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in 2010 with funding from
University of Ottawa
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J. J. ROU SSE AU
CONFESSIONS
PREFACE
DE
.1 r I. /■: S C LA /,' E TIE
DE
LACADEfllE FRANÇAISE
1CE 1-.
Il LAl'NKTTK R I ' "• KDITK1 R:
LES
CONFESSIONS
EDITION DE GRAND LUXE
/.' .: été fait un tirage a quarante-huit exemplaires sur papier
■ tures i» Japon comprenant trais suites de toutes les
taux-fortes. Tous les exemplaires sont numérotés à la presse.
J.-J. KOl'SMAl
LES
CONFESSIONS
\ 1 1 1 s 1 i i i ÉD I T 10 N I LLUSTREE
DE
QUcJT'KE- VJ&CGT-SEIZE CO£\fPOSITIO&CS
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MAURICE LELOIK
GRAVÉES \ l'eAU-FORTE PAR LES PREMIERS ARTISTES
PREFACE
D i
JUL ES C 1 AK E 11 E
de l'Académie française
TOME DEUXIEME
PARIS
LIBRAIRIE ARTISTIQUE. - H. LAUNETTE ET O. ÉDITEURS
1 1 1 7 , BOULEVARD SAINT-GERMAIN, .
1889
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COLLABORAT!: URS
I . > quatre-vingt-seije Compositions
IONS DE J.-J. ROUSSEAU
oui été finîtes à l'aquarelle
par
MAURICE LELOIR
sr
/..i gravure à Veau-forte
de ces Compositions .1 été exécutée en grande partie
par
AUGUSTE BOULAI
et
LOUIS RU ET
Les .mires planches ont été gravées
/'.ir ABOT, C HAMPOLLION, MlLIUS, MORDANT
et T EYSSONNl E R 1. s
— -
Le tirage des Eaux-fortes a été fait par les soins de
CH. CHARDON"
et l'impression typographique sur les presses de
G. CHAMEROT
avec les encres de Li Maison Ch. Lorili ei \
sur les papiers
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n Deuxième Partie m
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LIVRE SEPTIÈME
'74i
■ .*' ' près deux ans Je silence et de patience, maigre
• ,' ""^^-v mes résolutions, je reprends la plume. Lecteur.
• 'f A ^T- suspendez votre jugement sur les raisons qui
ê f— \ J)jL m'y forcent : vous n'en pouvez juger qu'après
UA * Vv m'avoir lu.
On a vu s'écouler ma paisible jeunesse dans
--^!*/ . f une v'e égale, assez douce, sans de grandes tra-
™ "* » verses ni de grandes prospérités. Cette médio-
crité fut en grande partie l'ouvrage de mon naturel ardent, mais
faible, moins prompt encore à entreprendre que facile à décourager,
sortant du repos par secousses, mais y rentrant par lassitude et par
goût, et qui, me ramenant toujours, loin des grandes vertus et plus
loin des grands vices, à la vie oiseuse et tranquille pour laquelle je
TOME II.
I ONI l SSIONS DE J-J. ROI SSEAU.
me sentais né, ne m'a jamais permis d'aller à rien de grand, soit en
bien, s, .il en mal.
Q iel tableau différent j'aurai bientôt à développer! Le sort qui
durant trente ans favorisa nus penchants, [es contraria pendant trente
autres; et. de cette opposition continuelle entre ma situation et mes
inclinations, on verra naître des tantes énormes, des malheurs inouïs
et toutes les vertus, excepte la force, qui peuvent honorer l'adver-
sité.
M ; première partie a été toute écrite de mémoire; j'y ai dû faire
beaucoup d'erreurs. Forcé d'écrire la seconde de mémoire aussi, j'y en
ferai probablement beaucoup davantage. Les doux souvenirs de mes
beaux ans. j ec autant de tranquillité que d'innocence, m'ont
é mille impressions charmantes que j'aime sans cesse à me rappe-
ler. On verra bientôt combien sont différents ceux du reste de ma vie.
Les rappeler, c'est en renouveler l'amertume. Loin d'aigrir celle de
ma situation par ces tristes retours, je les écarte autant qu'il m'est
ble; et souvent j'v réussis au point de ne les pouvoir plus retrou-
ver au besoin. Cette facilité d'oublier les maux est une consolation
que le ciel m'a ménagée dans ceux que le sort devait un jour accumuler
sur moi. Ma mémoire, qui me retrace uniquement les objets agréables,
est l'heureux contre-poids de mon imagination effarouchée, qui ne me
fait prévoir que de cruels avenirs.
Tous les papiers que j'avais rassemblés pour suppléer à ma mé-
moire et me guider dans cette entreprise, passés en d'autres mains.
ne rentreront plus dans les mienne-.
Je n'ai qu'un guide fidèle sur lequel je puisse compter, c'est la
chaîne des sentiments qui ont marqué la succession de mon être, et
eux celle des événements qui en ont été la cause ou l'effet. J'oublie
aisément mes malheurs, mais je ne puis oublier mes fautes, et j'ou-
blie encore moins mes bons sentiments. Leur souvenir m'est trop
chez pour s'effacer jamais de mon cœur. Je puis faire des omissions
faits, des transpositions, des erreurs de dates; mais je ne
puis me tromper sur ce que j'ai senti, ni sur ce que mes sentiments
ire : et voilà de quoi principalement il s'agit. L'objet
.re de nies Confessions est de faire connaître exactement mon in-
térieur dans toutes les situations de ma vie. C'est l'histoire de mon
LIVRE SEPTIEM1
âme que j'ai promise : et pour l'écrire fidèlement je n'ai pas besoin
d'autres mémoires; il me suffît, comme j'ai fait jusqu'ici, de rentrer
au dedans de moi.
11 y a cependant, et très-heureusement, un intervalle de six à sept
ans dont j'ai des renseignements sûrs dans un recueil transcrit de
lettres dont les originaux sont dans les mains de M. du Peyrou. Ce
recueil, qui finit en 1760, comprend tout le temps de mon séjour à
l'Ermitage, et de ma grande brouillerie avec mes soi-disant amis :
que mémorable dans ma vie, et qui lui la source de tous mes autres
malheurs. A l'égard des lettres originales plus récentes qui peinent
me rester, et qui sont en très-petit nombre, au lieu de les transcrire
à la suite du recueil, trop volumineux pour que je puisse espérer de
les soustraire à la vigilance de mes Argus, je les trancrirai dans cet
écrit même, lorsqu'elles me paraîtront fournir quelque éclaircisse-
ment, soit à mon avantage, soit à ma charge : car je n'ai pas peur que
le lecteur oublie jamais que je lais mes confessions pour croire que
je fais mon apologie; mais il ne doit pas s'attendre non plus que je
taise la vérité lorsqu'elle parle en ma faveur.
Au reste, cette seconde partie n'a que cette même vérité de com-
mune avec la première, ni d'avantage sur elle que par l'importance
des choses. A cela près, elle ne peut que lui être inférieure en tout.
J'écrivais la première avec plaisir, avec complaisance, a mon aise, à
Wooton ou dans le château de Trvc; tous les souvenirs que j'avais à
me rappeler étaient autant de nouvelles jouissances. J'y revenais sans
cesse avec un nouveau plaisir, et je pouvais tourner mes descriptions
sans gène jusqu'à ce que j'en lusse content. Aujourd'hui ma mémoire
et ma tète affaiblies me rendent presque incapable de tout travail;
je ne m'occupe de celui-ci que par force, et le cœur serré de détresse.
Il ne m'offre que malheurs, trahisons, perfidies, que souvenirs attris-
tants et déchirants. Je voudrais pour tout au monde pouvoir ense-
velir dans la nuit des temps ce que j'ai à dire; et, forcé de parler
malgré moi. je suis réduit encore à me cacher, à ruser, a tacher de
donner le change, à m'a\ ilir aux choses pour lesquelles j'étais le moins
né. Les planchers sous lesquels je suis ont des yeux, les murs qui
m'entourent ont des oreilles : environné d'espions et de surveillants
malveillants et vigilants, inquiet et distrait, je jette à la hâte sur le
; i 5SI0NS DE l.-J ROUSSEAU.
papier quelques mots interrompus qu'à peine j'ai le temps de relire.
rc moins de corriger. Je sais que, malgré les barrières immenses
: entasse sans cesse autour de moi, l'on craint toujours que la
chappe par quelque tissure. Comment m'y prendre pour
la faire percer: Je le tente avec peu d'espoir de succès. Qu'on juge si
c'est la de quoi faire des tableaux agréables et leur donner un coloris
bien attrayant. J'avertis donc ceux qui voudront commencer cette
lecture, que rien, en la poursuivant, ne peut les garantir de l'ennui, si
ce n'est le désir d'achever de connaître un homme, et l'amour sincère
de la justice et de la vérité.
Je me suis laisse, dans ma première partie, partant à regret pour
Paris, déposant mon cœur aux Charmettcs, y fondant mon dernier
château en Espagne, projetant d'y rapporter un jour aux pieds de
maman, rendue à elle-même, les trésors que j'aurais acquis, et comp-
tant sur mon svstème de musique comme sur une fortune assurée.
.le m'arrêtai quelque temps à Lyon pour y voir mes connaissances,
pour m'y procurer quelques recommandations pour Paris, et pour
vendre mes livres de géométrie, que j'avais apportés avec moi. Tout
le monde m'y fit accueil. .Monsieur et madame de Mably marquèrent
du plaisir à me revoir, et me donnèrent à dîner plusieurs fois. Je lis
chez eux connaissance avec l'abbé de Mably. comme je l'avais déjà
laite avec l'abbé de Condillac, qui tous deux étaient venus voir leur
frère. L'abbé de Mably me donna des lettres pour Paris, entre autres
une pour M. de l'ontenelle et une autre pour le comte de Caylus. L'un
et l'autre me furent des connaissances ti es agréables, surtout le pre-
mier, qui, jusqu'à sa mort, n'a point cessé de me marquer de l'amitié,
et de me donner dans nos tête-à-tête des conseils dont j'aurais dû
mieux profiter.
Je revis M. Bordes, avec lequel j'avais depuis longtemps fait con-
naissance, et qui m'avait souvent oblige de grand cœur et avec le plus
vrai plaisir. Lu cette occasion je le retrouvai toujours le même. Ce fut
lui qui me fit vendre mes livres, et il me donna par lui-même ou me
ira de bonnes recommandations pour Paris. Je revis M. l'inten-
dant, dont je devais la connaissance à M. Bordes, et a qui je dus celle
M. le duc de Richelieu, qui passa a Lyon dans ce temps-la. M.Pallu
me présenta à lui. M. de Richelieu me reçut bien, et me (.lit de l'aller
LIVRE SEPTIÈME. 5
voir à Paris ; ce que je fis plusieurs fois, sans pian tant que cette haute
connaissance, dont j'aurai souvent à parler dans la suite, m'aii été
jamais utile à rien.
Je revis II- musicien David, qui m'avait rendu service dans
ma détresse à un de mes précédents voyages. 11 m'avait prêté ou
donné un bonnet et des bas que je ne lui ai jamais rendus, et qu'il
ne m'a jamais redemandés, quoique nous nous soyons revus souvent
depuis ce temps-là. Je lui ai pourtant fait dans la suite un présent à
peu près équivalent. Je dirais mieux que cela, s'il s'agissait ici de ce
que j'ai dû; mais il s'agit de ce que j'ai fait, et malheureusement ce
n'est pas la même chose.
Je revis le noble et généreux Perrichon, et ce ne fut pas sans me
ressentir de sa magnificence ordinaire; car il me fit le même cadeau
qu'il avait t'ait auparavant au gentil Bernard, en me défrayant de ma
place à la diligence. Je revis le chirurgien Parisot, le meilleur et le
mieux faisant des hommes; je revis sa chère Godefroi, qu'il entrete-
nait depuis dix ans. et dont la douceur de caractère et la bonté de
cœur faisaient à peu près tout le mérite, mais qu'on ne pouvait aborder
sans intérêt ni quitter sans attendrissement; car elle était au dernier
terme d'une étisie dont elle mourut peu après. Rien ne montre mieux
les vrais penchants d'un homme que l'espèce de ses attachements.
Quand on avait vu la douce Godefroi, on connaissait le bon Parisot.
J'avais obligation à tous ces honnêtes gens. Dans la suite je les
négligeai tous, non certainement par ingratitude, mais par cette invin-
cible paresse qui m'en a souvent donné l'air. Jamais le sentiment de-
leurs services n'est sorti de mon cœur : mais il m'en eût moins coûté
de leur prouver ma reconnaissance que de la leur témoigner assidû-
ment. L'exactitude à écrire a toujours été au-dessus de mes forces :
sitôt que je commence à me relâcher, la honte et l'embarras de répa-
rer ma faute me la font aggraver, et je n'écris plus du tout. J'ai donc
gardé le silence et j'ai paru les oublier. Parisot et Perrichon n'y ont
pas même fait attention, et je les ai trouvés toujours les mêmes : mais
on verra vingt ans après, dans M. Bordes, jusqu'où Pamour-propre
d'un bel esprit peut porter la vengeance lorsqu'il se croit négligé.
Avant de quitter Lyon, je ne dois pas oublier une aimable personne
que j'y revis avec plus de plaisir que jamais, et qui laissa dans mon
-.1 i 5SI0NS Dl l.-J. ROUSSEAU.
venirs bien tendres: c'est mademoiselle Serre, dont j'ai
s ma première partie, et avec laquelle j'avais renouvelé con-
nce tandis que j'étais chez M. de Mably.A ce voyage, ayant plus
sii . je la vis davantage; m un cœur se prit, et très-vivement. J'eus
quelque lieu de penser que le sien ne m'était pas Contraire; mais elle
corda ^>^- confiance qui m'ôta la tentation d'en abuser. Elle n'avait
. ni moi non plus; nos situations étaient trop semblables pour que
nous pussions nous unir; et. dans les vues qui m'occupaient, j'étais
bien éloigné de songer au mariage. Elle m'apprit qu'un jeune négo-
ciant, appelé M. Genève, paraissait vouloir s'attacher à elle, .le le vis
chez elle une lois ou deux ; il me parut honnête homme, il passait pour
l'être. Persuadé qu'elle serait heureuse avec lui. je desirai qu'il l'épou-
sàt. comme il a fait dans la suite; et, pour ne pas troubler leurs inno-
centes amours, je me hâtai de partir. Taisant pour le bonheur de cette
charmante personne des vœux qui n'ont été exaucés ici-bas que pour
un temps, hélas! bien court; car j'appris dans la suite qu'elle était
morte au bout de deux ou trois ans de mariage. Occupé de mes tendres
ts durant toute ma route, je sentis et j'ai souvent senti depuis
. en y repensant, que si les sacrifices qu'on fait au devoir et à la
vertu coûtent a faire, on en est bien payé par les doux souvenirs qu'ils
laissent au fond du cœur.
Autant à mon précédent voyage j'avais vu Paris par son côté dé-
■ able, autant à celui-ci je le vis par son côté brillant ; non pas toute-
[uant à mon logement; car. sur une adresse que m'avait donnée
M. Hordes, j'allai loger à l'hôtel Saint-Quentin, rue des Cordiers,
Sorbonne, vilaine rue. vilain hôtel, vilaine chambre, mais
.pendant avaient logé des hommes de mérite, tels que Gresset,
les abbés de Mably, de Condillac, et plusieurs autres dont
malheureusement je n'y trouvai plus aucun; mais j'y trouvai un M. de
I md, hobereau boiteux, plaideur, faisant le puriste, auquel je
naissance de M. Roguin, maintenant le doyen de mes amis,
: lui celle du philosophe Diderot, dont j'aurai beaucoup à parler
iite.
Paris dans l'automne de 1741, avec quinze louis d'argent
ptant, ma comédie de Narcisse et mon projet de musique pour
. et avant par conséquent peu de temps à perdre pour
LIVRE SEPTIÈM
tâcher d'en tuer parti. Je me pressai de taire valoii mes recommanda-
tions. Un jeune homme qui arrive à Paris avec une figure passable, et
qui s'ann.mce par des talents, est toujours sur d'être accueilli. Je le
tus ; cela me procura des agréments sans me mener à grand'chose. Dt
toutes les personnes à qui je fus recommande, trois seules me furent
utiles : M. Damesin, gentilhomme savoyard, alors écuyer, et, je crois.
iri de madame la princesse de Carignan ; M. de Boze, secrétaire
de l'Académie des inscriptions, et garde des médailles du Cabinet du
roi; et le P. Castel, jésuite, auteur du clavecin oculaire. Toutes ces
mmandations, excepté celle de M. Damesin. me venaient de l'abbé
de Mably.
M. Damesin pourvut au plus pressé par deux Connaissances qu'il
me procura : l'une, de M. de Gasc, président à mortier au parlement
de Bordeaux, et qui jouait très-bien du violon ; l'autre, de M. l'abbé de
Léon, qui logeait alors en Sorbonne, jeune seigneur très-aimable,
qui mourut à la fleur de son âge, après avoir brillé quelques instants
dans le monde sous le nom de chevalier de Rohan. L'un et l'autre
eurent la fantaisie d'apprendre la composition. Je leur en donnai
quelques mois de leçons, qui soutinrent un peu ma bourse taris-
sante. L'abbé de Léon me prit en amitié, et voulait m'avoirpour son
secrétaire; mais il n'était pas riche, et ne put m'offrir en tout que
huit cents francs, que je refusai bien à regret, mais qui ne pouvaient
suffire pour mon logement, ma nourriture et mon entretien.
M. de Boze me reçut fort bien. Il aimait le savoir.il en avait:
mais il était un peu pédant. .Madame de Boze aurait été sa tille; elle
était brillante et petite-maîtresse. J'y dînais quelquefois. On ne sau-
rait avoir l'air plus gauche et plus sot que je l'avais vis-à-vis d'elle.
Son maintien dégagé m'intimidait, et rendait le mien plus plaisant.
Quand elle me présentait une assiette, j'avançais ma fourchette pour
piquer modestement un petit morceau de ce qu'elle m'offrait; de
sorte qu'elle rendait à son laquais l'assiette qu'elle m'avait destinée.
en se tournant pour que je ne la visse pas rire. Elle ne se doutait
guère que, dans la tète de ce campagnard, il ne laissait pas d'y avoir
quelque esprit. M. de Boze me présenta à M. de Reaumur. son ami.
qui venait dîner chez lui tous les vendredis, jours d'Académie des
sciences. Il lui parla de mon projet, et du désir que j'avais de le sou-
NI l SSIONS DE J.-J. ROI SS1 VI
mettre .1 l'examen de l'Académie. M. de Réaumur se chargea de la
proposition, qui fut agréée. Le jour donné, je fus introduit et pré-
senté pai .M. Je Réaumur; et le même jour, 22 août 1742, j'eus
l'honneur de lire à l'Académie le Mémoire que j'avais prépare pour
cela. Quoique cette illustre assemblée lût assurément très-impo-
sante, j'\ fus bien moins intimidé que devant madame de Boze, et je
me tirai passablement de mes lectures et de m» - n ponses. Le Mé-
moire réussit, et m'attira des compliments, qui me surprirent au-
tant qu'ils me flattèrent, imaginant à peine que devant une Acadé-
mie quiconque n'en était pas pût avoir le sens commun. Les com-
missaires qu'on me donna turent MM. de Matran, Hellot et de
Fouchy, tous trois gens de mérite assurément, mais dont pas un
ne savait la musique, assez du moins pour être en état de juger de
mon projet.
huant mes conférences avec ces messieurs je me convainquis,
avec autant de certitude que de surprise, que si quelquefois les sa-
vants ont moins Je préjugés que les autres hommes, ils tiennent.
en revanche, encore plus fortement à ceux qu'ils ont. Quelque lai-
. quelque fausses que fussent la plupart de leurs objections, et
quoique j'y répondisse timidement, je l'avoue, et en mauvais
termes, mais par des raisons péremptoires, je ne vins pas une seule
.1 bout de me faire entendre et de les contenter. J'étais toujours
ébahi de la facilite avec laquelle, a l'aide de quelques phrases sono-
. :1s me réfutaient sans m'avoir compris. Ils déterrèrent, je ne sais
où, qu'un moine, appelé le 1'. Souhaitti, avait jadis imaginé la
gamme par chiffres. C'en lut assez pour prétendre que mon système
n'était pas neuf. Et passe pour cela: car bien que je n'eusse jamais
ouï parler du 1'. Souhaitti, et bien que sa manière d'écrire les sept
il 'tes du plain-chant sans même songer aux octaves ne méritât en
aucune sorte d'entrer en parallèle avec ma simple et commode inven-
tion pour noter aisément par chiffres toute musique imaginable, clefs.
taves, mesures, temps et valeurs des notes, choses aux-
quelles Souhaitti n'avait pas même songé, il était néanmoins très-vrai
de dire que, quant a l'élémentaire expression des sept notes, il en
■ le premier inventeur. Mais outre qu'ils donnèrent a cette inven-
primitive plus d'importance qu'elle n'en avait, ils ne s'en tinrent
LIVRE M i' i i i M i
p.is là : ei sitôt qu'ils voulurent parler du fond du système ils ne firent
plus que déraisonner. Le plus grand avantage du mien était d'abro-
ger les transpositions et les ciels, en s,, rie que le même morceau se
trouvait noté et transpose à volonté, dans quelque ton qu'on voulût,
au moyen du changement supposé d'une seule lettre initiale à la tête
de l'air. Ces messieurs avaient ouï dire aux croque-sol de Paris que
la méthode d'exécuter par transposition ne valait rien : ils partirent
de la pour tourne] en invincible objection, contre mon système, son
avantage le plus marque; et ils décidèrent que ma note était bonne
pour la vocale, et mauvaise pour l'instrumentale. Sur leur rapport,
l'Académie m'accorda un certificat plein de très-beaux compliments,
à travers lesquels on démêlait, pour le fond, qu'elle ne jugeait mon
système, ni neuf ni utile. Je ne crus pas devoir orner d'une pareille
pièce l'ouvrage intitulé : Dissertation sur la musique moderne, par
lequel j'en appelais au public.
J eus lieu de remarquer en cette occasion combien, même avec un
esprit borne, la connaissance unique, mais profonde, de la chose est
préférable, pour en bien juger, a toutes les lumières que donne la
culture des sciences, lorsqu'on n'y a pas joint l'étude particulière de
celle dont il s'agit. La seule objection solide qu'il y eût a faire a mon
système y fut faite par Rameau. A peine le lui eus-je expliqué, qu'il en
vit le côte faible. Vos signes, me dit-il. sont très-bons en ce qu'ils
déterminent simplement et clairement les valeurs, en ce qu'ils repré-
sentent nettement les intervalles et montrent toujours le simple dans
le icdoublé, toutes choses que ne fait pas la note ordinaire: mais ils
sont mauvais en ce qu'ils exigent une opération de l'esprit qui ne
peut toujours suivre la rapidité de l'exécution. La position de nos
notes, continua-t-il, se peint a l'œil sans le concours de cette opéra-
tion. Si deux notes, l'une très-haute, l'autre très-basse, sont jointes
par une tirade de notes intermédiaires, je vois du premier coup
d'œil le progrès de l'une à l'autre par degrés conjoints; mais, pour
m assurer chez vous de cette tirade.il faut nécessairement que
j epelle tous VOS chiffres l'un après l'autre: le coup d'œil ne peut sup-
pléer a rien. L'objection me parut sans réplique, et j'en convins a
l'instant : quoiqu'elle soit simple et happante, il n'y a qu'une grande-
pratique de l'art qui puisse la suggérer, et il n'est pas étonnant
ONI I SSIONS DE I. -J. ROUSSEAU.
•il venue à aucun académicien; mais il l'est que tous ces
grands vu.inis qui savent tant de choses, sachent si peu que cha-
cun ne devrait juger que de son métier.
Mes fréquentes visites a mes commissaires et a d'autres académi-
ciens me mirent a portée de faire connaissance avec toul ce qu'il y
avait a Paris de plus distingué dans la littérature; et par la cette
connaissance se trouva toute laite lorsque je me vis dans la suite ins-
crit tout d'un coup parmi eux. Quani à présent, concentré dans mon
système de musique, je m'obstinai à vouloir par là faire une révo-
lution dans cet art, et parvenir de la suite à une célébrité qui, dans
les beaux-arts, se joint toujours à Paris avec la fortune. Je m'enfer-
mai dans ma chambre et travaillai deux ou trois mois avec une
ardeur inexprimable à refondre, dans un ouvrage destiné pour le
public, le Mémoire que j'avais lu à l'Académie. La difficulté fut de
trouver un libraire qui voulût se charger de mon manuscrit, vu qu'il
v av.ût quelque dépense à faire pour les nouveaux caractères, que les
libraires ne jettent pas leurs écus à la tète des débutants, et qu'il me
semblait cependant bien juste que mon ouvrage me rendît le pain
que j'avais mangé en l'écrivant.
Bonnefond me procura Quillau le père, qui fit avec moi un traité
a moitié profit, sans compter le privilège que je payai seul. Tant fut
opère par ledit Quillau. que j'en fus pour mon privilège, et n'ai jamais
tiré un liard de cette édition, qui vraisemblablement eut un débit
médiocre, quoique l'abbé Desfontaines m'eût promis de la faire aller.
et que les autres journalistes en eussent dit assez de bien.
l.e plus grand obstacle à l'essai de mon système était la crainte
que. s'il n'était pas admis, on ne perdit le temps qu'on mettrait a
l'apprendre. Je disais a cela que la pratique de ma note rendait les
idées si claires, que pour apprendre la musique par les caractères
ordinaires on gagnerait encore du temps a commencer par les miens.
en donner la preuve par l'expérience, j'enseignai gratuitement
jsique a une jeune Américaine, appelée mademoiselle des Rou-
is, dont M. Roguin m'avait procuré la connaissance. En trois mois
elle lut en état de déchiffrer sur ma note quelque musique que Ce fût.
et même de chanter à livre ouvert mieux que moi-même toute celle
n'était pas chargée de difficultés. Ce succès fut frappant, mais
LIVRE SEPT1 KM 1 n
ignoré. Un autre en auraii rempli les journaux; m. us avec quelque
talent pour trouver des choses utiles je n'eu eus jamais pour les
faire valoir.
Voilà comment ma fontaine «.le I léi on fut encore cassée : mais cette
seconde t'ois j'avais trente ans. et je me trouvais sur le pavé de P
où l'on ne vit pas pour rien. Le parti que je pris dans cette extrémité
n'étonnera que ceux qui n'auront pas bien lu la première partie de
ces .Mémoires. Je venais de me donner des mouvements aussi grands
qu'inutiles; i'a\ais besoin de reprendre haleine. Au lieu de me livrer
au désespoir, je me livrai tranquillement à ma paresse et aux soins
de la Providence; et, pour lui donner le temps de l'aire son œuvre, je
me mis à manger, sans me presser, quelques louis qui me restaient
encore, réglant la dépense de mes nonchalants plaisirs sans la retran-
cher, n'allant plus au café que de deux jours l'un, et au spectacle
que deux l'ois la semaine. A l'égard de la dépense des tilles, je n'eus
aucune réforme à y taire, n'ayant de ma vie mis un sou à cet usage.
si ce n'est une seule fois dont j'aurai bientôt à parler.
La sécurité, la volupté, la confiance avec laquelle je me livrais à
cette vie indolente et solitaire, que je n'avais pas de quoi faire durer
trois mois, est une des singularités de ma vie et une des bizarreries
de mon humeur. L'extrême besoin que j'avais qu'on pensât à moi
était précisément ce qui m'était le courage de me montrer: et la
nécessité de faire des visites me les rendit insupportables, au point
que je cessai même de voir les académiciens et autres gens de lettres
avec lesquels jetais déjà faufilé. Marivaux, l'abbé de Mably. Fonte-
nellc, furent presque les seuls chez qui je continuai d'aller quelque-
fois. Je montrai même au premier ma comédie de Narcisse. Elle lui
plut, et il eut la complaisance de la retoucher. Diderot, plus jeune
qu'eux, était à peu près de mon âge. Il aimait la musique, il en savait
la théorie; nous en parlions ensemble : il me parlait aussi de ses
projets d'ouvrages. Cela forma bientôt entre nous des liaisons plus
intimes, qui ont duré quinze ans, et qui probablement dureraient
encore, si malheureusement, et bien par sa faute, je n'eusse été jeté
dans son même métier.
On n'imaginerait pas à quoi j'employais ce court et précieux
intervalle qui me restait encore avant d'être forcé de mendier mon
C0N1 l 5S10NS DE J.-J. ROI SSEAU.
: à étudier par cœur des passages de poètes, que j'avais appris
cent fois Cl autant de lois oubliés. Tous les matins, vers les dix
heures, j'allais me promener au Luxembourg, un Virgile ou un
Rousseau dans ma poche: et là. jusqu'à l'heure du dîner, je remémo-
rais tantôt une ode sacrée et tantôt une bucolique, sans me rebuter
de ce qu'en repassant celle du jour, je ne manquais pas d'oublier
celle de la veille. Je me rappelais qu'après la défaite de Nicias à
Syracuse les Athéniens captifs gagnaient leur vie à réciter les poëmes
d'Homère. Le parti que je tirai de ce trait d'érudition, pour me pré-
munir contre la misère, fut d'exercer mon heureuse mémoire à
retenir tous les poètes par cieur.
J'avais un autre expédient non moins solide dans les échecs,
auxquels je consacrais régulièrement, chez Maugis, les après-midi
des j,.urs que je n'allais pas au spectacle. Je lis là connaissance avec
M. de Légal, avec un .M. Husson, avec Philidor, avec tous les grands
joueurs d'échecs de ce temps là. et n'en devins pas plus habile. Je
ne doutai pas cependant que je ne devinsse à la lin plus fort qu'eux
tous; et c'en était assez, selon moi, pour me servir de ressource. De-
quelque folie que je m'engouasse, j'y portais toujours la même
manière de raisonner, .le me disais : Quiconque prime en quelque-
chose Lst toujours sûr d'être recherché. Primons donc, n'importe en
quoi: je serai recherché, les occasions se présenteront, et mon mérite
fera le reste. Cet enfantillage n'était pas le sophisme de ma raison,
c'était celui de mon indolence. Effrayé des grands et rapides efforts
qu'il aurait fallu faire pour m'évertuer. je tâchais de flatter ma paresse,
et je m'en voilais la honte par des arguments dignes d'elle.
I tttendais ainsi tranquillement la fin de mon argent-, et je crois
que je serais arrivé au dernier sou sans m'en émouvoir davantage, si
le P. Castel, que j'allais voir quelquefois en allant au café, ne m'eût
lie de ma léthargie. Le 1'. Castel était fou, mais bon homme au
demeurant : il était fâche de me voir consumer ainsi sans rien faire.
Puisque les musiciens, me dit-il. puisque les savants ne chantent
lie unisson, changez de corde et voyez les femmes, VOUS
ssirez peut-être mieux dvcv CÔté-là. J'ai parlé de vous à madame de
B zen val; allez la voir de ma pari. C'est une bonne femme, qui
plaisir un pays de son fils et de son mari. Vous verrez
LIVRE SEPTIÈM1 i3
chez elle madame de Broglie sa fille, qui est une femme d'esprit.
Madame Dupin en est une autre à qui j'ai aussi parlé de vous : por-
tez-lui votre ouvrage ; elle a envie de vous voir, et vous recevra bien.
On ne fait rien dans Paris que par les femmes : ce sont comme des
combes dmu les sages sont les asymptotes j ils s'en approchent sans
cesse, mais ils n'y touchent jamais.
Api es avoir remis d'un jour à l'autre ces terribles Corvées, je pris
enfin courage, et j'allai voir madame de Beuzenval. Elle me reçut
avec bonté. Madame de Broglie étant entrée dans sa chambre, elle lui
dit : Ma fille, voilà M. Rousseau, dont le I'. Caste! nous a parlé.
Madame de Broglie me lit compliment sur mon ouvrage, et. me
menant à son clavecin, me lit voir qu'elle s'en était occupée. Voyant
à sa pendule qu'il était près d'une heure, je voulus m'en aller.
Madame de Beuzenval me dit : Vous êtes bien loin de votre quartier,
reste/; vous dînerez ici. Je ne me lis pas prier. Un quart d'heure
après je compris par quelques mots que le dîner auquel elle m'imi-
tait était celui de son office. Madame de Beuzenval était une très-
bonne femme, mais bornée, et trop pleine de son illustre noblesse
polonaise; elle avait peu d'idées des égards qu'on doit aux talents.
Elle me jugeait même en cette occasion sur mon maintien plus que-
sur mon équipage, qui. quoique très-simple, était fort propre, et
n'annonçait point du tout un homme lait pour dîner a l'office. J'en
avais oublie le chemin depuis trop longtemps pour vouloir le rap-
prendre. Sans laisser voir tout mon dépit, je dis à madame de Beu-
zenval qu'une petite affaire qui me revenait en mémoire me rappelait
dans mon quartier, et je voulus partir. Madame de Broglie s'appro-
cha de sa mère, et lui dit à l'oreille quelques mots qui tirent effet.
Madame de Beuzenval se leva pour me retenir, et me dis : Je compte
que c'est avec nous que vous nous ferez l'honneur de dîner. Je crus
que faire le fier serait faire le sot, et je restai. D'ailleurs la bonté de
madame de Broglie m'avait touché, et me la rendait intéressante. Je
lus fort aise de dîner avec elle, et j'espérai qu'en me connaissant
davantage elle n'aurait pas regret a m'avoir procuré cet honneur.
M. le président de Lamoignon, grand ami de la maison, y dîna aussi.
Il avait, ainsi que madame de Broglie. ce petit jargon de Paris, tout
en petits mots, tout en petites allusions fine*. Il n'y avait pas la de
-, | i SSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
quoi briller pour le pauvre Jean-Jacques, .l'eus le bon sens de ne
il pas taire le gentil malgré Minerve, et je nie tus. Heureux si
été toujours aussi sage! je ne serais pas dans l'abîme où je
suis aujourd'hui.
i mis désolé de ma lourdise, et de ne pouvoir justifier aux yeux
de madame de Broglie ce qu'elle avait l'ait en nia faveur. Après le
dîner, je m'avisai de ma ressource ordinaire. J'âvaiç dans ma poche
uneepitre en vers, écrite a Paiisot pendant mon séjour à Lyon, (le
morceau ne manquait pas de chaleur; j'en mis dans la façon de le
reciter, et je les lis pleurer tous trois. Soit vanité, soit vérité dans nies
interprétations, je crus voir que les regards de madame de Broglie
disaient à sa mère : Hé bien, maman, avais-je tort de vous dire que
cet homme était plus lait pour dîner avec vous qu'avec vos femmes:
Jusqu'à ce moment j'avais eu le creur un peu gros ; mais après
m'ètre ainsi venge je fus content. .Madame de Broglie, poussant un
peu trop loin le jugement avantageux qu'elle avait porté de moi, crut
que j'allais faire sensation dans Paris, et devenir un homme à bonnes
fortunes. Pour guider mon inexpérience, elle me donna les Confes-
sions du comte de'". Ce livre, me dit-elle, est un Mentor dont vous
aurez besoin dans le monde : vous ferez bien de le consulter quelque-
fois. J'ai gardé plus de vingt ans cet exemplaire avec reconnaissance
pour la main dont il me venait, mais en riant souvent de l'opinion
que paraissait avoir cette dame de mon mérite galant. Du moment
que j'eus lu cet ouvrage, je désirai d'obtenir l'amitié de l'auteur. Mon
penchant m'inspirait très-bien : c'est le seul ami vrai que j'aie eu
parmi les gens de lettres.
Dès lors j'osai compter que madame la baronne de Beuzenval et
madame la marquise de Broglie, prenant intérêt à moi. ne me laisse-
raient pas longtemps sans ressource, et je ne me trompai pas. Parlons
maintenant de mon entrée chez madame Dupin. qui a eu de plus
longues suites.
me Dupin était, comme on sait, fille de Samuel Bernard et
de madame Fontaine. Elles étaient trois sœurs qu'on pouvait appeler
C,i àces. Madame de la Touche, qui lit une escapade en Angle-
terre avec le duc de Kingston; madame d'Arty. la maîtresse, et, bien
plus, l'amie, l'unique et sincère amie de. M. le prince de Conti: femme
wMm
■
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■
LIVRE SI PTI1 Ml
adorable autant par la douceur, par la bonté de son charmant carac-
tère, que par l'agrément de son esprit et par l'inaltérable gaieté de
son humeur; enfin madame Dupin, la plus belle des unis, et la seule
à qui l'on n'ait point reproché d'écart dans sa conduite. Elle fut le
prix de l'hospitalité de M. Dupin, à qui sa mère la donna avec nue
place de fermier général et une fortune immense, en reconnaissance
du bon accueil qu'il lui avait fait dans sa province. Elle était en<
quand je la vis pour la première fois, une des plus belles femmes de
Paris. Elle me reçut à sa toilette. Elle avait les bras nus. les cheveux
èpars. son peignoii mal arrangé. Cet abord m'était très-nouveau; ma
pauvre tête n'y tint pas: je me trouble, je m'égare; et bief, me voilà
épris de madame Dupin.
.Mon trouble ne parut pas me nuire auprès d'elle; elle ne s'en
aperçut point. Elle accueillit le livre et l'auteur, me parla de mon pro-
jet en personne instruite, chanta, s'accompagna du clavecin, me
retint à dîner, me rit mettre à table à Coté d'elle. Il n'en fallait pas
tant pour me rendre fou; je le devins. Elle me permit de la venir
voir : j'usai, j'abusai de la permission. J'y allais presque tous les
jours, j'y dînais deux ou trois fois la semaine. Je mourais d'envie dé-
parier; je n'osai jamais. Plusieurs raisons renforçaient ma timidité
naturelle. L'entrée d'une maison opulente est une porte ouverte à la
fortune; je ne voulais pas. dans ma situation, risquer de me la ter-
mer. .Madame Dupin, tout aimable qu'elle était, était sérieuse et
froide: je ne trouvais rien dans ses manières d'assez agaçant pour
m'enhardir. Sa maison, aussi brillante alors qu'aucune autre dans
Paris, rassemblait des sociétés auxquelles il ne manquait que d'être
un peu moins nombreuses pour être d'élite dans tous les genres. Elle
aimait à voir tous les gens qui jetaient de l'éclat : les grands, les
gens de lettres, les belles femmes. On ne voyait chez elle que ducs,
ambassadeurs, cordons bleus. Madame la princesse de Rohan, ma-
dame la comtesse de Forcalquier. madame de Mirepoix, madame de
Brignolé, milady Hervey, pouvaient passer pour ses amies. M. de
Fontenelle. l'abbé de Saint-Pierre, l'abbé Sallier, M. de Fourmont,
M. de Bernis, M. de Buffon, M. de Voltaire, étaient de son cercle et
de ses dîners. Si son maintien réservé n'attirait pas beaucoup les
jeunes gens, sa société, d'autant mieux composée, n'en était que plus
N FESSIONS DE l.-J ROUSSEAU.
santé; et le pauvre Jean-Jacques n'avait pas de quoi se flatter de
briller beaucoup au milieu de tout cela. Je n'osai donc parler; mais,
ne pouvant plus me taire, j'osai écrire. Elle garda deux jours ma
lettre sans m'en parler. Le troisième jour, elle me la rendit, m'adres-
ant verbalement quelques ni"ts d'exhortation d'un ton froid qui me
glaça. Je voulus parler, la parole expira sur nies lèvres : ma subite
passion s'éteignit avec l'espérance; et. après une déclaration dans les
formes, je continuai de vivre avec elle comme auparavant, sans plus
lui parler de rien, même des yeux.
.le crus ma sottise oubliée : je me trompai. M. de Francueil, fils
de M. Dupin et beau-fils de madame, était à peu près de son âge et
du mien. Il avait de l'esprit, de la figure; il pouvait avoir des pré-
tentions: on disait qu'il en avait auprès d'elle, uniquement peut-
être parce qu'elle lui avait donné une femme bien laide, bien douce,
et qu'elle vivait parfaitement bien avec tous les deux. M. de Fran-
cueil aimait et cultivait les talents. La musique, qu'il savait fort
bien, lut entre nous un moyen de liaison. Je le vis beaucoup; je
m'attachais à lui : tout d'un coup il me lit entendre que ma-
dame Dupin trouvait mes visites trop fréquentes, et nie priait de
les discontinuer. Ce compliment aurait pu être à sa place quand elle
me rendit ma lettre: mais huit ou dix jours après, et sans aucune
autre cause, il venait, ce me semble, hors de propos. Cela faisait
une position d'autant plus bizarre, que je n'en étais pas moins bien
venu qu'auparavant chez monsieur et madame de Francueil. J'y allai
cependant plus rarement; et j'aurais cessé d'y aller tout à fait, si,
par un autre caprice imprévu, madame Dupin ne m'avait fait prier
de veiller pendant huit ou dix jouis à son tils, qui, changeant de
gouverneur, restait seul durant cet intervalle. Je passai ces huit
jours dans un supplice que le plaisir d'obéir à madame Dupin pou-
vait seul me rendre soufiVable ; car le pauvre Chenonceau\ avait dès
cette mauvaise tète qui a failli déshonorer sa famille, et qui l'a
lait mourir dans l'île de Bourbon. Pendant que je fus auprès de lui.
je l'empêchai de faire du mal à lui-même ou à d'autres, et voilà
: encore ne l'ut-ce pas une médiocre peine, et je ne m'en serais
chargé huit autres jours de plus, quand madame Dupin se serait
donnée a moi pour récompense.
LIVRE SE PTIÈMI 17
M. de Francueil me prenait en amitié, je travaillais avec lui :
nous commençâmes ensemble un cours de chimie chez Rouelle.
Pour me rapprocher de lui, je quittai mon hôtel Saint-Quentin, et
vins me loger au jeu de paume de la rue Verdelet, qui donne dans
la rue Plàtrière, où logeait M. Dupin. La. pai suite d'un rhume
néglige, je gagnai une fluxion de poitrine, dont je taillis mourir. J'ai
eu souvent dans ma jeunesse de ces maladies inflammatoires, des
pleurésies, et surtout des esquinancies auxquelles j'étais très-sujet,
dont je ne tiens pas ici le registre, et qui toutes m'ont lait voir la
mort d'assez près pour me familiariser avec son image. Durant ma
convalescence j'eus [e temps de réfléchir sur mon état, et de déplorci
ma timidité, ma faiblesse, et mon indolence qui. malgré le l'eu dont
je nie sentais embrasé, me laissait languir dans l'oisiveté d'esprit
toujours a la porte de la misère. La veille du joui ou j'étais tombé
malade, j'étais allé à un opéra de Rover, qu'on donnait alors, et dont
j'ai oublié le titre. Malgré ma prévention pour les talents des autres.
qui m'a toujours fait défier des miens, je ne pouvais m'empêcherde
trouver cette musique faible, sans chaleur, sans invention. J'osais
quelquefois me dire : Il me semble que je ferais mieux que Cela. Mais
la terrible idée que j'avais de la composition d'un opéra, et l'im-
portance que j'entendais donner par les gens de l'art à cette entre-
prise, m'en rebutaient à l'instant même, et nie faisaient rougir d'oser
y penser. D'ailleurs où trouver quelqu'un qui voulût me fournir les
paroles et prendre la peine de les tourner à mon gré? Ces idées de
musique et d'opéra me revinrent durant ma maladie, et dans le
transport de ma fièvre je composais des chants, des duos, des
chœurs. Je suis certain d'avoir fait deux ou trois morceaux di prima
inten\ione dignes peut-être de l'admiration des maîtres s'ils avaient
pu les entendre exécuter. Oh! si l'on pouvait tenir registre des rêves
d'un fiévreux, quelles grandes et sublimes choses on verrait sortir
quelquefois de son délire!
Ces sujets de musique et d'opéra m'occupèrent encore pendant
ma convalescence, mais plus tranquillement. A foi ce d'y penser, et
même malgré moi. je voulus en avoir le cœur net. et tenter de faire
à moi seul un opéra, paroles et musiques, (le n'était pas tout a fait
mon coup d'essai. J'avais fait à Chambéri un opéra-tragédie, intitulé
I OH E I ! . 3
INI i SSIONS M J.-J. ROI SSEAU.
Ifliis et Anaxarète, que j'avais eu le bon sens de jeter au feu. J'en
avais fait .1 Lyon un amie, intitulé la Découverte du nouveau monde,
dont, après l'avoir lu à M. Bordes, à l'abbé de Mably, à l'abbé Tru-
blet et à d'autres, j'avais fini par faire le même usage, quoi, (Lie
j'eusse déjà fait la musique du prologue et du premier acte, et que
David m'eût «.lit, en voyant cette musique, qu'il y avait des morceaux
dignes de Buononcini.
I tte lois, avant de mettre la main à l'œuvre, je me donnai le
temps de méditer mon plan. Je projetai dans un ballet héroïque
trois sujets différents en trois actes détachés, chacun dans un diffé-
rent caractère de musique: et, prenant pour chaque sujet les amours
d'un pofite, j'intitulai cet opéra les Muses galantes. Mon premier
acte, en genre de musique forte, était le Tasse; le second, en genre
de musique tendre, était Ovide; et le troisième, intitulé Anacréon,
devait respirer la gaieté du dithyrambe. Je m'essayai d'abord sur le
premier acte, et je m'y livrai avec une ardeur qui. pour la première
fois, me lit goûter les délices de la verve dans la composition. Un
soir, près d'entrer a l'Opéra, me sentant tourmenté, maîtrisé par mes
idées, je remets mon argent dans ma poche, je cours m'enfermer chez
moi: je me mets au lit, après avoir bien fermé mes rideaux pour
empêcher le jour d'y pénétrer; et la. me livrant à tout l'œstre poé-
tique et musical, je composai rapidement en sept ou huit heures la
meilleure partie de mon acte. Je puis dire que mes amours pour la
princesse de l-'ei rare car j'étais le Tasse pour lors), et mes nobles et
sentiments vis-à-vis de son injuste frère, me donnèrent une
nuit cent fois plus délicieuse que je ne l'aurais trouvée dans les bras
de la princesse elle-même. 11 ne resta le matin dans ma tète qu'une
bien petite partie de ce que j'avais fait; mais ce peu. presque effacé
par la lassitude et le sommeil, ne laissait pas de marquer encore
l'énergie des morceaux dont il offrait les débris.
P >ur cette fuis je ne poussai pas luit loin ce travail, en ayant été
irné par d'autres affaires. Tandis que je m'attachais a la maison
n, madame de Beuzenval et madame de Broglie, que je conti-
i devoir quelquefois, ne m'avaient pas oublié. M. le comte de Mon-
pitaineaux gardes, venait d'être nommé ambassadeur à Venise.
it un ambassadeur de la façon de Barjac, auquel il faisait assi-
LIVRE SEPTIEM1 ,.,
dûment sa cour. Son frère, lechevaliei de Montaigu, gentilhomme de la
manche «.le monseigneur le Dauphin, était de la connaissance de ces
deux dames, et de celle de l'abbé Al.nv de l'Académie française, que
je voyais aussi quelquefois. Madame de Broglie, sachant que l'am-
bassadeur cherchait un secrétaire, me proposa. Nous entrâmes en
pourparler. Je demandais cinquante louis d'appointenient. ce qui
était bien peu dans une place OÙ l'on est oblige de figurer. Il ne vou-
lait me donner que cent pistoles, et que je tissu le voyage à mes (Vais.
La proposition était ridicule. Nous ne pûmes nous accorder. M. de
Francueil, qui faisait ses efforts pour me retenir, l'emporta. Je restai,
et M. de Montaigu partit, emmenant un autre secrétaire appelé M. Fol
lau. qu'on lui avait donne au bureau des affaires étrangères. A peine
furent-ils arrives à Venise, qu'ils se brouillèrent. Follau, voyant qu'il
avait affaire à un fou. le planta là ; et M. de Montaigu. n'ayant qu'un
jeune abbé appelé M. de Binis, qui écrivait sous le secrétaire et n'é-
tait pas en état d'en remplir la place, eut recours à moi. Le cheva-
lier son frère, homme d'esprit, me tourna si bien, me faisant entendre
qu'il y avait des droits attachés à la place de secrétaire, qu'il nie fit
accepter les mille lianes. J'eus vingt louis pour mon voyage, et je
partis.
A Lyon j'aurais bien voulu prendre la route du mont Cenis, pour
voir en passant ma pauvre maman ; mais je descendis le Rhône et fus
m'embarquer à Toulon, tant a cause de la guerre et par raison d'éco-
nomie, que pour prendre un passe-port de M. de Mirepoix. qui com-
mandait alors en Provence, et à qui j'étais adressé. M. de Montaigu,
ne pouvant se passer de moi. m'écrivait lettres sur lettres pour presser
mon voyage. Un incident le retarda.
C'était le temps de la peste de .Messine. La Hotte anglaise y avait
mouillé, et visita la felouque sur laquelle j'étais. Cela nous assujettit
en arrivant à Gènes, après une longue et pénible traversée, à une qua-
rantaine de vingt-un jours. On donna le choix aux passagers de la
faire à bord ou au lazaret, dans lequel on nous prévint que nous ne
trouverions que les quatre murs, parce qu'on n'avait pas encore
eu le temps de le meubler. Tous choisirent la felouque. L'insup-
. portable chaleur, l'espace étroit, l'impossibilité d'y marcher, la ver-
mine, me firent préférer le lazaret, à tout risque. Je fus conduit dans
i ONI l SSIONS DE .1-1. ROUSSEA1 ,
! bâtiment à deux étages absolument nu, où je ne trouvai ni
. ni table, ni lit. ni chaise, pas même un escabeau pour m'as-
seoir, ni u\^^ botte de paille pour me coucher. On m'apporta mon
manteau, mon sac de nuit, mes deux malles; on ferma sur moi de
ses portes à grosses serrures, et je restai là. maître de me pro-
mènera mon aise de chambre en chambre et d'étage en étage, trou-
vant partout la même solitude et la même nudité.
l'ont cela ne me lit pas repentir d'avoir choisi le lazaret plutôt que-
la felouque; et, comme un nouveau Robinson, je me mis à m 'arran-
ger pour mes vingt-un jours comme j'aurais fait pour toute ma vie.
J'eus d'abord l'amusement d'aller à la chasse aux poux que j'avais ga-
gnés dans la felouque. Quand, à force de changer de linge et dehardes,
je me fus enfin rendu net, je procédai à l'ameublement de la chambre
que je m'étais choisie. Je me fis un bon matelas de mes vestes et de
mes chemises, des draps, de plusieurs serviettes que je cousis, une
couverture de ma robe de chambre, un oreiller de mon manteau roule.
Je me lis un siège d'une malle posée à plat, et une table de l'autre
posée de champ. Je tirai du papier, une écritoire; j'arrangeai en ma-
nière de bibliothèque une douzaine de livres que j'avais. Bref, je
m'accommodai si bien, qu'à l'exception des rideaux et des fenêtres j'étais
presque aussi commodément à ce lazaret absolument nu qu'à mon
jeu de paume de la rue Verdelet. -Mes repas étaient servis avec beau-
Coup de pompe; deux grenadiers, la baïonnette au bout du fusil, les
escortaient : l'escalier était ma salle à manger, le palier me servait de
table, la marche inférieure me servait de siège; et quand mon dîner
était servi, l'on sonnait en se retirant une clochette, pour m'avertir de
me mettre à table. Entre mes repas, quand je ne lisais ni n'écrivais,
ou que je ne travaillais pas à mon ameublement, j'allais me promener
dans le cimetière des protestants, qui me servait de cour, ou je mon-
tais dans une lanterne qui donnait sur le port, et d'où je pouvais
voir entrer et sortir les navires. Je passai de la sorte quatorze jours;
et j'aurais passé la vingtaine entière sans m'ennuyer un moment,
M. vie Jonvîlle, envoyé de France, à qui je lis parvenir une lettre
laigréc, parfumée et demi-brûlée, n'eut fait abréger mon temps de
huit jours: je les allai passer chez lui. et je me trouvai mieux, je l'a-
. du gîte de sa maison que de celui du lazaret. Il me lit force ci-
LIVRE SEPTIÈME, :,
resses. Dupont, son secrétaire, était un bon garçon, qui me mena, tant
à Gênes qu'à la campagne, dans plusieui ms où l'on s'amusait
assez; et je liai avec lui connaissance et correspondance, que nous
entretînmes fort longtemps. Je poursuivis agréablement ma rout<
à travers la Lombardie. Je vis Milan, Vérone, Bresse, Padoue, et
j'arrivai enfin à Venise, impatiemment attendu par M. l'ambassa-
deur.
Je trouvai des tas de dépêches, tant de la cour que des .mues am-
bassadeurs, dent il n'avait pu lire ce qui était chiffré, quoiqu'il eût
tous les chiffres nécessaires pour cela. N'ayant jamais travaille dans au-
cun bureau ni vu de ma vie un chiffre de ministre, je craignis d'abord
d'être emballasse; mais je trouvai que rien n'était plus simple, et en
moins de huit jours j'eus déchiffré le tout, qui assurément n'en valait
pas la peine; car. outre que l'ambassade de Venise est toujours assez oi-
sive, ce n'était pasà un pareil homme qu'on eût voulu confier la moindre
ciation. Il s'était trouve dans un grand embarras jusqu'à mon
arrivée, ne sachant ni dicter, ni écrire lisiblement. Je lui étais très-
utile: il le sentait, et me traita bien. Un autre motif l'y portait encore.
Depuis M. de Froulay, son prédécesseur, dont la tète s'était dérangée,
le consul de France, appelé M. Le Blond, était resté chargé des af-
faires de l'ambassade: et depuis l'arrivée de M. de MontaigU, il con-
tinuait de les faire jusqu'à ce qu'il l'eût mis au fait. M. de MontaigU,
jaloux qu'un autre fit son métier, quoique lui-même en fût incapable.
prit en guignon le consul ; et sitôt que je fus arrivé, il lui ôta les fonc-
tions de secrétaire d'ambassade pour me les donner. Elles étaient
inséparables du titre: il me dit de le prendre. Tant que je restai près
de lui, jamais il n'envoya que moi sous ce titre au sénat et à son con-
fèrent ; et dans le fond il était tort naturel qu'il aimât mieux avoir
pour secrétaire d'ambassade un homme à lui, qu'un consul ou un
commis des bureaux nommé par la cour.
Cela me rendit ma situation assez agréable, et empêcha ses gen-
tilshommes, qui étaient Italiens ainsi que ses pages et la plupart de
ses gens, de me disputer la primauté dans sa maison. Je nie servis avec
succès de l'autorité qui y était attachée, pour maintenir son droit de
liste, c'est-à-dire la franchise de son quartier contre les tentatives qu'on
fit plusieurs fois pour l'enfreindre, et auxquelles sCs officiers vénitiens
. ONI I SSIONS DE J.-.l. ROUSSEAU
rdc de résister. Mais aussi je ne souffris jamais qu'il s'y
giàl des bandits, quoiqu'il m'en eût pu revenir des avantages dont
S. Exe. n'aurait pas dédaigné sa part.
Elle "sa même réclame] sur les droits du secrétariat qu'un appe-
lait la chancellerie. On était en guerre; il ne laissait pas d'y avoir
bien des expéditions de passe-ports. Chacun de ces passe-ports payait
un sequin au secrétaire qui l'expédiait et le contre-signait. Tous mes
prédécesseurs s'étaient fait payer ce sequin indistinctement tant des
Français que des étrangers. Je trouvai cet usage injuste; et, sans être
Français, je l'abrogeai pour les Français;mais j'exigeai si rigoureuse-
ment mon droit de tout autre, que le marquis Scotti, frère du favori de
la reine d'Espagne, m'ayant fait demander un passe-port sans m'en-
voyer le sequin. je le lui lis demander; hardiesse que le vindicatif Ita-
lien n'oublia pas. Dès qu'on sut la réforme que j'avais faite dans la
taxe des passe-ports, il ne se présenta plus, pour en avoir, que des
l'ouïes de prétendus Français, qui, dans des baragouins abominables,
se disaient l'un Provençal, l'autre Picard, l'autre Bourguignon.
Comme j'ai l'oreille assez fine, je n'en fus guère la dupe, et je doute
qu'un seul Italien m'ait soufflé mon sequin et qu'un seul Français
l'ait payé. J'eus la bêtise de dire à M. de Montaigu, qui ne savait rien
de rien, ce que j'avais fait. Ce mot de sequin lui lit ouvrir les
oreilles; et, sans me dire son avis sur la suppression de ceux des
Français, il prétendit que j'entrasse en compte avec lui sur les autres,
me promettant des avantages équivalents. Plus indigné de cette bas-
sesse qu'affecté pour mon propre intérêt, je rejetai hautement sa
proposition. Il insista, je m'échauffai : Non, monsieur, lui dis-je très-
vivement, que Votre Excellence garde ce qui est à elle, et me laisse
ce qui est à moi; je ne lui en céderai jamais un sou. Voyant qu'il ne
gagnait rien par cette voie, il en prit une autre, il n'eut pas honte
de me dire que. puisque j'avais des profits à sa chancellerie, il était
juste que j'en lisse les frais. Je ne voulus pas chicaner sur cet article;
et depuis lors j'ai fourni de mon argent encre, papier, cire, bougie,
nonpareille, jusqu'au sceau que je lis refaire, sans qu'il m'en ait
remboursé jamais un liard. Cela ne m'empêcha pas de l'aire une petite
part du produit des passe-ports à l'abbé de Binis, bon garçon, et
bien éloigné de prétendre à rien de semblable. S'il était complaisant
I IV R E SEPTIÈM1
envers moi, je n'étais pas moins honnête envers lui ei nous avons
toujours bien vécu ensemble.
Sur l'essai de ma besogne, je la trouvai moins embarrassante que
je n'avais craint pour un homme sans expérience, auprès d'un ambas-
sadeur qui n'en avait pas davantage, et dont, poui surcroît, l'ignorance
et l'entêtement contrariaient comme a plaisii tout ce que le bon sens
et quelques lumières m'inspiraient de bien pour s, m service et celui
du i"i. Ce qu'il lit de plus raisonnable fut de se lier avec le marquis
de Mari, ambassadeur d'Espagne, homme adroit et tin. qui l'eût mené
par le ne/ s'il l'eût voulu; mais qui, vu l'union d'intérêt des deux
Couronnes, le conseillait d'ordinaire assez bien, si l'autre n'eût gâté
ses conseils en fourrant toujours du sien dans leur éxecution. La seule-
chose qu'ils eussent à faire de concert était d'engager les Vénitiens a
maintenir la neutralité. Ceux-ci ne manquaient pas de protester de
leur fidélité a l'observer, tandis qu'ils fournissaient publiquement des
munitions aux troupes autrichiennes, et même des recrues s,, us pic-
texte de désertion. M. de Montaigu, qui. je crois, voulait plaire à la
république, ne manquait pasaussi, maigre mes représentations, de me
faire assurer dans toutes ses dépêches qu'elle n'enfreindrait jamais la
neutralité. I. 'entêtement et la stupidité de ce pauvre homme me fai-
saient écrire et faire à tout moment des extravagances dont j'étais bien
force d'être l'agent puisqu'il le voulait, mais qui me rendaient quel-
quefois mon métier insupportable, et même presque impraticable. Il
voulait absolument, par exemple, que la plus grande partie de sa
dépêche au roi et de celle au ministre fut en chiffres, quoique l'une et
l'autre ne contint absolument rien qui demandât cette précaution, .le
lui représentai qu'entre le vendredi qu'arrivaient les dépêches de la
cour, et le samedi que partaient les nôtres, il n'y avait pas asse/ de-
temps pour l'employer à tant de chiffres, et à la forte correspondance
dont j'étais chargé pour le même courrier. Il trouva à cela un expe
dient admirable : ce fut de faire des le jeudi la réponse aux dépêches
qui devaient arriver le lendemain, dette idée lui parut même si heu-
reusement trouvée, quoi que je pusse lui dire sur l'impossibilité, sur
l'absurdité de son exécution, qu'il en fallut passer par la: et tout le
temps que j'ai demeuré chez lui. après avoir tenu note de quelques
mots qu'il me disait dans la semaine à la volée, et de quelques nou-
M I SSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
vellcs triviales que j'allais écumani par-ci par-là, muni de ces uniques
matériaux, je ne manquais jamais le jeudi matin de lui porter le brouil-
lon des dépêches qui devaient partir le samedi, saut' quelques addi-
tions ou corrections que je taisais à la hâte sur Celles qui devaient
venir le vendredi, et auxquelles les nôtres servaient de réponses. Il
avait un autre tic fort plaisant, el qui donnait à sa correspondance un
ridicule difficile à imaginer : celait de renvoyer chaque nouvelle à sa
source, au lieu de lui faire suivre son cours. Il marquait à M. Amelot
les nouvelles de la Cour, à M. de Maurepas celles de Paris, à M. d'Ha-
vrincourt celles de Suède, a M. de la Chctardie celles de Pétersbourg,
et quelquefois à chacun celles qui venaient de lui-même, et que j'ha-
billais en termes un peu différents. Comme de tout ce que je lui por-
tais à signer il ne parcourait que les dépêches de la cour, il signait
celles des autres ambassadeurs sans les lire, cela me rendait un peu
plus le maître de tourner ces dernières à ma mode, et j'y lis au moins
croiser les nouvelles. .Mais il me fut impossible de donner un tour
raisonnable aux dépêches essentielles : heureux encore quand il ne
s'avisait pas d'y larder impromptu quelques lignes de son estoc, qui
me forçaient de retourner transcrire en hâte toute la dépêche ornée
de cette nouvelle impertinence, à laquelle il fallait donner l'honneur
du chiffre, sans quoi il ne l'aurait pas signée. Je fus tenté vingt fois,
pour l'amour de sa gloire, de chiffrer autre chose que ce qu'il avait
dit; mais sentant que rien ne pouvait autoriser une pareille infidélité,
je le laissai délirer à ses risques, content de lui parler avec franchise,
et de remplir au moins mon devoir auprès de lui.
C'est ce que je lis toujours avec une droiture, un zèle et un cou-
rage qui méritaient de sa part une autre récompense que celle que
j'en reçus à la tin. Il était temps que je fusse une fois ce que le ciel,
qui m'avait doué d'un heureux naturel, ce que l'éducation que j'avais
reçue de la meilleure des femmes, ce que Celle que je m'étais donnée
a moi-même, m'avait fait être; et je le fus. Livré à moi seul, sans
ns conseil, sans expérience, en pays étranger, servant une
in étrangère, au milieu d'une foule de fripons qui, pour leur
intérêt et pour écarter le scandale du bon exemple, m'excitaient à les
imiter: loin d'en rien faire, je servis bien la France, à qui je ne devais
lien, et mieux l'ambassadeur, comme il était juste, en tout ce qui
LIVR] SEPTIÈME.
dépendit de moi. Irréprochable dans un poste assez en vue, je méi il
j'obtins l'estime de la république, celle de tous les ambassadeurs avec
qui nous étions en correspondance, et l'affection de tous les Français
établis a Venise, sans en excepter le consul même, que je supplantais
a regret dans les fonctions que je sa\ais lui elle dues, et qui nie don-
naient plus d'embarras que de plaisir.
M. de Montaigu, livré sans réserve au marquis .Mari, qui n'entrait
pas dans le détail de ses devoirs, les négligeait à tel point que sans
moi les Français qui étaient à Venise ne se seraient pas aperçus qu'il y
eût un ambassadeur de leur nation. Toujours éconduits sans qu'il
voulût les entendre lorsqu'ils avaient besoin de sa protection, ils se
rebutèrent, et l'on n'en voyait plus aucun ni à sa suite ni à sa table,
où il ne les invita jamais, .le lis souvent de mon chef ce qu'il aurait
dû faire : je rendis aux Français qui avaient recours à lui et a moi
tous les services qui étaient en mon pouvoir. En tout autre pays,
jamais lait davantage; mais ne pouvant voir personne en place à
cause de la mienne, j'étais forcé de recourir souvent au Consul : et le
consul, établi dans le pays où il avait sa famille, avait des ménage-
ments à garder qui l'empêchaient de faire ce qu'il aurait voulu. Quel-
quefois cependant, le voyant mollir et n'oser parler, je m'aventurais
à des démarches hasardeuses, dont plusieurs m'ont réussi. Je m'en
rappelle une dont le souvenir me fait encore rire : on ne se douterait
guère que c'est à moi que les amateurs du spectacle à Paris ont dû
Coralline et sa sœur Camille : rien cependant n'est plus vrai. Véro-
nèse, leur père, s'était engagé avec ses enfants pour la troupe italienne;
et après avoir reçu deux mille francs pour son voyage, au lieu de par-
tir, il s'était tranquillement mis à Venise au théâtre de Saint-Luc, où
Coralline, tout enfant qu'elle était encore, attirait beaucoup de monde.
M. le duc de Cesvres, comme premier gentilhomme de la chambre.
écrivit à l'ambassadeur pour réclamer le père et la fille. M. de Mon-
taigu, me donnant la lettre, me dit pour toute instruction : Voyt\
cela. J'allai chez M. le Blond le prier de parler au patricien à qui
appartenait le théâtre de Saint-Luc, et qui était, je crois, un Zusti-
niani,afin qu'il renvoyât Véronèse, qui était engagé au service du roi.
Le Blond, qui ne se souciait pas trop de la commission, la fit mal.
Zustiniani battit la campagne, et Véronèse ne fut point renvoyé. J'étais
TOME I r .
.
\ I ESSIONS I>1 l-l. ROI SSEAl
piqué. L'on était en carnaval : ayant pris la bahute et le masque, je
me fis mener au palais Zustiniani. Tous ceux qui virent entrer ma
gondole avec la livréede l'ambassadeur furent frappés; Venise n'avait
jamais vu pareille chose. J'entre, je nie fais annoncer sous le nom
k.Viih.1 siora maschera. Sitôt que je fus introduit, j'ôté mon masque
et je me nomme. Le sénateur pâlit et reste stupéfait; Monsieur, lui
dis-je en vénitien, c'est a regret que j'importune Votre Excellence de
ma visite; mais vous avez à votre théâtre de Saint-Luc un homme,
nommé Véronèse, qui est engagé au service du roi, et qu'on vous a
t'ait demander inutilement : je viens le réclamer au nom de Sa Ma-
jesté. Ma courte harangue lit effet. A peine étais-je parti, que mon
homme courut rendre compte de son aventure aux inquisiteurs d'Ktat,
qui lui lavèrent la tète. Veronèsc fut congédié le jour même. Je lui
lis dire que s'il ne partait dans la huitaine je le ferais arrêter; et
il partit.
Dans une autre occasion je tirai de peine un capitaine de vaisseau
marchand, par moi seul et presque sans le concours de personne. Il
s'appelait le capitaine Olivet de Marseille; j'ai oublié le nom du vais-
seau. Son équipage avait pris querelle avec des Ksclavons au service
de la république : il y avait eu des voies de fait, et le vaisseau avait
été mis aux arrêts avec une telle sévérité, que personne, excepte le
seul capitaine, n'y pouvait aborder ni en sortir sans permission. Il
eut recours a l'ambassadeur, qui l'envoya promener; il fut au consul,
qui lui dit que ce n'était pas une affaire de commerce, et qu'il ne pou-
vait s'en mêler. Ne sachant plus que faire, il revint à moi. Je repré-
sentai à M. de Montaigu qu'il devait me permettre de donner sur
cette affairé un mémoire au sénat. Je ne me rappelle pas s'il y con-
sentit et si je présentai le mémoire; mais je me rappelle bien que, mes
démarches n'aboutissant à rien, et l'embargo durant toujours, je pris
un parti qui me réussit. J'insérai la relation de cette affaire dans une
dépêche a M. de Maurepas et j'eus même assez de peine a faire con-
sentir M. de Montaigu a passer cet article. Je savais que nos dépêches,
valoir trop la peine d'être ouvertes, l'étaientà Venise; j'en avais
la preuve dans les articles que j'en trouvais mot pour mot dans la
tte : infidélité dont j'avais inutilement voulu porter l'ambassadeur
indre. Mon objet, en parlant de cette vexation dans la dépêche.
.1.1] ,i \ hl'.l'.AI.ISAYI \ \ I
LIVRE SI l' I ! I M
était de tirer parti de leur curiosité, pour leur faire peur ei les cngagei
.1 délivrer le vaisseau; car s'il eût fallu attendre poui cela la ré]
de la cour, le capitaine était ruiné avant qu'elle ne fût venue. Ji
plus, je me rendis au vaisseau pour interroger l'équipage. Je pris
avec moi l'abbé Patizel, chancelier du consulat, qui ne vint qu'à contre-
cœur; tant tous ces pauvres gens craignaient «.le déplaii e au sénat. V
pouvant monter à bord à cause de la défense, je restai dans ma gondole,
et j'y dressai mon verbal, interrogeante haute voix et successivement
tous les gens de l'équipage, et dirigeant mes questions de manière à
tirer des réponses qui leur fussent avantageuses. Je voulus engagei
Pati/.el à faire les interrogations et le verbal lui-même, ce qui en
effet était plus de son métier que du mien. Il n'y voulut jamais con-
sentir, ne dit pas un seul mot, et voulut à peine signer le verbal après
moi. Cette démarche un peu hardie eut cependant un heureux succès,
et le vaisseau fut délivré longtemps avant la réponse du ministre. Le
capitaine voulut me l'aire un présent. Sans me fâcher, je lui dis. en
lui frappant sur l'épaule : Capitaine Olivet, crois-tu que celui qui ne
reçoit pas des français un droit de passe-port qu'il trouve établi, soit
homme à leur vendre la protection du roiî II voulut au moins me
donner sur son bord un dîner, que j'acceptai, et où je menai le secré-
taire d'ambassade d'Espagne, nommé Carrio, homme d'esprit et très-
aimable, qu'on a vu depuis secrétaire d'ambassade a Paris et chargé
des affaires, avec lequel je m'étais intimement lié. a l'exemple de nos
ambassadeurs.
Heureux si, lorsque je faisais avec le plus parfait désintéressement
tout le bien que je pouvais taire, j'avais su mettre assez d'ordre et
d'attention dans tous ces menus détails pour n'en pas être la dupe
et servir les autres à mes dépens! .Mais dans les places comme celles
que j'occupais, où les moindres fautes ne sont pas sans conséquence,
j'épuisais toute mon attention pour n'en point faire contre mon ser-
vice. Je fus jusqu'à la tin du plus grand ordre et de la plus grande
exactitude en tout ce qui regardait mon devoir essentiel. Hors quel-
ques erreurs qu'une précipitation forcée me lit faire en chiffrant, et
dont les commis de M. Amelot se plaignirent une fois, ni l'ambassa-
deur ni personne n'eut jamais à me reprocher une seule négligence
dans aucune de mes fonctions: ce qui est à noter pour un homme
0N1 l SSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
aussi négligent et aussi étourdi que moi : mais je manquais parfois
de mémoire el Je soin dans les affaires particulières dont je me
chargeais; ei l'amour de la justice m'en a toujours fait supporter le
préjudice de mon propre mouvement, avant que personne songeât à
se plaindre. Je n'en citerai qu'un seul trait, qui se rapporte à mon
départ de Venise, et dont j'ai senti le contre-coup dans la suite à
Paris.
Notre cuisinier, appelé Rousselot, avait apporte de France un
ancien billet de deux cents francs qu'un perruquier de ses amis avait
d'un noble vénitien appelé Zanetto Nani, pour fourniture de per-
ruques. Rousselot m'apporta ce billet, en me priant de tâcher d'en
tirer quelque chose par accommodement. Je savais, il savait aussi
que l'usage constant des nobles vénitiens est de ne jamais payer, de
retour dans leur patrie, les dettes qu'ils ont contractées en pays
étranger: quand on les y veut contraindre, ils consument en tant
de longueurs et de frais le malheureux créancier, qu'il se rebute, et
("mit par tout abandonner, ou s'accommoder presque pour rien. Je
priai M. le Blond de parler à Zanetto. Celui-ci convint du billet, non
du payement. A force de batailler il promit enfin trois sequins.
Quand le Blond lui porta le billet, les trois sequins ne se trouvèrent
pas prêts; il fallut attendre. Durant cette attente survint ma querelle
avec l'ambassadeur, et ma sortie de chez lui. Je laissai les papiers de
l'ambassade dans le plus grand ordre, mais le billet de Rousselot ne
se trouva point. .M. le Blond m'assura me l'avoir rendu. Je le con-
naissais trop honnête homme pour en douter; mais il me fut impos-
sible de me rappeler ce qu'était devenu ce billet. Comme Zanetto
avait avoué la dette, je priai M. le Blond de tâcher de tirer les trois
sequins sur un reçu. OU de l'engagera renouveler le billet par dupli-
cata. Zanetto. sachant le billet perdu, ne voulut faire ni l'un ni
l'autre. J'offris a Rousselot les trois sequins de ma bourse pour l'ac-
quit du billet. Il les refusa, et médit que je m'accommoderais à Paris
avec le créancier, dont il me donna l'adresse. Le perruquier, sachant
ce qui s'était p.issC. voulut son billet ou son argent en entier. Que
lis-je point donné dans mon indignation pour retrouver ce mau-
dit billet: Je payai les deux cents francs, et cela dans ma plus grande
Voilà comment la perte du billet valut au créancier le
L1VR] SEPTIÈM1
payement de la somme entière, tandis que si. malheureusemeni poui
lui, ce billet se tût retrouve, il en aurait difficilement tiré les dix écus
promis par Son Excellence Zanetto Nani.
Le talent que je me crus sentir pour mon emploi nie le lit remplir
avec goût; et hors la société de mon ami Carrio, celle du vertueux
Altuna. dont j'aurai bientôt a parler, hors les récréations bien inno-
centes de la place Saint-Marc, du spectacle et de quelques visites que
nous faisions presque toujours ensemble, je fis mes seuls plaisir-, de
mes devoirs. Quoique mon travail ne lut pas fort pénible, sui
avec l'aide de l'abbé de Binis, comme la correspondance était très-
etendue et qu'on était en temps de guerre, je ne laissais pas d'être
occupe1 raisonnablement. Je travaillais tous les jours une bonne-
partie de la matinée, et les jours de courrier quelquefois jusqu'à mi-
nuit. Je consacrais le reste du temps à l'étude du métier que je
commençais, et dans lequel je comptais bien, par le succès de mon
début, être employé plus avantageusement dans la suite. En effet, il
n'y avait qu'une voix sur mon compte, à commencer par celle de
l'ambassadeur, qui se loua hautement de mon service, qui ne s'en
est jamais plaint, et dont toute la fureur ne vint dans la suite que de-
ce que. m'étant plaint inutilement moi-même, je voulus enfin avoir
mon congé. Les ambassadeurs et ministres du roi. avec qui nous
étions en correspondance, lui faisaient, sur le mérite de son secré-
taire, des compliments qui devaient le flatter, et qui, dans sa mau-
vaise tête, produisaient un effet tout contraire. Il en reçut un surtout
dans une circonstance essentielle, qu'il ne m'a jamais pardonné. Ceci
vaut la peine d'être expliqué.
Il pouvait si peu se gêner, que le samedi même, jour de presque-
tous les courriers, il ne pouvait attendre pour sortir que le travail
lût achevé; et me talonnant sans cesse pour expédier les dépêches
du roi et des ministres, il les signait en hâte, et puis courait je ne
sais où, laissant la plupart des autres lettres sans signature : ce qui
me forçait, quand ce n'était que des nouvelles, de les tourner en bul-
letin; mais lorsqu'il s'agissait d'affaires qui regardaient le service du
roi, il fallait bien que quelqu'un signât, et je signais. J'en usai ainsi
pour un avis important que nous venions de recevoir de M. Vincent,
chargé des affaires du roi à Vienne, ('/était dans le temps que le
i ONI ESSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
prince de Lobkowîtz marchait à Naples, et que le comte de Gages
lit cette mémorable retraite, la plus belle manœuvre de guerre de
tout le siècle, et dont l'Europe a trop peu parle. L'avis portait
qu'un homme, dont M. Vincent nous envoyait le signalement, par-
tait de Vienne, et devait passer à Venise, allant furtivement dans
l'Abruzze, chargé d'y faire soulever le peuple à l'approche des Au-
trichiens. En l'absence de M. le comte de Montaigu, qui ne s'inté-
ressait à rien, je lis passer à M. le marquis de l'Hôpital cet avis si à
propos, que c'est peut-être à ce pauvre Jean-Jacques si bafouc; que la
maison de Bourbon doit la conservation du royaume de Naples.
I.e marquis de l'Hôpital, en remerciant son collègue comme il
était juste, lui parla de son secrétaire, et du service qu'il venait de
rendre à la cause commune. Le comte de .Montaigu, qui avait à se
reprocher sa négligence dans cette affaire, crut entrevoir dans ce
compliment un reproche, et m'en parla avec humeur. J'avais été
dans le cas d'en user avec le comte de Castellane, ambassadeur à
Constantinople, comme avec le marquis de l'Hôpital, quoiqu'en
chose moins importante. Comme il n'y avait point d'autre poste
pour Constantinople que les courriers que le sénat envoyait de temps
en temps à son bayle, on donnait avis du départ de ces courriers
à l'ambassadeur de France, pour qu'il pût écrire par cette voie à son
collègue, s'il le jugeait à propos. Cet avis venait d'ordinaire un jour
ou deux à l'avance : mais on faisait si peu de cas de M. de Montaigu,
qu'on se contentait d'envoyer chez lui, pour la forme, une heure ou
deux avant le départ du courrier; ce qui me mit plusieurs fois dans
le cas de faire la dépèche en son absence. M. de Castellane, en y ré-
pondant, faisait mention de moi en termes honnêtes; autant en fai-
sait à Cènes M. de Jonville : autant de nouveaux griefs.
J'avoue que je ne fuyais pas l'occasion de me faire connaître, mais
je ne la cherchais pas non plus hors de propos; et il me paraissait
fort juste, en servant bien, d'aspirer au prix naturel des bons services,
qui est l'estime de ceux qui sont en état d'en juger et de les récom-
penser. Je ne dirai pas si mon exactitude à remplir mes fonctions
était de la part de l'ambassadeur un légitime sujet de plainte: mais
e dirai bien que c'est le seul qu'il ait articulé jusqu'au jour de notre
ration.
LIVRJ SEPTIÈM1
Sa maison, qu'il n'avait jamais mise sui un bon pied, se remplis-
sait de canaille : les Français y étaient maltraités, les Italiens y pre-
naient l'ascendant; et même parmi eux les bons serviteurs attachés
depuis longtemps à l'ambassade furent tous malhonnêtement chassés,
entre autres son premier gentilhomme, qui l'avait été du comte de
Froulay, et qu'on appelait, je crois, le comte IVati. ou d'un nom
très-approchant. Le second gentilhomme, du choix de M. de Mon-
taigu, était un bandit de Mantoue, appelé Dominique Vitali, à qui
l'ambassadeur confia le soin de sa maison, et qui, a force de pateli-
nage et de basse lésine, obtint sa confiance et devint s,,n favori, au
grand préjudice du peu d'honnêtes gens qui y étaient encore, et du
secrétaire qui était a leur tête. L'œil intègre d'un honnête homme
est toujours inquiétant pour les fripons. Il n'en aurait pas fallu da-
vantage pour que celui-ci nie prît en haine; mais cette haine avait
une autre cause encore qui la rendit bien plus cruelle. Il faut dire
cette cause, afin qu'on me condamne si j'avais toit.
L'ambassadeur avait, selon l'usage, une loge à chacun des cinq
spectacles. Tous les jours a dîner il nommait le théâtre ou il voulait
aller ce jour-là; je choisissais après lui. et les gentilshommes dispo-
saient des autres loges. Je prenais en sortant la clef de la loge que
j'avais choisie. Un joui. Vitali n'étant pas là. je chargeai le valet de-
pied qui me servait de m'apporter la mienne dans une maison que je
lui indiquai. Vitali, au lieu de m'envoyer ma clef, dit qu'il en avait
disposé. J'étais d'autant plus outre, que le valet de pied m'avait rendu
compte de ma commission devant tout le monde. Le soir, Vitali
voulut me dire quelques mots d'excuse que je ne reçus point : De-
main, monsieur, lui dis-je, vous viendrez me les faire à telle heure
dans la maison où j'ai reçu l'affront, et devant les gens qui en ont été
les témoins; ou après-demain, quoiqu'il arrive, je vous déclare que
vous ou moi sortirons d'ici. Ce ton décidé lui en imposa. Il vint au
lieu et à l'heure me faire des excuses publiques avec une bassesse
digne de lui; mais il prit à loisir ses mesures, et. tout en me faisant
de grandes courbettes, il travailla tellement a l'italienne, que, ne
pouvant porter l'ambassadeur à me donner mon congé, il me mit
dans la nécessité de le prendre.
Un pareil misérable n'était assurément pas fait pour me con-
I 0N1 I SSIONS Dl J.-.I. KOI' S Si: AT.
naître; mais il connaissait de moi ce qui servait à ses vues; il me
connaissait bon et doux à ['excès pour supporter des torts involon-
taires, fier et peu endurant poui des offenses préméditées, aimant la
décence et la dignité dans les choses convenables, et non moins exi-
geant pour l'honneur qui m'était dû qu'attentif à rendre celui que je
devais aux autres. C'est par là qu'il entreprit et vint à bout de me
rebuter. Il mit la maison sens dessus dessous; il en ôta ce que j'avais
tâche d'y maintenir de règle, de subordination, de propreté', d'ordre.
Une maison sans femme a besoin d'une discipline un peu sévère,
pour v taire régner la modestie inséparable de la dignité. Il fit bien-
tôt de la notre un lieu de crapule et de licence, un repaire de fri-
pons et de débauchés. Il donna pour second gentilhomme à S. E., à
la place de celui qu'il avait fait chasser, un autre maquereau comme
lui, qui tenait bordel public à la Croix-de-Malte; et ces deux coquins
bien d'accord étaient d'une indécence égale à leur insolence. Hors la
seule chambre de l'ambassadeur, qui même n'était pas trop en
règle, il n'y avait pas un seul coin dans la maison souffrable pour
un honnête homme.
Comme S. E. ne soupait pas, nous avions le soir, les gentils-
hommes et moi, une table particulière, où mangeaient aussi l'abbé
de Binis et les pages. Dans la plus vilaine gargotte on est servi plus
proprement, plus décemment, en linge moins sale, et l'on a mieux
à manger. On nous donnait une seule petite chandelle bien noire,
des assiettes d'étain. des fourchettes de fer. Passe encore pour ce
qui se faisait en secret : mais on m'ôta ma gondole ; seul de tous les
secrétaires d'ambassadeur, j'étais forcé d'en louer une ou d'aller à
pied; et je n'avais plus la livrée de S. E. que quand j'allais au sénat.
D'ailleurs, rien de ce qui se passait au dedans n'était ignoré dans la
ville. Tous les officiers de l'ambassadeur jetaient des hauts cris.
Dominique, la seule cause de tout, criait le plus haut, sachant bien
que l'indécence avec laquelle nous étions traités m'était plus sen-
sible qu'à tous les autres. Seul de la maison, je ne disais rien au
dehors; mais je me plaignais vivement a l'ambassadeur et du reste
et de lui-même. qui. secrètement excité par son âme damnée, me
sait chaque jour quelque nouvel affront. Forcé de dépenser beau-
ir me tenir au pair avec mes confrères et convenablement
I IVRE SI PTI1 Ml
a mou poste, je ne pouvais arracher un sou de mes appointements;
et quand je lui demandais de l'argent, il me parlait de son estime et
de sa confiance, comme si elle eût dû remplir ma bourse et pour-
voir à tOUt.
Ces deux bandits finirent par faire tourner tout à fait la tête à
leur maître, qui ne l'avait déjà pas trop droite, et le ruinaient dans
un brocantage continuel par des marches de dupe, qu'ils lui persua-
daient être des marclies d'escroc. Ils lui firent louer, sur la l;
un palazzo le double de sa valeur, dont ils partagèrent le surplus avec
le propriétaire. Les appartements en étaient incrustes en mosaïques,
et garnis de colonnes et de pilastres de très-beaux marbres a la mode
du pays. M. de Montaigu lit superbement masquer tout cela d'une
boiserie de sapin, par l'unique raison qu'à Paris les appartements
-■nt ainsi boises. Ce fut par une raison semblable que. seul de tous
les ambassadeurs qui étaient a Venise, il ôta l'épée à ses pages et la
canne à ses valets de pied. Voilà quel était l'homme qui, toujours par
le même motif peut-être, me prit en grippe, uniquement sur ce que je
le servais fidèlement.
J'endurai patiemment se. dédains, sa brutalité, ses mauvais trai-
tements, tant qu'en y voyant de l'humeur, je crus n'y pas voir de la
haine; mais des que je \is le dessein formé de me priver de l'hon-
neur que je méritais par mon bon service, je résolus d'v renoncer.
I.a première marque que je reçus de sa mauvaise volonté l'ut a l'oc-
casion d'un dîner qu'il devait donner à M. le duc de Modène et à sa
famille, qui étaient à Venise, et dans lequel il me signifia que je
n'aurais pas place à sa table. Je lui répondis, piqué, mais sans me
fâcher, qu'ayant l'honneur d'y dîner journellement, si M. |e duc de
Modène exigeait que je m'en abstinsse quand il y viendrait, il était de-
là dignité de Son Excellence et de mon devoir de n'y pas consentir.
Comment! dit-il avec emportement, mon secrétaire, qui même n'est
pas gentilhomme, prétend dîner avec un souverain, quand nies gen-
tilshommes n'y dînent pas! Oui. monsieur, lui répliquai-je, le poste
dont m'a honoré Votre Excellence m'ennoblit si bien tant que je le
remplis, que j'ai même le pas sur vos gentilshommes ou soi-disant
tels, et suis admis où ils ne peuvent l'être. Vous n'ignorez pas que.
le jour que vous ferez votre entrée publique, je suis appelé par l'éti-
I ON] ESSIONS DE J.-J. RO USSEAU.
quctte, et par un usage immémorial, à vous y suivre en habit de céré-
monie, et à l'honneur d'y dîner a\ ec vous au palais de Saint-Marc; et
je ne vois pas pourquoi un homme qui peut et doit manger en public
avec le doge et le sénat de Venise, ne pourrait pas manger en particu-
lier avec M. le duc de Modène. Quoique l'argument fût sans ré-
plique, l'ambassadeur ne s'y rendit point : mais nous n'eûmes pas
occasion de renouveler la dispute. M. le duc de Modène n'étant point
venu dîner chez lui.
Dès lors il ne cessa de me donner des désagréments, de me faire
des passe-droits. s'elVorçant de m'ôter les petites prérogatives atta-
chées a mon poste, pour les transmettre à son cher Yitali; et je suis
sur que s'il eût osé l'envoyer au sénat à ma place, il l'aurait l'ait. Il
employait ordinairement l'abbé de Binis pour écrire dans son cabi-
net ses lettres particulières : il se servit de lui pour écrire à M. de
Maurepas une relation de l'affaire du capitaine Olivet, dans laquelle,
loin de lui faire aucune mention de moi qui seul m'en étais mêlé, il
m'ôtait même l'honneur du verbal, dont il lui envoyait un double,
pour l'attribuer à Patizel. qui n'avait pas dit un seul mot. Il voulait
me mortifier et complaire à son favori, mais non pas se défaire de
moi. Il sentait qu'il ne lui serait plus aussi aise de me trouver un suc-
cesseur qu'à M. Follau, qui l'avait déjà fait connaître. Il lui fallait
absolument un secrétaire qui sût l'italien, à cause des réponses du
sénat; qui fit toutes ses dépêches, toutes ses affaires sans qu'il se
mêlât de rien: qui joignît au mérite de bien servir la bassesse d'être
le complaisant de messieurs ses faquins de gentilshommes. Il vou-
lait donc me garder et me mater en me tenant loin de mou pays et du
sien, sans argent pour y retourner; et il aurait réussi peut-être, s'il
s'y fût pris modérément. .Mais Yitali. qui avait d'autres vues et qui
voulait me forcer de prendre mou parti, en vint à bout. Des que je vis
que je perdais toutes mes peines, que l'ambassadeur me faisait des
crimes de mes services au lieu de m'en savoir gré, que je n'avais plus
à espérer chez lui que désagréments au dedans, injustice au dehors,
et que, dans le décri général où il s'était mis. ses mauvais offices
pouvaient me nuire sans que les bons pussent me servir, je pris mon
et lui demandai mon congé, lui laissant le temps de se pour-
voir d'un secrétaire. Sans nie dire ni oui ni non, il alla toujours son
I IVRE SEPTIÈME. 35
train. Voyant que rien n'allait mieux et qu'il ne se mettait en devoii
de chercher personne, j'écrivis à son frère, et, lui détaillant mes mo-
tifs, je le piiai d'obtenir mon congé de Son Excellence, ajoutant que
de manière ou d'autre il m'était impossible de rester. J'attendis long-
temps, et n'eus point de réponse. Je commençais d'être fort embar-
rassé; mais l'ambassadeur reçut enfin une lettre Je s. m frère. Il fallait
qu'elle fût vive, car, quoiqu'il tût sujet à des emportements très-
féroces, je ne lui en vis jamais un pareil. Après des torrents d'injures
abominables, ne sachant plus que dire.il m'accusa d'avoir vendu ses
chiffres. Je me mis à rire, et lui demandai d'un ton moqueur s'il
croyait qu'il y eût dans tout Venise un homme assez sot pour en
donner un écu. Cette réponse |e fit écumer de rage. Il fit mine d'ap-
peler ses gens pour me l'aire, dit-il, jeter par la fenêtre. Jusque-là
j'avais e:tè fort tranquille; mais à cette menace, la colère et l'indi-
gnation me transportèrent a mon tour. Je m'élançai vers la porte,
et après avoir tire le bouton qui la fermait en dedans : Non pas.
monsieur le comte, lui dis-je en revenant à lui d'un pas grave, vos
gens ne se mêleront pas de cette affaire; trouvez bon qu'elle sa-
passe entre nous. Mon action, mon air le calmèrent à l'instant même;
la surprise et l'effroi se marquèrent dans son maintien. Quand je
le vis revenu de sa furie, je lui lis mes adieux en peu de mots; puis,
sans attendre sa réponse, j'allai rouvrir la porte, je sortis, et passai
posément dans l'antichambre au milieu de ses gens, qui se levèrent
à l'ordinaire, et qui. je crois, m'auraient plutôt prêté main-forte
contre lui, qu'à lui contre moi. Sans remonter chez moi. je descen-
dis l'escalier tout de suite, et sortis sur-le-champ du palais pour n'y
plus rentrer.
J'allai droit chez M. le Blond lui conter l'aventure. Il en fut peu
surpris; il connaissait l'homme. Il me retint à dîner. Ce dîner, quoi-
que impromptu, fut brillant ; tous les Français déconsidération qui
étaient a Venise s'y trouvèrent : l'ambassadeur n'eût pas un chat. Le
consul conta mon cas à la compagnie. A ce récit il n'y eut qu'un cri.
qui ne fut pas en faveur de Son Excellence. Elle n'avait point règle
mon compte, ne m'avait pas donné un sou; et. réduit pour toute res-
source à quelques louis que j'avais sur moi. j'étais dans l'embarras
pour mon retour. Toutes les bourses me furent ouvertes. Je pris une
.11 SSIONS DE .l.-.l. ROUSSEAU.
[tairu de sequins dans celle de M. le Blond, autant dans celle de
M. de Saint-Cyr, avec lequel, après lui, j'avais le plus de liaison. Je
remerciai tous les autres, et en attendant mon départ, j'allai loger
chez le chancelier du consulat, pour bien prouver au public que la
nation n'était pas complice des injustices de l'ambassadeur. Celui-ci,
furieux de me voir fêté dans mon infortune et lui délaisse, tout am-
ideur qu'il était, perdit tout à fait la tête, et se comporta comme
un forcené. 11 s'oublia jusqu'à présenter un mémoire au sénat pour
me taire arrêter. Sur l'avis que m'en donna l'abbé de Binis, je réso-
lus de rester encore quinze jours, au lieu de partir le surlendemain
comme j'avais compté. On avait vu et approuvé tua conduite; j'étais
universellement estimé, l.a seigneurie ne daigna pas même répondre
à l'extravagant mémoire de l'ambassadeur, et me fit dire par le con-
sul que je pouvais rester à Venise aussi longtemps qu'il me plairait.
sans m'inquiéter des démarches d'un fou. Je continuai de voir mes
amis : j'allai prendre congé de M. l'ambassadeur d'Espagne, qui me
reçut très-bien, et du comte de Finochietti. ministre de Naples, que
je ne trouvai pas. mais à qui j'écrivis, et qui me répondit la lettre
du monde la plus obligeante. Je partis enfin, ne laissant, malgré mes
embarras, d'autres dettes que les emprunts dont je viens de parler,
et une cinquante d'éeus chez un marchand nommé Morandi, que
Carrio se chargea de payer et que je ne lui ai jamais rendus, quoi-
que nous nous soyons souvent revus depuis ce temps-là : mais
quant aux deux emprunts dont j'ai parlé, je les remboursai très-
exactement sitôt que la chose me fut possible.
Ne quittons pas Venise sans dire un mot des célèbres amuse-
ments de cette ville, ou du moins de la très petite part que j'y pris
durant mon séjour. On a vu dans le cours de ma jeunesse combien
peu j'ai couru les plaisirs de cet âge. ou du moins ceux qu'on nomme
ainsi. Je ne changeai pas de goût à Venise; mais mes occupations,
qui d'ailleurs m'en auraient empêché, rendirent plus piquantes les
récréations simples que je me permettais. La première et la plus
ce était la société des gens de mérite. M M. le Blond, de Saint-
1 . I rio, Utuna, et un gentilhomme forlan dont j'ai grand regret
■ublié le nom. et dont je ne me rappelle point sans émotion
ivenir : c'était, de tous les hommes que j'ai connus dans
LIVRE SEPTIEMl
ma vie, celui dont le cœur ressemblait le plus au mien. Nous étions
liés aussi avec deux OU trois Anglais pleins d'esprit et de connais-
sances, passionnes de la musique ainsi que nous. Tous ces messieurs
axaient leurs femmes, ou leurs amies, ou leurs maîtresses, ces der-
nières presque toutes filles à talents, chez lesquelles on faisait de la
musique OU des bals. ( )n y jouait aussi, mais ti es peu ; les goûts \ ils.
les talents, les spectacles nous rendaient cet amusement insipide. Le
jeu n'est que la ressource des gens ennuyés. J 'avais apporté de Paris
le préjuge qu'on a dans ce pays-là Contre la musique italienne : mais
j'axais aussi reçu de la nature cette sensibilité de tact contre laquelle
les préjuges ne tiennent pas. J'eus bientôt pour cette musique la pas-
sion qu'elle inspire à ceux qui sont laits pour en juger, lu) écoutant
les barcarolles, je trouvais que je n'avais pas oui chanter jusqu'alors;
et bientôt je m'engouai tellement de l'Opéra, qu'ennuyé de babiller,
manger et jouer dans les loges, quand je n'aurais voulu qu'écouter, je
me dérobais souvent a la compagnie pour aller d'un autre cote. Là,
tout seul, enferme dans ma loge, je me livrais, maigre la longueur
du spectacle, au plaisir d'en jouir à mon aise jusqu'à la tin. Un jour,
au théâtre de Saint-Chrysostome, je m'endormis, et bien plus pro-
fondement que je n'aurais l'ait dans mon lit. Les airs bruyants et
brillants ne me réveillèrent point; mais qui pourrait exprimer la
sensation délicieuse que me tirent la douce harmonie et les chants
angéliques de celui qui me réveilla! Quel réveil, quels ravissements,
quel extase quand j'ouvris au même instant les oreilles et les veux!
.Ma première idée fut de me croire en paradis. Ce morceau ravissant,
que je me rappelle encore et que je n'oublierai de ma vie, commen-
çait ainsi :
Conservami la bella
Che si m'accende il cor.
Je voulus avoir ce morceau: je l'eus, et je l'ai gardé longtemps;
mais il n'était pas sur mon papier comme dans ma mémoire. C'était
bien la même note, mais ce n'était pas la même chose. Jamais cet air
divin ne peut être exécuté que dans ma tête, comme il le fut le jour
qu'il me réveilla.
Une musique à mon gré bien supérieure à celle des opéras, et
IN FI SSIONS DE l.-.l. ROUSSEA!
qui n'a pas sa semblable en Italie, ni dans le reste du monde, est
celle des scuiilc. Les scuole son) des maisons de charité établies pour
donner l'éducation .ides jeunes filles sans bien, et que la république
dote ensuite soit poui le mariage, soit pour le cloître. Parmi les ta-
qu'on cultive dans ces jeunes filles, la musique est au premier
rang. Tous les dimanches à l'église de ces quatre scuole, on a durant
les vêpres des motets à grand chœur et en grand orchestre, composés
et dirigés par les plus glands maîtres de l'Italie, exécutés dans des
tribunes grillées, uniquement par des tilles dont la plus vieille n'a
pas vingt ans. Je n'ai l'idée de rien d'aussi voluptueux, d'aussi tou-
chant que cette musique : les richesses de l'art, le goût exquis des
chants, la beauté des voix, la justesse de l'exécution, tout dans ces
délicieux concerts concourt à produire une impression qui n'est assu-
rément pas du bon costume, mais dont je doute qu'aucun cœur
d'homme soit à l'abri. Jamais Carrio ni moi ne manquions ces vêpres
aux Mendicanti, et nous n'étions pas les seuls. L'église était toujours
pleine d'amateurs: les acteurs même de l'Opéra venaient se former
au vrai goût du chant sur ces excellents modèles. Ce qui me déso-
lait était ces maudites grilles qui ne laissaient passer que des sons,
et me cachaient les anges de beauté dont ils étaient dignes. Je ne par-
lais d'autre chose. Un jour que j'en parlais chez M. le Blond: Si vous
êtes si curieux, me dit-il, de voir ces petites filles, il est aisé de vous
contenter. Je suis un des administrateurs de la maison; je veux vous
y donner à goûter avec elles. Je ne le laissai pas en repos qu'il ne
m.'eût tenu parole. En entrant dans le salon qui renfermait ces beau-
tés si convoitées, je sentis un frémissement d'amour que je n'avais
jamais éprouvé. M. le Blond me présenta l'une après l'autre ces chan-
teuses célèbres dont la voix et le nom étaient toutee qui m'était connu.
Venez, Sophie... Elle était horrible. Venez, Cattina... Elle étaitborgne.
Venez, Bettina... La petite vérole l'avait défigurée. Presque pas une
it sans quelque notable défaut. Le bourreau riait de ma cruelle
surpris^. Deux ou trois cependant me parurent passables; elles ne
chantaient que dans les chœurs. J'étais désolé. Durant le goûter, on
i . elles s'égayèrent. La laideur n'exclut pas les grâces; je leur
en trouvai. Je me disais : on ne chante pas ainsi sans âme; elles en
'•m. Enfin ma façon de les voir changea si bien, que je sortis presque
I l\ RE SEPTM Ml
amoureux de toutes ces laiderons. J'osais à peine retournci .1 leurs
vêpres, .l'eus de quoi me rassurer. Je continuai de trouver leurs eh. mis
délicieux, et leurs voix ("aidaient si bien leui s \ isages, que tant qu'elles
chantaient je m'obstinais, en dépit de mes veux, à les trouver
belles.
La musique en Italie coûte si peu de chose, que ce n'est pas la
peine de s'en faire tante quand on a du goût pour elle. Je louai un
clavecin, et pour un petit ccu j'avais chez moi quatre ou cinq sym-
phonistes, avec lesquels je m'exerçais une fois la semaine a exécuter
les morceaux qui m'avaient lait le plus de plaisir a l'Opéra. J'y lis
essayer aussi quelques symphonies de mes Muses galantes. Soitqu'elles
plussent OU qu'on me \ i >ulùt cajoler, le maître des ballets de Saint-
Jean-Chrysostome m'en fit demander deux que j'eus le plaisir d'en-
tendre exécuter par cet admirable orchestre, et qui furent dansées par
une petite Bettina, jolie et surtout aimable tille, entretenue par un
Kspagnol de nos amis appelé l'agoaga, et chez laquelle nous allions
passer la soirée ,1^1.7 souvent.
.Mais, à propos de tilles, ce n'est pas dans une ville comme Venise
qu'on s'en abstient: n'avez-vous rien, pourrait-on me dire, a confes-
ser sur cet article? Oui, j'ai quelque chose à dire en effet, et je vais
procéder à cette confession avec la même naïveté que j'ai mise a
toutes les autres.
J'ai toujours eu du dégoût pour les filles publiques, et je n'avais
pas à \ enise autre chose à ma portée, l'entrée de la plupart des
maisons du pays m'étant interdite à cause de ma place. Les filles
de M. le Blond étaient très-aimables, mais d'un difficile abord ; et
je considérais trop le père et la mère pour penser même à les con-
voiter.
J'aurais eu plus de goût pour une jeune personne appelée made-
moiselle de Catanéo, fille de l'agent du roi de Prusse: mais Carrio
était amoureux d'elle, il a même été question de mariage. Il était a
son aise, et je n'avais rien; il avait cent louis d'appointements, je
n'avais que cent pistoles; et outre que je ne voulais pas aller sur les
brisées d'un ami, je savais que partout, et surtout à Venise, avec une
bourse aussi mal garnie, on ne doit pas se mêler de faire le galant.
Je n'avais pas perdu la funeste habitude de donner le change à me-
, ONFESSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
nis: et, trop occupé pour sentir vivement ceux que le climat
donne, je \ écus près d'un an dans cette ville aussi sage que j'avais lait
P ris, et j'en suis reparti au bout de dix-huit mois sans avoir ap-
;ie du ^e\e que deux seules fois, par les singulières occasions que
je vais dire.
l.a première me l'ut procurée par l'honnête gentilhomme Yitali.
quelque temps après l'excuse que je l'obligeai de me demander dans
toutes les formes. On parlait à table des amusements de Venise, (les
messieurs me reprochaient mon indifférence pour le plus piquant de
tous, vantant la gentillesse des courtisanes vénitiennes, et disant
qu'il n'v en avait point au monde qtii les valussent. Dominique dit
qu'il fallait que je fisse connaissance avec la plus aimable de toutes:
qu'il voulait m'y mener et que j'en serais e<mtent. Je me mis à rire
de cette offre obligeante, et le comte Peati, homme déjà vieux et vé-
nérable, dit. avec plus de franchise que je n'en aurais attendu d'un
Italien, qu'il me croyait trop sage pour me laisser mener chez des
tilles parmon ennemi. Je n'en avais en effet nj l'intcntionni la tentation ;
et malgré cela, par une de ces' inconséquences que j'ai peine à compren-
dre moi-même, je finis par me laisser entraîner contre mon goût, mon
cœur, ma raison, ma yolonté même, uniquement par faiblesse, par
honte de marquer de la défiance, et, comme on dit dans ce pays-là,
ver non parer troppo coglione. La padoana chez qui nous allâmes
était d'une assez jolie figure, belle même, mais non pas d'une beauté
qui me plût. Dominique me laissa chez elle. Je fis venir des sorbetti,
je la lis chanter, et au bout d'une demi-heure, je voulus m'en aller.
en laissant sur la table un ducat: mais elle eut le singulier scrupule
de n'en vouloir point qu'elle ne l'eût gagné et moi la singulière bêtise
de lever son scrupule. Je m'en revins au palais, si persuadé que \'é-
; "ivre, que la première chose que je lis en arrivant fut d'envoyer
chercher le chirurgien pour lui demander des tisanes. Rien ne peut
r le malaise d'esprit que je souffris durant trois semaines, sans
qu'aucune incommodité réelle, aucun signe apparent le justifiât. Je
ne pouvais concevoir qu'on pût sortir impunément des bras de la pa-
doana. Le chirurgien lui-même eut toute la peine imaginable à me
.ier. Il n'en put venir a bout qu'en me persuadant que j'étais
conformé d'une façon particulière à ne pouvoir pas aisément être
Dîner \
LIVRE SEPTIÈMI ^i
infecté; et quoique je me sois m. mus exposé peut-être qu'aucun
autre homme a cette expérience, ma santé, de ce cote, n'ayant jamais
reçu d'atteinte, m'est une preuve que le chirurgien avait raison.
Cette opinion cependant ne m'a jamais rendu téméraire; et si je
tiens en effet cet avantage de la nature, je puis dire que je n'en ai
pas abuse.
Mon autre aventure, quoique avec une tille aussi, fut d'une espèce
bien différente, et quant a s, m origine et quant a ses effets, .lai dit
que le capitaine Olivet m'avait donne à dîner sur son bord, et que
i'\ avais mené le secrétaire d'Espagne, .le m'attendais au salut du ca-
non. L'équipage nous reçut en haie, mais il n'y eut pas mie amorce
brûlée, ce qui me mortifia beaucoup a cause de C.arrio, que je vis en
être un peu pique: et il était vrai que sur les vaisseaux mai chauds on
rdait le salut du canon à des gens qUj ne nous valaient certai-
nement pas; d'ailleurs, je croyais avoir mérite quelque distinction du
capitaine. Je ne pus me déguiser, parce que cela m'est toujours im-
possible: et quoique le dîner fût très-bon. et qu'Olivet en fît très-bien
les honneurs, je le Commençai de mauvaise humeur, mangeant peu
et parlant encore moins.
A la première santé, du moins, j'attendais une salve: rien. Car-
rio. qui me lisait dans l'âme, riait de me voir grogner comme un en-
fant. Au tiers du dîner, je vois approcher une gondole. Ma foi, mon-
sieur, me dit le capitaine, prenez, garde à vous, voici l'ennemi. Je lui
demande ce qu'il veut dire: il répond en plaisantant. La gondole
aborde, et j'en v ois sortir une jeune personne éblouissante, fort coquet-
tement mise et fort leste, qui dans trois sauts l'ut dans la chambre;
et je la vis établie à Coté de moi avant que j'eusse aperçu qu'on v avait
mis un couvert. Elle était aussi charmante que vive, une bru nette de
vingt ans au plus. Elle ne parlait qu'italien : son accent seul eut suffi
pour me tourner la tète. Tout en mangeant, tout en causant, elle me
regarde, me tîxe un moment, puis s'écriant, Bonne Vierge! ah! mon
cher Brémond, qu'il y a de temps que je ne t'ai vu! se jette entre
mes bras, colle sa bouche contre la mienne, et me serre a m'étouffer.
Ses grands yeux noirs à l'orientale lançaient dans mon cœur des traits
de feu ; et quoique la surprise fît d'abord quelque diversion, la vo-
lupté me gagna tres-rapidement, au point que. maigre les spectateurs
TOME II. 6
, 0N1 1 SSIONS Dl. J. J. ROUSSEAU.
il fallut bientôt que cette belle me contint elle-même: car j'étais ivre
ou plutôt furieux. Quand elle me vit au point où elle me voulait, elle
mit plus de modération dans ses caresses, mais non dans sa vivacité;
et quand il lui plut de nous explique!' la cause vraie OU fausse de
toute cette pétulance, elle nous dit que je ressemblais, à s'y tromper.
M de Brémond, directeur des douanes de Toscane; qu'elle avait
raffolé de ce M. de Brémond; qu'elle en raffolait encore; qu'elle l'a-
vait quitté, parce qu'elle était une sotte: qu'elle me prenait à sa place ;
qu'elle voulait m'aimer parce que cela lui convenait; qu'il fallait,
par la même raison, que je l'aimasse tant que cela lui conviendrait;
et que. quand elle me planterait là, je prendrais patience comme
avait tait son cher Brémond. Ce qui fut dit fut fait. Elle prit posses-
sion de moi comme d'un homme à elle, me donnait a garder ses gants,
son éventail, son cinda, sa coiffe; m'ordonnait d'aller ici ou là, de
faire ceci ou cela et j'obéissais. Elle médit d'aller renvoyer sa gondole,
parce qu'elle voulait se servir de la mienne, et j'y fus; elle me dit
de m'ôter de ma place, et de prier Carrio de s'y mettre, parce qu'elle
avait a lui parler, et je le lis. Ils causèrent très-longtemps ensemble
et tout bas ; je les laissai faire. Elle m'appela, je revins. Ecoute, Za-
netto, me dit-elle, je ne veux point être aimée à la française, et même
il n'y ferait pas bon : au premier moment d'ennui, va-t'en. Mais ne
reste pas à demi, je t'en avertis. Nous allâmes après le dîner voir la
verrerie à Murano. Mlle acheta beaucoup de petites breloques, qu'elle
ii"Us laissa payer sans façon; mais elle donna partout des tringueltes
beaucoup plus forts que tout ce que nous avions dépensé. Par l'in-
différence avec laquelle elle jetait son argent et nous laissait jeter le
nôtre, on voyait qu'il n'était d'aucun prix pour elle. Quand elle se
faisait paver, je crois que c'était par vanité plus que par avarice: elle
s'applaudissait du prix qu'on mettait à ses faveurs.
Le soir, nous la ramenâmes chez elle. Tout en causant, je vis deux
pistolets sur sa toilette. Ah! ah! dis-je en en prenant un, voici une
a mouches de nouvelle fabrique: pourrait-on savoir quel en est
l'usage! Je vous connais d'autres armes qui font feu mieux quecelles-
\ ; lelques plaisanteries sur le même ton, elle nous dit, avec
une naïve fierté qui la rendait encore plus charmante : Quand j'ai des
tes pour des gens que je n'aime point, je leur fais payer l'ennui
LIVRE SEPTIÈMI ,
qu'ils me donnent; rien n'est plus juste : mais en enduram leurs cares-
ses, je ne veux pas endurer leurs insultes, et je ne manquerai pas le
pi emier qui me manquera.
En la quittant j'avais pris son heure pour le lendemain. .1. ne la
lis pas attendre. Je la trouvai in vestito di confiden^a; dans un désha-
billé plus que galant, qu'un ne connaît que dans les pays méridio
naux,et que je ne m'amuserai pas à décrire, quoique je me le rappelle
trop bien. Je dirai seulement que ses manchettes et son tour de gorge
étaient bordés d'un fil de soie garni de pompons couleur de rose. Cela
me parut animer une fort belle peau. Je vis ensuite que c'était la modi
à Venise; et l'effet en est si charmant, que je suis surpris que cette
mode n'ait jamais passe en France. Je n'avais point d'idée des voluptés
qui m'attendaient. J'ai parle de madame de Larnage, dans les trans-
ports que son souvenir me rend quelquefois encore: mais qu'elle
était vieille, et laide, et froide auprès de ma Zulietta! Ne tache/ pas
d'imaginer les charmes et les grâces de cette fille enchanteresse.
vous resteriez trop loin de la vérité; les jeunes vierges des cloîtres
sont moins fraîches, les beautés du sérail sont moins vives, les houris
du paradis sont moins piquantes. Jamais si douce jouissance ne s'of-
frit au cœur et aux sens d'un mortel. Ah! du moins, si je l'avais su
goûter pleine et entière un seul moment!... Je la goûtai, mais sans
charme; j'en émoussai toutes les délices; je les tuai comme à plaisir.
Non, la nature ne m'a point tait pour jouir. Elle a mis dans ma mau-
vaise tète le poison de ce bonheur ineffable, dont elle a mis l'appétit
dans mon cœur.
S'il est une circonstance de ma vie qui peigne bien mon naturel,
c'est celle que je vais raconter. La force avec laquelle je me rappelle
en ce moment l'objet de mon livre me fera mépriser ici la fausse bien-
séance qui m'empêcherait de le remplir. Qui que vous soyez, qui
voulez connaître un homme, osez lire les deux ou trois pages sui-
vantes : vous allez connaître a plein Jean-Jacques Rousseau.
J'entrai dans la chambre d'une courtisane comme dans le sanc-
tuaire de l'amour et de la beauté; j'en crus voir la divinité dans sa
personne. Je n'aurais jamais cru que. sans respect et sans estime, on
pût rien sentir de pareil à ce qu'elle me lit éprouver. A peine eus-je
connu, dans les premières familiarités, le prix de ses charmes et de
, (.ni | SS10NS DE .1-1. ROUSSEAU.
. |ik. de peur d'en perdre le fruit d'avance, je voulus me
hâter de le cueillir. Toui .1 coup, au lieu des flammes qui me dévo-
raient, je sens mi froid mortel couler dans mes veines; les jambes me
flageolent, et, prêt à me trouver mal, je m'assieds, et je pleure comme
lin enfant.
Qui pourrait de\ mer la cause de mes larmes, et ce qui me passait
par la tête en ce moment: Je me disais : Cet objet dont je dispose
est le chef-d'œuvre de la nature et de l'amour; l'esprit, le corps, tout
en e^t parfait; elle est aussi bonne et généreuse qu'elle est aimable
et belle; les grands, les princes, devraient être ses esclaves ; les scep-
tres devraient être à ses pieds. Cependant la voilà, misérable cou-
reuse, livrée au public; un capitaine de vaisseau marchand dispose
d'elle: elle vient se jeter à ma tête, à moi qu'elle sait qui n'ai rien, à
moi dont le mérite, qu'elle ne peut connaître, est nul à ses yeux. 11
v a la quelque chose d'inconcevable. ( )u mon cœur me trompe, fascine
mes sens et me l'end la dupe d'une indigne salope, ou il faut que quel-
que défaut secret que j'ignore détruise l'effet de ses charmes, et la rende
odieuse à ceux qui devraient se la disputer. .le me mis à chercher ce
défaut avec une contention d'esprit singulière, et il ne me vint pas
même à l'esprit que la v put y avoir part. La fraîcheur de ses chairs,
l'éclat de son coloris, la blancheur de ses dents, la douceur de son
haleine, l'air de propreté répandu sur toute sa personne, éloignaient de
moi si parfaitement cette idée, qu'en doute encore sur mon état depuis
la padoana. je me faisais plutôt un scrupule de n'être pas assez sain
pour elle ; et je suis très-persuadé qu'en cela ma confiance ne me trom-
pait pas.
(les réflexions, si bien placées, m'agitèrent au point d'en pleurer.
Zulietta, pour qui cela faisait sûrement un spectacle tout nouveau dans
la circonstance, fut un moment interdite: mais, ayant fait un tour de
chambre et passe devant son miroir, elle comprit et mes yeux lui con-
firmèrent que le dégoût n'avait pas de part a ce rat. 11 ne lui fut pas
difficile de m'en guérir et d'effacer cette petite honte; mais au moment
que j'étais prêt à me pâmer sur une gorge qui semblait pour la pre-
mière lois souffrir la bouche et la main d'un homme, je m'aperçus
qu'elle avait un teton borgne. Je me frappe, j'examine, je crois voir
teton n'est pas conformé comme l'autre. Me voilà cherchant
LIVRE SEPTIÈME. |
dans ma tête comment on peut avoii un t< ton borgne; uadé
que cela tenait à quelque notable vice naturel, à force de tourm
retourner cette idée, je vis élan comme le joui que dans la plus char-
mante personne dont je pusse me former l'image, je ne tenais dans
mes bras qu'une espèce de monstre, le rebui «.le la natu i mes
et de l'amour. Je poussai la stupidité jusqu'à lui parler de ce teton
borgne. Elle prit d'abord la chose en plaisantant, et, dans son humeur
folâtre, dit et tit des choses a me faire mourir d'amour; mais, gardant
un fonds d'inquiétude que je ne pus lui cacher, je la vis enfin rougir,
se rajuster, se redresser, et, sans dire un seul mot, s'aller metti
fenêtre. Je voulus m'y mettre a cote d'elle: elle s'en Ôta, fut s'asseoir
sur un lit de repos, se leva le moment d'après; et, se promenant par
la chambre en s'év entant, médit d'un ton froid et dédaigneux : ZanettO,
lascia le donne, e studia /.? maternât ica.
\vant de la quitter, je lui demandai pour lendemain un autre ren-
dez-vous, qu'elle remit au troisième jour, en ajoutant, avec un sourire
ironique, que je devais avoir besoin de repos. Je passai ce temps mal
à mon aise, le cœur plein de ses charmes et de ses grâces, sentant
mon extravagance, me la reprochant, regrettant les moments si mal
employés, qu'il n'avait tenu qu'à moi de rendre les plus doux de ma
vie; attendant avec la plus vive impatience celui d'en réparer la perte,
et néanmoins inquiet encore, maigre que j'en eusse, de concilier les
perl'ectionsde cette adorable tille avec l'indignité de son état. Je courus.
je volai chez elle à l'heure dite. Je ne sais si son tempérament ardent
eût été plus content de cette visite; son orgueil l'eût été du moins,
et je me faisais d'avance une jouissance délicieuse de lui montrer de
toutes manières comment je savais réparer mes toits. Elle m'épargna
cette épreuve. Le gondolier, qu'en abordant j'envoyai chez elle, me
rapporta qu'elle était partie la veille pour Florence. Si je n'avais pas
senti tout mon amour en la possédant, je le sentis bien cruellement
en la perdant. .Mon regret insensé ne m'a point quitté. Tout aimable.
toute charmante qu'elle était à mes veux, je pouvais me consoler de-
là perdre; mais de quoi je n'ai pu me consoler, je l'avoue, c'est qu'elle
n'ait emporté de moi qu'un souvenir méprisant.
Voilà mes deux histoires. Les dix-huit mois que j'ai passés a
Venise ne m'ont fourni de plus à dire qu'un simple projet tout au
NFESSI0NSD1 l.-J. ROUSSI VI
plus. Carrio était galant : ennuyé de n'aller toujours que chez des
filles engagées a d'autres, il eut la fantaisie d'en avoir une à son
tour; et, comme nous étions inséparables, il me proposa l'arrange-
ment, peu rare à Venise, d'en avoir une à nous deux. J'y consentis.
Il s'agissait de la trouver sûre. Il chercha tant, qu'il déterra une
petite fille de onze à douze ans, que son indigne mère cherchait à
vendre. Nous lûmes la voir ensemble. .Mes entrailles s'émurent en
nt cette enfant : elle était blonde et douce comme un agneau; on
ne l'aurait jamais crue Italienne. On vit pour très-peu de chose à
Venise : nous donnâmes quelque argent à la mère, et pourvûmes a
l'entretien de la fille. Elle avait de la voix : pour lui procurer un ta-
lent de ressource, nous lui donnâmes une épinette et un maître à
chanter. Tout cela nous coûtait à peine à chacun deux sequins par
mois, et nous en épargnait davantage en autres dépenses; mais
comme il fallait attendre qu'elle fût mûre, c'était semer beaucoup
avant que de recueillir. Cependant, contents d'aller là passer les soi-
. causer et jouer très-innocemment avec cette enfant, nous nous
amusions plus agréablement peut-être que si nous l'avions possé-
dée : tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux femmes est
moins la débauche qu'un certain agrément de vivre auprès d'elles!
Insensiblement mon cœur s'attachait à la petite Anzoletta. mais d'un
attachement paternel, auquel les sens avaient si peu de part, qu'à
mesure qu'il augmentait il m'aurait été moins possible de les y
l'aire entrer; et je sentais que j'aurais eu horreur d'approcher cette-
tille devenue nubile comme d'un inceste abominable. Je voyais les
sentiments du bon Carrio prendre, à son insu, le même tour. Nous
- ménagions, sans y penser, des plaisirs non moins doux, mais
bien différents de ceux dont nous avions d'abord eu l'idée ; et je suis
certain que, quelque belle qu'eût pu devenir Cette pauvre enfant, loin
d'être jamais les corrupteurs de son innocence, nous en aurions été
les protecteurs. Ma catastrophe, arrivée peu de temps après, ne me
i pas celui d'avoir part à cette bonne œuvre; et je n'ai à me
louer dans cette affaire que du penchant de mon cœur. Revenons à
mon V03
Mon premier projet en sortant de chez M. de Montaigu, était de
me tôt i r G nève. en attendant qu'un meilleur sort, écartant les
LIVR1 SEPTIKMI
47
obstacles, pût me réunir à ma pauvre m. un. m. M. us l'éclat qu'avait
fait notre querelle, et la sottise qu'il lit d'en écrire a la ouïr, me lit
prendre le- parti d'aller moi-même v rendre compte de ma conduite.
et me plaindre de celle d'un forcené. Je marquai de Venise ma les,,-
lution à M. du Theil, chargé par intérim des affaires étrangères après
la mort de M. Amelot. Je partis aussitôt que ma lettre : je pris ma
route par Bergame, Côme et Como d'Ossola; je traversai le Simplon.
A Sion, M. de Chaignon, chargé des affaires de France, me lit mille
amitiés; a Genève, M. vie la Closure m'en lit autant. J'y renouvelai
connaissance avec M. de Gauffecourt, dont j'avais quelque argent à
recevoir. J'avais traverse Nyon sans voir mon père : non qu'il ne
m'en coûtât extrêmement, mais je n'avais pu me résoudre à nie mon-
trer à ma belle-mère après mon désastre, certain qu'elle me jugerait
sans vouloir m'écouter. Le libraire Duvillard, ancien ami de mon
père, me reprocha vivement ce tort. Je lui en dis la cause; et. pout-
le réparer sans m'exposer à voir ma belle-mère, je pris une chaise, et
nous fûmes ensemble a Nvon descendre au cabaret. Duvillard s'en
fut chercher mon pauvre père, qui vint tout courant m'embrasser.
Nous soupâmes ensemble, et. après avoir passe une s. niée bien
douce à mon cœur, je retournai le lendemain matin à Genève avec
Duvillard, pour qui j'ai toujours conservé de la reconnaissance du
bien qu'il me fît en cette occasion.
.Mon plus court chemin n'était pas par Lyon, mais j'y voulus pas-
ser pour vérifier une friponnerie bien basse de M. de Montaigu.
J'avais fait venir de Paris une petite caisse contenant une veste brodée
en or, quelques paires de manchettes et six paires de bas de soie
blancs; rien de plus. Sur la proposition qu'il m'en lit lui-même, je
fis ajouter cette caisse, ou plutôt cette boite, à son bagage. Dans le
mémoire d'apothicaire qu'il voulut me donner en payement de mes
appointements, et qu'il avait écrit de sa main, il avait mis que cette
boîte, qu'il appelait ballot, pesait onze quintaux, et il m'en avait
passé le port à un prix énorme. Par les soins de M. Boy de la Tour,
auquel j'étais recommandé par M. Roguin, son oncle, il fut vérifié,
sur les registres des douanes de Lyon et de Marseille, que ledit ballot
ne pesait que quarante-cinq livres, et n'avait pavé le port qu'à rai-
son de ce poids. Je joignis cet extrait authentique au mémoire de
C0N1 I SSIONS DE J.-J. ROUSSE VU.
M. de Montaigu; et, muni de ces pièces et de plusieurs autres de la
même force, je me rendis à Paris, irès-impatient d'en faire usage.
J'eus, durant toute cette longue route, de petites aventures à Côme
en Valais et ailleurs. Je vis plusieurs choses, entre autres les îles
Borromées, qui met itéraient d'être décrites; mais le temps me gagne.
spions m'obsèdent; je suis force de faire a la hâte et mal un
travail qui demanderait le loisir et la tranquillité qui me man-
quent. Si jamais la Providence, jetant les yeux sur moi, me procure
enfin des jours plus calmes, je les destine à refondre, si je puis, cet
ouvrage, ou à v faire du moins un supplément dont je sens qu'il a
grand besoin.
I e bruit de mon histoire m'avait devance, et en arrivant je trou-
|ue dans les bureaux et dans le public tout le monde était scan-
dalise des folies de l'ambassadeur. Malgré cela, malgré le cri public
dans Venise, malgré les preuves sans réplique que j'exhibais, je ne
pus obtenir aucune justice. Loin d'avoir ni satisfaction ni réparation,
je fus même laissé à la discrétion de l'ambassadeur pour mes ap-
pointements, et cela par l'unique raison que n'étant pas Français, je
n'avais pas droit à la protection nationale, et que c'était une affaire
particulière entre lui et moi. Tout le monde convint avec moi que
j'étais offensé, lésé, malheureux ; que l'ambassadeur était un extrava-
gant cruel, inique, et que toute cette affaire le déshonorait à jamais.
M s quoi! Il était l'ambassadeur: je n'étais, moi, que le secrétaire.
I.e bon ordre, ou ce qu'on appelle ainsi, voulait que je n'obtinsse
aucune justice, et je n'en obtins aucune. Je m'imaginai qu'à force de
crier et de traiter publiquement ce fou comme il le méritait, on me
dirait a la fin de me taire : et c'était ce que j'attendais, bien résolu de
n'obéir qu'après qu'on aurait prononcé. .Mais il n'y avait point alors
de ministre des affaires étrangères. On me laissa clabauder, on m'en-
couragea même, on faisait chorus ; mais l'affaire en resta toujours là,
i ce que, las d'avoir toujours raison et jamais justice, je perdis
enfin courage, et plantai la tout.
I : seule personne qui me reçut mal, et dont j'aurais le moins
attendu cette injustice, fut madame de Beuzenval. Toute pleine des
prérogatives du rang et de la noblesse, elle ne put jamais se mettre
dans la tête qu'un ambassadeur put avoir tort avec son secrétaire.
LIVR1 SEPTIÈMI
l.'accucil qu'elle me lit fut conforme à cl- pi ['en lus si piqué,
qu'en sortant de chez clic je lui écrivis une des fortes et vives lettres
que j'aie peut-être écrites, et n'y suis jamais retourne. Le P. Caste!
me reçut mieux; mais à travers le patelinage jésuitique, je le vis
suivre assez fidèlement une des grandes maximes de la Société, qui
est d'immoler toujours le plus faible au plus puissant. Le vif senti-
ment de la justice de ma cause et ma fierté naturelle ne me laissèrent
pas endurer patiemment cette partialité. Je Cessai de voir le I'. Cas-
tel, et par là d'aller aux Jésuites, où je ne connaissais que lui seul.
D'ailleurs l'esprit tyrannique et intrigant de ses confrères, si différent
de la bonhomie du bon P. Hemet. me donnait tant d'éloignement
pour leur commerce, que je n'en ai vu aucun depuis ce temps-là, si
ce n'est le 1'. Bcrthicr. que je vis deux ou trois lois chez M. Dupin,
avec lequel il travaillait de toute sa force a la réfutation de .Montes-
quieu.
Achevons, pour n'y plus revenir, ce qui me reste à dire de M. de
Montaigu. Je lui axais dit dans nos démêlés qu'il ne lui fallait pas
un secrétaire, mais un clerc de procureur. Il suivit cet avis, et me
donna réellement pour successeur un vrai procureur, qui dans moins
d'un an lui vola vingt ou trente mille livres. Il |e chassa, le lit mettre
en prison; chassa ses gentilshommes avec esclandre et scandale, se
rit partout des querelles, reçut des affronts qu'un valet n'endurerait
pas, et finit, à force de folies, par se faire rappeler et renvoyer
planter ses choux. Apparemment que, parmi les réprimandes qu'il
reçut à la cour, son affaire avec moi ne fut pas oubliée; du moins,
peu de temps après son retour, il m'envoya son maître d'hôtel pour
solder mon compte et me donner de l'argent. J'en manquais dans ce
moment-là; mes dettes de Venise, dettes d'honneur si jamais il en
fut, me pesaient sur le cieur. Je saisis le moyen qui se présentait de
les acquitter, de même que le billet de Zanetto Xani. Je reçus ce
qu'on voulut me donner; je payai toutes mes dettes, et je restais sans
un sou, comme auparavant, mais soulagé d'un poids qui m'était
insupportable. Depuis lors, je n'ai plus entendu parler de .M. de
Montaigu qu'à sa mort, que j'appris par la voix publique. Que Dieu
tasse paix à ce pauvre homme! Il était aussi propre au métier d'am-
bassadeur que je l'avais été dans mon enfance a celui de grapi-
, ONI i 5SIONS DE J.-.l. ROI SSEA1
enan. Cependant il n'avait tenu qu'à lui de se soutenir honorable-
ment par mes services, et de me faire avancer rapidement dans
l'état auquel le comte de Gouvon m'avait destine dans ma jeunesse,
et dont par moi seul je m'étais rendu capable dans un âge plus
avance.
I i justice et l'inutilité de mes plaintes me laissèrent dans l'âme
un germe d'indignation contre nus sottes institutions civiles, où le
vrai bien public et la véritable justice sont toujours sacrifies a je ne
s. us quel ordre apparent, destructeur en effet de tout ordre, et qui ne-
lait qu'ajouter la sanction de l'autorité publique à l'oppression du
faible et à l'iniquité du fort. Deux choses empêchèrent ce germe de
se développer pour lors comme il a l'ait dans la suite : l'une qu'il
ssait de moi dans cette affaire, et que l'intérêt prive, qui n'a ja-
mais rien produit de grand et de noble, ne saurait tirer de mon creur
les divins élans qu'il n'appartient qu'au plus pur amour du juste et
du beau d'y produire: l'autre tut le charme de l'amitié, qui tempé-
rait et calmait ma Colère par l'ascendant d'un sentiment plus doux,
.l'avais t'ait connaissance à Venise avec un Biscayen, ami de mon
ami Carrio, et digne de l'être de tout homme de bien. Cet ai-
mable jeune homme, né pour tous les talents et pour toutes les
vertus, venait de faire le tour de l'Italie pour prendre le goût des
beaux-arts; et, n'imaginant rien de plus à acquérir, il voulait s'en
retourner en droiture dans sa patrie. Je lui disque les arts n'étaient
que le délassement d'un génie comme le sien, t'ait pour cultiver les
sciences; et je lui conseillai, pour en prendre le goût, un voyage
et six mois de séjour à Paris. Il me crut, et lut à Paris. II y était
et m'attendait quand j'y arrivai. Son logement était trop grand pour
lui; il m'en offrit la moitié: je l'acceptai, .le le trouvai dans la fer-
veur des hautes connaissances. Rien n'était au-dessus de sa portée;
il dévorait et digérait tout avec une prodigieuse rapidité. Comme
il me remercia d'avoir procuré cet aliment a son esprit, que le be-
soin de savoir tourmentait sans qu'il s'en doutât lui-même! Quels
rs de lumières et de vertus je trouvai dans cette âme forte! Je
sentis que c'était l'ami qu'il me fallait : nous devînmes intimes. Nos
ts n'étaient pas les mêmes; nous disputions toujours. Tous deux
opiniàtn n'étions jamais d'accord sur rien. Avec cela nous
LIVRE SEPTIÈ Ml m
ne p< »li \ ions nous quitter; et tout en nous contrariant sans cesse.
aucun des deux n'eût voulu que l'autre lut autrement.
Ignacio Emmanuel de Ahuna était un de ces hommes rares que
l'Espagne seule produit, et dont elle produit trop peu pour sa gloire.
Il n'avait pas ces violentes passions nationales communes dans son
pays; l'idée de la vengeance ne pouvait pas plus entrer dans son esprit
que le désir dans son cœur. Il était trop fier pour être vindicatif, et
je lui ai souvent ouï dire avec beaucoup de sang-froid qu'un mortel ne
pouvait pas offenser son âme. Il était galant sans être tendre. Il jouait
avec les femmes comme avec des jolis enfants. 11 se plaisait avec les
maîtresses de ses amis; mais je ne lui en ai jamais vu aucune, ni
aucun désir d'en avoir. Les flammes de la vertu dont son cœur était
désoie ne permirent jamais à celles de ses sens de naître.
Après s^-s voyages il s'est marie; il est mort jeune; il a laissé des
enfants; et je suis persuadé, comme de mon existence, que sa femme-
est la première et la seule qui lui ait fait connaître les plaisirs de
l'amour. A l'extérieur, il était dévot comme un Espagnol, mais en
dedans, c'était la piété d'un ange. Hors moi. je n'ai vu que lui seul
de tolérant depuis que j'existe. Il ne s'est jamais informé d'aucun
homme comment il pensait en matière de religion. Que son ami fût
juif, protestant, Turc, bigot, athée, peu lui importait, pourvu qu'il
fût honnête homme. Obstine, têtu pour des opinions indifférentes,
dès qu'il s'agissait de religion, même de morale, il se recueillait. se
taisait, ou disait simplement : Je ne suis charge que de moi. Il est
incroyable qu'on puisse associer autant d'élévation d'âme avec un
esprit de détail porté jusqu'à la minutie. Il partageait et fixait d'avance
l'emploi de sa journée par heures, quarts d'heure et minutes, et
suivait cette distribution avec un tel scrupule, que si l'heure eût
sonné tandis qu'il lisait sa phrase, il eût fermé le livre sans achever.
De toutes ces mesures de temps ainsi rompues, il y en avait pour
telle étude, il y en avait pour telle autre; il y en avait pour la ré-
flexion, pour la conversation, pour l'office, pour Locke, pour le
rosaire, pour les visites, pour la musique, pour la peinture; et il n'y
avait ni plaisir, ni tentation, ni complaisance qui put intervertir cet
ordre; un devoir à remplir seul l'aurait pu. Quand il me faisait la
liste de ses distributions afin que je m'y conformasse, je commen-
I ON FI SSIONS DE J -J. ROUSSEA1
par rire, et je finissais par pleurer d'admiration. Jamais il ne
■ une. ni ne supportait la gêne; il brusquait les gens qui,
par politesse, voulaient le gêner. 11 était emporté sans être boudeur.
Je l'ai VU souvent en colère, mais je ne l'ai jamais vu fâché. Rien
n'était si gai que son humeur : il entendait raillerie et il aimait à
railler; il y brillait même, et il avait le talent de Pépigramme. Quand
on l'animait, il était bruyant et tapageur en paroles, sa voix s'enten-
dait de loin; mais tandis qu'il criait, on le voyait sourire, et tout à
travers ses emportements, il lui venait quelques mots plaisants qui
faisaient éclater tout le monde. Il n'avait pas plus le teint espagnol
que le flegme. Il avait la peau blanche, les joues colorées, les cheveux
d'un châtain presque blond. Il était grand et bien fait. Son corps
fut formé pour loger s, m âme.
Ce sage de cœur ainsi que de tète se connaissait en hommes, et
fut mon ami. C'est toute ma réponse à quiconque ne l'est pas. Nous
nous liâmes si bien que nous finies le projet de passer nos jours en-
semble. Je devais, dans quelques années, aller à Ascoytia pour vivre
avec lui dans sa terre. Toutes les parties de ce projet furent arrangées
entre nous la veille de son départ. Il n'y manqua que ce qui ne dépend
pas des hommes dans les projets les mieux concertés. Les événements
postérieurs, mes desastres, son mariage, sa mort enfin, nous ont sé-
parés pour toujours.
On dirait qu'il n'y a que les noirs complots des méchants qui
réussissent; les projets innocents des bons n'ont presque jamais d'ac-
complissement.
\ ant senti l'inconvénient de la dépendance, je me promis bien de
ne m'y plus exposer. Ayant vu renverser dès leur naissance les projets
d'ambition que l'occasion m'avait fait former, rebuté de rentrer dans
rrière que j'avais si bien commencée, et dont néanmoins je venais
d'être expulsé, je résolus de ne plus m'attacher à personne, mais de
rester dans l'indépendance en tirant parti de mes talents, dont enfin
immençais à sentir la mesure, et dont j'avais trop modestement
pensé jusqu'alors. Je repris le travail de mon opéra, que j'avais inter-
rompu pour aller a Venise; et, pour m'y livrer plus tranquillement,
après le départ d'Altuna, je retournai loger à mon ancien hôtel
' Q lentin, qui, dans un quartier solitaire et peu loin du Luxem-
I IVRE SEPTH Ml
bourg, m'était plus commode puni- travailler à mon aise- que la
bruyante rue Saint-Honoré. Là m'attendait la seule consolation réelle
que le ciel m'ait l'ait goûter dans ma misère, et qui seule me la rend
supportable. Ceci n'est pas une connaissance passagère; je dois entrer
dans quelques détails sur la manière dont elle m fit.
Nous avions une nouvelle hôtesse qui était d'Orléans. Elle prit
pour travailler en linge une tille de son pays, d'environ vingt-deux a
vingt-trois ans, qui mangeait avec nous ainsi que l'hôtesse, dette fille,
appelée Thérèse le Vasseur, était de bonne famille : son père était
officier de la monnaie d'( Orléans, sa mère était marchande. Ils avaient
beaucoup d'enfants. La monnaie d'Orléans n'allant plus, le père se
trouva sur le pavé; la mère, ayant essuyé des banqueroutes. lit mal
ses affaires, quitta le commerce, et vint à Paris avec son mari et sa
fille, qui les nourrissait tous trois de son travail.
l.a première lois que je \is paraître cette tille a table, je fus frappé
de son maintien modeste, et plus encore de son regard vif et doux,
qui pour moi n'eut jamais son semblable. La table était composée,
outre M. de Bonnefond, de plusieurs abbés irlandais, gascons, et
autres gens de pareille étoffe. Notre hôtesse elle-même avait rôti le
balai : il n'y avait là que moi seul qui parlât et se comportât décem-
ment. On agaça la petite; je pris sa défense. Aussitôt les lardons tom-
bèrent sur moi. Quand je n'aurais eu naturellement aucun goût pour
cette pauvre tille, la compassion, la contradiction m'en auraient donné.
J'ai toujours aimé l'honnêteté dans les manières et dans les propos,
surtout avec le sexe. Je devins hautement son champion. Je la vis
sensible à mes soins; et ses regards, animés par la reconnaissance,
qu'elle n'osait exprimer de bouche, n'en devenaient que plus péné-
trants.
Elle était très-timide: je l'étais aussi. La liaison, que cette dispo-
sition commune semblait éloigner, se lit pourtant très-rapidement.
L'hôtesse, qui s'en aperçut, devint furieuse; et ses brutalités avan-
cèrent encore mes affaires auprès de la petite, qui, n'ayant que moi
seul d'appui dans la maison, me voyait sortir avec peine et soupirait
après le retour de son protecteur. Le rapport de nos c<eurs, le con-
cours de nos dispositions eut bientôt son effet ordinaire. Elle crut
voir en moi un honnête homme; elle ne se trompa pas. Je crus yoil
COrt FESSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
en elle une fille sensible, simple el sans coquetterie; je ne me trom-
pai pas non plus. Je lui déclarai d'avance que je ne l'abandonnerais
ni ne l'épouserais jamais. 1, 'amour, l'estime, la sincérité naïve furent
le- ministres de mon triomphe; et c'était parce que son cœur était
tendre et honnête que je lus heureux sans être entreprenant.
La crainte qu'elle eut que je ne me tachasse de ne pas trouver en
elle Ce qu'elle croyait que j'v cherchais, recula mon bonheur plus
que toute autre chose. Je la vis, interdite et confuse avant de se ren-
dre, vouloir se faire entendre, et n'oser s'expliquer. Loin d'imaginer
la véritable cause de son embarras, j'en imaginai une bien fausse et
bien insultante pour ses mœurs; et, croyant qu'elle m'avertissait que
ma santé Courait des risques, je tombai dans des perplexités qui ne
me retinrent pas, mais qui durant plusieurs jours empoisonnèrent
mon bonheur. Comme nous ne nous entendions pas l'un l'autre, nos
entretiens a ce sujet étaient autant d'énigmes et d'amphigouris plus
que i isibles. Elle fut prête à me croire absolument fou ; je fus prêt à ne
savoir plus que penser d'elle. Enfin nous nous expliquâmes : elle me
lit en pleurant l'aveu d'une faute unique au sortir de l'enfance, fruit
de son ignorance et de l'adresse d'un séducteur. Sitôt que je la com-
pris, je lis un cri de joie : Pucelage! m'écriai-je : c'est bien à Paris,
c'est bien a vingt ans qu'on en cherche! Ah! ma Thérèse, je suis trop
heureux de te posséder sage et saine, et de ne pas trouver ce que je
ne cherchais pas.
Je n'avais cherché d'abord qu'à me donner un amusement. Je vis
que j'avais plus fait, et que je m'étais donné une compagne. Lu peu
d'habitude avec Cette excellente fille, un peu de réflexion sur ma situa-
tion, me tirent sentir qu'en ne songeant qu'à mes plaisirs, j avais
beaucoup fait pour mon bonheur. Il me fallait, à la place de l'ambi-
éteinte. un sentiment vif qui remplît mon cœur. 11 fallait, pour
tout dire, un successeur à maman : puisque je ne devais plus vivre
avec elle, il me fallait quelqu'un qui vécut avec son élevé, et en qui je
trouvasse la simplicité, la docilité de cœur qu'elle avait trouvée en
moi. 11 fallait que la douceur de la vie privée et domestique me
dédommageât du sort brillant auquel je renonçais. Quand j'étais
ilument seul, mon cœur était vide; mais il n'en fallait qu'un
: le remplir. Le sort m'avait ôté, m'avait aliéné, du moins en
rr
W.«Ue« ] çl»i
•' ' !'' ENSEIGNANT LES 11
LIVRE SEPTII Ml S5
partie, celui pour lequel la nature m'avait fait. Dès lors j'étais seul ;
cai il n'j eut jamais pour moi d'intermédiaire entre tout et rien.
Je trouvais dans rhérèse le supplément dont j'avais besoin; pai
elle je vécus heureux autant que je pouvais l'être selon le cours des
événements.
Je voulus d'abord former son esprit : j'y perdis ma peine. Son es-
prit est ce que l'a t'ait la nature; la culture et les soins n'\ prennent
pas. Je ne rougis pas d'avouer qu'elle n'a jamais bien su lire, quoi-
qu'elle écrive passablement. Quand j'allai loger dans la rue Neuvc-
des-Petits-Champs, j'avais à l'hôtel de Pontchartrain, vis-à-vis mes
fenêtres, un cadran sur lequel je m'efforçai durant plus d'un mois ,,
lui faire connaître les heures. A peine les connaît-elle encore à pré-
sent. Elle n'a jamais pu suivre l'ordre des douze mois de l'année, et
ne connaît pas un seul chiffre, malgré tous les soins que j'ai pris pour
les lui montrer. Elle ne sait ni compter l'argent, ni le prix d'aucune
chose. I.e mot qui lui vient en parlant est s,,u\lmh l'opposé de celui
qu'elle veut dire. Autrefois j'avais fait un dictionnaire de ses phrases
pour amuser madame de Luxembourg, et ses quiproquos sont de-
venus célèbres dans les sociétés où j'ai vécu. Mais cette personne
si bornée, et, si l'on veut, si stupide, est d'un conseil excellent dans
les occasions difficiles. Souvent en Suisse, en Angleterre, en France,
dans les catastrophes où je nie trouvais, elle a vu ce que je ne voyais
pas moi-même; elle m'a donne les avis les meilleurs à suivre; elle
m'a tiré des dangers où je me précipitais aveuglément ; et devant les
dames du plus haut rang, devant les grands et les princes. sCs senti-
ments, son bon sens, ses réponses et sa conduite, lui ont attiré l'es-
time universelle: et à moi. sur son mérite, des compliments dont je
sentais la sincérité.
Auprès des personnes qu'on aime, le sentiment nourrit l'esprit
ainsi que le cœur, et l'on a peu besoin de chercher ailleurs des idées.
Je vivais avec ma Thérèse aussi agréablement qu'avec le plus beau
génie de l'univers. Sa mère, fière d'avoir été jadis élevée auprès de la
marquise de Monpipcau. faisait le bel esprit, voulait diriger le sien,
et gâtait, par son astuce, la simplicité de notre commerce. L'ennui
de cette importunité me fit un peu surmonter la sotte honte de n'oser
me montrer avec Thérèse en public, et nous faisions tète à tête de
0 N I l S S I O N S I ' I : J . - .1 . ROI S S E A \ .
petites promenades champêtres et de petits goûtés qui m'étaient déli-
cieux. Je voyais qu'elle m'aimait sincèrement, et cela redoublait ma
tendresse. Cette douce intimité me tenait lieu de tout : l'avenir ne
me touchait plus, ou ne me touchait que comme le présent prolongé :
je ne désirais rien que d'en assurer la durée.
Cet attachement me rendit toute autre dissipation superflue et in-
sipide. Je ne sortais plus que pour aller chez Thérèse; sa demeure
devint presque la mienne. Cette vie retirée devint si avantageuse à
mon travail, qu'en moins de trois mois mon opéra tout entier fut fait,
paroles et musique. 11 restait seulement quelques accompagnements
et remplissages à taire. Ce travail de manœuvre m'ennuyait fort. Je
proposai a Philidor de s'en charger, en lui donnant part au bénéfice.
11 vint deux fois, et lit quelques remplissages dans l'acte d'Ovide:
mais il ne put se captiver à ce travail assidu pour un profit éloigne
et même incertain. Il ne revint plus, et j'achevai ma besogne moi-
même.
Mon opéra fait, il s'agit d'en tirer parti; c'était un autre opéra bien
plus difficile. On ne vient à bout de rien à Paris quand on y vit isolé.
Je pensai à me faire jour par M. de la Poplinière, chez qui Gaulle-
court, de retour de Genève, m'avait introduit. M. de la Poplinière
était le Mécène de Rameau : madame de la Poplinière était sa très-
humble écolière. Rameau faisait, comme on dit. la pluie et le beau
temps dans cette maison. Jugeant qu'il protégerait avec plaisir l'ou-
vrage d'un de ^es disciples, je voulus lui montrer le mien. Il refusa de
le voir, disant qu'il ne pouvait lire des partitions, et que cela le fati-
guait trop. La Poplinière dit là-dessus qu'on pouvait le lui faire en-
tendre, et m'offrit de rassembler des musiciens pour en exécuter des
morceaux. Je ne demandais pas mieux. Rameau consentit en grom-
melant, et répétant sans cesse que ce devait être une belle chose que
(imposition d'un homme qui n'était pas enfant de la balle, et qui
avait appris ht musique tout seul. Je me hâtai de tirer en parties cinq
ou six morceaux choisis. On me donna une dizaine de symphonistes,
et pour chanteurs, Albert. Bérard et mademoiselle Bourbonnais.
Hameau commença dès l'ouverture à faire entendre, par ses éloges
outrés, qu'elle ne pouvait être de moi. Il ne laissa passer aucun mor-
ceau sans donner des signes d'impatience: mais a un air de haute-
LIVRE SEP lli ME.
contre, dont le chant était mâle et sonore, et l'accompagnement l
hnll.mt. il ne put se contenir; il m'apostropha avec une brutalité
qui scandalisa tout le monde, soutenant qu'une partie de ce qu'il
venait d'entendre était d'un homme consommé dans l'art, et le reste
d'un ignorant qui ne savait pas même la musique. Et il esi vrai que
mon travail, inégal et sans règle, était tantôt sublime et tantôt ■
plat, comme doit être celui de quiconque ne s'élève que par quelques
élans de génie, et que la science ne soutient point. Rameau prétendit
ne voir en moi qu'un petit pillard sans talent et sans goût. Les assis-
tants, et surtout le maître de la maison, ne pensèrent pas de même.
M. de Richelieu, qui dans ce temps-là voyait beaucoup monsieur et,
comme on sait, madame de la Poplinière, ouït parler de mon om rage,
et voulut l'entendre en entier, avec le projet de le faire donnera la
coui s'il en était Content. 11 tut exécute à grand chœur et à grand
orchestre, aux Irais du roi, chez .M. Bonneval, intendant des menus.
Francœur dirigeait l'exécution. L'effet en lut surprenant : M. le duc
ne cessait de s'écrier et d'applaudir; et à la lin d'un chœur, dans l'acte
du Tasse, il se leva, vint à moi, et me serrant la main. Mon-
sieur Rousseau, me dit-il. voilà de l'harmonie qui transporte; je n'ai
jamais rien entendu de plus beau : je veux faire donner cet ouvrage à
Versailles. Madame de la Poplinière, qui était la, ne dit pas un mot.
Rameau, quoique invité, n'y avait pas voulu venir. Le lendemain,
madame de la Poplinière me fit à sa toilette un accueil fort dur, affecta
de me rabaisser ma pièce, et me dit que, quoiqu'un peu de clinquant
eût d'abord ébloui M. de Richelieu, il en était bien revenu, et qu'elle
ne me conseillait pas de compter sur mon opéra. Monsieur le duc
arriva peu après, et me tint un tout autre langage, me dit des choses
flatteuses sur mes talents, et me parut toujours disposé a taire donner
ma pièce devant le roi. Il n'y a, dit-il, que l'acte du Tasse qui ne
peut passer à la cour : il en faut taire un autre. Sur ce seul mot j'allai
m'enfermer chez moi; et dans trois semaines j'eus fait, à la place du
Tasse, un autre acte, dont le sujet était Hésiode inspiré par une
muse. Je trouvai le secret de taire passer dans cet acte une partie de
l'histoire de mes talents, et de la jalousie dont Rameau voulait bien
les honorer. 11 v avait dans ce nouvel acte une élévation moins gigan-
tesque et mieux soutenue que celle du Tasse : la musique en était
TOME II. 8
IONS DE J. I. ROI SSEA1 .
jii^M noble et beaucoup mieux faite; et si les deux autres actes
avaient \ al u celui-là, la pièce entière eût avantageusement soutenu la
représentation : mais tandis que j'achevais de la mettre en état, une
autre entreprise suspendit l'exécution de celle-là.
I hiver qui suivit la bataille de Fontenoy il y eut beaucoup de
fêtes a Versailles, entre autres plusieurs opéras au théâtre des Petites-
Écuries. De ce nombre fut le drame de Voltaire, intitulé la Princesse
de Navarre, dont Rameau avait fait la musique, et qui venait d'être
changé et réformé sous le nom des Fêtes de Ramire. Ce nouveau
siiiet demandait plusieurs changements aux divertissements de l'an-
cien, tant dans les vers que dans la musique. Il s'agissait de trouver
quelqu'un qui put remplir ce double objet. Voltaire, alors en Lor-
raine. <.t Rameau, tous deux occupes pour lors à l'opéra du Temple
de la Gloire, ne pouvant donner des soins à celui-là, M. de Richelieu
pensa à moi, me lit proposer de m'en charger : et pour que je pusse
examiner mieux ce qu'il \ avait à faire, il m'envoya séparément le
poème cl la musique. Avant toute chose, je ne voulus toucher aux
paroles que de l'aveu de l'auteur; et je lui écrivis à ce sujet une lettre
très-honnête, et même respectueuse, comme il convenait. Voici sa
réponse, dont l'original est dans la liasse A. n" i.
« i ? décembre 1755.
Vous réunisse/, monsieur, deux talents qui ont toujours été
séparés jusqu'à présent. Voilà déjà deux bonnes raisons pour moi
de vous estimer et de chercher à vous aimer. Je suis taché pour
vous que vous employiez ces deux talents à un ouvrage qui n'en est
• pas trop digne. Il v a quelques mois que M. le duc de Richelieu
■■ m'ordonna absolument de faire dans un clin d'œil une petite et
•■ mauvaise esquisse de quelques scènes insipides et tronquées, qui
'■ devaient s'ajuster ,1 des divertissements qui ne sont point faits pour
<■ elles. J'obéis avec la plus grande exactitude; je lis très-vite et très-
mal. J'envoyai ce misérable croquis a M. le duc de Richelieu, comp-
' tant qu'il ne servirait pas, ou que je le corrigerais. Heureusement
- il est entre vos mains, vous en êtes le maître absolu; j'ai perdu
entièrement tout cela de vue. Je ne doute pas que vous n'ayez rec-
1-1 VR] SEPTIÈMI
.. tifié tentes k-s fautes échappées nécessairement dans une compo-
« sition si rapide d'une simple esquisse, que vous n'aye2 supplée à
•' tout.
« .le me souviens qu'entre autres balourdises, il n'est pas dit. dans
« ces scènes qui lient les divertissements, comment la pi incesse Gre-
« nadine passe t. ait d'un coup d'une prison dans un jardin ou dans
« un palais. Comme ce n'est point un magicien qui lui donne des
« tètes, mais un seigneur espagnol, il me semble que rien ne doit se
« faire par enchantement. Je vous prie, monsieur, de vouloii bien
« revoir cet endroit, dont je n'ai qu'une idée confuse. Voyez s'il est
» nécessaire que la prison s'ouvre, et qu'on lasse passer notre prin-
« cesse de cette prison dans un beau palais doré et verni, préparé
« pour elle. Je sais très-bien que tout cela est fort misérable, et qu'il
•• est au-dessous d'un être pensant de l'aire une allaite sérieuse de ces
» bagatelles; mais enfin, puisqu'il s'agit de déplaire le moins qu'on
" pourra, il faut mettre le plus de raison qu'on peut, même dans un
mauvais divertissement d'opéra.
« Je me rapporte de tout à vous et à M. Ballod, et je compte avoir
« bientôt l'honneur de vous faire mes remercîments, et de vous assu-
■• rer, monsieur, à quel point j'ai celui d'être, etc. »
Qu'on ne soit pas surpris de la grande politesse de cette lettre,
comparée aux autres lettres demi-cavalières qu'il m'a écrites depuis ce
temps-là. Il me crut en grande faveur auprès de .M. de Richelieu:
et la souplesse courtisane qu'on lui connaît l'obligeait à beaucoup
d'égards pour un nouveau venu, jusqu'à ce qu'il connût mieux la
mesure de son crédit.
Autorisé pat M. de Voltaire et dispensé de tous égards pour Ra-
meau, qui ne cherchait qu'à me nuire, je me mis au travail, et en
deux mois ma besogne fut faite. Elle se borna, quant aux vei
très-peu de chose. Je tâchai seulement qu'on n'y sentit pas la diffé-
rence des styles; et j'eus la présomption de croire avoir réussi. .Mon
travail en musique fut plus long et plus pénible : outre que j'eus à
faire plusieurs morceaux d'appareil, et entre autres l'ouverture, tout
le récitatif dont j'étais chargé se trouva d'une difficulté extrême, en
ce qu'il fallait lier, souvent en peu de vers et par des modulations
CONFESSION S Dl I. J. ROUSSEAU.
■rapides, des symphonies et des chœurs dans des tons fort éloi-
gnés : car. pour que Rameau ne m'accusât pas d'avoir défiguré ses
airs, je n'en voulus changer ni transposer aucun. Je réussis à ce récitatif.
Il était bien accentué, plein d'énergie, et surtout excellemment mo-
dulé. L'idée des deux hommes supérieurs auxquels on daignait m'as-
i m'avait élevé le génie; et je puis dire que. dans ce travail ingrat
et sans gloire, dont le public ne pouvait pas même être informé, je
me tins presque toujours à coté de mes modèles.
La pièce, dans l'état où je l'avais mise, fut répétée au grand théâtre
de l'< )péra. Des trois auteurs je m'y trouvai seul. Voltaire était absent,
et Rameau n'y vint pas. ou se cacha.
Les paroles du premier monologue étaient très-lugubres; en voici
le début :
( ) mort! viens terminer les malheurs de ma vie.
Il avait bien fallu faire une musique assortissante. Ce fut pour-
tant là-dessus que madame de la Poplinière fonda sa censure, en
m'accusant, avec beaucoup d'aigreur, d'avoir fait une musique d'en-
terrement. M. de Richelieu commença judicieusement par s'informer
de qui étaient les vers de ce monologue. Je lui présentai le manuscrit
qu'il m'avait envoyé, et qui faisait foi qu'ils étaient de Voltaire. En
ce cas. dit-il, c'est Voltaire seul qui a tort. Durant la répétition, tout
ce qui était de moi fut successivement improuvé par madame de la
Poplinière, et justifié par M. de Richelieu. .Mais enfin j'avais allaite
à trop forte partie, et il me fut signifié qu'il y avait à refaire à mon
travail plusieurs choses sur lesquelles il fallait consulter M. Rameau.
ré d'une conclusion pareille, au lieu des éloges que j'attendais,
et qui certainement m'étaient dus, je rentrai chez moi la mort dans le
cieur. J'y tombai malade, épuisé de fatigue, dévoré de chagrin; et de
six semaines je ne fus en état de sortir.
R tmeau, qui fut chargé des changements indiqués par madame
de la Poplinière. m'envoya demander l'ouverture de mon grand opéra,
pour la substituer à celle que je venais de faire. Heureusement je
sentis le croc-en-jambe, et je la refusai. Comme il n'y avait plus que
cinq ou six jours jusqu'à la représentation, il n'eut pas le temps d'en
une. et il fallut laisser la mienne. Elle était à l'italienne, et d'un
[VR E M-. I' I 1 I M I
style très-nouveau poui lors en France. < u goûtée,
et j'appris pai M. de Valmalette, maître d'hôtel du roi, ei gendre de
M Mussard, mon parent et mon ami, que les amateurs avaient été
très-contents de mon ouvrage, et que le public ne l'avait pas distin-
gué de celui de Rameau. Mais celui-ci, de concert avec madame de
l i Poplinière, prit des mesures pour qu'on ne sût pas même que j'y
avais travaillé. Sur les livres qu'on distribue aux spectateurs, et où
les auteurs sont toujours nommes, il n'y eut de nomme que Voltaire :
et Rameau aima mieux que son nom fût supprimé que d'v voii associer
le mien.
Sitôt que je fus en état de sortir, je voulus aller che/ M. de Riche-
lieu. Il n'était plus temps; il venait de partir pour Dunkerque, où
il devait commander le débarquement destine pour l'Ecosse. A son
retour, je me dis. pour autoriser ma paresse, qu'il était trop tard. Ne
l'ayant plus revu depuis lors, j'ai perdu l'honneur que méritait mon
ouvrage, l'honoraire qu'il devait me produire; et mon temps, nu in
travail, mon chagrin, ma maladie et l'argent qu'elle me coûta, tout
cela fut a mes Irais, sans me rendre un sou de bénéfice, OU plutôt de
dédommagement. Il m'a cependant toujours paru que M. de Riche-
lieu avait naturellement de l'inclination pour moi. et pensait avanta-
geusement de mes talents; mais mon malheur et madame de la Popli-
nière empêchèrent tout l'effet de sa bonne volonté.
Je ne pouvais rien comprendre à l'aversion de cette femme, a qui
je m'étais efforcé de plaire et à qui je faisais assez régulièrement ma
cour, (iautlecourt m'en expliqua les causes : D'abord, me dit-il, son
amitié pour Rameau, dont elle est la prôneuse en titre, et qui ne veut
souffrir aucun concurrent; et de plus un péché originel qui vous
damne auprès d'elle, et qu'elle ne vous pardonnera jamais, c'est d'être
Genevois. Là-dessus il m'expliqua que l'abbé Hubert, qui l'était, et
sincère ami de M. de la Poplinière. avait fait ses efforts pour l'em-
pêcher d'épouser cette femme, qu'il connaissait bien: et qu'après le
mariage elle lui avait voué une haine implacable, ainsi qu'a tous les
Genevois. Quoique la Poplinière. ajouta-t-il. ait de l'amitié pour
vous, et que je le sache, ne compte/ pas sur son appui. Il est amou-
reux de sa femme : elle vous hait; elle est méchante, elle est adroite :
vous ne ferez jamais rien dans cette maison, .le me le tins pour dit.
CONI l SSIONS ni: J.-J. Kol SSEAl .
Ce même Gauffecourt me rendit à peu pies dans le même temps
un service don! j'.i\.iis grand besoin. Je venais de perdre mon ver-
tueux père, âgé d'environ soixante ans. Je sentis moins cette perte
que je n'aurais lait en d'autres temps, OÙ les embarras de ma situa-
tion m'auraient moins occupe. Je n'avais point voulu réclamer de son
vivant ce qui restait du bien de ma mère, et dont il tirait le petit
revenu : je n'eus plus là-dessus de scrupule après sa mort. Mais le
défaut de preuve juridique de la mort de mon frère faisait une diffi-
culté que Gauffecourt se chargea de lever, et qu'il leva en effet par
les bons offices de l'avocat de Lolme. Comme j'avais le plus grand
in de cette petite ressource, et que l'événement était douteux,
j'en attendais la nouvelle définitive avec le plus vif empressement.
Un soir, en rentrant chez moi, je trouvai la lettre qui devait contenir
cette nouvelle, et je la pris pour l'ouvrir avec un tremblement d'im-
patience dont j'eus honte au dedans de moi. Eh quoi ! me dis-je avec
dédain, Jean-Jacques se laisserait-il subjuguer à ce point par l'intérêt
et pat la curiosité? Je remis sur-le-champ la lettre sur ma chemine'e;
je me déshabillai, me couchai tranquillement, dormis mieux qu'à
mon ordinaire, et me levai le lendemain assez tard sans plus penser
à ma lettre. En m'habillant je l'aperçus; je l'ouvris sans me presser;
j'y trouvai une lettre de change. J'eus bien des plaisirs à la fois; mais
je puis jurer que le plus vif fut celui d'avoir su me vaincre. J'aurais
vingt traits pareils à citer en ma vie, mais je suis trop pressé pour
pouvoir tout dire. J'envoyai une petite partie de cet argent à ma pau-
vre maman, regrettant avec larmes l'heureux temps où j'aurais mis
le tout à ses pieds. Toutes ses lettres se sentaient de sa détresse. Elle
m'envoyait un tas de recettes et de secrets dont elle prétendait que je
fisse ma fortune et la sienne. Déjà le sentiment de sa misère lui res-
serrait le ciuur et lui rétrécissait l'esprit. Ee peu que je lui envoyai
fut la proie des fripons qui l'obsédaient. Elle ne profita de rien. Cela
me dégoûta de partager mon nécessaire avec ces misérables, surtout
après l'inutile tentative que je fis pour la leur arracher, comme il sera
dit ci-après.
Ee temps s'écoulait, et l'argent avec lui. Nous étions deux, même
quatre, on, pour mieux dire, nous étions sepl ou huit. Car, quoique
Thérèse fût d'un désintéressement qui a peu d'exemples, sa mère
I IVRE SEPTH Ml
n étaii pas comme elle. Sitôt qu'elle se vit un peu remonté, pai m< .
oins, elle fit venir toute sa famille, poui en partagei le fruit. Sœui
fils, filles, petites-filles, toul vint, hors sa fille aînée, m. mec au din i -
teur des carrosses d'Angers. Tout cequeje faisais poui I
détourné par sa mère en faveur de ces affamés. Comme je n'avai
affaire à une personne avide, et que je n'étais pas subjugué par une
passion folle, je ne Taisais pas des folies. Content de tenir Thérèse
honnêtement, mais sans luxe, à l'abri des pressants besoins, je con-
sentais que ce qu'elle gagnait pai s. m travail fût toui entier au pro-
fit de sa mère, et je ne me bornais pas a cela: mais, par une fatalité
qui me poursuivait, tandis que maman était en proie à ses croquants,
rhérèse était en proie a sa famille, et je ne pouvais rien faire d'au-
cun cote qui profitât à celle pour qui je l'avais destine. Il était mi^ii
lier que la cadette des enfants de madame le Vasseur, la seule qui
n'eût pas été dotée, était la seule qui nourrissait s, m père et sa mère,
ci qu'après avoir été longtemps battue pai se; lui.-, par sCs s.eurs,
même par ses nièces, cette pauvre tille un était maintenant pillée, sans
quelle pût mieux se défendre de leurs vols que de leurs coups. Une
seule de sCs nièces, appelée Gothon Leduc, était asse/ aimable et d'un
caractère assez doux, quoique gâtée par l'exemple et les leçons des
autres. Comme je les \o_\ais souvent ensemble, je leur donnais les
noms qu'elles s'entre-donnaient ; j'appelais la nièce ma nièce, et la
tante ma tante. Toutes deux m'appelaient leur oncle. De là le nom
de tante duquel j'ai continué d'appeler Thérèse, et que nies amis répé-
taient quelquefois en plaisantant.
On sent que, dans une pareille situation, je n'avais pas un ni. .nient
a perdre pour tâcher de m'en tirer. Jugeant que M. de Richelieu
m'avait oublié, et n'espérant plus rien du côté de la cour, je lis quel-
ques tentatives pour faire passera Paris mon opéra: mais j'éprouvai
des difficultés qui demandaient bien du temps pour les vaincre, et
j étais de jour en jour plus pressé. Je m'avisai de présenter ma petite
comédie de Narcisse aux Italiens. Elle y fut reçue, et j'eus les en-
trées, qui me firent grand plaisir: mais ce fut tout. Je ne pus jamais
parvenir a faire jouer ma pièce ; et. ennuyé de faire ma cour à des co-
médiens, je les plantai là. Je revins enfin au dernier expédient qui me
restait, et le seul que j'aurais du prendre. En fréquentant la maison
N] ESSIONS DE J.-J. ROUSSI Ai
de M. «.Ii-- la Poplinière je m'étais éloigné de celle «.le M. Dupin-. Les
deux dames, quoique parentes, étaient mal ensemble et ne se voyaient
point; il n'y avait aucune société entre les deux maisons, et Thieriot
seul vivait dans l'une et dans l'autre. Il lut charge de tacher de me
ramener chez M. Dupin. M. de Francueil suivait alors l'histoire na-
turelle et la chimie, et Taisait v\n cabinet. Je crois qu'il aspirait à
: académie des sciences ; il voulait pour cela faire un livre, et il ju-
geait que je pouvais lui être utile dans ce travail. Madame Dupin. qui
de son côté méditait un autre livre, avait sur moi des vues a peu près
semblables. Ils auraient voulu m'avoir en commun pour une espèce
de secrétaire, et c'était là l'objet des semonces de Thieriot. J'exigeais
préalablement que M. de Francueil emploierait son crédit avec ce-
lui de Jelyote pour faire répéter mon ouvrage a l'Opéra. Il y consen-
tit. Les Muses galantes furent répétées d'abord plusieurs fois au ma-
gasin, puis au grand théâtre. Il y avait beaucoup de monde à la
grande répétition, et plusieurs morceaux furent très-applaudis. Cepen-
dant je sentis moi-même durant l'exécution, fort mal conduite par
Kebel, que la pièce ne passerait pas, et même qu'elle n'était pas en
état de paraître sans de grandes corrections. Ainsi je la retirai sans
mot dire, et sans m'exposer au refus; mais je vis clairement par plu-
sieurs indices que l'ouvrage, eût-il été parfait, n'aurait pas passé.
M. de Francueil m'avait bien promis de le faire répéter, mais non
pas de le faire recevoir. Il me tint exactement parole. J'ai toujours
cru voir, dans cette occasion et dans beaucoup d'autres, que ni lui ni
madame Dupin ne se souciaient de me laisser acquérir une certaine
réputation dans le monde, de peur peut-être qu'on en supposât, en
nt leurs livres, qu'ils avaient greffé leurs talents sur les miens.
Cependant, comme madame Dupin m'en a toujours supposé de très-
médiocres, et qu'elle ne m'a jamais employé qu'à écrire sous sa dic-
tée, ou à des recherches de pure érudition, ce reproche, surtout à
son égard, eût été bien injuste.
Ce dernier mauvais succès acheva de me décourager. J'abandon-
nai tout projet d'avancement et de gloire; et, sans plus songera des
talents vrais ou vains qui me prospéraient si peu, je consacrai mon
temps et mes suins à me procurer ma subsistance et celle de ma
Thérèse, comme il plairait à ceux qui se chargeraient d'y pourvoir.
LIVRE SEPTIÈME, 65
Je m'attachai donc tout à fait à madame Dupin et à M. de Francueil.
Cela ne me jeta pas dans une grande opulence; car, avec huit a neuf
cents hancs par an que j'eus les deux premières années,., peine avais-
je de quoi fournir à mes premiers besoins, forcé de me loger à leui
voisinage, en chambre garnie, dans un quartiei assez cher, et payant
un autre lovera l'extrémité de Paris, toul en haut de la rue Saint-
Jacques, OÙ, quelque temps qu'il lit. j'allais sOUpei presque tOUS les
soirs. Je pris bientôt le train et même le goûl de mes nouvelles occu-
pations. Je m'attachai à la chimie; j'en lis plusieurs cours avec
M. de Francueil chez M. Rouelle; et nous nous mimes a barbouiller
du papier tant bien que mal sur cette science, dont nous possédions
a peine les éléments, lai 1747, nOUS allâmes passer l'automne en
Touraine, au château de Chenonceaux, maison royale sur le Cher,
bâtie par Henri second poui Diane de Poitiers, dont on v voit encore
les chiffres, et maintenant possédée par M. Dupin. fermier général.
On s'amusa beaucoup dans ce beau lieu ; on v faisait très-bonne chère:
j'y devins gras comme un moine. On y lit beaucoup de musique. J'y
composai plusieurs trios à chanter pleins d'une assez forte harmo
et dont je reparlerai peut-être dans mon supplément, si jamais j'en
lais un. On y joua la comédie. J'y en lis, en quinze jours, une en trois
actes, intitulée V Engagement téméraire qu'on trouvera parmi mes
papiers, et qui n'a d'autre mérite que beaucoup de gaieté. J'y com-
posai d'autres petits ouvrages, entre autres une pièce en vers intitulée
l'Allée de Sylvie, nom d'une allée du parc qui bordait le (".lier; et tout
cela se lit sans discontinuer mon travail sur la chimie, et celui que je
taisais auprès de madame Dupin.
Tandis que j'engraissais à Chcnonccaux, ma pauvre Thérèse en-
graissait à Paris d'une autre manière; et quand j'y revins, je trouvai
l'ouvrage que j'avais mis sur le métier plus avancé que je ne l'axais
cru. Cela m'eût jeté, vu ma situation, dans un embarras extrême,
si des camarades de table ne m'eussent fourni la seule ressource
qui pouvait m'en tirer. C'est un de ces récits essentiels que je ne
puis faire avec trop de simplicité, parce qu'il faudrait, en les com-
mentant, m'excuser ou me charger, et que je ne dois faire ici ni l'un
ni l'autre.
Durant le séjour d'Altuna à Paris, au lieu d'aller manger chez un
TOME II. .,
< "Ni l SSIONS DE J.-J. ROUSSEAl .
traiteur, nous mangion ordinairement lui et moi à notre voisinage,
|ue vis-à-vis le cul-de-sac de l'Opéra, chez une madame la Selle,
femme d'un tailleur, qui donnait assez mal a manger, mais dont la
table ne laiss.m pas d'elle recherchée, à cause de la bonne et sûre
compagnie qui s'y trouvait ; car on n'y recevait aucun inconnu, et il
fallait être introduit par quelqu'un de ceux qui y mangeaient d'ordi-
naire. I.e commandeur de (iraville, vieux débauche, plein de poli-
tesse et d'esprit, mais ordurier, y logeait, et y attirait une Colle et
brillante jeunesse en officiers aux gardes et mousquetaires. Le com-
mandeur de Nonant, chevalier de toutes les filles de l'Opéra, y appor-
tait journellement toutes les nouvelles de ce tripot. MM. Duplessis,
lieutenant-colonel retire, bon et sage vieillard, et Ancelet, officier,
des mousquetaires, y maintenaient un certain ordre parmi ces jeu-
nes gens. Il v venait aussi des commerçants, des financiers des ou-
vriers, mais polis, honnêtes, et de ceux qu'on distinguait dans leur
métier; M. de Besse, M. de Forcade. et d'autres dont j'ai oublié les
noms. Enfin l'on y voyait des gens de mise de tous les états, ex-
cepté des abbés et des gens de robe, que je n'y ai jamais vus ; et c'était
une convention de n'y en point introduire, dette table, assez nom-
breuse, était très-gaie sans être bruyante, et l'on y polissonnait
beaucoup sans grossièreté. Le vieux commandeur, avec tous ses
contes gras quant a la substance, ne perdait jamais sa politesse de
la vieille cour, et jamais un mot de gueule ne sortait de sa bouche
qui ne lut si plaisant que des femmes l'auraient pardonné. Son ton
servait de règle à toute la table : tous ces jeunes gens contaient leurs
'aventures galantes avec autant de licence que de grâce : et les contes
de tilles manquaient d'autant moins que le magasin était à la porte ;
car l'allée par où l'on allait chez madame la Selle était la même où
donnait la boutique de la Duchapt, célèbre marchande de modes, qui
avait alors de très-jolies filles avec lesquelles nos messieurs allaient
causer avant ou après dîner. Je m'y serais amusé comme les autres,
si j'eusse été plus hardi. Il ne fallait qu'entrer comme eux; je n'osai
jamais. Quant a madame la Selle, je continuai d'y aller manger assC/
souvent après le départ d'Altuna. J'y apprenais des foules d'anec-
dotes très-amusantes, et j'y pris aussi peu à peu. non, grâces au ciel,
jamais les mœurs, mais les maximes que j'y vis établies. D'honnêtes
LIVRE SEPTIÈME. (,-
personnes, mises .1 mal, des maris trompés, des femmes sédi
des accouchements clandestins, étaient là les textes les plus ordi-
naires; et celui qui peuplait le mieux les Enfants-Troui i tou-
jours le plus applaudi. Cela megagna; je formai ma façon dépenser
sur celle que je voyais en règne chez des gens très-aimables, et dans
le fond très-honnêtes gens; et je me dis : Puisque c'est l'usage du
pays, quand on y \it on peut le suivre. Voilà l'expédient que je cher-
chais. Je m'y déterminai gaillardement, sans le moindre scrupule;
et le seul que j'eus a vaincre fut celui Je Thérèse, à qui 1 eus toutes
les peines du monde de faire adopter cet unique moyen de sauver
son honneur. Sa mère, qui de plus craignait un nouvel embarras
de marmaille, étant venue à mon secours, elle se laissa vaincre. On
choisit une sage-femnie prudente et sûre, appelée mademoiselle
Gouin, qui demeurait a la pointe Saint-Eustache, pour lui confier
ce dépôt: et quand le temps fut venu, Thérèse lut menée par s.,
mère chez la Gouin pour _\ faire ses couches. J'allai l'y voir plusieurs
fois, et ie lui portai un chiffre que j'avais lait a double sur deux
canes, dont une fut mise dans les langes de l'enfant; et il l'ut déposé
par la sage-femme au bureau des Enfants-Trouvés, dans la forme
ordinaire. L'année suivante, même inconvénient et même expédient,
au chiffre près, qui fut négligé, l'as plus de réflexion de ma part,
pas plus d'approbation de celle de la mère : elle obéit en gémis-
sant. On verra successivement toutes les vicissitudes que cette fatale-
conduite a produites dans ma façon de penser, ainsi que dans ma
destinée. Quant à présent, tenons-nous a cette première époque.
Ses suites, aussi cruelles qu'imprévues, ne me forceront que trop
d'y revenir.
Je marque ici celle de ma première connaissance avec madame
d'Epinay, dont le nom reviendra souvent dans ces Mémoires : elle
s'appelait mademoiselle d'Ksclav elles, et venait d'épouser M. d'Epi-
nay, tils de M. Lalive de Bellegarde, fermier général. Son mari était
musicien, ainsi que M. de Francueil. Elle était musicienne aussi, et
la passion de cet art mit entre ces trois personnes une grande in-
timité. M. de Francueil m'introduisit chez madame d'Kpinay: j'y
soupais quelquefois avec lui. Elle était aimable, avait de l'esprit, des
talents; c'était assurément une bonne connaissance a faire. .Mais e||L
C0N1 ESSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
avait une .unie, appelée mademoiselle d'Ette, qui passait pour mé-
chante, et qui vivait avec le chevalier de Valory, qui ne passait pas
: bon. Je crois que le commerce de ces deux personnes fit tort à
madame d'Epinay, à qui la nature avait donné, avec un tempérament
exigeant, des qualités excellentes pour en régler ou racheter les
écarts. M. de Francueil lui communiqua une partie de l'amitié qu'il
avait pour moi, et m'avoua ses liaisons avec elle, dont, par cette rai-
son, je ne parlerais pas ici si elles ne fussent devenues publiques au
point de n'être pas même cachées a M. d'Epinay. M. de Francueil me
tit même sur cette dame des confidences bien singulières,. qu'elle ne
m'a jamais faites à moi-même, et dont elle ne m'a jamais cru instruit;
car je n'en ouvris ni n'en ouvrirai de ma vie la bouche ni à elle ni à
qui que ce soit. Toute cette confiance de part et d'autre rendait ma
situation très-embarrassante surtout avec madame de Francueil,
qui me connaissait assez pour ne pas se délier de moi. quoique
en liaison avec sa rivale. Je consolais de mon mieux cette pauvre-
femme, à qui son mari ne rendait assurément pas l'amour qu'elle
avait pour lui. J'écoutais séparément ces trois personnes; je gardais
leurs secrets avec la plus grande fidélité, sans qu'aucune des trois
m'en arrachât jamais aucun de ceux des deux autres, et sans dissi-
muler à chacune des deux femmes mon attachement pour sa rivale.
Madame de Francueil. qui voulait se servir de moi pour bien des
choses, essuya des refus formels: et madame d'Epinay, m'ayant
voulu charger une fois d'une lettre pour Francueil, non-seulement en
reçut un pareil, mais encore une déclaration très-nette que si elle
voulait me chasser pour jamais de chez elle, elle n'avait qu'à me
faire une seconde fois pareille proposition. Il faut rendre justice à
madame d'Epinay : loin que ce procédé parût lui déplaire, elle en
parla à Francueil avec éloge, et ne m'en reçut pas moins bien, ('/est
ainsi que, dans des relations orageuses entre trois personnes que
j'avais a ménager, dont je dépendais en quelque sorte, et pour qui
•.le l'attachement, je conservai jusqu'à la lin leur amitié, leur
estime, leur Confiance, en me conduisant avec douceur et complai-
sance, mais toujours avec droiture et fermeté. Maigre ma bêtise et
gaucherie, madame d'Epinay voulut me mettre des amusements
1 hevrette, château près de Saint-Denis, appartenant à M. de
LIVRE SI PTI1 Ml
Bellegarde. 11 j avait un théâtre où l'on jouait souvent des pi<
On me chargea «.l'un rôle que j'étudiai si\ mois sans relâche, et qu'il
fallut me souiller d'un bout à l'autre à la réprésentation. Après cette
épreuve on ne me proposa plus de rôle.
lui faisant la connaissance de madame.- d'Épinay, je lis aussi celle
eie sa belle-sieur, mademoiselle de Bellegarde, qui devint bientôt
comtesse de Houdetot. La première t'ois que je la \is, elle était a la
veille de son mariage : elle me causa longtemps avec cette familiarité
charmante qui lui est naturelle. Je la trouvai très-aimable ; mais j'étais
bien éloigne de prévoir que Cette jeune personne ferait un jour le
destin de ma vie. et m'entraînerait, quoique bien innocemment,
dans l'abîme ou je suis aujourd'hui.
Quoique je n'aie pas parlé de Diderot depuis mon retour de
Venise, non plus que de mon ami M. Roguin, je n'avais pourtant
néglige ni l'un ni l'autre, et je m'étais surtout lié de jour en jour plus
intimement avec le premier. 11 avait une Manette, ainsi que j'avais
une Thérèse : c'était entre nous une conformité de plus. Mais la dif-
férence était que ma Thérèse, aussi bien de figure que sa Nanette,
avait une humeur douce et un caractère aimable, fait pour attacher
un honnête homme; au lieu que la sienne, pie-grièche et harengère,
ne montrait rien aux yeux des autres qui pût racheter la mauvaise-
éducation. Il l'épousa toutefois. Ce fut fort bien fait, s'il l'avait pro-
mis. Pour moi, qui n'avais rien promis de semblable, je ne me pres-
sai pas de l'imiter.
Je m'étais aussi lié avec l'abbé de Condillac, qui n'était rien, non
plus que moi. dans la littérature, mais qui était fait pour devenir ce
qu'il est aujourd'hui. Je suis le premier peut-être qui ai vu sa portée,
et qui l'ai estimé ce qu'il valait. Il paraissait aussi se plaire avec moi;
et tandis qu'enfermé dans ma chambre, rue Jean-Saint-Denis, près
l'Opéra, je faisais mon acte d'Hésiode, il venait quelquefois dîner
avec moi tJte à tète en pique-nique. Il travaillait alors à ['Essai sur
l'origine des connaissances humaines, qui est son premier ouvrage.
Quand il fut achevé, l'embarras fut de trouver un libraire qui voulût
s'en charger. Les libraires de Paris sont arrogants et durs pour tout
homme qui commence: et la métaphysique, alors très peu à la mode,
n'offrait pas un sujet bien attrayant. Je parlai à Diderot de Condillac
I ON] l SSIONS DE J.-.l. ROUSSE VI
ei de son ouvrage; je leur lis faire connaissance. Ils étaient faits pour
m venir; iN se convinrent. Diderot engagea le libraire Durant à
prendre le manuscrit de l'abbé, et ce grand métaphysicien eut de son
premier livre, et presque par grâce, cent écus, qu'il n'aurait peut-être
pas trouvés '-ans moi. Comme nous demeurions dans des quartiers
fort éloignés les uns des autres, nous nous rassemblions tous trois une
lois la semaine au Palais-Royal, et nous allions dîner ensemble à
l'hôtel du Panier-Fleuri. Il fallait que ces petits dîners hebdoma-
daires plussent extrêmement à Diderot; car lui, qui manquait pres-
que à tous ses rendez-vous, ne manqua jamais à aucun de ceux-là.
! mai là le projet d'une feuille périodique, intitulée le Persifleur,
que nous devions faire alternativement, Diderot et moi. J'en esquissai
la première feuille, et cela me lit faire connaissance avec d'Alembert,
à qui Diderot en avait parlé. Des événements imprévus nous bar-
rèrent, et ce projet en demeura là.
Ces deux auteurs venaient d'entreprendre le Dictionnaire encyclo-
pédique, qui ne devait d'abord être qu'une espèce de traduction de
Chambers, semblable à peu près à celle du Dictionnaire de médecine
de James, que Diderot venait d'achever. Celui-ci voulut me faire entrer
pour quelque chose dans cette seconde entreprise, et me proposa la
partie de la musique, que j'acceptai, et que j'exécutai très à la hâte
et très-mal. dans les trois mois qu'il m'avait donnés, comme à tous
les auteurs qui devaient concourir, à cette entreprise. Mais je fus le
seul qui fus prêt au terme prescrit. Je lui remis mon manuscrit, que
j'avais fait mettre au net par un laquais de M. de Francueil, appelé
Dupont, qui écrivait très-bien, et à qui je payai dix écus tirés de ma
poche, qui ne m'ont jamais été remboursés. Diderot m'avait promis.
de la part des libraires, une rétribution, dont il ne m'a jamais reparlé,
ni moi à lui.
Cette entreprise de l'Encyclopédie lut interrompue par sa déten-
tion. Les Pensées philosophiques lui avaient attiré quelques chagrins
qui n'eurent point de suite. Il n'en fut pas de même de la Lettre sur
les aveugles, qui n'avait rien de réprehensible que quelques traits
personnels, dont madame Dupré de Saint-Maur et M. de Réaumur
furent choqués, et pour lesquels il fut mis au donjon de Vincennes.
Rien ne peindra jamais les angoisses que me lit sentir le malheur de
I IVRE SI I' I II ME
7'
mon ami. Ma funeste imagination, qui porte toujours le mal au pis,
s'effaroucha. Je le crus là pour le reste de s., vie. La tête faillit m'en
tourner. J'écrivis à madame de Pompadour poui la conjurei de le
faire relâcher, ou d'obtenir qu'on m'enfermât avec lui. Je n'eus aucune
réponseà ma lettre : elle était trop peu raisonnable pour eue effi<
et je ne me flatte pas qu'elle ait contribué aux adoucissements qu'eu
mit quelque temps après a la captivité du pauvre Diderot. Mais si elle
eût dure quelque temps encore avec la même rigueur, je crois que je
serais m<.i t Je désespoir au pied de ce malheureux donjon. Au reste,
si ma lettre a produit peu d'effet, je ne m'en suis pas non plus beau-
coup fait valoir; car je n'en parlai qu'à très-peu de gens, et jamais à
Diderot lui-même.
•^BU.^.
LIVRE HUITIEME
1 7 k'
'ai dû taire une pause à la fin du précédent i.i\ re.
Avec celui-ci commence, dans sa première ori-
gine, la longue chaîne de mes malheurs.
Avant vécu dans deux des plus brillantes mai-
sons de Paris, je n'avais pas laissa, malgré mon
peu d'entregent, d'y faire quelques connaissances.
J'avais fait entre autres, chez madame Dupin,
celle du jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha,
et du baron de Thun, son gouverneur. J'avais l'ait, chez M. de la Po-
plinière. celle de M. Seguy,ami du banni de Thun, et connu dans le
monde littéraire par sa belle édition de Rousseau. Le baron nous
invita, M. Seguy et moi, d'aller passer un jour ou deux à Fontenay-
sous-Bois, où le prince avait une maison. Nous y tûmes. En passant
devant Vincennes je sentis, a la vue du donjon, un déchirement de
CONFESSIONS DJ J I. ROUSSEAU.
cœur dont le baron remarqua l'effet sur mon visage. A souper, le
prince p. nia de la détention de Diderot. Le baron, pour me faire
parler, accusa le prisonnier d'imprudence : j'en mis dans la manière
impétueuse dont je le défendis. L'on pardonna cet excès de zèle à
celui qu'inspire tin ami malheureux, et l'on parla d'autre chose. Il y
axait la deux Allemands attaches au prince : l'un, appelé M. Klupll'ell,
homme de beaucoup d'esprit, était son chapelain, et devinl ensuite son
gouverneur, après avoir supplanté le baron; l'autre était un jeune
homme, appelé .M. Grimm, qui lui servait de lecteur en attendant
qu'il trouvât quelque place, et dont l'équipage très-mince annonçait
le pressant besoin de la trouver. Dès ce même soir, Klupffell et moi
commençâmes une liaison qui devint bientôt amitié. Celle avec le
sieur Grimm n'alla pas tout à fait si vite : il ne se mettait guère en
avant, bien éloigné de ce ton avantageux que la prospérité lui donna
dans la suite. Le lendemain à dîner on parla de musique : il en parla
bien. Je fus transporté d'aise en apprenant qu'il accompagnait du
clavecin. Après le diner on fit apporter de la musique. Nous musi-
càmes tout le jour au clavecin du prince. Et ainsi commença cette
amitié qui d'abord me fut si douce, enfin si funeste, et dont j'aurai
tant à parler désormais.
Lu revenant à Paris, j'y appris l'agréable nouvelle que Diderot
était sorti du donjon, et qu'on lui avait donné le château et le parc
de Vincennes pour prison, sur sa parole, avec permission de voir ses
amis. Qu'il me fut dur de n'y pouvoir courir à l'instant même! Mais
retenu deux ou trois jours chez madame Dupin par des soins indis-
pensables, après trois ou quatre siècles d'impatience, je volai dans
les bras de mon ami. Moment inexprimable! Il n'était pas seul:
d Alembert et le trésorier de la Sainte-Chapelle étaient avec lui. En
entrant je ne \is que lui; je ne fis qu'un saut, un cri; je collai mon
ge sur le sien, je le serrai étroitement sans lui parler autrement
que par mes pleurs et mes sanglots: j'étouffais de tendresse et de joie.
Son premier mouvement, sorti de mes bras, fut de se tourner vers
l'ecclésiastique, et de lui dire : Vous voyez, monsieur, comment
m'aiment mes amis. Tout entier à mon émotion, je ne réfléchis
llors a cette manière d'en tirer avantage : mais en y pensant
quelquefois depuis ce temps-la. j'ai toujours jugé qu'à la place de
LIVRI HUITIÈMI
n'eût pas (.-II- là la première idée qui me sciait venue.
Je le trouvai très-affecté di l donjon lui .u.iit fait une
impression terrible; et quoiqu'il fût agréablement au château, et
maître de ses promenades dans un paie qui n'est pas même fermé de
murs, il avait besoin de la société de ses amis pour ne pas se livret
n humeur noire. Comme j'étais assurément celui qui compatissait
le plus a sa peine, je crus aussi elle celui dont la \ ne lui serait la plus
consolante; et t<>us les deux jours au plus tard, malgré des occupa-
tions n aues, j'allais, -"it seul, sc.it avec sa femme, passer
avec lui les après-midi.
Cette année 17 pi. l'été lut d'une chaleur excessive. On compte
deux lieues de l'ai is a Vincennes. Peu en état de payer des tiacies, .1
deux heures aptes midi j'allais a pied quand jetais seul, et j'allais vite
pour arriver plus t,.t. Les arbres de la toute, toujours élagués à la
mode du pa_\s, ne donnaient presque aucune ombre; et souvent,
rendu de chaleur et de fatigue, je m'étendais parterre, n'en pouvant
plus. Je m'avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre.
Je pris un jour le Mercure de France; et tout en marchant et le par-
courant, je tombai sur cette question proposée par l'Académie de
n pour le prix de l'année suivante, Si le progrès des sciences et des
arts j contribue a corrompre <>n .j épurer les moeurs.
\ l'instant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un
autre homme. Quoique j'aie un souvenir \il de l'impression que j'en
reçus, les détails m'en sont échappés depuis que je les ai déposes dans
une de mes quatre lettres a M. de Malesherbes. C'est une des singu-
larités de ma mémoire qui mérite d'être dite. Quand elle me sert, Ce
n'est qu'autant que je me suis reposé sur elle : sitôt que j'en confie le
dépôt au papier, elle m'abandonne; et des qu'une l'ois j'ai écrit une
chose, je ne m'en souviens plus du tout. Cette singularité me sLnt
jusque dans la musique. Avant de l'apprendre, je savais par cœur
des multitudes de chansons : sitor que j'ai su chanter des airs notes,
je n'en ai pu retenir aucun; et je doute que de ceux que j'ai le plus
aimes j'en puisse aujourd'hui redire un seul tout entier.
I que je me rappelle bien distinctement dans cette occasion, c'est
qu'arrivant à Vincennes, |'étais dans une agitation qui tenait du dé-
lire. Diderot l'aperçut; je lui en dis la cause, et je lui lus la pro
I 0NF1 SSIONS DE l.-l. ROUSSEAU.
i de Fabricius, écrite en crayon sous un chêne. Il m'exhorta de
donner l'essor à mes idées, el de concourir au prix. Je le lis, et dès
cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs
fut l'effet inévitable de cet instant d'égarement.
Mes sentiments se montèrent, avec la plus inconcevable rapidité,
au ton de mes idées. Toutes mes petites passions furent étouffées
par l'enthousiasme de la vérité, de la liberté, de la vertu; et ce qu'il
v a de plus étonnant est que cette effervescence se soutint dans mon
cœur, durant plus de quatre ou cinq ans. a un aussi haut degré peut-
être qu'elle ait jamais ètè dans le cœur d'aucun autre homme.
Je travaillai ce discours d'une façon bien singulière, et que j'ai
presque toujours suivie dans mes autres ouvrages. Je lui consacrais
les insomnies de mes nuits. Je méditais dans mon lit à yeux fermes,
et je tournais et retournais mes périodes dans ma tète avec des peines
incroyables; puis, quand j'étais parvenu à en être content, je les dépo-
sais dans ma mémoire jusqu'à ce que je pusse les mettre sur le papier :
mais le temps de me lever et de m'habillerme faisait tout perdre; et
quand je m'étais mis à mon papier, il ne me venait presque plus rien
de ce que j'avais composé. Je m'avisai de prendre pour secrétaire
madame le Vasseur. Je l'avais logée avec sa tille et son mari plus près
de moi; et c'était elle qui, pour m'épargner un domestique, venait
tous les matins allumer mon feu et faire mon petit service. A son
arrivée, je lui dictais de mon lit mon travail de la nuit; et cette pra-
tique, que j'ai longtemps suivie, m'a sauvé bien des oublis.
Quand ce discours fut fait, je le montrai à Diderot, qui en fut con-
tent, et m'indiqua quelques corrections. Cependant cet ouvrage, plein
de chaleur et de force, manque absolument de logique et d'ordre;
de tous ceux qui sont sortis de ma plume c'est le plus faible de rai-
sonnement, et le plus pauvre de nombre et d'harmonie: mais avec
quelque talent qu'on puisse être né. l'art d'écrire ne s'apprend pas
tout d'un coup.
Je tis partir cette pièce sans en parler à personne autre, si ce n'est.
je pense, à G ri ni m, avec lequel, depuis son entrée chez le comte de
Frièse, je commençais a vivre dans la plus grande intimité. Il avait
un clavecin qui nous servait de point de réunion, et autour duquel je
| lis avec lui tous les moments que j'avais de libres, à chanter des
I I \ I- I I I I I 1 I I M I
italiens et des barcarolles sans trêve et sans relâche du matin au
soir, ou plutôt du soir au matin ; et, sitôt qu'on ne me trouvait pas
chez, madame Dupin, on était sûr de me trouver chez M. Grimm, ou
du moins avec lui, soit a la promenade, soit au spectacle. Je cessai
d'aller a la Comédie italienne, <>u j'avais mes entrées, mais qu'il n'ai-
mait pas, poui aller avec lui, en payant, a la Comédie française, dont
il était passionné. Enfin un attrait si puissant me liait à ce jeune
homme, et j'en devins tellement inséparable, que la pauvre tante
elle-même en était négligée; c'est-à-dire que je la voyais moins, car
jamais un moment de ma vie mon attachement pour elle ne s'est af-
faibli.
Cette impossibilité de partager à mes inclinations le peu de temps
que j'avais de libre renouvela plus vivement que jamais le désir que
j'avais depuis longtemps de ne faire qu'un ménage avec Thérèse:
mais l'embarras de sa nombreuse famille, et surtout le défaut d'ar-
gent pour acheter des meubles, m'avaient jusqu'alors retenu. L'occa-
sion de faire un effort se présenta, et j'en profitai. .M. de Francueil
et madame Dupin, sentant bien que huit ou neuf cents francs par an
ne pouvaient me suffire, portèrent de leur propre mouvement mon
honoraire annuel jusqu'à cinquante louis ; et, de plus, madame Du-
pin, apprenant que je cherchais à me mettre dans mes meubles,
m'aida de quelque secours pour cela. Avec les meubles qu'avait déjà
Thérèse, nous mimes tout en commun, et ayant loué un petit appar-
tement à l'hôtel de Languedoc, rue de Grenelle-Saint-Honoré, chez
de très-bonnes gens, nous nous y arrangeâmes comme nous punies;
et nous y avons demeuré paisiblement et agréablement pendant sept
ans. jusqu'à mon délogement pour l'Ermitage.
Le père de Thérèse était un vieux bonhomme très-doux, qui
_nait extrêmement sa femme, et qui lui avait donné pour cela le
surnom de lieutenant criminel, que Grimm, par plaisanterie, trans-
dans la suite à la tille. Madame le Vasseur ne manquait pas
d'esprit, c'est-à-dire d'adresse ; elle se piquait même de politesse et
d'airs du grand morde: mais elle avait un patelinage mystérieux qui
m'était insupportable, donnant d'assez mauvais conseils à sa tille,
cherchant;! la rendre dissimulée avec moi. et cajolant séparément mes
amis aux dépens les uns des autres et aux miens; du reste assez
CONFESSIONS DE I. -J. ROUSSEAU.
bonne mère parce qu'elle trouvait son compte à l'être, et couvrant les
fautes «.le sa fille parce qu'elle en profitait. Cette femme, que je com-
blais d'attentions, de soins, de petits cadeaux, et dont j'avais extrême-
ment .1 coaui de nie faire aimer, était, par l'impossibilîté que j'éprou-
vais d.'jl parvenir, la seule cause de peine que j'eusse dans mon petit
ménage; et du reste je puis dire avoir goûté, durant ces six ou sept
ans. le plus parlait bonheur domestique que la faiblesse humaine
puisse comporter. Le oetirde- ma Thérèse était celui d'un ange; notre
attachement croissait avec notre intimité, et nous sentions davantage
de joui en jour combien nous étions faits l'un pour l'autre. Si nos
plaisirs pouvaient se décrire, ils feraient rire par leur simplicité : nos
promenades tète à tète hors de la ville, où je dépensais magnifique-
ment huit ou dix sous à quelque guinguette; nos petits soupers à
la emisee de ma fenêtre, assis en vis-à-vis sur deux petites chaises
posées sur une malle qui tenait la largeur de l'embrasure. Dans cette
situation, la fenêtre nous servait de table, nous respirions l'air,
nous pouvions voir les environs, les passants; et. quoique au qua-
trième étage, plonger dans la rue tout en mangeant. Qui décrira, qui
sentira les charmes de ces repas, composes, pour tout mets, d'un
quartier de gros pain, de quelques cerises, d'un petit morceau de fro-
mage et d'un demi-setier de vin que nous buvions à nous deux ?
Amitié, confiance; intimité, douceur d'âme, que vos assaisonnements
sont délicieux! Quelquefois nous restions là jusqu'à minuit sans y
songer, et sans nous douter de l'heure, si la vieille maman ne nous
eut avertis. .Mais laissons ces détails, qui paraîtront insipides ou risi-
bles : je l'ai toujours dit et senti, la véritable jouissance ne se décrit
point.
J'en eus à peu près dans le même temps une plus grossière, la
dernière de cette espèce que j'aie eue à me reprocher. J'ai dit que le
ministre Klupffell était aimable : mes liaisons avec lui n'étaient
guère moins étroites qu'avec (îrimm, et devinrent aussi familières;
ils mangeaient quelquefois chez moi. ''.es repas, un peu plus que
simples, étaient égavés par lei fuies et folks polissonneries de Klupf-
fell, et pai' les plaisants germanismes de Grimm, qui n'était pas en-
devenu puriste. La sensualité ne présidait pas a nos petites or-
; mais la joie v suppléait, et nous nous trouvions si bien ensemble
•Jkan-.Jacqi ks et Tu; s , la fkné-i
IRE
Ll VR I HUITIÈME.
que nous ne pouvions nous quitter. Klupffell avait mis dans ses
meubles une petite fille, qui ne laissait pas d'être à tout le monde,
parce qu'il ne pouvait pas l'entretenir à lui tout seul. Un , < n en-
trant au cale, nous le trouvâmes qui en sortaii pour aller souper avec
elle. Nous le raillâmes: il s'en vengea galamment en nous mettant
du même souper,' et puis nous raillant a son tour. Cette pauvre créa-
ture me parut d'un assez h m naturel, très-douce, et peu laite a son
métier, auquel une sorcière qu'elle avait avec elle la stvlait d(
mieux. Les propos et le vin nous égayèrent au point que nous nous
oubliâmes, l.e bon Klupffell ne voulut pas faire ses honneurs à demi,
et nous passâmes tous trois successivement dans la chambre voisine
as ec la pauvre petite, qui ne savait si elle devait rire ou pleurer. Grimm
a toujours affirmé qu'il ne l'avait pas touchée: c'était donc pour s'a-
muser à nous impatienter qu'il resta si longtemps avec elle; et s'il
s'en abstint, il est peu probable que ce fût par scrupule, puisque,
avant d'entrer chez le comte de Frièse, il logeait chez des filles au
même quartier Saint-Roch.
Je sortis de la rue des .Moineaux, pu logeait cette tille, aussi hon-
teux que Saint-Preux sortit de la maison où on l'avait enivré, et je me
rappelai bien mon histoire en écrivant la sienne. Thérèse s'aperçut à
quelque signe, et surtout à mon air confus, que j'avais quelque repro-
che à me faire: j'en allégeai le poids par ma franche et prompte con-
fession. Je fis bien; car dès le lendemain, Grimm vint en triomphe
lui raconter mon forfait en l'aggravant, et depuis lors il n'a jamais
manqué de lui en rappeler malignement le souvenir: en cela d'autant
plus coupable que, l'ayant mis librement et volontairement dans ma
confidence, j'avais droit d'attendre de lui qu'il ne m'en ferait pas re-
pentir. Jamais je ne sentis mieux qu'en cette occasion la bonté de
creur de ma Thérèse ; car elle fut plus choquée du procédé de Grimm
qu'offensée de mon infidélité, et je n'essuyai de sa part que des re-
proches touchants et tendres, dans lesquels je n'aperçus jamais la
moindre trace de dépit.
La simplicité d'esprit de cette excellente fille égalait sa bonté de-
cœur, c'est tout dire; mais un exemple qui se présente mérite pour-
tant d'être ajouté. Je lui avais dit que Klupffell était ministre et chape-
lain du prince de Saxe-Gotha. Un ministre était pour elle un homme
CONFESSIONS M J.-J. ROUSSEAU.
si singulier, que, confondant comiquement les idées les plus dispa
rates, elle s'avisa de prendre Klupffel] pour le pape. Je la crus folle
la première lois qu'elle me dit, comme je rentrais, que le pape m'était
venu voir. Je la fis expliquer, et je n'eus rien de plus presse que
d'aller conter cette histoire à Grimm et à Klupffell, à qui le nom de
pape en resta parmi non-.. Nous donnâmes à la fille de la rue des
Moineaux le nom de papesse Jeanne, ('.étaient des rires inextinguibles ;
nuis étouffions. Ceux qui, dans une lettre qu'il leur a plu de m'at-
tribuer, m'ont fait dire que je n'avais ri que deux fois en ma vie, ne
m'ont pas connu dans ce temps-là ni dans ma jeunesse; car assuré-
ment cette idée n'aurait jamais pu leur venir.
I. 'année suivante, i;."1"- comme je ne songeais plus à mon Dis-
l -, j'appris qu'il avait remporté le prix à Dijon. Cette nouvelle ré-
veilla toutes les idées qui me l'avaient dicté, les anima d'une nouvelle
force, et acheva de mettre en fermentation dans mon cœur ce pre-
mier levain d'héroïsme et de vertu que mon père, et ma patrie, et
Plutarque, v avaient mis dans mon enfance. Je ne trouvai plus rien
de giand et de beau que d'être libre et vertueux, au-dessus de la for-
tune et de l'opinion, et de se suffire à soi-même. Quoique la mau-
vaise honte et la crainte des sifflets m'empêchassent de me conduire
d'abord sur ces principes, et de rompre brusquement en visière aux
maximes de mon siècle, j'en eus dès lors la volonté décidée, et je ne
tardai à l'exécuter qu'autant de temps qu'il en fallait aux contradic-
tions pour l'irriter et la rendre triomphante.
Tandis que je philosophais sur les devoirs de l'homme, un évé-
nement vint me faire mieux réfléchir sur les miens. Thérèse devint
grosse pour la troisième fois. Trop sincère avec moi, trop fière en
dedans pour vouloir démentir mes principes par mes œuvres, je me
mis à examiner la destination de mes enfants, et mes liaisons avec
leur mère, sur les lois de la nature, de la justice et de la raison, et
sur celles de cette religion pure, sainte, éternelle comme son auteur,
que les hommes ont souillée en feignant de vouloir la purifier, et
dont ils n'ont plus fait, par leurs formules, qu'une religion de mots,
vu qu'il en coûte peu de prescrire l'impossible quand on se dispense
de le pratiquer.
me trompai dans mes résultat-, rien n'est plus étonnant que
I IVRE III I I I I Ml
la sécurité d'âme avec laquelle je m'} livrai. Si j'étais de ces hommes
mal ncs, sourds a la douce voh de la nature, au dedans desquels
aucun vrai sentiment de justice et d'humanité ne germa jamai
endurcissement serait tout simple; mais cette- chaleui de cœur, cetti
sensibilité si vive, cette facilité à former -.les attachements, cette
force avec laquelle ils me subjuguent, ces déchirements cruels quand
il les faut rompre, cette bienveillance innée pour mes semblables,
cet amour ardent du grand, du \ rai, du beau, du juste; cette hou eut
du mal en tout genre, cette impossibilité de haïr, de nuire, et n
de le vouloir; cet attendrissement, cette vive et douce émotion que je
sens à l'aspect de tout ce qui est vertueux, généreux, aimable : tout
cela peut-il jamais s'accorder dans la même âme avec la dépravation
qui lait fouler aux pieds sans scrupule le plus doux des devoirs! Non,
je le sens et le dis hautement, cela n'est pas possible. Jamais un seul
instant de sa vie Jean-Jacques n'a pu être un homme sans sentiment,
sans entrailles, un pète dénaturé. J'ai pu me tromper, mais non
m'endurcir. Si je disais mes raisons, j'en dirais trop. Puisqu'elles ont
pu me séduire, elles en séduiraient bien d'autres : je ne veux pas ex-
poser les jeunes gens qui pourraient me lire à se laisser abuser pat-
la même erreur. Je me contenterai de dire qu'elle fut telle, qu'en
livrant mes enfants à l'éducation publique, faute de pouvoir les éle-
ver moi-même, en les destinant à devenir ouvriers et paysans plutôt
qu'aventuriers et coureurs de fortunes, je crus faire un acte de ci-
toyen et de père, et je me regardai comme un membre de la répu-
blique de Platon. Plus d'une fois, depuis lors, les regrets de mon cœui
m'ont appris que je m'étais trompé; mais, loin que ma raison m'ait
donné le même avertissement, j'ai souvent béni le ciel de les avoir
garantis par là du sort de leur père, et de celui qui les menaçait
quand j'aurais été forcé de les abandonner. Si je les avais laissés à
madame d'Epinay ou à madame de Luxembourg, qui, soit par ami-
tié, soit par générosité, soit par quelque autre motif, ont voulu s'en
charger dans la suite, auraient-ils été plus heureux, auraient-ils été
élevés du moins en honnêtes gens? Je l'ignore; mais je suis sûr
qu'on les aurait portés à haïr, peut-être à trahir leurs patents : il
vaut mieux cent fois qu'ils ne les aient point connus.
.Mon troisième enfant fut donc mis aux Enfants-Trouvés, ainsi
TOME 11. Il
• ONI ESSIONS DE .l.-.l. ROI SSI Al
que les premiers, et il en fut de même des deux suivants, car j'en ai
eu cinq en tout. Cet arrangement me parut si bon, si sensé, si légi-
time. que si je ne m'en vantai pas ouvertement, ce fut uniquement
par égard poui la mère; mais je le dis à tous ceux à qui j'avais dé-
nos liaisons; je le dis à Diderot, a Grimm; je l'appris dans la
suite à madame d'Kpinav, et dans la suite encore à madame de
Luxembourg, et cela librement, franchement, sans aucune espèce de
nécessite, et pouvant aisément le cacher à tout le monde; car la
Gouin était ^n^- honnête femme, très-discrète, et sur laquelle je
comptais parfaitement. Le seul de mes amis à qui j'eus quelque inté-
rêt de m'ouvrir fut le médecin Thierry, qui soigna ma pauvre tante
dans une de ses couches où elle se trouva fort mal. En un mot, je
ne mis aucun mystère à ma conduite, non-seulement parce que je
n'ai jamais rien su cacher à mes amis, mais parce qu'en effet je n'y
voyais aucun mal. Tout pesé, je choisis pour mes enfants le mieux,
ou ce que je crus l'être. J'aurais voulu, je voudrais encore avoir été
élevé et nourri comme ils l'ont été.
Tandis que je Taisais ainsi mes confidences, madame le Vasseur
les taisait aussi de son côté, mais dans des vues moins désintéres-
sées, .le les avais introduites, elle et sa tille, chez madame Dupin,
qui. par amitié pour moi, avait mille bontés pour elles. La mère la
mit dans le secret de sa tille. Madame Dupin, qui est bonne et géné-
reuse, et à qui elle ne disait pas combien, malgré la modicité de mes
ressources, j'étais attentif à pourvoir à tout, y pourvoyait de son
coté avec une libéralité que, par l'ordre de la mère, la tille m'a tou-
jours cachée durant mon séjour a Paris, et dont elle ne me fit l'aveu
qu'à l'Ermitage, à la suite de plusieurs autres épanchements de cœur.
J'ignorais que madame Dupin, qui ne m'en a jamais fait le moindre
semblant, fût si bien instruite; j'ignore encore si madame de Che-
nonceaux. sa bru, le fut aussi; mais madame de Francueil, sa belle-
tille, le fut, et ne put s'en taire. Mlle m'en parla l'année suivante.
pie j'avais déjà quitté leur maison, delà m'engagea à lui écrire
à ce sujet une lettre qu'on trouvera dans mes recueils, et dans la-
quelle j'expose Celles de mes raisons que je pouvais dire sans com-
ettre madame le Vasseur et sa famille; caries plus déterminantes
venaient de la. et je les tus.
LIVRI HUITIÈME,
Je suis sûr de la discrétion de madame Dupin et del'amitiéde
madame de Chenonceaux; je l'étais de celle de madame de Francueil,
qui d'ailleurs mourut longtemps avant que mon secret lût ébruité.
Jamais il n'a pu l'être que par les gens mêmes à qui je l'avais con-
fié, et ne l'a été en effet qu'après ma rupture avec eux. l'ai c<
fait ils s.mt jugés : sans vouloir me disculper du blâme que je mérite,
l'aime mieux en être chargé que de celui que mérite leur méchanceté.
.Ma faute est grande, mais c'est une erreur : j'ai négligé mes devoirs,
mais le désir de nuire n'est pas entré dans mon cœur, et les entrailles
de père ne sauraient parler bien puissamment pour des enfants
qu'on n'a jamais vus : mais trahir l.i confiance de l'amitié, violer le
plus saint de tous les pactes, publier les secrets versés dans notre
sein, déshonorer a plaisir l'ami qu'on a trompé, et qui nous respecte
encore en nous quittant, ce ne sont pas là des fautes, Ce sont des
bassesses d'àmes et des noirceurs.
J'ai promis ma confession, non ma justification ; aussi je m'arrête
ici sur ce point, ("est à moi d'être vrai, c'est au lecteur d'être juste.
Je ne lui demanderai jamais rien de plus.
Le mariage de M. de Chenonceaux me rendit la maison de sa
mère encore plus agréable, par le mérite et l'esprit de la nouvelle
mariée, jeune personne très aimable, et qui parut me distinguer parmi
les scribes de M. Dupin. Elle était tille unique de madame la vi-
comtesse de Rochechouart, grande amie du comte de Frièse, et pal'
contre-coup de (îrimm, qui lui était attaché, (le fut pourtant moi qui
l'introduisis chez sa tille : mais leurs humeurs ne se convenant pas,
cette liaison n'eut point de suite; et Grimm. qui dès lois visait au
solide, préféra la mère, femme du grand monde, à la tille, qui vou-
lait des amis sûrs et qui lui convinssent, sans se mêler d'aucune in-
trigue ni chercher du crédit parmi les grands. Madame Dupin. ne
trouvant pas dans madame de Chenonceaux toute la docilité qu'elle
en attendait, lui rendit sa maison fort triste; et madame de Chenon-
ceaux, tière de son mérite, peut-être de sa naissance, aima mieux
renoncer aux agréments de la société, et rester presque seule dans son
appartement, que de porter un joug pour lequel elle ne se sentait pas
faite. Cette espèce d'exil augmenta mon attachement pour elle, par
cette pente naturelle qui m'attire vers les malheureux. Je lui trouvai
C0NF1 SSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
l'esprit métaphysique et penseur, quoique parfois un peu sophistique.
S conversation, qui n'était point du tout celle d'une jeune femme
qui sort du couvent, était pour moi très-attrayante. Cependant elle
n'avait pas vingt ans; son teint était d'une blancheur éblouissante-, sa
taille eût été grande et belle, si elle se fût mieux tenue: ses cheveux,
d'un blond cendre et d'une beauté peu commune, me rappelaient
ceux de ma pauvre maman dans son bel âge, et m'agitaient vivement
le cœur. Mais les principes sévères que je venais de me faire, et que
jetais résolu de suivre à tout prix, me garantirent d'elle et de ses
charmes, .l'ai passé durant tout un été trois ou quatre heures par
jour tète à tète avec elle, à lui montrer gravement l'arithmétique, et
à l'ennuyer de mes chiffres éternels, sans lui dire un seul mot galant
ni lui jeter une œillade. Cinq ou six ans plus tard je n'aurais pas été
si sage ou si fou; mais il était écrit que je ne devais aimer d'amour
qu'une fois en ma vie; et qu'une autre qu'elle aurait les premiers et
les derniers soupirs de mon cœur.
Depuis que je vivais chez madame Dupin, je m'étais toujours con-
tenté de mon sort, sans marquer aucun désir de le voir améliorer.
L'augmentation qu'elle avait faite à mes honoraires, conjointement
avec M. de Francueil, était venue uniquement de leur propre mou-
vement. Cette année, M. de Francueil, qui me prenait de jour en jour
plus en amitié, songea à me mettre un peu plus au large et dans une
situation moins précaire. Il était receveur général des finances.
ML Dudoyer, son caissier, était vieux, riche, et voulait se retirer.
M. de Francueil m'offrit cette place; et pour me mettre en état de
la remplir, j'allai pendant quelques semaines chez M. Dudoyer
prendre les instructions nécessaires. Mais soit que j'eusse peu de ta-
lent pour cet emploi, soit que Dudoyer, qui me parut vouloir se
donner un autre successeur, ne m'instruisit pas de bonne foi, j'acquis
lentement et mal les connaissances dont j'avais besoin, et tout cet
ordre de comptes embrouillés à dessein ne put jamais bien m'entrer
dans la tète. Cependant, sans avoir saisi le lin du métier, je ne laissai
pas d'en prendre la marche courante assez, pour pouvoir l'exercer ron-
dement. J'en commençai même les fonctions. Je tenais les registres
et la caisse; je donnais et recevais de l'argent, des récépissés; et
quoique j'eusse aussi peu de goût que de talent pour ce métier, la
LIVRE HUIT I ÈM I .
maturité des ans commençant à me rendre sage, jetais déterminé à
vaincre ma répugnance pour me livrei tout entier à mon emploi.
Malheureusement, comme je commençais à me mettre en train,
M. de Francueil lit un petit voyage, durant lequel je restai chargé de
sa caisse, OÙ il n'y avait cependant pour lors que vingt-cinq à trente
mille francs, l.cs s,.ucis, l'inquiétude d'esprit que me donna ce dépôt,
me tirent sentir que je n'étais point fait pour être caissier; et je ne
doute point que le mauvais sang que je lis durant cette absence n'ait
contribue à la maladie OÙ je tombai après sou retour.
J'ai dit dans ma première partie que j'étais né mourant. Un vice
de conformation dans la vessie me lit éprouver, durant nies pre-
mières années, une rétention d'urine presque continuelle; et ma
tante Suzon, qui prit soin de moi, eut des peines incroyables à me
conserver. Elle en vint à bout cependant: ma robuste constitution
prit enfin le dessus, et ma santé s'affermit tellement durant ma jeu-
nesse, qu'excepté la maladie de langueur dont j'ai raconté l'histoire,
et de fréquents besoins d'uriner que le moindre échauffement me
rendit toujours incommodes, je parvins jusqu'à l'âge de trente ans
sans presque me sentir de ma première infirmité. Le premier res-
sentiment que j'en eus fut à mon arrivée à Venise. La fatigue du
voyage et les terribles chaleurs que j'avais souffertes me donnèrent
une ardeur d'urine et des maux de reins que je gardai jusqu'à l'en-
trée de l'hiver. Après avoir vu la Padoana, je me crus mort, et n'eus
pas la moindre incommodité. Après mètre épuise plus d'imagina-
tion que de corps pour ma Zulietta, je me portai mieux que jamais.
Ce ne fut qu'après la détention de Diderot que réchauffement con-
tracté dans mes courses de Vincennes, durant les terribles chaleurs
qu'il faisait alors, me donna une violente néphrétique, depuis la-
quelle je n'ai jamais recouvré ma première santé.
Au moment dont je parle, m'étant peut-être un peu fatigué au
maussade travail de cette maudite caisse, je retombai plus bas qu'au-
paravant, et je demeurai dans mon lit cinq ou six semaines dans le
plus triste état que l'on puisse imaginer. .Madame Dupin m'envoya
le célèbre .Morand, qui, malgré son habileté et la délicatesse de sa
main, me fit souffrir des maux incroyables, et ne put jamais venir à
bout de me sonder. Il me conseilla de recourir à Daran, dont les
I . i\ i i SSIONS i>i: il. ROUSSEAU
bougies plus flexibles parvinrent en effet à s'insinuer : mais, en
rendant compte .1 madame Dupin de mon état, Morand lui déclara
que dans si\ mois je ne sciais pas en vie. Ce discours, qui me
parvint, me lit faire de sérieuses réflexions sur mon état, et sur la
bêtise de sacrifier le repos et l'agrément du pou de jours qui me
restaient a vivre, a l'assujettissement d'un emploi pour lequel je ne
me semais que du dégoût. D'ailleurs, comment accorder les sévères
principes que je venais d'adopter avec un état qui s'y rapportait si
peu: et n'aurais-je pas bonne grâce, caissier d'un receveur général
des finances, à prêcher le désintéressement et la pauvreté ? Ces idées
fermentèrent si bien dans ma tête avec la lièvre, elles s'y combinè-
rent avec tant de force, que rien depuis lors ne les en put arracher;
et durant ma convalescence, je me confirmai de sang-froid dans les
résolutions que j'avais prises dans mon délire, .le renonçai pour ja-
mais à tout projet de fortune et d'avancement. Déterminé à passer
dans l'indépendance et la pauvreté le peu de temps qui me restait à
vivie, j'appliquai toutes les forces de mon âme à briser les fers de
l'opinion, et a faire avec courage tout ce qui me paraissait bien, sans
m'embarrasser aucunement du jugement des hommes. Les obstacles
que j'eus a combattre, et les efforts que je lis pour en triompher,
sont incroyables. Je réussis autant qu'il était possible, et plus que je
n'avais espéré moi-même. Si j'avais aussi bien secoué le joug de
l'amitié que celui de l'opinion, je venais à bout de mon dessein, le
plus grand peut-être, ou du moins le plus utile à la vertu que mor-
tel ait jamais conçu; mais, tandis que je foulais aux pieds les ju-
gements insensés de la tourbe vulgaire des soi-disant grands et des
soi disant s.iges, je me laissais subjuguer et mener comme un enfant
pat de soi disant amis, qui. jaloux de me voir marcher seul dans une
route nouvelle, tout en paraissant s'occuper beaucoup à me rendre
heureux, ne s'occupaient en effet qu'à me tendre ridicule, et com-
mencèrent par travailler à m'avilir, pour parvenir dans la suite à
me diffamer, (le fut moins ma célébrité littéraire que ma réforme
onnelle, dont je marque ici l'époque, qui m'attira leur jalousie :
ils m'auraient pardonné peut-être de briller dans l'art d'écrire; mais
ils ne putent me pardonner de donner dans nui conduite un exem-
ple qui semblait les importuner. J'étais né pour l'amitié; mon hu-
L1VR] Il l I i I i m i
meur facile et douce la nourrissait sans peine. Tant que je vécus
ignore du public, je fus aimé de tous ceux qui me connurent, et je
n'eus pas un seul ennemi; mais sitôt que j'eus un nom, je n'eus
plus d'amis. Ce fut un très-grand mal heu i : un plus grand encore fut
d'eux- environné de gens qui prenaient ce nom, et qui n'usèrem des
droits qu'il leur donnait que pour in'cntrainei a nia perte. I .a suite
de ces mémoires développera cette odieuse trame; je n'en i tre
ici que l'origine : on en verra bientôt loi nier le piemiei nœud.
Dans l'indépendance ou je Voulais vivre, il fallait cependant sub-
sister. J'en imaginai un moyen très-simple, ce lut de copier de la
musique a tant la page. Si quelque occupation plus solide eût rem-
pli le même but. je l'aurais prise; mais ce talent étant de mon goût,
et le seul qui, sans assujettissement personnel, put nie donner du
pain au jour le jour, je m'y tins. Croyant n'avoir plus besoin de
prévoyance, et faisant taire la vanité, de caissier d'un financier je nie
fis copiste de musique. Je crus avoir gagné beaucoup à ce choix: et
le m'en suis si peu repenti, que je n'ai quitte ce métier que par loi ce,
pour le reprendre aussitôt que je pourrai.
Le succès de mon premier Discours me lendit l'exécution de cette
résolution plus facile. Quand il eut remporte le prix, Diderot se
chargea de le faire imprimer. Tandis que j'étais dans mon lit, il
m'écrivit un billet pour m'en annoncer la publication et l'effet. //
prend, me marquait-il. tout par-dessus les nues; il n'y a pas d'exem-
ple d'un succès pareil. Celte faveur du public, nullement briguée, et
pour un auteur inconnu, me donna la première assurance véritable
de mon talent, dont, maigre le sentiment interne, j'avais toujours
douté jusqu'alors. Je compris tout l'avantage que j'en pouvais tirer
pour le parti que j'étais prêt à prendre, et je jugeai qu'un copiste de-
quelque célébrité dans les lettres ne manquerait vraisemblablement
pas de travail.
Sitôt que ma résolution fut bien prise et bien confirmée. j'écri\is
un billet a .M. de Francueil pour lui en faire part, pour le remercier,
ainsi que madame Dupin, de toutes leurs bontés, et pour leur de-
mander leur pratique. Francueil, ne comprenant rien a ce billet, et
me croyant encore dans le transport de la fièvre, accourut chez moi;
mais il trouva ma résolution si bien prise qu'il ne put parvenir a
CONFESSIONS Dl J.-J. ROUSSEAU.
l'ébranler. Il alla dire à madame Dupin et à tout le monde que j'étais
devenu fou; je laissai dire, et j'allai mon nain. Je commençai ma
réforme par ma panne; je quittai la dorure et les bas blancs; je pris
une perruque ronde; je posai l'épée; je vendis ma montre en me
disant avec une joie incroyable : Grâce au ciel, je n'aurai plus besoin
de savoir l'heure qu'il est. M. de Francueil eut l'honnêteté d'attendre
asse/ longtemps encore avant de disposer de sa caisse. Enfin, voyant
mon parti bien pris, il la remit à M. d'Alibard, jadis gouverneur du
jeune Chenonceaux, et connu dans la botanique par sa Flora pari-
siensis.
Quelque austère que lût ma réforme somptuaire, je ne l'étendis
pas d'abord jusqu'à mon linge, qui était beau et en quantité, reste,
de mon équipage de Venise, et pour lequel j'avais un attachement
particulier. A force d'en faire un objet de propreté, j'en avais fait un
objet de luxe, qui ne laissait pas de m'étre coûteux. Quelqu'un me
lendit le bon office de me délivrer de cette servitude. La veille de
Noël, tandis que les gomerneuscs étaient à vêpres et que j'étais au
concert spirituel, on força la porte d'un grenier où était étendu tout
notre linge, après une lessive qu'on venait de faire. On vola tout, et
entre autres cjuarante-deux chemises à moi, de très-belle toile, et
qui faisaient le fond de ma garde-robe en linge. A la façon dont les
voisins dépeignirent un homme qu'on avait vu sortir de l'hôtel, por-
tant des paquets à la même heure, Thérèse et moi soupçonnâmes son
frère, qu'on savait être un très-mauvais sujet. La mère repoussa vi-
vement ce soupçon; mais tant d'indices le continuèrent, qu'il nous
resta, malgré qu'elle en eût. Je n'osai faire d'exactes recherches, de
peur de trouver plus que je n'aurais voulu. Ce frère ne se montra
plus chez moi, et disparut enfin tout à fait. Je déplorai le sort de
Thérèse et le mien de tenir à une famille si mêlée, et je l'exhortai
plus que jamais de secouer un joug aussi dangereux. Cette aventure
me guérit de la passion du beau linge, et je n'en ai plus eu depuis
que de très-commun, plus assortissant au reste de mon équipage.
\ mu ainsi complété ma réforme, je ne songeai plus qu'a la
rendre solide et durable, en travaillant à déraciner de mon cœur
tout ce qui tenait encore au jugement des hommes, tout ce qui pou-
vait me détourner, par la crainte du blâme, de ce qui était bon et rai-
LIVR1 1 1 l I I 1 I \1 l
sonnable en soi . A l'aide du bruit que faisait mon ouvrage, m
solution tït du bruit aussi, et m'attira des pratiques; «.le sorte que je
commençai mon métier avec assez de succès. Plusieurs causes ce-
pendant m'empêchèrent d'j réussir comme j'aurais pu taire en d'au-
circonstances. D'abord, ma mauvaise santé. L'attaque qu
venais d'essuyer eut des suites qui ne m'ont laissé jamais aussi bien
portant qu'auparavant ; et je crois que les médecins auxquels je me
livrai me tirent bien autant de mal que la maladie, .le vis succes-
sivement .Morand, Datait, Helvétius, Malouin, Thierry, qui. tous
très-savants, tous mes amis, me traitèrent chacun a s;i mode, ne me
soulagèrent point, et m'affaiblirent considérablement. Plus je m'as-
servissaisà leur direction, plus je devenais jaune, maigre, faible. M
imagination, qu'ils effarouchaient, mesurant mon état sur l'effet de
leurs drogues, ne me montrait avant la mort qu'une suite de souf-
frances, les rétentions, la gravelle, la pierre. Tout ce qui soulage les
autres, les tisanes, les bains, la saignée, empirait mes maux. M 'étant
aperçu que les sondes de Daran, qui seules me faisaient quelque
effet, et sans lesquelles je ne croyais plus pouvoir vivre, ne me don-
naient cependant qu'un soulagement momentané, je me mis à faire,
à grands frais, d'immenses provisions de sondes, pour pouvoir en
porter toute ma vie, même au cas que Daran vint à manquer. Pen-
dant huit ou dix ans que je m'en suis servi si souvent, il faut, avec
tout ce qui m'en reste, que j'en aie acheté pour cinquante louis. On
sent qu'un traitement si coûteux, si douloureux, si pénible, ne me
Laissait pas travailler sans distraction, et qu'un mourant ne met pas
une ardeur bien vive à gagner son pain quotidien.
Les occupations littéraires firent une autre distraction non moins
préjudiciable à mon travail journalier. A peine mon discours eut-il
paru que les défenseurs des lettres fondirent sur moi comme de con-
cert. Indigné de voir tant de petits messieurs Josse, qui n'entendaient
pas même la question, vouloir en décider en maîtres, je pris la plume,
et j'en traitai quelques-uns de manière à ne pas laisser les rieurs de
leur coté. Un certain M. Gautier, de N'anci, le premier qui tomba
sous ma plume, fut rudement malmené dans une lettre à M. Grimm.
Le second fut le roi Stanislas lui-même, qui ne dédaigna pas d'en-
trer en lice avec moi. L'honneur qu'il me fit me força de changer de
I IN FESSIONS DE J.-J. ROUSSEA1
pour lui répondre; j'en pris un plus grave, mais non moins fort;
et, sans manquer de respect à l'auteur, je réfutai pleinement l'ou-
l. savais qu'un jésuite, appelé le P. Menou, y avait mis la
main : je me liai a mon tact pour démêler ce qui était du prince et
ce qui était du moine; et, tombant sans ménagement sur toutes les
phrases jésuitiques, je relevai, chemin faisant, un anachronisme que
ie crus ne pouvoir venir que du révérend. Cette pièce, qui, je ne sais
pourquoi, a fait moins de bruit que mes autres écrits, est jusqu'à
présent un ouvrage unique dans son espèce. J'y saisis l'occasion qui
m'était offerte d'apprendre au public comment un particulier pouvait
défendre la cause de la vérité contre un souverain même. 11 est diffi-
cile de prendre en même temps un ton plus lier et plus respectueux
que celui que je pris pour lui répondre. J'avais le bonheur d'avoir
affaire à un adversaire pour lequel mon cœur plein d'estime pouvait,
sans adulation, la lui témoigner; c'est ce que je lis avec assez de suc-
. mais toujours avec dignité. Mes amis, effrayés pour moi.
croyaient déjà me voir à la Bastille. Je n'eus pas cette crainte un
seul moment, et j'eus raison. Ce bon prince, après avoir vu ma
réponse, dit : Tai mon compte, je ne m'y frotte plus. Depuis lors, je
reçus de lui diverses marques d'estime et de bienveillance, dont
j'aurai quelques-unes a citer; et mon écrit courut tranquillement la
I nce et l'Europe, sans que personne y trouvât rien à blâmer.
J'eus peu de temps après un autre adversaire auquel je ne m'étais
pas attendu, ce même M. Hordes, de Lyon, qui dix ans auparavant
m'avait fait beaucoup d'amitiés et rendu plusieurs services. Je ne
l'avais pas oublié, mais je l'avais négligé par paresse; et je ne lui
avais pas envoyé mes écrits, faute d'occasion toute trouvée pour les
lui faire passer. J'avais donc toit: et il m'attaqua honnêtement tou-
tefois, et je répondis de même. Il répliqua sur un ton plus décidé.
Cela donna lieu à ma dernière réponse, après laquelle il ne dit plus
rien : mais il devint mon plus ardent ennemi, saisit le temps de
mes malheurs pour faire contre moi d'affreux libelles, et lit un
I ondres exprès pour m'y nuire.
Toute cette polémique m'occupait beaucoup, avec beaucoup de
perte de temps pour ma Copie, peu de progrès pour la vérité, et peu
de pi i ma bourse. Pissot. alors mon libraire, me donnait
L I V R 1 1 1 l l I I l M I
Ml
toujours très-peu de chose de mes brochures, souvent rien du tout;
et, par exemple, je n'eus pas un liard de mon premiei Discoui :
Diderot le lui donna gratuitement. Il fallait attendre longtemps, et
tirer sou a sou le pou qu'il me donnait. Cependant la copie n'allait
point. Je faisais deux métiers, c'était le moyen de faire mal l'un et
l'autre.
Ils se contrariaient encore d'une autre façon, par les diverses
manières de vivre auxquelles ils m'assujettissaient. Le succès de
mes premiers écrits m'avait mis a la mode. L'étal que j'avais pris
excitait la curiosité; l'on voulait connaître cet homme bizarre, qui
ne recherchait personne, et ne se souciait de rien que de vivre libre
et heureux a sa manière : c'en était assez pour qu'il ne le put point.
.Ma chambre ne désemplissait pas de gens qui, sous divers prétextes,
venaient s'emparer de mon temps. Les femmes employaient mille
ruses pour m'avoir à dîner. Plus je brusquais les gens, plus ils
s obstinaient. Je ne pouvais refuser tout le monde. Kn me faisant
mille ennemis par mes i élus, jetais incessamment subjugue par ma
complaisance: et de quelque façon que je m'y prisse, je n'avais pas
par jour une heure de temps à moi.
Je sentis alors qu'il n'est pas toujours aussi aisé qu'on se l'ima-
gine d'elle pauvre et indépendant. Je voulais vivre de mon métier:
le public ne le voulait pas. On imaginait mille petits moyens de nie
dédommager du temps qu'on me faisait perdre. Bientôt il aurait
fallu me montrer comme Polichinelle, à tant par personne. Je ne
connais pas d'assujettissement plus avilissant et plus cruel que celui-
là. Je n y vis de remède que de refuser les cadeaux grands et petits,
de ne faire d'exception pour qui que ce fut. Tout cela ne lit qu'atti-
rer les donneurs, qui voulaient avoir la gloire de vaincre ma résis-
tance, et me forcer de leur être obligé malgré moi. Tel qui ne m'au-
rait pas donné un écu si je l'avais demandé, ne cessait de m 'importuner
de ses offres, et. pour se venger de les voir rejetées, taxait mes refus
d'arrogance et d'ostentation.
On se doutera bien que le parti que j'avais pris, et le système que
je voulais suivre, n'étaient pas du goût de madame le Vasseur. Tout
le désintéressement de la tille ne l'empêchait pas de suivie les direc-
tions de sa mère; et les gouverneuses', comme les appelait Gauffecourt,
CONFESSIONS M J. I. ROUSSEAU,
cnl pas toujours aussi fermes que moi dans leurs refus. Quoi-
qu'on me cachât bien des choses, j'en vis assez pour juger que je ne
- pas tout ; et cela me tourmenta, moins par l'accusation de
livence qu'il m'était aisé de prévoir, que par l'idée cruelle de ne
jamais être maître chez moi, ni de moi. Je priais, je conju-
. je me lâchais, le tout sans succès; la maman me faisait passer
pour nn grondeur éternel, pour un bourru; c'était, avec mes amis.
des chuchotteries continuelles; tout était mystère et secret pour moi
dans mon ménage; et. pour ne pas m'exposer sans cesse a des orages.
je n'osais pins ni'inl'ormei' de ce qui s'} passait. Il aurait fallu, poui
me tirer de tous ces tracas, une fermeté dont je n'étais pas capable.
vais crier, et non pas agir; on me laissait dire, et l'on allait son
t ra i n .
I s tiraillements continuels, et les importunités journalières
auxquelles j'étais assujetti, me rendirent enfin ma demeure et le séjour
de Paris désagréables. Quand mes incommodités me permettaient
rtir. et que je ne nie laissais pas entraîner ici ou là par mes con-
naissances, j'allais me promener seul: je rêvais à mon grand système,
j'en jetais quelque chose sur le papier, à l'aide d'un livret blanc et
d'un crayon que j'avais toujours dans ma poche. Voilà comment les
desagréments imprévus d'un état de mon choix me jetèrent par diver-
sion tout a fait dans la littérature, et voilà comment je portai dans
t. 'Us mes premiers ouvrages la bile et l'humeur qui m'en faisaient
occuper.
I ne autre chobe y contribuait encore. Jeté malgré moi dans le
monde sans en avoir le ton, sans être en état de le prendre et de m'y
issujettir,je m'avisai d'en prendre un à moi qui m'en dispensât.
M sotl ! et maussade timidité, que je ne pouvais vaincre, ayant pour
principe la crainte de manquer aux bienséances, je pris, pour
m'enhardir, le parti de les fouler aux pieds. Je me lis cynique et
tique pai' honte; j'affectai de mépriser la politesse que je ne savais
pratiquer. Il est vrai que cette âpreté, conforme à mes nouveaux
principes, s'ennoblissait dans mon âme, y prenait l'intrépidité de la
vertu; et c'est, je l'ose dire, sur cette auguste base qu'elle s'est sou-
tenue mieux et plus longtemps qu'on n'aurait dû l'attendre d'un
i si contraire a mon naturel. Cependant, malgré la réputation
I IVRE il l l l 1 1 Ml
de misanthropie que mon extérieui et quelques mots heureux me
donnèrent dans le monde, il est certain que, dans le particulier, je
soutins toujours mal mon personnage; que nies amis et mes i
naissances menaient cet ours si farouche comme un agneau, et que,
bornant mes sarcasmes à des vérités dures, mais générales, je n'ai
jamais su dire un mot desobligeant a qui que ce lût.
Le Devin du village acheva de me mettre a la mode, et bientôt il
n'y eut pas d'homme plus recherche que moi dans Paris. L'histoire
de cette pièce, qui lait époque, tient a Celle des liais, ,ns que j'axais
pour lors, (".'est tin détail dans lequel je dois entier pour l'intelligence
de ce qui doit sui\ le.
J'avais un assez grand nombre de connaissances, niais deux seuls
amis de choix. Diderot et Grimm. Par un effet du désir que j'ai de
rassembler tout ce qui m'est cher, j'étais trop l'ami de tous les deux
pour qu'ils ne le lussent pas bientôt l'un de l'autre. Je les liai; ils se
convinrent, et s'unirent encore plus étroitement entre eux qu'avec
moi. Diderot avait des connaissances sans nombre; mais Grimm,
iget et nouveau venu, avait besoin d'en faire. Je ne demandais
pas mieux que de lui en procurer. Je lui avais donné Diderot, je lui
donnai Gaulle-court. Je le menai chez, madame de Chenonceaux, chez.
madame d'Épinay, chez le baron d'Holbach, avec lequel je me trou-
vais lié presque malgré moi. Tous mes amis devinrent les siens, cela
était tout simple: mais aucun des siens ne devint jamais le mien,
voilà ce qui l'était moins. Tandis qu'il logeait chez le comte de Frièse,
il nous donnait souvent à dîner chez lui; mais jamais je n'ai reçu
aucun témoignage d'amitié ni de bienveillance du comte de Frièse
ni du comte de Schomberg, son parent, très-familier avec Grimm. ni
d'aucune des personnes, tant hommes que femmes, avec lesquels
Grimm eut par eux des liaisons. J'excepte le seul abbé Raynal, qui.
quoique son ami, se montra des miens, et m'offrit dans l'occasion sa
bourse avec une générosité peu commune. Mais je connaissais l'abbé
Raynal longtemps avant que Grimm le connût lui-même, et je lui
avais toujours été attaché depuis un procédé plein de délicatesse et
d'honnêteté qu'il eut pour moi dans une occasion bien légère, mais
que je n'oublierai jamais.
Get abbé Raynal est certainement un ami chaud. J'en eus la
CONFESSIONS I > l . .1.1. ROUSSEAU.
pi eu> e .1 peu pi es dans le temps dont je parle envers le même Grimm,
avec lequel il était étroitement lié. Grimm, après avoir vu quelque
temps de bonne amitié mademoiselle Fel, s'avisa tout d'un coup
d'en devenir éperdument amoureux, et de vouloir supplanter Cahu-
sac. La belle, se piquant de constance, éconduisit ce nouveau pré-
tendant. Celui-ci prit l'affaire au tragique, et s'avisa d'en vouloir
mourir. Il tomba tout subitement dans la plus étrange maladie dont
jamais peut-être on ait ouï parler. Il passait les jours et les nuits
dans une continuelle léthargie, les yeux bien ouverts, le pouls bien
battant, mais sans parler, sans manger, sans bouger, paraissant
quelquefois entendre, mais ne repondant jamais, pas même par
signe; et du reste sans agitation, sans douleur, sans fièvre, et lestant
mine s'il eût été mort. L'abbé Raynal et moi nous partageâmes
rde; l'abbé, plus robuste et mieux portant, y passait les nuits.
moi les jouis, sans le quitter, jamais ensemble: et l'un ne partait
jamais sans que l'autre ne fût arrive. Le comte de Frièse, alarme,
lui amena Senac, qui. après l'avoir bien examine, dit que ce ne
serait rien, et n'ordonna rien. Mon effroi pour mon ami me lit
observer avec soin la contenance du médecin, et je le vis sourire en
sortant. Cependant le malade resta plusieurs jours immobile, sans
prendre ni bouillon, ni quoi que ce fût. que des cerises confites que
je lui mettais de temps en temps sur la langue, et qu'il avalait fort
bien, l'n beau matin il se leva, s'habilla, et reprit son train de vie
ordinaire, sans que jamais il m'ait reparlé, ni. que je sache, à l'abbe:
Raynal, ni à personne, de cette singulière léthargie, ni des soins
que nous lui avions rendus tandis qu'elle avait duré.
Cette aventure ne laissa pas de faire du bruit: et c'eût été réel-
lement une anecdote merveilleuse que la cruauté d'une tille d'Opéra
eût fait mourir un homme de désespoir. Cette belle passion mit
Grimm a la mode; bientôt il passa pour un prodige d'amour, d'ami-
tié, d'attachement de toute espèce. Cette opinion le lit rechercher et
fêter dans le gland monde, et par là l'éloigna de moi, qui jamais
n'avais été pour lui qu'un pis-aller, .le le vis prêt a m'echapper tout
a fait. J'en fus navré, car tous les sentiments vifs dont il faisait pa-
rade étaient ceux qu'avec moins de bruit j'avais pour lui. J'étais bien
aise qu'il réussit dans le monde ; mais je n'aurais pas voulu que ce
1. 1 V R I 1 1 l I I I I M I
fût en oubliant son ami. .'<-• lui dis un jour: Grimm, vous me né-
gligez; je vous le pardonne : quand la première ivresse des succès
bruyants aura fait son effet et que vous en sentirez le vide, j'espère
que \ous reviendrez à moi, et vous me retrouverez toujours : quant a
présent, ne vous gênez point; je vous laisse libre, et je vous attends.
Il me dit que j'a\ais raison, s'arrangea eu conséquence, et se mit si
bien a son aise, que je ne le vis plus qu'avec uns .nuis communs.
Notre principal point de réunion, avant qu'il lût aussi lié avec
madame d'Épinay qu'il le tut dans la suite, était la maison du baron
d'Holbach. Cedit baron était un lils de parvenu, qui jouissait d'une
assC/ grande fortune, dont il usait noblement, recevant elle/, lui des
gens de lettres et de mérite, et, par son savoir et ses lumières, tenant
bien sa place au milieu d'eux. Lie depuis longtemps avec Diderot,
il m'avait recherché par son entremise, même avant que mon nom
lût connu. Une répugnance naturelle m'empêcha longtemps de ré-
pondre à s^s avances. Un jour qu'il m'en demanda la raison, je lui
dis : Vous êtes trop riche. Il s'obstina, et vainquit enfin. .Mon plus
grand malheur l'ut toujours de ne pouvoir résister aux caresses: je
ne me suis jamais bien trouve d v avoir cédé.
Une autre connaissance, qui devint amitié sitôt que j'eus un titre
pour v prétendre, fut celle de M. Duclos. Il y avait plusieurs années
que je l'avais vu pour la première fois à la Chevrette, chez madame
d'Épinay, avec laquelle il était très-bien. Nous ne finies que dîner
ensemble, il repartit le même jour; mais nous causâmes quelques
moments après le dîner. .Madame d'Épinay lui avait parlé de moi
et de mon opéra des Muses galantes. Duclos. doué de trop grands
talents pour ne pas aimer ceux qui en avaient, s'était prévenu pour
moi. m'avait invité à l'aller voir. Malgré mon ancien penchant ren-
force par la connaissance, ma timidité, ma paresse, me retinrent tant
que je n'eus aucun passe-port auprès de lui que sa complaisance :
mais, encouragé par mon premier succès et par ses éloges qui me re-
vinrent, je fus le voir, il vint me voir: et ainsi commencèrent entre
nous des liaisons qui me le rendront toujours cher, et à qui je dois de
savoir, outre le témoignage de mon propre cœur, que la droiture et
la probité peuvent s'allier quelquefois avec la culture des lettres.
Beaucoup d'autres liaisons moins solides, et dont je ne lais pas
i ONI i SSIONS DE J.-J. ROI SS1 VI
ici mention, lurent l'effet de mes premiers succès, et durèrent jus-
qu'à ce que la curiosité fût satisfaite, .l 'étais un homme sitôt vu, qu'il
n'y avaitrien .1 voir de nouveau dès le lendemain. Une femme cepen-
dant qui nie rechercha dans ce temps-là, tint plus solidement que
toutes les autres : ce fut madame la marquise de Créqui, nièce de M.
le bailli de Froulay, ambassadeur de Malte, dont le frère avait précédé
M. de Monta igu dans l'ambassade de Venise, et que j'avais été voir
a mon retour de ce pays-là. Madame de Créqui m'écrivit; j'allai chez
elle : elle me prit en amitié. J'y dînais quelquefois, j'y \is plusieurs
gens de lettres, et entre autres M. Saurin, l'auteur de Spartacus, de
Barneveldt, etc., devenu depuis lois nu m très-cruel ennemi sans que
j'en puisse imaginer d'autre cause, sinon que je porte le nom d'un
homme que son père a bien vilainement persécute.
( >n voit que. pour un copiste qui devait être occupé de son mé-
tier du matin jusqu'au soir, j'avais des distractions qui ne rendaient
pas ma journée fort lucrative, et qui m'empêchaient d'être aussi at-
tentif à ce que je faisais pour le bien faire; aussi perdais-je à effacer
ou gratter mes fautes, ou à recommencer ma feuille, plus de la moi-
tié du temps qu'on me laissait, dette importunité me rendait de jour
en jour Paris plus insupportable, et me faisait rechercher la cam-
pagne avec ardeur. J'allai plusieurs fois passer quelques jours à Mar-
dis, dont madame le Yasseur connaissait le vicaire, chez lequel
nous nous arrangions tous de façon qu'il ne s'en trouvait pas mal.
Grimm y vint une fois avec nous. Le vicaire avait de la voix, chan-
tait bien, et, quoiqu'il ne sut pas la musique, il apprenait sa partie
■ay^c beaucoup de facilité et de précision. Nous y passions le temps
à chanter mes trios de Chenonceaux. J'y en lis deux ou trois nou-
veaux, sur des paroles que Grimm et le vicaire bâtissaient tant bien
que mal. Je ne puis m'empècher de regretter ces trios laits et chan-
dans des moments de bien pure joie, et que j'ai laisses a Wool
ton avec toute ma musique. Mademoiselle Davenport en a peut-être
déjà fait des papillotes; mais ils méritaient d'être conservés, et sont
pour la plupart d'un très-bon contre-point. Ce fut après quelqu'un de
ces petits voyages, où j'avais le plaisir de voir la tante à son aise, bien
. et où je m'égayais fort aussi, que j'écris is au \ icaire, fort rapide-
ment et fort mal, une épitre en vers qu'on trouvera parmi mes papiers.
LIVRE HUITIÈME.
J'avais, plus près de Paris, une .unie station fort de mon goûi
chez M. Mussard, mon compatriote, mon pareni et mon ami, qui
s'était fait à Passy une retraite charmante où j'ai coulé de bien pai-
sibles moments. M. Mussard était un joaillier, hoi e de bon sens,
qui, après avoir acquis dans son commerce une tontine honnête, et
avoir marie sa fille unique à M. de Valmalette, fils d'un agem de
change et maître d'hôtel du roi. prit le sage parti de quitter le m
et les affaires, et de mettre un intervalle de repos et de jouissance
entre le tracas de la vie et la mort. Le bonhomme Mussard, vrai philo
sophe vie pratique, vivait sans souci, dans une maison très-agréable
qu'il s'était bâtie, et dans un très-joli jardin qu'il avait planté de ses
mains. En fouillant a fond de cuve les terrasses de ce jardin, il trouva
des coquillages fossiles, et il en trouva en si grande quantité, que
son imagination exaltée ne vit plus que Coquilles dans la nature, et
qu'il crut enfin tout de bon que l'univers n'était que coquilles, débris
de coquilles, et que la terre n'était que du cron. Toujours occupé de
cet objet de ses singulières découvertes, il s'échauffa si bien sur ces
idées, qu'elles se seraient enfin tournées dans sa tète en système,
c'est-à-dire en folie, si, très-heureusement pour sa raison, mais bien
malheureusement pour ses amis, auxquels il était cher, et qui trou-
vaient chez lui l'asile le plus agréable, la mort ne fût venue le leur
enlever par la plus étrange et cruelle maladie : c'était une tumeur
dans l'estomac, toujours croissante, qui l'empêchait de manger, sans
que durant très-longtemps on en trouvât la cause, et qui unit, après
plusieurs années de souffrances, par le faire mourir de faim. Je ne
puis me rappeler, sans des serrements de cceur, les derniers temps
de ce pauvre et digne homme, qui, nous recevant encore avec tant
de plaisir, Lenieps et moi, les seuls amis que le spectacle des maux
qu'il souffrait n'écarta pas de lui, jusqu'à sa dernière heure, qui, dis-
je, était réduit à dévorer des yeux le repas qu'il nous faisait servir.
sans pouvoir presque humer quelques gouttes d'un thé bien léger
qu'il fallait rejeter un moment après. Mais avant ces temps de dou-
leur, combien j'en ai passé chez lui d'agréables avec les amis d'élite
qu'il s'était faits! A leur tète je mets ['abbé Prévost, homme très-
aimable et très-simple, dont le cœur vivifiait ses écrits, dignes de
l'immortalité, et qui n'avait rien dans l'humeur ni dans la société du
rOME 11.
CONFESSIONS Dl I J. ROUSSEA1
coloris qu'il donnaii à ses ouvrages; le médecin Procopc, petit
I -■ .1 bonnes fortunes; Boulanger, le célèbre auteur posthume du
\tistne oriental, et qui, je crois, étendait les systèmes de Mussard
sur la durée du monde : en femmes, madame Denis, nièce de Voltaire,
qui, n'étant alors qu'une bonne femme, ne faisait pas encore du bel
esprit; madame Vanloo, non pas belle assurément, mais charmante,
qui chantait Comme un ange; madame de Yalmalette elle-même, qui
chantait aussi, et qui, quoique fort maigre, eût été fort aimable si elle
en eût moips eu la prétention. Telle était à peu près la société de M.
Mussard, qui m'aurait assez plu si son tête-à-tête avec sa conchylio-
manie ne m'avait plu davantage; et je puis dire que pendant plus de
six mpis j'ai travaillé à son cabinet avec autant de plaisir que lui-
même.
Il y avait longtemps qu'il prétendait que pour mon état les eaux
de Pa,ssj me seraient salutaires, et qu'il m'exhortait à les venir pren-
dre chez lui. Pour me tirer un peu de l'urbaine cohue, je me rendis
à la fin, et je fus passer à Passy huit ou dix jours, qui me firent plus
de bien parce que j'étais à la campagne, que parce que j'y prenais les
eaux. Mussard jouait du violoncelle, et aimait passionnément la mu-
sique italienne. I "n soir nous en parlâmes beaucoup avant de nous
coucher et surtout des opère buff'c que nous avions vus l'un et l'autre
en Italie, et dont nous étions tous deux transportés. La nuit, ne dor-
mant pas, j'allai rêver comment on pourrait faire pour donner en
France l'idée d'un drame de ce genre; car les Amours de Ragonde
n'y ressemblaient point du tout. Le matin, en me promenant et pre-
nant des eaux, je lis quelques manières de vers très à la hâte, et j'y
tai des chants qui me revinrent en les faisant. .le barbouillai le
dans une espèce de salon voûté qui était au haut du jardin ; et au
. ie ne pus m'empècher de montrer ces airs à Mussard et à made-
lle DUvernois sa gouvernante, qui était en vérité une très-bonne
et aimable tille. Les tn>is morceaux que j'avais esquissés étaient
: premier mono! J'ai perdu mon serviteur; l'air du Devin,
L'amour croit s'il s'inquiète, et le dernier duo, .1 jamais, Colin, je
\ . etc. .l'imaginais si peu que cela valût la peine d'être suivi,
IS les applaudissements et les encouragements de l'un et de
j'allais jeter au feu mes chilîonset n'y plus penser, comme j'ai
.' J Rousseau au clavecin
Il VKI HUIT1ÈM1
lait tant de fois poui des choses du moins aussi bonnes: mais ils m'ex-
citèrent si bien, qu'en six jours mon drame fut écrit, à quelques vers
ni ^s. et toute ma musique esquissée, tellement que je n'eus plus à faire
a Paris qu'un peu de récitatil et tout le remplissage ; et j'achevai le
tout avec une telle rapidité, qu'en trois semaines m es huent
mises au net et en étal d'être représentées. Il n'y manquait que le di-
vertissement, qui ne fut fait que longtemps après.
Échauffé de la composition de cet ouvrage, j'avais une grande
passion de l'entendre, et jamais donné tout au monde pour le voir
représenter à ma fantaisie, à portes fermées, comme cm dit que Lulli
lit une l'ois jouer Armide pour lui seul. Comme il ne m'était pas
ible d'avoir ce plaisir qu'avec le publie, il fallait nécessairement,
pour jouir de ma pièce, la taire passer à l'Opéra. Malheureusement
elle était dans un genre absolument neuf, auquel les oreilles n'étaient
point accoutumées; et d'ail leur--, le mauvais succès des Muses galan-
tes me faisait prévoir celui du Devin, si je le présentais sous mon
nom. Duclos me tira de peine, et se chargea de faire essayer l'ouvrage
en laissant ignorer l'auteur. Pour ne pas me déceler, je ne me trouvai
point a cette répétition; et les petits l'inlmis, qui la dirigèrent, ne
surent eux-mêmes quel en était l'auteur, qu'après qu'une acclamation
générale eut attesté la bonté de l'ouvrage. 'Tous ceux qui l'enten-
dirent en étaient enchantés, au point que dès le lendemain, dans toutes
les sociétés, on ne parlait d'autre chose. .M. de Cury, intendant des
menus, qui avait assisté a la répétition, demanda l'ouvrage pour être
donné à la cour. Duclos, qui savait mes intentions, jugeant que je
serais moins le maître de ma pièce à la cour qu'a Pari--, la refusa.
Cury la réclama d'autorité. Duclos tint bon; et le débat entre eux
devint si vif, qu'un jour à l'Opéra ils allaient sortir ensemble, si on
ne les eût séparés. On voulut s'adresser à moi : je renvoyai la déc
de la chose à .M. Duclos. Il fallut retourner à lui. M. le duc d'Aumont
s'en mêla. Duclos crut enfin devoir céder à l'autorité, et la pièce fut
donnée pour être jouée à Fontainebleau.
La partie à laquelle je m'étais le plus attache, et ou je m'éloignais
le plus de la route commune, était le récitatif. Le mien était accentué
d'une façon toute nouvelle, marchait avec le débit de la parole. I I
n'osa laisser cette terrible innovation; l'on craignait qu'elle ne ré-
CON ! l SSION - M J.-J. ROUSSI M
oreilles moutonnières. Je consentis que Francueil et Jelyotte
a un autre récitatif, mais je ne voulus pas m'en mêler.
Quand tout fut prêt et le jour fixé pour la représentation, l'on me
proposa le voyage de Fontainebleau, pour voir au moins la dernière
répétition. J'y l'us avec mademoiselle Fel, Grimm, et, je crois, l'abbé
Raynal, dans une voiture de la cour. La répétition fut passable; j'en
fus plus conteni que je ne m'y étais attendu. L'orchestre était nom-
breux, compose de ceux de l'Opéra et de la .Musique du Roi. Jelyotte
faisait Colin ; mademoiselle Fel, Colette; Cuvilier, le Devin; les chœurs
étaient ceux de l'( )péra. Je dis peu de chose : c'était Jelyotte qui avait
tout dirigé; je ne voulus pas contrôler ce qu'il avait fait; et, maigre
mon ton romain, j'étais honteux comme un écolier au milieu de tout
ce monde.
I.e lendemain, jour de la représentation, j'allai déjeuner au café
du Grand-Commun. Il y avait là beaucoup de monde. On parlait de
la répétition de la veille, et de la difficulté qu'il y avait eu d'y entrer.
Un officier qui était là dit qu'il était entré sans peine, conta au long
ce qui s'y était passé, dépeignit l'auteur, rapporta ce qu'il avait fait,
ce qu'il avait dit; mais ce qui m'émerveilla de ce récit assez long, fait
avec autant d'assurance que de simplicité, fut qu'il ne s'y trouva pas
un seul mot de vrai. Il m'était très-clair que celui qui parlait si savam-
ment de cette répétition n'y avait point été. puisqu'il avait devant les
yeux, sans le connaître, cet auteur qu'il disait avoir tant vu. Ce qu'il
v eut de plus singulier dans cette scène, fut l'effet qu'elle lit sur moi.
Cet homme était d'un certain âge; il n'avait point l'air ni le ton fat
et avantageux; sa physionomie annonçait un homme de mérite, sa
croix de Saint-Louis annonçait un ancien officier. Il m'intéressait,
malgré son impudence et malgré moi. Tandis qu'il débitait ses men-
songes, je rougissais, je baissais les yeux, j'étais sur les épines; je
cherchais quelquefois en moi-même s'il n'y aurait pas moyen de le
croire dans l'erreur et de bonne foi. Enfin, tremblant que quelqu'un
ne me reconnût et ne lui en fit l'affront, je me hâtai d'achever mon
olat sans rien dire; et. baissant la tète en passant devant lui, je
le plus tôt qu'il me fut possible, tandis que les assistants péro-
raient sur sa relation. Je m'aperçus dans la rue que j'étais en sueur;
-uis sur que si quelqu'un m'eût reconnu et nommé avant ma
I IVRE III I I I I Ml
101
s, .rue. on m'aurait \ u la honte et l'embai ras d'un coupable, par leseul
sentiment de la peine que ce pauvre homme aurait .1 souffrir si son
mensonge était reconnu.
Me voici dans un de ces moments critiques de ma vie où il est
difficile de ne faire que narrei . parce qu'il est presque impossible que
la narration même ne porte empreinte de censure ou d'apologie.
.1 essayerai toutefois «.le rapporter comment et sur quels motifs je me
conduisis, sans 3 ajouter ni louanges ni blâme.
J'étais ce jour-là dans le même équipage négligé qui m'était ordi
naire : grande barbe ei perruque assez mal peignée. Pieu. un ce défaut
de décence pour un acte de courage, j'entrai de cette façon dans ht
même salle où devaient arriver, peu de temps après, le roi, la reine,
la Camille royale et toute la cour. J'allai m'établir dans la loge où me
conduisit M. de Cury, et qui était la sienne : c'était une grande loge
sur le théâtre, vis-à-vis une petite loge plus élevée, où se plaça le roi
avec madame de Pompadour. Environné de dames, et seul d'homme
sur le devant delà loge, je ne pus douter qu'on ne m'eût mis là pré-
cisément pour être en vue. Quand on eut allumé, me voyant dans
cet équipage au milieu de gens tous excessivement parés, je com-
mençai d'être mal à mon aise : je me demandai si j'étais à ma place,
si j'y étais mis convenablement: et après quelques minutes d'inquié-
tude, je me répondis. Oui, avec une intrépidité qui venait peut-être
plus de l'impossibilité de m'en dédire, que de la force de mes raisons.
Je me dis : Je suis à ma place puisque je vois jouer ma pièce, que j'y
suis invité, que je ne l'ai faite que pour cela, et qu'après tout personne
n'a plus de droit que moi-même à jouir du fruit de mon travail et de
mes talents. Je suis mis à mon ordinaire, ni mieux, ni pis : si je
recommence à m'asservir à l'opinion dans quelque chose, m'y voilà
bientôt asservi derechef en tout. Pour être toujours moi-même, je ne
dois rougir, en quelque lieu que ce soit, d'être mis selon l'état que
j'ai choisi : mon extérieur est simple et négligé, mais non crasseux
ni malpropre : la barbe ne l'est point en elle-même, puisque c'est la
nature qui nous la donne, et que, selon les temps et les modes, elle
est quelquefois un ornement. On me trouvera ridicule, impertinent.
eh! que m'importe! Je dois savoir endurer le ridicule et le blâme,
pourvu qu'ils ne soient pas mérités. Après ce petit soliloque, je me
- i i SS10NS DE .l.-J. ROUSSI \ i
raffermis si bien que j'aurais été intrépide, si j'eusse eu besoin de
l'être. Mais, suit effet de ta présence du maître, soit naturelle dispo-
sitiomdes coeurs, je n'aperçus rien que d'obligeant et d'honnête dans
la curiosité «.loin j'étais l'objet. J'en fus touche jusqu'à recommencer
d'être inquiet sur moi-même et sur le sort de ma pièce, craignant
d'effacer des préjugés si favorables, qui semblaient ne chercher qu'à
m'applàildir. J'étais armé contre leur raillerie: mais leur ait caressant,
auquel je ne m'étais pas attendu, me subjugua si bien, que je trem-
blais comme un enfant quand on commença.
J'eus bientôt de quoi me rassurer. La pièce fut très-mal jouée
quant aux acteurs, mais bien chantée et bien exécutée quant à la mu-
sique. Dès la première scène, qui véritablement est d'une naïveté
touchante, j'entendis s'élever dans les loges un murmure de surprise
et d'applaudissement jusqu'alors inouï dans ce genre de pièces. La
fermentation croissante alla bientôt au point d'être sensible dans
toute l'assemblée, et, pour parler à la Montesquieu, d'augmenter son
effet par son effet même. \ la scène des deux petites bonnes gens, cet
effet lut a son comble. On ne claque point devant le roi. cela lit qu'on
entendit tout; la pièce et l'auteur y gagnèrent. J'entendais autour de
moi un chuchotement de femmes qui me semblaient belles comme
des anges, et qui s'entredisaient à demi-voix : Cela est charmant,
cela est ravissant; il n'y a pas un son la qui ne parle au cœur.. Le
plaisir de donner de l'émotion à tant d'aimables personnes m'emut
moi-même jusqu'aux larmes, et je ne pus les contenir au premier duo,
en remarquant que je n'étais pas seul à pleurer. J'eus un moment de
retour sur moi-même, en me rappelant le concert de .M. de Treitorens.
Cette réminiscence eut l'effet de l'esclave qui tenait la couronne sut-
la tète des triomphateurs; mais elle fui courte, et je me livrai bientôt
pleinement et sans distraction au plaisir de savourer ma gloire. Je
suis pourtant sûr qu'en ce moment la volupté du sexe y entrait beau-
coup plus que la vanité d'auteur: et sûrement s'il n'y eût eu là que
des hommes, je n'aurais pas été dévore, comme je l'étais sans cesse,
du désir de recueillir de mes lèvres les délicieuses larmes que je
taisais couler. J'ai vu des pièces exciter de plus vils transports d'admi-
i. mais jamais une ivresse aussi pleine, aussi douce, aussi tou-
chante, régner dans tout un spectacle, et surtout à la cour, un jour
I.K DEVIN 1)1
LIVRE m I I 1 1 Ml
de première représentation. Ceux qui oni vu celle là doivent s'en
venir; car l'effet en fut unique.
Le même soir, M. le duc d'Aumont me lit dire de me trouver au
château le lendemain sur les onze heures, et qu'il me présenterait au
roi. M. de Cury, qui me fit ce message, ajouta qu'un croyait qu'il
s'agissait d'une pension, et que le roi voulait m l'annoncer lui-même.
Croira-t-on que la nuit qui suivit une aussi brillante journée fut
une nuit d'angoisse et de perplexité pour moii Ma première idée.
après celle de cette représentation, se porta sur un fréquent besoin
de sortir, qui m'avait fait beaucoup souffrir le soir même au spec-
tacle, et qui pouvait me tourmenter le lendemain quand je serais
dans la galerie OU dans les appartements du roi, parmi tous ces
giands. attendant le passage de Sa Majesté. Cette infirmité était la
principale cause qui me tenait écarte des cercles, et qui m'empêchait
d'aller m'enfermer chez des femmes. L'idée seule de l'état où ce
besoin pouvait me mettre était capable de me le donner au point de
m'en trouver mal, à moins d'un esclandre auquel j'aurais préfère la
mort. Il n'y a que les gens qui connaissent cet état qui puissent juger
de l'effroi d'en courir le risque.
Je me figurais ensuite devant le roi. présenté à Sa Majesté, qui
daignait s'arrêter et m'adresser la parole. C'était là qu'il fallait de la
justesse et de la présence d'esprit pour répondre. Ma maudite timi-
dité, qui me trouble devant le moindre inconnu, m'aurait-elle quitté
devant le roi de France, ou m'aurait-elle permis de bien choisir a
l'instant ce qu'il fallait dire! Je voulais, sans quitter l'air et le ton
sévère que j'avais pris, nu montrer sensible a l'honneur que me fai-
sait un si grand monarque. 11 fallait envelopper quelque grande et
utile vérité dans une louange belle et méritée. Pour préparer
d'avance une réponse heureuse, il aurait fallu prévoir juste ce qu'il
pourrait me dire; et j'étais sur après cela de ne pas retrouver en sa
présence un mot de ce que j'aurais médité. Que deviendrais-) e en ce
moment et sous les yeux de toute la cour, s'il allait m 'échapper dans
mon trouble quelqu'une de mes balourdises ordinaires; Ce danger
m'alarma, m'effraya, nu fit frémir au point de me déterminer, à tout
risque, de ne m'y pas exposer.
Je perdais, il est vrai, la pension qui m'était offerte en quelque
I ONI ESSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
sorte; mais je m'exemptais aussi du joug qu'elle m'eût impose.
Adieu la vérité, la liberté, le cou rage. Comment oser désormais par-
ler d'indépendance et de désintéressement: Il ne fallait plus que flatter
OU me taire en recevant cette pension : encore qui m'assurait qu'elle
me serait payée i Que de pas à faire, que de gens à solliciter! 11 m'en
Coûterait plus de soins, et bien plus désagréables pour la conserver,
que pour m'en passer. Je crus donc, en y renonçant, prendre un
parti très-conséquent à mes principes, et sacrifier l'apparence à la
realite. Je dis ma résolution à Ci itnm. qui n'y opposa rien. Aux
autres j'alléguai ma santé, et je partis le matin même.
Mon départ lit du bruit et fut généralement blâmé. Mes raisons
ne pouvaient être senties par tout le monde : m 'accuser d'un sot or-
gueil était bien plus tôt fait, et contentait mieux la jalousie de qui-
conque sentait en lui-même qu'il ne se serait pas conduit ainsi. Le
lendemain Jelyotte m'écrivit un billet, où il me détailla les succès de
ma pièce et l'engouement où le roi lui-même en était. Toute la jour-
née, me marquait-il. Sa Majesté ne cesse déchanter, avec la voix la
plus fausse de son royaume : J'ai perdu mon serviteur ; j'ai perdu
tout mon bonheur. Il ajoutait que dans la quinzaine on devait donner
une seconde représentation du Devin, qui constaterait aux yeux de
tout le public le plein succès de la première.
Deux jours après, comme j'entrais le soir sur les neuf heures
chez madame d'Epinay, où j'allais souper, je me vis croisé par un
fiacre à la porte. Quelqu'un qui était dans ce fiacre me lit signe d'y
monter; j'y monte : c'était Diderot. Il me parla de la pension avec un
feu que, sur pareil sujet, je n'aurais pas attendu d'un philosophe. Il
ne me fit pas un crime de n'avoir pas voulu être présenté au roi;
mais il m'en fit un terrible de mon indifférence pour la pension. Il
me dit que si j'étais désintéressé pour mon compte, il ne m'était pas
permis de l'être pour celui de madame le Yasscur et de sa tille; que
je leur devais de n'omettre aucun moyen possible et honnête de leur
donner du pain; et comme on ne pouvait pas dire après tout que
j'eusse refusé cette pension, il soutint que, puisqu'on avait paru dis-
posé a nie l'accorder, je devais la solliciter et l'obtenir, à quelque
prix que ce fût. Quoique je fusse touché de son zèle, je ne pus
goûter ses maximes, et nous eûmes à ce sujet une dispute très-vive,
1-1 VRI II I I I I l M l
la première que j'aie eue avec lui ; ei nou n'en avon jamais eu que
de cette espèce, lui me prescrivani ce qu'il prétendait que je devais
faire, et moi m'en défendant parce que je croyais ne le devoii pas.
Il était tard quand nous nous quittâmes. Je voulus le mener si
per chez madame d'Epinay, il ne le voulut point; et, quelque effort
que le désir d'unir tous ceux que j'aime m'ait lait faire en divers
temps pour l'engager à ht voir, jusqu'à la mener a sa porte qu'il nous
tint fermée, il s'en est toujours défendu, ne parlant d'elle qu'en ter-
mes très-méprisants. Ce ne lut qu'après ma brouillerie avec elle et
avec lui qu'ils se lièrent et qu'il commença d'en parler avec honneur.
Depuis lors Diderot et (irimm semblèrent prendre a tache d'alié-
ner de moi les gouvemeuses, leur faisant entendre que si elles
n'étaient pas plus à leur aise, c'était mauvaise volonté de ma part, et
qu'elles ne feraient jamais rien avec moi. Us tachaient de les engager
à me quitter, leur promettant un retirât de sel, un bureau de tabac
et je ne sais quoi encore, par le crédit de madame d'Epinay. Ils vou-
lurent même entraîner Duclos ainsi que d'Holbach dans leur lieue-
mais le premier s'y refusa toujours. J'eus alors quelque vent de tout
ce manège; mais je ne l'appris bien distinctement que longtemps
après, et j'eus souvent à déplorer le zèle aveugle et peu discret de mes
amis, qui, cherchant à me réduire, incommodé comme j'étais, à la
plus triste solitude, travaillaient dans leur idée à me rendre heureux
par les moyens les plus propres en effet à nie rendre misérable.
Le carnaval suivant, 1753, le Devin fut joué à Paris, et j'eus le
temps, dans cet intervalle, d'en faire l'ouverture et le divertissement.
Ce divertissement, tel qu'il est gravé, devait elle en action d'un bout
à l'autre et dans un sujet suivi, qui, selon moi, fournissait des ta-
bleaux très-agréables. Mais quand je proposai cette idée à l'Opéra, on
ne m'entendit seulement pas. et il fallut coudre des chants et des
danses à l'ordinaire : cela lit que ce divertissement, quoique plein
d'idées charmantes, qui ne déparent point les scènes, réussit très-
médiocrement. J'otai le récitatif de Jelyotte, et je rétablis le mien,
tel que je l'avais fait d'abord et qu'il est gravé: et ce récitatif, un peu
raneise. je l'avoue, c'est-à-dire traîné par les acteurs, loin de cho-
quer personne, n'a pas moins réussi que les airs, ci a paru, même au
public, tout aussi bien fait pour le moins. Je dédiai ma pièce a
T O H E 1 1 . | ^
I ONI l SSIONS DE I.-J. ROI ---I VI .
M. Duclos qui l'avait protégée, et je déclarai que ce serait ma seule
dédicace. J'en ai pourtant l'ait une seconde avec son consentement;
mais il a dû se tenir encore plus honoré de cette exception, que si je
n'en avais fait aucune.
] ai sur cette pièce beaucoup d'anecdotes, sur lesquelles eies cho-
ses plus importantes à dire ne me laissent pas le loisir de m'étendre
ici. .l'y reviendrai peut-être un jour dans le supplément. Je n'en
saurais pourtant omettre une. qui peut avoir trait à tout ce qui suit.
Je \isitais un jour dans le cabinet du baron d'Holbach sa musique;
après en avoir parcouru de beaucoup d'espèces, il me dit, en me
montrant un recueil de pièces de clavecin : Voilà des pie-ces qui ont
imposées pour moi: elles sont pleines de goût, bien chantantes;
personne ne les connaît ni ne les verra que moi seul. Vous en devriez
choisir quelqu'une pour l'insérer dans votre divertissement. Ayant
dans la tète des sujets d'airs et des symphonies beaucoup plus que
je n'en pouvais employer, je me souciais très-peu des siens. Cepen-
dant il me pressa tant, que par complaisance je choisis une pastorelle
que j'abrégeai, et que je mis en trio pour l'entrée des compagnes de
Colette. Quelques mois après, et tandis qu'on représentait le Devin,
entrant un jour chez Grimm, je trouvai du monde autour de son cla-
vecin, d'où il se leva brusquement à mon arrivée. En regardant ma-
chinalement sur son pupitre, j'y vis ce même recueil du baron d'Hol-
bach, ouvert précisément à cette même pièce qu'il m'avait pressé
de prendre, en m'assurant qu'elle ne sortirait jamais de ses mains.
Quelque temps après je vis encore ce même recueil ouvert sur le
clavecin de M. d'Épinay, un jour qu'il avait musique chez lui. Grimm
ni personne n'a jamais parlé de cet air, et je n'en parle ici moi-
même que parce qu'il se répandit quelque temps après un bruit que
je n'étais pas l'auteur du Devin du village. Comme je ne fus jamais
un grand croque-note, je suis persuadé que sans mon Dictionnaire
de musique on aurait dit à la fin que je ne la savais pas.
<.» telque temps avant qu'on donnât le Devin du village, il était
.irrivé à Paris des boutions italiens, qu'on fit jouer sur le théâtre
de l'Opéra, sans prévoir l'effet qu'ils y allaient faire. Quoiqu'ils
nt détestables, et que l'orchestre, alors très-ignorant, estropiât à
plaisir les pièces qu'ils donnèrent, elles ne laissèrent pas de laite à
LIVRI II I I I 1 I Ml
l'Opéra français un tort qu'il n'a jamais réparé. La comparaison de
ces deux musiques, entendues le même jour sur le même théâtre,
déboucha les oreilles françaises : il n'j en eut point qui pût endurei
la tratnerie de leur musique, après l'accent vil et marqué de l'ita-
lienne : sitôt que les bouffons avaient fini, tout s'en allait. On lut
forcé de changer l'ordre, et de mettre les bouffons .1 la fin. ( >n don
nait Eglé, Pygvtalion, le Sylphe; rien ne tenait. Le seul Devin du
pillage soutint la comparaison, et plut encore après la Servapadrona.
Quand je composai mon intermède, j'avais l'esprit rempli de ceux-
là; ce furent eux qui m'en donnèrent l'idée, et jetais bien éloigné de
prévoir qu'on les passerait en revue à côté de lui. Si j'eusse été un
pillard, que de vols seraient alors devenus manifestes, et combien on
eût pris soin de les faire sentir! Mais rien : on a eu beau faire, on n'a
pas trouve dans ma musique la moindre réminiscence d'aucune
autre: et tous mes chants, compares aux prétendus originaux, se s,, ut
trouves aussi neufs que le caractère de musique que j'avais créi S
l'on eût mis Mondonville ou Rameau à pareille épreuve, ils n'en se-
raient sortis qu'en lambeaux.
Les boulions firent à la musique italienne des sectateurs très
ardents. Tout Paris se divisa en deux partis plus échauffés que s'il se
fût agi d'une affaire d'État ou de religion. L'un plus puissant, plus
nombreux, compose des grands, des riches et des femmes, soutenait
la musique française; l'autre, plus vif, plus lier, plus enthousiaste,
était compose des vrais connaisseurs, des gens à talents, des hommes
de génie. Son petit peloton se rassemblait à !'( )pera, sous la loge de la
reine. L'autre parti remplissait tout le reste du parterre et de la salle:
mais son foyer principal était sous la loge du roi. Voilà d'où vinrent
ces noms de partis célèbres dans ce temps-là, de coin du roi et de coin
de la reine. La dispute, en s'animant, produisit des brochures. Le
coin du roi voulut plaisanter: il fut moqué parle Petit Prophète: il
voulut se mêler de raisonner: il fut écrase par la Lettre sur la musi-
que française. Ces deux petits écrits, l'un de Grimm, et l'autre de-
moi, sont les seuls qui survivent à cette querelle: tous les autres
sont déjà morts.
Mais le Petit Prophète, qu'on s'obstina longtemps à m'attribuer
malgré moi, fut pris en plaisanterie, et ne lit pas la moindre peine à
I 0 N 1 l S S I O N S DE J. - J. ROUSSI VI .
auteur, au lieu que la Lettre sur la musique fut prise au sérieux,
ntrc moi toute la nation, qui se crut offensée dans sa mu-
sique. I.a description de l'incroyable effet de cette brochure serait
digne de la plume de Tacite. C'était le temps de la grande querelle
du parlement et du clergé. Le parlement venait d'être exilé ; la fer-
mentation était au comble : tout menaçait d'un prochain soulève-
ment. I.a brochure parut, à l'instant toutes les autres querelles furent
oubliées : on ne songea qu'au péril de la musique française, et il n'y
eut plus de soulèvement que contre moi. Il fut tel. que la nation n'en
est jamais bien revenue. A la cour on ne balançait qu'entre la Bastille
et l'exil ; et la lettre de cachet allait être expédiée, si M. de Yoycr n'en
eût fait sentir le ridicule. Quand on lira que cette brochure a peut-être
empêché une révolution dans l'État, on croira rêver, ("est pourtant
une vérité bien réelle, que tout Paris peut encore attester, puisqu'il
n'y a pas aujourd'hui plus de quinze ans de cette singulière anec-
dote.
Si l'on n'attenta pas à ma liberté, l'on ne m'épargna pas du
moins les insultes; ma vie même fut en danger. L'orchestre de
l't Ipéra tit l'honnête complot de m'assassiner quand j'en sortirais.
On me le dit. je n'en fus que plus assidu à l'Opéra, et je ne sus que
temps après que M. Ancelet. officier des mousquetaires, qui
avait de l'amitié pour moi, avait détourné l'effet du complot en me
faisant escorter à mon insu à la sortie du spectacle. La ville venait
d'avoir la direction de l'Opéra. Le premier exploit du prévôt des
marchands fut de me faire ôter mes entrées, et cela de la façon la
plus malhonnête qu'il fût possible, c'est-à-dire en me les faisant re-
fuser publiquement à mon passage; de sorte que je fus obligé de
prendre un billet d'amphithéâtre, pour n'avoir pas l'affront de m'en
retourner ce jour-là. L'injustice était d'amant plus criante, que le
seul prix que j'avais mis a ma pièce, en la leur cédant, était mes en-
trées a perpétuité: car quoique ce fût un droit pour tous les auteurs,
et que j'eusse ce droit a double titre, je ne laissai pas de le stipuler
expressément en présence de M. Duclos. 11 est vrai qu'on m'envoya
pour mes honoraires, par le caissier de l'Opéra, cinquante louis que
je n'avais pas demandés : mais outre que ces cinquante louis ne fa i -
• t pas même la somme qui me revenait dans les règles, ce pave-
LIVR1 HUITIÈME.
ment n'avait rien de commun avec le droit d'entrées formellement
stipule, et qui en était entièrement indépendant. Il y avait dans ce
procédé une telle complication d'iniquité et de brutalité, que le pu-
blic, alors dans sa plus grande animosité contre moi, ne lai sa pa
d'en être unanimement choqué; et tel qui m'avait insulte la veille
criait le lendemain tout haut, dans la salle, qu'il était honteux d
ainsi les entrées à un auteur qui les avait si bien méritées et qui
pouvait même les réclamer pour di:u\. Tant est juste le proverbe
italien, qu'ognun ama la giusti\ia in cosa d'altrui!
Je n'avais là-dessus qu'un parti a prendre, c'était de réclamei
mon ouvrage, puisqu'un m'en ôtait le prix convenu. J'écrivis pour
cet effet à M. d'Argenson qui avait le département de l'Opéra; et je
joignis à ma lettre un mémoire qui était sans réplique, et qui de-
meura sans réponse et sans effet, ainsi que ma lettre. I.e silence de
cet homme injuste me resta sur le cœur, et ne contribua pas à aug-
menter l'estime très-médiocre que j'eus toujours pour son caractère
et pour ses talents. C'est ainsi qu'on a gardé ma pièce a l'Opéra, en
me frustrant du prix pour lequel je l'avais cédée. Du faible au fort,
ce serait voler; du fort au faible, c'est seulement s'approprier le bien
d'autrui.
Quant au produit pécuniaire de cet ouvrage, quoiqu'il ne m'ait
pas rapporté le quart de ce qu'il aurait rapporté dans les mains d'un
autre, il ne laissa pas d'être assez grand pour me mettre en état de
subsister plusieurs années, et suppléer à la copie, qui allait i
assez mal. J'eus cent louis du roi, cinquante de madame de Pompa-
dour pour la représentation de Belle-Vue, où elle lit elle-même le
Colin, cinquante de l'Opéra, et cinq cents francs de Pissot pour la
gravure; en sorte que cet intermède, qui ne me coûta que cinq ou
six semaines de travail, me rapporta presque autant d'argent, mal-
gré mon malheur et ma balourdise, que m'en a rapporté depuis
l'Emile, qui m'avait coûté vingt ans de méditation et trois ans Je
travail. Mais je payai bien l'aisance pécuniaire ou me mit cette pièce,
par les chagrins infinis qu'elle m'attira : elle fut le germe des secrètes
jalousies qui n'ont éclate que longtemps après. Depuis son succès,
je ne remarquai plus ni dans Grimm, ni dans Diderot, ni dans pres-
que aucun des gens de lettres de ma connaissance. Cette cordialité.
I ON] I SSIONS l'I J.-J. ROUSSEAU.
cette franchise, ce plaisir de me voir, que j'avais cru trouver en eux
jusqu'alors. Des que je paraissais chez le baron, la conversation ces-
sait d'être générale. On se rassemblait par pet i t s pelotons, on se
chuchotait à l'oreille, et je lestais seul sans savoir a qui parler.
J'endurai longtemps ce choquant abandon; et voyant que ma-
dame d'Holbach, qui était douce et aimable, me recevait toujours
bien, je supportais les grossièretés de son mari, tant qu'elles furent
supportables : mais un jour il m'entreprit sans sujet, sans prétexte,
et avec une telle brutalité, devant Diderot, qui ne dit pas un mot,
et devant Margency, qui m'a dit souvent depuis lors avoir admiré la
douceur et la modération de mes réponses, qu'enfin chassé de chez lui
par ce traitement indigne, je sortis, résolu de n'y plus rentrer. Cela
ne m'empêcha pas de parler toujours honorablement de lui et de sa
maison; tandis qu'il ne s'exprimait jamais sur mon compte qu'en ter-
mes outrageants, méprisants, sans me désigner autrement que para'
petit cuistre, et sans pouvoir cependant articuler aucun tort d'aucune
espèce que j'aie eu jamais a\ ec lui. ni avec personne à qui il prît inté-
rêt. Voilà comment il finit par vérifier mes prédictions et mes craintes.
; moi, je crois que mesdits amis m'auraient pardonné de faire des
livres, et d'excellents livres, parce que cette gloire ne leur était pas
étrangère: mais qu'ils ne purent me pardonner d'avoir fait un opéra,
ni les succès brillants qu'eut cet ouvrage, parce qu'aucun d'eux n'était
en état de courir la même carrière, ni d'aspirer aux mêmes honneurs.
Duclos seul, au-dessus de cette jalousie, parut même augmenter
d'amitié pour moi, et m'introduisit chez mademoiselle Quinault, où
je trouvai autant d'attentions, d'honnêtetés, de caresses, que j'avais
peu trouvé tout cela chez M. d'Holbach.
Tandis qu'on jouait le Devin du village à l'Opéra, il était aussi
question de son auteur a la Comédie française, mais un peu moins
heureusement. N'ayant pu. dans sept ou huit ans. faire jouer mon
Narcisse aux Italiens, je m'étais dégoûté de ce théâtre, par le mauvais
jeu des acteurs dans le français; et j'aurais bien voulu avoir fait passer
ma pièce aux Français, plutôt que chez eux. Je parlai de ce désir au
comédien la Noue, avec lequel j'avais fait connaissance, et qui. comme
on sait, était homme de mérite et auteur. Narcisse lui plut, il se
chargea de le faire jouer anonyme; et en attendant il me procura
I I Y k I 1 1 l 1 I I I M I . , , ,
les entrées, qui me furent d'un grand agrément, cui j'ai toujours
féré le Théâtre-Français aux deux autn l pièce fut reçue avec
applaudissement, et représentée sans qu'on en nommât l'auteur; nui*
j'ai lieu de croire que les comédiens et bien d'autres ne l'ignoraient
pas. Les demoiselles Gaussin et Grandval jouaient les rôles d'amou-
reuses; et quoique l'intelligence du tout lui manquée à mon a\is. un
ne pouvait pas appeler cela une pièce absolument mal jouée. Toute-
fois je fus surpris et touche de l'indulgence du public, qui eut la
patience de l'entendre tranquillement d'un bout à l'autre, et d'en
souffrir même une seconde représentation, sans donner le moindre
signe d'impatience. Pour moi, je m'ennuyai tellement a la première.
que je ne pus tenir jusqu'à la tin; et, sortant du spectacle, j'entrai au
cale de Procope, où je trouvai Boissy et quelques autres, qui proba-
blement s'étaient ennuyés comme moi. Là, je dis hautement mon
peccavi, m'avouant humblement ou fièrement l'auteur de la pièce et en
parlant Comme tout le monde en pensait. Cet aveu public de l'auteut
d'une mauvaise pièce qui tombe fut fort admiré, et me parut très-peu
pénible. J'y trouvai même un dédommagement d'amour-propre dans
le courage avec lequel il fut fait; et je crois qu'il y eut en cette occa-
sion plus d'orgueil à parler, qu'il n'y aurait eu de sotte honte à se
taire. Cependant, comme il était sur que la pièce, quoique glacée a
la représentation, soutenait la lecture, je la lis imprimer; et dans la
préface, qui est un de mes bons écrits, je commençai de mettre à de-
couvert mes principes, un peu plus que je n'avais fait jusqu'alors.
.l'eus bientôt occasion de les développer tout a lait dans un 0UVJ
de plus grande importance; car ce fut. je pense, en cette année 1753,
que parut le programme de l'Académie de Dijon sur l'Origine de l'iné-
galité parmi les hommes. Frappé de cette grande question, je fus
surpris que cette académie eût osé la proposer; mais puisqu'elle avait
eu ce courage, je pouvais bien avoir celui de la traiter, et je l'entrepris.
Pour méditer à mon aise ce grand sujet, je lis à Saint-Germain
un voyage de sept ou huit jours, avec Thérèse, noire hôtesse, qui
était une bonne femme, et une de ses amies. Je compte cette prome-
nade pour une des plus agréables de ma vie. Il faisait très beau ; ces
bonnes femmes se chargèrent des soins et de la dépense: Thérèse
s'amusait avec elles: et moi. sans souci de rien, je venais m'égayer
I 0N1 l S SI ON S DE J.-J. ROUSSEAl
sans . ix heures des repas. Tout le reste du jour, enfoncé dans
rêt, j'j cherchais, \'\ trouvais l'image des premiers temps, dont
je traçais fièrement l'histoire; je faisais main basse sur les petits men-
des hommes; j'osais dévoilei à nu leur nature, suivre le pro-
gi es du temps et «.les choses qui l'ont défigurée, et comparant l'homme
«.le l'homme avec l'homme naturel, leur montrer dans s, m perfection-
nement prétendu la véritable source de ses misères. Mon âme, exaltée
par ces contemplations sublimes, s'élevait auprès de la Divinité; et
voyant de là mes semblables suivre, dans l'aveugle route de leurs
. celle de leurs erreurs, de leurs malheurs, de leurs crimes,
je leur criais d'une faible voix qu'ils ne pouvaient entendre : Insensés,
qui VOUS plaigne/ sans cesse de la nature, apprenez que tous vos
maux \ous viennent de vous!
De ces méditations résulta le discours sur l'Inégalité, ouvrage qui
fut plus du goût de Diderot que tous mes autres écrits, et pour lequel
conseils me furent le plus utiles, mais qui ne trouva dans toute
l'Europe que peu de lecteurs qui l'entendissent, et aucun de ceux-là
qui voulût en parler. 11 avait été fait pour concourir au prix : je l'en-
voyai donc, mais sûr d'avance qu'il ne l'aurait pas, et sachant bien
que ce n'est pas pour des pièces de cette étoffe que sont fondés les
prix des académies.
Cette promenade et cette occupation firent du bien à mon hu-
meur et à ma santé. Il y avait déjà plusieurs années que, tourmenté
de ma rétention d'urine, je m'étais li\ré tout à fait aux médecins,
qui, sans alléger mon mal, avaient épuisé mes forces et détruit mon
tempérament. Au retour de Saint-Germain, je nie trouvai plus de
forces et me sentis beaucoup mieux. Je suivis cette indication, et,
lu de guérir ou mourir sans médecins et sans remèdes, je leur
dis adieu pour jamais, et je me mis à vivre au jour la journée, restant
coi quand je ne pouvais aller, et marchant sitôt que j'en avais la
force. Le train de Paris parmi les gens à prétentions était si peu dé-
mon goût; les cabales des gens de lettres, leurs honteuses querelles.
leur peu de bonne foi dans leurs livres, leurs airs tranchants dans le
monde, m'étaient si odieux, si antipathiques, je trouvais si peu de
douceur, d'ouverture de cœur, de franchise dans le Commerce même
de nies amis, que, rebute de cette vie tumultueuse, je commençais à
1 . 1 \ R ! H U ITI KM I
soupirer ardemment après le séjoui de la cam| t, >yani
pas que mon métier me permît de m'y établir, j'y courais du moins
passer les heures que j'avais de libres. Pendant plusieui
d'abord après mon dîner j'allais me promener seul au buis de I'.
logne, méditant des sujets d'ouvrages, et je ne revenais qu'à la nuit.
Gauffecourt, avec lequel j'étais alors extrêmement lié, se voyant
oblige d'aller à Genève pour son emploi, me proposa ce voyage : j'y
consentis. Je n'étais pas assez bien pour nie passer des s,,ins de la
gouverneuse : il tut décidé qu'elle serait du voyage, que sa mère
garderait la maison; et, tous nos arrangements pris, nous partîmes
tous trois ensemble le i" juin 17? |.
Je dois noter ce voyage comme l'époque de la première expérience
qui, jusqu'à l'âge de quarante-deux ans que j'axais alors, ail
atteinte au naturel pleinement confiant avec lequel j'étais né. et au-
quel je m'étais toujours livré sans réserve et sans inconvénient. Nous
axions un carrosse bourgeois qui nous menait, avec les mêmes che-
vaux, à très-petites journées, .le descendais et marchais souvent à
pied. A peine étions-nous à la moitié de notre route, que Thérèse
marqua la plus grande répugnance a rester seule dans la voiture avec
Gauffecourt, et que quand, malgré ses prières, je voulais descendre,
elle descendait et marchait aussi. .le la grondais longtemps de ce ca-
price, et même je m'y opposai tout à fait, jusqu'à ce qu'elle se vit
forcée enfin à m'en déclarer la cause. .L- crus rêver, je tombai des
nues, quand j'appris que mon ami M. de Gauffecourt, âgé de plus de
soixante ans, podagre, impotent, use de plaisirs et de jouissances,
travaillait depuis notre départ à corrompre une personne qui n'était
plus ni belle ni jeune, qui appartenait a son ami; et cela par les
moyens les plus bas, les plus honteux, jusqu'à lui présenter sa
bourse, jusqu'à tenter de rémouvoir par la lecture d'un livre abomi-
nable, et par la vue des figures infâmes dont il était plein. Thérèse,
indignée, lui lança une fois son vilain livre par la portière ; et j'appris
que, le premier jour, une violente migraine m'ayant fait aller coucher
sans souper, il avait employé tout le temps de ce tête-à-tête a des
tentatives et des manœuvres plus dignes d'un satyre et d'un bouc,
que d'un honnête homme auquel j'avais confié ma compagne et moi-
même. Quelle surprise' quel serrement de cœur tout nouveau pour
ON I 5SI0NS DE J.-J. ROUSSI AU.
mi>i ' Moi qui jusqu'alors avais cru l'amitié inséparable de tous les
sentiments aimables et nobles qui font tout son charme, pour la
première fois de ma vie je me vois forcé de l'allier au dédain, et
d'ôter ma confiance et mon estime à un homme que j'aime et dont
je me crois aime! Le malheureux me cachait sa turpitude. Pour ne
pas exposer Thérèse, je me vis forcé de lui cacher mon mépris, et de
receler au fond de mon cœur des sentiments qu'il ne devait pas con-
naître. Douce et sainte illusion de l'amitié! Gauffecourt leva le pre-
mier ton voile à mes yeux. Que de mains cruelles l'ont empêche
depuis lors de retoml
\ Lyon je quittai Gauffecourt, pour prendre ma route par la
S lie, ne pouvant me résoudre à passer derechef si près de maman
. la revoir. Je la revis... Dans quel état, mon Dieu! Quel avilis-
sement! Que lui restait-il de sa vertu première: Était-ce la même
madame de Warens, jadis si brillante, à qui le cure Pontvcrrc m'avait
adresse; Que mon cœur fut navré! Je ne vis plus pour elle d'autres
lurces que de se dépayser. Je lui réitérai vivement et vainement
les instances que je lui avais laites plusieurs fois dans mes lettres, de
venir vivre paisiblement avec moi, qui voulais consacrer mes jours
et ceux de Thérèse à rendre les siens heureux. Attachée à sa pension,
dont cependant, quoique exactement payée, elle ne tirait plus rien
depuis longtemps, elle ne m'écouta pas. Je lui lis encore quelque lé-
gère part de ma bourse, bien moins que je n'aurais dû, bien moins
que je n'aurais fait, si je n'eusse été parfaitement sûr qu'elle n'en
ferait pas d'un sou. Durant mon séjour à Genève elle tit un
voyage en Chablais, et vint me voira Grange-Canal. Elle manquait
d'argent pour achever son voyage : je n'avais pas sur moi ce qu'il
fallait pour cela; je le lui envoyai une heure après par Thérèse.
Pauvre maman ! Que je dise encore ce trait de son cœur. Il ne
lui restait p< m dernier bijou qu'une petite bague; elle l'ota de son
doigt pour la mettre à celui de Thérèse, qui la remit à l'instant au
sien, en baisant cette noble main qu'elle arrosa de ses pleurs. Ah !
c'était alors le moment d'acquitter ma dette. Il fallait tout quitter
pour la suivre, m'attacher à elle jusqu'à sa dernière heure, et par-
■ son sort, quel qu'il fût. Je n'en lis rien. Distrait par un autre
attachement, je sentis relâcher le mien pour elle, faute d'espoir de
LIVRE HUITIÈME. ni
pouvoir le lui rendre utile. Je gémis sur elle et ne la suivis pas, I'
tous les remords que j'ai sentis en ma iilà le plus vif et le
plus permanent. Je méritai par là les châtiments terrible puis
lors n'ont cesse de m'accabler : puissent-ils avoir expié mon ii
titude! Elle tut dans ma conduite; mais elle a trop déchiré mon
cœur pour que jamais ce cœur ait été celui d'un ingrat.
Avant mon départ de Paris, j'avais esquisse la dédicace de mon
Discours sur l'Inégalité. Je l'achevai à Chambéri, et la datai dt\
même lieu, jugeant qu'il était mieux, pour éviter toute chicane, de-
île la dater ni de France ni de Genève. Arrivé dans cette ville, je me
livrai a l'enthousiasme républicain qui m'y avait amené. Cet enthou-
siasme augmenta par l'accueil que j'y reçus, l'été, caressé dans tous
les états, je me livrai tenu entier au zèle patriotique, et, honteux
d'être exclu de mes droits de citoyen par la profession d'un autre-
culte que celui de mes pères, je résolus de reprendre ouvertement ce-
dernier. Je pensais que l'Évangile étant le même pour tous les chré-
tiens, et le fond du dogme n'étant différent qu'en ce qu'on se mêlait
d'expliquer ce qu'on ne pouvait entendre, il appartenait en chaque
pays au seul souverain de fixer et le culte et ce dogme inintelligible,
et qu'il était par conséquent du devoir du citoyen d'admettre le
dogme et de suivre le culte prescrit par la loi. I.a fréquentation des
encyclopédistes, loin d'ébranler ma foi, l'avait affermie par mon aver-
sion naturelle pour la dispute et pour les partis. L'étude de l'homme
et de l'univers m'avait montré partout les causes finales et l'intelli-
gence qui les dirigeait. La lecture de la Bible, et surtout de l'Evan-
gile, à laquelle je m'appliquais depuis quelques années, m'avait fait
mépriser les basses et sottes interprétations que donnaient à Jésus-
Christ les gens les moins dignes de l'entendre. En un mot, la philo-
sophie, en m'attachant à l'essentiel de la religion, m'avait détaché de-
ce fatras de petites formules dont les hommes l'ont offusquée. Ju-
geant qu'il n'y avait pas pour un homme raisonnable deux manières
d'être chrétien, je jugeais aussi que tout ce qui est conforme et disci-
pline était, dans chaque pays, du ressort des lois. De ce principe si
sensé, si social, si pacifique, qui m'a attiré de si cruelles persécu-
tions, il s'ensuivait que, voulant être citoyen, je devais être protes-
tant, et rentrer dans le culte établi dans mon pays. Je m'y déterminai :
I ON FI SSIONS DE J.-J. ROI SSEA1
je me soumis même aux instructions du pasteur de ta paroisse où je
. laquelle était hors de la ville. Je désirai seulement de n'être
pas obligé de paraître en consistoire. L'édit ecclésiastique cependant
j était formel : on voulut bien \ déroger en ma laveur, et l'on nomma
une commission de cinq ou six membres pour recevoir en particulier
ma profession de foi. Malheureusement le ministre Perdriau, homme
aimable et doux, avec qui i'etais lie. s'avisa de me dire qu'on se ré-
jouissait de m'entendre parler dans cette petite assemblée. Cette
attente m'effraya si fort, qu'ayant étudie jour et nuit, pendant trois
semaines, un petit discours que j'avais préparé, je me troublai lors-
qu'il fallut le réciter, au point de n'en pouvoir pas dire un seul mot,
et je lis dans cette conférence le rôle du plus sot écolier. Les com-
missaires parlaient pour moi ; je répondais bêtement oui et non;
ensuite je fus admis à la communion et réintégré dans mes droits de
citoyen : je fus inscrit comme tel dans le rôle des gardes que payent
les seuls citoyens et bourgeois, et j'assistais à un conseil général
extraordinaire, pour recevoir le serment du syndic Mussard. Je fus si
touché des bontés que me témoignèrent en cette occasion le conseil,
msistoire, et des procédés obligeants et honnêtes de tous les
magistrats, ministres et citoyens, que, pressé par le bonhomme Deluc,
qui m'obsédait sans cesse, et encore plus par mon propre penchant,
je ne s«,ngeai à retourner à Paris que pour dissoudre mon ménage,
mettre en règle mes petites allaites, placer madame le Vasseur et son
mari, ou pourvoira leur subsistance, et revenir avec Thérèse m'éta-
blira Genève pour le reste de mes jours.
Cette résolution prise, je lis trêve aux affaires sérieuses pour
m'amuser avec mes amis jusqu'au temps de mon départ. De tous ces
amusements, celui qui me plut davantage fut une promenade autour
du lac, que je lis en bateau avec Deluc père, sa bru. ses deux fils et
ma Thérèse. Nous mimes sept jours a cette tournée, par le plus beau
temps du monde. J'en gardai le vif souvenir des sites qui m'avaient
frappé a l'autre extrémité du lac, et dont je lis la description quel-
ques années après dans la Nouvelle Héloïse.
I.es principales liaisons que je lis à Genève, outre les Deluc,
dont j'ai parlé, furent le jeune ministre Ycrnes, que j'avais déjà
connu à P. iris, et dont j'augurais mieux qu'il n'a valu dans la suite:
LIVRE HU1T1ÈMI M;
M. Perdriau, alors pasteur de campagne, aujourd'hui professeui de
belles-lettres, dont la société pleine de douceui et d'aménité me sera
toujours regrettable, quoiqu'il ait cru du bel air de se détacher de
moi; M. Jalabert, alors professeur de physique, depuis conseilla .1
syndic, auquel je lus mon Discours sur l'Inégalité, mais non pas la
dédicace, et qui en parut transporté; le professeur Lullin, avec le-
quel, jusqu'à sa mort, je suis reste eu correspondance, et qui m'avait
même chargé d'emplètes de livres pour la Bibliothèque; le professeui
Vemet, qui nie tourna le dos, comme tout le inonde, après que je
lui eus donné des preuves d'attachement et de confiance qui l'auraient
dû toucher, si un théologien pouvait être touche de quelque chose ;
Chappuis, commis et successeur de Gauffecourt, qu'il voulut sup-
planter, et qui bientôt fut supplante lui-même; Marcet de Mè/ièies,
ancien ami de mon père, et qui s'était montre le mien; mais qui,
après avoir jadis bien mérite de la patrie, s'étant fait auteur drama-
tique et prétendant aux deux-cents, changea de maximes et devint
ridicule avant sa mort. .Mais celui de tous dont j'attendis davantage
fut Moultou. jeune homme de la plus grande espérance par ses
talents, par son esprit plein de feu, que j'ai toujours aimé, quoique
sa conduite à mon égard ait été souvent équivoque, et qu'il ait des
liaisons avec mes plus cruels ennemis, mais qu'avec tout cela je ne
puis m'empêcher de regarder encore comme appelé a être un jour le
défenseur de ma mémoire, et le vengeur de son ami.
Au milieu de ces dissipations, je ne perdis ni le goût ni l'habitude
de mes promenades solitaires, et j'en faisais souvent d'assez grandes
sur les bords du lac, durant lesquelles ma tète, accoutumée au tra-
vail, ne demeurait pas oisive. Je digérais le plan déjà formé de mes
Institutions politiques, dont j'aurai bientôt a parler; je méditais une
Histoire du Valais, un plan de tragédie en prose, dont le sujet, qui
n'était pas moins que Lucrèce, ne m'ôtait pas l'espoir d'atterrer les
rieurs, quoique j'osasse laisser paraître encore cette infortunée, quand
elle ne le peut plus, sur aucun théâtre français. Je m'essayais en
même temps sur Tacite, et je traduisis le premier livre de son His-
toire, qu'on trouvera parmi mes papiers.
Après quatre mois de séjour a Genève, je retournai au mois d'oc-
tobre à Paris, et j'évitai de passer par Lyon, pour ne pas me retrou-
TOMK II. I'1
i ONI l SSIONS DE l.l. ROUSSEAl'.
ver en route avec Gauffecourt. Comme il entrait dans mes arrange-
ments de ne revenir à Genève que le printemps prochain, je repris
pendant l'hiver mes habitudes et mes occupations, dont la principale
fut Je voil les épreuves de mon Discours sur l'Inégalité, que je fai-
sais imprimei on Hollande par le libraire Rey, dont je venais défaire
la Connaissance a (ienève. Comme Ce! ouvrage était dédie a la repu-
blique, et que cette dédicace pouvait ne pas plaire au conseil, je
voulais attendre l'effet qu'elle ferait à Genève, avant que d'y retour-
ner. Cet effet ne nie fut pas favorable; et cette dédicace, que le plus
pur patriotisme m'avait dictée, ne lit que m'attircr des ennemis dans
le conseil, et des jaloux dans la bourgeoisie. M. Chouet, alors pre-
mier svndic, m'écrivit une lettre honnête, mais froide, qu'on trou-
vera dans mes recueils, liasse A, n" '3. Je reçus des particuliers, entre
autres de Deluc et de Jalabert, quelques compliments; et ce lut là
tout : je ne vis point qu'aucun Genevois me sût un vrai gré du zèle
de cœur qu'on sentait dans cet ouvrage. Cette indifférence scandalisa
tous ceux qui la remarquèrent. .le me souviens que, dînant un jour
.1 Clichy chez madame Dupin, avec Crommelin, résident de la répu-
blique, et avec M. de Mairan, celui-ci dit en pleine table que le con-
seil me devait un présent et des honneurs publics pour cet ouvrage,
et qu'il se deshonorait s'il y manquait. Crommelin, qui était un petit
homme noir et bassement méchant, n'osa rien répondre en ma pré-
sence, mais il lit une grimace effroyable qui lit sourire madame Du-
pin. Ce seul avantage que me procura cet ouvrage, outre celui d'avoil
satisfait mon cieur, fut le titre de citoyen, qui me fut donné par mes
amis, puis par le public à leur exemple, et que j'ai perdu dans la
sliite, pour l'avoir trop bien mérité.
Ce mauvais succès ne m'aurait pas détourné d'exécuter ma re-
traite à (ienève, si des motjfs plus puissants sur mon cœur n'y
avaient pas concouru. M. d'Kpinay, voulant ajouter une aile qui
manquait au château de la Chevrette, faisait une dépense immense
pour l'achever. Étant allé voir un joui, avec madame d'Kpinay. ces
ouvrages, nous poussâmes notre promenade un quart de lieue plus
loin, jusqu'au réservoir des eaux du parc, qui touchait la forêt de
Montmorency, et où était un joli potager, avec une petite loge fort
délabrée, qu'on appelait l'Ermitage. Ce lieu solitaire et très-agréable
Le Jardin de i. e
LIVRE HU1TIÈM1 119
m'avait frappé quand je le vis pour la premU : vani mon voyage
à Genève. Il m'était échappé de duc dans mon transport :Ah! ma-
dame, quelle habitation délicieuse! Voilà un asile tout fait poui moi.
Madame d'Epinay ne releva pas beaucoup son discours; mais à ce
second voyage je fus tout surpris de trouver, au lieu de la vieille
masure, une petite maison presque entièrement neuve, fort bien
distribuée, et très-logeable pour un petit ménage de trois personnes.
Madame d'Epinay avait fait faire cet ouvrage en silence et à très-peu
de irais, en détachant quelques matériaux et quelques ouvriers de
ceux du château. Au second voyage, elle me dit. en voyant ma sur-
prise : Mon ours, voilà votre asile ; c'est vous qui l'ave/ choisi, c'est
l'amitié qui vous l'offre; j'espère qu'elle vous ôtera la cruelle idée de
\oiis éloigner de moi. .le ne crois pas avoir été de mes jours plus
vivement, plus délicieusement ému : je mouillai de pleurs la main
bienfaisante de mon amie, et si je ne lus pas vaincu dès cet instant
même, je fus extrêmement ébranlé. Madame d'Epinay, qui ne vou-
lait pas en avoir le démenti, devint si pressante, employa tant de
moyens, tant de gens pour me circonvenir, jusqu'à gagner pour cela
madame le Yasseur et sa fille, qu'enfin elle triompha de mes résolu-
tions. Renonçant au séjour de ma patrie, je résolus, je promis d'ha-
biter l'Ermitage; et. en attendant que le bâtiment fût sec. elle prit
le soin d'en préparer les meubles, en sorte que tout fut prêt pour v
entrer le printemps suivant.
Une chose qui aida beaucoup à me déterminer fut l'établissement
de \ oltaire auprès de Genève. Je compris que cet homme v ferait
révolution; que j'irais retrouver dans ma patrie le ton. les airs, les
mœurs qui me chassaient de Paris; qu'il me faudrait batailler sans
cesse, et que je n'aurais d'autre choix dans ma conduite que celui
d'être un pédant insupportable ou un lâche et mauvais citoyen. La
lettre que Voltaire m'écrivit sur mon dernier ouvrage me donna
lieu d'insinuer mes craintes dans ma réponse; l'effet qu'elle produisit
les confirma. Dès lors je tins Genève perdue, et je ne me trompai
pas. J'aurais dû peut-être aller faire tète à l'orage, si je m'en étais
senti le talent. Mais qu'eussé-je fait seul, timide et parlant très-mal,
contre un homme arrogant, opulent, étayé du crédit des grands,
d'une brillante faconde, et déjà l'idole des femmes et des jeunes gens;
. ONFI SSIONS M. J.-.l. ROUSSE \ I .
Je craignis d'exposer inutilement au péril mon courage; je n'écoutai
que mon naturel paisible, que mon amour du repos, qui, s'il me
trompa, me trompe encore aujourd'hui sur le même article. En me
retirant à Genève, j'aurais pu m'épargner de grands malheurs à
moi-même; mais je doute qu'avec tout mon zèle ardent et patriotique
l'eusse tait rien de grand et d'utile pour mon pays.
Tronchin, qui, dans le même temps à peu près, fut s'établir à
Genève, vint quelque temps après a Paris faire le saltimbanque, et
en emporta des trésors. A son arrivée, il me vint voir avec le che-
valier de Jaucourt. .Madame d'Kpinay souhaitait fort de le consulter
en particulier, mais la presse n'était pas facile à percer. Elle eut re-
cours à moi. J'engageai Tronchin à l'aller voir. Ils commencèrent
ainsi, sous mes auspices, des liaisons qu'ils resserrèrent ensuite à
mes dépens. Telle a toujours été ma destinée : sitôt que j'ai rappro-
ché l'un de l'autre deux amis que j'avais séparément, ils n'ont jamais
manque de s'unir contre moi. Quoique, dans le complot que for-
maient des lors les Tronchin d'asservir leur patrie, ils dussent tous
me haïr mortellement, le docteur pourtant continua longtemps à me
témoigner de la bienveillance. 11 m'écrivit même après son retour à
Genève, pour m'y proposer la place de bibliothécaire honoraire. .Mais
mon parti était pris, et cette offre ne m'ébranla pas.
Je retournai dans ce temps-la chez M. d'Holbach. L'occasion en
avait été la mort de sa femme, arrivée, ainsi que celle de madame
Francueil, durant mon séjour à Genève. Diderot, en me la mar-
quant, me parla de la profonde affliction du mari. Sa douleur émut
mon cœur. Je regrettais moi-même cette aimable femme. J'écrivis
sur ce sujet à M. d'Holbach, (le triste événement me lit oublier tous
ses torts, et lorsque je lus de retour de Genève, et qu'il fut de
retour lui-même d'un tour de France qu'il avait fait pour se
distraire, avec Grimm et d'autres amis, j'allai le voir, et je
tinuai, jusqu'à mon départ pour l'Ermitage. Quand on sut
dans s.i coterie que madame d'Kpinay, qu'il ne voyait point
ie, m'y préparait un logement, les sarcasmes tombèrent sur moi
comme la grêle, fondés sur ce qu'ayant besoin de l'encens et des
amusements de la ville, je ne soutiendrais pas la solitude seulement
quinze jours. Sentant en moi ce qu'il en était, je laissai dire, et
LIVRE II l I I I I M l 121
j'allai mon train. M. d'Holbach ne laissa pas de m'être utile poui
placer le vieux bonhomme le Vasseur, qui avait pins de quatre-vingts
ans, et dont sa femme, qui s'en sentait surchargée, ne cessait de me
prier de la débarrasser. Il fut mis dans une maison de chai il.
l'âge et le regret de se voir loin de sa famille le mirent au toml
presque en arrivant. Sa femme et ses antres enfants le regrettèreni
peu; mais Thérèse, qui l'aimait tendrement, n'a jamais pu se conso-
ler de sa pelle, et d'avoir souffert mie. si pies de son tenue, il all.it
loin d'elle achever ses jours.
J'eus à peu près dans le même temps une visite à laquelle je ne
m'attendais guère, quoique ce fût une bien ancienne connaissance. Je
parle de mon ami Venture, qui vint me surprendre un beau matin,
lorsque je ne pensais à rien moins. l"n autre homme était avec lui.
Qu'il me parut changé! Au lieu de ses anciennes grâces, je ne lui
trouvai plus qu'un air crapuleux qui m'empêcha de m 'épanouir avec
lui. Ou mes yeux n'étaient plus les mêmes, ou la débauche avait
abruti son esprit, ou tout son premier éclat tenait à celui de la jeu-
nesse, qu'il n'avait plus. Je le vis presque avec indifférence, et nous
nous séparâmes assez froidement. Mais quand il fut parti, le souve-
nir de nos anciennes liaisons me rappela si vivement celui de mes
jeunes ans, si doucement, si sagement consacres à cette femme angé-
lique qui maintenant n'était guère moins changée que lui. les petites
anecdotes de cet heureux temps, la romanesque journée de Tonne.
passée avec tant d'innocence et de jouissance entre Ces deux char-
mantes filles dont une main baisée avait été l'unique faveur, et qui.
malgré cela, m'avait laissé des regrets si vifs, si touchants, si du-
rables; tous ces ravissants délires d'un jeune cœur, que j'avais sentis
alors dans toute leur force, et dont je croyais le temps passe pour
jamais; toutes ces tendres réminiscences me tirent verser des larmes
sur ma jeunesse écoulée et sur ses transports désormais perdus pour
moi. Ah! combien j'en aurais versé sur leur retour tardif et funeste.
si j'avais prévu les maux qu'il m'allait coûter!
Avant de quitter Paris, j'eus, durant l'hiver qui précéda ma re-
traite, un plaisir bien selon mon cœur, et que je goûtai dans toute sa
pureté. Palissot, académicien de Nanci, connu par quelques drames,
venait d'en donner un à Lunéville. devant le roi de Pologne. Il crut
CONFESSIONS Dl l.-J, ROUSSI M .
apparemment faire sa cour en jouant, dans ce drame, un homme qui
avait "so se mesurer avec le roi la plume à la main. Stanislas, qui
était généreux ei qui n'aimait pas la satire, fut indigné qu'on osai ainsi
personnaliser en sa présence. M. le comte «.le Tressan écrivit, par
l'ordre de ce prince, à d'Alembert el à moi, pour m'informer que
l'intention de Sa Majesté était que le sieur Palissot lût chassé de son
académie. Ma réponse fut une vive prière à M. de Tressan d'inter-
céder auprès du roi de Pologne pour obtenir la grâce du sieur Palissot.
I i grâce fut accordée; et M. de Tressan, en me le marquant au nom
du roi, ajouta que ce fait serait inscrit sur les registres de l'académie.
Je répliquai que celait moins accorder une glace que perpétuer un
châtiment. Enfin j'obtins, à force d'instances, qu'il ne serait fait
mention de rien dans les registres, et qu'il ne resterait aucune trace
publique de cette affaire. Tout cela fut accompagne, tant de la part
du roi que de celle de M. de Tressan, de témoignages d'estime et de
considération dont je fus extrêmement flatté; et je sentis en cette
occasion que l'estime des hommes qui en sont si dignes eux-mêmes
produit dans l'âme un sentiment bien plus doux et plus noble que
celui de la vanité. J'ai transcrit dans mon recueil les lettres de M. de
Tressan avec mes réponses, et l'on en trouvera les originaux dans la
liasse A, nM o, 10 et i i .
.le sens bien que si jamais ces mémoires parviennent à voir le jour,
ie perpétue ici moi-même le souvenir d'un fait dont je voulais effacer
tee: mais j'en transmets bien d'autres malgré moi. Le grand objet
de mon entreprise, toujours présent a mes yeux, l'indispensable de-
voir de la remplir dans toute son étendue, ne m'en laisseront point
détourner par de plus faibles considérations qui m'écarteraient de
mon but. Dans l'étrange, dans l'unique situation où je me trouve, je
me dois trop à la vérité pour devoir rien de plus à autrui. Pour me
bien connaître, il faut me connaître dans tous mes rapports, bons et
mauvais. Mes confessions sont nécessairement liées avec celles de
beaucoup de gens : je fais les unes et les autres avec la même fran-
chise en tout ce qui se rapporte à moi, ne croyant devoir à qui que
■ it plus de ménagements que je n'en ai pour moi-même, et vou-
lant toutefois en avoir beaucoup plus. Je \eu\ être toujours juste et
. due d'autrui le bien tant qu'il me sera possible, ne dite jamais
I IVRE III Mil M l .
que le mal qui me regarde, et qu'autant que j'y suis forcé. Qui i
qui, dans l'état où l'on m'a mis. a dn.it d'exigei de moi davantage!
M Confessions ne sont point faites poui paraître Je mon vivant, ni
de celui des personnes intéressées. Si j'étais le maître de ma destinée
et de celle de cet écrit, il ne \ citait le joui que longtemps aptes ma
mort et la lent. .Mais les efforts que la teneur de la vérité lait :
à mes puissants oppresseurs p. 'in en effacer les traces me fora
taire, pour les conserver, i» » n t ce que me permettent le droit le plus
exact et la plus sévère justice. Si ma mémoire devait s'éteindre avec
moi, plutôt que de compromettre pet sonne, je souffrirais un opprobre
injuste et passager sans murmure: mais puisque enfin mon nom doit
vivre, je dois tacher de transmettre avec lui le souvenir de l'homme
infortuné qui le porta, tel qu'il fut réellement, et non tel que d'injustes
ennemis travaillent sans relâche à le peindre.
■'ï uVRE 'Y 'j
»
;
r
I
LIVRE NEUVIEME
'impatieni i d'habiter l'Ermitage ne me permit
pas d'attendre le retour de la belle saison ; et
ie mon logement fut prêt, je me hâtai Je m'y
rendre, aux glandes huées de la coterie holba-
chique, qui prédisait hautement que je ne sup-
porterais pas trois mois de solitude, et qu'on
me verrait dans peu revenir avec ma courte
f ■■* honte, vivre comme eux à Paris. Pour moi, qui
depuis quinze ans hors de mon élément, me voyais pies d'y ren-
trer, je ne faisais pas même attention a leurs plaisanteries. Depuis
que je m'étais, maigre moi. jeté dans le monde, je n'avais cesse
de regretter nies chères Charmettes, et la douce vie que j'y avais
menée. Je me sentais fait pour la retraite et la campagne: il m'était
impossible de vivre heureux ailleurs : a Venise, dans le train des
'7
TOME II.
CON 1 ESSIONS DE J.-J. ROUSSE \ I
affaires publiques, dans la dignité d'une espèce de représentation,
dans l'orgueil des projets d'avancement; à Paris, dans le tourbillon
de la grande société, dans la sensualité des soupers, dans l'éclat des
spectacles, dans la fumée de la gloriole, toujours nies bosquets, mes
ruisseaux, mes promenades solitaires, venaient, par leur souvenir, me
distraire, me contrister, m'arracher des soupirs et des désirs. Tous
les travaux auxquels j'avais pu m'assujettir, tous les projets d'ambi-
tion, qui, par accès, avaient anime mon zèle, n'avaient d'autre but
que d'arriver un jour à ces bienheureux loisirs champêtres, auxquels
en ce moment je me flattais de toucher. Sans m'être mis dans l'hon-
nête aisance que j'avais cru seule pouvoir m'y conduite, je jugeais,
par ma situation particulière, être en état de m'en passer, et pouvoir
arriver au même but par un chemin tout contraire. Je n'avais pas un
sou de rente : mais j'avais un nom. des talents; j'étais sobre, et je
m'étais ôté les besoins les plus dispendieux, tous ceux de l'opinion.
Outre cela, quoique paresseux, j'étais laborieux cependant quand je
voulais l'être: et ma paresse était moins celle d'un fainéant, que celle
d'un homme indépendant, qui n'aime à travailler qu'à son heure.
Mon métier de copiste de musique n'était ni brillant ni lucratif; mais
il était sur. On me savait gré dans le monde d'avoir eu le courage de
le choisir. Je pouvais compter que l'ouvrage ne me manquerait pas,
et il pouvait me suffire pour vivre, en bien travaillant. Deux mille
francs qui me restaient du produit du Devin du village et de mes
autres écrits, me faisaient une avance pour n'être pas à l'étroit; et
plusieurs ouvrages que j'avais sur le métier me promettaient, sans
rançonner les libraires, des suppléments suffisants pour travailler à
mon aise, sans m'excéder, et même en mettant à profit les loisirs de
la promenade. .Mon petit ménage, compose de trois personnes, qui
toutes s'occupaient utilement, n'était pas d'un entretien fort coûteux.
Enfin mes ressources, proportionnées à mes besoins et à mes désirs,
pouvaient raisonnablement me promettre une vie heureuse et durable
dans celle que mon inclination m'avait fait choisir.
J'aurais pu me jeter tout à fait du côté le plus lucratif; et au lieu
ervir ma plume à la copie, la dévouer entière à des écrits qui.
du vol que j'avais pris et que je me sentais en état de soutenir, pou-
vaient me faire vivre dans l'abondance et même dans l'opulence, pour
LIVR] NEUVIÈM1
peu que j'eusse voulu joindre des manœuvres d'auteur au soin de
publier de bons livres. Mais je sentais qu'écrire pour avoir du pain
eût bientôt étouffé mon génie et tué mon talent, qui était moins
dans ma plume que dans iimn cœur, et ne uniquement d'une façon de
penser élevée et tièie. qui seul pouvait le nourrir. Rien de vigoureux,
lien de grand ne peut partir d'une plume toute Vénale. La nécessite.
l'avidité peut-être, m'eût l'ait faire plus vite que bien. Si le besoin du
succès ne m'eût pas plongé dans les cabales, il m'eût lait chercher a
dire moins des choses utiles et Vraies, que des choses qui plussent a
la multitude; et d'un auteur distingué que je pouvais être, je n'aurais
ete qu'un barbouilleur de papier. Non. non : j'ai toujours senti que
l'état d'auteur n'était, ne pouvait être illustre et respectable. qu'autant
qu'il n'était pas un métier. 11 est trop difficile de penser noblement,
quand on ne pense que pour vivre. Pour pouvoir, pour oser dire de
grandes vérités, il ne faut pas dépendre de son succès. Je jetais mes li-
vres dans le public avec la certitude d'avoir parlé pour le bien commun,
sans aucun souci du reste. Si l'ouvrage était rebuté, tant pis pour ceux
qui n'en voulaient pas profiter. Pour moi. je n'avais pas besoin de leur
approbation pour vivre. .Mon métier pouvait me nourir, si mes livres
ne se vendaient pas; et voilà précisément ce qui les faisait vendre.
Ce fut le o avril 1 7.^0 que je quittai la ville pour n'y plus habiter:
car je ne compte pas pour habitation quelques Courts séjours que j'ai
faits depuis, tant à Paris qu'à Londres et dans d'autres villes, mais
toujours de passage, ou toujours malgré moi. Madame d'Epinay vint
nous prendre tous trois dans son carrosse: son fermier vint charger
mon petit bagage, et je fus installé dès le même jour. Je trouvai ma
petite retraite arrangée et meublée simplement, mais proprement, et
même avec goût. La main qui avait donné ses soins a cet ameuble-
ment le rendait a mes yeux d'un prix inestimable, et je trouvais déli-
cieux d'être l'hôte de mon amie, dans une maison de mon choix,
qu'elle avait bâtie expies pour moi.
Quoiqu'il fît froid et qu'il y eût même encore de la neige, la terre
commençait à végéter; on voyait des violettes et des primevères, les
bourgeons des arbres commençaient à poindre, et la nuit même dé-
mon arrivée fut marquée par le premier chant du rossignol, qui se lit
entendre presque a ma fenêtre, dans un bois qui touchait la maison.
, ON FESSIONS Dl I. J. ROI S SI M
Après un léger sommeil, oubliant à mon réveil ma transplantation, je
me croyais encore dans la rue de Grenelle, quand tout à coup ce ra-
mage me lit tressaillir, et je m'écriai dans mon transport : Enfin tous
mes vœux sont accomplis. Mon premier soin fut de me livrer a l'im-
pression clés objets champêtres dont jetais entouré. Au lieu de com-
mencer a m'arranger dans mon logement, je commençai par m'ar-
i anger pour mes promenades, et il n'y eut pas un sentier, pas un taillis,
pas un bosquet, pas un réduit autour de ma demeure que je n'eusse
parcouru dés le lendemain. Plus j'examinais celte charmante retraite,
plus je la sentais laite pour moi. Ce lieu solitaire plutôt que sauvage
me transportait en idée au bout du monde. Il avait de ces beautés
touchantes qu'on ne trouve guère auprès des villes; et jamais, en s'y
trouvant transporté tout d'un coup, on n'eût pu se croire à quatre
lieues de Paris.
Après quelques jours livrés à mon délire champêtre, je songeai à
ranger mes paperasses et à régler mes occupations. Je destinai, comme
j'avais toujours fait, mes matinées à la copie, et mes après-dînées à la
promenade, muni de mon petit livret blanc et de mon crayon : car
n'ayant jamais pu écrire et penser à mon aise que mb dio, je n'étais
tenté de changer de méthode, et je comptais bien que la forêt de
Montmorency, qui était presque à ma porte, serait désormais mon
cabinet de travail. J'avais plusieurs écrits commencés; j'en tis la re-
vue. J'étais assez magnifique en projets; mais dans les tracas de la
ville, l'exécution jusqu'alors avait marché lentement. J'y comptais
mettre un peu plus de diligence quand j'aurais moins de distraction.
Je crois avoir assez bien rempli cette attente; et, pour un homme
souvent malade, souvent à la Chevrette, à Épinay, à Eaubonne, au
château de Montmorency, soin eut obsède chez lui de curieux dé-
sœuvrés, et toujours occupé la moitié de la journée à la copie, si l'on
compte et mesure les écrits que j'ai faits dans les six ans que j'ai
passés tant a l'Ermitage qu'à Montmorency, l'on trouvera, je m'assure,
que si j'ai perdu mon temps durant cet intervalle, ce n'a pas été du
moins dans l'oisiveté.
Des divers ouvrages que j'avais sur le chantier, celui que je médi-
lepuis longtemps, dont je m'occupais avec le plus de goût, auquel
je voulais travailler toute ma vie. et qui devait, selon moi, mettre le
LIVRE NEUVIÈME. ,ay
sceau à ma réputation, «J i a i t mes institutions politiques. Il i avait
treize à quatorze ans que j'en avais conçu la première idée, lorsque,
ci. nu à Venise, j'avais eu quelque occasion de remarquer les défauts
de ce gouvernement si vanté. Depuis [ors mes vues s'étaient beau-
coup étendues par l'étude historique de la morale. .lavais vu que-
tout tenait radicalement à la politique, et que, de quelque façon q
s'y prît, aucun peuple ne serait que ce que la nature de son gouver-
nement le ferait être; ainsi cette grande question du meilleui gou-
vernement possible me paraissait se réduire à celle-ci : Quelle est la
nature du gouvernement propre à former le peuple le plus vertueux,
le plus éclaire, le plus sage, le meilleur enfin, à prendre ce mot dans
son plus grand sens: J'avais cru voir que cette question tenait de
bien près à cette autre-ci. si même elle en était différente : Quel est
le gouvernement qui, par sa nature, se tient toujours le plus près
de la loi? De là. qu'est-ce que la loi: et une chaîne de questions de
cette importance. Je voyais que tout cela me menait a de grandes
vérités, utiles au bonheur du genre humain, mais surtout a celui de
ma patrie, où je n'avais pas trouvé, dans le voyage que je venais A \
taire, les notions des lois et de la liberté asse/ justes ni asse/ nettes.
à mon gré; et j'avais cru cette manière indirecte de les leur donner
la plus propre à ménager l'amour-propre de ses membres, et à me
taire pardonner d'avoir pu voir là-dessus un peu plus loin qu'eux.
Quoiqu'il y eût déjà cinq ou six ans que je travaillais à cet ou-
vrage, il n'était encore guère avancé. Les livres de cette espèce de-
mandent de la méditation, du loisir, de la tranquillité. De plus, je
faisais celui-là, comme on dit, en bonne fortune, et je n'avais voulu
communiquer mon projet à personne, pas même à Diderot. Je crai-
gnais qu'il ne parût trop hardi pour le siècle et le pays où j'écrivais,
et que l'effroi de mes amis ne me gênât dans l'exécution. J'ignorais
encore s'il serait fait à temps, et de manière à pouvoir paraître dé-
mon vivant. Je voulais pouvoir, sans contrainte, donnera mon sujet
tout ce qu'il me demandait: bien sûr que. n'ayant point l'humeur
satirique, et ne voulant jamais chercher d'application, je serais tou-
jours irrépréhensible en toute équité. Je voulais user pleinement
sans doute du droit de penser, que j'avais par ma naissance; mais
toujours en respectant le gouvernement sous lequel j'avais a vivre.
TO«t II.
I ON FI SSIONS DE J.-J. ROT SSEA1 ,
sans jamais désobéir à ses lois; et, très attentif à ne pas violer le droit
des gens, je ne voulais pas non plus renoncer par crainte à ses
avantages.
J'avoue même qu'étranger et vivant en France, je trouvais ma
position très favorable pour oser dire la vérité; sachant bien que,
continuant comme je voulais faire à ne rien imprimer dans l'Etat
sans permission, je n'j devais compte à personne de mes maximes et
de leur publication partout ailleurs. .l'aurais été bien moins libre à
Genève même, où. dans quelque lieu que mes livres lussent imprimes.
le magistrat avait droit d'épiloguer sur leur contenu. Cette considé-
ration avait beaucoup contribué à me l'aire céder aux. instances de
madame d'Épinay, et renoncer au projet d'aller m'établir à Genève.
Je sentais, comme je l'ai dit dans VEmile, qu'à moins d'être homme
d'intrigues, quand on veut consacrer des livres au vrai bien de la
patrie, il ne faut point les composer dans son sein.
Ce qui me faisait trouver ma position plus heureuse était la per-
suasion ou j'étais que le gouvernement de France, sans peut-être me
voir de fort bon œil, se ferait un honneur, sinon de me protéger, au
moins de me laisser tranquille. C'était, ce me semblait, un trait de
politique très simple, et cependant très adroite, de se faire un mérite
de tolérer ce qu'on ne pouvait empêcher; puisque si l'on m'eût chassé
Je France, ce qui était tout ce qu'on avait droit de faire, mes livres
n'auraient pas moins été faits, et peut-être avec moins de retenue; au
lieu qu'en me laissant en repos, on gardait l'auteur pour caution de
ses ouvrages, et de plus, on ejl'açait des préjugés bien enracinés dans
le reste de l'Europe, en se donnant la réputation d'avoir un respect
éclairé pour le droit des gens.
Ceux qui jugeront sur l'événement que ma confiance m'a trompé
pourraient bien se tromper eux-mêmes. Dans l'orage qui m'a submergé.
mes livres ont servi de prétexte, mais c'était à ma personne qu'on en
voulait. On se souciait très peu de l'auteur, mais on voulait perdre
.lean-Jacques: et le plus grand mal qu'on ait trouvé dans mes écrits
était l'honneur qu'ils pouvaient me faire. N'enjambons point sur
l'avenir. J'ignore si ce mystère, qui en est encore un pour moi, s'éclair-
cira dans la suite aux yeux des lecteurs : je sais seulement que, si mes
principes manifestes avaient dû m'attirer les traitements que j'ai
I.IVR1 NEUVIÈMl
soufferts, j'aurais tardé moins longtemps à en être la \ îctime, puisque
celui de tous mes écrits où ces principes son! manif< st< s avec le \
de hardiesse, pour ne pas dire d'audace, avait paru a*\ ffet,
même avant ma retraite .1 l'Ermitage, sans que personm
je ne «.lis pas à me chercher querelle, mais .1 empêchei seulement la
publication de l 'ouvrage en France, où il se vendait aussi publique-
ment qu'en Hollande. Depuis lors la Nouvelle Héloïse parut en
avec la même facilité, j'ose «.lire avec le même applaudissement; •
ce qui sembU presque incroyable, la profession de foi de cette même
Héloïse mourante est exactement la même que celle du Vicaire
savoyard. Tout ce qu'il y a de hardi dans le Contrat social était au-
paravant dans le Discours sur VInégalité; tout ce qu'il y a de hardi
dans VÉtnile était auparavant dans la Julie. Or, ces choses hardies
n'excitèrent aucune rumeur contre les deux premiers ouvrages; donc
ce ne furent pas elles qui l'excitèrent contre les derniers.
Une autre entreprise à peu près du même genre, mais dont le
projet était plus récent, m'occupait davantage en ce moment : c'était
l'extrait des ouvrages de l'abbé de Saint-Pierre, dont, entraîné par
le tîl de ma narration, je n'ai pu parler jusqu'ici. L'idée m'en avait
été suggérée, depuis mon retour de Genève, par l'abbé de Mably.
non pas immédiatement, mais par l'entremise de madame Dupin,
qui avait une sorte d'intérêt à me la faire adopter. Elle était une des
trois ou quatre jolies femmes de Paris dont le vieux abbé de Saint-
Pierre avait été l'enfant gâté; et si elle n'avait pas eu décidément la
préférence, elle l'avait partagée au moins avec madame d'Aiguillon.
Elle conservait pour la mémoire du bonhomme un respect et une
affection qui faisaient honneur a tous deux, et son amour-propre eut
été flatté de voir ressusciter par son secrétaire les ouvrages mort-nés
de son ami. Ces mêmes ouvrages ne laissaient pas de contenir d'excel-
lentes choses, mais si mal dites, que la lecture en était difficile à sou-
tenir; et il est étonnant que l'abbé de Saint-Pierre, qui r< ses
lecteurs comme de grands enfants, leur parlât cependant comme a
des hommes, par le peu de soin qu'il prenait de s'en faire écouter.
C'était pour cela qu'on m'avait proposé ce travail comme utile en
lui-même, et comme très convenable à un homme laborieux en
manœuvre, mais paresseux comme auteur, qui trouvant la peine de
i "Ni i SSIONS DE .l.-.l ROUSSEA1 .
penser très fatigante, aimait mieux, en choses de son goût, éclaircîr
ei pousser les idées d'un autre que d'en créer. D'ailleurs, en ne me
bornant pas à la fonction de traducteur, il ne m'était pas défendu de
penser quelquefois par moi-même: et je pouvais donner telle forme
à mon ouvrage, que bien d'importantes vérités y passeraient sous le
manteau de l'abbé de Saint-Pierre, encore plus heureusement que
sous le mien. D'entreprise, au reste, n'était pas légère; il ne s'agissait
de rien moins que de lire, de méditer, d'extraire vingt-trois volumes.
diffus, confus, pleins de longueurs, de redites, de petites vues courtes
ou Fausses, pal mi lesquelles il en fallait pécher quelques-unes, grandes,
belles, et qui donnaient le courage de supporter ce pénible travail. Je
l'aurais moi-même souvent abandonné, si j'eusse honnêtement pu
m'en dédire; mais en recevant les manuscrits de l'abbé, qui me furent
donnes par son neveu le comte de Saint-Pierre, à la sollicitation de
Saint-Lambert, je m'étais en quelque sorte engagé d'en faire usage,
et il fallait ou les rendre, ou tacher d'en tirer parti. C'était dans cette
dernière intention que j'avais apporté ces manuscrits à l'Ermitage,
et c'était la le premier ouvrage auquel je comptais donner mes
loisirs.
J'en méditais un troisième, dont je devais l'idée à des observations
faites sur moi-même; et je me sentais d'autant plus de courage à l'en-
treprendre, que j'avais lieu d'espérer de faire un livre vraiment utile
aux hommes, et même un des plus utiles qu'on pût leur offrir, si
l'exécution répondait dignement au plan que je m'étais tracé. L'on a
remarqué que la plupart des hommes sont, dans le cours de leur
\ie. souvent dissemblables à eux-mêmes, et semblent se transformer
eii des hommes tout différents. Ce n'était pas pour établir une chose
aussi connue que je voulais faire un livre : j'avais un objet plus neuf
et même plus important : c'était de chercher les causes de ces varia-
tions, et de m'attacher à celles qui dépendaient de nous, pour montrer
comment elles pouvaient être dirigées par nous-mêmes, pour nous
rendre meilleurs et plus sûrs de nous. Car il est. sans contredit,
plus pénible à l'honnête homme de résister à des désirs déjà tout
formés qu'il doit vaincre, que de prévenir, changer ou modifier ces
mêmes désirs dans leur source, s'il était en état d'y remonter. Un
homme tenté résiste une fois parce qu'il est fort, et succombe une
I IVRE N EU Vil Ml
autre fois parce qu'il est faible; s'il eût été le- même qu'auparavant,
il n'aurait pas succombé.
En soudant en moi-même, et en recherchant dans les autres .1
quoi tenaient ces diverses manières d'être, je trouvai qu'elles dépen-
daient en grande partie de l'impression antérieure des objets exté-
rieurs, et que, modifiés continuellement par nos sens et par nos
organes, nous portions, sans nous en apercevoir, dans nos idées,
dans nos sentiments, dans nos actions mêmes, l'effet de ces modifi-
cations. Les frappantes et nombreuses observations que j'avais re-
cueillies étaient au-dessus de toute dispute; et par leurs principes
physiques elles me paraissaient propres à fournir un régime exté-
rieur, qui, varié selon les circonstances, pouvait mettre ou maintenir
lame dans l'état le plus favorable à la vertu. Que d'écarts on sau-
verait à la raison, que de vices on empêcherait de naître, si l'on
savait forcer l'économie animale à favoriser l'ordre moral qu'elle
trouble si souvent! Les climats, les saisons, les sons, les couleurs,
l'obscurité, la lumière, les éléments, les aliments, le bruit, le silence,
le mouvement, le repos, tout agit sur notre machine, et sur notre
âme par conséquent; tout nous offre mille prises presque assurées,
pour gouverner dans leur origine les sentiments dont nous nous lais-
sons dominer. Telle était l'idée fondamentale dont j'avais déjà jeté
l'esquisse sur le papier, et dont j'espérais un effet d'autant plus sùi
pour les gens bien nés, qui, aimant sincèrement la vertu, se délient
de leur faiblesse, qu'il me paraissait aisé d'en faire un livre agréable
à lire, comme il l'était à composer. J'ai cependant bien peu travaillé
à cet ouvrage, dont le titre était, la Morale sensitive ou le Matéria-
lisme du sage. Des distractions dont on apprendra bientôt la cause
m'empêchèrent de m'en occuper, et l'on saura aussi quel fut le son
de mon esquisse, qui tient au mien de plus près qu'il ne semblerait.
Outre tout cela, je méditais depuis quelque temps un système
d'éducation, dont madame de Chenonceaux, que celle de son mari
taisait trembler pour son tils, m'avait prié de m'occuper. L'autorité
de l'amitié faisait que cet objet, quoique moins de mon goût en lui-
même, me tenait au cœur plus que tous les autres. Aussj Jc tous les
sujets dont je viens de parler, celui-là est-il le seul que j'aie conduit
à sa fin. Celle que je m'étais proposée en y travaillant méritait. ce me
CONFI SSIONS DE J.-.l. ROUSSEAU.
semble. à l'auteur, mie autre destinée. Mais n'anticipons pas ici sur
ce triste sujet. Je ne serai que trop forcé d'en parler dans la suite de
cet éci u.
I aïs ces divers pmjets m'offraient des sujets de méditation pour
mes promenades : car, comme je ci ois l'avoir dit, je ne puis méditer
qu'en marchant; sitôt que je m'arrête, je ne pense plus, et ma tête ne
va qu'avec mes pieds. J'avais cependant eu la précaution de me pour-
Noir aussi d'un travail de cabinet pour les jours de pluie. C'était mon
Dictionnaire de musique, dont les matériaux épars, mutilés.
informes, rendaient l'ouvrage nécessaire à reprendre presque à neuf.
J'apportais quelques livres, dont j'avais besoin pour cela; j'avais
passé deux mois a l'aire l'extrait de beaucoup d'autres, qu'on me prê-
tait a la bibliothèque du Roi. et dont on me permit même d'em-
porter quelques-uns a l'Ermitage. Voilà mes provisions pour com-
piler au logis, quand le temps ne me permettait pas de sortir, et que
je m'ennuyais de ma copie. Cet arrangement me convenait si bien.
que j'en tirai parti tant a l'Ermitage qu'a .Montmorency, et même
ensuite a Motiers, où j'achevai ce travail tout en en faisant d'autres,
et trouvant toujours qu'un changement d'ouvrage est un véritable
délassement.
Je suivis assez exactement, pendant quelque temps, la distri-
bution que je m'étais prescrite, et je m'en trouvais très bien; mais
quand la belle saison ramena plus fréquemment madame d'Épinay
a l'.pinay ou à la Chevrette, je trouvai que des soins qui d'abord ne
me coûtaient pas, mais que je n'avais pas mis en ligne de compte,
dérangeaient beaucoup mes autres projets. J'ai déjà dit que ma-
dame d'Épinay avait des qualités très-aimables : elle aimait bien ses
amis, elle les servait avec beaucoup de zèle; et, n'épargnant pour eux
ni son temps ni ses soins, elle méritait assurément bien qu'en re-
ils eussent des attentions pour elle. Jusqu'alors j'avais rempli
ce devoir sans songer que c'en était un: mais enfin je compris que je
m'étais chargé d'une chaîne, dont l'amitié seule m'empêchait de
sentir le poids : j'avais aggravé ce poids par ma répugnance pour les
sociétés nombreuses. Madame d'Epinay s'en prévalut pour me faire
une proposition qui paraissait m'arranger, et qui l'arrangeait davan-
: c'était de me faire avertir toutes les lois qu'elle serait seule, ou
Ll VR1 N EU VI ÈM 1
a peu près. J'y consentis, sans voii a quoi je m'engageais. Il s'en-
suivit de là que je ne lui taisais plus Je visite a mon heure, m.
la sienne et que je n'étais jamais sfu de pouvoii disposeï de moi-
même un seul jmir. Cette gêne altéra beaucoup le plaisir que j'avais
pris jusqu'alors a l'aller voir, .le trouvai que cette libelle qu'elle
m'avait tant promise ne m'était donnée qu'a condition de ne m'en
prévaloir jamais; et pour une fois OU deux que j'en voulus essa_\el . ll
V eut tant de messages, tant de billets, tant d'alarmes SU] ma saute,
que je vis bien qu'il n'y avait que l'excuse d'être a plat de lit qui pût
me dispenser de Courir a son premier mot. Il fallait me soumettre à
ce joug; je le lis. et même assez volontiers pour un aussi grand en-
nemi de la dépendance, l'attachement sincère que j'avais pour elle
m'empêchant en grande partie de sentir le lien qui s'y joignait. Elle
remplissait ainsi tant bien que mal les vides que l'absence de sa cour
ordinaire laissait dans ses amusements. C'était pour elle un supplé-
ment bien mince, mais qui valait encore mieux qu'une solitude-
absolue, qu'elle ne pouvait supporter. Elle axait Cependant de quoi
la remplir bien plus aisément depuis qu'elle avait voulu tàter de la
littérature, et qu'elle s'était fourré dans la tête de faire bon gré mal
gré des romans, des lettres, des comédies, des contes, et d'autres
fadaises comme Cela. .Mais ce qui l'amusait n'était pas tant de les
écrire que de les lire; et s'il lui arrivait de barbouiller de suite deux
ou trois pages, il fallait qu'elle fût sûre au moins de deux ou trois
auditeurs bénévoles, au bout de cet immens: travail. Je n'avais
guère l'honneur d'être au nombre des élus, qu'à la faveur de quelque
autre. Seul, j'étais presque toujours compté pour rien en toute chose;
et cela non-seulement dans la société de madame d'Épinay, mais dans
celle de M. d'Holbach, et partout où M. (irimm donnait le ton. Cette-
nullité m'accommodait fort partout ailleurs que dans le tête-à-tête,
ou je ne savais quelle contenance tenir, n'osant parler de littérature,
dont il ne m'appartenait pas de juger, ni de galanterie, étant trop
timide, et craignant plus que la mort le ridicule d'un vieux galant,
outre que cette idée ne me vint jamais près de madame d'Epinay, et
ne m'y serait peut-être pas venue une seule fois en ma vie, quand je
l'aurais passée entière auprès d'elle : non que j'eusse pour sa per-
sonne aucune répugnance; au contraire, je l'aimais peut-être trop
( ON FI SSIONS M. i.J. ROI SSEA1 .
comme ami, pour pouvoir l'aimer comme amant. Je semais du
plaisir à la voir, a causer avec elle. Sa conversation, quoique assez
i|( ,n cercle, était aride en particulier; la mienne, qui n'était
pas plus fleurie, n'était pas pour elle d'un grand secours. Honteux
d'un trop long silence, je m'évertuais pour relever l'entretien; et
quoiqu'il me fatiguât souvent, il ne m'ennuyait jamais. J'étais fort
aise de lui rendre de petits soins, de lui donner de petits baisers bien
fraternels, qui ne me paraissaient pas plus sensuels pour elle : c'était
là tout. Elle était fort maigre, fort blanche, de la gorge comme sui-
nta main. Ce défaut seul eût suffi pour me glacer : jamais mon cœur
ni mes sens n'ont su voir une femme dans quelqu'un qui n'eût pas
des tétons; et d'autres causes inutiles à dire m'ont toujours fait ou-
blier son sexe auprès d'elle.
Ayant ainsi pris mon parti sur un assujettissement nécessaire, je
m'y livrai sans résistance, et le trouvai, du moins la première année,
moins onéreux que je ne m'y serais attendu. Madame d'Kpinay, qui
d'ordinaire passait l'été presque entier à la campagne, n'y passa
qu'une partie de celui-ci. soit que ses affaires la retinssent davantage
,i Paris, soit que l'absence de Grimm lui rendit moins agréable le
séjour de la Chevrette. Je profitai des intervalles qu'elle n'y passait
pas, ou durant lesquels elle y avait beaucoup de monde, pour jouir
de ma solitude a\ ec ma bonne Thérèse et sa mère, de manière à m'en
bien faire sentir le prix. Quoique depuis quelques années j'allasse
assez fréquemment à la campagne, c'était presque sans la goûter; et
ces voyages, toujours faits avec des gens à prétentions, toujours gâtes
par la gène, ne faisaient qu'aiguiser en moi le goût des plaisirs rus-
tkjues.'dont je n'entrevoyais de plus près l'image que pour mieux sentir
leur privation. Jetais si ennuyé de salons, de jets d'eau, de bosquets,
de parterres, et des plus ennuyeux montreurs de tout cela; j'étais si
excédé de brochures, de clavecin, de tri. de nœuds, de sots bons
, de fades minauderies, de petits conteurs et de grands soupers,
que quand je lorgnais du coin de l'œil un simple pauvre buisson
d'épines, une haie, une grange, un pie: quand je humais, en traver-
sant un hameau, la vapeur d'une bonne omelette au cerfeuil; quand
j'entendais de loin le rustique refrain de la chanson des bisquières,
le donnais au diable et le muge, et les falbalas, et l'ambre; et. regret-
I IVRE NI i VU M i .
tant le dîner «.11- la ménagère et le vin du cru. j'aurais de bon cceui
paumé la gueule à monsieur le chef et à monsieur le maître, qui me
faisaient dîner à l'heure où je soupe, soupei à l'heure où je d
mais surtout a messieurs les laquais, qui dévoraient des yeux mes
morceaux, et, sous peine de mourir de soif, me vendaient le vin
drogué de leur maître dix fois plus cher que je n'en aurais pave de
meilleur au cabaret.
Me voilà donc enfin chez moi, dans un asile agréable et solitaire,
maître d'y couler mes jours dans cette vie indépendante, égale et pai-
sible, pour laquelle je me sentais ne. A\ant de dire l'effet que cet
état, si nouveau pour moi, lit sur mon coeur, il convient d'en récapi-
tuler les affections secrètes, afin qu'on suive mieux dans ses causes
le progrès de ces nouvelles modifications.
J'ai toujours regardé le jour qui m'unit a Thérèse comme celui
qui fixa mon être moral. J'avais besoin d'un attachement, puisque
enfin celui qui devait me suffire avait été si cruellement rompu. La
soif du bonheur ne s'éteint point dans le cœur de l'homme. Maman
vieillissait et s'avilissait! 11 m'était prouvé qu'elle ne pouvait plus
être heureuse ici-bas. Restait a chercher un bonheur qui me fût
propre, ayant perdu tout espoir de jamais partager le sien. Je flottai
quelque temps d'idée en idée et de projet en projet. Mon voyage de
Venise m'eût jeté dans les affaires publiques, si l'homme avec qui
j'allai me fourrer avait eu le sens commun. Je suis facile a de.
rager, surtout dans les entreprises pénibles et de longue haleine. I
mauvais succès de celle-ci me dégoûta de toute autre; et regardant,
selon mon ancienne maxime, les objets lointains comme des leurres
de dupes, je me déterminai à vivre désormais au jour la journée, ne
voyant plus rien dans la vie qui me tentât de m'évertuer.
Ce fut précisément alors que se lit notre connaissance. Le do
caractère de cette bonne tille me partit si bien convenir au mien, que
je m'unis à elle d'un attachement à l'épreuve du temps et des toits,
et que tout ce qui l'aurait dû rompre n'a jamais fait que l'augmenter.
On connaîtra la force de cet attachement dans la suite, quand je dé-
couvrirai les plaies, les déchirures dont elle a navré mon cœur dans
le fort de mes misères, sans que, jusqu'au moment où j'écris ceci, il
m'en soit échappé jamais un seul mot de plainte a personne.
TOllE II.
( ONI I SSIO.NS DE J.-J. ROUSSE Al .
Quand on saura qu'après avoir tout fait, tout bravé pour ne m'en
point séparer, qu'après vingt-cinq ans passes avec elle, en dépit du
sort et des hommes, j'ai fini sur mes vieux jouis par l'épouser, sans
attente et sans sollicitation de sa part, sans engagement ni promesse
de la mienne, on croira qu'un amour forcené, m 'ayant dès le premier
jour tourne la tête, n'a tait que m'amencr par degrés à la dernière
extravagance; et on le croira bien plus encore, quand on saura les
raisons particulières et loues qui devaient m'empêcher d'en jamais
venir la. Que pensera donc le lecteur quand je lui dirai, dans toute
la vérité qu'il doit maintenant me connaître, que du premier moment
que je la \is jusqu'à ce jour, je n'ai jamais senti la moindre étincelle
d'amour pour elle: que je n'ai pas plus désire de la posséder que
madame de Warens, et que les besoins des sens, que j'ai satisfaits
auprès d'elle, ont uniquement été pour moi ceux du sexe, sans avoir
rien de propre à l'individu? Il croira qu'autrement constitué qu'un
autre homme, je fus incapable de sentir l'amour, puisqu'il n'entrait
point dans les sentiments qui m'attachaient aux femmes qui m'ont
été les plus chères. Patience, ô mon lecteur! le moment funeste ap-
proche, où vous ne serez que trop bien désabusé.
.le me répète, on le sait: il le faut. Le premier de mes besoins,
le plus grand, le plus fort, le plus inextinguible, était tout entier dans
mon cœur : c'était le besoin d'une société intime, et aussi intime
qu'elle pouvait l'être; c'était surtout pour cela qu'il me fallait une
femme plutôt qu'un homme, une amie plutôt qu'un ami. Ce besoin
singulier était tel, que la plus étroite union des corps ne pouvait encore
\ suffire : il m'aurait fallu deux âmes dans le même corps-, sans cela,
ie sentais toujours du vide. Je me crus au moment de n'en plus sentir.
Cette jeune personne, aimable par mille excellentes qualités, et même
alors par la ligure, sans ombre d'art ni de coquetterie, eût borné dans
elle seule mon existence, si j'avais pu borner la sienne en moi, comme
je l'avais espéré. Je n'avais rien à craindre de la part des hommes;
je suis sûr d'être le seul qu'elle ait véritablement aimé, et ses tran-
quilles sens ne lui en ont guère demandé d'autres, même quand j'ai
ce-.se d'en être un pour elle à cet égard. Je n'avais point de famille:
elle en avait une: et cette famille, dont tous les naturels différaient
trop du sien, ne se trouva pas telle que j'en pusse faire la mienne.
UVR1 NEUVIEMI
Là fut la première cause de mon malheur. Que n'aurais-je poini
donne pour me faire l'enfant de sa mère! Je fis tout pour \ parvenir,
et n\n pus venir à bout. J'eus beau vouloir unir tous nus intérêts,
cela me fut impossible. Elle s'en lit toujours un différent du mien.
contraire au mien, et même à celui de sa fille, qui déjà n'en était
plus séparée. Elle et ses autres entants et petits-enfants devinrent
autant de sangsues, dont le moindre mal qu'ils tissent à Thérèse
était de la voler. La pauvre fille, accoutumée à fléchir, même
ses nièces, se laissait dévaliser et gouverner sans mot dire; et je
voyais avec douleur qu'épuisant ma bourse et mes leçons, je ne faisais
rien pour elle dont elle pût profiter. J'essayai de la détacher de sa
mère ; elle y résista toujours. Je respectai sa résistance, et l'en estimai
davantage : mais son refus n'en tourna pas moins à son préjudice et
au mien. Livrée à sa mère et aux siens, elle fut à eux plus qu'à moi.
plus qu'à elle-même: leur avidité lui fut moins ruineuse que leurs
conseils ne lui furent pernicieux; enfin, si. grâce à son amour pour
moi; si, grâce à son bon naturel, elle ne lut pas tout à lait subju-
guée, c'en fut assez du moins pour empêcher, en grande partie.
l'effet des bonnes maximes que je m'efforçais de lui inspirer; c'en fut
assez pour que, de quelque façon que je m'y sois pu prendre, nous
ayons toujours continué d'être deux.
Voilà comment, dans un attachement sincère et réciproque, où
j'avais mis toute la tendresse de mon cœur, le vide de ce cœur ne fut
pourtant jamais bien rempli. Les enfants, par lesquels il l'eût été.
vinrent; ce fut encore pis. Je frémis de les livrer à cette famille
mal élevée, pour en être élevés encore plus mal. Les risques de
l'éducation des Enfants-Trouvés étaient beaucoup moindres. Cette
raison du parti que je pris, plus forte que toutes celles que j'énonçai
dans ma lettre à madame de Francueil, fut pourtant la seule que je
n'osai lui dire. J'aimais mieux être moins disculpé d'un blâme aussi
grave, et ménager la famille d'une personne que j'aimais. Mais
peut juger, par les mœurs de son malheureux frère, si jamais, quoi
qu'on en pût dire, je devais exposer mes enfants a recevoir une édu-
cation semblable à la sienne.
Ne pouvant goûter dans sa plénitude cette intime société dont je
sentais le besoin, j'y cherchais des suppléments qui n'en remplissaient
i ON! l SSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
pas le vide, m lis [UÎ me le laissaient moins sentir. Faute d'un ami
qui fût à moi tout entier, il me fallait des amis dont l'impulsion sur-
non inertie : c'est ainsi que je cultivai, que je resserrai mes
ms avec Diderot, avec l'abbé de Condillac; que j'en fis avec
Grimm une nouvelle plus étroite encore: et qu'enfin je nie trouvai
par ce malheureux discours, dont j'ai raconté l'histoire, rejeté, sans
• . d ms la littérature, dont je me croyais sorti pour toujours.
Won début me mena par une route nouvelle dans un autre
monde intellectuel, dont je ne pus sans enthousiasme envisager la
simple et tière économie. Bientôt, a force de m'en occuper, je ne vis
plus qu'erreur et folie dans la doctrine de nos sages, qu'oppression
et misère dans notre ordre social. Dans l'illusion de mon sot orgueil,
je me crus fait pour dissiper tous ces prestiges; et jugeant que,
pour me faire écouter, il fallait mettre ma conduite d'accord avec
mes principes, je pris l'allure singulière qu'on ne m'a pas permis de
suivre, dont mes prétendus amis ne m'ont pu pardonner l'exemple,
qui d'abord me rendit ridicule, et qui m'eût enfin rendu respectable.
s'il m'eût été possible d'y persévérer.
Jusque-là j'avais été bon : dès lors je devins vertueux, ou du
moins enivré de la vertu. Cette ivresse avait commencé dans ma
tète, mais elle avait passé dans mon creur. Le plus noble orgueil y
germa sur les débris de la vanité déracinée. Je ne jouai rien : je de-
vins en effet tel que je parus; et pendant quatre ans au moins que
dura cette effervescence dans toute sa force, rien de grand et de beau
ne peut entrer dans un cœur d'homme, dont je ne fusse capable
entre le ciel et moi. Voilà d'où naquit ma subite éloquence, voilà
d'où se répandit dans mes premiers livres ce feu vraiment céleste
qui m'embrasait, et dont pendant quarante ans il ne s'était pas
échappé la moindre étincelle, parce qu'il n'était pas encore allumé.
.l'étais vraiment transformé: mes amis, nies connaissances ne me
'.naissaient plus. .le n'étais plus cet homme timide et plutôt
honteux que modeste, qui n'osait ni se présenter, ni parler, qu'un
mot badin déconcertait, qu'un regard de femme faisait rougir. Au-
dacieux, lier, intrépide, je portais partout une assurance d'autant
plus ferme qu'elle était simple, et résidait dans mon âme plus que
mon maintien. Le mépris que mes profondes méditations
LIVRE NEUVIÈME 141
m'avaient inspiré pour les mœurs, les maximes et les préjugés de
mon siècle, me rendait insensible aux railleries île ceux qui les
avaient, et j'écrasais leurs petits bons mots avec nies sentences,
comme j'écraserais un insecte entre mes doigts. Quel changement!
tout Paris répétait les actes et mordants sarcasmes «.le ce même
homme qui, dix ans auparavant et dix ans après, n'a jamais su trou
ver la chose qu'il avait à dire, ni le mot qu'il devait employer. Qu'on
cherche l'état du monde le plus contraire à mon naturel; on trou-
vera celui-là. Qu'on se rappelle un de ces courts moments de ma Nie-
on je dewnais un autre et cessais d'être moi ; on le trouve encore-
dans le temps dont je parle : mais au lieu de durer six jouis, six se-
maines, il dura près de six ans, et durerait peut-être encore, sans
les circonstances particulières qui le tirent cesser, et me tendirent a
la nature, au-dessus de laquelle j'avais voulu m'èlever.
Ce changement commença sitôt que j'eus quitte Paris, et que le
spectacle des \ ices de cette grande ville cessa de nourrir l'indignation
qu'il m'avait inspirée. Quand je ne \is plus les hommes, je cessai de
les mépriser: quand je ne vis plus les méchants, je cessai de les haïr.
Mon cœur, peu fait pour la haine, ne fit plus que déplorer leur mi-
sère, et n'en distinguait pas leur méchanceté. Cet état plus doux.
mais bien moins sublime, amortit bientôt l'ardent enthousiasme qui
m'avait transporte si longtemps; et sans qu'on s'en aperçût, sans
presque m'en apercevoir moi-même, je redevins craintif, complai-
sant, timide; en un mot, le même Jean-Jacques que j'avais été aupa-
ravant.
Si la révolution n'eût fait que me rendre à moi-même et s'arrêter
la. tout était bien; mais malheureusement elle alla plus loin, et
m'emporta rapidement à l'autre extrême. Dès lors mon âme en branle
n'a plus fait que passer par la ligne du repos, et ses oscillations
toujours renouvelées ne lui ont jamais permis d'y rester. Kntrons
dans le détail de cette seconde révolution : époque terrible et fatale
d'un sort qui n'a point d'exemple chez les mortels.
N'étant que trois dans notre retraite, le loisir et la solitude de-
vaient naturellement resserrer notre intimité. C'est aussi ce qu'ils
tirent entre Thérèse et moi. Nous passions tête à tête sous les om-
brages des heures charmantes, dont je n'avais jamais si bien senti la
NI E S S 1 0 N S DE i . - J . ROUSSEAU
douceur. Elle me parut la goûter elle-même encore plus qu'elle
n'avait fait jusqu'alors. Elle m'ouvrit son cœur sans réserve, et m'ap-
prit «.le s.i mère et de sa famille des choses qu'elle avait eu la force
de me taire pendant longtemps. L'une et l'autre avaient reçu de
madame Dupin des multitudes de présents laits à mon intention,
mais que la vieille madrée, pour ne pas me fâcher, s'était appropriés
pour elle et pour ses autres enfants , sans en rien laisser à Thérèse,
et avec très-sévères défenses de m'en parler; ordre que la pauvre
fille avait suivi avec une obéissance incroyable.
Mais une chose qui me surprit beaucoup davantage, fut d'appren-
dre qu'outre les entretiens particuliers que Diderot et Grimm avaient
eus soin eut avec l'une et l'autre pour les détacher de moi, et qui
n'avaient pas réussi parla résistance de Thérèse, tous deux avaient
eu depuis lors de fréquents et secrets colloques avec sa mère, sans
qu'elle eût pu rien savoir de ce qui se brassait entre eux. Elle savait
seulement que les petits présents s'en étaient mêlés, et qu'il y avait
de petites allées et venues dont on tâchait de lui faire mystère, et
dont elle ignorait absolument le motif. Quand nous partîmes de
Paris, il y avait déjà longtemps que madame le Yasseur était dans
l'usage d'aller voir M. Grimm deux ou trois fois par mois, et d'y
passer quelques heures à des conversations si secrètes, que le laquais
de Grimm était toujours renvoyé.
.le jugeai que ce motif n'était autre que le même projet dans le-
quel ou avait taché de faire entrer la tille, en promettant de leur
procurer, par madame d'Kpinay, un regrat de sel, un bureau à tabac,
et les tentant, en un mot, par l'appât du gain. On leur avait repré-
senté qu'étant hors d'état de rien faire pour elles, je ne pouvais pas
même, à cause d'elles, parvenir à rien faire pour moi. Comme je ne
voyais à tout cela que de la bonne intention, je ne leur en savais pas
absolument mauvais gré. Il n'y avait que le mystère qui me révoltât,
surtout de la part de la vieille, qui, de plus, devenait de jour en jour
plus flagorneuse et plus pateline avec moi : ce qui ne l'empêchait
pas de reprocher sans cesse en secret à sa fille qu'elle m'aimait trop,
qu'elle me disait tout, qu'elle n'était qu'une bête, et qu'elle en serait
la dupe. Gette femme possédait au suprême degré l'art de tirer d'un
sac dix moutures, de cacher à l'un ce qu'elle recevait de l'autre, et
LIVRE M l VU M l
a moi ce qu'elle recevait de tous. J'aurais pu lui pardonne! s.,u avi-
dité, mais je ne pouvais lui pardonner sa dissimulation. Que pou-
vait-elle avoir à me cacher, à moi, qu'elle savait m bien qui taisais
mon bonheur presque unique de celui de sa tille et du sien: Ce que
j'avais fait pour sa tille, je l'avais fait pour moi; mais ce que j'avais
t'ait pour elle méritait Je sa part quelque reconnaissance; elle en
aurait dû savoir gré du moins a sa fille, et m'aimer pour l'amour
d'elle, qui m'aimait. Je basais tirée de la plus complète misère; elle
tenait >Je moi sa subsistance, elle me devait toutes les connaissances
dont elle tirait si bon parti. Thérèse L'avait longtemps nourrie de son
travail, et la nourrissait maintenant de mon pain. Elle tenait tout de-
cette tille, pour laquelle elle n'avait rien fait; et ses autres entants
qu'elle avait dotes, pour lesquels elle s'était ruinée, loin de lui aider
à subsister, dévoraient encore sa subsistance et la mienne. Je trou-
vais que dans une pareille situation elle devait me regarder Comme
son unique ami, son plus sur protecteur, et. loin de me taire un
secret de mes propres affaires, loin de comploter contre moi dans
ma propre maison, m'avertir fidèlement de tout ce qui pouvait m'in-
téresser, quand elle l'apprenait plus tôt que moi. De quel œil pou-
vais-je donc voir sa conduite fausse et mystérieuse: que devais-je
penser surtout des sentiments qu'elle s'efforçait de donner à sa tille .
quelle monstrueuse ingratitude devait être la sienne, quand elle
cherchait à lui en inspirer?
Toutes ces réflexions aliénèrent enfin mou cœur de cette femme au
point de ne pouvoir plus la voir sans dédain. Cependant je ne cessai
jamais de traiter avec respect la mère de ma compagne, et de lui
marquer en toutes choses presque les égards et la considération d'un
fils; mais il est vrai que je n'aimais pas à rester longtemps avec
elle, et il n'est guère en moi de savoir me gêner.
C'est encore ici un de ces courts moments de ma vie ou j'ai vu
le bonheur de bien près, sans pouvoir l'atteindre, et sans qu'il y ait
eu de ma faute à l'avoir manqué. Si cette femme se lut trouvé d'un
bon caractère, nous étions heureux tous les trois jusqu'à la tin de-
nos jours; le dernier vivant seul fût reste a plaindre. Au lieu de
cela, vous allez voir la marche des choses, et vous jugerez si j'ai pu
la changer.
I ONF ESSIONS DE J.-J. ROUSSEAI .
Madame le Vasseur, qui vit que j'avais gagné du terrain sur le
cœur «.le sa fille, et qu'elle en avait perdu, s'efforça de le reprendre;
et. .m lieu de revenir à moi par elle, tenta de me l'aliéner tout à fait.
l'n des moyens qu'elle employa fui d'appeler sa famille à son aide.
J'avais prie Thérèse de n'en faire venir personne à l'Ermitage; elle
me le promit. On les fit venir en mon absence, sans la consulter;
et puis on lui lit promettre de ne m'en rien dire. Le premier pas fait,
toui le reste fut facile; quand une l'ois on a fait à quelqu'un qu'on
aime un secret de quelque chose, on ne se fait bientôt plus guère de-
scrupule de lui en faire sur tout. Sitôt que j'étais à la Chevrette,
l'Ermitage était plein de monde qui s'y réjouissait assez bien. Une
mère est toujours bien forte sur une tille d'un bon naturel ; cepen-
dant, de quelque façon que s'y prît la vieille, elle ne put jamais faire
entrer Thérèse dans ses vues, et l'engager à se liguer contre moi.
Pour elle, elle se décida sans retour : et voyant d'un coté sa tille et
moi, chez qui l'on pouvait vivre, et puis c'était tout; de l'autre,
Diderot, Grimm, d'Holbach, madame d'Epinay, qui promettaient
beaucoup et donnaient quelque chose, elle n'estima pas qu'on put
jamais avoir tort dans le parti d'une fermière générale et d'un baron.
Si j'eusse eu de meilleurs yeux, j'aurais vu dès lors que je nourris-
sais un serpent dans mon sein ; mais mon aveugle confiance, que
rien encore n'avait altérée, était telle, que je n'imaginais pas même
qu'on put vouloir nuire à quelqu'un qu'on devait aimer. En voyant
ourdir autour de moi mille trames, je ne sa\ais me plaindre que de
l.i tyrannie de ceux que j'appelais mes .unis, et qui voulaient, selon
moi, me forcer d'être heureux à leur mode, plutôt qu'à la mienne.
Quoique Thérèse refusât d'entrer dans la ligue avec sa mère, elle
lui garda derechef le secret : son motif était louable: je ne dirai pas
si elle lit bien ou mal. Deux femmes qui ont des secrets aiment à ba-
biller ensemble : cela les rapprochait ; et Thérèse, en se partageant,
me laissait sentir quelquefois que j'étais seul: car je ne pouvais plus
ter pour société celle que nous avions tous trois ensemble. Ce
fut alors que je sentis vivement le toit que j'avais eu durant nos
premières liaisons, de ne pas profiter de la docilité que lui donnait
son amour, pour l'orner de talents et de connaissances qui, nous
tenant plus rapprochés dans notre retraite, aurait agréablement
I [VRE M l \ I I Ml
rempli son temps et le mien, sans jamais nous laisser senti] la lon-
gueur du tête-à-tète. Ce n'était pas que l'entretien tarît entre nous,
et qu'elle parût s'ennuyer dans nos promenades; mais enfin i
n'avions pas assez d'idées communes pout nous faire un grand
gasin : nous ne pouvions plus parler sans cesse de nos projets, bor-
nés désormais a celui de jouir. Les objets qui se présentaient m'in-
spiraient des réflexions qui n'étaient pas à sa portée. Un attachement
de douze ans n'avait plus besoin de paroles ; nous nous connaissions
trop pour avoir plus rien a nous apprendre. Restait la ressource des
caillettes, médit e. et due des quolibets, (l'est surtout dans la s, il mule
qu'on sent l'avantage de vivre avec quelqu'un qui sait penser. J<
n'avais pas besoin de cette ressource pour me plaire avec elle; mais
clic en aurait eu besoin pour se plaire toujours avec moi. Le pis était
qu'il (allait avec cela prendre nos tête-à-tête en bonne fortune : sa
mère, qui m'était devenue importune, me forçait à les épier. J'étais
gêné chez moi. c'est tout dire, l'air de l'amour gâtait la bonne ami-
tié. Nous avions un commerce intime, sans vivre dans l'intimité.
Dès que je crus voir que Thérèse cherchait quelquefois des pré-
textes pour éluder les promenades que je lui proposais, je Cessai de
lui en propose!', sans lui savoir mauvais gré de ne pas s'y plaire au-
tant que moi. Le plaisir n'est point une chose qui dépende de la
volonté, ,1'etais sur de son cœur, ce m'était assez. Tant que mes
plaisirs étaient les siens, je les goûtais avec elle; quand cela n'était
pas, je préférais son contentement au mien.
Voilà comment, à demi trompé dans mon attente, menant une-
vie de mon goût, dans un séjour de mon choix, avec une personne
qui m'était chère, je parvins pourtant à me sentir presque isoli I
qui me manquait m'empêchait de goûter ce que j'avais. En fait de
bonheur et de jouissances, il me fallait tout ou rien. On verra pour-
quoi ce détail m'a paru nécessaire, .le reprends a présent le til de mon
récit.
Je croyais avoir des trésors dans les manuscrits que m'avait
donnés le comte de Saint-Pierre. En les examinant, je vis que ce
n'était presque que le recueil des ouvrages imprimes de son oncle,
annotés et corriges de sa main, avec quelques autres petites pièces
qui n'avaient pas vu le jour. Je me confirmai par sCs écrits de mo-
I ON] i SSIONS DE J.-J. KOI SSEAU.
raie, dans l'idée que m'avaient donnée quelques lettres de lui. que
madame de Créqui m'avait montrées, qu'il avait beaucoup plus d'es-
prit que je n'avais cru : mais l'e\amen approfondi de ses ouvrages
de politique ne nie montra que des vues superficielles, des projets
utiles, mais impraticables, par l'idée dont l'auteur n'a jamais pu sor-
. que les hommes se conduisaient par leurs lumières plutôt que
par leurs passions. La haute opinion qu'il avait des connaissances
in idernes lui avait l'ait adopter ce faux principe de la raison perfec-
tionnée, base de tous les établissements qu'il proposait, et source de
tous ses sophismes politiques. Cet homme raie, l'honneur de son
siècle et vie son espèce, et le seul peut-être, depuis l'existence du
genre humain, qui n'eut d'autre passion que celle de la raison, ne
lit cependant que marcher d'erreur en erreur dans tous ses systèmes,
avoir voulu rendre les hommes semblables à lui, au lieu de les
prendre tels qu'ils sont, et qu'ils continueront d être. Il n'a travaille
que pour des êtres imaginaires, en pensant travailler pour ses con-
temporains.
Tout cela vu, je me trouvai dans quelque embarras sur la (orme a
donner à mon ouvrage. l'asser à l'auteur ses visions, c'était ne rien
taire d'utile; les réfuter a la rigueur, était faire une chose malhon-
nête, puisque le dépôt de ses manuscrits, que j'avais accepté et même
demandé, m'imposait l'obligation d'en traiter honorablement l'au-
teur. Je pris enfin le parti qui me parut le plus décent, le plus judi-
cieux et le plus utile : ce lut de donner séparément les idées de l'au-
teur et les miennes, et pour cela, d'entrer dans ses vues, de les
éclaircir, de les étendre, et de ne rien épargner pour leur faire valoir
tout leur prix.
Mon ouvrage devait donc être composé de deux parties absolu-
ment séparées : l'une, destinée à exposer de la façon que je viens de
dire les divers projets de l'auteur. Dans l'autre, qui ne devait pa-
raître qu'après que la première aurait fait son effet, j'aurais porté
mou jugement sur ces mêmes projets : ce qui, je l'avoue, eût pu les
ser quelquefois au sort du sonnet du Misanthrope. A la tête de
tout l'ouvrage devait être une vie de l'auteur, pour laquelle j'avais
ramassé d'assez bons matériaux que je me flattais de ne pas gâter en
mployant. J'avais un peu vu l'abbé de Saint-Pierre dans sa vieil-
LIVRE NEUVIÈM1 147
lesse; et la vénération que i'.i\ais pour sa mémoire m'était garant
qu'à tout prendre M. le comte ne serait pas mécontent de la mai
dont j'aurais traité son parent.
Je lis mon essai sur la Paix perpétuelle, le plus considérable et le
plus travaillé de tous les ouvrages qui composaient ce recueil; et,
avant de me livrer à mes réflexions, j'eus le courage de lire absolu-
ment tout ce que l'abbé avait écrit sur ce beau sujet, sans jamais me
rebuter par ses longueurs et par ses redites. Le public a vu cet extrait,
ainsi je n'ai rien à en dire. Quant au jugement que j'en ai porte, il
n'a point été imprimé, et j'ignore s'il le sera jamais: mais il fui
en même temps que l'extrait. Je passai de là à la Potysynodù .
pluralité des conseils. ou\ rage fait sous le régent, pour favoi iser l'ad-
ministration qu'il avait choisie, et qui fit chasser de l'Académie
française l'abbé de Saint-Pierre, pour quelques traits contre l'admi-
nistration précédente, dont la duchesse du .Maine et le cardinal de
Polignac furent fâches. J'achevai ce travail comme le précèdent, tant
le jugement que l'extrait : mais je m'en tins la. sans vouloir conti-
nuer cette entreprise, que je n'aurais pas dû commencer.
La réflexion qui m'y tit renoncer se présente d'elle-même, et il
était étonnant qu'elle ne me fût pas venue plus tôt. La plupart des
écrits de l'abbé de Saint-Pierre étaient ou contenaient des observa-
tions critiques sur quelques parties du gouvernement de France, et
il y en avait même de si libres, qu'il était heureux pour lui de les
avoir faites impunément. Mais dans les bureaux des ministres, on
avait de tout temps regardé l'abbé de Saint-Pierre comme une espèce
de prédicateur plutôt que comme un vrai politique, et on le laissait
dire tout à son aise, parce qu'on voyait bien que personne ne l'< 1
tait. Si j'étais parvenu à le l'aire écouter, le cas eût été différent. Il
était français, je ne l'étais pas; et en m'avisant de répéter ses cen-
sures, quoique sous s, m nom. je m'exposais à me faire demander un
peu rudement, mais sans injustice, de quoi je me mêlais. Heureuse-
ment, avant d'aller plus loin, je vis la prise que j'allais donner sur
moi. et me retirai bien vite. Je savais que vivant seul au milieu des
hommes, et d'hommes tous plus puissants que moi. je ne pouvais
jamais, de quelque façon que je m'y prisse, me mettre à l'abri du
mal qu'ils voudraient me faire. Il n'y avait qu'une chose, en cela.
INFESSIONS 1 1 1 J. - J. RO U S S E A U.
qui dépendît «.le moi : c'était de faire en sorte au moins que quand
ils m'en voudraient faire, ils ne le pussent qu'injustement. Cette
maxime, qui me lit abandonner l'abbé de Saint-Pierre, m'a fait sou-
vent renoncer à des projets beaucoup plus chéris. Ces gens, touji
prompts à faire un crime de l'adversité, seraient bien surpris s'ils sa-
vaient tous les soins que j'ai pris en ma vie pour qu'on ne pût ja-
mais me dire avec vérité, dans mes malheurs : Tu les as mérités.
Cet ouvrage abandonne nu laissa quelque temps incertain sur
celui que j'y ferais succéder; et cet intervalle de désœuvrement fut
ma perte, en me laissant tourner mes réflexions sur moi-même, faute
d'objet étranger qui m'occupât. Je n'avais plus de projet pour l'avenir
qui pût amuser mon imagination; il ne m'était pas même possible
d'en faire, puisque la situation où j'étais était précisément celle où
s'étaient réunis tous mes désirs : je n'en avais plus à former, et j'avais
re le cœur vide. Cet état était d'autant plus cruel, que je n'en
s point à lui préférer. J'avais rassemblé mes plus tendres affec-
tions dans une personne selon mon cœur, qui me les rendait.
Je vivais avec elle sans gène, et pour ainsi dire à discrétion. Ce-
pendant un secret serrement de cœur ne me quittait ni près ni loin
d'elle. En la possédant, je sentais qu'elle me manquait encore; et la
seule idée que je n'étais pas tout pour elle, faisait qu'elle n'était
presque rien pour moi.
1 avais des amis des deux sexes, auxquels j'étais attaché par la
plus pure amitié, par la plus parfaite estime; je comptais sur le plus
vrai retour de leur part, et il ne m'était pas même venu dans l'esprit
de douter une seule fois de leur sincérité : cependant cette amitié
m'était plus tourmentante que douce, par leur obstination, par leur
affectation même à contrarier tous mes goûts, mes penchants, ma
manière de vivre : tellement qu'il me suffisait de paraître désirer une
chose qui n'intéressait que moi seul, et qui ne dépendait pas d'eux,
: tous se liguer à l'instant même pour me contraindre
d'y renoncer. Cette obstination de nie contrôler en tout dans mes
fantaisies, d'autant plus injuste que. loin de contrôler les leurs, je ne
n'en informais pas même, me devint si cruellement onéreuse, qu'en-
fin je ne recevais pas une de leurs lettres sans sentir, en l'ouvrant,
un certain effroi qui n'était que trop justifié par sa lecture. Je trou-
LIVRE NEUVIÈMI i ,.,
vais que pour des gens tous plus jeunes que moi, et qui t<>us auraient
eu grand besoin pour eux-mêmes des leçons qu'ils me prodiguaient,
c'était aussi trop me traiter en enfant. A.imez-moi, leui disais-je,
comme je vous aime; et, du teste, ne vous mêlez pas plus de mes
allaites que je ne me mêle des vôtres : voilà tout ce que je vous de-
mande. Si de ces deux choses ils m'en onl accordé une. ce n'a pas
été du moins la dernière.
J'avais une demeure isolée, dans une solitude charmante : maître
chez moi, j'y pouvais vivre à ma mode, sans que personne eût à m'y
contrôler. Mais cette habitation m'imposait des devoirs doux à rem-
plir, mais indispensables. Toute ma liberté n'était que précaire;
plus asservi que par des ordres, je devais l'être par ma \oloute : je
n'avais pas un seul jour dont en me levant je pusse dire : J'emploierai
ce jour comme il me plaira. Bien plus, outre ma dépendance des ar-
rangements de madame d'Épinay, j'en avais une autre bien plus im-
portune, du public et des survenants. La distance OÙ j'étais de Paris
n'empêchait pas qu'il ne me vint journellement des tas de désœuvrés
qui. ne sachant que faire de leur temps, prodiguaient le mien sans
aucun scrupule. Quand j'y pensais le moins, j'étais impitoyablement
assailli; et rarement j'ai fait un joli projet pour ma journée, sans le
voir renverser par quelque arrivant.
Bref, au milieu des biens que j'avais le plus convoités, ne trouvant
point de pure jouissance, je revenais par élan aux jours sereins de
ma jeunesse, et je m'écriais quelquefois en soupirant : Ah! ce ne
sont pas encore ici les Charmettes!
Les souvenirs des divers temps de ma vie m'amenèrent a réfléchir
sur le point où j'étais parvenu, et je me vis déjà sur le déclin de
l'âge, en proie à des maux douloureux, et croyant approcher du
terme de ma carrière sans avoir goûte dans sa plénitude presque
aucun des plaisirs dont mon cœur était avide, sans avoir donné
l'essor aux vifs sentiments que j'y sentais en reserve, sans avoir
savouré, sans avoir effleuré du moins cette enivrante volupté que je
sentais dans mon âme en puissance, et qui, faute d'objet, s'y trouvait
toujours comprimée, sans pouvoir s'exhaler autrement que par mes
soupirs.
Comment se pouvait-il qu'avec une âme naturellement expansive.
i ONFESSIONS DE J.-.l. ROUSSEAU.
pour v| ii î \ i\ re c'était aimer, je n'eusse pas trouve- jusqu'alors un ami
t. .m a moi, un véritable ami, moi qui me sentais si bien fait pour
l'être: Comment se pouvait-il qu'avec des sens si combustibles, avec
un cœur tout pétri d'amour, je n'eusse pas du moins une luis brûlé
de sa flamme pour un objet déterminé: Dévoré du besoin d'aimer
sans jamais l'avoir pu bien satisfaire, je me voyais atteindre aux portes
de la vieillesse, et mourir sans avoir vécu.
Ces réflexions tristes, mais attendrissantes, me faisaient replier
sur moi-même avec un regret qui n'était pas sans douceur. Il me
semblait que la destinée me de vail quelque chose qu'elle ne m'avait
pas donne. A quoi bon m'avoir tait naître avec des facultés exquises,
pour les laisser jusqu'à la lin sans emploi: Le sentiment de mon prix
interne, en me donnant celui de cette injustice, m'en dédommageait
en quelque suite, et me faisait verser des larmes que j'aimais à laisser
Couler.
.le faisais ces méditations dans la plus belle saison de Tannée, au
mois de juin, snus des bocages dais, au chant du rossignol, au ga-
zouillement des ruisseaux. Tout concourut à me replonger dans cette
mollesse trop séduisante, pour laquelle j'étais né. mais dont le ton
dur et sévère, où venait de me monter une longue effervescence,
m'aurait dû délivrer pour toujours. J'allai malheureusement me rap-
peler le dîner du château de Tounc, et ma rencontre avec ces deux
charmantes filles, dans la même saison et dans des lieux à peu près
semblables à ceux ou j'étais dans ce moment. Ce souvenir, que
l'innocence qui s'y joignait me rendait plus doux encore, m'en rappela
d'autres de la même espèce. Bientôt je vis rassemblés autour de moi
les objets qui m'avaient donné de l'émotion dans ma jeunesse,
mademoiselle Gallay, mademoiselle de (irallenried, mademoiselle de
Breil, madame Bazile, madame de Larnage, mes jolies écolières, et
jusqu'à la piquante Zulietta, que mon cœur ne peut oublier. Je me vis
entouré d'un sérail de houris, de mes anciennes connaissances, pour
qui le goût le plus vif ne m'était pas un sentiment nouveau. Mon
sang s'allume et pétille, la tête me tourne malgré mes cheveux déjà
: . et voilà le brave citoyen de Genève, voilà l'austère Jean-
I | les de quarante-cinq ans, redevenu tout à coup le berger
int. I. 'ivresse dont je fus saisi, quoique si prompte et si
I IVRE M I \ Il Ml
folle, lia si durable et --i forte, qu'il n'a pas moins fallu, poui m'en
guérir, que la crise imprévue et terrible des malheurs où «.lie m'a
précipité.
('.cite ivresse, à quelque point qu'elle lut portée, n'alla pourtant
pas jusqu'à me taire oublier mon âge et nia situation, jusqu'à nie
flatter de pouvoir inspirer de l'amour encore, jusqu'à tenter de com-
muniquer enfin ce feu dévorant, mais stérile, dont depuis
enfance je sentais en vain consumer mon cœur. Je ne l'espérai
point, et je ne le desirai pas même. Je savais que le temps d'aimer
était passe: je sentais trop le ridicule des galants surannés pour y
tomber, et je n'étais pas homme à devenir avantageux et confiant sur
mon déclin, après l'avoir été si peu durant mes belles années. D'ail-
leurs, ami de la paix, j'aurais craint les orages domestiques; et
j'aimais trop sincèrement ma Thérèse pour l'exposer au chagrin de
me voir porter a d'autres des sentiments plus vifs que Ceux qu'elle
m'inspirait.
Que tis-je en cette occasion? Déjà mon lecteur l'a deviné, pour
peu qu'il m'ait suivi jusqu'ici. L'impossibilité d'atteindre aux êtres
réels me jeta dans le pays des chimères; et ne voyant rien d'existant
qui lût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal que
mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d'êtres selon mon
cœur. Jamais cette ressource ne vint plus a propos et ne se trouva
si féconde. Dans mes continuelles extases, je m'enivrais à torrents
des plus délicieux sentiments qui jamais soient entrés dans un c
d'homme. Oubliant tout a fait la race humaine, je me lis des sociétés
de créatures parfaites, aussi célestes par leurs vertus que par leurs
beautés, d'amis sûrs, tendres, fidèles, tel que je n'en trouvai jamais
ici-bas. Je pris un tel goût à planer ainsi dans l'empyrée, au milieu
des objets charmants dont je m'étais entouré, que j'y passais les
heures, les jours, sans compter; et, perdant le souvenir de I
autre chose, à peine avais-je mangé un morceau à la hâte, que je
brûlais de m'échapper pour courir retrouver mes bosquets. Quand,
prêt à partir pour le monde enchanté, je voyais arriver de malheu-
reux mortels qui venaient me retenir sur la terre, je ne pouvais mo-
dérer ni cacher mon dépit; et, n'étant plus maître de moi. je leur
faisais un accueil si brusque, qu'il pouvait porter le nom de brutal.
I ONFI SSIONS DE l.-J. ROUSSI Al'.
Cela ne fit qu'augmenter ma réputation de misanthropie, par tout
ce qui m'en eût acquis une bien contraire, si l'on eût mieux lu dans
mon cœur.
\i fon de ma plus grande exaltation, je fus retiré tout d'un coup
par le cordon, comme un cerf-volant, et remis à ma place par la
nature, a l'aide d'une attaque assez vive de mon mal. J'employai le
seul remède uni m'eût soulagé, savoir, les bougies, et cela lit trêve à
mes angéliques amours : cm. outre qu'on n'est guère amoureux
quand mi souille, mon imagination, qui s'anime a la campagne et
sous les arbres, languit et meurt dans la chambre et sous les solives
d'un plancher, .l'ai souvent regretté qu'il n'existât pas de Dryades;
c'eut infailliblement été parmi elles que j'aurais fixé mon attachement.
D'autres tracas domestiques vinrent en même temps augmenter
chagrins. Madame le \ asseur, en me faisant les plus beaux
compliments du monde, aliénait de moi sa fille tant qu'elle pouvait.
Je reçus des lettres de mon ancien voisinage, qui m'apprirent que
la bonne vieille avait l'ait à mon insu plusieurs dettes au nom de
rhérèse, qui le savait, et qui ne m'en avait rien dit. Les dettes à
payer me tachaient beaucoup moins que le secret qu'on m'en avait fait.
Kh! comment celle pour qui je n'eus jamais aucun secret pouvait-elle
en avoir pour moi ! Peut-on dissimuler quelque chose aux gens qu'on
aime: I.a coterie holbachique, qui ne me voyait faire aucun voyage
à Paris, commençait a craindre tout de bon que je ne me plusse à la
campagne, et que je ne fusse assez, fou pour y demeurer. Là commen-
cèrent les tracasseries par lesquelles on cherchait à me rappeler
indirectement à la ville. Diderot, qui ne voulait pas se montrer sitôt
lui-même, commença par me détacher Dcleyre. à qui j'avais procuré
sa connaissance, lequel recevait et me transmettait les impressions
que voulait lui donner Diderot, sans que lui Dcleyre en vît le vrai
but.
Tout semblait concourir à me tirer de ma douce et folle rêverie.
Je n'étais pas guéri de mon attaque, quand je reçus un exemplaire
du poème sur la ruine de Lisbonne, que je supposai m'être envoyé
par l'auteur. Cela me mit dans l'obligation de lui écrire, et de lui
parler de sa pièce. Je le lis par une lettre qui a été imprimée long-
temps après sans mon aveu. Comme il sera dit ci-après.
LIVRE NEUVIÈMJ
Frappé de voir ce pauvre homme, accablé, pour ainsi dire, de
prospérités et de gloire, déclamer toutefois amèrement contn
misères de cette vie et trouves toujours que toul était mal,
l'insensé projet de le faire rentier en lui même, et de lui prouver
que tout était bien. Voltaire, en paraissant toujours croire en D
n'a réellement jamais cru qu'au diable, puisque son m'en prétendu
n'est qu'un être malfaisant qui, selon lui. ne prend plaisir qu'à
nuire. L'absurdité de cette doctrine, qui saute aux yeux, rtout
révoltante dans un homme comble des biens de toute espèce, qui
du sein du bonheur, cherche à désespérer ses semblables par l'image
affreuse et cruelle de toutes les calamités dont il est exempt. Auto-
rise plus que lui à compter et à peser les maux de la vie humaine,
j'en lis l'équitable examen, et je lui prouvai que de tous ces maux, il
n'y en avait pas un dont la Providence ne lût disculpée, et qui n'eût
sa source dans l'abus que l'homme a lait de ses facultés, plus que
dans la nature elle-même. Je le traitai dans cette lettre avec tous les
égards, toute la considération, tout le ménagement, et je puis dire
avec tout le respect possibles. Cependant, lui connaissant un amour-
propre extrêmement irritable, je ne lui envoyai pas cette lettre a
lui-même, mais au docteur Tronchin, son médecin et son ami. avec
plein pouvoir de la donner ou supprimer, selon qu'il le trouverait le
plus convenable. Tronchin donna la lettre. Voltaire me répondit, en
peu de lignes, qu'étant malade et garde-malade lui-même, il remettait
a un autre temps sa réponse, et ne dit pas un mot sur la question.
Tronchin, en m'envoyant cette lettre, en joignit une, où il marquait
peu d'estime pour celui qui la lui avait remise.
Je n'ai jamais publié ni même montré ces deux lettres, n'aimant
point à faire parade de ces sortes de petits triomphes; mais elles sont
en originaux dans mes recueils liasse A, n°' 20 et 21 . Depuis lors,
Voltaire a publié cette réponse qu'il m'avait promise, mais qu'il ne
m'a pas envoyée. Elle n'est autre que le roman de Ci.vi.HJc, dont je
ne puis parler, parce que je ne l'ai pas lu.
Toutes ces distractions m'auraient dû guérir radicalement de mes
fantasques amours, et c'était peut-être un moyen que le ciel m'offrait
d'en prévenir les suites funestes : mais ma mauvaise étoile fut la
plus forte; et à peine ixcommencai-je à sortir, que mon cœur, ma
CO\ il SSIONS DE l.-i. ROI SSE VU.
tête et mes pieds reprirent les mêmes routes. Je dis les mêmes,
à certains égards; car mes idées, un peu moins exaltées, restèrent
cette lois sur la terre, mais avec un choix si exquis de tout ce qui
pouvait s'\ trouver d'aimable en tout genre, que cette élite n'était
guère moins chimérique que le monde imaginaire que j'avais aban-
donné.
Je me figurai l'amour, l'amitié, les deux idoles de mon cœur,
-les plus ravissantes images. Je me plus a les orner de tous les
charmes du sexe que j'avais toujours adoré. J'imaginai deux amies,
plutôt que deux amis, parce que si l'exemple est plus rare, il est
aussi plus aimable. Je les douai de deux caractères analogues, mais
différents; de deux tiguies, non pas parfaites, mais de mon goût,
qu'animaient la bienveillance et la sensibilité. Je lis l'une brune et
l'autre blonde, l'une vive et l'autre douce, l'une sage et l'autre faible,
mais d'une si touchante faiblesse, que la vertu semblait y gagner. Je
donnai à l'une des deux un amant dont l'autre fut la tendre amie, et
même quelque chose de plus: mais je n'admis ni rivalité, ni querelles,
ni jalousie, parce que tout sentiment pénible me coûte à imaginer,
et que je ne voulais ternir ce riant tableau par rien qui dégradât la
nature. Épris de mes deux charmants modèles, je m'identifiais avec
l'amant et l'ami autant qu'il m'était possible; mais je le fis aimable
et jeune, lui donnant au surplus les vertus et les défauts que je me
sentais.
Pour placer mes personnages dans un séjour qui leur convînt, je
passai successivement en revue les plus beaux lieux que j'eusse vus
.dans mes voyages. Mais je ne trouvai point de bocage assez frais, point
de paysage assez touchant à mon gré. Les vallées de la Thessalie
m'auraient pu contenter, si je les axais vues; mais mon imagination,
fatiguée à inventer, voulait quelque lieu réel qui put lui servir de
point d'appui, et me faire illusion sur la réalité des habitants que j'y
voulais mettre. Je songeai longtemps aux îles Borromées, dont l'aspect
délicieux m'avait transporté; mais j'y trouvai trop d'ornement et d'art
pour mes personnages. Il me fallait cependant un lac, et je finis par
choisir celui autour duquel mon c<cur n'a jamais cessé d'errer. Je me
fixai sur la partie des bords de ce lac, à laquelle depuis longtemps
mes ml-ux oui placé ma résidence dans le bonheur imaginaire auquel
LIVRE NEUVIÈME.
le sort m'a borné. Le lieu natal de ma pauvre maman avait encore
p.>ur moi un attrait de prédilection. Le contraste des positions, la
richesse et la variété des sites, la magnificence, la majesté «.le l'en-
semble qui ravit les sens, émeut le cœur, élève rame, achevèrem de
me déterminer, et j'établis à Vevai mes jeunes pupilles. Voilà tout ce
que j'imaginai du premier bond; le reste n'y fut ajouté que dans la
suite.
Je me bornai longtemps à un plan si vague, parce qu'il suffisait
pour remplir mon imagination d'objets agréables, et mon cœur de
sentiments dont il aime à se nourrir. Ces fictions, à force de revenir,
prirent enfin plus de consistance, et se fixèrent dans mon cerveau
sous une forme déterminée. Ce fut alors que la fantaisie me prit d'ex-
primer sur le papier quelques-unes des situations qu'elles m'offraient;
et, rappelant tout ce que j'avais senti dans ma jeunesse, de donner
ainsi l'essor en quelque sorte au désir d'aimer, que je n'avais pu sa-
tisfaire, et dont je me sentais dévore.
Je jetai d'abord sur le papier quelques lettres éparses, sans suite
et sans liaison; et lorsque je m'avisai de les vouloir coudre, j'y
fus souvent fort embarrassé. Ce qu'il y a de peu croyable et de très
vrai est que les deux premières parties ont été écrites presque en
entier de cette manière, sans que j'eusse aucun plan bien formé, et
même sans prévoir qu'un jour je serais tenté d'en faire un ouvrage
en règle. Aussi voit-on que ces deux parties, formées après coup de
matériaux qui n'ont pas été taillés pour la place qu'ils occupent.
sont pleines d'un remplissage verbeux qu'on ne trouve pas dans les
autres.
Au plus fort de mes rêveries, j'eus une visite de madame d'Hou-
detot, la première qu'elle m'eût faite en sa vie, mais qui malheureu-
sement ne fut pas la dernière, comme on verra ci-après. La comtesse
d'Houdetot était fille de feu M. de Bellegarde, fermier général, s, eut
de M. d'Épinay et de MM. de Lalive et de la Briche. qui depuis ont
été tous deux introducteurs des ambassadeurs. J'ai parlé de la con-
naissance que je tis avec elle étant fille. Depuis son mariage je ne la
vis qu'aux fêtes de la Chevrette, chez madame d'Épinay. sa belle-
sœur. Ayant souvent passé plusieurs jours avec elle, tant à la Che-
vrette qu'a Épinay, non-seulement je la trouvai toujours très aimable.
, ON! l SSIONS DE J.-.I. ROUSSEAU.
mais je crus lui voir aussi pour moi de la bienveillance. Elle aimait
a se promener avec moi : nous étions marcheurs l'un et l'autre,
et l'entretien ne tarissait pas entre nous. Cependant je n'allai jamais
la voir à Paris, quoiqu'elle m'en eût prie et même sollicité plusieurs
*s li. lis, mis avec M. de Sàinf- Lambert, avec qui je commençais
d'en avoir, me la rendirent encore plus intéressante; et c'était pour
m'apporter des nouvelles de cet ami. qui pour lors était, je crois, à
Mahon, qu'elle vint me voir à l'Krmitage.
Cette visite eut un peu l'air d'un début de roman. Elle 9'ëgara
dans la route. Son cocher, quittant le chemin qui tournait, voulut
traverser.en droiture, du moulin deClairvaux à P.Ermitage : son car-
rosse s'embourba dans le tond du vallon; elle voulut descendre, et
faire le reste du trajet à pied. Sa mignonne chaussure fut bientôt
percée: elle enfonçait dans la crotte : ses gens eurent toutes les peines
du monde à la dégager, et enfin elle arriva à l'Krmitage en bottes, et
perçant l'air d'éclats de rire, auxquels je mêlai les miens en la voyant
arriver. Il fallut changer de tout; Thérèse y pourvut, et je l'engageai
d'oublier la dignité, pour faire une collation rustique, dont elle se
trouva fort bien. Il était tard, elle resta peu: mais l'entrevue fut si
gaie qu'elle y prit goût, et parut disposée à revenir. Elle n'exécuta
pourtant ce projet que l'année suivante: mais, hélas! ce retard ne me
garantit de rien.
Je passai l'automne à une occupation dont on ne se douterait pas.
à la garde du fruit de M. d'Kpinay. L'Ermitage était le réservoir des
eaux du parc de la Chevrette : il y avait un jardin clos de murs, et
garni d'espaliers et d'autres arbres, qui donnaient plus de fruits à
M. d'Kpinay que son potager de la Chevrette, quoiqu'on lui en volât
les trois quarts. Pour n'être pas un hôte absolument inutile, je me
chargeai de la direction du jardin et de l'inspection du jardinier. Tout
alla bien jusqu'au temps des fruits; mais à mesure qu'ils mûrissaient,
je les voyais disparaître, sans savoir ce qu'ils étaient devenus. Le jar-
dinier m'assura que c'étaient les loirs qui mangeaient tout. Je lis la
guerre aux loirs, j'en détruisis beaucoup, et le fruit n'en disparaissait
moins. Je guettai si bien, qu'enfin je trouvai que le jardinier lui-
même était le grand loir. Il logeait à .Montmorency, d'où il venait les
nuii . ■ mme et ses enfants, enlever les dépôts de fruits qu'il
~-^-Vi,t'V"
M"*D HOUTETOT À 1. : .
LI VR1 N EU VI KM I
avait faits pendant la journée, et qu'il Taisait vend halle de
Paris, aussi publiquement que s'il eût eu un jardin à lui. Ce misé-
rable, que je comblais de bienfaits, dont 1 lui Ose habillait le
et dont je nourrissais presque le père, qui était mendiant, nous dé-
valisait aussi aisément qu'effrontément, aucun des trois n'étant
vigilant pour y mettre ordre; et dans une seule nuit, il pan int à \ ider
ma cave, où je ne trouvai rien le lendemain. Tant qu'il ne parut
s'adresser qu'a moi, j'endurai tout; mais voulant rendre compte du
fruit, je fus obligé d'en dénoncer le voleur. .Madame d'Épinay me
pria de le payer, de le mettre dehors, et d'en chercher un auti
que je lis. Comme ce grand coquin rôdait toutes les nuits autour de
l'Ermitage, armé d'un gros bâton ferré qui avait l'air d'une massue.
et suivi d'autres vauriens de son espèce: pour rassurer les gouver-
neuses, que cet homme effrayait terriblement, je lis coucher son suc-
eur toutes les nuits à l'Ermitage: et cela ne les tranquillisant pas
encore, je fis demander à madame d'Epinay un fusil que je tins dans
la chambre du jardinier, avec charge à lui de ne s'en servir qu'au be-
soin, si l'on tentait de forcer la porte ou d'escalader le jardin, et de
ne tirer qu'à poudre uniquement pour effrayer les voleurs, (l'était
assurément la moindre précaution que pût prendre, pour la sûreté
commune, un homme incommodé, ayant à passer l'hiver au milieu
des bois, seul avec deux femmes timides. Enfin, je lis l'acquisition
d'un petit chien pour servir de sentinelle. Deleyre m 'étant venu voit-
dans ce temps-là. je lui contai mon cas, et ris avec lui de mon appa-
reil militaire. De retour à Paris, il en voulut amuser Diderot à son
tour; et voilà comment la coterie holbachique apprit que je voulais
tout de bon passer l'hiver à l'Ermitage. Cette constance, qu'ils
n'avaient pu se figurer, les désorienta; et en attendant qu'ils imagi-
nassent quelque autre tracasserie pour me rendre mon séjour déplai-
sant, ils me détachèrent, par Diderot, le même Deleyre. qui d'abord
ayant trouvé mes précautions toutes simples, finit par les trouver in-
conséquentes à mes principes, et pis que ridicules, dans des lettres
où il m'accablait de plaisanteries amères. et assez piquantes i
m'otlenser, si mon humeur eût été tournée de ce côté-là. .Mais alors
saturé de sentiments affectueux et tendres, et n'étant susceptible
d'aucun autre, je ne voyais dans sCs aigres sarcasmes que le mot pour
« ON] l SSIONS DE l -J, ROUSSI M
rire, et ne le trouvais que folâtre, où tout autre l'eût trouvé extra-
ut.
\ force de vigilance et de soins, je parvins si bien à garder le
jardin, que. quoique la récolte du fruit eût presque manqué cette an-
ï, le produit fut triple de Celui des années précédentes; et il est
vrai que je ne m'épargnais point pour le préserver, jusqu'à escorter
les envois que je taisais à la Chevrette et à Épinay, jusqu'à porter des
paniers moi-même; et je me souviens que nous en portâmes un si
lourd, la tante et moi, que. prêts à succomber sous le faix, nous fû-
mes contraints de nous reposer de dix en dix pas. et n'arrivâmes que
tout en nage.
Quand la mauvaise saison commença de me renfermer au logis,
je voulus reprendre mes occupations casanières; il ne me fut pas
possible. Je ne voyais partout que les deux charmantes amies, que
leur ami, leurs entours, le pays qu'elles habitaient, qu'objets créés
ou embellis pour elles par mon imagination. Je n'étais plus un mo-
ment à moi-même, le délire ne me quittait plus. Après beaucoup
détiens inutiles pour écarter de moi toutes ces fictions, je fus enfin
tout à l'ait séduit par elles, et je ne m'occupai plus qu'à tâcher d'y
mettre quelque ordre et quelque suite, pour en faire une espèce de
roman.
Mon grand embarras était la honte de me démentir ainsi moi-
même si nettement et si hautement. Après les principes sévères que
je venais d'établir avec tant de fracas, après les maximes austères que
j'avais si fortement prêchées. après tant d'invectives mordantes con-
tre les livres efféminés qui respiraient l'amour et la mollesse, pou-
vait-on rien imaginer de plus inattendu, de plus choquant que de me
voir tout d'un coup m'inscrire de ma propre main parmi les auteurs
de ces livres, que j'avais si durement censurés: .le sentais cette in-
conséquence dans toute sa force, je me la reprochais, j'en rougissais,
je m'en dépitais : mais tout cela ne put suffire pour me ramener à
tison. Subjugué complètement, il fallut me soumettre à tout
risque, et me résoudre à braver le qu'en dira-t-on; sauf à délibérer
dans la suite si je me résoudrais à montrer mon ouvrage ou non :
je ne supposais pas encore que j'en vinsse à le publier.
1 parti pris, je me jette a plein collier dans mes rêveries; et à
LIVR1 NEUVIÈM1
force de les tourner ei retourner dans ma tête, j'en forme enfin l'es-
pèce de plan dont on a vu l'exécution. < était assurément le meilleur
parti qui se pût tirer de mes folies : l'amour du bien, qui n'est ja-
mais sorti de mon cœur, les tourna vers des objets utiles, ei dont la
morale eût pu faire son profit. .Mes tableaux voluptueux aillaient
perdu toutes leurs grâces, si le doux coloris de l'innocence y eût
manque. Une fille faible est un objet de pitié que l'amour peut rendre
intéressant, et qui s >uvent n'est pas moins aimable : mais qui peut
supporter sans indignation le spectacle des mœurs a la mode . et qu'y
a-t-il de plus révoltant que l'orgueil d'une femme infidèle, qui, fou-
lant ouvertement aux pieds tous ses devoirs, prétend que son mari soit
pénètre de reconnaissance de la grâce qu'elle lui accorde de vouloil
bien ne pas se laisser prendre sur le fait? Les êtres parfaits ne sont
pas dans la nature, et leurs leçons ne sont pas assez prés de nous.
Mais qu'une jeune personne, née avec un cœur aussi tendre qu'hon-
nête, se laisse vaincre à l'amour étant fille, et retrouve étant femme des
forces pour le vaincre à son tour et redevenir vertueuse : quiconque
vous dira que ce tableau dans sa totalité est scandaleux et n'est pas
utile, est un menteur et un hypocrite: ne l'écoute/ pas.
Outre cet objet de mœurs et d'honnêteté conjugale, qui tient radi-
calement à tout l'ordre social, je m'en tis un plus grand secret de-
concorde et de paix publique; objet plus grand, plus important |
être en lui-même, et du moins pour le moment où l'on se trouvait.
L'orage excité par V Encyclopédie, loin de se calmer, était alors dans
sa plus grande force. Les deux partis, déchaînés l'un contre l'autre
avec la dernière fureur, ressemblaient plutôt a des loups enragés,
acharnés à s'entre-déchirer, qu'à des chrétiens et des philosophes qui
veulent réciproquement s'éclairer, se convaincre, et se ramener dans
la voie de la vérité. Il ne manquait peut-être à l'un et a l'autre que
des chefs remuants qui eussent du crédit, pour dégénérer en guérie
civile; et Dieu sait ce qu'eût produit une guerre civile de religion, où
l'intolérance la plus cruelle était au fond la même des deux côtés.
Ennemi né de tout esprit de parti, j'avais dit franchement aux uns et
aux autres des vérités dures qu'ils n'avaient pas écoutées. Je m'avisai
d'un autre expédient, qui, dans ma simplicité, me parut admirable :
c'était d'adoucir leur haine réciproque en détruisant leurs préjuges.
NFESSIONS DE l.-J ROUSSEAU.
et de montrer à chaque parti le mérite et la vertu dans l'autre, dignes
de l'estime publique et du respect de tous les mortels. Ce projet peu
sensé, qui supposait de la bonne foi dans les hommes, et par lequel
le tombais dans le défaut que je reprochais à l'abbé de Saint-Pierre,
eut le succès qu'il devait avoir? il ne rapprocha point les partis, et
ne les reunit que pour m'accabler. lui attendant que l'expérience
m'eût lait sentir ma folie, je m'y livrai, j'ose le dire, avec un zèle
digne du motif qui me l'inspirait, et je dessinai les deux carac-
tères de Wolmar et de Julie, dans un ravissement qui me faisait
espérer de les rendre aimables tous les deux, et, qui plus est, l'un par
l'autre.
I ontent d'avoir grossièrement esquisse mon plan, je revins aux
situations de détail que j'avais tracées: et de l'arrangement que je
leur donnai résultèrent les deux premières parties de la Julie, que je
: mis au net durant cet hiver avec un plaisir inexprimable, em-
tnt pour cela le plus beau papier doré, de la poudre d'azur et
d'argent pour sécher l'écriture, de la nonpareille bleue pour coudre
mes cahiers; enfin ne trouvant rien d'assez galant, rien d'assez mi-
gnon pour les charmantes filles dont je raffolais comme un autre
nalion. Tous les soirs, au coin de mon feu, je lisais et relisais
ces deux parties aux gouverneuses. La fille, sans rien dire, sanglotait
avec moi d'attendrissement; la mère, qui ne trouvant point là de
pliments, n'y comprenait rien, restait tranquille, et se contentait,
dans les moments de silence, de me répéter toujours: Monsieur, cela
est bien beau.
M tdame d'Épinay, inquiète de me savoir seul en hiver au milieu
des bois, dans une maison isolée, envoyait très-souvent savoir de mes
nouvelles. Jamais je n'eus de si vrais témoignages de son amitié pour
moi, et jamais la mienne n'y répondit plus vivement. J'aurais tort
de ne pas spécifier parmi ces témoignages, qu'elle m'envoya son por-
trait, et qu'elle me demanda des instructions pour avoir le mien peint
I -.111'. et qui avait été exposé au salon. Je ne dois pas non plus
omettre une autre de ses attentions, qui paraîtra lisible, mais qui
fait trait a l'histoire de mon caractère, par l'impression qu'elle lit sur
I ir qu'il gelait tt es-fort, en ouvrant un paquet qu'elle
ut de plusieurs commissions dont elle s'était chargée, j'y
LIVRE N EU V1ÈMI 161
trouvai un petit jupon de dessous, de flanelle d'Angleterre, qu'elle
me marquait avoir porte, et dont elle voulait que je me fisse un gilet.
Le tour de son billet était charmant, plein d -e et d<.
Ce soin, plus qu'amical, me parut si tendre, connue si elle se lût
dépouillée pour me vêtir, que. dans mon émotion, je h. usai \ jngt foi
en pleurant le billet et le jupon. Thérèse me croyait devenu fou. Il est
singulier que. vie toutes les marques d'amitié que madame d'Epinay
m'a prodiguées, aucune ne m'a jamais touche comme celle-là: et que
même, depuis notre rupture, je n'y ai jamais repense sans atten
sèment. J'ai longtemps conserve son petit billet; et je l'aurais encore,
s'il n'eût eu le sort de mes autres lettres du même temps.
Quoique mes rétentions me laissassent alors peu de relâche en
hiver, et qu'une partie de celui-ci je fusse réduit a l'usage des sondes.
ce fut pourtant, à tout prendre, la saison que depuis ma demeure en
France j'ai passée avec le plus de douceur et de tranquillité. Durant
quatre ou cinq mois que le mauvais temps me tint davantage à l'abri
des survenants, je savourai, plus que je n'ai lait avant et depuis,
cette vie indépendante, égale et simple, dont la jouissance ne faisait
pour moi qu'augmenter le prix, sans autre compagnie que celle des
deux gouverneuses en réalité, et celle des deux cousines en idée, (l'est
alors surtout que je me félicitais chaque jour davantage du parti que
j'avais eu le bon sens de prendre, sans égard aux clameurs de mes
amis, fâchés de me voir affranchi de leur tyrannie : et quand j'appris
l'attentat d'un forcené, quand Dcleyre et madame d'Epinay me par-
laient dans leurs lettres du trouble et de l'agitation qui régnaient
dans Paris, combien je remerciai le ciel de m'avoir éloigné de ces
spectacles d'horreurs et de crimes, qui n'eussent fait que nourrir,
qu'aigrir l'humeur bilieuse que l'aspect des désordres publics m'avait
donné; tandis que, ne voyant plus autour de ma retraite que des
objets riants et doux, mon cœur ne se livrait qu'a des sentiments
aimables. Je note ici avec complaisance le cours des derniers mo-
ments paisibles qui m'ont été laissés. Le printemps qui suivit cet
hiver si calme vit éclore le germe des malheurs qui me restent a
décrire, et dans le tissu desquels on ne verra plus d'intervalle sem-
blable, où j'aie eu le loisir de respirer.
Je crois pourtant me rappeler que durant cet intervalle de paix, et
roue il, --
C0NF1 SSIONS DE J.-J. ROI SS1 \r
jusqu'au fond de ma solitude, je ne restai pas tout à fait tranquille
de la pan «.les holbachiens. Diderot me suscita quelque tracasserie,
et je suis fort trompé si ce n'est durant cet hiver que parut le Fils
naturel, dont j'aurai bientôt a parler. Outre que, par des causes qu'on
saura dans |a suite, il m'est resté peu de monuments sûrs de cette
époque, ceux même qu'on m'a laissés sont très-peu précis quant aux
dates. Diderot ne datait jamais ses lettres. Madame d'Hpinav, madame
d'HoudetOt ne datait guère les leurs que du jour de la semaine, et
Deleyre faisait comme elles le plus souvent. Quand j'ai voulu ranger
ces lettres dans leur ordre.il a fallu suppléer, en tâtonnant, des dates
incertaines, sur lesquelles je ne puis compter. Ainsi, ne pouvant
fixer avec certitude le commencement de ces brouillcries, j'aime mieux
rapporter ci-après, dans un seul article, tout ce que je m'en puis
rappeler.
Le retour du printemps avait redoublé mon tendre délire, et dans
mes erotiques transports j'avais composé pour les dernières parties
de la Julie plusieurs lettres qui se sentent du ravissement dans lequel
je les écrivis. Je puis citer entre autres celle de l'Elysée, et de la pro-
menade sur le lac, qui, si je m'en souviens bien, sont à la tin de
la quatrième partie. Quiconque en lisant ces deux lettres, ne sent pas
amollir et fondre son cœur dans l'attendrissement qui me les dicta,
doit fermer le livre : il n'est pas fait pour juger des choses de sen-
timent.
Précisément dans le même temps, j'eus de madame d'Houdetot
une seconde visite imprévue. En l'absence de son mari qui était
capitaine de gendarmerie, et de son amant qui servait aussi, elle était
venue à Kaubonne. au milieu de la vallée de Montmorency, où elle
avait loué une assez jolie maison. Ce fut de là qu'elle vint faire à l'Er-
mitage une nouvelle excursion. A ce voyage, elle était à cheval et en
homme. Quoique je n'aime guère ces sortes de mascarades, je fus
pris a l'air romanesque de celle-là. et pour cette fois, ce fut de l'amour.
Comme il fut le premier et l'unique en toute ma vie. et que ses suites
le rendront .1 jamais mémorable et terrible a mon souvenir, qu'il me
soit permis d'entrer dans quelque détail sur cet article.
Madame la comtesse d'Houdetot approchait de la trentaine, et
n'était point belle; son \isage était marqué de petite vérole; son teint
Il Y in NEUVIÈMl
manquait de finesse; elle avait la vue basse ei les yeux un peu roi
nuis elle avait l'air jeune avec tout cela; et sa physionomie, a la fois
et douce, était caressante; elle avait une forêt de grands cheveux
noirs, naturellement bouclés, qui lui tombaient au jarret; sa taille
était mignonne, et elle mettait dans tous ses mouvements de la gau-
cherie et de la grâce tout à la fois. Elle avait l'esprit très-naturel et
très-agréable: la gaieté, l'étourderie et la naïveté s'\ mariaient heu-
reusement : elle abondait en saillies charmantes qu'elle ne recherchait
point, et qui partaient quelquefois malgré elle, bille avait plusieurs
talents agréables, jouait du clavecin, dansait bien, faisait d'assez jolis
vers. Pour son caractère, il était angélique; la douceur d'âme en faisait
le fond : mais hors la prudence et la force, il rassemblait toutes les
vertus. Mlle était surtout d'une telle sûreté dans le commerce, d'une
telle fidélité dans la société, que ses ennemis même n'avaient pas besoin
de se cacher d'elle. J'entends par ses ennemis ceux ou plutôt celles qui
la haïssaient; car pour elle, elle n'avait pas un cœur qui pût haïr,
et je crois que cette conformité contribua beaucoup à me passionner
pour elle. Dans les confidences de la plus intime amitié, je ne lui ai
jamais ouï parler mal des absents, pas même de sa belle-sœur. Elle
ne pouvait ni déguiser ce qu'elle pensait a personne, ni même con-
traindre aucun de ses sentiments: et je suis persuadé qu'elle parlait
de son amant à son mari même, comme elle en parlait à ses amis, à
ses connaissances et a tout le monde indifféremment. Enfin, ce qui
prouve sans réplique la pureté et la sincérité de son excellent naturel,
c'est qu'étant sujette aux plus énormes distractions et aux plus risi-
bles étourderies, il lui en échappait souvent de très-imprudentes pour
elle-même, mais jamais d'offensantes pour qui que ce fût.
On l'avait mariée très-jeune et malgré elle au comte d'Houdetot,
homme de condition, bon militaire, mais joueur, chicaneur, très-peu
aimable, et qu'elle n'a jamais aimé. Elle trouva dans M. de Saint-
Lambert tous les mérites de son mari, avec les qualités plus agréa-
bles, de l'esprit, des vertus, des talents. S'il faut pardonner quelque-
chose aux mreurs du siècle, c'est sans doute un attachement que s,i
durée épure, que ses effets honorent, et qui ne s'est cimenté que par
une estime réciproque.
C'était un peu par goût, à ce que j'ai pu croire, mais beaucoup
I ON] l SSIONS Ml l.-J. ROUSSE M
pour ci <m plaire à Saint-Lambert, qu'elle venait me voir. Il l'y avait
exhortée, et il avait raison de croire que l'amitié qui commençait à
s'établir entre nous rendrait cette société agréable à tous les trois.
Elle savait que j'étais instruit de leurs li. lisons: et pouvant me parler
de lui sans gêne, il était naturel qu'elle se plût avec moi. Elle vint;
je la \is; j'étais ivre d'amour sans objet : cette ivresse fascina mes
yeux, cet objet se fixa sur elle; je vis ma Julie en madame d'Houdetot,
et bientôt je ne vis plus que madame d'Houdetot, mais revêtue de
toutes les perfections dont je venais d'orner l'idole de mon cœur. Pour
m'achever, elle me parla de Saint-Lambert en amante passionnée.
mtagieuse de l'amour! en l'écoutant, en me sentant auprès
d'elle, l'étais saisi d'un frémissement délicieux, que je n'avais éprouvé
jamais auprès de personne. Elle parlait, et je me sentais ému; je
croyais ne taire que m'intéresser a ses sentiments, quand j'en prenais
de semblables; j'avalais à longs traits la coupe empoisonnée, dont je
ne sentais encore que la douceur. Enfin, sans que je m'en aperçusse
et sans qu'elle s'en aperçût, elle m'inspira pour elle-même tout ce
qu'elle exprimait pour son amant. Hélas! ce fut bien tard, ce fut
bien cruellement brûler d'une passion non moins vive que mal-
heureuse, pour une femme dont le cœur était plein d'un autre
amour!
Malgré les mouvements extraordinaires que j'avais éprouvés au-
près d'elle, je ne m'aperçus pas d'abord de ce qui m'était arrivé : ce
ne fut qu'après son départ que, voulant penser à Julie, je fus frappé
de ne pouvoir plus penser qu'a madame d'Houdetot. Alors mes yeux
se dessillèrent; je sentis mon malheur, j'en «émis, mais je n'en pré-
vis pas les suites.
J'hésitai longtemps sur la manière dont je me conduirais avec
elle, comme si l'amour véritable laissait assez de raison pour suivre
des délibérations. Je n'étais pas déterminé quand elle revint me pren-
dre au dépourvu. Pour lors j'étais instruit. La honte, compagne du
. me rendit muet, tremblant devant elle; je n'osais ouvrir la bouche
ni lever les yeux; j'étais dans un trouble inexprimable, qu'il était
impossible qu'elle ne \it pas. Je pris le parti de le lui avouer, et de
lui en laisser deviner la cause : c'était la lui dire assez, clairement.
Si l'eusse été jeune et aimable, et que dans la suite madame d'Hou-
LI VR I NEUVIÈME.
detot eût été faible, je blâmerais ici sa conduite; mais tout cela n'était
pas : je ne puis que l'applaudir et l'admirer. Le parti qu'elle prit
était également celui de la générosité et de la prudence. Elle ne
pâmait s'éloigner brusquement de moi sans en dire la cause a Saint-
Lambert, qui l'avait lui-même engagée a me voir : c'était exposer deux
amis à une rupture, et peut-être à un éclat qu'elle voulait éviter.
Elle avait p<uir moi de l'estime et Je la bienveillance. Elle eut pitié
de ma folie; sans la llatter. elle la plaignit, et tacha de m'en guérir.
Elle était bien aise de conserver à son amant et à elle-même un ami
dont elle taisait cas : elle ne me parlait de rien avec plus de plaisir
que de l'intime et douce société que nous pourrions former entre
nous trois, quand je serais devenu raisonnable. Elle ne se bornait
pas toujours a ces exhortations amicales, et ne m'épargnait pas au
besoin les reproches plus durs que j'avais bien mérités.
Je me les épargnais encore moins moi-même ; sitôt que je fus seul,
je revins à moi; j'étais plus calme après avoir parlé : l'amour connu
de celle qui l'inspire en devient plus supportable. La force avec
laquelle je me reprochais le mien m'en eût dû guérir, si la chose eût été
possible. Quels puissants motifs n'appelai-je point à mon aide pour
l'étouffer! Mes mœurs, mes sentiments, mes principes, la honte, l'infi-
délité, le crime, l'abus d'un dépôt confié par l'amitié, le ridicule enfin
de brûlera mon âge de la passion la plus extravagante pour un objet
dont le cœur préoccupé ne pouvait ni me rendre aucun retour, ni me
laisser aucun espoir : passion de plus. qui. loin d'avoir rien à gagner
par la constance, devenait moins souffrable de jour en jour.
Qui croirait que cette dernière considération, qui devait ajouter
du poids à toutes les autres, fut celle qui les éluda: Quel scrupule.
pensai-je, puis-je me faire d'une folie nuisible à moi seul: Suis-je
donc un jeune cavalier fort à craindre pour madame d'Houdetot : Ne
dirait-on pas. a nies présomptueux remords, que ma galanterie, mon
air. ma parure, vont la séduire: Eh! pauvre Jean-Jacques, aime a
ton aise, en sûreté de conscience, et ne crains pas que tes soupirs
nuisent a Saint-Lambert.
On a vu que jamais je ne fus avantageux, même dans ma jeunesse.
Cette façon de penser était dans mon tour d'esprit, elle flattait ma
passion; c'en fut assez pour m'y livrer sans réserve, et rire même de
I ON] i SSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
l'impertinent scrupule que je croyais m'être fait par vanité plus que
par raison. Grande leçon pour les anus honnêtes, que le vice n'at-
taque jamais à découvert, mais qu'il trouve le moyen de surprendre,
en se masquant toujours de quelque sophisme, et souvent de quelque
vertu.
I oupable sans remords, je le fus bientôt sans mesure; et, de
grâce, qu'on voit comment ma passion suivit la trace de mon naturel.
pour m'entraîner enfin dans l'abîme. D'abord elle prit un air humble
pour me rassurer; et, pour me rendre entreprenant, elle poussa cette
humilité jusqu'à la défiance. Madame d'Houdetot. sans cesser de
me rappeler à mon devoir, à la raison, sans jamais flatter un mo-
ment ma folie, me traitait au reste avec la plus grande douceur, et
prit avec moi le ton de l'amitié la plus tendre. Cette amitié m'eût
suffi, je le proteste, si je l'avais crue sincère; mais la trouvant trop
\ ive pour être vraie, n'allai-je pas me fourrer dans la tête que l'amour,
désormais si peu convenable à mon âge, à mon maintien, m'avait
avili aux \ eux de madame d'Houdetot ; que cette jeune folle ne voulait
que se divertir de moi et de mes douceurs suranne'es; qu'elle en
avait fait confidence à Saint-Lambert, et que l'indignation de mon
infidélité avant fait entrer son amant dans ses vues, ils s'entendaient
tous les deux pour achever de me faire tourner la tète et me persi-
fler: Cette bêtise, qui m'avait lait extravaguer, à vingt-six ans, auprès
de madame de Lainage, que je ne connaissais pas, m'eût ète: pardon-
nable à quarante-cinq, auprès de madame d'Houdetot, si j'eusse
ignore qu'elle et son amant étaient trop honnêtes gens l'un et l'autre
pour se faire un aussi barbare amusement.
Madame d'Houdetot continuait à me faire des visites que je ne
tardai pas a lui rendre. Elle aimait à marcher, ainsi que moi : nous
faisions de longues promenades dans un pays enchanté. Content
d'aimer et de l'oser dire, j'aurais été dans la plus douce situation, si
mon extravagance n'en eût détruit tout le charme. Elle ne comprit
rien d'abord a la sotte humeur avec laquelle je recevais ses caresses :
mais mon cœur, incapable de savoir jamais rien cacher de ce qui s'y
e. ne lui laissa pas longtemps ignorer mes soupçons; elle en
voulut rite: cet expédient ne réussit pas ; des transports de rage en
ient été l'effet : elle changea de ton. Sa compatissante douceur
LIVR E NEUVIEM1 167
fut invincible; elle me lit des reproches qui me pénétrèrent; elle me
témoigna, sur mes injustes craintes, des inquiétudes dont j'abusai.
J'exigeai des preuves qu'elle ne se moquait pas de moi. Elle vit qu'il
n'y avait nul moyen de me rassurer. Je devins pressant; le pas était
délicat. 11 est étonnant, il est unique peut-être qu'une femme ayant
pu venir jusqu'à marchander, s'en suit tirée a si bon compte. Elle ne
me refusa rien de ce que la plus tendre amitié pouvait accorder. Elle
ne m'accorda rien qui pût la tendre infidèle, et j'eus l'humiliation de
voir que l'embrasement dont ses légères laveurs allumaient mes suis
n'en porta jamais aux siens la moindre étincelle.
.l'ai dit quelque part qu'il ne faut rien accorder aux sens quand
on veut leur refuser quelque chose. Pour connaître combien cette-
maxime se trouva fausse avec madame d'Houdetot, et combien elle
eut raison de compter sur elle-même, il faudrait entrer dans les
détails de nos longs et fréquents tête-à-tête, et les suivre dans toute
leur vivacité durant quatre mois que nous passâmes ensemble, dans
une intimité presque sans exemple entre deux amis de différents
sexes, qui se renferment dans les bornes dont nous ne sortîmes jamais.
Ah! si j'avais tarde si longtemps a sentir le véritable amour, qu'alors
mon cœur et mes sens lui payèrent bien l'arrérage! et quels sont donc
les transports qu'on doit éprouver auprès d'un objet aimé qui nous
aime, si même un amour non partagé peut en inspirer de pareils!
Mais j'ai tort de dire un amour non partagé; le mien l'était en
quelque sorte; il était égal des deux côtés, quoiqu'il ne fût pas réci-
proque. Nous étions ivres d'amour l'un et l'autre; elle pour son
amant, moi pour elle; nos soupirs, nos délicieuses larmes se confon-
daient. Tendres confidents l'un de l'autre, nos sentiments avaient
tant de rapport qu'il était impossible qu'ils ne se mêlassent pas en
ciuelque cohse; et toutefois, au milieu de cette dangereuse ivresse,
jamais elle ne s'est oubliée un moment; et moi je proteste, je jure
que si, quelquefois égaré par mes sens, j'ai tenté de la rendre infi-
dèle, jamais je ne l'ai véritablement désiré. La véhémence de ma
passion la contenait par elle-même. Le devoir des privations avait
exalté mon âme. L'éclat de toutes les vertus ornait à mes veux l'idole
de mon cœur; en souiller la divine image eût été l'anéantir. J'aurais
pu commettre le crime; il a cent fois été commis dans mon cœur :
I ONFESSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
mais avilir ma Sophie ! ah! cela se pouvait-il jamais: Non, non, je le
lui ai cent fois dit a elle-même ; eussé-jc été le maître de me satis-
. sa propre volonté Peut-elle mise à ma discrétion, lu m s quelques
courts moments de délire, j'aurais refusé d'être heureux à ce prix. Je
l'aimais trop pour vouloir la posséder.
Il y a prés d'une lieue de l'Ermitage à Eaubonne; dans mes fré-
quents \'>\ âges. M m'est arrivé quelquefois d'y coucher; un soir, après
avoir soupe tête a tète, mais allâmes nous promener au jardin, pat-
un très-beau clair de lun< . \u fond de ce jardin était un assez grand
taillis, par OÙ non- lûmes chercher un joli bosquet, orné d'une cas-
cade dont je lui avais donne l'idée, et qu'elle avait tait exécuter. Sou-
venir immortel d'innocence et de jouissance! Ce lut dans ce bosquet
qu'agis avec elle, sut un banc de gazon, sous un acacia tout chargé
de fleuris, je trouvai, pour rendre les mouvements de mon cieur, un
langage vraiment digne d'eux. Ce lut la première et l'unique fois de
ma vie; mais je lus sublime, si l'on peut nommer ainsi tout ce que
l'amour le plus tendre et le plus ardent peut porter d'aimable et de
séduisant dans un cœur d'homme. Que d'enivrantes larmes je versai
sur ses genoux! que je lui en lis verser malgré elle! Enfin, dans un
transport involontaire, elle s'écria : Non, jamais homme ne l'ut si
aimable; et jamais amant n'aima comme vous! Mais votre ami Saint-
Lambert nous écoute, et mon cœur ne saurait aimer deux fois. Je me tus
en soupirant; je l'embrassai... Quel embrassement ! Mais ce l'ut tout.
11 y avait si\ mois qu'elle vivait seule, c'est-à-dire loin de son amant
et de son mari; il y en avait trois que je la voyais presque tous les
jours, et toujours l'amour en tiers entre elle et moi. Nousavions soupe
tète à tète, nous étions seuls, dans un bosquet au clair de lune; et
après deux heures de l'entretien le plus vif et le plus tendre, elle sor-
tit au milieu de la nuit de ce bosquet et des bras de son ami, aussi
intacte, aussi pure de corps et de cœur qu'elle y était entrée. Lecteur,
pesez toutes ces cil constances, je n'ajouterai rien de plus.
Et qu'on n'aille pas s'imaginer qu'ici mes sens me laissaient tran-
quille, comme auprès de Thérèse et de maman. Je l'ai déjà dit, c'était
de l'amourcette lois, et l'amour dans toute son énergie et dans toutes
ses fureurs. Je ne décrirai ni les agitations, ni les frémissements, ni
s palpitations, ni les mouvements convulsifs, ni les défaillances de
\ TKTK AU CLAIH DE I
LIVRI NEUVIÈME.
cœur que j é| rouvais continuellement :o , urra jugej pai l'effet
que sa seule image faisait sui moi. J'ai dit qu'il y avait loin de
l'Ermitage à Eaubonne : je passais par les coteaux d'Andilly, qui
sont charmants. Je révais en marchant à celle que j'allais voir, à l'ac-
cueil caressant qu'elle me ferait, au baiser qui m'attendait a mon
arrivée. Ce seul baiser, ce baiser funeste, avant même de le recevoir,
m'embrasait le sang à tel point, que ma tête se troublait; un éblouis-
sement m'aveuglait, mes genoux tremblants ne pouvaient me sou-
tenir; j'étais forcée de m'arrêter, de m'asseoir; toute ma machine
était dans un désordre inconcevable : j'étais prêt à m'évanouir. Ins-
truit du danger, je tâchais, en partant, de me distraire et de penser à
autre chose. Je n'avais pas fait vingt pas. que les mêmes souvenirs et
tous les accidents qui en étaient la suite revenaient m'assaillir sans
qu'il me lut possible de m'en délivrer; et. de quelque façon que je
m'y sois pu prendre, je ne crois pas qu'il me soit arrivé de faire seul
ce trajet impunément. J'arrivais à Eaubonne, faible, épuisé, rendu.
me soutenant à peine. A l'instant que je la voyais, tout était répare:
je ne sentais plus auprès d'elle que l'i m poit unité d'une vigueur inépui-
sable et toujours inutile. Il y avait sur ma route, à la vue d'Kaubonne,
une terrasse agréable, appelée le mont Olympe, où nous nous ren-
dions quelquefois, chacun de notre coté. J'arrivais le premier : j'étais
lait pour l'attendre; mais que cette attente me coûtait cher! Pour
me distraire, j'essayais d'écrire avec mon crayon des billets que j'au-
rais pu tracer du plus pur de mon sang : je n'en ai jamais pu achever
un qui fût lisible. Quand elle en trouvait un dans la niche dont nous
étions convenus, elle n'y pouvait voir autre chose que l'état vraiment
déplorable où j'étais en l'écrivant. Cet état, et surtout sa durée pen-
dant trois mois d'irritation continuelle et de privations, me jeta dans
un épuisement dont je n'ai pu me tirer de plusieurs années, et finit
par me donner une descente que j'emporterai ou qui m'emportera
au tombeau. Telle a été la seule jouissance amoureuse de l'homme
du tempérament le plus combustible, mais le plus timide en même
temps, que peut-être la nature ait jamais produit. Tels ont été les
derniers beaux jours qui m'aient été comptés sur la terre : ici com-
mence le long tissu des malheurs de ma vie, où l'on verra peu
d'interruption.
■ ii.
N l I SS10NS DE J .1. ROUSSEAU.
( )n .1 vu dans tout le cours de ma vie que mon cœur, transparent
comme le cristal, n'a jamais su cacher, durant une minute entière,
un sentiment un peu vif qui s'y fût réfugié. Qu'on juge s'il me fût
iible de cacher longtemps mon amour pour madame d'Houdetot.
Notre intimité frappait tous les yeux, nous n'y mettions ni secret ni
mystère. Elle n'était pas de nature à en avoir besoin; et comme
madame d'Houdetot avait pour moi l'amitié la plus tendre, qu'elle
ne se reprochait point : que j'avais pour elle une estime dont personne
ne connaissait mieux que moi toute la justice ; elle, franche, distraite,
étourdie; moi. vrai, maladroit, lier, impatient, emporté, nous don-
nions encore sur nous, dans notre trompeuse sécurité, beaucoup plus
de prise que nous n'aurions t'ait, si nous eussions été coupables. Nous
allions l'un et l'autre a la Chevrette, nous nous y trouvions souvent
ensemble, quelquefois même par rendez-vous. Nous y vivions à notre
ordinaire, nous promenant tous les jours tète à tète, en parlant de nos
amours, de nos de\ oirs, de notre ami, de nos innocents projets, dans le
parc, vis-à-vis l'appartement de madame d'Épinay, sous ses fenêtres.
d'où, ne cessant de nous examiner, et se croyant bravée, elle assou-
vissait son cœur par ses yeux, de rage et d'indignation.
Les femmes onttoutes l'art de cacher leur fureur, surtout quand elle
est vive : madame d'Épinay, violente, mais réfléchie, possède surtout
cet art éminemment. Elle feignit de ne rien voir, de ne rien soupçon-
ner; et dans le même temps qu'elle redoublait avec moi d'attentions,
de soins, et presque d'agaceries, elle affectait d'accabler sa belle-sœur
de procédés malhonnêtes et de marques d'un dédain qu'elle semblait
vouloir me communiquer. On juge bien qu'elle ne réussissait pas;
mais j'étais au supplice. Déchiré de sentiments contraires, en même
temps que j'étais touché de ses caresses, j'avais peine à contenir ma
colère, quand je la voyais manquer à madame d'Houdetot. La dou-
ceur angélique de celle-ci lui faisait tout endurer sans se plaindre,
et même sans lui en savoir plus mauvais gré. Elle était d'ailleurs
souvent si distraite, et toujours si peu sensible à ces choses-là. que
la moitié du temps elle ne s'en apercevait pas.
J'étais si préoccupé de ma passion, que. ne voyant rien que Sophie
c'était un des noms de madame d'Houdetot), je ne remarquais pas
même que j'étais devenu la fable de toute la maison et des survenants.
LIVRE NEUVIÈME, ,-,
Le baron d'Holbach, qui n'était jamais venu, que je sache, à la <
vrette, fut au nombre de ces derniers. Si j'eusse été aussi défiant que
je le suis devenu dans la suite, j'aurais fort soupçonné madame d I
naj d'a\oir arrangé ce voyage, pour lui donner l'amusant cadeau de
voir le citoyen amoureux. Mais jetais alors si bête, que je ne voyais
pas même ce qui crevait les veux à tout le monde, doute ma stupi-
dité ne m'empêcha pourtant pas de trouver au baron l'air plus content,
plus jovial qu'à son ordinaire. Au lieu de me regarder en noir selon
sa coutume, il me lâchait cent propos goguenards, auxquels je ne
comprenais rien. J'ouvrais de grands} eux sans rien répondre: madame
d'Épinay se tenait les côtés de rire: je ne savais sur quelle herbe ils
avaient marche. Comme rien ne passait encore les bornes de la plai-
santerie, tout ce que j'aurais eu de mieux à faire, si je m'en étais
aperçu, eût été de m'y prêter. .Mais il est vrai qu'a travers la railleuse
gaieté du baron l'on voyait briller dans ses yeux une maligne joie,
qui m'aurait peut-être inquiète1, si je l'eusse aussi bien remarquée
alors, que je me la rappelai dans la suite.
Un jour que j'allai voir madame d'Houdetot à Eaubonne, au retour
d'un de ses voyages à Paris, je la trouvai triste, et je vis qu'elle avait
pleure. Je fus oblige de me contraindre, parce que madame de Blain-
ville, sœur de son mari, était là; mais sitôt que je pus trouver un
moment, je lui marquai mon inquiétude. Ah! me dit-elle en soupi-
rant, je crains bien que vos folies ne me coûtent le repos de mes jours.
Saint-Lambert est instruit, et mal instruit. Il me rend justice; mais
il a de l'humeur, dont, qui pis est, il me cache une partie. Heureu-
sement je ne lui ai rien tu de nos liaisons, qui se sont laites sous sCS
auspices. Mes lettres étaient pleines de vous, ainsi que mon cœur : je
ne lui ai caché que votre amour insensé, dont j'espérais vous guérir,
et dont, sans m'en parler, je vois qu'il me fait un crime. On nous .,
desservis, on m'a l'ait tort, mais n'importe. Ou rompons tout à fait,
ou soyez tel que vous devez, être. Je ne veux plus rien avoir à cacher
à mon amant.
Ce fut là le premier moment où je fus sensible à la honte de me
voir humilié, par le sentiment de ma faute, devant une jeune femme.
dont j'éprouvais les justes reproches, et dont l'aurais dû être le men-
tor. L'indignation que j'en ressentis contre moi-même eût suffi peut-
C0N1 E SSIONS DE J.-.l. ROUSSI \r.
être pour surmonter ma faiblesse, si la tendre compassion que m'in-
spirait la victime n'eût encore amolli mon cœur. Hélas! était-ce le
moment de pouvoir l'endurcir, lorsqu'il était inonde par des larmes
qui le pénétraient de toutes parts! Cet attendrissement se changea
bientôt en colère contre les vils délateurs, qui n'avaient vu que le
mal d'un sentiment criminel, mais involontaire, sans croire, sans
imaginer même la sincère honnêteté de cœur qui le rachetait. Nous
ne restâmes pas longtemps en doute sur la main dont partait le
coup.
Mous savions l'un et l'autre que madame d'Epinay était en com-
merce de lettres avec Saint-Lambert. Ce n'était pas le premier orage
qu'elle avait suscite a madame d'HoudetOt, dont elle avait fait mille
ts pour le détacher, et que les succès de quelques-uns de ces
efforts faisaient trembler pour la suite. D'ailleurs, Grimm, qui, ce me
semble, avait suivi M. de Castries à l'armée, était en Westphalie,
aussi bien que Saint-Lambert; ils se voyaient quelquefois. Grimm
avait lait, auprès de madame d'HoudetOt, quelques tentatives qui
n'avaient pas réussi: Grimm. très-piqué, cessa tout à fait de la voir.
Qu'on juge du sang-froid avec lequel, modeste comme on sait qu'il
l'est, il lui supposait des préférences pour un homme plus âgé que
lui. et dont lui, Grimm, depuis qu'il fréquentait les grands, ne par-
lait plus que comme de son protégé.
M s soupçons sur madame d'Epinay se changèrent en certitude,
quand j'appris ce qui s'était passé chez. moi. Quand j'étais à la Che-
vrette. Thérèse y venait souvent, soit pour m'apporter mes lettres,
soit pour me rendre des soins nécessaires à ma mauvaise santé. Ma-
dame d'Epinay lui avait demandé si nous ne nous écrivions pas,
madame d'HoudetOt et moi. Sur son aveu, madame d'Epinay la pressa
de lui remettre les lettres de madame d'HoudetOt, l'assurant qu'elle
les recacheterait si bien qu'il n'y paraîtrait pas. Thérèse, sans mon-
trer combien cette proposition la scandalisait, et même sans m'aver-
tir, se contenta de mieux cacher les lettres qu'elle m'apportait : pré-
caution très-heureuse; car madame d'Epinay la faisait guetter à son
arrivée; et, l'attendant au passage, poussa plusieurs fois l'audace jus-
qu'à chercher dans sa bavette. Elle lit plus : s'étant un jour invitée
à venir, avec M. de Margency. dîner à l'Ermitage pour la première
LIVR1 NEUVIliMl
fois depuis que j'j demeurais, elle prii le temps que je me promenais
avec Margency, pour entrer dans mon cabinet avec la mère et la fille,
et les pic SM.T >.lc lui montrer les lettres de iu.kI.uik- d Houdetot. Si la
mère eût su où elles étaient, les lettres étaient livrées: mais heureu-
sement la fille seule le savait, et nia que j'en eusse conservé aucune.
Mensonge assurément plein d'honnêteté, de fidélité, de générosité,
tandis que la vérité n'eût été qu'une perfidie. Madame d'Épinay, voyant
qu'elle ne pouvait la séduire, s'efforça de l'irriter par la jalousie, en
lui reprochant sa facilite et son aveuglement. Comment pouvez-vous,
lui dit-elle, ne pas voir qu'ils ont entre eux un commerce criminel:
Si, malgré tout ce qui frappe vos veux, vous avez besoin d'autres
preuves, prêtez-vous donc à ce qu'il faut faire pour les avoir : vous
dites qu'il déchire les lettres de madame d'Houdetot aussitôt qu'il les
a lues : eh bien! recueille/ avec soin les pièces, et donnez-les-moi 5 je
me charge de les rassembler. Telles étaient les leçons que mon amie
donnait à ma compagne.
Thérèse eut la discrétion de me taire assez longtemps toutes ces
tentatives; mais venant mes perplexités, elle se crut obligée à me tout
dire, afin que, sachant à qui j'avais affaire, je prisse mes mesures
pour me garantir des trahisons qu'on me préparait. Mon indignation,
ma fureur ne peut se décrire. Au lieu de dissimuler avec madame
d'Épinay, à son exemple, et de me servir de contre-ruses, je me liv rai
sans mesure à l'impétuosité de mon naturel, et. avec mon étourderie
ordinaire, j'éclatai tout ouvertement. On peut juger de mon impru-
dence par les lettres suivantes, qui montrent suffisamment la ma-
nière de procéder de l'un et de l'autre en cette occasion.
Billet de madame d'Épinay, liasse A, n° \\.
« Pourquoi donc ne vous vois-je pas. mon cher ami : Je suis in-
" quiète de vous. Vous m'aviez tant promis de ne faire qu'aller et
« venir de l'Ermitage ici. Sur cela, je vous ai laissé libre: et. point
« du tout, vous laissez passer huit jours. Si l'on ne m'avait pas dit que
« vous étiez en bonne santé, je vous croirais malade. Je vous atten-
te dais avant-hier ou hier, et je ne vous vois point arriver. Mon Dieu!
,-, C0N1 ESSIONS DE I -J. ROUSSEAU.
« qu'avez-vous donci Vous n'avez point d'affaires; vous n'avez pas
.. non plus de chagrins; car je me ttatte que vous seriez venu sur-le-
•■ champ me les confier. Vous êtes donc malade! tirez-moi d'inquié-
o tude bien vite, je vous en prie. Adieu, mon cher ami; que cet adieu
" me donne un bonjour de vous. »
RÉPONSl .
i Ce mercredi matin.
Je ne puis rien vous dire encore. J'attends d'être mieux instruit,
a et je le serai tôt ou tard. En attendant, soyez sûre que l'innocence
cusée trouvera un défenseur assez ardent pour donner quelque
■• repentir aux calomniateurs, quels qu'ils soient. »
Second billet de la même, liasse A, n" q.5.
« Savez-vous que votre lettre m'effraye? qu'est-ce qu'elle veut donc
b dire: Je l'ai relue plus de vingt-cinq fois. En vérité, je n'y comprends
« rien. J'y vois seulement que vous êtes inquiet et tourmente1, et que
(i vous attende/ que vous ne le soyez plus pour m'en parler. Mon cher
« ami. est-ce là ce dont nous étions convenus! Qu'est donc devenue
« cette amitié, cette confiance: et comment l'ai-je perdue? Est-ce contre
« moi ou pour moi que vous êtes taché? Quoi qu'il en soit, venez dès
« ce soir, je vous en conjure; souvenez-vous que vous m'avez promis,
a il n'y a pas huit jours, de ne rien garder sur le cœur, et de me parler
« sur-le-champ. .Mon cher ami. je vis dans cette confiance... Tenez,
« je viens encore de lire votre lettre : je n'y conçois pas davantage;
mais elle me fait trembler. Il me semble que vous êtes cruellement
0 agité. Je voudrais vous calmer; mais comme j'ignore le sujet de vos
« inquiétudes, je ne sais que vous dire, sinon que me voilà toute aussi
•■ malheureuse que vous, jusqu'à ce que je vous aie vu. Si vous n'êtes
« pas ici ce soir à six heures, je pars demain pour l'Ermitage, quelque
« temps qu'il fasse et dans quelque état que je sois;car je ne saurais tenir
» à cette inquiétude. Bonjour, mon cher ami. A tout hasard, je risque
■ de vous dire, sans savoir si vous en ave/ besoin ou non, de tâcher
11 de prendre garde, et d'arrêter les progrès que fait l'inquiétude dans
LIVRE NEUVIÈM1 ip
« la solitude. Une mouche devient un ministre, je l'ai souvent
« éprouvé. "
RE PONSl .
• Ce mercredi soir.
n Je ne puis vous aller voir, ni recevoir votre \ isite, tant que du-
ti rera l'inquiétude où je suis. La confiance dont vous parle/, n'est
« plus, et il ne vous sera pas aise de la recouvrer. Je ne vois a présent.
« dans votre empressement, que le désir de tirer des aveux d'autrui
« quelque avantage qui convienne a vos vues; et mon cœur, si prompt
ci a s'épancher dans un cœur qui s'ouvre pour le recevoir, se ferme à
« la ruse et à la finesse. Je reconnais votre adresse ordinaire dans la
.. difficulté que vous trouvez à comprendre mon billet. Me croyez-vous
(i assez, dupe pour penser que vous ne l'ayez pas compris: Non; mais
« je saurai vaincre vos subtilités à force de franchise. Je vais m'cxpli-
« quer plus clairement, afin que vous m'entendiez encore moins.
« Deux amants bien unis et dignes de s'aimer me sont chers : je
i< m'attends bien que vous ne saurez pas qui je veux dire, à moins
» que je ne vous les nomme. Je présume qu'on a tente de les dé-
« sunir, et que c'est de moi qu'on s'est servi pour donner de la
.. jalousie à l'un des deux. Le choix n'est pas fort adroit, mais il a
« parti commode à la méchanceté : et cette méchanceté, c'est nous
« que j'en soupçonne. J'espère que ceci devient plus clair.
« Ainsi donc la femme que j'estime le plus aurait, de mon su,
« l'infamie de partager son cœur et sa personne entre deux amants,
» et moi celle d'être un de ces deux lâches! Si je savais qu'un seul
« moment de la vie vous eussiez pu penser ainsi d'elle et de moi, je
« vous haïrais jusqu'à la mort. .Mais c'est de l'avoir dit. et non de
>< l'avoir cru, que je vous taxe. Je ne comprends pas, en pareil cas,
« auquel c'est des trois que vous avez, voulu nuire; mais si vous
« aimez le repos, craignez d'avoir eu le malheur de réussir. Je n'ai
« caché ni à vous, ni à elle, tout le mal que je pense de certaines
« liaisons; mais je veux qu'elles finissent par un moyen aussi hon-
i. néte que sa cause, et qu'un amour illégitime se change en une éter-
« nelle amitié. Moi, qui ne fis jamais de mal à personne, servirais-je
« innocemment à en faire à mes amis: Non; je ne vous le pardon-
. ON] I SSIONS DE .I.-.I. ROI SSI M .
a lierais jamais, je deviendrais votre irréconciliable ennemi. Vos se-
« ciels seuls seraient respectes; car je ne serai jamais un homme
.us foi.
« Je n'imagine pas que les perplexités où je suis puissent durer
>• bien longtemps. Je ne tarderai pas à savoir si je me suis trompe.
■■ Alors j'aurai peut-être de grands torts à réparer, et je n'aurai rien
« fait en ma vie «.le si bon cœur. Mais savez vous comment je rachè-
o tel ai mes fautes durant le peu de temps qui me reste à passer près de
h vous! lin faisant ce que nul autre ne fera que moi: en vous disant
« franchement ce qu'on pense de vous dans le monde, et les brèches
" que vous ave/ à réparer à votre réputation. .Malgré tous les préten-
« dus amis qui vous entourent, quand vous m'aurez vu partir, vous
•• pourrez dire adieu a la vérité; VOUS ne trouverez plus personne qui
« vous la dise, o
Troisième bille/ Je la même, liasse A, n" j.6.
Je n'entendais pas votre lettre de ce matin : je vous l'ai dit.
>< parce que cela était. J'entends celle de ce soir, n'ayez pas peur que
ci j'y reponde jamais : je suis trop pressée de l'oublier: et quoique
« vous me fassiez pitié, je n'ai pu me défendre de l'amertume dont
« elle me remplit l'âme. Moi. user de ruses, de finesses avec vous!
« moi! accusée de la plus noire des infamies! Adieu; je regrette que
us avez la... Adieu : je ne sais ce que je dis... adieu : je serai
« bien pressée de VOUS pardonner. Vous viendrez quand vous VOU-
(i d'iez: \ous serez mieux reçu que ne l'exigeraient VOS soupçons.
ci Dispensez-VOUS seulement de VOUS mettre en peine de ma réputa-
(i tion. Peu m'importe Celle qu'on me donne. Ma conduite est bonne,
n et cela me suffit. Au surplus, j'ignorais absolument ce qui est arrivé
« aux deux personnes qui me sont aussi chères qu'à vous. »
Cette dernière lettre me tira d'un terrible embarras, et me replon-
gea dans un autre qui n'était guère moindre. Quoique toutes ces let-
tres et réponses fussent allées et venues dans l'espace d'un jour avec
une extrême rapidité, cet intervalle avait suffi pour en mettre entre
mes transports de fureur, et pour me laisser réfléchir sur l'énormité
LIVRE N EU VIÈM1 177
de mon imprudence. Madame d'Houdetot ne m'avait rien tant recom-
mandé que de rester tranquille, de lui laisser le soin de se tirer seule
de cette affaire, et d'éviter, surtout dans le moment même, toute
rupture et tout éclat; et moi, par les insultes les plus ouvertes et les
plus atroces, j'allais achever «.le porter la rage dans le cœur d'une
femme qui n'y était déjà que trop disposée. Je ne «.levais naturelle-
ment attendre, de sa pan. qu'une réponse si fict'e, si dédaigneuse, si
méprisante, que je n'aurais pu, sans la plus indigne lâcheté.
tenir de quitter sa maison sur-le-champ. Heureusement, plus adroite
encore que je n'étais emporté, elle évita, par le tour de sa réponse, de
me réduire à celte extrémité. .Mais il fallait ou sortir, «.u l'aller voir
sur-le-champ; l'alternative était inévitable, .le pris le dernier parti,
toit embarrasse de ma contenance, dans l'explication «pie je pré-
voyais.Car comment m'en tirer. sans compi omettre ni madame d'Hou-
detot. ni Thérèse: Et malheur à celle que j'aurais nommée! Il n'y
avait rien que la vengeance d'une femme implacable et intrigante ne
me fît craindre pour celle qui en serait l'objet. C'était pour prévenir
ce malheur que je n'avais parle que de soupçons dans mes lettres,
afin d'être dispense d'énoncer mes preuves. Il est vrai que cela ren-
dait mes emportements plus inexcusables, nuls simples soupçons ne
pouvant m'autoriser à traiter une femme, et surtout une amie, comme
le venais de traiter madame d'Épinay. Mais ici commence la grande
et noble tache que j'ai dignement remplie, d'expier mes fautes et mes
faiblesses cachées, en me chargeant de fautes plus graves, dont jetais
incapable, et que je ne commis jamais.
Je n'eus pas à soutenir la prise que j'avais redoutée, et j'en fus
quitte pour la peur. A mon abord, madame d'Epinay me sauta au cou,
en fondant en larmes. Cet accueil inattendu, et de la part d'une an-
cienne amie, m'émut extrêmement: je pleurai beaucoup aussi. Je lui
dis quelques mots qui n'avaient pas grand sens; elle m'en dit quelques-
uns qui en avaient encore moins, et tout finit là. On avait servi; nous
allâmes à table, où dans l'attente de l'explication, que je croyais re-
mise après le souper, je fis mauvaise figure; car je suis tellement sub-
jugué par la moindre inquiétude qui m'occupe, que je ne saurais la
cacher aux moins clairvoyants. Mon air embarrassé devait lui donner
du courage; cependant elle ne risqua point l'aventure : il n'y eut pas
TOME M. 24
CONFESSIONS DE J.-J, ROUSSEAU.
plus d'explication après le souper qu'avant. Il n'y en eut pas plus le
lendemain; et nos silencieux tête-à-tête ne furent remplis que de
es indifférentes ou de quelques propos honnêtes de ma part, par
lels, lui te'm lignant ne pouvoir encore rien prononcer sur le fon-
dement de mes s i ipçons, je lui protestais avec bien de la vérité que
s'ils se trouvaient mal fondés, ma vie entière serait employée à ré-
parer leur injustice. Elle ne marqua pas la moindre curiosité de savoir
précisément quels étaient ces soupçons, ni comment ils m'étaient
venus; et tout notre raccommodement, tant de sa part que de la
mienne, consista dans l'embrassement du premier abord. Puisqu'elle
était seule offensée, au moins dans la forme, il me parut que ce n'était
i moi de chercher un éclaircissement qu'elle ne cherchait pas
elle-même, et je m'en retournai comme j'étais venu. Continuant au
reste à vivre avec elle comme auparavant, j'oubliai bientôt presque
entièrement cette querelle, et je crus bêtement qu'elle l'oubliait elle-
même, parce qu'elle paraissait ne s'en plus souvenir.
Ce ne fut pas là. comme on verra bientôt, le seul chagrin que
m'attira ma faiblesse; mais j'en avais d'autres non moins sensibles,
que je ne m'étais point attirés, et qui n'avaient pour cause que le désir
de m'arracher de ma solitude, à force de m'y tourmenter. Ceux-ci me
venaient de la part de Diderot et des holbachiens. Depuis mon éta-
blissement à l'Ermitage, Diderot n'avait cessé de m'y harceler, soit
par lui-même, soit par Deleyre; et je vis bientôt, aux plaisanteries
de celui-ci sur mes courses boscaresques, avec quel plaisir ils avaient
travesti l'ermite en galant berger. Mais il n'était pas question de cela
dans mes prises avec Diderot; elles avaient des causes plus graves.
Après la publication du Fils naturel, il m'en avait envoyé un exem-
plaire, que j'avais lu avec l'intérêt et l'attention qu'on donne aux ou-
vrages d'un ami. En lisant l'espèce de poétique en dialogue qu'il y a
jointe, je fus surpris, et même un peu contristé, d'y trouver, parmi
plusieurs choses désobligeantes mais tolérables, contre les solitaires,
cette âpre et dure sentence, sans aucun adoucissement : Iln'ya que
le méchant qui soit seul. Cette sentence est équivoque, et présente deux
. ce me semble : l'un très-vrai, l'autre très-faux puisqu'il est
même impossible qu'un homme qui est et veut être seul puisse et
veuille nuire a personne, et par conséquent qu'il soit un méchant. La
I IVRE M l V I i ME.
sentence en elle-même exigeait donc mie interprétation; elle l'exigeait
bien plus encore de la pan d'un auteur qui, lorsqu'il imprimait cette
sentence, avait un ami retiré dans une solitude. Il me paraissait cho-
quant et malhonnête, ou d'avoii oublié en la publiant cet ami soli-
taire, OU, s'il s'en était souvenu, de n avoir pas fait, du moins en
maxime générale, l'honorable et juste exception qu'il devait non-seu-
lement a cet ami, mais à tant de sages respectes, qui dans tous les
temps ont cherché le calme et la paix dans la retraite, et dont, pour
la première fois depuis que le monde existe, un écrivain s'avise, avec
un seul trait de plume, de taire indistinctement autant de scélérats.
J'aimais tendrement Diderot, je l'estimais sincèrement, et je
comptais avec une entière confiance sur les mêmes sentiments de sa
part. Mais, excédé de son infatigable obstination à me contrarier éter-
nellement sur mes goûts, mes penchants, ma manière de vivre, sur
tout ce qui n'intéressait que moi seul; révolte de voir un homme plus
jeune que moi vouloir à toute force me gouverner comme un enfant;
rebuté de sa facilite à promettre, et de sa négligence a tenir; ennuyé
de tant de rendez-vous donnés et manques de s,, part, et de sa fan-
taisie d'en donner toujours de nouveaux, pour y manquer derechef ;
gêné de l'attendre inutilement trois ou quatre fois par mois, les jours
marqués par lui-même, et de dîner seul le soir, après être allé au-
devant de lui jusqu'à Saint-Denis, et l'avoir attendu toute la journée :
j'avais déjà le cœur plein de ses torts multiplies. Ce dernier me parut
plus grave, et me navra davantage, .le lui écrivis pour m'en plaindre,
mais avec une douceur et un attendrissement qui me fit inonder mon
papier de mes larmes; et ma lettre était assez touchante pour avoir
dû lui en tirer. On ne devinerait jamais quelle fut -a réponse sur cet
article : la voici mot pour mot liasse A, n" 33) : « Je suis bien aise
« que mon ouvrage vous ait plu, qu'il vous ait touché. Vous n'êtes
pas de mon avis sur les ermites; dites-en tant de bien qu'il vous
« plaira, vous serez le seul au monde dont j'en penserai : encore y
« aurait-il bien a dire là-dessus, si l'on pouvait vous parler sans vous
« fâcher. Une femme de quatre-vingts ans! etc. On m'a dit une phrase
» d'une lettre du fils de madame d'Épinay, qui a dû vous peiner
« beaucoup, ou je connais mal le fond de votre ànu
Il faut expliquer les deux dernières phrases de Cette lettre.
i 0N1 l SSIONS DE J.-J. ROUSSE \ I
Au commencement de mon séjour à l'Ermitage, madame le Vas-
seur parui s'y déplaire, et trouver l'habitation trop seule. Ses propos
la dessus m'étant revenus, je lui offris de la renvoyer à Paris, si elle
s'y plaisait davantage; d'y payer son loyer, et d'y prendre le même
soin d'elle que si elle était encore avec moi. Elle rejeta mon offre, me
protesta qu'elle se plaisait fort à l'ermitage, que l'air de la campagne
lui taisait du bien; et l'on voyait que cela était vrai; car elle y rajeu-
nissait pour ainsi dire, et s'y portait beaucoup mieux qua Paris. Sa
tille m'assura même qu'elle eût été dans le fond très-fâchée que nous
quittassions l'Ermitage, qui réellement était un séjour charmant,
aimant fort le petit tripotage du jardin et des fruits, dont elle avait
le maniement: mais qu'elle avait dit ce qu'on lui avait fait dire, pour
tacher de m'engager à retourner à Paris.
Cette tentative n'ayant pas réussi, ils tachèrent d'obtenir, par le
scrupule, l'effet que la complaisance n'avait pas produit, et me tirent
un crime de garder là cette vieille femme, loin des secours dont elle
pouvait avoir besoin à son âge; sans songer qu'elle et beaucoup
d'autres vieilles gens, dont l'excellent air du pays prolonge la vie,
pouvaient tirer ces secours de Montmorency, que j'avais à ma porte;
et comme s'il n'y avait des vieillards qu'à Paris, et que partout ail-
leurs ils fussent hors d'état de vivre. Madame le Yasseur, qui man-
geait beaucoup et avec une extrême voracité, était sujette à des
débordements de bile et à de fortes diarrhées, qui lui duraient quel-
ques jours, et lui servaient de remède. A Paris, elle n'y faisait jamais
rien, et laissait agir la nature. Plie en usait de même à l'Ermitage,
sachant bien qu'il n'y avait rien de mieux a faire. N'importe : parce
qu'il n'y avait pas des médecins et des apothicaires à la campagne,
c'était vouloir sa mort que de l'y laisser, quoiqu'elle s'y portât
très bien. Diderot aurait dû déterminer à quel âge il n'est plus
permis, sous peine d'homicide, de laisser vivre les vieilles gens hors
de Paris.
C'était là une des di:u\ accusations atroces sur lesquelles il ne
m'exceptait pas de sa sentence, qu'il n'y avait que le méchant qui fût
. et c'était ce que signifiait son exclamation pathétique et Vel cce-
tera qu'il y avait bénignement ajouté : Une femme de quatre-vingts
ans! etc.
LIVRE NI UVI1 \l l
Je crus ne pouvoir mieux répondre à ce reproche qu'en m'en rap-
portant à madame le Vasseur elle-même. Je la priai d'écrire naturel-
lement son sentiment a madame dT'.pimn . Pour la mettre plus a son
aise, je ne Voulus point voir sa lettre, et je lui montrai celle que je
vais transcrire, et que j'écrivais à madame d'Epinay. au sujet d'une
réponse que j'avais voulu l'aire à une autre lettre de Diderot encore
plus dure, et qu'elle m'avait empêche d'envoyer.
Le jeudi.
« Madame le Vasseur doit vous écrire, ma bonne amie; je l'ai
« priée de vous dire sincèrement ce qu'elle pense. Pour la mettre
« bien à son aise, je lui ai dit que je ne voulais point voir sa lettre.
« et je vous prie de ne me rien dire de ce qu'elle contient.
« Je n'enverrai pas ma lettre, puisque vous vous y opposez: mais,
« me sentant très-grièvement offensé, il y aurait, à convenir que j'ai
« tort, une bassesse et une fausseté que je ne saurais me permettre.
« L'Évangile ordonne bien à celui qui reçoit un soufflet d'offrir
« l'autre joue, mais non pas de demander pardon. Vous souvenez-
« vous de cet homme de la comédie, qui crie, en donnant des coups
« de bâton : Voilà le rôle du philosophe?
« Ne vous flattez pas de l'empêcher de venir par le mauvais temps
« qu'il fait. Sa colère lui donnera le temps et les forces que l'amitié
« lui refuse, et ce sera la première fois de sa vie qu'il sera venu le
« jour qu'il avait promis. Il s'excédera pour venir me répéter de
« bouche les injures qu'il me dit dans ses lettres; je ne les endurerai
a rien moins que patiemment. Il s'en retournera être malade a Paris;
0 et moi je serai, selon l'usage, un homme fort odieux. Que faire: Il
« faut souffrir.
Mais n'admirez-vous pas la sagesse de cet homme qui voulait
« me venir prendre à Saint-Denis en Sacre, y dîner, me ramener en
« fiacre; et à qui. huit jours après liasse A. n" 3 | . sa foi tune ne per-
!■ met plus d'aller à l'Ermitage autrement qu'a pied: Il n'est pas
« absolument impossible, pour parler son langage, que ce soit la le
« ton de la bonne foi; mais, en ce cas, il faut qu'en huit jours il soit
« arrivé d'étranges changements dans sa fortune.
i uni i SSIONS DE i. -J. ROUSSEAU.
Jt prends part au chagrin que vous donne la maladie de ma-
.. dame votre mèie; mais vous voyez que votre peine n'approche pas
« de la mienne. ( >n soutire moins encore à voir malades les personnes
ci qu'on aime, qu'injustes et cruelles.
\dieii, ma bonne amie : voici la dernière fois que je vous par-
ti lerai de cette malheureuse affaire. Vous me parlez d'aller à Paris,
o avec un sang-froid qui me réjouirait dans un autre temps. »
J'écrivis à Diderot ce que j'avais fait au sujet de madame le Vas-
seur, sur la proposition de madame d'Epinay elle-même: et madame
le Vasseur avant choisi, comme on peut bien croire, de rester à l'Er-
mitage, ou elle se portait très bien, où elle avait toujours compagnie,
et où elle \ivait très-agréablement, Diderot, ne sachant plus de quoi
me taire un crime, m'en lit un de cette précaution de ma part, et ne
i pas de m'en faire un autre de la continuation du séjour de ma-
dame le Vasseur à l'Ermitage, quoique cette continuation lût de son
choix, et qu'il n'eût tenu et ne tînt toujours qu'à elle de retourner
vivre à Paris, avec les mêmes secours de ma part qu'elle avait auprès
de moi.
Voilà l'explication du premier reproche de la lettre de Diderot,
n° 33. Celle du second est dans sa lettre n° 34. « Le Lettré (c'était un
« nom de plaisanterie donné par (irimm au fils de madame d'Ëpi-
« nay), le Lettré a dû vous écrire qu'il y avait sur le rempart vingt
- pauvres qui mouraient de faim et de froid, et qui attendaient le
.. liard que vous leur donniez. C'est un échantillon de notre petit
« babil... et si VOUS entendiez le reste, il VOUS amuserait comme
■ cela. »
Voici ma réponse a ce terrible argument, dont Diderot paraissait
si fier.
« Je crois avoir répondu au Lettre, c'est-à-dire au fils d'un fer-
mier général, que je ne plaignais pas les pauvres qu'il avait aper-
çus sur le rempart attendant mon liard; qu'apparemment il les en
avait amplement dédommagés: que je l'établissais mon substitut;
que les pauvres de Paris n'auraient pas à se plaindre de cet échange;
que je n'en trouverais pas aisément un aussi bon pour ceux de
M ntmorency, qui en avaient beaucoup plus de besoin. Il y a ici
un bon vieillard respectable, qui, aptes avoir passé sa vie à tra-
LIVR i: NE1 Vil Mi
vailler, ne le pouvant plus, meurt de faim sur ses vieux jouis. \i
conscience est plus contente des deux sous que je lui donne tous les
lundis, que des cent liards que j'aurais distribués .1 tous les gueux du
rempart. Vous êtes plaisants, vous autres philosophes, quand vous
regardez tous les habitants des villes connue les seuls hommes aux-
quels vos devoirs vous lient. C'est à la campagne qu'on apprend a
aimer et a servir l'humanité : on n'apprend qu'a la mépriser dans
les \ illes, "
Tels étaient les singuliers scrupules sur lesquels un homme d'es-
prit avait l'imbécillité de me l'aire sérieusement un crime de mon
éloignement de Paris, et prétendait me prouver, par mon propre
exemple, qu'on ne pouvait vivre hors de la capitale sans être un mé-
chant homme. Je ne comprends pas aujourd'hui comment j'eus la
bêtise de lui répondre et de me fâcher, au lieu de lui rire au nez pour
toute réponse. Cependant les décisions de madame d'Epinay et les
clameurs de la coterie holbachique avaient tellement fasciné les
esprits en sa faveur, que je passais généralement pour avoir tort dans
cette affaire, et que madame d'Houdetot elle-même, grande enthou-
siaste de Diderot, voulut que j'allasse le voir à Paris, et que je lisse-
toutes les avances d'un raccommodement qui, tout sincère et entier
qu'il fût de ma part, se trouva pourtant peu durable. L'argument
victorieux sur mon cœur, dont elle se servit, fut qu'en ce moment
Diderot était malheureux. Outre l'orage excité contre V Encyclopédie,
il en essuyait alors un très-violent au sujet de sa pièce, que. malgré
la petite histoire qu'il avait mise a la tète, on l'accusait d'avoir prise
en entier de Coldoni. Diderot, plus sensible encore aux critiques que-
Voltaire, en était alors accablé. Madame de Grafrigny avait même
eu la méchanceté de faire courir le bruit que j'avais rompu avec lui
à cette occasion. Je trouvai qu'il y avait de la justice et de la généro-
sité de prouver publiquement le contraire; et j'allai passer deux
jours, non seulement avec lui. mais chez lui. Ce fut, depuis mon
établissement à l'Ermitage, mon second voyage à Paris. J'avais tait
le premier pour courir au pauvre Gauffecourt, qui eut une attaque
d'apoplexie dont il n'a jamais été bien remis, et durant laquelle je ne
quittai pas son chevet qu'il ne fut hors d'affaire.
Diderot me reçut bien. Que l'embrassement d'un ami peut effacer
I ONFE SSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
vie torts! Quel ressentiment peut, après cela, rester dans le cœur!
\ .s eûmes peu d'explications. Il n'en est pas besoin pour des invec
lives réciproques. H n'y a qu'une chose à faire, savoir, de les ou-
blier. Il n'y avait point eu de procédés souterrains, du moins qui
hissent a mi connaissance : ce n'était pas comme avec madame
d'Epinay. Il me montra le plan du /'ère de famille. Voilà, lui dis-je,
la meilleure défense du Fils naturel. Gardez le silence, travaille/,
cette pièce avec s<>in. et puis jetez-la tout d'un coup au ne/ de vos
ennemis pour tonte réponse. Il le lit. et s'en trouva bien. Il y avait
près de six mois que je lui avais envoyé les deux premières parties
de la Julie, pour m'en dire son avis. 11 ne les avait pas encore lues.
Nous en lûmes un cahier ensemble. Il trouva tout cela feuillet, ce
fut son terme: c'est-à-dire chargé de paroles et redondant. Je l'avais
déjà bien senti moi-même : mais c'était le bavardage de la lièvre; je
ne l'ai jamais pu corriger. Les dernières parties ne sont pas comme
cela. La quatrième surtout, et la sixième, sont des chefs-d'œuvre de
diction.
Le second jour de mon arrivée, il voulut absolument me mener
souper chez M. d'Holbach. Nous étions loin de compte; car je vou-
lais même rompre l'accord du manuscrit de chimie, dont je m'indi-
gnais d'avoir l'obligation à cet homme-là. Diderot l'emporta sur tout.
Il me jura que M. d'Holbach m'aimait de tout son cœur; qu'il fallait
lui pardonner un ton qu'il prenait avec tout le monde, et dont ses
amis avaient plus à souffrir que personne. Il me représenta que re-
fuser le produit de ce manuscrit, après l'avoir accepté deux ans au-
paravant, était un affront au donateur, qu'il n'avait pas mérité; et
que ce refus pourrait même être mésinterprété, comme un secret
reproche d'avoir attendu si longtemps d'en conclure le marché. Je
v..is d'Holbach tous les jours, ajouta-t-il ; je connais mieux que vous
l'état de son âme. Si vous n'aviez pas lieu d'en être content, croyez-
vous votre ami capable de vous conseiller une bassesse? Bref, avec
ma faiblesse ordinaire, je me laissai subjuguer, et nous allâmes sou-
I er chez le baron, qui me reçut a son ordinaire. Mais sa femme me
reçut froidement, et presque malhonnêtement. Je ne reconnus plus
cette aimable Caroline qui marquait avoir pour moi tant de bienveil-
lance étant fille. J'avais cru sentir, dès longtemps auparavant, que.
LIVR] NEUVIÈME.
depuis que Grimm fréquentait la maison d'Aine, "ii ne m'y voyait
plus d'aussi bon œil.
Tandis que j'étais à Paris, Saint-Lambert \ arriva de l'armée.
Comme je n'en savais rien, je ne le vis qu'après mon retour en cam-
pagne, d'abord à la Chevrette, et ensuite à l'Ermitage, où il vint avec
madame d'Houdetot me demander à dîner. On peut juger si je les
reçus avec plaisir! mais j'en pris bien plus encore avoir leui bonne
intelligence. Content de n'avoir pas trouble leur bonheur, j'en étais
heureux moi-même; et je puis jurer que durant toute ma folle pas-
sion, mais surtout en ce moment, quand j'aurais pu lui ôter madame
d'Houdetot. je ne l'aurais pas voulu faire, et je n'en aurais pas même
été tenté. Je la trouvais si aimable, aimant Saint- Lambert, que je
m'imaginais à peine qu'elle eût pu l'être autant en m'aimant moi-
même; et. sans vouloir troubler leur union, tout ce que j'ai le plus
véritablement désiré d'elle dans mon délire, était qu'elle se laiss.u
aimer. Enfin, de quelque violente passion que j'aie brûlé pour elle.
je trouvais aussi doux d'être le confident que l'objet de ses amours,
et je n'ai jamais un moment regardé son amant comme mon rival.
mais toujours comme mon ami. On dira que ce n'était pas encore là
de l'amour : soit; mais c'était donc plus.
Pour Saint-Lambert, il se conduisit en honnête homme et judi-
cieux : comme j'étais le seul coupable, je fus aussi le seul puni, et
même avec indulgence. Il me traita durement, mais amicalement : et
je vis que j'avais perdu quelque chose dans son estime, mais rien
dans son amitié. Je m'en consolai, sachant que l'une me serait bien
plus facile a recouvrer que l'autre, et qu'il était trop sensé pour con-
fondre une faiblesse involontaire et passagère, avec un vice de carac-
tère. S'il y avait de ma faute dans tout ce qui s'était passé, il y en
avait bien peu. Était-ce moi qui avais recherché sa maîtresse? N -
tait-ce pas lui qui me l'avait envoyée ? N'était-ce pas elle qui m'avait
cherché? Pouvais-je éviter de la recevoir: Que pouvais-je faire? Lux
seuls avaient fait le mal, et c'était moi qui l'avais soutien. A ma
place, il en eût fait autant que moi, peut-être pis : car enfin, quel-
que fidèle, quelque estimable que fût madame d'Houdetot, elle était
femme ; il était absent, les occasions étaient fréquentes, les tentations
étaient vives, et il lui eût été bien difficile de se défendre toujours
.n.
CONFESSIONS DE l.-J. ROI SSEAU.
avec le même succès contre un homme plus entreprenant. C'était
assurément beaucoup pour elle et pour moi, dans une pareille situa-
tion, d'avoir pu poser «.les limites qi^e nous ne nous soyons jamais
permis de passer.
Qimi, pie je me rendisse, au fond de mou cœur, un témoignage
assez honorable, tant d'apparences étaient contre moi, que l'invin-
cible honte qui me domina toujours me donnait devant lui tout l'air
d'un coupable, et il en abusait souvent pour m'humilier. Un seul trait
peindra cette position réciproque. Je lui lisais, après le dîner, la lettre
que j'avais écrite l'année précédente à Voltaire, et dont lui, Saint-
l.ambert, avait entendu parler. Il s'endormit durant la lecture; et
moi. jadis si lier, aujourd'hui si sot. je n'osai jamais interrompre
ma lecture, et continuai de lire tandis qu'il continuait de ronfler.
Telles étaient mes indignités, et telles étaient ses vengeances; mais
sa générosité ne lui permit jamais de les exercer qu'entre nous
trois.
Quand il fut reparti, je trouvai madame d'Houdetot fort changée
à mon égard. .l'en fus surpris comme si je n'avais pas dû m'y attendre;
j'en fus touché plus que je n'aurais dû l'être, et cela me lit beaucoup
de mal. Il semblait que tout ce dont j'attendais ma guérison ne fît
qu'enfoncer dans mon .cœur davantage le trait qu'enfin j'ai plutôt
brisé qu'arraché.
J'étais déterminé tout à fait à me vaincre, et à ne rien épargner
pour changer ma folle passion en une amitié pure et durable. J'avais
fait pour cela les plus beaux projets du monde, pour l'exécution des-
quels j'avais besoin du concours de madame d'Houdetot. Quand je
voulus lui parler, je la trouvai distraite, embarrassée; je sentis qu'elle
avait cessé de se plaire avec moi. et je vis clairement qu'il s'était passe
quelque chose qu'elle ne voulait pas me dire, et que je n'ai jamais
su. Ce changement, dont il me fut impossible d'obtenir l'explication,
me navra. Elle me redemanda ses lettres ; je les lui rendis toutes avec
une fidélité dont elle me fit l'injure de douter un moment, (le doute
lut encore un déchirement inattendu pour mon cœur, qu'elle devait
si bien connaître. Elle me rendit justice, mais ce ne fut pas sur-le-
champ; je Compris que l'examen du paquet que je lui avais rendu
lui avait l'ait sentir son tort : je vis même qu'elle se le reprochait, et
*** \ -. i » ' w • t ^
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•i et r.
LIVR1 \ l I \ l i M l
cela me fit regagner quelque chose. Elle ne pouvait retirei ses lettn s
sans me rendre les miennes. Elle me dit qu'elle les avait brûlées;
j'en osai douter à mon tour, et j'avoue que j'en doute encore. Non,
l'on ne met point au feu de pareilles lettres. On .1 1 1 < ■ u \ <.: brûlantes
celles de la Julie : eh Dieu! qu'aurait-on donc dit de celles-là i Non,
non, jamais celle qui peut inspirer une pareille passion n'aura le
courage J'en brûler les preuves. Mais je ne crains pas non plus
qu'elle en ait abuse : je ne l'en crois pas capable ; et de plus, j'y avais
mis bon ordre. La sotte, mais vive crainte d'être persiflé m'avait fait
commencer cette correspondance sur un ton qui mît mes lettres à
l'abri des communications. Je portai jusqu'à la tutoyer la familiarité
que j'\ pris dans mon ivresse : mais quel tutoiement ! elle n'en devait
sûrement pas être offensée. Cependant elle s'en plaignit plusieurs
lois, mais sans succès : ses plaintes ne faisaient que réveiller mes
craintes, et d'ailleurs je ne pouvais me résoudre à rétrograder. Si
ces lettres sont encore en être, et qu'un jour elles soient vues, on
connaîtra comment j'ai aimé.
La douleur que me causa le refroidissement de madame d'Hou-
detot, et la certitude de ne l'avoir pas mérité, me tirent prendre le
singulier parti de m'en plaindre à Saint-Lambert même. Lu atten-
dant l'effet de la lettre que je lui écrivis à ce sujet, je me jetai dans
les distractions que j'aurais dû chercher plus tôt. Il y eut des fêtes
à la Chevrette, pour lesquelles je fis de la musique. Le plaisir de me
faire honneur auprès de madame d'Houdetot d'un talent qu'elle aimait
excita ma verve; et un autre objet contribuait encore à l'animer,
savoir, le désir de montrer que l'auteur du Devin Au village savait la
musique: car je m'apercevais depuis longtemps que quelqu'un tra-
vaillait en secret à rendre cela douteux, du moins quant à la compo-
sition. Mon début à Paris, les épreuves où j'y avais été mis à diverses
fois, tant chez M. Dupin que chez M. de la Poplinière; quantité de-
musique que j'y avais composée pendant quatorze ans au milieu des
plus célèbres altistes, et sous leurs yeux: enfin l'opéra des Muscs
galantes, celui même du Devin, un motet que j'avais fait pour made-
moiselle Fel, et qu'elle avait chanté au Concert spirituel; tant de-
conférences que j'avais eues sur ce bel art avec les plus grands
mailles, tout semblait devoir prévenir OU dissiper un pareil doute. Il
( ON FI SSIONS DE J.-J ROI S SEAU.
existait cependant, même à la Chevrette, et je voyais que M. d'Épinay
n'en était pas exempt. Sans paraître m'apercevoir de cela, je me char-
geai de lui composer un motet pour la dédicace de la chapelle de la
Chevrette, et je le priai de me fournir des paroles de son choix. 11
chargea de Linant, le gouverneur de son fils, de les faire. De Linant
arrangea des p. unies convenables au sujet: et huit jours après qu'elles
m'eurent été dénuées, le motet fut achevé. Pour cette fois, le dépit
fut mon Apollon, et jamais musique plus étoffée ne sortit de mes
mains. Les paroles commencent par ces mots: EccesedeshtcTonantis.
La pompe du début répond aux paroles, et toute la suite du motet
est d'une beauté de chant qui frappa tout le monde. J'avais travaillé
en grand orchestre. D'Épinay rassembla les meilleurs symphonistes.
Madame Hruna. chanteuse italienne, chanta le motet, et fut bien
accompagnée. Le motet eut un si grand succès, qu'on l'a donné dans
la suite au Concert spirituel, ou. malgré les sourdes cabales et l'in-
digne exécution, il y a eu deux fois les mêmes applaudissements. Je
donnai, pour la fête de M. d'Épinay, l'idée d'une espèce de pièce,
moitié drame, moitié pantomime, que madame d'Épinay composa, et
dont je fis encore la musique. Grimm, en arrivant, entendit parler de
mes succès harmoniques. Lue heure après on n'en parla plus; mais
du moins on ne mit plus en question, que je sache, si je savais la
composition.
\ peine Grimm fut-il à la Chevrette, où déjà je ne me plaisais pas
trop, qu'il acheva de m'en rendre le séjour insupportable, par des
airs que je ne vis jamais à personne, et dont je n'avais pas même
l'idée. I.a veille de son arrivée, on me délogea de la chambre de faveur
que j'occupais, continué à celle de madame d'Épinay; on la prépara
M. Grimm, et ou m'en donna une autre plus éloignée. Voilà,
dis-je en riant à madame d'Épinay, comment les nouveaux venus
déplacent les anciens. Elle parut embarrassée. J'en Compris mieux la
raison dès le même soir, en apprenant qu'il y avait entre sa chambre
et celle que je quittais une porte masquée de communication, qu'elle
avait jugé inutile de me montrer. Son commerce avec Grimm n'était
ignoré de personne, ni elle/ elle, ni dans le public, pas même de son
mari : cependant, loin d'en convenir avec moi, confident de secrets
qui lui importaient beaucoup davantage, et dont elle était bien sûre.
LIVR] NEUVIÈME.
clic s'en défendît toujours très-fortement. Je compi is que cette réseï \ e
venait de Grimm, qui, dépositaire de tous mes secrets, ne voulait
pas que je le lusse d'aucun des siens.
Quelques préventions que mes anciens sentiments, qui n'étaient
pas éteints, et le mérite réel de Cet homme-là. me donnassent en sa
faveur, elle ne put tenir contre les soins qu'il prit pour la détruire.
Son abord fut celui du comte de Tulïière: a peine daigna-t-il nie
rendre le salut; il ne m'adressa pas une seule fois la parole, et me
corrigea bientôt de la lui adresser, en ne me répondant point du tout.
Il passait partout le premier, prenait partout la première place, sans
jamais faire aucune attention à moi. Passe pour cela, s'il n'y eût pas
mis une affectation choquante: mais on en jugera par un seul trait
pris entre mille. Un soir madame d'Épinay, se trouvant un peu incom-
modée, dit qu'on lui portât un morceau dans sa chambre, et monta
pour souper au coin de son feu. Elle me proposa de monter avec elle:
je le lis. Grimm vint ensuite. La petite table était déjà mise; il n'y
avait que deux couverts. On sert : madame d'Épinay prend sa place
à l'un des coins du feu. M. Grimm prend un fauteuil, s'établit à l'autre
coin, tire la petite table entre eux deux, déplie sa serviette, et se met
en devoir de manger, sans me dire un seul mot. Madame d'Épinay
rougit, et. pour l'engager à réparer sa grossièreté, m'offre sa propre
place. Il ne dit rien, ne me regarda pas. Ne pouvant approcher du feu.
je pris le parti de me promener par la chambre, en attendant qu'on
m'apportât un couvert. Il me laissa souper au bout de la table, loin
du feu. sans me faire la moindre honnêteté, à moi incommode, son
aîné, son ancien dans la maison, qui l'y avais introduit, et à qui
même, comme favori de la dame, il eût dû faire les honneurs. Toutes
ses manières avec moi répondaient fort bien à cet échantillon. Il ne
me traitait pas précisément comme s,mi inférieur; il me regardait
comme nul. J'avais peine à reconnaître la l'ancien cuistre qui. chez le
prince de Saxe-Gotha, se tenait honoré de mes regards. J'en avais
encore plus a concilier ce profond silence, et Cette morgue insultante,
avec la tendre amitié qu'il se vantait d'avoir pour moi. près de tous
ceux qu'il savait en avoir eux-mêmes. Il est vrai qu'il ne la témoignait
guère que pour me plaindre de ma fortune, dont je ne me plaignais
point, pour compatir à mon triste sort, dont j'étais content, et pour
I ON! ESSIONS DE .l.-.l. ROI SSEAU.
se lamenter de me voir me refuser durement aux soins bienfaisants
qu'il disait vouloir me rendre. C'était avec cet art qu'il faisait admirer
sa tendre générosité, blâmer mon ingrate misanthropie, ei qu'il accou-
tumait insensiblement tout le monde a n'imaginer entre un protec-
teur tel que lui et un malheureux tel que moi, que des liaisons de
bienfaits d'une part, et d'obligations de l'autre, sans v supposer,
même dans les possibles, une amitié d'égal à égal. Pour moi, j'ai
cherche vainement en quoi je pouvais être obligé à ce nouveau
patron. Je lui avais prêté de l'argent, il ne m'en prêta jamais; je
l'avais gardé dans sa maladie, à peine me venait-il voir dans les
miennes; je lui avais donne tous mes amis, il ne m'en donna jamais
aucun des siens: je l'avais prôné de tout mon pouvoir, et lui s'il
m'a prôné, c'est moins publiquement, et c'est d'une autre manière.
Jamais il ne m'a rendu ni même offert aucun service d'aucune espèce.
Comment était-il donc mon Mécène: comment êtais-je son protégé!
Cela me passait et me passe encore.
11 est vrai que. du plus au moins, il était arrogant avec tout le
monde, mais avec personne aussi brutalement qu'avec moi. Je me
souviens qu'une fois Saint-Lambert faillit à lui jeter son assiette à la
tète, sur une espèce de démenti qu'il lui donna en pleine table, en
lui disant grossièrement : (Jcla n'est pas vrai. A son ton naturellement
tranchant, il ajouta la suffisance d'un parvenu, et devint même ridi-
cule, à force d'être impertinent. Le commerce des grands l'avait sé-
duit au point de se donner à lui-même des airs qu'on ne voit qu'aux
moins sensés d'entre eux. Il n'appelait jamais son laquais que par eh!
comme si. sur le nombre de ses gens, monseigneur n'eût pas su lequel
était de garde. Quand il lui donnait des commissions, il lui jetait l'ar-
gent pai' terre, au lieu de le lui donner dans la main. Lutin, oubliant
tout a fait qu'il était homme, il le traitait avec un mépris si choquant,
avec un dédain si dur en toute chose, que ce pauvre garçon, qui
était un fort bon sujet, que madame d'Épi.nay lui axait donné,
quitta son service, sans autre grief que l'impossibilité d'endurer de-
pareils traitements : c'était le Lafleur de ce nouveau Glorieux.
Aussi fat qu'il était vain, avec ses gros yeux troubles et sa figure
dégingandée, il avait des prétentions pies des femmes; et depuis sa
c m idemoiselle Fel, il passait auprès de plusieurs d'entre
I VRI \ 1 I \ I I M I
191
elles pour un homme à grands sentiments. Cela l'avait mis à la mod< .
et lui avait donné du goût pour la propreté de Femme; il se mit .1
faire le beau; sa toilette devint une grande affaire; tout le monde sut
qu'il mettait du blanc, et moi, qui n'en croyais rien, je commençai
de le croire, non-seulement par l'embellissement de son teint, et
pour avoir trouve des tasses de blanc sur sa toilette, mais sur ce
qu'entrant un matin dans sa chambre, je le trouvai brossant ses
ongles avec une petite vergette faite exprès; ouvrage qu'il continua
fièrement devant moi. Je jugeai qu'un homme qui passe deux heures
tous les matins à brosse] ses ongles peut bien passer quelques in-
stants à remplir de blanc les creux de sa peau. Le bonhomme Gauf-
fecourt, qui n'était pas sac à diable, l'avait assez plaisamment sur-
nomme Tiran le Blanc.
Tout cela n'était que des ridicules, mais bien antipathiques à
mon caractère. Ils achevèrent de me rendre suspect le sien. J'eus
peine à croire qu'un homme à qui la tète tournait de cette façon pût
conserver un cœur bien placé. 11 ne se piquait de rien tant que de
sensibilité d'âme et d'énergie de sentiment. Comment cela s'accor-
dait-il avec des défauts qui sont propres aux petites âmes? Comment
les vifs et continuels élans que fait hors de lui-même un cœur sen-
sible peuvent-ils le laisser s'occuper sans cesse de tant de petits
soins pour sa petite personne? Eh ! mon Dieu, celui qui sent embraser
son cœur de ce feu céleste cherche à l'exhaler, et veut montrer le
dedans. 11 voudrait mettre son cœur sur s, m visage; il n'imaginera
jamais d'autre fard.
Je me rappelai le sommaire de sa morale, que madame d'Epinay
m'avait dit, et qu'elle avait adopté. Ce sommaire consistait en un
seul article, savoir, que l'unique devoir de l'homme est de suivre en
tout les penchants de son cœur. Cette morale, quand je l'appris, me
donna terriblement à penser, quoique je ne la prisse alors que pour un
jeu d'esprit. Mais je vis bientôt que ce principe était réellement la règle
de sa conduite, et je n'en eus que trop, dans la suite, la preuve à mes
dépens. C'est la doctrine intérieure dont Diderot m'a tant parlé, mais
qu'il ne m'a jamais expliquée.
Je me rappelai les fréquents avis qu'on m'avait donnés, il y a plu-
sieurs années, que cet homme était faux, qu'il jouait le sentiment, et
CON FESSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
surtout vj 1 1 " i 1 ne m'aimait pas. Je me souvins de plusieurs petites
anecdotes que m'avaient là-dessus racontées M. de Francueil el ma-
dame de Chenonceaux, qui ne l'estimaient ni l'un ni l'autre, et qui
Je. lient le connaître, puis [ue madame de Chenonceaux était fille de
madame de Rochechouart, intime amie du feu comte de Friese, et
que M de Francueil, très-lié alors avec le vicomte de Polignac, avait
beaucoup vécu an Palais-Royal, précisément quand Grimm com-
mençait de s'y introduire, roui Paris tut instruit de son désespoir
après la mort du comte de Friese. Il s'agissait de soutenir la répu-
tation qu'il s'était donnée après les rigueurs de mademoiselle de Fel,
et dont l'aurais vu la forfanterie mieux que personne, si j'eusse alors
ètè moins aveuglé. Il fallut l'entraîner à l'hôtel de Castries,où il joua
dignement son rôle, livre à la plus mortelle affliction. Là, tous les
matins il allait dans le jardin pleurer à son aise, tenant sur ses yeux
son mouchoir baigne de larmes, tant qu'il était en vue de l'hôtel;
,ni détour d'une certaine allée, des gens auxquels il ne songeait
pas le virent mettre a l'instant son mouchoir dans sa poche et tirer un
livre. Cette observation, qu'on répéta, fut bientôt publique dans tout
Paris, et presque aussitôt oubliée. Je l'avais oubliée moi-même : un
t'ait qui me regardait servit à me la rappeler. J'étais à l'extrémité
dans mon lit. rue de Grenelle : il était à la campagne; il vint un
matin me voir tout essoufflé, disant qu'il venait d'arriver à l'instant
même: je sus un moment après qu'il était arrivé de la veille, et qu'on
l'avait vu au spectacle le même jour.
Il me revint mille faits de Cette espèce: mais une observation que
je fus surpris de taire si tard, me frappa plus que tout cela. J'avais
donné à Grimm tous mes amis vins exception ; ils étaient tous de-
venus les siens. Je pouvais si peu me séparer de lui, que j'aurais à
peine voulu me conserver l'entrée d'une maison où il ne l'aurait pas
eue. Il n'y eut que madame de Créqui qui refusa de l'admettre, et
qu'aussi je cessai presque de voir depuis ce temps-là. Grimm, de son
. ^ lit d'autres amis, tant de son estoc que de celui du comte de
Friese. De tous ces amis-là, jamais un seul n'est devenu le mien;
jamais il ne m'a dit un mot, pour m'engagei de faire au moins leur
connaissance; et de tous ceux que j'ai quelquefois rencontrés chez, lui,
- un seul ne m'a marqué la moindre bienveillance, pas même le
I IVRE ni i \ 1 1 M E.
comte de Friesc, chez lequel il demeurait, et avec lequel il m'eût par
conséquent été ti es agréable de former quelque liaison : ni le comte de
Schomberg, son parent, avec lequel Grimm était encore plus familier.
\ iici plus : mes propres amis, dont je fis les siens, et qui t"us
m'étaient tendrement attaches axant sa connaissance, changèrent sen-
siblement pour moi quand elle fut faite. 11 ne m'a jamais donné au-
cun des siens, je lui ai donne tous les miens, et il a fini par me les
tous ôter. Si ce sont là des effets de l'amitié, quels seront donc ceux
de la haine ?
Diderot même, au commencement, m'avertit plusieurs lois que
Grimm, à qui je donnais tant de confiance, n'était pas mon ami.
Dans la suite il changea de langage, quand lui-même eut cessé d'être
le mien.
La manière dont j'avais disposé de mes enfants n'avait besoin du
concours de personne. J'en instruisis cependant mes amis, unique-
ment pour les en instruire, pour ne pas paraître à leurs yeux meilleur
que je n'étais. Ces amis étaient au nombre de trois : Diderot, Grimm,
madame d'Épinay; Duclos, le plus digne de ma confidence, fut le
seul à qui je ne la lis pas. Il la sut cependant: par qui: je l'ignore. Il
n'est guère probable que cette infidélité soit venue de madame d'Epinay,
qui savait qu'en l'imitant, si j'en eusse ètè capable, j'avais de quoi
m'en venger cruellement. Reste Grimm et Diderot, alors si unis en
tant de choses, surtout contre moi, qu'il est plus que probable que
ce crime leur fut commun. Je parierais que Duclos, a qui je n'ai pas
dit mon secret, et qui par conséquent en était le maître, est le seul
qui me l'ait garde.
Grimm et Diderot, dans leur projet de m'ôter les gouverneuses,
avaient fait effort pour le faire entrer dans leurs vues : il s'y refusa
toujours avec dédain. Ce ne fut que dans la suite que j'appris de lui
tout ce qui s'était passe entre eux à cet égard: mais j'en appris des
lors assez par Thérèse, pour voir qu'il y avait à tout cela quelque
dessein secret, et qu'on voulait disposer de moi, sinon contre mon
gré. du moins à mon insu: ou bien qu'on voulait faire servir ces
deux personnes d'instrument à quelque dessein caché. Tout cela
n'était assurément pas de la droiture. L'opposition de Duclos le
prouve sans réplique. Croira qui voudra que c'était de l'amitié.
roui 1 1 .
I ON] l SSIONS DE .i.-J. ROUSSI VI
Cl tu prétendue amitié m'était aussi fatale au dedans qu'an dehors.
I longs et fréquents entretiens avec madame le Vasseur depuis
plusieurs années a\ aientehangé sensiblement cette femme à mon égard,
et ce changement ne m'était assurément pas favorable. De quoi trai-
taient-ils donc dans ces singuliers tête-à-tête: Pourquoi ce profond
mystère? La conversation de cette vieille femme était-elle donc assez
ble pour la prendre ainsi en bonne fortune, et assez importante
pour en faire un si grand secret: Depuis trois ou quatre ans que ces
colloques duraient, ils m'avaient paru lisibles : en y repensant alors,
je commençai de m'en étonner. Cet étonnement eût été jusqu'à l'in-
quiétude, si j'avais su dès lors ce que cette femme me préparait.
M tigré le prétendu zèle pour moi dont (irimm se targuait au
dehors, et difficile à concilier avec le ton qu'il prenait vis-à-vis de
moi-même, il ne me revenait rien de lui d'aucun côte qui fût à mon
avantage, et la commisération qu'il feignait d'avoir pour moi tendait
bien moins à me servir qu'à m'avilir. Il m'ôtait même, autant qu'il
était en lui, la ressource du métier que je m'étais choisi, en me dé-
criant comme un mauvais copiste : et je conviens qu'il disait en cela
la vérité; mais ce n'était pas à lui de la dire. 11 prouvait que ce n'était
pas plaisanterie, en se servant d'un autre copiste et en ne me laissant
aucune des pratiques qu'il pouvait m'ôter. On eût dit que son projet
était de me faire dépendre de lui et de son crédit pour ma subsis-
tance, et d'en tarir la source jusqu'à ce que j'en fusse réduit là.
Tout cela résumé, ma raison lit taire enfin mon ancienne préven-
tion, qui parlait encore. Je jugeai son caractère au moins très-suspect ;
et quant à son amitié, je la décidai fausse. Puis, résolu de ne le plus
voir, j'en avertis madame d'Épinay, appuyant ma résolution de plu-
sieurs faits sans réplique, mais que j'ai maintenant oublies.
Elle combattit fortement cette résolution, sans savoir trop que
dire aux raisons sur lesquelles elle était fondée. Elle ne s'était pas
encore concertée avec lui: mais le lendemain, au lieu de s'expliquer
verbalement avec moi, elle me remit une lettre très adroite, qu'ils
avaient minutée ensemble, et par laquelle, sans entrer dans aucun
détail des faits, elle le justifiait par son caractère concentré, et, me
ut un crime de l'avoir soupçonné de perfidie envers son ami,
m'exhortait a me raccommoder avec lui. Cette lettre m'ébranla. Dans
LIVRI NEUVIEM1
une conversation que nous eûmes ensuite, et où je- la trouvai mieux
préparée qu'elle n'était la première fois, j'achevai de me laisser vain-
cre : j'en vins à croire que je pouvais avoii mal jugé, et qu'en ce cas
j'avais réellement, envers un ami, «.le-- torts graves que je devais ré-
parer. Hret'. comme j'axais déjà tait plusieurs fois avec Diderot, avec
le baron d'Holbach, moitié gré, moitié faiblesse, je fis toutes les
avances que j'avais droit d'exiger ; j'allai chez Grimm comme un autre
George Dandin, lui l'aire des excuses des offenses qu'il m'a\ait laites;
toujours dans cette fausse persuasion, qui m'a fait faire en ma \ ie mille
bassesses auprès de nies feints amis, qu'il n'y a point de haine qu'on
ne desarme à force de douceur et de bons procédés; au lieu qu'au
contraire la haine des méchants ne t'ait que s'animer davantage par
l'impossibilité de trouver sur quoi la fonder; et le sentiment de leur
propre injustice n'est qu'un grief de plus contre Celui qui en est l'objet.
J'ai, sans sortir de ma propre histoire, une preuve bien forte de cette
maxime dans Grimm et dans Tronchin, devenus mes deux plus in-
capables ennemis par goût, par plaisir, par fantaisie, sans pouvoir
alléguer aucun tort d'aucune espèce que j'aie eu jamais avec aucun
des deux, et dont la rage s'accroît de jour en jour, comme celle des
tigres, par la facilité qu'ils trouvent à l'assouvir.
Je m'attendais que. confus de ma condescendance et de mes
avances, Grimm me recevrait, les bras ouverts, avec la plus tendre-
amitié. Il me reçut en empereur romain, avec une morgue que je
n'axais jamais vue à personne. Je n'étais point du tout préparé à cet
accueil. Quand, dans l'embarras d'un rôle si peu lait pour moi. j'eus
rempli en peu de mots et d'un air timide l'objet qui m'amenait près
de lui, avant de me recevoir en grâce, il prononça, avec beaucoup de
majesté, une longue harangue qu'il avait préparée, et qui contenait la
nombreuse énumération de ses rares vertus, et surtout dans l'amitié.
Il appuya sur une chose qui d'abord me frappa beaucoup : c'est qu'on
lui voyait toujours conserver les mêmes amis. Tandis qu'il parlait,
je me disais tout bas qu'il serait bien cruel pour moi de faire seul
exception a Cette règle. Il y revint si souvent et avec tant d'affectation,
qu'il me lit penser que, s'il ne suivait en cela que les sentiments de-
son cœur, il serait moins frappé de cette maxime, et qu'il s'en faisait
un art utile a - dans ks moyens de parvenir. Jusqu'alors j'avais
.uni ESSIONS Dl i.-.i. ROI SSEAU.
été dans le même cas, j'avais conservé toujours tous mes amis; depuis
ma plus tendre enfance, je n'en avais pas perdu u\) seul, si ce n'est
par la mort, et cependant je n'en avais pas lait jusqu'alors la réflexion :
ce n'était pas une maxime que je nie lusse prescrite. Puisque c'était
u\) avantage alors commun à l'un et à l'autre, pourquoi donc s'en
targuait-il par préférence, si ce n'est qu'il songeait d'avance à me
l'ôteri II s'attacha ensuite a m'humilier par des pleines de la préfé-
rence mie nos amis communs lui donnaient sur moi. Je connaissais
aussi bien que lui Cette préférence; la question était a quel titre il
l'avait obtenue; si c'était à force de mérite ou d'adresse, en s'elevaiu
lui-même, ou en cherchant a me rabaisser. Enfin, quand il eut mis à
son gré, entre lui et moi. toute la distance qui pouvait donner du prix
à la grâce qu'il m'allait faire, il m'accorda le baiser de paix dans un
léger embrassement qui ressemblait à l'accolade que le roi donne aux
nouveaux chevaliers. Je tombais des nues, j'étais ébahi, je ne savais
que dire, je ne trouvais pas un mot. Toute cette scène eut l'air de la
réprimande qu'un précepteur l'ail a son disciple, en lui faisant grâce
du fouet. Je n'y pense jamais sans sentir combien sont trompeurs les
jugements fondés sur l'apparence, auxquels le vulgaire donne tant de
poids, combien souvent l'audace et la fierté sont du coté du coupable,
la honte et l'embarras du côte de l'innocent.
Nous étions réconciliés: c'était toujours un soulagement pour mon
cœur, que toute querelle jette dans des angoisses mortelles. On se
doute bien qu'une pareille réconciliation ne changea pas ses manières;
elle m'ôta seulement le droit de m'en plaindre. Aussi pris-je le parti
d'endurer tout, et de ne dire plus rien.
Tant de chagrins coup sur coup me jetèrent dans un accablement
qui ne me laissait guère la force de reprendre l'empire de moi-même.
Sans réponse de Saint-Lambert, négligé de madame d'Houdetot,
n'osant plus m'ouvrir à personne, je commençai de craindre qu'en
faisant de l'amitié l'idole de mon cœur, je n'eusse employé ma vie
qu'à sacrifier à des chimères. Épreuve faite, il ne restait de toutes
mes liaisons que deux hommes qui eussent conservé toute mon estime,
et à qui mon cœur pût donner toute sa confiance : Duclos, que depuis
ma retraite à l'Ermitage j'avais perdu de vue, et Saint-Lambert. Je
crus ne pouvoir bien réparer mes torts envers ce dernier, qu'en lui
LIVRE NEUVIÈME. 197
déchargeant mon cœur sans réserve, et je résolus de lui faire pleine-
ment mes confessions, en tout ce qui ne compromettait pas sa maî-
tresse. Je ne doute pas que ce choix ne fût encore un piège de n
passion, pour me tenir plus rapproché d'elle; mais il est certain que
je me serais jeté dans les bras de son amant sans réserve, que je me
serais mis pleinement sous sa conduite, et que j'aurais poussé la fran-
chise aussi loin qu'elle pouvait aller. J'étais prêt a lui écrire une se-
conde lettre, à laquelle jetais sur qu'il aurait répondu, quand j'appris
la triste cause de son silence sur la première. 11 n'avait pu soutenir
jusqu'au bout les fatigues de cette campagne. Madame d'Epinay m'ap-
prit qu'il venait d'avoir une attaque de paralysie; et madame d'Hou-
detot. que son affliction finit par rendre malade elle-même, et qui lut
hors d'état de m'écrire sur-le-champ, me marqua deux ou trois jours
après. Je Paiis, où elle était alors, qu'il se taisait porter à Aix-la-
Chapelle pour y prendre les bains. .le ne dis pas que cette triste
nouvelle m'affligea comme elle; mais je doute que le serrement de
cœur qu'elle me donna tût moins pénible que sa douleur et ses larmes.
l.e chagrin de le savoir dans cet état, augmenté par la crainte que
l'inquiétude n'eût contribué à l'y mettre, me toucha plus que tout ce
qui m'était arrive jusqu'alors: et je sentis cruellement qu'il me man-
quait, dans ma propre estime, la force dont j'avais besoin pour sup-
porter tant de déplaisir. Heureusement, ce généreux ami ne me laissa
pas longtemps dans cet accablement; il ne m'oublia pas, malgré son
attaque, et je ne tardai pas d'apprendre par lui-même que j'avais trop
mal juge de ses sentiments et de son état. Mais il est temps d'en venir
à la grande révolution de ma destinée, a la catastrophe qui a partagé
ma vie en deux parties si différentes, et qui. d'une bien légère cause,
a tiré de si terribles effets.
Un jour que je ne songeais à rien moins, madame d'Epinay m'en-
voya chercher. En entrant, j'aperçus dans ses yeux et dans toute
sa contenance un air de trouble dont je lus d'autant plus frappé que
cet air ne lui était point ordinaire, personne au monde ne sachant
mieux qu'elle gouverner son visage et ses mouvements. Mon ami. me
dit-elle, je pars pour Genève; ma poitrine est en mauvais état, ma
santé se délabre au point que. toute chose cessante, il faut que j'aille
voir et consulter Tronchin. Cette résolution, si brusquement prise, et
I ON] i >>1<>\> DE i.-.l. ROUSSEAU.
à l'entrée de la mauvaise saison, m'étonna d'autant plus que je l'avais
quittée trente-six heures auparavant sans qu'il en lût question. Je
lui demandai qui elle emmènei ail avec elle. Elle me dit qu'elle emmè-
nerait son fils avec M. de Linant, et puis elle ajouta négligemment :
Et vous, mon ours, ne viendrez vous pas aussi? Comme je ne crus
pas qu'elle parlât sérieusement, sachant que dans la saison où nous
entrions j'étais à peine en état de sortir de ma chambre, je plaisantai
sur l'utilité du cortège d'un malade pour un autre malade; elle parut
elle-même n'en avoir pas l'ait tout de bon la proposition, et il n'en fut
plus question. Nous ne parlâmes plus que des préparatifs de son
voyage, dont elle s'occupait avec beaucoup de vivacité, étant résolue
a partir dans quinze jours.
Je n'avais pas besoin de beaucoup de pénétration pour compren-
dre qu'il v avait à ce voyage un motifsecret qu'on me taisait. Ce secret,
qui n'en était un dans toute la maison que pour moi, fut découvert
des le lendemain par Thérèse, à qui Teissier, le maître d'hôtel, qui
le savait de la femme de chambre, le révéla. Quoique je ne doive pas
ce secret à madame d'Épinay, puisque je ne le tiens pas d'elle, il est
1 1 « ip lie avec ceux que j'en tiens, pour que je puisse l'en séparer : ainsi
je me tairai sur cet article. Mais ces secrets, qui jamais ne sont sortis
ni ne sortiront de ma bouche ni de ma plume, ont été sus de trop de
i;eiis pour pouvoir être ignorés dans tous les entours de madame
d'Epinay.
Instruit du vrai motif de ce voyage, j'aurais reconnu la secrète-
impulsion d'une main ennemie, dans la tentative de m'y faire le cha-
peron de madame d'Épinay; mais elle avait si peu insisté, que je
persistai à ne point regarder cette tentative comme sérieuse, et je ris
seulement du beau personnage que j'aurais fait là, si j'eusse eu la
sottise de m'en charger. Au reste, elle gagna beaucoup à mon relus,
car elle vint a bout d'engager son mari même à l'accompagner.
Quelques joins après je redis de Diderot le billet que je vais
transcrire, (le billet, seulement plié en deux, de manière que tout
le dedans se lisait sans peine, me fut adressé chez madame d'Epinay,
et recommandé a M. de Linant, le gouverneur du fils et le confident
de la mère.
.IVR1 NEUVIÈM1
Billet de Diderot, lia i \. n" 52.
« Je suis fait poui vous aimer et pour vous donner du chagrin.
« J'apprends que madame d'Epinay va à Genève, et je n'entends
■■ point dire que vous l 'accompagniez. Won ami, content de ma-
» dame d'Epinay, il faut partir avec elle; mécontent, il faut partir
b beaucoup plus vite. Etes-vous surchargé du poids des obligations
« que vous lui avezi \ ' > > i 1 à une occasion de VOUS acquitter en partie
« et de vous soulager. Trouverez-vous une autre occasion dans votre
» vie de lui témoigner votre reconnaissance: Elle va dans un pays
« où elle sera comme tombée des nues. Elle est malade : elle aura
» besoin d'amusement et de distraction. L'hiver! voyez, mon ami.
« L'objection de votre saute peut être beaucoup plus forte que je ne
« la crois. Mais êtes-vous plus mal aujourd'hui que vous ne l'étiez il
« y a un mois, et que vous ne le serez au commencement du prin-
« temps; Ferez-vous dans trois mois d'ici le voyage plus commodé-
« ment qu'aujourd'hui? Pour moi, je vous avoue que si je ne pouvais
« supporter la chaise, je prendrais un bâton et je la suivrais. Et puis
« ne craignez-vous point qu'on ne mésinterprète votre conduite? On
« vous soupçonnera, ou d'ingratitude, ou d'un autre motif secret. Je
« sais bien que. quoi que vous fassiez, vous aurez toujours pour vous
« le témoignage de votre conscience: mais ce témoignage suffit-il
« seul, et est-il permis de négliger jusqu'à certain point celui des
« autres hommes? Au reste, mon ami, c'est pour m'acquitter avec
« vous et avec moi que je vous écris ce billet. S'il vous déplaît, jetez-
« le au feu, et qu'il n'en soit non plus question que s'il n'eût jamais
« été écrit. Je vous salue, vous aime et vous embrasse. »
Le tremblement de colère, Péblouissement qui me gagnait en
lisant ce billet, et qui me permirent a peine de l'achever, ne m'em-
pêchèrent pas d'y remarquer l'adresse avec laquelle Diderot y affectait
un ton plus doux, plus caressant, plus honnête que dans toutes ses
autres lettres, dans lesquelles il me traitait tout au plus de mon
cher, sans daigner m'y donner le nom d'ami. Je vis aisément le rico
chet par lequel me venait ce bille!, dont la suscription, la forme et
la marche décelaient même assez maladroitement le détour : car nous
( "NI I SS10NS DE J.-J. ROUSSEAU.
nous écrivions ordinairement par la poste ou par le messager de
Montmorency, et ce fut la première et l'unique lois qu'il se servit de
cette voie-là.
Quand le premier transport de mon indignation me permit
d'écrire, je lui traçai précipitamment la réponse suivante, que je
portai sur-le-champ, de l'Ermitage où j'étais pour lors, à la Che-
vrette, pour la montrera madame d'Épinay, à qui, dans mon aveugle
colère, je la voulus lire moi-même, ainsi que le billet de Diderot.
n Mon cher ami, vous ne pouvez savoir ni la force des obliga-
« lions que je puis avoir à madame d'Épinay, ni jusqu'à quel point
" elles nie lient, ni si elle a réellement besoin de moi dans son
ci voyage, ni -j elle désire que je l'accompagne, ni s'il m'est possible
« de le taire, ni les raisons que je puis avoir de m'en abstenir. Je ne
•• refuse pas de discuter avec vous tous ces points; mais, en atten-
ti dant, convenez que me prescrire si affirmativement ce que je dois
" faire, sans vous être mis en état d'en juger, c'est, mon cher phi-
« losophe, opiner en franc étourdi. Ce que je vois de pis à cela, est
« que votre avis ne vient pas de vous. Outre que je suis peu d'hu-
.• meur à me laisser mener sous votre nom par le tiers et le quart, je
« trouve à ces ricochets certains détours qui ne vont pas à votre
<' franchise, et dont vous ferez bien, pour vous et pour moi, de vous
" abstenir désormais.
« Vous craignez qu'on n'interprète mal ma conduite; mais je
« délie un cœur comme le votre d'oser mal penser du mien. D'autres
peut-être parleraient mieux de moi, si je leur ressemblais davan-
« tage. Que Dieu me préserve de me faire approuver d'eux! que les
" 'méchants m'épient et m'interprètent : Rousseau n'est pas fait pour
<• les craindre, ni Diderot pour les écouter.
Si votre billet m'a déplu, vous voulez que je le jette au \\:u, et
•■ qu'il n'en soit plus question. Pensez-vous qu'on oublie ainsi ce
« qui vient de vous: Mon cher, vous faites aussi bon marché de mes
« larmes dans les peines que vous me donnez, que de ma vie et de ma
■• santé dans les soins que vous m'exhortez a prendre. Si vous pou-
.. viez vous corriger de cela, votre amitié m'en serait plus douce, et
« j'en deviendrais moins à plaindre. »
En entrant dans la chambre de madame d'Épinay, je trouvai
LIVR] NEUVIÈM E. 201
Grimm avec clic, et j'en fus charmé. Je leur lusà haute et claire voiï
mes deux lettres avec une intrépidité dont je ne me serais pas cru
capable, et |'\ ajoutai, eu finissant, quelques discours qui ne la dé-
mentaient pas. A cette audace inattendue dans un homme ordinaire-
ment si craintif, je les vis l'un et l'autre attelles, abasourdi
répondant pas un mot; je vis surtout cet homme arrogant baisser les
yeux à telle, et n'oser soutenir les étincelles de mes regards; mais
dans le même instant.au fond de son cœur, il jurait ma perte, et je
suis sûr qu'ils la concertèrent axant de se séparer.
Ce fut à peu près dans ce temps-la que je reçus enfin, par ma-
dame d'Houdetot. la réponse de Saint-Lambert liasse A, n" 57) datée
encore de Wolfenbuttel. peu de jours après son accident, à ma lettre,
qui avait tardé longtemps en route. Cette réponse m'apporta des
consolations, dont j'avais grand besoin dans ce moment la, par les
témoignages d'estime et d'amitié dont elle était pleine, et qui me
donnèrent le courage et la force de les mériter. Dès ce moment, je lis
mon devoir; mais il est constant que si Saint-Lambert se fût trouvé
moins sensé, moins généreux, moins honnête homme, j'étais perdu
sans retour.
La saison devenait mauvaise, et l'on commençait à quitter la cam-
pagne. Madame d'Houdetot me marqua le jour où elle comptait
venir faire ses adieux à la vallée, et me donna rendez-vous à Eau-
bonne. Ce jour se trouva, par hasard, le même où madame d'Epinay
quittait la Chevrette pour aller à Paris achever les préparatifs de
son voyage. Heureusement elle partit le matin, et j'eus le temps en-
core, en la quittant, d'aller dîner avec sa belle-sœur. J'avais la lettre
de Saint-Lambert dans ma poche; je la lus plusieurs fois en marchant.
Cette lettre me servit d'égide contre ma faiblesse. Je lis et tins la ré-
solution de ne plus voir en madame d'Houdetot que mon amie et la
maîtresse de mon ami; et je passai tète à tête avec elle quatre ou
cinq heures dans un calme délicieux, préférable infiniment, même
quant à la jouissance, à ces accès de fièvre ardente que jusqu'alors
j'avais eus auprès d'elle. Comme elle savait trop que mon cœur n'était
pas changé, elle fut sensible aux efforts que j'avais laits pour me
vaincre; elle m'en estima davantage, et j'eus le plaisir de voir que son
amitié pour moi n'était point éteinte. Elle m'annonça le prochain re-
T O M E I I .
i on] i ssh'ns m- j.-.i. uorssKAr.
tour de Saint-Lambert, qui, quoique assez bien rétabli de son at-
taque, n'était plus en étal de soutenir les fatigues de la guerre, ei
quittait le service pour venir vivre paisiblement auprès d'elle. Nous
formâmes le projet charmant à'un^ étroite société entre nous trois, et
nous pouvions espérer que l'exécution de ce projet serait durable, VU
que tous les sentiments qui peuvent unir des cœurs sensibles et droits
en faisaient la base, et que nous rassemblions à nous trois assez de
talents et de connaissances pour nous suffire à nous-mêmes, et n'avoir
besom d'aucun supplément étranger. Hélas! en me livrant à l'espoir
d'une si douce vie, je ne songeais guère à celle qui m'attendait.
Nous parlâmes ensuite de ma situation présente avec ma-
dame d'Épinay. Je lui montrai la lettre de Diderot, avec ma réponse;
je lui détaillai tout ce qui s'était passé à ce sujet, et je lui déclarai la
resolution ou j'étais de quitter l'Ermitage. Elle s'y opposa vivement,
et par des raisons toutes-puissantes sur mon cœur. Elle me témoigna
combien elle aurait désiré que j'eusse fait le voyage de Genève, pré-
voyant qu'on ne manquerait pas de la compromettre dans mon re-
fus : ce que la lettre de Diderot semblait annoncer d'avance. Cepen-
dant, comme elle savait mes raisons aussi bien que moi-même, elle
n'insista pas sur cet article, mais elle me conjura d'éviter tout éclat
à quelque prix que ce put être, et de pallier mon refus de raisons
assez, plausibles pour éloigner l'injuste soupçon qu'elle pût y avoir
part. Je lui dis qu'elle ne m'imposait pas une tache aisée; mais que,
résolu d'expier mes torts au prix même de ma réputation, je voulais
donner la préférence a la sienne, en tout ce que l'honneur me permet-
trait d'endurer. On connaîtra bientôt si j'ai su remplir cet enga-
gement.
Je le puis jurer, loin que ma passion malheureuse eût rien perdu
de sa force, je n'aimai jamais ma Sophie aussi vivement, aussi ten-
drement que je lis ce jour-là. Mais telle fut l'impression que rirent sut-
moi la lettre de Saint-Lambert, le sentiment du devoir et l'horreur
de la perfidie, que, durant toute cette entrevue, mes sens me lais-
sèrent pleinement en paix auprès d'elle, et que je ne fus pas même
tenté de lui baiser la main. En partant, elle m'embrassa devant ses
gens, (le baiser, si différent de ceux que je lui avais dérobés quelque-
lois sous les feuillages, me lut garant que j'avais repris l'empire sur
LIVRE NEUVIÈME,
moi-même : je suis presque assui é que si mon cœur avaii eu le temps
de se raffermir dans le calme, il ne me fallait pas trois mois poui
eu e mien radicalement.
[ci finissent mes liaisons personnelles avec madame d'Hou-
detot.... liaisons dont chacun a pu juger sui les apparences selon
les dispositions de son propre cœur, mais dans lesquelles la passion
que m'inspira cette aimable femme, passion la plus vive peut-être
qu'aucun homme ait jamais sentie, s'honorera toujours, entre le
ciel et nous, des tares et pénibles sacrifices faits par tous deux au
devoir, à l'honneur, a l'amour et à l'amitié. Nous nous étions trop
élevés aux yeux l'un de l'autre, pour pouvoir nous avilir aisément.
11 faudrait être indigne de toute estime, pour se résoudre a en
perdre une de si haut prix; et l'énergie même des sentiments qui
pouvaient nous tendre coupables lut Ce qui nous empêcha de le de-
venir.
C'est ainsi qu'après une si longue amitié pour l'une de ces deux
femmes, et un si vif amour pour l'autre, je leur lis séparément mes
adieux en un même jour, à l'une pour ne la revoir de ma vie. à l'autre
pour ne la revoir que deux fois dans les occasions que je dirai ci-
après.
Après leur départ, je me trouvai dans un grand embarras pour
remplir tant de devoirs pressants et contradictoires, suites de mes
imprudences. Si j'eusse ète dans mon état naturel, après la proposi-
tion et le refus du voyage de Genève, je n'avais qu'à tester tranquille,
et tout était dit. .Mais j'en avais sottement fait une allaite qui ne pou-
vait rester dans l'état où elle était, et je ne pouvais me dispenser de
toute ultérieure explication qu'en quittant l'Ermitage; ce que je ve-
nais de promettre a madame d'Houdetot de ne pas faire, au moins
pour le moment présent. De plus, elle avait exigé que j'excusasse au-
près de mes soi-disant amis le refus de ce voyage, afin qu'on ne lui
imputât pas ce refus. Cependant je n'en pouvais alléguer la véritable
cause sans outrager madame d'Épinay, a qui je devais certainement
de la reconnaissance, après tout ce qu'elle avait fait pour moi. Tout
bien considéré, je me trouvais dans la dure mais indispensable alter-
native de manquer à madame d'Epinay, à madame d'Houdetot, ou
à moi-même, et je pris le dernier parti. Je le pris hautement, pleine-
CONFESSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
ment, sans tergiverser, et avec une générosité digne assurément de
laver les tantes qui m'avaient réduii à cette extrémité. Ce sacrifice.
dont mes ennemis ont su tirer parti, et qu'ils attendaient peut-être,
a l'ait la ruine de ma réputation, et m'a ôté, par leurs soins, l'estime
publique; mais il m'a rendu la mienne, et m'a consolé dans mes mal-
heurs. Ce n'est pas la dernière fois, comme on verra, que j'ai fait de-
pareils sacrifices, ni la dernière aussi qu'un s'en est prévalu pour
m'accabler.
Grimm était le seul qui parût n'avoir pris aucune part dans cette
affaire, et ce fut à lui que je résolus de m'adresser. Je lui écrivis une
le lettre, dans laquelle j'exposai le ridicule de vouloir me faire
un devoir de ce voyage de Genève, l'inutilité, l'embarras même dont
j'y aurais été à madame d'Epinay, et les inconvénients qui en auraient
résulté pour moi-même. Je ne résistai pas, dans cette lettre, à la ten-
tation de lui laisser voir que j'étais instruit, et qu'il me paraissait
singulier qu'on prétendit que c'était à moi de faire ce voyage, tandis
que lui-même s'en dispensait, et qu'on ne faisait pas mention de lui.
Cette lettre, où, faute de pouvoir dire nettement mes raisons, je fus
forcé de battre souvent la campagne, m'aurait donné dans le public
l'apparence de bien des torts; mais elle était un exemple de retenue
et de discrétion pour les gens qui, comme Grimm, étaient au fait des
choses que j'y taisais, et qui justifiaient pleinement ma conduite. Je
ne craignis pas même de mettre un préjugé de plus contre moi, en
prêtant l'avis de Diderot à mes autres amis, pour insinuer que ma-
dame d'Houdetot avait pensé de même, comme il était vrai, et taisant
que, sur mes raisons, elle avait changé d'avis. Je ne pouvais mieux
la'disculper du soupçon de conniver avec moi, qu'en paraissant, sur
ce point, mécontent d'elle.
Cette lettre finissait par un acte de confiance, dont tout autre
homme aurait été touché; car en exhortant Grimm à peser mes rai-
sons et a me marquer après cela son avis, je lui marquais que cet avis
serait suivi, quel qu'il put être : et c'était mon intention, eût-il même
opiné pour mon départ; car M. d'Epinay s 'étant fait le conducteur
de sa femme dans ce voyage, le mien prenait alors un coup d'œil tout
différent : au lieu que c'était moi d'abord qu'on voulut charger de
cet emploi, et qu'il ne fut question de lui qu'api es mon refus.
I IVRE Ml Vil Ml
La réponse de Grimm se lit attendre; elle fut singulière. Je vais
la transcrire ici [voyez liasse A, n"
« Le départ de madame d'Épi n a} est reculé: son tils est maladi :
« il faut attendre qu'il soit rétabli. Je rêverai a votre lettre. Tenez-
« vous tranquille à votre Ermitage. Je vous ferai passer mon avis à
.« temps. Connue elle ne partira sûrement pas de quelques jours, rien
« ne pressa, lui attendant, si vous le juge/, à propos, VOUS pouvez lui
m faire VOS offres, quoique Cela nie paraisse encore asscv égal. Car,
« connaissant votre position aussi bien que vous-même, je ne doute
« point qu'elle ne réponde à VOS offres comme elle le doit; et tout
» ce que je vois à gagner à cela, c'est que vous pourrez dire à ceux
« qui vous pressent, que si vous n'avez pas été, ce n'est pas faute de
» vous être offert. Au reste, je ne vois pas pourquoi vous voulez
« absolument que le philosophe soit le porte-voix de tout le monde;
« et parce que son avis est que vous partiez, pourquoi vous vous
« imaginez que tous vos amis prétendent la même chose. Si vous
« écrivez, à madame d'Épinay, sa réponse peut vous servir de répli-
« que à tous ses amis, puisqu'il vous tient tant à cieur de leur répli-
» quer. Adieu : je salue madame le Vasseur et le Criminel. »
Frappé d'étonnement en lisant cette lettre, je cherchais avec in-
quiétude ce qu'elle pouvait signifier, et je ne trouvais rien. Comment:
au lieu de me répondre avec simplicité sur la mienne, il prend du
temps pour y rêver, comme si celui qu'il avait déjà pris ne lui axait
pas suffi! Il m'avertit même de la suspension dans laquelle il me veut
tenir, comme s'il s'agissait d'un problème a résoudre, ou comme s'il
importait à ses vues de m'ôter tout moyen de pénétrer son sentiment
jusqu'au moment qu'il voudrait me le déclarer! Que signifient donc
ces précautions, ces retardements, ces mystères; Est-ce ainsi qu'on
répond à la confiance? Cette allure est-elle celle de la droiture et de
la bonne foi? Je cherchais en vain quelque interprétation favorable à
cette conduite; je n'en trouvais point. Quel que fût son dessein, s'il
m'était contraire, sa position en facilitait l'exécution, sans que, par la
mienne, il me fût possible d'y mettre obstacle. En faveur dans la
maison d'un grand prince, répandu dans le monde, donnant le ton à
nos communes sociétés, dont il était l'oracle, il pouvait, avec son
adresse ordinaire, disposera son aise de tomes ses machines: et moi,
TOME M.
I ON! l SSIONS DE .l.-.l. ROUSSE \ I .
seul dans mon Ermitage, loin de tout, sans avis de personne, sans
aucune communication, je n'avais d'autre parti que d'attendre et
rester en paix : seulement j'écrivis à madame d'Épinay, sur la maladie
de -"u fils, une lettre aussi honnête qu'elle pouvait l'être, mais où je
ne donnai pas dans le piège de lui offrir de partir avec elle.
Après de- siècles d'attente dans la cruelle incertitude où Cet homme
barbare m'avait plongé, j'appris au bout de huit ou dix jours que
madame d'Épinay était partie, et je reçus de lui une seconde lettre.
Elle n'était que de sept à huit lignes, que je n'achevai pas de lire....
C'était une rupture, mais dans des termes tels que la plus infernale
haine les peut dicter, et qui même devenaient bêtes à force de vouloir
être offensants. Il me défendait sa présence comme il m'aurait dé-
fendu ses Etats. Il ne manquait à sa lettre, pour faire rire, que d'être
lue avec plus de sang-froid. Sans la transcrire, sans même en achever
la lecture, je la lui renvoyai sur-le-champ avec celle-ci :
« Je me refusais à ma juste défiance, j'achève trop tard de vous
« connaître.
« Voilà donc la lettre que vous vous êtes donné le loisir de mé-
» ditei : je vous la renvoie: elle n'est pas pour moi. Vous pouvez mon-
« trer la mienne à toute la terre, et me haïr ouvertement-, ce sera de
« votre part une fausseté de moins. »
Ce que je lui disais, qu'il pouvait montrer ma précédente lettre,
se rapportait à un article de la sienne sur lequel on pourra juger de
la profonde adresse qu'il mit à toute cette affaire.
J'ai dit que, pour des gens qui n'étaient pas au fait, ma lettre pou-
vait donner sur moi bien des prises. Il le vit avec joie: mais comment
se prévaloir de cet avantage sans se compromettre? En montrant cette
lettre, il s'exposait au reproche d'abuser de la confiance de son ami.
Pour sortir de cet embarras, il imagina de rompre avec moi de la
façon la plus piquante qu'il fût possible, et de me faire valoir dans sa
lettre la grâce qu'il me faisait de ne pas montrer la mienne. Il était bien
sur que. dans l'indignation de ma colère, je me refuserais à sa feinte
discrétion, et lui permettrais de montrer ma lettre atout le monde :
c'était précisément ce qu'il voulait, et tout arriva comme il l'avait
arrangé. Il fit courir ma lettre dans tout Paris, avec des commentaires
de sa façon, qui pourtant n'eurent pas tout le succès qu'il s'en était
LIVRE NI l \ I l \l I
promis. On ne trouva pas que la permission de montrer ma lettre,
qu'il avait su m'extorquer, l'exemptât du blâme de m'avoir si l< .
ment pris au mot pour me nuire. On demandait toujours quels t..ns
personnels j'avais avec lui, peur autoriser une si violente lui ne. Enfin
l'on trouvait que, quand j'aurais eu de tels torts qui l'auraient obligé
de rompre, l'amitié, même éteinte, avait encore des droits qu'il aurait
dû respecter. .Mais malheureusement Paiis est frivole; ces remarques
du moment s'oublient: l'absent infortune se néglige; l'homme qui
prospère en impose par sa présence; le jeu de l'intrigue et de la mé-
chanceté se soutient, se renouvelle, et bientôt son effet, sans cesse re-
naissant, efface tout ce qui l'a précédé.
Voilà comment, après m'avoir si longtemps trompé, cet homme
enfin quitta pour moi son masque, persuadé que, dans l'état où il avait
amené les choses, il cessait d'en avoir besoin. Soulagé de la crainte
d'être injuste envers ce misérable, je l'abandonnai à son propre cœur,
et cessai de penser à lui. Huit jours après avoir reçu cette lettre, je
reçus de madame d'Épinay sa réponse, datée de Genève, à ma précé-
dente (liasse A. n 10). Je compris, au ton qu'elle v prenait pour la
première fois de sa vie, que l'un et l'autre, comptant sur le succès de-
leurs mesures, agissaient de concert, et que, me regardant comme un
homme perdu sans ressource, ils se livraient désormais sans risque au
plaisir d'achever de m'écraser.
Mon état, en effet, était des plus déplorables. Je voyais s'éloigner
de moi tous mes amis, sans qu'il me fût possible de savoir ni com-
ment ni pourquoi. Diderot, qui se vantait de me rester, de me rester
seul, et qui depuis trois mois me promettait une visite, ne venait
point. L'hiver commençait à se faire sentir, et avec lui les atteintes
de mes maux habituels. Mon tempérament, quoique vigoureux, n'avait
pu soutenir les combats de tant de passions contraires. J'étais dans
un épuisement qui ne me laissait ni force ni courage pour résister à
rien; quand mes engagements, quand les continuelles représentations
de Diderot et de madame d'Houdetot m'auraient permis en ce mo-
ment de quitter l'Ermitage, je ne savais ni où aller ni comment me
traîner. Je restais immobile et stupide, sans pouvoir agir ni penser.
La seule idée d'un pas à faire, d'une lettre à écrire, d'un mot à dire,
me faisait frémir. Je ne pouvais cependant laisser la lettre de madame
i 0N1 1 SSIONS DE J.-J. ROI SSEAU.
d'Épinay sans réplique, à moins de m'avouer digne des traitements
dent elle et son ami m'accablaient. Je pris le parti de lui notifier mes
sentiments et mes résolutions, ne doutant pas un moment que, par
humanité, par générosité, par bienséance, par les bons sentiments
que j'avais cru voir en elle malgré les mauvais, elle ne s'empressât
d'y souscrire. Voici ma lettre :
\ l'Ermitage, le 2? novembre 17?;.
Si l'on mourait de douleur, je ne serais pas en vie. .Mais enfin
>■ i'ai pris mon parti. L'amitié est éteinte entre nous, madame: mais
■• celle qui n'est plus garde encore des droits que je sais respecter.
- Je n'ai point oublie Vos bontés pour moi. et vous pouvez compter
■• de ma part sur toute la reconnaissance qu'on peut avoir pour quel-
« qu'un qu'on ne doit plus aimer. Toute autre explication serait
« inutile : j'ai pour moi ma conscience, et vous renvoie à la vôtre.
J'ai voulu quitter l'Ermitage, et je le devais. Mais on prétend
« qu'il faut que j'y reste jusqu'au printemps; et puisque mes amis le
veulent, j'y resterai jusqu'au printemps, si vous y consentez. »
Cette lettre écrite et partie, je ne pensai plus qu'à me tranquilliser
à l'Ermitage, en y soignant ma santé, tâchant de recouvrer des forces,
et de prendre des mesures pour en sortir au printemps, sans bruit et
sans afficher une rupture. Mais ce n'était pas là le compte de monsieur
Grimm et de madame d'Épinay, comme on verra dans un moment.
Quelques jours après, j'eus enfin le plaisir de recevoir de Diderot
cette visite si souvent promise et manquée. Elle ne pouvait venir plus
à propos; c'était mon plus ancien ami: c'était presque le seul qui me
restât : on peut juger du plaisir que j'eus à le voir dans ces circon-
stances. J'avais le cœur plein, je l'épanchai dans le sien. .le l'éclairai
sur beaucoup de laits qu'on lui avait tus, déguisés ou supposés. Je
lui appris, de tout ce qui s'était passé, ce qui m'était permis de lui
dire. Je n'affectai point de lui taire ce qu'il ne savait que trop, qu'un
amour aussi malheureux qu'insensé avait été l'instrument de ma
perte: mais je ne convins jamais que madame d'Houdetot en fût in-
struite, ou du moins que je le lui eusse déclaré. Je lui parlai des in-
dignes manœuvres de madame d'Épinay pour surprendre les lettres
LIVR] NEUVIÈM1
très-innocentes que sa belle-soeur m'écrivait. Je voulus qu'il apprît
ces Jctails de la bouche même des personnes qu'elle avait tenté de
séduire. Thérèse le lui lit exactement : mais que devins-je quand ce
fut le tour de la mère, et que je l'entendis déclarer et soutenir que
rien de cela n'était à sa connaissance! Ce lurent ses termes, et jamais
elle ne s'en départit. Il n'y avait pas quatre jouis qu'elle m'en avait
répété le récit a moi-même, et elle me dément en lace devant mon
ami! Ce trait me parut décisif, et je sentis alors vivement mon im-
prudence d'avoir gardé si longtemps une pareille femme auprès de-
moi. Je ne m'étendis point en invectives contre elle; a peine daignai-
je lui dire quelques mots de mépris. Je sentis ce que je devais à la
fille, dont l'inébranlable droiture contrastait avec l'indigne lâcheté
de la mère. Mais dès lors mon parti fut pris sur le compte de la
vieille, et je n'attendis que le moment de l'exécuter.
Ce moment vint plus tôt que je ne l'avais attendu. Le 10 décembre,
je reçus de madame d'Épina) réponse à ma précédente lettre, lin
voici le contenu :
« A Genève, le i" décembre 1757. (Liasse B, n. 11.)
« Après vous avoir donné, pendant plusieurs années, toutes les
» marques possibles d'amitié et d'intérêt, il ne me reste qu'à vous
" plaindre. Vous êtes bien malheureux. Je désire que votre conscience
« soit aussi tranquille que la mienne. Cela pourrait être nécessaire
« au repos de votre vie.
« Puisque vous vouliez quitter l'Ermitage, et que vous le deviez,
« je suis étonnée que vos amis vous aient retenu. Pour moi. je ne
« consulte point les miens sur mes devoirs, et je n'ai plus rien à vous
« dire sur les vôtres. »
Un congé si imprévu, mais si nettement prononcé, ne me laisse-
pas un instant à balancer. Il fallait sortir sur-le-champ, quelque
temps qu'il fît, en quelque état que je fusse, dussé-je coucher dans
les bois et sur la neige, dont la terre était alors couverte, et quoi
que pût dire et faire madame d'Houdetot; car je voulais bien lui
complaire en tout, mais non pas jusqu'à l'infamie.
Je me trouvai dans le plus terrible embarras où j'aie été de mes
N ! i SSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
jours; mais ma résolution était prise : je jurai, quoi qu'il arrivât, de
ne pas coucher à l'Ermitage le huitième jour. Je me mis en devoii
de sortir mes effets, détermine à les laisser en plein champ, plutôt
que de ne pas rendre les clefs dans la huitaine ; car je voulais surtout
que tout ti'u fait avant qu'on pût écrire à Genève, et recevoir réponse.
J'étais d'un courage que je ne m'étais jamais senti : toutes mes forces
étaient revenues. L'honneur et l'indignation m'en rendirent sur les-
quelles madame d'L'pinay n'avait pas compté. La fortune aida mon
audace. M. Mathas, procureur fiscal de M. le prince de Condé, en-
tendit parler de mon embarras. 11 me lit offrir une petite maison qu'il
avait à son jardin de Mont-Louis, à Montmorency. J'acceptai avec
empressement et reconnaissance. Le marché fut bientôt fait; je lis
en hâte acheter quelques meubles, avec ceux que j'avais déjà, pour
nous coucher Thérèse et moi. Je fis charrier mes effets à grand'peine
et à glands frais : malgré la glace et la neige, mon déménagement fut
fait dans deux jours, et le i? décembre je rendis les clefs de l'Ermi-
tage, après avoir payé les gages du jardinier, ne pouvant payer mon
loyer.
Quant à madame le Vàsseur, je lui déclarai qu'il fallait nous sé-
parer : sa fille voulut m'ébranler; je fus inflexible. Je la lis partir pour
Paris, dans la voiture du messager, avec tous les effets et meubles
que sa fille et elle avaient en commun. Je lui donnai quelque argent,
et je m'engageai à lui payer son loyer chez ses enfants ou ailleurs,
a pourvoir à sa subsistance autant qu'il me serait possible, et à ne
jamais la laisser manquer de pain, tant que j'en aurais moi-même.
Enfin le surlendemain de mon arrivée à Mont-Louis, j'écrivis à
madame d'Lpinay la lettre suivante :
« A Montmorency, le 17 décembre 17^7.
« Rien n'est si simple et si nécessaire, madame, que de déloger
« de votre maison, quand vous n'approuvez pas que j'y reste. Sur votre
» refus de consentir que je passasse à l'Ermitage le reste de l'hiver,
< je l'ai donc quitté le 1? décembre. Ma destinée était d'y entrer
« malgré moi. et d'en sortir de même. Je vous remercie du séjour
• que vous m'avez engagé d'y faire, et je vous en remercierais davan-
LIVRE NEUVIÈME. ni
a tage si je lavais payé moins cher. Au reste, vous avez raison de
« me croire malheureux; personne au monde ne sait mieux que vous
« combien je dois l'être. Si c'est un malheur de se tromper sur le
» choix de ses amis, c'en est un autre non moins cruel de revenir
o d'une erreur si douce. »
Tel est le narre fidèle de ma demeure a l'Ermitage, et des raisons
qui m'en ont fait sortir. Je n'ai pu couper ce récit, et il importait
de le suivre avec la plus grande exactitude, cette époque de ma vie-
avant eu sur la suite une influence qui s'étendra jusqu'à mon der-
nier jour.
M LIVRE X M
3
m
LIVRE DIXIEME
1758
a force extraordinaire qu'une effervescence pas-
sagère m'avait donnée pour quitter l'Ermitage
m'abandonna sitôt que j'en fus dehors. A peine
fus- je établi dans ma nouvelle demeure, que
de vives et fréquentes attaques de mes réten-
tions se compliquèrent avec l'incommodité nou-
velle d'une descente qui me tourmentait depuis
quelque temps, sans que je susse que c'en était
une. Je tombai bientôt dans les plus cruels accidents. Le médecin
Thierrv, mon ancien ami, vint me voir, et m' éclaira sur mon état.
Les sondes, les bougies, les bandages, tout l'appareil des infirmités
de l'âge rassemblé autour de moi, me lit durement sentir qu'on n'a
plus le cœur jeune impunément, quand le corps a cessé de l'être. I.a
belle saison ne me rendit point mes forces, et je passai toute l'an-
TOHE II.
,, , CONFESSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
11a i 758 dans un état de langueur qui me lit croire que je touchais à
la fin de ma carrière. J'en voyais approcher le terme avec une sorte
d'empressement. Revenu des chimères de l'amitié, détache de tout ce
qui m'avait t'ait aimer la vie. je n'y voyais plus rien qui pût me la
rendre agréable : je n'y voyais plus que des maux et des misères qui
m'empêchaient de jouir de moi. J'aspirais au moment d'être libre et
d'échapper à mes ennemis. Mais reprenons le fil des événements.
11 parait que ma retraite a Montmorency déconcerta madamed'Épi-
nav : vraisemblablement elle ne s'y était pas attendue. -Mon triste
état, la rigueur de la saison, l'abandon général où je me trouvais,
tout leur taisait croire, à (irimm et à elle, qu'en me poussant à la
dernière extrémité ils me réduiraient à crier merci, et à m'avilir aux
dernières bassesses pour être laissé dans l'asile dont l'honneur m'or-
donnait de sortir. Je délogeai si brusquement, qu'ils n'eurent pas le
temps de prévenir le coup; et il ne leur resta plus que le choix de
jouer à quitte ou double, et d'achever de me perdre, ou de tâcher de
me ramener. Grimm prit le premier parti : mais je crois que ma-
dame d'Épinay eût préféré l'autre: et j'en juge par sa réponse à ma
dernière lettre, où elle radoucit beaucoup le ton qu'elle avait pris dans
les précédentes, et où elle semblait ouvrir la porte à un raccommo-
dement. Le long retard de cette réponse, qu'elle me lit attendre un
entier, indique assez l'embarras où elle se trouvait pour lui
donner un tour convenable, et les délibérations dont elle la fit pré-
céder. Elle ne pouvait s'avancer plus loin sans se commettre : mais
après ses lettres précédentes, et après ma brusque sortie de sa maison,
l'on ne peut qu'être frappé du soin qu'elle prend, dans cette lettre.
de 'n'y pas laisser glisser un seul mot désobligeant. Je vais la trans-
crire en entier, afin qu'on en juge.
A Genève, le 17 janvier 1 7 5 s . (Liasse B, rr 25.)
le n'ai reçu votre lettre du 17 décembre, monsieur, qu'hier. On
me l'a envovée dans une caisse remplie de différentes choses, qui a
été tout ce temps en chemin. Je ne répondrai qu'à l'apostille : quant
a la lettre, je ne l'entends pas bien; et si nous étions dans le cas
■■ de nous expliquer, je voudrais bien mettre tout ce qui s'est passé
LIVRE 1*1X11 ME. ii 5
•< sur le compte d'un malentendu. Je reviens à l'apostille. Vous pou
vez vous rappeler, monsieur, que nous étions convenus que les
ges du jardinier de l'Ermitage passeraient par vos mains, poui
« lui mieux faire sentir qu'il dépendait de vous, et poui vous évitei
des scènes aussi ridicules et indécentes qu'en avait fait son prédé-
cesseur. La pleine en est, que les premiers quartiers de ses ga
vous <«m été remis, et que j'étais convenue avec vous, peu de joui s
avant mon départ, de VOUS faire rembourser VOS avances. Je sais que
» vous en fîtes d'abord difficulté : mais ces avances, je vous avais prie
i de les faire; il était simple de m'acquitter, et nous en convînme:
Cahouet m'a marque que vous n'avez point voulu recevoir cet argent.
- Il y a assurément du quiproquo là-dedans. Je donne ordre qu'on
« vous le reporte, et je ne vois pas pourquoi vous voudriez paver mou
« jardinier, maigre nos conventions, et au delà même du terme que
vous ave/ habité l'Ermitage. Je compte donc, monsieur, que, vous
« rappelant tout ce que j'ai l'honneur de vous dire, vous ne refuserez
« pas d'être remboursé de l'avance que vous avez bien voulu faire
« pour moi. »
Après tout ce qui s'était passé, ne pouvant plus prendre de con-
fianceen madame d'Epinay, je ne voulus point renouer avec elle; je ne
répondis point à cette lettre, et notre correspondance finit là. Voyant
mon parti pris, elle prit le sien ; et entrant alors dans toutes les vues
de Grimm et de la coterie holbachique, elle unit ses efforts aux leurs
pour me couler à fond. Tandis qu'ils travaillaient à Paris, elle tra-
vaillait à Genève. Grimm, qui dans la suite alla l'y joindre, acheva
ce qu'elle avait commencé. TronChin, qu'ils n'eurent pas de peine à
gagner, les seconda puissamment, et devint le plus furieux de nies
persécuteurs, sans avoir jamais eu de moi, non plus que Grimm, le
moindre sujet de plainte. Tous trois d'accord semèrent sourdement
dans Genève le germe qu'on y vit éclore quatre ans après.
Ils eurent plus de peine à Paris où j'étais plus connu, et où les
cœurs, moins disposés à la haine, n'en reçurent pas si aisément les
impressions. Pour porter leurs coups avec plus d'adresse, ils com-
mencèrent par débiter que c'était moi qui les avais quittés [Voye^ la
lettre de Deleyre, liasse B, n° 3o). De là, feignant d'être toujours
mes amis, ils semaient adroitement leurs accusations malignes,
I ON] ESSIONS DE J.-J. ROI SSE VI
comme des plaintes de l'injustice de leur ami. Cela faisait que, moins
en garde, on était plus porte a les écouter et à me blâmer. Les
sourdes accusations de perfidie et d'ingratitude se débitaient avec
plus de précaution, et par là même avec plus d'etl'et. Je sus qu'ils
m'imputaient des noirceurs atroces, sans jamais pouvoir apprendre
en quoi ils les faisaient consister. Tout ce que je pus de:duire de la
rumeur publique fut qu'elle se réduisait à ces quatre crimes capitaux :
na retraite a la campagne; 2" mon amour pour madame d'Hou-
detol ; 3* refus d'accompagner à Genève madame d'Épinay ; 4° sortie
de l'Ermitage. S'ils y ajoutèrent d'autres griefs, ils prirent leurs me-
sures si justes, qu'il m'a été parfaitement impossible d'apprendre
jamais quel en était le sujet.
('.'est d>nc ici que je crois pouvoir fixer l'établissement d'un sys-
tème adopté depuis par ceux qui disposent de moi, avec un progrès
et un succès si rapides, qu'il tiendrait du prodige, pour qui ne sau-
rait pas quelle facilité tout ce qui favorise la malignité des hommes
trouve à s'établir. Il faut tâcher d'expliquer en peu de mots ce que
cet obscur et profond système a de visible à mes yeux.
Avec un nom déjà célèbre et connu dans toute l'Europe, j'avais
conservé la simplicité de mes premiers goûts. Ma mortelle aversion
pour tout ce qui s'appelait parti, faction, cabale, m'avait maintenu
libre, indépendant, sans autre chaîne que les attachements de mon
cœur. Seul, étranger, isolé, sans appui, sans famille, ne tenant qu'à
mes principes et à mes devoirs, je suivais avec intrépidité les routes
de la droiture, ne flattant, ne ménageant jamais personne aux dé-
pens de la justice et de la vérité. De plus, retiré depuis deux ans dans
la 'solitude, sans correspondance de nouvelles, sans relation des
affaires du monde, sans être instruit ni curieux de rien, je vivais à
quatre lieues de Paris, aussi séparé de cette capitale par mon incurie,
que je l'aurais été par les mers dans l'île de Tinian.
Grimm, Diderot, d'Holbach, au contraire, au centre du tourbillon.
vivaient répandus dans le plus grand monde, et s'en partageaient
presque entre eux toutes les sphères. Grands, beaux esprits, gens de
lettres, gens de robe, femmes, ils pouvaient de concert se faire écou-
ter partout. On doit voir déjà l'avantage que cette position donne à
trois hommes bien unis contre un quatrième, dans celle où je me
LIVRE DIXIÈME. -17
trouvais. Il est vrai queDiderot et d'Holbach n'étaient pas du moins
je ne puis le croire gens à tramer des complots bien noirs; l'un n'en
avait pas la méchanceté, ni l'autre l'habileté: mais c'était en cela
même que la partie était mieux liée. Grimm seul formait son plan
dans sa tête, et n'en montrait aux deux aunes que ce qu'ils avaient
besoin de voir pour concourir à l'exécution. L'ascendant qu'il avait
pris sur 'eux tendait ce concours facile, et l'effet du tout répondait a
la supéi iorité de son talent.
Ce fut avec ce talent supérieur que, sentant l'avantage qu'il pi
vait tirer de nos positions respectives, il forma le projet de renverseï
ma réputation de fond en comble, et de m'en faire une tout opposée,
sans se compromettre, en commençant par élever autour de moi un
édifice de ténèbres qu'il me lût impossible de percer pour éclairer ses
manoeuvres, et pour le démasquer.
Cette entreprise était difficile, en ce qu'il en fallait pallier l'ini
quité aux yeux de ceux qui devaient y concourir. Il fallait tromper
les honnêtes gens; il fallait écarter de moi tout le monde, ne pas me
laisser un seul ami, ni petit ni grand. Que dis-je ! il ne fallait pas
laisser percer un seul mot de vérité jusqu'à moi. Si un seul homme
généreux me lût venu dire : Vous faites le vertueux, cependant voilà
comme on vous traite, et voila sur quoi l'on vous juge : qu'avez-VOUS
à dire: La vérité triomphait, et Grimm était perdu. Il le savait; mais
il a sondé son propre cœur, et n'a estimé les hommes que ce qu'ils
valent. Je suis fâché, pour l'honneur de l'humanité, qu'il ait calculé
si juste.
En marchant dans ces souterrains, ses pas. pour être sûrs, devaient
être lents. Il y a douze ans qu'il suit son plan, et le plus difficile reste
encore à faire : c'est d'abuser le public entier. Il y reste des yeux qui
l'ont suivi de plus près qu'il ne pense. Il le craint, et n'ose encore
exposer sa trame au grand jour. .Mais il a trouvé le peu difficile
moyen d'y faire entrer la puissance, et cette puissance dispose de
moi. Soutenu de cet appui, il avance avec moins de risque. Les sa-
tellites de la puissance se piquant peu de droiture pour l'ordinaire, et
beaucoup moins de franchise, il n'a plus guère à craindre l'indiscré-
tion de quelque homme de bien ; car il a besoin surtout que je sois
environné de ténèbres impénétrables, et que son complot me soit tou-
TOME M. 30
I "\| | SSIONS l'I J.-J. ROI SSEAU.
jours caché, sachant bien qu'avec quelque art qu'il en ait ourdi la
trame, elle ne soutiendrait jamais mes regards. Sa grande adresse
est de paraître me ménager en me diffamant, et de donner encore à
sa perfidie l'air de la générosité.
Je sentis les premiers effets de ce sj stème par les sourdes accusa-
tions de la coterie holbachique, sans qu'il me fût possible de savoir
ni de conjecturer même en quoi consistaient ces accusations. Deleyre
me dis, lit dans sLs lettres qu'on m'imputait des noirceurs : Diderot
me disait plus mystérieusement la même chose; et quand j'entrais
en explication a\ec l'un et l'autre, tout se réduisait aux chefs d'accu-
sation ci-devant notés. Je sentais un refroidissement graduel dans
les lettres de madame d'Houdetot. Je ne pouvais attribuer ce refroi-
dissement à Saint-Lambert, qui continuait à m'écrire avec la même
amitié, et qui me vint même voir après son retour. Je ne pouvais
non plus m'en imputer la faute, puisque nous nous étions séparés
très contents l'un de l'autre, et qu'il ne s'était rien passé de ma part,
depuis ce temps-là, que mon départ de l'Ermitage, dont elle avait
elle-même senti la nécessité. Ne sachant donc à quoi m'en prendre de
ce refroidissement, dont elle ne convenait pas, mais sur lequel mon
cœur ne prenait pas le change, j'étais inquiet de tout. Je savais qu'elle
ménageait extrêmement sa belle-sœur et Grimm, à cause de leurs
liaisons avec Saint-Lambert; je craignais leurs œuvres. Cette agita-
tion rouvrit mes plaies, et rendit ma correspondance orageuse, au
point de l'en dégoûter tout à fait. J'entrevoyais mille choses cruelles,
sans lien voir distinctement. J'étais dans la position la plus insup-
portable pour un homme dont l'imagination s'allume aisément. Si
l'eusse été tout à fait isolé, si je n'avais rien su du tout, je serais de-
venu plus tranquille ; mais mon cœur tenait encore à des attache-
ments par lesquels mes ennemis avaient sur moi mille prises; et les
faibles ravons qui perçaient dans mon asile ne servaient qu'à me
laisser voir la noirceur des mystères qu'on me cachait.
J'aurais succombé, je n'en doute point, à ce tourment trop cruel,
trop insupportable à mon naturel ouvert et franc, qui. par l'impossi-
bilité de cacher mes sentiments, me fait tout craindre de ceux qu'on
me cache, si très-heureusement il ne se fût présenté des objets assez
intéressants à mon cœur pour faire une diversion salutaire à ceux qui
LIVRE DIXIÈMI 119
m occupaient malgré moi. Dans la dernière visite que Diderot m'avait
faite à l'Ermitage, il m'avait parlé de l'article Genève, que d'Alem-
bert avait mis dans V Encyclopédie : il m'avait appris que- cet article,
concerté avec des Genevois du haut étage, avait pour but l'établisse-
ment de la comédie à Genève; qu'en conséquence les mesures étaient
prises, et que cet établissement ne tarderait pas d'avoir lieu. Comme
Diderot paraissait trouver tout cela fort bien, qu'il ne doutait pas du
succès, et que j'avais avec lui trop d'autres débats pour disputer
encore sur cet article, je ne lui dis rien; mais, indigné de tout ce
manège de séduction dans ma patrie, j'attendais avec impatience le
volume de ['Encyclopédie où était cet article, pour voir s'il n'y aurait
pas moyen d'y faire quelque réponse qui put parer ce malheureux
coup. Je reçus le volume peu après mon établissement a Mont-Louis,
et je trouvai l'article t'ait avec beaucoup d'adresse et d'art, et digne
de la plume dont il était parti. Cela ne me détourna pourtant pas de-
vouloir y repondre; et. malgré l'abattement où j'étais, malgré mes
chagrins et mes maux, la rigueur de la saison et l'incommodité de
ma nouvelle demeure, dans laquelle je n'avais pas encore eu le temps
de m'arranger. je me mis à l'ouvrage avec un zèle qui surmonta tout.
Pendant un hiver assez rude, au mois de février, et dans l'état
que j'ai décrit ci-devant, j'allais tous les jours passer deux heures le
matin, et autant l'après-dînée, dans un donjon tout ouvert, que j'avais
au bout du jardin où était mon habitation. Ce donjon, qui terminait
une allée enterrasse, donnait sur la vallée et l'étang de .Montmorency,
et m'offrait, pour terme de point de vue. le simple mais respectable
château de Saint-Gratien, retraite du vertueux Catinat. Ce fut dans ce
lieu, pour lors glacé, que, sans abri contre le vent et la neige, et
sans autre feu que celui de mon cœur, je composai, dans l'espace de
trois semaines, ma lettre à d'Alembert sur les spectacles. C'est ici
car la Julie n'était pas à moitié faite) le premier de mes écrits où
j'aie trouvé des charmes dans le travail. Jusqu'alors l'indignation de
la vertu m'avait tenu lieu d'Apollon ; la tendresse et la douceur d'âme
m'en tinrent lieu cette fois. Les injustices dont je n'avais été que
spectateur m'avaient irrité ; celles dont j'étais devenu l'objet m'attris-
tèrent; et cette tristesse sans fiel n'était que celle d'un cœur trop ai-
mant, trop tendre, qui. trompé par ceux qu'il avait crus de sa trempe.
CONFESSIONS l > I J . - I . ROUSSI \\
était forcé de se retirer au dedans de lui. Plein de tout ce qui venait
de m'arriver, encore ému de tant de violents mouvements, le mien
mêlait le sentiment de ses peines aux idées que la méditation de mon
sujet m'avait l'ait naître; mon travail se sentit de ce mélange. Sans
m'en apercevoir, j'y décrivis ma situation actuelle ; j'y peignis Grimm,
madame d'Épinay, madame d'Houdetot, Saint-Lambert, moi-même.
En l'écrivant, que je versai de délicieuses larmes! Hélas! on y sent
trop que l'amour, cet amour fatal dont je m'efforçais de guérir, n'était
pas encore sorti de mon cœur. A tout cela se mêlait un certain atten-
drissement sur moi-même, qui me sentais mourant, et qui croyais
faire au public mes derniers adieux. Loin de craindre la mort, je la
voyais approcher avec joie : mais j'avais regret de quitter mes sem-
blables s. mis qu'ils sentissent tout ce que je valais, sans qu'ils sus
sent combien j'aurais mérité d'être aimé d'eux s'ils m'avaient connu
davantage. Voilà les secrètes causes du ton singulier qui règne dans
cet ouvrage, et qui tranche si prodigieusement avec celui du pré-
cédent.
Je retouchais et mettais au net cette lettre, et je me disposais à la
l'aire imprimer, quand, après un long silence, j'en reçus une de ma-
dame d'Houdetot, qui me plongea dans une affliction nouvelle, la
plus sensible que j'eusse encore éprouvée. Elle m'apprenait dans cette
lettre (liasse B, n" ;'>4 que ma passion pour elle était connue de tout
Paris; que j'en avais parlé à des gens qui l'avaient rendue publique;
que ces bruits, parvenus à son amant, avaient failli lui coûter la vie;
qu'enfin il lui rendait justice, et que leur paix était laite; mais qu'elle
lui devait, ainsi qu'à elle-même et au soin de sa réputation, de rom-
pre-avec moi tout commerce : m'assurant, au reste, qu'ils ne cesse-
raient jamais l'un et l'autre de s'intéresser a moi. qu'ils me déten-
draient dans le public, et qu'elle enverrait de temps en temps savoir
de mes nouvelles.
Ht toi aussi, Diderot! m'écriai-je. Indigne ami! Je ne pus cepen-
dant me résoudre à le juger encore. Ma faiblesse était connue d'au-
tres gens qui pouvaient l'avoir fait parler, .le voulus douter... mais
bientôt je ne le pus plus. Saint-Lambert fit peu après un acte digne
de sa générosité. Il jugeait, connaissant assez mon âme, en quel état
je devais être, trahi d'une partie de mes amis, et délaissé des autres.
LIVRE DIX! È Ml an
Il vint me voir. La première fois il avait peu de temps à me donner.
Il revint. Malheureusement, ne l'attendant pas, je ne me trouvai pas
chez moi. Diérèse, qui s'y trouva, eut avec lui un i i de plus
Je deux heures, dans lequel ils se dirent mutuellement beaucoup de
faits «.loin il m'importait que lui et moi fussions infoi mes. La surpi ise
avec laquelle j'appris par Inique personne ne doutait dans le mondl
que je n'eusse vécu avec madame d'Épinay comme Grimm y vivait
maintenant, ne peut être égalée que par celle qu'il eut lui-même en
apprenant combien ce bruit était faux. Saint- Lambert, au grand dé-
plaisir de la dame, était dans le même cas que moi ; et tous les éclair-
cissements qui résultèrent de cet entretien achevèrent d'éteindre en
moi tout regret d'avoir rompu sans retour avec elle. Par rapport à
madame d'Houdetot, il détailla à Thérèse plusieurs circonstances qui
n'étaient connues ni d'elle, ni même de madame d'Houdetot, que je
taxais seul, que je n'avais dites qu'au seul Diderot sous le sceau de
l'amitié; et c'était précisément Saint-Lambert qu'il avait choisi pour
lui en faire la confidence. Ce dernier trait me décida; et. résolu de
rompre avec Diderot pour jamais, je ne délibérai plus que sur la ma-
nière; car je m'étais aperçu que les ruptures secrètes tournaient a
mon préjudice, en ce qu'elles laissaient le masque de l'amitié à mes
plus cruels ennemis.
Les règles de bienséance établies dans le monde sur cet article
semblent dictées par l'esprit de mensonge et de trahison. Paraître
encore l'ami d'un homme dont on a cessé de l'être, c'est se réserver
des moyens de lui nuire en surprenant les honnêtes gens. Je me rap-
pelai que quand l'illustre .Montesquieu rompit avec le P. de Tourne-
mine, il se hâta de le déclarer hautement, en disant à tout le monde :
N'écoutez ni le P. de Tournemine ni moi, parlant l'un de l'autre: car
nous avons cessé d'être amis. Cette conduite fut très applaudie, et
tout le monde en loua la franchise et la générosité. .le résolus de
suivre avec Diderot le même exemple : mais comment de ma retraite
publier cette rupture authentiquement, et pourtant sans scandale:
.le m'avisai d'insérer par forme de note, dans mon ouvrage, un pas-
sage du livre de l'Ecclésiastique, qui déclarait cette rupture et même
le sujet assez clairement pour quiconque était au tait, et ne signi-
fiait rien pour le reste du monde, m'attachant. au surplus, à ne dési-
. ON ] i SS ION S DE i . - i . ROUSSI VU.
gner dans l'ouvrage l'ami auquel je renonçais qu'avec l'honneur
qu'on doit toujours rendre à l'amitié même éteinte. ( )n peut voir tout
cela dans l'ouvrage même.
11 n'y a qu'heur et malheur dans ce monde; et il semble que tout
acte de courage soit un crime dans l'adversité. Le même trait qu'on
avait admire dans Montesquieu ne m'attira que blâme et reproche.
Sitôt que mon ouvrage fut imprimé et que j'en eus des exemplaires.
j'en envoyai un à Saint-Lambert, qui. la veille même, m'avait écrit,
au nom de madame d'HoudetOt et au sien, un billet plein de la plus
tendre amitié liasse 15. n 3; . Voici la lettre qu'il m'écrivit, en me
renvoyant mon exemplaire :
Eaubonne, io octobre 1758. (Liasse B, n° 38.)
» En vérité, monsieur, je ne puis accepter le présent que vous ve-
n ne/ de me faire. A l'endroit de votre préface où, à l'occasion de Di-
u derot, vous citez un passage de l'Ecclésiaste il se trompe, c'est de
n l'Ecclésiastique . le livre m'est tombé des mains. Après les conver-
■ sations de cet été vous m'avez paru convaincu que Diderot était in-
nocent des prétendues indiscrétions que vous lui imputiez. Il peut
" avoir des torts avec vous : je l'ignore; mais je sais bien qu'ils ne
« vous donnent pas le droit de lui faire une insulte publique. Vous
n n'ignorez pas les persécutions qu'il essuie, et vous allez mêler la voix
ci d'un ancien ami aux cris de l'envie. Je ne puis vous dissimuler.
■ monsieur, combien cette atrocité me révolte. Je ne vis point avec
« Diderot, mais je l'honore, et je sens vivement le chagrin que vous
nie/, a un homme à qui, du moins vis-à-vis de moi, vous n'avez ja-
1 mais reproché qu'un peu de faiblesse. .Monsieur', nous différons trop
de principes pour nous convenir jamais. Oubliez mon existence; cela
n ne doit pas être difficile. Je n'ai jamais fait aux hommes ni le bien ni
ci le mal dont on se souvient longtemps. Je vous promets, moi, mon-
sieur, d'oublier votre personne, et de ne me souvenir que de vos
•
Je ne me sentis pas moins déchire qu'indigné de cette lettre, et
d ins l'excès de ma misère retrouvant enfin ma fierté, je lui répondis
par le billet suivant :
LI V R] l ' I \ I ! M I
\ Montmorency, le n
Monsieur, en lisant votre lettre je vous ai fait l'honneur d'en
n être surpris, et j'ai eu la bêtise d'en être ému; mais je l'ai trouvée
« indigne de réponse.
« Je ne veux point continuer les copies de madame d'Houdetot.
n S'il ne lui convient pas de garder ce qu'elle a. elle peut me le ren-
voyer; je lui rendrai son argent. Si elle le garde, il faut toujo
« qu'elle envoie chercher le reste de son papier et de son argent. Je la
« prie de me rendre en même temps le prospectus dont elle est dépo-
h sitaire. Adieu, monsieur, n
Le courage dans l'infortune irrite les cœurs lâches, mais il plaît
aux cœurs généreux. 11 parait que ce billet lit rentrer Saint-Lambert
en lui-même, et qu'il eut regret à ce qu'il avait l'ait; mais, trop lier a
son tour pour en revenir ouvertement, il saisit, il prépara peut-être le
moyen d'amortir le coup qu'il m'avait porte. Quinze jours après, j^.-
reçus de M. d'Épinay la lettre suivante :
Ce jeudi, 26. Liasse H, n° 1 0
« J'ai reçu, monsieur, le livre que vous ave/, eu la bonté de m'en-
n voyer; je le lis avec le plus grand plaisir. L'est le sentiment que
n j'ai toujours éprouvé à la lecture de tous les ouvrages qui sont sor-
ti tis de votre plume. Recevez-en tous mes remercîments. J'aurais été
n vous les faire moi-même, si mes affaires m'eussent permis de de-
« meurer quelque temps dans votre voisinage; mais j'ai bien peu ha-
n bité la Lhcvrette cette année. .Monsieur et madame Dupin viennent
.■ m'y demander à dîner dimanche prochain. Je compte que MM. de
.. Saint-Lambert, de Francueil et madame d'Houdetot seront de la
• partie; vous me feriez un vrai plaisir, monsieur, si vous vouliez être
des nôtres. Toutes les personnes que j'aurai chez moi vous désirent,
<• et seront charmées de partager avec moi le plaisir de passer avec
« vous une partie de la journée. J'ai l'honneur d'être avec la plus par-
ce faite considération, etc. »
Cette lettre me donna d'horribles battements de cœur. Apres
avoir fait, depuis un an, la nouvelle de Paris, l'idée de m'allcr don-
I on i ESS10NS DE J.-J. ROI SSEAU.
ncr en spectacle vis-à-vis de madame d'Houdetot me faisait trembler,
et pavais peine à trouver assez de courage pour soutenir cette épreuve.
Cependant, puisqu'elle et Saint-Lambert le voulaient bien, puisque
d Epina) parlait au nom de tous les conviés, et qu'il n'en nommait
aucun que je ne lusse bien aise de voir, je ne crus point, après tout,
me compromettre en acceptant un dîner où j'étais en quelque sorte
invité par tout le monde. Je promis donc. Le dimanche il lit mauvais:
M. d'Épi nay m'envoya son carrosse, el j'allai.
Mon arrivée lit sensation. Je n'ai jamais reçu d'accueil plus cares-
sant. On eût dit que toute la compagnie sentait combien j'avais besoin
d eue rassuré.. Il n'y a que les cœurs français qui connaissent ces
sono de délicatesses. Cependant je trouvais plus de monde que je
ne m'y étais attendu; entre autres, le comte d'Houdetot, que je ne
connaissais point du tout, et sa sœur, madame de Blainville, dont je
me serais bien passé. Elle était venue plusieurs fois l'année précé-
dente à Eaubonne : et sa belle-sœur, dans nos promenades solitaires,
l'avait souvent laissée s'ennuyer à garder le mulet. Elle avait nourri
contre moi un ressentiment qu'elle satisfit durant ce dîner tout à son
aise; car on sent que la présence du comte d'Houdetot et de Saint-
Lambert ne mettait pas les rieurs de mon côté, et qu'un homme em-
barrassé dans les entretiens les plus faciles n'était pas fort brillant
dans celui-là. Je n'ai jamais tant souffert, ni fait plus mauvaise
contenance, ni reçu d'atteintes plus imprévues. Enfin, quand on
fut sorti de table, je m'éloignai de cette mégère; j'eus le plaisir de-
voir Saint- Lambert et madame d'Houdetot s'approcher de moi, et
nous causâmes ensemble, une partie de l'après-midi, de choses indif-
férentes, a la vérité, niais avec la même familiarité qu'avant mon
égarement. Ce procédé ne fut pas perdu dans mon cœur; et si Saint-
Lambert y eût pu lire, il en eût sûrement été content. Je puis jurer
que, quoique en arrivant, la vue de madame d'Houdetot m'eût donné
des palpitations jusqu'à la défaillance, en m'en retournant je ne pen-
sai presque pas à elle; je ne fus occupé que de Saint-Lambert.
Malgré les malins sarcasmes de madame de Blainville, ce dîner
me fit grand bien, et je me félicitai fort de ne m'y être pas refusé.
J'y reconnus, non-seulement que les intrigues de Grimm et des hol-
bachiens n'avaient point détaché de moi mes anciennes connaissances;
LIVRE DIXIÈME. 22b
mais, ce qui me tl.ut.i davantage eno i que les sentiments de
madame d'Houdetotet de Saint-Lambert étaient moins changés que je
n'a\ais ci 11 ; et je compris enfin qu'il \ avait plus de jalousie que de
mésestime dans l'éloignement où il la tenait de moi. Cela me consola
et me tranquillisa. Sûr de n'être pas un objet de mépris pour ceux
qui l'étaient de mon estime, j'en travaillai sur mon propre cœui avec
plus de courage et de succès. Si je ne vins pas a bout d'y éteindre
entièrement une passion coupable et malheureuse, j'en réglai du
moins si bien les testes, qu'ils ne m'ont pas fait l'aire une seule faute
depuis ce temps-là. Les copies de madame d'HoudetOt, qu'elle m'en-
gagea de reprendre: mes ouvrages que je continuai de lui envoyei
quand ils paraissaient, m'attirèrent encore de sa part, de temps à
autre, quelques messages et billets indifférents, mais obligeants. Elle
fit même plus, comme on verra dans la suite : et la conduite réci-
proque de tous les trois, quand notre commerce eut cesse, peut ser-
vir d'exemple de la manière dont les honnêtes gens se séparent, quand
il ne leur convient plus de se voir.
Un autre avantage que me procura ce dîner fut qu'on en parla
dans Paris, et qu'il servit de réfutation sans réplique au bruit qué-
mandaient partout mes ennemis, que j'étais brouillé mortellement
avec tous ceux qui s'y trouvèrent, et surtout avec M. d'Épinay. lin
quittant l'Ermitage, je lui avais écrit une lettre de remerciement très
honnête, à laquelle il répondit non moins honnêtement: et les atten-
tions mutuelles ne cessèrent point tant avec lui qu'avec M. de Lalive
son frère, qui même vint me voir à .Montmorency, et m'envoya ses
gravures. Hors les deux belles-soeurs de madame d'Houdetot, je n'ai
jamais été mal avec personne de sa famille.
Ma lettre à d'Alembert eut un grand succès. Tous mes ouvrages
en avaient eu, mais celui-ci me fut plus favorable. Il apprit au public
à se défier des insinuations de la coterie holbachique. Quand j'allai
à l'Ermitage, elle prédit, avec sa suffisance ordinaire, que je n'y tien-
drais pas trois mois. Quand elle vit que j'y en avais tenu vingt, et
que, forcé d'en sortir, je fixais encore ma demeure à la campagne,
elle soutint que c'était obstination pure; que je m'ennuyais à la mort
dans ma retraite; mais que, rongé d'orgueil, j'aimais mieux y périr
victime de mon opiniâtreté, que de m'en dédire et revenir à Paris.
TOME II. ?l
I ON FI SSIONS DE J.-J. ROI SSEAI .
La Ictuc a d'Alembert respirait une douceur d'âmequ'on sentait n'être
point jouée. Si j'eusse été rongé d'humeur dans ma retraite, mon ton
s'en serait senti. Il en régnait dans mus les écrits que j'avais faits à
Taris : il n'en régnait pins dans le premier que j'avais fait à la cam-
pagne. Pour ceux qui savent observer, cette remarque était décisive.
On \it que l'étais rentré dans mon élément.
Cependant ce même ouvrage, tout plein de douceur qu'il était,
me nt encore, pal nia balourdise et par mon malheur ordinaire, un
nouvel ennemi parmi les gens de lettres. J'avais fait connaissance
avec Marmontel chez M. de la Poplinière, et cette connaissance s'était
entretenue chez le baron. Marmontel faisait alors le Mercure de
France. Conme j'avais la fierté de ne point envoyer mes ouvrages
aux auteurs périodiques, et que je voulais cependant lui envoyer ce-
lui-ci. sans qu'il crût que c'était a ce titre, ni pour qu'il en parlât
dans le Mercure, j'écrivis sur son exemplaire que ce n'était point pour
l'auteur du Mercure, mais pour M. Marmontel. Je crus lui faire un
très beau compliment; il crut y voir une cruelle offense, et devint
mon plus irréconciliable ennemi. Il écrivit contre cette même lettre
avec politesse, mais avec un fiel qui se sent aisément, et depuis luis
il n'a manqué aucune occasion de me nuire dans la société, et de me
maltraiter indirectement dans ses ouvrages : tant le très irritable
amour-propre des gens de lettres est difficile a ménager, et tant on
doit avoir soin de ne rien laisser, dans les compliments qu'on leur
fait, qui puisse même avoir la moindre apparence d'équivoque.
Devenu tranquille de tous les côtés, je profitai du loisir et de
l'indépendance où je me trouvais pour reprendre mes travaux avec
plus de suite. J'achevai cet hiver la Julie, et je l'envoyai à Rev, qui
la lit imprimer l'année suivante. Ce travail fut cependant encore in-
terrompu par une petite diversion, et même assez désagréable. J'ap-
pris qu'on préparait a l'Opéra une nouvelle remise du Devin dit vil-
< lutte de voii ce gens-là disposer arrogamment de mon bien,
je repris le mémoire que j'avais envoyé a .M. d'Argenson, et qui était
demeuré sans réponse; et l'ayant retouche, je le lis remettre par
M. Sellon, résident de Genève, avec une lettre dont il voulut bien se
i M. le comte de Saint-Florentin, qui avait remplace
M. d'Argenson dans le département de l'Opéra. M. de Saint-Flo-
I IVRE DIXI1 ME.
rentin promit une réponse, et n'en tit aucune. Duclos, i qui j'écrivis
ce que j'avais fait, en parla aux petits violons, qui offrirent de me
rendre, non mon opéra, mais mes entrées dont je ne pouvais plus
profiter. Voyant que je n'avais d'aucun côté aucune justice à espérer.
j'abandonnai cette affaire; et la direction de l'Opéra, sans répondre à
mes raisons ni les écouter, a continué de disposer, comme de son
propre bien, et défaire son profit du Devin du village, qui très incon
testablement n'appartient qu'à moi seul.
Depuis que j'avais secoué le joug de mes tyrans, je menais une
vie assL/ égale et paisible : privé du charme des attachements trop
vifs, j'étais libre aussi du poids de leurs chaînes. Dégoûté des amis
protecteurs, qui voulaient absolument disposer de ma destinée et
m'asservir à leurs prétendus bienfaits malgré moi, j'étais résolu de
m'en tenir désormais aux liaisons de simple bienveillance, qui, sans
gêner la liberté, font l'agrément de la vie, et dont une mise d'égalité
fait le fondement. J'en avais de cette espèce autant qu'il m'en fallait
pour goûter les douceurs de la société, sans en souffrir la dépendance ;
et sitôt que j'eus essayé de ce genre de vie, je sentis que c'était celui
qui convenait à mon âge, pour finir mes jours dans le calme, loin de
l'orage, des brouilleries et des tracasseries, où je venais d'être à demi
submergé.
Durant mon séjour à l'Ermitage, et depuis mon établissement à
Montmorency, j'avais fait à mon voisinage quelques connaissances
qui m'étaient agréables, et qui ne m'assujettissaient à rien. A leur
tète était le jeune Loyseau de Mauléon, qui, débutant alors au bar-
reau, ignorait quelle y serait sa place. Je n'eus pas comme lui ce
doute. Je lui marquai bientôt la carrière illustre qu'on le voit four-
nir aujourd'hui. Je lui prédis que, s'il se rendait sévère sur le choix
des causes, et qu'il ne fût jamais que le défenseur de la justice et de
la vertu, son génie, élevé par ce sentiment sublime, égalerait celui
des plus grands orateurs. Il a suivi mon conseil, et il en a senti
l'effet. Sa défense de M. de Portes est digne de Démosthène. 11 ve-
nait tous les ans à un quart de lieue de l'Ermitage passer les va-
cances à Saint-Brice, dans le fief de Mauléon, appartenant à sa mère.
et où jadis avait logé le grand Bossuet. Voilà un fief dont une suc-
cession de pareils maîtres rendrait la noblesse difficile à soutenir.
i ON FESSIONS DE I.-J. ROUSSEAU.
J'avais, au même village de Saint-Brice, le libraire Guérin,
homme d'esprit, lettré, aimable, et de la haute volée dans son état.
Il me tit taire aussi connaissance avec Jean Néaulme, libraire d'Am-
sterd i. - mi corresp mdanl et son ami, qui dans la suite imprima
V Emile.
J'avais, plus près encore que Saint-Brice, M. Maltor, curé de
Grosley, plus fait pour être homme d'État et ministre que curé de
V illage, et à qui l'on eût donné tout au moins un diocèse à gouverner,
si les talents décidaient des places. Il avait été secrétaire du comte du
Luc. et avait connu très particulièrement Jean-Baptiste Rousseau.
Aussi plein d'estime pour la mémoire de cet illustre banni que d'hor-
reur pour celle du fourbe Saurin qui l'avait perdu, il savait sur l'un
et sur l'autre beaucoup d'anecdotes curieuses, que Seguy n'avait pas
mises dans la vie encore manuscrite du premier; et il m'assurait que
le comte du Luc, loin d'avoir jamais eu à s'en plaindre, avait conservé
jusqu'à la fin de sa vie la plus ardente amitié pour lui. M. Maltor, à
qui M. de Yintimille avait donné cette retraite assez bonne, après la
mort de son patron, avait été employé jadis dans beaucoup d'affaires,
dont il avait, quoique vieux, la mémoire encore présente, et dont il
raisonnait très bien. Sa conversation, non moins instructive qu'amu-
sante, ne sentait point son curé de village : il joignait le ton d'un
homme du monde aux connaissances d'un homme de cabinet. Il était,
de tous mes voisins permanents, celui dont la société m'était la plus
agréable, et que j'ai eu le plus de regret de quitter.
J'avais à .Montmorency les oratoriens, et entre autres le P. Ber-
thier, professeur de physique, auquel, malgré quelque léger vernis de
pédanterie, je m'étais attache par un certain air de bonhomie que je
lui trouvais. J'avais cependant peine à concilier cette grande simpli-
cité avec le désir et l'art qu'il avait de se fourrer partout, chez les
;ds, chez les femmes, chez les dévots, chez les philosophes. 11
savait se faire tout à tous. Je me plaisais fort avec lui. J'en parlais à
tout le monde : apparemment ce que j'en disais lui revint. 11 me re-
merciait un jour, en ricanant, de l'avoir trouvé bonhomme. Je trouvai
dans son souris je ne sais quoi de sardonique, qui changea totale-
ment sa physionomie à mes yeux, et qui m'est souvent revenu depuis
lors dans la mémoire. Je ne peux pas mieux comparer ce souris qu'à
I IVRE DIXI1 ME.
celui de Panurge achetant les moutons de Dindenaut. Notre connais-
sance avait commencé peu de temps après mon arrivée à l'Ermitage,
où il me venait voir très souvent. J'étais déjà établi à Montmorency,
quand il en partit pour retourner demeurer a Paris. Il y voyait sou-
vent madame le Yasseur. Un jour que je ne pensais à rien moil
m'écrivit de la part de cette femme, pour m'informer que M. Grimm
offrait de se charger de son entretien, et pour me demander la per-
mission d'accepter cette offre. J'appris qu'elle consistait en une pen-
sion de trois cents livres, et que madame le Yasseur devait venii
demeurer a Deuil, entre la Chevrette et Montmorency, .le ne dirai
pas l'impression que lit sur moi cette nouvelle, qui aurait été moins
surprenante si Grimm avait eu dix mille livres de rentes, ou quel-
que relation plus facile à comprendre avec cette femme, et qu'on ne
m'eût pas lait un si grand crime de l'avoir amenée à la campagne,
où cependant il lui plaisait maintenant de la ramener, comme si elle
était rajeunie depuis ce temps-là. Je compris que la bonne vieille ne
me demandait cette permission, dont elle aurait bien pu se passer si
je l'avais refusée, qu'atin de ne pas s'exposer a perdre ce que je lui
donnais de mon coté. Quoique cette charité me parût très-extraordi-
naire, elle ne me frappa pas alors autant qu'elle a fait dans la suite.
Mais quand j'aurais su tout ce que j'ai pénétré depuis, je n'en aurais
pas moins donné mon consentement, comme je lis, et comme j'étais
obligé de faire, à moins de renchérir sur l'offre de M. Grimm. Depuis
lors le P. Berthier me guérit un peu de l'imputation de bonhomie qui
lui avait paru si plaisante, et dont je l'avais si étourdiment chargé.
Ce même P. Berthier avait la connaissance de deux hommes qui
recherchèrent aussi la mienne, je; ne sais pourquoi : car il y avait
assurément peu de rapport entre leurs goûts et les miens. C'étaient
des enfants de Melchisédec, dont on ne connaissait ni le pays, ni la
famille, ni probablement le vrai nom. Ils étaient jansénistes, et
passaient pour des prêtres déguisés, peut-être a cause de leur façon
ridicule de porteries rapières auxquelles ils étaient attachés. Le mys-
tère prodigieux qu'ils mettaient à toutes leurs allures leur donnait
un air de chefs de parti, et je n'ai jamais douté qu'ils ne tissent la
Gazette ecclésiastique. L'un, grand, bénin, patelin, s'appelait M. Fer-
raud ; l'autre, petit, trapu, ricaneur, pointilleux, s'appelait M. Minard.
, oNl ESSIONS DE I.-J. ROUSSEAU.
Ils -ic traitaient de cousins. Ils logeaient à Paris, avec d'Âlembert,
chez sa nourrice, appelée madame Rousseau; et ils avaient pris à
\1 orency un petit appartement pour y passer les étés. Ils taisaient
leur ménage eux-mêmes, sans domestique et sans commissionnaire.
Us axaient alternativement chacun sa semaine pour aller aux provi-
sions, l'aire la cuisine et balayer la maison. D'ailleurs ils se tenaient
asse/ bien; nous mangions quelquefois les uns chez les autres. .le ne
sais pas pourquoi ils se souciaient de moi; pour moi, je ne me sou-
ciais d'eux que parce qu'ils jouaient aux échecs; et, pour obtenir
une pauvre petite partie, j'endurais quatre heures d'ennui. Comme
ils se fourraient partout et voulaient se mêler de tout, Thérèse les
appelait les commères, et ce nom leur est demeuré à Montmorency.
Telles étaient, avec mon hôte M. Mathas. qui était un bonhomme,
mes principales connaissances de campagne. Il m'en restait assez a
Paris pour y vivre, quand je voudrais, avec agrément, hors de la
sphère des gens de lettres, où je ne comptais que le seul Duclos pour
ami : car Deleyre était encore trop jeune; et quoique, après avoir vu
de près les manœuvres de la clique philosophique à mon égard, il
s'en lut tout à fait détaché, ou du moins je le crus ainsi, je ne pouvais
encore oublier la facilité qu'il avait eue à se faire auprès de moi le
porte-voix de tous ces gens-là.
J'avais d'abord mon ancien et respectable ami M. Roguin. C'était
un ami du bon temps, que je ne devais point à mes écrits, mais à
moi-même, et que pour cette raison j'ai toujours conservé. J'avais le
bon Lenieps, mon compatriote, et sa fille alors vivante, madame Lam-
bert. J'avais un jeune Genevois, appelé Coindet, bon garçon, ce me
semblait, soigneux, officieux, zélé; mais ignorant, confiant, gour-
mand, avantageux, qui m'était venu voir dès le commencement dé-
nia demeure à l'Ermitage, et, sans autre introducteur que lui-même,
s'était bientôt établi chez moi, malgré moi. Il avait quelque goût
pour le dessin, et connaissait les artistes. Il me fut utile pour les
estampes de la Julie ; il se chargea de la direction des dessins et des
planches, et s'acquitta bien de cette commission.
us la maison de M. Dupin, qui. moins brillante que durant
les beaux jours de madame Dupin, ne laissait pas d'être encore, par
le mérite des maîtres et par le choix du monde qui s'y ressemblait.
LIVRE DIXIEME.
une des meilleures maisons de Paris. Comme je ne leur avais préféré
personne, que je ne les avais quittes que pour \ i\ le libre, ils n'avaient
point cessL; de me voir avec amitié, et j'étais sûr d'être en tout temps
bien reçu de madame Dupin. Je la pouvais même compter pour une
vie mes voisines «.le campagne, depuis qu'ils s'étaient fait un établis-
sement a Clichy, ou j'allai quelquefois passer un joui ou deux, et ou
j'aurais été davantage, si madame Dupin et madame de Chenonccaux
avaient vécu de meilleure intelligence. Mais la difficulté de se partagei
dans la même maison entre duux femmes qui ne sympathisaient pas.
me rendit Clichj trop gênant. Attache à madame de Chenonceaux
d'une amitié plus égale et plus familière, j'avais le plaisir de la \<>ii
plus à mon aise à Deuil, presque à ma porte, où elle avait loue une
petite maison, et même chez moi, où elle me venait voir assC/
souvent.
J'avais madame de Créqui, qui, S 'étant jetée dans la haute dévo-
tion, avait cesse de voir les d'Alembert. les Marmontcl, et la plupart
des gens de lettres, excepte, je crois, l'abbé Trublet, manière alors
de demi-cafard, dont elle était même assez, ennuyée. Pour moi,
qu'elle avait recherché, je ne perdis pas sa bienveillance ni -a corres
pondance. Elle m'envoya des poulardes du .Mans aux étrennes; et
-a partie était laite pour venir nie voir l'année suivante, quand un
voyage de madame de Luxembourg croisa le sien. Je lui dois ici une-
place à part; elle en aura toujours une distinguée dans mes souve-
nirs.
J'avais un homme qu'excepté Roguin, j'aurais dû mettre le pre-
mier en compte : mon ancien confrère et ami de Carrio, ci-devant
secrétaire titulaire de l'ambassade d'Kspagne à Venise, puis en Suède,
où il tut, par sa cour, charge des affaires, et enfin nommé réellement
secrétaire d'ambassade a Paris. Il me vint surprendre a Montmo-
rency, lorsque je m'y attendais le moins. [| était décore d'un ordre
d'Kspagne, dont j'ai oublie le nom. avec une belle croix en pierreries
Il avait ete oblige, dans ses preuves, d'ajouter une lettre à son nom
de Carrio, et portait celui du chevalier de Carrion. Je le trouvai
toujours le même, le même excellent cœur, l'esprit de jour en jour
plus aimable. J'aurais repris avec lui la même intimité qu'aupar;
vant, si Coindet, s'interposant entre nous a son ordinaire, n'eût pro-
CONI i SSIONS in: i.-.i. koi ss i \r.
fité de mon éloignement pour s'insinuer a ma place et en mon nom
dans sa confiance, et me supplanter, a force de zèle à me servir.
La mémoire de Carrion me rappelle celle d'un de mes voisins de
campagne, dont jamais d'autant plus de tort de ne pas parler, que j'en
ai à confesser un bien inexcusable envers lui. (l'était l'honnête M. le
Blond, qui m'avait rendu service à Venise, et qui, étant venu faire un
voyage en France avec sa famille, avait loué une maison de campagne
a la Briche, non loin de Montmorency. Sitôt que j'appris qu'il était
mon voisin, j'en tus dans la joie de mon cceur, et me lis encore plus
une fête qu'un devoir d'aller lui rendre visite. Je partis pour cela dès
le lendemain. Je tus rencontré par des gens qui me venaient voir moi-
même, et avec lesquels il fallut retourner. Deux jours après, je pais
Te ; il avait dîné à Paris avec toute sa famille. Une troisième fois
il eiait chez lui: j'entendis des voix de femmes, je vis à la porte un
carrosse qui me lit peur. Je voulais du moins, pour la première fois,
le voir à mon aise, et causer avec lui de nos anciennes liaisons. Enfin,
je remis si bien ma visite de jour à autre, que la honte de remplir si
tard un pareil devoir lit que je ne le remplis point du tout. Après
avoir osé tant attendre, je n'osai plus me montrer. Cette négligence,
dont M. le Blond ne put qu'être justement indigné, donna vis-à-vis
de lui l'air de l'ingratitude à ma paresse ; et cependant je sentais mon
cœur si peu coupable, que si j'avais pu faire à M. le Blond quelque
Mai plaisir, même à son insu, je suis bien sur qu'il ne m'eût pas
trouvé paresseux. Mais l'indolence, la négligence et les délais dans
les petits devoirs à remplir, m'ont fait plus de tort que de grands
vices. Mes pires fautes ont été d'omission : j'ai rarement fait ce qu'il
ne fallait pas faire, et malheureusement j'ai plus rarement encore fait
ce qu'il fallait.
Puisque me voila revenu à mes connaissances de Venise, je n'en
dois pas oublier une qui s'y rapporte, et que je n'avais interrompue,
ainsi que les autres, que depuis beaucoup moins de temps. C'est
celle de M. de Jonville, qui avait continué, depuis son retour de
Cènes, à nie faire beaucoup d'amitiés. Il aimait fort à me voir, et à
causer avec moi des affaires d'Italie et des folies de M. de Montaigu,
dont il savait, de son côté, bien des traits par les bureaux des affaires
étrangères, dans lesquels il avait beaucoup de liaisons. J'eus le plaisir
LIVRE DIXI1 Ml
aussi de revoir chez lui mon ancien camarade Dupont, qui avaii
acheté une charge dans sa province, et doni les affaires le ramenaient
quelquefois à Paris. M. de Jonville devint peu à peu si empressé de
m'avoir, qu'il en était même gênant; et quoique nous logeassions
dans des quartiers fort éloignés, il y avait du bruit entre nous quand
je passais une semaine entière sans allei dîner chez lui. Quand il
allait à Jonville, il m'y voulait toujours emmener; mais y étant une
fois allé passer huit jours, qui me parurent fort longs, je n'y voulus
plus retourner. M. de Jonville était assurément un honnête et galant
homme, aimable même à certains égards; mais il avait peu d'esprit:
il était beau, tant soit peu Narcisse, et passablement ennuyeux. 11
avait un recueil singulier, et peut-être unique au monde, dont il
s'occupait beaucoup, et dont il occupait aussi ses hôtes, qui quelque-
fois s'en amusaient moins que lui. C'était une collection très com-
plète de tous les vaudevilles de la cour et de Paris, depuis plus de
cinquante ans, où l'on trouvait beaucoup d'anecdotes, qu'on aurait
inutilement cherchées ailleurs. Voilà des Mémoires pour l'histoire de-
France, dont on ne s'aviserait guère chez toute autre nation.
Unjour.au tort de notre meilleure intelligence, il me rit un accueil si
froid, si glaçant, si peu danssonton ordinaire, qu'après luiavoir donné
occasion de s'expliquer, et même l'en avoir prié, je sortis de chez lui
avec la résolution, que j'ai tenue, de n'y plus remettre les pieds ; car
on ne me revoit guère où j'ai été une fois mal reçu, et il n'y avait
point ici de Diderot qui plaidât pour Al. de Jonville. Je cherchai
vainement dans ma tète quel tort je pouvais avoir avec lui : je ne
trouvai guère. J'étais sûr de n'avoir jamais parlé de lui ni des sien-.
que de la façon la plus honorable; car je lui étais sincèrement atta-
ché ; et, outre que je n'en avais que du bien à dire, ma plus inviolable-
maxime a toujours été de ne parler qu'avec honneur des maisons que
je fréquentais.
Enfin, a force de ruminer, voici ce que je Conjecturai. I.a dernière
fois que nous nous étions vus, il m'avait donne a souper chez des
filles de sa connaissance, avec deux ou trois commis des affaires étran-
gères, gens très aimables, et qui n'avaient point du tout l'air ni le
ton libertin; et je puis jurer que de mon coté la soirée se passa ,t
méditer assez, tristement sur le malheureux sort de ces créatures. Je
I ON] I SSIONS DE J.-J. ROUSSEAU .
ne payai pas mon cent, parce que .M. de Jonville nous donnait à
souper ; et je ne donnai lien à ces tilles, parce que je ne leur lis point
gagner, comme à \& padoana, le payement que j'aurais pu leur offrir.
Nous sortîmes tous assez gais, et de très bonne intelligence. Sans être
retourné chez, ces tilles, j'allai trois ou quatre jours après dîner chez
M. de Jon\ ille.que je n'avais pas revu depuis lors, et qui me fit l'accueil
que j'ai dit. N'en pouvant imaginer d'autre cause que quelque malen-
tendu relatif' à ce souper, et voyant qu'il ne voulait pas s'expliquer,
je pris mon parti et cessai de le voir; mais je continuai de lui envoyer
mes ouvrages: il nie lit l'aire souvent des compliments; et l'ayant un
jour rencontré au chauffoir de la Comédie, il me fit, sur ce que je
n'allais plus le voir, des reproches obligeants, qui ne m'y ramenèrent
pas. Ainsi cette affaire avait plus l'air d'une bouderie que d'une rup-
ture. Toutefois ne l'ayant pas revu, et n'ayant plus oui parler de lui
depuis lors, il eût été trop tard pour y retourner au bout d'une inter-
ruption de plusieurs années. Voilà pourquoi M. de Jonville n'entre
point ici dans ma liste, quoique j'eusse assez longtemps fréquente sa
maison.
Je n'enflerai point la même liste de beaucoup d'autres connais-
sances moins familières, ou qui, par mon absence, avaient cessé de
l'être, et que je ne laissai pas de voir quelquefois en campagne, tant
chez moi qu'à mon voisinage, telles, par exemple, que les abbés de
Condillac. de Mably, MM. de Mairan, de Lalive, de Boisgelou,
Watelet, Ancelet, et d'autres qu'il serait trop long de nommer. Je
passerai légèrement aussi sur celle de M. de Margcncy, gentilhomme
ordinaire du roi, ancien membre de la coterie holbachique, qu'il
avait quittée ainsi que moi, et ancien ami de madame d'Epinay, dont
il s'était détaché ainsi que moi ; ni sur celle de son ami Desmahis,
auteur célèbre, mais éphémère, de la comédie de Y Impertinent . Le
premier était mon voisin de campagne, sa terre de Margency étant près
de Montmorency. Nous étions d'anciennes connaissances; mais le
voisinage et une certaine conformité d'expériences nous rapprochè-
rent davantage. Le second mourut peu après. 11 avait du mérite et
de l'esprit; mais il était un peu l'original de sa comédie, un peu fat
auprès des femmes, et n'en fut pas extrêmement regretté.
Mais je ne puis omettre une correspondance nouvelle de ce
LIVRE DIXIÈME. i35
temps là. qui a trop influé ^ur le reste de ma vie poui que je néglige
d'en marquer le commencement. Il s'agit de M. de Lamoignon de
Malesherbes, premier président de la cour des aides, chargé pour lors
de la librairie, qu'il gouvernait avec autant de lumières que de dou-
Ceur et a la grande satisfaction des gens de lettres. Je ne l'avais pas
été voira Paris une sL-nle lois; cependant j'avais toujours éprouvé de
sa part les facilites les plus obligeantes, quant a l.i censure; et je
savais qu'en plus d'une occasion il avait fort malmené ceux qui écri-
vaient contre moi. J'eus de nouvelles preuves de sCs bontés .m sujet
de l'impression de la Julie; car les épreuves d'un si grand ouvrage
étant fort coûteuses à faire venir d'Amsterdam parla poste, il permit,
avant ses ports francs, qu'elles lui fussent adressées; et il me les
envoyait franches aussi, s,uis le contre-seing de M. le chancelier son
père. Quand l'ouvrage fut imprimé, il n'en permit le débit dans le
royaume qu'ensuite d'une édition qu'il en lit faire à mon profit,
malgré moi-même : comme ce profit eût été de ma part un vol fait a
Rev. à qui j'avais vendu mon manuscrit, non seulement je ne voulus
point accepter le présent qui m'était destiné pour cela, sans son aveu,
qu'il accorda très généreusement ; mais je voulus partager avec lui
les cent pistoles à quoi monta ce présent, et dont il ne voulut rien.
Pour ces cent pistoles, j'eus le désagrément dont M. de Malesherbes
ne m'avait pas prévenu, de voir horriblement mutiler mon ouvi
et empêcher le débit de la bonne édition jusqu'à ce que la mauvaise
fût écoulée.
J'ai toujours regardé M. Malesherbes comme un homme d'une
droiture à toute épreuve. Jamais rien de ce qui m'est arrivé ne m'a
fait douter un moment de sa probité : mais aussi faible qu'honnête,
il nuit quelquefois aux gens pour lesquels il s'intéresse, à force de les
vouloir préserver. Non-seulement il lit retrancher plus de cent pages
dans l'édition de Paris, mais il fit un retranchement qui pouvait
porter le nom d'infidélité dans l'exemplaire de la bonne édition qu'il
envoya à madame de Pompadour. Il est dit quelque part, dans cet
ouvrage, que la femme d'un charbonnier est plus digne de respect
que la maîtresse d'un prince. Cette phrase m'était venue dans la cha-
leur de la composition, sans aucune application, je le jure. En relisant
l'ouvrage, je vis qu'on ferait cette application. Cependant, par la
I ON] l 5SIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
très imprudente maxime de ne rien ôter par égard aux applications
qu'on pouvait faire, quand j'avais dans ma conscience le témoignage
de ne les avoir pas faites en écrivant, je ne voulus point ôter cette
phrase, et je me contentai de substituer le motprince au motroi, que
j'avais d'abord mis. Cet adoucissement ne parut pas suffisant à M. de
Malesherbes : il retrancha la phrase entière, dans un carton qu'il lit
imprimer exprès, et coller aussi proprement qu'il fut possible dans
l'exemplaire de madame de Pompadour. Elle n'ignora pas ce tour de
passe-passe : il se trouva de bonnes âmes qui l'en instruisirent. Pour
moi, je ne l'appris que longtemps après, lorsque je commençais ^.\'^:]^
sentir les suites.
N'est-ce point encore ici la première origine de la haine couverte,
mais implacable, d'une autre dame qui était dans Lin cas pareil, sans
que j'en susse rien, ni même que je la connusse quand j'écrivis ce
passage? Quand le livre se publia, la connaissance était faite, et
j'étais ties inquiet. Je le dis au chevalier de Lorenzi, qui se moqua
de moi, et m'assura que cette dame en était si peu offensé qu'elle n'y
avait pas même fait attention. Je le crus, un peu légèrement peut-être
et je me tranquillisai fort mal à propos.
Je reçus, à l'entrée de l'hiver, une nouvelle marque des bonte's de
M. de .Malesherbes, à laquelle je fus fort sensible, c^uoique je ne
jugeasse pas à propos d'en profiter. Il y avait une place vacante dans
le .Journal des savants. Margency m'écrivit pour me la proposer,
comme de lui-même. Mais il me fut aisé de comprendre, par le tour
de sa lettre (liasse C, n° 33), qu'il était instruit et autorisé; et lui-
même me marqua dans la suite (liasse C, n° 47) qu'il avait été chargé
de me faire cette offre. Le travail de cette place était peu de chose.
Il ne s'agissait que de deux extraits par mois, dont on m'apporterait
les livres, sans être obligé jamais à aucun voyage de Paris, pas même
pour faire au magistrat une visite de remerciement. J'entrais par là
dans une société de gens de lettres du premier mérite, MM. de Mairan.
Clairaut, de Guignes et l'abbé Barthélémy, dont la connaissance était
déjà faite avec les deux premiers, et très bonne à faire avec les deux
autres. Enfin, pour un travail si peu pénible, et que je pouvais faire
si commodément, il y avait un honoraire de huit cents francs attaché
à cette place. Je délibérai quelques heures avant que de me déter-
I IVRE DIXI] Ml
miner, et je puis jurer que ce ne fut que par la crainte de fâcher Mai
gency et Je déplaire à M. de Malesherbes. Mais enfin la gêne insup-
portable >ie ne pouvoir travailler à mon heure et d'être commandé
par le temps, bien plus encore la certitude de mal i emplir les fonc-
tions dont il fallait me charger, remportèrent surtout, et me déter-
minèrent à refuser une place pour laquelle je n'étais pas propre. Je
savais que tout mon talent ne venait que d'une certaine chaleur d'âme
sur les matières que j'avais a traiter, et qu'il n'y avait que l'amour d\i
grand, du vrai, du beau, qui put animer mon génie. Et que m'au
raient importé les sujets de la plupart des livres que j'aurais à extraire.
et les livres mêmes; Mon indifférence pour la chose eût glacé ma
plume et abruti mon esprit. On s'imaginait que je pouvais écrire par
métier, comme tous les autres gens de lettres, au lieu que je ne sus
jamais écrire que par passion. Ce n'était assurément pas là ce qu'il
fallait au Journal des savants. J'écrivis donc à Margency une lettre de
remerciement, tournée avec toute l'honnêteté possible, dans laquelle
je lui lis si bien le détail de mes raisons, qu'il ne se peut pas que ni
lui, ni M. de Malesherbes, aient cru qu'il entrât ni humeur ni orgueil
dans mon refus. Aussi l'approuvèrent-ils l'un et l'autre, sans m'en
taire moins bon visage; et le secret fut si bien gardé sur cette allaite,
que le public n'en a jamais eu le moindre vent.
Cette proposition ne venait pas dans un moment favorable pour
me la faire agréer; car depuis quelque temps je formais le projet de
quitter tout à fait la littérature, et surtout le métier d'auteur. Tout ce
qui venait de m'arriver m'avait absolument dégoûté des gens de
lettres, et j'avais éprouvé qu'il était impossible de courir la même
carrière, sans avoir quelques liaisons avec eux. Je ne l'étais guère-
moins des gens du monde, et en général de la vie mixte que je venais
de mener, moitié à moi-même, et moitié à des sociétés pour lesquelles
je n'étais point fait. Je sentais plus que jamais, et par une constante
expérience, que toute association inégale est toujours désavantageuse
au parti faible. Vivant avec des gens opulents, et d'un autre état que
celui que j'avais choisi, sans tenir maison comme eux, j'étais obligé
de les imiter en bien des choses; et des menues dépenses, qui n'étaient
rien pour eux, étaient pour moi non moins ruineuses qu'indispen-
sables. Qu'un autre homme aille dans une maison de campagne, il est
N 1 I SSIONS DK l.-J. ROUSSE \ l
servi par son laquais, tant à table que dans sa chambre : il l'envoie
chercher tout ce dont il a besoin; n'ayant rien à faire directement avec
ks gens de la maison, ne les voyant même pas, il ne leur donne des
étrennes que quand et comme il lui plaît : mais moi, seul, sans do-
mestique, j'étais a la merci de Ceux de la maison, dont il fallait né-
cessairement capter les bonnes grâces, pour n'avoir pas beaucoup a
souffrir; et, traité comme l'égal de leur maître, il en fallait aussi traiter
les gens comme tel, et même faire pour eux plus qu'un autre, parce
qu'en effet j'en avais bien plus besoin. Passe encore quand il y a peu
de domestiques; mais dans les maisons où j'allais il y en avait beau-
coup, tous très-rogues, très-fripons, très-alertes, j'entends pour leur
intérêt; et les coquins savaient taire en sorte que j'avais successive-
ment besoin de tous. Les femmes de Paris, qui ont tant d'esprit, n'ont
aucune idée juste sur cet article; et, à force de vouloir économiser ma
bourse, elles me ruinaient. Si je soupais en ville un peu loin de chez
moi, au lieu de souffrir que j'envoyasse chercher un fiacre, la dame
de la maison faisait mettre les chevaux pour me ramener; elle était
fort aise de m'épargner les vingt-quatre sous du fiacre : quant à l'écu
que je donnais au laquais et au cocher, elle n'y songeait pas. Une
femme m'écrivait-elle de Paris a l'Ermitage, ou à Montmorency :
axant regret aux quatre sous de port que sa lettre m'aurait coûté, elle
me l'envoyait par un de ses gens, qui arrivait à pied tout en nage, et
à qui je donnais à dîner, et un écu qu'il avait assurément bien gagné.
Me proposait-elle d'aller passer huit ou quinze jours avec elle à sa
campagne, elle se disait en elle-même : Ce sera toujours une écono-
mie pour •ce pauvre garçon; pendant ce temps-la, sa nourriture ne
lui, coûtera rien. Elle ne songeait pas qu'aussi, durant ce temps-là, je
ne travaillais point; que mon ménage, et mon loyer, et mon linge.
et mes habits, n'en allaient pas moins; que je payais mon barbier à
double, et qu'il ne laissait pas de m'en coûter chez elle plus qu'il ne
m'en aurait coûté chez moi. Quoique je bornasse mes petites largesses
aux seules maisons où je vivais d'habitude, elles ne laissaient pas de
m'être ruineuses. Je puis assurer que j'ai bien versé vingt-cinq écus
chez madame d'Houdetot à Eaubonne, ou je n'ai couché que quatre
ou cinq fois, et plus de cent pistoles tant à Épinay qu'a la Chevrette,
pendant les cinq ou six ans que j'y fus le plus assidu. Ces dépenses
L1VR] DIXIÈME.
sont iné\ itables pour un homm : de mon humeur, qui ne sait se pour
voir de rien, ni s'ingénier sur rien, ni supporter l'aspect d'un valet
qui grogne, et qui vous sert en rechignant. Chez madame Dupin
même, où j'étais de la maison, et où je rendais mille services aux
domestiques, je n'ai jamais reçu les leurs qu'a la pointe de mon argent.
Dans la suite, il a fallu renoncer tout à fait a Ces petites libéralités.
que ma situation ne m'a plus permis de faire; et c'est alors qu'on m'a
fait sentir bien plus durement encore l'inconvénient de fréquenter des
gens d'un autre état que le sien.
Encore si cette \ ie eût été de mon goût, je me serais consolé d'une
dépense onéreuse, consacrée à mes plaisirs : mais se ruiner pour
s'ennuyer est trop insupportable; et j'avais si bien senti le poids de
ce train de vie, que, profitant de l'intervalle de liberté où je me trou-
vais pour lois, j'étais déterminé à le perpétuer, à renoncer totalement
à la grande société1, à la composition des livres, à tout commerce de-
littérature, et à me renfermer, pour le reste de mes jours, dans la
sphère étroite et paisible pour laquelle je me sentais né.
Le produit de la Lettre à d'Alemberl et de la Nouvelle Héloïse avait
un peu remonté mes finances, qui s'étaient fort épuisées a l'Ermitage.
Je me voyais environ mille écus devant moi. L'Emile, auquel je m'étais
mis tout de bon quand j'eus achevé VHéloïse, était fort avancé, et son
produit devait au moins doubler cette somme. Je formai le projet de
placer ce fonds de manière à me faite une petite rente viagère, qui
put, avec ma copie, me faire subsister sans plus écrire. J'avais encore
deux ouvrages sur le chantier. Le premier était mes Institutions po-
litiques. J'examinai l'état de ce livre, et je trouvai qu'il demandait
encore plusieurs années de travail. Je n'eus pas le courage de le pour-
suivre et d'attendre qu'il fût achevé, pour exécuter ma résolution.
Ainsi, renonçant à cet ouvrage, je résolus d'en tirer tout ce qui pou-
vait se détacher, puis de brûler tout le reste: et. poussant ce travail
avec zèle, sans interrompre celui de l'Emile, je mis. en moins de deux
ans, la dernière main au Contrat social.
Restait le Dictionnaire de musique. C'était un travail de manœuvre,
qui pouvait se faire en tout temps, et qui n'avait pour objet qu'un pro-
duit pécuniaire. Je me réservai de l'abandonner, ou de l'achever a
mon aise, selon que mes autres ressources rassemblées me rendraient
I ONI I SSIONS l>i: i.-.l. ROUSSI VI
celle-là nécessaire ou superflue. A l'égard de la Morale sensitive, dont
l'entreprise était restée en esquisse, je l'abandonnai totalement.
Comme j'avais en dernier projet, si je pouvais me passer tout à
fait de la copie, celui de m'éloigner de Paris, où l'affluence des surve-
nants rendait nia subsistance coûteuse, et tn'ôtait le temps d'y pour-
voir, pour prévenir dans ma retraite l'ennui dans lequel on dit que
tombe un auteur quand il a quitté la plume, je me réservais une oc-
cupation qui pût remplir le vide de ma solitude, sans tenter de plus
rien taire imprimer de mon vivant. Je ne sais par quelle fantaisie Rev
me pressait depuis longtemps d'écrire les Mémoires de ma vie. Quoi-
qu'ils ne tussent pas jusqu'alors fort intéressants par les faits, je sentis
qu'ils pouvaient le devenir par la franchise que j'étais capable d'y
mettre; et je résolus d'en faire un ouvrage unique, par une véracité
sans exemple, afin qu'au moins une fois on pût voir un homme tel
qu'il était en dedans. J'avais toujours ri de la fausse naïveté de Mon-
taigne, qui. faisant semblant d'avouer ses défauts, a grand soin de ne
s'en donner que d'aimables: tandis que je sentais, moi qui me suis
cru toujours, et qui me crois encore, à tout prendre, le meilleur des
hommes, qu'il n'y a point d'intérieur humain, si pur qu'il puisse être.
qui ne recèle quelque vice odieux. Je savais qu'on me peignait dans
le public sous des traits si peu semblables aux miens, et quelquefois si
difformes, que, malgré le mal dont je ne voulais rien taire, je ne pou-
vais que gagner encore à me montrer tel que j'étais. D'ailleurs, cela
ne se pouvant faire sans laisser voir aussi d'autres gens tels qu'ils
étaient, et par conséquent cet ouvrage ne pouvant paraître qu'après
ma mort et celle de beaucoup d'autres, cela m'enhardissait davantage
à fa-ire mes Confessions, dont jamais je n'aurais à rougir devant per-
sonne. Je résolus donc de consacrer mes loisirs à bien exécuter cette
entreprise, et je me mis a recueillir les lettres et papiers qui pouvaient
guider ou réveiller ma mémoire, regrettant fort tout ce que j'avais dé-
chire, brûlé, perdu jusqu'alors.
Ce projet de retraite absolue, un des plus sensés que j'eusse ïamais
faits, était fortement empreint dans mon esprit: et déjà je travaillais
à son exécution, quand le ciel, qui me préparait une autre destinée,
nie jeta dans un nouveau tourbillon.
Montmorency, cet ancien et beau patrimoine de l'illustre maison
LIVRE D1XI ÈM I .• , i
de ce nom. ne lui appartient plus depuis la confiscation. II a passé,
par la sœur du duc Henri, dans la maison de Condé, qui .1 changé le
nom de Montmorency en celui d'Enghien ; et ce duché n'a d'autre châ-
teau qu'une vieille tour, où l'on tient les archives, et où l'on reçoit les
hommages des vassaux. Mais on voità Montmorenc) ou Enghien une
maison particulière bâtie par Croisât, dit le pauvre, laquelle avant la
magnificence des plus superbes châteaux, en mérite et en porte le
nom. L'aspect imposant de ce bel édifice, la terrasse sur laquelle il est
bâti, sa vue unique peut-être au monde, son vaste salon peint d'une
excellente main, son jardin planté par le célèbre Le Nôtre, tout cela
forme un tout dont la majesté frappante a pourtant je ne sais quoi
de -impie, qui soutient et nourrit l'admiration. M. le maréchal duc de-
Luxembourg, qui occupait alors cette maison, venait tous les ans dans
ce pays, ou jadis ses pères étaient les maîtres, passer en deux fois cinq
ou six semaines, comme simple habitant, mais avec un éclat qui ne
dégénérait point de l'ancienne splendeur de sa maison. Au premier
voyage qu'il y lit depuis mon établissement à Montmorencj , monsieur
et madame la maréchale envoyèrent un valet de chambre me faire
compliment de leur part, et m'inviter à souper chez eux toutes les
fois que cela me ferait plaisir. A chaque fois qu'ils revinrent, ils ne
manquèrent point de réitérer le même compliment et la même invi-
tation. Cela me rappelait madame de Beuzenval m'envoyant dîner a
l'office. Les temps étaient changés, mais j'étais demeuré le même.
Je ne voulais point qu'on m'envoyât dîner à l'office, et je me souciais
peu de la table des grands. J'aurais mieux aimé qu'ils me laissassent
pour ce que j'étais, sans me fêter et sans m'avilir. Je répondis honnê-
tement et respectueusement aux politesses de monsieur et de ma-
dame de Luxembourg, mais je n'acceptai point leurs offres; et, tant
mes incommodités que mon humeur timide et mon embarras a
parler, me faisant frémir à la seule idée de me présenter dans une
assemblée des gens de la cour, je n'allai pas même au château faire
une visite de remerciement, quoique je comprisse assez que c'était ce
qu'on cherchait, et que tout cet empressement était plutôt une affaire
de curiosité que de bienveillance.
Cependant les avances continuèrent et allèrent même en augmen-
tant. Madame la comtesse de Boufrlers, qui était fort liée avec ma-
C0N1 ESSIONS DE J.-.l. ROI SSEAU.
dame la maréchale, étant venue à Montmorency, envoya savoir de
mes nouvelles, et me proposer de me venir voir. Je répondis comme
je devais, mais je ne démarrai point. Au voyage de Pâques de l'année
suivante [75 >, le chevalier de Lorenzy, qui était de la cour de M. le
prince de Conti et de la société de madame de Luxembourg, vint
me voir plusieurs lois : nous fîmes connaissance ; il me pressa d'aller
au château : je n'en lis rien, Enfin, une après-midi que je ne son-
geais à rien moins, je vis arriver M. le maréchal de Luxembourg,
suivi de cinq ou six personnes. Pour lors il n'y eut plus moyen de
m'en dédire; et je ne pus éviter, sous peine d'être un arrogant et un
malappris, de lui rendre sa visite, et d'aller faire ma cour à madame-
la maréchale, de la part de laquelle il m'avait comblé des choses les
plus obligeantes. Ainsi commencèrent, sous de funestes auspices, des
liaisons dont je ne pus plus longtemps me défendre, mais qu'un pres-
sentiment trop bien fondé me fit redouter jusqu'à ce que j'y fusse
engagé.
Je craignais excessivement madame de Luxembourg. Je savais
qu'elle était aimable. Je l'avais vue plusieurs fois au spectacle, et
chez madame Dupin, il y avait dix ou douze ans, lorsqu'elle était
duchesse de Rouftlers. et qu'elle brillait encore de sa première beauté.
.Mais elle passait pour méchante; et, dans une aussi grande dame,
cette réputation me faisait trembler. A peine Teus-je vue, que je fus
subjugué. Je la trouvai charmante, de ce charme à l'épreuve du
temps, le plus fait pour agir sur mon cœur. Je m'attendais à lui
trouver un entretien mordant et plein d'épigrammes. (le n'était point
cela, c'était beaucoup mieux. La conversation de madame de Luxem-
bourg ne pétille pas d'esprit; ce ne sont pas des saillies, et ce n'est
même proprement de la finesse : mais c'est une délicatesse ex-
quise, qui ne frappe jamais, et qui plaît toujours. Ses flatteries sont
d'autant plus enivrantes qu'elles sont plus simples; on dirait qu'elles
lui échappent sans qu'elle y pense, et que c'est son cœur qui s'é-
panche, uniquement parce qu'il est trop rempli. Je crus m'aperce-
voir, dès la première visite, que, malgré mon air gauche et mes
les phrases, ie ne lui déplaisais pas. Toutes les femmes de la
cour savent vous persuader cela quand elles le veulent, vrai ou non ;
mais toutes ne savent pas, comme madame de Luxembourg, vous
I [VRE DIX I i ME. 243
rendre cette persuasion si douce qu'on ne s'avise plus d'en vouloii
douter. Dès le premier jour, ma confiance en elle eût ètè aussi en-
tière qu'elle ne larda pas a le devenir, si madame li e de
Montmorency, sa belle-fille, jeune folle, assez maligne, et je pense.
un peu tracassière, ne se fût avisée de m'entreprendre , et, tout au
travers de force éloges de sa maman et de Teintes agaceries poui
propre compte, ne m'eût mis en doute si je n'étais pas persillé.
Je me serais peut-être difficilement rassuré sur cette crainte auprès
des deux dames, si les extrêmes bontés de M. le maréchal ne m'eus-
sent continué que les leurs étaient sérieuses. Rien de plus surpre-
nant, vu mon caractère timide, que la promptitude avec laquelle je
le pris au mot sur le pied d'égalité où il voulut se mettre avec moi. si
ce n'est peut-être celle avec laquelle il me prit au mot lui-même sur
l'indépendance absolue avec laquelle je voulais vivre. Persuadés l'un
et l'autre que j'avais raison d'être content de mon état et de n'en vou-
loir pas changer, ni lui ni madame de Luxembourg n'ont paru vouloir
s'occuper un instant de ma bourse ou de ma fortune : quoique je ne
pusse douter du tendre intérêt qu'ils prenaient à moi tous les deux,
jamais ils ne m'ont proposé de place et ne m'ont otlert leur crédit, si
ce n'est une seule fois, que madame de Luxembourg parut désirer
que je voulusse entrer à l'Académie française. J'alléguai ma religion:
elle me dit que ce n'était pas un obstacle, ou qu'elle s'engageait à le
lever. Je répondis que, quelque honneur que ce fût pour moi d'être
membre d'un corps si illustre, ayant refusé à .M. de Tressan, et en
quelque sorte au roi de Pologne, d'entrer dans l'Acadc'mie de Nanci,
je ne pouvais plus honnêtement entrer dans aucune. Madame de
Luxembourg n'insista pas, et il n'en fut plus reparlé. Cette simpli-
cité de commerce avec de si grands seigneurs, et qui pouvaient tout
en ma faveur, M. de Luxembourg étant et méritant bien d'être l'ami
particulier du roi, contraste bien singulièrement avec les continuels
soucis, non moins importuns qu'officieux, des amis protecteurs que
je venais de quitter, et qui cherchaient moins à me servir qu'à m'a-
vilir.
Quand M. le maréchal m'était venu voir à Mont-Louis, je l'avais
reçu avec peine, lui et sa suite, dans mon unique chambre, non parce
que je fus obligé de le faire asseoir au milieu de mes assiettes sales
■ Il
CO N 1 ESS I O N S DE I. - J. ROUSSEAU.
et de mes pots cassés, mais parce que mon plancher pourri tombait
en ruine, et que je craignais que le poids de sa suite ne ('effondrât
tout a fait. Moins occupé de mon propre danger que de celui que
l'affabilité de ce bon seigneur lui faisait courir, je me hâtai de le
tirer de la pour le mener, malgré le froid qu'il faisait encore, à
mon donjon, tout ouvert et sans cheminée. Quand il y fut, je lui dis
la raison qui m'avait engagé à l'y conduire : il le redit à madame
la maréchale, et l'un et l'autre me pressèrent, en attendant qu'on
referait mon plancher, d'accepter un logement au château, où, si je
l'aimais mieux, dans un édifice isolé qui était au milieu du parc, et
qu'on appelait le petit château. Cette demeure enchantée mérite
qu'on en parle.
Le parc ou jardin de Montmorency n'est pas en plaine, comme
celui de la Chevrette. Il est inégal, montueux, mêlé de collines et
d'enfoncements, dont l'habile artiste a tiré parti pour varier les bos-
quets, les ornements, les eaux, les points de vue, et multiplier pour
ainsi dire, â force d'art et de génie, un espace en lui-même assez
resserré. Ce parc est couronné dans le haut par la terrasse et le châ-
teau: dans le bas il forme une gorge qui s'ouvre et s'élargit vers la
vallée, et dont l'angle est rempli par une grande pièce d'eau. Entre
l'orangerie qui occupe cet élargissement, et cette pièce d'eau entourée
de coteaux bien décorés de bosquets et d'arbres, est le petit château
dont j'ai parlé. Cet édifice et le terrain qui l'entoure appartenaient
jadis au célèbre Le Brun, qui se plut à le bâtir et le décorer avec ce
goût exquis d'ornements et d'architecture dont ce grand peintre
s'était nourri. Ce château depuis lors a été rebâti, mais toujours sur
le dxssin du premier maître. Il est petit, simple, mais élégant.
Comme il est dans un fond entre le bassin de l'orangerie et la grande
pièce d'eau, par conséquent sujet à l'humidité, on l'a percé dans son
milieu d'un péristyle à jour, entre deux étages de colonnes, par
lequel l'air jouant dans tout l'édifice le maintient sec, malgré sa situa-
tion. Quand on regarde ce bâtiment de la hauteur opposée qui lui
fait perspective, il paraît absolument environné d'eau, et l'on croit
voir une ile enchantée, ou la plus jolie des trois îles Borromées.
appelée Isola bella, dans le lac Majeur.
Ce fut dans cet édifice solitaire qu'on me donna le choix d'un des
-
Visite au donjon ut: Mont-1 o
LIVRE DIX I I ME.
quatre appartements complets qu'il contient, outre le rez-de-chaussée,
compose d'une salle de bal, d'une salle de billard et d'une cuisine. Je
pris le plus petit et le plus simple, au-dessus de la cuisine, que j'eus
aussi. 11 était d'une propreté charmante; l'ameublement en était blanc
et bleu. C'est dans cette profonde et délicieuse solitude qu'au milieu
des bois et des eaux, aux concerts des oiseaux de toute espèce, au
parfum de la Heur d'orange, je composai dans une continuelle >
le cinquième livre de ['Emile, dont je dus en grande partie le coloris
assez Irais à la vive impression ^u local où je l'écrivais.
Avec quel empressement je courais t >us les matins, au léser du
soleil, respirer un air embaumé sur le péristyle! Quel bon cale au
lait j'y prenais tète à tête avec ma Thérèse! Ma chatte et mon chien
nous faisaient compagnie. Ce seul cortège m'eût suffi pour toute ma
vie. sans éprouver jamais un moment d'ennui. J'étais là dans le
paradis terrestre; j'y vivais avec autant d'innocence, et j'y goûtais le
même bonheur.
Au voyage de juillet, monsieur et madame de Luxembourg me
marquèrent tant d'attentions et me tirent tant de caresses, que. logé
chez eux et comblé de leurs bontés, je ne pus moins faire que d'\
répondre en les voyant assidûment. Je ne les quittais presque point :
j'allais le matin faire ma cour à madame la maréchale; j'y dînais:
j'allais l'après-midi me promener avec M. le maréchal; mais je n'y
soupais pas, à cause du grand monde, et qu'on y soupait trop tard
pour moi. Jusqu'alors tout était convenable, et il n'y avait point de
mal encore, si j'avais su m'en tenir là. Mais je n'ai jamais su garder
un milieu dans mes attachements, et remplir simplement des devoirs
de société. J'ai toujours été tout ou rien; bientôt je fus tout; et nie-
voyant fêté, gâté par des personnes de cette considération, je passai
les bornes, et me pris pour eux d'une amitié qu'il n'est permis d'avoir
que pour ses égaux. J'en mis toute la familiarité dans mes manières.
tandis qu'ils ne se relâchèrent jamais dans les leurs de la politesse
à laquelle ils m'avaient accoutumé. Je n'ai pourtant jamais été très
à mon aise avec madame la maréchale. Quoique je ne fusse pas par-
faitement rassure sur son caractère, je le redoutais moins que son
esprit. C'était par là surtout qu'elle m'en imposait. Je savais qu'elle
était difficile en conversations, et qu'elle avait droit de l'être. Je savais
CONFESSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
que les femmes, et surtout les grandes dames, veulent absolument
être amusées, qu'il vaudrait mieux les offenser que les ennuyer; et
je jugeais, par ses commentaires sur ce qu'avaient dit les gens qui
venaient de partir, de ce qu'elle devait penser de mes balourdises.
Je m'avisai d'un supplément, pour me sauver auprès d'elle l'embarras
de parler: ce fut de lire. Elle avait ouï parler de la Julie; elle savait
qu'on l'imprimait ; elle marqua de l'empressement de voir cet ouvrage;
j'offris de le lui lire, elle accepta. Tous les matins je me rendais chez
elle sur les dix heures; .M. de Luxembourg y venait : on fermait la
porte. Je lisais à côté de son lit, et je compassai si bien mes lectures,
qu'il v en aurait eu pour tout le voyage, quand même il n'aurait pas
été interrompu. Le succès de cet expédient passa mon attente.
.Madame de Luxembourg s'engoua de la Julie et de son auteur; elle
ne parlait que de moi, ne s'occupait que de moi, me disait des dou-
ceurs toute la journée, m'embrassait dix fois le jour. Elle voulut que
j'eusse toujours ma place à table à côté d'elle; et quand quelques
seigneurs voulaient prendre cette place, elle leur disait que c'était la
mienne, et les faisait mettre ailleurs. On peut juger de l'impression
que ces manières charmantes faisaient sur moi, que les moindres
marques d'affection subjuguent. Je m'attachais réellement à elle, à
proportion de l'attachement qu'elle me témoignait. Toute ma crainte,
en voyant cet engouement, et me sentant si peu d'agrément dans
l'esprit pour le soutenir, était qu'il ne se changeât en dégoût, et
malheureusement pour moi cette crainte ne fut que trop bien
fondée.
Il fallait qu'il y eût une opposition naturelle entre son tour d'esprit
et le mien, puisque indépendamment des foules de balourdises qui
m'échappaient à chaque instant dans la conversation, dans mes lettres
même, et lorsque j'étais le mieux avec elle, il se trouvait des choses
qui lui déplaisaient, sans que je pusse imaginer pourquoi. Je n'en
citerai qu'un exemple, et j'en pourrais citer vingt. Elle sut que je
faisais pour madame d'Houdetot une copie de l'Héloïse, a tant la page.
Elle en voulut avoir une sur le même pied. Je la lui promis; et la
mettant par là du nombre de mes pratiques, je lui écrivis quelque
chose d'obligeant et d'honnête à ce sujet; du moins telle était mon
intention. Voici sa réponse, qui me fit tomber des nues:
LIVRE DIXIÈME M7
< A Versailles, ce i 43
« Je suis ravie, je suis contente; votre lettre m'a fait un plaisir
« infini, et je me presse pour vous le mander et poui vous en remer-
cier.
Voici les propres termes de votre lettre: Quoique vous soye\
■ sûrement mu- très-bonne pratique, je méfiais quelque peine de prendre
m votre argent; régulièrement, ceserait à moi de payer le plaisir que
• j'aurais de travailler pour vous. Je ne vous en dis pas davantage.
« Je me plains de ce que vous ne me parle/, jamais Je votre santé.
« Rien ne m'intéresse davantage. Je vous aime de tout mon cœur : et
n c'est, je vous assure, bien tristement que je vous le mande, cai
« j'aurais bien du plaisir à vous le dire moi-même. M. de l.uxemb
vous aime et vous embrasse de tout son cœur. »
lui recevant cette lettre, je me hâtai d'y répondre, en attendant
plus ample examen, pour protester contre toute interprétation déso-
bligeante; et après m'étre occupé quelques jours à cet examen avec
l'inquiétude qu'on peut concevoir, et toujours sans y rien c
prendre, voici quelle fut enfin ma dernière réponse à ce sujet :
« A Montmorency, le s décembre 17S1.
« Depuis ma dernière lettre, j'ai examiné cent et cent lois le pas-
« sage en question. Je l'ai considéré par son sens propre et naturel,
« je l'ai considéré par tous les sens qu'on peut lui donner, et je vous
« avoue, madame la maréchale, que je ne sais plus si c'est moi qui
« vous dois des excuses, ou si ce n'est point vous qui m'en devez. >
Il y a maintenant dix ans que ces lettres ont été écrites. J'y ai
souvent repensé depuis ce temps-là; et telle est encore aujourd'hui
ma stupidité sur cet article, que je n'ai pu parvenir à sentir ce qu'elle
avait pu trouver dans ce passage, je ne dis pas d'oll'cnsant, mais même
qui put lui déplaire.
A propos de cet exemplaire manuscrit de VHéloïse que voulut
avoir madame de Luxembourg, je dois dire ici ce que j'imaginai pour
lui donner quelque avantage marqué qui le distinguât de tout autre.
J avais écrit a part les aventures de milord Edouard, et j'avais balance
I ONI I SSIONS DE .1.-1. ROUSSEAl
longtemps à les insérer, soit en entier, soit par extrait, dans cet
ouvrage, OÙ elles me paraissaient manquer. Je me déterminai enfin
à les retrancher tout à fait, parce que, n'étant pas du ton de tout le
reste, elles en auraient gâté la touchante simplicité. J'eus une autre
rais. >n bien plus forte, quand je connus madame de Luxembourg.
C'est qu'il v avait dans ces aventures une marquise romaine d'un
caractère très-odieux, dont quelques traits, sans lui être applicables,
auraient pu lui être appliques par ceux qui ne la connaissaient que
de réputation. Je me félicitai donc beaucoup du parti que j'avais pris,
et m'y confirmai. Mais, dans l'ardent désir d'enrichir son exemplaire
de quelque chose qui ne fût dans aucun autre, n'allai-jc pas songer à
ces malheureuses aventures, et former le projet d'en faire l'extrait,
pour l'y ajouter. Projet insensé, dont on ne peut expliquer L'extrava-
gance que par l'aveugle fatalité qui m'entraînait à ma perte !
Quos vult perdere Jupiter dementat.
J'eus la stupidité de faire cet extrait avec bien du soin, bien du
travail, et de lui envoyer ce morceau comme la plus belle chose du
monde; en la prévenant toutefois, comme il était vrai, que j'avais
brûlé l'original, que l'extrait était pour elle seule, et ne serait jamais
\u de personne, à moins qu'elle ne le montrât elle-même: ce qui.
loin de lui prouver ma prudence et ma discrétion, comme je croyais
faire, n'était que l'avertir du jugement que je portais moi-même sur
l'application des traits dont elle aurait pu s'offenser. .Mon imbécillité
fut telle, que je ne doutais pas qu'elle ne fût enchantée de mon pro-
cédé. Elle ne me lit pas là-dessus les grands compliments que j'en
attendais, et jamais, a ma très-grande surprise, elle ne me parla du
cahier que je lui avais envoyé. Pour moi, toujours charmé de ma con-
duite dans cette affaire, ce ne fut que longtemps après que je jugeai,
sur d'autres indices, l'effet qu'elle avait produit.
J'eus encore, en faveur de son manuscrit, une autre idée plus rai-
sonnable, mais qui, par des effets plus éloignés, ne m'a guère été moins
nuisible : tant tout concourt à l'œuvre de la destinée, quand elle appelle
un homme au malheur. Je pensai d'orner ce manuscrit des dessins
des estampes de la Julie, lesquels dessins se trouvèrent être du même
r«uW_ <c^
Ml LIT LA JlTI.IK À : : l-'.c 1 1.\ I. K
LIVRE DIX! ÈM E.
format que le manuscrit. Je demandai à Coindet ces dessins, qui
m'appartenaient à toutes sortes de titres, et d'autant plus que je lui
avais abandonné le produit des planches, lesquelles eurent un grand
débit. Coindet est aussi ruse que je le suis peu. A force de se l'aile
demander ces dessins, il parvint à savoir ce que j'en voulais faire.
AI.Ms. s,, lis prétexte d'ajouter quelques ornements à ces dessins, il
se les lit laisser, et finit par les présenter lui-même.
Ego versiculos feci, tulit alter honores.
Cela acheva de l'introduire à l'hôtel du Luxembourg sur un certain
pied. Depuis mon établissement au petit château, il m'y venait voir
très-souvent, et toujours dès le matin, surtout quand monsieur et
madame de Luxembourg étaient à Montmorency. Cela faisait que.
pour passer avec lui une journée, je n'allais point au château. On me
reprocha ces absences : j'en dis la raison. On me pressa d'amener
M. Coindet : je le lis. C'était ce que le drôle avait cherché. Ainsi,
grâce aux bontés excessives qu'on avait pour moi, un commis de
M. Thélusson, qui voulait bien lui donner quelquefois sa table quand
il n'avait personne à dîner, se trouva tout d'un coup admis â celle d'un
maréchal de France, avec les princes, les duchesses, et tout ce qu'il y
avait de grand à la cour. Je n'oublierai jamais qu'un jour qu'il était
obligé de retourner à Paris de bonne heure. M. le maréchal dit après
le dîner à la compagnie : Allons nous promener sur le chemin de
Saint-Denis; nous accompagnerons M. Coindet. Le pauvre garçon n'y
tint pas ; sa tête s'en alla tout à fait. Pour moi, j'avais le cœur si ému.
que je ne pus dire un seul mot. Je suivais par derrière, pleurant
comme un enfant, et mourant d'envie de baiser les pas de ce bon
maréchal. .Mais la suite de cette histoire de copie m'a fait anticiper ici
sur les temps. Reprenons-les dans leur ordre, autant que ma mémoire
me le permettra.
Sitôt que la petite maison de Mont-Louis fut prête, je la lis meu-
bler proprement, simplement, et retournai m'y établir, ne pouvant
renoncer a cette loi que je m'étais faite, en quittant l'Ermitage, d'avoir
toujours mon logement à moi : mais je ne pus me résoudre non plus
à quitter mon appartement du petit château. J'en gardai la clef; et
TOilE II. <,
I ON] i SSIONS DE J-.i. ROUSSEAU.
tenant beaucoup aux jolis déjeuners du péristyle, j'allais souvent y
cucher. et i"\ passais quelquefois deux ou trois jours, comme à une
maison de campagne. J'étais peut-être alors le particulier de l'Europe
le mieux et le plus agréablement logé. Mon hôte, M. Mathas, qui était
le meilleur homme «.lu monde, m'avait absolument laissé la direction
des réparations de Mont-Louis, et voulut que je disposasse de ses
ouvriers, sans même qu'il s'en mêlât. Je trouvai donc le moyen de
me taire d'une seule chambre au premier un appartement complet,
composé d'une chambre, d'une antichambre et d'une garde-robe. Au
rez-de-chaussée était la cuisine et la chambre de Thérèse. Le donjon
me servait de cabinet, au moyen d'une bonne cloison vitrée et d'une
cheminée qu'on y lit faire. Je m'amusai, quand j'y fus, à orner la
terrasse, qu'ombrageaient déjà deux rangs de jeunes tilleuls ; j'y en fis
ajouter deux, pour faire un cabinet de verdure ; j'y fis poser une table
et des bancs de pierre ; je l'entourai de lilas, de seringat, de chèvre-
feuille: i'v lis faire une belle plate-bande de Heurs, parallèle aux deux
;s d'arbres; et cette terrasse plus élevée que celle du château,
dont la vue était du moins aussi belle, et sur laquelle j'avais apprivoisé
des multitudes d'oiseaux, me servait de salle de compagnie pour re-
cevoir monsieur et madame de Luxembourg, M. le duc de Villeroy,
M. le prince de Tingry, M. le marquis d'Armentières, madame la
duchesse de Montmorency, madame la duchesse de Boufflers, madame
la comtesse de Valentinois, madame la comtesse de Bouftlers, et
d'autres personnes de ce rang, qui, du château, ne dédaignaient pas
de faire, par une montée très fatigante, le pèlerinage de Mont-Louis.
Je devais a la faveur de monsieur et madame de Luxembourg toutes
ces. visites : je le sentais, et mon cœur leur en faisait bien l'hommage.
• '.est dans un de ces transports d'attendrissement que je dis une
fois à M. de Luxembourg en l'embrassant : Ah ! monsieur le maréchal,
le haïssais les grands avant que de vous connaître, et je les hais davan-
tage encore depuis que vous me faites si bien sentir combien il leur
l aisé de se fait e adorer.
Au reste, j'interpelle tous ceux qui m'ont vu durant cette époque,
s'ils se sont jamais aperçus que cet éclat m'ait un instant ébloui, que
peur de cet encens m'ait poi lé a la tète : s'ils m'ont vu moins uni
mon maintien, moins simple dans mes manières, moins liant
LIVRE DIXIÈME.
avec le peuple, moins familier avec mes voisins, moins prompt à
rendre service à tout le monde quand je l'ai pu, sans me rebutei
jamais des importunités sans nombre, et souvent déraisonnables,
dont j'étais sans cesse accable. Si mon cœui m'attirait au château de
Montmorency par mon sincère attachement pour les maîtres, il me
ramenait de même à mon voisinage, goûter les douceurs de cette vie
égale et simple, hors de laquelle il n'est point de bonheui pou] moi
Thérèse avait fait amitié avec la fille d'un maçon, mon voisin, nomme
Pilleu: je la lis de même avec le père: et après avoir le matin dîné
au château, non sans gêne, mais pour complaire a madame la maré-
chale, avec miel empressement je revenais le soir souper avec le
homme Pilleu et sa famille, tantôt chez lui. tantôt chez moi !
Outre ces deux logements, j'en eus bientôt un troisième à l'hôti 1
de Luxembourg, dont les maîtres me pressèrent si fort daller les \
voir quelquefois, que j'y consentis, malgré mon aversion pouj Paris,
où je n'avais ètè, depuis ma retraite à l'Ermitage, que les deux seules
lois dont j'ai parle : encore n'y allais-je que les jours convenus, uni-
quement pour souper, et m'en retourner le lendemain matin. J'entrais
et sortais par le jardin qui donnait sur le boulevard; de sorte que je
pouvais dire, avec la plus exacte vérité, que je n'avais pas mis le pied
sur le pavé de P.u is.
Au sein de cette prospérité passagère, se préparait de loin la cata-
strophe qui devait en marquer la fin. Peu de temps après mon retour
à .Mont-Louis, j'y fis, et bien malgré moi, comme à l'ordinaire, une
nouvelle connaissance qui fait époque dans mon histoire. On jugera
dans la suite si c'est en bien ou en mal. C'est madame la marquise de
Verdelin, ma voisine, dont le mari venait d'acheter une maison de
campagne à Soisy. près de Montmorency. Mademoiselle d'Ars, fille
du comte d'Ars, homme de condition, mais pauvre, avait épousé
M. de Verdelin, vieux, laid, sourd, dur, brutal, jaloux, balafre.
borgne, au demeurant bon homme quand on savait le prendre, et
possesseur de quinze à vingt mille livres de rentes, auxquelles on la
maria. Ce mignon, jurant, criant, grondant, tempêtant, et faisant
pleurer sa femme toute la journée, finissait par fane toujours ce
qu'elle voulait, et cela pour la faire enrager, attendu qu'elle savait lui
persuader que c'était lui qui le voulait, et que c'était elle qui ne le
I ONFESSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
voulait pas. M. de Margency, dont j'ai parle, était l'ami de madame
et devint celui de monsieur. Il y avait quelques années qu'il leur avait
loué son château de Margency, pies d'Eaubonne et d'Andilly; et ils y
étaient précisément durant nus amours pour madame d'Houdetot.
me d'Houdetot el madame de Verdelin se connaissaient par ma-
dame d'Aubeterre, leur commune amie: et comme le jardin de Mar-
gency était sur le passage de madame d'Houdetot pour aller au Mont-
Olympe, sa promenade favorite, madame de Verdelin lui donna une
ciel pour passer. A la faveur de cette clef, j'y passais souvent avec elle;
mais je n'aimais point les rencontres imprévues; et quand madame
de Verdelin se trouvait par hasard sur notre passage, je les laissais
ensemble sans lui rien dire, et j'allais toujours devant. Ce procédé
peu galant n'avait pas dû me mettre en bon prédicament auprès
d'elle. Cependant, quand elle fut à Soisy, elle ne laissa pas de me
rechercher. Elle me vint voir plusieurs fois à Mont-Louis, sans me
trouver; et voyant que je ne lui rendais pas sa visite, elle s'avisa, pour
m'y forcer, de m'envoyer des pots de (leurs pour ma terrasse. Il fallut
bien l'aller remercier : c'en fut assez. Nous voilà liés.
Cette liaison commença par être orageuse, comme toutes celles
que je faisais malgré moi. Il n'y régna même jamais un vrai calme,
l.e tour d'esprit de madame de Verdelin était par trop antipathique
avec le mien. Les traits malins et les épigrammes partent chez elle
avec tant de simplicité, qu'il faut une attention continuelle, et pour
moi très-fatigante, pour sentir quand on est persillé. Une niaiserie,
qui me revient, suffira pour en juger. Son frère venait d'avoir le com-
mandement d'une frégate en course contre les Anglais. Je parlais de
la manière d'armer cette frégate, sans nuire à sa légèreté. Oui, dit-
elle d'un ton tout uni, l'on ne prend de canon que ce qu'il en faut
pour se battre. Je l'ai rarement ouï parler en bien de quelqu'un de
ses amis absents, sans glisser quelque mot à leur charge. Ce qu'elle
ne voyait pas en mal, elle le voyait en ridicule, et son ami .Margency
n'était pas excepté. Ce que je trouvais encore en elle d'insupportable
était la gène continuelle de ses petits envois, de ses petits cadeaux,
de ses petits billets, auxquels il fallait me battre les flancs pour ré-
pondre; et toujours nouveaux embarras pour remercier ou pour
refuser. Cependant, à force de la voir, je finis par m'attacher à elle.
LIVRE DIXI1 ME.
Elle avait ses chagrins, ainsi que moi. Les confidences réciproques
nous rendirent intéressants nos tête-à-téte. Rien ne lie tant les cœurs
que la douceui de pleurer ensemble. Nous nous cherchions poui
nous consoler, et ce besoin m'a souvent fait passer sm beaucoup d<
choses, .l'avais mis tant de dureté dans ma franchise avec elle,
qu'après avoir montre quelquefois si peu d'estime pour son caractère,
il fallait réellement en avoir beaucoup pour croire qu'elle pût sincè-
rement me pardonner. Voici un échantillon des lettres que je lui ai
quelquefois écrites, et dont il est à noter que jamais, dans aucune de
ses i épouses, elle n'a paru piquée en aucune façon.
• A Montmorency, le ? novembre 1760.
» Vous me dites, madame, que vous ne vous êtes pas bien expli-
u quée, pour me faire entendre que je m'explique mal. Vous nie par-
« lez de votre prétendue bêtise, pour me faire sentir la mienne. Vous
VOUS vantez de n'être qu'une bonne femme, comme si vous aviez
« peur d'être prise au mot, et vous me faites des excuses pour m'ap-
0 prendre que je vous en dois. Oui, madame, je le sais bien; c'est
« moi qui suis une bête, un bonhomme, et pis encore, s'il est pos-
« sible; c'est moi qui choisis mal mes termes, au gré d'une belle
« dame française qui fait autant d'attention aux paroles et qui parle
» aussi bien que vous. Mais considérez que je les prends dans le sens
« commun de la langue, sans être au fait ou en souci des honnêtes
« acceptions qu'on leur donne dans les vertueuses sociétés de Paris.
« Si quelquefois mes expressions sont équivoques, je tâche que ma
» conduite en détermine le sens, etc. » Le reste de la lettre est à peu
près sur le même ton. Voyez-en la réponse (liasse D. n°4i), et jugez
de l'incroyable modération d'un cœur de femme, qui peut n'avoir pas
plus de ressentiment d'une pareille lettre que cette réponse n'en laisse
paraître, et qu'elle ne m'en a jamais témoigné. Coindet, entreprenant,
hardi jusqu'à l'effronterie, et qui se tenait à l'affût de tous mes amis,
ne tarda pas à s'introduire en mon nom chez madame de Verdelin. et
v fut bientôt, à mon insu, plus familier que moi-même. C'était un
singulier corps que ce Coindet. Il se présentait de ma part chez, toutes
mes connaissances, s'y établissait, y mangeait sans façon. Transporté
t <>\l KSSIONS Di: l.-.l. ROUSSEAU.
de zèle pour mon service, il ne parlait jamais de moi que les larmes
aux yeux; niais quand il me venait voir, il gardait le plus profond
silence sur tontes ces liaisons, et sur tout ce qu'il savait devoir m'in-
téresse! . Au lieu de me dire ce qu'il avait appris, ou dit, ou vu, qui
m'intéressait, il m'écoutait, m'interrogeait même. Il ne savait jamais
rien de Paris que ce que je lui en apprenais; enfin, quoique tout le
monde me parlât de lui, jamais il ne me parlait de personne : il n'était
secret et mystérieux qu'avec son ami. Mais laissons quant à présent
Coindet et madame de Verdelin; nous y reviendrons dans la suite.
Quelque temps après mon retour à Mont- Louis, La Tour, le
peintre, m'y vint voir, et m'apporta mon portrait en pastel, qu'il
avait exposé au salon, il y avait quelques années. Il avait voulu me
donner ce portrait, que je n'avais pas accepté. Mais madame d'Épi-
nay, qui m'avait donné le sien et qui voulait avoir celui-là, m'avait
engagé a le lui redemander. Il avait pris du temps pour le retoucher.
Dans cet intervalle, vint ma rupture avec madame d'Épinay; je lui
rendis son portrait; et n'étant plus question de lui donner le mien,
je le mis dans ma chambre au petit château. M. de Luxembourg l'y
vit, et le trouva bien; je le lui offris, il l'accepta; je le lui envoyai. Ils
comprirent, lui et madame la maréchale, que je serais bien aise
d'avoir les leurs. Ils les tirent faire en miniature, de très bonne-
main, les tirent enchâsser dans une boîte à bonbons, de cristal de
roche, montée en or, et m'en lirent le cadeau d'une façon très galante.
dont je fus enchanté. Madame de Luxembourg ne voulut jamais
consentir que son portrait occupât le dessus de la boîte. Elle m'avait
reproché plusieurs fois que j'aimais mieux M. de Luxembourg qu'elle;
et je ne m'en étais point défendu, parce que cela était vrai. Elle me
témoigna bien galamment, mais bien clairement, par cette façon dé-
placer son port! ait. qu'elle n'oubliait pas cette préférence.
Je lis, a peu près dans ce même temps, une sottise qui ne con-
tribua pas à me conserver ses bonnes grâces. Quoique je ne connusse
point du tout M. de Silhouette, et que je fusse peu porté à l'aimer.
j'avais une grande opinion de son administration. Lorsqu'il com-
mença d'appesantir sa main sur les financiers, je vis qu'il n'entamait
pas son opération dans un temps favorable; je n'en lis pas des vieux
moins ardents poui son succès; et quand j'appris qu'il était déplacé.
LIVR1 DIXIEME
je lui écrivis dans mon étourderie la lettre suivante, qu'assurément
je n'entreprends pas de justifier.
\ Montmorency, le i décembre 17
h Daignez, monsieur, recevoir l'hommage d'un solitaire qui n'est
« pas connu de vous, mais qui vous estime par vos talents, qui vous
<■ respecte par votre administration, et qui VOUS a l'ait l'honneur de
.. croire qu'elle ne VOUS resterait pas longtemps. Ne pouvant sauver
■■ l'État qu'aux dépens de la capitale qui l'a perdu, vous avez brave les
.. cris des gagneurs d'argent. En vous voyant écraser ces misérables, je
« vous enviais votre place; en vous ht voyant quitter sans vus être
11 démenti, je vous admire. Soyez content de vous, monsieur ; elle vous
« laisse un honneur dont vous jouirez longtemps sans concurrent.
0 Les malédictions des fripons tout la gloire de l'homme juste.
Madame de Luxembourg, qui savait que j'avais écrit cette lettre,
m'en parla au voyage de Pâques; je la lui montrai; elle en souhaita
une copie, je la lui donnai : mais j'ignorais, en la lui donnant, qu'elle
était un de ces gagneurs d'argent qui s'intéressaient aux sous-fermes,
et qui avaient l'ait déplacer Silhouette. On eût dit, à toutes mes
balourdises, que j'allais excitant à plaisir la haine d'une femme
aimable et puissante, à laquelle, dans le vrai, je m'attachais davan-
tage de jour en jour, et dont j'étais bien éloigné de vouloir m'attirer
la disgrâce, quoique je fisse, à force de gaucheries, tout ce qu'il
fallait pour cela. Je crois qu'il est assez superflu d'avertir que c'esl
à elle que se rapporte l'histoire de l'opiate de M. Tronchin, dont j'ai
parlé dans ma première Partie : l'autre dame était madame Mirepoix.
Elles ne m'en ont jamais reparlé, ni fait le moindre semblant de s'en
souvenir, ni l'une ni l'autre; mais de présumer que madame de Luxem-
bourg ait pu l'oublier réellement, c'est ce qui me parait bien difficile,
quand même on ne saurait rien des événements subséquents. Pour
moi, je m'étourdissais sur l'effet de mes bêtises, parle témoignage que
je me rendais de n'en avoir fait aucune à dessein de l'offenser : comme-
si jamais femme en pouvait pardonner de pareilles, même avec la
plus parfaite certitude que la volonté n'y a pas eu la moindre part.
Cependant, quoiqu'elle parut ne rien voir, ne rien sentir, et que
COM ESSIONS DE i -J. ROUSSI VI -
je ne trouvasse encore ai diminution dans son empressement, ni chan-
gement dans ses manières, la continuation, l'augmentation même d'un
sentiment trop bien fonde, me taisait trembler sans cesse que l'en-
nui ne succédât bientôt à cet engouement. Pouvais-je attendre d'une
si grande dame une constance à l'épreuve de mon peu d'adresse à la
soutenir: Je ne savais pas même lui cacher ce pressentiment sourd
qui m'inquiétait, et ne me rendait que plus maussade. On en jugera
par la lettre suivante, qui contient une bien singulière prédiction.
.Y. />'. Cette lettre, sans date dans mon brouillon, est du mois
d'octobre 171io.au plus tard.
Que vos bontés sont cruelles! Pourquoi troubler la paix d'un
. solitaire, qui renonçait aux plaisirs de la vie pour n'en plus sentir
0 les ennuis: J'ai passé mes jours à chercher en vain des attache-
11 ments solides; je n'en ai pu former dans les conditions auxquelles
« je pouvais atteindre : est-ce dans la votre que j'en dois chercher?
I ambition ni l'intérêt ne me tentent pas; je suis peu vain, peu
craintif; je puis résister à tout, hors aux caresses. Pourquoi m'atta-
quez-vous tous deux par un faible qu'il faut vaincre, puisque, dans
ci la distance qui nous sépare, les épanchements des cœurs sensibles
« ne doivent pas rapprocher le mien de vous? La reconnaissance
suffira-t-elle pour un cœur qui ne connaît pas deux manières de
« se donner, et ne se sent capable que d'amitié! D'amitié madame la
« maréchale.- Ah! voilà mon malheur! Il est beau à vous, à monsieur
« le maréchal, d'employer ce terme; mais je suis insensé de vous
prendre au mot. Vous vous jouez, moi je m'attache; et la fin du
" jeu me prépare de nouveaux regrets. Que je hais tous vos titres.
0 et que je vous plains de les porter! Vous me semblez si dignes de
« goûter les charmes de la vie privée! Que n'habitez-vous Clarens!
■ J'irais y chercher le bonheur de ma vie. .Mais le château de Mont-
<< morency, mais l'hôtel de Luxembourg! est-ce là qu'on doit voir
« Jean-Jacques? est-ce là qu'un ami de l'égalité doit porter les affec-
tions d'un cœur sensible qui, payant ainsi l'estime qu'on lui
0 témoigne, croit rendre autant qu'il reçoit? Vous êtes bonne et
« sensible aussi, je le sais, je l'ai vu, j'ai regret de n'avoir pu plus tôt
« le croire; mais dans le rang où vous êtes, dans votre manière de
« vivre, rien ne peut faire une impression durable; et tant d'objets
LIVRE l'i \l l ME,
•■ nouveaux s'effacent si bien mutuellement, qu'aucun ne demeure.
\ ous m'oublierez, madame, après m'avoir mis h. us d'état de vot s
muter. Vous .une/ beaucoup fait pour me rendre malheureux et
« pour être inexcusable, a
Je lui joignais là M. de Luxembourg, afin de rendre le compli-
ment moins dur pour elle; car, au reste, je me sentais si sur de lui,
qu'il ne m'était pas même venu dans l'esprit une seule crainte sur la
durée de son amitié. Rien de ce qui m'intimidait de la part de
madame la maréchale ne s'est un moment étendu jusqu'à lui. Je
n'ai jamais eu la moindre défiance sur son caractère, que je savais
être faible, mais sur. Je ne craignais pas plus de sa part un
refroidissement, que je n'en attendais un attachement héroïque. I a
simplicité, la familiarité de nos manières l'un avec l'autre, marquaient
combien nous comptions réciproquement sur nous. Nous avions
raison tous deux : j'honorerai, je chérirai, tant que je vivrai, la
mémoire de ce digne seigneur; et quoi qu'on ait pu faire pour le
détacher de moi, je suis aussi certain qu'il est mort mon ami, que si
j'avais reçu son dernier soupir.
Au second voyage de Montmorency, de l'année 1760, la lecture
delà Julie étant finie, j'eus recours à celle de l'Emile pour me sou-
tenir auprès de madame de Luxembourg; mais cela ne réussit pas
si bien, soit que la matière fût moins de son goût, soit que tant de-
lecture l'ennuyât à la fin. Cependant, comme elle me reprochait de me
laisser duper par mes libraires, elle voulut que je lui laissasse le
soin de faire imprimer cet ouvrage, afin d'en tirer un meilleur parti.
.1 y consentis, sous l'expresse condition qu'il ne s'imprimerait point
en France; et c'est sur quoi nous eûmes une longue dispute; moi
prétendant que la permission tacite était impossible à obtenir, im-
prudente même à demander, et ne voulant point permettre autrement
l'impression dans le royaume; elle soutenant que cela ne ferait pas
même une difficulté à la censure, dans le système que le gouverne-
ment avait adopté. Elle trouva le moyen de faire entrer dans ses
vues M. de Malesherbes, qui m'écrivit a ce sujet une longue lettre
toute de sa main, pour me prouver que la Profession de foi du fi-
caire savoyard était précisément une pièce faite pour avoir partout
l'approbation du genre humain, et celle de la cour dans la circon-
IOML 11.
I ONI I SSIONS DE .1 -l. ROUSSE Al .
st. met.-, .le lus surpris de voir ce magistrat, toujours si craintif, devenir
tulant J.ms cette affaire. Comme l'impression d'un livre qu'il
approuvait était par cela seul légitime, je n'avais plus d'objection à
taire contre celle de cet ouvrage. Cependant, par un scrupule extra-
ordinaire, j'exigeai toujours que l'ouvrage s'imprimerait en Hollande,
et même par le libraire N'eaulme, que je ne mécontentai pas d'indi-
quer, mais que j'en prévins; consentant, au reste, que l'édition se fît
au protit d'un libraire français, et que, quand elle serait faite, on la
débitât, s,. , i t ,i Paris, suit où l'on voudrait, attendu que ce débit ne
me regardait pas. Voilà exactement ce qui fut convenu entre ma-
dame de Luxembourg et moi : après quoi je lui remis mon manuscrit.
Elle avajj amené à ce voyage sa petite-tille, mademoiselle de
B ulei s, aujourd'hui madame la duchesse dé Lau'zun. Elle' s'appelait
Amélie. C'était une charmante personne. Klle avait vraiment une
ligure, une douceur, une timidité virginale. Rien de plus aimable et
de plus intéressant que sa figure, rien de plus tendre et de plus chaste
que les sentiments qu'elle inspirait. D'ailleurs, c'était une enfant;
elle n'avait pas onze ans. Madame la maréchale, qui la trouvait trop
timide, faisait ses efforts pour l'animer. Klle me permit plusieurs
fois de lui donner un baiser; ce que je fis avec ma maussaderie
ordinaire. Au lieu des gentillesses qu'un autre eût dites à ma place,
je restais là muet, interdit, et je ne sais lequel était le plus honteux,
de la pauvre petite ou de moi. Un jour je la rencontrai seule dans
l'escalier du petit château; elle venait de voir Thérèse, avec laquelle
sa gouvernante était encore. Faute de savoir quoi lui dire, je lui pro-
posai un baiser, que, dans l'innocence de son cceur, elle ne refusa
pas, en ayant reçu un le matin même, par l'ordre de sa grand'ma-
man, et en sa présence. Le lendemain, lisant l'Emile au chevet de
madame la maréchale, je tombai précisément sur un passage où je
censure, avec raison, ce que j'avais fait la veille. Klle trouva la
réflexion très-juste, et dit là-dessus quelque chose de fort sensé, qui
me fit rougir. Que je maudis mon incroyable bêtise, qui m'a si
souvent donné l'air vil et coupable, quand je n'étais que sot et cm-
barrassJ! Bêtise qu'on prend même pour une fausse excuse dans
un homme qu'on sait n'être pas sans esprit. Je puis jurer que dans
ce baiser si répréhensible, ainsi que dans les autres, le coeur et les
jr
CMBRASSANT M"1"" DE
LIVR] DIXIÈME.
sens Je mademoiselle Amélie n'étaient pas plus puisque les miens:
et je puis jurer même que si dans ce moment j'avais pu éviter sa
rencontre, je l'aurais l'ait: non qu'elle ne nie lit grand plaisir à voir,
niais par l'embarras de trouver en passant quelque mot agréable à
lui dire. Comment se peut-il qu'un entant même intimide un homme
que le pouvoir des rois n'a pas effrayéi Quel parti prendre? Com-
ment se conduire, demie de tout impromptu dans l'esprit? Si je me
force à parler aux gens que je rencontre, je dis une balourdise
infailliblement : si je ne dis rien, je suis un misanthrope, un animal
farouche, un ours. Une totale imbécillité m'eût été bien plus favo-
rable; mais les talents dont j'ai manque dans le monde ont fait les
instruments de ma perte, des talents que j'eus à paît moi.
A la fin de ce même voyage, madame de Luxembourg ht une
bonne œuvre à laquelle j'eus quelque part. Diderot ayant très impru-
demment offensé madame la princesse de Robeck, fille de M. de
Luxembourg, Palissot, qu'elle protégeait, la vengea par la comédie
des Philosophes, dans laquelle je fus tourné en ridicule, et Diderot
extrêmement maltraité. L'auteur m'y ménagea davantage, moins, je
pense, à cause de l'obligation qu'il m'avait, que de peur de déplaire
au père de sa protectrice, dont il savait que j'étais aimé. Le libraire
Duchesne. qu'alors je ne connaissais point, m'envoya cette pièce
quand elle fut imprimée; et je soupçonne que ce fut par l'ordre de
Palissot, qui crut peut-être que je verrais avec plaisir déchirer un
homme avec lequel j'avais rompu. 11 se trompa fort. En rompant
avec Diderot, que je croyais moins méchant qu'indiscret et faible,
j'ai toujours conservé dans l'âme de l'attachement pour lui, même
de l'estime, et du respect pour notre ancienne amitié, que je sais
avoir été longtemps aussi sincère de sa part que de la mienne. C'est
tout autre chose avec Grimm, homme faux par caractère, qui ne
m'aima jamais, qui n'est pas même capable d'aimer, et qui, de gaieté
de cœur, sans aucun sujet de plainte, et seulement pour contenter
sa noire jalousie, s'est fait, sous le masque, mon plus cruel calom-
niateur. Celui-ci n'est plus rien pour moi : l'autre sera toujours mon
ancien ami. Mes entrailles s'émurent à la vue de cette odieuse pièce :
je n'en pus supporter la lecture, et. sans l'achever, je la renvoyai a
Duchesne avec la lettre suivante :
I ON I I S S I O N S DE J.i. RO U SS E A 1
\ Montmorency, le 21 mai 1760.
I 1 parcourant, monsieur, la pièce que vous m'avez envoyée,
j'ai frémi «.le m'y voir loue. Je n'accepte point cet horrible présent.
Je suis persuadé qu'en me l'envoyant vous n'avez point voulu me
u taire une injure; mais vous ignorez OU vous ave/, oublié que j'ai
■ eu l'honneur d'être l'ami d'un homme respectable, indignement
noirci et calomnié dans ce libelle. »
Duchesne montra cette lettre. Diderot, qu'elle aurait dû toucher,
s'en dépita. Son amour-propre ne put me pardonner la supériorité
d'un procédé généreux, et je sus que sa femme se déchaînait partout
contre moi avec une aigreur qui m'affecta peu. sachant qu'elle était
connue de tout le monde pour une harengère.
Diderot, a sou tour, trouva un vengeur dans l'abbé Morellet, qui
in contre Palissot un petit écrit imité du Petit Prophète, et intitulé
la Vision. Il offensa très-imprudemment dans cet écrit madame de
Robeck, dont les amis le firent mettre à la Bastille : car pour elle,
naturellement peu vindicative, et pour lors mourante, je suis persuadé
qu'elle ne s'en mêla pas.
D'Alembert, qui était fort lié avec l'abbé Morellet. m'écrivit pour
m'engager à prier madame de Luxembourg de solliciter sa liberté,
lui promettant, en reconnaissance, des louanges dans Y Encyclopédie.
Voici ma réponse :
>■ Je n'ai pas attendu votre lettre, monsieur, pour témoigner à
11 madame la maréchale de Luxembourg la peine que me faisait la dé-
tention de l'abbé Morellet. Elle sait l'intérêt que j'y prends, elle
« saura celui que vous y prenez; et il lui suffirait, pour y prendre
(i intérêt elle-même, de savoir que c'est un homme de mérite. Au
surplus, quoiqu'elle et monsieur le maréchal m'honorent d'une
bienveillance qui fait la consolation de ma vie. et que le nom de
treami soit pi es d'eux une recommandation pour l'abbé Morellet,
j'ignore jusqu'à quel point il leur convient d'employer en cette
1 occasion le crédit attaché à leur rang et à la considération due à
•• leurs personnes. Je ne suis pas même persuadé que la vengeance
■ en question regarde madame la princesse de Robeck autant que
vous paraisse/, le croire; et quand cela serait, on ne doit pas s'atten-
LIVR1 DIXIÊMI
« dre que le plaisir de la vengeance appartienne aux philosophes ex-
. clusivement, et que quand ils voudront eue femmes, les femmes
• seront philosophes.
« Je vous rendrai compte de ce que m'aura dit madame de Luxem-
n bourg quand je lui aurai montré votre lettre. En attendant, je croi:
« la connaître assez pour pom oir vous assurer d'avance que quand elle
« aurait le plaisir de conti i bue ta l'élargissement de l'abbé Morellet,ellc
« n'accepterait peint le tribut de reconnaissance que vous lui promet-
■■ te/ dans ['Encyclopédie, quoiqu'elle s'en tînt honorée, parce qu'elle ne
i tait pas le bien pour la louange, mais pour contenter son bon cœur. »
.le n'épargnai rien pour exciter le zèle et la commisération de ma-
dame de Luxembourg en laveur du pauvre captif, et je réussis. Elle fit
un voyage à Versailles expiés pour voit M. le comte de Saint-Floren-
tin; et ce voyage abrégea celui de .Montmorency, que M. le maréchal
tut oblige de quitter en même temps, pour se rendre à Rouen, où le
roi l'envoyait comme gouverneur de Normandie, au sujet de quelques
mouvements du parlement qu'on voulait contenir. Voici la lettre que
m'écrivit madame de Luxembourg, le surlendemain de son départ :
V Versailles, ce mercredi (Liasse 1), n" 23.
M. de Luxembourg est parti hier à six heures du matin. Je ne
sais pas encore si j'irai. J'attends de ses nouvelles, parce qu'il ne
• sait pas lui-même combien de temps il y sera. J'ai vu M. de Saint-
•< Florentin, qui est le mieux disposé pour l'abbé Morellet; mais il \
ii trouve des obstacles, dont il espère cependant triompher à son
premier travail avec le roi, qui sera la semaine prochaine. J'ai de-
n mandé aussi en grâce qu'on ne l'exilât point, parce qu'il en était
» question; on voulait l'envoyer à Nanci. Voilà, monsieur, ce que j'ai
« pu obtenir; mais je vous promets que je ne laisserai pas M. de
« Saint-Florentin en repos, que l'affaire ne soit finie comme vous
m le désirez. Que je vous dise donc à présent le chagrin que j'ai eu
» de vous quitter si tôt; mais je me flatte que vous n'en doutez pas.
« Je vous aime de tout mon cœur, et pour toute ma vie. »
Quelques jours après, je reçus ce billet de d'Alembert, qui me
donna une véritable joie :
NI i 5SI0NS DE l.-J. ROI SSEAU.
« Ce Ier août. (Liasse D, n° 26.)
11 Grâce à vus soins, mon cher philosophe, l'abbé est sorti de la
n Bastille, et sa détention n'aura point d'autres suites. Il part pour la
campagne, et vous fait, ainsi que moi, mille remerciements et com-
« pliments. Vale, cl vie a m a. »
L'abbé m'écrivit aussi quelques jours après une lettre de remer-
ciement (liasse D, n" 29), qui ne me parut pas respirer une certaine
effusion de cœur, et dans laquelle il semblait atténuer en quelque
sorte le service que je lui avais rendu; et. à quelque temps de là, je
trouvai que d'Alemhert et lui m'avaient en quelque sorte, je ne dirai
pas supplanté, mais succédé auprès de madame de Luxembourg, et
que j'avais perdu près d'elle autant qu'ils avaient gagné. Cependant
je suis bien éloigné de soupçonner l'abbé Morellet d'avoir contribué
à ma disgrâce; je l'estime trop pour cela. Quant à M. d'Alembert,
je n'en dis rien ici. j'en reparlerai dans la suite.
J'eus dans le même temps une autre affaire, qui occasionna la
dernière lettre que j'ai écrite à M. de Voltaire, lettre dont il a jeté les
hauts cris, comme d'une insulte abominable, mais qu'il n'a jamais
montrée à personne. Je suppléerai ici à ce qu'il n'a pas voulu faire.
L'abbé Trublet, que je connaissais un peu, mais que j'avais très-
peu vu, m'écrivit le l3 juin 17.69 liasse D, n" 1 \\ pour m'avertir que
M. Formey, son ami et correspondant, avait imprimé dans son jour-
nal ma lettre à M. de Voltaire sur le désastre de Lisbonne. L'abbé
Trublet voulait savoir comment cette impression s'était pu faire, et,
dans son tour d'esprit fin et jésuitique, me demandait mon avis sur la
réimpression de cette lettre, sans vouloir me dire le sien. Comme
je hais souverainement les ruseurs de cette espèce, je lui fis les remer-
ciements que je lui devais; mais j'y mis un ton dur qu'il sentit, et qui
ne l'empêcha pas de me pateliner encore en deux ou trois lettres,
jusqu'à ce qu'il sût tout ce qu'il avait voulu savoir.
Je compris bien, quoi qu'en pût dire Trublet, que Formey n'avait
point trouvé cette lettre imprimée et que la première impression en
venait de lui. Je le connaissais pour un effronté pillard, qui, sans
façon, se faisait un revenu des ouvrages des autres, quoiqu'il n'y eût
pas mis encore l'impudence incroyable d'oter d'un livre déjà-public
c le Prince de Conti
LIVRE DIX1 KM]
le nom de l'auteur, d'y mettre le sien, et de le vendre à son profit.
Mais comment ce manuscrit lui était-il pai venuî C'était là la question,
qui n'était pas difficile à résoudre, mais dont j'eus la simplicité d'être
embarrassé. Quoique Voltaire fût honoré par excès dans cette lettre,
comme enfin, malgré ses procédés malhonnêtes, il eût été fondé à se
plaindre si je l'avais l'ait imprimer sans son a\ eu. je pris le parti de lui
écrire à ce sujet. Voici Cette seconde lettre, à laquelle il ne lit aucune
réponse, et dont, pour mettre sa brutalité plus à l'aise, il lit semblant
d'être irrité jusqu'à la fureur :
« A Montmorency, le 17 juin 1760.
« Je ne pensais pas. monsieur, me retrouver jamais en correspon-
dance avec vous. Mais apprenant que la lettre que je VOUS écrivis en
1756 a été imprimée à Berlin, je dois vous rendre compte de ma con-
duite à cet égard, et je remplirai ce devoir avec vérité et simplicité.
« Cette lettre, vous ayant été réellement adressée, n'était point des-
tinée à l'impression. Je la communiquai, sous condition, à trois
personnes à qui les droits de l'amitié ne me permettaient pas de
rien refuser de semblable, et à qui les mêmes droits permettaient
encore moins d'abuser de leur dépôt, en violant leur promesse. Ces
trois personnes sont madame de Chenonceaux, belle-fille de ma-
dame Dupin, madame la comtesse d'Houdctot, et un Allemand
nommé M. Crimm. Madame de Chenonceaux souhaitait que cette
lettre fût imprimée, et me demanda mon consentement pour cela.
Je lui dis qu'il dépendait du vôtre. Il vous fut demandé, vous le
refusâtes et il n'en fut plus question.
« Cependant M. l'abbé Trublet, avec qui je n'ai nulleespèce de liai-
son, vient de m'écrire, par une attention pleined'honnèteté. qu'ayant
reçu les feuilles d'un journal de M. Formey, il y avait lu cette même
lettre, avec un avis dans lequel l'éditeur dit, sous la date du 23 oc-
tobre 1759, qu'il l'a trouvée, il y a quelques semaines, chez les
libraires de Berlin, et que comme c'est une de ces feuilles volantes
qui disparaissent bientôt sans retour, il a cru lui devoir donner place
< dans son journal.
\ -lia, monsieur, tout ce que j'en sais. Il est très-sûr que jusqu'ici
< ON F] SSIONS DE l.-J. ROI SS1 M .
■ l'on n'avait pas même ouï parler à Paris de cette lettre. Il est très-
sûr que l'exemplaire, soit manuscrit, soit imprimé, tombé dans les
« mains île M. Formey, n'a pu lui venir que de vous, ce qui n'esi pas
\ raisemblable, ou d'une des trois personnes que je viens de nommer.
Enfin, il est très-SÛr que les tleux dames sont incapables d'une pa-
ii reille infidélité. Je n'en puis savoir davantage de ma retraite. Vous
avez des correspondances au moyen desquelles il vous serait aise,
si la chose en valait la peine, de remonter à la source et de vérifier
le fait.
» Dans la même lettre, M. L'abbé Trublet me marque qu'il tient
la feuille en réserve, et ne la prêtera point sans mon consentement.
■ qu'assurément je ne donnerai pas. .Mais cet exemplaire peut n'être
pas le seul à Paris. Je souhaite, monsieur, que cette lettre n'y soit
pas imprimée, et je ferai de mon mieux pour cela; mais si je ne
c pouvais éviter qu'elle le fût. et qu'instruit à temps je pusse avoir la
préférence, alors je n'hésiterais pas à la faire imprimer moi-même,
delà me parait juste et naturel.
Quant à votre réponse à la même lettre, elle n'a été communi-
« quée à personne, et vous pouvez compter qu'elle ne sera point im-
■ primée sans votre aveu, qu'assurément je n'aurai point l'indiscré-
tion de vous demander, sachant bien que ce qu'un homme écrit à
i< un autre il ne l'écrit pas au public. Mais si vous en vouliez faire une
pour être publiée, et me l'adresser, je vous promets de la joindre
fidèlement à ma lettre, et de n'y pas répliquer un seul mot.
« Je ne vous aime point, monsieur; vous m'avez fait les maux qui
n pouvaient m'étre les plus sensibles, à moi votre disciple et votre
ii enthousiaste. Vous avez perdu Genève pour le prix de l'asile que
« vous y avez reçu; vous avez aliéné de moi mes concitoyens, pour le
prix des applaudissements que je vous ai prodigués parmi eux :
c'est vous qui me rende/ le séjour de mon pays insupportable; c'est
vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les
consolations des mourants, et jeté, pour tout honneur, dans une
voirie; tandis que tous les honneurs qu un homme peut attendre
■ vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais, enfin, puisque
\<>ns l'avez voulu; mais je vous hais en homme encore plus digne
■ de vous aimer, si vous l'aviez voulu. De tons les sentiments dont
LIVRE DIXIÈME. »65
a mon cœur était pénétré pour vous, il n'y reste que l'admiration
- qu'on ne peut refusera votre beau génie, et l'amour «.le vos écril
« Si je ne puis honorer en vous que VOS talents, ce n'est pas ma faute.
m Je ne manquerai jamais au respect qui leur est dû, ni aux procèdes
« que ce respect exige. Adieu, monsieur, o
Au milieu de toutes ces petites tracasseries littéraires, qui me
confirmaient de plus en plus dans ma résolution, je reçus le plus
grand honneur que les lettres m'aient attire, et auquel j'ai été le plus
sensible, dans la visite que M. le prince de Conti daigna me faire pai
deux lois, l'une au petit château, et l'autre à Mont-Louis. Il choisit
même toutes les deux fois le temps que madame de Luxembourg n'était
pas à Montmorency, afin de rendre plus manifeste qu'il n'y venait que
pour moi. Je n'ai jamais doute que je ne dusse les premières bontés
de ce prince à madame de Luxembourg et à madame de Boufflers;
mais je ne doute pas non plus que je ne doive à ses propres sentiments
et à moi-même celles dont il n'a cessé de m' honorer depuis lois.
Comme mon appartement de Mont-Louis était très-petit, et que-
la situation du donjon était charmante, j'y conduisis le prince, qui,
pour comble de grâces, voulut que j'eusse l'honneur de taire sa partie
aux échecs. Je savais qu'il gagnait le chevalier de Lorenzy,qui était,
plus fort que moi. Cependant, malgré les signes et les grimaces du
chevalier et des assistants, que je ne lis pas semblant de voir, je ga-
gnai les deux parties que nous jouâmes. En finissant je lui dis d'un
ton respectueux, mais grave : Monseigneur, j'honore trop Votre Al-
tesse sérénissime pour ne la pas gagner toujours aux échecs. Ce grand
prince, plein d'esprit et de lumières, et si digne de n'être pas adulé,
sentit en effet, du moins je le pense, qu'il n'y avait la que moi qui
le traitasse en homme, et j'ai tout lieu de croire qu'il m'en a vraiment
su bon gré.
Quand il m'en aurait su mauvais gré, je ne me reprocherais pas de
n'avoir voulu le tromper en rien, et je n'ai pas assurément à me re-
procher non plus d'avoir mal répondu dans mon cœur à ses bontés,
mais bien d'y avoir répondu quelquefois de mauvaise grâce, tandis
qu'il mettait lui-même une grâce infinie dans la manière de me les
marquer. Peu de jours après, il me fit envoyer un panier de gibier,
que je reçus comme je devais. A quelque temps de là, il m'en fit en-
TOME 11. SO
i ON! i SSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
voyer un ;mtrc. et l'un de ses officiers des chasses écrivit, par ses
ordres, que c'était de la chasse de Son Altesse, et du gibier tiré de
sa propre main. Je le reçus encore: mais j'écrivis a madame de Bouf-
flers que je n'en recevrais plus. Cette lettre fut généralement blâmée.
et méritait de l'être. Refuser des présents en gibier, d'un prince du
sang, qui de plus met tant d'honnêteté dans l'envoi, est moins la dé-
licatesse d'un homme lier qui veut conserver son indépendance, que
la rusticité d'un malappris qui se méconnaît. Je n'ai jamais relu cette
lettre dans mon recueil sans en rougir, et sans me reprocher de l'avoir
écrite. Mais enfin je n'ai pas entrepris mes Confessions pour taire mes
,sotti>es. et celle-là me révolte trop moi-même pour qu'il me soit
permis de la dissimuler.
Si je ne fis pas celle de devenir son rival, il s'en fallut peu : car
alors madame de Boufflers était encore sa maîtresse, et je n'en savais
rien. Elle me venait voir assez souvent a\ec le chevalier de Lorenzy.
Elle était belle et jeune encore; elle affectait l'esprit romain, et moi je
l'eus toujours romanesque; cela se tenait d'assez près. Je faillis me
prendre; je crois qu'elle le vit : le chevalier le vit aussi; du moins il
m'en parla, et de manière a ne pas me décourager. Mais pour le coup
je fus sage, et il en était temps à cinquante ans. Plein de la leçon
que je venais de donner aux barbons dans ma lettre à d'Alembert,
l'eus honte d'en profiter si mal moi-même; d'ailleurs, apprenant ce
que j'avais ignore, il aurait fallu que la tête m'eût tourné, pour porter
si haut mes concurrences. Enfin, mal guéri peut-être encore de ma
passion pour madame d'Houdetot, je sentis que plus rien ne la pou-
\ ait remplacer dans mon cœur, et je lis mes adieux à l'amour pour le
teste de ma vie. Au moment ou j'écris ceci, je viens d'avoir d'une
jeune femme, qui avait ses vues, des agaceries bien dangereuses, et
avec des yeux bien inquiétants; mais si elle a fait semblant d'oublier
mes douze lustres, pour moi je m'en suis souvenu. Après m être tire
de ce pas, je ne crains plus de chutes, et je reponds de moi pour le
leste de mes jours.
Madame de Boufflers, s'étant aperçue de l'émotion qu'elle m'avait
donnée, put s'apercevoir aussi que j'en avais triomphe. Je ne suis ni
assez fou ni assez vain poui croire avoir pu lui inspirer du goût à mon
. Miais. sur certains propos qu'elle tint a Thérèse, j'ai cru lui avoir
I IVRE 1)1 XII Ml
mspini «.le la curiosité; si cela est, et qu'elle ne m'ait pas pardonne
cette curiosité frustrée, il faut avouer que j'étais bien né pour êtn
victime de mes faiblesses, puisque l'amoui vainqueui me fut si fu-
neste, et que l'amour vaincu me le fut encore plus.
Ici finit le recueil des lettres qui m'a servi de guide dans ces Jeux
livres. Je ne vais plus marcher que sur la trace de mes souvenirs;
mais ils sont tels dans cette cruelle époque, et la forte impression m'en
est si bien restée, que, perdu dans la mer immense de mes malheurs,
je ne puis oublier les détails de mon premier naufrage, quoique ses
suites ne m'offrent plus que des souvenirs confus. Ainsi, je puis mai -
cher dans le livre suivant avec encore assez d'assurance. Si je vais
plus loin, ce ne sera plus qu'en tâtonnant.
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LIVRE X/
w.
LIVRE ONZIEME
.uoiQUE la Julie, qui depuis longtemps était sous
presse, ne parût point encore à la fin de 1760,
elle commençait à faire grand bruit. Madame de
Luxembourg en avait parlé à la cour, nia-
dame d'Houdetot à Paris. Cette dernière avait
même obtenu de moi, pour Saint-Lambert, la
permission de la faire lire en manuscrit au roi
de Pologne, qui en avait été enchanté. Duclos,
à qui je l'avais aussi fait lire, en avait parlé à l'Académie. Tout Paris
était dans l'impatience de voir ce- roman: Ils libraires de la rue Saint-
Jacques et celui du Palais-Royal étaient assièges de gens qui en de-
mandaient des nouvelles. Il parut enfin, et son succès, contre l'or-
dinaire, répondit à l'empressement avec lequel il avait été attendu.
.Madame la Dauphine, qui l'avait lu des premières, en parla à M. de
-■:.- -
TOME II.
I ONI I SSIONS DE .l.-.l. ROI SSEAU.
Luxembourg comme d'un ouvrage ravissant. Les sentiments lurent
partagés chez les gens de lettres, mais dans le monde il n'y eut qu'un
a\is: et les femmes surtout s'enivrèrent et du livre et de l'auteur.
au point qu'il y en avait peu. même dans les hauts rangs, dont je
n'eusse lait la conquête, si je l'avais entrepris. J'ai de cela des preuves
que je ne veux pas écrite, et qui. sans avoir eu besoin de l'expé-
rience, autorisent mon opinion. Il est singulier que ce livre ait mieux
réussi en France que dans le reste de l'Europe, quoique les Fran-
çais, hommes et femmes, n'\ soient pas fort bien traités. Tout au
contraire de mon attente, son moindre succès fut en Suisse, et son
plus grand a Paris. L'amitié, l'amour, la vertu, règnent-ils donc à
Paris plus qu'ailleurs! Non, sans doute; mais il y règne encore ce
sens exquis qui transporte le cœur à leur image, et qui nous tait chérir
dans les autres les sentiments purs, tendres, honnêtes, que nous
-ns plus. La corruption désormais est partout la même : il n'existe
plus ni mœurs ni vertus en Europe; mais s'il existe encore quelque
amour pour elles, c'est a Paris qu'on doit le chercher.
Il laut. à travers tant de préjugés et de passions factices, savoir bien
anal} ser le cœur humain pour y démêler les vrais sentiments de la na-
ture. Il faut une délicatesse de tact qui ne s'acquiert que dans l'éduca-
tion du grand monde, pour sentir, si j'ose ainsi dire, les finesses du
ô eur dont cet ouvrage est rempli. Je mets sans crainte sa quatrième
Partie à côté de Li Princesse de Clercs, et je dis que si ces deux mor-
ceaux n'eussent été lus qu'en province, on n'aurait jamais senti tout
leur prix. Il ne faut donc pas s'étonner si le plus grand succès de ce
livre fut à la cour. Il abonde en traits vifs, mais voilés, qui doivent y
plaine, parce qu'on est plus exercé à les pénétrer. Il faut pourtant ici
distinguer encore. Cette lecture n'est assurément pas propre à cette
sorte de gens d'esprit qui n'ont que de la ruse, qui ne sont fins que
pour pénétrer le mal, et qui ne voient rien du tout où il n'y a que du
bien à voir. Si. par exemple, la Julie eût été publiée en certain pa\ s
que je pense, je suis sur que personne n'en eût achevé la lecture, et
qu'elle serait morte en naissant.
1 i rassemblé la plupart des lettres qui me furent écrites sur cet
ouvrage, dans une liasse qui est entre les mains de madame de Na-
daillac. Si jamais ce recueil parait, on y verra des choses bien singu-
LIVRE ONZIÈME.
lières, et une opposition de jugement qui montre ce que c'est que
d'avoir affaire au public. La chose qu'on y a le moins vue, et qui en
fera toujours un ouvrage unique, est la simplicité du sujet et la chaîne
de l'intérêt, qui, concentre entre trois iHTsonnes.se soutient durant
six volumes, sans épisode, sans aventure tanesque, sans méchan-
ceté d'aucune espèce, ni dans les personnages, ni dans |Ls actions.
Diderot a fait de grands complimentsà Richardson sur la prodigieuse
variété de ses tableaux et sur la multitude de ses personnages. Ri-
chardson a. en effet, le mérite de les avoii tous bien caractérisés;
mais quant à leur nombre, il a cela de commun avec les plus insipides
romanciers, qui suppléent à la stérilité de leurs idées a force de per-
sonnages et d'aventures. 11 est aise de réveiller l'attention en présen-
tant incessamment et des événements inouïs et de nouveaux visages.
qui passent comme les ligures de la lanterne magique; mais de
soutenir toujours cette attention sur les mêmes objets, et sans aven-
tures merveilleuses, cela, certainement, est plus difficile; et si, toute
chose égale, la simplicité du sujet ajoute à la beauté de l'ouvrage, les
romans de Richardson, supérieurs à tant d'autres choses, ne sau-
raient, sur cet article, entrer en parallèle avec le mien. Il est mort
cependant, je le sais, et j'en sais la cause; mais il ressuscitera.
Toute ma crainte était qu'a force de simplicité ma marche ne fût
ennuyeuse, et que je n'eusse pu nourrir assez l'intérêt pour le sou-
tenir jusqu'au bout. Je fus rassuré par un fait qui, seul, m'a plus
tlatté que tous les compliments qu'a pu m' attirer cet ouvrage.
Il parut au commencement du carnaval. Un colporteur le porta à
madame la princesse de Talmont, un jour de bal de l'Opéra. Après
souper, elle se fit habiller pour y aller, et en attendant l'heure, elle se-
ntit à lire le nouveau roman. A minuit, elle ordonna qu'on mît ses
chevaux, et continua de lire. On vint lui dire que ses chevaux étaient
mis; elle ne répondit rien. Ses gens, voyant qu'elle s'oubliait, vin-
rent l'avertir qu'il était deux heures. Rien ne presse encore, dit-elle
en lisant toujours. Quelque temps après, sa montre étant arrêtée, elle
sonna pour savoir quelle heure il était. On lui dit qu'il était quatre
heures. Cela étant, dit-elle, il est trop tard pour aller au bal; qu'on
ôte mes chevaux. Elle se fit déshabiller et passa le reste de la nuit à
lire.
CONFESSIONS DE J.-J ROUSSE Al
Depuis qu'on me raconta ce trait, j'ai toujours désiré de voir ma-
dame de Talmont, non-seulemenl pour savoir d'elle-même s'il est
exactement vrai, niais aussi parce que j'ai toujours cru qu'un ne pou-
\.iit prendre un intérêt si vifà VHéloïse, sans avoir ce sixième sens,
ce sens moral, dont si peu de cœurs sont doués, et sans lequel nul
ne saurait entendre le mien.
Ce qui me rendit les femmes si favorables fut la persuasion où elles
furent que j'avais écrit ma propre histoire, et que j'étais moi-même
le héros de ce roman. Cette croyance était si bien établie, que ma-
dame de Polignac écrivit à madame de Verdelin, pour la prier de
m'engager à lui laisser voir le portrait de Julie. Tout le monde était
persuadé qu'on ne pouvait exprimer si vivement des sentiments qu'on
n'aurait point éprouvés, ni peindre ainsi les transports de l'amour,
que d'après son propre cœur. En cela l'on avait raison, et il est cer-
tain que j'écrivis ce roman dans les plus brûlantes extases; mais on
se trompait en pensant qu'il avait fallu des objets réels pour les pro-
duire : on était loin de concevoir à quel point je puis m'enflammer
pour des êtres imaginaires. Sans quelques réminiscences de jeunesse
et madame d'Hoùdetot, les amours que j'ai sentis et décrits n'auraient
été qu'avec des sylphides, .le ne voulus ni confirmer ni détruire une
erreur qui m'était avantageuse. On peut voir dans la préface en dia-
logue, que je fis imprimera part, comment je laissai là-dessus le pu-
blic en suspens. Les rigoristes disent que j'aurais dû déclarer la
vérité tout rondement. Pour moi, je ne vois pas ce qui m'y pouvait
obliger, et je crois qu'il y aurait eu plus de bêtise que de franchise
tte déclaration faite saris nécessité.
\ peu près dans le même temps parut la Paix perpétuelle, dont
l'année précédente j'avais cédé le manuscrit à un certain .M. de Bas-
tide, auteur d'un journal appelé le Monde, dans lequel il voulait, bon
gré mal gré. fourrer tous mes manuscrits. 11 était de la connaissance
de M. Duclos, et vint en son nom me presser de lui aider à remplir
le Monde. Il avait ouï parler de la Julie, et voulait que je la misse
dans son journal : il voulait que j'y misse l'Emile: il aurait voulu que
j'y misse le Contrat social, s'il en eût soupçonné l'existence. Enfin,
excédé de ses importunités, je pris le parti de lui céder pour douze
louis mon extrait de la Paix perpétuelle. Notre accord était qu'il
LIVRE ONZI] ME.
s'imprimerait dans son journal, mais sitôt qu'il fut propriétaire de ce
manusci u.il jugea à propos de le fajre imprimer à part, avec quelques
retranchements que le censeur exigea. Qu'eût-ce été si j'y avais joint
mon jugement sur cet ouvrage, dont très-heureusement je ne parlai
point à M. de Bastide, et qui n'entra point dans notre marchi I
jugement est encore en manuscrit parmi nus papiers. Si jamais il
voit le jour, onj verra combien les plaisanteries et le ton suffisant de
Voltaire à ce sujet m'ont dû faire rire, moi qui voyais si bien la
portée de ce pauvre homme dans les matières politiques dont il se
mêlait de parler.
Au milieu de mes succès dans le public, et de la faveur des dames.
je me sentais déchoir a l'hôtel de Luxembourg, non pas auprès de
monsieur le maréchal, qui semblait même redoubler chaque jour de
bontés et d'amitiés pour moi, mais auprès de madame la maréchale.
Depuis que je n'avais plus rien a lui lire, son appartement m'était
moins ouvert; et durant les voyages de Montmorency, quoique je me
présentasse assez exactement, je ne la voyais plus guère qu'à table.
Ma place n'y était même plus aussi marquée a côté d'elle. Comme elle ne
me l'offrait plus, qu'elle me parlait peu, et que je n'avais pas non plus
grand'chose à lui dire, j'aimais autant prendre une autre place, où
j'étais plus a mon aise, surtout le soir: car machinalement je prenais
peu à peu l'habitude de me placer plus pies de monsieur le maréchal.
A propos du soir, je me souviens d'avoir dit que je ne soupais
pas au château, et cela était vrai dans le commencement de la con-
naissance; mais comme .M. de Luxembourg ne dînait point et ne se
mettait même pas à table, il arriva de là qu'au bout de plusieurs
mois, et déjà très-familier dans la maison, je n'avais encore jamais
mangé avec lui. Il eut la bonté d'en faire la remarque. Cela me déter-
mina d'y souper quelquefois, quand il y avait peu de monde: et je
m'en trouvais très-bien, vu qu'on dînait presque en l'air, et, comme
on dit, sur le bout du banc; au lieu que le souper était très-long,
parce qu'on s'y reposait avec plaisir, au retour d'une longue prome-
nade; très-bon, parce que .M. de Luxembourg était gourmand ; et
tres-agréable parce que madame de Luxembourg en faisait les hon-
neurs à charmer. Sans cette explication, Ton entendrait difficilement
la fin d'une lettre de M. de Luxembourg Jiasse C, n» 36), où il me dit
TOME 11. J8
. ON] l SSIONS DE J.-.l. ROUSSEAU.
qu'il se rappelle avec délices nos promenades; surtout, ajoute-t-il, quand
en rentrant les soirs dans la cour nous n'y trouvions point de traces de
ioucs de carrosses: c'est que, comme on passait tous les matins le
râteau sur le sable de la cour pour effacer les ornières, je jugeais, par
le nombre de ces traces, du monde qui était survenu dans l'après-midi.
Cette année 1761 mit le comble aux pertes continuelles que lit ce
bon seigneur, depuis que j'avais l'honneur de le voir: comme si les
maux que me préparait la destinée eussent dû commencer par l'homme
pour qui j'avais le plus d'attachement et qui en était le plus digne,
l.a première année, il perdu sa sœur, madame la duchesse de Villeroy;
la seconde, il perdit s.i fille, madame la princesse de Robeck ; la troi-
sième, il perdit dans le duc de Montmorency son tils unique, et dans
le comte de Luxembourg son petit-fils, les seuls et derniers soutiens
de sa blanche et de son nom. 11 supporta toutes ces pertes avec un
courage apparent; mais son cœur ne cessa de saigner en dedans tout
le teste de sa vie, et sa santé ne lit plus que décliner. La mort impré-
vue et tragique de son tils dut lui être d'autant plus sensible, qu'elle
arriva précisément au moment où le roi venait de lui accorder pour
son tils, et de lui promettre pour son petit-fils, la survivance de sa
charge de capitaine des gardes du corps. Il eut la douleur de voir
s'éteindre peu à peu ce dernier enfant de la plus grande espérance, et
Cela par l'aveugle confiance de la mère au médecin, qui fit périr ce
pauvre enfant d'inanition, avec des médecines pour toute nourriture.
Hélas ! si j'en eusse été cru, le grand-père et le petit-tils seraient tous
deux encore en vie. Que ne dis-je point, que n'écrivis-je point à
monsieur le maréchal, que de représentations ne iïs-je point à madame
de Montmorency, sur le régime plus qu'austère que, sur la foi de son
médecin, elle faisait observer à son fils! Madame de Luxembourg,
qui pensait comme moi. ne voulait point usurper l'autorité de la
mère; M. de Luxembourg, homme doux et faible, n'aimait pointa
contrarier. Madame de Montmorency avait dans Bordeu une foi dont
sou tils finit par être la victime. Que ce pauvre enfant était aise
quand il pouvait obtenir la permission de venir à Mont-Louis avec
madame de Bouffiers, demander à goûter à Thérèse, et mettre quelque
aliment dans son estomac affamé! Combien js déplorais en moi-même
les misères de la grandeur, quand je voyais cet unique héritier d'un
I IVRE ONZI 1 M 1
si grand bien, d'un si grand nom, de tant de titres et de dignités,
dévorer avec l'avidité d'un mendiant un pauvre petit morceau de
pain' Enfin, j'eus beau dire et beau faire, le médecin l'emporta, et
l'enfant mourut de faim.
La même confiance aux charlatans, qui fit périr le petit-fils, creusa
le tombeau du grand-père, et il s'y joignit de plus la pusillanimité de
vouloir se dissimuler les infirmités de l'âge, M. de Luxembourg
avait eu par intervalles quelque douleur au gros doigi du pied; il en
eut une atteinte à Montmorency, qui lui donna de l'insomnie et un
peu de fièvre. .l'osai prononcer le mot de goutte, madame de
Luxembourg me tança. Le valet de chambre, chirurgien de monsieur
le maréchal, soutint que ce n'était pas la goutte, et se mit à panser
la partie souillante avec du baume tranquille. Malheureusement la
douleur se calma, et quand elle revint, on ne manqua pas d'employer
le même remède qui l'avait calmée: la constitution s'altéra, les
maux augmentèrent, et les remèdes en même raison. Madame de
Luxembourg, qui vit bien enfin que c'était la goutte, s'opposa a cet
insensé traitement. On se cacha d'elle, et M. de Luxembourg périt
par sa faute au bout de quelques années, pour avoir voulu s'obstiner
à guérir. Mais n'anticipons point de si loin sur les malheurs : combien
j'en ai d'autres à narrer avant celui-là !
11 est singulier avec quelle fatalité tout ce que je pouvais dire et
faire semblait fait pour déplaire à madame de Luxembourg, lois même
que j'avais le plus à cœur de conserver sa bienveillance. Les afflictions
que M. de Luxembourg éprouvait coup sur coup ne faisaient que
m'attacher à lui davantage, et par conséquent à madame de Luxem-
bourg : car ils m'ont toujours paru si sincèrement unis, que les senti-
ments que l'on axait pour l'un s'étendaient nécessairement à l'autre.
Monsieur le maréchal vieillissait. Son assiduité à la cour, les soins
qu'elle entraînait, les chasses continuelles, la fatigue surtout du ser-
vice durant son quartier, auraient demandé la vigueur d'un jeune
homme, et je ne voyais plus rien qui put soutenirla sienne dans cette
carrière. Puisque ses dignités devaient être dispersées et son nom
éteint après lui. peu lui importait de continuer une vie laborieuse,
dont l'objet principal avait été de ménager la faveur du prince à ses
enfants. Un jour que nous n'étions que nous trois, et qu'il se plaignait
I "NI l SS I O N S DE .1 . J. ROUSSEAU.
des fatigues de la cour en homme que ses pertes avaient découragé,
j'osai lui paTlèr de retraité et lui donner le conseil que Ci néas donnait
à Pyrrhus; Il soupira, et ne répondît pas décisivement. .Mais au
premier momenl où madame de Luxembourg me vit en particulier,
elle me relança vivement sut ce conseil, qui me parut l'avoir alarmée.
Elle ajouta ui)^ chose dont je sentis la justesse, et qui me fit renonce!
à retoucher jamais la même corde : c'est que la longue habitude de
vivre à la cOur devenait un V"rai besoin, que c'était même en ce mo-
ment uut: dissipation pour M. de Luxembourg, et que la retraite que
je lui Conseillais serait moins un repos pour lui qu'un exil, où l'oisi-
veté, l'ennui, la tristesse achèveraient bientôt de le consumer. Quoi-
qu'elle dût voir qu'elle m'avait persuadé*, OU qu'elle dût compter sur
la promesse que je lui tis et que je lui tins, elle ne parut jamais bien
tranquillisée a et égâfd, et je me suis rappelé que depuis lors mes
tête-à-tête avec monsieur le maréchal avaient été plus' rareset presque
toujours interrompus.
Tandis que ma balourdise et mon guignon me nuisaient ainsi de
concert auprès d'elle, les gens qu'elle voyait et qu'elle aimait le plus
ne m'y servaient pas. I.'abbé de Bôûffl'ers surtout, jeune homme aussi
brillant qu'il soit possible de l'être, ne me parut jamais bien disposé
pour moi; et non-seulement il est le seul de la société de madame-
la maréchale qui ne m'ait jamais marqué la moindre attention, mais
j'ai cru m'apercevoir qu'à tous les voyages qu'il lit à Montmorency.
je perdais quelque chose auprès d'elle : et il est vrai que.' sans même
qu'il le voulût, c'était assez de sa seule présence, tant la grâce et le
sel de ses gentillesses appesantissaient encore mes lourds spropositi.
Les Jeux premières années, il n'était presque p.is venu à Montmo-
rency : et, par l'indulgence de madame la maréchale, je m'étais pas-
sablement soutenu ; mais sitôt qu'il parut un peu de suite, je fus
écrasé sans retour. J'aurais voulu me réfugier sous son aile, et faire
en sorte qu'il me prit en amitié ; mais la même maussaderie qui me
faisait un besoin de lui plaire m'empêcha d'y réussir; et ce que je lis
pour cela maladroitement acheva de me perdre auprès de madame la
maréchale, sans m'étre utile auprès de lui. Avec autant d'esprit, il
eût pu réussir a tout: mais l'impossibilité de s'appliquer et le goût de
la dissipation ne lui ont permis d'acquérir que des demi-talents ne
I..E PO 1KCHALF.
I IVRE 0NZ1 l M I
tout genre. En revanche, il en a beaucoup, et c'est tout ce qu'il faut
dans le grand monde, où il veut briller. Il fait très bien de petits vers,
écrit très-bien de petites lettres, \,i jouaillant un peu du cistre, et
barbouillant un peu de peinture au pastel. Il s'avisa «.le vouloii fain
le portrait de madame de Luxembourg; ce portrait était horrible.
Elle prétendait qu'il ne lui ressemblait point du tout, et cela était vrai.
Le traître d'abbé me consulta; et moi, comme un sot et comme un
menteur, je dis que le portrait ressemblait. Je voulais cajoler l'abbé;
mais je ne cajolais pas madame la maréchale, qui mit ce liait sui Si
registres; et l'abbé, axant tait son coup, se moqua de moi. J'appris,
pal ce succès de mon lai dit Coup d'essai, a ne plus me mêler de vou
loir flagorner et flatter malgré .Minerve.
Mon talent était de dire aux hommes des vérités utiles, mais dures,
avec assez d'énergie et décourage ; il fallait m'y tenir. Je n'étais point
né, je ne dis pas pour flatter, mais pour louer. La maladresse des
louanges que j'ai voulu donner m'a lait plus de mal que l'àpreté dé-
nies censures. J'en ai à citer ici un exemple si terrible, que ses suites
ont non-seulement fait ma destinée pour le reste de ma vie, mais déci-
deront peut-être de ma réputation dans toute la postérité.
Durant les voyages de Montmorency. M. de Choiseul venait
quelquefois souper au château. Il y vint un jour que j'en sortais. On
parla de moi : M. de Luxembourg lui conta mon histoire de Venise
avec M. de Montaigu. M. de Choiseul dit que c'était dommage que
j'eusse abandonné cette carrière, et que si j'v voulais rentrer, il ne
demandait pas mieux que de m'occuper. M. de Luxembourg me redit
cela : j'y fus d'autant plus sensible, que je n'étais pas accoutumé d'être
gâté par les ministres ; et il n'est pas sur que. malgré mes resolutions.
si ma santé m'eût permis d'\ songer, j'eusse évité d'en faire de nou-
veau la folie. L'ambition n'eut jamais chez moi que les courts inter-
valles où toute autre passion me laissait libre; mais un de ces
intervalles eût suffi pour me rengager. Cette bonne intention de
M. de Choiseul, m'atl'ectionnant à lui, accrut l'estime que. sur quelques
opérations de son ministère, j'avais conçue pour ses talents; et le
pacte de famille, en particulier, me parut annoncer un homme d'État
du premier ordre. Il gagnait encore dans mon esprit au peu de cas
que je faisais de ses prédécesseurs. s,ms excepter madame de Pom-
C0N1 ESSIONS DE J.-J. ROUSSEAU,
ur, que je regardais comme une Façon de premier ministre et
quand le bruit courut que. d'elle OU de lui, l'un des deux expulserait
l'autre, je crus faire des vœux pour la gloire de la France, en en fai-
sant pour que M. de Choiseul triomphât. Je m'étais senti de tout
temps, pour madame de Pompadour, de l'antipathie, même quand,
avant sa fortune, je l'avais \ ne chez madame de la Poplinière, portant
encore le nom de madame d'Étiolés. Depuis lors, j'avais été mécon-
tent de son silence au sujet de Diderot et de tous ses procédés pat-
rapport à moi, tant au sujet des Fêtes de Ramire et des Muses galantes,
qu'au sujet Au Devin du village, qui ne m'avait valu, dans aucun genre
de produit, des avantages proportionnés à ses succès; et. dans toutes
les occasions, je l'avais toujours trouvée très peu disposée à m'obli-
ger, ce qui n'empêcha pas le chevalier de Lorenzi de me proposer de
faire quelque chose à la louange de cette dame, en m'insinuant que
cela pourrait m'ètre utile, dette proposition m'indigna d'autant plus,
que je vis bien qu'il ne la taisait pas de son chef, sachant que cet
homme, nul par lui-même, ne pense et n'agit que par l'impulsion
d'autrui. Je sais trop peu me contraindre pour avoir pu lui cacher
mon dédain pour sa proposition, ni à personne mon peu de penchant
pour la favorite ; elle le connaissait, j'en étais sûr, et tout cela mêlait
mon intérêt propre à mon inclination naturelle, dans les vœux que
je taisais pour .M. de Choiseul. Prévenu d'estime pour ses talents,
qui étaient tout ce que je connaissais de lui ; plein de reconnaissance
pour sa bonne volonté ; ignorant d'ailleurs totalement dans ma retraite
ses goûts et sa manière de vivre, je le regardais d'avance comme le
vengeur du public et le mien; et, mettant alors la dernière main au
Contrai social, j'y marquai, dans un seul trait, ce que je pensais des
précédents ministères et de celui qui commençait à les éclipser. Je
manquai, dans cette occasion, à ma plus constante maxime; et, de
plus, je ne songeai pas que quand on veut louer ou blâmer forte-
ment dans un même article, sans nommer les gens, il tant tellement
approprier la louange à ceux qu'elle regarde, que le plus ombrageux
amour-propre ne puisse y trouver de quiproquo. J'étais là-dessus
dans une si folle sécurité, qu'il ne me vint pas même à l'esprit que
quelqu'un pût prendre le change. On verra bientôt si j'eus raison.
Une de mes chances était d'avoir toujours dans mes liaisons des
LIVRE ONZIÈME.
femmes auteurs. Je croyais au moins, parmi Ils grands, évitei cette
chance. Point «.lu tout: elle m'y suivit encore. Madame de Luxem-
bourg ne fut pourtant jamais, que je sache, atteinte de cette manie;
mais madame la comtesse de Boufflers le fut. Elle lit une tragédie en
prose, qui fut d'abord lue, promenée et prônée dans la société de
M. le prince de Conti, et sur laquelle, non contente de tant d'éloges,
elle voulut aussi me consulter pour avoir le mien. Elle l'eut, mais
modère, tel que le méritait l'ouvrage. Elle eut, de plus, l'avertisse-
ment que je crus lui devoir, que sa pièce, intitulée V Esclave généreux,
avait un très-grand rapport à une pièce anglaise assez peu connue,
mais pourtant traduite, intitulée Oroonoko. Madame de Boufflers me
remercia de l'avis, en m'assurant toutefois que sa pièce ne ressemblait
point du tout à l'autre. Je n'ai jamais parle de ce plagiat a personne
au monde qu'a elle seule, et Cela pour remplir un devoir qu'elle m'avait
impose. Cela ne m'a pas empêché de me rappeler souvent depuis lors
le sort de celui que remplit (iil Blas pies de l'archevêque prédicateur.
Outre l'abbé de Boufflers, qui ne m'aimait pas, outre madame de
Boufrlers, auprès de laquelle j'avais des torts que jamais les femmes
ni les auteurs ne pardonnent, tous les autres amis de madame la
maréchale m'ont toujours paru peu disposés à être des miens, entre
autres M. le président Hénault, lequel, enrôlé parmi les auteurs,
n'était pas exempt de leurs défauts; entre autres aussi madame du
Deffand et mademoiselle de Lespinasse, toutes deux en grande liaison
avec Voltaire, et intimes amies de d'Alembert, avec lequel la dernière
a même fini par vivre, s'entend en tout bien et en tout honneur, et
cela ne peut même s'entendre autrement. J'avais d'abord commencé
par m'intéresser fort à madame du Detl'and, que la perte de ses yeux
faisait aux miens un objet de commisération : mais sa manière de
vivre, si contraire à la mienne, que l'heure du lever de l'un était
presque celle du coucher de l'autre; sa passion sans bornes pour le
petit bel esprit; l'importance qu'elle donnait, soit en bien, soit en
mal. aux moindres torche-culs qui paraissaient ; le despotisme et
l'emportement de ses oracles; son engouement outré pour ou contre
toutes choses, qui ne lui permettait de parler de rien qu'avec des
convulsions; sCs préjugés incroyables, son invincible obstination,
l'enthousiasme de déraison où la portait l'opiniâtreté de ses jugements
I "Ni l SSIONS Dl .i.-.i. ROUSSEAU.
passionnés, tout cela me rebuta bientôt des soins que je voulais lui
rendre. Je la négligeai ; elle s'en aperçut : c'en fut assez pour la mettre
en fureur; et quoique je sentisse assez combien une femme de ce
caractère pouvait être à craindre, j'aimai mieux encore m'exposer au
fléau de sa haine qu'à celui de SOtl amitié.
Ce n'était pas assez d'avoir si peu d'amis dans la société de madame
de Luxembourg, si/ je n'avais des ennemis dans sa famille. Je n'en
eus qu'un, mais qui, par la position où je me trouve aujourd'hui, en
vaut cent. Ce n'était assurément pas M. le duc de Yillcroy son frère:
car non seulement il m'était venu voir, mais il m'avait invite plusieurs
fois d'aller à Villero) : et comme j'avais répondu à cette invitation
avec autant de respect et d'honnêteté qu'il m'avait été possible, par-
tant de cette réponse vague comme d'un consentement, il avait arrangé
avec M. et madame de Luxembourg un voyage d'une quinzaine de
jouis, dont je devais être, et qui me fut proposé. Comme les soins
qu'exigeait ma santé ne me permettaient pas alors de me déplacer
sans risque, je priai M. de Luxembourg de vouloir bien me dégager.
On peut voir par sa réponse (liasse I), n° 3) que cela se rit de la
meilleure grâce du monde, et M. le duc de Villeroy ne m'en témoigna
pas moins de bonté qu'auparavant. Son neveu et son héritier, le jeune
marquis de Villeroy, ne participa pas à la bienveillance dont m'ho-
norait son oncle, ni aussi, je l'avoue, au respect que j'avais pour lui.
Ses airs éventés me le rendirent insupportable, et mon air froid
m'attira son aversion. Il rit même, un soir à table, une incartade dont
je me tirai mal parce que je suis bête, sans aucune présence d'esprit,
et que la colère, au lieu d'aiguiser le peu que j'en ai, me l'ote. J'avais
un chien qu'on m'avait donné tout jeune, presque à mon arrivée à
l'Ermitage, et que j'avais appelé Duc. Ce chien, non beau, mais rare
en son espèce, duquel j'avais fait mon compagnon, mon ami, et qui
certainement méritait mieux ce titre que la plupart de ceux qui l'ont
pris, était devenu célèbre au château de .Montmorency par son naturel
aimant, sensible, et par l'attachement que nous avions l'un pour l'autre.
Mais, par une pusillanimité fort sotte, j'avais changé son nom en celui
de Turc, comme s'il n'y avait pas des multitudes de chiens qui s'ap-
pellent Marquis, sans qu'aucun marquis s'en fâche. Le marquis de
\ illeroy, qui sut ce changement de nom, me poussa tellement là-
LIVR] ONZIÈME.
Jcssu^. que je lus obligé de conter en pleine table ce que j'avais fait.
Ce qu'il y avait d'offensant pour le nom de duc, dans cette histi
n'était pas tant de le lui avoir donné, que de le lui avoir ôté. Le pis
fut qu'il y avait là plusieurs ducs : M. de Luxembourg l'était, son fils
l'était. Le marquis de VillerO) , tait pour le devenir, et qui l'est ain
d'hui, jouit avec une cruelle joie de l'embarras où il m'avait mis, et
de l'effet qu'avait produit cet embanas. ( )n m'assura le lendemain
que sa tante l'avait très-vivement tance la-dessus; et l'on peut ji
si cette réprimande, en la supposant réelle, a dû beaucoup raccom-
moder mes affaires auprès de lui.
Je n'avais pour appui contre tout cela, tant à l'hôtel de Luxem-
bourg qu'au Temple, que le seul chevalier de Loren/i. qui fit proies
sion d'être mon ami : mais il l'e'tait encore plus de d'Aiemhert. à l'om-
bre duquel il passait chez les femmes pour un grand ge'omètre. 11 était
d'ailleurs le sigisbée, ou plutôt le complaisant de madame la comtesse
de Boufflers. très-amie elle-même de d'AIembert; et le chevalier de
Loren/i n'avait d'existence et ne pensait que par elle. Ainsi, loin que
j'eusse au dehors quelque contre-poids à mon ineptie pour me sou-
tenir auprès de madame de Luxembourg, tout ce qui l'approchait
semblait concourir à me nuire dans son esprit. Cependant, outre
l'Emile, dont elle avait voulu se charger, elle me donna dans le même
temps une autre marque d'intérêt et de bienveillance, qui me fit croire
que. même en s'ennuyant de moi, elle me conservait et me conserverait
toujours l'amitié qu'elle m'avait tant de fois promise pour toute la vie.
Sitôt que j'avais cru pouvoir compter sur ce sentiment de sa part,
j'avais commencé par soulager mon cœur auprès d'elle de l'aveu de
toutes mes fautes; ayant pour maxime inviolable, avec mes amis, de
me montrer à leurs yeux exactement tel que je suis, ni meilleur, ni
pire. Je lui avais déclaré mes liaisons avec Thérèse, et tout ce qui en
avait résulté, sans omettre de quelle façon j'avais disposé de mes
enfants. Elle avait reçu mes confessions très-bien, trop bien même.
en m'épargnant les censures que je méritais; et ce qui m'émut mh-
tout vivement, lut de voir les bontés qu'elle prodiguait à Thérèse, lui
faisant de petits cadeaux, l'envoyant chercher, l'exhortant à l'aller
voir, la recevant avec cent caresses, et l'embrassant très-souvent de-
vant tout le monde. Cette pauvre fille était dans des transports de joie
TOME 11. 39
i ONI i SSIONS DE J.-J. RO! 3S1 M
ei de reconnaissance qu'assurément )z partageais bien, lus .uni tics dont
M. et madame de Luxembourg me comblaient en elle me touchant
bien plus vivement encore que celles qu'ils me faisaient directement.
Pendant assez longtemps les choses en restèrent là : mais enfin
madame la maréchale poussa la bonté jusqu'à vouloir retirer un de
mes enfants. Elle savait que j'avais fait mettre un chiffre dans les
langes de l'aine: elle me demanda le double de ce chiffre; je le lui
donnai. Elle employa pour cette recherche la Roche, son valet de
chambre et son homme de confiance, qui tit de vaines perquisitions
et ne trouva rien, quoiqu'au bout de douze ou quatorze ans seule-
ment, si les registres des Enfants-Trouvés étaient bien en ordre, ou
que la recherche eût été bien faite, ce chiffre n'eût pas dû être introu-
vable. Quoi qu'il en soit, je fus moins fâché de ce mauvais succès que
je ne l'aurais été si j'avais suivi cet enfant dès sa naissance. Si à l'aide
du renseignement on m'eût présenté quelque enfant pour le mien.
le «.toute si ce l'était bien en effet, si on ne lui en substituait point un
autre, m'eût resserre le cœur par l'incertitude, et je n'aurais point
goûté dans tout son charme le \ rai sentiment de la nature : il a besoin.
pour se soutenir, au moins durant l'enfance, d'être appuyé sur l'ha-
bitude. Le long éloignement d'un enfant qu'on ne connaît pas encore
affaiblit, anéantit enfin les sentiments paternels et maternels; et
jamais on n'aimera celui qu'on a mis en nourrice comme celui qu'on
a nourri sous ses yeux. La réflexion que je fais ici peut exténuer mes
torts dans leurs effets, mais c'est en les aggravant dans leur source.
11 n'est peut-être pas inutile de remarquer que, par l'entremise
de Thérèse, ce même la Roche tit connaissance avec madame le Vas-
sLii-r. que (îrimm continuait de tenir à Deuil, à la porte de la Che-
vrette et tout près de Montmorency. Quand je fus parti, ce fut par
M. la Roche que je continuai de faire remettre à cette femme l'argent
que je n'ai point cessé de lui envoyer, et je crois qu'il lui portait aussi
souvent des présents de la part de madame la maréchale ;ainsi elle n'était
sûrement pas à plaindre, quoiqu'elle se plaignît toujours. A l'égard
de Grimm, comme je n'aime point à parler des gens que je dois haïr,
je n'en parlais jamais à madame de Luxembourg que malgré moi, mais
elle me mit plusieurs fois sur son chapitre, sans me dire ce qu'elle
en pensait, et sans me laisser pénétrer jamais si cet homme était de
LIVR] ONZIÈME.
sa connaissance ou non. Comme la réserve avec les gens qu'on aime,
et qui n'en ont point avec nous, n'est pas Je mon goût, surtout ence
qui K-s regarde, j'ai depuis lors pensé quelquefois à celle-là, mais seu-
lement quand d'autres événements ..m rendu cette i éflexion naturelle.
Apres avoir demeure longtemps sans entendre parler àtYÉmile,
depuis que je l'avais remisa madame de Luxembourg, j'appris enfin
que le marche en était conclu à Paris avec le libraire Duchesm
par celui-ci avec le libraire Neaulme d'Amsterdam. Madame de
Luxembourg m'envoya les deux doubles de mon traite avec Duchesne
pour les signer. Je reconnus l'écriture pour être de la même main
dont étaient celles des lettres de M. de Malesherbes qu'il ne m'écri-
vait pas de sa propre main. Cette certitude que mon traite se taisait
de l'aveu et sous les yeux du magistrat, me le fit signer avec con-
fiance. Duchesne me donnait de ce manuscrit six mille franes, la moi-
tié comptant, et, je crois, cent ou deux cents exemplaires. Apres avoir
signe les deux doubles, je les renvoyai tous deux à madame de-
Luxembourg, qui l'avait ainsi désiré : elle en donna un à Duchesne.
elle garda l'autre, au lieu de me le renvoyer, et je ne l'ai jamais revu.
La connaissance de M. et de madame de Luxembourg, en faisant
quelque diversion à mon projet de retraite, ne m'y avait pas fait
renoncer. Même au temps de ma plus grande faveur auprès de ma-
dame la maréchale, j'avais toujours senti qu'il n'y avait que mon
sincère attachement pour monsieur le maréchal et pour elle qui pût
me rendre leurs entours supportables: et tout mon embarras était de
concilier ce même attachement avec un genre de vie plus conforme
à mon goût et moins contraire à ma santé, que cette gène et ces sou-
pers tenaient dans une altération continuelle, malgré tous les soins
qu'on apportait à ne pas m'exposer à la déranger : car sur ce point,
comme sur tout autre, les attentions furent poussées aussi loin qu'il
était possible: et, par exemple, tous les soirs après souper, monsieur
le maréchal, qui s'allait coucher de bonne heure, ne manquait jamais
de m'emmener bon gré mal gré. pour m'aller coucher aussi. Ce ne
fut que quelque temps avant ma catastrophe qu'il cessa, je ne sais
pourquoi, d'avoir cette attention.
Avant même d'apercevoir le refroidissement de madame la maré-
chale, je désirais, pour ne m'y pas exposer, d'exécuter mon ancien
SSIONS DE i-i. ROUSSE \ I .
projet; mais les moyens me manquant pour cela, je fus obligé d'at-
tendre la conclusion du traité de l'Emile, et en attendant je mis la
dernière main au Contrat social, et l'envoyai à Rey, fixant le prix de
ce manuscrit à mille francs, qu'il me donna. Je ne dois peut-être pas
omettre un petit l'ait qui regarde ledit manuscrit. .le le remis bien
cacheté à Duvoisin. ministre du pays de Vaud, et chapelain de l'hô-
tel de Hollande, qui me venait voir quelquefois, et qui se chargea
de l'envoyer à Rey, avec lequel il était en liaison. Ce manuscrit, écrit
en menu caractère, était fort petit, et ne remplissait pas sa poche.
Cependant, en passant la barrière, son paquet tomba, je ne sais com-
ment, entre les mains des commis, qui l'ouvrirent, l'examinèrent, et
le lui rendirent ensuite, quand il l'eut réclamé au nom de l'ambas-
sadeur: ce qui le mit à portée de le lire lui-même, comme il me
marqua naïvement avoir fait, avec force éloges de l'ouvrage, et pas
un mot de critique ni de censure, se réservant sans doute d'être le
vengeur du christianisme lorsque l'ouvrage aurait paru. Il recacheta
le manuscrit et l'envoya à Rey. Tel fut en substance le narré qu'il
me lit dans la lettre où il me rendit compte de cette allaite, et c'est
tout ce que j'en ai su.
( hitre ces deux livres et mon Dictionnaire de musique, auquel je
travaillais toujours de temps en temps, j'avais ciuelques autres écrits
de moindre importance, tous en état de paraître, et que je me pro-
posais de donner encore, soit séparément, soit avec mon recueil géné-
ral, si je l'entreprenais jamais. Le principal de ces écrits, dont la plu-
part sont encore en manuscrit dans les mains de du Peyrou, était un
Essai sur l'origine des langues, que je lis lire à M. de Malesherbes et
au chevalier de Lorenzi, qui m'en dit du bien. Je comptais que toutes
ces productions rassemblées me vaudraient au moins, tous frais faits.
un capital de huit à dix mille francs, que je voulais placer en rente
re. tant sur ma tête que sur celle de Thérèse; après quoi nous
irions, comme je l'ai dit. vivre ensemble au fond de quelque province,
sans plus occuper le public de moi, et sans plus m'occuper moi-
même d'autre chose que d'achever paisiblement ma carrière en con-
tinuant de faire autour de moi tout le bien qu'il m'était possible, et
d'écrire a loisir les Mémoires que je méditais.
Tel était mon projet, dont la générosité de Rey, que je ne dois
LIVRE ONZIEMI
pas taire, vint faciliter encore l'exécution. Ce libraire, dont on me
disait tant de mal à Paris, est cependant, de tous ceux avec qui j'ai
eu affaire, le seul dont j'aie eu toujours à me louer. Nous étions à la
vérité souvent en querelle sur l'exécution de mes ouvrages; il était
étourdi, j'étais emporté. Mais en matière d'intérêt et de procédi
s'y rapportent, quoique je n'aie jamais fait avec lui de traite en forme,
je l'ai toujours trouvé plein d'exactitude et de probité. Il est même
aussi le seul qui m'ait avoué II a ne lie ment qu'il faisait bien ses allaites
avec moi; et souvent il m'a dit qu'il me devait sa fortune, en m'of-
frant de m'en faire part. Ne pouvant exercer directement avec moi
sa gratitude, il voulut me la témoigner au moins dans ma gouver-
nante, à laquelle il fit une pension viagère de trois cents francs, ex-
primant dans l'acte que c'était en reconnaissance des avantages que
je lui avais procurés. Il lit cela de lui à moi, sans ostentation, sans
prétention, sans bruit; et si je n'en avais parlé le premier à tout le
monde, personne n'en aurait rien su. Je fus si touché de ce procédé.
que depuis lors je me suis attache à Rey d'une amitié véritable.
Quelque temps après, il me désira pour parrain d'un de ses enfants :
j'\ consentis: et l'un de mes regrets dans la situation où l'on m'a
réduit, est qu'on m'ait ôté tout moyen de rendre désormais mon
attachement utile à ma filleule et a ses parents. Pourquoi, si sensible
à la modeste générosité de ce libraire, le suis-je si peu aux bruyants
empressements de tant de gens haut huppés, qui remplissent pom-
peusement l'univers du bien qu'ils disent m'avoir voulu faire, et dont
je n'ai jamais rien senti: Est-ce leur faute, est-ce la mienne: Ne
sont-ils que vains ? ne suis-je qu'un ingrat? Lecteur sensé, pesez, dé-
cide/.; pour moi, je me tais.
Cette pension fut une grande ressource pour l'entretien de Thé-
rèse, et un grand soulagement pour moi. .Mais, au reste, j'étais bien
éloigné d'en tirer un profit direct pour moi-même, non plus que de
tous les cadeaux qu'on lui faisait. Elle a toujours dispose' de tout elle-
même. Quand je gardais son argent, je lui en tenais un fidèle compte,
sans jamais en mettre un liard dans notre commune dépense, même
quand elle était plus riche que moi. Ce qui est a moi est à nous, lui
disais- je: et ce qui est a lui est à toi. Je n'ai jamais cessé de me con-
duire avec elle selon cette maxime, que je lui ai souvent répétée.
i on Fl ssions ni: .i.-.i. RorssK.vr.
Ceux qui ont eu la bassesse de m'accuser de recevoir par ses mains
ce que je refusais dans les miennes, jugeaient sans doute de mon
par les leurs, et me connaissaient bien mal. Je mangerais vo-
lontiers avec elle le pain qu'elle aurait gagné, jamais celui qu'elle
aurait reçu. J'en appelle sur ce point à son témoignage, et dès à pré-
sent, et lorsque, selon le coins de la nature, elle m'aura survécu.
Malheureusement elle est peu entendue en économie à tous égards,
peu soigneuse et fort dépensière, non par vanité ni par gourman-
dise, mais par négligence uniquement. Nul n'est parfait ici-bas; et
puisqu'il faut que ses excellentes qualités soient l'achetées, j'aime
mieux qu'elle ait des défauts que des \ ices, quoique ces défauts nous
fassent peut-être encore plus de mal à tous deux. Les soins que j'ai
pris pour elle, comme jadis pour maman, de lui accumuler quelque
avance qui pût un joui lui servir de ressource, sont inimaginables;
mais ce furent toujours des soins perdus. Jamais elles n'ont compté
ni l'une ni l'autre avec elles-mêmes; et. malgré tous mes efforts, tout
i i toujours parti à mesure qu'il est venu. Quelque simplement que
Thérèse se mette, jamais la pension de Rey ne lui a suffi pour se
nipper, que je n'y aie encore suppléé du mien chaque année. Nous
ne sommes pas faits, ni elle ni moi, pour être jamais riches, et je ne
compte assurément pas cela parmi nos malheurs.
Le Contrat social s'imprimait assez rapidement. Il n'en était pas
de même de VEmile, dont j'attendais la publication, pour exécuter la
retraite que je méditais. Duchesne m'envoyait de temps à autre des
modèles d'impression pour choisir : quand j'avais choisi, au lieu de
commencer, il m'en envoyait encore d'autres. Quand enfin nous
fûmes bien déterminés sur le format, sur le caractère, et qu'il avait
déjà plusieurs feuilles d'imprimées, sur quelques légers changements
que je lis a une épreuve, il recommença tout, et au bout de six mois
nous nous trouvâmes moins avancés que le premier jour. Durant
tous ces essais, je vis bien que l'ouvrage s'imprimait en France ainsi
qu'en Hollande, et qu'il s'en faisait à la fois deux éditions. Que pou-
vais-je faire? je n'étais plus maître de mon manuscrit. Loin d'avoir
trempé dans l'édition de France, je m'y étais toujours opposé; mais
enfin puisque cette édition se faisait bon gré malgré moi, et puis-
qu'elle scr\ait de modèle à l'autre, il fallait bien y jeter les yeux et
l.IVRl ONZIÈMI
voir les épreuves, pour ne pas laisser estropiei et défigurer mon li\ re.
D'ailleurs, l'ouvrage s'imprimait tellement de l'aveu du magistrat,
que c'était lui qui dirigeait en quelque sorte l'entreprise, qu'il m'écri-
vait très-souvent, et qu'il me vint voir même à ce sujet, dans une
occasion dont je vais parlera l'instant.
Taudis que Duchcsiie avançait à pas de tortue, Néaulme, qu'il
retenait, avançait encore plus lentement. On ne lui envoyait pas
fidèlement les feuilles à mesure qu'elles s'imprimaient. 11 crut s'aper-
cevoir de la mauvaise foi dans la manœuvre de Duchesne, c'est-à-
dire de Guy, qui faisait pour lui: et voyant qu'on n'exécutait pas le
traité, il m'écrivit lettres sur lettres pleines de doléances et de griefs,
auxquels je pouvais encore moins remédier qu'a ceux que j'avais
pour mon compte. Son ami Guérin, qui me voyait alors fort souvent,
me parlait incessamment de ce livre, mais toujours avec la plus
grande réserve. Il savait et ne savait pas qu'on l'imprimait en France:
il savait et ne savait pas que le magistrat s'en mêlât : en me plaignant
des embarras qu'allait me donner ce livre, il semblait m 'accuser d'im-
prudence, sans vouloir jamais dire en quoi elle Consistait; il biaisait
et tergiversait sans cesse; il semblait ne parler que pour me faire
parler. Ma sécurité pour lors était si complète, que je riais du ton
circonspect et mystérieux qu'il mettait à cette allaite, comme d'un tic
contracté chez les ministres et les magistrats, dont il fréquentait assez
les bureaux. Sur d'être en règle à tous égards sur cet ouvrage, forte-
ment persuadé qu'il avait non-seulement l'agrément et la protection
du magistrat, mais même qu'il méritait et qu'il avait de même la faveur
du ministre, je me félicitais de mon courage à bien faire, et je riais
de mes pusillanimes amis, qui paraissaient s'inquiéter pour moi.
Duclos fut de ce nombre, et j'avoue que ma confiance en sa droiture
et en ses lumières eût pu nf alarmer à son exemple, si j'en avais eu
moins dans l'utilité de l'ouvrage et dans la probité de ses patrons. Il
me vint voir de chez M. Baille, tandis que YEmilc était sous presse;
il m'en parla. Je lui lus la Profession de foi du vicaire savoyard: il
l'écouta très-paisiblement, et, ce me semble, avec grand plaisir. Il me
dit, quand j'eus fini : Quoi, citoyen, cela fait partie d'un livre qu'on
imprime à Paris? — Oui! lui dis-je, et l'on devrait l'imprimer au
Louvre, par ordre du roi. — J'en conviens, me dit-il: mais faites-moi
I 0N1 l SSIONS DE i.-.i. ROI SS1 \ I .
le plaisir de ne dire à personne que vous m'ayez lu ce morceau. Cette
frappante manière de s'exprimer me surprit sans m'effrayer. Je savais
que Duclos voyait beaucoup M. de Malesherbes. J'eus peine à conce-
voii comment il pensait si différemment que lui sur le même objet.
Je vivais à Montmorencj depuis plus de quatre ans, sans y avoir
eu un seul jour de bonne santé. Quoique l'air y soit excellent, les
eaux v sont main aises; et cela peut très-bien être une des causes qui
contribuaient à empirer mes maux habituels. Sur la fin de l'au-
tomné 1761, je tombai tout à fait malade, et je passai l'hiver entier
dans des souffrances près pic sans relâche. Le mal physique, aug-
mente par mille inquiétudes, me les rendit aussi plus sensibles.
Depuis quelque temps, de sourds et tristes pressentiments me trou-
blaient sans que je susse à propos de quoi. Je recevais des lettres
anonymes assez singulières, et même des lettres signées qui ne
l'étaient guère moins. J'en reçus une d'un conseiller au parlement de
Paris, qui, mécontent de la présente constitution des choses, et n'au-
gurant pas bien des suites, me consultait sur le choix d'un asile à
Genève ou en Suisse, pour s'y retirer avec sa famille. J'en reçus une
de M. de.... président à mortier au parlement de..., lequel me pro-
posait de rédiger pour ce parlement, qui pour lors était mal avec la
cour, des mémoires et remontrances, offrant de me fournir tous les
documents et matériaux dont j'aurais besoin pour cela. Quand je
souffre,* je suis sujet à l'humeur. J'en avais en recevant ces lettres;
j'en mis dans les réponses que j'y fis, refusant tout à plat ce qu'on
me demandait. Ce refus n'est assurément pas ce que je me reproche.
puisque ces lettres pouvaient être des pièges de mes ennemis, et ce
qu'on me demandait était contraire à des principes dont je voulais
moins me départir que jamais : mais pouvant refuser avec aménité.
je refusai avec dureté; et voilà en quoi j'eus tort.
On trouvera parmi mes papiers les deux lettres dont je viens de
parler. Celle du conseiller ne me surprit pas absolument, parce que
je pensais, comme lui et comme beaucoup d'autres, que la constitu-
tion déclinante menaçait la France d'un prochain délabrement. Les
très d'une guerre malheureuse, qui tous venaient de la faute du
gouvernement; l'incroyable désordre des finances; les tiraillements
■ nuels de l'administration, partagée jusqu'alors entre deux ou trois
AVERTI DU DANGER QUI LE MENACE
LIVRJ ONZIEME.
ministres en guerre ouverte l'un avec l'autre, et qui, pour se nuire
mutuellement, abîmaient le royaume; le mécontentement général du
peuple et de tous les ordres de l'État; l'entêtement d'une femme
obstinée, qui sacrifiant toujours a ses goûts ses lumières, m tant eM
qu'elle en eut, écartait presque toujours des emplois les plus capables,
pour placer ceux qui lui plaisaient le plus : tout concourait à justifie!
la prévoyance du conseiller, et celle du public, et la mienne. Cette
prévoyance me mit même plusieurs fois en balance si je ne cherche-
rais pas moi-même un asile hors du royaume, avant les troubles qui
semblaient le menacer; mais, rassure par ma petitesse et mon
humeur paisible, je crus que, dans la solitude où je voulais vivre,
nul orage ne pouvait pénétrer jusqu'à moi: lâché seulement, que dans
cet état de choses, M. de Luxembourg se prêtât à des commissions
qui devaient le faire moins bien valoir dans son gouvernement. J'au-
rais voulu qu'il s'y ménageât, a tout événement, une retraite, s'il
arrivait que la grande machine vînt à crouler, comme cela paraissait
à craindre dans l'état actuel des choses; et il me paraît encore à pré-
sent indubitable que si toutes les rênes du gouvernement ne fussent
enfin tombées dans une seule main, la monarchie française serait
maintenant aux abois.
Tandis que mon état empirait, l'impression de l'Emile se ralen-
tissait, et fut enfin tout à fait suspendue sans que je pusse en
apprendre la raison, sans que Guy daignât plus m'écrire ni me
répondre, sans que je pusse avoir des nouvelles de personne ni rien
savoir de ce qui se passait, M. de Malesherbes étant pour lors à la
campagne. Jamais un malheur, quel qu'il soit, ne me trouble ni ne
m'abat, pourvu que je sache en quoi il consiste; mais mon penchant
naturel est d'avoir peur des ténèbres : je redoute et je hais leur air
noir; le mystère m'inquiète toujours, il est par trop antipathique avec
mon naturel ouvert jusqu'à l'imprudence. L'aspect du monstre le plus
hideux m'effrayerait peu, ce me semble; mais si j'entrevois de nuit
une figure sous un drap blanc, j'aurais peur. Voilà donc mon imagi-
nation, qu'allumait ce long silence, occupée à me tracer des fantôme^.
Plus j'avais à cœur la publication de mon dernier et meilleur ou-
vrage, plus je me tourmentais à chercher ce qui pouvait l'accro-
cher; et toujours portant tout à l'extrême, dans la suspension de
1E II. 40
I ON] l SSIONS DE J.-J. ROI 5SEA1 .
l'impression du livre j'en croyais voir la suppression. Cependant
n'en pouvant imaginer ni la cause ni la manière, je restais dans l'in-
certitude du monde la plus cruelle. J'écrivais lettres sur lettres à
Guy, à M. de Malesherbes, à madame de Luxembourg; et les réponses
ne venant point. OU ne venant pas quand je les attendais, je me trou-
blais entièrement, je délirais. Malheureusement j'appris, dans le
même temps, que le P. Griffet, jésuite, avait parlé de VÉmile, et en
avait rapporté même des passages. A l'instant mon imagination part
comme un éclair, et me dévoile tout le mystère d'iniquité : j'en \is la
marche aussi clairement, aussi sûrement que si elle m'eût été
révélée. .le me figurai que les jésuites, furieux du ton méprisant sur
lequel j'avais parlé des collèges, s'étaient emparés de mon ouvrage;
que c'étaient eux qui en accrochaient l'édition; qu'instruits par
Guérin, leur ami. de mon état présent, et prévoyant ma mort pro-
chaine, dont je ne doutais pas, ils voulaient retarder l'impression
jusqu'alors, dans le dessein de tronquer, d'altérer mon ouvrage, et de
me prêter, pour remplir leurs vues, des sentiments différents des
miens. Il Lst étonnant quelle foule de faits et de circonstances vint
dans mon esprit se calquer sur cette folie et lui donner un air de vrai-
semblance, que dis-je: m'y montrer résidence et la démonstration.
Guérin était totalement livré aux jésuites, je le savais. Je leur attri-
buai toutes les avances d'amitié qu'il m'avait faites; je me persuadai
que c'était par leur impulsion qu'il m'avait pressé de traiter avec
Néaulme; que par ledit Néaulme ils avaient eu les premières feuilles
de mon ouvrage; qu'ils avaient ensuite trouvé le moyen d'en arrêter
l'impression chez. Duchesne, et peut-être de s'emparer de mon manus-
crit,-pour y travailler a leur aise, jusqu'à ce que ma mort les laissât
libres de le publier travesti a leur mode. J'avais toujours senti, malgré
le patelinage du I'. Berthier, que les jésuites ne m'aimaient pas, non-
seulement comme encyclopédiste, mais parce que tous mes principes
étaient encore plus opposés à leurs maximes et a leur crédit que l'in-
crédulité de mes confrères, puisque le fanatisme athée et le fanatisme
dévot, se touchant par leur commune intolérance, peuvent même se
réunir comme ils ont fait a la Chine, et comme ils font contre moi;
au lieu que la religion raisonnable et morale, ôtant tout pouvoir
humain sur les consciences, ne laisse plus de ressource aux arbitres
LIVRE ONZI ÈM E,
de ce pouvoir. Je savais que monsieur le chancelier était aussi fort
ami Jes jésuites : je craignais que le fils, intimidé par le père, ne se
vit forcé de leur abandonner l'ouvrage qu'il avait pi i i<- croyais
même voir l'effet de cet abandon dans les chic. mes que l'on commen-
çait à me susciter sur les deux premiers volumes, où l'on exigeait
des cartons pour des riens: tandis que les deux autres volumes étaient,
comme on ne l'ignorait pas, remplis de choses si fortes, qu'il eûl
fallu les refondre en entier, en les censurant comme les deux pre-
miers. Je savais de plus, et M. de Malesherbes me le dit lui-même.
que l'abbé de Grave, qu'il avait charge de l'inspection de cette édi-
tion, était encore un autre partisan des jésuites. Je ne voyais par-
tout que jésuites, sans songer qu'a la veille d'être anéantis, et tout
occupes de leur propre défense, ils avaient autre chose à l'aire que
d'aller tracasser sur l'impression d'un livre où il ne s'agissait pas
d'eux. J'ai tort de dire sans songer, car j'y songeais très-bien; et c'esi
même une objection que M. de .Malesherbes eut soin de me faite
sitôt qu'il fut instruit de ma vision : mais, par un autre de ces travers
d'un homme qui du fond de sa retraite veut juger du secret des
grandes affaires, dont il ne sait rien, je ne voulus jamais croire que
les jésuites fussent en danger, et je regardais le bruit qui s'en répan-
dait comme un leurre de leur paît, pour endormir leurs adversaires.
Leurs succès passés, qui ne s'étaient jamais démentis, me donnaient
une si terrible idée de leur puissance, que je déplorais déjà l'avilis-
sement du parlement. Je savais que M. de Choiseul avait étudié chez
les jésuites, que madame de Pompadour n'était point mal avec eux. et
que leur ligue avec les favorites et les ministres avait toujours paru
avantageuse aux uns et aux autres contre leurs ennemis communs.
La cour paraissait ne se mêler de rien: et. persuadé que si la société
recevait un jour quelque rude échec, ce ne serait jamais le parlement
qui serait assez fort pour le lui porter, je tirais de cette inaction de la
cour le fondement de leur confiance et l'augure de leur triomphe.
Enfin, ne voyant dans tous les bruits du jour qu'une feinte et des
pièges de leur part, et leur croyant dans leur sécurité du temps pour
vaquer à tout, je ne doutais pas qu'ils n'écrasassent dans peu le jan-
sénisme, et le parlement, et les encyclopédistes, et tout ce qui n'au-
rait pas porté leur joug; et qu'enfin s'ils laissaient paraître mon livre.
CON l ESSION S DE J.-J. RI M 5S1 AU.
ce ne fût qu'après l'avoir transformé au point de s'en faire une arme.
en se prévalant de mon nom pour surprendre mes lecteurs.
Je me sentais mourant; j'ai peine à comprendre comment cette
extravagance ne m'acheva pas : tant l'idée de ma mémoire désho-
norée après moi, dans mon plus digne et meilleur livre, m'était
effroyable. Jamais je n'ai tant craint de mourir; et je crois que si
j'étais mort dans ces circonstances, je sciais mort désespéré. Aujour-
d'hui même, que je vois marcher sans obstacle à son exécution le
plus noir, le plus affreux complot qui jamais ait été tramé contre la
mémoire d'un homme, je mourrai beaucoup plus tranquille, certain
de laisser dans mes écrits un témoignage de moi, qui triomphera tôt
ou tard des complots des hommes.
M. de Malesherbes, témoin et confident de mes agitations, se donna,
pour les calmer, des soins qui prouvent son inépuisable bonté de
coeur. Madame de Luxembourg concourut à cette bonne œuvre, et
fut plusieurs fois chez Duchesne, pour savoir à quoi en était cette
édition. Lutin, l'impression fut reprise et marcha plus rondement,
s.ms que jamais j'aie pu savoir pourquoi elle avait été suspendue.
M. de Malesherbes prit la peine de venir à Montmorency pour me
tranquilliser : il en vint à bout: et ma parfaite confiance en sa droi-
ture, l'avant emporté sur l'égarement de ma pauvre tête, rendit effi-
cace tout ce qu'il fit pour m'en ramener. Après ce qu'il avait vu de mes
angoisses et de mon délire, il était naturel qu'il me trouvât très à
plaindre : aussi fit-il. Les propos incessamment rebattus de la cabale
philosophique qui l'entourait lui revinrent à l'esprit. Quand j'allai
vivre à l'Ermitage, ils publièrent, comme je l'ai déjà dit, que je n'y tien-
drais pas longtemps. Quand ils virent que je persévérais, ils dirent
que c'était par obstination, par orgueil, par honte de m'en dédire;
mais que je m'y ennuyais à périr, et que j'y vivais très-malheureux.
M. de Malesherbes le crut et me l'écrivit. Sensible à cette erreur,
dans un homme pour qui j'avais tant d'estime, je lui écrivis quatre
lettres consécutives, où, lui exposant les vrais motifs de ma conduite,
je lui décrivis fidèlement mes goûts, mes penchants, mon caractère,
et tout ce qui se passait dans mon cœur. Ces quatre lettres, faites
sans brouillon, rapidement, à trait de plume, et sans même avoir été
relues, sont peut-être la seule chose que j'aie écrite avec facilité
[ IVRE ONZIÊ Ml
dans tenue ma vie, et, ce qui est bien nt, .m milieu de mes
souffrances et de l'extrême abattement où j'étai Je gémissais, en
me éditant défaillir, de penser que je laissais dans l'esprit des hon-
nêtes gens une opinion de moi si peu juste; et, par l'esquisse tracé'
la hâte dans ces quatre lettres, je tâchais de suppléer en quelque SOItC
aux .Mémoires que j'avais projetés. Ces lettres, qui plurent a M. de
Malesherbes et qu'il montra dans Paris, sont en quelque façon le
sommaire de ce que j'expose ici plus en détail, et méritent à Ce-
ntre d'être conservées. ( >n trouvera parmi mes papiers la copie qu'il
en lit faire à ma prière, et qu'il m'envoya quelques années après.
La seule chose qui m'affligeait désormais, dans l'opinion de ma
mort prochaine, était de n'avoir aucun h. mime lettré de confiance,
entre les mains duquel je pusse déposer mes papiers, pour en faire
après moi le triage. Depuis mon voyage de Genève, je m'étais lié
d'amitié avec Moultou; j'avais de l'inclination pour ce jeune homme.
et j'aurais désiré qu'il vînt me fermer les yeux. Je lui marquai ce-
désir; et je crois qu'il aurait fait avec plaisir cet acte d'humanité, si
ses affaires et sa famille le lui eussent permis. Privé de cette conso-
lation, je voulus du moins lui marquer ma confiance en lui envoyant
la Profession de foi du vicaire avant la publication. Il en fut content:
mais il ne me parut pas dans sa réponse partager la sécurité avec
laquelle j'en attendais pour lors l'effet. 11 désira d'avoir de moi quel-
que morceau que n'eût personne autre. Je lui envoyai une Oraison
funèbre du feu duc d'Orléans, que j'avais faite pour l'abbé d'Arty, et
qui ne fut pas prononcée, parce que, contre son attente, ce ne fut
pas lui qui en fut chargé.
L'impression, après avoir été reprise, se continua, s'acheva même
assez tranquillement; et j'y remarquai ceci de singulier, qu'après les
cartons qu'on avait sévèrement exigés pour les deux premiers vo-
lumes, on passa les deux derniers sans rien dire, et sans que leur
contenu fit aucun obstacle à sa publication. J'eus pourtant encore
quelque inquiétude que je ne dois pas passer sous silence. Après
avoir eu peur des jésuites, j'eus peur des jansénistes et des philo-
sophes. Ennemi de tout ce qui s'appelle parti, faction, cabale, je n'ai
jamais rien attendu de bon des gens qui en sont. Les Commères
avaient, depuis un temps, quitté leur ancienne demeure, et s'étaient
I ONFESSIONS DE J.-.l. ROUSSEAU.
établis tout à côté de moi ; en sorte que de leur chambre on enten-
dait tout ce qui se disait dans la mienne et sur ma terrasse, et que
de leur jardin on pouvait très-aisément escalader le petit mur qui le
séparait de mon donjon. J'avais l'ait de ce donjon mon cabinet de
travail, en sorte que j'y avais une table couverte d'épreuves et de
feuilles de VÊmile et du Contrat social; et brochant ces feuilles a
mesure qu'on me les envoyait, j'avais là tous mes volumes longtemps
avant qu'on les publiât. Mon étourderie, ma négligence, ma confiance
eu M. Mathas, dans le jardin duquel j'étais clos, faisaient que sou-
vent, oubliant de fermer le soir mon donjon, je le trouvais le matin
tout ouvert: ce qui ne m'eût guère inquiète, si je n'avais cru remar-
quer du dérangement dans mes papiers. Après avoir l'ait plusieurs
fois cette remarque, je devins plus soigneux de fermer le donjon. La
serrure était mauvaise, la clef ne fermait qu'à demi-tour. Devenu
plus attentif, je trouvai un plus grand dérangement encore que quand
je laissais tout ouvert. Enfin, un de mes volumes se trouva éclipsé
pendant un jour et deux nuits, sans qu'il me fut possible de savoir
ce qu'il était devenu jusqu'au matin du troisième jour, que je le
retrouvai sur ma table. Je n'eus ni n'ai jamais eu de soupçon sur
M. Mathas, ni sur son neveu M. Dumoulin, sachant qu'ils m'aimaient
l'un et l'autre, et prenant en eux toute confiance. Je commençais
d'en avoir moins dans les Commères. Je savais que. quoique jansé-
nistes, ils avaient quelques liaisons avec d'Alcmbert et logeaient dans
la même maison. Cela me donna quelque inquiétude et me rendit
plus attentif. Je retirai mes papiers dans ma chambre, et je cessai
tout à fait de voir ces gens-là, ayant su d'ailleurs qu'ils avaient fait
parade, dans plusieurs maisons, du premier volume de Y Emile, que
j'avais eu l'imprudence de leur prêter. Quoiqu'ils continuassent
d'être mes voisins jusqu'à mon départ, je n'ai plus eu de communi-
cation avec eux depuis lors.
Le Contrat social parut un mois ou deux avant VÉmile. Rey, dont
j'avais toujours exigé qu'il n'introduirait jamais furtivement en France
aucun de mes livres, s'adressa au magistrat pour obtenir la permis-
sion de faire entrer celui-ci par Rouen, où il fit par mer son envoi.
I n'eut aucune réponse : ses ballots restèrent à Rouen plusieurs
mois, au bout desquels on les lui renvoya, après avoir tenté de les
LI VR E ONZIÈM E, 395
confisquer; mais il fit tant de bruit, qu'on les lui rendit. Des curieux
en tirèrent d'Amsterdam quelques exemplaires qui circulèrent avec
peu de bruit. Mauléon, qui en avait oui parlei et qui même en
avait VU quelque chose, m'en pal la d'un ton mystérieux qui nie sur-
prit, et qui m'eût inquiété même, si certain d'être eu règle a tous
égards et de n'avoir nul reproche à me taire, je ne m'étais tranquil-
lise par nia grande maxime, .le ne doutais pas même que M. di Choi-
seul, déjà bien disposé pour moi, et sensible à l'éloge que mon
estime pour lui m'en avait t'ait faire dans cet ouvrage, ne me soutîni
en cette occasion contre la malveillance de madame de Pompadour.
J'avais assurément lieu de compter alors, autant que jamais, sur
les bontés de M. de Luxembourg, et sur son appui dans le besoin :
car jamais il ne me donna de marques d'amitié ni plus fréquentes.
ni plus touchantes. Au voyage de Pâques, mon triste état ne me
permettant pas d'aller au château, il ne manqua pas un seul jour dé-
nie venir voir: et enfin nie voyant souffrir sans relâche, il lit tant
qu'il me détermina à voir le frère Corne, l'envoya chercher, me
l'amena lui-même, et eut le courage, rare certes et méritoire dans un
grand seigneur, de rester elle/ moi durant l'opération, qui fut cruelle
et longue. 11 n'était pourtant question que d'être sondé; mais je
n'avais jamais pu l'être, même par Morand, qui s'y prit à plusieurs
fois, et toujours sans succès. Le frère Come qui avait la main d'une
adresse et d'une légèreté sans égale, vint à bout enfin d'introduire
une très-petite algalie. après m'avoir beaucoup fait souffrir pendant
plus de deux heures, durant lesquelles je m'efforçai de retenir les
plaintes, pour ne pas déchirer le cœur sensible du bon maréchal. Au
premier examen, le frère Corne crut trouver une grosse pierre et me
le dit; au second, il ne la trouva plus. Apres avoir recommencé une
seconde et une troisième fois, avec un soin et une exactitude qui nie
tirent trouver le temps fort long, il déclara qu'il n'y avait point de
pierre, mais que la prostate était squirreuse et d'une grosseur surna-
turelle ; il trouva la vessie grande et en bon état, et finit par me décla-
rer que je souffrirais beaucoup, et que je vivrais longtemps. Si la
seconde prédiction s'accomplit aussi bien que la première, mes maux
ne sont pas prêts à finir.
C'est ainsi qu'après avoir été traité successivement pendant tant
CONl ESSION S Dl l.-J. ROUSSEAU.
d'années poui «.Ils maux que |e n'avais pas, je finis par savoir que
ma maladie, incurable sans être mortelle, durerait autant que moi.
Mon imagination, réprimée par cette connaissance, ne me lit plus
voir en perspective une mort cruelle dans les douleurs du calcul. Je
cessai de craindre qu'un bout de bougie qui s'était rompu dans
l'urètre il v avait longtemps, n'eût l'ait le noyau d'une pierre. Délivré
des maux imaginaires, plus cruels pour moi que les maux réels, j'en-
durai plus paisiblement ces derniers. Il est constant que depuis ce
temps j'ai beaucoup moins souffert de la maladie que je n'avais fait
jusqu'alors; et je ne me rappelle jamais que je dois ce soulagement à
M. de Luxembourg sans m'attendrir de nouveau sur sa mémoire.
Revenu pour ainsi dire à la vie. et plus occupé que jamais du
plan sur lequel j'en voulais passer le reste, je n'attendais pour l'exé-
cuter, que la publication de YÉtnile. Je songeais à la Touraine où
j'avais déjà été. et qui me plaisait beaucoup, tant pour la douceur du
climat que pour celle des habitants.
La terra molle e lieta edilettosa
Simili a se gli abitalor produce.
J'avais déjà parlé de mon projet à M. de Luxembourg, qui m'en
avait voulu détourner; je lui en reparlai derechef, comme d'une chose
résolue. Alors il me proposa le château de Merlou, à quinze lieues
de Paris, comme un asile qui pouvait me convenir, et dans lequel ils
se feiaient l'un et l'autre un plaisir de m'établir. Cette proposition
me toucha, et ne me déplut pas. Avant toute chose, il fallait voir le
lieu; nous convînmes du jour où monsieur le maréchal enverrait son
valet de chambre avec une voiture, pour m'y conduire. Je me trouvai
ce jour-là fort incommodé; il fallut remettre la partie, et les contre-
temps qui survinrent m'empêchèrent de l'exécuter. Ayant appris
depuis que la terre de Merlou n'était pas à monsieur le maréchal,
mais à madame, je m'en consolai plus aisément de n'y être pas allé.
VÉtnile parut enfin, sans que j'entendisse plus parler de cartons
ni d'aucune difficulté. Avant sa publication, monsieur le maréchal
me redemanda toutes les lettres de M. de Maleshcrbes qui se rappor-
taient a cet ouvrage. Ma grande confiance en tous les deux, ma pro-
fonde sécurité m'empêchèrent de rétléchir à ce qu'il y avait d'extra-
I IVRE 0NZI1 ME
ordinaire et même d'inquiétant dans cette demande. Je rendis les
lettres, hors une ou deux, qui, pur mégarde, étaient restées dans d<
livres. Quelque temps auparavant, M. de Maleshei bes m'avait marque
qu'il retirait les lettres que j'avais écrites ., Duchesne durant mi
alarmes au sujet des jésuites, et il faut avouer que ces lettres ne tai-
saient pas grand honneur à ma raison. Mais je lui marquai qu'en
nulle chose je ne voulais passer pour meilleur que je n'étais, et qu'il
pouvait lui laisser les lettres. J'ignore ce qu'il a l'ait.
La publication de ce livre ne se lit point avec cet éclat d'applaudis-
sements qui suivait celle de tous mes écrits. Jamais ouvrage n'eut de
si grands éloges particuliers, ni si peu d'approbation publique. Ce que
m'en dirent, ce que m'en écrivirent les gens les plus capables d'en
juger me confirma que c'était la le meilleur de mes écrits, ainsi que
le plus important. .Mais tout cela fut dit avec les précautions les plus
bizarres, comme s'il eût importé de garder le secret du bien que l'on
en pensait. Madame de Boullleis. qui nie marqua que l'auteur de ce
livre méritait des statues et les hommages de tous les humains, me
pria sans façon, à la tin de son billet, de le lui renvoyer. D'Alembert,
qui m'écrivait que cet ouvrage décidait de ma supériorité, et devait me
mettre à la tête de tous les gens de lettres, ne signa point sa lettre,
quoiqu'il eût signé toutes celles qu'il m'avait écrites jusqu'alors.
Duclos, ami sûr, homme vrai, mais circonspect, et qui faisait cas de
ce livre, évita de m'en parler par écrit : la Condamine se jeta sur la
Profession de foi. et battit la campagne; Clairaut se borna, dans sa
lettre.au même morceau; mais il ne craignit pas d'exprimer l'émo-
tion que sa lecture lui avait donnée; et il me marqua en propres
termes que cette lecture avait réchauffé sa vieille âme : de tous ceux
à qui j'avais envoyé mon livre, il fut le seul qui dit hautement et libre-
ment à tout le monde tout le bien qu'il en pensait.
Mathas, à qui j'en avais aussi donné un exemplaire avant qu'il fût
en vente, le prêta à M. de Blaire, conseiller au parlement, père de
l'intendant de Strasbourg. M. de Blaire avait une maison de campagne
à Saint-Gratien, et Mathas, son ancienne connaissance, l'y allait voir
quelquefois quand il pouvait aller. Il lui lit lire VÉmile avant qu'il
fût public. En le lui rendant. M. de Blaire lui dit ces propres mots,
qui me furent rendus le même jour : « M. Mathas. voilà un fort beau
IODE II. 41
C0N1 I SSIONS DE J.-J. ROI SS1 M
livre, mais vient il sera parle dans peu, plus qu'il ne serait à désirer
peur l'auteur. » Quand il me rapporta ce propos, je ne lis qu'en rire,
et je n'y vis que l'importance d'un homme de robe, qui met ^u
mystère à tout. Tous les propos inquiétants qui me revinrent ne me
tirent pas plus d'impression; et loin de prévoir en aucune sorte la
Catastrophe à laquelle je louchais, cet tain de l'utilité, de la beauté de
mon ouvrage; certain d'être en règle à tous égards; certain, comme
je croyais l'être, de tout le crédit de madame de Luxembourg et
même de la laveur du ministère, je m'applaudissais du parti que
j'avais pris de me retirer au milieu de mes triomphes, et lorsque je
venais d'écraseï tous mes envieux.
Une seule chose m'alarmait dans la publication de ce livre, et
cela, moins pour ma sûreté que pour l'acquit de mon cœur. A l'Ermi-
tage, à Montmorency, j'avais vu de près et avec indignation les vexa-
tions qu'un soin jaloux des plaisirs des princes fait exercer sur les
malheureux paysans forcés de souffrir le dégât que le gibier fait dans
leurs champs, sans oser se défendre qu'à force de bruit, et forcés de
passer les nuits dans leurs fèves et leurs pois, avec des chaudrons,
des tambours, des sonnettes, pour écarter les sangliers. Témoin de
la dureté barbare avec laquelle M. le comte de Charolois faisait traiter
ces pauvres gens, j'avais fait, vers la fin de l'Emile, une sortie contre
cette cruauté. Autre infraction à mes maximes, qui n'est pas restée
impunie. J'appris que les officiers de M. le prince de Conti n'en
usaient guère moins durement sur ses terres; je tremblais que ce
prince, pour lequel j'étais pénétré de respect et de reconnaissance, ne
prît pour lui ce que l'humanité révoltée m'avait fait dire pour son
oncle, et ne s'en tint offensé. Cependant, comme ma conscience me
i assurait pleinement sur cet article, je me tranquillisai sur son témoi-
gnage, et je fis bien. Du moins je n'ai jamais appris que ce grand
prince ait fait la moindre attention à ce passage, écrit longtemps
avant que j'eusse l'honneur d'être connu de lui.
Peu de jours avant ou après la publication de mon livre, car je
ne me rappelle pas bien exactement le temps, parut un autre ouvrage
sur le même sujet, tiré mot à mot de mon premier volume, hors
quelques platiscs dont on avait entremêlé cet extrait. Ce livre portait
le nom d'un Genevois appelé Balexsert; et il était dit, dans le titre,
LIVRE ONZM Ml
qu'il avait remporté le prix à l'Académie tic Harlem. Je compris aisé-
ment que cette Académie et ce prix étaient d'une création toute nou-
velle, pour déguiser le plagiat aux yeux du publie; mais je vis aussi
qu'il y avait à cela quelque intrigue antérieure, à laquelle je ne com-
prenais rien ; soit par la communication de mon manuscrit, sans quoi ce
vol n'aurait pu se faire; soit pour bâtir l'histoire de ce prétendu prix,
à laquelle il avait bien fallu donner quelque fondement. Ce n'est que
bien des années après que sur un mot échappé à d'Ivernois, j'ai pénétré
le mystère, et entrevu ceux qui avaient mis en jeu le sieur Balexsert.
Les sourds mugissements qui précèdent l'orage commençaient à
se faire entendre, et tous les gens un peu pénétrants virent bien qu'il
se couvait, au sujet de mon livre et de moi, quelque complot qui ne
tarderait pas d'éclater. Pour moi, ma sécurité, ma stupidité fut telle,
que, loin de prévoir mon malheur, je n'en soupçonnai pas même la
cause, après en avoir ressenti l'effet. On commença par répandre avec
assez d'adresse qu'en sL;\isvaut contre les jésuites, on ne pouvait
marquer une indulgence partiale pour les livres et les auteurs qui
attaquaient la religion. On me reprochait d'avoir mis mon nom à
YÉmile, comme si je ne l'avais pas mis à tous mes autres écrits, aux-
quels on n'avait rien dit. Il semblait qu'on craignit de sc voir forcé
à quelques démarches qu'on ferait à regret, mais que les circonstances
rendaient nécessaires, auxquelles mon imprudence avait donné lieu.
Ces bruits me parvinrent et ne m'inquiétèrent guère : il ne me vint
pas même à l'esprit qu'il pût y avoir dans toute cette allaite la moin-
dre chose qui me regardât personnellement, moi qui me sentais si
parfaitement irréprochable, si bien appuyé, si bien en règle à tous
égards, et qui ne craignais pas que madame de Luxembourg me laissât
dans l'embarras, pour un tort qui, s'il existait, était tout entier à elle
seule. Mais sachant en pareil cas comme les choses se passent, et que
l'usage est de sévir contre les libraires en ménageant les auteurs, je
n'étais pas sans inquiétude pour le pauvre Duchesne, si .M. de Ma-
lesherbes venait à l'abandonner.
.le restai tranquille. Les bruits augmentèrent et changèrent bien-
tôt de ton. Le public, et surtout le parlement, semblaient s'irriter
par ma tranquillité. Au bout de quelques jours la fermentation devint
terrible; et les menaces changeant d'objet s'adressèrent directement
CONFESSIONS D E J. - J. ROUSSEAU
à moi. On entendait dire tout ouvertement aux parlementaires qu'on
n'avançait rien à brûler les livres, et qu'il fallait brûler les auteurs.
Pour les libraires, on n'en parlait point. La première fois que ces
propos, plus dignes d'un inquisiteur de Goa que d'un sénateur, me
revinrent, je ne doutai point que ce ne fût une invention des holba-
chiens pour tâcher de m'effrayer et de m'exciter à fuir. Je ris de cette
puérile ruse, et je me disais, en nie moquant d'eux, que s'ils avaient
su la vérité des choses, ils auraient cherché quelque autre moyen de
me faire peur : mais la rumeur enfin devint telle, qu'il fut clair que
c'était tout de bon. M. et madame de Luxembourg avaient cette
année avancé leur second voyage de .Montmorency, de sorte qu'ils
lient au commencement de juin. J'y entendis très-peu parler de
mes nouveaux livres, malgré le bruit qu'ils faisaient à Paris; et les
maîtres de la maison ne m'en parlaient point du tout. Un matin
cependant que j'étais seul avec M. de Luxembourg, il me dit : Avez-
vous parlé mal de M. de Choiseul dans le Contrat social? .Moi, lui
dis-je, en reculant de surprise, non, je vous jure; mais j'en ai fait en
revanche, et d'une plume qui n'est point louangeuse, le plus bel éloge
que jamais ministre ait reçu. Et tout de suite je lui rapportai le pas-
sage. Et dans YÉmile? reprit-il. Pas un mot. répondis-je; il n'y a
pas un seul mot qui le regarde. Ah ! dit-il avec plus de vivacité qu'il
n'en avait d'ordinaire, il fallait faire la même chose dans l'autre livre,
ou être plus clair. J'ai cru l'être, ajoutai-je: je l'estimais assez pour
cela. Il allait reprendre la parole; je le vis prêt à s'ouvrir; il se retint,
et se tut. Malheureuse politique de courtisan, qui dans les meilleurs
oeurs domine l'amitié même!
Cette conversation, quoique courte, m'éclaira sur ma situation,
du moins à certain égard, et me fit comprendre que c'était bien à moi
qu'on en voulait. Je déplorai cette inouïe fatalité qui tournait à mon
préjudice tout ce que je disais et faisais de bien. Cependant me sen-
tant pour plastron dans cette affaire madame de Luxembourg et M. de
M. desherbes, je ne voyais pas comment on pouvait s'y prendre pour
les écarter et venir jusqu'à moi : car d'ailleurs je sentis bien dès lors
qu'il ne serait plus question d'équité ni de justice, et qu'on ne s'em-
barrasserait pas d'examiner si j'avais réellement tort ou non. L'orage
cepend int grondait de plus en plus. Il n'y avait pas jusqu'à Néaulme
LIVRE 0NZIÊM1 3oi
qui, d. ms la diffusion de son bavardage, ne me montrât du i
de s'être mêlé de cet ouvrage, et la certitude où il par. lissait être du
son qui menaçait le livre et l'auteur, l'ne chose- pourtant me rassurait
toujours : je voyais madame de Luxembourg si tranquille, si con-
tente, si riante même, qu'il fallait bien qu'elle fût sûre de son fait,
pour n'avoir pas la moindre inquiétude à mon sujet, pour ne pas nu-
dire un seul mot de commisération ni d'excuse, pour voir le tour
que prendrait cette affaire, avec autant de sang-froid que si elle ne
s'en fût pas mêlée, et qu'elle n'eût pas pris à moi le moindre intérêt.
Ce qui me surprenait, était qu'elle ne me disait rien du tout. Il me
semblait qu'elle aurait dû me dire quelque chose. .Madame de Bouf-
flers paraissait moins tranquille. Elle allait et venait avec un air
d'agitation, se donnant beaucoup de mouvement, et m'assurant que
M. le prince de Conti s'en donnait beaucoup aussi pour parer le coup
qui m'était préparé, et qu'elle attribuait toujours aux circonstances
présentes, dans lesquelles il importait au parlement de ne pas se lais-
ser accuser par les jésuites d'indifférence sur la religion. Mlle parais-
sait cependant peu compter sur les démarches du prince et des
siennes. Ses conversations, plus alarmantes que rassurantes, ten-
daient toutes à m'engager à la retraite, et elle me conseillait toujours
l'Angleterre, où elle m'offrait beaucoup d'amis, entre autres le célè-
bre Hume, qui était le sien depuis longtemps. Voyant que je persis-
tais à rester tranquille, elle prit un tour plus capable de m'ébranler.
Elle me fit entendre que si j'étais arrêté et interrogé, je me mettais
dans la nécessité de nommer madame de Luxembourg, et que son
amitié pour moi méritait bien que je ne m'exposasse pas à la com-
promettre. Je répondis qu'en pareil cas elle pouvait rester tranquille.
et que je ne la compromettrais point. Elle répliqua que cette résolu-
tion était plus facileà prendre qu'à exécuter; et en cela elle avait raison,
surtout pour moi, bien déterminé à ne jamais me parjurer ni mentir
devant les juges, quelque risque qu'il put y avoir à dire la vérité.
Voyant que cette réflexion m'avait fait quelque impression, sans
cependant que je pusse me résoudre à fuir, elle me parla de la Bastille
pour quelques semaines, comme d'un moyen de me soustraire à la
juridiction du parlement, qui ne se mêle pas des prisonniers d'Etat.
Je n'objectai rien contre cette singulière grâce, pourvu qu'elle ne fût
C0NF1 SSIONS DE J.-.l. ROUSSEAU.
pas sollicitée en mon nom. Comme elle ne m'en parla plus, j'ai juge
dans la suite qu'elle n'avait proposé cette idée que pour me sonder.
et qu'on n'avait point voulu d'un expédient qui finissait tout.
I' u de jours après, monsieur le maréchal reçut du curé de Deuil,
ami de Grimm et de madame d'Kpinay, une lettre portant l'avis.
qu'il disait avoir eu de bonne part, que le parlement devait procéder
contre moi avec la dernière sévérité, et que tel jour, qu'il marqua,
je serais décrété de prise- de corps. Je jugeai cet avis de fabrique hol-
bachique; je savais que le parlement était très-attentif aux formes, et
que c'était toutes les enfreindre que de commencer en cette occasion
par un décret de prise de corps, avant de savoir juridiquement si
j'avouais le livre, et si réellement j'en étais l'auteur. Il n'y a, disais-je
à madame de Boufflers, que les crimes qui portent atteinte à la sû-
reté publique, dont sur le simple indice on décrète les accusés de
prise de corps, de peur qu'ils n'échappent au châtiment. Mais quand
on veut punir un délit tel que le mien, qui mérite des honneurs et
des récompenses, on procède contre le livre, et Ton évite autant
qu'on peut de s'en prendre à l'auteur. Elle me fit à cela une distinc-
tion subtile, que j'ai oubliée, pour me prouver que c'était par faveur
qu'on me décrétait de prise de corps, au lieu de m'assigner pour être
ouï. Le lendemain je reçus une lettre de Guy, qui me marquait que,
--'étant trouvé le même jour chez M. le procureur général, il avait vu
sur son bureau le brouillon d'un réquisitoire contre l'Emile et son
auteur. Notez que ledit Guy était l'associé de Duehcsne. qui avait
imprimé l'ouvrage; lequel, fort tranquille pour son propre compte,
donnait par charité cet avis à l'auteur. On peut juger combien tout
cela .me parut croyable. Il était si simple, si naturel qu'un libraire
admis à l'audience de monsieur le procureur général lût tranquille-
ment les manuscrits et brouillons épais sur le bureau de ce magistrat!
M lame de Boufflers et d'autres me confirmèrent la même chose.
Sur les absurdités dont on me rebattait incessamment les oreilles,
j'étais tenté de croire que tout le monde était devenu fou.
Sentant bien qu'il y avait sous tout cela quelque mystère qu'on
ne voulait pas me dire, j'attendais tranquillement l'événement, me
isant sur ma droiture et mon innocence en toute cette allaite, et
trop heureux, quelque persécution qui dût m'atteindre, d'être appelé
LIVRE ONZIEME.
à l'honneur de souffrii pour la \ éi ité. Loin de craindre et de me tenii
cache, j'allai tous les juins au château, ei je faisais les après-midi
ma promenade ordinaire. Le 8 juin, veille «.lu décret, je la fis avec
deux professeurs oratoriens, le 1'. Adamanin et le 1'. Mandard. Nous
portâmes aux Champeaux un petit goûter, que nous mangeâmes de
grand appétit. Nous avions oublié des verres : nous y suppléâmes
par des chalumeaux de seigle, avec lesquels nous aspirions le vin
dans la bouteille, nous piquant de choisir des tuyaux bien larges, pi 'in
pomper à qui mieux mieux. Je n'ai de ma vie été si gai.
J'ai conte comment je perdis le sommeil dans ma jeunesse. De-
puis lots j'avais bien l'habitude de lire tous les soirs dans mon lit jus-
qu'à ce que je sentisse mes veux s'appesantir. Alors j'éteignais ma
bougie, et je tâchais de m'assoupir quelques instants, qui ne duraient
guère. Ma lecture ordinaire du soir était la Bible, et je l'ai lue en-
tière au moins cinq ou six fois de suite de cette façon. Ce soir-là, me
trouvant plus éveillé qu'à l'ordinaire, je prolongeai plus longtemps
ma lecture, et je lus tout entier le livre qui finit par le Lévite d'É-
phraïm, et qui, si je ne me trompe, est le livre des Juges; car je ne
l'ai pas revu depuis ce temps-là. Cette histoire m'affecta beaucoup,
et j'en étais occupé dans une espèce de rêve, quand tout à coup j'en
fus tiré par du bruit et de la lumière. Thérèse, qui la portait, éclairait
M. la Roche, qui, me voyant lever brusquement sur mon séant, me
dit : Ne vous alarmez pas; c'est de la part de madame la maréchale,
qui vous écrit et vous envoie une lettre de M. le prince de Conti. En
effet, dans la lettre de madame de Luxembourg je trouvai celle qu'un
exprès de ce prince venait de lui apporter, portant avis que, maigre
tous ses efforts, on était déterminé à procéder contre moi à toute ri-
gueur. La fermentation, lui marquait-il, est extrême; rien ne peut
paierie coup; la cour l'exige, le parlement le veut; à sept heures du
matin il sera décrété de prise de corps, et l'on enverra sur-le-champ
le saisir. J'ai obtenu qu'on ne le poursuivra pas. s'il s'éloigne: mais
s'il persiste à vouloir se laisser prendre, il sera pris. La Roche me
conjura, de la part de madame la maréchale, de me lever, et d'aller
conférer avec elle. Il était deux heures; elle venait de se coucher. Elle
vous attend, ajouta-t-il, et ne veut pas s'endormir sans vous avoir vu.
Je m'habillai a la hâte, et j'y courus.
I ONFESSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
Elle me parut agitée. Cotait la première fois. Son trouble me tou-
cha. Dans ce moment de surprise, au milieu de la nuit, je n'étais pas
moi-même exempt d'émotion; mais en la voyant je m'oubliai moi-même
pour ne penser ^\u'd elle, et au triste rôle qu'elle allait jouer si je me
laissais prendre : car me sentant assez de courage pour ne dire jamais
que la vérité, dût-elle me nuire et me perdre, je ne me sentais ni assez
de présence d'esprit, ni assez d'adresse, ni peut-être assez de fermeté,
pour éviter de la compromettre, si j'étais vivement pressé. Cela me dé-
cida à sacrifier ma gloire à sa tranquillité, ùfaire pour elle, en cette ûcca-
. ce que rien ne m'eût l'ait faire pour moi. Dans l'instant que ma ré-
solution fut prise, je la lui déclarai, ne voulant point gâter le prix de
mon sacrifice en le lui faisant acheter. Je suis certain qu'elle ne put se
tromper sur mon motif; cependant elle ne me dit pas un mot qui mar-
quât qu'elle y fût sensible. Je fus choqué de cette indifférence, au point
de balancer à me rétracter : mais monsieur le maréchal survint; ma-
dame de Boufflers arriva dp Paris quelques moments après. Ils firent
ce qu'aurait dû faire madame de Luxembourg. Je me laissai flatter.
J'eus honte de me dédire, et il ne fut plus question que du lieu de ma
retraite, et du temps de mon départ. M. de Luxembourg me proposa
de rester chez, lui quelques jours incognito, pour délibérer, et prendre
nos mesures plus à loisir; je n'y consentis point, non plus qu'à la
proposition d'aller secrètement au Temple. Je m'obstinai à vouloir
partir dès le même jour, plutôt que de rester caché où que ce pût èti e.
Sentant que j'avais des ennemis secrets et puissants dans le
royaume, je jugeai que malgré mon attachement pour la France, j'en
devais sortir pour assurer ma tranquillité. Mon premier mouvement
fut de me retirer à Genève; mais un instant de réflexion suffit pour
me dissuader de faire cette sottise. Je savais que le ministère de France,
encore plus puissant à Genève qu'à Paris, ne me laisserait pas plus
en paix dans une de ces villes que dans l'autre, s'il avait résolu de me
tourmenter. Je savais que le Discours sur l'inégalité avait excité con-
tre moi, dans le conseil, une haine d'autant plus dangereuse qu'il
n'osait la manifester. Je savais qu'en dernier lieu, quand la Nouvelle
■ ïsc parut, il s'était pressé de la défendre, à la sollicitation du
docteur Tronchin; mais voyant que personne ne l'imitait, pas même
Paris, il eut honte de cette étourderie, et retira la défense. Je ne
y!«>
Séparation de Rousseau et de 'IV
I IVRE 0NZIÊM1
doutais pas que, trouvant ici l'occasion plus favorable, il n'eût grand
soin d'en profiter. Je savais que, malgré tous les beaux semblants, il
régnait contre moi, dans tous 'es cœurs genevois, une secrète jalousie
qui n'attendait que l'occasion de s'assouvir. Néanmoins, l'amoui de-
là pairie me rappelait dans la mienne; et si j'avais pu me flatter d'y
vivre en paix, je n'aura, s pas balancé : niais l'honneur ni la raison ne
me permettant pas de m'y réfugier comme un fugitif, je pris le |
de m'en rapprocher seulement, et d'allei attendre, en Suisse, celui
qu'on prendrait à Genève à mon égard. On verra bientôt que cette
incertitude ne dura pas longtemps.
.Madame de Bouliiers désapprouva beaucoup cette résolution, et
lit de nouveaux efforts pour m'engager à passer en Angle-telle. Elle
ne m'ébranla pas. Je n'ai jamais aimé l'Angleterre ni les Anglais; et
toute l'éloquence de madame de Boufflers, loin de vaincre ma répu-
gnance, semblait l'augmenter, sans que je susse pourquoi.
Décide à partir le même jour, je fus dès le matin parti pour tout
le monde; et la Roche, par qui j'envoyai chercher mes papiers, ne
voulut pas dire à Thérèse elle-même si je l'étais ou ne l'étais pas.
Depuis que j'avais résolu d'écrire un jour mes Mémoires, j'avais
accumulé beaucoup de lettres et autres papiers; de sorte qu'il fallut
plusieurs voyages. Une partie de ces papiers déjà triés lurent mis a
part, et je m'occupai le reste de la matinée à trier les autres, afin de
n'emporter que ce qui pouvait m'ètre utile, et brûler le reste. M. de
Luxembourg voulut bien m'aider à ce travail, qui se trouva si long
que nous ne pûmes achever dans la matinée, et je n'eus le temps de
rien brûler. Monsieur le maréchal m'offrit de se charger du reste du
triage, de brûler le rebut lui-même, sans s'en rapporter à qui que ce
fût, de m'envoyer tout ce qui aurait été mis à part. J'acceptai l'offre,
fort aise d'être délivré de ce soin, pour pouvoir passer le peu d'heures
qui me restaient avec des personnes si chères, que j'allais quitter pour
jamais. Il prit la clef de la chambre où je laissais ces papiers, et à
mon instante prière il envoya chercher ma pauvre tante qui se con-
sumait dans la perplexité mortelle de ce que j'étais devenu, et de ce
qu'elle allait devenir, et attendant à chaque instant les huissiers, sans
savoir comment se conduire et que leur répondre. La Roche l'amena
au château, sans lui rien dire ; elle me croyait déjà bien loin : en m'a-
TOME II. 43
•\ i i SS10NS DE l.-J. ROI SS1 M .
percevant, elle perça l'air de ses cris, et se précipita dans mes bras.
i> amitié, rapport des cœurs, habitude, intimité! Dans ce doux et
cruel moment se rassemblèrent i > > li s les jours de bonheur, de tendresse
et de paix passés ensemble pour mieux me faire sentir le déchirement
d'une première séparation, api es nous être à peine perdus de vue un
seul jour pendant près de dix-sept ans. Le maréchal, témoin de cet em-
brassement, ne put retenu- ses larmes. Il nous laissa. Thérèse ne voulait
plus me quitter. Je lui tis sentir l'inconvénient qu'elle me suivît en ce
moment, et la nécessité qu'elle restât pour liquider mes effets et recueil-
lir mon argent. Quand on décrète un homme de prise de coi ps, l'usage
est de saisir ses papiers, de mettre le scellé sur ses effets, ou d'en faire
l'inventaire, et d'y nommer un gardien. Il fallait bien qu'elle restât pour
veiller à ce qui se passerait, et tirer de tout le meilleur parti possible.
Je lui promis qu'elle me rejoindrait dans peu : monsieur le maréchal
confirma ma promesse; mais je ne voulus jamais lui dire où j'allais.
afin que, interrogée par ceux qui viendraient me saisir, elle put protes-
ter a\ ec vérité de son ignorance sur cet ai ticle. lui l'embrassant au mo-
ment de nous quitter, je sentis en moi-même un mouvement très-
extraordinaire, et jelui dis. dans un transport, hélas ! trop prophétique :
.Mon entant, il faut t'armer de courage. Tu as partagé la prospérité dénies
beaux jours; il te reste, puisque tu le veux, à partager mes misères.
N'attends plus qu'affronts et calamités à ma suite. Le sort que ce triste
jour commence pour moi me poursuivra jusqu'à ma dernière heure.
Il ne me restait plus qu'à songer au départ. Les huissiers avaient
dû venir à dix heures. Il en était quatre après midi quand je partis,
et ils n'étaient pas encore arrives. 11 avait été décidé que je prendrais
la poste. Je n'avais point de chaise; monsieur le maréchal me lit pré-
sent d'un cabriolet, et me prêta des chevaux et un postillon jusqu'à
la première poste, où, par les mesures qu'il avait prises, on ne fit au-
cune difficulté de me fournir des chevaux.
Comme je n'avais point dîné à table, et ne m'étais pas montre dans
le château, les dames vinrent me dire adieu dans l'entre-sol, où j'avais
é la journée. Madame la maréchale m'embrassa plusieurs fois d'un
air assez triste: mais je ne sentis plus dans ces embrassements les
étreintes de ceux qu'elle m'avait prodigues il y avait deux ou trois ans.
M I une de Boufflers m'embrassa aussi, et me dit de fort belles choses.
Ll VR E ONZI ÈM 1
l'u embrassementqui me surpi h davantage fut celui de ih.iJ.hik- Je Mi-
repoix; car elle était aussi là. Madame la maréchale de Mirepoix est une
personne extrêmement froide, décente et réserve . raîtpas
tout .1 fait exempte de la hauteur naturelle à la maison de Lorraine.
Elle ne m'avait jamais témoigné beaucoup d'attention. Soit que, Hat te
d'un honneur auquel je ne m'attendais pas. je cherchasse à m'en aug-
menter le prix, soil qu'en effet elle eût mis dans cet embrassemeni
un peu de cette commisération naturelle aux cœurs généreux, je trou-
vai dans son mouvement et dans son regard je ne sais quoi d'énergique
qui me pénétra. Souvent, en y repensant, j'ai soupçonné dans la suite
que, n'ignorant pas à quel sort j'étais condamné, elle n'avait pu se
défendre d'un mouvement d'attendrissement sur ma destinée.
Monsieur le maréchal n'ouvrai» pas la bouche; il était pale comme
un mort. 11 voulut absolument m'accompagner jusqu'à ma chaise
qui m'attendait à l'abreuvoir. Nous traversâmes tout le jardin sans
dire un seul mot. J'avais une clef du paie, dont je me servais poui
ouvrir la porte: après quoi, au lieu de remettre la clef dans ma poche.
je la lui rendis sans mot dire. Il la prit avec une vivacité surprenante,
a laquelle je n'ai pu m'empècher de penser souvent depuis ce temps-
la. Je n'ai guère eu dans ma vie d'instant plus amer que celui de cette
séparation. L'emhrassement fut long et muet : nous sentîmes l'un
et l'autre que cet embrassement était un dernier adieu.
Entre la Barre et .Montmorency je rencontrai dans un carrosse
de remise quatre hommes en noir, qui me saluèrent en me souriant.
Sur ce que Thérèse m'a rapporté dans la suite de la figure des huis-
siers, de l'heure de leur arrivée, et de la façon dont ils se compor-
tèrent, je n'ai point douté que ce ne lussent eux: surtout ayant appris
dans la suite qu'au lieu d'être décrété à sept heures, comme on me
l'avait annoncé, je ne l'avais été qu'à midi. Il fallut traverser tout
Paris. On n'est pas fort caché dans un cabriolet tout ouvert. Je vis
dans les rues plusieurs personnes qui me saluèrent d'un air de con-
naissance, mais je n'en reconnus aucune. Le même soir je me dé-
tournai pour passer à Villeroy. A Lyon, les courriers doivent être
menés au commandant. Cela pouvait être embarrassant pour un
homme qui ne voulait ni mentir, ni changer son nom. J'allais avec
une lettre de madame de Luxembourg, prier M. de Villeroy de faire
NI i SSIONS DE .i.-l. ROI SS1 A i
orte que je fusse exempte de cette corvée. M. de Villeroy me
donna une lettre dont je ne fis point usage, parce que je ne passai pas à
I . Cette lettre est testée encore cachetée parmi mes papiers. M. le
Auc nie pressa beaucoup de coucher à Villeroy; mais j'aimai mieux
reprendre la grande route, et je fis encore deux postes le même jour.
\1 i chaise était rude, et jetais trop incommodé pour pouvoir mar-
cher a grandes journées. D'ailleurs je n'avais pas l'air assez imposant
me taire bien servir; et l'on sait qu'en France les chevaux de
poste ne sentent la gaule que sur les épaules du postillon. En payant
grassement les guides, je crus suppléer à la mine et au propos; ce
fut encore pis. Ils me prirent pour un pied-plat, qui marchait par
commission, et qui courait la poste pour la première fois de sa vie.
h lors je n'eus plus que des rosses, et je devins le jouet des pos-
tillons. Je finis comme j'aurais dû commencer, par prendre patience,
ne rien dire, et aller comme il leur plut.
J'avais de quoi ne pas m'ennuyeren route, en me livrant aux ré-
flexions qui se présentaient sur tout ce qui venait de m'arriver; mais
ce n'était là ni mon tour d'esprit, ni la pente de mon cœur. Il est éton-
nant avec quelle facilité j'oublie le mal passé, quelque récent qu'il
puisse être. Autant sa prévoyance m'effraye et me trouble tant que je
la vois dans l'avenir, autant son souvenir me revient faiblement et
s'éteint sans peine aussitôt qu'il est arrivé. Ma cruelle imagination,
qui se tourmente sans cesse a. prévenir les maux qui ne sont point
encore, fait diversion à ma mémoire, et m'empêche de me rappeler
ceux qui ne sont plus. Contre ce qui est fait il n'y a plus de précau-
tions à prendre, et il est inutile de s'en occuper. J'épuise en quelque
i mon malheur d'avance : plus j'ai souffert à le prévoir, plus j'ai de-
facilité a l'oublier; tandis qu'au contraire, sans cesse occupé de mon
bonheur passé, je le rappelle et le rumine pour ainsi dire, au point d'en
jouir derechef quand je veux. C'est à cette heureuse disposition, je le
. que je dois de n'avoir jamais connu cette humeur rancunière qui
fermente dansun cœur vindicatif par le souvenir continuel des otfenses
reçues, et qui le tourmente lui-même de tout le mal qu'il voudrait faire
i ennemi. Naturellement emporté, j'ai senti la colère, la fureur
même dans les premiers mouvements: mais jamais un désir de ven-
ce ne prit racine au dedans de moi. Je m'occupe trop peu de l'offense
Ol'SSEAU IHAI,
1.1 VR] ONZI FMI
pour m'occuper beaucoup de l'offenseur. .1». ne pense au mal que j'en
ai reçu qu'à cause de celui que j'en peux recevoii encore; et si j'étais m'u
qu'il ne m'en lit plus, celui qu'il m'a tait serait à l'instant oublié I >l
nous prêche beaucoup le pardon des offenses : c'est une fort belle vertu
sans doute, mais qui n'est pas à mon usage. J'ignore si mon cœur
saurait dominer sa haine, car il n'en a jamais senti; et je pense trop
peu a mes ennemis, pour avoir le mérite de leur pardonner, .le ne dirai
pas à quel point, pour me tourmenter, ils se tourmentent eux-mêmes.
Je suis à leur merci, ils ont tout pouvoir, ils en usent. Il n'y a qu'une
seule chose au-dessus de leur puissance, et dont je les délie : c'est.
en se tourmentant de moi, de me forcer à me tourmenter d'eux.
Dès le lendemain de mon départ, j'oubliai si parfaitement tout ce
qui venait de se passer, et le parlement, et madame de Pompadour.
et M. de Choiseul, et Grimm, et d'Alembert, et leurs complots, et
leurs complices, que je n'y aurais pas même repensé de tout mon
voyage, sans les précautions dont j'étais obligé d'user. Un souvenir
qui me vint au lieu de tout cela, fut celui de ma dernière lecture la
veille de mon départ. Je me rappelai aussi les Idylles de Gessner. que-
son traducteur Hubert m'avait envoyées, il y avait quelque temps.
Ces deux idées me revinrent si bien, et se mêlèrent de telle sorte-
dans mon esprit, que je voulus essayer de les réunir, en traitant à la
manière de Gessner le sujet du Lévite d'Êphràïm. Ce style champêtre
et naïf ne paraissait guère propre à un sujet si atroce, et il n'était
guère à présumer que ma situation présente me fournît des idées bien
riantes pour l'égayer. Je tentai toutefois la chose, uniquement pour
m'amuser dans ma chaise, et sans aucun espoir de succès. A peine
eus-je essayé, que je fus étonné de l'aménité de mes idées, et de la
facilité que j'éprouvais à les rendre. Je fis en trois jours les trois pre-
miers chants de ce petit poème, que j'achevai dans la suite à Motiers ;
et je suis sûr de n'avoir rien fait en ma vie où règne une douceur de
moeurs plus attendrissante, un coloris plus frais, des peintures plus
naïves, un costume plus exact, une plus antique simplicité en toutes
choses, et tout cela malgré l'horreur du sujet, qui dans le fond est abo-
minable; de sorte qu'outre tout le reste, j'eus encore le mérite de la
difficulté vaincue. Le Lévite d'Éphra'im, s'il n'est pas le meilleur de
mes ouvrages, en sera toujours le plus chéri. Jamais je ne l'ai relu.
I ON! i SSION S DE .i.-l. ROUSSE M .
jamais je ne le relirai, sans sentir en dedans l'applaudissement d'un
cœur sans fiel, qui, loin de s'aigrir par ses malheurs, s'en console
avec lui-même, et trouve en soi de quoi s'en dédommager. Qu'on
rassemble tous ces grands philosophes, si supérieurs dans leurs livres
a l'adversité qu'ils n'éprouvèrent jamais: qu'on les mette dans une
position pareille à la mienne, et que. dans la première indignation
de l'honneur outragé, on leur donne un pareil ouvrage à faire : on
verra comment ils s'en tireront.
En partanl de Montmorency pour la Suisse, j'avais pris la résolu-
tion d'aller m'arrèter à Yvcrdun chez mon bon vieux ami M. Roguin,
qui s'y était retiré depuis quelques années, et qui m'avait même in-
vité a l'y aller voir. J'appris en route que Lyon faisait un détour:
cela m'évita d'y passer. Mais en revanche il fallait passer par Besan-
çon, place de guerre, et par conséquent sujette au même inconvénient,
.le m'avisai de gauchir, et de passer par Salins, sous prétexte d'aller
voil M. de Mairan. neveu de M. Dupin, qui avait un emploi à la saline.
et qui m'avait fait jadis force invitation de l'y aller voir. L'expédient
me réussit ; je ne trouvai point M. de Mairan : fort aise d'être dispense
de m'arrèter. je continuai ma route sans que personne me dit mot.
En entrant sur le territoire de Berne, je fis arrêter; je descendis.
je me prosternai, j'embrassai, je baisai la terre, et m'écriai dans mon
transport : Ciel, protecteur de la vertu, je te loue! je touche une terre
de liberté. (Test ainsi qu'aveugle et confiant dans mes espérances, je
me suis toujours passionné pour ce qui devait faire mon malheur.
Mon postillon surpris me crut fou: je remontai dans ma chaise, et
peu d'heures après j'eus la joie aussi pure que vive de me sentir pressé
dans les bias du respectable Roguin. Ah.! respirons quelques instants
chez ce digne hôte! J'ai besoin d'y reprendre du courage et des forces-,
je trouverai bientôt à les employer.
Ce n'est pas sans raison que je me suis étendu, dans le récit que
je viens de faire, sur toutes les circonstances que j'ai pu me rappeler.
Quoiqu'elles ne paraissent pas fort lumineuses, quand on tient une
fois le fil de la trame, elles peuvent jeter du jour sur sa marche; et
par exemple, sans donner la première idée du problème que je vais
proposer, elles aident beaucoup à le résoudre.
Supposons que pour l'exécution du complot dont j'étais l'objet.
1.1 Y Kl DN/ll \||
mon éloignement fût absolument nécessaire, tout devait, poui l'opi
se passer à peu pics comme il se passa ; mais si, sans me laisseï éj
vantei par l'ambassade nocturne de madame de Luxembourg u trou-
bler par ses alarmes, j'avais continué de tenir ferme comme j'avais
commencé, et qu'au lieu de restei au château je m'en lusse retourné
dans mon lit dormir tranquillement la fraîche matinée, aurais-je
également été décrète: Grande question, d'où dépend la solution de
beaucoup d'autres, et pour l'examen de laquelle l'heure du décret
comminatoire et celle du décret réel ne sont pas inutiles a remar-
quer. Exemple grossier, mais sensible, de l'importance des moindres
détails dans l'expose des faits dont on cherche les causes secrètes.
pour les découvrir par induction.
;/\lVRE XI l%
V-V- "1
LIVRE DOUZIEME
>>«- .ici commence l'œuvre de ténèbres dans lequel, de-
j -v&- puis huit ans. je me trouve enseveli, sans que. de
Zd£v quelque façon que je m'y sois pu prendre, il m'ait
fvSfcM été possible d'en percer l'etl'rayante obscurité.
'** - £v l-)ans l';'bîme de maux où je suis submergé, je
"^ ' " <i// SenS 'Cs atte'ntes des C0UPS l1-1' me sont porter:
*~^w^V^V»;t'S j'en aperçois l'instrument immédiat; mais je ne
*Jy*%V^ -*u • puis voir ni la main qui les dirige, ni les moyens
qu'elle met en œuvre. L'opprobre et les malheurs tombent sur moi
comme d'eux-mêmes, et sans qu'il y paraisse. Quand mon cœur
déchiré laisse échapper des gémissements, j'ai l'air d'un homme
qui se plaint sans sujet; et les auteurs de ma ruine ont trouvé l'art
inconcevable de rendre le public complice de leur complot, sans qu'il
s'en doute lui-même, et sans qu'il en aperçoive l'effet. En narrant
I • I M F. I ] . 4 3
I ON! l SSIONS DE J.-.l. ROI SSE \ I
donc les événements qui me regardent, les traitements que j'ai souf-
ferts, et tout ce qui m'est arrive, je suis hors d'état de remonter à la
main motrice, et d'assigner les causes etl disant les laits. Ces causes
primitives sont toutes marquées dans les trois précédents livres; tous
les intérêts relatifs a moi, tous les motifs secrets y sont exposes. Mais
dire en quoi ces diverses causes se combinent pour opérer les étranges
événements de ma vie, voilà ce qu'il m'est impossible d'expliquer,
même par conjecture. Si parmi mes lecteurs il s'en trouve d'assez
généreux pour vouloir approfondir ces mystères et découvrir la vé-
rité, qu'ils relisent avec soin les trois précédents livres; qu'ensuite à
chaque fait qu'ils liront dans les suivants ils prennent les informations
qui seront à leur portée, qu'ils remontent d'intrigue en intrigue et
d'agent en agent jusqu'aux premiers moteurs de tout, je sais certaine-
ment à quel terme aboutiront leurs recherches; mais je me perds dans
la route obscure et tortueuse des souterrains qui les y conduiront.
Durant mon séjour à Yverdun, j'y lis connaissance avec toute la
famille de .M. Roguin, et entre autres avec sa nièce madame Boy de
la Tour et ses tilles, dont, comme je crois l'avoir dit, j'avais autrefois
connu le père à Lyon. Klle était venue à Vverdun voir son oncle et ses
sœurs; sa fille aînée, âgée d'environ quinze ans, m'enchanta par son
giand sens et son excellent caractère. Je m'attachai de l'amitié la plus
tendre à la mère et à la fille. Cette dernière était destinée par M. Ro-
guin au colonel son neveu, déjà d'un certain âge, et qui me témoi-
gnait aussi la plus grande affection; mais, quoique l'oncle fût pas-
sionné pour ce mariage, que le neveu le désirât fort aussi, et que je
plisse un intérêt très-vif a la satisfaction de l'un et de l'autre, la
grande disproportion d'âge et l'extrême répugnance de la jeune per-
sonne me tirent concourir avec la mère à détourner ce mariage, qui
ne se lit point. Le colonel épousa depuis mademoiselle Dillan sa pa-
rente, d'un caractère et d'une beauté bien selon mon cœur, et qui l'a
rendu le plus heureux des maris et des pères. Malgré cela, M. Roguin
n'a pu oublier que j'aie en cette occasion contrarié ses désirs. Je m'en
suis consolé par la certitude d'avoir rempli, tant envers lui qu'envers
sa famille, le devoir de la plus sainte amitié, qui n'est pas de se ren-
dre toujours agréable, mais de conseiller toujours pour le mieux.
.le ne fus pas longtemps en doute sur l'accueil qui m'attendait à
LIVRE DOl ZI1 Ml
Genève, au cas que j'eusse envie d \ retourner. Mon livre y fut brûle,
et j'y fus décrète le 10 juin, c'est-à-dire neuf jours après l'avoir été à
Paris. Tant d'incroyables absurdités étaient cumulées dans ce second
décret, et l'édit ecclésiastique y était si formellement violé, que je
refusai d'ajouter foi aux premières nouvelles qui m'en vinrent, et
que. quand elles furent bien confirmées, je tremblai qu'une si mani-
feste et criante infraction de toutes les lois, à commencer par celle
du bon sens, ne mit Genève sens dessus dessous. J'eus de quoi me
rassurer; tout resta tranquille. S'il s'émut quelque rumeur dans la
populace, elle ne fut que contre moi, et je fus traité publiquement
par toutes les caillettes et par tous les cuistres comme un écolier
qu'on menacerait du fouet pour n'avoir pas bien dit son catéchisme.
Ces deux décrets lurent le signal du cri de malédiction qui s'éleva
contre moi dans toute l'Europe avec une fureur qui n'eut jamais
d'exemple. Toutes les gazettes, tous les journaux, toutes les brochu-
res, sonnèrent le plus terrible tocsin. Les Français surtout, ce peuple
si doux, si poli, si généreux, qui se pique si fort de bienséance et
d'égards pour les malheureux, oubliant tout d'un coup ses vertus fa-
vorites, se signala par le nombre et la violence des outrages dont il
m'accablait à ['envi. J'étais un impie, un athée, un forcené, un enrage.
une bète féroce, un loup. Le continuateur du journal de Trévoux fit
sur ma prétendue lycanthropie un écart qui montrait assez bien la
sienne. Enfin, vous eussiez dit qu'on craignait à Paris de se faire une
affaire avec la police, si, publiant un écrit sur quelque sujet que ce
pût être, on manquait d'y larder quelque insulte entre moi. En
cherchant vainement la cause de cette unanime animosité, je fus prêt
à croire que tout le monde était devenu fou. Quoi ! le rédacteur de la
Paix perpétuelle souffle la discorde; l'éditeur du Vicaire savoyard est
un impie; l'auteur de la Nouvelle Héloïseest un loup: celui de VÉmile
est un enragé. Eh! mon Dieu, qu'aurais-je donc été. si j'avais publie
le livre de l'Esprit, ou quelque autre ouvrage semblable: Et pour-
tant, dans l'orage qui s'éleva contre l'auteur de ce livre, le public,
loin de joindre sa voix à celle de ses persécuteurs, le vengea d'eux
par ses éloges. Que l'on compare son livre et les miens, l'accueil dif-
férent qu'ils ont reçu, les traitements faits aux deux auteurs dans les
divers États de l'Europe; qu'on trouve à ces différences des causes
N FESSIONS DE J.-J ROUSSEAU.
qui puissent contenter un homme sensé : \ oilà tout ce que je demande,
et je me tais.
i me trouvai si bien du séjour d'Yverdun, que je pris la résolu-
tion d'y rester, à la vive sollicitation de M. Roguin et de toute sa fa-
mille. M. de Moiry de Gingins, bailli de cette ville, m'encourageait
aussi par ses bontés à rester dans son gouvernement. Le colonel me
pressa si fort d'accepter l'habitation d'un petit pavillon qu'il avait dans
sa maison, entre cour et jardin, que j'y consentis; et aussitôt il s'em-
pressa de le meubler et garnir de tout ce qui était nécessaire pour
mon petit ménage. Le banneret Roguin. des plus empresses autour de
moi. ne me quittait pas de la journée, .l'étais toujours très-sensible à
tant de caresses, mais j'en étais quelquefois importuné. Le jour de
mon emménagement était déjà marqué, et j'avais écrit à Thérèse de
me venir joindre, quand tout à coup j'appris qu'il s'élevait à Berne un
orage contre moi, qu'on attribuait aux dévots, et dont je n'ai jamais
pu pénétrer la première cause. Le sénat excité, sans qu'on sût par qui.
paraissait ne vouloir pas me laisser tranquille dans ma retraite. Au
premier avis qu'eut M. le bailli de cette fermentation, il écrivit en ma
faveur à plusieurs membres du gouvernement, leur reprochant leur
aveugle intolérance, et leur faisant honte de vouloir refuser à un
homme de mérite opprimé l'asile que tant de bandits trouvaient dans
leurs États. Des gens sensés ont présumé que la chaleur de ses re-
proches avait plus aigri qu'adouci les esprits. Quoi qu'il en soit, si m
crédit ni son éloquence ne purent parer le coup. Prévenu de l'ordre
qu'il devait me signifier, il m'en avertit d'avance ; et pour ne pas atten-
dre cet ordre, je résolus de partir dès le lendemain. La difficulté était
de savoir où aller, voyant que Genève et la France m'étaient fermés,
et prévoyant bien que dans cette affaire chacun s'empresserait d'imiter
son voisin.
M idame Boy de la Tour me proposa d'aller m'établir dans une
maison vide, mais toute meublée, qui appartenait a son lils. au vil-
de Motiers, dans le Val-de-Travers, comté de Xeuchàtel. 11 n'y
avait qu'une montagne à traverser pour m'y rendre. L'offre venait
d'autant plus à propos, que dans les États du roi de Prusse je devais
naturellement être à l'abri des persécutions, et qu'au moins la religion
n'y pouvait guère servir de prétexte. Mais une secrète difficulté, qu'il
LIVRE D01 /Il Ml
ne me convenait pas de dire, avait bien Je- quoi me Faire hé il I
.mioui in ne de la justice, qui dévora toujours mon cœur, joint à mon
penchant secret pour la France, m'avait inspiré de l'aversion poui le
rpi de Prusse, qui me paraissait, par ses maximes et pai sa conduite,
fouler aux pieds tout respect pour la li>i naturelle et poui tous les de
voirs humains. Parmi les estampes encadrées dont j'avais orné mon
donjon à Montmorency, était un portrait de ce prince, au-dessous
duquel était un distique qui finissait ainsi :
Il pense en philosophe, et se conduit en roi.
Ce vers, qui sous toute autre plume eût fait un assez bel élo
avait sous la mienne un sens qui n'était pas équivoque, et qu'expli-
quait d'ailleurs trop clairement le vers précèdent. Ce distique avait
été VU de tous ceux qui venaient me voir, et qui n'étaient pas en petit
nombre. Le chevalier de l.oren/i l'avait même écrit pour le donner a
d'Alembert, et je ne doutais pas que d'Alembert n'eût pris le soin
d'en faire ma cour à ce prince. J'avais encore aggravé ce premiei toi i
par un passage de VEtnile, où, sous le nom d'Adraste, roi des Dau-
niens, on voyait assez qui j'avais en vue; et la remarque n'avait pas
échappé aux épilogueurs, puisque madame de Boufflers m'avait mis
plusieurs fois sur cet article. Ainsi j'étais bien sûr d'être inscrit en
encre rouge sur les registres du roi de Prusse; et. supposant d'ailleurs
qu'il eût les principes que j'avais osé lui attribuer, mes écrits et leur
auteur ne pouvaient par cela seul que lui déplaire : car on sait que les
méchants et les tyrans m'ont toujours pris dans la plus mortelle
haine, même sans me connaître, et sur la seule lecture de mes écrits.
J'osai pourtant me mettre à sa merci, et je crus courir peu de risque.
Je -avais que les passions basses ne subjuguent guère que les hommes
faibles, et ont peu de prise sur les âmes d'une forte trempe, telles que
j'avais toujours reconnu la sienne. Je jugeais que dans son art de lé-
guer il entrait de se montrer magnanime en pareille occasion, et qu'il
n'était pas au-dessus de son caractère de l'être en effet. Je jugeai qu'une
vile et facile vengeance ne balancerait pas un moment en lui l'amour
de la gloire; et. me mettant à sa place, je ne crus pas impossible qu'il
se prévalût de la circonstance pour accabler du poids de sa généro-
I ONI I SSIONS DE l.-J. KOUSSEAl".
site l'homme qui avait osé mal penser de lui. J'allai donc m'établir à
Motiers, avec une confiance dont je le crus fait pour sentir le prix:
et je me dis : Quand Jean-Jacques s'élève à côté de Coriolan. Frédéric
sera-t-il au-, du général des Volsques:
Le colonel Roguin voulut absolument passer avec moi la montagne.
et venir m'installer à Motiers. Une belle-sœur de madame Boy de la
Tour, appelée madame (iirardier. à qui la maison que j'allais OCCUpei
était très-commode, ne me vît pas arriver avec un certain plaisir; ce-
pendant elle me mit de bonne grâce en possession de mon logement.
et je mangeai chez elle en attendant que Thérèse fût venue, et que
mon petit ménage lut établi.
Depuis mon départ de Montmorency, sentant bien que je serais
désormais fugitif sur la terre, j'héritais à permettre qu'elle vint me
joindre, et partager la vie errante à laquelle je me voyais condamné.
Je sentais que par cette catastrophe nos relations allaient changer, et
que ce qui jusqu'alors avait été faveur et bienfait de ma part le serait
désormais de la sienne. Si son attachement restait a l'épreuve de mes
malheurs, elle en serait déchirée, et sa douleur ajouterait à mes maux.
Si ma disgrâce attiédissail son cœur, elle me ferait valoir sa constance
comme un sacrifice; et. au lieu de sentir le plaisir que j'avais à par-
avec elle mon dernier morceau de pain, elle ne sentirait que le
mérite qu'elle aurait de vouloir bien me suivre partout où le sort me
forçait d'aller.
Il faut tout dire : je n'ai dissimulé ni les vices de ma pauvre ma-
man, ni les miens; je ne dois pas faire plus de grâce à Thérèse; et.
quelque plaisir que je prenne à rendre honneur à une personne qui
m'est si chère, je ne veux pas non plus déguiser ses torts, si tant est
même qu'un changement involontaire dans les affections du cœur soit
un vrai tort. Depuis longtemps je m'apercevais de l'attiédissement du
sien. Je sentais qu'elle n'était plus pour moi ce qu'elle fut dans nos
belles années: et je le sentais d'autant mieux que j'étais le même pour
elle toujours. Je retombai dans le même inconvénient dont j'avais senti
l'effet auprès de maman, et cet effet fut le même auprès de Thérèse.
N'allons pas chercher des perfections hors de la nature; il serait le
même auprès de quelque femme que ce fût. Le parti que j'avais pris
à l'égard de mes enfants, quelque bien raisonné qu'il m'eût paru, ne
LIVR] DOUZIÈMI
m'avait pas toujours laissé le cœur tranquille. En méditant mon
Traité de l'éducation , je sentis que j'avais négligé des devoirs dont
rien ne pouvait me dispenser. Le remords enfin devint si vif, qu'il
m'arracha presque l'aveu public de ma faute au commencement de
VEmile; et le trait même est si clair, qu'après un tel passage il est
surprenant qu'on ait eu le courage de me la reprocher. Ma situation,
cependant, était alors la même, et pire encore par l'animosité de mes
ennemis, qui ne cherchaient qu'a me prendre en faute. Je craignis la
récidive; et n'en voulant pas courir le risque, j'aimai mieux nie
damner à l'abstinence que d 'exposer Thérèse à se voir derechef dans
le même cas. J'avais d'ailleurs remarque que l'habitation des femmes
empirait sensiblement mon état : cette double raison m'avait fait for-
mer des résolutions que j'avais quelquefois assez mal tenues, mais
dans lesquelles je persistais avec plus de constance depuis troi
quatre ans; c'était aussi depuis cette époque que j'avais remarque du
refroidissement dans Thérèse : elle avait pour moi le même attache-
ment par devoir, mais elle n'en avait plus par amour. Cela jetait né-
cessairement moins d'agre:ment dans notre commerce, et j'imaginai
que. sûre de la continuation de mes soins où qu'elle put être, elle
.limerait peut-être mieux rester à Paris que d'errer avec moi. Cepen-
dant elle avait marqué tant de douleur à notre séparation, elle avait
exigé de moi des promesses si positives de nous rejoindre, elle en
exprimait si vivement le désir depuis mon départ, tant a M. le prince
de Conti qu'à M. de Luxembourg, que, loin d'avoir le courage de lui
parler de séparation, j'eus à peine celui d'y penser moi-même: et.
après avoir senti dans mon cœur combien il m'était impossible de me
passeï d'elle, je ne songeai plus qu'à la rappeler incessamment. Je lui
écrivis donc de partir; elle vint. A peine y avait-il deux mois que je
l'avais quittée; mais c'e'tait, depuis tant d'années, notre première se
paration. Nous l'avions sentie bien -cruellement l'un et l'autre. Quel
saisissement en nous embrassant! O que les larmes de tendresse et
de joie sont douces! Comme mon cceur s'en abreuve! Pourquoi m'a-
t-on fait verser si peu de celles-là!
En arrivant à Motiers, j'avais écrit à milord Keith, maréchal
d'Ecosse, gouverneur de Neuchàtel, pour lui donner avis de ma re-
traite dans les États de Sa Majesté, et pour lui demander sa protection.
CONFESSIONS DE J. J. ROUSSEAU.
Il me répondit avec la générosité qu'on lui connaît, et que j'attendais
vie lui. H m'invita a l'aller voir. J'y fus avec M. Martinet, châtelain
du Val-de-Travers, qui était en grande laveur auprès de Son Excel-
lence. I. 'aspect vénérable de cet illustre et vertueux Ecossais m'émut
puissamment le cœur, et dès l'instant même commença entre lui et
ce \ it' attachement qui de ma part est toujours demeuré le même,
et qui le serait toujours de la sienne, si les traîtres qui m'ont ùté
toutes les consolations de la vie n'eussent profité de mon éloignement
pour abuser sa vieillesse et nie défigurer à ses yeux.
George Keitli. maréchal héréditaire d'Ecosse, et frère du célèbre
général Keitli. qui vécut glorieusement et mourut au lit d'honneur,
avait quitté son pays dans sa jeunesse, et y fut proscrit pour s'être
attaché à la maison Smart, dont il se dégoûta bientôt par l'esprit in-
juste et tvrannique qu'il y remarqua, et qui en fit toujours le caractère
dominant. Il demeura longtemps en Kspagnc. dont le climat lui plai-
sait beaucoup, et finit par s'attacher, ainsi que son frère, au roi de
Prusse, qui se connaissait en hommes, et les accueillit comme ils le
méritaient. Il fut bien payé de cet accueil par les grands services que
lui rendit le maréchal Keith, et par une chose bien plus précieuse
encore, la sincère amitié de milord maréchal. La grande âme de ce
digne homme, toute républicaine et lière, ne pouvait se plier que sous
le joug de l'amitié; mais elle s'y pliait si parfaitement, qu'avec des
maximes bien différentes, il ne vit plus que Frédéric, du moment qu'il
lui fut attaché. Le roi le chargea d'affaires importantes, l'envoya a
Paris, en Espagne; et enfui le voyant, déjà vieux, avoir besoin de
repos, lui donna pour retraite le gouvernement de Neuchàtel, avec la
délicieuse occupation d'y passer le reste de sa vie à rendre ce petit
peuple heureux.
Les Neuchàtelois, qui n'aiment que la pretintaillé et le clinquant,
qui ne se connaissent point en véritable étoile, et mettent l'esprit
dans les longues phrases, voyant un homme froid et sans façon, pri-
rent sa simplicité pour de la hauteur, sa franchise pour de la rusti-
cité, son laconisme pour de la bêtise; se cabrèrent contre ses soins
bienfaisants, parce que, voulant être utile et non cajoleur, il ne sa-
vait point flatter les gens qu'il n'estimait pas. Dans la ridicule affaire
du ministre Petitpierre, qui fut chassé par ses confrères pour n'avoir
HAL
I IVRE D01 /Il ME,
pas voulu qu'ils fussent damnés éternellement, milord, s'étant O]
aux usurpations des ministres, vit soulever contre lui tout le |
dont il prenait le parti; et quand j'y arrivai, ce stupide murmure
n'était pas éteint encore. Il passait au moins pour un homme qui se
laissait prévenir;et de imites les imputations dont il fut chai gé, c'était
peut-être la moins injuste. .Mon premier mouvement, lu voyant Ce
vénérable vieillard, fut de m'attendrir sur la maigreur de sou co
déjà décharné par les ans; niais en levant les veux sur sa physio-
nomie animée, ouverte et noble, je me sentis saisi d'un respect
mêlé de confiance, qui l'emporta surtout autre sentiment. Au com-
pliment très-court que je lui lis en l'abordant, il répondit en parlant
d'autre chose, comme si j'eusse été là depuis huit jours. Il ne nous
dit pas même de nous asseoir. L'empesé châtelain resta debout. Pour
moi, je vis dans ['œil perçant et fin de milord je ne sais quoi de si
caressant, que. me sentant d'abord à mon aise, j'allai sans façon par-
tager son sofa, et m'asseoir à côté de lui. Au ton familier qu'il prit
à l'instant, je sentis que cette liberté lui faisait plaisir, et qu'il se disait
en lui-même : Celui-ci n'est pas un Neuchâtelois.
Effet singulier de la grande convenance des caractères! Dans un
âge où le cœur a déjà perdu sa chaleur naturelle, celui de ce bon
vieillard se réchauffa pour moi d'une façon qui surprit tout le monde.
Il vint me voir à Motiers, sous prétexte de tirer des cailles, et v passa
deux jours sans toucher un fusil. Il s'établit entre nous une telle
amitié, car c'est le mot, que nous ne pouvions nous passer l'un de
l'autre. Le château de Colombier, qu'il habitait l'été, était à six lieues
de Motiers; j'allais tous les quinze jours au plus tard y passer vingt-
quatre heures, puis je revenais de même en pèlerin, le cœur toujours
plein de lui. L'émotion que j'éprouvais jadis dans mes courses de
l'Ermitage à Eaubonne était bien différente assurément; mais elle
n était pas plus douce que celle avec laquelle j'approchais de Colom-
bier. Que de larmes d'attendrissement j'ai souvent versées dans ma
route, en pensant aux bontés paternelles, aux vertus aimables, a la
douce philosophie de ce respectable vieillard! Je l'appelais mon père,
il m'appelait son enfant. Ces doux noms rendent en partie l'idée de
l'attachement qui nous unissait, mais ils ne rendent pas encore celle
du besoin que nous a\ ions l'un de l'autre, et du désir continuel de
TOME 11. ., j
I ONI l SSIONS DE J.-J. ROU SSEA U.
nous rapprocher. Il voulait absolument me loger au château de Co-
lombier, et me pressa longtemps d'y prendre à demeure l'apparte-
ment que j'occupais. Je lui dis enfin que j'étais plus libre chez moi,
et que j'aimais mieux passer ma vie a le venir voir. 11 approuva cette
franchise, et ne m'en parla plus. () bon milprd.! Ô mon digne père!
que mon citur s'émeut encore en pensant à vous! Ah! les barbares!
quel coup ils m'ont porté en vous détachant de moi! .Mais non, non,
grand homme, vous êtes et serez, toujours le même pour moi, qui
suis le même toujours. Ils vous ont trompé, mais ils ne vous ont pas
changé.
Mi lord maréchal n'est pas sans défaut; c'est un sage, mais c'est
un homme. Avec l'esprit le plus pénétrant, avec le tact le plus fin
qu'il soit possible d'avoir, avec la plus profonde connaissance des
hommes, il se laisse abuser quelquefois, et n'en revient pas. Il a l'hu-
meur singulière, quelque chose de bizarre et d'étranger dans son tour
d'esprit. Il paraît oublier les gens qu'il voit tous les jours, et se sou-
vient d'eux au moment qu'ils y pensent le moins : ses attentions
paraissent hors de propos; ses cadeaux sont de fantaisie, et non de
convenance. Il donne ou envoie à l'instant ce qui lui passe par la tète,
de grand prix ou de nulle valeur, indifféremment. Un jeune Genevois,
désirant entrer au service du roi de Prusse, se présente à lui : milord
lui donne, au lieu de lettre, un petit sachet plein de pois, qu'il le
charge de remettre au roi. En recevant cette singulière recomman-
dation, le roi place à l'instant celui qui la porte. Ces génies élevés
ont entre eux un langage que les esprits vulgaii es n'entendront jamais.
Ces petites bizarreries, semblables aux caprices d'une jolie femme, ne
me rendaient milord maréchal que plus intéressant. J'étais bien sûr,
et j'ai bien éprouvé dans la suite, qu'elles n'influaient pas sur ses
sentiments, ni sur les soins que lui prescrit l'amitié dans les occasions
sérieuses. Mais il est vrai que dans sa façon d'obliger il met encore
la même singularité que dans ses manières. Je n'en citerai qu'un seul
trait sur une bagatelle. Comme la journée de Motiers à Colombier
était trop forte pour moi, je la partageais d'ordinaire, en partant après
diner et couchant à Brot, à moitié chemin. L'hôte, appelé Sandoz,
ayant à solliciter à Berlin une grâce qui lui importait extrêmement,
me pria d'engager Son Excellence à la demander pour lui. Volontiers.
I [VRE D0UZIÈM1
Je le mène avec moi; je le laisse dans l'antichambre, et je parle de
son affaire à milord, qui ne me répond rien. La matinée se passe; en
traversant la salle pour aller dîner, je vois le pauvr* Sandoz qui se
morfondait d'attendre. Croyani que milord l'avait oublie, je lui en
reparle avant de nous mettre a table : t e^ m me auparavant Je trou-
vai cette manière de me taire sentir combien je l'importunais, un
peu dure, et je me tiu en plaignant tout bas le pauvre Sandoz. En
m'en retournant le lendemain, je lus bien surpris du remercî it
qu'il me lit. du bon accueil et du dîner qu'il avait eus chez Son Lxcel-
lence, qui de plus avait reçu son papier. Trois semaines après, mi-
lord lui envoya le rescrit qu'il avait demande, expédie par le ministre
et signé du roi; et cela, sans m'avoir jamais voulu dire ni répondre
un seul mot, ni à lui non plus, sur cette affaire, dont je crus qu'il ne
voulait pas se charger.
Je voudrais ne pas cesser de parler de George Keith : c'est de lui
que me viennent mes derniers souvenirs heureux; tout le reste de
ma vie n'a plus été qu'afflictions et serrements de cœur. La mémoire
en est si triste, et m'en vient si confusément, qu'il ne m'est pas pos-
sible de mettre aucun ordre dans mes récits : je serai forcé désormais
de les arranger au hasard, et comme ils se présenteront.
Je ne tardai pas d'être tiré d'inquiétude sur mon asile, par la ré-
ponse du roi à milord maréchal, en qui, comme on peut croire, j'avais
trouve un bon avocat. Non-seulement Sa Majesté approuva ce qu'il
avait fait, mais elle le chargea (car il faut tout dire) de me donner
douze louis. Le bon milord, embarrassé d'une pareille commission.
et ne sachant comment s'en acquitter honnêtement, tâcha d'en exté-
nuer l'insulte en transformant cet argent en nature de provisions, et
me marquant qu'il avait ordre de me fournir du bois et du charbon
pour commencer mon petit ménage; il ajouta même, et peut-être de
son chef, que le roi me ferait volontiers bâtir une petite maison à
ma fantaisie, si j'en voulais choisir l'emplacement. Cette dernière
offre me toucha fort, et me fit oublier la mesquinerie de l'autre. Sans
accepter aucune des deux, je regardai Frédéric comme mon bienfai-
teur et mon protecteur, et je m'attachai si sincèrement à lui, que je
pris dès lors autant d'intérêt à sa gloire que j'avais trouvé jusqu'alors
d'injustice à ses succès. A la paix qu'il fit peu de temps après, je
CON I I SSIONS ni: J.-.I. ROUSSKAl-.
témoignai ma joie par une illumination de très-bon goût : c'était un
cordon de guirlandes, dont j'ornai la maison que j'habitais, et où j'eus,
il est vrai, la fierté vindicative de dépenser presque autant d'argent
qu'il m'en avait voulu donner. La paix conclue, je crus que s'a gloire
militaire et politique étant au comble, il allait s'en donner une d'une
autre espèce, en revivifiant ses États, en y faisant régner le commerce,
l'agriculture; en y créant un nouveau sol, en le couvrant d'un nou-
veau peuple, en maintenant la paix chez tous ses voisins, en se faisant
l'arbitre de l'Europe, après en avoir été la terreur. Il pouvait sans
risque poser l'épée, bien sur qu'on ne l'obligerait pas à la reprendre.
\ in qu'il ne désarmait pas. je craignis qu'il ne profitât mal de ses
avantages, et qu'il ne fut grand qu'à demi, .l'osai lui écrire à ce sujet,
et, prenant le ton familier, fait pour plaire aux hommes de sa trempe,
porter jusqu'à lui cette sainte voix de la vérité, que si peu de rois
sont faits pour entendre, (le ne fut qu'en secret, et de moi à lui, que
je pris cette liberté. Je n'en lis pas même participant milord maré-
chal, et je lui envoyai ma lettre au roi, toute cachetée. Milord envoya
la lettre sans s'informer de son contenu. Le roi n'y lit aucune réponse;
et quelque temps après, milord maréchal étant aile à Herlin, il lui
dit seulement que |e l'avais bien grondé. Je compris par là que ma
lettre avait été mal reçue, et que la franchise de mon zèle avait passé
pour la rusticité d'un pédant. Dans le fond, cela pouvait très-bien
être; peut-être ne dis-je pas ce qu'il fallait dire, et ne pris-je pas le
ton qu'il fallait prendre. Je ne puis répondre que du sentiment qui
m'avait mis la plume à la main.
Peu de temps après mon établissement à Motiers-Travcrs. ayant
toutes les assurances possibles qu'on m'y laisserait tranquille, je pris
l'habit arménien, (le n'était pas une idée nouvelle: elle m'était venue
diverses fois dans le cours de ma vie, et elle me revint souvent à
Montmorency, où le fréquent usage des sondes, me condamnant à
rester souvent dans ma chambre, me lit mieux sentir tous les avan-
tages de l'habit long. La commodité d'un tailleur arménien, qui venait
souvent voir un parent qu'il avait à Montmorency, me tenta d'en
profiter pour prendre ce nouvel équipage, au risque du qu'en dira-t-on,
dont je me souciais très-peu. Cependant, avant d'adopter cette nou-
velle parure, je voulus avoir l'avis de madame de Luxembourg, qui
iâS^v ''$&*
1 -MI
~*rié
UPATIONS 5EAU A MoTl
LIVRE D0UZI1 Ml
me conseilla tort de la prendre. Je me lis Jonc une petite garde robe
arménienne; mais ['orage excite contre moi m'en tit remettre l'usage
à des temps plus tranquilles, et ce ne fut que quelques mois après.
que. force par de nouvelles attaques de recourir aux sondes, je crus
pouvoir, sans aucun risque, prendre ce nouvel habillement à Motiers,
surtout après avoir consulté le pasteur du lieu, qui médit que je
pouvais le porter au temple même sans scandale. Je pris donc la
veste, le cafetan, le bonnet fourré, la ceinture; et. après avoir assisté
dans cet équipage au service divin, je ne vis point d'inconvénient à le
porter chez milord maréchal. Son Excellence, me voyant ainsi vêtu,
me dit, pour tout compliment, Salamaleki : après quoi tout fut fini,
et je ne portai plus d'autre habit.
Ayant quitté tout à fait la littérature, je ne songeai plus qu'a mener
une vie tranquille et douce, autant qu'il dépendrait de moi. Seul je
n'ai jamais connu l'ennui, même dans le plus parfait désœuvrement :
mon imagination, remplissant tous les vides, suffit seule pour m'occu-
per. Il n'y a que le bavardage inactif de chambre, assis les uns \ is-à-
vis des autres à ne mouvoir que la langue, que jamais je n'ai pu
supporter. Quand on marche, qu'on se promène, encore passe: les
pieds et les yeux font au moins quelque chose: mais rester la. les
bras croisés, à parler du temps qu'il fait et des mouches qui volent,
ou, qui pis est, à s'entre-fairedes compliments, cela m'est un supplice
insupportable. Je m'avisai, pour ne pas vivre en sauvage, d'appren-
dre à faire des lacets. Je portais mon coussin dans mes visite^, ou
j'allais comme les femmes travailler à ma porte et causer avec les
passants. Cela me faisait supporter l'inanité du babillage, et passer
mon temps sans ennui chez mes voisines, dont plusieurs étaient a^nv
aimables et ne manquaient pas d'esprit. Une entre autres, appelée
Isabelle d'Ivernois, fille du procureur général de Neuchâtel, me parut
assez estimable pour me lier avec elle d'une amitié particulière, dont
elle ne s'est pas mal trouvée par les conseils utiles que je lui ai donnés,
et par les soins que je lui ai rendus dans des occasions essentielles:
de sorte que maintenant, digne et vertueuse mère de famille, elle me
doit peut-être sa raison, son mari, sa vie et son bonheur. De mon
cote, je lui dois des consolations très-douces, et surtout durant un
bien triste hiver, où. dans le fort de mes maux et de mes peines, elle
■ missions m-: .i.-.i. rousseau.
venait passer avec Thérèse el moi de longues soirées qu'elle savait
nous rendre bien courtes par l'agrément de son esprit et par les mu-
tuels épanchements de nos cœurs. Elle m'appelait son papa, je l'ap-
pelais ma fille; et ces noms, que nous nous donnons encore, ne cesse
ront point, je l'espère, «.le lui être aussi chers qu'à moi. Pour rendre
mes lacets bons à quelque chose, j'en Taisais présent à mes jeunes
amies à leur mariage, à condition qu'elles nourriraient leurs enfants.
S eur aînée en eut un à ce titre, et l'a mérité ; Isabelle en eut un de
même, et ne l'a pas moins mérité par l'intention; mais elle n'a pas
eu le bonheur de pouvoir faire sa volonté. En leur envoyant ces la-
cets, j'écrivis à l'une et à l'autre des lettres, dont la première a couru
le monde; mais tant d'éclat n'allait pas à la seconde : l'amitié ne
marche pas avec si grand bruit.
Parmi les liaisons que je fis à mon voisinage, et dans le détail des-
quelles je n'entrerai pas. je dois noter celle du colonel Pury, qui avait
une maison sur la montagne, où il venait passer les étés. Je n'étais
pas empressé de sa connaissance, parce que je savais qu'il était très-
mal à la cour et auprès de milord maréchal, qu'il ne voyait point. Ce-
pendant, comme il vint me voir et me fit beaucoup d'honnêtetés, il
fallut l'aller voir à mon tour; cela continua; et nous mangions quel-
quefois l'un chez l'autre. .le lis chez lui connaissance avec M. du Pey-
rou, et ensuite une amitié trop intime, pour que je puisse me dispen-
ser de parler de lui.
M. du Peyrou était Américain, (ils d'un commandant de Surinam,
dont le successeur, M. le Chambrier, de Netichàtel, épousa la veuve.
Devenue veuve une seconde fois, elle vint avec son fils s'établir dans
le pays de son second mari. Du Peyrou, lils unique, fort riche, et
tendrement aimé de sa mère, avait été élevé avec assez de soin, et son
éducation lui avait profité. Il avait acquis beaucoup de demi-connais-
sances, quelque goût pour les arts, et il se piquait surtout d'avoir
cultivé sa raison : son air hollandais, froid et philosophe, son teint
ne. son humeur silencieuse et cachée, favorisaient beaucoup
cette opinion. Il était sourd et goutteux, quoique jeune encore. Cela
rendait tous ses mouvements fort posés, fort graves; et quoiqu'il aimât
a disputer, quelquefois même un peu longuement, généralement il
parlait peu, parce qu'il n'entendait pas. Tout cet extérieur m'en im-
LIVRE DOI /il Ml
posa. Je me dis : Voici un penseur, un homme sage, tel qu'on serait
heureux d'avoir un ami. Poui achevei de me prendre, il m'adressait
souvent la parole, sans jamais me faire aucun compliment. Il me par-
lait peu de moi, peu de mes livres, très-peu de lui; il n'était pas dé-
pourvu d'idées, et tout ce qu'il disait était assez juste. Cette justesse
et cette égalité m'attirèrent. Il n'a\ ait dans l'esprit ni Vé\é\ ation, ni la
finesse de celui de milord maréchal; mais il en avait la .simplicité :
c'était toujours le représenter en quelque chose. Je ne m'engouai pas.
mais je m'attachai par l'estime; et peu à peu cette estime amena l'a-
mitié. J'oubliai totalement avec lui l'objection que j'avais faite au I
d'Holbach, qu'il était trop riche; et je crois que j'eus tort. J'ai appris
à douter qu'un homme jouissant d'une grande fortune, quel qu il
puisse être, puisse aimer sincèrement mes principes et leur auteur.
Pendant assez longtemps je \ is peu du Peyrou, parce que je n'al-
lais point à Neuchâtel, et qu'il ne venait qu'une fois l'année à la mon-
tagne du colonel Pury. Pourquoi n'allais-je point à Neuchâtel: C'est
un enfantillage qu'il ne faut pas taire.
Quoique protégé par le roi de l 'russe et par milord maréchal, si
j'évitai d'abord la persécution dans mon asile, je n'évitai pas du moins
les murmures du public, des magistrats municipaux, des ministres.
Après le branle donne par la France, il n'était pas du bon air de ne-
pas me faire au moins quelque insulte : on aurait eu peur de paraître
improuver mes persécuteurs, en ne les imitant pas. La classe de
Neuchâtel, c'est-a-dire la compagnie des ministres de cette ville,
donna le branle, en tentant d'émouvoir contre moi le conseil d'État.
Cette tentative n'ayant pas réussi, les ministres s'adressèrent au ma-
gistrat municipal, qui lit aussitôt défendre mon livre, et, me traitant
en toute occasion peu honnêtement, faisait comprendre et disait même
que si j'avais voulu m'établir en ville, on ne m'y aurait pas souffert.
Ils remplirent leur Mercure d'inepties et du plus plat cafardage, qui.
tout en faisant rire les gens sensés, ne laissait pas d'échauffer le peuple
et de l'animer contre moi. Tout cela n'empêchait pas qu'à les entendre
je ne dusse être très-reconnaissant de l'extrême grâce qu'ils me fai-
saient de me laisser vivre â.Motiers, où ils n'avaient aucune autorité:
ils m'auraient volontiers mesuré l'air à la pinte, à condition que je
l'eusse payé bien cher. Ils voulaient que je leur fusse obligé de la
I ON FESSIONS DE J.-J. ROI SSEAU.
protection que le roi m'accordait malgré eux, et qu'ils travaillaient
sans relâche à m'ôter. Enfin, n'j pouvant réussir, après m'avoir fait
tout le ton qu'ils puicnt et m'avoir décrié de tout leur pouvoir, ils se
tirent un mérite de leur impuissance, en me taisant valoir la bonté
qu'ils avaient de me souffrir dans leur pays. J'aurais dû leur rire au
nez pour toute réponse : je fus assez bète pour me piquer, et j'eus
l'ineptie de ne vouloir point aller à Neuchàtel: resolution que je tins
près de deux ans, comme si ce n'était pas trop honorer de pareilles es-
s que de faire attention à leurs procédés, qui, bons ou mauvais,
ne peuvent leur être imputés, puisqu'ils n'agissent jamais que par im-
pulsion. D'ailleurs, des esprits sans culture et sans lumière, qui ne
connaissent d'autre objet de leur estime que le crédit, la puissance et
l'argent, sont bien éloignés même de soupçonner qu'on doive quelque
égard aux talents, et qu'il y ait du déshonneur à les outrager.
Un certain maire de village, qui pour ses malversations avait été
cassé, disait au lieutenant du Val-de-Travers, mari de mon Isabelle :
On dit ane ce Rousseau a tant d'esprit : amenez-le-moi, que je voie si
cela est vrai. Assurément, les mécontentements d'un homme qui
prend un pareil ton doivent peu tacher ceux qui les éprouvent.
Sur la façon dont on me traitait à Paris, à Genève, à Berne, à Neu-
chàtel même, je ne m'attendais pas à plus de ménagement de la part
du pasteur du lieu. Je lui avais cependant été recommandé par ma-
dame Bov de la Tour, et il m'avait fait beaucoup d'accueil ; mais dans
ce pays, où l'on (latte également tout le monde, les caresses ne signi-
fient rien. Cependant, après ma réunion à l'Église réformée, vivant
en pays réformé, je ne pouvais, sans manquer à mes engagements et
à mon devoir de citoyen, négliger la profession du culte où j'étais
entré : j'assistais donc au service divin. D'un autre côté, je craignais,
en me présent. un à la table sacrée, de m'exposer à l'affront d'un relus:
et il n'était nullement probable qu'après le vacarme fait à Genève
par le conseil, et à Neuchàtel par la classe, il voulût m'administrer
tranquillement la cène dans son église. Voyant donc approcher le
temps de la communion, je pris le parti d'écrire à .M. de Montmollin
c'était le nom du ministre';, pour faire acte de bonne volonté, et lui
déclarer que j'étais toujours uni de cœur à l'Église protestante; je
lis en même temps, pour éviter des chicanes sur des articles de
LI\ RE DOl /Il \H
' . [ue je ne voulais aucune explication particulière sur le dogme.
M'étant ainsi mis en règle de ce côté, je restai tranquille, ne dou
tant pas que M. de Montmollin ne refusât de m'admettre sans la dis-
cussion préliminaire, dont je ne voulais point, et qu'ainsi tout fût
fini sans qu'il y eût de ma faute. Point du tout : au moment où je
m'y attendais le moins, M. de Montmollin vint nie déclarer, non-
seulement qu'il m'admettait a la communion sous la clause que j'y
avais mise, mais, de plus, que lui et ses anciens se faisaient un grand
honneur de m'avoir dans son troupeau. Je n'eus de mes jours pa
reille surprise, ni plus consolante. Toujours vivre isole sur la terre
me paraissait un destin bien triste, surtout dans l'adversité. Au
milieu de tant de proscriptions et de persécutions, je trouvais une-
douceur extrême à pouvoir me dire : Au moins je suis parmi
mes frères; et j'allai communier avec une émotion de cœur et des
larmes d'attendrissement, qui étaient peut-être la préparation la plus
agréable à Dieu qu'on y pût porter.
Quelque temps après, milord m'envoya une lettre de madame de
Bouftleis venue, du moins je le présumai par la voie de d'Alembert,
qui connaissait milord maréchal. Dans cette lettre, la première que
cette dame m'eût écrite depuis mon départ de Montmorency, elle me
tançait vivement de celle que j'avais écrite à M. de Montmollin. et
surtout d'avoir communié. Je compris d'autant moins à qui elle en
avait avec sa mercuriale, que, depuis mon voyage de Genève, je
m'étais toujours déclaré hautement protestant, et que j'avais été très-
publiquement à l'hôtel de Hollande, sans que personne au monde l'eût
trouvé mauvais. Il me paraissait plaisant que madame la comtesse
de Bouftleis voulût se mêler de diriger ma conscience en fait de reli-
gion. Toutefois, comme je ne doutais pas que son intention (quoique
je n'y comprisse rien) ne fût la meilleure du monde, je ne m'offensai
point de cette singulière sortie, et je lui répondis sans colère, en lui
disant mes raisons.
Cependant les injures imprimées allaient leur train, et leurs bénins
auteurs reprochaient aux puissances de me traiter trop doucement.
Ce concours d'aboiements, dont les moteurs continuaient d'agir sous
le voile, avait quelque chose de sinistre et d'effrayant. Pour moi, je
laissais dire sans m'émouvoir. On. m'assura qu'il y avait une censure
TOME I!. 43
I .-MISSIONS DK J.-.I. ROUSSEAU.
de la Sorbonne : je n'en crus rien. De quoi pouvait se mêler la Sor-
bonne dans cette affaire? Voulait-elle assurer que je n'étais pas catho-
lique: Tout le monde le savait. Voulait-elle prouver que je n'étais
pas bon calviniste? Que lui importait! C'était prendre un soin bien
singulier; c'était se taire les substituts de nos ministres. Avant que
d'avoir VU cet écrit, je crus qu'on le faisait courir sous le nom de la
S Mine, pour se moquer d'elle; je le crus bien plus encore après
l'avoir lu. Enfin, quand je ne pus plus douter de son authenticité,
tout ce que je me réduisis à croire fut qu'il fallait mettre la Sorbonne
aux Petite^ Maisons.
Un autre écrit m'affecta davantage, parce qu'il venait d'un homme
pour qui j'eus toujours de l'estime et dont j'admirais la constance en
plaignant son aveuglement. Je parle du mandement de l'archevêque
de Paris contre moi.
Je crus que je me devais d'y repondre. Je le pouvais sans m'avilir;
c'était un cas à peu près semblable à celui du roi de Pologne. Je n'ai
jamais aime les disputes brutales à la Voltaire. Je ne sais me battre
qu'avec dignité, et je veux que celui qui m'attaque ne deshonore pas
mes coups, pour que je daigne me défendre. Je ne doutais point que
ce mandement ne fût de la façon des jésuites; et quoiqu'ils fussent
alors malheureux eux-mêmes, j'y reconnaissais toujours leur ancienne
maxime, d'écraser les malheureux. Je pouvais donc aussi suivre mon
ancienne maxime, d'honorer l'auteur titulaire et de foudroyer l'ou-
\ rage, et c'est ce que je crois avoir fait avec assez de succès.
Je trouvai le séjour de Motiers fort agréable; et, pour me déter-
miner à y finir mes jours, il ne me manquait qu'une subsistance
assurée : mais on y vit assez chèrement, et j'avais vu renverser tous
mes anciens projets par la dissolution de mon ménage, par l'établis-
sement d'un nouveau, par la vente ou dissipation de tous mes meu-
bles, et par les dépenses qu'il m'avait fallu faire depuis mon départ
de Montmorency. Je voyais diminuer journellement le petit capital
que j'avais devant moi. Deux ou trois ans suffisaient pour en consu-
mer le reste, sans que je visse aucun moyen de le renouveler, à moins
de recommencer à faire des livres, métier funeste auquel j'avais déjà
renoncé.
Persuadé que tout changerait bientôt à mon égard, et que le pu-
LIVRE D0UZI1 ME.
blic, revenu de sa frénésie, en ferait rougir les puissances, je ne cher-
chais qu'à prolonger mes ressources jusqu'à cet heureux changement,
qui me laisserait plus en état de choisir parmi celles qui pourraient
s'offrir. Pour cela, je repris mon Dictionnaire de musique, que dix ans
de travail avaient déjà fort avance, et auquel il ne manquait que la
dernière main et d'être mis au net. Mes livres, qui m'avaient été en-
voyés depuis peu, me fournirent les moyens d'achever cet ouvrage :
mes papiers, qui me furent envoyés en même temps, me mirent en
état de commencer l'entreprise de mes Mémoires, dont je voulais
uniquement m'occuper désormais. Je commençai par transcrire des
lettres dans un recueil qui pût guider ma mémoire dans l'ordre des
faits et des temps. J'avais déjà fait le triage de celles que je voulais
conserver pour cet effet, et la suite depuis près de dix ans n'en étais
point interrompue, dépendant, en les arrangeant pour les ti .inscrire.
j'y trouvai une lacune qui me surprit. Cette lacune était de près de
six mois, depuis octobre 1756 jusqu'au mois de mars suivant. Je me
souvenais parfaitement d'avoir mis dans mon triage nombre de lettres
de Diderot, de Deleyre, de madame d'Épinay, de madame de Che-
nonceaux, etc., qui remplissaient cette lacune et qui ne se trouvèrent
plus. Qu'étaient-elles devenues; Quelqu'un avait-il mis la main sur
mes papiers, pendant quelques mois qu'ils étaient restés à l'hôtel de
Luxembourg: Cela n'était pas concevable, et j'avais vu M. le maré-
chal prendre la clef de la chambre où je les avais déposes. Comme
plusieurs lettres de femmes et toutes celles de Diderot étaient sans
dates, et que j'avais été forcé de remplir ces dates de mémoire et en
tâtonnant, pour ranger ces lettres dans leur ordre, je crus d'abord
avoir fait des erreurs de dates, et je passai en revue toutes les lettres
qui n'en avaient point, ou auxquelles je les avais suppléées, pour voir
si je n'y trouverais point celles qui devaient remplir ce vide. Cet essai
ne réussit point! je vis que le vide était bien réel et que les lettres
avaient bien certainement été enlevées. Par qui et pourquoi ? Voilà
ce qui me passait. Ces lettres, antérieures à mes grandes querelles.
et du temps de ma première ivresse de la Julie, ne pouvaient inté-
resser personne. C'étaient tout au plus quelques tracasseries de Di-
derot, quelques persiflages de Deleyre: et des témoignages d'amitié
de madame de Chenonceaux. et même de madame d'Épinay, avec la-
C0N1 I SSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
quelle j'étais alors le mieux du monde. A qui pouvaient importer ces
lettresi Qu'en voulait-on faire? Ce n'est que sept ans après que j'ai
soupçonné l'affreux objet de ce vol.
Ce déficit bien avéré me fît chercher parmi mes brouillons si j'en
découvrirais quelque autre. J'en trouvai quelques-uns qui. vu mon
défaut de mémoire, m'en tirent supposer d'autres dans la multitude
de mes papiers. Ceux que je remarquai furent le brouillon de la Mo-
rale saisit ire, et celui de l'extrait des Aventures de milord Edouard.
Ce dernier, je l'avoue, me donna des soupçons sur madame de Luxem-
bourg. C'était la Roche, son valet de chambre, qui m'avait expédié
ces papiers, et je n'imaginai qu'elle au monde qui put prendre intérêt
a ce chiffon; mais quel intérêt pouvait-elle prendre à l'autre, et aux
lettre^ enlevées, dont, même avec de mauvais desseins, on ne pouvait
faire aucun usage qui pût me nuire, à moins de les falsifier? Pour
M. le maréchal, dont je connaissais la droiture invariable et la vérité
de s<m amitié pour moi, je ne pus le soupçonner un moment. Je ne-
pus même arrêter ce soupçon sur madame la maréchale. Tout ce qui
me vint de plus raisonnable à l'esprit, après m'être fatigué longtemps
à chercher l'auteur de ce vol, fut de l'imputera d'Alembert, qui, déjà
faufilé chez madame de Luxembourg, avait pu trouver le moyen de
fureter ces papiers et d'en enlever ce qu'il lui avait plu. tant en ma-
nuscrits qu'en lettres, soit pour chercher à me susciter quelque tra-
casserie, soit pour s'approprier ce qui lui pouvait convenir. Je sup-
posai qu'abusé par le titre de la Morale sensitive, il avait cru trouver
le plan d'un vrai traite de matérialisme, dont il aurait tiré contre moi
le parti qu'on peut bien s'imaginer. Sûr qu'il serait bientôt détrompé
par l'examen du brouillon et déterminé à quitter tout à fait la littéra-
ture, je m'inquiétai peu de ces larcins, qui n'étaient pas les premiers
de la même main que j'avais endurés sans m'en plaindre. Bientôt je
ne songeai pas plus à cette infidélité que si l'on ne m'en eût fait au-
cune, et je me mis à rassembler les matériaux qu'on m'avait laissés,
pour travailler a mes Confessions.
I avais longtemps cru qu'à Genève la compagnie des ministres, ou
du moins les citoyens et bourgeois, réclameraient contre l'infraction
de l'édit dans le décret porté contre moi. Tout resta tranquille, du
moins à l'extérieur; car il y avait un mécontentement général qui
I IVRE DOUZM Ml
n'attendait qu'une occasion pour se manifester. Mes amis, ou soi-
disant tcU. m'écrivaient lettres sui lettres poui m'exhortel .1 venîi
me mettre à leur tête, m'assurant d'une réparation publique de la
part du conseil. La crainte du désordre et des troubles que ma pré-
sence pouvait causer m'empêcha d'acquiescer à lents instances; et,
fidèle au serment que j'avais fait autrefois de ne jamais tremper dans
aucune dissension civile dans mon pays, j'aimai mieux laisseï subsis-
ter l'offense et me bannit' pour jamais de ma patrie que d'y rentrer
par des moyens violents et dangereux. Il est vrai que je m'étais attendu.
de la part de la bourgeoisie, à des représentations légales et paisibles
contre une infraction qui l'intéressait extrêmement. Il n'y en eut
point. Ceux qui la conduisaient cherchaient moins le vrai redresse-
ment des griefs que l'occasion de se rendre nécessaires. On cabalait,
maison gardait le silence, et on laissait clabauder les caillettes et les
cafards, ou soi-disant tels, que le conseil mettait en avant pour
me rendre odieux a la populace et l'aire attribuer son incartade au
zèle de la religion.
Après avoir attendu vainement plus d'un an que quelqu'un ré-
clamât contre une procédure illégale, je pris enfin mon parti; et me
voyant abandonné de mes concitoyens, je me déterminai à renoncer
à mon ingrate patrie, où je n'avais jamais vécu, dont je n'avais reçu
ni bien ni service, et dont, pour prix de l'honneur que j'avais tâché
de lui rendre, je me voyais si indignement traité d'un consentement
unanime, puisque ceux qui devaient parler n'avaient rien dit. J'écrivis
donc au premier syndic de cette année-là, qui, je crois, était M. Favre,
une lettre par laquelle j'abdiquais solennellement mon droit de bour-
geoisie, et dans laquelle, au reste, j'observai la décence et la modé-
ration que j'ai toujours mises aux actes de fierté que la cruauté de
mes ennemis m'a souvent arrachés dans mes malheurs.
Cette démarche ouvrit enfin les yeux aux citoyens : sentant qu'ils
avaient eu tort pour leur propre intérêt d'abandonner ma défense, ils
la prirent quand il n'était plus temps. Ils avaient d'autres griefs qu'ils
joignirent à celui-là, et ils en firent la matière de plusieurs représen-
tations très-bien raisonnées, qu'ils étendirent et renforcèrent, à me-
sure que les durs et rebutants refus du conseil, qui se sentait soutenu
par le ministère de France, leur firent mieux sentir le projet formé de
co\ i i SSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
sservir. Ces altercations produisirent diverses brochures qui ne
décidaient rien, jusqu'à ce que parurent tout d'un coup les [.clives
écrites de la campagne, ouvrage écrit en faveur du conseil, avec un
art infini, et par lequel le parti représentant, réduit au silence, fut
pour un temps écrase. Cette pièce, monument durable des rares ta-
lents de son auteur, était du procureur général Tronchin, homme
d'esprit, homme éclaire, très-verse dans les lois et le gouvernement
de la république. Si luit terra.
Les représentants, revenus de leur premier abattement, entrepri-
rent une réponse el s'en tirèrent passablement avec le temps. Mais
tous jetèrent les yeux sur moi, comme le seul qui put entrer en lice-
contre un tel adversaire, avec espoir de le terrasser. J'avoue que je
pensai de même; et poussé par mes concitoyens, qui me faisaient un
devoir de les aider de ma plume dans un embarras dont j'avais été
sion, j'entrepris la réfutation des Lettres écrites de la campagne,
et j'en parodiai le titre par celui de Lettres écrites de la montagne, que
je mis aux miennes. Je lis et j'exécutai cette entreprise si secrètement
que. dans un rendez-vous que j'eus à Thonon avec les chefs des re-
présentants, pour parler de leurs affaires, et où ils me montrèrent
l'esquisse de leur réponse, je ne leur dis pas un mot de la mienne qui
était déjà faite, craignant qu'il ne survînt quelque obstacle à l'impres-
sion s'il en parvenait le moindre vent, soit aux magistrats, soit à mes
ennemis particuliers. Je n'évitai pourtant pas que cet ouvrage ne lut
connu en France avant la publication; mais on aima mieux le laisser
paraître que de me faire trop comprendre comment on avait décou-
vert mon secret. Je dirai là-dessus ce que j'ai su, qui se borne à très-
peu de chose; je me tairai sur ce que j'ai conjecturé.
J'avais à Motiers presque autant de visites que j'en avais à l'Er-
mitage et à .Montmorency; mais elles étaient la plupart d'une espèce
fort différente. Ceux qui m'étaient venus voir jusqu'alors étaient des
gens qui, ayant avec moi des rapports de talents, de goûts, de
maximes, les alléguaient pour cause de leurs visites et me mettaient
d'abord sur des matières dont je pouvais m'entretenir avec eux. A
M'.tiers ce n'était plus cela, surtout du côté de France. C'étaient des
officiers ou d'autres gens qui n'avaient aucun goût pour la littéra-
ture: qui même, pour la plupart, n'avaient jamais lu mes écrits, et
LIVRI D0UZIÈM1
qui ne laissaient pas, à ce qu'ils disaient, d'avoir fait trente, [ua
rante, soixante, cent lieues puni me venir voir et admirei l'homme
illustre, célèbre, nés célèbre, le grand homme, etc. Car dés loi i
n'a cesse de me jeter grossièrement à la face les plus impudentes
flagorneries, dont l'estime de ceux qui m'abordaient m'avait garanti
jusqu'alors. Comme la plupart de ces survenants ne daignaient ni se
nommer ni me dire leur état, que leurs connaissances et les miennes
ne tombaient pas sur les mêmes objets, et qu'ils n'avaient ni lu ni
parcouru nies ouvrages, je ne savais de quoi leur parler : j'attendais
qu'ils parlassent eux-mêmes, puisque c'était à eux à savoir et à me
dire pourquoi ils me venaient voir. On sent que cela ne faisait pas
pour moi des Conversations bien intéressantes, quoiqu'elles pussent
l'être pour eux. selon ce qu'ils voulaient savoir : car. comme j'étais
sans défiance, je m'exprimais sans réserve sur toutes les questions
qu'ils jugeaient à propos de nie laite: et ils s'en retournaient, pour
l'ordinaire, aussi savants que moi sur tous les détails de ma situa-
tion.
J'eus, par exemple, de cette façon M. de Feins, écuyer de la reine
et capitaine de cavalerie dans le régiment de la Reine, lequel eut la
constance de passer plusieurs jours à Motiers, et même de me suivre
pédestrement jusqu'à la Ferrière, menant son cheval par la bride,
sans avoir avec moi d'autre point de réunion, sinon que nous connais-
sions tous deux mademoiselle Fel, et que nous joutons l'un et l'autre
au bilboquet. J'eus, avant et après M. de Feins, une autre visite bien
plus extraordinaire. Deux hommes arrivent à pied, conduisant chacun
un mulet chargé de son petit bagage, logent à l'auberge, pansent
leurs mulets eux-mêmes, et demandent à me venir voir. A l'équi-
page de ces muletiers on les prit pour des contrebandiers: et la nou-
velle courut aussitôt que des contrebandiers venaient me rendre visite.
Leur seule façon de m aborder m'apprit que c'étaient des gens d'une
autre étoile: mais sans être des contrebandiers ce pouvait être des
aventuriers, et ce doute me tint quelque temps en garde. Ils ne tardè-
rent pas à me tranquilliser. L'un était M. de Montauban, appelé le
comte de la Tour du Pin, gentilhomme du Dauphiné; l'autre était
M. Dastier, de Carpentras, ancien militaire, qui avait mis sa croix de
Samt-Louis dans sa poche, ne pouvant pas l'étaler. Ces messieurs,
i ON] ESSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
deux très aimables, avaient tous deux beaucoup d'esprit; leur
conversation était agréable et intéressante: leur manière de voyager,
si bien dans mon goût et si peu dans celui des gentilshommes fran-
. me donna pour eux une sorte d'attachement que leur commerce
ne pouvait qu'affermir. Cette connaissance même ne finit pas là, puis-
qu'elle dure encore, et qu'ils me sont revenus voir diverses fois, non
plus à pied cependant, cela était bon pour le début; mais plus j'ai
vu ces messieurs, moins j'ai trouve de rapports entre leurs goûts et
Us miens, moins j'ai senti que leurs maximes fussent les miennes,
que mes écrits leur fussent familiers, qu'il y eût aucune véritable sym-
pathie entre eux et moi. Que me voulaient-ils donc? Pourquoi me
venir voir dans cet équipage: Pourquoi rester plusieurs jours? Pour-
quoi revenir plusieurs fois? Pourquoi désirer si fort de m'avoir pour
h.. te: Je ne m'avisai pas alors de me faire ces questions. Je me les
suis laites quelquefois depuis ce temps-là.
Touché de leurs avances, mon cœur se livrait sans raisonner,
surtout à M. Dastier, dont l'air plus ouvert me plaisait davantage. Je
demeurai même en correspondance avec lui ; et quand je voulus faire
imprimer les Lettres Je la montagne, je songeai à m'adresser à lui
pour donner le change à ceux qui attendaient mon paquet sur la route
de Hollande. Il m'avait parlé beaucoup, et peut-être à dessein, de la
liberté de la presse à Avignon; il m'avait offert ses soins, si j'avais
quelque chose à y faire imprimer. Je me prévalus de cette offre, et je
lui adressai successivement, par la poste, mes premiers cahiers. Après
les avoir gardés assez longtemps, il me les renvoya, en me marquant
qu'aucun libraire n'avait osé s'en charger; et je fus contraint de revenir
a Rev. prenant soin de n'envoyer mes cahiers que l'un après l'autre,
et de ne lâcher les suivants qu'après avoir eu avis de la réception des
premiers. Avant la publication de l'ouvrage, je sus qu'il avait été vu
dans les bureaux des ministres; et d'Escherny, de Neuchâtel, me
parla d'un livre de l'Homme de la montagne, que d'Holbach lui avait
dit être de moi. Je l'assurai, comme il était vrai, n'avoir jamais fait
de livre qui eût ce titre. Quand les lettres parurent il était furieux,
et m'accusa de mensonge, quoique je ne lui eusse dit que la vérité.
Voilà comment j'eus l'assurance que mon manuscrit était connu. Sûr
de la fidélité de Rev, je fus forcé de porter ailleurs mes conjectures;
I i\ RE hor/ii" ME.
33;
et celle à laquelle j'aimai le mieux m'arrêter fut que mes paquets
avaient été ouvei ts à la poste.
Une autre connaissance a peu près du même temps, mais que je
lis d'abord seulement par lettres, lut celle d'un M. Laliaud, Je N'imes,
lequel m'ecri\it de Paris, pour me prier de lui envoyer mon profil à
la silhouette, dont il avait, disait-il, besoin pour mon buste en mai hie,
qu'il taisait faire par le Moine, pour le placer dans sa bibliothèque. Si
c'était une cajolerie inventée pour m'apprivoiser, elle réussit pleine-
ment. Je jugeai qu'un homme qui voulait avoir mon buste en marbre
dans sa bibliothèque était plein de mes ouvrages, par conséquent de
mes principes, et qu'il m'aimait, parce que son âme était au ton de
la mienne. 11 était difficile que cette idée ne me séduisît pas. J'ai vu
M. Laliaud dans la suite. Je l'ai trouvé très-zélé pour me rendre
beaucoup de petits services, pour s'entremêler beaucoup dans mes
petites affaires. .Mais, au reste, je doute qu'aucun de nies écrits ait été
du petit nombre des livres qu'il a lus en sa vie. J'ignore s'il a une
bibliothèque, et si c'est un meuble à son usage; et quant au buste, il
s'est borné à une mauvaise esquisse en terre, faite par le Moine, sur
laquelle il a fait graver un portrait hideux, qui ne laisse pas de courir
sous mon nom, comme s'il avait avec moi quelque ressemblance.
Le seul Français qui parut me venir voir par goût pour mes sen-
timents et pour mes ouvrages fut un jeune officier du régiment de
Limousin, appelé M. Séguier de Saint-Brisson, qu'on a vu et qu'on
voit peut-être encore briller à Paris et dans le monde, par des talents
assez aimables, et par des prétentions au bel esprit. Il m'était venu
voir à Montmorency l'hiver qui précéda ma catastrophe. Je lui trouvai
une vivacité de sentiment qui me plut. Il m'écrivit dans la suite à
Motiers; et soit qu'il voulût me cajoler, ou que réellement la tète lui
tournât de Y Emile, il m'apprit qu'il quittait le service pour vi\ re indé-
pendant, et qu'il apprenait le métier de menuisier. Il avait un frère
aîné, capitaine dans le même régiment, pour lequel était toute la pré-
dilection de la mère, qui, dévote outrée, et dirigée par je ne sais quel
abbé tartufe, en usait très-mal avec le cadet, qu'elle accusait d'irréli-
gion, et même du crime irrémissible d'avoir des liaisons avec moi.
Voilà les griefs sur lesquels il voulut rompre avec sa mère, et prendre
le parti dont je viens de parler; le tout, pour faire le petit Emile.
tome ii. 4r;
• ON] i SSIONS DE J.-J. ROI SSEA1 .
Alarme de cette pétulance, je nie hâtai de lui écrire pour le faire
changer de résolution, et je mis à nies exhortations toute la force
dont j'étais capable : elles fuient écoutées. Il rentra dans son devoir
\ is-à-\ is de sa mère, et il retira des mains de son colonel sa démission
qu'il lui avait donnée, et dont celui-ci avait eu la prudence de ne
faire aucun usage, pour lui laisser le temps d'y mieux réfléchir. Saint-
Brisson, revenu de ses folies, en fit une un peu moins choquante,
mais qui n'était guère plus de mon goût : ce fut de se faire auteur. Il
donna Coup sur coup deux ou trois brochures qui n'annonçaient pas
un homme sans talents, mais sur lesquelles je n'aurai pas à me repro-
cher de lui avoir donné des éloges bien encourageants pour poursuivre
cette carrière.
Quelque temps après il me vint voir, et nous fîmes ensemble le
pèlerinage de l'île de Saint-Pierre. Je le trouvai dans ce voyage diffé-
rent de ce que je l'avais vu à Montmorency. 11 avait je ne sais quoi
d'affecté, qui d'abord ne me choqua pas beaucoup, mais qui m'est
re\ enu souvent en mémoire depuis ce temps-là. Il me vint voir encore
une fois à l'hôtel de Saint-Simon, à mon passage à Paris pour aller en
Angleterre. .l'appris la (ce qu'il ne m'avait pas dit) qu'il vivait dans
les grandes sociétés, et qu'il voyait assez souvent madame de Luxem-
bourg. Il ne me donna aucun signe de vie à Trye, et ne me fit rien
dire par sa parente mademoiselle Séguier, qui était ma voisine, et
qui ne m'a jamais paru bien favorablement disposée pour moi. En
un mot. l'engouement de M. de Saint-Brisson finit tout d'un coup,
comme la liaison de M. de Feins : mais celui-ci ne me devait rien,
et l'autre me devait quelque chose: à moins que les sottises que je
l'avais empêché de faire n'eussent été qu'un jeu de sa part : ce qui
dans le fond pourrait très-bien être.
J'eus aussi des \isites de Genève tant et plus. Les Deluc père et
fils me choisirent successivement pour leur garde-malade : le père
tomba malade en route; le fils l'était en partant de Genève; tous
deux vinrent se rétablir chez moi. Des ministres, des parents, des
cagots, des quidams de toute espèce venaient de Genève et de Suisse,
non pas comme ceux de France, pour m'admirer et me persifler,
mais pour me tancer et catéchiser. I.e seul qui me fit plaisir lut
M iltou, qui vint passer trois ou quatre jours avec moi. et que j'y
LIVR1 D0UZIÈM1
aurais bien voulu retenir davantage. Le plus constant de tous, celui
qui s'opiniâtra le plus, et qui me subjugua a force d'importunités, fut
un M. d'Ivernois, commerçant de Genève, Français réfugié, et parent
du procureui général de Neuchâtel. Ce M. d'Ivernois Je Genève
passait à Motiers deux fois l'an, tout exprès pour m'y venir voir,
icst. ut chez moi du matin au soir plusieurs jours de suite, se mettait
de mes promenades, m'apportait mille sortes de petits cadeaux, s'in-
sinuait malgré moi dans ma confidence, se mêlait de toutes m
faites, sans qu'il v eût entre lui et moi aucune communion d'id
ni d'inclinations, ni de sentiments, ni de connaissances, .le doute
qu'il ait lu dans toute sa vie un livre entier d'aucune espèce, et qu'il
sache même de quoi traitent les miens. Quand je commençai d'her-
boriser, il me suivit dans mes courses de botanique, sans goût pour
cet amusement, sans avoir rien a me dire, ni moi a lui. 11 eut même
le courage de passer avec moi trois jours entiers tète à tète dans un
cabaret a Goumoins, d'où j'avais cru le chasser à force de l'ennuyer
et de lui faire sentir combien il m'ennuyait; et tout cela sans qu'il
m'ait ètê possible jamais de rebuter son incroyable constance, ni d'en
pénétrer le motif.
Parmi toutes ces liaisons, que je ne fis et n'entretins que par force,
je ne dois pas omettre la seule qui m'ait été agréable, et a laquelle
j'aie mis un véritable intérêt de cœur : c'est celle d'un jeune Hongrois
qui vint se fixer à Neuchâtel. et de la a Motiers. quelques mois après
que j'y fus établi moi-même. On l'appelait dans le pays le baron de
Sauttcrn. nom sous lequel il avait été recommandé de Zurich. Il était
grand et bien fait, d'une figure agréable, d'une société liante et douce.
Il dit à tout le monde, et me fit entendre à moi-même, qu'il n'était
venu à Neuchâtel qu'a cause de moi, et pour former sa jeunesse à la
vertu par mon commerce. Sa physionomie, son ton, ses manières.
me parurent d'accord avec ses discours; et j'aurais cru manquer a
l'un des plus grands devoirs en éconduisant un jeune homme en qui
je ne voyais rien que d'aimable, et qui me recherchait par un si res-
pectable motif. Mon cœur ne sait point se livrer à demi. Bientôt il
eut toute mon amitié, toute ma confiance; nous devînmes insépara-
bles. Il était de toutes mes courses pédestres, il y prenait goût. Je le
menai chez milord maréchal, qui lui tit mille caresses. Comme il ne
CONFESSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
tit encore s'exprimer en français, il ne me parlait et ne m'écrivait
qu'en latin : je lui répondais en français, et ce mélange des deux lan-
gues ne rendait nos entretiens ni moins coulants, ni moins vifs à tous
égards. H me parla de sa famille, de ses affaires, de ses aventures, de
la coui" de Vienne, dont il paraissait bien connaître les détails domes-
tiques. Enfin, pendant près de deux ans que nous passâmes dans la
plus grande intimité, je ne lui trouvai qu'une douceur de caractère à
toute épreuve, des mœurs non-seulement honnêtes, mais élégantes,
une grande propreté sur sa personne, une décence extrême dans tous
ses discours; enfin toutes les marques d'un homme bien né, qui me
le rendirent trop estimable pour ne pas me le rendre cher.
Dans le toit de mes liaisons avec lui, d'Ivemois de Genève m'é-
crivit que je prisse garde au jeune Hongrois qui était venu s'établir
auprès de moi; qu'on l'avait assuré que c'était un espion que le minis-
tère de France avait auprès de moi. Cet avis pouvait paraître d'autant
plus inquiétant, que dans le pays où j'étais tout le monde m'avertis-
sait de me tenir sur mes gai des. qu'on me guettait, et qu'on cherchait
à m'attirer sur le territoire de France, pour m'y faire un mauvais
parti.
Pour fermer la bouche une fois pour toutes à ces ineptes donneurs
d'avis, je proposai à Sauttern, sans le prévenir de rien, une prome-
nade pédestre à Pontarlier: il y consentit. Quand nous fûmes arrivés
a Pontarlier, je lui donnai à lire la lettre de d'Ivernois; et puis, l'em-
brassant avec ardeur, je lui dis : « Sauttern n'a pas besoin que je
lui prouve ma confiance, mais le public a besoin que je lui prouve
que je la sais bien placer. Cet embrassement fut bien doux: ce fut
un de ces plaisirs de l'âme, que les persécuteurs ne sauraient con-
naître, ni <>ter aux opprimés.
.le ne croirai jamais que Sauttern fût un espion, ni qu'il m'ait
trahi; mais il m'a trompé. Quand j'épanchais avec lui mon cœur
sans réserve, il eut le courage de me fermer constamment le sien, et
de m'abuser par des mensonges. Il me controuva je ne sais quelle
histoire, qui me fit juger que sa présence était nécessaire dans son
pays. Je l'exhortai de partir au plus vite : il partit; et quand je le
croyais déjà en Hongrie, j'appris qu'il était a Strasbourg. Ce n'était
la première fois qu'il y avait été. Il y avait jeté du désordre dans
LIVRE D0UZIÈM1
un ménage : le mari, sachant que je le voyais, m'avait éci it. Je n'avais
omis aucun soin pour ramener la jeune femme a la venu et Sauttei n &
.son devoir. Quand je les croyais parfaitement déi in de l'autre,
ils s'étaient rapprochés, et le mari même eut la complaisance de
reprendre le jeune homme dans sa maison; dès lors je n'eus plus
rien à dire. J'appris que le prétendu baron m'en avait imposé par un
tas de mensonges. Il ne s'appelait point Sauttern, il s'appelait Saut-
tersheim. A l'égard du titre de baron, qu'on lui donnait en Suisse,
je ne pouvais le lui reprocher, parce qu'il ne l'avait jamais pris; mais
je ne dottte pas qu'il ne fût bien gentilhomme; et milord maréchal,
qui se connaissait en hommes, et qui avait été dans son pays, l'a tou-
jours regardé et traité comme tel.
Sitôt qu'il tut parti, la servante de l'auberge où il mangeait à
Motiers se déclara grosse de son t'ait. C'était une si vilaine salope.
et Sauttern. généralement estime et considère dans tout le pays par
sa conduite et ses mœurs honnêtes, se piquait si tort de propreté, que
cette imprudence choqua tout le monde. Les plus aimables personnes
du pays, qui lui avaient inutilement prodigué leurs agaceries, étaient
furieuses : j'étais outré d'indignation. Je lis tous mes efforts pour
taire arrêter cette effrontée, offrant de payer tous les frais et de cau-
tionner Sauttei sheim. .le lui écrivis, dans la forte persuasion, non-
seulement que cette grossesse n'était pas de son fait, mais qu'elle
était teinte, et que tout cela n'était qu'un jeu joué par ses ennemis
et les miens. Je voulais qu'il revînt dans le pays, pour confondre
cette coquine et ceux qui la faisaient parler. Je fus surpris de la mol-
lesse de sa réponse. Il écrivit au pasteur dont la salope était pai
sienne, et lit en sorte d'assoupir l'affaire : ce que voyant, je cessa;
de m'en mêler, fort étonné qu'un homme aussi crapuleux eut pu être
assez maître de lui-même pour m'en imposer par sa réserve dans le
plus intime familiarité.
De Strasbourg, Sauttersheim fut à Paris chercher fortune, et n'\
trouva que de la misère. Il m'écrivit en disant son Peccavi. Mes en-
trailles s'émurent au souvenir de notre ancienne amitié; je lui envoyai
quelque argent. L'année suivante, à mon passage a l'aiis. je le revis
à peu près dans le même état, mais grand ami de M. Laliaud, sans
que j'aie pu savoir d'où lui venait cette connaissance, et si elle était
, ON FI SSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
ancienne OU nouvelle. Deux ans après. Sauttershcim retourna à
Strasbourg, d'où il m'écrn it. et où il est hum t. Voilà l'histoire abrégée
de nos liaisons, et ce que je sais de ses aventures : mais en déplorant
le sort de ce malheureux jeune homme, je ne cesserai jamais de croire
qu'il était bien né. et que tout le désordre de sa conduite fut l'effet
des situations où il s'est trouvé.
Telles furent les acquisitions que je fis à Motiers, en fait de liai-
sons et de connaissances. Qu'il en aurait fallu de pareilles pour com-
penser les cruelles pertes que je lis dans le même temps!
La première fut celle de M. de Luxembourg, qui, après avoir été
tourmenté longtemps par les médecins, fut enfin leur victime, traité
de la goutte, qu'ils ne voulurent point reconnaître, comme d'un mal
qu'ils pouvaient guérir.
S l'on doit s'en rapporter là-dessus à la relation que m'en écrivit
la Roche, l'homme de confiance de madame la maréchale, c'est bien
par cet exemple, aussi cruel que mémorable, qu'il faut déplorer les
misères de la grandeur.
La perte de ce bon seigneur me fut d'autant plus sensible, que
c'était le seul ami vrai que j'eusse en France; et la douceur de son
caractère était telle, qu'elle m'avait fait oublier tout à fait son rang.
pour m'attacher à lui comme à mon égal. Nos liaisons ne cessèrent
point par ma retraite, et il continua de m'écrire comme auparavant.
Je crus pointant remarquer que l'absence ou mon malheur avait
attiédi son affection. Il est bien difficile qu'un courtisan garde le même
attachement pour quelqu'un qu'il sait être dans la disgrâce des puis-
sances. J'ai jugé d'ailleurs que le grand ascendant qu'avait sur lui
madame de Luxembourg ne m'avait pas été favorable, et qu'elle avait
profité de mon éloignement pour me nuire dans son esprit. Pour
elle, malgré quelques démonstrations affectées et toujours plus rares.
elle cacha moins de jour en jour son changement à mon égard. Elle
m'écrivit quatre ou cinq fois en Suisse, de temps à autre, après quoi
elle ne m'écrivit plus du tout; et il fallait toute la prévention, toute la
confiance, tout l'aveuglement où j'étais encore, pour ne pas voir en
elle plus que du refroidissement envers moi.
I libraire Guy, associé de Duchesne, qui depuis moi fréquentait
beaucoup l'hôtel de Luxembourg, m'écrivit que j'étais sur le testa
LIVRE D01 /Il Ml
ment de M. le maréchal. Il n'j avait rien là que de très-naturel et de
très-croyable ; ainsi je n'en doutai p. in. Cela me lit délibérer en moi-
même comment je me comporterais sur le legs. Tout bien pesé, je
résolus de l'accepter, quel qu'il pût être, et de rendre cet honneui .1
un honnête homme qui, dans un rang où l'amitié ne pénètre guèi
avait eu uik- véritable pour moi. J'ai été dispensé de ce devoir, n'ayant
plus entendu parler de ce legs vrai nu faux; et en vérité j'aurais été
peiné de blesser une des grandes maximes de ma morale, en profitant
de quelque chose a la mort de quelqu'un qui m'avait été cher. Durant
la dernière maladie de notre ami Mussard, Lenieps me proposa de
profiter de la sensibilité qu'il marquait à nos soins, pour lui insinuer
quelques dispositions en notre laveur. « Ah! cher Lenieps, lui dis-je,
ne souillons pas par des idées d'intérêt les tristes mais sacrés devoirs
que nous rendons à notre ami mourant. J'espère n'être jamais dans le
testament de personne, et jamais du moins dans celui d'aucun de mes
amis. » Ce lut à peu pies dans ce même temps-ci que mi lord maré-
chal me parla du sien, de ce qu'il avait dessein d'y l'aire pour moi.
et que je lui fis la réponse dont j'ai parlé dans ma première Partie.
.Ma seconde perte, plus sensible encore et bien plus irréparable,
lut celle de la meilleure des femmes et des mères, qui, déjà chargée
d'ans et surchargée d'infirmités et de misères, quitta cette vallée de
larmes pour passer dans le séjour des bons, où l'aimable souvenir du
bien que l'on a fait ici-bas en fait l'éternelle récompense. Allez, âme-
douce et bienfaisante, auprès des Fénelon, des Bernex, des Catinat,
et de ceux qui. dans un état plus humble, ont ouvert, comme eux,
leurs cœurs à la charité véritable; allez goûter le fruit de la vôtre, et
préparer à votre élève la place qu'il espère un jour occuper près
de vous! Heureuse, dans vos infortunes, que le ciel en les terminant
vous ait épargné le cruel spectacle des siennes! Craignant de contrister
son cœur par le récit de mes premiers désastres, je ne lui avais point
écrit depuis mon arrivée en Suisse: mais j'écrivis à M. de Conzié
pour m'informer d'elle, et ce fut lui qui m'apprit qu'elle avait cessé
de soulager ceux qui souffraient et de souffrir elle-même. Bientôt je
cesserai de souffrir aussi; mais si je croyais ne la pas revoir dans
l'autre vie, ma faible imagination se refuserait à l'idée du bonheur
parfait que je m'y promets.
(ONI I USIONS l>K J.-J. ROUSSEAU.
Mi troisième perte et la dernière, car depuis lors il ne m'est plus
reste d'amis à perdre, fut celle de milord maréchal. 11 ne mourut
. mais, las de servir des ingrats, il quitta Neuchâtel, et depuis
lois je ne l'ai pas revu. 11 vit, et me survivra, je l'espère : il vit. et,
grâce a lui, tous mes attachements ne sont pas rompus sur la terre :
il v reste encore un homme digne de mon amitié; car son vrai prix
est encore plus dans celle qu'on sent que dans celle qu'on inspire :
mais j'ai perdu les douceurs que la sienne me prodiguait, et je ne peux
plus le mettre qu'au rang de ceux que j'aime encore, mais avec qui
je n'ai plus de liaison. Il allait en Angleterre recevoir sa grâce du roi,
et i acheter ses biens jadis confisqués. Nous ne nous séparâmes point
sans des projets de réunion, qui paraissaient presque aussi doux pour
lui que pour moi. Il voulait se fixer à son château de Keith-Hall. près
d'Aberdeen, et je devais m'y rendre auprès de lui; mais ce projet
me flattait trop pour que j'en pusse espérer le succès. Il ne resta point
I cosse. Les tendres sollicitations du roi de Prusse le rappelèrent
à Berlin, et l'on verra bientôt comment je fus empêché de l'y aller
joindre.
Avant son départ, prévoyant l'orage que l'on commençait à susciter
contre moi, il m'envoya de son propre mouvement des lettres de natu-
ralité, qui semblaient être une précaution très-sûre pour qu'on ne
pût pas me chasser du pays. La communauté de Couvet dans le Val-
de- Travers imita l'exemple du gouverneur, et me donna des lettres
de communier gratuites, comme les premières. Ainsi, devenu de tout
point citoyen du pays, j'étais à l'abri de toute expulsion légale, même
de la part du prince : mais ce n'a jamais été par des voies légitimes
qu'on a pu persécuter celui de tous les hommes qui a toujours le plus
respecte les lois.
Je ne crois pas devoir compter au nombre des pertes que je lis en
ce même temps celle de l'abbé de Mably. Ayant demeuré chez son
frère, j'avais eu quelques liaisons avec lui, mais jamais bien intimes:
et j'ai quelque lieu de croire que ses sentiments à mon égard avaient
changé de nature depuis que j'avais acquis plus de célébrité que lui.
M is ce fut à la publication des Lettres de la montagne que j'eus le
premier signe de sa mauvaise volonté pour moi. On fit courir dans
Genève une lettre à madame Saladin, qui lui était attribuée, et dans
LIVRE D0UZIÉM1 i
laquelle il pal lait de cet ou\ i agi comme des cl.nii' litieuses d'un
démagogue effréné. L'estime que j'avais pout l'abbé de Mably et le
cas que je lais. lis de ses lumières ne me permirent pas un instant de
croire que cette extravagante lettre lût de lui. Je pris là-dessus le
parti que m'inspira la franchise. Je lui envoyai une copie delà lettri
en l'avertissant qu'on la lui attribuait. Il ne me lit aucune réponse.
Ce silence m'étonua; mais qu'on juge de ma surprise quand madame
de Chenonceaux me manda que la lettre était réellement de l'abbé,
et que la mienne l'avait fort emballasse! Car enfin, quand il aurait e.i
raison, comment pouvait-il excuser une démarche éclatante et pu-
blique, faite de gaieté de cœur, sans obligation, sans nécessité, à l'uni-
que fin d'accabler au plus fort de ses malheurs un homme auquel il
avait toujours marqué de la bienveillance, et qui n'avait jamais démé-
rité de lui? Quelque temps après parurent les Dialogues de Phociott,
où je ne vis qu'une compilation de mes écrits, faite sans retenue et
sans honte. Je sentis, à la lecture de ce livre, que l'auteur avait pris
son parti à mon égard, et que je n'aurais point désormais de pire
ennemi. Je crois qu'il ne m'a pardonné ni le Contrat social, trop au-
dessus de ses forces, ni la Paix perpétuelle, et qu'il n'avait paru désirer
que je lisse un extrait de l'abbé de Saint-Pierre qu'en supposant que
je ne m'en tirerais pas si bien.
Plus j'avance dans mes récits, moins j'y puis mettre d'ordre et de
suite. L'agitation du reste de ma vie n'a pas laissé aux événements le
temps de s'arranger dans ma tète. Ils ont été trop nombreux, trop
mêlés, trop désagréables, pour pouvoir être narrés sans confusion.
La seule impression forte qu'ils m'ont laissée est celle de l'horrible
mystère qui couvre leur cause, et de l'état déplorable où ils m'ont
réduit. Mon récit ne peut plus marcher qu'à l'aventure, et selon que
les idées reviendront dans l'esprit. Je me rappelle que dans le temps
dont je parle, tout occupé de mes Confessions, j'en parlais très-impru-
demment à tout le monde, n'imaginant pas même que personne eût
intérêt, ni volonté, ni pouvoir, de mettre obstacle à celte entreprise;
et quand je l'aurais cru, je n'en aurais guère été plus discret, par
l'impossibilité totale où je suis par mon naturel de tenir caché rien
de ce que je sens et de ce que je pense. Cette entreprise connue fut,
autant que j'en puis juger, la véritable cause de l'orage qu'on excita
TOME II. 47
I ON FESSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
pour m'expulsa de la Suisse, et me livrer entre des mains qui m'em-
pêchassent de l'exécuter.
J'en avais une autre qui n'était guère vue de meilleur teil par
ceux qui craignaient la première : c'était celle d'une édition générale
de mes écrits. Cette édition me paraissait nécessaire pour constater
ceux des livres portant mon nom qui étaient véritablement de moi,
et mettre le public en état de les distinguer de ces écrits pseudonymes
que mes ennemis me prêtaient pour me discréditer et m'avilir. Outre
cela, cette édition était un moyen simple et honnête de m 'assurer du
pain : et c'était le seul, puisque, ayant renoncé à faire des livres, mes
Mémoires ne pouvant paraître de mon vivant, ne gagnant pas un sou
d'aucune autre manière, et dépensant toujours, je voyais la tin dé-
nies ressources dans celle du produit de mes derniers écrits. Cette
raison m'avait pressé de donner mon Dictionnaire de musique, encore
informe. 11 m'avait valu cent louis comptants et cent écus de rente
viagère; mais encore devait-on voir bientôt la tin de cent louis, quand
on en dépensait annuellement plus de soixante; et cent écus de rente
étaient comme rien pour un homme sur qui les quidams et les gueux
venaient incessamment fondre comme des étourneaux.
Il se présenta une compagnie de négociants de Neuchàtel pour
l'entreprise démon édition générale, et un imprimeur ou libraire de
Lyon, appelé Reguillat, vint je ne sais comment se fourrer parmi
eux pour la diriger. L'accord se fit sur un pied raisonnable et suffisant
pour bien remplir mon objet. J'avais, tant en ouvrages imprimés qu'en
pièces encore manuscrites, de quoi fournir six volumes in-quarto; je
m'engageai de plus à veiller sur l'édition : au moyen de quoi ils de-
vaient me faire une pension viagère de seize cents livres de France,
et un présent de mille écus une fois payés.
Le traité était conclu, non encore signé, quand les Lettres écrites
de la montagne parurent. La terrible explosion qui se fit contre cet
infernal ouvrage et contre son abominable auteur épouvanta la com-
pagnie, et l'entreprise s'évanouit. Je comparerais l'effet de ce dernier
ouvrage à celui de la Lettre sur la musique française, si cette lettre,
en m'attirant la haine et m'exposant au péril, ne m'eût laissé du
moins la considération et l'estime. Mais après ce dernier ouvrage on
parut s'étonner à Genève et à Versailles qu'on laissât respirer un
LIVRE DO UZIÈMI 34;
monstre- tel que moi. Le petit conseil, excite* par le résident de France,
et dirigé par le procureur général, donna une déclaration sur mon
ouvrage, par laquelle avec les qualifications les plus atroces, il le
déclare indigne d'être brûle par le bourreau, et ajoute, avec une-
adresse qui tient du burlesque, qu'on ne peut, sans sC déshonorer,
y répondre, ni même en faire aucune mention. Je voudrais pouvoir
transcrire ici cette curieuse pièce; mais malheureusement je ne l'ai
pas, et ne m'en souviens pas d'un seul mot. Je désire ardemment que
quelqu'un de mes lecteurs, animé du zèle de la vérité et de l'équité,
veuille relire en entier les Lettres écrites de la montagne; il sentira,
j'ose le dire, la stoïque modération qui règne dans cet ouvrage, après
les sensibles et cruels outrages dont on venait à l'envi d'accablei
l'auteur. .Mais ne pouvant répondre aux injures parce qu'il n'y en
avait point, ni aux raisons parce qu'elles étaient sans réponse, ils
prirent le parti de paraître trop courroucés pour vouloir répondre; et
il est vrai que s'ils prenaient les arguments invincibles pour des
injures, ils devaient se tenir fort injuriés.
Les représentants, loin de faire aucune plainte sur cette odieuse
déclaration, suivirent la route qu'elle leur traçait; et. au lieu de faire
trophée des Lettres de la montagne, qu'ils voilèrent pour s'en faire
un bouclier, ils eurent la lâcheté de ne rendre ni honneur ni justice
à cet écrit fait pour leur défense et à leur sollicitation, ni le citer, ni
le nommer, quoiqu'ils en tirassent tacitement tous leurs arguments,
et que l'exactitude avec laquelle ils ont suivi le conseil par lequel finit
cet ouvrage ait été la seule cause de leur salut et de leur victoire. Ils
m'avaient imposé ce devoir; je l'avais rempli, j'avais jusqu'au bout
servi la patrie et leur cause. Je les priai d'abandonner la mienne, et
de ne songer qu'à eux dans leurs démêlés. Ils me prirent au mot, et
je ne me suis plus mêlé de leurs affaires que pour les exhorter sans
cesse à la paix, ne doutant pas que, s'ils s'obstinaient, ils ne fussent
écrasés par la France. Cela n'est pas arrivé; j'en comprends la raison,
mais ce n'est pas ici le lieu de la dire.
L'effet des Lettres de la montagne, a Neuchâtel, fut d'abord très-
paisible. J'en envoyai un exemplaire à M. de Montmollin; il le reçut
bien, et le lut sans objection. 11 était malade, aussi bien que moi; il
me vint voir amicalement quand il fut rétabli, et ne me parla de rien.
C0NF1 SSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
Cependant la rumeur commençait: on brûla le livre je ne sais où. De
Genève, de Berne, et de Versailles peut-être, le foyer de l'efferves-
cence passa bientôt à Neuchâtel, et surtout au Val-de-Travers, où,
avant même que la classe eût fait aucun mouvement apparent, on avait
commencé d'ameuter le peuple par des pratiques souterraines. Je de-
vais, j'ose le dire, être aime du peuple dans ce pays-là, comme je l'ai
été dans tous ceux où j'ai vécu, versant les aumônes à pleines mains,
ne laissant sans assistance aucun indigent autour de moi. ne refusant
à personne aucun service que je pusse rendre et qui fût dans la jus-
tice, nie familiarisant trop peut-être avec tout le monde, et me déro-
bant de tout mon pouvoir à toute distinction qui pût exciter la jalou-
sie, loin cela n'empêcha pas que la populace, soulevée secrètement
je ne sais par qui. ne s'animât contre moi par degrés jusqu'à la fureur,
qu'elle ne m'insultât publiquement en plein jour, non-seulement dans
la campagne et dans les chemins, mais en pleine rue. Ceux à qui
j'avais fait le plus de bien étaient les plus acharnés: et des gens même
à qui je continuais d'en faire, n'osant se montrer, excitaient les autres.
et semblaient vouloir se venger ainsi de l'humiliation de m'être
obliges. Montmollin paraissait ne rien voir, et ne se montrait pas en-
core: mais comme on approchait d'un temps de communion, il vint
chez moi pour me conseiller de m'abstenir de m'y présenter; m'assu-
rant que du reste il ne m'en voulait point, et qu'il me laisserait tran-
quille. Je trouvai le compliment bizarre; il me rappelait la lettre de
madame de Boufflers, et je ne pouvais concevoir à qui donc il impor-
tait si fort que je communiasse ou non. Comme je regardais cette
condescendance de ma part un acte de lâcheté, et que d'ailleurs je ne
voulais pas donner au peuple ce nouveau prétexte de crier à l'impie,
je refusai net le ministre; et il s'en retourna mécontent, me faisant
entendre que je m'en repentirais.
Il ne pouvait pas m'interdire la communion de sa seule autorité;
il fallait celle du consistoire qui m'avait admis; et tant que le consis-
toire n'avait rien dit, je pouvais me présenter hardiment, sans crainte
de refus. Montmollin se fit donner par la classe la commission de me
citer au consistoire pour y rendre compte de ma foi, et de m'excom-
municr en cas de refus. Cette excommunication ne pouvait non plus
se faire que par le consistoire et à la pluralité des voix. Mais les
LIVRE D01 /il Ml.
paysans qui, sous le nom d'anciens, composaient cette assemblée,
présidés, et, comme on comprend bien, gouvernés pai leur mini
ne devaient pas naturellement être d'un amie avis que le sien, prin-
cipalement sur des matières théologiques, qu'ils entendaient encore
moins que lui. Je fus Jonc cité, et je résolus de comparaître.
Quelle circonstance heureuse, et quel triomphe pour moi, si
j'avais su parler, et que j'eusse eu. pour ainsi dire, ma plume dans
ma bouche! Avec quelle supériorité, avec quelle facilite j'aurais ter-
rasse ce pauvre ministre au milieu de ses six paysans1 I. 'avidité de
dominer ayant fait oublier au clergé protestant tous les principes
de la réformation, je n'avais, pour l'y rappeler et le réduire au si-
lence, qu'à commenter mes premières Lettres de la montagne, sur
lesquelles ils avaient la bêtise de m'épiloguer. Mon texte était tout
l'ait, je n'avais qu'à l'étendre, et mon homme était confondu. Je n'au-
rais pas été assez sot pour me tenir sur la défensive; il m'était aisé
de devenir agresseur sans même qu'il s'en aperçût, ou qu'il pût s'en
garantir. Les prestolets de la classe, non moins étourdis qu'igno-
rants, m'avaient mis eux-mêmes dans la position la plus heureuse que
j'aurais pu désirer, pour les écraser à plaisir. Mais quoi! il fallait
parler, et parler sur-le-champ, trouver les idées, les tours, les mots
au moment du besoin, avoir toujours l'esprit présent, être toujours
de sang-froid, ne jamais me troubler un moment. Que pouvais-je
espérer de moi, qui sentais si bien mon inaptitude à m'exprimer im-
promptu? J'avais été réduit au silence le plus humiliant à Genève,
devant une assemblée tout en ma faveur, et déjà résolue de tout
approuver. Ici, c'était tout le contraire : j'avais affaire à un tracassier,
qui mettait l'astuce à la place du savoir, qui me tendrait cent pièges
avant que j'en aperçusse un, et tout déterminé à me prendre en faute
à quelque prix que ce fût. Plus j'examinai cette position, plus elle
me parut périlleuse; et sentant l'impossibilité de m'en tirer avec suc-
ces, j'imaginai un autre expédient. Je méditai un discours à pro-
noncer devant le consistoire, pour le récuser et me dispenser de
répondre. La chose était très-facile : j'écrivis ce discours, et me mis
à l'étudier par cœur avec une ardeur sans égale. Thérèse se moquait
de moi, en m'entendant marmotter et répéter incessamment les
mêmes phrases, pour tacher de les fourrer dans ma tête. J'espérais
M ! SSIONS DE J.-J ROUSSEAU.
tenir enfin mon discours; je savais que le châtelain, connue officier
J u prince, assisterait au consistoire; que. malgré les manœuvres
et les bouteilles de Montmollin, la plupart des anciens étaient bien
disposés pour moi : j'avais en ma faveur la raison, la vérité, la justice.
la protection du roi, l'autorité du conseil d'État, les vœux de tous
Un bons patriotes, qu'intéressait rétablissement de cette inquisition :
tout contribuait à m'encourager.
La veille du jour marqué, je savais mon discours par cœur; je le
récitai sans faute. Je le remémorai toute la nuit dans ma tête; le matin
je ne le savais plus ; j'hésite à chaque mot, je me crois déjà dans l'illustre
assemblée, je me trouble, je balbutie, ma tète se perd ; enfin, presque
au moment d'aller, le courage me manque totalement; je reste chez
moi, et je prends le parti d'écrire au consistoire, en disant mes raisons
à la hâte, et prétextant mes incommodités, qui véritablement dans
l'état où j'étais alors, m'auraient difficilement laissé soutenir la séance
entière.
Le ministre, embarrassé de ma lettre, remit l'affaire à une autre
séance. Dans l'intervalle, il se donna par lui-même et par ses créatures
mille mouvements pour séduire ceux des anciens qui, suivant les
inspirations de leur conscience plutôt que les siennes, n'opinaient pas
au gré de la classe et au sien. Quelque puissants que ses arguments
tirés de sa cave dussent être sur ces sortes de gens, il n'en put ga-
gner aucun autre que les deux ou trois qui lui étaient déjà dévoués,
et qu'on appelait ses âmes damnées. L'officier du prince et le colonel
de Pury, qui se porta dans cette affaire avec beaucoup de zèle, main-
tinrent les autres dans leur devoir; et quand ce Montmollin voulut
procéder à l'excommunication, son consistoire, à la pluralité des voix,
le refusa tout à plat. Réduit alors au dernier expédient d'ameuter la
populace, il se mit avec ses confrères et d'autres gens à y travailler
ouvertement, et avec un tel succès, que, malgré les forts et fréquents
rescrits du roi. malgré tous les ordres du conseil d'État, je fus enfin
forcé de quitter le pays, pour ne pas exposer l'officier du prince à s'y
faire assassiner lui-même en me défendant.
Je n'ai qu'un souvenir si confus de toute cette affaire, qu'il m'est
impossible de mettre aucun ordre, aucune liaison dans les idées qui
m'en reviennent, et que je ne les puis rendre qu'éparscs et isolées,
•U! Litt
Jean Jacques menacé
i IVRE DOl /li mi
comme elles seprésentent à mon esprit. Je me rappelle qu'il y avait eu
avec la classe quelque espèce de négociation, doni Montmollin avait
été l'entremetteur. II avait ici n t qu'on craignait que par mes écrits je
ne troublasse le repos du paj s, a qui l'on s'en prendrait de ma liberté
d'écrire. Il m'avait fait entendre que, si je m'engageais à quitter la
plume, on serait coulant sur le passe. J'avais déjà pris cet eng
ment avec moi-même; je né balançai point à le prendre avec la classe,
mais conditionnel, et seulement quant aux matières de religion. Il
trouva le moyen d'avoir cet écrit à double, sur quelque changement
qu'il exigea. La condition ayant été rejetée par la classe, je rede-
mandai mon écrit : il me rendit un des doubles et garda l'autre, pu
textant qu'il l'avait égaré. Après cela, le peuple, ouvertement excité
par les ministres, se moqua des rescrits du roi, des ordres du conseil
d'État, et ne connut plus de frein. Je fus prêché en chaire, nommé
l'Antéchrist, et poursuivi dans la campagne comme un loup-garou.
Mon habit d'Arménien servait de renseignement a la populace : j'en
sentais cruellement l'inconvénient; mais le quitter dans ces circon-
stances me semblait une lâcheté. Je ne pus m'y lésoudre, et je me
promenais tranquillement dans le pays avec mon cafetan et mon bon-
net fourré, entouré des huées de la canaille et quelquefois de ses cail-
loux. Plusieurs fois, en passant devant des maisons, j'entendais dire à
ceux qui les habitaient : Apportez-moi mon fusil, que je lui tire des-
sus. Je n'en allais pas plus vite : ils n'en étaient que plus furieux, mais
ils s'en tinrent toujours aux menaces, du moins pour l'article des armes
à feu.
Durant toute cette fermentation, je ne laissai pas d'avoir deux fort
grands plaisirs auxquels je fus bien sensible. Le premier fut de pouvoir
faire un acte de reconnaissance par le canal de milord maréchal. Tous
les honnêtes gens de Neuchâtel, indignés des traitements que j'es-
suyais et des manœuvres dont j'étais la victime, avaient les ministres
en exécration, sentant bien qu'ils suivaient des impulsions étrangère-*,
et qu'ils n'étaient que les satellites d'autres gens qui se cachaient en
les faisant agir, et craignant que mon exemple ne tirât à conséquence
pour l'établissement d'une véritable inquisition. Les magistrats, et
surtout M. Meuron, qui avait succédé à M. d'Ivernois dans la charge
de procureur général, faisaient tous leurselïorts pour me défendre. Le
C0NF1 SSIONS DE J.-J. ROUSSKAI .
■cl de Pury, quoique simple particulier, eu fit davantage et réussit
mieux. Ce fut lui qui trouva le moyen de faire bouquer Montmollin
dans son consistoire, en retenant les anciens dans leur devoir. Comme
il avait du crédit, il l'employa tant qu'il put pour arrêter la sédition;
mais il n'avait que l'autorité des lois, de la justice et de la raison, à
opposer a celle de l'argent et du vin. La partie n'était pas égale, et
dans ce point Montmollin triompha de lui. Cependant, sensible à ses
soins et à son zèle, j'aurais voulu pouvoir lui rendre bon office pour
bon office, ei pouvoir m'acquitter envers lui de quelque façon. Je
savais qu'il convoitait fort une place de conseiller d'Etat; mais s'étant
mal conduit au gré de la cour dans l'affaire du ministre Petitpierre,
il était en disgrâce auprès du prince et du gouverneur. Je risquai
pourtant d'écrire en sa faveur à milord maréchal; j'osai même parler
de l'emploi qu'il désirait, et si heureusement, que, contre l'attente de
tout le monde, il lui fut presque aussitôt conféré par le roi. C'est
ainsi que le soit, qui m'a toujours mis en même temps trop haut
et trop bas, continuait à me ballotter d'une extrémité à l'autre; et
tandis que la populace me couvrait de fange, je faisais un conseiller
d'État.
Mon autre grand plaisir fut une visite que vint me faire madame de
Verdelin avec sa fille, qu'elle avait menée aux bains de Bourbonne,
d'où elle poussa jusqu'à Motiers, et logea chez moi deux ou trois jours.
A force d'attention et de soins, elle avait enfin surmonté ma longue
répugnance ; et mon cœur, vaincu par ses caresses, lui rendait toute
l'amitié qu'elle m'avait si longtemps témoignée. Je fus touché de ce
voyage, surtout dans la circonstance où je me trouvais, et où j'avais
grand besoin, pour soutenir mon courage, des consolations de l'amitié.
Je craignais qu'elle ne s'affectât des insultes que je recevais de la po-
pulace, et j'aurais voulu lui en dérober le spectacle, pour ne pas con-
sister son cœur; mais cela ne me fut pas possible; et quoique sa
présence contînt un peu les insolents dans nos promenades, elle en vit
assez pour juger de ce qui se passait dans les autres temps. Ce fut
même durant son séjour chez moi que je commençai d'être attaqué de
nuit dans ma propre habitation. Sa femme de chambre trouva ma
fenêtre couverte, un matin, des pierres qu'on y avait jetées pendant la
nuit. Un banc très-massif, qui était dans la rue à coté de ma porte a
l IVRE DOl /M M i . 353
fortement attaché, fut détaché, enlevé, et posé debout contre [a |
Je sorte que, si l'on ne s'en lût aperçu, le premier qui, poUr sortir!
aurait ouvert la porte d'entrée, devait naturellement etie assommé.
Madame Je Verdelin n'ignorait rien de ce qui se passait; car, outre ce
qu'elle voyait elle-même, son domestique. 1 me de confiance, était
très-répandu dans [e village,y accostait toui le monde, et on le vit mi
en conférence avec Montmoilin. Cependant elle ne parut fai,e aucune
attention a rien de ce qui m'armait, ne me parla ni de Montmoilin ni
de personne, et répondit peu de chose à ce que je lui en dis quelque-
fois. Seulement, paraissant persuadée que le séjour de l'Angleterre me
convenait plus qu'aucun autre, elle me parla beaucoup de M. Hume,
qui était alors à Paris, de son amitié pour moi, du désir qu'il avait de
m'être utile dans son pays. Il est temps de dire quelque chose de
M. Hume.
Il s'était acquis une grande réputation en France, et surtout parmi
les encyclopédistes, par ses traités de commerce et de politique, et en
dernier lieu par son histoire de la maison de Stuart. le seul de ses écrits
dont j'avais lu quelque clK.se dans la traduction de l'abbé Prévost.
Faute d'avoir lu ses autres ouvrages, j'étais persuadé, sur ce qu'on
m'avait dit de lui, que M. Hume associait une àme très-républicaine
aux paradoxes anglais en faveur du luxe. Sur cette opinion, je regar-
dais toute son apologie de Charles I" comme un prodige d'impartia-
lité, et j'avais une aussi grande idée de sa vertu que de son génie. Le
désir de connaître cet homme rare et d'obtenir son amitié avait beau-
coup augmenté les tentations de passer en Angleterre que me don-
naient les sollicitations de madame de Boufflers, intime amie de
-M. Hume. Arrive en Suisse, j y reçus de lui, parla voie de cette dame,
une lettre extrêmement flatteuse, dans laquelle, aux plus grandes
louanges sur mon génie, il joignait la pressante invitation de passer en
Angleterre, et l'offre de tout son crédit et de tous ses amis pour m'en
rendre le séjour agréable. Je trouvai sur les lieux milord maréchal, le
compatriote et l'ami de M. Hume, qui me confirma tout le bien que
j'en pensais, et qui m'apprit même à son sujet une anecdote littéraire.
qui l'avait beaucoup frappé, et qui me frappa de même. Vallace, qui
avait écrit contre Hume au sujet de la population des anciens, était
absent tandis qu'on imprimait son ouvrage. Hume se chargea de re-
TOME II. _
48
I 0N1 ESSIONS DE .'.-.!. ROUSSEAU.
voir les épreuves et de veiller à l'édition. Cette conduite était dans
mon tour d'esprit, (".'est ainsi que j'avais débité des copies, à six sous
pièce, d'une chanson qu'on avait faite contre moi. J'avais donc toute
de préjugés en laveur de Hume, quand madame de Yerdelin
vint me parler vivement de l'amitié qu'il disait avoir pour moi, et de
son empressement à me faire les honneurs de l'Angleterre; car c'est
ainsi qu'elle s'exprimait. Elle me pressa beaucoup de profiter de ce zèle
et d'écrire a M. I lume. Comme je n'avais pas naturellement de penchant
pour l'Angleterre, et que je ne \ oulais prendre ce parti qu'a l'extrémité,
je refusai d'écrire et de promettre: mais je la laissai la maîtresse de
faire tout ce qu'elle jugerait à propos pour maintenir M. Hume dans
ses bonnes dispositions. En quittant Motiers, elle me laissa persuadé,
par tout ce qu'elle m'avait dit de cet homme illustre, qu'il était de mes
amis, et qu'elle était encore plus de ses amies.
Apres son départ, Montmollin poussa ses manœuvres, et la popu-
lace ne connut plus de frein. Je continuai cependant à me promener
tranquillement au milieu des huées; et le goût de la botanique, que
j'avais commencé de prendre auprès du docteur d'Ivernois, donnant
un nouvel intérêt à mes promenades, me faisait parcourir le pays en
herborisant, sans m'émouvoir des clameurs de toute cette canaille,
dont ce sang-froid ne faisait qu'irriter la fureur. Une des choses qui
m'affectèrent le plus, fut de voir les familles de mes amis, ou des gens
qui portaient ce nom, entrer assez ouvertement dans la ligue de mes
persécuteurs, comme les d'Ivernois, sans en excepter même le père et
le frère de mon Isabelle, Boy de la Tour, parent de l'amie chez qui
j'étais logé, et madame Girardier, sa belle-sœur. Ce Pierre Boy était
si butor, si bête, et se comporta si brutalement, que, pour ne pas me
mettre en colère, je me permis de le plaisanter; et je fis, dans le goût
du petit Prophète, une petite brochure de quelques pages, intitulée la
Vision Je Pierre de la montagne, dit le Voyant, dans laquelle je trou-
vai le moyen de tirer assez plaisamment sur des miracles qui faisaient
alors le grand prétexte de ma persécution. Du Peyrou fit imprimer à
1 I \e ce chiffon qui n'eut dans le pays qu'un succès médiocre; les
Neuchâtelois, avec tout leur esprit, ne sentent guère le sel attique ni
hi plaisanterie, sitôt qu'elle est un peu fine.
Je mis un peu plus de soin à un autre écrit du même temps, dont
I IVRE DO! /Il Ml
"il trouvera le manuscrit parmi nus papiers, et dont il Tant dire ici
le sujet.
Dans la plus grande fureur des décrets et de la persécution, les
Genevois s'étaient particulièrement signalés en criant haro de toute
leur force ; et mon ami Veines entre autres, avec une générosité \t ai-
ment théologique, choisit précisément ce temps-là pour publier
contre moi des lettres OÙ il prétendait prouver que je n'étais pas
chrétien. Ces lettres, écrites avec un ton de suffisance, n'en étaient
pas meilleures, quoiqu'on assurât que le naturaliste Bonnet y avait
mis la main : car ledit Bonnet, quoique matérialiste, ne laisse pas
d'être d'une orthodoxie très-intolérante sitôt qu'il s'agit de moi. ,1L
ne fus assurément pas tente de répondre à cet ouvrage; mais 1.
sion s'étant présentée d'en dire un mot dans les Lettres de la mon-
tagne, j'y insérai une petite note assez dédaigneuse qui mit Vernes en
fureur. Il remplit Genève des cris de sa rage, et d'Ivernois me mar-
qua qu'il ne se possédait pas. Quelques temps après parut une feuille
anonyme, qui semblait écrite, au lieu d'encre, avec l'eau du Phlé-
géton. On m'accusait, dans cette lettre, d'avoir exposé mes enfants
dans les rues, de traîner après moi une coureuse de corps de garde,
d'être usé de débauche, pourri de vérole, et d'autres gentillesses sem-
blables. Il ne me fut pas difficile de reconnaître mon homme. Ma pre-
mière idée, à la lecture de ce libelle, fut de mettre à son vrai prix
tout ce qu'on appelle renommée et réputation parmi les hommes, en
voyant traiter de coureur de bordel un homme qui n'y fut de sa vie.
et dont le plus grand défaut fut toujours d'être timide et honteux
comme une vierge, et en me voyant passer pour être pourri de vérole,
moi qui non-seulement n'eus de mes jours la moindre atteinte d'au-
cun mal de cette espèce, mais que des gens de l'art ont même cru
conformé de manière à n'en pouvoir contracter. Tout bien pesé, je
crus ne pouvoir mieux réfuter ce libelle qu'en le faisant imprimer
dans la ville où j'avais le plus vécu; et je l'envoyai à Duchesne pour
le faire imprimer tel qu'il était, avec un avertissement où je nommais
M. Vernes, et quelques courtes notes pour l'éclaircissement des faits.
Non content d'avoir fait imprimer cette feuille, je l'envoyai à plu-
sieurs personnes, et entre autres à M. le prince Louis de Wirtem-
berg, qui m'avait fait des avances très-honnêtes, et avec lequel j'étais
CONFESSIONS DK J.-J. ROUSSEAU.
en correspondance. Ce prince, du Peyrou et d'autres, parurent
douter que Vejnes fût l'auteur du libelle, et me blâmèrent de l'avoir
nommé trop Légèrement. Sur leurs représentations, le scrupule me
prit, et j'écrivis à Ducheshe de supprimer cette feuille, (iuv m'écrivit
l'avoir supprimée: je ne sais pas s'il l'a l'ait; je l'ai trouvé menteur en
tant d'occasions, que celle-là de plus ne serait pas une merveille; et
dès lors i'etais enveloppé de ces profondes ténèbres, à travers les-
quelles il m'est impossible de pénétrer aucune sorte de vérité.
M. Verries supporta cette imputation avec une modération plus
qu'étonnante dans un homme qui ne l'aurait pas méritée, après la
fureur qu'il avait montrée auparavant. Il m'écrivit deux ou trois
lettres très-mesurées, dont le but parut être de tâcher de pénétrer,
par mes réponses, à quel point j'étais instruit, et si j'avais quelque
preuve contre lui. Je lui lis deux réponses courtes, sèches, dures
dans le sens, mais sans malhonnêteté dans les termes, et dont il ne se
fâcha point. A sa troisième lettre, voyant qu'il voulait lier une espèce
de correspondance, je ne répondis plus : il me fit parler par d'Iver-
nois. Madame Clamer écrivit à du l'evrou qu'elle était sûre que le
libelle n'était pas de Yernes. Tout cela n'ébranla point ma persua-
sion ; mais comme enfin je pouvais me tromper, et qu'en ce cas je
devais à Vfenjes'ujïe réparation authentique, je lui fis dire par d'Iver-
nois que je la lui ferais telle qu'il en serait content, s'il pouvait
m'indiquer le véritable auteur du libelle, ou me prouver du moins
qu'il ne l'était pas. Je lis plus : sentant bienqu'après tout, s'il n'était
pas coupable, je n'avais pas droit d'exiger qu'il me prouvât rien, je
pris le parti d'écrire, dans un Mémoire assez ample, les raisons de ma
persuasion, et de les soumettre au jugement d'un arbitre que Yernes
ne pût récuser. On ne devinerait pas quel fut cet arbitre que je choi-
sis : le conseil de Genève; Je déclarai à la fin du Mémoire que si, après
l'avoir examiné et fait les perquisitions qu'il jugerait nécessaires et
qu'il était bien à portée de faire avec succès, le conseil prononçait que
M. Veines n'était pas l'auteur du libelle, dès l'instant je cesserais sin-
cèrement de croire qu'il l'est, je partirais pour m'aller jeter à ses pieds.
et lui demander pardon jusqu'à ce que je l'eusse obtenu. J'ose le dire,
jamais mon zèle ardent pour l'équité, jamais la droiture, la générosité
de mon âme, jamais ma confiance dans cet amour de la justice, inné
LIVRE D0UZI1 Ml .
dans tous les cœurs, ne se montrèrent plus pleinement, plus sensible-
ment, que dans ce sage et touchant Mémoire, où je prenais sans hési-
ter mes plus implacables ennemis pour arbitres entre mon calomnia-
teur et moi. Je lus cet écrit .1 du I v> rou : il fui d'avis de le supprime] .
et je le supprimai. 11 me conseilla d'attendre les pleines que Vernes
promettait. Je les attendis, et je les attends encore; il me Conseilla de
me taire en attendant, je me tus. et me tairai le reste de ma vie,
blâme d'avoir chargé Vernes d'une imputation grave, fausse et sans
preuve, quoique je reste intérieurement persuade, convaincu, comme
de ma propre existence, qu'il est l'auteur du libelle. Mon Mémoire
est entre les mains de M. du Peyrou. Si jamais il voit le jour, on y
trouvera mes raisons, et l'on y connaîtra, je l'espère, l'âme de Jean-
Jacques, que mes contemporains ont si peu voulu connaître.
Il est temps d'en venir à ma catastrophe de Motiers, et à mon dé-
part du Val-de-Travers, après deux ans et demi de séjour, et huit mois
d'une constance inébranlable à souffrir les plus indignes traitements.
Il m'est impossible de me rappeler nettement les détails de cette dé-
sagréable e'poque ; mais on les trouvera dans la relation qu'en publia
du Peyrou, et dont j'aurai à parler dans la suite.
Depuis le départ de madame de Verdelin, la fermentation devenait
.plus vive; et malgré les rescrits réitérés du roi, malgré les ordres fré-
quents du conseil d'État, malgré les soins du châtelain et des ma-
gistrats du lieu, le peuple me regardant tout de bon comme l'Anté-
christ, et voyant toutes ses clameurs inutiles, parut enfin vouloir en
venir aux voies de fait; déjà dans les chemins les cailloux commen-
çaient à rouler auprès de moi, lancés cependant encore d'un peu trop
loin pour pouvoir m'atteindre. Enfin, la nuit de la foire de Motiers.
qui est au commencement de septembre, je fus attaqué dans ma
demeure, de manière à mettre en danger la vie de ceux qui l'habi-
taient.
A minuit, j'entendis un grand bruit dans la galerie qui régnait sur
le derrière de la maison. Une grêle de cailloux, lancés contre la fe-
nêtre et la porte qui donnait sur cette galerie, y tombèrent avec tant
de fracas, que mon chien, qui couchait dans la galerie, et qui avait
commencé par aboyer, se tut de frayeur, et se sauva dans un coin,
rongeant et grattant les planches pour tacher de fuir. Je me lève au
CONFESSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
bruit ; j'allais sortir «.le ma chambre pour passer dans la cuisine, quand
un caillou lance d'une main vigoureuse traversa la cuisine après en
avoir cassé la fenêtre, vint ouvrir la porte de ma chambre et tomber
au pied de mon lit; de suite que si je m'étais pressé d'une seconde
j'avais le caillou dans l'estomac. Je jugeai que le bruit avait été fait
pour m'attirer. et le caillou lancé pour m'accueillir à ma sortie. Je
saute dans la cuisine. Je trouve Thérèse, qui s'était aussi levée, et qui
toute tremblante accourait à moi. Nous nous rangeons contre un mur.
hors de la direction delà fenêtre, pour éviter l'atteinte des pierres, et
délibérer sur ce que nous avions à faire : car sortir pour appeler du
secours était le moyen de nous faire assommer. Heureusement la
servante d'un vieux bonhomme qui logeait au-dessous de moi se
leva au bruit, et courut après M. le châtelain, dont nous étions
porte à porte. Il saute de son lit, prend sa robe de chambre à la hâte,
et vient à l'instant avec la garde qui, à cause de la foire, faisait la
ronde cette nuit-là et se trouva à sa portée. Le châtelain vit le dégât
avec un tel effroi, qu'il en pâlit; et, à la vue des cailloux dont la gale-
rie était pleine, il s'écria : Mon Dieu! c'est une carrière! En visitant
le bas, on trouva que la porte d'une petite cour avait été forcée, et
qu'on avait tenté de pénétrer dans la maison par la galerie. En recher-
chant pourquoi la garde n'avait point aperçu ou empêché le désordre,
il se trouva que ceux de Motiers s'étaient obstinés à vouloir faire cette
garde hors de leur rang, quoique ce fût le tour d'un autre village.
Le lendemain, le châtelain envoya son rapport au conseil d'Etat, qui,
deux jours après, lui envoya l'ordre d'informer sur cette affaire, de
promettre une récompense et le secret à ceux qui dénonceraient les
coupables, et de mettre en attendant, aux frais du prince, des gardes à
ma maison et â celle du châtelain, qui la touchait. Le lendemain,
le colonel de Pury. le procureur général Meuron, le châtelain Marti-
net, le receveur (iuyenet, le trésorier d'Ivernois et son père, en un
mot tout ce qu'il y avait de gens distingués dans le pays, vinrent me
voir, et réunirent leurs sollicitations pour m'engager à céder à l'orage,
et â sortir au moins pour un temps d'une paroisse où je ne pouvais
plus vivre en sûreté ni avec honneur. Je m'aperçus même que le châ-
telain, effrayé des fureurs de ce peuple forcené, et craignant qu'elles
ne s'étendissent jusqu'à lui, aurait été bien aise de m'en voir partir au
l IVRE DOl /Il Ml.
plus vite, pour n'avoir plus l'embarras de m'y protéger, et pouvoir
la quitter lui-même, comme il lit après mon départ. Je cédai don .
même avec peu de peine; car le spectacle de la haine du peuple me
causait un déchirement de coeur que je ne pouvais plus supporter.
J'avais plus d'une retraite à choisir. Depuis le retour de madame
de Verdelin à Paris, elle m'avait parle dans plusieurs lettres d'un
M. Walpole qu'elle appelait milord, lequel, pris d'un grand zèle en
ma laveur, me proposait, dans une de ses terres, un asile dont elle
me faisait les descriptions les plus agréables, entrant, pal rapport au
logement et à la subsistance, dans des détails qui marquaient à quel
point ledit milord Walpole s'occupait avec elle de ce projet. Milord
maréchal m'avait toujours conseillé l'Angleterre ou l'Ecosse, et m'y
offrait un asile aussi dans ses terres, mais il m'en offrait un qui me
tentait beaucoup davantage à Potsdam, auprès de lui. Il venait de me
faire part d'un propos que le roi lui avait tenu à mon sujet, et qui
était une espèce d'invitation a m'y rendre: et madame la duchesse de
Saxe-Gotha comptait si bien sur ce voyage, qu'elle m'écrivit pour me
presser d'aller la voir en passant, et de m'arrèter quelque temps au-
près d'elle : mais j'avais un tel attachement pour la Suisse, que je ne
pouvais me résoudre à la quitte!' tant qu'il me serait possible d'y
vivre, et je pris ce temps pour exécuter un projet dont j'étais occupé
depuis quelques mois, et dont je n'ai pu parler encore, pour ne pas
couper le fil de mon récit.
Ce projet consistait à m'aller établir dans l'île de Saint-Pierre,
domaine de l'hôpital de Berne, au milieu du lac de Bienne. Dans un
pèlerinage pédestre que j'avais fait l'été précédent avec du Peyrou,
nous avions visité cette île, et j'en avais été tellement enchanté, que
je n'avais cessé depuis ce temps-là de songer aux moyens d'y faire
ma demeure. Le plus grand obstacle était que l'île appartenait aux
Bernois, qui, trois ans auparavant, m'avaient vilainement chassé de
chez eux; et outre que ma fierté pâtissait à retourner chez des gens
qui m'avaient si mal reçu, j'avais lieu de craindre qu'ils ne me lais-
sassent pas plus en repos dans cette île qu'ils n'avaient fait à Vverdun.
J'avais consulté là-dessus milord maréchal, qui, pensant connue moi
que les Bernois seraient bien aises de me voir relégué dans cette île
et de m'y tenir en otage, pour les écrits que je pourrais être tente de
I ONFESSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
faire, avait fait sonder là-dessus leurs dispositions par un M. Sturler,
son ancien voisin de Colombier. M. Sturler s'adressa à des chefs de
I • i, et, sur leur réponse, assura milord maréchal que les Bernois,
honteux de leur conduite passée, ne demandaient pas mieux que de
me voir domicilié dans l'île de Saint-Pierre, et de m'y laisser tran-
quille. Pour surcroît de précaution, avant de risquer d y aller résider,
je lis prendre de nouvelles informations par le colonel Chaillet. qui
me continua les mêmes choses; et le receveur de l'île ayant reçu de
ses maîtres la permission de m'y loger, je crus ne rien risquer d'aller
m'établir chez lui. avec l'agrément tacite tant du souverain que des
propriétaires; car je ne pouvais espérer que MM. de Berne recon-
nussent ouvertement l'injustice qu'ils m'avaient faite, et péchassent
ainsi contre la plus inviolable maxime de tous les souverains.
L'île de Saint-Pierre, appelée à Ncuchàtel l'île de la Motte, au
milieu du lac de Bienne, a environ une demi-lieue de tour; mais dans
ce petit espace elle fournit toutes les principales productions néces-
saires à la vie. Elle a des champs, des prés, des vergers, des bois, des
vignes; et le tout, à la faveur d'un terrain varié et montagneux, forme
une distribution d'autant plus agréable, que ses parties ne se décou-
vrant pas toutes ensemble, se font valoir mutuellement, et font juger
l'île plus grande qu'elle n'est en effet. Une terrasse fort élevée en
forme la partie occidentale, qui regarde Gleresse et Bonneville. On
a planté cette terrasse d'une longue allée qu'on a coupée dans son
milieu par un grand salon, où, durant les vendanges, on se rassemble
les dimanches de tous les rivages voisins, pour danser et se réjouir.
Il n'y a dans l'île qu'une seule maison, mais vaste et commode, où
loge le receveur, et située dans un enfoncement qui la tient à l'abri
des vents.
\ cinq ou six cents pas de l'île, est. du côté du sud, une autre
ile beaucoup plus petite, inculte et déserte, qui paraît avoir été dé-
tachée autrefois de la grande par les orages, et ne produit parmi ses
graviers que des saules et des persicaires, mais où est cependant un
tertre élevé, bien gazonné et très-agréable. La forme de ce lac est un
ovale presque régulier. Ses rives, moins riches que celles des lacs de
Genève et de Neuchàtel, ne laissent pas de former une assez belle
ration, surtout dans la partie occidentale, qui est très-peuplée.
I IVRE DOl /Il Ml
et bord ce de vignes au pied d'une chaîne de montagnes, à peu près
comme à Côte-Rôtie, mais qui ne donnenl pas d'aussi bons vins , ' I
y trouve, en allant du sud au nord, le bailliage de Saint-Jean, B
neville, Bienne et Nidau à l'extrémité du lac; le tout entremêlé de vil-
lages très-agréables.
Tel était l'asile que ie m'étais ménagé, et où je résolus d'aller m'éta-
bliren quittant le Val-de-Travers. Ce choix était si conforme à mon
goût pacifique, à mon humeur solitaire et paresseuse, que je le compte
parmi les douces rêveries dont je me suis le plus vivemeni passionné.
Il me semblait que dans cette île je serais plus séparé des hommes.
plus à l'abri de leurs outrages, plus oublié d'eux, plus livré, en un
mot, aux douceurs du désœuvrement et de la vie contemplatif e. J'au-
rais voulu être tellement confiné dans cette ile, que je n'eusse plus
de commerce avec les mortels; et il est certain que je pris toutes les
mesures imaginables pour me soustraire à la nécessité d'en entretenir.
Il s'agissait de subsister; et tant par la cherté des denrées que par
la difficulté des transports, la subsistance est chère dans cette île, OÙ
d'ailleurs on est à la discrétion du receveur. Cette difficulté fut levée
par un arrangement que du Peyrou voulut bien prendre avec moi, en
se substituant à la place de la compagnie qui avait entrepris et aban-
donné mon édition générale. Je lui remis tous les matériaux de cette
édition. J'en fis l'arrangement et la distribution. J'y joignis l'enga-
gement de lui remettre les mémoires de ma vie. et je le lis dépositaire
généralement de tous mes papiers, avec la condition expresse de n'en
faire usage qu'après ma mort, ayant à cœur d'achever tranquillement
ma carrière, sans plus faire souvenir le public de moi. Au moyen de
cela, la pension viagère qu'il se chargeait de me payer suffisait pour
ma subsistance. Milord maréchal, ayant recouvré tous ses biens, m'en
avait oflert une de i 100 francs, que je n'avais acceptée qu'en la rédui-
sant à la moitié. 11 m'en voulut envoyer le capital, que je refusai, par
1 embarras de le placer. Il lit passer ce capital à du Peyrou, entre les
mains de qui il est resté, et qui m'en paye la rente viagère sur le pied
convenu avec le constituant. Joignant donc mon traité avec du Peyrou.
la pension de milord maréchal, dont les deux tiers étaient réversibles
à Thérèse après ma mort, et la rente de 3oo francs que j'avais sur
Duchesne, je pouvais compter sur une subsistance honnête, et pour
Tom il. 4,,
I ON ] I SS I O N S DE l . - l . ROUSSEAU.
moi, et après moi pour Thérèse, à qui je laissais 700 francs de rente,
tant de la pension de Rey que de celle de milord maréchal : ainsi je
n'avais p raindre que le pain lui manquât, non plus qu'à moi.
M - il était écrit que l'honneur me forcerait de repousser toutes les
ressources que la fortune et mon travail mettraient à ma poi tée, et que
je mourrais aussi pauvre que j'ai vécu. On jugera si. à moins d'être
le dernier des infâmes, j'ai pu tenir des arrangements qu'on a tou-
jours pris soin de me rendre ignominieux, en m'ôtant avec soin toute
autre ressource, pour me forcer de consentir à mon déshonneur. Com-
ment se sci aient-ils doutes du parti que je prendrais dans cette alter-
native? Ils ont toujours jugé de mon cœur par les leurs.
En repos du coté de la subsistance, j'étais sans souci de tout
autre. Quoique j'abandonnasse dans le monde le champ libre à mes
ennemis, je laissais dans le noble enthousiasme qui avait dicté mes
écrits, et dans la constante uniformité de mes principes, un témoi-
gnage de mon âme qui répondait à celui que toute ma conduite ren-
dait de mon naturel. Je n'avais pas besoin d'une autre défense contre
mes calomniateurs. Ils pouvaient peindre sous mon nom un autre
homme; mais ils ne pouvaient tromper que ceux qui voulaient être
trompés. Je pouvais leur donner ma vie à épiloguer d'un bout à l'au-
tre : j'étais sûr qu'à travers mes fautes et mes faiblesses, à travers
mon inaptitude à supporter aucun joug, on trouverait toujours un
homme juste, bon. sans fiel, sans haine, sans jalousie, prompt à re-
connaître ses propres torts, plus prompt à oublier ceux d'autrui,
cherchant toute sa félicité dans les passions aimantes et douces, et
tnt en toute chose la sincérité jusqu'à l'imprudence, jusqu'au
plus, incroyable désintéressement.
Je prenais donc en quelque sorte congé de mon siècle et de mes
contemporains, et je faisais mes adieux au monde en me confinant
dans cette île pour le reste de mes jours; car telle était ma résolution.
et c'était là que je comptais exécuter enfin le grand projet de cette
vie oiseuse, auquel j'avais inutilement consacré jusqu'alors tout le
l'activité que le ciel m'avait départie. Cette île allait devenir pour
moi celle de l'apimanie. ce bienheureux pays où l'on doit :
On y fait plus, on n'y lait nulle chose.
Ll\ RE DOI /il. Ml .
» plus était tout pour moi, cai j'ai toujours peu regretté le som-
meil ; l'oisiveté me suffit; et pourvu que je ne fasse rien, j'aime en-
core mieux rêver éveillé qu'en songe. I inesques
étant passe, et la fumée de la gloriole m'ayant plus étourdi que Batte,
il ne me restait, pour dernière espérance, que celle Je vivre sans
gène, dans un loisir éternel. C'est la vie des bienheureux dans
l'autre monde, et j'en taisais désormais mon bonheur suprême dans
celui-ci.
Ceux qui me reprochent tant de contradictions ne manqueront
pas ici de m'en reprocher encore une. J'ai dit que l'oisiveté des cer-
cles me les rendait insupportables, et me voila recherchant la solitude
uniquement pour m'y livrer à l'oisiveté. C'est pourtant ainsi que je
suis; s'il y a là de la contradiction, elle est du fait de la nature et non
pas du mien : mais il y en a si peu. que c'est par là précisément que
je suis toujours moi. L'oisiveté des cercles est tuante, parce qu'elle
est de nécessité; celle de la solitude est charmante, parce qu'elle est
libre et de volonté. Dans une compagnie il m'est cruel de ne rien faire,
parce que j'y suis forcé. Il faut que je reste la cloué sur une chaise ou
debout, planté comme un piquet, sans remuer ni pied ni patte, n'osant
ni courir, ni sauter, ni chanter, ni crier, ni gesticuler quand j'en ai
envie, n'osant pas même rêver; ayant à la fois tout l'ennui de l'oisi-
veté et tout le tourment de la contrainte ; obligé d'être attentif a toutes
les sottises qui se disent et à tous les compliments qui se font, et de
fatiguer incessamment ma Minerve, pour ne pas manquer de placer
à mon tour mon rébus et mon mensonge. Et vous appelez cela de
l'oisiveté! C'est un travail de forçat.
L'oisiveté que j'aime n'est pas celle d'un fainéant qui reste là les
bras croisés dans une inaction totale, et ne pense pas plus qu'il n'agit.
C'est à la fois celle d'un enfant qui est sans cesse en mouvement pour
ne rien faire, et celle d'un radoteur qui bat la campagne, tandis que
ses bras sont en repos. J'aime à m'occuper à faire des riens, à com-
mencer cent choses, et n'en achever aucune, à aller et venir comme
la tète me chante, à changer à chaque instant de projet, à suivre une
mouche dans toutes ses allures, à vouloir déraciner un rocher pour
voir ce qui est dessous, à entreprendre avec ardeur un travail de dix
ans. et à l'abandonner sans regret au bout de dix minutes, n muser
C0NF1 SSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
enfin toute la journée sans ordre et sans suite, et à ne suivre en
t.>ute chose que le caprice du moment.
La botanique, telle que je l'ai toujours considérée, et telle qu'elle
commençait à devenir passion pour moi, était précisément une étude
oiseuse, propre à remplir tout le vide de mes loisirs, sans y laisser
place au délire de l'imagination, ni à l'ennui d'un désœuvrement total.
Errer nonchalamment dans les bois et dans la campagne, prendre
machinalement çà et là, tantôt une Heur, tantôt un rameau, brouter
mon foin presque au hasard, observer mille et mille fois les mêmes
choses, et toujours avec le même intérêt, parce que je les oubliais
toujours, était de quoi passer l'éternité sans pouvoir m'ennuyer un
moment. Quelque élégante, quelque admirable, quelque diverse que
soit la structure des végétaux, elle ne frappe pas assez un œil igno-
rant pour l'intéresser. Cette constante analogie, et pourtant cette va-
riété prodigieuse qui règne dans leur organisation, ne transporte que
ceux qui ont déjà quelque idée du système végétal. Les autres n'ont,
à l'aspect de tous ces trésors de la nature, qu'une admiration stupide
et monotone. Ils ne voient rien en détail, parce qu'ils ne savent pas
même ce qu'il faut regarder; et ils ne voient plus l'ensemble, parce
qu'ils n'ont aucune idée de cette chaîne de rapports et de combinai-
sons qui accable de ses merveilles l'esprit de l'observateur. J'étais, et
mon défaut de mémoire me devait tenir toujours, dans cet heureux
point d'en savoir assez peu pour que tout me fût nouveau, et assez
pour que tout me fût sensible. Les divers sols dans lesquels l'île,
quoique petite, était partagée, m'offraient une suffisante variété de
plantes pour l'étude et pour l'amusement de toute ma vie. Je n'y vou-
lais pas laisser un poil d'herbe sans analyse, et je m'arrangeais déjà
pour faire, avec un recueil immense d'observations curieuses, la
Flora Petrinsularis.
Je fis venirThérèse avec mes livres et mes effets. Nous nous mîmes
en pension chez le receveur de l'île. Sa femme avait à Nidau ses
sœurs, qui la venaient voir tour à tour, et qui faisaient à Thérèse
une compagnie. Je fis là l'essai d'une douce vie dans laquelle j'aurais
voulu passer la mienne, et dont le goût que j'y pris ne servit qu'à me
faire mieux sentir l'amertume de celle qui devait si promptement y
succéder.
LIVR] DOUZIÈME.
J'ai toujours aime l'eau passionnément, et sa vue me jette dans une
rêverie délicieuse, quoique souvent sans objet déterminé. Je ne man-
quais point à mon lever, lorsqu'il taisait beau, de courir sur la ti r-
rasse humer l'air salubre et trais du matin, et planer des yeux sut
I horizon de ce beau lac, dont les rives et les montagnes qui le bor-
dent enchantaient ma vue. Je ne trouve point de plus digne hommage
à la Divinité que cette admiration muette qu'excite la contemplation
de ses œuvres, et qui ne s'exprime point par des actes développés. Je
comprends comment les habitants des villes, qui ne voient que de-
murs, des rues et des crimes, ont peu de foi; mais je ne puis com-
prendre comment des campagnards, et surtout des solitaires, peuvent
n'en point avoir. Comment leur âme ne s'élève-t-elle pas cent l'ois le
jour avec extase à l'auteur des merveilles qui les frappent ? Pour i
c'est surtout à mon lever, affaissé pannes insomnies, qu'une longue-
habitude me porte à ces élévations de cœur qui n'imposent point la
fatigue de penser. Mais il faut pour cela que mes yeux soient trappes
du ravissant spectacle de la nature. Dans ma chambre, je prie plus
rarement et plus sèchement : mais à l'aspect d'un beau paysage, je
me sens ému sans pouvoir dire de quoi. J'ai lu qu'un sage évêque,
dans la visite de son diocèse, trouva une vieille femme qui, pour toute
prière, ne savait dire que O! il lui dit : Bonne mère, continue/ de
prier toujours ainsi; votre prière vaut mieux que les nôtres. Cette
meilleure prière est aussi la mienne.
Après le déjeuner, je me hâtais d'écrire en rechignant quelques
malheureuses lettres, aspirant avec ardeur à l'heureux moment de
n'en plus écrire du tout. Je tracassais quelques instants autour dénies
livres et papiers, pour les déballer et arranger, plutôt que pour les
lire: et cet arrangement, qui devenait pour moi l'œuvre de Pénélope,
me donnait le plaisir de muser quelques moments, après quoi je m'en
ennuyais et le quittais, pour passer les trois ou quatre heures qui me
restaient de la matinée à l'étude de la botanique, et surtout au sys-
tème de Linnœus, pour lequel je pris une passion dont je n'ai pu
bien me guérir, même après en avoir senti le vide. Ce grand observa-
teur est, à mon gré, le seul, avec Ludwig, qui ait vu jusqu'ici la bota-
nique en naturaliste et en philosophe; mais il l'a trop étudiée dans
des herbiers et dans des jardins, et pas assez, dans la nature elle-
CON 1 l SSIONS DE J.-J. KOI SSEAU.
même. Pour moi, qui prenais pour jardin l'île entière, sitôt que j'avais
besoin de faire ou vérifier quelque observation, je courais dans les
OU dans les près, mon livre sons le bras : là, je nie couchais par
terre auprès de la plante en question, pour l'examiner sur pied tout à
mon aise. Cette méthode m'a beaucoup servi pour connaître les végé-
taux dans leur état naturel, avant qu'ils aient été cultivés et dénaturés
par la main des hommes. On dit que Fagon, premier médecin de
Louis XV, qui nommait et connaissait parfaitement toutes les plantes
du Jardin Royal, était d'une telle ignorance dans la campagne, qu'il
n'y connaissait plus rien. Je suis précisément le contraire : je con-
nais quelque chose à l'ouvrage de la nature, mais rien à celui du
jardinier.
Pour les après-dinées, je les livrais totalement à mon humeur
oiseuse et nonchalante, et à suivre sans règle l'impulsion du moment.
Souvent, quand l'air était calme, j'allais immédiatement en sortant de
table me jeter seul dans un petit bateau, que le receveur m'avait
appris à mener avec une seule rame; je m'avançais en pleine eau. Le
moment où je dérivais me donnait une joie qui allait jusqu'au tres-
saillement, et dont il m'est impossible de dire ni de bien comprendre
la cause, si ce n'était peut-être une félicitation secrète d'être en cet
état hors de l'atteinte des méchants. J'errais ensuite seul dans ce lac,
approchant quelquefois du rivage, mais n'y abordant jamais. Souvent.
laissant aller mon bateau à la merci de l'air et de l'eau, je me livrais
à des rêveries sans objet, et qui, pour être stupides, n'en étaient pas
moins douces. Je m'écriais parfois avec attendrissement : O nature !
o ma mère! me voici sous ta seule garde; il n'y a point ici d'homme
adroit et fourbe qui s'interpose entre toi et moi. Je m'éloignais
ainsi jusqu'à demi-lieue de terre; j'aurais voulu que ce lac eût été
l'Océan. Cependant, pour complaire a mon pauvre chien, qui n'ai-
mait pas autant que moi de si longues stations sur l'eau, je suivais
d'ordinaire un but de promenade; c'était d'aller débarquer à la petite
ile, de m'y promener une heure ou deux, ou de m'étendre au som-
met du tertre sur le gazon, pour m'assouvir du plaisir d'admirer ce lac
et ses environs, pour examiner et disséquer toutes les herbes qui se
trouvaient àma portée, et pour me bâtir, comme un autre Robinson,
une demeure imaginaire dans cette petite île. Je m'affectionnai forte-
LIVRE DOUZIÈME,
ment à cette butte. Quand i'\ pouvais mener promener Thérèse avec
l.i receveuse et ses soeurs, comme j'étais fier d'être leur pilote et leur
guide! Nous v portâmes en pompe des lapin : i peuple] ; .unie
fête pour Jean-Jacques. Cette peuplade me rendit la petite [le encore
plus intéressante. J'y allais plus souvent et avec [''lus de plaisil depuis
mps-là, pour rechercher des traces du progrès des nouveaux
habitants.
\ ces amusements, j'en joignais un qui me rappelait la douce vie
des t'.h 11 mettes, et auquel la saison m'invitait particulièrement.
('/était un détail de soins rustiques pour la récolte des légumes et des
fruits, et que nous n<»us faisions un plaisir, Thérèse et moi, de parta-
ger avec la receveuse et sa famille. Je me souviens qu'un Bernois,
nomme M. Kirchberger, m'étant venu voir, me trouva perché sur un
grand arbre, un sac attache autour de ma Ceinture, et déjà si plein de
pommes, que je ne pouvais plus me remuer, .le ne fus pas fâché de C< tti
rencontre et de plusieurs autres pareilles. J'espérais que les Bernois.
témoins de l'emploi de mes loisirs, ne songeraient plus à en troubler
la tranquillité, et me laisseraient en paix dans ma solitude. J'au-
rais bien mieux aimé y être confiné par leur volonté que par la
mienne : j'aurais été plus assuré de n'y point voir troubler mon repos.
Voici encore un de ces aveux sur lesquels je suis sûr d'avance de
l'incrédulité des lecteurs, obstinés à juger toujours de moi par eux-
mêmes, quoiqu'ils aient été forces de voir dans tout le cours de ma
vie mille alfections internes qui ne ressemblaient point aux leurs. Ce
qu'il y a de plus bizarre est qu'en me refusant tous les sentiments
bons ou indifférents qu'ils n'ont pas. ils sont toujours prêts a m'en
prêter de si mauvais, qu'ils ne sauraient même entrer dans un cœur
d'homme : ils trouvent alors tout simple de me mettre en contradic-
tion avec la nature, et de faire de moi un monstre tel qu'il n'en peut
même exister. Rien d'absurde ne leur paraît incroyable dès qu'il tend
à me noircir: rien d'extraordinaire ne leur paraît possible, dès qu'il
tend à m'honorer.
Mais quoi qu'ils en puissent croire ou dire, je n'en continuerai pas
moins d'exposer fidèlement ce que fut, lit et pensa J.-J. Rousseau,
sans expliquer ni justifier les singularités de ses sentiments et de ses
idées, ni rechercher si d'autres ont pensé comme lui. Je pris tant de
C0NF1 SSIONS DE J.-J. ROUSSEAU.
goût à l'île de Saint-Pierre, et son séjour me convenait si fort, qu'à
force d'inscrire tous mes désirs dans cette île, je formai celui de n'en
point sortir. Les visites que j'avais à rendre au voisinage, les courses
qu'il me faudrait l'aire à Neuchâtel, à Bienne, à Yverdun, à Nidau,
fatiguaient déjà mon imagination. Un jour à passer hors de l'île me
paraissait retranche de mon bonheur; et sortir de l'enceinte de eclac
était pour moi sortir de mon élément. D'ailleurs, l'expérience dupasse
m'avait rendu craintif. Il suffisait que quelque bien flattât mon cœur,
pour que je dusse m'attendre à le perdre; et l'ardent désir de finir
mes jours dans cette île étail inséparable de la crainte d'être forcé d'en
sortir, .l'avais pris l'habitude d'aller les soirs m'asseoir sur la grève,
surtout quand le lac était agité. Je sentais un plaisir singulier à voir
les flots se briser à mes pieds. Je m'en faisais l'image du tumulte du
monde, et de la paix de mon habitation; et je m'attendrissais quel-
quefois à cette douce idée, jusqu'à sentir couler des larmes de mes
veux. Ce repos, dont je jouissais avec passion, n'était troublé que par
l'inquiétude de le perdre; mais cette inquiétude allait au point d'en
altérer la douceur. Je sentais ma situation si précaire, que je n'osais
y compter. Ah! que je changerais volontiers, me disais-je, la liberté
de sortir d'ici, dont je ne me soucie point, avec l'assurance d'y pou-
voir rester toujours! Au lieu d'être souffert par grâce, que n'y suis-
je détenu par force! Ceux qui ne font que m'y souffrir peuvent à
chaque instant m'en chasser; et puis-je espérer que mes persécuteurs,
m'y voyant heureux, m'y laissent continuer de l'être? Ah ! c'est peu
qu'on me permette d'y vivre; je voudrais qu'on m'y condamnât, et je
voudrais être contraint d'y rester, pour ne l'être pas d'en sortir. Je
jetais un leil d'envie sur l'heureux Micheli Ducret, qui, tranquille au
château d'Arberg, n'avait eu qu'à vouloir être heureux, pour l'être.
Enfin, à force de me livrer à ces réflexions, et aux pressentiments
inquiétants des nouveaux orages toujours prêts à fondre sur moi, j'en
vins a désirer, mais avec une ardeur incroyable, qu'au lieu de tolé-
rer seulement mon habitation dans cette île, on me la donnât pour
prison perpétuelle; et je puis jurer que s'il n'eût tenu qu'à moi de m'y
faire condamner, je l'aurais fait avec la plus grande joie, préférant
mille fois la nécessité d'y passer le reste de ma vie, au danger d'en
être expulsé.
LIVRI DOUZIÈMI
Cette crainte ne demeura pas longtemps vaine. An momem où je
attendais le moins, je reçus une lettre de M. le bailli de Nul. m.
dans le gouvernement duquel étail l'île de Saint-Pierre : pai cette lettn .
il nrimiin.iit.de la pan de Leurs Excellences, l'ordre de sortii de l'île
et de Unis États. Je cuis rêver en la lisant. Rien de moins naturel, de
moins raisonnable, de moins prévu qu'un pareil ordre : cai j'avais
plutôt regardé mes pressentiments comme les inquiétudes d'un homme
effarouché par ses malheurs que comme une prévoyance qui put avoir
le moindre fondement. Les mesures que i'a\ais prises p0ui m'assurer
de l'agrément tacite du souverain, la tranquillité avec laquelli
m'avait laissé faire mon établissement, les visites de plusieurs Bernois
et du bailli lui-même, qui m'avait comble d'amitiés et de prévenances,
la n-ueur de la saison, dans laquelle il était barbare d'expulser un
homme infirme, tout me tit croire avec beaucoup de -eus qu'il y avait
quelque malentendu dans cet ordre, et que les malintentionnés avaient
pus exprès le temps des vendanges et de linfrequence du sénat pour
me porter brusquement ce coup.
Si j'avais écoute ma première indignation, je serais parti sur-le-
champ. Mais ou aller; que devenir à l'entrée de l'hiver, sans but. sans
préparant', sans conducteur, sans voiture!- A moins de laisser t.
l'abandon, mes papiers, mes effets, toutes mes affaires, il me (allait
du temps pour y pourvoir, et il n'était pas dit dans l'ordre si on m'en
laissait ou non. La continuité des malheurs commençait d'allaisser
mon courage. Pour la première fois je sentis ma fierté naturelle flé-
chir sous le joug de la nécessité; et, malgré les murmures de mon
cœur, il fallut m'abaisser à demander un délai. C'était à .M. de Graf-
fenried, qui m'avait envoyé l'ordre, que je m'adressai pour le faire
interpréter. Sa lettre portait une très-vive improbation de ce même
ordre, qu'il ne m'intimait qu'avec le plus grand regret; et les témoi-
gnages de douleur et d'estime dont elle était remplie me semblaient
autant d'invitations bien douces de lui parler à ceur ouvert ; je le lis.
.le ne doutais pas même que ma lettre ne fit ouvrir les yeux i
hommes iniques sur leur barbarie, et que, si l'on ne révoquait pas un
ordre si cruel, on ne m'accordât du moins un délai raisonnable, et
peut-être l'hiver entier, pour me préparer a la retraite et pour en choi-
sir le lieu.
TOUS II.
30
I ON! l SSIONS DE J.-J. ROUSSE \l .
I a attendant la réponse, je me mis à réfléchir sur ma situation, et
à délibérer sur le parti que j'avais à prendre. Je vis tant de difficultés
de toutes parts, le chagrin m'avait si fort affecté, et ma santé en ce
moment était si mauvaise, que je me laissai tout a fait abattre, et que
l'effet de mon découragement fut de m'ôter le peu de ressources qui
pouvaient me tester dans l'esprit, pour tirer le meilleur parti pos-
sible dénia triste situation, lui quelque asile que je voulusse nie ré-
fugier, il était clair que je ne pouvais m'y soustraire à aucune des
deux manières qu'on avait prises pour m'expulser : l'une, en soule-
vant contre moi la populace par des manœuvres souterraines; l'autre,
en me chassant à toi ce ouverte, sans en dire aucune raison. Je ne pou-
vais donc compter sur aucune retraite assurée, à moins de l'aller
chercher plus loin que mes forces et la saison ne semblaient nie le
permettre. Tout cela me ramenant aux idées dont je venais de m'oc-
cuper, j'osai désirer et proposer qu'on voulût plutôt disposer de moi
dans une captivité perpétuelle, que de me faire errer incessamment
sur la terre, en m'expulsant successivement de tous les asiles que
j'aurais choisis. Deux jours après ma première lettre, j'en écriv is une
seconde à M. de Graffenried, pour le prier d'en faire la proposition à
Leurs Kxcellences. La réponse de Berne à Tune et à l'autre fut un ordre
conçu dans les termes les plus formels et les plus durs, de sortir de
l'ile et de tout le territoire médiat et immédiat de la république, dans
l'espace de vingt-quatre heures, et de n'y rentrer jamais, sous les
plus grièves peines.
Ce moment fut affreux. Je me suis trouvé depuis dans de pires an-
goisses, jamais dans un plus grand embarras. Mais ce qui m'affligea
le plus fut d'être forcé de renoncer au projet qui m'avait fait désirer de
passer l'hiver dans l'ile. Il est temps de rapporter l'anecdote fatale
qui a mis le comble à mes désastres, et qui a entraîné dans ma ruine
un peuple infortuné, dont les naissantes vertus promettaient déjà
1er un jour celles de Sparte et de Rome. J'avais parlé des Corses,
dans le Contrat social, comme d'un peuple neuf, le seul de l'Europe qui
ne fût pas use pour la législation ; et j'av ais marqué la grande espérance
qu'on devait avoir d'un tel peuple, s'il avait le bonheur de trouver un
sage instituteur. Mon ouvrage fut lu par quelques Corses, qui furent
sensibles a la manière honorable dont je parlais d'eux: et le cas où ils
LIVR] DOUZIÈME.
s< trouvaient de travailler à l'établissement de leur république lit pen-
sera leurs chefs de me demander mes idées sur cet impoi tani ■
l M. Buttafuoco, d'une des premièi es familles du pays, 1 1 capitaine
en France dans Royal-Italien, m'écrivit à ce sujet, et me fournit plu-
sieurs pièces que je luia\ais demandées pour me mettre au fait de
l'histoire de la nation et de l'état du pays. M. Paoli m'écrivit aussi
plusieurs lois ; et quoique je sentisse une pareille entreprise au-dessus
de mes forces, je ci us ne pouvoir les refuser poui concourir a une si
grande et belle œuvre, lorsque j'aurais pris toutes les instructions
dont j'avais besoin pour cela. Ce fut dans ce sens que je répondis .1
l'un et à l'autre, et cette correspondance continua jusqu'à mon dé-
part.
Précisément dans le même temps j'appris que la France envoyait
des troupes en Cause, et qu'elle avait fait un traité avec les Génoi ,(
traite, cet einoi de troupes m'inquiétèrent ; et. sans m'imaginer encore
avoir aucun rapport à tout cela, je jugeais impossible et ridicule de
travaillera un ouvrage qui demande un aussi profond repos que l'in-
stitution d'un peuple.au moment où il allait peut-être être subjugué. Je
ne cachai pas mes inquiétudes à M. Buttafuoco, qui nie rassura par
la certitude que, s'il y avait dans ce traité des choses Contraires à la
liberté de sa nation, un aussi bon citoyen que lui ne resterait pas.
comme il faisait, au service de France. En effet, son zèle pour la législa-
tion des Corses, et ses étroites liaisons avec .M. Paoli, ne pouvaient
me laisser aucun soupçon sur son compte; et quand j'appris qu'il fai-
sait de fréquents voyages a Versailles et à Fontainebleau, et qu'il avait
des relations avec M. de Choiseul, je n'en conclus autre chose, sinon
qu'il avait sur les véritables intentions de la cour de France des sûre-
tés qu'il me laissait entendre, mais sur lesquelles il ne voulait pas
s'expliquer ouvertement par lettres.
Tout cela me rassurait en parti. Cependant, ne comprenant rien à
cet envoi de troupes françaises, ne pouvant raisonnablement penser
qu'elles fussent la pour protéger la liberté des Corses, qu'ils étaient
très en état de défendre seuls contre les Génois, je ne pouvais me
tranquilliser parfaitement, ni me mêler tout de bon delà législation
proposée, jusqu'à ce que j'eusse des preuves solides que tout cela
n'était pas un jeu pour me persifler. J'aurais extrêmement désiré une
( ON FESSIONS DE J.-J. ROUSSI \ I ,
entrevue ave» M Buttafuoco : c'était le vrai moyen d'en tirer les
éclaircissements dont j'avais besoin. 11 me la fit espérer, et je l'atten-
dais avec la plus grande impatience. Pour lui, je ne sais s'il en avait
véi itablement le projet; mais quand il l'aurait eu, nies désastres m 'au
i aient empêché d'en profiter.
Plus je méditais sur l'entreprise proposée, plus j'avançais dans l'exa-
men des pièces que j'avais entre les mains, et plus je sentais la néces
site d'étudier de pies, et le peuple à instituer, et le sol qu'il habitait.
et tous les rapports par lesquels il lui fallait approprier cette institu-
tion. Je comprenais chaque jour davantage qu'il m'était impossible
d'acquérir de loin toutes les lumières nécessaires pour me guider. Je
l'écrivis à Buttafuoco : il le sentit lui-même; et si je ne formai pas
précisément la résolution de passe] en Corse, je m'occupai beaucoup
des moyens de faire ce voyage. J'en parlai à M. Dastier, qui, ayant
autrefois servi dans cette île sous M. de Maillebois, devait la con-
naître. 11 n'épargna rien pour me détourner de ce dessein; et j'avoue
que la peinture affreuse qu'il me lit des Corses et de leur pays refroi-
dit beaucoup le désir que j'avais d'aller vivre au milieu d'eux.
Mais quand les persécutions de Motiers me tirent songer de quit-
ter la Suisse, ce désir se ranima par l'espoir de trouver enfin chez ces
insulaires ce repos qu'on ne voulait me laisser nulle part. Une chose
seulement m'effarouchait sur ce voyage : c'était l'inaptitude et l'aver-
sion que j'eus toujours pour la vie active à laquelle j'allais être con-
damné. Fait pour méditer à loisir dans la solitude, je ne l'étais point
pour parler, agir, traiter d'affaires parmi les hommes. La nature, qui
m'avait donné le premier talent, m'avait refusé l'autre. Cependant je
sentais que, sans prendre part directement aux affaires publiques, je
serais nécessité, sitôt que je serais en Corse, de me livrer à l'empres-
sement du peuple, et de conférer très-souvent avec les chefs. L'objet
même de mon voyage exigeait qu'au lieu de chercher la retraite, je
cherchasse, au sein de la nation, les lumières dont j'avais besoin. Il
était clair que je ne pourrais plus disposer de moi-même; qu'entraîné
malgré moi dans un tourbillon pour lequel je n'étais point né, j'y mè-
nerais une vie toute contraire à mon goût, et ne m'y montrerais qu'à
mon désavantage. Je prévoyais que, soutenant mal par ma présence
l'opinion de capacité qu'avaient pu leur donner mes livres, je me dé-
LIVRE DOl /li ME.
créditerais chez les Corses, et perdrais, autant.', leur préjudice qu'au
mien, la confiance qu'ils m'avaient donnée, et sans laquelle je ne pou-
vais faire avec succès l'oeuvre qu'ils attendaient de moi I i sûr
qu'en sortant ainsi «.le ma sphère, je leur deviendrais inutile et me ren-
drais malheureux.
I •urmenté. battu d'orages de toute espèce, fatigué de voyages et
de persécutions depuis plusieurs années, je sentais \ hemeiil le besoin
du repos, dont mes barbares ennemis se faisaient un jeu de me pri-
ver; je soupirais plus que jamais après cette aimable oisiveté, après
cette douce quiétude d'esprit et de corps que j'avais tant convoitée, et
à laquelle, revenu des chimères de l'amour et de l'amitié, mon cœur
bornait sa félicité suprême. Je n'envisageais qu'avec effroi les tra
que j'allais entreprendre, la vie tumultueuse à laquelle j'allais me
livrer; et si la grandeur, la beauté, l'utilité de l'objet animaient mon
courage, l'impossibilité de payer de ma personne avec succès me
l'ôtait absolument. Vingt ans de méditation profonde, à part moi,
m'auraient moins coûté que six mois d'une vie active, au milieu des
hommes et des affaires, et certain d'y mal réussir.
Je m'avisai d'un expédient qui me parut propre à tout concilier.
Poursuivi dans tous mes refuges par les menées souterraines de mes
secrets persécuteurs, et ne voyant plus que la Corse où je pusse es-
pérer pour mes vieux jours le repos qu'ils ne voulaient me laisser
nulle part, je résolus de m'y rendre, avec les directions de Buttafuoco,
aussitôt que j'en aurais la possibilité; mais, pour y vivre tranquille,
de renoncer, du moins en apparence, au travail de la législation, et
de me borner, pour payer en quelque sort a mes hôtes leur hospita-
lité, à écrire sur les lieux leur histoire, sauf à prendre sans bruit les
instructions nécessaires pour leur devenir plus utile, si je voyais jour
à y réussir. En commençant ainsi par ne m'engager à rien, j'espérais
être en état de méditer en secret et plus à mon aise un plan qui put
leur convenir, et cela sans renoncer beaucoup à ma chère solitude,
ni me soumettre à un genre de vie qui m'était insupportable, et dont
je n'avais pas le talent.
Mais ce voyage, dans ma situation, n'était pas une chose aisée à
exécuter. A la manière dont M. Dastier m'avait parlé de la Corse, ie
n'y devais trouver, des plus simples commodités de la vie. que Celles
CONI ESSIONS DE I.-J. ROUSSEAU.
que j'y porterais : linge, habits, vaisselle, batterie de cuisine, papiers,
livras, il fallait tout porter avec soi. Pour m'y transporter avec ma
gouvernante, il fallait franchir les Alpes, et dans un trajet de deux
cents lieues traîner à ma suite tout un bagage; il fallait passera tra-
vers les États de plusieurs souverains; et, sur le ton donné par toute
l'Europe, je devais naturellement m'attendre, après mes malheurs, à
trouver partout des obstacles, et à voir chacun se faire un honneur
de m'accabler de quelque nouvelle disgrâce, et violer avec moi tous
les droits des gens et de l'humanité. Les frais immenses, les fatigues,
les risques d'un pareil voyage, m'obligeaient d'en prévoir d'avance
et d'en bien peser toutes les difficultés. L'idée de me trouver enfin
seul, sans ressource à mon âge, et loin de toutes mes connaissances,
à la merci de ce peuple barbare et féroce, tel que mêle peignait M. Das-
tier, était bien propre à me faire rêver sur une pareille résolution
avant de l'exécuter. .le désirais passionnément l'entrevue que Butta-
i m'avait fait espérer, et j'en attendais l'effet pour prendre tout
à fait mon parti.
Tandis que je balançais ainsi, vinrent les persécutions de Motiers,
qui me forcèrent à la retraite. Je n'étais pas prêt pour un long voyage,
et surtout pour celui de Corse. J'attendais des nouvelles de Butta-
fuoeo; je me réfugiai dans l'île de Saint-Pierre, d'où je fus chassé
à l'entrée de l'hiver, comme j'ai dit ci-devant. Les Alpes couvertes
de neige rendaient alors pour moi cette émigration impraticable,
surtout avec la précipitation qu'on me prescrivait. 11 est vrai que
l'extravagance d'un pareil ordre le rendait impossible à exécuter : car
du milieu de cette solitude enfermée au milieu des eaux, n'ayant que
vingt-quatre heures depuis l'intimation de l'ordre pour me préparer
au départ, pour trouver bateaux et voitures pour sortir de l'île et de
tout le territoire; quand j'aurais eu des ailes, j'aurais eu peine à pou-
obéir. Je l'écrivis à M. le bailli de Nidau en répondant à sa lettre,
et je m'empressai de sortir de ce pays d'iniquité. Voilà comment il
fallut renoncer à mon projet chéri, et comment, n'ayant pu dans mon
découragement obtenir qu'on disposât de moi, je me déterminai, sur
l'invitation de mi lord maréchal, au voyage de Berlin, laissant Thérèse
hiverner à l'île de Saint-Pierre avec mes effets et mes livres, et dé-
sant mes papiers dans les mains Je au Peyrou. Je lis une telle
LIVR1 DOUZIEME.
diligence, que des le lendemain matin je partis de l'île, et me rendis
à Bienne encore avant midi. Peu s'en fallut que je n'y terminasse mon
voyage par un incident dont le récit ne doit pas être omis.
Sitôt que le bruit s'était répandu que j'avais ordre de quitter mon
asile, j'eus une al'tluence de visites du voisinage, et surtout de Ber-
nois qui venaient avec la plus détestable fausseté me flagorner, m'a-
doucir, et me protester qu'on avait pris le moment des vacances et
de l'infréquence du sénat pour minuter et m'intimercet ordre, contre
lequel, disaient -ils. tous les deux cents étaient indignés. Parmi ce tas
de consolateurs, il en vint quelques-uns de la ville de Bienne, petit
Etat libre, enclavé dans celui de Berne, et entre autres un jeune homme.
appelé Wildremet, dont la famille tenait le premier rang et avait le
principal crédit dans cette petite ville. Wildremet me conjura vive-
ment, au nom de ses concitoyens, de choisir ma retraite au milieu
d'eux, m'assurant qu'ils desiraient avec empressement de m'y rece-
voir; qu'ils se feraient une gloire et un devoir de m'y faire oublier les
persécutions que j'avais souffertes; que je n'avais à craindre chez eux
aucune influence des Bernois: que Bienne était une ville libre, qui ne
recevait des lois de personne, et que tous les citoyens étaient unanime-
ment déterminés à n'écouter aucune sollicitation qui me fût contraire.
Wildremet, voyant qu'il ne m'ébranlait pas, se fit appuyer de plu-
sieurs autres personnes, tant de Bienne et des environs que de Berne
même, et entre autres du même Kirchberger dont j'ai parlé, qui
m'avait recherché depuis ma retraite en Suisse; et que ses talents et
ses principes me rendaient intéressant. Mais des sollicitations moins
prévues et plus pondérantes furent celles de M. Barthès. secrétaire
d'ambassade de France, qui vint me voir avec Wildremet, m'exhoi ta
fort de me rendre à son invitation, et m'étonna par l'intérêt vif et
tendre qu'il paraissait prendre à moi. Je ne connaissais point du tout
M. Barthès; cependant je le voyais mettre à ses discours la chaleur,
le zèle de l'amitié, et je voyais qu'il lui tenait véritablement au cœur
de me persuader de m'établir à Bienne. Il me fit l'éloge le plus pom-
peux de cette ville et de ses habitants, avec lesquels il se montrait si
intimement lié, qu'il les appela plusieurs fois devant moi ses patrons
et ses pères.
Cette démarche de Barthès me dérouta dans toutes mes conjec-
<;<>\ Il SSIONS DI-: J.-.l. KOI .sSKAl .
tures. J'avais toujours soupçonne M. deChoiscul d'être l'auteur cache
de toutes les persécutions que j'éprouvais en Suisse. I. a conduite du
résident de France à Genève, celle de l'ambassadeur à Soleure, ne
confirmaient que trop ces soupçons; je voyais la France influer en
secret sur tout ce qui m'arrivait a Berne, a Genève, a Neuchàtel, et
je ne ci oyais avoir en France aucun ennemi puissant que le seul duc
Je Choiseul. Que pouvais-je donc penser de la visite de Barthès, et
du tendre intérêt qu'il paraissait prendre à mon sort? Mes malheurs
n'avaient pas encore détruit cette confiance naturelle à mon cœur, et
l'expérience ne m'avait pas encore appris avoir partout des embûches
sous les caresses. Je cherchais avec surprise la raison de cette bien-
veillance de Barthès : je n'étais pas assez sot pour croire qu'il fit cette
démarche de son chef, j'y voyais une publicité, et même une affecta-
tion qui marquait une intention cachée, et j'étais bien éloigné d'avoir
jamais trouvé dans tous ces petits agents subalternes cette intrépi-
dité généreuse qui. dans un poste semblable, avait souvent fait
bouillonner mon cœur.
J'avais autrefois un peu connu le chevalier de Beauleville chez
M. de Luxembourg; il m'avait témoigné quelque bienveillance : depuis
son ambassade, il m'avait encore donné quelques signes de souvenir,
et m'avait même fait inviter à l'aller voir à Soleure. invitation dont,
sans m'y rendre, j'avais été touché, n'ayant pas accoutumé d'être
traité si honnêtement par les gens en place. Je présumai donc que
M. de Beauteville, forcé de suivre ses instructions en ce qui regardait
les affaires de Genève, me plaignant cependant dans mes malheurs,
m'avait ménagé, par des soins particuliers, cet asile de Bienne. pour
) pouvoirvivre tranquille suiis ses auspices. Je fus sensible à cette
attention, mais sans en vouloir profiter: et, déterminé tout à fait au
ge de Berlin, j'aspirais avec ardeur au moment de rejoindre mi-
d maréchal, persuadé que ce n'était plus qu'auprès de lui que je
trouverais un vrai repos et un bonheur durable.
A mon départ de file, Kirchberger m'accompagna jusqu'à Bienne.
J'y trouvai Wildremet et quelques autres Biennois qui m'attendaient
a la descente du bateau. Nous dînâmes tous ensemble à l'auberge; et
en y arrivant, mon premier soin fut de faire chercher une chaise, vou-
lant partir dès le lendemain matin. Pendant le dîner, ces messieurs
Livin D01 /ii \n
reprirent leurs instances poui me retenii parmi eux, et cela avec tant
de chaleur et des protestations si touchantes, que,malgi mes
résolutions, mon cœur, qui n'a jamais su résister aux cares
nu laissa émouvoir aux leurs. Sitôt qu'ils me virent ébranlé, ils
redoublèrent si bien leurs efforts, qu'enfin je me laissai vaincu-,
u consentis de restei à Bienne, au moins jusqu'au printemps pro
chain.
Aussitôt Wildremet se pressa de me pourvoir d'un logement, et
me vanta comme une trouvaille une vilaine petite chambre sur u\\
derrière, au troisième étage, donnant sur une cour, OÙ j'avais |
régal l'étalage des peaux puantes d'un chamoiseur. .Mon hôte était un
petit homme de basse mine et passablement fripon, que j'appris le
lendemain être débauche, joueur, et en fort mauvais prédicament
dans le quartier; il n'avait ni femme, ni enfants, ni domestiques: et.
tristement reclus dans ma chambre solitaire, j'étais, dans le plus riant
pays du monde, logé de manière a périr de mélancolie en peu de
jours, (le qui m'affecta le plus, malgré tout ce qu'on m'avait dit de
l'empressement des habitants à me recevoir, fut de n'apercevoir, en
passant dans les rues, rien d'honnête envers moi dans leurs manières,
ni d'obligeant dans leurs regards. J'étais pourtant tout déterminé a
rester là. quand j'appris, vis et sentis, même dès le jour suivant,
qu'il y avait dans la ville une fermentation terrible a mon égard. Plu-
sieurs empresses vinrent obligeamment m'avertir qu'on devait des le
lendemain me signifier, le plus durement qu'on pourrait, un ordre
de soi tir sur-le-champ de l'Etat, c'est-à-dire de la ville. Je n'avais per-
sonne à qui me confier; tous ceux qui m'avaient retenu s'étaient
éparpillés. Wildremet avait disparu, je n'entendis plus parler de
Barthès, et il ne parut pas que sa recommandation m'eût mis en
grande faveur auprès des patrons et des pères qu'il s'était donnés
devant moi. Un M. de Vau-Travers, Bernois, qui avait une jolie mai-
son proche la ville, m'y offrit cependant un asile, espérant, me dit-il.
que j'y pourrais éviter d'être lapide. L'avantage ne me parut pas assez
Batteur pour me tenter de prolonger mon séjour chez ce peuple hos-
pitalier.
Cependant, ayant perdu trois jours a ce retard, j'avais déjà passe
de beaucoup les vingt-quatre heures que les Bernois m'avaient don-
CONl I SSIONS DE l.-J. ROUSSI \ l
nées pour sortir de tous leurs Etats, et je ne laissais pas. connaissant
leur dureté, d'être en quelque peine sur la manière dont ils me les
laisseraient traverser, quand M. le bailli de Nidau vint tout à propos
me tirer d'embarras. Comme il avait hautement improuve le violent
•dé de Leurs Excellences, il crut, dans sa générosité, me devoir
un témoignage public qu'il n'y prenait aucune part, et ne craignit
pas de soi tir de son bailliage pour venir me faire une visite à Bienne.
Il vint la veille de mon départ, et, loin de venir incognito, il affecta
même du cérémonial, vint in fiocchi dans son carrosse avec son se-
crétaire, et m'apporta un passe-port en son nom pour traverser l'État
de Berne a mon aise, et sans crainte d'être inquiété. La visite me
toucha plus que le passe port, .le n'y aurais guère été moins sensible
quand elle aurait eu pour objet un autre que moi. Je ne connais rien
de si puissant sur mon cœur qu'un acte de courage fait à propos, en
faveur du faible injustement opprimé.
Enfin, après m'être avec peine procuré une chaise, je partis le len-
demain matin de cette terre homicide, avant l'arrivée delà amputation
dont on devait m'honorer, avant même d'avoir pu revoir Thérèse, à
qui j'avais marqué de me venir joindre quand j'avais cru m'arrèter à
Bienne, et que j'eus à peine le temps de contremander par un mot de
lettre, en lui marquant mon nouveau désastre; on verra .dans ma
troisième partie, si jamais j'ai la force de l'écrire, comment, croyant
partir pour Berlin, je partis en effet pour l'Angleterre, et comment les
deux dames qui voulaient disposer de moi, après m'avoir, à force
d'intrigues, chassé de la Suisse, où je n'étais pas assez en leur pou-
voir, parvinrent enfin à me livrer à leur ami.
J'ajoutai ce qui suit dans la lecture que je lis de cet écrit à mon-
sieur et madame la comtesse d'Kgmont, à M. le prince Pignatelli. à
madame la marquise de Mesmes. et à M. le marquis de Juigné.
J'ai dit la vérité : si quelqu'un sait des choses contraires à ce que
je viens d'exposer, fussent-elles mille fois prouvées, il sait des men-
songes et des impostures; et s'il refuse de les approfondir et de les
éclaircir avec moi tandis que je suis en vie, il n'aime ni la justice ni la
\érité. Pour moi, je le déclare hautement et sans crainte : quiconque.
même sans avoir lu mes écrits, examinera par ses propres yeux mon
naturel, mon caractère, nies mœurs, nies penchants, mes plaisirs, mes
I IVRE DOI /II. M i
habitudes, et pourra me croire un malhonnête homme, est lui-même
un homme à étouffer.
J'achevai ainsi ma lecture, et tout lemonde se tut. Madame d l
mont fut la seule qui me parut émue : elle tressaillit visiblement,
mais elle se remit bien \ite et garda le silence, ainsi que toute la
compagnie. Tel fut le fruit que je tirai de cette lecture et «.le ma dé-
claration.
C*^^'^?'" * »■■■
,SSV^ ■..*■
TABLE DES EAUX-FORTES
DU TOME DE1 \ I I .M l
Vignette du titre. - Gravure de A. Boulard Titre.
Table des Collaborateurs. Composition allégorique de A. Boulard. . v
LIVRE SEPTIÈME. Gravure de A. Boi i ird.
Cartouche. . Rousseau au Lazaret.
En-tête. . Jean-Jacques et M. de Moi taigu . . .... i
Hors texte . . Rousseau chez Madame Dupin. . i5
.l.-.l. Rousseau verbali: v
Le Dîner à bord du vaisseau . 41
.l.-.l. Rousseau enseignant les Hei : à I hérèse. .
Cul-de-lampe. Dîner au Panier fleuri -\
K II.
I M'.i .1: Dl - EAUX-F0R1 l S
I.IV R E III' I fl EM E Gravure de !.. Roi r.
Cartouche. .
En-tête.
texte
Cul-de-lampe.
Rousseau sur la route de Vincennes.
Souper chez le Ministre Klupftell
t Tl 1 »e à la fenêtre
l.-.l. Rousseau au clavecin
I . \K\ in du village
Le Jardin de l'Ermitag< • ...
Sur la route de Genève '
Pages.
73
7"
99
io3
110
LIVRE NEUVIÈME. — Gravure de Teyssonni ères.
Cartouche. 1 ! rentrant leur récolte.
En-tête. . Madame d'Houdetot rend visite à Rou au iî5
Hors texte . . Madame d'Houdetot à l'Ermitage i-V
rête-à-tète au clair Je lune "".t
Grimm et Rousseau chez Madame d'Epinay
Jean-Jacques quitte l'Ermitage 209
Grimm à sa toilette -11
LIVRE DIXIÈME. — Gravure de Minus.
Cartouche. . Ri ' t Thérèse au Château de Montmorency.
En-tête. Le Portrah de Rousseau, par hdtonr 2 1 3
Hors texte Visite au donjon de Mont-Louis 243
Rousseau lit la Julie à la Maréchale 249
Jean- Jacques embrassant Mademoiselle de Boufflers . . . 25q
— Partie d'échecs avec le Prince de Conti
Cul-de-lampe. Rousseau s'installe au Mont-Louis "~
LIVRE ON/IKME.
Gravure de !.. H
Cartouche.
En-tête. .
Hors texte
Cul-de-lampe.
M;i lame dé Talmont lisant la Julie.
I 1 - Adieux de Rousseau à Madame de Luxembourg. . . . 269
Le Portrait de la Maréchale 277
Rousseau evt averti du danger qui le menace 289
nation de Rousseau et de Thérèse 3o5
Adieux de Rousseau au Maréchal 3og
Rousseau salue la terre de liberté 3n
LIVRE DOUZIEME. - Gravure de A. BOULARD.
■nette. . Salamaleki.
En-tête. . . Rousseau porte des lapins dans l'île
3.3
I A l ; l I D ES E AUX - FO RTE S
Hors texte . . Rousseau chei railord Maréchal.
iih ilf Rousseau .1 Motiei s.
Jean-Jacques men 1 es pi <<m-
piî. > i\ d'un \ isiteur a l'île Saint- 1 '
Cul-de-lampe. Rêverie sur le lac ...
I \ BLE DES EAUX-FORTES avure de E. \.bot.
En-tète. . Thérèse Levasseur, d'après .WinJet
— Jean-Jacques 1 . d'après le pastel de Latour, ayant
appartenu a René de Girardin.
Lord Keirh , d'après le tableau de la bibliothèque Je A
chatel.
Cul-de-lampe. Baron d'Holbach, d'après une ancienne eau-forte . . .
— Prince de Conti, d'après le buste de Houdon.
Achevé d'imprimer. Allégorie. Gravure de E. Ai
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