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Full text of "Les cruautés de l'amour"

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LES CRUAUTÉS 



DE L'AMOUR 



OUVRAGES DU MÊME AUTEUR 



Chez Alphonse Lemerre^ éditeur 

Le Livre de Jade (poésies chinoises). . i vol.* 
Le Dragon Impérial i vol. 

CRez Lacroix et C", éditeurs 

L'Usurpateur (ouvrage couronné par 
^ r Académie française) 2 voL 

■ 

t Chez Calman-Lévyj éditeur 

Lucienne i vol. 

Chez Charpentier, éditeur 
Les Peuples étranges i vol. 

EN PRÉPARA TION 
La Conquête du Paradis. 



Poitiers, typ. J. Ressayre. — Paris, n, rue Saint-Sulpice. 



LES CRUAUTÉS 



L'AMOUR 



JUDITH GAUTIER 




PARIS 

E, DENTU, ÉDITEUR 

LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES 

PALAIS-ROYAL, 15-I7-I9, GALERIE d'ORLÉANS 



1879 

Tous droits risenis 



J 



.* 



LES 



CRUAUTÉS DE UAMOUR 



i 



Au milieu d'une nuit d'hiver, froide et sans lune, 
un traîneau emporté par deux chevaux lancés à 
toute bride filait avec une rapidité vertigineuse à 
travers U plaine qui s'étend de Wologda à N... 

Les patins rayaient la neige, dure et cassante, 
avec un sifflement continu, les sabots des chevaux 
la faisaient craquer. et en arrachaient des frag- 
ments qui s'éparpillaient en fine poussière à droite 
et à gauche. 

Aucune lumière ne signalait le traîneau, il pas- 
sait presque invisible dans la nuit obscure, éclairée 
cependant confusément par le reflet des blancheurs 
du sol. 



LES CRUAUTÉS 



DE L'AMOUR 



LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 



En même temps, Pavel fit entrer le traîneau 
dans la cour. 

— Ah I vous n*êtes pas seul > dit André en 
apercevant Clélia qui n'était pas descendue du 
traîneau. 

— Chut, enfant ! chut ! ferme la porte ! répon- 
dit Pavel en aidant sa compagne à mettre pied 
à terre. 

Ils entrèrent dans la maison. Ivan venait à la 

r 

rencontre de son ami. Ils se jetèrent dans les bras 
l'un de l'autre et s'embrassèrent avec effusion, 
puis ce fut le tour de Catherine, la femme d'Ivan, 
que Pavel embrassa cordialement sur les deux 
joues. 

— Entrons vite! dit-il, c'est là jeune comtesse 
que je vous amène. 

— La comtesse, bon Dieu ! sans prévenir ! com- 
ment lui faire honneur et la bien recevoir? s'écria 
Catherine, tout ahurie. 

— Ne vous effrayez pas tant, un peu de feu 
pour me réchauffer, c'est tout ce que je désire, dit 
Clélia en riant. 

— Heureusement qu'à cette époque-ci le poêle 
brûle jour et nuit, dit Catherine. C'est égal, Pavel 
aurait dû nous écrire un mot. 

Ils pénétrèrent dans une pièce dont le plafond 
et les murs étaient revêtus de planches de sapin, 



LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 



agrémentées de découpures ; le parquet soigneu- 
sement gratté et savonné, avait Tair d'avoir été 
posé la veille, tant il était blanc ; entre deux fenê- 
tres, sans rideaux, s'étendait un grand canapé de 
cuir vert ; une table, quelques escabeaux complé- 
taient l'ameublement ; sur la muraille, un tableau 
représentant la Vierge et Tenfant Jésus, peint dans 
le style byzantin, jetait un éclat fauve. La robe et 
le voile de la Vierge étaient en or, découpés seu- 
lement à la place du visage et des mains qui lais- 
saient voir leur carnation brune. Devant la sainte 
image une petite lampe pendait du plafond, elle 
n'était pas allumée, d'ailleurs il était visible qu'on 
n'habitait pas d'ordinaire cette pièce, une sorte de 
rectitude et de sécheresse trahissait l'isolement 
dans lequel on la laissait. C'était un parloir plutôt 
qu'un salon. Catherine qui précédait ses hôtes, 
une lampe à la main, ne fit que la traverser, elle 
pénétra dans une salle beaucoup plus riante, en 
même temps cuisine et lieu de réunion. La lampe 
éclaira d'abord une crédence qui occupait une 
encoignure et luisait toute chargée de vaisselle 
peinte, de vases en cuivre jaune et de quelques 
objets d'argent niellé; puis elle fit voir la large 
face blanche d'une horloge à gaine en chêne sculpté 
et quelques armes accrochées au mur. 
Clélia s'assit sur un banc scellé dans la muraille 



1 



8 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 



et qui occupait deux côtés de la salle sans s'inter- 
rompre, comme un divan, et elle s*accouda à la 
grande table qui s étendait devant ce banc. 

— Ah I mon pauvre Pavel I dit-elle, tandis que 
Ivan jetait dès bûches dans le feu et que Cathe- 
rine la regardait avec une naïve admiration, il 
me semble à présent avoir fait une folie en 
venant ici. 

— Est-ce que Tendroit vous déplaît, barynia (i) > 

— Non, Mais pourrai-je vivre ici et ne vais-je 
pas gêner horriblement ces braves gens ? 

— Ah l par exemple, s*écria Pavel, en voilà une 
idée! je ne crains qu'une chose, c'est qu'ils per- 
dent la tête quand ils sauront que vous voulez leur 
faire l'honneur d'habiter avec eux. 

Catherine écoutait bouche béante sans com- 
prendre. Elle s'était hâtivement accoutrée d'une 
jupe de laine rouge et d'une vieille touloupe de 
son mari. Quelques mèches de cheveux roux, 
s'échappaient de dessous son petit bonnet d'in- 
dienne ouaté et piqué. Elle avait une bonne et 
honnête figure de paysanne. 

— Il faut nous expliquer, à la fin, Pavel, dit 
Clélia. 



(i) Maîtresse. 



LES CRUAXJTÉS DE I^'aMOUR 



— Viens ici, Ivan, et écoute ce que Ton va te 
dire, dit Pavel Pétrovitch. 

Ivan s'avança et se tint debout. 

— Vous ne connaissez pas la jeune comtesse, 
mais je vous ai bien souvent parlé d'elle. Comme 
vous savez, ma pauvre défunte fut sa nourrice, et 
moi, il me semble l'avoir été un peu aussi ; c'est 
moi qui lui ait fait goûter la première bouillie 
lorsque nous l'avons sevrée ; il me semble la voir 
encore : elle faisait une grimace qui découvrit ses 
quelques jolies dents toutes neuves, puis elle mit 
sa main en plein dans la cuiller. Vous pensez com- 
bien je l'aime ! je ne l'ai jamais quittée. Depuis 
qu'elle est une belle et noble demoiselle je suis 
resté à son service, un service très-doux, allez. 

^ Eh bien ! la pauvre chère Clélia, que nous avons 
tant gâtée, tant dorlotée, n'est pas heureuse. Sa 
mère est morte en la mettant au monde, comme 
vous savez, mais le comte était là et il adopait sa 
fille, malheureusement il est mort aussi, le cher 
barine (i), et Clélia fut confiée à un tuteur, ni bon 
ni méchant, tant qu'il fut seul, mais qui devint 
franchement mauvais dès qu'il se fût marié à une 
femme acariâtre et jalouse..* 



(i) Maître, seigneur. 



10 LES CRTIAUTéS DE L' AMOUR 

■ «^»—»— Il ■■ Il I II 1 1 ii ■ ■■■ ..— — »— »— ^— — » 

— Ah ! ne parle pas de Prascovia ! s'écria la 
jeune comtesse ; c'est une horreur cette femme-là, 
et j'espère ne jamais la revoir. Imaginez-vous, mes 
braves, — j'ai aujourd'hui dix-neuf ans, — que 
voilà trois ans que Prascovia a épousé Samaïlof, 
et que depuis ce temps-là on me traite chez moi, 
dans mon propre château, comme le dernier des 
moujiks. Prascovia trouve que ma jeunesse fait 
tort à son âge mûr, et s'en venge sur moi pafl: tous 
les petits moyens que peut employer une femme 
méchante. Moi qui étais habituée à commander et 
à faire toutes mes volontés, on peut deviner quel 
sang je me faisais; pourtant je prenais patience, 
ne sachant pas trop comment sortir de là. Mais 
voilà-t-il pas qu'à présent Prascovia veut me 
marier avec un vieillard à faire peur; conçois-tu 
cela, Catherine, un homme qui a trois fois mon 
âge, et moi qui trouve vieux un homme de vingt- 
cinq ans ! 

Catherine poussa un soupir plein de commisé- 
ration. 

A ce moment, André entra dans la salle par 
une porte donnant sur la cour. Les chevaux 
étaient à l'écurie et le traîneau rangé sous un 
hangar. 

— Mais asseyez-vous donc ! s'écria Clélia. Je 
ne pense à rien, je vous laisse là debout. 



■ T . '^ • 



LES CRUAUTÉS DE l'AMOUB 1 1 

Les paysans s'assirent sur des escabeaux, le 
jeune homme resta debout. 

— Tu ne m'avais pas parlé de ce garçon-là, dit 
Clélia en regardant André avec curiosité. Et elle 
ajouta intérieurement : Quel dojnmage! un moujik 
avoir une telle mine, pendant que tant de seigneurs 
ressemblent à de vrais sapajous ! 

Le jeune homme, un peu embarrassé, alla allu- 
mer un samovar pour préparer du thé. 

— Peut-être la barynia n'aimera pas le thé que 
nous buvons, dit Catherine. 

-;- Je suis très-difficile en effet pour cette bois- 
son, dit Clélia; mais j'ai dans ma valise du thé de 
Caravane. Ton fils s'appelle André ? dit-elle à 
Ivan. 

— André Ivanovitch. 

— Androwcha, dit-elle au jeune homme, vois 
donc derrière le traîneau, il y a une valise et une 
malle. Prends la valise. 

André sortit et revint bientôt avec la valise qu'il 
posa sur la table. La jeune comtesse ôta d'un seul 
mouvement son gant fourré et secoua un peu ses 
doigts blancs comme du lait, dont l'un était orné de 
deux bagues, enchâssant l'une un diamant, l'autre 
une large turquoise. Elle prit une petite clef et ouvrit 
la valise. 

Tandis qu'elle fouillait à travers mille objets qui 



i2 



LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 



répandaient un parfum délicieux, André la considé- 
rait avec la surprise de quelqu'un qui rêve encore. 
N'ayant pas assisté au début delà conversation, il ne 
savait ni qui elle était ni ce qu'elle venait faire chez 
eux ; il pouvait du moins connaître son vidage. Il 
vit une peau d'une incomparable blancheur, des 
yeux noir bordés de cils énormes comme ceux des 
enfants, des cheveux qui ressemblaient au vermeil 
lorsqu'il est un peu pâli par l'usage, un nez fin dont 

4 

les narines semblaient transparentes, et une bouche 
de forme un peu indécise mais d'une grâce extrême 
cependant, le sourire la soulevait d'un seul côté et 
creusait une fossette dans la joue. Les sourcils, 
très-mobiles, donnaient par instant une expression 
grave à cette tête enfantine. Le regard était plein 
d'assurance et l'on devinait une énergie tenace sous 
cette beauté frêle et mondaine, 

— Qui peut-elle être ? se demandait André. 
Elle releva son joli visage vers lui et lui tendit le 

paquet de thé enveloppé d'une feuille de plomb. 
Puis elle se débarrassa de sa pelisse de satin noir, 
doublée de renard bleu, et du capuchon qui cou- 
vrait sa tête. Les boucles d'or de ses cheveux rou- 
lèrent sur son dos. Une chaîne de Venise, qui tenait 
sa montre, s'était prise à une agrafe qu'elle arracha 
avec un mouvement d'impatience. 

— Voyons, reprit-elle, je continue mon histoire. 



LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR I5 



Pour être brève, je vous dirai que je me suis sauvée. 
Je sais bien qu*on ne pouvait pas m'obliger à épouser 
ce vilain vieil komme, mais il me fallait tous les 
jours écouter les douceurs qu'il me débitait, voir sa 
laide £gure rouge et vulgaire; chaque matin, il me 
fallait jeter au feu ses bouquets et ses lettres; de 
piuQl, entendre les reproches continuels de mon tu- 
teur et les insinuations vipérines de la chère Pras» 
covia. Je me sentais devenir folle. Alors, ^*allai 
trouver mon bon Pavel, qui souvent gémissait avec 
moi de cet état de choses, et je lui confiai ma réso- 
lution de quitter la maison. Je voulais aller en 
France, mais il me fit remarquer que je ne dispo- 
sais pas de ma fortune et que je serais malheureuse 
en France; de plus, qu'il n'était pas convenable 
pour une jeune fille d'aller ainsi courir le monde, et 
il m'offrit de m'emmener chez des braves gens qui 
m'aimeraient comme leur fille, me feraient passer 
pour une de leurs parentes et garderaient le plus 
profond secret sur ma véritable condition. Eh bien, 
me voici chez ces braves gens. Voulez-vous de 
moi> 

— Ah! sainte bonne Vierge ! s'écria Catherine, 
si nous voulons d'elle ! C'est comme si on deman- 
dait au petit agneau qui vient de naître s'il veut le 
lait de sa mère ! 

Ctélia sourit de cette étrange comparaison. 



14 LBS CRUAUTÉS DE L*aMOUR 

— Barynia, dit Ivan, vous trouverez en nous des 
serviteurs dévoués et fidèles qui n'oublieront jamais 
l'honneur que vous leur faites de choisir leur mai- 
son pour asile. 

— Mais, pour ne pas donner Téveil, il faut que la 
chère demoiselle adopte la vie et le costume d'une 
paysanne, dit Pavel. Habituée au luxe comme 
elle l'est, je crains que ce ne soit bien dur pour 
elle. 

— Que dis-tu, Palouwcha > s'écria la jeune fille ; 
pour être loin de Prascovia je consentirais à vivre 
dans les steppes de la Sibérie. Ici je serai très- 
heureuse, cela m'amusera de vivre quelque temps 
en campagnarde ; j'aime beaucoup la vie libre et 
sauvage. 

— Vous ne manquerez de rien ici, dit Ivan, et 
vos toilettes, pour être moins belles, n'eil seront 
ni moins chaudes ni moins commodes, et l'affec- 
tion de ceux qui vous entoureront vous fera 
peut-être oublier le méchant cœur de Mme Pras- 
covia. 

— Merci, mes amis, dit Clélia; je vous aimerai 
bien aussi. 

André avait apporté des verres, et l'on versa le 
thé. 

— Ecoute, Androwchâ, dit Pavel, as-tu deux 
bons chevaux qui ne s'amusent pas en route ? 



LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 1$ 

— J'ai deux trotteurs qui vous dévorent une 
vcrste comme j'avale un verre de thé. 

— Vous avez bien un traîneau ? 

— Il y en a plusieurs. 

— Eh bien, prends le plus léger et attelles-y 
tes chevaux. Tu vas me reconduire jusqu'à la 
maison de ppste de L... Il y a loin, mais les nuits 
d'hiver sont longues. Tu seras de retour au petit 
jour. 

— Pourquoi ne t'en vas-tu pas avec nos chevaux > 
dit Clélia. 

— Ah! barynia, parce que j'ai songé à tout ce 
qu'il t'a plu d'oublier. Je veux laisser croire au châ- 
teau que tu es partie toute seule et il faut que l'équi- 
page ne reparaisse pas. A la maison de poste, à 
de quelques roubles, j'ordonnerai aux palefreniers 
et aux serviteurs de dire, si on les questionne, 
qu'une dame a passé au milieu de la nuit, qu'elle a 
demandé un verre de thé, puis a continué sa course 
par la route qui mène à la station du chemin de fer 
et qu'elle doit avoir passé la frontière prussienne. 
Ensuite je rentrerai sans être vu au château et je 
serai bien étonné demain lorsque j'apprendrai votre 
disparition, on enverra aux renseignements et 
comme on vous croira hors de la Russie, on ne 
viendra pas vous chercher ici. 

— Sais-tu que tu as de l'esprit, Pavel? Tu as, ma 



l6 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR '^ 

foi, parfaitement raison. Vont-ils être furieux, mes 
chers persécuteurs I 

— Ne craignez-vous pas, chère demoiselle, dit 
Ivan, qu'ils ne profitent de votre absence pour gas- 
piller votre fortune > 

— Sois tranquille, Ivan, je serai là, dit PaveL Je 
suis rintendant du domaine et tout passe par mes 
mains. Je ne reste là-bas que pour veiller sur Ten- 
nemi : sans cela me séparerais-je de ma chère maî- 
tresse? Non, Pavel Pétrovitch ne ferait pas cela; il 
ne quitterait pas celle qu*il a fait sauter sur ses 
genoux. 

— Allons, ne sois pas triste, Palouwcha, dit la 
jeune fille, dans un an et demi je suis majeure, et 
alors tout changera à la maison. 

— En attendant, je serai content de vous savoir 
heureuse, dit Pavel. Mais hâtons-nous, le temps 
passe, il faut arriver avant le jour. 

André remit son bonnet fourré, serra satouloupe 
autour de lui et prenant sa lanterne retourna 
dehors. 

Le traîneau fut bientôt attelé. 

— Adieu! barynia, adieu 1 qui sait quand nous 
nous reverrons I dit Pavel, en baisant la robe de sa 
maîtresse; mais celle-ci lui tendit sa main qu*il 
porta à ses lèvres avec une respectueuse ten- 
dresse. 



LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR 17 

» I ■■ ■ ■ » ■ - - 1» . ■ Il I ■ il 

— Viens me voir souvent, n'est-ce pas? dit- 
elle. 

— Quand je pourrai le faire sans danger, je vien- 
drai. 

II embrassa à plusieurs reprises ses vieux amis 
et s'en alla avec André IvanovitcH. 

— Je vais te conduire à la chambre dans laquelle 
notre barine couche lorsqu'il vient à la chasse par 
ici, dit Catherine, c'est lui qui l'a fait meubler et 
c'est une belle chambre ; seulement remets ta pelisse 
jusqu'à ce que le feu soit bien allumé, tu pourrais 
recevoir un froid. 

Catherine guida la jeune comtesse vers le pre- 
mier étage. On y accédait par un escalier de bois qui 
craquait sous les pieds comme s'il eût voulu se 
rompre. 

Clélia fut enchantée de la chambre; elle était 
propre et même coquette, des rideaux de Perse à 
grandes fleurs cachaient les fenêtres; une peau 
d'ours couvrait le plancher de sapin devant le lit et 
une grande glace très-pure se penchait au-dessus 
d'une toilette garnie d'une housse pareille aux 
rideaux. 

Le poêle ronfla bientôt et Catherine ayant mis 
des draps au lit, la jeune fille commença à se dés- 
habiller. 
^ — Aide-moi, dit Clélia à la paysanne. 



iS LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 

Catherine fit de son mieux, mais elle s'embrouilla 
dans les agrafes, dans les cordons, à la grande hi- 
larité de la jeune comtesse, qui finit pourtant par se 
coucher et s'endormit bientôt. 

Elle rêva que Prascovia avait découvert sa ' 
retraite, mais qu'André l'avait enfermée dans 
l'horloge de la cuisine et mise hors d'état de 
nuire. 



II 



^1 



Le lendemain, Clélia s'éveilla tard. Catherine 
était entrée plusieurs fois dans la chambre pour 
raviver le feu ; la jeune fille n'avait rien entendu. 
Vers midi, elle ouvrit enfin les yeux, s'assit sur 
son lit et regarda autour d'elle. 

Un pâle rayon de soleil glissait entre les rideaux. 
Clélia vit que l'on avait posé sa malle sur deux 
chaises près de la fenêtre et que sa valise était là 
aussi. 

— Comment vais-je faire pour me passer de 
femme de chambre? se dit-elle en se souvenant des 
maladresses de Catherine. Bah! ajouta-t-elle^ je 
m'y habituerai bien vite. 

Elle posa ses petits pieds sur la peau d'ours et 
alla ouvrir sa malle. Après avoir jeté tout ce qu'elle 



20 LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR 



contenait sur le plancher, elle trouva enfin une robe 
de chambre de velours bleu garnie d*hermine et 
s'en revêtit; puis elle releva un peu ses cheveux, 
jeta sur sa tête un fichu en point d'Angleterre -et 
descendit. 

Toute la famille était réunie dans la salle com- 
mune et attendait le réveil de la barynia. Lors- 
qu'elle pajut au bas de l'escalier, des cris de joie 
éclatèrent et Catherine vint baiser la robe de la 
jeune fille. 

— Je me lève bien tard, n'est-ce pas, Katia, et 
vous m'attendiez pour le dîner? 

— Oh! il n'est que midi, s'écria la paysanne en 
levant les yeux sur l'horloge. 

Il y avait là deux personnes que Clélia n'avait 
pas vues la veille. 

— Daignez souffrir que je vous présente ma fille 
et mon gendre, dit Ivan. Elle se nomme Mâcha et 
lui Fedor Alexandrovitch. Croîriez-vous qu'ils 
n'ont rien entendu cette nuit ? Ils se levaient ce ma- 
tin comme André revenait avec ses chevaux. 11 leur 

a tout conté. 

• 

Mâcha et Fedor contemplaient avec une muette 
stupéfaction la nouvelle venue qui leur semblait 
une reine ou une sainte. 

— A table! à table! s'écria Catherine, la 



LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 21 



demoîselle doit avoir faim. Pourvu que notre 
pauvre cuisine ne lui déplaise pas trop ! 

— Je suis sûre qu*elle est excellente, ta cuisine, 
Katia, à en juger par le parfum qu'elle répand. 

— J'ai fait de mon mieux, dit la paysanne. 

On avait couvert la table d'une belle nappe bien 
blanche, bordée d'une bande de serge rouge et 
d'une guipure grossière, la plus belle vaisselle 
avait été tirée des armoires et un couvert en argent 
niellé brillait à la place de Clélia. 

La jeune fille s'assit à table, et tandis que 
Catherine allait chercher le chitchi (i), elle consi- 
déra ses hôtes l'un après l'autre. 

Ivan avait une figure régulière un peu colorée ; 
sa barbe large et sa chevelure séparée par une raie 
médiane, selon la mode des moujiks, étaient blon- 
des et mêlées de poils blancs; ses traits expri- 
maient la résignation et une sorte de dignité 
douce. 

Mâcha ressemblait à son père. C'était une belle 
fille grande et solide, aux cheveux abondants, aux 
lèvres rouges, aux yeux clairs, francs et gais, lais- 
sant lire jusqu'au fond de son esprit simple et de 
son bon cœur. Un enfant de cinq ou six ans la te- 



(i) Soupe faite de légumes et de viandes. 



22 LES CRUAUTÉS DE L'AlCOim 

nait par sa jupe et se mettant les doig^ts dans sa 
bouche il regardait la dame d'un air ahuri. 

Uépoux de Mâcha avait un visage honnête mais 
assez vulgaire, sa barbe lui montait jusqu*au mi-* 
lieu des joues et ses cheveux, d'un châtain clair, 
descendaient sur son front bas, presque jusqu'aux 
sourcils. Clélia considéra plus longueinent André 
qui, assis à l'extrémité du banc, tailladait machi- 
nalement un morceau de bois. Il était plus jeune de 
quelques années que Mâcha, c'était à peine si un 
duvet léger ombrageait sa bouche sérieuse. Grand 
et large d'épaules, il semblait d'une force peu com- 
mune. Ses cheveux, d'un blond foncé, pleins de 
reflets fauves, étaient très-bien plantés sur son 
front large, plus blanc que le reste du visage ; son 
nez était droit, un peu court, sa bouche admirable- 
ment dessinée, son menton d'un contour pur et 
solide. Il tenait les yeux baissés. Clélia lui parla 
pour les lui faire lever. Elle avait déjà remarqué 
leur éclat singulier. Us étaient d'un bleu étrange, 
très-clair, transparent, rappelant un reflet de ciel 
sur les glaces polaires. Audacieux et sauvage, son 
regard semblait jaillir comme une lueur d'acier. Ce 
jeune homme réalisait le type le plus parfait de la 
beautédu Nord; il faisait songer aux races an- 
ciennes, aux héros fabuleux de l'Edda, aux fils 
d'Odin, vainqueurs des dragons et des gnomes. 



LES CItUAUTÉS DE L'AMOUR 2^ 



^m 



— Quel dommage, un moujik l se dit encore 
Clélia avec un léger haussement d'épaules. 

Tout en faisant honneur au repas, qui peut-être 
à cause de la nouveauté lui sembla délicieux, elle 
fit causer un peu ses hôtes. i 

— Votre maître, quel homme est-ce ? demanda- 
t-^Ue; est-il jeune? 

— Le barine? il n'a pas trente ans, dît Ivan, 
cest un jeune homme très-dissipé, égoïste cepen- 
dant et plein de méchants caprices. 

— Tu n as pas Tair de l'aimer beaucoup. 

— C*èst le barine, dit Ivan. 

— Comment rappelle-t-on ? habite-t-il loin d'ici > 

— C'est Alexis Alexandrovitch Penoutchkine; 
sa maison seigneuriale est à vingt verstes d'ici, 
mais il y est rarement, il habite Pi ter (i), et ne 
revient chez lui que lorsqu'il n'a plus un rouble en 
poche. 

— Est-il riche ? 

Il possède ce village qui est d'un millier d'âmes 
et les champs d'ici jusqu'à chez lui, mais il gaspille 
tout et je suis certes plus riche que lui. 

— Tu es riche, toï? 

— J'ai de l'argent. 



(i) SaiQt-Pétersbourg. 



 



24 LES CRUAUTÉS DE l' AMOUR 



— Alors tu as acheté cette maison > 

— Pas si bête, pour qu'un beau matin le barine 
vende ma maison à un autre et me fasse mettre 
dehors; c'est le seigneur,, il le pourrait. Je lui 
paye une redevance et j'exploite la ferme à mon 
compte. 

— Pourquoi ne pas te racheter ? 

— Ahl pourquoi? le barine n'a jamais voulu y 
consentir, je lui ai offert d'argent plus' que je ne 
vaux. Celui-là est libre, ajouta-t-il en frappant sur 
l'épaule d'André, il était encore tout enfant lors- 
qu'un jour le barine vînt ici de fort méchante 

* humeur ; je devinai qu'il avait besoin d'argent, mais 
je n'eus l'air de rien; tout en le servant je lui racon- 
tai que mon fils était malade et que je craignais de 
le perdre. 

— Va-t-en au diable, me dit-il, je me moque 
pas mal de ton jSls ! 

— Qu'a donc le barine >dis-je. Pourquoi daigne- 
t-il se mettre en colère ? 

— J'ai perdu cinq cents roubles au jeu et ma 
bourse est vide. Qu'est-ce que ça te fait > 

— Cinq cents roubles! m'écriai-je; mais il faut 
tout une vie pour amasser cela! Moi, qui suis déjà 
vieux, je n'ai pas pu en réunir davantage. Cepen- 
dant, si mon fîls n'était pas si près de la mort, je 
les donnerais volontiers pour le racheter. 



LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 2$ 

— Eh ! il ne mourra pas ton fils I s*écria le barine, 
va vite chercher l'argent. 

Au fond,ilcroyaîtqu'Androwcha ne vivrait pas; 
mais lorsqu'il voit aujourd'hui quel gaillard ça fait, 
il grommelle et soupire ; mais ce qui est fait est 
fait. 

— Et que fais-tu de ta liberté, André? dit 
Clélia. 

•— Je chasse, dit le jeune homme. 

— Il ne dit pas tout, reprit Ivan; il a été dans les 
écoles, il sait lire, écrire, il est savant, 

— Vraiment, dit Clélia, tu es un savant? 

— C'est mon père qui le dît, répondit André. J'en 
sais assez, pour voir que je ne sais rien. 

— Comment! comment! s*écria Catherine, ne 
Técoutez pas. 

— Que comptes-tu faire > 

— Je ne sais, ma joie est de courir au grand air 
à la poursuite d'une proie; la chasse me donne 
largement de quoi vivre, je ne demande rien de 
plus. 

— Quelles bêtes chasses-tu > 

— Le loup, l'hyène, l'ours aussi. 

Le jeune homme sortit un instant et revint avec 
une pelisse doublée d'ours noir. 

— Tenez I dit-ilj voici le dernier que j'ai tué. 

'^ Sais-tu que cette fourrure est magnifique. Un 



Z6 LES CRUAUTÉS DE L'AMOÛR 

seigneur serait heureux de Tavoir ; tu n*as donc pas 
trouvé à la vendre ? 

— Oh ! si, bien souvent, mais je n'ai pas voulu 
m*en séparer, la bête m'avait donné trop de mal. 

— Il a failli être tué, dit Ivan. 

— Comment cela est-il arrivé ? demanda Qélia 
curieusement. 

— C'est très-simple, dit André, ma carabine 
ayant raté, je fus obligé d'attaquer Tours avec mon 
couteau de chasse, Tanimal s'est défendu vigoureu- 
sement, c'était son droit. Voilà tout. 

— Grand Dieu! dit Clélia, si je voyais un ours, je 
mourrais de peur. 

— Ils ne viennent pas jusqu'ici, soyez tranquille, 
dit André en souriant. 

Le chien aboya, quelqu'un entrait dans la cour. 

— Seigneur! si c'était Prascovia ! s'écria la jeune 
fille en pâlissant. 

— Ne craignez rien, dit André, c'est quelque 
voisin; mais ne vous laissez pas voir dans. cette 
toilette. 

Il sortit pour retenir un instant le visiteur et don- 
ner le temps à Clélia de gagner sa chambre. Elle 
grimpa l'escalier en courant, puis^elle s'arrêta pour 
prêter l'oreille, craignant de reconnaître la voix de 
son tuteur ou de Prascovia» mais elle entendît de 



LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR 2^ 

Il ■ I I I I I ■■■!■■ Il 11 I I 

bonnes voix rustiques qui souhaitaient le bonjour 
bruyamment. 

Catherine rejoignit bientôt la jeune comtesse. 

— Cestune baba (i), dit-elle, avec sa bru et son 
fils ; ils viennent pour savoir ce qui s'est passé cette 
nuit; ils ont entendu les chiens crier et notre porte 
cochère s'ouvrir. On est en train de leur raconter 
que vous êtes une nièce à nous au service d'une 
grande dame qui vous envoie ici pendant le temps 
que durera un voyage qu'elle fait à l'étranger. Il 
faut pourtant que tu daignes changer d'habits, et 
encore tu n'auras jamais l'air d'une paysanne. 

— Bah! bah! Katia, les moujiks n'ont pas l'es- 
prit si délié, et sous ces habits communs ils ne ver- 
ront pas autre chose qu'une fille du peuple. 

— Il ne faut pas s'y fier, ils sont très-fins lors- 
qu'il s'agit de deviner ce qui ne les regarde pas. 

— Tu diras que j'imite les manières de ma 
maîtresse. Mais voyons, quels habits vais-je 
mettre ? 

— Mâcha te prêtera ses vêtements de fête; ils 
seront trop grands pour toi, mais nous leur ferons 
des plis en attendant, et puis, pour dimanche, on 
t'aura un beau costume à ta taille. 



(i) Femme, commère. 



28 LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 

Machà accourut avec un paquet, et elles entrèrent 
dans la chambre. 

— Hélas! s*écria Catherine, tu as bien voulu 
jeter toutes tes robes à terre. Ah 1 que c'est beau 
tout cela, on voit bien que ce sont des vêtements de 
grande dame. / 

Elle se mit à rangrer la malle, poussant des cris 
d*admiration à chaque moment, j Mâcha défit le 
paquet et la toilette de Clélia commença ; elle dura 
longtemps, car lorsque la jeune fille redescendit, 
transformée en paysanne, dans la salle commune, 
il faisait nuit. Le costume lui allait fort bien, il lui 
semblait être déguisée pour jouer la comédie dans 
une réunion d*ainis. 

Ivan était seul avec son petit-fils Fédia, qu'il, 
faisait sauter sur ses genoux. On apporta de la 
lumière. Catherine et Mâcha s'installèrent et se 
mirent à coudre. Mais à chaque instant l'une d'elles 
se levait et allait surveiller le souper. 

— Où donc est André, dit Clélia, est-ce qu'il 
chasse > 

Ivan sourit finement. 

— Je ne crois pas, dît-il; il doit être cKez le vieux 
Antonovitch, un fermier du pays. 11 a une jolie fille 
qui pourrait bien plaire à notre André. 

— Akoulina, dit Mâcha en souriant aussi. 



LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 29 

^— Ah ! dit Clélia avec une sorte de dépit, est-ce 
qu*ils sont fiancés > 

— Us n'en sont pas encore là! s'écria Catherine 
en courant vers les fourneaux. 

Dans le salon de son tuteur, le plus grand plaisir 
de Clélia était d'attirer à elle les adorateurs de Pras- 
covia. Cela lui était facile : avec un regard et un 
sourire elle faisait déserter Tangle du salon où se 
tenait sa rivale et réunissait autour d'elle tous les 
préférés de Prascovia. Rien ne lui était plus doux 
que la colère impuissante de celle qu'elle détestait 
Quelquefois même elle avait agi avec beaucoup de 
légèreté, et sans aucune pitié avait tourné la tête à 
plus d'un amoureux sincère auquel elle ne faisait 
plus la moindre attention quand son caprice était 
passé. Elle eut un instant l'idée de traiter Akoulina 
comme elle traitait Prascovia, mais cette pensée 
lui fit hausser les épaules. 

Cependant, lorsque André revint, elle ne put 
s'empêcher de lui dire avec un sourire malicieux : 

— Eh bieni as-tu vu un loup aujourd'hui? 

— Je ne suis pas sorti du village, répondit 
André. 

— Tu as été voir Akoulina ? 

Ancjré regarda la jeune fîUe avec surprise. 
•— Je l'ai vue, dit-il. 

— C'est une belle fille, hein? Tu me la feras 



30 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 

connaître. A propos, contînua-t-elle, en sautant 
sans aucun à-propos d une idée à une autre, j'ai 
un projet. Je vais écrire à mon tuteur. 

— Mais, dit Catherine en posant son ouvrage, 
le timbre de la poste lui fera savoir où vous 
êtes. 

— Non, non, tu vas voir : J'ai valsé Thiver der- 
nier avec un jeune seigneur attaché à notre ambas- 
sade à Paris, je lui enverrai ma lettre en le priant 
de la mettre à la poste ; de cette façon, on me croira 
à Paris. 

— En voilà une bonne idée! s'écria Mâcha. 

— Va vite chercher ma valise. 
Mâcha sortit et revint bientôt. 

La valise qu'elle posa sur la table était un de 
ces chefs-d'œuvre compliqués de nos fabricants 
modernes. Elle était en maroquin rouge avec des 
coins de cuivre doré et un chiffre en lettres rus- 
ses relevées en bosse au milieu ; l'intérieur, tapissé 
de moire bleue de ciel, se divisait en toutes sortes 
de compartiments. L'un contenait des albums, un 
chevalet en miniature et tout ce qu'il faut pour des- 
siner et peindre ; l'autre un nécessaire de toilette, 
l'autre un bureau complet. 

Le petit Fédia s'était approché et considérait 
avec admiration toutes les belles choses que Clélia 
tirait de sa valise. Sa jolie tête aux joues roses. 



LES cRUAxrrÉs DE l'amour 31 

aux cheveux couleur de chanvre, arrivait juste à la 
hauteur de la table. Il tenait un de ses doigts dans 
sa bouche, selon son habitude. Tout à coup, il 
retira ce doigt et le posa résolument sur la petite 
couronne de comtesse qui ornait la feuille blanche 
sur laquelle Clélia se préparait à écrire. 

— C'est une bête, ça ? dit-il en levant ses grands 
yeux bleus sur la jeune fille. 

Mâcha fit la grosse voix et fronça les sourcils. 
Clélia abandonna en . riant la feuille tachée à 
Tenfant, en prit une autre et se mit à écrire avec 
rapidité. 

Son écriture était si fine, si peu accentuée, 
qu'André, de sa place, ne voyait sur le papier que 
des lignes presque droites et croyait que la jeune fille 
s'amusait à rayer le papier. Lorsque la double 
lettre fut terminée, elle la cacheta et mit l'adresse. 

— Voilà r dit-elle ; Androwcha, tu la mettras à 
la poste. 

André prit la lettre et i'egarda un instant 
l'adresse. 

— Barynia, dit-il après un moment d'hésitation, 
cette écriture est bien trop mignonne pour que nos 
employés de village puissent la déchiffrer, pour 
moi je lis ou plutôt je devine : Monsieur j mais je ne 
puis aller plus loin. De plus on, verra tout de suite 
que ce n'est pas un moujik qui a tracé ces lettres 



3 2 * LBS CRUAUTÉS DE L'AMOUR 

• - 

plus fines que les cheveux de la Vierge. Cela don- 
nerait à penser. Dans un petit endroit tout est 
remarqué. 

— Comment, mon écriture n'est pas lisible! 
s'écria Clélia, mais tout le monde la comprend. 

— Nous sommes des paysans, dit André. 

— C'est juste. Eh bien, écris toi-même l'adresse, 
dit-elle en faisant glisser une autre enveloppe ju»* 
qu'à André; c Monsieur le vicomte de P..., à l'am- 
bassade de Russie, Paris. > 

L'écriture d'André était franche, large, un peu 
lourde, mais parfaitement lisible. 

— Le courrier est parti, dit-il; j'expédierai la 
lettre demain matin. 

Le mari de Mâcha rentra sans bruit ; il ôta son 
bonnet de peau de mouton, et salua en se signant 
les saintes images dont le fond d'or brillait sur la 
muraille. Puis il vint s'asseoir au bout du banc. 

— Comme la journée a passé vite ! dit Clélia en 
écoutant sonner sept heures à l'horloge. Je n'ai pas 
même eu le temps de visiter la ferme ni le village. 

— Vous les verrez toujours assez tôt, ce n'est 
pas si beau, allez, dit le vieil Ivan ; Dieu veuille que 
vous ne vous ennuyez pas chez nous. 

— Que faites-vous d'ordinaire ici > 

— Ahl l'hiver, pas grand'chose. Que pourrait- 
on faire lorsque la neige couvre tout ! Les vaches 



r 



LES CRUAUTÉS DE l'AMÛUH 5| 

■ Il I II ■ .1 I ■ ■ ■ ' I ■ I .— .— ■ III ■ 

sont» dans les étables bien closes, avec les moutons, 
les pourceaux, les volailles ; les garçons de ferme 
suffisent à tout. On va chercher du bois dans les 
environs, on transporte du fourrage dans quelque 
village voisin. André chasse. 

' — Et le soir, on raconte des histoires et des 
légendes, dit André, pendant qu*au dehors des 
loups hurlent tristement. 

— Us viennent donc si près d*ici > 

— Quelquefois, la nuit, ils traversent le village, 
dit André. On voit la trace de leurs pas, le lende- 
main, sur la neige. On raconte même que, pendant 
uii hiver très-rude, un loup se glissa dans la cuisine 
d*une chaumière, et alla d'un air timide s'asseoir 
près du poêle. 

— C'était chez Vacia, le charpentier, dit Fédor 
en soulevant ses sourcils, celui qui habite de lautre 
côté de Tétang. 

— A la vue de cet hôte inattendu, tout le 
monde demeura immobile de peur, continua André ; 
il était là, assis, la queue ramenée sur les pattes, 
ses poils roux tout hérissés de froid, lesyçux flam- 
boyants et ne bougeant pas. Les enfants se rassu- 
rèrent les premiers et eurent l'idée de pousser vers 
lui Técuelle aux chiens. Le loup se recula d'abord 
craintivement, puis il revint et nettoya l'écuelle 
d'une seule lampée. Le lendemain, dès que l'on 



34 I^ CRUAUTâS DE l'aMOUR 

ouvrit la porte, il s'en alla; mais il revint le soir, et 
ainsi chaque jour jusqu'au printemps. 

— C'était un brave loup, dit Fédor, il n'a jamais 
fait de mal aux enfants qui jouaient tout près de 
lui ; seulement, il ne se laissait pas toucher. Quaijid 
on approchait , il reculait. Il me semble le voir 
encore avec son museau pointu et ses yeux de 
braise* 

— ^ Ecoutez donc comme les chiens grondent, 
dit André ; les loups entendent sans doute qu'on 
parle d'eux, ils rôdent sur la lisière du bois. 

En disant cela, le jeune homme s'était levé et 
avait décroché son fusil. 

— André! André! n'y va pas, s'écria Clélia, tu 
me ferais rêver de loups toute la nuit. 

— Est-ce que tu vas chasser à une pareille 
heure? s'écria Catherine toute tremblante; de- 
viens-tu fou > aller ainsi, quand on n'y voit rien du 
tout, pour se faire dévorer par ces vilaines bêtes-là! 

^- Bah ! bah! dit André en haussant les épaules. 
Mais il n'insista pas et posa son fusil contre la 
muraille» 



m 



Clélia eut de la peine à s'endormir cette nùit-là ; 
elle éprouvait une sensation étrange dans ce mi- 
lieu nouveau pour elle. Après l'animation de l'exis- 
tence mondaine à laquelle elle était accoutumée, il 
lui semblait que la vie s'était soudainement figée, 
comme l'ondulation de l'eau sous l'étreinte de la 
glace. Ce village silencieux et désert, qu'elle n'avait 
fait qu'entrevoir sous son manteau de neige, lui 
paraissait fantastique ; elle se croyait arrivée aux 
confins des régions polaires, et n'eût pas été éton- 
née de voir au bout de la plaine des banquises 
et des ours blancs. Involontairement^ elle prêtait 
l'oreille pour écouter si les loups ne hurlaient pas« 
Elle n'était pas loin d'avoir peur et de regretter 
le château de Wologda , entouré de bonnes mu- 



36 LES XUiUAUTÉS DE L'aMOUR 

' ..... , 

raillesi derrière lesquelles on était à Tabri xie tout 
danger. Cependant le souvenir de ce beau jeune 
homme aux yeux fîers, prêt à la défendre contre 
une bande de carnassiers, la rassurra un peu, 
et elle $*endormit. 

Le lendemain elle demanda à visiter le village,. 
André fit atteler un léger traîneau. 

— Vous plait-il que je vous conduise ? demanda* 
t-il à la jeune comtesse, 

— Certes, dit-elle en s'installant dans Tétroit 
véhicule. 

André lui jeta sur les jambes sa pelisse doublée 
d*ours noir, puis 8*assit à côté d'elle, tandis que le 
garçon de ferme ouvrait la porte cochère à deux 
battants. 

Le traîneau partit aii grand galop. 

Le ciel était d'un bleu léger semé de quelques 
nuages d'or, la neige étincelait au soleil, il faisait 
froid, mais il n'y avait pas un soufQe de vent. Le 
traîneau enfila la principale rue du village. Elle était 
bordée à*tsbas (i) pour la plupart assez misérables, 
mais que la neige lumineuse ou frappée d'ombres 
bleues et froides rendait charmantes. Quelques 
visages de femmes apparaissiaient derrière les 



(i) Cabanes de paysans. 



LES CRUACTÉS DE l'aMOUB 37 

■» 

doubles carreaux des fenêtres, elles regardaient 
passer le traîneau avec une vive curiosité. 

André retint ses chevaux en passant devant 
l'église, qui dressait ses cinq clochetons surmontés 
de coupoles bulbeuses et brillantes de givre. 

^- Qu'elle est petite I dit Clélia. 

Un moujik s'était arrêté au coin de la place. 

— Ah I André Ivanovitch î s'écria-t-il, c'est là ta 
cousine > Est-^lle blanche! est-elle jolie 1 On voit 
bien qu'elle n'est pas d'ici. 

— Comme tout se sait vite au village, dit André. 
Ce vieux-là n'est pourtant pas curieux. 

Un instant après ils se croisèrent avec une jeune 
fille, qui cria : 

— Bonjour, Androwcha! 

— C'est Akoulina, dit le jeune homme. 
Clélia se retourna vivement. 

— Tu la trouves jolie? 

— C'est la plus jolie fille du village, dit André. 

— Je l'ai mal vue; n'a-t-elle pas les yeux 
gris> 

— Non, ils sont noirs comme les vôtres. 

— Est-ce qu'elle me ressemble par hasard) 

— Oh! non, dit André sans regarder Qéîia; 
vous êtes plus belle. 

Un sourire creusa dans la joue de Clélia cette 
Jolie fossette qui lui allait si bien; et elle regarda 



i*. 



38 LES CRUAVTéS DE L' AMOUR 

André avec une expression qui troubla le jeune 
homme. 

— Elle se moque de moi, se dit-il. 

Us avaient dépassé les dernières maisons du 
village. 

— Vous plaît-il de rentrer? dit André. Vous 
avez vu tout ce qu'il y a à voir. 

— Ohl non, courons encore un peu, allons droit 
devant nous, dit ,Clélia. 

André frappa ses chevaux avec les rênes repliées; 
ils secouèrent leurs grelots et partirent ventre à 
terre. Le traîneau glissa dans la plaine, franchit 
une rivière, marquée seulement par une ondulation 
de la neige, traversa un étang gelé, puis entra 
bientôt dans la forêt de pins. 

Rien n'était plus magnifique que cette forêt blan- 
che éclairée obliquement par le soleil qui se cou- 
chait pareil à une braise. Des rayons couleur de 
sang et d or jaillissaient entre les rangées d'arbres 
et faisaient de longues traînées sur la neige. Les 
lourdes branches des pins formaient d'admirables 
perspectives d'arceaux déchiquetés, de guirlandes 
d'argent en fusion, frappées de reflets d'un azur 
intense, et dans les facettes du givre le soleil fai- 
sait pétiller des milliers d'étincelles. 

— Que c'est beau! s'écria CléUa, et que c'est 
bon de courir ainsi comme des fous sur cette 



i; 



LES CRUAUTE DB V/MOVK 39 

neige intacte! Encore! encore! plus loin, plus 
vite! > 

— Vous n*avez donc plus peur des loups? dit 
André en souriant. Ne voyez-vous pas que le soir 
vient? 

— Mon Dieu ! les loups I dit-elle, en se serrant 
contre son compagnon. Je n'y songeais plus. Je t'en 
supplie, André, rentrons, cette forêt m'épouvante 
à présent. 

— Ne craignez rien, je parlais pour plaisanter ; 
cependant, il ne serait pas prudent de s'avancer 
plus avant dans le bois. 

André fit tourner ses chevaux et regagna la 
ferme. En descendant du traîneau, il soutint Clélia 
par le coude et elle le remercia par un charmant 
sourire. 

— Vraiment, se dit-elle le soir en posant sa joue 
sur son oreiller, cela m'amuse de faire tourner la 
tête à ce paysan. 



IV 



Dans le village on ne parlait que de la nièce 
d'Ivan Ivanovîtch et de son arrivée soudaine. Les 
commentaires, les conjectures se succédaient à 
riniîni. Chacun se posait mille questions pour les- 
quelles on n'avait aucune réponse. Pourquoi Ivan 
n'avait-il jamais parlé de cette nièce? Pourquoi 
était-elle arrivée la nuit et sans être attendue? 
Pourquoi était-elle si blanche?... A toutes ces' 
questions, on s'entre-répondait invariablement: 
Oui, pourquoi ? 

Le dimanche était impatiemment attendu. On la 
verrait au moins à la sortie de l'église, cette mys- 
térieuse personne; on pourrait lui parler et appren- 
dre quelque chose. 

Le dimanche vi^t et la petite église aux cinq 
clochetons couverts de givre s'emplit de tous les 



LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 41 

habitants du village. Il ne resta dans les isbas que 
les malades et les infirmes. 

La famille d'Ivan Ivanovitch arriva la dernière ; 
la faute en était à Clélia qui avait consacré de lon- 
gues heures à sa toilette, d'ailleurs charmante. La 
jeune comtesse avait adopté le costume national 
porté encore les jours de fêtes dans les campagnes 
et, tout surchargé de pierreries et d'or, aux bals 
de gala à la cour. C'était une tunique à taille très- 
courte, en damas bleu de ciel ouaté et piqué, bordée 
d'un large galon d'or et retombant sur une jupe de 
drap fin. Au-dessus du front s'arrondissait le />ovoi'- 
nik^ cette coiffure qui a la forme d'un large diadème. 
Il était en velours bleu clair brodé de palmettes d'or. 
Les cheveux d'un blond si doux de Clélia, réunis 
en une sçule tresse, lui tombaient jusqu'aux jarrets. 

Elle ne parut nullement embarrassée de voir tous 
les regards toui'nés vers elle. Elle s'avança tran- 
quillement avec un demi-sourire un peu méprisant. 
Il était trop facile de triompher au milieu de ces 
femmes empaquetées dans une sorte de redingote 
informe, la tête couverte d'un simple mouchoir noué 
sous le menton. 

Akoulina seule portait, comme Clélia, le costume 
national. 

La paysanne était peut-être plus régulièrement 
belle que la jeune comtesse, mais il lui manquait 



»T 



42 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 

cette grâce des gestes, cette finesse de la peau, 
cette expression séduisante et fine du regard. 
Âkoulina se sentait vaincue, sans doute, par la 
nouvelle venue, car elle avait pâli à son entrée et 
la dévisageait avec une attention jalouse. Clélia, 
pendant ce temps, regardait en souriant la mes- 
quine décoration deTéglise, les saints bruns, gros- 
sièrement peints sur fond d'or, la grille, dédorée 
et rouillée par places, de Tlconostase. 

Ivan et Catherine paraissaient tous fiers et heu- 
reux; André Ivanovitch, au contraire, avait une 
expression de visage soucieuse et triste : les regards 
fixés à terre, il semblait réfléchir profondément et 
oubliait de prier. Il ne tourna pas une seule fois la 
tête du côté d'Akoulina. 

A la sortie de Téglise, la foule chuchotante et 
bourdonnante stationna sur la place, piétinant la 
neige, mais Clélia se déroba à la curiosité en 
montant avec Catherine, Mâcha et le petit Fedia 
dans une troïka (i) conduite par André, et qui 
partit au galop, tandis qu'Ivan et Fedor revenaient 
à pied tout en causant avec ceux qui s'empressaient 
autour d'eux. 

La déception fut grande; il y eut presque une 
petite émeute. 

(i) Traîneau à quatre places. 



LES CRUiLUTÉS DE l'AMOUR 4$ 

— C'est donc une dame, qu'elle ne peut faire 
dix pas à pied? s'écria Akoulina qui, avec son 
instinct féminin, soupçonnait quelque mystère. 

Cependant, on ne se tint pas pour battu. C'était 
dimanche; on avait le temps de flâner. Les plus 
curieux allèrent à la ferme et manifestèrent fran- 
chement leur désir de faire un peu connaissance 
avec la nièce d'Ivan Ivanovitch. 

CléHa fut charmante avec les visiteurs. Ivan leur 
offrit du cognac qu'elle leur servît elle-même. Elle 
leur disait de l'air le plus sérieux du monde qu'elle 
était bien heureuse d'être parmi eux, et que son 
plus grand désir était de rester toujours au village. 

L'inquiétude et la sourde colère qui agitaient 
André devant les familiarités, très-naturelles entre 
égaux, que prenaient avec elle les moujiks, la 
divertissaient beaucoup. 

Un jeune gars, tout ébahi de sa beauté, se mît à 
lui faire gauchement la cour, avec des mines et 
des tours de phrases si bizarres que Clélia rit aux 
larmes, ce qui flatta énormément le jeune paysan, 
qui s'en alla très-épris et plein d'espoir. . 

Ce fut au point que le lendemain, il envoya son 
père demander à Ivan la main de sa nièce. 

Lorsque André vit arriver le vieux Piotr, père 
du prétendant, qui rarement quittait la petite 
auberge qu'il dirigeait, il devina le but de sa visite. 



44 LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR 

■ ■ Il I I !■ ■ I I 

Tandis qulvan faisait asseoir son hôte près du 
poêle et lui versait un verre de thé, André gagna 
la chambre de Clélia et heurta à la porte. 

— Qui est là } dit la jeune fille. 

— C'est moi, dit André. Me permettez-vous de 
vous dire un mot > 

— Entre, entre. 

Le jeune homme ouvrit la porte, mais resta sur 
le seuil. 

-— Eh bien ! dit Clélia, viens donc. Qu'est-ce 
qu'il y a ? 

— Barinya, dit André, vous avez dû déjà vous 
apercevoir que votre rôle de paysanne vous expose 
à entendre des propos peu faits pour vos oreilles. 

« 

Hier, un paysan a osé vous parler d'amour. 

— Ah I le moujik à la barbe jaune! s'écria Clélia 
en éclatant de rire au souvenir de son nouvel 
amoureux. 

— Vous vous êtes moquée de lui, bien qu'il fût 
dans son droit en courtisant une paysanne, mais 
les moujiks ont l'esprit borné et celui-là n'a pas cru 
vous déplaire. 

— Vraiment. 

— Son père est en bas qui demande votre main 
à mon père. 

— Est-ce possible ? s'écria la jeune fille en se 
remettant à rire. 



LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR 4$ 

— »— » Il I I ii-^»^— ^■— — ^1 < I— — ^.^ ^— ^— i— ^-»^— ~— — — ^^-^-^— ^i— ^^— ■ I ■ ■ 

— Vous ne rirez peut-être plus si ce fait se 
renouvelle souvent, dit André, et c'est ce qui arri- 
vera. Ces braves gens vous offenseront sans le 
vouloir en vous poursuivant de leurs protestations 
sincères mais un peu rudes et campagnardes, ils 
vous ennuieront et vous irriteront. 

— Tu as raison, Androwcha, mais comment 
empêcher que ces gars aient envie de m'épouser> 

— Il y a un moyen... 

— Lequel? dis donc. 
André hésita un instant. 

— C*est de me permettre de dire que vous êtes 
ma fiancée, reprit-il enfin d'une voix un peu trem- 
blante. 

— C'est cela ! c'est parfait ! tu seras mon bouclier, 
s'écria Clélia ; viens, descendons sans bruit ; je 
suis très-curieuse ; allons écouter ce qu'ils disent. 

Ils arrivèrent en bas sans être entendus et entre- 
bâillèrent la porte. 

— Comme cela il s'est décidé en un instant, 
votre fils } disait Ivan en se balançant sur sa chaise. 

— Tout à coup, reprit Piotr ; je lui ai fait 
observer que c'était peut-être un peu trop prompt, 
qu'il fallait réfléchir ; mais il m'a objecté qu'un 
autre pourrait le devancer et qu'il n'y avait pas de 
temps à perdre. Eh bien ! qu'en dites-vous > 

— Je dis... je dis que c'est impossible. 

a* 



46 LES CRUAUTÉS DB l'AMOUR 

— Comment I impossible! et pourquoi cela> 
Est-ce que vous nous méprisez ? s'écria Piotr en 
se levant. 

— Te mépriser! Qu'est-ce que tu chantes > Tu 
perds la tête, balbutia Ivan qui ne savait trop que 
dire. 

En voyant l'embarras de son père, André entra. 

— Je ne vous dérange pas, j'espère ? dit-il. 

— Non, non, dit Ivan, pas du tout ; voilà Piotr 
qui me demandait la main de ta cousine. 

— Eh bien ! tu lui as dit qu'elle était ma fiancée, 
et que nul n'a le droit de lever les yeux sur elle ? 

— J'allais le lui dire lorsque tu as ouvert la 
porte, s'écria Ivan tout heureux d'être tiré d'em- 
barras. 

Catherine et Mâcha, qui tenait son fils dans ses 
brajs, entrèrent dans la salle. Clélia les suivait. 

— Ça va bien, Piotr > dit Catherine en frappant 
sur l'épaule du vieillard. 

— Bien ! bien I merci. Ainsi, vous êtes fiancés > 
dit-il en regardant les jeunes gens. 

— Mais oui, dit Clélia qui baissa les yeux. 

— Eh bien, et Akoulina > 

— Akoulina, s'écria Clélia en bondissant vers 
André, qu'est-ce que cela veut dire ? est-ce 
que pendant mon absence tu as aimé une autre 
femme > 



LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 47 

— Rassure-toi, dit André; j'avais de Tamitié 
pour cette jeune fille, mais je ne lui ai jamais parlé 
d'amour. 

— Allons, dit Piotr, je vois que je n'ai plus 
rien à dire. Je vais tâcher de consoler mon fils. 

Lorsque le vieillard fut parti, Clélia s'assit sur 
le banc auprès d'André rêveur. 

— J'ai un regret, à présent, dit-elle; j'ai peur 
d'avoir compromis ton avenir. 

— Comment cela ? dit André. 

— Mais cette jeune fille dont nous parlions ne 
te pardonnera pas de l'avoir délaissée ainsi pour 
une autre. Elle se mariera peut-être avant qu'on 
ait pu lui faire connaître la vérité, et, si tu l'aimes, 
tu seras malheureux. 

— Ne vous inquiétez pas de cela, dit le jeune 
homme avec une sorte d'accablement; si j'ai aimé 
Akoulina, je ne m'en souviens plus. 



V , 



Quelques jours plus tard Pavel Petrovitch vint 
à la ferme, il avait pu quitter le château sans 
éveiller de soupçons et apportait des nouvelles. 

Lorsqu'elle le vit, Clélia lui sauta au cou. 

— Bonjour, père ! s'écria-t-elle, quelle bonne 
idée tu as eue de m'amener ici ! 

— Vous êtes contente, barynia, dit Pavel, tant 
mieux ; au château c'est autre chose. 

— Ah ! Prascovia est bien furieuse ? 

— Madame Prascovia est plutôt satisfaite de 
votre départ, elle donne des bals et des fêtes dans 
lesquels elle peut briller tout à son aise. C'est 
votre tuteur qui n'en revient pas ; le premier jour 
il est entré dans une telle colère que l'on a craint un 
coup de sang ; il a fini par se calmer un peu et, à ma 



LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR 49 

grande surprise, n'a ordonné aucune recherche ; il 
a dit partout que vous étiez malade, puis une lettre 
est arrivée de Paris, je ne sais ce qu'elle contenait, 
mais le seigneur a eu un nouvel accès de rage. 
Quelques jours après il a annoncé votre départ 
pour Nice où le médecin vous conseillait d*aller 
passer l'hiver. 

— Alors il prend son parti de ma fuite ? 

— Nullement, il veut la tenir secrète ; il compte 
aller à Paris et vous ramener. 

— Qu'il y aille. J'y consens, dit Clélia qui se 
prit à rire. 

— Il paraît que vous avez renversé un de ses 
plus chers projets en refusant le mari de son choix» 
dit Pavel. 

— Il voulait relever sa fortune aux dépens de la 
mienne, en me faisant épouser son associé ; et j*ai 
été fort sage en me dérobant brusquement à leurs 
combinaisons. Mais ne parlons pas davantage de 
ces vilaines choses-là. Vois comme je suis 'bien, 
transformée en paysanne. 

— Vous êtes jolie comme un ange dans ce cos- 
tume, comme sous vos atours de grande dame, dit 
Pavel. 

— Vraiment, dit* Clélia, c'est donc pour cela 
que j'ai tourné la tête à plusieurs moujiks. Pour 



50 LES CRUAUTÉS DB L* AMOUR 

me débarrasser d*eux, je me suis fiancée à André 
Ivanovitch. 

— Un brave et beau fiancé que vous avez là, dit 
Pavel, où donc est-il > 

— Je ne sais, ditClélia, je neTai pas vu aujour- 
d'hui. 

— Il est allé à la ville je ne sais trop pour quoi 
faire, dit Ivan, qui jetait d'énormes bûches dans le 
poêle. 

Pavel passa quelques heures encore à la ferme, 
puis il s'en retourna. 

André rentra peu après. 

11 trouva Clélia seule dans la salle commune ; 
elle tenait un ouvrage à la main, mais ne travaillait 
pas. Assise près de la fenêtre, elle regardait dans 
la cour à travers les doubles vitres. 

— D'où donc viens-tu, André ? dit-elle en se 
retournant vers le jeune homme; je m'ennuie quand 
tu n'es pas là. Le devoir d'un fiancé n'est-il pas de 
rester auprès de son amie > 

— Je crains de vous obséder, barynia. Je ne suis 
qu'un fiancé pour rire et je ne dois jouer mon rôle 
que devant les étrangers, sinon je vous deviendrai 
aussi insupportable que ceux dont j'ai voulu vous 
délivrer. 

— Ne crois pas cela, tu es le seul avec qui je 
puis un peu causer ici. En ton absence, je m'en- 



LES cKUAirrés de l'amour 51 

nuîe vraiment. Voyons, pourquoi es-tu resté aussi 
longtemps dehors ? 

— Si je vous le dis vous vous moquerez de 
moi. 

— Qui sait? 

— Je suis allé à la ville... 

— Eh bien ? 

— Voici, barynia : vous avez été obligée d'ôter 
de vos doigts vos belles bagues pleines de diamants, 
qui ne convenaient pas à une paysanne ; mais une 
fiancée doit porter un anneau. J'ai été vous en ^ 
chercher un. 

— Ah ! c'est pour cela que tu es allé à la ville, 
dit Clélia en penchant la tête d'un air rêveur. 

— Est-ce que cela vous fâche > -' JT'.^s. 

— Voyons cet anneau. / r ''!'■ :> 
André lui montra un petit anneau d'or finemenj 

ciselé. V ^ 

Tous deux dans l'embrasure de la croisée incli- 
naient la tête et fixaient leurs regards sur le frêle 
bijou, symbole de tendresse éternelle. Us demeu- 
rèrent un instant silencieux. 

— Le voulez-vous > dit enfin André d'une voix 
qui, malgré lui, tremblait. 

— Mets-le toi-même à mon doigt, dit Clélia en 
lui tendant sa main blanche et fine. 

Le jeune homme eut un tressaillement. Il leva 




$2^ LBS CRUAUTÉS DE L* AMOUR 

son regard clair sur Clélia et lui passa lentement 
Tanneau en effleurant à peine son doigt. 

Clélia fut vaguement effrayée en recevant ce gage 
d'amour. Elle sentait bien qu'en dépit de lui-même 
peut-être le jeune homme venait de lui donner 
toute son ânue, et qu'il serait victime du jeu cruel 
auquel elle se plaisait. Un instant elle avait éprouvé, 
elle aussi, une émotion singulière, toute nouvelle 
et qui la plongea dans une rêverie profonde. 

Elle s'éloigna bientôt sans dire un seul mot et 
se sauva dans sa chambre. 



VI 



Un matin il se fit un bruit inaccoutumé à la 
porte delà ferme. C'était des aboiements de chiens, 
des tintements de grelots, des voix criant d'ouvrir. 

Clélia qui venait de se lever courut à la fenêtre 
de sa chambre et regarda à travers les vitres. 

On ouvrait à deux battants la porte cochère, et 
elle vit un jeune homme en costume de chasse 
descendre d'un élégant traîneau, puis empoigner 
par la peau du cou un magnifique chien de chasse 
qu'il mit à terre. Un autre chien s'élança d'entre 
les jambes du cocher et se mit à gambader sur la 
neige en aboyant gaiement, tandis que son compa- 
gnon secouait ses oreilles. 

— Allons! paix, Endymion ! cria le jeune homme. 
A bas, Phœbé I tenez-vous tranquilles. 



54 LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 

Ivan accourut, Téchine courbée, et baisa la 
manche du seigneur. Au même moment Catherine 
entra comme un coup de vent dans la chambre de 
Xlélia. 

— Le barine I cria-t-elle, le barine qui arrive 
sans avoir prévenu ! 

— Eh bien, qu'est-ce que cela fait ? dit Clélia. 

— Quand il vient ce n'est jamais rien de bon, 
dit Catherine, et puis qu'allons-nous lui dire > tu 
lui fais rhonneur d'habiter sa chambre. 

— Ne t'effraie pas pour si peu de chose, on 
transportera mes bagages dans une autre pièce et 
il ne saura rien. 

— Il faut que j'aille le saluer, dit Catherine. 
Et elle sortit comme elle était entrée. 

Clélia termina sa toilette et, poussée par la 
curiosité, descendit aussi. 

On avait ouvert la porte de cette salle où l'on 
n'entrait jamais, et qu'elle avait traversée la nuit 
de son arrivée. Le nouveau venu était assis sur le 
divan de maroquin vert, il caressait la tête de 
Phœbé posée sur ses genoux, tout en parlant à 
Ivan qui se tenait debout devant lui. 

Clélia le considéra de loin par la baie de la porte. 
Il paraissait trente ans environ. Grand, mince, un 
peu maigre même, le sang à fleur de peau, ce qui 
rendait son visage plus foncé de ton que ses che- 



LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 55 



▼eux un peu clair-semés sur le sommet du crâne 
et que sa moustache couleur de paille. Ses yeux 
étaient d*un bleu mat et ses arcades sourcilièrcs 
proéminentes, dénuées de sourcils. 

— Je sais que ton fils n'a pas son pareil à la 
chasse et que nul mieux que lui ne sait trouver la 
trace d'un loup, disait-il à Ivan sans le regarder, 
c'est pourquoi j'ai devancé mes amis, qui viendront 
me prendre dans quelques heures, pour lui dire 
d'aller faire une battue dans la forêt et de diriger 
notre chasse. 

— Le malheur veut qu'Androwcha ne soit pas à 
la maison en ce moment; il est allé aux étuves, 
mais il ne peut tarder à rentrer. 

— Ah! c'est ennuyeux, je suis pressé, dit le 
jeune homme d'une voix brève, en soulevant par 
une grimace la peau de son front. 

— Je vais envoyer Fedor à sa recherche, dit 
Ivan, qui s'éloigna en trottinant. 

Le barine se leva et se mit à se promener dans 
la salle. Il demanda du feu à Catherine qui appor- 
tait le samovar, et alluma un cigare. 

Tout à coup il aperçut Clélia. 

— Qui est celle-là ? dit-il vivement. 

— C'est ma nièce, une bien gentille enfant, 
allez, dit Catherine; elle est venue nous voir, la 
chère petite. 



$6 - LBS CRUAUTÉS DE L* AMOUR 

— Mais elle est charmante, vraiment! Allons 
donc, approche! 

Clélia s*avança d*un air gauche et timide en 
roulant entre ses doigts le bord de sa tunique. 

— Quels yeux! quels cheveux d'or! s'écria le 
jeune homme. D'où diable sort-elle? Eh bien, sers - 
moi le thé. 

La jeune fille obéit. 

-— Comment t'appelles-tu, hein > 

— Clélia. 

— Sais-tu que tu me plais ! 

— C'est bien de l'honneur pour moi, murmura- 
t-elle avec un imperceptible sourire. 

— C'est incroyable comme tu es jolie. Si tu veux, 
je t'emmène avec moi. Qu'en dis-tu > 

— Mais, seigneur... balbutia Clélia. 

Il lui avait pris les deux mains et la tenait debout 
devant lui. 

— C'est convenu, tu viendras avec moi, reprit- 
il; mais d'abord, embrasse-moi. 

Et il la saisit brusquement dans ses bras. 
Clélia poussa un cri et essaya de se dégager. 

— Est-ce pour voir cela que l'on m'a envoyé 
chercher? s'écria tout à coup André qui entra im- 
pétueusement dans la salle et repoussa le seigneur 

— Eh! qu'est-ce qui te prend, à toi ! dit celui-ci 
en devenant pourpre; ne sais-tu pas qui je suis! 



LES CRUAUTÉS DB L* AMOUR S 7 

— S*il touchait à ma fiancée , notre czar lui- 
même ne serait qu'un homme au bout de mon 
poing, dit André en dardant sur le barine son re- 
gard d'une fierté sauvage. 

— Ah! elle est ta fiancée > C'est fâcheux : je vais 
l'emmener. * 

— Si vous persistez dans ce projet, — il advien- 
dra de .moi ce qu'il plaira à Dieu, — mais vous ne 
sortirez pas vivant d'ici, dit André en saisissant 
brusquement un escabeau. 

— Ah çà, il veut m'assommer celui-là! s'écna 
le seigneur qui cette fois-ci pâlit. 

- — André! André! es-tu fou? hurlait Catherine 
qui s'était jetée à genoux et faisait des signes de 
croix précipités. 

— Le barine ! menacer le barine ! murmurait 
Ivan glacé d'épouvante. 

Clélia s'était jetée sur la poitrine d'André, elle 
lui abaissa le bras doucement. 

— Calme-toi, lion farouche, je me charge de tout 
arranger, dit-elle en lui effleurant presque la joue 
de ses lèvres. 

En sentant cette haleine tiède courir sur son 
visage, André sembla devenir aussi faible qu'un 
enfant ; il chancela et alla s'adosser tout pâle 
contre la muraille. 

Clélia se retourna vers le barine : 



S8 



LES CRUAOTlte DB L'AMOUR 



— Tu es gentilhomme, n'est-ce pas, et capa- 
ble de tenir un serment? lui dit-elle en fran- 
çais. 

— Si je suis gentilhomme, on ne s'en douterait 
guère à voir de quelle façon on me traite ici, dit le 
jeune homme encore tout tremblant de rage. Mais 
on s'en apercevra à la manière dont je me ven- 
gérai. 

— Tu pardonneras à ce garçon, quand tu con- 
naîtras les motifs qui Tout fait agir. 

— Ah çà! qui es-tu, toi, pour me parler sur ce 
ton ? Est-ce que tu te crois mon égale, parce que 
tu as appris le français ayec quelque femme de 
chambre de ta maîtresse? 

— Je suis ton égale, en eflFet, dit Clélia, et nous 
avons dû nous rencontrer souvent dans le monde. 
Mais, puisque tu ne me reconnais pas, je ne' te dirai 
mon nom que si tu me jures de ne révéler à 
personne que je suis ici. 

— Il me semble en eflFet connaître votre visage, 
dit le jeune homme en considérant plus attentive- 
ment Clélia. Mais... parfaitement! vous êtes la 
comtesse Grégorowna. Il est impossible de vous 
oublier lorsqu'on vous a vue une fois. 

— Vraiment > dit Clélia avec un sourire moqueur, 
eh bien, me jurez-vous de ne4^uiiàis dire que je me 
suis réfugiée dans cette ferme > 



LBS CRUAUTÉS DE L'AMOUR 59 

— Je le jure sur ma vie. Mais par le ciel, quel 
malheur vous a frappée > que faites-vous ici > 

— Je me suis enfuie de chez moi parce que Ton 
voulait me marier contre mon gré, voilà tout. Je 
tiens à disposer de moi-même. 

— Vous avez mille fois raison et vous pouvez 
être sûre de ma discrétion, d'ailleurs vous êtes sur 
mes terres ; vous trahir serait manquer à tous les 
devoirs de Thospitalité, mais pourquoi cet insolent 
moujik vous nomme-t-il sa fiancée > 

— Il a pris ce prétexte pour pouvoir me défen- 
dre, dit Clélia. Je vous prie, pardonnez-lui sa 
vivacité, 

« 

' — Si ce n'était pas une telle bouche qui demande 
sa grâce, je le ferais envoyer et pour longtemps eii 
Sibérie, dit le barine en reprenant l'idiome russe, 
mais voué avez sur moi un pouvoir dont vous ne 
vous doutez pas : depuis que je vous ai aperçue 
dans le monde, vous êtes pour moi l'étoile inacces- 
sible qui brille à l'horizon. — Je dis cela tout fran- 
chement comme je le pense. — Aussi je consens à 
tout oublier pour vous prouver que je suis votre 
esclave. 

Un sourire méprisant effleura les lèvres de la jeune 
fille. 

— Tu entends ; André > je te pardonne, continua 
Pénoutchkine en frappant sur l'épaule du jeune 



60 LES CRUAUTÉS DE'L*AMO0R 

homme. Tu as voulu me tuer, je daigne Toublier au 
point que je te demande de nous mettre sur la piste 
de quelque loup, moi et les compagnons qui vont 
me rejoindre. Ça va-t-il > 

— Oui, dit André qui avait consulté Qélia du 
regard, vous me retrouverez sur la .lisière du 
bois. • , ^ 

Il aUa prendre sa carabine et sortit aussitôt.' 

m 

Catherine se précipita aux pieds du barine et l^î -* 
embrassa les genoux. 

• — Ah ! que tu es bon ! disait-elle, ah ! que tu es 
bon ! 

— Ce n*est pas moi qu*il faut remercier, c*est la 
comtesse Clélia Grégorowna, dit Pénoutchkine en 
repoussant la paysanne. 

Catherine se traîna jusqu'à Clélia, qui la releva 
et Tembrassa. 

— Essuie tes yeux, voyons ! dit-elle. Tu ressem- 
bles à ma chère nourrice, et quand je la voyais 
pleurer, je pleurais aussi. 

Bientôt les amis de Pénoutchkine arrivèrent, ils 
ne descendirent pas de voiture et appelèrent de la 
porte. 

— Hâte^toi, Alexandrovitch, disaient-ils, la 
matinée est déjà avancée, nous serons pris par la 
nuit. 

— Ne vous montrez pas à eux, dit le jeune sei- 



\\ 



LES CKUAUTéS DE l'aMOUR 6x 

lll'l' - ■ 1^1 ■ " ■ I I I M .-I.I 111^ llll ■ I ■■ 

gneur à Clélîa, vous êtes bien trop belle pour une 
paysanne. 

— Vous vous y êtes trompé, cependant, dit- 
elle. 

— J*ai été ébloui, aveuglé, mais mon cœur, lui, 
ne se trompait pas. 

Pénoutchkine appela ses chiens, baisa la main 
de la jeune comtesse, puis sortit en lui jetant un 
, regard humble et languissant. 



VII 



André revint tard dans la soirée. Clélia avait 
^oulu qu'on l'attendît pour le souper. 

— Le repas est triste lorsqu'il manque un 
convive, disait-elle. 

Catherine était inquiète et soupirait à chaque 
instant, elle ne pouvait croire que le barine eût 
sincèrement pardonné à André. 

— A la chasse, une balle perdue, c'est si facile, 
disait-elle. 

Clélia, par moment, partageait ses craintes, 
mais André revint tout couvert de neige et un 
peu las. 

— Que saint Serge et la bonne Sainte-Vierge 
soient loués ! s'écria Catherine en le voyant. 

— Eh bien! chère mère, croyais-tu que le 



LES CRUAUTÉS DB L'aMOUR 6$ 

loup m*avait croquée dit le jeune homme en 
riant. 

— Le loup, non pas... grommela Catherine qui 
n'acheva pas sa pensée et servit le souper. 

— Voyons, raconte-nous ta chasse, André, dit 
Clélia, qui avait ressenti un singulier mouvement 
de joie en voyant revenir le jeune homme sain et 
sauf. 

Un sourire dédaigneux plissa les lèvres d'André. 

— Ils se sont mis à cinq pour tuer une malheu- 
reuse louve,, dit-il, et encore ils Tout manquée, et 
elle s'est retournée contre eux. Le seigneur Pénout- 
chkine Ta échappé belle. 

— Ah! comment est-ce arrivé? dis-nous cela, 
s'écria Mâcha. 

— Voici, répondit André. Us avaient tiré leurs 
cinq coups de carabine: trois balles allèrent couper 
quelques brindilles aux sapins; deux seulement 
portèrent. La bête était atteinte à l'épaule et avait 
une oreille emportée. Les chasseurs étaient si sûrs 
de l'avoir tuée, qu'ils coururent à elle; mais la 
louve se releva furieuse et s'élança sur eux. Tous 
s'enfuirent, à l'exception de Pénoutchkine, qui fut 
renversé et se mit à pousser des hurlements 
affreux. Je n'étais pas loin ; j'accours. Les cris du 
seigneur dominaient les aboiements des chiens, 
qui, mieux avisés que les hommes, se tenaient à 



64 



LE» CRUAUTE DE L'aMOUR 



MM. 



distance. Le banne est, en effet, dans une position 
fâcheuse, me dis-je, éprouvant malgré moi une 
invincible envie de rire. Je ne pouvais tirer de peur 
d*atteindre Thomme, mais les loups et moi nous 
sommes de vieilles connaissances, je bondi» sur la 
bête et je lui enfonce dans le crâne mon couteau 
de chasse avec tant de force qu*il s*est cassé dans 
la blessure, mais Tanimal est mort sur le coup. 

— Quelle audace! Sais-tu que tu es admi- 
rable I s'écria Clélia. Ainsi tu lui as sauvé la vie à 
ce Pénoutchkine, tu es dégagé envers lui mainte- 
nant. 

— Il ne m'a même pas remercié et il me déteste 
plus que jamais; cela m*i9iporte peu. C'est autre 
chose qui m*inquiéte ; vous lui avez avoué ce matin 
qui vous étiez. Etes-vous . sûre qu'il gardera le 
secret ? 

— Androwcha, tu oublies ceci: je suis une 
riche héritière qui n*a pas encore fait choix d*un 
mari, dit Clélia avec un sourire amer. 

André leva sur elle son beau regard lumineux. 

— Tu ne comprends pas, continua-t-elle ; c'est 
juste, ton cœur est simple et honnête. Eh bien, 
Pénoutchkine, qui a gaspillé sa fortune, ne serait 
pas fâché d'épouser la mienne ; il sera discret. 

— Moi, qui ai plus vécu qu'André, j'ai deviné la 
pensée du barine quand il a pardonné si vite, di) 






LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 6$ 

Ivan ; certainement, il songe à épouser la demoi- 
selle. 

— C'est un seigneur, dit André avec un imper- 
ceptible froncement de sourcils, il peut penser à 
elle sans ToSenser. 

— Ce n'est pas à moi qu'il pense, c'est à mon 
argent, dit Clélia; mais qu'importe! cela nous 
rend certains de sa discrétion ; c'est tout ce qu'il 
faut. 

Il était tard, on se sépara bientôt. 

André, malgré la fatigue qu'il éprouvait, ne put 
dormir cette nuit-là. Il cherchait à se rendre compte 
de l'état singulier dans lequel était plongé son 
esprit depuis quelque temps. Il constatait qu'une 
seule pensée l'occupait, qu'un seul nom était sur 
ses lèvres, qu'un être qu'il ne connaissait pas 
quelques mois auparavant était devenu l'unique 
intérêt de sa vie et avait jeté comme un voile sur 
ses affections anciennes. Il se demandait comment 
il avait pu en arriver là et pourquoi il ne s'était pas 
mieux défendu de cet amour insensé dont il avait 
dès le premier jour deviné le danger. 

Il s'était imaginé trouver un refuge auprès 
d'Akoulina, pour laquelle il croyait avoir dt 
l'amour; mais, à côté d'elle, il s'était ennuyé et avân 
songé à Clélia. D'ailleurs, il ne pouvait plus retoui- 
ner dans la maison d'Antonowitch depuis qu'il 



66 LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 

était ostensiblement le fiancé de sa prétendue 
cousine. Ces fiançailles simulées avaient achevé de 
porter le trouble dans son âme en précisant ses 
sentiments : il était amoureux d'une femme aussi 
inaccessible pour lui que pour le phalène obscur la 
lune resplendissante vers laquelle il s'efforce de 
monter dans la nuit. Le mouvement de folle rage 
qui s'était emparé de lui lorsqu'il avait vu Pénout- 
chkine entourer de ses bras la taille de Clélia l'avait 
éclairé définitivement sur l'état de son cœur: ce 
n'était pas l'irritation de voir insulter devant lui une 
noble demoiselle prise pour une paysanne, mais 
bien un sentiment de jalousie, douloureux et vio- 
lent, qui l'avait animé. 

Mais, dans cette journée si agitée, il y avait eu 
un moment plein dé douceur dont André ne voulait 
pas se souvenir et auquel, malgré lui, il revenait 
saiis cesse : un instant la jeune fille s'était appuyée 
sur sa. poitrine, il avait respiré le parfum de ses 
cheveux et senti près de ses lèvres voltiger un 
souffle léger. Toute sa vie s'effaçait devant cette 
minute d'ivresse. Cependant, il se répéta cent fois 
que tout cela était de la folie, qu'il fallait chasser 
de son esprit ces pensées coupables, et, le lende- 
main, lorsqu'il se leva, après une nuit d'insomnie, 
il était résolu à dompter son cœur et à revenir à la 
raison. 



LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 67 



Il prit son meilleur cheval et passa toute la 
journée dehors; il tua quelques corbeaux qu'il ne 
ramassa pas et un renard qu'il rapporta à la ferme. 

Clélia s'était mortellement ennuyée et impatientée 
pendant cette journée. Catherine avait eu à souffrir 
de sa maussaderie, Mâcha avait été rudoyée, puis 
la jeune fille s'était excusée, prétextant un grand 
mal de nerfs. Les deux femmes étaient tout attris- 
tées de la voir ainsi. 

Lorsque André revint, Clélia lui dit brusque- 
ment, moitié riant, moitié fâchée: 

— Tu sais, je n'entends pas avoir un fiancé qui 
sorte ainsi sans ma permission. 

— Labarynia daigne semoquerdemoi,dit André. 

— Je veux être la maîtresse au logis et il faudra 
que mon mari m'obéisse, continua-t-elle. 

André la regarda un instant. 

— Les paysans ne sont pas ce que vous croyez, 
dit-i! avec une singulière expression, ils battent 
leurs femmes et ce sont eux qui commandent. 

— Est-ce vrai, cela, Katia> s'écria la jeune 
coçitesse. 

— Ivan ne me bat pas, dit Catherine, mais cela 
est cause que l'on se moque quelquefois de lui au 
village. 

Aussitôt après le souper, André, prétextant une 
grande fatigue, se retira dans sa chambre. 



68 LES cRUAtmfcs DE l'ahour 



Le lendemain il allait repartir comme la veille 
pour passer la journée loin de la ferme lorsque sa 
mère l'arrêta comme il se mettait en selle. 

— Reste, André, lui dit-elle, la demoiselle était 
toute soucieuse hier, j'ai peur qu'elle ne soit souf- 
frante, elle a besoin de sortir un peu, tu attelleras 
le traîneau. 

— Fedor le fera et promènera la demoiselle. 

— Mais peut-être aime-t-elle mieux que ce soit 
toi. 

— Pourquoi donc, ma mère> s'écria André; 
Fédor sait conduire les chevaux aussi bien que 
moi. 

Et il lâcha la bride à son cheval qui partit au 
galop. En s'éloignant, le jeune homme éprouva un 
affreux serrement de cœur; il fut sur le point de 
revenir en arrière; mais il triompha de cette fai- 
blesse et s'enfonça dans le bois. 

Le soir, Clélia ne lui parla pas. Elle avait refusé 
de sortir et semblait triste. André se sentit une 
sorte de remords. Le lendemain, il resta. 

— Voulez-vous faire un tour en traîneau > dit-il 
à la jeune fille après le premier repas. 

— Je devrais te refuser, dit-elle, mais j'ai envie 
de voir la neige. Allons! 

Ils partirent. 

André s'aperçut que les deux jours qui venaient 



LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 69 

de s*écouler et pendant lesquels il avait lutté contre 
lui-même n'avaient eu pour résultat que de rendre 
son amour plus ardent. Il craignait de ne pouvoir 
dominer l'émotion qui le gagnait en se retrouvant 
si près de celle qu'il voulait fuir, et il lui fallait 
toute son énergie pour se souvenir que ce n'était 
pas vraiment sa jeune fiancée qu'il emportait 
ainsi à travers les steppes de neige, mais bien 
une grande dame qui se jouait de lui. 

Par instant, un mouvement de colère faisait 
bondir son sang. 

— Dans ce désert, où elle est seule avec moi, 
elle n'éprouve pas la moindre inquiétude, se disait- 
il, elle me méprise trop pour me craindre. 

Et il jeta sur elle quelques regards que, par 
bonheur, elle ne comprit pas. 

Lorsqu'il rentra, il était mécontent de lui-même; 
il s'en voulait d'avoir consenti à cette promenade, 
d avoir été sans énergie et sans volonté. 

— Bientôt je deviendrai lâche, se disait-il; les 
nuits sans sommeil m'épuiseront et un enfant aura 
raison de moi. Il faut que je trouve un moyen de 
sortir de cet état. 

Quelques jours plus tard, il s'habilla pour la 
chasse et partit de grand matin. Avant de monter 
à cheval, il embrassa sa mère. 



70 LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR 

> ' . ... , , I 

— Je tuerai un loup aujourd'hui, lui dit-il avec 
un rire éclatant. 

Catherine rentra dans la maison toute troublée, 
elle n'aurait pu dire pourquoi, mais son cœur de 
mère, qui s'alarmait souvent pour peu de chose, 
avait reçu une secousse douloureuse en voyant 
partir son fils. Elle n'avait pas osé essayer de le 
retenir, elle savait bien que cela eût été inutile. Elle 
demeura un instant comme pétrifiée sur le seuil de 
la porte, puis rentra, les yeux pleins de larmes, et, 
s'agenouillant sur le banc de bois scellé à la mu- 
raille, elle fit une longue prière devant l'image de 
saint Serge. 

Son intention était de garder pour elle seule son 
inquiétude, mais au milieu du déjeuner elle poussa 
tout à coup un grand cri. 

En levant par hasard les yeux, elle venait de voir 
sur la muraille les armes d'André accrochées en 
croix comme à l'ordinaire. 

— Seigneur! il n'a pas pris sa carabine, s'écria- 
t-elle. Je savais bien qu'il méditait quelque folie! 

Clélia pâlit et regarda Catherine avec angoisse. 

— Qu'est-ce qui te prend ? Qu'est-ce que tu as ? 
dit Ivan en posant violemment son verre sur la 
table. 

— André a oublié son fusil, dit-elle; tiens, 
regarde, toutes ses armes sont là. 



Hes cruautés de l'amour , 71- 

Ivan se retourna : 

— Eh bien! dit-il, c'est qu'il aura pris celles de 
Fédor. 

— Oh ! non, dit Fédor, pas possible. Mon fusil 
ne vaut rien et André le sait. 

— Il aura trouvé en route un ami qui lui en aura 
prêté un; d'ailleurs, s'il n'a pas pris ses armes 
c'est qu'il n'en avait pas besoin. 

— Il m'a dit qu'il tuerait un loup. 

— Allons! allons! tu es folle. Ne vas-tu pas 
pleurnicher à présent? Tu t'imagines que ton fils a 
toujours trois ans et qu'il ne peut faire un pas ans 
toi. 

— Hélas I un malheur est si vite arrivé ! dit 
Mâcha. 

— Bon I voilà l'autre ! s'écria Ivan en frappant 
du poing sur la table. Finirez-vous, enfin > 

En entendant son grand-père faire la grosse voix, 
le petit Fedia se mit à pleurer. 

— Ah! vous me faites peur à la fin! s'écria Clélia 
qui s'enfuit en pleurant aussi. 

Elle se sauva dans sa chambre et s'assit au bord 
de son lit toute surprise de se sentir si (vivement 
émue. 

— Suis-je folle ? se dit-elle. Qu'est-ce donc que 
'ai } Il me semble que s'il arrive malheur à ce gar- 
çon, c'est moi qui en serai cause. 



72. LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 

Catherine vint la rejoindre dans sa chambre. 

— Que tu es bonne, lui dit-elle, tu partages 
même nos peines. 

— Voyons, dis-moi la vérité I s'écria la jeune 
fille, pourquoi es-tu inquiète comme cela ? 

— Je ne sais, un pressentiment ; une mère s'ef- 
fraie si vite ! Il m'a semblé qu'André était singulier 
ce matin : ses yeux brillaient plus encore que de 
coutume. Il m'a embrassée, puis a poussé un éclat 
de rire qui m'a fait mal. 

Clélia baissa la tête. 

— Mais que crains-tu, enfin, dit-elle d'une voix 
presque timide, a-t-il donc quelque raison pour 
mourir? 

— Mourir I que dis-tu là ? mon fils croit en Dieu, 
et il n'est pas fou, s*écria Catherine, rien ne lui 
manque ici, il est heureux. 

— Alors que crains-tu ? 

— Que sais-je, un malheur, une imprudence, il 
est si audacieux. 

-^ Mais il est adroit aussi, et fort, il ne lui arri- 
vera rien, dit Clélia, qui reprit toute sa tranquil^ 
lité. 

Catherine aussi se calma un peu et vaqua aux 
soins du ménage; mais la journée fut triste. Au 
dehors il faisait sombre, une tourmente s'était 



USS CRUAUTÉS DE L*AMOUR , 75 

' ■ ■ ■ ■ ■ ^*— ^— — «— Il ■ 1— — «— — i*— ^1» 

élevée et soulevait la neige, qui bientôt tomba à 
gros flocons. 

Clélia, à travers les vitres, la regardait tomber. 
Ainsi secouée par le vent, la neige semblait sale, 
couleur de cendre, elle tourbillonnait, fuyait, puis 
revenait dans un tumulte silencieux ; par moment 
elle paraissait remonter, puis Toeil fatigué ne savait 
plus distinguer si elle montait, descendait ou 
oscillait seulement en restant stationnaire. A une 
trouée, brusquement creusée par la bourrasque, 
Tillusion se dissipait. 

Le soir vint ; après avoir longtemps attendu 01/ 
se mit à table sans André. 

Ivan, à son tour, baissait la tête, mais il ne parlait 
pas et cachait son inquiétude. A chaque instant 
Mâcha se signait et Catherine allait entre-bâillerla 
porte et prêtait Toreille. 

— Il neige toujours, disait-elle en revenant. 
Clélîa, ejle aussi, prêtait Toreille au moindre 

bruit; ses remords lui revenaient, elle se sentait 
coupable et eût donné la moitié de sa fortune pour 
voir le jeune homme apparaître dans Tencadre- 
ment de la porte. 
Tout ^ coup, elle tressaillit. 

— J'entends quelque chose I dit-elle» 
Tous retinrent leur souffle. 

Le bruit, amorti par la neige, du galop d'un 

I 



74 LES CRUAUTÉS DE L'ilMOUH 

cheval, s'affirma bientôt. Catherine courut à la 
porte. 

— Cestluil c'est lui! Il revient! sécria-t-elle. 
Etions-nous bêtes ! 

Peu après, André entra dans la salle. 

En le voya.nt, Clélia ne put retenir un cri d'eflEroi 
et d'admiration. 

Le jeune homme était couvert de sang, tête nue, 
les chdVeux en désordre et pleins de neige. Une 
expression étrange de sauvagerie joyeuse et héroï- 
que illuminait son visage. Ses yeux clairs étince- 
laient. Il portait sur l'épaule le cadavre d'un loup 
de grande taille. 

— Est-ce que je vous fais peur, barynia ? dit-il 
à la jeune fille; la bête est morte, ne craignez 
rien. 

— Tu ne peux t'imaginer combien tu es beau 
et terrible ! dit-elle.. 

— Pourquoi me dites-vous cela > murmura 
André. 

— Je le dis parce que c'est vrai. Si un peintre 
était ici, il me comprendrait. 

— Certainement il est beau, mon fils! s'écria 
Catherine qui se.haussa pour l'embrasser. 

André laissa glisser l'animal à terre. 

— Mais le sang va couler sur le plancher, dit 
Ivan» 



LBS CtlUAUTÉS DB L'AMOUR 75 

— Celui-là n'a pas perdu une goutte de sang, 
dît André; on ne trouvera sur sa fourure ni le trou 
d*une balle ni celui d'un poignard, je l'ai étranglé 
avec les deux mains que voilà. 

— Mon Dieu ! il est fou 1 s'écria Catherine, il ne 
chasse plus, il se bat avec les bêtes fauves, c'est 
donc exprès qu'il n'avait pas emporté ses armes l 
Eh ! bien ! et tout ce sang qui est sur toi ? 

— C'est le mien. L'animal ne s'est pas laissé 
tuer comme cela sans rien dire, il s'est bien défen- 
du. J'avais cette idée d'attaquer la proie avec les 
seules armes que Dieu m'a données. 

— Pourquoi as-tu fait cela, enfant ? dit Ivan avec 
jgravité. 

— Je me sentais devenir lâche, et je croyais 
n'avoir plus de force. J'ai voulu voir, répondit le 
jeune homme.' ' 

— Tu as bien fait, dit Ivan. 

Catherine se signa et cracha par terre en enten- 
dant une pareille chose ; puis elle alla chercher le 
souper d'André qu'elle avait tenu au chaud. 

Le jeune homme s'assit à table et but avidement, 
mais mangea peu ; et, comme pris de paresse et 
de somnolence, il mit sa tête dans ses mains et 
demeura immobile, répondant à peine aux questions 
dont on l'accablait. 

Bientôt, les paysans allèrent se coucher. Clélia 



76 LES cRUAxrrÉs de Camouk 



resta seule en face d* André quî ne la voyait 
pas. * 

Elle posa la main sur le bras du jeune homme. 

— Pardon, dit-il en relevant vivement la tête, je 
suis impoli... La tempête brutale m*a soufflé au 
visage pendant de longues heures, la chaleur de la 
chambre m*engourdissait. 

— André, dit'Clélia doucement, qu'est-ce que tu 
as? dis-le-moi. 

— Je crois que j'ai la fièvre, dit-il en essayant de 
dégager son bras* 

— Tu feins de ne pas me comprendre, mais je 
vois bien que depuis quelques jours il se passe en 
toi quelque chose d'extraordinaire. Ouvre-moi ton 
cœur, je t'en prie. 

— Vous ouvçir mon cœur, que demandez-vous 
làl s'écria le jeune homme d'une voix qui effraya 
Clélia. Vous voulez que je déchaîne la bête fauve 
que j'enferme en moi et qui me ronge; vous voulez 
l'entendre hurler, la voir se débattre dev^-iit vous. 
N'en avez-vouspas peur? Ouil c'est vous quî l'avez 
fait naître et grandir; vous croyiez que c'était un 
agneau; c'est un lion sauvage; ne jouez pas avec 
lui. 

— Tu es vraiment très-bien ainsi : l'éclat de tes 
yeux #6t incomparable, dit Clélia, qui, la tête ap* 



LBS CftUAUTÉS DB l'AMOUR 77 

puyée sur sa main, reg^dait André avec une admi- 
ration insolente. 

— Ne riez pas, madame, dit-il; vous n'avez pas 
le droit de me mépriser. Je suis loin de vous, mais 
j'ai le cœur plus haut que beaucoup de vos égaux : 
ceux-là consentent à être l'esclave et le jouet d'une 
femme coquette; je me croirais méprisable si je fai- 
sais comme eux. Ici, nous sommes simples et rudes, 
nous ne savons pas mettre dans notre voix cette 
inflexion caressante qui vous prend comme dans un 
lacet, nous n'entendons rien à ces regards si doux 
qui vous entrent dans le cœur et qui pourtant ne 
veulent rien dire. Par désœuvrement, par habitude, 
je ne sais pourquoi, vous m'avez regardé avec ces 
regards-là! protégée par votre orgrueil, vous avez 
daigné m'éblouir avec la tranquillité du soleil, qui 
sait bien qu'on ne peut pas l'atteindre. Eh bien! je 
ferme les yeux, je ne veux pas devenir fou. Ah! 
vous voulez le savoir? Oui! c'est pour vous firir que 
je cours dans les bois et que je recherche la compa- 
gnie des bêtes sauvages, c'est pour faire taire mon 
sang que je me bats corps à corps avec les loups, 
je veux tuer cet amour outrageant pourvous, mortel 
pour moi. Je sais bien que je vous prive d'un passe- 
temps qui vous plaisait, mais c'est avec ma vie que 
vous jouez. 

— Tu es méchant, André, on ne m'a jamais 



I 



r 



1 



I 



78 LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 

parlé ainsi, dit délia; je quitterai ta demeure puis- 
que ma présence t'irrite. 

André devint pâle et regarda Clélia avec épou- 
vante. 

— Vous voulez partir d'ici, s'écria-t-il après un 
instant de silence, et c'est moi qui vous chasserai! 
Je deviens fou, voyez-vous, j'ai élevé la voix, je me. 
suis plaint de vous. Un moujik vops parler de la 
sorte I c'est que j'ai la fièvre, je vous l'ai dit, j'ai 
senti aujourd'hui les dents d'un loup m'entrer dans" 
la gorge, j'ai perdu beaucoup de sang, je ne suis 
pas comme d'ordinaire, pardonnez-moi, dites-nioi 
que vous ne partirez pas. 

— Je resterai, mais, je t'en prie, calme-toi, dit 
Clélia. Qu'as-tu donc pour être si pâle? ton front 
brûle, tu es malade. Mais mon Dieu! s'écria-t-elle, 
son sang coule encore, il va s'évanouir. 

— Ne craignez rien ; tout à l'heure, quand vous 
avez dit que vous partiriez, j'ai cru que j'allais 
mourir, maintenant c'est passé. Tout ce que j'ai 
dit, oubliez-le et pardonnez-moi. Je serai votre 
esclave, votre fiancé puisque vous le voulez, jus- 
qu'au jour où vous retournerez chez vous; alors, 
nous verrons. 

. — Tais-toi, enfant, tu es dans une étrange 
exaltation ce soir, dit Clélia en comprimant avec 
son mouchoir la blessure qu'André av^t au cou. 






LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 79 

Vous êtes étonnants, ici, vous ne faites attention à 
rien; un seigneur, dans Tétat où tu es, serait 
entouré de médecins et gémirait dans son lit. 

— Bahl ce n'est rien, un peu de sang de moins 
cela fait du bien. 

— Et c'est à cause de moi que tu te fais dévorer 
parles loups, reprit la jeune fille; si tu avais été 
tué je n'aurais plus pu vivre tranquille; tu crois 
peut-être que je n'ai pas de cœur et que tu m'es 
indifférent, tu te trompes; je te jure que si tu étais 
mon égal je t'aimerais de toute mon âme. 



VII 



Quelques brises tièdes commençaient à courir 
dans Tatmosphère, les rivières brisaient leur four- 
reau de glace, la neige s*amollissait aux rayons 
plus chauds du soleil. C'était la fin de Thiver et le 
printemps préparait sa venue. Il s'annonça d'abord 
par un abominable gâchis de boue et de neige 
mêlées, les rues du village devinrent des fondrières 
infranchissables par-dessus lesquelles on jetait des 
ponts. Dans les champs, la neige, qui tenait encore 
par places, ressemblait à un vieux drap troué; le 
tracé des routes et des sentiers reparaissait; au 
loin les pins s'enveloppaient d'un brouillzird violet; 
plus près, ils reprenaient leur couleur sombre et 
laissaient tomber de leurs branches les derniers 
lambeaux de givre. 



LES CRUAUTÉS DE L*AMQUR 8l 

Bientôt tout vestige de neige disparut et les 
travaux des champs commencèrent. 

La ferme s'anima: les volailles reprirent position 
dans la cour; les pigeons roucoulèrent sur le toit; 
on donna de l'air aux étables, on ouvrit les gre- 
niers, on descendit de blé pour les semailles. 

Le matin, deux paires de bœufs partaient attelés 
aux charrues et les hommes restaient dehors toute 
la journée. 

D'ordinaire André, bien qu'il fût chasseur, prenait 
plaisir aux travaux des champs, mais cette année^ 
là il ne sembla pas s'apercevoir que le printemps 
fût venu. Quand [Clélia dormait encore ou .était à 
sa toilette, il passait des heures entières absorbé, 
ne disant rien, n'écoutant rien. 

— André! André! tu rêvasses trop, lui dit un 
jour son père en le voyant accoudé à la table les 
regards fixés sur le plancher, ne viendras-tu pas 
aux champs > 

André fit signe que non. 

Le paysan haussa les épaules. 

— Il faut marier ce garçon-là ! grommela-t-il en 
s'en allant. 

Dans l'après-midi André courait avec Clélia à 
travers la campagne. Ils allaient voir les premières 
feuilles ouvertes, le premier buisson en fleur. La 
jeune fille s'émerveillait de tout, elle demandait le 



• f . ^ \ 



82 L^ CRUAUTÉS DE L'AMOUR 

nom de chaque arbuste, de chaque plante. Une 
grenouille effrayée, plongeant brusquement dans^ 
une flaque d'eau, la faisait rire comme une enfant, 
elle criait de peur quand un insecte traversait le 
sentier, ou bien elle s'arrêtait, un doigt sur les 
lèvres, pour regarder un oiseau qui sautillait près 
d'eux de branche en branche. 

André lui disait le non de l'insecte, lui racontait 
les mœurs de l'oiseau. 

— Comme tu es savant ! disait Clélia. 

Ils rencontraient souvent des paysans qui les- 
saluaient de loin et leur criaient : 

— Eh bien, à quand donc la noce > 

Ou bien l'on disait gaiement à André, en lui 
fçappant sur l'épaule : 

— Est-il heureux, ce gaillard-là ! 

— Pauvre garçon ! murmurait Clélia, comme 
tu supportes patiemment tous ces ennuis I 

— Quoi donc > disait André, n'a-t-il pas raison? 
Je vous vois à toute heure, votre bras s'appuie sur 
le mien, vous ne vous irritez pas si mon regard 
s'arrête, sans pouvoir s'en arracher, sur votre beau 
visage. Je suis parfaitement heureux. 

Un bruit singulier commençait à se répandre 
dans le village : on disait que la nièce d'Ivan Ivano- 
vitch n'était pas sa nièce, mais bien une dame du 
monde qui avait commis un crime et que la police 



LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 83 i 

■"'■'■■'■■ f' ' ' ' ' ■ ■■■ Il I 

recherchait. Elle avait promis une somme considé- 
rable à Ivan s'il réussissait à la dérober aux pour- 
suites, ses fiançailles avec André n'étaient qu'une 
tromperie de plus. C'était Akoulina qui avait mis 
cette histoire en circulation. Elle assurait que lors-* 
qu'il ne se savait pas observé, André pariait à la 
dame comme on parle à un supérieur. Ce bruit 
commençait à - prendre de la consistance. André 
en fut informé et s'en inquiéta assez vivement à 
cause de la portion de vérité* qu'il contenait^ 

Un jour, il faisait chaud déjà, Clélia s'était éten- 
due à l'ombre d'un taillis ; André était près d'elle. 
Ils ne parlaient pas, La lumière dorée du soleil se' 
glissait en minces fils par les entre-croisements des 
branches et sautillait à la pointe des herbes. Un 
rossignol chantait dang un arbre voisin. André 
regardait la jeune fille qui, par instant, le regardait 
aussi tout en mordillant une fleur. 

Tout à coup, avec son oreille de chasseur, André . 
distingua un iiïiperceptible froissement dans les 
buissons. 

— ' Il y a quelqu'un là, se dit-il. 

Et il se pencha vivement vers Clélia. 

— Reprenez votre rôle de paysanne, lui dit-il, 
nous sommes épiés... Ahl ma douce chérie! conti- 
nua-t-il à haute voix, il n'arrivera jamais ton père, 
ni le jour dç notre mariage non plus ! 



r ' 



84 LES CRUAUTÉS DE l'aMOUK. 

— Mais tu saîs bien que mon père Voyage et 
que son retour dépend du caprice des maîtres, dit 
Clélia. 

•— Tu prends cela bien tranquillement, toi» Tu 
ne vois donc pas comme je suis malheureux ? Si tu 
m*aimais autant que je t'aime, tu partagerais ma 
peine. 

— Voudrais-tu dire que je ne t'aime pas ? 

— Oui, je le dis, et cela est certain. 

— Que faudrait-il faire pour te prouver le con- 
traire ? 

— Eh bien, si tu m'aimes, embrasse-moi, s'écria 
André en passant son bras autour de la taille de 
Clélia. 

— Je t'embrasserais très-volontiers, dit-elle» 
mais cela ne serait pas bien, 

— Qui t'a appris cela> Quel mal y a-t-il à donner 
un baiser à l'homme avec lequel on passera toute 
sa vie > 

— S'il n'y a pas de mal, je le fais de tout mon 
cœur, dit Clélia en effleurant de ses lèvres, le 
front du jeune homme; es-tu content, mainte- 
nant? 

— Oui, dit André d'une voix très-basse. 
Quelques instants après un homme sortait du 

taillis; il feignit d'apercevoir les jeunes gens pour 
la première fois et s'approcha d'eux. C'était un ami 



t 

LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR 85 

d'André. Il avait voulu voir si les méchants propos 
qm couraient étaient fondés. 

— Ah! Ivanovitch! s'écria-t-il, justement je te 
cherchais. 

— Puis-je t'être bon à quelque chose? dit 
André. 

— Voici: je voulais te demander si tu consens 
à ce que je sois le parrain de to;i premier-né. 

— C'est convenu, dit le jeune homme en serrant 
fortement la main de son ami. 

Un soir que Clélia rentrait à la ferme avec André, 
Catherine lui tendit une lettre. 

— Mon Dieu ! c'est de Pavel, dit-elle en brisant 
vivement le cachet. 

Puis elle lut à haute voix : 

■ 

« Chère et respectée demoiselle, 
c Votre tuteur est mort subitement hier dans la 
matinée. Le pauvre barine a eu un coup de sang 
et a quitté le monde sans avoir repris connais- 
sance. Que Dieu reçoive son âme dans le paradis ! 
« Maintenant vous voilà libre et maîtresse de 
votre fortune. Vous pouvez rentrer chez vous et ne 
plus craindre les contrariétés. Mme Prascovia 
quittera le château aussitôt votre arrivée, à moins 
que vous n'en décidiez autrement. J'aurai l'hon- 



r ' 



86 LES CRUAUTéS DE L'âMOUR 



neur de venir vous chercher après-demain matin, 
lorsque toutes les cérémonies dea funérailles seront 
terminées. 

€ Je baise respectueusement le bord de votre 
robe. 

€ Votre père nourricier, bien heureux de vous 

revoir, et qui peut se dire le plus dévoué de vos 

serviteurs. 

« PAVEL pÉTRovrrcfl. » 

Après la lecture de cette lettre, Clélîa leva les 
yeux sur André. Il s était laissé tomber sur le banc, 
pâle comme un mourant, et la regardait d'un air 
égaré. 

— Comme cela, il est mort tout d'un coup, le 
pauvre homme, disait Catherine; qui aurait pu 
s'attendre à cela>... Qu'est-ce que tu as donc, 
André ? ajouta-t-elle en voyant la pâleur de son fils, 
tu es tout blanc. 

— Ce. n'est rien, ma mère, c'est la joie d'appren- 
dre que la barynia est enfin délivrée de ses ennuis. 

Après avoir dit ces mots, d'une voix étranglée, 
André sortit de la salle précipitamment. Il s'enfuit 
dans une grange et, se jetant sur un monceau 
d'herbes coupées, pour la première fois de sa vie, 
il se mit à pleurer comme un fou. 



IX 



Le surlendemain, vers le milieu du jour, toute la 
famille divan Ivanovitch était réunie devant la 
porte de la ferme, autour d'une légère calèche 
attelée de deux chevaux noirs. Pavel était sur le 
siège, et un jeune serviteur qu'il avait amené avec 
lui l'aidait à placer les bagages. 

Plusieurs moujiks s'étaient arrêtés au bord du 
chemin et contemplaient d'un air indolent ces pré- 
paratifs de départ. 

Tout était prêt. Clélia, qui avait repris son cos- 
tume véritable, embrassa Catherine, qui pleurait à 
chaudes larmes, puis Mâcha, qui pleurait aussi; 
elle embrassa Ivan, Fedor et le petit Fedia, puis 
elle monta en voiture. 



88 LES cRUAxrrÉs de l'amqur 

André était à cheval, il voulait escorter la jeune 
fille l'espace d'une verste ou deux. 

— Ah ! j*ai le cœur gros en partant d'ici, dit-elle 
en jetant un regard sur la ferme, sur la fenêtre 
ouverte de la chambre qu'elle avait habitée, sur 
tous ces braves gens désolés. 

— Nous étions si bien accoutumés à vous, dit 
Catherine à travers ses larmes ; comme la maison 
va nous sembler vide ! comme nous serons tristes, 
à présent ! 

— Soyez sûrs que je n'oublierai jamais les jours 
que j'ai passés près de vous, dit Clélia, ils seront 
peut-être les meilleurs de ma vie. Voyons, ne pleu- 
rez pas ainsi... pour un rien, je pleurerais 
aussi. 

— Allons! allons! s'écria Pavel, soyez donc 
raisonnables, mes bons amis, ne dirait-on pas que 
nous portons quelqu'un en terre ? Parbleu ! on se 
reverra, nous n'allons pas si loin, nous ne partons 
pas pour toujours. 

— Il a raison, dit Clélia, nous nous reverrons 
souvent, vous viendrez passer quelques mois au 
château. Au revoir, mes chers amis, et merci de 
votre bonne hospitalité. 

— Que le ciel vous protège, barynia ! dit Ivan en 
agitant son bonnet. 



lES CRUAUTÉS DE L*AMOUR 



89 



— Adieu I adieu I chère demoiselle, soyez heu- 
reuse ! dit Catherine en essuyant ses yeux. 

La voiture partit au galop. Clélia se retourna 
et fît encore de la main un signe d'adieu aux 
paysans, puis la route tourna et elle ne les vit 
plus. 

André galopait à côté de la voiture. Livide, les 
dents serrées, les yeux cernés d'un cercle bleu, il 
regardait droit devant lui ; par instant un frisson 
de fièvre le secouait. 

— Celui-là qui ne dit rien est le plus désolé de 
tous, grommelait Pavel en le regardant à la déro- 
bée. 

Clélia n'osait pas parler au jeune homme. Qu'au- 
rait-elle pu lui dire> Elle sentait bien que cette 
douleur était trop profonde pour être calmée par 
des paroles banales, elle en ressentait d'ailleurs le 
contre-coup et une inquiétude indéfinissable lui 
serrait le cœur. 

La journée était chaude, le ciel pur, la pous- 
sière, soulevée par les roues de la calèche, s'en 
allait en nuages d'or sous les rayons du soleil, 
une alouette chantait en s'élevant très-haut dans 
Tair. Au bord de la route, les cigales, sans dis- 
continuer, faisaient entendre leur bruit de cré- 
celle. 



90 LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 

Arrivé au pied d une petite côte, André s'arrêta 
brusquement. 

— Il faut en finir, dît-il, je n'irai pas plus 
loin. 

Pavel retint ses chevaux. 

— Adieu, cher André, adieu ! dit Clélia, ne 
m'oublie pas. Je penserai souvent à toi. 

— Voyez donc , quel temps radieux , dit-il ; 
l'air sent bon, le soleil brûle ; on dirait un jour 
de fête. N'est-ce pas un bon présage pour le 
départ ? 

— Que veulent dire ces paroles incohérentes > 
perds-tu l'esprit, André ? s'écria Clélia. 

Le jeune homme sourit. 

— Ah I si j'étais fou ! dit-il. 

— Mais, qu'as-tu > Ton regard est effrayant... 

— Adieu I cria-t-il. Adieu, ma belle fian- 
cée I 

Et il s'enfuit à travers champs. 

— Que saint Serge nous protège! murmura 
Pavel, le malheureux a pris son rôle au sérieux ! 

Clélia, penchée hors de la voiture, suivait du 
regard le jeune homme dont le cheval semblait 
emporté. 

Tout à coup elle vit tomber André et entendit ua 
coup de feu. 

Un cri d'horreur s'échappa de ses lèvres. 



I^S CRUAUTÉS DE L'AMOUR 91 

. — Il s'est tué! crîa-t-elle. Misérable folle que je 
suis, je Taimais ! 

Pavel, sans hésiter, lança son attelage à travers 
les plantations, dans la direction qu'avait prise 
André; il se tenait debout sur le siège et explorait 
des yeux un large espace, tout en dirigeant ses 
chevaux un peu effrayés par les tressautements de 
la voiture et les épis de blé qui leur fouettaient le 
poitrail. Il cherchait déjà depuis quelques instants 
sans rien découvrir, lorsqu'une des roues de la 
voiture heurta brusquement un çbstacle qu'elle 
franchit. 

Pavel sauta vivement à terre, 

—, C'est la carabine d'André, dit-il, elle est 
déchargée, en effet, 

Clélia s'était caché le visage dans ses mains, ne 
voulant rien voir ; elle découvrit pourtant ses yeux 
comme malgré elle. 

— Et lui où est-il } dit-elle avec angoisse. 

: — Je ne le vois pas, dit Pavel, son cheval l'aura 
ti'aîné Dieu sait où. 
' Il se pencha cependant. 

— Ah! du sang! s'écria-t-il, je croyais voir un 
coquelicot. 

Clélia se précipita hors de la voiture. 
. — Mon Dieu ! mon Dieu ! mais qu'est-il devenu ? 



À 



9^ LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR 

-* 

s'écria-t-cUe, en regEirdant avec désespoir l'impéné- 
trable multitude des blés déjà hauts. 

— Tenez, de ce côté, des gouttelettes de sang 
se sont éparpillées sur les épis, ils sont légèrement 
inclinés, suivons cette trace. 

Clélia s'élança dans la direction indiquée. Pave! 
marcha derrière elle. Quelques tiges brisées, un 
faible sillon courbant la tête des épis, les gui^ 
daient. 

Tout à coup, la jeune fille poussa un cri et 
tomba à genoux. 

— Il est là, sans mouvement... ahl Pavel, il est 
mort! s'écria-t-elle en fondant en larmes. 

Pavel s'agenouilla auprès du fils de son ami. 

— 11 n'est pas mort, mais c'est tout comme, dit- 
il, il râle. Ahl mon pauvre André, est-ce bien 
possible ! 

— André! André! parle-moi! je t'en conjure^ 
dis un mot; dis-moi que tu me pardonnes! s'écria 
Clélia. Tu vois bien qu'il est mort, ajouta-t-elle, 
puisqu'il ne s'éveille pas à ma voix. Mon Dieu! 
j'ai été coupable, mais la punition est trop cruelle, 

— Si beau! si jeune! si brave! Mourir comme 

cela! murmurait Pavel. 

— Non, ce n'est pas possible! il ne mourra pas, 
je le sauverai! s'écria la jeune fille avec une exal- 
tation fébrile, que deviendrai-je sans lui> Car je 



r 



LES QRUAUTéS DE L'AMOUR 93 

Taime! entends-tu > J*ai au doigt son anneau de 
fiançailles, et je l'épouserai, JQ le jure ici. 
* Pavel regarda sa maîtresse avec effroi. 

— Viens, emportons-le, continua-t-elle, condui- 
sons-le au château, ne perdons pas un instant. 

-«- Emportons-le, dit Pavel, mais je crains bien 
qu'avant notre arrivée il ne soit plus qu'un ca- 
davre. 

— Tais-toi, Pavel, tu ne crois pas en Dieu, dit 
Clélia. 

— Ahl que dites-vous là> s'écria-t-il en se 
signant. 

On fit approcher la voiture et Pavel, aidé de son 
compagnon qui était resté près des chevaux, sou- 
leva le blessé avec précaution. Au premier mouve- 
ment, un flot de sang jaillit jusque sur la robe de 
Clélia; la jeune fille faillit s'évanouir, mais elle 
maîtnsa sa douleur et aida à placer André sur les 
coussins, puis elle s'assit à côté de lui. 

Pavel guida les chevaux par la bride jusqu'à la 
route ; là, il remonta sur le siège et les lança au 
galop. 

Le voyage fut un long supplice pour Clélia; elle 
soutenait du mieux qu'elle pouvait le mourant 
dont elle sentait la tête inerte rebondir sur son 
épaule. Au moindre cahot, elle tressaillait et 
s'efforçait d'en éviter le contrecoup au blessé* 



J 



» . 



94 I^ atUAUTâS DE L'i^OOR 



Hii II 



— Tu veux donc le tuer, Pavcl? criait-elle; 
modère tes chevaux. 

A d'autres moments, au contraire, elle trouvait 
qu'on n'avançait pas. 

— Plus vite! plus vite! disait-elle alprs. Son 
sang ruisselle de toutes parts. Encore quelques 
minutes et il ne lui en restera plus une goutte dans 
les veines. 

On atteignit enfin Wologda, on franchit la porte 
du château. Encore quelques instants et un tnéde- 
cin serait près du blessé. 

Tous les serviteurs et toutes les servantes 
s'empressaient autour du perron pour saluer la 
maîtresse. Prascovia, en grand deuil, s'avançait 
aussi d'un air dolent. Elle faillit tomber à la ren- 
verse en voyant la jeune fille inondée de sang, le 
visage bouleversé, les yeux pleins de larmes. 

— Seigneur I Seigneur! quelle catastrophe! 
s'écria-t-elle. 

— Ouvrez les portes! apportez Jcs li ige:, d^ 
l'eau froide I cria Clélia en pénétrant dans le vesti- 
bule. 

Puis elle monta en courant le grand escalier, 

— Dans quelle chambre faut-il porter le blessé) 
demanda une femme de chambre ; dans celle du 
seigneur qui vient de mourir > 



LSS CRUAUTÉS DE l'AMOUR 95 

— Non! non! dit vivement Clélia, portez-le 
dans la chambre de mon père. 

— Dans la chambre de son père! mnrmura 
Prascovia. Cette chambre qu'elle n'a jamais laissé 
habiter par personne et qu'elle vénère comme si 
c'était une chapelle !... Ce mourant qu'elle nous 
apporte, est-ce donc un grand dignitaire > demanda- 
t-cllè* à un serviteur. 

— C'est un moujik, madame. 

"— Un moujik ! 4a pauvre fille est devenue folle ! 
s'écria Prascovia. 

Et curieuse, elk monta derrière les hommes 
qui portaient le blessé. 

André fut enfin étendu sur un Ut et Clélia se 
pencha vers lui pour écouter s'il respirait encore. 

— Mon Dieu I il ne viendra donc pas, ce méde- 
cin ! s'écria-t-elle avec désespoir. 

— Le voici, mademoiselle, dit une voix que 
Clélia reconnut aussitôt. 

— Ah! mon cher OvnikofI venez! venez! 

Le docteur entra dans la chambre et remit son 
chapeau et sa canne à un domestique. 

— Du calme! du calme! dit-il, qu'arrive-t-il , 
donc ? comme vous voilà faite ! 

• Cléha l'entraîna vers le lit. 
—• Ah! ahl dit-il, un accident! 
Il tira son mouchoir de sa poche et s^essuya le 



96 LES cRuXirris de l'amour 

front; puis il prît dans son portefeuille une paire 
de ciseaux et coupa rapidement Thabit du 
blessé. 

— Donnez-moi de Teau, dit-il. 

La blessure apparut un peu au-dessous du sein 
gauche. Le docteur la palpa longtemps. 

— C'est étrange , dit-il , la balle a pénétré 
de bas en haut. Comment Taccident est-il ar- 
rivé } 

— Le jeune homme était à cheval, sa carabine 
s'est déchargée, dit Cléha. 

— C'est incompréhensible! Mais qu'importe. 
Aide-moi à le soulever, dit-il à Pavel, qui se tenait 
immobile près du lit. 

— C'est bien cela, reprit-il, la balk est ressortie 
au dessous de l'épaule. 

Le blessé eut un spasme convulsif, une écume 
sanglante lui vint aux lèvres. 

— Mon Dieu! mon Dieu! vous l'achevez, doc- 
teur, s'écria Clélia; voyez donc, il râle. 

— Non, il étouffe, dit Ovnikof; mais, éloignez- 
vous, chère enfant, ce spectacle douloureux vous 
impressionne trop. 

— Non , non , dit vivement Clélia , je reste. 
Regardez, il ouvre les yeux. 

André promena sur les assistants un regard 



LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR 97 

sans pensée, puis de nouveau il perdit connais- 
sance. 

— Ah! Seigneur, comme c'est horrible I dit 
la jeune fille en cachant son visage dans ses 
mains. 

Le docteur pansa les plaies sans arracher un 
tressaillement au blessé. On eût pu le croire mort 
sans le soulèvement pénible et profond de sa 
poitrine. 

— Y a-t-il quelque espoir? dit Cléliacn regar- 
dant Ovnikof avec angoisse. 

— Je ne puis rien dire encore, répondit le 
docteur en soulevant ses épaules; la blessure est 
très-grave, une côte a fait dévier la balle qui, sans 
cela, allait droit au cœur. Le poumon est traversé, 
je ne puis répondre de rien. 

— Ahl docteur, si vous aimez un peu Tenfant 
que vous avez vu naître, vous le sauverez! dit 
Clélia. 

— Parbleu! si je vous aime! chère petite; mais 
vous tenez donc bien à lui? 

— Oui, beaucoup, dit-elle en rougissant un 
peu, 

— C'est, ma foi, le plus beau jeune homme que 
j'aie jamais vu, dit Ovnikof, qui est-ce? 

— Le fils d'un paysan; il m'a rendu de grands 
services. Ahl Pavell s'écria-t-elle, et sa mère! et; 



!•• 



98 LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR 

f 

IvanI que vont-ils dire? comment leur apprendre 
ce malheur > 

— Pauvre Katia! pauvres chers amis! dit Pavel 
en pleurant; ce n'est pas moi qui leur porterai la 
nouvelle. 

— Envoie quelqu'un , faisrleur dire qu'il est 
arrivé un accident, qu'André est tombé de cheval 
et que nous l'avons emporté ici pour le mieux 
soigner. Dis-leur aussi que nous espérons le sau- 
ver.... N'est-ce pas, docteur, vous l'espérez? 

— Il est jeune, il est fort, peut-être le sauverons- 
nous, dit-il. 

— Je ferai comme vous l'ordonnez, dit Pavel en 
s'éloigrnant. 

Prascovia le suivit pour l'interroger. 

— Voyons, enfant, reprit Ovnikof lorsqu'il fut 
seul avec Clélia, qu'avez-vous ? qu'est-il arrivé? 

Clélia baissa les yeux. 

— Je crois deviner la vérité, continua le docteur; 
la blessure de ce garçon n'est explicable que par 
une tentative de suicide; il a voulu se tuer, et c'est 
peut-être à cause de vous. 

— Oui, c'est la vérité, dit la jeune fille avec 
résolution et, s'il meurt, c'est dans un couvent que 
j'irai porter mes remords. 

— Allons 1 allons! pas tant d'exaltation, dit 
Ovnikof, je vous jure de faire tout ce qui est en 






r'i 



LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR 99 

mon pouvoir pour le tirer de là; Mais je vous en 
prie, calmez-vous, votre tête brûle, vous avez la 
fièvre. Allez quitter cette robe sanglante et vous 
reposer un peu. Ne craignez rien, je m'installe 
auprès du blessé et je ne le quitte plus. 

Clélia serra la main du docteur avec effusion; 
puis elle s'éloigna après avoir jeté un long regard 
sur André. 

Prascovîa vint rejoindre la jeune fille dans sa 
chambre; ,elle s'avança et reprit l'air dolent qu'elle 
avait préparé pour recevoir son ex-pupille. Lea 
femmes de chambre déshabillaient Clélia et lui 
baignaient le front d'eau fraîche. Elle était .à demi 
couchée sur une chaise longue. 

— Chère demoiselle, votre tuteur est mort, dit 
Prascovia, mon pauvre mari, le compagnon de ma 
jeunesse. 

Et elle se mit à pleurer. 

— Oui, oui, je sais, dit Clélia. 

— Quel affreux malheur! on l'a enterré hier, je 
crois que je ne lui survivrai pas. 

— Il faut se faire une raison, dit Clélia, vous êtes 
jeune encore, vous vous remarierez. 

— Parler de cela quand la tombe de mon pauvre 
défunt est encore toute fraîche ! s'écria Prascovia 
en levant les bras au ciel. 



IQO LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 

— Excusez-moi, ma tête est bouleversée, dit la 
jeune fille. 

— Peut-être ma présence au château vous 
déplaît-elle, reprit Prascovia; s'il en était ainsi je 
partirais à Tinstant. 

— Non I non ! reste, je t'en supplie, que veux-tu 
que je devienne dans l'état où je suis? je ne puis 
m'occuper de rien, 

— La mort de mon pauvre Samaïlof me laisse 
presque sans ressources; il s'était ruiné... Âh! voici 
Âlexandra qui me fait signe. 

Prascovia alla parler à une servante, et revint 
bientôt. 

— Une visite, mon enfant, dit-elle; on sait déjà 
que vous êtes arrivée. 

— Dites que je suis malade. 

— Mais c'est le gouverneur du district avec sa 
femme, ils viennent nous faire leurs compliments 
de condoléances. 

— Ehl quand ce serait le grand TurcI s'écria 
Clélia, il s'agit bien de recevoir des visites! 

Et elle quitta sa chambre pour retourner auprès 
du blessé. 

— Décidément, il y a un roman là-dessous, se 
dit Prascovia en descendant au salon. Donner la 
chambre de son père, retenir le médecin, envoyer 
promener le gouverneur I Tout cela pour un moujik ? 



LES CRUAUTÉS DE VkMOV^ IOI 

Pas possible I Ce paysan est un prince dé- 
guisé. 

— Mon Dieu! docteur, est-ce qu'il est plus mal? 
dit Clélia en voyant Ovnikof penché vers le blessé, 
lorsqu'elle rentra dans la chambre. 

— Il peut à peine respirer; le sang ne coule plus 
de la blessure. Je crains une hémorragie interne, 
dit-il. Voyez donc à ce que mon cocher monte dès 
qu'il reviendra de la pharmacie. 

Clélia descendit elle-même et s'avança sous le 
péristyle. 

L'équipage du gouverneur attendait au bas des 
marches, les chevaux grattaient le sable de leur fin 
sabot, tandis que le valet de pied dégustait un verre 
de kwas. 

— Est-ce là le drojky d'Ovnikof? demanda la 
jeune fille. 

— Non, barynia, répondit un serviteur; tenez, le 
voici qui revient. 

Clélia ne laissa pas au cocher le temps de des- 
cendre; elle prit le paquet de médicaments et se 
retourna vers la maison. 

A ce moment, la porte du salon s'ouvrit, et, au 
milieu d'un cliquetis de voix, le gouverneur, son 
épouse et son fils, suivis de Prascovia, s'avancèrent 
dans le vestibule. Clélia passa en courant au milieu 
d'eux et manqua faire perdre l'équilibre au fils du 



I02 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 

visiteur, ^eune homme maigre et long comme une 
perchée. 

— Comment I c'est Clélia Alexandrowna ! Elle 
n'est donc pas malade > s'écria le gouver- 
neur. 

— Mon Dieu, on ne peut rien vous cacher... dit 
Prascovia d'un air mystérieux. 

— Vraiment > est-ce que la jeune personne a 
l'esprit détraqué >. . . 

— Vous n'y êtes pas. 

Et elle se pencha vers l'oreille du gouver- 
neur. 

— Je crois que le czarevitch est ici. 

— Le czarevitch I 

— Chut I gardez-moi le secret, dit-elle, un doigt 
sur les lèvres: un accident de chasse, Clélia a 
ramené le blessé dans sa voiture. 

Le gouverneur s'en alla tout abasourdi; 



X 



Vers le milieu de la nuit seulement, André 
recouvra un faible et confus sentiment de la vie. Il 
promena autour de la chambre ce regard vague et 
qui semble rêver, particulier à ceux qui sortent 
d*un long évanouissement. Il vit des tentures de 
satin pourpre luire sur les murailles, sur le sol un 
tapis épais plein de roses larges et sombres, au 
plafond des cygnes et des enfants nus se jouant 
parmi des nuées bleues. 

En fa,ce de lui un homme, qu'il ne connaissait 
pas, sommeillait dans un fauteuil, la tête dans sa 
main. Il était légèrement chauve, ses sourcils touf- 
fus et ses favoris grisonnaient. André regardait 
sans comprendre, il lui était impossible de penser ; 
il lui semblait seulement qu'un poids énorme 
l'écrasait. 



104 LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 

, ■ I I !■ ■ I ■ ■ I . I I, .1. ■ 

Une chose surtout retenait le regard du blessé, 
c'était deux grosses lampes allumées sur la chemi- 
née et reflétées par la glacb ; les globes de verre 
dépolis lui semblaient deux perles ; à Tentour, 
toutes sortes d'objets dorés brillaient. 

Il essaya de se soulever, machinalement, pour 
mieux voir, mais éprouva alors une horrible dou- 
leur et poussa un gémissement. 

Clélia qui s'était assoupie dans un fauteuil au 
chevet du lit se dressa sur ses pieds. 

— Docteur I docteur I cria-t-elle. 

Ovnikof s'était levé aussi, il versa une potion 
dans un verre. 

— - Vous allez m'aider, dit-il. 

André était retombé sur l'oreiller et avait fermé 
les yeux. La jeune fille lui souleva un peu la 
tête. 

— Ah I dit-elle, cette écume sanglante lui revient 
encore aux lèvres. 

— N'importe ! dit Ovnikof, il a crié, donc il sen^ 
son mal ; j'aime mieux cela. Tenez ! il boit avec 
avidité. 

Le jeune homme rouvrit les yeux. Il vit Clélia 
penchée vers lui, en peignoir blanc, les cheveux à 
demi dénoués; il essaya de sourire. 

— Ah! il me reconnaît, dit-elle, il est 
sauvé ! 



LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 10$ 

— Clélîa !... dit André lentement, où donc som- 
mes-nous ? 

Sa voix avait un timbre étrange, sourd et sem- 
blait venir de très-loin. 

— Chut! chuti dit Ovnikof, taisez-vous, bavard, 
je vous défends de parler. 

André regarda le docteur, puis reporta ses yeux 
sur Clélia. 

— Il faut lui obéir, dit-elle. 

— Partons d'ici, dit-il plus bas, l'air man- 
que. 

— Comme il souffre ! comme sa respiration est 
douloureuse ! murmura Clélia. 

— J'espère qu'il va s'assoupir, taisons-nous, dit 
le docteur, 

Clélia se rassit au chevet du lit, mais le blessé, 
avec un regard plein d'inquiétude, essay de tour- 
ner la tête pour la voir encore. Elle se rapprocha 
et lui prit la main. 

— Voyez-vous, il va faire l'enfant gâté, dit 
Ovnikof, laissez-lui votre main et il dormira. 

Le docteur s'assoupit de nouveau et bientôt 
André ferma les yeux. Clélia seule veilla. 

Elle repassa dans son esprit toutes les phases 
de sa vie, pendant les six mois qu'elle avait habité 
au village, entourée d'affections sincères et profon- 
des ; elle se demandait comment elle avait pu partir 



I06 LES CRUAUTÉS DB L'AMOUR 

avec tant de tranquillité et être à ce point aveugle 
sur ses propres seritiments. Elle, la capricieuse 
qui méprisait souvent ce qu'elle aimait la veille, 
qui au milieu des fêtes, du luxe et des triomphes, 
trouvait la vie monotone et vide; elle avait pu 
vivre de longs mois dans une ferme, privée de ses 
parures, de son bien-être accoutumé, sans éprou- 
ver un seul instant d*ennui ! et elle n*avait pas 
compris d'où venait un tel miracle, elle n^avait pas 
su lire dans son propre cœur; il Avait fallu un évé- 
nement terrible pour arracher à ses lèvres l'aveu 
dç son amour. 

— Oui, se disait-elle, sans cet acte de désespoir, 
je le laissais s'éloigner, je revenais ici seule, insou- 
ciante. Eh bien î qu'aurais-jefait> Quel est le cœur 
plein de tendresse qui aurait répondu au mien> 
Aurais-je pu vivre maintenant au milieu de ces 
indifférences polies, de ses protestations fausses 
ou intéressées ? Quel est l'homme qui m'aimerait 
assez pour préférer la mort à mon absence) Où 
trouverais-je un cœur comparable à celui-ci, un 
esprit plus loyal et plus noble, un dévouement 
plus complet ? Et j'ai été sur le point de dédaigner 
un trésor si rare ! J'ai peur que Dieu me punisse 
en m'enlevant le seul être qui me soit cher aujour- 
d'hui dans ce monde. 

Et elle regardait la belle tête d'André, pâlie et 



LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR IO7 

contractée par la sonfifrance, elle suivait des yeux 
le. soulèvement pénible de sa poitrine, alors des 
larmes lui troublaient la vue et elle éprouvait une 
sorte de honte à sentir Tair circuler librement dans 
ses poumons. 

— Ah! s*il vit, continua-t-elle, comme je l'aime- 
rai, comme je saurai lui faire oublier ce qu'il a 
souffert à cause de moi ! Par bonheur, je suis libre, 
maîtresse absolue de mes actions et je puis faire, 
sans rencontrer d'obstacles, la folie qui me procu- 
rera le bonheur! Quelle joie de découvrir le mondé 
à cette âme vierge qui n'a admiré encore que la 
nature de Dieu, de voir ses surprises, ses enivre- 
ments, de retrouver près de lui des sensations 
anciennes que la satiété a effacées; oui, je veux te 
rendre cette hospitalité que tu m'as donnée de si 
grand cœur; tu avais fait de moi une paysanne, je 
ferai de toi un grand seigneur! 

Clélia, surexcitée par cette journée terrible et 
cette nuit d'insomnie, ne pouvait retenir ses lar- 
mes. Elle appuya son front brûlant sur la main 
d'André qu'elle tenait toujours. 

Le jeune homme s'éveilla. 

Dans les arbres du jardin, les rossignols chan- 
taient à plein gosier; le jour commençait à 
poindre. 

— Clélia !... murmura André. 



io8 



IBS CRUAVTÉS DE L*AMÛUR 



L a jeune fille releva la tête. 

— Ah! cher André! s*écria-t-elle, tu vivras, 
n'est-ce pas> Tu ne me laisseras pas seule dans 
ce monde. Tu m'aimes trop pour partir sans 
moi. 

— Ah! ça! si vous continuez ainsi, je vous inter- 
dis rentrée de cette chambre, s'écria le docteur qui 
s'éveilla en sursaut. Je suis le maître pour l'instant. 
Vous agitez mon malade, la fièvre va le prendre 
bientôt... que diable, laissez-le tranquille! Tenez, 
ajouta-t-il avec une sorte d'attendrissement en 
voyant André froncer le sourcil, il est encore aux 
trois quarts dans l'autre monde et il veut déjà vous 
défendre. 

— Pauvre ami ! dit la jeune fille. 

— C'est pour ton bien, va, que je gronde, 
reprit Ovnikof en préparant une nouvelle po- 
tion. 

Après avoir vu André se rendormir, Clélia con- 
sentit à aller se reposer un peu. 

Lorsqu'elle s'éveilla quelques heures plus tard, 
la tête lourde et brisée de fatigue, on vint lui annon- 
cer que le notaire et plusieurs autres personnes 
l'attendaient depuis longtemps. 

— Allez prendre des nouvelles du blessé, répon- 
dit-elle. 

La fMnme de chambre obéit. 




LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR I09 

■ .1 T i ■ 

— Il n'y a pas de changement, dit-elle en reve- 
nant. Il repose toujours. 

~ Habillez-moi, voyons, dit Clélia en se lais- 
sant glisser hors de son lit. Qu*est-ce 'qu*il me 
veut, ce notaire ) 

— Comment, chère enfant, ce qu'il vous veut > 
s'écria Prascovia qui entrait dans la chambre, mais 
vous rendre les comptes de tutelle, vous mettre au 
courant de vos affaires et en possession de votre 
fortune. 

— Ah ! il m'ennuie ! dit Clélia avec hu- 
meur. 

— Voyons, enfant, soyez raisonnable, dit 
la veuve de Samaîlof en baisant Clélia sur le 
front. 

— Qu*a-t-elle donc à être si aimable > pensa la 
jeune fille. 

— A propos, et le cher malade, comment va- 
t-il ? 

— Hélas ! toujours de même ; cependant il m'a 
reconnue et a dit quelques mots, peut-être le sau- 
verons-nous. 

— Ah ! Dieu soit loué I s'écria Prascovia avec 
enthousiasme. 

— Qu'est-ce qui lui prend ? se dit Clélia en la 
regardant en dessous. Ah! pourquoi en noir? 

4 




IIO LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR 

ajouta-t-elle en voyant la robe qu'on lui prépa- 
rait. 

— Ne portercz-vous pas 'le deuil quelques jours 
«tu moins? dit Prascovia, vous devez bien cela 
à la mémoire de Thomme qui vous a servi de père. 

— C'est juste, dit Clélia en bâillant. 

— D'ailleurs, vous êtes charmante ainsi, vos 
cheveux d'or, roulant sur cette étoile sombre, sont 
encore plus magnifiques. 

La réunion avait lieu dans la bibliothèque située 
au rez-de-chaussée; toutes sortes de personnages 
que Clélia ne connaissait pas y étaient assemblés : 
régisseurs, fermiers, intendants. Le notaire, assisté 
de ses clercs, était assis devant une table; il se 
leva quand la jeune fille entra. 

— Pardon! je vous ai fait attendre, dit-elle en 
s'asseyant dans le fauteuil préparé pour elle. 

Prascovia s'assit aussi, mais elle était dans une 
agitation extraordinaire, elle rougissait, puis pâlis- 
sait et poussait de profonds soupirs, de temps à 
autre elle jetait sur Clélia des regards moitié hai- 
neux, moitié suppliants. 

La jeune fiUo, d'ailleurs, n'y prenait pas garde, 
sa pensée était auprès d'André. Le menton dans la 
main, les regards fixés à terre, elle semblait avoir 
parfaitement oublié les assistants. 

Le notaire remua plusieurs cahiers disposés 



' LSi CRÛAXJTÂS DE l'AMOUR III 

âevdtit lui, mit ses lunettes sur son nez et se mou- 
cha bruyamment. 

— Si vous le permettez, dit-il, }e vais, au nom 
de Mme Prascovia Samallowna, ici présente, vous 
rendre un compte exact de Tétat de vos biens^ 
régis jusqu*à ce jour par le regretté seigneur 
Samailof. 

Et il commença à lire très-attentivement les 
cahiers amassés devant lui. 

Il énuméra les villages, les champs, les métai- 
ries, les moujiks appartenant à la jeune allé; il 
donna le chiffre de la redevance que payait tel ou 
tel fermier, il établit la moyenne des récoltes, dit le 
nombre des serfs morts ou malades et donna le 
total des naissances ; puis il en vint aux sommes 
liquides, énonça les différents modes de placement, 
les gains et les pertes. 

Cette voix monotone finit par endormir Clélia^ 
et le notaire s*aperçut que sa cliente ne Técoutait 
pas du tout. 

— Si la demoiselle dort, dit-il, nous ne pouvons 
continuer. 

— Elle est si lasse, dit Prascovia. 

— N'importe; il y a certaines choses qu'elle doit 
entendre. 

Ils se turent un instant. Clélia s'éveilla aussitôt. 

— Est-ce fini ? dit-elle. 



112 LES CRUAUTÉS DB L'aMOUR 



— Bientôt, mademoiselle, dit le notaire un peu 
froissé. Je dois vous apprendre, continua-t-il, que, 
votre tuteur avait cru pouvoir disposer d une somme 
de cinquante mille roubles, vous appartenant, et la 
risquer dans une entreprise ayant pour but de 

» 

relever sa propre fortune. Par malheur, TafFaire n'a 
pas réussi et la somme est perdue. 
Prascovia était au supplice. 

— Il me reste quelque argent, dit-elle d^une voix 
étranglée, et dussé-je aller mendier sur les chemins, 
je restituerai la somme perdue. 

— Bah ! garde ton argent, dit Clélia, cinquante 
mille roubles, qu'est-ce que cela? Pourquoi' me 
parle-t-on de cette misère? 

— Ahl quel cœur généreux tu as! s'écria Pras- 
covia en se jetant dans les bras de la jeune fille. 

— Puis-je m'en aller? dit Clélia en regardant le 
notaire. 

— Mais... pas encore; à moins que vous ne 
donniez vos pleins pouvoirs à quelqu'un. 

— Je le veux bien, à qui donc? aul à Pavell 
s'écria-t-elle en apercevant le vieillard. 

— Comment I à un serf! 

— Pâvel! un serfl 

— Barynia, dit-il en s'avançant, votrç jôug^ est 
si léger que je n'ai jamais songé à vous demander 
ma liberté. 



LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR II3 

— Mais, je te la donne; tu vas me remplacer, tu 
t*y entends beaucoup mieux que moi. Il a toute ma 
confiance, entendez-vous; j'approuve tout ce qu'il 
fera. 

Et après avoir adressé un léger salut aux assis- 
tants, elle s'enfuit. 

— Quelle tête folle! murmura le notaire. En 
voilà une fortune qui sera bien administrée! 

Clélia courut à la chambre d'André; mais aupa- 
ravant elle avait mis une rose rouge à son corsage 
pour rompre un peu Taspect funèbre de sa robe de 
deuil. 

— Eh bien, docteur > dit-elle en entrant douce- 
ment. 

— Eh bien, la fièvre est venue; il a le délire. 
Tout à l'heure, il croyait se batttre avec un ours ; 
j'ai dû employer toute ma force pour le faire 
rester tranquille. 

— Pardon, monsieur. J'ai été brutal, dit le 
blessé, de cette voix sourde qui faisait mal à 
entendre. Je vous prenais en effet pour un ours. 

— Va, mon garçon, dit Ovnikof, le jour où tu 
seras en état de me rouer de coups, je serai en- 
chanté. Â propos, ajouta-t-il en se tournant vers 
Clélia, ses parents sont arrivés. Faut-il les faire 
monter? 

— Ah ! mon Dieu 1 il me semble que je ne pour- 



1X4 L^ CRUAUTÉS DB L'AICOUE 

I II * 

rai plus supporter leur regard bon et loyal,^ s'écria- 
t*elle, moi qui suis la cause de leur malheur. 

— Que dites-vous donc, barynia? murmura 
André, est-ce votre faute si j*ai été assez maladroit 
pour ne pas savoir tenir un fusil > 

— Ah! docteur, entendez-vous ce qu'il dit> 
s'écria la jeune fille. 

— 11 me plait infiniment ce garçon-là, dit 
Ovnikof à demi voix. 

Ivan et Catherine entrèrent bientôt, ils osaient à 
peine marcher sur ces tapis profonds, il leur sem-^ 
blait que le plancher s'enfonçait, et par respect, ils 
retenaient leurs larmes. 

Clélia courut à eux et les embrassa. 

— Qui eût dit que nous nous reverrions si tôt> 
s!écria-t-elle en pleurant. 

— Ah! Seigneur, qu'il est pâle! qu'il est changé I 
dit Catherine en apercevant son fifs. 

— André! André! mon fils unique! balbutia Ivan 
en se cachant le visage dans ses mains. 

— 11 n'y a pas de quoi pleurer, dit André, quel 
est l'homme à qui il n'est pas arrivé un malheur 
une fois dans sa vie? Il faut remercier Dieu au con- 
traire qui a permis que l'on vînt à mon secours, et 
que je meure du moins au milieu de ceux que j'aime.. 

— Ah ! ne parle pas de mourir, André ! s'écria 
Clélia. 



LES CRUAUTÉS DB L'aMOUR 



"S 



— Pourquoi donc vivre! elle est partie! mur- 
mura le blessé repris par la fièvre. Elle m'a laissé 
là, sur le chemin, je voulais la suivre, mais je ne 
Tai pas pu, les roues de sa voiture m^avaient écrasé 
le cœur? 

— Ah! mon Dieu! il bat la campagne! s'écria 
Catherine en fondant en larmes. 

Ivan sanglotait tout bas. 

— Si c'est pour nous faire entendre une pareille 
musique que vous êtes venus , allez-vous-en, dit 
Ovnikof avec 'humeur, vous fatiguez le malade. Je 
vous en prie, Clélia, emmenez-les, et défendez à 
qui que. ce soit de pénétrer ici. 

La jeune fille obéit à regret. Tandis qu'elle re- 
fermait la porte en s'en allant, elle entei^dit la voix 
d'André qui répétait lentement: 

— Elle est partie!... elle est partiel... 



XI 



Quelques jours plus tard, Clélia était levée depuis 
une heure et tenait à la main un livre qu'elle ne 
lisait pas, lorsque Ovnikof frappa à la porte de sa 
chambre. En le voyant, la jeune fille pâlit; mais il 
lui sembla que le docteur avait une expression 
joyeuse sur le visage. Elle n'osait parler et l'inter- 
rogeait seulement d'un regard anxieux. 

—• Chère enfant, dit-il, je réponds maintenant 
de notre malade; il guérira. 

— Ah! docteur, s'écria-t-elle en se jetant dans 
les bras d'Ovnikof, jamais je n'ai éprouvé une joie 
comparable à celle-ci ! 

— Voyons, chère demoiselle, dit le docteur en 
faisant asseoir Clélia sur un divan et en s'asseyant 
près d'elle, raisonnons un peu. Je comprends très- 



LES CRUAUTÉS DB L* AMOUR II7 

bien que devant ce mourant que vous aviez poussé 
vers le tombeau votre cœur se soit ému et qu'une 
pensée très-noble de dévouement ait germé dans 
votre esprit; mais voici que le mourant revient à la 
vie ; le crime que vous croyiez devoir vous repro- 
cher ne pèsera donc plus sur votre conscience. 
Réfléchissez à ce que vous voulez faire; ne vous 
laissez pas entraîner par votre enthousiasme juvé- 
nile à commettre une folie que vous pourriez 
regretter plus tard. 

— Une folie ,. est-ce donc une folie d'écouter son 
cœur et d'épouser l'homme que Ton aime! Que 
m'importe si le hasard ne l'a pas fait naître noble, 
est-ce qu'un titre ajouterait quelque chose à son 
âme > J'étais orgueilleuse, autrefois, et je n'aurais 
pas toujours parlé ainsi; mais un sentiment tout 
nouveau s'est éveillé en moi, et aujourd'hui, à la 
noblesse du nom, que l'on tient du hasard, je pré- 
fère la noblesse du cœur et de l'esprit que l'on tient 
de Dieu. 

— L'on a toujours de bonnes raisons à donner 
lorsque l'on veut quelque chose, mais êtes-vous 
bien sûre de vouloir longtemps > Si je parlais 
d'après mon propre sentiment, je ne m'attacherais 
pas, outre mesure, à la question de mésalliance. 
Je vois des princes et je vois des hommes simples, 
ils sont égaux devant la douleur ; la nature, qui 

4* 



Il8 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 

manque de savoir-vivre, traite le noble comme elle 
traite le paysan et même, je dois Tavouer, i*ai 
souvent trouvé Thomme du peuple plus fort, plus 
beau et meilleur; il est résigné et courageux tandis 
qu'il souffre et, une fois guéri, reconnaissant des 
soins qu'on lui a donnés; j'ai donc pour lui une 
préférence marquée. Si je suis appelé à la fois par 
un seigneur et par un moujik, je me rends d'abord 
au chevet du paysan; mais, à cause de cela, je 
passe pour un original assez dangereux; je ne veux 
imposer mes idées à personne. Je ne vois pas un 
seul être auprès de vous qui puisse vous donner 
un conseil désintéressé, c'est pourquoi je me per- 
mets de vous parler, j'ai quelques droits à votre 
estime et vous savez combien je vous aime; c'est à 
cela que je dois d'être écouté par vous, avec un peu 
d'impatience , avouons-le , mais avec attention , 
C'est moi, chère petite, qui vous ai reçue dans mes 
bras à votre entrée dans ce monde, je ne vous ai 
jamais perdue de vue, je ne suis donc pas un étran- 
ger pour voŒs et je puis me permettre devons aider 
à lire dans votre âme. Je vous connais, j'apprécie 
les grandes qualités de votre cœur et de votre 
esprit, mais je déplore aussi quelques défauts que, 
d'autres, peut-être, trouveront charmants et qui 
sont le fond de votre caractère ; ne vous fâchez pas : 
vous êtes capricieuse, volontaire, coquette, rageuse 



LES CRUAUriS DE L'aMOUR 1 1 9 

aussi et très-méprisante parfois. Si vous prenez 
pour époux un homme qui vous soit inférieur en 
éducation, il vous froissera souvent sans le vouloir, 
vous lui ferez alors cruellement sentir votre dédain, 
et s'il a quelque fierté dans le cœur votre intérieur 
deviendra un enfer. Je connais votre caractère 
indomptable, je sais que vous ne supporterez 
jamais une observation, quelque juste qu'elle soit. 

— Ici, vous vous trompez, docteur. J'étais peut-- 
être telle que vous me dépeignez, bien que le por- 
trait soit un peu noir ; mais j'ai changé. Je suis main- 
tenant très-capable de me laisser dominer par 
l'homme que j'aimerai et dont j'estimerai le carac- 
tère. Vous avouerai-jc que ce jeune homme que 
vous avez vu mourant, m'a quelquefois fait trem- 
bler; il y a en lui une énergie sauvage et une force 
d'âme qui me remplissent d'admiration et de res- 
pect. Lorsque vous le connaîtrez mieux, vous me 
comprendrez. 

— J'admets très-volontiers qu'André, jeune 
comme il est, doué d'une élégance naturelle et d'un 
esprit très-ouvert, soit vite au courant des usages 
du monde; mais ses parents, ils resteront ce qu'ils 
sont, serez-vous très-flattée d'avoir une belle-mère 
qui ne sait pas lire I 

— Je lui donnerai une lectrice qui lira pour elle, 
dit Clélia. Ma pauvre Katia I mais je l'aime de 



•f. 



I30 LES CRUAUtÉS DE L'AMOUR 

tout moo cœur. Je n*ai jamais connu ma mère, 
vous le savez, la sœur de Katia fut ma nourrice, 
elle lui ressemble, et je crois retrouver près d'elle 
cette chère femme que j*ai tant aimée. D'ailleurs, 
]*ai commencé déjà la transformation de ma future 
belle-mère, et, si je n'avais pas été aussi triste, ces 
jours-ci, j'aurais bien ri à la voir trébucher à cha- 
que pas dans ses robes traînantes, et se retourner 
au bruissement de la soie comme si elle croyait 
avoir quelqu'un sur les talons... Eh bien, docteur, 
vous n'avez plus rien à dire > 

— Non, chère enfant, je vois qu'il n'y a rien à 
faire; je m'avoue vaincu. 

— Tenez! je vous en veux, dit-elle avec une 
petite moue charmante, le jour où vous venez 
m'annoncer que mon ami est sauvé, au lieu de me 
laisser voler près de lui, vous me faites un sermon. 
Vous voyez bien que je suis changée,puisque je vous 
ai écouté jusqu'au bout sans me mettre en colère. 

A mesure que le blessé revenait à la vie, il tom- 
bait dans une mélancolie profonde. Ni la joie de 
sa mère, ni les douces gronderies de Clélia, qui 
feignait de ne pas deviner la cause de sa tristesse, 
ne pouvaient ramener le sourire sur ses lèvres. Le 
jour où il se leva pour la première fois, il eut envie 
de pleurer. 



LES CRUAUTÉS D^ l'AICOUR I2X 

— Allons, murmura-t-il, j'avais cru pouvoir 
échapper à la douleur ; mais elle me reprend dans 
ses griffes et ne veut pas me faire grâce. 

Clélia, qui l'observait avec attention, se pencha 
vers Toreille du docteur. 

— Vous voyez bien que le chagrin ne lui vaut 
rien, dit-elle, me permettez^vous de lui parler enfin 
et d'achever de le guérir en lui apprenant que je 
l'aime > 

— Parlez-lui, mon enfant, dit Ovnikof. 
André fit quelques pas dans la chambre. 

— Je puis marcher, dit-il avec un sourire plein 
d'amertume. 

— Alors je vais te conduire dans la serre, dit 
Clélia, nous serons très-bien là pour causer. 

Le grand salon du rez-de-chaussée s'ouvrait sur 
cette serre dont parlait la jeune fille ; elle était 
haute, très-vaste et pleine d'arbres exotiques, de 
plantes aux feuillages énormes, de fleurs rares; on 
y respirait un parfum de terre humide et de pétales 
mûrs. Des oiseaux des îles gazouillaient dans une 
volière. 

— Ahl que c'est joli ! s'écria André en entrant, 
est-il possible qu'il existe un pays où des plantes 
semblables à celles-ci croissent librement ! 

— Si tu veux, nous irons ensemble dans ce pays, 
dit CléKa. 



122 LB8 CRUAUTÉS DE L'AMOUR 

— Ensemble 1 

Elle le fit asseoir sur un fauteuil en jonc tressé 
et s*assit près de lui. 

— André, dit-elle après un instant de silence, 
regarde dans mes yeux et dis-moi ce que tu y 
vois. 

Le jeune homme leva les yeux vers elle. 

— Je vois que dans votre bonté infinie vous êtes 
heureuse de ma guérison. 

— Ne vois-tu rien de plus > dit-elle en lui prenant 
les mains. Moi, je sais mieux lire dans ton regard, 
j'y vois ton amour rayonner, j'y vois aussi depuis 
quelques jours une sombre tristesse, dont je 
connais bien la cause et que j'effacerai d'un mot. 
Ne le devines-tu pas, ce mot ? • 

— Ah ! ne me regardez pas avec tant de dou- 
ceur, ma raison m'échappe, épargnez-moi, mur- 
mura André en détournant la tête. 

— Tu ne comprends donc pas que je t'aime! 
s'écria la jeune fille. 

— Vous m'aimez ? 

— Oui, autant que tu m'aimes et je sais ce que 
vaut ton amour. Il n'en est pas de plus ardent, de 
plus dévoué, de plus pur. J'ai été cruelle, criminelle 
même, j'ai joué avec un cœur comme le tien, tu t'es 
vengé en voulant mourir, et j'ai souifert plus que 
toi peut-être ; mais je bénis ma souffrance, elle m'a 



LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 123 

révélée à moi-même. Oui, je t*aime, André, et je 
t*aimerai toute ma vie. 

— Je rêve, n*est-ce pas > balbutia André, je suis 
fou, j'ai le délire encore. 

— Regarde, dit-elle, j'ai au doigt ton anneau de 
fiançaiUes ; ce gage, vois-tu, possède un mystérieux 
pouvoir. Depuis que tu me Tas donné, je suis liée 
à toi; c'est le premier anneau d'une chaîne éternelle, 
c'est le symbole d'un engagement sacré que je 
tiendrai. Je serai ta femme. 

André secoua la tête tristement. 

— Vous êtes bonne d'avoir gardé cet anneau, 
mais vous savez bien qu'il ne vous engageait pas, 
dit-il. Je devine quel sentiment plein de délicatesse 
et d'abnégation vous pousse à me parler comme 
vous venez de le faire, mais vous savez bien que je 
n'accepterai pas ce que vous venez de m'ofFrir. 
Voyez donc comme votre main est fine et blanche ; 
regardez-la auprès de ia mienne ; ne dirait-on pas un 
morceau de pain blanc à côté d'un morceau de pain 
bis > Ces deux pains-là ne peuvent pas se rencon- 
trer sur la même table. Je vous aimerai toujours ; 
mais, ne craignez rien, je n'essaierai plus de me tuer. 

— Ah! je n'avais pas prévu ceci! s'écria Clélia 
hors d'elle-même. Un paysan qui refuse d'épouser 
une comtesse ! C'est comme cela que tu m'aimes > 
Est-ce que l'amour raisonne > Est-ce que j'ai rai- 



124 LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 

8onné, moi> Toute objection qui s*oppose au 
bonheur doit être rejetée comme une folie. Nous 
nous aimons, voilà une raison sans réplique. Privés 
l'un de Tautre, nous ne pouvons vivre : il est tout 
simple de nous lier à jamais. Que signifient de 
pareilles hésitations > Ne vas-tu pas dire aussi que 
je suis plus riche que toi > 

— Songez donc à ce que je suis... 

— Tu es rhomme que j'aime.^ 

— Oh ! ne dites pas cela ! Ces mots sont une 
dérision dans votre bouche. Je vous aime trop pour 
vouloir profiter d'un moment d'attendrissement qui 
vous égare. J'ai eu le douleureux bonheur de vous 
connaître, je dois en mourir, et je ne me plains pas 
de ma destinée. 

— Alors, tu t'imagines que je ne t'aime pas ; 
que les larmes que j'ai versées ne sont pas de 
vraies larmes ; que le sentiment profond qui pour 
la première fois a fait battre mon cœur, n'est qu'un 
caprice passager ; que la douce joie qui m'enve- 
loppe quand je suis près de toi n'est rien; que 
l'épouvante qui glace mon sang lorsque je crains 
de te perdre est une illusion ? Enfin, tu ne veux pas 
croire à mon amour ? 

— Ah! Clélia! vous me tuez, murmura le jeune 
homme, pris de faiblesse, en se renversant tout pâle 
dans le fauteuil. 



LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR 12$ 

Ovnikof se promenait dans le jardin. Clélia rap- 
pela. 

— Ce n*est rien, un évanouissement, dit-il en 
s*approchant d*Ândré ; Témotion a été trop forte. 

— Ah! docteur, si vous saviez... 

— Quoi donc > mon enfant; on dirait que vous 
avez des larmes dans vos beaux yeux. 

— Il ne veut pas du bonheur que je lui offre ; il 
refuse de m*épouser. 

— Vraiment ? il a fait celai s*écria Ovnikof avec 
un mouvement de joie ; je m*y attendais, je vous 
Tavoue ; je commence à connaître cette âme char- 
mante. 

— Vous semblez vous réjouir de ma douleur. 

— Vous vous méprenez sur mes sentiments; je 
souhaite de toute mon âme que vous parveniez à 
vaincre ses scrupules. Cet homme est vraiment 
digne de vous. 

— Âh I je triompherai de tous les obstacles, je 
vous le jure. J'y emploierai toute mon énergie, 
toute mon intelligence, il y va du bonheur de ma 
vie. 



XII 



Les visites abondaient au château depuis le 
retour de la jeune comtesse, mais elle se faisait 
toujours excuser et ne recevait pas. Un jour cepen- 
dant elle changea d'avis et fit annoncer à ses con- 
naissances que son salon serait ouvert tous les 
soirs comme par le passé. 

Une foule de soupirants s*empressa à ces récep- 
tions ; Clélia fut accablée de bouquets, de déclara- 
tions, d*œillades brûlantes. Elle les supportait 
patiemment et semblait les faire servir à un projet 
connu d'elle seule. 

Un soir André, qui avait repris des forces, put 
descendre au salon. Lorsqu'il entra une certaine 
émotion agita les visiteurs. Le bruit soufQé par 
Prascovia à l'oreille du gouverneur s'était promp- 



LES GRUAtmto DE L'AMOVR ISJ 



tement répandu dans la ville et Ton était persuadé 
que le blessé recueilli par Clélia ne pouvait être 
qu'un très-haut dignitaire. La bonne mine de Tin- 
connu, sa haute taille, son regard fier achevèrent 
de convaincre ceux qui doutaient. On se rangea sur 
son passage, en le saluant très-humblement. Dès 
qu'elle le vit, Clélia courut à lui et le fit asseoir 
dans Tangle du salon où elle se tenait ordinaire- 
ment. 

Le jeline homme, qui assistait pour la première 
fois à une réunion mondai|ie, regardait avec curio- 
sité les toilettes, les allures, les physionomies. Ovni- 
kof l'avait rejoint et lui nommait les personnages 
les plus importants. 

— Tenez, cette petite tête ronde sur ce petit 
corps rond qui, en équilibre sur ses jambes, res- 
semble à une pomme dans laquelle on aurait planté 
deux allumettes, c'est le. gouverneur du district. Sa 
femme est longue comme une asperge, il l'a aimée, 
sans doute, à cause du contraste; le fils tient de la 
mère, il est tout jambes. Si vous voulez le voir, 
regardez près du paravent japonais ce grand garçon, 
à cheveux jaunes collés au cosmétique, il s'est mis 
au nombre des aspirants à la main de Clélia. 

— Est-ce possible > dit André avec un sourire. 
Et cette dame qui se tient droite sur sa chaise, n^ 
parle pas et baisse les yeux, qui est-ce > 



XaS LBS CRUAUTÉS DE L* AMOUR 

I ^^tt^m^mm^ammmm i ■ i ■ ■ ■ n <— ^— —^^ ii n n ■ — — — ^— — ^— pi» 

— Âhl derrière le piano à queue> Cest la dame 
de compagnie de Prascovia, un de ces êtres dont 
Texistence est parfaitement inutile, insignifiante et 
incolore, qui n'ont rien, n'aspirent à rien, ne pen- 
sent à rien; une comparse dans la vie, qui entre et 
sort sans avoir rien compris à la pièce qui se joue. 
Elle tient compagnie : cela consiste à s'asseoir ici 
ou là, un ouvrage de broderie à la main, et à ne rien 
dire pendant de longues heures. C'est quelque 
chose comme un meuble. 

— Et celui qui s'accoude là-bas, au socle d*une 
statue de marbre > Clélia lui parle. 

— Face cramoisie, plus large que haute; cou 
débordant sur le collet de l'habit, cheveux très-rareô 
sur un crâne énorme : c'est le fameux général de 
W...; défiez-vous de lui, Clélia le comble d'atten- 
tions, et il songe très-sérieusement à l'épouser. 

— Est-ce donc ainsi, chez les seigneurs > dit 
André, une femme jeune et belle comme une fée 
pourrait épouser un vieillard ridicule, sans soulever 
l'indignation autour d'elle ? 

— C'est comme cela, mon ami. Mais voyez donc, 
Mme Prascovia est hors d'elle-même, il paraît que 
la belle Clélia va sur ses brisées. 

— Cette dame a-t-elle donc encore des préten- 
tions > 

— Je le crois bien, elle n'est pas mal, d'ailleurs. 



* 1 

f 



LES CRUAUTÉS DB VaUOXJR I29 

Ses cheveux ondulés, ses yeux noirs' sous ses énor- 
mes sourcils ne manquent pas de charme et, sans ce 
petit duvet rebelle qui ombrage sa lèvre supérieure, 
elle serait très-agréable. 

— Elle -a Tair dur et sa physionomie manque de 
grâce, dit André. 

— Elle sait prendre une expression très-douce 
lorsqu'elle le veut, mais j'avoue que dans ce mo- 
ment ses yeux lancent des éclairs. Le noir ne la 
flatte pas d'ailleurs. Voyez donc au contraire com- 
bien notre chère Cléliaest ravissante dans ces flots 
de dentelles noires ; son teint semble dégager de la 
lumière; ses cheveux blonds resplendissent et 
l'étoile de diamants qui brille au-dessus de son 
front s*éteint dans ces rayons de soleil. 

— Ohl oui, elle est bien belle! murmura André 
qui la contemplait avec une muette adoration, et 
lorsqu'on a levé les yeux sur elle, tout semble noir 
dans la vie comme lorsque l'on a regardé une 
lumière trop brillante. 

Clélia s'aperçut qu'André et Ovnikof parlaient 
d'elle, elle quitta le général et s'avança vers 
eux. 

— Ah ! mes amis, leur dit-elle à demi-voix, lors- 
que l'on n'a qu'une seule pensée dans l'esprit, que 
le cœur est envahi par un seul sentiment, grave et 
profond, qu'il est difficile et douloureux d'être 



130 LES CRUAUTÉS DE l'AMOUX 



aimable, de sourire, d*être coquette avec des gens 
qui vous sont parfaitement indifférents ! 

— Pourquoi faites-voUls cela > dit Ovnikof. Qui 
vous y force ? 

— Puisque celui que j'aime me dédaigne, dit-cUe 
en jetant à André un regard plein de finesse et de 
douceur, je suis bien obligée d'essayer de me 
rattacher à quelque chose dans la vie. Ah ! voici 
Pénoutchkine, il faut que je vous quitte, ajouta-t- 
elle. 

— C'est un de vos préférés, celui-là? dit 
Ovnikof. 

— Oui, un de mes préférés, répondit-elle en 
esrrant la main du docteur d'une façon significative^ 

Et elle s'éloigna. 

— Pénoutchkine! en voilà un seigneur plein 
d'orgueil et de suffisance, dit le docteur ; il ne se 
lasse jamais de parler de lui. 

— Je le connais, dit André avec une imper^ 
ceptible expression de colère. 

— Uavez-vous entendu raconter ses prouesses 
de chasseur > Il y a surtout l'histoire d'une lotte 
corps à corps avec un loup, sur laquelle il ne peut 
tarir. Il paraît qu'il a été héroïque (le seigneur, non 
pas le loup); il a brisé son poignard sur le crâne de 
l'animal; il peut faire voir la lame et, si l'on y tient» 
les traces des blessures qu'il a reçues. Le didblo^ 



LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR I3I 

m*emporte 8*^il n*a pas raconté vingt fois cette his- 
toire devant moi. 

— Je suis bien sûr qu'il se gardera de parier en 
ma présence de cette aventure, dit André qui ne 
put s'empêcher de sourire en se souvenant de la 
mine piteuse qu'avait le seigneur sous la grifFe du 
loup. 

Depuis un instant, le gouverneur se dirigeait en 
louvoyant vers l'angle du salon où se trouvait 
André; ce prudent fonctionnaire tenait essentiel- 
lement à saluer le mystérieux inconnu qui cachait 
sa véritable condition, mais qui était sans aucun 
doute un personnage important» 

II s'arrêta devant le jeune homme, les deux 
mains sur le cœur, laissant un de. ses pieds en 
arrière comme un danseur qui va conmiencer un 
pas, leva les yeux au plafond d'un air profondé- 
ment attendri. 

— Permettez-moi de vous exprimer la joie.., 
ineffable que nous avons éprouvée en apprenant 
votre guérison pour ainsi dire... miraculeuse, 
dit-il d'une voix pleine de suavité. Nous sommes 
des provinciaux, et cependant nous étions capables 
de ressentir le vide affreux que votre mort eût 
laissé dans le monde aussi bien que n'importe quel 
habitant de la capitale. 

— Vous êtes mille fois bon, dit André qui se 



133 LES CRUAUTÉS DB L'AMOUR 

leva et salua le gouverneur d*un air surpris que 
celuin:! trouva on ne peut plus digne et affable. 

— Est-ce que ce monsieur a toute sa raison > 
demanda André à Ovnikof en regardant le gouver- 
neur qui, par respect, s*éloigna aussitôt en jetant 
au jeune homme des regards chargés de recon- 
naissance. 

— Il vous prend pour le grand Mogol, dit 
Ovnikof en mettant son mouchoir sur ses lèvres 
pour dissimuler un rire invincible... Ah ! voilà la 
baronne Karolowna qui va nous jouer quelque 
chose, ajouta-t-il. Aimez-vous la musique > 

— Est-ce qu'il existe au monde un être humain 
qui ne soit pas charmé par la musique? s*écria le 
jeune homme. 

— Venez, Clélia nous fait signe de nous appro- 
cher du piano. 

La baronne joua avec beaucoup d*entrain 
l'ouverture dun opéra de Glinka, puis on pria 
Clélia de chanter. 

Elle refusa d*abord, puis se ravisa tout à coup 
et se leva. 

— C*est pour toi seul que je chante, dit-elle à 
voix basse à André en passant auprès de lui. 

Elle s'assit au piano et chanta avec un singulier 
emportement un lied d*Asantchewski, jeune com<* 
positeur russe déjà célèbre. C'était un. cri de joie 



• ^ ».<•.. A».» 



LIS CRUAUTÉS DE l'aMOUR I55 

— • — 1 T ■ r-1 1 — I m — I 

iaeffable, exprimant d'une façon saisissante Tivresse 
de Têtre qui se sent aimé et croit le monde trop 
étroit pour contenir son bonheur : 

« Il m*aime 1 il m*aime ! J*entends la voix des 
forêts le crier, le vent le dit aux nuages qu*il 
emporte, le fleuve roule cet aveu de vague en 
vague. 

< Il m*aimel il m*aime! Sous les branches le 
gazouillement des oiseaux le redit, les clochettes 
d'argent du muguet le proclament dans la vallée. 

< Il m*aim'e! il m'aime! une joie inconnue 
m'accable, une inquiétude douce et poignante fait 
frémir mon cœur. > 

« 

La voix de Clélia était fraîche et souple, un 
peu grêle peut-être, mais d'un timbre plein de 
charme. Elle sut, cette fois-là, lui donner une 
expression de violence et d'enthousiasme qui 
enleva son auditoire. 

Tandis qu'on l'acclamait de tous côtés, elle 
regarda André et crut lire sur son visage, pâle 
d'émotion, dans ses yeux brillants de larmes, qu'il 
ne pouvait plus lutter, que son amour était plus 
fort que sa raison et que toutes ses résistances 
s*écroulai«it. Une faible rougeur de joie colora un 
instant les joues de la jeune fille. 



I^ LES OlUAUTÉS DB L'AMOUK 

_ ■ _ ■ _ . -■ ■ ^L 

On la pria de chanter encore, mais elle refusa 
et i}uitta le piano. 
Elle alla s'asseoir auprès de Pénoutchkine. 

— Ah! vous êtes divine, lui dit-il, en feignant 
d'essuyer une larme. Toute votre âme était dans 
votre voix; on dirait vraiment que Tamour a tou- 
ché votre cœur et pourtant je sais bien qu'il n'en 
est rien. 

— Etes-vous bien sûr de cela> dit-elle en lui 
jetant un malicieux regard. 

— Eh ! oui,, vous ne connaissez pas ces tortures, 
ce doute, ces espérances, ce besoin de dévoue- 
ment, tout ce que vous m'inspirez enfin... 

— Comment, je vous fais éprouver tant de cho- 
ses ? 

— En doutez-vous } ne savez-vouspas lire dans 
mes yeux, n'y voyez-vous pas que je suis prêt à 
donner ma vie pour vous ? 

— Donner votre vie pour moi, cela est bientôt 
dit, vous savez parfaitement que je ne vous la 
demanderai pas, qu'en ferais-je > S'il s'agissait de 
toute autre chose il est probable que vous ne 
parleriez pas ainsi. 

— Ah! mettez-moi à l'épreuve! s'écria Pénout- 
chkine. Serai-je assez heureux pour que vous 
éaigniez me demander quelque chose) 

-^ y si bien quelque chose à vous demander/ 






LES CRUAUTES DE L'AMOUR 13$ 

mais vous n*auriez qu*à me refuser... dit Cléiia en 
le regardant en dessous. 

— Moi, lui refuser quelque chose I dit-il en 
levant les yeux au ciel. 

— Eh bien, voici: je désire acquérir une de vos 
propriétés. 

— N'est-ce que cela ! s'écria Penoutchkine. Elle 
est à vous. Laquelle est-ce ? 

— La ferme où nous nous sommes rencontrés 
dernièrement. Consentez-vous à me la vendre? 

— Sans aucun doute. 

— Mais, avec la ferme, ceux qui l'habitent > 

— Quel singulier caprice! dit Penoutchkine 
avec un léger mouvement de contrariéfé. 

— Un caprice, en effet. Je veux que rien ne soit 
. changé dans cette demeure, que pas un meuble ne 

soit dérangé, que les mêmes visages apparaissent 
sur le seuil. Peut-être est-ce pour retrouver plus 
tard, dans toute leur fraîcheur, des souvenirs qui 
me sont chers, ajouta-t-elle en lui jetant un sédui- 
sant regard. 

— Ah ! vous êtes adorable, s'écria Penoutchkine 
qui saisit la main de Cléiia et la porta à ses lèvres. 

— Alors, c'est convenu, nous signerons demain , 
l'acte de vente. 

— Je suis votre esclave, dit Penoutchkine au 
comble du bonheur. 



136 LIS CMVkXJTtS DE l'AMOUR 

Clélia baissa la tête pour dissimuler le sourire 
moqueur qui voltigeait sur ses lèvres. 

— Regardez donc le général de W..., dit-elle un 
instant après, il est dans une agitation extraordi- 
naire et nous jette des regards furieux, il est 
capable d*avoir une attaque d'apoplexie, ce qui 
ferait un esclandjre. Permettez que j*aille lui parler. 

Clélia s'approcha du général. 
— • Alors, donc déjà, vous épousez ce monsieur? 
lui dit-il en roulant des yeux injectés de sang. 
— - Pourquoi cela > 

— Voici une heure que vous causez très-tendre- 
ment avec lui. 

— • Tendrement ? Nous parlions d'affaires. Mais 
il me semble que je m'excuse : est-ce que vous me 
feriez peur, guerrier farouche? Ce ne peut être 
que cela, car je ne me souviens pas que vous ayez 
jamais mérité les égards que j'ai pour vous. 

— Par malheur, l'occasion de vous prouver 
mon amour ne s'est jamais présentée, mais qu'elle 
vienne et vous verrez... 

— Voyons, de quoi seriez-vous capable ? 

— Ah ! s'écria le général avec un soupir bruyant," 
.pour votre joli sourire, pour baiser le bout de vos 

doigts blancs, je ferais l'impossible... absolument. 

— Eh bien, voyons donc, je vais vous demander 
quelque chose de presque impossible. 



LES CRUAUTÉS DE L'iUlOUR 157 

f 

— Demandez. 

— Je veux que vous me remettiez un brevet 
d'officier. 

— Un brevet d'officier >... 

— Absolument ! dit délia, en faisant une révé- 
rence au général. 

— Pour qui > 

— Le nom doit être laissé en blanc, 

— Mais que ferez-vous de ce brevet > 

— Tout ce qu'il me plaira. J'y mettrai mon 
nom ou je le jetterai au feu. 

— Je n'y comprends rien. 

— Qu'est-ce que cela fait? Vous voyez bien 
que vous hésitez. 

— Nullement. Vous n'épouserez pas Penout- 
chkine ! 

— Oh I je vous jure que non. 

— Eh bien, demain, vous aurez votre brevet. 
Un éclair de joie jaillit des yeux de la jeune 

fille. 

— Tenez, général, voici votre récompense, dit- 
elle en lui tendant sa main qu'il baisa avec recueil- 
lement. 



XIII 



Lorsqu*après cette soirée André se retrouva 
seul dans sa chambre, il se laissa tomber dans 
un fauteuil et serra entre ses mains son front 
brûlant 

— Je suis à bout de forces, murmura-t-il, je 
sens que ma volonté va ployer et que ma cons- 
cience est submergée par mon amour. Je ne puis 
combattre plus longtemps, c*est une torture trop 
affreuse de refuser le bonheur que Ton n*osait pas 
entrevoir, même en rêve. La lèvre brûlée par la 
soif ne peut pas repousser toujours la coupe 
rafraîchissante qui s*offre à elle; il le faudrait 
pourtant. Ma conscience me commande le sacri- 
fice, mais je n*ai pas la force de lui obéir. Elle 
m*aime I Cette pensée m*emplit le cœur et chante 



LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR I^ 

nuit et jour à mon oreille ; ma raison ne peut se 
faire entendre. Je Técouterai cependant, je ferai 
taire toutes les folies enivrantes qui m*obsèdent. 
Ai-je encore assez de force pour vouloir? Un 
paysan n'épouse pas une comtesse, cela ne s*est 
jamais vu. Clélia e&ayâe par Tac te de désespoir 
qui a failli me délivrer de la vie, croit m*aimer ; 
après la noce elle s'apercevrait qu'elle s'est 
trompée, et moi, j'aurais abusé de son erreur. 
C'est impossible, j'ai trop de fierté dans le cœur 
pour vouloir dérober quelques jours de bonheur 
au prix d'un crime odieux. Je fuirai la tentation. 
Je partirai. 

André se leva et marcha avec agitation dans la 
chambre. 

— Mes forces sont presque entièrement reve- 
nues, ma blessure est fermée, dit-il ; alors pour- 
quoi suis-je ici > Est-ce donc fait pour moi, ce luxe 
qui m'entoure > On le dirait vraiment à voir avec 
quelle promptitude, je m'y suis accoutumé. Je ne 
m'étonne plus de ce lit d'ébène et de satin, de ces 
meubles moelleux qui semblent vous caresser, de 
ces tapis doux comme de la fourrure. Allons donc ! 
mes tapis à moi, c'est la mousse des forêts, la 
neige vierge de pas humains. C'est sur le tronc 
d'arbre renversé au bord du sentier que je dois 
m'asseoir. Qu'est-ce que je fais ici > Je suis une 



J 

140 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUK 



bête des bois, on ne parviendra pas à m*appri- 
voiser. 

Il s*approcha de la cheminée et se regarda dans 
le miroir. 

— Cependant, j'étais bien près d'être dompté, 
continua-t-il ; est-ce là le chasseur insouciant et 
fort que je fus jadis > Le désespoir et la maladie 
ont effacé de mon visage les baisers du soleil et du 
vent, je suis aussi pâle qu'un seigneur, j'ai revêtu, 
sans y prendre garde, les habits que l'on a substi- 
tués aux miens, j'ai trouvé qu'ils m'allaient à mer- 
veille, mes mains deviennent blanches, ma voix 
perd de sa rudesse, mes cheveux s'assouplissent, 
et ne dois-je pas avouer que par instant un mou- 
vement d'orgueil a gonflé mon cœur, quand me 
voyant passer devant un miroir j'hésitais à me 
reconnaître. Quelle est donc cette voix qui me crie 
que tout cela est mal et me dégrade > Je sens bien- 
qu'il faut lui obéir, qu'il faut arracher cet amour 
de mon cœur comme l'on arrache le poignard 
d'une blessure, qu'il faut s'enfuir très-loin, seul et 
pour toujours. Mais, la vie sans elle ! quel hor- 
rible supplice ! Âh ! pourquoi ne m'a-t-elle pas 
laissé mourir au milieu de ces blés tachés par mon 
sang> J'avais déjà enduré une souffrance trop 
lourde pour ma force, j'avais droit au repos, et 
voilà qu'il faut de nouveau reprendre ce fardeau 



LES CRUAUTÉS DE l'aMQUR 14I 

écrasant ! Qu'ai-je donc fait, Seigneur, pour être 
ainsi malheureux > 

Le jeune homme ouvrit la fenêtre pour calmer 
un peu la fièvre qui le brûlait. 

Il faisait clair de lune ; la nuit était tiède et le 
jardin embaumait. 

•— Partir!... être aimé et partir! murmurait 
André les deux mains crispées sur l'appui de la 
croisée ; avoir le ciel devant soi et choisir Tenfer, 
c'est au-dessus des forces humaines. Pourtant, je 
partirai... bientôt, demain... Pourquoi demain > 
s'écria-t-il tout à coup. A quoi bon prolonger cette 
agonie > Si je la vois, si elle me parle, je perdrai 
tout mon courage. C'est à l'instant même qu'il faut 
fuir, sans réveiller personne, sans être aperçu. 
Ah ! Dieu ! je l'ai donc vue tout à l'heure pour la 
dernière fois ! C'est fini, à jamais fini. 

Accablé, il se laissa tomber sur un divan et 
étouffa ses sanglots en se cachant le visage, dans 
les coussins. 

Lorsqu'il se releva, il était résolu et calme. 

— Allons, dit-il, à l'heure de son réveil, je serai 
loin déjà. 

Pour ne pas être entendu dans la maison en 
ouvrant et refermant des portes, il se décida à 
descendre par le balcon. Il éteignit d'abord les 



142 us CRUAUTÉS I» L'AMOUR 

lampes pour ne pas être vu du- dehors et se glissa 
avec précaution comme un coupable. 

Il atteignit le sol et fit quelques pas en évitant 
de faire crier le sable sous ses pieds. 

De ce côté, la maison projetait ses ombres nettes 
et' anguleuses sur le jardin vivement éclairé par la 
lune; André entendait, du côté de la façade, le 
serviteur chargé de veiller qui frappait sur un 
disque de bronze pour témoigner de sa vigilance : 
il devait éviter de passer près de lui. 

Avant de s*éloigner, le jeune homme leva les 
yeux vers la chambre de Clélia; elle était encore 
éclairée ; une des fenêtres même était entr ouverte. 

— Mon Dieu ! serait-elle souffrante ? Comment 
ne dort-<lle pas encore ? se dit André qui semblait 
fasciné par la lueur venant de cette chambre et ne 
pouvait plus faire un pas. 

La tentation était trop forte : il pouvait l'aper- 
cevoir encore une fois sans être vu, sans avoir à 
craindre les séductions de sa parole ; il emporte* 
rait au moins une dernière vision dans son exiL 

Il hésita longtemps, mais son cœur fut plus fort 
que sa raison; il s'élança, et s*aidant des saillies 
de la muraille, il fut bientôt à la hauteur de la 
fenêtre. 

Il ne vît d'abord à travers les fins rideaux de 
dentelles qu'un rayonnement bleu, étrangement 



LIS cRUAinrÉs de l'amour 143 

doux; tout était bleu dans cette chambre, les 
parois couvertes de soie capitonnée, le tapis, le lit 
surmonté d un gracieux baldaquin et qui ne s'ap- 
puyait que par la tête à la muraille. 

Clélia, en peignoir blanc, était assise auprès 
d'une petite table et écrivait. Une lampe posée 
devant elle Téclairait pleinement, la lumière se 
jouait dans ses cheveux couleur de miel, les con- 
tours de son visage semblaient baigner dans un 
fluide argenté, ses petites dents brillaient entre 
ses lèvres souriantes. André, cramponné aux 
ferrures du balcon, la contemplait avec une émo- 
tion poignante, il ne l'avait jamais vue aussi 
radieusement belle. 

Bientôt elle posa sa plume et se renversa dans 
son fauteuil. 

— Voilà, c'est fait, dit-elle en étirant ses bras, 
avec quelle joie j'ai travaillé pour lui ! 

Elle se leva, son peignoir traînant bruissait sur 
le tapis. 

— Déjà trois heures! dit-elle en remontant sa 
montre. 

Puis elle s'assit au bord de son lit et croida ses 
mains derrière sa tête. 

— Ah! mon Dieu, comme je l'aime! dit-elle à 

demi voix. 

— Malheureux que je sais! murmura le jeune 



144 LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 

■ I ■ I I W I I ■■ ■ Il ■ I ■ Il É . ■ I i.i ■ ■■ I > Il 

« 

homme qui se laissa glisser ou plutôt tomber sur 
le sol. 

Puis il s'enfuit sans regarder derrière lui. Il 
atteignit le mur du jardin et le mesura des yeux. 
Ce mur était haut et parfaitement lisse. L'esca- 
lader était impossible. D'ailleurs André en avait 
déjà trop fait, sa blessure à, peine cicatrisée le 
faisait vivement souffrir. Il chercha une porte et 
finit par arriver à une sortie dérobée qui servait 
spécialement aux jardiniers. Plusieurs verrous et 
deux tours de clef fermaient la porte, mais la clef 
était dans la serrure. Il tira les verrous et fit 
tourner la clef. Sa main tremblait, un frisson 
courait sous ses cheveux, il lui semblait que tout 
oscillait autour de lui. 

— Adieu ! adieu ! murmura-t-il ; adieu la vie !... 
La porte grinça en tournant siir ses gonds; mais, 

au moment où André allait la franchir, il se 
sentit enlacé par des bras de femme et un grand 
cri retentit à son oreille. 
. - Clélia ! 

— Qu'est-ce que tu fais } où allais-tu } dit-elle 
suffoquée par l'épouvante. Je savais bien que 
j'avais entendu un soupir et un bruit furtif. Mon 
Dieu ! si favais dormi, tu t'enfuyais, tu me laissais 
là, folle de désespoir ; car ton intention était de 
t'échapper, n'est-ce pas? Mais tu veux donc me 



^t^À, j . _" 



, LES CRUAUTE Dp L'AMÛUR Ui 

■ i»i I ■ . I p . a I j « I .1 I , , I ^. I I «1 1 1 II . I < 

tvÎQt } ten amour s'est donc changé en haina > que 
.t*ai-je fait 7 Je Q^aime que toi au monde. Toute ma 
vie est suspendue à la tienne, et tu me fuis sans 
un mot, sans un adieu. Ah! André I est-ce biep 
possible, tu as fait cela } 

Elle appuya sa tête sur la poitrine du jeune 
homme en sanglotant. 

— Clélia, dit-il, je vous en conjure, ayez pitié 
de vous-même ; laissez-moi partir. 

— Tu es fou, dit-elle en resserrant son étreinte. 
Lssaye donc de me détacher de toi. Pars si tu 
vcvx d'ailleurs, je te suivrai. 

— Vous ne pouvez être la femme d'un fils' 
d'esclaves, dit-il en essayant de dénouer l'étreinte 
qui le brûlait. 

— Tais-toi 1 tu ne Tes plus, s'écria-t-elle, tes 
parents sont libres désormais. 

- Que dites-vous > 

— Je dis ce qui est vrai. La ferme où tu es né, 
ce lieu charmant où j'ai trouvé l'amour, elle est à 
nous ; elle appartient à ton père. Katia est libre, 
Fedor et Mâcha sont libres, et le petit garçon qui 
a de si jolis yeux bleus est libre aussi. Ton père 
est riche, il me l'a dit. Tu vois bien que nous 
sommes à présent des égaux et que rien ne s'op- 
pose plus à notre bonheur, excepté ta haine, car il 
est évident que tu me hais» 



146 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 

— Libres ! Vous les avez rendus libres ! Mon 
pauvre cher père! le rêve de sa vie s'est donc 
enfin accompli I 

— Oui, et le jour où j'allais leur annoncer cette 
nouvelle, en leur, demandant leur bénédiction, toi 
tu Venfuyais pour échapper à mon amour. 

— Est-ce donc bien possible que vous m'aimiez > 

— Viens, dit-elle, l'émotion m'a brisée, je ne 
puis me tenir debout. Il y a là un banc près d'un 
buisson de jasmins. 

Ils gagnèrent le banc et s'y assirent. La lune 
les enveloppa de sa lumière. Dans la profondeur 
du taillis un rossignol commença son chant tendre 
et douloureux, la rosée brillait çà et là sur les fleurs 
et sur les cailloux des allées. 

— Tu demandes si je t'aime } dit Clélia après 
un instant de silence. A présent je l'ai compris, je 
t'ai aimé dès la première minute où je t'ai vu, j'ai 
rêvé de toi la nuit même, le lendemain j'étaris 
jalouse. Pauvre folle, j'ai cru pouvoir jouer avec 
le feu, mais le jour où je t'ai vu sanglant sur le 
chemin, j'ai senti que ta mort emporterait ma vie 
et que pour moi le monde n'existe pas sans toi. Je 
parle dans la sincérité de mon âme, je t'aime, 
André, consens-tu à me prendre pour fenane? 

— Ahlje savais bien que si elle me parlait je 
perdrais tout mon cotwagç, s'écria-t-il en se laîs- 



— f*".-» * ♦•rff_ *- ..- 



LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 147 

saht tomber aux pieds de la jeune fille. C'est trop. 
Je' ne peux plus lutter. Je Taccepte, ce bonheur 
céleste qui s'oiFre à moi ; mes longues souffrances 
me quittent enfin, mon cœur se dilate dans une 
joie sans égale. Âh I Clélia, je t'aime comme un 
damné aimerait le pardon de Dieu. Pourtant, un 
jour peut-être tu ne m'aimeras plus et tu me 
replongeras dans Fabime; mai j'aurai au moins le 
souvenir du ciel. 

. — Ecoute, André, lui dit-elle en le baisant sur 
le front, le jour où je ne t'aimerai plus, je te 
permets de me quitter, et, je te le jure, je suis 
parfaitement certaine de passer toute ma vie prés 

de toi 

• ••••• •••••••••••• 

Quelques jours plus tard, la maison était pleine 
de fleurs et de lumières, de bruit de musique, de 
rires et de danses. Clélia Âlexandrowna donnait 
une fête à laquelle était conviée toute la haute 
société de la ville. Le bruit circulait de bouche en 
bouche que cette fête avait lieu à l'occasion des 
fiançailles de la jeune comtesse avec cet inconnu, 
prince selon les uns, moujik d'après les autres, et 
dans certains angles des salons on discutait vive- 
ment sur ce sujet. 

— Un moujik! laissez-moi donc tranquille, 
disait le gouverneur en. haussant les épaules; 



149 



LES CRUAUTÉS UE L'âMOUA 



il a Tair d'un paysan... tenez, comme moi- 
même. 

— Je sais à quoi m'en tenir, disait Pénoutch- 
kine, pâle de rage. II était chasseur sur mes 
terres... 

— Ah I dit Oynikof qui passait, il a sans doute 
assisté alors à cette fameuse lutte avec le loup, 
dont le récit m'a si fort intéressé > Je vais lui 
demander de me la redire. 

Penoutchkine devint pourpre et fit un mouve- 
ment pour s'élancer vers Ovnikof, mais il se laissa 
retenir par ceux qui l'entouraient. 

Clélia, en robe de soie blanche coupée carré- 
ment sur la poitrine, trois " rangs de perles fines 
au cou, une branche de jasmin dans leâ cheVeut, ' 
se promenait lentement d'une salle à l'autre au 
bras d'André. 

Ovnikof s'approcha d'eux et leur tendit une 
main à chacun. 

— C'est donc décidé enfin > dit-il; j'en suis 
presque aussi heureux que vous, chers enfants, et 
je vous bénis. 

Le général de W... entra dans le salon et vint 
saluer la jeune fille. 

— J'ai une nouvelle à vous apprendre, dit 
Clélia, tandis qu'il s'inclinait devant elle. Je md 



LES. CRUAUtÉS DB X.'AM0UR I49 

suis décidée à vous céder cette métairie qui coupe 
en deux une de vos propriétés et que mon tuteur 
ô'obstinait à vous refuser. 

— Ahl vous me comblez, vraiment vous me 
comblez; dit le général. 

— Maintenant, permettez-moi de vous pré- 
senter André Ivanovitch, mon fiancé, il veut em- 
brasser la carrière militaire et sollicite votre pro- 
tection. Jeune et follement brave comme il Test, 
l'avenir est à lui, et il ne peut manquer de mériter 
votre estime. 

Le général demeura un instant confondu. 

— Ma foi I s'écria-t-il bientôt, il faut savoir sup- 
porter héroïquement une défaite. Je ne puis vous 
en vouloir de m'avoir préféré ce charmant jeune 
homme. La franchise de son regard me plaît et il 
peut compter sur moi. 

Les deux hommes échangèrent une cordiale 
poignée de main. 

On annonça que le souper était servi. Tandis que 
l'on passait bruyamment dans la salle voisine, les 
fiancés, appuyés Tun sur Tautre, purent échanger 
quelques mots à voix basse. 

— Depuis le jour où tu es entrée chez moi, 
disait André, chaque minute de ma vie, chaque 
parole sortie de tes lèvres sont restées gravées • 
dans mon esprit. 



« 



150 LES CRUAirrâs de l'amour 

■ . ^ I .1 . , I II II . I I i>iii II .— — — 

» • 

— Je .n'ai rien oublié, moi non plus, dit 
Qélia. Te souviens-tu, un jour tu m'as dit, 
en arrêtant sur moi ton beau regard sAvàre z 
« Nous ne sommes pas ce que vous croyez, nous 
battons nos femmes. » Est-ce vrai ? est-ce qfc 
tu me battras > 



FIN. 



'\- 









•• < 



A 



' • LA BATELIÈRE DU FLEUVE BLEU 



Dans .ce temps, Nankin était encore la capitale 
dç la Chine, la dynastie des Mings florissaît. C'était 
pen3ant le règne de Tempereur Hoaï-Tsong. 

La ville, qui avait sept lieues de tour, était 
enfermée dans de formidables remparts, si larges 
qu'il faisait toujours nuit noire sous les triples 
portes voûtées quiles perçaient de loin en loin. Ces 
portes étaient surmontées de châteaux-forts et de 
hautes tours dont les toitures aux bords relevés 
disparaissaient sous le frissonnement multicolore 
de banderolles et de drapeaux. 

Sur les murailles veillaient des sentinelles; près 



iSa 



LES CRU4UTÉS-DB l'AIIOUR^ 



••-«- 



des portes, des soldats fièrement campés, appuyés 
sur leurs lances, questionnaient les arrivants. 

L'enceinte de la ville contenait des. montagnes, 
des lacs, des rivières; les rues, larges et droites, 
bordées de palais superbes, étaient traversée^ de 
portes triomphales aux toits sculptés et retroussés. 
Au loin, on apercevait la haute four de Li-cou-li, 
la merveille des merveilles. Cette tour, construite 
il y a deux mille sept cents ans par les ordres du 
roi A-You, n'avait d'abord que trois étages ; douze 
cents ans après sa fondation, l'empereur Kien- 
Ouan la répara et fit sceller dans les murs les reli- 
ques de Fo. Les Mongols la brûlèrent mille ans 
après, mais Yong-Lo la rebâtit, la dédia à l'impéra- 
trice-mère et l'appela la tour de la Reconnaissance : 
Li-cou-li, Elle s'élevait très-haut, ayant neuf gale- 
ries superposées; ses murs, revêtus de porcelaine 
jaune, rouge et blanche, brillaient comme les âil^s 
d'un faisan; les neuf toits pavés de tuiles vertes 
ressemblaient à des émer^udes, et le vent faisait 
une charmante musique en agitant les mille clo- 
chettes suspendues à chaques étage; sur les ter- 
rasses s'élevaient les grandes statues des dieux et 
des génies, et au sommet dé la tour une sphère 
d'or scintillait comme un soleil. 

Des jardins ombreux environnaient à cette épo- 
que la tour de Li-cou^i cachant de paisibles habi* 



LIS CRUAiniS DB L'AMOUR 153 

tarions aux toîts très-larges, construites en bois de 
cèdre. , Des palissades de bambou, percées de 
portes treillagées ne fermant qu'au loquet, en- 
touraient ces frais jardins; près de chaque porte 
étaient assis, sur un pilier d« pierre, deux chiens 
chimériques ou deux dragons de bronze ou de bois 
vermoulu. 

Un soir de la quatrième année de Tempereur 
Hoaï-Tsong, un peu avant le coucher du soleil, un 
jeune homme souleva le loquet d'une porte et 
sortit de Tun de ces jardins. Il vit la place déserte 
et marcha rapidement, suivant de près la palissade, 
sans prendre garde aux branches pendantes qui 
lui frôlaient le visage. 

Ce jeune homme était de haute taille, bien fait 
de corps, beau de visage; ses yeux noirs, très- 
longs, relevés vers les tempes, étaient pleins de 
fierté; ses sourcils étaient fins et unis comme du 
j^. .vçlours ; sa bouche ressemblait à une fleur. Il était 
Vêtu d'une robe de satin noir ramagée de fils d'or 
et serrée à la taille par une ceinture de soie bleue; 
sa calotte aussi était bleue. 

Il atteignit un autre enclos et s'arrêta. 

On n'entendait aucun bruit, si ce n'est celui des 
oiseaux se chamaillant dans les arbres. Le cou- 
chant empourprait déjà le ciel. Le faîte de la tour 
Li-cou-li resplendissait. 

S" 



ss \ 



154 LES CRUAUTéS DB l'amour 

Le jeune homme essaya de voir dans le jardin à 
travers les branches; mais les feuillages formant 
un rideau épais, il ne vit rien. Alors il frappa ses 
mains Tune contre l'autre , faiblement d*abord , 
puis plus fort. 

A ce signal, le taillis frissonna, et une jeune fille 
se montra, ne laissant voir que sa jolie tête, qui 
faisait une trouée dans le feuillage. 

— C'est toi, Li-Tso-Pé? dit-elle avec un sou- 
rire plein d'amour. 

— Lon-Foo, dit Li-Tso-Pé rapidement, va près 
du tombeau de tes ancêtres, je ty rejoindrai; 
prends par la rue des Lions-de-Fer; je prendrai un 
autre chemin. 

— J'y cours ! dit Lon-Foo eflirayée par l'air de 
tristesse empreint sur le visage de Li-Tso-Pé. 

Le jeune homme s'éloigna d'un pas rapide et 
gagna le cimetière. Il y arriva bien avant la jeune 
fille et s'assit sur une tombe, au pied d'un cavalier 
de pierre. 

De toutes parts, sur les tombes, on voyait des 
cavaliers semblables à celui auprès duquel Li-Tso-Pé 
s'était arrêté. Les quatre pieds des chevaux étaient 
fixés en terre et disparaissaient à demi sous les 
hautes herbes. Les guerriers étaient représentés 
en habits de combat, brandissant leurs lances. 
On voyait aussi de grandes avenues bordées de 



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LBS CRUAUTÉS DE L'AMOUR 155 

m. JL , ■ Il I ■ ■* ■ I I « 

dromadaires, d'éléphants ou de lions de pierre se 
faisant vis-à-vis. Toutes ces statues se détachaient 
en noir sur le ciel rose et bleu pâle, et de grandes 
ombres obliques s*étendaient^sur le sol. 

Bientôt une forme svelte et gracieuse se glissa à 
travers la forêt formée par les jambes, massives ou 
grêles, des animaux de pierre, elle atteignit la tombe 
près de laquelle s'était assis Li-Tso-Pé et s'assit à 
côté de lui. 

— Me voici, dit-elle, Tangoisse serre mon cœur, 
car j'ai vu que ton visage est triste. 

— Ecoute, Lon-Foo, dit Li-Tso-Pé, mes parents 
veulent me marier avec la fille d'un grand magistrat. 

— Est-ce possible > s'écria Lon-Foo en devenant 
pâle comme les pierres des tombes. 

— Je ne veux pas me conformer aux usages qui 
permettent de prendre plusieurs femmes, continua 
Li-Tso-Pé; je ne peux partager mon cœur; il est 
à toi tout entier; mais comment résister à ses 
parents ? 

— Tuons-nous tous les deux auprès de cette 
tombe > dit Lon-Foo. 

— Non, enfant, dit Li-Tso-Pé, nous sommes trop 
jeunes pour mourir et notre amour est une source 
intarissable de joies à laquelle nous n'avons bu 
encore que quelques gorgées. Qui sait ce que la 
mort nous réserve) Vois-tu, j'ai conçu un projet: 



I^D • LES CftUAirréS I>B t AMOUR 

I > i ——1 I i.i I * m I Il f I , . .. , Il 1^ I , I I» 

je v?iis m'enfuir ce soir même de ce payô ; je reste- 
rai éloigné sans donner de mes nouvelles jusqu'au 
jour où celle qu on me destine sera à un autre 
époux. 

Lon-Foo ne répondit rien ; elle appuya sa tête 
sur Tépaule de son ami et pleura silencieusement. 

— Hélas ! dit Li-Tso-Pé, cette séparation est ua • " 
malheur, mais elle nous sauve d'un malheur plus 
grand. Il faut tâcher de raffermir notre cœur... Je 
vais donc te quitter, Lon-Foo, ajouta-t-il avec un 
grand soupir en mettant son front dans sa main* 
T'entrevoir un instant était ma joie, et je ne vais 
plus te voir. Chaque jour sera pour moi comme une 
année de souflfrances. 

Lon-Foo répondit par un sanglot. 

— Te souviens-tu de notre première rencontre > 
reprit le jeune homme; tu étais montée sur un 
banc, près de la palissade de ton jardin, pour 
atteindre une branche d'hydrangée en fleur. Je 
passais sur la place de Li-cou-li. C'était l'automne. 
Mes pas ne faisaient aucun bruit sur les feuilles 
mouillées. Lorsque tu te retournas, j'étais tout 
près; tu ne pus t'enfuir assez vite, je te vis. Je m'en 
allai troublé par un sentiment que je ne comprenais 
pas, mais qui m'absorba tout le reste de la journée. 

— Je m'en souviens, dit Lon-Foo, je t'avais vu 
aussi, et toute la nuit je pensai à toi. 



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LES CRUAUTES DI l'AMO^JR ihj 

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^—^- Il III» ■ ■ lllll ^ l M I II Il I ■■ III ■!■ I 1———^» 

-^ Le lendemain, je revins, je vis le banc et à 
terre la branche d'hydrangée que tu avais laissé 
tomber en m'apercevant. Je passai nxon bras à 
travers la palissade pour essayer de prendre cette 
branche, je ne pus y parvenir. Alors, j'enjambai là 
barrière et je sautai dans le jardin. C'est à ce mo- 
ment que j'entendis un petit cri et que je m'enfuis 
plein d'épouvante. Quand je passai, le troisième 
jour, tu étais au milieu de l'allée. Nous échangeâ- 
mes un regard, puis un sourire, t'en souviens-tu > 
et tu te cachas dans les branches. 

— La vie commença ce jour-là, elle finit aujour- 
d'hui, murmura Lon-Foo. 

— Depuis, nous nous sommes vus tous les jours, 
sans souci de la neige ou du soleil, nous parlant 
par-dessus la barrière de bambou, à travers les 
branches, ne vivant que pour cet instant où nos 
mains s'entrelaçaient, où nos regards ne se quit- 
taient pas, où nous échangions nos plus secrètes 
pensées. Voici que les feuilles tombent des arbres, 
c'est l'automne. Il y a un an que nous nous aimons. 

— Laisse-moi mourir sur ton cœur après cette 
année de joie, je ne pourrai supporter ton absence. 
Que ferai-je demain, et les jours suivants ? Chaque 
feuille de mon jardin me rappellera le passé ; cha- 
que pieu de la palissade sera un poignard pour 
mon cœur. 



I$8 LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR 

— *1^«l ■ l« ■■ il» .!■■■ ■■ ■■ I . 'I I. ...l, — .1 , . ,11 ■ ■ 

à 

— Aimes-tu mieux me voir l'époux d'une autre 
femme, Lon-Foo ? Ne vois-tu pas ce que je souffre > 
Je te quitte pour me garder à toi. Quelque temps 
de douleur, puis le bonheur de toute la vie. 

— Qui sait si celui qui part reviendra jamais '^ 
dit Lon-Foo en sanglotant; qui sait si lorsqu'il 
reviendra celle qui reste sera là encore > 

— Que veux-tu que je fasse? dit Li-Tso-Pé, 
gagné par les larmes; parle, mabien-aimée.Je res- 
terai si tu l'ordonnes. 

— Non, non, pars, dit Lon-Foo, le jour de tes 
noces serait le jour de ma mort. Va, je serai forte, 
et quoi qu'il arrive, je te le jure sur les mânes de 
mon père ici couché, rien ne pourra changer mon 
cœur. 

— Au revoir donc, ma bien-aimée, dit Li-Tso-Pé ; 
le jour va disparaître, il faut rentrer. Jusqu'à l'heure 
de ma mort, sache-le, chaque battement de mon 
cœur comptera une pensée pour toi. 

Les deux amants se jetèrent dans les bras l'un de 
l'autre et s'étreignirent violemment, puis il se sépa- 
rèrent et se rejoignirent encore pour s'embrasser 
de nouveau. 

Lorsque la jeune fille repassa à travers le cime- 
tière, un homme qui priait sur un tombeau magni- 
fique la vit et sembla frappé de sa beauté. Il 
remarqua ses larmes et crut qu'elle pleurait un 



LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR Z59 

parent mort depuis peu. Arrivé hors du cimetière, 
cet homme fit signe de s'éloigner à une escorte qui 
l'attendait. Il n'avait pas perdu de vue la jeune fille 
qui, absorbée dans sa douleur, ne regardait rien.Il la 
suivit, et lorsqu'elle fut rentrée chez elle, l'homme 
écrivit sur ses tablettes : Place de la tour de Li- 
cou-li, la maison des dragons bleus. 



*% « 



II 



Lon-Foo était orpheline. Sa mère était morte en 
la mettant au monde ; son père avait perdu la vie 
dans un combat glorieux., La jeune fille vivait seule 
avec sa vieille grand*mère et quelques serviteurs. 
Leur fortune était modeste, mais plus que suffi- 
sante pour leurs besoins. Lon-Foo avait dix-sept 
ans. Elevée par cette grand*mère pleine d'indul- 
gence, elle jouissait d'une liberté plus grande que 
celle accordée d'ordinaire aux jeune filles chinoises, 
elle brodait peu, préférant la lecture ou les jeux en 
plein air; l'appartement intérieur où les femmes 
ont coutume de se tenir Tétouffait, et surtout depuis 
le jour où elle avait aperçu Li-Tso-Pé, elle passait 
son temps au jardin. 

La nuit du départ de son bien-aimé, Lon-Foo ne 



ri« "w S- «Aar^ . . ._ . .^^Hl. ^.A.* 



LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR l6l 



m. ta 



dormit pas et pleura sans cesse. Aussi, le lende- 
main matin, lorsqu'elle se regarda dans son miroir 
d*acier poli, semblable au disque de la lune, elle 
vit qu'elle avait les yeux rouges et gonflés, et pour 
ne pas inquiéter sa grand'mère, elle voulut faire 
disparaître ce$ traces de larmes, et trempa à 
plusieurs reprises son joli visage dans Teau 
fraîche. 

Tandis qu'elle était ainsi occupée, un coup frappé 
sur le gong de la porte d'entrée la fit tressaillir. 

— Qui donc vient de si grand matin? dit-elle. 
Et elle descendit précipitamment de sa chambre 

au rez-de-chaussée. Sa grand'mère était déjà sous 
l'auvent de la maison, et deux serviteurs couraient 
vers la porte du jardin; mais lorsqu'ils l'eurent 
ouverte ils ne virent personne. Seulement, un coffre 
de laque était posé à terre; les serviteurs leranias- 
sèrent et l'apportèrent à leur maîtresse. 

— Qu'est-ce que cela> s'écria la grand'mère en 
levant les bras au ciel; qui dit que ce coffret est 
pour nous? 

— Il y a une lettre sous le cordon de soie qui 
ferme le coffre, dit un serviteur. 

Lon-Foo prit la lettre, écrite sur du papier 
rouge, et la déplia. 

« A la belle Lon-Foo , quelqu'un de puissant 
offre ces objets sans valeur, » lut-elle à haute voix. 



l62 LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 

— Dieu Fo! fit la grand'mère, quelqu'un de 
puissant! comment peut-il te connaître? 

— Je ne sais, dit la jeune fille, c'est sans doute 
une plaisanterie, et le coffre est rempli de pierres. 

— Voyons ! dit la vieille en ôtant le couvercle. » 
Les deux femmes poussèrent en même temps un 

cri de stupeur : un merveilleux collier de perles de 
Tartarie était roulé en plusieurs cercles au fond de 
la boîte, comme un serpent au repos; les perles 
étaient grosses comme des pois, toutes semblables 
et d'une pureté sans pareille. Certainement, il eût 
été impossible de trouver un collier comparable à 
celui-là dans tout l'empire. Le coffret contenait 
encore des épingles de tête garnies de rubis et une 
parure complète : bracelets, agrafes, étuis pour 
préserver les ongles, en jade vert travaillé à jour 
avec une perfection exquise. 

— Que tout cela est beau! s'écriait la vieille 
femme en frappant ses mains Tune contre l'autre. 
Depuis que j'existe je n'ai jamais rien vu d'aussi 
magnifique ! 

— D'où cela peut-il venir? se disait Lon-rFoo, 
vaguement effrayée; ce n'est certainement pas Li- 
Tso-Pé qui m'envoie ce collier qu'une reine seule 
pourrait porter. 

La journée se passa eh conjectures, Lon-Foo 
finit par s'imaginer que des voleurs poursuivis 



LES CRUAUTES DE l'AMOUR 163 

avaient déposé le coffre devant la porte pour dé- 
tourner les soupçons. Elle commença donc, avec 
Taide de sa grànd'mère, à composer une lettre où 
elle expliquait aux magistrats de la ville ce qui 
s'était passé. L'écrit n'était pas encore terminé que 
le gong retentit de nouveau, frappé avec violence, 
et en même temps une foule de pages, d'écuyers, 
de porteurs de lanternes, envahirent le jardin et se 
rangèrent en haie de chaque côt;é de l'allée. 

Les deux femmes, stupéfaites, s'étaient avancées 
sous l'auvent de la maison. Elles virent venir un 
mandarin de premier rang en grand costume de 
cour, suivi de deux hommes, l'un portant le parasol 
d'honneur, l'autre un sceau de cristal sur un cous- 
sin de soie. 

Le mandarin alla droit à la jeune fille et plia le 
genou devant elle. 

— C'est bien toi que l'on nomme Lon-Foo > de- 
manda-t-il humblement. 

— Oui... balbutia Lon-Foo toute tremblante. 

— Eh bien, jeune fille plus heureuse que toutes 
les femmes du royaume, beauté privilégiée à laquelle 
je ne puis parler qu'à genoux, sache que celui dont 
tu as reçu ce matin les présents, celui qui m'envoie 
vers toi est l'homme devant qui tout ploie et trem- 
ble, le maître de notre vie à tous, l'empereur de la 
Chine ! 



l64 LES CRUAUTÉS BE l'AMOUR 

— L'empereur! s'écria la grand'mère en s'affais- 
sant sur une chaise. 

— Oui, le Fils-du-Ciel lui-même! dit le manda- 
rin; il a vu Lon-Foo revenant du cimetière; il a 
conçu pour elle une passion violente qui ne lui laisse 
plus de repos ; il fait savoir à celle qu'il aime qu'il 
veut la prendre pour femme, et que demain un cor- 
tège magnifique viendra la chercher pour la con- 
duire en grande pompe au palais impérial. J'espère, 
ajouta le haut fonctionnaire, que lorsqu'elle sera 
l'épouse favorite de notre maître, la belle Lon-Foo 
n'oubliera pas le messager qui lui a porté le premier 
la bonne nouvelle. 

Et, après de nouvelles salutations, le mandarin 
s'éloigna sans que Lon-Foo, atterrée, eût prononcé 
une parole. 

L'ahurissement joyeux de la grand'mère était si 
profond qu'elle ne remarqua pas la tristesse et l'é- 
pouvante de Lon-Foo. Elle envoya quérir toutes ses 
connaissances pour leur apprendre la merveilleuse 
nouvelle, et bientôt la maison fut pleine de monde. 
Lon-Foo se laissa complimenter sans paraître 
apercevoir ceux qui s'empressaient autour d'elle ; 
elle ne parlait pas et ne regardait pas. On crut que 
sa nouvelle position la rendait déjà fière et mépri- 
sante. 

Lorsque, la nuit venue, Lon-Foo se fut retirée 



LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR 165 

dans sa chambre, elle se laissa tomber sur une 
chaise et demeura longtemps immobile, le regard 
fixé sur le plancher. Tout à coup, elle se leva et 
sortit de la stupeur qui Tengourdissait. 

— C'est à rinstant même qu'il faut agir, dit-elle. 
Je suis libre encore ; demain, dans ce palais, je se- 
rai prisonnière. 

Elle entr'ouvrit la porte de la chambre dans la- 
quelle couchait la grand'mère et écouta. Elle enten- 
dit une respiration forte et régulière : l'aïeule dor- 
mait. Elle s'avança sur le palier et écouta encore. 
Un silence profond régnait dans la maison. Les do- 
mestiques dormaient aussi. 

Alors Lon-Foo rentra dans sa chambre, ouvrit 
quelques coflfrets, prit ses économies de jeune fille, 
une toute petite somme, puis un paquet de fleurs 
fanées et de lettres, et jeta sur ses épaules une robe 
de couleur sombré. Elle éteignit la lumière et des- 
cendit l'escalier avec précaution. La porte de la 
maison était fermée intérieurement par une barre 
de fer que la jeune fille ne put déplacer; mais elle 
ouvrit une fenêtre et sauta dans le jardiu. La palis- 
sade de bambou ne fermait qu'au loquet. Lon-Foo 
ouvrit et referma la porte ; puis, à demi cachée par 
un des dragons recouverts d'émail bleu foncé qui 
flanquaient l'entrée, elle regarda une dernière fois 
la petite maison et le jardin. 



l66 LES CRUAtmSS DB L*AMOUlL 

— Ah I mon cher Li-Tso-Pé, dit-elle en versant 
des larmes, je ne reverrai peut-être janmis ce coin 
déterre où j'ai été si heureuse, mais c'est le ciel qui 
nous a protégés en ordonnant ton départ ! Quels 
dangers s'amasseraient aujourd'hui sur la tête du 
rival de l'empereur I 






m 



Lon-Foo traversa avec assurance la place de Li- 
cou-li et s'enfonça dans une rue. Il faisait une 
nuit profonde; le ciel était couvert; aucune lu- 
mière ne brillait à aucune fenêtre. La jeune 
fille ne savait où elle allait; elle marchait rapi- 
dement tâtant le mur de la main, trébuchant 
quelquefois, mais ne s*arrêtant jamais; elle 
s'engagea bientôt dans un enchevêtrement de ruel- 
les étroites qui ne dormaient pas encore ; on enten- 
dait des bruits de voix, des rires ; des filets de lu- 
mière filtraient sous les portes, les papiers huilés 
des fenêtres s'éclairaient vaguement. Lon-Foo, un 
peu effrayée, avançait avec hésitation. Cependant, 
elle se hasarda à regarder par une fissure à Tinté- 
rieur d'une de ces maisons sourdement bruyantes : 



1 68 LES^ CRUAUTÉS- DB X.'aMOUR 



elle vit des hommes ivres attablés avec des femmes 
méprisables. La jeune fille fit un bond en arrière, 
et s'enfuit plus vite. Tout à coup au tournant d'une 
rue elle vit briller les lanternes d'une ronde de 
police. 

— Hélas ! s'écria-t-clle, prise par ces soldats, que 
deviendrai-je et comment expliquer m9. présence 
dehors après la deuxième veille sonnée > 

Elle s'était adossée à une maisonnette obscure et 
crut entendre à l'intérieur une Voix nasillarde qui 
semblait compter de l'argent, Lon-Foo heurta réso- 
lument à la porte, préférant tomber parmi une 
bande de voleurs qu'entre les mains des hommes 
de la poUce qui l'eussent ramenée chez elle. 

On ouvrit: la jeune fille entra précipitamment et 
refCTmala porte. 

— Que viens-tu faire ? s'écria une vieille femme 
assise sur un monceau de loques et de débris 
informes ; les femmes de mauvaise vie n'entrent pas 
chez nous. Je te disais bien de ne pas ouvrir, con- 
finua-t-elle en s'adressant à un .homme âgé dont la 
figure hâlée et ratatinée ressemblait à une vieille 
pomme cuite et qui regardait Lon-Foo d'un air 
ahuri. ^ 

— J'ouvre quand on heurte, dit-il. 

— Rassurez-vous, dit Lon-Foo, je suis de bonnQ 
famille; j'ai quitté la maison paternelle pour fuir les 



1 



LBS CRUAUTIÉS DB l'AMOUH 169 

mauvais traitements d'une belle-mère. Sî j'ai frappé 
à votre porte, c'était pour éviter la ronde de 
police. 

— Eh bien, attends qu'elle soit passée, dit la 
vieille avec l'indifférence de quelqu'un trop chargé 
d'ennui pour prendre intérêt aux malheurs des 
autres. 

— Attends qu'elle soit passée, répéta le vieillard. 
Puis tous deux se remirent à compter des pièces 

de cuivre, qu'ils remuaient à terre du bout des 
ongles, et ils ne firent plus la moindre attention à 
Lon-Foo. 

La jeune fille regarda autour d'elle. Une lanterne 
ronde, en papier, aux trois quarts déchirée, posée 
à terre entre les deux vieillards, éclairait bizarre- 
ment la seule pièce dont se composait l'habitation. 
La terre formait le plancher, les tuiles de la toiture 
servaient de plafond. Il n'y avait pas de meubles, 
mais d'étranges monceaux de chiffons et de débris 
de toute sorte semblant servir de sièges et de tables ; 
sur l'un d'eux étaient posés quelques bols de por- 
celaine ébréchés. Enlevant les yeux vers la muraille, 
Lon-Foo ne put retenir un cri d'effroi, car elle crut 
voir une rangée de pendus que la lueur de la lan- 
terne faisait tremblotter et sautiller. Elle voyait dis- 
tinptement les pieds de quelques-uns chaussés de 
vieilles bottes de satin râpé, d'autres avaient la tête 

S" 



I70 LES CRUAUTÉS DE L'ÀmOUK 

couverte de chapeaux rabattus jusqu'au menton. 
En regardant mieux, la jeune fille s'aperçut qu'il 
n*y avait pas de jambes dans ces bottes, ni de têtes 
sous ces chapeaux, et que les pendus étaient tout 
simplement de vieux costumes fanés, déteints et 
rapiécés, mais très-soigneusement disposés le long 
de la muraille. Lon-Foo sourit de sa surprise. Une 
enseigne dédorée, qu'on accrochait pendant le jour 
à la porte de la maison, lui apprit d'ailleurs que ses 
hôtes étaient marchands de vieux habits; elle 
reporta les yeux sur les habitants de cette misera* 
ble demeure. 
Ils remuaient toujours les pièces de cuivre. 

— Tu auras beau les compter mille fois, dit enfin 
la femme, la somme n'augmentera pas. 

— 11 manque toujours le quart d'un liang^ dit 
rhomme. 

— Oui, et demain le propriétaire de cette maison 
nous mettra dehors et prendra nos marchan- 
dises. 

— Il nous mettra dehors I répéta Thomme d'un 
air consterné. 

— Je vais compléter la somme, dit alors Lon-Foo 
en tirant une pièce d'argent de sa ceinture, à la con- 
dition que vous me laisserez passer la nuit ici et 
que vous échangerez contre mes vêtements de soie 
un costume de fille du peuple. 



LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 17I 

Les deux époux levèrent la tête vers Lon-Foo, 
dont ils avaient oublié la présence ; un sourire con- 
tracta la face jaune du vieillard, la femme secoua 
la tête. 

— Tu te moques de nous, dit-elle. 

— Nullement, dit Lon-Foo en jetant la pièce 
d'argent parmi les pièces de cuivre ; as-tu le cos- 
tume qu*il me faut > 

— Tu es une bonne jeune fille, dit la vieille en 
se levant vivement, c'est le ciel qui t'a envoyée vers 
nous. 

Elle alla décrocher plusieurs costumes et les 
montra à Lon-Foo ; celle-ci en choisit un à peu près 
propre, composé d'un large pantalon d'étoffe brune, 
d'une tunique de cotonnade bleue et d'un vaste 
chapeau de paille qui pouvait facilement dérober 
son visage ; puis la vieille éparpilla un paquet de 
chiffons dans un coin de la chambre et les recouvrit 
d*un lambeau de natte : 

— Voici tout ce que je puis t'offrir pour te repo- 
ser, dit-elle à Lon-Foo. 

La jeune fille s'étendit sur cette couchette rus- 
tique. 

Bientôt la lumière fut éteinte, et l'on n'entendit 
plus dans l'obscurité que les ronflements sonores 
des deux vieillards. 



r. 



171 U8 CRUAUTÉS DB L*AlfOUR 

Lon-Foo ne dormîf pas. Dès la première lueur 
du matin, elle se leva, ôta ses vêtements de soie et 
endossa le costume de fille du peuple; puis sans 
bruit, elle sortit de la maison. 

Le faubourg était désert encore; quelques chiens 
hâves, furetant dans les ruisseaux, peuplaient seuls 
les ruelles misérables. La jeune fille se hâta de 
quitter ce quartier sordide et gagna une large ave- 
nue qui descendait vers le fleuve. Bientôt le Fils 
aîné de VOcéan roula devant elle ses ondes 
d'azur. 

Le ciel matinal jetait dès reflets argentés sur le 
fleuve ; une brise presque insensible faisait courir 
un frisson à la surface de Teau et déformait le 
mirage d'une pagode située sur la rive. Dans les 
joncs, des oiseaux aquatiques piaillaient et bat- 
taient des ailes ; des grues s'envolaient du faîte des 
arbres en poussant de longs cris, et à l'horizon les 
hautes montagnes se profilaient vaguement parmi 
les brumes lilas et roses de l'Orient. 

Lon-Foo s'assit sur l'herbe, au bord du fleuve 
Bleu, et songea. Qu'allait-elle devenir seule, si 
jeune, ne connaissant rien de la vie> Elle savait 
jouer au volant, cultiver des fleurs, élever des 
oiseaux rares, mais elle n'était apte à aucun 
travail manuel en rapport avec sa nouvelle con- 
dition. 



LES cRUAxrrÉs DE l'amour 173 

Elle tira de sa manche sa petite bourse et la vida 
sur ses genoux. Quelques liangs d'or tintèrent 
gaiement. C'était quelque chose, mais bien peu 
s'il lui fallait vivre avec cette somme jusqu'à un 
changement de règne ; elle compta plusieurs fois 
ses liangs et sourit en se souvenant de ses hôtes 
de la veille comptant et recomptant leurs pièces de 
cuivre. 

A ce moment, Lon-Foo entendit marcher près 
d'elle. Un homme s'avança jusqu'au bord du fleuve 
et hêla quelqu'uiv. 

Un cri répondit à sgn appel et une barque glis- 
sant parmi les joncs vint aborder devant lui. 

L'homme sauta dans la barque, qui s'éloigna du 
rivage et traversa le fleuve. 

Lon-Foo la suivit des yeux. C'était une de ces 
embarcations que l'on nomme chan-pan, surmontée 
d'une petite cabine couverte d'une natte de bambou. 
Cabine qui sert de logis au batelier. Lon-Foo 
remarqua que celle qui dirigeait le bateau était une 
femme âgée. 

— Elle est vêtue comme je le suis moi-même, se 
dit la jeune fille, je suis donc costumée en batelière* 
Voici, d'ailleurs, un métier qui me conviendrait 
beaucoup. 

Après avoir déposé le passant sur l'autre rive, la 



174 LES CRUAtrrÉs db l'amour 

barque revint près de Lon-Foo qui se leva et lit un 
signe à la batelière. 

— Tu veux passer? dit la vieille femme. 

— Non, dit Lon-Foo, je veux te demander un 
renseignement : où pourrait-on acheter un bateau 
semblable au tien > 

— Tout neuf? 

— Neuf ou vieux, cela importe peu. 

— Si j'en trouvais un .bon prix, je céderais bien 
le mien je m'en irais vivre avec mes enfants, dit la 
batelière ; je me fais vieille et l'humidité ne me vaut 
rien. 

— Vraiment, tu me vendrais ton bateau ! s'écria 
Lon-Foo joyeusement ; quel prix en veux-tu ? 

— Trois liangs d'or, dit à tout hasard la vieille 
femme. 

— Je vais te les donner, dit la jeune fille. 

La batelière ouvrit des yeux démesurés, et lors- 
qu'elle vit briller les liangs elle les saisit vivement, 
sauta sur le rivage et, après plusieurs saluts, s'éloigna 
avec rapidité. Elle craignait que la jeune acheteuse 
ne se ravisât ; elle avait vendu son bateau à peu près 
le triple de ce qu'il valait. 

— Tu trouveras dans la cabine quelques provi- 
sions et deux mesures de riz que je te laisse par- 
dessus le marché! cria-t-elle de loin. 

— Pourquoi s'enfuit-elle si vite? se dit Lon- 



T- 



LES, CRUAUTÉS DE l'amour 17$ 

Foo; J*aurais bien voulu lui demander quelques 
renseignements sur la façon de diriger le ba- 
teau. 

A ce moment, un paysan arriva au bord de Tcau 
et sauta dans la barque. 

— Allons, vite, dit- il, je suis pressé, passe-moi 
sur l'autre rive, 

Lon-Foo, assez embarrassée, descendit dans le 
chan-pan avec de grandes précautions, puis elle 
s'assit et prit les rames ; mais elle s*en servit avec 
tant d'inexpérience, que le bateau oscilla, fît mille 
zigzags et avança fort peu. 

— Perds-tu l'esprit > s'écria le paysan avec 
colère, et veux-tu me faire chavirer ? 

— Je suis mal éveillée encore, dit Lon-Foo. 
Elle atteignit cependant l'autre bord du fleuve, 

et le paysan, après avoir violemment injurié la 
batelière, s'éloigna sans payer le prix du pas- 
sage. 

Lon-Foo, sous ces injures, eut envie de pleurer; 
mais elle se remit bientôt. 

' - Bah ! dit-elle, si cet homme savait que je suis 
recherchée par l'empereur, il se traînerait à mes 
pieds le front dans la poussière. 

Pendant tout le cours de la journée, la jeune 
batelière eut plus de peine encore à diriger son 
bateau à travers les embarcations de toute sorte 



X76 LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR , 

qui sillonnaient le fleuve; bien des fois elle faillit 
chavirer ; mais le soir elle savait aussi bien que 
personne conduire un chan-pan sur le fleuve 
Bleu. 

Brisée de fatigue, elle dormit dans la rustique 
cabane en nattes de bambou, d*un sommeil qu'elle 
n*avait jamais goûté dans sa jolie chambre de jeune 
fille. 



f 



iV; J^ J 



« 



• 



IV 



Pendant ce temps, Tempereur HoaT-Tsong, Irrité 
de rencontrer des obstacles à raccomplissement 
de ses désirs, était entré dans une violente colère; 
il avait maltraité ses ministres et menacé plusieurs 
d'entre eux de leur faire trancher la tête si Lon- 
Foo n'était pas retrouvée dans un délai déterminé. 
Le palais et la ville étaient donc dans une agitation 
extraordinaire ; des récompenses furent promises à 
ceux qui donneraient des nouvelles de la jeune 
fugitive. Des courriers partirent vers toutes les pro- 
vinces, et bientôt Tempire entier chercha la belle 
Lon-Foo aimée par l'empereur. 

Le bruit de l'aventure arriva jusqu'aux oreilles 
de Li-Tso-Pé, qui était allé défendre les frontières 
menacées par les Mongols. Le jeune homme mordu 






176 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 

■ 

au cœur par Tinquiétude et la jalousie, quitta aus- 
sitôt son poste et reprit la route de Nankin. 

Cependant on était sur la trace de Lon-Foo ; ses 
vêtements avaient été retrouvés chez le marchand 
d'habits, qui avait donné la description du costume 
pris par elle. On apprit aussi qu'une vieille bate- 
lière du fleuve Bleu avait été subitement remplacée 
par une jeune fille d'une beauté extrême. 

L'empereur fut donc informé que celle qu'il cher- 
chait était sans doute cette jeune batelière dont 
personne ne connaissait l'origine. 

Hoaï-Tsong voulut se convaincre par lui-même 
et sous Un déguisement il se rendit au bord du 
fleuve, à l'endroit qu'on lui indiqua. 

Au moment où l'empereur s'approcha du chan- 
pan, Lon-Foo, étendue à l'ombre de la cabine, 
chantait à demi-voix une chanson qu'elle avait 
composée en songeant à Li-Tso-Pé. L'empereur 
prêta l'oreille et entendit ceci : 

« Depuis que tu m'as quittée, mon bien-aimé, je 
n'habite plus sur terre. Fendant le jour et pendant 
la nuit, l'eau limpide du fleuve Bleu me berce. 

« Le souffle de l'automne a changé la verdure en 
or. Où donc est le temps où nous nous serrions la 
main à travers les branches, tandis que les feuilles 
jaunies tombaient légèrement) 



•« 



LES CRUAUTÉS DE lVmOUR I79 






« Tous les trésors de Temperear valent-ils la 
douceur de ton regard > Toute sa puissance, qu'est- 
elle auprès d'une parole de ta bouche > 

« Où donc es-tu, mon bien-aimé > Que fais-tu 
pendant que mes larmes, goutte à goutte, tombent 
dans le fleuve } » 

— Bien, dit l'empereur lorsque Lon-Foo eut 
cessé de chanter. Je sais maintenant pourquoi elle 
s'est enfuie et me dédaigne. 

Il entra dans la barque et Lon-Foo se releva 
vivement. 

L'empereur en la revoyant eut un battement de 
cœur profond et subit. Cette sensation presque 
douloureuse le combla de joie, car les émotions 
sont choses rares pour ceux qui ont la toute-puis- 
sance. 

— Jeune fille, veux-tu me conduire sur l'autre 
rive ^dit-il. 

— Certainement, seigneur, répondit Lon-Foo 
n'est-ce pas mon métier de traverser le fleuve à 
toute heure > 

— Ce métier ne me semble cependant pas digne 
de toi, dit l'empereur. 

— Il me convient beaucoup et je serais incapable 
d'en exercer aucun autre, dit Lon-Foo, en éloignant 
le bateau du rivage. 



X80 . LES CRUAUTÉS DU L'aMOUR 

■ ' ' m ■■■■■i«i — Il ■ ■iijii-i.Miii I . 

— Ces jolies mains blanches comme le jade ne 
sont pas faites pour serrer ces rames grossières. 
Ce ravissant visage doit craindre les morsures du 
soleil, continua Hoaï-Tsong. C'est à l'abri du 
palais impérial qu'il devreiit s'épanouir; c'est un 
sceptre d'or et de pierreries qui devrait charger 
cette maia délicate. 

En entendant ces paroles, Lon7Foo devint très- 
pâle et regarda avec épouvante l'homme assis en 
face d'elle. 

— Tu te moques, seigneur, dit-elle d'une voix 
tremblante, une pauvre paysanne comme moi I Je 
serais une tache d'encre sur du satin blanc. 

— A quoi bon dissimuler plus longtemps, Lon- 
Foo ? dit tout à coup l'empereur. Pourquoi me fais- 
tu souffrir depuis deux mois ? Pourquoi te caches- 
tu quand je te cherche en bouleversant tout 
l'empire > 

--• Dieu du ciell tu es l'empereur I... s'écria 
la jeune fille, qui lâcha les rames et joignit les 
mains. 

— Pour tous, je suis l'empereur, dit Hoaï-Tsong; 
pour toi, je suis seulement un homme qui t'aime. 

— Aie pitié de moi, grand empereur I s'écria 
Lon-Foo en se jetant à genoux. 

— Quoi donc I dit Hoaï-Tsong, est-ce ainsi que 
tu accueilles mon amour I 



LES CRUAUTÉS DE L'AKOÙR i8i 

— Je ne suis pas digne de cet amour, dit la 
jeune fille, l'honneur que tu me fais m'écrase. Je 
t'en conjure, ne t'occupe plus de moi. 

— J'ai entendu ta chanson tout à l'heure, dit 
l'empereur en fronçant le sourcil ; pour la première 
fois j'ai oonnu la jalousie. Ton bien-aimé est loin, 
disais-tu, il serait mort si je savais son nom : efface 
ce nom de ta mémoire et essuie tes larmes ; je vais 
te conduire dans mon palais et te placer parmi mes 
épouses. La résistance est inutile, je suis le maître 
et je t'aime. 

— Hélas I murmura Lon-Foo, je suis per- 
due! 

L'empereur fit un signe et aussitôt les rivages se 
couvrirent de monde, une musique joyeuse éclata 
soudain, des jonques pavoisées, ouvrant comme 
une aile leur grande voile en natte de bambou, s'a- 
vancèrent de tous côtés, chargées de mandarins et 
de hauts fonctionnaires en costumes de céré- 
monie. 

En se voyant la prisonnière de cette foule, sou- 
mise à l'empereur, Lon-Foo, désespérée, leva lés 
yeux au ciel. 

— Mon cher Li-Tso-Pé, s'écria-t-elle, Dieu 
veuille que nos âmes se rejoignent un jour, 
car dans ce monde nous ne nous reverrons 
plus! 

6 



1^2 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 

Et d'un bond elle s*élança dans le fleuve. 
L'empereur poussa un cri terrible. 

Les jonques arrivèrent rapidement, plusieurs 
hommes se jetèrent à Teau et plongèrent. Hoaï- 
Tsong ne quittait pas des yeux la place à laquelle 
Lon-Foo avait disparu. 

— Là, cherchez là... disait-il. 

Les plongeurs reparurent, puis plongèrent de 
nouveau. 

Plusieurs minutes s'écoulèrent qui semblèrent 
des siècles aux assistants. L'empereur trépignait de 
rage et de douleur. 

Ce ne fut qu'au bout d'une heure que Ton ramena 
la jeune fille à la surface de l'eau. Elle avait cessé 
de vivre. 

Au moment où le cadavre de Lon-Foo était 
déposé sur le rivage, un guerrier tout armé arriva 
au grand galop de son cheval ; il mit pied à terre 
et se fit jour à travers la foule. 

En apercevant Lon-Foo étendue sans vie sur la 
rive, il poussa un cri déchirant et se précipita sur 
^ corps de la jeune fille. 

1 — Ah ! ma bien-aimée, s'écria-t-il, tu as tenu ta 
parole, tu es morte pour me rester fidèle, et voici 
q ue tu es comme une fleur du printemps surprise 
p ar la gelée blanche : je n'aurais pu te sauver de 



LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR tS^ 

l'amour d'un empereur, mais j'arrive assez tôt pour 
mourir avec toi; ta main est tiède encore, ton 
âme attend son compagnon de voyage et vol- 
tige auprès de nous. Ne sois pas impatiente, ma 
douce Lon-Foo, me voici ! 

Un instant on vit briller un glaive, puis un ruis- 
seau de sang coula sur le sol. 

— Je ne demande qu'une grâce à l'empereur, 
qu'il me fasse ensevelir auprès de celle qui est 
morte pour moi I dit Li-Tso-Pé en expirant. 

L'empereur se tenait debout, les bras croisés, 
mordant ses lèvres, cachant sa colère et sa douleur 
à toute cette foule. Il regardait avec une haine 
jalouse le cadavre de ce beau jeune homme qui 
lui avait été préféré par la seule femme qu'il eût 
aimée. 

— Faut-il accéder au désir du mort et faire 
enterrer les deux amants côte à côte ? demanda un 
mandarin. 

— Non, je le défends! dit l'empereur d'une voix 
brève. 

Puis il s'éloigna et rentra dans son palais. 

Peu de temps après cette aventure, les Mongols 
envahirent le territoire de la Chine. Hoaï-Tsong, 
détrôné, se tua. Ce fut le dernier souverain de la 
dynastie des Mings. 

On peut voir encore, dans le vieux cimetière de 



l84 LES CRUAUTÉS D9 L'aMOUR 

Nankin, les sépultures de Lon-Foo et de Li-Tso- 
Pé. Chacune des deux tombes est ombragée par 
un magnifique acacia. Elles sont assez éloignées 
Tune de l'autre, mais les deux arbres ont étendu 
leurs branches qui se sont rejointes et entre- 
lacées. 



RK. 



L'ILE DÉSERTE 



Ce soir-là, le sourcil contractera bouche gonflée 
par une moue furieuse, je traînai un sac de cuir 
et une épaisse couverture de laine sur le pont de 
Ylmogène et je me couchai avec des mouvements 
maussades, le corps dans la couverture, la tête sur 
le sac. 

Depuis que Vlmogène avait quitté Lé Havre pour 
se rendre à New-York, c'est-à-dire depuis sept 
jours, je n'avais pas eu précisément ce qu'on est 
convenu d'appeler le mal de mer. Je ne m'étais Vu 
que deux ou trois fois réduit à de regrettables 
extrémités; j'avais seulement été la proie d'un 
malaise vague, indéfinissable ; mais ce soir-là la 
marche assurément bizarre de Vlmogène, ayant 



l86 LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR 



commencé à produire sur mon cœur un effet plus 
spécial, je m'étais hâté de sortir de ma cabine et 
d'aller chercher dans Tair vif et froid de la nuit 
un soulagement à mes maux. 

Je me suis bien souvent demandé depuis, comme 
je me le demandais à ce moment, par quelle suite 
de transitions absurdes l'idée d'aller en Amérique 
s'était glissée dans mon esprit, je n'avais nul 
besoin de faire ce voyage, c'était une fantaisie 
d'oisif-que je maudissais déjà. 

Néanmoins j'allais à New- York, mais à vrai 
dire sans enthousiasme. Ainsi celui qui s'élance 
du haut des tours de Notre-Dame doit se repentir 
à moitié chemin. 

Le corps dans la couverture, la tête sur le sac, 
je ne tardai pas à m'endormir, mais d'un sommeil 
étrange, transparent, assez semblable à ce qu'on 
raconte de la catalepsie et qui était sans doute le 
résultat des quatre pilules d'opium que je ne 
manquais pas de prendre chaque soir depuis mon 
embarquement, selon la prescription de mon ami 
le docteur Delton. Dans cet état d'engourdisse- 
ment lucide il m'arriva d'avoir une vision — si je 
puis appliquer ce mot banal à un cas aussi excep- 
tionnel — une vision, dis-je, dont les moindres 
détails se gravèrent dans mon esprit avec une 
profondeur telle, qu'aujourd'hui encore je puis 



LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR 187 

raconter, sans rien omettre ce que je vis et ce que 
j'entendis. 

Il me sembla d'abord assister au commencement 
d'une tempête qui ne tarda pas à devenir des plus 
violentes. Les marins s'agitaient en tumulte ; le 
capitaine en passant près de moi jura. Bientôt les 
passagers montèrent en grand nombre, sur le 
pont, tirés de leur sommeil, ou selon leur tempé- 
rament de la contemplation mélancolique de l'in- 
térieur des cuvettes par un tintamarre prodigieux. 
Il y eut d'abord un craquement propre à glacer les 
cœurs des plus braves, horrible et sec comme si le 
bateau s'était ouvert de haut en bas; ensuite, 
Vlmogène s'étant arrêté, ou du moins ayant 
ralenti sa marche, on entendit le clapotement d'une 
des roues devenue inutile, qui continuait à tourner 
en l'air. Non loin de moi on traînait des chaînes ; 
un homme à tour de bras sonnait la grosse cloche 
d'alarme et le canon lui-même mêla sa voix au 
tumulte. Epouvantable musique : le ronflement de 
la tempête semblait sortir de quelque gigantesque 
contre-basse, tandis que les vagues battaient la 
mesure sur la coque du navire, et parmi le bruit 
de l'orage et des manœuvres s'élevaient les malé- 
dictions de l'équipage, et je distinguai ces mots 
répétés par cent voix diverses : Nous sombrons ! 
nous sombrons ! 



l88 LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 

C'était Theurc glaciale ou Tocéan s'éclaire de 
la première lueur du jour, mais je ne pense pas 
qu'aucun passager ait songé à mettre sur le 
compte du froid le claquement irrésistible qui 
s'empara unanimement des mâchoires. 

— Qui héritera de ma tante ? criait un gros 
monsieur vêtu seulement d'un large pantalon à 
carreaux noirs et d'une montre qui se balançait 
entre ses jambes au bout d'une grosse chaîne. 

Une femme faisait une scène à son mari. 

— Homme sans cœur, disait-elle, c'est toi qui 
m'as arrachée à mes foyers pour me conduire à 
ma perte ! Il ne te suffisait pas de me faire souffrir 
pendant ma vie, tu as voulu que je meure de ta 
main. 

— Mais, ma chère amie..., essayait le mari. 

— Mourir, reprenait la dame en agitant ses bras, 
mourir à la fleur de l'âge, lorsque nous commen- 
cions à jouir d'une honnête fortune ! et le tapis 
de ma chambre qui est tout neuf! 

Plus loin, une vieille demoiselle, les doigts 
crispés, la bouche tordue, les yeux fermés par les 
larmes, baisait avec désespoir les mains rudes 
d'un matelot et criait d'une voix glapissante : — 
Monsieur, je ne veux pas me noyer! je suis une 
honnête fille! Monsieur le marin, j'aime mieux 
descendre. 



LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 189 

Le matelot la repoussa d'un coup de coude, ce 
qui la fit rouler sous une banquette, et là elle con- 
tinua ses piaulements de poulet plumé vif. Près du 
mât, éclairés par la lueur pâle du matin, deux 
amoureux profitaient de Toccasion pour s'em- 
brasser en cachette et se disaient avec des yeux 
humides : Mieux vaut mourir ensemble que vivre 
séparés. Et les parents, aveuglés par l'épouvante, 
les laissaient faire et dire. 

C'était vraiment un spectacle navrant : ces 
femmes vaincues par l'effroi, oublieuses de toute 
coquetterie, ces femmes dont le chignon n'avait 
aucune tenue, et ces hommes atterrés qui n'y pre- 
naient point garde. 

Quelques personnes stoïques avaient encore le 
mal de mer. 

Quant à moi-même je commençais à maudire 
de tout mon cœur les pilules préparées par mon 
ami le docteur Delton, qui me valaient un si épou- 
vantable cauchemar. Car, ainsi qu'il arrive en 
rêve, j'étais persuadé que tout ce que je voyais, 
n'était que de fausses apparences, mais j'étais im- 
puissant à rompre ce triste enchantement. Une 
pesanteur horrible dans tous mes membres me 
tenait comme cloué au plancher du pont; et le 
rêve continua. 

On était perdu. 



190 LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 

J*entendis le second dire au capitaine : 

— Quatre pieds d*eau dans la cale. Les pompes 
ne fonctionnent plus. Si cela continue, dans dix 
minutes... 

Le second n*acheva pas, mais il fit un geste qui 
ne voulait pas précisément dire que Vlmogène fût 
destinée à s'enlever dans les airs. 

Le désespoir des passagers était à son com- 
ble ; je me promis de ne plus accorder aucune con- 
fiance au docteur Delton. Lorsque quelqu'un 
passait près de moi, je souhaitais qu'il me marchât 
sur le corps; cela m'aurait peut-être éveillé. ^ 

Mais tout à coup, au loin, un coup de canon 
retentit comme une réponse aux appels désespérés 
de Vlmogène. Puis, un navire se montra peu éloi- 
gné ; le sifflement de sa machine se fit entendre, et 
je vis la joie éclater brusquement autour de moi. 
D'après ce que j'entendais dire c'était un paquebot 
de la Compagnie Anglaise qui fait concurrence à la 
Compagnie transatlantique ; il avait dû partir du 
Havre pour l'Amérique quelques heures après 
nous. Il s'avançait rapidement et, comme la tem- 
pête depuis le jour s'était un peu calmée, une 
conversation put s'établir entre les capitaines des 
deux bords, laquelle eut pour conclusion qu'on 
transporterait sur-le-champ l'équipage de Vlmogène 
à bord du navire si miraculeusement survenu., Les 



LES CRUAUTÉS DE l' AMOUR 191 

matelots eurent grand'peine à contenir Timpatience 
des passagers qui voulaient, tous ensemble, entrer 
dans les chaloupes, et à les empêcher de se noyer. 
La mer, encore mauvaise, rendait assez difficiles 
les opérations du débarquement et de l'embarque- 
ment, d'autant plus qu'il était urgent de les accom- 
plir en toute diligence, car notre navire pouvait 
sombrer d'un moment à l'autre. Enfin, le transport 
fut effectué, et le paquebot anglais continua son 
chemin. Ulmogène, démâtée, brisée, à moitié sub- 
mergée, flottait à la merci du vent et des flots, et 
j'étais seul dans le navire abandonné. 

Seul, non. Un gros anglais, milord Campbell, 
très flegmatique d'ordinaire et qui, depuis sept 
jours, dînait prodigieusement en face de moi, 
sortit de l'escalier des cabines avec une précipita- 
tion qui, de sa part, m'étonna; il était d'ailleurs 
dans une tenue irréprochable. 

— Oh! oh! dit-il, en se rendant compte de la 
situation, il est peut-être trop tard. 

Cependant, sans hésiter, il se jeta à l'eau. 

La mer était houleuse. Le paquebot anglais 
était déjà bien loin. Je considérais la noyade 
de milord Campbell comme absolument infail- 
lible. 

Tel fut le dernier incident de mon rêve. Le 
froid incisif et mouillé qui me glaçait sous ma cou- 



192 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 

verture commençait à me tirer de mon sommeil. 
Un paquet de mer me tomba sur la tête, et j'ava- 
lai malgré moi, quelques gorgées horribles d'eau 
amère; ceci m'éveilla tout à fait; et, toussant, éter- 
nuant, bougonnant, grommelant, je descendis, ou 
plutôt je dégringolai dans ma cabine, en traînant 
mon sac de cuir et ma couverture de lame. 

Quelques heures plus tard, ganté de gris, cravaté 
de rose, parfumé, charmant, je montai sur le pont. 
C'était le moment de mon apparition quotidienne. 
J'avais un livre à la main. Nonchalamment, je 
m'avançai vers un banc où j'avais coutume de m'as- 
seoir le matin pour lire et rêver sous le soleil. L'air 
était très-doux; je m'assis, je feuilletai le livre, 
puis je... je... je... puis j'ouvris démesurément les 
yeux, la bouche, les mains I et demeurai stupide. 

Je n'avais pas rêvé: le navire n'avait plus ni 
mâts ni cheminées ; il penchait affreusement vers 
la mer, et, sur le pont, il n'y avait que moi. 

La tempête, les gémissements, l'arrivée du 
paquebot sauveur, le tt-ansport des passagers, 
tout ce que j'avais vu en songe avait eu lieu en effet. 
Moi seul, vaincu par le narcotique, je n'avais pas 
participé à la miraculeuse délivrance, et j'étais 
réservé à l'horreur d'un trépas solitaire. 

Aussi loin que s'étendait mon regard, je ne 
voyais autour de moi qu'une immense mer redeve- 



LES CRUAUTÉS DE l' AMOUR I93 

nue calme, où Ylmogène n'était plus qu'une épave 
prête à s'engloutir. 

Tremblant, glacé, échevelé, je me mis à bondir 
comme un fou, d'un bout à l'autre du navire. Que 
résulta-t-il de cette course éperdue > La conviction 
que j'étais seul en effet, ou à peu près, car je ren- 
contrai un singe sans queue et un perroquet 
déplumé, abandonnés comme moi à la cruauté de 
rOcéan. 

Je descendis aux pompes. La cale était pleine 
d'eau. L'allégement inattendu produit par le départ 
des passagers avait retardé le plongeon, mais 
l'eau ne cessait d'entrer, quoiqu'avec peu de vio- 
lence, et le plongeon était inévitable. 

C'est avec cette aimable conviction que je remon- 
tai sur le pont, et que je revins m'asseoir épuisé, 
hébété, sur mon banc, d'où je considérai longtemps 
et mélancoliquement la coque disloqué* de l'/mo- 
gène et les vagues miroitantes. 

Cependant, vers midi, je fis un soubresaut 
prodigieux ; j'avais entendu un coup de sonnette ; 
le bruit sortait deTescalierde l'entrepont. 

Non ! jamais domestique ne s'est précipité aussi 
vivement que moi à l'appel de son maître. Je 
me trouvai en trois bonds devant la porte d'une 
cabine fermée, la seule fermée, car toutes les autres 



194 I*^ CRUAUTÉS DE L* AMOUR 

étaient grandes ouvertes, encombrées de sacs et de 
paquets abandonnés. ' 

— S'il vous plaît, préparez-moi mon chocolat, 
dit derrière la cloison, une voix douce, avec un 
léger accent britannique. 

Je reconnus immédiatement la voix de milady 
Campbell, ma voisine de table d'hôte, une char- 
mante anglaise que j'adorais depuis mon départ, 
n'ayant rien de mieux à faire. 

Je n'étais donc pas seul! Une autre victime 
était destinée au même supplice ! Cela me remit un 
peu. 

— Faites-le plus épais que d'ordinaire, continua 
milady Campbell; du reste, prenez celui-ci; je 
n'aime pas le chocolat du paquebot. 

En même temps une main fine et pâle me tendit 
une livre de chocolat dans sa double enveloppe de 
papier d'argent et de papier bleuâtre. 

Puis, la porte se referma. 

Le chocolat à la main, je demeurai immobile, ne 
sachant comment annoncer le désastre à l'infortu- 
née jeune femme. Je résolus d'user de quelque 
ménagement. 

— Milady, insinuai-je, milady, nous sommes 
perdus, nous sombrons. 

— Ah I ah ! c'est vous, monsieur de Puyroche, 



LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 19S 

dit milady, qui reconnut ma voix, milord est-il 
éveillé > 

— Milord est noyé, madame. 

— En vérité! reprit-elle en riant; et mon cho- 
colat > 

— Il est dans ma main. 

— Eh bien, je vous prie de le remettre au 
domestique ou au cuisinier, si vous avez la bonté. 

— Il n'y a plus de domestique ni de cuisinier, 
madame ! 

— Alors, savez-vous faire le chocolat, monsieur 
de Puyroche I 

— Avec quelle joie j'aurais appris à le faire 
pour vous être agréable, milady I Mais la cuisine 
est submergée, et les fourneaux se sont éteints 
dans Teau salée. 

— Oh! n'importe, dit-elle; j'ai ici un petit 
système à l'esprit-de-vin. 

— Et milady sortit en riant de sa cabine, lim- 
pidement jolie, comme toujours. Des cheveux 
d'un blond pâle, très-longs, bouclés à peine, rou- 
laient sur ses épaules ; un ruban de velours bleu 
les relevait sur le front. Elle portait une vaste 
jupe de mousseline rose, brodée de noir, qui lais- 
sait voir dans la transparence de l'étoffe des pieds 
minces, chaussés de pantoufles rouges et le com- 
mencement fluet et rond de la jambe. Au-dessus 



196 us cRUAurfe DE l'amour 

de la jupe, une veste de drap bleu clair scintillait, 
couverte de soutache d'or où les cheveux s'accro- 
chaient quelquefois. Des colliers multicolores 
tournaient autour du cou de milady et de longrues 
boucles massives se balançaient à ses oreilles. 
Mes yeux considérèrent un instant la jeune femme, 
éblouis et inquiétés par ce charivari de couleurs. 
Mais, au moment où elle frottait une allumette 
contre la cloison pour allumer la mèche de sa 
mécanique à esprit-de-vin, je revins au sentiment 
de la réalité et je m'écriai d'une voix persuasive et 
dramatique. 

— Madame, suivez-moi ; venez vous convaintre 
de l'affreuse vérité. 

Milady releva gracieusement sa robe et mit le 
bout de son pied sur l'allumette. 

— Monsieur de Puyroche, me dit-elle, j'ai ce 
matin un très-grand appétit ; mais puisque vous y 
tenez si fort, je veux bien aller voir le point de vue. 

La jeune femme passa devant moi, et tandis 
qu'elle montait l'escalier, les bouts parfumés de sa 
ceinture touchèrent doucement mes lèvres. 

En mettant le pied sur le pont, milady Campbell 
fut bien forcée d'être étonnée. 

— C'est donc véritablement un naufrage > dit- 
elle en me regardant avec une légère inquiétude. 

— Complètement, madame. 



'$■ 



LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR I97 

— Mais que. sont devenus les passagers > 

— Ils ont été transportés à bord d*un autre 
navire. 

— Et milord ? 

— Il s*est jeté à Teau, mndame, et s'est noyé. 

— Ail right! dit milady, et vous-même pour- 
quoi êtes-vous resté ? 

— Parce que vous n*êtes pas partie, dis-je 
d'abord, mais j'éprouvai une espèce de honte d'un 
mensonge aussi invraisemblable, et je ne tardai 
pas à faire à milady un récit plus sincère des évé- 
nements. 

— Qu'allons-nous devenir ? demanda-t-elle lors- 
que j'eus achevé. 

— Nous sommes, dans ce moment, le repas 
probable de quelque requin famélique, et, dans 
deux ou trois heures, nous serons à souper... 
comme Polonius ; à moins cependant, qu'accrochés 
à un bout de planche, nous ne chevauchions 
désespérément sur les vagues. 

Je frissonnai en parlant ainsi; l'Anglaise se 
retourna vers moi. 

— Ce que vous me dites est-il absolument 
certain > 

— Hélas, madame ! 

— S'il en est ainsi, permettez-moi de vous faire 
mes adieux et laissez-moi pour mourir me retirer 



193 LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR 



dans ma cabine, ce qui sera, je pense, plus con- 
forme aux convenances. 

A ces mots milady Campbell me salua et redesr • 
cendit Tescalier. Je la suivis espérant la retenir, 
mais j'insistai vainement ; elle me ferma au nez 
la porte de sa cabine. 

Etre deux pour mourir, c'est une consolation 
relative sans doute, mais à laquelle on tient surtout 
lorsqu'on ne peut pas en espérer d'autre. Le 
danger partagé semble moins formidable; on est 
en même temps protecteur et protégé ; on soutient 
et on s'appuie. Ainsi, la nuit dans une forêt pleine de 
bruits silencieux et de présences invisibles, si Ton 
traverse à deux les allées noires et humides, on se 
recommande l'un de l'autre, puis on est acteur et 
public ; il faut bien étonner son compagnon par la 
bravoure sans pareille dont on fait preuve dans le 
danger; et la vanité distrait de la terreur. Mais 
lorsque, seul, on enfonce les pieds dans la terre 
froide, lorsqu'on ne voit plus le ciel, et qu'on est 
de toutes parts pris par l'obscurité, le cœur se 
livre à des battements exagérés ; le regard, timi- 
dement effleure les grandes masses noires des 
arbres, puis se tourne brusquement d'un autre 
côté. — Mais, de toutes parts, c'est aussi noir, 
aussi inquiétant, et l'on ne regarde plus; on 
• rentre ses yeux comme font les colimaçons. Alors 



LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR I99 

si une feuille descend en ricochant de branche en 
branche, on fait un soubresaut horriblement dou- 
loureux. « Allons, se. dit-on, c*cst sans doute une 
feuille qui tombe et rien de plus » ; on continue sa 
marche en essayant de penser à des choses 
joyeuses, au grand soleil, à la plaine claire et unie 
où le regard peut s'étendre au loin, à un air de 
musique qu'on connaît et qu'on se redit tout bas ; 
mais un oiseau réveillé s'envole lourdement, et 
de nouveau l'épouvante vous saisit. — Au moins si 
l'on avait emmené son chien ! Cette idée me rappela 
qu'il y avait sur le pont un singe sans queue et un 
vieux perroquet déplumé. Je me dirigeai vers ces 
tristes compagnons de mon infortune : le singe 
était mélancoliquement assis sur un tonneau et 
grignotait avec rapidité quelque chose qu il retour- 
nait dans ses petites mains bleues ; le perroquet 
se promenait autour du singe en lui disant mille 
choses incomprises; je ne pus m'empêcher de 
penser que cet oiseau ressemblait singulièrement 
à un célèbre compositeur de niusique. Mais ni le 
perroquet ni le singe ne semblaient disposés à 
recevoir l'épanchement de mon âme désespérée. 

Je considérai la mer devenue ironiquement 
calme, le ciel lumineux, le soleil moqueur, puis le 
navire brisé qui faisait si piteuse mine au milieu 
de toute cette joie. Il était lamentable à voir avec 



200 LES CRUAUTE DE L'AMOUR 

'if ■!■ ' » ■ - ll»ll. Il I ^ ■ 

ses mâts déchiquetés, dont les débris jonchaient 
le pont; avec ses cordages rompus, qui rampaient 
comme des tronçons de serpents entre la chau- 
dière effondrée et les bagages culbutés. J'étais 
pitoyable moi aussi, frisé, parfumé, élégant, au 
milieu de cette ruine menaçante et je me mis à 
pousser des gémissements et des cris, puis à- 
appeler de toute la force de mes poumons. Appeler 
qui } personne ne pouvait venir. Je devenais stu- 
pide. La peur me torturait affreusement. La peur 
est une sensation que vous ne connaissez sans 
doute pas, lecteur héroïque, mais qui n'est pas 
pour moi une étrangère ! Par elle, l'estomac se 
serre et devient froid comme si subitement un 
bloc de glace y était introduit, l'intérieur des 
mains devient humide, les jarrets ont des fai- 
blesses inconnues et exécutent un trémolo rapide 
que les dents ne tardent pas à imiter, les doigts 
serrent fortement ce qu'ils tiennent tandis que les 
pieds se crispent, si les bottines le permettent. 

Cependant je m'efforçais de résister à l'effroi, je 
tâchais de me rassurer : 

Il est impossible, pensais-je, que je fasse réelle- 
ment naufrage, et que je me noie sérieusement. 
Ces aventures peuvent arriver aux gens dont c'est 
le métier. Que ceux qui sont nés mousses, senoient 
capitaines; c'est parfait. Mais à un homme bien 



LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR 20I 



■fc«»i 



mis, charmant, né rue de la Chaussée-^d'Antin, 
intime avec tous les chevaux célèbres et avec toutes 
les danseuses à la mode, qui reconnaît à ving^t pas 
si un paletot est de Renard où de Dussautoy, mais 
qui distingue mal une corvette d*une frégate, cette 
chose, se noyer, ne doit arriver que pendant cinq 
minutes, aux bains Henri IV. Comment sepourrait- 
t-il que moi qui fus naguère Toracle du café Anglais 
et Tornementdes premières représentations, je sois 
dans quelques jours le héros d*un fait-divers ainsi 
conçu : t Un affreux événement, etc. » Ces énor- 
mités^à n'arriyent pas à un monsieur qu'on a vu se 
promener sur le boulevard. 

On a dû remarquer mon absence parmi les 
passagers sauvés; on va venir à mon secours; un 
navire ne peut manquer d'apparaître, ou tout a 
moins une chaloupe viendra me chercher. 

Un peu réconforté, j'allai prendre une longue- 
vue dans la cabine du capitaine, et je me mis à 
examiner l'horizon, mais rien ne venait, et rien ne 
vint. Et la nuit approchait, la nuit horrible; j'allais 
être seul en face de la mort, dans l'obscurité ; mes 
dents s'entre-choquaient à se briser. Si, du moins, 
j'avais pu faire sortir milady de sa cabine? Une 
idée me vint, je saisis un baquet et le remplis 
d'eau. Je descendis l'escalier, puis arrivé devant la 
cabine de milady, je puisai l'eau du baquet dans 




202 LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 

mes deux mains et la lançai violemment contre la 
jporte, tout en poussant de profonds soupirs, comme 
un homme qui accomplit un travail pénible. * 

Après quelques instants de ce manège j'en- 
tendis la voix de milady. 

— Que faites-vous donc, monsieur de Puyroche? 
dit-elle. 

— Madame, m'ècriaî-je pathétiquement, Feau 
gagne I La voici qui assaille les cabines. Sortez 
vite, je vous en conjure. J'essaie en vain de lutter 
contre ce flot implacable, de vous défendre, de 
prolonger votre vie de quelques minutes. Je vais 
être vaincu; j'ai déjà de l'eau jusqu'aux genoux; 
bientôt elle m'emplira la bouche et je ne pourrai 
plus vous parler I 

— Je vous remercie de vous inquiéter ainsi de 
moi, dit la jeune femme d'une voix émue. Mais 
puisqu'il faut mourir, à quoi bon prolonger l'agonie ? 
Je suis prête à partir. Au revoir, monsieur, nous 
nous rejoindrons tout à l'heure. 

Le sang se glaça dans mes veines. 

— Milady ! chère milady ! criai-je, y pensez-vous ? 
Mourir ainsi enfermée, mourir enterrée déjà I Venez 
Jouir une heure encore de l'air, du soleil, du vent; 
venez mourir au grand jour! que vos beaux yeux, 
tant qu'ils auront un regard contemplent le ciel pur, 
la mer glauque, l'espace, l'immensité, qui sont des 



LES CRUAUTES DE l'AMOUR 20^ 



choses sublimes à ce qu'on dit, bien que moi je 
leur préfère de beaucoup Tangle d'une rue ou la 
perspective d'un faubourg ; venez ! dans le vol des 
mouettes, vous croirez voir les anges blancs des- 
cendus pour recevoir votre âme. 

Après ce beau mouvement lyrique, j'envoyai tout 
le contenu du baquet contre la porte. Milady poussa 
un petit cri ; je crus avoir réussi, mais elle me dit 
très-vite : 

— Laissez-moi, monsieur, retirez-vous ; laissez- 
moi me recueillir pour ce rude moment. 

J'eus beau prier et supplier, je n'obtins plus au- 
cune réponse, je remontai sur le pont, car j'étais 
plus effrayé que jamais, sous le plafond bas du 
navire. Le grand air me remit un instant, j'obser- 
vai la mer, il me sembla impossible que cette éme- 
raude liquide eût de mauvaises intentions. Mais le 
soleil touchait l'horizon; son disque était déjà un 
peu écorné; désormais le soir était proche. Mon 
épouvante ne connut plus de bornes. Je me mis à 
courir avec une vitesse insensée, criant, gémissant, 
m'arrachant les cheveux, tendant les bras vers le 
soleil pour le supplier de demeurer encore un ins- 
tant I Vaine prière. Tout à coup il plongea, et il ne 
resta plus qu'une grande lueur à l'occident. J'étais 
atterré. Bientôt la lueur elle-même s'éteignit, 
les nuages dorés pâlirent, puis devinrent gris, 



204 UKS cRVAtrrâs de l*amour 

puis noirs, et la mer s'assombrit comme le ciel. 
C'était la nuit tant redoutée ; le vent levé depuis 
quelques heures , devenait furieux. Les restes du 
navire filaient rapidement. J'eus peur d'être emporté 
par le vent; j'entrai dans la cabine du capitaine, 
et m'appuyant près d'un débris de table, je cachai 
mon front dans ma main. Alors commença un sup- 
plice sans nom. Ahuri d'effroi, ballotté en tous sens 
par la houle, je me raidissais contre les brusques 
engloutissements du navire dans des gouffres d'où 
je ne me sentais pas remonter. 

Il me semblait descendre les degrés d'un escalier 
gigantesque qui conduisait au tombeau. Malgré moi 
je me remémorais toute ma vie, j'en revoyais les 
scènes principales avec une netteté qui ne contri- 
buait pas peu à m'épouvanter, car j'avais entendu 
dire que ce diorama rétrospectif passait devant les 
yeux des gens près de mourir de mort violente. Je 
pensais à mes amis, à ma famille un peu sermon- 
neuse, à mon cheval favori, à un divan de ma 
chambre spécialement aflfectionné par moi; et, pris 
subitement d'un attendrissement irrésistible, je me 
mis à pleurer à chaudes larmes. Puis, accablé de 
fatigue, affaibli par le jeûne, malgré le danger, 
malgré la mort qui me guettait, je m'endormis. 
Bienheureux sommeil I car, dans cette nuit horrible 
j'aurais expiré de terreur. 



ik 



i 



LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR ' 20$ 

Je me réveillai en sursaut dès la première 
clarté de Taube. Le poignet sur lequel je m'étais 
appuyé était tout engourdi. J'avais la tête lourde, 
les yeux gonflés. Je sortis et je regardai autour de 
moi : la mer était couverte de vapeur; le paquebot 
courait toujours avec rapidité, mais il ne semblait 
pas s'être enfoncé davantage. Je repris une sorte 
d'espoir. 

Il faudra bien que j'arrive quelque part, me 
disais-je, puisque je ne sombre pas. 

Je résolus d'examiner soigneusement le navire 
pour voir s'il n'y avait pas quelque remède à 
apporter à ses avaries ou quelques précautions à 
prendre. Après de longues recherches, je décou- 
vris une large brèche dans la coque de Vlmogène 
et je m'expliquai alors pourquoi le bâtiment n'a- 
vait pas continué à s'enfoncer : l'ouverture s'était 
trouvée primitivement au niveau de l'eau, mais, à 
raison de l'allégement causé par le départ des pas- 
sagers, elle était remontée de beaucoup au-dessus 
du niveau de Ifi mer, de sorte qu'à moins d'une 
vague sautant plus haut que les autres, l'eau n'en- 
trait pas. Néanmoins je bouchai le trou béant du 
mieux que je pus et je jetai par-dessus bordtoutes 
les choses inutiles et pesantes. 

Comme j'achevais cette besogne, j'entendis 
en passant par l'entrepont, d'affreux glapissements 



[• 



206 LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 

de volailles; et baissant les yeux j*aperçus une 
grande quantité de poules et poulets vivants enfer- 
més dans des paniers d'oSier. Je compris que ces 
pauvres bêtes n'avaient pas mangé depuis long- 
temps et je leur distribuai largement des poignées 
de graines puisées dans un grand sac entr'ouvert, 
puis je songeai à manger moi-même, car depuis 
deux jours j'avais oublié ce détail. 

Je trouvai sans peine des vivres en abondance et» 
après m'être rassasié, je pensai que milady devait 
mourir de faim. Je descendis vers sa cabine, une 
tranche de jambon et un morceau de biscuit à la 
main. 

— Madame, dis-je, grâce à mes rudes travaux, 
les plus grandes avaries sont réparées, et nous 
sommes à peu près en sûreté sur les restes du 
navire. Il faut prendre des forces, et se préparer 
aux événements. Mangez... mangez, milady I La 
religion défend le suicide. Pour ne pas vous effa- 
roucher, ajoutai-je, je dépose votre nourriture â 
votre porte, et je m'en vais. 

Je revins en effet sur le pont, étant décidé à 
être très-froid avec milady. 

Rien de nouveau ne s'était produit; l'horizon 
était toujours aussi désert; le navire marchait tou- 
jours dans la même direction, car le même vent 
soufflait; et la journée s'écoula, monotone; je 



LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 207 

m* arrangeai de façon à bien passer la nuit. J'étais 
presque tranquillisé; je ne dormis pas trop mal, 
tout étonné' de mon héroïsme. Dès Taurore, je 
sautai sur le pont, et j'explorai du regard Thorizon 
avec anxiété. Rien, le ciel et Teau seulement; le 
bateau filait toujours. 

— Si cela continue, pensai-je, nous arriverons 
tout de même en Amérique. 

Je portai sa nourriture à milady. Je lui con- 
seillai même d'aller prendre un peu l'air pour sa 
santé, ajoutant que pendant sa promenade je 
m'enfermerais à mon tour pour ne pas la gêner. 

— Merci, mon cher geôlier, me répondit-elle 
assez doucement. 

— Bon, pensai-je. 

Et j'allai me cacher dans la cabine du capitaine. 
Milady ne tarda pas à sortir. Je vis qu'elle me 
cherchait des yeux; mais je ne parus pas, résolu 
que j'étais à lui tenir rigueur. 

Rien d'intéressant ne se produisit ce jour-là ni 
les jours suivants. Je passai, mon temps à tenir de 
longues conversations au perroquet et à exécuter 
des pantomimes variées en face du singe. Je ne 
trouvai rien de mieux pour me distraire. J'étais 
incapable de lire, incapable aussi d'écrire mes im- 
pressions de voyage. Situation misérable I Mais le 
neuvième jour, comme je promenais selon mon 






308 XES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 



habîtudo la longue-vue sur Thorizon, je poussai un 
terrible cri de joie! Je venais d'apercevoir une 
ligne bleuâtre en face de moi. A Toeil nu je ne 
voyais rien. Ce pouvait être une illusion d'optique, 
un nuage, une vapeur. J'essuyai frénétiquement 
les verres de la lunette et je regardai de nouveau. 
La ligne se dessinait nettement; elle s'accentuait 
et se dorait à mesure que le soleil montait. 

— Terre I terre! m'écriai-je, les bras au ciel et 
faisant des cabrioles insensées. 

Et je courus annoncer cette bonne nouvelle à 
milady. 

— Une terre > dit-elle, se méfiant un peu. 

— Oui, madame, une terre où nous ne man- 
querons pas d'aborder avant deux heures, car le 
vent qui nous pousse rapidement vers elle ne 
semble pas disposé à changer de direction. 

— Mais dans quel pays serons-nous ? Sommes- 
nous bien loin de l'Angleterre ou de la France > 
Ne sauriez-vous conjecturer et me dire... 

Je me souvins que j'avais obtenu plusieurs prix 
de géographie au Lycée Louis-le-Grand, et qu'il y 
avait dans la cabine du capitaine des cartes, des 
boussoles, des roses des vents, bien plus qu'il 
n'en fallait pour s'orienter à merveille. 

— Je vais vous apprendre dans un instant quel 
est ce pays, dis-je. 



LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 309 

Après une heure de travail, je redescendis en 
titubant comme un homme ivre. 

— Eh bien } demanda la jeune femme. 

— Ah ! madame, m'écriai-je/ 

Si la porte de sa cabine eût été ouverte, elle eût 
frémi sans doute, car je devais avoir le visage 
blême, les yeux hagards, et je tremblais comme la 
feuille. 

— Qu'y a-t-il donc ? reprit-elle. 

— Madame, je suis allé dans la cabine du capi- 
taine. 

— Bon, après? 

— Je me suis souvenu que le matin du nau- 
frage, il y avait sept jours que nous marchions à 
la vapeur. 

— Sept jours, en effet. 

— La vapeur file mille vingt nœuds par heure, 
madame. 

— Ah! V 

— Et, quand. le vent Taide, elle marche bien 
plus vite encore. 

— Je conçois cela. • 

— Ce point établi, j'ai interrogé la carte. 11 m'a 
été peu difficile de me convaincre qu'au moment 
du naufrage nous étions sous le quarante-septième 
degré de latitude sud, et le deuxième degré de 
longitude ouest. 



210 UtS CRUAUTÉS DB L*aMOUR 

— J'en suis convaincue aussi. 

— Mais, pendant le naufrage, le vent du nord- 
est s*est mis à souffler. 

— Le vent du nord-est } 

*— Du nord-est et presque du nord-nord-est; 
il souffle encore. 

— C'est effrayant t 

♦— Epouvantable 1 de sorte que le navire a légè- 
rement dévié de sa route. Il s*est mis à marcher 
vers le sbd en inclinant un peu à Touest, et la 
chose était inévitable, puisque le vent nord-nord- 
est le poussait. 

— Je comprends parfaitement, vous êtes très- 
savant, monsieur de Puyroche. 

— Hétas I madame. Une fois le naufrage accom- 
pli, lorsque la vapeur n*a plus lutté, le navire a 
marché plus décidément vers le sud-ouest, et il 
allait prodigieusement vite, madame, car le vent 
soufflait fort. 

— En effet il m*a semblé que nous marchions 
très-vite. 

— r Si la vapeur file mille vingt nœuds à Theure, 
nous en filions dix-huit cents environ. 

— Vous croyez > 

— J'en suis sûr- Après avoir multiplié le nombre 
de nœuds par le nombre d'heures, après m'être 



LBS CRUAUTÉS DE L' AMOUR 211 

assuré de la direction suivie, j'ai de nouveau con- 
sulté la carte. 

— Eh bien ? 

— Ohl madame, vous ne vous doutez pas 
avoir fait tant de chemin ! 

— Nous en avons donc fait beaucoup > 

— Nous, sommes entre le 15® et le 19* degré de 
latitude sud! Et... 

— Et?... 

— Et entre c«s degrés il n'y a qu'un archipel! 

— Un archipel >... 

— Oui, madaftie, il n'y a pas de continent, 
sinon très-lointain, autour de lui. Je ne peux donc 
pas m'être trompé. 

— Eh bien i cet archipel?... 

— C'est Tarchipel Fidji. 

— A merveille. 

— Comment, à merveille ? Vous ne. savez-donc 
pas ce que c'est que les îles Fidji } 

— Pas du tout. 

— Milady, j'ai cherché dans le dictionnaire de 
géographie, au mot Fidji. 

— Et qu'avez-vous trouvé ? 

— Voici ce que j'ai trouvé, madame. 

Et je tendis à milady par l'entre-bâiilement de la 
porte le dictionnaire tout ouvert où elle put lire ce 
paragraphe terrible : 



212 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 

« Les îles Fidji sont habitées par les plus 
« redoutables anthropophages de l'Univers. Rien 
« ne saurait donner une idée de la ruse et de la 
« férocité de ces sauvages qui ont résisté jusqu'à 
« ce jour à toute civilisation et ensanglanteront 
« longtemps encore de leurs horribles festins le 
« pays qui les a vus naître. » 

— Oh I oh I fît la jeune femme. 

— N'est-ce pas, c'est horrible > 

— Tout vaut mieux que d'être noyé. 

— Vous n'y songez pas, milady ! Etre coupé en 
morceaux comme un veau, mis a la broche, mangé 
avec un peu de sel et digéré par d'affreux estomacs 
de nègres!... 

— Nous attendrirons les nègres ; je leur chan- 
terai des chansons. 

— Moi je leur donnerai ma montre ; je ferai la 
culbute et le saut périlleux ; mais croyez-vous?... 

— Peut-être. Les nègres sont des hommes 
après tout. 

— Vous êtes donc d'avis de descendre sur ce 
dangereux rivage > 

— Sans doute, et, dès à présent, je vais m'oc- 
cuper du déménagement. Il faudra emporter de 
quoi nous nourrir avant d'être mangés, car je ne 
suis pas d'humeur à me repaître de racines et 
d'herbages. 



X.ES CRUAUTÉS DB L'âMOUR 21 3 

— Hélas ! nous serons donc des Robinsons > 

— Oui, et si nous ne sommes pas aussi ingé- 
nieux que lui, nous coucherons à la belle étoile, 
ou bien il nous faudra aller demander l'hospitalité 
aux nègres. 

— Non! non! m'écriai-je; d'ailleurs, je ne veux 
pas quitter les côtes; il passera bien un navire, 
un jour ou l'autre. 

— Allons donc voir cette île d'anthropophages, 
dit la jeune femme en riant. 

— Ohl milady, murmurai-je, je vois autour de 
moi des rangées de dents blanches qui se démè- 
nent. 

— Eh bien, c'est comme chez le dentiste du 
passage Jouffroy, à Paris. 

Pendant que milady montait l'escalier, de- 
vant moi, je ne pus m'empêcher de songer malgré 
tant de graves préoccupations, au changement qui 
s'était produit dans l'attitude et dans le langage de 
ma compagne d'infortune. Naguère assez maus- 
sade et trop anglaise, elle se montrait maintenant 
rieuse au danger, prête à l'aventure, toute fran- 
çaise enfin. Ce revirement était-il dû à l'espoir 
de quitter bientôt la désolée Imogène, ou bien à 
son insu, milady cédait-elle au sentiment de satis- 
faction avec lequel, les premiers jours de larmes 
passés, une jeune femme se résigne à l'état de 



ai 4 XJES cRUÀUTés de l'amour 

veuve, dût-elle l'exercer dans une île d'anthropo- 
phages > 

On apercevait maintenant à l'œil nu la ligne 
déjà plus large et moins dorée qui annonçait la 
terre; et le vent, joint à la marée, nous faisait 
avancer très-rapidement. 

— Vite, vite, dit milady, construisons un 
radeau. 

— Un radeau ? Pourquoi ? 

— Ne voyez-vous pas que le rivage n'est formé 
que de sable ? Si, avant de l'atteindre, le vaisseau 
échouait contre quelque banc de terre molle, nous 
gagnerions le bord à la nage; mais il faudrait 
abandonner nos provisions et nos malles. Construi- 
sons donc un radeau ; il sera le commissionnaire 
porteur de nos bagages. 

Et l'Anglaise se mit à fureter dans tous les coins, 
montant, descendant, traînant des planches, des 
pieux, des cordes. 

— Eh bien, dit-elle, aidez-moi donc. — Qu'a- 
vez-vous à me regarder de cet air stupéfait > 

— Vous m'éblouissez I dis-je. 

— Allons, allons, à l'ouvrage ! 

Nous commençâmes à rassembler les planches 
et à les lier avec des cordes. 

Milady était d'une adresse singulière; elle faisait 
deux fois plus de travail que moi. Un radeau de 



-. • 



LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR 215 

quatre mètres de long, sur trois de large fut cons- 
truit en moins d*une heure. Et combien il était 
heureux que milady se fût avisée de cette inven-* 
tioni car à peine avions-nous achevé de nouer la 
dernière corde et de planter le dernier clou, 
qu*un long gémissement de ïlmogène^ suivi d'un 
arrêt presque soudain, nous apprit que la coque 
du navire s'était enfoncée dans un banc de sable 
sous-marin. Le malheur n'était pas grand, car la 
côte se trouvait maintenant à une médiocre 
distance; nous pouvions espérer de la gagner à la 
nage en poussant devant nous le radeau bien 
chargé. 

-~ A Teau I à Teau I le commissionnaire, s'écria 
milady en battant des mains. 

— Mais, dis-je, comment le descendre ) 

— Attachons-le à une corde et jetons-le par- 
dessus le bord. 

— Excellent) 

-* Non! non, il doit y avoir des mécaniques^ 
avec lesquelles Ton mettait les chaloupes à la 
mer. 

— De mieux en mieux. 

— D'autant plus que nous chargerons le radeau 
avec moins de difficulté. 

— Vous raisonnez comme un capitaine, mi- 
lady î 



21 6 LES cRUAinnÉs DE l'amour 

— Allons, prenez-le par un bout, dit-elle. 

Nous transportâmes à grand peine le commis- 
sionnaire vers Tundes points du navire où s'accro- 
chent d'ordinaire les chaloupes, et nous trouvâ- 
mes en effet un mécanisme, mais entièrement 
brisé. 

— Ah ! fit milady désappointée. 
Mais elle reprit : 

. — Nous aurons peut-être plus de chance de 
l'autre côté. 
Et elle passa de l'autre côté du navire. 

— Venez, dit-elle, ici la machine n'est pas 
cassée. 

Nous tirâmes notre radeau de tribord à bâbord, 
ou de bâbord à tribord, je ne sais pas bien au 
juste, puis nous l'accrochâmes tant bien que mal: 

— A présent, chargeons, dis-je. 

— Les vivres d'abord! s'écria milady en 
repoussant derrière ses oreilles, ses cheveux que 
le vent secouait, emmêlait, ébouriffait à mer- 
veille. 

— Oui, les vivres. 

Et nous nous mîmes à charrier, des jambons, 
des quartiers de bœuf fumé, des biscuits, et à 
déposer tout cela avec soin sur le radeau. 

— Ohl dis-je tout à coup, n'oublions pas la 
basse-cour. 



•tES CRUAUTÉS DE l'AMOUR :Î17 

• i • • ' • " « ■ ■ ' 

Je m'éloignai et revins bientôt po/:anctîiompha- 
lement le panier aux volailles. 

— Bravo I dit milady, et la cave ? 

— C'est vrai, la cave. 

Cinquante bouteilles de bordeaux furent appor- 
tées et entassées entre les jambons et les quarti^s' 
de bœuf. 

— Maintenant nous sommes sûrs de ne pas mou- 
rir de faim pendant quelque temps ; occupons-nous 

. de la toilette, dit milady. 

Elle descendit dans sa cabine, je descendis dans 
la mienne et je fis un paquet le plus restreint, pos- 
sible, en soupirant beaucoup, car je ne pouvais me 
décider à abandonner une chose plutôt qu'une 
autre. Enfin je remontai. Peu après moi milady 
reparut, elle était en costume de bain de mer. 

— Oh! le coquet! s'écria-t-elle en voyant la 
grosseur de mon bagage. 

Il faut avouer que mon paquet était au moins 
aussi volumineux que le sien. 

— Bon! et le vôtre?dis-je un peu honteux, 

— Moi, je suis une femme; la toilette est mon 
devoir. 

— Moi, je veux vous plaire; la toilette est mon 
droit. 

Milady haussa les épaules. 

— Mais, dit-elle, pourquoi ne vous êtes-vous 

7 



2l8 LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR 

pas vêtu pour le bain > Allez-vous mettre des 
gants paille pour nager > 

— Ah diable ! il faut se mettre à l'eau ? 

— Tout semble l'indiquer. Est-ce que vous ne 
savez pas nager > 

— Pardon, milady; je sais nager, si on ne m'a 
pas volé mon argent. J'ai pris trente leçons au 
bout d'une ficelle: un, deux, trois.... Je suis porté 
à croire que je dois savoir nager. 

— En ce cas, allez vous costumer. 

Je redescendis et je m'improvisai dii mieux pos- 
sible une toilette de bain. Quand je remontai, mi- 
lady était soucieuse. 

— J'ai pensé à une chose, dit-elle. 

— A laquelle? m'écriai-je, effrayé. 

— Notre radeau chargé va être mis à flot. 
J'acquiesçai de la tête. 

— Mais la mer n'est pas aussi unie qu'on pour- 
rait le désirer. Elle se permet d'onduler comme une 
chevelure de créole, et notre commissionnaire se 
trouvera tantôt montant tantôt descendant une 
colline.... 

Mes yeux s'ouvrirent pleins d'interrogations. 

— Nos provisions glisseront dans l'eau et nous 
ne manquerons pas de mourir de faim, à moins 
que nous ne mangions les anthropophages. 

Je laissai tomber mes bras le long de mon 



LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 219 

corps; milady se mit à rire de mon découragement. 

— Il faut trouver un remède, voilà tout, dit-elle. 

J'ouvris les bras, d'un geste qui indiquait claire- 
ment que ce n'était pas moi qui trouverais le re- 
mède. La jeune femme promena son regard autour 
d'elle. 

— Tenez ! reprit-elle bientôt en m'indiquant du 
doigt la toile goudronnée qui recouvrait les baga- 
ges. 

— Eh bien > 

— Voilà le remède. 

— Vraiment? 

— Vous ne comprenez pas > Nous allons couvrir 
le radeau avec cette toile et nous la ficellerons tout 
autour. 

-— Miraculeux! m'écriai-je plein d'admiration. 

— De sorte que nos vivres ne pourront pas aller 
au fond de l'eau, et que nous ne mangerons pas 
les anthropophages. 

T- Oui, mais.... dis-je en frissonnant. 

Je n'achevai pas une pensée trop claire, et com- 
mençai à traîner la toile vers le radeau. Milady 
chercha un poinçon, de la ficelle, et ayant trouvé 
à peu près ce qu'elle voulait, elle se mit bravement 
au travail. La toile était trop large; il fallut la re- 
plier en beaucoup d'endroits. 

Enfin nous pûmes descendre le radeau à la mer, 



320 LES CRUAUTÉS DE L^A^OUR 



et ma compagne mit le pied sur le premier degré 
d'une échelle que nous venions d'accrocher au flanc 
du navire. Mais tout à coup elle remonta. 

— Et le singe? dit-elle, et le perroquet) il faut 
ressembler tout à fait à Robinson. 

— C'est juste, dis-je. 

Et j'allai chercher nos compagnons de malheur. 
Milady mit le singe sur son dos, je mis le perro- 
quet sur ma tête, et, après avoir décroché le ra- 
deau, nous nous mîmes à le pousser eh nageant 
vers la terre. 

Nous échappions à un péril, pour tomber dans 
un péril plus grand encore, peut-être. La peur 
d'être mangé allait succéder à la peur d'être noyé; 
les cannibales dans nos cauchemars, remplace- 
raient les requins. 

Soulevés et abaissés alternativement par les ^ 
lames, nous voyions la première des îles Fidji, 
apparaître et disparaître à nos yeux, selon que 
nous étions sur un sommet ou dans un bas-fond. 
J'examinai cependant la côte le mieux que je pus. 
Elle était plate et ne montrait qu'une ondulation 
dorée se prolongeant de chaque côté aussi loin 
que le regard pouvait aller. Aucun rocher n'égrati- 
gnait la mer, et la dernière vague s'écroulait sur le 
sabl» en écumant à peine. 

Un peu en avant, dans les terres, s'élevait une 



- -'-» ..' 



LES CRUAUTÉS DE «L*AMOUR 221 

petite falaise couronnée d'une végétation assez so- 
bre, mais composée, à ce qu'il me sembla, d'arbres 
et de plantes inconnus. Le rivage était, du reste, 
entièrement désert, aucune hutte, aucune barque, 
aucun sauvage. Cette solitude me rasséréna un peu. 
L'île était vaste sans doute, il serait facile d'échap- 
per aux habitants. 

Cependant, poussant notre radeau, poussés par 
la marée, portant l'une un singe, l'autre un perro- 
quet, nous avions nagé courageusement, et bientôt 
nous pûmes prendre pied, et, ballottés un peu par 
les vagues, nous abordâmes enfin. Notre premier 
soin fut de mettre notre radeau hors de la portée 
de Teau ; puis d'un même mouvement nous nous 
retournâmes vers la mer. Elle était d'un bleu pro- 
fond presque noir à l'horizon, par l'antithèse d'un 
ciel lumineux, safrané et verdâtre, ciel spécial à 
ces contrées tropicales. La coque de Vlmogène, 
outragée par les vagues n'était plus qu'une épave 
sombre qui s'engloutissait peu à peu et ne man- 
querait pas de disparaître bientôt pour jamais. 
C'était de ce jouet, de cette planche, de ce bouchon 
que nous venions. Milady s'agenouilla, et cour- 
bant la tête, pria tout bas. J'étais assez embar- 
rassé; je ne savais si je devais imiter la jeune 
femme, ou m'abstenir. Les sauvages futurs me 
ftfisaient trouver le moment inopportun pour des 



212 LES CRUAUTÉS DE L AMOUR 

actions de grâce. Vu Tétat des choses je résolus 
d'attendre le dénouement. Son oraison terminée, 
milady se releva et me pria de m'éloigner un peu, 
afin qu'elle pût changer de costume; j'allais lui 
obéir lorsqu'elle me retint d'un geste et me dit de 
l'air anglais et grave que je n'étais plus accoutumé 
à lui voir : 

— Un mot encore. Etes-vous sûr que le paquebot 
où se sont réfugiés les passagers de ïlmogène fût 
tout à fait hors d'atteinte lorsque mylord Campbell 
s'est jeté à l'eau > 

— J'en suis sûr, milady, la dernière chaloupe était 
partie depuis longtemps lorsque votre mari m'est 
apparu sur le pont, et j'avais tout à fait cessé 
d'entendre bruire- ou siffler la machine du navire 
sauveur. 

— A ce compte mylord est mort ? 

— Oh! oui, dis-je. 
Mais je me repris : 

— Hélas ! oui, milady, il a dû lui être impossible 
de faire entendre sa voix au milieu de la tempête, 
et plus impossible encore de lutter contre les va- 
gues furieuses. 

Milady songea un instant d'un air suffisamment 
ému, puis me fit signe de la laisser. 

Je profitai de cet exil momentané, pour grimper, 
en m'aidant des mains et des genoux, une petite 



LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 223 



J.tm 



côte qui montait au sommet de la dune, et, de là, 
j'essayai une reconnaissance. 

' Autour de moi s'étendait une vaste plaine, sau- 
vage et stérile, où je n'aperçus aucune trace de cul- 
ture ou d'habitation. De loin en loin se tordait 
quelque arbre rabougri, à moitié chauve et séché, 
ou se hérissait un buisson roux. Le sol était d'un sa- 
ble blanc et fin, entrecoupé par endroits d'un peu de 
terre végétale, de sorte que là lande entière pré- 
sentait une alternative de poussière aride et dépla- 
ces sombres couvertes d'herbes, de bruyères en 
fleurs, de genêts, et dé plantes étrangères qui ré- 
pandaient un parfum pénétrant. J'acquis la certitude 
que nous avions débarqué dans un steppe inculti- 
vable et je dus espérer que cette partie de l'île Fidji 
était inhabitée. J'allai retrouver milady pour lui 
faire part de mes observations. 

En la voyant, je poussai un petit cri de surprise, 
car elle était tout de noir habillée. 

— Oh ! madame, lui dis-je, pourquoi cette toi- 
lette lugubre ? n'eût-il pas été charitable d'égayer 
d'une jupe rose, ou de quelques bouts de rubans 
clairs notre sombre situation ? 

— Vous oubliez, monsieur, que je suis veuve, 
me répondit-elle gravement. 

Je respectai sa douleur, et pour l'en distraire 



224 I-^ CRUAUTÉS DE l'AMOUR 

autant qu*il était en moi, je me hâtai de décrire ce 
que i*avais vu du haut de la dune. 

— Comment, dit-elle, il n y a pas la moindre 
petite grotte où s'abriter ? 

— Pas la moindre grotte, répondis-je, c'est le 
Sahara 

— Mais comment allons-nous passer la nuit? 
Voici le soleil qui se couche, nous ne pouvons pas 
bâtir une maison avant la nuit > 

— Non, Robinson lui-même ne Teut pas pu. 
Mais tout d'abord, je vous conseille, mâady, de 
monter sur la dune car la mer gagne et va bientôt 
nous atteindre. ' 

— Allons, mais n'oublions pas le bagage, dit 
l'Anglaise. 

Nous fûmes obligés de décharger le radeau et de 
transporter pièce à pièce les objets qui le couvraient. 
Les poulets avaient quelque peu étouffé sous la 
toile d'emballage ; mais il n'y avait pas eu avaries 
sérieuses, et, le transport une fois effectué, comme 
nous avions grand'faim et que nous étions très-las, 
, nous nous assîmes sur le bord de la dune et nous 
soupâmes de très-bon appétit. 

— C'est charmant, l'île des sauvages! dit 
milady souriant en dépit de sa robe noire. 

— Oui, tant qu'on ne voit pas les sauvages ! 

— Il ne manque que des lits, ajoutà-t-elle,* 






LES CRUAUTÉS DE L'AMOUH tZ'y 

— Heureusement, dis- je en levant la tête, le 
ciel est pur, et dans ces parages, il ne pleut pas 
souvent. Du reste, j*ai une idée, vous aurez un lit. 

En ej(fet, lorsque le repas fut terminé, je cherchai 
une bonne place, et refoulant avec mes deux mains 
le sol docile, je formai un plan à peu près uni qui 
se rehaussait d'un côté de manière à fournir un 
oreiller; puis j'élevai de toutes parts une petite 
muraille de sable, pareille à un rempart. Le tout 
imitait en grand les terrassements des babys dans 
les allées des Tuileries. Néanmoins je fus très- 
content de mon œuvre. 

— Milady, dis-je en m'inclinant, vous avez une 
chambre et un lit. 

— Vraiment, dit-elle en enjambant le petit 
mur, le dévouement vous rend très-ingénieux. 

Elle étendit une couverture sur le sable et se 
coucha. 

— Bonsoir, monsieur Aurélien de Puyroche, 
dit-elle, faites votre lit, dormez bien et rêvez que 
vous êtes sur le boulevard des Italiens. 

Quelques instants plus tard, les étoiles purent 
voir tojit à leur aise notre sommeil, profond som- 
meil, que nous avions bien gagné. Je crois que je 
ronflai un peu, mais heureusement la mer ronfla 
plus fort que moi. Le matin, le soleil se chargea 
de nous éveiller en nous inondant insolemment de 

7* 



V 



\ 



\ 



226 LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 

lumière. Ah ! » je regrettai amèrement les triples 
rideaux de ma chambre qui s'opposaient si bien à 
ces agressions brutales. Mais, en ouvrant les yeux, 
je vis le soleil si triomphalement beau, la mer si 
transparente, si glauque, si vaporeuse, j'éprouvai 
une telle impression de pureté, de fraîcheur, de 
joie sereine que je fus un peu consolé. C'était la 
première fois que je voyais le soleil se lever. 

— Eh bien, criai-je à milady, comment vous 
trouvez-vous, ce matin ? 

— Oh! dit-elle, j'ai rêvé toute la nuit de ser- 
pents et de vipères. Il doit y avoir de ces bêtes-là 
dans l'île Fidji. 

— Miséricorde! m'écriai-je en frappant des 
mains. J'avais si peur des sauvages , que je ne 
pensais pas aux serpents. 

— Il faudra nous bâtir une maison dans un 
arbre, dit milady. 

— Les serpents montent aux arbres ! soupirai-je. 

— Les vipères, non. Et c'est surtout des vipères 
que nous devons nous défier ; car il ne doit point 
y avoir de gros serpents dans ce steppe où ils ne 
trouveraient pas à se cacher. 

— Mais, repris-je, vous parlez de bâtir des mai- 
sons dans les arbres, comme si la chose était des 
plus faciles ? 

— Nous invoquerons Robinson et nous nous 



LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR 227 

souviendrons de Ville-d*Avray, dit milady, rieuse. 
Pour le moment, déjeunons, et ne laissons pas 
mourir de faim notre ferme à venir. 

C'est moi qui fus chargé de donner à manger et 
à boire aux poules, mais je n'avais pas une goutte 
d*eau douce, et cela me rendit fort perplexe. Je 
résolus, en attendant la découverte d'une source, 
de leur verser la moitié d'une bouteille de vin. 

— Voyons, dit milady lorsque nous fûmes assis 
en faee l'un de l'autre séparés par un jambon, un 
morceau de bœuf fumé et du biscuit, causons en 
architectes sérieux et dressons nos plans. Il s'agit 
de bâtir deux maisons. 

— A quoi bon, deux maisons > 

— A quoi bon> Croyez-vous que vous allez 
percher sur le même arbre que mpi, monsieur de 
Puyroche ? 

— Deux maisons, soit! 

— Dans deux arbres, 

— Parfaitement. 

— Il faut d'abord une échelle. 

— Naturellement. 

• — Deux échelles, même. 

— Certainement. 

— r Avez-vous fini, avec vos adverbes ? s'écria 
milady, en frappant du pied sur la table, aidez- 
moi donc à faire le plan. 






228 LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 



» > 



— Voici, milady, répoûdis-je après avoir rcyé 
quelques instants. Vous prenez un arbre... 

— Et vous faites un roux, interrompit-^Ue en 
haussant les épaules. Enfin, voici l'arbre. 

— Et elle traça du bout du doigt, une ligne sur 
le sable. 

— Admettons , repris-je, que Tarbre ait trois 
fortes branches à peu près à la même hauteur. 

— J^admets les trois branches. 

— Ces trois branches trouvées, j'établis un 
plancher. 

— Un plancher? où prendrcz-vous le plan- 
cher >... votre idée ne vaut rien. 

— Aussi, vous ne m*aidez pas du tout. 

— Voyons, c'était très-bien jusqu'aux trois bran- 
ches, tâchez de continuer. 

Je tenais mon front dans ma main, 

— Parbleu I m'écriai-je tout à coup, le radeau, 
voilà le plancher I 

— • C'est vrai, c'est vrai, dit milady, nous l'atta- 
cherons aux trois branches. 

— Pensons maintenant à la toiture, repris-je. 

— Eh bien, s'écria à son tour milady, la toile 
goudronnée, quelle admirable toiture cela fera ! 

— Voilà la maison bâtie. 

— Pas encore; mais commençons à travailler 
pendant qu'il fait un peu frais, à midi la chaleur 



r. 



LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR 229 

■ I ■! Il 1. ■ . I ■ - I I ■ - ■ . . .1 ■ , * 

doit être intolérable. Nous mîmes les restes du 
repas à Tabri du soleil, et j'offris mon bras à 
milady pour aller à la découverte d'un arbre à 
trois branches. Nous marchions au bord de la 
dune d'un pas tranquille, regardant tantôt la mer, 
tantôt la lande. Je disais mille galanteries à la 
jeune anglaise, qui fronçait le sourcil en souriant 
derrière son ombrelle. Elle avait une robe courte, 
noire, garnie de franges légères, et sur le front, 
une tc^iue de velours noir où s'enroulait un voile 
de crêpe. Moi, bien ganté et vêtu de toile blan- 
che, je faisais crier mes souliers vernis sur le sable. 
Nous, nous pensions à Dieppe ou à Trouville. Mi- 
lady tira de sa ceinture une petite montre incrustée 
de perles. 

— Quatre heures ! quatre heures du matin I 
dit-elle. 

— Comment, m'écriai-je, quatre heures et non- 
seulement nous sommes levés, mais nous avons 
déjà déjeuné et nous nous promenons I 

— Nous ne nous promenons pas; nous cher- 
chons un arbre pour bâtir une maison. 

— C'est vrai, vous m'aviez fait oublier l'île 
déserte, le naufrage, les serpents, les sauvages et 
la fricassée. 

— Si je vous ai fait oublier tout cela, je vous 
en fais souvenir, et voici là-bas quelques arbres 




230 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 

moins rachitiques que les autres ; peut-être pour- 
rons-nous trouver ce qu'il nous faut. 
Nous nous hâtâmes à travers la lande. 

— Si nous allions voir apparaître quelque 
épouvantable nègre > ^disait milady tout en mar- 
chant. 

Je lui montrai deux pistolets de salon passés à 
ma ceinture. 

— Tant qu'il n'y aura que deux sauvages à la 
fois, dis-je, je vous défendrai; je fais mouche 
presqu'à chaque coup. 

— Ah! 'ah ! dit milady, en avant, alors. Nous 
atteignîmes les arbres. Ils étaient couverts de 
petits fruits rouges moins gros que des cerises et 
très-durs. 

— Y a-t-il des arbres semblables à ceux-ci en 
France > demanda milady, je n'en ai jamais vu en 
Angleterre. 

J'avouai que je ne connaissais pas Tespède de 
ces végétaux. 

— Ce doit être des arbres particuliers à ce pays, 
dit la jeune femme, sont-ils hérissés et bizarres ! 

— Si c'étaient des mancenilliers ! m'écriai-je, 
me souvenant de r Africaine, 

— Non, reprit-elle, ils sont trop laids, cepen- 
dant nous ne mangerons pas de leurs fruits. 

— Oh! non. 



LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR 23 I 

Ces arbres avaient le tronc principal assez peu 
haut ; leurs maîtresses branches s'écartaient brus- 
quement et presque horizontalement, tandis que 
leur faîte s'ébouriffait en mille broussailles. C'é- 
tait justement ce qu'il nous fallait. 

— Voici mon domicile, dit milady en frappant 
sur l'un des arbres. 

— Et voici le mien. 

Nous retournâmes à l'endroit où nous avions 
couché, et en trois voyages nous eûmes transporté 
tout notre bagage. 

— Voygns, quels sont nos outils > demanda 
milady. 

— Voici une petite hachette, répondîs-je. 

— Moi, j'ai un couteau anglais qui contient un 
tire-bouchon, un tire-bouton, un poinçon, un cure- 
oreilles ,^ un grattoir et une lime à ongles, sans 
compter les lames de toutes les dimensions. 

— C'est un précieux outil ! 

— Oui, mais il ne suffira pas. 

— Je possède deux rasoirs; j'en sacrifie un. 

— Très-bien ! Nous avons beaucoup de cordes 
et de grosses ficelles. Nous pourrons peut-être 
venir à bout de nous loger ; allons, vite, l'échelle 
d'abord. 

Nous employâmes toute une heure à couper 
dans les arbres voisins deux morceaux de bois 



232 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 

* 

■ I ■ ■ I I II I II „ ■■ ■!■ ■ I ■ ■ I ■ ■ I ■ M» 

assez solides et assez longs pour servir de mon- 
tants à Téchelle, et quatre branches, les moins 
raboteuses possibles, pour faire les échelons; 
puis chaque tige fut dépouillée de ses feuilles et 
taillée tant bien que mal. A grand' peine, nous 
fîmes quatre trous dans chacun des montants, et, 
amincissant les bouts des échelons, nous les en- 
fonçâmes dans les trous. Nous étions si enthou- 
siasmés de notre œuvre et de notre génie, que 
nous nous apercevions à peine que la sueur nous 
inondait. L'échelle fut terminée à onze heures. Mi- 
lady déclara qu'elle avait faim, et qu'il fallait re- 
commencer à déjeuner, puis dormir jusqu'à deux 
heures. Nous nous assîmes sous l'arbre de milady. 

— Mais, dis-je, en mordant à belles dents dans 
une tranche de bœuf, si nous dormons ainsi en- 
plein jour, les indigènes pourront nous surprendre, 
nous tuer et nous croquer avant que nous eussions 
le temps de nous en apercevoir. 

Il fut convenu que nous dormirions l'un après 
l'autre, et je fus chargé de veiller d'abord. Les 
premières minutes se passèrent bien. Je considé- 
rai le ciel limpide, la mer tranquille, la plage soli- 
taire, la plaine déserte. Mais, bientôt je commen- 
çai à bâiller démesurément et à tirer mes bras. Je 
résolus de regarder dormir milady .Elle avait les pieds 
croisés l'un sur l'autre, un bras rejeté sous sa tête 



*■ LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR 233 

qui se renversait en arrière de façon à me laisser 
voir l'intérieur rose des narines, les coins de la 
bouche abaissés et les yeux comme deux taches 
sombres. J*eus envie de réveiller la jeune femme 
pour lui dire qu'elle était charmante, mais crai- 
gnant d'être mal reçu je m'abstins, je suivis l'on- 
dulation de son corsage qui se soulevait et s'effon- 
drait d'une façon adorable, j'admirai la ligne de 
son cou et le dessous de son menton velouté et 
blanc d'une blancheur bleuâtre, qui me plaisait infi- 
niment. Il y avait surtout sUr ce cou un petit signe 
brun qui tentait ardemment mes lèvres. Je son- 
geai que la plage et l'île peut-être étaient désertes, 
que ce serait un bien faible crime de baiser ce petit 
signe et que milady aurait grand tort de se fâcher. 
Mais, tout à coup je vis trois yeux à la dormeuse, 
ce qui m'étonna. Puis elle parut s'élargir et se dé- 
doubler. 11 me sembla voir à sa place des collines 
de neige, puis je ne vis plus rien. Il paraît que je 
dormis longtemps, car ce fut milady qui m'éveilla 
en me frappant sur l'épaule. # 

— Ah! ah! dit-elle, c'est ainsi que vous montez 
la garde > Quinze jours de salle de police, pour 
avoir dormi à votre poste. 

— C'était pour rêver de vous, milady, soupi- 
rai-je. 

— - Savez-vous, monsieur, qu'il est trois heures, 



234 UBS G&UAUTÉS DE l' AMOUR 

et que la première pierre àe ma maison n'est pas 
posée > Je risque de dormir cette nuit encore à la 
belle étoile. 

— Ohl m'écriai-je en tirant un louis de ma por- 
che, n'oublions pas de mettre une pièce de mon-» 
naie sous la première pierre. 

Milady appuya Téchelle contre Tarbre et voulut 
monter pour éprouver notre ouvrage. Il résista et 
fonctionna très-bien à notre grand étonnement. 

— A présent, il faut couper toutes les branches 
inutiles qui encombrent mon appartement, dit 
milady. 

Armés, Tun de la hache, l'autre du couteau, nous 
montâmes dans l'arbre, et nous nous mîmes à 
abattre et à tailler à qui mieux mieux. Puis, il fallut 
séparer le radeau en deux, ce qui nous donna beau- 
coup de mal, mais enfin, nous en vînmes à bout; 
et le parquet fut élevé et posé dans l'arbre. Les 
planches étaient trop longues; j'eus l'idée d'y faire 
des entailles, afin que les branches pussent s'y 
emboîter. Cela nous prit très-longtemps, mais 
donna une grande solidité à la construction. Le 
soleil atteignait l'horizon lorsque le plancher fut 
terminé. Nous étions brisés de fatigue, et il fallut 
•renoncer à poser la toiture ce jour-là. Milady se 
consola en voyant l'abri naturel que formaient les 
branches et les feuilles dé son arbre. Nous dîna- 



"V^ 



LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR 236 



mes gaiement, en compagnie du singe et du perro- 
quet ; puis sentant nos yeux se fermer, nous arran- 
geâmes nos lits le mieux possible, milady sur son 
arbre, moi au pied de Tarbre, et je m'endormis, 
gémissant de la cruauté de ma compagne, qui pré- 
férait me laisser mordre par les vipères, que de me 
donner l'hospitalité. Ainsi se passa notre première 
journée dans Tîle Fidji. 

Le lendemain matin, le soleil nous éveilla 
avec une rare insolence. Milady, du haut de son 
arbre, proposa de prendre uil bain de mer pour 
nous donner du courage au travail, et d'emporter 
la lunette d'approche, afin de voir si aucun navire 
n'apparaîtrait à l'horizon. Elle descendit bientôt et 
dégringola lestement la dune. Elle fut sur la plage 
avant moi, et je l'entendis crier : 

— Une paillasse! deux paillasses! autant de 
paillasses que nous voudrons ! 

Ces exclamations ne manquèrent pas de me sur- 
prendre, des paillasses sur la plage! L'île était 
donc habitée ? Je m'élançai vers milady et la trou- 
vai plongeant ses bras dans des touffes de varechs 
que la mer avait rangées soigneusement le Iqng de 
la plage ; mon visage reprit sa sérénité. 

— Voyez, voyez, disait-elle, quelle trouvaille! 
Nos reins et notre dos étaient en effet fort cour- 
baturés de la dureté de nos lits et nous nous réjoui- 



236 LES CRUAUTÉS DE l'aMQUR 

mes fort de la bonne aubaine. Le bain pris, nous 
portâmes sur la falaise le plus de paillasses pos- 
sible, et après avoir donné du maïs et une demi- 
bouteille de vin aux poules, nous déjeunâmes, non 
sans gloutonnerie; puis nous reprîmes courageu- 
sement notre travail. 

Le rasoir nous servit à déchirer la toile gou- 
dronnée, et bientôt milady attacha à une branche 
un ruban en g^ise de drapeau et un bouquet de 
menthe. Comme je n*avais pas d'échelle à cons- 
truire et que nous avions acquis quelque expé- 
rience, ma maison, à moi, était construite avant le 
coucher du soleil, et, le soir, nous pûmes rentrer 

» 

nous coucher chacun chez nous. 

Le lendemain, je descendis de mon abri à Taide 
d'une corde, et je me mis à la recherche d'une source 
ou d'un ruisseau, car les poules avaient des attitu- 
des titubantes, qui ne laissaient pas de m'inquiéter. 
Mais j'eus beau rôder, les yeux fixés à terre, je ne 
découvris, à mon grand chagrin, aucune trace d'eau 
douce, milady prétendait qu'il y aurait de l'orage 
avant peu, car l'horizon se couvrait de vapeurs et 
la chaleur était suffocante; mais nous n'aviohs 
aucun récipient pour recevoir l'eau. Nous fûmes 
obligés de creuser des trous, que nous pavions .de 
galets et de feuilles, et de réunir tous les coquilla- 



k.. 



LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR 237 



ges un peu creux que nous trouvâmes, pms le soir 
vint. 

Milady remonta sur son arbre, et moi-même j'al- 
lai me coucher après avoir donné une leçon de 
grammaire au perroquet. Mais à peine endormi 
je fus éveillé par un tumulte épouvantable. C'était 
l'orage prédit par milady. Il se déchaînait avec une ' 
fureur çjue je n'aurais pas pu prévoir et qui est le 
privilège de la latitude enragée sous laquelle 
nous nous trouvions. Le ciel n'était qu'une im- 
mense flamme bleue , violette , effrayante I Des 
détonations insensées éclataient soudain, et le 
bruit roulait autour de l'horizon indéfiniment ; les 
vagues semblaient battre une enclume gigantesque, 
le vent poussait d'aflreux coups de sifflet; bientôt 
la pluie tomba â torrents. Comme je n'étais pas 
très-rassuré, j'appelai milady. 

— Avez-vou.s peur de l'orage ? lui demandai-je. 

— Bah! dit-elle, la foudre tombe toujours dans 
la mer. Voici de l'eau pour les poules, ajouta-t-elle. 

Mon arbre était secoué et battu par les rafales, 
d'une façon très-inquiétante. J'aurais bien voulu 
être ailleurs. Le singe gémissait, le perroquet 
battait des ailes, les poules piaulaient; c'était 
affreux. Enfin la tourmente se calma, puis s'étei- 
gnit et je pus m' endormir dans un air rafraîchi. 

Le JQur qui suivit cette formidable nuit d'prage,. 



2^8 LES CRUAUTÉS DB l'AMOUR 

ne fut marqué par aucun événement fâcheux. Les 
poules réconfortées par Teau dont elles étaient 
privées depuis longtemps, pondirent trois œufs 
que milady fit cuire sur de la braise de broussail- 
les; et nous fîmes un excellent repas, car nous 
commencions à nous lasser de la viande fumée. 

Puis les jours se succédèrent uniformément. 
Aucun habitant n*apparaissait. Nos demeures s'é- 
taient beaucoup améliorées ; milady, avec des va- 
rechs, avait tressé des sortes de paillassons qui 
servaient de murailles à nos chambres; nous 
avions fait des armoires dans les feuilles et des 
porte-manteaux dans les branches, une niche pour 
le singe et un perchoir pour le perroquet. Les poules 
avaient aussi leur arbre qu'elles avaient choisi. 
Tout allait donc pour le mieux. Mais étions-nous 
destinés à passer notre vie entière dans cette île 
déserte et ne verrions-nous jamais apparaître un 
navire à l'horizon que nous regardions sans cesse ? 
Un soir, pendant que nous prenions un bain, 
milady aperçut un point noir sur la mer. Elle m'ap- 
pela et nous nous mimes tous deux en observation, 
la main plate au-dessus des sourcils, allongeant 
notre vue le plus possible, le point noir s'agitait 
visiblement et approchait. Notre inquiétude était à 
son comble. C'était sans doute une barque pleine 
de sauvages. Il me semblait les voir armés de pieux, 



! 



LES CRUAUTÉS DE l' AMOUR 2^9 

couronnés de plumes bleues et rouges et ornés de 
quatre rangées de dents. 

Cependant la barque manœuvrait bizarrement; 
elle allait, venait, se retournait brusquement. Une 
fois nous la vîmes sauter hors de Teau. Ce n'était 
donc pas une barque! Et puis maintenant, au lieu 
d'un point noir il y en avait deux, qui se fuyaient 
et se poursuivaient. 

— Bon Dieu I m'écriai-je tout à coup, ce sont des 
requins. 

— Des requins ! répéta milady, épouvantée. 

En trois bonds, nous fûmes chacun sur notre arbre, 
où nous tremblâmes longtemps. La nuit vint. Notre 
sommeil fut agité, mais le matin nous ne vîmes plus 
trace de requins. Ils s'en étaient retournés au 
large. 

Nous eûmes l'idée d'établir une pêcherie et l'exé- 
cution de ce projet nous occupa longtemps. Avec 
de la ficelle et un jupon déchiré en lanières nous 
fîmes un filet carré attaché à quatre baguettes et 
suspendu par des cordes à une cinquième. C'était 
une sorte de grande cuiller. Lorsque le filet fut 
achevé, nous allâmes à la pêche, et après plusieurs 
heures de patience, nous amenâmes dans le filet 
quelque chose de mou, de gluant, d'affreux. 

— Une pieuvre! m'écriai-je, pensant aux Tra- 
vailleurs de la mer. 



^40 LES CRUAUTÉS D£ L* AMOUR 

Cela nous plongea dans une telle épouvante que 
nous laissâmes pieuvre et filet pour fuir plus vite. 

Milady revint la première et du bout de son om- 
brelle ramassa l'objet étrange que nous avions 
péché. 

— La bête a des cheveux, dit-elle. 

— Grand Dieu I m'écriai-je, c'est une chevelure 
scalpée. 

— C'est vrai, dit milady pâle d'horreur en lais- 
sartt retomber le triste trophée. 

Une lame vint qui le remporta. 

— Cette chevelure a dû séjourner longtenjps 
dans la mer, dis-je, car les poils sont devenus jau- 
nes et les sauvages ont les cheveux bleu$. 

Nous recommençâmes timidement nos tentatives 
de pêche; nous fûmes plus heureux; nous prîmes 
quelques petits poissons d'une espèce bizarre, que 
nous ne connaissions pas, mais qui nous semblè- 
rent excellents frits dans de la graisse de poulet. 
Ainsi notre nourriture devenait assez variée. .Nous 
avions mis de côté quelques poignées de blé et de 
pommes de terre, en prévision de l'avenir. Nous 
cultivions un petit coin de terre végétale que nous 
entourions de soin et que nous arrosions d'eau de 
mer, peur pouvoir l'ensemencer quand il en serait 
temps. Notre vie n'était pas trop malheureuse, nous 
eussions rendu Robinson jaloux. 



**■ ■ ' "^.* - <«<-'<b 



' LES CRUAUTÉS DE L'AMOUH 141 

. 1 

Nos yeux interrogeaîent pourtant bien souvent 
rhorizpn vide de la mer, pour y chercher un" navire 
sauveur. Nous parlions souvent de notre pays avec 
attendrissement comme des exilés, et nous déses- 
périons presque de le revoir jamais. Lorsque je me 
reportais brusquement à ma vie d'autrefois, je nç 
pouvais m'imaginer comment j e supportais sans trop 
de désespoir les privations et les malheurs pré- 
sents. Ce n'est qu'en regardant le doux profil de ma 
compagne, ses yeux clairs et son front blanc, qye 
je m'expliquais ma résignation. Cependant la Jeune 
Anglaise étai^si froide, si réservée, si renfermée 
dans son chagrin de veuve ! chagrin tout de conve- 
nance, mais qui n'en était pas moins difficile à 
combattre. Dieu sait que je le combattis avec cons- 
tance, courage et ruse I II n'était pas d'heure où je 
n'attaquasse la place; mais elle était toujours for- 
tifiée et imprenable. 

— Oubliez-vous que je pleure mylord Campbell ? 
me dîsait-on sèchement. Alors je me renfermais 
dans un affreux désespoir. Je me jetais sur le sable, 
la tête dans mes mains, et je demeurais des heures 
ainsi, les épaules secouées par des sanglots conte- 
nus. Quelquefois, elle venait me relever et me di- 
sait : Vous êtes fou. Lorsqu'elle me frôlait en pas-, 
sant près de moi je tremblais comme une sensitive. 
Si je la regardais en lui parlant, je m'interrompais 



. -'5- 



242 LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR 

tout à coup et restais la bouche ouverte, stupide de 
sa beauté. Je voyais bien que son cœur n'était pas de 
marbre, et qu'elle ne luttait qye contre des préju- 
gés. Aussi, bien souvent, je parlais raison avec elle, 
assis Tun prés de Tautre sur le sable en face de la 
mer. Elle était trop jeune et trop belle, il était im- 
possible qu'elle fût une veuve inconsolable. Mylord 
était vieux, laid, égoïste; ses cheveux étaient roux 
et rares ; les yeux lui sortaient de la tête; son nez 
était incandescent, mais son cœur froid comme la 
glace; il s'était attaché comme un boulet à la jeu- 
nesse, à la joie, à la beauté de sa fen^ne; il était peu 
probable qu'elle l'eût aimé. Donc, dans la vie elle se 
fût remariée; elle eût aimé un jeune homme dont 
le nez eût été pâle et le cœur brûlant. Si je l'avais 
rencontrée dans un salon, j'aurais peut-être déses- 
péré de l'attendrir, il y aurait eu trop de comparai- 
sons désavantageuses pour moi, trop de cavaliers 
plus charmants, pour que je m'enhardisse à espé- 
rer; mais, dans cette île déserte où il n'y avait que 
moi, j'avais quelques chances, d'être préféré, et, 
malgré sa cruauté, l'espoir n'était pas mort dans 
mon cœur. A tout cela, milady baissait la tête, et 
soupirait doucement sans me répondre, et les jours 
se passaient. 

Un matin nous sommeillions tous deux sur la 



LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR 243 

plage ; milady se* releva tout à coup, et me saisit 
la main. 

— Écoutez, dit-elle, en ouvrant tout grands ses 
beaux yeux. 

Je prêtai Toreille à un bruit lointain et régulier 
que nous apportait la brise, je pâlis ; toutes mes 
terreurs me revenaient. Nous montâmes sur la 
dune, et m'agenouillant, je collai mon oreille à 
terre pour mieux entendre. 

— On dirait un galop de cheval, m'écriai-je. 

— De plusieurs chevaux même, dit milady. 

Nous écoutâmes encore, c'étaient bien des che- 
vaux qui galopaient et se rapprochaient rapide- 
ment. 

— Nous sommes perdus, cette fois! soupirai-je. 

— Défendons-nous, au moins, dit milady. 
Nous prîmes chacun un pistolet et un rasoir, et 

nous remontâmes sur nos arbres, tirant, milady 
son échelle, et moi ma corde. Nous attendîmes, 
bientôt un hennissement se fit entendre. Il n*y avait 
pas de doutes à conserver, une troupe de cavaliers 
s'avançaient, nous apercevions déjà dans le soleil 
qui embrasait la lande, un groupe formidable 
plein de points brillants et d'éclairs d'acier. 
Anxieux, nous retenions notre souffle, les pistolets 
armés tremblaient dans nos mains, et nos yeux 
s'écarquillaient pour compter le nombre de nos 



À 



244 l'Es CRUAUTÉS DE L'AMOUR 

ennemis; mais, lorsqu*ils furent à portée de la vue, 
nous cherchâmes en vain des cavaliers sur le dos 
des montures; les chevaux lius ne portaient per- 
sonne. 

— Eh bien, s*écria milady, nous voici encore 
sauvés cette fois-ci; il n y a pas le moindre sau- 
vage. 

— En efiFet, dis-je, ce sont les chevaux qui sont 
sauvages; Fîle est décidément déserte. 

Nous ne nous inquiétâmes pas davantage des 
nouveaux arrivés, qui n*avaient d*autres intentions 
que de brouter les maigres ronces et d'exécuter 
quelques innocentes gambades. Ils s'en retournè- 
rent d'ailleurs, comme ils étaient venus, et je repris 
le fil de mes idées amoureuses. 

Un jour, le singe que je poussais un peu par 
derrière, grimpa l'échelle de milady et pénétra 
chez elle ; il tenait dans sa patte une carte de visite 
où on lisait : Le Vicomte Aurélien de Puyroche. 

— Faites entrer, dit milady en riant. Je montai 
à mon tour l'échelle, et je parus devant la jeune 
femme. J'étais en frac, en culotte noire, en cravate 
blanche, en gants blancs. 

— Quelle tenue, et quel air solennel! dit la 
jeune veuve, en me faisant signe de m'asseoîr par 
terre. 

— Madame, dis-je, en m'inclinant le plus hum- 



tEs .CRUAUTE m l'amour ^$ 



blemcnt possible, j*ai Thonneur de vous demander 
votre main. 

— Monsieur ! s'écria milady, vous moquez-vous > 
voilà un mois à peine que je porte le deuil de mylord 
Campbell, et vous osez me parler de secondes 
noces > 

— Madame, repris-je sans me troubler, nous 
sommes loin de l'Angleterre, de la France et des 
lois sociales; nous sommes dans une île; et cette 
île étant, selon toute apparence, déserte, je suis le 
roi et le maître de cette île, en conséquence je suis 
maître d'instituer que dans mon royaume, on por- 
tera le deuil d'un époux un mois seulement. 

— Mais, dit milady, en souriant, je ne me con- 
sidérerai jamais comme mariée sans le maire, le 
prêtre, l'orgue, le contrat et les témoins. 

— La nature sera lemaire, milady, le soleil sera 
le prêtre et il nous bénira en nous couvrant de lu- 
mière tandis que les mugissements de la mer rem- 
placeront les accords de l'orgue. Nous graverons 
notre contrat sur la conque d'un coquillage ; notre 
honnêteté et notre amour seront nos témoins. Si 
vous ne me haïssez pas, madame, toutes les causes 
de votre refus, toutes les raisons que vous donne- 
rez pour retarder mon bonheur, seront mauvaises. 

— Je ne vous hais pas du tout, dit milady ébran- 



246 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 

lée, mais je vous demande huit jours pour réflé- 
chir. 

— Puissent vos réflexions m'être favorables 1 
dis-je en soupirant. 

Et après avoir baisé la main demilady, je redes- 
cendis suivi du singe. Pendant huit jours, je ne par- 
lai pas mariage à ma jeune compagne, mes soupirs 
et ma pâleur seuls la suppliaient; d'ailleurs mon 
élève le perroquet avait enfin profité de mes leçons 
et on n'entendait plus que ce cri dans les arbres : 
« Aurélien aime milady. > 

Enfin le matin du huitième jour, je trouvai dans 
mon arbre un petit billet où milady me priait de 
passer chez elle. 

Je me précipitai de mon arbre dans le sien ; elle 
me tendit la main avec gravité. 
• — J'accepte, dit-elle, mais à la condition que si 
jamais nous retournons en Europe, vous m'épou- 
serez selon la loi. 

— Méchante! dis-je en me jetant à ses pieds, 
comment avez-vous pu avoir un doute à ce sujet ? 

Notre mariage fut fixé à quelques jours de là, au 
samedi prochain, je fus admis à faire ma cour. 
Chaque matin le singe apportait à ma fiancée un 
bouquet de fleurs sauvages, accompagné d'un billet 
passionné. Elle, de son côté, avait appris au perro- 
quet à retourner sa phrase, et un jour, j'entendis 



LES CRUAUTÉS DÉ L*AMOUR 247 

sur les branches, cette douce déclaration : « Milady 
aime Aurélien ; » je ne regrettais plus du tout ma 
vie passée, ni le boulevard. Les heures s'écoulaient 
délicieusement. Tantôt nous sommeillions l'un 
près de l'autre en nous tenant la main, tantôt nous 
nous poursuivions comme des enfants, à travers 
les vagues mousseuses. Parfois, c'étaient de lon- 
gues et tendres promenades, le soir, au clair de 
lune, près de la mer. L'île déserte devenait l'île en- 
chantée. 

Mais un jour, où appuyée sur moi, elle souriait 
et baissait les yeux aux discours passionnés que 
je lui tenais, elle me serra subitement le bras, et, 
regardant fixement le sol, elle s'interrompit de mar-? 
cher. 

— Voyez! voyez 1 me dit-elle d'une voix émue. 

J'éloignai avec peine mon regard de son visage 
et je le tournai vers la terre. Je ne pus retenir un 
cri: des empreintes de pieds nus étaient ^marquées 
distinctement et comme moulées dans le sable. 
Nous nous regardâmes avec effroi. 

— N'est-ce pas* nous-mêmes, dit milady, qui 
avons laissé la trace de nos pas un jour après le 
bain> 

— Ah ! Juliette ! m'écriai-je, ne m'insultez-pas. Le 
pied qui a laissé ces traces est deux fois grand comme 



24S LES CRUAUTÉS DE L'AMOÛR 

le mien, et, vous ne songez pas, je pense, à le 
prendre pour le vôtre. 

— Vous avez raison, on dirait un pied de géant. 

— Du reste, nous ne sommes jamais venus nous 
baigner si loin de chez nous. 

— L'île est donc habitée par des hommes qui 
ont de tels pieds > s'écria milady épouvantée. 

— Et par des hommes complètement sauvages, 
dis-jc, car ils ne portent même pas de souliers. 

— Mon Dieu! mon Dieu! que vont-ils nous 
faire > 

— Il serait prudent de rentrer chez nous; le 
sauvage n'est peut-être pas loin. 

— Oui, mais voyez, il y a des pas qui viennent et 
des pas qui s'en vont. Nous suivîmes soigneuse- 
ment les traces. Le sauvage était venu jusqu'au 
bord de la dernière vague, puis il avait rebroussé 
chemin de quelques pas, et s'était assis sur le sable. 
(Il n'avait pas non plus de pantalon I) Ensuite il 
s'était relevé et avait continué à marcher vers la 
dune, qu'il avait gravie. 

Cette certitude acquise, nous la gravîmes à notre 
tour, et laissant dépasser seulement le haut de 
notre tête, nous regardâmes avidement la lande. 
Elle était absolument déserte. 

Cependant l'île était habitée ! les empreintes de 
pieds en étaient une preuve irrécusable et la tran- 



LES qLUAXJTÉS DB L'aMOUR' . 249 

quillité dont nous commencions à jouir allait être 
pour jamais troublée; je reconduisis milady, toute 
tremblante, jusqu'à son arbre. 

— Marions-nous vitel dis-je, en lui baisant la 

main ; lorsque vous serez ma femme, je deviendrai 

hardi et fort comme un lion pour vous défendre. 

» 

— C'est après-demain samedi, me dit-elle avec 
un regard plein de tendresse. Je remontai dans 
mon arbre, assez oublieux du .sauvage. Je fis un 
rêve où j'étais roi et vêtu de plumes de paon, où 
milady, reine, était vêtue aussi de plumes de paon, 
j'avais un grand-vizir noir comme le diable et un 
peuple de sauvages grands comme des montagnes. 
J'avais un gouvernement tyrannique et je man- 
geais un homme chaque matin à mon déjeuner. 

Le lendemain je m'étonnai moi-même de mon 
oubli complet du danger. J'allais, je venais, je tour- 
nais autour de l'arbre où ma fiancée dormait 
encore. J'aurais voulu avoir une guitare, une flûte, 
un accordéon, une grosse caisse, n*importe quoi, 
pour lui donner une aubade. Je songeai à piller 
le ciel de toutes ses étoiles et la mer de toutes ses 
perles; mais aux cannibales, pas du tout. 

• — Cela n'est que naturel, me disai-je pour m'ex- 
pliquer cette indifférence et ne pas me croire ma- 
lade, l'amour est un grand égoïste, qui n'admet pas 
qu'aucun autre sentiment règne avec lui; et lorsqu'il 



250 LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR 

s*cst logé dans une créature, la faim, le sommeil, 
la peur, la prudence, tous ces honnêtes et utiles 
instincts, cèdent la place sachant qu'elle n'est plus 
tenable. Ainsi, qu'on prenne deux jeimes fiancés à 
la veille de leur union et qu'on les transpprte dans 
un cachot, sur un rocher, en haut d'un mât ; pourvu 
qu'ils soient ensemble, ils se trouveront bien par- 
tout, surtout dans une île déserte, et ils ne s'aper- 
cevront des anthropophages que lorsqu'ils senti- 
ront des dents s'enfoncer dans leur dos. 

J'en étais là de mes réflexions lorsque je me sen- 
tis mordre violemment à l'épaule. Je hurlai d'épou- 
vante et de douleur ! Les poules glapirent. Milady 
se précipita à peine vêtue de son arbre et me mit un 
pistolet dans la main. Je me retournai pour faire 
face à mon adversaire. Alors, à la terreur succé- 
dèrent des éclats de rire sans fin. Plongé dans mon 
rêve amoureux, je m'étais assis sans regarder où, 
et j'avais à moitié écrasé le pauvre singe, qui s'é- 
tait vengé comme il avait pu. 

— Je vousxii bien cru croqué, cette fois, dit 
milady. 

Nous nous tenions les côtes, mais tout à coup la 
jeune femme s'apercevant de la légèreté de son 
coutume, remonta toute honteuse sur son arbre. 

Je passai le reste de la journée à faire des prépa- 
ratifs pour le lendemain,. 



LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR 25 1 

Je tuai trois poules, et, après les avoir plumées, 
je fis un petit oreiller avec leurs plumes. J'allai 
pêcher, puis cueillir une grosse touffe de fleurs 
sauvages doijt j'ornai les arbres. Je ramassai 
des algues, et je fis des guirlandes de coquillages 
en guise de girandoles ; enfin je fabriquai une mo- 
saïque charmante avec des galets brillants et de 
couleurs diverses. Le soir, lorsque je reconduisis 
milady jusqu'au seuil de son arbre, j'avais des 
larmes dans les yeux. 

— Demain, lui dis-je, en baisant sa main, 
vous me laisserez monter au ciel par cette 
échelle. 

Enfin le grand jour se leva. En m'éveillant je me 
jetai dans les bras du singe et je grattai la tête du 
perroquet avec attendrissement. J'étais inondé d'une 
joie sans nom, je souriais, je regardais le ciel avec 
extase, il me semblait que les rayons du soleil 
m'entraient dans le cœur. Je descendis et je me 
mis à poursuivre les poules pour les embrasser 
aussi, mais elles s'enfuirent avec des, mines si re- 
belles, que je renonçai à mon tendre projet. Puis 
je pressai si fort dans mes bras l'arbre où dormait 
mon amie, que l'écorce s'incrusta dans la paume 
de mes mains et sur mon visage. Il paraît que je le 
secouai un peu, car milady s'éveilla et fît un mou- 
vement. 



252 LIS CRUAUTÉS im l' AMOUR 

— M'avez-vous oublié, mon amour? soupirai-je. 

— Ohl noni répondit-elle très-bas. 

Je contemplai la mcr,rhorizon, la lande, je trou- 
vai lar nature sublime et je pensai qu*il était doux 
d'être au monde. Je remontai sur mon arbre pour 
procéder à ma toilette. En me regardant au miroir 
j'eus un moment de chagrin. Le grand' air, le soleil, 
la réverbération du sable blanc m'avaient hâlé, mon 
teint si limpide s'était tacké de plaques bistrées et 

« 

de nuances rubicondes qui me déplaisaient souve- 
rainement, les saillies des plis de mon cou avaient 
un faux ton de pain d'épice clair, tandis que les 
creux étaient restés blancs, ce qui le faisait res- 
sembler à un cou de zèbre, de plus le vent de la 
mer m'avait tanné la peau, et je la comparai sans 
pitié, à du cuir de bottes. Mes cheveux étaient des- 
séchés, mes moustaches raides, mes mains calleu- 
ses et noires. A l'aspect de ces désastres^ je versai 
deux larmes de rage et je m'enfonçai les ongles 
dans le crâne. 

Cependant après cet excès de douleur je me mis 
à l'ouvrage pour tâcher de réparer les dégâts. J'a- 
vais beaucoup ménagé mes pommades et mes eaux 
de toilette, présageant que les anthropophages de- 
vaient avoir des notions très-succinctes sur la fabri- 
cation de la parfumerie, et n'espérant revoir de 
longtemps la boutique d'Houbigand-Chardin. 



..j .-^.ft. 



LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 2f^ 



Mais vu la solennité de ce jour, je me livrai à 
une Qrgie de pommade et de vinaigre. Mes cheveux 
reprirent leur souplesse, mon teint s'améliora; un 
peu de poudre de riz eut raison des zébrures de 
mon cou, et mes mains égratignées par le travail 
se dérobèrent sous des gants blancs irréprochables. 
Lorsque je descendis de mon arbre, j'étais un pe^p 
rasséréné et j'avais repris confiance en moi. 

Je m'assis au pied de l'échelle de Milady et 
j'attendis. J'étais grave, presque solennel, je son- 
geais sérieusement à l'avenir. « Je suis peut-être 
appelé à devenir la souche d'un grand peuple, me 
disais-je, c'est ainsi que les races commencent. 
Adam et Eve en sont la preuve.. En même temps 
qu'un peuple, je fonderai une dynastie, car mes 
fils, qui seront braves, soumettront les sauvages, 
s'il y en a. Ils les domineront : l'esprit domine 
toujours la force; et comme ils tiendront de moi 
ce n'est pas l'esprit qui leur fera défaut. D.onc nous 
serons rois. Je serai Aurélien P*", grand législa- 
teur, guerrier superbe (en théorie seulement, car 
on ne me permettra pas d'exposer ma précieuse 
vie), fondateur de villes, de théâtres, de restau- 
rants (je croyais déjà voir s'allonger devant moi 
un digne frère du boulevard des Italiens). J'aurai une 
garde royale, un grand vizir, mais pas de députés. 
La reine aura des dames d'honneur négresses et 



a)4 M^ CRUAUTE w l'amour 

une calèche traînée par des Uons. Les singes seront 
considérés comme animaux nobles, et les perro- 
quets comme oiseaux sacrés. > 

J'en étais là.de mes rêves d'avenir lorsque j'en- 
tendis un léger froissement derrière moi, je me 
retournai vivement. Milady était debout sur le 
plus haut degré de l'échelle, je fus ébloui et 
je crus voir vraim^t une reine ou plutôt une 
fée sortant d'un arbre. Toute la lumière semblait 
se concentrer sur elle, et revenir d'elle, plus bril- 
lante. Elle était vêtue de blanc avec des perles 
blanches au cou et des diamants sur le front. Ses 
yeux brillaient, son sourire brillait, ses cheveux 
blonds semblaient en or. Je ne la laissai pas des- 
cendre, je la pris dans mes bras et la posai douce- 
ment à terre^ 

— Voulez-vous de moi pour époux, chère Ju- 
liette > demandai-je, grave comme un maire. 

— Oui, me répondit-elle, en souriant, et vous, 
Aurélien, m'acceptez-vous pour femme > 

Je ne lui répondis qu'en la serrant sur mon cœur; 
elle ne se défendit pas et appuya son front sur mon 
épaule. Je levai la tête avec orgueil. Il me sembla 
que les vagues, au loin, se balançaient ^ devant 
nous comme des encensoirs et que l'écume blan- 
che, qu'elles étalaient sur le sable, était une nappe 
d*autel. 



LES CRUAUTÉS t>E L'AMOUR 255 

Mais, tout à coup au milieu de mon extase, je 
vis, dans le lointain, un homme nu, tout nu! mar- 
cher sur la nappe et sur Tautel I 

Ainsi, rhorrible danger qui nous menaçait 
depuis si longtemps, se montrait enfin. Il était là, 
évident, immédiat. Pendant de longs jours, nous 
lui avions échappé, pour qu'au moment où notre 
bonheur nous rendait oublieux, il vînt nous faire 
souvenir. Sans doute ce sauvage n'était pas seul; 
il était venu en pirogue et ses compagnons étaient 
peut-être occupés à amarrer l'embarcation der- 
rière un pli de la dune ; ils allaient apparaître, dix, 
vingt, cent. Ils nous découvriraient, et au lieu d'une 
noce, il n'y aurait qu'un repas de noces. 

Il est inutile de dire que je poussai un cri, qui fit 
lever les yeux à Juliette. 

Elle me regarda, vit l'épouvante empreinte sur 
mon visage, et, suivant la direction démon regard, 
aperçut le sauvage. 

-^ Ciel! s'écria-t-elle, c'en est un, cette fois-ci! 

D'un même bond, nous fûmes dans l'un des ar- 
bres, et, tremblant, j'armai les revolvers que je 
portais toujours dans ma poche. 

— Ne tirez qu'à la dernière minute, dit milady, 
le bruit pourrait attirer d'autres indigènes. 

— Soyez tranquille, dis-je. 

Et noYis nous mimes à guetter. 



2)6 LES CRUAUTÉS DE L'XMOUR 

Le sauvage était à une centaine de pas de nos 
demeures. Nous ne faisions que Tentrevoir à tra- 
vers les branches, mais assez pour suivre ses mou- 
vements. 

D*abord il côtoya la mer et sembla lui parler avec 
des gestes peu civilisés. 

— Il adresse sans doute une prière au di 3u des 
anthropophages > 

— C'est possible, dit milady, il lui demande de 
leur envoyer des hommes bien gras. 

Quoique assez maigre, je frissonnai. 
Une fois, il fit une sorte de culbute dans l'eau, 
puis se retourna vers la terre. 

— Etranges mœurs 1 murmurai-je. 
Mais la situation devenait grave. 

L'ennemi avait aperçu nos maisons. La main 
sur les yeux, il s'était baissé puis relevé et il s'a- 
vançait vers nous avec une mine sanguinaire; il 
avait senti la chair fraîche, le misérable ! 

Je promenai des yeux effarés autour de moi. Un 
grand sac de toile épaisse formait une des parois 
de la chambre de JuUette ; je le détachai rapide- 
ment. 

— Que comptez-vous faire } demanda la jeune 
femme tremblante. 

— J'ai une idée, vous verrez. 

L'homme approchait toujours. Je me sentais 



LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR 257 

9 ^ 

devenir assez brave; en somme il était seul, nu et 
sans armes. 

Il avançait. Il n'était plus qu*à dix pas. 

-:- Dieu ! m'écriai-je, c'est pis qu'un anthropo- 
phage; c'est un Peau-Rouge. 

En effet, il semblait un homard cuit à point. 

^ — L' affreux homme! dit milady, qui essayait de 
l'apercevoir à travers les feuillages. 

Tout à coup le Peau-Rouge se débattit avec un 
cri étouffé, le sac venait de lui tomber sur la tête 
et si habilement jeté qu'il lui descendit jusqu'aux 
chevilles. 

— Bravo! dit Juliette. 

D'un bond je fus à terre, je renversai l'ennemi, 
et poussant ses pieds dans le sac, je l'enfermai so- 
lidement, milady vint me rejoindre. 

— Vous êtes un héros! me dit-elle en m'em- 
brassant. 

A vrai dire, j'étais de son avis, et je considérai 
même Alexandre et César comme d'assez vulgai- 
res personnages. 

Nous nous assîmes parterre. 

— Ma reine bien-aimée, dis-je majestueuse- 
ment, si les indigènes viennent un à un, ou même 
deux à deux, nous sommes sauvés. Que pensez- 
vous que nous* devions faire de notre captif) 

— Si nous le mangions? dit-elle, en riant. 



258 LESCRUAUTÂS DB L' AMOUR 

r 

— Pouah! il doit 'avoir une odeur de bête 
fauve. 

— Eh bien, essayons de l'apprivoiser. 

— Oui, ce sera un commencement de peuple. 

— Mais comment nous y prendre? ii ne nous 
comprendra pas. 

-— Nous ne laisserons sortir du sac que sa tête, 
et nous lui apprendrons à parler. 

— C*est cela. 

— En attendant, il n'a pas Tair d'être fort satis- 
fait de son sort, car il se démène et piaille à ravir. 

— II étouffe peut-êtfe. 

Nous nous rapprochâmes de la victime. 

— God! s'écria milady, il parle anglais. 

* — Comment, anglais? un sauvage qui parle 
anglais > 

— II n'est peut-être pas sauvage, c'est peut-être 
un naufragé comme nous ? 

Je prêtai l'oreille: le sauvage jurait assurément 
en anglais. 

— Il faut lui ouvrir, dit milady. 

Je déliai le sac d'assez mauvaise grâce, et l'homme 
se trouva immédiatement dans l'attitude d'un bo- 
xeur. 

Juliette poussa un cri. 

— Milord Campbell! 



LES CRUAUTÉS DE t* AMOUR 2$^ 

— Milord Campbell! répétai-je consterné, car 
c'était lui. 

— Miladyl dit à son tour milord. M. de Puyro- 
che! 

— Le diable t'emporte! pensai-je. 

Mais comme je suis avant tout homme du monde, 
je repris : 

— Vous n'êtes donc pas noyé> 

— Pas du tout. Et vous-même > 

— Vous voyez que non. Et vous avez échoué 
comme nous, sur ce rivage? 

Milord écarquilla les yeux*. Je continuai : 

— Les anthropophages vous ont fait grâce à ce 
qu'il paraît et vous vous êtes soumis à leurs coutu- 
mes, car vous avez adopté leur costume favori. 
Pourtant il vous ont scalpé, ajoutai-je, envoyant 
la tête complètement nue de Milord. 

L'Anglais me regarda et regarda milady. 

— Vous avez dû souffrir beaucoup. Mais ilB ne 
sont pas aussi féroces qu'on le dit, puisqu'ils vous 
ont laissé la vie. 

— Je ne vous comprends pas, dit milord Campbell. 

— Sans doute vous ignorez à quels hommes 
vous avez 6u affaire, vous n'aviez pas les instru- 
ments qui m'ont servi à m'orienter, vous ne savez 
pas ou vous êtes. 



a60 LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR 

— Où suis-je donc? 

— Dans une des îles Fidji, qui sont, comme, 
vous savez, .habitées par des peuplades peu civili- 
sées. 

— Vraiment? dit-il en éclatant de rire. 

— Milord... murmurai-je. 

Mais il considérait les maisons, Téchelle, les 
poules et il riait de plus belle. 

— Monsieur le vicomte, dit-il, je suis forcé de 
vous avouer que vous êtes tout simplement à 
Arcachon. 

— Arcachon! 

— A trois lieues de la ville, à peu près. 

— C'est impossible. 

— Pourquoi? 

— Cette solitude ? 

— Il vient rarement du monde, par ici. Du côté 
de la mer, les navires s'ensableraient; du côté de 
la terre, il y a presque un Sahara à traverser. 

J'éprouvai une grande humiliation. Etait-il bien 
possible que je me fusse trompé à ce point sur la di- 
rection de rimogène? Et je vis que milady souriait. 

— Mais les chevaux sauvages que nous avons 
vus? 

— Dans ce pays, les propriétaires économes 
laisser^ leurs chevaux libres pour qu'ils aillent 
brouter. 



LES CRUAUTÉS DE l' AMOUR 26 1 

i 

— Et ces arbres aux fruits inconnus ? 
-— Cesont des cerisiers sauvages. 

— Mais enfin que faites-vous dans cette tenue > 

— Je viens me baigner par ici, préférant l'eau 
de la pleine mer à celle du bassin. 

— Impossible, dis-je, qui donc vous a scalpé > 

— Ah ! dit-il, avec un mouvement d'humeur, ma 
perruque, je Tai perdue par ici, et je suis obligé de 
m'en passer, n'ayant trouvé rien de convenable 
dans le pays. 

Nous songeâmes à notre pêche. 
L'anglais regardait notre toilette. 

— Vous êtes irréprochables, dit-il avec un sou- 
rire, seulement il me semble, milady, que vous 
portez bien peu mon deuil. 

— Je l'ai porté, dit-elle ; mais vous-même, mi- 
lord ? 

— Je le porte encore, milady. 
11 ajouta: 

— Lorsque je suis vêtu. 

Puis il offrit le bras à sa femme. 

— Allons, rentrons chez nous, dit-il, vous avez 
une charnriante villa dans la forêt. Il y a une cham- 
bre que M. de Puyroche voudra bien accepter; elle 
est très-confortable, et j'espère qu'il ne regrettera 
pas trop l'île des Sauvages* 



s* 



1 



a62 LBS CRUAUTéS DE L'AMOUR 

Vous vous trompiez, milord,)*ai toujours regrettée 
Tîle Fidji et je la regretterai toujours. J*y rêve bien 
souvent, je me rappelle avec douceur et douleur 
aussi, la plage, la dune, nos maisons dans les ar- 
bres ; j'ai gardé prés de moi, et je considère comme 
des amis le singe et le perroquet, ces témoins de 
mon bonheur naissant suivi d une si cruelle décep- 
tion. 



> • 



L'ESPRIT CHAGRIN 



Il est un moment de Tannée où Paris devient 
insupportable, et où les plus fervents adorateurs 
de l'asphalte du boulevard soupirent en songeant 
à Tair pur de la campagne. 

C'est ce que se disait, une nuit d'été, je héros de 
cette histoire, Maurice Laugier, en cherchant en 
vain le sommeil sur son lit bouleversé par l'in- 
somnie. 

C'était vers la fin de jiaîn, et depuis quelques 
jours une chaleur implacable changeait en un enfer 
la grande ville. 

Maurice Laugier, Parisiei^ endurci, aimant les 
voyages comme les chats aiment l'eau, prit cepen- 
dant, quand le jour parut, une résolution héroï- 






a64 x^ CRUAUTÉS DB l'amour 

que: il se dressa en sursaut et sonna son domes- 
tique. 

— Faites ma malle ! dit-il d'une voix solennelle 
lorsque Claude entre-bâilla la porte. 

— MoAsieur est bien heureux de s'en aller, dit 
le domestique avec un soupir. 

Quelques heures plus tard Maurice était à la 
gare du Nord et prenait un billet pour Montmo- 
rency. C'était bien assez loin comme cela. 

Mais en route il se sentit tout à coup un grand 
amour pour la campagne, il ne laissait pas passer 
un acacia, pas un coquelicot^ pas une touffe de 
vigne vierge enveloppant la maison d'un cantonnier 
sans l'embrasser d'un regard avide. 

— Gomme c'est joli ! se disait-il. L'homme est 
peut-être fait^ après tout, pour vivre aux champs. 

Et il admirait les carrés de légumes et les blés 
déjà hauts* 

Il se promit de jouir avec recueillement de la 
nature, de fréquenter les bois et les prairies, mais 
de ne jamais descendre vers Enghien, où l'on 
retrouve Paris et ses plaisirs. 

A Montmorency tout était loué, et le jeune Pari- 
sien crut un instant qu'il lui faudrait retourner à la 
ville. Il finit cependant par trouver une chambre des 
plus médiocres, située au rez-de-chaussée dans la 
Grande-Rue, 



LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 26 S 



Grâce à la bonne disposition de son esprit il 
s'amusa de tout : des portes qui geignaient, ne 
voulant se laisser ni ouvrir ni fermer, du carrelage 
d'un rouge éclatant qui sonnait sous les galoches 
de Thôtesse comme les dalles d'une église, des 
bouquets de fleurs en papier qui flanquaient sur la 
commode un petit Jésus de cire jaune, couché dans 
sa crèche. Il lut avec intérêt les légendes des gra- 
vures extraordinaires qui ornaient les murs. C'é- 
taient: La puce à V oreille, — N'éveillez pas le chat 
qui dort, — Ils s'aimoient et ils se le disoient, etc. 

En se regardant dans un miroir bordé de faux 
acajou, il eut un moment d'indicible effroi, tant son 
visage agréable d'ordinaire lui parut boursouflé et 
extravagant. 11 reconnut heureusement, l'infidélité 
du miroir, et un fou rire le jetg. sur le velours 
d'Utrecht jaune et râpé d'un vieux 'fauteuil dont la 
dureté inattendue le surprit douloureusement. 

Puis il alla visiter la campagne, il s'ébahit devant 
le moindre buisson, s'arrêta longtemps devant une 
haie fleurie sur laquelle chantait un pinson qu'il 
prit pour un rossignol. 

Une chèvre attachée à un pieu le tint un quart 
d'heure en admiration ; il suivait des yeux l'étroit 
sentier ondoyant à travers les blés, et l'idée de se 
fixer pour jamais aux champs traversait vaguement 
son esprit. Lorsque la cloche de l'église sonna 



l66 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 

lentement Y Angélus, il pleura d'attendrisse- 
ment. 

Cependant ces félicités durèrent peu. Après 
quelques jours d'enthousiasme, Maurice s'avoua 
que la nature était assez monotone, et il tourna 
mélancoliquement ses regards vers Enghien. 

— J ai envie d'entendre un peu de musique, se 
dit-il pour s'excuser. 

Et il s'habilla avec soin, alluma un cigare, puis 
se mit en route. 

Il faisait très-chaud sous le grand soleil réver- 
béré par la poussière blanche du chemin. Maurice 
marchait lentement, cherchant l'ombre et regar- 
dant distraitement les passants. 

Il rencontra des enfants, montés sur des ânes 
qu'un ânier harcelait de sa trique; des fillettes en 
blanc avec un vilain bonnet et un voile de mousse- 
line, des communiantes sans doute. Mais, arrivé au 
pont du chemin de fer, il se croisa avec une jeune 
fille dont la beauté le frappa. 

Elle était accompagnée par une bonne qui portait 
un grand panier. 

— Qu'elle est charmante ! se dit-il en se retour- 
nant pour la voir encore. Il m'a semblé voir appa- 
raître devant moi le type féminin ébauché confusé- 
ment dans mes rêveries. Est-ce donc ainsi, au 
détour d'un xhemin, à l'instant où l'on y pense le 



LES CRUAUTÉS DE l'AMOOR 267 

moins, que Ton rencontre l'idéal secrètement 
désiré ? la minute qui décidera de ma vie vient- 
elle de sonner } est-ce là la femme que j'ai- 
merai ? 

Après un instant d'hésitation, il rebroussa 
chemin. 

— Décidément, je ne vais pas à Enghien, se 
dit-il. 

Et il se mit à marcher derrière la jeune fille dont 
il examina le costume. 

Elle portait une robe de mousseline mauve, par- 
semée de piarguerites, et un petit chapeau rond 
garni de marguerites; les longs bouts d'un fichu 
croisé sur la poitrine se nouaient négligemment 
derrière la taille, et la guirlande du chapeau tom- 
bait sur une épaule. 

— Est-ce une jeune fille vraiment ou une jeune 
femme > se disait Maurice. Elle m'a paru presque 
une enfant, mais la bonne et le grand panier m'ef- 
fraient, ils dénoncent une ménagère. 

Il fut bientôt tiré d'inquiétude. 
A une question qui lui fut faite, la bonne ré- 
pondit : 

— Oui, mademoiselle Juliette. 

— Le joli nom! perisa-t-ih 

. Arrivée sur la place du marché, à Montmorency, 
Mlle Juliette alla d'étalage en étalage, commençant 



268 LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR 

à acheter toutes sortes de victuailles et à en faire 
emplir le panier. 

— Elle n'a sans doute pas de mère, se dit Mau- 

i 

rice, et c*est elle qui dirige le ménage de son père, 
elle qui achète, ordonne, surveille. Rien n'est 
charmant comme une jeune fille maîtresse de 
maison. 

N'osant pas la suivre dans ses allées et venues 
d'une boutique à l'autre, Maurice se posta à un 
angle de la place, de façon à ne pas perdre la jeune 
fille de vue. Bientôt, ses emplettes achevées, elle 
regagna la route. La bonne posa son loui'd panier 
à terre, et toutes deux regardèrent du côté opposé 
à Enghien, comme si elles attendaient la venue 
de quelqu'un ou de quelque chose. Après de mûres 
réflexions, et surtout à l'apparition lointaine d'un 
gros nuage de poussière résonnant de grelots et 
de claquements de fouet, Maurice devina qu'elles 
attendaient une sorte de diligence-omnibus qui 
dessert les localités voisines. Plein de machiavé- 
lisme, il s'élança vers la voiture, laissant l'incon- 
nue au bord du chemin, et il monta en omnibus 
comme un voyageur pressé. 

— Décidément, je vais à Enghien, songea-t-il. 
Comme il l'avait prévu, la jeune fille fit arrêter 

le coche lorsqu'il passa devant elle et y entra. 
Maurice put alors la regarder tout ^ son aise, car 



LES CRUAUTÉS DE L'âMOUK 269 



elle s'était assise en face de lui et avait relevé sa 
voilette. Son joli visage, animé par la marche etla 
chaleur, avait une douceur joyeuse, pleine de 
charme. La blancheur de son front contrastait avec 
l'incarnat pâle de ses joues et amenait tout d'abord 
à la pensée la métaphore ancienne et rebattue d'un 
lys près d'une rose. Pour compléter le bouquet, 
ses grands yeux d'enfant rappelaient les pétales du 
myosotis. Mais Maurice ne sut à quoi comparer le 
joli nez aux narines larges et mobiles et la petite 
moue pourprée qui relevait sa lèvre supérieure. 
Quant aux cheveux, le vermeil, les blés, les rayons 
de soleil y passèrent et furent trouvés tout à fait 
insuffisants par l'enthousiaste et presque amoureux 
jeune homme. 

C'était bien la réalisation du type rêvé. Lors- 
qu'elle tournait la tête et que Maurice pouvait la 
voir du profil, le pli de la lèvre s'accentuait da- 
vantage et donnait à la bouche une expression de 

« 

mutinerie pleine d'étrange té. » 

La jeune fille regardait la campagne à tra- 
vers les étroites fenêtres, mais bien souvent ses 
yeux rencontraient le regard de Maurice. Alors 
elle détournait la tête et comprimait un imper- 
ceptible sourire, embarrassé, un peu moqueur. 
Le jeune homme, honteux, regardait à son 
tour la campagne, et, pendant ce temps, la 



270 LES CRUAUTÉS DE L*AMOUR 

I - « I ■ ■ - 

jeune fille T examinait furtivement avec curio- 
sité. 

De Montmorency à Enghien, la route n'est pas 
longue. La diligence s'arrêta bientôt. Maurice sortit 
le premier, dans le but banal de donner la main à 
Mlle Juliette pour l'aider à descendre. Elle s'ap- 
puya légèrement sur lui, rougissant et souriant, 
puis elle traversa la rue en courant et alla frapper à 
une maison. La bonne la rejoignit portant son 
énorme panier. Toutes deux disparurent. 

Maurice fut surpris du sentiment de profonde 
solitude et de tristesse où le laissa le départ de la 
jeune fille. Pendant les brefs instants qu'il avait 
passés, assis en face d'elle, il s'était senti enve- 
loppé de bien-être et de contentement. Et mainte- 
nant, un douloureux serrement de cœur le tenait 
immobile à la place où l'inconnue l'avait quitté. 

— Qu'ai-je donc } se dit-il. 

Les passants commençaient à le remarquer. Il 
s'éloigna, alla prendre une barque et fit le tour 
du lac; puis il dîna à Enghien et se retrouva 
dans sa chambre sans savoir comment il y était 
revenu. 

Le lendemain, assis sur son lit, les coudes sur 
les genoux, la tête dans les mains, il s'avoua qu'il 
n'avait pas dormi de la nuit, et que, depuis la veille, 
il ne cessait de penser à Mlle Juliette et à sa jolie 



LES CRUAUTÉS DE l'AMOUK 27 1 

petite moue. De sorte que la première action de 
Maurice, après son lever, fut d'aller à Enghien et 
de rôder autour de la maison où il avait vu entrer 
la jeune fille. • 

Cette maison était située à l'angle de la princi- 
pale rue d'Enghien et de la route qui suit le che- 
min de fer. Du côté de la route, se prolongeait la 
palissade d'un jardin attenant à la maison, et ce 
fut devant cette palissade, à travers laquelle on 
pouvait voir très-aisément, que le jeune rôdeur se 
promena de préférence. 

Après quelques heures de guet patient, Maurice 
aperçut enfin celle qu'il désirait voir. Vêtue d'un 
peignoir de cachemire blanc à longs plis, elle des- 
cendit lentement le perron, traversa une pelouse et 
alla s'asseoir sur la planchette d'une balançoire où 
elle resta quelques minutes, immobile, paraissant 
songer profondément. Puis elle se leva et, mordil- 
lant le bout d'une tige qu'elle venait de couper, 
elle se mit à marcher tranquillement dans le jardin. 
Maurice entendit le sable crier tout près de lui, 
sous les pieds de la jeune fille, et, avec surprise, il 
constata que son cœur battait plus fort qu'il n'était 
besoin. 

— Je suis fou ! Est-ce qu'on devient amoureux 
comme cela du jour au lendemain > murmura-t-il 
en haussant les épaules. 



272 LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 

La jeune fille passa devant lui, puis s'éloigna et 
rentra dans la maison. 

— C'est bien elle, se disait-il en s'en allant tout 
ému, je ne l'ai pas trouvée, je l'ai retrouvée. Je 
serais volontiers resté toute la journée à regarder 
traîner sa robe sur le sable de son jardin. Comme 
ses mouvements sont doux et prudents I Je n'ai 
jamais vu personne marcher comme elle, on dirait 
qu'elle craint d'effaroucher les moucherons perdus 
dans l'air. Comme ses cheveux sont plus beaux, 
dénoués et rebelles, et que son sourire à demi 
fâché est d'une adorable étrangeté 1 

Jusqu'à l'heure où il s'endormit Maurice conti- 
nua sa petite conversation mentale. Il récapitulait, 
discutait, dialoguait, et le résultat de son monolo- 
gue fut qu'il se retrouva le lendemain devant le 
treillage du jardin. 

Ce jour-là, il la vit armée d'une grande paire de 
ciseaux, et occupée à couper des fleurs qu'elle 
venait ensuite disposer dans une corbeille posée 
sur un banc qui se trouvait à quelques pas de 
Maurice. 

Le jeune homme s'aperçut bientôt qu'il était 
remarqué, car Mlle Juliette tournait souvent la tête 
vers lui d'un air surpris et inquiet. 

— Je suis d'une indiscrétion impardonnable! s 
dit Maurice sans bouger de place. 



t 
I 



LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 273 

, Cependant il lui sembla que la jeune fille s'at- 
tardait beaucoup auprès du banc, et ornait, avec 
une grande lenteur, sa corbeille, tandis qu'au con- 
traire, lorsque la recherche de quelques fleurs 
Téloignait, elle les coupait au plus vite et revenait 
rapidement. 

Maurice n'osa point se réjouir, il confessa qu'il 
était d'une fatuité révoltante. 

Mais, une fois, Mlle Juliette, tenant une branche 
de laurier-rose toute humide, s'arrêta et regarda 
Maurice fixement. Le înalheureux crut lire son 
arrêt de mort dans ce regard. 

Il était prêt à se jeter à genoux pour demander 
grâce, lorsque tout à coup la jeune fille jeta la 
branche du côté de la palissade et s'enfuit. Mau- 
rice passa brusquement du désespoir à la joie. 
Tout tremblant, il saisit la bienheureuse branche 
au travers du treillage, et, en la baisant, il se 
mouilla le visage de rosée. 

Rentré chez lui, il se tint à peu près ce dis- 
.cours : 

'— Je suis amoureux, c'est un fait. Puis-je encore 
arracher cet amour de mon cœur ? Je ne le crois 
pas. Et, d'abord, pourquoi voudrais-je l'arracher, 
cette fleur charmante qui me parfume et m'enivre } 
Ne vaut-il ftas mieux la cultiver, la soigner, afin 
que l'arbuste devienne un arbre superbe qui abri- 



274 L^ CRUAUTÉS DE L'aMOUR 

tera ma vie> Tout cela veut dire que tu vas te 
marier, mon bon Maurice ! s'écria-t-il avec un 
désespoir comique. 

Là dessus il se coucha, résolu de parler dès le 
lendemain à Mlle Juliette. 

Lorsqu'il arriva au jardin, elle était assise sur le 
banc, tournant le dos à la route. Il admira ses 
beaux cheveux relevés négligemment et découvrant 
sa nuque blanche, leur envoya un baiser, ouvrit 
la bouche pour prononcer doucement et avec ten- 
dresse le nom de sa bien-aimée, et il fut sur le point 
de croire qu'il avait parlé à son insu, Iprsqu'il en- 
tendit une voix proche appeler : 

— Juliette! 

Presque aussitôt une jeune fille, vêtue d'un pei- 
gnoir de cachemire blanc, s'avança dans l'allée. 
Maurice la regarda avec colère, contrarié qu'elle 
osât se vêtir de la même façon que celle qu'il 
aimait. 

— C'est sans doute sa sœur, car elle a les che- 
veux blonds aussi, et lui ressemble singulièrement. 
Quelle différence entre elles, cependant I combien 
celle-ci est moins charmante que Juliette ! La petite 
moue que j'aime tant, et qui est si gracieuse dans 
le visage de l'une, devient une grimace dans le 
visage de l'autre. Juliette a les narinfs un peu lar- 
ges; sa sœur les a béantes et les roses de sesjouea 



LES CRUAUTÉS DE L'aM^UR 275 

sont des pommes, et les myosotis de ses yeux ont 

« 

Tair d'être peints sur porcelaine. 

— On t'attend pour déjeuner! dit la nouvelle 
venue. 

— Elle a la voix de Juliette, pensa Maurice, mais 
moins douce. 

Il les regarda s'éloigner, trouvant que la robe de 
Juliette ondulait avec bien plus de grâce que celle 
de sa sœur. Mais, lorsque les deux jeunes filles furent 
loin, il ne sut plus les distinguer l'une de l'autre. 

— Décidément, grogna-t-il en s'en allant, je suis 
tout à fait amoureux. 

Naturellement, ce jour-là et les jours suivants 
il pensa à Juliette. Mais, à vrai dire, sa rêverie fut 
troublée par l'image de la sœur, qui se mêlait, dans 
son souvenir, à l'image de sa bien-aimée, et sou- 
vent la grimace lui revenait lorsqu'il évoquait la 
jolie moue qui l'avait charmé. 

Cependant, de plus en plus épris, il se creusait 
la tête à chercher un moyen de voir Juliette et sur- 
tout de lui parler. 

Il ne trouvait rien, et avoisinait le désespoir, 
lorsqu'un soir, vers huit heures, au moment où il 
allait se coucher, espérant un doux songe, il fit un 
bond au milieu de sa chambre, enfila un habit noir, 
sauta p^r sa, fenêtre et se mît à courir vers En- 
ghien. 



276 LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 

Il avait une idée qui lui semblait une inspiration 
céleste; il allait au Casino! Il s'était fait ccraisor.- 
nement bien simple : 

— On danse tous les soirs ici, les jeunes filles 
aiment la danse, elle viendra. 

Il était de trop boijne heure. Maurice ne trouva 
dans les salons que quelques hommes chauves qui 
lisaient les journaux. Il s'en alla au bord du lac; la * 
lune se levait, glaçant Teau de reflets brillants. 
Ceci plongea le jeune homme dans l'admiration.. 
Le paysage estompé de vapeurs lui parut un songe 
des Mille et une Nuits. Il prît pour des anges- les' 
cygnes qui regagnaient leur cahute. 

— Me voilà poète ! se dit-il. 

Lorsqu'il revint, les salons commençaient à 
s'emplir, mais Juliette n'y était pas. Maurice était 
presque découragé, lorsque quelqu'un derrière lui 
s'écria : 

— Voici Mme et Mlles Manivaux. 

— Manivaux! Quel vilain nom! se dit Maurice. 
Il se retourna, c'était elle avec sa sœur et sa 

mère. 

Toutes trois s'avançaient lentement, rendant 
à droite et à gauche les saints dont ^n les accueil* 
lait. 

Maurice remercia sa bonne étoile de lui avoir 
inspiré la pensée de venir au bal. 



LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR rfl 

Lorsqu'elles furent assîses, il regarda attentive- 
ment la mère de Juliette, pour tâcher de lire sur 
son visage la tendresse ou la dureté de son 
cœur, et pour voir s'il avait quelque chance de le 
toucher. 

Pendant cet examen, Maurice subit une doulou- 
reuse impression, grâce à sa nature nerveuse et 
impressionnable à l'excès: il ne put voir froide 
ment, sur le visage de Mme Manivaux, les traits de 
Juliette vieillis, déformés, grossis et dégradés par 
le temps implacable. 

• — ^ Voilà donc comment elle sera un jourl se 
disait-il avec' terreur. 

Cependant, secouant ces vilaines idées, il alla 
inviter Juliette pour une valse. Elle le reçut avec 
un doux regard, et lui répondit: «Oui, monsieur, » 
dans un demi-sourire d'intelligence. Bientôt Mau- 
rice l'enlaça et l'entraîna rapidement, tout frémis- 
sant de bonheur. Pendant la première moitié de la 
valset il ne put rien dire ; il se sentait trop ému 
pour parler ; il lui semblait impossible que .cette 
jeune fille, qu'il épiait chaque jour de loin, à 
laquelle il rêvait chaque nuit, sans transition, sans 
lui avoir jamais parlé, il la tînt en ce moment eiltre 
ses bras. Il respirait le parfum de ses cheveux, sui- 
vait le va-et-vient de son souffle et les battements 

« 



278 LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 

de son cœur. Il craignait que la première phrase 
qui lui viendrait aux lèvres ne fût ou trop passion- 
née ou trop banale, et il se taisait. Cependant, 
craignant que son silence ne fut mal interprété, et 
sentant d'ailleurs le besoin de le rompre, il songea 
à la branche de laurier-rose. 

— Je voulais vous remercier, mademoiselle, 
dit-il à voix basse, c'est pourquoi je suis" venu ici, 
espérant vous rencontrer. 

— De quoi donc me remercier^ monsieur > dit 
Juliette en levant ses yeux bleus vers lui, 

— De la belle fleur que vous m'avez donnée et 
qui me rend tout heureux depuis hier. 

— Je vous ai donné une fleur > dît-elle en sou- 
riant. 

— Quoi ! ne vous souvenez-vous pas > 

— Non, dit-elle, je ne vous ai rien donné; je vous 
ai jeté quelque chose. 

— Comme on jette une aumône à un malheu- 
reux? 

— Non, comme oh jette une pierre àun indis- 
cret qu'on veut chasser, 

— Et vous me lanciez, pour me faire fuir, une 
fleur que vous veniez de mordre > J ^ ai retrouvé la 
trace de vos dents. 

— Si je l'ai mordue, c'est probablement par 
colère. 



> * 



LBS CRUAUTÉS IIB L* AMOUR 279 

— J'avais bien deviné que vous étiez cruelle, 
dit Maurice, à voir la charmante moue de vos 
lèvres. Alors vous ne voulez plus me laisser vous 
regarder de loin > 

— Ohl nîonsieur, dit Juliette en riant, j'ai été 
patiente toute une semaine, mais Julie commençait 
à vous remarquer... 

— Julie > 

— Ma soepr. 

— Quelle idée déplorable de Tavoir appelée 
Julie ! marmotta intérieurement Tamoureux. 

— Je lui ai dit, pour vous excuser, reprit Juliette, 
que vous deviez être un voisin, puisque je vous 
avais vu en omnibus et que vous étiez descendu en 
même temps que-moi. 

— Que vous êtes bonne de vous souvenir de 
nptre première rencontre. 

— C'était un jeudi, dit-elle, mon jour d'aller au 
marché. 

La valse était finie. Maurice ^reconduisit Juliette 
à sa place. Il fut d'une amabilité extrême avec la 
mère et offrit son bras à Julie pour la prochaine 
danse. 

— C'est étrange, se dit-il en dansant avec elle, 
lorsque je ne vois plus Juliette, il me semble que 
Julie lui ressemble absolument, et cependant celle- 
ci, à vrai dire, est plutôt laide avec sa grimace qui 



28o LBS CRUAUTÉS DE L'aMOUR 

lui retrousse la lèvre. Bon ! elle a le même parfum 
dans les cheveux, mais elle en a trop mis ; suave et 
délicat dans les boucles de Juliette, il me semble 
maintenant violent et grossier. 

— J*ai eu rhonneur de rencontrer mademoiselle 
votre sœur en omnibus, dit-il, pour dire quelque 
chose. 

— Oui, monsieur, elle me Ta raconté, c'était son 
jour d'aller au marché. 

— Les mêmes paroles! pensa Maurice. Pourtant 
Juliette a énormément d'esprit. 

— C'est mon jour le mardi, reprit Julie ; si c'eût 
été un mardi, c'est moi que vous eussiez ren- 
contrée. 

Maurice voulut faire un compliment, mais il dit 
des choses pitoyables. Heureusement la musique 
cessa, et il n'eut pas besoin d'achever sa phrase. 
Cependant la soirée touchait à sa fin. Lorsque 
M"* et M"" Manivaux se retirèrent, Maurice les 
aida à retrouver leurs manteaux et sortit avec 
elles . 

— Vous n'avez pas peur d'être assassinées, trois 
femmes seules? dit-il, permettez-moi de vous 
escorter jusqu'à votre porte, car s'il vous arrivait 
malheur je garderais un remords éternel. 

— Il n'y a aucun danger, monsieur, mais puis- 
que vous êtes assez aimable pour nous offrir votre 



LES CRUAUTÉS DE L^AMOim 281 

^^^^■^■— ^-* 111 I II ■ 1 , l ll-l ■! 1 * I ^M^I— — — ^H— — I— ^— 

! , 

compagnie, nous Facceptons avec reconnaissance, 
dit M"*® Manivaux, saluant et souriant. 

Maurice offrit son bras à la mère et ils se mirent 
en route, parlant de choses et d*autres. 

— Monsieur, dit M"^® Manivaux lorsqu'on fut 
arrivé, vous êtes notre voisin, j'espère que voua 
viendrez nous voir quelquefois. Le dimanche, nous 
sommes toujours chez nous. 

— J'aurai l'honneur de me présenter chez vous 
dimanche prochain, madame, dit Maurice en s'in- 
clinant. 

— Cette femme, pensa-t-il, est aimable comme 
une mère qui a des filles à marier. 

Lorsqu'il fut couché et qu'il eut soufflé sa lu- 
mière, cette pensée lui vint : J'aimerais mieux Ju- 
liette SI ses narines étaient moins ouvertes et si sa 
bouche ne se relevait pas ainsi ; cette moue est un 
défaut, en somme. 

— Fou que je suis ! s'écria-t-il en se frappant le 
front, c'est à sa sœur que je pense. 

Le dimanche suivant, il frappait à la porte de 
M"* Manivaux avec une certaine émotion. 

— Madame s'habille, lui dit la bonne ; mais ces 
demoiselles sont au jardin. 

Et elle lui ouvrit la porte du perron. Maurice 
aperçut les deux jeunes filles auprès d'une petite 

3... 



^s 



382 LBS CRVAUTÊS DE L*AMOUR 



table, elles brodaient ; devant elles se tenait de* 
bout une fillette de treize ans, qui tournait le dos à 
Maurice. Toutes trois étaient vêtues de la même 
façon. 

— Enpore une sœur ! s'écria mentalement 
Maurice. 

Il s'avança, Juliette lui sourit, Julie le salua, la 
fillette le regarda. Maurice la regardait aussi gx 
constatait que chez elle la grimace était une lippe. 

— Lili, offre une chaise à nM)nsieur, dit Julie. 

— Etes-vous malade? dit Juliette, vous êtes 
pâle. 

Maurice était pâle, en effet, et triste aussi. 

— Quelle affreuse nature ai-je donc, disait-il; 
qu'est-ce qui me prend > Que m'importe que ses 
sœurs soient laides; je n'épouse que Juliette. Elles 
lui ressemblent, cela me chagrine; il me semble 
voir de mauvaises épreuves de la même statue ; ne 
vais-je pas lui faire un crime de ce qu'un charme 
de son visage est une disgrâce dans le visage de 
ses sœurs, de ce que je lui voudrais les cheveux 
noirs, parce qu'elles ont les cheveux blonds comme 
elle, de ce que je n'aime plus sa robe parce que je 
la vois mal portée par d'autres > J'ai failli riie fâcher 
parce que. sa mère n'a plus vingt ans et était peut- 
être à vingt ans aussi jolie que Juliette. Je suis 
vraiment maniaque et cruel. Cette enfant va m'ai- 



'1 



LES CRUAUTÉS DE l'AMOUR 28$ 

mer peut-être, moi je l'adore, et voilà que je gâte 
mon bonheur par ma sensibilité stupide! 

Il essaya de secouer sa tristesse, mais il ne put 
empêcher son cœur de se serrer. 

— Vous brodez comme des fées, mesdemoi- 
selles, dit-il en prenant le bout de la tapisserie de 
Juliette. 

— Vous vous intéressez à la tapisserie > dit- 
elle. 

— C'est un fauteuil, dit Julie; Juliette fait le 
dossier, moi le siège ; ce dessin est compliqué. 

— Moi je fais les bras, dit Lili, en étalant son 
ouvrage sur la table. 

— Je me perdrais dans tous ces points et dans 
tous ces fils, continua-t-il la mort dans Tâme. 

— Il n y aurait pas grand mal à cela, dit Ju- 
liette. 

— Ce n'est pas si difficile que cela en a Tair, dit 
Julie. 

— Je vous apprendrai, si vous voulez, dit 
Lili. 

— Maurice regardait les mains de Juliette, 
cette vue le rassérénait. Un des doigts de la jeune 
fille était orné d'une petite bague où brillait une 
émeraude. 

— Si elle voulait me la donner, pensait-il, je la 
mettrais à mon petit doigt, s'il est assez petit. 



- - « - 



- -» , X 



ê . 



284 LES CRUAUTÉS Dfi L'ÀMOUR 

Non, je k pendrais à mon cou et je la baiserais en 
m'endormant. 

Mais en regardant la main de Julie, il y' vit 
briller une émeraude aussi. Il regarda la main de 
Lili ; la main de Lili avait une émeraude ehcore. Il 
n avait plus envie de la bague de Juliette. 

Cependant, il tourna les yeux vers la balançoire 
où il avait vu la jeune fille s'asseoir la première 
fois qu'il était venu près de la palissade, puis vers 
Tallée où elle se promenait seule, et enfin vers le 
banc qu'il n'oublierait jamais; il se souvint du bat- 
tement de cœur qui le saisissait lorsqu'elle passait 
devant lui, de la joie folle qu'il avait emportée 
avec la branche de laurier-rose, de ses projets, de 
ses rêves, de ses espoirs; puis il regarda Juliette 
en se répétant. 

— Chassons les chimères, je serai heureux- 
Tout à coup, un collégien de huit à neuf ans 

dégringola bruyamment le perron et vint se jeter 
au cou des deux jeunes filles, les embrassant et 
poussant des cris insupportables. 

— Grand Dieu! pensa Maurice, un frère! Son 
visage le dit assez. Quel petit monstre avec ses 
yeux bleus saillants, son nez camard et son bec de 
lièvre ! Décidément une lèvre retroussée n'est pas 
aussi gracieuse que je l'avais cru d'abord, cela 
dévient aisément un grave défaut. 



LES CRUAUTÉS DE l' AMOUR 285 

I . , ■ .1 I ■ ■ I ■ I I I r i < I I I II 

• / 

Juliette avait levé les yeux sur Maurice et Texa- 
minait depuis un instant, cherchant à deviner la * 
cause de l'expression dure et chagrine qui avait 
soudain assombri son visage. 

— Pourvu que ce gamin ne s'appelle pas Roméo, 
pensait Maurice. 

Le collégien s'était élancé vers la balançoire et 
se balançait de toutes ses forces, faisant crier les 
anneaux. 

— Prends garde de tomber, Jules ! lui cria 
Lili. 

— Jules!... 

On se leva, on se promena. Les allées peu larges 
permirent à Maurice de marcher seul à côté de 
Juliette ; les sœurs les suivaient. 

Il éprouvait une sorte de tristesse à se promener 
dans ce jardin où il avait tant désiré venir. Il était 
obligé de s'avouer que quelques jours auparavant 
il eût éprouvé une tout autre émotion. Rien n'était 
survenu cependant, et cet amour, si jeune encore, 
semblait atteint d'une blessure mortelle. 

— Je l'aime pourtant, se disait Maurice, suis-je 
donc fou } 

Il attira Juliette vers le banc et la fit asseoir à 
côté de lui. 

— C'est ici, dit-il, que vous rangiez avec tant 
de soin des fleurs dans une corbeille. Je ne perdais 



t. 

286 LES CRUAUTÉS DB L* AMOUR 

pas un de vos mouvements. Vous alliez d un buis- 
son à Tautre, légère, fraîche comme les fleurs que 
vous cueilliez ; je croyais voir la fée aux roses dans 
son domaine. C'est de cette place que vous m'avez 
jeté une fleur pour me chasser. 

— Méchant, dit-elle, je vous Tai donnée 1 

— Permettez-moi alors de vous rendre votre 
doux présent, dit Maurice redevenu heureux. 

Et coupant la tige d'une rose-thé, il la piqua 
dans les cheveux de Juliette. Elle le remercia d'un 
sourire et d'un doux regard de ses yeux couleur de 
myosotis. 

— Quand elle sera fanée, la garderez-vous> dit- 
il à demi-voix. 

— Oui, dit la jeune fille en baissant les 
yeux. 

En ce moment Julie et Lili, qui les épiaient sans 
doute, s'éloignèrent un instant, puis revinrent. 
Elles étaient allées se mettre des roses dans les 
cheveux. Jules en avait piqué une à son képi. 

Maurice ne put retenir un mouvement d'impa- 
tience. Il arracha la rose dont il avait orné les che- 
veux de Juliette et la jeta à terre. 

La jeune fille se leva brusquement avec des lar- 
mes dans les yeux. 

— Je suis un butor, un misérable ! s'écria Mau- 
rice en se cachant le visage dans les mains ; par- 



LES CRUAUTÉS DE L'AMOUR 287 

donnèz-moi, je souffre, je suis fou. Vous ne pouvez 
comprendre ce que j'éprouve. 
11 ramassa la fleur et la baisa. 

— Laissez-moi la garder, dit-il, elle a touché 
vos cheveux. 

Mais la jeune fille, sans répondre, s'éloigna tout 
attristée. 

Maurice était au désespoir, il reconnaissait le 
ridicule et l'absurdité de sa conduite, et se deman- 
dait si sa cervelle était bien saine. Il se leva pour 
rejoindre Juliette et obtenir son pardon, mais la 
jeune fille avait disparu dans la maison; il rencon- 
tra M°^* Manivaux qui descendait les marches du 
perron. 

Maurice s'avança pour saluer M"' Manivaux. 

— Je vous demande mille pardons de vous 
avoir fait attendre, monsieur, dit-elle. J'espère que 
mes filles ont fait leur devoir de maîtresses de 
maison. 

•Et tandis qu'il balbutiait n'importe quelles phra- 
ses banales, elle remonta vers la maison et le fit 
entrer au salon. 

— C'est bien aimable à vous d'être venu nous 
voir, dit-elle en offrant un siège à Maurice. 

— Mon amabilité est pleine d'égoïsme, madame, 
dit-il avec, un sourire poli, croyez bien que tout le 
plaisir est pour moi. 



288 



LES CRUAUTÉS DE l'aMOUR 



La conversation continua quelque temps sur. ce 
ton. M^° Manivaux faisait de vains efforts pour 
la rendre un peu plus intime; Maurice semblait 
prendre plaisir à la maintenir sur le terrain des 
banalités. 

Julie et Lili étaient entrées dans le salon. 

— Faites donc un peu de musique, leur dit leur 
mère à bout de ressources. 

Elles se firent prier d'abord, puis attaquèrent 
une sonate à quatre mains . 

Maurice les écouta en les regardant du coin de 
Tœil avec un mauvais sourire; il ne voyait plu s que 
des demoiselles à mariçr avec une faible dot et peu 
d'attraits. Juliette absente, il lui semblait qu'elle 
était peu différente de ses sœurs. 

— Que diable fais- je- . dans ce milieu I se 
disait-il.* 

La sonate terminée, Maurice complimenta les 
jeuQes filles et se leva pour se retirer. 

— Nous nous reverrons, j'espère, dit.M"'* Mani- 
vaux en lui tendant la main. Vous restez toihe la 
saison > 

— Non, madame, dit le jeune hofnme, de gra* 
v^ affaires me rappellent à Paris plus tôt que je ne 
le désirais; mais j'aurais l'honneur de venir pren- 
dre congé de vous. 

Juliette était entrée sur cette phrase. Maurice la 



LES CRUAUTÉS DE l' AMOUR 289 

regarfla. Devant la pâleur de la jeune fille et la 
tristesse pleine de dignité de son regard, il sentit 
son cœur se serrer, son amour lui revînt tout 
entier. 

Il s'éloigna cependant en jetant à Juliette un 
regard chargé de repentir et de muettes prières, 
qu'elle sembla ne pas voir. 

' Lorsqu'il fut de retour chez lui, il ne vit plus 
qu'elle- et il éprouva une vive douleur à l'idée de 
partir et de cesser de la voir. 

— Pourquoi ai-je dit que je partais > se deman- 
da-t-il. Je suis décidément fou à lier. 

Il ne put rien manger à son dîner ; la nuit, l'in- 
somnie et la fièvre le chassèrent de son lit. Il 
sortit et alla rôder autour de la maison de Ju- 
liette. 

Une des fenêtres du premier étage était éclairée, 
des ombres allaient et venaient. 

— Il y a quelqu'un de malade, se dit Maurice 
avec un serrement de cœur. 

A un moment, on ouvrit brusquement la fenêtre 
comme pour donner de l'air à une personne op- 
pressée. 

— Elle souffre, se disait Maurice, et il me sem- 
ble que c'est à cause de moi. Nos cœurs s*enteiï- 
dent déjà, elle sait bien que je l'aime et semble 
répondre à mon amour. Je l'ai chagrinée d'une 



390 i.E6 CRUAUTÉS B» L'aUOVR 

W I I i .11. 

façon cruelle et stupide. Je ne mérite certes pas 
d être aimé d'elle. 

Et il continua de regarder aaxieus^nent la fenê- 
tre, espérant que le hasard lui ferait deviner quel- 
que ckose de ce qui se passait à Tintérieur. Tout 
à coup, ridée que ce pouvait être Jules malade 
d'une indigestion, qui tenait ai^si la snaison éveil- 
lée, lui traversa l'esprit, et il se trouva si ridicule 
d'être là faisant le pied de grue, qu'il sentit la 
rougeur lui monter au front. Mais oe mauvais sen- 
timent dura peu; il entendit quelque chose comme 
un sanglot et son cœur^ plutôt que son oreille, 
reconnut la voix de JuUette. 

D'un mouvement irréfléchi^ il s'élançak pour 
escalader la fenêtre, lorsque quelqu'un marcha*dans 
la rue; il dut redescendre et le jour qui se levait te 
fbr^a à s'éloigner. 

Il n'osa pas, le lendemain, se présenter chçz 
]^me ^nivaux, et il passa une journée affreuse. Le 
soir, il alla au Casino, espérant «avoir ^ quebiue 
ckose. Il fit plusieurs tours dans les s^oas et allait 
se retirer^ lorsqu'il entendit dire-dearrièiTe Jw. 

— Voici M"® Manivaux et son pensionnat. 

— Son pensionaat ! c'^st bien ccilad ise dit Mau- 
jfîc^ avec un «ourire ironique. 

Jules ^'avançait k premier, pviB vmiaît L^^ 
puis Julie. M"**' Manivaux suivait. <On ks 



LES CRUAUTÉS DE L'aMOUR 201 

dait, ils avaient tous Tair embarrassé et un peu 
gauche. 

Juliette n^était pas avec eux. 

Maurice se dissimula derrière les groupes, sortit 
du Casino et courut vers la maison de la jeune 
fille. 

— Je l'apercevrai peut-être, se disait-il. 

La fenêtre du salon au rez-de-chaussée donnait 
sur la rue ; elle était entr ouverte, et une lumière 
filtrait à travers les rideaux tirés. 

— Elle est là, se dit Maurice. 

Et il se coula, sans bruit, près de la croisée. 

En plongeant son regard par un bâillement des 
rideaux, il vit Juliette à demi couchée dans un 
fauteuil, immobile, le front dans la main. La lueur 
de la lampe, atténuée par lyi globe, l'enveloppait 
d'une lumière pâle et douce. Elle était en peignoir 
blanc ; ses cheveux blonds négligemment noués, 
elle semblait con^me écrasée sous le poids d'un 
chagrin. 

Sa main retomba. Maurice vit qu'elle pleurait. 

— Juliette! s'écria-t-il. 

Et il voulut s'élancer vers elle ; mais la fenêtre 
avait des barreaux qu'il secoua av^c force. 

La jeune fille avait fait un bond vers la croisée : 
elle écarta les rideaux. Maurice voulut lui saisir la 
main, mais elle se recula. 



292 LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR 

— Vous êtes là! dit-elle d'une voix altérée. 

— Restez, je vous en conjure, s'écria-t-il, dites- 
moi que vous me pardonnez. 

— Vous pardonner quoi ? 

— Juliette, dit-il gravement, ne jouons pas avec 
notre cœur, ne cachons pas nos sentiments sous 
des mots menteurs, vous avez bien deviné que je 
vous aime de toute mon âme. J'ai l'audace de croire 
que je ne vous suis pas indifférent. Pourtant je 
vous ai chagrinée hier, la douleur et le regret que 
j'en ai ressentis m'ont suffisamment puni. Dites- 
moi que vous me pardonnez et que vous m'aimez 
un peu. 

— Que vous importe de le savoir, dit JuKette 
vivement, puisque vous partez. 

— Non, Juliette, i^on, je ne pars pas, s'écria- 
t-il, je ne sais quel démon m'a poussé à vous dire 
cela. Je suis enchaîné ici et, le voudrais-je^ je ne 
pourrais m'éloigner. 

— Eh bien ! dit-elle sans réussir à dissimuler un 
mouvement de joie, venez demain, il n'est pas 
convenable que je vous parle plus longtemps en 
l'absence de ma mère. 

Il put saisir sa main et y appuya ses lèvres; mais 
elle se dégagea et s'enfuit hors du salon. 
Maurice s*oq alla le cœur rempli de joie. 
Il revint le lendemain et trouva toute la famille 



LES CRUAUTÉS DE L* AMOUR 293 

réunie au salon. On lui raconta que Juliette avait 
été très-malade, puis que le mal avait cessé subite- 
ment la veille au soir. Il échangea avec la jeune 
fille un sourire d'intelligence. ^ 

On le retint à dîner. L'après-midi lui avait paru 
longue, il n'avait pas été un instant seul avec 
Juliette et avait dû soutenir une conversation 
banale. 

Le dîner fut un supplice. Jules était insupporta- 
ble, Julie sans esprit, Lili bavardait continuelle- 
ment, la table était mal servie. Maurice se retira de 
bonne heure sans remarquer la pâleur et l'abatte- 
ment de Juliette. Il s'en alla en sifflotant un air, le 
cœur parfaitement froid. 

Au Casino où il entra un instant, il rencontra un 
médecin avec lequel il avait lié connaissance. Il 
lui fit part du singulier état dans lequel se trouvait 
son esprit. 

— Vous avez on commencement de névrose, lui 
dit le docteur, changez d'air, voyagez. 

— Si je pouvais voyager seul avec elle! se disait 
Maurice. 

Quelques jours plus tard, Juliette recevait la 
lettre suivante: 

« Si vous ne m'aimez pas, chère et douce Ju- 
liette, ne lisez pas cette lettre, elts n'aurait aucun 
sens pour vous ; mais si vous éprouvez pour moi 



294 LES CRUAUTÉS DE L' AMOUR 

un atome du sentiment profond et violent que vous 
m'inspirez, au nom de l'amour, lisez-la jusqu'au 
bout sans colère. Un singulier combat se livre dans 
mon âme. Vous l'avez déjà entrevu sans le bien 
comprendre; vous en avez souffert, hélas! et, mal- 
gré tous mes regrets, je suis impuissant à triom- 
pher de moi-même. J'ose à peine vous l'avouer, 
Juliette, votre famille m'inspire une aversion 
jalouse, j'en veux à vos sœurs d'oser vous ressem- 
bler, à votre mère d'avoir été belle comme vous. Il 
me semble vous voir en elles comme en des miroirs 
imparfaits qui déformeraient votre image; mon 
rêve est troublé, mon amour hésite. Votre beauté 
se voile sous les imperfections de ceux qui vous 
entourent, et, si je ne fuyais ce milieu, mon amour 
succomberait comme dans un air étouffant. J'aime 
mieux la souffrance qui s'empare de moi loin de 
vous que l'absurde ironie qui me glace le cœur 
dans votre salon. Enfin, je préfère mourir de mon 
amour que voir cet amour cesser. Vous ne doutez 
pas de la loyauté de mes sentiments, Juliette; j'ai 
l'audace de croire que vous voudrez bien être ma 
femme. Mais, si vous m'aimez, donnez-moi une 
preuve de confiance. Venez à moi... Nous fuirons 
loin d'ici; votre mère consentira à notre union, 
flous nous marierons à l'étranger... En l'écrivant* 
je vois toute Tinsanité de ma requête; pourtant, je 



LES CRUAUTIiS DE L* AMOUR 295 



VOUS attendrai huit jours. Passé ce temps, tout 
sera fini pour moi. Je suis un misérable foU, pre- 
nez pitié de ma faiblesse. » 

A la lecture de cette lettre, Juliette demeura 
interdite, sans voix, sans mouvement. Puis brus- 
quement, son front s'empourpra, elle froissa le 
papier avec colère et le jeta loin d'elle. 

Maurice attendait dans une douloureuse anxiété, 
la raison lui revenait peu à peu et il comprenait 
toute l'indignité de sa conduite ; il sentait qu'il 
s'était fermé à jamais cette maison si hospitalière 
et aussi peut-être le cœur de Juliette. Il attendait, 
pourtant. 

Les huit jours s'écoulèrent longs et cruels. Le 
neuvième matin trouva Maurice, qui ne s'était pas 
couché, accablé de honte et de douleur dans le 
vieux fauteuil en velours jaune. 

— Que vais-^je faire maintenant) se disait-il. J'ai 
moi-même, comme un enfant, brisé mon bonheur . 
Ma vie est finie. J'ai un vide affreux dans le cœur» 
je sombre dans un abîme que j'ai creusé à plaisir. 
Elle n'est pas venue ! Pouvait-elle venir? Comment 
ai-je osé lui faire une telle proposition > Enfin, c'est 
fini! je vais partir. Partir où ? Mourir plutôt. 

Et le jeune homme, cachant sa tête dans ses 
mains, laissa éclater des sanglots qu'il ne pouvait 
plus contenir. 



296 LES CRUAUTÉS DE L^AMOUK 

II resta longtemps ainsi, donnant un libre cours 
à son désespoir. 

Tout à coup il sentit une main se poser sur 
son épaule. Il leva la tète. Juliette était dev.ant 
lui. 

L'çmotion faillit le suffoquer, il ne put trouver 
Vinc parole, mais il se .cramponna à la robe de la 
jeune fille comme s'il eût craint de la voir s'éloi- 
gner. 

— Vous êtes un enfant malade, Maurice, dit-elle 
en posant la main sur le front brûlant du jeune 
homme. Nous vous guérirons. 

Maurice aperçut alors près de sa fille M"° Mani- 
vaux qui le regardait de son doux et bienveillant 
regard et semblait sur le point de pleurer au spec- 
tacle de cette douleur. 

— Voyez jusqu'où va la faiblesse d'une mère, 
continua Juliette, elle a lu votre lettre et c'est elle 
qui n'a pas voulu que je vous abandonne. Je vou- 
lais effacer votre nom de mon cœur et elle a inter- 
cédé pour vous, cependant je ne vous ai pas par- 
donné encore, il faut d'abord que vous méritiez le 
pardon de celle que vous avez gravement offensée 
et qui dans sa bonté l'a oublié déjà. 

— Ma mère ! s'écria Maurice en s'élançanl 
vers M"' Manivaux, qui lui- ouvrit les bras en 
pleurant. \ 

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LES CRUAUTÉS "DE L* AMOUR 297 

— Cher, enfant, dit-elle, ne vous faites pas de 
chagrin, venez avec nous, je vous pardonne, 
allez ! 

Et elle ajouta plus bas : 

— Toutes ces vilaines idées vous passeront, 
quand vous aurez des enfants et qu'ils ressemble- 
ront à Juliette. 



FIN. 



TABLE 



Pages. 

André Ivanovitch « i 

La Batelière du fleuve .Bleu 151 

Llle déserte. 184 

L*Esprit chagrin 263 



FIN DE LA TABLE. 



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