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LES CRUAUTÉS
DE L'AMOUR
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Chez Alphonse Lemerre^ éditeur
Le Livre de Jade (poésies chinoises). . i vol.*
Le Dragon Impérial i vol.
CRez Lacroix et C", éditeurs
L'Usurpateur (ouvrage couronné par
^ r Académie française) 2 voL
■
t Chez Calman-Lévyj éditeur
Lucienne i vol.
Chez Charpentier, éditeur
Les Peuples étranges i vol.
EN PRÉPARA TION
La Conquête du Paradis.
Poitiers, typ. J. Ressayre. — Paris, n, rue Saint-Sulpice.
LES CRUAUTÉS
L'AMOUR
JUDITH GAUTIER
PARIS
E, DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
PALAIS-ROYAL, 15-I7-I9, GALERIE d'ORLÉANS
1879
Tous droits risenis
J
.*
LES
CRUAUTÉS DE UAMOUR
i
Au milieu d'une nuit d'hiver, froide et sans lune,
un traîneau emporté par deux chevaux lancés à
toute bride filait avec une rapidité vertigineuse à
travers U plaine qui s'étend de Wologda à N...
Les patins rayaient la neige, dure et cassante,
avec un sifflement continu, les sabots des chevaux
la faisaient craquer. et en arrachaient des frag-
ments qui s'éparpillaient en fine poussière à droite
et à gauche.
Aucune lumière ne signalait le traîneau, il pas-
sait presque invisible dans la nuit obscure, éclairée
cependant confusément par le reflet des blancheurs
du sol.
LES CRUAUTÉS
DE L'AMOUR
LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR
En même temps, Pavel fit entrer le traîneau
dans la cour.
— Ah I vous n*êtes pas seul > dit André en
apercevant Clélia qui n'était pas descendue du
traîneau.
— Chut, enfant ! chut ! ferme la porte ! répon-
dit Pavel en aidant sa compagne à mettre pied
à terre.
Ils entrèrent dans la maison. Ivan venait à la
r
rencontre de son ami. Ils se jetèrent dans les bras
l'un de l'autre et s'embrassèrent avec effusion,
puis ce fut le tour de Catherine, la femme d'Ivan,
que Pavel embrassa cordialement sur les deux
joues.
— Entrons vite! dit-il, c'est là jeune comtesse
que je vous amène.
— La comtesse, bon Dieu ! sans prévenir ! com-
ment lui faire honneur et la bien recevoir? s'écria
Catherine, tout ahurie.
— Ne vous effrayez pas tant, un peu de feu
pour me réchauffer, c'est tout ce que je désire, dit
Clélia en riant.
— Heureusement qu'à cette époque-ci le poêle
brûle jour et nuit, dit Catherine. C'est égal, Pavel
aurait dû nous écrire un mot.
Ils pénétrèrent dans une pièce dont le plafond
et les murs étaient revêtus de planches de sapin,
LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR
agrémentées de découpures ; le parquet soigneu-
sement gratté et savonné, avait Tair d'avoir été
posé la veille, tant il était blanc ; entre deux fenê-
tres, sans rideaux, s'étendait un grand canapé de
cuir vert ; une table, quelques escabeaux complé-
taient l'ameublement ; sur la muraille, un tableau
représentant la Vierge et Tenfant Jésus, peint dans
le style byzantin, jetait un éclat fauve. La robe et
le voile de la Vierge étaient en or, découpés seu-
lement à la place du visage et des mains qui lais-
saient voir leur carnation brune. Devant la sainte
image une petite lampe pendait du plafond, elle
n'était pas allumée, d'ailleurs il était visible qu'on
n'habitait pas d'ordinaire cette pièce, une sorte de
rectitude et de sécheresse trahissait l'isolement
dans lequel on la laissait. C'était un parloir plutôt
qu'un salon. Catherine qui précédait ses hôtes,
une lampe à la main, ne fit que la traverser, elle
pénétra dans une salle beaucoup plus riante, en
même temps cuisine et lieu de réunion. La lampe
éclaira d'abord une crédence qui occupait une
encoignure et luisait toute chargée de vaisselle
peinte, de vases en cuivre jaune et de quelques
objets d'argent niellé; puis elle fit voir la large
face blanche d'une horloge à gaine en chêne sculpté
et quelques armes accrochées au mur.
Clélia s'assit sur un banc scellé dans la muraille
1
8 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR
et qui occupait deux côtés de la salle sans s'inter-
rompre, comme un divan, et elle s*accouda à la
grande table qui s étendait devant ce banc.
— Ah I mon pauvre Pavel I dit-elle, tandis que
Ivan jetait dès bûches dans le feu et que Cathe-
rine la regardait avec une naïve admiration, il
me semble à présent avoir fait une folie en
venant ici.
— Est-ce que Tendroit vous déplaît, barynia (i) >
— Non, Mais pourrai-je vivre ici et ne vais-je
pas gêner horriblement ces braves gens ?
— Ah l par exemple, s*écria Pavel, en voilà une
idée! je ne crains qu'une chose, c'est qu'ils per-
dent la tête quand ils sauront que vous voulez leur
faire l'honneur d'habiter avec eux.
Catherine écoutait bouche béante sans com-
prendre. Elle s'était hâtivement accoutrée d'une
jupe de laine rouge et d'une vieille touloupe de
son mari. Quelques mèches de cheveux roux,
s'échappaient de dessous son petit bonnet d'in-
dienne ouaté et piqué. Elle avait une bonne et
honnête figure de paysanne.
— Il faut nous expliquer, à la fin, Pavel, dit
Clélia.
(i) Maîtresse.
LES CRUAXJTÉS DE I^'aMOUR
— Viens ici, Ivan, et écoute ce que Ton va te
dire, dit Pavel Pétrovitch.
Ivan s'avança et se tint debout.
— Vous ne connaissez pas la jeune comtesse,
mais je vous ai bien souvent parlé d'elle. Comme
vous savez, ma pauvre défunte fut sa nourrice, et
moi, il me semble l'avoir été un peu aussi ; c'est
moi qui lui ait fait goûter la première bouillie
lorsque nous l'avons sevrée ; il me semble la voir
encore : elle faisait une grimace qui découvrit ses
quelques jolies dents toutes neuves, puis elle mit
sa main en plein dans la cuiller. Vous pensez com-
bien je l'aime ! je ne l'ai jamais quittée. Depuis
qu'elle est une belle et noble demoiselle je suis
resté à son service, un service très-doux, allez.
^ Eh bien ! la pauvre chère Clélia, que nous avons
tant gâtée, tant dorlotée, n'est pas heureuse. Sa
mère est morte en la mettant au monde, comme
vous savez, mais le comte était là et il adopait sa
fille, malheureusement il est mort aussi, le cher
barine (i), et Clélia fut confiée à un tuteur, ni bon
ni méchant, tant qu'il fut seul, mais qui devint
franchement mauvais dès qu'il se fût marié à une
femme acariâtre et jalouse..*
(i) Maître, seigneur.
10 LES CRTIAUTéS DE L' AMOUR
■ «^»—»— Il ■■ Il I II 1 1 ii ■ ■■■ ..— — »— »— ^— — »
— Ah ! ne parle pas de Prascovia ! s'écria la
jeune comtesse ; c'est une horreur cette femme-là,
et j'espère ne jamais la revoir. Imaginez-vous, mes
braves, — j'ai aujourd'hui dix-neuf ans, — que
voilà trois ans que Prascovia a épousé Samaïlof,
et que depuis ce temps-là on me traite chez moi,
dans mon propre château, comme le dernier des
moujiks. Prascovia trouve que ma jeunesse fait
tort à son âge mûr, et s'en venge sur moi pafl: tous
les petits moyens que peut employer une femme
méchante. Moi qui étais habituée à commander et
à faire toutes mes volontés, on peut deviner quel
sang je me faisais; pourtant je prenais patience,
ne sachant pas trop comment sortir de là. Mais
voilà-t-il pas qu'à présent Prascovia veut me
marier avec un vieillard à faire peur; conçois-tu
cela, Catherine, un homme qui a trois fois mon
âge, et moi qui trouve vieux un homme de vingt-
cinq ans !
Catherine poussa un soupir plein de commisé-
ration.
A ce moment, André entra dans la salle par
une porte donnant sur la cour. Les chevaux
étaient à l'écurie et le traîneau rangé sous un
hangar.
— Mais asseyez-vous donc ! s'écria Clélia. Je
ne pense à rien, je vous laisse là debout.
■ T . '^ •
LES CRUAUTÉS DE l'AMOUB 1 1
Les paysans s'assirent sur des escabeaux, le
jeune homme resta debout.
— Tu ne m'avais pas parlé de ce garçon-là, dit
Clélia en regardant André avec curiosité. Et elle
ajouta intérieurement : Quel dojnmage! un moujik
avoir une telle mine, pendant que tant de seigneurs
ressemblent à de vrais sapajous !
Le jeune homme, un peu embarrassé, alla allu-
mer un samovar pour préparer du thé.
— Peut-être la barynia n'aimera pas le thé que
nous buvons, dit Catherine.
-;- Je suis très-difficile en effet pour cette bois-
son, dit Clélia; mais j'ai dans ma valise du thé de
Caravane. Ton fils s'appelle André ? dit-elle à
Ivan.
— André Ivanovitch.
— Androwcha, dit-elle au jeune homme, vois
donc derrière le traîneau, il y a une valise et une
malle. Prends la valise.
André sortit et revint bientôt avec la valise qu'il
posa sur la table. La jeune comtesse ôta d'un seul
mouvement son gant fourré et secoua un peu ses
doigts blancs comme du lait, dont l'un était orné de
deux bagues, enchâssant l'une un diamant, l'autre
une large turquoise. Elle prit une petite clef et ouvrit
la valise.
Tandis qu'elle fouillait à travers mille objets qui
i2
LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR
répandaient un parfum délicieux, André la considé-
rait avec la surprise de quelqu'un qui rêve encore.
N'ayant pas assisté au début delà conversation, il ne
savait ni qui elle était ni ce qu'elle venait faire chez
eux ; il pouvait du moins connaître son vidage. Il
vit une peau d'une incomparable blancheur, des
yeux noir bordés de cils énormes comme ceux des
enfants, des cheveux qui ressemblaient au vermeil
lorsqu'il est un peu pâli par l'usage, un nez fin dont
4
les narines semblaient transparentes, et une bouche
de forme un peu indécise mais d'une grâce extrême
cependant, le sourire la soulevait d'un seul côté et
creusait une fossette dans la joue. Les sourcils,
très-mobiles, donnaient par instant une expression
grave à cette tête enfantine. Le regard était plein
d'assurance et l'on devinait une énergie tenace sous
cette beauté frêle et mondaine,
— Qui peut-elle être ? se demandait André.
Elle releva son joli visage vers lui et lui tendit le
paquet de thé enveloppé d'une feuille de plomb.
Puis elle se débarrassa de sa pelisse de satin noir,
doublée de renard bleu, et du capuchon qui cou-
vrait sa tête. Les boucles d'or de ses cheveux rou-
lèrent sur son dos. Une chaîne de Venise, qui tenait
sa montre, s'était prise à une agrafe qu'elle arracha
avec un mouvement d'impatience.
— Voyons, reprit-elle, je continue mon histoire.
LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR I5
Pour être brève, je vous dirai que je me suis sauvée.
Je sais bien qu*on ne pouvait pas m'obliger à épouser
ce vilain vieil komme, mais il me fallait tous les
jours écouter les douceurs qu'il me débitait, voir sa
laide £gure rouge et vulgaire; chaque matin, il me
fallait jeter au feu ses bouquets et ses lettres; de
piuQl, entendre les reproches continuels de mon tu-
teur et les insinuations vipérines de la chère Pras»
covia. Je me sentais devenir folle. Alors, ^*allai
trouver mon bon Pavel, qui souvent gémissait avec
moi de cet état de choses, et je lui confiai ma réso-
lution de quitter la maison. Je voulais aller en
France, mais il me fit remarquer que je ne dispo-
sais pas de ma fortune et que je serais malheureuse
en France; de plus, qu'il n'était pas convenable
pour une jeune fille d'aller ainsi courir le monde, et
il m'offrit de m'emmener chez des braves gens qui
m'aimeraient comme leur fille, me feraient passer
pour une de leurs parentes et garderaient le plus
profond secret sur ma véritable condition. Eh bien,
me voici chez ces braves gens. Voulez-vous de
moi>
— Ah! sainte bonne Vierge ! s'écria Catherine,
si nous voulons d'elle ! C'est comme si on deman-
dait au petit agneau qui vient de naître s'il veut le
lait de sa mère !
Ctélia sourit de cette étrange comparaison.
14 LBS CRUAUTÉS DE L*aMOUR
— Barynia, dit Ivan, vous trouverez en nous des
serviteurs dévoués et fidèles qui n'oublieront jamais
l'honneur que vous leur faites de choisir leur mai-
son pour asile.
— Mais, pour ne pas donner Téveil, il faut que la
chère demoiselle adopte la vie et le costume d'une
paysanne, dit Pavel. Habituée au luxe comme
elle l'est, je crains que ce ne soit bien dur pour
elle.
— Que dis-tu, Palouwcha > s'écria la jeune fille ;
pour être loin de Prascovia je consentirais à vivre
dans les steppes de la Sibérie. Ici je serai très-
heureuse, cela m'amusera de vivre quelque temps
en campagnarde ; j'aime beaucoup la vie libre et
sauvage.
— Vous ne manquerez de rien ici, dit Ivan, et
vos toilettes, pour être moins belles, n'eil seront
ni moins chaudes ni moins commodes, et l'affec-
tion de ceux qui vous entoureront vous fera
peut-être oublier le méchant cœur de Mme Pras-
covia.
— Merci, mes amis, dit Clélia; je vous aimerai
bien aussi.
André avait apporté des verres, et l'on versa le
thé.
— Ecoute, Androwchâ, dit Pavel, as-tu deux
bons chevaux qui ne s'amusent pas en route ?
LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 1$
— J'ai deux trotteurs qui vous dévorent une
vcrste comme j'avale un verre de thé.
— Vous avez bien un traîneau ?
— Il y en a plusieurs.
— Eh bien, prends le plus léger et attelles-y
tes chevaux. Tu vas me reconduire jusqu'à la
maison de ppste de L... Il y a loin, mais les nuits
d'hiver sont longues. Tu seras de retour au petit
jour.
— Pourquoi ne t'en vas-tu pas avec nos chevaux >
dit Clélia.
— Ah! barynia, parce que j'ai songé à tout ce
qu'il t'a plu d'oublier. Je veux laisser croire au châ-
teau que tu es partie toute seule et il faut que l'équi-
page ne reparaisse pas. A la maison de poste, à
de quelques roubles, j'ordonnerai aux palefreniers
et aux serviteurs de dire, si on les questionne,
qu'une dame a passé au milieu de la nuit, qu'elle a
demandé un verre de thé, puis a continué sa course
par la route qui mène à la station du chemin de fer
et qu'elle doit avoir passé la frontière prussienne.
Ensuite je rentrerai sans être vu au château et je
serai bien étonné demain lorsque j'apprendrai votre
disparition, on enverra aux renseignements et
comme on vous croira hors de la Russie, on ne
viendra pas vous chercher ici.
— Sais-tu que tu as de l'esprit, Pavel? Tu as, ma
l6 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR '^
foi, parfaitement raison. Vont-ils être furieux, mes
chers persécuteurs I
— Ne craignez-vous pas, chère demoiselle, dit
Ivan, qu'ils ne profitent de votre absence pour gas-
piller votre fortune >
— Sois tranquille, Ivan, je serai là, dit PaveL Je
suis rintendant du domaine et tout passe par mes
mains. Je ne reste là-bas que pour veiller sur Ten-
nemi : sans cela me séparerais-je de ma chère maî-
tresse? Non, Pavel Pétrovitch ne ferait pas cela; il
ne quitterait pas celle qu*il a fait sauter sur ses
genoux.
— Allons, ne sois pas triste, Palouwcha, dit la
jeune fille, dans un an et demi je suis majeure, et
alors tout changera à la maison.
— En attendant, je serai content de vous savoir
heureuse, dit Pavel. Mais hâtons-nous, le temps
passe, il faut arriver avant le jour.
André remit son bonnet fourré, serra satouloupe
autour de lui et prenant sa lanterne retourna
dehors.
Le traîneau fut bientôt attelé.
— Adieu! barynia, adieu 1 qui sait quand nous
nous reverrons I dit Pavel, en baisant la robe de sa
maîtresse; mais celle-ci lui tendit sa main qu*il
porta à ses lèvres avec une respectueuse ten-
dresse.
LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR 17
» I ■■ ■ ■ » ■ - - 1» . ■ Il I ■ il
— Viens me voir souvent, n'est-ce pas? dit-
elle.
— Quand je pourrai le faire sans danger, je vien-
drai.
II embrassa à plusieurs reprises ses vieux amis
et s'en alla avec André IvanovitcH.
— Je vais te conduire à la chambre dans laquelle
notre barine couche lorsqu'il vient à la chasse par
ici, dit Catherine, c'est lui qui l'a fait meubler et
c'est une belle chambre ; seulement remets ta pelisse
jusqu'à ce que le feu soit bien allumé, tu pourrais
recevoir un froid.
Catherine guida la jeune comtesse vers le pre-
mier étage. On y accédait par un escalier de bois qui
craquait sous les pieds comme s'il eût voulu se
rompre.
Clélia fut enchantée de la chambre; elle était
propre et même coquette, des rideaux de Perse à
grandes fleurs cachaient les fenêtres; une peau
d'ours couvrait le plancher de sapin devant le lit et
une grande glace très-pure se penchait au-dessus
d'une toilette garnie d'une housse pareille aux
rideaux.
Le poêle ronfla bientôt et Catherine ayant mis
des draps au lit, la jeune fille commença à se dés-
habiller.
^ — Aide-moi, dit Clélia à la paysanne.
iS LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR
Catherine fit de son mieux, mais elle s'embrouilla
dans les agrafes, dans les cordons, à la grande hi-
larité de la jeune comtesse, qui finit pourtant par se
coucher et s'endormit bientôt.
Elle rêva que Prascovia avait découvert sa '
retraite, mais qu'André l'avait enfermée dans
l'horloge de la cuisine et mise hors d'état de
nuire.
II
^1
Le lendemain, Clélia s'éveilla tard. Catherine
était entrée plusieurs fois dans la chambre pour
raviver le feu ; la jeune fille n'avait rien entendu.
Vers midi, elle ouvrit enfin les yeux, s'assit sur
son lit et regarda autour d'elle.
Un pâle rayon de soleil glissait entre les rideaux.
Clélia vit que l'on avait posé sa malle sur deux
chaises près de la fenêtre et que sa valise était là
aussi.
— Comment vais-je faire pour me passer de
femme de chambre? se dit-elle en se souvenant des
maladresses de Catherine. Bah! ajouta-t-elle^ je
m'y habituerai bien vite.
Elle posa ses petits pieds sur la peau d'ours et
alla ouvrir sa malle. Après avoir jeté tout ce qu'elle
20 LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR
contenait sur le plancher, elle trouva enfin une robe
de chambre de velours bleu garnie d*hermine et
s'en revêtit; puis elle releva un peu ses cheveux,
jeta sur sa tête un fichu en point d'Angleterre -et
descendit.
Toute la famille était réunie dans la salle com-
mune et attendait le réveil de la barynia. Lors-
qu'elle pajut au bas de l'escalier, des cris de joie
éclatèrent et Catherine vint baiser la robe de la
jeune fille.
— Je me lève bien tard, n'est-ce pas, Katia, et
vous m'attendiez pour le dîner?
— Oh! il n'est que midi, s'écria la paysanne en
levant les yeux sur l'horloge.
Il y avait là deux personnes que Clélia n'avait
pas vues la veille.
— Daignez souffrir que je vous présente ma fille
et mon gendre, dit Ivan. Elle se nomme Mâcha et
lui Fedor Alexandrovitch. Croîriez-vous qu'ils
n'ont rien entendu cette nuit ? Ils se levaient ce ma-
tin comme André revenait avec ses chevaux. 11 leur
a tout conté.
•
Mâcha et Fedor contemplaient avec une muette
stupéfaction la nouvelle venue qui leur semblait
une reine ou une sainte.
— A table! à table! s'écria Catherine, la
LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 21
demoîselle doit avoir faim. Pourvu que notre
pauvre cuisine ne lui déplaise pas trop !
— Je suis sûre qu*elle est excellente, ta cuisine,
Katia, à en juger par le parfum qu'elle répand.
— J'ai fait de mon mieux, dit la paysanne.
On avait couvert la table d'une belle nappe bien
blanche, bordée d'une bande de serge rouge et
d'une guipure grossière, la plus belle vaisselle
avait été tirée des armoires et un couvert en argent
niellé brillait à la place de Clélia.
La jeune fille s'assit à table, et tandis que
Catherine allait chercher le chitchi (i), elle consi-
déra ses hôtes l'un après l'autre.
Ivan avait une figure régulière un peu colorée ;
sa barbe large et sa chevelure séparée par une raie
médiane, selon la mode des moujiks, étaient blon-
des et mêlées de poils blancs; ses traits expri-
maient la résignation et une sorte de dignité
douce.
Mâcha ressemblait à son père. C'était une belle
fille grande et solide, aux cheveux abondants, aux
lèvres rouges, aux yeux clairs, francs et gais, lais-
sant lire jusqu'au fond de son esprit simple et de
son bon cœur. Un enfant de cinq ou six ans la te-
(i) Soupe faite de légumes et de viandes.
22 LES CRUAUTÉS DE L'AlCOim
nait par sa jupe et se mettant les doig^ts dans sa
bouche il regardait la dame d'un air ahuri.
Uépoux de Mâcha avait un visage honnête mais
assez vulgaire, sa barbe lui montait jusqu*au mi-*
lieu des joues et ses cheveux, d'un châtain clair,
descendaient sur son front bas, presque jusqu'aux
sourcils. Clélia considéra plus longueinent André
qui, assis à l'extrémité du banc, tailladait machi-
nalement un morceau de bois. Il était plus jeune de
quelques années que Mâcha, c'était à peine si un
duvet léger ombrageait sa bouche sérieuse. Grand
et large d'épaules, il semblait d'une force peu com-
mune. Ses cheveux, d'un blond foncé, pleins de
reflets fauves, étaient très-bien plantés sur son
front large, plus blanc que le reste du visage ; son
nez était droit, un peu court, sa bouche admirable-
ment dessinée, son menton d'un contour pur et
solide. Il tenait les yeux baissés. Clélia lui parla
pour les lui faire lever. Elle avait déjà remarqué
leur éclat singulier. Us étaient d'un bleu étrange,
très-clair, transparent, rappelant un reflet de ciel
sur les glaces polaires. Audacieux et sauvage, son
regard semblait jaillir comme une lueur d'acier. Ce
jeune homme réalisait le type le plus parfait de la
beautédu Nord; il faisait songer aux races an-
ciennes, aux héros fabuleux de l'Edda, aux fils
d'Odin, vainqueurs des dragons et des gnomes.
LES CItUAUTÉS DE L'AMOUR 2^
^m
— Quel dommage, un moujik l se dit encore
Clélia avec un léger haussement d'épaules.
Tout en faisant honneur au repas, qui peut-être
à cause de la nouveauté lui sembla délicieux, elle
fit causer un peu ses hôtes. i
— Votre maître, quel homme est-ce ? demanda-
t-^Ue; est-il jeune?
— Le barine? il n'a pas trente ans, dît Ivan,
cest un jeune homme très-dissipé, égoïste cepen-
dant et plein de méchants caprices.
— Tu n as pas Tair de l'aimer beaucoup.
— C*èst le barine, dit Ivan.
— Comment rappelle-t-on ? habite-t-il loin d'ici >
— C'est Alexis Alexandrovitch Penoutchkine;
sa maison seigneuriale est à vingt verstes d'ici,
mais il y est rarement, il habite Pi ter (i), et ne
revient chez lui que lorsqu'il n'a plus un rouble en
poche.
— Est-il riche ?
Il possède ce village qui est d'un millier d'âmes
et les champs d'ici jusqu'à chez lui, mais il gaspille
tout et je suis certes plus riche que lui.
— Tu es riche, toï?
— J'ai de l'argent.
(i) SaiQt-Pétersbourg.
Â
24 LES CRUAUTÉS DE l' AMOUR
— Alors tu as acheté cette maison >
— Pas si bête, pour qu'un beau matin le barine
vende ma maison à un autre et me fasse mettre
dehors; c'est le seigneur,, il le pourrait. Je lui
paye une redevance et j'exploite la ferme à mon
compte.
— Pourquoi ne pas te racheter ?
— Ahl pourquoi? le barine n'a jamais voulu y
consentir, je lui ai offert d'argent plus' que je ne
vaux. Celui-là est libre, ajouta-t-il en frappant sur
l'épaule d'André, il était encore tout enfant lors-
qu'un jour le barine vînt ici de fort méchante
* humeur ; je devinai qu'il avait besoin d'argent, mais
je n'eus l'air de rien; tout en le servant je lui racon-
tai que mon fils était malade et que je craignais de
le perdre.
— Va-t-en au diable, me dit-il, je me moque
pas mal de ton jSls !
— Qu'a donc le barine >dis-je. Pourquoi daigne-
t-il se mettre en colère ?
— J'ai perdu cinq cents roubles au jeu et ma
bourse est vide. Qu'est-ce que ça te fait >
— Cinq cents roubles! m'écriai-je; mais il faut
tout une vie pour amasser cela! Moi, qui suis déjà
vieux, je n'ai pas pu en réunir davantage. Cepen-
dant, si mon fîls n'était pas si près de la mort, je
les donnerais volontiers pour le racheter.
LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 2$
— Eh ! il ne mourra pas ton fils I s*écria le barine,
va vite chercher l'argent.
Au fond,ilcroyaîtqu'Androwcha ne vivrait pas;
mais lorsqu'il voit aujourd'hui quel gaillard ça fait,
il grommelle et soupire ; mais ce qui est fait est
fait.
— Et que fais-tu de ta liberté, André? dit
Clélia.
•— Je chasse, dit le jeune homme.
— Il ne dit pas tout, reprit Ivan; il a été dans les
écoles, il sait lire, écrire, il est savant,
— Vraiment, dit Clélia, tu es un savant?
— C'est mon père qui le dît, répondit André. J'en
sais assez, pour voir que je ne sais rien.
— Comment! comment! s*écria Catherine, ne
Técoutez pas.
— Que comptes-tu faire >
— Je ne sais, ma joie est de courir au grand air
à la poursuite d'une proie; la chasse me donne
largement de quoi vivre, je ne demande rien de
plus.
— Quelles bêtes chasses-tu >
— Le loup, l'hyène, l'ours aussi.
Le jeune homme sortit un instant et revint avec
une pelisse doublée d'ours noir.
— Tenez I dit-ilj voici le dernier que j'ai tué.
'^ Sais-tu que cette fourrure est magnifique. Un
Z6 LES CRUAUTÉS DE L'AMOÛR
seigneur serait heureux de Tavoir ; tu n*as donc pas
trouvé à la vendre ?
— Oh ! si, bien souvent, mais je n'ai pas voulu
m*en séparer, la bête m'avait donné trop de mal.
— Il a failli être tué, dit Ivan.
— Comment cela est-il arrivé ? demanda Qélia
curieusement.
— C'est très-simple, dit André, ma carabine
ayant raté, je fus obligé d'attaquer Tours avec mon
couteau de chasse, Tanimal s'est défendu vigoureu-
sement, c'était son droit. Voilà tout.
— Grand Dieu! dit Clélia, si je voyais un ours, je
mourrais de peur.
— Ils ne viennent pas jusqu'ici, soyez tranquille,
dit André en souriant.
Le chien aboya, quelqu'un entrait dans la cour.
— Seigneur! si c'était Prascovia ! s'écria la jeune
fille en pâlissant.
— Ne craignez rien, dit André, c'est quelque
voisin; mais ne vous laissez pas voir dans. cette
toilette.
Il sortit pour retenir un instant le visiteur et don-
ner le temps à Clélia de gagner sa chambre. Elle
grimpa l'escalier en courant, puis^elle s'arrêta pour
prêter l'oreille, craignant de reconnaître la voix de
son tuteur ou de Prascovia» mais elle entendît de
LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR 2^
Il ■ I I I I I ■■■!■■ Il 11 I I
bonnes voix rustiques qui souhaitaient le bonjour
bruyamment.
Catherine rejoignit bientôt la jeune comtesse.
— Cestune baba (i), dit-elle, avec sa bru et son
fils ; ils viennent pour savoir ce qui s'est passé cette
nuit; ils ont entendu les chiens crier et notre porte
cochère s'ouvrir. On est en train de leur raconter
que vous êtes une nièce à nous au service d'une
grande dame qui vous envoie ici pendant le temps
que durera un voyage qu'elle fait à l'étranger. Il
faut pourtant que tu daignes changer d'habits, et
encore tu n'auras jamais l'air d'une paysanne.
— Bah! bah! Katia, les moujiks n'ont pas l'es-
prit si délié, et sous ces habits communs ils ne ver-
ront pas autre chose qu'une fille du peuple.
— Il ne faut pas s'y fier, ils sont très-fins lors-
qu'il s'agit de deviner ce qui ne les regarde pas.
— Tu diras que j'imite les manières de ma
maîtresse. Mais voyons, quels habits vais-je
mettre ?
— Mâcha te prêtera ses vêtements de fête; ils
seront trop grands pour toi, mais nous leur ferons
des plis en attendant, et puis, pour dimanche, on
t'aura un beau costume à ta taille.
(i) Femme, commère.
28 LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR
Machà accourut avec un paquet, et elles entrèrent
dans la chambre.
— Hélas! s*écria Catherine, tu as bien voulu
jeter toutes tes robes à terre. Ah 1 que c'est beau
tout cela, on voit bien que ce sont des vêtements de
grande dame. /
Elle se mit à rangrer la malle, poussant des cris
d*admiration à chaque moment, j Mâcha défit le
paquet et la toilette de Clélia commença ; elle dura
longtemps, car lorsque la jeune fille redescendit,
transformée en paysanne, dans la salle commune,
il faisait nuit. Le costume lui allait fort bien, il lui
semblait être déguisée pour jouer la comédie dans
une réunion d*ainis.
Ivan était seul avec son petit-fils Fédia, qu'il,
faisait sauter sur ses genoux. On apporta de la
lumière. Catherine et Mâcha s'installèrent et se
mirent à coudre. Mais à chaque instant l'une d'elles
se levait et allait surveiller le souper.
— Où donc est André, dit Clélia, est-ce qu'il
chasse >
Ivan sourit finement.
— Je ne crois pas, dît-il; il doit être cKez le vieux
Antonovitch, un fermier du pays. 11 a une jolie fille
qui pourrait bien plaire à notre André.
— Akoulina, dit Mâcha en souriant aussi.
LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 29
^— Ah ! dit Clélia avec une sorte de dépit, est-ce
qu*ils sont fiancés >
— Us n'en sont pas encore là! s'écria Catherine
en courant vers les fourneaux.
Dans le salon de son tuteur, le plus grand plaisir
de Clélia était d'attirer à elle les adorateurs de Pras-
covia. Cela lui était facile : avec un regard et un
sourire elle faisait déserter Tangle du salon où se
tenait sa rivale et réunissait autour d'elle tous les
préférés de Prascovia. Rien ne lui était plus doux
que la colère impuissante de celle qu'elle détestait
Quelquefois même elle avait agi avec beaucoup de
légèreté, et sans aucune pitié avait tourné la tête à
plus d'un amoureux sincère auquel elle ne faisait
plus la moindre attention quand son caprice était
passé. Elle eut un instant l'idée de traiter Akoulina
comme elle traitait Prascovia, mais cette pensée
lui fit hausser les épaules.
Cependant, lorsque André revint, elle ne put
s'empêcher de lui dire avec un sourire malicieux :
— Eh bieni as-tu vu un loup aujourd'hui?
— Je ne suis pas sorti du village, répondit
André.
— Tu as été voir Akoulina ?
Ancjré regarda la jeune fîUe avec surprise.
•— Je l'ai vue, dit-il.
— C'est une belle fille, hein? Tu me la feras
30 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR
connaître. A propos, contînua-t-elle, en sautant
sans aucun à-propos d une idée à une autre, j'ai
un projet. Je vais écrire à mon tuteur.
— Mais, dit Catherine en posant son ouvrage,
le timbre de la poste lui fera savoir où vous
êtes.
— Non, non, tu vas voir : J'ai valsé Thiver der-
nier avec un jeune seigneur attaché à notre ambas-
sade à Paris, je lui enverrai ma lettre en le priant
de la mettre à la poste ; de cette façon, on me croira
à Paris.
— En voilà une bonne idée! s'écria Mâcha.
— Va vite chercher ma valise.
Mâcha sortit et revint bientôt.
La valise qu'elle posa sur la table était un de
ces chefs-d'œuvre compliqués de nos fabricants
modernes. Elle était en maroquin rouge avec des
coins de cuivre doré et un chiffre en lettres rus-
ses relevées en bosse au milieu ; l'intérieur, tapissé
de moire bleue de ciel, se divisait en toutes sortes
de compartiments. L'un contenait des albums, un
chevalet en miniature et tout ce qu'il faut pour des-
siner et peindre ; l'autre un nécessaire de toilette,
l'autre un bureau complet.
Le petit Fédia s'était approché et considérait
avec admiration toutes les belles choses que Clélia
tirait de sa valise. Sa jolie tête aux joues roses.
LES cRUAxrrÉs DE l'amour 31
aux cheveux couleur de chanvre, arrivait juste à la
hauteur de la table. Il tenait un de ses doigts dans
sa bouche, selon son habitude. Tout à coup, il
retira ce doigt et le posa résolument sur la petite
couronne de comtesse qui ornait la feuille blanche
sur laquelle Clélia se préparait à écrire.
— C'est une bête, ça ? dit-il en levant ses grands
yeux bleus sur la jeune fille.
Mâcha fit la grosse voix et fronça les sourcils.
Clélia abandonna en . riant la feuille tachée à
Tenfant, en prit une autre et se mit à écrire avec
rapidité.
Son écriture était si fine, si peu accentuée,
qu'André, de sa place, ne voyait sur le papier que
des lignes presque droites et croyait que la jeune fille
s'amusait à rayer le papier. Lorsque la double
lettre fut terminée, elle la cacheta et mit l'adresse.
— Voilà r dit-elle ; Androwcha, tu la mettras à
la poste.
André prit la lettre et i'egarda un instant
l'adresse.
— Barynia, dit-il après un moment d'hésitation,
cette écriture est bien trop mignonne pour que nos
employés de village puissent la déchiffrer, pour
moi je lis ou plutôt je devine : Monsieur j mais je ne
puis aller plus loin. De plus on, verra tout de suite
que ce n'est pas un moujik qui a tracé ces lettres
3 2 * LBS CRUAUTÉS DE L'AMOUR
• -
plus fines que les cheveux de la Vierge. Cela don-
nerait à penser. Dans un petit endroit tout est
remarqué.
— Comment, mon écriture n'est pas lisible!
s'écria Clélia, mais tout le monde la comprend.
— Nous sommes des paysans, dit André.
— C'est juste. Eh bien, écris toi-même l'adresse,
dit-elle en faisant glisser une autre enveloppe ju»*
qu'à André; c Monsieur le vicomte de P..., à l'am-
bassade de Russie, Paris. >
L'écriture d'André était franche, large, un peu
lourde, mais parfaitement lisible.
— Le courrier est parti, dit-il; j'expédierai la
lettre demain matin.
Le mari de Mâcha rentra sans bruit ; il ôta son
bonnet de peau de mouton, et salua en se signant
les saintes images dont le fond d'or brillait sur la
muraille. Puis il vint s'asseoir au bout du banc.
— Comme la journée a passé vite ! dit Clélia en
écoutant sonner sept heures à l'horloge. Je n'ai pas
même eu le temps de visiter la ferme ni le village.
— Vous les verrez toujours assez tôt, ce n'est
pas si beau, allez, dit le vieil Ivan ; Dieu veuille que
vous ne vous ennuyez pas chez nous.
— Que faites-vous d'ordinaire ici >
— Ahl l'hiver, pas grand'chose. Que pourrait-
on faire lorsque la neige couvre tout ! Les vaches
r
LES CRUAUTÉS DE l'AMÛUH 5|
■ Il I II ■ .1 I ■ ■ ■ ' I ■ I .— .— ■ III ■
sont» dans les étables bien closes, avec les moutons,
les pourceaux, les volailles ; les garçons de ferme
suffisent à tout. On va chercher du bois dans les
environs, on transporte du fourrage dans quelque
village voisin. André chasse.
' — Et le soir, on raconte des histoires et des
légendes, dit André, pendant qu*au dehors des
loups hurlent tristement.
— Us viennent donc si près d*ici >
— Quelquefois, la nuit, ils traversent le village,
dit André. On voit la trace de leurs pas, le lende-
main, sur la neige. On raconte même que, pendant
uii hiver très-rude, un loup se glissa dans la cuisine
d*une chaumière, et alla d'un air timide s'asseoir
près du poêle.
— C'était chez Vacia, le charpentier, dit Fédor
en soulevant ses sourcils, celui qui habite de lautre
côté de Tétang.
— A la vue de cet hôte inattendu, tout le
monde demeura immobile de peur, continua André ;
il était là, assis, la queue ramenée sur les pattes,
ses poils roux tout hérissés de froid, lesyçux flam-
boyants et ne bougeant pas. Les enfants se rassu-
rèrent les premiers et eurent l'idée de pousser vers
lui Técuelle aux chiens. Le loup se recula d'abord
craintivement, puis il revint et nettoya l'écuelle
d'une seule lampée. Le lendemain, dès que l'on
34 I^ CRUAUTâS DE l'aMOUR
ouvrit la porte, il s'en alla; mais il revint le soir, et
ainsi chaque jour jusqu'au printemps.
— C'était un brave loup, dit Fédor, il n'a jamais
fait de mal aux enfants qui jouaient tout près de
lui ; seulement, il ne se laissait pas toucher. Quaijid
on approchait , il reculait. Il me semble le voir
encore avec son museau pointu et ses yeux de
braise*
— ^ Ecoutez donc comme les chiens grondent,
dit André ; les loups entendent sans doute qu'on
parle d'eux, ils rôdent sur la lisière du bois.
En disant cela, le jeune homme s'était levé et
avait décroché son fusil.
— André! André! n'y va pas, s'écria Clélia, tu
me ferais rêver de loups toute la nuit.
— Est-ce que tu vas chasser à une pareille
heure? s'écria Catherine toute tremblante; de-
viens-tu fou > aller ainsi, quand on n'y voit rien du
tout, pour se faire dévorer par ces vilaines bêtes-là!
^- Bah ! bah! dit André en haussant les épaules.
Mais il n'insista pas et posa son fusil contre la
muraille»
m
Clélia eut de la peine à s'endormir cette nùit-là ;
elle éprouvait une sensation étrange dans ce mi-
lieu nouveau pour elle. Après l'animation de l'exis-
tence mondaine à laquelle elle était accoutumée, il
lui semblait que la vie s'était soudainement figée,
comme l'ondulation de l'eau sous l'étreinte de la
glace. Ce village silencieux et désert, qu'elle n'avait
fait qu'entrevoir sous son manteau de neige, lui
paraissait fantastique ; elle se croyait arrivée aux
confins des régions polaires, et n'eût pas été éton-
née de voir au bout de la plaine des banquises
et des ours blancs. Involontairement^ elle prêtait
l'oreille pour écouter si les loups ne hurlaient pas«
Elle n'était pas loin d'avoir peur et de regretter
le château de Wologda , entouré de bonnes mu-
36 LES XUiUAUTÉS DE L'aMOUR
' ..... ,
raillesi derrière lesquelles on était à Tabri xie tout
danger. Cependant le souvenir de ce beau jeune
homme aux yeux fîers, prêt à la défendre contre
une bande de carnassiers, la rassurra un peu,
et elle $*endormit.
Le lendemain elle demanda à visiter le village,.
André fit atteler un léger traîneau.
— Vous plait-il que je vous conduise ? demanda*
t-il à la jeune comtesse,
— Certes, dit-elle en s'installant dans Tétroit
véhicule.
André lui jeta sur les jambes sa pelisse doublée
d*ours noir, puis 8*assit à côté d'elle, tandis que le
garçon de ferme ouvrait la porte cochère à deux
battants.
Le traîneau partit aii grand galop.
Le ciel était d'un bleu léger semé de quelques
nuages d'or, la neige étincelait au soleil, il faisait
froid, mais il n'y avait pas un soufQe de vent. Le
traîneau enfila la principale rue du village. Elle était
bordée à*tsbas (i) pour la plupart assez misérables,
mais que la neige lumineuse ou frappée d'ombres
bleues et froides rendait charmantes. Quelques
visages de femmes apparaissiaient derrière les
(i) Cabanes de paysans.
LES CRUACTÉS DE l'aMOUB 37
■»
doubles carreaux des fenêtres, elles regardaient
passer le traîneau avec une vive curiosité.
André retint ses chevaux en passant devant
l'église, qui dressait ses cinq clochetons surmontés
de coupoles bulbeuses et brillantes de givre.
^- Qu'elle est petite I dit Clélia.
Un moujik s'était arrêté au coin de la place.
— Ah I André Ivanovitch î s'écria-t-il, c'est là ta
cousine > Est-^lle blanche! est-elle jolie 1 On voit
bien qu'elle n'est pas d'ici.
— Comme tout se sait vite au village, dit André.
Ce vieux-là n'est pourtant pas curieux.
Un instant après ils se croisèrent avec une jeune
fille, qui cria :
— Bonjour, Androwcha!
— C'est Akoulina, dit le jeune homme.
Clélia se retourna vivement.
— Tu la trouves jolie?
— C'est la plus jolie fille du village, dit André.
— Je l'ai mal vue; n'a-t-elle pas les yeux
gris>
— Non, ils sont noirs comme les vôtres.
— Est-ce qu'elle me ressemble par hasard)
— Oh! non, dit André sans regarder Qéîia;
vous êtes plus belle.
Un sourire creusa dans la joue de Clélia cette
Jolie fossette qui lui allait si bien; et elle regarda
i*.
38 LES CRUAVTéS DE L' AMOUR
André avec une expression qui troubla le jeune
homme.
— Elle se moque de moi, se dit-il.
Us avaient dépassé les dernières maisons du
village.
— Vous plaît-il de rentrer? dit André. Vous
avez vu tout ce qu'il y a à voir.
— Ohl non, courons encore un peu, allons droit
devant nous, dit ,Clélia.
André frappa ses chevaux avec les rênes repliées;
ils secouèrent leurs grelots et partirent ventre à
terre. Le traîneau glissa dans la plaine, franchit
une rivière, marquée seulement par une ondulation
de la neige, traversa un étang gelé, puis entra
bientôt dans la forêt de pins.
Rien n'était plus magnifique que cette forêt blan-
che éclairée obliquement par le soleil qui se cou-
chait pareil à une braise. Des rayons couleur de
sang et d or jaillissaient entre les rangées d'arbres
et faisaient de longues traînées sur la neige. Les
lourdes branches des pins formaient d'admirables
perspectives d'arceaux déchiquetés, de guirlandes
d'argent en fusion, frappées de reflets d'un azur
intense, et dans les facettes du givre le soleil fai-
sait pétiller des milliers d'étincelles.
— Que c'est beau! s'écria CléUa, et que c'est
bon de courir ainsi comme des fous sur cette
i;
LES CRUAUTE DB V/MOVK 39
neige intacte! Encore! encore! plus loin, plus
vite! >
— Vous n*avez donc plus peur des loups? dit
André en souriant. Ne voyez-vous pas que le soir
vient?
— Mon Dieu ! les loups I dit-elle, en se serrant
contre son compagnon. Je n'y songeais plus. Je t'en
supplie, André, rentrons, cette forêt m'épouvante
à présent.
— Ne craignez rien, je parlais pour plaisanter ;
cependant, il ne serait pas prudent de s'avancer
plus avant dans le bois.
André fit tourner ses chevaux et regagna la
ferme. En descendant du traîneau, il soutint Clélia
par le coude et elle le remercia par un charmant
sourire.
— Vraiment, se dit-elle le soir en posant sa joue
sur son oreiller, cela m'amuse de faire tourner la
tête à ce paysan.
IV
Dans le village on ne parlait que de la nièce
d'Ivan Ivanovîtch et de son arrivée soudaine. Les
commentaires, les conjectures se succédaient à
riniîni. Chacun se posait mille questions pour les-
quelles on n'avait aucune réponse. Pourquoi Ivan
n'avait-il jamais parlé de cette nièce? Pourquoi
était-elle arrivée la nuit et sans être attendue?
Pourquoi était-elle si blanche?... A toutes ces'
questions, on s'entre-répondait invariablement:
Oui, pourquoi ?
Le dimanche était impatiemment attendu. On la
verrait au moins à la sortie de l'église, cette mys-
térieuse personne; on pourrait lui parler et appren-
dre quelque chose.
Le dimanche vi^t et la petite église aux cinq
clochetons couverts de givre s'emplit de tous les
LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 41
habitants du village. Il ne resta dans les isbas que
les malades et les infirmes.
La famille d'Ivan Ivanovitch arriva la dernière ;
la faute en était à Clélia qui avait consacré de lon-
gues heures à sa toilette, d'ailleurs charmante. La
jeune comtesse avait adopté le costume national
porté encore les jours de fêtes dans les campagnes
et, tout surchargé de pierreries et d'or, aux bals
de gala à la cour. C'était une tunique à taille très-
courte, en damas bleu de ciel ouaté et piqué, bordée
d'un large galon d'or et retombant sur une jupe de
drap fin. Au-dessus du front s'arrondissait le />ovoi'-
nik^ cette coiffure qui a la forme d'un large diadème.
Il était en velours bleu clair brodé de palmettes d'or.
Les cheveux d'un blond si doux de Clélia, réunis
en une sçule tresse, lui tombaient jusqu'aux jarrets.
Elle ne parut nullement embarrassée de voir tous
les regards toui'nés vers elle. Elle s'avança tran-
quillement avec un demi-sourire un peu méprisant.
Il était trop facile de triompher au milieu de ces
femmes empaquetées dans une sorte de redingote
informe, la tête couverte d'un simple mouchoir noué
sous le menton.
Akoulina seule portait, comme Clélia, le costume
national.
La paysanne était peut-être plus régulièrement
belle que la jeune comtesse, mais il lui manquait
»T
42 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR
cette grâce des gestes, cette finesse de la peau,
cette expression séduisante et fine du regard.
Âkoulina se sentait vaincue, sans doute, par la
nouvelle venue, car elle avait pâli à son entrée et
la dévisageait avec une attention jalouse. Clélia,
pendant ce temps, regardait en souriant la mes-
quine décoration deTéglise, les saints bruns, gros-
sièrement peints sur fond d'or, la grille, dédorée
et rouillée par places, de Tlconostase.
Ivan et Catherine paraissaient tous fiers et heu-
reux; André Ivanovitch, au contraire, avait une
expression de visage soucieuse et triste : les regards
fixés à terre, il semblait réfléchir profondément et
oubliait de prier. Il ne tourna pas une seule fois la
tête du côté d'Akoulina.
A la sortie de Téglise, la foule chuchotante et
bourdonnante stationna sur la place, piétinant la
neige, mais Clélia se déroba à la curiosité en
montant avec Catherine, Mâcha et le petit Fedia
dans une troïka (i) conduite par André, et qui
partit au galop, tandis qu'Ivan et Fedor revenaient
à pied tout en causant avec ceux qui s'empressaient
autour d'eux.
La déception fut grande; il y eut presque une
petite émeute.
(i) Traîneau à quatre places.
LES CRUiLUTÉS DE l'AMOUR 4$
— C'est donc une dame, qu'elle ne peut faire
dix pas à pied? s'écria Akoulina qui, avec son
instinct féminin, soupçonnait quelque mystère.
Cependant, on ne se tint pas pour battu. C'était
dimanche; on avait le temps de flâner. Les plus
curieux allèrent à la ferme et manifestèrent fran-
chement leur désir de faire un peu connaissance
avec la nièce d'Ivan Ivanovitch.
CléHa fut charmante avec les visiteurs. Ivan leur
offrit du cognac qu'elle leur servît elle-même. Elle
leur disait de l'air le plus sérieux du monde qu'elle
était bien heureuse d'être parmi eux, et que son
plus grand désir était de rester toujours au village.
L'inquiétude et la sourde colère qui agitaient
André devant les familiarités, très-naturelles entre
égaux, que prenaient avec elle les moujiks, la
divertissaient beaucoup.
Un jeune gars, tout ébahi de sa beauté, se mît à
lui faire gauchement la cour, avec des mines et
des tours de phrases si bizarres que Clélia rit aux
larmes, ce qui flatta énormément le jeune paysan,
qui s'en alla très-épris et plein d'espoir. .
Ce fut au point que le lendemain, il envoya son
père demander à Ivan la main de sa nièce.
Lorsque André vit arriver le vieux Piotr, père
du prétendant, qui rarement quittait la petite
auberge qu'il dirigeait, il devina le but de sa visite.
44 LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR
■ ■ Il I I !■ ■ I I
Tandis qulvan faisait asseoir son hôte près du
poêle et lui versait un verre de thé, André gagna
la chambre de Clélia et heurta à la porte.
— Qui est là } dit la jeune fille.
— C'est moi, dit André. Me permettez-vous de
vous dire un mot >
— Entre, entre.
Le jeune homme ouvrit la porte, mais resta sur
le seuil.
-— Eh bien ! dit Clélia, viens donc. Qu'est-ce
qu'il y a ?
— Barinya, dit André, vous avez dû déjà vous
apercevoir que votre rôle de paysanne vous expose
à entendre des propos peu faits pour vos oreilles.
«
Hier, un paysan a osé vous parler d'amour.
— Ah I le moujik à la barbe jaune! s'écria Clélia
en éclatant de rire au souvenir de son nouvel
amoureux.
— Vous vous êtes moquée de lui, bien qu'il fût
dans son droit en courtisant une paysanne, mais
les moujiks ont l'esprit borné et celui-là n'a pas cru
vous déplaire.
— Vraiment.
— Son père est en bas qui demande votre main
à mon père.
— Est-ce possible ? s'écria la jeune fille en se
remettant à rire.
LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR 4$
— »— » Il I I ii-^»^— ^■— — ^1 < I— — ^.^ ^— ^— i— ^-»^— ~— — — ^^-^-^— ^i— ^^— ■ I ■ ■
— Vous ne rirez peut-être plus si ce fait se
renouvelle souvent, dit André, et c'est ce qui arri-
vera. Ces braves gens vous offenseront sans le
vouloir en vous poursuivant de leurs protestations
sincères mais un peu rudes et campagnardes, ils
vous ennuieront et vous irriteront.
— Tu as raison, Androwcha, mais comment
empêcher que ces gars aient envie de m'épouser>
— Il y a un moyen...
— Lequel? dis donc.
André hésita un instant.
— C*est de me permettre de dire que vous êtes
ma fiancée, reprit-il enfin d'une voix un peu trem-
blante.
— C'est cela ! c'est parfait ! tu seras mon bouclier,
s'écria Clélia ; viens, descendons sans bruit ; je
suis très-curieuse ; allons écouter ce qu'ils disent.
Ils arrivèrent en bas sans être entendus et entre-
bâillèrent la porte.
— Comme cela il s'est décidé en un instant,
votre fils } disait Ivan en se balançant sur sa chaise.
— Tout à coup, reprit Piotr ; je lui ai fait
observer que c'était peut-être un peu trop prompt,
qu'il fallait réfléchir ; mais il m'a objecté qu'un
autre pourrait le devancer et qu'il n'y avait pas de
temps à perdre. Eh bien ! qu'en dites-vous >
— Je dis... je dis que c'est impossible.
a*
46 LES CRUAUTÉS DB l'AMOUR
— Comment I impossible! et pourquoi cela>
Est-ce que vous nous méprisez ? s'écria Piotr en
se levant.
— Te mépriser! Qu'est-ce que tu chantes > Tu
perds la tête, balbutia Ivan qui ne savait trop que
dire.
En voyant l'embarras de son père, André entra.
— Je ne vous dérange pas, j'espère ? dit-il.
— Non, non, dit Ivan, pas du tout ; voilà Piotr
qui me demandait la main de ta cousine.
— Eh bien ! tu lui as dit qu'elle était ma fiancée,
et que nul n'a le droit de lever les yeux sur elle ?
— J'allais le lui dire lorsque tu as ouvert la
porte, s'écria Ivan tout heureux d'être tiré d'em-
barras.
Catherine et Mâcha, qui tenait son fils dans ses
brajs, entrèrent dans la salle. Clélia les suivait.
— Ça va bien, Piotr > dit Catherine en frappant
sur l'épaule du vieillard.
— Bien ! bien I merci. Ainsi, vous êtes fiancés >
dit-il en regardant les jeunes gens.
— Mais oui, dit Clélia qui baissa les yeux.
— Eh bien, et Akoulina >
— Akoulina, s'écria Clélia en bondissant vers
André, qu'est-ce que cela veut dire ? est-ce
que pendant mon absence tu as aimé une autre
femme >
LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 47
— Rassure-toi, dit André; j'avais de Tamitié
pour cette jeune fille, mais je ne lui ai jamais parlé
d'amour.
— Allons, dit Piotr, je vois que je n'ai plus
rien à dire. Je vais tâcher de consoler mon fils.
Lorsque le vieillard fut parti, Clélia s'assit sur
le banc auprès d'André rêveur.
— J'ai un regret, à présent, dit-elle; j'ai peur
d'avoir compromis ton avenir.
— Comment cela ? dit André.
— Mais cette jeune fille dont nous parlions ne
te pardonnera pas de l'avoir délaissée ainsi pour
une autre. Elle se mariera peut-être avant qu'on
ait pu lui faire connaître la vérité, et, si tu l'aimes,
tu seras malheureux.
— Ne vous inquiétez pas de cela, dit le jeune
homme avec une sorte d'accablement; si j'ai aimé
Akoulina, je ne m'en souviens plus.
V ,
Quelques jours plus tard Pavel Petrovitch vint
à la ferme, il avait pu quitter le château sans
éveiller de soupçons et apportait des nouvelles.
Lorsqu'elle le vit, Clélia lui sauta au cou.
— Bonjour, père ! s'écria-t-elle, quelle bonne
idée tu as eue de m'amener ici !
— Vous êtes contente, barynia, dit Pavel, tant
mieux ; au château c'est autre chose.
— Ah ! Prascovia est bien furieuse ?
— Madame Prascovia est plutôt satisfaite de
votre départ, elle donne des bals et des fêtes dans
lesquels elle peut briller tout à son aise. C'est
votre tuteur qui n'en revient pas ; le premier jour
il est entré dans une telle colère que l'on a craint un
coup de sang ; il a fini par se calmer un peu et, à ma
LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR 49
grande surprise, n'a ordonné aucune recherche ; il
a dit partout que vous étiez malade, puis une lettre
est arrivée de Paris, je ne sais ce qu'elle contenait,
mais le seigneur a eu un nouvel accès de rage.
Quelques jours après il a annoncé votre départ
pour Nice où le médecin vous conseillait d*aller
passer l'hiver.
— Alors il prend son parti de ma fuite ?
— Nullement, il veut la tenir secrète ; il compte
aller à Paris et vous ramener.
— Qu'il y aille. J'y consens, dit Clélia qui se
prit à rire.
— Il paraît que vous avez renversé un de ses
plus chers projets en refusant le mari de son choix»
dit Pavel.
— Il voulait relever sa fortune aux dépens de la
mienne, en me faisant épouser son associé ; et j*ai
été fort sage en me dérobant brusquement à leurs
combinaisons. Mais ne parlons pas davantage de
ces vilaines choses-là. Vois comme je suis 'bien,
transformée en paysanne.
— Vous êtes jolie comme un ange dans ce cos-
tume, comme sous vos atours de grande dame, dit
Pavel.
— Vraiment, dit* Clélia, c'est donc pour cela
que j'ai tourné la tête à plusieurs moujiks. Pour
50 LES CRUAUTÉS DB L* AMOUR
me débarrasser d*eux, je me suis fiancée à André
Ivanovitch.
— Un brave et beau fiancé que vous avez là, dit
Pavel, où donc est-il >
— Je ne sais, ditClélia, je neTai pas vu aujour-
d'hui.
— Il est allé à la ville je ne sais trop pour quoi
faire, dit Ivan, qui jetait d'énormes bûches dans le
poêle.
Pavel passa quelques heures encore à la ferme,
puis il s'en retourna.
André rentra peu après.
11 trouva Clélia seule dans la salle commune ;
elle tenait un ouvrage à la main, mais ne travaillait
pas. Assise près de la fenêtre, elle regardait dans
la cour à travers les doubles vitres.
— D'où donc viens-tu, André ? dit-elle en se
retournant vers le jeune homme; je m'ennuie quand
tu n'es pas là. Le devoir d'un fiancé n'est-il pas de
rester auprès de son amie >
— Je crains de vous obséder, barynia. Je ne suis
qu'un fiancé pour rire et je ne dois jouer mon rôle
que devant les étrangers, sinon je vous deviendrai
aussi insupportable que ceux dont j'ai voulu vous
délivrer.
— Ne crois pas cela, tu es le seul avec qui je
puis un peu causer ici. En ton absence, je m'en-
LES cKUAirrés de l'amour 51
nuîe vraiment. Voyons, pourquoi es-tu resté aussi
longtemps dehors ?
— Si je vous le dis vous vous moquerez de
moi.
— Qui sait?
— Je suis allé à la ville...
— Eh bien ?
— Voici, barynia : vous avez été obligée d'ôter
de vos doigts vos belles bagues pleines de diamants,
qui ne convenaient pas à une paysanne ; mais une
fiancée doit porter un anneau. J'ai été vous en ^
chercher un.
— Ah ! c'est pour cela que tu es allé à la ville,
dit Clélia en penchant la tête d'un air rêveur.
— Est-ce que cela vous fâche > -' JT'.^s.
— Voyons cet anneau. / r ''!'■ :>
André lui montra un petit anneau d'or finemenj
ciselé. V ^
Tous deux dans l'embrasure de la croisée incli-
naient la tête et fixaient leurs regards sur le frêle
bijou, symbole de tendresse éternelle. Us demeu-
rèrent un instant silencieux.
— Le voulez-vous > dit enfin André d'une voix
qui, malgré lui, tremblait.
— Mets-le toi-même à mon doigt, dit Clélia en
lui tendant sa main blanche et fine.
Le jeune homme eut un tressaillement. Il leva
$2^ LBS CRUAUTÉS DE L* AMOUR
son regard clair sur Clélia et lui passa lentement
Tanneau en effleurant à peine son doigt.
Clélia fut vaguement effrayée en recevant ce gage
d'amour. Elle sentait bien qu'en dépit de lui-même
peut-être le jeune homme venait de lui donner
toute son ânue, et qu'il serait victime du jeu cruel
auquel elle se plaisait. Un instant elle avait éprouvé,
elle aussi, une émotion singulière, toute nouvelle
et qui la plongea dans une rêverie profonde.
Elle s'éloigna bientôt sans dire un seul mot et
se sauva dans sa chambre.
VI
Un matin il se fit un bruit inaccoutumé à la
porte delà ferme. C'était des aboiements de chiens,
des tintements de grelots, des voix criant d'ouvrir.
Clélia qui venait de se lever courut à la fenêtre
de sa chambre et regarda à travers les vitres.
On ouvrait à deux battants la porte cochère, et
elle vit un jeune homme en costume de chasse
descendre d'un élégant traîneau, puis empoigner
par la peau du cou un magnifique chien de chasse
qu'il mit à terre. Un autre chien s'élança d'entre
les jambes du cocher et se mit à gambader sur la
neige en aboyant gaiement, tandis que son compa-
gnon secouait ses oreilles.
— Allons! paix, Endymion ! cria le jeune homme.
A bas, Phœbé I tenez-vous tranquilles.
54 LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR
Ivan accourut, Téchine courbée, et baisa la
manche du seigneur. Au même moment Catherine
entra comme un coup de vent dans la chambre de
Xlélia.
— Le barine I cria-t-elle, le barine qui arrive
sans avoir prévenu !
— Eh bien, qu'est-ce que cela fait ? dit Clélia.
— Quand il vient ce n'est jamais rien de bon,
dit Catherine, et puis qu'allons-nous lui dire > tu
lui fais rhonneur d'habiter sa chambre.
— Ne t'effraie pas pour si peu de chose, on
transportera mes bagages dans une autre pièce et
il ne saura rien.
— Il faut que j'aille le saluer, dit Catherine.
Et elle sortit comme elle était entrée.
Clélia termina sa toilette et, poussée par la
curiosité, descendit aussi.
On avait ouvert la porte de cette salle où l'on
n'entrait jamais, et qu'elle avait traversée la nuit
de son arrivée. Le nouveau venu était assis sur le
divan de maroquin vert, il caressait la tête de
Phœbé posée sur ses genoux, tout en parlant à
Ivan qui se tenait debout devant lui.
Clélia le considéra de loin par la baie de la porte.
Il paraissait trente ans environ. Grand, mince, un
peu maigre même, le sang à fleur de peau, ce qui
rendait son visage plus foncé de ton que ses che-
LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 55
▼eux un peu clair-semés sur le sommet du crâne
et que sa moustache couleur de paille. Ses yeux
étaient d*un bleu mat et ses arcades sourcilièrcs
proéminentes, dénuées de sourcils.
— Je sais que ton fils n'a pas son pareil à la
chasse et que nul mieux que lui ne sait trouver la
trace d'un loup, disait-il à Ivan sans le regarder,
c'est pourquoi j'ai devancé mes amis, qui viendront
me prendre dans quelques heures, pour lui dire
d'aller faire une battue dans la forêt et de diriger
notre chasse.
— Le malheur veut qu'Androwcha ne soit pas à
la maison en ce moment; il est allé aux étuves,
mais il ne peut tarder à rentrer.
— Ah! c'est ennuyeux, je suis pressé, dit le
jeune homme d'une voix brève, en soulevant par
une grimace la peau de son front.
— Je vais envoyer Fedor à sa recherche, dit
Ivan, qui s'éloigna en trottinant.
Le barine se leva et se mit à se promener dans
la salle. Il demanda du feu à Catherine qui appor-
tait le samovar, et alluma un cigare.
Tout à coup il aperçut Clélia.
— Qui est celle-là ? dit-il vivement.
— C'est ma nièce, une bien gentille enfant,
allez, dit Catherine; elle est venue nous voir, la
chère petite.
$6 - LBS CRUAUTÉS DE L* AMOUR
— Mais elle est charmante, vraiment! Allons
donc, approche!
Clélia s*avança d*un air gauche et timide en
roulant entre ses doigts le bord de sa tunique.
— Quels yeux! quels cheveux d'or! s'écria le
jeune homme. D'où diable sort-elle? Eh bien, sers -
moi le thé.
La jeune fille obéit.
-— Comment t'appelles-tu, hein >
— Clélia.
— Sais-tu que tu me plais !
— C'est bien de l'honneur pour moi, murmura-
t-elle avec un imperceptible sourire.
— C'est incroyable comme tu es jolie. Si tu veux,
je t'emmène avec moi. Qu'en dis-tu >
— Mais, seigneur... balbutia Clélia.
Il lui avait pris les deux mains et la tenait debout
devant lui.
— C'est convenu, tu viendras avec moi, reprit-
il; mais d'abord, embrasse-moi.
Et il la saisit brusquement dans ses bras.
Clélia poussa un cri et essaya de se dégager.
— Est-ce pour voir cela que l'on m'a envoyé
chercher? s'écria tout à coup André qui entra im-
pétueusement dans la salle et repoussa le seigneur
— Eh! qu'est-ce qui te prend, à toi ! dit celui-ci
en devenant pourpre; ne sais-tu pas qui je suis!
LES CRUAUTÉS DB L* AMOUR S 7
— S*il touchait à ma fiancée , notre czar lui-
même ne serait qu'un homme au bout de mon
poing, dit André en dardant sur le barine son re-
gard d'une fierté sauvage.
— Ah! elle est ta fiancée > C'est fâcheux : je vais
l'emmener. *
— Si vous persistez dans ce projet, — il advien-
dra de .moi ce qu'il plaira à Dieu, — mais vous ne
sortirez pas vivant d'ici, dit André en saisissant
brusquement un escabeau.
— Ah çà, il veut m'assommer celui-là! s'écna
le seigneur qui cette fois-ci pâlit.
- — André! André! es-tu fou? hurlait Catherine
qui s'était jetée à genoux et faisait des signes de
croix précipités.
— Le barine ! menacer le barine ! murmurait
Ivan glacé d'épouvante.
Clélia s'était jetée sur la poitrine d'André, elle
lui abaissa le bras doucement.
— Calme-toi, lion farouche, je me charge de tout
arranger, dit-elle en lui effleurant presque la joue
de ses lèvres.
En sentant cette haleine tiède courir sur son
visage, André sembla devenir aussi faible qu'un
enfant ; il chancela et alla s'adosser tout pâle
contre la muraille.
Clélia se retourna vers le barine :
S8
LES CRUAOTlte DB L'AMOUR
— Tu es gentilhomme, n'est-ce pas, et capa-
ble de tenir un serment? lui dit-elle en fran-
çais.
— Si je suis gentilhomme, on ne s'en douterait
guère à voir de quelle façon on me traite ici, dit le
jeune homme encore tout tremblant de rage. Mais
on s'en apercevra à la manière dont je me ven-
gérai.
— Tu pardonneras à ce garçon, quand tu con-
naîtras les motifs qui Tout fait agir.
— Ah çà! qui es-tu, toi, pour me parler sur ce
ton ? Est-ce que tu te crois mon égale, parce que
tu as appris le français ayec quelque femme de
chambre de ta maîtresse?
— Je suis ton égale, en eflFet, dit Clélia, et nous
avons dû nous rencontrer souvent dans le monde.
Mais, puisque tu ne me reconnais pas, je ne' te dirai
mon nom que si tu me jures de ne révéler à
personne que je suis ici.
— Il me semble en eflFet connaître votre visage,
dit le jeune homme en considérant plus attentive-
ment Clélia. Mais... parfaitement! vous êtes la
comtesse Grégorowna. Il est impossible de vous
oublier lorsqu'on vous a vue une fois.
— Vraiment > dit Clélia avec un sourire moqueur,
eh bien, me jurez-vous de ne4^uiiàis dire que je me
suis réfugiée dans cette ferme >
LBS CRUAUTÉS DE L'AMOUR 59
— Je le jure sur ma vie. Mais par le ciel, quel
malheur vous a frappée > que faites-vous ici >
— Je me suis enfuie de chez moi parce que Ton
voulait me marier contre mon gré, voilà tout. Je
tiens à disposer de moi-même.
— Vous avez mille fois raison et vous pouvez
être sûre de ma discrétion, d'ailleurs vous êtes sur
mes terres ; vous trahir serait manquer à tous les
devoirs de Thospitalité, mais pourquoi cet insolent
moujik vous nomme-t-il sa fiancée >
— Il a pris ce prétexte pour pouvoir me défen-
dre, dit Clélia. Je vous prie, pardonnez-lui sa
vivacité,
«
' — Si ce n'était pas une telle bouche qui demande
sa grâce, je le ferais envoyer et pour longtemps eii
Sibérie, dit le barine en reprenant l'idiome russe,
mais voué avez sur moi un pouvoir dont vous ne
vous doutez pas : depuis que je vous ai aperçue
dans le monde, vous êtes pour moi l'étoile inacces-
sible qui brille à l'horizon. — Je dis cela tout fran-
chement comme je le pense. — Aussi je consens à
tout oublier pour vous prouver que je suis votre
esclave.
Un sourire méprisant effleura les lèvres de la jeune
fille.
— Tu entends ; André > je te pardonne, continua
Pénoutchkine en frappant sur l'épaule du jeune
60 LES CRUAUTÉS DE'L*AMO0R
homme. Tu as voulu me tuer, je daigne Toublier au
point que je te demande de nous mettre sur la piste
de quelque loup, moi et les compagnons qui vont
me rejoindre. Ça va-t-il >
— Oui, dit André qui avait consulté Qélia du
regard, vous me retrouverez sur la .lisière du
bois. • , ^
Il aUa prendre sa carabine et sortit aussitôt.'
m
Catherine se précipita aux pieds du barine et l^î -*
embrassa les genoux.
• — Ah ! que tu es bon ! disait-elle, ah ! que tu es
bon !
— Ce n*est pas moi qu*il faut remercier, c*est la
comtesse Clélia Grégorowna, dit Pénoutchkine en
repoussant la paysanne.
Catherine se traîna jusqu'à Clélia, qui la releva
et Tembrassa.
— Essuie tes yeux, voyons ! dit-elle. Tu ressem-
bles à ma chère nourrice, et quand je la voyais
pleurer, je pleurais aussi.
Bientôt les amis de Pénoutchkine arrivèrent, ils
ne descendirent pas de voiture et appelèrent de la
porte.
— Hâte^toi, Alexandrovitch, disaient-ils, la
matinée est déjà avancée, nous serons pris par la
nuit.
— Ne vous montrez pas à eux, dit le jeune sei-
\\
LES CKUAUTéS DE l'aMOUR 6x
lll'l' - ■ 1^1 ■ " ■ I I I M .-I.I 111^ llll ■ I ■■
gneur à Clélîa, vous êtes bien trop belle pour une
paysanne.
— Vous vous y êtes trompé, cependant, dit-
elle.
— J*ai été ébloui, aveuglé, mais mon cœur, lui,
ne se trompait pas.
Pénoutchkine appela ses chiens, baisa la main
de la jeune comtesse, puis sortit en lui jetant un
, regard humble et languissant.
VII
André revint tard dans la soirée. Clélia avait
^oulu qu'on l'attendît pour le souper.
— Le repas est triste lorsqu'il manque un
convive, disait-elle.
Catherine était inquiète et soupirait à chaque
instant, elle ne pouvait croire que le barine eût
sincèrement pardonné à André.
— A la chasse, une balle perdue, c'est si facile,
disait-elle.
Clélia, par moment, partageait ses craintes,
mais André revint tout couvert de neige et un
peu las.
— Que saint Serge et la bonne Sainte-Vierge
soient loués ! s'écria Catherine en le voyant.
— Eh bien! chère mère, croyais-tu que le
LES CRUAUTÉS DB L'aMOUR 6$
loup m*avait croquée dit le jeune homme en
riant.
— Le loup, non pas... grommela Catherine qui
n'acheva pas sa pensée et servit le souper.
— Voyons, raconte-nous ta chasse, André, dit
Clélia, qui avait ressenti un singulier mouvement
de joie en voyant revenir le jeune homme sain et
sauf.
Un sourire dédaigneux plissa les lèvres d'André.
— Ils se sont mis à cinq pour tuer une malheu-
reuse louve,, dit-il, et encore ils Tout manquée, et
elle s'est retournée contre eux. Le seigneur Pénout-
chkine Ta échappé belle.
— Ah! comment est-ce arrivé? dis-nous cela,
s'écria Mâcha.
— Voici, répondit André. Us avaient tiré leurs
cinq coups de carabine: trois balles allèrent couper
quelques brindilles aux sapins; deux seulement
portèrent. La bête était atteinte à l'épaule et avait
une oreille emportée. Les chasseurs étaient si sûrs
de l'avoir tuée, qu'ils coururent à elle; mais la
louve se releva furieuse et s'élança sur eux. Tous
s'enfuirent, à l'exception de Pénoutchkine, qui fut
renversé et se mit à pousser des hurlements
affreux. Je n'étais pas loin ; j'accours. Les cris du
seigneur dominaient les aboiements des chiens,
qui, mieux avisés que les hommes, se tenaient à
64
LE» CRUAUTE DE L'aMOUR
MM.
distance. Le banne est, en effet, dans une position
fâcheuse, me dis-je, éprouvant malgré moi une
invincible envie de rire. Je ne pouvais tirer de peur
d*atteindre Thomme, mais les loups et moi nous
sommes de vieilles connaissances, je bondi» sur la
bête et je lui enfonce dans le crâne mon couteau
de chasse avec tant de force qu*il s*est cassé dans
la blessure, mais Tanimal est mort sur le coup.
— Quelle audace! Sais-tu que tu es admi-
rable I s'écria Clélia. Ainsi tu lui as sauvé la vie à
ce Pénoutchkine, tu es dégagé envers lui mainte-
nant.
— Il ne m'a même pas remercié et il me déteste
plus que jamais; cela m*i9iporte peu. C'est autre
chose qui m*inquiéte ; vous lui avez avoué ce matin
qui vous étiez. Etes-vous . sûre qu'il gardera le
secret ?
— Androwcha, tu oublies ceci: je suis une
riche héritière qui n*a pas encore fait choix d*un
mari, dit Clélia avec un sourire amer.
André leva sur elle son beau regard lumineux.
— Tu ne comprends pas, continua-t-elle ; c'est
juste, ton cœur est simple et honnête. Eh bien,
Pénoutchkine, qui a gaspillé sa fortune, ne serait
pas fâché d'épouser la mienne ; il sera discret.
— Moi, qui ai plus vécu qu'André, j'ai deviné la
pensée du barine quand il a pardonné si vite, di)
LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 6$
Ivan ; certainement, il songe à épouser la demoi-
selle.
— C'est un seigneur, dit André avec un imper-
ceptible froncement de sourcils, il peut penser à
elle sans ToSenser.
— Ce n'est pas à moi qu'il pense, c'est à mon
argent, dit Clélia; mais qu'importe! cela nous
rend certains de sa discrétion ; c'est tout ce qu'il
faut.
Il était tard, on se sépara bientôt.
André, malgré la fatigue qu'il éprouvait, ne put
dormir cette nuit-là. Il cherchait à se rendre compte
de l'état singulier dans lequel était plongé son
esprit depuis quelque temps. Il constatait qu'une
seule pensée l'occupait, qu'un seul nom était sur
ses lèvres, qu'un être qu'il ne connaissait pas
quelques mois auparavant était devenu l'unique
intérêt de sa vie et avait jeté comme un voile sur
ses affections anciennes. Il se demandait comment
il avait pu en arriver là et pourquoi il ne s'était pas
mieux défendu de cet amour insensé dont il avait
dès le premier jour deviné le danger.
Il s'était imaginé trouver un refuge auprès
d'Akoulina, pour laquelle il croyait avoir dt
l'amour; mais, à côté d'elle, il s'était ennuyé et avân
songé à Clélia. D'ailleurs, il ne pouvait plus retoui-
ner dans la maison d'Antonowitch depuis qu'il
66 LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR
était ostensiblement le fiancé de sa prétendue
cousine. Ces fiançailles simulées avaient achevé de
porter le trouble dans son âme en précisant ses
sentiments : il était amoureux d'une femme aussi
inaccessible pour lui que pour le phalène obscur la
lune resplendissante vers laquelle il s'efforce de
monter dans la nuit. Le mouvement de folle rage
qui s'était emparé de lui lorsqu'il avait vu Pénout-
chkine entourer de ses bras la taille de Clélia l'avait
éclairé définitivement sur l'état de son cœur: ce
n'était pas l'irritation de voir insulter devant lui une
noble demoiselle prise pour une paysanne, mais
bien un sentiment de jalousie, douloureux et vio-
lent, qui l'avait animé.
Mais, dans cette journée si agitée, il y avait eu
un moment plein dé douceur dont André ne voulait
pas se souvenir et auquel, malgré lui, il revenait
saiis cesse : un instant la jeune fille s'était appuyée
sur sa. poitrine, il avait respiré le parfum de ses
cheveux et senti près de ses lèvres voltiger un
souffle léger. Toute sa vie s'effaçait devant cette
minute d'ivresse. Cependant, il se répéta cent fois
que tout cela était de la folie, qu'il fallait chasser
de son esprit ces pensées coupables, et, le lende-
main, lorsqu'il se leva, après une nuit d'insomnie,
il était résolu à dompter son cœur et à revenir à la
raison.
LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 67
Il prit son meilleur cheval et passa toute la
journée dehors; il tua quelques corbeaux qu'il ne
ramassa pas et un renard qu'il rapporta à la ferme.
Clélia s'était mortellement ennuyée et impatientée
pendant cette journée. Catherine avait eu à souffrir
de sa maussaderie, Mâcha avait été rudoyée, puis
la jeune fille s'était excusée, prétextant un grand
mal de nerfs. Les deux femmes étaient tout attris-
tées de la voir ainsi.
Lorsque André revint, Clélia lui dit brusque-
ment, moitié riant, moitié fâchée:
— Tu sais, je n'entends pas avoir un fiancé qui
sorte ainsi sans ma permission.
— Labarynia daigne semoquerdemoi,dit André.
— Je veux être la maîtresse au logis et il faudra
que mon mari m'obéisse, continua-t-elle.
André la regarda un instant.
— Les paysans ne sont pas ce que vous croyez,
dit-i! avec une singulière expression, ils battent
leurs femmes et ce sont eux qui commandent.
— Est-ce vrai, cela, Katia> s'écria la jeune
coçitesse.
— Ivan ne me bat pas, dit Catherine, mais cela
est cause que l'on se moque quelquefois de lui au
village.
Aussitôt après le souper, André, prétextant une
grande fatigue, se retira dans sa chambre.
68 LES cRUAtmfcs DE l'ahour
Le lendemain il allait repartir comme la veille
pour passer la journée loin de la ferme lorsque sa
mère l'arrêta comme il se mettait en selle.
— Reste, André, lui dit-elle, la demoiselle était
toute soucieuse hier, j'ai peur qu'elle ne soit souf-
frante, elle a besoin de sortir un peu, tu attelleras
le traîneau.
— Fedor le fera et promènera la demoiselle.
— Mais peut-être aime-t-elle mieux que ce soit
toi.
— Pourquoi donc, ma mère> s'écria André;
Fédor sait conduire les chevaux aussi bien que
moi.
Et il lâcha la bride à son cheval qui partit au
galop. En s'éloignant, le jeune homme éprouva un
affreux serrement de cœur; il fut sur le point de
revenir en arrière; mais il triompha de cette fai-
blesse et s'enfonça dans le bois.
Le soir, Clélia ne lui parla pas. Elle avait refusé
de sortir et semblait triste. André se sentit une
sorte de remords. Le lendemain, il resta.
— Voulez-vous faire un tour en traîneau > dit-il
à la jeune fille après le premier repas.
— Je devrais te refuser, dit-elle, mais j'ai envie
de voir la neige. Allons!
Ils partirent.
André s'aperçut que les deux jours qui venaient
LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 69
de s*écouler et pendant lesquels il avait lutté contre
lui-même n'avaient eu pour résultat que de rendre
son amour plus ardent. Il craignait de ne pouvoir
dominer l'émotion qui le gagnait en se retrouvant
si près de celle qu'il voulait fuir, et il lui fallait
toute son énergie pour se souvenir que ce n'était
pas vraiment sa jeune fiancée qu'il emportait
ainsi à travers les steppes de neige, mais bien
une grande dame qui se jouait de lui.
Par instant, un mouvement de colère faisait
bondir son sang.
— Dans ce désert, où elle est seule avec moi,
elle n'éprouve pas la moindre inquiétude, se disait-
il, elle me méprise trop pour me craindre.
Et il jeta sur elle quelques regards que, par
bonheur, elle ne comprit pas.
Lorsqu'il rentra, il était mécontent de lui-même;
il s'en voulait d'avoir consenti à cette promenade,
d avoir été sans énergie et sans volonté.
— Bientôt je deviendrai lâche, se disait-il; les
nuits sans sommeil m'épuiseront et un enfant aura
raison de moi. Il faut que je trouve un moyen de
sortir de cet état.
Quelques jours plus tard, il s'habilla pour la
chasse et partit de grand matin. Avant de monter
à cheval, il embrassa sa mère.
70 LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR
> ' . ... , , I
— Je tuerai un loup aujourd'hui, lui dit-il avec
un rire éclatant.
Catherine rentra dans la maison toute troublée,
elle n'aurait pu dire pourquoi, mais son cœur de
mère, qui s'alarmait souvent pour peu de chose,
avait reçu une secousse douloureuse en voyant
partir son fils. Elle n'avait pas osé essayer de le
retenir, elle savait bien que cela eût été inutile. Elle
demeura un instant comme pétrifiée sur le seuil de
la porte, puis rentra, les yeux pleins de larmes, et,
s'agenouillant sur le banc de bois scellé à la mu-
raille, elle fit une longue prière devant l'image de
saint Serge.
Son intention était de garder pour elle seule son
inquiétude, mais au milieu du déjeuner elle poussa
tout à coup un grand cri.
En levant par hasard les yeux, elle venait de voir
sur la muraille les armes d'André accrochées en
croix comme à l'ordinaire.
— Seigneur! il n'a pas pris sa carabine, s'écria-
t-elle. Je savais bien qu'il méditait quelque folie!
Clélia pâlit et regarda Catherine avec angoisse.
— Qu'est-ce qui te prend ? Qu'est-ce que tu as ?
dit Ivan en posant violemment son verre sur la
table.
— André a oublié son fusil, dit-elle; tiens,
regarde, toutes ses armes sont là.
Hes cruautés de l'amour , 71-
Ivan se retourna :
— Eh bien! dit-il, c'est qu'il aura pris celles de
Fédor.
— Oh ! non, dit Fédor, pas possible. Mon fusil
ne vaut rien et André le sait.
— Il aura trouvé en route un ami qui lui en aura
prêté un; d'ailleurs, s'il n'a pas pris ses armes
c'est qu'il n'en avait pas besoin.
— Il m'a dit qu'il tuerait un loup.
— Allons! allons! tu es folle. Ne vas-tu pas
pleurnicher à présent? Tu t'imagines que ton fils a
toujours trois ans et qu'il ne peut faire un pas ans
toi.
— Hélas I un malheur est si vite arrivé ! dit
Mâcha.
— Bon I voilà l'autre ! s'écria Ivan en frappant
du poing sur la table. Finirez-vous, enfin >
En entendant son grand-père faire la grosse voix,
le petit Fedia se mit à pleurer.
— Ah! vous me faites peur à la fin! s'écria Clélia
qui s'enfuit en pleurant aussi.
Elle se sauva dans sa chambre et s'assit au bord
de son lit toute surprise de se sentir si (vivement
émue.
— Suis-je folle ? se dit-elle. Qu'est-ce donc que
'ai } Il me semble que s'il arrive malheur à ce gar-
çon, c'est moi qui en serai cause.
72. LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR
Catherine vint la rejoindre dans sa chambre.
— Que tu es bonne, lui dit-elle, tu partages
même nos peines.
— Voyons, dis-moi la vérité I s'écria la jeune
fille, pourquoi es-tu inquiète comme cela ?
— Je ne sais, un pressentiment ; une mère s'ef-
fraie si vite ! Il m'a semblé qu'André était singulier
ce matin : ses yeux brillaient plus encore que de
coutume. Il m'a embrassée, puis a poussé un éclat
de rire qui m'a fait mal.
Clélia baissa la tête.
— Mais que crains-tu, enfin, dit-elle d'une voix
presque timide, a-t-il donc quelque raison pour
mourir?
— Mourir I que dis-tu là ? mon fils croit en Dieu,
et il n'est pas fou, s*écria Catherine, rien ne lui
manque ici, il est heureux.
— Alors que crains-tu ?
— Que sais-je, un malheur, une imprudence, il
est si audacieux.
-^ Mais il est adroit aussi, et fort, il ne lui arri-
vera rien, dit Clélia, qui reprit toute sa tranquil^
lité.
Catherine aussi se calma un peu et vaqua aux
soins du ménage; mais la journée fut triste. Au
dehors il faisait sombre, une tourmente s'était
USS CRUAUTÉS DE L*AMOUR , 75
' ■ ■ ■ ■ ■ ^*— ^— — «— Il ■ 1— — «— — i*— ^1»
élevée et soulevait la neige, qui bientôt tomba à
gros flocons.
Clélia, à travers les vitres, la regardait tomber.
Ainsi secouée par le vent, la neige semblait sale,
couleur de cendre, elle tourbillonnait, fuyait, puis
revenait dans un tumulte silencieux ; par moment
elle paraissait remonter, puis Toeil fatigué ne savait
plus distinguer si elle montait, descendait ou
oscillait seulement en restant stationnaire. A une
trouée, brusquement creusée par la bourrasque,
Tillusion se dissipait.
Le soir vint ; après avoir longtemps attendu 01/
se mit à table sans André.
Ivan, à son tour, baissait la tête, mais il ne parlait
pas et cachait son inquiétude. A chaque instant
Mâcha se signait et Catherine allait entre-bâillerla
porte et prêtait Toreille.
— Il neige toujours, disait-elle en revenant.
Clélîa, ejle aussi, prêtait Toreille au moindre
bruit; ses remords lui revenaient, elle se sentait
coupable et eût donné la moitié de sa fortune pour
voir le jeune homme apparaître dans Tencadre-
ment de la porte.
Tout ^ coup, elle tressaillit.
— J'entends quelque chose I dit-elle»
Tous retinrent leur souffle.
Le bruit, amorti par la neige, du galop d'un
I
74 LES CRUAUTÉS DE L'ilMOUH
cheval, s'affirma bientôt. Catherine courut à la
porte.
— Cestluil c'est lui! Il revient! sécria-t-elle.
Etions-nous bêtes !
Peu après, André entra dans la salle.
En le voya.nt, Clélia ne put retenir un cri d'eflEroi
et d'admiration.
Le jeune homme était couvert de sang, tête nue,
les chdVeux en désordre et pleins de neige. Une
expression étrange de sauvagerie joyeuse et héroï-
que illuminait son visage. Ses yeux clairs étince-
laient. Il portait sur l'épaule le cadavre d'un loup
de grande taille.
— Est-ce que je vous fais peur, barynia ? dit-il
à la jeune fille; la bête est morte, ne craignez
rien.
— Tu ne peux t'imaginer combien tu es beau
et terrible ! dit-elle..
— Pourquoi me dites-vous cela > murmura
André.
— Je le dis parce que c'est vrai. Si un peintre
était ici, il me comprendrait.
— Certainement il est beau, mon fils! s'écria
Catherine qui se.haussa pour l'embrasser.
André laissa glisser l'animal à terre.
— Mais le sang va couler sur le plancher, dit
Ivan»
LBS CtlUAUTÉS DB L'AMOUR 75
— Celui-là n'a pas perdu une goutte de sang,
dît André; on ne trouvera sur sa fourure ni le trou
d*une balle ni celui d'un poignard, je l'ai étranglé
avec les deux mains que voilà.
— Mon Dieu ! il est fou 1 s'écria Catherine, il ne
chasse plus, il se bat avec les bêtes fauves, c'est
donc exprès qu'il n'avait pas emporté ses armes l
Eh ! bien ! et tout ce sang qui est sur toi ?
— C'est le mien. L'animal ne s'est pas laissé
tuer comme cela sans rien dire, il s'est bien défen-
du. J'avais cette idée d'attaquer la proie avec les
seules armes que Dieu m'a données.
— Pourquoi as-tu fait cela, enfant ? dit Ivan avec
jgravité.
— Je me sentais devenir lâche, et je croyais
n'avoir plus de force. J'ai voulu voir, répondit le
jeune homme.' '
— Tu as bien fait, dit Ivan.
Catherine se signa et cracha par terre en enten-
dant une pareille chose ; puis elle alla chercher le
souper d'André qu'elle avait tenu au chaud.
Le jeune homme s'assit à table et but avidement,
mais mangea peu ; et, comme pris de paresse et
de somnolence, il mit sa tête dans ses mains et
demeura immobile, répondant à peine aux questions
dont on l'accablait.
Bientôt, les paysans allèrent se coucher. Clélia
76 LES cRUAxrrÉs de Camouk
resta seule en face d* André quî ne la voyait
pas. *
Elle posa la main sur le bras du jeune homme.
— Pardon, dit-il en relevant vivement la tête, je
suis impoli... La tempête brutale m*a soufflé au
visage pendant de longues heures, la chaleur de la
chambre m*engourdissait.
— André, dit'Clélia doucement, qu'est-ce que tu
as? dis-le-moi.
— Je crois que j'ai la fièvre, dit-il en essayant de
dégager son bras*
— Tu feins de ne pas me comprendre, mais je
vois bien que depuis quelques jours il se passe en
toi quelque chose d'extraordinaire. Ouvre-moi ton
cœur, je t'en prie.
— Vous ouvçir mon cœur, que demandez-vous
làl s'écria le jeune homme d'une voix qui effraya
Clélia. Vous voulez que je déchaîne la bête fauve
que j'enferme en moi et qui me ronge; vous voulez
l'entendre hurler, la voir se débattre dev^-iit vous.
N'en avez-vouspas peur? Ouil c'est vous quî l'avez
fait naître et grandir; vous croyiez que c'était un
agneau; c'est un lion sauvage; ne jouez pas avec
lui.
— Tu es vraiment très-bien ainsi : l'éclat de tes
yeux #6t incomparable, dit Clélia, qui, la tête ap*
LBS CftUAUTÉS DB l'AMOUR 77
puyée sur sa main, reg^dait André avec une admi-
ration insolente.
— Ne riez pas, madame, dit-il; vous n'avez pas
le droit de me mépriser. Je suis loin de vous, mais
j'ai le cœur plus haut que beaucoup de vos égaux :
ceux-là consentent à être l'esclave et le jouet d'une
femme coquette; je me croirais méprisable si je fai-
sais comme eux. Ici, nous sommes simples et rudes,
nous ne savons pas mettre dans notre voix cette
inflexion caressante qui vous prend comme dans un
lacet, nous n'entendons rien à ces regards si doux
qui vous entrent dans le cœur et qui pourtant ne
veulent rien dire. Par désœuvrement, par habitude,
je ne sais pourquoi, vous m'avez regardé avec ces
regards-là! protégée par votre orgrueil, vous avez
daigné m'éblouir avec la tranquillité du soleil, qui
sait bien qu'on ne peut pas l'atteindre. Eh bien! je
ferme les yeux, je ne veux pas devenir fou. Ah!
vous voulez le savoir? Oui! c'est pour vous firir que
je cours dans les bois et que je recherche la compa-
gnie des bêtes sauvages, c'est pour faire taire mon
sang que je me bats corps à corps avec les loups,
je veux tuer cet amour outrageant pourvous, mortel
pour moi. Je sais bien que je vous prive d'un passe-
temps qui vous plaisait, mais c'est avec ma vie que
vous jouez.
— Tu es méchant, André, on ne m'a jamais
I
r
1
I
78 LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR
parlé ainsi, dit délia; je quitterai ta demeure puis-
que ma présence t'irrite.
André devint pâle et regarda Clélia avec épou-
vante.
— Vous voulez partir d'ici, s'écria-t-il après un
instant de silence, et c'est moi qui vous chasserai!
Je deviens fou, voyez-vous, j'ai élevé la voix, je me.
suis plaint de vous. Un moujik vops parler de la
sorte I c'est que j'ai la fièvre, je vous l'ai dit, j'ai
senti aujourd'hui les dents d'un loup m'entrer dans"
la gorge, j'ai perdu beaucoup de sang, je ne suis
pas comme d'ordinaire, pardonnez-moi, dites-nioi
que vous ne partirez pas.
— Je resterai, mais, je t'en prie, calme-toi, dit
Clélia. Qu'as-tu donc pour être si pâle? ton front
brûle, tu es malade. Mais mon Dieu! s'écria-t-elle,
son sang coule encore, il va s'évanouir.
— Ne craignez rien ; tout à l'heure, quand vous
avez dit que vous partiriez, j'ai cru que j'allais
mourir, maintenant c'est passé. Tout ce que j'ai
dit, oubliez-le et pardonnez-moi. Je serai votre
esclave, votre fiancé puisque vous le voulez, jus-
qu'au jour où vous retournerez chez vous; alors,
nous verrons.
. — Tais-toi, enfant, tu es dans une étrange
exaltation ce soir, dit Clélia en comprimant avec
son mouchoir la blessure qu'André av^t au cou.
LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 79
Vous êtes étonnants, ici, vous ne faites attention à
rien; un seigneur, dans Tétat où tu es, serait
entouré de médecins et gémirait dans son lit.
— Bahl ce n'est rien, un peu de sang de moins
cela fait du bien.
— Et c'est à cause de moi que tu te fais dévorer
parles loups, reprit la jeune fille; si tu avais été
tué je n'aurais plus pu vivre tranquille; tu crois
peut-être que je n'ai pas de cœur et que tu m'es
indifférent, tu te trompes; je te jure que si tu étais
mon égal je t'aimerais de toute mon âme.
VII
Quelques brises tièdes commençaient à courir
dans Tatmosphère, les rivières brisaient leur four-
reau de glace, la neige s*amollissait aux rayons
plus chauds du soleil. C'était la fin de Thiver et le
printemps préparait sa venue. Il s'annonça d'abord
par un abominable gâchis de boue et de neige
mêlées, les rues du village devinrent des fondrières
infranchissables par-dessus lesquelles on jetait des
ponts. Dans les champs, la neige, qui tenait encore
par places, ressemblait à un vieux drap troué; le
tracé des routes et des sentiers reparaissait; au
loin les pins s'enveloppaient d'un brouillzird violet;
plus près, ils reprenaient leur couleur sombre et
laissaient tomber de leurs branches les derniers
lambeaux de givre.
LES CRUAUTÉS DE L*AMQUR 8l
Bientôt tout vestige de neige disparut et les
travaux des champs commencèrent.
La ferme s'anima: les volailles reprirent position
dans la cour; les pigeons roucoulèrent sur le toit;
on donna de l'air aux étables, on ouvrit les gre-
niers, on descendit de blé pour les semailles.
Le matin, deux paires de bœufs partaient attelés
aux charrues et les hommes restaient dehors toute
la journée.
D'ordinaire André, bien qu'il fût chasseur, prenait
plaisir aux travaux des champs, mais cette année^
là il ne sembla pas s'apercevoir que le printemps
fût venu. Quand [Clélia dormait encore ou .était à
sa toilette, il passait des heures entières absorbé,
ne disant rien, n'écoutant rien.
— André! André! tu rêvasses trop, lui dit un
jour son père en le voyant accoudé à la table les
regards fixés sur le plancher, ne viendras-tu pas
aux champs >
André fit signe que non.
Le paysan haussa les épaules.
— Il faut marier ce garçon-là ! grommela-t-il en
s'en allant.
Dans l'après-midi André courait avec Clélia à
travers la campagne. Ils allaient voir les premières
feuilles ouvertes, le premier buisson en fleur. La
jeune fille s'émerveillait de tout, elle demandait le
• f . ^ \
82 L^ CRUAUTÉS DE L'AMOUR
nom de chaque arbuste, de chaque plante. Une
grenouille effrayée, plongeant brusquement dans^
une flaque d'eau, la faisait rire comme une enfant,
elle criait de peur quand un insecte traversait le
sentier, ou bien elle s'arrêtait, un doigt sur les
lèvres, pour regarder un oiseau qui sautillait près
d'eux de branche en branche.
André lui disait le non de l'insecte, lui racontait
les mœurs de l'oiseau.
— Comme tu es savant ! disait Clélia.
Ils rencontraient souvent des paysans qui les-
saluaient de loin et leur criaient :
— Eh bien, à quand donc la noce >
Ou bien l'on disait gaiement à André, en lui
fçappant sur l'épaule :
— Est-il heureux, ce gaillard-là !
— Pauvre garçon ! murmurait Clélia, comme
tu supportes patiemment tous ces ennuis I
— Quoi donc > disait André, n'a-t-il pas raison?
Je vous vois à toute heure, votre bras s'appuie sur
le mien, vous ne vous irritez pas si mon regard
s'arrête, sans pouvoir s'en arracher, sur votre beau
visage. Je suis parfaitement heureux.
Un bruit singulier commençait à se répandre
dans le village : on disait que la nièce d'Ivan Ivano-
vitch n'était pas sa nièce, mais bien une dame du
monde qui avait commis un crime et que la police
LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 83 i
■"'■'■■'■■ f' ' ' ' ' ■ ■■■ Il I
recherchait. Elle avait promis une somme considé-
rable à Ivan s'il réussissait à la dérober aux pour-
suites, ses fiançailles avec André n'étaient qu'une
tromperie de plus. C'était Akoulina qui avait mis
cette histoire en circulation. Elle assurait que lors-*
qu'il ne se savait pas observé, André pariait à la
dame comme on parle à un supérieur. Ce bruit
commençait à - prendre de la consistance. André
en fut informé et s'en inquiéta assez vivement à
cause de la portion de vérité* qu'il contenait^
Un jour, il faisait chaud déjà, Clélia s'était éten-
due à l'ombre d'un taillis ; André était près d'elle.
Ils ne parlaient pas, La lumière dorée du soleil se'
glissait en minces fils par les entre-croisements des
branches et sautillait à la pointe des herbes. Un
rossignol chantait dang un arbre voisin. André
regardait la jeune fille qui, par instant, le regardait
aussi tout en mordillant une fleur.
Tout à coup, avec son oreille de chasseur, André .
distingua un iiïiperceptible froissement dans les
buissons.
— ' Il y a quelqu'un là, se dit-il.
Et il se pencha vivement vers Clélia.
— Reprenez votre rôle de paysanne, lui dit-il,
nous sommes épiés... Ahl ma douce chérie! conti-
nua-t-il à haute voix, il n'arrivera jamais ton père,
ni le jour dç notre mariage non plus !
r '
84 LES CRUAUTÉS DE l'aMOUK.
— Mais tu saîs bien que mon père Voyage et
que son retour dépend du caprice des maîtres, dit
Clélia.
•— Tu prends cela bien tranquillement, toi» Tu
ne vois donc pas comme je suis malheureux ? Si tu
m*aimais autant que je t'aime, tu partagerais ma
peine.
— Voudrais-tu dire que je ne t'aime pas ?
— Oui, je le dis, et cela est certain.
— Que faudrait-il faire pour te prouver le con-
traire ?
— Eh bien, si tu m'aimes, embrasse-moi, s'écria
André en passant son bras autour de la taille de
Clélia.
— Je t'embrasserais très-volontiers, dit-elle»
mais cela ne serait pas bien,
— Qui t'a appris cela> Quel mal y a-t-il à donner
un baiser à l'homme avec lequel on passera toute
sa vie >
— S'il n'y a pas de mal, je le fais de tout mon
cœur, dit Clélia en effleurant de ses lèvres, le
front du jeune homme; es-tu content, mainte-
nant?
— Oui, dit André d'une voix très-basse.
Quelques instants après un homme sortait du
taillis; il feignit d'apercevoir les jeunes gens pour
la première fois et s'approcha d'eux. C'était un ami
t
LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR 85
d'André. Il avait voulu voir si les méchants propos
qm couraient étaient fondés.
— Ah! Ivanovitch! s'écria-t-il, justement je te
cherchais.
— Puis-je t'être bon à quelque chose? dit
André.
— Voici: je voulais te demander si tu consens
à ce que je sois le parrain de to;i premier-né.
— C'est convenu, dit le jeune homme en serrant
fortement la main de son ami.
Un soir que Clélia rentrait à la ferme avec André,
Catherine lui tendit une lettre.
— Mon Dieu ! c'est de Pavel, dit-elle en brisant
vivement le cachet.
Puis elle lut à haute voix :
■
« Chère et respectée demoiselle,
c Votre tuteur est mort subitement hier dans la
matinée. Le pauvre barine a eu un coup de sang
et a quitté le monde sans avoir repris connais-
sance. Que Dieu reçoive son âme dans le paradis !
« Maintenant vous voilà libre et maîtresse de
votre fortune. Vous pouvez rentrer chez vous et ne
plus craindre les contrariétés. Mme Prascovia
quittera le château aussitôt votre arrivée, à moins
que vous n'en décidiez autrement. J'aurai l'hon-
r '
86 LES CRUAUTéS DE L'âMOUR
neur de venir vous chercher après-demain matin,
lorsque toutes les cérémonies dea funérailles seront
terminées.
€ Je baise respectueusement le bord de votre
robe.
€ Votre père nourricier, bien heureux de vous
revoir, et qui peut se dire le plus dévoué de vos
serviteurs.
« PAVEL pÉTRovrrcfl. »
Après la lecture de cette lettre, Clélîa leva les
yeux sur André. Il s était laissé tomber sur le banc,
pâle comme un mourant, et la regardait d'un air
égaré.
— Comme cela, il est mort tout d'un coup, le
pauvre homme, disait Catherine; qui aurait pu
s'attendre à cela>... Qu'est-ce que tu as donc,
André ? ajouta-t-elle en voyant la pâleur de son fils,
tu es tout blanc.
— Ce. n'est rien, ma mère, c'est la joie d'appren-
dre que la barynia est enfin délivrée de ses ennuis.
Après avoir dit ces mots, d'une voix étranglée,
André sortit de la salle précipitamment. Il s'enfuit
dans une grange et, se jetant sur un monceau
d'herbes coupées, pour la première fois de sa vie,
il se mit à pleurer comme un fou.
IX
Le surlendemain, vers le milieu du jour, toute la
famille divan Ivanovitch était réunie devant la
porte de la ferme, autour d'une légère calèche
attelée de deux chevaux noirs. Pavel était sur le
siège, et un jeune serviteur qu'il avait amené avec
lui l'aidait à placer les bagages.
Plusieurs moujiks s'étaient arrêtés au bord du
chemin et contemplaient d'un air indolent ces pré-
paratifs de départ.
Tout était prêt. Clélia, qui avait repris son cos-
tume véritable, embrassa Catherine, qui pleurait à
chaudes larmes, puis Mâcha, qui pleurait aussi;
elle embrassa Ivan, Fedor et le petit Fedia, puis
elle monta en voiture.
88 LES cRUAxrrÉs de l'amqur
André était à cheval, il voulait escorter la jeune
fille l'espace d'une verste ou deux.
— Ah ! j*ai le cœur gros en partant d'ici, dit-elle
en jetant un regard sur la ferme, sur la fenêtre
ouverte de la chambre qu'elle avait habitée, sur
tous ces braves gens désolés.
— Nous étions si bien accoutumés à vous, dit
Catherine à travers ses larmes ; comme la maison
va nous sembler vide ! comme nous serons tristes,
à présent !
— Soyez sûrs que je n'oublierai jamais les jours
que j'ai passés près de vous, dit Clélia, ils seront
peut-être les meilleurs de ma vie. Voyons, ne pleu-
rez pas ainsi... pour un rien, je pleurerais
aussi.
— Allons! allons! s'écria Pavel, soyez donc
raisonnables, mes bons amis, ne dirait-on pas que
nous portons quelqu'un en terre ? Parbleu ! on se
reverra, nous n'allons pas si loin, nous ne partons
pas pour toujours.
— Il a raison, dit Clélia, nous nous reverrons
souvent, vous viendrez passer quelques mois au
château. Au revoir, mes chers amis, et merci de
votre bonne hospitalité.
— Que le ciel vous protège, barynia ! dit Ivan en
agitant son bonnet.
lES CRUAUTÉS DE L*AMOUR
89
— Adieu I adieu I chère demoiselle, soyez heu-
reuse ! dit Catherine en essuyant ses yeux.
La voiture partit au galop. Clélia se retourna
et fît encore de la main un signe d'adieu aux
paysans, puis la route tourna et elle ne les vit
plus.
André galopait à côté de la voiture. Livide, les
dents serrées, les yeux cernés d'un cercle bleu, il
regardait droit devant lui ; par instant un frisson
de fièvre le secouait.
— Celui-là qui ne dit rien est le plus désolé de
tous, grommelait Pavel en le regardant à la déro-
bée.
Clélia n'osait pas parler au jeune homme. Qu'au-
rait-elle pu lui dire> Elle sentait bien que cette
douleur était trop profonde pour être calmée par
des paroles banales, elle en ressentait d'ailleurs le
contre-coup et une inquiétude indéfinissable lui
serrait le cœur.
La journée était chaude, le ciel pur, la pous-
sière, soulevée par les roues de la calèche, s'en
allait en nuages d'or sous les rayons du soleil,
une alouette chantait en s'élevant très-haut dans
Tair. Au bord de la route, les cigales, sans dis-
continuer, faisaient entendre leur bruit de cré-
celle.
90 LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR
Arrivé au pied d une petite côte, André s'arrêta
brusquement.
— Il faut en finir, dît-il, je n'irai pas plus
loin.
Pavel retint ses chevaux.
— Adieu, cher André, adieu ! dit Clélia, ne
m'oublie pas. Je penserai souvent à toi.
— Voyez donc , quel temps radieux , dit-il ;
l'air sent bon, le soleil brûle ; on dirait un jour
de fête. N'est-ce pas un bon présage pour le
départ ?
— Que veulent dire ces paroles incohérentes >
perds-tu l'esprit, André ? s'écria Clélia.
Le jeune homme sourit.
— Ah I si j'étais fou ! dit-il.
— Mais, qu'as-tu > Ton regard est effrayant...
— Adieu I cria-t-il. Adieu, ma belle fian-
cée I
Et il s'enfuit à travers champs.
— Que saint Serge nous protège! murmura
Pavel, le malheureux a pris son rôle au sérieux !
Clélia, penchée hors de la voiture, suivait du
regard le jeune homme dont le cheval semblait
emporté.
Tout à coup elle vit tomber André et entendit ua
coup de feu.
Un cri d'horreur s'échappa de ses lèvres.
I^S CRUAUTÉS DE L'AMOUR 91
. — Il s'est tué! crîa-t-elle. Misérable folle que je
suis, je Taimais !
Pavel, sans hésiter, lança son attelage à travers
les plantations, dans la direction qu'avait prise
André; il se tenait debout sur le siège et explorait
des yeux un large espace, tout en dirigeant ses
chevaux un peu effrayés par les tressautements de
la voiture et les épis de blé qui leur fouettaient le
poitrail. Il cherchait déjà depuis quelques instants
sans rien découvrir, lorsqu'une des roues de la
voiture heurta brusquement un çbstacle qu'elle
franchit.
Pavel sauta vivement à terre,
—, C'est la carabine d'André, dit-il, elle est
déchargée, en effet,
Clélia s'était caché le visage dans ses mains, ne
voulant rien voir ; elle découvrit pourtant ses yeux
comme malgré elle.
— Et lui où est-il } dit-elle avec angoisse.
: — Je ne le vois pas, dit Pavel, son cheval l'aura
ti'aîné Dieu sait où.
' Il se pencha cependant.
— Ah! du sang! s'écria-t-il, je croyais voir un
coquelicot.
Clélia se précipita hors de la voiture.
. — Mon Dieu ! mon Dieu ! mais qu'est-il devenu ?
À
9^ LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR
-*
s'écria-t-cUe, en regEirdant avec désespoir l'impéné-
trable multitude des blés déjà hauts.
— Tenez, de ce côté, des gouttelettes de sang
se sont éparpillées sur les épis, ils sont légèrement
inclinés, suivons cette trace.
Clélia s'élança dans la direction indiquée. Pave!
marcha derrière elle. Quelques tiges brisées, un
faible sillon courbant la tête des épis, les gui^
daient.
Tout à coup, la jeune fille poussa un cri et
tomba à genoux.
— Il est là, sans mouvement... ahl Pavel, il est
mort! s'écria-t-elle en fondant en larmes.
Pavel s'agenouilla auprès du fils de son ami.
— 11 n'est pas mort, mais c'est tout comme, dit-
il, il râle. Ahl mon pauvre André, est-ce bien
possible !
— André! André! parle-moi! je t'en conjure^
dis un mot; dis-moi que tu me pardonnes! s'écria
Clélia. Tu vois bien qu'il est mort, ajouta-t-elle,
puisqu'il ne s'éveille pas à ma voix. Mon Dieu!
j'ai été coupable, mais la punition est trop cruelle,
— Si beau! si jeune! si brave! Mourir comme
cela! murmurait Pavel.
— Non, ce n'est pas possible! il ne mourra pas,
je le sauverai! s'écria la jeune fille avec une exal-
tation fébrile, que deviendrai-je sans lui> Car je
r
LES QRUAUTéS DE L'AMOUR 93
Taime! entends-tu > J*ai au doigt son anneau de
fiançailles, et je l'épouserai, JQ le jure ici.
* Pavel regarda sa maîtresse avec effroi.
— Viens, emportons-le, continua-t-elle, condui-
sons-le au château, ne perdons pas un instant.
-«- Emportons-le, dit Pavel, mais je crains bien
qu'avant notre arrivée il ne soit plus qu'un ca-
davre.
— Tais-toi, Pavel, tu ne crois pas en Dieu, dit
Clélia.
— Ahl que dites-vous là> s'écria-t-il en se
signant.
On fit approcher la voiture et Pavel, aidé de son
compagnon qui était resté près des chevaux, sou-
leva le blessé avec précaution. Au premier mouve-
ment, un flot de sang jaillit jusque sur la robe de
Clélia; la jeune fille faillit s'évanouir, mais elle
maîtnsa sa douleur et aida à placer André sur les
coussins, puis elle s'assit à côté de lui.
Pavel guida les chevaux par la bride jusqu'à la
route ; là, il remonta sur le siège et les lança au
galop.
Le voyage fut un long supplice pour Clélia; elle
soutenait du mieux qu'elle pouvait le mourant
dont elle sentait la tête inerte rebondir sur son
épaule. Au moindre cahot, elle tressaillait et
s'efforçait d'en éviter le contrecoup au blessé*
J
» .
94 I^ atUAUTâS DE L'i^OOR
Hii II
— Tu veux donc le tuer, Pavcl? criait-elle;
modère tes chevaux.
A d'autres moments, au contraire, elle trouvait
qu'on n'avançait pas.
— Plus vite! plus vite! disait-elle alprs. Son
sang ruisselle de toutes parts. Encore quelques
minutes et il ne lui en restera plus une goutte dans
les veines.
On atteignit enfin Wologda, on franchit la porte
du château. Encore quelques instants et un tnéde-
cin serait près du blessé.
Tous les serviteurs et toutes les servantes
s'empressaient autour du perron pour saluer la
maîtresse. Prascovia, en grand deuil, s'avançait
aussi d'un air dolent. Elle faillit tomber à la ren-
verse en voyant la jeune fille inondée de sang, le
visage bouleversé, les yeux pleins de larmes.
— Seigneur I Seigneur! quelle catastrophe!
s'écria-t-elle.
— Ouvrez les portes! apportez Jcs li ige:, d^
l'eau froide I cria Clélia en pénétrant dans le vesti-
bule.
Puis elle monta en courant le grand escalier,
— Dans quelle chambre faut-il porter le blessé)
demanda une femme de chambre ; dans celle du
seigneur qui vient de mourir >
LSS CRUAUTÉS DE l'AMOUR 95
— Non! non! dit vivement Clélia, portez-le
dans la chambre de mon père.
— Dans la chambre de son père! mnrmura
Prascovia. Cette chambre qu'elle n'a jamais laissé
habiter par personne et qu'elle vénère comme si
c'était une chapelle !... Ce mourant qu'elle nous
apporte, est-ce donc un grand dignitaire > demanda-
t-cllè* à un serviteur.
— C'est un moujik, madame.
"— Un moujik ! 4a pauvre fille est devenue folle !
s'écria Prascovia.
Et curieuse, elk monta derrière les hommes
qui portaient le blessé.
André fut enfin étendu sur un Ut et Clélia se
pencha vers lui pour écouter s'il respirait encore.
— Mon Dieu I il ne viendra donc pas, ce méde-
cin ! s'écria-t-elle avec désespoir.
— Le voici, mademoiselle, dit une voix que
Clélia reconnut aussitôt.
— Ah! mon cher OvnikofI venez! venez!
Le docteur entra dans la chambre et remit son
chapeau et sa canne à un domestique.
— Du calme! du calme! dit-il, qu'arrive-t-il ,
donc ? comme vous voilà faite !
• Cléha l'entraîna vers le lit.
—• Ah! ahl dit-il, un accident!
Il tira son mouchoir de sa poche et s^essuya le
96 LES cRuXirris de l'amour
front; puis il prît dans son portefeuille une paire
de ciseaux et coupa rapidement Thabit du
blessé.
— Donnez-moi de Teau, dit-il.
La blessure apparut un peu au-dessous du sein
gauche. Le docteur la palpa longtemps.
— C'est étrange , dit-il , la balle a pénétré
de bas en haut. Comment Taccident est-il ar-
rivé }
— Le jeune homme était à cheval, sa carabine
s'est déchargée, dit Cléha.
— C'est incompréhensible! Mais qu'importe.
Aide-moi à le soulever, dit-il à Pavel, qui se tenait
immobile près du lit.
— C'est bien cela, reprit-il, la balk est ressortie
au dessous de l'épaule.
Le blessé eut un spasme convulsif, une écume
sanglante lui vint aux lèvres.
— Mon Dieu! mon Dieu! vous l'achevez, doc-
teur, s'écria Clélia; voyez donc, il râle.
— Non, il étouffe, dit Ovnikof; mais, éloignez-
vous, chère enfant, ce spectacle douloureux vous
impressionne trop.
— Non , non , dit vivement Clélia , je reste.
Regardez, il ouvre les yeux.
André promena sur les assistants un regard
LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR 97
sans pensée, puis de nouveau il perdit connais-
sance.
— Ah! Seigneur, comme c'est horrible I dit
la jeune fille en cachant son visage dans ses
mains.
Le docteur pansa les plaies sans arracher un
tressaillement au blessé. On eût pu le croire mort
sans le soulèvement pénible et profond de sa
poitrine.
— Y a-t-il quelque espoir? dit Cléliacn regar-
dant Ovnikof avec angoisse.
— Je ne puis rien dire encore, répondit le
docteur en soulevant ses épaules; la blessure est
très-grave, une côte a fait dévier la balle qui, sans
cela, allait droit au cœur. Le poumon est traversé,
je ne puis répondre de rien.
— Ahl docteur, si vous aimez un peu Tenfant
que vous avez vu naître, vous le sauverez! dit
Clélia.
— Parbleu! si je vous aime! chère petite; mais
vous tenez donc bien à lui?
— Oui, beaucoup, dit-elle en rougissant un
peu,
— C'est, ma foi, le plus beau jeune homme que
j'aie jamais vu, dit Ovnikof, qui est-ce?
— Le fils d'un paysan; il m'a rendu de grands
services. Ahl Pavell s'écria-t-elle, et sa mère! et;
!••
98 LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR
f
IvanI que vont-ils dire? comment leur apprendre
ce malheur >
— Pauvre Katia! pauvres chers amis! dit Pavel
en pleurant; ce n'est pas moi qui leur porterai la
nouvelle.
— Envoie quelqu'un , faisrleur dire qu'il est
arrivé un accident, qu'André est tombé de cheval
et que nous l'avons emporté ici pour le mieux
soigner. Dis-leur aussi que nous espérons le sau-
ver.... N'est-ce pas, docteur, vous l'espérez?
— Il est jeune, il est fort, peut-être le sauverons-
nous, dit-il.
— Je ferai comme vous l'ordonnez, dit Pavel en
s'éloigrnant.
Prascovia le suivit pour l'interroger.
— Voyons, enfant, reprit Ovnikof lorsqu'il fut
seul avec Clélia, qu'avez-vous ? qu'est-il arrivé?
Clélia baissa les yeux.
— Je crois deviner la vérité, continua le docteur;
la blessure de ce garçon n'est explicable que par
une tentative de suicide; il a voulu se tuer, et c'est
peut-être à cause de vous.
— Oui, c'est la vérité, dit la jeune fille avec
résolution et, s'il meurt, c'est dans un couvent que
j'irai porter mes remords.
— Allons 1 allons! pas tant d'exaltation, dit
Ovnikof, je vous jure de faire tout ce qui est en
r'i
LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR 99
mon pouvoir pour le tirer de là; Mais je vous en
prie, calmez-vous, votre tête brûle, vous avez la
fièvre. Allez quitter cette robe sanglante et vous
reposer un peu. Ne craignez rien, je m'installe
auprès du blessé et je ne le quitte plus.
Clélia serra la main du docteur avec effusion;
puis elle s'éloigna après avoir jeté un long regard
sur André.
Prascovîa vint rejoindre la jeune fille dans sa
chambre; ,elle s'avança et reprit l'air dolent qu'elle
avait préparé pour recevoir son ex-pupille. Lea
femmes de chambre déshabillaient Clélia et lui
baignaient le front d'eau fraîche. Elle était .à demi
couchée sur une chaise longue.
— Chère demoiselle, votre tuteur est mort, dit
Prascovia, mon pauvre mari, le compagnon de ma
jeunesse.
Et elle se mit à pleurer.
— Oui, oui, je sais, dit Clélia.
— Quel affreux malheur! on l'a enterré hier, je
crois que je ne lui survivrai pas.
— Il faut se faire une raison, dit Clélia, vous êtes
jeune encore, vous vous remarierez.
— Parler de cela quand la tombe de mon pauvre
défunt est encore toute fraîche ! s'écria Prascovia
en levant les bras au ciel.
IQO LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR
— Excusez-moi, ma tête est bouleversée, dit la
jeune fille.
— Peut-être ma présence au château vous
déplaît-elle, reprit Prascovia; s'il en était ainsi je
partirais à Tinstant.
— Non I non ! reste, je t'en supplie, que veux-tu
que je devienne dans l'état où je suis? je ne puis
m'occuper de rien,
— La mort de mon pauvre Samaïlof me laisse
presque sans ressources; il s'était ruiné... Âh! voici
Âlexandra qui me fait signe.
Prascovia alla parler à une servante, et revint
bientôt.
— Une visite, mon enfant, dit-elle; on sait déjà
que vous êtes arrivée.
— Dites que je suis malade.
— Mais c'est le gouverneur du district avec sa
femme, ils viennent nous faire leurs compliments
de condoléances.
— Ehl quand ce serait le grand TurcI s'écria
Clélia, il s'agit bien de recevoir des visites!
Et elle quitta sa chambre pour retourner auprès
du blessé.
— Décidément, il y a un roman là-dessous, se
dit Prascovia en descendant au salon. Donner la
chambre de son père, retenir le médecin, envoyer
promener le gouverneur I Tout cela pour un moujik ?
LES CRUAUTÉS DE VkMOV^ IOI
Pas possible I Ce paysan est un prince dé-
guisé.
— Mon Dieu! docteur, est-ce qu'il est plus mal?
dit Clélia en voyant Ovnikof penché vers le blessé,
lorsqu'elle rentra dans la chambre.
— Il peut à peine respirer; le sang ne coule plus
de la blessure. Je crains une hémorragie interne,
dit-il. Voyez donc à ce que mon cocher monte dès
qu'il reviendra de la pharmacie.
Clélia descendit elle-même et s'avança sous le
péristyle.
L'équipage du gouverneur attendait au bas des
marches, les chevaux grattaient le sable de leur fin
sabot, tandis que le valet de pied dégustait un verre
de kwas.
— Est-ce là le drojky d'Ovnikof? demanda la
jeune fille.
— Non, barynia, répondit un serviteur; tenez, le
voici qui revient.
Clélia ne laissa pas au cocher le temps de des-
cendre; elle prit le paquet de médicaments et se
retourna vers la maison.
A ce moment, la porte du salon s'ouvrit, et, au
milieu d'un cliquetis de voix, le gouverneur, son
épouse et son fils, suivis de Prascovia, s'avancèrent
dans le vestibule. Clélia passa en courant au milieu
d'eux et manqua faire perdre l'équilibre au fils du
I02 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR
visiteur, ^eune homme maigre et long comme une
perchée.
— Comment I c'est Clélia Alexandrowna ! Elle
n'est donc pas malade > s'écria le gouver-
neur.
— Mon Dieu, on ne peut rien vous cacher... dit
Prascovia d'un air mystérieux.
— Vraiment > est-ce que la jeune personne a
l'esprit détraqué >. . .
— Vous n'y êtes pas.
Et elle se pencha vers l'oreille du gouver-
neur.
— Je crois que le czarevitch est ici.
— Le czarevitch I
— Chut I gardez-moi le secret, dit-elle, un doigt
sur les lèvres: un accident de chasse, Clélia a
ramené le blessé dans sa voiture.
Le gouverneur s'en alla tout abasourdi;
X
Vers le milieu de la nuit seulement, André
recouvra un faible et confus sentiment de la vie. Il
promena autour de la chambre ce regard vague et
qui semble rêver, particulier à ceux qui sortent
d*un long évanouissement. Il vit des tentures de
satin pourpre luire sur les murailles, sur le sol un
tapis épais plein de roses larges et sombres, au
plafond des cygnes et des enfants nus se jouant
parmi des nuées bleues.
En fa,ce de lui un homme, qu'il ne connaissait
pas, sommeillait dans un fauteuil, la tête dans sa
main. Il était légèrement chauve, ses sourcils touf-
fus et ses favoris grisonnaient. André regardait
sans comprendre, il lui était impossible de penser ;
il lui semblait seulement qu'un poids énorme
l'écrasait.
104 LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR
, ■ I I !■ ■ I ■ ■ I . I I, .1. ■
Une chose surtout retenait le regard du blessé,
c'était deux grosses lampes allumées sur la chemi-
née et reflétées par la glacb ; les globes de verre
dépolis lui semblaient deux perles ; à Tentour,
toutes sortes d'objets dorés brillaient.
Il essaya de se soulever, machinalement, pour
mieux voir, mais éprouva alors une horrible dou-
leur et poussa un gémissement.
Clélia qui s'était assoupie dans un fauteuil au
chevet du lit se dressa sur ses pieds.
— Docteur I docteur I cria-t-elle.
Ovnikof s'était levé aussi, il versa une potion
dans un verre.
— - Vous allez m'aider, dit-il.
André était retombé sur l'oreiller et avait fermé
les yeux. La jeune fille lui souleva un peu la
tête.
— Ah I dit-elle, cette écume sanglante lui revient
encore aux lèvres.
— N'importe ! dit Ovnikof, il a crié, donc il sen^
son mal ; j'aime mieux cela. Tenez ! il boit avec
avidité.
Le jeune homme rouvrit les yeux. Il vit Clélia
penchée vers lui, en peignoir blanc, les cheveux à
demi dénoués; il essaya de sourire.
— Ah! il me reconnaît, dit-elle, il est
sauvé !
LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 10$
— Clélîa !... dit André lentement, où donc som-
mes-nous ?
Sa voix avait un timbre étrange, sourd et sem-
blait venir de très-loin.
— Chut! chuti dit Ovnikof, taisez-vous, bavard,
je vous défends de parler.
André regarda le docteur, puis reporta ses yeux
sur Clélia.
— Il faut lui obéir, dit-elle.
— Partons d'ici, dit-il plus bas, l'air man-
que.
— Comme il souffre ! comme sa respiration est
douloureuse ! murmura Clélia.
— J'espère qu'il va s'assoupir, taisons-nous, dit
le docteur,
Clélia se rassit au chevet du lit, mais le blessé,
avec un regard plein d'inquiétude, essay de tour-
ner la tête pour la voir encore. Elle se rapprocha
et lui prit la main.
— Voyez-vous, il va faire l'enfant gâté, dit
Ovnikof, laissez-lui votre main et il dormira.
Le docteur s'assoupit de nouveau et bientôt
André ferma les yeux. Clélia seule veilla.
Elle repassa dans son esprit toutes les phases
de sa vie, pendant les six mois qu'elle avait habité
au village, entourée d'affections sincères et profon-
des ; elle se demandait comment elle avait pu partir
I06 LES CRUAUTÉS DB L'AMOUR
avec tant de tranquillité et être à ce point aveugle
sur ses propres seritiments. Elle, la capricieuse
qui méprisait souvent ce qu'elle aimait la veille,
qui au milieu des fêtes, du luxe et des triomphes,
trouvait la vie monotone et vide; elle avait pu
vivre de longs mois dans une ferme, privée de ses
parures, de son bien-être accoutumé, sans éprou-
ver un seul instant d*ennui ! et elle n*avait pas
compris d'où venait un tel miracle, elle n^avait pas
su lire dans son propre cœur; il Avait fallu un évé-
nement terrible pour arracher à ses lèvres l'aveu
dç son amour.
— Oui, se disait-elle, sans cet acte de désespoir,
je le laissais s'éloigner, je revenais ici seule, insou-
ciante. Eh bien î qu'aurais-jefait> Quel est le cœur
plein de tendresse qui aurait répondu au mien>
Aurais-je pu vivre maintenant au milieu de ces
indifférences polies, de ses protestations fausses
ou intéressées ? Quel est l'homme qui m'aimerait
assez pour préférer la mort à mon absence) Où
trouverais-je un cœur comparable à celui-ci, un
esprit plus loyal et plus noble, un dévouement
plus complet ? Et j'ai été sur le point de dédaigner
un trésor si rare ! J'ai peur que Dieu me punisse
en m'enlevant le seul être qui me soit cher aujour-
d'hui dans ce monde.
Et elle regardait la belle tête d'André, pâlie et
LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR IO7
contractée par la sonfifrance, elle suivait des yeux
le. soulèvement pénible de sa poitrine, alors des
larmes lui troublaient la vue et elle éprouvait une
sorte de honte à sentir Tair circuler librement dans
ses poumons.
— Ah! s*il vit, continua-t-elle, comme je l'aime-
rai, comme je saurai lui faire oublier ce qu'il a
souffert à cause de moi ! Par bonheur, je suis libre,
maîtresse absolue de mes actions et je puis faire,
sans rencontrer d'obstacles, la folie qui me procu-
rera le bonheur! Quelle joie de découvrir le mondé
à cette âme vierge qui n'a admiré encore que la
nature de Dieu, de voir ses surprises, ses enivre-
ments, de retrouver près de lui des sensations
anciennes que la satiété a effacées; oui, je veux te
rendre cette hospitalité que tu m'as donnée de si
grand cœur; tu avais fait de moi une paysanne, je
ferai de toi un grand seigneur!
Clélia, surexcitée par cette journée terrible et
cette nuit d'insomnie, ne pouvait retenir ses lar-
mes. Elle appuya son front brûlant sur la main
d'André qu'elle tenait toujours.
Le jeune homme s'éveilla.
Dans les arbres du jardin, les rossignols chan-
taient à plein gosier; le jour commençait à
poindre.
— Clélia !... murmura André.
io8
IBS CRUAVTÉS DE L*AMÛUR
L a jeune fille releva la tête.
— Ah! cher André! s*écria-t-elle, tu vivras,
n'est-ce pas> Tu ne me laisseras pas seule dans
ce monde. Tu m'aimes trop pour partir sans
moi.
— Ah! ça! si vous continuez ainsi, je vous inter-
dis rentrée de cette chambre, s'écria le docteur qui
s'éveilla en sursaut. Je suis le maître pour l'instant.
Vous agitez mon malade, la fièvre va le prendre
bientôt... que diable, laissez-le tranquille! Tenez,
ajouta-t-il avec une sorte d'attendrissement en
voyant André froncer le sourcil, il est encore aux
trois quarts dans l'autre monde et il veut déjà vous
défendre.
— Pauvre ami ! dit la jeune fille.
— C'est pour ton bien, va, que je gronde,
reprit Ovnikof en préparant une nouvelle po-
tion.
Après avoir vu André se rendormir, Clélia con-
sentit à aller se reposer un peu.
Lorsqu'elle s'éveilla quelques heures plus tard,
la tête lourde et brisée de fatigue, on vint lui annon-
cer que le notaire et plusieurs autres personnes
l'attendaient depuis longtemps.
— Allez prendre des nouvelles du blessé, répon-
dit-elle.
La fMnme de chambre obéit.
LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR I09
■ .1 T i ■
— Il n'y a pas de changement, dit-elle en reve-
nant. Il repose toujours.
~ Habillez-moi, voyons, dit Clélia en se lais-
sant glisser hors de son lit. Qu*est-ce 'qu*il me
veut, ce notaire )
— Comment, chère enfant, ce qu'il vous veut >
s'écria Prascovia qui entrait dans la chambre, mais
vous rendre les comptes de tutelle, vous mettre au
courant de vos affaires et en possession de votre
fortune.
— Ah ! il m'ennuie ! dit Clélia avec hu-
meur.
— Voyons, enfant, soyez raisonnable, dit
la veuve de Samaîlof en baisant Clélia sur le
front.
— Qu*a-t-elle donc à être si aimable > pensa la
jeune fille.
— A propos, et le cher malade, comment va-
t-il ?
— Hélas ! toujours de même ; cependant il m'a
reconnue et a dit quelques mots, peut-être le sau-
verons-nous.
— Ah ! Dieu soit loué I s'écria Prascovia avec
enthousiasme.
— Qu'est-ce qui lui prend ? se dit Clélia en la
regardant en dessous. Ah! pourquoi en noir?
4
IIO LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR
ajouta-t-elle en voyant la robe qu'on lui prépa-
rait.
— Ne portercz-vous pas 'le deuil quelques jours
«tu moins? dit Prascovia, vous devez bien cela
à la mémoire de Thomme qui vous a servi de père.
— C'est juste, dit Clélia en bâillant.
— D'ailleurs, vous êtes charmante ainsi, vos
cheveux d'or, roulant sur cette étoile sombre, sont
encore plus magnifiques.
La réunion avait lieu dans la bibliothèque située
au rez-de-chaussée; toutes sortes de personnages
que Clélia ne connaissait pas y étaient assemblés :
régisseurs, fermiers, intendants. Le notaire, assisté
de ses clercs, était assis devant une table; il se
leva quand la jeune fille entra.
— Pardon! je vous ai fait attendre, dit-elle en
s'asseyant dans le fauteuil préparé pour elle.
Prascovia s'assit aussi, mais elle était dans une
agitation extraordinaire, elle rougissait, puis pâlis-
sait et poussait de profonds soupirs, de temps à
autre elle jetait sur Clélia des regards moitié hai-
neux, moitié suppliants.
La jeune fiUo, d'ailleurs, n'y prenait pas garde,
sa pensée était auprès d'André. Le menton dans la
main, les regards fixés à terre, elle semblait avoir
parfaitement oublié les assistants.
Le notaire remua plusieurs cahiers disposés
' LSi CRÛAXJTÂS DE l'AMOUR III
âevdtit lui, mit ses lunettes sur son nez et se mou-
cha bruyamment.
— Si vous le permettez, dit-il, }e vais, au nom
de Mme Prascovia Samallowna, ici présente, vous
rendre un compte exact de Tétat de vos biens^
régis jusqu*à ce jour par le regretté seigneur
Samailof.
Et il commença à lire très-attentivement les
cahiers amassés devant lui.
Il énuméra les villages, les champs, les métai-
ries, les moujiks appartenant à la jeune allé; il
donna le chiffre de la redevance que payait tel ou
tel fermier, il établit la moyenne des récoltes, dit le
nombre des serfs morts ou malades et donna le
total des naissances ; puis il en vint aux sommes
liquides, énonça les différents modes de placement,
les gains et les pertes.
Cette voix monotone finit par endormir Clélia^
et le notaire s*aperçut que sa cliente ne Técoutait
pas du tout.
— Si la demoiselle dort, dit-il, nous ne pouvons
continuer.
— Elle est si lasse, dit Prascovia.
— N'importe; il y a certaines choses qu'elle doit
entendre.
Ils se turent un instant. Clélia s'éveilla aussitôt.
— Est-ce fini ? dit-elle.
112 LES CRUAUTÉS DB L'aMOUR
— Bientôt, mademoiselle, dit le notaire un peu
froissé. Je dois vous apprendre, continua-t-il, que,
votre tuteur avait cru pouvoir disposer d une somme
de cinquante mille roubles, vous appartenant, et la
risquer dans une entreprise ayant pour but de
»
relever sa propre fortune. Par malheur, TafFaire n'a
pas réussi et la somme est perdue.
Prascovia était au supplice.
— Il me reste quelque argent, dit-elle d^une voix
étranglée, et dussé-je aller mendier sur les chemins,
je restituerai la somme perdue.
— Bah ! garde ton argent, dit Clélia, cinquante
mille roubles, qu'est-ce que cela? Pourquoi' me
parle-t-on de cette misère?
— Ahl quel cœur généreux tu as! s'écria Pras-
covia en se jetant dans les bras de la jeune fille.
— Puis-je m'en aller? dit Clélia en regardant le
notaire.
— Mais... pas encore; à moins que vous ne
donniez vos pleins pouvoirs à quelqu'un.
— Je le veux bien, à qui donc? aul à Pavell
s'écria-t-elle en apercevant le vieillard.
— Comment I à un serf!
— Pâvel! un serfl
— Barynia, dit-il en s'avançant, votrç jôug^ est
si léger que je n'ai jamais songé à vous demander
ma liberté.
LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR II3
— Mais, je te la donne; tu vas me remplacer, tu
t*y entends beaucoup mieux que moi. Il a toute ma
confiance, entendez-vous; j'approuve tout ce qu'il
fera.
Et après avoir adressé un léger salut aux assis-
tants, elle s'enfuit.
— Quelle tête folle! murmura le notaire. En
voilà une fortune qui sera bien administrée!
Clélia courut à la chambre d'André; mais aupa-
ravant elle avait mis une rose rouge à son corsage
pour rompre un peu Taspect funèbre de sa robe de
deuil.
— Eh bien, docteur > dit-elle en entrant douce-
ment.
— Eh bien, la fièvre est venue; il a le délire.
Tout à l'heure, il croyait se batttre avec un ours ;
j'ai dû employer toute ma force pour le faire
rester tranquille.
— Pardon, monsieur. J'ai été brutal, dit le
blessé, de cette voix sourde qui faisait mal à
entendre. Je vous prenais en effet pour un ours.
— Va, mon garçon, dit Ovnikof, le jour où tu
seras en état de me rouer de coups, je serai en-
chanté. Â propos, ajouta-t-il en se tournant vers
Clélia, ses parents sont arrivés. Faut-il les faire
monter?
— Ah ! mon Dieu 1 il me semble que je ne pour-
1X4 L^ CRUAUTÉS DB L'AICOUE
I II *
rai plus supporter leur regard bon et loyal,^ s'écria-
t*elle, moi qui suis la cause de leur malheur.
— Que dites-vous donc, barynia? murmura
André, est-ce votre faute si j*ai été assez maladroit
pour ne pas savoir tenir un fusil >
— Ah! docteur, entendez-vous ce qu'il dit>
s'écria la jeune fille.
— 11 me plait infiniment ce garçon-là, dit
Ovnikof à demi voix.
Ivan et Catherine entrèrent bientôt, ils osaient à
peine marcher sur ces tapis profonds, il leur sem-^
blait que le plancher s'enfonçait, et par respect, ils
retenaient leurs larmes.
Clélia courut à eux et les embrassa.
— Qui eût dit que nous nous reverrions si tôt>
s!écria-t-elle en pleurant.
— Ah! Seigneur, qu'il est pâle! qu'il est changé I
dit Catherine en apercevant son fifs.
— André! André! mon fils unique! balbutia Ivan
en se cachant le visage dans ses mains.
— 11 n'y a pas de quoi pleurer, dit André, quel
est l'homme à qui il n'est pas arrivé un malheur
une fois dans sa vie? Il faut remercier Dieu au con-
traire qui a permis que l'on vînt à mon secours, et
que je meure du moins au milieu de ceux que j'aime..
— Ah ! ne parle pas de mourir, André ! s'écria
Clélia.
LES CRUAUTÉS DB L'aMOUR
"S
— Pourquoi donc vivre! elle est partie! mur-
mura le blessé repris par la fièvre. Elle m'a laissé
là, sur le chemin, je voulais la suivre, mais je ne
Tai pas pu, les roues de sa voiture m^avaient écrasé
le cœur?
— Ah! mon Dieu! il bat la campagne! s'écria
Catherine en fondant en larmes.
Ivan sanglotait tout bas.
— Si c'est pour nous faire entendre une pareille
musique que vous êtes venus , allez-vous-en, dit
Ovnikof avec 'humeur, vous fatiguez le malade. Je
vous en prie, Clélia, emmenez-les, et défendez à
qui que. ce soit de pénétrer ici.
La jeune fille obéit à regret. Tandis qu'elle re-
fermait la porte en s'en allant, elle entei^dit la voix
d'André qui répétait lentement:
— Elle est partie!... elle est partiel...
XI
Quelques jours plus tard, Clélia était levée depuis
une heure et tenait à la main un livre qu'elle ne
lisait pas, lorsque Ovnikof frappa à la porte de sa
chambre. En le voyant, la jeune fille pâlit; mais il
lui sembla que le docteur avait une expression
joyeuse sur le visage. Elle n'osait parler et l'inter-
rogeait seulement d'un regard anxieux.
—• Chère enfant, dit-il, je réponds maintenant
de notre malade; il guérira.
— Ah! docteur, s'écria-t-elle en se jetant dans
les bras d'Ovnikof, jamais je n'ai éprouvé une joie
comparable à celle-ci !
— Voyons, chère demoiselle, dit le docteur en
faisant asseoir Clélia sur un divan et en s'asseyant
près d'elle, raisonnons un peu. Je comprends très-
LES CRUAUTÉS DB L* AMOUR II7
bien que devant ce mourant que vous aviez poussé
vers le tombeau votre cœur se soit ému et qu'une
pensée très-noble de dévouement ait germé dans
votre esprit; mais voici que le mourant revient à la
vie ; le crime que vous croyiez devoir vous repro-
cher ne pèsera donc plus sur votre conscience.
Réfléchissez à ce que vous voulez faire; ne vous
laissez pas entraîner par votre enthousiasme juvé-
nile à commettre une folie que vous pourriez
regretter plus tard.
— Une folie ,. est-ce donc une folie d'écouter son
cœur et d'épouser l'homme que Ton aime! Que
m'importe si le hasard ne l'a pas fait naître noble,
est-ce qu'un titre ajouterait quelque chose à son
âme > J'étais orgueilleuse, autrefois, et je n'aurais
pas toujours parlé ainsi; mais un sentiment tout
nouveau s'est éveillé en moi, et aujourd'hui, à la
noblesse du nom, que l'on tient du hasard, je pré-
fère la noblesse du cœur et de l'esprit que l'on tient
de Dieu.
— L'on a toujours de bonnes raisons à donner
lorsque l'on veut quelque chose, mais êtes-vous
bien sûre de vouloir longtemps > Si je parlais
d'après mon propre sentiment, je ne m'attacherais
pas, outre mesure, à la question de mésalliance.
Je vois des princes et je vois des hommes simples,
ils sont égaux devant la douleur ; la nature, qui
4*
Il8 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR
manque de savoir-vivre, traite le noble comme elle
traite le paysan et même, je dois Tavouer, i*ai
souvent trouvé Thomme du peuple plus fort, plus
beau et meilleur; il est résigné et courageux tandis
qu'il souffre et, une fois guéri, reconnaissant des
soins qu'on lui a donnés; j'ai donc pour lui une
préférence marquée. Si je suis appelé à la fois par
un seigneur et par un moujik, je me rends d'abord
au chevet du paysan; mais, à cause de cela, je
passe pour un original assez dangereux; je ne veux
imposer mes idées à personne. Je ne vois pas un
seul être auprès de vous qui puisse vous donner
un conseil désintéressé, c'est pourquoi je me per-
mets de vous parler, j'ai quelques droits à votre
estime et vous savez combien je vous aime; c'est à
cela que je dois d'être écouté par vous, avec un peu
d'impatience , avouons-le , mais avec attention ,
C'est moi, chère petite, qui vous ai reçue dans mes
bras à votre entrée dans ce monde, je ne vous ai
jamais perdue de vue, je ne suis donc pas un étran-
ger pour voŒs et je puis me permettre devons aider
à lire dans votre âme. Je vous connais, j'apprécie
les grandes qualités de votre cœur et de votre
esprit, mais je déplore aussi quelques défauts que,
d'autres, peut-être, trouveront charmants et qui
sont le fond de votre caractère ; ne vous fâchez pas :
vous êtes capricieuse, volontaire, coquette, rageuse
LES CRUAUriS DE L'aMOUR 1 1 9
aussi et très-méprisante parfois. Si vous prenez
pour époux un homme qui vous soit inférieur en
éducation, il vous froissera souvent sans le vouloir,
vous lui ferez alors cruellement sentir votre dédain,
et s'il a quelque fierté dans le cœur votre intérieur
deviendra un enfer. Je connais votre caractère
indomptable, je sais que vous ne supporterez
jamais une observation, quelque juste qu'elle soit.
— Ici, vous vous trompez, docteur. J'étais peut--
être telle que vous me dépeignez, bien que le por-
trait soit un peu noir ; mais j'ai changé. Je suis main-
tenant très-capable de me laisser dominer par
l'homme que j'aimerai et dont j'estimerai le carac-
tère. Vous avouerai-jc que ce jeune homme que
vous avez vu mourant, m'a quelquefois fait trem-
bler; il y a en lui une énergie sauvage et une force
d'âme qui me remplissent d'admiration et de res-
pect. Lorsque vous le connaîtrez mieux, vous me
comprendrez.
— J'admets très-volontiers qu'André, jeune
comme il est, doué d'une élégance naturelle et d'un
esprit très-ouvert, soit vite au courant des usages
du monde; mais ses parents, ils resteront ce qu'ils
sont, serez-vous très-flattée d'avoir une belle-mère
qui ne sait pas lire I
— Je lui donnerai une lectrice qui lira pour elle,
dit Clélia. Ma pauvre Katia I mais je l'aime de
•f.
I30 LES CRUAUtÉS DE L'AMOUR
tout moo cœur. Je n*ai jamais connu ma mère,
vous le savez, la sœur de Katia fut ma nourrice,
elle lui ressemble, et je crois retrouver près d'elle
cette chère femme que j*ai tant aimée. D'ailleurs,
]*ai commencé déjà la transformation de ma future
belle-mère, et, si je n'avais pas été aussi triste, ces
jours-ci, j'aurais bien ri à la voir trébucher à cha-
que pas dans ses robes traînantes, et se retourner
au bruissement de la soie comme si elle croyait
avoir quelqu'un sur les talons... Eh bien, docteur,
vous n'avez plus rien à dire >
— Non, chère enfant, je vois qu'il n'y a rien à
faire; je m'avoue vaincu.
— Tenez! je vous en veux, dit-elle avec une
petite moue charmante, le jour où vous venez
m'annoncer que mon ami est sauvé, au lieu de me
laisser voler près de lui, vous me faites un sermon.
Vous voyez bien que je suis changée,puisque je vous
ai écouté jusqu'au bout sans me mettre en colère.
A mesure que le blessé revenait à la vie, il tom-
bait dans une mélancolie profonde. Ni la joie de
sa mère, ni les douces gronderies de Clélia, qui
feignait de ne pas deviner la cause de sa tristesse,
ne pouvaient ramener le sourire sur ses lèvres. Le
jour où il se leva pour la première fois, il eut envie
de pleurer.
LES CRUAUTÉS D^ l'AICOUR I2X
— Allons, murmura-t-il, j'avais cru pouvoir
échapper à la douleur ; mais elle me reprend dans
ses griffes et ne veut pas me faire grâce.
Clélia, qui l'observait avec attention, se pencha
vers Toreille du docteur.
— Vous voyez bien que le chagrin ne lui vaut
rien, dit-elle, me permettez^vous de lui parler enfin
et d'achever de le guérir en lui apprenant que je
l'aime >
— Parlez-lui, mon enfant, dit Ovnikof.
André fit quelques pas dans la chambre.
— Je puis marcher, dit-il avec un sourire plein
d'amertume.
— Alors je vais te conduire dans la serre, dit
Clélia, nous serons très-bien là pour causer.
Le grand salon du rez-de-chaussée s'ouvrait sur
cette serre dont parlait la jeune fille ; elle était
haute, très-vaste et pleine d'arbres exotiques, de
plantes aux feuillages énormes, de fleurs rares; on
y respirait un parfum de terre humide et de pétales
mûrs. Des oiseaux des îles gazouillaient dans une
volière.
— Ahl que c'est joli ! s'écria André en entrant,
est-il possible qu'il existe un pays où des plantes
semblables à celles-ci croissent librement !
— Si tu veux, nous irons ensemble dans ce pays,
dit CléKa.
122 LB8 CRUAUTÉS DE L'AMOUR
— Ensemble 1
Elle le fit asseoir sur un fauteuil en jonc tressé
et s*assit près de lui.
— André, dit-elle après un instant de silence,
regarde dans mes yeux et dis-moi ce que tu y
vois.
Le jeune homme leva les yeux vers elle.
— Je vois que dans votre bonté infinie vous êtes
heureuse de ma guérison.
— Ne vois-tu rien de plus > dit-elle en lui prenant
les mains. Moi, je sais mieux lire dans ton regard,
j'y vois ton amour rayonner, j'y vois aussi depuis
quelques jours une sombre tristesse, dont je
connais bien la cause et que j'effacerai d'un mot.
Ne le devines-tu pas, ce mot ? •
— Ah ! ne me regardez pas avec tant de dou-
ceur, ma raison m'échappe, épargnez-moi, mur-
mura André en détournant la tête.
— Tu ne comprends donc pas que je t'aime!
s'écria la jeune fille.
— Vous m'aimez ?
— Oui, autant que tu m'aimes et je sais ce que
vaut ton amour. Il n'en est pas de plus ardent, de
plus dévoué, de plus pur. J'ai été cruelle, criminelle
même, j'ai joué avec un cœur comme le tien, tu t'es
vengé en voulant mourir, et j'ai souifert plus que
toi peut-être ; mais je bénis ma souffrance, elle m'a
LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 123
révélée à moi-même. Oui, je t*aime, André, et je
t*aimerai toute ma vie.
— Je rêve, n*est-ce pas > balbutia André, je suis
fou, j'ai le délire encore.
— Regarde, dit-elle, j'ai au doigt ton anneau de
fiançaiUes ; ce gage, vois-tu, possède un mystérieux
pouvoir. Depuis que tu me Tas donné, je suis liée
à toi; c'est le premier anneau d'une chaîne éternelle,
c'est le symbole d'un engagement sacré que je
tiendrai. Je serai ta femme.
André secoua la tête tristement.
— Vous êtes bonne d'avoir gardé cet anneau,
mais vous savez bien qu'il ne vous engageait pas,
dit-il. Je devine quel sentiment plein de délicatesse
et d'abnégation vous pousse à me parler comme
vous venez de le faire, mais vous savez bien que je
n'accepterai pas ce que vous venez de m'ofFrir.
Voyez donc comme votre main est fine et blanche ;
regardez-la auprès de ia mienne ; ne dirait-on pas un
morceau de pain blanc à côté d'un morceau de pain
bis > Ces deux pains-là ne peuvent pas se rencon-
trer sur la même table. Je vous aimerai toujours ;
mais, ne craignez rien, je n'essaierai plus de me tuer.
— Ah! je n'avais pas prévu ceci! s'écria Clélia
hors d'elle-même. Un paysan qui refuse d'épouser
une comtesse ! C'est comme cela que tu m'aimes >
Est-ce que l'amour raisonne > Est-ce que j'ai rai-
124 LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR
8onné, moi> Toute objection qui s*oppose au
bonheur doit être rejetée comme une folie. Nous
nous aimons, voilà une raison sans réplique. Privés
l'un de Tautre, nous ne pouvons vivre : il est tout
simple de nous lier à jamais. Que signifient de
pareilles hésitations > Ne vas-tu pas dire aussi que
je suis plus riche que toi >
— Songez donc à ce que je suis...
— Tu es rhomme que j'aime.^
— Oh ! ne dites pas cela ! Ces mots sont une
dérision dans votre bouche. Je vous aime trop pour
vouloir profiter d'un moment d'attendrissement qui
vous égare. J'ai eu le douleureux bonheur de vous
connaître, je dois en mourir, et je ne me plains pas
de ma destinée.
— Alors, tu t'imagines que je ne t'aime pas ;
que les larmes que j'ai versées ne sont pas de
vraies larmes ; que le sentiment profond qui pour
la première fois a fait battre mon cœur, n'est qu'un
caprice passager ; que la douce joie qui m'enve-
loppe quand je suis près de toi n'est rien; que
l'épouvante qui glace mon sang lorsque je crains
de te perdre est une illusion ? Enfin, tu ne veux pas
croire à mon amour ?
— Ah! Clélia! vous me tuez, murmura le jeune
homme, pris de faiblesse, en se renversant tout pâle
dans le fauteuil.
LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR 12$
Ovnikof se promenait dans le jardin. Clélia rap-
pela.
— Ce n*est rien, un évanouissement, dit-il en
s*approchant d*Ândré ; Témotion a été trop forte.
— Ah! docteur, si vous saviez...
— Quoi donc > mon enfant; on dirait que vous
avez des larmes dans vos beaux yeux.
— Il ne veut pas du bonheur que je lui offre ; il
refuse de m*épouser.
— Vraiment ? il a fait celai s*écria Ovnikof avec
un mouvement de joie ; je m*y attendais, je vous
Tavoue ; je commence à connaître cette âme char-
mante.
— Vous semblez vous réjouir de ma douleur.
— Vous vous méprenez sur mes sentiments; je
souhaite de toute mon âme que vous parveniez à
vaincre ses scrupules. Cet homme est vraiment
digne de vous.
— Âh I je triompherai de tous les obstacles, je
vous le jure. J'y emploierai toute mon énergie,
toute mon intelligence, il y va du bonheur de ma
vie.
XII
Les visites abondaient au château depuis le
retour de la jeune comtesse, mais elle se faisait
toujours excuser et ne recevait pas. Un jour cepen-
dant elle changea d'avis et fit annoncer à ses con-
naissances que son salon serait ouvert tous les
soirs comme par le passé.
Une foule de soupirants s*empressa à ces récep-
tions ; Clélia fut accablée de bouquets, de déclara-
tions, d*œillades brûlantes. Elle les supportait
patiemment et semblait les faire servir à un projet
connu d'elle seule.
Un soir André, qui avait repris des forces, put
descendre au salon. Lorsqu'il entra une certaine
émotion agita les visiteurs. Le bruit soufQé par
Prascovia à l'oreille du gouverneur s'était promp-
LES GRUAtmto DE L'AMOVR ISJ
tement répandu dans la ville et Ton était persuadé
que le blessé recueilli par Clélia ne pouvait être
qu'un très-haut dignitaire. La bonne mine de Tin-
connu, sa haute taille, son regard fier achevèrent
de convaincre ceux qui doutaient. On se rangea sur
son passage, en le saluant très-humblement. Dès
qu'elle le vit, Clélia courut à lui et le fit asseoir
dans Tangle du salon où elle se tenait ordinaire-
ment.
Le jeline homme, qui assistait pour la première
fois à une réunion mondai|ie, regardait avec curio-
sité les toilettes, les allures, les physionomies. Ovni-
kof l'avait rejoint et lui nommait les personnages
les plus importants.
— Tenez, cette petite tête ronde sur ce petit
corps rond qui, en équilibre sur ses jambes, res-
semble à une pomme dans laquelle on aurait planté
deux allumettes, c'est le. gouverneur du district. Sa
femme est longue comme une asperge, il l'a aimée,
sans doute, à cause du contraste; le fils tient de la
mère, il est tout jambes. Si vous voulez le voir,
regardez près du paravent japonais ce grand garçon,
à cheveux jaunes collés au cosmétique, il s'est mis
au nombre des aspirants à la main de Clélia.
— Est-ce possible > dit André avec un sourire.
Et cette dame qui se tient droite sur sa chaise, n^
parle pas et baisse les yeux, qui est-ce >
XaS LBS CRUAUTÉS DE L* AMOUR
I ^^tt^m^mm^ammmm i ■ i ■ ■ ■ n <— ^— —^^ ii n n ■ — — — ^— — ^— pi»
— Âhl derrière le piano à queue> Cest la dame
de compagnie de Prascovia, un de ces êtres dont
Texistence est parfaitement inutile, insignifiante et
incolore, qui n'ont rien, n'aspirent à rien, ne pen-
sent à rien; une comparse dans la vie, qui entre et
sort sans avoir rien compris à la pièce qui se joue.
Elle tient compagnie : cela consiste à s'asseoir ici
ou là, un ouvrage de broderie à la main, et à ne rien
dire pendant de longues heures. C'est quelque
chose comme un meuble.
— Et celui qui s'accoude là-bas, au socle d*une
statue de marbre > Clélia lui parle.
— Face cramoisie, plus large que haute; cou
débordant sur le collet de l'habit, cheveux très-rareô
sur un crâne énorme : c'est le fameux général de
W...; défiez-vous de lui, Clélia le comble d'atten-
tions, et il songe très-sérieusement à l'épouser.
— Est-ce donc ainsi, chez les seigneurs > dit
André, une femme jeune et belle comme une fée
pourrait épouser un vieillard ridicule, sans soulever
l'indignation autour d'elle ?
— C'est comme cela, mon ami. Mais voyez donc,
Mme Prascovia est hors d'elle-même, il paraît que
la belle Clélia va sur ses brisées.
— Cette dame a-t-elle donc encore des préten-
tions >
— Je le crois bien, elle n'est pas mal, d'ailleurs.
* 1
f
LES CRUAUTÉS DB VaUOXJR I29
Ses cheveux ondulés, ses yeux noirs' sous ses énor-
mes sourcils ne manquent pas de charme et, sans ce
petit duvet rebelle qui ombrage sa lèvre supérieure,
elle serait très-agréable.
— Elle -a Tair dur et sa physionomie manque de
grâce, dit André.
— Elle sait prendre une expression très-douce
lorsqu'elle le veut, mais j'avoue que dans ce mo-
ment ses yeux lancent des éclairs. Le noir ne la
flatte pas d'ailleurs. Voyez donc au contraire com-
bien notre chère Cléliaest ravissante dans ces flots
de dentelles noires ; son teint semble dégager de la
lumière; ses cheveux blonds resplendissent et
l'étoile de diamants qui brille au-dessus de son
front s*éteint dans ces rayons de soleil.
— Ohl oui, elle est bien belle! murmura André
qui la contemplait avec une muette adoration, et
lorsqu'on a levé les yeux sur elle, tout semble noir
dans la vie comme lorsque l'on a regardé une
lumière trop brillante.
Clélia s'aperçut qu'André et Ovnikof parlaient
d'elle, elle quitta le général et s'avança vers
eux.
— Ah ! mes amis, leur dit-elle à demi-voix, lors-
que l'on n'a qu'une seule pensée dans l'esprit, que
le cœur est envahi par un seul sentiment, grave et
profond, qu'il est difficile et douloureux d'être
130 LES CRUAUTÉS DE l'AMOUX
aimable, de sourire, d*être coquette avec des gens
qui vous sont parfaitement indifférents !
— Pourquoi faites-voUls cela > dit Ovnikof. Qui
vous y force ?
— Puisque celui que j'aime me dédaigne, dit-cUe
en jetant à André un regard plein de finesse et de
douceur, je suis bien obligée d'essayer de me
rattacher à quelque chose dans la vie. Ah ! voici
Pénoutchkine, il faut que je vous quitte, ajouta-t-
elle.
— C'est un de vos préférés, celui-là? dit
Ovnikof.
— Oui, un de mes préférés, répondit-elle en
esrrant la main du docteur d'une façon significative^
Et elle s'éloigna.
— Pénoutchkine! en voilà un seigneur plein
d'orgueil et de suffisance, dit le docteur ; il ne se
lasse jamais de parler de lui.
— Je le connais, dit André avec une imper^
ceptible expression de colère.
— Uavez-vous entendu raconter ses prouesses
de chasseur > Il y a surtout l'histoire d'une lotte
corps à corps avec un loup, sur laquelle il ne peut
tarir. Il paraît qu'il a été héroïque (le seigneur, non
pas le loup); il a brisé son poignard sur le crâne de
l'animal; il peut faire voir la lame et, si l'on y tient»
les traces des blessures qu'il a reçues. Le didblo^
LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR I3I
m*emporte 8*^il n*a pas raconté vingt fois cette his-
toire devant moi.
— Je suis bien sûr qu'il se gardera de parier en
ma présence de cette aventure, dit André qui ne
put s'empêcher de sourire en se souvenant de la
mine piteuse qu'avait le seigneur sous la grifFe du
loup.
Depuis un instant, le gouverneur se dirigeait en
louvoyant vers l'angle du salon où se trouvait
André; ce prudent fonctionnaire tenait essentiel-
lement à saluer le mystérieux inconnu qui cachait
sa véritable condition, mais qui était sans aucun
doute un personnage important»
II s'arrêta devant le jeune homme, les deux
mains sur le cœur, laissant un de. ses pieds en
arrière comme un danseur qui va conmiencer un
pas, leva les yeux au plafond d'un air profondé-
ment attendri.
— Permettez-moi de vous exprimer la joie..,
ineffable que nous avons éprouvée en apprenant
votre guérison pour ainsi dire... miraculeuse,
dit-il d'une voix pleine de suavité. Nous sommes
des provinciaux, et cependant nous étions capables
de ressentir le vide affreux que votre mort eût
laissé dans le monde aussi bien que n'importe quel
habitant de la capitale.
— Vous êtes mille fois bon, dit André qui se
133 LES CRUAUTÉS DB L'AMOUR
leva et salua le gouverneur d*un air surpris que
celuin:! trouva on ne peut plus digne et affable.
— Est-ce que ce monsieur a toute sa raison >
demanda André à Ovnikof en regardant le gouver-
neur qui, par respect, s*éloigna aussitôt en jetant
au jeune homme des regards chargés de recon-
naissance.
— Il vous prend pour le grand Mogol, dit
Ovnikof en mettant son mouchoir sur ses lèvres
pour dissimuler un rire invincible... Ah ! voilà la
baronne Karolowna qui va nous jouer quelque
chose, ajouta-t-il. Aimez-vous la musique >
— Est-ce qu'il existe au monde un être humain
qui ne soit pas charmé par la musique? s*écria le
jeune homme.
— Venez, Clélia nous fait signe de nous appro-
cher du piano.
La baronne joua avec beaucoup d*entrain
l'ouverture dun opéra de Glinka, puis on pria
Clélia de chanter.
Elle refusa d*abord, puis se ravisa tout à coup
et se leva.
— C*est pour toi seul que je chante, dit-elle à
voix basse à André en passant auprès de lui.
Elle s'assit au piano et chanta avec un singulier
emportement un lied d*Asantchewski, jeune com<*
positeur russe déjà célèbre. C'était un. cri de joie
• ^ ».<•.. A».»
LIS CRUAUTÉS DE l'aMOUR I55
— • — 1 T ■ r-1 1 — I m — I
iaeffable, exprimant d'une façon saisissante Tivresse
de Têtre qui se sent aimé et croit le monde trop
étroit pour contenir son bonheur :
« Il m*aime 1 il m*aime ! J*entends la voix des
forêts le crier, le vent le dit aux nuages qu*il
emporte, le fleuve roule cet aveu de vague en
vague.
< Il m*aimel il m*aime! Sous les branches le
gazouillement des oiseaux le redit, les clochettes
d'argent du muguet le proclament dans la vallée.
< Il m*aim'e! il m'aime! une joie inconnue
m'accable, une inquiétude douce et poignante fait
frémir mon cœur. >
«
La voix de Clélia était fraîche et souple, un
peu grêle peut-être, mais d'un timbre plein de
charme. Elle sut, cette fois-là, lui donner une
expression de violence et d'enthousiasme qui
enleva son auditoire.
Tandis qu'on l'acclamait de tous côtés, elle
regarda André et crut lire sur son visage, pâle
d'émotion, dans ses yeux brillants de larmes, qu'il
ne pouvait plus lutter, que son amour était plus
fort que sa raison et que toutes ses résistances
s*écroulai«it. Une faible rougeur de joie colora un
instant les joues de la jeune fille.
I^ LES OlUAUTÉS DB L'AMOUK
_ ■ _ ■ _ . -■ ■ ^L
On la pria de chanter encore, mais elle refusa
et i}uitta le piano.
Elle alla s'asseoir auprès de Pénoutchkine.
— Ah! vous êtes divine, lui dit-il, en feignant
d'essuyer une larme. Toute votre âme était dans
votre voix; on dirait vraiment que Tamour a tou-
ché votre cœur et pourtant je sais bien qu'il n'en
est rien.
— Etes-vous bien sûr de cela> dit-elle en lui
jetant un malicieux regard.
— Eh ! oui,, vous ne connaissez pas ces tortures,
ce doute, ces espérances, ce besoin de dévoue-
ment, tout ce que vous m'inspirez enfin...
— Comment, je vous fais éprouver tant de cho-
ses ?
— En doutez-vous } ne savez-vouspas lire dans
mes yeux, n'y voyez-vous pas que je suis prêt à
donner ma vie pour vous ?
— Donner votre vie pour moi, cela est bientôt
dit, vous savez parfaitement que je ne vous la
demanderai pas, qu'en ferais-je > S'il s'agissait de
toute autre chose il est probable que vous ne
parleriez pas ainsi.
— Ah! mettez-moi à l'épreuve! s'écria Pénout-
chkine. Serai-je assez heureux pour que vous
éaigniez me demander quelque chose)
-^ y si bien quelque chose à vous demander/
LES CRUAUTES DE L'AMOUR 13$
mais vous n*auriez qu*à me refuser... dit Cléiia en
le regardant en dessous.
— Moi, lui refuser quelque chose I dit-il en
levant les yeux au ciel.
— Eh bien, voici: je désire acquérir une de vos
propriétés.
— N'est-ce que cela ! s'écria Penoutchkine. Elle
est à vous. Laquelle est-ce ?
— La ferme où nous nous sommes rencontrés
dernièrement. Consentez-vous à me la vendre?
— Sans aucun doute.
— Mais, avec la ferme, ceux qui l'habitent >
— Quel singulier caprice! dit Penoutchkine
avec un léger mouvement de contrariéfé.
— Un caprice, en effet. Je veux que rien ne soit
. changé dans cette demeure, que pas un meuble ne
soit dérangé, que les mêmes visages apparaissent
sur le seuil. Peut-être est-ce pour retrouver plus
tard, dans toute leur fraîcheur, des souvenirs qui
me sont chers, ajouta-t-elle en lui jetant un sédui-
sant regard.
— Ah ! vous êtes adorable, s'écria Penoutchkine
qui saisit la main de Cléiia et la porta à ses lèvres.
— Alors, c'est convenu, nous signerons demain ,
l'acte de vente.
— Je suis votre esclave, dit Penoutchkine au
comble du bonheur.
136 LIS CMVkXJTtS DE l'AMOUR
Clélia baissa la tête pour dissimuler le sourire
moqueur qui voltigeait sur ses lèvres.
— Regardez donc le général de W..., dit-elle un
instant après, il est dans une agitation extraordi-
naire et nous jette des regards furieux, il est
capable d*avoir une attaque d'apoplexie, ce qui
ferait un esclandjre. Permettez que j*aille lui parler.
Clélia s'approcha du général.
— • Alors, donc déjà, vous épousez ce monsieur?
lui dit-il en roulant des yeux injectés de sang.
— - Pourquoi cela >
— Voici une heure que vous causez très-tendre-
ment avec lui.
— • Tendrement ? Nous parlions d'affaires. Mais
il me semble que je m'excuse : est-ce que vous me
feriez peur, guerrier farouche? Ce ne peut être
que cela, car je ne me souviens pas que vous ayez
jamais mérité les égards que j'ai pour vous.
— Par malheur, l'occasion de vous prouver
mon amour ne s'est jamais présentée, mais qu'elle
vienne et vous verrez...
— Voyons, de quoi seriez-vous capable ?
— Ah ! s'écria le général avec un soupir bruyant,"
.pour votre joli sourire, pour baiser le bout de vos
doigts blancs, je ferais l'impossible... absolument.
— Eh bien, voyons donc, je vais vous demander
quelque chose de presque impossible.
LES CRUAUTÉS DE L'iUlOUR 157
f
— Demandez.
— Je veux que vous me remettiez un brevet
d'officier.
— Un brevet d'officier >...
— Absolument ! dit délia, en faisant une révé-
rence au général.
— Pour qui >
— Le nom doit être laissé en blanc,
— Mais que ferez-vous de ce brevet >
— Tout ce qu'il me plaira. J'y mettrai mon
nom ou je le jetterai au feu.
— Je n'y comprends rien.
— Qu'est-ce que cela fait? Vous voyez bien
que vous hésitez.
— Nullement. Vous n'épouserez pas Penout-
chkine !
— Oh I je vous jure que non.
— Eh bien, demain, vous aurez votre brevet.
Un éclair de joie jaillit des yeux de la jeune
fille.
— Tenez, général, voici votre récompense, dit-
elle en lui tendant sa main qu'il baisa avec recueil-
lement.
XIII
Lorsqu*après cette soirée André se retrouva
seul dans sa chambre, il se laissa tomber dans
un fauteuil et serra entre ses mains son front
brûlant
— Je suis à bout de forces, murmura-t-il, je
sens que ma volonté va ployer et que ma cons-
cience est submergée par mon amour. Je ne puis
combattre plus longtemps, c*est une torture trop
affreuse de refuser le bonheur que Ton n*osait pas
entrevoir, même en rêve. La lèvre brûlée par la
soif ne peut pas repousser toujours la coupe
rafraîchissante qui s*offre à elle; il le faudrait
pourtant. Ma conscience me commande le sacri-
fice, mais je n*ai pas la force de lui obéir. Elle
m*aime I Cette pensée m*emplit le cœur et chante
LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR I^
nuit et jour à mon oreille ; ma raison ne peut se
faire entendre. Je Técouterai cependant, je ferai
taire toutes les folies enivrantes qui m*obsèdent.
Ai-je encore assez de force pour vouloir? Un
paysan n'épouse pas une comtesse, cela ne s*est
jamais vu. Clélia e&ayâe par Tac te de désespoir
qui a failli me délivrer de la vie, croit m*aimer ;
après la noce elle s'apercevrait qu'elle s'est
trompée, et moi, j'aurais abusé de son erreur.
C'est impossible, j'ai trop de fierté dans le cœur
pour vouloir dérober quelques jours de bonheur
au prix d'un crime odieux. Je fuirai la tentation.
Je partirai.
André se leva et marcha avec agitation dans la
chambre.
— Mes forces sont presque entièrement reve-
nues, ma blessure est fermée, dit-il ; alors pour-
quoi suis-je ici > Est-ce donc fait pour moi, ce luxe
qui m'entoure > On le dirait vraiment à voir avec
quelle promptitude, je m'y suis accoutumé. Je ne
m'étonne plus de ce lit d'ébène et de satin, de ces
meubles moelleux qui semblent vous caresser, de
ces tapis doux comme de la fourrure. Allons donc !
mes tapis à moi, c'est la mousse des forêts, la
neige vierge de pas humains. C'est sur le tronc
d'arbre renversé au bord du sentier que je dois
m'asseoir. Qu'est-ce que je fais ici > Je suis une
J
140 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUK
bête des bois, on ne parviendra pas à m*appri-
voiser.
Il s*approcha de la cheminée et se regarda dans
le miroir.
— Cependant, j'étais bien près d'être dompté,
continua-t-il ; est-ce là le chasseur insouciant et
fort que je fus jadis > Le désespoir et la maladie
ont effacé de mon visage les baisers du soleil et du
vent, je suis aussi pâle qu'un seigneur, j'ai revêtu,
sans y prendre garde, les habits que l'on a substi-
tués aux miens, j'ai trouvé qu'ils m'allaient à mer-
veille, mes mains deviennent blanches, ma voix
perd de sa rudesse, mes cheveux s'assouplissent,
et ne dois-je pas avouer que par instant un mou-
vement d'orgueil a gonflé mon cœur, quand me
voyant passer devant un miroir j'hésitais à me
reconnaître. Quelle est donc cette voix qui me crie
que tout cela est mal et me dégrade > Je sens bien-
qu'il faut lui obéir, qu'il faut arracher cet amour
de mon cœur comme l'on arrache le poignard
d'une blessure, qu'il faut s'enfuir très-loin, seul et
pour toujours. Mais, la vie sans elle ! quel hor-
rible supplice ! Âh ! pourquoi ne m'a-t-elle pas
laissé mourir au milieu de ces blés tachés par mon
sang> J'avais déjà enduré une souffrance trop
lourde pour ma force, j'avais droit au repos, et
voilà qu'il faut de nouveau reprendre ce fardeau
LES CRUAUTÉS DE l'aMQUR 14I
écrasant ! Qu'ai-je donc fait, Seigneur, pour être
ainsi malheureux >
Le jeune homme ouvrit la fenêtre pour calmer
un peu la fièvre qui le brûlait.
Il faisait clair de lune ; la nuit était tiède et le
jardin embaumait.
•— Partir!... être aimé et partir! murmurait
André les deux mains crispées sur l'appui de la
croisée ; avoir le ciel devant soi et choisir Tenfer,
c'est au-dessus des forces humaines. Pourtant, je
partirai... bientôt, demain... Pourquoi demain >
s'écria-t-il tout à coup. A quoi bon prolonger cette
agonie > Si je la vois, si elle me parle, je perdrai
tout mon courage. C'est à l'instant même qu'il faut
fuir, sans réveiller personne, sans être aperçu.
Ah ! Dieu ! je l'ai donc vue tout à l'heure pour la
dernière fois ! C'est fini, à jamais fini.
Accablé, il se laissa tomber sur un divan et
étouffa ses sanglots en se cachant le visage, dans
les coussins.
Lorsqu'il se releva, il était résolu et calme.
— Allons, dit-il, à l'heure de son réveil, je serai
loin déjà.
Pour ne pas être entendu dans la maison en
ouvrant et refermant des portes, il se décida à
descendre par le balcon. Il éteignit d'abord les
142 us CRUAUTÉS I» L'AMOUR
lampes pour ne pas être vu du- dehors et se glissa
avec précaution comme un coupable.
Il atteignit le sol et fit quelques pas en évitant
de faire crier le sable sous ses pieds.
De ce côté, la maison projetait ses ombres nettes
et' anguleuses sur le jardin vivement éclairé par la
lune; André entendait, du côté de la façade, le
serviteur chargé de veiller qui frappait sur un
disque de bronze pour témoigner de sa vigilance :
il devait éviter de passer près de lui.
Avant de s*éloigner, le jeune homme leva les
yeux vers la chambre de Clélia; elle était encore
éclairée ; une des fenêtres même était entr ouverte.
— Mon Dieu ! serait-elle souffrante ? Comment
ne dort-<lle pas encore ? se dit André qui semblait
fasciné par la lueur venant de cette chambre et ne
pouvait plus faire un pas.
La tentation était trop forte : il pouvait l'aper-
cevoir encore une fois sans être vu, sans avoir à
craindre les séductions de sa parole ; il emporte*
rait au moins une dernière vision dans son exiL
Il hésita longtemps, mais son cœur fut plus fort
que sa raison; il s'élança, et s*aidant des saillies
de la muraille, il fut bientôt à la hauteur de la
fenêtre.
Il ne vît d'abord à travers les fins rideaux de
dentelles qu'un rayonnement bleu, étrangement
LIS cRUAinrÉs de l'amour 143
doux; tout était bleu dans cette chambre, les
parois couvertes de soie capitonnée, le tapis, le lit
surmonté d un gracieux baldaquin et qui ne s'ap-
puyait que par la tête à la muraille.
Clélia, en peignoir blanc, était assise auprès
d'une petite table et écrivait. Une lampe posée
devant elle Téclairait pleinement, la lumière se
jouait dans ses cheveux couleur de miel, les con-
tours de son visage semblaient baigner dans un
fluide argenté, ses petites dents brillaient entre
ses lèvres souriantes. André, cramponné aux
ferrures du balcon, la contemplait avec une émo-
tion poignante, il ne l'avait jamais vue aussi
radieusement belle.
Bientôt elle posa sa plume et se renversa dans
son fauteuil.
— Voilà, c'est fait, dit-elle en étirant ses bras,
avec quelle joie j'ai travaillé pour lui !
Elle se leva, son peignoir traînant bruissait sur
le tapis.
— Déjà trois heures! dit-elle en remontant sa
montre.
Puis elle s'assit au bord de son lit et croida ses
mains derrière sa tête.
— Ah! mon Dieu, comme je l'aime! dit-elle à
demi voix.
— Malheureux que je sais! murmura le jeune
144 LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR
■ I ■ I I W I I ■■ ■ Il ■ I ■ Il É . ■ I i.i ■ ■■ I > Il
«
homme qui se laissa glisser ou plutôt tomber sur
le sol.
Puis il s'enfuit sans regarder derrière lui. Il
atteignit le mur du jardin et le mesura des yeux.
Ce mur était haut et parfaitement lisse. L'esca-
lader était impossible. D'ailleurs André en avait
déjà trop fait, sa blessure à, peine cicatrisée le
faisait vivement souffrir. Il chercha une porte et
finit par arriver à une sortie dérobée qui servait
spécialement aux jardiniers. Plusieurs verrous et
deux tours de clef fermaient la porte, mais la clef
était dans la serrure. Il tira les verrous et fit
tourner la clef. Sa main tremblait, un frisson
courait sous ses cheveux, il lui semblait que tout
oscillait autour de lui.
— Adieu ! adieu ! murmura-t-il ; adieu la vie !...
La porte grinça en tournant siir ses gonds; mais,
au moment où André allait la franchir, il se
sentit enlacé par des bras de femme et un grand
cri retentit à son oreille.
. - Clélia !
— Qu'est-ce que tu fais } où allais-tu } dit-elle
suffoquée par l'épouvante. Je savais bien que
j'avais entendu un soupir et un bruit furtif. Mon
Dieu ! si favais dormi, tu t'enfuyais, tu me laissais
là, folle de désespoir ; car ton intention était de
t'échapper, n'est-ce pas? Mais tu veux donc me
^t^À, j . _"
, LES CRUAUTE Dp L'AMÛUR Ui
■ i»i I ■ . I p . a I j « I .1 I , , I ^. I I «1 1 1 II . I <
tvÎQt } ten amour s'est donc changé en haina > que
.t*ai-je fait 7 Je Q^aime que toi au monde. Toute ma
vie est suspendue à la tienne, et tu me fuis sans
un mot, sans un adieu. Ah! André I est-ce biep
possible, tu as fait cela }
Elle appuya sa tête sur la poitrine du jeune
homme en sanglotant.
— Clélia, dit-il, je vous en conjure, ayez pitié
de vous-même ; laissez-moi partir.
— Tu es fou, dit-elle en resserrant son étreinte.
Lssaye donc de me détacher de toi. Pars si tu
vcvx d'ailleurs, je te suivrai.
— Vous ne pouvez être la femme d'un fils'
d'esclaves, dit-il en essayant de dénouer l'étreinte
qui le brûlait.
— Tais-toi 1 tu ne Tes plus, s'écria-t-elle, tes
parents sont libres désormais.
- Que dites-vous >
— Je dis ce qui est vrai. La ferme où tu es né,
ce lieu charmant où j'ai trouvé l'amour, elle est à
nous ; elle appartient à ton père. Katia est libre,
Fedor et Mâcha sont libres, et le petit garçon qui
a de si jolis yeux bleus est libre aussi. Ton père
est riche, il me l'a dit. Tu vois bien que nous
sommes à présent des égaux et que rien ne s'op-
pose plus à notre bonheur, excepté ta haine, car il
est évident que tu me hais»
146 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR
— Libres ! Vous les avez rendus libres ! Mon
pauvre cher père! le rêve de sa vie s'est donc
enfin accompli I
— Oui, et le jour où j'allais leur annoncer cette
nouvelle, en leur, demandant leur bénédiction, toi
tu Venfuyais pour échapper à mon amour.
— Est-ce donc bien possible que vous m'aimiez >
— Viens, dit-elle, l'émotion m'a brisée, je ne
puis me tenir debout. Il y a là un banc près d'un
buisson de jasmins.
Ils gagnèrent le banc et s'y assirent. La lune
les enveloppa de sa lumière. Dans la profondeur
du taillis un rossignol commença son chant tendre
et douloureux, la rosée brillait çà et là sur les fleurs
et sur les cailloux des allées.
— Tu demandes si je t'aime } dit Clélia après
un instant de silence. A présent je l'ai compris, je
t'ai aimé dès la première minute où je t'ai vu, j'ai
rêvé de toi la nuit même, le lendemain j'étaris
jalouse. Pauvre folle, j'ai cru pouvoir jouer avec
le feu, mais le jour où je t'ai vu sanglant sur le
chemin, j'ai senti que ta mort emporterait ma vie
et que pour moi le monde n'existe pas sans toi. Je
parle dans la sincérité de mon âme, je t'aime,
André, consens-tu à me prendre pour fenane?
— Ahlje savais bien que si elle me parlait je
perdrais tout mon cotwagç, s'écria-t-il en se laîs-
— f*".-» * ♦•rff_ *- ..-
LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 147
saht tomber aux pieds de la jeune fille. C'est trop.
Je' ne peux plus lutter. Je Taccepte, ce bonheur
céleste qui s'oiFre à moi ; mes longues souffrances
me quittent enfin, mon cœur se dilate dans une
joie sans égale. Âh I Clélia, je t'aime comme un
damné aimerait le pardon de Dieu. Pourtant, un
jour peut-être tu ne m'aimeras plus et tu me
replongeras dans Fabime; mai j'aurai au moins le
souvenir du ciel.
. — Ecoute, André, lui dit-elle en le baisant sur
le front, le jour où je ne t'aimerai plus, je te
permets de me quitter, et, je te le jure, je suis
parfaitement certaine de passer toute ma vie prés
de toi
• ••••• ••••••••••••
Quelques jours plus tard, la maison était pleine
de fleurs et de lumières, de bruit de musique, de
rires et de danses. Clélia Âlexandrowna donnait
une fête à laquelle était conviée toute la haute
société de la ville. Le bruit circulait de bouche en
bouche que cette fête avait lieu à l'occasion des
fiançailles de la jeune comtesse avec cet inconnu,
prince selon les uns, moujik d'après les autres, et
dans certains angles des salons on discutait vive-
ment sur ce sujet.
— Un moujik! laissez-moi donc tranquille,
disait le gouverneur en. haussant les épaules;
149
LES CRUAUTÉS UE L'âMOUA
il a Tair d'un paysan... tenez, comme moi-
même.
— Je sais à quoi m'en tenir, disait Pénoutch-
kine, pâle de rage. II était chasseur sur mes
terres...
— Ah I dit Oynikof qui passait, il a sans doute
assisté alors à cette fameuse lutte avec le loup,
dont le récit m'a si fort intéressé > Je vais lui
demander de me la redire.
Penoutchkine devint pourpre et fit un mouve-
ment pour s'élancer vers Ovnikof, mais il se laissa
retenir par ceux qui l'entouraient.
Clélia, en robe de soie blanche coupée carré-
ment sur la poitrine, trois " rangs de perles fines
au cou, une branche de jasmin dans leâ cheVeut, '
se promenait lentement d'une salle à l'autre au
bras d'André.
Ovnikof s'approcha d'eux et leur tendit une
main à chacun.
— C'est donc décidé enfin > dit-il; j'en suis
presque aussi heureux que vous, chers enfants, et
je vous bénis.
Le général de W... entra dans le salon et vint
saluer la jeune fille.
— J'ai une nouvelle à vous apprendre, dit
Clélia, tandis qu'il s'inclinait devant elle. Je md
LES. CRUAUtÉS DB X.'AM0UR I49
suis décidée à vous céder cette métairie qui coupe
en deux une de vos propriétés et que mon tuteur
ô'obstinait à vous refuser.
— Ahl vous me comblez, vraiment vous me
comblez; dit le général.
— Maintenant, permettez-moi de vous pré-
senter André Ivanovitch, mon fiancé, il veut em-
brasser la carrière militaire et sollicite votre pro-
tection. Jeune et follement brave comme il Test,
l'avenir est à lui, et il ne peut manquer de mériter
votre estime.
Le général demeura un instant confondu.
— Ma foi I s'écria-t-il bientôt, il faut savoir sup-
porter héroïquement une défaite. Je ne puis vous
en vouloir de m'avoir préféré ce charmant jeune
homme. La franchise de son regard me plaît et il
peut compter sur moi.
Les deux hommes échangèrent une cordiale
poignée de main.
On annonça que le souper était servi. Tandis que
l'on passait bruyamment dans la salle voisine, les
fiancés, appuyés Tun sur Tautre, purent échanger
quelques mots à voix basse.
— Depuis le jour où tu es entrée chez moi,
disait André, chaque minute de ma vie, chaque
parole sortie de tes lèvres sont restées gravées •
dans mon esprit.
«
150 LES CRUAirrâs de l'amour
■ . ^ I .1 . , I II II . I I i>iii II .— — —
» •
— Je .n'ai rien oublié, moi non plus, dit
Qélia. Te souviens-tu, un jour tu m'as dit,
en arrêtant sur moi ton beau regard sAvàre z
« Nous ne sommes pas ce que vous croyez, nous
battons nos femmes. » Est-ce vrai ? est-ce qfc
tu me battras >
FIN.
'\-
•• <
A
' • LA BATELIÈRE DU FLEUVE BLEU
Dans .ce temps, Nankin était encore la capitale
dç la Chine, la dynastie des Mings florissaît. C'était
pen3ant le règne de Tempereur Hoaï-Tsong.
La ville, qui avait sept lieues de tour, était
enfermée dans de formidables remparts, si larges
qu'il faisait toujours nuit noire sous les triples
portes voûtées quiles perçaient de loin en loin. Ces
portes étaient surmontées de châteaux-forts et de
hautes tours dont les toitures aux bords relevés
disparaissaient sous le frissonnement multicolore
de banderolles et de drapeaux.
Sur les murailles veillaient des sentinelles; près
iSa
LES CRU4UTÉS-DB l'AIIOUR^
••-«-
des portes, des soldats fièrement campés, appuyés
sur leurs lances, questionnaient les arrivants.
L'enceinte de la ville contenait des. montagnes,
des lacs, des rivières; les rues, larges et droites,
bordées de palais superbes, étaient traversée^ de
portes triomphales aux toits sculptés et retroussés.
Au loin, on apercevait la haute four de Li-cou-li,
la merveille des merveilles. Cette tour, construite
il y a deux mille sept cents ans par les ordres du
roi A-You, n'avait d'abord que trois étages ; douze
cents ans après sa fondation, l'empereur Kien-
Ouan la répara et fit sceller dans les murs les reli-
ques de Fo. Les Mongols la brûlèrent mille ans
après, mais Yong-Lo la rebâtit, la dédia à l'impéra-
trice-mère et l'appela la tour de la Reconnaissance :
Li-cou-li, Elle s'élevait très-haut, ayant neuf gale-
ries superposées; ses murs, revêtus de porcelaine
jaune, rouge et blanche, brillaient comme les âil^s
d'un faisan; les neuf toits pavés de tuiles vertes
ressemblaient à des émer^udes, et le vent faisait
une charmante musique en agitant les mille clo-
chettes suspendues à chaques étage; sur les ter-
rasses s'élevaient les grandes statues des dieux et
des génies, et au sommet dé la tour une sphère
d'or scintillait comme un soleil.
Des jardins ombreux environnaient à cette épo-
que la tour de Li-cou^i cachant de paisibles habi*
LIS CRUAiniS DB L'AMOUR 153
tarions aux toîts très-larges, construites en bois de
cèdre. , Des palissades de bambou, percées de
portes treillagées ne fermant qu'au loquet, en-
touraient ces frais jardins; près de chaque porte
étaient assis, sur un pilier d« pierre, deux chiens
chimériques ou deux dragons de bronze ou de bois
vermoulu.
Un soir de la quatrième année de Tempereur
Hoaï-Tsong, un peu avant le coucher du soleil, un
jeune homme souleva le loquet d'une porte et
sortit de Tun de ces jardins. Il vit la place déserte
et marcha rapidement, suivant de près la palissade,
sans prendre garde aux branches pendantes qui
lui frôlaient le visage.
Ce jeune homme était de haute taille, bien fait
de corps, beau de visage; ses yeux noirs, très-
longs, relevés vers les tempes, étaient pleins de
fierté; ses sourcils étaient fins et unis comme du
j^. .vçlours ; sa bouche ressemblait à une fleur. Il était
Vêtu d'une robe de satin noir ramagée de fils d'or
et serrée à la taille par une ceinture de soie bleue;
sa calotte aussi était bleue.
Il atteignit un autre enclos et s'arrêta.
On n'entendait aucun bruit, si ce n'est celui des
oiseaux se chamaillant dans les arbres. Le cou-
chant empourprait déjà le ciel. Le faîte de la tour
Li-cou-li resplendissait.
S"
ss \
154 LES CRUAUTéS DB l'amour
Le jeune homme essaya de voir dans le jardin à
travers les branches; mais les feuillages formant
un rideau épais, il ne vit rien. Alors il frappa ses
mains Tune contre l'autre , faiblement d*abord ,
puis plus fort.
A ce signal, le taillis frissonna, et une jeune fille
se montra, ne laissant voir que sa jolie tête, qui
faisait une trouée dans le feuillage.
— C'est toi, Li-Tso-Pé? dit-elle avec un sou-
rire plein d'amour.
— Lon-Foo, dit Li-Tso-Pé rapidement, va près
du tombeau de tes ancêtres, je ty rejoindrai;
prends par la rue des Lions-de-Fer; je prendrai un
autre chemin.
— J'y cours ! dit Lon-Foo eflirayée par l'air de
tristesse empreint sur le visage de Li-Tso-Pé.
Le jeune homme s'éloigna d'un pas rapide et
gagna le cimetière. Il y arriva bien avant la jeune
fille et s'assit sur une tombe, au pied d'un cavalier
de pierre.
De toutes parts, sur les tombes, on voyait des
cavaliers semblables à celui auprès duquel Li-Tso-Pé
s'était arrêté. Les quatre pieds des chevaux étaient
fixés en terre et disparaissaient à demi sous les
hautes herbes. Les guerriers étaient représentés
en habits de combat, brandissant leurs lances.
On voyait aussi de grandes avenues bordées de
k
K
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LBS CRUAUTÉS DE L'AMOUR 155
m. JL , ■ Il I ■ ■* ■ I I «
dromadaires, d'éléphants ou de lions de pierre se
faisant vis-à-vis. Toutes ces statues se détachaient
en noir sur le ciel rose et bleu pâle, et de grandes
ombres obliques s*étendaient^sur le sol.
Bientôt une forme svelte et gracieuse se glissa à
travers la forêt formée par les jambes, massives ou
grêles, des animaux de pierre, elle atteignit la tombe
près de laquelle s'était assis Li-Tso-Pé et s'assit à
côté de lui.
— Me voici, dit-elle, Tangoisse serre mon cœur,
car j'ai vu que ton visage est triste.
— Ecoute, Lon-Foo, dit Li-Tso-Pé, mes parents
veulent me marier avec la fille d'un grand magistrat.
— Est-ce possible > s'écria Lon-Foo en devenant
pâle comme les pierres des tombes.
— Je ne veux pas me conformer aux usages qui
permettent de prendre plusieurs femmes, continua
Li-Tso-Pé; je ne peux partager mon cœur; il est
à toi tout entier; mais comment résister à ses
parents ?
— Tuons-nous tous les deux auprès de cette
tombe > dit Lon-Foo.
— Non, enfant, dit Li-Tso-Pé, nous sommes trop
jeunes pour mourir et notre amour est une source
intarissable de joies à laquelle nous n'avons bu
encore que quelques gorgées. Qui sait ce que la
mort nous réserve) Vois-tu, j'ai conçu un projet:
I^D • LES CftUAirréS I>B t AMOUR
I > i ——1 I i.i I * m I Il f I , . .. , Il 1^ I , I I»
je v?iis m'enfuir ce soir même de ce payô ; je reste-
rai éloigné sans donner de mes nouvelles jusqu'au
jour où celle qu on me destine sera à un autre
époux.
Lon-Foo ne répondit rien ; elle appuya sa tête
sur Tépaule de son ami et pleura silencieusement.
— Hélas ! dit Li-Tso-Pé, cette séparation est ua • "
malheur, mais elle nous sauve d'un malheur plus
grand. Il faut tâcher de raffermir notre cœur... Je
vais donc te quitter, Lon-Foo, ajouta-t-il avec un
grand soupir en mettant son front dans sa main*
T'entrevoir un instant était ma joie, et je ne vais
plus te voir. Chaque jour sera pour moi comme une
année de souflfrances.
Lon-Foo répondit par un sanglot.
— Te souviens-tu de notre première rencontre >
reprit le jeune homme; tu étais montée sur un
banc, près de la palissade de ton jardin, pour
atteindre une branche d'hydrangée en fleur. Je
passais sur la place de Li-cou-li. C'était l'automne.
Mes pas ne faisaient aucun bruit sur les feuilles
mouillées. Lorsque tu te retournas, j'étais tout
près; tu ne pus t'enfuir assez vite, je te vis. Je m'en
allai troublé par un sentiment que je ne comprenais
pas, mais qui m'absorba tout le reste de la journée.
— Je m'en souviens, dit Lon-Foo, je t'avais vu
aussi, et toute la nuit je pensai à toi.
* ■ ■' ■■ ! ■ ■ T~
»
LES CRUAUTES DI l'AMO^JR ihj
*f >
^—^- Il III» ■ ■ lllll ^ l M I II Il I ■■ III ■!■ I 1———^»
-^ Le lendemain, je revins, je vis le banc et à
terre la branche d'hydrangée que tu avais laissé
tomber en m'apercevant. Je passai nxon bras à
travers la palissade pour essayer de prendre cette
branche, je ne pus y parvenir. Alors, j'enjambai là
barrière et je sautai dans le jardin. C'est à ce mo-
ment que j'entendis un petit cri et que je m'enfuis
plein d'épouvante. Quand je passai, le troisième
jour, tu étais au milieu de l'allée. Nous échangeâ-
mes un regard, puis un sourire, t'en souviens-tu >
et tu te cachas dans les branches.
— La vie commença ce jour-là, elle finit aujour-
d'hui, murmura Lon-Foo.
— Depuis, nous nous sommes vus tous les jours,
sans souci de la neige ou du soleil, nous parlant
par-dessus la barrière de bambou, à travers les
branches, ne vivant que pour cet instant où nos
mains s'entrelaçaient, où nos regards ne se quit-
taient pas, où nous échangions nos plus secrètes
pensées. Voici que les feuilles tombent des arbres,
c'est l'automne. Il y a un an que nous nous aimons.
— Laisse-moi mourir sur ton cœur après cette
année de joie, je ne pourrai supporter ton absence.
Que ferai-je demain, et les jours suivants ? Chaque
feuille de mon jardin me rappellera le passé ; cha-
que pieu de la palissade sera un poignard pour
mon cœur.
I$8 LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR
— *1^«l ■ l« ■■ il» .!■■■ ■■ ■■ I . 'I I. ...l, — .1 , . ,11 ■ ■
à
— Aimes-tu mieux me voir l'époux d'une autre
femme, Lon-Foo ? Ne vois-tu pas ce que je souffre >
Je te quitte pour me garder à toi. Quelque temps
de douleur, puis le bonheur de toute la vie.
— Qui sait si celui qui part reviendra jamais '^
dit Lon-Foo en sanglotant; qui sait si lorsqu'il
reviendra celle qui reste sera là encore >
— Que veux-tu que je fasse? dit Li-Tso-Pé,
gagné par les larmes; parle, mabien-aimée.Je res-
terai si tu l'ordonnes.
— Non, non, pars, dit Lon-Foo, le jour de tes
noces serait le jour de ma mort. Va, je serai forte,
et quoi qu'il arrive, je te le jure sur les mânes de
mon père ici couché, rien ne pourra changer mon
cœur.
— Au revoir donc, ma bien-aimée, dit Li-Tso-Pé ;
le jour va disparaître, il faut rentrer. Jusqu'à l'heure
de ma mort, sache-le, chaque battement de mon
cœur comptera une pensée pour toi.
Les deux amants se jetèrent dans les bras l'un de
l'autre et s'étreignirent violemment, puis il se sépa-
rèrent et se rejoignirent encore pour s'embrasser
de nouveau.
Lorsque la jeune fille repassa à travers le cime-
tière, un homme qui priait sur un tombeau magni-
fique la vit et sembla frappé de sa beauté. Il
remarqua ses larmes et crut qu'elle pleurait un
LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR Z59
parent mort depuis peu. Arrivé hors du cimetière,
cet homme fit signe de s'éloigner à une escorte qui
l'attendait. Il n'avait pas perdu de vue la jeune fille
qui, absorbée dans sa douleur, ne regardait rien.Il la
suivit, et lorsqu'elle fut rentrée chez elle, l'homme
écrivit sur ses tablettes : Place de la tour de Li-
cou-li, la maison des dragons bleus.
*% «
II
Lon-Foo était orpheline. Sa mère était morte en
la mettant au monde ; son père avait perdu la vie
dans un combat glorieux., La jeune fille vivait seule
avec sa vieille grand*mère et quelques serviteurs.
Leur fortune était modeste, mais plus que suffi-
sante pour leurs besoins. Lon-Foo avait dix-sept
ans. Elevée par cette grand*mère pleine d'indul-
gence, elle jouissait d'une liberté plus grande que
celle accordée d'ordinaire aux jeune filles chinoises,
elle brodait peu, préférant la lecture ou les jeux en
plein air; l'appartement intérieur où les femmes
ont coutume de se tenir Tétouffait, et surtout depuis
le jour où elle avait aperçu Li-Tso-Pé, elle passait
son temps au jardin.
La nuit du départ de son bien-aimé, Lon-Foo ne
ri« "w S- «Aar^ . . ._ . .^^Hl. ^.A.*
LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR l6l
m. ta
dormit pas et pleura sans cesse. Aussi, le lende-
main matin, lorsqu'elle se regarda dans son miroir
d*acier poli, semblable au disque de la lune, elle
vit qu'elle avait les yeux rouges et gonflés, et pour
ne pas inquiéter sa grand'mère, elle voulut faire
disparaître ce$ traces de larmes, et trempa à
plusieurs reprises son joli visage dans Teau
fraîche.
Tandis qu'elle était ainsi occupée, un coup frappé
sur le gong de la porte d'entrée la fit tressaillir.
— Qui donc vient de si grand matin? dit-elle.
Et elle descendit précipitamment de sa chambre
au rez-de-chaussée. Sa grand'mère était déjà sous
l'auvent de la maison, et deux serviteurs couraient
vers la porte du jardin; mais lorsqu'ils l'eurent
ouverte ils ne virent personne. Seulement, un coffre
de laque était posé à terre; les serviteurs leranias-
sèrent et l'apportèrent à leur maîtresse.
— Qu'est-ce que cela> s'écria la grand'mère en
levant les bras au ciel; qui dit que ce coffret est
pour nous?
— Il y a une lettre sous le cordon de soie qui
ferme le coffre, dit un serviteur.
Lon-Foo prit la lettre, écrite sur du papier
rouge, et la déplia.
« A la belle Lon-Foo , quelqu'un de puissant
offre ces objets sans valeur, » lut-elle à haute voix.
l62 LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR
— Dieu Fo! fit la grand'mère, quelqu'un de
puissant! comment peut-il te connaître?
— Je ne sais, dit la jeune fille, c'est sans doute
une plaisanterie, et le coffre est rempli de pierres.
— Voyons ! dit la vieille en ôtant le couvercle. »
Les deux femmes poussèrent en même temps un
cri de stupeur : un merveilleux collier de perles de
Tartarie était roulé en plusieurs cercles au fond de
la boîte, comme un serpent au repos; les perles
étaient grosses comme des pois, toutes semblables
et d'une pureté sans pareille. Certainement, il eût
été impossible de trouver un collier comparable à
celui-là dans tout l'empire. Le coffret contenait
encore des épingles de tête garnies de rubis et une
parure complète : bracelets, agrafes, étuis pour
préserver les ongles, en jade vert travaillé à jour
avec une perfection exquise.
— Que tout cela est beau! s'écriait la vieille
femme en frappant ses mains Tune contre l'autre.
Depuis que j'existe je n'ai jamais rien vu d'aussi
magnifique !
— D'où cela peut-il venir? se disait Lon-rFoo,
vaguement effrayée; ce n'est certainement pas Li-
Tso-Pé qui m'envoie ce collier qu'une reine seule
pourrait porter.
La journée se passa eh conjectures, Lon-Foo
finit par s'imaginer que des voleurs poursuivis
LES CRUAUTES DE l'AMOUR 163
avaient déposé le coffre devant la porte pour dé-
tourner les soupçons. Elle commença donc, avec
Taide de sa grànd'mère, à composer une lettre où
elle expliquait aux magistrats de la ville ce qui
s'était passé. L'écrit n'était pas encore terminé que
le gong retentit de nouveau, frappé avec violence,
et en même temps une foule de pages, d'écuyers,
de porteurs de lanternes, envahirent le jardin et se
rangèrent en haie de chaque côt;é de l'allée.
Les deux femmes, stupéfaites, s'étaient avancées
sous l'auvent de la maison. Elles virent venir un
mandarin de premier rang en grand costume de
cour, suivi de deux hommes, l'un portant le parasol
d'honneur, l'autre un sceau de cristal sur un cous-
sin de soie.
Le mandarin alla droit à la jeune fille et plia le
genou devant elle.
— C'est bien toi que l'on nomme Lon-Foo > de-
manda-t-il humblement.
— Oui... balbutia Lon-Foo toute tremblante.
— Eh bien, jeune fille plus heureuse que toutes
les femmes du royaume, beauté privilégiée à laquelle
je ne puis parler qu'à genoux, sache que celui dont
tu as reçu ce matin les présents, celui qui m'envoie
vers toi est l'homme devant qui tout ploie et trem-
ble, le maître de notre vie à tous, l'empereur de la
Chine !
l64 LES CRUAUTÉS BE l'AMOUR
— L'empereur! s'écria la grand'mère en s'affais-
sant sur une chaise.
— Oui, le Fils-du-Ciel lui-même! dit le manda-
rin; il a vu Lon-Foo revenant du cimetière; il a
conçu pour elle une passion violente qui ne lui laisse
plus de repos ; il fait savoir à celle qu'il aime qu'il
veut la prendre pour femme, et que demain un cor-
tège magnifique viendra la chercher pour la con-
duire en grande pompe au palais impérial. J'espère,
ajouta le haut fonctionnaire, que lorsqu'elle sera
l'épouse favorite de notre maître, la belle Lon-Foo
n'oubliera pas le messager qui lui a porté le premier
la bonne nouvelle.
Et, après de nouvelles salutations, le mandarin
s'éloigna sans que Lon-Foo, atterrée, eût prononcé
une parole.
L'ahurissement joyeux de la grand'mère était si
profond qu'elle ne remarqua pas la tristesse et l'é-
pouvante de Lon-Foo. Elle envoya quérir toutes ses
connaissances pour leur apprendre la merveilleuse
nouvelle, et bientôt la maison fut pleine de monde.
Lon-Foo se laissa complimenter sans paraître
apercevoir ceux qui s'empressaient autour d'elle ;
elle ne parlait pas et ne regardait pas. On crut que
sa nouvelle position la rendait déjà fière et mépri-
sante.
Lorsque, la nuit venue, Lon-Foo se fut retirée
LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR 165
dans sa chambre, elle se laissa tomber sur une
chaise et demeura longtemps immobile, le regard
fixé sur le plancher. Tout à coup, elle se leva et
sortit de la stupeur qui Tengourdissait.
— C'est à rinstant même qu'il faut agir, dit-elle.
Je suis libre encore ; demain, dans ce palais, je se-
rai prisonnière.
Elle entr'ouvrit la porte de la chambre dans la-
quelle couchait la grand'mère et écouta. Elle enten-
dit une respiration forte et régulière : l'aïeule dor-
mait. Elle s'avança sur le palier et écouta encore.
Un silence profond régnait dans la maison. Les do-
mestiques dormaient aussi.
Alors Lon-Foo rentra dans sa chambre, ouvrit
quelques coflfrets, prit ses économies de jeune fille,
une toute petite somme, puis un paquet de fleurs
fanées et de lettres, et jeta sur ses épaules une robe
de couleur sombré. Elle éteignit la lumière et des-
cendit l'escalier avec précaution. La porte de la
maison était fermée intérieurement par une barre
de fer que la jeune fille ne put déplacer; mais elle
ouvrit une fenêtre et sauta dans le jardiu. La palis-
sade de bambou ne fermait qu'au loquet. Lon-Foo
ouvrit et referma la porte ; puis, à demi cachée par
un des dragons recouverts d'émail bleu foncé qui
flanquaient l'entrée, elle regarda une dernière fois
la petite maison et le jardin.
l66 LES CRUAtmSS DB L*AMOUlL
— Ah I mon cher Li-Tso-Pé, dit-elle en versant
des larmes, je ne reverrai peut-être janmis ce coin
déterre où j'ai été si heureuse, mais c'est le ciel qui
nous a protégés en ordonnant ton départ ! Quels
dangers s'amasseraient aujourd'hui sur la tête du
rival de l'empereur I
m
Lon-Foo traversa avec assurance la place de Li-
cou-li et s'enfonça dans une rue. Il faisait une
nuit profonde; le ciel était couvert; aucune lu-
mière ne brillait à aucune fenêtre. La jeune
fille ne savait où elle allait; elle marchait rapi-
dement tâtant le mur de la main, trébuchant
quelquefois, mais ne s*arrêtant jamais; elle
s'engagea bientôt dans un enchevêtrement de ruel-
les étroites qui ne dormaient pas encore ; on enten-
dait des bruits de voix, des rires ; des filets de lu-
mière filtraient sous les portes, les papiers huilés
des fenêtres s'éclairaient vaguement. Lon-Foo, un
peu effrayée, avançait avec hésitation. Cependant,
elle se hasarda à regarder par une fissure à Tinté-
rieur d'une de ces maisons sourdement bruyantes :
1 68 LES^ CRUAUTÉS- DB X.'aMOUR
elle vit des hommes ivres attablés avec des femmes
méprisables. La jeune fille fit un bond en arrière,
et s'enfuit plus vite. Tout à coup au tournant d'une
rue elle vit briller les lanternes d'une ronde de
police.
— Hélas ! s'écria-t-clle, prise par ces soldats, que
deviendrai-je et comment expliquer m9. présence
dehors après la deuxième veille sonnée >
Elle s'était adossée à une maisonnette obscure et
crut entendre à l'intérieur une Voix nasillarde qui
semblait compter de l'argent, Lon-Foo heurta réso-
lument à la porte, préférant tomber parmi une
bande de voleurs qu'entre les mains des hommes
de la poUce qui l'eussent ramenée chez elle.
On ouvrit: la jeune fille entra précipitamment et
refCTmala porte.
— Que viens-tu faire ? s'écria une vieille femme
assise sur un monceau de loques et de débris
informes ; les femmes de mauvaise vie n'entrent pas
chez nous. Je te disais bien de ne pas ouvrir, con-
finua-t-elle en s'adressant à un .homme âgé dont la
figure hâlée et ratatinée ressemblait à une vieille
pomme cuite et qui regardait Lon-Foo d'un air
ahuri. ^
— J'ouvre quand on heurte, dit-il.
— Rassurez-vous, dit Lon-Foo, je suis de bonnQ
famille; j'ai quitté la maison paternelle pour fuir les
1
LBS CRUAUTIÉS DB l'AMOUH 169
mauvais traitements d'une belle-mère. Sî j'ai frappé
à votre porte, c'était pour éviter la ronde de
police.
— Eh bien, attends qu'elle soit passée, dit la
vieille avec l'indifférence de quelqu'un trop chargé
d'ennui pour prendre intérêt aux malheurs des
autres.
— Attends qu'elle soit passée, répéta le vieillard.
Puis tous deux se remirent à compter des pièces
de cuivre, qu'ils remuaient à terre du bout des
ongles, et ils ne firent plus la moindre attention à
Lon-Foo.
La jeune fille regarda autour d'elle. Une lanterne
ronde, en papier, aux trois quarts déchirée, posée
à terre entre les deux vieillards, éclairait bizarre-
ment la seule pièce dont se composait l'habitation.
La terre formait le plancher, les tuiles de la toiture
servaient de plafond. Il n'y avait pas de meubles,
mais d'étranges monceaux de chiffons et de débris
de toute sorte semblant servir de sièges et de tables ;
sur l'un d'eux étaient posés quelques bols de por-
celaine ébréchés. Enlevant les yeux vers la muraille,
Lon-Foo ne put retenir un cri d'effroi, car elle crut
voir une rangée de pendus que la lueur de la lan-
terne faisait tremblotter et sautiller. Elle voyait dis-
tinptement les pieds de quelques-uns chaussés de
vieilles bottes de satin râpé, d'autres avaient la tête
S"
I70 LES CRUAUTÉS DE L'ÀmOUK
couverte de chapeaux rabattus jusqu'au menton.
En regardant mieux, la jeune fille s'aperçut qu'il
n*y avait pas de jambes dans ces bottes, ni de têtes
sous ces chapeaux, et que les pendus étaient tout
simplement de vieux costumes fanés, déteints et
rapiécés, mais très-soigneusement disposés le long
de la muraille. Lon-Foo sourit de sa surprise. Une
enseigne dédorée, qu'on accrochait pendant le jour
à la porte de la maison, lui apprit d'ailleurs que ses
hôtes étaient marchands de vieux habits; elle
reporta les yeux sur les habitants de cette misera*
ble demeure.
Ils remuaient toujours les pièces de cuivre.
— Tu auras beau les compter mille fois, dit enfin
la femme, la somme n'augmentera pas.
— 11 manque toujours le quart d'un liang^ dit
rhomme.
— Oui, et demain le propriétaire de cette maison
nous mettra dehors et prendra nos marchan-
dises.
— Il nous mettra dehors I répéta Thomme d'un
air consterné.
— Je vais compléter la somme, dit alors Lon-Foo
en tirant une pièce d'argent de sa ceinture, à la con-
dition que vous me laisserez passer la nuit ici et
que vous échangerez contre mes vêtements de soie
un costume de fille du peuple.
LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 17I
Les deux époux levèrent la tête vers Lon-Foo,
dont ils avaient oublié la présence ; un sourire con-
tracta la face jaune du vieillard, la femme secoua
la tête.
— Tu te moques de nous, dit-elle.
— Nullement, dit Lon-Foo en jetant la pièce
d'argent parmi les pièces de cuivre ; as-tu le cos-
tume qu*il me faut >
— Tu es une bonne jeune fille, dit la vieille en
se levant vivement, c'est le ciel qui t'a envoyée vers
nous.
Elle alla décrocher plusieurs costumes et les
montra à Lon-Foo ; celle-ci en choisit un à peu près
propre, composé d'un large pantalon d'étoffe brune,
d'une tunique de cotonnade bleue et d'un vaste
chapeau de paille qui pouvait facilement dérober
son visage ; puis la vieille éparpilla un paquet de
chiffons dans un coin de la chambre et les recouvrit
d*un lambeau de natte :
— Voici tout ce que je puis t'offrir pour te repo-
ser, dit-elle à Lon-Foo.
La jeune fille s'étendit sur cette couchette rus-
tique.
Bientôt la lumière fut éteinte, et l'on n'entendit
plus dans l'obscurité que les ronflements sonores
des deux vieillards.
r.
171 U8 CRUAUTÉS DB L*AlfOUR
Lon-Foo ne dormîf pas. Dès la première lueur
du matin, elle se leva, ôta ses vêtements de soie et
endossa le costume de fille du peuple; puis sans
bruit, elle sortit de la maison.
Le faubourg était désert encore; quelques chiens
hâves, furetant dans les ruisseaux, peuplaient seuls
les ruelles misérables. La jeune fille se hâta de
quitter ce quartier sordide et gagna une large ave-
nue qui descendait vers le fleuve. Bientôt le Fils
aîné de VOcéan roula devant elle ses ondes
d'azur.
Le ciel matinal jetait dès reflets argentés sur le
fleuve ; une brise presque insensible faisait courir
un frisson à la surface de Teau et déformait le
mirage d'une pagode située sur la rive. Dans les
joncs, des oiseaux aquatiques piaillaient et bat-
taient des ailes ; des grues s'envolaient du faîte des
arbres en poussant de longs cris, et à l'horizon les
hautes montagnes se profilaient vaguement parmi
les brumes lilas et roses de l'Orient.
Lon-Foo s'assit sur l'herbe, au bord du fleuve
Bleu, et songea. Qu'allait-elle devenir seule, si
jeune, ne connaissant rien de la vie> Elle savait
jouer au volant, cultiver des fleurs, élever des
oiseaux rares, mais elle n'était apte à aucun
travail manuel en rapport avec sa nouvelle con-
dition.
LES cRUAxrrÉs DE l'amour 173
Elle tira de sa manche sa petite bourse et la vida
sur ses genoux. Quelques liangs d'or tintèrent
gaiement. C'était quelque chose, mais bien peu
s'il lui fallait vivre avec cette somme jusqu'à un
changement de règne ; elle compta plusieurs fois
ses liangs et sourit en se souvenant de ses hôtes
de la veille comptant et recomptant leurs pièces de
cuivre.
A ce moment, Lon-Foo entendit marcher près
d'elle. Un homme s'avança jusqu'au bord du fleuve
et hêla quelqu'uiv.
Un cri répondit à sgn appel et une barque glis-
sant parmi les joncs vint aborder devant lui.
L'homme sauta dans la barque, qui s'éloigna du
rivage et traversa le fleuve.
Lon-Foo la suivit des yeux. C'était une de ces
embarcations que l'on nomme chan-pan, surmontée
d'une petite cabine couverte d'une natte de bambou.
Cabine qui sert de logis au batelier. Lon-Foo
remarqua que celle qui dirigeait le bateau était une
femme âgée.
— Elle est vêtue comme je le suis moi-même, se
dit la jeune fille, je suis donc costumée en batelière*
Voici, d'ailleurs, un métier qui me conviendrait
beaucoup.
Après avoir déposé le passant sur l'autre rive, la
174 LES CRUAtrrÉs db l'amour
barque revint près de Lon-Foo qui se leva et lit un
signe à la batelière.
— Tu veux passer? dit la vieille femme.
— Non, dit Lon-Foo, je veux te demander un
renseignement : où pourrait-on acheter un bateau
semblable au tien >
— Tout neuf?
— Neuf ou vieux, cela importe peu.
— Si j'en trouvais un .bon prix, je céderais bien
le mien je m'en irais vivre avec mes enfants, dit la
batelière ; je me fais vieille et l'humidité ne me vaut
rien.
— Vraiment, tu me vendrais ton bateau ! s'écria
Lon-Foo joyeusement ; quel prix en veux-tu ?
— Trois liangs d'or, dit à tout hasard la vieille
femme.
— Je vais te les donner, dit la jeune fille.
La batelière ouvrit des yeux démesurés, et lors-
qu'elle vit briller les liangs elle les saisit vivement,
sauta sur le rivage et, après plusieurs saluts, s'éloigna
avec rapidité. Elle craignait que la jeune acheteuse
ne se ravisât ; elle avait vendu son bateau à peu près
le triple de ce qu'il valait.
— Tu trouveras dans la cabine quelques provi-
sions et deux mesures de riz que je te laisse par-
dessus le marché! cria-t-elle de loin.
— Pourquoi s'enfuit-elle si vite? se dit Lon-
T-
LES, CRUAUTÉS DE l'amour 17$
Foo; J*aurais bien voulu lui demander quelques
renseignements sur la façon de diriger le ba-
teau.
A ce moment, un paysan arriva au bord de Tcau
et sauta dans la barque.
— Allons, vite, dit- il, je suis pressé, passe-moi
sur l'autre rive,
Lon-Foo, assez embarrassée, descendit dans le
chan-pan avec de grandes précautions, puis elle
s'assit et prit les rames ; mais elle s*en servit avec
tant d'inexpérience, que le bateau oscilla, fît mille
zigzags et avança fort peu.
— Perds-tu l'esprit > s'écria le paysan avec
colère, et veux-tu me faire chavirer ?
— Je suis mal éveillée encore, dit Lon-Foo.
Elle atteignit cependant l'autre bord du fleuve,
et le paysan, après avoir violemment injurié la
batelière, s'éloigna sans payer le prix du pas-
sage.
Lon-Foo, sous ces injures, eut envie de pleurer;
mais elle se remit bientôt.
' - Bah ! dit-elle, si cet homme savait que je suis
recherchée par l'empereur, il se traînerait à mes
pieds le front dans la poussière.
Pendant tout le cours de la journée, la jeune
batelière eut plus de peine encore à diriger son
bateau à travers les embarcations de toute sorte
X76 LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR ,
qui sillonnaient le fleuve; bien des fois elle faillit
chavirer ; mais le soir elle savait aussi bien que
personne conduire un chan-pan sur le fleuve
Bleu.
Brisée de fatigue, elle dormit dans la rustique
cabane en nattes de bambou, d*un sommeil qu'elle
n*avait jamais goûté dans sa jolie chambre de jeune
fille.
f
iV; J^ J
«
•
IV
Pendant ce temps, Tempereur HoaT-Tsong, Irrité
de rencontrer des obstacles à raccomplissement
de ses désirs, était entré dans une violente colère;
il avait maltraité ses ministres et menacé plusieurs
d'entre eux de leur faire trancher la tête si Lon-
Foo n'était pas retrouvée dans un délai déterminé.
Le palais et la ville étaient donc dans une agitation
extraordinaire ; des récompenses furent promises à
ceux qui donneraient des nouvelles de la jeune
fugitive. Des courriers partirent vers toutes les pro-
vinces, et bientôt Tempire entier chercha la belle
Lon-Foo aimée par l'empereur.
Le bruit de l'aventure arriva jusqu'aux oreilles
de Li-Tso-Pé, qui était allé défendre les frontières
menacées par les Mongols. Le jeune homme mordu
176 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR
■
au cœur par Tinquiétude et la jalousie, quitta aus-
sitôt son poste et reprit la route de Nankin.
Cependant on était sur la trace de Lon-Foo ; ses
vêtements avaient été retrouvés chez le marchand
d'habits, qui avait donné la description du costume
pris par elle. On apprit aussi qu'une vieille bate-
lière du fleuve Bleu avait été subitement remplacée
par une jeune fille d'une beauté extrême.
L'empereur fut donc informé que celle qu'il cher-
chait était sans doute cette jeune batelière dont
personne ne connaissait l'origine.
Hoaï-Tsong voulut se convaincre par lui-même
et sous Un déguisement il se rendit au bord du
fleuve, à l'endroit qu'on lui indiqua.
Au moment où l'empereur s'approcha du chan-
pan, Lon-Foo, étendue à l'ombre de la cabine,
chantait à demi-voix une chanson qu'elle avait
composée en songeant à Li-Tso-Pé. L'empereur
prêta l'oreille et entendit ceci :
« Depuis que tu m'as quittée, mon bien-aimé, je
n'habite plus sur terre. Fendant le jour et pendant
la nuit, l'eau limpide du fleuve Bleu me berce.
« Le souffle de l'automne a changé la verdure en
or. Où donc est le temps où nous nous serrions la
main à travers les branches, tandis que les feuilles
jaunies tombaient légèrement)
•«
LES CRUAUTÉS DE lVmOUR I79
« Tous les trésors de Temperear valent-ils la
douceur de ton regard > Toute sa puissance, qu'est-
elle auprès d'une parole de ta bouche >
« Où donc es-tu, mon bien-aimé > Que fais-tu
pendant que mes larmes, goutte à goutte, tombent
dans le fleuve } »
— Bien, dit l'empereur lorsque Lon-Foo eut
cessé de chanter. Je sais maintenant pourquoi elle
s'est enfuie et me dédaigne.
Il entra dans la barque et Lon-Foo se releva
vivement.
L'empereur en la revoyant eut un battement de
cœur profond et subit. Cette sensation presque
douloureuse le combla de joie, car les émotions
sont choses rares pour ceux qui ont la toute-puis-
sance.
— Jeune fille, veux-tu me conduire sur l'autre
rive ^dit-il.
— Certainement, seigneur, répondit Lon-Foo
n'est-ce pas mon métier de traverser le fleuve à
toute heure >
— Ce métier ne me semble cependant pas digne
de toi, dit l'empereur.
— Il me convient beaucoup et je serais incapable
d'en exercer aucun autre, dit Lon-Foo, en éloignant
le bateau du rivage.
X80 . LES CRUAUTÉS DU L'aMOUR
■ ' ' m ■■■■■i«i — Il ■ ■iijii-i.Miii I .
— Ces jolies mains blanches comme le jade ne
sont pas faites pour serrer ces rames grossières.
Ce ravissant visage doit craindre les morsures du
soleil, continua Hoaï-Tsong. C'est à l'abri du
palais impérial qu'il devreiit s'épanouir; c'est un
sceptre d'or et de pierreries qui devrait charger
cette maia délicate.
En entendant ces paroles, Lon7Foo devint très-
pâle et regarda avec épouvante l'homme assis en
face d'elle.
— Tu te moques, seigneur, dit-elle d'une voix
tremblante, une pauvre paysanne comme moi I Je
serais une tache d'encre sur du satin blanc.
— A quoi bon dissimuler plus longtemps, Lon-
Foo ? dit tout à coup l'empereur. Pourquoi me fais-
tu souffrir depuis deux mois ? Pourquoi te caches-
tu quand je te cherche en bouleversant tout
l'empire >
--• Dieu du ciell tu es l'empereur I... s'écria
la jeune fille, qui lâcha les rames et joignit les
mains.
— Pour tous, je suis l'empereur, dit Hoaï-Tsong;
pour toi, je suis seulement un homme qui t'aime.
— Aie pitié de moi, grand empereur I s'écria
Lon-Foo en se jetant à genoux.
— Quoi donc I dit Hoaï-Tsong, est-ce ainsi que
tu accueilles mon amour I
LES CRUAUTÉS DE L'AKOÙR i8i
— Je ne suis pas digne de cet amour, dit la
jeune fille, l'honneur que tu me fais m'écrase. Je
t'en conjure, ne t'occupe plus de moi.
— J'ai entendu ta chanson tout à l'heure, dit
l'empereur en fronçant le sourcil ; pour la première
fois j'ai oonnu la jalousie. Ton bien-aimé est loin,
disais-tu, il serait mort si je savais son nom : efface
ce nom de ta mémoire et essuie tes larmes ; je vais
te conduire dans mon palais et te placer parmi mes
épouses. La résistance est inutile, je suis le maître
et je t'aime.
— Hélas I murmura Lon-Foo, je suis per-
due!
L'empereur fit un signe et aussitôt les rivages se
couvrirent de monde, une musique joyeuse éclata
soudain, des jonques pavoisées, ouvrant comme
une aile leur grande voile en natte de bambou, s'a-
vancèrent de tous côtés, chargées de mandarins et
de hauts fonctionnaires en costumes de céré-
monie.
En se voyant la prisonnière de cette foule, sou-
mise à l'empereur, Lon-Foo, désespérée, leva lés
yeux au ciel.
— Mon cher Li-Tso-Pé, s'écria-t-elle, Dieu
veuille que nos âmes se rejoignent un jour,
car dans ce monde nous ne nous reverrons
plus!
6
1^2 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR
Et d'un bond elle s*élança dans le fleuve.
L'empereur poussa un cri terrible.
Les jonques arrivèrent rapidement, plusieurs
hommes se jetèrent à Teau et plongèrent. Hoaï-
Tsong ne quittait pas des yeux la place à laquelle
Lon-Foo avait disparu.
— Là, cherchez là... disait-il.
Les plongeurs reparurent, puis plongèrent de
nouveau.
Plusieurs minutes s'écoulèrent qui semblèrent
des siècles aux assistants. L'empereur trépignait de
rage et de douleur.
Ce ne fut qu'au bout d'une heure que Ton ramena
la jeune fille à la surface de l'eau. Elle avait cessé
de vivre.
Au moment où le cadavre de Lon-Foo était
déposé sur le rivage, un guerrier tout armé arriva
au grand galop de son cheval ; il mit pied à terre
et se fit jour à travers la foule.
En apercevant Lon-Foo étendue sans vie sur la
rive, il poussa un cri déchirant et se précipita sur
^ corps de la jeune fille.
1 — Ah ! ma bien-aimée, s'écria-t-il, tu as tenu ta
parole, tu es morte pour me rester fidèle, et voici
q ue tu es comme une fleur du printemps surprise
p ar la gelée blanche : je n'aurais pu te sauver de
LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR tS^
l'amour d'un empereur, mais j'arrive assez tôt pour
mourir avec toi; ta main est tiède encore, ton
âme attend son compagnon de voyage et vol-
tige auprès de nous. Ne sois pas impatiente, ma
douce Lon-Foo, me voici !
Un instant on vit briller un glaive, puis un ruis-
seau de sang coula sur le sol.
— Je ne demande qu'une grâce à l'empereur,
qu'il me fasse ensevelir auprès de celle qui est
morte pour moi I dit Li-Tso-Pé en expirant.
L'empereur se tenait debout, les bras croisés,
mordant ses lèvres, cachant sa colère et sa douleur
à toute cette foule. Il regardait avec une haine
jalouse le cadavre de ce beau jeune homme qui
lui avait été préféré par la seule femme qu'il eût
aimée.
— Faut-il accéder au désir du mort et faire
enterrer les deux amants côte à côte ? demanda un
mandarin.
— Non, je le défends! dit l'empereur d'une voix
brève.
Puis il s'éloigna et rentra dans son palais.
Peu de temps après cette aventure, les Mongols
envahirent le territoire de la Chine. Hoaï-Tsong,
détrôné, se tua. Ce fut le dernier souverain de la
dynastie des Mings.
On peut voir encore, dans le vieux cimetière de
l84 LES CRUAUTÉS D9 L'aMOUR
Nankin, les sépultures de Lon-Foo et de Li-Tso-
Pé. Chacune des deux tombes est ombragée par
un magnifique acacia. Elles sont assez éloignées
Tune de l'autre, mais les deux arbres ont étendu
leurs branches qui se sont rejointes et entre-
lacées.
RK.
L'ILE DÉSERTE
Ce soir-là, le sourcil contractera bouche gonflée
par une moue furieuse, je traînai un sac de cuir
et une épaisse couverture de laine sur le pont de
Ylmogène et je me couchai avec des mouvements
maussades, le corps dans la couverture, la tête sur
le sac.
Depuis que Vlmogène avait quitté Lé Havre pour
se rendre à New-York, c'est-à-dire depuis sept
jours, je n'avais pas eu précisément ce qu'on est
convenu d'appeler le mal de mer. Je ne m'étais Vu
que deux ou trois fois réduit à de regrettables
extrémités; j'avais seulement été la proie d'un
malaise vague, indéfinissable ; mais ce soir-là la
marche assurément bizarre de Vlmogène, ayant
l86 LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR
commencé à produire sur mon cœur un effet plus
spécial, je m'étais hâté de sortir de ma cabine et
d'aller chercher dans Tair vif et froid de la nuit
un soulagement à mes maux.
Je me suis bien souvent demandé depuis, comme
je me le demandais à ce moment, par quelle suite
de transitions absurdes l'idée d'aller en Amérique
s'était glissée dans mon esprit, je n'avais nul
besoin de faire ce voyage, c'était une fantaisie
d'oisif-que je maudissais déjà.
Néanmoins j'allais à New- York, mais à vrai
dire sans enthousiasme. Ainsi celui qui s'élance
du haut des tours de Notre-Dame doit se repentir
à moitié chemin.
Le corps dans la couverture, la tête sur le sac,
je ne tardai pas à m'endormir, mais d'un sommeil
étrange, transparent, assez semblable à ce qu'on
raconte de la catalepsie et qui était sans doute le
résultat des quatre pilules d'opium que je ne
manquais pas de prendre chaque soir depuis mon
embarquement, selon la prescription de mon ami
le docteur Delton. Dans cet état d'engourdisse-
ment lucide il m'arriva d'avoir une vision — si je
puis appliquer ce mot banal à un cas aussi excep-
tionnel — une vision, dis-je, dont les moindres
détails se gravèrent dans mon esprit avec une
profondeur telle, qu'aujourd'hui encore je puis
LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR 187
raconter, sans rien omettre ce que je vis et ce que
j'entendis.
Il me sembla d'abord assister au commencement
d'une tempête qui ne tarda pas à devenir des plus
violentes. Les marins s'agitaient en tumulte ; le
capitaine en passant près de moi jura. Bientôt les
passagers montèrent en grand nombre, sur le
pont, tirés de leur sommeil, ou selon leur tempé-
rament de la contemplation mélancolique de l'in-
térieur des cuvettes par un tintamarre prodigieux.
Il y eut d'abord un craquement propre à glacer les
cœurs des plus braves, horrible et sec comme si le
bateau s'était ouvert de haut en bas; ensuite,
Vlmogène s'étant arrêté, ou du moins ayant
ralenti sa marche, on entendit le clapotement d'une
des roues devenue inutile, qui continuait à tourner
en l'air. Non loin de moi on traînait des chaînes ;
un homme à tour de bras sonnait la grosse cloche
d'alarme et le canon lui-même mêla sa voix au
tumulte. Epouvantable musique : le ronflement de
la tempête semblait sortir de quelque gigantesque
contre-basse, tandis que les vagues battaient la
mesure sur la coque du navire, et parmi le bruit
de l'orage et des manœuvres s'élevaient les malé-
dictions de l'équipage, et je distinguai ces mots
répétés par cent voix diverses : Nous sombrons !
nous sombrons !
l88 LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR
C'était Theurc glaciale ou Tocéan s'éclaire de
la première lueur du jour, mais je ne pense pas
qu'aucun passager ait songé à mettre sur le
compte du froid le claquement irrésistible qui
s'empara unanimement des mâchoires.
— Qui héritera de ma tante ? criait un gros
monsieur vêtu seulement d'un large pantalon à
carreaux noirs et d'une montre qui se balançait
entre ses jambes au bout d'une grosse chaîne.
Une femme faisait une scène à son mari.
— Homme sans cœur, disait-elle, c'est toi qui
m'as arrachée à mes foyers pour me conduire à
ma perte ! Il ne te suffisait pas de me faire souffrir
pendant ma vie, tu as voulu que je meure de ta
main.
— Mais, ma chère amie..., essayait le mari.
— Mourir, reprenait la dame en agitant ses bras,
mourir à la fleur de l'âge, lorsque nous commen-
cions à jouir d'une honnête fortune ! et le tapis
de ma chambre qui est tout neuf!
Plus loin, une vieille demoiselle, les doigts
crispés, la bouche tordue, les yeux fermés par les
larmes, baisait avec désespoir les mains rudes
d'un matelot et criait d'une voix glapissante : —
Monsieur, je ne veux pas me noyer! je suis une
honnête fille! Monsieur le marin, j'aime mieux
descendre.
LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 189
Le matelot la repoussa d'un coup de coude, ce
qui la fit rouler sous une banquette, et là elle con-
tinua ses piaulements de poulet plumé vif. Près du
mât, éclairés par la lueur pâle du matin, deux
amoureux profitaient de Toccasion pour s'em-
brasser en cachette et se disaient avec des yeux
humides : Mieux vaut mourir ensemble que vivre
séparés. Et les parents, aveuglés par l'épouvante,
les laissaient faire et dire.
C'était vraiment un spectacle navrant : ces
femmes vaincues par l'effroi, oublieuses de toute
coquetterie, ces femmes dont le chignon n'avait
aucune tenue, et ces hommes atterrés qui n'y pre-
naient point garde.
Quelques personnes stoïques avaient encore le
mal de mer.
Quant à moi-même je commençais à maudire
de tout mon cœur les pilules préparées par mon
ami le docteur Delton, qui me valaient un si épou-
vantable cauchemar. Car, ainsi qu'il arrive en
rêve, j'étais persuadé que tout ce que je voyais,
n'était que de fausses apparences, mais j'étais im-
puissant à rompre ce triste enchantement. Une
pesanteur horrible dans tous mes membres me
tenait comme cloué au plancher du pont; et le
rêve continua.
On était perdu.
190 LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR
J*entendis le second dire au capitaine :
— Quatre pieds d*eau dans la cale. Les pompes
ne fonctionnent plus. Si cela continue, dans dix
minutes...
Le second n*acheva pas, mais il fit un geste qui
ne voulait pas précisément dire que Vlmogène fût
destinée à s'enlever dans les airs.
Le désespoir des passagers était à son com-
ble ; je me promis de ne plus accorder aucune con-
fiance au docteur Delton. Lorsque quelqu'un
passait près de moi, je souhaitais qu'il me marchât
sur le corps; cela m'aurait peut-être éveillé. ^
Mais tout à coup, au loin, un coup de canon
retentit comme une réponse aux appels désespérés
de Vlmogène. Puis, un navire se montra peu éloi-
gné ; le sifflement de sa machine se fit entendre, et
je vis la joie éclater brusquement autour de moi.
D'après ce que j'entendais dire c'était un paquebot
de la Compagnie Anglaise qui fait concurrence à la
Compagnie transatlantique ; il avait dû partir du
Havre pour l'Amérique quelques heures après
nous. Il s'avançait rapidement et, comme la tem-
pête depuis le jour s'était un peu calmée, une
conversation put s'établir entre les capitaines des
deux bords, laquelle eut pour conclusion qu'on
transporterait sur-le-champ l'équipage de Vlmogène
à bord du navire si miraculeusement survenu., Les
LES CRUAUTÉS DE l' AMOUR 191
matelots eurent grand'peine à contenir Timpatience
des passagers qui voulaient, tous ensemble, entrer
dans les chaloupes, et à les empêcher de se noyer.
La mer, encore mauvaise, rendait assez difficiles
les opérations du débarquement et de l'embarque-
ment, d'autant plus qu'il était urgent de les accom-
plir en toute diligence, car notre navire pouvait
sombrer d'un moment à l'autre. Enfin, le transport
fut effectué, et le paquebot anglais continua son
chemin. Ulmogène, démâtée, brisée, à moitié sub-
mergée, flottait à la merci du vent et des flots, et
j'étais seul dans le navire abandonné.
Seul, non. Un gros anglais, milord Campbell,
très flegmatique d'ordinaire et qui, depuis sept
jours, dînait prodigieusement en face de moi,
sortit de l'escalier des cabines avec une précipita-
tion qui, de sa part, m'étonna; il était d'ailleurs
dans une tenue irréprochable.
— Oh! oh! dit-il, en se rendant compte de la
situation, il est peut-être trop tard.
Cependant, sans hésiter, il se jeta à l'eau.
La mer était houleuse. Le paquebot anglais
était déjà bien loin. Je considérais la noyade
de milord Campbell comme absolument infail-
lible.
Tel fut le dernier incident de mon rêve. Le
froid incisif et mouillé qui me glaçait sous ma cou-
192 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR
verture commençait à me tirer de mon sommeil.
Un paquet de mer me tomba sur la tête, et j'ava-
lai malgré moi, quelques gorgées horribles d'eau
amère; ceci m'éveilla tout à fait; et, toussant, éter-
nuant, bougonnant, grommelant, je descendis, ou
plutôt je dégringolai dans ma cabine, en traînant
mon sac de cuir et ma couverture de lame.
Quelques heures plus tard, ganté de gris, cravaté
de rose, parfumé, charmant, je montai sur le pont.
C'était le moment de mon apparition quotidienne.
J'avais un livre à la main. Nonchalamment, je
m'avançai vers un banc où j'avais coutume de m'as-
seoir le matin pour lire et rêver sous le soleil. L'air
était très-doux; je m'assis, je feuilletai le livre,
puis je... je... je... puis j'ouvris démesurément les
yeux, la bouche, les mains I et demeurai stupide.
Je n'avais pas rêvé: le navire n'avait plus ni
mâts ni cheminées ; il penchait affreusement vers
la mer, et, sur le pont, il n'y avait que moi.
La tempête, les gémissements, l'arrivée du
paquebot sauveur, le tt-ansport des passagers,
tout ce que j'avais vu en songe avait eu lieu en effet.
Moi seul, vaincu par le narcotique, je n'avais pas
participé à la miraculeuse délivrance, et j'étais
réservé à l'horreur d'un trépas solitaire.
Aussi loin que s'étendait mon regard, je ne
voyais autour de moi qu'une immense mer redeve-
LES CRUAUTÉS DE l' AMOUR I93
nue calme, où Ylmogène n'était plus qu'une épave
prête à s'engloutir.
Tremblant, glacé, échevelé, je me mis à bondir
comme un fou, d'un bout à l'autre du navire. Que
résulta-t-il de cette course éperdue > La conviction
que j'étais seul en effet, ou à peu près, car je ren-
contrai un singe sans queue et un perroquet
déplumé, abandonnés comme moi à la cruauté de
rOcéan.
Je descendis aux pompes. La cale était pleine
d'eau. L'allégement inattendu produit par le départ
des passagers avait retardé le plongeon, mais
l'eau ne cessait d'entrer, quoiqu'avec peu de vio-
lence, et le plongeon était inévitable.
C'est avec cette aimable conviction que je remon-
tai sur le pont, et que je revins m'asseoir épuisé,
hébété, sur mon banc, d'où je considérai longtemps
et mélancoliquement la coque disloqué* de l'/mo-
gène et les vagues miroitantes.
Cependant, vers midi, je fis un soubresaut
prodigieux ; j'avais entendu un coup de sonnette ;
le bruit sortait deTescalierde l'entrepont.
Non ! jamais domestique ne s'est précipité aussi
vivement que moi à l'appel de son maître. Je
me trouvai en trois bonds devant la porte d'une
cabine fermée, la seule fermée, car toutes les autres
194 I*^ CRUAUTÉS DE L* AMOUR
étaient grandes ouvertes, encombrées de sacs et de
paquets abandonnés. '
— S'il vous plaît, préparez-moi mon chocolat,
dit derrière la cloison, une voix douce, avec un
léger accent britannique.
Je reconnus immédiatement la voix de milady
Campbell, ma voisine de table d'hôte, une char-
mante anglaise que j'adorais depuis mon départ,
n'ayant rien de mieux à faire.
Je n'étais donc pas seul! Une autre victime
était destinée au même supplice ! Cela me remit un
peu.
— Faites-le plus épais que d'ordinaire, continua
milady Campbell; du reste, prenez celui-ci; je
n'aime pas le chocolat du paquebot.
En même temps une main fine et pâle me tendit
une livre de chocolat dans sa double enveloppe de
papier d'argent et de papier bleuâtre.
Puis, la porte se referma.
Le chocolat à la main, je demeurai immobile, ne
sachant comment annoncer le désastre à l'infortu-
née jeune femme. Je résolus d'user de quelque
ménagement.
— Milady, insinuai-je, milady, nous sommes
perdus, nous sombrons.
— Ah I ah ! c'est vous, monsieur de Puyroche,
LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 19S
dit milady, qui reconnut ma voix, milord est-il
éveillé >
— Milord est noyé, madame.
— En vérité! reprit-elle en riant; et mon cho-
colat >
— Il est dans ma main.
— Eh bien, je vous prie de le remettre au
domestique ou au cuisinier, si vous avez la bonté.
— Il n'y a plus de domestique ni de cuisinier,
madame !
— Alors, savez-vous faire le chocolat, monsieur
de Puyroche I
— Avec quelle joie j'aurais appris à le faire
pour vous être agréable, milady I Mais la cuisine
est submergée, et les fourneaux se sont éteints
dans Teau salée.
— Oh! n'importe, dit-elle; j'ai ici un petit
système à l'esprit-de-vin.
— Et milady sortit en riant de sa cabine, lim-
pidement jolie, comme toujours. Des cheveux
d'un blond pâle, très-longs, bouclés à peine, rou-
laient sur ses épaules ; un ruban de velours bleu
les relevait sur le front. Elle portait une vaste
jupe de mousseline rose, brodée de noir, qui lais-
sait voir dans la transparence de l'étoffe des pieds
minces, chaussés de pantoufles rouges et le com-
mencement fluet et rond de la jambe. Au-dessus
196 us cRUAurfe DE l'amour
de la jupe, une veste de drap bleu clair scintillait,
couverte de soutache d'or où les cheveux s'accro-
chaient quelquefois. Des colliers multicolores
tournaient autour du cou de milady et de longrues
boucles massives se balançaient à ses oreilles.
Mes yeux considérèrent un instant la jeune femme,
éblouis et inquiétés par ce charivari de couleurs.
Mais, au moment où elle frottait une allumette
contre la cloison pour allumer la mèche de sa
mécanique à esprit-de-vin, je revins au sentiment
de la réalité et je m'écriai d'une voix persuasive et
dramatique.
— Madame, suivez-moi ; venez vous convaintre
de l'affreuse vérité.
Milady releva gracieusement sa robe et mit le
bout de son pied sur l'allumette.
— Monsieur de Puyroche, me dit-elle, j'ai ce
matin un très-grand appétit ; mais puisque vous y
tenez si fort, je veux bien aller voir le point de vue.
La jeune femme passa devant moi, et tandis
qu'elle montait l'escalier, les bouts parfumés de sa
ceinture touchèrent doucement mes lèvres.
En mettant le pied sur le pont, milady Campbell
fut bien forcée d'être étonnée.
— C'est donc véritablement un naufrage > dit-
elle en me regardant avec une légère inquiétude.
— Complètement, madame.
'$■
LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR I97
— Mais que. sont devenus les passagers >
— Ils ont été transportés à bord d*un autre
navire.
— Et milord ?
— Il s*est jeté à Teau, mndame, et s'est noyé.
— Ail right! dit milady, et vous-même pour-
quoi êtes-vous resté ?
— Parce que vous n*êtes pas partie, dis-je
d'abord, mais j'éprouvai une espèce de honte d'un
mensonge aussi invraisemblable, et je ne tardai
pas à faire à milady un récit plus sincère des évé-
nements.
— Qu'allons-nous devenir ? demanda-t-elle lors-
que j'eus achevé.
— Nous sommes, dans ce moment, le repas
probable de quelque requin famélique, et, dans
deux ou trois heures, nous serons à souper...
comme Polonius ; à moins cependant, qu'accrochés
à un bout de planche, nous ne chevauchions
désespérément sur les vagues.
Je frissonnai en parlant ainsi; l'Anglaise se
retourna vers moi.
— Ce que vous me dites est-il absolument
certain >
— Hélas, madame !
— S'il en est ainsi, permettez-moi de vous faire
mes adieux et laissez-moi pour mourir me retirer
193 LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR
dans ma cabine, ce qui sera, je pense, plus con-
forme aux convenances.
A ces mots milady Campbell me salua et redesr •
cendit Tescalier. Je la suivis espérant la retenir,
mais j'insistai vainement ; elle me ferma au nez
la porte de sa cabine.
Etre deux pour mourir, c'est une consolation
relative sans doute, mais à laquelle on tient surtout
lorsqu'on ne peut pas en espérer d'autre. Le
danger partagé semble moins formidable; on est
en même temps protecteur et protégé ; on soutient
et on s'appuie. Ainsi, la nuit dans une forêt pleine de
bruits silencieux et de présences invisibles, si Ton
traverse à deux les allées noires et humides, on se
recommande l'un de l'autre, puis on est acteur et
public ; il faut bien étonner son compagnon par la
bravoure sans pareille dont on fait preuve dans le
danger; et la vanité distrait de la terreur. Mais
lorsque, seul, on enfonce les pieds dans la terre
froide, lorsqu'on ne voit plus le ciel, et qu'on est
de toutes parts pris par l'obscurité, le cœur se
livre à des battements exagérés ; le regard, timi-
dement effleure les grandes masses noires des
arbres, puis se tourne brusquement d'un autre
côté. — Mais, de toutes parts, c'est aussi noir,
aussi inquiétant, et l'on ne regarde plus; on
• rentre ses yeux comme font les colimaçons. Alors
LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR I99
si une feuille descend en ricochant de branche en
branche, on fait un soubresaut horriblement dou-
loureux. « Allons, se. dit-on, c*cst sans doute une
feuille qui tombe et rien de plus » ; on continue sa
marche en essayant de penser à des choses
joyeuses, au grand soleil, à la plaine claire et unie
où le regard peut s'étendre au loin, à un air de
musique qu'on connaît et qu'on se redit tout bas ;
mais un oiseau réveillé s'envole lourdement, et
de nouveau l'épouvante vous saisit. — Au moins si
l'on avait emmené son chien ! Cette idée me rappela
qu'il y avait sur le pont un singe sans queue et un
vieux perroquet déplumé. Je me dirigeai vers ces
tristes compagnons de mon infortune : le singe
était mélancoliquement assis sur un tonneau et
grignotait avec rapidité quelque chose qu il retour-
nait dans ses petites mains bleues ; le perroquet
se promenait autour du singe en lui disant mille
choses incomprises; je ne pus m'empêcher de
penser que cet oiseau ressemblait singulièrement
à un célèbre compositeur de niusique. Mais ni le
perroquet ni le singe ne semblaient disposés à
recevoir l'épanchement de mon âme désespérée.
Je considérai la mer devenue ironiquement
calme, le ciel lumineux, le soleil moqueur, puis le
navire brisé qui faisait si piteuse mine au milieu
de toute cette joie. Il était lamentable à voir avec
200 LES CRUAUTE DE L'AMOUR
'if ■!■ ' » ■ - ll»ll. Il I ^ ■
ses mâts déchiquetés, dont les débris jonchaient
le pont; avec ses cordages rompus, qui rampaient
comme des tronçons de serpents entre la chau-
dière effondrée et les bagages culbutés. J'étais
pitoyable moi aussi, frisé, parfumé, élégant, au
milieu de cette ruine menaçante et je me mis à
pousser des gémissements et des cris, puis à-
appeler de toute la force de mes poumons. Appeler
qui } personne ne pouvait venir. Je devenais stu-
pide. La peur me torturait affreusement. La peur
est une sensation que vous ne connaissez sans
doute pas, lecteur héroïque, mais qui n'est pas
pour moi une étrangère ! Par elle, l'estomac se
serre et devient froid comme si subitement un
bloc de glace y était introduit, l'intérieur des
mains devient humide, les jarrets ont des fai-
blesses inconnues et exécutent un trémolo rapide
que les dents ne tardent pas à imiter, les doigts
serrent fortement ce qu'ils tiennent tandis que les
pieds se crispent, si les bottines le permettent.
Cependant je m'efforçais de résister à l'effroi, je
tâchais de me rassurer :
Il est impossible, pensais-je, que je fasse réelle-
ment naufrage, et que je me noie sérieusement.
Ces aventures peuvent arriver aux gens dont c'est
le métier. Que ceux qui sont nés mousses, senoient
capitaines; c'est parfait. Mais à un homme bien
LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR 20I
■fc«»i
mis, charmant, né rue de la Chaussée-^d'Antin,
intime avec tous les chevaux célèbres et avec toutes
les danseuses à la mode, qui reconnaît à ving^t pas
si un paletot est de Renard où de Dussautoy, mais
qui distingue mal une corvette d*une frégate, cette
chose, se noyer, ne doit arriver que pendant cinq
minutes, aux bains Henri IV. Comment sepourrait-
t-il que moi qui fus naguère Toracle du café Anglais
et Tornementdes premières représentations, je sois
dans quelques jours le héros d*un fait-divers ainsi
conçu : t Un affreux événement, etc. » Ces énor-
mités^à n'arriyent pas à un monsieur qu'on a vu se
promener sur le boulevard.
On a dû remarquer mon absence parmi les
passagers sauvés; on va venir à mon secours; un
navire ne peut manquer d'apparaître, ou tout a
moins une chaloupe viendra me chercher.
Un peu réconforté, j'allai prendre une longue-
vue dans la cabine du capitaine, et je me mis à
examiner l'horizon, mais rien ne venait, et rien ne
vint. Et la nuit approchait, la nuit horrible; j'allais
être seul en face de la mort, dans l'obscurité ; mes
dents s'entre-choquaient à se briser. Si, du moins,
j'avais pu faire sortir milady de sa cabine? Une
idée me vint, je saisis un baquet et le remplis
d'eau. Je descendis l'escalier, puis arrivé devant la
cabine de milady, je puisai l'eau du baquet dans
202 LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR
mes deux mains et la lançai violemment contre la
jporte, tout en poussant de profonds soupirs, comme
un homme qui accomplit un travail pénible. *
Après quelques instants de ce manège j'en-
tendis la voix de milady.
— Que faites-vous donc, monsieur de Puyroche?
dit-elle.
— Madame, m'ècriaî-je pathétiquement, Feau
gagne I La voici qui assaille les cabines. Sortez
vite, je vous en conjure. J'essaie en vain de lutter
contre ce flot implacable, de vous défendre, de
prolonger votre vie de quelques minutes. Je vais
être vaincu; j'ai déjà de l'eau jusqu'aux genoux;
bientôt elle m'emplira la bouche et je ne pourrai
plus vous parler I
— Je vous remercie de vous inquiéter ainsi de
moi, dit la jeune femme d'une voix émue. Mais
puisqu'il faut mourir, à quoi bon prolonger l'agonie ?
Je suis prête à partir. Au revoir, monsieur, nous
nous rejoindrons tout à l'heure.
Le sang se glaça dans mes veines.
— Milady ! chère milady ! criai-je, y pensez-vous ?
Mourir ainsi enfermée, mourir enterrée déjà I Venez
Jouir une heure encore de l'air, du soleil, du vent;
venez mourir au grand jour! que vos beaux yeux,
tant qu'ils auront un regard contemplent le ciel pur,
la mer glauque, l'espace, l'immensité, qui sont des
LES CRUAUTES DE l'AMOUR 20^
choses sublimes à ce qu'on dit, bien que moi je
leur préfère de beaucoup Tangle d'une rue ou la
perspective d'un faubourg ; venez ! dans le vol des
mouettes, vous croirez voir les anges blancs des-
cendus pour recevoir votre âme.
Après ce beau mouvement lyrique, j'envoyai tout
le contenu du baquet contre la porte. Milady poussa
un petit cri ; je crus avoir réussi, mais elle me dit
très-vite :
— Laissez-moi, monsieur, retirez-vous ; laissez-
moi me recueillir pour ce rude moment.
J'eus beau prier et supplier, je n'obtins plus au-
cune réponse, je remontai sur le pont, car j'étais
plus effrayé que jamais, sous le plafond bas du
navire. Le grand air me remit un instant, j'obser-
vai la mer, il me sembla impossible que cette éme-
raude liquide eût de mauvaises intentions. Mais le
soleil touchait l'horizon; son disque était déjà un
peu écorné; désormais le soir était proche. Mon
épouvante ne connut plus de bornes. Je me mis à
courir avec une vitesse insensée, criant, gémissant,
m'arrachant les cheveux, tendant les bras vers le
soleil pour le supplier de demeurer encore un ins-
tant I Vaine prière. Tout à coup il plongea, et il ne
resta plus qu'une grande lueur à l'occident. J'étais
atterré. Bientôt la lueur elle-même s'éteignit,
les nuages dorés pâlirent, puis devinrent gris,
204 UKS cRVAtrrâs de l*amour
puis noirs, et la mer s'assombrit comme le ciel.
C'était la nuit tant redoutée ; le vent levé depuis
quelques heures , devenait furieux. Les restes du
navire filaient rapidement. J'eus peur d'être emporté
par le vent; j'entrai dans la cabine du capitaine,
et m'appuyant près d'un débris de table, je cachai
mon front dans ma main. Alors commença un sup-
plice sans nom. Ahuri d'effroi, ballotté en tous sens
par la houle, je me raidissais contre les brusques
engloutissements du navire dans des gouffres d'où
je ne me sentais pas remonter.
Il me semblait descendre les degrés d'un escalier
gigantesque qui conduisait au tombeau. Malgré moi
je me remémorais toute ma vie, j'en revoyais les
scènes principales avec une netteté qui ne contri-
buait pas peu à m'épouvanter, car j'avais entendu
dire que ce diorama rétrospectif passait devant les
yeux des gens près de mourir de mort violente. Je
pensais à mes amis, à ma famille un peu sermon-
neuse, à mon cheval favori, à un divan de ma
chambre spécialement aflfectionné par moi; et, pris
subitement d'un attendrissement irrésistible, je me
mis à pleurer à chaudes larmes. Puis, accablé de
fatigue, affaibli par le jeûne, malgré le danger,
malgré la mort qui me guettait, je m'endormis.
Bienheureux sommeil I car, dans cette nuit horrible
j'aurais expiré de terreur.
ik
i
LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR ' 20$
Je me réveillai en sursaut dès la première
clarté de Taube. Le poignet sur lequel je m'étais
appuyé était tout engourdi. J'avais la tête lourde,
les yeux gonflés. Je sortis et je regardai autour de
moi : la mer était couverte de vapeur; le paquebot
courait toujours avec rapidité, mais il ne semblait
pas s'être enfoncé davantage. Je repris une sorte
d'espoir.
Il faudra bien que j'arrive quelque part, me
disais-je, puisque je ne sombre pas.
Je résolus d'examiner soigneusement le navire
pour voir s'il n'y avait pas quelque remède à
apporter à ses avaries ou quelques précautions à
prendre. Après de longues recherches, je décou-
vris une large brèche dans la coque de Vlmogène
et je m'expliquai alors pourquoi le bâtiment n'a-
vait pas continué à s'enfoncer : l'ouverture s'était
trouvée primitivement au niveau de l'eau, mais, à
raison de l'allégement causé par le départ des pas-
sagers, elle était remontée de beaucoup au-dessus
du niveau de Ifi mer, de sorte qu'à moins d'une
vague sautant plus haut que les autres, l'eau n'en-
trait pas. Néanmoins je bouchai le trou béant du
mieux que je pus et je jetai par-dessus bordtoutes
les choses inutiles et pesantes.
Comme j'achevais cette besogne, j'entendis
en passant par l'entrepont, d'affreux glapissements
[•
206 LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR
de volailles; et baissant les yeux j*aperçus une
grande quantité de poules et poulets vivants enfer-
més dans des paniers d'oSier. Je compris que ces
pauvres bêtes n'avaient pas mangé depuis long-
temps et je leur distribuai largement des poignées
de graines puisées dans un grand sac entr'ouvert,
puis je songeai à manger moi-même, car depuis
deux jours j'avais oublié ce détail.
Je trouvai sans peine des vivres en abondance et»
après m'être rassasié, je pensai que milady devait
mourir de faim. Je descendis vers sa cabine, une
tranche de jambon et un morceau de biscuit à la
main.
— Madame, dis-je, grâce à mes rudes travaux,
les plus grandes avaries sont réparées, et nous
sommes à peu près en sûreté sur les restes du
navire. Il faut prendre des forces, et se préparer
aux événements. Mangez... mangez, milady I La
religion défend le suicide. Pour ne pas vous effa-
roucher, ajoutai-je, je dépose votre nourriture â
votre porte, et je m'en vais.
Je revins en effet sur le pont, étant décidé à
être très-froid avec milady.
Rien de nouveau ne s'était produit; l'horizon
était toujours aussi désert; le navire marchait tou-
jours dans la même direction, car le même vent
soufflait; et la journée s'écoula, monotone; je
LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 207
m* arrangeai de façon à bien passer la nuit. J'étais
presque tranquillisé; je ne dormis pas trop mal,
tout étonné' de mon héroïsme. Dès Taurore, je
sautai sur le pont, et j'explorai du regard Thorizon
avec anxiété. Rien, le ciel et Teau seulement; le
bateau filait toujours.
— Si cela continue, pensai-je, nous arriverons
tout de même en Amérique.
Je portai sa nourriture à milady. Je lui con-
seillai même d'aller prendre un peu l'air pour sa
santé, ajoutant que pendant sa promenade je
m'enfermerais à mon tour pour ne pas la gêner.
— Merci, mon cher geôlier, me répondit-elle
assez doucement.
— Bon, pensai-je.
Et j'allai me cacher dans la cabine du capitaine.
Milady ne tarda pas à sortir. Je vis qu'elle me
cherchait des yeux; mais je ne parus pas, résolu
que j'étais à lui tenir rigueur.
Rien d'intéressant ne se produisit ce jour-là ni
les jours suivants. Je passai, mon temps à tenir de
longues conversations au perroquet et à exécuter
des pantomimes variées en face du singe. Je ne
trouvai rien de mieux pour me distraire. J'étais
incapable de lire, incapable aussi d'écrire mes im-
pressions de voyage. Situation misérable I Mais le
neuvième jour, comme je promenais selon mon
308 XES CRUAUTÉS DE L'AMOUR
habîtudo la longue-vue sur Thorizon, je poussai un
terrible cri de joie! Je venais d'apercevoir une
ligne bleuâtre en face de moi. A Toeil nu je ne
voyais rien. Ce pouvait être une illusion d'optique,
un nuage, une vapeur. J'essuyai frénétiquement
les verres de la lunette et je regardai de nouveau.
La ligne se dessinait nettement; elle s'accentuait
et se dorait à mesure que le soleil montait.
— Terre I terre! m'écriai-je, les bras au ciel et
faisant des cabrioles insensées.
Et je courus annoncer cette bonne nouvelle à
milady.
— Une terre > dit-elle, se méfiant un peu.
— Oui, madame, une terre où nous ne man-
querons pas d'aborder avant deux heures, car le
vent qui nous pousse rapidement vers elle ne
semble pas disposé à changer de direction.
— Mais dans quel pays serons-nous ? Sommes-
nous bien loin de l'Angleterre ou de la France >
Ne sauriez-vous conjecturer et me dire...
Je me souvins que j'avais obtenu plusieurs prix
de géographie au Lycée Louis-le-Grand, et qu'il y
avait dans la cabine du capitaine des cartes, des
boussoles, des roses des vents, bien plus qu'il
n'en fallait pour s'orienter à merveille.
— Je vais vous apprendre dans un instant quel
est ce pays, dis-je.
LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 309
Après une heure de travail, je redescendis en
titubant comme un homme ivre.
— Eh bien } demanda la jeune femme.
— Ah ! madame, m'écriai-je/
Si la porte de sa cabine eût été ouverte, elle eût
frémi sans doute, car je devais avoir le visage
blême, les yeux hagards, et je tremblais comme la
feuille.
— Qu'y a-t-il donc ? reprit-elle.
— Madame, je suis allé dans la cabine du capi-
taine.
— Bon, après?
— Je me suis souvenu que le matin du nau-
frage, il y avait sept jours que nous marchions à
la vapeur.
— Sept jours, en effet.
— La vapeur file mille vingt nœuds par heure,
madame.
— Ah! V
— Et, quand. le vent Taide, elle marche bien
plus vite encore.
— Je conçois cela. •
— Ce point établi, j'ai interrogé la carte. 11 m'a
été peu difficile de me convaincre qu'au moment
du naufrage nous étions sous le quarante-septième
degré de latitude sud, et le deuxième degré de
longitude ouest.
210 UtS CRUAUTÉS DB L*aMOUR
— J'en suis convaincue aussi.
— Mais, pendant le naufrage, le vent du nord-
est s*est mis à souffler.
— Le vent du nord-est }
*— Du nord-est et presque du nord-nord-est;
il souffle encore.
— C'est effrayant t
♦— Epouvantable 1 de sorte que le navire a légè-
rement dévié de sa route. Il s*est mis à marcher
vers le sbd en inclinant un peu à Touest, et la
chose était inévitable, puisque le vent nord-nord-
est le poussait.
— Je comprends parfaitement, vous êtes très-
savant, monsieur de Puyroche.
— Hétas I madame. Une fois le naufrage accom-
pli, lorsque la vapeur n*a plus lutté, le navire a
marché plus décidément vers le sud-ouest, et il
allait prodigieusement vite, madame, car le vent
soufflait fort.
— En effet il m*a semblé que nous marchions
très-vite.
— r Si la vapeur file mille vingt nœuds à Theure,
nous en filions dix-huit cents environ.
— Vous croyez >
— J'en suis sûr- Après avoir multiplié le nombre
de nœuds par le nombre d'heures, après m'être
LBS CRUAUTÉS DE L' AMOUR 211
assuré de la direction suivie, j'ai de nouveau con-
sulté la carte.
— Eh bien ?
— Ohl madame, vous ne vous doutez pas
avoir fait tant de chemin !
— Nous en avons donc fait beaucoup >
— Nous, sommes entre le 15® et le 19* degré de
latitude sud! Et...
— Et?...
— Et entre c«s degrés il n'y a qu'un archipel!
— Un archipel >...
— Oui, madaftie, il n'y a pas de continent,
sinon très-lointain, autour de lui. Je ne peux donc
pas m'être trompé.
— Eh bien i cet archipel?...
— C'est Tarchipel Fidji.
— A merveille.
— Comment, à merveille ? Vous ne. savez-donc
pas ce que c'est que les îles Fidji }
— Pas du tout.
— Milady, j'ai cherché dans le dictionnaire de
géographie, au mot Fidji.
— Et qu'avez-vous trouvé ?
— Voici ce que j'ai trouvé, madame.
Et je tendis à milady par l'entre-bâiilement de la
porte le dictionnaire tout ouvert où elle put lire ce
paragraphe terrible :
212 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR
« Les îles Fidji sont habitées par les plus
« redoutables anthropophages de l'Univers. Rien
« ne saurait donner une idée de la ruse et de la
« férocité de ces sauvages qui ont résisté jusqu'à
« ce jour à toute civilisation et ensanglanteront
« longtemps encore de leurs horribles festins le
« pays qui les a vus naître. »
— Oh I oh I fît la jeune femme.
— N'est-ce pas, c'est horrible >
— Tout vaut mieux que d'être noyé.
— Vous n'y songez pas, milady ! Etre coupé en
morceaux comme un veau, mis a la broche, mangé
avec un peu de sel et digéré par d'affreux estomacs
de nègres!...
— Nous attendrirons les nègres ; je leur chan-
terai des chansons.
— Moi je leur donnerai ma montre ; je ferai la
culbute et le saut périlleux ; mais croyez-vous?...
— Peut-être. Les nègres sont des hommes
après tout.
— Vous êtes donc d'avis de descendre sur ce
dangereux rivage >
— Sans doute, et, dès à présent, je vais m'oc-
cuper du déménagement. Il faudra emporter de
quoi nous nourrir avant d'être mangés, car je ne
suis pas d'humeur à me repaître de racines et
d'herbages.
X.ES CRUAUTÉS DB L'âMOUR 21 3
— Hélas ! nous serons donc des Robinsons >
— Oui, et si nous ne sommes pas aussi ingé-
nieux que lui, nous coucherons à la belle étoile,
ou bien il nous faudra aller demander l'hospitalité
aux nègres.
— Non! non! m'écriai-je; d'ailleurs, je ne veux
pas quitter les côtes; il passera bien un navire,
un jour ou l'autre.
— Allons donc voir cette île d'anthropophages,
dit la jeune femme en riant.
— Ohl milady, murmurai-je, je vois autour de
moi des rangées de dents blanches qui se démè-
nent.
— Eh bien, c'est comme chez le dentiste du
passage Jouffroy, à Paris.
Pendant que milady montait l'escalier, de-
vant moi, je ne pus m'empêcher de songer malgré
tant de graves préoccupations, au changement qui
s'était produit dans l'attitude et dans le langage de
ma compagne d'infortune. Naguère assez maus-
sade et trop anglaise, elle se montrait maintenant
rieuse au danger, prête à l'aventure, toute fran-
çaise enfin. Ce revirement était-il dû à l'espoir
de quitter bientôt la désolée Imogène, ou bien à
son insu, milady cédait-elle au sentiment de satis-
faction avec lequel, les premiers jours de larmes
passés, une jeune femme se résigne à l'état de
ai 4 XJES cRUÀUTés de l'amour
veuve, dût-elle l'exercer dans une île d'anthropo-
phages >
On apercevait maintenant à l'œil nu la ligne
déjà plus large et moins dorée qui annonçait la
terre; et le vent, joint à la marée, nous faisait
avancer très-rapidement.
— Vite, vite, dit milady, construisons un
radeau.
— Un radeau ? Pourquoi ?
— Ne voyez-vous pas que le rivage n'est formé
que de sable ? Si, avant de l'atteindre, le vaisseau
échouait contre quelque banc de terre molle, nous
gagnerions le bord à la nage; mais il faudrait
abandonner nos provisions et nos malles. Construi-
sons donc un radeau ; il sera le commissionnaire
porteur de nos bagages.
Et l'Anglaise se mit à fureter dans tous les coins,
montant, descendant, traînant des planches, des
pieux, des cordes.
— Eh bien, dit-elle, aidez-moi donc. — Qu'a-
vez-vous à me regarder de cet air stupéfait >
— Vous m'éblouissez I dis-je.
— Allons, allons, à l'ouvrage !
Nous commençâmes à rassembler les planches
et à les lier avec des cordes.
Milady était d'une adresse singulière; elle faisait
deux fois plus de travail que moi. Un radeau de
-. •
LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR 215
quatre mètres de long, sur trois de large fut cons-
truit en moins d*une heure. Et combien il était
heureux que milady se fût avisée de cette inven-*
tioni car à peine avions-nous achevé de nouer la
dernière corde et de planter le dernier clou,
qu*un long gémissement de ïlmogène^ suivi d'un
arrêt presque soudain, nous apprit que la coque
du navire s'était enfoncée dans un banc de sable
sous-marin. Le malheur n'était pas grand, car la
côte se trouvait maintenant à une médiocre
distance; nous pouvions espérer de la gagner à la
nage en poussant devant nous le radeau bien
chargé.
-~ A Teau I à Teau I le commissionnaire, s'écria
milady en battant des mains.
— Mais, dis-je, comment le descendre )
— Attachons-le à une corde et jetons-le par-
dessus le bord.
— Excellent)
-* Non! non, il doit y avoir des mécaniques^
avec lesquelles Ton mettait les chaloupes à la
mer.
— De mieux en mieux.
— D'autant plus que nous chargerons le radeau
avec moins de difficulté.
— Vous raisonnez comme un capitaine, mi-
lady î
21 6 LES cRUAinnÉs DE l'amour
— Allons, prenez-le par un bout, dit-elle.
Nous transportâmes à grand peine le commis-
sionnaire vers Tundes points du navire où s'accro-
chent d'ordinaire les chaloupes, et nous trouvâ-
mes en effet un mécanisme, mais entièrement
brisé.
— Ah ! fit milady désappointée.
Mais elle reprit :
. — Nous aurons peut-être plus de chance de
l'autre côté.
Et elle passa de l'autre côté du navire.
— Venez, dit-elle, ici la machine n'est pas
cassée.
Nous tirâmes notre radeau de tribord à bâbord,
ou de bâbord à tribord, je ne sais pas bien au
juste, puis nous l'accrochâmes tant bien que mal:
— A présent, chargeons, dis-je.
— Les vivres d'abord! s'écria milady en
repoussant derrière ses oreilles, ses cheveux que
le vent secouait, emmêlait, ébouriffait à mer-
veille.
— Oui, les vivres.
Et nous nous mîmes à charrier, des jambons,
des quartiers de bœuf fumé, des biscuits, et à
déposer tout cela avec soin sur le radeau.
— Ohl dis-je tout à coup, n'oublions pas la
basse-cour.
•tES CRUAUTÉS DE l'AMOUR :Î17
• i • • ' • " « ■ ■ '
Je m'éloignai et revins bientôt po/:anctîiompha-
lement le panier aux volailles.
— Bravo I dit milady, et la cave ?
— C'est vrai, la cave.
Cinquante bouteilles de bordeaux furent appor-
tées et entassées entre les jambons et les quarti^s'
de bœuf.
— Maintenant nous sommes sûrs de ne pas mou-
rir de faim pendant quelque temps ; occupons-nous
. de la toilette, dit milady.
Elle descendit dans sa cabine, je descendis dans
la mienne et je fis un paquet le plus restreint, pos-
sible, en soupirant beaucoup, car je ne pouvais me
décider à abandonner une chose plutôt qu'une
autre. Enfin je remontai. Peu après moi milady
reparut, elle était en costume de bain de mer.
— Oh! le coquet! s'écria-t-elle en voyant la
grosseur de mon bagage.
Il faut avouer que mon paquet était au moins
aussi volumineux que le sien.
— Bon! et le vôtre?dis-je un peu honteux,
— Moi, je suis une femme; la toilette est mon
devoir.
— Moi, je veux vous plaire; la toilette est mon
droit.
Milady haussa les épaules.
— Mais, dit-elle, pourquoi ne vous êtes-vous
7
2l8 LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR
pas vêtu pour le bain > Allez-vous mettre des
gants paille pour nager >
— Ah diable ! il faut se mettre à l'eau ?
— Tout semble l'indiquer. Est-ce que vous ne
savez pas nager >
— Pardon, milady; je sais nager, si on ne m'a
pas volé mon argent. J'ai pris trente leçons au
bout d'une ficelle: un, deux, trois.... Je suis porté
à croire que je dois savoir nager.
— En ce cas, allez vous costumer.
Je redescendis et je m'improvisai dii mieux pos-
sible une toilette de bain. Quand je remontai, mi-
lady était soucieuse.
— J'ai pensé à une chose, dit-elle.
— A laquelle? m'écriai-je, effrayé.
— Notre radeau chargé va être mis à flot.
J'acquiesçai de la tête.
— Mais la mer n'est pas aussi unie qu'on pour-
rait le désirer. Elle se permet d'onduler comme une
chevelure de créole, et notre commissionnaire se
trouvera tantôt montant tantôt descendant une
colline....
Mes yeux s'ouvrirent pleins d'interrogations.
— Nos provisions glisseront dans l'eau et nous
ne manquerons pas de mourir de faim, à moins
que nous ne mangions les anthropophages.
Je laissai tomber mes bras le long de mon
LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 219
corps; milady se mit à rire de mon découragement.
— Il faut trouver un remède, voilà tout, dit-elle.
J'ouvris les bras, d'un geste qui indiquait claire-
ment que ce n'était pas moi qui trouverais le re-
mède. La jeune femme promena son regard autour
d'elle.
— Tenez ! reprit-elle bientôt en m'indiquant du
doigt la toile goudronnée qui recouvrait les baga-
ges.
— Eh bien >
— Voilà le remède.
— Vraiment?
— Vous ne comprenez pas > Nous allons couvrir
le radeau avec cette toile et nous la ficellerons tout
autour.
-— Miraculeux! m'écriai-je plein d'admiration.
— De sorte que nos vivres ne pourront pas aller
au fond de l'eau, et que nous ne mangerons pas
les anthropophages.
T- Oui, mais.... dis-je en frissonnant.
Je n'achevai pas une pensée trop claire, et com-
mençai à traîner la toile vers le radeau. Milady
chercha un poinçon, de la ficelle, et ayant trouvé
à peu près ce qu'elle voulait, elle se mit bravement
au travail. La toile était trop large; il fallut la re-
plier en beaucoup d'endroits.
Enfin nous pûmes descendre le radeau à la mer,
320 LES CRUAUTÉS DE L^A^OUR
et ma compagne mit le pied sur le premier degré
d'une échelle que nous venions d'accrocher au flanc
du navire. Mais tout à coup elle remonta.
— Et le singe? dit-elle, et le perroquet) il faut
ressembler tout à fait à Robinson.
— C'est juste, dis-je.
Et j'allai chercher nos compagnons de malheur.
Milady mit le singe sur son dos, je mis le perro-
quet sur ma tête, et, après avoir décroché le ra-
deau, nous nous mîmes à le pousser eh nageant
vers la terre.
Nous échappions à un péril, pour tomber dans
un péril plus grand encore, peut-être. La peur
d'être mangé allait succéder à la peur d'être noyé;
les cannibales dans nos cauchemars, remplace-
raient les requins.
Soulevés et abaissés alternativement par les ^
lames, nous voyions la première des îles Fidji,
apparaître et disparaître à nos yeux, selon que
nous étions sur un sommet ou dans un bas-fond.
J'examinai cependant la côte le mieux que je pus.
Elle était plate et ne montrait qu'une ondulation
dorée se prolongeant de chaque côté aussi loin
que le regard pouvait aller. Aucun rocher n'égrati-
gnait la mer, et la dernière vague s'écroulait sur le
sabl» en écumant à peine.
Un peu en avant, dans les terres, s'élevait une
- -'-» ..'
LES CRUAUTÉS DE «L*AMOUR 221
petite falaise couronnée d'une végétation assez so-
bre, mais composée, à ce qu'il me sembla, d'arbres
et de plantes inconnus. Le rivage était, du reste,
entièrement désert, aucune hutte, aucune barque,
aucun sauvage. Cette solitude me rasséréna un peu.
L'île était vaste sans doute, il serait facile d'échap-
per aux habitants.
Cependant, poussant notre radeau, poussés par
la marée, portant l'une un singe, l'autre un perro-
quet, nous avions nagé courageusement, et bientôt
nous pûmes prendre pied, et, ballottés un peu par
les vagues, nous abordâmes enfin. Notre premier
soin fut de mettre notre radeau hors de la portée
de Teau ; puis d'un même mouvement nous nous
retournâmes vers la mer. Elle était d'un bleu pro-
fond presque noir à l'horizon, par l'antithèse d'un
ciel lumineux, safrané et verdâtre, ciel spécial à
ces contrées tropicales. La coque de Vlmogène,
outragée par les vagues n'était plus qu'une épave
sombre qui s'engloutissait peu à peu et ne man-
querait pas de disparaître bientôt pour jamais.
C'était de ce jouet, de cette planche, de ce bouchon
que nous venions. Milady s'agenouilla, et cour-
bant la tête, pria tout bas. J'étais assez embar-
rassé; je ne savais si je devais imiter la jeune
femme, ou m'abstenir. Les sauvages futurs me
ftfisaient trouver le moment inopportun pour des
212 LES CRUAUTÉS DE L AMOUR
actions de grâce. Vu Tétat des choses je résolus
d'attendre le dénouement. Son oraison terminée,
milady se releva et me pria de m'éloigner un peu,
afin qu'elle pût changer de costume; j'allais lui
obéir lorsqu'elle me retint d'un geste et me dit de
l'air anglais et grave que je n'étais plus accoutumé
à lui voir :
— Un mot encore. Etes-vous sûr que le paquebot
où se sont réfugiés les passagers de ïlmogène fût
tout à fait hors d'atteinte lorsque mylord Campbell
s'est jeté à l'eau >
— J'en suis sûr, milady, la dernière chaloupe était
partie depuis longtemps lorsque votre mari m'est
apparu sur le pont, et j'avais tout à fait cessé
d'entendre bruire- ou siffler la machine du navire
sauveur.
— A ce compte mylord est mort ?
— Oh! oui, dis-je.
Mais je me repris :
— Hélas ! oui, milady, il a dû lui être impossible
de faire entendre sa voix au milieu de la tempête,
et plus impossible encore de lutter contre les va-
gues furieuses.
Milady songea un instant d'un air suffisamment
ému, puis me fit signe de la laisser.
Je profitai de cet exil momentané, pour grimper,
en m'aidant des mains et des genoux, une petite
LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 223
J.tm
côte qui montait au sommet de la dune, et, de là,
j'essayai une reconnaissance.
' Autour de moi s'étendait une vaste plaine, sau-
vage et stérile, où je n'aperçus aucune trace de cul-
ture ou d'habitation. De loin en loin se tordait
quelque arbre rabougri, à moitié chauve et séché,
ou se hérissait un buisson roux. Le sol était d'un sa-
ble blanc et fin, entrecoupé par endroits d'un peu de
terre végétale, de sorte que là lande entière pré-
sentait une alternative de poussière aride et dépla-
ces sombres couvertes d'herbes, de bruyères en
fleurs, de genêts, et dé plantes étrangères qui ré-
pandaient un parfum pénétrant. J'acquis la certitude
que nous avions débarqué dans un steppe inculti-
vable et je dus espérer que cette partie de l'île Fidji
était inhabitée. J'allai retrouver milady pour lui
faire part de mes observations.
En la voyant, je poussai un petit cri de surprise,
car elle était tout de noir habillée.
— Oh ! madame, lui dis-je, pourquoi cette toi-
lette lugubre ? n'eût-il pas été charitable d'égayer
d'une jupe rose, ou de quelques bouts de rubans
clairs notre sombre situation ?
— Vous oubliez, monsieur, que je suis veuve,
me répondit-elle gravement.
Je respectai sa douleur, et pour l'en distraire
224 I-^ CRUAUTÉS DE l'AMOUR
autant qu*il était en moi, je me hâtai de décrire ce
que i*avais vu du haut de la dune.
— Comment, dit-elle, il n y a pas la moindre
petite grotte où s'abriter ?
— Pas la moindre grotte, répondis-je, c'est le
Sahara
— Mais comment allons-nous passer la nuit?
Voici le soleil qui se couche, nous ne pouvons pas
bâtir une maison avant la nuit >
— Non, Robinson lui-même ne Teut pas pu.
Mais tout d'abord, je vous conseille, mâady, de
monter sur la dune car la mer gagne et va bientôt
nous atteindre. '
— Allons, mais n'oublions pas le bagage, dit
l'Anglaise.
Nous fûmes obligés de décharger le radeau et de
transporter pièce à pièce les objets qui le couvraient.
Les poulets avaient quelque peu étouffé sous la
toile d'emballage ; mais il n'y avait pas eu avaries
sérieuses, et, le transport une fois effectué, comme
nous avions grand'faim et que nous étions très-las,
, nous nous assîmes sur le bord de la dune et nous
soupâmes de très-bon appétit.
— C'est charmant, l'île des sauvages! dit
milady souriant en dépit de sa robe noire.
— Oui, tant qu'on ne voit pas les sauvages !
— Il ne manque que des lits, ajoutà-t-elle,*
LES CRUAUTÉS DE L'AMOUH tZ'y
— Heureusement, dis- je en levant la tête, le
ciel est pur, et dans ces parages, il ne pleut pas
souvent. Du reste, j*ai une idée, vous aurez un lit.
En ej(fet, lorsque le repas fut terminé, je cherchai
une bonne place, et refoulant avec mes deux mains
le sol docile, je formai un plan à peu près uni qui
se rehaussait d'un côté de manière à fournir un
oreiller; puis j'élevai de toutes parts une petite
muraille de sable, pareille à un rempart. Le tout
imitait en grand les terrassements des babys dans
les allées des Tuileries. Néanmoins je fus très-
content de mon œuvre.
— Milady, dis-je en m'inclinant, vous avez une
chambre et un lit.
— Vraiment, dit-elle en enjambant le petit
mur, le dévouement vous rend très-ingénieux.
Elle étendit une couverture sur le sable et se
coucha.
— Bonsoir, monsieur Aurélien de Puyroche,
dit-elle, faites votre lit, dormez bien et rêvez que
vous êtes sur le boulevard des Italiens.
Quelques instants plus tard, les étoiles purent
voir tojit à leur aise notre sommeil, profond som-
meil, que nous avions bien gagné. Je crois que je
ronflai un peu, mais heureusement la mer ronfla
plus fort que moi. Le matin, le soleil se chargea
de nous éveiller en nous inondant insolemment de
7*
V
\
\
226 LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR
lumière. Ah ! » je regrettai amèrement les triples
rideaux de ma chambre qui s'opposaient si bien à
ces agressions brutales. Mais, en ouvrant les yeux,
je vis le soleil si triomphalement beau, la mer si
transparente, si glauque, si vaporeuse, j'éprouvai
une telle impression de pureté, de fraîcheur, de
joie sereine que je fus un peu consolé. C'était la
première fois que je voyais le soleil se lever.
— Eh bien, criai-je à milady, comment vous
trouvez-vous, ce matin ?
— Oh! dit-elle, j'ai rêvé toute la nuit de ser-
pents et de vipères. Il doit y avoir de ces bêtes-là
dans l'île Fidji.
— Miséricorde! m'écriai-je en frappant des
mains. J'avais si peur des sauvages , que je ne
pensais pas aux serpents.
— Il faudra nous bâtir une maison dans un
arbre, dit milady.
— Les serpents montent aux arbres ! soupirai-je.
— Les vipères, non. Et c'est surtout des vipères
que nous devons nous défier ; car il ne doit point
y avoir de gros serpents dans ce steppe où ils ne
trouveraient pas à se cacher.
— Mais, repris-je, vous parlez de bâtir des mai-
sons dans les arbres, comme si la chose était des
plus faciles ?
— Nous invoquerons Robinson et nous nous
LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR 227
souviendrons de Ville-d*Avray, dit milady, rieuse.
Pour le moment, déjeunons, et ne laissons pas
mourir de faim notre ferme à venir.
C'est moi qui fus chargé de donner à manger et
à boire aux poules, mais je n'avais pas une goutte
d*eau douce, et cela me rendit fort perplexe. Je
résolus, en attendant la découverte d'une source,
de leur verser la moitié d'une bouteille de vin.
— Voyons, dit milady lorsque nous fûmes assis
en faee l'un de l'autre séparés par un jambon, un
morceau de bœuf fumé et du biscuit, causons en
architectes sérieux et dressons nos plans. Il s'agit
de bâtir deux maisons.
— A quoi bon, deux maisons >
— A quoi bon> Croyez-vous que vous allez
percher sur le même arbre que mpi, monsieur de
Puyroche ?
— Deux maisons, soit!
— Dans deux arbres,
— Parfaitement.
— Il faut d'abord une échelle.
— Naturellement.
• — Deux échelles, même.
— Certainement.
— r Avez-vous fini, avec vos adverbes ? s'écria
milady, en frappant du pied sur la table, aidez-
moi donc à faire le plan.
228 LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR
» >
— Voici, milady, répoûdis-je après avoir rcyé
quelques instants. Vous prenez un arbre...
— Et vous faites un roux, interrompit-^Ue en
haussant les épaules. Enfin, voici l'arbre.
— Et elle traça du bout du doigt, une ligne sur
le sable.
— Admettons , repris-je, que Tarbre ait trois
fortes branches à peu près à la même hauteur.
— J^admets les trois branches.
— Ces trois branches trouvées, j'établis un
plancher.
— Un plancher? où prendrcz-vous le plan-
cher >... votre idée ne vaut rien.
— Aussi, vous ne m*aidez pas du tout.
— Voyons, c'était très-bien jusqu'aux trois bran-
ches, tâchez de continuer.
Je tenais mon front dans ma main,
— Parbleu I m'écriai-je tout à coup, le radeau,
voilà le plancher I
— • C'est vrai, c'est vrai, dit milady, nous l'atta-
cherons aux trois branches.
— Pensons maintenant à la toiture, repris-je.
— Eh bien, s'écria à son tour milady, la toile
goudronnée, quelle admirable toiture cela fera !
— Voilà la maison bâtie.
— Pas encore; mais commençons à travailler
pendant qu'il fait un peu frais, à midi la chaleur
r.
LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR 229
■ I ■! Il 1. ■ . I ■ - I I ■ - ■ . . .1 ■ , *
doit être intolérable. Nous mîmes les restes du
repas à Tabri du soleil, et j'offris mon bras à
milady pour aller à la découverte d'un arbre à
trois branches. Nous marchions au bord de la
dune d'un pas tranquille, regardant tantôt la mer,
tantôt la lande. Je disais mille galanteries à la
jeune anglaise, qui fronçait le sourcil en souriant
derrière son ombrelle. Elle avait une robe courte,
noire, garnie de franges légères, et sur le front,
une tc^iue de velours noir où s'enroulait un voile
de crêpe. Moi, bien ganté et vêtu de toile blan-
che, je faisais crier mes souliers vernis sur le sable.
Nous, nous pensions à Dieppe ou à Trouville. Mi-
lady tira de sa ceinture une petite montre incrustée
de perles.
— Quatre heures ! quatre heures du matin I
dit-elle.
— Comment, m'écriai-je, quatre heures et non-
seulement nous sommes levés, mais nous avons
déjà déjeuné et nous nous promenons I
— Nous ne nous promenons pas; nous cher-
chons un arbre pour bâtir une maison.
— C'est vrai, vous m'aviez fait oublier l'île
déserte, le naufrage, les serpents, les sauvages et
la fricassée.
— Si je vous ai fait oublier tout cela, je vous
en fais souvenir, et voici là-bas quelques arbres
230 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR
moins rachitiques que les autres ; peut-être pour-
rons-nous trouver ce qu'il nous faut.
Nous nous hâtâmes à travers la lande.
— Si nous allions voir apparaître quelque
épouvantable nègre > ^disait milady tout en mar-
chant.
Je lui montrai deux pistolets de salon passés à
ma ceinture.
— Tant qu'il n'y aura que deux sauvages à la
fois, dis-je, je vous défendrai; je fais mouche
presqu'à chaque coup.
— Ah! 'ah ! dit milady, en avant, alors. Nous
atteignîmes les arbres. Ils étaient couverts de
petits fruits rouges moins gros que des cerises et
très-durs.
— Y a-t-il des arbres semblables à ceux-ci en
France > demanda milady, je n'en ai jamais vu en
Angleterre.
J'avouai que je ne connaissais pas Tespède de
ces végétaux.
— Ce doit être des arbres particuliers à ce pays,
dit la jeune femme, sont-ils hérissés et bizarres !
— Si c'étaient des mancenilliers ! m'écriai-je,
me souvenant de r Africaine,
— Non, reprit-elle, ils sont trop laids, cepen-
dant nous ne mangerons pas de leurs fruits.
— Oh! non.
LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR 23 I
Ces arbres avaient le tronc principal assez peu
haut ; leurs maîtresses branches s'écartaient brus-
quement et presque horizontalement, tandis que
leur faîte s'ébouriffait en mille broussailles. C'é-
tait justement ce qu'il nous fallait.
— Voici mon domicile, dit milady en frappant
sur l'un des arbres.
— Et voici le mien.
Nous retournâmes à l'endroit où nous avions
couché, et en trois voyages nous eûmes transporté
tout notre bagage.
— Voygns, quels sont nos outils > demanda
milady.
— Voici une petite hachette, répondîs-je.
— Moi, j'ai un couteau anglais qui contient un
tire-bouchon, un tire-bouton, un poinçon, un cure-
oreilles ,^ un grattoir et une lime à ongles, sans
compter les lames de toutes les dimensions.
— C'est un précieux outil !
— Oui, mais il ne suffira pas.
— Je possède deux rasoirs; j'en sacrifie un.
— Très-bien ! Nous avons beaucoup de cordes
et de grosses ficelles. Nous pourrons peut-être
venir à bout de nous loger ; allons, vite, l'échelle
d'abord.
Nous employâmes toute une heure à couper
dans les arbres voisins deux morceaux de bois
232 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR
*
■ I ■ ■ I I II I II „ ■■ ■!■ ■ I ■ ■ I ■ ■ I ■ M»
assez solides et assez longs pour servir de mon-
tants à Téchelle, et quatre branches, les moins
raboteuses possibles, pour faire les échelons;
puis chaque tige fut dépouillée de ses feuilles et
taillée tant bien que mal. A grand' peine, nous
fîmes quatre trous dans chacun des montants, et,
amincissant les bouts des échelons, nous les en-
fonçâmes dans les trous. Nous étions si enthou-
siasmés de notre œuvre et de notre génie, que
nous nous apercevions à peine que la sueur nous
inondait. L'échelle fut terminée à onze heures. Mi-
lady déclara qu'elle avait faim, et qu'il fallait re-
commencer à déjeuner, puis dormir jusqu'à deux
heures. Nous nous assîmes sous l'arbre de milady.
— Mais, dis-je, en mordant à belles dents dans
une tranche de bœuf, si nous dormons ainsi en-
plein jour, les indigènes pourront nous surprendre,
nous tuer et nous croquer avant que nous eussions
le temps de nous en apercevoir.
Il fut convenu que nous dormirions l'un après
l'autre, et je fus chargé de veiller d'abord. Les
premières minutes se passèrent bien. Je considé-
rai le ciel limpide, la mer tranquille, la plage soli-
taire, la plaine déserte. Mais, bientôt je commen-
çai à bâiller démesurément et à tirer mes bras. Je
résolus de regarder dormir milady .Elle avait les pieds
croisés l'un sur l'autre, un bras rejeté sous sa tête
*■ LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR 233
qui se renversait en arrière de façon à me laisser
voir l'intérieur rose des narines, les coins de la
bouche abaissés et les yeux comme deux taches
sombres. J*eus envie de réveiller la jeune femme
pour lui dire qu'elle était charmante, mais crai-
gnant d'être mal reçu je m'abstins, je suivis l'on-
dulation de son corsage qui se soulevait et s'effon-
drait d'une façon adorable, j'admirai la ligne de
son cou et le dessous de son menton velouté et
blanc d'une blancheur bleuâtre, qui me plaisait infi-
niment. Il y avait surtout sUr ce cou un petit signe
brun qui tentait ardemment mes lèvres. Je son-
geai que la plage et l'île peut-être étaient désertes,
que ce serait un bien faible crime de baiser ce petit
signe et que milady aurait grand tort de se fâcher.
Mais, tout à coup je vis trois yeux à la dormeuse,
ce qui m'étonna. Puis elle parut s'élargir et se dé-
doubler. 11 me sembla voir à sa place des collines
de neige, puis je ne vis plus rien. Il paraît que je
dormis longtemps, car ce fut milady qui m'éveilla
en me frappant sur l'épaule. #
— Ah! ah! dit-elle, c'est ainsi que vous montez
la garde > Quinze jours de salle de police, pour
avoir dormi à votre poste.
— C'était pour rêver de vous, milady, soupi-
rai-je.
— - Savez-vous, monsieur, qu'il est trois heures,
234 UBS G&UAUTÉS DE l' AMOUR
et que la première pierre àe ma maison n'est pas
posée > Je risque de dormir cette nuit encore à la
belle étoile.
— Ohl m'écriai-je en tirant un louis de ma por-
che, n'oublions pas de mettre une pièce de mon-»
naie sous la première pierre.
Milady appuya Téchelle contre Tarbre et voulut
monter pour éprouver notre ouvrage. Il résista et
fonctionna très-bien à notre grand étonnement.
— A présent, il faut couper toutes les branches
inutiles qui encombrent mon appartement, dit
milady.
Armés, Tun de la hache, l'autre du couteau, nous
montâmes dans l'arbre, et nous nous mîmes à
abattre et à tailler à qui mieux mieux. Puis, il fallut
séparer le radeau en deux, ce qui nous donna beau-
coup de mal, mais enfin, nous en vînmes à bout;
et le parquet fut élevé et posé dans l'arbre. Les
planches étaient trop longues; j'eus l'idée d'y faire
des entailles, afin que les branches pussent s'y
emboîter. Cela nous prit très-longtemps, mais
donna une grande solidité à la construction. Le
soleil atteignait l'horizon lorsque le plancher fut
terminé. Nous étions brisés de fatigue, et il fallut
•renoncer à poser la toiture ce jour-là. Milady se
consola en voyant l'abri naturel que formaient les
branches et les feuilles dé son arbre. Nous dîna-
"V^
LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR 236
mes gaiement, en compagnie du singe et du perro-
quet ; puis sentant nos yeux se fermer, nous arran-
geâmes nos lits le mieux possible, milady sur son
arbre, moi au pied de Tarbre, et je m'endormis,
gémissant de la cruauté de ma compagne, qui pré-
férait me laisser mordre par les vipères, que de me
donner l'hospitalité. Ainsi se passa notre première
journée dans Tîle Fidji.
Le lendemain matin, le soleil nous éveilla
avec une rare insolence. Milady, du haut de son
arbre, proposa de prendre uil bain de mer pour
nous donner du courage au travail, et d'emporter
la lunette d'approche, afin de voir si aucun navire
n'apparaîtrait à l'horizon. Elle descendit bientôt et
dégringola lestement la dune. Elle fut sur la plage
avant moi, et je l'entendis crier :
— Une paillasse! deux paillasses! autant de
paillasses que nous voudrons !
Ces exclamations ne manquèrent pas de me sur-
prendre, des paillasses sur la plage! L'île était
donc habitée ? Je m'élançai vers milady et la trou-
vai plongeant ses bras dans des touffes de varechs
que la mer avait rangées soigneusement le Iqng de
la plage ; mon visage reprit sa sérénité.
— Voyez, voyez, disait-elle, quelle trouvaille!
Nos reins et notre dos étaient en effet fort cour-
baturés de la dureté de nos lits et nous nous réjoui-
236 LES CRUAUTÉS DE l'aMQUR
mes fort de la bonne aubaine. Le bain pris, nous
portâmes sur la falaise le plus de paillasses pos-
sible, et après avoir donné du maïs et une demi-
bouteille de vin aux poules, nous déjeunâmes, non
sans gloutonnerie; puis nous reprîmes courageu-
sement notre travail.
Le rasoir nous servit à déchirer la toile gou-
dronnée, et bientôt milady attacha à une branche
un ruban en g^ise de drapeau et un bouquet de
menthe. Comme je n*avais pas d'échelle à cons-
truire et que nous avions acquis quelque expé-
rience, ma maison, à moi, était construite avant le
coucher du soleil, et, le soir, nous pûmes rentrer
»
nous coucher chacun chez nous.
Le lendemain, je descendis de mon abri à Taide
d'une corde, et je me mis à la recherche d'une source
ou d'un ruisseau, car les poules avaient des attitu-
des titubantes, qui ne laissaient pas de m'inquiéter.
Mais j'eus beau rôder, les yeux fixés à terre, je ne
découvris, à mon grand chagrin, aucune trace d'eau
douce, milady prétendait qu'il y aurait de l'orage
avant peu, car l'horizon se couvrait de vapeurs et
la chaleur était suffocante; mais nous n'aviohs
aucun récipient pour recevoir l'eau. Nous fûmes
obligés de creuser des trous, que nous pavions .de
galets et de feuilles, et de réunir tous les coquilla-
k..
LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR 237
ges un peu creux que nous trouvâmes, pms le soir
vint.
Milady remonta sur son arbre, et moi-même j'al-
lai me coucher après avoir donné une leçon de
grammaire au perroquet. Mais à peine endormi
je fus éveillé par un tumulte épouvantable. C'était
l'orage prédit par milady. Il se déchaînait avec une '
fureur çjue je n'aurais pas pu prévoir et qui est le
privilège de la latitude enragée sous laquelle
nous nous trouvions. Le ciel n'était qu'une im-
mense flamme bleue , violette , effrayante I Des
détonations insensées éclataient soudain, et le
bruit roulait autour de l'horizon indéfiniment ; les
vagues semblaient battre une enclume gigantesque,
le vent poussait d'aflreux coups de sifflet; bientôt
la pluie tomba â torrents. Comme je n'étais pas
très-rassuré, j'appelai milady.
— Avez-vou.s peur de l'orage ? lui demandai-je.
— Bah! dit-elle, la foudre tombe toujours dans
la mer. Voici de l'eau pour les poules, ajouta-t-elle.
Mon arbre était secoué et battu par les rafales,
d'une façon très-inquiétante. J'aurais bien voulu
être ailleurs. Le singe gémissait, le perroquet
battait des ailes, les poules piaulaient; c'était
affreux. Enfin la tourmente se calma, puis s'étei-
gnit et je pus m' endormir dans un air rafraîchi.
Le JQur qui suivit cette formidable nuit d'prage,.
2^8 LES CRUAUTÉS DB l'AMOUR
ne fut marqué par aucun événement fâcheux. Les
poules réconfortées par Teau dont elles étaient
privées depuis longtemps, pondirent trois œufs
que milady fit cuire sur de la braise de broussail-
les; et nous fîmes un excellent repas, car nous
commencions à nous lasser de la viande fumée.
Puis les jours se succédèrent uniformément.
Aucun habitant n*apparaissait. Nos demeures s'é-
taient beaucoup améliorées ; milady, avec des va-
rechs, avait tressé des sortes de paillassons qui
servaient de murailles à nos chambres; nous
avions fait des armoires dans les feuilles et des
porte-manteaux dans les branches, une niche pour
le singe et un perchoir pour le perroquet. Les poules
avaient aussi leur arbre qu'elles avaient choisi.
Tout allait donc pour le mieux. Mais étions-nous
destinés à passer notre vie entière dans cette île
déserte et ne verrions-nous jamais apparaître un
navire à l'horizon que nous regardions sans cesse ?
Un soir, pendant que nous prenions un bain,
milady aperçut un point noir sur la mer. Elle m'ap-
pela et nous nous mimes tous deux en observation,
la main plate au-dessus des sourcils, allongeant
notre vue le plus possible, le point noir s'agitait
visiblement et approchait. Notre inquiétude était à
son comble. C'était sans doute une barque pleine
de sauvages. Il me semblait les voir armés de pieux,
!
LES CRUAUTÉS DE l' AMOUR 2^9
couronnés de plumes bleues et rouges et ornés de
quatre rangées de dents.
Cependant la barque manœuvrait bizarrement;
elle allait, venait, se retournait brusquement. Une
fois nous la vîmes sauter hors de Teau. Ce n'était
donc pas une barque! Et puis maintenant, au lieu
d'un point noir il y en avait deux, qui se fuyaient
et se poursuivaient.
— Bon Dieu I m'écriai-je tout à coup, ce sont des
requins.
— Des requins ! répéta milady, épouvantée.
En trois bonds, nous fûmes chacun sur notre arbre,
où nous tremblâmes longtemps. La nuit vint. Notre
sommeil fut agité, mais le matin nous ne vîmes plus
trace de requins. Ils s'en étaient retournés au
large.
Nous eûmes l'idée d'établir une pêcherie et l'exé-
cution de ce projet nous occupa longtemps. Avec
de la ficelle et un jupon déchiré en lanières nous
fîmes un filet carré attaché à quatre baguettes et
suspendu par des cordes à une cinquième. C'était
une sorte de grande cuiller. Lorsque le filet fut
achevé, nous allâmes à la pêche, et après plusieurs
heures de patience, nous amenâmes dans le filet
quelque chose de mou, de gluant, d'affreux.
— Une pieuvre! m'écriai-je, pensant aux Tra-
vailleurs de la mer.
^40 LES CRUAUTÉS D£ L* AMOUR
Cela nous plongea dans une telle épouvante que
nous laissâmes pieuvre et filet pour fuir plus vite.
Milady revint la première et du bout de son om-
brelle ramassa l'objet étrange que nous avions
péché.
— La bête a des cheveux, dit-elle.
— Grand Dieu I m'écriai-je, c'est une chevelure
scalpée.
— C'est vrai, dit milady pâle d'horreur en lais-
sartt retomber le triste trophée.
Une lame vint qui le remporta.
— Cette chevelure a dû séjourner longtenjps
dans la mer, dis-je, car les poils sont devenus jau-
nes et les sauvages ont les cheveux bleu$.
Nous recommençâmes timidement nos tentatives
de pêche; nous fûmes plus heureux; nous prîmes
quelques petits poissons d'une espèce bizarre, que
nous ne connaissions pas, mais qui nous semblè-
rent excellents frits dans de la graisse de poulet.
Ainsi notre nourriture devenait assez variée. .Nous
avions mis de côté quelques poignées de blé et de
pommes de terre, en prévision de l'avenir. Nous
cultivions un petit coin de terre végétale que nous
entourions de soin et que nous arrosions d'eau de
mer, peur pouvoir l'ensemencer quand il en serait
temps. Notre vie n'était pas trop malheureuse, nous
eussions rendu Robinson jaloux.
**■ ■ ' "^.* - <«<-'<b
' LES CRUAUTÉS DE L'AMOUH 141
. 1
Nos yeux interrogeaîent pourtant bien souvent
rhorizpn vide de la mer, pour y chercher un" navire
sauveur. Nous parlions souvent de notre pays avec
attendrissement comme des exilés, et nous déses-
périons presque de le revoir jamais. Lorsque je me
reportais brusquement à ma vie d'autrefois, je nç
pouvais m'imaginer comment j e supportais sans trop
de désespoir les privations et les malheurs pré-
sents. Ce n'est qu'en regardant le doux profil de ma
compagne, ses yeux clairs et son front blanc, qye
je m'expliquais ma résignation. Cependant la Jeune
Anglaise étai^si froide, si réservée, si renfermée
dans son chagrin de veuve ! chagrin tout de conve-
nance, mais qui n'en était pas moins difficile à
combattre. Dieu sait que je le combattis avec cons-
tance, courage et ruse I II n'était pas d'heure où je
n'attaquasse la place; mais elle était toujours for-
tifiée et imprenable.
— Oubliez-vous que je pleure mylord Campbell ?
me dîsait-on sèchement. Alors je me renfermais
dans un affreux désespoir. Je me jetais sur le sable,
la tête dans mes mains, et je demeurais des heures
ainsi, les épaules secouées par des sanglots conte-
nus. Quelquefois, elle venait me relever et me di-
sait : Vous êtes fou. Lorsqu'elle me frôlait en pas-,
sant près de moi je tremblais comme une sensitive.
Si je la regardais en lui parlant, je m'interrompais
. -'5-
242 LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR
tout à coup et restais la bouche ouverte, stupide de
sa beauté. Je voyais bien que son cœur n'était pas de
marbre, et qu'elle ne luttait qye contre des préju-
gés. Aussi, bien souvent, je parlais raison avec elle,
assis Tun prés de Tautre sur le sable en face de la
mer. Elle était trop jeune et trop belle, il était im-
possible qu'elle fût une veuve inconsolable. Mylord
était vieux, laid, égoïste; ses cheveux étaient roux
et rares ; les yeux lui sortaient de la tête; son nez
était incandescent, mais son cœur froid comme la
glace; il s'était attaché comme un boulet à la jeu-
nesse, à la joie, à la beauté de sa fen^ne; il était peu
probable qu'elle l'eût aimé. Donc, dans la vie elle se
fût remariée; elle eût aimé un jeune homme dont
le nez eût été pâle et le cœur brûlant. Si je l'avais
rencontrée dans un salon, j'aurais peut-être déses-
péré de l'attendrir, il y aurait eu trop de comparai-
sons désavantageuses pour moi, trop de cavaliers
plus charmants, pour que je m'enhardisse à espé-
rer; mais, dans cette île déserte où il n'y avait que
moi, j'avais quelques chances, d'être préféré, et,
malgré sa cruauté, l'espoir n'était pas mort dans
mon cœur. A tout cela, milady baissait la tête, et
soupirait doucement sans me répondre, et les jours
se passaient.
Un matin nous sommeillions tous deux sur la
LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR 243
plage ; milady se* releva tout à coup, et me saisit
la main.
— Écoutez, dit-elle, en ouvrant tout grands ses
beaux yeux.
Je prêtai Toreille à un bruit lointain et régulier
que nous apportait la brise, je pâlis ; toutes mes
terreurs me revenaient. Nous montâmes sur la
dune, et m'agenouillant, je collai mon oreille à
terre pour mieux entendre.
— On dirait un galop de cheval, m'écriai-je.
— De plusieurs chevaux même, dit milady.
Nous écoutâmes encore, c'étaient bien des che-
vaux qui galopaient et se rapprochaient rapide-
ment.
— Nous sommes perdus, cette fois! soupirai-je.
— Défendons-nous, au moins, dit milady.
Nous prîmes chacun un pistolet et un rasoir, et
nous remontâmes sur nos arbres, tirant, milady
son échelle, et moi ma corde. Nous attendîmes,
bientôt un hennissement se fit entendre. Il n*y avait
pas de doutes à conserver, une troupe de cavaliers
s'avançaient, nous apercevions déjà dans le soleil
qui embrasait la lande, un groupe formidable
plein de points brillants et d'éclairs d'acier.
Anxieux, nous retenions notre souffle, les pistolets
armés tremblaient dans nos mains, et nos yeux
s'écarquillaient pour compter le nombre de nos
À
244 l'Es CRUAUTÉS DE L'AMOUR
ennemis; mais, lorsqu*ils furent à portée de la vue,
nous cherchâmes en vain des cavaliers sur le dos
des montures; les chevaux lius ne portaient per-
sonne.
— Eh bien, s*écria milady, nous voici encore
sauvés cette fois-ci; il n y a pas le moindre sau-
vage.
— En efiFet, dis-je, ce sont les chevaux qui sont
sauvages; Fîle est décidément déserte.
Nous ne nous inquiétâmes pas davantage des
nouveaux arrivés, qui n*avaient d*autres intentions
que de brouter les maigres ronces et d'exécuter
quelques innocentes gambades. Ils s'en retournè-
rent d'ailleurs, comme ils étaient venus, et je repris
le fil de mes idées amoureuses.
Un jour, le singe que je poussais un peu par
derrière, grimpa l'échelle de milady et pénétra
chez elle ; il tenait dans sa patte une carte de visite
où on lisait : Le Vicomte Aurélien de Puyroche.
— Faites entrer, dit milady en riant. Je montai
à mon tour l'échelle, et je parus devant la jeune
femme. J'étais en frac, en culotte noire, en cravate
blanche, en gants blancs.
— Quelle tenue, et quel air solennel! dit la
jeune veuve, en me faisant signe de m'asseoîr par
terre.
— Madame, dis-je, en m'inclinant le plus hum-
tEs .CRUAUTE m l'amour ^$
blemcnt possible, j*ai Thonneur de vous demander
votre main.
— Monsieur ! s'écria milady, vous moquez-vous >
voilà un mois à peine que je porte le deuil de mylord
Campbell, et vous osez me parler de secondes
noces >
— Madame, repris-je sans me troubler, nous
sommes loin de l'Angleterre, de la France et des
lois sociales; nous sommes dans une île; et cette
île étant, selon toute apparence, déserte, je suis le
roi et le maître de cette île, en conséquence je suis
maître d'instituer que dans mon royaume, on por-
tera le deuil d'un époux un mois seulement.
— Mais, dit milady, en souriant, je ne me con-
sidérerai jamais comme mariée sans le maire, le
prêtre, l'orgue, le contrat et les témoins.
— La nature sera lemaire, milady, le soleil sera
le prêtre et il nous bénira en nous couvrant de lu-
mière tandis que les mugissements de la mer rem-
placeront les accords de l'orgue. Nous graverons
notre contrat sur la conque d'un coquillage ; notre
honnêteté et notre amour seront nos témoins. Si
vous ne me haïssez pas, madame, toutes les causes
de votre refus, toutes les raisons que vous donne-
rez pour retarder mon bonheur, seront mauvaises.
— Je ne vous hais pas du tout, dit milady ébran-
246 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR
lée, mais je vous demande huit jours pour réflé-
chir.
— Puissent vos réflexions m'être favorables 1
dis-je en soupirant.
Et après avoir baisé la main demilady, je redes-
cendis suivi du singe. Pendant huit jours, je ne par-
lai pas mariage à ma jeune compagne, mes soupirs
et ma pâleur seuls la suppliaient; d'ailleurs mon
élève le perroquet avait enfin profité de mes leçons
et on n'entendait plus que ce cri dans les arbres :
« Aurélien aime milady. >
Enfin le matin du huitième jour, je trouvai dans
mon arbre un petit billet où milady me priait de
passer chez elle.
Je me précipitai de mon arbre dans le sien ; elle
me tendit la main avec gravité.
• — J'accepte, dit-elle, mais à la condition que si
jamais nous retournons en Europe, vous m'épou-
serez selon la loi.
— Méchante! dis-je en me jetant à ses pieds,
comment avez-vous pu avoir un doute à ce sujet ?
Notre mariage fut fixé à quelques jours de là, au
samedi prochain, je fus admis à faire ma cour.
Chaque matin le singe apportait à ma fiancée un
bouquet de fleurs sauvages, accompagné d'un billet
passionné. Elle, de son côté, avait appris au perro-
quet à retourner sa phrase, et un jour, j'entendis
LES CRUAUTÉS DÉ L*AMOUR 247
sur les branches, cette douce déclaration : « Milady
aime Aurélien ; » je ne regrettais plus du tout ma
vie passée, ni le boulevard. Les heures s'écoulaient
délicieusement. Tantôt nous sommeillions l'un
près de l'autre en nous tenant la main, tantôt nous
nous poursuivions comme des enfants, à travers
les vagues mousseuses. Parfois, c'étaient de lon-
gues et tendres promenades, le soir, au clair de
lune, près de la mer. L'île déserte devenait l'île en-
chantée.
Mais un jour, où appuyée sur moi, elle souriait
et baissait les yeux aux discours passionnés que
je lui tenais, elle me serra subitement le bras, et,
regardant fixement le sol, elle s'interrompit de mar-?
cher.
— Voyez! voyez 1 me dit-elle d'une voix émue.
J'éloignai avec peine mon regard de son visage
et je le tournai vers la terre. Je ne pus retenir un
cri: des empreintes de pieds nus étaient ^marquées
distinctement et comme moulées dans le sable.
Nous nous regardâmes avec effroi.
— N'est-ce pas* nous-mêmes, dit milady, qui
avons laissé la trace de nos pas un jour après le
bain>
— Ah ! Juliette ! m'écriai-je, ne m'insultez-pas. Le
pied qui a laissé ces traces est deux fois grand comme
24S LES CRUAUTÉS DE L'AMOÛR
le mien, et, vous ne songez pas, je pense, à le
prendre pour le vôtre.
— Vous avez raison, on dirait un pied de géant.
— Du reste, nous ne sommes jamais venus nous
baigner si loin de chez nous.
— L'île est donc habitée par des hommes qui
ont de tels pieds > s'écria milady épouvantée.
— Et par des hommes complètement sauvages,
dis-jc, car ils ne portent même pas de souliers.
— Mon Dieu! mon Dieu! que vont-ils nous
faire >
— Il serait prudent de rentrer chez nous; le
sauvage n'est peut-être pas loin.
— Oui, mais voyez, il y a des pas qui viennent et
des pas qui s'en vont. Nous suivîmes soigneuse-
ment les traces. Le sauvage était venu jusqu'au
bord de la dernière vague, puis il avait rebroussé
chemin de quelques pas, et s'était assis sur le sable.
(Il n'avait pas non plus de pantalon I) Ensuite il
s'était relevé et avait continué à marcher vers la
dune, qu'il avait gravie.
Cette certitude acquise, nous la gravîmes à notre
tour, et laissant dépasser seulement le haut de
notre tête, nous regardâmes avidement la lande.
Elle était absolument déserte.
Cependant l'île était habitée ! les empreintes de
pieds en étaient une preuve irrécusable et la tran-
LES qLUAXJTÉS DB L'aMOUR' . 249
quillité dont nous commencions à jouir allait être
pour jamais troublée; je reconduisis milady, toute
tremblante, jusqu'à son arbre.
— Marions-nous vitel dis-je, en lui baisant la
main ; lorsque vous serez ma femme, je deviendrai
hardi et fort comme un lion pour vous défendre.
»
— C'est après-demain samedi, me dit-elle avec
un regard plein de tendresse. Je remontai dans
mon arbre, assez oublieux du .sauvage. Je fis un
rêve où j'étais roi et vêtu de plumes de paon, où
milady, reine, était vêtue aussi de plumes de paon,
j'avais un grand-vizir noir comme le diable et un
peuple de sauvages grands comme des montagnes.
J'avais un gouvernement tyrannique et je man-
geais un homme chaque matin à mon déjeuner.
Le lendemain je m'étonnai moi-même de mon
oubli complet du danger. J'allais, je venais, je tour-
nais autour de l'arbre où ma fiancée dormait
encore. J'aurais voulu avoir une guitare, une flûte,
un accordéon, une grosse caisse, n*importe quoi,
pour lui donner une aubade. Je songeai à piller
le ciel de toutes ses étoiles et la mer de toutes ses
perles; mais aux cannibales, pas du tout.
• — Cela n'est que naturel, me disai-je pour m'ex-
pliquer cette indifférence et ne pas me croire ma-
lade, l'amour est un grand égoïste, qui n'admet pas
qu'aucun autre sentiment règne avec lui; et lorsqu'il
250 LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR
s*cst logé dans une créature, la faim, le sommeil,
la peur, la prudence, tous ces honnêtes et utiles
instincts, cèdent la place sachant qu'elle n'est plus
tenable. Ainsi, qu'on prenne deux jeimes fiancés à
la veille de leur union et qu'on les transpprte dans
un cachot, sur un rocher, en haut d'un mât ; pourvu
qu'ils soient ensemble, ils se trouveront bien par-
tout, surtout dans une île déserte, et ils ne s'aper-
cevront des anthropophages que lorsqu'ils senti-
ront des dents s'enfoncer dans leur dos.
J'en étais là de mes réflexions lorsque je me sen-
tis mordre violemment à l'épaule. Je hurlai d'épou-
vante et de douleur ! Les poules glapirent. Milady
se précipita à peine vêtue de son arbre et me mit un
pistolet dans la main. Je me retournai pour faire
face à mon adversaire. Alors, à la terreur succé-
dèrent des éclats de rire sans fin. Plongé dans mon
rêve amoureux, je m'étais assis sans regarder où,
et j'avais à moitié écrasé le pauvre singe, qui s'é-
tait vengé comme il avait pu.
— Je vousxii bien cru croqué, cette fois, dit
milady.
Nous nous tenions les côtes, mais tout à coup la
jeune femme s'apercevant de la légèreté de son
coutume, remonta toute honteuse sur son arbre.
Je passai le reste de la journée à faire des prépa-
ratifs pour le lendemain,.
LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR 25 1
Je tuai trois poules, et, après les avoir plumées,
je fis un petit oreiller avec leurs plumes. J'allai
pêcher, puis cueillir une grosse touffe de fleurs
sauvages doijt j'ornai les arbres. Je ramassai
des algues, et je fis des guirlandes de coquillages
en guise de girandoles ; enfin je fabriquai une mo-
saïque charmante avec des galets brillants et de
couleurs diverses. Le soir, lorsque je reconduisis
milady jusqu'au seuil de son arbre, j'avais des
larmes dans les yeux.
— Demain, lui dis-je, en baisant sa main,
vous me laisserez monter au ciel par cette
échelle.
Enfin le grand jour se leva. En m'éveillant je me
jetai dans les bras du singe et je grattai la tête du
perroquet avec attendrissement. J'étais inondé d'une
joie sans nom, je souriais, je regardais le ciel avec
extase, il me semblait que les rayons du soleil
m'entraient dans le cœur. Je descendis et je me
mis à poursuivre les poules pour les embrasser
aussi, mais elles s'enfuirent avec des, mines si re-
belles, que je renonçai à mon tendre projet. Puis
je pressai si fort dans mes bras l'arbre où dormait
mon amie, que l'écorce s'incrusta dans la paume
de mes mains et sur mon visage. Il paraît que je le
secouai un peu, car milady s'éveilla et fît un mou-
vement.
252 LIS CRUAUTÉS im l' AMOUR
— M'avez-vous oublié, mon amour? soupirai-je.
— Ohl noni répondit-elle très-bas.
Je contemplai la mcr,rhorizon, la lande, je trou-
vai lar nature sublime et je pensai qu*il était doux
d'être au monde. Je remontai sur mon arbre pour
procéder à ma toilette. En me regardant au miroir
j'eus un moment de chagrin. Le grand' air, le soleil,
la réverbération du sable blanc m'avaient hâlé, mon
teint si limpide s'était tacké de plaques bistrées et
«
de nuances rubicondes qui me déplaisaient souve-
rainement, les saillies des plis de mon cou avaient
un faux ton de pain d'épice clair, tandis que les
creux étaient restés blancs, ce qui le faisait res-
sembler à un cou de zèbre, de plus le vent de la
mer m'avait tanné la peau, et je la comparai sans
pitié, à du cuir de bottes. Mes cheveux étaient des-
séchés, mes moustaches raides, mes mains calleu-
ses et noires. A l'aspect de ces désastres^ je versai
deux larmes de rage et je m'enfonçai les ongles
dans le crâne.
Cependant après cet excès de douleur je me mis
à l'ouvrage pour tâcher de réparer les dégâts. J'a-
vais beaucoup ménagé mes pommades et mes eaux
de toilette, présageant que les anthropophages de-
vaient avoir des notions très-succinctes sur la fabri-
cation de la parfumerie, et n'espérant revoir de
longtemps la boutique d'Houbigand-Chardin.
..j .-^.ft.
LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 2f^
Mais vu la solennité de ce jour, je me livrai à
une Qrgie de pommade et de vinaigre. Mes cheveux
reprirent leur souplesse, mon teint s'améliora; un
peu de poudre de riz eut raison des zébrures de
mon cou, et mes mains égratignées par le travail
se dérobèrent sous des gants blancs irréprochables.
Lorsque je descendis de mon arbre, j'étais un pe^p
rasséréné et j'avais repris confiance en moi.
Je m'assis au pied de l'échelle de Milady et
j'attendis. J'étais grave, presque solennel, je son-
geais sérieusement à l'avenir. « Je suis peut-être
appelé à devenir la souche d'un grand peuple, me
disais-je, c'est ainsi que les races commencent.
Adam et Eve en sont la preuve.. En même temps
qu'un peuple, je fonderai une dynastie, car mes
fils, qui seront braves, soumettront les sauvages,
s'il y en a. Ils les domineront : l'esprit domine
toujours la force; et comme ils tiendront de moi
ce n'est pas l'esprit qui leur fera défaut. D.onc nous
serons rois. Je serai Aurélien P*", grand législa-
teur, guerrier superbe (en théorie seulement, car
on ne me permettra pas d'exposer ma précieuse
vie), fondateur de villes, de théâtres, de restau-
rants (je croyais déjà voir s'allonger devant moi
un digne frère du boulevard des Italiens). J'aurai une
garde royale, un grand vizir, mais pas de députés.
La reine aura des dames d'honneur négresses et
a)4 M^ CRUAUTE w l'amour
une calèche traînée par des Uons. Les singes seront
considérés comme animaux nobles, et les perro-
quets comme oiseaux sacrés. >
J'en étais là.de mes rêves d'avenir lorsque j'en-
tendis un léger froissement derrière moi, je me
retournai vivement. Milady était debout sur le
plus haut degré de l'échelle, je fus ébloui et
je crus voir vraim^t une reine ou plutôt une
fée sortant d'un arbre. Toute la lumière semblait
se concentrer sur elle, et revenir d'elle, plus bril-
lante. Elle était vêtue de blanc avec des perles
blanches au cou et des diamants sur le front. Ses
yeux brillaient, son sourire brillait, ses cheveux
blonds semblaient en or. Je ne la laissai pas des-
cendre, je la pris dans mes bras et la posai douce-
ment à terre^
— Voulez-vous de moi pour époux, chère Ju-
liette > demandai-je, grave comme un maire.
— Oui, me répondit-elle, en souriant, et vous,
Aurélien, m'acceptez-vous pour femme >
Je ne lui répondis qu'en la serrant sur mon cœur;
elle ne se défendit pas et appuya son front sur mon
épaule. Je levai la tête avec orgueil. Il me sembla
que les vagues, au loin, se balançaient ^ devant
nous comme des encensoirs et que l'écume blan-
che, qu'elles étalaient sur le sable, était une nappe
d*autel.
LES CRUAUTÉS t>E L'AMOUR 255
Mais, tout à coup au milieu de mon extase, je
vis, dans le lointain, un homme nu, tout nu! mar-
cher sur la nappe et sur Tautel I
Ainsi, rhorrible danger qui nous menaçait
depuis si longtemps, se montrait enfin. Il était là,
évident, immédiat. Pendant de longs jours, nous
lui avions échappé, pour qu'au moment où notre
bonheur nous rendait oublieux, il vînt nous faire
souvenir. Sans doute ce sauvage n'était pas seul;
il était venu en pirogue et ses compagnons étaient
peut-être occupés à amarrer l'embarcation der-
rière un pli de la dune ; ils allaient apparaître, dix,
vingt, cent. Ils nous découvriraient, et au lieu d'une
noce, il n'y aurait qu'un repas de noces.
Il est inutile de dire que je poussai un cri, qui fit
lever les yeux à Juliette.
Elle me regarda, vit l'épouvante empreinte sur
mon visage, et, suivant la direction démon regard,
aperçut le sauvage.
-^ Ciel! s'écria-t-elle, c'en est un, cette fois-ci!
D'un même bond, nous fûmes dans l'un des ar-
bres, et, tremblant, j'armai les revolvers que je
portais toujours dans ma poche.
— Ne tirez qu'à la dernière minute, dit milady,
le bruit pourrait attirer d'autres indigènes.
— Soyez tranquille, dis-je.
Et noYis nous mimes à guetter.
2)6 LES CRUAUTÉS DE L'XMOUR
Le sauvage était à une centaine de pas de nos
demeures. Nous ne faisions que Tentrevoir à tra-
vers les branches, mais assez pour suivre ses mou-
vements.
D*abord il côtoya la mer et sembla lui parler avec
des gestes peu civilisés.
— Il adresse sans doute une prière au di 3u des
anthropophages >
— C'est possible, dit milady, il lui demande de
leur envoyer des hommes bien gras.
Quoique assez maigre, je frissonnai.
Une fois, il fit une sorte de culbute dans l'eau,
puis se retourna vers la terre.
— Etranges mœurs 1 murmurai-je.
Mais la situation devenait grave.
L'ennemi avait aperçu nos maisons. La main
sur les yeux, il s'était baissé puis relevé et il s'a-
vançait vers nous avec une mine sanguinaire; il
avait senti la chair fraîche, le misérable !
Je promenai des yeux effarés autour de moi. Un
grand sac de toile épaisse formait une des parois
de la chambre de JuUette ; je le détachai rapide-
ment.
— Que comptez-vous faire } demanda la jeune
femme tremblante.
— J'ai une idée, vous verrez.
L'homme approchait toujours. Je me sentais
LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR 257
9 ^
devenir assez brave; en somme il était seul, nu et
sans armes.
Il avançait. Il n'était plus qu*à dix pas.
-:- Dieu ! m'écriai-je, c'est pis qu'un anthropo-
phage; c'est un Peau-Rouge.
En effet, il semblait un homard cuit à point.
^ — L' affreux homme! dit milady, qui essayait de
l'apercevoir à travers les feuillages.
Tout à coup le Peau-Rouge se débattit avec un
cri étouffé, le sac venait de lui tomber sur la tête
et si habilement jeté qu'il lui descendit jusqu'aux
chevilles.
— Bravo! dit Juliette.
D'un bond je fus à terre, je renversai l'ennemi,
et poussant ses pieds dans le sac, je l'enfermai so-
lidement, milady vint me rejoindre.
— Vous êtes un héros! me dit-elle en m'em-
brassant.
A vrai dire, j'étais de son avis, et je considérai
même Alexandre et César comme d'assez vulgai-
res personnages.
Nous nous assîmes parterre.
— Ma reine bien-aimée, dis-je majestueuse-
ment, si les indigènes viennent un à un, ou même
deux à deux, nous sommes sauvés. Que pensez-
vous que nous* devions faire de notre captif)
— Si nous le mangions? dit-elle, en riant.
258 LESCRUAUTÂS DB L' AMOUR
r
— Pouah! il doit 'avoir une odeur de bête
fauve.
— Eh bien, essayons de l'apprivoiser.
— Oui, ce sera un commencement de peuple.
— Mais comment nous y prendre? ii ne nous
comprendra pas.
-— Nous ne laisserons sortir du sac que sa tête,
et nous lui apprendrons à parler.
— C*est cela.
— En attendant, il n'a pas Tair d'être fort satis-
fait de son sort, car il se démène et piaille à ravir.
— II étouffe peut-êtfe.
Nous nous rapprochâmes de la victime.
— God! s'écria milady, il parle anglais.
* — Comment, anglais? un sauvage qui parle
anglais >
— II n'est peut-être pas sauvage, c'est peut-être
un naufragé comme nous ?
Je prêtai l'oreille: le sauvage jurait assurément
en anglais.
— Il faut lui ouvrir, dit milady.
Je déliai le sac d'assez mauvaise grâce, et l'homme
se trouva immédiatement dans l'attitude d'un bo-
xeur.
Juliette poussa un cri.
— Milord Campbell!
LES CRUAUTÉS DE t* AMOUR 2$^
— Milord Campbell! répétai-je consterné, car
c'était lui.
— Miladyl dit à son tour milord. M. de Puyro-
che!
— Le diable t'emporte! pensai-je.
Mais comme je suis avant tout homme du monde,
je repris :
— Vous n'êtes donc pas noyé>
— Pas du tout. Et vous-même >
— Vous voyez que non. Et vous avez échoué
comme nous, sur ce rivage?
Milord écarquilla les yeux*. Je continuai :
— Les anthropophages vous ont fait grâce à ce
qu'il paraît et vous vous êtes soumis à leurs coutu-
mes, car vous avez adopté leur costume favori.
Pourtant il vous ont scalpé, ajoutai-je, envoyant
la tête complètement nue de Milord.
L'Anglais me regarda et regarda milady.
— Vous avez dû souffrir beaucoup. Mais ilB ne
sont pas aussi féroces qu'on le dit, puisqu'ils vous
ont laissé la vie.
— Je ne vous comprends pas, dit milord Campbell.
— Sans doute vous ignorez à quels hommes
vous avez 6u affaire, vous n'aviez pas les instru-
ments qui m'ont servi à m'orienter, vous ne savez
pas ou vous êtes.
a60 LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR
— Où suis-je donc?
— Dans une des îles Fidji, qui sont, comme,
vous savez, .habitées par des peuplades peu civili-
sées.
— Vraiment? dit-il en éclatant de rire.
— Milord... murmurai-je.
Mais il considérait les maisons, Téchelle, les
poules et il riait de plus belle.
— Monsieur le vicomte, dit-il, je suis forcé de
vous avouer que vous êtes tout simplement à
Arcachon.
— Arcachon!
— A trois lieues de la ville, à peu près.
— C'est impossible.
— Pourquoi?
— Cette solitude ?
— Il vient rarement du monde, par ici. Du côté
de la mer, les navires s'ensableraient; du côté de
la terre, il y a presque un Sahara à traverser.
J'éprouvai une grande humiliation. Etait-il bien
possible que je me fusse trompé à ce point sur la di-
rection de rimogène? Et je vis que milady souriait.
— Mais les chevaux sauvages que nous avons
vus?
— Dans ce pays, les propriétaires économes
laisser^ leurs chevaux libres pour qu'ils aillent
brouter.
LES CRUAUTÉS DE l' AMOUR 26 1
i
— Et ces arbres aux fruits inconnus ?
-— Cesont des cerisiers sauvages.
— Mais enfin que faites-vous dans cette tenue >
— Je viens me baigner par ici, préférant l'eau
de la pleine mer à celle du bassin.
— Impossible, dis-je, qui donc vous a scalpé >
— Ah ! dit-il, avec un mouvement d'humeur, ma
perruque, je Tai perdue par ici, et je suis obligé de
m'en passer, n'ayant trouvé rien de convenable
dans le pays.
Nous songeâmes à notre pêche.
L'anglais regardait notre toilette.
— Vous êtes irréprochables, dit-il avec un sou-
rire, seulement il me semble, milady, que vous
portez bien peu mon deuil.
— Je l'ai porté, dit-elle ; mais vous-même, mi-
lord ?
— Je le porte encore, milady.
11 ajouta:
— Lorsque je suis vêtu.
Puis il offrit le bras à sa femme.
— Allons, rentrons chez nous, dit-il, vous avez
une charnriante villa dans la forêt. Il y a une cham-
bre que M. de Puyroche voudra bien accepter; elle
est très-confortable, et j'espère qu'il ne regrettera
pas trop l'île des Sauvages*
s*
1
a62 LBS CRUAUTéS DE L'AMOUR
Vous vous trompiez, milord,)*ai toujours regrettée
Tîle Fidji et je la regretterai toujours. J*y rêve bien
souvent, je me rappelle avec douceur et douleur
aussi, la plage, la dune, nos maisons dans les ar-
bres ; j'ai gardé prés de moi, et je considère comme
des amis le singe et le perroquet, ces témoins de
mon bonheur naissant suivi d une si cruelle décep-
tion.
> •
L'ESPRIT CHAGRIN
Il est un moment de Tannée où Paris devient
insupportable, et où les plus fervents adorateurs
de l'asphalte du boulevard soupirent en songeant
à Tair pur de la campagne.
C'est ce que se disait, une nuit d'été, je héros de
cette histoire, Maurice Laugier, en cherchant en
vain le sommeil sur son lit bouleversé par l'in-
somnie.
C'était vers la fin de jiaîn, et depuis quelques
jours une chaleur implacable changeait en un enfer
la grande ville.
Maurice Laugier, Parisiei^ endurci, aimant les
voyages comme les chats aiment l'eau, prit cepen-
dant, quand le jour parut, une résolution héroï-
a64 x^ CRUAUTÉS DB l'amour
que: il se dressa en sursaut et sonna son domes-
tique.
— Faites ma malle ! dit-il d'une voix solennelle
lorsque Claude entre-bâilla la porte.
— MoAsieur est bien heureux de s'en aller, dit
le domestique avec un soupir.
Quelques heures plus tard Maurice était à la
gare du Nord et prenait un billet pour Montmo-
rency. C'était bien assez loin comme cela.
Mais en route il se sentit tout à coup un grand
amour pour la campagne, il ne laissait pas passer
un acacia, pas un coquelicot^ pas une touffe de
vigne vierge enveloppant la maison d'un cantonnier
sans l'embrasser d'un regard avide.
— Gomme c'est joli ! se disait-il. L'homme est
peut-être fait^ après tout, pour vivre aux champs.
Et il admirait les carrés de légumes et les blés
déjà hauts*
Il se promit de jouir avec recueillement de la
nature, de fréquenter les bois et les prairies, mais
de ne jamais descendre vers Enghien, où l'on
retrouve Paris et ses plaisirs.
A Montmorency tout était loué, et le jeune Pari-
sien crut un instant qu'il lui faudrait retourner à la
ville. Il finit cependant par trouver une chambre des
plus médiocres, située au rez-de-chaussée dans la
Grande-Rue,
LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 26 S
Grâce à la bonne disposition de son esprit il
s'amusa de tout : des portes qui geignaient, ne
voulant se laisser ni ouvrir ni fermer, du carrelage
d'un rouge éclatant qui sonnait sous les galoches
de Thôtesse comme les dalles d'une église, des
bouquets de fleurs en papier qui flanquaient sur la
commode un petit Jésus de cire jaune, couché dans
sa crèche. Il lut avec intérêt les légendes des gra-
vures extraordinaires qui ornaient les murs. C'é-
taient: La puce à V oreille, — N'éveillez pas le chat
qui dort, — Ils s'aimoient et ils se le disoient, etc.
En se regardant dans un miroir bordé de faux
acajou, il eut un moment d'indicible effroi, tant son
visage agréable d'ordinaire lui parut boursouflé et
extravagant. 11 reconnut heureusement, l'infidélité
du miroir, et un fou rire le jetg. sur le velours
d'Utrecht jaune et râpé d'un vieux 'fauteuil dont la
dureté inattendue le surprit douloureusement.
Puis il alla visiter la campagne, il s'ébahit devant
le moindre buisson, s'arrêta longtemps devant une
haie fleurie sur laquelle chantait un pinson qu'il
prit pour un rossignol.
Une chèvre attachée à un pieu le tint un quart
d'heure en admiration ; il suivait des yeux l'étroit
sentier ondoyant à travers les blés, et l'idée de se
fixer pour jamais aux champs traversait vaguement
son esprit. Lorsque la cloche de l'église sonna
l66 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR
lentement Y Angélus, il pleura d'attendrisse-
ment.
Cependant ces félicités durèrent peu. Après
quelques jours d'enthousiasme, Maurice s'avoua
que la nature était assez monotone, et il tourna
mélancoliquement ses regards vers Enghien.
— J ai envie d'entendre un peu de musique, se
dit-il pour s'excuser.
Et il s'habilla avec soin, alluma un cigare, puis
se mit en route.
Il faisait très-chaud sous le grand soleil réver-
béré par la poussière blanche du chemin. Maurice
marchait lentement, cherchant l'ombre et regar-
dant distraitement les passants.
Il rencontra des enfants, montés sur des ânes
qu'un ânier harcelait de sa trique; des fillettes en
blanc avec un vilain bonnet et un voile de mousse-
line, des communiantes sans doute. Mais, arrivé au
pont du chemin de fer, il se croisa avec une jeune
fille dont la beauté le frappa.
Elle était accompagnée par une bonne qui portait
un grand panier.
— Qu'elle est charmante ! se dit-il en se retour-
nant pour la voir encore. Il m'a semblé voir appa-
raître devant moi le type féminin ébauché confusé-
ment dans mes rêveries. Est-ce donc ainsi, au
détour d'un xhemin, à l'instant où l'on y pense le
LES CRUAUTÉS DE l'AMOOR 267
moins, que Ton rencontre l'idéal secrètement
désiré ? la minute qui décidera de ma vie vient-
elle de sonner } est-ce là la femme que j'ai-
merai ?
Après un instant d'hésitation, il rebroussa
chemin.
— Décidément, je ne vais pas à Enghien, se
dit-il.
Et il se mit à marcher derrière la jeune fille dont
il examina le costume.
Elle portait une robe de mousseline mauve, par-
semée de piarguerites, et un petit chapeau rond
garni de marguerites; les longs bouts d'un fichu
croisé sur la poitrine se nouaient négligemment
derrière la taille, et la guirlande du chapeau tom-
bait sur une épaule.
— Est-ce une jeune fille vraiment ou une jeune
femme > se disait Maurice. Elle m'a paru presque
une enfant, mais la bonne et le grand panier m'ef-
fraient, ils dénoncent une ménagère.
Il fut bientôt tiré d'inquiétude.
A une question qui lui fut faite, la bonne ré-
pondit :
— Oui, mademoiselle Juliette.
— Le joli nom! perisa-t-ih
. Arrivée sur la place du marché, à Montmorency,
Mlle Juliette alla d'étalage en étalage, commençant
268 LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR
à acheter toutes sortes de victuailles et à en faire
emplir le panier.
— Elle n'a sans doute pas de mère, se dit Mau-
i
rice, et c*est elle qui dirige le ménage de son père,
elle qui achète, ordonne, surveille. Rien n'est
charmant comme une jeune fille maîtresse de
maison.
N'osant pas la suivre dans ses allées et venues
d'une boutique à l'autre, Maurice se posta à un
angle de la place, de façon à ne pas perdre la jeune
fille de vue. Bientôt, ses emplettes achevées, elle
regagna la route. La bonne posa son loui'd panier
à terre, et toutes deux regardèrent du côté opposé
à Enghien, comme si elles attendaient la venue
de quelqu'un ou de quelque chose. Après de mûres
réflexions, et surtout à l'apparition lointaine d'un
gros nuage de poussière résonnant de grelots et
de claquements de fouet, Maurice devina qu'elles
attendaient une sorte de diligence-omnibus qui
dessert les localités voisines. Plein de machiavé-
lisme, il s'élança vers la voiture, laissant l'incon-
nue au bord du chemin, et il monta en omnibus
comme un voyageur pressé.
— Décidément, je vais à Enghien, songea-t-il.
Comme il l'avait prévu, la jeune fille fit arrêter
le coche lorsqu'il passa devant elle et y entra.
Maurice put alors la regarder tout ^ son aise, car
LES CRUAUTÉS DE L'âMOUK 269
elle s'était assise en face de lui et avait relevé sa
voilette. Son joli visage, animé par la marche etla
chaleur, avait une douceur joyeuse, pleine de
charme. La blancheur de son front contrastait avec
l'incarnat pâle de ses joues et amenait tout d'abord
à la pensée la métaphore ancienne et rebattue d'un
lys près d'une rose. Pour compléter le bouquet,
ses grands yeux d'enfant rappelaient les pétales du
myosotis. Mais Maurice ne sut à quoi comparer le
joli nez aux narines larges et mobiles et la petite
moue pourprée qui relevait sa lèvre supérieure.
Quant aux cheveux, le vermeil, les blés, les rayons
de soleil y passèrent et furent trouvés tout à fait
insuffisants par l'enthousiaste et presque amoureux
jeune homme.
C'était bien la réalisation du type rêvé. Lors-
qu'elle tournait la tête et que Maurice pouvait la
voir du profil, le pli de la lèvre s'accentuait da-
vantage et donnait à la bouche une expression de
«
mutinerie pleine d'étrange té. »
La jeune fille regardait la campagne à tra-
vers les étroites fenêtres, mais bien souvent ses
yeux rencontraient le regard de Maurice. Alors
elle détournait la tête et comprimait un imper-
ceptible sourire, embarrassé, un peu moqueur.
Le jeune homme, honteux, regardait à son
tour la campagne, et, pendant ce temps, la
270 LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR
I - « I ■ ■ -
jeune fille T examinait furtivement avec curio-
sité.
De Montmorency à Enghien, la route n'est pas
longue. La diligence s'arrêta bientôt. Maurice sortit
le premier, dans le but banal de donner la main à
Mlle Juliette pour l'aider à descendre. Elle s'ap-
puya légèrement sur lui, rougissant et souriant,
puis elle traversa la rue en courant et alla frapper à
une maison. La bonne la rejoignit portant son
énorme panier. Toutes deux disparurent.
Maurice fut surpris du sentiment de profonde
solitude et de tristesse où le laissa le départ de la
jeune fille. Pendant les brefs instants qu'il avait
passés, assis en face d'elle, il s'était senti enve-
loppé de bien-être et de contentement. Et mainte-
nant, un douloureux serrement de cœur le tenait
immobile à la place où l'inconnue l'avait quitté.
— Qu'ai-je donc } se dit-il.
Les passants commençaient à le remarquer. Il
s'éloigna, alla prendre une barque et fit le tour
du lac; puis il dîna à Enghien et se retrouva
dans sa chambre sans savoir comment il y était
revenu.
Le lendemain, assis sur son lit, les coudes sur
les genoux, la tête dans les mains, il s'avoua qu'il
n'avait pas dormi de la nuit, et que, depuis la veille,
il ne cessait de penser à Mlle Juliette et à sa jolie
LES CRUAUTÉS DE l'AMOUK 27 1
petite moue. De sorte que la première action de
Maurice, après son lever, fut d'aller à Enghien et
de rôder autour de la maison où il avait vu entrer
la jeune fille. •
Cette maison était située à l'angle de la princi-
pale rue d'Enghien et de la route qui suit le che-
min de fer. Du côté de la route, se prolongeait la
palissade d'un jardin attenant à la maison, et ce
fut devant cette palissade, à travers laquelle on
pouvait voir très-aisément, que le jeune rôdeur se
promena de préférence.
Après quelques heures de guet patient, Maurice
aperçut enfin celle qu'il désirait voir. Vêtue d'un
peignoir de cachemire blanc à longs plis, elle des-
cendit lentement le perron, traversa une pelouse et
alla s'asseoir sur la planchette d'une balançoire où
elle resta quelques minutes, immobile, paraissant
songer profondément. Puis elle se leva et, mordil-
lant le bout d'une tige qu'elle venait de couper,
elle se mit à marcher tranquillement dans le jardin.
Maurice entendit le sable crier tout près de lui,
sous les pieds de la jeune fille, et, avec surprise, il
constata que son cœur battait plus fort qu'il n'était
besoin.
— Je suis fou ! Est-ce qu'on devient amoureux
comme cela du jour au lendemain > murmura-t-il
en haussant les épaules.
272 LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR
La jeune fille passa devant lui, puis s'éloigna et
rentra dans la maison.
— C'est bien elle, se disait-il en s'en allant tout
ému, je ne l'ai pas trouvée, je l'ai retrouvée. Je
serais volontiers resté toute la journée à regarder
traîner sa robe sur le sable de son jardin. Comme
ses mouvements sont doux et prudents I Je n'ai
jamais vu personne marcher comme elle, on dirait
qu'elle craint d'effaroucher les moucherons perdus
dans l'air. Comme ses cheveux sont plus beaux,
dénoués et rebelles, et que son sourire à demi
fâché est d'une adorable étrangeté 1
Jusqu'à l'heure où il s'endormit Maurice conti-
nua sa petite conversation mentale. Il récapitulait,
discutait, dialoguait, et le résultat de son monolo-
gue fut qu'il se retrouva le lendemain devant le
treillage du jardin.
Ce jour-là, il la vit armée d'une grande paire de
ciseaux, et occupée à couper des fleurs qu'elle
venait ensuite disposer dans une corbeille posée
sur un banc qui se trouvait à quelques pas de
Maurice.
Le jeune homme s'aperçut bientôt qu'il était
remarqué, car Mlle Juliette tournait souvent la tête
vers lui d'un air surpris et inquiet.
— Je suis d'une indiscrétion impardonnable! s
dit Maurice sans bouger de place.
t
I
LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 273
, Cependant il lui sembla que la jeune fille s'at-
tardait beaucoup auprès du banc, et ornait, avec
une grande lenteur, sa corbeille, tandis qu'au con-
traire, lorsque la recherche de quelques fleurs
Téloignait, elle les coupait au plus vite et revenait
rapidement.
Maurice n'osa point se réjouir, il confessa qu'il
était d'une fatuité révoltante.
Mais, une fois, Mlle Juliette, tenant une branche
de laurier-rose toute humide, s'arrêta et regarda
Maurice fixement. Le înalheureux crut lire son
arrêt de mort dans ce regard.
Il était prêt à se jeter à genoux pour demander
grâce, lorsque tout à coup la jeune fille jeta la
branche du côté de la palissade et s'enfuit. Mau-
rice passa brusquement du désespoir à la joie.
Tout tremblant, il saisit la bienheureuse branche
au travers du treillage, et, en la baisant, il se
mouilla le visage de rosée.
Rentré chez lui, il se tint à peu près ce dis-
.cours :
'— Je suis amoureux, c'est un fait. Puis-je encore
arracher cet amour de mon cœur ? Je ne le crois
pas. Et, d'abord, pourquoi voudrais-je l'arracher,
cette fleur charmante qui me parfume et m'enivre }
Ne vaut-il ftas mieux la cultiver, la soigner, afin
que l'arbuste devienne un arbre superbe qui abri-
274 L^ CRUAUTÉS DE L'aMOUR
tera ma vie> Tout cela veut dire que tu vas te
marier, mon bon Maurice ! s'écria-t-il avec un
désespoir comique.
Là dessus il se coucha, résolu de parler dès le
lendemain à Mlle Juliette.
Lorsqu'il arriva au jardin, elle était assise sur le
banc, tournant le dos à la route. Il admira ses
beaux cheveux relevés négligemment et découvrant
sa nuque blanche, leur envoya un baiser, ouvrit
la bouche pour prononcer doucement et avec ten-
dresse le nom de sa bien-aimée, et il fut sur le point
de croire qu'il avait parlé à son insu, Iprsqu'il en-
tendit une voix proche appeler :
— Juliette!
Presque aussitôt une jeune fille, vêtue d'un pei-
gnoir de cachemire blanc, s'avança dans l'allée.
Maurice la regarda avec colère, contrarié qu'elle
osât se vêtir de la même façon que celle qu'il
aimait.
— C'est sans doute sa sœur, car elle a les che-
veux blonds aussi, et lui ressemble singulièrement.
Quelle différence entre elles, cependant I combien
celle-ci est moins charmante que Juliette ! La petite
moue que j'aime tant, et qui est si gracieuse dans
le visage de l'une, devient une grimace dans le
visage de l'autre. Juliette a les narinfs un peu lar-
ges; sa sœur les a béantes et les roses de sesjouea
LES CRUAUTÉS DE L'aM^UR 275
sont des pommes, et les myosotis de ses yeux ont
«
Tair d'être peints sur porcelaine.
— On t'attend pour déjeuner! dit la nouvelle
venue.
— Elle a la voix de Juliette, pensa Maurice, mais
moins douce.
Il les regarda s'éloigner, trouvant que la robe de
Juliette ondulait avec bien plus de grâce que celle
de sa sœur. Mais, lorsque les deux jeunes filles furent
loin, il ne sut plus les distinguer l'une de l'autre.
— Décidément, grogna-t-il en s'en allant, je suis
tout à fait amoureux.
Naturellement, ce jour-là et les jours suivants
il pensa à Juliette. Mais, à vrai dire, sa rêverie fut
troublée par l'image de la sœur, qui se mêlait, dans
son souvenir, à l'image de sa bien-aimée, et sou-
vent la grimace lui revenait lorsqu'il évoquait la
jolie moue qui l'avait charmé.
Cependant, de plus en plus épris, il se creusait
la tête à chercher un moyen de voir Juliette et sur-
tout de lui parler.
Il ne trouvait rien, et avoisinait le désespoir,
lorsqu'un soir, vers huit heures, au moment où il
allait se coucher, espérant un doux songe, il fit un
bond au milieu de sa chambre, enfila un habit noir,
sauta p^r sa, fenêtre et se mît à courir vers En-
ghien.
276 LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR
Il avait une idée qui lui semblait une inspiration
céleste; il allait au Casino! Il s'était fait ccraisor.-
nement bien simple :
— On danse tous les soirs ici, les jeunes filles
aiment la danse, elle viendra.
Il était de trop boijne heure. Maurice ne trouva
dans les salons que quelques hommes chauves qui
lisaient les journaux. Il s'en alla au bord du lac; la *
lune se levait, glaçant Teau de reflets brillants.
Ceci plongea le jeune homme dans l'admiration..
Le paysage estompé de vapeurs lui parut un songe
des Mille et une Nuits. Il prît pour des anges- les'
cygnes qui regagnaient leur cahute.
— Me voilà poète ! se dit-il.
Lorsqu'il revint, les salons commençaient à
s'emplir, mais Juliette n'y était pas. Maurice était
presque découragé, lorsque quelqu'un derrière lui
s'écria :
— Voici Mme et Mlles Manivaux.
— Manivaux! Quel vilain nom! se dit Maurice.
Il se retourna, c'était elle avec sa sœur et sa
mère.
Toutes trois s'avançaient lentement, rendant
à droite et à gauche les saints dont ^n les accueil*
lait.
Maurice remercia sa bonne étoile de lui avoir
inspiré la pensée de venir au bal.
LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR rfl
Lorsqu'elles furent assîses, il regarda attentive-
ment la mère de Juliette, pour tâcher de lire sur
son visage la tendresse ou la dureté de son
cœur, et pour voir s'il avait quelque chance de le
toucher.
Pendant cet examen, Maurice subit une doulou-
reuse impression, grâce à sa nature nerveuse et
impressionnable à l'excès: il ne put voir froide
ment, sur le visage de Mme Manivaux, les traits de
Juliette vieillis, déformés, grossis et dégradés par
le temps implacable.
• — ^ Voilà donc comment elle sera un jourl se
disait-il avec' terreur.
Cependant, secouant ces vilaines idées, il alla
inviter Juliette pour une valse. Elle le reçut avec
un doux regard, et lui répondit: «Oui, monsieur, »
dans un demi-sourire d'intelligence. Bientôt Mau-
rice l'enlaça et l'entraîna rapidement, tout frémis-
sant de bonheur. Pendant la première moitié de la
valset il ne put rien dire ; il se sentait trop ému
pour parler ; il lui semblait impossible que .cette
jeune fille, qu'il épiait chaque jour de loin, à
laquelle il rêvait chaque nuit, sans transition, sans
lui avoir jamais parlé, il la tînt en ce moment eiltre
ses bras. Il respirait le parfum de ses cheveux, sui-
vait le va-et-vient de son souffle et les battements
«
278 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR
de son cœur. Il craignait que la première phrase
qui lui viendrait aux lèvres ne fût ou trop passion-
née ou trop banale, et il se taisait. Cependant,
craignant que son silence ne fut mal interprété, et
sentant d'ailleurs le besoin de le rompre, il songea
à la branche de laurier-rose.
— Je voulais vous remercier, mademoiselle,
dit-il à voix basse, c'est pourquoi je suis" venu ici,
espérant vous rencontrer.
— De quoi donc me remercier^ monsieur > dit
Juliette en levant ses yeux bleus vers lui,
— De la belle fleur que vous m'avez donnée et
qui me rend tout heureux depuis hier.
— Je vous ai donné une fleur > dît-elle en sou-
riant.
— Quoi ! ne vous souvenez-vous pas >
— Non, dit-elle, je ne vous ai rien donné; je vous
ai jeté quelque chose.
— Comme on jette une aumône à un malheu-
reux?
— Non, comme oh jette une pierre àun indis-
cret qu'on veut chasser,
— Et vous me lanciez, pour me faire fuir, une
fleur que vous veniez de mordre > J ^ ai retrouvé la
trace de vos dents.
— Si je l'ai mordue, c'est probablement par
colère.
> *
LBS CRUAUTÉS IIB L* AMOUR 279
— J'avais bien deviné que vous étiez cruelle,
dit Maurice, à voir la charmante moue de vos
lèvres. Alors vous ne voulez plus me laisser vous
regarder de loin >
— Ohl nîonsieur, dit Juliette en riant, j'ai été
patiente toute une semaine, mais Julie commençait
à vous remarquer...
— Julie >
— Ma soepr.
— Quelle idée déplorable de Tavoir appelée
Julie ! marmotta intérieurement Tamoureux.
— Je lui ai dit, pour vous excuser, reprit Juliette,
que vous deviez être un voisin, puisque je vous
avais vu en omnibus et que vous étiez descendu en
même temps que-moi.
— Que vous êtes bonne de vous souvenir de
nptre première rencontre.
— C'était un jeudi, dit-elle, mon jour d'aller au
marché.
La valse était finie. Maurice ^reconduisit Juliette
à sa place. Il fut d'une amabilité extrême avec la
mère et offrit son bras à Julie pour la prochaine
danse.
— C'est étrange, se dit-il en dansant avec elle,
lorsque je ne vois plus Juliette, il me semble que
Julie lui ressemble absolument, et cependant celle-
ci, à vrai dire, est plutôt laide avec sa grimace qui
28o LBS CRUAUTÉS DE L'aMOUR
lui retrousse la lèvre. Bon ! elle a le même parfum
dans les cheveux, mais elle en a trop mis ; suave et
délicat dans les boucles de Juliette, il me semble
maintenant violent et grossier.
— J*ai eu rhonneur de rencontrer mademoiselle
votre sœur en omnibus, dit-il, pour dire quelque
chose.
— Oui, monsieur, elle me Ta raconté, c'était son
jour d'aller au marché.
— Les mêmes paroles! pensa Maurice. Pourtant
Juliette a énormément d'esprit.
— C'est mon jour le mardi, reprit Julie ; si c'eût
été un mardi, c'est moi que vous eussiez ren-
contrée.
Maurice voulut faire un compliment, mais il dit
des choses pitoyables. Heureusement la musique
cessa, et il n'eut pas besoin d'achever sa phrase.
Cependant la soirée touchait à sa fin. Lorsque
M"* et M"" Manivaux se retirèrent, Maurice les
aida à retrouver leurs manteaux et sortit avec
elles .
— Vous n'avez pas peur d'être assassinées, trois
femmes seules? dit-il, permettez-moi de vous
escorter jusqu'à votre porte, car s'il vous arrivait
malheur je garderais un remords éternel.
— Il n'y a aucun danger, monsieur, mais puis-
que vous êtes assez aimable pour nous offrir votre
LES CRUAUTÉS DE L^AMOim 281
^^^^■^■— ^-* 111 I II ■ 1 , l ll-l ■! 1 * I ^M^I— — — ^H— — I— ^—
! ,
compagnie, nous Facceptons avec reconnaissance,
dit M"*® Manivaux, saluant et souriant.
Maurice offrit son bras à la mère et ils se mirent
en route, parlant de choses et d*autres.
— Monsieur, dit M"^® Manivaux lorsqu'on fut
arrivé, vous êtes notre voisin, j'espère que voua
viendrez nous voir quelquefois. Le dimanche, nous
sommes toujours chez nous.
— J'aurai l'honneur de me présenter chez vous
dimanche prochain, madame, dit Maurice en s'in-
clinant.
— Cette femme, pensa-t-il, est aimable comme
une mère qui a des filles à marier.
Lorsqu'il fut couché et qu'il eut soufflé sa lu-
mière, cette pensée lui vint : J'aimerais mieux Ju-
liette SI ses narines étaient moins ouvertes et si sa
bouche ne se relevait pas ainsi ; cette moue est un
défaut, en somme.
— Fou que je suis ! s'écria-t-il en se frappant le
front, c'est à sa sœur que je pense.
Le dimanche suivant, il frappait à la porte de
M"* Manivaux avec une certaine émotion.
— Madame s'habille, lui dit la bonne ; mais ces
demoiselles sont au jardin.
Et elle lui ouvrit la porte du perron. Maurice
aperçut les deux jeunes filles auprès d'une petite
3...
^s
382 LBS CRVAUTÊS DE L*AMOUR
table, elles brodaient ; devant elles se tenait de*
bout une fillette de treize ans, qui tournait le dos à
Maurice. Toutes trois étaient vêtues de la même
façon.
— Enpore une sœur ! s'écria mentalement
Maurice.
Il s'avança, Juliette lui sourit, Julie le salua, la
fillette le regarda. Maurice la regardait aussi gx
constatait que chez elle la grimace était une lippe.
— Lili, offre une chaise à nM)nsieur, dit Julie.
— Etes-vous malade? dit Juliette, vous êtes
pâle.
Maurice était pâle, en effet, et triste aussi.
— Quelle affreuse nature ai-je donc, disait-il;
qu'est-ce qui me prend > Que m'importe que ses
sœurs soient laides; je n'épouse que Juliette. Elles
lui ressemblent, cela me chagrine; il me semble
voir de mauvaises épreuves de la même statue ; ne
vais-je pas lui faire un crime de ce qu'un charme
de son visage est une disgrâce dans le visage de
ses sœurs, de ce que je lui voudrais les cheveux
noirs, parce qu'elles ont les cheveux blonds comme
elle, de ce que je n'aime plus sa robe parce que je
la vois mal portée par d'autres > J'ai failli riie fâcher
parce que. sa mère n'a plus vingt ans et était peut-
être à vingt ans aussi jolie que Juliette. Je suis
vraiment maniaque et cruel. Cette enfant va m'ai-
'1
LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 28$
mer peut-être, moi je l'adore, et voilà que je gâte
mon bonheur par ma sensibilité stupide!
Il essaya de secouer sa tristesse, mais il ne put
empêcher son cœur de se serrer.
— Vous brodez comme des fées, mesdemoi-
selles, dit-il en prenant le bout de la tapisserie de
Juliette.
— Vous vous intéressez à la tapisserie > dit-
elle.
— C'est un fauteuil, dit Julie; Juliette fait le
dossier, moi le siège ; ce dessin est compliqué.
— Moi je fais les bras, dit Lili, en étalant son
ouvrage sur la table.
— Je me perdrais dans tous ces points et dans
tous ces fils, continua-t-il la mort dans Tâme.
— Il n y aurait pas grand mal à cela, dit Ju-
liette.
— Ce n'est pas si difficile que cela en a Tair, dit
Julie.
— Je vous apprendrai, si vous voulez, dit
Lili.
— Maurice regardait les mains de Juliette,
cette vue le rassérénait. Un des doigts de la jeune
fille était orné d'une petite bague où brillait une
émeraude.
— Si elle voulait me la donner, pensait-il, je la
mettrais à mon petit doigt, s'il est assez petit.
- - « -
- -» , X
ê .
284 LES CRUAUTÉS Dfi L'ÀMOUR
Non, je k pendrais à mon cou et je la baiserais en
m'endormant.
Mais en regardant la main de Julie, il y' vit
briller une émeraude aussi. Il regarda la main de
Lili ; la main de Lili avait une émeraude ehcore. Il
n avait plus envie de la bague de Juliette.
Cependant, il tourna les yeux vers la balançoire
où il avait vu la jeune fille s'asseoir la première
fois qu'il était venu près de la palissade, puis vers
Tallée où elle se promenait seule, et enfin vers le
banc qu'il n'oublierait jamais; il se souvint du bat-
tement de cœur qui le saisissait lorsqu'elle passait
devant lui, de la joie folle qu'il avait emportée
avec la branche de laurier-rose, de ses projets, de
ses rêves, de ses espoirs; puis il regarda Juliette
en se répétant.
— Chassons les chimères, je serai heureux-
Tout à coup, un collégien de huit à neuf ans
dégringola bruyamment le perron et vint se jeter
au cou des deux jeunes filles, les embrassant et
poussant des cris insupportables.
— Grand Dieu! pensa Maurice, un frère! Son
visage le dit assez. Quel petit monstre avec ses
yeux bleus saillants, son nez camard et son bec de
lièvre ! Décidément une lèvre retroussée n'est pas
aussi gracieuse que je l'avais cru d'abord, cela
dévient aisément un grave défaut.
LES CRUAUTÉS DE l' AMOUR 285
I . , ■ .1 I ■ ■ I ■ I I I r i < I I I II
• /
Juliette avait levé les yeux sur Maurice et Texa-
minait depuis un instant, cherchant à deviner la *
cause de l'expression dure et chagrine qui avait
soudain assombri son visage.
— Pourvu que ce gamin ne s'appelle pas Roméo,
pensait Maurice.
Le collégien s'était élancé vers la balançoire et
se balançait de toutes ses forces, faisant crier les
anneaux.
— Prends garde de tomber, Jules ! lui cria
Lili.
— Jules!...
On se leva, on se promena. Les allées peu larges
permirent à Maurice de marcher seul à côté de
Juliette ; les sœurs les suivaient.
Il éprouvait une sorte de tristesse à se promener
dans ce jardin où il avait tant désiré venir. Il était
obligé de s'avouer que quelques jours auparavant
il eût éprouvé une tout autre émotion. Rien n'était
survenu cependant, et cet amour, si jeune encore,
semblait atteint d'une blessure mortelle.
— Je l'aime pourtant, se disait Maurice, suis-je
donc fou }
Il attira Juliette vers le banc et la fit asseoir à
côté de lui.
— C'est ici, dit-il, que vous rangiez avec tant
de soin des fleurs dans une corbeille. Je ne perdais
t.
286 LES CRUAUTÉS DB L* AMOUR
pas un de vos mouvements. Vous alliez d un buis-
son à Tautre, légère, fraîche comme les fleurs que
vous cueilliez ; je croyais voir la fée aux roses dans
son domaine. C'est de cette place que vous m'avez
jeté une fleur pour me chasser.
— Méchant, dit-elle, je vous Tai donnée 1
— Permettez-moi alors de vous rendre votre
doux présent, dit Maurice redevenu heureux.
Et coupant la tige d'une rose-thé, il la piqua
dans les cheveux de Juliette. Elle le remercia d'un
sourire et d'un doux regard de ses yeux couleur de
myosotis.
— Quand elle sera fanée, la garderez-vous> dit-
il à demi-voix.
— Oui, dit la jeune fille en baissant les
yeux.
En ce moment Julie et Lili, qui les épiaient sans
doute, s'éloignèrent un instant, puis revinrent.
Elles étaient allées se mettre des roses dans les
cheveux. Jules en avait piqué une à son képi.
Maurice ne put retenir un mouvement d'impa-
tience. Il arracha la rose dont il avait orné les che-
veux de Juliette et la jeta à terre.
La jeune fille se leva brusquement avec des lar-
mes dans les yeux.
— Je suis un butor, un misérable ! s'écria Mau-
rice en se cachant le visage dans les mains ; par-
LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 287
donnèz-moi, je souffre, je suis fou. Vous ne pouvez
comprendre ce que j'éprouve.
11 ramassa la fleur et la baisa.
— Laissez-moi la garder, dit-il, elle a touché
vos cheveux.
Mais la jeune fille, sans répondre, s'éloigna tout
attristée.
Maurice était au désespoir, il reconnaissait le
ridicule et l'absurdité de sa conduite, et se deman-
dait si sa cervelle était bien saine. Il se leva pour
rejoindre Juliette et obtenir son pardon, mais la
jeune fille avait disparu dans la maison; il rencon-
tra M°^* Manivaux qui descendait les marches du
perron.
Maurice s'avança pour saluer M"' Manivaux.
— Je vous demande mille pardons de vous
avoir fait attendre, monsieur, dit-elle. J'espère que
mes filles ont fait leur devoir de maîtresses de
maison.
•Et tandis qu'il balbutiait n'importe quelles phra-
ses banales, elle remonta vers la maison et le fit
entrer au salon.
— C'est bien aimable à vous d'être venu nous
voir, dit-elle en offrant un siège à Maurice.
— Mon amabilité est pleine d'égoïsme, madame,
dit-il avec, un sourire poli, croyez bien que tout le
plaisir est pour moi.
288
LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR
La conversation continua quelque temps sur. ce
ton. M^° Manivaux faisait de vains efforts pour
la rendre un peu plus intime; Maurice semblait
prendre plaisir à la maintenir sur le terrain des
banalités.
Julie et Lili étaient entrées dans le salon.
— Faites donc un peu de musique, leur dit leur
mère à bout de ressources.
Elles se firent prier d'abord, puis attaquèrent
une sonate à quatre mains .
Maurice les écouta en les regardant du coin de
Tœil avec un mauvais sourire; il ne voyait plu s que
des demoiselles à mariçr avec une faible dot et peu
d'attraits. Juliette absente, il lui semblait qu'elle
était peu différente de ses sœurs.
— Que diable fais- je- . dans ce milieu I se
disait-il.*
La sonate terminée, Maurice complimenta les
jeuQes filles et se leva pour se retirer.
— Nous nous reverrons, j'espère, dit.M"'* Mani-
vaux en lui tendant la main. Vous restez toihe la
saison >
— Non, madame, dit le jeune hofnme, de gra*
v^ affaires me rappellent à Paris plus tôt que je ne
le désirais; mais j'aurais l'honneur de venir pren-
dre congé de vous.
Juliette était entrée sur cette phrase. Maurice la
LES CRUAUTÉS DE l' AMOUR 289
regarfla. Devant la pâleur de la jeune fille et la
tristesse pleine de dignité de son regard, il sentit
son cœur se serrer, son amour lui revînt tout
entier.
Il s'éloigna cependant en jetant à Juliette un
regard chargé de repentir et de muettes prières,
qu'elle sembla ne pas voir.
' Lorsqu'il fut de retour chez lui, il ne vit plus
qu'elle- et il éprouva une vive douleur à l'idée de
partir et de cesser de la voir.
— Pourquoi ai-je dit que je partais > se deman-
da-t-il. Je suis décidément fou à lier.
Il ne put rien manger à son dîner ; la nuit, l'in-
somnie et la fièvre le chassèrent de son lit. Il
sortit et alla rôder autour de la maison de Ju-
liette.
Une des fenêtres du premier étage était éclairée,
des ombres allaient et venaient.
— Il y a quelqu'un de malade, se dit Maurice
avec un serrement de cœur.
A un moment, on ouvrit brusquement la fenêtre
comme pour donner de l'air à une personne op-
pressée.
— Elle souffre, se disait Maurice, et il me sem-
ble que c'est à cause de moi. Nos cœurs s*enteiï-
dent déjà, elle sait bien que je l'aime et semble
répondre à mon amour. Je l'ai chagrinée d'une
390 i.E6 CRUAUTÉS B» L'aUOVR
W I I i .11.
façon cruelle et stupide. Je ne mérite certes pas
d être aimé d'elle.
Et il continua de regarder aaxieus^nent la fenê-
tre, espérant que le hasard lui ferait deviner quel-
que ckose de ce qui se passait à Tintérieur. Tout
à coup, ridée que ce pouvait être Jules malade
d'une indigestion, qui tenait ai^si la snaison éveil-
lée, lui traversa l'esprit, et il se trouva si ridicule
d'être là faisant le pied de grue, qu'il sentit la
rougeur lui monter au front. Mais oe mauvais sen-
timent dura peu; il entendit quelque chose comme
un sanglot et son cœur^ plutôt que son oreille,
reconnut la voix de JuUette.
D'un mouvement irréfléchi^ il s'élançak pour
escalader la fenêtre, lorsque quelqu'un marcha*dans
la rue; il dut redescendre et le jour qui se levait te
fbr^a à s'éloigner.
Il n'osa pas, le lendemain, se présenter chçz
]^me ^nivaux, et il passa une journée affreuse. Le
soir, il alla au Casino, espérant «avoir ^ quebiue
ckose. Il fit plusieurs tours dans les s^oas et allait
se retirer^ lorsqu'il entendit dire-dearrièiTe Jw.
— Voici M"® Manivaux et son pensionnat.
— Son pensionaat ! c'^st bien ccilad ise dit Mau-
jfîc^ avec un «ourire ironique.
Jules ^'avançait k premier, pviB vmiaît L^^
puis Julie. M"**' Manivaux suivait. <On ks
LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 201
dait, ils avaient tous Tair embarrassé et un peu
gauche.
Juliette n^était pas avec eux.
Maurice se dissimula derrière les groupes, sortit
du Casino et courut vers la maison de la jeune
fille.
— Je l'apercevrai peut-être, se disait-il.
La fenêtre du salon au rez-de-chaussée donnait
sur la rue ; elle était entr ouverte, et une lumière
filtrait à travers les rideaux tirés.
— Elle est là, se dit Maurice.
Et il se coula, sans bruit, près de la croisée.
En plongeant son regard par un bâillement des
rideaux, il vit Juliette à demi couchée dans un
fauteuil, immobile, le front dans la main. La lueur
de la lampe, atténuée par lyi globe, l'enveloppait
d'une lumière pâle et douce. Elle était en peignoir
blanc ; ses cheveux blonds négligemment noués,
elle semblait con^me écrasée sous le poids d'un
chagrin.
Sa main retomba. Maurice vit qu'elle pleurait.
— Juliette! s'écria-t-il.
Et il voulut s'élancer vers elle ; mais la fenêtre
avait des barreaux qu'il secoua av^c force.
La jeune fille avait fait un bond vers la croisée :
elle écarta les rideaux. Maurice voulut lui saisir la
main, mais elle se recula.
292 LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR
— Vous êtes là! dit-elle d'une voix altérée.
— Restez, je vous en conjure, s'écria-t-il, dites-
moi que vous me pardonnez.
— Vous pardonner quoi ?
— Juliette, dit-il gravement, ne jouons pas avec
notre cœur, ne cachons pas nos sentiments sous
des mots menteurs, vous avez bien deviné que je
vous aime de toute mon âme. J'ai l'audace de croire
que je ne vous suis pas indifférent. Pourtant je
vous ai chagrinée hier, la douleur et le regret que
j'en ai ressentis m'ont suffisamment puni. Dites-
moi que vous me pardonnez et que vous m'aimez
un peu.
— Que vous importe de le savoir, dit JuKette
vivement, puisque vous partez.
— Non, Juliette, i^on, je ne pars pas, s'écria-
t-il, je ne sais quel démon m'a poussé à vous dire
cela. Je suis enchaîné ici et, le voudrais-je^ je ne
pourrais m'éloigner.
— Eh bien ! dit-elle sans réussir à dissimuler un
mouvement de joie, venez demain, il n'est pas
convenable que je vous parle plus longtemps en
l'absence de ma mère.
Il put saisir sa main et y appuya ses lèvres; mais
elle se dégagea et s'enfuit hors du salon.
Maurice s*oq alla le cœur rempli de joie.
Il revint le lendemain et trouva toute la famille
LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR 293
réunie au salon. On lui raconta que Juliette avait
été très-malade, puis que le mal avait cessé subite-
ment la veille au soir. Il échangea avec la jeune
fille un sourire d'intelligence. ^
On le retint à dîner. L'après-midi lui avait paru
longue, il n'avait pas été un instant seul avec
Juliette et avait dû soutenir une conversation
banale.
Le dîner fut un supplice. Jules était insupporta-
ble, Julie sans esprit, Lili bavardait continuelle-
ment, la table était mal servie. Maurice se retira de
bonne heure sans remarquer la pâleur et l'abatte-
ment de Juliette. Il s'en alla en sifflotant un air, le
cœur parfaitement froid.
Au Casino où il entra un instant, il rencontra un
médecin avec lequel il avait lié connaissance. Il
lui fit part du singulier état dans lequel se trouvait
son esprit.
— Vous avez on commencement de névrose, lui
dit le docteur, changez d'air, voyagez.
— Si je pouvais voyager seul avec elle! se disait
Maurice.
Quelques jours plus tard, Juliette recevait la
lettre suivante:
« Si vous ne m'aimez pas, chère et douce Ju-
liette, ne lisez pas cette lettre, elts n'aurait aucun
sens pour vous ; mais si vous éprouvez pour moi
294 LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR
un atome du sentiment profond et violent que vous
m'inspirez, au nom de l'amour, lisez-la jusqu'au
bout sans colère. Un singulier combat se livre dans
mon âme. Vous l'avez déjà entrevu sans le bien
comprendre; vous en avez souffert, hélas! et, mal-
gré tous mes regrets, je suis impuissant à triom-
pher de moi-même. J'ose à peine vous l'avouer,
Juliette, votre famille m'inspire une aversion
jalouse, j'en veux à vos sœurs d'oser vous ressem-
bler, à votre mère d'avoir été belle comme vous. Il
me semble vous voir en elles comme en des miroirs
imparfaits qui déformeraient votre image; mon
rêve est troublé, mon amour hésite. Votre beauté
se voile sous les imperfections de ceux qui vous
entourent, et, si je ne fuyais ce milieu, mon amour
succomberait comme dans un air étouffant. J'aime
mieux la souffrance qui s'empare de moi loin de
vous que l'absurde ironie qui me glace le cœur
dans votre salon. Enfin, je préfère mourir de mon
amour que voir cet amour cesser. Vous ne doutez
pas de la loyauté de mes sentiments, Juliette; j'ai
l'audace de croire que vous voudrez bien être ma
femme. Mais, si vous m'aimez, donnez-moi une
preuve de confiance. Venez à moi... Nous fuirons
loin d'ici; votre mère consentira à notre union,
flous nous marierons à l'étranger... En l'écrivant*
je vois toute Tinsanité de ma requête; pourtant, je
LES CRUAUTIiS DE L* AMOUR 295
VOUS attendrai huit jours. Passé ce temps, tout
sera fini pour moi. Je suis un misérable foU, pre-
nez pitié de ma faiblesse. »
A la lecture de cette lettre, Juliette demeura
interdite, sans voix, sans mouvement. Puis brus-
quement, son front s'empourpra, elle froissa le
papier avec colère et le jeta loin d'elle.
Maurice attendait dans une douloureuse anxiété,
la raison lui revenait peu à peu et il comprenait
toute l'indignité de sa conduite ; il sentait qu'il
s'était fermé à jamais cette maison si hospitalière
et aussi peut-être le cœur de Juliette. Il attendait,
pourtant.
Les huit jours s'écoulèrent longs et cruels. Le
neuvième matin trouva Maurice, qui ne s'était pas
couché, accablé de honte et de douleur dans le
vieux fauteuil en velours jaune.
— Que vais-^je faire maintenant) se disait-il. J'ai
moi-même, comme un enfant, brisé mon bonheur .
Ma vie est finie. J'ai un vide affreux dans le cœur»
je sombre dans un abîme que j'ai creusé à plaisir.
Elle n'est pas venue ! Pouvait-elle venir? Comment
ai-je osé lui faire une telle proposition > Enfin, c'est
fini! je vais partir. Partir où ? Mourir plutôt.
Et le jeune homme, cachant sa tête dans ses
mains, laissa éclater des sanglots qu'il ne pouvait
plus contenir.
296 LES CRUAUTÉS DE L^AMOUK
II resta longtemps ainsi, donnant un libre cours
à son désespoir.
Tout à coup il sentit une main se poser sur
son épaule. Il leva la tète. Juliette était dev.ant
lui.
L'çmotion faillit le suffoquer, il ne put trouver
Vinc parole, mais il se .cramponna à la robe de la
jeune fille comme s'il eût craint de la voir s'éloi-
gner.
— Vous êtes un enfant malade, Maurice, dit-elle
en posant la main sur le front brûlant du jeune
homme. Nous vous guérirons.
Maurice aperçut alors près de sa fille M"° Mani-
vaux qui le regardait de son doux et bienveillant
regard et semblait sur le point de pleurer au spec-
tacle de cette douleur.
— Voyez jusqu'où va la faiblesse d'une mère,
continua Juliette, elle a lu votre lettre et c'est elle
qui n'a pas voulu que je vous abandonne. Je vou-
lais effacer votre nom de mon cœur et elle a inter-
cédé pour vous, cependant je ne vous ai pas par-
donné encore, il faut d'abord que vous méritiez le
pardon de celle que vous avez gravement offensée
et qui dans sa bonté l'a oublié déjà.
— Ma mère ! s'écria Maurice en s'élançanl
vers M"' Manivaux, qui lui- ouvrit les bras en
pleurant. \
r
LES CRUAUTÉS "DE L* AMOUR 297
— Cher, enfant, dit-elle, ne vous faites pas de
chagrin, venez avec nous, je vous pardonne,
allez !
Et elle ajouta plus bas :
— Toutes ces vilaines idées vous passeront,
quand vous aurez des enfants et qu'ils ressemble-
ront à Juliette.
FIN.
TABLE
Pages.
André Ivanovitch « i
La Batelière du fleuve .Bleu 151
Llle déserte. 184
L*Esprit chagrin 263
FIN DE LA TABLE.
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