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Full text of "Les confessions"

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Univenit]  of  Toronto 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lesconfession02rous 


J.  J.  ROU  SSE  AU 

CONFESSIONS 

PREFACE 

DE 

.1  r  I.  /■:  S     C  LA  /,'  E  TIE 

DE 

LACADEfllE  FRANÇAISE 


1CE    1-. 


Il    LAl'NKTTK  R    I  '  "•  KDITK1   R: 


LES 


CONFESSIONS 


EDITION    DE   GRAND   LUXE 


/.'  .:  été  fait   un  tirage  a  quarante-huit  exemplaires  sur  papier 
■  tures   i»  Japon  comprenant  trais  suites   de  toutes   les 
taux-fortes.    Tous  les  exemplaires  sont  numérotés  à  la  presse. 


J.-J.    KOl'SMAl 


LES 


CONFESSIONS 


\ 1 1 1   s  1  i  i  i     ÉD I T 10 N  I LLUSTREE 

DE 

QUcJT'KE-  VJ&CGT-SEIZE    CO£\fPOSITIO&CS 

r  Ait 

MAURICE    LELOIK 

GRAVÉES     \     l'eAU-FORTE    PAR    LES    PREMIERS    ARTISTES 


PREFACE 

D  i 

JUL  ES    C  1  AK  E  11  E 

de  l'Académie  française 


TOME    DEUXIEME 


PARIS 

LIBRAIRIE  ARTISTIQUE.   -  H.   LAUNETTE  ET  O.  ÉDITEURS 

1  1 1  7  ,    BOULEVARD    SAINT-GERMAIN,     . 


1889 


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COLLABORAT!:  URS 

I .  >  quatre-vingt-seije  Compositions 

IONS    DE   J.-J.    ROUSSEAU 
oui  été  finîtes  à  l'aquarelle 
par 

MAURICE   LELOIR 


sr 


/..i  gravure  à  Veau-forte 

de  ces  Compositions  .1  été  exécutée  en  grande  partie 

par 

AUGUSTE   BOULAI 

et 

LOUIS   RU  ET 

Les  .mires  planches  ont  été  gravées 

/'.ir     ABOT,    C  HAMPOLLION,    MlLIUS,    MORDANT 
et  T  EYSSONNl  E  R  1.  s 


— - 


Le  tirage  des  Eaux-fortes  a  été  fait  par  les  soins  de 

CH.    CHARDON" 

et  l'impression  typographique  sur  les  presses  de 

G.    CHAMEROT 
avec  les  encres  de  Li  Maison  Ch.   Lorili  ei  \ 
sur  les  papiers 
,/U  des   Papeteries   di    ' 


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n   Deuxième  Partie  m 

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LIVRE   SEPTIÈME 


'74i 


■    .*' '  près  deux  ans  Je  silence  et  de  patience,  maigre 

•     ,'     ""^^-v  mes  résolutions,  je  reprends  la  plume.  Lecteur. 

•  'f    A    ^T-     suspendez    votre  jugement    sur   les    raisons  qui 

ê      f— \     J)jL    m'y  forcent  :   vous   n'en   pouvez   juger  qu'après 

UA  *      Vv  m'avoir  lu. 

On  a  vu  s'écouler  ma  paisible  jeunesse  dans 
--^!*/  .  f  une  v'e  égale,  assez  douce,  sans  de  grandes  tra- 
™  "*  »  verses  ni  de  grandes  prospérités.  Cette  médio- 
crité fut  en  grande  partie  l'ouvrage  de  mon  naturel  ardent,  mais 
faible,  moins  prompt  encore  à  entreprendre  que  facile  à  décourager, 
sortant  du  repos  par  secousses,  mais  y  rentrant  par  lassitude  et  par 
goût,  et  qui,  me  ramenant  toujours,  loin  des  grandes  vertus  et  plus 
loin  des  grands  vices,  à  la  vie  oiseuse  et  tranquille  pour  laquelle  je 


TOME   II. 


I  ONI  l  SSIONS    DE    J-J.    ROI   SSEAU. 

me  sentais  né,  ne  m'a  jamais  permis  d'aller  à  rien  de  grand,  soit  en 
bien,  s, .il  en  mal. 

Q  iel  tableau  différent  j'aurai  bientôt  à  développer!   Le  sort  qui 

durant  trente  ans  favorisa  nus  penchants,  [es  contraria  pendant  trente 
autres;  et.  de  cette  opposition  continuelle  entre  ma  situation  et  mes 
inclinations,  on  verra  naître  des  tantes  énormes,  des  malheurs  inouïs 
et  toutes  les  vertus,  excepte  la  force,  qui  peuvent  honorer  l'adver- 
sité. 

M  ;  première  partie  a  été  toute  écrite  de  mémoire;  j'y  ai  dû  faire 
beaucoup  d'erreurs.  Forcé  d'écrire  la  seconde  de  mémoire  aussi,  j'y  en 
ferai  probablement  beaucoup  davantage.  Les  doux  souvenirs  de  mes 
beaux  ans.  j  ec  autant  de  tranquillité  que  d'innocence,  m'ont 

é  mille  impressions  charmantes  que  j'aime  sans  cesse  à  me  rappe- 
ler. On  verra  bientôt  combien  sont  différents  ceux  du  reste  de  ma  vie. 
Les  rappeler,  c'est  en  renouveler  l'amertume.  Loin  d'aigrir  celle  de 
ma  situation  par  ces  tristes  retours,  je  les  écarte  autant  qu'il  m'est 
ble;  et  souvent  j'v  réussis  au  point  de  ne  les  pouvoir  plus  retrou- 
ver au  besoin.  Cette  facilité  d'oublier  les  maux  est  une  consolation 
que  le  ciel  m'a  ménagée  dans  ceux  que  le  sort  devait  un  jour  accumuler 
sur  moi.  Ma  mémoire,  qui  me  retrace  uniquement  les  objets  agréables, 
est  l'heureux  contre-poids  de  mon  imagination  effarouchée,  qui  ne  me 
fait  prévoir  que  de  cruels  avenirs. 

Tous  les  papiers  que  j'avais  rassemblés  pour  suppléer  à  ma  mé- 
moire et  me  guider  dans  cette  entreprise,  passés  en  d'autres  mains. 
ne  rentreront  plus  dans  les  mienne-. 

Je  n'ai  qu'un  guide  fidèle   sur  lequel  je  puisse  compter,   c'est    la 
chaîne  des  sentiments  qui  ont  marqué  la  succession  de  mon  être,  et 
eux  celle  des  événements  qui  en  ont  été  la  cause  ou  l'effet.  J'oublie 
aisément  mes  malheurs,  mais  je  ne  puis  oublier  mes  fautes,  et  j'ou- 
blie encore  moins  mes  bons  sentiments.    Leur   souvenir  m'est   trop 
chez  pour  s'effacer  jamais  de  mon  cœur.  Je  puis  faire  des  omissions 
faits,   des  transpositions,  des  erreurs  de  dates;  mais  je  ne 
puis  me  tromper  sur  ce  que  j'ai  senti,  ni  sur  ce  que  mes  sentiments 
ire   :    et   voilà  de  quoi   principalement   il   s'agit.    L'objet 
.re  de  nies  Confessions  est  de  faire  connaître  exactement  mon  in- 
térieur dans   toutes  les  situations  de  ma  vie.  C'est  l'histoire  de  mon 


LIVRE    SEPTIEM1 

âme  que  j'ai  promise  :  et  pour  l'écrire  fidèlement  je  n'ai  pas  besoin 
d'autres  mémoires;  il  me  suffît,  comme  j'ai  fait  jusqu'ici,  de  rentrer 
au  dedans  de  moi. 

11  y  a  cependant,  et  très-heureusement,  un  intervalle  de  six  à  sept 
ans  dont  j'ai  des  renseignements  sûrs  dans  un  recueil  transcrit  de 
lettres  dont  les  originaux  sont  dans  les  mains  de  M.  du  Peyrou.  Ce 
recueil,  qui  finit  en  1760,  comprend  tout  le  temps  de  mon  séjour  à 
l'Ermitage,  et  de  ma  grande  brouillerie  avec  mes  soi-disant  amis  : 
que  mémorable  dans  ma  vie,  et  qui  lui  la  source  de  tous  mes  autres 
malheurs.  A  l'égard  des  lettres  originales  plus  récentes  qui  peinent 
me  rester,  et  qui  sont  en  très-petit  nombre,  au  lieu  de  les  transcrire 
à  la  suite  du  recueil,  trop  volumineux  pour  que  je  puisse  espérer  de 
les  soustraire  à  la  vigilance  de  mes  Argus,  je  les  trancrirai  dans  cet 
écrit  même,  lorsqu'elles  me  paraîtront  fournir  quelque  éclaircisse- 
ment, soit  à  mon  avantage,  soit  à  ma  charge  :  car  je  n'ai  pas  peur  que 
le  lecteur  oublie  jamais  que  je  lais  mes  confessions  pour  croire  que 
je  fais  mon  apologie;  mais  il  ne  doit  pas  s'attendre  non  plus  que  je 
taise  la  vérité  lorsqu'elle  parle  en  ma  faveur. 

Au  reste,  cette  seconde  partie  n'a  que  cette  même  vérité  de  com- 
mune avec  la  première,  ni  d'avantage  sur  elle  que  par  l'importance 
des  choses.  A  cela  près,  elle  ne  peut  que  lui  être  inférieure  en  tout. 
J'écrivais  la  première  avec  plaisir,  avec  complaisance,  a  mon  aise,  à 
Wooton  ou  dans  le  château  de  Trvc;  tous  les  souvenirs  que  j'avais  à 
me  rappeler  étaient  autant  de  nouvelles  jouissances.  J'y  revenais  sans 
cesse  avec  un  nouveau  plaisir,  et  je  pouvais  tourner  mes  descriptions 
sans  gène  jusqu'à  ce  que  j'en  lusse  content.  Aujourd'hui  ma  mémoire 
et  ma  tète  affaiblies  me  rendent  presque  incapable  de  tout  travail; 
je  ne  m'occupe  de  celui-ci  que  par  force,  et  le  cœur  serré  de  détresse. 
Il  ne  m'offre  que  malheurs,  trahisons,  perfidies,  que  souvenirs  attris- 
tants et  déchirants.  Je  voudrais  pour  tout  au  monde  pouvoir  ense- 
velir dans  la  nuit  des  temps  ce  que  j'ai  à  dire;  et,  forcé  de  parler 
malgré  moi.  je  suis  réduit  encore  à  me  cacher,  à  ruser,  a  tacher  de 
donner  le  change,  à  m'a\  ilir  aux  choses  pour  lesquelles  j'étais  le  moins 
né.  Les  planchers  sous  lesquels  je  suis  ont  des  yeux,  les  murs  qui 
m'entourent  ont  des  oreilles  :  environné  d'espions  et  de  surveillants 
malveillants  et  vigilants,  inquiet  et  distrait,  je  jette  à  la  hâte  sur  le 


;  i  5SI0NS   DE    l.-J     ROUSSEAU. 

papier  quelques  mots  interrompus  qu'à  peine  j'ai  le  temps  de  relire. 

rc  moins  de  corriger.  Je  sais  que,  malgré  les  barrières  immenses 

:  entasse  sans  cesse  autour  de  moi,  l'on  craint  toujours  que  la 

chappe  par  quelque  tissure.  Comment  m'y  prendre  pour 

la  faire  percer:  Je  le  tente  avec  peu  d'espoir  de  succès.  Qu'on  juge  si 

c'est  la  de  quoi  faire  des  tableaux  agréables  et  leur  donner  un  coloris 

bien  attrayant.  J'avertis   donc  ceux  qui  voudront  commencer  cette 

lecture,  que  rien,  en  la  poursuivant,  ne  peut  les  garantir  de  l'ennui,  si 

ce  n'est  le  désir  d'achever  de  connaître  un  homme,  et  l'amour  sincère 

de  la  justice  et  de  la  vérité. 

Je  me  suis  laisse,  dans  ma  première  partie,  partant  à  regret  pour 
Paris,  déposant  mon  cœur  aux  Charmettcs,  y  fondant  mon  dernier 
château  en  Espagne,  projetant  d'y  rapporter  un  jour  aux  pieds  de 
maman,  rendue  à  elle-même,  les  trésors  que  j'aurais  acquis,  et  comp- 
tant sur  mon  svstème  de  musique  comme  sur  une  fortune  assurée. 

.le  m'arrêtai  quelque  temps  à  Lyon  pour  y  voir  mes  connaissances, 
pour  m'y  procurer  quelques  recommandations  pour  Paris,  et  pour 
vendre  mes  livres  de  géométrie,  que  j'avais  apportés  avec  moi.  Tout 
le  monde  m'y  fit  accueil.  .Monsieur  et  madame  de  Mably  marquèrent 
du  plaisir  à  me  revoir,  et  me  donnèrent  à  dîner  plusieurs  fois.  Je  lis 
chez  eux  connaissance  avec  l'abbé  de  Mably.  comme  je  l'avais  déjà 
laite  avec  l'abbé  de  Condillac,  qui  tous  deux  étaient  venus  voir  leur 
frère.  L'abbé  de  Mably  me  donna  des  lettres  pour  Paris,  entre  autres 
une  pour  M.  de  l'ontenelle  et  une  autre  pour  le  comte  de  Caylus.  L'un 
et  l'autre  me  furent  des  connaissances  ti  es  agréables,  surtout  le  pre- 
mier, qui,  jusqu'à  sa  mort,  n'a  point  cessé  de  me  marquer  de  l'amitié, 
et  de  me  donner  dans  nos  tête-à-tête  des  conseils  dont  j'aurais  dû 
mieux  profiter. 

Je  revis  M.  Bordes,  avec  lequel  j'avais  depuis  longtemps  fait  con- 
naissance, et  qui  m'avait  souvent  oblige  de  grand  cœur  et  avec  le  plus 
vrai  plaisir.  Lu  cette  occasion  je  le  retrouvai  toujours  le  même.  Ce  fut 
lui  qui  me  fit  vendre  mes  livres,  et  il  me  donna  par  lui-même  ou  me 
ira  de  bonnes  recommandations  pour  Paris.  Je  revis  M.  l'inten- 
dant, dont  je  devais  la  connaissance  à  M.  Bordes,  et  a  qui  je  dus  celle 

M.  le  duc  de  Richelieu,  qui  passa  a  Lyon  dans  ce  temps-la.  M.Pallu 
me  présenta  à  lui.  M.  de  Richelieu  me  reçut  bien,  et  me  (.lit  de  l'aller 


LIVRE  SEPTIÈME.  5 

voir  à  Paris  ;  ce  que  je  fis  plusieurs  fois,  sans  pian  tant  que  cette  haute 
connaissance,  dont  j'aurai  souvent  à  parler  dans  la  suite,  m'aii  été 
jamais  utile  à  rien. 

Je  revis  II-  musicien  David,  qui  m'avait  rendu  service  dans 
ma  détresse  à  un  de  mes  précédents  voyages.   11  m'avait  prêté  ou 

donné  un  bonnet  et  des  bas  que  je  ne  lui  ai  jamais  rendus,  et  qu'il 
ne  m'a  jamais  redemandés,  quoique  nous  nous  soyons  revus  souvent 

depuis  ce  temps-là.  Je  lui  ai  pourtant  fait  dans  la  suite  un  présent  à 
peu  près  équivalent.  Je  dirais  mieux  que  cela,  s'il  s'agissait  ici  de  ce 
que  j'ai  dû;  mais  il  s'agit  de  ce  que  j'ai  fait,  et  malheureusement  ce 

n'est  pas  la  même  chose. 

Je  revis  le  noble  et  généreux  Perrichon,  et  ce  ne  fut  pas  sans  me 
ressentir  de  sa  magnificence  ordinaire;  car  il  me  fit  le  même  cadeau 
qu'il  avait  t'ait  auparavant  au  gentil  Bernard,  en  me  défrayant  de  ma 
place  à  la  diligence.  Je  revis  le  chirurgien  Parisot,  le  meilleur  et  le 
mieux  faisant  des  hommes;  je  revis  sa  chère  Godefroi,  qu'il  entrete- 
nait depuis  dix  ans.  et  dont  la  douceur  de  caractère  et  la  bonté  de 
cœur  faisaient  à  peu  près  tout  le  mérite,  mais  qu'on  ne  pouvait  aborder 
sans  intérêt  ni  quitter  sans  attendrissement;  car  elle  était  au  dernier 
terme  d'une  étisie  dont  elle  mourut  peu  après.  Rien  ne  montre  mieux 
les  vrais  penchants  d'un  homme  que  l'espèce  de  ses  attachements. 
Quand  on  avait  vu  la  douce  Godefroi,  on  connaissait  le  bon  Parisot. 

J'avais  obligation  à  tous  ces  honnêtes  gens.  Dans  la  suite  je  les 
négligeai  tous,  non  certainement  par  ingratitude,  mais  par  cette  invin- 
cible paresse  qui  m'en  a  souvent  donné  l'air.  Jamais  le  sentiment  de- 
leurs  services  n'est  sorti  de  mon  cœur  :  mais  il  m'en  eût  moins  coûté 
de  leur  prouver  ma  reconnaissance  que  de  la  leur  témoigner  assidû- 
ment. L'exactitude  à  écrire  a  toujours  été  au-dessus  de  mes  forces  : 
sitôt  que  je  commence  à  me  relâcher,  la  honte  et  l'embarras  de  répa- 
rer ma  faute  me  la  font  aggraver,  et  je  n'écris  plus  du  tout.  J'ai  donc 
gardé  le  silence  et  j'ai  paru  les  oublier.  Parisot  et  Perrichon  n'y  ont 
pas  même  fait  attention,  et  je  les  ai  trouvés  toujours  les  mêmes  :  mais 
on  verra  vingt  ans  après,  dans  M.  Bordes,  jusqu'où  Pamour-propre 
d'un  bel  esprit  peut  porter  la  vengeance  lorsqu'il  se  croit  négligé. 

Avant  de  quitter  Lyon,  je  ne  dois  pas  oublier  une  aimable  personne 
que  j'y  revis  avec  plus  de   plaisir  que  jamais,   et  qui  laissa  dans  mon 


-.1  i  5SI0NS   Dl     l.-J.    ROUSSEAU. 

venirs  bien  tendres:  c'est  mademoiselle  Serre,  dont  j'ai 
s  ma  première  partie,  et  avec  laquelle  j'avais  renouvelé  con- 
nce  tandis  que  j'étais  chez  M.  de  Mably.A  ce  voyage,  ayant  plus 

sii .  je  la  vis  davantage;  m  un  cœur  se  prit,  et  très-vivement.  J'eus 
quelque  lieu  de  penser  que  le  sien  ne  m'était  pas  Contraire;  mais  elle 
corda  ^>^-  confiance  qui  m'ôta  la  tentation  d'en  abuser.  Elle  n'avait 
.  ni  moi  non  plus;  nos  situations  étaient  trop  semblables  pour  que 
nous  pussions  nous  unir;  et.  dans   les  vues  qui   m'occupaient,  j'étais 
bien  éloigné  de  songer  au  mariage.  Elle  m'apprit  qu'un  jeune  négo- 
ciant, appelé  M.  Genève,  paraissait  vouloir  s'attacher  à  elle,  .le  le  vis 
chez  elle  une  lois  ou  deux  ;  il  me  parut  honnête  homme,  il  passait  pour 
l'être.  Persuadé  qu'elle  serait  heureuse  avec  lui.  je  desirai  qu'il  l'épou- 
sàt.  comme  il  a  fait  dans  la  suite;  et,  pour  ne  pas  troubler  leurs  inno- 
centes amours,  je  me  hâtai  de  partir.  Taisant  pour  le  bonheur  de  cette 
charmante  personne  des  vœux  qui  n'ont  été  exaucés  ici-bas  que  pour 
un  temps,   hélas!   bien  court;  car  j'appris  dans  la  suite  qu'elle  était 
morte  au  bout  de  deux  ou  trois  ans  de  mariage.  Occupé  de  mes  tendres 
ts  durant  toute  ma  route,  je  sentis  et  j'ai  souvent  senti  depuis 
.  en  y  repensant,  que  si  les  sacrifices  qu'on  fait  au  devoir  et  à  la 
vertu  coûtent  a  faire,  on  en  est  bien  payé  par  les  doux  souvenirs  qu'ils 
laissent  au  fond  du  cœur. 

Autant  à  mon  précédent  voyage  j'avais  vu  Paris  par  son  côté  dé- 

■  able,  autant  à  celui-ci  je  le  vis  par  son  côté  brillant  ;  non  pas  toute- 

[uant  à  mon  logement;  car.  sur  une  adresse  que  m'avait  donnée 

M.   Hordes,   j'allai    loger  à   l'hôtel    Saint-Quentin,   rue  des   Cordiers, 

Sorbonne,  vilaine  rue.  vilain  hôtel,  vilaine  chambre,  mais 

.pendant  avaient  logé  des  hommes  de  mérite,  tels  que  Gresset, 

les  abbés  de  Mably,  de  Condillac,  et  plusieurs  autres  dont 

malheureusement  je  n'y  trouvai  plus  aucun;  mais  j'y  trouvai  un  M.  de 

I  md,  hobereau  boiteux,  plaideur,  faisant  le  puriste,  auquel  je 

naissance  de  M.  Roguin,  maintenant  le  doyen  de  mes  amis, 

:  lui  celle  du  philosophe  Diderot,  dont  j'aurai  beaucoup  à  parler 

iite. 

Paris  dans  l'automne  de  1741,  avec  quinze  louis  d'argent 

ptant,  ma  comédie  de  Narcisse  et  mon  projet  de  musique  pour 

.  et  avant   par  conséquent  peu  de  temps  à  perdre  pour 


LIVRE  SEPTIÈM 

tâcher  d'en  tuer  parti.  Je  me  pressai  de  taire  valoii  mes  recommanda- 
tions. Un  jeune  homme  qui  arrive  à  Paris  avec  une  figure  passable,  et 

qui  s'ann.mce  par  des  talents,  est  toujours  sur  d'être  accueilli.  Je  le 
tus  ;  cela  me  procura  des  agréments  sans  me  mener  à  grand'chose.  Dt 
toutes  les  personnes  à  qui  je  fus  recommande,  trois  seules  me  furent 
utiles  :  M.  Damesin,  gentilhomme  savoyard,  alors  écuyer,  et,  je  crois. 
iri  de  madame  la  princesse  de  Carignan ;  M.  de  Boze,  secrétaire 
de  l'Académie  des  inscriptions,  et  garde  des  médailles  du  Cabinet  du 
roi;  et  le  P.  Castel,  jésuite,  auteur  du  clavecin  oculaire.  Toutes  ces 
mmandations,  excepté  celle  de  M.  Damesin.  me  venaient  de  l'abbé 
de  Mably. 

M.  Damesin  pourvut  au  plus  pressé  par  deux  Connaissances  qu'il 
me  procura  :  l'une,  de  M.  de  Gasc,  président  à  mortier  au  parlement 
de  Bordeaux,  et  qui  jouait  très-bien  du  violon  ;  l'autre,  de  M.  l'abbé  de 
Léon,  qui  logeait  alors  en  Sorbonne,  jeune  seigneur  très-aimable, 
qui  mourut  à  la  fleur  de  son  âge,  après  avoir  brillé  quelques  instants 
dans  le  monde  sous  le  nom  de  chevalier  de  Rohan.  L'un  et  l'autre 
eurent  la  fantaisie  d'apprendre  la  composition.  Je  leur  en  donnai 
quelques  mois  de  leçons,  qui  soutinrent  un  peu  ma  bourse  taris- 
sante. L'abbé  de  Léon  me  prit  en  amitié,  et  voulait  m'avoirpour  son 
secrétaire;  mais  il  n'était  pas  riche,  et  ne  put  m'offrir  en  tout  que 
huit  cents  francs,  que  je  refusai  bien  à  regret,  mais  qui  ne  pouvaient 
suffire  pour  mon  logement,  ma  nourriture  et  mon  entretien. 

M.  de  Boze  me  reçut  fort  bien.  Il  aimait  le  savoir.il  en  avait: 
mais  il  était  un  peu  pédant.  .Madame  de  Boze  aurait  été  sa  tille;  elle 
était  brillante  et  petite-maîtresse.  J'y  dînais  quelquefois.  On  ne  sau- 
rait avoir  l'air  plus  gauche  et  plus  sot  que  je  l'avais  vis-à-vis  d'elle. 
Son  maintien  dégagé  m'intimidait,  et  rendait  le  mien  plus  plaisant. 
Quand  elle  me  présentait  une  assiette,  j'avançais  ma  fourchette  pour 
piquer  modestement  un  petit  morceau  de  ce  qu'elle  m'offrait;  de 
sorte  qu'elle  rendait  à  son  laquais  l'assiette  qu'elle  m'avait  destinée. 
en  se  tournant  pour  que  je  ne  la  visse  pas  rire.  Elle  ne  se  doutait 
guère  que,  dans  la  tète  de  ce  campagnard,  il  ne  laissait  pas  d'y  avoir 
quelque  esprit.  M.  de  Boze  me  présenta  à  M.  de  Reaumur.  son  ami. 
qui  venait  dîner  chez  lui  tous  les  vendredis,  jours  d'Académie  des 
sciences.  Il  lui  parla  de  mon  projet,  et  du  désir  que  j'avais  de  le  sou- 


NI  l  SSIONS    DE  J.-J.    ROI   SS1    VI 

mettre  .1  l'examen  de  l'Académie.  M.  de  Réaumur  se  chargea  de  la 
proposition,  qui  fut  agréée.  Le  jour  donné,  je  fus  introduit  et  pré- 
senté pai  .M.  Je  Réaumur;  et  le  même  jour,  22  août  1742,  j'eus 
l'honneur  de  lire  à  l'Académie  le  Mémoire  que  j'avais  prépare  pour 
cela.  Quoique  cette  illustre  assemblée  lût  assurément  très-impo- 
sante, j'\  fus  bien  moins  intimidé  que  devant  madame  de  Boze,  et  je 
me  tirai  passablement  de  mes  lectures  et  de  m»  -  n  ponses.  Le  Mé- 
moire réussit,  et  m'attira  des  compliments,  qui  me  surprirent  au- 
tant qu'ils  me  flattèrent,  imaginant  à  peine  que  devant  une  Acadé- 
mie quiconque  n'en  était  pas  pût  avoir  le  sens  commun.  Les  com- 
missaires qu'on  me  donna  turent  MM.  de  Matran,  Hellot  et  de 
Fouchy,  tous  trois  gens  de  mérite  assurément,  mais  dont  pas  un 
ne  savait  la  musique,  assez  du  moins  pour  être  en  état  de  juger  de 
mon  projet. 

huant    mes    conférences  avec  ces  messieurs   je  me  convainquis, 
avec  autant  de  certitude  que  de  surprise,  que  si  quelquefois  les  sa- 
vants ont    moins    Je   préjugés  que  les  autres  hommes,  ils  tiennent. 
en  revanche,  encore  plus    fortement  à  ceux  qu'ils  ont.  Quelque  lai- 
.  quelque  fausses  que   fussent  la   plupart  de   leurs  objections,  et 
quoique     j'y    répondisse    timidement,  je    l'avoue,    et     en    mauvais 
termes,  mais  par  des  raisons  péremptoires,  je  ne  vins  pas  une  seule 
.1  bout  de  me  faire  entendre  et  de  les  contenter.  J'étais  toujours 
ébahi  de    la  facilite  avec  laquelle,  a  l'aide  de  quelques  phrases  sono- 
.  :1s  me  réfutaient  sans  m'avoir  compris.  Ils  déterrèrent,  je  ne  sais 
où,   qu'un    moine,  appelé    le    1'.    Souhaitti,    avait    jadis    imaginé    la 
gamme  par  chiffres.  C'en  lut  assez   pour  prétendre  que  mon  système 
n'était  pas    neuf.   Et   passe  pour  cela:  car  bien   que  je  n'eusse  jamais 
ouï  parler  du    1'.  Souhaitti,  et  bien  que  sa  manière  d'écrire  les  sept 
il 'tes    du    plain-chant  sans   même  songer  aux  octaves  ne  méritât  en 
aucune  sorte  d'entrer  en  parallèle  avec  ma  simple  et  commode  inven- 
tion pour  noter  aisément  par  chiffres  toute  musique  imaginable,  clefs. 
taves,  mesures,  temps  et  valeurs  des    notes,  choses  aux- 
quelles Souhaitti  n'avait  pas  même  songé,  il  était  néanmoins  très-vrai 
de  dire    que,  quant  a   l'élémentaire  expression   des   sept  notes,  il   en 
■  le  premier  inventeur.  Mais  outre  qu'ils  donnèrent  a  cette  inven- 
primitive  plus  d'importance  qu'elle  n'en  avait,  ils  ne  s'en  tinrent 


LIVRE    M  i'  i  i  i   M  i 

p.is  là  :  ei  sitôt  qu'ils  voulurent  parler  du  fond  du  système  ils  ne  firent 
plus  que  déraisonner.  Le  plus  grand  avantage  du  mien  était  d'abro- 
ger les  transpositions  et  les  ciels,  en  s,, rie  que  le  même  morceau  se 
trouvait  noté  et  transpose  à  volonté,  dans  quelque  ton  qu'on  voulût, 
au  moyen  du  changement  supposé  d'une  seule  lettre  initiale  à  la  tête 
de  l'air.  Ces  messieurs  avaient  ouï  dire  aux  croque-sol  de  Paris  que 
la  méthode  d'exécuter  par  transposition  ne  valait  rien  :  ils  partirent 
de  la  pour  tourne]  en  invincible  objection,  contre  mon  système,  son 
avantage  le  plus  marque;  et  ils  décidèrent  que  ma  note  était  bonne 
pour  la  vocale,  et  mauvaise  pour  l'instrumentale.  Sur  leur  rapport, 
l'Académie  m'accorda  un  certificat  plein  de  très-beaux  compliments, 
à  travers  lesquels  on  démêlait,  pour  le  fond,  qu'elle  ne  jugeait  mon 
système,  ni  neuf  ni  utile.  Je  ne  crus  pas  devoir  orner  d'une  pareille 
pièce  l'ouvrage  intitulé  :  Dissertation  sur  la  musique  moderne,  par 
lequel  j'en  appelais  au  public. 

J  eus  lieu  de  remarquer  en  cette  occasion  combien,  même  avec  un 
esprit  borne,  la  connaissance  unique,  mais  profonde,  de  la  chose  est 
préférable,  pour  en  bien  juger,  a  toutes  les  lumières  que  donne  la 
culture  des  sciences,  lorsqu'on  n'y  a  pas  joint  l'étude  particulière  de 
celle  dont  il  s'agit.  La  seule  objection  solide  qu'il  y  eût  a  faire  a  mon 
système  y  fut  faite  par  Rameau.  A  peine  le  lui  eus-je  expliqué,  qu'il  en 
vit  le  côte  faible.  Vos  signes,  me  dit-il.  sont  très-bons  en  ce  qu'ils 
déterminent  simplement  et  clairement  les  valeurs,  en  ce  qu'ils  repré- 
sentent nettement  les  intervalles  et  montrent  toujours  le  simple  dans 
le  icdoublé,  toutes  choses  que  ne  fait  pas  la  note  ordinaire:  mais  ils 
sont  mauvais  en  ce  qu'ils  exigent  une  opération  de  l'esprit  qui  ne 
peut  toujours  suivre  la  rapidité  de  l'exécution.  La  position  de  nos 
notes,  continua-t-il,  se  peint  a  l'œil  sans  le  concours  de  cette  opéra- 
tion. Si  deux  notes,  l'une  très-haute,  l'autre  très-basse,  sont  jointes 
par  une  tirade  de  notes  intermédiaires,  je  vois  du  premier  coup 
d'œil  le  progrès  de  l'une  à  l'autre  par  degrés  conjoints;  mais,  pour 
m  assurer  chez  vous  de  cette  tirade.il  faut  nécessairement  que 
j  epelle  tous  VOS  chiffres  l'un  après  l'autre:  le  coup  d'œil  ne  peut  sup- 
pléer a  rien.  L'objection  me  parut  sans  réplique,  et  j'en  convins  a 
l'instant  :  quoiqu'elle  soit  simple  et  happante,  il  n'y  a  qu'une  grande- 
pratique    de    l'art    qui    puisse    la    suggérer,  et  il    n'est  pas  étonnant 


ONI   I   SSIONS    DE    I.  -J.    ROUSSEAU. 

•il  venue  à  aucun  académicien;  mais  il  l'est  que  tous  ces 
grands  vu.inis  qui  savent  tant  de  choses,  sachent  si  peu  que  cha- 
cun ne  devrait  juger  que  de  son  métier. 

Mes  fréquentes  visites  a  mes  commissaires  et  a  d'autres  académi- 
ciens me  mirent  a  portée  de  faire  connaissance  avec  toul  ce  qu'il  y 
avait  a  Paris  de  plus  distingué  dans  la  littérature;  et  par  la  cette 
connaissance  se  trouva  toute  laite  lorsque  je  me  vis  dans  la  suite  ins- 
crit tout  d'un  coup  parmi  eux.  Quani  à  présent,  concentré  dans  mon 
système  de  musique,  je  m'obstinai  à  vouloir  par  là  faire  une  révo- 
lution dans  cet  art,  et  parvenir  de  la  suite  à  une  célébrité  qui,  dans 
les  beaux-arts,  se  joint  toujours  à  Paris  avec  la  fortune.  Je  m'enfer- 
mai dans  ma  chambre  et  travaillai  deux  ou  trois  mois  avec  une 
ardeur  inexprimable  à  refondre,  dans  un  ouvrage  destiné  pour  le 
public,  le  Mémoire  que  j'avais  lu  à  l'Académie.  La  difficulté  fut  de 
trouver  un  libraire  qui  voulût  se  charger  de  mon  manuscrit,  vu  qu'il 
v  av.ût  quelque  dépense  à  faire  pour  les  nouveaux  caractères,  que  les 
libraires  ne  jettent  pas  leurs  écus  à  la  tète  des  débutants,  et  qu'il  me 
semblait  cependant  bien  juste  que  mon  ouvrage  me  rendît  le  pain 
que  j'avais  mangé  en  l'écrivant. 

Bonnefond  me  procura  Quillau  le  père,  qui  fit  avec  moi  un  traité 
a  moitié  profit,  sans  compter  le  privilège  que  je  payai  seul.  Tant  fut 
opère  par  ledit  Quillau.  que  j'en  fus  pour  mon  privilège,  et  n'ai  jamais 
tiré  un  liard  de  cette  édition,  qui  vraisemblablement  eut  un  débit 
médiocre,  quoique  l'abbé  Desfontaines  m'eût  promis  de  la  faire  aller. 
et  que  les  autres  journalistes  en  eussent  dit  assez  de  bien. 

l.e   plus    grand    obstacle   à  l'essai  de  mon  système  était  la  crainte 

que.    s'il    n'était   pas    admis,  on    ne    perdit  le  temps  qu'on    mettrait   a 

l'apprendre.  Je   disais   a    cela   que   la  pratique  de   ma   note  rendait  les 

idées    si  claires,  que    pour  apprendre  la    musique    par    les   caractères 

ordinaires  on   gagnerait  encore  du  temps  a  commencer  par  les  miens. 

en   donner  la  preuve  par  l'expérience,  j'enseignai  gratuitement 

jsique  a  une  jeune  Américaine,  appelée  mademoiselle  des  Rou- 

is,  dont   M.  Roguin  m'avait  procuré  la  connaissance.  En  trois  mois 

elle  lut  en   état  de  déchiffrer  sur  ma  note  quelque  musique  que  Ce  fût. 

et    même  de  chanter  à  livre  ouvert  mieux  que  moi-même  toute  celle 

n'était   pas  chargée   de  difficultés.   Ce   succès  fut    frappant,  mais 


LIVRE  SEPT1  KM  1  n 

ignoré.  Un  autre  en  auraii  rempli  les  journaux;  m. us  avec  quelque 

talent  pour  trouver  des  choses  utiles  je  n'eu  eus  jamais    pour   les 
faire  valoir. 

Voilà  comment  ma  fontaine  «.le  I  léi  on  fut  encore  cassée  :  mais  cette 
seconde  t'ois  j'avais  trente  ans.  et  je  me  trouvais  sur  le  pavé  de  P 
où  l'on  ne  vit  pas  pour  rien.  Le  parti  que  je  pris  dans  cette  extrémité 
n'étonnera  que  ceux  qui  n'auront  pas  bien  lu  la  première  partie  de 
ces  .Mémoires.  Je  venais  de  me  donner  des  mouvements  aussi  grands 
qu'inutiles;  i'a\ais  besoin  de  reprendre  haleine.  Au  lieu  de  me  livrer 
au  désespoir,  je  me  livrai  tranquillement  à  ma  paresse  et  aux  soins 
de  la  Providence;  et,  pour  lui  donner  le  temps  de  l'aire  son  œuvre,  je 
me  mis  à  manger,  sans  me  presser,  quelques  louis  qui  me  restaient 
encore,  réglant  la  dépense  de  mes  nonchalants  plaisirs  sans  la  retran- 
cher, n'allant  plus  au  café  que  de  deux  jours  l'un,  et  au  spectacle 
que  deux  l'ois  la  semaine.  A  l'égard  de  la  dépense  des  tilles,  je  n'eus 
aucune  réforme  à  y  taire,  n'ayant  de  ma  vie  mis  un  sou  à  cet  usage. 
si  ce  n'est  une  seule  fois  dont  j'aurai  bientôt  à  parler. 

La  sécurité,  la  volupté,  la  confiance  avec  laquelle  je  me  livrais  à 
cette  vie  indolente  et  solitaire,  que  je  n'avais  pas  de  quoi  faire  durer 
trois  mois,  est  une  des  singularités  de  ma  vie  et  une  des  bizarreries 
de  mon  humeur.  L'extrême  besoin  que  j'avais  qu'on  pensât  à  moi 
était  précisément  ce  qui  m'était  le  courage  de  me  montrer:  et  la 
nécessité  de  faire  des  visites  me  les  rendit  insupportables,  au  point 
que  je  cessai  même  de  voir  les  académiciens  et  autres  gens  de  lettres 
avec  lesquels  jetais  déjà  faufilé.  Marivaux,  l'abbé  de  Mably.  Fonte- 
nellc,  furent  presque  les  seuls  chez  qui  je  continuai  d'aller  quelque- 
fois. Je  montrai  même  au  premier  ma  comédie  de  Narcisse.  Elle  lui 
plut,  et  il  eut  la  complaisance  de  la  retoucher.  Diderot,  plus  jeune 
qu'eux,  était  à  peu  près  de  mon  âge.  Il  aimait  la  musique,  il  en  savait 
la  théorie;  nous  en  parlions  ensemble  :  il  me  parlait  aussi  de  ses 
projets  d'ouvrages.  Cela  forma  bientôt  entre  nous  des  liaisons  plus 
intimes,  qui  ont  duré  quinze  ans,  et  qui  probablement  dureraient 
encore,  si  malheureusement,  et  bien  par  sa  faute,  je  n'eusse  été  jeté 
dans  son  même  métier. 

On  n'imaginerait  pas  à  quoi  j'employais  ce  court  et  précieux 
intervalle  qui  me  restait  encore  avant  d'être  forcé  de  mendier  mon 


C0N1  l  5S10NS   DE  J.-J.   ROI   SSEAU. 

:  à  étudier  par  cœur  des  passages  de  poètes,  que  j'avais  appris 
cent  fois  Cl  autant  de  lois  oubliés.  Tous  les  matins,  vers  les  dix 
heures,  j'allais  me  promener  au  Luxembourg,  un  Virgile  ou  un 
Rousseau  dans  ma  poche:  et  là.  jusqu'à  l'heure  du  dîner,  je  remémo- 
rais tantôt  une  ode  sacrée  et  tantôt  une  bucolique,  sans  me  rebuter 
de  ce  qu'en  repassant  celle  du  jour,  je  ne  manquais  pas  d'oublier 
celle  de  la  veille.  Je  me  rappelais  qu'après  la  défaite  de  Nicias  à 
Syracuse  les  Athéniens  captifs  gagnaient  leur  vie  à  réciter  les  poëmes 
d'Homère.  Le  parti  que  je  tirai  de  ce  trait  d'érudition,  pour  me  pré- 
munir contre  la  misère,  fut  d'exercer  mon  heureuse  mémoire  à 
retenir  tous  les  poètes  par  cieur. 

J'avais  un  autre  expédient  non  moins  solide  dans  les  échecs, 
auxquels  je  consacrais  régulièrement,  chez  Maugis,  les  après-midi 
des  j,.urs  que  je  n'allais  pas  au  spectacle.  Je  lis  là  connaissance  avec 
M.  de  Légal,  avec  un  .M.  Husson,  avec  Philidor,  avec  tous  les  grands 
joueurs  d'échecs  de  ce  temps  là.  et  n'en  devins  pas  plus  habile.  Je 
ne  doutai  pas  cependant  que  je  ne  devinsse  à  la  lin  plus  fort  qu'eux 
tous;  et  c'en  était  assez,  selon  moi,  pour  me  servir  de  ressource.  De- 
quelque  folie  que  je  m'engouasse,  j'y  portais  toujours  la  même 
manière  de  raisonner,  .le  me  disais  :  Quiconque  prime  en  quelque- 
chose  Lst  toujours  sûr  d'être  recherché.  Primons  donc,  n'importe  en 
quoi:  je  serai  recherché,  les  occasions  se  présenteront,  et  mon  mérite 
fera  le  reste.  Cet  enfantillage  n'était  pas  le  sophisme  de  ma  raison, 
c'était  celui  de  mon  indolence.  Effrayé  des  grands  et  rapides  efforts 
qu'il  aurait  fallu  faire  pour  m'évertuer.  je  tâchais  de  flatter  ma  paresse, 
et  je  m'en  voilais  la  honte  par  des  arguments  dignes  d'elle. 

I  tttendais  ainsi  tranquillement  la  fin  de  mon  argent-,  et  je  crois 
que  je  serais  arrivé  au  dernier  sou  sans  m'en  émouvoir  davantage,  si 
le  P.  Castel,  que  j'allais  voir  quelquefois  en  allant  au  café,  ne  m'eût 
lie  de  ma  léthargie.  Le  1'.  Castel  était  fou,  mais  bon  homme  au 
demeurant  :  il  était  fâche  de  me  voir  consumer  ainsi  sans  rien  faire. 
Puisque  les  musiciens,  me  dit-il.  puisque  les  savants  ne  chantent 
lie    unisson,  changez   de   corde   et   voyez  les    femmes,  VOUS 

ssirez  peut-être  mieux  dvcv  CÔté-là.  J'ai  parlé  de  vous  à  madame  de 

B      zen  val;   allez    la   voir    de   ma  pari.   C'est  une    bonne  femme,  qui 

plaisir  un   pays  de  son  fils  et  de   son   mari.  Vous  verrez 


LIVRE  SEPTIÈM1  i3 

chez  elle  madame  de  Broglie  sa  fille,  qui  est  une  femme  d'esprit. 
Madame  Dupin  en  est  une  autre  à  qui  j'ai  aussi  parlé  de  vous  :  por- 
tez-lui votre  ouvrage  ;  elle  a  envie  de  vous  voir,  et  vous  recevra  bien. 
On  ne  fait  rien  dans  Paris  que  par  les  femmes  :  ce  sont  comme  des 
combes  dmu  les  sages  sont  les  asymptotes j  ils  s'en  approchent  sans 
cesse,  mais  ils  n'y  touchent  jamais. 

Api  es  avoir  remis  d'un  jour  à  l'autre  ces  terribles  Corvées,  je  pris 
enfin  courage,  et  j'allai  voir  madame  de  Beuzenval.  Elle  me  reçut 
avec  bonté.  Madame  de  Broglie  étant  entrée  dans  sa  chambre,  elle  lui 
dit  :  Ma  fille,  voilà  M.  Rousseau,  dont  le  I'.  Caste!  nous  a  parlé. 
Madame  de  Broglie  me  lit  compliment  sur  mon  ouvrage,  et.  me 
menant  à  son  clavecin,  me  lit  voir  qu'elle  s'en  était  occupée.  Voyant 
à  sa  pendule  qu'il  était  près  d'une  heure,  je  voulus  m'en  aller. 
Madame  de  Beuzenval  me  dit  :  Vous  êtes  bien  loin  de  votre  quartier, 
reste/;  vous  dînerez  ici.  Je  ne  me  lis  pas  prier.  Un  quart  d'heure 
après  je  compris  par  quelques  mots  que  le  dîner  auquel  elle  m'imi- 
tait était  celui  de  son  office.  Madame  de  Beuzenval  était  une  très- 
bonne  femme,  mais  bornée,  et  trop  pleine  de  son  illustre  noblesse 
polonaise;  elle  avait  peu  d'idées  des  égards  qu'on  doit  aux  talents. 
Elle  me  jugeait  même  en  cette  occasion  sur  mon  maintien  plus  que- 
sur  mon  équipage,  qui.  quoique  très-simple,  était  fort  propre,  et 
n'annonçait  point  du  tout  un  homme  lait  pour  dîner  a  l'office.  J'en 
avais  oublie  le  chemin  depuis  trop  longtemps  pour  vouloir  le  rap- 
prendre. Sans  laisser  voir  tout  mon  dépit,  je  dis  à  madame  de  Beu- 
zenval qu'une  petite  affaire  qui  me  revenait  en  mémoire  me  rappelait 
dans  mon  quartier,  et  je  voulus  partir.  Madame  de  Broglie  s'appro- 
cha de  sa  mère,  et  lui  dit  à  l'oreille  quelques  mots  qui  tirent  effet. 
Madame  de  Beuzenval  se  leva  pour  me  retenir,  et  me  dis  :  Je  compte 
que  c'est  avec  nous  que  vous  nous  ferez  l'honneur  de  dîner.  Je  crus 
que  faire  le  fier  serait  faire  le  sot,  et  je  restai.  D'ailleurs  la  bonté  de 
madame  de  Broglie  m'avait  touché,  et  me  la  rendait  intéressante.  Je 
lus  fort  aise  de  dîner  avec  elle,  et  j'espérai  qu'en  me  connaissant 
davantage  elle  n'aurait  pas  regret  a  m'avoir  procuré  cet  honneur. 
M.  le  président  de  Lamoignon,  grand  ami  de  la  maison,  y  dîna  aussi. 
Il  avait,  ainsi  que  madame  de  Broglie.  ce  petit  jargon  de  Paris,  tout 
en  petits   mots,  tout  en  petites  allusions  fine*.  Il  n'y  avait  pas  la  de 


-,  |  i  SSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU. 

quoi  briller  pour  le  pauvre  Jean-Jacques,  .l'eus  le  bon  sens  de  ne 

il    pas  taire  le  gentil  malgré  Minerve,  et  je  nie  tus.  Heureux  si 
été  toujours  aussi  sage!  je  ne  serais  pas  dans  l'abîme  où  je 
suis  aujourd'hui. 

i  mis  désolé  de  ma  lourdise,  et  de  ne  pouvoir  justifier  aux  yeux 
de  madame  de  Broglie  ce  qu'elle  avait  l'ait  en  nia  faveur.  Après  le 
dîner,  je  m'avisai  de  ma  ressource  ordinaire.  J'âvaiç  dans  ma  poche 
uneepitre  en  vers,  écrite  a  Paiisot  pendant  mon  séjour  à  Lyon,  (le 
morceau  ne  manquait  pas  de  chaleur;  j'en  mis  dans  la  façon  de  le 
reciter,  et  je  les  lis  pleurer  tous  trois.  Soit  vanité,  soit  vérité  dans  nies 
interprétations,  je  crus  voir  que  les  regards  de  madame  de  Broglie 
disaient  à  sa  mère  :  Hé  bien,  maman,  avais-je  tort  de  vous  dire  que 
cet  homme  était  plus  lait  pour  dîner  avec  vous  qu'avec  vos  femmes: 
Jusqu'à  ce  moment  j'avais  eu  le  creur  un  peu  gros  ;  mais  après 
m'ètre  ainsi  venge  je  fus  content.  .Madame  de  Broglie,  poussant  un 
peu  trop  loin  le  jugement  avantageux  qu'elle  avait  porté  de  moi,  crut 
que  j'allais  faire  sensation  dans  Paris,  et  devenir  un  homme  à  bonnes 
fortunes.  Pour  guider  mon  inexpérience,  elle  me  donna  les  Confes- 
sions du  comte  de'".  Ce  livre,  me  dit-elle,  est  un  Mentor  dont  vous 
aurez  besoin  dans  le  monde  :  vous  ferez  bien  de  le  consulter  quelque- 
fois. J'ai  gardé  plus  de  vingt  ans  cet  exemplaire  avec  reconnaissance 
pour  la  main  dont  il  me  venait,  mais  en  riant  souvent  de  l'opinion 
que  paraissait  avoir  cette  dame  de  mon  mérite  galant.  Du  moment 
que  j'eus  lu  cet  ouvrage,  je  désirai  d'obtenir  l'amitié  de  l'auteur.  Mon 
penchant  m'inspirait  très-bien  :  c'est  le  seul  ami  vrai  que  j'aie  eu 
parmi  les  gens  de  lettres. 

Dès  lors  j'osai  compter  que  madame  la  baronne  de  Beuzenval  et 
madame  la  marquise  de  Broglie,  prenant  intérêt  à  moi.  ne  me  laisse- 
raient pas  longtemps  sans  ressource,  et  je  ne  me  trompai  pas.  Parlons 
maintenant  de  mon  entrée  chez  madame  Dupin.  qui  a  eu  de  plus 
longues  suites. 

me  Dupin  était,  comme  on  sait,  fille  de  Samuel  Bernard  et 
de  madame  Fontaine.  Elles  étaient  trois  sœurs  qu'on  pouvait  appeler 
C,i  àces.  Madame  de  la  Touche,  qui  lit  une  escapade  en  Angle- 
terre avec  le  duc  de  Kingston;  madame  d'Arty.  la  maîtresse,  et,  bien 
plus,  l'amie,  l'unique  et  sincère  amie  de. M.  le  prince  de  Conti:  femme 


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LIVRE  SI   PTI1   Ml 

adorable  autant  par  la  douceur,  par  la  bonté  de  son  charmant  carac- 
tère, que  par  l'agrément  de  son  esprit  et  par  l'inaltérable  gaieté  de 
son  humeur;  enfin  madame  Dupin,  la  plus  belle  des  unis,  et  la  seule 
à  qui  l'on  n'ait  point  reproché  d'écart  dans  sa  conduite.  Elle  fut  le 
prix  de  l'hospitalité  de  M.  Dupin,  à  qui  sa  mère  la  donna  avec  nue 
place  de  fermier  général  et  une  fortune  immense,  en  reconnaissance 
du  bon  accueil  qu'il  lui  avait  fait  dans  sa  province.  Elle  était  en< 
quand  je  la  vis  pour  la  première  fois,  une  des  plus  belles  femmes  de 
Paris.  Elle  me  reçut  à  sa  toilette.  Elle  avait  les  bras  nus.  les  cheveux 
èpars.  son  peignoii  mal  arrangé.  Cet  abord  m'était  très-nouveau;  ma 
pauvre  tête  n'y  tint  pas:  je  me  trouble,  je  m'égare;  et  bief,  me  voilà 
épris  de  madame  Dupin. 

.Mon  trouble  ne  parut  pas  me  nuire  auprès  d'elle;  elle  ne  s'en 
aperçut  point.  Elle  accueillit  le  livre  et  l'auteur,  me  parla  de  mon  pro- 
jet en  personne  instruite,  chanta,  s'accompagna  du  clavecin,  me 
retint  à  dîner,  me  rit  mettre  à  table  à  Coté  d'elle.  Il  n'en  fallait  pas 
tant  pour  me  rendre  fou;  je  le  devins.  Elle  me  permit  de  la  venir 
voir  :  j'usai,  j'abusai  de  la  permission.  J'y  allais  presque  tous  les 
jours,  j'y  dînais  deux  ou  trois  fois  la  semaine.  Je  mourais  d'envie  dé- 
parier; je  n'osai  jamais.  Plusieurs  raisons  renforçaient  ma  timidité 
naturelle.  L'entrée  d'une  maison  opulente  est  une  porte  ouverte  à  la 
fortune;  je  ne  voulais  pas.  dans  ma  situation,  risquer  de  me  la  ter- 
mer.  .Madame  Dupin,  tout  aimable  qu'elle  était,  était  sérieuse  et 
froide:  je  ne  trouvais  rien  dans  ses  manières  d'assez  agaçant  pour 
m'enhardir.  Sa  maison,  aussi  brillante  alors  qu'aucune  autre  dans 
Paris,  rassemblait  des  sociétés  auxquelles  il  ne  manquait  que  d'être 
un  peu  moins  nombreuses  pour  être  d'élite  dans  tous  les  genres.  Elle 
aimait  à  voir  tous  les  gens  qui  jetaient  de  l'éclat  :  les  grands,  les 
gens  de  lettres,  les  belles  femmes.  On  ne  voyait  chez  elle  que  ducs, 
ambassadeurs,  cordons  bleus.  Madame  la  princesse  de  Rohan,  ma- 
dame la  comtesse  de  Forcalquier.  madame  de  Mirepoix,  madame  de 
Brignolé,  milady  Hervey,  pouvaient  passer  pour  ses  amies.  M.  de 
Fontenelle.  l'abbé  de  Saint-Pierre,  l'abbé  Sallier,  M.  de  Fourmont, 
M.  de  Bernis,  M.  de  Buffon,  M.  de  Voltaire,  étaient  de  son  cercle  et 
de  ses  dîners.  Si  son  maintien  réservé  n'attirait  pas  beaucoup  les 
jeunes  gens,  sa  société,  d'autant  mieux  composée,  n'en  était  que  plus 


N FESSIONS    DE   l.-J     ROUSSEAU. 

santé;  et  le  pauvre  Jean-Jacques  n'avait  pas  de  quoi  se  flatter  de 
briller  beaucoup  au  milieu  de  tout  cela.  Je  n'osai  donc  parler;  mais, 
ne  pouvant  plus  me  taire,  j'osai  écrire.  Elle  garda  deux  jours  ma 
lettre  sans  m'en  parler.  Le  troisième  jour,  elle  me  la  rendit,  m'adres- 
ant  verbalement  quelques  ni"ts  d'exhortation  d'un  ton  froid  qui  me 
glaça.  Je  voulus  parler,  la  parole  expira  sur  nies  lèvres  :  ma  subite 
passion  s'éteignit  avec  l'espérance;  et.  après  une  déclaration  dans  les 
formes,  je  continuai  de  vivre  avec  elle  comme  auparavant,  sans  plus 
lui  parler  de  rien,  même  des  yeux. 

.le  crus  ma  sottise  oubliée  :  je  me  trompai.  M.  de  Francueil,  fils 
de  M.  Dupin  et  beau-fils  de  madame,  était  à  peu  près  de  son  âge  et 
du  mien.  Il  avait  de  l'esprit,  de  la  figure;  il  pouvait  avoir  des  pré- 
tentions: on  disait  qu'il  en  avait  auprès  d'elle,  uniquement  peut- 
être  parce  qu'elle  lui  avait  donné  une  femme  bien  laide,  bien  douce, 
et  qu'elle  vivait  parfaitement  bien  avec  tous  les  deux.  M.  de  Fran- 
cueil aimait  et  cultivait  les  talents.  La  musique,  qu'il  savait  fort 
bien,  lut  entre  nous  un  moyen  de  liaison.  Je  le  vis  beaucoup;  je 
m'attachais  à  lui  :  tout  d'un  coup  il  me  lit  entendre  que  ma- 
dame Dupin  trouvait  mes  visites  trop  fréquentes,  et  nie  priait  de 
les  discontinuer.  Ce  compliment  aurait  pu  être  à  sa  place  quand  elle 
me  rendit  ma  lettre:  mais  huit  ou  dix  jours  après,  et  sans  aucune 
autre  cause,  il  venait,  ce  me  semble,  hors  de  propos.  Cela  faisait 
une  position  d'autant  plus  bizarre,  que  je  n'en  étais  pas  moins  bien 
venu  qu'auparavant  chez  monsieur  et  madame  de  Francueil.  J'y  allai 
cependant  plus  rarement;  et  j'aurais  cessé  d'y  aller  tout  à  fait,  si, 
par  un  autre  caprice  imprévu,  madame  Dupin  ne  m'avait  fait  prier 
de  veiller  pendant  huit  ou  dix  jouis  à  son  tils,  qui,  changeant  de 
gouverneur,  restait  seul  durant  cet  intervalle.  Je  passai  ces  huit 
jours  dans  un  supplice  que  le  plaisir  d'obéir  à  madame  Dupin  pou- 
vait seul  me  rendre  soufiVable  ;  car  le  pauvre  Chenonceau\  avait  dès 
cette  mauvaise  tète  qui  a  failli  déshonorer  sa  famille,  et  qui  l'a 
lait  mourir  dans  l'île  de  Bourbon.  Pendant  que  je  fus  auprès  de  lui. 
je  l'empêchai  de  faire  du  mal  à  lui-même  ou  à  d'autres,  et  voilà 
:  encore  ne  l'ut-ce  pas  une  médiocre  peine,  et  je  ne  m'en  serais 
chargé  huit  autres  jours  de  plus,  quand  madame  Dupin  se  serait 
donnée  a  moi  pour  récompense. 


LIVRE  SE PTIÈMI  17 

M.  de  Francueil  me  prenait  en  amitié,  je  travaillais  avec  lui  : 
nous  commençâmes  ensemble  un  cours  de  chimie  chez  Rouelle. 
Pour  me  rapprocher  de  lui,  je  quittai  mon  hôtel  Saint-Quentin,  et 
vins  me  loger  au  jeu  de  paume  de  la  rue  Verdelet,  qui  donne  dans 
la  rue   Plàtrière,  où  logeait   M.   Dupin.  La.  pai    suite  d'un   rhume 

néglige,  je  gagnai   une  fluxion  de  poitrine,  dont  je  taillis  mourir.  J'ai 

eu  souvent  dans  ma  jeunesse  de  ces  maladies  inflammatoires,  des 
pleurésies,  et  surtout  des  esquinancies  auxquelles  j'étais  très-sujet, 

dont  je  ne  tiens  pas  ici  le  registre,  et  qui  toutes  m'ont  lait  voir  la 
mort  d'assez  près  pour  me  familiariser  avec  son  image.  Durant  ma 
convalescence  j'eus  [e  temps  de  réfléchir  sur  mon  état,  et  de  déplorci 
ma  timidité,  ma  faiblesse,  et  mon  indolence  qui.  malgré  le  l'eu  dont 
je  nie  sentais  embrasé,  me  laissait  languir  dans  l'oisiveté  d'esprit 
toujours  a  la  porte  de  la  misère.  La  veille  du  joui  ou  j'étais  tombé 
malade,  j'étais  allé  à  un  opéra  de  Rover,  qu'on  donnait  alors,  et  dont 
j'ai  oublié  le  titre.  Malgré  ma  prévention  pour  les  talents  des  autres. 
qui  m'a  toujours  fait  défier  des  miens,  je  ne  pouvais  m'empêcherde 
trouver  cette  musique  faible,  sans  chaleur,  sans  invention.  J'osais 
quelquefois  me  dire  :  Il  me  semble  que  je  ferais  mieux  que  Cela.  Mais 
la  terrible  idée  que  j'avais  de  la  composition  d'un  opéra,  et  l'im- 
portance que  j'entendais  donner  par  les  gens  de  l'art  à  cette  entre- 
prise, m'en  rebutaient  à  l'instant  même,  et  nie  faisaient  rougir  d'oser 
y  penser.  D'ailleurs  où  trouver  quelqu'un  qui  voulût  me  fournir  les 
paroles  et  prendre  la  peine  de  les  tourner  à  mon  gré?  Ces  idées  de 
musique  et  d'opéra  me  revinrent  durant  ma  maladie,  et  dans  le 
transport  de  ma  fièvre  je  composais  des  chants,  des  duos,  des 
chœurs.  Je  suis  certain  d'avoir  fait  deux  ou  trois  morceaux  di  prima 
inten\ione  dignes  peut-être  de  l'admiration  des  maîtres  s'ils  avaient 
pu  les  entendre  exécuter.  Oh!  si  l'on  pouvait  tenir  registre  des  rêves 
d'un  fiévreux,  quelles  grandes  et  sublimes  choses  on  verrait  sortir 
quelquefois  de  son  délire! 

Ces  sujets  de  musique  et  d'opéra  m'occupèrent  encore  pendant 
ma  convalescence,  mais  plus  tranquillement.  A  foi  ce  d'y  penser,  et 
même  malgré  moi.  je  voulus  en  avoir  le  cœur  net.  et  tenter  de  faire 
à  moi  seul  un  opéra,  paroles  et  musiques,  (le  n'était  pas  tout  a  fait 
mon  coup  d'essai.  J'avais  fait  à  Chambéri  un  opéra-tragédie,  intitulé 

I OH  E  I  ! .  3 


INI  i  SSIONS   M    J.-J.   ROI  SSEAU. 

Ifliis  et  Anaxarète,  que  j'avais  eu  le  bon  sens  de  jeter  au  feu.  J'en 
avais  fait  .1  Lyon  un  amie,  intitulé  la  Découverte  du  nouveau  monde, 
dont,  après  l'avoir  lu  à  M.  Bordes,  à  l'abbé  de  Mably,  à  l'abbé  Tru- 
blet  et  à  d'autres,  j'avais  fini  par  faire  le  même  usage,  quoi, (Lie 
j'eusse  déjà  fait  la  musique  du  prologue  et  du  premier  acte,  et  que 
David  m'eût  «.lit,  en  voyant  cette  musique,  qu'il  y  avait  des  morceaux 
dignes  de  Buononcini. 

I  tte  lois,  avant  de  mettre  la  main  à  l'œuvre,  je  me  donnai  le 
temps  de  méditer  mon  plan.  Je  projetai  dans  un  ballet  héroïque 
trois  sujets  différents  en  trois  actes  détachés,  chacun  dans  un  diffé- 
rent caractère  de  musique:  et,  prenant  pour  chaque  sujet  les  amours 
d'un  pofite,  j'intitulai  cet  opéra  les  Muses  galantes.  Mon  premier 
acte,  en  genre  de  musique  forte,  était  le  Tasse;  le  second,  en  genre 
de  musique  tendre,  était  Ovide;  et  le  troisième,  intitulé  Anacréon, 
devait  respirer  la  gaieté  du  dithyrambe.  Je  m'essayai  d'abord  sur  le 
premier  acte,  et  je  m'y  livrai  avec  une  ardeur  qui.  pour  la  première 
fois,  me  lit  goûter  les  délices  de  la  verve  dans  la  composition.  Un 
soir,  près  d'entrer  a  l'Opéra,  me  sentant  tourmenté,  maîtrisé  par  mes 
idées,  je  remets  mon  argent  dans  ma  poche,  je  cours  m'enfermer  chez 
moi:  je  me  mets  au  lit,  après  avoir  bien  fermé  mes  rideaux  pour 
empêcher  le  jour  d'y  pénétrer;  et  la.  me  livrant  à  tout  l'œstre  poé- 
tique et  musical,  je  composai  rapidement  en  sept  ou  huit  heures  la 
meilleure  partie  de  mon  acte.  Je  puis  dire  que  mes  amours  pour  la 
princesse  de  l-'ei  rare    car  j'étais  le  Tasse  pour  lors),  et  mes  nobles  et 

sentiments  vis-à-vis  de  son  injuste  frère,  me  donnèrent  une 
nuit  cent  fois  plus  délicieuse  que  je  ne  l'aurais  trouvée  dans  les  bras 
de  la  princesse  elle-même.  11  ne  resta  le  matin  dans  ma  tète  qu'une 
bien  petite  partie  de  ce  que  j'avais  fait;  mais  ce  peu.  presque  effacé 
par  la  lassitude  et  le  sommeil,  ne  laissait  pas  de  marquer  encore 
l'énergie  des  morceaux  dont  il  offrait  les  débris. 

P  >ur  cette  fuis  je  ne  poussai  pas  luit  loin  ce  travail,  en  ayant  été 

irné  par  d'autres  affaires.  Tandis  que  je  m'attachais  a  la  maison 

n,   madame  de    Beuzenval   et  madame  de   Broglie,  que  je  conti- 

i  devoir  quelquefois,  ne  m'avaient  pas  oublié.  M.  le  comte  de  Mon- 

pitaineaux  gardes,  venait  d'être  nommé  ambassadeur  à  Venise. 

it  un  ambassadeur  de  la  façon  de  Barjac,  auquel  il  faisait  assi- 


LIVRE  SEPTIEM1  ,., 

dûment  sa  cour.  Son  frère,  lechevaliei  de  Montaigu,  gentilhomme  de  la 
manche  «.le  monseigneur  le  Dauphin,  était  de  la  connaissance  de  ces 
deux  dames,  et  de  celle  de  l'abbé  Al.nv  de  l'Académie  française,  que 
je  voyais  aussi  quelquefois.  Madame  de  Broglie,  sachant  que  l'am- 
bassadeur cherchait  un   secrétaire,  me  proposa.  Nous  entrâmes  en 

pourparler.  Je  demandais  cinquante  louis  d'appointenient.  ce  qui 
était  bien  peu  dans  une  place  OÙ  l'on  est  oblige  de  figurer.  Il  ne  vou- 
lait me  donner  que  cent  pistoles,  et  que  je  tissu  le  voyage  à  mes  (Vais. 
La  proposition  était  ridicule.  Nous  ne  pûmes  nous  accorder.  M.  de 
Francueil,  qui  faisait  ses  efforts  pour  me  retenir,  l'emporta.  Je  restai, 
et  M.  de  Montaigu  partit,  emmenant  un  autre  secrétaire  appelé  M.  Fol 
lau.  qu'on  lui  avait  donne  au  bureau  des  affaires  étrangères.  A  peine 
furent-ils  arrives  à  Venise,  qu'ils  se  brouillèrent.  Follau,  voyant  qu'il 
avait  affaire  à  un  fou.  le  planta  là  ;  et  M.  de  Montaigu.  n'ayant  qu'un 
jeune  abbé  appelé  M.  de  Binis,  qui  écrivait  sous  le  secrétaire  et  n'é- 
tait pas  en  état  d'en  remplir  la  place,  eut  recours  à  moi.  Le  cheva- 
lier son  frère,  homme  d'esprit,  me  tourna  si  bien,  me  faisant  entendre 
qu'il  y  avait  des  droits  attachés  à  la  place  de  secrétaire,  qu'il  nie  fit 
accepter  les  mille  lianes.  J'eus  vingt  louis  pour  mon  voyage,  et  je 
partis. 

A  Lyon  j'aurais  bien  voulu  prendre  la  route  du  mont  Cenis,  pour 
voir  en  passant  ma  pauvre  maman  ;  mais  je  descendis  le  Rhône  et  fus 
m'embarquer  à  Toulon,  tant  a  cause  de  la  guerre  et  par  raison  d'éco- 
nomie, que  pour  prendre  un  passe-port  de  M.  de  Mirepoix.  qui  com- 
mandait alors  en  Provence,  et  à  qui  j'étais  adressé.  M.  de  Montaigu, 
ne  pouvant  se  passer  de  moi.  m'écrivait  lettres  sur  lettres  pour  presser 
mon  voyage.  Un  incident  le  retarda. 

C'était  le  temps  de  la  peste  de  .Messine.  La  Hotte  anglaise  y  avait 
mouillé,  et  visita  la  felouque  sur  laquelle  j'étais.  Cela  nous  assujettit 
en  arrivant  à  Gènes,  après  une  longue  et  pénible  traversée,  à  une  qua- 
rantaine de  vingt-un  jours.  On  donna  le  choix  aux  passagers  de  la 
faire  à  bord  ou  au  lazaret,  dans  lequel  on  nous  prévint  que  nous  ne 
trouverions  que  les  quatre  murs,  parce  qu'on  n'avait  pas  encore 
eu  le  temps  de  le  meubler.  Tous  choisirent  la  felouque.  L'insup- 
.  portable  chaleur,  l'espace  étroit,  l'impossibilité  d'y  marcher,  la  ver- 
mine, me  firent  préférer  le  lazaret,  à  tout  risque.  Je  fus  conduit  dans 


i   ONI  l   SSIONS    DE  .1-1.    ROUSSEA1  , 

!  bâtiment  à  deux  étages  absolument  nu,  où  je  ne  trouvai  ni 

.  ni  table,  ni  lit.  ni  chaise,  pas  même  un  escabeau  pour  m'as- 
seoir,  ni  u\^^  botte  de  paille  pour  me  coucher.  On  m'apporta  mon 
manteau,  mon  sac  de  nuit,  mes  deux  malles;  on  ferma  sur  moi  de 
ses  portes  à  grosses  serrures,  et  je  restai  là.  maître  de  me  pro- 
mènera mon  aise  de  chambre  en  chambre  et  d'étage  en  étage,  trou- 
vant partout  la  même  solitude  et  la  même  nudité. 

l'ont  cela  ne  me  lit  pas  repentir  d'avoir  choisi  le  lazaret  plutôt  que- 
la  felouque;  et,  comme  un  nouveau  Robinson,  je  me  mis  à  m 'arran- 
ger pour  mes  vingt-un  jours  comme  j'aurais  fait  pour  toute  ma  vie. 
J'eus  d'abord  l'amusement  d'aller  à  la  chasse  aux  poux  que  j'avais  ga- 
gnés dans  la  felouque.  Quand,  à  force  de  changer  de  linge  et  dehardes, 
je  me  fus  enfin  rendu  net,  je  procédai  à  l'ameublement  de  la  chambre 
que  je  m'étais  choisie.  Je  me  fis  un  bon  matelas  de  mes  vestes  et  de 
mes  chemises,  des  draps,  de  plusieurs  serviettes  que  je  cousis,  une 
couverture  de  ma  robe  de  chambre,  un  oreiller  de  mon  manteau  roule. 
Je  me  lis  un  siège  d'une  malle  posée  à  plat,  et  une  table  de  l'autre 
posée  de  champ.  Je  tirai  du  papier,  une  écritoire;  j'arrangeai  en  ma- 
nière de  bibliothèque  une  douzaine  de  livres  que  j'avais.  Bref,  je 
m'accommodai  si  bien,  qu'à  l'exception  des  rideaux  et  des  fenêtres  j'étais 
presque  aussi  commodément  à  ce  lazaret  absolument  nu  qu'à  mon 
jeu  de  paume  de  la  rue  Verdelet.  -Mes  repas  étaient  servis  avec  beau- 
Coup  de  pompe;  deux  grenadiers,  la  baïonnette  au  bout  du  fusil,  les 
escortaient  :  l'escalier  était  ma  salle  à  manger,  le  palier  me  servait  de 
table,  la  marche  inférieure  me  servait  de  siège;  et  quand  mon  dîner 
était  servi,  l'on  sonnait  en  se  retirant  une  clochette,  pour  m'avertir  de 
me  mettre  à  table.  Entre  mes  repas,  quand  je  ne  lisais  ni  n'écrivais, 
ou  que  je  ne  travaillais  pas  à  mon  ameublement,  j'allais  me  promener 
dans  le  cimetière  des  protestants,  qui  me  servait  de  cour,  ou  je  mon- 
tais dans  une  lanterne  qui  donnait  sur  le  port,  et  d'où  je  pouvais 
voir  entrer  et  sortir  les  navires.  Je  passai  de  la  sorte  quatorze  jours; 
et  j'aurais  passé  la  vingtaine  entière  sans  m'ennuyer  un  moment, 
M.  vie  Jonvîlle,  envoyé  de  France,  à  qui  je  lis  parvenir  une  lettre 
laigréc,  parfumée  et  demi-brûlée,  n'eut  fait  abréger  mon  temps  de 
huit  jours:  je  les  allai  passer  chez  lui.  et  je  me  trouvai  mieux,  je  l'a- 
.  du  gîte  de  sa  maison  que  de  celui  du  lazaret.   Il  me  lit  force  ci- 


LIVRE  SEPTIÈME,  :, 

resses.  Dupont,  son  secrétaire,  était  un  bon  garçon,  qui  me  mena,  tant 
à  Gênes  qu'à  la  campagne,  dans  plusieui  ms  où  l'on  s'amusait 

assez;  et  je  liai  avec  lui  connaissance  et  correspondance,  que  nous 
entretînmes  fort  longtemps.  Je  poursuivis  agréablement  ma  rout< 
à  travers  la  Lombardie.  Je  vis  Milan,  Vérone,   Bresse,  Padoue,  et 
j'arrivai  enfin  à  Venise,  impatiemment  attendu  par  M.  l'ambassa- 
deur. 

Je  trouvai  des  tas  de  dépêches,  tant  de  la  cour  que  des  .mues  am- 
bassadeurs, dent  il  n'avait  pu  lire  ce  qui  était  chiffré,  quoiqu'il  eût 
tous  les  chiffres  nécessaires  pour  cela.  N'ayant  jamais  travaille  dans  au- 
cun bureau  ni  vu  de  ma  vie  un  chiffre  de  ministre,  je  craignis  d'abord 
d'être  emballasse;  mais  je  trouvai  que  rien  n'était  plus  simple,  et  en 
moins  de  huit  jours  j'eus  déchiffré  le  tout,  qui  assurément  n'en  valait 
pas  la  peine;  car.  outre  que  l'ambassade  de  Venise  est  toujours  assez  oi- 
sive, ce  n'était  pasà  un  pareil  homme  qu'on  eût  voulu  confier  la  moindre 
ciation.  Il  s'était  trouve  dans  un  grand  embarras  jusqu'à  mon 
arrivée,  ne  sachant  ni  dicter,  ni  écrire  lisiblement.  Je  lui  étais  très- 
utile:  il  le  sentait,  et  me  traita  bien.  Un  autre  motif  l'y  portait  encore. 
Depuis  M.  de  Froulay,  son  prédécesseur,  dont  la  tète  s'était  dérangée, 
le  consul  de  France,  appelé  M.  Le  Blond,  était  resté  chargé  des  af- 
faires de  l'ambassade:  et  depuis  l'arrivée  de  M.  de  MontaigU,  il  con- 
tinuait de  les  faire  jusqu'à  ce  qu'il  l'eût  mis  au  fait.  M.  de  MontaigU, 
jaloux  qu'un  autre  fit  son  métier,  quoique  lui-même  en  fût  incapable. 
prit  en  guignon  le  consul  ;  et  sitôt  que  je  fus  arrivé,  il  lui  ôta  les  fonc- 
tions de  secrétaire  d'ambassade  pour  me  les  donner.  Elles  étaient 
inséparables  du  titre:  il  me  dit  de  le  prendre.  Tant  que  je  restai  près 
de  lui,  jamais  il  n'envoya  que  moi  sous  ce  titre  au  sénat  et  à  son  con- 
fèrent ;  et  dans  le  fond  il  était  tort  naturel  qu'il  aimât  mieux  avoir 
pour  secrétaire  d'ambassade  un  homme  à  lui,  qu'un  consul  ou  un 
commis  des  bureaux  nommé  par  la  cour. 

Cela  me  rendit  ma  situation  assez  agréable,  et  empêcha  ses  gen- 
tilshommes, qui  étaient  Italiens  ainsi  que  ses  pages  et  la  plupart  de 
ses  gens,  de  me  disputer  la  primauté  dans  sa  maison.  Je  nie  servis  avec 
succès  de  l'autorité  qui  y  était  attachée,  pour  maintenir  son  droit  de 
liste,  c'est-à-dire  la  franchise  de  son  quartier  contre  les  tentatives  qu'on 
fit  plusieurs  fois  pour  l'enfreindre,  et  auxquelles  sCs  officiers  vénitiens 


.   ONI  I  SSIONS   DE  J.-.l.    ROUSSEAU 

rdc  de  résister.  Mais  aussi  je  ne  souffris  jamais  qu'il  s'y 
giàl  des  bandits,  quoiqu'il  m'en  eût  pu  revenir  des  avantages  dont 
S.   Exe.  n'aurait   pas  dédaigné  sa  part. 

Elle  "sa  même  réclame]  sur  les  droits  du  secrétariat  qu'un  appe- 
lait la  chancellerie.  On  était  en  guerre;  il  ne  laissait  pas  d'y  avoir 
bien  des  expéditions  de  passe-ports.  Chacun  de  ces  passe-ports  payait 
un  sequin  au  secrétaire  qui  l'expédiait  et  le  contre-signait.  Tous  mes 
prédécesseurs  s'étaient  fait  payer  ce  sequin  indistinctement  tant  des 
Français  que  des  étrangers.  Je  trouvai  cet  usage  injuste;  et,  sans  être 
Français,  je  l'abrogeai  pour  les  Français;mais  j'exigeai  si  rigoureuse- 
ment mon  droit  de  tout  autre,  que  le  marquis  Scotti,  frère  du  favori  de 
la  reine  d'Espagne,  m'ayant  fait  demander  un  passe-port  sans  m'en- 
voyer  le  sequin.  je  le  lui  lis  demander;  hardiesse  que  le  vindicatif  Ita- 
lien n'oublia  pas.  Dès  qu'on  sut  la  réforme  que  j'avais  faite  dans  la 
taxe  des  passe-ports,  il  ne  se  présenta  plus,  pour  en  avoir,  que  des 
l'ouïes  de  prétendus  Français,  qui,  dans  des  baragouins  abominables, 
se  disaient  l'un  Provençal,  l'autre  Picard,  l'autre  Bourguignon. 
Comme  j'ai  l'oreille  assez  fine,  je  n'en  fus  guère  la  dupe,  et  je  doute 
qu'un  seul  Italien  m'ait  soufflé  mon  sequin  et  qu'un  seul  Français 
l'ait  payé.  J'eus  la  bêtise  de  dire  à  M.  de  Montaigu,  qui  ne  savait  rien 
de  rien,  ce  que  j'avais  fait.  Ce  mot  de  sequin  lui  lit  ouvrir  les 
oreilles;  et,  sans  me  dire  son  avis  sur  la  suppression  de  ceux  des 
Français,  il  prétendit  que  j'entrasse  en  compte  avec  lui  sur  les  autres, 
me  promettant  des  avantages  équivalents.  Plus  indigné  de  cette  bas- 
sesse qu'affecté  pour  mon  propre  intérêt,  je  rejetai  hautement  sa 
proposition.  Il  insista,  je  m'échauffai  :  Non,  monsieur,  lui  dis-je très- 
vivement,  que  Votre  Excellence  garde  ce  qui  est  à  elle,  et  me  laisse 
ce  qui  est  à  moi;  je  ne  lui  en  céderai  jamais  un  sou.  Voyant  qu'il  ne 
gagnait  rien  par  cette  voie,  il  en  prit  une  autre,  il  n'eut  pas  honte 
de  me  dire  que.  puisque  j'avais  des  profits  à  sa  chancellerie,  il  était 
juste  que  j'en  lisse  les  frais.  Je  ne  voulus  pas  chicaner  sur  cet  article; 
et  depuis  lors  j'ai  fourni  de  mon  argent  encre,  papier,  cire,  bougie, 
nonpareille,  jusqu'au  sceau  que  je  lis  refaire,  sans  qu'il  m'en  ait 
remboursé  jamais  un  liard.  Cela  ne  m'empêcha  pas  de  l'aire  une  petite 
part  du  produit  des  passe-ports  à  l'abbé  de  Binis,  bon  garçon,  et 
bien  éloigné  de  prétendre  à  rien  de  semblable.  S'il  était  complaisant 


I  IV  R  E  SEPTIÈM1 

envers  moi,  je  n'étais  pas  moins  honnête  envers  lui  ei  nous  avons 
toujours  bien  vécu  ensemble. 

Sur  l'essai  de  ma  besogne,  je  la  trouvai  moins  embarrassante  que 
je  n'avais  craint  pour  un  homme  sans  expérience,  auprès  d'un  ambas- 
sadeur qui  n'en  avait  pas  davantage,  et  dont,  poui  surcroît,  l'ignorance 
et  l'entêtement  contrariaient  comme  a  plaisii  tout  ce  que  le  bon  sens 
et  quelques  lumières  m'inspiraient  de  bien  pour  s,  m  service  et  celui 
du  i"i.  Ce  qu'il  lit  de  plus  raisonnable  fut  de  se  lier  avec  le  marquis 
de  Mari,  ambassadeur  d'Espagne,  homme  adroit  et  tin.  qui  l'eût  mené 
par  le  ne/  s'il  l'eût  voulu;  mais  qui,  vu  l'union  d'intérêt  des  deux 
Couronnes,  le  conseillait  d'ordinaire  assez  bien,  si  l'autre  n'eût  gâté 
ses  conseils  en  fourrant  toujours  du  sien  dans  leur  éxecution.  La  seule- 
chose  qu'ils  eussent  à  faire  de  concert  était  d'engager  les  Vénitiens  a 
maintenir  la  neutralité.  Ceux-ci  ne  manquaient  pas  de  protester  de 
leur  fidélité  a  l'observer,  tandis  qu'ils  fournissaient  publiquement  des 
munitions  aux  troupes  autrichiennes,  et  même  des  recrues  s,, us  pic- 
texte  de  désertion.  M.  de  Montaigu,  qui.  je  crois,  voulait  plaire  à  la 
république,  ne  manquait  pasaussi,  maigre  mes  représentations,  de  me 
faire  assurer  dans  toutes  ses  dépêches  qu'elle  n'enfreindrait  jamais  la 
neutralité.  I. 'entêtement  et  la  stupidité  de  ce  pauvre  homme  me  fai- 
saient écrire  et  faire  à  tout  moment  des  extravagances  dont  j'étais  bien 
force  d'être  l'agent  puisqu'il  le  voulait,  mais  qui  me  rendaient  quel- 
quefois mon  métier  insupportable,  et  même  presque  impraticable.  Il 
voulait  absolument,  par  exemple,  que  la  plus  grande  partie  de  sa 
dépêche  au  roi  et  de  celle  au  ministre  fut  en  chiffres,  quoique  l'une  et 
l'autre  ne  contint  absolument  rien  qui  demandât  cette  précaution,  .le 
lui  représentai  qu'entre  le  vendredi  qu'arrivaient  les  dépêches  de  la 
cour,  et  le  samedi  que  partaient  les  nôtres,  il  n'y  avait  pas  asse/  de- 
temps  pour  l'employer  à  tant  de  chiffres,  et  à  la  forte  correspondance 
dont  j'étais  chargé  pour  le  même  courrier.  Il  trouva  à  cela  un  expe 
dient  admirable  :  ce  fut  de  faire  des  le  jeudi  la  réponse  aux  dépêches 
qui  devaient  arriver  le  lendemain,  dette  idée  lui  parut  même  si  heu- 
reusement trouvée,  quoi  que  je  pusse  lui  dire  sur  l'impossibilité,  sur 
l'absurdité  de  son  exécution,  qu'il  en  fallut  passer  par  la:  et  tout  le 
temps  que  j'ai  demeuré  chez  lui.  après  avoir  tenu  note  de  quelques 
mots  qu'il  me  disait  dans  la  semaine  à  la  volée,  et  de  quelques  nou- 


M  I  SSIONS  DE  J.-J.    ROUSSEAU. 


vellcs  triviales  que  j'allais  écumani  par-ci  par-là,  muni  de  ces  uniques 
matériaux,  je  ne  manquais  jamais  le  jeudi  matin  de  lui  porter  le  brouil- 
lon des  dépêches  qui  devaient  partir  le  samedi,  saut' quelques  addi- 
tions ou  corrections   que  je   taisais  à   la   hâte    sur  Celles  qui  devaient 

venir  le  vendredi,  et  auxquelles  les  nôtres  servaient  de  réponses.  Il 
avait  un  autre  tic  fort  plaisant,  el  qui  donnait  à  sa  correspondance  un 

ridicule  difficile  à  imaginer  :  celait  de  renvoyer  chaque  nouvelle  à  sa 
source,  au  lieu  de  lui  faire  suivre  son  cours.  Il  marquait  à  M.  Amelot 
les  nouvelles  de  la  Cour,  à  M.  de  Maurepas  celles  de  Paris,  à  M.  d'Ha- 
vrincourt  celles  de  Suède,  a  M.  de  la  Chctardie  celles  de  Pétersbourg, 
et  quelquefois  à  chacun  celles  qui  venaient  de  lui-même,  et  que  j'ha- 
billais en  termes  un  peu  différents.  Comme  de  tout  ce  que  je  lui  por- 
tais à  signer  il  ne  parcourait  que  les  dépêches  de  la  cour,  il  signait 
celles  des  autres  ambassadeurs  sans  les  lire,  cela  me  rendait  un  peu 
plus  le  maître  de  tourner  ces  dernières  à  ma  mode,  et  j'y  lis  au  moins 
croiser  les  nouvelles.  .Mais  il  me  fut  impossible  de  donner  un  tour 
raisonnable  aux  dépêches  essentielles  :  heureux  encore  quand  il  ne 
s'avisait  pas  d'y  larder  impromptu  quelques  lignes  de  son  estoc,  qui 
me  forçaient  de  retourner  transcrire  en  hâte  toute  la  dépêche  ornée 
de  cette  nouvelle  impertinence,  à  laquelle  il  fallait  donner  l'honneur 
du  chiffre,  sans  quoi  il  ne  l'aurait  pas  signée.  Je  fus  tenté  vingt  fois, 
pour  l'amour  de  sa  gloire,  de  chiffrer  autre  chose  que  ce  qu'il  avait 
dit;  mais  sentant  que  rien  ne  pouvait  autoriser  une  pareille  infidélité, 
je  le  laissai  délirer  à  ses  risques,  content  de  lui  parler  avec  franchise, 
et  de  remplir  au  moins  mon  devoir  auprès  de  lui. 

C'est  ce  que  je  lis  toujours  avec  une  droiture,  un  zèle  et  un  cou- 
rage qui  méritaient  de  sa  part  une  autre  récompense  que  celle  que 
j'en  reçus  à  la  tin.  Il  était  temps  que  je  fusse  une  fois  ce  que  le  ciel, 
qui  m'avait  doué  d'un  heureux  naturel,  ce  que  l'éducation  que  j'avais 
reçue  de  la  meilleure  des  femmes,  ce  que  Celle  que  je  m'étais  donnée 
a  moi-même,  m'avait  fait  être;  et  je  le  fus.  Livré  à  moi  seul,  sans 
ns  conseil,  sans  expérience,  en  pays  étranger,  servant  une 
in  étrangère,  au  milieu  d'une  foule  de  fripons  qui,  pour  leur 
intérêt  et  pour  écarter  le  scandale  du  bon  exemple,  m'excitaient  à  les 
imiter:  loin  d'en  rien  faire,  je  servis  bien  la  France,  à  qui  je  ne  devais 
lien,  et  mieux  l'ambassadeur,  comme   il  était  juste,   en   tout  ce   qui 


LIVR]     SEPTIÈME. 

dépendit  de  moi.  Irréprochable  dans  un  poste  assez  en  vue,  je  méi  il 
j'obtins  l'estime  de  la  république, celle  de  tous  les  ambassadeurs  avec 
qui  nous  étions  en  correspondance,  et  l'affection  de  tous  les  Français 

établis  a  Venise,  sans  en  excepter  le  consul  même,  que  je  supplantais 

a  regret  dans  les  fonctions  que  je  sa\ais  lui  elle  dues,  et  qui  nie  don- 
naient plus  d'embarras  que  de  plaisir. 

M.  de  Montaigu,  livré  sans  réserve  au  marquis  .Mari,  qui  n'entrait 
pas  dans  le  détail  de  ses  devoirs,    les  négligeait  à  tel  point  que  sans 
moi  les  Français  qui  étaient  à  Venise  ne  se  seraient  pas  aperçus  qu'il  y 
eût  un  ambassadeur  de  leur  nation.  Toujours  éconduits   sans  qu'il 
voulût  les  entendre  lorsqu'ils  avaient  besoin  de  sa  protection,  ils  se 
rebutèrent,  et  l'on  n'en  voyait  plus  aucun  ni  à  sa  suite  ni  à  sa  table, 
où  il  ne  les  invita  jamais,  .le  lis  souvent  de  mon  chef  ce  qu'il  aurait 
dû  faire  :  je  rendis  aux    Français  qui  avaient  recours  à  lui  et  a  moi 
tous  les  services  qui  étaient  en    mon  pouvoir.    En  tout  autre  pays, 
jamais  lait  davantage;  mais  ne  pouvant  voir   personne  en   place  à 
cause  de  la  mienne,  j'étais  forcé  de  recourir  souvent  au  Consul  :  et  le 
consul,  établi  dans  le  pays  où  il  avait  sa  famille,  avait  des  ménage- 
ments à  garder  qui  l'empêchaient  de  faire  ce  qu'il  aurait  voulu.  Quel- 
quefois cependant,  le  voyant  mollir  et  n'oser  parler,  je  m'aventurais 
à  des  démarches  hasardeuses,  dont  plusieurs  m'ont  réussi.  Je  m'en 
rappelle  une  dont  le  souvenir  me  fait  encore  rire  :  on  ne  se  douterait 
guère  que  c'est  à  moi  que  les  amateurs  du  spectacle  à  Paris  ont  dû 
Coralline  et  sa  sœur  Camille  :  rien  cependant  n'est  plus  vrai.  Véro- 
nèse,  leur  père,  s'était  engagé  avec  ses  enfants  pour  la  troupe  italienne; 
et  après  avoir  reçu  deux  mille  francs  pour  son  voyage,  au  lieu  de  par- 
tir, il  s'était  tranquillement  mis  à  Venise  au  théâtre  de  Saint-Luc,  où 
Coralline,  tout  enfant  qu'elle  était  encore,  attirait  beaucoup  de  monde. 
M.  le  duc  de  Cesvres,  comme  premier  gentilhomme  de  la  chambre. 
écrivit  à  l'ambassadeur  pour  réclamer  le  père  et  la  fille.  M.  de  Mon- 
taigu,  me  donnant   la  lettre,  me  dit  pour  toute  instruction  :   Voyt\ 
cela.  J'allai  chez  M.  le   Blond  le  prier  de  parler  au  patricien  à  qui 
appartenait  le  théâtre  de  Saint-Luc,  et  qui  était,  je  crois,  un  Zusti- 
niani,afin  qu'il  renvoyât  Véronèse,  qui  était  engagé  au  service  du  roi. 
Le  Blond,  qui  ne  se  souciait  pas  trop  de  la  commission,  la  fit  mal. 
Zustiniani  battit  la  campagne,  et  Véronèse  ne  fut  point  renvoyé.  J'étais 

TOME    I  r . 


. 


\  I  ESSIONS    I>1      l-l.    ROI  SSEAl 


piqué.  L'on  était  en  carnaval  :  ayant  pris  la  bahute  et  le  masque,  je 
me  fis  mener  au  palais  Zustiniani.  Tous  ceux  qui  virent  entrer  ma 
gondole  avec  la  livréede  l'ambassadeur  furent  frappés;  Venise  n'avait 

jamais  vu  pareille  chose.  J'entre,  je  nie  fais  annoncer  sous  le  nom 
k.Viih.1  siora  maschera.  Sitôt  que  je  fus  introduit,  j'ôté  mon  masque 

et  je  me  nomme.  Le  sénateur  pâlit  et  reste  stupéfait;  Monsieur,  lui 
dis-je  en  vénitien,  c'est  a  regret  que  j'importune  Votre  Excellence  de 

ma  visite;  mais  vous  avez  à  votre  théâtre  de  Saint-Luc  un  homme, 
nommé  Véronèse,  qui  est  engagé  au  service  du  roi,  et  qu'on  vous  a 
t'ait  demander  inutilement  :  je  viens  le  réclamer  au  nom  de  Sa  Ma- 
jesté. Ma  courte  harangue  lit  effet.  A  peine  étais-je  parti,  que  mon 
homme  courut  rendre  compte  de  son  aventure  aux  inquisiteurs  d'Ktat, 
qui  lui  lavèrent  la  tète.  Veronèsc  fut  congédié  le  jour  même.  Je  lui 
lis  dire  que  s'il  ne  partait  dans  la  huitaine  je  le  ferais  arrêter;  et 
il    partit. 

Dans  une  autre  occasion  je  tirai  de  peine  un  capitaine  de  vaisseau 
marchand,  par  moi  seul  et  presque  sans  le  concours  de  personne.  Il 
s'appelait  le  capitaine  Olivet  de  Marseille;  j'ai  oublié  le  nom  du  vais- 
seau. Son  équipage  avait  pris  querelle  avec  des  Ksclavons  au  service 
de  la  république  :  il  y  avait  eu  des  voies  de  fait,  et  le  vaisseau  avait 
été  mis  aux  arrêts  avec  une  telle  sévérité,  que  personne,  excepte  le 
seul  capitaine,  n'y  pouvait  aborder  ni  en  sortir  sans  permission.  Il 
eut  recours  a  l'ambassadeur,  qui  l'envoya  promener;  il  fut  au  consul, 
qui  lui  dit  que  ce  n'était  pas  une  affaire  de  commerce,  et  qu'il  ne  pou- 
vait  s'en  mêler.  Ne  sachant  plus  que  faire,  il  revint  à  moi.  Je  repré- 
sentai à  M.  de  Montaigu  qu'il  devait  me  permettre  de  donner  sur 
cette  affairé  un  mémoire  au  sénat.  Je  ne  me  rappelle  pas  s'il  y  con- 
sentit et  si  je  présentai  le  mémoire;  mais  je  me  rappelle  bien  que,  mes 
démarches  n'aboutissant  à  rien,  et  l'embargo  durant  toujours,  je  pris 
un  parti  qui  me  réussit.  J'insérai  la  relation  de  cette  affaire  dans  une 
dépêche  a  M.  de  Maurepas  et  j'eus  même  assez  de  peine  a  faire  con- 
sentir M.  de  Montaigu  a  passer  cet  article.  Je  savais  que  nos  dépêches, 
valoir  trop  la  peine  d'être  ouvertes,  l'étaientà  Venise;  j'en  avais 
la  preuve  dans  les  articles  que  j'en  trouvais  mot  pour  mot  dans  la 
tte  :  infidélité  dont  j'avais  inutilement  voulu  porter  l'ambassadeur 
indre.  Mon  objet,  en  parlant  de  cette  vexation  dans  la  dépêche. 


.1.1]  ,i       \  hl'.l'.AI.ISAYI     \  \  I 


LIVRE   SI  l'  I  !  I  M 

était  de  tirer  parti  de  leur  curiosité,  pour  leur  faire  peur  ei  les  cngagei 
.1  délivrer  le  vaisseau;  car  s'il  eût  fallu  attendre  poui  cela  la  ré] 
de  la  cour,  le  capitaine  était  ruiné  avant  qu'elle  ne  fût  venue.  Ji 
plus,  je  me  rendis  au  vaisseau  pour  interroger  l'équipage.  Je  pris 
avec  moi  l'abbé  Patizel,  chancelier  du  consulat,  qui  ne  vint  qu'à  contre- 
cœur; tant  tous  ces  pauvres  gens  craignaient  «.le  déplaii e  au  sénat.  V 
pouvant  monter  à  bord  à  cause  de  la  défense,  je  restai  dans  ma  gondole, 
et  j'y  dressai  mon  verbal,  interrogeante  haute  voix  et  successivement 
tous  les  gens  de  l'équipage,  et  dirigeant  mes  questions  de  manière  à 
tirer  des  réponses  qui  leur  fussent  avantageuses.  Je  voulus  engagei 
Pati/.el  à  faire  les  interrogations  et  le  verbal  lui-même,  ce  qui  en 
effet  était  plus  de  son  métier  que  du  mien.  Il  n'y  voulut  jamais  con- 
sentir, ne  dit  pas  un  seul  mot,  et  voulut  à  peine  signer  le  verbal  après 
moi.  Cette  démarche  un  peu  hardie  eut  cependant  un  heureux  succès, 
et  le  vaisseau  fut  délivré  longtemps  avant  la  réponse  du  ministre.  Le 
capitaine  voulut  me  l'aire  un  présent.  Sans  me  fâcher,  je  lui  dis.  en 
lui  frappant  sur  l'épaule  :  Capitaine  Olivet,  crois-tu  que  celui  qui  ne 
reçoit  pas  des  français  un  droit  de  passe-port  qu'il  trouve  établi,  soit 
homme  à  leur  vendre  la  protection  du  roiî  II  voulut  au  moins  me 
donner  sur  son  bord  un  dîner,  que  j'acceptai,  et  où  je  menai  le  secré- 
taire d'ambassade  d'Espagne,  nommé  Carrio,  homme  d'esprit  et  très- 
aimable,  qu'on  a  vu  depuis  secrétaire  d'ambassade  a  Paris  et  chargé 
des  affaires,  avec  lequel  je  m'étais  intimement  lié.  a  l'exemple  de  nos 
ambassadeurs. 

Heureux  si,  lorsque  je  faisais  avec  le  plus  parfait  désintéressement 
tout  le  bien  que  je  pouvais  taire,  j'avais  su  mettre  assez  d'ordre  et 
d'attention  dans  tous  ces  menus  détails  pour  n'en  pas  être  la  dupe 
et  servir  les  autres  à  mes  dépens!  .Mais  dans  les  places  comme  celles 
que  j'occupais,  où  les  moindres  fautes  ne  sont  pas  sans  conséquence, 
j'épuisais  toute  mon  attention  pour  n'en  point  faire  contre  mon  ser- 
vice. Je  fus  jusqu'à  la  tin  du  plus  grand  ordre  et  de  la  plus  grande 
exactitude  en  tout  ce  qui  regardait  mon  devoir  essentiel.  Hors  quel- 
ques erreurs  qu'une  précipitation  forcée  me  lit  faire  en  chiffrant,  et 
dont  les  commis  de  M.  Amelot  se  plaignirent  une  fois,  ni  l'ambassa- 
deur ni  personne  n'eut  jamais  à  me  reprocher  une  seule  négligence 
dans  aucune  de  mes  fonctions:  ce  qui  est  à   noter  pour  un  homme 


0N1  l  SSIONS   DE  J.-J.   ROUSSEAU. 

aussi  négligent  et  aussi  étourdi  que  moi  :  mais  je  manquais  parfois 
de  mémoire  el  Je  soin  dans  les  affaires  particulières  dont  je  me 
chargeais;  ei  l'amour  de  la  justice  m'en  a  toujours  fait  supporter  le 
préjudice  de  mon  propre  mouvement,  avant  que  personne  songeât  à 

se  plaindre.  Je  n'en  citerai  qu'un  seul  trait,    qui  se  rapporte  à  mon 

départ  de  Venise,  et  dont  j'ai  senti  le  contre-coup  dans  la  suite  à 

Paris. 

Notre  cuisinier,  appelé  Rousselot,  avait  apporte  de  France  un 
ancien  billet  de  deux  cents  francs  qu'un  perruquier  de  ses  amis  avait 
d'un  noble  vénitien  appelé  Zanetto  Nani,  pour  fourniture  de  per- 
ruques. Rousselot  m'apporta  ce  billet,  en  me  priant  de  tâcher  d'en 
tirer  quelque  chose  par  accommodement.  Je  savais,  il  savait  aussi 
que  l'usage  constant  des  nobles  vénitiens  est  de  ne  jamais  payer,  de 
retour  dans  leur  patrie,  les  dettes  qu'ils  ont  contractées  en  pays 
étranger:  quand  on  les  y  veut  contraindre,  ils  consument  en  tant 
de  longueurs  et  de  frais  le  malheureux  créancier,  qu'il  se  rebute,  et 
("mit  par  tout  abandonner,  ou  s'accommoder  presque  pour  rien.  Je 
priai  M.  le  Blond  de  parler  à  Zanetto.  Celui-ci  convint  du  billet,  non 
du  payement.  A  force  de  batailler  il  promit  enfin  trois  sequins. 
Quand  le  Blond  lui  porta  le  billet,  les  trois  sequins  ne  se  trouvèrent 
pas  prêts;  il  fallut  attendre.  Durant  cette  attente  survint  ma  querelle 
avec  l'ambassadeur,  et  ma  sortie  de  chez  lui.  Je  laissai  les  papiers  de 
l'ambassade  dans  le  plus  grand  ordre,  mais  le  billet  de  Rousselot  ne 
se  trouva  point.  .M.  le  Blond  m'assura  me  l'avoir  rendu.  Je  le  con- 
naissais trop  honnête  homme  pour  en  douter;  mais  il  me  fut  impos- 
sible de  me  rappeler  ce  qu'était  devenu  ce  billet.  Comme  Zanetto 
avait  avoué  la  dette,  je  priai  M.  le  Blond  de  tâcher  de  tirer  les  trois 
sequins  sur  un  reçu.  OU  de  l'engagera  renouveler  le  billet  par  dupli- 
cata. Zanetto.  sachant  le  billet  perdu,  ne  voulut  faire  ni  l'un  ni 
l'autre.  J'offris  a  Rousselot  les  trois  sequins  de  ma  bourse  pour  l'ac- 
quit du  billet.  Il  les  refusa,  et  médit  que  je  m'accommoderais  à  Paris 
avec  le  créancier,  dont  il  me  donna  l'adresse.  Le  perruquier,  sachant 
ce  qui  s'était  p.issC.  voulut  son  billet  ou  son  argent  en  entier.  Que 
lis-je  point  donné  dans  mon  indignation  pour  retrouver  ce  mau- 
dit billet:  Je  payai  les  deux  cents  francs,  et  cela  dans  ma  plus  grande 
Voilà    comment    la    perte   du    billet    valut   au   créancier    le 


L1VR]     SEPTIÈM1 


payement  de  la  somme  entière,  tandis  que  si.  malheureusemeni  poui 
lui,  ce  billet  se  tût  retrouve,  il  en  aurait  difficilement  tiré  les  dix  écus 
promis  par  Son  Excellence  Zanetto  Nani. 

Le  talent  que  je  me  crus  sentir  pour  mon  emploi  nie  le  lit  remplir 

avec  goût;  et  hors  la  société  de  mon  ami  Carrio,  celle  du  vertueux 
Altuna.  dont  j'aurai  bientôt  a  parler,  hors  les  récréations  bien  inno- 
centes de  la  place  Saint-Marc,  du  spectacle  et  de  quelques  visites  que 
nous  faisions  presque  toujours  ensemble,  je  fis  mes  seuls  plaisir-,  de 
mes  devoirs.  Quoique  mon  travail  ne  lut  pas  fort  pénible,  sui 
avec  l'aide  de  l'abbé  de  Binis,  comme  la  correspondance  était  très- 
etendue  et  qu'on  était  en  temps  de  guerre,  je  ne  laissais  pas  d'être 
occupe1  raisonnablement.  Je  travaillais  tous  les  jours  une  bonne- 
partie  de  la  matinée,  et  les  jours  de  courrier  quelquefois  jusqu'à  mi- 
nuit. Je  consacrais  le  reste  du  temps  à  l'étude  du  métier  que  je 
commençais,  et  dans  lequel  je  comptais  bien,  par  le  succès  de  mon 
début,  être  employé  plus  avantageusement  dans  la  suite.  En  effet,  il 
n'y  avait  qu'une  voix  sur  mon  compte,  à  commencer  par  celle  de 
l'ambassadeur,  qui  se  loua  hautement  de  mon  service,  qui  ne  s'en 
est  jamais  plaint,  et  dont  toute  la  fureur  ne  vint  dans  la  suite  que  de- 
ce  que.  m'étant  plaint  inutilement  moi-même,  je  voulus  enfin  avoir 
mon  congé.  Les  ambassadeurs  et  ministres  du  roi.  avec  qui  nous 
étions  en  correspondance,  lui  faisaient,  sur  le  mérite  de  son  secré- 
taire, des  compliments  qui  devaient  le  flatter,  et  qui,  dans  sa  mau- 
vaise tête,  produisaient  un  effet  tout  contraire.  Il  en  reçut  un  surtout 
dans  une  circonstance  essentielle,  qu'il  ne  m'a  jamais  pardonné.  Ceci 
vaut  la  peine  d'être  expliqué. 

Il  pouvait  si  peu  se  gêner,  que  le  samedi  même,  jour  de  presque- 
tous  les  courriers,  il  ne  pouvait  attendre  pour  sortir  que  le  travail 
lût  achevé;  et  me  talonnant  sans  cesse  pour  expédier  les  dépêches 
du  roi  et  des  ministres,  il  les  signait  en  hâte,  et  puis  courait  je  ne 
sais  où,  laissant  la  plupart  des  autres  lettres  sans  signature  :  ce  qui 
me  forçait,  quand  ce  n'était  que  des  nouvelles, de  les  tourner  en  bul- 
letin; mais  lorsqu'il  s'agissait  d'affaires  qui  regardaient  le  service  du 
roi,  il  fallait  bien  que  quelqu'un  signât,  et  je  signais.  J'en  usai  ainsi 
pour  un  avis  important  que  nous  venions  de  recevoir  de  M.  Vincent, 
chargé  des  affaires  du   roi  à    Vienne,  ('/était  dans  le  temps   que  le 


i  ONI  ESSIONS   DE  J.-J.    ROUSSEAU. 


prince  de  Lobkowîtz  marchait  à  Naples,  et  que  le  comte  de  Gages 
lit  cette  mémorable  retraite,  la  plus  belle  manœuvre  de  guerre  de 

tout  le  siècle,  et  dont  l'Europe  a  trop  peu  parle.  L'avis  portait 
qu'un  homme,  dont  M.  Vincent  nous  envoyait  le  signalement,  par- 
tait de  Vienne,  et  devait  passer  à  Venise,  allant  furtivement  dans 
l'Abruzze,  chargé  d'y  faire  soulever  le  peuple  à  l'approche  des  Au- 
trichiens. En  l'absence  de  M.  le  comte  de  Montaigu,  qui  ne  s'inté- 
ressait à  rien,  je  lis  passer  à  M.  le  marquis  de  l'Hôpital  cet  avis  si  à 
propos,  que  c'est  peut-être  à  ce  pauvre  Jean-Jacques  si  bafouc;  que  la 
maison  de  Bourbon  doit  la  conservation  du  royaume  de  Naples. 

I.e  marquis  de  l'Hôpital,  en  remerciant  son  collègue  comme  il 
était  juste,  lui  parla  de  son  secrétaire,  et  du  service  qu'il  venait  de 
rendre  à  la  cause  commune.  Le  comte  de  .Montaigu,  qui  avait  à  se 
reprocher  sa  négligence  dans  cette  affaire,  crut  entrevoir  dans  ce 
compliment  un  reproche,  et  m'en  parla  avec  humeur.  J'avais  été 
dans  le  cas  d'en  user  avec  le  comte  de  Castellane,  ambassadeur  à 
Constantinople,  comme  avec  le  marquis  de  l'Hôpital,  quoiqu'en 
chose  moins  importante.  Comme  il  n'y  avait  point  d'autre  poste 
pour  Constantinople  que  les  courriers  que  le  sénat  envoyait  de  temps 
en  temps  à  son  bayle,  on  donnait  avis  du  départ  de  ces  courriers 
à  l'ambassadeur  de  France,  pour  qu'il  pût  écrire  par  cette  voie  à  son 
collègue,  s'il  le  jugeait  à  propos.  Cet  avis  venait  d'ordinaire  un  jour 
ou  deux  à  l'avance  :  mais  on  faisait  si  peu  de  cas  de  M.  de  Montaigu, 
qu'on  se  contentait  d'envoyer  chez  lui,  pour  la  forme,  une  heure  ou 
deux  avant  le  départ  du  courrier;  ce  qui  me  mit  plusieurs  fois  dans 
le  cas  de  faire  la  dépèche  en  son  absence.  M.  de  Castellane,  en  y  ré- 
pondant, faisait  mention  de  moi  en  termes  honnêtes;  autant  en  fai- 
sait à  Cènes  M.  de  Jonville  :  autant  de  nouveaux  griefs. 

J'avoue  que  je  ne  fuyais  pas  l'occasion  de  me  faire  connaître,  mais 
je  ne  la  cherchais  pas  non  plus  hors  de  propos;  et  il  me  paraissait 
fort  juste,  en  servant  bien,  d'aspirer  au  prix  naturel  des  bons  services, 
qui  est  l'estime  de  ceux  qui  sont  en  état  d'en  juger  et  de  les  récom- 
penser. Je  ne  dirai  pas  si  mon  exactitude  à  remplir  mes  fonctions 
était  de  la  part  de  l'ambassadeur  un  légitime  sujet  de  plainte:  mais 
e  dirai  bien  que  c'est  le  seul  qu'il  ait  articulé  jusqu'au  jour  de  notre 
ration. 


LIVRJ     SEPTIÈM1 

Sa  maison,  qu'il  n'avait  jamais  mise  sui  un  bon  pied,  se  remplis- 
sait de  canaille  :  les  Français  y  étaient  maltraités,  les  Italiens  y  pre- 
naient l'ascendant;  et  même  parmi  eux  les  bons  serviteurs  attachés 
depuis  longtemps  à  l'ambassade  furent  tous  malhonnêtement  chassés, 
entre  autres  son  premier  gentilhomme,  qui  l'avait  été  du  comte  de 
Froulay,  et  qu'on  appelait,  je  crois,  le  comte  IVati.  ou  d'un  nom 
très-approchant.  Le  second  gentilhomme,  du  choix  de  M.  de  Mon- 
taigu,  était  un  bandit  de  Mantoue,  appelé  Dominique  Vitali,  à  qui 
l'ambassadeur  confia  le  soin  de  sa  maison,  et  qui,  a  force  de  pateli- 
nage  et  de  basse  lésine,  obtint  sa  confiance  et  devint  s,,n  favori,  au 
grand  préjudice  du  peu  d'honnêtes  gens  qui  y  étaient  encore,  et  du 
secrétaire  qui  était  a  leur  tête.  L'œil  intègre  d'un  honnête  homme 
est  toujours  inquiétant  pour  les  fripons.  Il  n'en  aurait  pas  fallu  da- 
vantage pour  que  celui-ci  nie  prît  en  haine;  mais  cette  haine  avait 
une  autre  cause  encore  qui  la  rendit  bien  plus  cruelle.  Il  faut  dire 
cette  cause,  afin  qu'on  me  condamne  si  j'avais  toit. 

L'ambassadeur  avait,  selon  l'usage,  une  loge  à  chacun  des  cinq 
spectacles.  Tous  les  jours  a  dîner  il  nommait  le  théâtre  ou  il  voulait 
aller  ce  jour-là;  je  choisissais  après  lui.  et  les  gentilshommes  dispo- 
saient des  autres  loges.  Je  prenais  en  sortant  la  clef  de  la  loge  que 
j'avais  choisie.  Un  joui.  Vitali  n'étant  pas  là.  je  chargeai  le  valet  de- 
pied  qui  me  servait  de  m'apporter  la  mienne  dans  une  maison  que  je 
lui  indiquai.  Vitali,  au  lieu  de  m'envoyer  ma  clef,  dit  qu'il  en  avait 
disposé.  J'étais  d'autant  plus  outre,  que  le  valet  de  pied  m'avait  rendu 
compte  de  ma  commission  devant  tout  le  monde.  Le  soir,  Vitali 
voulut  me  dire  quelques  mots  d'excuse  que  je  ne  reçus  point  :  De- 
main, monsieur,  lui  dis-je,  vous  viendrez  me  les  faire  à  telle  heure 
dans  la  maison  où  j'ai  reçu  l'affront,  et  devant  les  gens  qui  en  ont  été 
les  témoins;  ou  après-demain,  quoiqu'il  arrive,  je  vous  déclare  que 
vous  ou  moi  sortirons  d'ici.  Ce  ton  décidé  lui  en  imposa.  Il  vint  au 
lieu  et  à  l'heure  me  faire  des  excuses  publiques  avec  une  bassesse 
digne  de  lui;  mais  il  prit  à  loisir  ses  mesures,  et.  tout  en  me  faisant 
de  grandes  courbettes,  il  travailla  tellement  a  l'italienne,  que,  ne 
pouvant  porter  l'ambassadeur  à  me  donner  mon  congé,  il  me  mit 
dans  la  nécessité  de  le  prendre. 

Un  pareil   misérable   n'était  assurément  pas    fait   pour   me  con- 


I  0N1  I  SSIONS    Dl     J.-.I.    KOI' S  Si:  AT. 


naître;  mais  il  connaissait  de  moi  ce  qui  servait  à  ses  vues;  il  me 
connaissait  bon  et  doux  à  ['excès  pour  supporter  des  torts  involon- 
taires, fier  et  peu  endurant  poui  des  offenses  préméditées,  aimant  la 
décence  et  la  dignité  dans  les  choses  convenables,  et  non  moins  exi- 
geant pour  l'honneur  qui  m'était  dû  qu'attentif  à  rendre  celui  que  je 
devais  aux  autres.  C'est  par  là  qu'il  entreprit  et  vint  à  bout  de  me 
rebuter.  Il  mit  la  maison  sens  dessus  dessous;  il  en  ôta  ce  que  j'avais 
tâche  d'y  maintenir  de  règle,  de  subordination,  de  propreté',  d'ordre. 
Une  maison  sans  femme  a  besoin  d'une  discipline  un  peu  sévère, 
pour  v  taire  régner  la  modestie  inséparable  de  la  dignité.  Il  fit  bien- 
tôt de  la  notre  un  lieu  de  crapule  et  de  licence,  un  repaire  de  fri- 
pons et  de  débauchés.  Il  donna  pour  second  gentilhomme  à  S.  E.,  à 
la  place  de  celui  qu'il  avait  fait  chasser,  un  autre  maquereau  comme 
lui,  qui  tenait  bordel  public  à  la  Croix-de-Malte;  et  ces  deux  coquins 
bien  d'accord  étaient  d'une  indécence  égale  à  leur  insolence.  Hors  la 
seule  chambre  de  l'ambassadeur,  qui  même  n'était  pas  trop  en 
règle,  il  n'y  avait  pas  un  seul  coin  dans  la  maison  souffrable  pour 
un  honnête  homme. 

Comme  S.  E.  ne  soupait  pas,  nous  avions  le  soir,  les  gentils- 
hommes et  moi,  une  table  particulière,  où  mangeaient  aussi  l'abbé 
de  Binis  et  les  pages.  Dans  la  plus  vilaine  gargotte  on  est  servi  plus 
proprement,  plus  décemment,  en  linge  moins  sale,  et  l'on  a  mieux 
à  manger.  On  nous  donnait  une  seule  petite  chandelle  bien  noire, 
des  assiettes  d'étain.  des  fourchettes  de  fer.  Passe  encore  pour  ce 
qui  se  faisait  en  secret  :  mais  on  m'ôta  ma  gondole  ;  seul  de  tous  les 
secrétaires  d'ambassadeur,  j'étais  forcé  d'en  louer  une  ou  d'aller  à 
pied;  et  je  n'avais  plus  la  livrée  de  S.  E.  que  quand  j'allais  au  sénat. 
D'ailleurs,  rien  de  ce  qui  se  passait  au  dedans  n'était  ignoré  dans  la 
ville.  Tous  les  officiers  de  l'ambassadeur  jetaient  des  hauts  cris. 
Dominique,  la  seule  cause  de  tout,  criait  le  plus  haut,  sachant  bien 
que  l'indécence  avec  laquelle  nous  étions  traités  m'était  plus  sen- 
sible qu'à  tous  les  autres.  Seul  de  la  maison,  je  ne  disais  rien  au 
dehors;  mais  je  me  plaignais  vivement  a  l'ambassadeur  et  du  reste 
et  de  lui-même.  qui.  secrètement  excité  par  son  âme  damnée,  me 
sait  chaque  jour  quelque  nouvel  affront.  Forcé  de  dépenser  beau- 
ir    me  tenir  au  pair  avec   mes  confrères  et    convenablement 


I   IVRE   SI   PTI1  Ml 


a  mou  poste,  je  ne  pouvais  arracher  un  sou  de  mes  appointements; 
et  quand  je  lui  demandais  de  l'argent,  il  me  parlait  de  son  estime  et 
de  sa  confiance,  comme  si  elle  eût  dû  remplir  ma  bourse  et  pour- 
voir à  tOUt. 

Ces  deux  bandits  finirent  par  faire  tourner  tout  à  fait  la  tête  à 
leur  maître,  qui  ne  l'avait  déjà  pas  trop  droite,  et  le  ruinaient  dans 
un  brocantage  continuel  par  des  marches  de  dupe,  qu'ils  lui  persua- 
daient être  des  marclies  d'escroc.  Ils  lui  firent  louer,  sur  la  l; 
un  palazzo  le  double  de  sa  valeur,  dont  ils  partagèrent  le  surplus  avec 
le  propriétaire.  Les  appartements  en  étaient  incrustes  en  mosaïques, 
et  garnis  de  colonnes  et  de  pilastres  de  très-beaux  marbres  a  la  mode 
du  pays.  M.  de  Montaigu  lit  superbement  masquer  tout  cela  d'une 
boiserie  de  sapin,  par  l'unique  raison  qu'à  Paris  les  appartements 
-■nt  ainsi  boises.  Ce  fut  par  une  raison  semblable  que.  seul  de  tous 
les  ambassadeurs  qui  étaient  a  Venise,  il  ôta  l'épée  à  ses  pages  et  la 
canne  à  ses  valets  de  pied.  Voilà  quel  était  l'homme  qui,  toujours  par 
le  même  motif  peut-être,  me  prit  en  grippe,  uniquement  sur  ce  que  je 
le  servais  fidèlement. 

J'endurai   patiemment    se.  dédains,  sa  brutalité,  ses  mauvais  trai- 
tements, tant  qu'en  y  voyant  de   l'humeur,  je  crus  n'y  pas  voir  de  la 
haine;  mais  des  que  je   \is  le  dessein  formé  de  me  priver  de  l'hon- 
neur que  je  méritais  par  mon  bon  service,  je  résolus  d'v  renoncer. 
I.a  première  marque  que  je  reçus  de  sa  mauvaise  volonté  l'ut  a  l'oc- 
casion d'un  dîner  qu'il  devait  donner  à  M.  le  duc  de  Modène  et  à  sa 
famille,  qui    étaient    à    Venise,  et   dans   lequel  il    me  signifia  que   je 
n'aurais   pas  place   à  sa  table.  Je  lui  répondis,  piqué,  mais  sans  me 
fâcher,  qu'ayant  l'honneur  d'y  dîner  journellement,  si  M.  |e  duc  de 
Modène  exigeait  que  je  m'en  abstinsse  quand  il  y  viendrait,  il  était  de- 
là dignité  de  Son  Excellence  et  de  mon  devoir  de  n'y  pas  consentir. 
Comment!  dit-il  avec  emportement,  mon  secrétaire,  qui  même  n'est 
pas  gentilhomme,  prétend  dîner  avec  un  souverain,  quand  nies  gen- 
tilshommes n'y  dînent  pas!  Oui.  monsieur,  lui  répliquai-je,  le  poste 
dont  m'a   honoré  Votre  Excellence  m'ennoblit  si  bien  tant  que  je  le 
remplis,  que  j'ai    même  le  pas  sur  vos  gentilshommes  ou  soi-disant 
tels,  et  suis  admis  où  ils  ne  peuvent  l'être.  Vous  n'ignorez  pas  que. 
le  jour  que  vous  ferez  votre  entrée  publique,  je  suis  appelé  par  l'éti- 


I  ON]  ESSIONS    DE   J.-J.    RO  USSEAU. 

quctte,  et  par  un  usage  immémorial,  à  vous  y  suivre  en  habit  de  céré- 
monie, et  à  l'honneur  d'y  dîner  a\  ec  vous  au  palais  de  Saint-Marc;  et 
je  ne  vois  pas  pourquoi  un  homme  qui  peut  et  doit  manger  en  public 
avec  le  doge  et  le  sénat  de  Venise,  ne  pourrait  pas  manger  en  particu- 
lier avec  M.  le  duc  de  Modène.  Quoique  l'argument  fût  sans  ré- 
plique, l'ambassadeur  ne  s'y  rendit  point  :  mais  nous  n'eûmes  pas 
occasion  de  renouveler  la  dispute.  M.  le  duc  de  Modène  n'étant  point 
venu  dîner  chez  lui. 

Dès  lors  il  ne  cessa  de  me  donner  des  désagréments,  de  me  faire 
des  passe-droits.  s'elVorçant  de  m'ôter  les  petites  prérogatives  atta- 
chées a  mon  poste,  pour  les  transmettre  à  son  cher  Yitali;  et  je  suis 
sur  que  s'il  eût  osé  l'envoyer  au  sénat  à  ma  place,  il  l'aurait  l'ait.  Il 
employait  ordinairement  l'abbé  de  Binis  pour  écrire  dans  son  cabi- 
net ses  lettres  particulières  :  il  se  servit  de  lui  pour  écrire  à  M.  de 
Maurepas  une  relation  de  l'affaire  du  capitaine  Olivet,  dans  laquelle, 
loin  de  lui  faire  aucune  mention  de  moi  qui  seul  m'en  étais  mêlé,  il 
m'ôtait  même  l'honneur  du  verbal,  dont  il  lui  envoyait  un  double, 
pour  l'attribuer  à  Patizel.  qui  n'avait  pas  dit  un  seul  mot.  Il  voulait 
me  mortifier  et  complaire  à  son  favori,  mais  non  pas  se  défaire  de 
moi.  Il  sentait  qu'il  ne  lui  serait  plus  aussi  aise  de  me  trouver  un  suc- 
cesseur qu'à  M.  Follau,  qui  l'avait  déjà  fait  connaître.  Il  lui  fallait 
absolument  un  secrétaire  qui  sût  l'italien,  à  cause  des  réponses  du 
sénat;  qui  fit  toutes  ses  dépêches,  toutes  ses  affaires  sans  qu'il  se 
mêlât  de  rien:  qui  joignît  au  mérite  de  bien  servir  la  bassesse  d'être 
le  complaisant  de  messieurs  ses  faquins  de  gentilshommes.  Il  vou- 
lait donc  me  garder  et  me  mater  en  me  tenant  loin  de  mou  pays  et  du 
sien,  sans  argent  pour  y  retourner;  et  il  aurait  réussi  peut-être,  s'il 
s'y  fût  pris  modérément.  .Mais  Yitali.  qui  avait  d'autres  vues  et  qui 
voulait  me  forcer  de  prendre  mou  parti,  en  vint  à  bout.  Des  que  je  vis 
que  je  perdais  toutes  mes  peines,  que  l'ambassadeur  me  faisait  des 
crimes  de  mes  services  au  lieu  de  m'en  savoir  gré,  que  je  n'avais  plus 
à  espérer  chez  lui  que  désagréments  au  dedans,  injustice  au  dehors, 
et  que,  dans  le  décri  général  où  il  s'était  mis.  ses  mauvais  offices 
pouvaient  me  nuire  sans  que  les  bons  pussent  me  servir,  je  pris  mon 
et  lui  demandai  mon  congé,  lui  laissant  le  temps  de  se  pour- 
voir d'un   secrétaire.  Sans  nie  dire  ni  oui  ni  non,  il  alla  toujours  son 


I  IVRE   SEPTIÈME.  35 

train.  Voyant  que  rien  n'allait  mieux  et  qu'il  ne  se  mettait  en  devoii 
de  chercher  personne,  j'écrivis  à  son  frère,  et,  lui  détaillant  mes  mo- 
tifs, je  le  piiai  d'obtenir  mon  congé  de  Son  Excellence,  ajoutant  que 
de  manière  ou  d'autre  il  m'était  impossible  de  rester.  J'attendis  long- 
temps, et  n'eus  point  de  réponse.  Je  commençais  d'être  fort  embar- 
rassé; mais  l'ambassadeur  reçut  enfin  une  lettre  Je  s. m  frère.  Il  fallait 
qu'elle  fût  vive,  car,  quoiqu'il  tût  sujet  à  des  emportements  très- 
féroces,  je  ne  lui  en  vis  jamais  un  pareil.  Après  des  torrents  d'injures 
abominables,  ne  sachant  plus  que  dire.il  m'accusa  d'avoir  vendu  ses 
chiffres.  Je  me  mis  à  rire,  et  lui  demandai  d'un  ton  moqueur  s'il 
croyait  qu'il  y  eût  dans  tout  Venise  un  homme  assez  sot  pour  en 
donner  un  écu.  Cette  réponse  |e  fit  écumer  de  rage.  Il  fit  mine  d'ap- 
peler ses  gens  pour  me  l'aire,  dit-il,  jeter  par  la  fenêtre.  Jusque-là 
j'avais  e:tè  fort  tranquille;  mais  à  cette  menace,  la  colère  et  l'indi- 
gnation me  transportèrent  a  mon  tour.  Je  m'élançai  vers  la  porte, 
et  après  avoir  tire  le  bouton  qui  la  fermait  en  dedans  :  Non  pas. 
monsieur  le  comte,  lui  dis-je  en  revenant  à  lui  d'un  pas  grave,  vos 
gens  ne  se  mêleront  pas  de  cette  affaire;  trouvez  bon  qu'elle  sa- 
passe entre  nous.  Mon  action,  mon  air  le  calmèrent  à  l'instant  même; 
la  surprise  et  l'effroi  se  marquèrent  dans  son  maintien.  Quand  je 
le  vis  revenu  de  sa  furie,  je  lui  lis  mes  adieux  en  peu  de  mots;  puis, 
sans  attendre  sa  réponse,  j'allai  rouvrir  la  porte,  je  sortis,  et  passai 
posément  dans  l'antichambre  au  milieu  de  ses  gens,  qui  se  levèrent 
à  l'ordinaire,  et  qui.  je  crois,  m'auraient  plutôt  prêté  main-forte 
contre  lui,  qu'à  lui  contre  moi.  Sans  remonter  chez  moi.  je  descen- 
dis l'escalier  tout  de  suite,  et  sortis  sur-le-champ  du  palais  pour  n'y 
plus  rentrer. 

J'allai  droit  chez  M.  le  Blond  lui  conter  l'aventure.  Il  en  fut  peu 
surpris;  il  connaissait  l'homme.  Il  me  retint  à  dîner.  Ce  dîner,  quoi- 
que impromptu,  fut  brillant  ;  tous  les  Français  déconsidération  qui 
étaient  a  Venise  s'y  trouvèrent  :  l'ambassadeur  n'eût  pas  un  chat.  Le 
consul  conta  mon  cas  à  la  compagnie.  A  ce  récit  il  n'y  eut  qu'un  cri. 
qui  ne  fut  pas  en  faveur  de  Son  Excellence.  Elle  n'avait  point  règle 
mon  compte,  ne  m'avait  pas  donné  un  sou;  et.  réduit  pour  toute  res- 
source à  quelques  louis  que  j'avais  sur  moi.  j'étais  dans  l'embarras 
pour  mon  retour.  Toutes  les  bourses  me  furent  ouvertes.  Je  pris  une 


.11  SSIONS    DE    .l.-.l.    ROUSSEAU. 

[tairu  de  sequins  dans  celle  de  M.  le  Blond,  autant  dans  celle  de 
M.  de  Saint-Cyr,  avec  lequel,  après  lui,  j'avais  le  plus  de  liaison.  Je 
remerciai   tous  les  autres, et   en  attendant  mon  départ,  j'allai  loger 

chez  le  chancelier  du  consulat,  pour  bien  prouver  au  public  que  la 
nation  n'était  pas  complice  des  injustices  de  l'ambassadeur.  Celui-ci, 
furieux  de  me  voir  fêté  dans  mon  infortune  et  lui  délaisse,  tout  am- 
ideur  qu'il  était,  perdit  tout  à  fait  la  tête,  et  se  comporta  comme 
un  forcené.  11  s'oublia  jusqu'à  présenter  un  mémoire  au  sénat  pour 
me  taire  arrêter.  Sur  l'avis  que  m'en  donna  l'abbé  de  Binis,  je  réso- 
lus de  rester  encore  quinze  jours,  au  lieu  de  partir  le  surlendemain 
comme  j'avais  compté.  On  avait  vu  et  approuvé  tua  conduite;  j'étais 
universellement  estimé,  l.a  seigneurie  ne  daigna  pas  même  répondre 
à  l'extravagant  mémoire  de  l'ambassadeur,  et  me  fit  dire  par  le  con- 
sul que  je  pouvais  rester  à  Venise  aussi  longtemps  qu'il  me  plairait. 
sans  m'inquiéter  des  démarches  d'un  fou.  Je  continuai  de  voir  mes 
amis  :  j'allai  prendre  congé  de  M.  l'ambassadeur  d'Espagne,  qui  me 
reçut  très-bien,  et  du  comte  de  Finochietti.  ministre  de  Naples,  que 
je  ne  trouvai  pas.  mais  à  qui  j'écrivis,  et  qui  me  répondit  la  lettre 
du  monde  la  plus  obligeante.  Je  partis  enfin,  ne  laissant,  malgré  mes 
embarras,  d'autres  dettes  que  les  emprunts  dont  je  viens  de  parler, 
et  une  cinquante  d'éeus  chez  un  marchand  nommé  Morandi,  que 
Carrio  se  chargea  de  payer  et  que  je  ne  lui  ai  jamais  rendus,  quoi- 
que nous  nous  soyons  souvent  revus  depuis  ce  temps-là  :  mais 
quant  aux  deux  emprunts  dont  j'ai  parlé,  je  les  remboursai  très- 
exactement  sitôt  que  la  chose  me  fut  possible. 

Ne    quittons   pas  Venise   sans  dire   un  mot  des  célèbres  amuse- 
ments de  cette  ville,  ou  du  moins  de  la  très  petite  part  que  j'y  pris 
durant  mon  séjour.  On  a  vu  dans  le  cours  de  ma  jeunesse  combien 
peu  j'ai  couru  les  plaisirs  de  cet  âge.  ou  du  moins  ceux  qu'on  nomme 
ainsi.    Je    ne  changeai  pas   de  goût  à  Venise;  mais  mes  occupations, 
qui  d'ailleurs  m'en    auraient  empêché,  rendirent  plus   piquantes  les 
récréations    simples   que    je   me    permettais.   La  première  et  la  plus 
ce  était   la  société  des  gens  de  mérite.  M  M.  le  Blond,  de  Saint- 
1      .  I      rio,   Utuna,  et  un  gentilhomme  forlan  dont  j'ai  grand  regret 
■ublié  le  nom.  et  dont  je  ne  me  rappelle  point  sans  émotion 
ivenir  :  c'était,  de  tous  les  hommes  que  j'ai  connus  dans 


LIVRE  SEPTIEMl 
ma  vie,  celui  dont  le  cœur  ressemblait  le  plus  au  mien.  Nous  étions 

liés  aussi  avec  deux  OU  trois  Anglais  pleins  d'esprit  et  de  connais- 
sances, passionnes  de  la  musique  ainsi  que  nous.  Tous  ces  messieurs 
axaient  leurs  femmes,  ou  leurs  amies, ou  leurs  maîtresses,  ces  der- 
nières presque  toutes   filles  à  talents,  chez  lesquelles  on  faisait  de  la 

musique  OU  des  bals.  (  )n  y  jouait  aussi,  mais  ti  es  peu  ;  les  goûts  \  ils. 
les  talents,  les  spectacles  nous  rendaient  cet  amusement  insipide.  Le 
jeu  n'est  que  la  ressource  des  gens  ennuyés.  J 'avais apporté  de  Paris 

le  préjuge  qu'on  a  dans  ce  pays-là  Contre  la  musique  italienne  :  mais 
j'axais  aussi  reçu  de  la  nature  cette  sensibilité  de  tact  contre  laquelle 
les  préjuges  ne  tiennent  pas.  J'eus  bientôt  pour  cette  musique  la  pas- 
sion qu'elle  inspire  à  ceux  qui  sont  laits  pour  en  juger,  lu)  écoutant 
les  barcarolles,  je  trouvais  que  je  n'avais  pas  oui  chanter  jusqu'alors; 
et  bientôt  je  m'engouai  tellement  de  l'Opéra,  qu'ennuyé  de  babiller, 
manger  et  jouer  dans  les  loges,  quand  je  n'aurais  voulu  qu'écouter,  je 
me  dérobais  souvent  a  la  compagnie  pour  aller  d'un  autre  cote.  Là, 
tout  seul,  enferme  dans  ma  loge,  je  me  livrais,  maigre  la  longueur 
du  spectacle,  au  plaisir  d'en  jouir  à  mon  aise  jusqu'à  la  tin.  Un  jour, 
au  théâtre  de  Saint-Chrysostome,  je  m'endormis,  et  bien  plus  pro- 
fondement que  je  n'aurais  l'ait  dans  mon  lit.  Les  airs  bruyants  et 
brillants  ne  me  réveillèrent  point;  mais  qui  pourrait  exprimer  la 
sensation  délicieuse  que  me  tirent  la  douce  harmonie  et  les  chants 
angéliques  de  celui  qui  me  réveilla!  Quel  réveil,  quels  ravissements, 
quel  extase  quand  j'ouvris  au  même  instant  les  oreilles  et  les  veux! 
.Ma  première  idée  fut  de  me  croire  en  paradis.  Ce  morceau  ravissant, 
que  je  me  rappelle  encore  et  que  je  n'oublierai  de  ma  vie,  commen- 
çait ainsi  : 

Conservami   la   bella 
Che  si  m'accende  il  cor. 

Je  voulus  avoir  ce  morceau:  je  l'eus,  et  je  l'ai  gardé  longtemps; 
mais  il  n'était  pas  sur  mon  papier  comme  dans  ma  mémoire.  C'était 
bien  la  même  note,  mais  ce  n'était  pas  la  même  chose.  Jamais  cet  air 
divin  ne  peut  être  exécuté  que  dans  ma  tête,  comme  il  le  fut  le  jour 
qu'il  me  réveilla. 

Une  musique  à  mon   gré  bien  supérieure  à   celle   des  opéras,  et 


IN  FI  SSIONS    DE    l.-.l.    ROUSSEA! 

qui  n'a  pas  sa  semblable  en  Italie,  ni  dans  le  reste  du  monde,  est 
celle  des  scuiilc.  Les  scuole  son)  des  maisons  de  charité  établies  pour 
donner  l'éducation  .ides  jeunes  filles  sans  bien,  et  que  la  république 
dote  ensuite  soit  poui  le  mariage,  soit  pour  le  cloître.  Parmi  les  ta- 

qu'on  cultive  dans  ces  jeunes  filles,  la  musique  est  au  premier 
rang.  Tous  les  dimanches  à  l'église  de  ces  quatre  scuole,  on  a  durant 
les  vêpres  des  motets  à  grand  chœur  et  en  grand  orchestre,  composés 
et  dirigés  par  les  plus  glands  maîtres  de  l'Italie,  exécutés  dans  des 
tribunes  grillées,  uniquement  par  des  tilles  dont  la  plus  vieille  n'a 
pas  vingt  ans.  Je  n'ai  l'idée  de  rien  d'aussi  voluptueux,  d'aussi  tou- 
chant que  cette  musique  :  les  richesses  de  l'art,  le  goût  exquis  des 
chants,  la  beauté  des  voix,  la  justesse  de  l'exécution,  tout  dans  ces 
délicieux  concerts  concourt  à  produire  une  impression  qui  n'est  assu- 
rément pas  du  bon  costume,  mais  dont  je  doute  qu'aucun  cœur 
d'homme  soit  à  l'abri.  Jamais  Carrio  ni  moi  ne  manquions  ces  vêpres 
aux  Mendicanti,  et  nous  n'étions  pas  les  seuls.  L'église  était  toujours 
pleine  d'amateurs:  les  acteurs  même  de  l'Opéra  venaient  se  former 
au  vrai  goût  du  chant  sur  ces  excellents  modèles.  Ce  qui  me  déso- 
lait était  ces  maudites  grilles  qui  ne  laissaient  passer  que  des  sons, 
et  me  cachaient  les  anges  de  beauté  dont  ils  étaient  dignes.  Je  ne  par- 
lais d'autre  chose.  Un  jour  que  j'en  parlais  chez  M.  le  Blond:  Si  vous 
êtes  si  curieux,  me  dit-il,  de  voir  ces  petites  filles,  il  est  aisé  de  vous 
contenter.  Je  suis  un  des  administrateurs  de  la  maison;  je  veux  vous 
y  donner  à  goûter  avec  elles.  Je  ne  le  laissai  pas  en  repos  qu'il  ne 
m.'eût  tenu  parole.  En  entrant  dans  le  salon  qui  renfermait  ces  beau- 
tés si  convoitées,  je  sentis  un  frémissement  d'amour  que  je  n'avais 
jamais  éprouvé.  M.  le  Blond  me  présenta  l'une  après  l'autre  ces  chan- 
teuses célèbres  dont  la  voix  et  le  nom  étaient  toutee  qui  m'était  connu. 
Venez,  Sophie...  Elle  était  horrible.  Venez, Cattina...  Elle  étaitborgne. 
Venez,  Bettina...    La  petite  vérole  l'avait  défigurée.   Presque  pas  une 

it  sans  quelque  notable  défaut.  Le  bourreau  riait  de  ma  cruelle 
surpris^.  Deux  ou  trois  cependant  me  parurent  passables;  elles  ne 
chantaient  que  dans  les  chœurs.  J'étais  désolé.  Durant  le  goûter,  on 
i  .  elles  s'égayèrent.  La  laideur  n'exclut  pas  les  grâces;  je  leur 
en  trouvai.  Je  me  disais  :  on  ne  chante  pas  ainsi  sans  âme;  elles  en 
'•m.  Enfin  ma  façon  de  les  voir  changea  si  bien,  que  je  sortis  presque 


I  l\  RE  SEPTM  Ml 

amoureux  de  toutes  ces  laiderons.  J'osais  à  peine  retournci  .1  leurs 
vêpres,  .l'eus  de  quoi  me  rassurer.  Je  continuai  de  trouver  leurs  eh. mis 

délicieux,  et  leurs  voix  ("aidaient  si  bien  leui  s  \  isages,  que  tant  qu'elles 

chantaient    je  m'obstinais,  en   dépit  de   mes  veux,  à   les  trouver 

belles. 

La  musique  en  Italie  coûte  si  peu  de  chose,  que  ce  n'est  pas  la 
peine  de  s'en  faire  tante  quand  on  a  du  goût  pour  elle.  Je  louai  un 
clavecin,  et  pour  un  petit  ccu  j'avais  chez  moi  quatre  ou  cinq  sym- 
phonistes, avec  lesquels  je  m'exerçais  une  fois  la  semaine  a  exécuter 
les  morceaux  qui  m'avaient  lait  le  plus  de  plaisir  a  l'Opéra.  J'y  lis 
essayer  aussi  quelques  symphonies  de  mes  Muses  galantes.  Soitqu'elles 
plussent  OU  qu'on  me  \  i >ulùt  cajoler,  le  maître  des  ballets  de  Saint- 
Jean-Chrysostome  m'en  fit  demander  deux  que  j'eus  le  plaisir  d'en- 
tendre exécuter  par  cet  admirable  orchestre,  et  qui  furent  dansées  par 
une  petite  Bettina,  jolie  et  surtout  aimable  tille,  entretenue  par  un 
Kspagnol  de  nos  amis  appelé  l'agoaga,  et  chez  laquelle  nous  allions 
passer  la  soirée  ,1^1.7  souvent. 

.Mais,  à  propos  de  tilles,  ce  n'est  pas  dans  une  ville  comme  Venise 
qu'on  s'en  abstient:  n'avez-vous  rien,  pourrait-on  me  dire,  a  confes- 
ser sur  cet  article?  Oui,  j'ai  quelque  chose  à  dire  en  effet,  et  je  vais 
procéder  à  cette  confession  avec  la  même  naïveté  que  j'ai  mise  a 
toutes  les  autres. 

J'ai  toujours  eu  du  dégoût  pour  les  filles  publiques,  et  je  n'avais 
pas  à  \  enise  autre  chose  à  ma  portée,  l'entrée  de  la  plupart  des 
maisons  du  pays  m'étant  interdite  à  cause  de  ma  place.  Les  filles 
de  M.  le  Blond  étaient  très-aimables,  mais  d'un  difficile  abord  ;  et 
je  considérais  trop  le  père  et  la  mère  pour  penser  même  à  les  con- 
voiter. 

J'aurais  eu  plus  de  goût  pour  une  jeune  personne  appelée  made- 
moiselle de  Catanéo,  fille  de  l'agent  du  roi  de  Prusse:  mais  Carrio 
était  amoureux  d'elle,  il  a  même  été  question  de  mariage.  Il  était  a 
son  aise,  et  je  n'avais  rien;  il  avait  cent  louis  d'appointements,  je 
n'avais  que  cent  pistoles;  et  outre  que  je  ne  voulais  pas  aller  sur  les 
brisées  d'un  ami,  je  savais  que  partout,  et  surtout  à  Venise,  avec  une 
bourse  aussi  mal  garnie,  on  ne  doit  pas  se  mêler  de  faire  le  galant. 
Je  n'avais  pas  perdu  la  funeste  habitude  de  donner  le  change  à  me- 


,  ONFESSIONS   DE  J.-J.    ROUSSEAU. 

nis:  et,  trop  occupé  pour  sentir  vivement  ceux  que  le  climat 

donne,  je  \ écus  près  d'un  an  dans  cette  ville  aussi  sage  que  j'avais  lait 

P  ris,  et  j'en  suis  reparti  au  bout  de  dix-huit  mois  sans  avoir  ap- 

;ie  du  ^e\e  que  deux  seules  fois,  par  les  singulières  occasions  que 
je  vais  dire. 

l.a  première  me  l'ut  procurée  par  l'honnête  gentilhomme  Yitali. 
quelque  temps  après  l'excuse  que  je  l'obligeai  de  me  demander  dans 
toutes  les  formes.  On  parlait  à  table  des  amusements  de  Venise,  (les 
messieurs  me  reprochaient  mon  indifférence  pour  le  plus  piquant  de 
tous,  vantant  la  gentillesse  des  courtisanes  vénitiennes,  et  disant 
qu'il  n'v  en  avait  point  au  monde  qtii  les  valussent.  Dominique  dit 
qu'il  fallait  que  je  fisse  connaissance  avec  la  plus  aimable  de  toutes: 
qu'il  voulait  m'y  mener  et  que  j'en  serais  e<mtent.  Je  me  mis  à  rire 
de  cette  offre  obligeante,  et  le  comte  Peati,  homme  déjà  vieux  et  vé- 
nérable, dit.  avec  plus  de  franchise  que  je  n'en  aurais  attendu  d'un 
Italien,  qu'il  me  croyait  trop  sage  pour  me  laisser  mener  chez  des 
tilles  parmon  ennemi.  Je  n'en  avais  en  effet  nj  l'intcntionni  la  tentation  ; 
et  malgré  cela,  par  une  de  ces'  inconséquences  que  j'ai  peine  à  compren- 
dre moi-même,  je  finis  par  me  laisser  entraîner  contre  mon  goût,  mon 
cœur,  ma  raison,  ma  yolonté  même,  uniquement  par  faiblesse,  par 
honte  de  marquer  de  la  défiance,  et,  comme  on  dit  dans  ce  pays-là, 
ver  non  parer  troppo  coglione.  La  padoana  chez  qui  nous  allâmes 
était  d'une  assez  jolie  figure,  belle  même,  mais  non  pas  d'une  beauté 
qui  me  plût.  Dominique  me  laissa  chez  elle.  Je  fis  venir  des  sorbetti, 
je  la  lis  chanter,  et  au  bout  d'une  demi-heure,  je  voulus  m'en  aller. 
en  laissant  sur  la  table  un  ducat:  mais  elle  eut  le  singulier  scrupule 
de  n'en  vouloir  point  qu'elle  ne  l'eût  gagné  et  moi  la  singulière  bêtise 
de  lever  son  scrupule.  Je  m'en   revins  au  palais,  si  persuadé  que  \'é- 

;  "ivre,  que  la  première  chose  que  je  lis  en  arrivant  fut  d'envoyer 
chercher  le  chirurgien  pour  lui  demander  des  tisanes.  Rien  ne  peut 

r  le  malaise  d'esprit  que  je  souffris  durant  trois  semaines,  sans 
qu'aucune  incommodité  réelle,  aucun  signe  apparent  le  justifiât.  Je 
ne  pouvais  concevoir  qu'on  pût  sortir  impunément  des  bras  de  la  pa- 
doana.  Le  chirurgien  lui-même  eut  toute  la  peine  imaginable  à  me 

.ier.  Il  n'en  put  venir  a  bout  qu'en  me  persuadant  que  j'étais 
conformé   d'une  façon  particulière  à   ne   pouvoir  pas  aisément   être 


Dîner  \ 


LIVRE  SEPTIÈMI  ^i 

infecté;  et  quoique  je  me  sois  m. mus  exposé  peut-être  qu'aucun 
autre  homme  a  cette  expérience,  ma  santé,  de  ce  cote,  n'ayant  jamais 
reçu  d'atteinte,  m'est  une  preuve  que  le  chirurgien  avait  raison. 
Cette  opinion  cependant  ne  m'a  jamais  rendu  téméraire;  et  si  je 
tiens  en  effet  cet  avantage  de  la  nature,  je  puis  dire  que  je  n'en  ai 
pas  abuse. 

Mon  autre  aventure,  quoique  avec  une  tille  aussi,  fut  d'une  espèce 
bien  différente,  et  quant  a  s, m  origine  et  quant  a  ses  effets,  .lai  dit 
que  le  capitaine  Olivet  m'avait  donne  à  dîner  sur  son  bord,  et  que 
i'\  avais  mené  le  secrétaire  d'Espagne,  .le  m'attendais  au  salut  du  ca- 
non. L'équipage  nous  reçut  en  haie,  mais  il  n'y  eut  pas  mie  amorce 
brûlée,  ce  qui  me  mortifia  beaucoup  a  cause  de  C.arrio,  que  je  vis  en 
être  un  peu  pique:  et  il  était  vrai  que  sur  les  vaisseaux  mai  chauds  on 
rdait  le  salut  du  canon  à  des  gens  qUj  ne  nous  valaient  certai- 
nement pas;  d'ailleurs,  je  croyais  avoir  mérite  quelque  distinction  du 
capitaine.  Je  ne  pus  me  déguiser,  parce  que  cela  m'est  toujours  im- 
possible: et  quoique  le  dîner  fût  très-bon.  et  qu'Olivet  en  fît  très-bien 
les  honneurs,  je  le  Commençai  de  mauvaise  humeur,  mangeant  peu 
et  parlant  encore  moins. 

A  la  première  santé,  du  moins,  j'attendais  une  salve:  rien.  Car- 
rio.  qui  me  lisait  dans  l'âme,  riait  de  me  voir  grogner  comme  un  en- 
fant. Au  tiers  du  dîner,  je  vois  approcher  une  gondole.  Ma  foi,  mon- 
sieur, me  dit  le  capitaine,  prenez,  garde  à  vous,  voici  l'ennemi.  Je  lui 
demande  ce  qu'il  veut  dire:  il  répond  en  plaisantant.  La  gondole 
aborde,  et  j'en  v  ois  sortir  une  jeune  personne  éblouissante,  fort  coquet- 
tement mise  et  fort  leste,  qui  dans  trois  sauts  l'ut  dans  la  chambre; 
et  je  la  vis  établie  à  Coté  de  moi  avant  que  j'eusse  aperçu  qu'on  v  avait 
mis  un  couvert.  Elle  était  aussi  charmante  que  vive,  une  bru  nette  de 
vingt  ans  au  plus.  Elle  ne  parlait  qu'italien  :  son  accent  seul  eut  suffi 
pour  me  tourner  la  tète.  Tout  en  mangeant,  tout  en  causant,  elle  me 
regarde,  me  tîxe  un  moment,  puis  s'écriant,  Bonne  Vierge!  ah!  mon 
cher  Brémond,  qu'il  y  a  de  temps  que  je  ne  t'ai  vu!  se  jette  entre 
mes  bras,  colle  sa  bouche  contre  la  mienne,  et  me  serre  a  m'étouffer. 
Ses  grands  yeux  noirs  à  l'orientale  lançaient  dans  mon  cœur  des  traits 
de  feu  ;  et  quoique  la  surprise  fît  d'abord  quelque  diversion,  la  vo- 
lupté me  gagna  tres-rapidement,  au  point  que.  maigre  les  spectateurs 

TOME    II.  6 


,  0N1  1  SSIONS   Dl.    J.    J.    ROUSSEAU. 

il  fallut  bientôt  que  cette  belle  me  contint  elle-même:  car  j'étais  ivre 
ou  plutôt  furieux.  Quand  elle  me  vit  au  point  où  elle  me  voulait,  elle 
mit  plus  de  modération  dans  ses  caresses,  mais  non  dans  sa  vivacité; 

et  quand  il  lui  plut  de    nous   explique!'   la   cause   vraie   OU    fausse  de 
toute  cette  pétulance,  elle  nous  dit  que  je  ressemblais,  à  s'y  tromper. 
M     de   Brémond,  directeur  des  douanes  de    Toscane;  qu'elle   avait 
raffolé  de  ce  M.  de  Brémond;  qu'elle  en  raffolait  encore;  qu'elle  l'a- 
vait quitté,  parce  qu'elle  était  une  sotte:  qu'elle  me  prenait  à  sa  place  ; 
qu'elle  voulait  m'aimer  parce  que  cela    lui  convenait;  qu'il   fallait, 
par  la  même  raison,  que  je  l'aimasse  tant  que  cela   lui   conviendrait; 
et   que.  quand    elle  me    planterait   là,    je   prendrais   patience    comme 
avait  tait  son  cher  Brémond.  Ce  qui  fut  dit  fut  fait.   Elle  prit  posses- 
sion de  moi  comme  d'un  homme  à  elle,  me  donnait  a  garder  ses  gants, 
son    éventail,  son  cinda,  sa   coiffe;  m'ordonnait  d'aller  ici   ou  là,  de 
faire  ceci  ou  cela  et  j'obéissais.  Elle  médit  d'aller  renvoyer  sa  gondole, 
parce  qu'elle  voulait  se  servir  de  la  mienne,  et  j'y  fus;  elle  me  dit 
de  m'ôter  de  ma  place,  et  de  prier  Carrio  de  s'y  mettre,  parce  qu'elle 
avait  a  lui  parler,  et  je  le  lis.  Ils  causèrent  très-longtemps  ensemble 
et  tout  bas  ;  je  les  laissai  faire.  Elle  m'appela,  je  revins.   Ecoute,  Za- 
netto,  me  dit-elle,  je  ne  veux  point  être  aimée  à  la  française,  et  même 
il  n'y  ferait  pas  bon  :  au  premier  moment  d'ennui,  va-t'en.  Mais  ne 
reste  pas  à  demi,  je  t'en  avertis.  Nous  allâmes  après  le  dîner  voir  la 
verrerie  à  Murano.  Mlle  acheta  beaucoup  de  petites  breloques,  qu'elle 
ii"Us  laissa  payer  sans  façon;  mais  elle  donna  partout  des  tringueltes 
beaucoup  plus  forts  que  tout  ce  que  nous  avions  dépensé.  Par  l'in- 
différence avec  laquelle  elle  jetait  son  argent  et   nous  laissait  jeter  le 
nôtre,  on  voyait  qu'il  n'était  d'aucun   prix   pour  elle.  Quand  elle  se 
faisait  paver,  je  crois  que  c'était  par  vanité  plus  que  par  avarice:  elle 
s'applaudissait  du  prix  qu'on  mettait  à  ses  faveurs. 

Le  soir,  nous  la  ramenâmes  chez  elle.  Tout  en  causant,  je  vis  deux 

pistolets  sur  sa  toilette.  Ah!  ah!  dis-je  en  en  prenant  un,  voici  une 

a  mouches  de  nouvelle  fabrique:  pourrait-on  savoir  quel  en  est 

l'usage!  Je  vous  connais  d'autres  armes  qui  font  feu  mieux  quecelles- 

\  ;  lelques  plaisanteries  sur  le  même  ton,  elle  nous  dit,  avec 

une  naïve  fierté  qui  la  rendait  encore  plus  charmante  :  Quand  j'ai  des 

tes  pour  des  gens  que  je  n'aime  point,  je  leur  fais  payer  l'ennui 


LIVRE  SEPTIÈMI  , 

qu'ils  me  donnent;  rien  n'est  plus  juste  :  mais  en  enduram  leurs  cares- 
ses, je  ne  veux  pas  endurer  leurs  insultes,  et  je  ne  manquerai  pas  le 
pi  emier  qui  me  manquera. 

En  la  quittant  j'avais  pris  son  heure  pour  le  lendemain.  .1.   ne  la 
lis  pas  attendre.  Je  la  trouvai  in  vestito  di  confiden^a;  dans  un  désha- 
billé plus  que  galant,  qu'un  ne  connaît  que  dans  les  pays  méridio 
naux,et  que  je  ne  m'amuserai  pas  à  décrire,  quoique  je  me  le  rappelle 
trop  bien.  Je  dirai  seulement  que  ses  manchettes  et  son  tour  de  gorge 

étaient  bordés  d'un  fil  de  soie  garni  de  pompons  couleur  de  rose.  Cela 

me  parut  animer  une  fort  belle  peau.  Je  vis  ensuite  que  c'était  la  modi 
à  Venise;  et  l'effet  en  est  si  charmant,  que  je  suis  surpris  que  cette 
mode  n'ait  jamais  passe  en  France.  Je  n'avais  point  d'idée  des  voluptés 
qui  m'attendaient.  J'ai  parle  de  madame  de  Larnage,  dans  les  trans- 
ports que  son  souvenir  me  rend  quelquefois  encore:  mais  qu'elle 
était  vieille,  et  laide,  et  froide  auprès  de  ma  Zulietta!  Ne  tache/  pas 
d'imaginer  les  charmes  et  les  grâces  de  cette  fille  enchanteresse. 
vous  resteriez  trop  loin  de  la  vérité;  les  jeunes  vierges  des  cloîtres 
sont  moins  fraîches,  les  beautés  du  sérail  sont  moins  vives,  les  houris 
du  paradis  sont  moins  piquantes.  Jamais  si  douce  jouissance  ne  s'of- 
frit au  cœur  et  aux  sens  d'un  mortel.  Ah!  du  moins,  si  je  l'avais  su 
goûter  pleine  et  entière  un  seul  moment!...  Je  la  goûtai,  mais  sans 
charme;  j'en  émoussai  toutes  les  délices;  je  les  tuai  comme  à  plaisir. 
Non,  la  nature  ne  m'a  point  tait  pour  jouir.  Elle  a  mis  dans  ma  mau- 
vaise tète  le  poison  de  ce  bonheur  ineffable,  dont  elle  a  mis  l'appétit 
dans  mon  cœur. 

S'il  est  une  circonstance  de  ma  vie  qui  peigne  bien  mon  naturel, 
c'est  celle  que  je  vais  raconter.  La  force  avec  laquelle  je  me  rappelle 
en  ce  moment  l'objet  de  mon  livre  me  fera  mépriser  ici  la  fausse  bien- 
séance qui  m'empêcherait  de  le  remplir.  Qui  que  vous  soyez,  qui 
voulez  connaître  un  homme,  osez  lire  les  deux  ou  trois  pages  sui- 
vantes :  vous  allez  connaître  a  plein  Jean-Jacques  Rousseau. 

J'entrai  dans  la  chambre  d'une  courtisane  comme  dans  le  sanc- 
tuaire de  l'amour  et  de  la  beauté;  j'en  crus  voir  la  divinité  dans  sa 
personne.  Je  n'aurais  jamais  cru  que.  sans  respect  et  sans  estime,  on 
pût  rien  sentir  de  pareil  à  ce  qu'elle  me  lit  éprouver.  A  peine  eus-je 
connu,  dans  les  premières  familiarités,  le  prix  de  ses  charmes  et  de 


,  (.ni   |  SS10NS   DE    .1-1.    ROUSSEAU. 

.  |ik.  de  peur  d'en  perdre  le  fruit  d'avance,  je  voulus  me 
hâter  de  le  cueillir.  Toui  .1  coup,  au  lieu  des  flammes  qui  me  dévo- 
raient, je  sens  mi  froid  mortel  couler  dans  mes  veines;  les  jambes  me 
flageolent,  et,  prêt  à  me  trouver  mal,  je  m'assieds,  et  je  pleure  comme 
lin  enfant. 

Qui  pourrait  de\  mer  la  cause  de  mes  larmes,  et  ce  qui  me  passait 
par  la  tête  en  ce  moment:  Je  me  disais  :  Cet  objet  dont  je  dispose 
est  le  chef-d'œuvre  de  la  nature  et  de  l'amour;  l'esprit,  le  corps,  tout 
en  e^t  parfait;  elle  est  aussi  bonne  et  généreuse  qu'elle  est  aimable 
et  belle;  les  grands,  les  princes,  devraient  être  ses  esclaves  ;  les  scep- 
tres devraient  être  à  ses  pieds.  Cependant  la  voilà,  misérable  cou- 
reuse, livrée  au  public;  un  capitaine  de  vaisseau  marchand  dispose 
d'elle:  elle  vient  se  jeter  à  ma  tête,  à  moi  qu'elle  sait  qui  n'ai  rien,  à 
moi  dont  le  mérite,  qu'elle  ne  peut  connaître,  est  nul  à  ses  yeux.  11 
v  a  la  quelque  chose  d'inconcevable.  (  )u  mon  cœur  me  trompe,  fascine 
mes  sens  et  me  l'end  la  dupe  d'une  indigne  salope,  ou  il  faut  que  quel- 
que défaut  secret  que  j'ignore  détruise  l'effet  de  ses  charmes,  et  la  rende 
odieuse  à  ceux  qui  devraient  se  la  disputer.  .le  me  mis  à  chercher  ce 
défaut  avec  une  contention  d'esprit  singulière,  et  il  ne  me  vint  pas 

même  à  l'esprit  que  la  v put  y  avoir  part.  La  fraîcheur  de  ses  chairs, 

l'éclat  de  son  coloris,  la  blancheur  de  ses  dents,  la  douceur  de  son 
haleine,  l'air  de  propreté  répandu  sur  toute  sa  personne,  éloignaient  de 
moi  si  parfaitement  cette  idée,  qu'en  doute  encore  sur  mon  état  depuis 
la  padoana.  je  me  faisais  plutôt  un  scrupule  de  n'être  pas  assez  sain 
pour  elle  ;  et  je  suis  très-persuadé  qu'en  cela  ma  confiance  ne  me  trom- 
pait pas. 

(les  réflexions,  si  bien  placées,  m'agitèrent  au  point  d'en  pleurer. 
Zulietta,  pour  qui  cela  faisait  sûrement  un  spectacle  tout  nouveau  dans 
la  circonstance,  fut  un  moment  interdite:  mais,  ayant  fait  un  tour  de 
chambre  et  passe  devant  son  miroir,  elle  comprit  et  mes  yeux  lui  con- 
firmèrent que  le  dégoût  n'avait  pas  de  part  a  ce  rat.  11  ne  lui  fut  pas 
difficile  de  m'en  guérir  et  d'effacer  cette  petite  honte;  mais  au  moment 
que  j'étais  prêt  à  me  pâmer  sur  une  gorge  qui  semblait  pour  la  pre- 
mière lois  souffrir  la  bouche  et  la  main  d'un  homme,  je  m'aperçus 
qu'elle  avait  un  teton  borgne.  Je  me  frappe,  j'examine,  je  crois  voir 
teton    n'est    pas  conformé  comme  l'autre.   Me  voilà  cherchant 


LIVRE  SEPTIÈME.  | 

dans  ma  tête  comment  on  peut  avoii  un  t<  ton  borgne;  uadé 

que  cela  tenait  à  quelque  notable  vice  naturel,  à  force  de  tourm 
retourner  cette  idée,  je  vis  élan  comme  le  joui  que  dans  la  plus  char- 
mante personne  dont  je  pusse  me  former  l'image,  je  ne  tenais  dans 

mes  bras  qu'une  espèce  de  monstre,  le  rebui  «.le  la  natu  i mes 

et  de  l'amour.  Je  poussai  la  stupidité  jusqu'à  lui  parler  de  ce  teton 
borgne.  Elle  prit  d'abord  la  chose  en  plaisantant,  et,  dans  son  humeur 
folâtre,  dit  et  tit  des  choses  a  me  faire  mourir  d'amour;  mais,  gardant 
un  fonds  d'inquiétude  que  je  ne  pus  lui  cacher,  je  la  vis  enfin  rougir, 
se  rajuster,  se  redresser,  et,  sans  dire  un  seul  mot,  s'aller  metti 

fenêtre.  Je  voulus  m'y  mettre  a  cote  d'elle:  elle  s'en  Ôta,  fut  s'asseoir 
sur  un  lit  de  repos,  se  leva  le  moment  d'après;  et,  se  promenant  par 
la  chambre  en  s'év  entant,  médit  d'un  ton  froid  et  dédaigneux  :  ZanettO, 
lascia  le  donne,  e  studia  /.?  maternât ica. 

\vant  de  la  quitter,  je  lui  demandai  pour  lendemain  un  autre  ren- 
dez-vous, qu'elle  remit  au  troisième  jour,  en  ajoutant,  avec  un  sourire 
ironique,  que  je  devais  avoir  besoin  de  repos.  Je  passai  ce  temps  mal 
à  mon  aise,  le  cœur  plein  de  ses  charmes  et  de  ses  grâces,  sentant 
mon  extravagance,  me  la  reprochant,  regrettant  les  moments  si  mal 
employés,  qu'il  n'avait  tenu  qu'à  moi  de  rendre  les  plus  doux  de  ma 
vie;  attendant  avec  la  plus  vive  impatience  celui  d'en  réparer  la  perte, 
et  néanmoins  inquiet  encore,  maigre  que  j'en  eusse,  de  concilier  les 
perl'ectionsde  cette  adorable  tille  avec  l'indignité  de  son  état.  Je  courus. 
je  volai  chez  elle  à  l'heure  dite.  Je  ne  sais  si  son  tempérament  ardent 
eût  été  plus  content  de  cette  visite;  son  orgueil  l'eût  été  du  moins, 
et  je  me  faisais  d'avance  une  jouissance  délicieuse  de  lui  montrer  de 
toutes  manières  comment  je  savais  réparer  mes  toits.  Elle  m'épargna 
cette  épreuve.  Le  gondolier,  qu'en  abordant  j'envoyai  chez  elle,  me 
rapporta  qu'elle  était  partie  la  veille  pour  Florence.  Si  je  n'avais  pas 
senti  tout  mon  amour  en  la  possédant,  je  le  sentis  bien  cruellement 
en  la  perdant.  .Mon  regret  insensé  ne  m'a  point  quitté.  Tout  aimable. 
toute  charmante  qu'elle  était  à  mes  veux,  je  pouvais  me  consoler  de- 
là perdre;  mais  de  quoi  je  n'ai  pu  me  consoler,  je  l'avoue,  c'est  qu'elle 
n'ait  emporté  de  moi  qu'un  souvenir  méprisant. 

Voilà  mes  deux  histoires.  Les  dix-huit  mois  que  j'ai  passés  a 
Venise  ne  m'ont  fourni  de  plus  à  dire  qu'un    simple  projet  tout  au 


NFESSI0NSD1     l.-J.  ROUSSI    VI 


plus.  Carrio  était  galant  :  ennuyé  de  n'aller  toujours  que  chez  des 
filles  engagées  a  d'autres,  il  eut  la  fantaisie  d'en  avoir  une  à  son 
tour;  et,  comme  nous  étions  inséparables,  il  me  proposa  l'arrange- 
ment, peu  rare  à  Venise,  d'en  avoir  une  à  nous  deux.  J'y  consentis. 
Il  s'agissait  de  la  trouver  sûre.  Il  chercha  tant,  qu'il  déterra  une 
petite  fille  de  onze  à  douze  ans,  que  son  indigne  mère  cherchait  à 
vendre.   Nous  lûmes  la  voir  ensemble.  .Mes  entrailles  s'émurent  en 

nt  cette  enfant  :  elle  était  blonde  et  douce  comme  un  agneau;  on 
ne  l'aurait  jamais  crue  Italienne.  On  vit  pour  très-peu  de  chose  à 
Venise  :  nous  donnâmes  quelque  argent  à  la  mère,  et  pourvûmes  a 
l'entretien  de  la  fille.  Elle  avait  de  la  voix  :  pour  lui  procurer  un  ta- 
lent de  ressource,  nous  lui  donnâmes  une  épinette  et  un  maître  à 
chanter.  Tout  cela  nous  coûtait  à  peine  à  chacun  deux  sequins  par 
mois,  et  nous  en  épargnait  davantage  en  autres  dépenses;  mais 
comme  il  fallait  attendre  qu'elle  fût  mûre,  c'était  semer  beaucoup 
avant  que  de  recueillir.  Cependant,  contents  d'aller  là  passer  les  soi- 

.  causer  et  jouer  très-innocemment  avec  cette  enfant,  nous  nous 
amusions  plus  agréablement  peut-être  que  si  nous  l'avions  possé- 
dée :  tant  il  est  vrai  que  ce  qui  nous  attache  le  plus  aux  femmes  est 
moins  la  débauche  qu'un  certain  agrément  de  vivre  auprès  d'elles! 
Insensiblement  mon  cœur  s'attachait  à  la  petite  Anzoletta.  mais  d'un 
attachement  paternel,  auquel  les  sens  avaient  si  peu  de  part,  qu'à 
mesure  qu'il  augmentait  il  m'aurait  été  moins  possible  de  les  y 
l'aire  entrer;  et  je  sentais  que  j'aurais  eu  horreur  d'approcher  cette- 
tille  devenue  nubile  comme  d'un  inceste  abominable.  Je  voyais  les 
sentiments  du  bon  Carrio  prendre,  à  son  insu,  le  même  tour.  Nous 

-  ménagions,  sans  y  penser,  des  plaisirs  non  moins  doux,  mais 
bien  différents  de  ceux  dont  nous  avions  d'abord  eu  l'idée  ;  et  je  suis 
certain  que,  quelque  belle  qu'eût  pu  devenir  Cette  pauvre  enfant,  loin 
d'être  jamais  les  corrupteurs  de  son  innocence,  nous  en  aurions  été 
les  protecteurs.  Ma  catastrophe,  arrivée  peu  de  temps  après,  ne  me 
i  pas  celui  d'avoir  part  à  cette  bonne  œuvre;  et  je  n'ai  à  me 
louer  dans  cette  affaire  que  du  penchant  de  mon  cœur.  Revenons  à 
mon  V03 

Mon  premier  projet  en  sortant  de  chez  M.  de  Montaigu,  était  de 
me  tôt  i  r  G    nève.  en   attendant  qu'un   meilleur  sort,  écartant  les 


LIVR1     SEPTIKMI 


47 


obstacles,  pût  me  réunir  à  ma  pauvre  m. un. m.  M. us  l'éclat  qu'avait 

fait  notre  querelle,  et   la   sottise  qu'il  lit  d'en  écrire  a   la  ouïr,  me  lit 

prendre  le-  parti  d'aller  moi-même  v  rendre  compte  de  ma  conduite. 

et  me  plaindre  de  celle  d'un  forcené.  Je  marquai  de  Venise  ma  les,,- 
lution  à  M.  du  Theil,  chargé  par  intérim  des  affaires  étrangères  après 
la  mort  de  M.  Amelot.  Je  partis  aussitôt  que  ma  lettre  :  je  pris  ma 
route  par  Bergame,  Côme  et  Como  d'Ossola;  je  traversai  le  Simplon. 
A  Sion,  M.  de  Chaignon,  chargé  des  affaires  de  France,  me  lit  mille 
amitiés;  a  Genève,  M.  vie  la  Closure  m'en  lit  autant.  J'y  renouvelai 
connaissance  avec  M.  de  Gauffecourt,  dont  j'avais  quelque  argent  à 
recevoir.  J'avais  traverse  Nyon  sans  voir  mon  père  :  non  qu'il  ne 
m'en  coûtât  extrêmement,  mais  je  n'avais  pu  me  résoudre  à  nie  mon- 
trer à  ma  belle-mère  après  mon  désastre,  certain  qu'elle  me  jugerait 
sans  vouloir  m'écouter.  Le  libraire  Duvillard,  ancien  ami  de  mon 
père,  me  reprocha  vivement  ce  tort.  Je  lui  en  dis  la  cause;  et.  pout- 
le  réparer  sans  m'exposer  à  voir  ma  belle-mère,  je  pris  une  chaise,  et 
nous  fûmes  ensemble  a  Nvon  descendre  au  cabaret.  Duvillard  s'en 
fut  chercher  mon  pauvre  père,  qui  vint  tout  courant  m'embrasser. 
Nous  soupâmes  ensemble,  et.  après  avoir  passe  une  s. niée  bien 
douce  à  mon  cœur,  je  retournai  le  lendemain  matin  à  Genève  avec 
Duvillard,  pour  qui  j'ai  toujours  conservé  de  la  reconnaissance  du 
bien  qu'il  me  fît  en  cette  occasion. 

.Mon  plus  court  chemin  n'était  pas  par  Lyon,  mais  j'y  voulus  pas- 
ser pour  vérifier  une  friponnerie  bien  basse  de  M.  de  Montaigu. 
J'avais  fait  venir  de  Paris  une  petite  caisse  contenant  une  veste  brodée 
en  or,  quelques  paires  de  manchettes  et  six  paires  de  bas  de  soie 
blancs;  rien  de  plus.  Sur  la  proposition  qu'il  m'en  lit  lui-même,  je 
fis  ajouter  cette  caisse,  ou  plutôt  cette  boite,  à  son  bagage.  Dans  le 
mémoire  d'apothicaire  qu'il  voulut  me  donner  en  payement  de  mes 
appointements,  et  qu'il  avait  écrit  de  sa  main,  il  avait  mis  que  cette 
boîte,  qu'il  appelait  ballot,  pesait  onze  quintaux,  et  il  m'en  avait 
passé  le  port  à  un  prix  énorme.  Par  les  soins  de  M.  Boy  de  la  Tour, 
auquel  j'étais  recommandé  par  M.  Roguin,  son  oncle,  il  fut  vérifié, 
sur  les  registres  des  douanes  de  Lyon  et  de  Marseille,  que  ledit  ballot 
ne  pesait  que  quarante-cinq  livres,  et  n'avait  pavé  le  port  qu'à  rai- 
son de  ce  poids.  Je   joignis  cet  extrait  authentique  au  mémoire   de 


C0N1  I  SSIONS   DE   J.-J.    ROUSSE  VU. 

M.  de  Montaigu;  et,  muni  de  ces  pièces  et  de  plusieurs  autres  de  la 
même  force,  je  me  rendis  à  Paris,  irès-impatient  d'en  faire  usage. 
J'eus,  durant  toute  cette  longue  route,  de  petites  aventures  à  Côme 
en  Valais  et  ailleurs.  Je  vis  plusieurs  choses,  entre   autres  les  îles 

Borromées,  qui  met  itéraient  d'être  décrites;  mais  le  temps  me  gagne. 
spions  m'obsèdent;  je  suis  force  de  faire  a  la  hâte  et  mal  un 
travail  qui  demanderait  le  loisir  et  la  tranquillité  qui  me  man- 
quent. Si  jamais  la  Providence,  jetant  les  yeux  sur  moi,  me  procure 
enfin  des  jours  plus  calmes,  je  les  destine  à  refondre,  si  je  puis,  cet 
ouvrage,  ou  à  v  faire  du  moins  un  supplément  dont  je  sens  qu'il  a 
grand  besoin. 

I  e  bruit  de  mon  histoire  m'avait  devance,  et  en  arrivant  je  trou- 
|ue  dans  les  bureaux  et  dans  le  public  tout  le  monde  était  scan- 
dalise des  folies  de  l'ambassadeur.  Malgré  cela,  malgré  le  cri  public 
dans  Venise,  malgré  les  preuves  sans  réplique  que  j'exhibais,  je  ne 
pus  obtenir  aucune  justice.  Loin  d'avoir  ni  satisfaction  ni  réparation, 
je  fus  même  laissé  à  la  discrétion  de  l'ambassadeur  pour  mes  ap- 
pointements, et  cela  par  l'unique  raison  que  n'étant  pas  Français,  je 
n'avais  pas  droit  à  la  protection  nationale,  et  que  c'était  une  affaire 
particulière  entre  lui  et  moi.  Tout  le  monde  convint  avec  moi  que 
j'étais  offensé,  lésé,  malheureux  ;  que  l'ambassadeur  était  un  extrava- 
gant cruel,  inique,  et  que  toute  cette  affaire  le  déshonorait  à  jamais. 
M  s  quoi!  Il  était  l'ambassadeur:  je  n'étais,  moi,  que  le  secrétaire. 
I.e  bon  ordre,  ou  ce  qu'on  appelle  ainsi,  voulait  que  je  n'obtinsse 
aucune  justice,  et  je  n'en  obtins  aucune.  Je  m'imaginai  qu'à  force  de 
crier  et  de  traiter  publiquement  ce  fou  comme  il  le  méritait,  on  me 
dirait  a  la  fin  de  me  taire  :  et  c'était  ce  que  j'attendais,  bien  résolu  de 
n'obéir  qu'après  qu'on  aurait  prononcé.  .Mais  il  n'y  avait  point  alors 
de  ministre  des  affaires  étrangères.  On  me  laissa  clabauder,  on  m'en- 
couragea même,  on  faisait  chorus  ;  mais  l'affaire  en  resta  toujours  là, 
i  ce  que,  las  d'avoir  toujours  raison  et  jamais  justice,  je  perdis 
enfin  courage,  et  plantai  la  tout. 

I  :  seule  personne  qui  me  reçut  mal,  et  dont  j'aurais  le  moins 
attendu  cette  injustice,  fut  madame  de  Beuzenval.  Toute  pleine  des 
prérogatives  du  rang  et  de  la  noblesse,  elle  ne  put  jamais  se  mettre 
dans  la  tête  qu'un  ambassadeur  put  avoir  tort  avec  son   secrétaire. 


LIVR1     SEPTIÈMI 

l.'accucil  qu'elle  me  lit  fut  conforme  à  cl-  pi  ['en  lus  si  piqué, 

qu'en  sortant  de  chez  clic  je  lui  écrivis  une  des  fortes  et  vives  lettres 

que  j'aie  peut-être  écrites,  et  n'y  suis  jamais  retourne.  Le  P.  Caste! 
me  reçut  mieux;  mais  à  travers  le  patelinage  jésuitique,  je  le  vis 
suivre  assez  fidèlement  une  des  grandes  maximes  de  la  Société,  qui 

est  d'immoler  toujours  le  plus  faible  au  plus  puissant.  Le  vif  senti- 
ment de  la  justice  de  ma  cause  et  ma  fierté  naturelle  ne  me  laissèrent 
pas  endurer  patiemment  cette  partialité.  Je  Cessai  de  voir  le  I'.  Cas- 
tel,  et  par  là  d'aller  aux  Jésuites,  où  je  ne  connaissais  que  lui  seul. 
D'ailleurs  l'esprit  tyrannique  et  intrigant  de  ses  confrères,  si  différent 
de  la  bonhomie  du  bon  P.  Hemet.  me  donnait  tant  d'éloignement 
pour  leur  commerce,  que  je  n'en  ai  vu  aucun  depuis  ce  temps-là,  si 
ce  n'est  le  1'.  Bcrthicr.  que  je  vis  deux  ou  trois  lois  chez  M.  Dupin, 
avec  lequel  il  travaillait  de  toute  sa  force  a  la  réfutation  de  .Montes- 
quieu. 

Achevons,  pour  n'y  plus  revenir,  ce  qui  me  reste  à  dire  de  M.  de 
Montaigu.  Je  lui  axais  dit  dans  nos  démêlés  qu'il  ne  lui  fallait  pas 
un  secrétaire,  mais  un  clerc  de  procureur.  Il  suivit  cet  avis,  et  me 
donna  réellement  pour  successeur  un  vrai  procureur,  qui  dans  moins 
d'un  an  lui  vola  vingt  ou  trente  mille  livres.  Il  |e  chassa,  le  lit  mettre 
en  prison;  chassa  ses  gentilshommes  avec  esclandre  et  scandale,  se 
rit  partout  des  querelles,  reçut  des  affronts  qu'un  valet  n'endurerait 
pas,  et  finit,  à  force  de  folies,  par  se  faire  rappeler  et  renvoyer 
planter  ses  choux.  Apparemment  que,  parmi  les  réprimandes  qu'il 
reçut  à  la  cour,  son  affaire  avec  moi  ne  fut  pas  oubliée;  du  moins, 
peu  de  temps  après  son  retour,  il  m'envoya  son  maître  d'hôtel  pour 
solder  mon  compte  et  me  donner  de  l'argent.  J'en  manquais  dans  ce 
moment-là;  mes  dettes  de  Venise,  dettes  d'honneur  si  jamais  il  en 
fut,  me  pesaient  sur  le  cieur.  Je  saisis  le  moyen  qui  se  présentait  de 
les  acquitter,  de  même  que  le  billet  de  Zanetto  Xani.  Je  reçus  ce 
qu'on  voulut  me  donner;  je  payai  toutes  mes  dettes,  et  je  restais  sans 
un  sou,  comme  auparavant,  mais  soulagé  d'un  poids  qui  m'était 
insupportable.  Depuis  lors,  je  n'ai  plus  entendu  parler  de  .M.  de 
Montaigu  qu'à  sa  mort,  que  j'appris  par  la  voix  publique.  Que  Dieu 
tasse  paix  à  ce  pauvre  homme!  Il  était  aussi  propre  au  métier  d'am- 
bassadeur   que  je    l'avais    été   dans    mon   enfance    a    celui    de    grapi- 


,  ONI  i    5SIONS    DE   J.-.l.    ROI  SSEA1 


enan.  Cependant  il  n'avait  tenu  qu'à  lui  de  se  soutenir  honorable- 
ment par  mes  services,  et  de  me  faire  avancer  rapidement  dans 
l'état  auquel  le  comte  de  Gouvon  m'avait  destine  dans  ma  jeunesse, 
et  dont  par  moi  seul  je  m'étais  rendu  capable  dans  un  âge  plus 
avance. 

I   i  justice  et  l'inutilité  de  mes  plaintes  me  laissèrent  dans  l'âme 
un  germe  d'indignation  contre  nus  sottes  institutions  civiles,  où  le 

vrai  bien  public  et  la  véritable  justice  sont  toujours  sacrifies  a  je  ne 
s. us  quel  ordre  apparent,  destructeur  en  effet  de  tout  ordre,  et  qui  ne- 
lait  qu'ajouter  la  sanction  de  l'autorité  publique  à  l'oppression  du 
faible  et  à  l'iniquité  du  fort.  Deux  choses  empêchèrent  ce  germe  de 
se  développer  pour  lors   comme   il  a  l'ait  dans    la  suite  :  l'une  qu'il 

ssait  de  moi  dans  cette  affaire,  et  que  l'intérêt  prive,  qui  n'a  ja- 
mais rien  produit  de  grand  et  de  noble,  ne  saurait  tirer  de  mon  creur 
les  divins  élans  qu'il  n'appartient  qu'au  plus  pur  amour  du  juste  et 
du  beau  d'y  produire:  l'autre  tut  le  charme  de  l'amitié,  qui  tempé- 
rait et  calmait  ma  Colère  par  l'ascendant  d'un  sentiment  plus  doux, 
.l'avais  t'ait  connaissance  à  Venise  avec  un  Biscayen,  ami  de  mon 
ami  Carrio,  et  digne  de  l'être  de  tout  homme  de  bien.  Cet  ai- 
mable jeune  homme,  né  pour  tous  les  talents  et  pour  toutes  les 
vertus,  venait  de  faire  le  tour  de  l'Italie  pour  prendre  le  goût  des 
beaux-arts;  et,  n'imaginant  rien  de  plus  à  acquérir,  il  voulait  s'en 
retourner  en  droiture  dans  sa  patrie.  Je  lui  disque  les  arts  n'étaient 
que  le  délassement  d'un  génie  comme  le  sien,  t'ait  pour  cultiver  les 
sciences;  et  je  lui  conseillai,  pour  en  prendre  le  goût,  un  voyage 
et  six  mois  de  séjour  à  Paris.  Il  me  crut,  et  lut  à  Paris.  II  y  était 
et  m'attendait  quand  j'y  arrivai.  Son  logement  était  trop  grand  pour 
lui;  il  m'en  offrit  la  moitié:  je  l'acceptai,  .le  le  trouvai  dans  la  fer- 
veur des  hautes  connaissances.  Rien  n'était  au-dessus  de  sa  portée; 
il  dévorait  et  digérait  tout  avec  une  prodigieuse  rapidité.  Comme 
il  me  remercia  d'avoir  procuré  cet  aliment  a  son  esprit,  que  le  be- 
soin de  savoir  tourmentait  sans  qu'il  s'en  doutât  lui-même!  Quels 
rs  de  lumières  et  de  vertus  je  trouvai  dans  cette  âme  forte!  Je 
sentis  que  c'était  l'ami  qu'il  me  fallait  :   nous  devînmes  intimes.  Nos 

ts  n'étaient  pas  les  mêmes;  nous  disputions  toujours.  Tous  deux 
opiniàtn  n'étions  jamais  d'accord   sur  rien.    Avec   cela  nous 


LIVRE  SEPTIÈ Ml  m 

ne  p< »li \ ions  nous  quitter;  et  tout  en  nous  contrariant   sans  cesse. 

aucun  des  deux  n'eût  voulu  que  l'autre  lut  autrement. 

Ignacio  Emmanuel  de  Ahuna  était  un  de  ces  hommes  rares  que 
l'Espagne  seule  produit,  et  dont  elle  produit  trop  peu  pour  sa  gloire. 

Il  n'avait  pas  ces  violentes  passions  nationales  communes  dans  son 
pays;  l'idée  de  la  vengeance  ne  pouvait  pas  plus  entrer  dans  son  esprit 
que  le  désir  dans  son  cœur.  Il  était  trop  fier  pour  être  vindicatif,  et 
je  lui  ai  souvent  ouï  dire  avec  beaucoup  de  sang-froid  qu'un  mortel  ne 
pouvait  pas  offenser  son  âme.  Il  était  galant  sans  être  tendre.  Il  jouait 
avec  les  femmes  comme  avec  des  jolis  enfants.  11  se  plaisait  avec  les 
maîtresses  de  ses  amis;  mais  je  ne  lui  en  ai  jamais  vu  aucune,  ni 
aucun  désir  d'en  avoir.  Les  flammes  de  la  vertu  dont  son  cœur  était 
désoie  ne  permirent  jamais  à  celles  de  ses  sens  de  naître. 

Après  s^-s  voyages  il  s'est  marie;  il  est  mort  jeune;  il  a  laissé  des 
enfants;  et  je  suis  persuadé,  comme  de  mon  existence,  que  sa  femme- 
est  la  première  et  la  seule  qui  lui  ait  fait  connaître  les  plaisirs  de 
l'amour.  A  l'extérieur,  il  était  dévot  comme  un  Espagnol,  mais  en 
dedans,  c'était  la  piété  d'un  ange.  Hors  moi.  je  n'ai  vu  que  lui  seul 
de  tolérant  depuis  que  j'existe.  Il  ne  s'est  jamais  informé  d'aucun 
homme  comment  il  pensait  en  matière  de  religion.  Que  son  ami  fût 
juif,  protestant,  Turc,  bigot,  athée,  peu  lui  importait,  pourvu  qu'il 
fût  honnête  homme.  Obstine,  têtu  pour  des  opinions  indifférentes, 
dès  qu'il  s'agissait  de  religion,  même  de  morale,  il  se  recueillait.  se 
taisait,  ou  disait  simplement  :  Je  ne  suis  charge  que  de  moi.  Il  est 
incroyable  qu'on  puisse  associer  autant  d'élévation  d'âme  avec  un 
esprit  de  détail  porté  jusqu'à  la  minutie.  Il  partageait  et  fixait  d'avance 
l'emploi  de  sa  journée  par  heures,  quarts  d'heure  et  minutes,  et 
suivait  cette  distribution  avec  un  tel  scrupule,  que  si  l'heure  eût 
sonné  tandis  qu'il  lisait  sa  phrase,  il  eût  fermé  le  livre  sans  achever. 
De  toutes  ces  mesures  de  temps  ainsi  rompues,  il  y  en  avait  pour 
telle  étude,  il  y  en  avait  pour  telle  autre;  il  y  en  avait  pour  la  ré- 
flexion, pour  la  conversation,  pour  l'office,  pour  Locke,  pour  le 
rosaire,  pour  les  visites,  pour  la  musique,  pour  la  peinture;  et  il  n'y 
avait  ni  plaisir,  ni  tentation,  ni  complaisance  qui  put  intervertir  cet 
ordre;  un  devoir  à  remplir  seul  l'aurait  pu.  Quand  il  me  faisait  la 
liste  de  ses  distributions  afin  que  je  m'y  conformasse,   je  commen- 


I  ON  FI  SSIONS  DE    J   -J.    ROUSSEA1 

par  rire,  et  je  finissais  par  pleurer  d'admiration.  Jamais  il  ne 
■  une.  ni  ne  supportait  la  gêne;  il  brusquait  les  gens  qui, 
par  politesse,  voulaient  le  gêner.  11  était  emporté  sans  être  boudeur. 
Je  l'ai  VU  souvent  en  colère,  mais  je  ne  l'ai  jamais  vu  fâché.  Rien 
n'était  si  gai  que  son  humeur  :  il  entendait  raillerie  et  il  aimait  à 
railler;  il  y  brillait  même,  et  il  avait  le  talent  de  Pépigramme.  Quand 
on  l'animait,  il  était  bruyant  et  tapageur  en  paroles,  sa  voix  s'enten- 
dait de  loin;  mais  tandis  qu'il  criait,  on  le  voyait  sourire,  et  tout  à 
travers  ses  emportements,  il  lui  venait  quelques  mots  plaisants  qui 
faisaient  éclater  tout  le  monde.  Il  n'avait  pas  plus  le  teint  espagnol 
que  le  flegme.  Il  avait  la  peau  blanche,  les  joues  colorées,  les  cheveux 
d'un  châtain  presque  blond.  Il  était  grand  et  bien  fait.  Son  corps 
fut  formé  pour  loger  s,  m  âme. 

Ce  sage  de  cœur  ainsi  que  de  tète  se  connaissait  en  hommes,  et 
fut  mon  ami.  C'est  toute  ma  réponse  à  quiconque  ne  l'est  pas.  Nous 
nous  liâmes  si  bien  que  nous  finies  le  projet  de  passer  nos  jours  en- 
semble. Je  devais,  dans  quelques  années,  aller  à  Ascoytia  pour  vivre 
avec  lui  dans  sa  terre.  Toutes  les  parties  de  ce  projet  furent  arrangées 
entre  nous  la  veille  de  son  départ.  Il  n'y  manqua  que  ce  qui  ne  dépend 
pas  des  hommes  dans  les  projets  les  mieux  concertés.  Les  événements 
postérieurs,  mes  desastres,  son  mariage,  sa  mort  enfin,  nous  ont  sé- 
parés pour  toujours. 

On  dirait  qu'il  n'y  a  que  les  noirs  complots  des  méchants  qui 
réussissent;  les  projets  innocents  des  bons  n'ont  presque  jamais  d'ac- 
complissement. 

\  ant  senti  l'inconvénient  de  la  dépendance,  je  me  promis  bien  de 
ne  m'y  plus  exposer.  Ayant  vu  renverser  dès  leur  naissance  les  projets 
d'ambition  que  l'occasion  m'avait  fait  former,  rebuté  de  rentrer  dans 
rrière  que  j'avais  si  bien  commencée,  et  dont  néanmoins  je  venais 
d'être  expulsé,  je  résolus  de  ne  plus  m'attacher  à  personne,  mais  de 
rester  dans  l'indépendance  en  tirant  parti  de  mes  talents,  dont  enfin 
immençais  à  sentir  la  mesure,  et  dont  j'avais  trop  modestement 
pensé  jusqu'alors.  Je  repris  le  travail  de  mon  opéra,  que  j'avais  inter- 
rompu pour  aller  a  Venise;  et,  pour  m'y  livrer  plus  tranquillement, 
après  le  départ  d'Altuna,  je  retournai  loger  à  mon  ancien  hôtel 
'  Q  lentin,  qui,  dans  un  quartier  solitaire  et  peu  loin  du  Luxem- 


I  IVRE  SEPTH  Ml 

bourg,  m'était  plus  commode   puni-  travailler  à  mon  aise-  que   la 
bruyante  rue  Saint-Honoré.  Là  m'attendait  la  seule  consolation  réelle 

que  le  ciel  m'ait  l'ait  goûter  dans  ma  misère,  et  qui  seule  me  la  rend 

supportable.  Ceci  n'est  pas  une  connaissance  passagère;  je  dois  entrer 

dans  quelques  détails  sur  la  manière  dont  elle  m   fit. 

Nous  avions  une  nouvelle  hôtesse  qui  était  d'Orléans.  Elle  prit 
pour  travailler  en  linge  une  tille  de  son  pays,  d'environ  vingt-deux  a 
vingt-trois  ans,  qui  mangeait  avec  nous  ainsi  que  l'hôtesse,  dette  fille, 
appelée  Thérèse  le  Vasseur,  était  de  bonne  famille  :  son  père  était 
officier  de  la  monnaie  d'(  Orléans,  sa  mère  était  marchande.  Ils  avaient 
beaucoup  d'enfants.  La  monnaie  d'Orléans  n'allant  plus,  le  père  se 
trouva  sur  le  pavé;  la  mère,  ayant  essuyé  des  banqueroutes.  lit  mal 
ses  affaires,  quitta  le  commerce,  et  vint  à  Paris  avec  son  mari  et  sa 
fille,  qui  les  nourrissait  tous  trois  de  son  travail. 

l.a  première  lois  que  je  \is  paraître  cette  tille  a  table,  je  fus  frappé 
de  son  maintien  modeste,  et  plus  encore  de  son  regard  vif  et  doux, 
qui  pour  moi  n'eut  jamais  son  semblable.  La  table  était  composée, 
outre  M.  de  Bonnefond,  de  plusieurs  abbés  irlandais,  gascons,  et 
autres  gens  de  pareille  étoffe.  Notre  hôtesse  elle-même  avait  rôti  le 
balai  :  il  n'y  avait  là  que  moi  seul  qui  parlât  et  se  comportât  décem- 
ment. On  agaça  la  petite;  je  pris  sa  défense.  Aussitôt  les  lardons  tom- 
bèrent sur  moi.  Quand  je  n'aurais  eu  naturellement  aucun  goût  pour 
cette  pauvre  tille,  la  compassion,  la  contradiction  m'en  auraient  donné. 
J'ai  toujours  aimé  l'honnêteté  dans  les  manières  et  dans  les  propos, 
surtout  avec  le  sexe.  Je  devins  hautement  son  champion.  Je  la  vis 
sensible  à  mes  soins;  et  ses  regards,  animés  par  la  reconnaissance, 
qu'elle  n'osait  exprimer  de  bouche,  n'en  devenaient  que  plus  péné- 
trants. 

Elle  était  très-timide:  je  l'étais  aussi.  La  liaison,  que  cette  dispo- 
sition commune  semblait  éloigner,  se  lit  pourtant  très-rapidement. 
L'hôtesse,  qui  s'en  aperçut,  devint  furieuse;  et  ses  brutalités  avan- 
cèrent encore  mes  affaires  auprès  de  la  petite,  qui,  n'ayant  que  moi 
seul  d'appui  dans  la  maison,  me  voyait  sortir  avec  peine  et  soupirait 
après  le  retour  de  son  protecteur.  Le  rapport  de  nos  c<eurs,  le  con- 
cours de  nos  dispositions  eut  bientôt  son  effet  ordinaire.  Elle  crut 
voir  en  moi  un  honnête  homme;  elle  ne  se  trompa  pas.  Je  crus  yoil 


COrt  FESSIONS   DE  J.-J.    ROUSSEAU. 

en  elle  une  fille  sensible,  simple  el  sans  coquetterie;  je  ne  me  trom- 
pai pas  non  plus.  Je  lui  déclarai  d'avance  que  je  ne  l'abandonnerais 

ni  ne  l'épouserais  jamais.  1, 'amour,  l'estime,  la  sincérité  naïve  furent 
le-  ministres  de  mon  triomphe;  et  c'était  parce  que  son  cœur  était 
tendre  et  honnête  que  je  lus  heureux  sans  être  entreprenant. 

La  crainte  qu'elle  eut  que  je  ne  me  tachasse  de  ne  pas  trouver  en 
elle  Ce  qu'elle  croyait  que  j'v  cherchais,  recula  mon  bonheur  plus 
que  toute  autre  chose.  Je  la  vis,  interdite  et  confuse  avant  de  se  ren- 
dre, vouloir  se  faire  entendre,  et  n'oser  s'expliquer.  Loin  d'imaginer 
la  véritable  cause  de  son  embarras,  j'en  imaginai  une  bien  fausse  et 
bien  insultante  pour  ses  mœurs;  et,  croyant  qu'elle  m'avertissait  que 
ma  santé  Courait  des  risques,  je  tombai  dans  des  perplexités  qui  ne 
me  retinrent  pas,  mais  qui  durant  plusieurs  jours  empoisonnèrent 
mon  bonheur.  Comme  nous  ne  nous  entendions  pas  l'un  l'autre,  nos 
entretiens  a  ce  sujet  étaient  autant  d'énigmes  et  d'amphigouris  plus 
que  i  isibles.  Elle  fut  prête  à  me  croire  absolument  fou  ;  je  fus  prêt  à  ne 
savoir  plus  que  penser  d'elle.  Enfin  nous  nous  expliquâmes  :  elle  me 
lit  en  pleurant  l'aveu  d'une  faute  unique  au  sortir  de  l'enfance,  fruit 
de  son  ignorance  et  de  l'adresse  d'un  séducteur.  Sitôt  que  je  la  com- 
pris, je  lis  un  cri  de  joie  :  Pucelage!  m'écriai-je  :  c'est  bien  à  Paris, 
c'est  bien  a  vingt  ans  qu'on  en  cherche!  Ah!  ma  Thérèse,  je  suis  trop 
heureux  de  te  posséder  sage  et  saine,  et  de  ne  pas  trouver  ce  que  je 
ne  cherchais  pas. 

Je  n'avais  cherché  d'abord  qu'à  me  donner  un  amusement.  Je  vis 
que  j'avais  plus  fait,  et  que  je  m'étais  donné  une  compagne.  Lu  peu 
d'habitude  avec  Cette  excellente  fille,  un  peu  de  réflexion  sur  ma  situa- 
tion, me  tirent  sentir  qu'en  ne  songeant  qu'à  mes  plaisirs,  j  avais 
beaucoup  fait  pour  mon  bonheur.  Il  me  fallait,  à  la  place  de  l'ambi- 
éteinte.  un  sentiment  vif  qui  remplît  mon  cœur.  11  fallait,  pour 
tout  dire,  un  successeur  à  maman  :  puisque  je  ne  devais  plus  vivre 
avec  elle,  il  me  fallait  quelqu'un  qui  vécut  avec  son  élevé,  et  en  qui  je 
trouvasse  la  simplicité,  la  docilité  de  cœur  qu'elle  avait  trouvée  en 
moi.  11  fallait  que  la  douceur  de  la  vie  privée  et  domestique  me 
dédommageât  du  sort  brillant  auquel  je  renonçais.  Quand  j'étais 
ilument  seul,  mon  cœur  était  vide;  mais  il  n'en  fallait  qu'un 
:    le   remplir.    Le  sort  m'avait  ôté,  m'avait  aliéné,  du   moins  en 


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•'     '    !''  ENSEIGNANT   LES   11 


LIVRE   SEPTII  Ml  S5 

partie,  celui  pour  lequel  la  nature  m'avait  fait.  Dès  lors  j'étais  seul  ; 
cai  il  n'j  eut  jamais  pour  moi  d'intermédiaire  entre  tout  et  rien. 
Je  trouvais  dans  rhérèse  le  supplément  dont  j'avais  besoin;  pai 
elle  je  vécus  heureux  autant  que  je  pouvais  l'être  selon  le  cours  des 

événements. 

Je  voulus  d'abord  former  son  esprit  :  j'y  perdis  ma  peine.  Son  es- 
prit est  ce   que  l'a  t'ait  la  nature;  la  culture  et  les  soins  n'\  prennent 

pas.  Je  ne  rougis  pas  d'avouer  qu'elle  n'a  jamais  bien  su  lire, quoi- 
qu'elle écrive  passablement.  Quand  j'allai  loger  dans  la  rue  Neuvc- 
des-Petits-Champs,  j'avais  à  l'hôtel  de  Pontchartrain,  vis-à-vis  mes 

fenêtres,  un  cadran  sur  lequel  je  m'efforçai  durant  plus  d'un  mois  ,, 
lui  faire  connaître  les  heures.  A  peine  les  connaît-elle  encore  à  pré- 
sent. Elle  n'a  jamais  pu  suivre  l'ordre  des  douze  mois  de  l'année,  et 
ne  connaît  pas  un  seul  chiffre,  malgré  tous  les  soins  que  j'ai  pris  pour 
les  lui  montrer.  Elle  ne  sait  ni  compter  l'argent,  ni  le  prix  d'aucune 
chose.  I.e  mot  qui  lui  vient  en  parlant  est  s,,u\lmh  l'opposé  de  celui 
qu'elle  veut  dire.  Autrefois  j'avais  fait  un  dictionnaire  de  ses  phrases 
pour  amuser  madame  de  Luxembourg,  et  ses  quiproquos  sont  de- 
venus célèbres  dans  les  sociétés  où  j'ai  vécu.  Mais  cette  personne 
si  bornée,  et,  si  l'on  veut,  si  stupide,  est  d'un  conseil  excellent  dans 
les  occasions  difficiles.  Souvent  en  Suisse,  en  Angleterre,  en  France, 
dans  les  catastrophes  où  je  nie  trouvais,  elle  a  vu  ce  que  je  ne  voyais 
pas  moi-même;  elle  m'a  donne  les  avis  les  meilleurs  à  suivre;  elle 
m'a  tiré  des  dangers  où  je  me  précipitais  aveuglément  ;  et  devant  les 
dames  du  plus  haut  rang,  devant  les  grands  et  les  princes.  sCs  senti- 
ments, son  bon  sens,  ses  réponses  et  sa  conduite,  lui  ont  attiré  l'es- 
time universelle:  et  à  moi.  sur  son  mérite,  des  compliments  dont  je 
sentais  la  sincérité. 

Auprès  des  personnes  qu'on  aime,  le  sentiment  nourrit  l'esprit 
ainsi  que  le  cœur,  et  l'on  a  peu  besoin  de  chercher  ailleurs  des  idées. 
Je  vivais  avec  ma  Thérèse  aussi  agréablement  qu'avec  le  plus  beau 
génie  de  l'univers.  Sa  mère,  fière  d'avoir  été  jadis  élevée  auprès  de  la 
marquise  de  Monpipcau.  faisait  le  bel  esprit,  voulait  diriger  le  sien, 
et  gâtait,  par  son  astuce,  la  simplicité  de  notre  commerce.  L'ennui 
de  cette  importunité  me  fit  un  peu  surmonter  la  sotte  honte  de  n'oser 
me  montrer    avec  Thérèse  en   public,  et   nous  faisions  tète  à  tête  de 


0  N I  l  S  S I O  N  S   I  '  I  :  J .  -  .1 .   ROI  S  S  E  A  \  . 

petites  promenades  champêtres  et  de  petits  goûtés  qui  m'étaient  déli- 
cieux. Je  voyais  qu'elle  m'aimait  sincèrement,  et  cela  redoublait  ma 
tendresse.  Cette  douce  intimité  me  tenait  lieu  de  tout  :  l'avenir  ne 
me  touchait  plus,  ou  ne  me  touchait  que  comme  le  présent  prolongé  : 
je  ne  désirais  rien  que  d'en  assurer  la  durée. 

Cet  attachement  me  rendit  toute  autre  dissipation  superflue  et  in- 
sipide. Je  ne  sortais  plus  que  pour  aller  chez  Thérèse;  sa  demeure 
devint  presque  la  mienne.  Cette  vie  retirée  devint  si  avantageuse  à 
mon  travail,  qu'en  moins  de  trois  mois  mon  opéra  tout  entier  fut  fait, 
paroles  et  musique.  11  restait  seulement  quelques  accompagnements 
et  remplissages  à  taire.  Ce  travail  de  manœuvre  m'ennuyait  fort.  Je 
proposai  a  Philidor  de  s'en  charger,  en  lui  donnant  part  au  bénéfice. 
11  vint  deux  fois,  et  lit  quelques  remplissages  dans  l'acte  d'Ovide: 
mais  il  ne  put  se  captiver  à  ce  travail  assidu  pour  un  profit  éloigne 
et  même  incertain.  Il  ne  revint  plus,  et  j'achevai  ma  besogne  moi- 
même. 

Mon  opéra  fait,  il  s'agit  d'en  tirer  parti;  c'était  un  autre  opéra  bien 
plus  difficile.  On  ne  vient  à  bout  de  rien  à  Paris  quand  on  y  vit  isolé. 
Je  pensai  à  me  faire  jour  par  M.  de  la  Poplinière,  chez  qui  Gaulle- 
court,  de  retour  de  Genève,  m'avait  introduit.  M.  de  la  Poplinière 
était  le  Mécène  de  Rameau  :  madame  de  la  Poplinière  était  sa  très- 
humble  écolière.  Rameau  faisait,  comme  on  dit.  la  pluie  et  le  beau 
temps  dans  cette  maison.  Jugeant  qu'il  protégerait  avec  plaisir  l'ou- 
vrage d'un  de  ^es  disciples,  je  voulus  lui  montrer  le  mien.  Il  refusa  de 
le  voir,  disant  qu'il  ne  pouvait  lire  des  partitions,  et  que  cela  le  fati- 
guait trop.  La  Poplinière  dit  là-dessus  qu'on  pouvait  le  lui  faire  en- 
tendre, et  m'offrit  de  rassembler  des  musiciens  pour  en  exécuter  des 
morceaux.  Je  ne  demandais  pas  mieux.  Rameau  consentit  en  grom- 
melant, et  répétant  sans  cesse  que  ce  devait  être  une  belle  chose  que 

(imposition  d'un  homme  qui  n'était  pas  enfant  de  la  balle,  et  qui 
avait  appris  ht  musique  tout  seul.  Je  me  hâtai  de  tirer  en  parties  cinq 
ou  six  morceaux  choisis.  On  me  donna  une  dizaine  de  symphonistes, 
et  pour  chanteurs,  Albert.  Bérard  et  mademoiselle  Bourbonnais. 
Hameau  commença  dès  l'ouverture  à  faire  entendre,  par  ses  éloges 
outrés,  qu'elle  ne  pouvait  être  de  moi.  Il  ne  laissa  passer  aucun  mor- 
ceau sans  donner  des  signes  d'impatience:  mais  a  un  air  de  haute- 


LIVRE  SEP  lli  ME. 

contre,  dont  le  chant  était  mâle  et  sonore,  et  l'accompagnement  l 
hnll.mt.  il  ne  put  se  contenir;  il  m'apostropha  avec  une  brutalité 
qui  scandalisa  tout  le  monde,  soutenant  qu'une  partie  de  ce  qu'il 
venait  d'entendre  était  d'un  homme  consommé  dans  l'art,  et  le  reste 
d'un  ignorant  qui  ne  savait  pas  même  la  musique.  Et  il  esi  vrai  que 
mon  travail,  inégal  et  sans  règle,  était  tantôt  sublime  et  tantôt  ■ 
plat,  comme  doit  être  celui  de  quiconque  ne  s'élève  que  par  quelques 
élans  de  génie,  et  que  la  science  ne  soutient  point.  Rameau  prétendit 
ne  voir  en  moi  qu'un  petit  pillard  sans  talent  et  sans  goût.  Les  assis- 
tants, et  surtout  le  maître  de  la  maison,  ne  pensèrent  pas  de  même. 
M.  de  Richelieu,  qui  dans  ce  temps-là  voyait  beaucoup  monsieur  et, 
comme  on  sait,  madame  de  la  Poplinière,  ouït  parler  de  mon  om  rage, 
et  voulut  l'entendre  en  entier,  avec  le  projet  de  le  faire  donnera  la 
coui  s'il  en  était  Content.  11  tut  exécute  à  grand  chœur  et  à  grand 
orchestre,  aux  Irais  du  roi,  chez  .M.  Bonneval,  intendant  des  menus. 
Francœur  dirigeait  l'exécution.  L'effet  en  lut  surprenant  :  M.  le  duc 
ne  cessait  de  s'écrier  et  d'applaudir;  et  à  la  lin  d'un  chœur,  dans  l'acte 
du  Tasse,  il  se  leva,  vint  à  moi,  et  me  serrant  la  main.  Mon- 
sieur Rousseau,  me  dit-il.  voilà  de  l'harmonie  qui  transporte;  je  n'ai 
jamais  rien  entendu  de  plus  beau  :  je  veux  faire  donner  cet  ouvrage  à 
Versailles.  Madame  de  la  Poplinière,  qui  était  la,  ne  dit  pas  un  mot. 
Rameau,  quoique  invité,  n'y  avait  pas  voulu  venir.  Le  lendemain, 
madame  de  la  Poplinière  me  fit  à  sa  toilette  un  accueil  fort  dur, affecta 
de  me  rabaisser  ma  pièce,  et  me  dit  que,  quoiqu'un  peu  de  clinquant 
eût  d'abord  ébloui  M.  de  Richelieu,  il  en  était  bien  revenu,  et  qu'elle 
ne  me  conseillait  pas  de  compter  sur  mon  opéra.  Monsieur  le  duc 
arriva  peu  après,  et  me  tint  un  tout  autre  langage,  me  dit  des  choses 
flatteuses  sur  mes  talents,  et  me  parut  toujours  disposé  a  taire  donner 
ma  pièce  devant  le  roi.  Il  n'y  a,  dit-il,  que  l'acte  du  Tasse  qui  ne 
peut  passer  à  la  cour  :  il  en  faut  taire  un  autre.  Sur  ce  seul  mot  j'allai 
m'enfermer  chez  moi;  et  dans  trois  semaines  j'eus  fait,  à  la  place  du 
Tasse,  un  autre  acte,  dont  le  sujet  était  Hésiode  inspiré  par  une 
muse.  Je  trouvai  le  secret  de  taire  passer  dans  cet  acte  une  partie  de 
l'histoire  de  mes  talents,  et  de  la  jalousie  dont  Rameau  voulait  bien 
les  honorer.  11  v  avait  dans  ce  nouvel  acte  une  élévation  moins  gigan- 
tesque et   mieux    soutenue    que   celle    du   Tasse  :  la   musique  en  était 

TOME    II.  8 


IONS    DE  J.    I.    ROI  SSEA1  . 

jii^M  noble  et  beaucoup  mieux  faite;  et  si  les  deux  autres  actes 
avaient  \ al u  celui-là,  la  pièce  entière  eût  avantageusement  soutenu  la 
représentation  :  mais  tandis  que  j'achevais  de  la  mettre  en  état,  une 
autre  entreprise  suspendit  l'exécution  de  celle-là. 

I  hiver  qui  suivit  la  bataille  de  Fontenoy  il  y  eut  beaucoup  de 
fêtes  a  Versailles,  entre  autres  plusieurs  opéras  au  théâtre  des  Petites- 
Écuries.  De  ce  nombre  fut  le  drame  de  Voltaire,  intitulé  la  Princesse 
de  Navarre,  dont  Rameau  avait  fait  la  musique,  et  qui  venait  d'être 
changé  et  réformé  sous  le  nom  des  Fêtes  de  Ramire.  Ce  nouveau 
siiiet  demandait  plusieurs  changements  aux  divertissements  de  l'an- 
cien, tant  dans  les  vers  que  dans  la  musique.  Il  s'agissait  de  trouver 
quelqu'un  qui  put  remplir  ce  double  objet.  Voltaire,  alors  en  Lor- 
raine. <.t  Rameau,  tous  deux  occupes  pour  lors  à  l'opéra  du  Temple 
de  la  Gloire,  ne  pouvant  donner  des  soins  à  celui-là,  M.  de  Richelieu 
pensa  à  moi,  me  lit  proposer  de  m'en  charger  :  et  pour  que  je  pusse 
examiner  mieux  ce  qu'il  \  avait  à  faire,  il  m'envoya  séparément  le 
poème  cl  la  musique.  Avant  toute  chose,  je  ne  voulus  toucher  aux 
paroles  que  de  l'aveu  de  l'auteur;  et  je  lui  écrivis  à  ce  sujet  une  lettre 
très-honnête,  et  même  respectueuse,  comme  il  convenait.  Voici  sa 
réponse,  dont  l'original  est  dans  la  liasse  A.  n"    i. 

«    i  ?  décembre  1755. 

Vous  réunisse/,   monsieur,   deux  talents  qui  ont  toujours   été 
séparés  jusqu'à  présent.  Voilà  déjà  deux  bonnes  raisons  pour  moi 
de  vous  estimer  et  de  chercher  à  vous  aimer.  Je   suis   taché  pour 
vous  que  vous  employiez  ces  deux  talents  à  un  ouvrage  qui  n'en  est 
•    pas  trop  digne.   Il  v  a   quelques  mois  que   M.  le  duc  de  Richelieu 
■■    m'ordonna  absolument  de  faire  dans  un  clin  d'œil   une  petite  et 
•■    mauvaise  esquisse  de  quelques  scènes  insipides  et  tronquées,  qui 
'■  devaient  s'ajuster  ,1  des  divertissements  qui  ne  sont  point  faits  pour 
<■  elles.  J'obéis  avec  la  plus  grande  exactitude;  je  lis  très-vite  et  très- 
mal.  J'envoyai  ce  misérable  croquis  a  M.  le  duc  de  Richelieu,  comp- 
'  tant  qu'il  ne  servirait  pas,  ou  que  je  le  corrigerais.  Heureusement 
-   il  est  entre  vos  mains,  vous  en  êtes  le  maître  absolu;  j'ai  perdu 
entièrement  tout  cela  de  vue.  Je  ne  doute  pas  que  vous  n'ayez  rec- 


1-1 VR]     SEPTIÈMI 

..  tifié  tentes  k-s  fautes  échappées  nécessairement  dans  une  compo- 
«  sition  si  rapide  d'une  simple  esquisse,  que  vous  n'aye2  supplée  à 
•'    tout. 

«   .le  me  souviens  qu'entre  autres  balourdises,  il  n'est  pas  dit.  dans 

«  ces  scènes  qui  lient  les  divertissements,  comment  la  pi  incesse  Gre- 

«  nadine  passe  t.  ait  d'un  coup  d'une  prison  dans  un  jardin  ou  dans 
«  un  palais.  Comme  ce  n'est  point  un  magicien  qui  lui  donne  des 
«  tètes,  mais  un  seigneur  espagnol,  il  me  semble  que  rien  ne  doit  se 
«  faire  par  enchantement.  Je  vous  prie,  monsieur,  de  vouloii  bien 
«  revoir  cet  endroit,  dont  je  n'ai  qu'une  idée  confuse.  Voyez  s'il  est 
»  nécessaire  que  la  prison  s'ouvre,  et  qu'on  lasse  passer  notre  prin- 
«  cesse  de  cette  prison  dans  un  beau  palais  doré  et  verni,  préparé 
«  pour  elle.  Je  sais  très-bien  que  tout  cela  est  fort  misérable,  et  qu'il 
••  est  au-dessous  d'un  être  pensant  de  l'aire  une  allaite  sérieuse  de  ces 
»  bagatelles;  mais  enfin,  puisqu'il  s'agit  de  déplaire  le  moins  qu'on 
"  pourra,  il  faut  mettre  le  plus  de  raison  qu'on  peut,  même  dans  un 
mauvais  divertissement  d'opéra. 
«  Je  me  rapporte  de  tout  à  vous  et  à  M.  Ballod,  et  je  compte  avoir 
«  bientôt  l'honneur  de  vous  faire  mes  remercîments,  et  de  vous  assu- 
■•    rer,  monsieur,  à  quel  point  j'ai  celui  d'être,  etc.   » 

Qu'on  ne  soit  pas  surpris  de  la  grande  politesse  de  cette  lettre, 
comparée  aux  autres  lettres  demi-cavalières  qu'il  m'a  écrites  depuis  ce 
temps-là.  Il  me  crut  en  grande  faveur  auprès  de  .M.  de  Richelieu: 
et  la  souplesse  courtisane  qu'on  lui  connaît  l'obligeait  à  beaucoup 
d'égards  pour  un  nouveau  venu,  jusqu'à  ce  qu'il  connût  mieux  la 
mesure  de  son  crédit. 

Autorisé  pat  M.  de  Voltaire  et  dispensé  de  tous  égards  pour  Ra- 
meau, qui  ne  cherchait  qu'à  me  nuire,  je  me  mis  au  travail,  et  en 
deux  mois  ma  besogne  fut  faite.  Elle  se  borna,  quant  aux  vei 
très-peu  de  chose.  Je  tâchai  seulement  qu'on  n'y  sentit  pas  la  diffé- 
rence des  styles;  et  j'eus  la  présomption  de  croire  avoir  réussi.  .Mon 
travail  en  musique  fut  plus  long  et  plus  pénible  :  outre  que  j'eus  à 
faire  plusieurs  morceaux  d'appareil,  et  entre  autres  l'ouverture,  tout 
le  récitatif  dont  j'étais  chargé  se  trouva  d'une  difficulté  extrême,  en 
ce  qu'il  fallait   lier,  souvent  en  peu  de  vers  et   par  des  modulations 


CONFESSION  S   Dl     I.    J.    ROUSSEAU. 

■rapides,  des  symphonies  et  des  chœurs  dans  des  tons  fort  éloi- 
gnés :  car.  pour  que  Rameau  ne  m'accusât  pas  d'avoir  défiguré  ses 
airs,  je  n'en  voulus  changer  ni  transposer  aucun.  Je  réussis  à  ce  récitatif. 
Il  était  bien  accentué,  plein  d'énergie,  et  surtout  excellemment  mo- 
dulé. L'idée  des  deux  hommes  supérieurs  auxquels  on  daignait  m'as- 
i  m'avait  élevé  le  génie;  et  je  puis  dire  que.  dans  ce  travail  ingrat 
et  sans  gloire,  dont  le  public  ne  pouvait  pas  même  être  informé,  je 
me  tins  presque  toujours  à  coté  de  mes  modèles. 

La  pièce,  dans  l'état  où  je  l'avais  mise,  fut  répétée  au  grand  théâtre 
de  l'<  )péra.  Des  trois  auteurs  je  m'y  trouvai  seul.  Voltaire  était  absent, 
et   Rameau  n'y  vint  pas.  ou  se  cacha. 

Les  paroles  du  premier  monologue  étaient  très-lugubres;  en  voici 
le  début  : 

(  )  mort!  viens  terminer  les  malheurs  de  ma  vie. 

Il  avait  bien  fallu  faire  une  musique  assortissante.  Ce  fut  pour- 
tant là-dessus  que  madame  de  la  Poplinière  fonda  sa  censure,  en 
m'accusant,  avec  beaucoup  d'aigreur,  d'avoir  fait  une  musique  d'en- 
terrement. M.  de  Richelieu  commença  judicieusement  par  s'informer 
de  qui  étaient  les  vers  de  ce  monologue.  Je  lui  présentai  le  manuscrit 
qu'il  m'avait  envoyé,  et  qui  faisait  foi  qu'ils  étaient  de  Voltaire.  En 
ce  cas.  dit-il,  c'est  Voltaire  seul  qui  a  tort.  Durant  la  répétition,  tout 
ce  qui  était  de  moi  fut  successivement  improuvé  par  madame  de  la 
Poplinière,  et  justifié  par  M.  de  Richelieu.  .Mais  enfin  j'avais  allaite 
à  trop  forte  partie,  et  il  me  fut  signifié  qu'il  y  avait  à  refaire  à  mon 
travail  plusieurs  choses  sur  lesquelles  il  fallait  consulter  M.  Rameau. 
ré  d'une  conclusion  pareille,  au  lieu  des  éloges  que  j'attendais, 
et  qui  certainement  m'étaient  dus,  je  rentrai  chez  moi  la  mort  dans  le 
cieur.  J'y  tombai  malade,  épuisé  de  fatigue,  dévoré  de  chagrin;  et  de 
six  semaines  je  ne  fus  en  état  de  sortir. 

R  tmeau,  qui  fut  chargé  des  changements  indiqués  par  madame 
de  la  Poplinière.  m'envoya  demander  l'ouverture  de  mon  grand  opéra, 
pour  la  substituer  à  celle  que  je  venais  de  faire.  Heureusement  je 
sentis  le  croc-en-jambe,  et  je  la  refusai.  Comme  il  n'y  avait  plus  que 
cinq  ou  six  jours  jusqu'à  la  représentation,  il  n'eut  pas  le  temps  d'en 
une.  et  il  fallut  laisser  la  mienne.  Elle  était  à  l'italienne,  et  d'un 


[VR  E    M-.  I'  I  1  I   M  I 


style  très-nouveau  poui   lors  en  France.  <  u  goûtée, 

et  j'appris  pai  M.  de  Valmalette,  maître  d'hôtel  du  roi,  ei  gendre  de 
M  Mussard,  mon  parent  et  mon  ami,  que  les  amateurs  avaient  été 
très-contents  de  mon  ouvrage,  et  que  le  public  ne  l'avait  pas  distin- 
gué de  celui  de  Rameau.  Mais  celui-ci,  de  concert  avec  madame  de 
l  i  Poplinière,  prit  des  mesures  pour  qu'on  ne  sût  pas  même  que  j'y 
avais  travaillé.  Sur  les  livres  qu'on  distribue  aux  spectateurs,  et  où 
les  auteurs  sont  toujours  nommes,  il  n'y  eut  de  nomme  que  Voltaire  : 
et  Rameau  aima  mieux  que  son  nom  fût  supprimé  que  d'v  voii  associer 
le  mien. 

Sitôt  que  je  fus  en  état  de  sortir,  je  voulus  aller  che/  M.  de  Riche- 
lieu. Il  n'était  plus  temps;  il  venait  de  partir  pour  Dunkerque,  où 
il  devait  commander  le  débarquement  destine  pour  l'Ecosse.  A  son 
retour,  je  me  dis.  pour  autoriser  ma  paresse,  qu'il  était  trop  tard.  Ne 
l'ayant  plus  revu  depuis  lors,  j'ai  perdu  l'honneur  que  méritait  mon 
ouvrage,  l'honoraire  qu'il  devait  me  produire;  et  mon  temps,  nu  in 
travail,  mon  chagrin,  ma  maladie  et  l'argent  qu'elle  me  coûta,  tout 
cela  fut  a  mes  Irais,  sans  me  rendre  un  sou  de  bénéfice,  OU  plutôt  de 
dédommagement.  Il  m'a  cependant  toujours  paru  que  M.  de  Riche- 
lieu avait  naturellement  de  l'inclination  pour  moi.  et  pensait  avanta- 
geusement de  mes  talents;  mais  mon  malheur  et  madame  de  la  Popli- 
nière empêchèrent  tout  l'effet  de  sa  bonne  volonté. 

Je  ne  pouvais  rien  comprendre  à  l'aversion  de  cette  femme,  a  qui 
je  m'étais  efforcé  de  plaire  et  à  qui  je  faisais  assez  régulièrement  ma 
cour,  (iautlecourt  m'en  expliqua  les  causes  :  D'abord,  me  dit-il,  son 
amitié  pour  Rameau,  dont  elle  est  la  prôneuse  en  titre,  et  qui  ne  veut 
souffrir  aucun  concurrent;  et  de  plus  un  péché  originel  qui  vous 
damne  auprès  d'elle,  et  qu'elle  ne  vous  pardonnera  jamais,  c'est  d'être 
Genevois.  Là-dessus  il  m'expliqua  que  l'abbé  Hubert,  qui  l'était,  et 
sincère  ami  de  M.  de  la  Poplinière.  avait  fait  ses  efforts  pour  l'em- 
pêcher d'épouser  cette  femme,  qu'il  connaissait  bien:  et  qu'après  le 
mariage  elle  lui  avait  voué  une  haine  implacable,  ainsi  qu'a  tous  les 
Genevois.  Quoique  la  Poplinière.  ajouta-t-il.  ait  de  l'amitié  pour 
vous,  et  que  je  le  sache,  ne  compte/  pas  sur  son  appui.  Il  est  amou- 
reux de  sa  femme  :  elle  vous  hait;  elle  est  méchante,  elle  est  adroite  : 
vous  ne  ferez  jamais  rien  dans  cette  maison,  .le  me  le  tins  pour  dit. 


CONI  l  SSIONS   ni:  J.-J.   Kol  SSEAl  . 

Ce  même  Gauffecourt  me  rendit  à  peu  pies  dans  le  même  temps 
un  service  don!  j'.i\.iis  grand  besoin.  Je  venais  de  perdre  mon  ver- 
tueux père,  âgé  d'environ  soixante  ans.  Je  sentis  moins  cette  perte 
que  je  n'aurais  lait  en  d'autres  temps,  OÙ  les  embarras  de  ma  situa- 
tion m'auraient  moins  occupe.  Je  n'avais  point  voulu  réclamer  de  son 
vivant  ce  qui  restait  du  bien  de  ma  mère,  et  dont  il  tirait  le  petit 
revenu  :  je  n'eus  plus  là-dessus  de  scrupule  après  sa  mort.  Mais  le 
défaut  de  preuve  juridique  de  la  mort  de  mon  frère  faisait  une  diffi- 
culté que  Gauffecourt  se  chargea  de  lever,  et  qu'il  leva  en  effet  par 
les  bons  offices  de  l'avocat  de  Lolme.  Comme  j'avais  le  plus  grand 
in  de  cette  petite  ressource,  et  que  l'événement  était  douteux, 
j'en  attendais  la  nouvelle  définitive  avec  le  plus  vif  empressement. 
Un  soir,  en  rentrant  chez  moi,  je  trouvai  la  lettre  qui  devait  contenir 
cette  nouvelle,  et  je  la  pris  pour  l'ouvrir  avec  un  tremblement  d'im- 
patience dont  j'eus  honte  au  dedans  de  moi.  Eh  quoi  !  me  dis-je  avec 
dédain,  Jean-Jacques  se  laisserait-il  subjuguer  à  ce  point  par  l'intérêt 
et  pat  la  curiosité?  Je  remis  sur-le-champ  la  lettre  sur  ma  chemine'e; 
je  me  déshabillai,  me  couchai  tranquillement,  dormis  mieux  qu'à 
mon  ordinaire,  et  me  levai  le  lendemain  assez  tard  sans  plus  penser 
à  ma  lettre.  En  m'habillant  je  l'aperçus;  je  l'ouvris  sans  me  presser; 
j'y  trouvai  une  lettre  de  change.  J'eus  bien  des  plaisirs  à  la  fois;  mais 
je  puis  jurer  que  le  plus  vif  fut  celui  d'avoir  su  me  vaincre.  J'aurais 
vingt  traits  pareils  à  citer  en  ma  vie,  mais  je  suis  trop  pressé  pour 
pouvoir  tout  dire.  J'envoyai  une  petite  partie  de  cet  argent  à  ma  pau- 
vre maman,  regrettant  avec  larmes  l'heureux  temps  où  j'aurais  mis 
le  tout  à  ses  pieds.  Toutes  ses  lettres  se  sentaient  de  sa  détresse.  Elle 
m'envoyait  un  tas  de  recettes  et  de  secrets  dont  elle  prétendait  que  je 
fisse  ma  fortune  et  la  sienne.  Déjà  le  sentiment  de  sa  misère  lui  res- 
serrait le  ciuur  et  lui  rétrécissait  l'esprit.  Ee  peu  que  je  lui  envoyai 
fut  la  proie  des  fripons  qui  l'obsédaient.  Elle  ne  profita  de  rien.  Cela 
me  dégoûta  de  partager  mon  nécessaire  avec  ces  misérables,  surtout 
après  l'inutile  tentative  que  je  fis  pour  la  leur  arracher,  comme  il  sera 
dit  ci-après. 

Ee  temps  s'écoulait,  et  l'argent  avec  lui.  Nous  étions  deux,  même 
quatre,  on,  pour  mieux  dire,  nous  étions  sepl  ou  huit.  Car,  quoique 
Thérèse  fût    d'un    désintéressement    qui    a    peu  d'exemples,  sa   mère 


I  IVRE  SEPTH   Ml 

n  étaii  pas  comme  elle.  Sitôt  qu'elle  se  vit  un  peu  remonté,  pai  m<  . 
oins,  elle  fit  venir  toute  sa  famille,  poui  en  partagei  le  fruit.  Sœui 
fils,  filles,  petites-filles,  toul  vint,  hors  sa  fille  aînée,  m. mec  au  din  i  - 
teur  des  carrosses  d'Angers.  Tout  cequeje  faisais  poui   I 
détourné  par  sa  mère  en  faveur  de  ces  affamés.  Comme  je  n'avai 
affaire  à  une  personne  avide,  et  que  je  n'étais  pas  subjugué  par  une 
passion  folle,  je  ne  Taisais  pas  des  folies.  Content  de  tenir  Thérèse 
honnêtement,  mais  sans  luxe,  à  l'abri  des  pressants  besoins,  je  con- 
sentais que  ce  qu'elle  gagnait  pai  s.  m  travail  fût  toui  entier  au  pro- 
fit de  sa  mère,  et   je  ne  me  bornais  pas   a  cela:    mais,   par  une  fatalité 
qui  me  poursuivait,  tandis  que  maman  était  en  proie  à  ses  croquants, 
rhérèse  était   en  proie  a    sa  famille,  et  je  ne  pouvais  rien  faire  d'au- 
cun cote  qui  profitât  à  celle  pour  qui  je  l'avais  destine.  Il  était  mi^ii 
lier  que   la   cadette  des  enfants  de  madame   le   Vasseur,  la  seule  qui 
n'eût  pas  été  dotée,  était  la  seule  qui  nourrissait  s, m  père  et  sa  mère, 
ci  qu'après  avoir  été  longtemps  battue  pai  se;   lui.-,  par  sCs  s.eurs, 
même  par  ses  nièces,  cette  pauvre  tille  un  était  maintenant  pillée,  sans 
quelle  pût  mieux  se  défendre  de  leurs  vols  que  de  leurs  coups.  Une 

seule  de  sCs  nièces,  appelée  Gothon  Leduc,  était  asse/  aimable  et  d'un 
caractère  assez  doux,  quoique  gâtée  par  l'exemple  et  les  leçons  des 

autres.  Comme  je  les  \o_\ais   souvent   ensemble,  je   leur   donnais   les 

noms  qu'elles  s'entre-donnaient ;  j'appelais  la  nièce  ma  nièce,  et  la 
tante  ma  tante.  Toutes  deux  m'appelaient  leur  oncle.  De  là  le  nom 
de  tante  duquel  j'ai  continué  d'appeler  Thérèse,  et  que  nies  amis  répé- 
taient quelquefois  en  plaisantant. 

On  sent  que,  dans  une  pareille  situation,  je  n'avais  pas  un  ni.  .nient 
a  perdre  pour  tâcher  de  m'en  tirer.  Jugeant  que  M.  de  Richelieu 
m'avait  oublié,  et  n'espérant  plus  rien  du  côté  de  la  cour,  je  lis  quel- 
ques tentatives  pour  faire  passera  Paris  mon  opéra:  mais  j'éprouvai 
des  difficultés  qui  demandaient  bien  du  temps  pour  les  vaincre,  et 
j  étais  de  jour  en  jour  plus  pressé.  Je  m'avisai  de  présenter  ma  petite 
comédie  de  Narcisse  aux  Italiens.  Elle  y  fut  reçue,  et  j'eus  les  en- 
trées, qui  me  firent  grand  plaisir:  mais  ce  fut  tout.  Je  ne  pus  jamais 
parvenir  a  faire  jouer  ma  pièce  ;  et.  ennuyé  de  faire  ma  cour  à  des  co- 
médiens, je  les  plantai  là.  Je  revins  enfin  au  dernier  expédient  qui  me 
restait,  et  le  seul  que  j'aurais  du  prendre.  En  fréquentant  la  maison 


N]  ESSIONS   DE  J.-J.   ROUSSI  Ai 

de  M.  «.Ii--  la  Poplinière  je  m'étais  éloigné  de  celle  «.le  M.  Dupin-.  Les 
deux  dames,  quoique  parentes,  étaient  mal  ensemble  et  ne  se  voyaient 
point;  il  n'y  avait  aucune  société  entre  les  deux  maisons,  et  Thieriot 
seul  vivait  dans  l'une  et  dans  l'autre.  Il  lut  charge  de  tacher  de  me 
ramener  chez  M.  Dupin.  M.  de  Francueil  suivait  alors  l'histoire  na- 
turelle et  la  chimie,  et  Taisait  v\n  cabinet.  Je  crois  qu'il  aspirait  à 
:  académie  des  sciences  ;  il  voulait  pour  cela  faire  un  livre,  et  il  ju- 
geait que  je  pouvais  lui  être  utile  dans  ce  travail.  Madame  Dupin.  qui 
de  son  côté  méditait  un  autre  livre,  avait  sur  moi  des  vues  a  peu  près 
semblables.  Ils  auraient  voulu  m'avoir  en  commun  pour  une  espèce 
de  secrétaire,  et  c'était  là  l'objet  des  semonces  de  Thieriot.  J'exigeais 
préalablement  que  M.  de  Francueil  emploierait  son  crédit  avec  ce- 
lui de  Jelyote  pour  faire  répéter  mon  ouvrage  a  l'Opéra.  Il  y  consen- 
tit. Les  Muses  galantes  furent  répétées  d'abord  plusieurs  fois  au  ma- 
gasin, puis  au  grand  théâtre.  Il  y  avait  beaucoup  de  monde  à  la 
grande  répétition,  et  plusieurs  morceaux  furent très-applaudis.  Cepen- 
dant je  sentis  moi-même  durant  l'exécution,  fort  mal  conduite  par 
Kebel,  que  la  pièce  ne  passerait  pas,  et  même  qu'elle  n'était  pas  en 
état  de  paraître  sans  de  grandes  corrections.  Ainsi  je  la  retirai  sans 
mot  dire,  et  sans  m'exposer  au  refus;  mais  je  vis  clairement  par  plu- 
sieurs indices  que  l'ouvrage,  eût-il  été  parfait,  n'aurait  pas  passé. 
M.  de  Francueil  m'avait  bien  promis  de  le  faire  répéter,  mais  non 
pas  de  le  faire  recevoir.  Il  me  tint  exactement  parole.  J'ai  toujours 
cru  voir,  dans  cette  occasion  et  dans  beaucoup  d'autres,  que  ni  lui  ni 
madame  Dupin  ne  se  souciaient  de  me  laisser  acquérir  une  certaine 
réputation  dans  le  monde,  de  peur  peut-être  qu'on  en  supposât,  en 
nt  leurs  livres,  qu'ils  avaient  greffé  leurs  talents  sur  les  miens. 
Cependant,  comme  madame  Dupin  m'en  a  toujours  supposé  de  très- 
médiocres,  et  qu'elle  ne  m'a  jamais  employé  qu'à  écrire  sous  sa  dic- 
tée, ou  à  des  recherches  de  pure  érudition,  ce  reproche,  surtout  à 
son  égard,  eût  été  bien  injuste. 

Ce  dernier  mauvais  succès  acheva  de  me  décourager.  J'abandon- 
nai tout  projet  d'avancement  et  de  gloire;  et,  sans  plus  songera  des 
talents  vrais  ou  vains  qui  me  prospéraient  si  peu,  je  consacrai  mon 
temps  et  mes  suins  à  me  procurer  ma  subsistance  et  celle  de  ma 
Thérèse,  comme  il  plairait  à  ceux  qui  se  chargeraient  d'y  pourvoir. 


LIVRE  SEPTIÈME,  65 

Je  m'attachai  donc  tout  à  fait  à  madame  Dupin  et  à  M.  de  Francueil. 
Cela  ne  me  jeta  pas  dans  une  grande  opulence;  car,  avec  huit  a  neuf 
cents  hancs  par  an  que  j'eus  les  deux  premières  années,.,  peine  avais- 
je  de  quoi  fournir  à  mes  premiers  besoins,  forcé  de  me  loger  à  leui 
voisinage,  en  chambre  garnie,  dans  un  quartiei  assez  cher,  et  payant 
un  autre  lovera  l'extrémité  de  Paris,  toul  en  haut  de  la  rue  Saint- 
Jacques,  OÙ,  quelque  temps  qu'il  lit.  j'allais  sOUpei  presque  tOUS  les 
soirs.  Je  pris  bientôt  le  train  et  même  le  goûl  de  mes  nouvelles  occu- 
pations. Je  m'attachai  à  la  chimie;  j'en  lis  plusieurs  cours  avec 
M.  de  Francueil  chez  M.  Rouelle;  et  nous  nous  mimes  a  barbouiller 
du  papier  tant  bien  que  mal  sur  cette  science,  dont  nous  possédions 

a   peine   les    éléments,    lai    1747,    nOUS    allâmes     passer     l'automne   en 

Touraine,  au  château  de  Chenonceaux,  maison  royale  sur  le  Cher, 
bâtie  par  Henri  second  poui  Diane  de  Poitiers,  dont  on  v  voit  encore 
les  chiffres,  et  maintenant  possédée  par  M.  Dupin.  fermier  général. 
On  s'amusa  beaucoup  dans  ce  beau  lieu  ;  on  v  faisait  très-bonne  chère: 
j'y  devins  gras  comme  un  moine.  On  y  lit  beaucoup  de  musique.  J'y 
composai  plusieurs  trios  à  chanter  pleins  d'une  assez  forte  harmo 
et  dont  je  reparlerai  peut-être  dans  mon  supplément,  si  jamais  j'en 
lais  un.  On  y  joua  la  comédie.  J'y  en  lis,  en  quinze  jours,  une  en  trois 
actes,  intitulée  V Engagement  téméraire  qu'on  trouvera  parmi  mes 
papiers,  et  qui  n'a  d'autre  mérite  que  beaucoup  de  gaieté.  J'y  com- 
posai d'autres  petits  ouvrages,  entre  autres  une  pièce  en  vers  intitulée 
l'Allée  de  Sylvie,  nom  d'une  allée  du  parc  qui  bordait  le  (".lier;  et  tout 
cela  se  lit  sans  discontinuer  mon  travail  sur  la  chimie,  et  celui  que  je 
taisais  auprès  de  madame  Dupin. 

Tandis  que  j'engraissais  à  Chcnonccaux,  ma  pauvre  Thérèse  en- 
graissait à  Paris  d'une  autre  manière;  et  quand  j'y  revins,  je  trouvai 
l'ouvrage  que  j'avais  mis  sur  le  métier  plus  avancé  que  je  ne  l'axais 
cru.  Cela  m'eût  jeté,  vu  ma  situation,  dans  un  embarras  extrême, 
si  des  camarades  de  table  ne  m'eussent  fourni  la  seule  ressource 
qui  pouvait  m'en  tirer.  C'est  un  de  ces  récits  essentiels  que  je  ne 
puis  faire  avec  trop  de  simplicité,  parce  qu'il  faudrait,  en  les  com- 
mentant, m'excuser  ou  me  charger,  et  que  je  ne  dois  faire  ici  ni  l'un 
ni  l'autre. 

Durant  le  séjour  d'Altuna  à  Paris,  au  lieu  d'aller  manger  chez  un 

TOME    II.  ., 


<  "Ni  l  SSIONS    DE  J.-J.   ROUSSEAl  . 

traiteur,  nous  mangion    ordinairement  lui  et  moi  à  notre  voisinage, 

|ue  vis-à-vis  le  cul-de-sac  de  l'Opéra,  chez  une  madame  la  Selle, 

femme  d'un   tailleur,  qui  donnait  assez  mal  a   manger,  mais  dont   la 

table  ne    laiss.m   pas    d'elle  recherchée,  à   cause   de   la    bonne  et  sûre 

compagnie  qui  s'y  trouvait  ;  car  on  n'y  recevait  aucun  inconnu,  et  il 
fallait  être  introduit  par  quelqu'un  de  ceux  qui  y  mangeaient  d'ordi- 
naire. I.e  commandeur  de  (iraville,  vieux  débauche,  plein  de  poli- 
tesse et  d'esprit,  mais  ordurier,  y  logeait,  et  y  attirait  une  Colle  et 
brillante  jeunesse  en  officiers  aux  gardes  et  mousquetaires.  Le  com- 
mandeur de  Nonant,  chevalier  de  toutes  les  filles  de  l'Opéra,  y  appor- 
tait journellement  toutes  les  nouvelles  de  ce  tripot.  MM.  Duplessis, 
lieutenant-colonel  retire,  bon  et  sage  vieillard,  et  Ancelet,  officier, 
des  mousquetaires,  y  maintenaient  un  certain  ordre  parmi  ces  jeu- 
nes gens.  Il  v  venait  aussi  des  commerçants,  des  financiers  des  ou- 
vriers, mais  polis,  honnêtes,  et  de  ceux  qu'on  distinguait  dans  leur 
métier;  M.  de  Besse,  M.  de  Forcade.  et  d'autres  dont  j'ai  oublié  les 
noms.  Enfin  l'on  y  voyait  des  gens  de  mise  de  tous  les  états,  ex- 
cepté des  abbés  et  des  gens  de  robe,  que  je  n'y  ai  jamais  vus  ;  et  c'était 
une  convention  de  n'y  en  point  introduire,  dette  table,  assez  nom- 
breuse, était  très-gaie  sans  être  bruyante,  et  l'on  y  polissonnait 
beaucoup  sans  grossièreté.  Le  vieux  commandeur,  avec  tous  ses 
contes  gras  quant  a  la  substance,  ne  perdait  jamais  sa  politesse  de 
la  vieille  cour,  et  jamais  un  mot  de  gueule  ne  sortait  de  sa  bouche 
qui  ne  lut  si  plaisant  que  des  femmes  l'auraient  pardonné.  Son  ton 
servait  de  règle  à  toute  la  table  :  tous  ces  jeunes  gens  contaient  leurs 
'aventures  galantes  avec  autant  de  licence  que  de  grâce  :  et  les  contes 
de  tilles  manquaient  d'autant  moins  que  le  magasin  était  à  la  porte  ; 
car  l'allée  par  où  l'on  allait  chez  madame  la  Selle  était  la  même  où 
donnait  la  boutique  de  la  Duchapt,  célèbre  marchande  de  modes,  qui 
avait  alors  de  très-jolies  filles  avec  lesquelles  nos  messieurs  allaient 
causer  avant  ou  après  dîner.  Je  m'y  serais  amusé  comme  les  autres, 
si  j'eusse  été  plus  hardi.  Il  ne  fallait  qu'entrer  comme  eux;  je  n'osai 
jamais.  Quant  a  madame  la  Selle,  je  continuai  d'y  aller  manger  assC/ 
souvent  après  le  départ  d'Altuna.  J'y  apprenais  des  foules  d'anec- 
dotes très-amusantes,  et  j'y  pris  aussi  peu  à  peu.  non,  grâces  au  ciel, 
jamais  les  mœurs,  mais  les  maximes  que  j'y  vis  établies.  D'honnêtes 


LIVRE  SEPTIÈME.  (,- 

personnes,  mises  .1  mal,  des  maris  trompés,  des  femmes  sédi 
des  accouchements  clandestins,  étaient  là  les  textes  les  plus  ordi- 
naires; et  celui  qui  peuplait  le  mieux  les  Enfants-Troui  i  tou- 
jours le  plus  applaudi.  Cela  megagna;  je  formai  ma  façon  dépenser 
sur  celle  que  je  voyais  en  règne  chez  des  gens  très-aimables,  et  dans 
le  fond  très-honnêtes  gens;  et  je  me  dis  :  Puisque  c'est  l'usage  du 
pays,  quand  on  y  \it  on  peut  le  suivre.  Voilà  l'expédient  que  je  cher- 
chais. Je  m'y  déterminai  gaillardement,  sans  le  moindre  scrupule; 
et  le  seul  que  j'eus  a  vaincre  fut  celui  Je  Thérèse,  à  qui  1  eus  toutes 
les  peines  du  monde  de  faire  adopter  cet  unique  moyen  de  sauver 

son   honneur.   Sa    mère,  qui    de    plus    craignait   un    nouvel   embarras 
de  marmaille,  étant  venue  à  mon  secours,  elle  se  laissa  vaincre.  On 
choisit    une    sage-femnie    prudente    et    sûre,    appelée    mademoiselle 
Gouin,  qui  demeurait  a  la  pointe  Saint-Eustache,  pour  lui  confier 
ce   dépôt:    et   quand    le  temps  fut  venu,     Thérèse   lut    menée  par   s., 
mère  chez  la  Gouin  pour  _\  faire  ses  couches.  J'allai  l'y  voir  plusieurs 
fois,    et    ie    lui    portai   un    chiffre   que   j'avais   lait  a  double   sur  deux 
canes,  dont  une  fut  mise  dans  les  langes  de  l'enfant;  et  il  l'ut  déposé 
par  la  sage-femme  au  bureau  des  Enfants-Trouvés,  dans  la  forme 
ordinaire.  L'année  suivante,  même  inconvénient  et  même  expédient, 
au  chiffre  près,  qui   fut  négligé,  l'as  plus  de  réflexion  de  ma  part, 
pas  plus   d'approbation   de   celle   de    la   mère    :   elle  obéit   en   gémis- 
sant. On  verra  successivement  toutes  les  vicissitudes  que  cette  fatale- 
conduite  a  produites   dans   ma   façon    de  penser,  ainsi   que  dans   ma 
destinée.   Quant    à   présent,    tenons-nous    a   cette    première    époque. 
Ses  suites,  aussi   cruelles  qu'imprévues,   ne  me   forceront  que  trop 
d'y  revenir. 

Je  marque  ici  celle  de  ma  première  connaissance  avec  madame 
d'Epinay,  dont  le  nom  reviendra  souvent  dans  ces  Mémoires  :  elle 
s'appelait  mademoiselle  d'Ksclav  elles,  et  venait  d'épouser  M.  d'Epi- 
nay, tils  de  M.  Lalive  de  Bellegarde,  fermier  général.  Son  mari  était 
musicien,  ainsi  que  M.  de  Francueil.  Elle  était  musicienne  aussi,  et 
la  passion  de  cet  art  mit  entre  ces  trois  personnes  une  grande  in- 
timité. M.  de  Francueil  m'introduisit  chez  madame  d'Kpinay:  j'y 
soupais  quelquefois  avec  lui.  Elle  était  aimable,  avait  de  l'esprit,  des 
talents;  c'était  assurément  une  bonne  connaissance  a  faire.  .Mais  e||L 


C0N1  ESSIONS  DE  J.-J.   ROUSSEAU. 

avait  une  .unie,  appelée  mademoiselle  d'Ette,  qui  passait  pour  mé- 
chante, et  qui  vivait  avec  le  chevalier  de  Valory,  qui  ne  passait  pas 

:  bon.  Je  crois  que  le  commerce  de  ces  deux  personnes  fit  tort  à 
madame  d'Epinay,  à  qui  la  nature  avait  donné,  avec  un  tempérament 

exigeant,  des  qualités  excellentes  pour  en  régler  ou  racheter  les 
écarts.  M.  de  Francueil  lui  communiqua  une  partie  de  l'amitié  qu'il 
avait  pour  moi,  et  m'avoua  ses  liaisons  avec  elle,  dont,  par  cette  rai- 
son, je  ne  parlerais  pas  ici  si  elles  ne  fussent  devenues  publiques  au 
point  de  n'être  pas  même  cachées  a  M.  d'Epinay.  M.  de  Francueil  me 
tit  même  sur  cette  dame  des  confidences  bien  singulières,. qu'elle  ne 
m'a  jamais  faites  à  moi-même,  et  dont  elle  ne  m'a  jamais  cru  instruit; 
car  je  n'en  ouvris  ni  n'en  ouvrirai  de  ma  vie  la  bouche  ni  à  elle  ni  à 
qui  que  ce  soit.  Toute  cette  confiance  de  part  et  d'autre  rendait  ma 
situation  très-embarrassante  surtout  avec  madame  de  Francueil, 
qui  me  connaissait  assez  pour  ne  pas  se  délier  de  moi.  quoique 
en  liaison  avec  sa  rivale.  Je  consolais  de  mon  mieux  cette  pauvre- 
femme,  à  qui  son  mari  ne  rendait  assurément  pas  l'amour  qu'elle 
avait  pour  lui.  J'écoutais  séparément  ces  trois  personnes;  je  gardais 
leurs  secrets  avec  la  plus  grande  fidélité,  sans  qu'aucune  des  trois 
m'en  arrachât  jamais  aucun  de  ceux  des  deux  autres,  et  sans  dissi- 
muler à  chacune  des  deux  femmes  mon  attachement  pour  sa  rivale. 
Madame  de  Francueil.  qui  voulait  se  servir  de  moi  pour  bien  des 
choses,  essuya  des  refus  formels:  et  madame  d'Epinay,  m'ayant 
voulu  charger  une  fois  d'une  lettre  pour  Francueil,  non-seulement  en 
reçut  un  pareil,  mais  encore  une  déclaration  très-nette  que  si  elle 
voulait  me  chasser  pour  jamais  de  chez  elle,  elle  n'avait  qu'à  me 
faire  une  seconde  fois  pareille  proposition.  Il  faut  rendre  justice  à 
madame  d'Epinay  :  loin  que  ce  procédé  parût  lui  déplaire,  elle  en 
parla  à  Francueil  avec  éloge,  et  ne  m'en  reçut  pas  moins  bien,  ('/est 
ainsi  que,  dans  des  relations  orageuses  entre  trois  personnes  que 
j'avais  a  ménager,  dont  je  dépendais  en  quelque  sorte,  et  pour  qui 
•.le  l'attachement,  je  conservai  jusqu'à  la  lin  leur  amitié,  leur 
estime,  leur  Confiance,  en  me  conduisant  avec  douceur  et  complai- 
sance, mais  toujours  avec  droiture  et  fermeté.  Maigre   ma  bêtise  et 

gaucherie,  madame  d'Epinay  voulut  me  mettre  des  amusements 
1   hevrette,  château    près  de   Saint-Denis,   appartenant  à   M.  de 


LIVRE   SI   PTI1   Ml 

Bellegarde.  11  j  avait  un  théâtre  où  l'on  jouait  souvent  des  pi< 
On  me  chargea  «.l'un  rôle  que  j'étudiai  si\  mois  sans  relâche,  et  qu'il 
fallut  me  souiller  d'un  bout  à  l'autre  à  la  réprésentation.  Après  cette 
épreuve  on  ne  me  proposa  plus  de  rôle. 

lui  faisant  la  connaissance  de  madame.-  d'Épinay,  je  lis  aussi  celle 
eie  sa  belle-sieur,  mademoiselle  de  Bellegarde,  qui  devint  bientôt 
comtesse  de  Houdetot.  La  première  t'ois  que  je  la  \is,  elle  était  a  la 
veille  de  son  mariage  :  elle  me  causa  longtemps  avec  cette  familiarité 
charmante  qui  lui  est  naturelle.  Je  la  trouvai  très-aimable  ;  mais  j'étais 
bien  éloigne  de  prévoir  que  Cette  jeune  personne  ferait  un  jour  le 
destin  de  ma  vie.  et  m'entraînerait,  quoique  bien  innocemment, 
dans  l'abîme  ou  je  suis  aujourd'hui. 

Quoique  je  n'aie  pas  parlé  de  Diderot  depuis  mon  retour  de 
Venise,  non  plus  que  de  mon  ami  M.  Roguin,  je  n'avais  pourtant 
néglige  ni  l'un  ni  l'autre,  et  je  m'étais  surtout  lié  de  jour  en  jour  plus 
intimement  avec  le  premier.  11  avait  une  Manette,  ainsi  que  j'avais 
une  Thérèse  :  c'était  entre  nous  une  conformité  de  plus.  Mais  la  dif- 
férence était  que  ma  Thérèse,  aussi  bien  de  figure  que  sa  Nanette, 
avait  une  humeur  douce  et  un  caractère  aimable,  fait  pour  attacher 
un  honnête  homme;  au  lieu  que  la  sienne,  pie-grièche  et  harengère, 
ne  montrait  rien  aux  yeux  des  autres  qui  pût  racheter  la  mauvaise- 
éducation.  Il  l'épousa  toutefois.  Ce  fut  fort  bien  fait,  s'il  l'avait  pro- 
mis. Pour  moi,  qui  n'avais  rien  promis  de  semblable,  je  ne  me  pres- 
sai pas  de  l'imiter. 

Je  m'étais  aussi  lié  avec  l'abbé  de  Condillac,  qui  n'était  rien,  non 
plus  que  moi.  dans  la  littérature,  mais  qui  était  fait  pour  devenir  ce 
qu'il  est  aujourd'hui.  Je  suis  le  premier  peut-être  qui  ai  vu  sa  portée, 
et  qui  l'ai  estimé  ce  qu'il  valait.  Il  paraissait  aussi  se  plaire  avec  moi; 
et  tandis  qu'enfermé  dans  ma  chambre,  rue  Jean-Saint-Denis,  près 
l'Opéra,  je  faisais  mon  acte  d'Hésiode,  il  venait  quelquefois  dîner 
avec  moi  tJte  à  tète  en  pique-nique.  Il  travaillait  alors  à  ['Essai  sur 
l'origine  des  connaissances  humaines,  qui  est  son  premier  ouvrage. 
Quand  il  fut  achevé,  l'embarras  fut  de  trouver  un  libraire  qui  voulût 
s'en  charger.  Les  libraires  de  Paris  sont  arrogants  et  durs  pour  tout 
homme  qui  commence:  et  la  métaphysique,  alors  très  peu  à  la  mode, 
n'offrait  pas  un  sujet  bien  attrayant.  Je  parlai  à  Diderot  de  Condillac 


I  ON]  l  SSIONS    DE   J.-.l.    ROUSSE  VI 

ei  de  son  ouvrage;  je  leur  lis  faire  connaissance.  Ils  étaient  faits  pour 
m  venir;  iN  se  convinrent.  Diderot  engagea  le  libraire  Durant  à 
prendre  le  manuscrit  de  l'abbé,  et  ce  grand  métaphysicien  eut  de  son 
premier  livre,  et  presque  par  grâce,  cent  écus,  qu'il  n'aurait  peut-être 
pas  trouvés  '-ans  moi.  Comme  nous  demeurions  dans  des  quartiers 
fort  éloignés  les  uns  des  autres,  nous  nous  rassemblions  tous  trois  une 
lois  la  semaine  au  Palais-Royal,  et  nous  allions  dîner  ensemble  à 
l'hôtel  du  Panier-Fleuri.  Il  fallait  que  ces  petits  dîners  hebdoma- 
daires plussent  extrêmement  à  Diderot;  car  lui,  qui  manquait  pres- 
que à  tous  ses  rendez-vous,  ne  manqua  jamais  à  aucun  de  ceux-là. 
!  mai  là  le  projet  d'une  feuille  périodique,  intitulée  le  Persifleur, 
que  nous  devions  faire  alternativement,  Diderot  et  moi.  J'en  esquissai 
la  première  feuille,  et  cela  me  lit  faire  connaissance  avec  d'Alembert, 
à  qui  Diderot  en  avait  parlé.  Des  événements  imprévus  nous  bar- 
rèrent, et  ce  projet  en  demeura  là. 

Ces  deux  auteurs  venaient  d'entreprendre  le  Dictionnaire  encyclo- 
pédique, qui  ne  devait  d'abord  être  qu'une  espèce  de  traduction  de 
Chambers,  semblable  à  peu  près  à  celle  du  Dictionnaire  de  médecine 
de  James,  que  Diderot  venait  d'achever.  Celui-ci  voulut  me  faire  entrer 
pour  quelque  chose  dans  cette  seconde  entreprise,  et  me  proposa  la 
partie  de  la  musique,  que  j'acceptai,  et  que  j'exécutai  très  à  la  hâte 
et  très-mal.  dans  les  trois  mois  qu'il  m'avait  donnés,  comme  à  tous 
les  auteurs  qui  devaient  concourir,  à  cette  entreprise.  Mais  je  fus  le 
seul  qui  fus  prêt  au  terme  prescrit.  Je  lui  remis  mon  manuscrit,  que 
j'avais  fait  mettre  au  net  par  un  laquais  de  M.  de  Francueil,  appelé 
Dupont,  qui  écrivait  très-bien,  et  à  qui  je  payai  dix  écus  tirés  de  ma 
poche,  qui  ne  m'ont  jamais  été  remboursés.  Diderot  m'avait  promis. 
de  la  part  des  libraires,  une  rétribution,  dont  il  ne  m'a  jamais  reparlé, 
ni  moi  à  lui. 

Cette  entreprise  de  l'Encyclopédie  lut  interrompue  par  sa  déten- 
tion. Les  Pensées  philosophiques  lui  avaient  attiré  quelques  chagrins 
qui  n'eurent  point  de  suite.  Il  n'en  fut  pas  de  même  de  la  Lettre  sur 
les  aveugles,  qui  n'avait  rien  de  réprehensible  que  quelques  traits 
personnels,  dont  madame  Dupré  de  Saint-Maur  et  M.  de  Réaumur 
furent  choqués,  et  pour  lesquels  il  fut  mis  au  donjon  de  Vincennes. 
Rien  ne  peindra  jamais  les  angoisses  que  me  lit  sentir  le  malheur  de 


I  IVRE   SI   I'  I  II   ME 


7' 


mon  ami.  Ma  funeste  imagination,  qui  porte  toujours  le  mal  au  pis, 
s'effaroucha.  Je  le  crus  là  pour  le  reste  de  s.,  vie.  La  tête  faillit  m'en 
tourner.  J'écrivis  à  madame  de  Pompadour  poui  la  conjurei  de  le 
faire  relâcher,  ou  d'obtenir  qu'on  m'enfermât  avec  lui.  Je  n'eus  aucune 
réponseà  ma  lettre  :  elle  était  trop  peu  raisonnable  pour  eue  effi< 
et  je  ne  me  flatte  pas  qu'elle  ait  contribué  aux  adoucissements  qu'eu 
mit  quelque  temps  après  a  la  captivité  du  pauvre  Diderot.  Mais  si  elle 
eût  dure  quelque  temps  encore  avec  la  même  rigueur,  je  crois  que  je 
serais  m<.i  t  Je  désespoir  au  pied  de  ce  malheureux  donjon.  Au  reste, 
si  ma  lettre  a  produit  peu  d'effet,  je  ne  m'en  suis  pas  non  plus  beau- 
coup fait  valoir;  car  je  n'en  parlai  qu'à  très-peu  de  gens,  et  jamais  à 
Diderot  lui-même. 


•^BU.^. 


LIVRE    HUITIEME 


1 7  k' 


'ai  dû  taire  une  pause  à  la  fin  du  précédent  i.i\  re. 
Avec  celui-ci  commence,  dans  sa  première  ori- 
gine, la  longue  chaîne  de  mes  malheurs. 

Avant  vécu  dans  deux  des  plus  brillantes  mai- 
sons de  Paris,  je  n'avais  pas  laissa,  malgré  mon 
peu  d'entregent,  d'y  faire  quelques  connaissances. 
J'avais  fait  entre  autres,  chez  madame  Dupin, 
celle  du  jeune  prince  héréditaire  de  Saxe-Gotha, 
et  du  baron  de  Thun,  son  gouverneur.  J'avais  l'ait,  chez  M.  de  la  Po- 
plinière.  celle  de  M.  Seguy,ami  du  banni  de  Thun, et  connu  dans  le 
monde  littéraire  par  sa  belle  édition  de  Rousseau.  Le  baron  nous 
invita,  M.  Seguy  et  moi,  d'aller  passer  un  jour  ou  deux  à  Fontenay- 
sous-Bois,  où  le  prince  avait  une  maison.  Nous  y  tûmes.  En  passant 
devant  Vincennes  je  sentis,  a  la  vue  du  donjon,  un  déchirement  de 


CONFESSIONS  DJ    J     I.   ROUSSEAU. 

cœur  dont  le  baron  remarqua  l'effet  sur  mon  visage.  A  souper,  le 

prince  p. nia  de  la  détention  de  Diderot.  Le  baron,  pour  me  faire 
parler,  accusa  le  prisonnier  d'imprudence  :  j'en  mis  dans  la  manière 
impétueuse  dont  je  le  défendis.  L'on  pardonna  cet  excès  de  zèle  à 
celui  qu'inspire  tin  ami  malheureux,  et  l'on  parla  d'autre  chose.  Il  y 
axait  la  deux  Allemands  attaches  au  prince  :  l'un,  appelé  M.  Klupll'ell, 
homme  de  beaucoup  d'esprit,  était  son  chapelain,  et devinl  ensuite  son 
gouverneur,  après  avoir  supplanté  le  baron;  l'autre  était  un  jeune 
homme,  appelé  .M.  Grimm,  qui  lui  servait  de  lecteur  en  attendant 
qu'il  trouvât  quelque  place,  et  dont  l'équipage  très-mince  annonçait 
le  pressant  besoin  de  la  trouver.  Dès  ce  même  soir,  Klupffell  et  moi 
commençâmes  une  liaison  qui  devint  bientôt  amitié.  Celle  avec  le 
sieur  Grimm  n'alla  pas  tout  à  fait  si  vite  :  il  ne  se  mettait  guère  en 
avant,  bien  éloigné  de  ce  ton  avantageux  que  la  prospérité  lui  donna 
dans  la  suite.  Le  lendemain  à  dîner  on  parla  de  musique  :  il  en  parla 
bien.  Je  fus  transporté  d'aise  en  apprenant  qu'il  accompagnait  du 
clavecin.  Après  le  diner  on  fit  apporter  de  la  musique.  Nous  musi- 
càmes  tout  le  jour  au  clavecin  du  prince.  Et  ainsi  commença  cette 
amitié  qui  d'abord  me  fut  si  douce,  enfin  si  funeste,  et  dont  j'aurai 
tant  à  parler  désormais. 

Lu  revenant  à  Paris,  j'y  appris  l'agréable  nouvelle  que  Diderot 
était  sorti  du  donjon,  et  qu'on  lui  avait  donné  le  château  et  le  parc 
de  Vincennes  pour  prison,  sur  sa  parole,  avec  permission  de  voir  ses 
amis.  Qu'il  me  fut  dur  de  n'y  pouvoir  courir  à  l'instant  même!  Mais 
retenu  deux  ou  trois  jours  chez  madame  Dupin  par  des  soins  indis- 
pensables, après  trois  ou  quatre  siècles  d'impatience,  je  volai  dans 
les  bras  de  mon  ami.  Moment  inexprimable!  Il  n'était  pas  seul: 
d  Alembert  et  le  trésorier  de  la  Sainte-Chapelle  étaient  avec  lui.  En 
entrant  je  ne  \is  que  lui;  je  ne  fis  qu'un  saut,  un  cri;  je  collai  mon 

ge  sur  le  sien,  je  le  serrai  étroitement  sans  lui  parler  autrement 
que  par  mes  pleurs  et  mes  sanglots:  j'étouffais  de  tendresse  et  de  joie. 
Son  premier  mouvement,  sorti  de  mes  bras,  fut  de  se  tourner  vers 
l'ecclésiastique,  et  de  lui  dire  :  Vous  voyez,  monsieur,  comment 
m'aiment  mes  amis.  Tout  entier  à  mon  émotion,  je  ne  réfléchis 
llors  a  cette  manière  d'en  tirer  avantage  :  mais  en  y  pensant 
quelquefois   depuis  ce  temps-la.  j'ai  toujours   jugé  qu'à  la   place   de 


LIVRI     HUITIÈMI 

n'eût  pas  (.-II-  là  la  première  idée  qui  me  sciait   venue. 

Je  le  trouvai  très-affecté  di  l     donjon  lui  .u.iit  fait  une 

impression  terrible;  et  quoiqu'il  fût  agréablement  au  château,  et 
maître  de  ses  promenades  dans  un  paie  qui  n'est  pas  même  fermé  de 
murs,  il  avait  besoin  de  la  société  de  ses  amis  pour  ne  pas  se  livret 

n  humeur  noire.  Comme  j'étais  assurément  celui  qui  compatissait 

le  plus  a  sa  peine,  je  crus  aussi  elle  celui  dont  la  \  ne  lui  serait  la  plus 

consolante;  et  t<>us  les  deux  jours  au  plus  tard,  malgré  des  occupa- 
tions n  aues,  j'allais,  -"it  seul,  sc.it  avec  sa  femme,  passer 
avec  lui  les  après-midi. 

Cette  année  17  pi.  l'été  lut  d'une  chaleur  excessive.  On  compte 

deux  lieues  de  l'ai  is  a  Vincennes.  Peu  en  état  de  payer  des  tiacies,  .1 
deux  heures  aptes  midi  j'allais  a  pied  quand  jetais  seul,  et  j'allais  vite 

pour  arriver  plus  t,.t.  Les  arbres  de  la  toute,  toujours  élagués  à  la 
mode  du  pa_\s,  ne  donnaient  presque  aucune  ombre;  et  souvent, 
rendu  de  chaleur  et  de  fatigue,  je  m'étendais  parterre,  n'en  pouvant 
plus.  Je  m'avisai,  pour  modérer  mon  pas,  de  prendre  quelque  livre. 

Je  pris  un  jour  le  Mercure  de  France;  et  tout  en  marchant  et  le  par- 
courant,   je  tombai   sur  cette  question   proposée   par  l'Académie  de 
n  pour  le  prix  de  l'année  suivante,  Si  le  progrès  des  sciences  et  des 
arts  j  contribue  a  corrompre  <>n  .j  épurer  les  moeurs. 

\  l'instant  de  cette  lecture  je  vis  un  autre  univers  et  je  devins  un 
autre  homme.  Quoique  j'aie  un  souvenir  \il  de  l'impression  que  j'en 
reçus,  les  détails  m'en  sont  échappés  depuis  que  je  les  ai  déposes  dans 
une  de  mes  quatre  lettres  a  M.  de  Malesherbes.  C'est  une  des  singu- 
larités de  ma  mémoire  qui  mérite  d'être  dite.  Quand  elle  me  sert,  Ce 
n'est  qu'autant  que  je  me  suis  reposé  sur  elle  :  sitôt  que  j'en  confie  le 
dépôt  au  papier,  elle  m'abandonne;  et  des  qu'une  l'ois  j'ai  écrit  une 
chose,  je  ne  m'en  souviens  plus  du  tout.  Cette  singularité  me  sLnt 
jusque  dans  la  musique.  Avant  de  l'apprendre,  je  savais  par  cœur 
des  multitudes  de  chansons  :  sitor  que  j'ai  su  chanter  des  airs  notes, 
je  n'en  ai  pu  retenir  aucun;  et  je  doute  que  de  ceux  que  j'ai  le  plus 
aimes  j'en  puisse  aujourd'hui  redire  un  seul  tout  entier. 

I  que  je  me  rappelle  bien  distinctement  dans  cette  occasion,  c'est 
qu'arrivant  à  Vincennes,  |'étais  dans  une  agitation  qui  tenait  du  dé- 
lire.  Diderot  l'aperçut;    je  lui   en  dis  la  cause,  et  je  lui  lus  la   pro 


I  0NF1  SSIONS   DE    l.-l.    ROUSSEAU. 

i  de  Fabricius,  écrite  en  crayon  sous  un  chêne.  Il  m'exhorta  de 
donner  l'essor  à  mes  idées,  el  de  concourir  au  prix.  Je  le  lis,  et  dès 
cet  instant  je  fus  perdu.  Tout  le  reste  de  ma  vie  et  de  mes  malheurs 
fut  l'effet  inévitable  de  cet  instant  d'égarement. 

Mes  sentiments  se  montèrent,  avec  la  plus  inconcevable  rapidité, 
au  ton  de  mes  idées.  Toutes  mes  petites  passions  furent  étouffées 
par  l'enthousiasme  de  la  vérité,  de  la  liberté,  de  la  vertu;  et  ce  qu'il 
v  a  de  plus  étonnant  est  que  cette  effervescence  se  soutint  dans  mon 
cœur,  durant  plus  de  quatre  ou  cinq  ans.  a  un  aussi  haut  degré  peut- 
être  qu'elle  ait  jamais  ètè  dans  le  cœur  d'aucun  autre  homme. 

Je  travaillai  ce  discours  d'une  façon  bien  singulière,  et  que  j'ai 
presque  toujours  suivie  dans  mes  autres  ouvrages.  Je  lui  consacrais 
les  insomnies  de  mes  nuits.  Je  méditais  dans  mon  lit  à  yeux  fermes, 
et  je  tournais  et  retournais  mes  périodes  dans  ma  tète  avec  des  peines 
incroyables;  puis,  quand  j'étais  parvenu  à  en  être  content,  je  les  dépo- 
sais dans  ma  mémoire  jusqu'à  ce  que  je  pusse  les  mettre  sur  le  papier  : 
mais  le  temps  de  me  lever  et  de  m'habillerme  faisait  tout  perdre;  et 
quand  je  m'étais  mis  à  mon  papier,  il  ne  me  venait  presque  plus  rien 
de  ce  que  j'avais  composé.  Je  m'avisai  de  prendre  pour  secrétaire 
madame  le  Vasseur.  Je  l'avais  logée  avec  sa  tille  et  son  mari  plus  près 
de  moi;  et  c'était  elle  qui,  pour  m'épargner  un  domestique,  venait 
tous  les  matins  allumer  mon  feu  et  faire  mon  petit  service.  A  son 
arrivée,  je  lui  dictais  de  mon  lit  mon  travail  de  la  nuit;  et  cette  pra- 
tique, que  j'ai  longtemps  suivie,  m'a  sauvé  bien  des  oublis. 

Quand  ce  discours  fut  fait,  je  le  montrai  à  Diderot,  qui  en  fut  con- 
tent, et  m'indiqua  quelques  corrections.  Cependant  cet  ouvrage,  plein 
de  chaleur  et  de  force,  manque  absolument  de  logique  et  d'ordre; 
de  tous  ceux  qui  sont  sortis  de  ma  plume  c'est  le  plus  faible  de  rai- 
sonnement, et  le  plus  pauvre  de  nombre  et  d'harmonie:  mais  avec 
quelque  talent  qu'on  puisse  être  né.  l'art  d'écrire  ne  s'apprend  pas 
tout  d'un  coup. 

Je  tis  partir  cette  pièce  sans  en  parler  à  personne  autre,  si  ce  n'est. 
je  pense,  à  G  ri  ni  m,  avec  lequel,  depuis  son  entrée  chez  le  comte  de 
Frièse,  je  commençais  a  vivre  dans  la  plus  grande  intimité.  Il  avait 
un  clavecin  qui  nous  servait  de  point  de  réunion,  et  autour  duquel  je 
|        lis  avec  lui  tous  les  moments  que  j'avais  de  libres,  à  chanter  des 


I    I  \  I-  I      I  I  I    I  1  I  I    M  I 

italiens  et  des  barcarolles  sans  trêve  et  sans  relâche  du  matin  au 
soir,  ou  plutôt  du  soir  au  matin  ;  et,  sitôt  qu'on  ne  me  trouvait  pas 
chez,  madame  Dupin,  on  était  sûr  de  me  trouver  chez  M.  Grimm,  ou 
du  moins  avec  lui,  soit  a  la  promenade,  soit  au  spectacle.  Je  cessai 
d'aller  a  la  Comédie  italienne,  <>u  j'avais  mes  entrées,  mais  qu'il  n'ai- 
mait pas,  poui  aller  avec  lui,  en  payant,  a  la  Comédie  française,  dont 
il  était  passionné.  Enfin  un  attrait  si  puissant  me  liait  à  ce  jeune 
homme,  et  j'en  devins  tellement  inséparable,  que  la  pauvre  tante 
elle-même  en  était  négligée;  c'est-à-dire  que  je  la  voyais  moins,  car 
jamais  un  moment  de  ma  vie  mon  attachement  pour  elle  ne  s'est  af- 
faibli. 

Cette  impossibilité  de  partager  à  mes  inclinations  le  peu  de  temps 
que  j'avais  de  libre  renouvela  plus  vivement  que  jamais  le  désir  que 
j'avais  depuis  longtemps  de  ne  faire  qu'un  ménage  avec  Thérèse: 
mais  l'embarras  de  sa  nombreuse  famille,  et  surtout  le  défaut  d'ar- 
gent pour  acheter  des  meubles,  m'avaient  jusqu'alors  retenu.  L'occa- 
sion de  faire  un  effort  se  présenta,  et  j'en  profitai.  .M.  de  Francueil 
et  madame  Dupin,  sentant  bien  que  huit  ou  neuf  cents  francs  par  an 
ne  pouvaient  me  suffire,  portèrent  de  leur  propre  mouvement  mon 
honoraire  annuel  jusqu'à  cinquante  louis  ;  et,  de  plus,  madame  Du- 
pin, apprenant  que  je  cherchais  à  me  mettre  dans  mes  meubles, 
m'aida  de  quelque  secours  pour  cela.  Avec  les  meubles  qu'avait  déjà 
Thérèse,  nous  mimes  tout  en  commun,  et  ayant  loué  un  petit  appar- 
tement à  l'hôtel  de  Languedoc,  rue  de  Grenelle-Saint-Honoré,  chez 
de  très-bonnes  gens,  nous  nous  y  arrangeâmes  comme  nous  punies; 
et  nous  y  avons  demeuré  paisiblement  et  agréablement  pendant  sept 
ans.  jusqu'à  mon  délogement  pour  l'Ermitage. 

Le  père  de  Thérèse  était  un  vieux  bonhomme  très-doux,  qui 
_nait  extrêmement  sa  femme,  et  qui  lui  avait  donné  pour  cela  le 
surnom  de  lieutenant  criminel,  que  Grimm,  par  plaisanterie,  trans- 
dans la  suite  à  la  tille.  Madame  le  Vasseur  ne  manquait  pas 
d'esprit,  c'est-à-dire  d'adresse  ;  elle  se  piquait  même  de  politesse  et 
d'airs  du  grand  morde:  mais  elle  avait  un  patelinage  mystérieux  qui 
m'était  insupportable,  donnant  d'assez  mauvais  conseils  à  sa  tille, 
cherchant;!  la  rendre  dissimulée  avec  moi.  et  cajolant  séparément  mes 
amis   aux   dépens   les   uns   des  autres    et   aux    miens;    du    reste    assez 


CONFESSIONS   DE   I. -J.  ROUSSEAU. 

bonne  mère  parce  qu'elle  trouvait  son  compte  à  l'être,  et  couvrant  les 
fautes  «.le  sa  fille  parce  qu'elle  en  profitait.  Cette  femme,  que  je  com- 
blais d'attentions,  de  soins,  de  petits  cadeaux,  et  dont  j'avais  extrême- 
ment .1  coaui  de  nie  faire  aimer,  était,  par  l'impossibilîté  que  j'éprou- 
vais d.'jl  parvenir,  la  seule  cause  de  peine  que  j'eusse  dans  mon  petit 
ménage;  et  du  reste  je  puis  dire  avoir  goûté,  durant  ces  six  ou  sept 
ans.  le    plus  parlait   bonheur  domestique  que    la   faiblesse  humaine 
puisse  comporter.  Le  oetirde- ma  Thérèse  était  celui  d'un  ange;  notre 
attachement  croissait  avec  notre  intimité,  et  nous  sentions  davantage 
de  joui  en  jour  combien   nous  étions  faits  l'un   pour  l'autre.  Si  nos 
plaisirs  pouvaient  se  décrire,  ils  feraient  rire  par  leur  simplicité  :  nos 
promenades  tète  à  tète  hors  de  la  ville,  où  je  dépensais  magnifique- 
ment  huit  ou  dix   sous  à  quelque  guinguette;  nos  petits  soupers  à 
la  emisee  de  ma  fenêtre,   assis  en  vis-à-vis  sur  deux   petites  chaises 
posées  sur  une  malle  qui  tenait  la  largeur  de  l'embrasure.  Dans  cette 
situation,   la   fenêtre    nous    servait   de    table,    nous   respirions    l'air, 
nous  pouvions  voir  les  environs,  les  passants;  et.  quoique  au  qua- 
trième étage,  plonger  dans  la  rue  tout  en  mangeant.  Qui  décrira,  qui 
sentira    les  charmes  de  ces  repas,  composes,   pour  tout   mets,  d'un 
quartier  de  gros  pain,  de  quelques  cerises,  d'un  petit  morceau  de  fro- 
mage et  d'un    demi-setier  de   vin  que    nous  buvions   à   nous  deux  ? 
Amitié,  confiance;  intimité,  douceur  d'âme,  que  vos  assaisonnements 
sont  délicieux!   Quelquefois  nous  restions   là  jusqu'à  minuit   sans  y 
songer,  et  sans  nous  douter  de  l'heure,  si  la  vieille  maman  ne  nous 
eut  avertis.  .Mais  laissons  ces  détails,  qui  paraîtront  insipides  ou  risi- 
bles  :  je  l'ai  toujours  dit  et  senti,  la  véritable  jouissance  ne  se  décrit 
point. 

J'en  eus  à  peu  près  dans  le  même  temps  une  plus  grossière,  la 
dernière  de  cette  espèce  que  j'aie  eue  à  me  reprocher.  J'ai  dit  que  le 
ministre  Klupffell  était  aimable  :  mes  liaisons  avec  lui  n'étaient 
guère  moins  étroites  qu'avec  (îrimm,  et  devinrent  aussi  familières; 
ils  mangeaient  quelquefois  chez  moi.  ''.es  repas,  un  peu  plus  que 
simples,  étaient  égavés  par  lei  fuies  et  folks  polissonneries  de  Klupf- 
fell, et  pai'  les  plaisants  germanismes  de  Grimm,  qui  n'était  pas  en- 
devenu  puriste.  La  sensualité  ne  présidait  pas  a  nos  petites  or- 
;  mais  la  joie  v  suppléait,  et  nous  nous  trouvions  si  bien  ensemble 


•Jkan-.Jacqi  ks  et  Tu;       s      ,  la  fkné-i 


IRE 


Ll  VR I     HUITIÈME. 

que  nous  ne  pouvions  nous  quitter.  Klupffell  avait  mis  dans  ses 
meubles  une  petite  fille,  qui  ne  laissait  pas  d'être  à  tout  le  monde, 
parce  qu'il  ne  pouvait  pas  l'entretenir  à  lui  tout  seul.  Un  ,  <  n  en- 
trant au  cale,  nous  le  trouvâmes  qui  en  sortaii  pour  aller  souper  avec 

elle.  Nous  le  raillâmes:  il  s'en  vengea  galamment  en  nous  mettant 
du  même  souper,' et  puis  nous  raillant  a  son  tour.  Cette  pauvre  créa- 
ture me  parut  d'un  assez  h  m  naturel,  très-douce,  et  peu  laite  a  son 
métier,  auquel  une  sorcière  qu'elle  avait  avec  elle  la  stvlait  d( 
mieux.  Les  propos  et  le  vin  nous  égayèrent  au  point  que  nous  nous 
oubliâmes,  l.e  bon  Klupffell  ne  voulut  pas  faire  ses  honneurs  à  demi, 
et  nous  passâmes  tous  trois  successivement  dans  la  chambre  voisine 
as  ec  la  pauvre  petite,  qui  ne  savait  si  elle  devait  rire  ou  pleurer.  Grimm 
a  toujours  affirmé  qu'il  ne  l'avait  pas  touchée:  c'était  donc  pour  s'a- 
muser à  nous  impatienter  qu'il  resta  si  longtemps  avec  elle;  et  s'il 
s'en  abstint,  il  est  peu  probable  que  ce  fût  par  scrupule,  puisque, 
avant  d'entrer  chez  le  comte  de  Frièse,  il  logeait  chez  des  filles  au 
même  quartier  Saint-Roch. 

Je  sortis  de  la  rue  des  .Moineaux,  pu  logeait  cette  tille,  aussi  hon- 
teux que  Saint-Preux  sortit  de  la  maison  où  on  l'avait  enivré,  et  je  me 
rappelai  bien  mon  histoire  en  écrivant  la  sienne.  Thérèse  s'aperçut  à 
quelque  signe,  et  surtout  à  mon  air  confus,  que  j'avais  quelque  repro- 
che à  me  faire:  j'en  allégeai  le  poids  par  ma  franche  et  prompte  con- 
fession. Je  fis  bien;  car  dès  le  lendemain,  Grimm  vint  en  triomphe 
lui  raconter  mon  forfait  en  l'aggravant,  et  depuis  lors  il  n'a  jamais 
manqué  de  lui  en  rappeler  malignement  le  souvenir:  en  cela  d'autant 
plus  coupable  que,  l'ayant  mis  librement  et  volontairement  dans  ma 
confidence,  j'avais  droit  d'attendre  de  lui  qu'il  ne  m'en  ferait  pas  re- 
pentir. Jamais  je  ne  sentis  mieux  qu'en  cette  occasion  la  bonté  de 
creur  de  ma  Thérèse  ;  car  elle  fut  plus  choquée  du  procédé  de  Grimm 
qu'offensée  de  mon  infidélité,  et  je  n'essuyai  de  sa  part  que  des  re- 
proches touchants  et  tendres,  dans  lesquels  je  n'aperçus  jamais  la 
moindre  trace  de  dépit. 

La  simplicité  d'esprit  de  cette  excellente  fille  égalait  sa  bonté  de- 
cœur,  c'est  tout  dire;  mais  un  exemple  qui  se  présente  mérite  pour- 
tant d'être  ajouté.  Je  lui  avais  dit  que  Klupffell  était  ministre  et  chape- 
lain du  prince  de  Saxe-Gotha.  Un  ministre  était  pour  elle  un  homme 


CONFESSIONS    M    J.-J.  ROUSSEAU. 

si  singulier,  que,  confondant  comiquement  les  idées  les  plus  dispa 
rates,  elle  s'avisa  de  prendre  Klupffel]  pour  le  pape.  Je  la  crus  folle 
la  première  lois  qu'elle  me  dit,  comme  je  rentrais,  que  le  pape  m'était 
venu  voir.  Je  la  fis  expliquer,  et  je  n'eus  rien  de  plus  presse  que 
d'aller  conter  cette  histoire  à  Grimm  et  à  Klupffell,  à  qui  le  nom  de 
pape  en  resta  parmi  non-..  Nous  donnâmes  à  la  fille  de  la  rue  des 
Moineaux  le  nom  de  papesse  Jeanne,  ('.étaient  des  rires  inextinguibles  ; 
nuis  étouffions.  Ceux  qui,  dans  une  lettre  qu'il  leur  a  plu  de  m'at- 
tribuer,  m'ont  fait  dire  que  je  n'avais  ri  que  deux  fois  en  ma  vie,  ne 
m'ont  pas  connu  dans  ce  temps-là  ni  dans  ma  jeunesse;  car  assuré- 
ment cette  idée  n'aurait  jamais  pu  leur  venir. 

I. 'année  suivante,  i;."1"-  comme  je  ne  songeais  plus  à  mon  Dis- 
l  -,  j'appris  qu'il  avait  remporté  le  prix  à  Dijon.  Cette  nouvelle  ré- 
veilla toutes  les  idées  qui  me  l'avaient  dicté,  les  anima  d'une  nouvelle 
force,  et  acheva  de  mettre  en  fermentation  dans  mon  cœur  ce  pre- 
mier levain  d'héroïsme  et  de  vertu  que  mon  père,  et  ma  patrie,  et 
Plutarque,  v  avaient  mis  dans  mon  enfance.  Je  ne  trouvai  plus  rien 
de  giand  et  de  beau  que  d'être  libre  et  vertueux,  au-dessus  de  la  for- 
tune et  de  l'opinion,  et  de  se  suffire  à  soi-même.  Quoique  la  mau- 
vaise honte  et  la  crainte  des  sifflets  m'empêchassent  de  me  conduire 
d'abord  sur  ces  principes,  et  de  rompre  brusquement  en  visière  aux 
maximes  de  mon  siècle,  j'en  eus  dès  lors  la  volonté  décidée,  et  je  ne 
tardai  à  l'exécuter  qu'autant  de  temps  qu'il  en  fallait  aux  contradic- 
tions pour  l'irriter  et  la  rendre  triomphante. 

Tandis  que  je  philosophais  sur  les  devoirs  de  l'homme,  un  évé- 
nement vint  me  faire  mieux  réfléchir  sur  les  miens.  Thérèse  devint 
grosse  pour  la  troisième  fois.  Trop  sincère  avec  moi,  trop  fière  en 
dedans  pour  vouloir  démentir  mes  principes  par  mes  œuvres,  je  me 
mis  à  examiner  la  destination  de  mes  enfants,  et  mes  liaisons  avec 
leur  mère,  sur  les  lois  de  la  nature,  de  la  justice  et  de  la  raison,  et 
sur  celles  de  cette  religion  pure,  sainte,  éternelle  comme  son  auteur, 
que  les  hommes  ont  souillée  en  feignant  de  vouloir  la  purifier,  et 
dont  ils  n'ont  plus  fait,  par  leurs  formules,  qu'une  religion  de  mots, 
vu  qu'il  en  coûte  peu  de  prescrire  l'impossible  quand  on  se  dispense 
de  le  pratiquer. 

me  trompai  dans  mes  résultat-,  rien  n'est  plus  étonnant  que 


I   IVRE    III    I  I  I  I    Ml 

la  sécurité  d'âme  avec  laquelle  je  m'}  livrai.  Si  j'étais  de  ces  hommes 
mal  ncs,  sourds  a  la  douce  voh  de  la  nature,  au  dedans  desquels 
aucun  vrai  sentiment  de  justice  et  d'humanité  ne  germa  jamai 
endurcissement  serait  tout  simple;  mais  cette-  chaleui  de  cœur,  cetti 
sensibilité  si  vive,  cette  facilité  à  former  -.les  attachements,  cette 
force  avec  laquelle  ils  me  subjuguent,  ces  déchirements  cruels  quand 
il  les  faut  rompre,  cette  bienveillance  innée  pour  mes  semblables, 
cet  amour  ardent  du  grand,  du  \  rai,  du  beau,  du  juste;  cette  hou  eut 

du  mal  en  tout  genre,  cette  impossibilité  de  haïr,  de  nuire,  et  n 
de  le  vouloir;  cet  attendrissement,  cette  vive  et  douce  émotion  que  je 
sens  à  l'aspect  de  tout  ce  qui  est  vertueux,  généreux,  aimable  :  tout 
cela  peut-il  jamais  s'accorder  dans  la  même  âme  avec  la  dépravation 
qui  lait  fouler  aux  pieds  sans  scrupule  le  plus  doux  des  devoirs!  Non, 
je  le  sens  et  le  dis  hautement,  cela  n'est  pas  possible.  Jamais  un  seul 
instant  de  sa  vie  Jean-Jacques  n'a  pu  être  un  homme  sans  sentiment, 
sans    entrailles,  un    pète    dénaturé.   J'ai    pu   me  tromper,  mais  non 
m'endurcir.  Si  je  disais  mes  raisons,  j'en  dirais  trop.  Puisqu'elles  ont 
pu  me  séduire,  elles  en  séduiraient  bien  d'autres  :  je  ne  veux  pas  ex- 
poser les  jeunes  gens  qui  pourraient  me  lire  à  se  laisser  abuser  pat- 
la   même    erreur.   Je  me  contenterai   de  dire   qu'elle   fut    telle,  qu'en 
livrant  mes  enfants  à  l'éducation  publique,  faute  de  pouvoir  les  éle- 
ver moi-même,  en  les  destinant  à  devenir  ouvriers  et  paysans  plutôt 
qu'aventuriers  et    coureurs   de  fortunes,  je  crus   faire  un  acte  de  ci- 
toyen et  de  père,  et  je  me  regardai  comme  un   membre  de   la  répu- 
blique de  Platon.  Plus  d'une  fois,  depuis  lors,  les  regrets  de  mon  cœui 
m'ont  appris  que  je  m'étais  trompé;  mais,  loin   que  ma  raison  m'ait 
donné    le   même  avertissement,  j'ai  souvent  béni  le  ciel  de  les  avoir 
garantis    par   là  du  sort  de   leur   père,  et  de  celui  qui   les  menaçait 
quand    j'aurais  été   forcé  de  les   abandonner.  Si  je  les  avais  laissés  à 
madame  d'Epinay  ou    à  madame  de  Luxembourg,  qui,  soit  par  ami- 
tié, soit  par  générosité,  soit  par  quelque  autre  motif,  ont  voulu  s'en 
charger  dans  la   suite,  auraient-ils  été  plus  heureux,  auraient-ils  été 
élevés    du    moins  en   honnêtes  gens?  Je   l'ignore;  mais    je  suis   sûr 
qu'on    les  aurait  portés  à  haïr,  peut-être  à  trahir  leurs  patents  :  il 
vaut  mieux  cent  fois  qu'ils  ne  les  aient  point  connus. 

.Mon   troisième  enfant  fut   donc  mis  aux  Enfants-Trouvés,  ainsi 

TOME    11.  Il 


•   ONI  ESSIONS    DE   .l.-.l.    ROI   SSI  Al 

que  les  premiers,  et  il  en  fut  de  même  des  deux  suivants,  car  j'en  ai 
eu  cinq  en  tout.  Cet  arrangement  me  parut  si  bon,  si  sensé,  si  légi- 
time.  que  si  je  ne  m'en  vantai  pas  ouvertement,  ce  fut  uniquement 
par  égard  poui  la  mère;  mais  je  le  dis  à  tous  ceux  à  qui  j'avais  dé- 
nos   liaisons;  je  le  dis  à  Diderot,  a  Grimm;  je  l'appris  dans  la 

suite    à    madame    d'Kpinav,   et    dans    la   suite    encore   à    madame    de 

Luxembourg,  et  cela  librement,  franchement,  sans  aucune  espèce  de 

nécessite,  et    pouvant     aisément    le    cacher   à    tout    le   monde;  car  la 

Gouin  était  ^n^-  honnête  femme,  très-discrète,  et  sur  laquelle  je 
comptais  parfaitement.  Le  seul  de  mes  amis  à  qui  j'eus  quelque  inté- 
rêt de  m'ouvrir  fut  le  médecin  Thierry,  qui  soigna  ma  pauvre  tante 
dans  une  de  ses  couches  où  elle  se  trouva  fort  mal.  En  un  mot,  je 
ne  mis  aucun  mystère  à  ma  conduite,  non-seulement  parce  que  je 
n'ai  jamais  rien  su  cacher  à  mes  amis,  mais  parce  qu'en  effet  je  n'y 
voyais  aucun  mal.  Tout  pesé,  je  choisis  pour  mes  enfants  le  mieux, 
ou  ce  que  je  crus  l'être.  J'aurais  voulu,  je  voudrais  encore  avoir  été 
élevé  et  nourri  comme  ils  l'ont  été. 

Tandis  que  je  Taisais  ainsi  mes  confidences,  madame  le  Vasseur 
les  taisait  aussi  de  son  côté,  mais  dans  des  vues  moins  désintéres- 
sées, .le  les  avais  introduites,  elle  et  sa  tille,  chez  madame  Dupin, 
qui.  par  amitié  pour  moi,  avait  mille  bontés  pour  elles.  La  mère  la 
mit  dans  le  secret  de  sa  tille.  Madame  Dupin,  qui  est  bonne  et  géné- 
reuse, et  à  qui  elle  ne  disait  pas  combien,  malgré  la  modicité  de  mes 
ressources,  j'étais  attentif  à  pourvoir  à  tout,  y  pourvoyait  de  son 
coté  avec  une  libéralité  que,  par  l'ordre  de  la  mère,  la  tille  m'a  tou- 
jours cachée  durant  mon  séjour  a  Paris,  et  dont  elle  ne  me  fit  l'aveu 
qu'à  l'Ermitage,  à  la  suite  de  plusieurs  autres  épanchements  de  cœur. 
J'ignorais  que  madame  Dupin,  qui  ne  m'en  a  jamais  fait  le  moindre 
semblant,  fût  si  bien  instruite;  j'ignore  encore  si  madame  de  Che- 
nonceaux.  sa  bru,  le  fut  aussi;  mais  madame  de  Francueil,  sa  belle- 
tille,  le  fut,  et  ne  put  s'en  taire.  Mlle  m'en  parla  l'année  suivante. 
pie  j'avais  déjà  quitté  leur  maison,  delà  m'engagea  à  lui  écrire 
à  ce  sujet  une  lettre  qu'on  trouvera  dans  mes  recueils,  et  dans  la- 
quelle j'expose  Celles  de  mes  raisons  que  je  pouvais  dire  sans  com- 
ettre  madame  le  Vasseur  et  sa  famille;  caries  plus  déterminantes 
venaient  de  la.  et  je  les  tus. 


LIVRI     HUITIÈME, 

Je  suis  sûr  de  la  discrétion  de  madame  Dupin  et  del'amitiéde 
madame  de  Chenonceaux;  je  l'étais  de  celle  de  madame  de  Francueil, 
qui  d'ailleurs  mourut  longtemps  avant  que  mon  secret  lût  ébruité. 
Jamais  il  n'a  pu  l'être  que  par  les  gens  mêmes  à  qui  je  l'avais  con- 
fié, et  ne  l'a  été  en  effet  qu'après  ma  rupture  avec  eux.  l'ai  c< 
fait  ils  s.mt  jugés  :  sans  vouloir  me  disculper  du  blâme  que  je  mérite, 
l'aime  mieux  en  être  chargé  que  de  celui  que  mérite  leur  méchanceté. 
.Ma  faute  est  grande,  mais  c'est  une  erreur  :  j'ai  négligé  mes  devoirs, 
mais  le  désir  de  nuire  n'est  pas  entré  dans  mon  cœur,  et  les  entrailles 
de  père  ne  sauraient  parler  bien  puissamment  pour  des  enfants 
qu'on  n'a  jamais  vus  :  mais  trahir  l.i  confiance  de  l'amitié,  violer  le 
plus  saint  de  tous  les  pactes,  publier  les  secrets  versés  dans  notre 
sein,  déshonorer  a  plaisir  l'ami  qu'on  a  trompé,  et  qui  nous  respecte 
encore  en  nous  quittant,  ce  ne  sont  pas  là  des  fautes,  Ce  sont  des 
bassesses  d'àmes  et  des  noirceurs. 

J'ai  promis  ma  confession,  non  ma  justification  ;  aussi  je  m'arrête 
ici  sur  ce  point,  ("est  à  moi  d'être  vrai,  c'est  au  lecteur  d'être  juste. 
Je  ne  lui  demanderai  jamais  rien  de  plus. 

Le  mariage  de  M.  de  Chenonceaux  me  rendit  la  maison  de  sa 
mère  encore  plus  agréable,  par  le  mérite  et  l'esprit  de  la  nouvelle 
mariée,  jeune  personne  très  aimable,  et  qui  parut  me  distinguer  parmi 
les  scribes  de  M.  Dupin.  Elle  était  tille  unique  de  madame  la  vi- 
comtesse de  Rochechouart,  grande  amie  du  comte  de  Frièse,  et  pal' 
contre-coup  de  (îrimm,  qui  lui  était  attaché,  (le  fut  pourtant  moi  qui 
l'introduisis  chez  sa  tille  :  mais  leurs  humeurs  ne  se  convenant  pas, 
cette  liaison  n'eut  point  de  suite;  et  Grimm.  qui  dès  lois  visait  au 
solide,  préféra  la  mère,  femme  du  grand  monde,  à  la  tille,  qui  vou- 
lait des  amis  sûrs  et  qui  lui  convinssent,  sans  se  mêler  d'aucune  in- 
trigue ni  chercher  du  crédit  parmi  les  grands.  Madame  Dupin.  ne 
trouvant  pas  dans  madame  de  Chenonceaux  toute  la  docilité  qu'elle 
en  attendait,  lui  rendit  sa  maison  fort  triste;  et  madame  de  Chenon- 
ceaux, tière  de  son  mérite,  peut-être  de  sa  naissance,  aima  mieux 
renoncer  aux  agréments  de  la  société,  et  rester  presque  seule  dans  son 
appartement,  que  de  porter  un  joug  pour  lequel  elle  ne  se  sentait  pas 
faite.  Cette  espèce  d'exil  augmenta  mon  attachement  pour  elle,  par 
cette    pente  naturelle  qui  m'attire  vers  les  malheureux.  Je  lui  trouvai 


C0NF1  SSIONS   DE   J.-J.    ROUSSEAU. 

l'esprit  métaphysique  et  penseur,  quoique  parfois  un  peu  sophistique. 
S  conversation,  qui  n'était  point  du  tout  celle  d'une  jeune  femme 
qui  sort  du  couvent,  était  pour  moi  très-attrayante.  Cependant  elle 
n'avait  pas  vingt  ans;  son  teint  était  d'une  blancheur  éblouissante-,  sa 
taille  eût  été  grande  et  belle,  si  elle  se  fût  mieux  tenue:  ses  cheveux, 
d'un  blond  cendre  et  d'une  beauté  peu  commune,  me  rappelaient 
ceux  de  ma  pauvre  maman  dans  son  bel  âge,  et  m'agitaient  vivement 
le  cœur.  Mais  les  principes  sévères  que  je  venais  de  me  faire,  et  que 
jetais  résolu  de  suivre  à  tout  prix,  me  garantirent  d'elle  et  de  ses 
charmes,  .l'ai  passé  durant  tout  un  été  trois  ou  quatre  heures  par 
jour  tète  à  tète  avec  elle,  à  lui  montrer  gravement  l'arithmétique,  et 
à  l'ennuyer  de  mes  chiffres  éternels,  sans  lui  dire  un  seul  mot  galant 
ni  lui  jeter  une  œillade.  Cinq  ou  six  ans  plus  tard  je  n'aurais  pas  été 
si  sage  ou  si  fou;  mais  il  était  écrit  que  je  ne  devais  aimer  d'amour 
qu'une  fois  en  ma  vie;  et  qu'une  autre  qu'elle  aurait  les  premiers  et 
les  derniers  soupirs  de  mon  cœur. 

Depuis  que  je  vivais  chez  madame  Dupin,  je  m'étais  toujours  con- 
tenté de  mon  sort,  sans  marquer  aucun  désir  de  le  voir  améliorer. 
L'augmentation  qu'elle  avait  faite  à  mes  honoraires,  conjointement 
avec  M.  de  Francueil,  était  venue  uniquement  de  leur  propre  mou- 
vement.  Cette  année,  M.  de  Francueil,  qui  me  prenait  de  jour  en  jour 
plus  en  amitié,  songea  à  me  mettre  un  peu  plus  au  large  et  dans  une 
situation  moins  précaire.  Il  était  receveur  général  des  finances. 
ML  Dudoyer,  son  caissier,  était  vieux,  riche,  et  voulait  se  retirer. 
M.  de  Francueil  m'offrit  cette  place;  et  pour  me  mettre  en  état  de 
la  remplir,  j'allai  pendant  quelques  semaines  chez  M.  Dudoyer 
prendre  les  instructions  nécessaires.  Mais  soit  que  j'eusse  peu  de  ta- 
lent pour  cet  emploi,  soit  que  Dudoyer,  qui  me  parut  vouloir  se 
donner  un  autre  successeur,  ne  m'instruisit  pas  de  bonne  foi,  j'acquis 
lentement  et  mal  les  connaissances  dont  j'avais  besoin,  et  tout  cet 
ordre  de  comptes  embrouillés  à  dessein  ne  put  jamais  bien  m'entrer 
dans  la  tète.  Cependant,  sans  avoir  saisi  le  lin  du  métier,  je  ne  laissai 
pas  d'en  prendre  la  marche  courante  assez,  pour  pouvoir  l'exercer  ron- 
dement. J'en  commençai  même  les  fonctions.  Je  tenais  les  registres 
et  la  caisse;  je  donnais  et  recevais  de  l'argent,  des  récépissés;  et 
quoique  j'eusse   aussi    peu   de    goût  que  de  talent    pour  ce  métier,  la 


LIVRE  HUIT I  ÈM  I  . 

maturité  des  ans  commençant  à  me  rendre  sage,  jetais  déterminé  à 
vaincre  ma  répugnance  pour  me  livrei  tout  entier  à  mon  emploi. 
Malheureusement,  comme  je  commençais  à  me  mettre  en  train, 
M.  de  Francueil  lit  un  petit  voyage,  durant  lequel  je  restai  chargé  de 

sa  caisse,  OÙ  il  n'y  avait  cependant  pour  lors  que  vingt-cinq  à  trente 
mille  francs,  l.cs  s,.ucis,  l'inquiétude  d'esprit  que  me  donna  ce  dépôt, 
me  tirent  sentir  que  je  n'étais  point  fait  pour  être  caissier;  et  je  ne 

doute  point  que  le  mauvais  sang  que  je  lis  durant  cette  absence  n'ait 
contribue  à  la  maladie  OÙ  je  tombai  après   sou  retour. 

J'ai  dit  dans  ma  première  partie  que  j'étais  né  mourant.  Un  vice 
de  conformation  dans  la  vessie  me  lit  éprouver,  durant  nies  pre- 
mières années,  une  rétention  d'urine  presque  continuelle;  et  ma 
tante  Suzon,  qui  prit  soin  de  moi,  eut  des  peines  incroyables  à  me 
conserver.  Elle  en  vint  à  bout  cependant:  ma  robuste  constitution 
prit  enfin  le  dessus,  et  ma  santé  s'affermit  tellement  durant  ma  jeu- 
nesse, qu'excepté  la  maladie  de  langueur  dont  j'ai  raconté  l'histoire, 
et  de  fréquents  besoins  d'uriner  que  le  moindre  échauffement  me 
rendit  toujours  incommodes,  je  parvins  jusqu'à  l'âge  de  trente  ans 
sans  presque  me  sentir  de  ma  première  infirmité.  Le  premier  res- 
sentiment que  j'en  eus  fut  à  mon  arrivée  à  Venise.  La  fatigue  du 
voyage  et  les  terribles  chaleurs  que  j'avais  souffertes  me  donnèrent 
une  ardeur  d'urine  et  des  maux  de  reins  que  je  gardai  jusqu'à  l'en- 
trée de  l'hiver.  Après  avoir  vu  la  Padoana,  je  me  crus  mort,  et  n'eus 
pas  la  moindre  incommodité.  Après  mètre  épuise  plus  d'imagina- 
tion que  de  corps  pour  ma  Zulietta,  je  me  portai  mieux  que  jamais. 
Ce  ne  fut  qu'après  la  détention  de  Diderot  que  réchauffement  con- 
tracté dans  mes  courses  de  Vincennes,  durant  les  terribles  chaleurs 
qu'il  faisait  alors,  me  donna  une  violente  néphrétique,  depuis  la- 
quelle je  n'ai  jamais  recouvré  ma  première  santé. 

Au  moment  dont  je  parle,  m'étant  peut-être  un  peu  fatigué  au 
maussade  travail  de  cette  maudite  caisse,  je  retombai  plus  bas  qu'au- 
paravant, et  je  demeurai  dans  mon  lit  cinq  ou  six  semaines  dans  le 
plus  triste  état  que  l'on  puisse  imaginer.  .Madame  Dupin  m'envoya 
le  célèbre  .Morand,  qui,  malgré  son  habileté  et  la  délicatesse  de  sa 
main,  me  fit  souffrir  des  maux  incroyables,  et  ne  put  jamais  venir  à 
bout  de  me  sonder.   Il  me  conseilla  de  recourir  à   Daran,  dont   les 


I  .  i\  i  i  SSIONS   i>i:    il.   ROUSSEAU 

bougies  plus  flexibles  parvinrent  en  effet  à  s'insinuer  :  mais,  en 
rendant  compte  .1  madame  Dupin  de  mon  état,  Morand  lui  déclara 

que  dans  si\  mois  je  ne  sciais  pas  en  vie.  Ce  discours,  qui  me 
parvint,  me  lit  faire  de  sérieuses  réflexions  sur  mon  état,  et  sur  la 
bêtise  de  sacrifier  le  repos  et  l'agrément  du  pou  de  jours  qui  me 

restaient  a  vivre,  a  l'assujettissement  d'un  emploi  pour  lequel  je  ne 
me  semais  que  du  dégoût.  D'ailleurs,  comment  accorder  les  sévères 
principes  que  je  venais  d'adopter  avec  un  état  qui  s'y  rapportait  si 
peu:   et  n'aurais-je  pas  bonne  grâce,  caissier  d'un    receveur  général 

des  finances,  à  prêcher  le  désintéressement  et  la  pauvreté  ?  Ces  idées 
fermentèrent  si  bien  dans  ma  tête  avec  la  lièvre,  elles  s'y  combinè- 
rent avec  tant  de  force,  que  rien  depuis  lors  ne  les  en  put  arracher; 
et  durant  ma  convalescence,  je  me  confirmai  de  sang-froid  dans  les 
résolutions  que  j'avais  prises  dans  mon  délire,  .le  renonçai  pour  ja- 
mais à  tout  projet  de  fortune  et  d'avancement.  Déterminé  à  passer 
dans  l'indépendance  et  la  pauvreté  le  peu  de  temps  qui  me  restait  à 
vivie,  j'appliquai  toutes  les  forces  de  mon  âme  à  briser  les  fers  de 
l'opinion,  et  a  faire  avec  courage  tout  ce  qui  me  paraissait  bien,  sans 
m'embarrasser  aucunement  du  jugement  des  hommes.  Les  obstacles 
que  j'eus  a  combattre,  et  les  efforts  que  je  lis  pour  en  triompher, 
sont  incroyables.  Je  réussis  autant  qu'il  était  possible,  et  plus  que  je 
n'avais  espéré  moi-même.  Si  j'avais  aussi  bien  secoué  le  joug  de 
l'amitié  que  celui  de  l'opinion,  je  venais  à  bout  de  mon  dessein,  le 
plus  grand  peut-être,  ou  du  moins  le  plus  utile  à  la  vertu  que  mor- 
tel ait  jamais  conçu;  mais,  tandis  que  je  foulais  aux  pieds  les  ju- 
gements insensés  de  la  tourbe  vulgaire  des  soi-disant  grands  et  des 
soi  disant  s.iges,  je  me  laissais  subjuguer  et  mener  comme  un  enfant 
pat  de  soi  disant  amis,  qui.  jaloux  de  me  voir  marcher  seul  dans  une 
route  nouvelle,  tout  en  paraissant  s'occuper  beaucoup  à  me  rendre 
heureux,  ne  s'occupaient  en  effet  qu'à  me  tendre  ridicule,  et  com- 
mencèrent par  travailler  à  m'avilir,  pour  parvenir  dans  la  suite  à 
me  diffamer,  (le  fut  moins  ma  célébrité  littéraire  que  ma  réforme 
onnelle,  dont  je  marque  ici  l'époque,  qui  m'attira  leur  jalousie  : 
ils  m'auraient  pardonné  peut-être  de  briller  dans  l'art  d'écrire;  mais 
ils  ne  putent  me  pardonner  de  donner  dans  nui  conduite  un  exem- 
ple qui   semblait   les  importuner.   J'étais    né   pour  l'amitié;  mon   hu- 


L1VR]     Il  l   I  i  I  i   m  i 

meur  facile  et  douce  la  nourrissait  sans  peine.  Tant  que  je  vécus 
ignore  du  public,  je  fus  aimé  de  tous  ceux  qui  me  connurent,  et  je 
n'eus  pas  un  seul  ennemi;  mais  sitôt  que  j'eus  un  nom,  je  n'eus 
plus  d'amis.  Ce  fut  un  très-grand  mal  heu  i  :  un  plus  grand  encore  fut 
d'eux-  environné  de  gens  qui  prenaient  ce  nom,  et  qui  n'usèrem  des 

droits   qu'il  leur  donnait  que    pour   in'cntrainei    a  nia  perte.    I  .a    suite 

de  ces  mémoires  développera  cette  odieuse  trame;  je  n'en  i tre 

ici    que    l'origine    :    on  en    verra    bientôt    loi  nier    le    piemiei     nœud. 

Dans  l'indépendance  ou  je  Voulais  vivre,  il  fallait  cependant  sub- 
sister. J'en  imaginai  un  moyen  très-simple,  ce  lut  de  copier  de  la 
musique  a  tant  la  page.  Si  quelque  occupation  plus  solide  eût  rem- 
pli le  même  but.  je  l'aurais  prise;  mais  ce  talent  étant  de  mon  goût, 
et  le  seul  qui,  sans  assujettissement  personnel,  put  nie  donner  du 
pain  au  jour  le  jour,  je  m'y  tins.  Croyant  n'avoir  plus  besoin  de 
prévoyance,  et  faisant  taire  la  vanité,  de  caissier  d'un  financier  je  nie 
fis  copiste  de  musique.  Je  crus  avoir  gagné  beaucoup  à  ce  choix:  et 
le  m'en  suis  si  peu  repenti,  que  je  n'ai  quitte  ce  métier  que  par  loi  ce, 
pour  le  reprendre  aussitôt  que  je  pourrai. 

Le  succès  de  mon  premier  Discours  me  lendit  l'exécution  de  cette 
résolution  plus  facile.  Quand  il  eut  remporte  le  prix,  Diderot  se 
chargea  de  le  faire  imprimer.  Tandis  que  j'étais  dans  mon  lit,  il 
m'écrivit  un  billet  pour  m'en  annoncer  la  publication  et  l'effet.  // 
prend,  me  marquait-il.  tout  par-dessus  les  nues;  il  n'y  a  pas  d'exem- 
ple d'un  succès  pareil.  Celte  faveur  du  public,  nullement  briguée,  et 
pour  un  auteur  inconnu,  me  donna  la  première  assurance  véritable 
de  mon  talent,  dont,  maigre  le  sentiment  interne,  j'avais  toujours 
douté  jusqu'alors.  Je  compris  tout  l'avantage  que  j'en  pouvais  tirer 
pour  le  parti  que  j'étais  prêt  à  prendre,  et  je  jugeai  qu'un  copiste  de- 
quelque  célébrité  dans  les  lettres  ne  manquerait  vraisemblablement 
pas  de  travail. 

Sitôt  que  ma  résolution  fut  bien  prise  et  bien  confirmée.  j'écri\is 
un  billet  a  .M.  de  Francueil  pour  lui  en  faire  part,  pour  le  remercier, 
ainsi  que  madame  Dupin,  de  toutes  leurs  bontés,  et  pour  leur  de- 
mander leur  pratique.  Francueil,  ne  comprenant  rien  a  ce  billet,  et 
me  croyant  encore  dans  le  transport  de  la  fièvre,  accourut  chez  moi; 
mais  il  trouva  ma  résolution  si   bien  prise  qu'il   ne  put    parvenir  a 


CONFESSIONS  Dl     J.-J.  ROUSSEAU. 

l'ébranler.  Il  alla  dire  à  madame  Dupin  et  à  tout  le  monde  que  j'étais 
devenu  fou;  je  laissai  dire,  et  j'allai  mon  nain.  Je  commençai  ma 
réforme  par  ma  panne;  je  quittai  la  dorure  et  les  bas  blancs;  je  pris 
une  perruque  ronde;  je  posai  l'épée;  je  vendis  ma  montre  en  me 
disant  avec  une  joie  incroyable  :  Grâce  au  ciel,  je  n'aurai  plus  besoin 
de  savoir  l'heure  qu'il  est.  M.  de  Francueil  eut  l'honnêteté  d'attendre 
asse/  longtemps  encore  avant  de  disposer  de  sa  caisse.  Enfin,  voyant 
mon  parti  bien  pris,  il  la  remit  à  M.  d'Alibard,  jadis  gouverneur  du 
jeune  Chenonceaux,  et  connu  dans  la  botanique  par  sa  Flora  pari- 
siensis. 

Quelque  austère  que  lût  ma  réforme  somptuaire,  je  ne  l'étendis 
pas  d'abord  jusqu'à  mon  linge,  qui  était  beau  et  en  quantité,  reste, 
de  mon  équipage  de  Venise,  et  pour  lequel  j'avais  un  attachement 
particulier.  A  force  d'en  faire  un  objet  de  propreté,  j'en  avais  fait  un 
objet  de  luxe,  qui  ne  laissait  pas  de  m'étre  coûteux.  Quelqu'un  me 
lendit  le  bon  office  de  me  délivrer  de  cette  servitude.  La  veille  de 
Noël,  tandis  que  les  gomerneuscs  étaient  à  vêpres  et  que  j'étais  au 
concert  spirituel,  on  força  la  porte  d'un  grenier  où  était  étendu  tout 
notre  linge,  après  une  lessive  qu'on  venait  de  faire.  On  vola  tout,  et 
entre  autres  cjuarante-deux  chemises  à  moi,  de  très-belle  toile,  et 
qui  faisaient  le  fond  de  ma  garde-robe  en  linge.  A  la  façon  dont  les 
voisins  dépeignirent  un  homme  qu'on  avait  vu  sortir  de  l'hôtel,  por- 
tant des  paquets  à  la  même  heure,  Thérèse  et  moi  soupçonnâmes  son 
frère,  qu'on  savait  être  un  très-mauvais  sujet.  La  mère  repoussa  vi- 
vement ce  soupçon;  mais  tant  d'indices  le  continuèrent,  qu'il  nous 
resta,  malgré  qu'elle  en  eût.  Je  n'osai  faire  d'exactes  recherches,  de 
peur  de  trouver  plus  que  je  n'aurais  voulu.  Ce  frère  ne  se  montra 
plus  chez  moi,  et  disparut  enfin  tout  à  fait.  Je  déplorai  le  sort  de 
Thérèse  et  le  mien  de  tenir  à  une  famille  si  mêlée,  et  je  l'exhortai 
plus  que  jamais  de  secouer  un  joug  aussi  dangereux.  Cette  aventure 
me  guérit  de  la  passion  du  beau  linge,  et  je  n'en  ai  plus  eu  depuis 
que  de  très-commun,  plus  assortissant  au  reste  de  mon  équipage. 

\  mu  ainsi  complété  ma  réforme,  je  ne  songeai  plus  qu'a  la 
rendre  solide  et  durable,  en  travaillant  à  déraciner  de  mon  cœur 
tout  ce  qui  tenait  encore  au  jugement  des  hommes,  tout  ce  qui  pou- 
vait me  détourner,  par  la  crainte  du  blâme,  de  ce  qui  était  bon  et  rai- 


LIVR1     1 1  l    I  I  1  I   \1  l 

sonnable  en  soi .  A  l'aide  du  bruit  que  faisait  mon  ouvrage,  m 
solution  tït  du  bruit  aussi,  et  m'attira  des  pratiques;  «.le  sorte  que  je 
commençai  mon  métier  avec   assez  de  succès.    Plusieurs  causes  ce- 
pendant m'empêchèrent  d'j  réussir  comme  j'aurais  pu  taire  en  d'au- 

circonstances.  D'abord,  ma  mauvaise  santé.  L'attaque  qu 
venais  d'essuyer  eut  des  suites  qui  ne  m'ont  laissé  jamais  aussi  bien 
portant  qu'auparavant  ;  et  je  crois  que  les  médecins  auxquels  je  me 
livrai  me  tirent  bien  autant  de  mal  que  la  maladie,  .le  vis  succes- 
sivement .Morand,  Datait,  Helvétius,  Malouin,  Thierry,  qui.  tous 
très-savants,  tous  mes  amis,  me  traitèrent  chacun  a  s;i  mode,  ne  me 
soulagèrent  point,  et  m'affaiblirent  considérablement.  Plus  je  m'as- 
servissaisà  leur  direction,  plus  je  devenais  jaune,  maigre,  faible.  M 
imagination,  qu'ils  effarouchaient,  mesurant  mon  état  sur  l'effet  de 
leurs  drogues,  ne  me  montrait  avant  la  mort  qu'une  suite  de  souf- 
frances, les  rétentions,  la  gravelle,  la  pierre.  Tout  ce  qui  soulage  les 
autres,  les  tisanes,  les  bains,  la  saignée,  empirait  mes  maux.  M 'étant 
aperçu  que  les  sondes  de  Daran,  qui  seules  me  faisaient  quelque 
effet,  et  sans  lesquelles  je  ne  croyais  plus  pouvoir  vivre,  ne  me  don- 
naient cependant  qu'un  soulagement  momentané,  je  me  mis  à  faire, 
à  grands  frais,  d'immenses  provisions  de  sondes,  pour  pouvoir  en 
porter  toute  ma  vie,  même  au  cas  que  Daran  vint  à  manquer.  Pen- 
dant huit  ou  dix  ans  que  je  m'en  suis  servi  si  souvent,  il  faut,  avec 
tout  ce  qui  m'en  reste,  que  j'en  aie  acheté  pour  cinquante  louis.  On 
sent  qu'un  traitement  si  coûteux,  si  douloureux,  si  pénible,  ne  me 
Laissait  pas  travailler  sans  distraction,  et  qu'un  mourant  ne  met  pas 
une  ardeur  bien  vive  à  gagner  son  pain  quotidien. 

Les  occupations  littéraires  firent  une  autre  distraction  non  moins 
préjudiciable  à  mon  travail  journalier.  A  peine  mon  discours  eut-il 
paru  que  les  défenseurs  des  lettres  fondirent  sur  moi  comme  de  con- 
cert. Indigné  de  voir  tant  de  petits  messieurs  Josse, qui  n'entendaient 
pas  même  la  question,  vouloir  en  décider  en  maîtres,  je  pris  la  plume, 
et  j'en  traitai  quelques-uns  de  manière  à  ne  pas  laisser  les  rieurs  de 
leur  coté.  Un  certain  M.  Gautier,  de  N'anci,  le  premier  qui  tomba 
sous  ma  plume,  fut  rudement  malmené  dans  une  lettre  à  M.  Grimm. 
Le  second  fut  le  roi  Stanislas  lui-même,  qui  ne  dédaigna  pas  d'en- 
trer en  lice  avec  moi.  L'honneur  qu'il  me  fit  me  força  de  changer  de 


I     IN  FESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEA1 

pour  lui  répondre;  j'en  pris  un  plus  grave,  mais  non  moins  fort; 

et,  sans  manquer  de  respect  à  l'auteur,  je  réfutai  pleinement  l'ou- 
l.  savais  qu'un  jésuite,  appelé  le  P.  Menou,  y  avait  mis  la 
main  :  je  me  liai  a  mon  tact  pour  démêler  ce  qui  était  du  prince  et 
ce  qui  était  du  moine;  et,  tombant  sans  ménagement  sur  toutes  les 
phrases  jésuitiques,  je  relevai,  chemin  faisant,  un  anachronisme  que 
ie  crus  ne  pouvoir  venir  que  du  révérend.  Cette  pièce,  qui,  je  ne  sais 
pourquoi,  a  fait  moins  de  bruit  que  mes  autres  écrits,  est  jusqu'à 
présent  un  ouvrage  unique  dans  son  espèce.  J'y  saisis  l'occasion  qui 
m'était  offerte  d'apprendre  au  public  comment  un  particulier  pouvait 
défendre  la  cause  de  la  vérité  contre  un  souverain  même.  11  est  diffi- 
cile de  prendre  en  même  temps  un  ton  plus  lier  et  plus  respectueux 
que  celui  que  je  pris  pour  lui  répondre.  J'avais  le  bonheur  d'avoir 
affaire  à  un  adversaire  pour  lequel  mon  cœur  plein  d'estime  pouvait, 
sans  adulation,  la  lui  témoigner;  c'est  ce  que  je  lis  avec  assez  de  suc- 

.  mais  toujours  avec  dignité.  Mes  amis,  effrayés  pour  moi. 
croyaient  déjà  me  voir  à  la  Bastille.  Je  n'eus  pas  cette  crainte  un 
seul  moment,  et  j'eus  raison.  Ce  bon  prince,  après  avoir  vu  ma 
réponse,  dit  :  Tai  mon  compte,  je  ne  m'y  frotte  plus.  Depuis  lors,  je 
reçus  de  lui  diverses  marques  d'estime  et  de  bienveillance,  dont 
j'aurai  quelques-unes  a  citer;  et  mon  écrit  courut  tranquillement  la 
I       nce  et  l'Europe,  sans  que  personne  y  trouvât  rien  à  blâmer. 

J'eus  peu  de  temps  après  un  autre  adversaire  auquel  je  ne  m'étais 
pas  attendu,  ce  même  M.  Hordes,  de  Lyon,  qui  dix  ans  auparavant 
m'avait  fait  beaucoup  d'amitiés  et  rendu  plusieurs  services.  Je  ne 
l'avais  pas  oublié,  mais  je  l'avais  négligé  par  paresse;  et  je  ne  lui 
avais  pas  envoyé  mes  écrits,  faute  d'occasion  toute  trouvée  pour  les 
lui  faire  passer.  J'avais  donc  toit:  et  il  m'attaqua  honnêtement  tou- 
tefois, et  je  répondis  de  même.  Il  répliqua  sur  un  ton  plus  décidé. 
Cela  donna  lieu  à  ma  dernière  réponse,  après  laquelle  il  ne  dit  plus 
rien  :  mais  il  devint  mon  plus  ardent  ennemi,  saisit  le  temps  de 
mes  malheurs  pour  faire  contre  moi  d'affreux  libelles,  et  lit  un 
I  ondres  exprès  pour  m'y  nuire. 

Toute  cette  polémique  m'occupait  beaucoup,  avec  beaucoup  de 
perte  de  temps  pour  ma  Copie,  peu  de  progrès  pour  la  vérité,  et  peu 
de   pi  i    ma    bourse.    Pissot.  alors   mon   libraire,   me    donnait 


L I V  R 1     1 1  l   l  I  I  l   M  I 


Ml 


toujours  très-peu  de  chose  de  mes  brochures,  souvent  rien  du  tout; 
et,  par  exemple,  je  n'eus  pas  un  liard  de  mon  premiei  Discoui  : 
Diderot  le  lui  donna  gratuitement.  Il  fallait  attendre  longtemps,  et 
tirer  sou  a  sou  le  pou  qu'il  me  donnait.  Cependant  la  copie  n'allait 
point.  Je  faisais  deux  métiers,  c'était  le  moyen  de  faire  mal  l'un  et 
l'autre. 

Ils  se  contrariaient  encore  d'une  autre  façon,  par  les  diverses 
manières  de  vivre  auxquelles  ils  m'assujettissaient.  Le  succès  de 
mes  premiers  écrits  m'avait  mis  a  la  mode.  L'étal  que  j'avais  pris 
excitait  la  curiosité;  l'on  voulait  connaître  cet  homme  bizarre,  qui 
ne  recherchait  personne,  et  ne  se  souciait  de  rien  que  de  vivre  libre 
et  heureux  a  sa  manière  :  c'en  était  assez  pour  qu'il  ne  le  put  point. 
.Ma  chambre  ne  désemplissait  pas  de  gens  qui,  sous  divers  prétextes, 
venaient  s'emparer  de  mon  temps.  Les  femmes  employaient  mille 
ruses  pour  m'avoir  à  dîner.  Plus  je  brusquais  les  gens,  plus  ils 
s  obstinaient.  Je  ne  pouvais  refuser  tout  le  monde.  Kn  me  faisant 
mille  ennemis  par  mes  i  élus,  jetais  incessamment  subjugue  par  ma 
complaisance:  et  de  quelque  façon  que  je  m'y  prisse,  je  n'avais  pas 
par  jour  une  heure  de  temps  à  moi. 

Je  sentis  alors  qu'il  n'est  pas  toujours  aussi  aisé  qu'on  se  l'ima- 
gine d'elle  pauvre  et  indépendant.  Je  voulais  vivre  de  mon  métier: 
le  public  ne  le  voulait  pas.  On  imaginait  mille  petits  moyens  de  nie 
dédommager  du  temps  qu'on  me  faisait  perdre.  Bientôt  il  aurait 
fallu  me  montrer  comme  Polichinelle,  à  tant  par  personne.  Je  ne 
connais  pas  d'assujettissement  plus  avilissant  et  plus  cruel  que  celui- 
là.  Je  n  y  vis  de  remède  que  de  refuser  les  cadeaux  grands  et  petits, 
de  ne  faire  d'exception  pour  qui  que  ce  fut.  Tout  cela  ne  lit  qu'atti- 
rer les  donneurs,  qui  voulaient  avoir  la  gloire  de  vaincre  ma  résis- 
tance, et  me  forcer  de  leur  être  obligé  malgré  moi.  Tel  qui  ne  m'au- 
rait pas  donné  un  écu  si  je  l'avais  demandé,  ne  cessait  de  m 'importuner 
de  ses  offres,  et.  pour  se  venger  de  les  voir  rejetées,  taxait  mes  refus 
d'arrogance  et  d'ostentation. 

On  se  doutera  bien  que  le  parti  que  j'avais  pris,  et  le  système  que 
je  voulais  suivre,  n'étaient  pas  du  goût  de  madame  le  Vasseur.  Tout 
le  désintéressement  de  la  tille  ne  l'empêchait  pas  de  suivie  les  direc- 
tions de  sa  mère;  et  les  gouverneuses',  comme  les  appelait  Gauffecourt, 


CONFESSIONS    M     J.    I.    ROUSSEAU, 


cnl  pas  toujours  aussi  fermes  que  moi  dans  leurs  refus.  Quoi- 
qu'on me  cachât  bien  des  choses,  j'en  vis  assez  pour  juger  que  je  ne 
-  pas  tout  ;  et  cela  me  tourmenta,  moins   par  l'accusation  de 

livence  qu'il  m'était  aisé  de  prévoir,  que  par  l'idée  cruelle  de  ne 
jamais  être  maître  chez  moi,  ni  de  moi.  Je  priais,  je  conju- 

.  je  me  lâchais,  le  tout  sans  succès;  la  maman  me  faisait  passer 
pour  nn  grondeur  éternel,  pour  un  bourru;  c'était,  avec  mes  amis. 
des  chuchotteries  continuelles;  tout  était  mystère  et  secret  pour  moi 
dans  mon  ménage;  et.  pour  ne  pas  m'exposer  sans  cesse  a  des  orages. 
je  n'osais  pins  ni'inl'ormei'  de  ce  qui  s'}  passait.  Il  aurait  fallu,  poui 
me  tirer  de  tous  ces  tracas,  une  fermeté  dont  je  n'étais  pas  capable. 
vais  crier,  et  non  pas  agir;  on  me  laissait  dire,  et  l'on  allait  son 
t  ra  i  n . 

I  s  tiraillements  continuels,  et  les  importunités  journalières 
auxquelles  j'étais  assujetti,  me  rendirent  enfin  ma  demeure  et  le  séjour 
de  Paris  désagréables.  Quand  mes  incommodités  me  permettaient 
rtir.  et  que  je  ne  nie  laissais  pas  entraîner  ici  ou  là  par  mes  con- 
naissances, j'allais  me  promener  seul:  je  rêvais  à  mon  grand  système, 
j'en  jetais  quelque  chose  sur  le  papier,  à  l'aide  d'un  livret  blanc  et 
d'un  crayon  que  j'avais  toujours  dans  ma  poche.  Voilà  comment  les 
desagréments  imprévus  d'un  état  de  mon  choix  me  jetèrent  par  diver- 
sion tout  a  fait  dans  la  littérature,  et  voilà  comment  je  portai  dans 
t. 'Us  mes  premiers  ouvrages  la  bile  et  l'humeur  qui  m'en  faisaient 
occuper. 

I  ne  autre  chobe  y  contribuait  encore.  Jeté  malgré  moi  dans  le 
monde  sans  en  avoir  le  ton,  sans  être  en  état  de  le  prendre  et  de  m'y 
issujettir,je  m'avisai  d'en  prendre  un  à  moi  qui  m'en  dispensât. 
M  sotl  !  et  maussade  timidité,  que  je  ne  pouvais  vaincre,  ayant  pour 
principe  la  crainte  de  manquer  aux  bienséances,  je  pris,  pour 
m'enhardir,   le    parti   de  les   fouler  aux   pieds.   Je   me   lis   cynique  et 

tique  pai'  honte;  j'affectai  de  mépriser  la  politesse  que  je  ne  savais 

pratiquer.  Il  est  vrai  que  cette  âpreté,  conforme  à  mes  nouveaux 
principes,  s'ennoblissait  dans  mon  âme,  y  prenait  l'intrépidité  de  la 
vertu;  et  c'est,  je  l'ose  dire,  sur  cette  auguste  base  qu'elle  s'est  sou- 
tenue   mieux    et    plus    longtemps  qu'on    n'aurait   dû    l'attendre   d'un 

i   si  contraire  a  mon   naturel.  Cependant,  malgré   la  réputation 


I  IVRE   il  l  l  l  1 1   Ml 

de  misanthropie  que  mon  extérieui  et  quelques  mots  heureux  me 
donnèrent  dans  le  monde,  il  est  certain  que,  dans  le  particulier,  je 
soutins  toujours  mal  mon  personnage;  que  nies  amis  et  mes  i 
naissances  menaient  cet  ours  si  farouche  comme  un  agneau,  et  que, 
bornant  mes  sarcasmes  à  des  vérités  dures,  mais  générales,  je  n'ai 
jamais  su  dire  un  mot  desobligeant  a  qui  que  ce  lût. 

Le  Devin  du  village  acheva  de  me  mettre  a  la  mode,  et  bientôt  il 
n'y  eut  pas  d'homme  plus  recherche  que  moi  dans  Paris.  L'histoire 
de  cette  pièce,  qui  lait  époque,  tient  a  Celle  des  liais, ,ns  que  j'axais 
pour  lors,  (".'est  tin  détail  dans  lequel  je  dois  entier  pour  l'intelligence 
de  ce  qui  doit  sui\  le. 

J'avais  un  assez  grand  nombre  de  connaissances,  niais  deux  seuls 
amis  de  choix.  Diderot  et  Grimm.  Par  un  effet  du  désir  que  j'ai  de 
rassembler  tout  ce  qui  m'est  cher,  j'étais  trop  l'ami  de  tous  les  deux 
pour  qu'ils  ne  le  lussent  pas  bientôt  l'un  de  l'autre.  Je  les  liai;  ils  se 
convinrent,  et  s'unirent  encore  plus  étroitement  entre  eux  qu'avec 
moi.  Diderot  avait  des  connaissances  sans  nombre;  mais  Grimm, 
iget  et  nouveau  venu,  avait  besoin  d'en  faire.  Je  ne  demandais 
pas  mieux  que  de  lui  en  procurer.  Je  lui  avais  donné  Diderot,  je  lui 
donnai  Gaulle-court.  Je  le  menai  chez,  madame  de  Chenonceaux,  chez. 
madame  d'Épinay,  chez  le  baron  d'Holbach,  avec  lequel  je  me  trou- 
vais lié  presque  malgré  moi.  Tous  mes  amis  devinrent  les  siens,  cela 
était  tout  simple:  mais  aucun  des  siens  ne  devint  jamais  le  mien, 
voilà  ce  qui  l'était  moins.  Tandis  qu'il  logeait  chez  le  comte  de  Frièse, 
il  nous  donnait  souvent  à  dîner  chez  lui;  mais  jamais  je  n'ai  reçu 
aucun  témoignage  d'amitié  ni  de  bienveillance  du  comte  de  Frièse 
ni  du  comte  de  Schomberg,  son  parent,  très-familier  avec  Grimm.  ni 
d'aucune  des  personnes,  tant  hommes  que  femmes,  avec  lesquels 
Grimm  eut  par  eux  des  liaisons.  J'excepte  le  seul  abbé  Raynal,  qui. 
quoique  son  ami,  se  montra  des  miens,  et  m'offrit  dans  l'occasion  sa 
bourse  avec  une  générosité  peu  commune.  Mais  je  connaissais  l'abbé 
Raynal  longtemps  avant  que  Grimm  le  connût  lui-même,  et  je  lui 
avais  toujours  été  attaché  depuis  un  procédé  plein  de  délicatesse  et 
d'honnêteté  qu'il  eut  pour  moi  dans  une  occasion  bien  légère,  mais 
que  je  n'oublierai  jamais. 

Get    abbé    Raynal    est  certainement   un  ami   chaud.    J'en   eus   la 


CONFESSIONS   I >  l .  .1.1.    ROUSSEAU. 

pi  eu>  e  .1  peu  pi  es  dans  le  temps  dont  je  parle  envers  le  même  Grimm, 
avec  lequel  il  était  étroitement  lié.  Grimm,  après  avoir  vu  quelque 
temps  de  bonne  amitié  mademoiselle  Fel,  s'avisa  tout  d'un  coup 
d'en  devenir  éperdument  amoureux,  et  de  vouloir  supplanter  Cahu- 
sac.  La  belle,  se  piquant  de  constance,  éconduisit  ce  nouveau  pré- 
tendant. Celui-ci  prit  l'affaire  au  tragique,  et  s'avisa  d'en  vouloir 
mourir.  Il  tomba  tout  subitement  dans  la  plus  étrange  maladie  dont 
jamais  peut-être  on  ait  ouï  parler.  Il  passait  les  jours  et  les  nuits 
dans  une  continuelle  léthargie,  les  yeux  bien  ouverts,  le  pouls  bien 
battant,  mais  sans  parler,  sans  manger,  sans  bouger,  paraissant 
quelquefois  entendre,  mais  ne  repondant  jamais,  pas  même  par 
signe;  et  du  reste  sans  agitation,  sans  douleur,  sans  fièvre,  et  lestant 
mine  s'il  eût  été  mort.  L'abbé  Raynal  et  moi  nous  partageâmes 
rde;  l'abbé,  plus  robuste  et  mieux  portant,  y  passait  les  nuits. 
moi  les  jouis,  sans  le  quitter,  jamais  ensemble:  et  l'un  ne  partait 
jamais  sans  que  l'autre  ne  fût  arrive.  Le  comte  de  Frièse,  alarme, 
lui  amena  Senac,  qui.  après  l'avoir  bien  examine,  dit  que  ce  ne 
serait  rien,  et  n'ordonna  rien.  Mon  effroi  pour  mon  ami  me  lit 
observer  avec  soin  la  contenance  du  médecin,  et  je  le  vis  sourire  en 
sortant.  Cependant  le  malade  resta  plusieurs  jours  immobile,  sans 
prendre  ni  bouillon,  ni  quoi  que  ce  fût.  que  des  cerises  confites  que 
je  lui  mettais  de  temps  en  temps  sur  la  langue,  et  qu'il  avalait  fort 
bien,  l'n  beau  matin  il  se  leva,  s'habilla,  et  reprit  son  train  de  vie 
ordinaire,  sans  que  jamais  il  m'ait  reparlé,  ni.  que  je  sache,  à  l'abbe: 
Raynal,  ni  à  personne,  de  cette  singulière  léthargie,  ni  des  soins 
que  nous  lui  avions  rendus  tandis  qu'elle  avait  duré. 

Cette  aventure  ne  laissa  pas  de  faire  du  bruit:  et  c'eût  été  réel- 
lement une  anecdote  merveilleuse  que  la  cruauté  d'une  tille  d'Opéra 
eût  fait  mourir  un  homme  de  désespoir.  Cette  belle  passion  mit 
Grimm  a  la  mode;  bientôt  il  passa  pour  un  prodige  d'amour,  d'ami- 
tié, d'attachement  de  toute  espèce.  Cette  opinion  le  lit  rechercher  et 
fêter  dans  le  gland  monde,  et  par  là  l'éloigna  de  moi,  qui  jamais 
n'avais  été  pour  lui  qu'un  pis-aller,  .le  le  vis  prêt  a  m'echapper  tout 
a  fait.  J'en  fus  navré,  car  tous  les  sentiments  vifs  dont  il  faisait  pa- 
rade étaient  ceux  qu'avec  moins  de  bruit  j'avais  pour  lui.  J'étais  bien 
aise  qu'il  réussit  dans  le   monde  ;   mais  je  n'aurais  pas  voulu  que  ce 


1. 1 V  R I     1 1  l   I  I  I  I   M  I 

fût  en  oubliant  son  ami.  .'<-•  lui  dis  un  jour:  Grimm,  vous  me  né- 
gligez; je  vous  le  pardonne  :  quand  la  première  ivresse  des  succès 
bruyants  aura  fait  son  effet  et  que  vous  en  sentirez  le  vide,  j'espère 
que  \ous  reviendrez  à  moi,  et  vous  me  retrouverez  toujours  :  quant  a 
présent,  ne  vous  gênez  point;  je  vous  laisse  libre,  et  je  vous  attends. 
Il  me  dit  que  j'a\ais  raison,  s'arrangea  eu  conséquence,  et  se  mit  si 
bien  a  son  aise,  que  je  ne  le  vis  plus  qu'avec   uns  .nuis  communs. 

Notre  principal  point  de  réunion,  avant  qu'il  lût  aussi  lié  avec 

madame  d'Épinay  qu'il  le  tut  dans  la  suite,  était  la  maison  du  baron 
d'Holbach.  Cedit  baron  était  un  lils  de  parvenu,  qui  jouissait  d'une 
assC/  grande  fortune,  dont  il  usait  noblement,  recevant  elle/,  lui  des 
gens  de  lettres  et  de  mérite,  et,  par  son  savoir  et  ses  lumières,  tenant 
bien  sa  place  au  milieu  d'eux.  Lie  depuis  longtemps  avec  Diderot, 
il  m'avait  recherché  par  son  entremise,  même  avant  que  mon  nom 
lût  connu.  Une  répugnance  naturelle  m'empêcha  longtemps  de  ré- 
pondre à  s^s  avances.  Un  jour  qu'il  m'en  demanda  la  raison,  je  lui 
dis  :  Vous  êtes  trop  riche.  Il  s'obstina,  et  vainquit  enfin.  .Mon  plus 
grand  malheur  l'ut  toujours  de  ne  pouvoir  résister  aux  caresses:  je 
ne  me  suis  jamais  bien  trouve  d  v   avoir  cédé. 

Une  autre  connaissance,  qui  devint  amitié  sitôt  que  j'eus  un  titre 
pour  v  prétendre,  fut  celle  de  M.  Duclos.  Il  y  avait  plusieurs  années 
que  je  l'avais  vu  pour  la  première  fois  à  la  Chevrette,  chez  madame 
d'Épinay,  avec  laquelle  il  était  très-bien.  Nous  ne  finies  que  dîner 
ensemble,  il  repartit  le  même  jour;  mais  nous  causâmes  quelques 
moments  après  le  dîner.  .Madame  d'Épinay  lui  avait  parlé  de  moi 
et  de  mon  opéra  des  Muses  galantes.  Duclos.  doué  de  trop  grands 
talents  pour  ne  pas  aimer  ceux  qui  en  avaient,  s'était  prévenu  pour 
moi.  m'avait  invité  à  l'aller  voir.  Malgré  mon  ancien  penchant  ren- 
force par  la  connaissance,  ma  timidité,  ma  paresse,  me  retinrent  tant 
que  je  n'eus  aucun  passe-port  auprès  de  lui  que  sa  complaisance  : 
mais,  encouragé  par  mon  premier  succès  et  par  ses  éloges  qui  me  re- 
vinrent, je  fus  le  voir,  il  vint  me  voir:  et  ainsi  commencèrent  entre 
nous  des  liaisons  qui  me  le  rendront  toujours  cher,  et  à  qui  je  dois  de 
savoir,  outre  le  témoignage  de  mon  propre  cœur,  que  la  droiture  et 
la  probité  peuvent  s'allier  quelquefois  avec  la  culture  des  lettres. 

Beaucoup  d'autres  liaisons  moins  solides,  et  dont  je    ne  lais    pas 


i  ONI  i  SSIONS   DE  J.-J.   ROI  SS1    VI 

ici  mention,  lurent  l'effet  de  mes  premiers  succès,  et  durèrent  jus- 
qu'à ce  que  la  curiosité  fût  satisfaite,  .l 'étais  un  homme  sitôt  vu,  qu'il 
n'y  avaitrien  .1  voir  de  nouveau  dès  le  lendemain.  Une  femme  cepen- 
dant qui  nie  rechercha  dans  ce  temps-là,  tint  plus  solidement  que 
toutes  les  autres  :  ce  fut  madame  la  marquise  de  Créqui,  nièce  de  M. 
le  bailli  de  Froulay,  ambassadeur  de  Malte,  dont  le  frère  avait  précédé 
M.  de  Monta igu  dans  l'ambassade  de  Venise,  et  que  j'avais  été  voir 
a  mon  retour  de  ce  pays-là.  Madame  de  Créqui  m'écrivit;  j'allai  chez 
elle  :  elle  me  prit  en  amitié.  J'y  dînais  quelquefois,  j'y  \is  plusieurs 
gens  de  lettres,  et  entre  autres  M.  Saurin,  l'auteur  de  Spartacus,  de 
Barneveldt,  etc.,  devenu  depuis  lois  nu  m  très-cruel  ennemi  sans  que 
j'en  puisse  imaginer  d'autre  cause,  sinon  que  je  porte  le  nom  d'un 
homme  que  son  père  a  bien  vilainement  persécute. 

(  >n  voit  que.  pour  un  copiste  qui  devait  être  occupé  de  son  mé- 
tier du  matin  jusqu'au  soir,  j'avais  des  distractions  qui  ne  rendaient 
pas  ma  journée  fort  lucrative,  et  qui  m'empêchaient  d'être  aussi  at- 
tentif à  ce  que  je  faisais  pour  le  bien  faire;  aussi  perdais-je  à  effacer 
ou  gratter  mes  fautes,  ou  à  recommencer  ma  feuille,  plus  de  la  moi- 
tié du  temps  qu'on  me  laissait,  dette  importunité  me  rendait  de  jour 
en  jour  Paris  plus  insupportable,  et  me  faisait  rechercher  la  cam- 
pagne avec  ardeur.  J'allai  plusieurs  fois  passer  quelques  jours  à  Mar- 
dis, dont  madame  le  Yasseur  connaissait  le  vicaire,  chez  lequel 
nous  nous  arrangions  tous  de  façon  qu'il  ne  s'en  trouvait  pas  mal. 
Grimm  y  vint  une  fois  avec  nous.  Le  vicaire  avait  de  la  voix,  chan- 
tait bien,  et,  quoiqu'il  ne  sut  pas  la  musique,  il  apprenait  sa  partie 
■ay^c  beaucoup  de  facilité  et  de  précision.  Nous  y  passions  le  temps 
à  chanter  mes  trios  de  Chenonceaux.  J'y  en  lis  deux  ou  trois  nou- 
veaux, sur  des  paroles  que  Grimm  et  le  vicaire  bâtissaient  tant  bien 
que  mal.  Je  ne  puis  m'empècher  de  regretter  ces  trios  laits  et  chan- 

dans  des  moments  de  bien  pure  joie,  et  que  j'ai  laisses  a  Wool 
ton  avec  toute  ma  musique.  Mademoiselle  Davenport  en  a  peut-être 
déjà  fait  des  papillotes;  mais  ils  méritaient  d'être  conservés,  et  sont 
pour  la  plupart  d'un  très-bon  contre-point.  Ce  fut  après  quelqu'un  de 
ces  petits  voyages,  où  j'avais  le  plaisir  de  voir  la  tante  à  son  aise,  bien 
.  et  où  je  m'égayais  fort  aussi,  que  j'écris  is  au  \  icaire,  fort  rapide- 
ment et  fort  mal,  une  épitre  en  vers  qu'on  trouvera  parmi  mes  papiers. 


LIVRE  HUITIÈME. 

J'avais,  plus  près  de  Paris,  une  .unie  station  fort  de  mon  goûi 
chez  M.  Mussard,  mon  compatriote,  mon  pareni  et  mon  ami,  qui 
s'était  fait  à  Passy  une  retraite  charmante  où  j'ai  coulé  de  bien  pai- 
sibles moments.  M.  Mussard  était  un  joaillier,  hoi e  de  bon  sens, 

qui,  après  avoir  acquis  dans  son  commerce  une  tontine  honnête,  et 
avoir  marie  sa  fille  unique  à  M.  de  Valmalette,  fils  d'un  agem  de 
change  et  maître  d'hôtel  du  roi.  prit  le  sage  parti  de  quitter  le  m 
et  les  affaires,  et  de  mettre  un  intervalle  de  repos  et  de  jouissance 
entre  le  tracas  de  la  vie  et  la  mort.  Le  bonhomme  Mussard,  vrai  philo 
sophe  vie  pratique,  vivait  sans  souci,  dans  une  maison  très-agréable 
qu'il  s'était  bâtie,  et  dans  un  très-joli  jardin  qu'il  avait  planté  de  ses 
mains.  En  fouillant  a  fond  de  cuve  les  terrasses  de  ce  jardin,  il  trouva 
des  coquillages  fossiles,  et  il  en  trouva  en  si  grande  quantité,  que 
son  imagination  exaltée  ne  vit  plus  que  Coquilles  dans  la  nature,  et 
qu'il  crut  enfin  tout  de  bon  que  l'univers  n'était  que  coquilles,  débris 
de  coquilles,  et  que  la  terre  n'était  que  du  cron.  Toujours  occupé  de 
cet  objet  de  ses  singulières  découvertes,  il  s'échauffa  si  bien  sur  ces 
idées,  qu'elles  se  seraient  enfin  tournées  dans  sa  tète  en  système, 
c'est-à-dire  en  folie,  si,  très-heureusement  pour  sa  raison,  mais  bien 
malheureusement  pour  ses  amis,  auxquels  il  était  cher,  et  qui  trou- 
vaient chez  lui  l'asile  le  plus  agréable,  la  mort  ne  fût  venue  le  leur 
enlever  par  la  plus  étrange  et  cruelle  maladie  :  c'était  une  tumeur 
dans  l'estomac,  toujours  croissante,  qui  l'empêchait  de  manger,  sans 
que  durant  très-longtemps  on  en  trouvât  la  cause,  et  qui  unit,  après 
plusieurs  années  de  souffrances,  par  le  faire  mourir  de  faim.  Je  ne 
puis  me  rappeler,  sans  des  serrements  de  cceur,  les  derniers  temps 
de  ce  pauvre  et  digne  homme,  qui,  nous  recevant  encore  avec  tant 
de  plaisir,  Lenieps  et  moi,  les  seuls  amis  que  le  spectacle  des  maux 
qu'il  souffrait  n'écarta  pas  de  lui,  jusqu'à  sa  dernière  heure,  qui,  dis- 
je,  était  réduit  à  dévorer  des  yeux  le  repas  qu'il  nous  faisait  servir. 
sans  pouvoir  presque  humer  quelques  gouttes  d'un  thé  bien  léger 
qu'il  fallait  rejeter  un  moment  après.  Mais  avant  ces  temps  de  dou- 
leur, combien  j'en  ai  passé  chez  lui  d'agréables  avec  les  amis  d'élite 
qu'il  s'était  faits!  A  leur  tète  je  mets  ['abbé  Prévost,  homme  très- 
aimable  et  très-simple,  dont  le  cœur  vivifiait  ses  écrits,  dignes  de 
l'immortalité,  et  qui  n'avait  rien  dans  l'humeur  ni  dans  la  société  du 

rOME  11. 


CONFESSIONS  Dl     I    J.  ROUSSEA1 

coloris  qu'il  donnaii  à  ses  ouvrages;  le  médecin  Procopc,  petit 

I        -■  .1  bonnes  fortunes;  Boulanger,  le  célèbre  auteur  posthume  du 

\tistne  oriental,  et  qui,  je  crois,  étendait  les  systèmes  de  Mussard 

sur  la  durée  du  monde  :  en  femmes,  madame  Denis,  nièce  de  Voltaire, 
qui,  n'étant  alors  qu'une  bonne  femme,  ne  faisait  pas  encore  du  bel 
esprit;  madame  Vanloo,  non  pas  belle  assurément,  mais  charmante, 
qui  chantait  Comme  un  ange;  madame  de  Yalmalette  elle-même,  qui 
chantait  aussi,  et  qui,  quoique  fort  maigre,  eût  été  fort  aimable  si  elle 
en  eût  moips  eu  la  prétention.  Telle  était  à  peu  près  la  société  de  M. 
Mussard,  qui  m'aurait  assez  plu  si  son  tête-à-tête  avec  sa  conchylio- 
manie  ne  m'avait  plu  davantage;  et  je  puis  dire  que  pendant  plus  de 
six  mpis  j'ai  travaillé  à  son  cabinet  avec  autant  de  plaisir  que  lui- 
même. 

Il  y  avait  longtemps  qu'il  prétendait  que  pour  mon  état  les  eaux 
de  Pa,ssj  me  seraient  salutaires,  et  qu'il  m'exhortait  à  les  venir  pren- 
dre chez  lui.  Pour  me  tirer  un  peu  de  l'urbaine  cohue,  je  me  rendis 
à  la  fin,  et  je  fus  passer  à  Passy  huit  ou  dix  jours,  qui  me  firent  plus 
de  bien  parce  que  j'étais  à  la  campagne,  que  parce  que  j'y  prenais  les 
eaux.  Mussard  jouait  du  violoncelle,  et  aimait  passionnément  la  mu- 
sique italienne.    I  "n  soir  nous  en   parlâmes  beaucoup  avant   de  nous 
coucher  et  surtout  des  opère  buff'c  que  nous  avions  vus  l'un  et  l'autre 
en  Italie,  et  dont  nous  étions  tous  deux  transportés.  La  nuit,  ne  dor- 
mant  pas,   j'allai  rêver  comment  on   pourrait  faire  pour  donner   en 
France  l'idée  d'un  drame  de   ce  genre;  car  les  Amours  de  Ragonde 
n'y  ressemblaient  point  du  tout.  Le  matin,  en  me  promenant  et  pre- 
nant des  eaux,   je  lis  quelques  manières  de  vers  très  à  la  hâte,    et  j'y 
tai  des  chants  qui  me  revinrent  en  les  faisant.  .le  barbouillai  le 
dans  une  espèce  de  salon  voûté  qui  était  au  haut  du  jardin  ;  et  au 
.  ie  ne  pus  m'empècher  de  montrer  ces  airs  à  Mussard  et  à  made- 
lle  DUvernois  sa  gouvernante,  qui  était  en  vérité  une  très-bonne 
et    aimable     tille.   Les    tn>is    morceaux  que   j'avais   esquissés    étaient 
:  premier   mono!  J'ai  perdu    mon  serviteur;  l'air  du   Devin, 

L'amour  croit  s'il  s'inquiète,  et  le  dernier  duo,  .1  jamais,  Colin,  je 
\    .  etc.  .l'imaginais  si    peu  que  cela  valût  la  peine  d'être  suivi, 
IS   les  applaudissements  et  les  encouragements  de  l'un  et  de 
j'allais  jeter  au  feu  mes  chilîonset  n'y  plus  penser,  comme  j'ai 


.'  J  Rousseau  au  clavecin 


Il  VKI     HUIT1ÈM1 

lait  tant  de  fois  poui  des  choses  du  moins  aussi  bonnes:  mais  ils  m'ex- 
citèrent si  bien,  qu'en  six  jours  mon  drame  fut  écrit,  à  quelques  vers 
ni  ^s.  et  toute  ma  musique  esquissée,  tellement  que  je  n'eus  plus  à  faire 
a  Paris  qu'un  peu  de  récitatil  et  tout  le  remplissage  ;  et  j'achevai  le 

tout  avec  une  telle  rapidité,  qu'en  trois  semaines  m  es  huent 

mises  au  net  et  en  étal  d'être  représentées.  Il  n'y  manquait  que  le  di- 
vertissement, qui  ne  fut  fait  que  longtemps  après. 

Échauffé  de  la  composition  de  cet  ouvrage,  j'avais  une  grande 
passion  de  l'entendre,  et  jamais  donné  tout  au  monde  pour  le  voir 
représenter  à  ma  fantaisie,  à  portes  fermées,  comme  cm  dit  que  Lulli 
lit  une  l'ois  jouer  Armide  pour  lui  seul.  Comme  il  ne  m'était  pas 
ible  d'avoir  ce  plaisir  qu'avec  le  publie,  il  fallait  nécessairement, 
pour  jouir  de  ma  pièce,  la  taire  passer  à  l'Opéra.  Malheureusement 
elle  était  dans  un  genre  absolument  neuf,  auquel  les  oreilles  n'étaient 
point  accoutumées;  et  d'ail  leur--,  le  mauvais  succès  des  Muses  galan- 
tes me  faisait  prévoir  celui  du  Devin,  si  je  le  présentais  sous  mon 
nom.  Duclos  me  tira  de  peine,  et  se  chargea  de  faire  essayer  l'ouvrage 
en  laissant  ignorer  l'auteur.  Pour  ne  pas  me  déceler,  je  ne  me  trouvai 
point  a  cette  répétition;  et  les  petits  l'inlmis,  qui  la  dirigèrent,  ne 
surent  eux-mêmes  quel  en  était  l'auteur,  qu'après  qu'une  acclamation 
générale  eut  attesté  la  bonté  de  l'ouvrage.  'Tous  ceux  qui  l'enten- 
dirent en  étaient  enchantés,  au  point  que  dès  le  lendemain,  dans  toutes 
les  sociétés,  on  ne  parlait  d'autre  chose.  .M.  de  Cury,  intendant  des 
menus,  qui  avait  assisté  a  la  répétition,  demanda  l'ouvrage  pour  être 
donné  à  la  cour.  Duclos,  qui  savait  mes  intentions,  jugeant  que  je 
serais  moins  le  maître  de  ma  pièce  à  la  cour  qu'a  Pari--,  la  refusa. 
Cury  la  réclama  d'autorité.  Duclos  tint  bon;  et  le  débat  entre  eux 
devint  si  vif,  qu'un  jour  à  l'Opéra  ils  allaient  sortir  ensemble,  si  on 
ne  les  eût  séparés.  On  voulut  s'adresser  à  moi  :  je  renvoyai  la  déc 
de  la  chose  à  .M.  Duclos.  Il  fallut  retourner  à  lui.  M.  le  duc  d'Aumont 
s'en  mêla.  Duclos  crut  enfin  devoir  céder  à  l'autorité,  et  la  pièce  fut 
donnée  pour  être  jouée  à  Fontainebleau. 

La  partie  à  laquelle  je  m'étais  le  plus  attache,  et  ou  je  m'éloignais 
le  plus  de  la  route  commune,  était  le  récitatif.  Le  mien  était  accentué 
d'une  façon  toute  nouvelle,  marchait  avec  le  débit  de  la  parole.  I  I 
n'osa  laisser  cette  terrible  innovation;  l'on  craignait   qu'elle  ne  ré- 


CON  !  l  SSION  -    M    J.-J.   ROUSSI  M 

oreilles  moutonnières.  Je  consentis  que  Francueil  et  Jelyotte 
a  un  autre  récitatif,  mais  je  ne  voulus  pas  m'en  mêler. 

Quand  tout  fut  prêt  et  le  jour  fixé  pour  la  représentation,  l'on  me 
proposa  le  voyage  de  Fontainebleau,  pour  voir  au  moins  la  dernière 
répétition.  J'y  l'us  avec  mademoiselle  Fel,  Grimm,  et,  je  crois,  l'abbé 
Raynal,  dans  une  voiture  de  la  cour.  La  répétition  fut  passable;  j'en 
fus  plus  conteni  que  je  ne  m'y  étais  attendu.  L'orchestre  était  nom- 
breux, compose  de  ceux  de  l'Opéra  et  de  la  .Musique  du  Roi.  Jelyotte 
faisait  Colin  ;  mademoiselle  Fel,  Colette;  Cuvilier,  le  Devin;  les  chœurs 
étaient  ceux  de  l'(  )péra.  Je  dis  peu  de  chose  :  c'était  Jelyotte  qui  avait 
tout  dirigé;  je  ne  voulus  pas  contrôler  ce  qu'il  avait  fait;  et,  maigre 
mon  ton  romain,  j'étais  honteux  comme  un  écolier  au  milieu  de  tout 
ce  monde. 

I.e  lendemain,  jour  de  la  représentation,  j'allai  déjeuner  au  café 
du  Grand-Commun.  Il  y  avait  là  beaucoup  de  monde.  On  parlait  de 
la  répétition  de  la  veille,  et  de  la  difficulté  qu'il  y  avait  eu  d'y  entrer. 
Un  officier  qui  était  là  dit  qu'il  était  entré  sans  peine,  conta  au  long 
ce  qui  s'y  était  passé,  dépeignit  l'auteur,  rapporta  ce  qu'il  avait  fait, 
ce  qu'il  avait  dit;  mais  ce  qui  m'émerveilla  de  ce  récit  assez  long,  fait 
avec  autant  d'assurance  que  de  simplicité,  fut  qu'il  ne  s'y  trouva  pas 
un  seul  mot  de  vrai.  Il  m'était  très-clair  que  celui  qui  parlait  si  savam- 
ment de  cette  répétition  n'y  avait  point  été.  puisqu'il  avait  devant  les 
yeux,  sans  le  connaître,  cet  auteur  qu'il  disait  avoir  tant  vu.  Ce  qu'il 
v  eut  de  plus  singulier  dans  cette  scène,  fut  l'effet  qu'elle  lit  sur  moi. 
Cet  homme  était  d'un  certain  âge;  il  n'avait  point  l'air  ni  le  ton  fat 
et  avantageux;  sa  physionomie  annonçait  un  homme  de  mérite,  sa 
croix  de  Saint-Louis  annonçait  un  ancien  officier.  Il  m'intéressait, 
malgré  son  impudence  et  malgré  moi.  Tandis  qu'il  débitait  ses  men- 
songes, je  rougissais,  je  baissais  les  yeux,  j'étais  sur  les  épines;  je 
cherchais  quelquefois  en  moi-même  s'il  n'y  aurait  pas  moyen  de  le 
croire  dans  l'erreur  et  de  bonne  foi.  Enfin,  tremblant  que  quelqu'un 
ne  me  reconnût  et  ne  lui  en  fit  l'affront,  je  me  hâtai  d'achever  mon 
olat  sans  rien  dire;  et.  baissant  la  tète  en  passant  devant  lui,  je 
le  plus  tôt  qu'il  me  fut  possible,  tandis  que  les  assistants  péro- 
raient sur  sa  relation.  Je  m'aperçus  dans  la  rue  que  j'étais  en  sueur; 
-uis  sur  que  si   quelqu'un  m'eût  reconnu  et  nommé  avant  ma 


I   IVRE    III    I  I  I  I   Ml 


101 


s, .rue.  on  m'aurait  \  u  la  honte  et  l'embai  ras  d'un  coupable,  par  leseul 
sentiment  de  la  peine  que  ce  pauvre  homme  aurait  .1  souffrir  si  son 
mensonge  était  reconnu. 

Me  voici  dans  un  de  ces  moments  critiques  de  ma  vie  où  il  est 
difficile  de  ne  faire  que  narrei .  parce  qu'il  est  presque  impossible  que 
la  narration  même  ne  porte  empreinte  de  censure  ou  d'apologie. 
.1  essayerai  toutefois  «.le  rapporter  comment  et  sur  quels  motifs  je  me 
conduisis,  sans  3  ajouter  ni  louanges  ni  blâme. 

J'étais  ce  jour-là  dans  le  même  équipage  négligé  qui  m'était  ordi 
naire  :  grande  barbe ei  perruque  assez  mal  peignée.  Pieu. un  ce  défaut 
de  décence  pour  un  acte  de  courage,  j'entrai  de  cette  façon  dans  ht 
même  salle  où  devaient  arriver,  peu  de  temps  après,  le  roi,  la  reine, 
la  Camille  royale  et  toute  la  cour.  J'allai  m'établir  dans  la  loge  où  me 
conduisit  M.  de  Cury,  et  qui  était  la  sienne  :  c'était  une  grande  loge 
sur  le  théâtre,  vis-à-vis  une  petite  loge  plus  élevée,  où  se  plaça  le  roi 
avec  madame  de  Pompadour.  Environné  de  dames,  et  seul  d'homme 
sur  le  devant  delà  loge,  je  ne  pus  douter  qu'on  ne  m'eût  mis  là  pré- 
cisément pour  être  en  vue.  Quand  on  eut  allumé,  me  voyant  dans 
cet  équipage  au  milieu  de  gens  tous  excessivement  parés,  je  com- 
mençai d'être  mal  à  mon  aise  :  je  me  demandai  si  j'étais  à  ma  place, 
si  j'y  étais  mis  convenablement:  et  après  quelques  minutes  d'inquié- 
tude, je  me  répondis.  Oui,  avec  une  intrépidité  qui  venait  peut-être 
plus  de  l'impossibilité  de  m'en  dédire,  que  de  la  force  de  mes  raisons. 
Je  me  dis  :  Je  suis  à  ma  place  puisque  je  vois  jouer  ma  pièce,  que  j'y 
suis  invité,  que  je  ne  l'ai  faite  que  pour  cela,  et  qu'après  tout  personne 
n'a  plus  de  droit  que  moi-même  à  jouir  du  fruit  de  mon  travail  et  de 
mes  talents.  Je  suis  mis  à  mon  ordinaire,  ni  mieux,  ni  pis  :  si  je 
recommence  à  m'asservir  à  l'opinion  dans  quelque  chose,  m'y  voilà 
bientôt  asservi  derechef  en  tout.  Pour  être  toujours  moi-même,  je  ne 
dois  rougir,  en  quelque  lieu  que  ce  soit,  d'être  mis  selon  l'état  que 
j'ai  choisi  :  mon  extérieur  est  simple  et  négligé,  mais  non  crasseux 
ni  malpropre  :  la  barbe  ne  l'est  point  en  elle-même,  puisque  c'est  la 
nature  qui  nous  la  donne,  et  que,  selon  les  temps  et  les  modes,  elle 
est  quelquefois  un  ornement.  On  me  trouvera  ridicule,  impertinent. 
eh!  que  m'importe!  Je  dois  savoir  endurer  le  ridicule  et  le  blâme, 
pourvu  qu'ils  ne  soient  pas  mérités.  Après  ce  petit  soliloque,  je  me 


-  i  i   SS10NS   DE  .l.-J.   ROUSSI    \  i 

raffermis  si  bien  que  j'aurais  été  intrépide,  si  j'eusse  eu  besoin  de 
l'être.  Mais,  suit  effet  de  ta  présence  du  maître,  soit  naturelle  dispo- 
sitiomdes  coeurs,  je  n'aperçus  rien  que  d'obligeant  et  d'honnête  dans 
la  curiosité  «.loin  j'étais  l'objet.  J'en  fus  touche  jusqu'à  recommencer 

d'être  inquiet  sur  moi-même  et  sur  le  sort  de  ma  pièce,  craignant 
d'effacer  des  préjugés  si  favorables,  qui  semblaient  ne  chercher  qu'à 
m'applàildir.  J'étais  armé  contre  leur  raillerie:  mais  leur  ait  caressant, 
auquel  je  ne  m'étais  pas  attendu,  me  subjugua  si  bien,  que  je  trem- 
blais comme  un  enfant  quand  on  commença. 

J'eus  bientôt  de  quoi  me  rassurer.  La  pièce  fut  très-mal  jouée 
quant  aux  acteurs,  mais  bien  chantée  et  bien  exécutée  quant  à  la  mu- 
sique. Dès  la  première  scène,  qui  véritablement  est  d'une  naïveté 
touchante,  j'entendis  s'élever  dans  les  loges  un  murmure  de  surprise 
et  d'applaudissement  jusqu'alors  inouï  dans  ce  genre  de  pièces.  La 
fermentation  croissante  alla  bientôt  au  point  d'être  sensible  dans 
toute  l'assemblée,  et,  pour  parler  à  la  Montesquieu,  d'augmenter  son 
effet  par  son  effet  même.  \  la  scène  des  deux  petites  bonnes  gens,  cet 
effet  lut  a  son  comble.  On  ne  claque  point  devant  le  roi.  cela  lit  qu'on 
entendit  tout;  la  pièce  et  l'auteur  y  gagnèrent.  J'entendais  autour  de 
moi  un  chuchotement  de  femmes  qui  me  semblaient  belles  comme 
des  anges,  et  qui  s'entredisaient  à  demi-voix  :  Cela  est  charmant, 
cela  est  ravissant;  il  n'y  a  pas  un  son  la  qui  ne  parle  au  cœur..  Le 
plaisir  de  donner  de  l'émotion  à  tant  d'aimables  personnes  m'emut 
moi-même  jusqu'aux  larmes,  et  je  ne  pus  les  contenir  au  premier  duo, 
en  remarquant  que  je  n'étais  pas  seul  à  pleurer.  J'eus  un  moment  de 
retour  sur  moi-même,  en  me  rappelant  le  concert  de  .M.  de  Treitorens. 
Cette  réminiscence  eut  l'effet  de  l'esclave  qui  tenait  la  couronne  sut- 
la  tète  des  triomphateurs;  mais  elle  fui  courte,  et  je  me  livrai  bientôt 
pleinement  et  sans  distraction  au  plaisir  de  savourer  ma  gloire.  Je 
suis  pourtant  sûr  qu'en  ce  moment  la  volupté  du  sexe  y  entrait  beau- 
coup plus  que  la  vanité  d'auteur:  et  sûrement  s'il  n'y  eût  eu  là  que 
des  hommes,  je  n'aurais  pas  été  dévore,  comme  je  l'étais  sans  cesse, 
du  désir  de  recueillir  de  mes  lèvres  les  délicieuses  larmes  que  je 
taisais  couler.  J'ai  vu  des  pièces  exciter  de  plus  vils  transports  d'admi- 
i.  mais  jamais  une  ivresse  aussi  pleine,  aussi  douce,  aussi  tou- 
chante, régner  dans  tout  un  spectacle,  et  surtout  à  la  cour,  un  jour 


I.K  DEVIN   1)1 


LIVRE   m   I  I  1 1  Ml 

de  première  représentation.  Ceux  qui  oni  vu  celle  là  doivent  s'en 
venir;  car  l'effet  en  fut  unique. 

Le  même  soir,  M.  le  duc  d'Aumont  me  lit  dire  de  me  trouver  au 
château  le  lendemain  sur  les  onze  heures,  et  qu'il  me  présenterait  au 
roi.  M.  de  Cury,  qui  me  fit  ce  message,  ajouta  qu'un  croyait  qu'il 
s'agissait  d'une  pension,  et  que  le  roi  voulait  m    l'annoncer  lui-même. 

Croira-t-on  que  la  nuit  qui  suivit  une  aussi  brillante  journée  fut 
une  nuit  d'angoisse  et  de  perplexité  pour  moii  Ma  première  idée. 
après  celle  de  cette  représentation,  se  porta  sur  un  fréquent  besoin 
de  sortir,  qui  m'avait  fait  beaucoup  souffrir  le  soir  même  au  spec- 
tacle, et  qui  pouvait  me  tourmenter  le  lendemain  quand  je  serais 
dans  la  galerie  OU  dans  les  appartements  du  roi,  parmi  tous  ces 
giands.  attendant  le  passage  de  Sa  Majesté.  Cette  infirmité  était  la 
principale  cause  qui  me  tenait  écarte  des  cercles,  et  qui  m'empêchait 
d'aller  m'enfermer  chez  des  femmes.  L'idée  seule  de  l'état  où  ce 
besoin  pouvait  me  mettre  était  capable  de  me  le  donner  au  point  de 
m'en  trouver  mal,  à  moins  d'un  esclandre  auquel  j'aurais  préfère  la 
mort.  Il  n'y  a  que  les  gens  qui  connaissent  cet  état  qui  puissent  juger 
de  l'effroi  d'en  courir  le  risque. 

Je  me  figurais  ensuite  devant  le  roi.  présenté  à  Sa  Majesté,  qui 
daignait  s'arrêter  et  m'adresser  la  parole.  C'était  là  qu'il  fallait  de  la 
justesse  et  de  la  présence  d'esprit  pour  répondre.  Ma  maudite  timi- 
dité, qui  me  trouble  devant  le  moindre  inconnu,  m'aurait-elle  quitté 
devant  le  roi  de  France,  ou  m'aurait-elle  permis  de  bien  choisir  a 
l'instant  ce  qu'il  fallait  dire!  Je  voulais,  sans  quitter  l'air  et  le  ton 
sévère  que  j'avais  pris,  nu  montrer  sensible  a  l'honneur  que  me  fai- 
sait un  si  grand  monarque.  11  fallait  envelopper  quelque  grande  et 
utile  vérité  dans  une  louange  belle  et  méritée.  Pour  préparer 
d'avance  une  réponse  heureuse,  il  aurait  fallu  prévoir  juste  ce  qu'il 
pourrait  me  dire;  et  j'étais  sur  après  cela  de  ne  pas  retrouver  en  sa 
présence  un  mot  de  ce  que  j'aurais  médité.  Que  deviendrais-) e  en  ce 
moment  et  sous  les  yeux  de  toute  la  cour,  s'il  allait  m 'échapper  dans 
mon  trouble  quelqu'une  de  mes  balourdises  ordinaires;  Ce  danger 
m'alarma,  m'effraya,  nu  fit  frémir  au  point  de  me  déterminer,  à  tout 
risque,  de  ne  m'y  pas  exposer. 

Je    perdais,  il    est   vrai,  la  pension  qui  m'était  offerte  en  quelque 


I   ONI  ESSIONS   DE   J.-J.    ROUSSEAU. 

sorte;  mais  je  m'exemptais  aussi  du  joug  qu'elle  m'eût  impose. 
Adieu  la  vérité,  la  liberté,  le  cou  rage.  Comment  oser  désormais  par- 
ler d'indépendance  et  de  désintéressement:  Il  ne  fallait  plus  que  flatter 

OU  me  taire  en  recevant  cette  pension  :  encore  qui  m'assurait  qu'elle 
me  serait  payée i  Que  de  pas  à  faire,  que  de  gens  à  solliciter!  11  m'en 
Coûterait  plus  de  soins,  et  bien  plus  désagréables  pour  la  conserver, 
que  pour  m'en  passer.  Je  crus  donc,  en  y  renonçant,  prendre  un 
parti  très-conséquent  à  mes  principes,  et  sacrifier  l'apparence  à  la 
realite.  Je  dis  ma  résolution  à  Ci  itnm.  qui  n'y  opposa  rien.  Aux 
autres  j'alléguai  ma  santé,  et  je  partis  le  matin  même. 

Mon  départ  lit  du  bruit  et  fut  généralement  blâmé.  Mes  raisons 
ne  pouvaient  être  senties  par  tout  le  monde  :  m 'accuser  d'un  sot  or- 
gueil était  bien  plus  tôt  fait,  et  contentait  mieux  la  jalousie  de  qui- 
conque sentait  en  lui-même  qu'il  ne  se  serait  pas  conduit  ainsi.  Le 
lendemain  Jelyotte  m'écrivit  un  billet,  où  il  me  détailla  les  succès  de 
ma  pièce  et  l'engouement  où  le  roi  lui-même  en  était.  Toute  la  jour- 
née, me  marquait-il.  Sa  Majesté  ne  cesse  déchanter,  avec  la  voix  la 
plus  fausse  de  son  royaume  :  J'ai  perdu  mon  serviteur  ;  j'ai  perdu 
tout  mon  bonheur.  Il  ajoutait  que  dans  la  quinzaine  on  devait  donner 
une  seconde  représentation  du  Devin,  qui  constaterait  aux  yeux  de 
tout  le  public  le  plein  succès  de  la  première. 

Deux  jours  après,  comme  j'entrais  le  soir  sur  les  neuf  heures 
chez  madame  d'Epinay,  où  j'allais  souper,  je  me  vis  croisé  par  un 
fiacre  à  la  porte.  Quelqu'un  qui  était  dans  ce  fiacre  me  lit  signe  d'y 
monter;  j'y  monte  :  c'était  Diderot.  Il  me  parla  de  la  pension  avec  un 
feu  que,  sur  pareil  sujet,  je  n'aurais  pas  attendu  d'un  philosophe.  Il 
ne  me  fit  pas  un  crime  de  n'avoir  pas  voulu  être  présenté  au  roi; 
mais  il  m'en  fit  un  terrible  de  mon  indifférence  pour  la  pension.  Il 
me  dit  que  si  j'étais  désintéressé  pour  mon  compte,  il  ne  m'était  pas 
permis  de  l'être  pour  celui  de  madame  le  Yasscur  et  de  sa  tille;  que 
je  leur  devais  de  n'omettre  aucun  moyen  possible  et  honnête  de  leur 
donner  du  pain;  et  comme  on  ne  pouvait  pas  dire  après  tout  que 
j'eusse  refusé  cette  pension,  il  soutint  que,  puisqu'on  avait  paru  dis- 
posé a  nie  l'accorder,  je  devais  la  solliciter  et  l'obtenir,  à  quelque 
prix  que  ce  fût.  Quoique  je  fusse  touché  de  son  zèle,  je  ne  pus 
goûter  ses  maximes,  et  nous  eûmes  à  ce  sujet  une  dispute  très-vive, 


1-1 VRI     II  I    I  I  I  l    M  l 

la  première  que  j'aie  eue  avec  lui  ;  ei  nou    n'en  avon    jamais  eu  que 
de  cette  espèce,  lui  me  prescrivani  ce  qu'il  prétendait  que  je  devais 
faire,  et  moi  m'en  défendant  parce  que  je  croyais  ne  le  devoii  pas. 
Il  était  tard  quand  nous  nous  quittâmes.  Je  voulus  le  mener  si 
per  chez  madame  d'Epinay,  il  ne  le  voulut  point;  et,  quelque  effort 

que  le  désir  d'unir  tous  ceux  que  j'aime  m'ait  lait  faire  en  divers 
temps  pour  l'engager  à  ht  voir,  jusqu'à  la  mener  a  sa  porte  qu'il  nous 
tint  fermée,  il  s'en  est  toujours  défendu,  ne  parlant  d'elle  qu'en  ter- 
mes très-méprisants.  Ce  ne  lut  qu'après  ma  brouillerie  avec  elle  et 
avec  lui  qu'ils  se  lièrent  et  qu'il  commença  d'en  parler  avec  honneur. 
Depuis  lors  Diderot  et  (irimm  semblèrent  prendre  a  tache  d'alié- 
ner de  moi  les  gouvemeuses,  leur  faisant  entendre  que  si  elles 
n'étaient  pas  plus  à  leur  aise,  c'était  mauvaise  volonté  de  ma  part, et 
qu'elles  ne  feraient  jamais  rien  avec  moi.  Us  tachaient  de  les  engager 
à  me  quitter,  leur  promettant  un  retirât  de  sel,  un  bureau  de  tabac 
et  je  ne  sais  quoi  encore,  par  le  crédit  de  madame  d'Epinay.  Ils  vou- 
lurent même  entraîner  Duclos  ainsi  que  d'Holbach  dans  leur  lieue- 
mais  le  premier  s'y  refusa  toujours.  J'eus  alors  quelque  vent  de  tout 
ce  manège;  mais  je  ne  l'appris  bien  distinctement  que  longtemps 
après,  et  j'eus  souvent  à  déplorer  le  zèle  aveugle  et  peu  discret  de  mes 
amis,  qui,  cherchant  à  me  réduire,  incommodé  comme  j'étais,  à  la 
plus  triste  solitude,  travaillaient  dans  leur  idée  à  me  rendre  heureux 
par  les  moyens  les  plus  propres  en  effet  à  nie  rendre  misérable. 
Le  carnaval  suivant,  1753,  le  Devin  fut  joué  à  Paris,  et  j'eus  le 
temps,  dans  cet  intervalle,  d'en  faire  l'ouverture  et  le  divertissement. 
Ce  divertissement,  tel  qu'il  est  gravé,  devait  elle  en  action  d'un  bout 
à  l'autre  et  dans  un  sujet  suivi,  qui,  selon  moi,  fournissait  des  ta- 
bleaux très-agréables.  Mais  quand  je  proposai  cette  idée  à  l'Opéra,  on 
ne  m'entendit  seulement  pas.  et  il  fallut  coudre  des  chants  et  des 
danses  à  l'ordinaire  :  cela  lit  que  ce  divertissement,  quoique  plein 
d'idées  charmantes,  qui  ne  déparent  point  les  scènes,  réussit  très- 
médiocrement.  J'otai  le  récitatif  de  Jelyotte,  et  je  rétablis  le  mien, 
tel  que  je  l'avais  fait  d'abord  et  qu'il  est  gravé:  et  ce  récitatif,  un  peu 
raneise.  je  l'avoue,  c'est-à-dire  traîné  par  les  acteurs,  loin  de  cho- 
quer personne,  n'a  pas  moins  réussi  que  les  airs,  ci  a  paru,  même  au 
public,  tout  aussi    bien   fait   pour   le   moins.  Je    dédiai    ma    pièce    a 

T  O  H  E    1 1 .  |  ^ 


I   ONI  l  SSIONS    DE   I.-J.    ROI    ---I    VI  . 

M.  Duclos  qui  l'avait  protégée,  et  je  déclarai  que  ce  serait  ma  seule 
dédicace.  J'en  ai   pourtant  l'ait  une  seconde  avec  son  consentement; 

mais  il  a  dû  se  tenir  encore  plus  honoré  de  cette  exception,  que  si  je 
n'en  avais  fait  aucune. 

]  ai  sur  cette  pièce  beaucoup  d'anecdotes,  sur  lesquelles  eies  cho- 
ses plus  importantes  à  dire  ne  me  laissent  pas  le  loisir  de  m'étendre 
ici.  .l'y  reviendrai  peut-être  un  jour  dans  le  supplément.  Je  n'en 
saurais  pourtant  omettre  une.  qui  peut  avoir  trait  à  tout  ce  qui  suit. 
Je  \isitais  un  jour  dans  le  cabinet  du  baron  d'Holbach  sa  musique; 
après  en  avoir  parcouru  de  beaucoup  d'espèces,  il  me  dit,  en  me 
montrant  un  recueil  de  pièces  de  clavecin  :  Voilà  des  pie-ces  qui  ont 
imposées  pour  moi:  elles  sont  pleines  de  goût,  bien  chantantes; 
personne  ne  les  connaît  ni  ne  les  verra  que  moi  seul.  Vous  en  devriez 
choisir  quelqu'une  pour  l'insérer  dans  votre  divertissement.  Ayant 
dans  la  tète  des  sujets  d'airs  et  des  symphonies  beaucoup  plus  que 
je  n'en  pouvais  employer,  je  me  souciais  très-peu  des  siens.  Cepen- 
dant il  me  pressa  tant,  que  par  complaisance  je  choisis  une  pastorelle 
que  j'abrégeai,  et  que  je  mis  en  trio  pour  l'entrée  des  compagnes  de 
Colette.  Quelques  mois  après,  et  tandis  qu'on  représentait  le  Devin, 
entrant  un  jour  chez  Grimm,  je  trouvai  du  monde  autour  de  son  cla- 
vecin, d'où  il  se  leva  brusquement  à  mon  arrivée.  En  regardant  ma- 
chinalement sur  son  pupitre,  j'y  vis  ce  même  recueil  du  baron  d'Hol- 
bach, ouvert  précisément  à  cette  même  pièce  qu'il  m'avait  pressé 
de  prendre,  en  m'assurant  qu'elle  ne  sortirait  jamais  de  ses  mains. 
Quelque  temps  après  je  vis  encore  ce  même  recueil  ouvert  sur  le 
clavecin  de  M.  d'Épinay,  un  jour  qu'il  avait  musique  chez  lui.  Grimm 
ni  personne  n'a  jamais  parlé  de  cet  air,  et  je  n'en  parle  ici  moi- 
même  que  parce  qu'il  se  répandit  quelque  temps  après  un  bruit  que 
je  n'étais  pas  l'auteur  du  Devin  du  village.  Comme  je  ne  fus  jamais 
un  grand  croque-note,  je  suis  persuadé  que  sans  mon  Dictionnaire 
de  musique  on  aurait  dit  à  la  fin  que  je  ne  la  savais  pas. 

<.»  telque   temps  avant   qu'on   donnât  le  Devin  du  village,  il  était 

.irrivé  à   Paris  des    boutions   italiens,  qu'on  fit  jouer  sur   le   théâtre 

de    l'Opéra,   sans   prévoir   l'effet    qu'ils   y   allaient    faire.    Quoiqu'ils 

nt  détestables,  et  que  l'orchestre,  alors  très-ignorant,  estropiât  à 

plaisir  les  pièces  qu'ils  donnèrent,  elles  ne  laissèrent  pas  de  laite  à 


LIVRI      II  I    I  I  1  I    Ml 


l'Opéra  français  un  tort  qu'il  n'a  jamais  réparé.  La  comparaison  de 
ces  deux  musiques,  entendues  le  même  jour  sur  le  même  théâtre, 
déboucha  les  oreilles  françaises  :  il  n'j  en  eut  point  qui  pût  endurei 
la  tratnerie  de  leur  musique,  après  l'accent  vil  et  marqué  de  l'ita- 
lienne :  sitôt  que  les  bouffons  avaient  fini,  tout  s'en  allait.  On  lut 
forcé  de  changer  l'ordre,  et  de  mettre  les  bouffons  .1  la  fin.  (  >n  don 
nait  Eglé,  Pygvtalion,  le  Sylphe;  rien  ne  tenait.  Le  seul  Devin  du 
pillage  soutint  la  comparaison,  et  plut  encore  après  la  Servapadrona. 
Quand  je  composai  mon  intermède,  j'avais  l'esprit  rempli  de  ceux- 
là;  ce  furent  eux  qui  m'en  donnèrent  l'idée,  et  jetais  bien  éloigné  de 
prévoir  qu'on  les  passerait  en  revue  à  côté  de  lui.  Si  j'eusse  été  un 
pillard,  que  de  vols  seraient  alors  devenus  manifestes,  et  combien  on 
eût  pris  soin  de  les  faire  sentir!  Mais  rien  :  on  a  eu  beau  faire,  on  n'a 
pas  trouve  dans  ma  musique  la  moindre  réminiscence  d'aucune 
autre:  et  tous  mes  chants,  compares  aux  prétendus  originaux,  se  s,, ut 
trouves  aussi  neufs  que  le  caractère  de  musique  que  j'avais  créi  S 
l'on  eût  mis  Mondonville  ou  Rameau  à  pareille  épreuve,  ils  n'en  se- 
raient sortis  qu'en  lambeaux. 

Les  boulions  firent  à  la  musique  italienne  des  sectateurs  très 
ardents.  Tout  Paris  se  divisa  en  deux  partis  plus  échauffés  que  s'il  se 
fût  agi  d'une  affaire  d'État  ou  de  religion.  L'un  plus  puissant,  plus 
nombreux,  compose  des  grands,  des  riches  et  des  femmes,  soutenait 
la  musique  française;  l'autre,  plus  vif,  plus  lier,  plus  enthousiaste, 
était  compose  des  vrais  connaisseurs,  des  gens  à  talents,  des  hommes 
de  génie.  Son  petit  peloton  se  rassemblait  à  !'(  )pera,  sous  la  loge  de  la 
reine.  L'autre  parti  remplissait  tout  le  reste  du  parterre  et  de  la  salle: 
mais  son  foyer  principal  était  sous  la  loge  du  roi.  Voilà  d'où  vinrent 
ces  noms  de  partis  célèbres  dans  ce  temps-là,  de  coin  du  roi  et  de  coin 
de  la  reine.  La  dispute,  en  s'animant,  produisit  des  brochures.  Le 
coin  du  roi  voulut  plaisanter:  il  fut  moqué  parle  Petit  Prophète:  il 
voulut  se  mêler  de  raisonner:  il  fut  écrase  par  la  Lettre  sur  la  musi- 
que française.  Ces  deux  petits  écrits,  l'un  de  Grimm,  et  l'autre  de- 
moi,  sont  les  seuls  qui  survivent  à  cette  querelle:  tous  les  autres 
sont  déjà  morts. 

Mais   le   Petit  Prophète,  qu'on    s'obstina   longtemps  à  m'attribuer 
malgré  moi,  fut  pris  en  plaisanterie,  et  ne  lit  pas  la  moindre  peine  à 


I  0  N  1  l  S  S I O  N  S    DE  J.  -  J.    ROUSSI    VI  . 

auteur,  au  lieu  que  la  Lettre  sur  la  musique  fut  prise  au  sérieux, 

ntrc  moi  toute  la  nation,  qui  se  crut  offensée  dans  sa  mu- 
sique. I.a  description  de  l'incroyable  effet  de  cette  brochure  serait 
digne  de  la  plume  de  Tacite.  C'était  le  temps  de  la  grande  querelle 
du  parlement  et  du  clergé.  Le  parlement  venait  d'être  exilé  ;  la  fer- 
mentation était  au  comble  :  tout  menaçait  d'un  prochain  soulève- 
ment. I.a  brochure  parut,  à  l'instant  toutes  les  autres  querelles  furent 
oubliées  :  on  ne  songea  qu'au  péril  de  la  musique  française,  et  il  n'y 
eut  plus  de  soulèvement  que  contre  moi.  Il  fut  tel.  que  la  nation  n'en 
est  jamais  bien  revenue.  A  la  cour  on  ne  balançait  qu'entre  la  Bastille 
et  l'exil  ;  et  la  lettre  de  cachet  allait  être  expédiée,  si  M.  de  Yoycr  n'en 
eût  fait  sentir  le  ridicule.  Quand  on  lira  que  cette  brochure  a  peut-être 
empêché  une  révolution  dans  l'État,  on  croira  rêver,  ("est  pourtant 
une  vérité  bien  réelle,  que  tout  Paris  peut  encore  attester,  puisqu'il 
n'y  a  pas  aujourd'hui  plus  de  quinze  ans  de  cette  singulière  anec- 
dote. 

Si  l'on  n'attenta  pas  à  ma  liberté,  l'on  ne  m'épargna  pas  du 
moins  les  insultes;  ma  vie  même  fut  en  danger.  L'orchestre  de 
l't  Ipéra  tit  l'honnête  complot  de  m'assassiner  quand  j'en  sortirais. 
On  me  le  dit.  je  n'en  fus  que  plus  assidu  à  l'Opéra,  et  je  ne  sus  que 
temps  après  que  M.  Ancelet.  officier  des  mousquetaires,  qui 
avait  de  l'amitié  pour  moi,  avait  détourné  l'effet  du  complot  en  me 
faisant  escorter  à  mon  insu  à  la  sortie  du  spectacle.  La  ville  venait 
d'avoir  la  direction  de  l'Opéra.  Le  premier  exploit  du  prévôt  des 
marchands  fut  de  me  faire  ôter  mes  entrées,  et  cela  de  la  façon  la 
plus  malhonnête  qu'il  fût  possible,  c'est-à-dire  en  me  les  faisant  re- 
fuser publiquement  à  mon  passage;  de  sorte  que  je  fus  obligé  de 
prendre  un  billet  d'amphithéâtre,  pour  n'avoir  pas  l'affront  de  m'en 
retourner  ce  jour-là.  L'injustice  était  d'amant  plus  criante,  que  le 
seul  prix  que  j'avais  mis  a  ma  pièce,  en  la  leur  cédant,  était  mes  en- 
trées a  perpétuité:  car  quoique  ce  fût  un  droit  pour  tous  les  auteurs, 
et  que  j'eusse  ce  droit  a  double  titre,  je  ne  laissai  pas  de  le  stipuler 
expressément  en  présence  de  M.  Duclos.  11  est  vrai  qu'on  m'envoya 
pour  mes  honoraires,  par  le  caissier  de  l'Opéra,  cinquante  louis  que 
je  n'avais  pas  demandés  :  mais  outre  que  ces  cinquante  louis  ne  fa i - 
•  t  pas  même  la  somme  qui  me   revenait  dans  les  règles,  ce  pave- 


LIVR1     HUITIÈME. 

ment  n'avait  rien  de  commun  avec  le  droit  d'entrées  formellement 
stipule,  et  qui  en  était  entièrement  indépendant.  Il  y  avait  dans  ce 
procédé  une  telle  complication  d'iniquité  et  de  brutalité,  que  le  pu- 
blic, alors  dans  sa  plus  grande  animosité  contre  moi,  ne  lai  sa  pa 
d'en  être  unanimement  choqué;  et  tel  qui  m'avait  insulte  la  veille 
criait  le  lendemain  tout  haut,  dans  la  salle,  qu'il  était  honteux  d 
ainsi  les  entrées  à   un   auteur  qui  les  avait    si    bien   méritées    et    qui 

pouvait  même  les  réclamer  pour  di:u\.  Tant  est  juste  le  proverbe 
italien,  qu'ognun  ama  la giusti\ia  in  cosa  d'altrui! 

Je  n'avais  là-dessus  qu'un  parti  a  prendre,  c'était  de  réclamei 
mon  ouvrage,  puisqu'un  m'en  ôtait  le  prix  convenu.  J'écrivis  pour 
cet  effet  à  M.  d'Argenson  qui  avait  le  département  de  l'Opéra;  et  je 
joignis  à  ma  lettre  un  mémoire  qui  était  sans  réplique,  et  qui  de- 
meura sans  réponse  et  sans  effet,  ainsi  que  ma  lettre.  I.e  silence  de 
cet  homme  injuste  me  resta  sur  le  cœur,  et  ne  contribua  pas  à  aug- 
menter l'estime  très-médiocre  que  j'eus  toujours  pour  son  caractère 
et  pour  ses  talents.  C'est  ainsi  qu'on  a  gardé  ma  pièce  a  l'Opéra,  en 
me  frustrant  du  prix  pour  lequel  je  l'avais  cédée.  Du  faible  au  fort, 
ce  serait  voler;  du  fort  au  faible,  c'est  seulement  s'approprier  le  bien 
d'autrui. 

Quant  au  produit  pécuniaire  de  cet  ouvrage,  quoiqu'il  ne  m'ait 
pas  rapporté  le  quart  de  ce  qu'il  aurait  rapporté  dans  les  mains  d'un 
autre,  il  ne  laissa  pas  d'être  assez  grand  pour  me  mettre  en  état  de 
subsister  plusieurs  années,  et  suppléer  à  la  copie,  qui  allait  i 
assez  mal.  J'eus  cent  louis  du  roi,  cinquante  de  madame  de  Pompa- 
dour  pour  la  représentation  de  Belle-Vue,  où  elle  lit  elle-même  le 
Colin,  cinquante  de  l'Opéra,  et  cinq  cents  francs  de  Pissot  pour  la 
gravure;  en  sorte  que  cet  intermède,  qui  ne  me  coûta  que  cinq  ou 
six  semaines  de  travail,  me  rapporta  presque  autant  d'argent,  mal- 
gré mon  malheur  et  ma  balourdise,  que  m'en  a  rapporté  depuis 
l'Emile,  qui  m'avait  coûté  vingt  ans  de  méditation  et  trois  ans  Je 
travail.  Mais  je  payai  bien  l'aisance  pécuniaire  ou  me  mit  cette  pièce, 
par  les  chagrins  infinis  qu'elle  m'attira  :  elle  fut  le  germe  des  secrètes 
jalousies  qui  n'ont  éclate  que  longtemps  après.  Depuis  son  succès, 
je  ne  remarquai  plus  ni  dans  Grimm,  ni  dans  Diderot,  ni  dans  pres- 
que aucun   des  gens  de   lettres  de  ma  connaissance.  Cette  cordialité. 


I   ON]  I   SSIONS    l'I     J.-J.    ROUSSEAU. 

cette  franchise,  ce  plaisir  de  me  voir,  que  j'avais  cru  trouver  en  eux 
jusqu'alors.  Des  que  je  paraissais  chez  le  baron,  la  conversation  ces- 
sait d'être  générale.   On  se  rassemblait  par  pet i t s  pelotons,  on  se 

chuchotait  à  l'oreille,  et  je  lestais  seul  sans  savoir  a  qui  parler. 
J'endurai  longtemps  ce  choquant  abandon;  et  voyant  que  ma- 
dame d'Holbach,  qui  était  douce  et  aimable,  me  recevait  toujours 
bien,  je  supportais  les  grossièretés  de  son  mari,  tant  qu'elles  furent 
supportables  :  mais  un  jour  il  m'entreprit  sans  sujet,  sans  prétexte, 
et  avec  une  telle  brutalité,  devant  Diderot,  qui  ne  dit  pas  un  mot, 
et  devant  Margency,  qui  m'a  dit  souvent  depuis  lors  avoir  admiré  la 
douceur  et  la  modération  de  mes  réponses,  qu'enfin  chassé  de  chez  lui 
par  ce  traitement  indigne,  je  sortis,  résolu  de  n'y  plus  rentrer.  Cela 
ne  m'empêcha  pas  de  parler  toujours  honorablement  de  lui  et  de  sa 
maison;  tandis  qu'il  ne  s'exprimait  jamais  sur  mon  compte  qu'en  ter- 
mes outrageants,  méprisants,  sans  me  désigner  autrement  que  para' 
petit  cuistre,  et  sans  pouvoir  cependant  articuler  aucun  tort  d'aucune 
espèce  que  j'aie  eu  jamais  a\  ec  lui.  ni  avec  personne  à  qui  il  prît  inté- 
rêt. Voilà  comment  il  finit  par  vérifier  mes  prédictions  et  mes  craintes. 
;  moi,  je  crois  que  mesdits  amis  m'auraient  pardonné  de  faire  des 
livres,  et  d'excellents  livres,  parce  que  cette  gloire  ne  leur  était  pas 
étrangère:  mais  qu'ils  ne  purent  me  pardonner  d'avoir  fait  un  opéra, 
ni  les  succès  brillants  qu'eut  cet  ouvrage,  parce  qu'aucun  d'eux  n'était 
en  état  de  courir  la  même  carrière,  ni  d'aspirer  aux  mêmes  honneurs. 
Duclos  seul,  au-dessus  de  cette  jalousie,  parut  même  augmenter 
d'amitié  pour  moi,  et  m'introduisit  chez  mademoiselle  Quinault,  où 
je  trouvai  autant  d'attentions,  d'honnêtetés,  de  caresses,  que  j'avais 
peu  trouvé  tout  cela  chez  M.  d'Holbach. 

Tandis  qu'on  jouait  le  Devin  du  village  à  l'Opéra,  il  était  aussi 
question  de  son  auteur  a  la  Comédie  française,  mais  un  peu  moins 
heureusement.  N'ayant  pu.  dans  sept  ou  huit  ans.  faire  jouer  mon 
Narcisse  aux  Italiens,  je  m'étais  dégoûté  de  ce  théâtre,  par  le  mauvais 
jeu  des  acteurs  dans  le  français;  et  j'aurais  bien  voulu  avoir  fait  passer 
ma  pièce  aux  Français,  plutôt  que  chez  eux.  Je  parlai  de  ce  désir  au 
comédien  la  Noue,  avec  lequel  j'avais  fait  connaissance,  et  qui.  comme 
on  sait,  était  homme  de  mérite  et  auteur.  Narcisse  lui  plut,  il  se 
chargea    de   le  faire   jouer  anonyme;   et   en   attendant    il    me   procura 


I    I  Y  k  I     1 1  l    1  I  I  I   M  I  .  ,  ,  , 

les  entrées,  qui  me  furent  d'un  grand  agrément,  cui  j'ai  toujours 
féré  le  Théâtre-Français  aux  deux  autn  l  pièce  fut  reçue  avec 
applaudissement,  et  représentée  sans  qu'on  en  nommât  l'auteur;  nui* 
j'ai  lieu  de  croire  que  les  comédiens  et  bien  d'autres  ne  l'ignoraient 
pas.  Les  demoiselles  Gaussin  et  Grandval  jouaient  les  rôles  d'amou- 
reuses; et  quoique  l'intelligence  du  tout  lui  manquée  à  mon  a\is.  un 
ne  pouvait  pas  appeler  cela  une  pièce  absolument  mal  jouée.  Toute- 
fois je  fus  surpris  et  touche  de  l'indulgence  du  public,  qui  eut  la 
patience  de  l'entendre  tranquillement  d'un  bout  à  l'autre,  et  d'en 
souffrir  même  une  seconde  représentation,  sans  donner  le  moindre 
signe  d'impatience.  Pour  moi,  je  m'ennuyai  tellement  a  la  première. 
que  je  ne  pus  tenir  jusqu'à  la  tin;  et,  sortant  du  spectacle,  j'entrai  au 
cale  de  Procope,  où  je  trouvai  Boissy  et  quelques  autres,  qui  proba- 
blement s'étaient  ennuyés  comme  moi.  Là,  je  dis  hautement  mon 
peccavi,  m'avouant  humblement  ou  fièrement  l'auteur  de  la  pièce  et  en 
parlant  Comme  tout  le  monde  en  pensait.  Cet  aveu  public  de  l'auteut 
d'une  mauvaise  pièce  qui  tombe  fut  fort  admiré,  et  me  parut  très-peu 
pénible.  J'y  trouvai  même  un  dédommagement  d'amour-propre  dans 
le  courage  avec  lequel  il  fut  fait;  et  je  crois  qu'il  y  eut  en  cette  occa- 
sion plus  d'orgueil  à  parler,  qu'il  n'y  aurait  eu  de  sotte  honte  à  se 
taire.  Cependant,  comme  il  était  sur  que  la  pièce,  quoique  glacée  a 
la  représentation,  soutenait  la  lecture,  je  la  lis  imprimer;  et  dans  la 
préface,  qui  est  un  de  mes  bons  écrits,  je  commençai  de  mettre  à  de- 
couvert  mes  principes,  un  peu  plus  que  je  n'avais  fait  jusqu'alors. 

.l'eus  bientôt  occasion  de  les  développer  tout  a  lait  dans  un  0UVJ 
de  plus  grande  importance;  car  ce  fut.  je  pense,  en  cette  année  1753, 
que  parut  le  programme  de  l'Académie  de  Dijon  sur  l'Origine  de  l'iné- 
galité parmi  les  hommes.  Frappé  de  cette  grande  question,  je  fus 
surpris  que  cette  académie  eût  osé  la  proposer;  mais  puisqu'elle  avait 
eu  ce  courage,  je  pouvais  bien  avoir  celui  de  la  traiter,  et  je  l'entrepris. 

Pour  méditer  à  mon  aise  ce  grand  sujet,  je  lis  à  Saint-Germain 
un  voyage  de  sept  ou  huit  jours,  avec  Thérèse,  noire  hôtesse,  qui 
était  une  bonne  femme,  et  une  de  ses  amies.  Je  compte  cette  prome- 
nade pour  une  des  plus  agréables  de  ma  vie.  Il  faisait  très  beau  ;  ces 
bonnes  femmes  se  chargèrent  des  soins  et  de  la  dépense:  Thérèse 
s'amusait  avec  elles:  et  moi.  sans  souci   de  rien,  je  venais  m'égayer 


I   0N1  l   S  SI  ON  S    DE   J.-J.    ROUSSEAl 

sans  .  ix  heures  des  repas.  Tout  le  reste  du  jour,  enfoncé  dans 

rêt,  j'j  cherchais,  \'\  trouvais  l'image  des  premiers  temps,  dont 
je  traçais  fièrement  l'histoire;  je  faisais  main  basse  sur  les  petits  men- 
des  hommes;  j'osais  dévoilei  à  nu  leur  nature,  suivre  le  pro- 
gi  es  du  temps  et  «.les  choses  qui  l'ont  défigurée,  et  comparant  l'homme 
«.le  l'homme  avec  l'homme  naturel,  leur  montrer  dans  s, m  perfection- 
nement prétendu  la  véritable  source  de  ses  misères.  Mon  âme,  exaltée 
par  ces  contemplations  sublimes,  s'élevait  auprès  de  la  Divinité;  et 
voyant  de  là  mes  semblables  suivre,  dans  l'aveugle  route  de  leurs 
.  celle  de  leurs  erreurs,  de  leurs  malheurs,  de  leurs  crimes, 
je  leur  criais  d'une  faible  voix  qu'ils  ne  pouvaient  entendre  :  Insensés, 
qui  VOUS  plaigne/  sans  cesse  de  la  nature,  apprenez  que  tous  vos 
maux  \ous  viennent  de  vous! 

De  ces  méditations  résulta  le  discours  sur  l'Inégalité,  ouvrage  qui 
fut  plus  du  goût  de  Diderot  que  tous  mes  autres  écrits,  et  pour  lequel 
conseils  me  furent  le  plus  utiles,  mais  qui  ne  trouva  dans  toute 
l'Europe  que  peu  de  lecteurs  qui  l'entendissent,  et  aucun  de  ceux-là 
qui  voulût  en  parler.  11  avait  été  fait  pour  concourir  au  prix  :  je  l'en- 
voyai donc,  mais  sûr  d'avance  qu'il  ne  l'aurait  pas,  et  sachant  bien 
que  ce  n'est  pas  pour  des  pièces  de  cette  étoffe  que  sont  fondés  les 
prix  des  académies. 

Cette  promenade  et  cette  occupation  firent  du  bien  à  mon  hu- 
meur et  à  ma  santé.  Il  y  avait  déjà  plusieurs  années  que,  tourmenté 
de  ma  rétention  d'urine,  je  m'étais  li\ré  tout  à  fait  aux  médecins, 
qui,  sans  alléger  mon  mal,  avaient  épuisé  mes  forces  et  détruit  mon 
tempérament.  Au  retour  de  Saint-Germain,  je  nie  trouvai  plus  de 
forces  et  me  sentis  beaucoup  mieux.  Je  suivis  cette  indication,  et, 
lu  de  guérir  ou  mourir  sans  médecins  et  sans  remèdes,  je  leur 
dis  adieu  pour  jamais,  et  je  me  mis  à  vivre  au  jour  la  journée,  restant 
coi  quand  je  ne  pouvais  aller,  et  marchant  sitôt  que  j'en  avais  la 
force.  Le  train  de  Paris  parmi  les  gens  à  prétentions  était  si  peu  dé- 
mon goût;  les  cabales  des  gens  de  lettres,  leurs  honteuses  querelles. 
leur  peu  de  bonne  foi  dans  leurs  livres,  leurs  airs  tranchants  dans  le 
monde,  m'étaient  si  odieux,  si  antipathiques,  je  trouvais  si  peu  de 
douceur,  d'ouverture  de  cœur,  de  franchise  dans  le  Commerce  même 
de  nies  amis,  que,  rebute  de  cette  vie  tumultueuse,  je  commençais  à 


1 . 1  \  R  !     H  U ITI  KM  I 

soupirer  ardemment  après  le  séjoui  de  la  cam|  t,  >yani 

pas  que  mon  métier  me  permît  de  m'y  établir,  j'y  courais  du  moins 
passer  les  heures  que   j'avais   de  libres.    Pendant   plusieui 
d'abord  après  mon  dîner  j'allais  me  promener  seul  au  buis  de  I'. 
logne,  méditant  des  sujets  d'ouvrages,  et  je  ne  revenais  qu'à  la  nuit. 

Gauffecourt,  avec  lequel  j'étais  alors  extrêmement  lié,  se  voyant 
oblige  d'aller  à  Genève  pour  son  emploi,  me  proposa  ce  voyage  :  j'y 
consentis.  Je  n'étais  pas  assez  bien  pour  nie  passer  des  s,,ins  de  la 
gouverneuse  :  il  tut  décidé  qu'elle  serait  du  voyage,  que  sa  mère 
garderait  la  maison;  et,  tous  nos  arrangements  pris,  nous  partîmes 
tous  trois  ensemble  le   i"  juin   17?  |. 

Je  dois  noter  ce  voyage  comme  l'époque  de  la  première  expérience 
qui,  jusqu'à  l'âge  de  quarante-deux  ans  que  j'axais  alors,  ail 
atteinte  au  naturel  pleinement  confiant  avec  lequel  j'étais  né.  et  au- 
quel je  m'étais  toujours  livré  sans  réserve  et  sans  inconvénient.  Nous 
axions  un  carrosse  bourgeois  qui  nous  menait,  avec  les  mêmes  che- 
vaux, à  très-petites  journées,  .le  descendais  et  marchais  souvent  à 
pied.  A  peine  étions-nous  à  la  moitié  de  notre  route,  que  Thérèse 
marqua  la  plus  grande  répugnance  a  rester  seule  dans  la  voiture  avec 
Gauffecourt,  et  que  quand,  malgré  ses  prières,  je  voulais  descendre, 
elle  descendait  et  marchait  aussi.  .le  la  grondais  longtemps  de  ce  ca- 
price, et  même  je  m'y  opposai  tout  à  fait,  jusqu'à  ce  qu'elle  se  vit 
forcée  enfin  à  m'en  déclarer  la  cause.  .L-  crus  rêver,  je  tombai  des 
nues,  quand  j'appris  que  mon  ami  M.  de  Gauffecourt,  âgé  de  plus  de 
soixante  ans,  podagre,  impotent,  use  de  plaisirs  et  de  jouissances, 
travaillait  depuis  notre  départ  à  corrompre  une  personne  qui  n'était 
plus  ni  belle  ni  jeune,  qui  appartenait  a  son  ami;  et  cela  par  les 
moyens  les  plus  bas,  les  plus  honteux,  jusqu'à  lui  présenter  sa 
bourse,  jusqu'à  tenter  de  rémouvoir  par  la  lecture  d'un  livre  abomi- 
nable, et  par  la  vue  des  figures  infâmes  dont  il  était  plein.  Thérèse, 
indignée,  lui  lança  une  fois  son  vilain  livre  par  la  portière  ;  et  j'appris 
que,  le  premier  jour,  une  violente  migraine  m'ayant  fait  aller  coucher 
sans  souper,  il  avait  employé  tout  le  temps  de  ce  tête-à-tête  a  des 
tentatives  et  des  manœuvres  plus  dignes  d'un  satyre  et  d'un  bouc, 
que  d'un  honnête  homme  auquel  j'avais  confié  ma  compagne  et  moi- 
même.  Quelle   surprise'  quel    serrement  de  cœur  tout  nouveau   pour 


ON     I   5SI0NS   DE   J.-J.    ROUSSI   AU. 

mi>i  '  Moi  qui  jusqu'alors  avais  cru  l'amitié  inséparable  de  tous  les 
sentiments  aimables  et  nobles  qui  font  tout  son  charme,  pour  la 
première  fois  de  ma  vie  je  me  vois  forcé  de  l'allier  au  dédain,  et 
d'ôter  ma  confiance  et  mon  estime  à  un  homme  que  j'aime  et  dont 
je  me  crois  aime!  Le  malheureux  me  cachait  sa  turpitude.  Pour  ne 
pas  exposer  Thérèse,  je  me  vis  forcé  de  lui  cacher  mon  mépris,  et  de 
receler  au  fond  de  mon  cœur  des  sentiments  qu'il  ne  devait  pas  con- 
naître. Douce  et  sainte  illusion  de  l'amitié!  Gauffecourt  leva  le  pre- 
mier   ton    voile  à    mes  yeux.    Que  de   mains  cruelles  l'ont   empêche 

depuis  lors  de  retoml 

\  Lyon  je  quittai  Gauffecourt,  pour  prendre  ma  route  par  la 
S  lie,  ne  pouvant  me  résoudre  à  passer  derechef  si  près  de  maman 
.  la  revoir.  Je  la  revis...  Dans  quel  état,  mon  Dieu!  Quel  avilis- 
sement! Que  lui  restait-il  de  sa  vertu  première:  Était-ce  la  même 
madame  de  Warens,  jadis  si  brillante,  à  qui  le  cure  Pontvcrrc  m'avait 
adresse;  Que  mon  cœur  fut  navré!  Je  ne  vis  plus  pour  elle  d'autres 

lurces  que  de  se  dépayser.  Je  lui  réitérai  vivement  et  vainement 
les  instances  que  je  lui  avais  laites  plusieurs  fois  dans  mes  lettres,  de 
venir  vivre  paisiblement  avec  moi,  qui  voulais  consacrer  mes  jours 
et  ceux  de  Thérèse  à  rendre  les  siens  heureux.  Attachée  à  sa  pension, 
dont  cependant,  quoique  exactement  payée,  elle  ne  tirait  plus  rien 
depuis  longtemps,  elle  ne  m'écouta  pas.  Je  lui  lis  encore  quelque  lé- 
gère part  de  ma  bourse,  bien  moins  que  je  n'aurais  dû,  bien  moins 
que  je    n'aurais    fait,  si    je  n'eusse  été  parfaitement   sûr  qu'elle    n'en 

ferait  pas  d'un  sou.  Durant  mon  séjour  à  Genève  elle  tit  un 
voyage  en  Chablais,  et  vint  me  voira  Grange-Canal.  Elle  manquait 
d'argent  pour  achever  son  voyage  :  je  n'avais  pas  sur  moi  ce  qu'il 
fallait  pour  cela;  je  le  lui  envoyai  une  heure  après  par  Thérèse. 
Pauvre  maman  !  Que  je  dise  encore  ce  trait  de  son  cœur.  Il  ne 
lui  restait  p<  m  dernier  bijou  qu'une  petite  bague;  elle  l'ota  de  son 
doigt  pour  la  mettre  à  celui  de  Thérèse,  qui  la  remit  à  l'instant  au 
sien,  en  baisant  cette  noble  main  qu'elle  arrosa  de  ses  pleurs.  Ah  ! 
c'était  alors  le  moment  d'acquitter  ma  dette.  Il  fallait  tout  quitter 
pour  la  suivre,  m'attacher  à  elle  jusqu'à    sa  dernière   heure,   et   par- 

■  son  sort,  quel  qu'il  fût.  Je  n'en  lis  rien.  Distrait  par  un  autre 
attachement,  je    sentis  relâcher  le  mien    pour  elle,   faute  d'espoir  de 


LIVRE  HUITIÈME.  ni 

pouvoir  le  lui  rendre  utile.  Je  gémis  sur  elle  et  ne  la  suivis  pas,  I' 
tous  les  remords  que  j'ai  sentis  en  ma  iilà   le   plus  vif  et  le 

plus  permanent.  Je  méritai  par  là  les  châtiments  terrible  puis 

lors  n'ont  cesse  de  m'accabler  :  puissent-ils  avoir  expié  mon  ii 
titude!  Elle  tut  dans  ma  conduite;  mais  elle  a  trop  déchiré   mon 
cœur  pour  que  jamais  ce  cœur   ait  été  celui  d'un  ingrat. 

Avant  mon  départ  de  Paris,  j'avais  esquisse  la  dédicace  de  mon 
Discours  sur  l'Inégalité.  Je  l'achevai  à  Chambéri,  et  la  datai  dt\ 
même  lieu,  jugeant  qu'il  était  mieux,  pour  éviter  toute  chicane,  de- 
île  la  dater  ni  de  France  ni  de  Genève.  Arrivé  dans  cette  ville,  je  me 
livrai  a  l'enthousiasme  républicain  qui  m'y  avait  amené.  Cet  enthou- 
siasme augmenta  par  l'accueil  que  j'y  reçus,  l'été,  caressé  dans  tous 
les  états,  je  me  livrai  tenu  entier  au  zèle  patriotique,  et,  honteux 
d'être  exclu  de  mes  droits  de  citoyen  par  la  profession  d'un  autre- 
culte  que  celui  de  mes  pères,  je  résolus  de  reprendre  ouvertement  ce- 
dernier.  Je  pensais  que  l'Évangile  étant  le  même  pour  tous  les  chré- 
tiens, et  le  fond  du  dogme  n'étant  différent  qu'en  ce  qu'on  se  mêlait 
d'expliquer  ce  qu'on  ne  pouvait  entendre,  il  appartenait  en  chaque 
pays  au  seul  souverain  de  fixer  et  le  culte  et  ce  dogme  inintelligible, 
et  qu'il  était  par  conséquent  du  devoir  du  citoyen  d'admettre  le 
dogme  et  de  suivre  le  culte  prescrit  par  la  loi.  I.a  fréquentation  des 
encyclopédistes,  loin  d'ébranler  ma  foi,  l'avait  affermie  par  mon  aver- 
sion naturelle  pour  la  dispute  et  pour  les  partis.  L'étude  de  l'homme 
et  de  l'univers  m'avait  montré  partout  les  causes  finales  et  l'intelli- 
gence qui  les  dirigeait.  La  lecture  de  la  Bible,  et  surtout  de  l'Evan- 
gile, à  laquelle  je  m'appliquais  depuis  quelques  années,  m'avait  fait 
mépriser  les  basses  et  sottes  interprétations  que  donnaient  à  Jésus- 
Christ  les  gens  les  moins  dignes  de  l'entendre.  En  un  mot,  la  philo- 
sophie, en  m'attachant  à  l'essentiel  de  la  religion,  m'avait  détaché  de- 
ce  fatras  de  petites  formules  dont  les  hommes  l'ont  offusquée.  Ju- 
geant qu'il  n'y  avait  pas  pour  un  homme  raisonnable  deux  manières 
d'être  chrétien,  je  jugeais  aussi  que  tout  ce  qui  est  conforme  et  disci- 
pline était,  dans  chaque  pays,  du  ressort  des  lois.  De  ce  principe  si 
sensé,  si  social,  si  pacifique,  qui  m'a  attiré  de  si  cruelles  persécu- 
tions, il  s'ensuivait  que,  voulant  être  citoyen,  je  devais  être  protes- 
tant, et  rentrer  dans  le  culte  établi  dans  mon  pays.  Je  m'y  déterminai  : 


I   ON  FI  SSIONS    DE   J.-J.    ROI  SSEA1 

je  me  soumis  même  aux  instructions  du  pasteur  de  ta  paroisse  où  je 
.  laquelle  était  hors  de  la  ville.  Je  désirai  seulement  de  n'être 
pas  obligé  de  paraître  en  consistoire.  L'édit  ecclésiastique  cependant 
j  était  formel  :  on  voulut  bien  \  déroger  en  ma  laveur,  et  l'on  nomma 
une  commission  de  cinq  ou  six  membres  pour  recevoir  en  particulier 
ma  profession  de  foi.  Malheureusement  le  ministre  Perdriau,  homme 
aimable  et  doux,  avec  qui  i'etais  lie.  s'avisa  de  me  dire  qu'on  se  ré- 
jouissait de  m'entendre  parler  dans  cette  petite  assemblée.  Cette 
attente  m'effraya  si  fort,  qu'ayant  étudie  jour  et  nuit,  pendant  trois 
semaines,  un  petit  discours  que  j'avais  préparé,  je  me  troublai  lors- 
qu'il fallut  le  réciter,  au  point  de  n'en  pouvoir  pas  dire  un  seul  mot, 
et  je  lis  dans  cette  conférence  le  rôle  du  plus  sot  écolier.  Les  com- 
missaires parlaient  pour  moi  ;  je  répondais  bêtement  oui  et  non; 
ensuite  je  fus  admis  à  la  communion  et  réintégré  dans  mes  droits  de 
citoyen  :  je  fus  inscrit  comme  tel  dans  le  rôle  des  gardes  que  payent 
les  seuls  citoyens  et  bourgeois,  et  j'assistais  à  un  conseil  général 
extraordinaire,  pour  recevoir  le  serment  du  syndic  Mussard.  Je  fus  si 
touché  des  bontés  que  me  témoignèrent  en  cette  occasion  le  conseil, 
msistoire,  et  des  procédés  obligeants  et  honnêtes  de  tous  les 
magistrats,  ministres  et  citoyens,  que,  pressé  par  le  bonhomme  Deluc, 
qui  m'obsédait  sans  cesse,  et  encore  plus  par  mon  propre  penchant, 
je  ne  s«,ngeai  à  retourner  à  Paris  que  pour  dissoudre  mon  ménage, 
mettre  en  règle  mes  petites  allaites,  placer  madame  le  Vasseur  et  son 
mari,  ou  pourvoira  leur  subsistance,  et  revenir  avec  Thérèse  m'éta- 
blira Genève  pour  le  reste  de  mes  jours. 

Cette  résolution  prise,  je  lis  trêve  aux  affaires  sérieuses  pour 
m'amuser  avec  mes  amis  jusqu'au  temps  de  mon  départ.  De  tous  ces 
amusements,  celui  qui  me  plut  davantage  fut  une  promenade  autour 
du  lac,  que  je  lis  en  bateau  avec  Deluc  père,  sa  bru.  ses  deux  fils  et 
ma  Thérèse.  Nous  mimes  sept  jours  a  cette  tournée,  par  le  plus  beau 
temps  du  monde.  J'en  gardai  le  vif  souvenir  des  sites  qui  m'avaient 
frappé  a  l'autre  extrémité  du  lac,  et  dont  je  lis  la  description  quel- 
ques années  après  dans  la  Nouvelle  Héloïse. 

I.es  principales  liaisons  que  je  lis  à  Genève,  outre  les  Deluc, 
dont  j'ai  parlé,  furent  le  jeune  ministre  Ycrnes,  que  j'avais  déjà 
connu  à  P. iris,  et  dont  j'augurais  mieux  qu'il  n'a  valu  dans  la  suite: 


LIVRE  HU1T1ÈMI  M; 

M.  Perdriau,  alors  pasteur  de  campagne,  aujourd'hui  professeui  de 
belles-lettres,  dont  la  société  pleine  de  douceui  et  d'aménité  me  sera 
toujours  regrettable,  quoiqu'il  ait  cru  du  bel  air  de  se  détacher  de 
moi;  M.  Jalabert,  alors  professeur  de  physique,  depuis  conseilla  .1 
syndic,  auquel  je  lus  mon  Discours  sur  l'Inégalité,  mais  non  pas  la 
dédicace,  et  qui  en  parut  transporté;  le  professeur  Lullin,  avec  le- 
quel, jusqu'à  sa  mort,  je  suis  reste  eu  correspondance,  et  qui  m'avait 
même  chargé  d'emplètes  de  livres  pour  la  Bibliothèque;  le  professeui 
Vemet,  qui  nie  tourna  le  dos,  comme  tout  le  inonde,  après  que  je 
lui  eus  donné  des  preuves  d'attachement  et  de  confiance  qui  l'auraient 
dû  toucher,  si  un  théologien  pouvait  être  touche  de  quelque  chose  ; 
Chappuis,  commis  et  successeur  de  Gauffecourt,  qu'il  voulut  sup- 
planter, et  qui  bientôt  fut  supplante  lui-même;  Marcet  de  Mè/ièies, 
ancien  ami  de  mon  père,  et  qui  s'était  montre  le  mien;  mais  qui, 
après  avoir  jadis  bien  mérite  de  la  patrie,  s'étant  fait  auteur  drama- 
tique et  prétendant  aux  deux-cents,  changea  de  maximes  et  devint 
ridicule  avant  sa  mort.  .Mais  celui  de  tous  dont  j'attendis  davantage 
fut  Moultou.  jeune  homme  de  la  plus  grande  espérance  par  ses 
talents,  par  son  esprit  plein  de  feu,  que  j'ai  toujours  aimé,  quoique 
sa  conduite  à  mon  égard  ait  été  souvent  équivoque,  et  qu'il  ait  des 
liaisons  avec  mes  plus  cruels  ennemis,  mais  qu'avec  tout  cela  je  ne 
puis  m'empêcher  de  regarder  encore  comme  appelé  a  être  un  jour  le 
défenseur  de  ma  mémoire,  et  le  vengeur  de  son  ami. 

Au  milieu  de  ces  dissipations,  je  ne  perdis  ni  le  goût  ni  l'habitude 
de  mes  promenades  solitaires,  et  j'en  faisais  souvent  d'assez  grandes 
sur  les  bords  du  lac,  durant  lesquelles  ma  tète,  accoutumée  au  tra- 
vail, ne  demeurait  pas  oisive.  Je  digérais  le  plan  déjà  formé  de  mes 
Institutions  politiques,  dont  j'aurai  bientôt  a  parler;  je  méditais  une 
Histoire  du  Valais,  un  plan  de  tragédie  en  prose,  dont  le  sujet,  qui 
n'était  pas  moins  que  Lucrèce,  ne  m'ôtait  pas  l'espoir  d'atterrer  les 
rieurs,  quoique  j'osasse  laisser  paraître  encore  cette  infortunée,  quand 
elle  ne  le  peut  plus,  sur  aucun  théâtre  français.  Je  m'essayais  en 
même  temps  sur  Tacite,  et  je  traduisis  le  premier  livre  de  son  His- 
toire, qu'on  trouvera  parmi  mes  papiers. 

Après  quatre  mois  de  séjour  a  Genève,  je  retournai  au  mois  d'oc- 
tobre à  Paris,  et  j'évitai  de  passer  par  Lyon,  pour  ne  pas  me  retrou- 

TOMK    II.  I'1 


i  ONI  l  SSIONS   DE    l.l.    ROUSSEAl'. 

ver  en  route  avec  Gauffecourt.  Comme  il  entrait  dans  mes  arrange- 
ments de  ne  revenir  à  Genève  que  le  printemps  prochain,  je  repris 
pendant  l'hiver  mes  habitudes  et  mes  occupations,  dont  la  principale 

fut  Je  voil  les  épreuves  de  mon  Discours  sur  l'Inégalité,  que  je  fai- 
sais imprimei  on  Hollande  par  le  libraire  Rey,  dont  je  venais  défaire 

la  Connaissance  a  (ienève.  Comme  Ce!  ouvrage  était  dédie  a  la  repu- 
blique, et  que  cette  dédicace  pouvait  ne  pas  plaire  au  conseil,  je 
voulais  attendre  l'effet  qu'elle  ferait  à  Genève,  avant  que  d'y  retour- 
ner. Cet  effet  ne  nie  fut  pas  favorable;  et  cette  dédicace,  que  le  plus 
pur  patriotisme  m'avait  dictée,  ne  lit  que  m'attircr  des  ennemis  dans 
le  conseil,  et  des  jaloux  dans  la  bourgeoisie.  M.  Chouet,  alors  pre- 
mier svndic,  m'écrivit  une  lettre  honnête,  mais  froide,  qu'on  trou- 
vera dans  mes  recueils,  liasse  A,  n"  '3.  Je  reçus  des  particuliers,  entre 
autres  de  Deluc  et  de  Jalabert,  quelques  compliments;  et  ce  lut  là 
tout  :  je  ne  vis  point  qu'aucun  Genevois  me  sût  un  vrai  gré  du  zèle 
de  cœur  qu'on  sentait  dans  cet  ouvrage.  Cette  indifférence  scandalisa 
tous  ceux  qui  la  remarquèrent.  .le  me  souviens  que,  dînant  un  jour 
.1  Clichy  chez  madame  Dupin,  avec  Crommelin,  résident  de  la  répu- 
blique, et  avec  M.  de  Mairan,  celui-ci  dit  en  pleine  table  que  le  con- 
seil me  devait  un  présent  et  des  honneurs  publics  pour  cet  ouvrage, 
et  qu'il  se  deshonorait  s'il  y  manquait.  Crommelin,  qui  était  un  petit 
homme  noir  et  bassement  méchant,  n'osa  rien  répondre  en  ma  pré- 
sence, mais  il  lit  une  grimace  effroyable  qui  lit  sourire  madame  Du- 
pin. Ce  seul  avantage  que  me  procura  cet  ouvrage,  outre  celui  d'avoil 
satisfait  mon  cieur,  fut  le  titre  de  citoyen,  qui  me  fut  donné  par  mes 
amis,  puis  par  le  public  à  leur  exemple,  et  que  j'ai  perdu  dans  la 
sliite,  pour  l'avoir  trop  bien  mérité. 

Ce  mauvais  succès  ne  m'aurait  pas  détourné  d'exécuter  ma  re- 
traite à  (ienève,  si  des  motjfs  plus  puissants  sur  mon  cœur  n'y 
avaient  pas  concouru.  M.  d'Kpinay,  voulant  ajouter  une  aile  qui 
manquait  au  château  de  la  Chevrette,  faisait  une  dépense  immense 
pour  l'achever.  Étant  allé  voir  un  joui,  avec  madame  d'Kpinay.  ces 
ouvrages,  nous  poussâmes  notre  promenade  un  quart  de  lieue  plus 
loin,  jusqu'au  réservoir  des  eaux  du  parc,  qui  touchait  la  forêt  de 
Montmorency,  et  où  était  un  joli  potager,  avec  une  petite  loge  fort 
délabrée,  qu'on  appelait  l'Ermitage.  Ce  lieu  solitaire  et  très-agréable 


Le  Jardin  de  i.  e 


LIVRE   HU1TIÈM1  119 

m'avait  frappé  quand  je  le  vis  pour  la  premU  :  vani  mon  voyage 

à  Genève.  Il  m'était  échappé  de  duc  dans  mon  transport  :Ah!  ma- 
dame, quelle  habitation  délicieuse!  Voilà  un  asile  tout  fait  poui  moi. 
Madame  d'Epinay  ne  releva  pas  beaucoup  son  discours;  mais  à  ce 
second  voyage  je  fus  tout  surpris  de  trouver,  au  lieu  de  la  vieille 
masure,  une  petite  maison  presque  entièrement  neuve,  fort  bien 
distribuée,  et  très-logeable  pour  un  petit  ménage  de  trois  personnes. 
Madame  d'Epinay  avait  fait  faire  cet  ouvrage  en  silence  et  à  très-peu 

de  irais,  en  détachant  quelques  matériaux  et  quelques  ouvriers  de 
ceux  du  château.  Au  second  voyage,  elle  me  dit.  en  voyant  ma  sur- 
prise :  Mon  ours,  voilà  votre  asile  ;  c'est  vous  qui  l'ave/ choisi,  c'est 
l'amitié  qui  vous  l'offre;  j'espère  qu'elle  vous  ôtera  la  cruelle  idée  de 
\oiis  éloigner  de  moi.  .le  ne  crois  pas  avoir  été  de  mes  jours  plus 
vivement,  plus  délicieusement  ému  :  je  mouillai  de  pleurs  la  main 
bienfaisante  de  mon  amie,  et  si  je  ne  lus  pas  vaincu  dès  cet  instant 
même,  je  fus  extrêmement  ébranlé.  Madame  d'Epinay,  qui  ne  vou- 
lait pas  en  avoir  le  démenti,  devint  si  pressante,  employa  tant  de 
moyens,  tant  de  gens  pour  me  circonvenir,  jusqu'à  gagner  pour  cela 
madame  le  Yasseur  et  sa  fille,  qu'enfin  elle  triompha  de  mes  résolu- 
tions. Renonçant  au  séjour  de  ma  patrie,  je  résolus,  je  promis  d'ha- 
biter l'Ermitage;  et.  en  attendant  que  le  bâtiment  fût  sec.  elle  prit 
le  soin  d'en  préparer  les  meubles,  en  sorte  que  tout  fut  prêt  pour  v 
entrer  le  printemps  suivant. 

Une  chose  qui  aida  beaucoup  à  me  déterminer  fut  l'établissement 
de  \  oltaire  auprès  de  Genève.  Je  compris  que  cet  homme  v  ferait 
révolution;  que  j'irais  retrouver  dans  ma  patrie  le  ton.  les  airs,  les 
mœurs  qui  me  chassaient  de  Paris;  qu'il  me  faudrait  batailler  sans 
cesse,  et  que  je  n'aurais  d'autre  choix  dans  ma  conduite  que  celui 
d'être  un  pédant  insupportable  ou  un  lâche  et  mauvais  citoyen.  La 
lettre  que  Voltaire  m'écrivit  sur  mon  dernier  ouvrage  me  donna 
lieu  d'insinuer  mes  craintes  dans  ma  réponse;  l'effet  qu'elle  produisit 
les  confirma.  Dès  lors  je  tins  Genève  perdue,  et  je  ne  me  trompai 
pas.  J'aurais  dû  peut-être  aller  faire  tète  à  l'orage,  si  je  m'en  étais 
senti  le  talent.  Mais  qu'eussé-je  fait  seul,  timide  et  parlant  très-mal, 
contre  un  homme  arrogant,  opulent,  étayé  du  crédit  des  grands, 
d'une  brillante  faconde,  et  déjà  l'idole  des  femmes  et  des  jeunes  gens; 


.  ONFI   SSIONS   M.  J.-.l.    ROUSSE  \  I  . 

Je  craignis  d'exposer  inutilement  au  péril  mon  courage;  je  n'écoutai 

que  mon  naturel  paisible,  que  mon  amour  du  repos,  qui,  s'il  me 
trompa,  me  trompe  encore  aujourd'hui  sur  le  même  article.  En  me 
retirant  à   Genève,  j'aurais   pu   m'épargner  de  grands  malheurs  à 

moi-même;  mais  je  doute  qu'avec  tout  mon  zèle  ardent  et  patriotique 
l'eusse  tait  rien  de  grand  et  d'utile  pour  mon  pays. 

Tronchin,  qui,  dans  le  même  temps  à  peu  près,  fut  s'établir  à 
Genève,  vint  quelque  temps  après  a  Paris  faire  le  saltimbanque,  et 
en  emporta  des  trésors.  A  son  arrivée,  il  me  vint  voir  avec  le  che- 
valier de  Jaucourt.  .Madame  d'Kpinay  souhaitait  fort  de  le  consulter 
en  particulier,  mais  la  presse  n'était  pas  facile  à  percer.  Elle  eut  re- 
cours à  moi.  J'engageai  Tronchin  à  l'aller  voir.  Ils  commencèrent 
ainsi,  sous  mes  auspices,  des  liaisons  qu'ils  resserrèrent  ensuite  à 
mes  dépens.  Telle  a  toujours  été  ma  destinée  :  sitôt  que  j'ai  rappro- 
ché l'un  de  l'autre  deux  amis  que  j'avais  séparément,  ils  n'ont  jamais 
manque  de  s'unir  contre  moi.  Quoique,  dans  le  complot  que  for- 
maient des  lors  les  Tronchin  d'asservir  leur  patrie,  ils  dussent  tous 
me  haïr  mortellement,  le  docteur  pourtant  continua  longtemps  à  me 
témoigner  de  la  bienveillance.  11  m'écrivit  même  après  son  retour  à 
Genève,  pour  m'y  proposer  la  place  de  bibliothécaire  honoraire.  .Mais 
mon  parti  était  pris,  et  cette  offre  ne  m'ébranla  pas. 

Je  retournai  dans  ce  temps-la  chez  M.  d'Holbach.  L'occasion  en 
avait  été  la  mort  de  sa  femme,  arrivée,  ainsi  que  celle  de  madame 
Francueil,  durant  mon  séjour  à  Genève.  Diderot,  en  me  la  mar- 
quant, me  parla  de  la  profonde  affliction  du  mari.  Sa  douleur  émut 
mon  cœur.  Je  regrettais  moi-même  cette  aimable  femme.  J'écrivis 
sur  ce  sujet  à  M.  d'Holbach,  (le  triste  événement  me  lit  oublier  tous 
ses  torts,  et  lorsque  je  lus  de  retour  de  Genève,  et  qu'il  fut  de 
retour  lui-même  d'un  tour  de  France  qu'il  avait  fait  pour  se 
distraire,    avec    Grimm    et     d'autres    amis,    j'allai     le    voir,    et    je 

tinuai,  jusqu'à  mon  départ  pour  l'Ermitage.  Quand  on  sut 
dans  s.i  coterie  que  madame  d'Kpinay,  qu'il  ne  voyait  point 
ie,  m'y  préparait  un  logement,  les  sarcasmes  tombèrent  sur  moi 
comme  la  grêle,  fondés  sur  ce  qu'ayant  besoin  de  l'encens  et  des 
amusements  de  la  ville,  je  ne  soutiendrais  pas  la  solitude  seulement 
quinze    jours.    Sentant    en   moi   ce  qu'il   en   était,   je   laissai    dire,   et 


LIVRE  II  l  I  I  I  I   M  l  121 

j'allai  mon  train.  M.  d'Holbach  ne  laissa  pas  de  m'être  utile  poui 
placer  le  vieux  bonhomme  le  Vasseur,  qui  avait  pins  de  quatre-vingts 

ans,  et  dont  sa  femme,  qui  s'en  sentait  surchargée,  ne  cessait  de  me 
prier  de  la  débarrasser.  Il   fut  mis  dans  une  maison  de  chai  il. 
l'âge  et  le  regret  de  se  voir  loin  de  sa  famille  le  mirent  au  toml 

presque  en  arrivant.  Sa  femme  et  ses  antres  enfants  le  regrettèreni 
peu;  mais  Thérèse,  qui  l'aimait  tendrement,  n'a  jamais  pu  se  conso- 
ler de  sa  pelle,  et  d'avoir  souffert  mie.  si  pies  de  son  tenue,  il  all.it 
loin  d'elle  achever  ses  jours. 

J'eus  à  peu  près  dans  le  même  temps  une  visite  à  laquelle  je  ne 
m'attendais  guère,  quoique  ce  fût  une  bien  ancienne  connaissance.  Je 
parle  de  mon  ami  Venture,  qui  vint  me  surprendre  un  beau  matin, 
lorsque  je  ne  pensais  à  rien  moins.  l"n  autre  homme  était  avec  lui. 
Qu'il  me  parut  changé!  Au  lieu  de  ses  anciennes  grâces,  je  ne  lui 
trouvai  plus  qu'un  air  crapuleux  qui  m'empêcha  de  m 'épanouir  avec 
lui.  Ou  mes  yeux  n'étaient  plus  les  mêmes,  ou  la  débauche  avait 
abruti  son  esprit,  ou  tout  son  premier  éclat  tenait  à  celui  de  la  jeu- 
nesse, qu'il  n'avait  plus.  Je  le  vis  presque  avec  indifférence,  et  nous 
nous  séparâmes  assez  froidement.  Mais  quand  il  fut  parti,  le  souve- 
nir de  nos  anciennes  liaisons  me  rappela  si  vivement  celui  de  mes 
jeunes  ans,  si  doucement,  si  sagement  consacres  à  cette  femme  angé- 
lique  qui  maintenant  n'était  guère  moins  changée  que  lui.  les  petites 
anecdotes  de  cet  heureux  temps,  la  romanesque  journée  de  Tonne. 
passée  avec  tant  d'innocence  et  de  jouissance  entre  Ces  deux  char- 
mantes filles  dont  une  main  baisée  avait  été  l'unique  faveur,  et  qui. 
malgré  cela,  m'avait  laissé  des  regrets  si  vifs,  si  touchants,  si  du- 
rables; tous  ces  ravissants  délires  d'un  jeune  cœur,  que  j'avais  sentis 
alors  dans  toute  leur  force,  et  dont  je  croyais  le  temps  passe  pour 
jamais;  toutes  ces  tendres  réminiscences  me  tirent  verser  des  larmes 
sur  ma  jeunesse  écoulée  et  sur  ses  transports  désormais  perdus  pour 
moi.  Ah!  combien  j'en  aurais  versé  sur  leur  retour  tardif  et  funeste. 
si  j'avais  prévu  les  maux  qu'il  m'allait  coûter! 

Avant  de  quitter  Paris,  j'eus,  durant  l'hiver  qui  précéda  ma  re- 
traite, un  plaisir  bien  selon  mon  cœur,  et  que  je  goûtai  dans  toute  sa 
pureté.  Palissot,  académicien  de  Nanci,  connu  par  quelques  drames, 
venait  d'en  donner  un  à  Lunéville.  devant  le  roi  de  Pologne.  Il  crut 


CONFESSIONS  Dl     l.-J,    ROUSSI    M  . 

apparemment  faire  sa  cour  en  jouant,  dans  ce  drame,  un  homme  qui 
avait  "so  se  mesurer  avec  le  roi  la  plume  à  la  main.  Stanislas,  qui 
était  généreux  ei  qui  n'aimait  pas  la  satire,  fut  indigné  qu'on  osai  ainsi 
personnaliser  en  sa  présence.  M.  le  comte  «.le  Tressan  écrivit,  par 
l'ordre  de  ce  prince,  à  d'Alembert  el  à  moi,  pour  m'informer  que 
l'intention  de  Sa  Majesté  était  que  le  sieur  Palissot  lût  chassé  de  son 
académie.  Ma  réponse  fut  une  vive  prière  à  M.  de  Tressan  d'inter- 
céder auprès  du  roi  de  Pologne  pour  obtenir  la  grâce  du  sieur  Palissot. 
I  i  grâce  fut  accordée;  et  M.  de  Tressan,  en  me  le  marquant  au  nom 
du  roi,  ajouta  que  ce  fait  serait  inscrit  sur  les  registres  de  l'académie. 
Je  répliquai  que  celait  moins  accorder  une  glace  que  perpétuer  un 
châtiment.  Enfin  j'obtins,  à  force  d'instances,  qu'il  ne  serait  fait 
mention  de  rien  dans  les  registres,  et  qu'il  ne  resterait  aucune  trace 
publique  de  cette  affaire.  Tout  cela  fut  accompagne,  tant  de  la  part 
du  roi  que  de  celle  de  M.  de  Tressan,  de  témoignages  d'estime  et  de 
considération  dont  je  fus  extrêmement  flatté;  et  je  sentis  en  cette 
occasion  que  l'estime  des  hommes  qui  en  sont  si  dignes  eux-mêmes 
produit  dans  l'âme  un  sentiment  bien  plus  doux  et  plus  noble  que 
celui  de  la  vanité.  J'ai  transcrit  dans  mon  recueil  les  lettres  de  M.  de 
Tressan  avec  mes  réponses,  et  l'on  en  trouvera  les  originaux  dans  la 
liasse  A,  nM  o,    10  et  i  i . 

.le  sens  bien  que  si  jamais  ces  mémoires  parviennent  à  voir  le  jour, 
ie  perpétue  ici  moi-même  le  souvenir  d'un  fait  dont  je  voulais  effacer 

tee:  mais  j'en  transmets  bien  d'autres  malgré  moi.  Le  grand  objet 
de  mon  entreprise,  toujours  présent  a  mes  yeux,  l'indispensable  de- 
voir  de  la  remplir  dans  toute  son  étendue,  ne  m'en  laisseront  point 
détourner  par  de  plus  faibles  considérations  qui  m'écarteraient  de 
mon  but.  Dans  l'étrange,  dans  l'unique  situation  où  je  me  trouve,  je 
me  dois  trop  à  la  vérité  pour  devoir  rien  de  plus  à  autrui.  Pour  me 
bien  connaître,  il  faut  me  connaître  dans  tous  mes  rapports,  bons  et 
mauvais.  Mes  confessions  sont  nécessairement  liées  avec  celles  de 
beaucoup  de  gens  :  je  fais  les  unes  et  les  autres  avec  la  même  fran- 
chise en  tout  ce  qui  se  rapporte  à  moi,  ne  croyant  devoir  à  qui  que 

■  it  plus  de  ménagements  que  je  n'en  ai  pour  moi-même,  et  vou- 
lant toutefois  en  avoir  beaucoup  plus.  Je  \eu\  être  toujours  juste  et 

.  due  d'autrui  le  bien  tant  qu'il  me  sera  possible,  ne  dite  jamais 


I   IVRE    III   Mil   M  l  . 

que  le  mal  qui  me  regarde,  et  qu'autant  que  j'y  suis  forcé.  Qui  i 
qui,  dans  l'état  où  l'on  m'a  mis.  a  dn.it  d'exigei  de  moi  davantage! 
M      Confessions  ne  sont  point  faites  poui  paraître  Je  mon  vivant,  ni 
de  celui  des  personnes  intéressées.  Si  j'étais  le  maître  de  ma  destinée 

et  de  celle  de  cet  écrit,  il  ne  \  citait  le  joui   que  longtemps  aptes  ma 
mort   et    la   lent.    .Mais   les  efforts  que  la   teneur  de   la   vérité  lait    : 

à  mes  puissants  oppresseurs  p. 'in  en  effacer  les  traces  me  fora 
taire,  pour  les  conserver,  i» » n t  ce  que  me  permettent  le  droit  le  plus 
exact  et  la  plus  sévère  justice.  Si  ma  mémoire  devait  s'éteindre  avec 
moi,  plutôt  que  de  compromettre  pet  sonne,  je  souffrirais  un  opprobre 
injuste  et  passager  sans  murmure:  mais  puisque  enfin  mon  nom  doit 
vivre,  je  dois  tacher  de  transmettre  avec  lui  le  souvenir  de  l'homme 
infortuné  qui  le  porta,  tel  qu'il  fut  réellement,  et  non  tel  que  d'injustes 
ennemis  travaillent  sans  relâche  à  le  peindre. 


■'ï    uVRE  'Y    'j 


» 


; 


r 


I 


LIVRE  NEUVIEME 


'impatieni  i   d'habiter  l'Ermitage  ne  me  permit 
pas  d'attendre  le  retour  de  la  belle  saison  ;  et 
ie  mon  logement  fut  prêt,  je  me  hâtai  Je  m'y 

rendre,  aux  glandes  huées  de  la  coterie  holba- 
chique,  qui  prédisait  hautement  que  je  ne  sup- 
porterais pas  trois  mois  de  solitude,  et  qu'on 
me  verrait  dans  peu  revenir  avec  ma  courte 
f  ■■*  honte,  vivre  comme  eux  à  Paris.  Pour  moi,  qui 
depuis  quinze  ans  hors  de  mon  élément,  me  voyais  pies  d'y  ren- 
trer, je  ne  faisais  pas  même  attention  a  leurs  plaisanteries.  Depuis 
que  je  m'étais,  maigre  moi.  jeté  dans  le  monde,  je  n'avais  cesse 
de  regretter  nies  chères  Charmettes,  et  la  douce  vie  que  j'y  avais 
menée.  Je  me  sentais  fait  pour  la  retraite  et  la  campagne:  il  m'était 
impossible  de   vivre  heureux  ailleurs  :  a  Venise,  dans  le  train  des 

'7 


TOME     II. 


CON  1  ESSIONS    DE  J.-J.    ROUSSE  \  I 

affaires  publiques,  dans  la  dignité  d'une  espèce  de  représentation, 
dans  l'orgueil  des  projets  d'avancement;  à  Paris,  dans  le  tourbillon 
de  la  grande  société,  dans  la  sensualité  des  soupers,  dans  l'éclat  des 
spectacles,  dans  la  fumée  de  la  gloriole,  toujours  nies  bosquets,  mes 

ruisseaux, mes  promenades  solitaires,  venaient,  par  leur  souvenir,  me 
distraire,  me  contrister,  m'arracher  des  soupirs  et  des  désirs.  Tous 

les  travaux  auxquels  j'avais  pu  m'assujettir,  tous  les  projets  d'ambi- 
tion, qui,  par  accès,  avaient  anime  mon  zèle,  n'avaient  d'autre  but 
que  d'arriver  un  jour  à  ces  bienheureux  loisirs  champêtres,  auxquels 
en  ce  moment  je  me  flattais  de  toucher.  Sans  m'être  mis  dans  l'hon- 
nête aisance  que  j'avais  cru  seule  pouvoir  m'y  conduite,  je  jugeais, 
par  ma  situation  particulière,  être  en  état  de  m'en  passer,  et  pouvoir 
arriver  au  même  but  par  un  chemin  tout  contraire.  Je  n'avais  pas  un 
sou  de  rente  :  mais  j'avais  un  nom.  des  talents;  j'étais  sobre,  et  je 
m'étais  ôté  les  besoins  les  plus  dispendieux,  tous  ceux  de  l'opinion. 
Outre  cela,  quoique  paresseux,  j'étais  laborieux  cependant  quand  je 
voulais  l'être:  et  ma  paresse  était  moins  celle  d'un  fainéant,  que  celle 
d'un  homme  indépendant,  qui  n'aime  à  travailler  qu'à  son  heure. 
Mon  métier  de  copiste  de  musique  n'était  ni  brillant  ni  lucratif;  mais 
il  était  sur.  On  me  savait  gré  dans  le  monde  d'avoir  eu  le  courage  de 
le  choisir.  Je  pouvais  compter  que  l'ouvrage  ne  me  manquerait  pas, 
et  il  pouvait  me  suffire  pour  vivre,  en  bien  travaillant.  Deux  mille 
francs  qui  me  restaient  du  produit  du  Devin  du  village  et  de  mes 
autres  écrits,  me  faisaient  une  avance  pour  n'être  pas  à  l'étroit;  et 
plusieurs  ouvrages  que  j'avais  sur  le  métier  me  promettaient,  sans 
rançonner  les  libraires,  des  suppléments  suffisants  pour  travailler  à 
mon  aise,  sans  m'excéder,  et  même  en  mettant  à  profit  les  loisirs  de 
la  promenade.  .Mon  petit  ménage,  compose  de  trois  personnes,  qui 
toutes  s'occupaient  utilement,  n'était  pas  d'un  entretien  fort  coûteux. 
Enfin  mes  ressources,  proportionnées  à  mes  besoins  et  à  mes  désirs, 
pouvaient  raisonnablement  me  promettre  une  vie  heureuse  et  durable 
dans  celle  que  mon  inclination  m'avait  fait  choisir. 

J'aurais  pu  me  jeter  tout  à  fait  du  côté  le  plus  lucratif;  et  au  lieu 
ervir  ma  plume  à  la   copie,   la  dévouer  entière  à  des  écrits  qui. 
du  vol  que    j'avais  pris  et  que  je  me  sentais  en  état  de  soutenir,  pou- 
vaient me  faire  vivre  dans  l'abondance  et  même  dans  l'opulence,  pour 


LIVR]     NEUVIÈM1 

peu  que  j'eusse  voulu  joindre  des  manœuvres  d'auteur  au  soin  de 
publier  de  bons  livres.  Mais  je  sentais  qu'écrire  pour  avoir  du  pain 
eût  bientôt  étouffé  mon   génie  et  tué   mon  talent,  qui  était  moins 

dans  ma  plume  que  dans  iimn  cœur,  et  ne  uniquement  d'une  façon  de 
penser  élevée  et  tièie.  qui  seul  pouvait  le  nourrir.  Rien  de  vigoureux, 

lien   de  grand   ne   peut  partir  d'une  plume  toute  Vénale.   La  nécessite. 

l'avidité  peut-être,  m'eût  l'ait  faire  plus  vite  que  bien.  Si  le  besoin  du 
succès  ne  m'eût  pas  plongé  dans  les  cabales,  il  m'eût  lait  chercher  a 
dire  moins  des  choses  utiles  et  Vraies,  que  des  choses  qui  plussent  a 
la  multitude;  et  d'un  auteur  distingué  que  je  pouvais  être,  je  n'aurais 
ete  qu'un  barbouilleur  de  papier.  Non.  non  :  j'ai  toujours  senti  que 
l'état  d'auteur  n'était,  ne  pouvait  être  illustre  et  respectable. qu'autant 
qu'il  n'était  pas  un  métier.  11  est  trop  difficile  de  penser  noblement, 
quand  on  ne  pense  que  pour  vivre.  Pour  pouvoir,  pour  oser  dire  de 
grandes  vérités,  il  ne  faut  pas  dépendre  de  son  succès.  Je  jetais  mes  li- 
vres dans  le  public  avec  la  certitude  d'avoir  parlé  pour  le  bien  commun, 
sans  aucun  souci  du  reste.  Si  l'ouvrage  était  rebuté,  tant  pis  pour  ceux 
qui  n'en  voulaient  pas  profiter.  Pour  moi.  je  n'avais  pas  besoin  de  leur 
approbation  pour  vivre.  .Mon  métier  pouvait  me  nourir,  si  mes  livres 
ne  se  vendaient  pas;  et  voilà   précisément  ce  qui  les  faisait    vendre. 

Ce  fut  le  o  avril  1  7.^0  que  je  quittai  la  ville  pour  n'y  plus  habiter: 
car  je  ne  compte  pas  pour  habitation  quelques  Courts  séjours  que  j'ai 
faits  depuis,  tant  à  Paris  qu'à  Londres  et  dans  d'autres  villes,  mais 
toujours  de  passage,  ou  toujours  malgré  moi.  Madame  d'Epinay  vint 
nous  prendre  tous  trois  dans  son  carrosse:  son  fermier  vint  charger 
mon  petit  bagage,  et  je  fus  installé  dès  le  même  jour.  Je  trouvai  ma 
petite  retraite  arrangée  et  meublée  simplement,  mais  proprement,  et 
même  avec  goût.  La  main  qui  avait  donné  ses  soins  a  cet  ameuble- 
ment le  rendait  a  mes  yeux  d'un  prix  inestimable,  et  je  trouvais  déli- 
cieux d'être  l'hôte  de  mon  amie,  dans  une  maison  de  mon  choix, 
qu'elle  avait  bâtie  expies  pour  moi. 

Quoiqu'il  fît  froid  et  qu'il  y  eût  même  encore  de  la  neige,  la  terre 
commençait  à  végéter;  on  voyait  des  violettes  et  des  primevères,  les 
bourgeons  des  arbres  commençaient  à  poindre,  et  la  nuit  même  dé- 
mon arrivée  fut  marquée  par  le  premier  chant  du  rossignol,  qui  se  lit 
entendre  presque  a  ma  fenêtre,  dans  un  bois  qui  touchait  la  maison. 


,  ON  FESSIONS   Dl    I.  J.    ROI   S  SI    M 

Après  un  léger  sommeil,  oubliant  à  mon  réveil  ma  transplantation,  je 
me  croyais  encore  dans  la  rue  de  Grenelle,  quand  tout  à  coup  ce  ra- 
mage me  lit  tressaillir,  et  je  m'écriai  dans  mon  transport  :  Enfin  tous 

mes  vœux  sont  accomplis.  Mon  premier  soin  fut  de  me  livrer  a  l'im- 
pression clés  objets  champêtres  dont  jetais  entouré.  Au  lieu  de  com- 
mencer a  m'arranger  dans  mon  logement,  je  commençai  par  m'ar- 
i  anger  pour  mes  promenades,  et  il  n'y  eut  pas  un  sentier,  pas  un  taillis, 
pas  un  bosquet,  pas  un  réduit  autour  de  ma  demeure  que  je  n'eusse 
parcouru  dés  le  lendemain.  Plus  j'examinais  celte  charmante  retraite, 
plus  je  la  sentais  laite  pour  moi.  Ce  lieu  solitaire  plutôt  que  sauvage 
me  transportait  en  idée  au  bout  du  monde.  Il  avait  de  ces  beautés 
touchantes  qu'on  ne  trouve  guère  auprès  des  villes;  et  jamais,  en  s'y 
trouvant  transporté  tout  d'un  coup,  on  n'eût  pu  se  croire  à  quatre 
lieues  de  Paris. 

Après  quelques  jours  livrés  à  mon  délire  champêtre,  je  songeai  à 
ranger  mes  paperasses  et  à  régler  mes  occupations.  Je  destinai,  comme 
j'avais  toujours  fait,  mes  matinées  à  la  copie,  et  mes  après-dînées  à  la 
promenade,  muni  de  mon  petit  livret  blanc  et  de  mon  crayon  :  car 
n'ayant  jamais  pu  écrire  et  penser  à  mon  aise  que  mb  dio,  je  n'étais 
tenté  de  changer  de  méthode,  et  je  comptais  bien  que  la  forêt  de 
Montmorency,  qui  était  presque  à  ma  porte,  serait  désormais  mon 
cabinet  de  travail.  J'avais  plusieurs  écrits  commencés;  j'en  tis  la  re- 
vue. J'étais  assez  magnifique  en  projets;  mais  dans  les  tracas  de  la 
ville,  l'exécution  jusqu'alors  avait  marché  lentement.  J'y  comptais 
mettre  un  peu  plus  de  diligence  quand  j'aurais  moins  de  distraction. 
Je  crois  avoir  assez  bien  rempli  cette  attente;  et,  pour  un  homme 
souvent  malade,  souvent  à  la  Chevrette,  à  Épinay,  à  Eaubonne,  au 
château  de  Montmorency,  soin  eut  obsède  chez  lui  de  curieux  dé- 
sœuvrés, et  toujours  occupé  la  moitié  de  la  journée  à  la  copie,  si  l'on 
compte  et  mesure  les  écrits  que  j'ai  faits  dans  les  six  ans  que  j'ai 
passés  tant  a  l'Ermitage  qu'à  Montmorency,  l'on  trouvera,  je  m'assure, 
que  si  j'ai  perdu  mon  temps  durant  cet  intervalle,  ce  n'a  pas  été  du 
moins  dans  l'oisiveté. 

Des  divers  ouvrages  que  j'avais  sur  le  chantier,  celui  que  je  médi- 

lepuis  longtemps,  dont  je  m'occupais  avec  le  plus  de  goût,  auquel 

je  voulais  travailler  toute  ma  vie.  et  qui  devait,  selon  moi,  mettre  le 


LIVRE  NEUVIÈME.  ,ay 


sceau  à  ma  réputation,  «J i a i t  mes  institutions  politiques.  Il  i  avait 
treize  à  quatorze  ans  que  j'en  avais  conçu  la  première  idée,  lorsque, 
ci. nu  à  Venise,  j'avais  eu  quelque  occasion  de  remarquer  les  défauts 
de  ce  gouvernement  si  vanté.  Depuis  [ors  mes  vues  s'étaient  beau- 
coup étendues  par  l'étude  historique  de  la  morale.  .lavais  vu  que- 
tout  tenait  radicalement  à  la  politique,  et  que,  de  quelque  façon  q 

s'y  prît,  aucun  peuple  ne  serait  que  ce  que  la  nature  de  son  gouver- 
nement le  ferait  être;  ainsi  cette  grande  question  du  meilleui  gou- 
vernement possible  me  paraissait  se  réduire  à  celle-ci  :  Quelle  est  la 
nature  du  gouvernement  propre  à  former  le  peuple  le  plus  vertueux, 

le  plus  éclaire,  le  plus  sage,  le  meilleur  enfin,  à  prendre  ce  mot  dans 
son  plus  grand  sens:  J'avais  cru  voir  que  cette  question  tenait  de 
bien  près  à  cette  autre-ci.  si  même  elle  en  était  différente  :  Quel  est 
le  gouvernement  qui,  par  sa  nature,  se  tient  toujours  le  plus  près 
de  la  loi?  De  là.  qu'est-ce  que  la  loi:  et  une  chaîne  de  questions  de 
cette  importance.  Je  voyais  que  tout  cela  me  menait  a  de  grandes 
vérités,  utiles  au  bonheur  du  genre  humain,  mais  surtout  a  celui  de 
ma  patrie,  où  je  n'avais  pas  trouvé,  dans  le  voyage  que  je  venais  A  \ 
taire,  les  notions  des  lois  et  de  la  liberté  asse/  justes  ni  asse/  nettes. 
à  mon  gré;  et  j'avais  cru  cette  manière  indirecte  de  les  leur  donner 
la  plus  propre  à  ménager  l'amour-propre  de  ses  membres,  et  à  me 
taire  pardonner  d'avoir  pu  voir  là-dessus  un  peu  plus  loin  qu'eux. 
Quoiqu'il  y  eût  déjà  cinq  ou  six  ans  que  je  travaillais  à  cet  ou- 
vrage, il  n'était  encore  guère  avancé.  Les  livres  de  cette  espèce  de- 
mandent de  la  méditation,  du  loisir,  de  la  tranquillité.  De  plus,  je 
faisais  celui-là,  comme  on  dit,  en  bonne  fortune,  et  je  n'avais  voulu 
communiquer  mon  projet  à  personne,  pas  même  à  Diderot.  Je  crai- 
gnais qu'il  ne  parût  trop  hardi  pour  le  siècle  et  le  pays  où  j'écrivais, 
et  que  l'effroi  de  mes  amis  ne  me  gênât  dans  l'exécution.  J'ignorais 
encore  s'il  serait  fait  à  temps,  et  de  manière  à  pouvoir  paraître  dé- 
mon vivant.  Je  voulais  pouvoir,  sans  contrainte,  donnera  mon  sujet 
tout  ce  qu'il  me  demandait:  bien  sûr  que.  n'ayant  point  l'humeur 
satirique,  et  ne  voulant  jamais  chercher  d'application,  je  serais  tou- 
jours irrépréhensible  en  toute  équité.  Je  voulais  user  pleinement 
sans  doute  du  droit  de  penser,  que  j'avais  par  ma  naissance;  mais 
toujours  en  respectant  le  gouvernement  sous  lequel  j'avais  a  vivre. 

TO«t     II. 


I  ON  FI  SSIONS  DE  J.-J.   ROT  SSEA1  , 

sans  jamais  désobéir  à  ses  lois;  et,  très  attentif  à  ne  pas  violer  le  droit 
des  gens,  je  ne  voulais  pas  non  plus  renoncer  par  crainte  à  ses 
avantages. 

J'avoue  même  qu'étranger  et  vivant  en  France,  je  trouvais  ma 
position  très  favorable  pour  oser  dire  la  vérité;  sachant  bien  que, 
continuant  comme  je  voulais  faire  à  ne  rien  imprimer  dans  l'Etat 
sans  permission,  je  n'j  devais  compte  à  personne  de  mes  maximes  et 
de  leur  publication  partout  ailleurs.  .l'aurais  été  bien  moins  libre  à 
Genève  même,  où.  dans  quelque  lieu  que  mes  livres  lussent  imprimes. 
le  magistrat  avait  droit  d'épiloguer  sur  leur  contenu.  Cette  considé- 
ration avait  beaucoup  contribué  à  me  l'aire  céder  aux.  instances  de 
madame  d'Épinay,  et  renoncer  au  projet  d'aller  m'établir  à  Genève. 
Je  sentais,  comme  je  l'ai  dit  dans  VEmile,  qu'à  moins  d'être  homme 
d'intrigues,  quand  on  veut  consacrer  des  livres  au  vrai  bien  de  la 
patrie,  il  ne  faut  point  les  composer  dans  son  sein. 

Ce  qui  me  faisait  trouver  ma  position  plus  heureuse  était  la  per- 
suasion ou  j'étais  que  le  gouvernement  de  France,  sans  peut-être  me 
voir  de  fort  bon  œil,  se  ferait  un  honneur,  sinon  de  me  protéger,  au 
moins  de  me  laisser  tranquille.  C'était,  ce  me  semblait,  un  trait  de 
politique  très  simple,  et  cependant  très  adroite,  de  se  faire  un  mérite 
de  tolérer  ce  qu'on  ne  pouvait  empêcher;  puisque  si  l'on  m'eût  chassé 
Je  France,  ce  qui  était  tout  ce  qu'on  avait  droit  de  faire,  mes  livres 
n'auraient  pas  moins  été  faits,  et  peut-être  avec  moins  de  retenue;  au 
lieu  qu'en  me  laissant  en  repos,  on  gardait  l'auteur  pour  caution  de 
ses  ouvrages,  et  de  plus,  on  ejl'açait  des  préjugés  bien  enracinés  dans 
le  reste  de  l'Europe,  en  se  donnant  la  réputation  d'avoir  un  respect 
éclairé  pour  le  droit  des  gens. 

Ceux  qui  jugeront  sur  l'événement  que  ma  confiance  m'a  trompé 
pourraient  bien  se  tromper  eux-mêmes.  Dans  l'orage  qui  m'a  submergé. 
mes  livres  ont  servi  de  prétexte,  mais  c'était  à  ma  personne  qu'on  en 
voulait.  On  se  souciait  très  peu  de  l'auteur,  mais  on  voulait  perdre 
.lean-Jacques:  et  le  plus  grand  mal  qu'on  ait  trouvé  dans  mes  écrits 
était  l'honneur  qu'ils  pouvaient  me  faire.  N'enjambons  point  sur 
l'avenir.  J'ignore  si  ce  mystère,  qui  en  est  encore  un  pour  moi,  s'éclair- 
cira  dans  la  suite  aux  yeux  des  lecteurs  :  je  sais  seulement  que,  si  mes 
principes    manifestes    avaient    dû    m'attirer    les   traitements   que    j'ai 


I.IVR1     NEUVIÈMl 

soufferts,  j'aurais  tardé  moins  longtemps  à  en  être  la  \  îctime,  puisque 
celui  de  tous  mes  écrits  où  ces  principes  son!  manif<  st<  s  avec  le  \ 
de  hardiesse, pour  ne  pas  dire  d'audace,  avait  paru  a*\  ffet, 

même  avant  ma  retraite  .1  l'Ermitage,  sans  que  personm 
je  ne  «.lis  pas  à  me  chercher  querelle,  mais  .1  empêchei  seulement  la 
publication  de  l 'ouvrage  en  France,  où  il  se  vendait  aussi  publique- 
ment qu'en   Hollande.   Depuis   lors  la  Nouvelle  Héloïse  parut  en 

avec  la  même  facilité,  j'ose  «.lire  avec  le  même  applaudissement;  • 
ce  qui  sembU  presque  incroyable,  la  profession  de  foi  de  cette  même 
Héloïse  mourante   est   exactement   la   même  que  celle  du  Vicaire 

savoyard.  Tout  ce  qu'il  y  a  de  hardi  dans  le  Contrat  social  était  au- 
paravant dans  le  Discours  sur  VInégalité;  tout  ce  qu'il  y  a  de  hardi 
dans  VÉtnile  était  auparavant  dans  la  Julie.  Or,  ces  choses  hardies 
n'excitèrent  aucune  rumeur  contre  les  deux  premiers  ouvrages;  donc 
ce  ne  furent  pas  elles  qui  l'excitèrent  contre  les  derniers. 

Une  autre  entreprise  à  peu  près  du  même  genre,  mais  dont  le 
projet  était  plus  récent,  m'occupait  davantage  en  ce  moment  :  c'était 
l'extrait  des  ouvrages  de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  dont,  entraîné  par 
le  tîl  de  ma  narration,  je  n'ai  pu  parler  jusqu'ici.  L'idée  m'en  avait 
été  suggérée,  depuis  mon  retour  de  Genève,  par  l'abbé  de  Mably. 
non  pas  immédiatement,  mais  par  l'entremise  de  madame  Dupin, 
qui  avait  une  sorte  d'intérêt  à  me  la  faire  adopter.  Elle  était  une  des 
trois  ou  quatre  jolies  femmes  de  Paris  dont  le  vieux  abbé  de  Saint- 
Pierre  avait  été  l'enfant  gâté;  et  si  elle  n'avait  pas  eu  décidément  la 
préférence,  elle  l'avait  partagée  au  moins  avec  madame  d'Aiguillon. 
Elle  conservait  pour  la  mémoire  du  bonhomme  un  respect  et  une 
affection  qui  faisaient  honneur  a  tous  deux,  et  son  amour-propre  eut 
été  flatté  de  voir  ressusciter  par  son  secrétaire  les  ouvrages  mort-nés 
de  son  ami.  Ces  mêmes  ouvrages  ne  laissaient  pas  de  contenir  d'excel- 
lentes choses,  mais  si  mal  dites,  que  la  lecture  en  était  difficile  à  sou- 
tenir; et  il  est  étonnant  que  l'abbé  de  Saint-Pierre,  qui  r<  ses 
lecteurs  comme  de  grands  enfants,  leur  parlât  cependant  comme  a 
des  hommes,  par  le  peu  de  soin  qu'il  prenait  de  s'en  faire  écouter. 
C'était  pour  cela  qu'on  m'avait  proposé  ce  travail  comme  utile  en 
lui-même,  et  comme  très  convenable  à  un  homme  laborieux  en 
manœuvre,  mais  paresseux  comme  auteur,  qui  trouvant  la  peine  de 


i  "Ni  i  SSIONS   DE  .l.-.l     ROUSSEA1  . 

penser  très  fatigante,  aimait  mieux,  en  choses  de  son  goût,  éclaircîr 
ei  pousser  les  idées  d'un  autre  que  d'en  créer.  D'ailleurs,  en  ne  me 
bornant  pas  à  la  fonction  de  traducteur,  il  ne  m'était  pas  défendu  de 
penser  quelquefois  par  moi-même:  et  je  pouvais  donner  telle  forme 
à  mon  ouvrage,  que  bien  d'importantes  vérités  y  passeraient  sous  le 
manteau  de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  encore  plus  heureusement  que 
sous  le  mien.  D'entreprise,  au  reste,  n'était  pas  légère;  il  ne  s'agissait 
de  rien  moins  que  de  lire,  de  méditer,  d'extraire  vingt-trois  volumes. 
diffus,  confus,  pleins  de  longueurs,  de  redites,  de  petites  vues  courtes 
ou  Fausses,  pal  mi  lesquelles  il  en  fallait  pécher  quelques-unes,  grandes, 
belles,  et  qui  donnaient  le  courage  de  supporter  ce  pénible  travail.  Je 
l'aurais  moi-même  souvent  abandonné,  si  j'eusse  honnêtement  pu 
m'en  dédire;  mais  en  recevant  les  manuscrits  de  l'abbé,  qui  me  furent 
donnes  par  son  neveu  le  comte  de  Saint-Pierre,  à  la  sollicitation  de 
Saint-Lambert,  je  m'étais  en  quelque  sorte  engagé  d'en  faire  usage, 
et  il  fallait  ou  les  rendre,  ou  tacher  d'en  tirer  parti.  C'était  dans  cette 
dernière  intention  que  j'avais  apporté  ces  manuscrits  à  l'Ermitage, 
et  c'était  la  le  premier  ouvrage  auquel  je  comptais  donner  mes 
loisirs. 

J'en  méditais  un  troisième,  dont  je  devais  l'idée  à  des  observations 
faites  sur  moi-même;  et  je  me  sentais  d'autant  plus  de  courage  à  l'en- 
treprendre, que  j'avais  lieu  d'espérer  de  faire  un  livre  vraiment  utile 
aux  hommes,  et  même  un  des  plus  utiles  qu'on  pût  leur  offrir,  si 
l'exécution  répondait  dignement  au  plan  que  je  m'étais  tracé.  L'on  a 
remarqué  que  la  plupart  des  hommes  sont,  dans  le  cours  de  leur 
\ie.  souvent  dissemblables  à  eux-mêmes,  et  semblent  se  transformer 
eii  des  hommes  tout  différents.  Ce  n'était  pas  pour  établir  une  chose 
aussi  connue  que  je  voulais  faire  un  livre  :  j'avais  un  objet  plus  neuf 
et  même  plus  important  :  c'était  de  chercher  les  causes  de  ces  varia- 
tions, et  de  m'attacher  à  celles  qui  dépendaient  de  nous,  pour  montrer 
comment  elles  pouvaient  être  dirigées  par  nous-mêmes,  pour  nous 
rendre  meilleurs  et  plus  sûrs  de  nous.  Car  il  est.  sans  contredit, 
plus  pénible  à  l'honnête  homme  de  résister  à  des  désirs  déjà  tout 
formés  qu'il  doit  vaincre,  que  de  prévenir,  changer  ou  modifier  ces 
mêmes  désirs  dans  leur  source,  s'il  était  en  état  d'y  remonter.  Un 
homme  tenté   résiste  une  fois   parce  qu'il  est  fort,  et   succombe  une 


I  IVRE   N  EU  Vil   Ml 
autre  fois  parce  qu'il  est  faible;  s'il  eût  été  le-  même  qu'auparavant, 

il  n'aurait  pas  succombé. 

En  soudant  en  moi-même,  et  en  recherchant  dans  les  autres  .1 
quoi  tenaient  ces  diverses  manières  d'être,  je  trouvai  qu'elles  dépen- 
daient en  grande  partie  de  l'impression  antérieure  des  objets  exté- 
rieurs, et  que,  modifiés  continuellement  par  nos  sens  et  par  nos 
organes,  nous  portions,  sans  nous  en  apercevoir,  dans  nos  idées, 
dans  nos  sentiments,  dans  nos  actions  mêmes,  l'effet  de  ces  modifi- 
cations. Les  frappantes  et  nombreuses  observations  que  j'avais  re- 
cueillies étaient  au-dessus  de  toute  dispute;  et  par  leurs  principes 
physiques  elles  me  paraissaient  propres  à  fournir  un  régime  exté- 
rieur, qui,  varié  selon  les  circonstances,  pouvait  mettre  ou  maintenir 
lame  dans  l'état  le  plus  favorable  à  la  vertu.  Que  d'écarts  on  sau- 
verait à  la  raison,  que  de  vices  on  empêcherait  de  naître,  si  l'on 
savait  forcer  l'économie  animale  à  favoriser  l'ordre  moral  qu'elle 
trouble  si  souvent!  Les  climats,  les  saisons,  les  sons,  les  couleurs, 
l'obscurité,  la  lumière,  les  éléments,  les  aliments,  le  bruit,  le  silence, 
le  mouvement,  le  repos,  tout  agit  sur  notre  machine,  et  sur  notre 
âme  par  conséquent;  tout  nous  offre  mille  prises  presque  assurées, 
pour  gouverner  dans  leur  origine  les  sentiments  dont  nous  nous  lais- 
sons dominer.  Telle  était  l'idée  fondamentale  dont  j'avais  déjà  jeté 
l'esquisse  sur  le  papier,  et  dont  j'espérais  un  effet  d'autant  plus  sùi 
pour  les  gens  bien  nés,  qui,  aimant  sincèrement  la  vertu,  se  délient 
de  leur  faiblesse,  qu'il  me  paraissait  aisé  d'en  faire  un  livre  agréable 
à  lire,  comme  il  l'était  à  composer.  J'ai  cependant  bien  peu  travaillé 
à  cet  ouvrage,  dont  le  titre  était,  la  Morale  sensitive  ou  le  Matéria- 
lisme du  sage.  Des  distractions  dont  on  apprendra  bientôt  la  cause 
m'empêchèrent  de  m'en  occuper,  et  l'on  saura  aussi  quel  fut  le  son 
de  mon  esquisse,  qui  tient  au  mien  de  plus  près  qu'il  ne  semblerait. 

Outre  tout  cela,  je  méditais  depuis  quelque  temps  un  système 
d'éducation,  dont  madame  de  Chenonceaux,  que  celle  de  son  mari 
taisait  trembler  pour  son  tils,  m'avait  prié  de  m'occuper.  L'autorité 
de  l'amitié  faisait  que  cet  objet,  quoique  moins  de  mon  goût  en  lui- 
même,  me  tenait  au  cœur  plus  que  tous  les  autres.  Aussj  Jc  tous  les 
sujets  dont  je  viens  de  parler,  celui-là  est-il  le  seul  que  j'aie  conduit 
à  sa  fin.  Celle  que  je  m'étais  proposée  en  y  travaillant  méritait. ce  me 


CONFI  SSIONS    DE  J.-.l.    ROUSSEAU. 
semble.  à  l'auteur,  mie  autre  destinée.  Mais  n'anticipons  pas  ici  sur 

ce  triste  sujet.  Je  ne  serai  que  trop  forcé  d'en  parler  dans  la  suite  de 
cet  éci  u. 

I  aïs  ces  divers  pmjets  m'offraient  des  sujets  de  méditation  pour 
mes  promenades  :  car,  comme  je  ci  ois  l'avoir  dit,  je  ne  puis  méditer 
qu'en  marchant;  sitôt  que  je  m'arrête,  je  ne  pense  plus,  et  ma  tête  ne 
va  qu'avec  mes  pieds.  J'avais  cependant  eu  la  précaution  de  me  pour- 
Noir  aussi  d'un  travail  de  cabinet  pour  les  jours  de  pluie.  C'était  mon 
Dictionnaire  de  musique,  dont  les  matériaux  épars,  mutilés. 
informes,  rendaient  l'ouvrage  nécessaire  à  reprendre  presque  à  neuf. 
J'apportais  quelques  livres,  dont  j'avais  besoin  pour  cela;  j'avais 
passé  deux  mois  a  l'aire  l'extrait  de  beaucoup  d'autres,  qu'on  me  prê- 
tait a  la  bibliothèque  du  Roi.  et  dont  on  me  permit  même  d'em- 
porter quelques-uns  a  l'Ermitage.  Voilà  mes  provisions  pour  com- 
piler au  logis,  quand  le  temps  ne  me  permettait  pas  de  sortir,  et  que 
je  m'ennuyais  de  ma  copie.  Cet  arrangement  me  convenait  si  bien. 
que  j'en  tirai  parti  tant  a  l'Ermitage  qu'a  .Montmorency,  et  même 
ensuite  a  Motiers,  où  j'achevai  ce  travail  tout  en  en  faisant  d'autres, 
et  trouvant  toujours  qu'un  changement  d'ouvrage  est  un  véritable 
délassement. 

Je  suivis  assez  exactement,  pendant  quelque  temps,  la  distri- 
bution que  je  m'étais  prescrite,  et  je  m'en  trouvais  très  bien;  mais 
quand  la  belle  saison  ramena  plus  fréquemment  madame  d'Épinay 
a  l'.pinay  ou  à  la  Chevrette,  je  trouvai  que  des  soins  qui  d'abord  ne 
me  coûtaient  pas,  mais  que  je  n'avais  pas  mis  en  ligne  de  compte, 
dérangeaient  beaucoup  mes  autres  projets.  J'ai  déjà  dit  que  ma- 
dame d'Épinay  avait  des  qualités  très-aimables  :  elle  aimait  bien  ses 
amis,  elle  les  servait  avec  beaucoup  de  zèle;  et,  n'épargnant  pour  eux 
ni  son  temps  ni  ses  soins,  elle  méritait  assurément  bien  qu'en   re- 

ils  eussent  des  attentions  pour  elle.  Jusqu'alors  j'avais  rempli 
ce  devoir  sans  songer  que  c'en  était  un:  mais  enfin  je  compris  que  je 
m'étais  chargé  d'une  chaîne,  dont  l'amitié  seule  m'empêchait  de 
sentir  le  poids  :  j'avais  aggravé  ce  poids  par  ma  répugnance  pour  les 
sociétés  nombreuses.  Madame  d'Epinay  s'en  prévalut  pour  me  faire 
une  proposition  qui  paraissait  m'arranger,  et  qui  l'arrangeait  davan- 

:  c'était  de  me  faire  avertir  toutes  les  lois  qu'elle  serait  seule,  ou 


Ll  VR1     N  EU  VI ÈM 1 

a  peu  près.  J'y  consentis,  sans  voii  a  quoi  je  m'engageais.  Il  s'en- 
suivit de  là  que  je  ne  lui  taisais  plus  Je  visite  a  mon  heure,  m. 
la  sienne  et  que  je  n'étais  jamais  sfu  de  pouvoii   disposeï  de  moi- 
même  un  seul  jmir.  Cette  gêne  altéra  beaucoup  le  plaisir  que  j'avais 
pris  jusqu'alors  a  l'aller  voir,  .le   trouvai  que  cette  libelle  qu'elle 
m'avait   tant  promise   ne   m'était  donnée  qu'a   condition  de    ne   m'en 
prévaloir  jamais;  et   pour  une  fois  OU  deux  que  j'en  voulus  essa_\el  .  ll 
V  eut  tant  de  messages,  tant  de  billets,  tant  d'alarmes  SU]    ma  saute, 
que  je  vis  bien  qu'il  n'y  avait  que  l'excuse  d'être  a  plat  de  lit  qui  pût 
me  dispenser  de  Courir  a  son  premier  mot.  Il  fallait  me  soumettre  à 
ce  joug;  je  le  lis.  et  même  assez  volontiers  pour  un  aussi  grand  en- 
nemi   de   la  dépendance,   l'attachement   sincère  que    j'avais  pour  elle 
m'empêchant  en  grande  partie  de  sentir  le  lien  qui  s'y  joignait.  Elle 
remplissait  ainsi  tant  bien  que  mal  les  vides  que  l'absence  de  sa  cour 
ordinaire  laissait  dans   ses  amusements.  C'était  pour  elle  un  supplé- 
ment  bien   mince,    mais    qui    valait    encore   mieux   qu'une   solitude- 
absolue,  qu'elle   ne  pouvait  supporter.   Elle  axait  Cependant   de  quoi 
la  remplir  bien  plus  aisément  depuis  qu'elle  avait  voulu  tàter  de  la 
littérature,  et  qu'elle  s'était  fourré  dans  la  tête  de  faire  bon  gré  mal 
gré   des   romans,  des   lettres,  des  comédies,  des  contes,  et  d'autres 
fadaises   comme   Cela.    .Mais   ce   qui    l'amusait  n'était    pas  tant   de  les 
écrire  que  de  les  lire;  et  s'il  lui  arrivait  de  barbouiller  de  suite  deux 
ou  trois  pages,  il  fallait  qu'elle  fût  sûre  au  moins  de  deux  ou  trois 
auditeurs    bénévoles,  au    bout   de    cet    immens:    travail.   Je    n'avais 
guère  l'honneur  d'être  au  nombre  des  élus,  qu'à  la  faveur  de  quelque 
autre.  Seul,  j'étais  presque  toujours  compté  pour  rien  en  toute  chose; 
et  cela  non-seulement  dans  la  société  de  madame  d'Épinay,  mais  dans 
celle  de  M.  d'Holbach,  et  partout  où  M.  (irimm  donnait  le  ton.  Cette- 
nullité  m'accommodait  fort  partout  ailleurs  que  dans  le  tête-à-tête, 
ou  je  ne  savais  quelle  contenance  tenir,  n'osant  parler  de  littérature, 
dont  il  ne  m'appartenait  pas  de  juger,  ni  de  galanterie,  étant  trop 
timide,  et  craignant  plus  que  la  mort  le  ridicule  d'un  vieux  galant, 
outre  que  cette  idée  ne  me  vint  jamais  près  de  madame  d'Epinay,  et 
ne  m'y  serait  peut-être  pas  venue  une  seule  fois  en  ma  vie,  quand    je 
l'aurais  passée  entière  auprès  d'elle  :  non  que   j'eusse  pour  sa  per- 
sonne  aucune   répugnance;  au  contraire,  je   l'aimais  peut-être   trop 


(  ON  FI  SSIONS  M.    i.J.   ROI  SSEA1  . 

comme  ami,  pour  pouvoir  l'aimer  comme  amant.  Je  semais  du 
plaisir  à  la  voir,  a  causer  avec  elle.  Sa  conversation,  quoique  assez 
i|(  ,n  cercle,  était  aride  en  particulier;  la  mienne,  qui  n'était 
pas  plus  fleurie,  n'était  pas  pour  elle  d'un  grand  secours.  Honteux 
d'un  trop  long  silence,  je  m'évertuais  pour  relever  l'entretien;  et 
quoiqu'il  me  fatiguât  souvent,  il  ne  m'ennuyait  jamais.  J'étais  fort 
aise  de  lui  rendre  de  petits  soins,  de  lui  donner  de  petits  baisers  bien 
fraternels,  qui  ne  me  paraissaient  pas  plus  sensuels  pour  elle  :  c'était 
là  tout.  Elle  était  fort  maigre,  fort  blanche,  de  la  gorge  comme  sui- 
nta main.  Ce  défaut  seul  eût  suffi  pour  me  glacer  :  jamais  mon  cœur 
ni  mes  sens  n'ont  su  voir  une  femme  dans  quelqu'un  qui  n'eût  pas 
des  tétons;  et  d'autres  causes  inutiles  à  dire  m'ont  toujours  fait  ou- 
blier son  sexe  auprès  d'elle. 

Ayant  ainsi  pris  mon  parti  sur  un  assujettissement  nécessaire,  je 
m'y  livrai  sans  résistance,  et  le  trouvai,  du  moins  la  première  année, 
moins  onéreux  que  je  ne  m'y  serais  attendu.  Madame  d'Kpinay,  qui 
d'ordinaire  passait  l'été  presque  entier  à  la  campagne,  n'y  passa 
qu'une  partie  de  celui-ci.  soit  que  ses  affaires  la  retinssent  davantage 
,i  Paris,  soit  que  l'absence  de  Grimm  lui  rendit  moins  agréable  le 
séjour  de  la  Chevrette.  Je  profitai  des  intervalles  qu'elle  n'y  passait 
pas,  ou  durant  lesquels  elle  y  avait  beaucoup  de  monde,  pour  jouir 
de  ma  solitude  a\  ec  ma  bonne  Thérèse  et  sa  mère,  de  manière  à  m'en 
bien  faire  sentir  le  prix.  Quoique  depuis  quelques  années  j'allasse 
assez  fréquemment  à  la  campagne,  c'était  presque  sans  la  goûter;  et 
ces  voyages,  toujours  faits  avec  des  gens  à  prétentions,  toujours  gâtes 
par  la  gène,  ne  faisaient  qu'aiguiser  en  moi  le  goût  des  plaisirs  rus- 
tkjues.'dont  je  n'entrevoyais  de  plus  près  l'image  que  pour  mieux  sentir 
leur  privation.  Jetais  si  ennuyé  de  salons,  de  jets  d'eau,  de  bosquets, 
de  parterres,  et  des  plus  ennuyeux  montreurs  de  tout  cela;  j'étais  si 
excédé  de  brochures,  de  clavecin,  de  tri.  de  nœuds,  de  sots  bons 
,  de  fades  minauderies,  de  petits  conteurs  et  de  grands  soupers, 
que  quand  je  lorgnais  du  coin  de  l'œil  un  simple  pauvre  buisson 
d'épines,  une  haie,  une  grange,  un  pie:  quand  je  humais,  en  traver- 
sant un  hameau,  la  vapeur  d'une  bonne  omelette  au  cerfeuil;  quand 
j'entendais  de  loin  le  rustique  refrain  de  la  chanson  des  bisquières, 
le  donnais  au  diable  et  le  muge,  et  les  falbalas,  et  l'ambre;  et.  regret- 


I  IVRE   NI  i  VU   M  i  . 

tant  le  dîner  «.11-  la  ménagère  et  le  vin  du  cru.  j'aurais  de  bon  cceui 
paumé  la  gueule  à  monsieur  le  chef  et  à  monsieur  le  maître,  qui  me 
faisaient  dîner  à  l'heure  où  je  soupe,  soupei  à  l'heure  où  je  d 

mais  surtout  a  messieurs  les  laquais,  qui  dévoraient  des  yeux  mes 
morceaux,  et,  sous  peine  de  mourir  de  soif,  me  vendaient  le  vin 

drogué  de  leur  maître  dix  fois  plus  cher  que  je  n'en  aurais  pave  de 
meilleur  au  cabaret. 

Me  voilà  donc  enfin  chez  moi,  dans  un  asile  agréable  et  solitaire, 
maître  d'y  couler  mes  jours  dans  cette  vie  indépendante,  égale  et  pai- 
sible, pour   laquelle   je    me   sentais   ne.  A\ant   de   dire   l'effet    que   cet 

état,  si  nouveau  pour  moi,  lit  sur  mon  coeur,  il  convient  d'en  récapi- 
tuler les  affections  secrètes,  afin  qu'on  suive  mieux  dans  ses  causes 
le  progrès  de  ces  nouvelles  modifications. 

J'ai  toujours  regardé  le  jour  qui  m'unit  a  Thérèse  comme  celui 
qui  fixa  mon  être  moral.  J'avais  besoin  d'un  attachement,  puisque 
enfin  celui  qui  devait  me  suffire  avait  été  si  cruellement  rompu.  La 
soif  du  bonheur  ne  s'éteint  point  dans  le  cœur  de  l'homme.  Maman 
vieillissait  et  s'avilissait!  11  m'était  prouvé  qu'elle  ne  pouvait  plus 
être  heureuse  ici-bas.  Restait  a  chercher  un  bonheur  qui  me  fût 
propre,  ayant  perdu  tout  espoir  de  jamais  partager  le  sien.  Je  flottai 
quelque  temps  d'idée  en  idée  et  de  projet  en  projet.  Mon  voyage  de 
Venise  m'eût  jeté  dans  les  affaires  publiques,  si  l'homme  avec  qui 
j'allai  me  fourrer  avait  eu  le  sens  commun.  Je  suis  facile  a  de. 
rager,  surtout  dans  les  entreprises  pénibles  et  de  longue  haleine.  I 
mauvais  succès  de  celle-ci  me  dégoûta  de  toute  autre;  et  regardant, 
selon  mon  ancienne  maxime,  les  objets  lointains  comme  des  leurres 
de  dupes,  je  me  déterminai  à  vivre  désormais  au  jour  la  journée,  ne 
voyant  plus  rien  dans  la  vie  qui  me  tentât  de  m'évertuer. 

Ce  fut  précisément  alors  que  se  lit  notre  connaissance.  Le  do 
caractère  de  cette  bonne  tille  me  partit  si  bien  convenir  au  mien,  que 
je  m'unis  à  elle  d'un  attachement  à  l'épreuve  du  temps  et  des  toits, 
et  que  tout  ce  qui  l'aurait  dû  rompre  n'a  jamais  fait  que  l'augmenter. 
On  connaîtra  la  force  de  cet  attachement  dans  la  suite,  quand  je  dé- 
couvrirai les  plaies,  les  déchirures  dont  elle  a  navré  mon  cœur  dans 
le  fort  de  mes  misères,  sans  que,  jusqu'au  moment  où  j'écris  ceci,  il 
m'en  soit  échappé  jamais  un  seul  mot  de  plainte  a  personne. 

TOllE    II. 


(  ONI  I  SSIO.NS   DE    J.-J.    ROUSSE  Al  . 

Quand  on  saura  qu'après  avoir  tout  fait,  tout  bravé  pour  ne  m'en 
point  séparer,  qu'après  vingt-cinq  ans  passes  avec  elle,  en  dépit  du 
sort  et  des  hommes,  j'ai  fini  sur  mes  vieux  jouis  par  l'épouser,  sans 
attente  et  sans  sollicitation  de  sa  part,  sans  engagement  ni  promesse 
de  la  mienne,  on  croira  qu'un  amour  forcené,  m 'ayant  dès  le  premier 
jour  tourne  la  tête,  n'a  tait   que  m'amencr   par  degrés  à    la  dernière 
extravagance;   et   on    le   croira  bien  plus  encore,  quand  on    saura  les 
raisons  particulières  et  loues  qui  devaient  m'empêcher  d'en  jamais 
venir  la.  Que  pensera  donc  le  lecteur  quand  je  lui  dirai,  dans  toute 
la  vérité  qu'il  doit  maintenant  me  connaître,  que  du  premier  moment 
que  je  la  \is  jusqu'à  ce  jour,  je  n'ai  jamais  senti  la  moindre  étincelle 
d'amour   pour  elle:  que   je   n'ai   pas   plus  désire   de  la  posséder  que 
madame  de  Warens,  et  que  les  besoins  des  sens,  que  j'ai  satisfaits 
auprès  d'elle,  ont  uniquement  été  pour  moi  ceux  du  sexe,  sans  avoir 
rien  de  propre  à  l'individu?  Il  croira  qu'autrement  constitué  qu'un 
autre  homme,  je  fus  incapable  de  sentir  l'amour,  puisqu'il  n'entrait 
point  dans  les  sentiments  qui  m'attachaient  aux  femmes  qui  m'ont 
été  les  plus  chères.  Patience,  ô  mon  lecteur!  le  moment  funeste  ap- 
proche, où  vous  ne  serez  que  trop  bien  désabusé. 

.le  me  répète,  on  le  sait:  il  le  faut.  Le  premier  de  mes  besoins, 
le  plus  grand,  le  plus  fort,  le  plus  inextinguible,  était  tout  entier  dans 
mon  cœur  :  c'était  le  besoin  d'une  société  intime,  et  aussi  intime 
qu'elle  pouvait  l'être;  c'était  surtout  pour  cela  qu'il  me  fallait  une 
femme  plutôt  qu'un  homme,  une  amie  plutôt  qu'un  ami.  Ce  besoin 
singulier  était  tel,  que  la  plus  étroite  union  des  corps  ne  pouvait  encore 
\  suffire  :  il  m'aurait  fallu  deux  âmes  dans  le  même  corps-,  sans  cela, 
ie  sentais  toujours  du  vide.  Je  me  crus  au  moment  de  n'en  plus  sentir. 
Cette  jeune  personne,  aimable  par  mille  excellentes  qualités,  et  même 
alors  par  la  ligure,  sans  ombre  d'art  ni  de  coquetterie,  eût  borné  dans 
elle  seule  mon  existence,  si  j'avais  pu  borner  la  sienne  en  moi,  comme 
je  l'avais  espéré.  Je  n'avais  rien  à  craindre  de  la  part  des  hommes; 
je  suis  sûr  d'être  le  seul  qu'elle  ait  véritablement  aimé,  et  ses  tran- 
quilles sens  ne  lui  en  ont  guère  demandé  d'autres,  même  quand  j'ai 
ce-.se  d'en  être  un  pour  elle  à  cet  égard.  Je  n'avais  point  de  famille: 
elle  en  avait  une:  et  cette  famille,  dont  tous  les  naturels  différaient 
trop  du  sien,  ne   se  trouva   pas  telle  que   j'en  pusse  faire  la  mienne. 


UVR1     NEUVIEMI 

Là  fut  la  première  cause  de  mon  malheur.  Que  n'aurais-je  poini 
donne  pour  me  faire  l'enfant  de  sa  mère!  Je  fis  tout  pour  \  parvenir, 

et  n\n  pus  venir  à  bout.  J'eus  beau  vouloir  unir  tous  nus  intérêts, 
cela  me  fut  impossible.  Elle  s'en  lit  toujours  un  différent  du  mien. 
contraire  au  mien,  et  même  à  celui  de  sa  fille,  qui  déjà  n'en  était 
plus  séparée.  Elle  et  ses  autres  entants  et  petits-enfants  devinrent 
autant  de  sangsues,  dont  le  moindre  mal  qu'ils  tissent  à  Thérèse 
était  de  la  voler.  La  pauvre  fille,  accoutumée  à  fléchir,  même 
ses  nièces,  se  laissait  dévaliser  et  gouverner  sans  mot  dire;  et  je 
voyais  avec  douleur  qu'épuisant  ma  bourse  et  mes  leçons,  je  ne  faisais 
rien  pour  elle  dont  elle  pût  profiter.  J'essayai  de  la  détacher  de  sa 
mère  ;  elle  y  résista  toujours.  Je  respectai  sa  résistance,  et  l'en  estimai 
davantage  :  mais  son  refus  n'en  tourna  pas  moins  à  son  préjudice  et 
au  mien.  Livrée  à  sa  mère  et  aux  siens,  elle  fut  à  eux  plus  qu'à  moi. 
plus  qu'à  elle-même:  leur  avidité  lui  fut  moins  ruineuse  que  leurs 
conseils  ne  lui  furent  pernicieux;  enfin,  si.  grâce  à  son  amour  pour 
moi;  si,  grâce  à  son  bon  naturel,  elle  ne  lut  pas  tout  à  lait  subju- 
guée, c'en  fut  assez  du  moins  pour  empêcher,  en  grande  partie. 
l'effet  des  bonnes  maximes  que  je  m'efforçais  de  lui  inspirer;  c'en  fut 
assez  pour  que,  de  quelque  façon  que  je  m'y  sois  pu  prendre,  nous 
ayons  toujours  continué  d'être  deux. 

Voilà  comment,  dans  un  attachement  sincère  et  réciproque,  où 
j'avais  mis  toute  la  tendresse  de  mon  cœur,  le  vide  de  ce  cœur  ne  fut 
pourtant  jamais  bien  rempli.  Les  enfants,  par  lesquels  il  l'eût  été. 
vinrent;  ce  fut  encore  pis.  Je  frémis  de  les  livrer  à  cette  famille 
mal  élevée,  pour  en  être  élevés  encore  plus  mal.  Les  risques  de 
l'éducation  des  Enfants-Trouvés  étaient  beaucoup  moindres.  Cette 
raison  du  parti  que  je  pris,  plus  forte  que  toutes  celles  que  j'énonçai 
dans  ma  lettre  à  madame  de  Francueil,  fut  pourtant  la  seule  que  je 
n'osai  lui  dire.  J'aimais  mieux  être  moins  disculpé  d'un  blâme  aussi 
grave,  et  ménager  la  famille  d'une  personne  que  j'aimais.  Mais 
peut  juger,  par  les  mœurs  de  son  malheureux  frère,  si  jamais,  quoi 
qu'on  en  pût  dire,  je  devais  exposer  mes  enfants  a  recevoir  une  édu- 
cation semblable  à  la  sienne. 

Ne  pouvant  goûter  dans  sa  plénitude  cette  intime  société  dont  je 
sentais  le  besoin,  j'y  cherchais  des  suppléments  qui  n'en  remplissaient 


i  ON!  l  SSIONS  DE  J.-J.    ROUSSEAU. 

pas  le  vide,  m  lis    [UÎ  me  le  laissaient  moins  sentir.   Faute  d'un  ami 
qui  fût  à  moi  tout  entier,  il  me  fallait  des  amis  dont  l'impulsion  sur- 
non  inertie  :  c'est  ainsi  que  je  cultivai,  que  je  resserrai  mes 
ms  avec   Diderot,  avec   l'abbé  de   Condillac;  que  j'en  fis  avec 
Grimm  une  nouvelle  plus  étroite  encore:  et  qu'enfin  je  nie    trouvai 
par  ce  malheureux  discours,  dont  j'ai  raconté  l'histoire,  rejeté,  sans 
• .  d  ms  la  littérature,  dont  je  me  croyais  sorti  pour  toujours. 

Won  début  me  mena  par  une  route  nouvelle  dans  un  autre 
monde  intellectuel,  dont  je  ne  pus  sans  enthousiasme  envisager  la 
simple  et  tière  économie.  Bientôt,  a  force  de  m'en  occuper,  je  ne  vis 
plus  qu'erreur  et  folie  dans  la  doctrine  de  nos  sages,  qu'oppression 
et  misère  dans  notre  ordre  social.  Dans  l'illusion  de  mon  sot  orgueil, 
je  me  crus  fait  pour  dissiper  tous  ces  prestiges;  et  jugeant  que, 
pour  me  faire  écouter,  il  fallait  mettre  ma  conduite  d'accord  avec 
mes  principes,  je  pris  l'allure  singulière  qu'on  ne  m'a  pas  permis  de 
suivre,  dont  mes  prétendus  amis  ne  m'ont  pu  pardonner  l'exemple, 
qui  d'abord  me  rendit  ridicule,  et  qui  m'eût  enfin  rendu  respectable. 
s'il  m'eût  été  possible  d'y  persévérer. 

Jusque-là  j'avais  été  bon  :  dès  lors  je  devins  vertueux,  ou  du 
moins  enivré  de  la  vertu.  Cette  ivresse  avait  commencé  dans  ma 
tète,  mais  elle  avait  passé  dans  mon  creur.  Le  plus  noble  orgueil  y 
germa  sur  les  débris  de  la  vanité  déracinée.  Je  ne  jouai  rien  :  je  de- 
vins en  effet  tel  que  je  parus;  et  pendant  quatre  ans  au  moins  que 
dura  cette  effervescence  dans  toute  sa  force,  rien  de  grand  et  de  beau 
ne  peut  entrer  dans  un  cœur  d'homme,  dont  je  ne  fusse  capable 
entre  le  ciel  et  moi.  Voilà  d'où  naquit  ma  subite  éloquence,  voilà 
d'où  se  répandit  dans  mes  premiers  livres  ce  feu  vraiment  céleste 
qui  m'embrasait,  et  dont  pendant  quarante  ans  il  ne  s'était  pas 
échappé  la   moindre  étincelle,  parce  qu'il  n'était    pas  encore   allumé. 

.l'étais  vraiment  transformé:  mes  amis,  nies  connaissances  ne  me 
'.naissaient  plus.  .le  n'étais  plus  cet  homme  timide  et  plutôt 
honteux  que  modeste,  qui  n'osait  ni  se  présenter,  ni  parler,  qu'un 
mot  badin  déconcertait,  qu'un  regard  de  femme  faisait  rougir.  Au- 
dacieux, lier,  intrépide,  je  portais  partout  une  assurance  d'autant 
plus  ferme  qu'elle  était  simple,  et  résidait  dans  mon  âme  plus  que 
mon   maintien.    Le    mépris    que    mes     profondes    méditations 


LIVRE  NEUVIÈME  141 

m'avaient  inspiré  pour  les  mœurs,  les  maximes  et  les  préjugés  de 

mon  siècle,  me  rendait  insensible  aux  railleries  île  ceux  qui  les 
avaient,  et  j'écrasais  leurs  petits  bons  mots  avec  nies  sentences, 
comme  j'écraserais  un  insecte  entre  mes  doigts.  Quel  changement! 
tout  Paris  répétait  les  actes  et  mordants  sarcasmes  «.le  ce  même 
homme  qui,  dix  ans  auparavant  et  dix  ans  après,  n'a  jamais  su  trou 
ver  la  chose  qu'il  avait  à  dire,  ni  le  mot  qu'il  devait  employer.  Qu'on 
cherche  l'état  du  monde  le  plus  contraire  à  mon  naturel;  on  trou- 
vera celui-là.  Qu'on  se  rappelle  un  de  ces  courts  moments  de  ma  Nie- 
on  je  dewnais  un  autre  et  cessais  d'être  moi  ;  on  le  trouve  encore- 
dans  le  temps  dont  je  parle  :  mais  au  lieu  de  durer  six  jouis,  six  se- 
maines, il  dura  près  de  six  ans,  et  durerait  peut-être  encore,  sans 
les  circonstances  particulières  qui  le  tirent  cesser,  et  me  tendirent  a 
la  nature,  au-dessus  de  laquelle  j'avais  voulu  m'èlever. 

Ce  changement  commença  sitôt  que  j'eus  quitte  Paris,  et  que  le 
spectacle  des  \  ices  de  cette  grande  ville  cessa  de  nourrir  l'indignation 
qu'il  m'avait  inspirée.  Quand  je  ne  \is  plus  les  hommes,  je  cessai  de 
les  mépriser:  quand  je  ne  vis  plus  les  méchants,  je  cessai  de  les  haïr. 
Mon  cœur,  peu  fait  pour  la  haine,  ne  fit  plus  que  déplorer  leur  mi- 
sère, et  n'en  distinguait  pas  leur  méchanceté.  Cet  état  plus  doux. 
mais  bien  moins  sublime,  amortit  bientôt  l'ardent  enthousiasme  qui 
m'avait  transporte  si  longtemps;  et  sans  qu'on  s'en  aperçût,  sans 
presque  m'en  apercevoir  moi-même,  je  redevins  craintif,  complai- 
sant, timide;  en  un  mot,  le  même  Jean-Jacques  que  j'avais  été  aupa- 
ravant. 

Si  la  révolution  n'eût  fait  que  me  rendre  à  moi-même  et  s'arrêter 
la.  tout  était  bien;  mais  malheureusement  elle  alla  plus  loin,  et 
m'emporta  rapidement  à  l'autre  extrême.  Dès  lors  mon  âme  en  branle 
n'a  plus  fait  que  passer  par  la  ligne  du  repos,  et  ses  oscillations 
toujours  renouvelées  ne  lui  ont  jamais  permis  d'y  rester.  Kntrons 
dans  le  détail  de  cette  seconde  révolution  :  époque  terrible  et  fatale 
d'un  sort  qui  n'a  point  d'exemple  chez  les  mortels. 

N'étant  que  trois  dans  notre  retraite,  le  loisir  et  la  solitude  de- 
vaient naturellement  resserrer  notre  intimité.  C'est  aussi  ce  qu'ils 
tirent  entre  Thérèse  et  moi.  Nous  passions  tête  à  tête  sous  les  om- 
brages  des  heures  charmantes,  dont  je  n'avais  jamais  si  bien   senti  la 


NI  E  S  S 1 0  N  S   DE   i .  - J .   ROUSSEAU 


douceur.  Elle  me  parut  la  goûter  elle-même  encore  plus  qu'elle 
n'avait  fait  jusqu'alors.  Elle  m'ouvrit  son  cœur  sans  réserve,  et  m'ap- 
prit «.le  s.i  mère  et  de  sa  famille  des  choses  qu'elle  avait  eu  la  force 
de  me  taire  pendant  longtemps.  L'une  et  l'autre  avaient  reçu  de 
madame  Dupin  des  multitudes  de  présents  laits  à  mon  intention, 
mais  que  la  vieille  madrée,  pour  ne  pas  me  fâcher,  s'était  appropriés 
pour  elle  et  pour  ses  autres  enfants ,  sans  en  rien  laisser  à  Thérèse, 
et  avec  très-sévères  défenses  de  m'en  parler;  ordre  que  la  pauvre 
fille  avait  suivi  avec  une  obéissance  incroyable. 

Mais  une  chose  qui  me  surprit  beaucoup  davantage,  fut  d'appren- 
dre qu'outre  les  entretiens  particuliers  que  Diderot  et  Grimm  avaient 
eus  soin  eut  avec  l'une  et  l'autre  pour  les  détacher  de  moi,  et  qui 
n'avaient  pas  réussi  parla  résistance  de  Thérèse,  tous  deux  avaient 
eu  depuis  lors  de  fréquents  et  secrets  colloques  avec  sa  mère,  sans 
qu'elle  eût  pu  rien  savoir  de  ce  qui  se  brassait  entre  eux.  Elle  savait 
seulement  que  les  petits  présents  s'en  étaient  mêlés,  et  qu'il  y  avait 
de  petites  allées  et  venues  dont  on  tâchait  de  lui  faire  mystère,  et 
dont  elle  ignorait  absolument  le  motif.  Quand  nous  partîmes  de 
Paris,  il  y  avait  déjà  longtemps  que  madame  le  Yasseur  était  dans 
l'usage  d'aller  voir  M.  Grimm  deux  ou  trois  fois  par  mois,  et  d'y 
passer  quelques  heures  à  des  conversations  si  secrètes,  que  le  laquais 
de  Grimm  était  toujours  renvoyé. 

.le  jugeai  que  ce  motif  n'était  autre  que  le  même  projet  dans  le- 
quel ou  avait  taché  de  faire  entrer  la  tille,  en  promettant  de  leur 
procurer,  par  madame  d'Kpinay,  un  regrat  de  sel,  un  bureau  à  tabac, 
et  les  tentant,  en  un  mot,  par  l'appât  du  gain.  On  leur  avait  repré- 
senté qu'étant  hors  d'état  de  rien  faire  pour  elles,  je  ne  pouvais  pas 
même,  à  cause  d'elles,  parvenir  à  rien  faire  pour  moi.  Comme  je  ne 
voyais  à  tout  cela  que  de  la  bonne  intention,  je  ne  leur  en  savais  pas 
absolument  mauvais  gré.  Il  n'y  avait  que  le  mystère  qui  me  révoltât, 
surtout  de  la  part  de  la  vieille,  qui,  de  plus,  devenait  de  jour  en  jour 
plus  flagorneuse  et  plus  pateline  avec  moi  :  ce  qui  ne  l'empêchait 
pas  de  reprocher  sans  cesse  en  secret  à  sa  fille  qu'elle  m'aimait  trop, 
qu'elle  me  disait  tout,  qu'elle  n'était  qu'une  bête,  et  qu'elle  en  serait 
la  dupe.  Gette  femme  possédait  au  suprême  degré  l'art  de  tirer  d'un 
sac  dix  moutures,  de  cacher  à  l'un  ce  qu'elle  recevait   de    l'autre,  et 


LIVRE    M  l   VU   M  l 

a  moi  ce  qu'elle  recevait  de  tous.  J'aurais  pu  lui  pardonne!  s.,u  avi- 
dité, mais  je  ne  pouvais  lui  pardonner  sa  dissimulation.  Que  pou- 
vait-elle avoir  à  me  cacher,  à  moi,  qu'elle  savait  m  bien  qui  taisais 

mon  bonheur  presque  unique  de  celui  de  sa  tille  et  du  sien:  Ce  que 
j'avais  fait  pour  sa  tille,  je  l'avais  fait  pour  moi;  mais  ce  que  j'avais 
t'ait  pour  elle  méritait  Je  sa  part  quelque  reconnaissance;  elle  en 
aurait  dû  savoir  gré  du  moins  a  sa  fille,  et   m'aimer  pour  l'amour 

d'elle,  qui  m'aimait.  Je  basais  tirée  de  la  plus  complète  misère;  elle 
tenait  >Je  moi  sa  subsistance,  elle  me  devait  toutes  les  connaissances 
dont  elle  tirait  si  bon  parti.  Thérèse  L'avait  longtemps  nourrie  de  son 
travail, et  la  nourrissait  maintenant  de  mon  pain.  Elle  tenait  tout  de- 
cette  tille,  pour  laquelle  elle  n'avait  rien  fait;  et  ses  autres  entants 
qu'elle  avait  dotes,  pour  lesquels  elle  s'était  ruinée,  loin  de  lui  aider 
à  subsister,  dévoraient  encore  sa  subsistance  et  la  mienne.  Je  trou- 
vais que  dans  une  pareille  situation  elle  devait  me  regarder  Comme 
son  unique  ami,  son  plus  sur  protecteur,  et.  loin  de  me  taire  un 
secret  de  mes  propres  affaires,  loin  de  comploter  contre  moi  dans 
ma  propre  maison,  m'avertir  fidèlement  de  tout  ce  qui  pouvait  m'in- 
téresser,  quand  elle  l'apprenait  plus  tôt  que  moi.  De  quel  œil  pou- 
vais-je  donc  voir  sa  conduite  fausse  et  mystérieuse:  que  devais-je 
penser  surtout  des  sentiments  qu'elle  s'efforçait  de  donner  à  sa  tille  . 
quelle  monstrueuse  ingratitude  devait  être  la  sienne,  quand  elle 
cherchait  à  lui  en  inspirer? 

Toutes  ces  réflexions  aliénèrent  enfin  mou  cœur  de  cette  femme  au 
point  de  ne  pouvoir  plus  la  voir  sans  dédain.  Cependant  je  ne  cessai 
jamais  de  traiter  avec  respect  la  mère  de  ma  compagne,  et  de  lui 
marquer  en  toutes  choses  presque  les  égards  et  la  considération  d'un 
fils;  mais  il  est  vrai  que  je  n'aimais  pas  à  rester  longtemps  avec 
elle,  et  il  n'est  guère  en  moi  de  savoir  me  gêner. 

C'est  encore  ici  un  de  ces  courts  moments  de  ma  vie  ou  j'ai  vu 
le  bonheur  de  bien  près,  sans  pouvoir  l'atteindre,  et  sans  qu'il  y  ait 
eu  de  ma  faute  à  l'avoir  manqué.  Si  cette  femme  se  lut  trouvé  d'un 
bon  caractère,  nous  étions  heureux  tous  les  trois  jusqu'à  la  tin  de- 
nos  jours;  le  dernier  vivant  seul  fût  reste  a  plaindre.  Au  lieu  de 
cela,  vous  allez  voir  la  marche  des  choses,  et  vous  jugerez  si  j'ai  pu 
la  changer. 


I  ONF  ESSIONS    DE   J.-J.    ROUSSEAI  . 

Madame  le  Vasseur,  qui  vit  que  j'avais  gagné  du  terrain  sur  le 
cœur  «.le  sa  fille,  et  qu'elle  en  avait  perdu,  s'efforça  de  le  reprendre; 
et.  .m  lieu  de  revenir  à  moi  par  elle,  tenta  de  me  l'aliéner  tout  à  fait. 

l'n  des  moyens  qu'elle  employa  fui  d'appeler  sa  famille  à  son  aide. 
J'avais  prie  Thérèse  de  n'en  faire  venir  personne  à  l'Ermitage;  elle 
me  le  promit.  On  les  fit  venir  en  mon  absence,  sans  la  consulter; 
et  puis  on  lui  lit  promettre  de  ne  m'en  rien  dire.  Le  premier  pas  fait, 

toui  le  reste  fut  facile;  quand  une  l'ois  on  a  fait  à  quelqu'un  qu'on 
aime  un  secret  de  quelque  chose,  on  ne  se  fait  bientôt  plus  guère  de- 
scrupule  de  lui  en  faire  sur  tout.  Sitôt  que  j'étais  à  la  Chevrette, 
l'Ermitage  était  plein  de  monde  qui  s'y  réjouissait  assez  bien.  Une 
mère  est  toujours  bien  forte  sur  une  tille  d'un  bon  naturel  ;  cepen- 
dant, de  quelque  façon  que  s'y  prît  la  vieille,  elle  ne  put  jamais  faire 
entrer  Thérèse  dans  ses  vues,  et  l'engager  à  se  liguer  contre  moi. 
Pour  elle,  elle  se  décida  sans  retour  :  et  voyant  d'un  coté  sa  tille  et 
moi,  chez  qui  l'on  pouvait  vivre,  et  puis  c'était  tout;  de  l'autre, 
Diderot,  Grimm,  d'Holbach,  madame  d'Epinay,  qui  promettaient 
beaucoup  et  donnaient  quelque  chose,  elle  n'estima  pas  qu'on  put 
jamais  avoir  tort  dans  le  parti  d'une  fermière  générale  et  d'un  baron. 
Si  j'eusse  eu  de  meilleurs  yeux,  j'aurais  vu  dès  lors  que  je  nourris- 
sais un  serpent  dans  mon  sein  ;  mais  mon  aveugle  confiance,  que 
rien  encore  n'avait  altérée,  était  telle,  que  je  n'imaginais  pas  même 
qu'on  put  vouloir  nuire  à  quelqu'un  qu'on  devait  aimer.  En  voyant 
ourdir  autour  de  moi  mille  trames,  je  ne  sa\ais  me  plaindre  que  de 
l.i  tyrannie  de  ceux  que  j'appelais  mes  .unis,  et  qui  voulaient,  selon 
moi,  me  forcer  d'être  heureux  à  leur  mode,  plutôt  qu'à  la  mienne. 
Quoique  Thérèse  refusât  d'entrer  dans  la  ligue  avec  sa  mère,  elle 
lui  garda  derechef  le  secret  :  son  motif  était  louable:  je  ne  dirai  pas 
si  elle  lit  bien  ou  mal.  Deux  femmes  qui  ont  des  secrets  aiment  à  ba- 
biller ensemble  :  cela  les  rapprochait  ;  et  Thérèse,  en  se  partageant, 
me  laissait  sentir  quelquefois  que  j'étais  seul:  car  je  ne  pouvais  plus 
ter  pour  société  celle  que  nous  avions  tous  trois  ensemble.  Ce 
fut  alors  que  je  sentis  vivement  le  toit  que  j'avais  eu  durant  nos 
premières  liaisons,  de  ne  pas  profiter  de  la  docilité  que  lui  donnait 
son  amour,  pour  l'orner  de  talents  et  de  connaissances  qui,  nous 
tenant    plus    rapprochés    dans    notre   retraite,    aurait    agréablement 


I   [VRE    M   l   \  I  I   Ml 

rempli  son  temps  et  le  mien,  sans  jamais  nous  laisser  senti]  la  lon- 
gueur du  tête-à-tète.  Ce  n'était  pas  que  l'entretien  tarît  entre  nous, 
et   qu'elle  parût  s'ennuyer  dans  nos  promenades;  mais   enfin   i 

n'avions  pas  assez  d'idées  communes  pout  nous  faire  un  grand 
gasin  :  nous  ne  pouvions  plus  parler  sans  cesse  de  nos  projets,  bor- 
nés désormais  a  celui  de  jouir.  Les  objets  qui  se  présentaient  m'in- 
spiraient des  réflexions  qui  n'étaient  pas  à  sa  portée.  Un  attachement 
de  douze  ans  n'avait  plus  besoin  de  paroles  ;  nous  nous  connaissions 
trop  pour  avoir  plus  rien  a  nous  apprendre.  Restait  la  ressource  des 
caillettes,  médit  e.  et  due  des  quolibets,  (l'est  surtout  dans  la  s,  il  mule 
qu'on  sent  l'avantage  de  vivre  avec  quelqu'un  qui  sait  penser.  J< 
n'avais  pas  besoin  de  cette  ressource  pour  me  plaire  avec  elle;  mais 
clic  en  aurait  eu  besoin  pour  se  plaire  toujours  avec  moi.  Le  pis  était 
qu'il  (allait  avec  cela  prendre  nos  tête-à-tête  en  bonne  fortune  :  sa 
mère,  qui  m'était  devenue  importune,  me  forçait  à  les  épier.  J'étais 
gêné  chez  moi.  c'est  tout  dire,  l'air  de  l'amour  gâtait  la  bonne  ami- 
tié. Nous  avions  un  commerce  intime,  sans  vivre  dans  l'intimité. 

Dès  que  je  crus  voir  que  Thérèse  cherchait  quelquefois  des  pré- 
textes pour  éluder  les  promenades  que  je  lui  proposais,  je  Cessai  de 
lui  en  propose!',  sans  lui  savoir  mauvais  gré  de  ne  pas  s'y  plaire  au- 
tant que  moi.  Le  plaisir  n'est  point  une  chose  qui  dépende  de  la 
volonté,  ,1'etais  sur  de  son  cœur,  ce  m'était  assez.  Tant  que  mes 
plaisirs  étaient  les  siens,  je  les  goûtais  avec  elle;  quand  cela  n'était 
pas,  je  préférais  son  contentement  au  mien. 

Voilà  comment,  à  demi  trompé  dans  mon  attente,  menant  une- 
vie  de  mon  goût,  dans  un  séjour  de  mon  choix,  avec  une  personne 
qui  m'était  chère,  je  parvins  pourtant  à  me  sentir  presque  isoli  I 
qui  me  manquait  m'empêchait  de  goûter  ce  que  j'avais.  En  fait  de 
bonheur  et  de  jouissances,  il  me  fallait  tout  ou  rien.  On  verra  pour- 
quoi ce  détail  m'a  paru  nécessaire,  .le  reprends  a  présent  le  til  de  mon 
récit. 

Je  croyais  avoir  des  trésors  dans  les  manuscrits  que  m'avait 
donnés  le  comte  de  Saint-Pierre.  En  les  examinant,  je  vis  que  ce 
n'était  presque  que  le  recueil  des  ouvrages  imprimes  de  son  oncle, 
annotés  et  corriges  de  sa  main,  avec  quelques  autres  petites  pièces 
qui  n'avaient  pas  vu  le  jour.  Je  me  confirmai  par  sCs  écrits  de  mo- 


I  ON]  i  SSIONS   DE  J.-J.   KOI  SSEAU. 

raie,  dans  l'idée  que  m'avaient  donnée  quelques  lettres  de  lui.  que 
madame  de  Créqui  m'avait  montrées,  qu'il  avait  beaucoup  plus  d'es- 
prit que  je  n'avais  cru  :  mais  l'e\amen  approfondi  de  ses  ouvrages 
de  politique  ne  nie  montra  que  des  vues  superficielles,  des  projets 
utiles,  mais  impraticables,  par  l'idée  dont  l'auteur  n'a  jamais  pu  sor- 
.  que   les  hommes  se  conduisaient   par   leurs   lumières  plutôt  que 
par  leurs  passions.   La  haute  opinion  qu'il   avait  des  connaissances 
in  idernes  lui  avait  l'ait  adopter  ce  faux  principe  de  la  raison  perfec- 
tionnée, base  de  tous  les  établissements  qu'il  proposait,  et  source  de 
tous    ses   sophismes   politiques.  Cet    homme   raie,   l'honneur  de   son 
siècle   et   vie   son   espèce,   et    le    seul    peut-être,   depuis    l'existence    du 
genre  humain,  qui    n'eut  d'autre  passion   que  celle  de   la   raison,  ne 
lit  cependant  que  marcher  d'erreur  en  erreur  dans  tous  ses  systèmes, 
avoir  voulu  rendre  les  hommes  semblables  à  lui,  au  lieu  de  les 
prendre  tels  qu'ils  sont,  et  qu'ils  continueront  d  être.  Il  n'a  travaille 
que  pour  des  êtres  imaginaires,  en  pensant  travailler  pour  ses  con- 
temporains. 

Tout  cela  vu,  je  me  trouvai  dans  quelque  embarras  sur  la  (orme  a 
donner  à  mon  ouvrage.  l'asser  à  l'auteur  ses  visions,  c'était  ne  rien 
taire  d'utile;  les  réfuter  a  la  rigueur,  était  faire  une  chose  malhon- 
nête, puisque  le  dépôt  de  ses  manuscrits,  que  j'avais  accepté  et  même 
demandé,  m'imposait  l'obligation  d'en  traiter  honorablement  l'au- 
teur. Je  pris  enfin  le  parti  qui  me  parut  le  plus  décent,  le  plus  judi- 
cieux et  le  plus  utile  :  ce  lut  de  donner  séparément  les  idées  de  l'au- 
teur et  les  miennes,  et  pour  cela,  d'entrer  dans  ses  vues,  de  les 
éclaircir,  de  les  étendre,  et  de  ne  rien  épargner  pour  leur  faire  valoir 
tout  leur  prix. 

Mon  ouvrage  devait  donc  être  composé  de  deux  parties  absolu- 
ment séparées  :  l'une,  destinée  à  exposer  de  la  façon  que  je  viens  de 
dire  les  divers  projets  de  l'auteur.  Dans  l'autre,  qui  ne  devait  pa- 
raître qu'après  que  la  première  aurait  fait  son  effet,  j'aurais  porté 
mou  jugement  sur  ces  mêmes  projets  :  ce  qui,  je  l'avoue,  eût  pu  les 
ser  quelquefois  au  sort  du  sonnet  du  Misanthrope.  A  la  tête  de 
tout  l'ouvrage  devait  être  une  vie  de  l'auteur,  pour  laquelle  j'avais 
ramassé  d'assez  bons  matériaux  que  je  me  flattais  de  ne  pas  gâter  en 
mployant.  J'avais  un  peu  vu  l'abbé  de  Saint-Pierre  dans  sa  vieil- 


LIVRE   NEUVIÈM1  147 

lesse;  et  la  vénération  que  i'.i\ais  pour  sa  mémoire  m'était  garant 
qu'à  tout  prendre  M.  le  comte  ne  serait  pas  mécontent  de  la  mai 
dont  j'aurais  traité  son  parent. 

Je  lis  mon  essai  sur  la  Paix  perpétuelle,  le  plus  considérable  et  le 
plus  travaillé  de  tous  les  ouvrages  qui  composaient  ce  recueil;  et, 
avant  de  me  livrer  à  mes  réflexions,  j'eus  le  courage  de  lire  absolu- 
ment tout  ce  que  l'abbé  avait  écrit  sur  ce  beau  sujet,  sans  jamais  me 
rebuter  par  ses  longueurs  et  par  ses  redites.  Le  public  a  vu  cet  extrait, 
ainsi  je  n'ai  rien  à  en  dire.  Quant  au  jugement  que  j'en  ai  porte,  il 
n'a  point  été  imprimé,  et  j'ignore  s'il  le  sera  jamais:  mais  il  fui 
en  même  temps  que  l'extrait.  Je  passai  de  là  à  la  Potysynodù  . 
pluralité  des  conseils.  ou\  rage  fait  sous  le  régent,  pour  favoi  iser  l'ad- 
ministration qu'il  avait  choisie,  et  qui  fit  chasser  de  l'Académie 
française  l'abbé  de  Saint-Pierre,  pour  quelques  traits  contre  l'admi- 
nistration précédente,  dont  la  duchesse  du  .Maine  et  le  cardinal  de 
Polignac  furent  fâches.  J'achevai  ce  travail  comme  le  précèdent,  tant 
le  jugement  que  l'extrait  :  mais  je  m'en  tins  la.  sans  vouloir  conti- 
nuer cette  entreprise,  que  je  n'aurais  pas  dû  commencer. 

La  réflexion  qui  m'y  tit  renoncer  se  présente  d'elle-même,  et  il 
était  étonnant  qu'elle  ne  me  fût  pas  venue  plus  tôt.  La  plupart  des 
écrits  de  l'abbé  de  Saint-Pierre  étaient  ou  contenaient  des  observa- 
tions critiques  sur  quelques  parties  du  gouvernement  de  France,  et 
il  y  en  avait  même  de  si  libres,  qu'il  était  heureux  pour  lui  de  les 
avoir  faites  impunément.  Mais  dans  les  bureaux  des  ministres,  on 
avait  de  tout  temps  regardé  l'abbé  de  Saint-Pierre  comme  une  espèce 
de  prédicateur  plutôt  que  comme  un  vrai  politique,  et  on  le  laissait 
dire  tout  à  son  aise,  parce  qu'on  voyait  bien  que  personne  ne  l'<  1 
tait.  Si  j'étais  parvenu  à  le  l'aire  écouter,  le  cas  eût  été  différent.  Il 
était  français,  je  ne  l'étais  pas;  et  en  m'avisant  de  répéter  ses  cen- 
sures, quoique  sous  s, m  nom.  je  m'exposais  à  me  faire  demander  un 
peu  rudement,  mais  sans  injustice,  de  quoi  je  me  mêlais.  Heureuse- 
ment, avant  d'aller  plus  loin,  je  vis  la  prise  que  j'allais  donner  sur 
moi.  et  me  retirai  bien  vite.  Je  savais  que  vivant  seul  au  milieu  des 
hommes,  et  d'hommes  tous  plus  puissants  que  moi.  je  ne  pouvais 
jamais,  de  quelque  façon  que  je  m'y  prisse,  me  mettre  à  l'abri  du 
mal  qu'ils  voudraient  me  faire.  Il   n'y  avait  qu'une  chose,  en  cela. 


INFESSIONS    1 1 1     J.  -  J.  RO  U  S  S  E  A  U. 

qui  dépendît  «.le  moi  :  c'était  de  faire  en  sorte  au  moins  que  quand 
ils  m'en  voudraient  faire,  ils  ne  le  pussent  qu'injustement.  Cette 
maxime,  qui  me  lit  abandonner  l'abbé  de  Saint-Pierre,  m'a  fait  sou- 
vent  renoncer  à  des  projets  beaucoup  plus  chéris.  Ces  gens,  touji 
prompts  à  faire  un  crime  de  l'adversité,  seraient  bien  surpris  s'ils  sa- 
vaient tous  les  soins  que  j'ai  pris  en  ma  vie  pour  qu'on  ne  pût  ja- 
mais me  dire  avec  vérité,  dans  mes  malheurs  :  Tu  les  as  mérités. 

Cet  ouvrage  abandonne  nu  laissa  quelque  temps  incertain  sur 
celui  que  j'y  ferais  succéder;  et  cet  intervalle  de  désœuvrement  fut 
ma  perte,  en  me  laissant  tourner  mes  réflexions  sur  moi-même,  faute 
d'objet  étranger  qui  m'occupât.  Je  n'avais  plus  de  projet  pour  l'avenir 
qui  pût  amuser  mon  imagination;  il  ne  m'était  pas  même  possible 
d'en  faire,  puisque  la  situation  où  j'étais  était  précisément  celle  où 
s'étaient  réunis  tous  mes  désirs  :  je  n'en  avais  plus  à  former,  et  j'avais 
re  le  cœur  vide.  Cet  état  était  d'autant  plus  cruel,  que  je  n'en 
s  point  à  lui  préférer.  J'avais  rassemblé  mes  plus  tendres  affec- 
tions dans  une  personne  selon  mon  cœur,  qui  me  les  rendait. 

Je  vivais  avec  elle  sans  gène,  et  pour  ainsi  dire  à  discrétion.  Ce- 
pendant un  secret  serrement  de  cœur  ne  me  quittait  ni  près  ni  loin 
d'elle.  En  la  possédant,  je  sentais  qu'elle  me  manquait  encore;  et  la 
seule  idée  que  je  n'étais  pas  tout  pour  elle,  faisait  qu'elle  n'était 
presque  rien   pour  moi. 

1  avais  des  amis  des  deux  sexes,  auxquels  j'étais  attaché  par  la 
plus  pure  amitié,  par  la  plus  parfaite  estime;  je  comptais  sur  le  plus 
vrai  retour  de  leur  part,  et  il  ne  m'était  pas  même  venu  dans  l'esprit 
de  douter  une  seule  fois  de  leur  sincérité  :  cependant  cette  amitié 
m'était  plus  tourmentante  que  douce,  par  leur  obstination,  par  leur 
affectation  même  à  contrarier  tous  mes  goûts,  mes  penchants,  ma 
manière  de  vivre  :  tellement  qu'il  me  suffisait  de  paraître  désirer  une 
chose  qui  n'intéressait  que  moi  seul,  et  qui  ne  dépendait  pas  d'eux, 
:  tous  se  liguer  à  l'instant  même  pour  me  contraindre 
d'y  renoncer.  Cette  obstination  de  nie  contrôler  en  tout  dans  mes 
fantaisies,  d'autant  plus  injuste  que.  loin  de  contrôler  les  leurs,  je  ne 
n'en  informais  pas  même,  me  devint  si  cruellement  onéreuse,  qu'en- 
fin je  ne  recevais  pas  une  de  leurs  lettres  sans  sentir,  en  l'ouvrant, 
un  certain  effroi  qui   n'était  que  trop  justifié  par  sa  lecture.  Je  trou- 


LIVRE  NEUVIÈMI  i  ,., 

vais  que  pour  des  gens  tous  plus  jeunes  que  moi,  et  qui  t<>us  auraient 
eu  grand  besoin  pour  eux-mêmes  des  leçons  qu'ils  me  prodiguaient, 
c'était  aussi  trop  me  traiter  en  enfant.  A.imez-moi,  leui  disais-je, 
comme  je  vous  aime;  et,  du  teste,  ne  vous  mêlez  pas  plus  de  mes 
allaites  que  je  ne  me  mêle  des  vôtres  :  voilà  tout  ce  que  je  vous  de- 
mande. Si  de  ces  deux  choses  ils  m'en  onl  accordé  une.  ce  n'a  pas 
été  du  moins  la  dernière. 

J'avais  une  demeure  isolée,  dans  une  solitude  charmante  :  maître 
chez  moi,  j'y  pouvais  vivre  à  ma  mode,  sans  que  personne  eût  à  m'y 
contrôler.  Mais  cette  habitation  m'imposait  des  devoirs  doux  à  rem- 
plir, mais  indispensables.  Toute  ma  liberté  n'était  que  précaire; 
plus  asservi  que  par  des  ordres,  je  devais  l'être  par  ma  \oloute  :  je 
n'avais  pas  un  seul  jour  dont  en  me  levant  je  pusse  dire  :  J'emploierai 
ce  jour  comme  il  me  plaira.  Bien  plus,  outre  ma  dépendance  des  ar- 
rangements de  madame  d'Épinay,  j'en  avais  une  autre  bien  plus  im- 
portune, du  public  et  des  survenants.  La  distance  OÙ  j'étais  de  Paris 
n'empêchait  pas  qu'il  ne  me  vint  journellement  des  tas  de  désœuvrés 
qui.  ne  sachant  que  faire  de  leur  temps,  prodiguaient  le  mien  sans 
aucun  scrupule.  Quand  j'y  pensais  le  moins,  j'étais  impitoyablement 
assailli;  et  rarement  j'ai  fait  un  joli  projet  pour  ma  journée,  sans  le 
voir  renverser  par  quelque  arrivant. 

Bref,  au  milieu  des  biens  que  j'avais  le  plus  convoités,  ne  trouvant 
point  de  pure  jouissance,  je  revenais  par  élan  aux  jours  sereins  de 
ma  jeunesse,  et  je  m'écriais  quelquefois  en  soupirant  :  Ah!  ce  ne 
sont  pas  encore  ici  les  Charmettes! 

Les  souvenirs  des  divers  temps  de  ma  vie  m'amenèrent  a  réfléchir 
sur  le  point  où  j'étais  parvenu,  et  je  me  vis  déjà  sur  le  déclin  de 
l'âge,  en  proie  à  des  maux  douloureux,  et  croyant  approcher  du 
terme  de  ma  carrière  sans  avoir  goûte  dans  sa  plénitude  presque 
aucun  des  plaisirs  dont  mon  cœur  était  avide,  sans  avoir  donné 
l'essor  aux  vifs  sentiments  que  j'y  sentais  en  reserve,  sans  avoir 
savouré,  sans  avoir  effleuré  du  moins  cette  enivrante  volupté  que  je 
sentais  dans  mon  âme  en  puissance,  et  qui,  faute  d'objet,  s'y  trouvait 
toujours  comprimée,  sans  pouvoir  s'exhaler  autrement  que  par  mes 
soupirs. 

Comment  se  pouvait-il  qu'avec  une  âme  naturellement  expansive. 


i  ONFESSIONS  DE  J.-.l.   ROUSSEAU. 

pour  v| ii î  \  i\  re  c'était  aimer,  je  n'eusse  pas  trouve-  jusqu'alors  un  ami 
t. .m  a  moi,  un  véritable  ami,  moi  qui  me  sentais  si  bien  fait  pour 
l'être:  Comment  se  pouvait-il  qu'avec  des  sens  si  combustibles,  avec 
un  cœur  tout  pétri  d'amour,  je  n'eusse  pas  du  moins  une  luis  brûlé 
de  sa  flamme  pour  un  objet  déterminé:  Dévoré  du  besoin  d'aimer 
sans  jamais  l'avoir  pu  bien  satisfaire,  je  me  voyais  atteindre  aux  portes 
de  la  vieillesse,  et  mourir  sans  avoir  vécu. 

Ces  réflexions  tristes,  mais  attendrissantes,  me  faisaient  replier 
sur  moi-même  avec  un  regret  qui  n'était  pas  sans  douceur.  Il  me 
semblait  que  la  destinée  me  de vail  quelque  chose  qu'elle  ne  m'avait 
pas  donne.  A  quoi  bon  m'avoir  tait  naître  avec  des  facultés  exquises, 
pour  les  laisser  jusqu'à  la  lin  sans  emploi:  Le  sentiment  de  mon  prix 
interne,  en  me  donnant  celui  de  cette  injustice,  m'en  dédommageait 
en  quelque  suite,  et  me  faisait  verser  des  larmes  que  j'aimais  à  laisser 
Couler. 

.le  faisais  ces  méditations  dans  la  plus  belle  saison  de  Tannée,  au 
mois  de  juin,  snus  des  bocages  dais,  au  chant  du  rossignol,  au  ga- 
zouillement des  ruisseaux.  Tout  concourut  à  me  replonger  dans  cette 
mollesse  trop  séduisante,  pour  laquelle  j'étais  né.  mais  dont  le  ton 
dur  et  sévère,  où  venait  de  me  monter  une  longue  effervescence, 
m'aurait  dû  délivrer  pour  toujours.  J'allai  malheureusement  me  rap- 
peler le  dîner  du  château  de  Tounc,  et  ma  rencontre  avec  ces  deux 
charmantes  filles,  dans  la  même  saison  et  dans  des  lieux  à  peu  près 
semblables  à  ceux  ou  j'étais  dans  ce  moment.  Ce  souvenir,  que 
l'innocence  qui  s'y  joignait  me  rendait  plus  doux  encore,  m'en  rappela 
d'autres  de  la  même  espèce.  Bientôt  je  vis  rassemblés  autour  de  moi 
les  objets  qui  m'avaient  donné  de  l'émotion  dans  ma  jeunesse, 
mademoiselle  Gallay,  mademoiselle  de  (irallenried,  mademoiselle  de 
Breil,  madame  Bazile,  madame  de  Larnage,  mes  jolies  écolières,  et 
jusqu'à  la  piquante  Zulietta,  que  mon  cœur  ne  peut  oublier.  Je  me  vis 
entouré  d'un  sérail  de  houris,  de  mes  anciennes  connaissances,  pour 
qui  le  goût  le  plus  vif  ne  m'était  pas  un  sentiment  nouveau.  Mon 
sang  s'allume  et  pétille,  la  tête  me  tourne  malgré  mes  cheveux  déjà 
:  .  et  voilà  le  brave  citoyen  de  Genève,  voilà  l'austère  Jean- 
I  |  les  de  quarante-cinq  ans,  redevenu  tout  à  coup  le  berger 

int.   I. 'ivresse  dont    je    fus   saisi,   quoique  si    prompte    et    si 


I   IVRE    M   I   \  Il   Ml 

folle,  lia  si  durable  et  --i  forte,  qu'il  n'a  pas  moins  fallu,  poui  m'en 
guérir,  que  la  crise  imprévue  et  terrible  des  malheurs  où  «.lie  m'a 
précipité. 

('.cite  ivresse,  à  quelque  point  qu'elle  lut  portée,  n'alla  pourtant 
pas  jusqu'à  me  taire  oublier  mon  âge  et  nia  situation,  jusqu'à  nie 
flatter  de  pouvoir  inspirer  de  l'amour  encore,  jusqu'à  tenter  de  com- 
muniquer enfin  ce  feu  dévorant,  mais  stérile,  dont  depuis 
enfance  je  sentais  en  vain  consumer  mon  cœur.  Je  ne  l'espérai 
point,  et  je  ne  le  desirai  pas  même.  Je  savais  que  le  temps  d'aimer 
était  passe:  je  sentais  trop  le  ridicule  des  galants  surannés  pour  y 
tomber,  et  je  n'étais  pas  homme  à  devenir  avantageux  et  confiant  sur 
mon  déclin,  après  l'avoir  été  si  peu  durant  mes  belles  années.  D'ail- 
leurs, ami  de  la  paix,  j'aurais  craint  les  orages  domestiques;  et 
j'aimais  trop  sincèrement  ma  Thérèse  pour  l'exposer  au  chagrin  de 
me  voir  porter  a  d'autres  des  sentiments  plus  vifs  que  Ceux  qu'elle 
m'inspirait. 

Que  tis-je  en  cette  occasion?  Déjà  mon  lecteur  l'a  deviné,  pour 
peu  qu'il  m'ait  suivi  jusqu'ici.  L'impossibilité  d'atteindre  aux  êtres 
réels  me  jeta  dans  le  pays  des  chimères;  et  ne  voyant  rien  d'existant 
qui  lût  digne  de  mon  délire,  je  le  nourris  dans  un  monde  idéal  que 
mon  imagination  créatrice  eut  bientôt  peuplé  d'êtres  selon  mon 
cœur.  Jamais  cette  ressource  ne  vint  plus  a  propos  et  ne  se  trouva 
si  féconde.  Dans  mes  continuelles  extases,  je  m'enivrais  à  torrents 
des  plus  délicieux  sentiments  qui  jamais  soient  entrés  dans  un  c 
d'homme.  Oubliant  tout  a  fait  la  race  humaine,  je  me  lis  des  sociétés 
de  créatures  parfaites,  aussi  célestes  par  leurs  vertus  que  par  leurs 
beautés,  d'amis  sûrs,  tendres,  fidèles,  tel  que  je  n'en  trouvai  jamais 
ici-bas.  Je  pris  un  tel  goût  à  planer  ainsi  dans  l'empyrée,  au  milieu 
des  objets  charmants  dont  je  m'étais  entouré,  que  j'y  passais  les 
heures,  les  jours,  sans  compter;  et,  perdant  le  souvenir  de  I 
autre  chose,  à  peine  avais-je  mangé  un  morceau  à  la  hâte,  que  je 
brûlais  de  m'échapper  pour  courir  retrouver  mes  bosquets.  Quand, 
prêt  à  partir  pour  le  monde  enchanté,  je  voyais  arriver  de  malheu- 
reux mortels  qui  venaient  me  retenir  sur  la  terre,  je  ne  pouvais  mo- 
dérer ni  cacher  mon  dépit;  et,  n'étant  plus  maître  de  moi.  je  leur 
faisais  un  accueil  si  brusque,  qu'il  pouvait  porter  le  nom  de  brutal. 


I   ONFI  SSIONS   DE    l.-J.   ROUSSI  Al'. 

Cela  ne  fit  qu'augmenter  ma  réputation  de  misanthropie,  par  tout 
ce  qui  m'en  eût  acquis  une  bien  contraire,  si  l'on  eût  mieux  lu  dans 
mon  cœur. 

\i  fon  de  ma  plus  grande  exaltation,  je  fus  retiré  tout  d'un  coup 
par  le  cordon,  comme  un  cerf-volant,  et  remis  à  ma  place  par  la 

nature,  a  l'aide  d'une  attaque  assez  vive  de  mon  mal.  J'employai  le 
seul  remède  uni  m'eût  soulagé,  savoir,  les  bougies,  et  cela  lit  trêve  à 
mes    angéliques  amours  :  cm.  outre  qu'on   n'est    guère  amoureux 
quand  mi  souille,  mon   imagination,  qui  s'anime  a   la  campagne  et 
sous  les  arbres,  languit  et  meurt  dans  la  chambre  et  sous  les  solives 
d'un   plancher,  .l'ai   souvent  regretté  qu'il  n'existât   pas  de  Dryades; 
c'eut  infailliblement  été  parmi  elles  que  j'aurais  fixé  mon  attachement. 
D'autres  tracas  domestiques  vinrent  en  même  temps  augmenter 
chagrins.  Madame   le  \  asseur,   en  me  faisant   les   plus  beaux 
compliments  du  monde,  aliénait  de  moi  sa  fille  tant  qu'elle  pouvait. 
Je  reçus  des  lettres  de  mon  ancien  voisinage,  qui  m'apprirent   que 
la  bonne  vieille   avait   l'ait  à  mon    insu    plusieurs    dettes  au  nom  de 
rhérèse,    qui   le  savait,   et  qui   ne  m'en  avait  rien  dit.  Les  dettes  à 
payer  me  tachaient  beaucoup  moins  que  le  secret  qu'on  m'en  avait  fait. 
Kh!  comment  celle  pour  qui  je  n'eus  jamais  aucun  secret  pouvait-elle 
en  avoir  pour  moi  !  Peut-on  dissimuler  quelque  chose  aux  gens  qu'on 
aime:  I.a  coterie  holbachique,  qui  ne  me  voyait  faire  aucun  voyage 
à  Paris,  commençait  a  craindre  tout  de  bon  que  je  ne  me  plusse  à  la 
campagne,  et  que  je  ne  fusse  assez,  fou  pour  y  demeurer.  Là  commen- 
cèrent  les    tracasseries    par    lesquelles    on    cherchait   à  me   rappeler 
indirectement  à  la  ville.  Diderot,  qui  ne  voulait  pas  se  montrer  sitôt 
lui-même,  commença  par  me  détacher  Dcleyre.  à  qui  j'avais  procuré 
sa  connaissance,  lequel  recevait  et  me   transmettait   les  impressions 
que  voulait  lui  donner  Diderot,  sans  que  lui   Dcleyre  en   vît   le  vrai 
but. 

Tout  semblait  concourir  à  me  tirer  de  ma  douce  et  folle  rêverie. 
Je  n'étais  pas  guéri  de  mon  attaque,  quand  je  reçus  un  exemplaire 
du  poème  sur  la  ruine  de  Lisbonne,  que  je  supposai  m'être  envoyé 
par  l'auteur.  Cela  me  mit  dans  l'obligation  de  lui  écrire,  et  de  lui 
parler  de  sa  pièce.  Je  le  lis  par  une  lettre  qui  a  été  imprimée  long- 
temps après  sans   mon  aveu.  Comme  il  sera  dit  ci-après. 


LIVRE    NEUVIÈMJ 

Frappé  de  voir  ce  pauvre  homme,  accablé,  pour  ainsi  dire,  de 
prospérités  et  de  gloire,  déclamer  toutefois  amèrement  contn 
misères  de  cette  vie  et  trouves  toujours  que  toul  était  mal, 
l'insensé  projet  de  le  faire  rentier  en   lui  même,  et  de  lui  prouver 
que  tout  était  bien.  Voltaire,  en  paraissant  toujours  croire  en  D 
n'a  réellement  jamais  cru  qu'au  diable,  puisque  son  m'en  prétendu 
n'est    qu'un    être    malfaisant    qui,    selon    lui.    ne    prend    plaisir   qu'à 
nuire.  L'absurdité  de  cette  doctrine,  qui  saute  aux  yeux,  rtout 

révoltante  dans  un  homme  comble  des  biens  de  toute  espèce,  qui 
du  sein  du  bonheur,  cherche  à  désespérer  ses  semblables  par  l'image 
affreuse  et  cruelle  de  toutes  les  calamités  dont  il  est  exempt.  Auto- 
rise plus  que  lui  à  compter  et  à  peser  les  maux  de  la  vie  humaine, 
j'en  lis  l'équitable  examen,  et  je  lui  prouvai  que  de  tous  ces  maux,  il 
n'y  en  avait  pas  un  dont  la  Providence  ne  lût  disculpée,  et  qui  n'eût 
sa  source  dans  l'abus  que  l'homme  a  lait  de  ses  facultés,  plus  que 
dans  la  nature  elle-même.  Je  le  traitai  dans  cette  lettre  avec  tous  les 
égards,  toute  la  considération,  tout  le  ménagement,  et  je  puis  dire 
avec  tout  le  respect  possibles.  Cependant,  lui  connaissant  un  amour- 
propre  extrêmement  irritable,  je  ne  lui  envoyai  pas  cette  lettre  a 
lui-même,  mais  au  docteur  Tronchin,  son  médecin  et  son  ami.  avec 
plein  pouvoir  de  la  donner  ou  supprimer,  selon  qu'il  le  trouverait  le 
plus  convenable.  Tronchin  donna  la  lettre.  Voltaire  me  répondit,  en 
peu  de  lignes,  qu'étant  malade  et  garde-malade  lui-même,  il  remettait 
a  un  autre  temps  sa  réponse,  et  ne  dit  pas  un  mot  sur  la  question. 
Tronchin,  en  m'envoyant  cette  lettre,  en  joignit  une,  où  il  marquait 
peu  d'estime  pour  celui  qui  la  lui  avait  remise. 

Je  n'ai  jamais  publié  ni  même  montré  ces  deux  lettres,  n'aimant 
point  à  faire  parade  de  ces  sortes  de  petits  triomphes;  mais  elles  sont 
en  originaux  dans  mes  recueils  liasse  A,  n°'  20  et  21  .  Depuis  lors, 
Voltaire  a  publié  cette  réponse  qu'il  m'avait  promise,  mais  qu'il  ne 
m'a  pas  envoyée.  Elle  n'est  autre  que  le  roman  de  Ci.vi.HJc,  dont  je 
ne  puis  parler,  parce  que  je  ne  l'ai  pas  lu. 

Toutes  ces  distractions  m'auraient  dû  guérir  radicalement  de  mes 
fantasques  amours,  et  c'était  peut-être  un  moyen  que  le  ciel  m'offrait 
d'en  prévenir  les  suites  funestes  :  mais  ma  mauvaise  étoile  fut  la 
plus  forte;  et  à   peine  ixcommencai-je  à  sortir,  que  mon  cœur,  ma 


CO\  il  SSIONS    DE    l.-i.    ROI  SSE  VU. 

tête  et  mes  pieds  reprirent  les  mêmes  routes.  Je  dis  les  mêmes, 
à  certains  égards;  car  mes  idées,  un  peu  moins  exaltées,  restèrent 
cette  lois  sur  la  terre,  mais  avec  un  choix  si  exquis  de  tout  ce  qui 
pouvait  s'\  trouver  d'aimable  en  tout  genre,  que  cette  élite  n'était 
guère  moins  chimérique  que  le  monde  imaginaire  que  j'avais  aban- 
donné. 

Je  me  figurai  l'amour,  l'amitié,  les  deux  idoles  de  mon  cœur, 
-les  plus  ravissantes  images.  Je  me  plus  a  les  orner  de  tous  les 
charmes  du  sexe  que  j'avais  toujours  adoré.  J'imaginai  deux  amies, 
plutôt  que  deux  amis,  parce  que  si  l'exemple  est  plus  rare,  il  est 
aussi  plus  aimable.  Je  les  douai  de  deux  caractères  analogues,  mais 
différents;  de  deux  tiguies,  non  pas  parfaites,  mais  de  mon  goût, 
qu'animaient  la  bienveillance  et  la  sensibilité.  Je  lis  l'une  brune  et 
l'autre  blonde,  l'une  vive  et  l'autre  douce,  l'une  sage  et  l'autre  faible, 
mais  d'une  si  touchante  faiblesse,  que  la  vertu  semblait  y  gagner.  Je 
donnai  à  l'une  des  deux  un  amant  dont  l'autre  fut  la  tendre  amie,  et 
même  quelque  chose  de  plus:  mais  je  n'admis  ni  rivalité,  ni  querelles, 
ni  jalousie,  parce  que  tout  sentiment  pénible  me  coûte  à  imaginer, 
et  que  je  ne  voulais  ternir  ce  riant  tableau  par  rien  qui  dégradât  la 
nature.  Épris  de  mes  deux  charmants  modèles,  je  m'identifiais  avec 
l'amant  et  l'ami  autant  qu'il  m'était  possible;  mais  je  le  fis  aimable 
et  jeune,  lui  donnant  au  surplus  les  vertus  et  les  défauts  que  je  me 
sentais. 

Pour  placer  mes  personnages  dans  un  séjour  qui  leur  convînt,  je 
passai  successivement  en  revue  les  plus  beaux  lieux  que  j'eusse  vus 
.dans  mes  voyages.  Mais  je  ne  trouvai  point  de  bocage  assez  frais,  point 
de  paysage  assez  touchant  à  mon  gré.  Les  vallées  de  la  Thessalie 
m'auraient  pu  contenter,  si  je  les  axais  vues;  mais  mon  imagination, 
fatiguée  à  inventer,  voulait  quelque  lieu  réel  qui  put  lui  servir  de 
point  d'appui,  et  me  faire  illusion  sur  la  réalité  des  habitants  que  j'y 
voulais  mettre.  Je  songeai  longtemps  aux  îles  Borromées,  dont  l'aspect 
délicieux  m'avait  transporté;  mais  j'y  trouvai  trop  d'ornement  et  d'art 
pour  mes  personnages.  Il  me  fallait  cependant  un  lac,  et  je  finis  par 
choisir  celui  autour  duquel  mon  c<cur  n'a  jamais  cessé  d'errer.  Je  me 
fixai  sur  la  partie  des  bords  de  ce  lac,  à  laquelle  depuis  longtemps 
mes  ml-ux  oui  placé  ma  résidence  dans  le  bonheur  imaginaire  auquel 


LIVRE  NEUVIÈME. 

le  sort  m'a  borné.  Le  lieu  natal  de  ma  pauvre  maman  avait  encore 
p.>ur  moi  un  attrait  de  prédilection.  Le  contraste  des  positions,  la 
richesse  et  la  variété  des  sites,  la  magnificence,  la  majesté  «.le  l'en- 
semble qui  ravit  les  sens,  émeut  le  cœur,  élève  rame,  achevèrem  de 

me  déterminer,  et  j'établis  à  Vevai  mes  jeunes  pupilles.  Voilà  tout  ce 
que  j'imaginai  du  premier  bond;  le  reste  n'y  fut  ajouté  que  dans  la 
suite. 

Je  me  bornai  longtemps  à  un  plan  si  vague,  parce  qu'il  suffisait 
pour  remplir  mon  imagination  d'objets  agréables,  et  mon  cœur  de 
sentiments  dont  il  aime  à  se  nourrir.  Ces  fictions, à  force  de  revenir, 
prirent  enfin  plus  de  consistance,  et  se  fixèrent  dans  mon  cerveau 
sous  une  forme  déterminée.  Ce  fut  alors  que  la  fantaisie  me  prit  d'ex- 
primer sur  le  papier  quelques-unes  des  situations  qu'elles  m'offraient; 
et,  rappelant  tout  ce  que  j'avais  senti  dans  ma  jeunesse,  de  donner 
ainsi  l'essor  en  quelque  sorte  au  désir  d'aimer,  que  je  n'avais  pu  sa- 
tisfaire, et  dont  je  me  sentais  dévore. 

Je  jetai  d'abord  sur  le  papier  quelques  lettres  éparses,  sans  suite 
et  sans  liaison;  et  lorsque  je  m'avisai  de  les  vouloir  coudre,  j'y 
fus  souvent  fort  embarrassé.  Ce  qu'il  y  a  de  peu  croyable  et  de  très 
vrai  est  que  les  deux  premières  parties  ont  été  écrites  presque  en 
entier  de  cette  manière,  sans  que  j'eusse  aucun  plan  bien  formé,  et 
même  sans  prévoir  qu'un  jour  je  serais  tenté  d'en  faire  un  ouvrage 
en  règle.  Aussi  voit-on  que  ces  deux  parties,  formées  après  coup  de 
matériaux  qui  n'ont  pas  été  taillés  pour  la  place  qu'ils  occupent. 
sont  pleines  d'un  remplissage  verbeux  qu'on  ne  trouve  pas  dans  les 
autres. 

Au  plus  fort  de  mes  rêveries,  j'eus  une  visite  de  madame  d'Hou- 
detot,  la  première  qu'elle  m'eût  faite  en  sa  vie,  mais  qui  malheureu- 
sement ne  fut  pas  la  dernière,  comme  on  verra  ci-après.  La  comtesse 
d'Houdetot  était  fille  de  feu  M.  de  Bellegarde,  fermier  général,  s, eut 
de  M.  d'Épinay  et  de  MM.  de  Lalive  et  de  la  Briche.  qui  depuis  ont 
été  tous  deux  introducteurs  des  ambassadeurs.  J'ai  parlé  de  la  con- 
naissance que  je  tis  avec  elle  étant  fille.  Depuis  son  mariage  je  ne  la 
vis  qu'aux  fêtes  de  la  Chevrette,  chez  madame  d'Épinay.  sa  belle- 
sœur.  Ayant  souvent  passé  plusieurs  jours  avec  elle,  tant  à  la  Che- 
vrette qu'a  Épinay,  non-seulement  je  la  trouvai  toujours  très  aimable. 


,  ON!  l  SSIONS   DE  J.-.I.   ROUSSEAU. 

mais  je  crus  lui  voir  aussi  pour  moi  de  la  bienveillance.  Elle  aimait 
a  se  promener  avec  moi  :  nous  étions  marcheurs  l'un  et  l'autre, 
et  l'entretien  ne  tarissait  pas  entre  nous.  Cependant  je  n'allai  jamais 
la  voir  à  Paris,  quoiqu'elle  m'en  eût  prie  et  même  sollicité  plusieurs 
*s  li. lis, mis  avec  M.  de  Sàinf- Lambert,  avec  qui  je  commençais 
d'en  avoir,  me  la  rendirent  encore  plus  intéressante;  et  c'était  pour 
m'apporter  des  nouvelles  de  cet  ami.  qui  pour  lors  était,  je  crois,  à 
Mahon,  qu'elle  vint  me  voir  à  l'Krmitage. 

Cette  visite  eut  un  peu  l'air  d'un  début  de  roman.  Elle  9'ëgara 
dans  la  route.  Son  cocher,  quittant  le  chemin  qui  tournait,  voulut 
traverser.en  droiture,  du  moulin  deClairvaux  à  P.Ermitage  :  son  car- 
rosse s'embourba  dans  le  tond  du  vallon;  elle  voulut  descendre,  et 
faire  le  reste  du  trajet  à  pied.  Sa  mignonne  chaussure  fut  bientôt 
percée:  elle  enfonçait  dans  la  crotte  :  ses  gens  eurent  toutes  les  peines 
du  monde  à  la  dégager,  et  enfin  elle  arriva  à  l'Krmitage  en  bottes,  et 
perçant  l'air  d'éclats  de  rire,  auxquels  je  mêlai  les  miens  en  la  voyant 
arriver.  Il  fallut  changer  de  tout;  Thérèse  y  pourvut,  et  je  l'engageai 
d'oublier  la  dignité,  pour  faire  une  collation  rustique,  dont  elle  se 
trouva  fort  bien.  Il  était  tard,  elle  resta  peu:  mais  l'entrevue  fut  si 
gaie  qu'elle  y  prit  goût,  et  parut  disposée  à  revenir.  Elle  n'exécuta 
pourtant  ce  projet  que  l'année  suivante:  mais,  hélas!  ce  retard  ne  me 
garantit  de  rien. 

Je  passai  l'automne  à  une  occupation  dont  on  ne  se  douterait  pas. 
à  la  garde  du  fruit  de  M.  d'Kpinay.  L'Ermitage  était  le  réservoir  des 
eaux  du  parc  de  la  Chevrette  :  il  y  avait  un  jardin  clos  de  murs,  et 
garni  d'espaliers  et  d'autres  arbres,  qui  donnaient  plus  de  fruits  à 
M.  d'Kpinay  que  son  potager  de  la  Chevrette,  quoiqu'on  lui  en  volât 
les  trois  quarts.  Pour  n'être  pas  un  hôte  absolument  inutile,  je  me 
chargeai  de  la  direction  du  jardin  et  de  l'inspection  du  jardinier.  Tout 
alla  bien  jusqu'au  temps  des  fruits;  mais  à  mesure  qu'ils  mûrissaient, 
je  les  voyais  disparaître,  sans  savoir  ce  qu'ils  étaient  devenus.  Le  jar- 
dinier m'assura  que  c'étaient  les  loirs  qui  mangeaient  tout.  Je  lis  la 
guerre  aux  loirs,  j'en  détruisis  beaucoup,  et  le  fruit  n'en  disparaissait 
moins.  Je  guettai  si  bien,  qu'enfin  je  trouvai  que  le  jardinier  lui- 
même  était  le  grand  loir.  Il  logeait  à  .Montmorency,  d'où  il  venait  les 
nuii   .  ■   mme  et  ses  enfants,  enlever  les  dépôts  de  fruits  qu'il 


~-^-Vi,t'V" 


M"*D  HOUTETOT  À   1.  :  . 


LI VR1     N  EU  VI  KM  I 


avait  faits  pendant  la  journée,  et  qu'il  Taisait   vend  halle  de 

Paris,  aussi  publiquement  que  s'il  eût  eu  un  jardin  à  lui.  Ce  misé- 
rable, que  je  comblais  de  bienfaits,  dont  1  lui  Ose  habillait  le 
et  dont  je  nourrissais  presque  le  père,  qui  était  mendiant,  nous  dé- 
valisait aussi  aisément  qu'effrontément,  aucun  des  trois  n'étant 
vigilant  pour  y  mettre  ordre;  et  dans  une  seule  nuit,  il  pan  int  à  \  ider 
ma  cave,  où  je  ne  trouvai  rien  le  lendemain.  Tant  qu'il  ne  parut 
s'adresser  qu'a  moi,  j'endurai  tout;  mais  voulant  rendre  compte  du 
fruit,  je  fus  obligé  d'en  dénoncer  le  voleur.  .Madame  d'Épinay  me 
pria  de  le  payer,  de  le  mettre  dehors,  et  d'en  chercher  un  auti 
que  je  lis.  Comme  ce  grand  coquin  rôdait  toutes  les  nuits  autour  de 
l'Ermitage,  armé  d'un  gros  bâton  ferré  qui  avait  l'air  d'une  massue. 
et  suivi  d'autres  vauriens  de  son  espèce:  pour  rassurer  les  gouver- 
neuses,  que  cet  homme  effrayait  terriblement,  je  lis  coucher  son  suc- 
eur  toutes  les  nuits  à  l'Ermitage:  et  cela  ne  les  tranquillisant  pas 
encore,  je  fis  demander  à  madame  d'Epinay  un  fusil  que  je  tins  dans 
la  chambre  du  jardinier,  avec  charge  à  lui  de  ne  s'en  servir  qu'au  be- 
soin, si  l'on  tentait  de  forcer  la  porte  ou  d'escalader  le  jardin,  et  de 
ne  tirer  qu'à  poudre  uniquement  pour  effrayer  les  voleurs,  (l'était 
assurément  la  moindre  précaution  que  pût  prendre,  pour  la  sûreté 
commune,  un  homme  incommodé,  ayant  à  passer  l'hiver  au  milieu 
des  bois,  seul  avec  deux  femmes  timides.  Enfin,  je  lis  l'acquisition 
d'un  petit  chien  pour  servir  de  sentinelle.  Deleyre  m 'étant  venu  voit- 
dans  ce  temps-là.  je  lui  contai  mon  cas,  et  ris  avec  lui  de  mon  appa- 
reil militaire.  De  retour  à  Paris,  il  en  voulut  amuser  Diderot  à  son 
tour;  et  voilà  comment  la  coterie  holbachique  apprit  que  je  voulais 
tout  de  bon  passer  l'hiver  à  l'Ermitage.  Cette  constance,  qu'ils 
n'avaient  pu  se  figurer,  les  désorienta;  et  en  attendant  qu'ils  imagi- 
nassent quelque  autre  tracasserie  pour  me  rendre  mon  séjour  déplai- 
sant, ils  me  détachèrent,  par  Diderot,  le  même  Deleyre.  qui  d'abord 
ayant  trouvé  mes  précautions  toutes  simples,  finit  par  les  trouver  in- 
conséquentes à  mes  principes,  et  pis  que  ridicules,  dans  des  lettres 
où  il  m'accablait  de  plaisanteries  amères.  et  assez  piquantes  i 
m'otlenser,  si  mon  humeur  eût  été  tournée  de  ce  côté-là.  .Mais  alors 
saturé  de  sentiments  affectueux  et  tendres,  et  n'étant  susceptible 
d'aucun  autre,  je  ne  voyais  dans  sCs  aigres  sarcasmes  que  le  mot  pour 


«  ON]  l  SSIONS   DE    l  -J,   ROUSSI  M 

rire,  et  ne  le  trouvais  que  folâtre,  où  tout  autre  l'eût  trouvé  extra- 
ut. 

\  force  de  vigilance  et  de  soins,  je  parvins  si  bien  à  garder  le 

jardin,  que.  quoique  la  récolte  du  fruit  eût  presque  manqué  cette  an- 

ï,   le    produit    fut  triple   de  Celui   des   années   précédentes;  et  il  est 

vrai  que  je  ne  m'épargnais  point  pour  le  préserver,  jusqu'à  escorter 
les  envois  que  je  taisais  à  la  Chevrette  et  à  Épinay,  jusqu'à  porter  des 
paniers  moi-même;  et  je  me  souviens  que  nous  en  portâmes  un  si 

lourd,  la  tante  et  moi,  que.  prêts  à  succomber  sous  le  faix,  nous  fû- 
mes contraints  de  nous  reposer  de  dix  en  dix  pas.  et  n'arrivâmes  que 
tout  en  nage. 

Quand  la  mauvaise  saison  commença  de  me  renfermer  au  logis, 
je  voulus  reprendre  mes  occupations  casanières;  il  ne  me  fut  pas 
possible.  Je  ne  voyais  partout  que  les  deux  charmantes  amies,  que 
leur  ami,  leurs  entours,  le  pays  qu'elles  habitaient,  qu'objets  créés 
ou  embellis  pour  elles  par  mon  imagination.  Je  n'étais  plus  un  mo- 
ment à  moi-même,  le  délire  ne  me  quittait  plus.  Après  beaucoup 
détiens  inutiles  pour  écarter  de  moi  toutes  ces  fictions,  je  fus  enfin 
tout  à  l'ait  séduit  par  elles,  et  je  ne  m'occupai  plus  qu'à  tâcher  d'y 
mettre  quelque  ordre  et  quelque  suite,  pour  en  faire  une  espèce  de 
roman. 

Mon  grand  embarras  était  la  honte  de  me  démentir  ainsi  moi- 
même  si  nettement  et  si  hautement.  Après  les  principes  sévères  que 
je  venais  d'établir  avec  tant  de  fracas,  après  les  maximes  austères  que 
j'avais  si  fortement  prêchées.  après  tant  d'invectives  mordantes  con- 
tre les  livres  efféminés  qui  respiraient  l'amour  et  la  mollesse,  pou- 
vait-on rien  imaginer  de  plus  inattendu,  de  plus  choquant  que  de  me 
voir  tout  d'un  coup  m'inscrire  de  ma  propre  main  parmi  les  auteurs 
de  ces  livres,  que  j'avais  si  durement  censurés:  .le  sentais  cette  in- 
conséquence dans  toute  sa  force,  je  me  la  reprochais,  j'en  rougissais, 
je  m'en  dépitais  :  mais  tout  cela  ne  put  suffire  pour  me  ramener  à 
tison.  Subjugué  complètement,  il  fallut  me  soumettre  à  tout 
risque,  et  me  résoudre  à  braver  le  qu'en  dira-t-on;  sauf  à  délibérer 
dans  la  suite  si  je  me  résoudrais  à  montrer  mon  ouvrage  ou  non  : 

je  ne  supposais  pas  encore  que  j'en  vinsse  à  le  publier. 

1       parti  pris,  je  me  jette  a  plein  collier  dans   mes   rêveries;  et  à 


LIVR1     NEUVIÈM1 

force  de  les  tourner  ei  retourner  dans  ma  tête,  j'en  forme  enfin  l'es- 
pèce de  plan  dont  on  a  vu  l'exécution.  <  était  assurément  le  meilleur 
parti  qui  se  pût  tirer  de  mes  folies  :  l'amour  du  bien,  qui  n'est  ja- 
mais sorti  de  mon  cœur,  les  tourna  vers  des  objets  utiles,  ei  dont  la 

morale    eût    pu    faire   son    profit.   .Mes   tableaux    voluptueux    aillaient 

perdu  toutes  leurs  grâces,  si  le  doux  coloris  de  l'innocence  y  eût 
manque.  Une  fille  faible  est  un  objet  de  pitié  que  l'amour  peut  rendre 
intéressant,  et  qui  s  >uvent  n'est  pas  moins  aimable  :  mais  qui  peut 
supporter  sans  indignation  le  spectacle  des  mœurs  a  la  mode .  et  qu'y 
a-t-il  de  plus  révoltant  que  l'orgueil  d'une  femme  infidèle,  qui,  fou- 
lant ouvertement  aux  pieds  tous  ses  devoirs,  prétend  que  son  mari  soit 
pénètre  de  reconnaissance  de  la  grâce  qu'elle  lui  accorde  de  vouloil 
bien  ne  pas  se  laisser  prendre  sur  le  fait?  Les  êtres  parfaits  ne  sont 
pas  dans  la  nature,  et  leurs  leçons  ne  sont  pas  assez  prés  de  nous. 
Mais  qu'une  jeune  personne,  née  avec  un  cœur  aussi  tendre  qu'hon- 
nête, se  laisse  vaincre  à  l'amour  étant  fille,  et  retrouve  étant  femme  des 
forces  pour  le  vaincre  à  son  tour  et  redevenir  vertueuse  :  quiconque 
vous  dira  que  ce  tableau  dans  sa  totalité  est  scandaleux  et  n'est  pas 
utile,  est  un  menteur  et  un  hypocrite:  ne  l'écoute/  pas. 

Outre  cet  objet  de  mœurs  et  d'honnêteté  conjugale,  qui  tient  radi- 
calement à  tout  l'ordre  social,  je  m'en  tis  un  plus  grand  secret  de- 
concorde  et  de  paix  publique;  objet  plus  grand,  plus  important  | 
être  en  lui-même,  et  du  moins  pour  le  moment  où  l'on  se  trouvait. 
L'orage  excité  par  V Encyclopédie,  loin  de  se  calmer,  était  alors  dans 
sa  plus  grande  force.  Les  deux  partis,  déchaînés  l'un  contre  l'autre 
avec  la  dernière  fureur,  ressemblaient  plutôt  a  des  loups  enragés, 
acharnés  à  s'entre-déchirer,  qu'à  des  chrétiens  et  des  philosophes  qui 
veulent  réciproquement  s'éclairer,  se  convaincre,  et  se  ramener  dans 
la  voie  de  la  vérité.  Il  ne  manquait  peut-être  à  l'un  et  a  l'autre  que 
des  chefs  remuants  qui  eussent  du  crédit,  pour  dégénérer  en  guérie 
civile;  et  Dieu  sait  ce  qu'eût  produit  une  guerre  civile  de  religion,  où 
l'intolérance  la  plus  cruelle  était  au  fond  la  même  des  deux  côtés. 
Ennemi  né  de  tout  esprit  de  parti,  j'avais  dit  franchement  aux  uns  et 
aux  autres  des  vérités  dures  qu'ils  n'avaient  pas  écoutées.  Je  m'avisai 
d'un  autre  expédient,  qui,  dans  ma  simplicité,  me  parut  admirable  : 
c'était  d'adoucir  leur  haine  réciproque  en  détruisant  leurs  préjuges. 


NFESSIONS  DE    l.-J     ROUSSEAU. 

et  de  montrer  à  chaque  parti  le  mérite  et  la  vertu  dans  l'autre,  dignes 

de  l'estime  publique  et  du  respect  de  tous  les  mortels.  Ce  projet  peu 
sensé,  qui  supposait  de  la  bonne  foi  dans  les  hommes,  et  par  lequel 
le  tombais  dans  le  défaut  que  je  reprochais  à  l'abbé  de  Saint-Pierre, 
eut  le  succès  qu'il  devait  avoir?  il  ne  rapprocha  point  les  partis,  et 
ne  les  reunit  que  pour  m'accabler.  lui  attendant  que  l'expérience 
m'eût  lait  sentir  ma  folie,  je  m'y  livrai,  j'ose  le  dire,  avec  un  zèle 
digne  du  motif  qui  me  l'inspirait,  et  je  dessinai  les  deux  carac- 
tères de  Wolmar  et  de  Julie,  dans  un  ravissement  qui  me  faisait 
espérer  de  les  rendre  aimables  tous  les  deux,  et,  qui  plus  est,  l'un  par 
l'autre. 

I  ontent  d'avoir  grossièrement  esquisse  mon  plan,  je  revins  aux 
situations  de  détail  que  j'avais  tracées:  et  de  l'arrangement  que  je 
leur  donnai  résultèrent  les  deux  premières  parties  de  la  Julie,  que  je 

:  mis  au  net  durant  cet  hiver  avec  un  plaisir  inexprimable,  em- 

tnt  pour  cela  le  plus  beau  papier  doré,  de  la  poudre  d'azur  et 
d'argent  pour  sécher  l'écriture,  de  la  nonpareille  bleue  pour  coudre 
mes  cahiers;  enfin  ne  trouvant  rien  d'assez  galant,  rien  d'assez  mi- 
gnon  pour  les  charmantes  filles   dont  je  raffolais   comme   un  autre 

nalion.  Tous  les  soirs,  au  coin  de  mon  feu,  je  lisais  et  relisais 
ces  deux  parties  aux  gouverneuses.  La  fille,  sans  rien  dire,  sanglotait 
avec   moi  d'attendrissement;  la  mère,  qui    ne   trouvant  point  là    de 

pliments,  n'y  comprenait  rien,  restait  tranquille,  et  se  contentait, 
dans  les  moments  de  silence,  de  me  répéter  toujours:  Monsieur, cela 
est  bien  beau. 

M  tdame  d'Épinay,  inquiète  de  me  savoir  seul  en  hiver  au  milieu 
des  bois,  dans  une  maison  isolée,  envoyait  très-souvent  savoir  de  mes 
nouvelles.  Jamais  je  n'eus  de  si  vrais  témoignages  de  son  amitié  pour 
moi,  et  jamais  la  mienne  n'y  répondit  plus  vivement.  J'aurais  tort 
de  ne  pas  spécifier  parmi  ces  témoignages,  qu'elle  m'envoya  son  por- 
trait, et  qu'elle  me  demanda  des  instructions  pour  avoir  le  mien  peint 

I     -.111'.  et  qui  avait  été  exposé  au  salon.  Je  ne  dois  pas  non  plus 

omettre  une  autre  de   ses  attentions,  qui   paraîtra  lisible,  mais  qui 

fait  trait  a  l'histoire  de  mon  caractère,  par  l'impression  qu'elle  lit  sur 

I  ir    qu'il    gelait  tt  es-fort,   en    ouvrant    un    paquet    qu'elle 

ut   de    plusieurs    commissions   dont  elle    s'était   chargée,  j'y 


LIVRE  N EU V1ÈMI  161 

trouvai  un  petit  jupon  de  dessous,  de  flanelle  d'Angleterre,  qu'elle 
me  marquait  avoir  porte,  et  dont  elle  voulait  que  je  me  fisse  un  gilet. 
Le  tour  de  son  billet  était  charmant,  plein  d  -e  et  d<. 

Ce  soin,  plus  qu'amical,  me  parut  si  tendre,  connue  si  elle  se  lût 
dépouillée  pour  me  vêtir,  que.  dans  mon  émotion,  je  h. usai  \  jngt  foi 
en  pleurant  le  billet  et  le  jupon.  Thérèse  me  croyait  devenu  fou.  Il  est 
singulier  que.  vie  toutes  les  marques  d'amitié  que  madame  d'Epinay 
m'a  prodiguées,  aucune  ne  m'a  jamais  touche  comme  celle-là:  et  que 
même,  depuis  notre  rupture,  je  n'y  ai  jamais  repense  sans  atten 
sèment.  J'ai  longtemps  conserve  son  petit  billet;  et  je  l'aurais  encore, 
s'il  n'eût  eu  le  sort  de  mes  autres  lettres  du  même  temps. 

Quoique  mes  rétentions  me  laissassent  alors  peu  de  relâche  en 
hiver,  et  qu'une  partie  de  celui-ci  je  fusse  réduit  a  l'usage  des  sondes. 
ce  fut  pourtant,  à  tout  prendre,  la  saison  que  depuis  ma  demeure  en 
France  j'ai  passée  avec  le  plus  de  douceur  et  de  tranquillité.  Durant 
quatre  ou  cinq  mois  que  le  mauvais  temps  me  tint  davantage  à  l'abri 
des  survenants,  je  savourai,  plus  que  je  n'ai  lait  avant  et  depuis, 
cette  vie  indépendante,  égale  et  simple,  dont  la  jouissance  ne  faisait 
pour  moi  qu'augmenter  le  prix,  sans  autre  compagnie  que  celle  des 
deux  gouverneuses  en  réalité,  et  celle  des  deux  cousines  en  idée,  (l'est 
alors  surtout  que  je  me  félicitais  chaque  jour  davantage  du  parti  que 
j'avais  eu  le  bon  sens  de  prendre,  sans  égard  aux  clameurs  de  mes 
amis,  fâchés  de  me  voir  affranchi  de  leur  tyrannie  :  et  quand  j'appris 
l'attentat  d'un  forcené,  quand  Dcleyre  et  madame  d'Epinay  me  par- 
laient dans  leurs  lettres  du  trouble  et  de  l'agitation  qui  régnaient 
dans  Paris,  combien  je  remerciai  le  ciel  de  m'avoir  éloigné  de  ces 
spectacles  d'horreurs  et  de  crimes,  qui  n'eussent  fait  que  nourrir, 
qu'aigrir  l'humeur  bilieuse  que  l'aspect  des  désordres  publics  m'avait 
donné;  tandis  que,  ne  voyant  plus  autour  de  ma  retraite  que  des 
objets  riants  et  doux,  mon  cœur  ne  se  livrait  qu'a  des  sentiments 
aimables.  Je  note  ici  avec  complaisance  le  cours  des  derniers  mo- 
ments paisibles  qui  m'ont  été  laissés.  Le  printemps  qui  suivit  cet 
hiver  si  calme  vit  éclore  le  germe  des  malheurs  qui  me  restent  a 
décrire,  et  dans  le  tissu  desquels  on  ne  verra  plus  d'intervalle  sem- 
blable, où  j'aie  eu  le  loisir  de  respirer. 

Je  crois  pourtant  me  rappeler  que  durant  cet  intervalle  de  paix,  et 
roue  il,  -- 


C0NF1  SSIONS   DE  J.-J.   ROI  SS1    \r 

jusqu'au  fond  de  ma  solitude,  je  ne  restai  pas  tout  à  fait  tranquille 
de  la  pan  «.les  holbachiens.  Diderot  me  suscita  quelque  tracasserie, 
et  je  suis  fort  trompé  si  ce  n'est  durant  cet  hiver  que  parut  le  Fils 
naturel,  dont  j'aurai  bientôt  a  parler.  Outre  que,  par  des  causes  qu'on 
saura  dans  |a  suite,  il  m'est  resté  peu  de  monuments  sûrs  de  cette 
époque,  ceux  même  qu'on  m'a  laissés  sont  très-peu  précis  quant  aux 
dates.  Diderot  ne  datait  jamais  ses  lettres.  Madame  d'Hpinav,  madame 
d'HoudetOt  ne  datait  guère  les  leurs  que  du  jour  de  la  semaine,  et 
Deleyre  faisait  comme  elles  le  plus  souvent.  Quand  j'ai  voulu  ranger 
ces  lettres  dans  leur  ordre.il  a  fallu  suppléer,  en  tâtonnant,  des  dates 
incertaines,  sur  lesquelles  je  ne  puis  compter.  Ainsi,  ne  pouvant 
fixer  avec  certitude  le  commencement  de  ces  brouillcries,  j'aime  mieux 
rapporter  ci-après,  dans  un  seul  article,  tout  ce  que  je  m'en  puis 
rappeler. 

Le  retour  du  printemps  avait  redoublé  mon  tendre  délire,  et  dans 
mes  erotiques  transports  j'avais  composé  pour  les  dernières  parties 
de  la  Julie  plusieurs  lettres  qui  se  sentent  du  ravissement  dans  lequel 
je  les  écrivis.  Je  puis  citer  entre  autres  celle  de  l'Elysée,  et  de  la  pro- 
menade sur  le  lac,  qui,  si  je  m'en  souviens  bien,  sont  à  la  tin  de 
la  quatrième  partie.  Quiconque  en  lisant  ces  deux  lettres,  ne  sent  pas 
amollir  et  fondre  son  cœur  dans  l'attendrissement  qui  me  les  dicta, 
doit  fermer  le  livre  :  il  n'est  pas  fait  pour  juger  des  choses  de  sen- 
timent. 

Précisément  dans  le  même  temps,  j'eus  de  madame  d'Houdetot 
une  seconde  visite  imprévue.  En  l'absence  de  son  mari  qui  était 
capitaine  de  gendarmerie,  et  de  son  amant  qui  servait  aussi,  elle  était 
venue  à  Kaubonne.  au  milieu  de  la  vallée  de  Montmorency,  où  elle 
avait  loué  une  assez  jolie  maison.  Ce  fut  de  là  qu'elle  vint  faire  à  l'Er- 
mitage une  nouvelle  excursion.  A  ce  voyage,  elle  était  à  cheval  et  en 
homme.  Quoique  je  n'aime  guère  ces  sortes  de  mascarades,  je  fus 
pris  a  l'air  romanesque  de  celle-là.  et  pour  cette  fois,  ce  fut  de  l'amour. 
Comme  il  fut  le  premier  et  l'unique  en  toute  ma  vie.  et  que  ses  suites 
le  rendront  .1  jamais  mémorable  et  terrible  a  mon  souvenir,  qu'il  me 
soit  permis  d'entrer  dans  quelque  détail  sur  cet  article. 

Madame  la  comtesse  d'Houdetot  approchait  de  la  trentaine,  et 
n'était  point  belle;  son  \isage  était  marqué  de  petite  vérole;  son  teint 


Il  Y  in     NEUVIÈMl 

manquait  de  finesse;  elle  avait  la  vue  basse  ei  les  yeux  un  peu  roi 
nuis  elle  avait  l'air  jeune  avec  tout  cela;  et  sa  physionomie,  a  la  fois 
et  douce,  était  caressante;  elle  avait  une  forêt  de  grands  cheveux 
noirs,  naturellement  bouclés,  qui  lui  tombaient  au  jarret;  sa  taille 

était  mignonne,  et  elle  mettait  dans  tous  ses  mouvements  de  la  gau- 
cherie et  de  la  grâce  tout  à  la  fois.  Elle  avait  l'esprit  très-naturel  et 
très-agréable:  la  gaieté,  l'étourderie  et  la  naïveté  s'\  mariaient  heu- 
reusement :  elle  abondait  en  saillies  charmantes  qu'elle  ne  recherchait 
point,  et  qui  partaient  quelquefois  malgré  elle,  bille  avait  plusieurs 
talents  agréables,  jouait  du  clavecin,  dansait  bien,  faisait  d'assez  jolis 
vers.  Pour  son  caractère,  il  était  angélique;  la  douceur  d'âme  en  faisait 
le  fond  :  mais  hors  la  prudence  et  la  force,  il  rassemblait  toutes  les 
vertus.  Mlle  était  surtout  d'une  telle  sûreté  dans  le  commerce,  d'une 
telle  fidélité  dans  la  société,  que  ses  ennemis  même  n'avaient  pas  besoin 
de  se  cacher  d'elle.  J'entends  par  ses  ennemis  ceux  ou  plutôt  celles  qui 
la  haïssaient;  car  pour  elle,  elle  n'avait  pas  un  cœur  qui  pût  haïr, 
et  je  crois  que  cette  conformité  contribua  beaucoup  à  me  passionner 
pour  elle.  Dans  les  confidences  de  la  plus  intime  amitié,  je  ne  lui  ai 
jamais  ouï  parler  mal  des  absents,  pas  même  de  sa  belle-sœur.  Elle 
ne  pouvait  ni  déguiser  ce  qu'elle  pensait  a  personne,  ni  même  con- 
traindre aucun  de  ses  sentiments:  et  je  suis  persuadé  qu'elle  parlait 
de  son  amant  à  son  mari  même,  comme  elle  en  parlait  à  ses  amis,  à 
ses  connaissances  et  a  tout  le  monde  indifféremment.  Enfin,  ce  qui 
prouve  sans  réplique  la  pureté  et  la  sincérité  de  son  excellent  naturel, 
c'est  qu'étant  sujette  aux  plus  énormes  distractions  et  aux  plus  risi- 
bles  étourderies,  il  lui  en  échappait  souvent  de  très-imprudentes  pour 
elle-même,  mais  jamais  d'offensantes  pour  qui  que  ce  fût. 

On  l'avait  mariée  très-jeune  et  malgré  elle  au  comte  d'Houdetot, 
homme  de  condition,  bon  militaire,  mais  joueur,  chicaneur,  très-peu 
aimable,  et  qu'elle  n'a  jamais  aimé.  Elle  trouva  dans  M.  de  Saint- 
Lambert  tous  les  mérites  de  son  mari,  avec  les  qualités  plus  agréa- 
bles, de  l'esprit,  des  vertus,  des  talents.  S'il  faut  pardonner  quelque- 
chose  aux  mreurs  du  siècle,  c'est  sans  doute  un  attachement  que  s,i 
durée  épure,  que  ses  effets  honorent,  et  qui  ne  s'est  cimenté  que  par 
une  estime  réciproque. 

C'était  un  peu  par  goût,  à  ce  que  j'ai  pu  croire,  mais  beaucoup 


I  ON]  l  SSIONS   Ml     l.-J.   ROUSSE  M 

pour  ci <m plaire  à  Saint-Lambert,  qu'elle  venait  me  voir.  Il  l'y  avait 
exhortée,  et  il  avait  raison  de  croire  que  l'amitié  qui  commençait  à 

s'établir  entre  nous  rendrait  cette  société  agréable  à  tous  les  trois. 
Elle  savait  que  j'étais  instruit  de  leurs  li. lisons:  et  pouvant  me  parler 
de  lui  sans  gêne,  il  était  naturel  qu'elle  se  plût  avec  moi.  Elle  vint; 

je  la  \is;  j'étais  ivre  d'amour  sans  objet  :  cette  ivresse  fascina  mes 
yeux,  cet  objet  se  fixa  sur  elle;  je  vis  ma  Julie  en  madame  d'Houdetot, 
et  bientôt  je  ne  vis  plus  que  madame  d'Houdetot,  mais  revêtue  de 
toutes  les  perfections  dont  je  venais  d'orner  l'idole  de  mon  cœur.  Pour 
m'achever,  elle  me  parla  de  Saint-Lambert  en  amante  passionnée. 
mtagieuse  de  l'amour!  en  l'écoutant,  en  me  sentant  auprès 
d'elle,  l'étais  saisi  d'un  frémissement  délicieux,  que  je  n'avais  éprouvé 
jamais  auprès  de  personne.  Elle  parlait,  et  je  me  sentais  ému;  je 
croyais  ne  taire  que  m'intéresser  a  ses  sentiments,  quand  j'en  prenais 
de  semblables;  j'avalais  à  longs  traits  la  coupe  empoisonnée,  dont  je 
ne  sentais  encore  que  la  douceur.  Enfin,  sans  que  je  m'en  aperçusse 
et  sans  qu'elle  s'en  aperçût,  elle  m'inspira  pour  elle-même  tout  ce 
qu'elle  exprimait  pour  son  amant.  Hélas!  ce  fut  bien  tard,  ce  fut 
bien  cruellement  brûler  d'une  passion  non  moins  vive  que  mal- 
heureuse, pour  une  femme  dont  le  cœur  était  plein  d'un  autre 
amour! 

Malgré  les  mouvements  extraordinaires  que  j'avais  éprouvés  au- 
près d'elle,  je  ne  m'aperçus  pas  d'abord  de  ce  qui  m'était  arrivé  :  ce 
ne  fut  qu'après  son  départ  que,  voulant  penser  à  Julie,  je  fus  frappé 
de  ne  pouvoir  plus  penser  qu'a  madame  d'Houdetot.  Alors  mes  yeux 
se  dessillèrent;  je  sentis  mon  malheur,  j'en  «émis,  mais  je  n'en  pré- 
vis pas  les  suites. 

J'hésitai  longtemps  sur  la  manière  dont  je  me  conduirais  avec 
elle,  comme  si  l'amour  véritable  laissait  assez  de  raison  pour  suivre 
des  délibérations.  Je  n'étais  pas  déterminé  quand  elle  revint  me  pren- 
dre au  dépourvu.  Pour  lors  j'étais  instruit.   La  honte,  compagne  du 

.  me  rendit  muet,  tremblant  devant  elle;  je  n'osais  ouvrir  la  bouche 
ni  lever  les  yeux;  j'étais  dans  un  trouble  inexprimable,  qu'il  était 
impossible  qu'elle  ne  \it  pas.  Je  pris  le  parti  de  le  lui  avouer,  et  de 
lui  en  laisser  deviner  la  cause  :  c'était  la  lui  dire  assez,  clairement. 

Si  l'eusse  été  jeune  et  aimable,  et  que  dans  la  suite  madame  d'Hou- 


LI VR I     NEUVIÈME. 

detot  eût  été  faible,  je  blâmerais  ici  sa  conduite;  mais  tout  cela  n'était 
pas  :  je  ne  puis  que  l'applaudir  et  l'admirer.  Le  parti  qu'elle  prit 
était  également  celui  de  la  générosité  et  de  la  prudence.  Elle  ne 
pâmait  s'éloigner  brusquement  de  moi  sans  en  dire  la  cause  a  Saint- 
Lambert,  qui  l'avait  lui-même  engagée  a  me  voir  :  c'était  exposer  deux 
amis  à  une  rupture,  et  peut-être  à  un  éclat  qu'elle  voulait  éviter. 
Elle  avait  p<uir  moi  de  l'estime  et  Je  la  bienveillance.  Elle  eut  pitié 
de  ma  folie;  sans  la  llatter.  elle  la  plaignit,  et  tacha  de  m'en  guérir. 
Elle  était  bien  aise  de  conserver  à  son  amant  et  à  elle-même  un  ami 
dont  elle  taisait  cas  :  elle  ne  me  parlait  de  rien  avec  plus  de  plaisir 
que  de  l'intime  et  douce  société  que  nous  pourrions  former  entre 
nous  trois,  quand  je  serais  devenu  raisonnable.  Elle  ne  se  bornait 
pas  toujours  a  ces  exhortations  amicales,  et  ne  m'épargnait  pas  au 
besoin  les  reproches  plus  durs  que  j'avais  bien  mérités. 

Je  me  les  épargnais  encore  moins  moi-même  ;  sitôt  que  je  fus  seul, 
je  revins  à  moi;  j'étais  plus  calme  après  avoir  parlé  :  l'amour  connu 
de  celle  qui  l'inspire  en  devient  plus  supportable.  La  force  avec 
laquelle  je  me  reprochais  le  mien  m'en  eût  dû  guérir,  si  la  chose  eût  été 
possible.  Quels  puissants  motifs  n'appelai-je  point  à  mon  aide  pour 
l'étouffer!  Mes  mœurs,  mes  sentiments,  mes  principes,  la  honte,  l'infi- 
délité, le  crime,  l'abus  d'un  dépôt  confié  par  l'amitié,  le  ridicule  enfin 
de  brûlera  mon  âge  de  la  passion  la  plus  extravagante  pour  un  objet 
dont  le  cœur  préoccupé  ne  pouvait  ni  me  rendre  aucun  retour,  ni  me 
laisser  aucun  espoir  :  passion  de  plus.  qui.  loin  d'avoir  rien  à  gagner 
par  la  constance,  devenait  moins  souffrable  de  jour  en  jour. 

Qui  croirait  que  cette  dernière  considération,  qui  devait  ajouter 
du  poids  à  toutes  les  autres,  fut  celle  qui  les  éluda:  Quel  scrupule. 
pensai-je,  puis-je  me  faire  d'une  folie  nuisible  à  moi  seul:  Suis-je 
donc  un  jeune  cavalier  fort  à  craindre  pour  madame  d'Houdetot  :  Ne 
dirait-on  pas.  a  nies  présomptueux  remords,  que  ma  galanterie,  mon 
air.  ma  parure,  vont  la  séduire:  Eh!  pauvre  Jean-Jacques,  aime  a 
ton  aise,  en  sûreté  de  conscience,  et  ne  crains  pas  que  tes  soupirs 
nuisent  a  Saint-Lambert. 

On  a  vu  que  jamais  je  ne  fus  avantageux,  même  dans  ma  jeunesse. 
Cette  façon  de  penser  était  dans  mon  tour  d'esprit,  elle  flattait  ma 
passion;  c'en  fut  assez  pour  m'y  livrer  sans  réserve,  et  rire  même  de 


I  ON]  i  SSIONS   DE  J.-J.    ROUSSEAU. 

l'impertinent  scrupule  que  je  croyais  m'être  fait  par  vanité  plus  que 
par  raison.  Grande  leçon  pour  les  anus  honnêtes,  que  le  vice  n'at- 
taque jamais  à  découvert,  mais  qu'il  trouve  le  moyen  de  surprendre, 
en  se  masquant  toujours  de  quelque  sophisme,  et  souvent  de  quelque 
vertu. 

I  oupable  sans  remords,  je  le  fus  bientôt  sans  mesure;  et,  de 
grâce, qu'on  voit  comment  ma  passion  suivit  la  trace  de  mon  naturel. 
pour  m'entraîner  enfin  dans  l'abîme.  D'abord  elle  prit  un  air  humble 
pour  me  rassurer; et,  pour  me  rendre  entreprenant,  elle  poussa  cette 
humilité  jusqu'à  la  défiance.  Madame  d'Houdetot.  sans  cesser  de 
me  rappeler  à  mon  devoir,  à  la  raison,  sans  jamais  flatter  un  mo- 
ment ma  folie,  me  traitait  au  reste  avec  la  plus  grande  douceur,  et 
prit  avec  moi  le  ton  de  l'amitié  la  plus  tendre.  Cette  amitié  m'eût 
suffi,  je  le  proteste,  si  je  l'avais  crue  sincère;  mais  la  trouvant  trop 
\  ive  pour  être  vraie,  n'allai-je  pas  me  fourrer  dans  la  tête  que  l'amour, 
désormais  si  peu  convenable  à  mon  âge,  à  mon  maintien,  m'avait 
avili  aux  \  eux  de  madame  d'Houdetot  ;  que  cette  jeune  folle  ne  voulait 
que  se  divertir  de  moi  et  de  mes  douceurs  suranne'es;  qu'elle  en 
avait  fait  confidence  à  Saint-Lambert,  et  que  l'indignation  de  mon 
infidélité  avant  fait  entrer  son  amant  dans  ses  vues,  ils  s'entendaient 
tous  les  deux  pour  achever  de  me  faire  tourner  la  tète  et  me  persi- 
fler: Cette  bêtise,  qui  m'avait  lait  extravaguer,  à  vingt-six  ans,  auprès 
de  madame  de  Lainage,  que  je  ne  connaissais  pas,  m'eût  ète:  pardon- 
nable à  quarante-cinq,  auprès  de  madame  d'Houdetot,  si  j'eusse 
ignore  qu'elle  et  son  amant  étaient  trop  honnêtes  gens  l'un  et  l'autre 
pour  se  faire  un  aussi  barbare  amusement. 

Madame  d'Houdetot  continuait  à  me  faire  des  visites  que  je  ne 
tardai  pas  a  lui  rendre.  Elle  aimait  à  marcher,  ainsi  que  moi  :  nous 
faisions  de  longues  promenades  dans  un  pays  enchanté.  Content 
d'aimer  et  de  l'oser  dire,  j'aurais  été  dans  la  plus  douce  situation,  si 
mon  extravagance  n'en  eût  détruit  tout  le  charme.  Elle  ne  comprit 
rien  d'abord  a  la  sotte  humeur  avec  laquelle  je  recevais  ses  caresses  : 
mais  mon  cœur,  incapable  de  savoir  jamais  rien  cacher  de  ce  qui  s'y 
e.  ne  lui  laissa  pas  longtemps  ignorer  mes  soupçons;  elle  en 
voulut  rite:  cet  expédient  ne  réussit  pas  ;  des  transports  de  rage  en 
ient  été  l'effet  :  elle  changea   de   ton.  Sa   compatissante  douceur 


LIVR  E  NEUVIEM1  167 

fut  invincible;  elle  me  lit  des  reproches  qui  me  pénétrèrent;  elle  me 
témoigna,  sur  mes  injustes  craintes,  des  inquiétudes  dont  j'abusai. 
J'exigeai  des  preuves  qu'elle  ne  se  moquait  pas  de  moi.  Elle  vit  qu'il 
n'y  avait  nul  moyen  de  me  rassurer.  Je  devins  pressant;  le  pas  était 

délicat.  11  est    étonnant,  il  est  unique   peut-être  qu'une  femme   ayant 

pu  venir  jusqu'à  marchander,  s'en  suit  tirée  a  si  bon  compte.  Elle  ne 

me  refusa  rien  de  ce  que  la  plus  tendre  amitié  pouvait  accorder.  Elle 
ne  m'accorda  rien  qui  pût  la  tendre  infidèle,  et  j'eus  l'humiliation  de 
voir  que  l'embrasement  dont  ses  légères  laveurs  allumaient  mes  suis 
n'en  porta  jamais  aux  siens  la  moindre  étincelle. 

.l'ai  dit  quelque  part  qu'il  ne  faut  rien  accorder  aux  sens  quand 
on  veut  leur  refuser  quelque  chose.  Pour  connaître  combien  cette- 
maxime  se  trouva  fausse  avec  madame  d'Houdetot,  et  combien  elle 
eut  raison  de  compter  sur  elle-même,  il  faudrait  entrer  dans  les 
détails  de  nos  longs  et  fréquents  tête-à-tête,  et  les  suivre  dans  toute 
leur  vivacité  durant  quatre  mois  que  nous  passâmes  ensemble,  dans 
une  intimité  presque  sans  exemple  entre  deux  amis  de  différents 
sexes,  qui  se  renferment  dans  les  bornes  dont  nous  ne  sortîmes  jamais. 
Ah!  si  j'avais  tarde  si  longtemps  a  sentir  le  véritable  amour,  qu'alors 
mon  cœur  et  mes  sens  lui  payèrent  bien  l'arrérage!  et  quels  sont  donc 
les  transports  qu'on  doit  éprouver  auprès  d'un  objet  aimé  qui  nous 
aime,  si  même  un  amour  non  partagé  peut  en  inspirer  de  pareils! 

Mais  j'ai  tort  de  dire  un  amour  non  partagé;  le  mien  l'était  en 
quelque  sorte;  il  était  égal  des  deux  côtés,  quoiqu'il  ne  fût  pas  réci- 
proque. Nous  étions  ivres  d'amour  l'un  et  l'autre;  elle  pour  son 
amant,  moi  pour  elle;  nos  soupirs,  nos  délicieuses  larmes  se  confon- 
daient. Tendres  confidents  l'un  de  l'autre,  nos  sentiments  avaient 
tant  de  rapport  qu'il  était  impossible  qu'ils  ne  se  mêlassent  pas  en 
ciuelque  cohse;  et  toutefois,  au  milieu  de  cette  dangereuse  ivresse, 
jamais  elle  ne  s'est  oubliée  un  moment;  et  moi  je  proteste,  je  jure 
que  si,  quelquefois  égaré  par  mes  sens,  j'ai  tenté  de  la  rendre  infi- 
dèle, jamais  je  ne  l'ai  véritablement  désiré.  La  véhémence  de  ma 
passion  la  contenait  par  elle-même.  Le  devoir  des  privations  avait 
exalté  mon  âme.  L'éclat  de  toutes  les  vertus  ornait  à  mes  veux  l'idole 
de  mon  cœur;  en  souiller  la  divine  image  eût  été  l'anéantir.  J'aurais 
pu  commettre  le  crime;  il  a  cent  fois  été  commis  dans  mon  cœur  : 


I  ONFESSIONS    DE  J.-J.    ROUSSEAU. 

mais  avilir  ma  Sophie  !  ah!  cela  se  pouvait-il  jamais:  Non,  non,  je  le 
lui  ai  cent  fois  dit  a  elle-même  ;  eussé-jc  été  le  maître  de  me  satis- 
.  sa  propre  volonté  Peut-elle  mise  à  ma  discrétion,  lu  m  s  quelques 
courts  moments  de  délire,  j'aurais  refusé  d'être  heureux  à  ce  prix.  Je 
l'aimais  trop  pour  vouloir  la  posséder. 

Il  y  a  prés  d'une  lieue  de  l'Ermitage  à  Eaubonne;  dans  mes  fré- 
quents \'>\ âges.  M  m'est  arrivé  quelquefois  d'y  coucher;  un  soir,  après 
avoir  soupe  tête  a  tète,  mais  allâmes  nous  promener  au  jardin,  pat- 
un  très-beau  clair  de  lun< .  \u  fond  de  ce  jardin  était  un  assez  grand 
taillis,  par  OÙ  non-  lûmes  chercher  un  joli  bosquet,  orné  d'une  cas- 
cade dont  je  lui  avais  donne  l'idée,  et  qu'elle  avait  tait  exécuter.  Sou- 
venir immortel  d'innocence  et  de  jouissance!  Ce  lut  dans  ce  bosquet 
qu'agis  avec  elle,  sut  un  banc  de  gazon,  sous  un  acacia  tout  chargé 
de  fleuris,  je  trouvai,  pour  rendre  les  mouvements  de  mon  cieur,  un 
langage  vraiment  digne  d'eux.  Ce  lut  la  première  et  l'unique  fois  de 
ma  vie;  mais  je  lus  sublime,  si  l'on  peut  nommer  ainsi  tout  ce  que 
l'amour  le  plus  tendre  et  le  plus  ardent  peut  porter  d'aimable  et  de 
séduisant  dans  un  cœur  d'homme.  Que  d'enivrantes  larmes  je  versai 
sur  ses  genoux!  que  je  lui  en  lis  verser  malgré  elle!  Enfin,  dans  un 
transport  involontaire,  elle  s'écria  :  Non,  jamais  homme  ne  l'ut  si 
aimable;  et  jamais  amant  n'aima  comme  vous!  Mais  votre  ami  Saint- 
Lambert  nous  écoute,  et  mon  cœur  ne  saurait  aimer  deux  fois.  Je  me  tus 
en  soupirant;  je  l'embrassai...  Quel  embrassement  !  Mais  ce  l'ut  tout. 
11  y  avait  si\  mois  qu'elle  vivait  seule,  c'est-à-dire  loin  de  son  amant 
et  de  son  mari;  il  y  en  avait  trois  que  je  la  voyais  presque  tous  les 
jours,  et  toujours  l'amour  en  tiers  entre  elle  et  moi.  Nousavions  soupe 
tète  à  tète,  nous  étions  seuls,  dans  un  bosquet  au  clair  de  lune;  et 
après  deux  heures  de  l'entretien  le  plus  vif  et  le  plus  tendre,  elle  sor- 
tit au  milieu  de  la  nuit  de  ce  bosquet  et  des  bras  de  son  ami,  aussi 
intacte,  aussi  pure  de  corps  et  de  cœur  qu'elle  y  était  entrée.  Lecteur, 
pesez  toutes  ces  cil  constances,  je  n'ajouterai  rien  de  plus. 

Et  qu'on  n'aille  pas  s'imaginer  qu'ici  mes  sens  me  laissaient  tran- 
quille, comme  auprès  de  Thérèse  et  de  maman.  Je  l'ai  déjà  dit,  c'était 
de  l'amourcette  lois,  et  l'amour  dans  toute  son  énergie  et  dans  toutes 
ses  fureurs.  Je  ne  décrirai  ni  les  agitations,  ni  les  frémissements,  ni 
s  palpitations,  ni  les  mouvements  convulsifs,  ni  les  défaillances  de 


\  TKTK   AU  CLAIH  DE   I 


LIVRI     NEUVIÈME. 


cœur  que  j  é|  rouvais  continuellement  :o  ,  urra  jugej  pai  l'effet 
que  sa  seule  image  faisait  sui  moi.  J'ai  dit  qu'il  y  avait  loin  de 
l'Ermitage  à  Eaubonne  :  je  passais  par  les  coteaux  d'Andilly,  qui 
sont  charmants.  Je  révais  en  marchant  à  celle  que  j'allais  voir,  à  l'ac- 
cueil caressant  qu'elle  me  ferait,  au  baiser  qui  m'attendait  a  mon 
arrivée.  Ce  seul  baiser,  ce  baiser  funeste,  avant  même  de  le  recevoir, 
m'embrasait  le  sang  à  tel  point,  que  ma  tête  se  troublait;  un  éblouis- 
sement  m'aveuglait,  mes  genoux  tremblants  ne  pouvaient  me  sou- 
tenir; j'étais  forcée  de  m'arrêter,  de  m'asseoir;  toute  ma  machine 
était  dans  un  désordre  inconcevable  :  j'étais  prêt  à  m'évanouir.  Ins- 
truit du  danger,  je  tâchais,  en  partant,  de  me  distraire  et  de  penser  à 
autre  chose.  Je  n'avais  pas  fait  vingt  pas.  que  les  mêmes  souvenirs  et 
tous  les  accidents  qui  en  étaient  la  suite  revenaient  m'assaillir  sans 
qu'il  me  lut  possible  de  m'en  délivrer;  et.  de  quelque  façon  que  je 
m'y  sois  pu  prendre,  je  ne  crois  pas  qu'il  me  soit  arrivé  de  faire  seul 
ce  trajet  impunément.  J'arrivais  à  Eaubonne,  faible,  épuisé,  rendu. 
me  soutenant  à  peine.  A  l'instant  que  je  la  voyais,  tout  était  répare: 
je  ne  sentais  plus  auprès  d'elle  que  l'i  m  poit  unité  d'une  vigueur  inépui- 
sable et  toujours  inutile.  Il  y  avait  sur  ma  route,  à  la  vue  d'Kaubonne, 
une  terrasse  agréable,  appelée  le  mont  Olympe,  où  nous  nous  ren- 
dions quelquefois,  chacun  de  notre  coté.  J'arrivais  le  premier  :  j'étais 
lait  pour  l'attendre;  mais  que  cette  attente  me  coûtait  cher!  Pour 
me  distraire,  j'essayais  d'écrire  avec  mon  crayon  des  billets  que  j'au- 
rais pu  tracer  du  plus  pur  de  mon  sang  :  je  n'en  ai  jamais  pu  achever 
un  qui  fût  lisible.  Quand  elle  en  trouvait  un  dans  la  niche  dont  nous 
étions  convenus,  elle  n'y  pouvait  voir  autre  chose  que  l'état  vraiment 
déplorable  où  j'étais  en  l'écrivant.  Cet  état,  et  surtout  sa  durée  pen- 
dant trois  mois  d'irritation  continuelle  et  de  privations,  me  jeta  dans 
un  épuisement  dont  je  n'ai  pu  me  tirer  de  plusieurs  années,  et  finit 
par  me  donner  une  descente  que  j'emporterai  ou  qui  m'emportera 
au  tombeau.  Telle  a  été  la  seule  jouissance  amoureuse  de  l'homme 
du  tempérament  le  plus  combustible,  mais  le  plus  timide  en  même 
temps,  que  peut-être  la  nature  ait  jamais  produit.  Tels  ont  été  les 
derniers  beaux  jours  qui  m'aient  été  comptés  sur  la  terre  :  ici  com- 
mence le  long  tissu  des  malheurs  de  ma  vie,  où  l'on  verra  peu 
d'interruption. 
■  ii. 


N  l  I  SS10NS   DE  J    .1.   ROUSSEAU. 

(  )n  .1  vu  dans  tout  le  cours  de  ma  vie  que  mon  cœur,  transparent 

comme  le  cristal,  n'a  jamais  su  cacher,  durant  une  minute  entière, 
un  sentiment  un   peu  vif  qui  s'y  fût   réfugié.  Qu'on    juge  s'il  me  fût 

iible  de  cacher  longtemps  mon  amour  pour  madame  d'Houdetot. 
Notre  intimité  frappait  tous  les  yeux,  nous  n'y  mettions  ni  secret  ni 
mystère.  Elle  n'était  pas  de  nature  à  en  avoir  besoin;  et  comme 
madame  d'Houdetot  avait  pour  moi  l'amitié  la  plus  tendre,  qu'elle 
ne  se  reprochait  point  :  que  j'avais  pour  elle  une  estime  dont  personne 
ne  connaissait  mieux  que  moi  toute  la  justice  ;  elle,  franche,  distraite, 
étourdie;  moi.  vrai,  maladroit,  lier,  impatient,  emporté,  nous  don- 
nions encore  sur  nous,  dans  notre  trompeuse  sécurité,  beaucoup  plus 
de  prise  que  nous  n'aurions  t'ait,  si  nous  eussions  été  coupables.  Nous 
allions  l'un  et  l'autre  a  la  Chevrette,  nous  nous  y  trouvions  souvent 
ensemble,  quelquefois  même  par  rendez-vous.  Nous  y  vivions  à  notre 
ordinaire,  nous  promenant  tous  les  jours  tète  à  tète,  en  parlant  de  nos 
amours,  de  nos  de\  oirs,  de  notre  ami,  de  nos  innocents  projets,  dans  le 
parc,  vis-à-vis  l'appartement  de  madame  d'Épinay,  sous  ses  fenêtres. 
d'où,  ne  cessant  de  nous  examiner,  et  se  croyant  bravée,  elle  assou- 
vissait son  cœur  par  ses  yeux,  de  rage  et  d'indignation. 

Les  femmes  onttoutes  l'art  de  cacher  leur  fureur,  surtout  quand  elle 
est  vive  :  madame  d'Épinay,  violente,  mais  réfléchie,  possède  surtout 
cet  art  éminemment.  Elle  feignit  de  ne  rien  voir,  de  ne  rien  soupçon- 
ner; et  dans  le  même  temps  qu'elle  redoublait  avec  moi  d'attentions, 
de  soins,  et  presque  d'agaceries,  elle  affectait  d'accabler  sa  belle-sœur 
de  procédés  malhonnêtes  et  de  marques  d'un  dédain  qu'elle  semblait 
vouloir  me  communiquer.  On  juge  bien  qu'elle  ne  réussissait  pas; 
mais  j'étais  au  supplice.  Déchiré  de  sentiments  contraires,  en  même 
temps  que  j'étais  touché  de  ses  caresses,  j'avais  peine  à  contenir  ma 
colère,  quand  je  la  voyais  manquer  à  madame  d'Houdetot.  La  dou- 
ceur angélique  de  celle-ci  lui  faisait  tout  endurer  sans  se  plaindre, 
et  même  sans  lui  en  savoir  plus  mauvais  gré.  Elle  était  d'ailleurs 
souvent  si  distraite,  et  toujours  si  peu  sensible  à  ces  choses-là.  que 
la  moitié  du  temps  elle  ne  s'en  apercevait  pas. 

J'étais  si  préoccupé  de  ma  passion,  que.  ne  voyant  rien  que  Sophie 
c'était  un  des  noms  de  madame  d'Houdetot),  je  ne  remarquais  pas 
même  que  j'étais  devenu  la  fable  de  toute  la  maison  et  des  survenants. 


LIVRE  NEUVIÈME,  ,-, 

Le  baron  d'Holbach,  qui  n'était  jamais  venu,  que  je  sache,  à  la  < 
vrette,  fut  au  nombre  de  ces  derniers.  Si  j'eusse  été  aussi  défiant  que 
je  le  suis  devenu  dans  la  suite,  j'aurais  fort  soupçonné  madame  d  I 
naj  d'a\oir  arrangé  ce  voyage,  pour  lui  donner  l'amusant  cadeau  de 

voir  le  citoyen  amoureux.  Mais  jetais  alors  si  bête,  que  je  ne  voyais 
pas  même  ce  qui  crevait  les  veux  à  tout  le  monde,  doute  ma  stupi- 
dité ne  m'empêcha  pourtant  pas  de  trouver  au  baron  l'air  plus  content, 
plus  jovial  qu'à  son  ordinaire.  Au  lieu  de  me  regarder  en  noir  selon 
sa  coutume,  il  me  lâchait  cent  propos  goguenards,  auxquels  je  ne 
comprenais  rien.  J'ouvrais  de  grands}  eux  sans  rien  répondre:  madame 
d'Épinay  se  tenait  les  côtés  de  rire:  je  ne  savais  sur  quelle  herbe  ils 
avaient  marche.  Comme  rien  ne  passait  encore  les  bornes  de  la  plai- 
santerie, tout  ce  que  j'aurais  eu  de  mieux  à  faire,  si  je  m'en  étais 
aperçu,  eût  été  de  m'y  prêter.  .Mais  il  est  vrai  qu'a  travers  la  railleuse 
gaieté  du  baron  l'on  voyait  briller  dans  ses  yeux  une  maligne  joie, 
qui  m'aurait  peut-être  inquiète1,  si  je  l'eusse  aussi  bien  remarquée 
alors,  que  je  me  la  rappelai  dans  la  suite. 

Un  jour  que  j'allai  voir  madame  d'Houdetot  à  Eaubonne,  au  retour 
d'un  de  ses  voyages  à  Paris,  je  la  trouvai  triste,  et  je  vis  qu'elle  avait 
pleure.  Je  fus  oblige  de  me  contraindre,  parce  que  madame  de  Blain- 
ville,  sœur  de  son  mari,  était  là;  mais  sitôt  que  je  pus  trouver  un 
moment,  je  lui  marquai  mon  inquiétude.  Ah!  me  dit-elle  en  soupi- 
rant, je  crains  bien  que  vos  folies  ne  me  coûtent  le  repos  de  mes  jours. 
Saint-Lambert  est  instruit,  et  mal  instruit.  Il  me  rend  justice;  mais 
il  a  de  l'humeur,  dont,  qui  pis  est,  il  me  cache  une  partie.  Heureu- 
sement je  ne  lui  ai  rien  tu  de  nos  liaisons,  qui  se  sont  laites  sous  sCS 
auspices.  Mes  lettres  étaient  pleines  de  vous,  ainsi  que  mon  cœur  :  je 
ne  lui  ai  caché  que  votre  amour  insensé,  dont  j'espérais  vous  guérir, 
et  dont,  sans  m'en  parler,  je  vois  qu'il  me  fait  un  crime.  On  nous  ., 
desservis,  on  m'a  l'ait  tort,  mais  n'importe.  Ou  rompons  tout  à  fait, 
ou  soyez  tel  que  vous  devez,  être.  Je  ne  veux  plus  rien  avoir  à  cacher 
à  mon  amant. 

Ce  fut  là  le  premier  moment  où  je  fus  sensible  à  la  honte  de  me 
voir  humilié,  par  le  sentiment  de  ma  faute,  devant  une  jeune  femme. 
dont  j'éprouvais  les  justes  reproches,  et  dont  l'aurais  dû  être  le  men- 
tor. L'indignation  que  j'en  ressentis  contre  moi-même  eût  suffi  peut- 


C0N1  E  SSIONS   DE  J.-.l.  ROUSSI    \r. 

être  pour  surmonter  ma  faiblesse,  si  la  tendre  compassion  que  m'in- 
spirait la  victime  n'eût  encore  amolli  mon  cœur.  Hélas!  était-ce  le 
moment  de  pouvoir  l'endurcir,  lorsqu'il  était  inonde  par  des  larmes 
qui  le  pénétraient  de  toutes  parts!  Cet  attendrissement  se  changea 

bientôt  en  colère  contre  les  vils  délateurs,  qui  n'avaient  vu  que  le 
mal  d'un  sentiment  criminel,  mais  involontaire,  sans  croire,  sans 
imaginer  même  la  sincère  honnêteté  de  cœur  qui  le  rachetait.  Nous 
ne  restâmes  pas  longtemps  en  doute  sur  la  main  dont  partait  le 
coup. 

Mous  savions  l'un  et  l'autre  que  madame  d'Epinay  était  en  com- 
merce de  lettres  avec  Saint-Lambert.  Ce  n'était  pas  le  premier  orage 
qu'elle  avait  suscite  a  madame  d'HoudetOt,  dont  elle  avait  fait  mille 
ts  pour  le  détacher,  et  que  les  succès  de  quelques-uns  de  ces 
efforts  faisaient  trembler  pour  la  suite.  D'ailleurs,  Grimm,  qui,  ce  me 
semble,  avait  suivi  M.  de  Castries  à  l'armée,  était  en  Westphalie, 
aussi  bien  que  Saint-Lambert;  ils  se  voyaient  quelquefois.  Grimm 
avait  lait,  auprès  de  madame  d'HoudetOt,  quelques  tentatives  qui 
n'avaient  pas  réussi:  Grimm.  très-piqué,  cessa  tout  à  fait  de  la  voir. 
Qu'on  juge  du  sang-froid  avec  lequel,  modeste  comme  on  sait  qu'il 
l'est,  il  lui  supposait  des  préférences  pour  un  homme  plus  âgé  que 
lui.  et  dont  lui,  Grimm,  depuis  qu'il  fréquentait  les  grands,  ne  par- 
lait plus  que  comme  de  son  protégé. 

M  s  soupçons  sur  madame  d'Epinay  se  changèrent  en  certitude, 
quand  j'appris  ce  qui  s'était  passé  chez.  moi.  Quand  j'étais  à  la  Che- 
vrette. Thérèse  y  venait  souvent,  soit  pour  m'apporter  mes  lettres, 
soit  pour  me  rendre  des  soins  nécessaires  à  ma  mauvaise  santé.  Ma- 
dame d'Epinay  lui  avait  demandé  si  nous  ne  nous  écrivions  pas, 
madame  d'HoudetOt  et  moi.  Sur  son  aveu,  madame  d'Epinay  la  pressa 
de  lui  remettre  les  lettres  de  madame  d'HoudetOt,  l'assurant  qu'elle 
les  recacheterait  si  bien  qu'il  n'y  paraîtrait  pas.  Thérèse,  sans  mon- 
trer combien  cette  proposition  la  scandalisait,  et  même  sans  m'aver- 
tir,  se  contenta  de  mieux  cacher  les  lettres  qu'elle  m'apportait  :  pré- 
caution très-heureuse;  car  madame  d'Epinay  la  faisait  guetter  à  son 
arrivée;  et,  l'attendant  au  passage,  poussa  plusieurs  fois  l'audace  jus- 
qu'à chercher  dans  sa  bavette.  Elle  lit  plus  :  s'étant  un  jour  invitée 
à  venir,   avec  M.  de   Margency.  dîner  à  l'Ermitage    pour  la   première 


LIVR1     NEUVIliMl 

fois  depuis  que  j'j  demeurais,  elle  prii  le  temps  que  je  me  promenais 
avec  Margency,  pour  entrer  dans  mon  cabinet  avec  la  mère  et  la  fille, 

et  les  pic SM.T  >.lc  lui  montrer  les  lettres  de  iu.kI.uik-  d  Houdetot.  Si  la 

mère  eût  su  où  elles  étaient,  les  lettres  étaient  livrées:  mais  heureu- 
sement la  fille  seule  le  savait,  et  nia  que  j'en  eusse  conservé  aucune. 
Mensonge  assurément  plein  d'honnêteté,  de  fidélité,  de  générosité, 
tandis  que  la  vérité  n'eût  été  qu'une  perfidie.  Madame  d'Épinay,  voyant 
qu'elle  ne  pouvait  la  séduire,  s'efforça  de  l'irriter  par  la  jalousie,  en 
lui  reprochant  sa  facilite  et  son  aveuglement.  Comment  pouvez-vous, 
lui  dit-elle,  ne  pas  voir  qu'ils  ont  entre  eux  un  commerce  criminel: 
Si,  malgré  tout  ce  qui  frappe  vos  veux,  vous  avez  besoin  d'autres 
preuves,  prêtez-vous  donc  à  ce  qu'il  faut  faire  pour  les  avoir  :  vous 
dites  qu'il  déchire  les  lettres  de  madame  d'Houdetot  aussitôt  qu'il  les 
a  lues  :  eh  bien!  recueille/  avec  soin  les  pièces,  et  donnez-les-moi  5  je 
me  charge  de  les  rassembler.  Telles  étaient  les  leçons  que  mon  amie 
donnait  à  ma  compagne. 

Thérèse  eut  la  discrétion  de  me  taire  assez  longtemps  toutes  ces 
tentatives;  mais  venant  mes  perplexités,  elle  se  crut  obligée  à  me  tout 
dire,  afin  que,  sachant  à  qui  j'avais  affaire,  je  prisse  mes  mesures 
pour  me  garantir  des  trahisons  qu'on  me  préparait.  Mon  indignation, 
ma  fureur  ne  peut  se  décrire.  Au  lieu  de  dissimuler  avec  madame 
d'Épinay,  à  son  exemple,  et  de  me  servir  de  contre-ruses,  je  me  liv  rai 
sans  mesure  à  l'impétuosité  de  mon  naturel,  et.  avec  mon  étourderie 
ordinaire,  j'éclatai  tout  ouvertement.  On  peut  juger  de  mon  impru- 
dence par  les  lettres  suivantes,  qui  montrent  suffisamment  la  ma- 
nière de  procéder  de  l'un  et  de  l'autre  en  cette  occasion. 

Billet  de  madame  d'Épinay,  liasse  A,  n°   \\. 

«  Pourquoi  donc  ne  vous  vois-je  pas.  mon  cher  ami  :  Je  suis  in- 
"  quiète  de  vous.  Vous  m'aviez  tant  promis  de  ne  faire  qu'aller  et 
«  venir  de  l'Ermitage  ici.  Sur  cela,  je  vous  ai  laissé  libre:  et.  point 
«  du  tout,  vous  laissez  passer  huit  jours.  Si  l'on  ne  m'avait  pas  dit  que 
«  vous  étiez  en  bonne  santé,  je  vous  croirais  malade.  Je  vous  atten- 
te dais  avant-hier  ou  hier,  et  je  ne  vous  vois  point  arriver.  Mon  Dieu! 


,-,  C0N1   ESSIONS   DE    I  -J.    ROUSSEAU. 

«  qu'avez-vous  donci  Vous  n'avez  point  d'affaires;  vous  n'avez  pas 

..  non  plus  de  chagrins;  car  je  me  ttatte  que  vous  seriez  venu  sur-le- 

•■  champ  me  les  confier.  Vous  êtes  donc  malade!  tirez-moi  d'inquié- 

o  tude  bien  vite,  je  vous  en  prie.  Adieu,  mon  cher  ami;  que  cet  adieu 

"  me  donne  un  bonjour  de  vous.  » 

RÉPONSl  . 

i   Ce  mercredi  matin. 

Je  ne  puis  rien  vous  dire  encore.  J'attends  d'être  mieux  instruit, 
a  et  je  le  serai  tôt  ou  tard.  En  attendant,  soyez  sûre  que  l'innocence 
cusée  trouvera  un  défenseur  assez  ardent  pour  donner  quelque 
■•  repentir  aux  calomniateurs,  quels  qu'ils  soient.  » 

Second  billet  de  la  même,  liasse  A,  n"  q.5. 

«  Savez-vous  que  votre  lettre  m'effraye?  qu'est-ce  qu'elle  veut  donc 
b  dire:  Je  l'ai  relue  plus  de  vingt-cinq  fois.  En  vérité,  je  n'y  comprends 
«  rien.  J'y  vois  seulement  que  vous  êtes  inquiet  et  tourmente1,  et  que 
(i  vous  attende/  que  vous  ne  le  soyez  plus  pour  m'en  parler.  Mon  cher 
«  ami.  est-ce  là  ce  dont  nous  étions  convenus!  Qu'est  donc  devenue 
«  cette  amitié,  cette  confiance:  et  comment  l'ai-je  perdue?  Est-ce  contre 
«  moi  ou  pour  moi  que  vous  êtes  taché?  Quoi  qu'il  en  soit,  venez  dès 
«  ce  soir,  je  vous  en  conjure;  souvenez-vous  que  vous  m'avez  promis, 
a  il  n'y  a  pas  huit  jours,  de  ne  rien  garder  sur  le  cœur,  et  de  me  parler 
«  sur-le-champ.  .Mon  cher  ami.  je  vis  dans  cette  confiance...  Tenez, 
«  je  viens  encore  de  lire  votre  lettre  :  je  n'y  conçois  pas  davantage; 
mais  elle  me  fait  trembler.  Il  me  semble  que  vous  êtes  cruellement 
0  agité.  Je  voudrais  vous  calmer;  mais  comme  j'ignore  le  sujet  de  vos 
«  inquiétudes,  je  ne  sais  que  vous  dire,  sinon  que  me  voilà  toute  aussi 
•■  malheureuse  que  vous,  jusqu'à  ce  que  je  vous  aie  vu.  Si  vous  n'êtes 
«  pas  ici  ce  soir  à  six  heures,  je  pars  demain  pour  l'Ermitage,  quelque 
«  temps  qu'il  fasse  et  dans  quelque  état  que  je  sois;car  je  ne  saurais  tenir 
»  à  cette  inquiétude.  Bonjour,  mon  cher  ami.  A  tout  hasard,  je  risque 
■  de  vous  dire,  sans  savoir  si  vous  en  ave/  besoin  ou  non,  de  tâcher 
11  de  prendre  garde,  et  d'arrêter  les  progrès  que  fait  l'inquiétude  dans 


LIVRE  NEUVIÈM1  ip 

«  la  solitude.  Une  mouche  devient  un  ministre,  je  l'ai  souvent 
«  éprouvé.  " 

RE  PONSl  . 

•  Ce  mercredi  soir. 

n  Je  ne  puis  vous  aller  voir,  ni  recevoir  votre  \  isite,  tant  que  du- 
ti  rera  l'inquiétude  où  je  suis.   La  confiance  dont  vous  parle/,  n'est 

«  plus,  et  il  ne  vous  sera  pas  aise  de  la  recouvrer.  Je  ne  vois  a  présent. 
«  dans  votre  empressement,  que  le  désir  de  tirer  des  aveux  d'autrui 
«  quelque  avantage  qui  convienne  a  vos  vues;  et  mon  cœur,  si  prompt 

ci  a  s'épancher  dans  un  cœur  qui  s'ouvre  pour  le  recevoir,  se  ferme  à 
«  la  ruse  et  à  la  finesse.  Je  reconnais  votre  adresse  ordinaire  dans  la 
..  difficulté  que  vous  trouvez  à  comprendre  mon  billet.  Me  croyez-vous 
(i  assez,  dupe  pour  penser  que  vous  ne  l'ayez  pas  compris:  Non;  mais 
«  je  saurai  vaincre  vos  subtilités  à  force  de  franchise.  Je  vais  m'cxpli- 
«  quer  plus  clairement,  afin  que  vous  m'entendiez  encore  moins. 

«  Deux  amants  bien  unis  et  dignes  de  s'aimer  me  sont  chers  :  je 
i<  m'attends  bien  que  vous  ne  saurez  pas  qui  je  veux  dire,  à  moins 
»  que  je  ne  vous  les  nomme.  Je  présume  qu'on  a  tente  de  les  dé- 
«  sunir,  et  que  c'est  de  moi  qu'on  s'est  servi  pour  donner  de  la 
..  jalousie  à  l'un  des  deux.  Le  choix  n'est  pas  fort  adroit,  mais  il  a 
«  parti  commode  à  la  méchanceté  :  et  cette  méchanceté,  c'est  nous 
«  que  j'en  soupçonne.  J'espère  que  ceci  devient  plus  clair. 

«  Ainsi  donc  la  femme  que  j'estime  le  plus  aurait,  de  mon  su, 
«  l'infamie  de  partager  son  cœur  et  sa  personne  entre  deux  amants, 
»  et  moi  celle  d'être  un  de  ces  deux  lâches!  Si  je  savais  qu'un  seul 
«  moment  de  la  vie  vous  eussiez  pu  penser  ainsi  d'elle  et  de  moi,  je 
«  vous  haïrais  jusqu'à  la  mort.  .Mais  c'est  de  l'avoir  dit.  et  non  de 
><  l'avoir  cru,  que  je  vous  taxe.  Je  ne  comprends  pas,  en  pareil  cas, 
«  auquel  c'est  des  trois  que  vous  avez,  voulu  nuire;  mais  si  vous 
«  aimez  le  repos,  craignez  d'avoir  eu  le  malheur  de  réussir.  Je  n'ai 
«  caché  ni  à  vous,  ni  à  elle,  tout  le  mal  que  je  pense  de  certaines 
«  liaisons;  mais  je  veux  qu'elles  finissent  par  un  moyen  aussi  hon- 
i.  néte  que  sa  cause,  et  qu'un  amour  illégitime  se  change  en  une  éter- 
«  nelle  amitié.  Moi,  qui  ne  fis  jamais  de  mal  à  personne,  servirais-je 
«   innocemment  à  en  faire  à  mes  amis:  Non;  je  ne  vous  le  pardon- 


.  ON]  I  SSIONS    DE  .I.-.I.  ROI   SSI    M  . 

a  lierais  jamais,  je  deviendrais  votre  irréconciliable  ennemi.  Vos  se- 
«   ciels  seuls  seraient  respectes;  car   je   ne  serai   jamais  un   homme 
.us  foi. 

«  Je  n'imagine  pas  que  les  perplexités  où  je  suis  puissent  durer 
>•  bien  longtemps.  Je  ne  tarderai  pas  à  savoir  si  je  me  suis  trompe. 
■■  Alors  j'aurai  peut-être  de  grands  torts  à  réparer,  et  je  n'aurai  rien 
«  fait  en  ma  vie  «.le  si  bon  cœur.  Mais  savez  vous  comment  je  rachè- 
o  tel  ai  mes  fautes  durant  le  peu  de  temps  qui  me  reste  à  passer  près  de 
h  vous!  lin  faisant  ce  que  nul  autre  ne  fera  que  moi:  en  vous  disant 
«  franchement  ce  qu'on  pense  de  vous  dans  le  monde,  et  les  brèches 
"  que  vous  ave/  à  réparer  à  votre  réputation.  .Malgré  tous  les  préten- 
«  dus  amis  qui  vous  entourent,  quand  vous  m'aurez  vu  partir,  vous 
••  pourrez  dire  adieu  a  la  vérité;  VOUS  ne  trouverez  plus  personne  qui 
«   vous  la  dise,    o 


Troisième  bille/  Je  la  même,  liasse  A,  n"  j.6. 

Je  n'entendais  pas  votre  lettre  de  ce  matin  :  je  vous  l'ai  dit. 
><  parce  que  cela  était.  J'entends  celle  de  ce  soir,  n'ayez  pas  peur  que 
ci  j'y  reponde  jamais  :  je  suis  trop  pressée  de  l'oublier:  et  quoique 
«  vous  me  fassiez  pitié,  je  n'ai  pu  me  défendre  de  l'amertume  dont 
«  elle  me  remplit  l'âme.  Moi.  user  de  ruses,  de  finesses  avec  vous! 
«  moi!  accusée  de  la  plus  noire  des  infamies!  Adieu;  je  regrette  que 
us  avez  la...  Adieu  :  je  ne  sais  ce  que  je  dis...  adieu  :  je  serai 
«  bien  pressée  de  VOUS  pardonner.  Vous  viendrez  quand  vous  VOU- 
(i  d'iez:  \ous  serez  mieux  reçu  que  ne  l'exigeraient  VOS  soupçons. 
ci  Dispensez-VOUS  seulement  de  VOUS  mettre  en  peine  de  ma  réputa- 
(i  tion.  Peu  m'importe  Celle  qu'on  me  donne.  Ma  conduite  est  bonne, 
n  et  cela  me  suffit.  Au  surplus,  j'ignorais  absolument  ce  qui  est  arrivé 
«   aux  deux  personnes  qui  me  sont  aussi  chères  qu'à  vous.  » 

Cette  dernière  lettre  me  tira  d'un  terrible  embarras,  et  me  replon- 
gea dans  un  autre  qui  n'était  guère  moindre.  Quoique  toutes  ces  let- 
tres et  réponses  fussent  allées  et  venues  dans  l'espace  d'un  jour  avec 
une  extrême  rapidité,  cet  intervalle  avait  suffi  pour  en  mettre  entre 
mes  transports  de  fureur,  et  pour  me  laisser  réfléchir  sur  l'énormité 


LIVRE  N EU VIÈM1  177 

de  mon  imprudence.  Madame  d'Houdetot  ne  m'avait  rien  tant  recom- 
mandé que  de  rester  tranquille,  de  lui  laisser  le  soin  de  se  tirer  seule 
de  cette  affaire,  et  d'éviter,  surtout  dans  le  moment  même,  toute 
rupture  et  tout  éclat;  et  moi,  par  les  insultes  les  plus  ouvertes  et  les 
plus  atroces,  j'allais  achever  «.le  porter  la  rage  dans  le  cœur  d'une 
femme  qui  n'y  était  déjà  que  trop  disposée.  Je  ne  «.levais  naturelle- 
ment attendre,  de  sa  pan.  qu'une  réponse  si  fict'e,  si  dédaigneuse,  si 
méprisante,  que  je  n'aurais  pu,  sans  la  plus  indigne  lâcheté. 
tenir  de  quitter  sa  maison  sur-le-champ.  Heureusement,  plus  adroite 
encore  que  je  n'étais  emporté,  elle  évita,  par  le  tour  de  sa  réponse,  de 
me  réduire  à  celte  extrémité.  .Mais  il  fallait  ou  sortir,  «.u  l'aller  voir 
sur-le-champ;  l'alternative  était  inévitable,  .le  pris  le  dernier  parti, 
toit  embarrasse  de  ma  contenance,  dans  l'explication  «pie  je  pré- 
voyais.Car  comment  m'en  tirer. sans  compi  omettre  ni  madame  d'Hou- 
detot. ni  Thérèse:  Et  malheur  à  celle  que  j'aurais  nommée!  Il  n'y 
avait  rien  que  la  vengeance  d'une  femme  implacable  et  intrigante  ne 
me  fît  craindre  pour  celle  qui  en  serait  l'objet.  C'était  pour  prévenir 
ce  malheur  que  je  n'avais  parle  que  de  soupçons  dans  mes  lettres, 
afin  d'être  dispense  d'énoncer  mes  preuves.  Il  est  vrai  que  cela  ren- 
dait mes  emportements  plus  inexcusables,  nuls  simples  soupçons  ne 
pouvant  m'autoriser  à  traiter  une  femme,  et  surtout  une  amie,  comme 
le  venais  de  traiter  madame  d'Épinay.  Mais  ici  commence  la  grande 
et  noble  tache  que  j'ai  dignement  remplie,  d'expier  mes  fautes  et  mes 
faiblesses  cachées,  en  me  chargeant  de  fautes  plus  graves,  dont  jetais 
incapable,  et  que  je  ne  commis  jamais. 

Je  n'eus  pas  à  soutenir  la  prise  que  j'avais  redoutée,  et  j'en  fus 
quitte  pour  la  peur.  A  mon  abord,  madame  d'Epinay  me  sauta  au  cou, 
en  fondant  en  larmes.  Cet  accueil  inattendu,  et  de  la  part  d'une  an- 
cienne amie,  m'émut  extrêmement:  je  pleurai  beaucoup  aussi.  Je  lui 
dis  quelques  mots  qui  n'avaient  pas  grand  sens;  elle  m'en  dit  quelques- 
uns  qui  en  avaient  encore  moins,  et  tout  finit  là.  On  avait  servi;  nous 
allâmes  à  table,  où  dans  l'attente  de  l'explication,  que  je  croyais  re- 
mise après  le  souper,  je  fis  mauvaise  figure;  car  je  suis  tellement  sub- 
jugué par  la  moindre  inquiétude  qui  m'occupe,  que  je  ne  saurais  la 
cacher  aux  moins  clairvoyants.  Mon  air  embarrassé  devait  lui  donner 
du  courage;  cependant  elle  ne  risqua  point  l'aventure  :  il  n'y  eut  pas 

TOME    M.  24 


CONFESSIONS   DE  J.-J,   ROUSSEAU. 

plus  d'explication  après  le  souper  qu'avant.  Il  n'y  en  eut  pas  plus  le 
lendemain;  et  nos  silencieux  tête-à-tête  ne  furent   remplis  que  de 

es  indifférentes  ou  de  quelques  propos  honnêtes  de  ma  part,  par 

lels,  lui  te'm  lignant  ne  pouvoir  encore  rien  prononcer  sur  le  fon- 
dement de  mes  s  i  ipçons,  je  lui  protestais  avec  bien  de  la  vérité  que 
s'ils  se  trouvaient  mal  fondés,  ma  vie  entière  serait  employée  à  ré- 
parer leur  injustice.  Elle  ne  marqua  pas  la  moindre  curiosité  de  savoir 
précisément  quels  étaient  ces  soupçons,  ni  comment  ils  m'étaient 
venus;  et  tout  notre  raccommodement,  tant  de  sa  part  que  de  la 
mienne,  consista  dans  l'embrassement  du  premier  abord.  Puisqu'elle 
était  seule  offensée,  au  moins  dans  la  forme,  il  me  parut  que  ce  n'était 

i  moi  de  chercher  un  éclaircissement  qu'elle  ne  cherchait  pas 
elle-même,  et  je  m'en  retournai  comme  j'étais  venu.  Continuant  au 
reste  à  vivre  avec  elle  comme  auparavant,  j'oubliai  bientôt  presque 
entièrement  cette  querelle,  et  je  crus  bêtement  qu'elle  l'oubliait  elle- 
même,  parce  qu'elle  paraissait  ne  s'en  plus  souvenir. 

Ce  ne  fut  pas  là.  comme  on  verra  bientôt,  le  seul  chagrin  que 
m'attira  ma  faiblesse;  mais  j'en  avais  d'autres  non  moins  sensibles, 
que  je  ne  m'étais  point  attirés,  et  qui  n'avaient  pour  cause  que  le  désir 
de  m'arracher  de  ma  solitude,  à  force  de  m'y  tourmenter.  Ceux-ci  me 
venaient  de  la  part  de  Diderot  et  des  holbachiens.  Depuis  mon  éta- 
blissement à  l'Ermitage,  Diderot  n'avait  cessé  de  m'y  harceler,  soit 
par  lui-même,  soit  par  Deleyre;  et  je  vis  bientôt,  aux  plaisanteries 
de  celui-ci  sur  mes  courses  boscaresques,  avec  quel  plaisir  ils  avaient 
travesti  l'ermite  en  galant  berger.  Mais  il  n'était  pas  question  de  cela 
dans  mes  prises  avec  Diderot;  elles  avaient  des  causes  plus  graves. 
Après  la  publication  du  Fils  naturel,  il  m'en  avait  envoyé  un  exem- 
plaire, que  j'avais  lu  avec  l'intérêt  et  l'attention  qu'on  donne  aux  ou- 
vrages d'un  ami.  En  lisant  l'espèce  de  poétique  en  dialogue  qu'il  y  a 
jointe,  je  fus  surpris,  et  même  un  peu  contristé,  d'y  trouver,  parmi 
plusieurs  choses  désobligeantes  mais  tolérables,  contre  les  solitaires, 
cette  âpre  et  dure  sentence,  sans  aucun  adoucissement  :  Iln'ya  que 
le  méchant  qui  soit  seul.  Cette  sentence  est  équivoque,  et  présente  deux 

.  ce  me  semble  :  l'un  très-vrai,  l'autre  très-faux  puisqu'il  est 
même  impossible  qu'un  homme  qui  est  et  veut  être  seul  puisse  et 
veuille  nuire  a  personne,  et  par  conséquent  qu'il  soit  un  méchant.  La 


I  IVRE   M  l  V I i  ME. 

sentence  en  elle-même  exigeait  donc  mie  interprétation;  elle  l'exigeait 
bien  plus  encore  de  la  pan  d'un  auteur  qui,  lorsqu'il  imprimait  cette 
sentence,  avait  un  ami  retiré  dans  une  solitude.  Il  me  paraissait  cho- 
quant et  malhonnête,  ou  d'avoii  oublié  en  la  publiant  cet  ami  soli- 
taire, OU,  s'il  s'en  était  souvenu,  de  n  avoir  pas  fait,  du  moins  en 
maxime  générale,  l'honorable  et  juste  exception  qu'il  devait  non-seu- 
lement a  cet  ami,  mais  à  tant  de  sages  respectes,  qui  dans  tous  les 
temps  ont  cherché  le  calme  et  la  paix  dans  la  retraite,  et  dont,  pour 
la  première  fois  depuis  que  le  monde  existe,  un  écrivain  s'avise,  avec 
un  seul  trait  de  plume,  de  taire  indistinctement  autant  de  scélérats. 

J'aimais  tendrement  Diderot,  je  l'estimais  sincèrement,  et  je 
comptais  avec  une  entière  confiance  sur  les  mêmes  sentiments  de  sa 
part.  Mais,  excédé  de  son  infatigable  obstination  à  me  contrarier  éter- 
nellement sur  mes  goûts,  mes  penchants,  ma  manière  de  vivre,  sur 
tout  ce  qui  n'intéressait  que  moi  seul;  révolte  de  voir  un  homme  plus 
jeune  que  moi  vouloir  à  toute  force  me  gouverner  comme  un  enfant; 
rebuté  de  sa  facilite  à  promettre,  et  de  sa  négligence  a  tenir;  ennuyé 
de  tant  de  rendez-vous  donnés  et  manques  de  s,,  part,  et  de  sa  fan- 
taisie d'en  donner  toujours  de  nouveaux,  pour  y  manquer  derechef  ; 
gêné  de  l'attendre  inutilement  trois  ou  quatre  fois  par  mois,  les  jours 
marqués  par  lui-même,  et  de  dîner  seul  le  soir,  après  être  allé  au- 
devant  de  lui  jusqu'à  Saint-Denis,  et  l'avoir  attendu  toute  la  journée  : 
j'avais  déjà  le  cœur  plein  de  ses  torts  multiplies.  Ce  dernier  me  parut 
plus  grave,  et  me  navra  davantage,  .le  lui  écrivis  pour  m'en  plaindre, 
mais  avec  une  douceur  et  un  attendrissement  qui  me  fit  inonder  mon 
papier  de  mes  larmes;  et  ma  lettre  était  assez  touchante  pour  avoir 
dû  lui  en  tirer.  On  ne  devinerait  jamais  quelle  fut  -a  réponse  sur  cet 
article  :  la  voici  mot  pour  mot  liasse  A,  n"  33)  :  «  Je  suis  bien  aise 
«  que  mon  ouvrage  vous  ait  plu,  qu'il  vous  ait  touché.  Vous  n'êtes 

pas  de  mon  avis  sur  les  ermites;  dites-en  tant  de  bien  qu'il  vous 
«  plaira,  vous  serez  le  seul  au  monde  dont  j'en  penserai  :  encore  y 
«  aurait-il  bien  a  dire  là-dessus,  si  l'on  pouvait  vous  parler  sans  vous 
«  fâcher.  Une  femme  de  quatre-vingts  ans!  etc.  On  m'a  dit  une  phrase 
»  d'une  lettre  du  fils  de  madame  d'Épinay,  qui  a  dû  vous  peiner 
«  beaucoup,  ou  je  connais  mal  le  fond  de  votre  ànu 

Il  faut  expliquer  les  deux  dernières  phrases  de  Cette  lettre. 


i  0N1  l  SSIONS   DE  J.-J.   ROUSSE  \  I 

Au  commencement  de  mon  séjour  à  l'Ermitage,  madame  le  Vas- 
seur  parui  s'y  déplaire,  et  trouver  l'habitation  trop  seule.  Ses  propos 
la  dessus  m'étant  revenus,  je  lui  offris  de  la  renvoyer  à  Paris,  si  elle 
s'y  plaisait  davantage;  d'y  payer  son  loyer,  et  d'y  prendre  le  même 
soin  d'elle  que  si  elle  était  encore  avec  moi.  Elle  rejeta  mon  offre,  me 
protesta  qu'elle  se  plaisait  fort  à  l'ermitage,  que  l'air  de  la  campagne 
lui  taisait  du  bien;  et  l'on  voyait  que  cela  était  vrai;  car  elle  y  rajeu- 
nissait pour  ainsi  dire,  et  s'y  portait  beaucoup  mieux  qua  Paris.  Sa 
tille  m'assura  même  qu'elle  eût  été  dans  le  fond  très-fâchée  que  nous 
quittassions  l'Ermitage,  qui  réellement  était  un  séjour  charmant, 
aimant  fort  le  petit  tripotage  du  jardin  et  des  fruits,  dont  elle  avait 
le  maniement:  mais  qu'elle  avait  dit  ce  qu'on  lui  avait  fait  dire,  pour 
tacher  de  m'engager  à  retourner  à  Paris. 

Cette  tentative  n'ayant  pas  réussi,  ils  tachèrent  d'obtenir,  par  le 
scrupule,  l'effet  que  la  complaisance  n'avait  pas  produit,  et  me  tirent 
un  crime  de  garder  là  cette  vieille  femme,  loin  des  secours  dont  elle 
pouvait  avoir  besoin  à  son  âge;  sans  songer  qu'elle  et  beaucoup 
d'autres  vieilles  gens,  dont  l'excellent  air  du  pays  prolonge  la  vie, 
pouvaient  tirer  ces  secours  de  Montmorency,  que  j'avais  à  ma  porte; 
et  comme  s'il  n'y  avait  des  vieillards  qu'à  Paris,  et  que  partout  ail- 
leurs ils  fussent  hors  d'état  de  vivre.  Madame  le  Yasseur,  qui  man- 
geait beaucoup  et  avec  une  extrême  voracité,  était  sujette  à  des 
débordements  de  bile  et  à  de  fortes  diarrhées,  qui  lui  duraient  quel- 
ques jours,  et  lui  servaient  de  remède.  A  Paris,  elle  n'y  faisait  jamais 
rien,  et  laissait  agir  la  nature.  Plie  en  usait  de  même  à  l'Ermitage, 
sachant  bien  qu'il  n'y  avait  rien  de  mieux  a  faire.  N'importe  :  parce 
qu'il  n'y  avait  pas  des  médecins  et  des  apothicaires  à  la  campagne, 
c'était  vouloir  sa  mort  que  de  l'y  laisser,  quoiqu'elle  s'y  portât 
très  bien.  Diderot  aurait  dû  déterminer  à  quel  âge  il  n'est  plus 
permis,  sous  peine  d'homicide,  de  laisser  vivre  les  vieilles  gens  hors 
de  Paris. 

C'était   là   une   des   di:u\   accusations  atroces   sur   lesquelles  il    ne 

m'exceptait  pas  de  sa  sentence,  qu'il  n'y  avait  que  le  méchant  qui  fût 

.  et  c'était  ce  que  signifiait  son  exclamation  pathétique  et  Vel  cce- 

tera  qu'il  y  avait  bénignement  ajouté  :  Une  femme  de  quatre-vingts 

ans!  etc. 


LIVRE    NI  UVI1   \l  l 

Je  crus  ne  pouvoir  mieux  répondre  à  ce  reproche  qu'en  m'en  rap- 
portant à  madame  le  Vasseur  elle-même.  Je  la  priai  d'écrire  naturel- 
lement son  sentiment  a  madame  dT'.pimn  .  Pour  la  mettre  plus  a  son 
aise,  je  ne  Voulus  point  voir  sa  lettre,  et  je  lui  montrai  celle  que  je 
vais  transcrire,  et  que  j'écrivais  à  madame  d'Epinay.  au  sujet  d'une 
réponse  que  j'avais  voulu  l'aire  à  une  autre  lettre  de  Diderot  encore 
plus  dure,  et  qu'elle  m'avait  empêche  d'envoyer. 

Le  jeudi. 

«  Madame  le  Vasseur  doit  vous  écrire,  ma  bonne  amie;  je  l'ai 
«  priée  de  vous  dire  sincèrement  ce  qu'elle  pense.  Pour  la  mettre 
«  bien  à  son  aise,  je  lui  ai  dit  que  je  ne  voulais  point  voir  sa  lettre. 
«  et  je  vous  prie  de  ne  me  rien  dire  de  ce  qu'elle  contient. 

«  Je  n'enverrai  pas  ma  lettre,  puisque  vous  vous  y  opposez:  mais, 
«  me  sentant  très-grièvement  offensé,  il  y  aurait,  à  convenir  que  j'ai 
«  tort,  une  bassesse  et  une  fausseté  que  je  ne  saurais  me  permettre. 
«  L'Évangile  ordonne  bien  à  celui  qui  reçoit  un  soufflet  d'offrir 
«  l'autre  joue,  mais  non  pas  de  demander  pardon.  Vous  souvenez- 
«  vous  de  cet  homme  de  la  comédie,  qui  crie,  en  donnant  des  coups 
«  de  bâton  :  Voilà  le  rôle  du  philosophe? 

«  Ne  vous  flattez  pas  de  l'empêcher  de  venir  par  le  mauvais  temps 
«  qu'il  fait.  Sa  colère  lui  donnera  le  temps  et  les  forces  que  l'amitié 
«  lui  refuse,  et  ce  sera  la  première  fois  de  sa  vie  qu'il  sera  venu  le 
«  jour  qu'il  avait  promis.  Il  s'excédera  pour  venir  me  répéter  de 
«  bouche  les  injures  qu'il  me  dit  dans  ses  lettres;  je  ne  les  endurerai 
a  rien  moins  que  patiemment.  Il  s'en  retournera  être  malade  a  Paris; 
0  et  moi  je  serai,  selon  l'usage,  un  homme  fort  odieux.  Que  faire:  Il 
«  faut  souffrir. 

Mais  n'admirez-vous  pas  la  sagesse  de  cet  homme  qui  voulait 
«  me  venir  prendre  à  Saint-Denis  en  Sacre,  y  dîner,  me  ramener  en 
«  fiacre;  et  à  qui.  huit  jours  après  liasse  A.  n"  3  |  .  sa  foi  tune  ne  per- 
!■  met  plus  d'aller  à  l'Ermitage  autrement  qu'a  pied:  Il  n'est  pas 
«  absolument  impossible,  pour  parler  son  langage,  que  ce  soit  la  le 
«  ton  de  la  bonne  foi;  mais,  en  ce  cas,  il  faut  qu'en  huit  jours  il  soit 
«  arrivé  d'étranges  changements  dans  sa  fortune. 


i  uni  i  SSIONS  DE    i.  -J.   ROUSSEAU. 

Jt  prends  part  au  chagrin  que  vous  donne  la  maladie  de  ma- 
..  dame  votre  mèie;  mais  vous  voyez  que  votre  peine  n'approche  pas 

«    de  la  mienne.  (  >n  soutire  moins  encore  à  voir  malades  les  personnes 
ci   qu'on  aime,  qu'injustes  et  cruelles. 

\dieii,  ma  bonne  amie  :  voici  la  dernière  fois  que  je  vous  par- 
ti lerai  de  cette  malheureuse  affaire.  Vous  me  parlez  d'aller  à  Paris, 
o  avec  un  sang-froid  qui  me  réjouirait  dans  un  autre  temps.  » 

J'écrivis  à  Diderot  ce  que  j'avais  fait  au  sujet  de  madame  le  Vas- 
seur,  sur  la  proposition  de  madame  d'Epinay  elle-même:  et  madame 
le  Vasseur  avant  choisi,  comme  on  peut  bien  croire,  de  rester  à  l'Er- 
mitage, ou  elle  se  portait  très  bien,  où  elle  avait  toujours  compagnie, 
et  où  elle  \ivait  très-agréablement,  Diderot,  ne  sachant  plus  de  quoi 
me  taire  un  crime,  m'en  lit  un  de  cette  précaution  de  ma  part,  et  ne 
i  pas  de  m'en  faire  un  autre  de  la  continuation  du  séjour  de  ma- 
dame le  Vasseur  à  l'Ermitage,  quoique  cette  continuation  lût  de  son 
choix,  et  qu'il  n'eût  tenu  et  ne  tînt  toujours  qu'à  elle  de  retourner 
vivre  à  Paris,  avec  les  mêmes  secours  de  ma  part  qu'elle  avait  auprès 
de  moi. 

Voilà  l'explication  du  premier  reproche  de  la  lettre  de  Diderot, 
n°  33.  Celle  du  second  est  dans  sa  lettre  n°  34.  «  Le  Lettré  (c'était  un 
«  nom  de  plaisanterie  donné  par  (irimm  au  fils  de  madame  d'Ëpi- 
«  nay),  le  Lettré  a  dû  vous  écrire  qu'il  y  avait  sur  le  rempart  vingt 
-  pauvres  qui  mouraient  de  faim  et  de  froid,  et  qui  attendaient  le 
..  liard  que  vous  leur  donniez.  C'est  un  échantillon  de  notre  petit 
«  babil...  et  si  VOUS  entendiez  le  reste,  il  VOUS  amuserait  comme 
■    cela.  » 

Voici  ma  réponse  a  ce  terrible  argument,  dont  Diderot  paraissait 
si  fier. 

«  Je  crois  avoir  répondu  au  Lettre,  c'est-à-dire  au  fils  d'un  fer- 
mier général,  que  je  ne  plaignais  pas  les  pauvres  qu'il  avait  aper- 
çus sur  le  rempart  attendant  mon  liard;  qu'apparemment  il  les  en 
avait  amplement  dédommagés:  que  je  l'établissais  mon  substitut; 
que  les  pauvres  de  Paris  n'auraient  pas  à  se  plaindre  de  cet  échange; 
que  je  n'en  trouverais  pas  aisément  un  aussi  bon  pour  ceux  de 
M  ntmorency,  qui  en  avaient  beaucoup  plus  de  besoin.  Il  y  a  ici 
un  bon   vieillard  respectable,  qui,  aptes   avoir  passé   sa  vie  à  tra- 


LIVR  i:   NE1  Vil   Mi 

vailler,  ne  le  pouvant  plus,  meurt  de  faim  sur  ses  vieux  jouis.    \i 
conscience  est  plus  contente  des  deux  sous  que  je  lui  donne  tous  les 

lundis,  que  des  cent  liards  que  j'aurais  distribués  .1   tous  les  gueux  du 

rempart.  Vous  êtes  plaisants,  vous  autres  philosophes,  quand  vous 
regardez  tous  les  habitants  des  villes  connue  les  seuls  hommes  aux- 
quels vos  devoirs  vous  lient.  C'est  à  la  campagne  qu'on  apprend  a 
aimer  et  a   servir    l'humanité  :  on    n'apprend  qu'a   la    mépriser  dans 

les  \  illes,  " 

Tels  étaient  les  singuliers  scrupules  sur  lesquels  un  homme  d'es- 
prit avait  l'imbécillité  de  me  l'aire  sérieusement  un  crime  de  mon 
éloignement  de  Paris,  et  prétendait  me  prouver,  par  mon  propre 
exemple,  qu'on  ne  pouvait  vivre  hors  de  la  capitale  sans  être  un  mé- 
chant homme.  Je  ne  comprends  pas  aujourd'hui  comment  j'eus  la 
bêtise  de  lui  répondre  et  de  me  fâcher,  au  lieu  de  lui  rire  au  nez  pour 
toute  réponse.  Cependant  les  décisions  de  madame  d'Epinay  et  les 
clameurs  de  la  coterie  holbachique  avaient  tellement  fasciné  les 
esprits  en  sa  faveur,  que  je  passais  généralement  pour  avoir  tort  dans 
cette  affaire,  et  que  madame  d'Houdetot  elle-même,  grande  enthou- 
siaste de  Diderot,  voulut  que  j'allasse  le  voir  à  Paris,  et  que  je  lisse- 
toutes  les  avances  d'un  raccommodement  qui,  tout  sincère  et  entier 
qu'il  fût  de  ma  part,  se  trouva  pourtant  peu  durable.  L'argument 
victorieux  sur  mon  cœur,  dont  elle  se  servit,  fut  qu'en  ce  moment 
Diderot  était  malheureux.  Outre  l'orage  excité  contre  V Encyclopédie, 
il  en  essuyait  alors  un  très-violent  au  sujet  de  sa  pièce,  que.  malgré 
la  petite  histoire  qu'il  avait  mise  a  la  tète,  on  l'accusait  d'avoir  prise 
en  entier  de  Coldoni.  Diderot,  plus  sensible  encore  aux  critiques  que- 
Voltaire,  en  était  alors  accablé.  Madame  de  Grafrigny  avait  même 
eu  la  méchanceté  de  faire  courir  le  bruit  que  j'avais  rompu  avec  lui 
à  cette  occasion.  Je  trouvai  qu'il  y  avait  de  la  justice  et  de  la  généro- 
sité de  prouver  publiquement  le  contraire;  et  j'allai  passer  deux 
jours,  non  seulement  avec  lui.  mais  chez  lui.  Ce  fut,  depuis  mon 
établissement  à  l'Ermitage,  mon  second  voyage  à  Paris.  J'avais  tait 
le  premier  pour  courir  au  pauvre  Gauffecourt,  qui  eut  une  attaque 
d'apoplexie  dont  il  n'a  jamais  été  bien  remis,  et  durant  laquelle  je  ne 
quittai  pas  son  chevet  qu'il  ne  fut  hors  d'affaire. 

Diderot  me  reçut  bien.  Que  l'embrassement  d'un  ami  peut  effacer 


I  ONFE  SSIONS   DE  J.-J.   ROUSSEAU. 

vie  torts!  Quel  ressentiment  peut,  après  cela,  rester  dans  le  cœur! 
\  .s  eûmes  peu  d'explications.  Il  n'en  est  pas  besoin  pour  des  invec 
lives  réciproques.  H  n'y  a  qu'une  chose  à  faire,  savoir,  de  les  ou- 
blier. Il  n'y  avait  point  eu  de  procédés  souterrains,  du  moins  qui 
hissent  a  mi  connaissance  :  ce  n'était  pas  comme  avec  madame 
d'Epinay.  Il  me  montra  le  plan  du  /'ère  de  famille.  Voilà,  lui  dis-je, 
la  meilleure  défense  du  Fils  naturel.  Gardez  le  silence,  travaille/, 
cette  pièce  avec  s<>in.  et  puis  jetez-la  tout  d'un  coup  au  ne/  de  vos 
ennemis  pour  tonte  réponse.  Il  le  lit.  et  s'en  trouva  bien.  Il  y  avait 
près  de  six  mois  que  je  lui  avais  envoyé  les  deux  premières  parties 
de  la  Julie,  pour  m'en  dire  son  avis.  11  ne  les  avait  pas  encore  lues. 
Nous  en  lûmes  un  cahier  ensemble.  Il  trouva  tout  cela  feuillet,  ce 
fut  son  terme:  c'est-à-dire  chargé  de  paroles  et  redondant.  Je  l'avais 
déjà  bien  senti  moi-même  :  mais  c'était  le  bavardage  de  la  lièvre;  je 
ne  l'ai  jamais  pu  corriger.  Les  dernières  parties  ne  sont  pas  comme 
cela.  La  quatrième  surtout,  et  la  sixième,  sont  des  chefs-d'œuvre  de 
diction. 

Le  second  jour  de  mon  arrivée,  il  voulut  absolument  me  mener 
souper  chez  M.  d'Holbach.  Nous  étions  loin  de  compte;  car  je  vou- 
lais même  rompre  l'accord  du  manuscrit  de  chimie,  dont  je  m'indi- 
gnais d'avoir  l'obligation  à  cet  homme-là.  Diderot  l'emporta  sur  tout. 
Il  me  jura  que  M.  d'Holbach  m'aimait  de  tout  son  cœur;  qu'il  fallait 
lui  pardonner  un  ton  qu'il  prenait  avec  tout  le  monde,  et  dont  ses 
amis  avaient  plus  à  souffrir  que  personne.  Il  me  représenta  que  re- 
fuser le  produit  de  ce  manuscrit,  après  l'avoir  accepté  deux  ans  au- 
paravant, était  un  affront  au  donateur,  qu'il  n'avait  pas  mérité;  et 
que  ce  refus  pourrait  même  être  mésinterprété,  comme  un  secret 
reproche  d'avoir  attendu  si  longtemps  d'en  conclure  le  marché.  Je 
v..is  d'Holbach  tous  les  jours,  ajouta-t-il  ;  je  connais  mieux  que  vous 
l'état  de  son  âme.  Si  vous  n'aviez  pas  lieu  d'en  être  content,  croyez- 
vous  votre  ami  capable  de  vous  conseiller  une  bassesse?  Bref,  avec 
ma  faiblesse  ordinaire,  je  me  laissai  subjuguer,  et  nous  allâmes  sou- 
I  er  chez  le  baron,  qui  me  reçut  a  son  ordinaire.  Mais  sa  femme  me 
reçut  froidement,  et  presque  malhonnêtement.  Je  ne  reconnus  plus 
cette  aimable  Caroline  qui  marquait  avoir  pour  moi  tant  de  bienveil- 
lance étant  fille.  J'avais  cru  sentir,  dès  longtemps  auparavant,  que. 


LIVR]     NEUVIÈME. 

depuis  que  Grimm  fréquentait  la  maison  d'Aine,  "ii  ne  m'y  voyait 
plus  d'aussi  bon  œil. 

Tandis  que  j'étais  à  Paris,  Saint-Lambert  \  arriva  de  l'armée. 
Comme  je  n'en  savais  rien,  je  ne  le  vis  qu'après  mon  retour  en  cam- 
pagne, d'abord  à  la  Chevrette,  et  ensuite  à  l'Ermitage,  où  il  vint  avec 
madame  d'Houdetot  me  demander  à  dîner.  On  peut  juger  si  je  les 
reçus  avec  plaisir!  mais  j'en  pris  bien  plus  encore  avoir  leui  bonne 
intelligence.  Content  de  n'avoir  pas  trouble  leur  bonheur,  j'en  étais 
heureux  moi-même;  et  je  puis  jurer  que  durant  toute  ma  folle  pas- 
sion, mais  surtout  en  ce  moment,  quand  j'aurais  pu  lui  ôter  madame 
d'Houdetot.  je  ne  l'aurais  pas  voulu  faire,  et  je  n'en  aurais  pas  même 
été  tenté.  Je  la  trouvais  si  aimable,  aimant  Saint- Lambert,  que  je 
m'imaginais  à  peine  qu'elle  eût  pu  l'être  autant  en  m'aimant  moi- 
même;  et.  sans  vouloir  troubler  leur  union,  tout  ce  que  j'ai  le  plus 
véritablement  désiré  d'elle  dans  mon  délire,  était  qu'elle  se  laiss.u 
aimer.  Enfin,  de  quelque  violente  passion  que  j'aie  brûlé  pour  elle. 
je  trouvais  aussi  doux  d'être  le  confident  que  l'objet  de  ses  amours, 
et  je  n'ai  jamais  un  moment  regardé  son  amant  comme  mon  rival. 
mais  toujours  comme  mon  ami.  On  dira  que  ce  n'était  pas  encore  là 
de  l'amour  :  soit;  mais  c'était  donc  plus. 

Pour  Saint-Lambert,  il  se  conduisit  en  honnête  homme  et  judi- 
cieux :  comme  j'étais  le  seul  coupable,  je  fus  aussi  le  seul  puni,  et 
même  avec  indulgence.  Il  me  traita  durement,  mais  amicalement  :  et 
je  vis  que  j'avais  perdu  quelque  chose  dans  son  estime,  mais  rien 
dans  son  amitié.  Je  m'en  consolai,  sachant  que  l'une  me  serait  bien 
plus  facile  a  recouvrer  que  l'autre,  et  qu'il  était  trop  sensé  pour  con- 
fondre une  faiblesse  involontaire  et  passagère,  avec  un  vice  de  carac- 
tère. S'il  y  avait  de  ma  faute  dans  tout  ce  qui  s'était  passé,  il  y  en 
avait  bien  peu.  Était-ce  moi  qui  avais  recherché  sa  maîtresse?  N  - 
tait-ce  pas  lui  qui  me  l'avait  envoyée  ?  N'était-ce  pas  elle  qui  m'avait 
cherché?  Pouvais-je  éviter  de  la  recevoir:  Que  pouvais-je  faire?  Lux 
seuls  avaient  fait  le  mal,  et  c'était  moi  qui  l'avais  soutien.  A  ma 
place,  il  en  eût  fait  autant  que  moi,  peut-être  pis  :  car  enfin,  quel- 
que fidèle,  quelque  estimable  que  fût  madame  d'Houdetot,  elle  était 
femme  ;  il  était  absent,  les  occasions  étaient  fréquentes,  les  tentations 
étaient  vives,  et  il  lui  eût  été  bien  difficile  de  se  défendre  toujours 
.n. 


CONFESSIONS   DE    l.-J.   ROI  SSEAU. 

avec  le  même  succès  contre  un  homme  plus  entreprenant.  C'était 
assurément  beaucoup  pour  elle  et  pour  moi,  dans  une  pareille  situa- 
tion, d'avoir  pu  poser  «.les  limites  qi^e  nous  ne  nous  soyons  jamais 
permis  de  passer. 

Qimi, pie  je  me  rendisse,  au  fond  de  mou  cœur,  un  témoignage 

assez  honorable,  tant  d'apparences  étaient  contre  moi,  que  l'invin- 
cible honte  qui  me  domina  toujours  me  donnait  devant  lui  tout  l'air 
d'un  coupable,  et  il  en  abusait  souvent  pour  m'humilier.  Un  seul  trait 
peindra  cette  position  réciproque.  Je  lui  lisais,  après  le  dîner,  la  lettre 
que  j'avais  écrite  l'année  précédente  à  Voltaire,  et  dont  lui,  Saint- 
l.ambert,  avait  entendu  parler.  Il  s'endormit  durant  la  lecture;  et 
moi.  jadis  si  lier,  aujourd'hui  si  sot.  je  n'osai  jamais  interrompre 
ma  lecture,  et  continuai  de  lire  tandis  qu'il  continuait  de  ronfler. 
Telles  étaient  mes  indignités,  et  telles  étaient  ses  vengeances;  mais 
sa  générosité  ne  lui  permit  jamais  de  les  exercer  qu'entre  nous 
trois. 

Quand  il  fut  reparti,  je  trouvai  madame  d'Houdetot  fort  changée 
à  mon  égard.  .l'en  fus  surpris  comme  si  je  n'avais  pas  dû  m'y  attendre; 
j'en  fus  touché  plus  que  je  n'aurais  dû  l'être,  et  cela  me  lit  beaucoup 
de  mal.  Il  semblait  que  tout  ce  dont  j'attendais  ma  guérison  ne  fît 
qu'enfoncer  dans  mon  .cœur  davantage  le  trait  qu'enfin  j'ai  plutôt 
brisé  qu'arraché. 

J'étais  déterminé  tout  à  fait  à  me  vaincre,  et  à  ne  rien  épargner 
pour  changer  ma  folle  passion  en  une  amitié  pure  et  durable.  J'avais 
fait  pour  cela  les  plus  beaux  projets  du  monde,  pour  l'exécution  des- 
quels j'avais  besoin  du  concours  de  madame  d'Houdetot.  Quand  je 
voulus  lui  parler,  je  la  trouvai  distraite,  embarrassée;  je  sentis  qu'elle 
avait  cessé  de  se  plaire  avec  moi.  et  je  vis  clairement  qu'il  s'était  passe 
quelque  chose  qu'elle  ne  voulait  pas  me  dire,  et  que  je  n'ai  jamais 
su.  Ce  changement,  dont  il  me  fut  impossible  d'obtenir  l'explication, 
me  navra.  Elle  me  redemanda  ses  lettres  ;  je  les  lui  rendis  toutes  avec 
une  fidélité  dont  elle  me  fit  l'injure  de  douter  un  moment,  (le  doute 
lut  encore  un  déchirement  inattendu  pour  mon  cœur,  qu'elle  devait 
si  bien  connaître.  Elle  me  rendit  justice,  mais  ce  ne  fut  pas  sur-le- 
champ;  je  Compris  que  l'examen  du  paquet  que  je  lui  avais  rendu 
lui  avait  l'ait  sentir  son  tort  :  je  vis  même  qu'elle  se  le  reprochait,  et 


*** \  -.  i  »       '  w       •  t     ^ 


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•i  et  r. 


LIVR1     \  l  I   \  l  i   M  l 

cela  me  fit  regagner  quelque  chose.  Elle  ne  pouvait  retirei  ses  lettn  s 
sans  me  rendre  les  miennes.  Elle  me  dit  qu'elle  les  avait  brûlées; 
j'en  osai  douter  à  mon  tour,  et  j'avoue  que  j'en  doute  encore.  Non, 
l'on  ne  met  point  au  feu  de  pareilles  lettres.  On  .1  1 1  <  ■  u  \  <.:  brûlantes 
celles  de  la  Julie  :  eh  Dieu!  qu'aurait-on  donc  dit  de  celles-là  i  Non, 
non,  jamais  celle  qui  peut  inspirer  une  pareille  passion  n'aura  le 
courage  J'en   brûler  les  preuves.    Mais  je  ne  crains  pas   non  plus 

qu'elle  en  ait  abuse  :  je  ne  l'en  crois  pas  capable  ;  et  de  plus,   j'y  avais 

mis  bon  ordre.  La  sotte,  mais  vive  crainte  d'être  persiflé  m'avait  fait 

commencer  cette  correspondance  sur  un  ton  qui  mît  mes  lettres  à 
l'abri  des  communications.  Je  portai  jusqu'à  la  tutoyer  la  familiarité 

que  j'\  pris  dans  mon  ivresse  :  mais  quel  tutoiement  !  elle  n'en  devait 
sûrement  pas  être  offensée.  Cependant  elle  s'en  plaignit  plusieurs 
lois,  mais  sans  succès  :  ses  plaintes  ne  faisaient  que  réveiller  mes 
craintes,  et  d'ailleurs  je  ne  pouvais  me  résoudre  à  rétrograder.  Si 
ces  lettres  sont  encore  en  être,  et  qu'un  jour  elles  soient  vues,  on 
connaîtra  comment  j'ai  aimé. 

La  douleur  que  me  causa  le  refroidissement  de  madame  d'Hou- 
detot,  et  la  certitude  de  ne  l'avoir  pas  mérité,  me  tirent  prendre  le 
singulier  parti  de  m'en  plaindre  à  Saint-Lambert  même.  Lu  atten- 
dant l'effet  de  la  lettre  que  je  lui  écrivis  à  ce  sujet,  je  me  jetai  dans 
les  distractions  que  j'aurais  dû  chercher  plus  tôt.  Il  y  eut  des  fêtes 
à  la  Chevrette,  pour  lesquelles  je  fis  de  la  musique.  Le  plaisir  de  me 
faire  honneur  auprès  de  madame  d'Houdetot  d'un  talent  qu'elle  aimait 
excita  ma  verve;  et  un  autre  objet  contribuait  encore  à  l'animer, 
savoir,  le  désir  de  montrer  que  l'auteur  du  Devin  Au  village  savait  la 
musique:  car  je  m'apercevais  depuis  longtemps  que  quelqu'un  tra- 
vaillait en  secret  à  rendre  cela  douteux,  du  moins  quant  à  la  compo- 
sition. Mon  début  à  Paris,  les  épreuves  où  j'y  avais  été  mis  à  diverses 
fois,  tant  chez  M.  Dupin  que  chez  M.  de  la  Poplinière;  quantité  de- 
musique  que  j'y  avais  composée  pendant  quatorze  ans  au  milieu  des 
plus  célèbres  altistes,  et  sous  leurs  yeux:  enfin  l'opéra  des  Muscs 
galantes,  celui  même  du  Devin,  un  motet  que  j'avais  fait  pour  made- 
moiselle Fel,  et  qu'elle  avait  chanté  au  Concert  spirituel;  tant  de- 
conférences  que  j'avais  eues  sur  ce  bel  art  avec  les  plus  grands 
mailles,  tout  semblait  devoir  prévenir  OU  dissiper  un  pareil  doute.  Il 


(  ON  FI  SSIONS   DE  J.-J     ROI  S  SEAU. 

existait  cependant,  même  à  la  Chevrette, et  je  voyais  que  M.  d'Épinay 
n'en  était  pas  exempt.  Sans  paraître  m'apercevoir  de  cela,  je  me  char- 
geai de  lui  composer  un  motet  pour  la  dédicace  de  la  chapelle  de  la 
Chevrette,  et  je  le  priai  de  me  fournir  des  paroles  de  son  choix.  11 
chargea  de  Linant,  le  gouverneur  de  son  fils,  de  les  faire.  De  Linant 
arrangea  des  p. unies  convenables  au  sujet:  et  huit  jours  après  qu'elles 
m'eurent  été  dénuées,  le  motet  fut  achevé.  Pour  cette  fois,  le  dépit 
fut  mon  Apollon,  et  jamais  musique  plus  étoffée  ne  sortit  de  mes 
mains.  Les  paroles  commencent  par  ces  mots:  EccesedeshtcTonantis. 
La  pompe  du  début  répond  aux  paroles,  et  toute  la  suite  du  motet 
est  d'une  beauté  de  chant  qui  frappa  tout  le  monde.  J'avais  travaillé 
en  grand  orchestre.  D'Épinay  rassembla  les  meilleurs  symphonistes. 
Madame  Hruna.  chanteuse  italienne,  chanta  le  motet,  et  fut  bien 
accompagnée.  Le  motet  eut  un  si  grand  succès,  qu'on  l'a  donné  dans 
la  suite  au  Concert  spirituel,  ou.  malgré  les  sourdes  cabales  et  l'in- 
digne exécution,  il  y  a  eu  deux  fois  les  mêmes  applaudissements.  Je 
donnai,  pour  la  fête  de  M.  d'Épinay,  l'idée  d'une  espèce  de  pièce, 
moitié  drame,  moitié  pantomime,  que  madame  d'Épinay  composa,  et 
dont  je  fis  encore  la  musique.  Grimm,  en  arrivant,  entendit  parler  de 
mes  succès  harmoniques.  Lue  heure  après  on  n'en  parla  plus;  mais 
du  moins  on  ne  mit  plus  en  question,  que  je  sache,  si  je  savais  la 
composition. 

\  peine  Grimm  fut-il  à  la  Chevrette,  où  déjà  je  ne  me  plaisais  pas 
trop,  qu'il  acheva  de  m'en  rendre  le  séjour  insupportable,  par  des 
airs  que  je  ne  vis  jamais  à  personne,  et  dont  je  n'avais  pas  même 
l'idée.  I.a  veille  de  son  arrivée,  on  me  délogea  de  la  chambre  de  faveur 
que  j'occupais,  continué  à  celle  de  madame  d'Épinay;  on  la  prépara 
M.  Grimm,  et  ou  m'en  donna  une  autre  plus  éloignée.  Voilà, 
dis-je  en  riant  à  madame  d'Épinay,  comment  les  nouveaux  venus 
déplacent  les  anciens.  Elle  parut  embarrassée.  J'en  Compris  mieux  la 
raison  dès  le  même  soir,  en  apprenant  qu'il  y  avait  entre  sa  chambre 
et  celle  que  je  quittais  une  porte  masquée  de  communication,  qu'elle 
avait  jugé  inutile  de  me  montrer.  Son  commerce  avec  Grimm  n'était 
ignoré  de  personne,  ni  elle/  elle,  ni  dans  le  public,  pas  même  de  son 
mari  :  cependant,  loin  d'en  convenir  avec  moi,  confident  de  secrets 
qui  lui  importaient  beaucoup  davantage,  et  dont  elle  était  bien  sûre. 


LIVR]     NEUVIÈME. 

clic  s'en  défendît  toujours  très-fortement.  Je  compi  is  que  cette  réseï  \  e 
venait  de  Grimm,  qui,  dépositaire  de  tous  mes  secrets,  ne  voulait 

pas  que  je  le  lusse  d'aucun  des  siens. 

Quelques  préventions  que  mes  anciens  sentiments,  qui   n'étaient 

pas  éteints,  et  le  mérite  réel   de  Cet   homme-là.  me   donnassent  en   sa 

faveur,  elle  ne  put  tenir  contre  les  soins  qu'il  prit  pour  la  détruire. 

Son  abord  fut  celui  du  comte  de  Tulïière:  a  peine  daigna-t-il  nie 
rendre  le  salut;  il  ne  m'adressa  pas  une  seule  fois  la  parole,  et  me 
corrigea  bientôt  de  la  lui  adresser,  en  ne  me  répondant  point  du  tout. 
Il  passait  partout  le  premier,  prenait  partout  la  première  place,  sans 
jamais  faire  aucune  attention  à  moi.  Passe  pour  cela,  s'il  n'y  eût  pas 
mis  une  affectation  choquante:  mais  on  en  jugera  par  un  seul  trait 
pris  entre  mille.  Un  soir  madame  d'Épinay,  se  trouvant  un  peu  incom- 
modée, dit  qu'on  lui  portât  un  morceau  dans  sa  chambre,  et  monta 
pour  souper  au  coin  de  son  feu.  Elle  me  proposa  de  monter  avec  elle: 
je  le  lis.  Grimm  vint  ensuite.  La  petite  table  était  déjà  mise;  il  n'y 
avait  que  deux  couverts.  On  sert  :  madame  d'Épinay  prend  sa  place 
à  l'un  des  coins  du  feu.  M.  Grimm  prend  un  fauteuil,  s'établit  à  l'autre 
coin,  tire  la  petite  table  entre  eux  deux,  déplie  sa  serviette,  et  se  met 
en  devoir  de  manger,  sans  me  dire  un  seul  mot.  Madame  d'Épinay 
rougit,  et.  pour  l'engager  à  réparer  sa  grossièreté,  m'offre  sa  propre 
place.  Il  ne  dit  rien,  ne  me  regarda  pas.  Ne  pouvant  approcher  du  feu. 
je  pris  le  parti  de  me  promener  par  la  chambre,  en  attendant  qu'on 
m'apportât  un  couvert.  Il  me  laissa  souper  au  bout  de  la  table,  loin 
du  feu.  sans  me  faire  la  moindre  honnêteté,  à  moi  incommode,  son 
aîné,  son  ancien  dans  la  maison,  qui  l'y  avais  introduit,  et  à  qui 
même,  comme  favori  de  la  dame,  il  eût  dû  faire  les  honneurs.  Toutes 
ses  manières  avec  moi  répondaient  fort  bien  à  cet  échantillon.  Il  ne 
me  traitait  pas  précisément  comme  s,mi  inférieur;  il  me  regardait 
comme  nul.  J'avais  peine  à  reconnaître  la  l'ancien  cuistre  qui.  chez  le 
prince  de  Saxe-Gotha,  se  tenait  honoré  de  mes  regards.  J'en  avais 
encore  plus  a  concilier  ce  profond  silence,  et  Cette  morgue  insultante, 
avec  la  tendre  amitié  qu'il  se  vantait  d'avoir  pour  moi.  près  de  tous 
ceux  qu'il  savait  en  avoir  eux-mêmes.  Il  est  vrai  qu'il  ne  la  témoignait 
guère  que  pour  me  plaindre  de  ma  fortune,  dont  je  ne  me  plaignais 
point,  pour  compatir  à  mon  triste  sort,  dont  j'étais  content,  et  pour 


I  ON!  ESSIONS   DE    .l.-.l.    ROI  SSEAU. 

se  lamenter  de  me  voir  me  refuser  durement  aux  soins  bienfaisants 
qu'il  disait  vouloir  me  rendre.  C'était  avec  cet  art  qu'il  faisait  admirer 
sa  tendre  générosité,  blâmer  mon  ingrate  misanthropie,  ei  qu'il  accou- 
tumait insensiblement  tout  le  monde  a  n'imaginer  entre  un  protec- 
teur tel  que  lui  et  un  malheureux  tel  que  moi,  que  des  liaisons  de 
bienfaits  d'une  part,  et  d'obligations  de  l'autre,  sans  v  supposer, 
même  dans  les  possibles,  une  amitié  d'égal  à  égal.  Pour  moi,  j'ai 
cherche  vainement  en  quoi  je  pouvais  être  obligé  à  ce  nouveau 
patron.  Je  lui  avais  prêté  de  l'argent,  il  ne  m'en  prêta  jamais;  je 
l'avais  gardé  dans  sa  maladie,  à  peine  me  venait-il  voir  dans  les 
miennes;  je  lui  avais  donne  tous  mes  amis,  il  ne  m'en  donna  jamais 

aucun  des  siens:  je  l'avais  prôné  de  tout  mon  pouvoir,  et  lui s'il 

m'a  prôné,  c'est  moins  publiquement,  et  c'est  d'une  autre  manière. 
Jamais  il  ne  m'a  rendu  ni  même  offert  aucun  service  d'aucune  espèce. 
Comment  était-il  donc  mon  Mécène:  comment  êtais-je  son  protégé! 
Cela  me  passait  et  me  passe  encore. 

11  est  vrai  que.  du  plus  au  moins,  il  était  arrogant  avec  tout  le 
monde,  mais  avec  personne  aussi  brutalement  qu'avec  moi.  Je  me 
souviens  qu'une  fois  Saint-Lambert  faillit  à  lui  jeter  son  assiette  à  la 
tète,  sur  une  espèce  de  démenti  qu'il  lui  donna  en  pleine  table,  en 
lui  disant  grossièrement  :  (Jcla  n'est  pas  vrai.  A  son  ton  naturellement 
tranchant,  il  ajouta  la  suffisance  d'un  parvenu,  et  devint  même  ridi- 
cule, à  force  d'être  impertinent.  Le  commerce  des  grands  l'avait  sé- 
duit au  point  de  se  donner  à  lui-même  des  airs  qu'on  ne  voit  qu'aux 
moins  sensés  d'entre  eux.  Il  n'appelait  jamais  son  laquais  que  par  eh! 
comme  si.  sur  le  nombre  de  ses  gens,  monseigneur  n'eût  pas  su  lequel 
était  de  garde.  Quand  il  lui  donnait  des  commissions,  il  lui  jetait  l'ar- 
gent pai'  terre,  au  lieu  de  le  lui  donner  dans  la  main.  Lutin,  oubliant 
tout  a  fait  qu'il  était  homme,  il  le  traitait  avec  un  mépris  si  choquant, 
avec  un  dédain  si  dur  en  toute  chose,  que  ce  pauvre  garçon,  qui 
était  un  fort  bon  sujet,  que  madame  d'Épi.nay  lui  axait  donné, 
quitta  son  service,  sans  autre  grief  que  l'impossibilité  d'endurer  de- 
pareils  traitements  :  c'était  le  Lafleur  de  ce  nouveau  Glorieux. 

Aussi  fat  qu'il  était  vain,  avec  ses  gros  yeux  troubles  et  sa  figure 

dégingandée,  il  avait  des  prétentions   pies  des  femmes;  et  depuis  sa 

c  m  idemoiselle  Fel,  il  passait  auprès  de  plusieurs  d'entre 


I VRI     \  1   I    \  I  I    M  I 


191 


elles  pour  un  homme  à  grands  sentiments.  Cela  l'avait  mis  à  la  mod< . 
et  lui  avait  donné  du  goût  pour  la  propreté  de  Femme;  il  se  mit  .1 
faire  le  beau;  sa  toilette  devint  une  grande  affaire;  tout  le  monde  sut 

qu'il  mettait  du  blanc,  et  moi,  qui  n'en  croyais  rien,  je  commençai 
de  le  croire,  non-seulement    par   l'embellissement  de   son   teint,  et 

pour  avoir  trouve  des  tasses  de  blanc  sur  sa  toilette,  mais  sur  ce 
qu'entrant  un  matin  dans  sa  chambre,  je  le  trouvai  brossant  ses 
ongles  avec  une  petite  vergette  faite  exprès;  ouvrage  qu'il  continua 
fièrement  devant  moi.  Je  jugeai  qu'un  homme  qui  passe  deux  heures 
tous  les  matins  à  brosse]  ses  ongles  peut  bien  passer  quelques  in- 
stants à  remplir  de  blanc  les  creux  de  sa  peau.  Le  bonhomme  Gauf- 
fecourt,  qui  n'était  pas  sac  à  diable,  l'avait  assez  plaisamment  sur- 
nomme Tiran  le  Blanc. 

Tout  cela  n'était  que  des  ridicules,  mais  bien  antipathiques  à 
mon  caractère.  Ils  achevèrent  de  me  rendre  suspect  le  sien.  J'eus 
peine  à  croire  qu'un  homme  à  qui  la  tète  tournait  de  cette  façon  pût 
conserver  un  cœur  bien  placé.  11  ne  se  piquait  de  rien  tant  que  de 
sensibilité  d'âme  et  d'énergie  de  sentiment.  Comment  cela  s'accor- 
dait-il avec  des  défauts  qui  sont  propres  aux  petites  âmes?  Comment 
les  vifs  et  continuels  élans  que  fait  hors  de  lui-même  un  cœur  sen- 
sible peuvent-ils  le  laisser  s'occuper  sans  cesse  de  tant  de  petits 
soins  pour  sa  petite  personne?  Eh  !  mon  Dieu,  celui  qui  sent  embraser 
son  cœur  de  ce  feu  céleste  cherche  à  l'exhaler,  et  veut  montrer  le 
dedans.  11  voudrait  mettre  son  cœur  sur  s, m  visage;  il  n'imaginera 
jamais  d'autre  fard. 

Je  me  rappelai  le  sommaire  de  sa  morale,  que  madame  d'Epinay 
m'avait  dit,  et  qu'elle  avait  adopté.  Ce  sommaire  consistait  en  un 
seul  article,  savoir,  que  l'unique  devoir  de  l'homme  est  de  suivre  en 
tout  les  penchants  de  son  cœur.  Cette  morale,  quand  je  l'appris,  me 
donna  terriblement  à  penser,  quoique  je  ne  la  prisse  alors  que  pour  un 
jeu  d'esprit.  Mais  je  vis  bientôt  que  ce  principe  était  réellement  la  règle 
de  sa  conduite,  et  je  n'en  eus  que  trop,  dans  la  suite,  la  preuve  à  mes 
dépens.  C'est  la  doctrine  intérieure  dont  Diderot  m'a  tant  parlé,  mais 
qu'il  ne  m'a  jamais  expliquée. 

Je  me  rappelai  les  fréquents  avis  qu'on  m'avait  donnés,  il  y  a  plu- 
sieurs années,  que  cet  homme  était  faux,  qu'il  jouait  le  sentiment,  et 


CON  FESSIONS    DE    J.-J.    ROUSSEAU. 

surtout  vj 1 1 " i  1  ne  m'aimait  pas.  Je  me  souvins  de  plusieurs  petites 
anecdotes  que  m'avaient  là-dessus  racontées  M.  de  Francueil  el  ma- 
dame de  Chenonceaux,  qui  ne  l'estimaient  ni  l'un  ni  l'autre,  et  qui 
Je. lient  le  connaître,  puis  [ue  madame  de  Chenonceaux  était  fille  de 
madame  de  Rochechouart,  intime  amie  du  feu  comte  de  Friese,  et 
que  M  de  Francueil,  très-lié  alors  avec  le  vicomte  de  Polignac,  avait 
beaucoup  vécu  an  Palais-Royal,  précisément  quand  Grimm  com- 
mençait de  s'y  introduire,  roui  Paris  tut  instruit  de  son  désespoir 
après  la  mort  du  comte  de  Friese.  Il  s'agissait  de  soutenir  la  répu- 
tation qu'il  s'était  donnée  après  les  rigueurs  de  mademoiselle  de  Fel, 
et  dont  l'aurais  vu  la  forfanterie  mieux  que  personne,  si  j'eusse  alors 
ètè  moins  aveuglé.  Il  fallut  l'entraîner  à  l'hôtel  de  Castries,où  il  joua 
dignement  son  rôle,  livre  à  la  plus  mortelle  affliction.  Là,  tous  les 
matins  il  allait  dans  le  jardin  pleurer  à  son  aise,  tenant  sur  ses  yeux 
son  mouchoir  baigne  de  larmes,  tant  qu'il  était  en  vue  de  l'hôtel; 
,ni  détour  d'une  certaine  allée,  des  gens  auxquels  il  ne  songeait 
pas  le  virent  mettre  a  l'instant  son  mouchoir  dans  sa  poche  et  tirer  un 
livre.  Cette  observation,  qu'on  répéta,  fut  bientôt  publique  dans  tout 
Paris,  et  presque  aussitôt  oubliée.  Je  l'avais  oubliée  moi-même  :  un 
t'ait  qui  me  regardait  servit  à  me  la  rappeler.  J'étais  à  l'extrémité 
dans  mon  lit.  rue  de  Grenelle  :  il  était  à  la  campagne;  il  vint  un 
matin  me  voir  tout  essoufflé,  disant  qu'il  venait  d'arriver  à  l'instant 
même:  je  sus  un  moment  après  qu'il  était  arrivé  de  la  veille,  et  qu'on 
l'avait  vu  au  spectacle  le  même  jour. 

Il  me  revint  mille  faits  de  Cette  espèce:  mais  une  observation  que 
je  fus  surpris  de  taire  si  tard,  me  frappa  plus  que  tout  cela.  J'avais 
donné  à  Grimm  tous  mes  amis  vins  exception  ;  ils  étaient  tous  de- 
venus les  siens.  Je  pouvais  si  peu  me  séparer  de  lui,  que  j'aurais  à 
peine  voulu  me  conserver  l'entrée  d'une  maison  où  il  ne  l'aurait  pas 
eue.  Il  n'y  eut  que  madame  de  Créqui  qui  refusa  de  l'admettre,  et 
qu'aussi  je  cessai  presque  de  voir  depuis  ce  temps-là.  Grimm,  de  son 

.   ^  lit  d'autres  amis,  tant  de  son  estoc  que  de  celui  du  comte  de 

Friese.   De   tous  ces    amis-là,  jamais   un   seul   n'est   devenu    le  mien; 

jamais  il  ne  m'a  dit  un  mot,  pour  m'engagei    de  faire  au  moins  leur 

connaissance;  et  de  tous  ceux  que  j'ai  quelquefois  rencontrés  chez,  lui, 

-  un  seul  ne  m'a  marqué  la  moindre  bienveillance,  pas  même  le 


I  IVRE    ni  i  \  1 1  M  E. 

comte  de  Friesc,  chez  lequel  il  demeurait,  et  avec  lequel  il  m'eût  par 
conséquent  été  ti  es  agréable  de  former  quelque  liaison  :  ni  le  comte  de 
Schomberg,  son  parent,  avec  lequel  Grimm  était  encore  plus  familier. 

\  iici  plus  :  mes  propres  amis,  dont  je  fis  les  siens,  et  qui  t"us 
m'étaient  tendrement  attaches  axant  sa  connaissance, changèrent  sen- 
siblement pour  moi  quand  elle  fut  faite.  11  ne  m'a  jamais  donné  au- 
cun des  siens,  je  lui  ai  donne  tous  les  miens,  et  il  a  fini  par  me  les 
tous  ôter.  Si  ce  sont  là  des  effets  de  l'amitié,  quels  seront  donc  ceux 
de  la  haine  ? 

Diderot  même,  au  commencement,  m'avertit  plusieurs  lois  que 
Grimm, à  qui  je  donnais  tant  de  confiance,  n'était  pas  mon  ami. 
Dans  la  suite  il  changea  de  langage,  quand  lui-même  eut  cessé  d'être 
le  mien. 

La  manière  dont  j'avais  disposé  de  mes  enfants  n'avait  besoin  du 
concours  de  personne.  J'en  instruisis  cependant  mes  amis,  unique- 
ment pour  les  en  instruire,  pour  ne  pas  paraître  à  leurs  yeux  meilleur 
que  je  n'étais.  Ces  amis  étaient  au  nombre  de  trois  :  Diderot, Grimm, 
madame  d'Épinay;  Duclos,  le  plus  digne  de  ma  confidence,  fut  le 
seul  à  qui  je  ne  la  lis  pas.  Il  la  sut  cependant:  par  qui:  je  l'ignore.  Il 
n'est  guère  probable  que  cette  infidélité  soit  venue  de  madame  d'Epinay, 
qui  savait  qu'en  l'imitant,  si  j'en  eusse  ètè  capable,  j'avais  de  quoi 
m'en  venger  cruellement.  Reste  Grimm  et  Diderot,  alors  si  unis  en 
tant  de  choses,  surtout  contre  moi,  qu'il  est  plus  que  probable  que 
ce  crime  leur  fut  commun.  Je  parierais  que  Duclos,  a  qui  je  n'ai  pas 
dit  mon  secret,  et  qui  par  conséquent  en  était  le  maître,  est  le  seul 
qui  me  l'ait  garde. 

Grimm  et  Diderot,  dans  leur  projet  de  m'ôter  les  gouverneuses, 
avaient  fait  effort  pour  le  faire  entrer  dans  leurs  vues  :  il  s'y  refusa 
toujours  avec  dédain.  Ce  ne  fut  que  dans  la  suite  que  j'appris  de  lui 
tout  ce  qui  s'était  passe  entre  eux  à  cet  égard:  mais  j'en  appris  des 
lors  assez  par  Thérèse,  pour  voir  qu'il  y  avait  à  tout  cela  quelque 
dessein  secret,  et  qu'on  voulait  disposer  de  moi,  sinon  contre  mon 
gré.  du  moins  à  mon  insu:  ou  bien  qu'on  voulait  faire  servir  ces 
deux  personnes  d'instrument  à  quelque  dessein  caché.  Tout  cela 
n'était  assurément  pas  de  la  droiture.  L'opposition  de  Duclos  le 
prouve  sans  réplique.  Croira  qui  voudra  que  c'était  de  l'amitié. 
roui  1 1 . 


I  ON]  l  SSIONS   DE  .i.-J.   ROUSSI    VI 

Cl  tu  prétendue  amitié  m'était  aussi  fatale  au  dedans  qu'an  dehors. 
I  longs  et  fréquents  entretiens  avec  madame  le  Vasseur  depuis 
plusieurs  années  a\  aientehangé  sensiblement  cette  femme  à  mon  égard, 
et  ce  changement  ne  m'était  assurément  pas  favorable.  De  quoi  trai- 
taient-ils donc  dans  ces  singuliers  tête-à-tête:  Pourquoi  ce  profond 
mystère?  La  conversation  de  cette  vieille  femme  était-elle  donc  assez 
ble  pour  la  prendre  ainsi  en  bonne  fortune,  et  assez  importante 
pour  en  faire  un  si  grand  secret:  Depuis  trois  ou  quatre  ans  que  ces 
colloques  duraient,  ils  m'avaient  paru  lisibles  :  en  y  repensant  alors, 
je  commençai  de  m'en  étonner.  Cet  étonnement  eût  été  jusqu'à  l'in- 
quiétude, si  j'avais  su  dès  lors  ce  que  cette  femme  me  préparait. 

M  tigré  le  prétendu  zèle  pour  moi  dont  (irimm  se  targuait  au 
dehors,  et  difficile  à  concilier  avec  le  ton  qu'il  prenait  vis-à-vis  de 
moi-même,  il  ne  me  revenait  rien  de  lui  d'aucun  côte  qui  fût  à  mon 
avantage,  et  la  commisération  qu'il  feignait  d'avoir  pour  moi  tendait 
bien  moins  à  me  servir  qu'à  m'avilir.  Il  m'ôtait  même,  autant  qu'il 
était  en  lui,  la  ressource  du  métier  que  je  m'étais  choisi,  en  me  dé- 
criant comme  un  mauvais  copiste  :  et  je  conviens  qu'il  disait  en  cela 
la  vérité;  mais  ce  n'était  pas  à  lui  de  la  dire.  11  prouvait  que  ce  n'était 
pas  plaisanterie,  en  se  servant  d'un  autre  copiste  et  en  ne  me  laissant 
aucune  des  pratiques  qu'il  pouvait  m'ôter.  On  eût  dit  que  son  projet 
était  de  me  faire  dépendre  de  lui  et  de  son  crédit  pour  ma  subsis- 
tance, et  d'en  tarir  la  source  jusqu'à  ce  que  j'en  fusse  réduit  là. 

Tout  cela  résumé,  ma  raison  lit  taire  enfin  mon  ancienne  préven- 
tion, qui  parlait  encore.  Je  jugeai  son  caractère  au  moins  très-suspect  ; 
et  quant  à  son  amitié,  je  la  décidai  fausse.  Puis,  résolu  de  ne  le  plus 
voir,  j'en  avertis  madame  d'Épinay,  appuyant  ma  résolution  de  plu- 
sieurs faits  sans  réplique,  mais  que  j'ai  maintenant  oublies. 

Elle  combattit  fortement  cette  résolution,  sans  savoir  trop  que 
dire  aux  raisons  sur  lesquelles  elle  était  fondée.  Elle  ne  s'était  pas 
encore  concertée  avec  lui:  mais  le  lendemain,  au  lieu  de  s'expliquer 
verbalement  avec  moi,  elle  me  remit  une  lettre  très  adroite,  qu'ils 
avaient  minutée  ensemble,  et  par  laquelle,  sans  entrer  dans  aucun 
détail  des  faits,  elle  le   justifiait  par  son  caractère  concentré,  et,  me 

ut  un  crime  de  l'avoir  soupçonné  de  perfidie  envers  son  ami, 
m'exhortait  a  me  raccommoder  avec  lui.  Cette  lettre  m'ébranla.  Dans 


LIVRI     NEUVIEM1 

une  conversation  que  nous  eûmes  ensuite,  et  où  je-  la  trouvai  mieux 
préparée  qu'elle  n'était  la  première  fois,  j'achevai  de  me  laisser  vain- 
cre  :  j'en  vins  à  croire  que  je  pouvais  avoii  mal  jugé,  et  qu'en  ce  cas 

j'avais  réellement,  envers  un  ami,  «.le--  torts  graves  que  je  devais  ré- 
parer. Hret'.  comme  j'axais  déjà  tait  plusieurs  fois  avec  Diderot,  avec 
le  baron  d'Holbach,  moitié  gré,  moitié  faiblesse,  je  fis  toutes  les 
avances  que  j'avais  droit  d'exiger  ;  j'allai  chez  Grimm  comme  un  autre 
George  Dandin,  lui  l'aire  des  excuses  des  offenses  qu'il  m'a\ait  laites; 
toujours  dans  cette  fausse  persuasion,  qui  m'a  fait  faire  en  ma  \  ie  mille 
bassesses  auprès  de  nies  feints  amis,  qu'il  n'y  a  point  de  haine  qu'on 
ne  desarme  à  force  de  douceur  et  de  bons  procédés;  au  lieu  qu'au 
contraire  la  haine  des  méchants  ne  t'ait  que  s'animer  davantage  par 
l'impossibilité  de  trouver  sur  quoi  la  fonder;  et  le  sentiment  de  leur 
propre  injustice  n'est  qu'un  grief  de  plus  contre  Celui  qui  en  est  l'objet. 
J'ai,  sans  sortir  de  ma  propre  histoire,  une  preuve  bien  forte  de  cette 
maxime  dans  Grimm  et  dans  Tronchin,  devenus  mes  deux  plus  in- 
capables ennemis  par  goût,  par  plaisir,  par  fantaisie,  sans  pouvoir 
alléguer  aucun  tort  d'aucune  espèce  que  j'aie  eu  jamais  avec  aucun 
des  deux,  et  dont  la  rage  s'accroît  de  jour  en  jour,  comme  celle  des 
tigres,  par  la  facilité  qu'ils  trouvent  à  l'assouvir. 

Je  m'attendais  que.  confus  de  ma  condescendance  et  de  mes 
avances,  Grimm  me  recevrait,  les  bras  ouverts,  avec  la  plus  tendre- 
amitié.  Il  me  reçut  en  empereur  romain,  avec  une  morgue  que  je 
n'axais  jamais  vue  à  personne.  Je  n'étais  point  du  tout  préparé  à  cet 
accueil.  Quand,  dans  l'embarras  d'un  rôle  si  peu  lait  pour  moi.  j'eus 
rempli  en  peu  de  mots  et  d'un  air  timide  l'objet  qui  m'amenait  près 
de  lui,  avant  de  me  recevoir  en  grâce,  il  prononça,  avec  beaucoup  de 
majesté,  une  longue  harangue  qu'il  avait  préparée,  et  qui  contenait  la 
nombreuse  énumération  de  ses  rares  vertus,  et  surtout  dans  l'amitié. 
Il  appuya  sur  une  chose  qui  d'abord  me  frappa  beaucoup  :  c'est  qu'on 
lui  voyait  toujours  conserver  les  mêmes  amis.  Tandis  qu'il  parlait, 
je  me  disais  tout  bas  qu'il  serait  bien  cruel  pour  moi  de  faire  seul 
exception  a  Cette  règle.  Il  y  revint  si  souvent  et  avec  tant  d'affectation, 
qu'il  me  lit  penser  que,  s'il  ne  suivait  en  cela  que  les  sentiments  de- 
son  cœur,  il  serait  moins  frappé  de  cette  maxime,  et  qu'il  s'en  faisait 
un  art  utile  a  -  dans  ks  moyens  de  parvenir.  Jusqu'alors  j'avais 


.uni  ESSIONS   Dl     i.-.i.   ROI  SSEAU. 

été  dans  le  même  cas,  j'avais  conservé  toujours  tous  mes  amis;  depuis 
ma  plus  tendre  enfance,  je  n'en  avais  pas  perdu  u\)  seul,  si  ce  n'est 
par  la  mort,  et  cependant  je  n'en  avais  pas  lait  jusqu'alors  la  réflexion  : 

ce  n'était  pas  une  maxime  que  je  nie  lusse  prescrite.  Puisque  c'était 
u\)  avantage  alors  commun  à  l'un  et  à  l'autre,  pourquoi  donc  s'en 
targuait-il  par  préférence,  si  ce  n'est  qu'il  songeait  d'avance  à  me 
l'ôteri  II  s'attacha  ensuite  a  m'humilier  par  des  pleines  de  la  préfé- 
rence mie  nos  amis  communs  lui  donnaient  sur  moi.  Je  connaissais 
aussi  bien  que  lui  Cette  préférence;  la  question  était  a  quel  titre  il 
l'avait  obtenue;  si  c'était  à  force  de  mérite  ou  d'adresse,  en  s'elevaiu 
lui-même,  ou  en  cherchant  a  me  rabaisser.  Enfin,  quand  il  eut  mis  à 
son  gré,  entre  lui  et  moi.  toute  la  distance  qui  pouvait  donner  du  prix 
à  la  grâce  qu'il  m'allait  faire,  il  m'accorda  le  baiser  de  paix  dans  un 
léger  embrassement  qui  ressemblait  à  l'accolade  que  le  roi  donne  aux 
nouveaux  chevaliers.  Je  tombais  des  nues,  j'étais  ébahi,  je  ne  savais 
que  dire,  je  ne  trouvais  pas  un  mot.  Toute  cette  scène  eut  l'air  de  la 
réprimande  qu'un  précepteur  l'ail  a  son  disciple,  en  lui  faisant  grâce 
du  fouet.  Je  n'y  pense  jamais  sans  sentir  combien  sont  trompeurs  les 
jugements  fondés  sur  l'apparence,  auxquels  le  vulgaire  donne  tant  de 
poids,  combien  souvent  l'audace  et  la  fierté  sont  du  coté  du  coupable, 
la  honte  et  l'embarras  du  côte  de  l'innocent. 

Nous  étions  réconciliés:  c'était  toujours  un  soulagement  pour  mon 
cœur,  que  toute  querelle  jette  dans  des  angoisses  mortelles.  On  se 
doute  bien  qu'une  pareille  réconciliation  ne  changea  pas  ses  manières; 
elle  m'ôta  seulement  le  droit  de  m'en  plaindre.  Aussi  pris-je  le  parti 
d'endurer  tout,  et  de  ne  dire  plus  rien. 

Tant  de  chagrins  coup  sur  coup  me  jetèrent  dans  un  accablement 
qui  ne  me  laissait  guère  la  force  de  reprendre  l'empire  de  moi-même. 
Sans  réponse  de  Saint-Lambert,  négligé  de  madame  d'Houdetot, 
n'osant  plus  m'ouvrir  à  personne,  je  commençai  de  craindre  qu'en 
faisant  de  l'amitié  l'idole  de  mon  cœur,  je  n'eusse  employé  ma  vie 
qu'à  sacrifier  à  des  chimères.  Épreuve  faite,  il  ne  restait  de  toutes 
mes  liaisons  que  deux  hommes  qui  eussent  conservé  toute  mon  estime, 
et  à  qui  mon  cœur  pût  donner  toute  sa  confiance  :  Duclos,  que  depuis 
ma  retraite  à  l'Ermitage  j'avais  perdu  de  vue,  et  Saint-Lambert.  Je 
crus  ne  pouvoir  bien  réparer  mes  torts  envers  ce  dernier,  qu'en   lui 


LIVRE  NEUVIÈME.  197 

déchargeant  mon  cœur  sans  réserve,  et  je  résolus  de  lui  faire  pleine- 
ment mes  confessions,  en  tout  ce  qui  ne  compromettait  pas  sa  maî- 
tresse. Je  ne  doute  pas  que  ce  choix  ne  fût  encore  un  piège  de  n 
passion,  pour  me  tenir  plus  rapproché  d'elle;  mais  il  est  certain  que 
je  me  serais  jeté  dans  les  bras  de  son  amant  sans  réserve,  que  je  me 
serais  mis  pleinement  sous  sa  conduite, et  que  j'aurais  poussé  la  fran- 
chise aussi  loin  qu'elle  pouvait  aller.  J'étais  prêt  a  lui  écrire  une  se- 
conde lettre,  à  laquelle  jetais  sur  qu'il  aurait  répondu,  quand  j'appris 
la  triste  cause  de  son  silence  sur  la  première.  11  n'avait  pu  soutenir 
jusqu'au  bout  les  fatigues  de  cette  campagne.  Madame  d'Epinay  m'ap- 
prit qu'il  venait  d'avoir  une  attaque  de  paralysie;  et  madame  d'Hou- 
detot.  que  son  affliction  finit  par  rendre  malade  elle-même,  et  qui  lut 
hors  d'état  de  m'écrire  sur-le-champ,  me  marqua  deux  ou  trois  jours 
après.  Je  Paiis,  où  elle   était  alors,  qu'il  se  taisait    porter  à   Aix-la- 
Chapelle   pour   y  prendre   les   bains.  .le   ne  dis  pas   que   cette  triste 
nouvelle  m'affligea  comme  elle;  mais  je  doute  que  le   serrement  de 
cœur  qu'elle  me  donna  tût  moins  pénible  que  sa  douleur  et  ses  larmes. 
l.e   chagrin   de  le  savoir  dans  cet  état,  augmenté  par  la   crainte  que 
l'inquiétude  n'eût  contribué  à  l'y  mettre,  me  toucha  plus  que  tout  ce 
qui  m'était  arrive  jusqu'alors:  et  je  sentis  cruellement  qu'il  me  man- 
quait, dans  ma  propre  estime,  la  force  dont  j'avais  besoin  pour  sup- 
porter tant  de  déplaisir.  Heureusement,  ce  généreux  ami  ne  me  laissa 
pas  longtemps  dans  cet  accablement;  il  ne  m'oublia  pas,  malgré  son 
attaque,  et  je  ne  tardai  pas  d'apprendre  par  lui-même  que  j'avais  trop 
mal  juge  de  ses  sentiments  et  de  son  état.  Mais  il  est  temps  d'en  venir 
à  la  grande  révolution  de  ma  destinée,  a  la  catastrophe  qui  a  partagé 
ma  vie  en  deux  parties  si  différentes,  et  qui.  d'une  bien  légère  cause, 
a  tiré  de  si  terribles  effets. 

Un  jour  que  je  ne  songeais  à  rien  moins,  madame  d'Epinay  m'en- 
voya chercher.  En  entrant,  j'aperçus  dans  ses  yeux  et  dans  toute 
sa  contenance  un  air  de  trouble  dont  je  lus  d'autant  plus  frappé  que 
cet  air  ne  lui  était  point  ordinaire,  personne  au  monde  ne  sachant 
mieux  qu'elle  gouverner  son  visage  et  ses  mouvements.  Mon  ami.  me 
dit-elle,  je  pars  pour  Genève;  ma  poitrine  est  en  mauvais  état,  ma 
santé  se  délabre  au  point  que.  toute  chose  cessante,  il  faut  que  j'aille 
voir  et  consulter  Tronchin.  Cette  résolution,  si  brusquement  prise,  et 


I  ON]  i  >>1<>\>   DE    i.-.l.   ROUSSEAU. 

à  l'entrée  de  la  mauvaise  saison,  m'étonna  d'autant  plus  que  je  l'avais 
quittée  trente-six  heures  auparavant  sans  qu'il  en  lût  question.  Je 
lui  demandai  qui  elle  emmènei  ail  avec  elle.  Elle  me  dit  qu'elle  emmè- 
nerait son  fils  avec  M.  de  Linant,  et  puis  elle  ajouta  négligemment  : 
Et  vous,  mon  ours,  ne  viendrez  vous  pas  aussi?  Comme  je  ne  crus 
pas  qu'elle  parlât  sérieusement,  sachant  que  dans  la  saison  où  nous 
entrions  j'étais  à  peine  en  état  de  sortir  de  ma  chambre,  je  plaisantai 
sur  l'utilité  du  cortège  d'un  malade  pour  un  autre  malade;  elle  parut 
elle-même  n'en  avoir  pas  l'ait  tout  de  bon  la  proposition,  et  il  n'en  fut 
plus  question.  Nous  ne  parlâmes  plus  que  des  préparatifs  de  son 
voyage,  dont  elle  s'occupait  avec  beaucoup  de  vivacité,  étant  résolue 
a  partir  dans  quinze  jours. 

Je  n'avais  pas  besoin  de  beaucoup  de  pénétration  pour  compren- 
dre qu'il  v  avait  à  ce  voyage  un  motifsecret  qu'on  me  taisait.  Ce  secret, 
qui  n'en  était  un  dans  toute  la  maison  que  pour  moi,  fut  découvert 
des  le  lendemain  par  Thérèse,  à  qui  Teissier,  le  maître  d'hôtel,  qui 
le  savait  de  la  femme  de  chambre,  le  révéla.  Quoique  je  ne  doive  pas 
ce  secret  à  madame  d'Épinay,  puisque  je  ne  le  tiens  pas  d'elle,  il  est 
1 1  «  ip  lie  avec  ceux  que  j'en  tiens,  pour  que  je  puisse  l'en  séparer  :  ainsi 
je  me  tairai  sur  cet  article.  Mais  ces  secrets,  qui  jamais  ne  sont  sortis 
ni  ne  sortiront  de  ma  bouche  ni  de  ma  plume,  ont  été  sus  de  trop  de 
i;eiis  pour  pouvoir  être  ignorés  dans  tous  les  entours  de  madame 
d'Epinay. 

Instruit  du  vrai  motif  de  ce  voyage,  j'aurais  reconnu  la  secrète- 
impulsion  d'une  main  ennemie,  dans  la  tentative  de  m'y  faire  le  cha- 
peron de  madame  d'Épinay;  mais  elle  avait  si  peu  insisté,  que  je 
persistai  à  ne  point  regarder  cette  tentative  comme  sérieuse,  et  je  ris 
seulement  du  beau  personnage  que  j'aurais  fait  là,  si  j'eusse  eu  la 
sottise  de  m'en  charger.  Au  reste,  elle  gagna  beaucoup  à  mon  relus, 
car  elle  vint  a  bout  d'engager  son  mari  même  à  l'accompagner. 

Quelques  joins  après  je  redis  de  Diderot  le  billet  que  je  vais 
transcrire,  (le  billet,  seulement  plié  en  deux,  de  manière  que  tout 
le  dedans  se  lisait  sans  peine,  me  fut  adressé  chez  madame  d'Epinay, 
et  recommandé  a  M.  de  Linant,  le  gouverneur  du  fils  et  le  confident 

de  la  mère. 


.IVR1     NEUVIÈM1 


Billet  de  Diderot,  lia    i    \.  n"  52. 

«  Je  suis  fait  poui  vous  aimer  et  pour  vous  donner  du  chagrin. 
«  J'apprends  que  madame  d'Epinay  va  à  Genève,  et  je  n'entends 
■■  point  dire  que  vous  l 'accompagniez.  Won  ami,  content  de  ma- 
»  dame  d'Epinay,  il  faut  partir  avec  elle;  mécontent,  il  faut  partir 
b  beaucoup  plus  vite.  Etes-vous  surchargé  du  poids  des  obligations 
«  que  vous  lui  avezi  \ ' > > i  1  à  une  occasion  de  VOUS  acquitter  en  partie 
«  et  de  vous  soulager.  Trouverez-vous  une  autre  occasion  dans  votre 
»  vie  de  lui  témoigner  votre  reconnaissance:  Elle  va  dans  un  pays 
«  où  elle  sera  comme  tombée  des  nues.  Elle  est  malade  :  elle  aura 
»  besoin  d'amusement  et  de  distraction.  L'hiver!  voyez,  mon  ami. 
«  L'objection  de  votre  saute  peut  être  beaucoup  plus  forte  que  je  ne 
«  la  crois.  Mais  êtes-vous  plus  mal  aujourd'hui  que  vous  ne  l'étiez  il 
«  y  a  un  mois,  et  que  vous  ne  le  serez  au  commencement  du  prin- 
«  temps;  Ferez-vous  dans  trois  mois  d'ici  le  voyage  plus  commodé- 
«  ment  qu'aujourd'hui?  Pour  moi,  je  vous  avoue  que  si  je  ne  pouvais 
«  supporter  la  chaise,  je  prendrais  un  bâton  et  je  la  suivrais.  Et  puis 
«  ne  craignez-vous  point  qu'on  ne  mésinterprète  votre  conduite?  On 
«  vous  soupçonnera,  ou  d'ingratitude,  ou  d'un  autre  motif  secret.  Je 
«  sais  bien  que.  quoi  que  vous  fassiez,  vous  aurez  toujours  pour  vous 
«  le  témoignage  de  votre  conscience:  mais  ce  témoignage  suffit-il 
«  seul,  et  est-il  permis  de  négliger  jusqu'à  certain  point  celui  des 
«  autres  hommes?  Au  reste,  mon  ami,  c'est  pour  m'acquitter  avec 
«  vous  et  avec  moi  que  je  vous  écris  ce  billet.  S'il  vous  déplaît,  jetez- 
«  le  au  feu,  et  qu'il  n'en  soit  non  plus  question  que  s'il  n'eût  jamais 
«  été  écrit.  Je  vous  salue,  vous  aime  et  vous  embrasse.  » 

Le  tremblement  de  colère,  Péblouissement  qui  me  gagnait  en 
lisant  ce  billet,  et  qui  me  permirent  a  peine  de  l'achever,  ne  m'em- 
pêchèrent pas  d'y  remarquer  l'adresse  avec  laquelle  Diderot  y  affectait 
un  ton  plus  doux,  plus  caressant,  plus  honnête  que  dans  toutes  ses 
autres  lettres,  dans  lesquelles  il  me  traitait  tout  au  plus  de  mon 
cher,  sans  daigner  m'y  donner  le  nom  d'ami.  Je  vis  aisément  le  rico 
chet  par  lequel  me  venait  ce  bille!,  dont  la  suscription,  la  forme  et 
la  marche  décelaient  même  assez  maladroitement  le  détour  :  car  nous 


(  "NI  I  SS10NS   DE  J.-J.    ROUSSEAU. 

nous  écrivions  ordinairement  par  la  poste  ou  par  le  messager  de 
Montmorency,  et  ce  fut  la  première  et  l'unique  lois  qu'il  se  servit  de 
cette  voie-là. 

Quand  le  premier  transport  de  mon  indignation  me  permit 
d'écrire,  je  lui  traçai  précipitamment  la  réponse  suivante,  que  je 
portai  sur-le-champ,  de  l'Ermitage  où  j'étais  pour  lors,  à  la  Che- 
vrette, pour  la  montrera  madame  d'Épinay,  à  qui,  dans  mon  aveugle 
colère,  je  la  voulus  lire  moi-même,  ainsi  que  le  billet  de  Diderot. 

n  Mon  cher  ami,  vous  ne  pouvez  savoir  ni  la  force  des  obliga- 
«  lions  que  je  puis  avoir  à  madame  d'Épinay,  ni  jusqu'à  quel  point 
"  elles  nie  lient,  ni  si  elle  a  réellement  besoin  de  moi  dans  son 
ci  voyage,  ni  -j  elle  désire  que  je  l'accompagne,  ni  s'il  m'est  possible 
«  de  le  taire,  ni  les  raisons  que  je  puis  avoir  de  m'en  abstenir.  Je  ne 
••  refuse  pas  de  discuter  avec  vous  tous  ces  points;  mais,  en  atten- 
ti  dant,  convenez  que  me  prescrire  si  affirmativement  ce  que  je  dois 
"  faire,  sans  vous  être  mis  en  état  d'en  juger,  c'est,  mon  cher  phi- 
«  losophe,  opiner  en  franc  étourdi.  Ce  que  je  vois  de  pis  à  cela,  est 
«  que  votre  avis  ne  vient  pas  de  vous.  Outre  que  je  suis  peu  d'hu- 
.•  meur  à  me  laisser  mener  sous  votre  nom  par  le  tiers  et  le  quart,  je 
«  trouve  à  ces  ricochets  certains  détours  qui  ne  vont  pas  à  votre 
<'  franchise,  et  dont  vous  ferez  bien,  pour  vous  et  pour  moi,  de  vous 
"   abstenir  désormais. 

«  Vous  craignez  qu'on  n'interprète  mal  ma  conduite;  mais  je 
«  délie  un  cœur  comme  le  votre  d'oser  mal  penser  du  mien.  D'autres 
peut-être  parleraient  mieux  de  moi,  si  je  leur  ressemblais  davan- 
«  tage.  Que  Dieu  me  préserve  de  me  faire  approuver  d'eux!  que  les 
"  'méchants  m'épient  et  m'interprètent  :  Rousseau  n'est  pas  fait  pour 
<•   les  craindre,  ni  Diderot  pour  les  écouter. 

Si  votre  billet  m'a  déplu,  vous  voulez  que  je  le  jette  au  \\:u,  et 
•■  qu'il  n'en  soit  plus  question.  Pensez-vous  qu'on  oublie  ainsi  ce 
«  qui  vient  de  vous:  Mon  cher,  vous  faites  aussi  bon  marché  de  mes 
«  larmes  dans  les  peines  que  vous  me  donnez,  que  de  ma  vie  et  de  ma 
■•  santé  dans  les  soins  que  vous  m'exhortez  a  prendre.  Si  vous  pou- 
..  viez  vous  corriger  de  cela,  votre  amitié  m'en  serait  plus  douce,  et 
«    j'en  deviendrais  moins  à  plaindre.  » 

En   entrant   dans   la    chambre    de   madame    d'Épinay,   je   trouvai 


LIVR]     NEUVIÈM  E.  201 

Grimm  avec  clic,  et  j'en  fus  charmé.  Je  leur  lusà  haute  et  claire  voiï 
mes  deux  lettres  avec  une  intrépidité  dont  je  ne  me  serais  pas  cru 

capable,  et  |'\  ajoutai,  eu  finissant,  quelques  discours  qui  ne  la  dé- 
mentaient pas.  A  cette  audace  inattendue  dans  un  homme  ordinaire- 
ment si  craintif,  je  les  vis  l'un  et  l'autre  attelles,  abasourdi 
répondant  pas  un  mot;  je  vis  surtout  cet  homme  arrogant  baisser  les 
yeux  à  telle,  et  n'oser  soutenir  les  étincelles  de  mes  regards;  mais 
dans  le  même  instant.au  fond  de  son  cœur,  il  jurait  ma  perte,  et  je 
suis  sûr  qu'ils  la  concertèrent  axant  de  se  séparer. 

Ce  fut  à  peu  près  dans  ce  temps-la  que  je  reçus  enfin,  par  ma- 
dame d'Houdetot.  la  réponse  de  Saint-Lambert  liasse  A,  n"  57)  datée 
encore  de  Wolfenbuttel.  peu  de  jours  après  son  accident,  à  ma  lettre, 
qui  avait  tardé  longtemps  en  route.  Cette  réponse  m'apporta  des 
consolations,  dont  j'avais  grand  besoin  dans  ce  moment  la,  par  les 
témoignages  d'estime  et  d'amitié  dont  elle  était  pleine,  et  qui  me 
donnèrent  le  courage  et  la  force  de  les  mériter.  Dès  ce  moment,  je  lis 
mon  devoir;  mais  il  est  constant  que  si  Saint-Lambert  se  fût  trouvé 
moins  sensé,  moins  généreux,  moins  honnête  homme,  j'étais  perdu 
sans  retour. 

La  saison  devenait  mauvaise,  et  l'on  commençait  à  quitter  la  cam- 
pagne. Madame  d'Houdetot  me  marqua  le  jour  où  elle  comptait 
venir  faire  ses  adieux  à  la  vallée,  et  me  donna  rendez-vous  à  Eau- 
bonne.  Ce  jour  se  trouva,  par  hasard,  le  même  où  madame  d'Epinay 
quittait  la  Chevrette  pour  aller  à  Paris  achever  les  préparatifs  de 
son  voyage.  Heureusement  elle  partit  le  matin,  et  j'eus  le  temps  en- 
core, en  la  quittant,  d'aller  dîner  avec  sa  belle-sœur.  J'avais  la  lettre 
de  Saint-Lambert  dans  ma  poche;  je  la  lus  plusieurs  fois  en  marchant. 
Cette  lettre  me  servit  d'égide  contre  ma  faiblesse.  Je  lis  et  tins  la  ré- 
solution de  ne  plus  voir  en  madame  d'Houdetot  que  mon  amie  et  la 
maîtresse  de  mon  ami;  et  je  passai  tète  à  tête  avec  elle  quatre  ou 
cinq  heures  dans  un  calme  délicieux,  préférable  infiniment,  même 
quant  à  la  jouissance,  à  ces  accès  de  fièvre  ardente  que  jusqu'alors 
j'avais  eus  auprès  d'elle.  Comme  elle  savait  trop  que  mon  cœur  n'était 
pas  changé,  elle  fut  sensible  aux  efforts  que  j'avais  laits  pour  me 
vaincre;  elle  m'en  estima  davantage,  et  j'eus  le  plaisir  de  voir  que  son 
amitié  pour  moi  n'était  point  éteinte.  Elle  m'annonça  le  prochain  re- 

T  O  M  E     I  I . 


i  on]  i  ssh'ns  m-  j.-.i.  uorssKAr. 

tour  de  Saint-Lambert,  qui,  quoique  assez  bien  rétabli  de  son  at- 
taque, n'était  plus  en  étal  de  soutenir  les  fatigues  de  la  guerre,  ei 
quittait  le  service  pour  venir  vivre  paisiblement  auprès  d'elle.  Nous 
formâmes  le  projet  charmant  à'un^  étroite  société  entre  nous  trois,  et 
nous  pouvions  espérer  que  l'exécution  de  ce  projet  serait  durable,  VU 
que  tous  les  sentiments  qui  peuvent  unir  des  cœurs  sensibles  et  droits 
en  faisaient  la  base,  et  que  nous  rassemblions  à  nous  trois  assez  de 
talents  et  de  connaissances  pour  nous  suffire  à  nous-mêmes,  et  n'avoir 
besom  d'aucun  supplément  étranger.  Hélas!  en  me  livrant  à  l'espoir 
d'une  si  douce  vie,  je  ne  songeais  guère  à  celle  qui   m'attendait. 

Nous  parlâmes  ensuite  de  ma  situation  présente  avec  ma- 
dame d'Épinay.  Je  lui  montrai  la  lettre  de  Diderot,  avec  ma  réponse; 
je  lui  détaillai  tout  ce  qui  s'était  passé  à  ce  sujet,  et  je  lui  déclarai  la 
resolution  ou  j'étais  de  quitter  l'Ermitage.  Elle  s'y  opposa  vivement, 
et  par  des  raisons  toutes-puissantes  sur  mon  cœur.  Elle  me  témoigna 
combien  elle  aurait  désiré  que  j'eusse  fait  le  voyage  de  Genève,  pré- 
voyant  qu'on  ne  manquerait  pas  de  la  compromettre  dans  mon  re- 
fus :  ce  que  la  lettre  de  Diderot  semblait  annoncer  d'avance.  Cepen- 
dant, comme  elle  savait  mes  raisons  aussi  bien  que  moi-même,  elle 
n'insista  pas  sur  cet  article,  mais  elle  me  conjura  d'éviter  tout  éclat 
à  quelque  prix  que  ce  put  être,  et  de  pallier  mon  refus  de  raisons 
assez,  plausibles  pour  éloigner  l'injuste  soupçon  qu'elle  pût  y  avoir 
part.  Je  lui  dis  qu'elle  ne  m'imposait  pas  une  tache  aisée;  mais  que, 
résolu  d'expier  mes  torts  au  prix  même  de  ma  réputation,  je  voulais 
donner  la  préférence  a  la  sienne,  en  tout  ce  que  l'honneur  me  permet- 
trait d'endurer.  On  connaîtra  bientôt  si  j'ai  su  remplir  cet  enga- 
gement. 

Je  le  puis  jurer,  loin  que  ma  passion  malheureuse  eût  rien  perdu 
de  sa  force,  je  n'aimai  jamais  ma  Sophie  aussi  vivement,  aussi  ten- 
drement que  je  lis  ce  jour-là.  Mais  telle  fut  l'impression  que  rirent  sut- 
moi  la  lettre  de  Saint-Lambert,  le  sentiment  du  devoir  et  l'horreur 
de  la  perfidie,  que,  durant  toute  cette  entrevue,  mes  sens  me  lais- 
sèrent pleinement  en  paix  auprès  d'elle,  et  que  je  ne  fus  pas  même 
tenté  de  lui  baiser  la  main.  En  partant,  elle  m'embrassa  devant  ses 
gens,  (le  baiser,  si  différent  de  ceux  que  je  lui  avais  dérobés  quelque- 
lois  sous  les  feuillages,  me  lut  garant  que  j'avais  repris  l'empire  sur 


LIVRE  NEUVIÈME, 

moi-même  :  je  suis  presque  assui é  que  si  mon  cœur  avaii  eu  le  temps 
de  se  raffermir  dans  le  calme,  il  ne  me  fallait  pas  trois  mois  poui 
eu  e  mien  radicalement. 

[ci  finissent  mes  liaisons  personnelles  avec  madame  d'Hou- 
detot....  liaisons  dont  chacun  a  pu  juger  sui  les  apparences  selon 
les  dispositions  de  son  propre  cœur,  mais  dans  lesquelles  la  passion 

que  m'inspira  cette  aimable  femme,  passion  la  plus  vive  peut-être 
qu'aucun  homme  ait  jamais  sentie,  s'honorera  toujours,  entre  le 
ciel  et  nous,  des  tares  et  pénibles  sacrifices  faits  par  tous  deux  au 
devoir,  à  l'honneur,  a  l'amour  et  à  l'amitié.  Nous  nous  étions  trop 
élevés  aux  yeux  l'un  de  l'autre,  pour  pouvoir  nous  avilir  aisément. 
11  faudrait  être  indigne  de  toute  estime,  pour  se  résoudre  a  en 
perdre  une  de  si  haut  prix;  et  l'énergie  même  des  sentiments  qui 
pouvaient  nous  tendre  coupables  lut  Ce  qui  nous  empêcha  de  le  de- 
venir. 

C'est  ainsi  qu'après  une  si  longue  amitié  pour  l'une  de  ces  deux 
femmes,  et  un  si  vif  amour  pour  l'autre,  je  leur  lis  séparément  mes 
adieux  en  un  même  jour,  à  l'une  pour  ne  la  revoir  de  ma  vie.  à  l'autre 
pour  ne  la  revoir  que  deux  fois  dans  les  occasions  que  je  dirai  ci- 
après. 

Après  leur  départ,  je  me  trouvai  dans  un  grand  embarras  pour 
remplir  tant  de  devoirs  pressants  et  contradictoires,  suites  de  mes 
imprudences.  Si  j'eusse  ète  dans  mon  état  naturel,  après  la  proposi- 
tion et  le  refus  du  voyage  de  Genève,  je  n'avais  qu'à  tester  tranquille, 
et  tout  était  dit.  .Mais  j'en  avais  sottement  fait  une  allaite  qui  ne  pou- 
vait rester  dans  l'état  où  elle  était,  et  je  ne  pouvais  me  dispenser  de 
toute  ultérieure  explication  qu'en  quittant  l'Ermitage;  ce  que  je  ve- 
nais de  promettre  a  madame  d'Houdetot  de  ne  pas  faire,  au  moins 
pour  le  moment  présent.  De  plus,  elle  avait  exigé  que  j'excusasse  au- 
près de  mes  soi-disant  amis  le  refus  de  ce  voyage,  afin  qu'on  ne  lui 
imputât  pas  ce  refus.  Cependant  je  n'en  pouvais  alléguer  la  véritable 
cause  sans  outrager  madame  d'Épinay,  a  qui  je  devais  certainement 
de  la  reconnaissance,  après  tout  ce  qu'elle  avait  fait  pour  moi.  Tout 
bien  considéré,  je  me  trouvais  dans  la  dure  mais  indispensable  alter- 
native de  manquer  à  madame  d'Epinay,  à  madame  d'Houdetot,  ou 
à  moi-même,  et  je  pris  le  dernier  parti.  Je  le  pris  hautement,  pleine- 


CONFESSIONS   DE  J.-J.    ROUSSEAU. 

ment,  sans  tergiverser,  et  avec  une  générosité  digne  assurément  de 
laver  les  tantes  qui  m'avaient  réduii  à  cette  extrémité.  Ce  sacrifice. 

dont  mes  ennemis  ont  su  tirer  parti,  et  qu'ils  attendaient  peut-être, 
a  l'ait  la  ruine  de  ma  réputation,  et  m'a  ôté,  par  leurs  soins,  l'estime 
publique;  mais  il  m'a  rendu  la  mienne,  et  m'a  consolé  dans  mes  mal- 
heurs. Ce  n'est  pas  la  dernière  fois,  comme  on  verra,  que  j'ai  fait  de- 
pareils  sacrifices,  ni  la  dernière  aussi  qu'un  s'en  est  prévalu  pour 
m'accabler. 

Grimm  était  le  seul  qui  parût  n'avoir  pris  aucune  part  dans  cette 
affaire,  et  ce  fut  à  lui  que  je  résolus  de  m'adresser.  Je  lui  écrivis  une 
le  lettre,  dans  laquelle  j'exposai  le  ridicule  de  vouloir  me  faire 
un  devoir  de  ce  voyage  de  Genève,  l'inutilité,  l'embarras  même  dont 
j'y  aurais  été  à  madame  d'Epinay,  et  les  inconvénients  qui  en  auraient 
résulté  pour  moi-même.  Je  ne  résistai  pas,  dans  cette  lettre,  à  la  ten- 
tation de  lui  laisser  voir  que  j'étais  instruit,  et  qu'il  me  paraissait 
singulier  qu'on  prétendit  que  c'était  à  moi  de  faire  ce  voyage,  tandis 
que  lui-même  s'en  dispensait,  et  qu'on  ne  faisait  pas  mention  de  lui. 
Cette  lettre,  où,  faute  de  pouvoir  dire  nettement  mes  raisons,  je  fus 
forcé  de  battre  souvent  la  campagne,  m'aurait  donné  dans  le  public 
l'apparence  de  bien  des  torts;  mais  elle  était  un  exemple  de  retenue 
et  de  discrétion  pour  les  gens  qui,  comme  Grimm,  étaient  au  fait  des 
choses  que  j'y  taisais,  et  qui  justifiaient  pleinement  ma  conduite.  Je 
ne  craignis  pas  même  de  mettre  un  préjugé  de  plus  contre  moi,  en 
prêtant  l'avis  de  Diderot  à  mes  autres  amis,  pour  insinuer  que  ma- 
dame d'Houdetot  avait  pensé  de  même,  comme  il  était  vrai,  et  taisant 
que,  sur  mes  raisons,  elle  avait  changé  d'avis.  Je  ne  pouvais  mieux 
la'disculper  du  soupçon  de  conniver  avec  moi,  qu'en  paraissant,  sur 
ce  point,  mécontent  d'elle. 

Cette  lettre  finissait  par  un  acte  de  confiance,  dont  tout  autre 
homme  aurait  été  touché;  car  en  exhortant  Grimm  à  peser  mes  rai- 
sons  et  a  me  marquer  après  cela  son  avis,  je  lui  marquais  que  cet  avis 
serait  suivi,  quel  qu'il  put  être  :  et  c'était  mon  intention,  eût-il  même 
opiné  pour  mon  départ;  car  M.  d'Epinay  s 'étant  fait  le  conducteur 
de  sa  femme  dans  ce  voyage,  le  mien  prenait  alors  un  coup  d'œil  tout 
différent  :  au  lieu  que  c'était  moi  d'abord  qu'on  voulut  charger  de 
cet  emploi,  et  qu'il  ne  fut  question  de  lui  qu'api  es  mon  refus. 


I   IVRE    Ml   Vil   Ml 

La  réponse  de  Grimm  se  lit  attendre;  elle  fut  singulière.  Je  vais 
la  transcrire  ici  [voyez  liasse  A,  n" 

«  Le  départ  de  madame  d'Épi  n  a}  est  reculé:  son  tils  est  maladi  : 
«  il  faut  attendre  qu'il  soit  rétabli.  Je  rêverai  a  votre  lettre.  Tenez- 
«  vous  tranquille  à  votre  Ermitage.  Je  vous  ferai  passer  mon  avis  à 
.«  temps.  Connue  elle  ne  partira  sûrement  pas  de  quelques  jours,  rien 
«  ne  pressa,  lui  attendant,  si  vous  le  juge/,  à  propos,  VOUS  pouvez  lui 
m  faire  VOS  offres,  quoique  Cela  nie  paraisse  encore  asscv  égal.  Car, 
«  connaissant  votre  position  aussi  bien  que  vous-même,  je  ne  doute 
«  point  qu'elle  ne  réponde  à  VOS  offres  comme  elle  le  doit;  et  tout 
»  ce  que  je  vois  à  gagner  à  cela,  c'est  que  vous  pourrez  dire  à  ceux 
«  qui  vous  pressent,  que  si  vous  n'avez  pas  été,  ce  n'est  pas  faute  de 
»  vous  être  offert.  Au  reste,  je  ne  vois  pas  pourquoi  vous  voulez 
«  absolument  que  le  philosophe  soit  le  porte-voix  de  tout  le  monde; 
«  et  parce  que  son  avis  est  que  vous  partiez,  pourquoi  vous  vous 
«  imaginez  que  tous  vos  amis  prétendent  la  même  chose.  Si  vous 
«  écrivez,  à  madame  d'Épinay,  sa  réponse  peut  vous  servir  de  répli- 
«  que  à  tous  ses  amis,  puisqu'il  vous  tient  tant  à  cieur  de  leur  répli- 
»   quer.  Adieu  :  je  salue  madame  le  Vasseur  et  le  Criminel.  » 

Frappé  d'étonnement  en  lisant  cette  lettre,  je  cherchais  avec  in- 
quiétude ce  qu'elle  pouvait  signifier,  et  je  ne  trouvais  rien.  Comment: 
au  lieu  de  me  répondre  avec  simplicité  sur  la  mienne,  il  prend  du 
temps  pour  y  rêver,  comme  si  celui  qu'il  avait  déjà  pris  ne  lui  axait 
pas  suffi!  Il  m'avertit  même  de  la  suspension  dans  laquelle  il  me  veut 
tenir,  comme  s'il  s'agissait  d'un  problème  a  résoudre,  ou  comme  s'il 
importait  à  ses  vues  de  m'ôter  tout  moyen  de  pénétrer  son  sentiment 
jusqu'au  moment  qu'il  voudrait  me  le  déclarer!  Que  signifient  donc 
ces  précautions,  ces  retardements,  ces  mystères;  Est-ce  ainsi  qu'on 
répond  à  la  confiance?  Cette  allure  est-elle  celle  de  la  droiture  et  de 
la  bonne  foi?  Je  cherchais  en  vain  quelque  interprétation  favorable  à 
cette  conduite;  je  n'en  trouvais  point.  Quel  que  fût  son  dessein,  s'il 
m'était  contraire,  sa  position  en  facilitait  l'exécution,  sans  que,  par  la 
mienne,  il  me  fût  possible  d'y  mettre  obstacle.  En  faveur  dans  la 
maison  d'un  grand  prince,  répandu  dans  le  monde,  donnant  le  ton  à 
nos  communes  sociétés,  dont  il  était  l'oracle,  il  pouvait,  avec  son 
adresse  ordinaire,  disposera  son  aise  de  tomes  ses  machines:  et  moi, 

TOME     M. 


I  ON!  l  SSIONS  DE  .l.-.l.   ROUSSE  \  I  . 

seul  dans  mon  Ermitage,  loin  de  tout,  sans  avis  de  personne,  sans 
aucune  communication,  je  n'avais  d'autre  parti  que  d'attendre  et 
rester  en  paix  :  seulement  j'écrivis  à  madame  d'Épinay,  sur  la  maladie 
de  -"u  fils,  une  lettre  aussi  honnête  qu'elle  pouvait  l'être,  mais  où  je 
ne  donnai  pas  dans  le  piège  de  lui  offrir  de  partir  avec  elle. 

Après  de-  siècles  d'attente  dans  la  cruelle  incertitude  où  Cet  homme 
barbare  m'avait  plongé,  j'appris  au  bout  de  huit  ou  dix  jours  que 
madame  d'Épinay  était  partie,  et  je  reçus  de  lui  une  seconde  lettre. 
Elle  n'était  que  de  sept  à  huit  lignes,  que  je  n'achevai  pas  de  lire.... 
C'était  une  rupture,  mais  dans  des  termes  tels  que  la  plus  infernale 
haine  les  peut  dicter,  et  qui  même  devenaient  bêtes  à  force  de  vouloir 
être  offensants.  Il  me  défendait  sa  présence  comme  il  m'aurait  dé- 
fendu ses  Etats.  Il  ne  manquait  à  sa  lettre,  pour  faire  rire,  que  d'être 
lue  avec  plus  de  sang-froid.  Sans  la  transcrire,  sans  même  en  achever 
la  lecture,  je  la  lui  renvoyai  sur-le-champ  avec  celle-ci  : 

«  Je  me  refusais  à  ma  juste  défiance,  j'achève  trop  tard  de  vous 
«  connaître. 

«  Voilà  donc  la  lettre  que  vous  vous  êtes  donné  le  loisir  de  mé- 
»  ditei  :  je  vous  la  renvoie:  elle  n'est  pas  pour  moi.  Vous  pouvez  mon- 
«  trer  la  mienne  à  toute  la  terre,  et  me  haïr  ouvertement-,  ce  sera  de 
«  votre  part  une  fausseté  de  moins.  » 

Ce  que  je  lui  disais,  qu'il  pouvait  montrer  ma  précédente  lettre, 
se  rapportait  à  un  article  de  la  sienne  sur  lequel  on  pourra  juger  de 
la  profonde  adresse  qu'il  mit  à  toute  cette  affaire. 

J'ai  dit  que,  pour  des  gens  qui  n'étaient  pas  au  fait,  ma  lettre  pou- 
vait donner  sur  moi  bien  des  prises.  Il  le  vit  avec  joie:  mais  comment 
se  prévaloir  de  cet  avantage  sans  se  compromettre?  En  montrant  cette 
lettre,  il  s'exposait  au  reproche  d'abuser  de  la  confiance  de  son  ami. 

Pour  sortir  de  cet  embarras,  il  imagina  de  rompre  avec  moi  de  la 
façon  la  plus  piquante  qu'il  fût  possible,  et  de  me  faire  valoir  dans  sa 
lettre  la  grâce  qu'il  me  faisait  de  ne  pas  montrer  la  mienne.  Il  était  bien 
sur  que.  dans  l'indignation  de  ma  colère,  je  me  refuserais  à  sa  feinte 
discrétion,  et  lui  permettrais  de  montrer  ma  lettre  atout  le  monde  : 
c'était  précisément  ce  qu'il  voulait,  et  tout  arriva  comme  il  l'avait 
arrangé.  Il  fit  courir  ma  lettre  dans  tout  Paris,  avec  des  commentaires 
de  sa  façon,  qui  pourtant  n'eurent  pas  tout  le   succès  qu'il   s'en  était 


LIVRE    NI   l   \  I  l    \l  I 

promis.  On  ne  trouva  pas  que  la  permission  de  montrer  ma  lettre, 
qu'il  avait  su  m'extorquer,  l'exemptât  du  blâme  de  m'avoir  si  l< . 
ment  pris  au  mot  pour  me  nuire.  On  demandait  toujours  quels  t..ns 
personnels  j'avais  avec  lui,  peur  autoriser  une  si  violente  lui  ne.  Enfin 

l'on  trouvait  que,  quand  j'aurais  eu  de  tels  torts  qui  l'auraient  obligé 
de  rompre,  l'amitié,  même  éteinte,  avait  encore  des  droits  qu'il  aurait 
dû  respecter.  .Mais  malheureusement  Paiis  est  frivole;  ces  remarques 
du  moment  s'oublient:  l'absent  infortune  se  néglige;  l'homme  qui 
prospère  en  impose  par  sa  présence;  le  jeu  de  l'intrigue  et  de  la  mé- 
chanceté se  soutient,  se  renouvelle,  et  bientôt  son  effet,  sans  cesse  re- 
naissant, efface  tout  ce  qui  l'a  précédé. 

Voilà  comment,  après  m'avoir  si  longtemps  trompé,  cet  homme 
enfin  quitta  pour  moi  son  masque,  persuadé  que,  dans  l'état  où  il  avait 
amené  les  choses,  il  cessait  d'en  avoir  besoin.  Soulagé  de  la  crainte 
d'être  injuste  envers  ce  misérable,  je  l'abandonnai  à  son  propre  cœur, 
et  cessai  de  penser  à  lui.  Huit  jours  après  avoir  reçu  cette  lettre,  je 
reçus  de  madame  d'Épinay  sa  réponse,  datée  de  Genève,  à  ma  précé- 
dente (liasse  A.  n  10).  Je  compris,  au  ton  qu'elle  v  prenait  pour  la 
première  fois  de  sa  vie,  que  l'un  et  l'autre,  comptant  sur  le  succès  de- 
leurs  mesures,  agissaient  de  concert,  et  que,  me  regardant  comme  un 
homme  perdu  sans  ressource,  ils  se  livraient  désormais  sans  risque  au 
plaisir  d'achever  de  m'écraser. 

Mon  état,  en  effet,  était  des  plus  déplorables.  Je  voyais  s'éloigner 
de  moi  tous  mes  amis,  sans  qu'il  me  fût  possible  de  savoir  ni  com- 
ment ni  pourquoi.  Diderot,  qui  se  vantait  de  me  rester,  de  me  rester 
seul,  et  qui  depuis  trois  mois  me  promettait  une  visite,  ne  venait 
point.  L'hiver  commençait  à  se  faire  sentir,  et  avec  lui  les  atteintes 
de  mes  maux  habituels.  Mon  tempérament,  quoique  vigoureux,  n'avait 
pu  soutenir  les  combats  de  tant  de  passions  contraires.  J'étais  dans 
un  épuisement  qui  ne  me  laissait  ni  force  ni  courage  pour  résister  à 
rien;  quand  mes  engagements,  quand  les  continuelles  représentations 
de  Diderot  et  de  madame  d'Houdetot  m'auraient  permis  en  ce  mo- 
ment de  quitter  l'Ermitage,  je  ne  savais  ni  où  aller  ni  comment  me 
traîner.  Je  restais  immobile  et  stupide,  sans  pouvoir  agir  ni  penser. 
La  seule  idée  d'un  pas  à  faire,  d'une  lettre  à  écrire,  d'un  mot  à  dire, 
me  faisait  frémir.  Je  ne  pouvais  cependant  laisser  la  lettre  de  madame 


i  0N1  1  SSIONS    DE  J.-J.   ROI   SSEAU. 

d'Épinay  sans  réplique,  à  moins  de  m'avouer  digne  des  traitements 
dent  elle  et  son  ami  m'accablaient.  Je  pris  le  parti  de  lui  notifier  mes 
sentiments  et  mes  résolutions,  ne  doutant  pas  un  moment  que,  par 
humanité,  par  générosité,  par  bienséance,  par  les  bons  sentiments 
que  j'avais  cru  voir  en  elle  malgré  les  mauvais,  elle  ne  s'empressât 
d'y  souscrire.  Voici  ma  lettre  : 


\  l'Ermitage,  le  2?  novembre  17?;. 

Si  l'on  mourait  de  douleur,  je  ne  serais  pas  en  vie.  .Mais  enfin 
>■  i'ai  pris  mon  parti.  L'amitié  est  éteinte  entre  nous,  madame:  mais 
■•  celle  qui  n'est  plus  garde  encore  des  droits  que  je  sais  respecter. 
-  Je  n'ai  point  oublie  Vos  bontés  pour  moi.  et  vous  pouvez  compter 
■•  de  ma  part  sur  toute  la  reconnaissance  qu'on  peut  avoir  pour  quel- 
«  qu'un  qu'on  ne  doit  plus  aimer.  Toute  autre  explication  serait 
«    inutile  :  j'ai  pour  moi  ma  conscience,  et  vous  renvoie  à  la  vôtre. 

J'ai  voulu  quitter  l'Ermitage,  et  je  le  devais.  Mais  on  prétend 
«  qu'il  faut  que  j'y  reste  jusqu'au  printemps;  et  puisque  mes  amis  le 
veulent,  j'y  resterai  jusqu'au  printemps,  si  vous  y  consentez.  » 
Cette  lettre  écrite  et  partie,  je  ne  pensai  plus  qu'à  me  tranquilliser 
à  l'Ermitage,  en  y  soignant  ma  santé,  tâchant  de  recouvrer  des  forces, 
et  de  prendre  des  mesures  pour  en  sortir  au  printemps,  sans  bruit  et 
sans  afficher  une  rupture.  Mais  ce  n'était  pas  là  le  compte  de  monsieur 
Grimm  et  de  madame  d'Épinay,  comme  on  verra  dans  un  moment. 

Quelques  jours  après,  j'eus  enfin  le  plaisir  de  recevoir  de  Diderot 
cette  visite  si  souvent  promise  et  manquée.  Elle  ne  pouvait  venir  plus 
à  propos;  c'était  mon  plus  ancien  ami:  c'était  presque  le  seul  qui  me 
restât  :  on  peut  juger  du  plaisir  que  j'eus  à  le  voir  dans  ces  circon- 
stances. J'avais  le  cœur  plein,  je  l'épanchai  dans  le  sien.  .le  l'éclairai 
sur  beaucoup  de  laits  qu'on  lui  avait  tus,  déguisés  ou  supposés.  Je 
lui  appris,  de  tout  ce  qui  s'était  passé,  ce  qui  m'était  permis  de  lui 
dire.  Je  n'affectai  point  de  lui  taire  ce  qu'il  ne  savait  que  trop,  qu'un 
amour  aussi  malheureux  qu'insensé  avait  été  l'instrument  de  ma 
perte:  mais  je  ne  convins  jamais  que  madame  d'Houdetot  en  fût  in- 
struite, ou  du  moins  que  je  le  lui  eusse  déclaré.  Je  lui  parlai  des  in- 
dignes manœuvres  de   madame  d'Épinay  pour  surprendre  les  lettres 


LIVR]     NEUVIÈM1 

très-innocentes  que  sa  belle-soeur  m'écrivait.  Je  voulus  qu'il  apprît 
ces  Jctails  de  la  bouche  même  des  personnes  qu'elle  avait  tenté  de 
séduire.  Thérèse  le  lui  lit  exactement  :  mais  que  devins-je  quand  ce 
fut  le  tour  de  la  mère,  et  que  je  l'entendis  déclarer  et  soutenir  que 
rien  de  cela  n'était  à  sa  connaissance!  Ce  lurent  ses  termes,  et  jamais 
elle  ne  s'en  départit.  Il  n'y  avait  pas  quatre  jouis  qu'elle  m'en  avait 
répété  le  récit  a  moi-même,  et  elle  me  dément  en  lace  devant  mon 
ami!  Ce  trait  me  parut  décisif,  et  je  sentis  alors  vivement  mon  im- 
prudence d'avoir  gardé  si  longtemps  une  pareille  femme  auprès  de- 
moi.  Je  ne  m'étendis  point  en  invectives  contre  elle;  a  peine  daignai- 
je  lui  dire  quelques  mots  de  mépris.  Je  sentis  ce  que  je  devais  à  la 
fille,  dont  l'inébranlable  droiture  contrastait  avec  l'indigne  lâcheté 
de  la  mère.  Mais  dès  lors  mon  parti  fut  pris  sur  le  compte  de  la 
vieille,  et  je  n'attendis  que  le  moment  de  l'exécuter. 

Ce  moment  vint  plus  tôt  que  je  ne  l'avais  attendu.  Le  10  décembre, 
je  reçus  de  madame  d'Épina)  réponse  à  ma  précédente  lettre,  lin 
voici  le  contenu  : 


«  A  Genève,  le  i"  décembre  1757.  (Liasse  B,  n.  11.) 

«  Après  vous  avoir  donné,  pendant  plusieurs  années,  toutes  les 
»  marques  possibles  d'amitié  et  d'intérêt,  il  ne  me  reste  qu'à  vous 
"  plaindre.  Vous  êtes  bien  malheureux.  Je  désire  que  votre  conscience 
«  soit  aussi  tranquille  que  la  mienne.  Cela  pourrait  être  nécessaire 
«  au  repos  de  votre  vie. 

«  Puisque  vous  vouliez  quitter  l'Ermitage,  et  que  vous  le  deviez, 
«  je  suis  étonnée  que  vos  amis  vous  aient  retenu.  Pour  moi.  je  ne 
«  consulte  point  les  miens  sur  mes  devoirs,  et  je  n'ai  plus  rien  à  vous 
«  dire  sur  les  vôtres.  » 

Un  congé  si  imprévu,  mais  si  nettement  prononcé,  ne  me  laisse- 
pas  un  instant  à  balancer.  Il  fallait  sortir  sur-le-champ,  quelque 
temps  qu'il  fît,  en  quelque  état  que  je  fusse,  dussé-je  coucher  dans 
les  bois  et  sur  la  neige,  dont  la  terre  était  alors  couverte,  et  quoi 
que  pût  dire  et  faire  madame  d'Houdetot;  car  je  voulais  bien  lui 
complaire  en  tout,  mais  non  pas  jusqu'à  l'infamie. 

Je  me  trouvai  dans  le  plus  terrible  embarras  où  j'aie  été  de  mes 


N  !  i  SSIONS   DE  J.-J.   ROUSSEAU. 

jours;  mais  ma  résolution  était  prise  :  je  jurai,  quoi  qu'il  arrivât,  de 
ne  pas  coucher  à  l'Ermitage  le  huitième  jour.  Je  me  mis  en  devoii 

de  sortir  mes  effets,  détermine  à  les  laisser  en  plein  champ,  plutôt 
que  de  ne  pas  rendre  les  clefs  dans  la  huitaine  ;  car  je  voulais  surtout 
que  tout  ti'u  fait  avant  qu'on  pût  écrire  à  Genève,  et  recevoir  réponse. 
J'étais  d'un  courage  que  je  ne  m'étais  jamais  senti  :  toutes  mes  forces 
étaient  revenues.  L'honneur  et  l'indignation  m'en  rendirent  sur  les- 
quelles madame  d'L'pinay  n'avait  pas  compté.  La  fortune  aida  mon 
audace.  M.  Mathas,  procureur  fiscal  de  M.  le  prince  de  Condé,  en- 
tendit parler  de  mon  embarras.  11  me  lit  offrir  une  petite  maison  qu'il 
avait  à  son  jardin  de  Mont-Louis,  à  Montmorency.  J'acceptai  avec 
empressement  et  reconnaissance.  Le  marché  fut  bientôt  fait;  je  lis 
en  hâte  acheter  quelques  meubles,  avec  ceux  que  j'avais  déjà,  pour 
nous  coucher  Thérèse  et  moi.  Je  fis  charrier  mes  effets  à  grand'peine 
et  à  glands  frais  :  malgré  la  glace  et  la  neige,  mon  déménagement  fut 
fait  dans  deux  jours,  et  le  i?  décembre  je  rendis  les  clefs  de  l'Ermi- 
tage, après  avoir  payé  les  gages  du  jardinier,  ne  pouvant  payer  mon 

loyer. 

Quant  à  madame  le  Vàsseur,  je  lui  déclarai  qu'il  fallait  nous  sé- 
parer :  sa  fille  voulut  m'ébranler;  je  fus  inflexible.  Je  la  lis  partir  pour 
Paris,  dans  la  voiture  du  messager,  avec  tous  les  effets  et  meubles 
que  sa  fille  et  elle  avaient  en  commun.  Je  lui  donnai  quelque  argent, 
et  je  m'engageai  à  lui  payer  son  loyer  chez  ses  enfants  ou  ailleurs, 
a  pourvoir  à  sa  subsistance  autant  qu'il  me  serait  possible,  et  à  ne 
jamais  la  laisser  manquer  de  pain,  tant  que  j'en    aurais  moi-même. 

Enfin  le  surlendemain  de  mon  arrivée  à  Mont-Louis,  j'écrivis  à 
madame  d'Lpinay  la  lettre  suivante  : 

«  A  Montmorency,  le  17  décembre  17^7. 

«  Rien  n'est  si  simple  et  si  nécessaire,  madame,  que  de  déloger 
«  de  votre  maison, quand  vous  n'approuvez  pas  que  j'y  reste.  Sur  votre 
»  refus  de  consentir  que  je  passasse  à  l'Ermitage  le  reste  de  l'hiver, 
<  je  l'ai  donc  quitté  le  1?  décembre.  Ma  destinée  était  d'y  entrer 
«  malgré  moi.  et  d'en  sortir  de  même.  Je  vous  remercie  du  séjour 
•  que  vous  m'avez  engagé  d'y  faire,  et  je  vous  en  remercierais  davan- 


LIVRE  NEUVIÈME.  ni 

a  tage  si  je  lavais  payé  moins  cher.  Au  reste,  vous  avez  raison  de 
«  me  croire  malheureux;  personne  au  monde  ne  sait  mieux  que  vous 

«  combien  je  dois  l'être.  Si  c'est  un  malheur  de  se  tromper  sur  le 
»  choix  de  ses  amis,  c'en  est  un  autre  non  moins  cruel  de  revenir 
o  d'une  erreur  si  douce.  » 

Tel  est  le  narre  fidèle  de  ma  demeure  a  l'Ermitage,  et  des  raisons 
qui  m'en  ont  fait  sortir.  Je  n'ai  pu  couper  ce  récit,  et  il  importait 
de  le  suivre  avec  la  plus  grande  exactitude,  cette  époque  de  ma  vie- 
avant  eu  sur  la  suite  une  influence  qui  s'étendra  jusqu'à  mon  der- 
nier jour. 


M     LIVRE  X     M 

3 


m 


LIVRE    DIXIEME 


1758 


a  force  extraordinaire  qu'une  effervescence  pas- 
sagère m'avait  donnée  pour  quitter  l'Ermitage 
m'abandonna  sitôt  que  j'en  fus  dehors.  A  peine 
fus- je  établi  dans  ma  nouvelle  demeure,  que 
de  vives  et  fréquentes  attaques  de  mes  réten- 
tions se  compliquèrent  avec  l'incommodité  nou- 
velle d'une  descente  qui  me  tourmentait  depuis 
quelque  temps,  sans  que  je  susse  que  c'en  était 
une.  Je  tombai  bientôt  dans  les  plus  cruels  accidents.  Le  médecin 
Thierrv,  mon  ancien  ami,  vint  me  voir,  et  m' éclaira  sur  mon  état. 
Les  sondes,  les  bougies,  les  bandages,  tout  l'appareil  des  infirmités 
de  l'âge  rassemblé  autour  de  moi,  me  lit  durement  sentir  qu'on  n'a 
plus  le  cœur  jeune  impunément,  quand  le  corps  a  cessé  de  l'être.  I.a 
belle  saison   ne  me  rendit  point  mes  forces,  et  je  passai  toute  l'an- 


TOHE     II. 


,,  ,  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU. 

11a  i  758  dans  un  état  de  langueur  qui  me  lit  croire  que  je  touchais  à 
la  fin  de  ma  carrière.  J'en  voyais  approcher  le  terme  avec  une  sorte 
d'empressement.  Revenu  des  chimères  de  l'amitié,  détache  de  tout  ce 

qui  m'avait  t'ait  aimer  la  vie.  je  n'y  voyais  plus  rien  qui  pût  me  la 
rendre  agréable  :  je  n'y  voyais  plus  que  des  maux  et  des  misères  qui 
m'empêchaient  de  jouir  de  moi.  J'aspirais  au  moment  d'être  libre  et 

d'échapper  à  mes  ennemis.  Mais  reprenons  le  fil  des  événements. 
11  parait  que  ma  retraite  a  Montmorency  déconcerta  madamed'Épi- 

nav  :  vraisemblablement  elle  ne  s'y  était  pas  attendue.  -Mon  triste 
état,  la  rigueur  de  la  saison,  l'abandon  général  où  je  me  trouvais, 
tout  leur  taisait  croire,  à  (irimm  et  à  elle,  qu'en  me  poussant  à  la 
dernière  extrémité  ils  me  réduiraient  à  crier  merci,  et  à  m'avilir  aux 
dernières  bassesses  pour  être  laissé  dans  l'asile  dont  l'honneur  m'or- 
donnait de  sortir.  Je  délogeai  si  brusquement,  qu'ils  n'eurent  pas  le 
temps  de  prévenir  le  coup;  et  il  ne  leur  resta  plus  que  le  choix  de 
jouer  à  quitte  ou  double,  et  d'achever  de  me  perdre,  ou  de  tâcher  de 
me  ramener.  Grimm  prit  le  premier  parti  :  mais  je  crois  que  ma- 
dame d'Épinay  eût  préféré  l'autre:  et  j'en  juge  par  sa  réponse  à  ma 
dernière  lettre,  où  elle  radoucit  beaucoup  le  ton  qu'elle  avait  pris  dans 
les  précédentes,  et  où  elle  semblait  ouvrir  la  porte  à  un  raccommo- 
dement. Le  long  retard  de  cette  réponse,  qu'elle  me  lit  attendre  un 
entier,  indique  assez  l'embarras  où  elle  se  trouvait  pour  lui 
donner  un  tour  convenable,  et  les  délibérations  dont  elle  la  fit  pré- 
céder.  Elle  ne  pouvait  s'avancer  plus  loin  sans  se  commettre  :  mais 
après  ses  lettres  précédentes,  et  après  ma  brusque  sortie  de  sa  maison, 
l'on  ne  peut  qu'être  frappé  du  soin  qu'elle  prend,  dans  cette  lettre. 
de  'n'y  pas  laisser  glisser  un  seul  mot  désobligeant.  Je  vais  la  trans- 
crire en  entier,  afin  qu'on  en  juge. 

A  Genève,  le  17  janvier  1 7 5 s .  (Liasse  B,  rr  25.) 

le  n'ai  reçu  votre  lettre  du  17  décembre,  monsieur,  qu'hier.  On 
me  l'a  envovée dans  une  caisse  remplie  de  différentes  choses,  qui  a 
été  tout  ce  temps  en  chemin.  Je  ne  répondrai  qu'à  l'apostille  :  quant 
a  la  lettre,  je  ne  l'entends  pas  bien;  et  si  nous  étions  dans  le  cas 

■■  de  nous  expliquer,  je  voudrais  bien  mettre  tout  ce  qui  s'est  passé 


LIVRE  1*1X11  ME.  ii  5 

•<  sur  le  compte  d'un  malentendu.  Je  reviens  à  l'apostille.  Vous  pou 
vez  vous  rappeler,  monsieur,  que  nous  étions  convenus  que   les 
ges  du  jardinier  de  l'Ermitage  passeraient  par  vos  mains,  poui 
«  lui  mieux  faire  sentir  qu'il  dépendait  de  vous,  et  poui   vous  évitei 
des  scènes  aussi  ridicules  et  indécentes  qu'en  avait  fait  son  prédé- 
cesseur. La  pleine  en  est,  que  les  premiers  quartiers  de  ses  ga 
vous  <«m  été  remis,  et  que  j'étais  convenue  avec  vous,  peu  de  joui  s 
avant  mon  départ,  de  VOUS  faire  rembourser  VOS  avances.  Je  sais  que 
»  vous  en  fîtes  d'abord  difficulté  :  mais  ces  avances,  je  vous  avais  prie 
i  de  les  faire;  il  était  simple  de  m'acquitter,  et  nous  en  convînme: 
Cahouet  m'a  marque  que  vous  n'avez  point  voulu  recevoir  cet  argent. 
-    Il  y  a   assurément  du  quiproquo  là-dedans.  Je  donne  ordre  qu'on 
«  vous  le  reporte,  et  je  ne  vois  pas  pourquoi  vous  voudriez  paver  mou 
«    jardinier,  maigre   nos  conventions,  et   au  delà  même  du  terme  que 
vous  ave/  habité  l'Ermitage.  Je  compte  donc,  monsieur,  que,  vous 
«  rappelant  tout  ce  que  j'ai  l'honneur  de  vous  dire,  vous  ne  refuserez 
«    pas   d'être  remboursé  de    l'avance  que  vous  avez   bien  voulu  faire 
«   pour  moi.  » 

Après  tout  ce  qui  s'était  passé,  ne  pouvant  plus  prendre  de  con- 
fianceen  madame  d'Epinay,  je  ne  voulus  point  renouer  avec  elle;  je  ne 
répondis  point  à  cette  lettre,  et  notre  correspondance  finit  là.  Voyant 
mon  parti  pris,  elle  prit  le  sien  ;  et  entrant  alors  dans  toutes  les  vues 
de  Grimm  et  de  la  coterie  holbachique,  elle  unit  ses  efforts  aux  leurs 
pour  me  couler  à  fond.  Tandis  qu'ils  travaillaient  à  Paris,  elle  tra- 
vaillait à  Genève.  Grimm,  qui  dans  la  suite  alla  l'y  joindre,  acheva 
ce  qu'elle  avait  commencé.  TronChin,  qu'ils  n'eurent  pas  de  peine  à 
gagner,  les  seconda  puissamment,  et  devint  le  plus  furieux  de  nies 
persécuteurs,  sans  avoir  jamais  eu  de  moi,  non  plus  que  Grimm,  le 
moindre  sujet  de  plainte.  Tous  trois  d'accord  semèrent  sourdement 
dans  Genève  le  germe  qu'on  y  vit  éclore  quatre  ans  après. 

Ils  eurent  plus  de  peine  à  Paris  où  j'étais  plus  connu,  et  où  les 
cœurs,  moins  disposés  à  la  haine,  n'en  reçurent  pas  si  aisément  les 
impressions.  Pour  porter  leurs  coups  avec  plus  d'adresse,  ils  com- 
mencèrent par  débiter  que  c'était  moi  qui  les  avais  quittés  [Voye^  la 
lettre  de  Deleyre,  liasse  B,  n°  3o).  De  là,  feignant  d'être  toujours 
mes    amis,  ils  semaient    adroitement    leurs    accusations    malignes, 


I  ON]  ESSIONS   DE  J.-J.    ROI  SSE  VI 

comme  des  plaintes  de  l'injustice  de  leur  ami.  Cela  faisait  que,  moins 
en  garde,  on  était  plus  porte  a  les  écouter  et  à  me  blâmer.  Les 
sourdes  accusations  de  perfidie  et  d'ingratitude  se  débitaient  avec 
plus  de  précaution,  et  par  là  même  avec  plus  d'etl'et.  Je  sus  qu'ils 
m'imputaient  des  noirceurs  atroces,  sans  jamais  pouvoir  apprendre 
en  quoi  ils  les  faisaient  consister.  Tout  ce  que  je  pus  de:duire  de  la 
rumeur  publique  fut  qu'elle  se  réduisait  à  ces  quatre  crimes  capitaux  : 

na  retraite  a  la  campagne;  2"  mon  amour  pour  madame  d'Hou- 
detol  ;  3*  refus  d'accompagner  à  Genève  madame  d'Épinay  ;  4°  sortie 
de  l'Ermitage.  S'ils  y  ajoutèrent  d'autres  griefs,  ils  prirent  leurs  me- 
sures si  justes,  qu'il  m'a  été  parfaitement  impossible  d'apprendre 
jamais  quel  en  était  le  sujet. 

('.'est  d>nc  ici  que  je  crois  pouvoir  fixer  l'établissement  d'un  sys- 
tème adopté  depuis  par  ceux  qui  disposent  de  moi,  avec  un  progrès 
et  un  succès  si  rapides,  qu'il  tiendrait  du  prodige,  pour  qui  ne  sau- 
rait pas  quelle  facilité  tout  ce  qui  favorise  la  malignité  des  hommes 
trouve  à  s'établir.  Il  faut  tâcher  d'expliquer  en  peu  de  mots  ce  que 
cet  obscur  et  profond  système  a  de  visible  à  mes  yeux. 

Avec  un  nom  déjà  célèbre  et  connu  dans  toute  l'Europe,  j'avais 
conservé  la  simplicité  de  mes  premiers  goûts.  Ma  mortelle  aversion 
pour  tout  ce  qui  s'appelait  parti,  faction,  cabale,  m'avait  maintenu 
libre,  indépendant,  sans  autre  chaîne  que  les  attachements  de  mon 
cœur.  Seul,  étranger,  isolé,  sans  appui,  sans  famille,  ne  tenant  qu'à 
mes  principes  et  à  mes  devoirs,  je  suivais  avec  intrépidité  les  routes 
de  la  droiture,  ne  flattant,  ne  ménageant  jamais  personne  aux  dé- 
pens de  la  justice  et  de  la  vérité.  De  plus,  retiré  depuis  deux  ans  dans 
la  'solitude,  sans  correspondance  de  nouvelles,  sans  relation  des 
affaires  du  monde,  sans  être  instruit  ni  curieux  de  rien,  je  vivais  à 
quatre  lieues  de  Paris,  aussi  séparé  de  cette  capitale  par  mon  incurie, 
que  je  l'aurais  été  par  les  mers  dans  l'île  de  Tinian. 

Grimm,  Diderot, d'Holbach,  au  contraire,  au  centre  du  tourbillon. 
vivaient  répandus  dans  le  plus  grand  monde,  et  s'en  partageaient 
presque  entre  eux  toutes  les  sphères.  Grands,  beaux  esprits,  gens  de 
lettres,  gens  de  robe,  femmes,  ils  pouvaient  de  concert  se  faire  écou- 
ter partout.  On  doit  voir  déjà  l'avantage  que  cette  position  donne  à 
trois  hommes  bien  unis  contre  un    quatrième,  dans  celle  où   je  me 


LIVRE  DIXIÈME.  -17 

trouvais.  Il  est  vrai  queDiderot  et  d'Holbach  n'étaient  pas  du  moins 
je  ne  puis  le  croire  gens  à  tramer  des  complots  bien  noirs;  l'un  n'en 
avait  pas  la  méchanceté,  ni  l'autre  l'habileté:  mais  c'était  en  cela 
même  que  la  partie  était  mieux  liée.  Grimm  seul  formait  son  plan 
dans  sa  tête,  et  n'en  montrait  aux  deux  aunes  que  ce  qu'ils  avaient 
besoin  de  voir  pour  concourir  à  l'exécution.  L'ascendant  qu'il  avait 
pris  sur 'eux  tendait  ce  concours  facile,  et  l'effet  du  tout  répondait  a 
la  supéi  iorité  de  son  talent. 

Ce  fut  avec  ce  talent  supérieur  que,  sentant  l'avantage  qu'il  pi 
vait  tirer  de  nos  positions  respectives,  il  forma  le  projet  de  renverseï 
ma  réputation  de  fond  en  comble,  et  de  m'en  faire  une  tout  opposée, 
sans  se  compromettre,  en  commençant  par  élever  autour  de  moi  un 
édifice  de  ténèbres  qu'il  me  lût  impossible  de  percer  pour  éclairer  ses 
manoeuvres,  et  pour  le  démasquer. 

Cette  entreprise  était  difficile,  en  ce  qu'il  en  fallait  pallier  l'ini 
quité  aux  yeux  de  ceux  qui  devaient  y  concourir.  Il  fallait  tromper 
les  honnêtes  gens;  il  fallait  écarter  de  moi  tout  le  monde,  ne  pas  me 
laisser  un  seul  ami,  ni  petit  ni  grand.  Que  dis-je  !  il  ne  fallait  pas 
laisser  percer  un  seul  mot  de  vérité  jusqu'à  moi.  Si  un  seul  homme 
généreux  me  lût  venu  dire  :  Vous  faites  le  vertueux,  cependant  voilà 
comme  on  vous  traite,  et  voila  sur  quoi  l'on  vous  juge  :  qu'avez-VOUS 
à  dire:  La  vérité  triomphait,  et  Grimm  était  perdu.  Il  le  savait;  mais 
il  a  sondé  son  propre  cœur,  et  n'a  estimé  les  hommes  que  ce  qu'ils 
valent.  Je  suis  fâché,  pour  l'honneur  de  l'humanité,  qu'il  ait  calculé 
si  juste. 

En  marchant  dans  ces  souterrains,  ses  pas.  pour  être  sûrs,  devaient 
être  lents.  Il  y  a  douze  ans  qu'il  suit  son  plan,  et  le  plus  difficile  reste 
encore  à  faire  :  c'est  d'abuser  le  public  entier.  Il  y  reste  des  yeux  qui 
l'ont  suivi  de  plus  près  qu'il  ne  pense.  Il  le  craint,  et  n'ose  encore 
exposer  sa  trame  au  grand  jour.  .Mais  il  a  trouvé  le  peu  difficile 
moyen  d'y  faire  entrer  la  puissance,  et  cette  puissance  dispose  de 
moi.  Soutenu  de  cet  appui,  il  avance  avec  moins  de  risque.  Les  sa- 
tellites de  la  puissance  se  piquant  peu  de  droiture  pour  l'ordinaire,  et 
beaucoup  moins  de  franchise,  il  n'a  plus  guère  à  craindre  l'indiscré- 
tion de  quelque  homme  de  bien  ;  car  il  a  besoin  surtout  que  je  sois 
environné  de  ténèbres  impénétrables,  et  que  son  complot  me  soit  tou- 

TOME   M.  30 


I  "\|   |  SSIONS    l'I     J.-J.    ROI   SSEAU. 

jours  caché,  sachant  bien  qu'avec  quelque  art  qu'il  en  ait  ourdi  la 
trame,  elle  ne  soutiendrait  jamais  mes  regards.  Sa  grande  adresse 
est  de  paraître  me  ménager  en  me  diffamant,  et  de  donner  encore  à 
sa  perfidie  l'air  de  la  générosité. 

Je  sentis  les  premiers  effets  de  ce  sj  stème  par  les  sourdes  accusa- 
tions de  la  coterie  holbachique,  sans  qu'il  me  fût  possible  de  savoir 
ni  de  conjecturer  même  en  quoi  consistaient  ces  accusations.  Deleyre 

me  dis, lit  dans  sLs   lettres  qu'on   m'imputait  des  noirceurs  :   Diderot 
me  disait   plus   mystérieusement  la  même  chose;  et  quand  j'entrais 
en  explication  a\ec  l'un  et  l'autre,  tout  se  réduisait  aux  chefs  d'accu- 
sation   ci-devant    notés.  Je  sentais    un    refroidissement  graduel   dans 
les  lettres  de  madame  d'Houdetot.  Je  ne  pouvais  attribuer  ce  refroi- 
dissement à  Saint-Lambert,  qui  continuait  à  m'écrire  avec  la  même 
amitié,  et  qui  me  vint   même  voir  après   son  retour.  Je  ne  pouvais 
non  plus  m'en    imputer  la  faute,  puisque  nous  nous  étions  séparés 
très  contents  l'un  de  l'autre,  et  qu'il  ne  s'était  rien  passé  de  ma  part, 
depuis   ce  temps-là,  que   mon    départ   de   l'Ermitage,  dont  elle  avait 
elle-même  senti  la  nécessité.  Ne  sachant  donc  à  quoi  m'en  prendre  de 
ce  refroidissement,  dont  elle  ne  convenait  pas,  mais  sur  lequel  mon 
cœur  ne  prenait  pas  le  change,  j'étais  inquiet  de  tout.  Je  savais  qu'elle 
ménageait   extrêmement   sa   belle-sœur  et   Grimm,  à  cause   de   leurs 
liaisons  avec   Saint-Lambert;  je  craignais  leurs  œuvres.  Cette  agita- 
tion  rouvrit   mes   plaies,  et  rendit  ma  correspondance  orageuse,  au 
point  de  l'en  dégoûter  tout  à  fait.  J'entrevoyais  mille  choses  cruelles, 
sans  lien  voir  distinctement.  J'étais  dans  la  position  la  plus  insup- 
portable pour  un  homme  dont   l'imagination  s'allume  aisément.  Si 
l'eusse  été  tout  à  fait  isolé,  si  je  n'avais  rien    su  du  tout,  je  serais  de- 
venu plus  tranquille  ;  mais  mon  cœur  tenait   encore  à   des   attache- 
ments par  lesquels  mes  ennemis  avaient  sur  moi  mille  prises;  et  les 
faibles    ravons   qui  perçaient  dans  mon  asile    ne  servaient    qu'à   me 
laisser  voir  la  noirceur  des  mystères  qu'on  me  cachait. 

J'aurais  succombé,  je  n'en  doute  point,  à  ce  tourment  trop  cruel, 
trop  insupportable  à  mon  naturel  ouvert  et  franc,  qui.  par  l'impossi- 
bilité de  cacher  mes  sentiments,  me  fait  tout  craindre  de  ceux  qu'on 
me  cache,  si  très-heureusement  il  ne  se  fût  présenté  des  objets  assez 
intéressants  à  mon  cœur  pour  faire  une  diversion  salutaire  à  ceux  qui 


LIVRE  DIXIÈMI  119 

m  occupaient  malgré  moi.  Dans  la  dernière  visite  que  Diderot  m'avait 
faite  à  l'Ermitage,  il  m'avait  parlé  de  l'article  Genève,  que  d'Alem- 
bert  avait  mis  dans  V Encyclopédie  :  il  m'avait  appris  que-  cet  article, 
concerté  avec  des  Genevois  du  haut  étage,  avait  pour  but  l'établisse- 
ment de  la  comédie  à  Genève;  qu'en  conséquence  les  mesures  étaient 
prises,  et  que  cet  établissement  ne  tarderait  pas  d'avoir  lieu.  Comme 
Diderot  paraissait  trouver  tout  cela  fort  bien,  qu'il  ne  doutait  pas  du 
succès,  et  que  j'avais  avec  lui  trop  d'autres  débats  pour  disputer 
encore  sur  cet  article,  je  ne  lui  dis  rien;  mais,  indigné  de  tout  ce 
manège  de  séduction  dans  ma  patrie,  j'attendais  avec  impatience  le 
volume  de  ['Encyclopédie  où  était  cet  article,  pour  voir  s'il  n'y  aurait 
pas  moyen  d'y  faire  quelque  réponse  qui  put  parer  ce  malheureux 
coup.  Je  reçus  le  volume  peu  après  mon  établissement  a  Mont-Louis, 
et  je  trouvai  l'article  t'ait  avec  beaucoup  d'adresse  et  d'art,  et  digne 
de  la  plume  dont  il  était  parti.  Cela  ne  me  détourna  pourtant  pas  de- 
vouloir  y  repondre;  et.  malgré  l'abattement  où  j'étais,  malgré  mes 
chagrins  et  mes  maux,  la  rigueur  de  la  saison  et  l'incommodité  de 
ma  nouvelle  demeure,  dans  laquelle  je  n'avais  pas  encore  eu  le  temps 
de  m'arranger.  je  me  mis  à  l'ouvrage  avec  un  zèle  qui  surmonta  tout. 
Pendant  un  hiver  assez  rude,  au  mois  de  février,  et  dans  l'état 
que  j'ai  décrit  ci-devant,  j'allais  tous  les  jours  passer  deux  heures  le 
matin,  et  autant  l'après-dînée,  dans  un  donjon  tout  ouvert,  que  j'avais 
au  bout  du  jardin  où  était  mon  habitation.  Ce  donjon,  qui  terminait 
une  allée  enterrasse,  donnait  sur  la  vallée  et  l'étang  de  .Montmorency, 
et  m'offrait,  pour  terme  de  point  de  vue.  le  simple  mais  respectable 
château  de  Saint-Gratien,  retraite  du  vertueux  Catinat.  Ce  fut  dans  ce 
lieu,  pour  lors  glacé,  que,  sans  abri  contre  le  vent  et  la  neige,  et 
sans  autre  feu  que  celui  de  mon  cœur,  je  composai,  dans  l'espace  de 
trois  semaines,  ma  lettre  à  d'Alembert  sur  les  spectacles.  C'est  ici 
car  la  Julie  n'était  pas  à  moitié  faite)  le  premier  de  mes  écrits  où 
j'aie  trouvé  des  charmes  dans  le  travail.  Jusqu'alors  l'indignation  de 
la  vertu  m'avait  tenu  lieu  d'Apollon  ;  la  tendresse  et  la  douceur  d'âme 
m'en  tinrent  lieu  cette  fois.  Les  injustices  dont  je  n'avais  été  que 
spectateur  m'avaient  irrité  ;  celles  dont  j'étais  devenu  l'objet  m'attris- 
tèrent; et  cette  tristesse  sans  fiel  n'était  que  celle  d'un  cœur  trop  ai- 
mant, trop  tendre,  qui.  trompé  par  ceux  qu'il  avait  crus  de  sa  trempe. 


CONFESSIONS    l  >  I     J .  -  I .    ROUSSI    \\ 

était  forcé  de  se  retirer  au  dedans  de  lui.  Plein  de  tout  ce  qui  venait 
de  m'arriver,  encore  ému  de  tant  de  violents  mouvements,  le  mien 
mêlait  le  sentiment  de  ses  peines  aux  idées  que  la  méditation  de  mon 
sujet  m'avait  l'ait  naître;  mon  travail  se  sentit  de  ce  mélange.  Sans 
m'en  apercevoir,  j'y  décrivis  ma  situation  actuelle  ;  j'y  peignis  Grimm, 
madame  d'Épinay,  madame  d'Houdetot,  Saint-Lambert,  moi-même. 
En  l'écrivant,  que  je  versai  de  délicieuses  larmes!  Hélas!  on  y  sent 
trop  que  l'amour,  cet  amour  fatal  dont  je  m'efforçais  de  guérir,  n'était 
pas  encore  sorti  de  mon  cœur.  A  tout  cela  se  mêlait  un  certain  atten- 
drissement sur  moi-même,  qui  me  sentais  mourant,  et  qui  croyais 
faire  au  public  mes  derniers  adieux.  Loin  de  craindre  la  mort,  je  la 
voyais  approcher  avec  joie  :  mais  j'avais  regret  de  quitter  mes  sem- 
blables s. mis  qu'ils  sentissent  tout  ce  que  je  valais,  sans  qu'ils  sus 
sent  combien  j'aurais  mérité  d'être  aimé  d'eux  s'ils  m'avaient  connu 
davantage.  Voilà  les  secrètes  causes  du  ton  singulier  qui  règne  dans 
cet  ouvrage,  et  qui  tranche  si  prodigieusement  avec  celui  du  pré- 
cédent. 

Je  retouchais  et  mettais  au  net  cette  lettre,  et  je  me  disposais  à  la 
l'aire  imprimer,  quand,  après  un  long  silence,  j'en  reçus  une  de  ma- 
dame d'Houdetot,  qui  me  plongea  dans  une  affliction  nouvelle,  la 
plus  sensible  que  j'eusse  encore  éprouvée.  Elle  m'apprenait  dans  cette 
lettre  (liasse  B,  n"  ;'>4  que  ma  passion  pour  elle  était  connue  de  tout 
Paris;  que  j'en  avais  parlé  à  des  gens  qui  l'avaient  rendue  publique; 
que  ces  bruits,  parvenus  à  son  amant,  avaient  failli  lui  coûter  la  vie; 
qu'enfin  il  lui  rendait  justice,  et  que  leur  paix  était  laite;  mais  qu'elle 
lui  devait,  ainsi  qu'à  elle-même  et  au  soin  de  sa  réputation,  de  rom- 
pre-avec  moi  tout  commerce  :  m'assurant,  au  reste,  qu'ils  ne  cesse- 
raient jamais  l'un  et  l'autre  de  s'intéresser  a  moi.  qu'ils  me  déten- 
draient dans  le  public,  et  qu'elle  enverrait  de  temps  en  temps  savoir 
de  mes  nouvelles. 

Ht  toi  aussi,  Diderot!  m'écriai-je.  Indigne  ami!  Je  ne  pus  cepen- 
dant me  résoudre  à  le  juger  encore.  Ma  faiblesse  était  connue  d'au- 
tres gens  qui  pouvaient  l'avoir  fait  parler,  .le  voulus  douter...  mais 
bientôt  je  ne  le  pus  plus.  Saint-Lambert  fit  peu  après  un  acte  digne 
de  sa  générosité.  Il  jugeait,  connaissant  assez  mon  âme,  en  quel  état 
je  devais  être,  trahi  d'une  partie  de  mes  amis,  et  délaissé  des  autres. 


LIVRE  DIX! È Ml  an 

Il  vint  me  voir.  La  première  fois  il  avait  peu  de  temps  à  me  donner. 
Il  revint.  Malheureusement,  ne  l'attendant  pas,  je  ne  me  trouvai  pas 
chez  moi.   Diérèse,  qui  s'y  trouva,  eut  avec  lui  un  i  i  de  plus 

Je  deux  heures,  dans  lequel  ils  se  dirent  mutuellement  beaucoup  de 
faits  «.loin  il  m'importait  que  lui  et  moi  fussions  infoi  mes.  La  surpi  ise 
avec  laquelle  j'appris  par  Inique  personne  ne  doutait  dans  le  mondl 
que  je  n'eusse  vécu  avec  madame  d'Épinay  comme  Grimm  y  vivait 
maintenant,  ne  peut  être  égalée  que  par  celle  qu'il  eut  lui-même  en 

apprenant  combien  ce  bruit  était  faux.  Saint- Lambert,  au  grand  dé- 
plaisir de  la  dame,  était  dans  le  même  cas  que  moi  ;  et  tous  les  éclair- 
cissements qui  résultèrent  de  cet  entretien  achevèrent  d'éteindre  en 
moi  tout  regret  d'avoir  rompu  sans  retour  avec  elle.  Par  rapport  à 
madame  d'Houdetot,  il  détailla  à  Thérèse  plusieurs  circonstances  qui 
n'étaient  connues  ni  d'elle,  ni  même  de  madame  d'Houdetot,  que  je 
taxais  seul,  que  je  n'avais  dites  qu'au  seul  Diderot  sous  le  sceau  de 
l'amitié;  et  c'était  précisément  Saint-Lambert  qu'il  avait  choisi  pour 
lui  en  faire  la  confidence.  Ce  dernier  trait  me  décida;  et.  résolu  de 
rompre  avec  Diderot  pour  jamais,  je  ne  délibérai  plus  que  sur  la  ma- 
nière; car  je  m'étais  aperçu  que  les  ruptures  secrètes  tournaient  a 
mon  préjudice,  en  ce  qu'elles  laissaient  le  masque  de  l'amitié  à  mes 
plus  cruels  ennemis. 

Les  règles  de  bienséance  établies  dans  le  monde  sur  cet  article 
semblent  dictées  par  l'esprit  de  mensonge  et  de  trahison.  Paraître 
encore  l'ami  d'un  homme  dont  on  a  cessé  de  l'être,  c'est  se  réserver 
des  moyens  de  lui  nuire  en  surprenant  les  honnêtes  gens.  Je  me  rap- 
pelai que  quand  l'illustre  .Montesquieu  rompit  avec  le  P.  de  Tourne- 
mine,  il  se  hâta  de  le  déclarer  hautement,  en  disant  à  tout  le  monde  : 
N'écoutez  ni  le  P. de  Tournemine  ni  moi,  parlant  l'un  de  l'autre:  car 
nous  avons  cessé  d'être  amis.  Cette  conduite  fut  très  applaudie,  et 
tout  le  monde  en  loua  la  franchise  et  la  générosité.  .le  résolus  de 
suivre  avec  Diderot  le  même  exemple  :  mais  comment  de  ma  retraite 
publier  cette  rupture  authentiquement,  et  pourtant  sans  scandale: 
.le  m'avisai  d'insérer  par  forme  de  note,  dans  mon  ouvrage,  un  pas- 
sage du  livre  de  l'Ecclésiastique,  qui  déclarait  cette  rupture  et  même 
le  sujet  assez  clairement  pour  quiconque  était  au  tait,  et  ne  signi- 
fiait rien  pour  le  reste  du  monde,  m'attachant.  au  surplus,  à  ne  dési- 


.  ON  ]  i  SS  ION  S  DE    i .  -  i .   ROUSSI    VU. 

gner  dans  l'ouvrage  l'ami  auquel  je  renonçais  qu'avec  l'honneur 
qu'on  doit  toujours  rendre  à  l'amitié  même  éteinte.  (  )n  peut  voir  tout 

cela  dans  l'ouvrage  même. 

11  n'y  a  qu'heur  et  malheur  dans  ce  monde;  et  il  semble  que  tout 
acte  de  courage  soit  un  crime  dans  l'adversité.  Le  même  trait  qu'on 
avait  admire  dans  Montesquieu  ne  m'attira  que  blâme  et  reproche. 
Sitôt  que  mon  ouvrage  fut  imprimé  et  que  j'en  eus  des  exemplaires. 
j'en  envoyai  un  à  Saint-Lambert,  qui.  la  veille  même,  m'avait  écrit, 
au  nom  de  madame  d'HoudetOt  et  au  sien,  un  billet  plein  de  la  plus 
tendre  amitié  liasse  15.  n  3;  .  Voici  la  lettre  qu'il  m'écrivit,  en  me 
renvoyant  mon  exemplaire  : 

Eaubonne,  io  octobre  1758.  (Liasse  B,  n°  38.) 

»  En  vérité,  monsieur,  je  ne  puis  accepter  le  présent  que  vous  ve- 
n  ne/  de  me  faire.  A  l'endroit  de  votre  préface  où,  à  l'occasion  de  Di- 
u  derot,  vous  citez  un  passage  de  l'Ecclésiaste  il  se  trompe,  c'est  de 
n   l'Ecclésiastique  .  le  livre  m'est  tombé  des  mains.  Après  les  conver- 

■  sations  de  cet  été  vous  m'avez  paru  convaincu  que  Diderot  était  in- 
nocent des  prétendues  indiscrétions  que  vous  lui  imputiez.  Il  peut 

"  avoir  des  torts  avec  vous  :  je  l'ignore;  mais  je  sais  bien  qu'ils  ne 
«  vous  donnent  pas  le  droit  de  lui  faire  une  insulte  publique.  Vous 
n  n'ignorez  pas  les  persécutions  qu'il  essuie,  et  vous  allez  mêler  la  voix 
ci    d'un  ancien  ami  aux  cris  de  l'envie.  Je  ne  puis  vous  dissimuler. 

■  monsieur,  combien  cette  atrocité  me  révolte.  Je  ne  vis  point  avec 
«   Diderot,  mais  je  l'honore,  et  je  sens  vivement  le  chagrin  que  vous 

nie/,  a  un  homme  à  qui,  du  moins  vis-à-vis  de  moi,  vous  n'avez  ja- 
1   mais  reproché  qu'un  peu  de  faiblesse.  .Monsieur',  nous  différons  trop 
de  principes  pour  nous  convenir  jamais.  Oubliez  mon  existence;  cela 
n    ne  doit  pas  être  difficile.  Je  n'ai  jamais  fait  aux  hommes  ni  le  bien  ni 
ci    le  mal  dont  on  se  souvient  longtemps.  Je  vous  promets,  moi,  mon- 
sieur, d'oublier  votre  personne,  et  de  ne  me  souvenir  que  de  vos 

• 
Je  ne  me  sentis  pas  moins  déchire  qu'indigné  de  cette  lettre,  et 
d  ins  l'excès  de  ma  misère  retrouvant  enfin   ma  fierté,  je  lui  répondis 
par  le  billet  suivant  : 


LI V R]     l  '  I  \  I  !   M  I 


\  Montmorency,  le  n 


Monsieur,  en  lisant  votre  lettre  je  vous  ai  fait  l'honneur  d'en 
n  être  surpris,  et  j'ai  eu  la  bêtise  d'en  être  ému;  mais  je  l'ai  trouvée 
«  indigne  de  réponse. 

«  Je  ne  veux  point  continuer  les  copies  de  madame  d'Houdetot. 
n  S'il  ne  lui  convient  pas  de  garder  ce  qu'elle  a.  elle  peut  me  le  ren- 
voyer; je  lui  rendrai  son  argent.  Si  elle  le  garde,  il  faut  toujo 

«  qu'elle  envoie  chercher  le  reste  de  son  papier  et  de  son  argent.  Je  la 
«  prie  de  me  rendre  en  même  temps  le  prospectus  dont  elle  est  dépo- 
h  sitaire.  Adieu,  monsieur,   n 

Le  courage  dans  l'infortune  irrite  les  cœurs  lâches,  mais  il  plaît 
aux  cœurs  généreux.  11  parait  que  ce  billet  lit  rentrer  Saint-Lambert 
en  lui-même,  et  qu'il  eut  regret  à  ce  qu'il  avait  l'ait;  mais,  trop  lier  a 
son  tour  pour  en  revenir  ouvertement,  il  saisit,  il  prépara  peut-être  le 
moyen  d'amortir  le  coup  qu'il  m'avait  porte.  Quinze  jours  après,  j^.- 
reçus  de  M.  d'Épinay  la  lettre  suivante  : 

Ce  jeudi,  26.    Liasse  H,  n°  1 0 

«  J'ai  reçu,  monsieur,  le  livre  que  vous  ave/,  eu  la  bonté  de  m'en- 
n  voyer;  je  le  lis  avec  le  plus  grand  plaisir.  L'est  le  sentiment  que 
n  j'ai  toujours  éprouvé  à  la  lecture  de  tous  les  ouvrages  qui  sont  sor- 
ti tis  de  votre  plume.  Recevez-en  tous  mes  remercîments.  J'aurais  été 
n  vous  les  faire  moi-même,  si  mes  affaires  m'eussent  permis  de  de- 
«  meurer  quelque  temps  dans  votre  voisinage;  mais  j'ai  bien  peu  ha- 
n  bité  la  Lhcvrette  cette  année.  .Monsieur  et  madame  Dupin  viennent 
.■  m'y  demander  à  dîner  dimanche  prochain.  Je  compte  que  MM.  de 
..  Saint-Lambert,  de  Francueil  et  madame  d'Houdetot  seront  de  la 
•  partie;  vous  me  feriez  un  vrai  plaisir,  monsieur,  si  vous  vouliez  être 
des  nôtres.  Toutes  les  personnes  que  j'aurai  chez  moi  vous  désirent, 
<•  et  seront  charmées  de  partager  avec  moi  le  plaisir  de  passer  avec 
«  vous  une  partie  de  la  journée.  J'ai  l'honneur  d'être  avec  la  plus  par- 
ce faite  considération,  etc.   » 

Cette    lettre   me  donna   d'horribles  battements  de  cœur.  Apres 
avoir  fait,  depuis  un  an,  la  nouvelle  de  Paris,  l'idée  de  m'allcr  don- 


I  on  i  ESS10NS   DE   J.-J.    ROI  SSEAU. 

ncr  en  spectacle  vis-à-vis  de  madame  d'Houdetot  me  faisait  trembler, 
et  pavais  peine  à  trouver  assez  de  courage  pour  soutenir  cette  épreuve. 
Cependant, puisqu'elle  et  Saint-Lambert  le  voulaient  bien,  puisque 
d  Epina)  parlait  au  nom  de  tous  les  conviés,  et  qu'il  n'en  nommait 
aucun  que  je  ne  lusse  bien  aise  de  voir,  je  ne  crus  point,  après  tout, 
me  compromettre  en  acceptant  un  dîner  où  j'étais  en  quelque  sorte 
invité  par  tout  le  monde.  Je  promis  donc.  Le  dimanche  il  lit  mauvais: 
M.  d'Épi nay  m'envoya  son  carrosse,  el  j'allai. 

Mon  arrivée  lit  sensation.  Je  n'ai  jamais  reçu  d'accueil  plus  cares- 
sant. On  eût  dit  que  toute  la  compagnie  sentait  combien  j'avais  besoin 
d  eue  rassuré..  Il  n'y  a  que  les  cœurs  français  qui  connaissent  ces 
sono  de  délicatesses.  Cependant  je  trouvais  plus  de  monde  que  je 
ne  m'y  étais  attendu;  entre  autres,  le  comte  d'Houdetot,  que  je  ne 
connaissais  point  du  tout,  et  sa  sœur,  madame  de  Blainville,  dont  je 
me  serais  bien  passé.  Elle  était  venue  plusieurs  fois  l'année  précé- 
dente à  Eaubonne  :  et  sa  belle-sœur,  dans  nos  promenades  solitaires, 
l'avait  souvent  laissée  s'ennuyer  à  garder  le  mulet.  Elle  avait  nourri 
contre  moi  un  ressentiment  qu'elle  satisfit  durant  ce  dîner  tout  à  son 
aise;  car  on  sent  que  la  présence  du  comte  d'Houdetot  et  de  Saint- 
Lambert  ne  mettait  pas  les  rieurs  de  mon  côté,  et  qu'un  homme  em- 
barrassé dans  les  entretiens  les  plus  faciles  n'était  pas  fort  brillant 
dans  celui-là.  Je  n'ai  jamais  tant  souffert,  ni  fait  plus  mauvaise 
contenance,  ni  reçu  d'atteintes  plus  imprévues.  Enfin,  quand  on 
fut  sorti  de  table,  je  m'éloignai  de  cette  mégère;  j'eus  le  plaisir  de- 
voir Saint- Lambert  et  madame  d'Houdetot  s'approcher  de  moi,  et 
nous  causâmes  ensemble,  une  partie  de  l'après-midi,  de  choses  indif- 
férentes, a  la  vérité,  niais  avec  la  même  familiarité  qu'avant  mon 
égarement.  Ce  procédé  ne  fut  pas  perdu  dans  mon  cœur;  et  si  Saint- 
Lambert  y  eût  pu  lire,  il  en  eût  sûrement  été  content.  Je  puis  jurer 
que,  quoique  en  arrivant,  la  vue  de  madame  d'Houdetot  m'eût  donné 
des  palpitations  jusqu'à  la  défaillance,  en  m'en  retournant  je  ne  pen- 
sai presque  pas  à  elle;  je  ne  fus  occupé  que  de  Saint-Lambert. 

Malgré  les  malins  sarcasmes  de  madame  de  Blainville,  ce  dîner 
me  fit  grand  bien,  et  je  me  félicitai  fort  de  ne  m'y  être  pas  refusé. 
J'y  reconnus,  non-seulement  que  les  intrigues  de  Grimm  et  des  hol- 
bachiens  n'avaient  point  détaché  de  moi  mes  anciennes  connaissances; 


LIVRE  DIXIÈME.  22b 

mais,  ce  qui  me  tl.ut.i  davantage  eno  i  que  les  sentiments  de 

madame  d'Houdetotet  de  Saint-Lambert  étaient  moins  changés  que  je 

n'a\ais  ci  11  ;  et  je  compris  enfin  qu'il  \  avait  plus  de  jalousie  que  de 
mésestime  dans  l'éloignement  où  il  la  tenait  de  moi.  Cela  me  consola 

et  me  tranquillisa.  Sûr  de  n'être  pas  un  objet  de  mépris  pour  ceux 
qui  l'étaient  de  mon  estime,  j'en  travaillai  sur  mon  propre  cœui  avec 
plus  de  courage  et  de  succès.  Si  je  ne  vins  pas  a  bout  d'y  éteindre 
entièrement  une  passion  coupable  et  malheureuse,  j'en  réglai  du 
moins  si  bien  les  testes,  qu'ils  ne  m'ont  pas  fait  l'aire  une  seule  faute 
depuis  ce  temps-là.  Les  copies  de  madame  d'HoudetOt,  qu'elle  m'en- 
gagea de  reprendre:  mes  ouvrages  que  je  continuai  de  lui  envoyei 
quand  ils  paraissaient,  m'attirèrent  encore  de  sa  part,  de  temps  à 
autre,  quelques  messages  et  billets  indifférents,  mais  obligeants.  Elle 
fit  même  plus,  comme  on  verra  dans  la  suite  :  et  la  conduite  réci- 
proque de  tous  les  trois,  quand  notre  commerce  eut  cesse,  peut  ser- 
vir  d'exemple  de  la  manière  dont  les  honnêtes  gens  se  séparent,  quand 
il  ne  leur  convient  plus  de  se  voir. 

Un  autre  avantage  que  me  procura  ce  dîner  fut  qu'on  en  parla 
dans  Paris,  et  qu'il  servit  de  réfutation  sans  réplique  au  bruit  qué- 
mandaient partout  mes  ennemis,  que  j'étais  brouillé  mortellement 
avec  tous  ceux  qui  s'y  trouvèrent,  et  surtout  avec  M.  d'Épinay.  lin 
quittant  l'Ermitage,  je  lui  avais  écrit  une  lettre  de  remerciement  très 
honnête,  à  laquelle  il  répondit  non  moins  honnêtement:  et  les  atten- 
tions mutuelles  ne  cessèrent  point  tant  avec  lui  qu'avec  M.  de  Lalive 
son  frère,  qui  même  vint  me  voir  à  .Montmorency,  et  m'envoya  ses 
gravures.  Hors  les  deux  belles-soeurs  de  madame  d'Houdetot,  je  n'ai 
jamais  été  mal  avec  personne  de  sa  famille. 

Ma  lettre  à  d'Alembert  eut  un  grand  succès.  Tous  mes  ouvrages 
en  avaient  eu,  mais  celui-ci  me  fut  plus  favorable.  Il  apprit  au  public 
à  se  défier  des  insinuations  de  la  coterie  holbachique.  Quand  j'allai 
à  l'Ermitage,  elle  prédit,  avec  sa  suffisance  ordinaire,  que  je  n'y  tien- 
drais pas  trois  mois.  Quand  elle  vit  que  j'y  en  avais  tenu  vingt,  et 
que,  forcé  d'en  sortir,  je  fixais  encore  ma  demeure  à  la  campagne, 
elle  soutint  que  c'était  obstination  pure;  que  je  m'ennuyais  à  la  mort 
dans  ma  retraite;  mais  que,  rongé  d'orgueil,  j'aimais  mieux  y  périr 
victime  de  mon  opiniâtreté,  que  de  m'en  dédire  et   revenir  à  Paris. 

TOME    II.  ?l 


I  ON  FI  SSIONS    DE   J.-J.    ROI  SSEAI  . 

La  Ictuc  a  d'Alembert  respirait  une  douceur  d'âmequ'on  sentait  n'être 
point  jouée.  Si  j'eusse  été  rongé  d'humeur  dans  ma  retraite,  mon  ton 
s'en  serait  senti.  Il  en  régnait  dans  mus  les  écrits  que  j'avais  faits  à 
Taris  :  il  n'en  régnait  pins  dans  le  premier  que  j'avais  fait  à  la  cam- 
pagne. Pour  ceux  qui  savent  observer,  cette  remarque  était  décisive. 
On  \it  que  l'étais  rentré  dans  mon   élément. 

Cependant  ce  même  ouvrage,  tout  plein  de  douceur  qu'il  était, 
me  nt  encore,  pal  nia  balourdise  et  par  mon  malheur  ordinaire,  un 
nouvel  ennemi  parmi  les  gens  de  lettres.  J'avais  fait  connaissance 
avec  Marmontel  chez  M.  de  la  Poplinière,  et  cette  connaissance  s'était 
entretenue  chez  le  baron.  Marmontel  faisait  alors  le  Mercure  de 
France.  Conme  j'avais  la  fierté  de  ne  point  envoyer  mes  ouvrages 
aux  auteurs  périodiques,  et  que  je  voulais  cependant  lui  envoyer  ce- 
lui-ci. sans  qu'il  crût  que  c'était  a  ce  titre,  ni  pour  qu'il  en  parlât 
dans  le  Mercure,  j'écrivis  sur  son  exemplaire  que  ce  n'était  point  pour 
l'auteur  du  Mercure,  mais  pour  M.  Marmontel.  Je  crus  lui  faire  un 
très  beau  compliment;  il  crut  y  voir  une  cruelle  offense,  et  devint 
mon  plus  irréconciliable  ennemi.  Il  écrivit  contre  cette  même  lettre 
avec  politesse,  mais  avec  un  fiel  qui  se  sent  aisément,  et  depuis  luis 
il  n'a  manqué  aucune  occasion  de  me  nuire  dans  la  société,  et  de  me 
maltraiter  indirectement  dans  ses  ouvrages  :  tant  le  très  irritable 
amour-propre  des  gens  de  lettres  est  difficile  a  ménager,  et  tant  on 
doit  avoir  soin  de  ne  rien  laisser,  dans  les  compliments  qu'on  leur 
fait,  qui  puisse  même  avoir  la  moindre  apparence  d'équivoque. 

Devenu  tranquille  de  tous  les  côtés,  je  profitai  du  loisir  et  de 
l'indépendance  où  je  me  trouvais  pour  reprendre  mes  travaux  avec 
plus  de  suite.  J'achevai  cet  hiver  la  Julie,  et  je  l'envoyai  à  Rev,  qui 
la  lit  imprimer  l'année  suivante.  Ce  travail  fut  cependant  encore  in- 
terrompu par  une  petite  diversion,  et  même  assez  désagréable.  J'ap- 
pris qu'on  préparait  a  l'Opéra  une  nouvelle  remise  du  Devin  dit  vil- 
<  lutte  de  voii  ce  gens-là  disposer  arrogamment  de  mon  bien, 
je  repris  le  mémoire  que  j'avais  envoyé  a  .M.  d'Argenson,  et  qui  était 
demeuré  sans  réponse;  et  l'ayant  retouche,  je  le  lis  remettre  par 
M.  Sellon,  résident  de  Genève,  avec  une  lettre  dont  il  voulut  bien  se 
i  M.  le  comte  de  Saint-Florentin,  qui  avait  remplace 
M.  d'Argenson   dans  le  département  de  l'Opéra.   M.   de   Saint-Flo- 


I   IVRE    DIXI1   ME. 

rentin  promit  une  réponse,  et  n'en  tit  aucune.  Duclos,  i  qui  j'écrivis 
ce  que  j'avais  fait,  en  parla  aux  petits  violons,  qui  offrirent  de  me 
rendre,  non  mon  opéra,  mais  mes  entrées  dont  je  ne  pouvais  plus 

profiter.  Voyant  que  je  n'avais  d'aucun  côté  aucune  justice  à  espérer. 

j'abandonnai  cette  affaire;  et  la  direction  de  l'Opéra,  sans  répondre  à 
mes  raisons  ni  les  écouter,  a  continué  de  disposer,  comme  de  son 
propre  bien,  et  défaire  son  profit  du  Devin  du  village,  qui  très  incon 
testablement  n'appartient  qu'à  moi  seul. 

Depuis  que  j'avais  secoué  le  joug  de  mes  tyrans,  je  menais  une 
vie  assL/  égale  et  paisible  :  privé  du  charme  des  attachements  trop 
vifs,  j'étais  libre  aussi  du  poids  de  leurs  chaînes.  Dégoûté  des  amis 
protecteurs,  qui  voulaient  absolument  disposer  de  ma  destinée  et 
m'asservir  à  leurs  prétendus  bienfaits  malgré  moi,  j'étais  résolu  de 
m'en  tenir  désormais  aux  liaisons  de  simple  bienveillance,  qui,  sans 
gêner  la  liberté,  font  l'agrément  de  la  vie,  et  dont  une  mise  d'égalité 
fait  le  fondement.  J'en  avais  de  cette  espèce  autant  qu'il  m'en  fallait 
pour  goûter  les  douceurs  de  la  société,  sans  en  souffrir  la  dépendance  ; 
et  sitôt  que  j'eus  essayé  de  ce  genre  de  vie,  je  sentis  que  c'était  celui 
qui  convenait  à  mon  âge,  pour  finir  mes  jours  dans  le  calme,  loin  de 
l'orage,  des  brouilleries  et  des  tracasseries,  où  je  venais  d'être  à  demi 
submergé. 

Durant  mon  séjour  à  l'Ermitage,  et  depuis  mon  établissement  à 
Montmorency,  j'avais  fait  à  mon  voisinage  quelques  connaissances 
qui  m'étaient  agréables,  et  qui  ne  m'assujettissaient  à  rien.  A  leur 
tète  était  le  jeune  Loyseau  de  Mauléon,  qui,  débutant  alors  au  bar- 
reau, ignorait  quelle  y  serait  sa  place.  Je  n'eus  pas  comme  lui  ce 
doute.  Je  lui  marquai  bientôt  la  carrière  illustre  qu'on  le  voit  four- 
nir aujourd'hui.  Je  lui  prédis  que,  s'il  se  rendait  sévère  sur  le  choix 
des  causes,  et  qu'il  ne  fût  jamais  que  le  défenseur  de  la  justice  et  de 
la  vertu,  son  génie,  élevé  par  ce  sentiment  sublime,  égalerait  celui 
des  plus  grands  orateurs.  Il  a  suivi  mon  conseil,  et  il  en  a  senti 
l'effet.  Sa  défense  de  M.  de  Portes  est  digne  de  Démosthène.  11  ve- 
nait tous  les  ans  à  un  quart  de  lieue  de  l'Ermitage  passer  les  va- 
cances à  Saint-Brice,  dans  le  fief  de  Mauléon,  appartenant  à  sa  mère. 
et  où  jadis  avait  logé  le  grand  Bossuet.  Voilà  un  fief  dont  une  suc- 
cession de  pareils  maîtres  rendrait  la  noblesse  difficile  à  soutenir. 


i  ON  FESSIONS   DE  I.-J.   ROUSSEAU. 

J'avais,  au  même  village  de  Saint-Brice,  le  libraire  Guérin, 
homme  d'esprit,  lettré,  aimable,  et  de  la  haute  volée  dans  son  état. 
Il  me  tit  taire  aussi  connaissance  avec  Jean  Néaulme,  libraire  d'Am- 
sterd     i.  -  mi  corresp  mdanl  et  son  ami,  qui  dans  la  suite  imprima 

V  Emile. 

J'avais,  plus  près  encore  que  Saint-Brice,  M.  Maltor,  curé  de 
Grosley,  plus  fait  pour  être  homme  d'État  et  ministre  que  curé  de 

V  illage,  et  à  qui  l'on  eût  donné  tout  au  moins  un  diocèse  à  gouverner, 
si  les  talents  décidaient  des  places.  Il  avait  été  secrétaire  du  comte  du 
Luc.  et  avait  connu  très  particulièrement  Jean-Baptiste  Rousseau. 
Aussi  plein  d'estime  pour  la  mémoire  de  cet  illustre  banni  que  d'hor- 
reur pour  celle  du  fourbe  Saurin  qui  l'avait  perdu,  il  savait  sur  l'un 
et  sur  l'autre  beaucoup  d'anecdotes  curieuses,  que  Seguy  n'avait  pas 
mises  dans  la  vie  encore  manuscrite  du  premier;  et  il  m'assurait  que 
le  comte  du  Luc,  loin  d'avoir  jamais  eu  à  s'en  plaindre,  avait  conservé 
jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  la  plus  ardente  amitié  pour  lui.  M.  Maltor,  à 
qui  M.  de  Yintimille  avait  donné  cette  retraite  assez  bonne,  après  la 
mort  de  son  patron,  avait  été  employé  jadis  dans  beaucoup  d'affaires, 
dont  il  avait,  quoique  vieux,  la  mémoire  encore  présente,  et  dont  il 
raisonnait  très  bien.  Sa  conversation,  non  moins  instructive  qu'amu- 
sante, ne  sentait  point  son  curé  de  village  :  il  joignait  le  ton  d'un 
homme  du  monde  aux  connaissances  d'un  homme  de  cabinet.  Il  était, 
de  tous  mes  voisins  permanents,  celui  dont  la  société  m'était  la  plus 
agréable,  et  que  j'ai  eu  le  plus  de  regret  de  quitter. 

J'avais  à  .Montmorency  les  oratoriens,  et  entre  autres  le  P.  Ber- 
thier,  professeur  de  physique,  auquel,  malgré  quelque  léger  vernis  de 
pédanterie,  je  m'étais  attache  par  un  certain  air  de  bonhomie  que  je 
lui  trouvais.  J'avais  cependant  peine  à  concilier  cette  grande  simpli- 
cité avec  le  désir  et  l'art  qu'il  avait  de  se  fourrer  partout,  chez  les 
;ds,  chez  les  femmes,  chez  les  dévots,  chez  les  philosophes.  11 
savait  se  faire  tout  à  tous.  Je  me  plaisais  fort  avec  lui.  J'en  parlais  à 
tout  le  monde  :  apparemment  ce  que  j'en  disais  lui  revint.  11  me  re- 
merciait un  jour,  en  ricanant,  de  l'avoir  trouvé  bonhomme.  Je  trouvai 
dans  son  souris  je  ne  sais  quoi  de  sardonique,  qui  changea  totale- 
ment sa  physionomie  à  mes  yeux,  et  qui  m'est  souvent  revenu  depuis 
lors  dans  la  mémoire.  Je  ne  peux  pas  mieux  comparer  ce  souris  qu'à 


I  IVRE   DIXI1  ME. 

celui  de  Panurge  achetant  les  moutons  de  Dindenaut.  Notre  connais- 
sance avait  commencé  peu  de  temps  après  mon  arrivée  à  l'Ermitage, 

où  il  me  venait  voir  très  souvent.  J'étais  déjà  établi  à  Montmorency, 
quand  il  en  partit  pour  retourner  demeurer  a  Paris.  Il  y  voyait  sou- 
vent madame  le  Yasseur.  Un  jour  que  je  ne  pensais  à  rien  moil 
m'écrivit  de  la  part  de  cette  femme,  pour  m'informer  que  M.  Grimm 
offrait  de  se  charger  de  son  entretien,  et  pour  me  demander  la  per- 
mission d'accepter  cette  offre.  J'appris  qu'elle  consistait  en  une  pen- 
sion  de   trois  cents   livres,   et   que    madame   le   Yasseur  devait    venii 

demeurer  a  Deuil,  entre  la  Chevrette  et  Montmorency,  .le  ne  dirai 

pas  l'impression  que  lit  sur  moi  cette  nouvelle,  qui  aurait  été  moins 
surprenante  si  Grimm  avait  eu  dix  mille  livres  de  rentes,  ou  quel- 
que relation  plus  facile  à  comprendre  avec  cette  femme,  et  qu'on  ne 
m'eût  pas  lait  un  si  grand  crime  de  l'avoir  amenée  à  la  campagne, 
où  cependant  il  lui  plaisait  maintenant  de  la  ramener,  comme  si  elle 
était  rajeunie  depuis  ce  temps-là.  Je  compris  que  la  bonne  vieille  ne 
me  demandait  cette  permission,  dont  elle  aurait  bien  pu  se  passer  si 
je  l'avais  refusée,  qu'atin  de  ne  pas  s'exposer  a  perdre  ce  que  je  lui 
donnais  de  mon  coté.  Quoique  cette  charité  me  parût  très-extraordi- 
naire, elle  ne  me  frappa  pas  alors  autant  qu'elle  a  fait  dans  la  suite. 
Mais  quand  j'aurais  su  tout  ce  que  j'ai  pénétré  depuis,  je  n'en  aurais 
pas  moins  donné  mon  consentement,  comme  je  lis,  et  comme  j'étais 
obligé  de  faire,  à  moins  de  renchérir  sur  l'offre  de  M.  Grimm.  Depuis 
lors  le  P.  Berthier  me  guérit  un  peu  de  l'imputation  de  bonhomie  qui 
lui  avait  paru  si  plaisante,  et  dont  je  l'avais  si  étourdiment  chargé. 

Ce  même  P.  Berthier  avait  la  connaissance  de  deux  hommes  qui 
recherchèrent  aussi  la  mienne,  je;  ne  sais  pourquoi  :  car  il  y  avait 
assurément  peu  de  rapport  entre  leurs  goûts  et  les  miens.  C'étaient 
des  enfants  de  Melchisédec,  dont  on  ne  connaissait  ni  le  pays,  ni  la 
famille,  ni  probablement  le  vrai  nom.  Ils  étaient  jansénistes,  et 
passaient  pour  des  prêtres  déguisés,  peut-être  a  cause  de  leur  façon 
ridicule  de  porteries  rapières  auxquelles  ils  étaient  attachés.  Le  mys- 
tère prodigieux  qu'ils  mettaient  à  toutes  leurs  allures  leur  donnait 
un  air  de  chefs  de  parti,  et  je  n'ai  jamais  douté  qu'ils  ne  tissent  la 
Gazette  ecclésiastique.  L'un,  grand,  bénin,  patelin,  s'appelait  M.  Fer- 
raud  ;  l'autre,  petit,  trapu,  ricaneur,  pointilleux,  s'appelait  M.  Minard. 


,  oNl  ESSIONS  DE   I.-J.   ROUSSEAU. 

Ils  -ic  traitaient  de  cousins.  Ils  logeaient  à  Paris,  avec  d'Âlembert, 
chez  sa  nourrice,  appelée  madame  Rousseau;  et  ils  avaient  pris  à 
\1  orency  un  petit  appartement  pour  y  passer  les  étés.  Ils  taisaient 

leur  ménage  eux-mêmes,  sans  domestique  et  sans  commissionnaire. 
Us  axaient  alternativement  chacun  sa  semaine  pour  aller  aux  provi- 
sions, l'aire  la  cuisine  et  balayer  la  maison.  D'ailleurs  ils  se  tenaient 
asse/  bien;  nous  mangions  quelquefois  les  uns  chez  les  autres.  .le  ne 
sais  pas  pourquoi  ils  se  souciaient  de  moi;  pour  moi,  je  ne  me  sou- 
ciais d'eux  que  parce  qu'ils  jouaient  aux  échecs;  et,  pour  obtenir 
une  pauvre  petite  partie,  j'endurais  quatre  heures  d'ennui.  Comme 
ils  se  fourraient  partout  et  voulaient  se  mêler  de  tout,  Thérèse  les 
appelait  les  commères,  et  ce  nom  leur  est  demeuré  à  Montmorency. 

Telles  étaient,  avec  mon  hôte  M.  Mathas.  qui  était  un  bonhomme, 
mes  principales  connaissances  de  campagne.  Il  m'en  restait  assez  a 
Paris  pour  y  vivre,  quand  je  voudrais,  avec  agrément,  hors  de  la 
sphère  des  gens  de  lettres,  où  je  ne  comptais  que  le  seul  Duclos  pour 
ami  :  car  Deleyre  était  encore  trop  jeune;  et  quoique,  après  avoir  vu 
de  près  les  manœuvres  de  la  clique  philosophique  à  mon  égard,  il 
s'en  lut  tout  à  fait  détaché,  ou  du  moins  je  le  crus  ainsi,  je  ne  pouvais 
encore  oublier  la  facilité  qu'il  avait  eue  à  se  faire  auprès  de  moi  le 
porte-voix  de  tous  ces  gens-là. 

J'avais  d'abord  mon  ancien  et  respectable  ami  M.  Roguin.  C'était 
un  ami  du  bon  temps,  que  je  ne  devais  point  à  mes  écrits,  mais  à 
moi-même,  et  que  pour  cette  raison  j'ai  toujours  conservé.  J'avais  le 
bon  Lenieps,  mon  compatriote,  et  sa  fille  alors  vivante,  madame  Lam- 
bert. J'avais  un  jeune  Genevois,  appelé  Coindet,  bon  garçon,  ce  me 
semblait,  soigneux,  officieux,  zélé;  mais  ignorant,  confiant,  gour- 
mand, avantageux,  qui  m'était  venu  voir  dès  le  commencement  dé- 
nia demeure  à  l'Ermitage,  et,  sans  autre  introducteur  que  lui-même, 
s'était  bientôt  établi  chez  moi,  malgré  moi.  Il  avait  quelque  goût 
pour  le  dessin,  et  connaissait  les  artistes.  Il  me  fut  utile  pour  les 
estampes  de  la  Julie  ;  il  se  chargea  de  la  direction  des  dessins  et  des 
planches,  et  s'acquitta  bien  de  cette  commission. 

us  la  maison  de  M.  Dupin,  qui.  moins  brillante  que  durant 
les  beaux  jours  de  madame  Dupin,  ne  laissait  pas  d'être  encore,  par 
le  mérite  des  maîtres  et  par  le  choix  du   monde  qui  s'y  ressemblait. 


LIVRE   DIXIEME. 
une  des  meilleures  maisons  de  Paris.  Comme  je  ne  leur  avais  préféré 

personne,  que  je  ne  les  avais  quittes  que  pour  \  i\  le  libre,  ils  n'avaient 
point  cessL;  de  me  voir  avec  amitié,  et  j'étais  sûr  d'être  en  tout  temps 
bien  reçu  de  madame  Dupin.  Je  la  pouvais  même  compter  pour  une 
vie  mes  voisines  «.le  campagne,  depuis  qu'ils  s'étaient  fait  un  établis- 
sement a  Clichy,  ou  j'allai  quelquefois  passer  un  joui  ou  deux,  et  ou 
j'aurais  été  davantage,  si  madame  Dupin  et  madame  de  Chenonccaux 
avaient  vécu  de  meilleure  intelligence.  Mais  la  difficulté  de  se  partagei 
dans  la  même  maison  entre  duux  femmes  qui  ne  sympathisaient  pas. 
me  rendit  Clichj  trop  gênant.  Attache  à  madame  de  Chenonceaux 
d'une  amitié  plus  égale  et  plus  familière,  j'avais  le  plaisir  de  la  \<>ii 
plus  à  mon  aise  à  Deuil,  presque  à  ma  porte,  où  elle  avait  loue  une 
petite  maison,  et  même  chez  moi,  où  elle  me  venait  voir  assC/ 
souvent. 

J'avais  madame  de  Créqui,  qui,  S 'étant  jetée  dans  la  haute  dévo- 
tion, avait  cesse  de  voir  les  d'Alembert.  les  Marmontcl,  et  la  plupart 
des  gens  de  lettres,  excepte,  je  crois,  l'abbé  Trublet,  manière  alors 
de  demi-cafard,  dont  elle  était  même  assez,  ennuyée.  Pour  moi, 
qu'elle  avait  recherché,  je  ne  perdis  pas  sa  bienveillance  ni  -a  corres 
pondance.  Elle  m'envoya  des  poulardes  du  .Mans  aux  étrennes;  et 
-a  partie  était  laite  pour  venir  nie  voir  l'année  suivante,  quand  un 
voyage  de  madame  de  Luxembourg  croisa  le  sien.  Je  lui  dois  ici  une- 
place  à  part;  elle  en  aura  toujours  une  distinguée  dans  mes  souve- 
nirs. 

J'avais  un  homme  qu'excepté  Roguin,  j'aurais  dû  mettre  le  pre- 
mier en  compte  :  mon  ancien  confrère  et  ami  de  Carrio,  ci-devant 
secrétaire  titulaire  de  l'ambassade  d'Kspagne  à  Venise,  puis  en  Suède, 
où  il  tut,  par  sa  cour,  charge  des  affaires,  et  enfin  nommé  réellement 
secrétaire  d'ambassade  a  Paris.  Il  me  vint  surprendre  a  Montmo- 
rency, lorsque  je  m'y  attendais  le  moins.  [|  était  décore  d'un  ordre 
d'Kspagne,  dont  j'ai  oublie  le  nom.  avec  une  belle  croix  en  pierreries 
Il  avait  ete  oblige,  dans  ses  preuves,  d'ajouter  une  lettre  à  son  nom 
de  Carrio,  et  portait  celui  du  chevalier  de  Carrion.  Je  le  trouvai 
toujours  le  même,  le  même  excellent  cœur,  l'esprit  de  jour  en  jour 
plus  aimable.  J'aurais  repris  avec  lui  la  même  intimité  qu'aupar; 
vant,  si  Coindet,  s'interposant  entre  nous  a  son  ordinaire,  n'eût  pro- 


CONI  i  SSIONS  in:  i.-.i.  koi  ss i  \r. 

fité  de  mon  éloignement  pour  s'insinuer  a  ma  place  et  en  mon  nom 
dans  sa  confiance,  et  me  supplanter,  a  force  de  zèle  à  me  servir. 

La  mémoire  de  Carrion  me  rappelle  celle  d'un  de  mes  voisins  de 
campagne,  dont  jamais  d'autant  plus  de  tort  de  ne  pas  parler,  que  j'en 
ai  à  confesser  un  bien  inexcusable  envers  lui.  (l'était  l'honnête  M.  le 
Blond,  qui  m'avait  rendu  service  à  Venise, et  qui,  étant  venu  faire  un 
voyage  en  France  avec  sa  famille,  avait  loué  une  maison  de  campagne 
a  la  Briche,  non  loin  de  Montmorency.  Sitôt  que  j'appris  qu'il  était 
mon  voisin,  j'en  tus  dans  la  joie  de  mon  cceur,  et  me  lis  encore  plus 
une  fête  qu'un  devoir  d'aller  lui  rendre  visite.  Je  partis  pour  cela  dès 
le  lendemain.  Je  tus  rencontré  par  des  gens  qui  me  venaient  voir  moi- 
même,  et  avec  lesquels  il  fallut  retourner.  Deux  jours  après,  je  pais 
Te  ;  il  avait  dîné  à  Paris  avec  toute  sa  famille.  Une  troisième  fois 
il  eiait  chez  lui:  j'entendis  des  voix  de  femmes,  je  vis  à  la  porte  un 
carrosse  qui  me  lit  peur.  Je  voulais  du  moins,  pour  la  première  fois, 
le  voir  à  mon  aise,  et  causer  avec  lui  de  nos  anciennes  liaisons.  Enfin, 
je  remis  si  bien  ma  visite  de  jour  à  autre,  que  la  honte  de  remplir  si 
tard  un  pareil  devoir  lit  que  je  ne  le  remplis  point  du  tout.  Après 
avoir  osé  tant  attendre,  je  n'osai  plus  me  montrer.  Cette  négligence, 
dont  M.  le  Blond  ne  put  qu'être  justement  indigné,  donna  vis-à-vis 
de  lui  l'air  de  l'ingratitude  à  ma  paresse  ;  et  cependant  je  sentais  mon 
cœur  si  peu  coupable,  que  si  j'avais  pu  faire  à  M.  le  Blond  quelque 
Mai  plaisir,  même  à  son  insu,  je  suis  bien  sur  qu'il  ne  m'eût  pas 
trouvé  paresseux.  Mais  l'indolence,  la  négligence  et  les  délais  dans 
les  petits  devoirs  à  remplir,  m'ont  fait  plus  de  tort  que  de  grands 
vices.  Mes  pires  fautes  ont  été  d'omission  :  j'ai  rarement  fait  ce  qu'il 
ne  fallait  pas  faire,  et  malheureusement  j'ai  plus  rarement  encore  fait 
ce   qu'il  fallait. 

Puisque  me  voila  revenu  à  mes  connaissances  de  Venise,  je  n'en 
dois  pas  oublier  une  qui  s'y  rapporte,  et  que  je  n'avais  interrompue, 
ainsi  que  les  autres,  que  depuis  beaucoup  moins  de  temps.  C'est 
celle  de  M.  de  Jonville,  qui  avait  continué,  depuis  son  retour  de 
Cènes,  à  nie  faire  beaucoup  d'amitiés.  Il  aimait  fort  à  me  voir,  et  à 
causer  avec  moi  des  affaires  d'Italie  et  des  folies  de  M.  de  Montaigu, 
dont  il  savait,  de  son  côté,  bien  des  traits  par  les  bureaux  des  affaires 
étrangères,  dans  lesquels  il  avait  beaucoup  de  liaisons.  J'eus  le  plaisir 


LIVRE   DIXI1  Ml 

aussi  de  revoir  chez  lui  mon  ancien  camarade  Dupont,  qui  avaii 
acheté  une  charge  dans  sa  province,  et  doni  les  affaires  le  ramenaient 
quelquefois  à  Paris.  M.  de  Jonville  devint  peu  à  peu  si  empressé  de 
m'avoir,  qu'il  en  était  même  gênant;  et  quoique  nous  logeassions 
dans  des  quartiers  fort  éloignés,  il  y  avait  du  bruit  entre  nous  quand 
je  passais  une  semaine  entière  sans  allei  dîner  chez  lui.  Quand  il 
allait  à  Jonville,  il  m'y  voulait  toujours  emmener;  mais  y  étant  une 
fois  allé  passer  huit  jours,  qui  me  parurent  fort  longs,  je  n'y  voulus 
plus  retourner.  M.  de  Jonville  était  assurément  un  honnête  et  galant 
homme,  aimable  même  à  certains  égards;  mais  il  avait  peu  d'esprit: 
il  était  beau,  tant  soit  peu  Narcisse,  et  passablement  ennuyeux.  11 
avait  un  recueil  singulier,  et  peut-être  unique  au  monde,  dont  il 
s'occupait  beaucoup,  et  dont  il  occupait  aussi  ses  hôtes,  qui  quelque- 
fois s'en  amusaient  moins  que  lui.  C'était  une  collection  très  com- 
plète de  tous  les  vaudevilles  de  la  cour  et  de  Paris,  depuis  plus  de 
cinquante  ans,  où  l'on  trouvait  beaucoup  d'anecdotes,  qu'on  aurait 
inutilement  cherchées  ailleurs.  Voilà  des  Mémoires  pour  l'histoire  de- 
France,  dont  on  ne  s'aviserait  guère  chez  toute  autre  nation. 

Unjour.au  tort  de  notre  meilleure  intelligence,  il  me  rit  un  accueil  si 
froid,  si  glaçant, si  peu  danssonton  ordinaire, qu'après  luiavoir  donné 
occasion  de  s'expliquer,  et  même  l'en  avoir  prié,  je  sortis  de  chez  lui 
avec  la  résolution,  que  j'ai  tenue,  de  n'y  plus  remettre  les  pieds  ;  car 
on  ne  me  revoit  guère  où  j'ai  été  une  fois  mal  reçu,  et  il  n'y  avait 
point  ici  de  Diderot  qui  plaidât  pour  Al.  de  Jonville.  Je  cherchai 
vainement  dans  ma  tète  quel  tort  je  pouvais  avoir  avec  lui  :  je  ne 
trouvai  guère.  J'étais  sûr  de  n'avoir  jamais  parlé  de  lui  ni  des  sien-. 
que  de  la  façon  la  plus  honorable;  car  je  lui  étais  sincèrement  atta- 
ché ;  et,  outre  que  je  n'en  avais  que  du  bien  à  dire,  ma  plus  inviolable- 
maxime  a  toujours  été  de  ne  parler  qu'avec  honneur  des  maisons  que 
je  fréquentais. 

Enfin,  a  force  de  ruminer,  voici  ce  que  je  Conjecturai.  I.a  dernière 
fois  que  nous  nous  étions  vus,  il  m'avait  donne  a  souper  chez  des 
filles  de  sa  connaissance,  avec  deux  ou  trois  commis  des  affaires  étran- 
gères, gens  très  aimables,  et  qui  n'avaient  point  du  tout  l'air  ni  le 
ton  libertin;  et  je  puis  jurer  que  de  mon  coté  la  soirée  se  passa  ,t 
méditer  assez,  tristement  sur  le  malheureux  sort  de  ces  créatures.  Je 


I  ON]  I  SSIONS   DE   J.-J.    ROUSSEAU  . 

ne  payai  pas  mon  cent,  parce  que  .M.  de  Jonville  nous  donnait  à 
souper  ;  et  je  ne  donnai  lien  à  ces  tilles,  parce  que  je  ne  leur  lis  point 
gagner,  comme  à  \& padoana,  le  payement  que  j'aurais  pu  leur  offrir. 

Nous  sortîmes  tous  assez  gais,  et  de  très  bonne  intelligence.  Sans  être 
retourné  chez,  ces  tilles,  j'allai  trois  ou  quatre  jours  après  dîner  chez 
M.  de  Jon\  ille.que  je  n'avais  pas  revu  depuis  lors, et  qui  me  fit  l'accueil 
que  j'ai  dit.  N'en  pouvant  imaginer  d'autre  cause  que  quelque  malen- 
tendu relatif'  à  ce  souper,  et  voyant  qu'il  ne  voulait  pas  s'expliquer, 
je  pris  mon  parti  et  cessai  de  le  voir;  mais  je  continuai  de  lui  envoyer 
mes  ouvrages:  il  nie  lit  l'aire  souvent  des  compliments;  et  l'ayant  un 
jour  rencontré  au  chauffoir  de  la  Comédie,  il  me  fit,  sur  ce  que  je 
n'allais  plus  le  voir,  des  reproches  obligeants,  qui  ne  m'y  ramenèrent 
pas.  Ainsi  cette  affaire  avait  plus  l'air  d'une  bouderie  que  d'une  rup- 
ture. Toutefois  ne  l'ayant  pas  revu,  et  n'ayant  plus  oui  parler  de  lui 
depuis  lors,  il  eût  été  trop  tard  pour  y  retourner  au  bout  d'une  inter- 
ruption de  plusieurs  années.  Voilà  pourquoi  M.  de  Jonville  n'entre 
point  ici  dans  ma  liste,  quoique  j'eusse  assez  longtemps  fréquente  sa 
maison. 

Je  n'enflerai  point  la  même  liste  de  beaucoup  d'autres  connais- 
sances moins  familières,  ou  qui,  par  mon  absence,  avaient  cessé  de 
l'être,  et  que  je  ne  laissai  pas  de  voir  quelquefois  en  campagne,  tant 
chez  moi  qu'à  mon  voisinage,  telles,  par  exemple,  que  les  abbés  de 
Condillac.  de  Mably,  MM.  de  Mairan,  de  Lalive,  de  Boisgelou, 
Watelet,  Ancelet,  et  d'autres  qu'il  serait  trop  long  de  nommer.  Je 
passerai  légèrement  aussi  sur  celle  de  M.  de  Margcncy,  gentilhomme 
ordinaire  du  roi,  ancien  membre  de  la  coterie  holbachique,  qu'il 
avait  quittée  ainsi  que  moi,  et  ancien  ami  de  madame  d'Epinay,  dont 
il  s'était  détaché  ainsi  que  moi  ;  ni  sur  celle  de  son  ami  Desmahis, 
auteur  célèbre,  mais  éphémère,  de  la  comédie  de  Y  Impertinent .  Le 
premier  était  mon  voisin  de  campagne,  sa  terre  de  Margency  étant  près 
de  Montmorency.  Nous  étions  d'anciennes  connaissances;  mais  le 
voisinage  et  une  certaine  conformité  d'expériences  nous  rapprochè- 
rent davantage.  Le  second  mourut  peu  après.  11  avait  du  mérite  et 
de  l'esprit;  mais  il  était  un  peu  l'original  de  sa  comédie,  un  peu  fat 
auprès  des  femmes,  et  n'en  fut  pas  extrêmement  regretté. 

Mais    je    ne    puis    omettre    une    correspondance    nouvelle    de     ce 


LIVRE   DIXIÈME.  i35 

temps  là.  qui  a  trop  influé  ^ur  le  reste  de  ma  vie  poui  que  je  néglige 
d'en  marquer  le  commencement.  Il  s'agit  de  M.  de  Lamoignon  de 
Malesherbes,  premier  président  de  la  cour  des  aides,  chargé  pour  lors 

de  la  librairie,  qu'il  gouvernait  avec  autant  de  lumières  que  de  dou- 
Ceur  et  a  la  grande  satisfaction  des  gens  de  lettres.  Je  ne  l'avais  pas 
été  voira  Paris  une  sL-nle  lois;  cependant  j'avais  toujours  éprouvé  de 
sa  part  les  facilites  les  plus  obligeantes,  quant  a  l.i  censure;  et  je 
savais  qu'en  plus  d'une  occasion  il  avait  fort  malmené  ceux  qui  écri- 
vaient contre  moi.  J'eus  de  nouvelles  preuves  de  sCs  bontés  .m  sujet 
de  l'impression  de  la  Julie;  car  les  épreuves  d'un  si  grand  ouvrage 
étant  fort  coûteuses  à  faire  venir  d'Amsterdam  parla  poste,  il  permit, 
avant  ses  ports  francs,  qu'elles  lui  fussent  adressées;  et  il  me  les 
envoyait  franches  aussi,  s,uis  le  contre-seing  de  M.  le  chancelier  son 
père.  Quand  l'ouvrage  fut  imprimé,  il  n'en  permit  le  débit  dans  le 
royaume  qu'ensuite  d'une  édition  qu'il  en  lit  faire  à  mon  profit, 
malgré  moi-même  :  comme  ce  profit  eût  été  de  ma  part  un  vol  fait  a 
Rev.  à  qui  j'avais  vendu  mon  manuscrit,  non  seulement  je  ne  voulus 
point  accepter  le  présent  qui  m'était  destiné  pour  cela,  sans  son  aveu, 
qu'il  accorda  très  généreusement  ;  mais  je  voulus  partager  avec  lui 
les  cent  pistoles  à  quoi  monta  ce  présent,  et  dont  il  ne  voulut  rien. 
Pour  ces  cent  pistoles,  j'eus  le  désagrément  dont  M.  de  Malesherbes 
ne  m'avait  pas  prévenu,  de  voir  horriblement  mutiler  mon  ouvi 
et  empêcher  le  débit  de  la  bonne  édition  jusqu'à  ce  que  la  mauvaise 
fût  écoulée. 

J'ai  toujours  regardé  M.  Malesherbes  comme  un  homme  d'une 
droiture  à  toute  épreuve.  Jamais  rien  de  ce  qui  m'est  arrivé  ne  m'a 
fait  douter  un  moment  de  sa  probité  :  mais  aussi  faible  qu'honnête, 
il  nuit  quelquefois  aux  gens  pour  lesquels  il  s'intéresse,  à  force  de  les 
vouloir  préserver.  Non-seulement  il  lit  retrancher  plus  de  cent  pages 
dans  l'édition  de  Paris,  mais  il  fit  un  retranchement  qui  pouvait 
porter  le  nom  d'infidélité  dans  l'exemplaire  de  la  bonne  édition  qu'il 
envoya  à  madame  de  Pompadour.  Il  est  dit  quelque  part,  dans  cet 
ouvrage,  que  la  femme  d'un  charbonnier  est  plus  digne  de  respect 
que  la  maîtresse  d'un  prince.  Cette  phrase  m'était  venue  dans  la  cha- 
leur de  la  composition,  sans  aucune  application,  je  le  jure.  En  relisant 
l'ouvrage,   je   vis  qu'on   ferait  cette   application.  Cependant,  par   la 


I   ON]  l  5SIONS   DE   J.-J.    ROUSSEAU. 

très  imprudente  maxime  de  ne  rien  ôter  par  égard  aux  applications 
qu'on  pouvait  faire,  quand  j'avais  dans  ma  conscience  le  témoignage 
de  ne  les  avoir  pas  faites  en  écrivant,  je  ne  voulus  point  ôter  cette 
phrase,  et  je  me  contentai  de  substituer  le  motprince  au  motroi,  que 
j'avais  d'abord  mis.  Cet  adoucissement  ne  parut  pas  suffisant  à  M.  de 
Malesherbes  :  il  retrancha  la  phrase  entière,  dans  un  carton  qu'il  lit 
imprimer  exprès,  et  coller  aussi  proprement  qu'il  fut  possible  dans 
l'exemplaire  de  madame  de  Pompadour.  Elle  n'ignora  pas  ce  tour  de 
passe-passe  :  il  se  trouva  de  bonnes  âmes  qui  l'en  instruisirent.  Pour 
moi,  je  ne  l'appris  que  longtemps  après,  lorsque  je  commençais  ^.\'^:]^ 
sentir  les  suites. 

N'est-ce  point  encore  ici  la  première  origine  de  la  haine  couverte, 
mais  implacable,  d'une  autre  dame  qui  était  dans  Lin  cas  pareil,  sans 
que  j'en  susse  rien,  ni  même  que  je  la  connusse  quand  j'écrivis  ce 
passage?  Quand  le  livre  se  publia,  la  connaissance  était  faite,  et 
j'étais  ties  inquiet.  Je  le  dis  au  chevalier  de  Lorenzi,  qui  se  moqua 
de  moi,  et  m'assura  que  cette  dame  en  était  si  peu  offensé  qu'elle  n'y 
avait  pas  même  fait  attention.  Je  le  crus,  un  peu  légèrement  peut-être 
et  je  me  tranquillisai  fort  mal  à  propos. 

Je  reçus,  à  l'entrée  de  l'hiver,  une  nouvelle  marque  des  bonte's  de 
M.  de  .Malesherbes,  à  laquelle  je  fus  fort  sensible,  c^uoique  je  ne 
jugeasse  pas  à  propos  d'en  profiter.  Il  y  avait  une  place  vacante  dans 
le  .Journal  des  savants.  Margency  m'écrivit  pour  me  la  proposer, 
comme  de  lui-même.  Mais  il  me  fut  aisé  de  comprendre,  par  le  tour 
de  sa  lettre  (liasse  C,  n°  33),  qu'il  était  instruit  et  autorisé;  et  lui- 
même  me  marqua  dans  la  suite  (liasse  C,  n°  47)  qu'il  avait  été  chargé 
de  me  faire  cette  offre.  Le  travail  de  cette  place  était  peu  de  chose. 
Il  ne  s'agissait  que  de  deux  extraits  par  mois,  dont  on  m'apporterait 
les  livres,  sans  être  obligé  jamais  à  aucun  voyage  de  Paris,  pas  même 
pour  faire  au  magistrat  une  visite  de  remerciement.  J'entrais  par  là 
dans  une  société  de  gens  de  lettres  du  premier  mérite,  MM.  de  Mairan. 
Clairaut,  de  Guignes  et  l'abbé  Barthélémy,  dont  la  connaissance  était 
déjà  faite  avec  les  deux  premiers,  et  très  bonne  à  faire  avec  les  deux 
autres.  Enfin,  pour  un  travail  si  peu  pénible,  et  que  je  pouvais  faire 
si  commodément,  il  y  avait  un  honoraire  de  huit  cents  francs  attaché 
à  cette  place.   Je   délibérai   quelques    heures  avant  que   de  me   déter- 


I  IVRE   DIXI]   Ml 

miner,  et  je  puis  jurer  que  ce  ne  fut  que  par  la  crainte  de  fâcher  Mai 
gency  et  Je  déplaire  à  M.  de  Malesherbes.  Mais  enfin  la  gêne  insup- 
portable >ie  ne  pouvoir  travailler  à  mon  heure  et  d'être  commandé 

par  le  temps,  bien  plus  encore  la  certitude  de  mal  i  emplir  les  fonc- 
tions dont  il  fallait  me  charger,  remportèrent  surtout,  et  me  déter- 
minèrent à  refuser  une  place  pour  laquelle  je  n'étais  pas  propre.  Je 
savais  que  tout  mon  talent  ne  venait  que  d'une  certaine  chaleur  d'âme 
sur  les  matières  que  j'avais  a  traiter,  et  qu'il  n'y  avait  que  l'amour  d\i 
grand,  du  vrai,  du  beau,  qui  put  animer  mon  génie.  Et  que  m'au 
raient  importé  les  sujets  de  la  plupart  des  livres  que  j'aurais  à  extraire. 
et  les  livres  mêmes;  Mon  indifférence  pour  la  chose  eût  glacé  ma 
plume  et  abruti  mon  esprit.  On  s'imaginait  que  je  pouvais  écrire  par 
métier,  comme  tous  les  autres  gens  de  lettres,  au  lieu  que  je  ne  sus 
jamais  écrire  que  par  passion.  Ce  n'était  assurément  pas  là  ce  qu'il 
fallait  au  Journal  des  savants.  J'écrivis  donc  à  Margency  une  lettre  de 
remerciement,  tournée  avec  toute  l'honnêteté  possible,  dans  laquelle 
je  lui  lis  si  bien  le  détail  de  mes  raisons,  qu'il  ne  se  peut  pas  que  ni 
lui,  ni  M.  de  Malesherbes,  aient  cru  qu'il  entrât  ni  humeur  ni  orgueil 
dans  mon  refus.  Aussi  l'approuvèrent-ils  l'un  et  l'autre,  sans  m'en 
taire  moins  bon  visage;  et  le  secret  fut  si  bien  gardé  sur  cette  allaite, 
que  le  public  n'en  a  jamais  eu  le  moindre  vent. 

Cette  proposition  ne  venait  pas  dans  un  moment  favorable  pour 
me  la  faire  agréer;  car  depuis  quelque  temps  je  formais  le  projet  de 
quitter  tout  à  fait  la  littérature,  et  surtout  le  métier  d'auteur.  Tout  ce 
qui  venait  de  m'arriver  m'avait  absolument  dégoûté  des  gens  de 
lettres,  et  j'avais  éprouvé  qu'il  était  impossible  de  courir  la  même 
carrière,  sans  avoir  quelques  liaisons  avec  eux.  Je  ne  l'étais  guère- 
moins  des  gens  du  monde,  et  en  général  de  la  vie  mixte  que  je  venais 
de  mener,  moitié  à  moi-même,  et  moitié  à  des  sociétés  pour  lesquelles 
je  n'étais  point  fait.  Je  sentais  plus  que  jamais,  et  par  une  constante 
expérience,  que  toute  association  inégale  est  toujours  désavantageuse 
au  parti  faible.  Vivant  avec  des  gens  opulents,  et  d'un  autre  état  que 
celui  que  j'avais  choisi,  sans  tenir  maison  comme  eux,  j'étais  obligé 
de  les  imiter  en  bien  des  choses;  et  des  menues  dépenses,  qui  n'étaient 
rien  pour  eux,  étaient  pour  moi  non  moins  ruineuses  qu'indispen- 
sables. Qu'un  autre  homme  aille  dans  une  maison  de  campagne,  il  est 


N  1   I   SSIONS    DK    l.-J.    ROUSSE  \  l 

servi  par  son  laquais,  tant  à  table  que  dans  sa  chambre  :  il  l'envoie 
chercher  tout  ce  dont  il  a  besoin;  n'ayant  rien  à  faire  directement  avec 

ks  gens  de  la  maison,  ne  les  voyant  même  pas,  il  ne  leur  donne  des 
étrennes  que  quand  et  comme  il  lui  plaît  :  mais  moi,  seul,  sans  do- 
mestique, j'étais  a  la  merci  de  Ceux  de  la  maison,  dont  il  fallait  né- 
cessairement capter  les  bonnes  grâces,  pour  n'avoir  pas  beaucoup  a 
souffrir;  et,  traité  comme  l'égal  de  leur  maître,  il  en  fallait  aussi  traiter 
les  gens  comme  tel,  et  même  faire  pour  eux  plus  qu'un  autre,  parce 
qu'en  effet  j'en  avais  bien  plus  besoin.  Passe  encore  quand  il  y  a  peu 
de  domestiques;  mais  dans  les  maisons  où  j'allais  il  y  en  avait  beau- 
coup, tous  très-rogues,  très-fripons,  très-alertes,  j'entends  pour  leur 
intérêt;  et  les  coquins  savaient  taire  en  sorte  que  j'avais  successive- 
ment besoin  de  tous.  Les  femmes  de  Paris,  qui  ont  tant  d'esprit,  n'ont 
aucune  idée  juste  sur  cet  article;  et,  à  force  de  vouloir  économiser  ma 
bourse,  elles  me  ruinaient.  Si  je  soupais  en  ville  un  peu  loin  de  chez 
moi,  au  lieu  de  souffrir  que  j'envoyasse  chercher  un  fiacre,  la  dame 
de  la  maison  faisait  mettre  les  chevaux  pour  me  ramener;  elle  était 
fort  aise  de  m'épargner  les  vingt-quatre  sous  du  fiacre  :  quant  à  l'écu 
que  je  donnais  au  laquais  et  au  cocher,  elle  n'y  songeait  pas.  Une 
femme  m'écrivait-elle  de  Paris  a  l'Ermitage,  ou  à  Montmorency  : 
axant  regret  aux  quatre  sous  de  port  que  sa  lettre  m'aurait  coûté,  elle 
me  l'envoyait  par  un  de  ses  gens,  qui  arrivait  à  pied  tout  en  nage,  et 
à  qui  je  donnais  à  dîner,  et  un  écu  qu'il  avait  assurément  bien  gagné. 
Me  proposait-elle  d'aller  passer  huit  ou  quinze  jours  avec  elle  à  sa 
campagne,  elle  se  disait  en  elle-même  :  Ce  sera  toujours  une  écono- 
mie pour  •ce  pauvre  garçon;  pendant  ce  temps-la,  sa  nourriture  ne 
lui, coûtera  rien.  Elle  ne  songeait  pas  qu'aussi,  durant  ce  temps-là,  je 
ne  travaillais  point;  que  mon  ménage,  et  mon  loyer,  et  mon  linge. 
et  mes  habits,  n'en  allaient  pas  moins;  que  je  payais  mon  barbier  à 
double,  et  qu'il  ne  laissait  pas  de  m'en  coûter  chez  elle  plus  qu'il  ne 
m'en  aurait  coûté  chez  moi.  Quoique  je  bornasse  mes  petites  largesses 
aux  seules  maisons  où  je  vivais  d'habitude,  elles  ne  laissaient  pas  de 
m'être  ruineuses.  Je  puis  assurer  que  j'ai  bien  versé  vingt-cinq  écus 
chez  madame  d'Houdetot  à  Eaubonne,  ou  je  n'ai  couché  que  quatre 
ou  cinq  fois,  et  plus  de  cent  pistoles  tant  à  Épinay  qu'a  la  Chevrette, 
pendant  les  cinq  ou  six  ans  que  j'y  fus  le  plus  assidu.  Ces  dépenses 


L1VR]     DIXIÈME. 

sont  iné\  itables  pour  un  homm  :  de  mon  humeur,  qui  ne  sait  se  pour 
voir  de  rien,  ni  s'ingénier  sur  rien,  ni  supporter  l'aspect  d'un  valet 
qui  grogne,  et  qui  vous  sert  en  rechignant.  Chez  madame  Dupin 
même,  où  j'étais  de  la  maison,  et  où  je  rendais  mille  services  aux 

domestiques,  je  n'ai  jamais  reçu  les  leurs  qu'a  la  pointe  de  mon  argent. 
Dans   la  suite,  il  a   fallu  renoncer  tout  à  fait  a   Ces  petites  libéralités. 

que  ma  situation  ne  m'a  plus  permis  de  faire;  et  c'est  alors  qu'on  m'a 
fait  sentir  bien  plus  durement  encore  l'inconvénient  de  fréquenter  des 
gens  d'un  autre  état  que  le  sien. 

Encore  si  cette  \  ie  eût  été  de  mon  goût,  je  me  serais  consolé  d'une 

dépense  onéreuse,  consacrée  à  mes  plaisirs  :  mais  se  ruiner  pour 
s'ennuyer  est  trop  insupportable;  et  j'avais  si  bien  senti  le  poids  de 
ce  train  de  vie,  que,  profitant  de  l'intervalle  de  liberté  où  je  me  trou- 
vais pour  lois,  j'étais  déterminé  à  le  perpétuer,  à  renoncer  totalement 
à  la  grande  société1,  à  la  composition  des  livres,  à  tout  commerce  de- 
littérature,  et  à  me  renfermer,  pour  le  reste  de  mes  jours,  dans  la 
sphère  étroite  et  paisible  pour  laquelle  je  me  sentais  né. 

Le  produit  de  la  Lettre  à  d'Alemberl  et  de  la  Nouvelle  Héloïse avait 
un  peu  remonté  mes  finances,  qui  s'étaient  fort  épuisées  a  l'Ermitage. 
Je  me  voyais  environ  mille  écus  devant  moi.  L'Emile,  auquel  je  m'étais 
mis  tout  de  bon  quand  j'eus  achevé  VHéloïse,  était  fort  avancé,  et  son 
produit  devait  au  moins  doubler  cette  somme.  Je  formai  le  projet  de 
placer  ce  fonds  de  manière  à  me  faite  une  petite  rente  viagère,  qui 
put,  avec  ma  copie,  me  faire  subsister  sans  plus  écrire.  J'avais  encore 
deux  ouvrages  sur  le  chantier.  Le  premier  était  mes  Institutions  po- 
litiques. J'examinai  l'état  de  ce  livre,  et  je  trouvai  qu'il  demandait 
encore  plusieurs  années  de  travail.  Je  n'eus  pas  le  courage  de  le  pour- 
suivre et  d'attendre  qu'il  fût  achevé,  pour  exécuter  ma  résolution. 
Ainsi,  renonçant  à  cet  ouvrage,  je  résolus  d'en  tirer  tout  ce  qui  pou- 
vait se  détacher,  puis  de  brûler  tout  le  reste:  et.  poussant  ce  travail 
avec  zèle,  sans  interrompre  celui  de  l'Emile,  je  mis.  en  moins  de  deux 
ans,  la  dernière  main  au  Contrat  social. 

Restait  le  Dictionnaire  de  musique.  C'était  un  travail  de  manœuvre, 
qui  pouvait  se  faire  en  tout  temps,  et  qui  n'avait  pour  objet  qu'un  pro- 
duit pécuniaire.  Je  me  réservai  de  l'abandonner,  ou  de  l'achever  a 
mon  aise,  selon  que  mes  autres  ressources  rassemblées  me  rendraient 


I  ONI   I  SSIONS   l>i:    i.-.l.    ROUSSI    VI 

celle-là  nécessaire  ou  superflue.  A  l'égard  de  la  Morale  sensitive,  dont 
l'entreprise  était  restée  en  esquisse,  je  l'abandonnai  totalement. 

Comme  j'avais  en  dernier  projet,  si  je  pouvais  me  passer  tout  à 
fait  de  la  copie,  celui  de  m'éloigner  de  Paris,  où  l'affluence  des  surve- 
nants rendait  nia  subsistance  coûteuse,  et  tn'ôtait  le  temps  d'y  pour- 
voir, pour  prévenir  dans  ma  retraite  l'ennui  dans  lequel  on  dit  que 
tombe  un  auteur  quand  il  a  quitté  la  plume,  je  me  réservais  une  oc- 
cupation qui  pût  remplir  le  vide  de  ma  solitude,  sans  tenter  de  plus 
rien  taire  imprimer  de  mon  vivant.  Je  ne  sais  par  quelle  fantaisie  Rev 
me  pressait  depuis  longtemps  d'écrire  les  Mémoires  de  ma  vie.  Quoi- 
qu'ils ne  tussent  pas  jusqu'alors  fort  intéressants  par  les  faits,  je  sentis 
qu'ils  pouvaient  le  devenir  par  la  franchise  que  j'étais  capable  d'y 
mettre;  et  je  résolus  d'en  faire  un  ouvrage  unique,  par  une  véracité 
sans  exemple,  afin  qu'au  moins  une  fois  on  pût  voir  un  homme  tel 
qu'il  était  en  dedans.  J'avais  toujours  ri  de  la  fausse  naïveté  de  Mon- 
taigne, qui.  faisant  semblant  d'avouer  ses  défauts,  a  grand  soin  de  ne 
s'en  donner  que  d'aimables:  tandis  que  je  sentais,  moi  qui  me  suis 
cru  toujours,  et  qui  me  crois  encore,  à  tout  prendre,  le  meilleur  des 
hommes,  qu'il  n'y  a  point  d'intérieur  humain,  si  pur  qu'il  puisse  être. 
qui  ne  recèle  quelque  vice  odieux.  Je  savais  qu'on  me  peignait  dans 
le  public  sous  des  traits  si  peu  semblables  aux  miens,  et  quelquefois  si 
difformes,  que,  malgré  le  mal  dont  je  ne  voulais  rien  taire,  je  ne  pou- 
vais que  gagner  encore  à  me  montrer  tel  que  j'étais.  D'ailleurs,  cela 
ne  se  pouvant  faire  sans  laisser  voir  aussi  d'autres  gens  tels  qu'ils 
étaient,  et  par  conséquent  cet  ouvrage  ne  pouvant  paraître  qu'après 
ma  mort  et  celle  de  beaucoup  d'autres,  cela  m'enhardissait  davantage 
à  fa-ire  mes  Confessions,  dont  jamais  je  n'aurais  à  rougir  devant  per- 
sonne. Je  résolus  donc  de  consacrer  mes  loisirs  à  bien  exécuter  cette 
entreprise,  et  je  me  mis  a  recueillir  les  lettres  et  papiers  qui  pouvaient 
guider  ou  réveiller  ma  mémoire,  regrettant  fort  tout  ce  que  j'avais  dé- 
chire, brûlé,  perdu  jusqu'alors. 

Ce  projet  de  retraite  absolue,  un  des  plus  sensés  que  j'eusse  ïamais 
faits,  était  fortement  empreint  dans  mon  esprit:  et  déjà  je  travaillais 
à  son  exécution,  quand  le  ciel,  qui  me  préparait  une  autre  destinée, 
nie  jeta  dans  un  nouveau  tourbillon. 

Montmorency,  cet  ancien  et  beau  patrimoine  de  l'illustre  maison 


LIVRE  D1XI ÈM I  .• ,  i 

de  ce  nom.  ne  lui  appartient  plus  depuis  la  confiscation.  II  a  passé, 
par  la  sœur  du  duc  Henri,  dans  la  maison  de  Condé,  qui  .1  changé  le 
nom  de  Montmorency  en  celui  d'Enghien  ;  et  ce  duché  n'a  d'autre  châ- 
teau qu'une  vieille  tour,  où  l'on  tient  les  archives,  et  où  l'on  reçoit  les 
hommages  des  vassaux.  Mais  on  voità  Montmorenc)  ou  Enghien  une 
maison  particulière  bâtie  par  Croisât,  dit  le  pauvre,  laquelle  avant  la 
magnificence  des  plus  superbes  châteaux,  en  mérite  et  en  porte  le 

nom.  L'aspect  imposant  de  ce  bel  édifice,  la  terrasse  sur  laquelle  il  est 
bâti,  sa  vue  unique  peut-être  au  monde,  son  vaste  salon  peint  d'une 
excellente  main,  son  jardin  planté  par  le  célèbre  Le  Nôtre,  tout  cela 
forme  un  tout  dont  la  majesté  frappante  a  pourtant  je  ne  sais  quoi 
de  -impie,  qui  soutient  et  nourrit  l'admiration.  M.  le  maréchal  duc  de- 
Luxembourg,  qui  occupait  alors  cette  maison,  venait  tous  les  ans  dans 
ce  pays,  ou  jadis  ses  pères  étaient  les  maîtres,  passer  en  deux  fois  cinq 
ou  six  semaines,  comme  simple  habitant,  mais  avec  un  éclat  qui  ne 
dégénérait  point  de  l'ancienne  splendeur  de  sa  maison.  Au  premier 
voyage  qu'il  y  lit  depuis  mon  établissement  à  Montmorencj  ,  monsieur 
et  madame  la  maréchale  envoyèrent  un  valet  de  chambre  me  faire 
compliment  de  leur  part,  et  m'inviter  à  souper  chez  eux  toutes  les 
fois  que  cela  me  ferait  plaisir.  A  chaque  fois  qu'ils  revinrent,  ils  ne 
manquèrent  point  de  réitérer  le  même  compliment  et  la  même  invi- 
tation. Cela  me  rappelait  madame  de  Beuzenval  m'envoyant  dîner  a 
l'office.  Les  temps  étaient  changés,  mais  j'étais  demeuré  le  même. 
Je  ne  voulais  point  qu'on  m'envoyât  dîner  à  l'office,  et  je  me  souciais 
peu  de  la  table  des  grands.  J'aurais  mieux  aimé  qu'ils  me  laissassent 
pour  ce  que  j'étais,  sans  me  fêter  et  sans  m'avilir.  Je  répondis  honnê- 
tement et  respectueusement  aux  politesses  de  monsieur  et  de  ma- 
dame de  Luxembourg,  mais  je  n'acceptai  point  leurs  offres;  et,  tant 
mes  incommodités  que  mon  humeur  timide  et  mon  embarras  a 
parler,  me  faisant  frémir  à  la  seule  idée  de  me  présenter  dans  une 
assemblée  des  gens  de  la  cour,  je  n'allai  pas  même  au  château  faire 
une  visite  de  remerciement,  quoique  je  comprisse  assez  que  c'était  ce 
qu'on  cherchait,  et  que  tout  cet  empressement  était  plutôt  une  affaire 
de  curiosité  que  de  bienveillance. 

Cependant  les  avances  continuèrent  et  allèrent  même  en  augmen- 
tant. Madame  la  comtesse  de  Boufrlers,  qui  était  fort  liée  avec  ma- 


C0N1  ESSIONS   DE  J.-.l.   ROI  SSEAU. 

dame  la  maréchale,  étant  venue  à  Montmorency,  envoya  savoir  de 
mes  nouvelles,  et  me  proposer  de  me  venir  voir.  Je  répondis  comme 
je  devais,  mais  je  ne  démarrai  point.  Au  voyage  de  Pâques  de  l'année 
suivante  [75  >,  le  chevalier  de  Lorenzy,  qui  était  de  la  cour  de  M.  le 

prince  de  Conti  et  de  la  société  de  madame  de  Luxembourg,  vint 
me  voir  plusieurs  lois  :  nous  fîmes  connaissance  ;  il  me  pressa  d'aller 
au  château  :  je  n'en  lis  rien,  Enfin,  une  après-midi  que  je  ne  son- 
geais à  rien  moins,  je   vis  arriver  M.  le  maréchal  de  Luxembourg, 

suivi  de  cinq  ou  six  personnes.  Pour  lors  il  n'y  eut  plus  moyen  de 
m'en  dédire;  et  je  ne  pus  éviter,  sous  peine  d'être  un  arrogant  et  un 
malappris,  de  lui  rendre  sa  visite,  et  d'aller  faire  ma  cour  à  madame- 
la  maréchale,  de  la  part  de  laquelle  il  m'avait  comblé  des  choses  les 
plus  obligeantes.  Ainsi  commencèrent,  sous  de  funestes  auspices,  des 
liaisons  dont  je  ne  pus  plus  longtemps  me  défendre,  mais  qu'un  pres- 
sentiment trop  bien  fondé  me  fit  redouter  jusqu'à  ce  que  j'y  fusse 
engagé. 

Je  craignais  excessivement  madame  de  Luxembourg.  Je  savais 
qu'elle  était  aimable.  Je  l'avais  vue  plusieurs  fois  au  spectacle,  et 
chez  madame  Dupin,  il  y  avait  dix  ou  douze  ans,  lorsqu'elle  était 
duchesse  de  Rouftlers.  et  qu'elle  brillait  encore  de  sa  première  beauté. 
.Mais  elle  passait  pour  méchante;  et,  dans  une  aussi  grande  dame, 
cette  réputation  me  faisait  trembler.  A  peine  Teus-je  vue,  que  je  fus 
subjugué.  Je  la  trouvai  charmante,  de  ce  charme  à  l'épreuve  du 
temps,  le  plus  fait  pour  agir  sur  mon  cœur.  Je  m'attendais  à  lui 
trouver  un  entretien  mordant  et  plein  d'épigrammes.  (le  n'était  point 
cela,  c'était  beaucoup  mieux.  La  conversation  de  madame  de  Luxem- 
bourg ne  pétille  pas  d'esprit;  ce  ne  sont  pas  des  saillies,  et  ce  n'est 
même  proprement  de  la  finesse  :  mais  c'est  une  délicatesse  ex- 
quise, qui  ne  frappe  jamais,  et  qui  plaît  toujours.  Ses  flatteries  sont 
d'autant  plus  enivrantes  qu'elles  sont  plus  simples;  on  dirait  qu'elles 
lui  échappent  sans  qu'elle  y  pense,  et  que  c'est  son  cœur  qui  s'é- 
panche, uniquement  parce  qu'il  est  trop  rempli.  Je  crus  m'aperce- 
voir,  dès  la  première  visite,  que,  malgré  mon  air  gauche  et  mes 
les  phrases,  ie  ne  lui  déplaisais  pas.  Toutes  les  femmes  de  la 
cour  savent  vous  persuader  cela  quand  elles  le  veulent,  vrai  ou  non  ; 
mais  toutes  ne   savent  pas,  comme  madame  de  Luxembourg,  vous 


I  [VRE   DIX  I  i  ME.  243 

rendre  cette  persuasion  si  douce  qu'on  ne  s'avise  plus  d'en  vouloii 
douter.  Dès  le  premier  jour,  ma  confiance  en  elle  eût  ètè  aussi  en- 
tière  qu'elle    ne  larda    pas  a    le  devenir,   si    madame    li  e   de 

Montmorency,  sa  belle-fille,  jeune  folle,  assez  maligne,  et  je  pense. 
un  peu  tracassière,  ne  se  fût  avisée  de  m'entreprendre ,  et,  tout  au 
travers  de  force  éloges  de  sa  maman  et  de  Teintes  agaceries  poui 

propre  compte,  ne  m'eût  mis  en  doute  si  je  n'étais  pas  persillé. 
Je  me  serais  peut-être  difficilement  rassuré  sur  cette  crainte  auprès 

des  deux  dames,  si  les  extrêmes  bontés  de  M.  le  maréchal  ne  m'eus- 
sent  continué  que  les  leurs  étaient  sérieuses.  Rien  de  plus  surpre- 
nant, vu  mon  caractère  timide,  que  la  promptitude  avec  laquelle  je 
le  pris  au  mot  sur  le  pied  d'égalité  où  il  voulut  se  mettre  avec  moi.  si 
ce  n'est  peut-être  celle  avec  laquelle  il  me  prit  au  mot  lui-même  sur 
l'indépendance  absolue  avec  laquelle  je  voulais  vivre.  Persuadés  l'un 
et  l'autre  que  j'avais  raison  d'être  content  de  mon  état  et  de  n'en  vou- 
loir pas  changer,  ni  lui  ni  madame  de  Luxembourg  n'ont  paru  vouloir 
s'occuper  un  instant  de  ma  bourse  ou  de  ma  fortune  :  quoique  je  ne 
pusse  douter  du  tendre  intérêt  qu'ils  prenaient  à  moi  tous  les  deux, 
jamais  ils  ne  m'ont  proposé  de  place  et  ne  m'ont  otlert  leur  crédit,  si 
ce  n'est  une  seule  fois,  que  madame  de  Luxembourg  parut  désirer 
que  je  voulusse  entrer  à  l'Académie  française.  J'alléguai  ma  religion: 
elle  me  dit  que  ce  n'était  pas  un  obstacle,  ou  qu'elle  s'engageait  à  le 
lever.  Je  répondis  que,  quelque  honneur  que  ce  fût  pour  moi  d'être 
membre  d'un  corps  si  illustre,  ayant  refusé  à  .M.  de  Tressan,  et  en 
quelque  sorte  au  roi  de  Pologne,  d'entrer  dans  l'Acadc'mie  de  Nanci, 
je  ne  pouvais  plus  honnêtement  entrer  dans  aucune.  Madame  de 
Luxembourg  n'insista  pas,  et  il  n'en  fut  plus  reparlé.  Cette  simpli- 
cité de  commerce  avec  de  si  grands  seigneurs,  et  qui  pouvaient  tout 
en  ma  faveur,  M.  de  Luxembourg  étant  et  méritant  bien  d'être  l'ami 
particulier  du  roi,  contraste  bien  singulièrement  avec  les  continuels 
soucis,  non  moins  importuns  qu'officieux,  des  amis  protecteurs  que 
je  venais  de  quitter,  et  qui  cherchaient  moins  à  me  servir  qu'à  m'a- 
vilir. 

Quand  M.  le  maréchal  m'était  venu  voir  à  Mont-Louis,  je  l'avais 
reçu  avec  peine,  lui  et  sa  suite,  dans  mon  unique  chambre,  non  parce 
que  je  fus  obligé  de  le  faire  asseoir  au  milieu  de  mes  assiettes  sales 


■  Il 


CO N 1  ESS I O N S  DE   I. - J.   ROUSSEAU. 


et  de  mes  pots  cassés,  mais  parce  que  mon  plancher  pourri  tombait 
en  ruine,  et  que  je  craignais  que  le  poids  de  sa  suite  ne  ('effondrât 
tout  a  fait.  Moins  occupé  de  mon  propre  danger  que  de  celui  que 
l'affabilité  de  ce  bon  seigneur  lui  faisait  courir,  je  me  hâtai  de  le 
tirer  de  la  pour  le  mener,  malgré  le  froid  qu'il  faisait  encore,  à 
mon  donjon,  tout  ouvert  et  sans  cheminée.  Quand  il  y  fut,  je  lui  dis 
la  raison  qui  m'avait  engagé  à  l'y  conduire  :  il  le  redit  à  madame 
la  maréchale,  et  l'un  et  l'autre  me  pressèrent,  en  attendant  qu'on 
referait  mon  plancher,  d'accepter  un  logement  au  château,  où,  si  je 
l'aimais  mieux,  dans  un  édifice  isolé  qui  était  au  milieu  du  parc,  et 
qu'on  appelait  le  petit  château.  Cette  demeure  enchantée  mérite 
qu'on  en  parle. 

Le  parc  ou  jardin   de   Montmorency  n'est  pas  en  plaine,  comme 
celui  de  la  Chevrette.  Il  est  inégal,  montueux,  mêlé  de  collines  et 
d'enfoncements,  dont  l'habile  artiste  a  tiré  parti  pour  varier  les  bos- 
quets, les  ornements,  les  eaux,  les  points  de  vue,  et  multiplier  pour 
ainsi  dire,  â  force  d'art  et  de  génie,  un  espace  en  lui-même  assez 
resserré.  Ce  parc  est  couronné  dans  le  haut  par  la  terrasse  et  le  châ- 
teau: dans  le  bas  il  forme  une  gorge  qui  s'ouvre  et  s'élargit  vers  la 
vallée,  et  dont  l'angle  est  rempli  par  une  grande  pièce  d'eau.  Entre 
l'orangerie  qui  occupe  cet  élargissement,  et  cette  pièce  d'eau  entourée 
de  coteaux  bien  décorés  de  bosquets  et  d'arbres,  est  le  petit  château 
dont  j'ai  parlé.  Cet  édifice  et  le  terrain  qui  l'entoure  appartenaient 
jadis  au  célèbre  Le  Brun,  qui  se  plut  à  le  bâtir  et  le  décorer  avec  ce 
goût   exquis   d'ornements    et    d'architecture   dont    ce    grand    peintre 
s'était  nourri.  Ce  château  depuis  lors  a  été  rebâti,  mais  toujours  sur 
le    dxssin    du    premier    maître.    Il    est    petit,  simple,   mais    élégant. 
Comme  il  est  dans  un  fond  entre  le  bassin  de  l'orangerie  et  la  grande 
pièce  d'eau,  par  conséquent  sujet  à  l'humidité,  on  l'a  percé  dans  son 
milieu    d'un    péristyle   à    jour,  entre   deux    étages   de   colonnes,   par 
lequel  l'air  jouant  dans  tout  l'édifice  le  maintient  sec,  malgré  sa  situa- 
tion. Quand  on  regarde  ce  bâtiment  de  la  hauteur  opposée  qui  lui 
fait  perspective,  il  paraît  absolument  environné  d'eau,  et  l'on  croit 
voir  une    ile   enchantée,  ou   la  plus   jolie  des  trois  îles   Borromées. 
appelée  Isola  bella,  dans  le  lac  Majeur. 

Ce  fut  dans  cet  édifice  solitaire  qu'on  me  donna  le  choix  d'un  des 


- 


Visite  au  donjon  ut:  Mont-1  o 


LIVRE    DIX  I  I   ME. 

quatre  appartements  complets  qu'il  contient,  outre  le  rez-de-chaussée, 
compose  d'une  salle  de  bal,  d'une  salle  de  billard  et  d'une  cuisine.  Je 

pris  le  plus  petit  et  le  plus  simple,  au-dessus  de  la  cuisine,  que  j'eus 
aussi.  11  était  d'une  propreté  charmante;  l'ameublement  en  était  blanc 
et  bleu.  C'est  dans  cette  profonde  et  délicieuse  solitude  qu'au  milieu 
des  bois  et  des  eaux,  aux  concerts  des  oiseaux  de  toute  espèce,  au 
parfum  de  la  Heur  d'orange,  je  composai  dans  une  continuelle  > 
le  cinquième  livre  de  ['Emile,  dont  je  dus  en  grande  partie  le  coloris 
assez  Irais  à  la  vive  impression  ^u  local  où   je  l'écrivais. 

Avec  quel  empressement  je  courais  t  >us  les  matins,  au  léser  du 
soleil,  respirer  un  air  embaumé  sur  le  péristyle!  Quel  bon  cale  au 
lait  j'y  prenais  tète  à  tête  avec  ma  Thérèse!  Ma  chatte  et  mon  chien 
nous  faisaient  compagnie.  Ce  seul  cortège  m'eût  suffi  pour  toute  ma 
vie.  sans  éprouver  jamais  un  moment  d'ennui.  J'étais  là  dans  le 
paradis  terrestre;  j'y  vivais  avec  autant  d'innocence,  et  j'y  goûtais  le 
même  bonheur. 

Au  voyage  de  juillet,  monsieur  et  madame  de  Luxembourg  me 
marquèrent  tant  d'attentions  et  me  tirent  tant  de  caresses,  que.  logé 
chez  eux  et  comblé  de  leurs  bontés,  je  ne  pus  moins  faire  que  d'\ 
répondre  en  les  voyant  assidûment.  Je  ne  les  quittais  presque  point  : 
j'allais  le  matin  faire  ma  cour  à  madame  la  maréchale;  j'y  dînais: 
j'allais  l'après-midi  me  promener  avec  M.  le  maréchal;  mais  je  n'y 
soupais  pas,  à  cause  du  grand  monde,  et  qu'on  y  soupait  trop  tard 
pour  moi.  Jusqu'alors  tout  était  convenable,  et  il  n'y  avait  point  de 
mal  encore,  si  j'avais  su  m'en  tenir  là.  Mais  je  n'ai  jamais  su  garder 
un  milieu  dans  mes  attachements,  et  remplir  simplement  des  devoirs 
de  société.  J'ai  toujours  été  tout  ou  rien;  bientôt  je  fus  tout;  et  nie- 
voyant  fêté,  gâté  par  des  personnes  de  cette  considération,  je  passai 
les  bornes, et  me  pris  pour  eux  d'une  amitié  qu'il  n'est  permis  d'avoir 
que  pour  ses  égaux.  J'en  mis  toute  la  familiarité  dans  mes  manières. 
tandis  qu'ils  ne  se  relâchèrent  jamais  dans  les  leurs  de  la  politesse 
à  laquelle  ils  m'avaient  accoutumé.  Je  n'ai  pourtant  jamais  été  très 
à  mon  aise  avec  madame  la  maréchale.  Quoique  je  ne  fusse  pas  par- 
faitement rassure  sur  son  caractère,  je  le  redoutais  moins  que  son 
esprit.  C'était  par  là  surtout  qu'elle  m'en  imposait.  Je  savais  qu'elle 
était  difficile  en  conversations,  et  qu'elle  avait  droit  de  l'être.  Je  savais 


CONFESSIONS   DE  J.-J.    ROUSSEAU. 

que  les  femmes,  et  surtout  les  grandes  dames,  veulent  absolument 
être  amusées,  qu'il  vaudrait  mieux  les  offenser  que  les  ennuyer;  et 
je  jugeais,  par  ses  commentaires  sur  ce  qu'avaient  dit  les  gens  qui 
venaient  de  partir,  de  ce  qu'elle  devait  penser  de  mes  balourdises. 
Je  m'avisai  d'un  supplément,  pour  me  sauver  auprès  d'elle  l'embarras 
de  parler:  ce  fut  de  lire.  Elle  avait  ouï  parler  de  la  Julie;  elle  savait 
qu'on  l'imprimait  ;  elle  marqua  de  l'empressement  de  voir  cet  ouvrage; 
j'offris  de  le  lui  lire,  elle  accepta.  Tous  les  matins  je  me  rendais  chez 
elle  sur  les  dix  heures;  .M.  de  Luxembourg  y  venait  :  on  fermait  la 
porte.  Je  lisais  à  côté  de  son  lit,  et  je  compassai  si  bien  mes  lectures, 
qu'il  v  en  aurait  eu  pour  tout  le  voyage,  quand  même  il  n'aurait  pas 
été  interrompu.  Le  succès  de  cet  expédient  passa  mon  attente. 
.Madame  de  Luxembourg  s'engoua  de  la  Julie  et  de  son  auteur;  elle 
ne  parlait  que  de  moi,  ne  s'occupait  que  de  moi,  me  disait  des  dou- 
ceurs toute  la  journée,  m'embrassait  dix  fois  le  jour.  Elle  voulut  que 
j'eusse  toujours  ma  place  à  table  à  côté  d'elle;  et  quand  quelques 
seigneurs  voulaient  prendre  cette  place,  elle  leur  disait  que  c'était  la 
mienne,  et  les  faisait  mettre  ailleurs.  On  peut  juger  de  l'impression 
que  ces  manières  charmantes  faisaient  sur  moi,  que  les  moindres 
marques  d'affection  subjuguent.  Je  m'attachais  réellement  à  elle,  à 
proportion  de  l'attachement  qu'elle  me  témoignait.  Toute  ma  crainte, 
en  voyant  cet  engouement,  et  me  sentant  si  peu  d'agrément  dans 
l'esprit  pour  le  soutenir,  était  qu'il  ne  se  changeât  en  dégoût,  et 
malheureusement  pour  moi  cette  crainte  ne  fut  que  trop  bien 
fondée. 

Il  fallait  qu'il  y  eût  une  opposition  naturelle  entre  son  tour  d'esprit 
et  le  mien,  puisque  indépendamment  des  foules  de  balourdises  qui 
m'échappaient  à  chaque  instant  dans  la  conversation,  dans  mes  lettres 
même,  et  lorsque  j'étais  le  mieux  avec  elle,  il  se  trouvait  des  choses 
qui  lui  déplaisaient,  sans  que  je  pusse  imaginer  pourquoi.  Je  n'en 
citerai  qu'un  exemple,  et  j'en  pourrais  citer  vingt.  Elle  sut  que  je 
faisais  pour  madame  d'Houdetot  une  copie  de  l'Héloïse,  a  tant  la  page. 
Elle  en  voulut  avoir  une  sur  le  même  pied.  Je  la  lui  promis;  et  la 
mettant  par  là  du  nombre  de  mes  pratiques,  je  lui  écrivis  quelque 
chose  d'obligeant  et  d'honnête  à  ce  sujet;  du  moins  telle  était  mon 
intention.  Voici  sa  réponse,  qui  me  fit  tomber  des  nues: 


LIVRE  DIXIÈME  M7 

<  A  Versailles,  ce  i  43 

«  Je  suis  ravie,  je  suis  contente;  votre  lettre  m'a  fait  un  plaisir 
«  infini, et  je  me  presse  pour  vous  le  mander  et  poui  vous  en  remer- 
cier. 

Voici  les  propres  termes  de  votre  lettre:  Quoique  vous  soye\ 
■  sûrement  mu-  très-bonne  pratique,  je  méfiais  quelque  peine  de  prendre 
m  votre  argent;  régulièrement,  ceserait  à  moi  de  payer  le  plaisir  que 
•  j'aurais  de  travailler  pour  vous.  Je  ne  vous  en  dis  pas  davantage. 
«  Je  me  plains  de  ce  que  vous  ne  me  parle/,  jamais  Je  votre  santé. 
«  Rien  ne  m'intéresse  davantage.  Je  vous  aime  de  tout  mon  cœur  :  et 
n  c'est,  je  vous  assure,  bien  tristement  que  je  vous  le  mande,  cai 
«  j'aurais  bien  du  plaisir  à  vous  le  dire  moi-même.  M.  de  l.uxemb 
vous  aime  et  vous  embrasse  de  tout  son  cœur.  » 
lui  recevant  cette  lettre,  je  me  hâtai  d'y  répondre,  en  attendant 
plus  ample  examen,  pour  protester  contre  toute  interprétation  déso- 
bligeante; et  après  m'étre  occupé  quelques  jours  à  cet  examen  avec 

l'inquiétude    qu'on    peut   concevoir,   et   toujours   sans   y    rien  c 

prendre,  voici  quelle  fut  enfin  ma  dernière  réponse  à  ce  sujet  : 

«  A  Montmorency,  le  s  décembre  17S1. 

«  Depuis  ma  dernière  lettre,  j'ai  examiné  cent  et  cent  lois  le  pas- 
«  sage  en  question.  Je  l'ai  considéré  par  son  sens  propre  et  naturel, 
«  je  l'ai  considéré  par  tous  les  sens  qu'on  peut  lui  donner,  et  je  vous 
«  avoue,  madame  la  maréchale,  que  je  ne  sais  plus  si  c'est  moi  qui 
«  vous  dois  des  excuses,  ou  si  ce  n'est  point  vous  qui  m'en  devez.   > 

Il  y  a  maintenant  dix  ans  que  ces  lettres  ont  été  écrites.  J'y  ai 
souvent  repensé  depuis  ce  temps-là;  et  telle  est  encore  aujourd'hui 
ma  stupidité  sur  cet  article,  que  je  n'ai  pu  parvenir  à  sentir  ce  qu'elle 
avait  pu  trouver  dans  ce  passage,  je  ne  dis  pas  d'oll'cnsant,  mais  même 
qui  put  lui  déplaire. 

A  propos  de  cet  exemplaire  manuscrit  de  VHéloïse  que  voulut 
avoir  madame  de  Luxembourg,  je  dois  dire  ici  ce  que  j'imaginai  pour 
lui  donner  quelque  avantage  marqué  qui  le  distinguât  de  tout  autre. 
J  avais  écrit  a  part  les  aventures  de  milord  Edouard,  et  j'avais  balance 


I  ONI  I  SSIONS   DE  .1.-1.    ROUSSEAl 

longtemps  à  les  insérer,  soit  en  entier,  soit  par  extrait,  dans  cet 

ouvrage,  OÙ  elles  me  paraissaient  manquer.  Je  me  déterminai  enfin 
à  les  retrancher  tout  à  fait,  parce  que,  n'étant  pas  du  ton  de  tout  le 

reste,  elles  en  auraient  gâté  la  touchante  simplicité.  J'eus  une  autre 
rais. >n  bien  plus  forte,  quand  je  connus  madame  de  Luxembourg. 
C'est  qu'il  v  avait  dans  ces  aventures  une  marquise  romaine  d'un 
caractère  très-odieux,  dont  quelques  traits,  sans  lui  être  applicables, 
auraient  pu  lui  être  appliques  par  ceux  qui  ne  la  connaissaient  que 
de  réputation.  Je  me  félicitai  donc  beaucoup  du  parti  que  j'avais  pris, 
et  m'y  confirmai.  Mais,  dans  l'ardent  désir  d'enrichir  son  exemplaire 
de  quelque  chose  qui  ne  fût  dans  aucun  autre,  n'allai-jc  pas  songer  à 
ces  malheureuses  aventures,  et  former  le  projet  d'en  faire  l'extrait, 
pour  l'y  ajouter.  Projet  insensé,  dont  on  ne  peut  expliquer  L'extrava- 
gance que  par  l'aveugle  fatalité  qui  m'entraînait  à  ma  perte  ! 

Quos  vult  perdere  Jupiter  dementat. 

J'eus  la  stupidité  de  faire  cet  extrait  avec  bien  du  soin,  bien  du 
travail,  et  de  lui  envoyer  ce  morceau  comme  la  plus  belle  chose  du 
monde;  en  la  prévenant  toutefois,  comme  il  était  vrai,  que  j'avais 
brûlé  l'original,  que  l'extrait  était  pour  elle  seule,  et  ne  serait  jamais 
\u  de  personne,  à  moins  qu'elle  ne  le  montrât  elle-même:  ce  qui. 
loin  de  lui  prouver  ma  prudence  et  ma  discrétion,  comme  je  croyais 
faire,  n'était  que  l'avertir  du  jugement  que  je  portais  moi-même  sur 
l'application  des  traits  dont  elle  aurait  pu  s'offenser.  .Mon  imbécillité 
fut  telle,  que  je  ne  doutais  pas  qu'elle  ne  fût  enchantée  de  mon  pro- 
cédé. Elle  ne  me  lit  pas  là-dessus  les  grands  compliments  que  j'en 
attendais,  et  jamais,  a  ma  très-grande  surprise,  elle  ne  me  parla  du 
cahier  que  je  lui  avais  envoyé.  Pour  moi,  toujours  charmé  de  ma  con- 
duite dans  cette  affaire,  ce  ne  fut  que  longtemps  après  que  je  jugeai, 
sur  d'autres  indices,  l'effet  qu'elle  avait  produit. 

J'eus  encore,  en  faveur  de  son  manuscrit,  une  autre  idée  plus  rai- 
sonnable, mais  qui,  par  des  effets  plus  éloignés,  ne  m'a  guère  été  moins 
nuisible  :  tant  tout  concourt  à  l'œuvre  de  la  destinée,  quand  elle  appelle 
un  homme  au  malheur.  Je  pensai  d'orner  ce  manuscrit  des  dessins 
des  estampes  de  la  Julie,  lesquels  dessins  se  trouvèrent  être  du  même 


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Ml    LIT   LA    JlTI.IK  À    :  :  l-'.c  1 1.\  I.  K 


LIVRE   DIX!  ÈM  E. 

format  que  le  manuscrit.  Je  demandai  à  Coindet  ces  dessins,  qui 
m'appartenaient  à  toutes  sortes  de  titres,  et  d'autant  plus  que  je  lui 
avais  abandonné  le  produit  des  planches,  lesquelles  eurent  un  grand 

débit.  Coindet  est  aussi  ruse  que  je  le  suis  peu.  A  force  de  se  l'aile 
demander  ces  dessins,  il  parvint  à  savoir  ce  que  j'en  voulais  faire. 
AI.Ms.  s,, lis  prétexte  d'ajouter  quelques  ornements  à  ces  dessins,  il 
se  les  lit  laisser,  et  finit  par  les  présenter  lui-même. 

Ego  versiculos  feci,  tulit  alter  honores. 

Cela  acheva  de  l'introduire  à  l'hôtel  du  Luxembourg  sur  un  certain 
pied.  Depuis  mon  établissement  au  petit  château,  il  m'y  venait  voir 
très-souvent,  et  toujours  dès  le  matin,  surtout  quand  monsieur  et 
madame  de  Luxembourg  étaient  à  Montmorency.  Cela  faisait  que. 
pour  passer  avec  lui  une  journée,  je  n'allais  point  au  château.  On  me 
reprocha  ces  absences  :  j'en  dis  la  raison.  On  me  pressa  d'amener 
M.  Coindet  :  je  le  lis.  C'était  ce  que  le  drôle  avait  cherché.  Ainsi, 
grâce  aux  bontés  excessives  qu'on  avait  pour  moi,  un  commis  de 
M.  Thélusson,  qui  voulait  bien  lui  donner  quelquefois  sa  table  quand 
il  n'avait  personne  à  dîner,  se  trouva  tout  d'un  coup  admis  â  celle  d'un 
maréchal  de  France,  avec  les  princes,  les  duchesses,  et  tout  ce  qu'il  y 
avait  de  grand  à  la  cour.  Je  n'oublierai  jamais  qu'un  jour  qu'il  était 
obligé  de  retourner  à  Paris  de  bonne  heure.  M.  le  maréchal  dit  après 
le  dîner  à  la  compagnie  :  Allons  nous  promener  sur  le  chemin  de 
Saint-Denis;  nous  accompagnerons  M.  Coindet.  Le  pauvre  garçon  n'y 
tint  pas  ;  sa  tête  s'en  alla  tout  à  fait.  Pour  moi,  j'avais  le  cœur  si  ému. 
que  je  ne  pus  dire  un  seul  mot.  Je  suivais  par  derrière,  pleurant 
comme  un  enfant,  et  mourant  d'envie  de  baiser  les  pas  de  ce  bon 
maréchal.  .Mais  la  suite  de  cette  histoire  de  copie  m'a  fait  anticiper  ici 
sur  les  temps.  Reprenons-les  dans  leur  ordre,  autant  que  ma  mémoire 
me  le  permettra. 

Sitôt  que  la  petite  maison  de  Mont-Louis  fut  prête,  je  la  lis  meu- 
bler proprement,  simplement,  et  retournai  m'y  établir,  ne  pouvant 
renoncer  a  cette  loi  que  je  m'étais  faite,  en  quittant  l'Ermitage,  d'avoir 
toujours  mon  logement  à  moi  :  mais  je  ne  pus  me  résoudre  non  plus 
à  quitter  mon  appartement  du   petit  château.  J'en  gardai  la  clef;  et 

TOilE    II.  <, 


I  ON]  i  SSIONS   DE  J-.i.    ROUSSEAU. 

tenant  beaucoup  aux  jolis  déjeuners  du  péristyle,  j'allais  souvent  y 
cucher.  et  i"\  passais  quelquefois  deux  ou  trois  jours,  comme  à  une 
maison  de  campagne.  J'étais  peut-être  alors  le  particulier  de  l'Europe 
le  mieux  et  le  plus  agréablement  logé.  Mon  hôte,  M.  Mathas,  qui  était 

le  meilleur  homme  «.lu  monde,  m'avait  absolument  laissé  la  direction 
des  réparations  de  Mont-Louis,  et  voulut  que  je  disposasse  de  ses 
ouvriers,  sans  même  qu'il  s'en  mêlât.  Je  trouvai  donc  le  moyen  de 
me  taire  d'une  seule  chambre  au  premier  un  appartement  complet, 
composé  d'une  chambre,  d'une  antichambre  et  d'une  garde-robe.  Au 
rez-de-chaussée  était  la  cuisine  et  la  chambre  de  Thérèse.  Le  donjon 
me  servait  de  cabinet,  au  moyen  d'une  bonne  cloison  vitrée  et  d'une 
cheminée  qu'on  y  lit  faire.  Je  m'amusai,  quand  j'y  fus,  à  orner  la 
terrasse,  qu'ombrageaient  déjà  deux  rangs  de  jeunes  tilleuls  ;  j'y  en  fis 
ajouter  deux,  pour  faire  un  cabinet  de  verdure  ;  j'y  fis  poser  une  table 
et  des  bancs  de  pierre  ;  je  l'entourai  de  lilas,  de  seringat,  de  chèvre- 
feuille: i'v  lis  faire  une  belle  plate-bande  de  Heurs,  parallèle  aux  deux 

;s  d'arbres;  et  cette  terrasse  plus  élevée  que  celle  du  château, 
dont  la  vue  était  du  moins  aussi  belle,  et  sur  laquelle  j'avais  apprivoisé 
des  multitudes  d'oiseaux,  me  servait  de  salle  de  compagnie  pour  re- 
cevoir monsieur  et  madame  de  Luxembourg,  M.  le  duc  de  Villeroy, 
M.  le  prince  de  Tingry,  M.  le  marquis  d'Armentières,  madame  la 
duchesse  de  Montmorency,  madame  la  duchesse  de  Boufflers,  madame 
la  comtesse  de  Valentinois,  madame  la  comtesse  de  Bouftlers,  et 
d'autres  personnes  de  ce  rang,  qui,  du  château,  ne  dédaignaient  pas 
de  faire,  par  une  montée  très  fatigante,  le  pèlerinage  de  Mont-Louis. 
Je  devais  a  la  faveur  de  monsieur  et  madame  de  Luxembourg  toutes 
ces. visites  :  je  le  sentais,  et  mon  cœur  leur  en  faisait  bien  l'hommage. 
•  '.est  dans  un  de  ces  transports  d'attendrissement  que  je  dis  une 
fois  à  M.  de  Luxembourg  en  l'embrassant  :  Ah  !  monsieur  le  maréchal, 
le  haïssais  les  grands  avant  que  de  vous  connaître,  et  je  les  hais  davan- 
tage encore  depuis  que  vous  me  faites  si  bien  sentir  combien  il  leur 
l  aisé  de  se  fait  e  adorer. 

Au  reste,  j'interpelle  tous  ceux  qui  m'ont  vu  durant  cette  époque, 

s'ils  se  sont  jamais  aperçus  que  cet  éclat  m'ait  un  instant  ébloui,  que 

peur  de  cet  encens  m'ait  poi  lé  a  la  tète  :  s'ils  m'ont  vu  moins  uni 

mon  maintien,  moins  simple  dans  mes   manières,  moins  liant 


LIVRE   DIXIÈME. 

avec  le  peuple,  moins  familier  avec  mes  voisins,  moins  prompt  à 
rendre  service  à  tout  le  monde  quand  je  l'ai  pu,  sans  me  rebutei 
jamais  des  importunités  sans  nombre,  et  souvent  déraisonnables, 
dont  j'étais  sans  cesse  accable.  Si  mon  cœui  m'attirait  au  château  de 
Montmorency  par  mon  sincère  attachement  pour  les  maîtres,  il  me 
ramenait  de  même  à  mon  voisinage,  goûter  les  douceurs  de  cette  vie 
égale  et  simple,  hors  de  laquelle  il  n'est  point  de  bonheui  pou]  moi 
Thérèse  avait  fait  amitié  avec  la  fille  d'un  maçon,  mon  voisin,  nomme 
Pilleu:  je  la  lis  de  même  avec  le  père:  et  après  avoir  le  matin  dîné 
au  château,  non  sans  gêne,  mais  pour  complaire  a  madame  la  maré- 
chale, avec  miel  empressement  je  revenais  le  soir  souper  avec  le 
homme  Pilleu  et  sa  famille,  tantôt  chez  lui.  tantôt  chez  moi  ! 

Outre  ces  deux  logements,  j'en  eus  bientôt  un  troisième  à  l'hôti  1 
de  Luxembourg,  dont  les  maîtres  me  pressèrent  si  fort  daller  les  \ 
voir  quelquefois,  que  j'y  consentis,  malgré  mon  aversion  pouj  Paris, 
où  je  n'avais  ètè,  depuis  ma  retraite  à  l'Ermitage,  que  les  deux  seules 
lois  dont  j'ai  parle  :  encore  n'y  allais-je  que  les  jours  convenus,  uni- 
quement pour  souper,  et  m'en  retourner  le  lendemain  matin.  J'entrais 
et  sortais  par  le  jardin  qui  donnait  sur  le  boulevard;  de  sorte  que  je 
pouvais  dire,  avec  la  plus  exacte  vérité,  que  je  n'avais  pas  mis  le  pied 
sur  le  pavé  de  P.u  is. 

Au  sein  de  cette  prospérité  passagère,  se  préparait  de  loin  la  cata- 
strophe qui  devait  en  marquer  la  fin.  Peu  de  temps  après  mon  retour 
à  .Mont-Louis,  j'y  fis,  et  bien  malgré  moi,  comme  à  l'ordinaire,  une 
nouvelle  connaissance  qui  fait  époque  dans  mon  histoire.  On  jugera 
dans  la  suite  si  c'est  en  bien  ou  en  mal.  C'est  madame  la  marquise  de 
Verdelin,  ma  voisine,  dont  le  mari  venait  d'acheter  une  maison  de 
campagne  à  Soisy.  près  de  Montmorency.  Mademoiselle  d'Ars,  fille 
du  comte  d'Ars,  homme  de  condition,  mais  pauvre,  avait  épousé 
M.  de  Verdelin,  vieux,  laid,  sourd,  dur,  brutal,  jaloux,  balafre. 
borgne,  au  demeurant  bon  homme  quand  on  savait  le  prendre,  et 
possesseur  de  quinze  à  vingt  mille  livres  de  rentes,  auxquelles  on  la 
maria.  Ce  mignon,  jurant,  criant,  grondant,  tempêtant,  et  faisant 
pleurer  sa  femme  toute  la  journée,  finissait  par  fane  toujours  ce 
qu'elle  voulait,  et  cela  pour  la  faire  enrager,  attendu  qu'elle  savait  lui 
persuader  que  c'était   lui  qui    le  voulait,  et   que  c'était   elle  qui    ne   le 


I  ONFESSIONS   DE  J.-J.   ROUSSEAU. 

voulait  pas.  M.  de  Margency,  dont  j'ai  parle,  était  l'ami  de  madame 
et  devint  celui  de  monsieur.  Il  y  avait  quelques  années  qu'il  leur  avait 
loué  son  château  de  Margency,  pies  d'Eaubonne  et  d'Andilly;  et  ils  y 

étaient  précisément  durant  nus  amours  pour  madame  d'Houdetot. 
me  d'Houdetot  el  madame  de  Verdelin  se  connaissaient  par  ma- 
dame d'Aubeterre,  leur  commune  amie:  et  comme  le  jardin  de  Mar- 
gency était  sur  le  passage  de  madame  d'Houdetot  pour  aller  au  Mont- 
Olympe,  sa  promenade  favorite,  madame  de  Verdelin  lui  donna  une 
ciel  pour  passer.  A  la  faveur  de  cette  clef,  j'y  passais  souvent  avec  elle; 
mais  je  n'aimais  point  les  rencontres  imprévues;  et  quand  madame 
de  Verdelin  se  trouvait  par  hasard  sur  notre  passage,  je  les  laissais 
ensemble  sans  lui  rien  dire,  et  j'allais  toujours  devant.  Ce  procédé 
peu  galant  n'avait  pas  dû  me  mettre  en  bon  prédicament  auprès 
d'elle.  Cependant,  quand  elle  fut  à  Soisy,  elle  ne  laissa  pas  de  me 
rechercher.  Elle  me  vint  voir  plusieurs  fois  à  Mont-Louis,  sans  me 
trouver;  et  voyant  que  je  ne  lui  rendais  pas  sa  visite,  elle  s'avisa,  pour 
m'y  forcer,  de  m'envoyer  des  pots  de  (leurs  pour  ma  terrasse.  Il  fallut 
bien  l'aller  remercier  :  c'en  fut  assez.  Nous  voilà  liés. 

Cette  liaison  commença  par  être  orageuse,  comme  toutes  celles 
que  je  faisais  malgré  moi.  Il  n'y  régna  même  jamais  un  vrai  calme, 
l.e  tour  d'esprit  de  madame  de  Verdelin  était  par  trop  antipathique 
avec  le  mien.  Les  traits  malins  et  les  épigrammes  partent  chez  elle 
avec  tant  de  simplicité,  qu'il  faut  une  attention  continuelle,  et  pour 
moi  très-fatigante,  pour  sentir  quand  on  est  persillé.  Une  niaiserie, 
qui  me  revient,  suffira  pour  en  juger.  Son  frère  venait  d'avoir  le  com- 
mandement d'une  frégate  en  course  contre  les  Anglais.  Je  parlais  de 
la  manière  d'armer  cette  frégate,  sans  nuire  à  sa  légèreté.  Oui,  dit- 
elle  d'un  ton  tout  uni,  l'on  ne  prend  de  canon  que  ce  qu'il  en  faut 
pour  se  battre.  Je  l'ai  rarement  ouï  parler  en  bien  de  quelqu'un  de 
ses  amis  absents,  sans  glisser  quelque  mot  à  leur  charge.  Ce  qu'elle 
ne  voyait  pas  en  mal,  elle  le  voyait  en  ridicule,  et  son  ami  .Margency 
n'était  pas  excepté.  Ce  que  je  trouvais  encore  en  elle  d'insupportable 
était  la  gène  continuelle  de  ses  petits  envois,  de  ses  petits  cadeaux, 
de  ses  petits  billets,  auxquels  il  fallait  me  battre  les  flancs  pour  ré- 
pondre; et  toujours  nouveaux  embarras  pour  remercier  ou  pour 
refuser.  Cependant,  à  force  de  la  voir,  je  finis  par  m'attacher  à  elle. 


LIVRE   DIXI1  ME. 

Elle  avait  ses  chagrins,  ainsi  que  moi.  Les  confidences  réciproques 
nous  rendirent  intéressants  nos  tête-à-téte.  Rien  ne  lie  tant  les  cœurs 
que  la  douceui  de  pleurer  ensemble.  Nous  nous  cherchions  poui 
nous  consoler,  et  ce  besoin  m'a  souvent  fait  passer  sm  beaucoup  d< 
choses,  .l'avais  mis   tant  de  dureté   dans   ma   franchise  avec  elle, 

qu'après  avoir  montre  quelquefois  si  peu  d'estime  pour  son  caractère, 
il  fallait  réellement  en  avoir  beaucoup  pour  croire  qu'elle  pût  sincè- 
rement me  pardonner.  Voici  un  échantillon  des  lettres  que  je  lui  ai 
quelquefois  écrites,  et  dont  il  est  à  noter  que  jamais,  dans  aucune  de 
ses  i  épouses,  elle  n'a  paru  piquée  en  aucune  façon. 

•  A  Montmorency,  le  ?  novembre  1760. 

»  Vous  me  dites,  madame,  que  vous  ne  vous  êtes  pas  bien  expli- 
u  quée,  pour  me  faire  entendre  que  je  m'explique  mal.  Vous  nie  par- 
«  lez  de  votre  prétendue  bêtise,  pour  me  faire  sentir  la  mienne.  Vous 
VOUS  vantez  de  n'être  qu'une  bonne  femme,  comme  si  vous  aviez 
«  peur  d'être  prise  au  mot,  et  vous  me  faites  des  excuses  pour  m'ap- 
0  prendre  que  je  vous  en  dois.  Oui,  madame,  je  le  sais  bien;  c'est 
«  moi  qui  suis  une  bête,  un  bonhomme,  et  pis  encore,  s'il  est  pos- 
«  sible;  c'est  moi  qui  choisis  mal  mes  termes,  au  gré  d'une  belle 
«  dame  française  qui  fait  autant  d'attention  aux  paroles  et  qui  parle 
»  aussi  bien  que  vous.  Mais  considérez  que  je  les  prends  dans  le  sens 
«  commun  de  la  langue,  sans  être  au  fait  ou  en  souci  des  honnêtes 
«  acceptions  qu'on  leur  donne  dans  les  vertueuses  sociétés  de  Paris. 
«  Si  quelquefois  mes  expressions  sont  équivoques,  je  tâche  que  ma 
»  conduite  en  détermine  le  sens,  etc.  »  Le  reste  de  la  lettre  est  à  peu 
près  sur  le  même  ton.  Voyez-en  la  réponse  (liasse  D.  n°4i),  et  jugez 
de  l'incroyable  modération  d'un  cœur  de  femme,  qui  peut  n'avoir  pas 
plus  de  ressentiment  d'une  pareille  lettre  que  cette  réponse  n'en  laisse 
paraître,  et  qu'elle  ne  m'en  a  jamais  témoigné.  Coindet,  entreprenant, 
hardi  jusqu'à  l'effronterie,  et  qui  se  tenait  à  l'affût  de  tous  mes  amis, 
ne  tarda  pas  à  s'introduire  en  mon  nom  chez  madame  de  Verdelin.  et 
v  fut  bientôt,  à  mon  insu,  plus  familier  que  moi-même.  C'était  un 
singulier  corps  que  ce  Coindet.  Il  se  présentait  de  ma  part  chez,  toutes 
mes  connaissances,  s'y  établissait,  y  mangeait  sans  façon.  Transporté 


t  <>\l   KSSIONS   Di:    l.-.l.    ROUSSEAU. 

de  zèle  pour  mon  service,  il  ne  parlait  jamais  de  moi  que  les  larmes 

aux  yeux;  niais  quand  il  me  venait  voir,  il  gardait  le  plus  profond 
silence  sur  tontes  ces  liaisons,  et  sur  tout  ce  qu'il  savait  devoir  m'in- 
téresse! .  Au  lieu  de  me  dire  ce  qu'il  avait  appris,  ou  dit,  ou  vu,  qui 
m'intéressait,  il  m'écoutait,  m'interrogeait  même.  Il  ne  savait  jamais 
rien  de  Paris  que  ce  que  je  lui  en  apprenais;  enfin,  quoique  tout  le 
monde  me  parlât  de  lui,  jamais  il  ne  me  parlait  de  personne  :  il  n'était 
secret  et  mystérieux  qu'avec  son  ami.  Mais  laissons  quant  à  présent 
Coindet  et  madame  de  Verdelin;  nous  y  reviendrons  dans  la  suite. 

Quelque  temps  après  mon  retour  à  Mont- Louis,  La  Tour,  le 
peintre,  m'y  vint  voir,  et  m'apporta  mon  portrait  en  pastel,  qu'il 
avait  exposé  au  salon,  il  y  avait  quelques  années.  Il  avait  voulu  me 
donner  ce  portrait,  que  je  n'avais  pas  accepté.  Mais  madame  d'Épi- 
nay,  qui  m'avait  donné  le  sien  et  qui  voulait  avoir  celui-là,  m'avait 
engagé  a  le  lui  redemander.  Il  avait  pris  du  temps  pour  le  retoucher. 
Dans  cet  intervalle,  vint  ma  rupture  avec  madame  d'Épinay;  je  lui 
rendis  son  portrait;  et  n'étant  plus  question  de  lui  donner  le  mien, 
je  le  mis  dans  ma  chambre  au  petit  château.  M.  de  Luxembourg  l'y 
vit,  et  le  trouva  bien;  je  le  lui  offris,  il  l'accepta;  je  le  lui  envoyai.  Ils 
comprirent,  lui  et  madame  la  maréchale,  que  je  serais  bien  aise 
d'avoir  les  leurs.  Ils  les  tirent  faire  en  miniature,  de  très  bonne- 
main,  les  tirent  enchâsser  dans  une  boîte  à  bonbons,  de  cristal  de 
roche,  montée  en  or,  et  m'en  lirent  le  cadeau  d'une  façon  très  galante. 
dont  je  fus  enchanté.  Madame  de  Luxembourg  ne  voulut  jamais 
consentir  que  son  portrait  occupât  le  dessus  de  la  boîte.  Elle  m'avait 
reproché  plusieurs  fois  que  j'aimais  mieux  M.  de  Luxembourg  qu'elle; 
et  je  ne  m'en  étais  point  défendu,  parce  que  cela  était  vrai.  Elle  me 
témoigna  bien  galamment,  mais  bien  clairement,  par  cette  façon  dé- 
placer son  port!  ait.  qu'elle  n'oubliait  pas  cette  préférence. 

Je  lis,  a  peu  près  dans  ce  même  temps,  une  sottise  qui  ne  con- 
tribua pas  à  me  conserver  ses  bonnes  grâces.  Quoique  je  ne  connusse 
point  du  tout  M.  de  Silhouette,  et  que  je  fusse  peu  porté  à  l'aimer. 
j'avais  une  grande  opinion  de  son  administration.  Lorsqu'il  com- 
mença d'appesantir  sa  main  sur  les  financiers,  je  vis  qu'il  n'entamait 
pas  son  opération  dans  un  temps  favorable;  je  n'en  lis  pas  des  vieux 
moins  ardents  poui   son  succès;  et  quand  j'appris  qu'il  était  déplacé. 


LIVR1     DIXIEME 

je  lui  écrivis  dans  mon  étourderie  la  lettre  suivante,  qu'assurément 
je  n'entreprends  pas  de  justifier. 

\  Montmorency,  le  i  décembre  17 
h   Daignez,  monsieur,  recevoir  l'hommage  d'un  solitaire  qui  n'est 

«  pas  connu  de  vous,  mais  qui  vous  estime  par  vos  talents,  qui  vous 

<■  respecte  par  votre  administration,  et  qui    VOUS  a  l'ait  l'honneur  de 

..  croire  qu'elle  ne  VOUS  resterait  pas  longtemps.   Ne  pouvant  sauver 

■■  l'État  qu'aux  dépens  de  la  capitale  qui  l'a  perdu,  vous  avez  brave  les 

..  cris  des  gagneurs  d'argent.  En  vous  voyant  écraser  ces  misérables,  je 

«  vous  enviais  votre  place;  en  vous  ht  voyant  quitter  sans  vus  être 
11  démenti,  je  vous  admire.  Soyez  content  de  vous,  monsieur  ;  elle  vous 
«  laisse  un  honneur  dont  vous  jouirez  longtemps  sans  concurrent. 
0    Les  malédictions  des  fripons  tout  la  gloire  de  l'homme  juste. 

Madame  de  Luxembourg,  qui  savait  que  j'avais  écrit  cette  lettre, 
m'en  parla  au  voyage  de  Pâques;  je  la  lui  montrai;  elle  en  souhaita 
une  copie,  je  la  lui  donnai  :  mais  j'ignorais,  en  la  lui  donnant,  qu'elle 
était  un  de  ces  gagneurs  d'argent  qui  s'intéressaient  aux  sous-fermes, 
et  qui  avaient  l'ait  déplacer  Silhouette.  On  eût  dit,  à  toutes  mes 
balourdises,  que  j'allais  excitant  à  plaisir  la  haine  d'une  femme 
aimable  et  puissante,  à  laquelle,  dans  le  vrai,  je  m'attachais  davan- 
tage de  jour  en  jour,  et  dont  j'étais  bien  éloigné  de  vouloir  m'attirer 
la  disgrâce,  quoique  je  fisse,  à  force  de  gaucheries,  tout  ce  qu'il 
fallait  pour  cela.  Je  crois  qu'il  est  assez  superflu  d'avertir  que  c'esl 
à  elle  que  se  rapporte  l'histoire  de  l'opiate  de  M.  Tronchin,  dont  j'ai 
parlé  dans  ma  première  Partie  :  l'autre  dame  était  madame  Mirepoix. 
Elles  ne  m'en  ont  jamais  reparlé,  ni  fait  le  moindre  semblant  de  s'en 
souvenir,  ni  l'une  ni  l'autre;  mais  de  présumer  que  madame  de  Luxem- 
bourg ait  pu  l'oublier  réellement,  c'est  ce  qui  me  parait  bien  difficile, 
quand  même  on  ne  saurait  rien  des  événements  subséquents.  Pour 
moi,  je  m'étourdissais  sur  l'effet  de  mes  bêtises,  parle  témoignage  que 
je  me  rendais  de  n'en  avoir  fait  aucune  à  dessein  de  l'offenser  :  comme- 
si  jamais  femme  en  pouvait  pardonner  de  pareilles,  même  avec  la 
plus  parfaite  certitude  que  la  volonté  n'y  a  pas  eu  la  moindre  part. 
Cependant,  quoiqu'elle  parut  ne  rien  voir,  ne  rien  sentir,  et  que 


COM  ESSIONS  DE   i  -J.    ROUSSI    VI  - 

je  ne  trouvasse  encore  ai  diminution  dans  son  empressement,  ni  chan- 
gement dans  ses  manières,  la  continuation,  l'augmentation  même  d'un 
sentiment  trop  bien  fonde,  me  taisait  trembler  sans  cesse  que  l'en- 
nui ne  succédât  bientôt  à  cet  engouement.  Pouvais-je  attendre  d'une 
si  grande  dame  une  constance  à  l'épreuve  de  mon  peu  d'adresse  à  la 
soutenir:  Je  ne  savais  pas  même  lui  cacher  ce  pressentiment  sourd 
qui  m'inquiétait,  et  ne  me  rendait  que  plus  maussade.  On  en  jugera 
par  la  lettre  suivante,  qui  contient  une  bien  singulière  prédiction. 

.Y.  />'.  Cette  lettre,  sans   date  dans  mon   brouillon,  est  du  mois 
d'octobre  171io.au  plus  tard. 

Que  vos  bontés  sont  cruelles!  Pourquoi  troubler  la  paix  d'un 
.  solitaire,  qui  renonçait  aux  plaisirs  de  la  vie  pour  n'en  plus  sentir 
0  les   ennuis:  J'ai   passé  mes  jours  à  chercher  en  vain  des  attache- 
11  ments  solides;  je  n'en  ai  pu  former  dans  les  conditions  auxquelles 
«  je  pouvais  atteindre  :  est-ce  dans  la  votre  que  j'en  dois  chercher? 
I    ambition    ni   l'intérêt  ne  me  tentent  pas;  je  suis  peu   vain,  peu 
craintif;  je  puis  résister  à  tout,  hors  aux  caresses.  Pourquoi  m'atta- 
quez-vous tous  deux  par  un  faible  qu'il  faut  vaincre,  puisque,  dans 
ci  la  distance  qui  nous  sépare,  les  épanchements  des  cœurs  sensibles 
«  ne   doivent   pas  rapprocher  le  mien   de  vous?  La  reconnaissance 
suffira-t-elle  pour  un   cœur  qui  ne  connaît  pas  deux  manières  de 
«  se  donner,  et  ne  se  sent  capable  que  d'amitié!  D'amitié  madame  la 
«  maréchale.-  Ah!  voilà  mon  malheur!  Il  est  beau  à  vous,  à  monsieur 
«  le   maréchal,   d'employer  ce  terme;  mais  je  suis  insensé   de  vous 
prendre  au  mot.  Vous  vous  jouez,  moi  je  m'attache;  et  la  fin  du 
"  jeu  me  prépare  de  nouveaux  regrets.  Que   je  hais  tous  vos  titres. 
0  et  que  je  vous  plains  de  les  porter!  Vous  me  semblez  si  dignes  de 
«  goûter  les  charmes  de  la  vie  privée!  Que  n'habitez-vous  Clarens! 
■  J'irais  y  chercher  le  bonheur  de  ma  vie.  .Mais  le  château  de  Mont- 
<<  morency,  mais  l'hôtel  de   Luxembourg!  est-ce  là  qu'on  doit  voir 
«  Jean-Jacques?  est-ce  là  qu'un  ami  de  l'égalité  doit  porter  les  affec- 
tions d'un    cœur   sensible    qui,    payant   ainsi    l'estime    qu'on    lui 
0  témoigne,   croit   rendre   autant    qu'il    reçoit?  Vous  êtes   bonne    et 
«  sensible  aussi,  je  le  sais,  je  l'ai  vu,  j'ai  regret  de  n'avoir  pu  plus  tôt 
«  le  croire;  mais  dans  le  rang  où  vous  êtes,  dans  votre  manière  de 
«  vivre,  rien  ne  peut  faire  une  impression  durable;  et  tant   d'objets 


LIVRE   l'i  \l  l   ME, 

•■  nouveaux  s'effacent  si  bien  mutuellement,  qu'aucun  ne  demeure. 
\  ous  m'oublierez,  madame,  après  m'avoir  mis  h. us  d'état  de  vot  s 
muter.  Vous  .une/  beaucoup  fait  pour  me  rendre  malheureux    et 
«  pour  être  inexcusable,  a 

Je  lui  joignais  là  M.  de  Luxembourg,  afin  de  rendre  le  compli- 
ment moins  dur  pour  elle;  car,  au  reste,  je  me  sentais  si  sur  de  lui, 
qu'il  ne  m'était  pas  même  venu  dans  l'esprit  une  seule  crainte  sur  la 
durée  de  son  amitié.  Rien  de  ce  qui  m'intimidait  de  la  part  de 
madame  la  maréchale  ne  s'est  un  moment  étendu  jusqu'à  lui.  Je 
n'ai  jamais  eu  la  moindre  défiance  sur  son  caractère,  que  je  savais 
être  faible,  mais  sur.  Je  ne  craignais  pas  plus  de  sa  part  un 
refroidissement,  que  je  n'en  attendais  un  attachement  héroïque.  I  a 
simplicité,  la  familiarité  de  nos  manières  l'un  avec  l'autre,  marquaient 
combien  nous  comptions  réciproquement  sur  nous.  Nous  avions 
raison  tous  deux  :  j'honorerai,  je  chérirai,  tant  que  je  vivrai,  la 
mémoire  de  ce  digne  seigneur;  et  quoi  qu'on  ait  pu  faire  pour  le 
détacher  de  moi,  je  suis  aussi  certain  qu'il  est  mort  mon  ami,  que  si 
j'avais  reçu  son  dernier  soupir. 

Au  second  voyage  de  Montmorency,  de  l'année  1760,  la  lecture 
delà  Julie  étant  finie,  j'eus  recours  à  celle  de  l'Emile  pour  me  sou- 
tenir auprès  de  madame  de  Luxembourg;  mais  cela  ne  réussit  pas 
si  bien,  soit  que  la  matière  fût  moins  de  son  goût,  soit  que  tant  de- 
lecture  l'ennuyât  à  la  fin.  Cependant,  comme  elle  me  reprochait  de  me 
laisser  duper  par  mes  libraires,  elle  voulut  que  je  lui  laissasse  le 
soin  de  faire  imprimer  cet  ouvrage,  afin  d'en  tirer  un  meilleur  parti. 
.1  y  consentis,  sous  l'expresse  condition  qu'il  ne  s'imprimerait  point 
en  France;  et  c'est  sur  quoi  nous  eûmes  une  longue  dispute;  moi 
prétendant  que  la  permission  tacite  était  impossible  à  obtenir,  im- 
prudente même  à  demander,  et  ne  voulant  point  permettre  autrement 
l'impression  dans  le  royaume;  elle  soutenant  que  cela  ne  ferait  pas 
même  une  difficulté  à  la  censure,  dans  le  système  que  le  gouverne- 
ment avait  adopté.  Elle  trouva  le  moyen  de  faire  entrer  dans  ses 
vues  M.  de  Malesherbes,  qui  m'écrivit  a  ce  sujet  une  longue  lettre 
toute  de  sa  main,  pour  me  prouver  que  la  Profession  de  foi  du  fi- 
caire savoyard  était  précisément  une  pièce  faite  pour  avoir  partout 
l'approbation  du   genre  humain,  et  celle   de  la  cour  dans  la  circon- 


IOML     11. 


I  ONI  I  SSIONS    DE  .1  -l.    ROUSSE  Al  . 

st. met.-,  .le  lus  surpris  de  voir  ce  magistrat,  toujours  si  craintif,  devenir 
tulant  J.ms  cette  affaire.  Comme  l'impression  d'un  livre  qu'il 

approuvait  était  par  cela  seul  légitime,  je  n'avais  plus  d'objection  à 
taire  contre  celle  de  cet  ouvrage.  Cependant,  par  un  scrupule  extra- 
ordinaire, j'exigeai  toujours  que  l'ouvrage  s'imprimerait  en  Hollande, 
et  même  par  le  libraire  N'eaulme,  que  je  ne  mécontentai  pas  d'indi- 
quer, mais  que  j'en  prévins;  consentant,  au  reste,  que  l'édition  se  fît 
au  protit  d'un  libraire  français,  et  que,  quand  elle  serait  faite,  on  la 
débitât,  s,. ,  i  t  ,i  Paris,  suit  où  l'on  voudrait,  attendu  que  ce  débit  ne 
me  regardait  pas.  Voilà  exactement  ce  qui  fut  convenu  entre  ma- 
dame de  Luxembourg  et  moi  :  après  quoi  je  lui  remis  mon  manuscrit. 
Elle  avajj  amené  à  ce  voyage  sa  petite-tille,  mademoiselle  de 
B  ulei  s,  aujourd'hui  madame  la  duchesse  dé  Lau'zun.  Elle' s'appelait 
Amélie.  C'était  une  charmante  personne.  Klle  avait  vraiment  une 
ligure,  une  douceur,  une  timidité  virginale.  Rien  de  plus  aimable  et 
de  plus  intéressant  que  sa  figure,  rien  de  plus  tendre  et  de  plus  chaste 
que  les  sentiments  qu'elle  inspirait.  D'ailleurs,  c'était  une  enfant; 
elle  n'avait  pas  onze  ans.  Madame  la  maréchale,  qui  la  trouvait  trop 
timide,  faisait  ses  efforts  pour  l'animer.  Klle  me  permit  plusieurs 
fois  de  lui  donner  un  baiser;  ce  que  je  fis  avec  ma  maussaderie 
ordinaire.  Au  lieu  des  gentillesses  qu'un  autre  eût  dites  à  ma  place, 
je  restais  là  muet,  interdit,  et  je  ne  sais  lequel  était  le  plus  honteux, 
de  la  pauvre  petite  ou  de  moi.  Un  jour  je  la  rencontrai  seule  dans 
l'escalier  du  petit  château;  elle  venait  de  voir  Thérèse,  avec  laquelle 
sa  gouvernante  était  encore.  Faute  de  savoir  quoi  lui  dire,  je  lui  pro- 
posai un  baiser,  que,  dans  l'innocence  de  son  cceur,  elle  ne  refusa 
pas,  en  ayant  reçu  un  le  matin  même,  par  l'ordre  de  sa  grand'ma- 
man,  et  en  sa  présence.  Le  lendemain,  lisant  l'Emile  au  chevet  de 
madame  la  maréchale,  je  tombai  précisément  sur  un  passage  où  je 
censure,  avec  raison,  ce  que  j'avais  fait  la  veille.  Klle  trouva  la 
réflexion  très-juste,  et  dit  là-dessus  quelque  chose  de  fort  sensé,  qui 
me  fit  rougir.  Que  je  maudis  mon  incroyable  bêtise,  qui  m'a  si 
souvent  donné  l'air  vil  et  coupable,  quand  je  n'étais  que  sot  et  cm- 
barrassJ!  Bêtise  qu'on  prend  même  pour  une  fausse  excuse  dans 
un  homme  qu'on  sait  n'être  pas  sans  esprit.  Je  puis  jurer  que  dans 
ce  baiser  si  répréhensible,  ainsi  que  dans  les  autres,  le  coeur  et  les 


jr 


CMBRASSANT  M"1""  DE 


LIVR]     DIXIÈME. 

sens  Je  mademoiselle  Amélie  n'étaient  pas  plus  puisque  les  miens: 
et  je  puis  jurer  même  que  si  dans  ce  moment  j'avais  pu  éviter  sa 

rencontre,  je  l'aurais  l'ait:  non  qu'elle  ne  nie  lit  grand  plaisir  à  voir, 
niais  par  l'embarras  de  trouver  en  passant  quelque  mot  agréable  à 
lui  dire.  Comment  se  peut-il  qu'un  entant  même  intimide  un  homme 
que  le  pouvoir  des  rois  n'a  pas  effrayéi  Quel  parti  prendre?  Com- 
ment se  conduire,  demie  de  tout  impromptu  dans  l'esprit?  Si  je  me 
force  à  parler  aux  gens  que  je  rencontre,  je  dis  une  balourdise 
infailliblement  :  si  je  ne  dis  rien,  je  suis  un  misanthrope,  un  animal 
farouche,  un  ours.  Une  totale  imbécillité  m'eût  été  bien  plus  favo- 
rable; mais  les  talents  dont  j'ai  manque  dans  le  monde  ont  fait  les 
instruments  de  ma  perte,  des  talents  que  j'eus  à  paît  moi. 

A  la  fin  de  ce   même  voyage,   madame  de    Luxembourg  ht  une 
bonne  œuvre  à  laquelle  j'eus  quelque  part.  Diderot  ayant  très  impru- 
demment offensé   madame   la  princesse  de  Robeck,  fille  de  M.  de 
Luxembourg,  Palissot,  qu'elle  protégeait,  la  vengea  par  la  comédie 
des  Philosophes,  dans  laquelle   je  fus  tourné  en  ridicule,  et   Diderot 
extrêmement  maltraité.  L'auteur  m'y  ménagea  davantage,  moins,  je 
pense,  à  cause  de  l'obligation  qu'il  m'avait,  que  de  peur  de  déplaire 
au  père  de  sa  protectrice,  dont  il  savait  que  j'étais  aimé.   Le  libraire 
Duchesne.   qu'alors  je  ne   connaissais   point,    m'envoya    cette   pièce 
quand  elle  fut  imprimée;  et  je  soupçonne  que  ce  fut  par  l'ordre  de 
Palissot,  qui  crut  peut-être  que  je  verrais  avec   plaisir  déchirer  un 
homme  avec  lequel  j'avais  rompu.   11  se  trompa  fort.   En   rompant 
avec  Diderot,  que  je  croyais  moins  méchant  qu'indiscret  et  faible, 
j'ai  toujours  conservé  dans  l'âme  de  l'attachement  pour  lui,  même 
de  l'estime,   et  du   respect  pour  notre  ancienne  amitié,  que  je  sais 
avoir  été  longtemps  aussi  sincère  de  sa  part  que  de  la  mienne.  C'est 
tout  autre  chose  avec  Grimm,  homme   faux   par  caractère,   qui   ne 
m'aima  jamais,  qui  n'est  pas  même  capable  d'aimer,  et  qui,  de  gaieté 
de  cœur,  sans  aucun    sujet  de  plainte,  et  seulement  pour  contenter 
sa  noire  jalousie,  s'est  fait,  sous  le  masque,  mon  plus  cruel  calom- 
niateur. Celui-ci  n'est  plus  rien  pour  moi  :  l'autre  sera  toujours  mon 
ancien  ami.  Mes  entrailles  s'émurent  à  la  vue  de  cette  odieuse  pièce  : 
je  n'en  pus  supporter  la  lecture,  et.  sans  l'achever,  je  la  renvoyai  a 
Duchesne  avec  la  lettre  suivante  : 


I  ON  I  I  S  S I O N  S   DE   J.i.    RO  U  SS E A 1 

\  Montmorency,  le  21  mai  1760. 

I    1  parcourant,  monsieur,  la  pièce  que  vous  m'avez  envoyée, 

j'ai  frémi  «.le  m'y  voir  loue.  Je  n'accepte  point  cet  horrible  présent. 

Je  suis  persuadé  qu'en  me  l'envoyant  vous  n'avez  point  voulu  me 

u    taire  une   injure;   mais  vous   ignorez  OU   vous  ave/,  oublié   que  j'ai 

■  eu   l'honneur  d'être  l'ami    d'un   homme   respectable,  indignement 
noirci  et  calomnié  dans  ce  libelle.  » 

Duchesne  montra  cette  lettre.  Diderot,  qu'elle  aurait  dû  toucher, 
s'en  dépita.  Son  amour-propre  ne  put  me  pardonner  la  supériorité 
d'un  procédé  généreux,  et  je  sus  que  sa  femme  se  déchaînait  partout 
contre  moi  avec  une  aigreur  qui  m'affecta  peu.  sachant  qu'elle  était 
connue  de  tout  le  monde  pour  une  harengère. 

Diderot,  a  sou  tour,  trouva  un  vengeur  dans  l'abbé  Morellet,  qui 
in  contre  Palissot  un  petit  écrit  imité  du  Petit  Prophète,  et  intitulé 
la  Vision.  Il  offensa  très-imprudemment  dans  cet  écrit  madame  de 
Robeck,  dont  les  amis  le  firent  mettre  à  la  Bastille  :  car  pour  elle, 
naturellement  peu  vindicative,  et  pour  lors  mourante,  je  suis  persuadé 
qu'elle  ne  s'en  mêla  pas. 

D'Alembert,  qui  était  fort  lié  avec  l'abbé  Morellet.  m'écrivit  pour 
m'engager  à  prier  madame  de  Luxembourg  de  solliciter  sa  liberté, 
lui  promettant,  en  reconnaissance,  des  louanges  dans  Y  Encyclopédie. 
Voici  ma  réponse  : 

>■  Je  n'ai   pas  attendu  votre  lettre,  monsieur,  pour  témoigner  à 
11    madame  la  maréchale  de  Luxembourg  la  peine  que  me  faisait  la  dé- 
tention  de  l'abbé  Morellet.    Elle  sait  l'intérêt  que  j'y   prends,  elle 
«  saura  celui  que  vous  y  prenez;  et  il  lui  suffirait,  pour  y  prendre 
(i   intérêt  elle-même,  de  savoir  que  c'est  un  homme  de  mérite.  Au 
surplus,  quoiqu'elle  et  monsieur  le   maréchal   m'honorent   d'une 
bienveillance  qui  fait  la  consolation  de  ma  vie.  et  que  le  nom  de 
treami  soit  pi  es  d'eux  une  recommandation  pour  l'abbé  Morellet, 
j'ignore  jusqu'à   quel   point   il    leur   convient   d'employer  en  cette 
1  occasion  le  crédit  attaché  à  leur  rang  et  à  la  considération  due  à 
••   leurs  personnes.  Je  ne  suis  pas  même  persuadé  que  la  vengeance 

■  en  question  regarde  madame  la  princesse  de  Robeck   autant  que 
vous  paraisse/,  le  croire;  et  quand  cela  serait,  on  ne  doit  pas  s'atten- 


LIVR1     DIXIÊMI 

«  dre  que  le  plaisir  de  la  vengeance  appartienne  aux  philosophes  ex- 
.  clusivement,  et  que  quand  ils  voudront  eue  femmes,  les  femmes 

•  seront  philosophes. 

«  Je  vous  rendrai  compte  de  ce  que  m'aura  dit  madame  de  Luxem- 
n  bourg  quand  je  lui  aurai  montré  votre  lettre.  En  attendant,  je  croi: 
«  la  connaître  assez  pour  pom  oir  vous  assurer  d'avance  que  quand  elle 
«  aurait  le  plaisir  de  conti  i  bue  ta  l'élargissement  de  l'abbé  Morellet,ellc 
«  n'accepterait  peint  le  tribut  de  reconnaissance  que  vous  lui  promet- 
■■  te/  dans  ['Encyclopédie,  quoiqu'elle  s'en  tînt  honorée,  parce  qu'elle  ne 
i  tait  pas  le  bien  pour  la  louange,  mais  pour  contenter  son  bon  cœur.  » 

.le  n'épargnai  rien  pour  exciter  le  zèle  et  la  commisération  de  ma- 
dame de  Luxembourg  en  laveur  du  pauvre  captif,  et  je  réussis.  Elle  fit 
un  voyage  à  Versailles  expiés  pour  voit  M.  le  comte  de  Saint-Floren- 
tin; et  ce  voyage  abrégea  celui  de  .Montmorency,  que  M.  le  maréchal 
tut  oblige  de  quitter  en  même  temps,  pour  se  rendre  à  Rouen,  où  le 
roi  l'envoyait  comme  gouverneur  de  Normandie,  au  sujet  de  quelques 
mouvements  du  parlement  qu'on  voulait  contenir.  Voici  la  lettre  que 
m'écrivit  madame  de  Luxembourg,  le  surlendemain  de  son  départ  : 

V  Versailles,  ce  mercredi    (Liasse  1),  n"  23. 

M.  de  Luxembourg  est  parti  hier  à  six  heures  du  matin.  Je  ne 
sais  pas  encore  si  j'irai.  J'attends  de  ses  nouvelles,  parce  qu'il  ne 

•  sait  pas  lui-même  combien  de  temps  il  y  sera.  J'ai  vu  M.  de  Saint- 
•<  Florentin,  qui  est  le  mieux  disposé  pour  l'abbé  Morellet;  mais  il  \ 
ii    trouve  des  obstacles,   dont  il   espère  cependant  triompher   à    son 

premier  travail  avec  le  roi,  qui  sera  la  semaine  prochaine.  J'ai  de- 
n  mandé  aussi  en  grâce  qu'on  ne  l'exilât  point,  parce  qu'il  en  était 
»  question;  on  voulait  l'envoyer  à  Nanci.  Voilà,  monsieur,  ce  que  j'ai 
«  pu  obtenir;  mais  je  vous  promets  que  je  ne  laisserai  pas  M.  de 
«  Saint-Florentin  en  repos,  que  l'affaire  ne  soit  finie  comme  vous 
m  le  désirez.  Que  je  vous  dise  donc  à  présent  le  chagrin  que  j'ai  eu 
»  de  vous  quitter  si  tôt;  mais  je  me  flatte  que  vous  n'en  doutez  pas. 
«  Je  vous  aime  de  tout  mon  cœur,  et  pour  toute  ma  vie.  » 

Quelques  jours  après,  je  reçus  ce  billet  de  d'Alembert,  qui  me 
donna  une  véritable  joie  : 


NI  i  5SI0NS  DE    l.-J.   ROI  SSEAU. 

«  Ce  Ier  août.  (Liasse  D,  n°  26.) 

11  Grâce  à  vus  soins,  mon  cher  philosophe,  l'abbé  est  sorti  de  la 
n  Bastille,  et  sa  détention  n'aura  point  d'autres  suites.  Il  part  pour  la 
campagne,  et  vous  fait,  ainsi  que  moi,  mille  remerciements  et  com- 
«   pliments.   Vale,  cl  vie  a  m  a.  » 

L'abbé  m'écrivit  aussi  quelques  jours  après  une  lettre  de  remer- 
ciement (liasse  D,  n"  29),  qui  ne  me  parut  pas  respirer  une  certaine 
effusion  de  cœur,  et  dans  laquelle  il  semblait  atténuer  en  quelque 
sorte  le  service  que  je  lui  avais  rendu;  et.  à  quelque  temps  de  là,  je 
trouvai  que  d'Alemhert  et  lui  m'avaient  en  quelque  sorte,  je  ne  dirai 
pas  supplanté,  mais  succédé  auprès  de  madame  de  Luxembourg,  et 
que  j'avais  perdu  près  d'elle  autant  qu'ils  avaient  gagné.  Cependant 
je  suis  bien  éloigné  de  soupçonner  l'abbé  Morellet  d'avoir  contribué 
à  ma  disgrâce;  je  l'estime  trop  pour  cela.  Quant  à  M.  d'Alembert, 
je  n'en  dis  rien  ici.  j'en  reparlerai  dans  la  suite. 

J'eus  dans  le  même  temps  une  autre  affaire,  qui  occasionna  la 
dernière  lettre  que  j'ai  écrite  à  M.  de  Voltaire,  lettre  dont  il  a  jeté  les 
hauts  cris,  comme  d'une  insulte  abominable,  mais  qu'il  n'a  jamais 
montrée  à  personne.  Je  suppléerai  ici  à  ce  qu'il  n'a  pas  voulu  faire. 

L'abbé  Trublet,  que  je  connaissais  un  peu,  mais  que  j'avais  très- 
peu  vu,  m'écrivit  le  l3  juin  17.69  liasse  D,  n"  1  \\  pour  m'avertir  que 
M.  Formey,  son  ami  et  correspondant,  avait  imprimé  dans  son  jour- 
nal ma  lettre  à  M.  de  Voltaire  sur  le  désastre  de  Lisbonne.  L'abbé 
Trublet  voulait  savoir  comment  cette  impression  s'était  pu  faire,  et, 
dans  son  tour  d'esprit  fin  et  jésuitique,  me  demandait  mon  avis  sur  la 
réimpression  de  cette  lettre,  sans  vouloir  me  dire  le  sien.  Comme 
je  hais  souverainement  les  ruseurs  de  cette  espèce,  je  lui  fis  les  remer- 
ciements que  je  lui  devais;  mais  j'y  mis  un  ton  dur  qu'il  sentit,  et  qui 
ne  l'empêcha  pas  de  me  pateliner  encore  en  deux  ou  trois  lettres, 
jusqu'à  ce  qu'il  sût  tout  ce  qu'il  avait  voulu  savoir. 

Je  compris  bien,  quoi  qu'en  pût  dire  Trublet,  que  Formey  n'avait 
point  trouvé  cette  lettre  imprimée  et  que  la  première  impression  en 
venait  de  lui.  Je  le  connaissais  pour  un  effronté  pillard,  qui,  sans 
façon,  se  faisait  un  revenu  des  ouvrages  des  autres,  quoiqu'il  n'y  eût 
pas  mis  encore  l'impudence  incroyable  d'oter  d'un  livre  déjà-public 


c  le  Prince  de  Conti 


LIVRE   DIX1  KM] 

le  nom  de  l'auteur,  d'y  mettre  le  sien,  et  de  le  vendre  à  son  profit. 
Mais  comment  ce  manuscrit  lui  était-il  pai  venuî  C'était  là  la  question, 
qui  n'était  pas  difficile  à  résoudre,  mais  dont  j'eus  la  simplicité  d'être 
embarrassé.  Quoique  Voltaire  fût  honoré  par  excès  dans  cette  lettre, 
comme  enfin,  malgré  ses  procédés  malhonnêtes,  il  eût  été  fondé  à  se 

plaindre  si  je  l'avais  l'ait  imprimer  sans  son  a\  eu.  je  pris  le  parti  de  lui 
écrire  à  ce  sujet.  Voici  Cette  seconde  lettre,  à  laquelle  il  ne  lit  aucune 
réponse,  et  dont,  pour  mettre  sa  brutalité  plus  à  l'aise,  il  lit  semblant 
d'être  irrité  jusqu'à  la  fureur  : 

«  A  Montmorency,  le  17  juin   1760. 

«  Je  ne  pensais  pas.  monsieur,  me  retrouver  jamais  en  correspon- 
dance avec  vous.  Mais  apprenant  que  la  lettre  que  je  VOUS  écrivis  en 
1756  a  été  imprimée  à  Berlin,  je  dois  vous  rendre  compte  de  ma  con- 
duite à  cet  égard,  et  je  remplirai  ce  devoir  avec  vérité  et  simplicité. 

«  Cette  lettre,  vous  ayant  été  réellement  adressée,  n'était  point  des- 
tinée à  l'impression.  Je  la  communiquai,  sous  condition,  à  trois 
personnes  à  qui  les  droits  de  l'amitié  ne  me  permettaient  pas  de 
rien  refuser  de  semblable,  et  à  qui  les  mêmes  droits  permettaient 
encore  moins  d'abuser  de  leur  dépôt,  en  violant  leur  promesse.  Ces 
trois  personnes  sont  madame  de  Chenonceaux,  belle-fille  de  ma- 
dame Dupin,  madame  la  comtesse  d'Houdctot,  et  un  Allemand 
nommé  M.  Crimm.  Madame  de  Chenonceaux  souhaitait  que  cette 
lettre  fût  imprimée,  et  me  demanda  mon  consentement  pour  cela. 
Je  lui  dis  qu'il  dépendait  du  vôtre.  Il  vous  fut  demandé,  vous  le 
refusâtes  et  il  n'en  fut  plus  question. 

«  Cependant  M.  l'abbé  Trublet,  avec  qui  je  n'ai  nulleespèce  de  liai- 
son, vient  de  m'écrire,  par  une  attention  pleined'honnèteté.  qu'ayant 
reçu  les  feuilles  d'un  journal  de  M.  Formey,  il  y  avait  lu  cette  même 
lettre,  avec  un  avis  dans  lequel  l'éditeur  dit,  sous  la  date  du  23  oc- 
tobre 1759,  qu'il  l'a  trouvée,  il  y  a  quelques  semaines,  chez  les 
libraires  de  Berlin,  et  que  comme  c'est  une  de  ces  feuilles  volantes 
qui  disparaissent  bientôt  sans  retour,  il  a  cru  lui  devoir  donner  place 
<  dans  son  journal. 

\  -lia,  monsieur,  tout  ce  que  j'en  sais.  Il  est  très-sûr  que  jusqu'ici 


<  ON  F]  SSIONS    DE    l.-J.    ROI   SS1    M  . 

■  l'on  n'avait  pas  même  ouï  parler  à  Paris  de  cette  lettre.  Il  est  très- 
sûr  que  l'exemplaire,  soit  manuscrit,  soit  imprimé,  tombé  dans  les 

«  mains  île  M.  Formey,  n'a  pu  lui  venir  que  de  vous,  ce  qui  n'esi  pas 
\  raisemblable,  ou  d'une  des  trois  personnes  que  je  viens  de  nommer. 

Enfin,  il  est  très-SÛr  que  les  tleux  dames  sont  incapables  d'une  pa- 
ii  reille  infidélité.  Je  n'en  puis  savoir  davantage  de  ma  retraite.  Vous 
avez  des  correspondances  au  moyen  desquelles  il  vous  serait  aise, 
si  la  chose  en  valait  la  peine,  de  remonter  à  la  source  et  de  vérifier 
le  fait. 

»    Dans  la  même  lettre,  M.  L'abbé  Trublet  me  marque  qu'il  tient 
la  feuille  en  réserve,  et  ne  la  prêtera  point  sans  mon  consentement. 

■  qu'assurément  je  ne  donnerai  pas.  .Mais  cet  exemplaire  peut  n'être 
pas  le  seul  à  Paris.  Je  souhaite,  monsieur,  que  cette  lettre  n'y  soit 
pas  imprimée,  et  je  ferai   de   mon  mieux  pour  cela;  mais  si  je   ne 

c  pouvais  éviter  qu'elle  le  fût.  et  qu'instruit  à  temps  je  pusse  avoir  la 
préférence,  alors  je  n'hésiterais  pas  à  la  faire  imprimer  moi-même, 
delà  me  parait  juste  et  naturel. 

Quant  à  votre  réponse  à  la  même  lettre,  elle  n'a  été  communi- 

«  quée  à  personne,  et  vous  pouvez  compter  qu'elle  ne  sera  point  im- 

■  primée  sans  votre  aveu,  qu'assurément  je  n'aurai  point  l'indiscré- 
tion de  vous  demander,  sachant  bien  que  ce  qu'un  homme  écrit  à 

i<   un  autre  il  ne  l'écrit  pas  au  public.  Mais  si  vous  en  vouliez  faire  une 

pour  être  publiée,  et  me  l'adresser,  je  vous  promets  de  la  joindre 

fidèlement  à  ma  lettre,  et  de  n'y  pas  répliquer  un  seul  mot. 

«  Je  ne  vous  aime  point,  monsieur;  vous  m'avez  fait  les  maux  qui 

n    pouvaient  m'étre  les  plus  sensibles,  à  moi  votre  disciple  et  votre 

ii   enthousiaste.  Vous  avez  perdu  Genève  pour  le  prix  de  l'asile  que 

«  vous  y  avez  reçu;  vous  avez  aliéné  de  moi  mes  concitoyens,  pour  le 

prix  des  applaudissements  que  je   vous  ai   prodigués  parmi  eux  : 

c'est  vous  qui  me  rende/  le  séjour  de  mon  pays  insupportable;  c'est 

vous  qui  me  ferez  mourir   en  terre  étrangère,   privé  de  toutes  les 

consolations  des  mourants,  et  jeté,   pour  tout  honneur,  dans  une 

voirie;  tandis  que  tous  les  honneurs  qu  un  homme  peut  attendre 

■  vous  accompagneront  dans  mon  pays.  Je  vous  hais,  enfin,  puisque 
\<>ns  l'avez  voulu;  mais  je  vous  hais  en  homme  encore  plus  digne 

■  de  vous  aimer,  si  vous  l'aviez  voulu.   De  tons  les  sentiments  dont 


LIVRE  DIXIÈME.  »65 

a  mon  cœur  était  pénétré  pour  vous,  il  n'y  reste  que  l'admiration 
-  qu'on  ne  peut  refusera  votre  beau  génie,  et  l'amour  «.le  vos  écril 

«  Si  je  ne  puis  honorer  en  vous  que  VOS  talents,  ce  n'est  pas  ma  faute. 
m  Je  ne  manquerai  jamais  au  respect  qui  leur  est  dû,  ni  aux  procèdes 
«  que  ce  respect  exige.  Adieu,  monsieur,  o 

Au  milieu  de  toutes  ces  petites  tracasseries  littéraires,  qui  me 
confirmaient  de  plus  en  plus  dans  ma  résolution,  je  reçus  le  plus 
grand  honneur  que  les  lettres  m'aient  attire,  et  auquel  j'ai  été  le  plus 
sensible,  dans  la  visite  que  M.  le  prince  de  Conti  daigna  me  faire  pai 

deux  lois,  l'une  au  petit  château,  et  l'autre  à  Mont-Louis.  Il  choisit 
même  toutes  les  deux  fois  le  temps  que  madame  de  Luxembourg  n'était 
pas  à  Montmorency,  afin  de  rendre  plus  manifeste  qu'il  n'y  venait  que 
pour  moi.  Je  n'ai  jamais  doute  que  je  ne  dusse  les  premières  bontés 
de  ce  prince  à  madame  de  Luxembourg  et  à  madame  de  Boufflers; 
mais  je  ne  doute  pas  non  plus  que  je  ne  doive  à  ses  propres  sentiments 
et  à  moi-même  celles  dont  il  n'a  cessé  de  m' honorer  depuis  lois. 

Comme  mon  appartement  de  Mont-Louis  était  très-petit,  et  que- 
la  situation  du  donjon  était  charmante,  j'y  conduisis  le  prince,  qui, 
pour  comble  de  grâces,  voulut  que  j'eusse  l'honneur  de  taire  sa  partie 
aux  échecs.  Je  savais  qu'il  gagnait  le  chevalier  de  Lorenzy,qui  était, 
plus  fort  que  moi.  Cependant,  malgré  les  signes  et  les  grimaces  du 
chevalier  et  des  assistants,  que  je  ne  lis  pas  semblant  de  voir,  je  ga- 
gnai les  deux  parties  que  nous  jouâmes.  En  finissant  je  lui  dis  d'un 
ton  respectueux,  mais  grave  :  Monseigneur,  j'honore  trop  Votre  Al- 
tesse sérénissime  pour  ne  la  pas  gagner  toujours  aux  échecs.  Ce  grand 
prince,  plein  d'esprit  et  de  lumières,  et  si  digne  de  n'être  pas  adulé, 
sentit  en  effet,  du  moins  je  le  pense,  qu'il  n'y  avait  la  que  moi  qui 
le  traitasse  en  homme,  et  j'ai  tout  lieu  de  croire  qu'il  m'en  a  vraiment 
su  bon  gré. 

Quand  il  m'en  aurait  su  mauvais  gré,  je  ne  me  reprocherais  pas  de 
n'avoir  voulu  le  tromper  en  rien,  et  je  n'ai  pas  assurément  à  me  re- 
procher non  plus  d'avoir  mal  répondu  dans  mon  cœur  à  ses  bontés, 
mais  bien  d'y  avoir  répondu  quelquefois  de  mauvaise  grâce,  tandis 
qu'il  mettait  lui-même  une  grâce  infinie  dans  la  manière  de  me  les 
marquer.  Peu  de  jours  après,  il  me  fit  envoyer  un  panier  de  gibier, 
que  je  reçus  comme  je  devais.  A  quelque  temps  de  là,  il  m'en  fit  en- 

TOME     11.  SO 


i  ON!  i  SSIONS   DE  J.-J.    ROUSSEAU. 

voyer  un  ;mtrc.  et  l'un  de  ses  officiers  des  chasses  écrivit,  par  ses 
ordres,  que  c'était  de  la  chasse  de  Son  Altesse,  et  du  gibier  tiré  de 
sa  propre  main.  Je  le  reçus  encore:  mais  j'écrivis  a  madame  de  Bouf- 
flers  que  je  n'en  recevrais  plus.  Cette  lettre  fut  généralement  blâmée. 
et  méritait  de  l'être.  Refuser  des  présents  en  gibier,  d'un  prince  du 
sang,  qui  de  plus  met  tant  d'honnêteté  dans  l'envoi,  est  moins  la  dé- 
licatesse d'un  homme  lier  qui  veut  conserver  son  indépendance,  que 
la  rusticité  d'un  malappris  qui  se  méconnaît.  Je  n'ai  jamais  relu  cette 
lettre  dans  mon  recueil  sans  en  rougir,  et  sans  me  reprocher  de  l'avoir 
écrite.  Mais  enfin  je  n'ai  pas  entrepris  mes  Confessions  pour  taire  mes 
,sotti>es.  et  celle-là  me  révolte  trop  moi-même  pour  qu'il  me  soit 
permis  de  la  dissimuler. 

Si  je  ne  fis  pas  celle  de  devenir  son  rival,  il  s'en  fallut  peu  :  car 
alors  madame  de  Boufflers  était  encore  sa  maîtresse,  et  je  n'en  savais 
rien.  Elle  me  venait  voir  assez  souvent  a\ec  le  chevalier  de  Lorenzy. 
Elle  était  belle  et  jeune  encore;  elle  affectait  l'esprit  romain,  et  moi  je 
l'eus  toujours  romanesque;  cela  se  tenait  d'assez  près.  Je  faillis  me 
prendre;  je  crois  qu'elle  le  vit  :  le  chevalier  le  vit  aussi;  du  moins  il 
m'en  parla,  et  de  manière  a  ne  pas  me  décourager.  Mais  pour  le  coup 
je  fus  sage,  et  il  en  était  temps  à  cinquante  ans.  Plein  de  la  leçon 
que  je  venais  de  donner  aux  barbons  dans  ma  lettre  à  d'Alembert, 
l'eus  honte  d'en  profiter  si  mal  moi-même;  d'ailleurs,  apprenant  ce 
que  j'avais  ignore,  il  aurait  fallu  que  la  tête  m'eût  tourné,  pour  porter 
si  haut  mes  concurrences.  Enfin,  mal  guéri  peut-être  encore  de  ma 
passion  pour  madame  d'Houdetot,  je  sentis  que  plus  rien  ne  la  pou- 
\  ait  remplacer  dans  mon  cœur,  et  je  lis  mes  adieux  à  l'amour  pour  le 
teste  de  ma  vie.  Au  moment  ou  j'écris  ceci,  je  viens  d'avoir  d'une 
jeune  femme,  qui  avait  ses  vues,  des  agaceries  bien  dangereuses,  et 
avec  des  yeux  bien  inquiétants;  mais  si  elle  a  fait  semblant  d'oublier 
mes  douze  lustres,  pour  moi  je  m'en  suis  souvenu.  Après  m  être  tire 
de  ce  pas,  je  ne  crains  plus  de  chutes,  et  je  reponds  de  moi  pour  le 
leste  de  mes  jours. 

Madame  de  Boufflers,  s'étant  aperçue  de  l'émotion  qu'elle  m'avait 
donnée,  put  s'apercevoir  aussi  que  j'en  avais  triomphe.  Je  ne  suis  ni 
assez  fou  ni  assez  vain  poui  croire  avoir  pu  lui  inspirer  du  goût  à  mon 

.  Miais.  sur  certains  propos  qu'elle  tint  a  Thérèse,  j'ai  cru  lui  avoir 


I  IVRE    1)1  XII  Ml 


mspini  «.le  la  curiosité;  si  cela  est,  et  qu'elle  ne  m'ait  pas  pardonne 
cette  curiosité  frustrée,  il  faut  avouer  que  j'étais  bien  né  pour  êtn 
victime  de  mes  faiblesses,  puisque  l'amoui  vainqueui  me  fut  si  fu- 
neste, et  que  l'amour  vaincu  me  le  fut  encore  plus. 

Ici  finit  le  recueil  des  lettres  qui  m'a  servi  de  guide  dans  ces  Jeux 
livres.  Je  ne  vais  plus  marcher  que  sur  la  trace  de  mes  souvenirs; 

mais  ils  sont  tels  dans  cette  cruelle  époque,  et  la  forte  impression  m'en 
est  si  bien  restée,  que,  perdu  dans  la  mer  immense  de  mes  malheurs, 
je  ne  puis  oublier  les  détails  de  mon  premier  naufrage,  quoique  ses 
suites  ne  m'offrent  plus  que  des  souvenirs  confus.  Ainsi,  je  puis  mai  - 
cher  dans  le  livre  suivant  avec  encore  assez  d'assurance.  Si  je  vais 
plus  loin,  ce  ne  sera  plus  qu'en  tâtonnant. 


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LIVRE  X/ 


w. 


LIVRE  ONZIEME 


.uoiQUE  la  Julie,  qui  depuis  longtemps  était  sous 
presse,  ne  parût  point  encore  à  la  fin  de  1760, 
elle  commençait  à  faire  grand  bruit.  Madame  de 
Luxembourg  en  avait  parlé  à  la  cour,  nia- 
dame  d'Houdetot  à  Paris.  Cette  dernière  avait 
même  obtenu  de  moi,  pour  Saint-Lambert,  la 
permission  de  la  faire  lire  en  manuscrit  au  roi 
de  Pologne,  qui  en  avait  été  enchanté.  Duclos, 
à  qui  je  l'avais  aussi  fait  lire,  en  avait  parlé  à  l'Académie.  Tout  Paris 
était  dans  l'impatience  de  voir  ce-  roman:  Ils  libraires  de  la  rue  Saint- 
Jacques  et  celui  du  Palais-Royal  étaient  assièges  de  gens  qui  en  de- 
mandaient des  nouvelles.  Il  parut  enfin,  et  son  succès,  contre  l'or- 
dinaire, répondit  à  l'empressement  avec  lequel  il  avait  été  attendu. 
.Madame  la  Dauphine,  qui  l'avait  lu  des  premières,  en  parla  à  M.  de 


-■:.-   - 


TOME     II. 


I  ONI  I  SSIONS   DE  .l.-.l.    ROI  SSEAU. 

Luxembourg  comme  d'un  ouvrage  ravissant.  Les  sentiments  lurent 
partagés  chez  les  gens  de  lettres,  mais  dans  le  monde  il  n'y  eut  qu'un 
a\is:  et  les  femmes  surtout  s'enivrèrent  et  du  livre  et  de  l'auteur. 
au  point  qu'il  y  en  avait  peu.  même  dans  les  hauts  rangs,  dont  je 
n'eusse  lait  la  conquête, si  je  l'avais  entrepris.  J'ai  de  cela  des  preuves 
que  je  ne  veux  pas  écrite,  et  qui.  sans  avoir  eu  besoin  de  l'expé- 
rience, autorisent  mon  opinion.  Il  est  singulier  que  ce  livre  ait  mieux 
réussi  en  France  que  dans  le  reste  de  l'Europe,  quoique  les  Fran- 
çais, hommes  et  femmes,  n'\  soient  pas  fort  bien  traités.  Tout  au 
contraire  de  mon  attente,  son  moindre  succès  fut  en  Suisse,  et  son 
plus  grand  a  Paris.  L'amitié,  l'amour,  la  vertu,  règnent-ils  donc  à 
Paris  plus  qu'ailleurs!  Non,  sans  doute;  mais  il  y  règne  encore  ce 
sens  exquis  qui  transporte  le  cœur  à  leur  image,  et  qui  nous  tait  chérir 
dans  les   autres  les   sentiments   purs,  tendres,   honnêtes,  que   nous 

-ns  plus.  La  corruption  désormais  est  partout  la  même  :  il  n'existe 
plus  ni  mœurs  ni  vertus  en  Europe;  mais  s'il  existe  encore  quelque 
amour  pour  elles,  c'est  a  Paris  qu'on  doit  le  chercher. 

Il  laut.  à  travers  tant  de  préjugés  et  de  passions  factices,  savoir  bien 
anal}  ser  le  cœur  humain  pour  y  démêler  les  vrais  sentiments  de  la  na- 
ture. Il  faut  une  délicatesse  de  tact  qui  ne  s'acquiert  que  dans  l'éduca- 
tion du  grand  monde,  pour  sentir,  si  j'ose  ainsi  dire,  les  finesses  du 
ô eur  dont  cet  ouvrage  est  rempli.  Je  mets  sans  crainte  sa  quatrième 
Partie  à  côté  de  Li  Princesse  de  Clercs,  et  je  dis  que  si  ces  deux  mor- 
ceaux n'eussent  été  lus  qu'en  province,  on  n'aurait  jamais  senti  tout 
leur  prix.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si  le  plus  grand  succès  de  ce 
livre  fut  à  la  cour.  Il  abonde  en  traits  vifs,  mais  voilés,  qui  doivent  y 
plaine,  parce  qu'on  est  plus  exercé  à  les  pénétrer.  Il  faut  pourtant  ici 
distinguer  encore.  Cette  lecture  n'est  assurément  pas  propre  à  cette 
sorte  de  gens  d'esprit  qui  n'ont  que  de  la  ruse,  qui  ne  sont  fins  que 
pour  pénétrer  le  mal,  et  qui  ne  voient  rien  du  tout  où  il  n'y  a  que  du 
bien  à  voir.  Si.  par  exemple,  la  Julie  eût  été  publiée  en  certain  pa\  s 
que  je  pense,  je  suis  sur  que  personne  n'en  eût  achevé  la  lecture,  et 
qu'elle  serait  morte  en  naissant. 

1  i  rassemblé  la  plupart  des  lettres  qui  me  furent  écrites  sur  cet 
ouvrage,  dans  une  liasse  qui  est  entre  les  mains  de  madame  de  Na- 
daillac.  Si  jamais  ce  recueil  parait,  on  y  verra  des  choses  bien  singu- 


LIVRE  ONZIÈME. 

lières,  et  une  opposition  de  jugement  qui  montre  ce  que  c'est  que 
d'avoir  affaire  au  public.  La  chose  qu'on  y  a  le  moins  vue,  et  qui  en 
fera  toujours  un  ouvrage  unique,  est  la  simplicité  du  sujet  et  la  chaîne 
de  l'intérêt,  qui,  concentre  entre  trois  iHTsonnes.se  soutient  durant 
six  volumes,  sans  épisode,  sans  aventure  tanesque,  sans  méchan- 
ceté d'aucune  espèce,   ni   dans    les   personnages,   ni    dans  |Ls  actions. 

Diderot  a  fait  de  grands  complimentsà  Richardson  sur  la  prodigieuse 
variété  de  ses  tableaux  et  sur  la  multitude  de  ses  personnages.  Ri- 
chardson a.  en  effet,  le  mérite  de  les  avoii   tous  bien  caractérisés; 

mais  quant  à  leur  nombre,  il  a  cela  de  commun  avec  les  plus  insipides 
romanciers,  qui  suppléent  à  la  stérilité  de  leurs  idées  a  force  de  per- 
sonnages et  d'aventures.  11  est  aise  de  réveiller  l'attention  en  présen- 
tant incessamment  et  des  événements  inouïs  et  de  nouveaux  visages. 
qui  passent  comme  les  ligures  de  la  lanterne  magique;  mais  de 
soutenir  toujours  cette  attention  sur  les  mêmes  objets,  et  sans  aven- 
tures merveilleuses,  cela,  certainement,  est  plus  difficile;  et  si,  toute 
chose  égale,  la  simplicité  du  sujet  ajoute  à  la  beauté  de  l'ouvrage,  les 
romans  de  Richardson,  supérieurs  à  tant  d'autres  choses,  ne  sau- 
raient, sur  cet  article,  entrer  en  parallèle  avec  le  mien.  Il  est  mort 
cependant,  je  le  sais,  et  j'en  sais  la  cause;  mais  il  ressuscitera. 

Toute  ma  crainte  était  qu'a  force  de  simplicité  ma  marche  ne  fût 
ennuyeuse,  et  que  je  n'eusse  pu  nourrir  assez  l'intérêt  pour  le  sou- 
tenir jusqu'au  bout.  Je  fus  rassuré  par  un  fait  qui,  seul,  m'a  plus 
tlatté  que  tous  les  compliments  qu'a  pu  m' attirer  cet  ouvrage. 

Il  parut  au  commencement  du  carnaval.  Un  colporteur  le  porta  à 
madame  la  princesse  de  Talmont,  un  jour  de  bal  de  l'Opéra.  Après 
souper,  elle  se  fit  habiller  pour  y  aller,  et  en  attendant  l'heure,  elle  se- 
ntit à  lire  le  nouveau  roman.  A  minuit,  elle  ordonna  qu'on  mît  ses 
chevaux,  et  continua  de  lire.  On  vint  lui  dire  que  ses  chevaux  étaient 
mis;  elle  ne  répondit  rien.  Ses  gens,  voyant  qu'elle  s'oubliait,  vin- 
rent l'avertir  qu'il  était  deux  heures.  Rien  ne  presse  encore,  dit-elle 
en  lisant  toujours.  Quelque  temps  après,  sa  montre  étant  arrêtée,  elle 
sonna  pour  savoir  quelle  heure  il  était.  On  lui  dit  qu'il  était  quatre 
heures.  Cela  étant,  dit-elle,  il  est  trop  tard  pour  aller  au  bal;  qu'on 
ôte  mes  chevaux.  Elle  se  fit  déshabiller  et  passa  le  reste  de  la  nuit  à 
lire. 


CONFESSIONS  DE  J.-J     ROUSSE  Al 

Depuis  qu'on  me  raconta  ce  trait,  j'ai  toujours  désiré  de  voir  ma- 
dame de  Talmont,  non-seulemenl  pour  savoir  d'elle-même  s'il  est 
exactement  vrai,  niais  aussi  parce  que  j'ai  toujours  cru  qu'un  ne  pou- 
\.iit  prendre  un  intérêt  si  vifà  VHéloïse,  sans  avoir  ce  sixième  sens, 
ce  sens  moral,  dont  si  peu  de  cœurs  sont  doués,  et  sans  lequel  nul 
ne  saurait  entendre  le  mien. 

Ce  qui  me  rendit  les  femmes  si  favorables  fut  la  persuasion  où  elles 
furent  que  j'avais  écrit  ma  propre  histoire,  et  que  j'étais  moi-même 
le  héros  de  ce  roman.  Cette  croyance  était  si  bien  établie,  que  ma- 
dame de  Polignac  écrivit  à  madame  de  Verdelin,  pour  la  prier  de 
m'engager  à  lui  laisser  voir  le  portrait  de  Julie.  Tout  le  monde  était 
persuadé  qu'on  ne  pouvait  exprimer  si  vivement  des  sentiments  qu'on 
n'aurait  point  éprouvés,  ni  peindre  ainsi  les  transports  de  l'amour, 
que  d'après  son  propre  cœur.  En  cela  l'on  avait  raison,  et  il  est  cer- 
tain que  j'écrivis  ce  roman  dans  les  plus  brûlantes  extases;  mais  on 
se  trompait  en  pensant  qu'il  avait  fallu  des  objets  réels  pour  les  pro- 
duire :  on  était  loin  de  concevoir  à  quel  point  je  puis  m'enflammer 
pour  des  êtres  imaginaires.  Sans  quelques  réminiscences  de  jeunesse 
et  madame d'Hoùdetot,  les  amours  que  j'ai  sentis  et  décrits  n'auraient 
été  qu'avec  des  sylphides,  .le  ne  voulus  ni  confirmer  ni  détruire  une 
erreur  qui  m'était  avantageuse.  On  peut  voir  dans  la  préface  en  dia- 
logue, que  je  fis  imprimera  part,  comment  je  laissai  là-dessus  le  pu- 
blic en  suspens.  Les  rigoristes  disent  que  j'aurais  dû  déclarer  la 
vérité  tout  rondement.  Pour  moi,  je  ne  vois  pas  ce  qui  m'y  pouvait 
obliger,  et  je  crois  qu'il  y  aurait  eu  plus  de  bêtise  que  de  franchise 

tte  déclaration  faite  saris  nécessité. 

\  peu  près  dans  le  même  temps  parut  la  Paix  perpétuelle,  dont 
l'année  précédente  j'avais  cédé  le  manuscrit  à  un  certain  .M.  de  Bas- 
tide, auteur  d'un  journal  appelé  le  Monde,  dans  lequel  il  voulait, bon 
gré  mal  gré.  fourrer  tous  mes  manuscrits.  11  était  de  la  connaissance 
de  M.  Duclos,  et  vint  en  son  nom  me  presser  de  lui  aider  à  remplir 
le  Monde.  Il  avait  ouï  parler  de  la  Julie,  et  voulait  que  je  la  misse 
dans  son  journal  :  il  voulait  que  j'y  misse  l'Emile:  il  aurait  voulu  que 
j'y  misse  le  Contrat  social,  s'il  en  eût  soupçonné  l'existence.  Enfin, 
excédé  de  ses  importunités,  je  pris  le  parti  de  lui  céder  pour  douze 
louis  mon  extrait  de  la  Paix  perpétuelle.   Notre  accord  était  qu'il 


LIVRE   ONZI]   ME. 

s'imprimerait  dans  son  journal,  mais  sitôt  qu'il  fut  propriétaire  de  ce 
manusci  u.il  jugea  à  propos  de  le  fajre  imprimer  à  part,  avec  quelques 
retranchements  que  le  censeur  exigea.  Qu'eût-ce  été  si  j'y  avais  joint 
mon  jugement  sur  cet  ouvrage,  dont  très-heureusement  je  ne  parlai 
point  à  M.  de  Bastide,  et  qui  n'entra  point  dans  notre  marchi  I 
jugement  est  encore  en  manuscrit  parmi  nus  papiers.  Si  jamais  il 
voit  le  jour,  onj  verra  combien  les  plaisanteries  et  le  ton  suffisant  de 
Voltaire  à  ce  sujet  m'ont  dû  faire  rire,  moi  qui  voyais  si  bien  la 
portée  de  ce  pauvre  homme  dans  les  matières  politiques  dont  il  se 
mêlait  de  parler. 

Au  milieu  de  mes  succès  dans  le  public,  et  de  la  faveur  des  dames. 
je  me  sentais  déchoir  a  l'hôtel  de  Luxembourg,  non  pas  auprès  de 
monsieur  le  maréchal,  qui  semblait  même  redoubler  chaque  jour  de 
bontés  et  d'amitiés  pour  moi,  mais  auprès  de  madame  la  maréchale. 
Depuis  que  je  n'avais  plus  rien  a  lui  lire,  son  appartement  m'était 
moins  ouvert;  et  durant  les  voyages  de  Montmorency,  quoique  je  me 
présentasse  assez  exactement,  je  ne  la  voyais  plus  guère  qu'à  table. 
Ma  place  n'y  était  même  plus  aussi  marquée  a  côté  d'elle.  Comme  elle  ne 
me  l'offrait  plus,  qu'elle  me  parlait  peu,  et  que  je  n'avais  pas  non  plus 
grand'chose  à  lui  dire,  j'aimais  autant  prendre  une  autre  place,  où 
j'étais  plus  a  mon  aise,  surtout  le  soir:  car  machinalement  je  prenais 
peu  à  peu  l'habitude  de  me  placer  plus  pies  de  monsieur  le  maréchal. 

A  propos  du  soir,  je  me  souviens  d'avoir  dit  que  je  ne  soupais 
pas  au  château,  et  cela  était  vrai  dans  le  commencement  de  la  con- 
naissance; mais  comme  .M.  de  Luxembourg  ne  dînait  point  et  ne  se 
mettait  même  pas  à  table,  il  arriva  de  là  qu'au  bout  de  plusieurs 
mois,  et  déjà  très-familier  dans  la  maison,  je  n'avais  encore  jamais 
mangé  avec  lui.  Il  eut  la  bonté  d'en  faire  la  remarque.  Cela  me  déter- 
mina d'y  souper  quelquefois,  quand  il  y  avait  peu  de  monde:  et  je 
m'en  trouvais  très-bien,  vu  qu'on  dînait  presque  en  l'air,  et,  comme 
on  dit,  sur  le  bout  du  banc;  au  lieu  que  le  souper  était  très-long, 
parce  qu'on  s'y  reposait  avec  plaisir,  au  retour  d'une  longue  prome- 
nade; très-bon,  parce  que  .M.  de  Luxembourg  était  gourmand  ;  et 
tres-agréable  parce  que  madame  de  Luxembourg  en  faisait  les  hon- 
neurs à  charmer.  Sans  cette  explication,  Ton  entendrait  difficilement 
la  fin  d'une  lettre  de  M.  de  Luxembourg  Jiasse  C,  n»  36),  où  il  me  dit 

TOME    11.  J8 


.  ON]  l  SSIONS  DE  J.-.l.   ROUSSEAU. 

qu'il  se  rappelle  avec  délices  nos  promenades;  surtout,  ajoute-t-il,  quand 
en  rentrant  les  soirs  dans  la  cour  nous  n'y  trouvions  point  de  traces  de 
ioucs  de  carrosses:  c'est  que,  comme  on  passait  tous  les  matins  le 
râteau  sur  le  sable  de  la  cour  pour  effacer  les  ornières,  je  jugeais,  par 

le  nombre  de  ces  traces,  du  monde  qui  était  survenu  dans  l'après-midi. 
Cette  année  1761    mit  le  comble  aux  pertes  continuelles  que  lit  ce 
bon  seigneur,  depuis  que  j'avais  l'honneur  de  le  voir:  comme  si  les 
maux  que  me  préparait  la  destinée  eussent  dû  commencer  par  l'homme 
pour  qui  j'avais    le  plus  d'attachement  et  qui  en   était  le   plus  digne, 
l.a  première  année,  il  perdu  sa  sœur,  madame  la  duchesse  de  Villeroy; 
la  seconde,  il  perdit  s.i  fille,  madame  la  princesse  de  Robeck  ;  la  troi- 
sième, il  perdit  dans  le  duc  de  Montmorency  son  tils  unique,  et  dans 
le  comte  de  Luxembourg  son  petit-fils,  les  seuls  et  derniers  soutiens 
de  sa   blanche  et  de  son   nom.  11  supporta  toutes  ces  pertes  avec  un 
courage  apparent;  mais  son  cœur  ne  cessa  de  saigner  en  dedans  tout 
le  teste  de  sa  vie,  et  sa  santé  ne  lit  plus  que  décliner.  La  mort  impré- 
vue et  tragique  de  son  tils  dut  lui  être  d'autant  plus  sensible,  qu'elle 
arriva  précisément  au   moment  où  le  roi  venait  de  lui  accorder  pour 
son  tils,  et  de  lui  promettre  pour  son  petit-fils,  la  survivance  de  sa 
charge  de  capitaine  des  gardes  du  corps.    Il   eut  la  douleur  de  voir 
s'éteindre  peu  à  peu  ce  dernier  enfant  de  la  plus  grande  espérance,  et 
Cela  par  l'aveugle  confiance  de  la  mère  au  médecin,  qui   fit    périr  ce 
pauvre  enfant  d'inanition,  avec  des  médecines  pour  toute  nourriture. 
Hélas  !  si  j'en  eusse  été  cru,  le  grand-père  et  le  petit-tils  seraient  tous 
deux  encore  en  vie.  Que  ne  dis-je  point,   que  n'écrivis-je  point  à 
monsieur  le  maréchal,  que  de  représentations  ne  iïs-je  point  à  madame 
de  Montmorency,  sur  le  régime  plus  qu'austère  que,  sur  la  foi  de  son 
médecin,  elle  faisait  observer  à  son  fils!    Madame  de    Luxembourg, 
qui    pensait  comme  moi.   ne   voulait   point   usurper  l'autorité  de    la 
mère;  M.  de  Luxembourg,  homme  doux  et  faible,  n'aimait  pointa 
contrarier.  Madame  de  Montmorency  avait  dans  Bordeu  une  foi  dont 
sou  tils   finit    par  être  la   victime.   Que  ce   pauvre    enfant  était  aise 
quand  il  pouvait  obtenir  la  permission  de  venir  à  Mont-Louis  avec 
madame  de  Bouffiers,  demander  à  goûter  à  Thérèse,  et  mettre  quelque 
aliment  dans  son  estomac  affamé!  Combien  js  déplorais  en  moi-même 
les  misères  de  la  grandeur,  quand  je  voyais  cet  unique  héritier  d'un 


I  IVRE  ONZI 1   M 1 

si  grand  bien,  d'un  si  grand  nom,  de  tant  de  titres  et  de  dignités, 
dévorer  avec  l'avidité  d'un  mendiant  un  pauvre  petit  morceau  de 
pain'  Enfin,  j'eus  beau  dire  et  beau  faire,  le  médecin  l'emporta,  et 
l'enfant  mourut  de  faim. 

La  même  confiance  aux  charlatans,  qui  fit  périr  le  petit-fils,  creusa 

le  tombeau  du  grand-père,  et  il  s'y  joignit  de  plus  la  pusillanimité  de 

vouloir  se  dissimuler  les  infirmités  de  l'âge,  M.  de  Luxembourg 
avait  eu  par  intervalles  quelque  douleur  au  gros  doigi  du  pied;  il  en 
eut  une  atteinte  à  Montmorency,  qui  lui  donna  de  l'insomnie  et  un 
peu  de  fièvre.  .l'osai  prononcer  le  mot  de  goutte,  madame  de 
Luxembourg  me  tança.  Le  valet  de  chambre,  chirurgien  de  monsieur 
le  maréchal,  soutint  que  ce  n'était  pas  la  goutte,  et  se  mit  à  panser 
la  partie  souillante  avec  du  baume  tranquille.  Malheureusement  la 
douleur  se  calma,  et  quand  elle  revint,  on  ne  manqua  pas  d'employer 
le  même  remède  qui  l'avait  calmée:  la  constitution  s'altéra,  les 
maux  augmentèrent,  et  les  remèdes  en  même  raison.  Madame  de 
Luxembourg,  qui  vit  bien  enfin  que  c'était  la  goutte,  s'opposa  a  cet 
insensé  traitement.  On  se  cacha  d'elle,  et  M.  de  Luxembourg  périt 
par  sa  faute  au  bout  de  quelques  années,  pour  avoir  voulu  s'obstiner 
à  guérir.  Mais  n'anticipons  point  de  si  loin  sur  les  malheurs  :  combien 
j'en  ai  d'autres  à  narrer  avant  celui-là  ! 

11  est  singulier  avec  quelle  fatalité  tout  ce  que  je  pouvais  dire  et 
faire  semblait  fait  pour  déplaire  à  madame  de  Luxembourg,  lois  même 
que  j'avais  le  plus  à  cœur  de  conserver  sa  bienveillance.  Les  afflictions 
que  M.  de  Luxembourg  éprouvait  coup  sur  coup  ne  faisaient  que 
m'attacher  à  lui  davantage,  et  par  conséquent  à  madame  de  Luxem- 
bourg :  car  ils  m'ont  toujours  paru  si  sincèrement  unis,  que  les  senti- 
ments que  l'on  axait  pour  l'un  s'étendaient  nécessairement  à  l'autre. 
Monsieur  le  maréchal  vieillissait.  Son  assiduité  à  la  cour,  les  soins 
qu'elle  entraînait,  les  chasses  continuelles,  la  fatigue  surtout  du  ser- 
vice durant  son  quartier,  auraient  demandé  la  vigueur  d'un  jeune 
homme,  et  je  ne  voyais  plus  rien  qui  put  soutenirla  sienne  dans  cette 
carrière.  Puisque  ses  dignités  devaient  être  dispersées  et  son  nom 
éteint  après  lui.  peu  lui  importait  de  continuer  une  vie  laborieuse, 
dont  l'objet  principal  avait  été  de  ménager  la  faveur  du  prince  à  ses 
enfants.  Un  jour  que  nous  n'étions  que  nous  trois,  et  qu'il  se  plaignait 


I  "NI  l  SS I O N S   DE  .1 .  J.   ROUSSEAU. 

des  fatigues  de  la  cour  en  homme  que  ses  pertes  avaient  découragé, 
j'osai  lui  paTlèr  de  retraité  et  lui  donner  le  conseil  que  Ci néas  donnait 
à  Pyrrhus;  Il  soupira,  et  ne  répondît  pas  décisivement.  .Mais  au 
premier  momenl  où  madame  de  Luxembourg  me  vit  en  particulier, 
elle  me  relança  vivement  sut  ce  conseil,  qui  me  parut  l'avoir  alarmée. 
Elle  ajouta  ui)^  chose  dont  je  sentis  la  justesse,  et  qui  me  fit  renonce! 
à  retoucher  jamais  la  même  corde  :  c'est  que  la  longue  habitude  de 
vivre  à  la  cOur  devenait  un  V"rai  besoin,  que  c'était  même  en  ce  mo- 
ment uut:  dissipation  pour  M.  de  Luxembourg,  et  que  la  retraite  que 
je  lui  Conseillais  serait  moins  un  repos  pour  lui  qu'un  exil,  où  l'oisi- 
veté, l'ennui,  la  tristesse  achèveraient  bientôt  de  le  consumer.  Quoi- 
qu'elle dût  voir  qu'elle  m'avait  persuadé*,  OU  qu'elle  dût  compter  sur 
la  promesse  que  je  lui  tis  et  que  je  lui  tins,  elle  ne  parut  jamais  bien 
tranquillisée  a  et  égâfd,  et  je  me  suis  rappelé  que  depuis  lors  mes 
tête-à-tête  avec  monsieur  le  maréchal  avaient  été  plus' rareset  presque 
toujours  interrompus. 

Tandis  que  ma  balourdise  et  mon  guignon  me  nuisaient  ainsi  de 
concert  auprès  d'elle,  les  gens  qu'elle  voyait  et  qu'elle  aimait  le  plus 
ne  m'y  servaient  pas.  I.'abbé  de  Bôûffl'ers  surtout,  jeune  homme  aussi 
brillant  qu'il  soit  possible  de  l'être,  ne  me  parut  jamais  bien  disposé 
pour  moi;  et  non-seulement  il  est  le  seul  de  la  société  de  madame- 
la  maréchale  qui  ne  m'ait  jamais  marqué  la  moindre  attention,  mais 
j'ai  cru  m'apercevoir  qu'à  tous  les  voyages  qu'il  lit  à  Montmorency. 
je  perdais  quelque  chose  auprès  d'elle  :  et  il  est  vrai  que.'  sans  même 
qu'il  le  voulût,  c'était  assez  de  sa  seule  présence,  tant  la  grâce  et  le 
sel  de  ses  gentillesses  appesantissaient  encore  mes  lourds  spropositi. 
Les  Jeux  premières  années,  il  n'était  presque  p.is  venu  à  Montmo- 
rency :  et,  par  l'indulgence  de  madame  la  maréchale,  je  m'étais  pas- 
sablement soutenu  ;  mais  sitôt  qu'il  parut  un  peu  de  suite,  je  fus 
écrasé  sans  retour.  J'aurais  voulu  me  réfugier  sous  son  aile,  et  faire 
en  sorte  qu'il  me  prit  en  amitié  ;  mais  la  même  maussaderie  qui  me 
faisait  un  besoin  de  lui  plaire  m'empêcha  d'y  réussir;  et  ce  que  je  lis 
pour  cela  maladroitement  acheva  de  me  perdre  auprès  de  madame  la 
maréchale,  sans  m'étre  utile  auprès  de  lui.  Avec  autant  d'esprit,  il 
eût  pu  réussir  a  tout:  mais  l'impossibilité  de  s'appliquer  et  le  goût  de 
la  dissipation  ne  lui  ont  permis  d'acquérir  que   des  demi-talents  ne 


I..E    PO  1KCHALF. 


I  IVRE  0NZ1  l  M  I 

tout  genre.  En  revanche,  il  en  a  beaucoup,  et  c'est  tout  ce  qu'il  faut 
dans  le  grand  monde,  où  il  veut  briller.  Il  fait  très  bien  de  petits  vers, 
écrit  très-bien  de  petites  lettres,  \,i  jouaillant  un  peu  du  cistre,  et 
barbouillant  un  peu  de  peinture  au  pastel.  Il  s'avisa  «.le  vouloii  fain 
le  portrait  de  madame  de  Luxembourg;  ce  portrait  était  horrible. 
Elle  prétendait  qu'il  ne  lui  ressemblait  point  du  tout,  et  cela  était  vrai. 
Le  traître  d'abbé  me  consulta;  et  moi,  comme  un  sot  et  comme  un 
menteur,  je  dis  que  le  portrait  ressemblait.  Je  voulais  cajoler  l'abbé; 
mais  je  ne  cajolais  pas  madame  la  maréchale,  qui  mit  ce  liait  sui  Si 
registres;  et  l'abbé,  axant  tait  son  coup,  se  moqua  de  moi.  J'appris, 

pal   ce  succès  de  mon  lai  dit  Coup  d'essai,  a  ne  plus  me  mêler  de  vou 

loir  flagorner  et  flatter  malgré  .Minerve. 

Mon  talent  était  de  dire  aux  hommes  des  vérités  utiles,  mais  dures, 
avec  assez  d'énergie  et  décourage  ;  il  fallait  m'y  tenir.  Je  n'étais  point 
né,  je  ne  dis  pas  pour  flatter,  mais  pour  louer.  La  maladresse  des 
louanges  que  j'ai  voulu  donner  m'a  lait  plus  de  mal  que  l'àpreté  dé- 
nies censures.  J'en  ai  à  citer  ici  un  exemple  si  terrible,  que  ses  suites 
ont  non-seulement  fait  ma  destinée  pour  le  reste  de  ma  vie,  mais  déci- 
deront peut-être  de  ma  réputation  dans  toute  la  postérité. 

Durant  les  voyages  de  Montmorency.  M.  de  Choiseul  venait 
quelquefois  souper  au  château.  Il  y  vint  un  jour  que  j'en  sortais.  On 
parla  de  moi  :  M.  de  Luxembourg  lui  conta  mon  histoire  de  Venise 
avec  M.  de  Montaigu.  M.  de  Choiseul  dit  que  c'était  dommage  que 
j'eusse  abandonné  cette  carrière,  et  que  si  j'v  voulais  rentrer,  il  ne 
demandait  pas  mieux  que  de  m'occuper.  M.  de  Luxembourg  me  redit 
cela  :  j'y  fus  d'autant  plus  sensible,  que  je  n'étais  pas  accoutumé  d'être 
gâté  par  les  ministres  ;  et  il  n'est  pas  sur  que.  malgré  mes  resolutions. 
si  ma  santé  m'eût  permis  d'\  songer,  j'eusse  évité  d'en  faire  de  nou- 
veau la  folie.  L'ambition  n'eut  jamais  chez  moi  que  les  courts  inter- 
valles où  toute  autre  passion  me  laissait  libre;  mais  un  de  ces 
intervalles  eût  suffi  pour  me  rengager.  Cette  bonne  intention  de 
M. de  Choiseul,  m'atl'ectionnant  à  lui,  accrut  l'estime  que.  sur  quelques 
opérations  de  son  ministère,  j'avais  conçue  pour  ses  talents;  et  le 
pacte  de  famille,  en  particulier,  me  parut  annoncer  un  homme  d'État 
du  premier  ordre.  Il  gagnait  encore  dans  mon  esprit  au  peu  de  cas 
que  je  faisais  de  ses  prédécesseurs.  s,ms  excepter  madame  de  Pom- 


C0N1  ESSIONS   DE  J.-J.   ROUSSEAU, 
ur,  que  je  regardais  comme  une  Façon  de  premier  ministre  et 

quand  le  bruit  courut  que.  d'elle  OU  de  lui,  l'un  des  deux  expulserait 

l'autre,  je  crus  faire  des  vœux  pour  la  gloire  de  la  France,  en  en  fai- 
sant pour  que  M.  de  Choiseul  triomphât.  Je  m'étais  senti  de  tout 
temps,  pour  madame  de  Pompadour,  de  l'antipathie,  même  quand, 
avant  sa  fortune,  je  l'avais  \  ne  chez  madame  de  la  Poplinière,  portant 
encore  le  nom  de  madame  d'Étiolés.  Depuis  lors,  j'avais  été  mécon- 
tent de  son  silence  au  sujet  de  Diderot  et  de  tous  ses  procédés  pat- 
rapport  à  moi,  tant  au  sujet  des  Fêtes  de  Ramire  et  des  Muses  galantes, 
qu'au  sujet  Au  Devin  du  village,  qui  ne  m'avait  valu,  dans  aucun  genre 
de  produit,  des  avantages  proportionnés  à  ses  succès;  et.  dans  toutes 
les  occasions,  je  l'avais  toujours  trouvée  très  peu  disposée  à  m'obli- 
ger,  ce  qui  n'empêcha  pas  le  chevalier  de  Lorenzi  de  me  proposer  de 
faire  quelque  chose  à  la  louange  de  cette  dame,  en  m'insinuant  que 
cela  pourrait  m'ètre  utile,  dette  proposition  m'indigna  d'autant  plus, 
que  je  vis  bien  qu'il  ne  la  taisait  pas  de  son  chef,  sachant  que  cet 
homme,  nul  par  lui-même,  ne  pense  et  n'agit  que  par  l'impulsion 
d'autrui.  Je  sais  trop  peu  me  contraindre  pour  avoir  pu  lui  cacher 
mon  dédain  pour  sa  proposition,  ni  à  personne  mon  peu  de  penchant 
pour  la  favorite  ;  elle  le  connaissait,  j'en  étais  sûr,  et  tout  cela  mêlait 
mon  intérêt  propre  à  mon  inclination  naturelle,  dans  les  vœux  que 
je  taisais  pour  .M.  de  Choiseul.  Prévenu  d'estime  pour  ses  talents, 
qui  étaient  tout  ce  que  je  connaissais  de  lui  ;  plein  de  reconnaissance 
pour  sa  bonne  volonté  ;  ignorant  d'ailleurs  totalement  dans  ma  retraite 
ses  goûts  et  sa  manière  de  vivre,  je  le  regardais  d'avance  comme  le 
vengeur  du  public  et  le  mien;  et,  mettant  alors  la  dernière  main  au 
Contrai  social,  j'y  marquai,  dans  un  seul  trait,  ce  que  je  pensais  des 
précédents  ministères  et  de  celui  qui  commençait  à  les  éclipser.  Je 
manquai,  dans  cette  occasion,  à  ma  plus  constante  maxime;  et,  de 
plus,  je  ne  songeai  pas  que  quand  on  veut  louer  ou  blâmer  forte- 
ment dans  un  même  article,  sans  nommer  les  gens,  il  tant  tellement 
approprier  la  louange  à  ceux  qu'elle  regarde,  que  le  plus  ombrageux 
amour-propre  ne  puisse  y  trouver  de  quiproquo.  J'étais  là-dessus 
dans  une  si  folle  sécurité,  qu'il  ne  me  vint  pas  même  à  l'esprit  que 
quelqu'un  pût  prendre  le  change.  On  verra  bientôt  si  j'eus  raison. 
Une  de  mes  chances  était  d'avoir  toujours  dans  mes  liaisons  des 


LIVRE  ONZIÈME. 

femmes  auteurs.  Je  croyais  au  moins,  parmi  Ils  grands,  évitei  cette 
chance.  Point  «.lu  tout:  elle  m'y  suivit  encore.  Madame  de  Luxem- 
bourg ne  fut  pourtant  jamais,  que  je  sache,  atteinte  de  cette  manie; 
mais  madame  la  comtesse  de  Boufflers  le  fut.  Elle  lit  une  tragédie  en 
prose,  qui  fut  d'abord  lue,  promenée  et  prônée  dans  la  société  de 
M.  le  prince  de  Conti,  et  sur  laquelle,  non  contente  de  tant  d'éloges, 
elle  voulut  aussi  me  consulter  pour  avoir  le  mien.  Elle  l'eut,  mais 
modère,  tel  que  le  méritait  l'ouvrage.  Elle  eut,  de  plus,  l'avertisse- 
ment que  je  crus  lui  devoir,  que  sa  pièce,  intitulée  V  Esclave  généreux, 
avait  un  très-grand  rapport  à   une   pièce  anglaise  assez  peu  connue, 
mais  pourtant  traduite,  intitulée  Oroonoko.  Madame  de  Boufflers  me 
remercia  de  l'avis,  en  m'assurant  toutefois  que  sa  pièce  ne  ressemblait 
point  du  tout  à  l'autre.  Je  n'ai  jamais  parle  de  ce  plagiat  a  personne 
au  monde  qu'a  elle  seule,  et  Cela  pour  remplir  un  devoir  qu'elle  m'avait 
impose.  Cela  ne  m'a  pas  empêché  de  me  rappeler  souvent  depuis  lors 
le  sort  de  celui  que  remplit  (iil  Blas  pies  de  l'archevêque  prédicateur. 
Outre  l'abbé  de  Boufflers,  qui  ne  m'aimait  pas,  outre  madame  de 
Boufrlers,  auprès  de  laquelle  j'avais  des  torts  que  jamais  les  femmes 
ni  les  auteurs  ne  pardonnent,  tous   les  autres   amis  de  madame  la 
maréchale  m'ont  toujours  paru  peu  disposés  à  être  des  miens,  entre 
autres  M.    le  président   Hénault,  lequel,  enrôlé   parmi    les   auteurs, 
n'était  pas  exempt  de  leurs  défauts;  entre  autres  aussi   madame  du 
Deffand  et  mademoiselle  de  Lespinasse,  toutes  deux  en  grande  liaison 
avec  Voltaire,  et  intimes  amies  de  d'Alembert,  avec  lequel  la  dernière 
a  même  fini  par  vivre,  s'entend  en  tout  bien  et  en  tout  honneur,  et 
cela  ne  peut  même  s'entendre  autrement.  J'avais  d'abord  commencé 
par  m'intéresser  fort  à  madame  du  Detl'and,  que  la  perte  de  ses  yeux 
faisait  aux  miens  un  objet  de  commisération  :    mais  sa  manière  de 
vivre,  si  contraire  à  la  mienne,  que  l'heure  du   lever  de  l'un   était 
presque  celle  du  coucher  de  l'autre;  sa  passion  sans  bornes  pour  le 
petit  bel  esprit;  l'importance  qu'elle   donnait,  soit  en  bien,  soit   en 
mal.  aux   moindres   torche-culs  qui  paraissaient  ;   le  despotisme   et 
l'emportement  de  ses  oracles;  son  engouement  outré  pour  ou  contre 
toutes  choses,  qui  ne   lui  permettait   de  parler  de  rien    qu'avec  des 
convulsions;   sCs   préjugés    incroyables,   son    invincible   obstination, 
l'enthousiasme  de  déraison  où  la  portait  l'opiniâtreté  de  ses  jugements 


I  "Ni  l  SSIONS   Dl    .i.-.i.   ROUSSEAU. 

passionnés,  tout  cela  me  rebuta  bientôt  des  soins  que  je  voulais  lui 
rendre.  Je  la  négligeai  ;  elle  s'en  aperçut  :  c'en  fut  assez  pour  la  mettre 
en  fureur;  et   quoique  je  sentisse  assez  combien  une  femme  de  ce 

caractère  pouvait  être  à  craindre,  j'aimai  mieux  encore  m'exposer  au 
fléau  de  sa  haine  qu'à  celui  de  SOtl  amitié. 

Ce  n'était  pas  assez  d'avoir  si  peu  d'amis  dans  la  société  de  madame 
de  Luxembourg,  si/  je  n'avais  des  ennemis  dans  sa  famille.  Je  n'en 
eus  qu'un,  mais  qui,  par  la  position  où  je  me  trouve  aujourd'hui,  en 
vaut  cent.  Ce  n'était  assurément  pas  M.  le  duc  de  Yillcroy  son  frère: 
car  non  seulement  il  m'était  venu  voir,  mais  il  m'avait  invite  plusieurs 
fois  d'aller  à   Villero)  :  et  comme  j'avais  répondu   à  cette   invitation 
avec  autant  de  respect  et  d'honnêteté  qu'il  m'avait  été  possible,  par- 
tant de  cette  réponse  vague  comme  d'un  consentement,  il  avait  arrangé 
avec  M.  et  madame  de   Luxembourg  un  voyage  d'une  quinzaine  de 
jouis,  dont  je  devais  être,  et  qui  me  fut  proposé.  Comme  les  soins 
qu'exigeait  ma  santé  ne  me  permettaient  pas  alors  de  me  déplacer 
sans  risque,  je  priai  M.  de  Luxembourg  de  vouloir  bien  me  dégager. 
On  peut  voir  par  sa  réponse  (liasse  I),  n°  3)  que  cela  se  rit  de  la 
meilleure  grâce  du  monde,  et  M.  le  duc  de  Villeroy  ne  m'en  témoigna 
pas  moins  de  bonté  qu'auparavant.  Son  neveu  et  son  héritier,  le  jeune 
marquis  de  Villeroy,  ne  participa  pas  à  la  bienveillance  dont  m'ho- 
norait son  oncle,  ni  aussi,  je  l'avoue,  au  respect  que  j'avais  pour  lui. 
Ses  airs  éventés    me   le    rendirent    insupportable,   et   mon   air   froid 
m'attira  son  aversion.  Il  rit  même,  un  soir  à  table,  une  incartade  dont 
je  me  tirai  mal  parce  que  je  suis  bête,  sans  aucune  présence  d'esprit, 
et  que  la  colère,  au  lieu  d'aiguiser  le  peu  que  j'en  ai,  me  l'ote.  J'avais 
un  chien  qu'on  m'avait  donné  tout  jeune,  presque  à  mon  arrivée  à 
l'Ermitage,  et  que  j'avais  appelé  Duc.  Ce  chien,  non  beau,  mais  rare 
en  son  espèce,  duquel  j'avais  fait  mon  compagnon,  mon  ami,  et  qui 
certainement  méritait  mieux  ce  titre  que  la  plupart  de  ceux  qui  l'ont 
pris,  était  devenu  célèbre  au  château  de  .Montmorency  par  son  naturel 
aimant,  sensible,  et  par  l'attachement  que  nous  avions  l'un  pour  l'autre. 
Mais,  par  une  pusillanimité  fort  sotte,  j'avais  changé  son  nom  en  celui 
de    Turc,  comme  s'il  n'y  avait  pas  des  multitudes  de  chiens  qui  s'ap- 
pellent Marquis,  sans  qu'aucun  marquis  s'en   fâche.  Le  marquis  de 
\  illeroy,  qui  sut  ce  changement  de   nom,  me  poussa  tellement  là- 


LIVR]    ONZIÈME. 

Jcssu^.  que  je  lus  obligé  de  conter  en  pleine  table  ce  que  j'avais  fait. 
Ce  qu'il  y  avait  d'offensant  pour  le  nom  de  duc,  dans  cette  histi 
n'était  pas  tant  de  le  lui  avoir  donné,  que  de  le  lui  avoir ôté.  Le  pis 
fut  qu'il  y  avait  là  plusieurs  ducs  :  M.  de  Luxembourg  l'était,  son  fils 

l'était.   Le  marquis  de  VillerO)  ,  tait  pour  le  devenir,  et  qui  l'est  ain 

d'hui,  jouit  avec  une  cruelle  joie  de  l'embarras  où  il  m'avait  mis,  et 

de  l'effet  qu'avait  produit  cet   embanas.   (  )n   m'assura    le   lendemain 
que  sa  tante  l'avait  très-vivement  tance  la-dessus;  et  l'on  peut  ji 
si  cette  réprimande,  en  la  supposant  réelle,   a  dû   beaucoup   raccom- 
moder mes  affaires  auprès  de  lui. 

Je  n'avais  pour  appui  contre  tout  cela,  tant  à  l'hôtel  de  Luxem- 
bourg qu'au  Temple,  que  le  seul  chevalier  de  Loren/i.  qui  fit  proies 
sion  d'être  mon  ami  :  mais  il  l'e'tait  encore  plus  de  d'Aiemhert.  à  l'om- 
bre duquel  il  passait  chez  les  femmes  pour  un  grand  ge'omètre.  11  était 
d'ailleurs  le  sigisbée,  ou  plutôt  le  complaisant  de  madame  la  comtesse 
de  Boufflers.  très-amie  elle-même  de  d'AIembert;  et  le  chevalier  de 
Loren/i  n'avait  d'existence  et  ne  pensait  que  par  elle.  Ainsi,  loin  que 
j'eusse  au  dehors  quelque  contre-poids  à  mon  ineptie  pour  me  sou- 
tenir auprès  de  madame  de  Luxembourg,  tout  ce  qui  l'approchait 
semblait  concourir  à  me  nuire  dans  son  esprit.  Cependant,  outre 
l'Emile,  dont  elle  avait  voulu  se  charger,  elle  me  donna  dans  le  même 
temps  une  autre  marque  d'intérêt  et  de  bienveillance,  qui  me  fit  croire 
que.  même  en  s'ennuyant  de  moi,  elle  me  conservait  et  me  conserverait 
toujours  l'amitié  qu'elle  m'avait  tant  de  fois  promise  pour  toute  la  vie. 

Sitôt  que  j'avais  cru  pouvoir  compter  sur  ce  sentiment  de  sa  part, 
j'avais  commencé  par  soulager  mon  cœur  auprès  d'elle  de  l'aveu  de 
toutes  mes  fautes;  ayant  pour  maxime  inviolable,  avec  mes  amis,  de 
me  montrer  à  leurs  yeux  exactement  tel  que  je  suis,  ni  meilleur,  ni 
pire.  Je  lui  avais  déclaré  mes  liaisons  avec  Thérèse,  et  tout  ce  qui  en 
avait  résulté,  sans  omettre  de  quelle  façon  j'avais  disposé  de  mes 
enfants.  Elle  avait  reçu  mes  confessions  très-bien,  trop  bien  même. 
en  m'épargnant  les  censures  que  je  méritais;  et  ce  qui  m'émut  mh- 
tout  vivement,  lut  de  voir  les  bontés  qu'elle  prodiguait  à  Thérèse,  lui 
faisant  de  petits  cadeaux,  l'envoyant  chercher,  l'exhortant  à  l'aller 
voir,  la  recevant  avec  cent  caresses,  et  l'embrassant  très-souvent  de- 
vant tout  le  monde.  Cette  pauvre  fille  était  dans  des  transports  de  joie 

TOME    11.  39 


i  ONI  i  SSIONS   DE  J.-J.   RO!    3S1    M 

ei  de  reconnaissance  qu'assurément )z  partageais  bien,  lus  .uni tics  dont 
M.  et  madame  de  Luxembourg  me  comblaient  en  elle  me  touchant 
bien  plus  vivement  encore  que  celles  qu'ils  me  faisaient  directement. 

Pendant  assez  longtemps  les  choses  en  restèrent  là  :  mais  enfin 
madame  la  maréchale  poussa  la  bonté  jusqu'à  vouloir  retirer  un  de 
mes  enfants.  Elle  savait  que  j'avais  fait  mettre  un  chiffre  dans  les 
langes  de  l'aine:  elle  me  demanda  le  double  de  ce  chiffre;  je  le  lui 
donnai.  Elle  employa  pour  cette  recherche  la  Roche,  son  valet  de 
chambre  et  son  homme  de  confiance,  qui  tit  de  vaines  perquisitions 
et  ne  trouva  rien,  quoiqu'au  bout  de  douze  ou  quatorze  ans  seule- 
ment, si  les  registres  des  Enfants-Trouvés  étaient  bien  en  ordre,  ou 
que  la  recherche  eût  été  bien  faite,  ce  chiffre  n'eût  pas  dû  être  introu- 
vable. Quoi  qu'il  en  soit,  je  fus  moins  fâché  de  ce  mauvais  succès  que 
je  ne  l'aurais  été  si  j'avais  suivi  cet  enfant  dès  sa  naissance.  Si  à  l'aide 
du  renseignement  on  m'eût  présenté  quelque  enfant  pour  le  mien. 
le  «.toute  si  ce  l'était  bien  en  effet,  si  on  ne  lui  en  substituait  point  un 
autre,  m'eût  resserre  le  cœur  par  l'incertitude,  et  je  n'aurais  point 
goûté  dans  tout  son  charme  le  \  rai  sentiment  de  la  nature  :  il  a  besoin. 
pour  se  soutenir,  au  moins  durant  l'enfance,  d'être  appuyé  sur  l'ha- 
bitude. Le  long  éloignement  d'un  enfant  qu'on  ne  connaît  pas  encore 
affaiblit,  anéantit  enfin  les  sentiments  paternels  et  maternels;  et 
jamais  on  n'aimera  celui  qu'on  a  mis  en  nourrice  comme  celui  qu'on 
a  nourri  sous  ses  yeux.  La  réflexion  que  je  fais  ici  peut  exténuer  mes 
torts  dans  leurs  effets,  mais  c'est  en  les  aggravant  dans  leur  source. 

11  n'est  peut-être  pas  inutile  de  remarquer  que,  par  l'entremise 
de  Thérèse,  ce  même  la  Roche  tit  connaissance  avec  madame  le  Vas- 
sLii-r.  que  (îrimm  continuait  de  tenir  à  Deuil,  à  la  porte  de  la  Che- 
vrette et  tout  près  de  Montmorency.  Quand  je  fus  parti,  ce  fut  par 
M.  la  Roche  que  je  continuai  de  faire  remettre  à  cette  femme  l'argent 
que  je  n'ai  point  cessé  de  lui  envoyer,  et  je  crois  qu'il  lui  portait  aussi 
souvent  des  présents  de  la  part  de  madame  la  maréchale  ;ainsi  elle  n'était 
sûrement  pas  à  plaindre,  quoiqu'elle  se  plaignît  toujours.  A  l'égard 
de  Grimm,  comme  je  n'aime  point  à  parler  des  gens  que  je  dois  haïr, 
je  n'en  parlais  jamais  à  madame  de  Luxembourg  que  malgré  moi,  mais 
elle  me  mit  plusieurs  fois  sur  son  chapitre,  sans  me  dire  ce  qu'elle 
en  pensait,  et  sans  me  laisser  pénétrer  jamais  si  cet  homme  était  de 


LIVR]    ONZIÈME. 

sa  connaissance  ou  non.  Comme  la  réserve  avec  les  gens  qu'on  aime, 
et  qui  n'en  ont  point  avec  nous,  n'est  pas  Je  mon  goût,  surtout  ence 
qui  K-s  regarde,  j'ai  depuis  lors  pensé  quelquefois  à  celle-là,  mais  seu- 
lement quand  d'autres  événements  ..m  rendu  cette  i  éflexion  naturelle. 

Apres  avoir  demeure  longtemps  sans  entendre  parler  àtYÉmile, 
depuis  que  je  l'avais  remisa  madame  de  Luxembourg,  j'appris  enfin 
que  le  marche  en  était  conclu  à  Paris  avec  le  libraire  Duchesm 
par  celui-ci  avec  le  libraire  Neaulme  d'Amsterdam.  Madame  de 
Luxembourg  m'envoya  les  deux  doubles  de  mon  traite  avec  Duchesne 
pour  les  signer.  Je  reconnus  l'écriture  pour  être  de  la  même  main 
dont  étaient  celles  des  lettres  de  M.  de  Malesherbes  qu'il  ne  m'écri- 
vait pas  de  sa  propre  main.  Cette  certitude  que  mon  traite  se  taisait 
de  l'aveu  et  sous  les  yeux  du  magistrat,  me  le  fit  signer  avec  con- 
fiance. Duchesne  me  donnait  de  ce  manuscrit  six  mille  franes,  la  moi- 
tié comptant,  et,  je  crois,  cent  ou  deux  cents  exemplaires.  Apres  avoir 
signe  les  deux  doubles,  je  les  renvoyai  tous  deux  à  madame  de- 
Luxembourg,  qui  l'avait  ainsi  désiré  :  elle  en  donna  un  à  Duchesne. 
elle  garda  l'autre,  au  lieu  de  me  le  renvoyer,  et  je  ne  l'ai  jamais  revu. 

La  connaissance  de  M.  et  de  madame  de  Luxembourg,  en  faisant 
quelque  diversion  à  mon  projet  de  retraite,  ne  m'y  avait  pas  fait 
renoncer.  Même  au  temps  de  ma  plus  grande  faveur  auprès  de  ma- 
dame la  maréchale,  j'avais  toujours  senti  qu'il  n'y  avait  que  mon 
sincère  attachement  pour  monsieur  le  maréchal  et  pour  elle  qui  pût 
me  rendre  leurs  entours  supportables:  et  tout  mon  embarras  était  de 
concilier  ce  même  attachement  avec  un  genre  de  vie  plus  conforme 
à  mon  goût  et  moins  contraire  à  ma  santé,  que  cette  gène  et  ces  sou- 
pers tenaient  dans  une  altération  continuelle,  malgré  tous  les  soins 
qu'on  apportait  à  ne  pas  m'exposer  à  la  déranger  :  car  sur  ce  point, 
comme  sur  tout  autre,  les  attentions  furent  poussées  aussi  loin  qu'il 
était  possible:  et,  par  exemple,  tous  les  soirs  après  souper,  monsieur 
le  maréchal,  qui  s'allait  coucher  de  bonne  heure,  ne  manquait  jamais 
de  m'emmener  bon  gré  mal  gré.  pour  m'aller  coucher  aussi.  Ce  ne 
fut  que  quelque  temps  avant  ma  catastrophe  qu'il  cessa,  je  ne  sais 
pourquoi,  d'avoir  cette  attention. 

Avant  même  d'apercevoir  le  refroidissement  de  madame  la  maré- 
chale, je  désirais,  pour  ne  m'y  pas  exposer,  d'exécuter  mon  ancien 


SSIONS  DE    i-i.  ROUSSE  \  I  . 

projet;  mais  les  moyens  me  manquant  pour  cela,  je  fus  obligé  d'at- 
tendre la  conclusion  du  traité  de  l'Emile,  et  en  attendant  je  mis  la 
dernière  main  au  Contrat  social,  et  l'envoyai  à  Rey,  fixant  le  prix  de 
ce  manuscrit  à  mille  francs,  qu'il  me  donna.  Je  ne  dois  peut-être  pas 
omettre  un  petit  l'ait  qui  regarde  ledit  manuscrit.  .le  le  remis  bien 
cacheté  à  Duvoisin.  ministre  du  pays  de  Vaud,  et  chapelain  de  l'hô- 
tel de  Hollande,  qui  me  venait  voir  quelquefois,  et  qui  se  chargea 
de  l'envoyer  à  Rey,  avec  lequel  il  était  en  liaison.  Ce  manuscrit,  écrit 
en  menu  caractère,  était  fort  petit,  et  ne  remplissait  pas  sa  poche. 
Cependant,  en  passant  la  barrière,  son  paquet  tomba,  je  ne  sais  com- 
ment, entre  les  mains  des  commis,  qui  l'ouvrirent,  l'examinèrent,  et 
le  lui  rendirent  ensuite,  quand  il  l'eut  réclamé  au  nom  de  l'ambas- 
sadeur: ce  qui  le  mit  à  portée  de  le  lire  lui-même,  comme  il  me 
marqua  naïvement  avoir  fait,  avec  force  éloges  de  l'ouvrage,  et  pas 
un  mot  de  critique  ni  de  censure,  se  réservant  sans  doute  d'être  le 
vengeur  du  christianisme  lorsque  l'ouvrage  aurait  paru.  Il  recacheta 
le  manuscrit  et  l'envoya  à  Rey.  Tel  fut  en  substance  le  narré  qu'il 
me  lit  dans  la  lettre  où  il  me  rendit  compte  de  cette  allaite,  et  c'est 
tout  ce  que  j'en  ai  su. 

(  hitre  ces  deux  livres  et  mon  Dictionnaire  de  musique,  auquel  je 
travaillais  toujours  de  temps  en  temps,  j'avais  ciuelques  autres  écrits 
de  moindre  importance,  tous  en  état  de  paraître,  et  que  je  me  pro- 
posais de  donner  encore,  soit  séparément,  soit  avec  mon  recueil  géné- 
ral, si  je  l'entreprenais  jamais.  Le  principal  de  ces  écrits,  dont  la  plu- 
part sont  encore  en  manuscrit  dans  les  mains  de  du  Peyrou,  était  un 
Essai  sur  l'origine  des  langues,  que  je  lis  lire  à  M.  de  Malesherbes  et 
au  chevalier  de  Lorenzi,  qui  m'en  dit  du  bien.  Je  comptais  que  toutes 
ces  productions  rassemblées  me  vaudraient  au  moins,  tous  frais  faits. 
un  capital  de  huit  à  dix  mille  francs,  que  je  voulais  placer  en  rente 
re.  tant  sur  ma  tête  que  sur  celle  de  Thérèse;  après  quoi  nous 
irions,  comme  je  l'ai  dit.  vivre  ensemble  au  fond  de  quelque  province, 
sans  plus  occuper  le  public  de  moi,  et  sans  plus  m'occuper  moi- 
même  d'autre  chose  que  d'achever  paisiblement  ma  carrière  en  con- 
tinuant de  faire  autour  de  moi  tout  le  bien  qu'il  m'était  possible,  et 
d'écrire  a  loisir  les  Mémoires  que  je  méditais. 

Tel  était  mon  projet,  dont  la  générosité  de  Rey,  que  je  ne  dois 


LIVRE  ONZIEMI 

pas  taire,  vint  faciliter  encore  l'exécution.  Ce  libraire,  dont  on  me 
disait  tant  de  mal  à  Paris,  est  cependant,  de  tous  ceux  avec  qui  j'ai 
eu  affaire,  le  seul  dont  j'aie  eu  toujours  à  me  louer.  Nous  étions  à  la 
vérité  souvent  en  querelle  sur  l'exécution  de  mes  ouvrages;  il  était 
étourdi,  j'étais  emporté.  Mais  en  matière  d'intérêt  et  de  procédi 

s'y  rapportent,  quoique  je  n'aie  jamais  fait  avec  lui  de  traite  en  forme, 

je  l'ai  toujours  trouvé  plein  d'exactitude  et  de  probité.  Il  est  même 

aussi  le  seul  qui  m'ait  avoué  II  a  ne  lie  ment  qu'il  faisait  bien  ses  allaites 
avec  moi;  et  souvent  il  m'a  dit  qu'il  me  devait  sa  fortune,  en  m'of- 
frant  de  m'en  faire  part.  Ne  pouvant  exercer  directement  avec  moi 
sa  gratitude,  il  voulut  me  la  témoigner  au  moins  dans  ma  gouver- 
nante, à  laquelle  il  fit  une  pension  viagère  de  trois  cents  francs,  ex- 
primant dans  l'acte  que  c'était  en  reconnaissance  des  avantages  que 
je  lui  avais  procurés.  Il  lit  cela  de  lui  à  moi,  sans  ostentation,  sans 
prétention,  sans  bruit;  et  si  je  n'en  avais  parlé  le  premier  à  tout  le 
monde,  personne  n'en  aurait  rien  su.  Je  fus  si  touché  de  ce  procédé. 
que  depuis  lors  je  me  suis  attache  à  Rey  d'une  amitié  véritable. 
Quelque  temps  après,  il  me  désira  pour  parrain  d'un  de  ses  enfants  : 
j'\  consentis:  et  l'un  de  mes  regrets  dans  la  situation  où  l'on  m'a 
réduit,  est  qu'on  m'ait  ôté  tout  moyen  de  rendre  désormais  mon 
attachement  utile  à  ma  filleule  et  a  ses  parents.  Pourquoi,  si  sensible 
à  la  modeste  générosité  de  ce  libraire,  le  suis-je  si  peu  aux  bruyants 
empressements  de  tant  de  gens  haut  huppés,  qui  remplissent  pom- 
peusement l'univers  du  bien  qu'ils  disent  m'avoir  voulu  faire,  et  dont 
je  n'ai  jamais  rien  senti:  Est-ce  leur  faute,  est-ce  la  mienne:  Ne 
sont-ils  que  vains  ?  ne  suis-je  qu'un  ingrat?  Lecteur  sensé,  pesez,  dé- 
cide/.; pour  moi,  je  me  tais. 

Cette  pension  fut  une  grande  ressource  pour  l'entretien  de  Thé- 
rèse, et  un  grand  soulagement  pour  moi.  .Mais,  au  reste,  j'étais  bien 
éloigné  d'en  tirer  un  profit  direct  pour  moi-même,  non  plus  que  de 
tous  les  cadeaux  qu'on  lui  faisait.  Elle  a  toujours  dispose'  de  tout  elle- 
même.  Quand  je  gardais  son  argent,  je  lui  en  tenais  un  fidèle  compte, 
sans  jamais  en  mettre  un  liard  dans  notre  commune  dépense,  même 
quand  elle  était  plus  riche  que  moi.  Ce  qui  est  a  moi  est  à  nous,  lui 
disais- je:  et  ce  qui  est  a  lui  est  à  toi.  Je  n'ai  jamais  cessé  de  me  con- 
duire avec   elle  selon  cette  maxime,  que  je  lui   ai  souvent   répétée. 


i  on Fl  ssions  ni:  .i.-.i.  RorssK.vr. 

Ceux  qui  ont  eu  la  bassesse  de  m'accuser  de  recevoir  par  ses  mains 
ce  que  je  refusais  dans  les  miennes,  jugeaient  sans  doute  de  mon 
par  les  leurs,  et  me  connaissaient  bien  mal.  Je  mangerais  vo- 
lontiers avec  elle  le  pain  qu'elle  aurait  gagné,  jamais  celui  qu'elle 
aurait  reçu.  J'en  appelle  sur  ce  point  à  son  témoignage,  et  dès  à  pré- 
sent, et  lorsque,  selon  le  coins  de  la  nature,  elle  m'aura  survécu. 
Malheureusement  elle  est  peu  entendue  en  économie  à  tous  égards, 
peu  soigneuse  et  fort  dépensière,  non  par  vanité  ni  par  gourman- 
dise, mais  par  négligence  uniquement.  Nul  n'est  parfait  ici-bas;  et 
puisqu'il  faut  que  ses  excellentes  qualités  soient  l'achetées,  j'aime 
mieux  qu'elle  ait  des  défauts  que  des  \  ices,  quoique  ces  défauts  nous 
fassent  peut-être  encore  plus  de  mal  à  tous  deux.  Les  soins  que  j'ai 
pris  pour  elle,  comme  jadis  pour  maman,  de  lui  accumuler  quelque 
avance  qui  pût  un  joui  lui  servir  de  ressource,  sont  inimaginables; 
mais  ce  furent  toujours  des  soins  perdus.  Jamais  elles  n'ont  compté 
ni  l'une  ni  l'autre  avec  elles-mêmes;  et.  malgré  tous  mes  efforts,  tout 
i  i  toujours  parti  à  mesure  qu'il  est  venu.  Quelque  simplement  que 
Thérèse  se  mette,  jamais  la  pension  de  Rey  ne  lui  a  suffi  pour  se 
nipper,  que  je  n'y  aie  encore  suppléé  du  mien  chaque  année.  Nous 
ne  sommes  pas  faits,  ni  elle  ni  moi,  pour  être  jamais  riches,  et  je  ne 
compte  assurément  pas  cela  parmi  nos  malheurs. 

Le  Contrat  social  s'imprimait  assez  rapidement.  Il  n'en  était  pas 
de  même  de  VEmile,  dont  j'attendais  la  publication,  pour  exécuter  la 
retraite  que  je  méditais.  Duchesne  m'envoyait  de  temps  à  autre  des 
modèles  d'impression  pour  choisir  :  quand  j'avais  choisi,  au  lieu  de 
commencer,  il  m'en  envoyait  encore  d'autres.  Quand  enfin  nous 
fûmes  bien  déterminés  sur  le  format,  sur  le  caractère,  et  qu'il  avait 
déjà  plusieurs  feuilles  d'imprimées,  sur  quelques  légers  changements 
que  je  lis  a  une  épreuve,  il  recommença  tout,  et  au  bout  de  six  mois 
nous  nous  trouvâmes  moins  avancés  que  le  premier  jour.  Durant 
tous  ces  essais,  je  vis  bien  que  l'ouvrage  s'imprimait  en  France  ainsi 
qu'en  Hollande,  et  qu'il  s'en  faisait  à  la  fois  deux  éditions.  Que  pou- 
vais-je  faire?  je  n'étais  plus  maître  de  mon  manuscrit.  Loin  d'avoir 
trempé  dans  l'édition  de  France,  je  m'y  étais  toujours  opposé;  mais 
enfin  puisque  cette  édition  se  faisait  bon  gré  malgré  moi,  et  puis- 
qu'elle scr\ait  de  modèle  à  l'autre,  il  fallait  bien  y  jeter  les  yeux  et 


l.IVRl    ONZIÈMI 

voir  les  épreuves,  pour  ne  pas  laisser  estropiei  et  défigurer  mon  li\  re. 
D'ailleurs,  l'ouvrage  s'imprimait  tellement  de  l'aveu  du  magistrat, 
que  c'était  lui  qui  dirigeait  en  quelque  sorte  l'entreprise,  qu'il  m'écri- 
vait très-souvent,  et  qu'il  me  vint  voir  même  à  ce  sujet,  dans  une 
occasion  dont  je  vais  parlera  l'instant. 

Taudis  que  Duchcsiie  avançait  à  pas  de  tortue,  Néaulme,  qu'il 
retenait,  avançait  encore  plus  lentement.  On  ne  lui  envoyait  pas 
fidèlement  les  feuilles  à  mesure  qu'elles  s'imprimaient.  11  crut  s'aper- 
cevoir de  la  mauvaise  foi  dans  la  manœuvre  de  Duchesne,  c'est-à- 
dire  de  Guy,  qui  faisait  pour  lui:  et  voyant  qu'on  n'exécutait  pas  le 
traité,  il  m'écrivit  lettres  sur  lettres  pleines  de  doléances  et  de  griefs, 
auxquels  je  pouvais  encore  moins  remédier  qu'a  ceux  que  j'avais 
pour  mon  compte.  Son  ami  Guérin,  qui  me  voyait  alors  fort  souvent, 
me  parlait  incessamment  de  ce  livre,  mais  toujours  avec  la  plus 
grande  réserve.  Il  savait  et  ne  savait  pas  qu'on  l'imprimait  en  France: 
il  savait  et  ne  savait  pas  que  le  magistrat  s'en  mêlât  :  en  me  plaignant 
des  embarras  qu'allait  me  donner  ce  livre,  il  semblait  m 'accuser  d'im- 
prudence, sans  vouloir  jamais  dire  en  quoi  elle  Consistait;  il  biaisait 
et  tergiversait  sans  cesse;  il  semblait  ne  parler  que  pour  me  faire 
parler.  Ma  sécurité  pour  lors  était  si  complète,  que  je  riais  du  ton 
circonspect  et  mystérieux  qu'il  mettait  à  cette  allaite,  comme  d'un  tic 
contracté  chez  les  ministres  et  les  magistrats,  dont  il  fréquentait  assez 
les  bureaux.  Sur  d'être  en  règle  à  tous  égards  sur  cet  ouvrage,  forte- 
ment persuadé  qu'il  avait  non-seulement  l'agrément  et  la  protection 
du  magistrat,  mais  même  qu'il  méritait  et  qu'il  avait  de  même  la  faveur 
du  ministre,  je  me  félicitais  de  mon  courage  à  bien  faire,  et  je  riais 
de  mes  pusillanimes  amis,  qui  paraissaient  s'inquiéter  pour  moi. 
Duclos  fut  de  ce  nombre,  et  j'avoue  que  ma  confiance  en  sa  droiture 
et  en  ses  lumières  eût  pu  nf  alarmer  à  son  exemple,  si  j'en  avais  eu 
moins  dans  l'utilité  de  l'ouvrage  et  dans  la  probité  de  ses  patrons.  Il 
me  vint  voir  de  chez  M.  Baille,  tandis  que  YEmilc  était  sous  presse; 
il  m'en  parla.  Je  lui  lus  la  Profession  de  foi  du  vicaire  savoyard:  il 
l'écouta  très-paisiblement,  et,  ce  me  semble,  avec  grand  plaisir.  Il  me 
dit,  quand  j'eus  fini  :  Quoi,  citoyen,  cela  fait  partie  d'un  livre  qu'on 
imprime  à  Paris?  —  Oui!  lui  dis-je,  et  l'on  devrait  l'imprimer  au 
Louvre,  par  ordre  du  roi.  —  J'en  conviens,  me  dit-il:  mais  faites-moi 


I  0N1  l  SSIONS   DE    i.-.i.    ROI   SS1    \  I  . 

le  plaisir  de  ne  dire  à  personne  que  vous  m'ayez  lu  ce  morceau.  Cette 
frappante  manière  de  s'exprimer  me  surprit  sans  m'effrayer.  Je  savais 
que  Duclos  voyait  beaucoup  M.  de  Malesherbes.  J'eus  peine  à  conce- 
voii  comment  il  pensait  si  différemment  que  lui  sur  le  même  objet. 

Je  vivais  à  Montmorencj  depuis  plus  de  quatre  ans,  sans  y  avoir 
eu  un  seul  jour  de  bonne  santé.  Quoique  l'air  y  soit  excellent,  les 
eaux  v  sont  main  aises;  et  cela  peut  très-bien  être  une  des  causes  qui 
contribuaient  à  empirer  mes  maux  habituels.  Sur  la  fin  de  l'au- 
tomné  1761,  je  tombai  tout  à  fait  malade,  et  je  passai  l'hiver  entier 
dans  des  souffrances  près  pic  sans  relâche.  Le  mal  physique,  aug- 
mente par  mille  inquiétudes,  me  les  rendit  aussi  plus  sensibles. 
Depuis  quelque  temps,  de  sourds  et  tristes  pressentiments  me  trou- 
blaient sans  que  je  susse  à  propos  de  quoi.  Je  recevais  des  lettres 
anonymes  assez  singulières,  et  même  des  lettres  signées  qui  ne 
l'étaient  guère  moins.  J'en  reçus  une  d'un  conseiller  au  parlement  de 
Paris,  qui,  mécontent  de  la  présente  constitution  des  choses,  et  n'au- 
gurant pas  bien  des  suites,  me  consultait  sur  le  choix  d'un  asile  à 
Genève  ou  en  Suisse,  pour  s'y  retirer  avec  sa  famille.  J'en  reçus  une 
de  M.  de....  président  à  mortier  au  parlement  de...,  lequel  me  pro- 
posait de  rédiger  pour  ce  parlement,  qui  pour  lors  était  mal  avec  la 
cour,  des  mémoires  et  remontrances,  offrant  de  me  fournir  tous  les 
documents  et  matériaux  dont  j'aurais  besoin  pour  cela.  Quand  je 
souffre,* je  suis  sujet  à  l'humeur.  J'en  avais  en  recevant  ces  lettres; 
j'en  mis  dans  les  réponses  que  j'y  fis,  refusant  tout  à  plat  ce  qu'on 
me  demandait.  Ce  refus  n'est  assurément  pas  ce  que  je  me  reproche. 
puisque  ces  lettres  pouvaient  être  des  pièges  de  mes  ennemis,  et  ce 
qu'on  me  demandait  était  contraire  à  des  principes  dont  je  voulais 
moins  me  départir  que  jamais  :  mais  pouvant  refuser  avec  aménité. 
je  refusai  avec  dureté;  et  voilà  en  quoi  j'eus  tort. 

On  trouvera  parmi  mes  papiers  les  deux  lettres  dont  je  viens  de 
parler.  Celle  du  conseiller  ne  me  surprit  pas  absolument,  parce  que 
je  pensais,  comme  lui  et  comme  beaucoup  d'autres,  que  la  constitu- 
tion déclinante  menaçait  la  France  d'un  prochain  délabrement.  Les 
très  d'une  guerre  malheureuse,  qui  tous  venaient  de  la  faute  du 
gouvernement;  l'incroyable  désordre   des  finances;  les  tiraillements 

■  nuels  de  l'administration,  partagée  jusqu'alors  entre  deux  ou  trois 


AVERTI    DU   DANGER  QUI    LE  MENACE 


LIVRJ    ONZIEME. 

ministres  en  guerre  ouverte  l'un  avec  l'autre,  et  qui,  pour  se  nuire 
mutuellement,  abîmaient  le  royaume;  le  mécontentement  général  du 
peuple  et  de  tous  les  ordres  de  l'État;  l'entêtement  d'une  femme 

obstinée,  qui  sacrifiant  toujours  a  ses  goûts  ses  lumières,  m  tant  eM 
qu'elle  en  eut,  écartait  presque  toujours  des  emplois  les  plus  capables, 
pour  placer  ceux  qui  lui  plaisaient  le  plus  :  tout  concourait  à  justifie! 
la  prévoyance  du  conseiller,  et  celle  du  public,  et  la  mienne.  Cette 
prévoyance  me  mit  même  plusieurs  fois  en  balance  si  je  ne  cherche- 
rais pas  moi-même  un  asile  hors  du  royaume,  avant  les  troubles  qui 
semblaient  le  menacer;  mais,  rassure  par  ma  petitesse  et  mon 
humeur  paisible,  je  crus  que,  dans  la  solitude  où  je  voulais  vivre, 
nul  orage  ne  pouvait  pénétrer  jusqu'à  moi:  lâché  seulement,  que  dans 
cet  état  de  choses,  M.  de  Luxembourg  se  prêtât  à  des  commissions 
qui  devaient  le  faire  moins  bien  valoir  dans  son  gouvernement.  J'au- 
rais voulu  qu'il  s'y  ménageât,  a  tout  événement,  une  retraite,  s'il 
arrivait  que  la  grande  machine  vînt  à  crouler,  comme  cela  paraissait 
à  craindre  dans  l'état  actuel  des  choses;  et  il  me  paraît  encore  à  pré- 
sent indubitable  que  si  toutes  les  rênes  du  gouvernement  ne  fussent 
enfin  tombées  dans  une  seule  main,  la  monarchie  française  serait 
maintenant  aux  abois. 

Tandis  que  mon  état  empirait,  l'impression  de  l'Emile  se  ralen- 
tissait, et  fut  enfin  tout  à  fait  suspendue  sans  que  je  pusse  en 
apprendre  la  raison,  sans  que  Guy  daignât  plus  m'écrire  ni  me 
répondre,  sans  que  je  pusse  avoir  des  nouvelles  de  personne  ni  rien 
savoir  de  ce  qui  se  passait,  M.  de  Malesherbes  étant  pour  lors  à  la 
campagne.  Jamais  un  malheur,  quel  qu'il  soit,  ne  me  trouble  ni  ne 
m'abat,  pourvu  que  je  sache  en  quoi  il  consiste;  mais  mon  penchant 
naturel  est  d'avoir  peur  des  ténèbres  :  je  redoute  et  je  hais  leur  air 
noir;  le  mystère  m'inquiète  toujours,  il  est  par  trop  antipathique  avec 
mon  naturel  ouvert  jusqu'à  l'imprudence.  L'aspect  du  monstre  le  plus 
hideux  m'effrayerait  peu,  ce  me  semble;  mais  si  j'entrevois  de  nuit 
une  figure  sous  un  drap  blanc,  j'aurais  peur.  Voilà  donc  mon  imagi- 
nation, qu'allumait  ce  long  silence,  occupée  à  me  tracer  des  fantôme^. 
Plus  j'avais  à  cœur  la  publication  de  mon  dernier  et  meilleur  ou- 
vrage, plus  je  me  tourmentais  à  chercher  ce  qui  pouvait  l'accro- 
cher; et  toujours  portant  tout  à   l'extrême,  dans   la  suspension  de 

1E   II.  40 


I  ON]  l  SSIONS   DE  J.-J.  ROI   5SEA1  . 


l'impression  du   livre  j'en  croyais  voir  la   suppression.  Cependant 

n'en  pouvant  imaginer  ni  la  cause  ni  la  manière,  je  restais  dans  l'in- 
certitude du  monde  la  plus  cruelle.  J'écrivais  lettres  sur  lettres  à 
Guy,  à  M.  de  Malesherbes,  à  madame  de  Luxembourg;  et  les  réponses 
ne  venant  point.  OU  ne  venant  pas  quand  je  les  attendais,  je  me  trou- 
blais entièrement,  je  délirais.  Malheureusement  j'appris,  dans  le 
même  temps,  que  le  P.  Griffet,  jésuite,  avait  parlé  de  VÉmile,  et  en 
avait  rapporté  même  des  passages.  A  l'instant  mon  imagination  part 
comme  un  éclair,  et  me  dévoile  tout  le  mystère  d'iniquité  :  j'en  \is  la 
marche  aussi  clairement,  aussi  sûrement  que  si  elle  m'eût  été 
révélée.  .le  me  figurai  que  les  jésuites,  furieux  du  ton  méprisant  sur 
lequel  j'avais  parlé  des  collèges,  s'étaient  emparés  de  mon  ouvrage; 
que  c'étaient  eux  qui  en  accrochaient  l'édition;  qu'instruits  par 
Guérin,  leur  ami.  de  mon  état  présent,  et  prévoyant  ma  mort  pro- 
chaine, dont  je  ne  doutais  pas,  ils  voulaient  retarder  l'impression 
jusqu'alors,  dans  le  dessein  de  tronquer,  d'altérer  mon  ouvrage,  et  de 
me  prêter,  pour  remplir  leurs  vues,  des  sentiments  différents  des 
miens.  Il  Lst  étonnant  quelle  foule  de  faits  et  de  circonstances  vint 
dans  mon  esprit  se  calquer  sur  cette  folie  et  lui  donner  un  air  de  vrai- 
semblance, que  dis-je:  m'y  montrer  résidence  et  la  démonstration. 
Guérin  était  totalement  livré  aux  jésuites,  je  le  savais.  Je  leur  attri- 
buai toutes  les  avances  d'amitié  qu'il  m'avait  faites;  je  me  persuadai 
que  c'était  par  leur  impulsion  qu'il  m'avait  pressé  de  traiter  avec 
Néaulme;  que  par  ledit  Néaulme  ils  avaient  eu  les  premières  feuilles 
de  mon  ouvrage;  qu'ils  avaient  ensuite  trouvé  le  moyen  d'en  arrêter 
l'impression  chez.  Duchesne,  et  peut-être  de  s'emparer  de  mon  manus- 
crit,-pour  y  travailler  a  leur  aise,  jusqu'à  ce  que  ma  mort  les  laissât 
libres  de  le  publier  travesti  a  leur  mode.  J'avais  toujours  senti,  malgré 
le  patelinage  du  I'.  Berthier,  que  les  jésuites  ne  m'aimaient  pas,  non- 
seulement  comme  encyclopédiste,  mais  parce  que  tous  mes  principes 
étaient  encore  plus  opposés  à  leurs  maximes  et  a  leur  crédit  que  l'in- 
crédulité de  mes  confrères,  puisque  le  fanatisme  athée  et  le  fanatisme 
dévot,  se  touchant  par  leur  commune  intolérance,  peuvent  même  se 
réunir  comme  ils  ont  fait  a  la  Chine,  et  comme  ils  font  contre  moi; 
au  lieu  que  la  religion  raisonnable  et  morale,  ôtant  tout  pouvoir 
humain  sur  les  consciences,  ne  laisse  plus  de  ressource  aux  arbitres 


LIVRE  ONZI ÈM E, 

de  ce  pouvoir.  Je  savais  que  monsieur  le  chancelier  était  aussi  fort 
ami  Jes  jésuites  :  je  craignais  que  le  fils,  intimidé  par  le  père,  ne  se 
vit  forcé  de  leur  abandonner  l'ouvrage  qu'il  avait  pi  i  i<-  croyais 
même  voir  l'effet  de  cet  abandon  dans  les  chic. mes  que  l'on  commen- 
çait à  me  susciter  sur  les  deux  premiers  volumes,  où  l'on  exigeait 
des  cartons  pour  des  riens:  tandis  que  les  deux  autres  volumes  étaient, 
comme  on  ne  l'ignorait  pas,  remplis  de  choses  si  fortes,  qu'il  eûl 
fallu  les  refondre  en  entier,  en  les  censurant  comme  les  deux  pre- 
miers. Je  savais  de  plus,  et  M.  de  Malesherbes  me  le  dit  lui-même. 
que  l'abbé  de  Grave,  qu'il  avait  charge  de  l'inspection  de  cette  édi- 
tion, était  encore  un  autre  partisan  des  jésuites.  Je  ne  voyais  par- 
tout que  jésuites,  sans  songer  qu'a  la  veille  d'être  anéantis,  et  tout 
occupes  de  leur  propre  défense,  ils  avaient  autre  chose  à  l'aire  que 
d'aller  tracasser  sur  l'impression  d'un  livre  où  il  ne  s'agissait  pas 
d'eux.  J'ai  tort  de  dire  sans  songer,  car  j'y  songeais  très-bien;  et  c'esi 
même  une  objection  que  M.  de  .Malesherbes  eut  soin  de  me  faite 
sitôt  qu'il  fut  instruit  de  ma  vision  :  mais,  par  un  autre  de  ces  travers 
d'un  homme  qui  du  fond  de  sa  retraite  veut  juger  du  secret  des 
grandes  affaires,  dont  il  ne  sait  rien,  je  ne  voulus  jamais  croire  que 
les  jésuites  fussent  en  danger,  et  je  regardais  le  bruit  qui  s'en  répan- 
dait comme  un  leurre  de  leur  paît,  pour  endormir  leurs  adversaires. 
Leurs  succès  passés,  qui  ne  s'étaient  jamais  démentis,  me  donnaient 
une  si  terrible  idée  de  leur  puissance,  que  je  déplorais  déjà  l'avilis- 
sement du  parlement.  Je  savais  que  M.  de  Choiseul  avait  étudié  chez 
les  jésuites,  que  madame  de  Pompadour  n'était  point  mal  avec  eux.  et 
que  leur  ligue  avec  les  favorites  et  les  ministres  avait  toujours  paru 
avantageuse  aux  uns  et  aux  autres  contre  leurs  ennemis  communs. 
La  cour  paraissait  ne  se  mêler  de  rien:  et.  persuadé  que  si  la  société 
recevait  un  jour  quelque  rude  échec,  ce  ne  serait  jamais  le  parlement 
qui  serait  assez  fort  pour  le  lui  porter,  je  tirais  de  cette  inaction  de  la 
cour  le  fondement  de  leur  confiance  et  l'augure  de  leur  triomphe. 
Enfin,  ne  voyant  dans  tous  les  bruits  du  jour  qu'une  feinte  et  des 
pièges  de  leur  part,  et  leur  croyant  dans  leur  sécurité  du  temps  pour 
vaquer  à  tout,  je  ne  doutais  pas  qu'ils  n'écrasassent  dans  peu  le  jan- 
sénisme, et  le  parlement,  et  les  encyclopédistes,  et  tout  ce  qui  n'au- 
rait pas  porté  leur  joug;  et  qu'enfin  s'ils  laissaient  paraître  mon  livre. 


CON  l  ESSION  S    DE  J.-J.    RI  M    5S1  AU. 

ce  ne  fût  qu'après  l'avoir  transformé  au  point  de  s'en  faire  une  arme. 
en  se  prévalant  de  mon  nom  pour  surprendre  mes  lecteurs. 

Je  me  sentais  mourant;  j'ai  peine  à  comprendre  comment  cette 
extravagance  ne  m'acheva  pas  :  tant  l'idée  de  ma  mémoire  désho- 
norée après  moi,  dans  mon  plus  digne  et  meilleur  livre,  m'était 
effroyable.  Jamais  je  n'ai  tant  craint  de  mourir;  et  je  crois  que  si 
j'étais  mort  dans  ces  circonstances,  je  sciais  mort  désespéré.  Aujour- 
d'hui même,  que  je  vois  marcher  sans  obstacle  à  son  exécution  le 
plus  noir,  le  plus  affreux  complot  qui  jamais  ait  été  tramé  contre  la 
mémoire  d'un  homme,  je  mourrai  beaucoup  plus  tranquille,  certain 
de  laisser  dans  mes  écrits  un  témoignage  de  moi,  qui  triomphera  tôt 
ou  tard  des  complots  des  hommes. 

M.  de  Malesherbes,  témoin  et  confident  de  mes  agitations,  se  donna, 
pour  les  calmer,  des  soins  qui  prouvent  son  inépuisable  bonté  de 
coeur.  Madame  de  Luxembourg  concourut  à  cette  bonne  œuvre,  et 
fut  plusieurs  fois  chez  Duchesne,  pour  savoir  à  quoi  en  était  cette 
édition.  Lutin,  l'impression  fut  reprise  et  marcha  plus  rondement, 
s.ms  que  jamais  j'aie  pu  savoir  pourquoi  elle  avait  été  suspendue. 
M.  de  Malesherbes  prit  la  peine  de  venir  à  Montmorency  pour  me 
tranquilliser  :  il  en  vint  à  bout:  et  ma  parfaite  confiance  en  sa  droi- 
ture, l'avant  emporté  sur  l'égarement  de  ma  pauvre  tête,  rendit  effi- 
cace tout  ce  qu'il  fit  pour  m'en  ramener.  Après  ce  qu'il  avait  vu  de  mes 
angoisses  et  de  mon  délire,  il  était  naturel  qu'il  me  trouvât  très  à 
plaindre  :  aussi  fit-il.  Les  propos  incessamment  rebattus  de  la  cabale 
philosophique  qui  l'entourait  lui  revinrent  à  l'esprit.  Quand  j'allai 
vivre  à  l'Ermitage, ils  publièrent,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  que  je  n'y  tien- 
drais pas  longtemps.  Quand  ils  virent  que  je  persévérais,  ils  dirent 
que  c'était  par  obstination,  par  orgueil,  par  honte  de  m'en  dédire; 
mais  que  je  m'y  ennuyais  à  périr,  et  que  j'y  vivais  très-malheureux. 
M.  de  Malesherbes  le  crut  et  me  l'écrivit.  Sensible  à  cette  erreur, 
dans  un  homme  pour  qui  j'avais  tant  d'estime,  je  lui  écrivis  quatre 
lettres  consécutives,  où,  lui  exposant  les  vrais  motifs  de  ma  conduite, 
je  lui  décrivis  fidèlement  mes  goûts,  mes  penchants,  mon  caractère, 
et  tout  ce  qui  se  passait  dans  mon  cœur.  Ces  quatre  lettres,  faites 
sans  brouillon,  rapidement,  à  trait  de  plume,  et  sans  même  avoir  été 
relues,  sont   peut-être   la   seule  chose  que   j'aie  écrite   avec   facilité 


[  IVRE  ONZIÊ  Ml 

dans  tenue  ma  vie,  et,  ce  qui  est  bien  nt,  .m  milieu  de  mes 

souffrances  et  de  l'extrême  abattement  où  j'étai     Je  gémissais,  en 

me  éditant  défaillir,  de  penser  que  je  laissais  dans  l'esprit  des  hon- 
nêtes gens  une  opinion  de  moi  si  peu  juste;  et,  par  l'esquisse  tracé' 

la  hâte  dans  ces  quatre  lettres,  je  tâchais  de  suppléer  en  quelque  SOItC 
aux   .Mémoires  que  j'avais  projetés.  Ces  lettres,  qui   plurent  a  M.  de 

Malesherbes  et  qu'il  montra  dans  Paris,  sont  en  quelque  façon  le 
sommaire  de  ce  que  j'expose  ici  plus  en  détail,  et  méritent  à  Ce- 
ntre d'être  conservées.  (  >n  trouvera  parmi  mes  papiers  la  copie  qu'il 
en  lit  faire  à  ma  prière,  et  qu'il  m'envoya  quelques  années  après. 

La  seule  chose  qui  m'affligeait  désormais,  dans  l'opinion  de  ma 
mort  prochaine,  était  de  n'avoir  aucun  h. mime  lettré  de  confiance, 
entre  les  mains  duquel  je  pusse  déposer  mes  papiers,  pour  en  faire 
après  moi  le  triage.  Depuis  mon  voyage  de  Genève,  je  m'étais  lié 
d'amitié  avec  Moultou;  j'avais  de  l'inclination  pour  ce  jeune  homme. 
et  j'aurais  désiré  qu'il  vînt  me  fermer  les  yeux.  Je  lui  marquai  ce- 
désir;  et  je  crois  qu'il  aurait  fait  avec  plaisir  cet  acte  d'humanité,  si 
ses  affaires  et  sa  famille  le  lui  eussent  permis.  Privé  de  cette  conso- 
lation, je  voulus  du  moins  lui  marquer  ma  confiance  en  lui  envoyant 
la  Profession  de  foi  du  vicaire  avant  la  publication.  Il  en  fut  content: 
mais  il  ne  me  parut  pas  dans  sa  réponse  partager  la  sécurité  avec 
laquelle  j'en  attendais  pour  lors  l'effet.  11  désira  d'avoir  de  moi  quel- 
que morceau  que  n'eût  personne  autre.  Je  lui  envoyai  une  Oraison 
funèbre  du  feu  duc  d'Orléans,  que  j'avais  faite  pour  l'abbé  d'Arty,  et 
qui  ne  fut  pas  prononcée,  parce  que,  contre  son  attente,  ce  ne  fut 
pas  lui  qui  en  fut  chargé. 

L'impression,  après  avoir  été  reprise,  se  continua,  s'acheva  même 
assez  tranquillement;  et  j'y  remarquai  ceci  de  singulier,  qu'après  les 
cartons  qu'on  avait  sévèrement  exigés  pour  les  deux  premiers  vo- 
lumes, on  passa  les  deux  derniers  sans  rien  dire,  et  sans  que  leur 
contenu  fit  aucun  obstacle  à  sa  publication.  J'eus  pourtant  encore 
quelque  inquiétude  que  je  ne  dois  pas  passer  sous  silence.  Après 
avoir  eu  peur  des  jésuites,  j'eus  peur  des  jansénistes  et  des  philo- 
sophes. Ennemi  de  tout  ce  qui  s'appelle  parti,  faction,  cabale,  je  n'ai 
jamais  rien  attendu  de  bon  des  gens  qui  en  sont.  Les  Commères 
avaient,  depuis  un  temps,  quitté  leur  ancienne  demeure,  et  s'étaient 


I  ONFESSIONS   DE  J.-.l.   ROUSSEAU. 

établis  tout  à  côté  de  moi  ;  en  sorte  que  de  leur  chambre  on  enten- 
dait tout  ce  qui  se  disait  dans  la  mienne  et  sur  ma  terrasse,  et  que 
de  leur  jardin  on  pouvait  très-aisément  escalader  le  petit  mur  qui  le 

séparait  de  mon  donjon.  J'avais  l'ait  de  ce  donjon  mon  cabinet  de 
travail,  en  sorte  que  j'y  avais  une  table  couverte  d'épreuves  et  de 
feuilles  de  VÊmile  et  du  Contrat  social;  et  brochant  ces  feuilles  a 
mesure  qu'on  me  les  envoyait,  j'avais  là  tous  mes  volumes  longtemps 
avant  qu'on  les  publiât.  Mon  étourderie,  ma  négligence,  ma  confiance 
eu  M.  Mathas,  dans  le  jardin  duquel  j'étais  clos,  faisaient  que  sou- 
vent,  oubliant  de  fermer  le  soir  mon  donjon,  je  le  trouvais  le  matin 
tout  ouvert:  ce  qui  ne  m'eût  guère  inquiète,  si  je  n'avais  cru  remar- 
quer du  dérangement  dans  mes  papiers.  Après  avoir  l'ait  plusieurs 
fois  cette  remarque,  je  devins  plus  soigneux  de  fermer  le  donjon.  La 
serrure  était  mauvaise,  la  clef  ne  fermait  qu'à  demi-tour.  Devenu 
plus  attentif,  je  trouvai  un  plus  grand  dérangement  encore  que  quand 
je  laissais  tout  ouvert.  Enfin,  un  de  mes  volumes  se  trouva  éclipsé 
pendant  un  jour  et  deux  nuits,  sans  qu'il  me  fut  possible  de  savoir 
ce  qu'il  était  devenu  jusqu'au  matin  du  troisième  jour,  que  je  le 
retrouvai  sur  ma  table.  Je  n'eus  ni  n'ai  jamais  eu  de  soupçon  sur 
M.  Mathas,  ni  sur  son  neveu  M.  Dumoulin,  sachant  qu'ils  m'aimaient 
l'un  et  l'autre,  et  prenant  en  eux  toute  confiance.  Je  commençais 
d'en  avoir  moins  dans  les  Commères.  Je  savais  que.  quoique  jansé- 
nistes, ils  avaient  quelques  liaisons  avec  d'Alcmbert  et  logeaient  dans 
la  même  maison.  Cela  me  donna  quelque  inquiétude  et  me  rendit 
plus  attentif.  Je  retirai  mes  papiers  dans  ma  chambre,  et  je  cessai 
tout  à  fait  de  voir  ces  gens-là,  ayant  su  d'ailleurs  qu'ils  avaient  fait 
parade,  dans  plusieurs  maisons,  du  premier  volume  de  Y  Emile,  que 
j'avais  eu  l'imprudence  de  leur  prêter.  Quoiqu'ils  continuassent 
d'être  mes  voisins  jusqu'à  mon  départ,  je  n'ai  plus  eu  de  communi- 
cation avec  eux  depuis  lors. 

Le  Contrat  social  parut  un  mois  ou  deux  avant  VÉmile.  Rey,  dont 
j'avais  toujours  exigé  qu'il  n'introduirait  jamais  furtivement  en  France 
aucun  de  mes  livres,  s'adressa  au  magistrat  pour  obtenir  la  permis- 
sion de  faire  entrer  celui-ci  par  Rouen,  où  il  fit  par  mer  son  envoi. 
I  n'eut  aucune  réponse  :  ses  ballots  restèrent  à  Rouen  plusieurs 
mois,  au  bout  desquels  on  les  lui  renvoya,  après  avoir  tenté  de  les 


LI VR E  ONZIÈM E,  395 

confisquer;  mais  il  fit  tant  de  bruit,  qu'on  les  lui  rendit.  Des  curieux 
en  tirèrent  d'Amsterdam  quelques  exemplaires  qui  circulèrent  avec 
peu  de  bruit.  Mauléon,  qui  en  avait  oui  parlei    et   qui   même  en 

avait  VU  quelque  chose,  m'en  pal  la  d'un  ton  mystérieux  qui  nie  sur- 
prit, et  qui  m'eût  inquiété  même,  si  certain  d'être  eu  règle  a  tous 
égards  et  de  n'avoir  nul  reproche  à  me  taire,  je  ne  m'étais  tranquil- 
lise par  nia  grande  maxime,  .le  ne  doutais  pas  même  que  M.  di  Choi- 
seul,  déjà  bien  disposé  pour  moi,  et  sensible  à  l'éloge  que  mon 
estime  pour  lui  m'en  avait  t'ait  faire  dans  cet  ouvrage,  ne  me  soutîni 
en  cette  occasion  contre  la  malveillance  de  madame  de  Pompadour. 

J'avais  assurément  lieu  de  compter  alors,  autant  que  jamais,  sur 
les  bontés  de  M.  de  Luxembourg,  et  sur  son  appui  dans  le  besoin  : 
car  jamais  il  ne  me  donna  de  marques  d'amitié  ni  plus  fréquentes. 
ni  plus  touchantes.  Au  voyage  de  Pâques,  mon  triste  état  ne  me 
permettant  pas  d'aller  au  château,  il  ne  manqua  pas  un  seul  jour  dé- 
nie venir  voir:  et  enfin  nie  voyant  souffrir  sans  relâche,  il  lit  tant 
qu'il  me  détermina  à  voir  le  frère  Corne,  l'envoya  chercher,  me 
l'amena  lui-même,  et  eut  le  courage,  rare  certes  et  méritoire  dans  un 
grand  seigneur,  de  rester  elle/  moi  durant  l'opération,  qui  fut  cruelle 
et  longue.  11  n'était  pourtant  question  que  d'être  sondé;  mais  je 
n'avais  jamais  pu  l'être,  même  par  Morand,  qui  s'y  prit  à  plusieurs 
fois,  et  toujours  sans  succès.  Le  frère  Come  qui  avait  la  main  d'une 
adresse  et  d'une  légèreté  sans  égale,  vint  à  bout  enfin  d'introduire 
une  très-petite  algalie.  après  m'avoir  beaucoup  fait  souffrir  pendant 
plus  de  deux  heures,  durant  lesquelles  je  m'efforçai  de  retenir  les 
plaintes,  pour  ne  pas  déchirer  le  cœur  sensible  du  bon  maréchal.  Au 
premier  examen,  le  frère  Corne  crut  trouver  une  grosse  pierre  et  me 
le  dit;  au  second,  il  ne  la  trouva  plus.  Apres  avoir  recommencé  une 
seconde  et  une  troisième  fois,  avec  un  soin  et  une  exactitude  qui  nie 
tirent  trouver  le  temps  fort  long,  il  déclara  qu'il  n'y  avait  point  de 
pierre,  mais  que  la  prostate  était  squirreuse  et  d'une  grosseur  surna- 
turelle ;  il  trouva  la  vessie  grande  et  en  bon  état,  et  finit  par  me  décla- 
rer que  je  souffrirais  beaucoup,  et  que  je  vivrais  longtemps.  Si  la 
seconde  prédiction  s'accomplit  aussi  bien  que  la  première,  mes  maux 
ne  sont  pas  prêts  à  finir. 

C'est  ainsi  qu'après  avoir  été  traité  successivement  pendant  tant 


CONl  ESSION  S  Dl     l.-J.   ROUSSEAU. 

d'années  poui  «.Ils  maux  que  |e  n'avais  pas,  je  finis  par  savoir  que 
ma  maladie,  incurable  sans  être  mortelle,  durerait  autant  que  moi. 
Mon  imagination,  réprimée  par  cette  connaissance,  ne  me  lit  plus 

voir  en  perspective  une  mort  cruelle  dans  les  douleurs  du  calcul.  Je 
cessai  de  craindre  qu'un  bout  de  bougie  qui  s'était  rompu  dans 
l'urètre  il  v  avait  longtemps,  n'eût  l'ait  le  noyau  d'une  pierre.  Délivré 
des  maux  imaginaires,  plus  cruels  pour  moi  que  les  maux  réels,  j'en- 
durai plus  paisiblement  ces  derniers.  Il  est  constant  que  depuis  ce 
temps  j'ai  beaucoup  moins  souffert  de  la  maladie  que  je  n'avais  fait 
jusqu'alors;  et  je  ne  me  rappelle  jamais  que  je  dois  ce  soulagement  à 
M.  de  Luxembourg  sans  m'attendrir  de  nouveau  sur  sa  mémoire. 

Revenu  pour  ainsi  dire  à  la  vie.  et  plus  occupé  que  jamais  du 
plan  sur  lequel  j'en  voulais  passer  le  reste,  je  n'attendais  pour  l'exé- 
cuter, que  la  publication  de  YÉtnile.  Je  songeais  à  la  Touraine  où 
j'avais  déjà  été.  et  qui  me  plaisait  beaucoup,  tant  pour  la  douceur  du 
climat  que  pour  celle  des  habitants. 

La  terra  molle  e  lieta  edilettosa 

Simili  a  se  gli  abitalor  produce. 

J'avais  déjà  parlé  de  mon  projet  à  M.  de  Luxembourg,  qui  m'en 
avait  voulu  détourner;  je  lui  en  reparlai  derechef,  comme  d'une  chose 
résolue.  Alors  il  me  proposa  le  château  de  Merlou,  à  quinze  lieues 
de  Paris,  comme  un  asile  qui  pouvait  me  convenir,  et  dans  lequel  ils 
se  feiaient  l'un  et  l'autre  un  plaisir  de  m'établir.  Cette  proposition 
me  toucha,  et  ne  me  déplut  pas.  Avant  toute  chose,  il  fallait  voir  le 
lieu;  nous  convînmes  du  jour  où  monsieur  le  maréchal  enverrait  son 
valet  de  chambre  avec  une  voiture,  pour  m'y  conduire.  Je  me  trouvai 
ce  jour-là  fort  incommodé;  il  fallut  remettre  la  partie,  et  les  contre- 
temps qui  survinrent  m'empêchèrent  de  l'exécuter.  Ayant  appris 
depuis  que  la  terre  de  Merlou  n'était  pas  à  monsieur  le  maréchal, 
mais  à  madame,  je  m'en  consolai  plus  aisément  de  n'y  être  pas  allé. 

VÉtnile  parut  enfin,  sans  que  j'entendisse  plus  parler  de  cartons 
ni  d'aucune  difficulté.  Avant  sa  publication,  monsieur  le  maréchal 
me  redemanda  toutes  les  lettres  de  M.  de  Maleshcrbes  qui  se  rappor- 
taient a  cet  ouvrage.  Ma  grande  confiance  en  tous  les  deux,  ma  pro- 
fonde sécurité  m'empêchèrent  de  rétléchir  à  ce  qu'il  y  avait  d'extra- 


I  IVRE  0NZI1  ME 

ordinaire  et  même  d'inquiétant  dans  cette  demande.  Je  rendis  les 
lettres,  hors  une  ou  deux,  qui,  pur  mégarde,  étaient  restées  dans  d< 
livres.  Quelque  temps  auparavant,  M.  de  Maleshei  bes  m'avait  marque 
qu'il  retirait  les  lettres  que  j'avais  écrites  .,  Duchesne  durant  mi 
alarmes  au  sujet  des  jésuites,  et  il  faut  avouer  que  ces  lettres  ne  tai- 
saient pas  grand  honneur  à  ma  raison.  Mais  je  lui  marquai  qu'en 
nulle  chose  je  ne  voulais  passer  pour  meilleur  que  je  n'étais,  et  qu'il 
pouvait  lui  laisser  les  lettres.  J'ignore  ce  qu'il  a  l'ait. 

La  publication  de  ce  livre  ne  se  lit  point  avec  cet  éclat  d'applaudis- 
sements qui  suivait  celle  de  tous  mes  écrits.  Jamais  ouvrage  n'eut  de 
si  grands  éloges  particuliers,  ni  si  peu  d'approbation  publique.  Ce  que 
m'en  dirent,  ce  que  m'en  écrivirent  les  gens  les  plus  capables  d'en 
juger  me  confirma  que  c'était  la  le  meilleur  de  mes  écrits,  ainsi  que 
le  plus  important.  .Mais  tout  cela  fut  dit  avec  les  précautions  les  plus 
bizarres,  comme  s'il  eût  importé  de  garder  le  secret  du  bien  que  l'on 
en  pensait.  Madame  de  Boullleis.  qui  nie  marqua  que  l'auteur  de  ce 
livre  méritait  des  statues  et  les  hommages  de  tous  les  humains,  me 
pria  sans  façon,  à  la  tin  de  son  billet,  de  le  lui  renvoyer.  D'Alembert, 
qui  m'écrivait  que  cet  ouvrage  décidait  de  ma  supériorité,  et  devait  me 
mettre  à  la  tête  de  tous  les  gens  de  lettres,  ne  signa  point  sa  lettre, 
quoiqu'il  eût  signé  toutes  celles  qu'il  m'avait  écrites  jusqu'alors. 
Duclos,  ami  sûr,  homme  vrai,  mais  circonspect,  et  qui  faisait  cas  de 
ce  livre,  évita  de  m'en  parler  par  écrit  :  la  Condamine  se  jeta  sur  la 
Profession  de  foi.  et  battit  la  campagne;  Clairaut  se  borna,  dans  sa 
lettre.au  même  morceau;  mais  il  ne  craignit  pas  d'exprimer  l'émo- 
tion que  sa  lecture  lui  avait  donnée;  et  il  me  marqua  en  propres 
termes  que  cette  lecture  avait  réchauffé  sa  vieille  âme  :  de  tous  ceux 
à  qui  j'avais  envoyé  mon  livre,  il  fut  le  seul  qui  dit  hautement  et  libre- 
ment à  tout  le  monde  tout  le  bien  qu'il  en  pensait. 

Mathas,  à  qui  j'en  avais  aussi  donné  un  exemplaire  avant  qu'il  fût 
en  vente,  le  prêta  à  M.  de  Blaire,  conseiller  au  parlement,  père  de 
l'intendant  de  Strasbourg.  M.  de  Blaire  avait  une  maison  de  campagne 
à  Saint-Gratien,  et  Mathas,  son  ancienne  connaissance,  l'y  allait  voir 
quelquefois  quand  il  pouvait  aller.  Il  lui  lit  lire  VÉmile  avant  qu'il 
fût  public.  En  le  lui  rendant.  M.  de  Blaire  lui  dit  ces  propres  mots, 
qui  me  furent  rendus  le  même  jour  :  «  M.  Mathas.  voilà  un  fort  beau 

IODE    II.  41 


C0N1  I  SSIONS    DE   J.-J.    ROI  SS1    M 

livre,  mais  vient  il  sera  parle  dans  peu,  plus  qu'il  ne  serait  à  désirer 
peur  l'auteur.  »  Quand  il  me  rapporta  ce  propos,  je  ne  lis  qu'en  rire, 
et  je  n'y  vis  que  l'importance  d'un  homme  de  robe,  qui  met  ^u 
mystère  à  tout.  Tous  les  propos  inquiétants  qui  me  revinrent  ne  me 
tirent  pas  plus  d'impression;  et  loin  de  prévoir  en  aucune  sorte  la 
Catastrophe  à  laquelle  je  louchais,  cet  tain  de  l'utilité,  de  la  beauté  de 

mon  ouvrage;  certain  d'être  en  règle  à  tous  égards;  certain,  comme 
je  croyais  l'être,  de  tout  le   crédit  de  madame  de  Luxembourg  et 

même  de  la  laveur  du  ministère,  je  m'applaudissais  du  parti  que 
j'avais  pris  de  me  retirer  au  milieu  de  mes  triomphes,  et  lorsque  je 
venais d'écraseï  tous  mes  envieux. 

Une  seule  chose  m'alarmait  dans  la  publication  de  ce  livre,  et 
cela,  moins  pour  ma  sûreté  que  pour  l'acquit  de  mon  cœur.  A  l'Ermi- 
tage, à  Montmorency,  j'avais  vu  de  près  et  avec  indignation  les  vexa- 
tions qu'un  soin  jaloux  des  plaisirs  des  princes  fait  exercer  sur  les 
malheureux  paysans  forcés  de  souffrir  le  dégât  que  le  gibier  fait  dans 
leurs  champs,  sans  oser  se  défendre  qu'à  force  de  bruit,  et  forcés  de 
passer  les  nuits  dans  leurs  fèves  et  leurs  pois,  avec  des  chaudrons, 
des  tambours,  des  sonnettes,  pour  écarter  les  sangliers.  Témoin  de 
la  dureté  barbare  avec  laquelle  M.  le  comte  de  Charolois  faisait  traiter 
ces  pauvres  gens,  j'avais  fait,  vers  la  fin  de  l'Emile,  une  sortie  contre 
cette  cruauté.  Autre  infraction  à  mes  maximes,  qui  n'est  pas  restée 
impunie.  J'appris  que  les  officiers  de  M.  le  prince  de  Conti  n'en 
usaient  guère  moins  durement  sur  ses  terres;  je  tremblais  que  ce 
prince,  pour  lequel  j'étais  pénétré  de  respect  et  de  reconnaissance,  ne 
prît  pour  lui  ce  que  l'humanité  révoltée  m'avait  fait  dire  pour  son 
oncle,  et  ne  s'en  tint  offensé.  Cependant,  comme  ma  conscience  me 
i  assurait  pleinement  sur  cet  article,  je  me  tranquillisai  sur  son  témoi- 
gnage, et  je  fis  bien.  Du  moins  je  n'ai  jamais  appris  que  ce  grand 
prince  ait  fait  la  moindre  attention  à  ce  passage,  écrit  longtemps 
avant  que  j'eusse  l'honneur  d'être  connu  de  lui. 

Peu  de  jours  avant  ou  après  la  publication  de  mon  livre,  car  je 
ne  me  rappelle  pas  bien  exactement  le  temps,  parut  un  autre  ouvrage 
sur  le  même  sujet,  tiré  mot  à  mot  de  mon  premier  volume,  hors 
quelques  platiscs  dont  on  avait  entremêlé  cet  extrait.  Ce  livre  portait 
le  nom  d'un  Genevois  appelé  Balexsert;  et  il  était  dit,  dans  le  titre, 


LIVRE  ONZM  Ml 

qu'il  avait  remporté  le  prix  à  l'Académie  tic  Harlem.  Je  compris  aisé- 
ment que  cette  Académie  et  ce  prix  étaient  d'une  création  toute  nou- 
velle, pour  déguiser  le  plagiat  aux  yeux  du  publie;  mais  je  vis  aussi 
qu'il  y  avait  à  cela  quelque  intrigue  antérieure,  à  laquelle  je  ne  com- 
prenais rien  ;  soit  par  la  communication  de  mon  manuscrit,  sans  quoi  ce 
vol  n'aurait  pu  se  faire; soit  pour  bâtir  l'histoire  de  ce  prétendu  prix, 

à  laquelle  il  avait  bien  fallu  donner  quelque  fondement.  Ce  n'est  que 
bien  des  années  après  que  sur  un  mot  échappé  à d'Ivernois,  j'ai  pénétré 
le  mystère,  et  entrevu  ceux  qui  avaient  mis  en  jeu  le  sieur  Balexsert. 
Les  sourds  mugissements  qui  précèdent  l'orage  commençaient  à 
se  faire  entendre,  et  tous  les  gens  un  peu  pénétrants  virent  bien  qu'il 
se  couvait,  au  sujet  de  mon  livre  et  de  moi,  quelque  complot  qui  ne 
tarderait  pas  d'éclater.  Pour  moi,  ma  sécurité,  ma  stupidité  fut  telle, 
que,  loin  de  prévoir  mon  malheur,  je  n'en  soupçonnai  pas  même  la 
cause,  après  en  avoir  ressenti  l'effet.  On  commença  par  répandre  avec 
assez    d'adresse   qu'en   sL;\isvaut  contre  les  jésuites,  on    ne  pouvait 
marquer   une  indulgence  partiale  pour  les    livres  et  les  auteurs  qui 
attaquaient  la   religion.   On  me  reprochait  d'avoir  mis  mon  nom  à 
YÉmile,  comme  si  je  ne  l'avais  pas  mis  à  tous  mes  autres  écrits,  aux- 
quels on  n'avait  rien  dit.  Il  semblait  qu'on  craignit  de  sc  voir  forcé 
à  quelques  démarches  qu'on  ferait  à  regret,  mais  que  les  circonstances 
rendaient  nécessaires,  auxquelles  mon  imprudence  avait  donné  lieu. 
Ces  bruits  me  parvinrent  et  ne  m'inquiétèrent  guère  :  il  ne  me  vint 
pas  même  à  l'esprit  qu'il  pût  y  avoir  dans  toute  cette  allaite  la  moin- 
dre chose  qui  me  regardât   personnellement,  moi  qui   me  sentais  si 
parfaitement  irréprochable,  si  bien  appuyé,  si  bien  en   règle  à  tous 
égards,  et  qui  ne  craignais  pas  que  madame  de  Luxembourg  me  laissât 
dans  l'embarras,  pour  un  tort  qui,  s'il  existait,  était  tout  entier  à  elle 
seule.  Mais  sachant  en  pareil  cas  comme  les  choses  se  passent,  et  que 
l'usage  est  de  sévir  contre  les  libraires  en  ménageant  les  auteurs,  je 
n'étais  pas  sans  inquiétude  pour  le  pauvre  Duchesne,  si  .M.  de  Ma- 
lesherbes  venait  à  l'abandonner. 

.le  restai  tranquille.  Les  bruits  augmentèrent  et  changèrent  bien- 
tôt de  ton.  Le  public,  et  surtout  le  parlement,  semblaient  s'irriter 
par  ma  tranquillité.  Au  bout  de  quelques  jours  la  fermentation  devint 
terrible;  et  les  menaces  changeant  d'objet  s'adressèrent  directement 


CONFESSIONS  D E  J. - J.   ROUSSEAU 

à  moi.  On  entendait  dire  tout  ouvertement  aux  parlementaires  qu'on 

n'avançait  rien  à  brûler  les  livres,  et  qu'il  fallait  brûler  les  auteurs. 
Pour  les  libraires,  on  n'en  parlait  point.  La  première  fois  que  ces 
propos,  plus  dignes  d'un  inquisiteur  de  Goa  que  d'un  sénateur,  me 
revinrent,  je  ne  doutai  point  que  ce  ne  fût  une  invention  des  holba- 
chiens  pour  tâcher  de  m'effrayer  et  de  m'exciter  à  fuir.  Je  ris  de  cette 
puérile  ruse,  et  je  me  disais,  en  nie  moquant  d'eux,  que  s'ils  avaient 
su  la  vérité  des  choses,  ils  auraient  cherché  quelque  autre  moyen  de 
me  faire  peur  :  mais  la  rumeur  enfin  devint  telle,  qu'il  fut  clair  que 
c'était  tout  de  bon.  M.  et  madame  de  Luxembourg  avaient  cette 
année  avancé   leur  second  voyage  de  .Montmorency,  de   sorte  qu'ils 

lient  au  commencement  de  juin.  J'y  entendis  très-peu  parler  de 
mes  nouveaux  livres,  malgré  le  bruit  qu'ils  faisaient  à  Paris;  et  les 
maîtres  de  la  maison  ne  m'en  parlaient  point  du  tout.  Un  matin 
cependant  que  j'étais  seul  avec  M.  de  Luxembourg,  il  me  dit  :  Avez- 
vous  parlé  mal  de  M.  de  Choiseul  dans  le  Contrat  social?  .Moi,  lui 
dis-je,  en  reculant  de  surprise,  non,  je  vous  jure;  mais  j'en  ai  fait  en 
revanche,  et  d'une  plume  qui  n'est  point  louangeuse,  le  plus  bel  éloge 
que  jamais  ministre  ait  reçu.  Et  tout  de  suite  je  lui  rapportai  le  pas- 
sage. Et  dans  YÉmile?  reprit-il.  Pas  un  mot.  répondis-je;  il  n'y  a 
pas  un  seul  mot  qui  le  regarde.  Ah  !  dit-il  avec  plus  de  vivacité  qu'il 
n'en  avait  d'ordinaire,  il  fallait  faire  la  même  chose  dans  l'autre  livre, 
ou  être  plus  clair.  J'ai  cru  l'être,  ajoutai-je:  je  l'estimais  assez  pour 
cela.  Il  allait  reprendre  la  parole;  je  le  vis  prêt  à  s'ouvrir;  il  se  retint, 
et  se  tut.  Malheureuse  politique  de  courtisan,  qui  dans  les  meilleurs 
oeurs  domine  l'amitié  même! 

Cette  conversation,  quoique  courte,  m'éclaira  sur  ma  situation, 
du  moins  à  certain  égard,  et  me  fit  comprendre  que  c'était  bien  à  moi 
qu'on  en  voulait.  Je  déplorai  cette  inouïe  fatalité  qui  tournait  à  mon 
préjudice  tout  ce  que  je  disais  et  faisais  de  bien.  Cependant  me  sen- 
tant pour  plastron  dans  cette  affaire  madame  de  Luxembourg  et  M.  de 
M. desherbes,  je  ne  voyais  pas  comment  on  pouvait  s'y  prendre  pour 
les  écarter  et  venir  jusqu'à  moi  :  car  d'ailleurs  je  sentis  bien  dès  lors 
qu'il  ne  serait  plus  question  d'équité  ni  de  justice,  et  qu'on  ne  s'em- 
barrasserait  pas  d'examiner  si  j'avais  réellement  tort  ou  non.  L'orage 
cepend  int  grondait  de  plus  en  plus.  Il  n'y  avait  pas  jusqu'à  Néaulme 


LIVRE  0NZIÊM1  3oi 

qui,  d. ms  la  diffusion  de  son  bavardage,  ne  me  montrât  du  i 

de  s'être  mêlé  de  cet  ouvrage,  et  la  certitude  où  il  par. lissait  être  du 

son  qui  menaçait  le  livre  et  l'auteur,  l'ne  chose-  pourtant  me  rassurait 
toujours  :  je  voyais  madame  de  Luxembourg  si  tranquille,  si  con- 
tente, si  riante  même,  qu'il  fallait  bien  qu'elle  fût  sûre  de  son  fait, 
pour  n'avoir  pas  la  moindre  inquiétude  à  mon  sujet,  pour  ne  pas  nu- 
dire  un  seul  mot  de  commisération  ni  d'excuse,  pour  voir  le  tour 

que  prendrait  cette  affaire,  avec  autant  de  sang-froid  que  si  elle  ne 
s'en  fût  pas  mêlée,  et  qu'elle  n'eût  pas  pris  à  moi  le  moindre  intérêt. 
Ce  qui  me  surprenait,  était  qu'elle  ne  me  disait  rien  du  tout.  Il  me 
semblait  qu'elle  aurait  dû  me  dire  quelque  chose.  .Madame  de  Bouf- 
flers  paraissait  moins  tranquille.  Elle  allait  et  venait  avec  un  air 
d'agitation,  se  donnant  beaucoup  de  mouvement,  et  m'assurant  que 
M.  le  prince  de  Conti  s'en  donnait  beaucoup  aussi  pour  parer  le  coup 
qui  m'était  préparé,  et  qu'elle  attribuait  toujours  aux  circonstances 
présentes,  dans  lesquelles  il  importait  au  parlement  de  ne  pas  se  lais- 
ser accuser  par  les  jésuites  d'indifférence  sur  la  religion.  Mlle  parais- 
sait cependant  peu  compter  sur  les  démarches  du  prince  et  des 
siennes.  Ses  conversations,  plus  alarmantes  que  rassurantes,  ten- 
daient toutes  à  m'engager  à  la  retraite,  et  elle  me  conseillait  toujours 
l'Angleterre,  où  elle  m'offrait  beaucoup  d'amis,  entre  autres  le  célè- 
bre Hume,  qui  était  le  sien  depuis  longtemps.  Voyant  que  je  persis- 
tais à  rester  tranquille,  elle  prit  un  tour  plus  capable  de  m'ébranler. 
Elle  me  fit  entendre  que  si  j'étais  arrêté  et  interrogé,  je  me  mettais 
dans  la  nécessité  de  nommer  madame  de  Luxembourg,  et  que  son 
amitié  pour  moi  méritait  bien  que  je  ne  m'exposasse  pas  à  la  com- 
promettre. Je  répondis  qu'en  pareil  cas  elle  pouvait  rester  tranquille. 
et  que  je  ne  la  compromettrais  point.  Elle  répliqua  que  cette  résolu- 
tion était  plus  facileà  prendre  qu'à  exécuter;  et  en  cela  elle  avait  raison, 
surtout  pour  moi,  bien  déterminé  à  ne  jamais  me  parjurer  ni  mentir 
devant  les  juges,  quelque  risque  qu'il  put  y  avoir  à  dire  la  vérité. 

Voyant  que  cette  réflexion  m'avait  fait  quelque  impression,  sans 
cependant  que  je  pusse  me  résoudre  à  fuir,  elle  me  parla  de  la  Bastille 
pour  quelques  semaines,  comme  d'un  moyen  de  me  soustraire  à  la 
juridiction  du  parlement,  qui  ne  se  mêle  pas  des  prisonniers  d'Etat. 
Je  n'objectai  rien  contre  cette  singulière  grâce,  pourvu  qu'elle  ne  fût 


C0NF1  SSIONS   DE  J.-.l.    ROUSSEAU. 

pas  sollicitée  en  mon  nom.  Comme  elle  ne  m'en  parla  plus,  j'ai  juge 
dans  la  suite  qu'elle  n'avait  proposé  cette  idée  que  pour  me  sonder. 
et  qu'on  n'avait   point  voulu  d'un  expédient  qui  finissait  tout. 

I'  u  de  jours  après,  monsieur  le  maréchal  reçut  du  curé  de  Deuil, 
ami  de  Grimm  et  de  madame  d'Kpinay,  une  lettre  portant  l'avis. 
qu'il  disait  avoir  eu  de  bonne  part,  que  le  parlement  devait  procéder 
contre  moi  avec  la  dernière  sévérité,  et  que  tel  jour,  qu'il  marqua, 
je  serais  décrété  de  prise-  de  corps.  Je  jugeai  cet  avis  de  fabrique  hol- 
bachique;  je  savais  que  le  parlement  était  très-attentif  aux  formes,  et 
que  c'était  toutes  les  enfreindre  que  de  commencer  en  cette  occasion 
par  un  décret  de  prise  de  corps,  avant  de  savoir  juridiquement  si 
j'avouais  le  livre,  et  si  réellement  j'en  étais  l'auteur.  Il  n'y  a,  disais-je 
à  madame  de  Boufflers,  que  les  crimes  qui  portent  atteinte  à  la  sû- 
reté publique,  dont  sur  le  simple  indice  on  décrète  les  accusés  de 
prise  de  corps,  de  peur  qu'ils  n'échappent  au  châtiment.  Mais  quand 
on  veut  punir  un  délit  tel  que  le  mien,  qui  mérite  des  honneurs  et 
des  récompenses,  on  procède  contre  le  livre,  et  Ton  évite  autant 
qu'on  peut  de  s'en  prendre  à  l'auteur.  Elle  me  fit  à  cela  une  distinc- 
tion subtile,  que  j'ai  oubliée,  pour  me  prouver  que  c'était  par  faveur 
qu'on  me  décrétait  de  prise  de  corps,  au  lieu  de  m'assigner  pour  être 
ouï.  Le  lendemain  je  reçus  une  lettre  de  Guy,  qui  me  marquait  que, 
--'étant  trouvé  le  même  jour  chez  M.  le  procureur  général,  il  avait  vu 
sur  son  bureau  le  brouillon  d'un  réquisitoire  contre  l'Emile  et  son 
auteur.  Notez  que  ledit  Guy  était  l'associé  de  Duehcsne.  qui  avait 
imprimé  l'ouvrage;  lequel,  fort  tranquille  pour  son  propre  compte, 
donnait  par  charité  cet  avis  à  l'auteur.  On  peut  juger  combien  tout 
cela  .me  parut  croyable.  Il  était  si  simple,  si  naturel  qu'un  libraire 
admis  à  l'audience  de  monsieur  le  procureur  général  lût  tranquille- 
ment les  manuscrits  et  brouillons  épais  sur  le  bureau  de  ce  magistrat! 
M  lame  de  Boufflers  et  d'autres  me  confirmèrent  la  même  chose. 
Sur  les  absurdités  dont  on  me  rebattait  incessamment  les  oreilles, 
j'étais  tenté  de  croire  que  tout  le  monde  était  devenu  fou. 

Sentant  bien  qu'il  y  avait  sous  tout  cela  quelque  mystère  qu'on 

ne  voulait   pas  me  dire,  j'attendais  tranquillement  l'événement,  me 

isant  sur  ma  droiture  et  mon  innocence  en  toute  cette  allaite,  et 

trop  heureux,  quelque  persécution  qui  dût  m'atteindre,  d'être  appelé 


LIVRE  ONZIEME. 

à  l'honneur  de  souffrii  pour  la  \  éi  ité.  Loin  de  craindre  et  de  me  tenii 
cache,  j'allai  tous  les  juins  au  château,  ei  je  faisais  les  après-midi 
ma  promenade  ordinaire.  Le  8  juin,  veille  «.lu  décret,  je  la  fis  avec 
deux  professeurs  oratoriens,  le  1'.  Adamanin  et  le  1'.  Mandard.  Nous 
portâmes  aux  Champeaux  un  petit  goûter,  que  nous  mangeâmes  de 
grand  appétit.  Nous  avions  oublié  des  verres  :  nous  y  suppléâmes 
par  des  chalumeaux  de  seigle,  avec  lesquels  nous  aspirions  le  vin 
dans  la  bouteille,  nous  piquant  de  choisir  des  tuyaux  bien  larges,  pi  'in 
pomper  à  qui  mieux  mieux.  Je  n'ai  de  ma  vie  été  si  gai. 

J'ai  conte  comment  je  perdis  le  sommeil  dans  ma  jeunesse.  De- 
puis lots  j'avais  bien  l'habitude  de  lire  tous  les  soirs  dans  mon  lit  jus- 
qu'à ce  que  je  sentisse  mes  veux  s'appesantir.  Alors  j'éteignais  ma 
bougie,  et  je  tâchais  de  m'assoupir  quelques  instants,  qui  ne  duraient 
guère.  Ma  lecture  ordinaire  du  soir  était  la  Bible,  et  je  l'ai  lue  en- 
tière au  moins  cinq  ou  six  fois  de  suite  de  cette  façon.  Ce  soir-là,  me 
trouvant  plus  éveillé  qu'à  l'ordinaire,  je  prolongeai  plus  longtemps 
ma  lecture,  et  je  lus  tout  entier  le  livre  qui  finit  par  le  Lévite  d'É- 
phraïm,  et  qui,  si  je  ne  me  trompe,  est  le  livre  des  Juges;  car  je  ne 
l'ai  pas  revu  depuis  ce  temps-là.  Cette  histoire  m'affecta  beaucoup, 
et  j'en  étais  occupé  dans  une  espèce  de  rêve,  quand  tout  à  coup  j'en 
fus  tiré  par  du  bruit  et  de  la  lumière.  Thérèse,  qui  la  portait,  éclairait 
M.  la  Roche,  qui,  me  voyant  lever  brusquement  sur  mon  séant,  me 
dit  :  Ne  vous  alarmez  pas;  c'est  de  la  part  de  madame  la  maréchale, 
qui  vous  écrit  et  vous  envoie  une  lettre  de  M.  le  prince  de  Conti.  En 
effet,  dans  la  lettre  de  madame  de  Luxembourg  je  trouvai  celle  qu'un 
exprès  de  ce  prince  venait  de  lui  apporter,  portant  avis  que,  maigre 
tous  ses  efforts,  on  était  déterminé  à  procéder  contre  moi  à  toute  ri- 
gueur. La  fermentation,  lui  marquait-il,  est  extrême;  rien  ne  peut 
paierie  coup;  la  cour  l'exige,  le  parlement  le  veut;  à  sept  heures  du 
matin  il  sera  décrété  de  prise  de  corps,  et  l'on  enverra  sur-le-champ 
le  saisir.  J'ai  obtenu  qu'on  ne  le  poursuivra  pas.  s'il  s'éloigne:  mais 
s'il  persiste  à  vouloir  se  laisser  prendre,  il  sera  pris.  La  Roche  me 
conjura,  de  la  part  de  madame  la  maréchale,  de  me  lever,  et  d'aller 
conférer  avec  elle.  Il  était  deux  heures;  elle  venait  de  se  coucher.  Elle 
vous  attend,  ajouta-t-il,  et  ne  veut  pas  s'endormir  sans  vous  avoir  vu. 
Je  m'habillai  a  la  hâte,  et  j'y  courus. 


I  ONFESSIONS   DE  J.-J.   ROUSSEAU. 

Elle  me  parut  agitée.  Cotait  la  première  fois.  Son  trouble  me  tou- 
cha. Dans  ce  moment  de  surprise,  au  milieu  de  la  nuit,  je  n'étais  pas 
moi-même  exempt  d'émotion;  mais  en  la  voyant  je  m'oubliai  moi-même 
pour  ne  penser  ^\u'd  elle,  et  au  triste  rôle  qu'elle  allait  jouer  si  je  me 
laissais  prendre  :  car  me  sentant  assez  de  courage  pour  ne  dire  jamais 
que  la  vérité,  dût-elle  me  nuire  et  me  perdre,  je  ne  me  sentais  ni  assez 
de  présence  d'esprit,  ni  assez  d'adresse,  ni  peut-être  assez  de  fermeté, 
pour  éviter  de  la  compromettre,  si  j'étais  vivement  pressé.  Cela  me  dé- 
cida à  sacrifier  ma  gloire  à  sa  tranquillité, ùfaire  pour  elle,  en  cette  ûcca- 
.  ce  que  rien  ne  m'eût  l'ait  faire  pour  moi.  Dans  l'instant  que  ma  ré- 
solution fut  prise,  je  la  lui  déclarai,  ne  voulant  point  gâter  le  prix  de 
mon  sacrifice  en  le  lui  faisant  acheter.  Je  suis  certain  qu'elle  ne  put  se 
tromper  sur  mon  motif;  cependant  elle  ne  me  dit  pas  un  mot  qui  mar- 
quât qu'elle  y  fût  sensible.  Je  fus  choqué  de  cette  indifférence,  au  point 
de  balancer  à  me  rétracter  :  mais  monsieur  le  maréchal  survint;  ma- 
dame de  Boufflers  arriva  dp  Paris  quelques  moments  après.  Ils  firent 
ce  qu'aurait  dû  faire  madame  de  Luxembourg.  Je  me  laissai  flatter. 
J'eus  honte  de  me  dédire,  et  il  ne  fut  plus  question  que  du  lieu  de  ma 
retraite,  et  du  temps  de  mon  départ.  M.  de  Luxembourg  me  proposa 
de  rester  chez,  lui  quelques  jours  incognito,  pour  délibérer,  et  prendre 
nos  mesures  plus  à  loisir;  je  n'y  consentis  point,  non  plus  qu'à  la 
proposition  d'aller  secrètement  au  Temple.  Je  m'obstinai  à  vouloir 
partir  dès  le  même  jour,  plutôt  que  de  rester  caché  où  que  ce  pût  èti  e. 
Sentant  que  j'avais  des  ennemis  secrets  et  puissants  dans  le 
royaume,  je  jugeai  que  malgré  mon  attachement  pour  la  France,  j'en 
devais  sortir  pour  assurer  ma  tranquillité.  Mon  premier  mouvement 
fut  de  me  retirer  à  Genève;  mais  un  instant  de  réflexion  suffit  pour 
me  dissuader  de  faire  cette  sottise.  Je  savais  que  le  ministère  de  France, 
encore  plus  puissant  à  Genève  qu'à  Paris,  ne  me  laisserait  pas  plus 
en  paix  dans  une  de  ces  villes  que  dans  l'autre,  s'il  avait  résolu  de  me 
tourmenter.  Je  savais  que  le  Discours  sur  l'inégalité  avait  excité  con- 
tre moi,  dans  le  conseil,  une  haine  d'autant  plus  dangereuse  qu'il 
n'osait  la  manifester.  Je  savais  qu'en  dernier  lieu,  quand  la  Nouvelle 
■  ïsc  parut,  il  s'était  pressé  de  la  défendre,  à  la  sollicitation  du 
docteur  Tronchin;  mais  voyant  que  personne  ne  l'imitait,  pas  même 
Paris,  il  eut  honte  de  cette  étourderie,  et  retira  la  défense.  Je  ne 


y!«> 


Séparation  de  Rousseau  et  de  'IV 


I  IVRE  0NZIÊM1 

doutais  pas  que,  trouvant  ici  l'occasion  plus  favorable,  il  n'eût  grand 
soin  d'en  profiter.  Je  savais  que,  malgré  tous  les  beaux  semblants,  il 
régnait  contre  moi,  dans  tous  'es  cœurs  genevois,  une  secrète  jalousie 
qui  n'attendait  que  l'occasion  de  s'assouvir.  Néanmoins,  l'amoui  de- 
là pairie  me  rappelait  dans  la  mienne;  et  si  j'avais  pu  me  flatter  d'y 
vivre  en  paix,  je  n'aura, s  pas  balancé  :  niais  l'honneur  ni  la  raison  ne 

me  permettant  pas  de  m'y  réfugier  comme  un  fugitif,  je  pris  le  | 

de  m'en  rapprocher  seulement,  et  d'allei  attendre,  en  Suisse,  celui 
qu'on  prendrait  à  Genève  à  mon  égard.  On  verra  bientôt  que  cette 
incertitude  ne  dura  pas  longtemps. 

.Madame  de  Bouliiers  désapprouva  beaucoup  cette  résolution,  et 
lit  de  nouveaux  efforts  pour  m'engager  à  passer  en  Angle-telle.  Elle 
ne  m'ébranla  pas.  Je  n'ai  jamais  aimé  l'Angleterre  ni  les  Anglais;  et 
toute  l'éloquence  de  madame  de  Boufflers,  loin  de  vaincre  ma  répu- 
gnance, semblait  l'augmenter,  sans  que  je  susse  pourquoi. 

Décide  à  partir  le  même  jour,  je  fus  dès  le  matin  parti  pour  tout 
le  monde;  et  la  Roche,  par  qui  j'envoyai  chercher  mes  papiers,  ne 
voulut  pas  dire  à  Thérèse  elle-même  si  je  l'étais  ou  ne  l'étais  pas. 
Depuis  que  j'avais  résolu  d'écrire  un  jour  mes  Mémoires,  j'avais 
accumulé  beaucoup  de  lettres  et  autres  papiers;  de  sorte  qu'il  fallut 
plusieurs  voyages.  Une  partie  de  ces  papiers  déjà  triés  lurent  mis  a 
part,  et  je  m'occupai  le  reste  de  la  matinée  à  trier  les  autres,  afin  de 
n'emporter  que  ce  qui  pouvait  m'ètre  utile,  et  brûler  le  reste.  M.  de 
Luxembourg  voulut  bien  m'aider  à  ce  travail,  qui  se  trouva  si  long 
que  nous  ne  pûmes  achever  dans  la  matinée,  et  je  n'eus  le  temps  de 
rien  brûler.  Monsieur  le  maréchal  m'offrit  de  se  charger  du  reste  du 
triage,  de  brûler  le  rebut  lui-même,  sans  s'en  rapporter  à  qui  que  ce 
fût,  de  m'envoyer  tout  ce  qui  aurait  été  mis  à  part.  J'acceptai  l'offre, 
fort  aise  d'être  délivré  de  ce  soin,  pour  pouvoir  passer  le  peu  d'heures 
qui  me  restaient  avec  des  personnes  si  chères,  que  j'allais  quitter  pour 
jamais.  Il  prit  la  clef  de  la  chambre  où  je  laissais  ces  papiers,  et  à 
mon  instante  prière  il  envoya  chercher  ma  pauvre  tante  qui  se  con- 
sumait dans  la  perplexité  mortelle  de  ce  que  j'étais  devenu,  et  de  ce 
qu'elle  allait  devenir,  et  attendant  à  chaque  instant  les  huissiers,  sans 
savoir  comment  se  conduire  et  que  leur  répondre.  La  Roche  l'amena 
au  château,  sans  lui  rien  dire  ;  elle  me  croyait  déjà  bien  loin  :  en  m'a- 

TOME    II.  43 


•\  i  i   SS10NS    DE    l.-J.    ROI   SS1    M  . 

percevant,  elle  perça  l'air  de  ses  cris,  et  se  précipita  dans  mes  bras. 
i>  amitié,  rapport  des  cœurs,  habitude,  intimité!  Dans  ce  doux  et 
cruel  moment  se  rassemblèrent  i > > li s  les  jours  de  bonheur,  de  tendresse 

et  de  paix  passés  ensemble  pour  mieux  me  faire  sentir  le  déchirement 
d'une  première  séparation,  api  es  nous  être  à  peine  perdus  de  vue  un 
seul  jour  pendant  près  de  dix-sept  ans.  Le  maréchal,  témoin  de  cet  em- 
brassement,  ne  put  retenu-  ses  larmes.  Il  nous  laissa.  Thérèse  ne  voulait 
plus  me  quitter.  Je  lui  tis  sentir  l'inconvénient  qu'elle  me  suivît  en  ce 
moment,  et  la  nécessité  qu'elle  restât  pour  liquider  mes  effets  et  recueil- 
lir mon  argent.  Quand  on  décrète  un  homme  de  prise  de  coi  ps,  l'usage 
est  de  saisir  ses  papiers, de  mettre  le  scellé  sur  ses  effets,  ou  d'en  faire 
l'inventaire,  et  d'y  nommer  un  gardien.  Il  fallait  bien  qu'elle  restât  pour 
veiller  à  ce  qui  se  passerait,  et  tirer  de  tout  le  meilleur  parti  possible. 
Je  lui  promis  qu'elle  me  rejoindrait  dans  peu  :  monsieur  le  maréchal 
confirma  ma  promesse;  mais  je  ne  voulus  jamais  lui  dire  où  j'allais. 
afin  que,  interrogée  par  ceux  qui  viendraient  me  saisir,  elle  put  protes- 
ter a\  ec  vérité  de  son  ignorance  sur  cet  ai  ticle.  lui  l'embrassant  au  mo- 
ment  de  nous  quitter,  je  sentis  en  moi-même  un  mouvement  très- 
extraordinaire,  et  jelui  dis.  dans  un  transport,  hélas  !  trop  prophétique  : 
.Mon  entant,  il  faut  t'armer  de  courage.  Tu  as  partagé  la  prospérité  dénies 
beaux  jours;  il  te  reste,  puisque  tu  le  veux,  à  partager  mes  misères. 
N'attends  plus  qu'affronts  et  calamités  à  ma  suite.  Le  sort  que  ce  triste 
jour  commence  pour  moi  me  poursuivra  jusqu'à  ma  dernière  heure. 

Il  ne  me  restait  plus  qu'à  songer  au  départ.  Les  huissiers  avaient 
dû  venir  à  dix  heures.  Il  en  était  quatre  après  midi  quand  je  partis, 
et  ils  n'étaient  pas  encore  arrives.  11  avait  été  décidé  que  je  prendrais 
la  poste.  Je  n'avais  point  de  chaise;  monsieur  le  maréchal  me  lit  pré- 
sent d'un  cabriolet,  et  me  prêta  des  chevaux  et  un  postillon  jusqu'à 
la  première  poste,  où,  par  les  mesures  qu'il  avait  prises,  on  ne  fit  au- 
cune difficulté  de  me  fournir  des  chevaux. 

Comme  je  n'avais  point  dîné  à  table,  et  ne  m'étais  pas  montre  dans 
le  château,  les  dames  vinrent  me  dire  adieu  dans  l'entre-sol,  où  j'avais 
é  la  journée.  Madame  la  maréchale  m'embrassa  plusieurs  fois  d'un 
air  assez  triste:  mais  je  ne  sentis  plus  dans  ces  embrassements  les 
étreintes  de  ceux  qu'elle  m'avait  prodigues  il  y  avait  deux  ou  trois  ans. 
M    I  une  de  Boufflers  m'embrassa  aussi,  et  me  dit  de  fort  belles  choses. 


Ll VR E  ONZI ÈM  1 

l'u  embrassementqui  me  surpi  h  davantage  fut  celui  de  ih.iJ.hik- Je  Mi- 
repoix;  car  elle  était  aussi  là.  Madame  la  maréchale  de  Mirepoix  est  une 
personne  extrêmement  froide,  décente  et  réserve   .  raîtpas 

tout  .1  fait  exempte  de  la  hauteur  naturelle  à  la  maison  de  Lorraine. 
Elle  ne  m'avait  jamais  témoigné  beaucoup  d'attention.  Soit  que,  Hat  te 
d'un  honneur  auquel  je  ne  m'attendais  pas.  je  cherchasse  à  m'en  aug- 
menter le  prix,  soil  qu'en  effet  elle  eût  mis  dans  cet  embrassemeni 
un  peu  de  cette  commisération  naturelle  aux  cœurs  généreux,  je  trou- 
vai dans  son  mouvement  et  dans  son  regard  je  ne  sais  quoi  d'énergique 
qui  me  pénétra.  Souvent,  en  y  repensant,  j'ai  soupçonné  dans  la  suite 
que,  n'ignorant  pas  à  quel  sort  j'étais  condamné,  elle  n'avait  pu  se 
défendre  d'un  mouvement  d'attendrissement  sur  ma  destinée. 

Monsieur  le  maréchal  n'ouvrai»  pas  la  bouche;  il  était  pale  comme 
un  mort.  11  voulut  absolument  m'accompagner  jusqu'à  ma  chaise 
qui  m'attendait  à  l'abreuvoir.  Nous  traversâmes  tout  le  jardin  sans 
dire  un  seul  mot.  J'avais  une  clef  du  paie,  dont  je  me  servais  poui 
ouvrir  la  porte:  après  quoi,  au  lieu  de  remettre  la  clef  dans  ma  poche. 
je  la  lui  rendis  sans  mot  dire.  Il  la  prit  avec  une  vivacité  surprenante, 
a  laquelle  je  n'ai  pu  m'empècher  de  penser  souvent  depuis  ce  temps- 
la.  Je  n'ai  guère  eu  dans  ma  vie  d'instant  plus  amer  que  celui  de  cette 
séparation.  L'emhrassement  fut  long  et  muet  :  nous  sentîmes  l'un 
et  l'autre  que  cet  embrassement  était  un  dernier  adieu. 

Entre  la  Barre  et  .Montmorency  je  rencontrai  dans  un  carrosse 
de  remise  quatre  hommes  en  noir,  qui  me  saluèrent  en  me  souriant. 
Sur  ce  que  Thérèse  m'a  rapporté  dans  la  suite  de  la  figure  des  huis- 
siers, de  l'heure  de  leur  arrivée,  et  de  la  façon  dont  ils  se  compor- 
tèrent, je  n'ai  point  douté  que  ce  ne  lussent  eux:  surtout  ayant  appris 
dans  la  suite  qu'au  lieu  d'être  décrété  à  sept  heures,  comme  on  me 
l'avait  annoncé,  je  ne  l'avais  été  qu'à  midi.  Il  fallut  traverser  tout 
Paris.  On  n'est  pas  fort  caché  dans  un  cabriolet  tout  ouvert.  Je  vis 
dans  les  rues  plusieurs  personnes  qui  me  saluèrent  d'un  air  de  con- 
naissance, mais  je  n'en  reconnus  aucune.  Le  même  soir  je  me  dé- 
tournai pour  passer  à  Villeroy.  A  Lyon,  les  courriers  doivent  être 
menés  au  commandant.  Cela  pouvait  être  embarrassant  pour  un 
homme  qui  ne  voulait  ni  mentir,  ni  changer  son  nom.  J'allais  avec 
une  lettre  de  madame  de  Luxembourg,  prier  M.  de  Villeroy  de  faire 


NI  i  SSIONS   DE   .i.-l.    ROI  SS1  A  i 

orte  que  je  fusse  exempte  de  cette  corvée.  M.  de  Villeroy  me 
donna  une  lettre  dont  je  ne  fis  point  usage,  parce  que  je  ne  passai  pas  à 
I  .  Cette  lettre  est  testée  encore  cachetée  parmi  mes  papiers.  M.  le 
Auc  nie  pressa  beaucoup  de  coucher  à  Villeroy;  mais  j'aimai  mieux 
reprendre  la  grande  route,  et  je  fis  encore  deux  postes  le  même  jour. 
\1  i  chaise  était  rude,  et  jetais  trop  incommodé  pour  pouvoir  mar- 
cher a  grandes  journées.  D'ailleurs  je  n'avais  pas  l'air  assez  imposant 

me  taire  bien  servir;  et  l'on  sait  qu'en  France  les  chevaux  de 
poste  ne  sentent  la  gaule  que  sur  les  épaules  du  postillon.  En  payant 
grassement  les  guides,  je  crus  suppléer  à  la  mine  et  au  propos;  ce 
fut  encore  pis.  Ils  me  prirent  pour  un  pied-plat,  qui  marchait  par 
commission,  et  qui  courait  la  poste  pour  la  première  fois  de  sa  vie. 
h  lors  je  n'eus  plus  que  des  rosses,  et  je  devins  le  jouet  des  pos- 
tillons. Je  finis  comme  j'aurais  dû  commencer,  par  prendre  patience, 
ne  rien  dire,  et  aller  comme  il  leur  plut. 

J'avais  de  quoi  ne  pas  m'ennuyeren  route,  en  me  livrant  aux  ré- 
flexions qui  se  présentaient  sur  tout  ce  qui  venait  de  m'arriver;  mais 
ce  n'était  là  ni  mon  tour  d'esprit,  ni  la  pente  de  mon  cœur.  Il  est  éton- 
nant avec  quelle  facilité  j'oublie  le  mal  passé,  quelque  récent  qu'il 
puisse  être.  Autant  sa  prévoyance  m'effraye  et  me  trouble  tant  que  je 
la  vois  dans  l'avenir,  autant  son  souvenir  me  revient  faiblement  et 
s'éteint  sans  peine  aussitôt  qu'il  est  arrivé.  Ma  cruelle  imagination, 
qui  se  tourmente  sans  cesse  a.  prévenir  les  maux  qui  ne  sont  point 
encore,  fait  diversion  à  ma  mémoire,  et  m'empêche  de  me  rappeler 
ceux  qui  ne  sont  plus.  Contre  ce  qui  est  fait  il  n'y  a  plus  de  précau- 
tions à  prendre,  et  il  est  inutile  de  s'en  occuper.  J'épuise  en  quelque 

i  mon  malheur  d'avance  :  plus  j'ai  souffert  à  le  prévoir,  plus  j'ai  de- 
facilité  a  l'oublier;  tandis  qu'au  contraire,  sans  cesse  occupé  de  mon 
bonheur  passé,  je  le  rappelle  et  le  rumine  pour  ainsi  dire,  au  point  d'en 
jouir  derechef  quand  je  veux.  C'est  à  cette  heureuse  disposition,  je  le 

.  que  je  dois  de  n'avoir  jamais  connu  cette  humeur  rancunière  qui 
fermente  dansun  cœur  vindicatif  par  le  souvenir  continuel  des  otfenses 
reçues,  et  qui  le  tourmente  lui-même  de  tout  le  mal  qu'il  voudrait  faire 

i  ennemi.  Naturellement  emporté,  j'ai  senti  la  colère,  la  fureur 
même  dans  les  premiers  mouvements:  mais  jamais  un  désir  de  ven- 

ce  ne  prit  racine  au  dedans  de  moi.  Je  m'occupe  trop  peu  de  l'offense 


Ol'SSEAU  IHAI, 


1.1  VR]    ONZI  FMI 

pour  m'occuper  beaucoup  de  l'offenseur.  .1».  ne  pense  au  mal  que  j'en 
ai  reçu  qu'à  cause  de  celui  que  j'en  peux  recevoii  encore;  et  si  j'étais  m'u 

qu'il  ne  m'en  lit  plus,  celui  qu'il  m'a  tait  serait  à  l'instant  oublié  I  >l 
nous  prêche  beaucoup  le  pardon  des  offenses  :  c'est  une  fort  belle  vertu 
sans  doute,  mais  qui  n'est  pas  à  mon  usage.  J'ignore  si  mon  cœur 
saurait  dominer  sa  haine,  car  il  n'en  a  jamais  senti;  et  je  pense  trop 
peu  a  mes  ennemis,  pour  avoir  le  mérite  de  leur  pardonner,  .le  ne  dirai 
pas  à  quel  point,  pour  me  tourmenter,  ils  se  tourmentent  eux-mêmes. 
Je  suis  à  leur  merci,  ils  ont  tout  pouvoir,  ils  en  usent.  Il  n'y  a  qu'une 
seule  chose  au-dessus  de  leur  puissance,  et  dont  je  les  délie  :  c'est. 
en  se  tourmentant  de  moi,  de  me  forcer  à  me  tourmenter  d'eux. 

Dès  le  lendemain  de  mon  départ,  j'oubliai  si  parfaitement  tout  ce 
qui  venait  de  se  passer,  et  le  parlement,  et  madame  de  Pompadour. 
et  M.  de  Choiseul,  et  Grimm,  et  d'Alembert,  et  leurs  complots,  et 
leurs  complices,  que  je  n'y  aurais  pas  même  repensé  de  tout  mon 
voyage,  sans  les  précautions  dont  j'étais  obligé  d'user.  Un  souvenir 
qui  me  vint  au  lieu  de  tout  cela,  fut  celui  de  ma  dernière  lecture  la 
veille  de  mon  départ.  Je  me  rappelai  aussi  les  Idylles  de  Gessner.  que- 
son  traducteur  Hubert  m'avait  envoyées,  il  y  avait  quelque  temps. 
Ces  deux  idées  me  revinrent  si  bien,  et  se  mêlèrent  de  telle  sorte- 
dans  mon  esprit,  que  je  voulus  essayer  de  les  réunir,  en  traitant  à  la 
manière  de  Gessner  le  sujet  du  Lévite  d'Êphràïm.  Ce  style  champêtre 
et  naïf  ne  paraissait  guère  propre  à  un  sujet  si  atroce,  et  il  n'était 
guère  à  présumer  que  ma  situation  présente  me  fournît  des  idées  bien 
riantes  pour  l'égayer.  Je  tentai  toutefois  la  chose,  uniquement  pour 
m'amuser  dans  ma  chaise,  et  sans  aucun  espoir  de  succès.  A  peine 
eus-je  essayé,  que  je  fus  étonné  de  l'aménité  de  mes  idées,  et  de  la 
facilité  que  j'éprouvais  à  les  rendre.  Je  fis  en  trois  jours  les  trois  pre- 
miers chants  de  ce  petit  poème,  que  j'achevai  dans  la  suite  à  Motiers  ; 
et  je  suis  sûr  de  n'avoir  rien  fait  en  ma  vie  où  règne  une  douceur  de 
moeurs  plus  attendrissante,  un  coloris  plus  frais,  des  peintures  plus 
naïves,  un  costume  plus  exact,  une  plus  antique  simplicité  en  toutes 
choses,  et  tout  cela  malgré  l'horreur  du  sujet,  qui  dans  le  fond  est  abo- 
minable; de  sorte  qu'outre  tout  le  reste,  j'eus  encore  le  mérite  de  la 
difficulté  vaincue.  Le  Lévite  d'Éphra'im,  s'il  n'est  pas  le  meilleur  de 
mes  ouvrages,  en  sera  toujours  le  plus  chéri.  Jamais  je  ne  l'ai  relu. 


I  ON!  i  SSION  S   DE  .i.-l.    ROUSSE  M  . 

jamais  je  ne  le  relirai,  sans  sentir  en  dedans  l'applaudissement  d'un 
cœur  sans  fiel,  qui,  loin  de  s'aigrir  par  ses  malheurs,  s'en  console 
avec  lui-même,  et  trouve  en  soi  de  quoi  s'en  dédommager.  Qu'on 
rassemble  tous  ces  grands  philosophes,  si  supérieurs  dans  leurs  livres 

a  l'adversité  qu'ils  n'éprouvèrent  jamais:  qu'on  les  mette  dans  une 
position  pareille  à  la  mienne,  et  que.  dans  la  première  indignation 
de  l'honneur  outragé,  on  leur  donne  un  pareil  ouvrage  à  faire  :  on 
verra  comment  ils  s'en  tireront. 

En  partanl  de  Montmorency  pour  la  Suisse,  j'avais  pris  la  résolu- 
tion d'aller  m'arrèter  à  Yvcrdun  chez  mon  bon  vieux  ami  M.  Roguin, 
qui  s'y  était  retiré  depuis  quelques  années,  et  qui  m'avait  même  in- 
vité a  l'y  aller  voir.  J'appris  en  route  que  Lyon  faisait  un  détour: 
cela  m'évita  d'y  passer.  Mais  en  revanche  il  fallait  passer  par  Besan- 
çon, place  de  guerre,  et  par  conséquent  sujette  au  même  inconvénient, 
.le  m'avisai  de  gauchir,  et  de  passer  par  Salins,  sous  prétexte  d'aller 
voil  M.  de  Mairan.  neveu  de  M.  Dupin,  qui  avait  un  emploi  à  la  saline. 
et  qui  m'avait  fait  jadis  force  invitation  de  l'y  aller  voir.  L'expédient 
me  réussit  ;  je  ne  trouvai  point  M.  de  Mairan  :  fort  aise  d'être  dispense 
de  m'arrèter.  je  continuai  ma  route  sans  que  personne  me  dit  mot. 

En  entrant  sur  le  territoire  de  Berne,  je  fis  arrêter;  je  descendis. 
je  me  prosternai,  j'embrassai,  je  baisai  la  terre,  et  m'écriai  dans  mon 
transport  :  Ciel,  protecteur  de  la  vertu,  je  te  loue!  je  touche  une  terre 
de  liberté.  (Test  ainsi  qu'aveugle  et  confiant  dans  mes  espérances,  je 
me  suis  toujours  passionné  pour  ce  qui  devait  faire  mon  malheur. 
Mon  postillon  surpris  me  crut  fou:  je  remontai  dans  ma  chaise,  et 
peu  d'heures  après  j'eus  la  joie  aussi  pure  que  vive  de  me  sentir  pressé 
dans  les  bias  du  respectable  Roguin.  Ah.!  respirons  quelques  instants 
chez  ce  digne  hôte!  J'ai  besoin  d'y  reprendre  du  courage  et  des  forces-, 
je  trouverai  bientôt  à  les  employer. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  je  me  suis  étendu,  dans  le  récit  que 
je  viens  de  faire,  sur  toutes  les  circonstances  que  j'ai  pu  me  rappeler. 
Quoiqu'elles  ne  paraissent  pas  fort  lumineuses,  quand  on  tient  une 
fois  le  fil  de  la  trame,  elles  peuvent  jeter  du  jour  sur  sa  marche;  et 
par  exemple,  sans  donner  la  première  idée  du  problème  que  je  vais 
proposer,  elles  aident  beaucoup  à  le  résoudre. 

Supposons   que   pour   l'exécution  du  complot   dont  j'étais  l'objet. 


1.1  Y  Kl     DN/ll    \|| 


mon  éloignement  fût  absolument  nécessaire,  tout  devait,  poui  l'opi 
se  passer  à  peu  pics  comme  il  se  passa  ;  mais  si,  sans  me  laisseï  éj 
vantei  par  l'ambassade  nocturne  de  madame  de  Luxembourg  u  trou- 
bler par  ses  alarmes,  j'avais  continué  de  tenir  ferme  comme  j'avais 
commencé,  et  qu'au  lieu  de  restei  au  château  je  m'en  lusse  retourné 
dans  mon  lit  dormir  tranquillement  la  fraîche  matinée,  aurais-je 
également  été  décrète:  Grande  question,  d'où  dépend  la  solution  de 
beaucoup  d'autres,  et  pour  l'examen  de  laquelle  l'heure  du  décret 
comminatoire  et  celle  du  décret  réel  ne  sont  pas  inutiles  a  remar- 
quer. Exemple  grossier,  mais  sensible,  de  l'importance  des  moindres 
détails  dans  l'expose  des  faits  dont  on  cherche  les  causes  secrètes. 
pour  les  découvrir  par  induction. 


;/\lVRE  XI l% 


V-V-    "1 


LIVRE    DOUZIEME 


>>«-    .ici  commence  l'œuvre  de  ténèbres  dans  lequel,  de- 
j   -v&-    puis  huit  ans.  je  me  trouve  enseveli,  sans  que.  de 
Zd£v     quelque  façon  que  je  m'y  sois  pu  prendre,  il  m'ait 
fvSfcM     été   possible   d'en    percer    l'etl'rayante   obscurité. 
'**  -  £v    l-)ans  l';'bîme  de  maux  où  je   suis   submergé,   je 
"^    '  "  <i//  SenS  'Cs  atte'ntes  des  C0UPS  l1-1'  me  sont  porter: 

*~^w^V^V»;t'S  j'en  aperçois  l'instrument  immédiat;  mais  je  ne 
*Jy*%V^  -*u •  puis  voir  ni  la  main  qui  les  dirige,  ni  les  moyens 
qu'elle  met  en  œuvre.  L'opprobre  et  les  malheurs  tombent  sur  moi 
comme  d'eux-mêmes,  et  sans  qu'il  y  paraisse.  Quand  mon  cœur 
déchiré  laisse  échapper  des  gémissements,  j'ai  l'air  d'un  homme 
qui  se  plaint  sans  sujet;  et  les  auteurs  de  ma  ruine  ont  trouvé  l'art 
inconcevable  de  rendre  le  public  complice  de  leur  complot,  sans  qu'il 
s'en  doute  lui-même,  et  sans  qu'il  en  aperçoive   l'effet.   En   narrant 

I  •  I  M  F.     I  ] .  4  3 


I  ON!  l  SSIONS   DE  J.-.l.   ROI  SSE  \  I 

donc  les  événements  qui  me  regardent,  les  traitements  que  j'ai  souf- 
ferts, et  tout  ce  qui  m'est  arrive,  je  suis  hors  d'état  de  remonter  à  la 
main  motrice,  et  d'assigner  les  causes  etl  disant  les  laits.  Ces  causes 
primitives  sont  toutes  marquées  dans  les  trois  précédents  livres;  tous 
les  intérêts  relatifs  a  moi,  tous  les  motifs  secrets  y  sont  exposes.  Mais 
dire  en  quoi  ces  diverses  causes  se  combinent  pour  opérer  les  étranges 
événements  de  ma  vie,  voilà  ce  qu'il  m'est  impossible  d'expliquer, 
même  par  conjecture.  Si  parmi  mes  lecteurs  il  s'en  trouve  d'assez 
généreux  pour  vouloir  approfondir  ces  mystères  et  découvrir  la  vé- 
rité, qu'ils  relisent  avec  soin  les  trois  précédents  livres;  qu'ensuite  à 
chaque  fait  qu'ils  liront  dans  les  suivants  ils  prennent  les  informations 
qui  seront  à  leur  portée,  qu'ils  remontent  d'intrigue  en  intrigue  et 
d'agent  en  agent  jusqu'aux  premiers  moteurs  de  tout,  je  sais  certaine- 
ment à  quel  terme  aboutiront  leurs  recherches;  mais  je  me  perds  dans 
la  route  obscure  et  tortueuse  des  souterrains  qui  les  y  conduiront. 

Durant  mon  séjour  à  Yverdun,  j'y  lis  connaissance  avec  toute  la 
famille  de  .M.  Roguin,  et  entre  autres  avec  sa  nièce  madame  Boy  de 
la  Tour  et  ses  tilles,  dont,  comme  je  crois  l'avoir  dit,  j'avais  autrefois 
connu  le  père  à  Lyon.  Klle  était  venue  à  Vverdun  voir  son  oncle  et  ses 
sœurs;  sa  fille  aînée,  âgée  d'environ  quinze  ans,  m'enchanta  par  son 
giand  sens  et  son  excellent  caractère.  Je  m'attachai  de  l'amitié  la  plus 
tendre  à  la  mère  et  à  la  fille.  Cette  dernière  était  destinée  par  M.  Ro- 
guin au  colonel  son  neveu,  déjà  d'un  certain  âge,  et  qui  me  témoi- 
gnait aussi  la  plus  grande  affection;  mais,  quoique  l'oncle  fût  pas- 
sionné pour  ce  mariage,  que  le  neveu  le  désirât  fort  aussi,  et  que  je 
plisse  un  intérêt  très-vif  a  la  satisfaction  de  l'un  et  de  l'autre,  la 
grande  disproportion  d'âge  et  l'extrême  répugnance  de  la  jeune  per- 
sonne me  tirent  concourir  avec  la  mère  à  détourner  ce  mariage,  qui 
ne  se  lit  point.  Le  colonel  épousa  depuis  mademoiselle  Dillan  sa  pa- 
rente, d'un  caractère  et  d'une  beauté  bien  selon  mon  cœur,  et  qui  l'a 
rendu  le  plus  heureux  des  maris  et  des  pères.  Malgré  cela,  M.  Roguin 
n'a  pu  oublier  que  j'aie  en  cette  occasion  contrarié  ses  désirs.  Je  m'en 
suis  consolé  par  la  certitude  d'avoir  rempli,  tant  envers  lui  qu'envers 
sa  famille,  le  devoir  de  la  plus  sainte  amitié,  qui  n'est  pas  de  se  ren- 
dre toujours  agréable,  mais  de  conseiller  toujours  pour  le  mieux. 

.le  ne  fus  pas  longtemps  en  doute  sur  l'accueil  qui  m'attendait  à 


LIVRE   DOl  ZI1  Ml 

Genève,  au  cas  que  j'eusse  envie  d \  retourner.  Mon  livre  y  fut  brûle, 
et  j'y  fus  décrète  le  10  juin,  c'est-à-dire  neuf  jours  après  l'avoir  été  à 
Paris.  Tant  d'incroyables  absurdités  étaient  cumulées  dans  ce  second 
décret,  et  l'édit  ecclésiastique  y  était  si  formellement  violé,  que  je 
refusai  d'ajouter  foi  aux  premières  nouvelles  qui  m'en  vinrent,  et 
que.  quand  elles  furent  bien  confirmées,  je  tremblai  qu'une  si  mani- 
feste et  criante  infraction  de  toutes  les  lois,  à  commencer  par  celle 
du  bon  sens,  ne  mit  Genève  sens  dessus  dessous.  J'eus  de  quoi  me 
rassurer;  tout  resta  tranquille.  S'il  s'émut  quelque  rumeur  dans  la 
populace,  elle  ne  fut  que  contre  moi,  et  je  fus  traité  publiquement 
par  toutes  les  caillettes  et  par  tous  les  cuistres  comme  un  écolier 
qu'on  menacerait  du  fouet  pour  n'avoir  pas  bien  dit  son  catéchisme. 
Ces  deux  décrets  lurent  le  signal  du  cri  de  malédiction  qui  s'éleva 
contre  moi  dans  toute  l'Europe  avec  une  fureur  qui  n'eut  jamais 
d'exemple.  Toutes  les  gazettes,  tous  les  journaux,  toutes  les  brochu- 
res,  sonnèrent  le  plus  terrible  tocsin.  Les  Français  surtout,  ce  peuple 
si  doux,  si  poli,  si  généreux,  qui  se  pique  si  fort  de  bienséance  et 
d'égards  pour  les  malheureux,  oubliant  tout  d'un  coup  ses  vertus  fa- 
vorites, se  signala  par  le  nombre  et  la  violence  des  outrages  dont  il 
m'accablait  à  ['envi.  J'étais  un  impie,  un  athée,  un  forcené,  un  enrage. 
une  bète  féroce,  un  loup.  Le  continuateur  du  journal  de  Trévoux  fit 
sur  ma  prétendue  lycanthropie  un  écart  qui  montrait  assez  bien  la 
sienne.  Enfin,  vous  eussiez  dit  qu'on  craignait  à  Paris  de  se  faire  une 
affaire  avec  la  police,  si,  publiant  un  écrit  sur  quelque  sujet  que  ce 
pût  être,  on  manquait  d'y  larder  quelque  insulte  entre  moi.  En 
cherchant  vainement  la  cause  de  cette  unanime  animosité,  je  fus  prêt 
à  croire  que  tout  le  monde  était  devenu  fou.  Quoi  !  le  rédacteur  de  la 
Paix  perpétuelle  souffle  la  discorde;  l'éditeur  du  Vicaire  savoyard  est 
un  impie;  l'auteur  de  la  Nouvelle  Héloïseest  un  loup:  celui  de  VÉmile 
est  un  enragé.  Eh!  mon  Dieu,  qu'aurais-je  donc  été.  si  j'avais  publie 
le  livre  de  l'Esprit,  ou  quelque  autre  ouvrage  semblable:  Et  pour- 
tant, dans  l'orage  qui  s'éleva  contre  l'auteur  de  ce  livre,  le  public, 
loin  de  joindre  sa  voix  à  celle  de  ses  persécuteurs,  le  vengea  d'eux 
par  ses  éloges.  Que  l'on  compare  son  livre  et  les  miens,  l'accueil  dif- 
férent qu'ils  ont  reçu,  les  traitements  faits  aux  deux  auteurs  dans  les 
divers  États  de  l'Europe;  qu'on  trouve  à  ces  différences  des  causes 


N FESSIONS  DE  J.-J     ROUSSEAU. 

qui  puissent  contenter  un  homme  sensé  :  \  oilà  tout  ce  que  je  demande, 
et  je  me  tais. 

i  me  trouvai  si  bien  du  séjour  d'Yverdun,  que  je  pris  la  résolu- 
tion d'y  rester,  à  la  vive  sollicitation  de  M.  Roguin  et  de  toute  sa  fa- 
mille. M.  de  Moiry  de  Gingins,  bailli  de  cette  ville,  m'encourageait 
aussi  par  ses  bontés  à  rester  dans  son  gouvernement.  Le  colonel  me 
pressa  si  fort  d'accepter  l'habitation  d'un  petit  pavillon  qu'il  avait  dans 
sa  maison,  entre  cour  et  jardin,  que  j'y  consentis;  et  aussitôt  il  s'em- 
pressa de  le  meubler  et  garnir  de  tout  ce  qui  était  nécessaire  pour 
mon  petit  ménage.  Le  banneret  Roguin.  des  plus  empresses  autour  de 
moi.  ne  me  quittait  pas  de  la  journée,  .l'étais  toujours  très-sensible  à 
tant  de  caresses,  mais  j'en  étais  quelquefois  importuné.  Le  jour  de 
mon  emménagement  était  déjà  marqué,  et  j'avais  écrit  à  Thérèse  de 
me  venir  joindre,  quand  tout  à  coup  j'appris  qu'il  s'élevait  à  Berne  un 
orage  contre  moi,  qu'on  attribuait  aux  dévots,  et  dont  je  n'ai  jamais 
pu  pénétrer  la  première  cause.  Le  sénat  excité,  sans  qu'on  sût  par  qui. 
paraissait  ne  vouloir  pas  me  laisser  tranquille  dans  ma  retraite.  Au 
premier  avis  qu'eut  M.  le  bailli  de  cette  fermentation,  il  écrivit  en  ma 
faveur  à  plusieurs  membres  du  gouvernement,  leur  reprochant  leur 
aveugle  intolérance,  et  leur  faisant  honte  de  vouloir  refuser  à  un 
homme  de  mérite  opprimé  l'asile  que  tant  de  bandits  trouvaient  dans 
leurs  États.  Des  gens  sensés  ont  présumé  que  la  chaleur  de  ses  re- 
proches avait  plus  aigri  qu'adouci  les  esprits.  Quoi  qu'il  en  soit,  si  m 
crédit  ni  son  éloquence  ne  purent  parer  le  coup.  Prévenu  de  l'ordre 
qu'il  devait  me  signifier,  il  m'en  avertit  d'avance  ;  et  pour  ne  pas  atten- 
dre cet  ordre,  je  résolus  de  partir  dès  le  lendemain.  La  difficulté  était 
de  savoir  où  aller,  voyant  que  Genève  et  la  France  m'étaient  fermés, 
et  prévoyant  bien  que  dans  cette  affaire  chacun  s'empresserait  d'imiter 
son  voisin. 

M  idame  Boy  de  la  Tour  me  proposa  d'aller  m'établir  dans  une 
maison  vide,  mais  toute  meublée,  qui  appartenait  a  son  lils.  au  vil- 
de  Motiers,  dans  le  Val-de-Travers,  comté  de  Xeuchàtel.  11  n'y 
avait  qu'une  montagne  à  traverser  pour  m'y  rendre.  L'offre  venait 
d'autant  plus  à  propos,  que  dans  les  États  du  roi  de  Prusse  je  devais 
naturellement  être  à  l'abri  des  persécutions,  et  qu'au  moins  la  religion 
n'y  pouvait  guère  servir  de  prétexte.  Mais  une  secrète  difficulté,  qu'il 


LIVRE   D01  /Il   Ml 

ne  me  convenait  pas  de  dire,  avait  bien  Je-  quoi  me  Faire  hé  il       I 

.mioui  in  ne  de  la  justice,  qui  dévora  toujours  mon  cœur,  joint  à  mon 
penchant  secret  pour  la  France,  m'avait  inspiré  de  l'aversion  poui  le 
rpi  de  Prusse,  qui  me  paraissait,  par  ses  maximes  et  pai  sa  conduite, 
fouler  aux  pieds  tout  respect  pour  la  li>i  naturelle  et  poui  tous  les  de 
voirs  humains.  Parmi  les  estampes  encadrées  dont  j'avais  orné  mon 
donjon  à  Montmorency,  était  un  portrait  de  ce  prince,  au-dessous 

duquel  était  un  distique  qui  finissait  ainsi  : 

Il  pense  en  philosophe,  et  se  conduit  en  roi. 

Ce  vers,  qui  sous  toute  autre  plume  eût  fait  un  assez  bel  élo 
avait  sous  la  mienne  un  sens  qui  n'était  pas  équivoque,  et  qu'expli- 
quait d'ailleurs  trop  clairement  le  vers  précèdent.  Ce  distique  avait 
été  VU  de  tous  ceux  qui  venaient  me  voir,  et  qui  n'étaient  pas  en  petit 
nombre.  Le  chevalier  de  l.oren/i  l'avait  même  écrit  pour  le  donner  a 
d'Alembert,  et  je  ne  doutais  pas  que  d'Alembert  n'eût  pris  le  soin 
d'en  faire  ma  cour  à  ce  prince.  J'avais  encore  aggravé  ce  premiei  toi  i 
par  un  passage  de  VEtnile,  où,  sous  le  nom  d'Adraste,  roi  des  Dau- 
niens,  on  voyait  assez  qui  j'avais  en  vue;  et  la  remarque  n'avait  pas 
échappé  aux  épilogueurs,  puisque  madame  de  Boufflers  m'avait  mis 
plusieurs  fois  sur  cet  article.  Ainsi  j'étais  bien  sûr  d'être  inscrit  en 
encre  rouge  sur  les  registres  du  roi  de  Prusse;  et.  supposant  d'ailleurs 
qu'il  eût  les  principes  que  j'avais  osé  lui  attribuer,  mes  écrits  et  leur 
auteur  ne  pouvaient  par  cela  seul  que  lui  déplaire  :  car  on  sait  que  les 
méchants  et  les  tyrans  m'ont  toujours  pris  dans  la  plus  mortelle 
haine,  même  sans  me  connaître,  et  sur  la  seule  lecture  de  mes  écrits. 

J'osai  pourtant  me  mettre  à  sa  merci,  et  je  crus  courir  peu  de  risque. 
Je  -avais  que  les  passions  basses  ne  subjuguent  guère  que  les  hommes 
faibles,  et  ont  peu  de  prise  sur  les  âmes  d'une  forte  trempe,  telles  que 
j'avais  toujours  reconnu  la  sienne.  Je  jugeais  que  dans  son  art  de  lé- 
guer il  entrait  de  se  montrer  magnanime  en  pareille  occasion,  et  qu'il 
n'était  pas  au-dessus  de  son  caractère  de  l'être  en  effet.  Je  jugeai  qu'une 
vile  et  facile  vengeance  ne  balancerait  pas  un  moment  en  lui  l'amour 
de  la  gloire;  et.  me  mettant  à  sa  place,  je  ne  crus  pas  impossible  qu'il 
se  prévalût  de  la  circonstance  pour  accabler  du  poids  de  sa  généro- 


I  ONI  I  SSIONS    DE    l.-J.    KOUSSEAl". 

site  l'homme  qui  avait  osé  mal  penser  de  lui.  J'allai  donc  m'établir  à 
Motiers,  avec  une  confiance  dont  je  le  crus  fait  pour  sentir  le  prix: 
et  je  me  dis  :  Quand  Jean-Jacques  s'élève  à  côté  de  Coriolan.  Frédéric 
sera-t-il  au-,  du  général  des  Volsques: 

Le  colonel  Roguin  voulut  absolument  passer  avec  moi  la  montagne. 
et  venir  m'installer  à  Motiers.  Une  belle-sœur  de  madame  Boy  de  la 
Tour,  appelée  madame  (iirardier.  à  qui  la  maison  que  j'allais  OCCUpei 
était  très-commode,  ne  me  vît  pas  arriver  avec  un  certain  plaisir;  ce- 
pendant elle  me  mit  de  bonne  grâce  en  possession  de  mon  logement. 
et  je  mangeai  chez  elle  en  attendant  que  Thérèse  fût  venue,  et  que 
mon  petit  ménage  lut  établi. 

Depuis  mon  départ  de  Montmorency,  sentant  bien  que  je  serais 
désormais  fugitif  sur  la  terre,  j'héritais  à  permettre  qu'elle  vint  me 
joindre,  et  partager  la  vie  errante  à  laquelle  je  me  voyais  condamné. 
Je  sentais  que  par  cette  catastrophe  nos  relations  allaient  changer,  et 
que  ce  qui  jusqu'alors  avait  été  faveur  et  bienfait  de  ma  part  le  serait 
désormais  de  la  sienne.  Si  son  attachement  restait  a  l'épreuve  de  mes 
malheurs,  elle  en  serait  déchirée,  et  sa  douleur  ajouterait  à  mes  maux. 
Si  ma  disgrâce  attiédissail  son  cœur,  elle  me  ferait  valoir  sa  constance 
comme  un  sacrifice;  et.  au  lieu  de  sentir  le  plaisir  que  j'avais  à  par- 
avec  elle  mon  dernier  morceau  de  pain,  elle  ne  sentirait  que  le 
mérite  qu'elle  aurait  de  vouloir  bien  me  suivre  partout  où  le  sort  me 
forçait  d'aller. 

Il  faut  tout  dire  :  je  n'ai  dissimulé  ni  les  vices  de  ma  pauvre  ma- 
man, ni  les  miens;  je  ne  dois  pas  faire  plus  de  grâce  à  Thérèse;  et. 
quelque  plaisir  que  je  prenne  à  rendre  honneur  à  une  personne  qui 
m'est  si  chère,  je  ne  veux  pas  non  plus  déguiser  ses  torts,  si  tant  est 
même  qu'un  changement  involontaire  dans  les  affections  du  cœur  soit 
un  vrai  tort.  Depuis  longtemps  je  m'apercevais  de  l'attiédissement  du 
sien.  Je  sentais  qu'elle  n'était  plus  pour  moi  ce  qu'elle  fut  dans  nos 
belles  années:  et  je  le  sentais  d'autant  mieux  que  j'étais  le  même  pour 
elle  toujours.  Je  retombai  dans  le  même  inconvénient  dont  j'avais  senti 
l'effet  auprès  de  maman,  et  cet  effet  fut  le  même  auprès  de  Thérèse. 
N'allons  pas  chercher  des  perfections  hors  de  la  nature;  il  serait  le 
même  auprès  de  quelque  femme  que  ce  fût.  Le  parti  que  j'avais  pris 
à  l'égard  de  mes  enfants,  quelque  bien  raisonné  qu'il  m'eût  paru,  ne 


LIVR]     DOUZIÈMI 

m'avait  pas  toujours  laissé  le  cœur  tranquille.  En  méditant  mon 
Traité  de  l'éducation ,  je  sentis  que  j'avais  négligé  des  devoirs  dont 
rien  ne  pouvait  me  dispenser.  Le  remords  enfin  devint  si  vif,  qu'il 
m'arracha  presque  l'aveu  public  de  ma  faute  au  commencement  de 
VEmile;  et  le  trait  même  est  si  clair,  qu'après  un  tel  passage  il  est 
surprenant  qu'on  ait  eu  le  courage  de  me  la  reprocher.  Ma  situation, 
cependant,  était  alors  la  même,  et  pire  encore  par  l'animosité  de  mes 
ennemis,  qui  ne  cherchaient  qu'a  me  prendre  en  faute.  Je  craignis  la 
récidive;  et  n'en  voulant  pas  courir  le  risque,  j'aimai  mieux  nie 
damner  à  l'abstinence  que  d 'exposer  Thérèse  à  se  voir  derechef  dans 
le  même  cas.  J'avais  d'ailleurs  remarque  que  l'habitation  des  femmes 
empirait  sensiblement  mon  état  :  cette  double  raison  m'avait  fait  for- 
mer des  résolutions  que  j'avais  quelquefois  assez  mal  tenues,  mais 
dans  lesquelles  je  persistais  avec  plus  de  constance  depuis  troi 
quatre  ans;  c'était  aussi  depuis  cette  époque  que  j'avais  remarque  du 
refroidissement  dans  Thérèse  :  elle  avait  pour  moi  le  même  attache- 
ment par  devoir,  mais  elle  n'en  avait  plus  par  amour.  Cela  jetait  né- 
cessairement moins  d'agre:ment  dans  notre  commerce,  et  j'imaginai 
que.  sûre  de  la  continuation  de  mes  soins  où  qu'elle  put  être,  elle 
.limerait  peut-être  mieux  rester  à  Paris  que  d'errer  avec  moi.  Cepen- 
dant elle  avait  marqué  tant  de  douleur  à  notre  séparation,  elle  avait 
exigé  de  moi  des  promesses  si  positives  de  nous  rejoindre,  elle  en 
exprimait  si  vivement  le  désir  depuis  mon  départ,  tant  a  M.  le  prince 
de  Conti  qu'à  M.  de  Luxembourg,  que,  loin  d'avoir  le  courage  de  lui 
parler  de  séparation,  j'eus  à  peine  celui  d'y  penser  moi-même:  et. 
après  avoir  senti  dans  mon  cœur  combien  il  m'était  impossible  de  me 
passeï  d'elle,  je  ne  songeai  plus  qu'à  la  rappeler  incessamment.  Je  lui 
écrivis  donc  de  partir;  elle  vint.  A  peine  y  avait-il  deux  mois  que  je 
l'avais  quittée;  mais  c'e'tait,  depuis  tant  d'années,  notre  première  se 
paration.  Nous  l'avions  sentie  bien  -cruellement  l'un  et  l'autre.  Quel 
saisissement  en  nous  embrassant!  O  que  les  larmes  de  tendresse  et 
de  joie  sont  douces!  Comme  mon  cceur  s'en  abreuve!  Pourquoi  m'a- 
t-on  fait  verser  si  peu  de  celles-là! 

En  arrivant  à  Motiers,  j'avais  écrit  à  milord  Keith,  maréchal 
d'Ecosse,  gouverneur  de  Neuchàtel,  pour  lui  donner  avis  de  ma  re- 
traite dans  les  États  de  Sa  Majesté,  et  pour  lui  demander  sa  protection. 


CONFESSIONS  DE  J.    J.    ROUSSEAU. 

Il  me  répondit  avec  la  générosité  qu'on  lui  connaît,  et  que  j'attendais 
vie  lui.  H  m'invita  a  l'aller  voir.  J'y  fus  avec  M.  Martinet,  châtelain 
du  Val-de-Travers,  qui  était  en  grande  laveur  auprès  de  Son  Excel- 
lence. I. 'aspect  vénérable  de  cet  illustre  et  vertueux  Ecossais  m'émut 
puissamment  le  cœur,  et  dès  l'instant  même  commença  entre  lui  et 
ce  \  it'  attachement  qui  de  ma  part  est  toujours  demeuré  le  même, 
et  qui  le  serait  toujours  de  la  sienne,  si  les  traîtres  qui  m'ont  ùté 
toutes  les  consolations  de  la  vie  n'eussent  profité  de  mon  éloignement 

pour  abuser  sa  vieillesse  et  nie  défigurer  à  ses  yeux. 

George  Keitli.  maréchal  héréditaire  d'Ecosse,  et  frère  du  célèbre 
général  Keitli.  qui  vécut  glorieusement  et  mourut  au  lit  d'honneur, 
avait  quitté  son  pays  dans  sa  jeunesse,  et  y  fut  proscrit  pour  s'être 
attaché  à  la  maison  Smart,  dont  il  se  dégoûta  bientôt  par  l'esprit  in- 
juste et  tvrannique  qu'il  y  remarqua,  et  qui  en  fit  toujours  le  caractère 
dominant.  Il  demeura  longtemps  en  Kspagnc.  dont  le  climat  lui  plai- 
sait beaucoup,  et  finit  par  s'attacher,  ainsi  que  son  frère,  au  roi  de 
Prusse,  qui  se  connaissait  en  hommes,  et  les  accueillit  comme  ils  le 
méritaient.  Il  fut  bien  payé  de  cet  accueil  par  les  grands  services  que 
lui  rendit  le  maréchal  Keith,  et  par  une  chose  bien  plus  précieuse 
encore,  la  sincère  amitié  de  milord  maréchal.  La  grande  âme  de  ce 
digne  homme,  toute  républicaine  et  lière,  ne  pouvait  se  plier  que  sous 
le  joug  de  l'amitié;  mais  elle  s'y  pliait  si  parfaitement,  qu'avec  des 
maximes  bien  différentes,  il  ne  vit  plus  que  Frédéric,  du  moment  qu'il 
lui  fut  attaché.  Le  roi  le  chargea  d'affaires  importantes,  l'envoya  a 
Paris,  en  Espagne;  et  enfui  le  voyant,  déjà  vieux,  avoir  besoin  de 
repos,  lui  donna  pour  retraite  le  gouvernement  de  Neuchàtel,  avec  la 
délicieuse  occupation  d'y  passer  le  reste  de  sa  vie  à  rendre  ce  petit 
peuple  heureux. 

Les  Neuchàtelois,  qui  n'aiment  que  la  pretintaillé  et  le  clinquant, 
qui  ne  se  connaissent  point  en  véritable  étoile,  et  mettent  l'esprit 
dans  les  longues  phrases,  voyant  un  homme  froid  et  sans  façon,  pri- 
rent sa  simplicité  pour  de  la  hauteur,  sa  franchise  pour  de  la  rusti- 
cité, son  laconisme  pour  de  la  bêtise;  se  cabrèrent  contre  ses  soins 
bienfaisants,  parce  que,  voulant  être  utile  et  non  cajoleur,  il  ne  sa- 
vait point  flatter  les  gens  qu'il  n'estimait  pas.  Dans  la  ridicule  affaire 
du  ministre  Petitpierre,  qui  fut  chassé  par  ses  confrères  pour  n'avoir 


HAL 


I  IVRE   D01  /Il  ME, 

pas  voulu  qu'ils  fussent  damnés  éternellement,  milord,  s'étant  O] 
aux  usurpations  des  ministres,  vit  soulever  contre  lui  tout  le  | 

dont  il  prenait  le  parti;  et  quand  j'y  arrivai,  ce  stupide  murmure 
n'était  pas  éteint  encore.  Il  passait  au  moins  pour  un  homme  qui  se 
laissait  prévenir;et  de  imites  les  imputations  dont  il  fut  chai  gé,  c'était 
peut-être  la  moins  injuste.  .Mon  premier  mouvement,  lu  voyant  Ce 
vénérable  vieillard,  fut  de  m'attendrir  sur  la  maigreur  de  sou  co 

déjà  décharné  par  les  ans;  niais  en  levant  les  veux  sur  sa  physio- 
nomie animée,  ouverte  et  noble,  je  me  sentis  saisi  d'un  respect 
mêlé  de  confiance,  qui  l'emporta  surtout  autre  sentiment.  Au  com- 
pliment très-court  que  je  lui  lis  en  l'abordant,  il  répondit  en  parlant 
d'autre  chose,  comme  si  j'eusse  été  là  depuis  huit  jours.  Il  ne  nous 
dit  pas  même  de  nous  asseoir.  L'empesé  châtelain  resta  debout.  Pour 
moi,  je  vis  dans  ['œil  perçant  et  fin  de  milord  je  ne  sais  quoi  de  si 
caressant,  que.  me  sentant  d'abord  à  mon  aise,  j'allai  sans  façon  par- 
tager son  sofa,  et  m'asseoir  à  côté  de  lui.  Au  ton  familier  qu'il  prit 
à  l'instant,  je  sentis  que  cette  liberté  lui  faisait  plaisir,  et  qu'il  se  disait 
en  lui-même  :  Celui-ci  n'est  pas  un  Neuchâtelois. 

Effet  singulier  de  la  grande  convenance  des  caractères!  Dans  un 
âge  où  le  cœur  a  déjà  perdu  sa  chaleur  naturelle,  celui  de  ce  bon 
vieillard  se  réchauffa  pour  moi  d'une  façon  qui  surprit  tout  le  monde. 
Il  vint  me  voir  à  Motiers,  sous  prétexte  de  tirer  des  cailles,  et  v  passa 
deux  jours  sans  toucher  un  fusil.  Il  s'établit  entre  nous  une  telle 
amitié,  car  c'est  le  mot,  que  nous  ne  pouvions  nous  passer  l'un  de 
l'autre.  Le  château  de  Colombier,  qu'il  habitait  l'été,  était  à  six  lieues 
de  Motiers;  j'allais  tous  les  quinze  jours  au  plus  tard  y  passer  vingt- 
quatre  heures,  puis  je  revenais  de  même  en  pèlerin,  le  cœur  toujours 
plein  de  lui.  L'émotion  que  j'éprouvais  jadis  dans  mes  courses  de 
l'Ermitage  à  Eaubonne  était  bien  différente  assurément;  mais  elle 
n  était  pas  plus  douce  que  celle  avec  laquelle  j'approchais  de  Colom- 
bier. Que  de  larmes  d'attendrissement  j'ai  souvent  versées  dans  ma 
route,  en  pensant  aux  bontés  paternelles,  aux  vertus  aimables,  a  la 
douce  philosophie  de  ce  respectable  vieillard!  Je  l'appelais  mon  père, 
il  m'appelait  son  enfant.  Ces  doux  noms  rendent  en  partie  l'idée  de 
l'attachement  qui  nous  unissait,  mais  ils  ne  rendent  pas  encore  celle 
du  besoin  que  nous  a\  ions  l'un  de  l'autre,  et  du  désir  continuel  de 

TOME   11.  .,  j 


I   ONI  l  SSIONS    DE    J.-J.    ROU  SSEA  U. 

nous  rapprocher.  Il  voulait  absolument  me  loger  au  château  de  Co- 
lombier, et  me  pressa  longtemps  d'y  prendre  à  demeure  l'apparte- 
ment que  j'occupais.  Je  lui  dis  enfin  que  j'étais  plus  libre  chez  moi, 
et  que  j'aimais  mieux  passer  ma  vie  a  le  venir  voir.  11  approuva  cette 
franchise,  et  ne  m'en  parla  plus.  ()  bon  milprd.!  Ô  mon  digne  père! 
que  mon  citur  s'émeut  encore  en  pensant  à  vous!  Ah!  les  barbares! 
quel  coup  ils  m'ont  porté  en  vous  détachant  de  moi!  .Mais  non,  non, 
grand  homme,  vous  êtes  et  serez,  toujours  le  même  pour  moi,  qui 
suis  le  même  toujours.  Ils  vous  ont  trompé,  mais  ils  ne  vous  ont  pas 
changé. 

Mi  lord  maréchal  n'est  pas  sans  défaut;  c'est  un  sage,  mais  c'est 
un  homme.  Avec  l'esprit  le  plus  pénétrant,  avec  le  tact  le  plus  fin 
qu'il  soit  possible  d'avoir,  avec  la  plus  profonde  connaissance  des 
hommes,  il  se  laisse  abuser  quelquefois,  et  n'en  revient  pas.  Il  a  l'hu- 
meur singulière,  quelque  chose  de  bizarre  et  d'étranger  dans  son  tour 
d'esprit.  Il  paraît  oublier  les  gens  qu'il  voit  tous  les  jours,  et  se  sou- 
vient d'eux  au  moment  qu'ils  y  pensent  le  moins  :  ses  attentions 
paraissent  hors  de  propos;  ses  cadeaux  sont  de  fantaisie,  et  non  de 
convenance.  Il  donne  ou  envoie  à  l'instant  ce  qui  lui  passe  par  la  tète, 
de  grand  prix  ou  de  nulle  valeur,  indifféremment.  Un  jeune  Genevois, 
désirant  entrer  au  service  du  roi  de  Prusse,  se  présente  à  lui  :  milord 
lui  donne,  au  lieu  de  lettre,  un  petit  sachet  plein  de  pois,  qu'il  le 
charge  de  remettre  au  roi.  En  recevant  cette  singulière  recomman- 
dation, le  roi  place  à  l'instant  celui  qui  la  porte.  Ces  génies  élevés 
ont  entre  eux  un  langage  que  les  esprits  vulgaii  es  n'entendront  jamais. 
Ces  petites  bizarreries,  semblables  aux  caprices  d'une  jolie  femme,  ne 
me  rendaient  milord  maréchal  que  plus  intéressant.  J'étais  bien  sûr, 
et  j'ai  bien  éprouvé  dans  la  suite,  qu'elles  n'influaient  pas  sur  ses 
sentiments,  ni  sur  les  soins  que  lui  prescrit  l'amitié  dans  les  occasions 
sérieuses.  Mais  il  est  vrai  que  dans  sa  façon  d'obliger  il  met  encore 
la  même  singularité  que  dans  ses  manières.  Je  n'en  citerai  qu'un  seul 
trait  sur  une  bagatelle.  Comme  la  journée  de  Motiers  à  Colombier 
était  trop  forte  pour  moi,  je  la  partageais  d'ordinaire,  en  partant  après 
diner  et  couchant  à  Brot,  à  moitié  chemin.  L'hôte,  appelé  Sandoz, 
ayant  à  solliciter  à  Berlin  une  grâce  qui  lui  importait  extrêmement, 
me  pria  d'engager  Son  Excellence  à  la  demander  pour  lui.  Volontiers. 


I  [VRE    D0UZIÈM1 

Je  le  mène  avec  moi;  je  le  laisse  dans  l'antichambre,  et  je  parle  de 
son  affaire  à  milord,  qui  ne  me  répond  rien.  La  matinée  se  passe;  en 
traversant  la  salle  pour  aller  dîner,  je  vois  le  pauvr*  Sandoz  qui  se 
morfondait  d'attendre.  Croyani  que  milord  l'avait  oublie,  je  lui  en 
reparle  avant  de  nous  mettre  a  table  : t  e^  m  me  auparavant  Je  trou- 
vai cette    manière  de  me   taire   sentir  combien    je  l'importunais,    un 

peu  dure,  et  je  me  tiu  en  plaignant  tout  bas  le  pauvre  Sandoz.  En 

m'en  retournant   le   lendemain,   je  lus  bien   surpris  du  remercî it 

qu'il  me  lit.  du  bon  accueil  et  du  dîner  qu'il  avait  eus  chez  Son  Lxcel- 
lence,  qui  de  plus  avait  reçu  son  papier.  Trois  semaines  après,  mi- 
lord lui  envoya  le  rescrit  qu'il  avait  demande,  expédie  par  le  ministre 
et  signé  du  roi;  et  cela,  sans  m'avoir  jamais  voulu  dire  ni  répondre 
un  seul  mot,  ni  à  lui  non  plus,  sur  cette  affaire,  dont  je  crus  qu'il  ne 
voulait  pas  se  charger. 

Je  voudrais  ne  pas  cesser  de  parler  de  George  Keith  :  c'est  de  lui 
que  me  viennent  mes  derniers  souvenirs  heureux;  tout  le  reste  de 
ma  vie  n'a  plus  été  qu'afflictions  et  serrements  de  cœur.  La  mémoire 
en  est  si  triste,  et  m'en  vient  si  confusément,  qu'il  ne  m'est  pas  pos- 
sible de  mettre  aucun  ordre  dans  mes  récits  :  je  serai  forcé  désormais 
de  les  arranger  au  hasard,  et  comme  ils  se  présenteront. 

Je  ne  tardai  pas  d'être  tiré  d'inquiétude  sur  mon  asile,  par  la  ré- 
ponse du  roi  à  milord  maréchal,  en  qui,  comme  on  peut  croire,  j'avais 
trouve  un  bon  avocat.  Non-seulement  Sa  Majesté  approuva  ce  qu'il 
avait  fait,  mais  elle  le  chargea  (car  il  faut  tout  dire)  de  me  donner 
douze  louis.  Le  bon  milord,  embarrassé  d'une  pareille  commission. 
et  ne  sachant  comment  s'en  acquitter  honnêtement,  tâcha  d'en  exté- 
nuer l'insulte  en  transformant  cet  argent  en  nature  de  provisions,  et 
me  marquant  qu'il  avait  ordre  de  me  fournir  du  bois  et  du  charbon 
pour  commencer  mon  petit  ménage;  il  ajouta  même,  et  peut-être  de 
son  chef,  que  le  roi  me  ferait  volontiers  bâtir  une  petite  maison  à 
ma  fantaisie,  si  j'en  voulais  choisir  l'emplacement.  Cette  dernière 
offre  me  toucha  fort,  et  me  fit  oublier  la  mesquinerie  de  l'autre.  Sans 
accepter  aucune  des  deux,  je  regardai  Frédéric  comme  mon  bienfai- 
teur et  mon  protecteur,  et  je  m'attachai  si  sincèrement  à  lui,  que  je 
pris  dès  lors  autant  d'intérêt  à  sa  gloire  que  j'avais  trouvé  jusqu'alors 
d'injustice  à   ses  succès.  A  la  paix  qu'il  fit  peu  de  temps   après,  je 


CON  I  I  SSIONS    ni:   J.-.I.    ROUSSKAl-. 

témoignai  ma  joie  par  une  illumination  de  très-bon  goût  :  c'était  un 
cordon  de  guirlandes,  dont  j'ornai  la  maison  que  j'habitais,  et  où  j'eus, 
il  est  vrai,  la  fierté  vindicative  de  dépenser  presque  autant  d'argent 
qu'il  m'en  avait  voulu  donner.  La  paix  conclue,  je  crus  que  s'a  gloire 
militaire  et  politique  étant  au  comble,  il  allait  s'en  donner  une  d'une 
autre  espèce,  en  revivifiant  ses  États,  en  y  faisant  régner  le  commerce, 
l'agriculture;  en  y  créant  un  nouveau  sol,  en  le  couvrant  d'un  nou- 
veau peuple,  en  maintenant  la  paix  chez  tous  ses  voisins,  en  se  faisant 
l'arbitre  de  l'Europe,  après  en  avoir  été  la  terreur.  Il  pouvait  sans 
risque  poser  l'épée,  bien  sur  qu'on  ne  l'obligerait  pas  à  la  reprendre. 
\  in  qu'il  ne  désarmait  pas.  je  craignis  qu'il  ne  profitât  mal  de  ses 
avantages,  et  qu'il  ne  fut  grand  qu'à  demi,  .l'osai  lui  écrire  à  ce  sujet, 
et,  prenant  le  ton  familier,  fait  pour  plaire  aux  hommes  de  sa  trempe, 
porter  jusqu'à  lui  cette  sainte  voix  de  la  vérité,  que  si  peu  de  rois 
sont  faits  pour  entendre,  (le  ne  fut  qu'en  secret,  et  de  moi  à  lui,  que 
je  pris  cette  liberté.  Je  n'en  lis  pas  même  participant  milord  maré- 
chal, et  je  lui  envoyai  ma  lettre  au  roi,  toute  cachetée.  Milord  envoya 
la  lettre  sans  s'informer  de  son  contenu.  Le  roi  n'y  lit  aucune  réponse; 
et  quelque  temps  après,  milord  maréchal  étant  aile  à  Herlin,  il  lui 
dit  seulement  que  |e  l'avais  bien  grondé.  Je  compris  par  là  que  ma 
lettre  avait  été  mal  reçue,  et  que  la  franchise  de  mon  zèle  avait  passé 
pour  la  rusticité  d'un  pédant.  Dans  le  fond,  cela  pouvait  très-bien 
être;  peut-être  ne  dis-je  pas  ce  qu'il  fallait  dire,  et  ne  pris-je  pas  le 
ton  qu'il  fallait  prendre.  Je  ne  puis  répondre  que  du  sentiment  qui 
m'avait  mis  la  plume  à  la  main. 

Peu  de  temps  après  mon  établissement  à  Motiers-Travcrs.  ayant 
toutes  les  assurances  possibles  qu'on  m'y  laisserait  tranquille,  je  pris 
l'habit  arménien,  (le  n'était  pas  une  idée  nouvelle:  elle  m'était  venue 
diverses  fois  dans  le  cours  de  ma  vie,  et  elle  me  revint  souvent  à 
Montmorency,  où  le  fréquent  usage  des  sondes,  me  condamnant  à 
rester  souvent  dans  ma  chambre,  me  lit  mieux  sentir  tous  les  avan- 
tages de  l'habit  long.  La  commodité  d'un  tailleur  arménien,  qui  venait 
souvent  voir  un  parent  qu'il  avait  à  Montmorency,  me  tenta  d'en 
profiter  pour  prendre  ce  nouvel  équipage,  au  risque  du  qu'en  dira-t-on, 
dont  je  me  souciais  très-peu.  Cependant,  avant  d'adopter  cette  nou- 
velle parure,  je  voulus  avoir  l'avis  de  madame  de  Luxembourg,  qui 


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UPATIONS  5EAU   A  MoTl 


LIVRE    D0UZI1   Ml 

me  conseilla  tort  de  la  prendre.  Je  me  lis  Jonc  une  petite  garde  robe 
arménienne;  mais  ['orage  excite  contre  moi  m'en  tit  remettre  l'usage 
à  des  temps  plus   tranquilles,  et  ce  ne  fut   que  quelques  mois  après. 

que.  force  par  de  nouvelles  attaques  de  recourir  aux  sondes,  je  crus 
pouvoir,  sans  aucun  risque,  prendre  ce  nouvel  habillement  à  Motiers, 
surtout  après  avoir  consulté  le  pasteur  du  lieu,  qui  médit  que  je 
pouvais  le  porter  au  temple  même  sans  scandale.  Je  pris  donc  la 
veste,  le  cafetan,  le  bonnet  fourré,  la  ceinture;  et.  après  avoir  assisté 
dans  cet  équipage  au  service  divin,  je  ne  vis  point  d'inconvénient  à  le 
porter  chez  milord  maréchal.  Son  Excellence,  me  voyant  ainsi  vêtu, 
me  dit,  pour  tout  compliment,  Salamaleki  :  après  quoi  tout  fut  fini, 
et  je  ne  portai  plus  d'autre  habit. 

Ayant  quitté  tout  à  fait  la  littérature,  je  ne  songeai  plus  qu'a  mener 
une  vie  tranquille  et  douce,  autant  qu'il  dépendrait  de  moi.  Seul  je 
n'ai  jamais  connu  l'ennui,  même  dans  le  plus  parfait  désœuvrement  : 
mon  imagination,  remplissant  tous  les  vides,  suffit  seule  pour  m'occu- 
per.  Il  n'y  a  que  le  bavardage  inactif  de  chambre,  assis  les  uns  \  is-à- 
vis  des  autres  à  ne  mouvoir  que  la  langue,  que  jamais  je  n'ai  pu 
supporter.  Quand  on  marche,  qu'on  se  promène,  encore  passe:  les 
pieds  et  les  yeux  font  au  moins  quelque  chose:  mais  rester  la.  les 
bras  croisés,  à  parler  du  temps  qu'il  fait  et  des  mouches  qui  volent, 
ou,  qui  pis  est,  à  s'entre-fairedes  compliments,  cela  m'est  un  supplice 
insupportable.  Je  m'avisai,  pour  ne  pas  vivre  en  sauvage,  d'appren- 
dre à  faire  des  lacets.  Je  portais  mon  coussin  dans  mes  visite^,  ou 
j'allais  comme  les  femmes  travailler  à  ma  porte  et  causer  avec  les 
passants.  Cela  me  faisait  supporter  l'inanité  du  babillage,  et  passer 
mon  temps  sans  ennui  chez  mes  voisines,  dont  plusieurs  étaient  a^nv 
aimables  et  ne  manquaient  pas  d'esprit.  Une  entre  autres,  appelée 
Isabelle  d'Ivernois,  fille  du  procureur  général  de  Neuchâtel,  me  parut 
assez  estimable  pour  me  lier  avec  elle  d'une  amitié  particulière,  dont 
elle  ne  s'est  pas  mal  trouvée  par  les  conseils  utiles  que  je  lui  ai  donnés, 
et  par  les  soins  que  je  lui  ai  rendus  dans  des  occasions  essentielles: 
de  sorte  que  maintenant,  digne  et  vertueuse  mère  de  famille,  elle  me 
doit  peut-être  sa  raison,  son  mari,  sa  vie  et  son  bonheur.  De  mon 
cote,  je  lui  dois  des  consolations  très-douces,  et  surtout  durant  un 
bien  triste  hiver,  où.  dans  le  fort  de  mes  maux  et  de  mes  peines,  elle 


■  missions  m-:  .i.-.i.  rousseau. 

venait  passer  avec  Thérèse  el  moi  de  longues  soirées  qu'elle  savait 
nous  rendre  bien  courtes  par  l'agrément  de  son  esprit  et  par  les  mu- 
tuels épanchements  de  nos  cœurs.  Elle  m'appelait  son  papa,  je  l'ap- 
pelais ma  fille;  et  ces  noms,  que  nous  nous  donnons  encore,  ne  cesse 
ront point,  je  l'espère,  «.le  lui  être  aussi  chers  qu'à  moi.  Pour  rendre 
mes  lacets  bons  à  quelque  chose,  j'en  Taisais  présent  à  mes  jeunes 
amies  à  leur  mariage,  à  condition  qu'elles  nourriraient  leurs  enfants. 
S  eur  aînée  en  eut  un  à  ce  titre,  et  l'a  mérité  ;  Isabelle  en  eut  un  de 
même,  et  ne  l'a  pas  moins  mérité  par  l'intention;  mais  elle  n'a  pas 
eu  le  bonheur  de  pouvoir  faire  sa  volonté.  En  leur  envoyant  ces  la- 
cets, j'écrivis  à  l'une  et  à  l'autre  des  lettres,  dont  la  première  a  couru 
le  monde;  mais  tant  d'éclat  n'allait  pas  à  la  seconde  :  l'amitié  ne 
marche  pas  avec  si  grand  bruit. 

Parmi  les  liaisons  que  je  fis  à  mon  voisinage,  et  dans  le  détail  des- 
quelles je  n'entrerai  pas.  je  dois  noter  celle  du  colonel  Pury,  qui  avait 
une  maison  sur  la  montagne,  où  il  venait  passer  les  étés.  Je  n'étais 
pas  empressé  de  sa  connaissance,  parce  que  je  savais  qu'il  était  très- 
mal  à  la  cour  et  auprès  de  milord  maréchal,  qu'il  ne  voyait  point.  Ce- 
pendant, comme  il  vint  me  voir  et  me  fit  beaucoup  d'honnêtetés,  il 
fallut  l'aller  voir  à  mon  tour;  cela  continua;  et  nous  mangions  quel- 
quefois l'un  chez  l'autre.  .le  lis  chez  lui  connaissance  avec  M.  du  Pey- 
rou,  et  ensuite  une  amitié  trop  intime,  pour  que  je  puisse  me  dispen- 
ser de  parler  de  lui. 

M.  du  Peyrou  était  Américain,  (ils  d'un  commandant  de  Surinam, 
dont  le  successeur,  M.  le  Chambrier,  de  Netichàtel,  épousa  la  veuve. 
Devenue  veuve  une  seconde  fois,  elle  vint  avec  son  fils  s'établir  dans 
le  pays  de  son  second  mari.  Du  Peyrou,  lils  unique,  fort  riche,  et 
tendrement  aimé  de  sa  mère,  avait  été  élevé  avec  assez  de  soin,  et  son 
éducation  lui  avait  profité.  Il  avait  acquis  beaucoup  de  demi-connais- 
sances, quelque  goût  pour  les  arts,  et  il  se  piquait  surtout  d'avoir 
cultivé  sa  raison  :  son  air  hollandais,  froid  et  philosophe,  son  teint 
ne.  son  humeur  silencieuse  et  cachée,  favorisaient  beaucoup 
cette  opinion.  Il  était  sourd  et  goutteux,  quoique  jeune  encore.  Cela 
rendait  tous  ses  mouvements  fort  posés,  fort  graves;  et  quoiqu'il  aimât 
a  disputer,  quelquefois  même  un  peu  longuement,  généralement  il 
parlait  peu,  parce  qu'il  n'entendait  pas.  Tout  cet  extérieur  m'en  im- 


LIVRE   DOI  /il  Ml 

posa.  Je  me  dis  :  Voici  un  penseur,  un  homme  sage,  tel  qu'on  serait 
heureux  d'avoir  un  ami.  Poui  achevei  de  me  prendre,  il  m'adressait 
souvent  la  parole,  sans  jamais  me  faire  aucun  compliment.  Il  me  par- 
lait peu  de  moi,  peu  de  mes  livres,  très-peu  de  lui;  il  n'était  pas  dé- 
pourvu d'idées,  et  tout  ce  qu'il  disait  était  assez  juste.  Cette  justesse 
et  cette  égalité  m'attirèrent.  Il  n'a\  ait  dans  l'esprit  ni  Vé\é\  ation,  ni  la 
finesse  de  celui  de  milord  maréchal;  mais  il  en  avait  la  .simplicité  : 
c'était  toujours  le  représenter  en  quelque  chose.  Je  ne  m'engouai  pas. 
mais  je  m'attachai  par  l'estime;  et  peu  à  peu  cette  estime  amena  l'a- 
mitié. J'oubliai  totalement  avec  lui  l'objection  que  j'avais  faite  au  I 
d'Holbach,  qu'il  était  trop  riche;  et  je  crois  que  j'eus  tort.  J'ai  appris 
à  douter  qu'un  homme  jouissant  d'une  grande  fortune,  quel  qu  il 
puisse  être,  puisse  aimer  sincèrement  mes  principes  et  leur  auteur. 

Pendant  assez  longtemps  je  \  is  peu  du  Peyrou,  parce  que  je  n'al- 
lais point  à  Neuchâtel,  et  qu'il  ne  venait  qu'une  fois  l'année  à  la  mon- 
tagne du  colonel  Pury.  Pourquoi  n'allais-je  point  à  Neuchâtel:  C'est 
un  enfantillage  qu'il  ne  faut  pas  taire. 

Quoique  protégé  par  le  roi  de  l 'russe  et  par  milord  maréchal,  si 
j'évitai  d'abord  la  persécution  dans  mon  asile,  je  n'évitai  pas  du  moins 
les  murmures  du  public,  des  magistrats  municipaux,  des  ministres. 
Après  le  branle  donne  par  la  France,  il  n'était  pas  du  bon  air  de  ne- 
pas  me  faire  au  moins  quelque  insulte  :  on  aurait  eu  peur  de  paraître 
improuver  mes  persécuteurs,  en  ne  les  imitant  pas.  La  classe  de 
Neuchâtel,  c'est-a-dire  la  compagnie  des  ministres  de  cette  ville, 
donna  le  branle,  en  tentant  d'émouvoir  contre  moi  le  conseil  d'État. 
Cette  tentative  n'ayant  pas  réussi,  les  ministres  s'adressèrent  au  ma- 
gistrat municipal,  qui  lit  aussitôt  défendre  mon  livre,  et,  me  traitant 
en  toute  occasion  peu  honnêtement,  faisait  comprendre  et  disait  même 
que  si  j'avais  voulu  m'établir  en  ville,  on  ne  m'y  aurait  pas  souffert. 
Ils  remplirent  leur  Mercure  d'inepties  et  du  plus  plat  cafardage,  qui. 
tout  en  faisant  rire  les  gens  sensés,  ne  laissait  pas  d'échauffer  le  peuple 
et  de  l'animer  contre  moi.  Tout  cela  n'empêchait  pas  qu'à  les  entendre 
je  ne  dusse  être  très-reconnaissant  de  l'extrême  grâce  qu'ils  me  fai- 
saient de  me  laisser  vivre  â.Motiers,  où  ils  n'avaient  aucune  autorité: 
ils  m'auraient  volontiers  mesuré  l'air  à  la  pinte,  à  condition  que  je 
l'eusse   payé  bien  cher.   Ils  voulaient  que  je  leur  fusse  obligé  de  la 


I  ON  FESSIONS   DE  J.-J.    ROI   SSEAU. 

protection  que  le  roi  m'accordait  malgré  eux,  et  qu'ils  travaillaient 
sans  relâche  à  m'ôter.  Enfin,  n'j  pouvant  réussir,  après  m'avoir  fait 
tout  le  ton  qu'ils  puicnt  et  m'avoir  décrié  de  tout  leur  pouvoir,  ils  se 

tirent  un  mérite  de  leur  impuissance,  en  me  taisant  valoir  la  bonté 
qu'ils  avaient  de  me  souffrir  dans  leur  pays.  J'aurais  dû  leur  rire  au 
nez  pour  toute  réponse  :  je  fus  assez  bète  pour  me  piquer,  et  j'eus 
l'ineptie  de  ne  vouloir  point  aller  à  Neuchàtel:  resolution  que  je  tins 
près  de  deux  ans,  comme  si  ce  n'était  pas  trop  honorer  de  pareilles  es- 
s  que  de  faire  attention  à  leurs  procédés,  qui,  bons  ou  mauvais, 
ne  peuvent  leur  être  imputés,  puisqu'ils  n'agissent  jamais  que  par  im- 
pulsion. D'ailleurs,  des  esprits  sans  culture  et  sans  lumière,  qui  ne 
connaissent  d'autre  objet  de  leur  estime  que  le  crédit,  la  puissance  et 
l'argent, sont  bien  éloignés  même  de  soupçonner  qu'on  doive  quelque 
égard  aux  talents,  et  qu'il  y  ait  du  déshonneur  à  les  outrager. 

Un  certain  maire  de  village,  qui  pour  ses  malversations  avait  été 
cassé,  disait  au  lieutenant  du  Val-de-Travers,  mari  de  mon  Isabelle  : 
On  dit  ane  ce  Rousseau  a  tant  d'esprit  :  amenez-le-moi,  que  je  voie  si 
cela  est  vrai.  Assurément,  les  mécontentements  d'un  homme  qui 
prend  un  pareil  ton  doivent  peu  tacher  ceux  qui  les  éprouvent. 

Sur  la  façon  dont  on  me  traitait  à  Paris,  à  Genève,  à  Berne,  à  Neu- 
chàtel même,  je  ne  m'attendais  pas  à  plus  de  ménagement  de  la  part 
du  pasteur  du  lieu.  Je  lui  avais  cependant  été  recommandé  par  ma- 
dame Bov  de  la  Tour,  et  il  m'avait  fait  beaucoup  d'accueil  ;  mais  dans 
ce  pays,  où  l'on  (latte  également  tout  le  monde,  les  caresses  ne  signi- 
fient rien.  Cependant,  après  ma  réunion  à  l'Église  réformée,  vivant 
en  pays  réformé,  je  ne  pouvais,  sans  manquer  à  mes  engagements  et 
à  mon  devoir  de  citoyen,  négliger  la  profession  du  culte  où  j'étais 
entré  :  j'assistais  donc  au  service  divin.  D'un  autre  côté,  je  craignais, 
en  me  présent. un  à  la  table  sacrée,  de  m'exposer  à  l'affront  d'un  relus: 
et  il  n'était  nullement  probable  qu'après  le  vacarme  fait  à  Genève 
par  le  conseil,  et  à  Neuchàtel  par  la  classe,  il  voulût  m'administrer 
tranquillement  la  cène  dans  son  église.  Voyant  donc  approcher  le 
temps  de  la  communion,  je  pris  le  parti  d'écrire  à  .M.  de  Montmollin 
c'était  le  nom  du  ministre';,  pour  faire  acte  de  bonne  volonté,  et  lui 
déclarer  que  j'étais  toujours  uni  de  cœur  à  l'Église  protestante;  je 
lis  en  même  temps,  pour  éviter  des  chicanes  sur  des  articles  de 


LI\  RE  DOl  /Il  \H 

'  .  [ue  je  ne  voulais  aucune  explication  particulière  sur  le  dogme. 
M'étant  ainsi  mis  en  règle  de  ce  côté,  je  restai  tranquille,  ne  dou 
tant  pas  que  M.  de  Montmollin  ne  refusât  de  m'admettre  sans  la  dis- 
cussion préliminaire,  dont  je  ne  voulais  point,  et  qu'ainsi  tout  fût 
fini  sans  qu'il  y  eût  de  ma  faute.  Point  du  tout  :  au  moment  où  je 
m'y  attendais  le  moins,  M.  de  Montmollin  vint  nie  déclarer,  non- 
seulement  qu'il  m'admettait  a  la  communion  sous  la  clause  que  j'y 
avais  mise,  mais,  de  plus,  que  lui  et  ses  anciens  se  faisaient  un  grand 
honneur  de  m'avoir  dans  son  troupeau.  Je  n'eus  de  mes  jours  pa 
reille  surprise,  ni  plus  consolante.  Toujours  vivre  isole  sur  la  terre 
me  paraissait  un  destin  bien  triste,  surtout  dans  l'adversité.  Au 
milieu  de  tant  de  proscriptions  et  de  persécutions,  je  trouvais  une- 
douceur  extrême  à  pouvoir  me  dire  :  Au  moins  je  suis  parmi 
mes  frères;  et  j'allai  communier  avec  une  émotion  de  cœur  et  des 
larmes  d'attendrissement,  qui  étaient  peut-être  la  préparation  la  plus 
agréable  à  Dieu  qu'on  y  pût  porter. 

Quelque  temps  après,  milord  m'envoya  une  lettre  de  madame  de 
Bouftleis  venue,  du  moins  je  le  présumai  par  la  voie  de  d'Alembert, 
qui  connaissait  milord  maréchal.  Dans  cette  lettre,  la  première  que 
cette  dame  m'eût  écrite  depuis  mon  départ  de  Montmorency,  elle  me 
tançait  vivement  de  celle  que  j'avais  écrite  à  M.  de  Montmollin.  et 
surtout  d'avoir  communié.  Je  compris  d'autant  moins  à  qui  elle  en 
avait  avec  sa  mercuriale,  que,  depuis  mon  voyage  de  Genève,  je 
m'étais  toujours  déclaré  hautement  protestant,  et  que  j'avais  été  très- 
publiquement  à  l'hôtel  de  Hollande,  sans  que  personne  au  monde  l'eût 
trouvé  mauvais.  Il  me  paraissait  plaisant  que  madame  la  comtesse 
de  Bouftleis  voulût  se  mêler  de  diriger  ma  conscience  en  fait  de  reli- 
gion. Toutefois,  comme  je  ne  doutais  pas  que  son  intention  (quoique 
je  n'y  comprisse  rien)  ne  fût  la  meilleure  du  monde,  je  ne  m'offensai 
point  de  cette  singulière  sortie,  et  je  lui  répondis  sans  colère,  en  lui 
disant  mes  raisons. 

Cependant  les  injures  imprimées  allaient  leur  train,  et  leurs  bénins 
auteurs  reprochaient  aux  puissances  de  me  traiter  trop  doucement. 
Ce  concours  d'aboiements,  dont  les  moteurs  continuaient  d'agir  sous 
le  voile,  avait  quelque  chose  de  sinistre  et  d'effrayant.  Pour  moi,  je 
laissais  dire  sans  m'émouvoir.  On.  m'assura  qu'il  y  avait  une  censure 

TOME    I!.  43 


I  .-MISSIONS  DK  J.-.I.    ROUSSEAU. 

de  la  Sorbonne  :  je  n'en  crus  rien.  De  quoi  pouvait  se  mêler  la  Sor- 
bonne  dans  cette  affaire?  Voulait-elle  assurer  que  je  n'étais  pas  catho- 
lique: Tout  le  monde  le  savait.  Voulait-elle  prouver  que  je  n'étais 
pas  bon  calviniste?  Que  lui  importait!  C'était  prendre  un  soin  bien 
singulier;  c'était  se  taire  les  substituts  de  nos  ministres.  Avant  que 
d'avoir  VU  cet  écrit,  je  crus  qu'on  le  faisait  courir  sous  le  nom  de  la 
S  Mine,  pour  se  moquer  d'elle;  je  le  crus  bien  plus  encore  après 
l'avoir  lu.  Enfin,  quand  je  ne  pus  plus  douter  de  son  authenticité, 
tout  ce  que  je  me  réduisis  à  croire  fut  qu'il  fallait  mettre  la  Sorbonne 
aux  Petite^  Maisons. 

Un  autre  écrit  m'affecta  davantage,  parce  qu'il  venait  d'un  homme 
pour  qui  j'eus  toujours  de  l'estime  et  dont  j'admirais  la  constance  en 
plaignant  son  aveuglement.  Je  parle  du  mandement  de  l'archevêque 
de  Paris  contre  moi. 

Je  crus  que  je  me  devais  d'y  repondre.  Je  le  pouvais  sans  m'avilir; 
c'était  un  cas  à  peu  près  semblable  à  celui  du  roi  de  Pologne.  Je  n'ai 
jamais  aime  les  disputes  brutales  à  la  Voltaire.  Je  ne  sais  me  battre 
qu'avec  dignité,  et  je  veux  que  celui  qui  m'attaque  ne  deshonore  pas 
mes  coups,  pour  que  je  daigne  me  défendre.  Je  ne  doutais  point  que 
ce  mandement  ne  fût  de  la  façon  des  jésuites;  et  quoiqu'ils  fussent 
alors  malheureux  eux-mêmes,  j'y  reconnaissais  toujours  leur  ancienne 
maxime,  d'écraser  les  malheureux.  Je  pouvais  donc  aussi  suivre  mon 
ancienne  maxime,  d'honorer  l'auteur  titulaire  et  de  foudroyer  l'ou- 
\  rage,  et  c'est  ce  que  je  crois  avoir  fait  avec  assez  de  succès. 

Je  trouvai  le  séjour  de  Motiers  fort  agréable;  et,  pour  me  déter- 
miner à  y  finir  mes  jours,  il  ne  me  manquait  qu'une  subsistance 
assurée  :  mais  on  y  vit  assez  chèrement,  et  j'avais  vu  renverser  tous 
mes  anciens  projets  par  la  dissolution  de  mon  ménage,  par  l'établis- 
sement d'un  nouveau,  par  la  vente  ou  dissipation  de  tous  mes  meu- 
bles, et  par  les  dépenses  qu'il  m'avait  fallu  faire  depuis  mon  départ 
de  Montmorency.  Je  voyais  diminuer  journellement  le  petit  capital 
que  j'avais  devant  moi.  Deux  ou  trois  ans  suffisaient  pour  en  consu- 
mer le  reste,  sans  que  je  visse  aucun  moyen  de  le  renouveler,  à  moins 
de  recommencer  à  faire  des  livres,  métier  funeste  auquel  j'avais  déjà 
renoncé. 

Persuadé  que  tout  changerait  bientôt  à  mon  égard,  et  que  le  pu- 


LIVRE   D0UZI1  ME. 

blic,  revenu  de  sa  frénésie,  en  ferait  rougir  les  puissances,  je  ne  cher- 
chais qu'à  prolonger  mes  ressources  jusqu'à  cet  heureux  changement, 
qui  me  laisserait  plus  en  état  de  choisir  parmi  celles  qui  pourraient 
s'offrir.  Pour  cela,  je  repris  mon  Dictionnaire  de  musique,  que  dix  ans 
de  travail  avaient  déjà  fort  avance,  et  auquel  il  ne  manquait  que  la 
dernière  main  et  d'être  mis  au  net.  Mes  livres,  qui  m'avaient  été  en- 
voyés depuis  peu,  me  fournirent  les  moyens  d'achever  cet  ouvrage  : 
mes  papiers,  qui  me  furent  envoyés  en  même  temps,  me  mirent  en 
état  de  commencer  l'entreprise  de  mes  Mémoires,  dont  je  voulais 
uniquement  m'occuper  désormais.  Je  commençai  par  transcrire  des 
lettres  dans  un  recueil  qui  pût  guider  ma  mémoire  dans  l'ordre  des 
faits  et  des  temps.  J'avais  déjà  fait  le  triage  de  celles  que  je  voulais 
conserver  pour  cet  effet,  et  la  suite  depuis  près  de  dix  ans  n'en  étais 
point  interrompue,  dépendant,  en  les  arrangeant  pour  les  ti  .inscrire. 
j'y  trouvai  une  lacune  qui  me  surprit.  Cette  lacune  était  de  près  de 
six  mois,  depuis  octobre  1756  jusqu'au  mois  de  mars  suivant.  Je  me 
souvenais  parfaitement  d'avoir  mis  dans  mon  triage  nombre  de  lettres 
de  Diderot,  de  Deleyre,  de  madame  d'Épinay,  de  madame  de  Che- 
nonceaux,  etc.,  qui  remplissaient  cette  lacune  et  qui  ne  se  trouvèrent 
plus.  Qu'étaient-elles  devenues;  Quelqu'un  avait-il  mis  la  main  sur 
mes  papiers,  pendant  quelques  mois  qu'ils  étaient  restés  à  l'hôtel  de 
Luxembourg:  Cela  n'était  pas  concevable,  et  j'avais  vu  M.  le  maré- 
chal prendre  la  clef  de  la  chambre  où  je  les  avais  déposes.  Comme 
plusieurs  lettres  de  femmes  et  toutes  celles  de  Diderot  étaient  sans 
dates,  et  que  j'avais  été  forcé  de  remplir  ces  dates  de  mémoire  et  en 
tâtonnant,  pour  ranger  ces  lettres  dans  leur  ordre,  je  crus  d'abord 
avoir  fait  des  erreurs  de  dates,  et  je  passai  en  revue  toutes  les  lettres 
qui  n'en  avaient  point,  ou  auxquelles  je  les  avais  suppléées,  pour  voir 
si  je  n'y  trouverais  point  celles  qui  devaient  remplir  ce  vide.  Cet  essai 
ne  réussit  point!  je  vis  que  le  vide  était  bien  réel  et  que  les  lettres 
avaient  bien  certainement  été  enlevées.  Par  qui  et  pourquoi  ?  Voilà 
ce  qui  me  passait.  Ces  lettres,  antérieures  à  mes  grandes  querelles. 
et  du  temps  de  ma  première  ivresse  de  la  Julie,  ne  pouvaient  inté- 
resser personne.  C'étaient  tout  au  plus  quelques  tracasseries  de  Di- 
derot, quelques  persiflages  de  Deleyre:  et  des  témoignages  d'amitié 
de  madame  de  Chenonceaux.  et  même  de  madame  d'Épinay,  avec  la- 


C0N1  I  SSIONS    DE    J.-J.    ROUSSEAU. 

quelle  j'étais  alors  le  mieux  du  monde.  A  qui  pouvaient  importer  ces 
lettresi  Qu'en  voulait-on  faire?  Ce  n'est  que  sept  ans  après  que  j'ai 
soupçonné  l'affreux  objet  de  ce  vol. 

Ce  déficit  bien  avéré  me  fît  chercher  parmi  mes  brouillons  si  j'en 
découvrirais  quelque  autre.  J'en  trouvai  quelques-uns  qui.  vu  mon 
défaut  de  mémoire,  m'en  tirent  supposer  d'autres  dans  la  multitude 
de  mes  papiers.  Ceux  que  je  remarquai  furent  le  brouillon  de  la  Mo- 
rale saisit  ire,  et  celui  de  l'extrait  des  Aventures  de  milord  Edouard. 
Ce  dernier,  je  l'avoue,  me  donna  des  soupçons  sur  madame  de  Luxem- 
bourg. C'était  la  Roche,  son  valet  de  chambre,  qui  m'avait  expédié 
ces  papiers,  et  je  n'imaginai  qu'elle  au  monde  qui  put  prendre  intérêt 
a  ce  chiffon;  mais  quel  intérêt  pouvait-elle  prendre  à  l'autre,  et  aux 
lettre^  enlevées,  dont,  même  avec  de  mauvais  desseins,  on  ne  pouvait 
faire  aucun  usage  qui  pût  me  nuire,  à  moins  de  les  falsifier?  Pour 
M.  le  maréchal,  dont  je  connaissais  la  droiture  invariable  et  la  vérité 
de  s<m  amitié  pour  moi,  je  ne  pus  le  soupçonner  un  moment.  Je  ne- 
pus  même  arrêter  ce  soupçon  sur  madame  la  maréchale.  Tout  ce  qui 
me  vint  de  plus  raisonnable  à  l'esprit,  après  m'être  fatigué  longtemps 
à  chercher  l'auteur  de  ce  vol,  fut  de  l'imputera  d'Alembert,  qui,  déjà 
faufilé  chez  madame  de  Luxembourg,  avait  pu  trouver  le  moyen  de 
fureter  ces  papiers  et  d'en  enlever  ce  qu'il  lui  avait  plu.  tant  en  ma- 
nuscrits qu'en  lettres,  soit  pour  chercher  à  me  susciter  quelque  tra- 
casserie, soit  pour  s'approprier  ce  qui  lui  pouvait  convenir.  Je  sup- 
posai qu'abusé  par  le  titre  de  la  Morale  sensitive,  il  avait  cru  trouver 
le  plan  d'un  vrai  traite  de  matérialisme,  dont  il  aurait  tiré  contre  moi 
le  parti  qu'on  peut  bien  s'imaginer.  Sûr  qu'il  serait  bientôt  détrompé 
par  l'examen  du  brouillon  et  déterminé  à  quitter  tout  à  fait  la  littéra- 
ture, je  m'inquiétai  peu  de  ces  larcins,  qui  n'étaient  pas  les  premiers 
de  la  même  main  que  j'avais  endurés  sans  m'en  plaindre.  Bientôt  je 
ne  songeai  pas  plus  à  cette  infidélité  que  si  l'on  ne  m'en  eût  fait  au- 
cune, et  je  me  mis  à  rassembler  les  matériaux  qu'on  m'avait  laissés, 
pour  travailler  a  mes  Confessions. 

I  avais  longtemps  cru  qu'à  Genève  la  compagnie  des  ministres,  ou 
du  moins  les  citoyens  et  bourgeois,  réclameraient  contre  l'infraction 
de  l'édit  dans  le  décret  porté  contre  moi.  Tout  resta  tranquille,  du 
moins  à  l'extérieur;  car  il  y  avait  un  mécontentement  général   qui 


I  IVRE   DOUZM  Ml 

n'attendait  qu'une  occasion  pour  se  manifester.  Mes  amis,  ou  soi- 
disant  tcU.  m'écrivaient  lettres  sui  lettres  poui  m'exhortel  .1  venîi 
me  mettre  à  leur  tête,  m'assurant  d'une  réparation  publique  de  la 
part  du  conseil.  La  crainte  du  désordre  et  des  troubles  que  ma  pré- 
sence pouvait  causer  m'empêcha  d'acquiescer  à  lents  instances;  et, 
fidèle  au  serment  que  j'avais  fait  autrefois  de  ne  jamais  tremper  dans 

aucune  dissension  civile  dans  mon  pays,  j'aimai  mieux  laisseï  subsis- 
ter l'offense  et  me  bannit'  pour  jamais  de  ma  patrie  que  d'y  rentrer 
par  des  moyens  violents  et  dangereux.  Il  est  vrai  que  je  m'étais  attendu. 
de  la  part  de  la  bourgeoisie,  à  des  représentations  légales  et  paisibles 
contre  une  infraction  qui  l'intéressait  extrêmement.  Il  n'y  en  eut 
point.  Ceux  qui  la  conduisaient  cherchaient  moins  le  vrai  redresse- 
ment des  griefs  que  l'occasion  de  se  rendre  nécessaires.  On  cabalait, 
maison  gardait  le  silence,  et  on  laissait  clabauder  les  caillettes  et  les 
cafards,  ou  soi-disant  tels,  que  le  conseil  mettait  en  avant  pour 
me  rendre  odieux  a  la  populace  et  l'aire  attribuer  son  incartade  au 
zèle  de  la  religion. 

Après  avoir  attendu  vainement  plus  d'un  an  que  quelqu'un  ré- 
clamât contre  une  procédure  illégale,  je  pris  enfin  mon  parti;  et  me 
voyant  abandonné  de  mes  concitoyens,  je  me  déterminai  à  renoncer 
à  mon  ingrate  patrie,  où  je  n'avais  jamais  vécu,  dont  je  n'avais  reçu 
ni  bien  ni  service,  et  dont,  pour  prix  de  l'honneur  que  j'avais  tâché 
de  lui  rendre,  je  me  voyais  si  indignement  traité  d'un  consentement 
unanime,  puisque  ceux  qui  devaient  parler  n'avaient  rien  dit.  J'écrivis 
donc  au  premier  syndic  de  cette  année-là,  qui,  je  crois,  était  M.  Favre, 
une  lettre  par  laquelle  j'abdiquais  solennellement  mon  droit  de  bour- 
geoisie, et  dans  laquelle,  au  reste,  j'observai  la  décence  et  la  modé- 
ration que  j'ai  toujours  mises  aux  actes  de  fierté  que  la  cruauté  de 
mes  ennemis  m'a  souvent  arrachés  dans  mes  malheurs. 

Cette  démarche  ouvrit  enfin  les  yeux  aux  citoyens  :  sentant  qu'ils 
avaient  eu  tort  pour  leur  propre  intérêt  d'abandonner  ma  défense,  ils 
la  prirent  quand  il  n'était  plus  temps.  Ils  avaient  d'autres  griefs  qu'ils 
joignirent  à  celui-là,  et  ils  en  firent  la  matière  de  plusieurs  représen- 
tations très-bien  raisonnées,  qu'ils  étendirent  et  renforcèrent,  à  me- 
sure que  les  durs  et  rebutants  refus  du  conseil,  qui  se  sentait  soutenu 
par  le  ministère  de  France,  leur  firent  mieux  sentir  le  projet  formé  de 


co\  i  i  SSIONS    DE   J.-J.    ROUSSEAU. 

sservir.  Ces  altercations  produisirent  diverses  brochures  qui  ne 

décidaient  rien,  jusqu'à  ce  que  parurent  tout  d'un  coup  les  [.clives 
écrites  de  la  campagne,  ouvrage  écrit  en  faveur  du  conseil,  avec  un 
art  infini,  et  par  lequel  le  parti  représentant,  réduit  au  silence,  fut 
pour  un  temps  écrase.  Cette  pièce,  monument  durable  des  rares  ta- 
lents de  son  auteur,  était  du  procureur  général  Tronchin,  homme 
d'esprit,  homme  éclaire,  très-verse  dans  les  lois  et  le  gouvernement 
de  la  république.  Si  luit  terra. 

Les  représentants,  revenus  de  leur  premier  abattement,  entrepri- 
rent une  réponse  el  s'en  tirèrent  passablement  avec  le  temps.  Mais 
tous  jetèrent  les  yeux  sur  moi,  comme  le  seul  qui  put  entrer  en  lice- 
contre  un  tel  adversaire,  avec  espoir  de  le  terrasser.  J'avoue  que  je 
pensai  de  même;  et  poussé  par  mes  concitoyens,  qui  me  faisaient  un 
devoir  de  les  aider  de  ma  plume  dans  un  embarras  dont  j'avais  été 
sion,  j'entrepris  la  réfutation  des  Lettres  écrites  de  la  campagne, 
et  j'en  parodiai  le  titre  par  celui  de  Lettres  écrites  de  la  montagne,  que 
je  mis  aux  miennes.  Je  lis  et  j'exécutai  cette  entreprise  si  secrètement 
que.  dans  un  rendez-vous  que  j'eus  à  Thonon  avec  les  chefs  des  re- 
présentants, pour  parler  de  leurs  affaires,  et  où  ils  me  montrèrent 
l'esquisse  de  leur  réponse,  je  ne  leur  dis  pas  un  mot  de  la  mienne  qui 
était  déjà  faite,  craignant  qu'il  ne  survînt  quelque  obstacle  à  l'impres- 
sion s'il  en  parvenait  le  moindre  vent,  soit  aux  magistrats,  soit  à  mes 
ennemis  particuliers.  Je  n'évitai  pourtant  pas  que  cet  ouvrage  ne  lut 
connu  en  France  avant  la  publication;  mais  on  aima  mieux  le  laisser 
paraître  que  de  me  faire  trop  comprendre  comment  on  avait  décou- 
vert mon  secret.  Je  dirai  là-dessus  ce  que  j'ai  su,  qui  se  borne  à  très- 
peu  de  chose;  je  me  tairai  sur  ce  que  j'ai  conjecturé. 

J'avais  à  Motiers  presque  autant  de  visites  que  j'en  avais  à  l'Er- 
mitage et  à  .Montmorency;  mais  elles  étaient  la  plupart  d'une  espèce 
fort  différente.  Ceux  qui  m'étaient  venus  voir  jusqu'alors  étaient  des 
gens  qui,  ayant  avec  moi  des  rapports  de  talents,  de  goûts,  de 
maximes,  les  alléguaient  pour  cause  de  leurs  visites  et  me  mettaient 
d'abord  sur  des  matières  dont  je  pouvais  m'entretenir  avec  eux.  A 
M'.tiers  ce  n'était  plus  cela,  surtout  du  côté  de  France.  C'étaient  des 
officiers  ou  d'autres  gens  qui  n'avaient  aucun  goût  pour  la  littéra- 
ture: qui  même,  pour  la  plupart,  n'avaient  jamais  lu  mes  écrits,  et 


LIVRI     D0UZIÈM1 

qui  ne  laissaient  pas,  à  ce  qu'ils  disaient,  d'avoir  fait  trente,  [ua 
rante,  soixante,  cent  lieues  puni  me  venir  voir  et  admirei  l'homme 
illustre,  célèbre,  nés  célèbre,  le  grand  homme,  etc.  Car  dés  loi  i 
n'a  cesse  de  me  jeter  grossièrement  à  la  face  les  plus  impudentes 
flagorneries,  dont  l'estime  de  ceux  qui  m'abordaient  m'avait  garanti 
jusqu'alors.  Comme  la  plupart  de  ces  survenants  ne  daignaient  ni  se 
nommer  ni  me  dire  leur  état,  que  leurs  connaissances  et  les  miennes 
ne  tombaient  pas  sur  les  mêmes  objets,  et  qu'ils  n'avaient  ni  lu  ni 
parcouru  nies  ouvrages,  je  ne  savais  de  quoi  leur  parler  :  j'attendais 
qu'ils  parlassent  eux-mêmes,  puisque  c'était  à  eux  à  savoir  et  à  me 
dire  pourquoi  ils  me  venaient  voir.  On  sent  que  cela  ne  faisait  pas 
pour  moi  des  Conversations  bien  intéressantes,  quoiqu'elles  pussent 
l'être  pour  eux.  selon  ce  qu'ils  voulaient  savoir  :  car.  comme  j'étais 
sans  défiance,  je  m'exprimais  sans  réserve  sur  toutes  les  questions 
qu'ils  jugeaient  à  propos  de  nie  laite:  et  ils  s'en  retournaient,  pour 
l'ordinaire,  aussi  savants  que  moi  sur  tous  les  détails  de  ma  situa- 
tion. 

J'eus,  par  exemple,  de  cette  façon  M.  de  Feins,  écuyer  de  la  reine 
et  capitaine  de  cavalerie  dans  le  régiment  de  la  Reine,  lequel  eut  la 
constance  de  passer  plusieurs  jours  à  Motiers,  et  même  de  me  suivre 
pédestrement  jusqu'à  la  Ferrière,  menant  son  cheval  par  la  bride, 
sans  avoir  avec  moi  d'autre  point  de  réunion,  sinon  que  nous  connais- 
sions tous  deux  mademoiselle  Fel,  et  que  nous  joutons  l'un  et  l'autre 
au  bilboquet.  J'eus,  avant  et  après  M.  de  Feins,  une  autre  visite  bien 
plus  extraordinaire.  Deux  hommes  arrivent  à  pied,  conduisant  chacun 
un  mulet  chargé  de  son  petit  bagage,  logent  à  l'auberge,  pansent 
leurs  mulets  eux-mêmes,  et  demandent  à  me  venir  voir.  A  l'équi- 
page de  ces  muletiers  on  les  prit  pour  des  contrebandiers:  et  la  nou- 
velle courut  aussitôt  que  des  contrebandiers  venaient  me  rendre  visite. 
Leur  seule  façon  de  m  aborder  m'apprit  que  c'étaient  des  gens  d'une 
autre  étoile:  mais  sans  être  des  contrebandiers  ce  pouvait  être  des 
aventuriers,  et  ce  doute  me  tint  quelque  temps  en  garde.  Ils  ne  tardè- 
rent pas  à  me  tranquilliser.  L'un  était  M.  de  Montauban,  appelé  le 
comte  de  la  Tour  du  Pin,  gentilhomme  du  Dauphiné;  l'autre  était 
M.  Dastier,  de  Carpentras,  ancien  militaire,  qui  avait  mis  sa  croix  de 
Samt-Louis  dans  sa  poche,  ne  pouvant  pas  l'étaler.  Ces  messieurs, 


i  ON]  ESSIONS    DE  J.-J.   ROUSSEAU. 

deux  très  aimables,  avaient  tous  deux  beaucoup  d'esprit;  leur 
conversation  était  agréable  et  intéressante:  leur  manière  de  voyager, 
si  bien  dans  mon  goût  et  si  peu  dans  celui  des  gentilshommes  fran- 
.  me  donna  pour  eux  une  sorte  d'attachement  que  leur  commerce 
ne  pouvait  qu'affermir.  Cette  connaissance  même  ne  finit  pas  là,  puis- 
qu'elle dure  encore,  et  qu'ils  me  sont  revenus  voir  diverses  fois,  non 
plus  à  pied  cependant,  cela  était  bon  pour  le  début;  mais  plus  j'ai 
vu  ces  messieurs,  moins  j'ai  trouve  de  rapports  entre  leurs  goûts  et 
Us  miens,  moins  j'ai  senti  que  leurs  maximes  fussent  les  miennes, 
que  mes  écrits  leur  fussent  familiers,  qu'il  y  eût  aucune  véritable  sym- 
pathie entre  eux  et  moi.  Que  me  voulaient-ils  donc?  Pourquoi  me 
venir  voir  dans  cet  équipage:  Pourquoi  rester  plusieurs  jours?  Pour- 
quoi revenir  plusieurs  fois?  Pourquoi  désirer  si  fort  de  m'avoir  pour 
h.. te:  Je  ne  m'avisai  pas  alors  de  me  faire  ces  questions.  Je  me  les 
suis  laites  quelquefois  depuis  ce  temps-là. 

Touché  de  leurs  avances,  mon  cœur  se  livrait  sans  raisonner, 
surtout  à  M.  Dastier,  dont  l'air  plus  ouvert  me  plaisait  davantage.  Je 
demeurai  même  en  correspondance  avec  lui  ;  et  quand  je  voulus  faire 
imprimer  les  Lettres  Je  la  montagne,  je  songeai  à  m'adresser  à  lui 
pour  donner  le  change  à  ceux  qui  attendaient  mon  paquet  sur  la  route 
de  Hollande.  Il  m'avait  parlé  beaucoup,  et  peut-être  à  dessein,  de  la 
liberté  de  la  presse  à  Avignon;  il  m'avait  offert  ses  soins,  si  j'avais 
quelque  chose  à  y  faire  imprimer.  Je  me  prévalus  de  cette  offre,  et  je 
lui  adressai  successivement,  par  la  poste,  mes  premiers  cahiers.  Après 
les  avoir  gardés  assez  longtemps,  il  me  les  renvoya,  en  me  marquant 
qu'aucun  libraire  n'avait  osé  s'en  charger;  et  je  fus  contraint  de  revenir 
a  Rev.  prenant  soin  de  n'envoyer  mes  cahiers  que  l'un  après  l'autre, 
et  de  ne  lâcher  les  suivants  qu'après  avoir  eu  avis  de  la  réception  des 
premiers.  Avant  la  publication  de  l'ouvrage,  je  sus  qu'il  avait  été  vu 
dans  les  bureaux  des  ministres;  et  d'Escherny,  de  Neuchâtel,  me 
parla  d'un  livre  de  l'Homme  de  la  montagne,  que  d'Holbach  lui  avait 
dit  être  de  moi.  Je  l'assurai,  comme  il  était  vrai,  n'avoir  jamais  fait 
de  livre  qui  eût  ce  titre.  Quand  les  lettres  parurent  il  était  furieux, 
et  m'accusa  de  mensonge,  quoique  je  ne  lui  eusse  dit  que  la  vérité. 
Voilà  comment  j'eus  l'assurance  que  mon  manuscrit  était  connu.  Sûr 
de  la  fidélité  de  Rev,  je  fus  forcé  de  porter  ailleurs  mes  conjectures; 


I  i\  RE  hor/ii"  ME. 


33; 


et  celle  à  laquelle  j'aimai  le  mieux  m'arrêter  fut  que  mes  paquets 
avaient  été  ouvei  ts  à  la  poste. 

Une  autre  connaissance  a  peu  près  du  même  temps,  mais  que  je 
lis  d'abord  seulement  par  lettres,  lut  celle  d'un  M.  Laliaud,  Je  N'imes, 
lequel  m'ecri\it  de  Paris,  pour  me  prier  de  lui  envoyer  mon  profil  à 

la  silhouette,  dont  il  avait,  disait-il,  besoin  pour  mon  buste  en  mai  hie, 
qu'il  taisait  faire  par  le  Moine,  pour  le  placer  dans  sa  bibliothèque.  Si 
c'était  une  cajolerie  inventée  pour  m'apprivoiser,  elle  réussit  pleine- 
ment. Je  jugeai  qu'un  homme  qui  voulait  avoir  mon  buste  en  marbre 
dans  sa  bibliothèque  était  plein  de  mes  ouvrages,  par  conséquent  de 
mes  principes,  et  qu'il  m'aimait,  parce  que  son  âme  était  au  ton  de 
la  mienne.  11  était  difficile  que  cette  idée  ne  me  séduisît  pas.  J'ai  vu 
M.  Laliaud  dans  la  suite.  Je  l'ai  trouvé  très-zélé  pour  me  rendre 
beaucoup  de  petits  services,  pour  s'entremêler  beaucoup  dans  mes 
petites  affaires.  .Mais,  au  reste,  je  doute  qu'aucun  de  nies  écrits  ait  été 
du  petit  nombre  des  livres  qu'il  a  lus  en  sa  vie.  J'ignore  s'il  a  une 
bibliothèque,  et  si  c'est  un  meuble  à  son  usage;  et  quant  au  buste,  il 
s'est  borné  à  une  mauvaise  esquisse  en  terre,  faite  par  le  Moine,  sur 
laquelle  il  a  fait  graver  un  portrait  hideux,  qui  ne  laisse  pas  de  courir 
sous  mon  nom,  comme  s'il  avait  avec  moi  quelque  ressemblance. 

Le  seul  Français  qui  parut  me  venir  voir  par  goût  pour  mes  sen- 
timents et  pour  mes  ouvrages  fut  un  jeune  officier  du  régiment  de 
Limousin,  appelé  M.  Séguier  de  Saint-Brisson,  qu'on  a  vu  et  qu'on 
voit  peut-être  encore  briller  à  Paris  et  dans  le  monde,  par  des  talents 
assez  aimables,  et  par  des  prétentions  au  bel  esprit.  Il  m'était  venu 
voir  à  Montmorency  l'hiver  qui  précéda  ma  catastrophe.  Je  lui  trouvai 
une  vivacité  de  sentiment  qui  me  plut.  Il  m'écrivit  dans  la  suite  à 
Motiers;  et  soit  qu'il  voulût  me  cajoler,  ou  que  réellement  la  tète  lui 
tournât  de  Y  Emile,  il  m'apprit  qu'il  quittait  le  service  pour  vi\  re  indé- 
pendant, et  qu'il  apprenait  le  métier  de  menuisier.  Il  avait  un  frère 
aîné,  capitaine  dans  le  même  régiment,  pour  lequel  était  toute  la  pré- 
dilection de  la  mère,  qui,  dévote  outrée,  et  dirigée  par  je  ne  sais  quel 
abbé  tartufe,  en  usait  très-mal  avec  le  cadet,  qu'elle  accusait  d'irréli- 
gion, et  même  du  crime  irrémissible  d'avoir  des  liaisons  avec  moi. 
Voilà  les  griefs  sur  lesquels  il  voulut  rompre  avec  sa  mère,  et  prendre 
le  parti  dont  je  viens  de  parler;  le  tout,  pour  faire  le  petit  Emile. 
tome  ii.  4r; 


•  ON]   i   SSIONS    DE   J.-J.    ROI   SSEA1  . 

Alarme  de  cette  pétulance,  je  nie  hâtai  de  lui  écrire  pour  le  faire 
changer  de  résolution,  et  je  mis  à  nies  exhortations  toute  la  force 

dont  j'étais  capable  :  elles  fuient  écoutées.  Il  rentra  dans  son  devoir 
\  is-à-\  is  de  sa  mère,  et  il  retira  des  mains  de  son  colonel  sa  démission 
qu'il  lui  avait  donnée,  et  dont  celui-ci  avait  eu  la  prudence  de  ne 
faire  aucun  usage,  pour  lui  laisser  le  temps  d'y  mieux  réfléchir.  Saint- 
Brisson,  revenu  de  ses  folies,  en  fit  une  un  peu  moins  choquante, 
mais  qui  n'était  guère  plus  de  mon  goût  :  ce  fut  de  se  faire  auteur.  Il 
donna  Coup  sur  coup  deux  ou  trois  brochures  qui  n'annonçaient  pas 
un  homme  sans  talents,  mais  sur  lesquelles  je  n'aurai  pas  à  me  repro- 
cher de  lui  avoir  donné  des  éloges  bien  encourageants  pour  poursuivre 
cette  carrière. 

Quelque  temps  après  il  me  vint  voir,  et  nous  fîmes  ensemble  le 
pèlerinage  de  l'île  de  Saint-Pierre.  Je  le  trouvai  dans  ce  voyage  diffé- 
rent de  ce  que  je  l'avais  vu  à  Montmorency.  11  avait  je  ne  sais  quoi 
d'affecté,  qui  d'abord  ne  me  choqua  pas  beaucoup,  mais  qui  m'est 
re\  enu  souvent  en  mémoire  depuis  ce  temps-là.  Il  me  vint  voir  encore 
une  fois  à  l'hôtel  de  Saint-Simon,  à  mon  passage  à  Paris  pour  aller  en 
Angleterre.  .l'appris  la  (ce  qu'il  ne  m'avait  pas  dit)  qu'il  vivait  dans 
les  grandes  sociétés,  et  qu'il  voyait  assez  souvent  madame  de  Luxem- 
bourg. Il  ne  me  donna  aucun  signe  de  vie  à  Trye,  et  ne  me  fit  rien 
dire  par  sa  parente  mademoiselle  Séguier,  qui  était  ma  voisine,  et 
qui  ne  m'a  jamais  paru  bien  favorablement  disposée  pour  moi.  En 
un  mot.  l'engouement  de  M.  de  Saint-Brisson  finit  tout  d'un  coup, 
comme  la  liaison  de  M.  de  Feins  :  mais  celui-ci  ne  me  devait  rien, 
et  l'autre  me  devait  quelque  chose:  à  moins  que  les  sottises  que  je 
l'avais  empêché  de  faire  n'eussent  été  qu'un  jeu  de  sa  part  :  ce  qui 
dans  le  fond  pourrait  très-bien  être. 

J'eus  aussi  des  \isites  de  Genève  tant  et  plus.  Les  Deluc  père  et 
fils  me  choisirent  successivement  pour  leur  garde-malade  :  le  père 
tomba  malade  en  route;  le  fils  l'était  en  partant  de  Genève;  tous 
deux  vinrent  se  rétablir  chez  moi.  Des  ministres,  des  parents,  des 
cagots,  des  quidams  de  toute  espèce  venaient  de  Genève  et  de  Suisse, 
non  pas  comme  ceux  de  France,  pour  m'admirer  et  me  persifler, 
mais  pour  me  tancer  et  catéchiser.  I.e  seul  qui  me  fit  plaisir  lut 
M     iltou,  qui  vint  passer  trois  ou  quatre  jours  avec  moi.  et  que  j'y 


LIVR1     D0UZIÈM1 

aurais  bien  voulu  retenir  davantage.  Le  plus  constant  de  tous,  celui 
qui  s'opiniâtra  le  plus,  et  qui  me  subjugua  a  force  d'importunités,  fut 
un  M.  d'Ivernois,  commerçant  de  Genève,  Français  réfugié,  et  parent 
du  procureui  général  de  Neuchâtel.  Ce  M.  d'Ivernois  Je  Genève 
passait  à  Motiers  deux  fois  l'an,  tout  exprès  pour  m'y  venir  voir, 

icst. ut  chez  moi  du  matin  au  soir  plusieurs  jours  de  suite,  se  mettait 

de  mes  promenades,  m'apportait  mille  sortes  de  petits  cadeaux,  s'in- 
sinuait malgré  moi  dans  ma  confidence,  se  mêlait  de  toutes  m 
faites,  sans  qu'il  v  eût  entre  lui  et  moi  aucune  communion  d'id 
ni  d'inclinations,  ni  de  sentiments,  ni  de  connaissances,  .le  doute 
qu'il  ait  lu  dans  toute  sa  vie  un  livre  entier  d'aucune  espèce,  et  qu'il 
sache  même  de  quoi  traitent  les  miens.  Quand  je  commençai  d'her- 
boriser, il  me  suivit  dans  mes  courses  de  botanique,  sans  goût  pour 
cet  amusement,  sans  avoir  rien  a  me  dire,  ni  moi  a  lui.  11  eut  même 
le  courage  de  passer  avec  moi  trois  jours  entiers  tète  à  tète  dans  un 
cabaret  a  Goumoins,  d'où  j'avais  cru  le  chasser  à  force  de  l'ennuyer 
et  de  lui  faire  sentir  combien  il  m'ennuyait;  et  tout  cela  sans  qu'il 
m'ait  ètê  possible  jamais  de  rebuter  son  incroyable  constance,  ni  d'en 
pénétrer  le  motif. 

Parmi  toutes  ces  liaisons,  que  je  ne  fis  et  n'entretins  que  par  force, 
je  ne  dois  pas  omettre  la  seule  qui  m'ait  été  agréable,  et  a  laquelle 
j'aie  mis  un  véritable  intérêt  de  cœur  :  c'est  celle  d'un  jeune  Hongrois 
qui  vint  se  fixer  à  Neuchâtel.  et  de  la  a  Motiers.  quelques  mois  après 
que  j'y  fus  établi  moi-même.  On  l'appelait  dans  le  pays  le  baron  de 
Sauttcrn.  nom  sous  lequel  il  avait  été  recommandé  de  Zurich.  Il  était 
grand  et  bien  fait,  d'une  figure  agréable,  d'une  société  liante  et  douce. 
Il  dit  à  tout  le  monde,  et  me  fit  entendre  à  moi-même,  qu'il  n'était 
venu  à  Neuchâtel  qu'a  cause  de  moi,  et  pour  former  sa  jeunesse  à  la 
vertu  par  mon  commerce.  Sa  physionomie,  son  ton,  ses  manières. 
me  parurent  d'accord  avec  ses  discours;  et  j'aurais  cru  manquer  a 
l'un  des  plus  grands  devoirs  en  éconduisant  un  jeune  homme  en  qui 
je  ne  voyais  rien  que  d'aimable,  et  qui  me  recherchait  par  un  si  res- 
pectable motif.  Mon  cœur  ne  sait  point  se  livrer  à  demi.  Bientôt  il 
eut  toute  mon  amitié,  toute  ma  confiance;  nous  devînmes  insépara- 
bles. Il  était  de  toutes  mes  courses  pédestres,  il  y  prenait  goût.  Je  le 
menai  chez  milord  maréchal,  qui  lui  tit  mille  caresses.  Comme  il  ne 


CONFESSIONS   DE   J.-J.   ROUSSEAU. 

tit  encore  s'exprimer  en  français,  il  ne  me  parlait  et  ne  m'écrivait 

qu'en  latin  :  je  lui  répondais  en  français,  et  ce  mélange  des  deux  lan- 
gues ne  rendait  nos  entretiens  ni  moins  coulants,  ni  moins  vifs  à  tous 
égards.  H  me  parla  de  sa  famille,  de  ses  affaires,  de  ses  aventures,  de 
la  coui"  de  Vienne,  dont  il  paraissait  bien  connaître  les  détails  domes- 
tiques.  Enfin,  pendant  près  de  deux  ans  que  nous  passâmes  dans  la 
plus  grande  intimité,  je  ne  lui  trouvai  qu'une  douceur  de  caractère  à 
toute  épreuve,  des  mœurs  non-seulement  honnêtes,  mais  élégantes, 
une  grande  propreté  sur  sa  personne,  une  décence  extrême  dans  tous 
ses  discours;  enfin  toutes  les  marques  d'un  homme  bien  né,  qui  me 
le  rendirent  trop  estimable  pour  ne  pas  me  le  rendre  cher. 

Dans  le  toit  de  mes  liaisons  avec  lui,  d'Ivemois  de  Genève  m'é- 
crivit que  je  prisse  garde  au  jeune  Hongrois  qui  était  venu  s'établir 
auprès  de  moi;  qu'on  l'avait  assuré  que  c'était  un  espion  que  le  minis- 
tère de  France  avait  auprès  de  moi.  Cet  avis  pouvait  paraître  d'autant 
plus  inquiétant,  que  dans  le  pays  où  j'étais  tout  le  monde  m'avertis- 
sait de  me  tenir  sur  mes  gai  des.  qu'on  me  guettait,  et  qu'on  cherchait 
à  m'attirer  sur  le  territoire  de  France,  pour  m'y  faire  un  mauvais 
parti. 

Pour  fermer  la  bouche  une  fois  pour  toutes  à  ces  ineptes  donneurs 
d'avis,  je  proposai  à  Sauttern,  sans  le  prévenir  de  rien,  une  prome- 
nade pédestre  à  Pontarlier:  il  y  consentit.  Quand  nous  fûmes  arrivés 
a  Pontarlier,  je  lui  donnai  à  lire  la  lettre  de  d'Ivernois;  et  puis,  l'em- 
brassant avec  ardeur,  je  lui  dis  :  «  Sauttern  n'a  pas  besoin  que  je 
lui  prouve  ma  confiance,  mais  le  public  a  besoin  que  je  lui  prouve 
que  je  la  sais  bien  placer.  Cet  embrassement  fut  bien  doux:  ce  fut 
un  de  ces  plaisirs  de  l'âme,  que  les  persécuteurs  ne  sauraient  con- 
naître, ni  <>ter  aux  opprimés. 

.le  ne  croirai  jamais  que  Sauttern  fût  un  espion,  ni  qu'il  m'ait 
trahi;  mais  il  m'a  trompé.  Quand  j'épanchais  avec  lui  mon  cœur 
sans  réserve,  il  eut  le  courage  de  me  fermer  constamment  le  sien,  et 
de  m'abuser  par  des  mensonges.  Il  me  controuva  je  ne  sais  quelle 
histoire,  qui  me  fit  juger  que  sa  présence  était  nécessaire  dans  son 
pays.  Je  l'exhortai  de  partir  au  plus  vite  :  il  partit;  et  quand  je  le 
croyais  déjà  en  Hongrie,  j'appris  qu'il  était  a  Strasbourg.  Ce  n'était 
la  première  fois  qu'il  y  avait  été.  Il  y  avait  jeté  du  désordre  dans 


LIVRE   D0UZIÈM1 

un  ménage  :  le  mari,  sachant  que  je  le  voyais,  m'avait  éci  it.  Je  n'avais 
omis  aucun  soin  pour  ramener  la  jeune  femme  a  la  venu  et  Sauttei  n  & 
.son  devoir.  Quand  je  les  croyais  parfaitement  déi  in  de  l'autre, 

ils  s'étaient  rapprochés,  et  le  mari  même  eut  la  complaisance  de 
reprendre  le  jeune  homme  dans  sa  maison;  dès  lors  je  n'eus  plus 
rien  à  dire.  J'appris  que  le  prétendu  baron  m'en  avait  imposé  par  un 
tas  de  mensonges.  Il  ne  s'appelait  point  Sauttern,  il  s'appelait  Saut- 
tersheim.  A  l'égard  du  titre  de  baron,  qu'on  lui  donnait  en  Suisse, 
je  ne  pouvais  le  lui  reprocher,  parce  qu'il  ne  l'avait  jamais  pris;  mais 
je  ne  dottte  pas  qu'il  ne  fût  bien  gentilhomme;  et  milord  maréchal, 
qui  se  connaissait  en  hommes,  et  qui  avait  été  dans  son  pays,  l'a  tou- 
jours regardé  et  traité  comme  tel. 

Sitôt  qu'il  tut  parti,  la  servante  de  l'auberge  où  il  mangeait  à 
Motiers  se  déclara  grosse  de  son  t'ait.  C'était  une  si  vilaine  salope. 
et  Sauttern.  généralement  estime  et  considère  dans  tout  le  pays  par 
sa  conduite  et  ses  mœurs  honnêtes,  se  piquait  si  tort  de  propreté,  que 
cette  imprudence  choqua  tout  le  monde.  Les  plus  aimables  personnes 
du  pays,  qui  lui  avaient  inutilement  prodigué  leurs  agaceries,  étaient 
furieuses  :  j'étais  outré  d'indignation.  Je  lis  tous  mes  efforts  pour 
taire  arrêter  cette  effrontée,  offrant  de  payer  tous  les  frais  et  de  cau- 
tionner Sauttei  sheim.  .le  lui  écrivis,  dans  la  forte  persuasion,  non- 
seulement  que  cette  grossesse  n'était  pas  de  son  fait,  mais  qu'elle 
était  teinte,  et  que  tout  cela  n'était  qu'un  jeu  joué  par  ses  ennemis 
et  les  miens.  Je  voulais  qu'il  revînt  dans  le  pays,  pour  confondre 
cette  coquine  et  ceux  qui  la  faisaient  parler.  Je  fus  surpris  de  la  mol- 
lesse de  sa  réponse.  Il  écrivit  au  pasteur  dont  la  salope  était  pai 
sienne,  et  lit  en  sorte  d'assoupir  l'affaire  :  ce  que  voyant,  je  cessa; 
de  m'en  mêler,  fort  étonné  qu'un  homme  aussi  crapuleux  eut  pu  être 
assez  maître  de  lui-même  pour  m'en  imposer  par  sa  réserve  dans  le 
plus  intime  familiarité. 

De  Strasbourg,  Sauttersheim  fut  à  Paris  chercher  fortune,  et  n'\ 
trouva  que  de  la  misère.  Il  m'écrivit  en  disant  son  Peccavi.  Mes  en- 
trailles s'émurent  au  souvenir  de  notre  ancienne  amitié;  je  lui  envoyai 
quelque  argent.  L'année  suivante,  à  mon  passage  a  l'aiis.  je  le  revis 
à  peu  près  dans  le  même  état,  mais  grand  ami  de  M.  Laliaud,  sans 
que  j'aie  pu  savoir  d'où  lui  venait  cette  connaissance,  et  si  elle  était 


,  ON  FI  SSIONS   DE  J.-J.   ROUSSEAU. 

ancienne  OU  nouvelle.  Deux  ans  après.  Sauttershcim  retourna  à 
Strasbourg,  d'où  il  m'écrn  it.  et  où  il  est  hum  t.  Voilà  l'histoire  abrégée 
de  nos  liaisons,  et  ce  que  je  sais  de  ses  aventures  :  mais  en  déplorant 
le  sort  de  ce  malheureux  jeune  homme,  je  ne  cesserai  jamais  de  croire 
qu'il  était  bien  né.  et  que  tout  le  désordre  de  sa  conduite  fut  l'effet 
des  situations  où  il  s'est  trouvé. 

Telles  furent  les  acquisitions  que  je  fis  à  Motiers,  en  fait  de  liai- 
sons et  de  connaissances.  Qu'il  en  aurait  fallu  de  pareilles  pour  com- 
penser les  cruelles  pertes  que  je  lis  dans  le  même  temps! 

La  première  fut  celle  de  M.  de  Luxembourg,  qui,  après  avoir  été 
tourmenté  longtemps  par  les  médecins,  fut  enfin  leur  victime,  traité 
de  la  goutte,  qu'ils  ne  voulurent  point  reconnaître,  comme  d'un  mal 
qu'ils  pouvaient  guérir. 

S  l'on  doit  s'en  rapporter  là-dessus  à  la  relation  que  m'en  écrivit 
la  Roche,  l'homme  de  confiance  de  madame  la  maréchale,  c'est  bien 
par  cet  exemple,  aussi  cruel  que  mémorable,  qu'il  faut  déplorer  les 
misères  de  la  grandeur. 

La  perte  de  ce  bon  seigneur  me  fut  d'autant  plus  sensible,  que 
c'était  le  seul  ami  vrai  que  j'eusse  en  France;  et  la  douceur  de  son 
caractère  était  telle,  qu'elle  m'avait  fait  oublier  tout  à  fait  son  rang. 
pour  m'attacher  à  lui  comme  à  mon  égal.  Nos  liaisons  ne  cessèrent 
point  par  ma  retraite,  et  il  continua  de  m'écrire  comme  auparavant. 
Je  crus  pointant  remarquer  que  l'absence  ou  mon  malheur  avait 
attiédi  son  affection.  Il  est  bien  difficile  qu'un  courtisan  garde  le  même 
attachement  pour  quelqu'un  qu'il  sait  être  dans  la  disgrâce  des  puis- 
sances. J'ai  jugé  d'ailleurs  que  le  grand  ascendant  qu'avait  sur  lui 
madame  de  Luxembourg  ne  m'avait  pas  été  favorable,  et  qu'elle  avait 
profité  de  mon  éloignement  pour  me  nuire  dans  son  esprit.  Pour 
elle,  malgré  quelques  démonstrations  affectées  et  toujours  plus  rares. 
elle  cacha  moins  de  jour  en  jour  son  changement  à  mon  égard.  Elle 
m'écrivit  quatre  ou  cinq  fois  en  Suisse,  de  temps  à  autre,  après  quoi 
elle  ne  m'écrivit  plus  du  tout;  et  il  fallait  toute  la  prévention,  toute  la 
confiance,  tout  l'aveuglement  où  j'étais  encore,  pour  ne  pas  voir  en 
elle  plus  que  du  refroidissement  envers  moi. 

I  libraire  Guy,  associé  de  Duchesne,  qui  depuis  moi  fréquentait 
beaucoup  l'hôtel  de  Luxembourg,  m'écrivit  que  j'étais  sur  le  testa 


LIVRE   D01  /Il  Ml 

ment  de  M.  le  maréchal.  Il  n'j  avait  rien  là  que  de  très-naturel  et  de 
très-croyable  ;  ainsi  je  n'en  doutai  p. in.  Cela  me  lit  délibérer  en  moi- 
même  comment  je  me  comporterais  sur  le  legs.  Tout  bien  pesé,  je 
résolus  de  l'accepter,  quel  qu'il  pût  être,  et  de  rendre  cet  honneui  .1 
un  honnête  homme  qui,  dans  un  rang  où  l'amitié  ne  pénètre  guèi 
avait  eu  uik-  véritable  pour  moi.  J'ai  été  dispensé  de  ce  devoir,  n'ayant 
plus  entendu  parler  de  ce  legs  vrai  nu  faux;  et  en  vérité  j'aurais  été 
peiné  de  blesser  une  des  grandes  maximes  de  ma  morale,  en  profitant 
de  quelque  chose  a  la  mort  de  quelqu'un  qui  m'avait  été  cher.  Durant 
la  dernière  maladie  de  notre   ami  Mussard,    Lenieps  me  proposa  de 
profiter  de  la  sensibilité  qu'il  marquait  à  nos  soins,  pour  lui  insinuer 
quelques  dispositions  en  notre  laveur.  «  Ah!  cher  Lenieps,  lui  dis-je, 
ne  souillons  pas  par  des  idées  d'intérêt  les  tristes  mais  sacrés  devoirs 
que  nous  rendons  à  notre  ami  mourant.  J'espère  n'être  jamais  dans  le 
testament  de  personne,  et  jamais  du  moins  dans  celui  d'aucun  de  mes 
amis.  »  Ce  lut  à  peu   pies  dans  ce  même  temps-ci  que  mi  lord  maré- 
chal me  parla  du  sien,  de  ce  qu'il  avait  dessein  d'y  l'aire  pour  moi. 
et  que  je  lui  fis  la  réponse  dont  j'ai  parlé  dans  ma  première   Partie. 
.Ma  seconde  perte,  plus   sensible  encore  et  bien  plus  irréparable, 
lut  celle  de  la  meilleure  des  femmes  et  des  mères,  qui,  déjà  chargée 
d'ans  et  surchargée  d'infirmités  et  de  misères,  quitta  cette  vallée  de 
larmes  pour  passer  dans  le  séjour  des  bons,  où  l'aimable  souvenir  du 
bien  que  l'on  a  fait  ici-bas  en  fait  l'éternelle  récompense.  Allez,  âme- 
douce  et  bienfaisante,  auprès  des  Fénelon,  des  Bernex,  des  Catinat, 
et  de  ceux  qui.  dans  un  état  plus  humble,  ont  ouvert,  comme  eux, 
leurs  cœurs  à  la  charité  véritable;  allez  goûter  le  fruit  de  la  vôtre,  et 
préparer   à    votre  élève   la   place  qu'il   espère  un   jour  occuper   près 
de  vous!  Heureuse,  dans  vos  infortunes,  que  le  ciel  en  les  terminant 
vous  ait  épargné  le  cruel  spectacle  des  siennes!  Craignant  de  contrister 
son  cœur  par  le  récit  de  mes  premiers  désastres,  je  ne  lui  avais  point 
écrit  depuis  mon  arrivée  en  Suisse:  mais  j'écrivis  à  M.  de  Conzié 
pour  m'informer  d'elle,  et  ce  fut  lui  qui  m'apprit  qu'elle  avait  cessé 
de  soulager  ceux  qui  souffraient  et  de  souffrir  elle-même.  Bientôt  je 
cesserai  de  souffrir  aussi;  mais  si  je  croyais  ne  la  pas  revoir  dans 
l'autre  vie,  ma  faible  imagination  se  refuserait  à  l'idée  du  bonheur 
parfait  que  je  m'y  promets. 


(ONI   I  USIONS    l>K    J.-J.   ROUSSEAU. 

Mi  troisième  perte  et  la  dernière,  car  depuis  lors  il  ne  m'est  plus 
reste  d'amis  à  perdre,  fut  celle  de  milord  maréchal.  11  ne  mourut 

.  mais,  las  de  servir  des  ingrats,  il  quitta  Neuchâtel,  et  depuis 
lois  je  ne  l'ai  pas  revu.  11  vit,  et  me  survivra,  je  l'espère  :  il  vit.  et, 
grâce  a  lui,  tous  mes  attachements  ne  sont  pas  rompus  sur  la  terre  : 
il  v  reste  encore  un  homme  digne  de  mon  amitié;  car  son  vrai  prix 
est  encore  plus  dans  celle  qu'on  sent  que  dans  celle  qu'on  inspire  : 
mais  j'ai  perdu  les  douceurs  que  la  sienne  me  prodiguait,  et  je  ne  peux 
plus  le  mettre  qu'au  rang  de  ceux  que  j'aime  encore,  mais  avec  qui 
je  n'ai  plus  de  liaison.  Il  allait  en  Angleterre  recevoir  sa  grâce  du  roi, 
et  i  acheter  ses  biens  jadis  confisqués.  Nous  ne  nous  séparâmes  point 
sans  des  projets  de  réunion,  qui  paraissaient  presque  aussi  doux  pour 
lui  que  pour  moi.  Il  voulait  se  fixer  à  son  château  de  Keith-Hall.  près 
d'Aberdeen,  et  je  devais  m'y  rendre  auprès  de  lui;  mais  ce  projet 
me  flattait  trop  pour  que  j'en  pusse  espérer  le  succès.  Il  ne  resta  point 

I  cosse.  Les  tendres  sollicitations  du  roi  de  Prusse  le  rappelèrent 
à  Berlin,  et  l'on  verra  bientôt  comment  je  fus  empêché  de  l'y  aller 
joindre. 

Avant  son  départ,  prévoyant  l'orage  que  l'on  commençait  à  susciter 
contre  moi,  il  m'envoya  de  son  propre  mouvement  des  lettres  de  natu- 
ralité,  qui  semblaient  être  une  précaution  très-sûre  pour  qu'on  ne 
pût  pas  me  chasser  du  pays.  La  communauté  de  Couvet  dans  le  Val- 
de-  Travers  imita  l'exemple  du  gouverneur,  et  me  donna  des  lettres 
de  communier  gratuites,  comme  les  premières.  Ainsi,  devenu  de  tout 
point  citoyen  du  pays,  j'étais  à  l'abri  de  toute  expulsion  légale,  même 
de  la  part  du  prince  :  mais  ce  n'a  jamais  été  par  des  voies  légitimes 
qu'on  a  pu  persécuter  celui  de  tous  les  hommes  qui  a  toujours  le  plus 
respecte  les  lois. 

Je  ne  crois  pas  devoir  compter  au  nombre  des  pertes  que  je  lis  en 
ce  même  temps  celle  de  l'abbé  de  Mably.  Ayant  demeuré  chez  son 
frère,  j'avais  eu  quelques  liaisons  avec  lui,  mais  jamais  bien  intimes: 
et  j'ai  quelque  lieu  de  croire  que  ses  sentiments  à  mon  égard  avaient 
changé  de  nature  depuis  que  j'avais  acquis  plus  de  célébrité  que  lui. 
M  is  ce  fut  à  la  publication  des  Lettres  de  la  montagne  que  j'eus  le 
premier  signe  de  sa  mauvaise  volonté  pour  moi.  On  fit  courir  dans 
Genève  une  lettre  à  madame  Saladin,  qui  lui  était  attribuée,  et  dans 


LIVRE  D0UZIÉM1  i 

laquelle  il  pal  lait  de  cet  ou\  i  agi  comme  des  cl.nii'  litieuses  d'un 

démagogue  effréné.  L'estime  que  j'avais  pout  l'abbé  de  Mably  et  le 
cas  que  je  lais. lis  de  ses  lumières  ne  me  permirent  pas  un  instant  de 
croire  que  cette  extravagante  lettre  lût  de  lui.  Je  pris  là-dessus  le 
parti  que  m'inspira  la  franchise.  Je  lui  envoyai  une  copie  delà  lettri 

en  l'avertissant  qu'on  la  lui  attribuait.  Il  ne  me  lit  aucune  réponse. 
Ce  silence  m'étonua;  mais  qu'on  juge  de  ma  surprise  quand  madame 

de  Chenonceaux  me  manda  que  la  lettre  était  réellement  de  l'abbé, 

et  que  la  mienne  l'avait  fort  emballasse!  Car  enfin,  quand  il  aurait  e.i 
raison,  comment  pouvait-il  excuser  une  démarche  éclatante  et  pu- 
blique, faite  de  gaieté  de  cœur,  sans  obligation,  sans  nécessité,  à  l'uni- 
que fin  d'accabler  au  plus  fort  de  ses  malheurs  un  homme  auquel  il 
avait  toujours  marqué  de  la  bienveillance,  et  qui  n'avait  jamais  démé- 
rité de  lui?  Quelque  temps  après  parurent  les  Dialogues  de  Phociott, 
où  je  ne  vis  qu'une  compilation  de  mes  écrits,  faite  sans  retenue  et 
sans  honte.  Je  sentis,  à  la  lecture  de  ce  livre,  que  l'auteur  avait  pris 
son  parti  à  mon  égard,  et  que  je  n'aurais  point  désormais  de  pire 
ennemi.  Je  crois  qu'il  ne  m'a  pardonné  ni  le  Contrat  social,  trop  au- 
dessus  de  ses  forces,  ni  la  Paix  perpétuelle,  et  qu'il  n'avait  paru  désirer 
que  je  lisse  un  extrait  de  l'abbé  de  Saint-Pierre  qu'en  supposant  que 
je  ne  m'en  tirerais  pas  si  bien. 

Plus  j'avance  dans  mes  récits,  moins  j'y  puis  mettre  d'ordre  et  de 
suite.  L'agitation  du  reste  de  ma  vie  n'a  pas  laissé  aux  événements  le 
temps  de  s'arranger  dans  ma  tète.  Ils  ont  été  trop  nombreux,  trop 
mêlés,  trop  désagréables,  pour  pouvoir  être  narrés  sans  confusion. 
La  seule  impression  forte  qu'ils  m'ont  laissée  est  celle  de  l'horrible 
mystère  qui  couvre  leur  cause,  et  de  l'état  déplorable  où  ils  m'ont 
réduit.  Mon  récit  ne  peut  plus  marcher  qu'à  l'aventure,  et  selon  que 
les  idées  reviendront  dans  l'esprit.  Je  me  rappelle  que  dans  le  temps 
dont  je  parle,  tout  occupé  de  mes  Confessions,  j'en  parlais  très-impru- 
demment à  tout  le  monde,  n'imaginant  pas  même  que  personne  eût 
intérêt,  ni  volonté,  ni  pouvoir,  de  mettre  obstacle  à  celte  entreprise; 
et  quand  je  l'aurais  cru,  je  n'en  aurais  guère  été  plus  discret,  par 
l'impossibilité  totale  où  je  suis  par  mon  naturel  de  tenir  caché  rien 
de  ce  que  je  sens  et  de  ce  que  je  pense.  Cette  entreprise  connue  fut, 
autant  que  j'en  puis  juger,  la  véritable  cause  de  l'orage  qu'on  excita 

TOME     II.  47 


I  ON  FESSIONS   DE  J.-J.   ROUSSEAU. 

pour  m'expulsa  de  la  Suisse,  et  me  livrer  entre  des  mains  qui  m'em- 
pêchassent  de  l'exécuter. 

J'en  avais  une  autre  qui  n'était  guère  vue  de  meilleur  teil  par 
ceux  qui  craignaient  la  première  :  c'était  celle  d'une  édition  générale 
de  mes  écrits.  Cette  édition  me  paraissait  nécessaire  pour  constater 
ceux  des  livres  portant  mon  nom  qui  étaient  véritablement  de  moi, 
et  mettre  le  public  en  état  de  les  distinguer  de  ces  écrits  pseudonymes 
que  mes  ennemis  me  prêtaient  pour  me  discréditer  et  m'avilir.  Outre 
cela,  cette  édition  était  un  moyen  simple  et  honnête  de  m 'assurer  du 
pain  :  et  c'était  le  seul,  puisque,  ayant  renoncé  à  faire  des  livres,  mes 
Mémoires  ne  pouvant  paraître  de  mon  vivant,  ne  gagnant  pas  un  sou 
d'aucune  autre  manière,  et  dépensant  toujours,  je  voyais  la  tin  dé- 
nies ressources  dans  celle  du  produit  de  mes  derniers  écrits.  Cette 
raison  m'avait  pressé  de  donner  mon  Dictionnaire  de  musique,  encore 
informe.  11  m'avait  valu  cent  louis  comptants  et  cent  écus  de  rente 
viagère;  mais  encore  devait-on  voir  bientôt  la  tin  de  cent  louis,  quand 
on  en  dépensait  annuellement  plus  de  soixante;  et  cent  écus  de  rente 
étaient  comme  rien  pour  un  homme  sur  qui  les  quidams  et  les  gueux 
venaient  incessamment  fondre  comme  des  étourneaux. 

Il  se  présenta  une  compagnie  de  négociants  de  Neuchàtel  pour 
l'entreprise  démon  édition  générale,  et  un  imprimeur  ou  libraire  de 
Lyon,  appelé  Reguillat,  vint  je  ne  sais  comment  se  fourrer  parmi 
eux  pour  la  diriger.  L'accord  se  fit  sur  un  pied  raisonnable  et  suffisant 
pour  bien  remplir  mon  objet.  J'avais,  tant  en  ouvrages  imprimés  qu'en 
pièces  encore  manuscrites,  de  quoi  fournir  six  volumes  in-quarto;  je 
m'engageai  de  plus  à  veiller  sur  l'édition  :  au  moyen  de  quoi  ils  de- 
vaient me  faire  une  pension  viagère  de  seize  cents  livres  de  France, 
et  un  présent  de  mille  écus  une  fois  payés. 

Le  traité  était  conclu,  non  encore  signé,  quand  les  Lettres  écrites 
de  la  montagne  parurent.  La  terrible  explosion  qui  se  fit  contre  cet 
infernal  ouvrage  et  contre  son  abominable  auteur  épouvanta  la  com- 
pagnie, et  l'entreprise  s'évanouit.  Je  comparerais  l'effet  de  ce  dernier 
ouvrage  à  celui  de  la  Lettre  sur  la  musique  française,  si  cette  lettre, 
en  m'attirant  la  haine  et  m'exposant  au  péril,  ne  m'eût  laissé  du 
moins  la  considération  et  l'estime.  Mais  après  ce  dernier  ouvrage  on 
parut  s'étonner  à  Genève  et  à  Versailles  qu'on  laissât  respirer  un 


LIVRE  DO UZIÈMI  34; 

monstre-  tel  que  moi.  Le  petit  conseil, excite*  par  le  résident  de  France, 
et  dirigé  par  le  procureur  général,  donna  une  déclaration  sur  mon 
ouvrage,  par  laquelle  avec  les  qualifications  les  plus  atroces,  il  le 

déclare  indigne  d'être  brûle  par  le  bourreau,  et  ajoute,  avec  une- 
adresse  qui  tient  du  burlesque,  qu'on  ne  peut,  sans  sC  déshonorer, 
y  répondre,  ni  même  en  faire  aucune  mention.  Je  voudrais  pouvoir 
transcrire  ici  cette  curieuse  pièce;  mais  malheureusement  je  ne  l'ai 
pas,  et  ne  m'en  souviens  pas  d'un  seul  mot.  Je  désire  ardemment  que 
quelqu'un  de  mes  lecteurs,  animé  du  zèle  de  la  vérité  et  de  l'équité, 
veuille  relire  en  entier  les  Lettres  écrites  de  la  montagne;  il  sentira, 
j'ose  le  dire,  la  stoïque  modération  qui  règne  dans  cet  ouvrage,  après 
les  sensibles  et  cruels  outrages  dont  on  venait  à  l'envi  d'accablei 
l'auteur.  .Mais  ne  pouvant  répondre  aux  injures  parce  qu'il  n'y  en 
avait  point,  ni  aux  raisons  parce  qu'elles  étaient  sans  réponse,  ils 
prirent  le  parti  de  paraître  trop  courroucés  pour  vouloir  répondre;  et 
il  est  vrai  que  s'ils  prenaient  les  arguments  invincibles  pour  des 
injures,  ils  devaient  se  tenir  fort  injuriés. 

Les  représentants,  loin  de  faire  aucune  plainte  sur  cette  odieuse 
déclaration,  suivirent  la  route  qu'elle  leur  traçait;  et.  au  lieu  de  faire 
trophée  des  Lettres  de  la  montagne,  qu'ils  voilèrent  pour  s'en  faire 
un  bouclier,  ils  eurent  la  lâcheté  de  ne  rendre  ni  honneur  ni  justice 
à  cet  écrit  fait  pour  leur  défense  et  à  leur  sollicitation,  ni  le  citer,  ni 
le  nommer,  quoiqu'ils  en  tirassent  tacitement  tous  leurs  arguments, 
et  que  l'exactitude  avec  laquelle  ils  ont  suivi  le  conseil  par  lequel  finit 
cet  ouvrage  ait  été  la  seule  cause  de  leur  salut  et  de  leur  victoire.  Ils 
m'avaient  imposé  ce  devoir;  je  l'avais  rempli,  j'avais  jusqu'au  bout 
servi  la  patrie  et  leur  cause.  Je  les  priai  d'abandonner  la  mienne,  et 
de  ne  songer  qu'à  eux  dans  leurs  démêlés.  Ils  me  prirent  au  mot,  et 
je  ne  me  suis  plus  mêlé  de  leurs  affaires  que  pour  les  exhorter  sans 
cesse  à  la  paix,  ne  doutant  pas  que,  s'ils  s'obstinaient,  ils  ne  fussent 
écrasés  par  la  France.  Cela  n'est  pas  arrivé;  j'en  comprends  la  raison, 
mais  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  la  dire. 

L'effet  des  Lettres  de  la  montagne,  a  Neuchâtel,  fut  d'abord  très- 
paisible.  J'en  envoyai  un  exemplaire  à  M.  de  Montmollin;  il  le  reçut 
bien,  et  le  lut  sans  objection.  11  était  malade,  aussi  bien  que  moi;  il 
me  vint  voir  amicalement  quand  il  fut  rétabli,  et  ne  me  parla  de  rien. 


C0NF1  SSIONS    DE   J.-J.    ROUSSEAU. 

Cependant  la  rumeur  commençait:  on  brûla  le  livre  je  ne  sais  où.  De 
Genève,  de  Berne,  et  de  Versailles  peut-être,  le  foyer  de  l'efferves- 
cence passa  bientôt  à  Neuchâtel,  et  surtout  au  Val-de-Travers,  où, 

avant  même  que  la  classe  eût  fait  aucun  mouvement  apparent,  on  avait 
commencé  d'ameuter  le  peuple  par  des  pratiques  souterraines.  Je  de- 
vais, j'ose  le  dire,  être  aime  du  peuple  dans  ce  pays-là,  comme  je  l'ai 
été  dans  tous  ceux  où  j'ai  vécu,  versant  les  aumônes  à  pleines  mains, 
ne  laissant  sans  assistance  aucun  indigent  autour  de  moi.  ne  refusant 
à  personne  aucun  service  que  je  pusse  rendre  et  qui  fût  dans  la  jus- 
tice, nie  familiarisant  trop  peut-être  avec  tout  le  monde,  et  me  déro- 
bant de  tout  mon  pouvoir  à  toute  distinction  qui  pût  exciter  la  jalou- 
sie, loin  cela  n'empêcha  pas  que  la  populace,  soulevée  secrètement 
je  ne  sais  par  qui.  ne  s'animât  contre  moi  par  degrés  jusqu'à  la  fureur, 
qu'elle  ne  m'insultât  publiquement  en  plein  jour,  non-seulement  dans 
la  campagne  et  dans  les  chemins,  mais  en  pleine  rue.  Ceux  à  qui 
j'avais  fait  le  plus  de  bien  étaient  les  plus  acharnés:  et  des  gens  même 
à  qui  je  continuais  d'en  faire,  n'osant  se  montrer,  excitaient  les  autres. 
et  semblaient  vouloir  se  venger  ainsi  de  l'humiliation  de  m'être 
obliges.  Montmollin  paraissait  ne  rien  voir,  et  ne  se  montrait  pas  en- 
core: mais  comme  on  approchait  d'un  temps  de  communion,  il  vint 
chez  moi  pour  me  conseiller  de  m'abstenir  de  m'y  présenter;  m'assu- 
rant  que  du  reste  il  ne  m'en  voulait  point,  et  qu'il  me  laisserait  tran- 
quille. Je  trouvai  le  compliment  bizarre;  il  me  rappelait  la  lettre  de 
madame  de  Boufflers,  et  je  ne  pouvais  concevoir  à  qui  donc  il  impor- 
tait si  fort  que  je  communiasse  ou  non.  Comme  je  regardais  cette 
condescendance  de  ma  part  un  acte  de  lâcheté,  et  que  d'ailleurs  je  ne 
voulais  pas  donner  au  peuple  ce  nouveau  prétexte  de  crier  à  l'impie, 
je  refusai  net  le  ministre;  et  il  s'en  retourna  mécontent,  me  faisant 
entendre  que  je  m'en  repentirais. 

Il  ne  pouvait  pas  m'interdire  la  communion  de  sa  seule  autorité; 
il  fallait  celle  du  consistoire  qui  m'avait  admis;  et  tant  que  le  consis- 
toire n'avait  rien  dit,  je  pouvais  me  présenter  hardiment,  sans  crainte 
de  refus.  Montmollin  se  fit  donner  par  la  classe  la  commission  de  me 
citer  au  consistoire  pour  y  rendre  compte  de  ma  foi,  et  de  m'excom- 
municr  en  cas  de  refus.  Cette  excommunication  ne  pouvait  non  plus 
se  faire  que   par  le  consistoire  et    à   la  pluralité   des    voix.  Mais  les 


LIVRE   D01  /il  Ml. 

paysans  qui,  sous  le  nom  d'anciens,  composaient  cette  assemblée, 
présidés,  et,  comme  on  comprend  bien,  gouvernés  pai  leur  mini 
ne  devaient  pas  naturellement  être  d'un  amie  avis  que  le  sien,  prin- 
cipalement sur  des  matières  théologiques,  qu'ils  entendaient  encore 

moins  que  lui.  Je  fus  Jonc  cité,  et  je  résolus  de  comparaître. 

Quelle  circonstance  heureuse,  et  quel  triomphe  pour  moi,  si 
j'avais  su  parler,  et  que  j'eusse  eu.  pour  ainsi  dire,  ma  plume  dans 
ma  bouche!  Avec  quelle  supériorité,  avec  quelle  facilite  j'aurais  ter- 
rasse ce  pauvre  ministre  au  milieu  de  ses  six  paysans1  I. 'avidité  de 
dominer  ayant  fait  oublier  au  clergé  protestant  tous  les  principes 
de  la  réformation,  je  n'avais,  pour  l'y  rappeler  et  le  réduire  au  si- 
lence, qu'à  commenter  mes  premières  Lettres  de  la  montagne,  sur 
lesquelles  ils  avaient  la  bêtise  de  m'épiloguer.  Mon  texte  était  tout 
l'ait,  je  n'avais  qu'à  l'étendre,  et  mon  homme  était  confondu.  Je  n'au- 
rais pas  été  assez  sot  pour  me  tenir  sur  la  défensive;  il  m'était  aisé 
de  devenir  agresseur  sans  même  qu'il  s'en  aperçût,  ou  qu'il  pût  s'en 
garantir.  Les  prestolets  de  la  classe,  non  moins  étourdis  qu'igno- 
rants, m'avaient  mis  eux-mêmes  dans  la  position  la  plus  heureuse  que 
j'aurais  pu  désirer,  pour  les  écraser  à  plaisir.  Mais  quoi!  il  fallait 
parler,  et  parler  sur-le-champ,  trouver  les  idées,  les  tours,  les  mots 
au  moment  du  besoin,  avoir  toujours  l'esprit  présent,  être  toujours 
de  sang-froid,  ne  jamais  me  troubler  un  moment.  Que  pouvais-je 
espérer  de  moi,  qui  sentais  si  bien  mon  inaptitude  à  m'exprimer  im- 
promptu? J'avais  été  réduit  au  silence  le  plus  humiliant  à  Genève, 
devant  une  assemblée  tout  en  ma  faveur,  et  déjà  résolue  de  tout 
approuver.  Ici,  c'était  tout  le  contraire  :  j'avais  affaire  à  un  tracassier, 
qui  mettait  l'astuce  à  la  place  du  savoir,  qui  me  tendrait  cent  pièges 
avant  que  j'en  aperçusse  un,  et  tout  déterminé  à  me  prendre  en  faute 
à  quelque  prix  que  ce  fût.  Plus  j'examinai  cette  position,  plus  elle 
me  parut  périlleuse;  et  sentant  l'impossibilité  de  m'en  tirer  avec  suc- 
ces,  j'imaginai  un  autre  expédient.  Je  méditai  un  discours  à  pro- 
noncer devant  le  consistoire,  pour  le  récuser  et  me  dispenser  de 
répondre.  La  chose  était  très-facile  :  j'écrivis  ce  discours,  et  me  mis 
à  l'étudier  par  cœur  avec  une  ardeur  sans  égale.  Thérèse  se  moquait 
de  moi,  en  m'entendant  marmotter  et  répéter  incessamment  les 
mêmes   phrases,  pour  tacher  de  les  fourrer  dans  ma  tête.  J'espérais 


M  !  SSIONS  DE  J.-J    ROUSSEAU. 

tenir  enfin  mon  discours;  je  savais  que  le  châtelain,  connue  officier 
J u  prince,  assisterait  au  consistoire;   que.  malgré   les  manœuvres 

et  les  bouteilles  de  Montmollin,  la  plupart  des  anciens  étaient  bien 
disposés  pour  moi  :  j'avais  en  ma  faveur  la  raison,  la  vérité,  la  justice. 

la  protection  du  roi,  l'autorité  du  conseil  d'État,  les  vœux  de  tous 
Un  bons  patriotes,  qu'intéressait  rétablissement  de  cette  inquisition  : 
tout  contribuait  à  m'encourager. 

La  veille  du  jour  marqué,  je  savais  mon  discours  par  cœur;  je  le 
récitai  sans  faute.  Je  le  remémorai  toute  la  nuit  dans  ma  tête;  le  matin 
je  ne  le  savais  plus  ;  j'hésite  à  chaque  mot,  je  me  crois  déjà  dans  l'illustre 
assemblée,  je  me  trouble,  je  balbutie,  ma  tète  se  perd  ;  enfin,  presque 
au  moment  d'aller,  le  courage  me  manque  totalement;  je  reste  chez 
moi,  et  je  prends  le  parti  d'écrire  au  consistoire,  en  disant  mes  raisons 
à  la  hâte,  et  prétextant  mes  incommodités,  qui  véritablement  dans 
l'état  où  j'étais  alors,  m'auraient  difficilement  laissé  soutenir  la  séance 
entière. 

Le  ministre,  embarrassé  de  ma  lettre,  remit  l'affaire  à  une  autre 
séance.  Dans  l'intervalle,  il  se  donna  par  lui-même  et  par  ses  créatures 
mille  mouvements  pour  séduire  ceux  des  anciens  qui,  suivant  les 
inspirations  de  leur  conscience  plutôt  que  les  siennes,  n'opinaient  pas 
au  gré  de  la  classe  et  au  sien.  Quelque  puissants  que  ses  arguments 
tirés  de  sa  cave  dussent  être  sur  ces  sortes  de  gens,  il  n'en  put  ga- 
gner aucun  autre  que  les  deux  ou  trois  qui  lui  étaient  déjà  dévoués, 
et  qu'on  appelait  ses  âmes  damnées.  L'officier  du  prince  et  le  colonel 
de  Pury,  qui  se  porta  dans  cette  affaire  avec  beaucoup  de  zèle,  main- 
tinrent les  autres  dans  leur  devoir;  et  quand  ce  Montmollin  voulut 
procéder  à  l'excommunication,  son  consistoire,  à  la  pluralité  des  voix, 
le  refusa  tout  à  plat.  Réduit  alors  au  dernier  expédient  d'ameuter  la 
populace,  il  se  mit  avec  ses  confrères  et  d'autres  gens  à  y  travailler 
ouvertement,  et  avec  un  tel  succès,  que,  malgré  les  forts  et  fréquents 
rescrits  du  roi.  malgré  tous  les  ordres  du  conseil  d'État,  je  fus  enfin 
forcé  de  quitter  le  pays,  pour  ne  pas  exposer  l'officier  du  prince  à  s'y 
faire  assassiner  lui-même  en  me  défendant. 

Je  n'ai  qu'un  souvenir  si  confus  de  toute  cette  affaire,  qu'il  m'est 
impossible  de  mettre  aucun  ordre,  aucune  liaison  dans  les  idées  qui 
m'en  reviennent,  et  que  je  ne  les  puis  rendre  qu'éparscs  et  isolées, 


•U!     Litt 


Jean  Jacques  menacé 


i  IVRE    DOl  /li  mi 

comme  elles  seprésentent  à  mon  esprit.  Je  me  rappelle  qu'il  y  avait  eu 
avec  la  classe  quelque  espèce  de  négociation,  doni  Montmollin  avait 
été  l'entremetteur.  II  avait  ici n t  qu'on  craignait  que  par  mes  écrits  je 

ne  troublasse  le  repos  du  paj  s,  a  qui  l'on  s'en  prendrait  de  ma  liberté 

d'écrire.    Il   m'avait  fait   entendre   que,   si  je  m'engageais  à  quitter  la 
plume,  on  serait  coulant  sur  le  passe.  J'avais  déjà  pris  cet  eng 
ment  avec  moi-même;  je  né  balançai  point  à  le  prendre  avec  la  classe, 

mais  conditionnel,  et  seulement  quant  aux  matières  de  religion.  Il 
trouva  le  moyen  d'avoir  cet  écrit  à  double,  sur  quelque  changement 
qu'il  exigea.  La  condition  ayant  été  rejetée  par  la  classe,  je  rede- 
mandai mon  écrit  :  il  me  rendit  un  des  doubles  et  garda  l'autre,  pu 
textant  qu'il  l'avait  égaré.  Après  cela,  le  peuple,  ouvertement  excité 
par  les  ministres,  se  moqua  des  rescrits  du  roi,  des  ordres  du  conseil 
d'État,  et  ne  connut  plus  de  frein.  Je  fus  prêché  en  chaire,  nommé 
l'Antéchrist,  et  poursuivi  dans  la  campagne  comme  un  loup-garou. 
Mon  habit  d'Arménien  servait  de  renseignement  a  la  populace  :  j'en 
sentais  cruellement  l'inconvénient;  mais  le  quitter  dans  ces  circon- 
stances me  semblait  une  lâcheté.  Je  ne  pus  m'y  lésoudre,  et  je  me 
promenais  tranquillement  dans  le  pays  avec  mon  cafetan  et  mon  bon- 
net fourré,  entouré  des  huées  de  la  canaille  et  quelquefois  de  ses  cail- 
loux. Plusieurs  fois,  en  passant  devant  des  maisons,  j'entendais  dire  à 
ceux  qui  les  habitaient  :  Apportez-moi  mon  fusil,  que  je  lui  tire  des- 
sus.  Je  n'en  allais  pas  plus  vite  :  ils  n'en  étaient  que  plus  furieux,  mais 
ils  s'en  tinrent  toujours  aux  menaces,  du  moins  pour  l'article  des  armes 
à  feu. 

Durant  toute  cette  fermentation,  je  ne  laissai  pas  d'avoir  deux  fort 
grands  plaisirs  auxquels  je  fus  bien  sensible.  Le  premier  fut  de  pouvoir 
faire  un  acte  de  reconnaissance  par  le  canal  de  milord  maréchal.  Tous 
les  honnêtes  gens  de  Neuchâtel,  indignés  des  traitements  que  j'es- 
suyais et  des  manœuvres  dont  j'étais  la  victime,  avaient  les  ministres 
en  exécration,  sentant  bien  qu'ils  suivaient  des  impulsions  étrangère-*, 
et  qu'ils  n'étaient  que  les  satellites  d'autres  gens  qui  se  cachaient  en 
les  faisant  agir,  et  craignant  que  mon  exemple  ne  tirât  à  conséquence 
pour  l'établissement  d'une  véritable  inquisition.  Les  magistrats,  et 
surtout  M.  Meuron,  qui  avait  succédé  à  M.  d'Ivernois  dans  la  charge 
de  procureur  général,  faisaient  tous  leurselïorts  pour  me  défendre.  Le 


C0NF1  SSIONS    DE    J.-J.    ROUSSKAI  . 

■cl  de  Pury,  quoique  simple  particulier,  eu  fit  davantage  et  réussit 
mieux.  Ce  fut  lui  qui  trouva  le  moyen  de  faire  bouquer  Montmollin 
dans  son  consistoire,  en  retenant  les  anciens  dans  leur  devoir.  Comme 
il  avait  du  crédit,  il  l'employa  tant  qu'il  put  pour  arrêter  la  sédition; 
mais  il  n'avait  que  l'autorité  des  lois,  de  la  justice  et  de  la  raison,  à 
opposer  a  celle  de  l'argent  et  du  vin.  La  partie  n'était  pas  égale,  et 
dans  ce  point  Montmollin  triompha  de  lui.  Cependant,  sensible  à  ses 
soins  et  à  son  zèle,  j'aurais  voulu  pouvoir  lui  rendre  bon  office  pour 
bon  office,  ei  pouvoir  m'acquitter  envers  lui  de  quelque  façon.  Je 
savais  qu'il  convoitait  fort  une  place  de  conseiller  d'Etat;  mais  s'étant 
mal  conduit  au  gré  de  la  cour  dans  l'affaire  du  ministre  Petitpierre, 
il  était  en  disgrâce  auprès  du  prince  et  du  gouverneur.  Je  risquai 
pourtant  d'écrire  en  sa  faveur  à  milord  maréchal;  j'osai  même  parler 
de  l'emploi  qu'il  désirait,  et  si  heureusement,  que,  contre  l'attente  de 
tout  le  monde,  il  lui  fut  presque  aussitôt  conféré  par  le  roi.  C'est 
ainsi  que  le  soit,  qui  m'a  toujours  mis  en  même  temps  trop  haut 
et  trop  bas,  continuait  à  me  ballotter  d'une  extrémité  à  l'autre;  et 
tandis  que  la  populace  me  couvrait  de  fange,  je  faisais  un  conseiller 
d'État. 

Mon  autre  grand  plaisir  fut  une  visite  que  vint  me  faire  madame  de 
Verdelin  avec  sa  fille,  qu'elle  avait  menée  aux  bains  de  Bourbonne, 
d'où  elle  poussa  jusqu'à  Motiers,  et  logea  chez  moi  deux  ou  trois  jours. 
A  force  d'attention  et  de  soins,  elle  avait  enfin  surmonté  ma  longue 
répugnance  ;  et  mon  cœur,  vaincu  par  ses  caresses,  lui  rendait  toute 
l'amitié  qu'elle  m'avait  si  longtemps  témoignée.  Je  fus  touché  de  ce 
voyage,  surtout  dans  la  circonstance  où  je  me  trouvais,  et  où  j'avais 
grand  besoin,  pour  soutenir  mon  courage,  des  consolations  de  l'amitié. 
Je  craignais  qu'elle  ne  s'affectât  des  insultes  que  je  recevais  de  la  po- 
pulace, et  j'aurais  voulu  lui  en  dérober  le  spectacle,  pour  ne  pas  con- 
sister son  cœur;  mais  cela  ne  me  fut  pas  possible;  et  quoique  sa 
présence  contînt  un  peu  les  insolents  dans  nos  promenades,  elle  en  vit 
assez  pour  juger  de  ce  qui  se  passait  dans  les  autres  temps.  Ce  fut 
même  durant  son  séjour  chez  moi  que  je  commençai  d'être  attaqué  de 
nuit  dans  ma  propre  habitation.  Sa  femme  de  chambre  trouva  ma 
fenêtre  couverte,  un  matin,  des  pierres  qu'on  y  avait  jetées  pendant  la 
nuit.  Un  banc  très-massif,  qui  était  dans  la  rue  à  coté  de  ma  porte  a 


l  IVRE  DOl  /M  M  i  .  353 

fortement  attaché,  fut  détaché,  enlevé,  et  posé  debout  contre  [a  | 

Je  sorte  que,  si  l'on   ne  s'en  lût  aperçu,  le  premier  qui,  poUr  sortir! 

aurait   ouvert   la  porte   d'entrée,  devait   naturellement    etie  assommé. 

Madame  Je  Verdelin  n'ignorait  rien  de  ce  qui  se  passait;  car,  outre  ce 

qu'elle  voyait  elle-même,  son  domestique.  1 me  de  confiance,  était 

très-répandu  dans  [e  village,y  accostait  toui  le  monde,  et  on  le  vit  mi 

en  conférence  avec  Montmoilin.  Cependant  elle  ne  parut  fai,e  aucune 
attention  a  rien  de  ce  qui  m'armait,  ne  me  parla  ni  de  Montmoilin  ni 
de  personne,  et  répondit  peu  de  chose  à  ce  que  je  lui  en  dis  quelque- 
fois. Seulement,  paraissant  persuadée  que  le  séjour  de  l'Angleterre  me 
convenait  plus  qu'aucun  autre,  elle  me  parla  beaucoup  de  M.  Hume, 
qui  était  alors  à  Paris,  de  son  amitié  pour  moi,  du  désir  qu'il  avait  de 
m'être  utile  dans  son  pays.  Il  est  temps  de  dire  quelque  chose  de 
M.  Hume. 

Il  s'était  acquis  une  grande  réputation  en  France,  et  surtout  parmi 
les  encyclopédistes,  par  ses  traités  de  commerce  et  de  politique,  et  en 
dernier  lieu  par  son  histoire  de  la  maison  de  Stuart.  le  seul  de  ses  écrits 
dont  j'avais  lu  quelque  clK.se  dans  la  traduction  de  l'abbé  Prévost. 
Faute  d'avoir  lu  ses  autres  ouvrages,  j'étais  persuadé,  sur  ce  qu'on 
m'avait  dit  de  lui,  que  M.  Hume  associait  une  àme  très-républicaine 
aux  paradoxes  anglais  en  faveur  du  luxe.  Sur  cette  opinion,  je  regar- 
dais toute  son  apologie  de  Charles  I"  comme  un  prodige  d'impartia- 
lité, et  j'avais  une  aussi  grande  idée  de  sa  vertu  que  de  son  génie.  Le 
désir  de  connaître  cet  homme  rare  et  d'obtenir  son  amitié  avait  beau- 
coup augmenté  les  tentations  de  passer  en  Angleterre   que  me  don- 
naient les   sollicitations  de  madame    de   Boufflers,   intime  amie  de 
-M.  Hume.  Arrive  en  Suisse,  j  y  reçus  de  lui,  parla  voie  de  cette  dame, 
une  lettre  extrêmement  flatteuse,  dans  laquelle,  aux    plus   grandes 
louanges  sur  mon  génie,  il  joignait  la  pressante  invitation  de  passer  en 
Angleterre,  et  l'offre  de  tout  son  crédit  et  de  tous  ses  amis  pour  m'en 
rendre  le  séjour  agréable.  Je  trouvai  sur  les  lieux  milord  maréchal,  le 
compatriote  et  l'ami  de  M.  Hume,  qui  me  confirma  tout  le  bien  que 
j'en  pensais,  et  qui  m'apprit  même  à  son  sujet  une  anecdote  littéraire. 
qui  l'avait  beaucoup  frappé,  et  qui  me  frappa  de  même.  Vallace,  qui 
avait  écrit  contre  Hume  au  sujet  de  la  population  des  anciens,  était 
absent  tandis  qu'on  imprimait  son  ouvrage.  Hume  se  chargea  de  re- 

TOME    II.  _ 

48 


I   0N1  ESSIONS    DE  .'.-.!.    ROUSSEAU. 

voir  les  épreuves  et  de  veiller  à  l'édition.  Cette  conduite  était  dans 
mon  tour  d'esprit,  (".'est  ainsi  que  j'avais  débité  des  copies,  à  six  sous 
pièce,  d'une  chanson  qu'on  avait  faite  contre  moi.  J'avais  donc  toute 
de  préjugés  en  laveur  de  Hume,  quand  madame  de  Yerdelin 
vint  me  parler  vivement  de  l'amitié  qu'il  disait  avoir  pour  moi,  et  de 
son  empressement  à  me  faire  les  honneurs  de  l'Angleterre;  car  c'est 
ainsi  qu'elle  s'exprimait.  Elle  me  pressa  beaucoup  de  profiter  de  ce  zèle 
et  d'écrire  a  M.  I  lume. Comme  je  n'avais  pas  naturellement  de  penchant 
pour  l'Angleterre,  et  que  je  ne  \  oulais  prendre  ce  parti  qu'a  l'extrémité, 
je  refusai  d'écrire  et  de  promettre:  mais  je  la  laissai  la  maîtresse  de 
faire  tout  ce  qu'elle  jugerait  à  propos  pour  maintenir  M.  Hume  dans 
ses  bonnes  dispositions.  En  quittant Motiers,  elle  me  laissa  persuadé, 
par  tout  ce  qu'elle  m'avait  dit  de  cet  homme  illustre,  qu'il  était  de  mes 
amis,  et  qu'elle  était  encore  plus  de  ses  amies. 

Apres  son  départ,  Montmollin  poussa  ses  manœuvres,  et  la  popu- 
lace ne  connut  plus  de  frein.  Je  continuai  cependant  à  me  promener 
tranquillement  au  milieu  des  huées;  et  le  goût  de  la  botanique,  que 
j'avais  commencé  de  prendre  auprès  du  docteur  d'Ivernois,  donnant 
un  nouvel  intérêt  à  mes  promenades,  me  faisait  parcourir  le  pays  en 
herborisant,  sans  m'émouvoir  des  clameurs  de  toute  cette  canaille, 
dont  ce  sang-froid  ne  faisait  qu'irriter  la  fureur.  Une  des  choses  qui 
m'affectèrent  le  plus,  fut  de  voir  les  familles  de  mes  amis,  ou  des  gens 
qui  portaient  ce  nom,  entrer  assez  ouvertement  dans  la  ligue  de  mes 
persécuteurs,  comme  les  d'Ivernois,  sans  en  excepter  même  le  père  et 
le  frère  de  mon  Isabelle,  Boy  de  la  Tour,  parent  de  l'amie  chez  qui 
j'étais  logé,  et  madame  Girardier,  sa  belle-sœur.  Ce  Pierre  Boy  était 
si  butor,  si  bête,  et  se  comporta  si  brutalement,  que,  pour  ne  pas  me 
mettre  en  colère,  je  me  permis  de  le  plaisanter;  et  je  fis,  dans  le  goût 
du  petit  Prophète,  une  petite  brochure  de  quelques  pages,  intitulée  la 
Vision  Je  Pierre  de  la  montagne,  dit  le  Voyant,  dans  laquelle  je  trou- 
vai le  moyen  de  tirer  assez  plaisamment  sur  des  miracles  qui  faisaient 
alors  le  grand  prétexte  de  ma  persécution.  Du  Peyrou  fit  imprimer  à 
1  I  \e  ce  chiffon  qui  n'eut  dans  le  pays  qu'un  succès  médiocre;  les 
Neuchâtelois,  avec  tout  leur  esprit,  ne  sentent  guère  le  sel  attique  ni 
hi  plaisanterie,  sitôt  qu'elle  est  un  peu  fine. 

Je  mis  un  peu  plus  de  soin  à  un  autre  écrit  du  même  temps,  dont 


I  IVRE   DO!  /Il  Ml 

"il  trouvera  le  manuscrit  parmi  nus  papiers,  et  dont  il  Tant  dire  ici 
le  sujet. 

Dans  la  plus  grande  fureur  des  décrets  et  de  la  persécution,  les 
Genevois  s'étaient   particulièrement  signalés  en  criant  haro  de  toute 
leur  force  ;  et  mon  ami  Veines  entre  autres,  avec  une  générosité  \t ai- 
ment théologique,    choisit    précisément     ce   temps-là    pour    publier 
contre   moi    des  lettres   OÙ   il  prétendait    prouver   que   je  n'étais    pas 
chrétien.  Ces  lettres,   écrites  avec  un  ton  de   suffisance,  n'en  étaient 
pas  meilleures,  quoiqu'on  assurât  que  le  naturaliste  Bonnet  y  avait 
mis  la   main  :  car   ledit  Bonnet,    quoique    matérialiste,  ne  laisse  pas 
d'être  d'une  orthodoxie  très-intolérante  sitôt  qu'il  s'agit   de  moi.  ,1L 
ne  fus  assurément  pas  tente  de  répondre  à  cet  ouvrage;  mais  1. 
sion  s'étant  présentée  d'en  dire  un  mot  dans  les  Lettres  de  la  mon- 
tagne, j'y  insérai  une  petite  note  assez  dédaigneuse  qui  mit  Vernes  en 
fureur.  Il  remplit  Genève  des  cris  de  sa  rage,  et  d'Ivernois  me  mar- 
qua qu'il  ne  se  possédait  pas.  Quelques  temps  après  parut  une  feuille 
anonyme,  qui  semblait  écrite,  au  lieu  d'encre,  avec  l'eau  du  Phlé- 
géton.  On  m'accusait,  dans  cette  lettre,  d'avoir  exposé  mes  enfants 
dans  les  rues,  de  traîner  après  moi  une  coureuse  de  corps  de  garde, 
d'être  usé  de  débauche,  pourri  de  vérole,  et  d'autres  gentillesses  sem- 
blables. Il  ne  me  fut  pas  difficile  de  reconnaître  mon  homme.  Ma  pre- 
mière idée,  à  la  lecture  de  ce  libelle,  fut  de  mettre  à  son  vrai  prix 
tout  ce  qu'on  appelle  renommée  et  réputation  parmi  les  hommes,  en 
voyant  traiter  de  coureur  de  bordel  un  homme  qui  n'y  fut  de  sa  vie. 
et  dont  le  plus  grand  défaut  fut  toujours   d'être  timide  et  honteux 
comme  une  vierge,  et  en  me  voyant  passer  pour  être  pourri  de  vérole, 
moi  qui  non-seulement  n'eus  de  mes  jours  la  moindre  atteinte  d'au- 
cun mal  de  cette  espèce,  mais  que  des  gens  de   l'art  ont  même  cru 
conformé  de   manière  à  n'en  pouvoir  contracter.  Tout  bien  pesé,  je 
crus  ne  pouvoir  mieux  réfuter  ce  libelle  qu'en  le  faisant  imprimer 
dans  la  ville  où  j'avais  le  plus  vécu;  et  je  l'envoyai  à  Duchesne  pour 
le  faire  imprimer  tel  qu'il  était,  avec  un  avertissement  où  je  nommais 
M.  Vernes,  et  quelques  courtes  notes  pour  l'éclaircissement  des  faits. 
Non  content  d'avoir  fait  imprimer  cette  feuille,  je  l'envoyai  à   plu- 
sieurs personnes,  et  entre  autres  à  M.  le  prince  Louis  de  Wirtem- 
berg,  qui  m'avait  fait  des  avances  très-honnêtes,  et  avec  lequel  j'étais 


CONFESSIONS  DK  J.-J.   ROUSSEAU. 

en  correspondance.  Ce  prince,  du  Peyrou  et  d'autres,  parurent 
douter  que  Vejnes  fût  l'auteur  du  libelle,  et  me  blâmèrent  de  l'avoir 
nommé  trop  Légèrement.  Sur  leurs  représentations,  le  scrupule  me 
prit,  et  j'écrivis  à  Ducheshe  de  supprimer  cette  feuille,  (iuv  m'écrivit 
l'avoir  supprimée:  je  ne  sais  pas  s'il  l'a  l'ait;  je  l'ai  trouvé  menteur  en 
tant  d'occasions,  que  celle-là  de  plus  ne  serait  pas  une  merveille;  et 
dès  lors  i'etais  enveloppé  de  ces  profondes  ténèbres,  à  travers  les- 
quelles il  m'est  impossible  de  pénétrer  aucune  sorte  de  vérité. 

M.  Verries  supporta  cette  imputation  avec  une  modération  plus 
qu'étonnante  dans  un  homme  qui  ne  l'aurait  pas  méritée,  après  la 
fureur  qu'il  avait  montrée  auparavant.  Il  m'écrivit  deux  ou  trois 
lettres  très-mesurées,  dont  le  but  parut  être  de  tâcher  de  pénétrer, 
par  mes  réponses,  à  quel  point  j'étais  instruit,  et  si  j'avais  quelque 
preuve  contre  lui.  Je  lui  lis  deux  réponses  courtes,  sèches,  dures 
dans  le  sens,  mais  sans  malhonnêteté  dans  les  termes,  et  dont  il  ne  se 
fâcha  point.  A  sa  troisième  lettre,  voyant  qu'il  voulait  lier  une  espèce 
de  correspondance,  je  ne  répondis  plus  :  il  me  fit  parler  par  d'Iver- 
nois.  Madame  Clamer  écrivit  à  du  l'evrou  qu'elle  était  sûre  que  le 
libelle  n'était  pas  de  Yernes.  Tout  cela  n'ébranla  point  ma  persua- 
sion ;  mais  comme  enfin  je  pouvais  me  tromper,  et  qu'en  ce  cas  je 
devais  à  Vfenjes'ujïe  réparation  authentique,  je  lui  fis  dire  par  d'Iver- 
nois  que  je  la  lui  ferais  telle  qu'il  en  serait  content,  s'il  pouvait 
m'indiquer  le  véritable  auteur  du  libelle,  ou  me  prouver  du  moins 
qu'il  ne  l'était  pas.  Je  lis  plus  :  sentant  bienqu'après  tout,  s'il  n'était 
pas  coupable,  je  n'avais  pas  droit  d'exiger  qu'il  me  prouvât  rien,  je 
pris  le  parti  d'écrire,  dans  un  Mémoire  assez  ample,  les  raisons  de  ma 
persuasion,  et  de  les  soumettre  au  jugement  d'un  arbitre  que  Yernes 
ne  pût  récuser.  On  ne  devinerait  pas  quel  fut  cet  arbitre  que  je  choi- 
sis :  le  conseil  de  Genève;  Je  déclarai  à  la  fin  du  Mémoire  que  si,  après 
l'avoir  examiné  et  fait  les  perquisitions  qu'il  jugerait  nécessaires  et 
qu'il  était  bien  à  portée  de  faire  avec  succès,  le  conseil  prononçait  que 
M.  Veines  n'était  pas  l'auteur  du  libelle,  dès  l'instant  je  cesserais  sin- 
cèrement de  croire  qu'il  l'est,  je  partirais  pour  m'aller  jeter  à  ses  pieds. 
et  lui  demander  pardon  jusqu'à  ce  que  je  l'eusse  obtenu.  J'ose  le  dire, 
jamais  mon  zèle  ardent  pour  l'équité,  jamais  la  droiture, la  générosité 
de  mon  âme,  jamais  ma  confiance  dans  cet  amour  de  la  justice,  inné 


LIVRE   D0UZI1  Ml  . 

dans  tous  les  cœurs,  ne  se  montrèrent  plus  pleinement,  plus  sensible- 
ment, que  dans  ce  sage  et  touchant  Mémoire,  où  je  prenais  sans  hési- 
ter mes  plus  implacables  ennemis  pour  arbitres  entre  mon  calomnia- 
teur et  moi.  Je  lus  cet  écrit  .1  du  I  v>  rou  :  il  fui  d'avis  de  le  supprime] . 

et  je  le  supprimai.  11  me  conseilla  d'attendre  les  pleines  que  Vernes 
promettait.  Je  les  attendis,  et  je  les  attends  encore;  il  me  Conseilla  de 

me  taire  en  attendant,  je  me  tus.  et  me  tairai  le  reste  de  ma  vie, 
blâme  d'avoir  chargé  Vernes  d'une  imputation  grave,  fausse  et  sans 
preuve,  quoique  je  reste  intérieurement  persuade,  convaincu,  comme 
de  ma  propre  existence,  qu'il  est  l'auteur  du  libelle.  Mon  Mémoire 
est  entre  les  mains  de  M.  du  Peyrou.  Si  jamais  il  voit  le  jour,  on  y 
trouvera  mes  raisons,  et  l'on  y  connaîtra,  je  l'espère,  l'âme  de  Jean- 
Jacques,  que  mes  contemporains  ont  si  peu  voulu  connaître. 

Il  est  temps  d'en  venir  à  ma  catastrophe  de  Motiers,  et  à  mon  dé- 
part du  Val-de-Travers,  après  deux  ans  et  demi  de  séjour,  et  huit  mois 
d'une  constance  inébranlable  à  souffrir  les  plus  indignes  traitements. 
Il  m'est  impossible  de  me  rappeler  nettement  les  détails  de  cette  dé- 
sagréable e'poque  ;  mais  on  les  trouvera  dans  la  relation  qu'en  publia 
du  Peyrou,   et  dont  j'aurai  à  parler  dans  la  suite. 

Depuis  le  départ  de  madame  de  Verdelin,  la  fermentation  devenait 
.plus  vive;  et  malgré  les  rescrits  réitérés  du  roi,  malgré  les  ordres  fré- 
quents du  conseil  d'État,  malgré  les  soins  du  châtelain  et  des  ma- 
gistrats du  lieu,  le  peuple  me  regardant  tout  de  bon  comme  l'Anté- 
christ, et  voyant  toutes  ses  clameurs  inutiles,  parut  enfin  vouloir  en 
venir  aux  voies  de  fait;  déjà  dans  les  chemins  les  cailloux  commen- 
çaient à  rouler  auprès  de  moi,  lancés  cependant  encore  d'un  peu  trop 
loin  pour  pouvoir  m'atteindre.  Enfin,  la  nuit  de  la  foire  de  Motiers. 
qui  est  au  commencement  de  septembre,  je  fus  attaqué  dans  ma 
demeure,  de  manière  à  mettre  en  danger  la  vie  de  ceux  qui  l'habi- 
taient. 

A  minuit,  j'entendis  un  grand  bruit  dans  la  galerie  qui  régnait  sur 
le  derrière  de  la  maison.  Une  grêle  de  cailloux,  lancés  contre  la  fe- 
nêtre et  la  porte  qui  donnait  sur  cette  galerie,  y  tombèrent  avec  tant 
de  fracas,  que  mon  chien,  qui  couchait  dans  la  galerie,  et  qui  avait 
commencé  par  aboyer,  se  tut  de  frayeur,  et  se  sauva  dans  un  coin, 
rongeant  et  grattant  les  planches  pour  tacher  de  fuir.   Je  me  lève  au 


CONFESSIONS   DE  J.-J.   ROUSSEAU. 

bruit  ;  j'allais  sortir  «.le  ma  chambre  pour  passer  dans  la  cuisine,  quand 
un  caillou  lance  d'une  main  vigoureuse    traversa  la  cuisine  après  en 
avoir  cassé  la  fenêtre,  vint  ouvrir  la  porte  de  ma  chambre  et  tomber 
au  pied  de  mon  lit;  de  suite   que   si  je  m'étais  pressé  d'une  seconde 
j'avais   le  caillou  dans  l'estomac.  Je  jugeai  que  le   bruit  avait  été  fait 
pour  m'attirer.  et  le  caillou  lancé    pour  m'accueillir  à  ma  sortie.  Je 
saute  dans  la  cuisine.  Je  trouve  Thérèse,  qui  s'était  aussi  levée,  et  qui 
toute  tremblante  accourait  à  moi.  Nous  nous  rangeons  contre  un  mur. 
hors  de  la  direction  delà  fenêtre,  pour  éviter  l'atteinte  des  pierres,  et 
délibérer  sur  ce  que  nous   avions  à  faire  :  car  sortir  pour  appeler  du 
secours   était  le  moyen  de  nous  faire  assommer.  Heureusement  la 
servante   d'un    vieux    bonhomme  qui    logeait  au-dessous    de  moi  se 
leva    au  bruit,   et    courut  après  M.    le   châtelain,   dont    nous  étions 
porte  à  porte.  Il  saute  de  son  lit,  prend  sa  robe  de  chambre  à  la  hâte, 
et  vient  à  l'instant  avec   la  garde  qui,  à  cause  de  la   foire,  faisait  la 
ronde  cette  nuit-là  et  se  trouva  à  sa  portée.  Le  châtelain  vit  le  dégât 
avec  un  tel  effroi,  qu'il  en  pâlit;  et,  à  la  vue  des  cailloux  dont  la  gale- 
rie était  pleine,  il  s'écria  :  Mon  Dieu!  c'est  une  carrière!  En  visitant 
le  bas,  on  trouva  que  la  porte  d'une  petite   cour  avait  été  forcée,  et 
qu'on  avait  tenté  de  pénétrer  dans  la  maison  par  la  galerie.  En  recher- 
chant pourquoi  la  garde  n'avait  point  aperçu  ou  empêché  le  désordre, 
il  se  trouva  que  ceux  de  Motiers  s'étaient  obstinés  à  vouloir  faire  cette 
garde  hors  de  leur  rang,  quoique  ce  fût  le  tour  d'un  autre  village. 
Le  lendemain,  le  châtelain  envoya  son  rapport  au  conseil  d'Etat, qui, 
deux   jours  après,  lui  envoya  l'ordre  d'informer  sur  cette  affaire,  de 
promettre  une  récompense  et  le  secret  à  ceux  qui  dénonceraient  les 
coupables,  et  de  mettre  en  attendant,  aux  frais  du  prince,  des  gardes  à 
ma   maison   et  â  celle  du  châtelain,  qui  la  touchait.    Le  lendemain, 
le  colonel  de  Pury.  le  procureur  général  Meuron,  le  châtelain  Marti- 
net, le  receveur  (iuyenet,  le  trésorier  d'Ivernois  et  son  père,  en  un 
mot  tout  ce  qu'il  y  avait  de  gens  distingués  dans  le  pays,  vinrent  me 
voir,  et  réunirent  leurs  sollicitations  pour  m'engager  à  céder  à  l'orage, 
et  â  sortir  au  moins  pour  un  temps  d'une  paroisse  où  je  ne  pouvais 
plus  vivre  en  sûreté  ni  avec  honneur.  Je  m'aperçus  même  que  le  châ- 
telain, effrayé  des  fureurs  de  ce  peuple  forcené,  et  craignant  qu'elles 
ne  s'étendissent  jusqu'à  lui,  aurait  été  bien  aise  de  m'en  voir  partir  au 


l  IVRE   DOl  /Il  Ml. 

plus  vite,  pour  n'avoir  plus  l'embarras  de  m'y  protéger,  et  pouvoir 
la  quitter  lui-même,  comme  il  lit  après  mon  départ.  Je  cédai  don  . 
même  avec  peu  de  peine;  car  le  spectacle  de  la  haine  du  peuple  me 
causait  un  déchirement  de  coeur  que  je  ne  pouvais  plus  supporter. 

J'avais  plus  d'une  retraite  à  choisir.  Depuis  le  retour  de  madame 
de  Verdelin  à  Paris,  elle  m'avait  parle  dans  plusieurs  lettres  d'un 
M.  Walpole  qu'elle  appelait  milord,  lequel,  pris  d'un  grand  zèle  en 
ma  laveur,  me  proposait,  dans  une  de  ses  terres,  un  asile  dont  elle 
me  faisait  les  descriptions  les  plus  agréables,  entrant,  pal  rapport  au 
logement  et  à  la  subsistance,  dans  des  détails  qui  marquaient  à  quel 
point  ledit  milord  Walpole  s'occupait  avec  elle  de  ce  projet.  Milord 
maréchal  m'avait  toujours  conseillé  l'Angleterre  ou  l'Ecosse,  et  m'y 
offrait  un  asile  aussi  dans  ses  terres,  mais  il  m'en  offrait  un  qui  me 
tentait  beaucoup  davantage  à  Potsdam,  auprès  de  lui.  Il  venait  de  me 
faire  part  d'un  propos  que  le  roi  lui  avait  tenu  à  mon  sujet,  et  qui 
était  une  espèce  d'invitation  a  m'y  rendre:  et  madame  la  duchesse  de 
Saxe-Gotha  comptait  si  bien  sur  ce  voyage,  qu'elle  m'écrivit  pour  me 
presser  d'aller  la  voir  en  passant,  et  de  m'arrèter  quelque  temps  au- 
près d'elle  :  mais  j'avais  un  tel  attachement  pour  la  Suisse,  que  je  ne 
pouvais  me  résoudre  à  la  quitte!'  tant  qu'il  me  serait  possible  d'y 
vivre,  et  je  pris  ce  temps  pour  exécuter  un  projet  dont  j'étais  occupé 
depuis  quelques  mois,  et  dont  je  n'ai  pu  parler  encore,  pour  ne  pas 
couper  le  fil  de  mon  récit. 

Ce  projet  consistait  à  m'aller  établir  dans  l'île  de  Saint-Pierre, 
domaine  de  l'hôpital  de  Berne,  au  milieu  du  lac  de  Bienne.  Dans  un 
pèlerinage  pédestre  que  j'avais  fait  l'été  précédent  avec  du  Peyrou, 
nous  avions  visité  cette  île,  et  j'en  avais  été  tellement  enchanté,  que 
je  n'avais  cessé  depuis  ce  temps-là  de  songer  aux  moyens  d'y  faire 
ma  demeure.  Le  plus  grand  obstacle  était  que  l'île  appartenait  aux 
Bernois,  qui,  trois  ans  auparavant,  m'avaient  vilainement  chassé  de 
chez  eux;  et  outre  que  ma  fierté  pâtissait  à  retourner  chez  des  gens 
qui  m'avaient  si  mal  reçu,  j'avais  lieu  de  craindre  qu'ils  ne  me  lais- 
sassent pas  plus  en  repos  dans  cette  île  qu'ils  n'avaient  fait  à  Vverdun. 
J'avais  consulté  là-dessus  milord  maréchal,  qui,  pensant  connue  moi 
que  les  Bernois  seraient  bien  aises  de  me  voir  relégué  dans  cette  île 
et  de  m'y  tenir  en  otage,  pour  les  écrits  que  je  pourrais  être  tente  de 


I  ONFESSIONS   DE  J.-J.   ROUSSEAU. 

faire,  avait  fait  sonder  là-dessus  leurs  dispositions  par  un  M.  Sturler, 

son  ancien  voisin  de  Colombier.  M.  Sturler  s'adressa  à  des  chefs  de 

I  •  i,  et,  sur  leur  réponse,  assura  milord  maréchal  que  les  Bernois, 

honteux  de  leur  conduite  passée,  ne  demandaient  pas  mieux  que  de 
me  voir  domicilié  dans  l'île  de  Saint-Pierre,  et  de  m'y  laisser  tran- 
quille. Pour  surcroît  de  précaution,  avant  de  risquer  d  y  aller  résider, 
je  lis  prendre  de  nouvelles  informations  par  le  colonel  Chaillet.  qui 
me  continua  les  mêmes  choses;  et  le  receveur  de  l'île  ayant  reçu  de 
ses  maîtres  la  permission  de  m'y  loger,  je  crus  ne  rien  risquer  d'aller 
m'établir  chez  lui.  avec  l'agrément  tacite  tant  du  souverain  que  des 
propriétaires;  car  je  ne  pouvais  espérer  que  MM.  de  Berne  recon- 
nussent ouvertement  l'injustice  qu'ils  m'avaient  faite,  et  péchassent 
ainsi  contre  la  plus  inviolable  maxime  de  tous  les  souverains. 

L'île  de  Saint-Pierre,  appelée  à  Ncuchàtel  l'île  de  la  Motte,  au 
milieu  du  lac  de  Bienne,  a  environ  une  demi-lieue  de  tour;  mais  dans 
ce  petit  espace  elle  fournit  toutes  les  principales  productions  néces- 
saires à  la  vie.  Elle  a  des  champs,  des  prés,  des  vergers,  des  bois,  des 
vignes;  et  le  tout,  à  la  faveur  d'un  terrain  varié  et  montagneux,  forme 
une  distribution  d'autant  plus  agréable,  que  ses  parties  ne  se  décou- 
vrant pas  toutes  ensemble,  se  font  valoir  mutuellement,  et  font  juger 
l'île  plus  grande  qu'elle  n'est  en  effet.  Une  terrasse  fort  élevée  en 
forme  la  partie  occidentale,  qui  regarde  Gleresse  et  Bonneville.  On 
a  planté  cette  terrasse  d'une  longue  allée  qu'on  a  coupée  dans  son 
milieu  par  un  grand  salon,  où,  durant  les  vendanges,  on  se  rassemble 
les  dimanches  de  tous  les  rivages  voisins,  pour  danser  et  se  réjouir. 
Il  n'y  a  dans  l'île  qu'une  seule  maison,  mais  vaste  et  commode,  où 
loge  le  receveur,  et  située  dans  un  enfoncement  qui  la  tient  à  l'abri 
des  vents. 

\  cinq  ou  six  cents  pas  de  l'île,  est.  du  côté  du  sud,  une  autre 
ile  beaucoup  plus  petite,  inculte  et  déserte,  qui  paraît  avoir  été  dé- 
tachée autrefois  de  la  grande  par  les  orages,  et  ne  produit  parmi  ses 
graviers  que  des  saules  et  des  persicaires,  mais  où  est  cependant  un 
tertre  élevé,  bien  gazonné  et  très-agréable.  La  forme  de  ce  lac  est  un 
ovale  presque  régulier.  Ses  rives,  moins  riches  que  celles  des  lacs  de 
Genève  et  de  Neuchàtel,  ne  laissent  pas  de  former  une  assez  belle 
ration,  surtout  dans  la  partie  occidentale,  qui  est   très-peuplée. 


I  IVRE   DOl  /Il   Ml 

et  bord  ce  de  vignes  au  pied  d'une  chaîne  de  montagnes,  à  peu  près 
comme  à  Côte-Rôtie,  mais  qui  ne  donnenl  pas  d'aussi  bons  vins ,  '  I 
y  trouve,  en  allant  du  sud  au  nord,  le  bailliage  de  Saint-Jean,  B 
neville,  Bienne  et  Nidau  à  l'extrémité  du  lac;  le  tout  entremêlé  de  vil- 
lages très-agréables. 

Tel  était  l'asile  que  ie  m'étais  ménagé,  et  où  je  résolus  d'aller  m'éta- 
bliren  quittant  le  Val-de-Travers.  Ce  choix  était  si  conforme  à  mon 
goût  pacifique,  à  mon  humeur  solitaire  et  paresseuse,  que  je  le  compte 
parmi  les  douces  rêveries  dont  je  me  suis  le  plus  vivemeni  passionné. 
Il  me  semblait  que  dans  cette  île  je  serais  plus  séparé  des  hommes. 
plus  à  l'abri  de  leurs  outrages,  plus  oublié  d'eux,  plus  livré,  en  un 
mot,  aux  douceurs  du  désœuvrement  et  de  la  vie  contemplatif  e.  J'au- 
rais voulu  être  tellement  confiné  dans  cette  ile,  que  je  n'eusse  plus 
de  commerce  avec  les  mortels;  et  il  est  certain  que  je  pris  toutes  les 
mesures  imaginables  pour  me  soustraire  à  la  nécessité  d'en  entretenir. 

Il  s'agissait  de  subsister;  et  tant  par  la  cherté  des  denrées  que  par 
la  difficulté  des  transports,  la  subsistance  est  chère  dans  cette  île,  OÙ 
d'ailleurs  on  est  à  la  discrétion  du  receveur.  Cette  difficulté  fut  levée 
par  un  arrangement  que  du  Peyrou  voulut  bien  prendre  avec  moi,  en 
se  substituant  à  la  place  de  la  compagnie  qui  avait  entrepris  et  aban- 
donné mon  édition  générale.  Je  lui  remis  tous  les  matériaux  de  cette 
édition.  J'en  fis  l'arrangement  et  la  distribution.  J'y  joignis  l'enga- 
gement de  lui  remettre  les  mémoires  de  ma  vie.  et  je  le  lis  dépositaire 
généralement  de  tous  mes  papiers,  avec  la  condition  expresse  de  n'en 
faire  usage  qu'après  ma  mort,  ayant  à  cœur  d'achever  tranquillement 
ma  carrière,  sans  plus  faire  souvenir  le  public  de  moi.  Au  moyen  de 
cela,  la  pension  viagère  qu'il  se  chargeait  de  me  payer  suffisait  pour 
ma  subsistance.  Milord  maréchal,  ayant  recouvré  tous  ses  biens,  m'en 
avait  oflert  une  de  i  100  francs,  que  je  n'avais  acceptée  qu'en  la  rédui- 
sant à  la  moitié.  11  m'en  voulut  envoyer  le  capital,  que  je  refusai,  par 
1  embarras  de  le  placer.  Il  lit  passer  ce  capital  à  du  Peyrou,  entre  les 
mains  de  qui  il  est  resté,  et  qui  m'en  paye  la  rente  viagère  sur  le  pied 
convenu  avec  le  constituant.  Joignant  donc  mon  traité  avec  du  Peyrou. 
la  pension  de  milord  maréchal,  dont  les  deux  tiers  étaient  réversibles 
à  Thérèse  après  ma  mort,  et  la  rente  de  3oo  francs  que  j'avais  sur 
Duchesne,  je  pouvais  compter  sur  une  subsistance  honnête,  et  pour 
Tom  il.  4,, 


I  ON  ]  I  SS I O N S  DE    l .  -  l .    ROUSSEAU. 

moi,  et  après  moi  pour  Thérèse,  à  qui  je  laissais  700  francs  de  rente, 
tant  de  la  pension  de  Rey  que  de  celle  de  milord  maréchal  :  ainsi  je 
n'avais  p  raindre  que  le  pain  lui  manquât,  non  plus  qu'à  moi. 

M  -  il  était  écrit  que  l'honneur  me  forcerait  de  repousser  toutes  les 
ressources  que  la  fortune  et  mon  travail  mettraient  à  ma  poi  tée,  et  que 
je  mourrais  aussi  pauvre  que  j'ai  vécu.  On  jugera  si.  à  moins  d'être 
le  dernier  des  infâmes,  j'ai  pu  tenir  des  arrangements  qu'on  a  tou- 
jours pris  soin  de  me  rendre  ignominieux,  en  m'ôtant  avec  soin  toute 
autre  ressource,  pour  me  forcer  de  consentir  à  mon  déshonneur.  Com- 
ment se  sci  aient-ils  doutes  du  parti  que  je  prendrais  dans  cette  alter- 
native? Ils  ont  toujours  jugé  de  mon  cœur  par  les  leurs. 

En  repos  du  coté  de  la  subsistance,  j'étais  sans  souci  de  tout 
autre.  Quoique  j'abandonnasse  dans  le  monde  le  champ  libre  à  mes 
ennemis,  je  laissais  dans  le  noble  enthousiasme  qui  avait  dicté  mes 
écrits,  et  dans  la  constante  uniformité  de  mes  principes,  un  témoi- 
gnage de  mon  âme  qui  répondait  à  celui  que  toute  ma  conduite  ren- 
dait de  mon  naturel.  Je  n'avais  pas  besoin  d'une  autre  défense  contre 
mes  calomniateurs.  Ils  pouvaient  peindre  sous  mon  nom  un  autre 
homme;  mais  ils  ne  pouvaient  tromper  que  ceux  qui  voulaient  être 
trompés.  Je  pouvais  leur  donner  ma  vie  à  épiloguer  d'un  bout  à  l'au- 
tre :  j'étais  sûr  qu'à  travers  mes  fautes  et  mes  faiblesses,  à  travers 
mon  inaptitude  à  supporter  aucun  joug,  on  trouverait  toujours  un 
homme  juste,  bon.  sans  fiel,  sans  haine,  sans  jalousie,  prompt  à  re- 
connaître ses  propres  torts,  plus  prompt  à  oublier  ceux  d'autrui, 
cherchant  toute  sa  félicité  dans  les  passions  aimantes  et  douces,  et 
tnt  en  toute  chose  la  sincérité  jusqu'à  l'imprudence,  jusqu'au 
plus,  incroyable  désintéressement. 

Je  prenais  donc  en  quelque  sorte  congé  de  mon  siècle  et  de  mes 
contemporains,  et  je  faisais  mes  adieux  au  monde  en  me  confinant 
dans  cette  île  pour  le  reste  de  mes  jours;  car  telle  était  ma  résolution. 
et  c'était  là  que  je  comptais  exécuter  enfin  le  grand  projet  de  cette 
vie  oiseuse,  auquel  j'avais  inutilement  consacré  jusqu'alors  tout  le 
l'activité  que  le  ciel  m'avait  départie.  Cette  île  allait  devenir  pour 
moi  celle  de  l'apimanie.  ce  bienheureux  pays  où  l'on  doit  : 

On  y  fait  plus,  on  n'y  lait  nulle  chose. 


Ll\  RE  DOI  /il. Ml  . 

»  plus  était  tout  pour  moi,  cai  j'ai  toujours  peu  regretté  le  som- 
meil ;  l'oisiveté  me  suffit;  et  pourvu  que  je  ne  fasse  rien,  j'aime  en- 
core mieux  rêver  éveillé  qu'en  songe.  I  inesques 
étant  passe,  et  la  fumée  de  la  gloriole  m'ayant  plus  étourdi  que  Batte, 

il  ne  me  restait,  pour  dernière  espérance,  que  celle  Je  vivre  sans 
gène,  dans  un  loisir  éternel.  C'est  la  vie  des  bienheureux  dans 
l'autre  monde,  et  j'en  taisais  désormais  mon  bonheur  suprême  dans 
celui-ci. 

Ceux  qui  me  reprochent  tant  de  contradictions  ne  manqueront 
pas  ici  de  m'en  reprocher  encore  une.  J'ai  dit  que  l'oisiveté  des  cer- 
cles me  les  rendait  insupportables,  et  me  voila  recherchant  la  solitude 
uniquement  pour  m'y  livrer  à  l'oisiveté.  C'est  pourtant  ainsi  que  je 
suis;  s'il  y  a  là  de  la  contradiction,  elle  est  du  fait  de  la  nature  et  non 
pas  du  mien  :  mais  il  y  en  a  si  peu.  que  c'est  par  là  précisément  que 
je  suis  toujours  moi.  L'oisiveté  des  cercles  est  tuante,  parce  qu'elle 
est  de  nécessité;  celle  de  la  solitude  est  charmante,  parce  qu'elle  est 
libre  et  de  volonté.  Dans  une  compagnie  il  m'est  cruel  de  ne  rien  faire, 
parce  que  j'y  suis  forcé.  Il  faut  que  je  reste  la  cloué  sur  une  chaise  ou 
debout,  planté  comme  un  piquet,  sans  remuer  ni  pied  ni  patte,  n'osant 
ni  courir,  ni  sauter,  ni  chanter,  ni  crier,  ni  gesticuler  quand  j'en  ai 
envie,  n'osant  pas  même  rêver;  ayant  à  la  fois  tout  l'ennui  de  l'oisi- 
veté et  tout  le  tourment  de  la  contrainte  ;  obligé  d'être  attentif  a  toutes 
les  sottises  qui  se  disent  et  à  tous  les  compliments  qui  se  font,  et  de 
fatiguer  incessamment  ma  Minerve,  pour  ne  pas  manquer  de  placer 
à  mon  tour  mon  rébus  et  mon  mensonge.  Et  vous  appelez  cela  de 
l'oisiveté!  C'est  un  travail  de  forçat. 

L'oisiveté  que  j'aime  n'est  pas  celle  d'un  fainéant  qui  reste  là  les 
bras  croisés  dans  une  inaction  totale,  et  ne  pense  pas  plus  qu'il  n'agit. 
C'est  à  la  fois  celle  d'un  enfant  qui  est  sans  cesse  en  mouvement  pour 
ne  rien  faire,  et  celle  d'un  radoteur  qui  bat  la  campagne,  tandis  que 
ses  bras  sont  en  repos.  J'aime  à  m'occuper  à  faire  des  riens,  à  com- 
mencer cent  choses,  et  n'en  achever  aucune,  à  aller  et  venir  comme 
la  tète  me  chante,  à  changer  à  chaque  instant  de  projet,  à  suivre  une 
mouche  dans  toutes  ses  allures,  à  vouloir  déraciner  un  rocher  pour 
voir  ce  qui  est  dessous,  à  entreprendre  avec  ardeur  un  travail  de  dix 
ans.  et  à  l'abandonner  sans  regret  au  bout  de  dix  minutes,  n  muser 


C0NF1  SSIONS   DE   J.-J.    ROUSSEAU. 

enfin    toute  la  journée  sans  ordre  et    sans  suite,  et   à    ne   suivre  en 
t.>ute  chose  que  le  caprice  du  moment. 

La  botanique,  telle  que  je  l'ai  toujours  considérée,  et  telle  qu'elle 
commençait  à  devenir  passion  pour  moi,  était  précisément  une  étude 
oiseuse,  propre  à  remplir  tout  le  vide  de  mes  loisirs,  sans  y  laisser 
place  au  délire  de  l'imagination,  ni  à  l'ennui  d'un  désœuvrement  total. 
Errer  nonchalamment  dans  les  bois  et  dans  la  campagne,  prendre 
machinalement  çà  et  là,  tantôt  une  Heur,  tantôt  un  rameau,  brouter 
mon  foin  presque  au  hasard,  observer  mille  et  mille  fois  les  mêmes 
choses,  et  toujours  avec  le  même  intérêt,  parce  que  je  les  oubliais 
toujours,  était  de  quoi  passer  l'éternité  sans  pouvoir  m'ennuyer  un 
moment.  Quelque  élégante,  quelque  admirable,  quelque  diverse  que 
soit  la  structure  des  végétaux,  elle  ne  frappe  pas  assez  un  œil  igno- 
rant pour  l'intéresser.  Cette  constante  analogie,  et  pourtant  cette  va- 
riété prodigieuse  qui  règne  dans  leur  organisation,  ne  transporte  que 
ceux  qui  ont  déjà  quelque  idée  du  système  végétal.  Les  autres  n'ont, 
à  l'aspect  de  tous  ces  trésors  de  la  nature,  qu'une  admiration  stupide 
et  monotone.  Ils  ne  voient  rien  en  détail,  parce  qu'ils  ne  savent  pas 
même  ce  qu'il  faut  regarder;  et  ils  ne  voient  plus  l'ensemble,  parce 
qu'ils  n'ont  aucune  idée  de  cette  chaîne  de  rapports  et  de  combinai- 
sons qui  accable  de  ses  merveilles  l'esprit  de  l'observateur.  J'étais,  et 
mon  défaut  de  mémoire  me  devait  tenir  toujours,  dans  cet  heureux 
point  d'en  savoir  assez  peu  pour  que  tout  me  fût  nouveau,  et  assez 
pour  que  tout  me  fût  sensible.  Les  divers  sols  dans  lesquels  l'île, 
quoique  petite,  était  partagée,  m'offraient  une  suffisante  variété  de 
plantes  pour  l'étude  et  pour  l'amusement  de  toute  ma  vie.  Je  n'y  vou- 
lais pas  laisser  un  poil  d'herbe  sans  analyse,  et  je  m'arrangeais  déjà 
pour  faire,  avec  un  recueil  immense  d'observations  curieuses,  la 
Flora  Petrinsularis. 

Je  fis  venirThérèse  avec  mes  livres  et  mes  effets.  Nous  nous  mîmes 
en  pension  chez  le  receveur  de  l'île.  Sa  femme  avait  à  Nidau  ses 
sœurs,  qui  la  venaient  voir  tour  à  tour,  et  qui  faisaient  à  Thérèse 
une  compagnie.  Je  fis  là  l'essai  d'une  douce  vie  dans  laquelle  j'aurais 
voulu  passer  la  mienne,  et  dont  le  goût  que  j'y  pris  ne  servit  qu'à  me 
faire  mieux  sentir  l'amertume  de  celle  qui  devait  si  promptement  y 
succéder. 


LIVR]     DOUZIÈME. 

J'ai  toujours  aime  l'eau  passionnément,  et  sa  vue  me  jette  dans  une 
rêverie  délicieuse,  quoique  souvent  sans  objet  déterminé.  Je  ne  man- 
quais point  à  mon  lever,  lorsqu'il  taisait  beau,  de  courir  sur  la  ti  r- 
rasse  humer  l'air  salubre  et  trais  du  matin,  et  planer  des  yeux  sut 
I  horizon  de  ce  beau  lac,  dont  les  rives  et  les  montagnes  qui  le  bor- 
dent enchantaient  ma  vue.  Je  ne  trouve  point  de  plus  digne  hommage 
à  la  Divinité  que  cette  admiration  muette  qu'excite  la  contemplation 
de  ses  œuvres,  et  qui  ne  s'exprime  point  par  des  actes  développés.  Je 
comprends  comment  les  habitants  des  villes,  qui  ne  voient  que  de- 
murs,  des  rues  et  des  crimes,  ont  peu  de  foi;  mais  je  ne  puis  com- 
prendre comment  des  campagnards,  et  surtout  des  solitaires,  peuvent 
n'en  point  avoir.  Comment  leur  âme  ne  s'élève-t-elle  pas  cent  l'ois  le 
jour  avec  extase  à  l'auteur  des  merveilles  qui  les  frappent  ?  Pour  i 
c'est  surtout  à  mon  lever,  affaissé  pannes  insomnies,  qu'une  longue- 
habitude  me  porte  à  ces  élévations  de  cœur  qui  n'imposent  point  la 
fatigue  de  penser.  Mais  il  faut  pour  cela  que  mes  yeux  soient  trappes 
du  ravissant  spectacle  de  la  nature.  Dans  ma  chambre,  je  prie  plus 
rarement  et  plus  sèchement  :  mais  à  l'aspect  d'un  beau  paysage,  je 
me  sens  ému  sans  pouvoir  dire  de  quoi.  J'ai  lu  qu'un  sage  évêque, 
dans  la  visite  de  son  diocèse,  trouva  une  vieille  femme  qui,  pour  toute 
prière,  ne  savait  dire  que  O!  il  lui  dit  :  Bonne  mère,  continue/  de 
prier  toujours  ainsi;  votre  prière  vaut  mieux  que  les  nôtres.  Cette 
meilleure  prière  est  aussi  la  mienne. 

Après  le  déjeuner,  je  me  hâtais  d'écrire  en  rechignant  quelques 
malheureuses  lettres,  aspirant  avec  ardeur  à  l'heureux  moment  de 
n'en  plus  écrire  du  tout.  Je  tracassais  quelques  instants  autour  dénies 
livres  et  papiers,  pour  les  déballer  et  arranger,  plutôt  que  pour  les 
lire:  et  cet  arrangement,  qui  devenait  pour  moi  l'œuvre  de  Pénélope, 
me  donnait  le  plaisir  de  muser  quelques  moments,  après  quoi  je  m'en 
ennuyais  et  le  quittais,  pour  passer  les  trois  ou  quatre  heures  qui  me 
restaient  de  la  matinée  à  l'étude  de  la  botanique,  et  surtout  au  sys- 
tème de  Linnœus,  pour  lequel  je  pris  une  passion  dont  je  n'ai  pu 
bien  me  guérir,  même  après  en  avoir  senti  le  vide.  Ce  grand  observa- 
teur est,  à  mon  gré,  le  seul,  avec  Ludwig,  qui  ait  vu  jusqu'ici  la  bota- 
nique en  naturaliste  et  en  philosophe;  mais  il  l'a  trop  étudiée  dans 
des  herbiers  et  dans  des   jardins,  et  pas  assez,  dans  la   nature  elle- 


CON  1  l  SSIONS   DE  J.-J.   KOI  SSEAU. 

même.  Pour  moi,  qui  prenais  pour  jardin  l'île  entière,  sitôt  que  j'avais 
besoin  de  faire  ou  vérifier  quelque  observation,  je  courais  dans  les 

OU  dans  les  près,  mon  livre  sons  le  bras  :  là,  je  nie  couchais  par 
terre  auprès  de  la  plante  en  question,  pour  l'examiner  sur  pied  tout  à 
mon  aise.  Cette  méthode  m'a  beaucoup  servi  pour  connaître  les  végé- 
taux dans  leur  état  naturel,  avant  qu'ils  aient  été  cultivés  et  dénaturés 
par  la  main  des  hommes.  On  dit  que  Fagon,  premier  médecin  de 
Louis  XV,  qui  nommait  et  connaissait  parfaitement  toutes  les  plantes 
du  Jardin  Royal,  était  d'une  telle  ignorance  dans  la  campagne,  qu'il 
n'y  connaissait  plus  rien.  Je  suis  précisément  le  contraire  :  je  con- 
nais quelque  chose  à  l'ouvrage  de  la  nature,  mais  rien  à  celui  du 
jardinier. 

Pour  les  après-dinées,  je  les  livrais  totalement  à  mon  humeur 
oiseuse  et  nonchalante,  et  à  suivre  sans  règle  l'impulsion  du  moment. 
Souvent,  quand  l'air  était  calme,  j'allais  immédiatement  en  sortant  de 
table  me  jeter  seul  dans  un  petit  bateau,  que  le  receveur  m'avait 
appris  à  mener  avec  une  seule  rame;  je  m'avançais  en  pleine  eau.  Le 
moment  où  je  dérivais  me  donnait  une  joie  qui  allait  jusqu'au  tres- 
saillement, et  dont  il  m'est  impossible  de  dire  ni  de  bien  comprendre 
la  cause,  si  ce  n'était  peut-être  une  félicitation  secrète  d'être  en  cet 
état  hors  de  l'atteinte  des  méchants.  J'errais  ensuite  seul  dans  ce  lac, 
approchant  quelquefois  du  rivage,  mais  n'y  abordant  jamais.  Souvent. 
laissant  aller  mon  bateau  à  la  merci  de  l'air  et  de  l'eau,  je  me  livrais 
à  des  rêveries  sans  objet,  et  qui,  pour  être  stupides,  n'en  étaient  pas 
moins  douces.  Je  m'écriais  parfois  avec  attendrissement  :  O  nature  ! 
o  ma  mère!  me  voici  sous  ta  seule  garde;  il  n'y  a  point  ici  d'homme 
adroit  et  fourbe  qui  s'interpose  entre  toi  et  moi.  Je  m'éloignais 
ainsi  jusqu'à  demi-lieue  de  terre;  j'aurais  voulu  que  ce  lac  eût  été 
l'Océan.  Cependant,  pour  complaire  a  mon  pauvre  chien,  qui  n'ai- 
mait pas  autant  que  moi  de  si  longues  stations  sur  l'eau,  je  suivais 
d'ordinaire  un  but  de  promenade;  c'était  d'aller  débarquer  à  la  petite 
ile,  de  m'y  promener  une  heure  ou  deux,  ou  de  m'étendre  au  som- 
met du  tertre  sur  le  gazon,  pour  m'assouvir  du  plaisir  d'admirer  ce  lac 
et  ses  environs,  pour  examiner  et  disséquer  toutes  les  herbes  qui  se 
trouvaient  àma  portée,  et  pour  me  bâtir,  comme  un  autre  Robinson, 
une  demeure  imaginaire  dans  cette  petite  île.  Je  m'affectionnai  forte- 


LIVRE    DOUZIÈME, 

ment  à  cette  butte.  Quand  i'\  pouvais  mener  promener  Thérèse  avec 
l.i  receveuse  et  ses  soeurs,  comme  j'étais  fier  d'être  leur  pilote  et  leur 
guide!  Nous  v  portâmes  en  pompe  des  lapin  :  i  peuple]  ;  .unie 

fête  pour  Jean-Jacques.  Cette  peuplade  me  rendit  la  petite  [le  encore 

plus  intéressante.  J'y  allais  plus  souvent  et  avec  [''lus  de  plaisil  depuis 

mps-là,  pour  rechercher  des  traces  du   progrès  des  nouveaux 

habitants. 

\  ces  amusements,  j'en   joignais  un  qui   me  rappelait  la   douce  vie 

des  t'.h  11  mettes,  et   auquel  la   saison    m'invitait   particulièrement. 

('/était  un  détail  de  soins  rustiques  pour  la  récolte  des  légumes  et  des 

fruits,  et  que  nous  n<»us  faisions  un  plaisir,  Thérèse  et  moi,  de  parta- 
ger avec  la  receveuse  et  sa  famille.  Je  me  souviens  qu'un  Bernois, 
nomme  M.  Kirchberger,  m'étant  venu  voir,  me  trouva  perché  sur  un 
grand  arbre,  un  sac  attache  autour  de  ma  Ceinture,  et  déjà  si  plein  de 
pommes, que  je  ne  pouvais  plus  me  remuer,  .le  ne  fus  pas  fâché  de  C<  tti 
rencontre  et  de  plusieurs  autres  pareilles.  J'espérais  que  les  Bernois. 
témoins  de  l'emploi  de  mes  loisirs,  ne  songeraient  plus  à  en  troubler 
la  tranquillité,  et  me  laisseraient  en  paix  dans  ma  solitude.  J'au- 
rais bien  mieux  aimé  y  être  confiné  par  leur  volonté  que  par  la 
mienne  :  j'aurais  été  plus  assuré  de  n'y  point  voir  troubler  mon  repos. 

Voici  encore  un  de  ces  aveux  sur  lesquels  je  suis  sûr  d'avance  de 
l'incrédulité  des  lecteurs,  obstinés  à  juger  toujours  de  moi  par  eux- 
mêmes,  quoiqu'ils  aient  été  forces  de  voir  dans  tout  le  cours  de  ma 
vie  mille  alfections  internes  qui  ne  ressemblaient  point  aux  leurs.  Ce 
qu'il  y  a  de  plus  bizarre  est  qu'en  me  refusant  tous  les  sentiments 
bons  ou  indifférents  qu'ils  n'ont  pas.  ils  sont  toujours  prêts  a  m'en 
prêter  de  si  mauvais,  qu'ils  ne  sauraient  même  entrer  dans  un  cœur 
d'homme  :  ils  trouvent  alors  tout  simple  de  me  mettre  en  contradic- 
tion avec  la  nature,  et  de  faire  de  moi  un  monstre  tel  qu'il  n'en  peut 
même  exister.  Rien  d'absurde  ne  leur  paraît  incroyable  dès  qu'il  tend 
à  me  noircir:  rien  d'extraordinaire  ne  leur  paraît  possible,  dès  qu'il 
tend  à  m'honorer. 

Mais  quoi  qu'ils  en  puissent  croire  ou  dire,  je  n'en  continuerai  pas 
moins  d'exposer  fidèlement  ce  que  fut,  lit  et  pensa  J.-J.  Rousseau, 
sans  expliquer  ni  justifier  les  singularités  de  ses  sentiments  et  de  ses 
idées,  ni  rechercher  si  d'autres  ont  pensé  comme  lui.  Je  pris  tant  de 


C0NF1   SSIONS   DE  J.-J.    ROUSSEAU. 

goût  à  l'île  de  Saint-Pierre,  et  son  séjour  me  convenait  si  fort,  qu'à 
force  d'inscrire  tous  mes  désirs  dans  cette  île,  je  formai  celui  de  n'en 
point  sortir.  Les  visites  que  j'avais  à  rendre  au  voisinage,  les  courses 
qu'il  me  faudrait  l'aire  à  Neuchâtel,  à  Bienne,  à  Yverdun,  à  Nidau, 
fatiguaient  déjà  mon  imagination.  Un  jour  à  passer  hors  de  l'île  me 
paraissait  retranche  de  mon  bonheur;  et  sortir  de  l'enceinte  de  eclac 
était  pour  moi  sortir  de  mon  élément.  D'ailleurs,  l'expérience  dupasse 
m'avait  rendu  craintif.  Il  suffisait  que  quelque  bien  flattât  mon  cœur, 
pour  que  je  dusse  m'attendre  à  le  perdre;  et  l'ardent  désir  de  finir 
mes  jours  dans  cette  île  étail  inséparable  de  la  crainte  d'être  forcé  d'en 
sortir,  .l'avais  pris  l'habitude  d'aller  les  soirs  m'asseoir  sur  la  grève, 
surtout  quand  le  lac  était  agité.  Je  sentais  un  plaisir  singulier  à  voir 
les  flots  se  briser  à  mes  pieds.  Je  m'en  faisais  l'image  du  tumulte  du 
monde,  et  de  la  paix  de  mon  habitation;  et  je  m'attendrissais  quel- 
quefois à  cette  douce  idée,  jusqu'à  sentir  couler  des  larmes  de  mes 
veux.  Ce  repos,  dont  je  jouissais  avec  passion,  n'était  troublé  que  par 
l'inquiétude  de  le  perdre;  mais  cette  inquiétude  allait  au  point  d'en 
altérer  la  douceur.  Je  sentais  ma  situation  si  précaire,  que  je  n'osais 
y  compter.  Ah!  que  je  changerais  volontiers,  me  disais-je,  la  liberté 
de  sortir  d'ici,  dont  je  ne  me  soucie  point,  avec  l'assurance  d'y  pou- 
voir rester  toujours!  Au  lieu  d'être  souffert  par  grâce,  que  n'y  suis- 
je  détenu  par  force!  Ceux  qui  ne  font  que  m'y  souffrir  peuvent  à 
chaque  instant  m'en  chasser;  et  puis-je  espérer  que  mes  persécuteurs, 
m'y  voyant  heureux,  m'y  laissent  continuer  de  l'être?  Ah  !  c'est  peu 
qu'on  me  permette  d'y  vivre;  je  voudrais  qu'on  m'y  condamnât,  et  je 
voudrais  être  contraint  d'y  rester,  pour  ne  l'être  pas  d'en  sortir.  Je 
jetais  un  leil  d'envie  sur  l'heureux  Micheli  Ducret, qui,  tranquille  au 
château  d'Arberg,  n'avait  eu  qu'à  vouloir  être  heureux,  pour  l'être. 
Enfin,  à  force  de  me  livrer  à  ces  réflexions,  et  aux  pressentiments 
inquiétants  des  nouveaux  orages  toujours  prêts  à  fondre  sur  moi,  j'en 
vins  a  désirer,  mais  avec  une  ardeur  incroyable,  qu'au  lieu  de  tolé- 
rer seulement  mon  habitation  dans  cette  île,  on  me  la  donnât  pour 
prison  perpétuelle;  et  je  puis  jurer  que  s'il  n'eût  tenu  qu'à  moi  de  m'y 
faire  condamner,  je  l'aurais  fait  avec  la  plus  grande  joie,  préférant 
mille  fois  la  nécessité  d'y  passer  le  reste  de  ma  vie,  au  danger  d'en 
être  expulsé. 


LIVRI     DOUZIÈMI 

Cette  crainte  ne  demeura  pas  longtemps  vaine.  An  momem  où  je 
attendais  le  moins,  je  reçus  une  lettre  de  M.  le  bailli  de  Nul. m. 
dans  le  gouvernement  duquel  étail  l'île  de  Saint-Pierre  :  pai  cette  lettn  . 
il  nrimiin.iit.de  la  pan  de  Leurs  Excellences,  l'ordre  de  sortii  de  l'île 
et  de  Unis  États.  Je  cuis  rêver  en  la  lisant.  Rien  de  moins  naturel,  de 
moins  raisonnable,  de  moins  prévu  qu'un  pareil  ordre  :  cai  j'avais 
plutôt  regardé  mes  pressentiments  comme  les  inquiétudes  d'un  homme 

effarouché  par  ses  malheurs  que  comme  une  prévoyance  qui  put  avoir 
le  moindre  fondement.  Les  mesures  que  i'a\ais  prises  p0ui  m'assurer 
de  l'agrément  tacite  du  souverain,   la  tranquillité  avec  laquelli 

m'avait  laissé  faire  mon  établissement,  les  visites  de  plusieurs  Bernois 
et  du  bailli  lui-même,  qui  m'avait  comble  d'amitiés  et  de  prévenances, 
la  n-ueur  de  la  saison,  dans  laquelle  il  était  barbare  d'expulser  un 
homme  infirme,  tout  me  tit  croire  avec  beaucoup  de  -eus  qu'il  y  avait 
quelque  malentendu  dans  cet  ordre,  et  que  les  malintentionnés  avaient 
pus  exprès  le  temps  des  vendanges  et  de  linfrequence  du  sénat  pour 
me  porter  brusquement  ce  coup. 

Si  j'avais  écoute  ma  première  indignation,  je  serais   parti  sur-le- 
champ.  Mais  ou  aller;  que  devenir  à  l'entrée  de  l'hiver,  sans  but.  sans 
préparant',  sans  conducteur,  sans  voiture!-  A  moins  de  laisser  t. 
l'abandon,  mes  papiers,   mes  effets,  toutes  mes  affaires,   il   me   (allait 
du  temps  pour  y  pourvoir,  et  il  n'était  pas  dit  dans  l'ordre  si  on  m'en 
laissait  ou  non.  La  continuité   des  malheurs  commençait  d'allaisser 
mon  courage.  Pour  la  première  fois  je  sentis  ma  fierté  naturelle  flé- 
chir sous  le  joug  de  la  nécessité;  et,  malgré  les  murmures  de  mon 
cœur,  il  fallut  m'abaisser  à  demander  un  délai.  C'était  à  .M.  de  Graf- 
fenried,  qui  m'avait  envoyé   l'ordre,  que  je  m'adressai  pour  le  faire 
interpréter.  Sa  lettre  portait  une  très-vive  improbation  de  ce  même 
ordre,  qu'il  ne  m'intimait  qu'avec  le  plus  grand  regret;  et  les  témoi- 
gnages de  douleur  et  d'estime  dont  elle  était  remplie  me  semblaient 
autant  d'invitations  bien  douces  de  lui  parler  à  ceur  ouvert  ;  je  le  lis. 
.le  ne  doutais  pas  même  que  ma  lettre  ne  fit  ouvrir  les  yeux  i 
hommes  iniques  sur  leur  barbarie,  et  que,  si  l'on  ne  révoquait  pas  un 
ordre  si  cruel,  on  ne  m'accordât  du  moins  un  délai  raisonnable,  et 
peut-être  l'hiver  entier,  pour  me  préparer  a  la  retraite  et  pour  en  choi- 
sir le  lieu. 

TOUS    II. 

30 


I  ON!  l   SSIONS   DE  J.-J.    ROUSSE  \l  . 

I  a  attendant  la  réponse,  je  me  mis  à  réfléchir  sur  ma  situation,  et 
à  délibérer  sur  le  parti  que  j'avais  à  prendre.  Je  vis  tant  de  difficultés 
de  toutes  parts,  le  chagrin  m'avait  si  fort  affecté,  et  ma  santé  en  ce 
moment  était  si  mauvaise,  que  je  me  laissai  tout  a  fait  abattre,  et  que 
l'effet  de  mon  découragement  fut  de  m'ôter  le  peu  de  ressources  qui 
pouvaient  me  tester  dans  l'esprit,  pour  tirer  le  meilleur  parti  pos- 
sible dénia  triste  situation,  lui  quelque  asile  que  je  voulusse  nie  ré- 
fugier, il  était  clair  que  je  ne  pouvais  m'y  soustraire  à  aucune  des 
deux  manières  qu'on  avait  prises  pour  m'expulser  :  l'une,  en  soule- 
vant contre  moi  la  populace  par  des  manœuvres  souterraines;  l'autre, 
en  me  chassant  à  toi  ce  ouverte,  sans  en  dire  aucune  raison.  Je  ne  pou- 
vais donc  compter  sur  aucune  retraite  assurée,  à  moins  de  l'aller 
chercher  plus  loin  que  mes  forces  et  la  saison  ne  semblaient  nie  le 
permettre.  Tout  cela  me  ramenant  aux  idées  dont  je  venais  de  m'oc- 
cuper,  j'osai  désirer  et  proposer  qu'on  voulût  plutôt  disposer  de  moi 
dans  une  captivité  perpétuelle,  que  de  me  faire  errer  incessamment 
sur  la  terre,  en  m'expulsant  successivement  de  tous  les  asiles  que 
j'aurais  choisis.  Deux  jours  après  ma  première  lettre,  j'en  écriv  is  une 
seconde  à  M.  de  Graffenried,  pour  le  prier  d'en  faire  la  proposition  à 
Leurs  Kxcellences.  La  réponse  de  Berne  à  Tune  et  à  l'autre  fut  un  ordre 
conçu  dans  les  termes  les  plus  formels  et  les  plus  durs,  de  sortir  de 
l'ile  et  de  tout  le  territoire  médiat  et  immédiat  de  la  république,  dans 
l'espace  de  vingt-quatre  heures,  et  de  n'y  rentrer  jamais,  sous  les 
plus  grièves  peines. 

Ce  moment  fut  affreux.  Je  me  suis  trouvé  depuis  dans  de  pires  an- 
goisses, jamais  dans  un  plus  grand  embarras.  Mais  ce  qui  m'affligea 
le  plus  fut  d'être  forcé  de  renoncer  au  projet  qui  m'avait  fait  désirer  de 
passer  l'hiver  dans  l'ile.  Il  est  temps  de  rapporter  l'anecdote  fatale 
qui  a  mis  le  comble  à  mes  désastres,  et  qui  a  entraîné  dans  ma  ruine 
un  peuple  infortuné,  dont  les  naissantes  vertus  promettaient  déjà 
1er  un  jour  celles  de  Sparte  et  de  Rome.  J'avais  parlé  des  Corses, 
dans  le  Contrat  social,  comme  d'un  peuple  neuf,  le  seul  de  l'Europe  qui 
ne  fût  pas  use  pour  la  législation  ;  et  j'av  ais  marqué  la  grande  espérance 
qu'on  devait  avoir  d'un  tel  peuple,  s'il  avait  le  bonheur  de  trouver  un 
sage  instituteur.  Mon  ouvrage  fut  lu  par  quelques  Corses,  qui  furent 
sensibles  a  la  manière  honorable  dont  je  parlais  d'eux:  et  le  cas  où  ils 


LIVR]     DOUZIÈME. 

s<  trouvaient  de  travailler  à  l'établissement  de  leur  république  lit  pen- 
sera leurs  chefs  de  me  demander  mes  idées  sur  cet  impoi  tani  ■ 
l  M.  Buttafuoco,  d'une  des  premièi  es  familles  du  pays,  1 1  capitaine 
en  France  dans  Royal-Italien,  m'écrivit  à  ce  sujet,  et  me  fournit  plu- 
sieurs pièces  que  je  luia\ais  demandées  pour  me  mettre  au  fait  de 
l'histoire  de  la  nation  et  de  l'état  du  pays.  M.  Paoli  m'écrivit  aussi 
plusieurs  lois  ;  et  quoique  je  sentisse  une  pareille  entreprise  au-dessus 
de  mes  forces,  je  ci  us  ne  pouvoir  les  refuser  poui  concourir  a  une  si 
grande  et  belle  œuvre,   lorsque  j'aurais  pris  toutes  les  instructions 

dont  j'avais  besoin  pour  cela.  Ce    fut   dans   ce  sens  que  je  répondis  .1 

l'un  et  à  l'autre,  et  cette  correspondance  continua  jusqu'à  mon  dé- 
part. 

Précisément  dans  le  même  temps  j'appris  que  la  France  envoyait 
des  troupes  en  Cause,  et  qu'elle  avait  fait  un  traité  avec  les  Génoi  ,( 

traite,  cet  einoi  de  troupes  m'inquiétèrent  ;  et.  sans  m'imaginer  encore 
avoir  aucun  rapport  à  tout  cela,  je  jugeais  impossible  et  ridicule  de 
travaillera  un  ouvrage  qui  demande  un  aussi  profond  repos  que  l'in- 
stitution d'un  peuple.au  moment  où  il  allait  peut-être  être  subjugué.  Je 
ne  cachai  pas  mes  inquiétudes  à  M.  Buttafuoco,  qui  nie  rassura  par 
la  certitude  que,  s'il  y  avait  dans  ce  traité  des  choses  Contraires  à  la 
liberté  de  sa  nation,  un  aussi  bon  citoyen  que  lui  ne  resterait  pas. 
comme  il  faisait, au  service  de  France.  En  effet,  son  zèle  pour  la  législa- 
tion des  Corses,  et  ses  étroites  liaisons  avec  .M.  Paoli,  ne  pouvaient 
me  laisser  aucun  soupçon  sur  son  compte;  et  quand  j'appris  qu'il  fai- 
sait de  fréquents  voyages  a  Versailles  et  à  Fontainebleau,  et  qu'il  avait 
des  relations  avec  M.  de  Choiseul,  je  n'en  conclus  autre  chose,  sinon 
qu'il  avait  sur  les  véritables  intentions  de  la  cour  de  France  des  sûre- 
tés qu'il  me  laissait  entendre,  mais  sur  lesquelles  il  ne  voulait  pas 
s'expliquer  ouvertement  par  lettres. 

Tout  cela  me  rassurait  en  parti.  Cependant,  ne  comprenant  rien  à 
cet  envoi  de  troupes  françaises,  ne  pouvant  raisonnablement  penser 
qu'elles  fussent  la  pour  protéger  la  liberté  des  Corses,  qu'ils  étaient 
très  en  état  de  défendre  seuls  contre  les  Génois,  je  ne  pouvais  me 
tranquilliser  parfaitement,  ni  me  mêler  tout  de  bon  delà  législation 
proposée,  jusqu'à  ce  que  j'eusse  des  preuves  solides  que  tout  cela 
n'était  pas  un  jeu  pour  me  persifler.  J'aurais  extrêmement  désiré  une 


(  ON  FESSIONS    DE  J.-J.    ROUSSI    \  I  , 

entrevue  ave»    M    Buttafuoco  :  c'était   le  vrai  moyen   d'en    tirer  les 
éclaircissements  dont  j'avais  besoin.  11  me  la  fit  espérer,  et  je  l'atten- 
dais avec  la  plus  grande  impatience.  Pour  lui,  je  ne  sais  s'il  en  avait 
véi  itablement  le  projet;  mais  quand  il  l'aurait  eu,  nies  désastres  m 'au 
i  aient  empêché  d'en  profiter. 

Plus  je  méditais  sur  l'entreprise  proposée,  plus  j'avançais  dans  l'exa- 
men des  pièces  que  j'avais  entre  les  mains,  et  plus  je  sentais  la  néces 
site  d'étudier  de  pies,  et  le  peuple  à  instituer,  et  le  sol  qu'il  habitait. 
et  tous  les  rapports  par  lesquels  il  lui  fallait  approprier  cette  institu- 
tion. Je  comprenais  chaque  jour  davantage  qu'il  m'était  impossible 
d'acquérir  de  loin  toutes  les  lumières  nécessaires  pour  me  guider.  Je 
l'écrivis  à  Buttafuoco  :  il  le  sentit  lui-même;  et  si  je  ne  formai  pas 
précisément  la  résolution  de  passe]  en  Corse,  je  m'occupai  beaucoup 
des  moyens  de  faire  ce  voyage.  J'en  parlai  à  M.  Dastier,  qui,  ayant 
autrefois  servi  dans  cette  île  sous  M.  de  Maillebois,  devait  la  con- 
naître. 11  n'épargna  rien  pour  me  détourner  de  ce  dessein;  et  j'avoue 
que  la  peinture  affreuse  qu'il  me  lit  des  Corses  et  de  leur  pays  refroi- 
dit beaucoup  le  désir  que  j'avais  d'aller  vivre  au  milieu  d'eux. 

Mais  quand  les  persécutions  de  Motiers  me  tirent  songer  de  quit- 
ter la  Suisse,  ce  désir  se  ranima  par  l'espoir  de  trouver  enfin  chez  ces 
insulaires  ce  repos  qu'on  ne  voulait  me  laisser  nulle  part.  Une  chose 
seulement  m'effarouchait  sur  ce  voyage  :  c'était  l'inaptitude  et  l'aver- 
sion que  j'eus  toujours  pour  la  vie  active  à  laquelle  j'allais  être  con- 
damné. Fait  pour  méditer  à  loisir  dans  la  solitude,  je  ne  l'étais  point 
pour  parler,  agir,  traiter  d'affaires  parmi  les  hommes.  La  nature,  qui 
m'avait  donné  le  premier  talent,  m'avait  refusé  l'autre.  Cependant  je 
sentais  que,  sans  prendre  part  directement  aux  affaires  publiques,  je 
serais  nécessité,  sitôt  que  je  serais  en  Corse,  de  me  livrer  à  l'empres- 
sement du  peuple,  et  de  conférer  très-souvent  avec  les  chefs.  L'objet 
même  de  mon  voyage  exigeait  qu'au  lieu  de  chercher  la  retraite,  je 
cherchasse,  au  sein  de  la  nation,  les  lumières  dont  j'avais  besoin.  Il 
était  clair  que  je  ne  pourrais  plus  disposer  de  moi-même;  qu'entraîné 
malgré  moi  dans  un  tourbillon  pour  lequel  je  n'étais  point  né,  j'y  mè- 
nerais une  vie  toute  contraire  à  mon  goût,  et  ne  m'y  montrerais  qu'à 
mon  désavantage.  Je  prévoyais  que,  soutenant  mal  par  ma  présence 
l'opinion  de  capacité  qu'avaient  pu  leur  donner  mes  livres,  je  me  dé- 


LIVRE    DOl  /li  ME. 
créditerais  chez  les  Corses,  et  perdrais,  autant.',  leur  préjudice  qu'au 

mien,  la  confiance  qu'ils  m'avaient  donnée,  et  sans  laquelle  je  ne  pou- 
vais faire  avec  succès  l'oeuvre  qu'ils  attendaient  de  moi    I    i       sûr 

qu'en  sortant  ainsi  «.le  ma  sphère,  je  leur  deviendrais  inutile  et  me  ren- 
drais malheureux. 

I  •urmenté.  battu  d'orages  de  toute  espèce,  fatigué  de  voyages  et 

de  persécutions  depuis  plusieurs  années,  je  sentais  \  hemeiil  le  besoin 
du  repos,  dont  mes  barbares  ennemis  se  faisaient  un  jeu  de  me  pri- 
ver; je  soupirais  plus  que  jamais  après  cette   aimable  oisiveté,  après 

cette  douce  quiétude  d'esprit  et  de  corps  que  j'avais  tant  convoitée,  et 
à  laquelle,  revenu  des  chimères  de  l'amour  et  de  l'amitié,  mon  cœur 
bornait  sa  félicité  suprême.  Je  n'envisageais  qu'avec  effroi  les  tra 

que  j'allais  entreprendre,  la  vie  tumultueuse  à  laquelle  j'allais  me 
livrer;  et  si  la  grandeur,  la  beauté,  l'utilité  de  l'objet  animaient  mon 
courage,  l'impossibilité  de  payer  de  ma  personne  avec  succès  me 
l'ôtait  absolument.  Vingt  ans  de  méditation  profonde,  à  part  moi, 
m'auraient  moins  coûté  que  six  mois  d'une  vie  active,  au  milieu  des 
hommes  et  des  affaires,  et  certain  d'y  mal  réussir. 

Je  m'avisai  d'un  expédient  qui  me  parut  propre  à  tout  concilier. 
Poursuivi  dans  tous  mes  refuges  par  les  menées  souterraines  de  mes 
secrets  persécuteurs,  et  ne  voyant  plus  que  la  Corse  où  je  pusse  es- 
pérer pour  mes  vieux  jours  le  repos  qu'ils  ne  voulaient  me  laisser 
nulle  part,  je  résolus  de  m'y  rendre,  avec  les  directions  de  Buttafuoco, 
aussitôt  que  j'en  aurais  la  possibilité;  mais,  pour  y  vivre  tranquille, 
de  renoncer,  du  moins  en  apparence,  au  travail  de  la  législation,  et 
de  me  borner,  pour  payer  en  quelque  sort  a  mes  hôtes  leur  hospita- 
lité, à  écrire  sur  les  lieux  leur  histoire,  sauf  à  prendre  sans  bruit  les 
instructions  nécessaires  pour  leur  devenir  plus  utile,  si  je  voyais  jour 
à  y  réussir.  En  commençant  ainsi  par  ne  m'engager  à  rien,  j'espérais 
être  en  état  de  méditer  en  secret  et  plus  à  mon  aise  un  plan  qui  put 
leur  convenir,  et  cela  sans  renoncer  beaucoup  à  ma  chère  solitude, 
ni  me  soumettre  à  un  genre  de  vie  qui  m'était  insupportable,  et  dont 
je  n'avais  pas  le  talent. 

Mais  ce  voyage,  dans  ma  situation,  n'était  pas  une  chose  aisée  à 
exécuter.  A  la  manière  dont  M.  Dastier  m'avait  parlé  de  la  Corse,  ie 
n'y  devais  trouver,  des  plus  simples  commodités  de  la  vie.  que  Celles 


CONI  ESSIONS   DE  I.-J.   ROUSSEAU. 

que  j'y  porterais  :  linge,  habits,  vaisselle,  batterie  de  cuisine,  papiers, 
livras,  il  fallait  tout  porter  avec  soi.  Pour  m'y  transporter  avec  ma 
gouvernante,  il  fallait  franchir  les  Alpes,  et  dans  un  trajet  de  deux 
cents  lieues  traîner  à  ma  suite  tout  un  bagage;  il  fallait  passera  tra- 
vers les  États  de  plusieurs  souverains;  et,  sur  le  ton  donné  par  toute 
l'Europe,  je  devais  naturellement  m'attendre,  après  mes  malheurs,  à 
trouver  partout  des  obstacles,  et  à  voir  chacun  se  faire  un  honneur 
de  m'accabler  de  quelque  nouvelle  disgrâce,  et  violer  avec  moi  tous 
les  droits  des  gens  et  de  l'humanité.  Les  frais  immenses,  les  fatigues, 
les  risques  d'un  pareil  voyage,  m'obligeaient  d'en  prévoir  d'avance 
et  d'en  bien  peser  toutes  les  difficultés.  L'idée  de  me  trouver  enfin 
seul,  sans  ressource  à  mon  âge,  et  loin  de  toutes  mes  connaissances, 
à  la  merci  de  ce  peuple  barbare  et  féroce,  tel  que  mêle  peignait  M.  Das- 
tier,  était  bien  propre  à  me  faire  rêver  sur  une  pareille  résolution 
avant  de  l'exécuter.  .le  désirais  passionnément  l'entrevue  que  Butta- 

i  m'avait  fait  espérer,  et  j'en  attendais  l'effet  pour  prendre  tout 
à  fait  mon  parti. 

Tandis  que  je  balançais  ainsi,  vinrent  les  persécutions  de  Motiers, 
qui  me  forcèrent  à  la  retraite.  Je  n'étais  pas  prêt  pour  un  long  voyage, 
et  surtout  pour  celui  de  Corse.  J'attendais  des  nouvelles  de  Butta- 
fuoeo;  je  me  réfugiai  dans  l'île  de  Saint-Pierre,  d'où  je  fus  chassé 
à  l'entrée  de  l'hiver,  comme  j'ai  dit  ci-devant.  Les  Alpes  couvertes 
de  neige  rendaient  alors  pour  moi  cette  émigration  impraticable, 
surtout  avec  la  précipitation  qu'on  me  prescrivait.  11  est  vrai  que 
l'extravagance  d'un  pareil  ordre  le  rendait  impossible  à  exécuter  :  car 
du  milieu  de  cette  solitude  enfermée  au  milieu  des  eaux,  n'ayant  que 
vingt-quatre  heures  depuis  l'intimation  de  l'ordre  pour  me  préparer 
au  départ,  pour  trouver  bateaux  et  voitures  pour  sortir  de  l'île  et  de 
tout  le  territoire;  quand  j'aurais  eu  des  ailes,  j'aurais  eu  peine  à  pou- 

obéir.  Je  l'écrivis  à  M.  le  bailli  de  Nidau  en  répondant  à  sa  lettre, 
et  je  m'empressai  de  sortir  de  ce  pays  d'iniquité.  Voilà  comment  il 
fallut  renoncer  à  mon  projet  chéri,  et  comment,  n'ayant  pu  dans  mon 
découragement  obtenir  qu'on  disposât  de  moi,  je  me  déterminai,  sur 
l'invitation  de  mi  lord  maréchal,  au  voyage  de  Berlin,  laissant  Thérèse 
hiverner  à  l'île  de  Saint-Pierre  avec  mes  effets  et  mes  livres,  et  dé- 
sant    mes  papiers  dans   les  mains  Je  au   Peyrou.  Je  lis  une  telle 


LIVR1     DOUZIEME. 

diligence,  que  des  le  lendemain  matin  je  partis  de  l'île,  et  me  rendis 
à  Bienne  encore  avant  midi.  Peu  s'en  fallut  que  je  n'y  terminasse  mon 
voyage  par  un  incident  dont  le  récit  ne  doit  pas  être  omis. 

Sitôt  que  le  bruit  s'était  répandu  que  j'avais  ordre  de  quitter  mon 

asile,  j'eus  une  al'tluence  de  visites  du  voisinage,  et  surtout  de  Ber- 
nois qui  venaient  avec  la  plus  détestable  fausseté  me  flagorner,  m'a- 
doucir,  et  me  protester  qu'on  avait  pris  le  moment  des  vacances  et 
de  l'infréquence  du  sénat  pour  minuter  et  m'intimercet  ordre,  contre 

lequel,  disaient  -ils.  tous  les  deux  cents  étaient  indignés.  Parmi  ce  tas 
de  consolateurs,  il  en  vint  quelques-uns  de  la  ville  de  Bienne,  petit 
Etat  libre,  enclavé  dans  celui  de  Berne,  et  entre  autres  un  jeune  homme. 
appelé  Wildremet,  dont  la  famille  tenait  le  premier  rang  et  avait  le 
principal  crédit  dans  cette  petite  ville.  Wildremet  me  conjura  vive- 
ment, au  nom  de  ses  concitoyens,  de  choisir  ma  retraite  au  milieu 
d'eux,  m'assurant  qu'ils  desiraient  avec  empressement  de  m'y  rece- 
voir; qu'ils  se  feraient  une  gloire  et  un  devoir  de  m'y  faire  oublier  les 
persécutions  que  j'avais  souffertes;  que  je  n'avais  à  craindre  chez  eux 
aucune  influence  des  Bernois:  que  Bienne  était  une  ville  libre,  qui  ne 
recevait  des  lois  de  personne,  et  que  tous  les  citoyens  étaient  unanime- 
ment déterminés  à  n'écouter  aucune  sollicitation  qui  me  fût  contraire. 
Wildremet,  voyant  qu'il  ne  m'ébranlait  pas,  se  fit  appuyer  de  plu- 
sieurs autres  personnes,  tant  de  Bienne  et  des  environs  que  de  Berne 
même,   et  entre  autres   du  même  Kirchberger  dont  j'ai    parlé,  qui 
m'avait  recherché  depuis  ma  retraite  en  Suisse;  et  que  ses  talents  et 
ses  principes  me  rendaient  intéressant.  Mais  des  sollicitations  moins 
prévues  et  plus  pondérantes  furent  celles  de  M.  Barthès.  secrétaire 
d'ambassade  de  France,  qui  vint  me  voir  avec  Wildremet,  m'exhoi  ta 
fort  de  me  rendre  à  son  invitation,  et  m'étonna  par  l'intérêt  vif  et 
tendre  qu'il  paraissait  prendre  à  moi.  Je  ne  connaissais  point  du  tout 
M.  Barthès;  cependant  je  le  voyais  mettre  à  ses  discours  la  chaleur, 
le  zèle  de  l'amitié,  et  je  voyais  qu'il  lui  tenait  véritablement  au  cœur 
de  me  persuader  de  m'établir  à  Bienne.  Il  me  fit  l'éloge  le  plus  pom- 
peux de  cette  ville  et  de  ses  habitants,  avec  lesquels  il  se  montrait  si 
intimement  lié,  qu'il  les  appela  plusieurs  fois  devant  moi  ses  patrons 
et  ses  pères. 

Cette  démarche  de  Barthès  me  dérouta  dans  toutes  mes  conjec- 


<;<>\  Il  SSIONS    DI-:  J.-.l.    KOI   .sSKAl  . 

tures.  J'avais  toujours  soupçonne  M.  deChoiscul  d'être  l'auteur  cache 
de  toutes  les  persécutions  que  j'éprouvais  en  Suisse.  I. a  conduite  du 
résident  de  France  à  Genève,  celle  de  l'ambassadeur  à  Soleure,  ne 
confirmaient  que  trop  ces  soupçons;  je  voyais  la  France  influer  en 

secret  sur  tout  ce  qui  m'arrivait  a  Berne,  a  Genève,  a  Neuchàtel,  et 
je  ne  ci  oyais  avoir  en  France  aucun  ennemi  puissant  que  le  seul  duc 
Je  Choiseul.  Que  pouvais-je  donc  penser  de  la  visite  de  Barthès,  et 
du  tendre  intérêt  qu'il  paraissait  prendre  à  mon  sort?  Mes  malheurs 
n'avaient  pas  encore  détruit  cette  confiance  naturelle  à  mon  cœur,  et 
l'expérience  ne  m'avait  pas  encore  appris  avoir  partout  des  embûches 
sous  les  caresses.  Je  cherchais  avec  surprise  la  raison  de  cette  bien- 
veillance de  Barthès  :  je  n'étais  pas  assez  sot  pour  croire  qu'il  fit  cette 
démarche  de  son  chef,  j'y  voyais  une  publicité,  et  même  une  affecta- 
tion qui  marquait  une  intention  cachée,  et  j'étais  bien  éloigné  d'avoir 
jamais  trouvé  dans  tous  ces  petits  agents  subalternes  cette  intrépi- 
dité généreuse  qui.  dans  un  poste  semblable,  avait  souvent  fait 
bouillonner  mon  cœur. 

J'avais  autrefois  un  peu  connu  le  chevalier  de  Beauleville  chez 
M.  de  Luxembourg;  il  m'avait  témoigné  quelque  bienveillance  :  depuis 
son  ambassade,  il  m'avait  encore  donné  quelques  signes  de  souvenir, 
et  m'avait  même  fait  inviter  à  l'aller  voir  à  Soleure.  invitation  dont, 
sans  m'y  rendre,  j'avais  été  touché,  n'ayant  pas  accoutumé  d'être 
traité  si  honnêtement  par  les  gens  en  place.  Je  présumai  donc  que 
M.  de  Beauteville,  forcé  de  suivre  ses  instructions  en  ce  qui  regardait 
les  affaires  de  Genève,  me  plaignant  cependant  dans  mes  malheurs, 
m'avait  ménagé,  par  des  soins  particuliers,  cet  asile  de  Bienne.  pour 
)  pouvoirvivre  tranquille  suiis  ses  auspices.  Je  fus  sensible  à  cette 
attention,  mais  sans  en  vouloir  profiter:  et,  déterminé  tout  à  fait  au 
ge  de  Berlin,  j'aspirais  avec  ardeur  au   moment  de  rejoindre  mi- 

d  maréchal,  persuadé  que  ce  n'était  plus  qu'auprès  de  lui  que  je 
trouverais  un  vrai  repos  et  un  bonheur  durable. 

A  mon  départ  de  file,  Kirchberger  m'accompagna  jusqu'à  Bienne. 
J'y  trouvai  Wildremet  et  quelques  autres  Biennois  qui  m'attendaient 
a  la  descente  du  bateau.  Nous  dînâmes  tous  ensemble  à  l'auberge;  et 
en  y  arrivant,  mon  premier  soin  fut  de  faire  chercher  une  chaise,  vou- 
lant partir  dès  le  lendemain  matin.   Pendant  le  dîner,  ces  messieurs 


Livin    D01  /ii  \n 


reprirent  leurs  instances  poui  me  retenii  parmi  eux,  et  cela  avec  tant 
de  chaleur  et  des  protestations  si  touchantes,  que,malgi  mes 

résolutions,   mon  cœur,  qui    n'a  jamais  su   résister   aux  cares 
nu   laissa  émouvoir  aux   leurs.    Sitôt  qu'ils   me  virent  ébranlé,  ils 
redoublèrent   si   bien   leurs  efforts,  qu'enfin  je  me  laissai  vaincu-, 
u  consentis  de  restei   à  Bienne,  au  moins  jusqu'au  printemps  pro 
chain. 

Aussitôt  Wildremet  se  pressa  de  me  pourvoir  d'un  logement,  et 

me  vanta  comme  une  trouvaille  une  vilaine  petite  chambre  sur  u\\ 
derrière,  au  troisième  étage,  donnant  sur  une  cour,  OÙ  j'avais  | 
régal  l'étalage  des  peaux  puantes  d'un  chamoiseur.  .Mon  hôte  était  un 
petit  homme  de  basse  mine  et  passablement  fripon,  que  j'appris  le 
lendemain  être  débauche,  joueur,  et  en  fort  mauvais  prédicament 
dans  le  quartier;  il  n'avait  ni  femme,  ni  enfants,  ni  domestiques:  et. 
tristement  reclus  dans  ma  chambre  solitaire,  j'étais,  dans  le  plus  riant 
pays  du  monde,  logé  de  manière  a  périr  de  mélancolie  en  peu  de 
jours,  (le  qui  m'affecta  le  plus,  malgré  tout  ce  qu'on  m'avait  dit  de 
l'empressement  des  habitants  à  me  recevoir,  fut  de  n'apercevoir,  en 
passant  dans  les  rues,  rien  d'honnête  envers  moi  dans  leurs  manières, 
ni  d'obligeant  dans  leurs  regards.  J'étais  pourtant  tout  déterminé  a 
rester  là.  quand  j'appris,  vis  et  sentis,  même  dès  le  jour  suivant, 
qu'il  y  avait  dans  la  ville  une  fermentation  terrible  a  mon  égard.  Plu- 
sieurs empresses  vinrent  obligeamment  m'avertir  qu'on  devait  des  le 
lendemain  me  signifier,  le  plus  durement  qu'on  pourrait,  un  ordre 
de  soi  tir  sur-le-champ  de  l'Etat,  c'est-à-dire  de  la  ville.  Je  n'avais  per- 
sonne à  qui  me  confier;  tous  ceux  qui  m'avaient  retenu  s'étaient 
éparpillés.  Wildremet  avait  disparu,  je  n'entendis  plus  parler  de 
Barthès,  et  il  ne  parut  pas  que  sa  recommandation  m'eût  mis  en 
grande  faveur  auprès  des  patrons  et  des  pères  qu'il  s'était  donnés 
devant  moi.  Un  M.  de  Vau-Travers,  Bernois,  qui  avait  une  jolie  mai- 
son proche  la  ville,  m'y  offrit  cependant  un  asile,  espérant,  me  dit-il. 
que  j'y  pourrais  éviter  d'être  lapide.  L'avantage  ne  me  parut  pas  assez 
Batteur  pour  me  tenter  de  prolonger  mon  séjour  chez  ce  peuple  hos- 
pitalier. 

Cependant,  ayant  perdu  trois  jours  a  ce  retard,  j'avais  déjà  passe 
de  beaucoup  les  vingt-quatre  heures  que  les  Bernois  m'avaient  don- 


CONl  I  SSIONS    DE    l.-J.    ROUSSI    \  l 

nées  pour  sortir  de  tous  leurs  Etats,  et  je  ne  laissais  pas.  connaissant 
leur  dureté,  d'être  en  quelque  peine  sur  la  manière  dont  ils  me  les 
laisseraient  traverser,  quand  M.  le  bailli  de  Nidau  vint  tout  à  propos 
me  tirer  d'embarras.  Comme  il  avait  hautement  improuve  le  violent 
•dé  de  Leurs  Excellences,  il  crut,  dans  sa  générosité,  me  devoir 
un  témoignage  public  qu'il  n'y  prenait  aucune  part,  et  ne  craignit 
pas  de  soi  tir  de  son  bailliage  pour  venir  me  faire  une  visite  à  Bienne. 
Il  vint  la  veille  de  mon  départ,  et,  loin  de  venir  incognito,  il  affecta 
même  du  cérémonial,  vint  in  fiocchi  dans  son  carrosse  avec  son  se- 
crétaire, et  m'apporta  un  passe-port  en  son  nom  pour  traverser  l'État 
de  Berne  a  mon  aise,  et  sans  crainte  d'être  inquiété.  La  visite  me 
toucha  plus  que  le  passe  port,  .le  n'y  aurais  guère  été  moins  sensible 
quand  elle  aurait  eu  pour  objet  un  autre  que  moi.  Je  ne  connais  rien 
de  si  puissant  sur  mon  cœur  qu'un  acte  de  courage  fait  à  propos,  en 
faveur  du  faible  injustement  opprimé. 

Enfin,  après  m'être  avec  peine  procuré  une  chaise,  je  partis  le  len- 
demain matin  de  cette  terre  homicide,  avant  l'arrivée  delà  amputation 
dont  on  devait  m'honorer,  avant  même  d'avoir  pu  revoir  Thérèse,  à 
qui  j'avais  marqué  de  me  venir  joindre  quand  j'avais  cru  m'arrèter  à 
Bienne,  et  que  j'eus  à  peine  le  temps  de  contremander  par  un  mot  de 
lettre,  en  lui  marquant  mon  nouveau  désastre;  on  verra  .dans  ma 
troisième  partie,  si  jamais  j'ai  la  force  de  l'écrire,  comment,  croyant 
partir  pour  Berlin,  je  partis  en  effet  pour  l'Angleterre,  et  comment  les 
deux  dames  qui  voulaient  disposer  de  moi,  après  m'avoir,  à  force 
d'intrigues,  chassé  de  la  Suisse,  où  je  n'étais  pas  assez  en  leur  pou- 
voir, parvinrent  enfin  à  me  livrer  à  leur  ami. 

J'ajoutai  ce  qui  suit  dans  la  lecture  que  je  lis  de  cet  écrit  à  mon- 
sieur et  madame  la  comtesse  d'Kgmont,  à  M.  le  prince  Pignatelli.  à 
madame  la  marquise  de  Mesmes.  et  à  M.  le  marquis  de  Juigné. 

J'ai  dit  la  vérité  :  si  quelqu'un  sait  des  choses  contraires  à  ce  que 
je  viens  d'exposer,  fussent-elles  mille  fois  prouvées,  il  sait  des  men- 
songes et  des  impostures;  et  s'il  refuse  de  les  approfondir  et  de  les 
éclaircir  avec  moi  tandis  que  je  suis  en  vie,  il  n'aime  ni  la  justice  ni  la 
\érité.  Pour  moi,  je  le  déclare  hautement  et  sans  crainte  :  quiconque. 
même  sans  avoir  lu  mes  écrits,  examinera  par  ses  propres  yeux  mon 
naturel,  mon  caractère,  nies  mœurs,  nies  penchants,  mes  plaisirs,  mes 


I  IVRE   DOI  /II. M  i 


habitudes,  et  pourra  me  croire  un  malhonnête  homme,  est  lui-même 
un  homme  à  étouffer. 

J'achevai  ainsi  ma  lecture,  et  tout  lemonde  se  tut.  Madame  d  l 

mont  fut  la   seule  qui  me  parut  émue  :  elle  tressaillit  visiblement, 

mais  elle    se    remit  bien   \ite   et   garda  le   silence,  ainsi  que    toute    la 

compagnie.  Tel  fut  le  fruit  que  je  tirai  de  cette  lecture  et  «.le  ma  dé- 
claration. 


C*^^'^?'"  *  »■■■ 


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TABLE    DES    EAUX-FORTES 


DU    TOME    DE1   \  I  I  .M  l 


Vignette  du  titre.    -  Gravure  de  A.  Boulard Titre. 

Table  des  Collaborateurs.   Composition  allégorique  de  A.  Boulard.    .  v 

LIVRE  SEPTIÈME.        Gravure  de  A.  Boi  i  ird. 

Cartouche.     .     Rousseau  au  Lazaret. 

En-tête.  .  Jean-Jacques  et  M.  de  Moi  taigu   .   .  ....  i 

Hors  texte .    .     Rousseau  chez  Madame  Dupin. .  i5 

.l.-.l.  Rousseau  verbali:  v 

Le  Dîner  à  bord  du  vaisseau  .  41 

.l.-.l.  Rousseau  enseignant  les  Hei  :      à   I  hérèse.  . 

Cul-de-lampe.     Dîner  au  Panier  fleuri  -\ 

K     II. 


I  M'.i .1:    Dl  -    EAUX-F0R1  l  S 


I.IV  R  E    III'  I  fl  EM  E         Gravure  de  !..  Roi  r. 


Cartouche. . 
En-tête. 

texte 


Cul-de-lampe. 


Rousseau  sur  la  route  de  Vincennes. 

Souper  chez  le  Ministre  Klupftell 

t  Tl    1    »e  à  la  fenêtre 

l.-.l.  Rousseau  au  clavecin 

I  .  \K\  in  du  village 

Le  Jardin  de  l'Ermitag<  •  ... 

Sur  la  route  de  Genève ' 


Pages. 

73 

7" 

99 

io3 
110 


LIVRE   NEUVIÈME.  —  Gravure  de  Teyssonni ères. 

Cartouche.  1  !  rentrant  leur  récolte. 

En-tête.  .  Madame  d'Houdetot  rend  visite  à  Rou      au iî5 

Hors  texte  .    .     Madame  d'Houdetot  à  l'Ermitage i-V 

rête-à-tète  au  clair  Je  lune "".t 

Grimm  et  Rousseau  chez  Madame  d'Epinay 

Jean-Jacques  quitte  l'Ermitage 209 

Grimm  à  sa  toilette -11 

LIVRE   DIXIÈME.  —  Gravure  de  Minus. 

Cartouche.     .     Ri  '      t  Thérèse  au  Château  de  Montmorency. 

En-tête.                Le  Portrah  de  Rousseau,  par  hdtonr 2  1  3 

Hors  texte          Visite  au  donjon  de  Mont-Louis 243 

Rousseau  lit  la  Julie  à  la  Maréchale 249 

Jean- Jacques  embrassant  Mademoiselle  de  Boufflers  .    .    .  25q 

—  Partie  d'échecs  avec  le  Prince  de  Conti 

Cul-de-lampe.     Rousseau  s'installe  au  Mont-Louis "~ 


LIVRE   ON/IKME. 


Gravure  de  !..  H 


Cartouche. 
En-tête.  . 
Hors  texte 


Cul-de-lampe. 


M;i  lame  dé  Talmont  lisant  la  Julie. 

I  1  -  Adieux  de  Rousseau  à  Madame  de  Luxembourg.    .    .    .  269 

Le  Portrait  de  la  Maréchale 277 

Rousseau  evt  averti  du  danger  qui  le  menace 289 

nation  de  Rousseau  et  de  Thérèse 3o5 

Adieux  de  Rousseau  au  Maréchal 3og 

Rousseau  salue  la  terre  de  liberté 3n 


LIVRE    DOUZIEME.     -  Gravure  de  A.   BOULARD. 

■nette.  .        Salamaleki. 
En-tête.  .       .     Rousseau  porte  des  lapins  dans  l'île 


3.3 


I  A  l  ;  l  I      D ES   E AUX - FO  RTE S 


Hors  texte .  .     Rousseau  chei  railord  Maréchal. 

iih  ilf  Rousseau  .1  Motiei  s. 
Jean-Jacques  men  1  es  pi  <<m- 

piî.  > i\  d'un  \  isiteur  a  l'île  Saint- 1  ' 
Cul-de-lampe.     Rêverie  sur  le  lac    ... 


I  \  BLE   DES   EAUX-FORTES  avure  de   E.    \.bot. 

En-tète.  .  Thérèse  Levasseur,  d'après  .WinJet 

—  Jean-Jacques  1    .  d'après  le  pastel  de  Latour,  ayant 

appartenu  a  René  de  Girardin. 
Lord    Keirh ,  d'après  le  tableau   de  la  bibliothèque  Je  A 
chatel. 
Cul-de-lampe.     Baron  d'Holbach,  d'après  une  ancienne  eau-forte  .   .   . 

—  Prince  de  Conti,  d'après  le  buste  de  Houdon. 

Achevé  d'imprimer.  Allégorie.       Gravure  de  E.  Ai 


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