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Full text of "Les doctrines de Hobbes, Locke & Kant sur le droit d'insurrection, esquisse d'une théorie du droit d'insurrection"

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591 
6 


UNIVERSITÉ  DE  PARIS.  -  FACULTÉ  DE  DROIT 


LES    DOCTRINES 


de 


HOBBES.   LOCKE  &   KANT 


sur 


LE  DROIT  D'INSURRECTION 

ESQUISSE  D'UNE  THÉORIE  DU  DROIT  D'INSURRECTION 


THÈSE   POUR  LE  DOCTORAT 

CSCIENCES  POLITIQUES  ET  ÉCONOMIQUES) 

Présentée  et  soutenue  le  Mardi  8  Mars  1921,  à  3  heures  lj2 

PAR 

BION    SMYRNIADIS 


Président  :  M.  LARNAUDE,  Doyen. 
Suffragants  :  MM.  CHAVEGRIN,  Professeur. 
RASDEVANT,  Agrégé. 


PARIS 

LA     VIE     UNIVERSITAIRE 

13,  Quai  de  Conli,  13,  (vi^) 

1921 


THÈSE  m\\  LE  DOCTORAT 


La  Faculté  n'entend  donner  aucune  approbation  ni  improbation  aux 
opinions  émises  dans  les  thèses  ;  ces  opinions  doivent  être  considérées 
comme  piopres  à  leurs  auteurs. 


A   la   Mémoire   de   mes    Parents 


UNIVERSITÉ  DE   PARIS.  -    FACULTÉ  DE  DROIT 


LES    DOCTRINES 

de 

HOBBES.   LOCKE  &   KANT 


sur 


LE  DROIT  D'INSURRECTION 

ESQUISSE  D'UNE  THÉORIE  DU  DROIT  D'INSURRECTION 


THÈSE    POUR   LE   DOCTORAT 

(sciences  politiques  et  économiques) 
Présentée  et  soutenue  le  Mardi  8  Mars  1921,  à  o  heures   lj2 

PAR 

BION    SMYRNIADIS 


Président  :  M.  LARNAUDE,  Doyen. 
Suffragants  :  MM.  CHAVEGRIN,   Frolesseur 
BASDEVANT,  Agrégé. 


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PARIS 

LA     VIE     UNIVERSITAIRE 

13,  Quai  de  Conti,  13,  (vi«) 

1921 


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INTRODUCTION 


1.  —  Le  droit  d'insurrection  et  la  philosophie  juridique 

La  question  de  la  légitimité  du  droit  d'insurrection  relève  de 
la  philosophie  juridique. 

On  la  trouve  certes  dans  le  droit  public  mais  elle  n'y  apparaît 
que  comme  le  conséquence  des  systèmes  qui  ont  prévalu  dans  la 
construction  de  la  théorie  de  l'État  et  dans  la  détermination  du 
fondement  de  l'autorité  politique. 

Le  droit  d'insurrection  est  répudié  comme  sacrilège  par  les 
adeptes  du  droit  divin,  les  serviteurs  aveugles  du  culte  de  la  force 
(dont  HoBBES  est  un  des  grands  chefs)  et  tous  ceux  qui  ont  divi- 
nisé l'Etat  (Kant  et  les  juristes  allemands  contemporains). 

Il  est,  au  contraire,  admis,  au  nom  de  la  justice,  par  les  écri- 
vains canonistes  du  Moyen-Age,  les  théologiens  protestants  du 
xvie  siècle,  les  écrivains  de  la  Ligue,  les  apôtres  du  libéralisme 
tels  que  Locke  et  les  hommes  de  la  Révolution  française. 

Le  droit  d'insurrection  est  intimement  lié  à  la  question  de  la 
souveraineté  de  l'État. 

Il  ne  trouve  point  de  salut  dans  les  thèses  absolutistes  qui  pro- 
clament la  SOUVERAINETÉ  ILLIMITÉE;  il  est  reconnu  comme  légitime 
(à  la  dernière  exthémité  :   «  ultimum  remedium  »)  par  les  doctri- 


VIII  INTRODUCTION 

naires  de  la  souveraineté  limitée  par  le  droit  supérieur  et  antérieur 
à  l'État. 

N'y  a-t-il  pas,  cependant,  antinomie  entre  ce  pouvoir  révolu- 
tionnaire et  l'obéissance  due  à  l'autorité  politique  quelque  limitée 
qu'elle  soit? 

Le  gouvernement  qui  a  besoin  d'une  main  énergique  pour  as- 
surer à  l'intérieur  le  bon  fonctionnement  des  services  publics,  et 
à  l'extérieur  une  politique  conforme  au  développement  légitime 
de  la  nation,  ne  va-t-il  pas  se  trouver  paralysé  dans  la  poursuite 
de  sa  mission  devant  la  menace  perpétuelle  qui  le  guette? 

Au  surplus,  ne  serait-il  pas  dangereux  pour  l'ordre  public  de 
proclamer  solennellement  ce  droit,  qui  pourrait  être  exploité  par 
une  minorité  violente  d'intrigants  avides  du  pouvoir? 

Sans  doute,  le  respect  de  l'autorité  est  nécessaire  dans  une  or- 
ganisation politique  sous  peine  de  tomber  dans  l'arbitraire  et 
l'anarchie.  L'individu  y  est  subordonné  aux  intérêts  de  la  collec- 
tivité et  a  perdu  une  partie  de  ses  droits  :  ceux  qui  constituent, 
comme  on  dit  quelquefois,  sa  liberté  sauvage. 

Mais  cette  subordination,  en  général  librement  consentie  d'ail- 
leurs, n'est  pas  absolue  et  ne  lui  fait  pas  perdre  sa  personnalité. 
Il  a  dans  la  société  une  sphère  d'action  qui  lui  est  propre,  il 
conserve  les  droits  qui  ne  sont  pa^  incompatibles  avec  l'intérêt 
général  et  l'ordre  social  et  notamment  celui  de  la  garantie  de  sa 
vie  (sauf  de  cas  exceptionnels),  de  son  libre  développement. 

La  base  de  toute  organisation  politique  est  l'individu 

Voici  en  quels  termes  ce  principe  a  été  aflirmé  par  l'art.  2  delà 
Déclaration  des  Droits  de  1789:  «  Le  but  de  toute  association 
«  poliliciue  est  la  conservation  des  droits  naturels  et  imprescrip- 
«  tibles  de  l'homme.  Ces  droits  sont  la  liberté,  la  sûreté,  la  pro- 
«  priété  et  la  résistance  à  I'oppression  ». 


INTRODUCTION  IX 

L'Etat  n'est  pas  une  réalité  mais  une  fiction  juridique.  Il  tire 
son  existence  des  individus  qui  le  composent  et  dont  il  a  charge 
de  garantir  les  droits  et  de  défendre  les  intérêts  légitimes. 

En  d'autres  termes,  l'autorité  politique  est  investie  par  la  sou- 
veraineté nationale  du  soin  de  gouverner.  Elle  n'a  point  de  droit 
de  souveraineté  mais  exerce  une  fonction,  qui  lui  confère  des 
devoirs,  des  obligations. 

Cette  autorité  politique  n'est  pas  une  divinité  mais  un  petit 
groupe  d'êtres  humains  :  les  gouvernants,  choisis  par  la  nation. 

Ils  sont  faillibles  et  loin  d'avoir  ce  caractère  sacré  et  cette  sain- 
teté du  souverain  responsable  devant  Dieu  (des  apôtres  du  droit 
divin),  de  Léviathan,  dieu  mortel  de  Hobbes,  et  de  la  puissance 
étatique  divinisée  par  Kant,  Hegel  et  leurs  disciples,  les  gou- 
vernants sont  exposés  à  toutes  les  faiblesses  humaines. 

L'individu  a  une  tendance  à  se  servir  de  son  pouvoir,  de  l'au- 
torité qu'il  détient,  pour  son  intérêt  personnel.  Il  faut,  par 
conséquent,  garantir  le  corps  social  contre  ce  danger. 

Dans  un  régime  constitutionnel  il  y  a  un  minimum  de  garanties 
des  libertés  individuelles  et  des  droits  du  citoyen. 

Séparation  des  pouvoirs,  séparation  des  fonctions,  pouvoir 
juridictionnel  très  fort  pouvant  sanctionner  eilicacement  les  actes 
des  gouvernants  en  mettant  en  jeu  leur  responsabilité,  voilà 
semble-t-il  la  protection  idéale  que  l'on  puisse  donner  aux  ci- 
toyens, pour  les  garantir  de  la  violation  du  droit  et  de  l'arbitraire. 

Mais  malheureusement  il  est  très  peu  de  constitutions  qui 
réalisent  complètement  cet  idéal  et  la  question  se  pose  de  savoir 
si  le  peuple,  en  présence  des  abus  de  plus  en  plus  grands  de  l'au- 
torité politique,  des  violations  directes  ou  indirectes  à  la  loi,  doit 
se  prêter  stoïquement  à  l'anéantissement  de  ce  qu'il  a  de  plus 
sacré  :  sa  liberté. 


X  INTRODUCTION 

Non.  Sous  prétexte  de  discipline  supérieure,  il  ne  devra  jamais 
demeurer  dans  une  attitude  passive  devant  l'arbitraire  qui  le 
menace  du  fait  du  bon  caprice  de  l'autorité. 

Le  peuple  est  souverain  ;  il  a  le  droit  de  disposer  de  lui-même 
et  il  est  seul  juge  de  la  direction  de  ses  destinées.  Il  a  donc  le 
droit  de  retirer  sa  confiance  à  ceux  à  qui  il  avait  délégué  son 
pouvoir  et  de  les  remplacer  par  d'autres,  plus  dignes  et  plus 
fidèles  interprètes  de  ses  volontés. 

Il  va  sans  dire  que  pour  arriver  à  cette  fin,  il  peut,  comme  der- 
nière ressource,  recourir  à  la  force,  lorsqu'il  a  épuisé  tous  les 
moyens  légaux.  Voilà  le  droit  d'insurrection  établi  pour  le 
peuple  au  point  de  vue  de  la  philosophie  du  droit. 

Nous  verrons  que  dans  un  pays  éduqué  politiquement  la  re- 
connaissance du  droit  d'insurrection  ne  saurait  entraîner  une 
instabilité,  préjudiciable  aux  intérêts  de  la  nation,  pas  plus  qu'il 
ne  favorise  des  menées  d'intrigants,  dont  les  projets  égoïstes  sont 
condamnés  à  demeurer  sans  succès. 

(V.  ci-dessous,  conclusion  n"  85-3''). 

2.  —  Historique  très  sommaire  des  principales  doctrines  '*' 

Les  doctrines  qui  ont  été  érigées  sur  cette  question,  soit  pour 
proclamer,  soit  pour  combattre  ce  droit,  sont  très  nombreuses  et 
remontent  très  haut. 


(1)  Consulter  pour  l'histoire  des  doctrines  sur  le  droit  d'insurrection  : 
Paul  Janet,  «  Histoire  de  la  science  politique  dans  ses  rapports  avec 

la  morale  »,  3"^  éd.  1887,  2  volumes. 
Lacour,   «  La   résistance  aux  actes  de  l'autorité  publique  ».  Thèse, 

Paris,  190ri.  P.  27-88. 
De  Pokquier-Lagarrigue,  «  La  sûreté  et  la  résistance  à  l'oppression  » 

Thèse  Bordeaux,  1906,  p   13-93. 
DuGuiT,  «Traité  de  droit  constitutionnel  »,  1911,  t.  ii,  p.  167  et  s. 


INTRODUCTION  Xl 

Nous  n'avons  pas  à  en  faire  ici  l'exposé  détaillé  et  nous  nous 
contenterons  de  donner  un  historique  très  sommaire,  tout  en 
renvoyant  aux  ouvrages  spéciaux  en  la  matière. 

Remarquons,  d'abord,  que  parmi  les  partisans  du  droit  d'insur- 
rection il  en  est  qui  ont  reconnu  à  tout  particulier  le  droit  de  tuer 
le  tj'ran,  en  entendant  par  là  soit  un  usurpateur  du  pouvoir,  soit 
un  détenteur  légitime  qui  en  a  fait  un  mauvais  usage. 

C'est  la  doctrine  du  tyrannicide,  qui  constitue  la  forme  de  ré- 
sistance la  plus  rudimentaire,  revêtant  un  caractère  barbare. 

Quelles  que  soient  les  violations  dont  un  tyran  se  soit  rendu 
coupable,  on  ne  peut  raisonnablement  recommander  son  assas- 
sinat. Il  n'appartient  pas,  au  surplus,  à  un  particulier  de  se  faire, 
de  son  propre  chef,  le  justicier  du  corps  social.  C'est  à  ce  dernier 
à  juger  quand  ses  droits  sont  menacés  et  à  se  débarrasser  de  son 
oppresseur  en  le  mettant  hors  d'état  de  nuire,  sans  nécessairement 
le  mettre  à  mort. 

Le  droit  d'insurrection  existe,  en  effet,  au  profit  de  la  nation 
mais  comme  il  est  presque  impossible  que  l'unanimité  soit  obtenue 
parmi  les  membres  qui  la  composent,  ce  droit  peut  être  exercé 
légitimement  par  la  majorité  au  nom  des  droits  de  la  communauté 
politique. 

L'insurrection  est  donc  une  résistance  collective  '*).  Le  tyran- 
nicide proprement  dit  est,  au  contraire,  un  acte  individuel.  '-' 

Il  n'y  a  pas  là  évidemment  une  résistance  individuelle  de  même 
nature  que  celle  qui  oppose  la  force  à  un  agent  de  l'autorité 
chargé  d'exécuter  un  acte  illégal. 

Celui  qui  résiste  par  la  force  à  l'exécution  d'un  acte  illégal  par 


(1)  Elle  revêt  la  forme  agressive  (v.  ci-dtssous  n»  3). 

(2)  Il  a  aussi  un  caractère  agressif. 


XII  INTRODUCTION 

un  agent  de  l'autorité  cherche  à  se  faire  justice  à  soi-même  ;  le 
meurtrier  du  tyran  prétend  se  faire  le  justicier  du  corps  social. 
D'autre  part,  le  tyrannicide  vise  uniquement  le  chef  de  l'Etat  et 
n'a  pas  pour  ohjet  une  résistance  contre  tous  les  agents  de  l'auto- 
rité. 

Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il  ne  constitue  pas  une  résistance 
collective. 

Toutefois,  étant  donné  qu'il  se  rattache  étroitement  à  la  question 
du  droit  d'insurrection  etqu'il  a  contribué  historiquement  à  l'évo- 
lution des  idées  dans  la  matière  de  la  résistance  contre  l'autorité, 
nous  donnerons  ici,  avant  l'exposé  sommaire  des  doctrines  sur  le 
droit  d'insurrection,  un  aperçu  rapide  des  doctrines  dont  il  a  été 
l'objet. 

I.  -  TYRANNICIDE 

Le  tyrannicide  a  été,  semble-t-il,  approuvé  en  Chine  dès  le 
iv«  siècle  avant  J.-C.  par  Meng-Tseu  (Mencius),  aux  yeux  de  qui 
les  tyrans  sont  des  «  voleurs  de  grand  chemin  »  méritant  une 
punition.'^' 

Il  a  été  pratiqué  en  Grèce,  où  on  considérait  l'assassinat  du 
tyran  comme  un  acte  louable  et  on  comblait  d'honneurs  ses 
auteurs. 

Tous  les  philosophes  grecs  ne  le  recommandent  pas  expressé- 
ment, mais  ils  le  voient  à  coup  sûr  avec  sjanpathie.  Ils  sont 
pleins  d'indignation  contre  le  tyran,  qu'ils  considèrent  comme 


(1)  V.  Janet,  op.  cit  ,  T.  I  ,  p   46. 


INTRODUCTION  XIII 

un  être  profondément  nuisible  et  digne  des  plus  grands  châ- 
timents.''* 

On  trouve  aussi  des  partisans  du  tyrannicide  chez  les  Romains. 

CicÉRON,  dans  son  «  De  Olïiciis  »,  s'y  rallie  avec  énergie.'-' 

(Voir  aussi  les  écrits  des  philosophes  romains,  mentionnés  par 
Egger  dans  l'étude  citée). 

Le  tjTannicide  prend  une  nouvelle  vigueur  au  moyen  âge  avec 
la  doctrine  du  théologien  Jean  de  Salisbury  (1110-1180),  ami  de 
Thomas  Becket  (chancelier  d'Angleterre  et  archevêque  de 
Cantorbery,  tué  par  ordre  de  Henri  II). 

Jean  de  Salisbury  distingue  le  roi  et  le  tyran,  ce  dernier  étant 
('  l'image  de  Lucifer  »  et  réduisant  le  peuple  en  servitude. 

Il  proclame  que  non  seulement  il  est  permis  de  tuer  un  tyran, 
mais  qu'il  y  a  là  une  action  convenable  et  juste  :  «  Porro 
tiranum  occidere  non  modo  licitum  est  sed  cequum  et  justum  )).'-^' 

On  a  prétendu  que  Saint  Thomas  d'Aquin  a  été  partisan  du 
tyrannicide,  en  vertu  d'une  mauvaise  interprétation  d'un  passage 
de  ses  ><  Commentaires  des  sentences  de  Pierre  Lombard  » 
(l.  II,  distinctio  xliv,  qutcstio  2,  art.  2). 

Voici  ce  passage  : 


(1)  V   à  ce  sujet  :  Emile  Egger,  «  Etudes  d'histoire  et  de  morale  sur  le 

meuitre  politique  chez  les  Grecs  et  chez  les 
Romains  »,  Turin.  Imprimerie  royale,  1866. 

(Extrait  des  Mémoires    de  l'Académie    des 
Sciences,  Turin,  2>^  série,  t.  xxiii,  1866 

(2)  CicÉRON.  «  De  OfTiciis  «,  l.  m,  §  vi  —  V   Œuvres  complètes  de  CicÉ- 

RON,   éd    Gai  nier  frères,   t.  xviii  «  Des  Devoirs  »    trad. 
Stiévenart  revue  par  Gréard,  p   162, 

(3)  Jean  de  Salisbury  (Joannis  Saresberiensis),  «  Polycraticus  »,   l    m, 

ch.  XV  éd,  Glemens  Webb,  t,  i,  p.  512''. 


XIV  INTRODUCTION 

«  Ad  quintum  dicendum,  quod  Tullius  '*>  loquitur  in  casu  illo 
«  quando  aliquis  dominium  sibi  per  violentiam  surripit,  nolentibus 
«  subditis,  vel  etiam  ad  consensum  coactis,  et  quando  non  est 
«  recursus  ad  superiorem,  per  quem  judicium  de  invasore  possit 
«  fieri  :  tune  enim  qui  ad  liberationem  patriic  tyrannuni  occidit, 
«  laudatur,  et  prœmium  accipit  )).'-' 

On  voit,  dès  lors,  que  Saint  Thomas  n'est  pas  du  tout  affirmatif 
Il    ne    recommande  pas   de    tuer   le    tyran    et    ne  se  fait  pas   le 
panégj^riste  du  meurtrier.   Il  constate  seulement  que  celui-ci  est 
loué  d'avoir  affranchi   sa  patrie  (il  ne  dit  pas  qu'il  est  louable)  et 
il  ajoute  qu'il  reçoit  une  récompense. 

D'ailleurs,  dans  le  «  De  regimine  principum  »,  dont  toutefois 
on  lui  conteste  la  paternité,  il  réprouve  le  tyrannicide."-^) 

Le  cordelier  Jean  Petit  avait  fait  le  8  mars  1408,  devant  le 
conseil  du  roi  Charles  VI,  l'apologie  de  l'assassinat  du  duc 
d'Orléans,  qui  a  eu  lieu  le  23  novembre  1407  à  Paris  sur  l'insti- 
gation du  duc  de  Bourgogne. 

A  vrai  dire,  les  huit  propositions  ou  i  vérités  »  (comme  disent 
les  chroniqueurs  de  l'époque),  par  lesquelles  il  présenta  la 
défense  du  duc  de  Bourgogne  audit  conseil,  ne  constituent  pas 
une  théorie  générale  de  la  légit  mité  du  meurtre  d'un  tyran,  quel 
qu'il  soit. 


(1)  Dans  le  §  v  du  même  art.  2  le  chef  de  l'école  scolastique  se  réfère 
au  L.  1  num,  26  du  «  De  Offîci's  »  de  Cicéron,  mais  c'est  sans  doute 
une  erreur  de  texte  car  le  philosophe  romain  se  prononce  en  faveur 
du  tyrannicide  dans  les  §  iv  et  m  du  l.  m  de  cet  ouvrage. 

(2)  Saint    Thomas    u'Aquin,  Opéra    omnia,   Parnur    mucc.c.lvi,    t.   vi, 

«  Commcntum  sent'entiarum  magistri  Pétri 
Lombardi  )-,  l.  n,  dist.  xliv,  qu.  2.  art.  2 
in  fine,  p.  788. 

(3)  «  De  regimine  principum  ",  l.  i,  ch   v  et  vi. 


INTRODUCTION  XV 

Jean  Petit  plaide  uniquement  pour  la  justification  du  duc  de 
Bourgogne  ;  il  entend  par  tyran  un  «  vassal  rebelle  »  qui  intrigue 
contre  le  pouvoir  du  roi  et  qui,  de  ce  fait,  est  coupable  du  crime 
de  lèse-majesté  et  mérite  la  mort, 

Gerson  fit  censurer  la  doctrine  du  cordelier  par  l'Université 
de  Paris  (il  l'avait  d'ailleurs  dénaturée  en  l'exposant)  et  la  porta 
également  devant  le  concile  de  Constance  en  1415  où,  contrai- 
rement à  ce  qu'affirme  M.  Janet*'',  elle  fut  anathématisée  comme 
c  hérétique,  scandaleuse  et  séditieuse  i).'-' 

Parmi  les  écrivains  de  la  Ligue,  Boucher  (curé  de  Saint- 
Benoît),  s'est  fait  l'apôtre  du  tyrannicide  dans  son  «  de  justa 
abdicatione  Henrici  III  »  (1589). 

II  distingue  le  tyran  usurpateur  de  celui  qui  détient  réguliè- 
rement le  pouvoir  mais  qui  en  fait  un  mauvais  usage. 

Le  premier  peut  être  tué  soit  par  les  pouvoirs  publics  soit  par 
les  particuliers.  Le  second  ne  peut  être  mis  à  mort  que  par  les 
pouvoirs  publics  dans  le  cas  où  il  abuse  du  pouvoir  contre  les 
particuliers  ;  mais  si  sa  tyrannie  s'exerce  au  détriment  de  l'intérêt 
commun,  tout  sujet  a  le  droit  de  le  tuer.'-^' 

Il  y  a  lieu  de  citer,  enfin,  parmi  les  défenseurs  ardents  du 
tyrannicide,  Mariana  i^',  qui  a  exposé  dans  son  ouvrage  intitulé  : 
«  de  rege  et  régis  institutione  »  (1603),  une  théorie  complète  du 


(1)  M.  Janlbt  dit  que  cette  doctrine  n'a  pas  été  condamnée  par  le  concile 

de  Constance   V   op.  cit.  t   i,  p   468.  471 
La  même  affirmation  est  reproduite  par  M  Lacour  v.  thèse  citée,  p.  36, 

(2)  Voir  la  sentence  du  concile  dans  : 

Jacques  Lenfant,   «  Histoire  du  concile  de  Constance  ».   Amsterdam- 
1714,  T.  I.  L   III.  p   275. 

(3)  V.  Labitte,  «  La  démocratie  chez  les  prédicateurs  de  la  Ligue  »,  2» 

éd  ,  1865 

(4)  V.  CiROT,  «  Mariana,  historien  »,  Paris,  1904 


XVI  INTRODUCTION 

régicide,  allant  jusqu'à  préconiser  les  moyens  les  plus  barbares, 
savamment  combinés.  C'est  ainsi  qu'il  réprouve  le  poison  admi- 
nistré dans  les  aliments  mais  il  recommande  qu'on  l'imprègne 
dans  les  habits. 

Les  deux  procédés  se  valent  d'ailleurs. 

II.  —  DROIT  D'INSURRECTION 

Les  philosophes  de  l'antiquité  n'ont  pas  traité  la  question  du 
droit  d'insurrection. 

Ils  proclament  certes  le  respect  dû  à  la  morale  naturelle, 
décrivent  judicieusement  les  devoirs  de  l'autorité  suprême  envers 
le  peuple  et  flétrissent  avec  indignation  le  gouvernement  arbitraire 
du  tyran  dont  ils  voient  le  meurtre  avec  sympathie,  mais  ils  n'ont 
pas  fait  la  théorie  du  droit  de  résistance  du  peuple  contre  les 
agissements  arbitraires  et  tyranniques  du  détenteur  du  pouvoir. 

Platon,  qui  s'est  fait  l'éloquent  apôtre  de  la  politique  de  la  vertu, 
affirme  que  le  meilleur  gouvernement  est  celui  du  sage  et  le  pire 
celui  du  tyran  >•',  mais  il  ne  dit  pas  par  quel  moyen  le  peuple 
peut  sortir  de  la  tyrannie  et  s'il  est  légitime  de  recourir  à  une 
révolution. 

Aristote  a  posé  dans  sa  «  Politique  »  la  nécessité  sociale  de  la 
justice  ;  il  distingue  le  roi  du  tyran  et  dans  le  livre  viii  il  fait  la 
théorie  générale  des  révolutions,  en  dégageant  leurs  causes  des 
faits  qui  les  produisent.   «    L'inégalité,    écrit-il,    est   toujours    la 


(1)   Ph^To^•,     «    Hcpublique     »,    j,    ix.     V.  Œuvres    de    Platon,   trad. 
Victor  Cousin,  r  x,  p    195  et  190. 


INTRODUCTION  XVII 

«  cause  des  révolutions  »  •'>,  inégalité  des  honneurs,  inégalité  des 
fortunes. 

Il  passe  en  revue  les  différentes  révolutions  de  son  temps  en 
analysant  les  faits  d'une  manière  tout  empirique.  Il  ne  s'arrête 
qu'en  passant  sur  l'examen  de  la  légitimité  de  certaines  de  leurs 
causes,  et  ne  dit  pas  s'il  existe  un  droit  à  l'insurrection. 

Allons-nous  trouver  ce  principe  dans  les  écrits  de  Cicéron  ? 
Pas  davantage, 

M.  Janet  croit  que  Cicéron  «  admet  implicitement  un  pareil 
«  droit  lorsqu'il  rapporte  à  l'expulsion  des  Tarquins  le  principe 
«  de  la  grandeur  de  Rome  ».(2) 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  y  a  lieu  de  constater  que  les  philosophes 
de  l'antiquité  n'ont  pas  édifié  une  théorie  sur  le  droit  de  résistance 
du  peuple  contre  l'oppression  dont  celui-ci  est  victime  de  la  part 
d'un  gouvernement  tyrannique. 

Avec  l'avènement  du  christianisme  apparaît  la  doctrine  du 
sacrifice  et  de  la  résignation  devant  la  torture  et  la  persécution. 

Le  Christ  avait  prêché  que  son  empire  n'est  point  de  ce  monde. 
Les  premiers  chrétiens,  les  martyrs,  payaient  de  leur  sang  leur 
courage  à  la  propagation  de  la  foi  chrétienne. 

Petit  à  petit,  cependant,  jaillissent  dans  l'Eglise  même  des 
idées  de  résistance  contre  le  tyran  qui  viole  la  loi  divine  et  cette 
résistance,  timide  d'abord,  prendra  une  grande  acuité  au  fur  et  à 
mesure  que  le  chef  spirituel  de  l'Eglise  se  dressera  comme  le 
rival  de  l'autorité  temporelle. 

Sous  les  Mérovingiens,  lé  roi  Childéric  III  est  déposé  et  sous 


(1)  AmsTOTE,  «  Politique  »,  trad.  Barthélémy  Saint-Hilaire,  3»  éd  ,  l  viii, 

ch    I,  p.  397. 
(2)  Janet,  op.  cit  ,  t.  ii  p.  614. 


XVIII  INTRODUCTION 

les  Carolingiens,  l'empereur  Louis  le  Débonnaire  subit  le  même 
sort.  La  déposition  de  ce  dernier  a  été  faite  par  les  évêques,  du 
consentement  d'une  grande  partie  de  la  nation.  Hincmar,  arche- 
vêque de  Reims,  proclame  qu'il  appartient  aux  évêques  déjuger 
la  conduite  du  roi. 

Pendant  la  querelle  des  investitures,  des  polémiques  violentes 
s'élèvent  entre  les  partisans  du  pouvoir  spirituel  et  ceux  du 
pouvoir  temporel,  à  l'occasion  de  la  déposition  en  1080  du  roi  de 
Germanie  Henri  IV  par  le  Pape  Grégoire  VIL 

Parmi  les  partisans  de  la  thèse  grégorienne  il  y  a  lieu  de  citer 
Manegold  (de  Lautenbach),  auteur  du  «  Liber  ad  €rebehardum  », 
qui  soutient  que  la  souveraineté  temporelle  nest  pas  illimitée. 

Il  affirme  que  le  pouvoir  royal  n'est  pas  une  dignité  héréditaire 
mais  une  fonction,  un  ministerium,  qui  crée  à  son  titulaire  des 
devoirs.  Il  intervient,  dit-il,  à  l'avènement  de  chaque  prince  un 
contrat  entre  lui  et  le  peuple,  créant  des  obligations  réciproques 
entre  les  deux  parties.  Le  peuple  est  délié  de  san  serment  de 
fidélité  et  peut  se  révolter  contre  le  prince  et  le  déposer,  lorsque 
celui-ci  viole  ses  engagements  en  exerçant  un  pouvoir  tyran- 
nique. <*> 

La  doctrine  scolastique  exerce,  du  xiii^  au  milieu  du  xvi® 
siècle,  une  grande  influence  sur  la  conception  du  droit  de  résis- 
tance du  peuple. 

Son  chef,  Saint-Thomas  d'Aquin.  formule  cette  résistance  avec 
vigueur  dans  la  «  Summa  theologica  »,  le  «  De  regimine  princi- 
pum  »  (dont  on  lui  conteste  toutefois  la  paternité)  et  dans  plu- 
sieurs autres  écrits. 


(1)  V.  Augustin  Fliche,  «  Lei  théories  germaniques  de  la  souveraineté  ». 
Revue  historique,  mai-août  1917,  p.  43  et  «uiv. 


INTRODUCTION  XIX 

Sa  théorie  de  la  souveraineté  est  théocratique  à  la  base  (il 
affirme  comme  ses  prédécesseurs  que  le  pouvoir  vient  de  Dieu  : 
«  omnis  potestas  a  Deo  »),  mais  il  y  fait  intervenir  le  peuple, 
qui  joue  un  grand  rôle. 

C'est  l'idée  du  pouvoir,  le  pouvoir  en  soi,  qui  est  d'essence 
divine,  mais  sa  réglementation  est  de  droit  humain  («  dominium 
et  prœlatio  introducta  sunt  ex  jure  humano  »^i>).  Dieu  en  créant\ 
la  société  lui  confère  le  pouvoir  de  s'organiser;  il  n'investit  pas 
directement  le  souverain  et  en  laisse  le  libre  choix  au  peuple.  Le 
pouvoir  appartient  à  la  société  ("2).  Celle-ci  peut  l'exercer  directe- 
ment (forme  démocratique  du  gouvernement)  ou  le  déléguer  à 
une  classe  ou  à  un  seul  (forme  aristocratique  ou  monarchique), 
mais  ceux  qu'elle  a  ainsi  investis  du  pouvoir  n'agissent  que  comme 
ses  représentants  et  sont  tenus  (J'assurer  le  «  bien  commun  »,  en 
respectant  le  droit  divin  et  le  droit  naturel. 

Dans  le  cas  où  le  détenteur  du  pouvoir  gouverne  contraireme^ 
au  «  bien  commun  »  et  dans  son  intérêt  personnel,  (qu'il  soit 
investi  légitimement  ou  un  usurpateur)  la  résistance  du  peuple 
est  licite.  Le  renversement  du  gouvernement  tyrannique  «  n'est 
pas  l'essence  de  la  sédition  »  et  c'est  plutôt  le  tyran  qui  est  sédi- 
tieux en  propageant  les  divisions  et  les  discordes  au  détriment  du 
peuple.'^' 

Dans  le  «  De  regimine  principum  »  (l.  i  ch.  vi),  il  proclame 


(1)  Saint  Thomas,  «  Summa  theologica  »,  secunda-secundse,  quœstio  x, 

art.  10  conclusio. 

(2)  —  —    ,   op.  cit.,  prima  secundœ,  qu.  xc,  art.  3  et  prima  .sec, 

qu.  xcvii,  art.  3. 
(3j      —  —    ,  op.  cit  ,  secunda  sec,  qu.  xlii,  art.  2,  conclusio  ad 

tertium. 


XX  INTRODUCTION 

encore  ce  droit  de  déposition,  qui  découle  du  pouvoir  du  peuple 
de  choisir  son  souverain. 

Saint-Thomas  d'Aquin  admet  donc  la  résistance  collective  du 
peuple  contre  le  gouvernement  tyrannique  mais  il  repousse  la 
résistance  exercée  individuellement  par  les  individus. 

Au  surplus,  il  réprouve  linsurrection  qui  tendrait  à  remplacer 
une  tyrannie  par  une  autre  produisant  des  maux  plus  considéra- 
bles. Il  faut,  dit-il,  recourir  à  la  résistance  contre  l'autorité  lors- 
qu'il s'agit  d'éviter  un  plus  grand  mal  —  tel  est  le  cas  de  la 
tyrannie  qui  devient  insupportable  — .  L'insurrection  est  alors  un 
ultinmm  remedium. 

Au  XIV®  siècle  Marsile  de  Padoue,  dont  la  doctrine  est  imbue 
d'un  grand  libéralisme,  déclare  dans  son  «  Defensor  pacis  »  (4314) 
que  le  pouvoir  exécutif,  s'il  manque  à  ses  devoirs,  peut  être 
déposé  par  le  pouvoir  législatif. 

Il  affirme,  d'ailleurs,  que  ce  dernier  appartient  au  peuple. 

Parmi  les  scolastiques  qui,  après  Saint-Thomas,  se  prononcent 
en  faveur  de  la  résistance  contre  le  tyran,  on  trouve  Gerson, 
Jean  le  Majeur,  Almain  et  Suarez. 

Gerson,  chancelier  de  l  Université  de  Paris,  prononça  en  1405 
un  discours  devant  le  roi  Charles  VI  et  tout  son  conseil  «  conte- 
nant  les  remontrances  touchant  le  gouvernement  du  roi  et  du 


royaume  » 


.(1) 


Il  y  expose  entre  autres  que  «  le  seigneur  doibt  foy,  protection 
et  defence  à  ses  subjectz  »  (p.  20),  que  le  tyran  est  répréhensible 
car  «  il  veult  tout  tirer  à  son  profit  »  (p.  23).   Mais  il  se  montre 


(1)  Gerson,  «  Harengue  faicte  au  nom  de  l'Université  de  Paris  devant  le 
Roy  Charles  Sixiesme  et  tout  le  conseil  en  1405  »,  3«  édi- 
tion, 1824,  Paris,  Debeausseaux. 


INTRODUCTION  XXI 

très  prudent  dans  les  moyens  à  employer  contre  lui  et  condamne 
les  mouvements  populaires  non  raisonnes.  Il  réprouve  le  tyran- 
nicide  comme  «  fait  de  fol  »  et  il  affirme  qu'il  serait  déraisonnable 
de  vouloir  empêcher  la  tyrannie  par  la  sédition  et  une  nouvelle 
tyrannie. 

Gerson  appelle  sédition  «  la  rébellion  populaire  sans  rythme 
et  sans  raison  »  qui  est  «  pire  souvent  que  la  tj'rannie  «  (p.  24). 
Il  admet,  toutefois,  la  résistance  du  peuple  mais  avec  beaucoup 
de  prudence  et  conseille  de  consulter,  avant  d'agir,  les  sages,  les 
philosophes,  les  théologiens  et  les  jurisconsultes. 

Au  début  du  xvi"  siècle  Jean  le  Majeur  proclame,  dans  ses 
((  Disputationes  »,  que  le  peuple  peut  modifier,  pour  une  cause 
raisonnable,  le  pouvoir  temporel  :  «  Populus  autem  liber,  pro 
«  rationabi  li  causa,  potest  Politiam  mutare  »  "'.  Il  rappelle,  en 
outre,  la  déposition  du  dernier  Mérovingien. 

A  la  même  époque,  Almain  proclame  que  puisque  la  société  a 
le  droit  de  surveiller  et  de  juger  les  actes  du  monarque,  elle  a  le 
droit  de  le  déposer  si  elle  estime  que  celui-ci  la  conduit  à  sa 
perte. 

Le  droit  de  déposition  est,  dans  la  doctrine  de  ce  théologien, 
la  conséquence  logique  du  droit  de  conservation  de  la  société. 

Il  écrit,  en  effet  : 

«  Tota  communitas  potestatem  habet  super  Principem  ab  ca 
«  constitutum,  quâ  eum  (si  non  in  ?edificationem,  sed  in  destruc- 
«  tionem  Politise  regat)  deponere  potest,  alias  non  esset  in  ea 
«  sufficiens  Potestas  se  conservandi  ».  ("^> 


(1)  JiîAN  Le  Majeur,  «  Disputationes  »,  dans  Gerson,  «  Opéra  oninia  •, 

Antwerpiœ,  1706,  t.  ii,  col.  1139  in  fine. 
(2J  Almain,  «  De  Auctoritate  Ecclesiœ  »,  clans  Gerson,  «  Opéra  omnia  ", 
T.  II,  col.  978. 


XXII  INTRODUCTION 

Il  applique  le  même  raisonnement  dans  les  autres  formes  de 
gouvernement  et  conclut  également  à  la  déposition  du  chef  de 
l'Etat  dans  un  régime  démocratique,  timocratique  ou  aristocra- 
tique, lorsque  ce  chef  conduit  la  nation  à  sa  ruine.  *'> 

Le  droit  de  résistance  du  peuple  contre  le  tyran  est  admis 
aussi  vers  la  fin  du  xvi"  siècle  par  un  auteur  considérable  :  le 
jésuite  espagnol  Suarez. 

Dans  son  «  De  legibus  »,  il  affirme  que  le  peuple,  en  conférant 
la  puissance  au  souverain  en  vertu  d'une  «  tractatio  »  ne  fait 
pas  une  délégation  mais  une  «  quasi-aliénation  »   de  ses  droits.  C^) 

Il  oppose,  toutefois,  certaines  réserves  (qui  se  concilient  mal 
avec  le  principe)  et  soutient  que,  lorsque  le  roi  se  conduit  comme 
un  tyran,  le  peuple  peut  lui  intenter  unejuste  guerre  :  «  ob  quam 
«  possit  regnum  justum  bellum  contra  illum  agere.  ^^> 

Suarez  recommande  de  ne  recourir  à  la  force  qu'avec  pru- 
dence. Il  est  partisan  de  la  déposition  du  tyran  par  les  organes 
réguliers  de  la  nation  et  non  par  les  émeutes  tumultuaires. 

Vers  la  fin  du  xvi"  siècle  on  voit  apparaître  toute  une  végéta- 
tion de  pamphlets  contre  la  monarchie.  Leurs  auteurs  sont 
connus  sous  le  nom  de  monarchomaqiies  (4).  Il  y  en  a  de  protes- 
tants et  de  catholiques. 


(1)  Almain,  «  De  Auctoritate  Ecclesiœ  »,  dans  Gerson,  «  Opéra  omnia  ». 

T.  II,  col.  979. 

(2)  Suarez,  «  De  legibus  »,  Lugduni  mdcxiv,  l.  m,  ch.  iv,  n.  11,  p.  125. 

(3)  —      *  ib.  ib.  L.  m,  ch.  IV,  n.  6,  p.  1-4. 

(4)  Ce  nom  leur  a  été  donné  dans  un  livre  de  Guillaume  Barclay,  inti- 
tulé «  De  regno  et  regali  potestate  adversus  Buchananum  Brutum, 
Boucherium  et  rcliquos  monarchomachos  t  (1600). 

V.  EsMEiN,  «  Cours  élém.  d'histoire  du  droit  français  »,  11  ■=  éd.  1912, 
p.  390,  note  1. 


INTRODUCTION  XXIII 

Les  premiers  proclament,  après  la  Saint-Barlhélemy,  la  légi- 
timité de  la  résistance  du  peuple  mais  exigent  que  celle-ci  soit 
l'œuvre  des  magistrats  (au  nom  de  la  Nation),  et  non  pas  de  la 
multitude  agissant  tumultueusement. 

Cela  est  dû  à  l'organisation  aristocratique  du  parti  protestant. 
(Il  est  à  remarquer  d'ailleurs  que  Luther  était  hostile  à  l'insur- 
rection) . 

Dans  un  ouvrage  intitulé  ;.  «  Vendiciœ  contra  tyrannos  »  (1579), 
de  JuNius  Brutus  (pseudonyme  sous  lequel  on  a  cru  voir 
DuPLESSis-MoRNAY  uiais  que  l'on  s'accorde  en  général,  de  nos 
jours,  à  considérer  comme  celui  du  protestant  Hubert  Languet), 
le  droit  de  résistance  du  peuple  est  hautement  affirmé. 

L'auteur  fonde  sa  doctrine  (pour  l'explication  des  affaires  non 
l'eligieuses)  sur  un  contrat  intervenu  entre  le  roi  et  le  peuple  et 
considère  celui-ci  comme  délié  de  l'obligation  d'obéissance  dans 
le  cas  où  le  roi  se  comporte  en  tyran. 

Il  proclame  que  le  tyran  doit  être  combattu  par  les  armes  et 
déposé  par  le  peuple,  mais  préconise  la  résistance  organisée  par 
les  magistrats  (*'. 

Les  monarchomaques  catholiques  apparaissent  surtout  à  l'épo- 
que de  la  Ligue,  lorsque  Henri  m  se  trouve  en  opposition  avec 
la  majorité  catholique  de  la  nation. 

Ils  sont  partisans  du  droit  de  la  résistance  du  peuple,  sans 
placer  celui-ci  sous  la  tutelle  oligarchique  des  magistrats. 

Nous  avons  déjà  vu  que  Boucher  est  favorable  au  tyrannicide. 


(1)  V.  sur  les  doctrines  des  monarchomaques  protestants  : 

LuREAU,  «   Les    doctrines  démocratiques    cliez  les  écrivains    protes- 
tants français  de  la  2*^  moitié  du  xyi"  s.  »,  1900. 


XXIV  INTRODUCTION 

Il  affirmé,  en  outre,  dans  son  «  de  justa  abdicatione  Henrici  m  », 
que  les  rois  tiennent  leur  pouvoir  du  peuple  et  que  celui-ci  en 
les  investissant  ne  se  dépouille  pas  de  sa  souveraineté.  Le  peu- 
ple, dit-il,  a  le  droit  de  leur  résister  en  cas  de  tyrannie  et  la 
révolte  juste  n'est  pas  la  rébellion. 

Guillaume  Rose,  auteur  du  « .  de  justa  reipublicse  in  leges 
christianos  auctoritate  »  proclame  le  même  droit.  On  trouve, 
également,  à  la  même  époque,  des  écrits  à  tendances  absolu- 
tistes. Certains  partisans  de  la  monarchie  affirment  que  le  roi  a 
le  droit  de  vie  et  de  mort  sur  ses  sujets  révoltés  et  expliquent 
ainsi  la  Saint-Barthélémy  et  l'assassinat  du  duc  de  Guise. 

L'absolutisme  est  soutenu  par  Jean  Bumdan,  de  Grassaille, 
Claude  Seyssel  (qui  fait  cependant  une  petite  part  aux  Etats- 
Généraux),  Michel  de  l'Hospital,  Calvin,  Bodin. 

Il  y  a  lieu  de  signaler,  toutefois,  que  Bodin  admet  l'interven- 
tion des  Etats -Généraux  en  matière  financière  ainsi  que  la  résis- 
tance par  la  violence  contre  le  tyran  usurpateur. 

Le  philosophe  anglais  Hobbes  se  fait  aussi,  à  la  première 
moitié  du  xvii*  siècle,  le  champion  de  la  doctrine  absolutiste. 

La  scolastique  subit  un  grand  déclin  au  xvii®  siècle. 
On  la  retrouve  en  France  à  l'époque  de  la  Fronde,  après  la  révo- 
cation de  l'édit  de  Nantes,  mais  dans  l'ensemble  de  la  littérature 
philosophique  et  politique  du  xvii®  siècle  elle  est  sans  portée. 
C'est  le  droit  divin  qui  prédomine  alors  en  France,  d'après  lequel 
le  souverain  investi  directement  par  Dieu  est  responsable  devant 
lui.  Ses  protagonistes  sont  Barclay,  Loyseau,  Le  Bret,  Domat 
et  la  plupart  des  écrivains  protestants.  Jurieu  est  parmi  ces  der- 
niers un  de  ceux  qui  en  font  exception. 

D'autre  part,  les  jansénistes  Arnaud,  Duguet,  Nicole  nient  la 
participation  du  peuple  au  pouvoir. 


INTRODUCTION  XXV 

BossuET,  dans  sa  «  Politique  tirée  de  l'Ecriture  Sainte  », 
affirme  que  le  peuple  n'a  jamais  possédé  la  souveraineté  et  que 
par  suite  il  ne  l'a  jamais  déléguée. 

Il  se  prononce  contre  la  résistance  à  l'égard  du  souverain, 
même  lorsque  celui-ci  manque  à  ses  devoirs  ;  les  sujets  ne 
peuvent  lui  opposer  que  des  remontrances  respectueuses,  sans 
mutinerie  et  sans  murmure. (*) 

On  trouve  également  ces  idées  dans  son  «  5«  avertissement  aux 
protestants  sur  les  lettres  de  Jurieu  w.^^) 

Même  si  on  admettait,  dit-il,  que  le  peuple  a  conféré  la  souve- 
raineté au  monarque,  il  ne  l'a  plus  et  ne  peut  la  réclamer. 

Le  protestant  Jurieu  est  partisan  de  la  résistance  contre  le 
Prince,  dans  le  cas  où  celui-ci  cherche  à  détruire  la  société. '3) 

Fénelon,  dont  les  opinions  sont  plus  modérées  que  celles  de 
BossuET,  n'admet  pas  cependant,  dans  son  «  Essai  philosophique 
sur  le  gouvernement  civil  »,  que  le  peuple  résiste  au  souverain. 

A  la  deuxième  moitié  du  xvii^  siècle,  le  philosophe  anglais 
Locke  proclame  avec  enthousiasme  le  droit  de  résistance  du 
peuple  et  enfin,  un  siècle  plus  tard,  ce  (iroit  est  combattu  vigou- 
reusement par  le  philosophe  allemand  Kant,  professeur  de 
logique  et  de  métaphysique  à  l'Université  de  Kœnigsberg. 


(1)  BossuET,  «  Politique  tirée  de  l'Ecriture  Sainte  »,   l   vu,   V.  Œuvres 
choisies  de  Bossuet,  Paris  18^1-1823,  éd    Délestre-Bou- 
lage.  T.  V. 
^2)  V.  Œuvres  choisies,  même  éd.,  t.  xx. 

(3)  Jurieu,    «  Lettres  pastorales  »,    Rotterdam     (3«  année),    1688-1689, 
xviie  lettre,  p.  398. 
Consulter  sur  Jurieu  :  R.  Lureau,   «  Les  doctrines    politiques  de  Ju- 
rieu »,  thèse  Bordeaux  1904. 


XXVI  INTRODUCTION 

3.  —  Le  droit  d'insurrection  et  le  droit  public 

Le  droit  public  examine  la  résistance  individuelle  aux  actes  de 
l'autorité  (légaux  ou  illégaux)  et  la  résistance  collective. 

Nous  n'avons  pas  à  parler  ici  de  la  résistance  individuelle. **) 

L'insurrection  est  une  résistance  collective  ;  elle  supposse  une 
masse.  Elle  ne  vise,  d'ailleurs,  pas  seulement  les  actes  de 
l'autorité  mais  le  gouvernement  lui-même  et  tend  à  le  renverser. 
Elle  revêt  une  forme  agressive  ;  elle  consiste  en  un  recours  à  la 
violence.  Nous  pouvonsainsidonner  de  l'insurrection  la  définition 
suivante  :  une  résistance  agressive  collective  contre  le  gouver- 
nement établi. 

Nous  montrerons  ci-dessous  (v.  conclusion  n"  84)  qu'elle  est 
légitime  lorsqu'elle  est  l'œuvre  de  la  majorité  de  la  nation  contre 
l'atteinte  portée  par  ses  gouvernants  à  son  droit  de  conservation 
et  à  la  libre  disposition  de  son  sort. 

Le  droit  à  l'insurrection  n'est,  cependant,  pas  admis  dans  le 
droit  positif  moderne  ;  on  le  considère  comme  destructif  de 
l'ordre  social.  Toutes  les  législations  punissent  Yattentat  et  le 
complot,  crime  contre  la  sûreté  intérieure  de  l'Etat. 

Ces  crimes  sont  réprimés,  dans  le  code  pénal  français,  par  les 
art.  87  à  91  (ce  dernier  vise  la  guerre  civile)  et  par  la  loi  du 
24  mai  1834.(2) 


(1)  Voir  à  ce  sujet  : 

Larnaude,  «  Les  garanties  des  libertés  individuelles  »,  cours  professé 

à  la  Faculté  de  droit  de  Paris  (doctorat)  en  1917-1918. 
Lacour,   «  La  résistance  aux    actei   de   l'autorité  publique  »,   thèse 

Paris,  1905,  p   132  à  292. 
De  Porquier-Lagarrigue,   «  La  sûreté  et    la  résistance  à  l'oppres- 
sion »,  thèse  Bordeaux,  1906.  p.  157  àl76. 

(2)  V.  Garçon,  Code  pénal  annoté,  t.  i,  p  214  à  225. 


INTRODUCTION  XXVII 

Il  va  sans  dire  qu'ils  échappent  à  la  répression  en  cas  de  succès 
et,  comme  le  dit  très  bien  M.  Garçon,  «  l'histoire  enseigne  que 
ha  défaite  seule  désigne  les  coupables  ».'*' 

Le  droit  d'insurrection  est  donc  repoussé  par  le  législateur 
moderne,  puisque  ceux  qui  y  recourent  sont  exposés  à  des 
sanctions  pénales.  L'insurrection  est  un  acte  illégal. 

Toutefois,  abstraction  faite  de  la  prohibition  tacite  dont  il  est 
l'objet,  il  peut  très  bien  se  justifier  dans  un  pays  démocratique 
d'après  les  principes  mêmes  de  droit  public  expressément  ou 
tacitement  reconnus  par  la  Constitution,  tels  que  :  souveraineté 
nationale,  délégation  du  pouvoir,  principe  que  les  gouvernants 
exercent  une  fonction,  etc. 

La  Constitution  organise  des  pouvoirs,  mais  de  cette  régle- 
mentation découlent  des  principes  qui  permettent  de  construire 
une  théorie  sur  l'Etat  et  de  déterminer  le  fondement  de  l'autorité 
politique. 

Suivant  telle  ou  telle  conception  philosophique  qui  aura  prévalu 

dans  la  reconnaissance  des  droits  individuels,  des  droits  de  la 

société   et   dans    l'organisation    des    pouvoirs    publics,    le   droit 

d'insurrection  pourra  être  admis  ou  rejeté.  Il  est  certain  qu'il  se 

.justifie  d'après  les  principes  démocratiques. 

4.  —  Aperçu  des  textes  ayant  proclamé  ce  droît-<^) 

Le  droit  d'insurrection  a  été  proclamé  par  des  textes  constitu- 
tionnels, dont  certains  remontent  très  haut. 


(1)  V.  Garçon,  Code  pénal  annoté t  i.  p.  218  n°  21. 

(2)  Aristote  rapporte  que  la  coutume  constitutionnelle  de  Crète  (remon- 

tant à  Minos;  avait  consacré  l'insurrection 
Les  Cosmes  (magistrats   suprêmest  étaient  souvent  dé- 


XXVIII  INTRODUCTION 

Signalons  en  passant  un  décret  du  Sénat  d'Athènes  (Prytanée 
de  la  tribu  ^antide),  proclamant  le  droit  de  tuer  quiconque 
renverserait  la  démocratie  établie  à  Athènes  Ce  texte  ordonne  à 
tous  les  Athéniens  de  jurer  a  par  tribus  et  par  dêmes,  de  tuer 
celui  qui  aura  fait  cette  action  y>M^ 

La  résistance  contre  le  tyran  usurpateur  est  prêchée,  dans 
l'espèce,  sous  la  forme  du  tyrannicide,  qui  est  un  acte  individuel. 

Le  décret  en  question  reconnaît  ainsi  compétence  atout  citoyen 
de  se  faire  le  justicier  du  corps  social,  ce  qui  est  à  coup  sûr  une 
solution  critiquable. 

Le  droit  d'insurrection  existant  au  profit  de  la  nation  ne  doit 
être  exercé  que  par  une  action  collective,  celle  de  la  majorité  tout 
au  moins. 

M.  ViOLLET  fait  remarquer  que  le  droit  d'insurrection  a  été 
inscrit  dans  la  loi  constitutionnelle,  en  plein  xiii«  siècle,  par  les 
Hongrois,  les  Anglais  et  les  Aragonais  '^~K 

Il  a  été  reconnu  en  Hongrie  au  profit  de  la  noblesse  hongroise. 

La  «  Bulle  d'Or  »,  la  grande  charte  de  la  Hongrie  promulguée 
sous  le  règne  d'André  H,  en  1222  et  1235,  avait  proclamé  pour  la 
noblesse. hongroise,   comme  suprême  garantie  constitutionnelle, 


posés   par  leurs  collègues  ou  par  les  particuliers  insurgés 
contre  eux. 

Vojr   «  Politique  »,  trad   Barthélémy   Saint-Hilaire,  3« 
éd  .  L.  II    ch    VII   p.  108  et  109 
Voir  aussi  Alfred  Suure   «  Histoire  du  communisme  ou  réfutation  his- 
torique   des  utopits    socialistes   »,    4^   éd  , 
Pans,  1850,  p.  23  et  24. 

(1)  V.  Egger.  op.  cit  ,  p   6  et  7. 

Le  savant  helléniste  indique  que  le  décret  en  question  nous  est  transmis 
par  l'orateur  Andocide  et  qu'il  a  été  attribué  à  tort  à  Solon. 

•2)  Paul  VioLLET,  «  Histoire  des  Institutions  politiques  et  administra- 
tives de  la  France  »,  t.  ii  (1898'  p.  4,  note  3. 


INTRODUCTION  XXIX 

le  droit  de  résistance  <i>.  Et  dans  la  !'«  partie  de  1'  «  opus  tripar- 
titum  ^  rédigé  par  le  jurisconsulte  de  Warboczi,  qui  formait  à 
l'époque  la  base  du  droit  civil  hongrois,  il  est  reconnu  que  les 
nobles  ont  le  droit  de  résistance  contre  toute  atteinte  aux  droits 
accordés  par  la  «  Bulle  d'Or  »  <^>. 

Le  droit  de  résistance  des  sujets  contre  l'arbitraire  du  pouvoir 
royal  a  été  inscrit  dans  la  loi  aragonaise  de  1288  à  1348  (^'. 

D'autre  part,  lorsque  le  roi  était  couronné,  le  «  justitia  d'Ara- 
gon »,  (juge  suprême  qui  contrôlait  les  actes  du  souverain),  le 
saluait  en  ces  termes,  au  nom  de  la  noblesse  d'Aragon  : 

«  Nous  qui  valons  autant  que  toi,  et  qui,  réunis,  sommes  plus 
«  puissants  que  toi,  nous  promettons  obéissance  à  ton  gouver- 
«  nement  si  tu  respectes  nos  droits  et  nos  libertés,  sinon  non  »  (^). 

En  Angleterre,  l'art.  61  de  la  grande  Charte  de  Jean  sans  Terre 
(1215)  institua  un  comité  de  surveillance  de  25  barons  élus  par  le 
«  commun  conseil  t  (Parlement),  dont  quatre  étaient  chargés  de 
surveiller  les  actes  du  roi  et  de  lui  présenter  des  plaintes  à  l'oc- 
casion de  la  violation  des  droits  des  citoyens  reconnus  par  la 
Charte. 

Si  le  roi  refusait  de  rendre  justice  aux  citoyens,  les  barons 
pouvaient  l'y  contraindre  par  la  force  ^-^l 


(1)  V.  R.  Dareste,   «  Mémoire  sur  les  anciens  monuments  du  droit  de  la 

Hongrie  -,  Orléans,  1885,  p.  13. 

(2)  -  ,  ib.,  p.  27. 

(3)  V.  Ch.  de  Tourtoulon,  «  Jacme  I",  roi  d'Aragon  »,  t   ii,  p.  188,  189. 
(4;  V.  Ed.  Secrétan,  «  De  la   féodalité  en   Espagne  ».    Dans   la  Revue 

historique  du  droit  français  et  étranger,  t    ix, 
1863,  p.  296. 
(5)  V.  Ch.  BÉMONT,  «  Chartes  des  libertés  anglaises  »,  Paris  1892,  introd. 

XXIII,  XXIV  et  le  texte  de  l'art.  61,  p.  37  et  38. 
Nous  avons  puisé  les  sources  qui  précèdent  d'après  la  bibliographie  indi- 
quée par  M.  VioLLET    op.  cit.  t.  ii,  p.  4,  note  3. 


XXX  INTRODUCTION 

Le  droit  de  résistance  contre  le  roi  est  reconnu  aux  barons. 

Il  est  vraisemblable  que  dans  l'esprit  des  auteurs  de  l'article  61, 
les  barons  devaient  en  pareil  cas  (celui  de  la  violation  de  la 
Charte)  faire  appel  au  peuple  pour  opposer  la  force  au  monarque. 

Dans  l'espèce,  l'insurrection  est  dans  l'ordre  logique  des  choses. 

L'art.  3  de  la  Déclaration  du  le""  juin  1776  de  l'Etat  de  Virginie 
a  proclamé  pour  le  peuple  le  droit  d'abolir  le  gouvernement  toutes 
les  fois  que  celui-ci  sera  contraire  à  la  protection  et  à  la  sûreté  de 
la  nation. 

En  voici  la  teneur  '*)  : 

«  Les  gouvernements  sont  institués  pour  le  bien  commun,  pour 
«  la  protection  et  la  sûreté  du  peuple,  de  la  nation  ou  de  la  com- 
«  munauté.  De  tous  les  systèmes  de  gouvernement  le  meilleur 
a  est  celui  qui  est  le  plus  propre  à  produire  la  plus  grande  somme 
«  de  bonheur  et  de  sûreté,  etc. 

«  Toutes  les  fois  qu'un  gouvernement  sera  reconnu  incapable 
«  de  ce  but  ou  qu'il  y  sera  contraire,  la  pluralité  de  la  nation  a  le 
«  droit  indubitable,  inaliénable,  inaltérable  de  l'abolir,  de  le  changer 
«  ou  de  le  réformer  de  la  manière  quelle  jugera  la  plus  propre  à 
((  procurer  le  bien  public.  » 

C'est  bien  du  droit  d'insurrection  qu'il  s'agit  ici  car  il  est  ques- 
tion d'une  acticn  directe  de  la  nation  (d'un  recours  à  la  violence 
par  conséquent,  v.  supra  n"  3)  et  non  de  ses  représentants. 

Le  même  droit  (de  l'abolition  du  gouvernement  par  le  peuple) 


(1  Voir  le  texte  de  la  déclaration  de  l'Etat  de  Virginie  dans  : 

Marcaggi  :  «  Les  origines  de  la  déclaration  des  Droits  de 
l'Homme  de  1789  «,  Paris,  2«  éd  1912,  p.  232 
et  suivantes. 


INTRODUCTION  XXXI 

est  proclamé  par  la  Déclaration  de  l'indépendance  des  Etats-Unis, 
au  congrès  de  Philadelphie  le  4  juillet  1776. 

On  lit  dans  cette  déclaration  que  les  gouvernements  sont  insti- 
tués pour  assurer  «  les  droits  à  la  vie,  à  la  liberté  et  à  la  poursuite 
du  bonheur  »  et  qu'ils  tiennent  leurs  pouvoirs  du  consentement 
des  gouvernés  ;  que  «  quand  une  forme  de  gouvernement  devient 
€  destructive  de  ces  fins,  cest  le  droit  du  peuple  de  la  modifier  ou 
«  de  l'abolir  et  d'instituer  un  nouveau  gouvernement  ». 

Suivent  quelques  réserves,  concernant  les  cas  où  cette  nécessité 
(de  l'abolition  du  gouvernement)  ne  se  fait  pas  sentir,  puis  le 
passage  suivant  : 

«  Toutefois,  s'il  résulte  des  abus  commis  que  le  propos  délibéré 
«  de  réduire  le  peuple  à  une  servitude  absolue  soit  manifeste, 
«  c'est  son  devoir,  c'est  son  droit  de  rejeter  un  semblable  gouverne- 
«i  ment  et  d'établir  de  nouvelles  protections,  eic.  )).  ^^^ 

Il  y  a  lieu  de  remarquer  que  ce  texte,  comme  celui  de  l'art.  3 
de  la  déclaration  de  Virginie,  vise  l'action  directe  du  peuple 
contre  le  gouvernement  qui  aurait  violé  ses  droits. 

On  ne  peut  donc  dire  qu'il  s'agit  dans  l'espèce  du  renversement 
du  gouvernement  par  les  représentants  de  la  nation  recourant 
à  un  moyen  légal  quelconque,  tel  celui  d'un  vote  de  défiance  du 
Parlement.  Le  gouvernement  parlementaire  n'existe  d'ailleurs  pas 
aux  Etats-Unis. 

C'est,  par  conséquent,  le  droit  d'insurrection  qui  est  ainsi 
reconnu  par  la  déclaration  de  l'indépendance. 


(1)  Voir  ces  textes  dans  : 
De   Ghambrun,    «  Droits  et    libertés  aux   Etats-Unis  »,   Paris,  1891, 

p.  55,  56,  57. 
et  Marcaggi,  op.  cit.  p.  238. 


XXXII  INTRODUCTION 

Les  hommes  de  la  Révolution  française  ont,  enfin,  proclamé 
hautement  le  droit  d  insurrection. 

L'art.  2  de  la  Déclaration  des  droits  de  l'homme  et  du  citoyen 
de  1789  pose  d'abord  que  «  le  but  de  toute  association  politique 
est  la  conservation  des  droits  naturels  et  imprescriptibles  de 
l'homme  «  et  il  ajoute  que  a  ces  droits  sont  la  liberté,  la  propriété, 
«  la  sûreté  et  la  résistance  à  l'oppression  ». 

La  résistance  à  l'oppression  est  aussi  proclamée  par  l'art.  1^' 
de  la  déclaration  des  droits  qui  précédait  le  projet  de  la  constitu- 
tion girondine,  présenté  à  la  Convention  Nationale  les  15  et  16 
février  1793,  par  Condorcet,  rapporteur.  [La  même  déclaration 
consacrait  la  résistance  individuelle  (art.  13),  définissait  l'oppres- 
sion et  préconisait  aussi  une  forme  légale  de  la  résistance  (art. 
32).  Elle  ne  fut  pas  votée  à  cause  de  la  défaite  des  Girondins]. 

Mais  la  forme  la  plus  saisissante  de  la  proclamation  du  droit 
d'insurrection  se  trouve  dans  le  fameux  art.  35  de  la  déclaration 
précédant  la  constitution  jacobine  du  24  juin  1793. 

Cet  article  est  ainsi  conçu  : 

«  Quand  le  gouvernement  viole  les  droits  du  peuple,  Vinsurrec- 
«  tion  est  pour  le  peuple  et  pour  chaque  portion  du  peuple,  le 
«  plus  sacré  des  droits  et  le  plus  indispensable  des  devoirs  ».  ^'^ 

Dans  cet  article  l'insurrection  est  reconnue  non  seulement  pour 
le  peuple  mais  «  pour  chaque  portion  du  peuple  ».  [La  même 
déclaration  proclîTme  d'ailleurs  la  résistance  individuelle  (art.  11) 
et  même  le  tyrannicide  '2>  (art.  27)]. 


(1)  Voir  sur  l'authenticité  de  ce  texte  : 

DuGuiT  et  MoNNiER.  «  Lcs  Constitutions  et  les  principales  lois  poli- 
tiques de  la   France  depuis  1789   ».   Paris, 
3«  éd.  1915,  p.  69,  note  1. 
(2^  Mais  dans  l'espèce  il  ne  revêt  pas  la  forme  d'un  aclc  individuel. 


INTRODUCTION  XXXIII 

L'art.  33  de  ladite  déclaration  considère  la  résistance  à  l'op- 
pression comme  «  la  conséquence  des  autres  droits  de  l'homme.» 

On  sait  que  la  constitution  jacobine  de  1793  ne  fut  pas  appli- 
quée. Le  9  thermidor  avait  porté  un  coup  mortel  à  la  Terreur  et 
le  mouvement  hostile  aux  terroristes  s'accentuait  dans  toute  la 

France. 

Le  Président  de  la  Convention  Thibaudeau  craignait  que 
l'application  de  la  constitution  n'entraînât  le  rétablissement  des 
jacobins  et  la  dissolution  de  la  représentation  nationale.  Ce 
point  de  vue  triompha  et  la  constitution  jacobine  fut  à  jamais 

enterrée. 

Nous  en  avons    fini  avec   les  textes  ayant  proclamé  le   droit 

d'insurrection. (*^ 

5.  —  Plan  d'étude 

Nous  nous  proposons  d'étudier  ici  les  doctrines  de  Hobbes, 
Locke  et  Kant  sur  le  droit  d'insurrection.  Le  choix  de  ces  trois 


(1)  En  Belgique,  lors  de  l'élaboration  de  la  Constitution  de  1S31,  deux 
motions  ont  été  présentées  au  Congrès  en  faveur  de  la  proclamation 
de  la  résistance  aux  actes  illégaux  de  l'autorité  et  furent  repoussées. 

A  notre  avis,  elles  concernaient  surtout  la  résistance  individuelle 
plutôt  que  le  droit  d'insurrection  proprement  dit.  Les  discussions 
dans  les  sections  où  les  motions  furent  renvoyées  en  font  foi. 

Voirie  rapport  fait  par  Fleussu,  à  la  séance  du  12  janvier  1831, 
dans  HuYTTENS,  «  Discussions  du  Congrès  national  de  Belgique  », 
Bruxelles,  1844,  t.  iv  pièce  justilicative  no  52, 
p.  65  et  suiv. 

En  1710,  en  Angleterre,  le  droit  de  résistance  de  la  nation  a  été 
proclamé  par  la  Chambre  des  Communes,  qui  soutenait  l'accusation 
dans  le  curieux  procès  Sacheverell. 

Voir  Paul  Errera,  «  Le  procès  Sacheverell  et  le  droit  à  la  résis- 
tance »,  Revue  du  droit  public,  etc  ,  t  x,  1898,  p   433  et  suiv. 


XXXIV  INTRODUCTION 

auteurs  nous  a  été  inspiré  par  l'idée  qu'il  serait  intéressant  d'ex- 
poser côte  à  côte  le  système  politique  d'un  des  chefs  de  l'absolu- 
tisme, HoBBES,  sa  contre-partie,  savoir  celui  de  Locke  dont  l'in- 
fluence a  été  considérable  dans  les  doctrines  démocratiques  mo- 
dernes, et  enfin  un  système  mixte,  celui  de  Kant,  qui  quoique 
libéral  à  sa  base  aboutit  à  l'absolutisme  par  la  divinisation  de  la 
puissance  étatique. 

Notre  travail  sera  surtout  une  étude  historique,  mais  la  compa- 
raison de  ces  trois  doctrines  nous  permettra,  croyons-nous,  de 
connaître  le  pour  et  le  contre  sur  la  légitimité  de  la  résistance  du 
peuple  contre  l'arbitraire  de  l'autorité,  d'en  peser  la  force  respec- 
tive et  de  trouver  la  solution  qui  paraît  se  rapprocher  le  plus  de 
la  vérité. 

Nous  avons  pensé  qu'il  était  utile,  avant  d'aborder  le  fond  de 
notre  sujet,  de  donner  une  idée  du  droit  d'insurrection  dans  les 
domaines  respectifs  de  la  philosophie  juridique  et  du  droit  public 
et  d'exposer,  dans  un  aperçu  très  rapide,  les  principales  doctrines 
en  la  matière  et  les  textes  ayant  proclamé  ce  droit. 

Cela  nous  a  peut-être  amené  à  des  développements  un  peu  longs, 
quoique  très  sommaires,  mais  nous  avons  l'espoir  qu'ils  ne  seront 
pas  sans  quelque  intérêt  pour  notre  étude. 

Celle-ci  sera  divisée  en  trois  parties.  La  première,  consacrée 
à  Hobbes,  comprendra  trois  chapitres. 

Dans  le  chapitre  premier,  nous  donnerons  un  aperçu  général 
de  la  doctrine  politique  de  Hobbes  et  dans  les  deux  suivants  nous 
traiterons  respectivement  de  l'insurrection  et  du  tyrannicide. 

La  deuxième  partie  de  notre  étude,  consacrée  à  Locke,  sera 
subdivisée  en  deux  chapitres  dont  le  premier  aura  pour  objet  un 
aperçu  général  de  la  doctrine  politique  de  Locke  et  le  deuxième 
le  droit  d'insurrection 


INTRODUCTION  XXXV 

La  troisième  et  dernière  partie  portera  sur  Kant  et  comprendra 
quatre  chapitres. 

Dans  le  premier  nous  donnerons  un  aperçu  général  de  la  doc- 
trine politique  de  Kant;  dans  le  second  nous  nous  occuperons 
de  la  résistance  agressive  et  «  négative  »,  dans  le  troisième  de  la 
liberté  d  écrire  et  de  penser. 

Le  chapitre  quatrième,  enfin,  aura  pour  objet  Kant  et  la  Révo- 
lution française. 

Nous  exposerons  successivement  les  doctrines  de  nos  trois  au- 
teurs en  les  accompagnant  d'une  étude  critique  et  dans  la  conclu- 
sion nous  tracerons  une  esquisse  d'une  théorie  du  droit  d'insur- 
rection. 


i 


PREMIÈRE     PARTI  E 


HOBBES  '^ 

y\perçu  Général  de  la  Doctrine  politique  de  Hobbes 

SECTION  PREMIÈRE 
Distinction  entre  l'état  de  nature  ei  la  société  civile 

a)  Etat  de  nature 

6.  —  L'état  de  nature  c'est  la  guerre  perpétuelle 

Hobbes  reproche  aux  philosophes  grecs  de  l'antiquité  d'avoir 
enseigné  que  l'homme  est  un  animal  sociable,  «  Zw:v  -AiTr/.iv  ». 
né  avec  une  disposition  naturelle  à  la  société. 


(Il  Hobbes,  philosophe  anglais  né  à  Malmesburj'  en  1588,  mort  en  1679, 
est  un  des  grands  chefs  de  l'absolutisme. 

Il  vint  se  réfugier  en  France  en  1642  pour  échapper  aux  révolu- 
tionnaires, dont  l'action  de  plus  en  plus  menaçante  triompha  en 
1648  du  despotisme  de  Charles  7"^''. 

La  doctrine  politique  du  philosophe  se  trouve  dans  les  ouvrages  : 
«  De  Cive  »,  «  de  corpore  politico  »  et  «  Leviathan  ». 
Le  premier  parut  d'abord  en  1642  en  un  petit  nombre  d'exemplaires 


2  PREMIERE    PARTIE 

Il  soutient  que  c'est  une  erreur,  provenant  de  la  trop  légère 
contemplation  de  la  nature  humaine. 

«  Si  l'on  considère,  écrit-il,  de  plus  près  les  causes  pour  les- 
«  quelles  les  hommes  s'assemblent  et  se  plaisent  à  une  mutuelle 
«  société,  il  apparaîtra  bientôt  que  cela  n'arrive  que  par  accident, 
('  et  non  par  une  disposition  nécessaire  de  la  Nature...  nous  ne 
ff  cherchons  pas  des  compagnons  par  quelque  instinct  de  la 
«  nature,  mais  bien  l'honneur  et  l'utilité  qu'ils  nous  apportent  ; 
«  nous  ne  désirons  des  personnes  avec  qui  nous  conversions  qu'à 
«  cause  de  ces  deux  avantages  qui  nous  eu  reviennent  »  (^^ 

Si  nous  ne  nous  proposions,  ajoute-t-il,  de  retirer  quelque 
utilité,  quelque  estime  ou  quelque  honneur  de  nos  semblables 
en  leur  société,  nous  vivrions  peut-être  aussi  sauvages  que  les 
autres  animaux  les  plus  farouches  (2). 

Il  y  aurait  certes  beaucoup  à  dire  sur  cette  idée,  qui  ne  nous 


et  fut  ensuite  publié  à  Amsterdam  en  1647,  puis  en  1649  traduit  en 
français  par  Sorbière  sous  le  titre  :  «  Eléments  philosophiques  du 
citoyen  ». 

Le  «  de  corpore  politico  »,  qui  date  de  1650,  fut  traduit  en  français 
en  1652  également  par  Sorbière  («  Le  corps  politique  ou  les  élé- 
ments de  la  loi  morale  et  civile,  etc.  »)  et  enfin  le  «  Leviathan  » 
fut  publié  pour  la  l'^^  fois  à  Londres  (en  anglais)  en  1651 

Le  «  De  corpore  politico  »  renfermant  sensiblement  les  mêmes 
idées  que  celles  exposées  dans  le  «  De  Cive  »  et  le  «  Leviathan  »  nous 
nous  en  tiendrons  ici  exclusivement  à  ces  deux  derniers  ouvrages. 

Nos  citations  seront  empruntées,  en  ce  qui  concerne  le  premier, 
à  la  traduction  française  de  Sorbière  (1649)  et  pour  le  «  Leviathan  » 
au  texte  anglais  de  1651,  auquel  nous  conserverons  l'orthographe 
de  l'époque. 

(Il  HoBBEs,  «  Eléments  philosophiques  du  citoyen  »  (traduits  en  fran- 
çais par  un  de  ses  amis  :  Sorbière)  Amsterdam,  Jean  Blaeu, 
1649.  De  la  liberté,  ch.  i,  §  n. 

(2)       —      ,  op   citato,  eh.  i,  §  ii. 


HOBBES  3 

paraît  pas  fondée,  car  l'homme  est  un  animal  doué  de  raison  et 
de  sensibilité  et,  indépendamment  du  profit  qu'il  recherche  dans 
la  société  de  ses  semblables,  profit  qui  constitue  d'ailleurs  un 
facteur  important  dans  les  rapports  sociaux,  il  éprouve  le  besoin 
de  communiquer  sa  pensée,  de  s'épancher,  de  dissiper  ses 
ennuis,  autant  de  choses  qu'il  ne  pourrait  faire  dans  un  isole- 
ment odieux  1 

Mais  nous  n'insisterons  pas  là-dessus  car  cela  nous  écarterait 
de  notre  sujet  : 

Poursuivons  donc  les  développements  de  Hobbes. 
«  L'origine  des  plus  grandes  et  des  plus   durables    sociétés,   ne 
«  vient  point  d'une  réciproque  bienveillance  que  lés  hommes  se 
«  portent,  mais  d'une  crainte  mutuelle    qu'ils   ont   les   uns    des 
«  autres  »  (i). 

A  quoi  cette  crainte  est-elle  due? 

«  La  cause  de  la  crainte  mutuelle  dépend  en  partie  de  l'égalité 
«  naturelle  de  tous  les  hommes,  en  partie  de  la  réciproque 
<  volonté  qu'ils  ont  de  nuire,  ce  qui  fait,  que  ni  nous  ne  pouvons 
«  attendre  des  autres,  ni  nous  procurer  à  nous-mème  quelque 
«  sûreté...  »  ^-'. 

La  volonté  de  nuire,  en  l'état  de  nature,  provient  surtout  de  ce 
que  plusieurs  recherchent  souvent  une  même  chose  qui  ne  peut 
être  divisée  ou  leur  appartenir  en  commun,  et  c'est  le  plus  fort 
qui  l'emporte  dans  la  lutte  '  •*. 

Et  HoBBES  de  conclure  :  «  Donc,   parmi  tant  de  dangers  aux- 


(1)  Hobbes,  op.  cit.  de  la  liberté,  ch-  i,  §  ii  in  fine. 
(2       —       ,  ibidem  ib.  ib.    §  m. 

(3)      —       ,      ib.  ib.  ib,     §  vi. 


4  PREMIERE    PARTIE 

«  quels  les  désirs  naturels  des  hommes  nous  exposent  tous  les 
«^  jours,  il  ne  faut  pas  trouver  étrange  que  nous  nous  tenions  sur 
«  nos  gardes,  et  nous  avons  malgré  nous  à  en  user  de  la  sorte  »'*). 

Mais  on  quoi  consiste  le  droit,  dans  l'état  de  nature  ?  Les  mots 
«  juste  »  et  «  droit  »  ne  signifient  autre  chose,  d'après  Hobbes, 
que  la  liberté  que  chacun  a  d'user  de  ses  facultés  naturelles, 
conformément  à  la  droite  raison. 

Il  en  tiie  la  conséquence  «  que  le  premier  fondement  du  droit 
«  de  natui-e  est,  que  chacun  conserve  autant  qu'il  peut  ses  mera- 
«  bres  et  sa  vie  »  '-'. 

En  d'autres  termes,  le  droit  naturel  c'est  le  droit  de  conserva- 
tion de  l'homme. 

Or,  comme  ce  serait  vain  de  reconnaître  un  droit,  en  vue  de 
tendre  à  une  fin,  si  on  lui  refusait  les  moyens  pour  y  parvenir,  il 
s'ensuit,  dit  le  philosophe,  que  le  droit  de  conservation  entraîne 
tous  les  moyens  possibles  en  vue  de  cette  fin  <3), 

HoBBES  dit  en  effet  que  «  la  loi  naturelle  est  ce  que  «  nous 
«  dicte  la  droite  raison  touchant  les  choses  que  nous  avons  à 
faire,  ou  à  omettre  pour  la  conservation  de  notre  vie  et  des  par- 
ties de  notre  corps  »  (^). 

Il  écrit  en  outre  dans  «  Leviathan  »  : 

«  A  law  of  nature  (lex  naturalis)  is  a  precept,  or  genérall  rule, 
«  found  out  by  reason,  by  which  a  man  is  forbidden  to  do,  that 


(1)  Hobbes,  op.  cit.  de  la  liberté,  ch    i,  §  vu  in  fine. 

(2)  —       ,      ib.  ib,  ib.    §  vu. 
)3)      —       ,     ib.                  ib     .       ib.    §  viii. 
(4>      —       ,      ib.                  ib.      ,  ch.  ii  §  i. 


HOBBES  !r> 

«  whiclî  is  destructive  of  his  life  or  taketh  away  the  means  of 
«   preserving  the  sanie  »  i*^. 

Enfin  voici  encore  une  définition  du  droit  naturel  : 

«  The  right  of  nature,  which  writers  commonly  call  jus  natu- 
M  raie,  is  the  liberty  each  nian  hath,  to  use  his  own  power,  as  he 
«  will  himselfe,  for  the  préservation  of  his  own  nature  ;  that  is  to 
«  say,  of  his  own  life  and  consequently  of  doing  any  thing, 
«  which  in  his  own  judgement,  and  reason,  hee  shall  conceive 
«  to  be  the  aptes*^^  means  thereunto  »  '->  . 

Il  en  résulte  que  la  «  liberté  naturelle  »  c'est  l'absence  de  toute 
contrainte  et  le  pouvoir  de  recourir  à  tous  les  moyens  suscepti- 
bles d'assurer  sa  conservation  t-^». 

HoBBES  ajoute  que  dans  l'état  de  nature  il  y  avait  égalité  entre 
les  hommes. 

«  D'ailleurs  la  nature  a  donné  à  chacun  de  nous  égal  droit 
«  sur  toutes  choses.  Je  veux  dire  que  dans  un  état  purement  na- 
«  turel  et  avant  que  les  hommes  se  fussent  mutuellement  atta- 
«  chés  les  uns  aux  autres  par  certaines  conventions,  il  était  per- 
«  mis  à  chacun  de  faire  tout  ce  que  bon  lui  semblait  contre  qui 
M  que  ce  fût,  et  chacun  pouvait  posséder,  se  servir,  et  jouir  de 
«  tout  ce  qui  lui  plaisait »  i^). 


(1)  HoBBES,  «  Leviathan  or  the  matter,  forme  &  power  of  commonwealth 

ecclesiasticall  and  civill  »,  London,  Andrew  Crooke,  1G51^ 
ch.  XIV,  p    64. 

(2)  —      ,  «  Leviathan  »,  ch.  xiv,  p.  64. 

(3)  —      ,  ib.  ib.  ib. 

(4)  —      ,  «  Eléments  philosophiques  du  citoyen  »,   de  la  liberté,  ch   i, 

§  X.  Voir  aussi  «  Leviathan  »   ch.  xiii,  p.  60. 


6  PREMIÈRE   PARTIE 

Et  il  conclut  «  qu'en  l'état  de  nature,  l'utilité  est  la  règle  du 
droit  »  (1). 

HoBBES  explique,  par  surcroît,  que  dans  l'état  purement  natu- 
rel il  est  impossible  de  commettre  quelque  injustice  envers  les 
hommes  (puisqu'il  n'y  a  pas  de  lois  humaines  établies),  mais 
qu'on  peut  «  pécher  contre  la  «  Majesté  divine  et  violer  les  lois 
naturelles  »  c^i. 

Il  résulte  du  droit  que  chacun  possède  sur  toutes  choses,  que 
les  hommes  sont  forcément  ennemis,  car  il  leur  arrive  de  sou- 
haiter la  même  chose  (à  laquelle  ils  ont  également  droit)  ;  dès  lors, 
conclut  HoBBEs,  «  l'état  naturel  des  hommes,  avant  qu'ils  eussent 
«  formé  des  sociétés,  était  une  guerre  perpétuelle,  et  non  seule- 
«  ment  cela,  mais  une  guerre  de  tous  contre  tous  «  (3), 

Il  écrit  aussi  dans  «  Leviathan  : 

«  Out  of  civill  States,  there  is  always  warre  of  every  one 
«  against  every  one  »  W.  Il  n'y  a  pas  là,  toutefois,  une  vérité 
historique,  mais  une  hypothèse  qui  permetti'a  au  philosophe  de 
faire  intervenir  le  contrat  social  comme  une  explication  logique 
de  l'origine  de  la  société  civile. 

Il  ajoute,  en  effet,  qu'il  n'est  pas  sûr  qu'il  y  ait  eu  un  temps  où 
il  y  avait  une  guerre  de  tous  contre  tous.  Il  croit  qu'il  n'en  fut 
jamais  ainsi  d'une  manière  générale  (s>. 

Quoiqu'il  en  soit,  c'est  cette  guerre  perpétua  lie,  dans  laquelle 
les  hommes  sont  des  ennemis  par  nature,  qui  lai  fait  écrire,  dans 


(l)HoBBES,  «  Elém.  philoff.  du  citoyen  »,  de  la  liberté,  ch.  i,  §  x  in  fine. 

(2)  —      ,  ib.  ch.  I  §  X. 

(3)  —      ,  «  Elém  phil  du  citoyen  »,  ch.  i,  §  xii, 

(4)  —       ,  «  Leviathan  »,  cli.  xin,  p.  62. 

(5)  —       ,  ib.  ib.     p.  63. 


HOBBES  / 

son  épître  dédicatoire  du  ■  de  cive  »  au  comte  de  Devonshire,  la 
fameuse  formule  :  «  homo  homini  lupus  »  '*),  empruntée  d'ailleurs 
au  poète  latin  Plaute  <~K  Or  cette  guerre,  qui  assure  le  règne  du 
plus  fort  et  dont  la  durée  est  éternelle,  à  cause  des  droits  égaux 
des  combattants  et  de  l'instabilité  de  la  force,  est  contraire  à  la 
conservation  des  hommes.  Hobbes  dit  que  la  loi  naturelle  ensei- 
gne, par  conséquent,  qu'il  faut  chercher  la  paix. 

«  C'est  pourquoi,  écrit-il.  je  mets  au  rang  des  lois  naturelles  ce 
«  que  je  m'en  vais  montrer  au  chapitre  suivant,  que  la  droite  rai- 
«  son  nous  enseigne  de  chercher  la  paix,  dès  qu'il  y  a  quelque 
«  espérance  de  la  rencontrer,  ou  de  nous  préparer  à  la  guerre, 
«  lorsqu'il  nous  est  impossible  de  l'obtenir  «  i3i. 

6)  Société  civile 

7.  —  Formation  de  la  société  civile 

«  A  l'état  de  nature,  l'espérance  que  quelqu'un  a  d'être  en 
a  sûreté  et  de  bien  établir  sa  conservation  propre  est  fondée  en 
«  la  force  et  en  l'adresse,  par  lesquelles  il  espère  d'éluder  ou  de 
«  prévenir  les  desseins  de  son  prochain  ''*> 

Pour  sortir  de  cet  état  de  guerre  il  faut  que  les  hommes  s'unis- 
sent en  vue  de  leur  défense  commune. 


(1)  V.  a  De  Cive  »,  dans  «  Opéra  philosophica  »,  éd.  Molesworth,  Londres, 

T.  II  (1889),  p.  135. 

(2)  «  Lupus  est  homo  homini,  non  homo,  quom,  qualis  sit,  non  novit  ». 

V.  Plaute,  «  Asinaria  »,  acte  ii,  icène  iv. 

(3)  Hobbes,  «  Elém.  phil.  du  citoyen  »,  ch.  i,  §  xv. 

(4)  —       ,  ib.  ch.  V,  §  I. 


8  PREMIÈRE  PARTIE 

Cette  union  ne  doit  pas  comporter  un  petit  nombre  d'adhé- 
rents, car  elle  risquerait  de  périr  par  un  groupement  plus  fort  ; 
il  faut  donc  une  association  comprenant  un  grand  nombre  d'hom- 
mes, pour  qu'elle  puisse  assurer  la  paix  **>, 

D'ailleurs,  les  membres  de  cette  association  doivent  être 
d'accord  sur  les  moyens  les  plus  propres  à  employer  et  Hobbes 
ajoute,  qu'il  ne  suffit  pas  d'un  simple  consentement  pour  entretenir 
la  paix  parmi  les  hommes  mais  qu'il  faut,  par  surcroît,  une 
soumission  de  la  volonté  de  chaque  particulier  à  celle  d'un  autre 
ou  d'une  assemblée,  qui  décide  pour  tous  sur  les  affaires  de  la 
société. 

Quelle  est  cette  soumission? 

«  Cette  soumission  de  la  volonté  de  tous  les  particuliers  à  celle 
«  d'un  homme  seul,  ou  d'une  assemblée,  arrive  lorsque  chacun 
«  témoigne,  qu'il  s'oblige  à  ne  pas  résister  à  la  volonté  de  cet 
«  homme  ou  de  cette  Cour  à  laquelle  il  s'est  soumis  )).<2) 

Il  faut  en  outre  lui  promettre  de  lui  accorder  son  secours  et 
tous  ses  moyens  d'action  contre  un  autre,  qui  que  ce  soit,  mais  le 
philosophe  fait  une  réserve  lorsqu'il  s'agit  d'accorder  son  concours 
à  une  action  contre  soi-même  ;  «  on  ne  peut  pas,  écrit-il,  se 
«  dessaisir  du  droit  naturel  de  se  défendre,  ni  prêter  la  main 
«  contre  soi-même  w'^'  C'est  une  loi  naturelle. 

Il  dit  aussi  dans  «  Leviathan  »  .•  «  whensoever  a  man  transferreth 
«  his    right,     or    renounceth  it  ;   it  is  either    in    considération 


(1)  Hobbes,  «  Eléments  philos,  rtu  citoyen  »,  ch.  v,  §  m. 

(2)  —      ,  ibidem  cH.  v,  §  vu. 

(3)  —       ,  ibidem  ib.        ib. 

V.  aussi  cil.  II,  §  xviii. 


HOBBES  9 

«  of  some  right  reciprocally  transferred  to  hiraself  ;  or  for  sonie 
«  other  good  he  hopeth  for  thereby.  ...And  therefore  there  be 
«  some  right,  which  no  man  can  be  understood  by  any  works, 
«  or  other  signes,  to  hâve  abandoned,  or  transferred.  As  first  a 
«  man  cannot  lay  down  the  right  of  resisting  them,  that  assault 
M  him  by  force,  to  take  away  his  life.  .  >  .**' 

HoBBES  insiste  sur  l'idée  que  l'aliénation  des  droits  naturels 
des  individus  est  réciproque  pour  eux  au  profit  de  l'autorité. ^-' 

L'union  qui  se  fait,  de  cette  sorte,  forme  la  société  civile,  l'Etat 

8.  —  L'Etat  c'est  un  Dieu  mortel  :  «  Leviathan  » 

Qu'est-ce  que  l'Etat  ? 

«  C'est  une  personne  dont  la  volonté  doit  être  tenue,  suivant 
«  l'accord  qui  en  a  été  fait,  pour  la  volonté  de  tous  les  particuliers 
«  et  qui  peut  se  servir  de  leurs  forces  et  de  leurs  moyens  pour  le 
«  bien  de  la  paix  et  pour  la  défense  commune  )).(3) 

Voici  en  quoi  se  résume  la  doctrine  de  Hobbes  sur  l'Etat  : 
/^Chaque  particulier  a  aliéné  tous  ses  droits  naturels  au  profit  de 
l'autorité,  qui  a  un  pouvoir  absolu  sur  les  sujets.,,.-^ 

A  l'égard  de  cette  puissance  suprême,  il  a  renoncé  au  droit  de 
résister  et  il  lui  doit  tout  son  concours,  sauf  dans  le  cas  où  sa  vie 
est  menacée. (^) 


(1)  HOBBES,  «  Leviathan  »,  ch.  xiv,  p.  65.  66. 

(2)  —,  ib. .  ib.      p.  65. 

(3)  _       ,  „  Elém.  philos,  du  citoyen  »,  ch.  v,  §  viii  in  fine. 

(4)  Nous  verrons  ci-dessous  {n°  15,  p  27,  note  1>  que  la  faculté  pour  l'in- 

dividu, en  cas  de  péril  de  sa  vie,  de  résister  à  l'autorité  ne  peut  être 
un  droit  dans  la  doctrine  de  Hobbes. 


10  PREMIÈRE  PARTIE 

La  société  naturelle,  dit  Hobbes,  est  formée  par  ceux  qui 
vaincus  dans  une  guerre  se  rendent  à  leurs  ennemis  afin  de  sauver 
leur  vie  La  société  civile,  au  contraire,  se  forme  par  ceux  qui  ne 
sont  pas  encore  vaincus  mais  qui  craignent  de  l'être.  Elle  se 
contracte  entre  les  particuliers  dans  un  dessein  de  prévoyance. 

L'autorité  suprême  nest  pas  seulement  une  personne  civile, 
c'est  une  sorte  de  dieu,  un  «  dieu  mortel  »,  concède  Hobbes. 

Nous  lisons,  en  effet,  dans  «  Leviathan  »  : 

<t  The  only  way  to  erect  such  a  commom  power,  as  may  be 
«  able  to  défend  them  (les  particuliers)  from  the  invasion  of 
«  forraigners,  and  the  injuries  of  one  another...  is  to  conferre  ail 
«  their  power  and  strength  upon  one  man,  or  upon  one  assembly 
«  of  men,  that  may  reduce  ail  their  wills,  by  plurality  of  voices, 
«  unto  one  will...  This  donc,  the  multitude  so  united  in  one 
«  person  is  called  a  commonweath,  in  latine  civitas.  This  is  the 
«  génération  of  that  great  Leviathan,  or  rather  (to  speak  more 
«  reverently)  of  that  Mortall  God,  to  which  wee  owe  under  the 
«  immortall  God,  our  peace  and  defence  ».(*' 

Hobbes  ajoute  : 

«  And  he  that  carryeth  this  Person,  is  called  Soveraigne  and 
«  said  to  hâve  soveraigne  power  ;  and  ever}'  one  besides,  his 
a   subject  r.*^'^' 

Nous  trouvons  également  la  qualification  de  «  grand  Leviathan  » 
qu'il  attribue  à  l'Etat,  dans  l'introduction  du  même  ouvrage. 

Dans  cette  introduction,  Hobbes  dit  que  l'art  de  l'homme  imite 
la  nature.  Lorsqu'on  considère,  en  effet,   les   «  automates  »»  (les 


(1)  Hobbes,  «  Leviathan  »,  ch.  xvii,  «  of  the  causes,  génération  and  défi- 
nition of  a  commonwealth  «,  p.  87. 
(i)      —      ,  op.  cit.,  ch.  XVII,  p.  88. 


HOBBES 


11 


machines)  qu'il   crée,    ne   peut-on    pas  dire  qu'ils  ont  une  vie 

artificielle  ? 

Le  coeur  c'est  le  ressort,  les  nerfs  sont  les  ficelles  et  les  liga- 
ments sont  les  roues,  etc.,  imprimant  le  mouvement  à  tout  le 
corps  artificiel. 

L'homme  va  encore  plus  loin  et  imite  cette  œuvre  parfaite  de 
la  nature  quest  l'homme.  C'est  ainsi  qu'il  a  créé  l'Etat  :  ce  grand 
Leviathan. 

Et  le  philosophe  poursuit  : 

a   For  by  art  is  created  that  great  Leviathan  called  a  common- 
«  wealth,  or  State  (in  latine  civitas)  which  is  but  an  artificiall 
<  man,  though  of  greater  stature  and  strength  than  the  Naturall, 
«  for   whose  protection  and  defence   it  was  intended  ;    and    in 
«  which,  the  soveraignty  is  an  artificiall  soûl,  as  giving  life  and 
«  motion  to  the  whole  body  ;  the  magistrates  and  other  officers 
«  of  judicature  and   exécution,    artificiall    joynts  ;    reward   and 
«  punishment  (by  which  fastned  to  the  seate  of  the  soveraignty, 
«  every  joynt  and  memberis  moved  to  performe  his  duty)  are  the 
«  nerves,  that  do  the  same  in  the  body  naturall  ;  the  wealth  and 
«  riches  of  ail  the  particular  members,  are  the  strength  ;  salus 
«  populi  (the  people's  safety)  its  businesse  ;  counsellors,  by  whom 
«  ail  things  needfull  for  it  to  know,  are  suggested  unto  it,  are  the 
«  memory  ;  equity  and  lawes  an  artificiall  reason  and  will  ;  con- 
«  cord,    health;    sédition,    sicknesse  ;    and    civill   war,   death. 
«  Lastly,  the  pacts  and   covenants  by  which  the  parts  of  this 
«  body   politique  were   at  first  made,   set  together  and   united, 
«  resemble  that  Fiat,  or  the  let  us  make  man,  prononced  by  God 
«  in  the  création  ».^*) 


ai  HoBBES,  «  Leviathan  »,  introduction,  p   1. 


12  PREMIÈRE    PARTIE 

Ainsi  donc  l'Etat  est  une  sorte  de  personne  biologique  douée 
d'un  organisme  artificiel. 

La  souveraineté  en  est  1  âme  ;  les  magistrats  et  les  fonction- 
naires en  sont  les  ligaments  ;  la  récompense  et  le  châtiment,  les 
nerfs  ;  la  richesse  des  particuliers,  la  force  ;  le  salut  du  peuple 
c'est  le  travail  ;  les  conseillers,  la  mémoire  ;  les  lois,  la  raison  ; 
la  concorde,  la  santé  ;  la  sédition,  la  maladie  ;  la  guerre  civile,  la 
mort,  etc. 

Est-ce  là  simple  allégorie  ou  au  contraire  une  doctrine,  en  vertu 
de  laquelle  on  pourrait  considérer  Hobbes  comme  un  des  précur- 
seurs de  l'école  organiciste,  illustrée  plus  tard  par  Herbert 
Spencer   d'après  les  données  de  Lamarck  et  de  Darwin  ? 

Nous  n'avons  pas  à  examiner  cette  question,  qui  dépasse  le 
cadre  de  la  présente  étude,  et  nous  renvoyons  à  ce  sujet  à  la  thèse 
de  M.  René  Gadave  sur  a  Th.  Hobbes  et  ses  théories  du  contrat 
social  et  de  la  souveraineté  »  (^'. 


SECTION  II 
Souveraineté  absolue  de  /'Etat 

9.  —  Distinction  entre  la  multitude  et  le  peuple. 

Nous  connaissons  déjà  l'origine  de  l'Etat,  d'après  Hobbes,  et  sa 
déification  par  lui. 

Avant  d'examiner  les  attributs  de  la  souveraineté  de  ce  «  grand 

(1)  Gadave  (Ucnci,  «  Th  Hobbes,  etc.  »,  Toulouse,  1907,  p   15-1-164. 


HOBBES  13 

Leviathan  »,  il  importe  de  nous  arrêter  quelque  peu  sur  la  dis- 
tinction que  fait  le  philosophe  entre  la  multitude  et  le  peuple. 
Dans  son  esprit,  elle  est  essentielle  et  il  y  revient  à  plusieurs 
reprises,  dans  ses  ouvrages. 

Dans  une  multitude,  dit-il,  il  n'y  a  pas  de  volonté  unique,  car 
chacun  des  membres  qui  la  composent  a  la  sienne  propre,  et  il  y 
a  autant  d'actions  qu'il  y  a  de  membres. 

Mais  si  les  membres  de  cette  multitude  s'accordent  et  prêtent 
l'un  après  l'autre  leur  consentement  à  ce  que  la  volonté  du  plus 
grand  nombre  soit  tenue  pour  la  volonté  de  tous,  alors  la  multi- 
tude devient  une  seule  personne,  qui  a  une  volonté  propre,  qui 
peut  commander,  etc.  (^'. 

En  d'autres  termes,  la  multitude  devient  le  peuple  lorsque  toutes 
les  volontés  particulières  ont  cédé  la  place  à  une  volonté  unique, 
«  générale  »  dirons-nous,  pour  parler  le  langage  de  Rousseau, 
et  qui  représente  et  gouverne  le  corps  politique. 

Cela  ressort  des  développements  de  Hobbes  dans  le  chapitre  xii 
§  viii  des  «  Eléments  philosophiques  du  citoyen  ». 

Il  dit  en  effet  :  «  C'est  le  peuple  qui  règne  en  quelque  sorte 
«  d'Etat  que  ce  soit;  car  dans  les  monarchies  mêmes,  c'est  le 
«  peuple  qui  commande  et  qui  veut  par  la  volonté  d'un  seul 
(v  homme  »  (2^. 

Et  un  peu  plus  loin  :  «  Les  particuliers  et  les  sujets  sont  ce  qui 
«  fait  la  multitude.  Pareillement  en  l'Etat  populaire  et  en  l'aristo- 
«  cratique,  les  habitants  en  foule  font  la  multitude,  et  la  Cour  ou 
«  le  Conseil  c'est  le  peuple.  Dans  une  monarchie,  les  sujets  repré- 


(1)  Hobbes,  «  Eléments  philos., du  citoyen  »,  ch.  vi,  §  i,  remarque. 

(2)  Hobbes,  «  Eléments  philosopliiques  du  citoyen  »,  ch.  xii,  §  viii. 


,14  PREMIÈRE  PARTIE 

«  sentent  la  multitude  et  le  roi  (quoique  ceci  semble  fort  étrange) 
«  est  ce  que  je  nomme  le  peuple.  Le  vulgaire  et  tous  ceux  qui  ne 
«  prennent  pas  garde  que  la  chose  est  ainsi,  parlent  toujours  du 
«  peuple,  c'est-à-dire  de  l'Etat,  comme  d'une  foule  de  personnes 
«  et  disent  que  le  royaume  s'est  révolté  contre  le  roi  (ce  qui  est 
«  impossible),  ou  que  le  peuple  veut  et  ne  veut  pas,  ce  qui  plaît 
«  ou  déplaît  à  quelques  sujets  mutins  qui,  sous  ce  prétexte  d'être 
«  le  peuple,  excitent  les  bourgeois  contre  leur  propre  ville, 
«  etc..  »  ^*^. 

10.  —  Opposition  entre  Hobbes  et  J.-J.  Rousseau 

Rousseau  a  mis  en  lumière  la  différence  qui  existe  entre  la 
«  volonté  générale  »  et  la  somme  des  volontés  particulières,  celle- 
ci  ne  concernant  que  les  intérêts  privés  ("^>;  il  a  parlé  aussi  de  l'in- 
divisibilité de  la  puissance  du  corps  social  (3),  mais  sa  doctrine 
n'aboutit  nullement  aux  conclusions  de  Hobbes;  elle  s'en  écarte, 
au  contraire,  sensiblement. 

Les  droits  naturels  de  l'individu  sont  certes  très  compromis 
dans  le  système  du  philosophe  de  Genève,  car.il  les  soumet  à  l'ab- 
solutisme de  la  collectivité. 

Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  le  corps  social  est  souverain. 

Il  possède  le  pouvoir  législatif  et  il  confie  l'exécutif  à  un  agent 
(le  gouvernement),  qui  lui  est  subordonné  et  qui  doit  lui  rendre 
des  comptes  sur  son  administration  (voir  infra  n"  76) 

L'illusion  de  J.-J.   Rousseau  sur  l'expression  intégrale  de  la 


(1)  Hobbes,  «  Elém.  philos,  du  citoyen  »,  ch.  xii  §  vu. 
i2)  Rousseau,  «  Contrat  social  »,  l.  ii,  ch.  m. 
(3)        —  ,  —  ,  L  II,  ch.  II. 


HOBBES  15 

volonté  générale  par  le  législateur  constitue  assurément  un  grand 
danger  pour  les  libertés  individuelles,  mais  l'auteur  du  «  Contrat 
social  »  n'a  jamais  prêché  l'abdication  des  pouvoirs  du  peuple 
entre  les  mains  d'un  seul  homme,  comme  le  fait  Hobbes. 

Pour  Rousseau,  le  corps  politique  constitue  un  <•-  moi  com- 
mun »,  une  seule  personne  publique!*',  distincte  certes  des  mem- 
bres qui  la  composent,  en  tant  que  ce  moi  commun  n'est  pas  la 
somme  des  volontés  particulières. 

Il  est  constitué,  en  quelque  sorte,  par  la  conciliation  de  tous 
es  intérêts  avec  leurs  concessions  réciproques  pour  le  bien 
commun. 

Mais  cette  personne  n'abdique  rien,  elle  est  souveraine. 

On  pourrait  dire  qu'il  y  a  là,  en  définitive,  cette  fiction  de  la 
personne  morale  '-^. 

HoBBES,  au  contraire,  fait  abdiquer  tous  les  droits  du  peuple 
au  profit  d'un  être  suprême  :  le  souverain,  qui  a  une  autorité 
absolue  sur  les  sujets. 

Bien  plus,   le  peuple,   après  avoir  conféré   tous  ses  droits  au 


(1)  Rousseau,  «  Contrat  social  »,  l  i,  ch  vi. 

(2)  La  personnalité  de  l'Etat  a  été  considérée  par  l'école  allemande  comme 

une  réalité.  L'Etat  antérieur  aux  individus  et  sujet  de  droits  de 
domination  sur  les  hommes  des  sujets),  c'est  la  théorie  de  la  «  Herr- 
scHAFT  »,  illustrée  par  Jhéring,  Gerber,  Jellinek,  Laband. 

Plusieurs  publicistes  français  répudient  même  la  personnalité 
morale  —  fiction,  de  l'Etat,  pour  l'explication  de  la  souveraineté. 
Voir  notamment  : 

DuGUiT,  «  L'Etat,  le  droit  objectif  et   la  loi  positive  »,   1901,  p   2i  7 

à  328. 

—      ,«  Traité  de  droit  tohstitutionnel  »,   1911    t.  i,  p   47etsuiv. 

Berthélemy,  «  Le  fondement  de  l'autorité  politique  »,  dans  la  Revue 

du   droit  public   et  de  la  science  politique,    1915, 

T.  32,  p.  663  et  suiv. 


16  PREMIÈRE   PARTIE 

souverain,  se  dissout  aussitôt  et  ne  subsiste  plus  comme  une 
seule  personne  (v.  infra  n"  18). 

C'est  le  souverain,  désormais,  qui  constitue  le  peuple  :  «  Dans 
«  une  monarchie,  les  sujets  représentent  la  multitude,  et  le  roi 
■c  (quoique  ceci  semble  fort  étrange)  est  ce  que  je  nomme  le 
peuple  »  ^*). 

11.  —  Le  Souverain  a  une  autorité  absolue 

Le  souverain  ne  peut  être  jugé  quoi  qu'il  fasse.  «  De  ce  que 
«  chaque  particulier,  écrit  Hobbes,  a  soumis  sa  volonté  à  la 
«  volonté  de  celui  qui  possède  la  puissance  souveraine  dans 
«  l'Etat,  en  sorte  qu'il  ne  peut  pas  employer  contre  lui  ses  pro- 
«  près   forces,   il   s'ensuit  manifestement,  que  le   souverain  doit 

«  être   injustifiable   quoi    qu'il    entreprenne car   on   ne   peut 

«  point  aussi  punir  quelqu'un  légitimement,  si  on  n'a  pas  à  cela 
«  assez  de  forces  légitimes  »  <2*. 

Le  philosophe  dit  aussi  dans  «  Leviathan  »  que  les  actes  du 
souverain  ne  peuvent  être  justement  accusés  par  les  sujets  car 
ses  actes  sont  ceux  du  peuple  (v.  infra  n°  18). 

Celui-ci  l'a  institué  et  il  ne  peut  se  plaindre  d'injustice  envers 
soi-même.  Donc  le  souverain  ne  peut  être  puni,  il  est  juge  de  ce 
qui  est  nécessaire  à  la  paix  publique. <3)  ' 

Les  sujets  ont -par  conséquent  un  devoir  d'obéissance  absolue 
à  l'égard  de  l'autorité. 

«  En  une  cité  parfaite,  écrit  Hobbes,  (c'est-à-dire  en  un  Etat 


(1)  Hobbes,  «  Eléments  philos,  du  citoyen  »,  c'i.  xii,  §  vin. 

(2)  —       ,  ib.  ,  ch.  VI,  §  XII  in  fine. 

(3)  —        ,  (I  Leviathan  »,  ch  xviii,  p.  90. 


HOBBES  17 

«  bien  policé  où  aucun  particulier  n'a  le  droit  de  se  servir  de  ses 
«  forces  comme  il  lui  plaira  pour  sa  propre  conservation,  ce  que 
«  je  dirai  en  d'autres  termes,  où  le  droit  du  glaive  privé  est  ôté) 
«  il  faut  qu'il  y  ait  une  certaine  personne  qui  possède  une  puis- 
«  sance  suprême,  la  plus  haute  que  les  hommes  puissent  raison- 
«  nablement  conférer,  et  même  qu'ils  puissent  recevoir.  Or  cette 
«  forte  autorité  est  celle  qu'on  nomme  absolue  ».'■' 

Et  le  philosophe  poursuit  :  «  Ce  droit  absolu  du  souverain 
«  demande  une  obéissance  des  sujets  telle  qu'il  est  nécessaire  au 
«r  gouvernement  de  l'Etat,  c'est-à  dire  telle  que  ce  ne  soit  pas  en 
«  vain  qu'on  ait  donné  à  celui  qui  commande  la  puissance  sou- 
«  veraine  ».'-' 

Dans    «   Leviathan  »   il  dit  aussi;   «  b}'  authority,   is   alwaj'sN 
«  understood  a  right  of  doing  any  act  )).*-^'  ' 

HoBBEs  reconnaît  qu'il  peut  se  trouver  des  princes  qui,  malgré 
le  serment  qu'on  leur  fait  prêter  pour  gouverner  selon  la  justice 
(sans  violer  les  lois  de  la  Nature  et  sans  offenser  Dieu),  abuse- 
raient de  cette  puissance  absolue  pour  favoriser  quelques  privi-  . 
légiés,  au  détriment  de  la  collectivité;  mais,  dit-il,  ce  sont-là  des 
exceptions  car  cela  va  à  l'encontre  des  intérêts  mêmes  du  monarque 
et  d'ailleurs,  même  si  on  ne  lui  accordait  quiin  pouvoii-  liinilé-, 
autant  qu'il  lui  en  faudrait  pour  la  défense  de  ses  sujets,  il  en 
résulterait  les  mêmes  inconvénients  car  «  celui  (jui  aura  assez  de 


ili  HoBBES,  11  Elém.  philos,  du  citoyen  »,  ch.  vi,  §  xiii. 
V.  aussi  II  Leviathan  »,  ch.  xxix,  p.  1(>7. 

(2t      —        .  «  Eléments  phil.  du  citoyen  »,  ch.  vi   §  xiii. 

(3i      —        ,  «  Leviathan  »    ch.  xvi    p.  81. 


18  PREMIÈRE     PARTIE 

«  force  pour  tenir  tout  un  peuple  sous  sa  protection,  n'en  aura-t- 
«  il  pas  assez  pour  opprimer  sa  liberté  ?  »  <*) 

La  faute  provient,  ni  plus  ni  moins,  des  sujets  qui  ne  savent 
pas  se  gouverner  eux-mêmes  ! 

«  S'ils  vivaient  selon  les  lois  de  nature,  ils  n'auraient  que  faire 
«  de  politique,  l'ordre  des  Etats  ne  leur  serait  point  nécessaire  et 
«  il  ne  faudrait  point  les  tenir  dans  le  devoir  par  une  autorité 
«  publique  ».<-> 

Ainsi  donc,  Hobbes,  non  content  de  soutenir  la  souveraineté 
absolue  du  prince  par  des  sophismes,  rejette  par  surcroît  la  faute, 
en  cas  d'abus  commis  à  l'encontre  des  sujets,  sur  ceux-ci,  pauvres 
boucs  émissaires  chargés  des  péchés  de  Leviathan  ! 

Toutefois,  dans  le  chapitre  vii  §  xiv,  après  avoir  dit  que  si  dans 
une  assemblée  populaire  on  a  pris  une  décision  contraire  aux  lois 
de  nature,  la  faute  n'incombe  pas  à  l'Etat,  personne  civile,  mais 
aux  particuliers  qui  se  sont  prononcés  sur  cette  action,  il  ajoute  : 

«  Mais  en  la  monarchie,  si  le  roi  délibère  quelque  chose  contre 
«  les  lois  de  nature,  il  pèche  tout  le  premier  parce  qu'en  lui  la 
«  volonté  civile  et  la  naturelle  sont  une  même  chose  »S^'> 

12.  —  Le  Souverain  n'est  pas  soumis  aux  lois  civiles 

L'auteur  de  «  Leviathan  »  affirme  que  nul  ne  peut  contracter 
une  obligation  en.vers  soi-même  «  car  celui  qui  obligerait  et  celui 
«  qui  demeurerait  obligé  étant  une  même  personne,  et  l'un 
«  pouvant  être  délivré  par  lautre  de  son  obligation,  ce  serait  en 


(1)  Hobbes,  «  Eléments  phil.  du  citoyen  »,  ch.  vi.  §  xiii,  remarque. 

(2)  —       ,  ib.  ib.        ib.  ib. 

(3)  —       ,  ib.  ch.  VII,  §  XIV  in  fine. 


HOBBES 


19 


«  vain  qu'on  se  serait  obligé  soi-même  ;  pour  ce  qu  on  se  serait 
«  quitte  quand  on  voudrait,  et  celui  qui   a  cette   puissance  de  se 
«  délivrer,  est  dès  là  effectivement  libre  »». 
Et  il  conclut  : 

«  Le  Souverain  n'est  point  attaché  aux  lois  civiles  (car  il  serait 
«  obligé  à  soi-même),  ni  ne  peut  point  être  obligé  à  chacun  de  ses 
«  concitoyens  ».*^' 

La  souveraineté  est  absolue,  car  si  la  puissance  de  la  Républi.que 
était  limitée,  il  faudrait  qu'elle  le  fût  par  une  puissance  supérieure 
(celui  qui  prescrit  des  bornes  étant  plus  puissant  que  celui  auquel 
elles  sont  prescrites),  et  en  reniontant  jusqu'à  une  puissance  qui 
ne  reconnaît  point  de  limites  étrangères,  on  arrive  au  souverain 
de  l'Etat. 

«  En  un  mot,  écrit  Hobbes,  je  reconnais  pour  souverain  d'une 
«  ville,  celui  qui  peut  légitimement  faire  ce  qu'il  n'appartient  à 
«  aucun  citoyen,  ni  même  à  plusieurs  en  corps,  d'entreprendre. 
«  car  l'Etat  seul  a  le  pouvoir  de  faire  ce  à  quoi  ni  un  particulier, 
«  ni  une  faction  n'ont  le  droit  de  penser.  Je  tiens  donc  que  celui 
«  qui  use  légitimement  de  ce  pouvoir  de  l'Etat  en  est  le 
«  souverain  ».•-' 

Afin  de  mieux  comprendre  la  raison  pour  laquelle  le  souverain 
ne  s'oblige  pas  par  les  lois  civiles,  il  faut  connaître  la  nature  du 
contrat  qui  a  présidé,  d'après  Hobbes,  à  l'investiture  du  chef  de 

TEtat. 

Il  n'y  a  pas  eu  de  pacte  entre  les  sujets  et  le  chef  suprême  mais 


(1)  Hobbes,  «  Eléments  philos,  du  citoyen  »,  ch.  vi,  §  .\iv. 

V.  aussi  «  Leviathan  »,  ch.  xxvi,  p.  137. 

(2)  —       ,  «  Elém.  philos,  du  citoyen  »,  ch.  vi,  §  xviii. 


20  PREMIÈRE  PARTIE 

entre  les  membres  de  la  collectivité  seulement,  qui  ont  renoncé  à 
tous  leurs  droits  en  sa  faveur. 

Le  souverain  demeure  par  conséquent  entièrement  libre  et  en 
dehors  de  toute  obligation  personnelle  envers  eux. 

Il  CRÉE  le  JUSTE  et  l'iNJUSTE  par  les  lois  civiles,  «  qui  ne  sont 
«  autre  chose  que  des  ordonnances  et  des  édits  que  le  souverain 
«  a  publié  pour  servir  dorénavant  de  règle  aux  actions  des 
«  particuliers  ».(*) 

Nous  reviendrons  sur  cette  question  dans  le  chapitre  suivant, 
au  sujet  de  l'illégitimité  de  la  révocation  du  souverain,  d'après 
HoBBES.  (v.  infra  n°  18). 

SECTION  III 
Liberté  des  individus  dans  /'Etat 

13.  —'Idée  de  liberté 

Par  les  développements  qui  précèdent  nous  savons  que  dans  la 
doctrine  politique  de  Hobbes  les  individus  ont  abdiqué  tous  leurs 
droits  naturels  et  qu'ils  ne  possèdent  plus  dans  l'Etat  que  des 
DROITS  CONCÉDÉS  par  le  souverain,  être  tout  puissant  qui  crée  le 
juste  et  l'injuste,  et  qui  au  surplus  n'estpas  tenu  de  s'y  conformer, 
ces  règles  ne  concernant  que  les  rapports  entre  les  particuliers. 

Y  a-t-il  place  dans  ce  régime  absolutiste,  voisin  de  l'esclavage, 
pour  quelque  libert.é? 

Celte  idée  ne  paraît-elle  pas  contradictoire  avec  l'omnipotence 

(i)  Hobbes,  «  Elém.  pliilos.  du  citoyen,  ch.  vi-  §  ix  in  fine. 


HOBBES  21 

du  chef  suprême,  qui  peut  se  livrer  impunément  à  tout  acte  sur 
ses  sujets  ? 

HoBBEs  traite  toutefois  de  la  liberté  des  sujets  dans  le  §  xv  du 
chapitre  xiii  des  «  Eléments  philos,  du  cito3'en  »  et  dans  tout  le 
chap.  XXI  de  «  Leviathan  »,  intitulé  «  of  the  liberty  of  subjects  ». 

Les  individus  jouissent  donc,  malgré  tout,  d'une  liberté,  et 
comme  celle-ci  se  réduit  à  l'ensemble  des  droits  concédés  par  le 
souverain  (soit  expressément,  soit  par  le  silence  de  la  loi),  il  im- 
porte, avant  d'examiner  en  quoi  elle  consiste,  de  dire  quelques 
mots  sur  les  considérations  qui  doivent  guider  le  chef  de  l'Etat 
dans  la  concession  de  ces  droits. 

Dans  les  «  Eléments  philos,  du  citoyen  »,  Hobbes  consacre,  en 
effet,  à  la  liberté  des  sujets  le  §  xv  du  chap.  xiii,  intitulé  :  «  Des 
devoirs  de  ceux  qui  exercent  une  puissance  souveraine  ». 

14.  —  Devoirs  du  souverain 

Quels  sont  ces  devoirs? 

«  Tous  les  devoirs  de  ceux  qui  gouvernent,  écrit  Hobbes,  sont 
«  compris  dans  cette  seule  maxime  «  que  le  salut  du  peuple  doit 
«  être  la  loi  suprême  >■>  ;  car  encore  que  ceux  qui  exercent  la  sou- 
4  veraine  puissance  parmi  les  hommes  ne  puissent  pas  être  sou- 
«  mis  aux  lois,  qui  sont  à  parler  proprement  la  volonté  de  plu- 
«  sieurs  personnes  ;  parce  que  c'est  une  chose  contradictoire  que 
«  d'être  souverain  et  néanmoins  soumis  à  autrui  ;  c'est  pourtant 
«  de  leur  devoir  d'écouter  la  droite  raison  et  d'obéir  toujours  le 
«  plus  qu'ils  peuvent  à  la  loi  de  Nature,  que  je  ne  sépare  point 
«  de  la  morale  et  de  la  divine. 

«  Et  d'autant  que  les  Etats  ont  été  établis  pour  le  bien  de  la 
«  paix  et  qu'on  recherche  la  paix  pour  }'  trouver  la  conservation 


22  PREMIÈRE    PARTIE 

«  de  la  vie  et  tous  ses  avantages,  le  prince  qui  se  servirait  de  son 
«  autorité  à  autre  fin  que  pour  le  salut  de  son  peuple,  contrevien- 
«  drait  aux  maximes  de  la  tranquillité  publique,  c'est-à-dire  à  la 
«  loi  de  Nature  fondamentale  »  ^*K 

Mais  que  faut-il  pour  assurer  le  salut  du  peuple  ? 
1°  Que  les  sujets  soient  protégés  contre  les  ennemis  du  dehors. 
2°  Que  la  paix  soit  entretenue  au  dedans. 
3°  Que  les  sujets  s'enrichissent  autant  que  le  permet  la  sûreté 

publique. 
4°  Qu'ils  jouissent  d'une  «  innocente  liberté  )).'"^> 

HoBBES  ajoute  qu'il  est  du  devoir  du  souverain  de  répartir 
également  sur  les  sujets  les  taxes  et  les  impositions  nécessaires  aux 
besoins  de  la  Société  (§  x  in  fine)  et  de  supprimer  les  «  factions  » 
(troupes  de  mutins)  qui  troublent  la  tranquillité  publique.  (§  xiii) 

Voyons  maintenant  quelle  est  la  liberté  des  individus  dans 
l'Etat. 

15.  —  En  quoi  consiste  la  liberté  des  sujets 

lo    SILENCE    DE    LA    LOI 

«  La  liberté  des  sujets,  écrit  Hobbes,  ne  consiste  pas  en  ce 
«  qu'ils  soient  exempts  des  lois  de  l'Etat  ou  que  les  souverains 
«  ne  puissent  pas  établir  telles  lois  que  bon  leur  semble  b'^' 

Les  lois  ne  peuvent  cependant  réglementer  tous  les  actes 
et  tous  les  mouvements  des  particuliers  et  la  mesure  de  la  non 


(1)  Hobbes,  «  Elém.  philos,  du  citoyen  »,  ch.  xin,  §  ii. 

V.  aussi  «  Leviathan  »,  ch.  xxx.  p.  175. 

(2)  —      ,  «  Elém.  philos,  du  citoyen  »,  ch.  xiii,  §  vi. 

(3)  —       ,  ib.  ib.    §  XV. 


HOBBES  23 

réglementation  de  tout   cela   constitue  le  degré   de  liberté   des 
sujets. 

Voyons,  en  effet,  le  passage  suivant  : 

«  Les  lois  n'ont  pas  été  inventées  pour  empêcher  toutes  les 
«  actions  des  hommes  mais  afin  de  les  conduire,  de  même  que  la 
«  nature  n*a  pas  donné  des  bords  aux  rivières  pour  en  arrêter 
«  mais  pour  en  diriger  la  course.  La  mesure  de  cette  liberté 
«  doit  être  prise  sur  le  bien  des  sujets  et  sur  l'intérêt  de  l'Etat  ».**> 
(HoBBES  veut  dire  :  pour  le  bien  des  sujets  et  pour  l'intérêt  de 
l'Etat). 

Le  philosophe  conclut  que  le  souverain  ne  doit  pas  établir  plus 
de  lois  qu'il  n'en  est  absolument  besoin  pour  l'intérêt  des  particu- 
liers et  de  l'Etat  (§  xv).  Il  veut  que  la  détermination  des  peines 
ne  soit  pas  établie  en  prenant  en  considération  le  «  mal  passé  », 
causé  par  les  actes  dont  on  recherche  la  répression,  mais  le 
«  bien  à  venir  »  qu'on  se  propose  de  réaliser. 

Il  dit  que  «  les  peines  arbitraires  qui  ne  se  mesurent  pas  à  l'uti- 
«  lité  publique  sont  injustes  »  et  il  proclame,  en  outre,  que  les 
juges  doivent  se  conformer  aux  peines  édictées  par  la  loi  et  ne 
pas  en  infliger  au  delà  du  degré  que  celle-ci  a  institué.  (§  xvi) 

Enfin,  le  chef  de  l'Etat  doit  donner  satisfaction  aux  doléances 
des  justiciables  contre  les  abus  des  juges.  (§  xvii) 

Ainsi  donc,  d'après  Hobbes,  la  liberté  de  l'individu  dépend  en 
grande  partie  du  silence  de  la  loi  i"^)  ;  en  d'autres  termes,  l'individu 
peut  agir  à  son  gré  toutes  les  fois  qu'il  ne  se  heurte  pas  à  une 
prohibition  édictée  par  un  texte  législatif  ;  c'est  là,  d'ailleurs,   le 


(11  Hobbes,  «  Elém.  philos,  du  citoyen  ><,  cb.  xiii,  §  xv. 

(2)  Cette  Idée  se  trouve  aussi  dans  «  Leviathan  »,  ch.  xxi,  p.  113. 


24  PREMIÈRE  PARTIE 

principe  admis  dans  le  droit  public  moderne  :  «  Tout  ce  que  la 
loi  ne  défend  pas  est  permis  )m1). 

2»  RÉSISTANCE  DE  LINDIVIDU  EN  CAS  DE  PÉRIL  DE  SA  VIE 

Pour  avoir  une  idée  exacte  de  la  doctrine  de  Hobbes  sur  la 
liberté  des  sujets,  il  y  a  lieu  de  parler  aussi  de  la  résistance  qu'il 
reconnaît,  dans  certains  cas,  aux  particuliers  contre  l'exécution 
des  actes  de  l'autorité,  malgré  leur  légalité.*"^' 

C'est  dans  le  chap.  xxi  de  «  Leviathan  »,  intitulé  «  of  the  liberty 
of  subjects  »  que  le  philosophe  traite  de  cette  question. 

Il  se  demande  quels  sont  les  actes  que  lindividu  peut  refuser 
d'exécuter,  quoiqu'ils  soient  commandés  par  le  souverain  et  par 
conséquent  légaux  (puisque  tout  ce  qu'ordonne  le  prince  est  légal 


(1)  Ce  principe  a  une  portée  juridique.    Il  est  insuffisant  au  point  de  vue 

moral  et  on  a  dit  souvent  qu'il  ne  suffît  pas  d'être  en  règle  avec  le 
code  pénal  pour  être  un  honnête  homme. 

Le  domaine  de  la  morale  est  nécessairement  plus  vaste  que  celui 
du  droit  positif,  et  celui-ci  doit  surtout  garantir  dans  la  société  un 
minimum  de  moralité.  Il  est  d'ailleurs  susceptible  de  perfectionne- 
ments constants  de  manière  à  se  rapprocher  le  plus  possible  de  la 
justice,  dont  la  conception  varie  avec  le  temps  et  le  lieu. 

(2)  La  résistance  sans  violence  contre  les  actes  légaux  de  l'autorité,  c'est- 

à-dire   la   simple  désobéissance,    est  admise  dans    le    droit    public 
moderne  de  la  plupart  des  pays. 

Elle  n'est  punissable,  en  France  tout  au  moins,  que  lorsqu'il  y  a 
entre  l'Etat  et  l'individu  qui  refuse  d'obéir  un  lien  de  droit  (cas 
des  fonctionnaires),  et  lorsqu'elle  trouble  l'ordre  public  (insoumis- 
sion des  militaires,  refus  de  service  d'un  juré,  résistance  contre  une 
réquisition  militaire,  etc.). 

Elle  rentre  alors  dans  la  catégorie  des  délits  spéciaux. 
V.  Larnaude,  «  Garanties  des  libertés  individuelles  »,  cours  professé 

à  la  Faculté  de  droit  de  Paris  (doctorat)   en  1917. 

1918. 


HOBBES  25 

et  doit  être  considéré  comme  légitime  par  les  sujets,  v.  supra 
n*'  11  et  ci-dessous  n^  22). 

Voici  en  quels  termes  Hobbes  pose  la  question  :  «  What  are 
«  the  things,  which  though  commanded  by  the  soveraigne,  he 
«  (subject)  may  nevertheless,  without  injustice,  refuse  to  do  ; 
«  we  are  to  consider  what  rights  we  pass  away,  when  we  make 
«  a  commonwealth,  or  (which  is  ail  one)  what  liberty  we  deny 
«  ourselves  by  owning  ail  the  actions  (without  exception)  of  the 
«  man,  or  asserably  we  make  our  soveraigne.  For  in  the  act  of 
«  our  submission  consisteth  both  our  obligation  and  our 
«  liberty.  »(*>. 

Notons,  en  passant,  que  la  liberté  des  sujets  consiste  dans  leur 

SOUMISSION  AU  SOUVERAIN. 

Rousseau  a  proclamé  plus  tard  cette  idée '"^',  mais  pour  lui  le 
souverain  c'est  la  «  volonté  générale  »,  le  corps  social  et  non  pas 
un  prince  absolu  qui  ne  rend  aucun  compte  à  la  collectivité. 

Nous  verrons  ci-dessous  (n*^  76),  le  danger  dont  sont  menacés 
en  fait  les  droits  individuels  par  l'absolutisme  du  peuple,  dans 
la  théorie  utopique  de  Rousseau. 

Hegel  a  décrit  aussi  avec  force  la  même  idée  (que  la  liberté 
de  l'individu  consiste  dans  sa  soumission  à  l'autorité),  au  profit  de 


(Il  Hobbes,  «  Leviatlian  »,  ch.  xxi,  p.  111  et  112. 

[2)  "  Quiconque  refusera  d'obéir  à  la  volonté  générale  sera  contraint  par 
«  tout  le  corps  ;  ce  qui  ne  signifie  autre  chose  sinon  qu'on  le  forcera 
«  à  être  libre.  »  V.  «  Contrat  social  »,  l.  i,  ch.  vu. 

Si  donc  l'individu  ne  se  soumet  pas  au  corps  social  il  refuse  d'être 
libre. 


26  PREMIÈRE   PARTIE 

l'Etat,  qu'il  a  divinisé*^'*,  et  sa  doctrine  a  été  adoptée  par  la  plu- 
part des  juristes  allemands  contemporains. 

HoBBES,  après  s'être  demandé  quels  sont  les  actes  que  l'individu 
peut  refuser  d'exécuter,  malgré  qu'ils  soient  commandés  par  le 
souverain,  répond  que  ce  sont  ceux  qui  mettent  la  vie  du  sujet  en 
péril. 

Les  sujets  ont,  dit-il,  la  liberté  de  défendre  leur  vie  même  con- 
tre ceux  qui  ont  le  pouvoir  légal  de  la  leur  enlever. 

Voici  quelques-uns  des  exemples  qu'il  donne  : 

Si  le  souverain  commande  à  une  personne  de  se  tuer  (même 
condamnée  légitimement)  celle-ci  peut  refuser  (v.  aussi  «  Levia- 
than  »,  ch.  xiv)  car  Ihomme  n'a  pas  le  droit  de  nuire  à  soi-même 
et  d'attenter  à  sa  vie. 

L'individu  a  aussi  la  liberté  de  ne  pas  avouer  son  crime,  car 
nul  n'est  obligé  de  s'accuser  soi-même  ;  il  peut,  dans  certains  cas, 
refuser  d'aller  combattre  l'ennemi  (dans  une  guerre)  ;  s'il  se  fait 
remplacer  par  un  autre,  dit  le  philosophe,  il  ne  «  déserte  pas  le 
service  de  la  Société  ».*^) 

Mais,  ajoute  Hobbes,  toutes  les  fois  que  le  refus  d'obéir  à  l'or- 
dre du  souverain  porte  atteinte  à  la  fin  de  la  société,  il  est 
illégal. 


(1^  DuGUiT,   «  Jean-Jacques  Rousseau,  Kant  et  Hegel  >',  Paris,  Giard   et 
Brière,  1918,  p.  71  et  suiv. 

(Extrait  de  la  Revue  du  droit  public,   n"^  avril-uiui-juin 
et  juillet-août-sept.  1918). 

(2)  HoBUEs,  «  Lcvlathan  »,  cli.  xxi,  p.  112. 

Le  philosophe  explique  cette  tolérance  en  la  jusliriant  par 
la  timidité  naturelle  de  certains  hommes  ayant  un  carac- 
tère de  femme. 


HOBBES  27 

La  liberté  consiste  à  faire  tout  ce  qui  est  conforme  à  la  fin  de  la 
société. 

Voilà  à  quoi  se  réduisent  les  libertés  des  sujets  dans  le  «  grand 
Leviathan  ». 

HoBBEs  leur  attribue,  en  somme,  la  faculté  (*>  d'opposer  une 
résistance  individuelle  in  extremis  lorsque  leur  vie  est  en  danger, 
quand  on  leur  met,  pour  ainsi  dire,  le  couteau  sous  la  gorge. 

En  ce  qui  concerne  le  condamné  à  mort  qui  refuse  de  se  tuer, 
et  nous  ajouterons,  qui  oppose  même  une  résistance  au  moment 
où  on  vient  l'exécuter  (hypothèse  dont  Hobbes  ne  parle  pas),  on 
peut  répondre  que  sa  résistance  ne  saurait  être  punie  d'une 
peine  complémentaire,  qui  serait  superflue  devant  la  condamna- 
tion capitale. 

Il  serait  ridicule  d'appeler  ce  refus  de  se  tuer,  et  cette  résistance, 

des  libertés  ! 

Et  dans  les  autres  cas,  mentionnés  ci-dessus,  y  a-t-il  à  propre- 
ment parler  liberté? 

Admettre  qu'un  conscrit  puisse  refuser  de  se  faire  tuer  à  la 
guerre,  paraît  d'un  grand  libéralisme  ;  mais  le  philosophe  ajoute 
que  si  le  refus  d'obéir  à  l'ordre  du  souverain,  porte  atteinte  à  la 
fin  de  la  société,  il  est  illégal.  Dès  lors,  la  société  peut  exiger  le 


(1)  Hobbes  appelle  cela  un  droit  mais  ce  n'en  est  pas  un. 

Ce  n'est  pas  le  manque  de  sanction  qui  s'oppose  à  cette  idée  (il 
existe,  en  eflet,  des  droits  dépourvus  de  sanction  légale),  mais  le  droit 
absolu  sur  les  sujets  que  le  ppilosophe  reconnaît  au  Souverain.  Puis- 
que celui-ci  peut  se  livrer  légitimement  à  tout  acte  sur  les  sujets  '• 
serait  contradictoire  que  ces  derniers  eussent  un  droit  de  résistance 
contre  lui.  Dès  lors  la  résistance  que  Hobbes  admet  pour  l'individu 
(en  cas  de  péril  de  sa  vie;,  ne  peut  être  qu'un  pouvoir  de  fait,  une 
simple  faculté. 


28  PREMIÈRE   PARTIE 

sacrifice  de  vies  humaines  ('sans  dispenses  ni  exemptions  possi- 
bles) pour  sa  défense  contre  une  agression  du  dehors,  etc.  Dans 
ce  cas  le  refus  d'obéir  servait  illégal  et  Hobbes,  lui-même,  est 
obligé  d'en  convenir. 

t  When  the  defence  of  the  Commonwealth,  écrit-il,  requireth 
«  at  once  the  help  of  ail  that  are  able  to  bear  arms,  every  one  is 
«  obliged,  because  otherwise  the  Institution  of  the  Commonwealth 
«  wliich  they  hâve  net  the  purpose  or  courage  to  préserve,  was 
«  in  vain  ».**> 

Les  individus  sont  à  la  merci  du  despotisme  du  souverain  qui 
a  tous  les  droits  sur  eux. 

Tous  ses  actes  sont  légitimes  à  l'égard  des  sujets,  car  c'est  lui 
qui  crée  le  juste  et  l'injuste,  et  il  peut  les  forcer  à  s'y  soumettre. 

Hobbes  cherche,  il  est  vrai,  à  atténuer  l'arbitraire  du  despo- 
tisme du  prince  en  lui  enjoignant  d'obéir  à  la  «  droite  raison  » 
(v.  supra  n"  14),  mais  que  vaut  ce  palliatif? 

Le  philosophe  entend  par  la  droite  raison  «  l'acte  propre  et 
«  véritable  de  la  ratiocination  que  chacun  exerce  sur  ses  actions 
a  d'où  il  peut  rejaillir  quelque  dommage,  ou  quelque  utilité  aux 
«  autres  hommes  «  •"^>. 

C'est  un  critérium  subjectif,  variable  par  conséquent. 

Hobbes  ne  dit  pas  de  s'en  tenir  à  l'opinion  commune  à  un  mo- 
ment donné  dans  l'Etat,  ce  qui  pourrait  donner  au  critérium  une 
certaine  consistance    (Il  existe,  en  effet,  selon  les  époques,  une 


(1)  Hobbes,  «  Leviatban  »,  ch.  xxi,  p.  112. 

<2)  Hobbes,  «  Elém.  pliilos.  du  citoyen  »,  cli.  ii  §  i  Hcni. 


HOBBES  29 

conception   de  la  justice,   un   esprit   public  déterminés  dans  un 
pays). 

Comme  correctif,  il  ajoute  que  cette  ratiocination  doit  consis- 
ter dans  le  «  raisonnement  véritable  fondé  sur  de  vrais  princi- 
pes »  et  il  indique  que  toute  infraction  aux  lois  naturelles  vient 
du  faux  raisonnement  et  de  la  sottise  des  hommes  (^\ 

Cette  garantie  est  sans  portée  car  chacun  pourra  prétendre  que 
son  raisonnement  est  le  véritable  et,  dans  l'espèce,  les  actes  du 
souverain,  puisque  c'est  lui  qui  décide,  seront  guidés  par  sa 
«  droite  raison  »  à  lui. 

Au  surplus,  cette  prétendue  limitation  manque  de  sanction.  Le 
souverain  ne  peut  être  puni  par  ses  sujets  «  quoi  qu'il  entre- 
prenne »  (v.  Supra  n°  11)  et  par  conséquent  même  en  cas  de  vio- 
lation de  la  loi  naturelle,  morale  ou  divine. 

Nous  avons  vu  que  Hobbes  reconnaît  à  l'individu  la  faculté  de 
résister  à  un  acte  du  souverain  qui  met  sa  vie  en  danger,  mais 
qu'on  ne  s'imagine  pas  que  lorsque  la  collectivité  des  individus, 
le  corps  social,  sera  menacé  dans  sa  conservation  par  une  viola- 
tion du  monarque  pareille  résistance  soit  permise. 

Le  philosophe  ne  fait  allusion  qu'à  la  résistance  individuelle, 
sans  préciser  d'ailleurs  si  elle  doit  être  passive  ou  agressive. 

Nous  verrons,  dans  le  chapitre  suivant,  qu'il  repousse  catégo- 
riquement l'insurrection. 

Ainsi  donc,  la  situation  de  l'individu  est  réduite,  dans  la  doc- 
trine de  HoBBES,  à  bien  peu  de  chose. 

Son  libre  arbitre,  sa  conscience  sont  engloutis  par  ce  dieu  mor- 


'li  Hobbes,  «  Elém.  philos,  du  citoyen  »,  ch    ii,  §  i.  Kern. 


30  PREMIÈRE  PARTIE 

tel  «  Leviathan  »,  qui  crée  la  justice,  rend  les  sentences,  détient 
«  l'épée  de  la  guerre  »  et  infuse  la  pensée  aux  sujets. 

Il  leur  suffit  à  ces  derniers,  pour  calmer  leurs  consciences, 
d'être  en  règle  avec  les  commandements  sans  appel  de  ce  mons- 
tre tout  puissant,  si  ridiculement  représentatif  de  la  vérité  ! 

De  quelle  dose  de  dévouement  aveugle  à  la  dynastie  de 
(vharles  I«%  Hobbes  a-t-il  été  victime  pour  édifier  pareilles  élu- 
cubrations  ! 


HOBBES  31 


Insurrection 

16.  —  Hobbes  hostile  à  l'insurrection  et  au  tyrannicide 

Dans  la  préface  des  «  Eléments  philosophiques  du  citoj'en  y, 
Hobbes  prend  nettement  parti  contre  le  tyrannicide  et  l'insur- 
rection. 

Il  écrit,  en  effet  : 

«  Combien  de  rois  n'y  a-ï-il  eu,  et  des  plus  gens  de  bien  de 
«  leur  royaume,  à  qui  cette  funeste  erreur,  qu'un  sujet  a  droit  de 
«  tuer  son  roi  tyran,  a  coûté  malheureusement  la  vie?  Com- 
«  bien  de  milliers  d'hommes  a  fait  périr  cette  pernicieuse  maxime, 
«  qu'un  prince  souverain  peut  être  dépouillé  de  ses  Etats  en  cer- 
«  taines  occasions  et  par  certaines  personnes?  A  combien  d  au- 
«  très  a  coupé  la  gorge  cette  doctrine  erronée,  que  les  rois  étaient 
«  ministres  et  non  pas  au  dessus  de  la  multitude?...  »  *'^ 

Voyons  maintenant  quels  sont  les  arguments  qui,-  dans  son 
esprit,  militent  pour  la  condamnation  de  l'insurrection  et  du 
tyrannicide. 


(1)  Hobbes,  «  Elém.  philos,  du  citoyen  »,  préface  p.  5  et  6. 

'Dans le  texte  de  la  préface,  les  pages  ne  sont  pas  numérotées' 


32  PREMIÈRE  PARTIE 

SECTION  PREMIÈRE 

Le  souverain  ne  peut  jamais  être  révoqué  légitimement 

17.  —  Impossibilité  d'unanimité  des  sujets 

Ainsi  que^nous  l'avons  indiqué  plus  haut  (v.  n*^  7),  le  chef  de 
l'Etat  a  été  investi  de  la  souveraineté,  d'après  Hobbes,  en  vertu 
de  pactes  intervenus  entre  les  particuliers  (les  sujets),  et  par  les- 
quels ils  se  sont  dépouillés  de  tous  leurs  droits  naturels  au  profit 
de  l'autorité. 

La  pensée  de  Hobbes  ne  fait  aucun  doute  à  ce  sujet  :  «  La  sou- 
«  veraineté,  affirme-t-il,  a  été  établie  par  la  force  des  pactes  que 
tt  les  sujets  ont  fait  entre  eux  »  (**. 

Le  philosophe  exaipine  ensuite  s'il  est  vrai,  comme  on  le  pré- 
tend, que  les  particuliers,  qui  ont  investi  le  souverain,  peuvent 
lui  retirer  leur  confiance  et  le  révoquer. 

Sa  réponse  est  négative,  car,  dit-il,  il  n'y  a  pas  eu  de  contrat 
entre  eux  et  le  souverain  ;  le  pacte  n'est  intervenu  qu'entre  les 
membres  de  la  collectivité  et  ne  lie  pas  le  chef  suprême  ;  le  peu- 
ple, d'ailleurs,  se  dissout  aussitôt  après  l'investiture  du  souve- 
rain et  celui-ci  le  représente  désormais  en  tant  qu'une  seule 
personne. 

Mais  Hobbes  ajoute  que  même  s'il  était  exact  que  les  sujets 
aient  le  droit  de  révoquer  le  souverain,  la  révocation  ne  serait 
jamais  légitime,  car  il  est  impossible  en  fait  qu'elle  soit  l'œuvre 
de  l'unanimité  des  sujets. 

(1)  Hobbes,  «  Eléni.  phil.  du  citoyen  »,  ch.  vi  §  xx. 


HOBBES  33 

Cette  objection  est  pour  le  moins  étrange,  car  il  est  également 
impossible,  en  fait,  d'obtenir  l'unanimité  pour  l'investiture  du  sou- 
verain et  HoBBES,  lui-même,  est  obligé  de  reconnaître,  dans  plu- 
sieurs passages  de  ses  écrits,  que  le  plus  quand  nombbe  impose 
sa  volonté  à  la  minorité. 

Voyons  d'abord  l'objection  fondée  sur  l'impossibilité  de  fait 
d'obtenir  l'unanimité  pour  la  révocation  du  souverain. 

Le  pbilosopbe  examine  la  thèse  suivante  : 

«  La  souveraineté  a  été  établie  par  la  force  des  pactes  que  les 
«  sujets  ont  faits  entre  eux;  or  comme  toutes  les  conventions  em- 
«  pruntent  leur  force  de  la  volonté  de  ceux  qui  contractent,  elles 
«  la  perdent  aussi  du  consentement  de  ces  mêmes  personnes.  »  (D 

Et  il  répond  :  «  Mais  encore  que  ce  raisonnement  fût  véritable, 
«  je  ne  vois  pas  bien  quel  juste  sujet  il  y  aurait  de  craindre  pour 
«  les  souverains.  Car  puisqu'on  suppose  que  tous  les  particuliers 
«  se  sont  obligés  mutuellement  les  uns  aux  autres  s'il  arrive  qu'un 
«  seul  d'entr'eux  soit  d'avis  contraire,  tous  les  autres  ensemble  ne 
«  devront  point  passer  outre.  Ce  serait  faire  tort  à  une  personne 
«  que  de  conclure  contre  son  avis  ce  qu'on  s'est  obligé  par  un 
a  pacte  exprès  de  ne  conclure  point  sans  elle.  Or  il  est  presque 
«  impossible  que  tous  les  sujets  jusques  au  dernier  conspirent 
«  contre  leur  souverain  et  s'accordent  tous  sans  aucuneexce|>tion 
«  à  le  dégrader.  Il  n'y  a  donc  pas  à  craindre  qu'il  puisse  être  îégi- 
a  timement  dépouillé  de  son  autorité.  »  <-' 

Cet  argument  est  certes  trop  commode  pour  permettre  à  Hob- 
BES  de  soutenir  ses  théories  absolutistes'  ;  vo\'ons,  toutefois,  s'il 


(1)  HoBBEs,  «Eléments  philos,  du  citoyen  »,  cli.  vi,  §  xx. 
(2>        —  ib.  ib.         ib. 


34  PREMIÈRE    PARTIE 

est  en  harmonie  avec  l'idée  qui  préside,  selon  lui,  à  l'origine  de 
la  société  civile  et  à  l'investiture  du  souverain. 

Dans  le  chap.  vi  §  ii  des  «  Elém,  philos  du  citoyen  »,  en  trai- 
tant de  la  distinction  de  la  multitude  et  du  peuple  Hobbes  dit 
que  «  le  droit  du  plus  grand  nomhre  de  contraindre  le  moindre 
«  (qui  n'est  pas  de  son  avis)  donne  le  premier  commencement  aux 
«  sociétés  civiles.  »  O 

Et  il  ajoute  : 

«  Il  faut  remarquer  ensuite,  qu'afin  de  donner  commencement 
«  à  une  société  civile,  chaque  particulier  d'entre  la  multitude  doit 
<'  demeurer  d'accord  avec  ses  compagnons  qu'une  proposition 
«  étant  faite  dans  l'assemblée,  l'avis  du  plus  grand  nombre  sera 
«  tenu  pour  la  volonté  de  tous  en  général  ;  autrement  il  n'arrive- 
«  rait  jamais  qu'une  multitude,  où  les  esprits  et  les  génies  se  ren- 
«  contrent  si  différents,  prît  quelque  résolution.  Mais  encore  que 
«  quelques-uns  ne  veuillent  pas  prêter  leur  consentement,  les 
«  autres  ne  laisseront  pas  sans  eux  de  représenter  le  corps  entier 
«  de  la  République,  de  sorte  qu'elle  retiendra  contre  eux  son 
«  ancien  et  originaire  droit,  je  veux  dire  le  droit  de  guerre,  pour 
«  les  contraindre  et  les  traiter  en  ennemis.  »  (-> 

Nous  voyons  déjà,  par  ces  deux  citations,  que  Hobbes  fait  état 
de  la  volonté  du  plus  grand  nombre  pour  la  formation  de  la  so- 
ciété civile  et  reconnaît  en  outre  son  pouvoir  de  contraindre  la 
minorité  dans  la  société  (celle-ci  étant  déjà  établie). 

Mais  ce  n'est  pas  tout.  Nombreux  sont,  en  effet,  les  passages  de 
Hobbes  dans  lesquels  il  corrobore  cette  idée. 


(1;  Hobbes,  «  Eléments  phil.  du  citoyen»,  ch.  vi  §  ii. 
(2)        —  ib.  ib.      ib. 


HOBBES  35 

Nous  avons  cité  plus  haut  (v.  no  9)  le  passage  du  ch.  vi  §  i 
(remarque)  des  «  Elém.  phil.  du  citoyen  »,  dans  lequel  le  philo- 
sophe affirme  que  la  multitude  devient  une  seule  personne  lorsque 
ses  membres  «  s'accordent  et  prêtent  l'un  après  l'autre  leur  con- 
8  sentement  à  ce  que  la  volonté  du  plus  grand  nombre  soit  tenue 
«  pour  la  volonté  de  tous.   »  * 

En  outre,  dans  le  chapitre  v  §  vu  du  même  ouvrage,  en  parlant 
de  r  «  union  »  entre  les  hommes  pour  former  une  société  civile, 
HoBBES  écrit; 

«  On  entend  que  ce  qui  est  l'avis  de  la  plus  grande  partie  du 
«  conseil,  soit  l'avis  de  toute  l'assemblée.  »  (*) 

Dans  le  chapitre  vu  §  v  in  fine,  il  écrit  encore  : 

«  Il  y  a  donc  deux  choses  qui  établissent  une  Démocratie  : 
«  l'indiction  perpétuelle  des  assemblées  d'où  se  forme  cette  per- 
«  sonne  publique  que  j'ai  nommée  le  peuple,  et  la  pluralité  des 
(c  voix,  d'où  se  tire  la  puissance  souveraine.   »  (2) 

On  voit,  par  conséquent,  que  Hobbes  ne  parle  pas  ici  d'unani- 
mité mais  de  «  pluralité  des  voix.  » 

Cette  expression,  on  la  retrouve  aussi  dans  «  Leviathan  ». 

«  The  only  way  to  erect  such  a  common  power,  écrit  Hobbes, 
«  as  ma}^  be  able  to  défend  them  ^^>  from  the  invasion  ....  is  to 
«  conferre  ail  their  power  and  strength  upon  one  man,  or  upon 
«  one  assembly  of  men,  that  may  reduce  ail  their  wills,  by  plura- 
«  lity  of  voices,  unto  one  will,  etc.  »  '^' 


(1)  Hobbes,  «  Elém.  philos,  du  citoyen  »,  ch.  v  §  vu. 

(2)  —  ib.  ch.  VII  §  V  in  fine. 

(3)  Les  particuliers. 

(4)  Hobbes,  «  Leviathan  »,  ch.  xvii,  page  87. 


36  PREMIÈRE  PARTIE 

Il  ressort  clairement  de  tous  ces  textes  que  la  majorité  impose 
sa  volonté  à  la  minorité.  Et  pourrait-il  en  être  autrement  ? 

La  minorité  a  certes  des  droits  respectables  et  il  importe  dans 
un  régime  libéral,  où  les  droits  naturels  de  l'individu  doivent  être 
reconnus  et  garantis,  que  la  soumission  de  la  minorité  aux  déci- 
sions du  plus  grand  nombre  ne  constitue  pas  l'esclavage.  Il  faut 
lui  assurer  un  minimum  de  liberté  et  lui  permettre  de  vivre.  Elle 
doit  pouvoir  exprimer  sa  pensée  librement,  mais  on  ne  saurait 
admettre  que  son  opposition  systématique  fût  un  obstacle  à  la  vie 
du  corps  social,  de  la  nation  entière. 

Admettre  que  les  exigences  de  la  minorité  puissent  s'imposer  au 
plus  grand  nombre,  ne  serait  ni  logique  ni  équitable.  Il  faut  que 
la  majorité  décide  sur  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  l'administration 
de  la  chose  publique. 

L'exigence  de  l'unanimité  pour  la  gestion  des  affaires  de  la 
société  ne  tendrait  qu'à  la  paralysie  et  à  la  ruine  de  la  nation. 

HoBBEs,  après  avoir  reconnu  «  le  droit  du  plus  grand  nombre 
de  contraindre  la  minorité  »,  repousse  ensuite  cette  idée  lors- 
qu'elle ne  lui  permet  pas  d'appuyer  son  panégyrique  envers  l'ab- 
solutisme du  souverain. 

C'est  un  procédé  de  discussion  peu  loyal  et  antiscientifique, 
car  on  ne  doit  pas  se  servir  d'un  argument  lorsqu'il  est  utile  à  ce 
qu'on  se  propose  de  démontrer,  pour  le  rejeter  ensuite,  quand  il 
ne  répond  plus  à  ses  préférences  personnelles  et  à  ses  idées  pré- 
conçues. 

Poursuivons  l'examen  des  développements  de  Hobbes  dans 
lesquels  il  combat  le  pouvoir  de  la  majorité. 

«  Toutefois,  écrit-il,  si  l'on  accordait  ceci,  que  le  droit  des 
«  souverains  dépend  de  la  seule  convention  que  les  sujets  ont 
«  faite  entre  eux,  il  leur  pourrait  aisément  arriver  d'être  démis  de 


HOBBES  37 

«  leur  charge  sous  quelque  prétexte  de  justice.  Car  il  }'  en  a  plu- 
«  sieurs  qui  estiment  qu'en  une  assemblée  légitime  de  tout  le  peii- 
«  pie,  ou  en  une  délibération  séditieuse,  la  plus  grande  voix  le 
«  doit  emporter,  c'est-à-dire  que  le  consentement  du  plus  grand 
«  nombre  doit  être  pris  pour  celui  de  tous  en  général.  Mais  cela 
«  est  faux,  car  ce  n'est  pas  une  chose  naturelle  que  de  faire  pas- 
«  ser  la  plus  grande  opinion  pour  la  volonté  de  toute  une  assera- 
«  blée,  et  encore  moins  dans  un  tumulte  «  (^K 

Cela  est  en  absolue  contradiction  avec  un  passage  de  «  Levia- 
than  »,  dans  lequel  Hobbes  affirme  que  personne  ne  peut  sans 
injustice  protester  contre  l'institution  du  souverain  déclarée  par 
la  majorité,  car  celui  qui  entre  volontairement  dans  une  assem- 
blée a  convenu  qu'il  se  conformerait  aux  décisions  delà  majorité. 

« because  the  major  part  hath  by  consenting  voices  decla- 

«  red  a  soveraigne  ;  he  that  dissented  must  now  consent  with  the 
«  resl  ;  that  is,  be  contented  to  avow  ail  the  actions:  he  shall  do, 
«  or  else  justly  be  destroyed  by  the  rest. 

«  For  if  he  voluntarily  entered  into  the  congrégation  of  them 
«  that  were  assembled,  he  sufficiently  declared  thereby  his  will 
«  (and  therefore  tacitely  convenanted)  to  stand  to  what  the  major 
<'  part  should  ordayne »  ''^' 

Il  est  donc  bien  établi,  en  vertu  de  ce  texte  et  de  ceux  que  nous 
avons  cités  plus  haut,  que  tant  pour  la  formation  de  la  société, 
que  pour  les  décisions  relatives  à  l'administration  des  affaires 
publiques,  une  fois  la  société  formée,  c'est  la  majorité  qui  impose 
sa  volonté  à  la  minorité. 


(1)  Hobbes,  «  Elém.  philos,  du  citoyen  ».  cli.  vi  §  xx. 

(2)  —  «  Leviathan  »,  cli.  xviii  p.  90. 


38  PREMIÈRE  PARTIE 

Toutefois,  HoBBEs,  mû  par  un  sentiment  bien  marqué  en  faveur 
de  la  déification  du  prince,  repousse  ensuite  cette  idée. 

Bien  plus,  il  ne  reconnaît  même  pas  à  l'assemblée  entière  le 
droit  de  discuter  la  puissance  du  souverain. 

«  Ce  procédé  <<),  écrit-il,  vient  de  l'Institution  politique  et  n'a 
a  lieu  que  lorsque  la  Cour  ou  le  Prince  Souverain  convoquant 
«  une  assemblée  de  tous  les  sujets  ordonne,  à  cause  de  leur  trop 
«  grand  nombre,  que  quelques  députés  parleront  pour  tous  et  que 
«  leurs  voix  seront  recueillies  afin  de  prendre  leurs  sages  avis. 
a  Car  il  ne  faut  pas  s'imaginer  que  le  souverain  ait  fait  venir 
«  ses  sujets  pour  disputer  avec  eux  de  ses  droits  et  de  sa  puis- 
«  sance  »  <2). 

Les  sujets  n'ont,  par  conséquent,  pas  le  droit  de  discuter  sur 
les  droits  de  l'autorité.  Qu'est-ce  qui  peut  justifier  pareille  affir- 
mation ? 

Nous  verrons  que,  d'après  Hobbes,  le  peuple  se  dissout  sitôt 
qu'il  a  investi  le  souverain  ;  les  individus,  qui  ne  composent  plus 
que  la  multitude  dans  la  société,  n'y  ont  aucun  droit  propre  et 
encore  moins  contre  l'autorité.  D'ailleurs  il  n'y  a  pas  de  pacte 
entre  les  sujets  et  le  souverain. 

C'est  là,  à  notre  avis,  la  raison  capitale  qui  milite,  dans  la  doc- 
trine de  Hobbes,  contre  la  résistance  des  sujets  à  l'égard  du  chef 
de  l'Etat  et  contre  sa  révocation. 


(1)  n  s'agit  de  l'opinion  suivant  laquelle  la  majorité  impose  sa  volonté 
à  toute  l 'assemblée. 

(2)  Hobbes,  «  Eléments  phil.  du  citoyen  »,  ch.  vi  §  xx. 


HOBBES  39 

18.  —  Absence  de  pacte  entre  l'autorité  suprême  et  les  sujets. 
Dissolution  du  peuple  après  l'investiture  du  souverain 

La  souveraineté,  d'après  l'auteur  de  «  Leviathan  i»,  a  été  établie 
par  un  contrat  entre  les  particuliers,  et  il  n'y  a  jamais  eu  de 
pacte  entre  eux  et  le  souverain. 

Il  écrit  en  effet  : 

«  Bien  que  la  souveraineté  ait  été  établie  par  les  conventions 
«  que  les  particuliers  ont  faites  les  uns  avec  les  autres  ..  le  droit 
«  de  l'Empire  ne  dépend  pas  de  cette  seule  obligation  car  on 
«  s'oblige  réciproquement  à  celui  qui  le  possède.  Et  on  suppose 
«  que  chaque  particulier  contractant  avec  son  voisin  a  tenu  ce 
«  langage  :  «  je  transfère  mon  droit  à  celui-ci,  à  condition  que 
«  vous  lui  transfériez  le  vôtre  ».  Après  quoi  le  droit  que  chacun 
«  avait  d'user  de  ses  forces  pour  son  bien  propre,  demeure  trans- 
«  féré  tout  entier,  pour  l'intérêt  commun,  à  cette  personne  ou  à 
«  cette  cour  à  laquelle  on  a  transmis  la  souveraineté.  De  sorte 
«  qu'outre  les  conventions  mutuelles  des  particuliers  entre  eux, 
«  il  se  fait  une  donation  de  droit,  laquelle  on  est  obligé  de  faire 
«  valoir  au  souverain.  Ainsi  la  puissance  souveraine  est  appuyée 
«  de  deux  cotés,  de  l'obligation  des  sujets  les  uns  envers  les 
«  autres,  et  de  celle  dont  ils  s'obligent  directement  à  la  Répu- 
«  blique  »  **). 

Les  conventions  des  particuliers  opèrent,  par  conséquent,  une 
•  donation  de  droit  »  au  profit  du  souverain. 

Tant  est  grande  l'aversion  de  Hobbes  pour  l'idée  d'un  engage- 


il)  HoBBES,  «  Eléments  philos,  du  citoyen  ».  ch.  vi  §  xx. 


40  PREMIÈRE  PARTIE 

ment  quelconque  du  souverain  envers  les  sujets,  qu'il  répudie 
l'existence  d'un  contrat  entre  ces  derniers  et  l'autorité,  comme  si 
tout  contrat  était  synallagmatique  et  créateur  d'obligations  réci- 
proques entre  les  deux  parties  I 

Mais  la  donation,  dont  il 'parle,  ne  constitue-t-elle  pas  un 
contrat  unilatéral? 

Nous  reconnaissons  évidemment  qu'il  serait  peu  rationnel 
d'expliquer  les  problèmes  si  élevés  de  la  philosophie  juridique 
par  les  règles  étroites,  strictes,  du  droit  privé  et  nous  n'aurions 
pas  insisté  là-dessus  si  Hobbes  ne  semblait  attacher  une  impor- 
tance particulière  à  la  terminologie  qu'il  emploie. 

Dans  le  chapitre  ii  en  effet,  des  «  Eléments  philosophiques  du 
citoyen  »,  intitulé  «  De  la  loi  de  Nature  en  ce  qui  regarde  les 
contrats  »,  il  parle  de  la  rétention  et  du  transfert  du  droit,  des 
conditions  de  validité  du  transfert,  de  la  distinction  des  contrats 
et  des  pactes  ^*',  etc. 

Il  dit  (§  V)  que  la  volonté  de  l'acceptant  est  nécessaire  pour  la 
«  transaction  du  droit  »,  et  il  entend  par  là  le  transfert. 

Le  transfert  est  nul  en  cas  de  refus  de  l'acceptant. 

Dès  lors,  puisqu'il  faut  que  le  souverain  accepte  le  transfert  de 
la  puissance,  opéré  entre  ses  mains  par  le  peuple,  il  y  a  bien  un 
accord  de  volontés,  un  contrat. 


D'après  Hobbes,  il  y  a  contrat  lorsque  les  obligations  qui  en  décou- 
lent pour  les  parties  sont  exécutées  immédiatement  par  elles.  Il  y  a 
au  contraire,  pacte  lorsque  l'une  des  parties  se  fie  à  la  bonne  foi  de 
l'autre  pour  l'exécution  de  sa  promesse,  ou  bien  lorsque  la  confiance 
est  réciproque. 

Le  pacte  est  une  promesse  d  exécuter  une  obligation  dans  l'avenir. 
(V.  op.  cit..  cil.  II  §  IX). 

Dans  nos  développements  nous  emploierons  indifféremment  les 
mots  «  pacte  »  et  «  contrat  ». 


HOBBES  41 

HoBBES  soutient,  en  effet,  que  les  particuliers,  par  leurs 
conventions  mutuelles,  s'obligent  à  tout  ce  que  voudra  le  peuple 
et  que  celui-ci  transfère  par  la  suite  tous  ses  droits  au  monarque 
ou  à  une  Cour  de  nobles,  suivant  qu'il  s'agit  de  monarchie  ou 
d'aristocratie. 

Mais  alors,  le  peuple  ne  contracte-t-il  pas  avec  le  monarque 
ou  cette  Cour?  Hobbes  le  nie. 

D'ailleurs,  comment  le  peuple  pourrait-il  se  prévaloir  des 
obligations  contractuelles  de  l'autorité  (même  si  elles  existaient 
dans  la  doctrine  du  philosophe)  puisqu'il  se  dissout  sitôt  qu'il 
l'a  établie  ? 

En  l'absence  de  contrat,  il  y  a  donc  une  «  donation  de  droit  » 
au  profit  du  souverain. 

Mais  qu'est-ce  qu'une  donation  ? 

«  Si  quelqu'un,  écrit  Hobbes,  transfère  quelque  sien  droit  à 
«  autrui,  sans  aucune  considération  de  quelque  office  qu'il  en  a 
«  reçu,  ou  de  quelque  condition  dont  il  s'acquitte  ;  ce  transport  est 
«  un  DON  et  se  doit  nommer  une  donation  libre. '^> 

Or,  n'y  a-t-il  pas  là  un  contrat  unilatéral  à  titre  gratuit?  (Nous 
avons  vu,  en  effet,  que  d'après  Hobbes  la  volonté  de  l'acceptant 
est  nécessaire  pour  la  validité  du  transfert  d'un  droit.) 

Le  philosophe  est,  semble-t-il,  dominé  par  la  conception  du 
contrat  synallagmatique,  à  en  juger  par  la  définition  qu'il  donne 
du  CONTRAT  :  «  l'action  de  deux  ou  «le  plusieurs  personnes,  qui  se 
«  transigent  mutuellement  de  leurs  droits,  se  nomme  un 
«  contrat  ».'-' 


(1)  Hobbes,  «  Elém.  philos,  du  citoyen  »,  ch.  n  §  viii. 

(2)  —  ib.  ib.  §  IX. 


42  PREMIÈRE  PARTIE 

Quoi  qu'il  en  soit,  dans  l'esprit  de  Hobbes,  l'aliénation  des 
droits  des  particuliers  au  profit  de  l'autorité  se  fait  sans  l'inter- 
vention d'un  contrat  avec  celle-ci,  et  par  les- seules  conventions 
entre  les  membres  de  la  collectivité. 

Voici  ce  que  nous  lisons  dans  le  ch.  vu  des  «  Elém.  phil.  du 
citoyen  »  :  «  La  démocratie  n'est  pas  établie  par  des  conventions 
«  que  chaque  particulier  fasse  avec  le  peuple,  mais  par  des 
«  pactes  réciproques  qu'on  fait  les  uns  avec  les  autres...;  avant 
«  que  la  société  civile  soit  formée,  le  peuple  ne  subsiste  pas  encore 
«  en  qualité  d'une  certaine  personne,  mais  comme  une  multitude 
«  détachée  ;  de  sorte  qu'en  cet  état,  un  particulier  n'a  point  pu 
«  traiter  avec  le  peuple  ».('> 

Il  n'existe  dès  lors,  dans  la  démocratie,  aucun  pacte  entre  les 
particuliers  et  le  peuple  (celui-ci  étant  l'autorité  suprême  dans  ce 
régime)  et  «  il  s'ensuit  qu'il  ne  se  traite  qu'entre  particuliers,  à 
«  savoir  chaque  bourgeois  promettant  de  soumettre  sa  volonté  à 
«  celle  du  plus  grand  nombre  (-^  mais  à  condition  que  les 
«  autres  <3' en  feront  de  même,  comme  si  chacun  disait  à  son 
«  voisin  :  «  je  transfère  mon  droit  à  l'Etat  pour  l'amour  de  Vous, 
«  afin  que  vous  lui  résigniez  le  vôtre  pour  l'amour  de  moi  ».<^> 

Que  se  passe  t-il  dans  l'aristocratie  et  la  monarchie?  Ces  deux 
régimes  politiques  se  forment,  d'après  Hobbes,  par  une  aliénation 
de  tous  les  droits  du  peuple  au  profit  d'une  Cour  de  nobles,  dans 


(1)  Hobbes,  «  Elém.  philos,  du  citoyen  »,  ch.  vu  §  vu. 

(2)  Remarquons  que  Hobbes  fait  encore  ici  une  concession  à  la  majorité- 

(3)  Il  ne  dit  pas  «  tous  les  autres  »,  ce  qui  prouve  qu'il  n'y  a  pas  non 
plus  unanimité  dans  l'accord  pour  la  formation  de  la  Société 
(v.  n»  17). 

(4)  Hobbes,  op.  citato,  ch.  vu  §  vu  in  fine. 


HOBBES  43 

le  premier  cas,  d'un  seul  homme  (du  monarque),  dans  le  second, 
et  le  peuple  qui  a  transféré  ainsi  sa  puissance  «  ne  subsiste  plus 
comme  s'il  représentait  une  seule  personne  ».'*^ 

L'autorité  demeure  en  dehors  de  toute  obligation  personnelle. 

Voici  l'explication  de  Hobbes  pour  l'aristocratie  d'abord  :  «  Or, 
«  de  même  qu'en  la  Démocratie  le  peuple  n'est  obligé  à  rien, 
«  aussi  en  l'aristocratie  le  Conseil  d'Etat  demeure  entièrement 
«  libre.  Car  puisque  les  particuliers  ne  traitant  pas  avec  le  peuple, 
0  mais  seulement  entre  eux,  se  sont  obligés  à  tout  ce  que  le 
«  peuple  voudra,  ils  sont  tenus  de  ratifier  la  transaction  de  l'auto- 
«  rite  publique  que  ce  même  peuple  a  faite  aux  Principaux  de 
«  l'Etat  »  <"^>. 

L'autorité  n'a  par  conséquent  aucune  obligation  envers  les 
particuliers,  puisqu'elle  n'a  pas  traité  avec  eux,  mais  est-elle  liée 
envers  le  peuple  ? 

Pas  davantage.  Hobbes  ajoute  en  effet  : 

«  Et  il  ne  faut  pas  penser  que  cette  Assemblée  des  notables,  ou 
«  cette  Cour  des  Nobles,  quoique  choisie  par  le  peuple,  se  soit 
«  obligée  à  lui  en  aucune  chose  ;  car  dès  qu'elle  a  été  érigée, 
«  le  peuple  a  été  dissous,  comme  j'ai  dit,  et  ne  subsiste  plus  en 
«  cet  égard  de  personne  publique,  ce  qui  ôte  en  même  temps 
«  toute  sorte  d'obligation  personnelle  »  <3) 

La  même  explication  s'applique  à  la  monarchie. 

Le  peuple  confère  tous  ses  droits  au  monarque,  «  à  la  pluralité 


(1;  Hobbes,  «  Elém.  philos,  du  citoyen  »,  ch.  vu  §  viii  in  fine. 

(2)  -  ib.  eh.  VII  §ix. 

(3)  —  ib.  ch.  VII  §  IX  in  fine. 


44  PREMIÈRE  PARTIE 

/ 

des  suffrages  »<*',  et  aussitôt  après  l'investiture  decelui-ci,  il  cesse 
d'être  une  personne  publique  et  devient  une  «  multitude  confuse». 

Le  monarque  ne  s'est  obligé  envers  qui  que  ce  soit  car  il  a  rei;u 
le  pouvoir  du  peuple,  qui  cesse  d'être  une  personne  dès  qu'il 
a  renoncé  à  la  puissance  souveraine.'"^' 

Est-il  besoin,  après  cela,  d'ajouter  que  les  sujets  doivent  obéis- 
sance absolue  à  l'autorité  ? 

Ils  ont  fait  une  aliénation  totale  de  leurs  droits  en  faveur  de  ce 
«  grand  Leviathan  ». 

C'est  une  donation  de  droit,  en  vertu  de  laquelle  ils  s'obligent 
directement  envers  le  souverain,  chef  suprême  de  l'Etat.  Hobbes 
conclut  «  que  le  peuple,  pour  en  si  grand  nombre  qu'il  s'assemble 
«  et  qu'il  conspire  contre  le  souverain,  n'a  point  droit  de  lui  ôter 
«  la  puissance,  s'il  ne  consent  lui-même  à  ce  qu'elle  lui  soit 
«  ôtée  )).'^' 

Il  dit  aussi  dans  «  Leviathan  »,  en  parlant  des  droits  du  sou- 
verain : 

«  Consequently  they  that  hâve  already  instituted  a  common- 
«  wealth  being  thereby  bound  by  covenant  to  own  the  actions 
«  and  judgeiïlents  of  one,  cannot  lawfulh^  make  a  new  covenant, 
((  amongst  themselves  to  be  ohedient  to  any  other,  in  anjthing 
«  whatsoever,  without  his  permission  )).'^) 

Le  philosophe  donne  de  nombreuses  explications  dont  la  plu- 


(1)  Gn  voit  encore   qu'il  ii'y  a  pas  unanimité  quant  à  l'investiture  du 

souverain  (V,  supra  n»  17  et  p-  \'l  note  3). 

(2)  Hobbes,  «  Elém.  philos,  du  citoyen  »,  ch.  vii  §  xi  et  xii. 

(3)  Hobbes,  ib.  ch.  vi  §  xx  in  fine. 

(4)  —         «  Leviathan  »,  ch.  xviii,  «  of  the  rights  of  soveraignes  by 

mstitution  »,  p.  88. 


HOBBES  45 

part  nous  sont  déjà  connues,  telle  l'obligation  des  particuliers  de 
se  conformer  au  choix  de  la  majorité  (nous  savons  du  reste  que 
celle-ci  ne  peut  revenir  sur  sa  décision  en  révoquant  plus  tard  le 
souverain!,  etc. 

Le  corps  de  la  collectivité,  écrit  Hobbes,  est  censé  être  l'auteur 
des  actes  du  souverain  (nous  connaissons  aussi  ce  so{)hisme  (v. 
supra  n"^  9  et  11)  et  dès  lors  il  serait  absurde  d'aiïirmer  que  le 
peuple  peut  se  révolter  contre  ses  propres  actes  ;  d'autre  part,  les 
individus  ayant  conféré  le  pouvoir  au  souverain,  celui-ci  en  est 
dorénavant  propriétaire  et  il  est  injuste  de  le  lui  enlever. <i' 

C'est  toujours  la  thèse  de  l'aliénation  des  droits  des  individus 
combinée  avec  le  sophisme  que  le  peuple  une  fois  dissous,  en 
tant  qu'un  seul  être,  renaît  en  la  personne  du  souverain. 

Ainsi  donc  le  peuple  ne  peut  révoquer  légitimement  le  souverain. 

L'absence  de  contrat  entre  les  sujets  et  le  chef  suprême  laisse 
celui-ci  libre  de  toute  sorte  d'obligations  envers  eux  ;  il  ne  peut 
y  avoir  de  son  fait  aucune  injustice  ou  injure  à  leur  égard. 

L'injure  est  en  effet,  d'après  Hobbes,  une  enfreinte  aux  pactes 
accordés.'-' 

Toutefois,  le  souverain  peut  pécher  contre  les  lois  de  la  Nature 
et  la  loi  divine,  (v.  supra,  devoirs  du  souverain  n"  14). 


(1)  Hobbes,  «  Leviathan  »,  ch.  xviii,  p.  89  et  suiv. 

(2)  —  «  Elém.  philos,  du  citoyen  »,  ch.  m,  §  m  et  iv,  ch.  vu  §  xiv 


46  PREMIÈRE  PARTIE 

SECTION  II 
La  désobéissance  des  sujets  est  une  injure 

19.  —  Devoir  d'obéissance  des  sujets 

Nous  avons  vu  (v.  supra  n°'  11  et  18)  que  le  souverain  a  une 
autorité  absolue  et  que  les  sujets  ont  le  devoir  impérieux  d'obéis- 
sance envers  lui. 

La  désobéissance  des  sujets  au  souverain  est  une  injure,  dit 

HOBBES  : 

«  Si  un  sujet  n'obéit  pas  à  l'Etat,  non  seulement  il  commet  une 
«  injure  contre  son  autorité,  mais  aussi  il  offense  tous  ses  conci- 
«  toyens  ;  parce  qu'ayant  convenu  avec  eux  d'obéir  à  la  puissance 
«  souveraine,  il  reprend  sans  leur  en  demander  congé  le  droit 
«  dont  il  s'était  dessaisi  »  •*>. 

Le  philosophe,  examinant  le  cas  où  le  peuple  aurait  élu  un  roi 
«  à  temps  »,  sans  lui  conférer  le  pouvoir  défaire  transmettre  sa 
couronne  à  ses  héritiers,  dit  qu'à  la  mort  du  monarque  l'autorité 
souveraine  retourne  au  peuple,  mais,  ajoute-t-il,  pareil  monarque 
n'est  pas  à  proprement  parler  un  roi,  mais  un  simple  premier 
ministre  de  l'Etat,  car  il  n'a  jamais  eu  que  la  «  possession  usu- 
fructuaire  de  l'empire  »,  la  propriété  étant  toujours  restée  entre 
les  mains  du  peuple  <^'. 

Si,  par  ailleurs,  un  roi  a  promis  à  quelqu'un  de  ses  sujets,  ou  à 
plusieurs  ensemble,  quelque  chose  qui  peut  l'empêcher  d'exercer 


11)  HoBBEs,  «  Eléments  philos,  du  citoyen  »,  cli.  vu  §  xiv. 
(2)        —  ib.  cil.  VII  §  XVI. 


HOBBES  47 

une  puissance  souveraine,  cette  promesse  ou  ce  pacte  est  nul, 
encore  qu'il  l'ait  confirmé  par  serment,  tant  qu'il  ne  renonce  pas 
à  l'autorité  souveraine.  Le  souverain  ne  peut,  en  effet,  se  dessaisir 
par  aucune  promesse  du  droit  de  recourir  aux  moyens  nécessaires 
à  la  conservation  de  l'empire  '". 

L'obéissance  des  sujets  est  par  conséquent  un  devoir  absolu 
tant  que  le  souverain  est  maître  du  pouvoir. 

Gela  nous  amène  à  examiner  les  cas  dans  lesquels  l'obligation 
d'obéissance  cesse  pour  les  sujets,  d'après  l'auteur  de  «  Levia- 
than  ». 

20.  —  Cas  où  le  devoir  d'obéissance  des  sujets  cesse 

La  souveraineté,  dit  Hobbes,  est  l'âme  de  l'Etat,  et  une  fois  sé- 
parée du  corps  politique  elle  ne  peut  donner  aucune  impulsion 
aux  sujets. 

La  fin  de  l'obéissance  de  ces  derniers  c'est  la  protection  qu'ils 
recherchent  dans  l'Etat,  et  tant  que  celle-ci  est  assurée  ils  doivent 
persévérer  dans  leur  soumission. 

Malgré  que  la  souveraineté  soit  immortelle  dans  l'esprit  de 
ceux  qui  la  créent,  ajoute  le  philosophe,  elle  est  non  seulement 
sujette  à  une  mort  violente,  à  la  suite  d'une  invasion  du  dehors, 
mais  aussi  à  une  mort  naturelle  par  les  discordes  intestines  du 
dedans,  dues  à  l'ignorance  et  aux  passions  humaines  '-  . 

Le  devoir  d'obéissance  des  sujets  cesse  : 

1°  Lorsque  le  chef  suprême  renonce  à  la  puissance  souveraine, 


(1)  Hobbes,  «  Eléments  philos,  du  citoyen  »,  cli.  vu.  S  xvii.  V.  aussi  «  Le- 
viallian  ».  ch.  xxx.  p.  175. 

i2*      —       ,  «  Leviathan  »,  ch.  xxi,  p.  114. 


48  PREMIÈRE    PARTIE 

a  c'est-à-dire  lorsqu'il  ne  transfère  pas  à  un  autre  son  droit  de 
«  souverain,  mais  tout  simplement  le  rejette  et  l'abandonne  »  'i); 
il  y  a  alors,  explique  le  philosophe,  retour  à  l'état  de  nature  '-'. 

Mais  il  reconnaît  au  roi  le  pouvoir  de  vendre  ou  de  donner  de 
son  vivant  la  couronne  et  la  puissance  i-^'.  Il  lui  accorde  même  le 
droit  de  disposer  delà  couronne  en  faveur  d'un  roid'un  autre  Etat<^). 
Il  va  sans  dire  que,  d'après  la  doctrine  de  Hobbes,  dans  tous 
ces  cas  où  le  souverain  renonce  à  la  puissance  au  profit  de  quel- 
qu'un, les  sujets  ne  reprennent  pas  leur  liberté.  Ils  sont,  certes, 
déliés  du  devoir  d'obéissance  envers  le  souverain  renonçant  mais 
ils  sont  tenus  d'obéir  à  son  successeur. 

Il  n'y  a  pas,  en  effet,  retour  à  l'état  de  nature. 
Il  importe  peu  que  le  choix  du  successeur  leur  ait  été  imposé. 
La  couronne  et  le  droit  de  puissance  appartenant  en  propre  au 
souverain  il  est  logique  que  celui-ci  en  ait  la  libre  disposition,  et 
Hobbes  admet  cette  conclusion  extrême.  (Les  sujets  n'ont-ils  pas, 
d'ailleurs,  abdiqué  tous  leurs  droits?) 

Au  surplus,  cette  thèse  est  corroborée  par  le  fait  que  le 
philosophe  considère  les  sujets  comme  déliés  du  devoir 
d'obéissance  en  présence  d'une  succession  vacante  à  la  couronne 
(v.  ci-dessous  3"),  ce  qui  n'est  pas  le  cas  ici 

Les  sujets  sont  donc  déliés  du  devoir  d'obéissance  et  retournent 
à  «  l'état  de  nature  »,  lorsque  le  souverain  renonce  à  la  couronne 
sans  transmettre  ses  droits  à  un  successeur. 

2  '  Lorsque  l'Etat  est  conquis  par  l'ennemi  et  que  le  souverain  a 


(il  Hobbes,  «  Elém.  phil.  du  citoyen  »,  cli.  vu,  §  xviii. 
(2i      —        ,  ib.  ib.  ib. 

Ci)      —        ,  ib.  cil.  IX,  §  XIII. 

(4)      —       ,  (I  Leviathan  »,  cli.  xix,  p.  loi. 


HOBBES  49 

VU  périr  son  autorité,  «  car  ses  sujets  ayant  fait  tous  les  efiorts 
«  qui  leur  ont  été  possibles  pour  empêcher  qu'ils  ne  vinssent 
«  entre  les  mains  de  leurs  ennemis,  ils  ont  accompli  la  promesse 
«  réciproque  qu'ils  s'étaient  jurée  d'une  parfaite  obéissance  »''*  ; 
ils  doivent  maintenant  garantir  leur  vie. 

3°  Lorsque  le  souverain  meurt  sans  successeur,  puisque  les 
sujets  ne  sachant  alors  à  qui  s'adresser  ne  pourront  s'acquitter  de 
leur  obligation. 

HoBBES  explique  que  ce  cas  ne  concerne  que  la  monarchie 
«  car  le  peuple  ni  les  principaux  de  l'Etat  ne  peuvent  point 
«  défaillir  dans  les  deux  autres  sortes  de  gouvernement  »  *"^)  (à 
savoir,  la  démocratie  et  l'aristocratie). 

Il  faut  ajouter,  enfin,  à  tout  cela  le  cas  de  l'individu  condamné 
au  bannissement  et  de  celui  qui  va  résider  à  l'étranger  car,  dit 
HoBBES,  en  pareilles  circonstances  «  on  est  affranchi  des  lois  de 
«  l'Etat  que  l'on  quitte  à  cause  qu'on  s'attache  à  celles  d'une 
«  nouvelle  République  j).*^» 

SECTION  III 
Considérations  sur  la  sédHion 

21.  —   Comment   prévenir  la  sédition  ? 

Nous  avons  vu  que  Hobbes  considère  la  sédition  comme  une 


(1)  Hobbes,  «  Elém.  phil.  du  citoyen  »,  ch.  vu,  §  xvm. 

(2)  —       ,  ib.  ib.  ib. 

(3)  —        ,  ib.  ib.  ib.      in  fine. 

V.  aussi  «  Leviathan  »,  ch.  xxi,  p.  lii. 
Remarquons,  cependant,  que  dans   ces  deux  hypothèses  l'individu 
ne  peut  perdre  sa  nationalité  s'il  ne  la  répudie  par  une  naturalisation. 


50  PREMIÈRE  PARTIE 

maladie,  une  plaie  de  la  société.  («  Leviathan  »,  intr.  p.  1,  v. 
supra  n"  8). 

A  ses  yeux,  elle  ne  se  justifie  jamais  car  les  sujets  ont  le  devoir 
impérieux  d'obéir  à  l'autorité  et  ne  peuvent  ni  juger,  ni  révoquer 
légitimement  le  souverain. 

11  importe,  dès  lors,  de  garantir  la  Société  contre  ce  fléau  et  le 
philosophe  préconise  la  prohibition  de  publication  et  d'entrée 
dans  le  territoire  de  l'Etat  de  tous  écrits  séditieux,  et  par  surcroît 
l'éducation  du  peuple.  (Leviathan,  ch.  xxx,  «  of  the  office  of  the 
soveraigne  représentative  »,  p.  175). 

<(  Il  importe  grandement  à  la  paix  générale,  écrit-il,  de  ne 
«  laisser  proposer  et  introduire  aucunes  opinions  ou  doctrines 
«  qui  persuadent  aux  sujets  qu'ils  ne  peuvent  pas  en  conscience 
«  obéir  aux  lois  de  l'Etat,  c'est-à-dire  aux  ordonnances  du  prince 
«  ou  du  conseil  à  qui  on  a  donné  la  puissance  souveraine,  ou 
«  qu'il  leur  est  permis  de  résister  aux  lois  ;  ou  bien  qu'ils  doivent 
<(  appréhender  une  plus  grande  peine  s'ils  obéissent,  que  s'ils 
«  s'obstinent  à  la  désobéissance...;  le  droit  de  juger  des  opinions 
«  ou  des  doctrines  contraires  à  la  tranquillité  publique  et  de 
«  défendre  qu'on  les  enseigne,  appartient  au  magistrat  ou  à 
«  la  Cour,  à  qui  on  a  donné  l'autorité  suprême  )).'^> 

En  affirmant  cela  Hobbes  fait  allusion  à  cette  autorité  que 
«  plusieurs  donnent  au  Pape  dans  les  royaumes  qui  ne  lui  appar- 
«  tiennent  point  et  que  quelques  évêques  veulent  usurper  dans 
«  leurs  diocèses  hors  de  l'Eslise  Romaine  ».(2' 


{{)  Hobbes,  «  Elém.  philos,  du  citoyen  »,  ch.  vi,  §  xi. 

(2)      —       ,  ib.  ib.        ib.  remarque. 

La  prétention  des  évêques  de  juger  la  conduite  du  roi  et  de  le  ré- 
voquer dans  le  cas  de  violation  de  la  loi  divine  et  de  la  loi  naturelle 


HOBBES  ^  51 

Il  dit  aussi  dans  «  Leviathan  »  (p.  177,  178)  que  le  souverain 
doit  enseigner  aux  sujets  qu'ils  ne  doivent  pas  chercher  à  changer 
le  gouvernement  ni  à  disputer  le  pouvoir  à  l'autorité. 

«  They  (the  subjects)  ought  to  be  informed,  how  great  a  fault 
«  it  is  to  speak  evill  of  the  soveraigne  représentative  (whelher 
«  one  man,  or  an  assembly  of  men)  or  to  argue  and  dispute  his 
«  power,  or  any  way  to  use  his  name  irreverently,  whereby  he 
«  may  be  brought  into  contempt  with  his  people,  and  their 
«  obédience  (in  which  the  safety  of  the  commonwealth  consisteth) 
«  slackened  ».") 

Il  faut  par  conséquent  que  le  souverain  apprenne  à  ses  sujets 
qu'il  n'est  pas  légitime  de  se  révolter  contre  lui. 

Nous  connaissons  déjà  (v.  supra  n°^  17  et  18)  les  raisons 
qui  militent,  d'après  Hobbes,  contre  la  révocation  du  souverain. 
Il  y  a  lieu,  toutefois,  d'insister  quelque  peu  sur  l'idée,  proclamée 


remonte  très  haut.  Elle  s'explique  par  la  théorie  théocratiqiie  du 
pouvoir  :  «  Omnis  potestas  a  Deo.  »  Ce  n'est  pas  là  d'ailleurs  la  doc- 
trine du  droit  divin,  en  vertu  de  laquelle  le  monarque  n'est  respon- 
sable que  devant  Dieu.  C'est  au  contraire  la  thèse  que  le  pouvoir 
vient  de  Dieu  par  le  peuple.  («  Omnis  potestas  a  Deo  ser  populum  >>k 
Ce  droit  des  cvêques  est  proclamé  par  Hincmar  au  ix**  siècle. 

V.  Paul  VioLLET,  «  Histoire  des  institutions  politiques  et  adminis 

tratives  de  la  France  »,  t.  i  (Isdu)  p.  276  et  suiv. 

La  déposition   du  roi  de  Germanie  Henri  IV  en  1080  par  le  Pape 

Grégoire  VII  provoque  de  violentes  polémiques. 

V.  Augustin  Fliche,  «Les  théories  germaniques  de  la  souveraineté», 

dans    Ja  Revue    historique,   mai-août     iyi7, 

p.  43  et  suiv. 

Le  conflit  du  pouvoir  spirituel  et  du  pouvoir  temporel  atteint  son 
paroxysme,  en  France,  en  1.30-2-1303  lors  de  la  querelle  de  Philippe  le 
Bel  avec  le  pape  Boniface  VIII. 
(1)  Hobbes,  «  Leviathan  »,  ch.  xxx,  p.  178. 


52  PREMIÈRE  PARTIE 

par  le  philosophe,   qu'il    n'appartient   pas   aux  sujets    de   jugeï^ 
le  juste  et  l'injuste. 

22.  —  Le  souverain  crée  le  juste  et  l'injuste 

HoBBES  dit  que  parmi  les  opinions  qui  disposent  à  la  sédition 
l'une  des  principales  est  l'idée  «  qu'il  appartient  à  chaque  parti- 
«  culier  déjuger  de  ce  qui  est  bien  ou  de  ce  qui  est  mal  ».(*' 

Il  ajoute  que  cela  est  inacceptable  dans  l'Etat  politique  car  les 
règles  du  bien  et  du  mal,  du  juste  et  de  l'injuste,  de  l'honnête  et 
du  déshonnête,  sont  de  la  loi  civile  (qui  est  créée  par  le  souverain) 
«  et  partant  qu'il  faut  tenir  pour  bien  ce  que  le  législateur 
«  a  ordonné  et  pour  mal  ce  qu'il  a  défendu.  Or  toujours  le  légis- 
«  lateur  est  celui  qui  a  la  souveraine  puissance  dans  l'Etat,  c'est- 
«  à-dire  le  Roi  dans  une  monarchie  )).*"^) 

Il  écrit  encore  : 

((  Avant  qu'il  y  eut  de  gouvernement  dans  le  monde,  il  n'y  avait 
«  ni  juste  ni  injuste,  parce  que  la  nature  de  ces  choses  est  relative 
«  au  commandement  qui  les  précède  et  que  toute  action  est  de 
«  soi-même  indifférente.  Sa  justice  ou  son  injustice  viennent  du 
«  Droit  de  celui  qui  gouverne  »  ('', 

Il  en  résulte  que  «  les  rois  légitimes  rendent  une  chose  juste 
«  en  la  commandant  ou  injuste  lorsqu'ils  en  font  défense.  Et  les 
«  personnes  privées,  en  voulant  prendre  connaissance  du  bien  et 


(1)  HoBBEs,  «  Elém.  philos,  du  citoyen  ",  ch.  xii  §  i. 

(2)  —,  ib-  ib.      ib. 

(3i      —       ,  ib.  ib.      ib. 

V.  aussi  «  Leviathan  »,  ch.  xv,  p.  11. 


HOBBES  53 

«  du  mal,  affectent  de  devenir  comme  des  rois,  commettant  un 
«  crime  de  lèse-majesté,  et  tendent  à  la  ruine  de  l'Etat  »  "). 

Dès  lors,  ajoute  le  philosophe,  l'opinion  suivant  laquelle  les 
sujets  pèchent  lorsqu'ils  se  soumettent  aux  commandements  de 
leur  prince,  qui  leur  semblent  injustes,  est  erronée,  car  il  ne  leur 
appartient  pas  de  faire  la  distinction  du  juste  et  de  1  injuste  tandis 
que  par  contre  ils  ont  le  devoir  impérieux  d'obéir. 

23.  —  Quelques  opinions  séditieuses 

Dans  le  chapitre  xii  des  «  Eléra.  philos  du  citoyen  »  Hobbes 
passe  en  revue  différentes  maximes  qui,  à  son  sens,  entraînent  à 
la  sédition. 

Nous  avons  déjà  parlé  de  celle  qui  reconnaît  àPchaque  individu 
le  droit  de  juger  le  juste  et  l'injuste.  Il  nous  reste  à  en  indiquer 
ici  quelques  autres. 

Nous  avons  vu  que  le  souverain  n'est  pas  soumis  aux  lois  civiles 
(v.  supra  n''  12).  Hobbes  prétend  que  c'est  une  opinion  séditieuse 
que  de  soutenir  le  contraire  et  il  critique  vivement  Akistote  et 
tous  ceux  «  qui  estiment  qu'à  cause  de  l'infirmité  humaine  il  faut 
«  laisser  aux  lois  seules  toute  la  souveraine  puissance  de 
«  l'Etat  »  (-).  Il  les  accuse"~d^avoir  considéré  peu  profondément 
la  nature  de  l'Etat. 

Lorsqu'un  particulier  plaide  contre  l'Etat,  ajoute-t-il,  il  ne  dis- 
cute pas  sur  l'autorité  publique  mais  sur  l'interprétation  d'une  ou 
de  plusieurs  de  ses  lois  et  le  philosophe  donne  l'exemple  suivant  : 
«  ...  Comme  s'il  est  question  de  la  vie  d'un  criminel  on  ne  s'in- 


(1)  Hobbes,  «  Elém.  philos-  du  citoyen  »,  ch.  xii,  §  i. 

(2)  -,  ib.  ib.     §  IV. 


54  PREMIERE  PARTIE 

«  forme  pas  si  l'Etat,  de  sa  puissance  absolue,  a  droit  de  le  faire 
«  mourir,  mais  s'il  le  veut  par  une  certaine  loi  dont  on  est  en 
«  controverse  ;  et  il  le  veut  si  la  loi  a  été  enfreinte,  mais  il  ne  le 
«  veut  point  si  elle  n'a  pas  été  violée  »  <*). 

C'est  également  une  maxime  séditieuse,  d'après  Hobiîes,  que 
de  proclamer  qu'on  peut  tuer  un  tyran. 

Nous  reviendrons  sur  cette  question  dans  le  chapitre  suivant  à 
propos  du  tyrannicide. 

Une  autre  opinion  séditieuse  est  celle  qui  consiste  dans  la 
croyance  que  la  puissance  souveraine  peut  être  partagée,  et  le 
philosophe  dit  qu'il  n'en  connaît  point  de  «  plus  pernicieuse  à 
l'Etat  »  <"^). 

Il  attache  à  l'indivisibilité  de  la  souveraineté  une  importance 
capitale,  àen  juger  par  les  longs  développements  qu'il  lui  consacre. 

HoBBES  *en  parle  d'abord  au  ch.  vi  §  vu  à  xi  incl.  des  «  Elém. 
philos,  du  citoyen  ». 

L'épée  de  justice,  l'épée  de  la  guerre  et  tous  les  attributs  de  la 
souveraineté  doivent  appartenir  au  même  homme  ou  au  même 
conseil  à  qui  l'autorité  suprême  a  été  confiée,  car  nul  ne  peut 
servir  deux  maîtres  <3). 

Dans  le  ch.  xii  §  m  (remarque  in  fine)  il  appuie  cette  idée  de 
l'indivisibilité  de  la  souveraineté  car,  dit-il,  si  on  confère  certains 


(1)  HoBBES,  «  Elém.  phil.  du  citoyen  »,  ch  xii,  §  iv. 

Mais  il  s'agit,  précisément,  de  savoir  si  le  souverain  est  tenu  de  se 
conformer  aux  lois  qu'il  a  édictées  ;  or,  il  est  certain  que  Hobbes,  en 
proclamant  que  le  souverain  n'est  pas  soumis  aux  lois  civiles,  recon- 
naît par  là  qu'une  même  action  peut  être  injuste  ou  juste  suivant 
qu'elle  est  faite  par  les  sujets  ou  par  le  clief  de  l'Etat. 

(2)  Hobbes,  op.  cit.,  ch.  xii,  §  V. 

(3)  —       ,        ib.       ch.  VI,  §  XI. 


HOBBES  55 

de  ses  attributs  à  d'autres  qu'au  chef  suprême,  c'est  faire  perdre  à 
celui-ci  sa  puissance  absolue. 

Il  dit  aussi  dans  «  Leviathan  »  que  tous  les  droits  qui  appar- 
tiennent au  monarque  ou  au  Conseil  des  Nobles  (droit  de  battre 
monnaie,  de  légiférer,  de  nommer  les  ministres  et  les  conseillers 
d'Etat,  de  rendre  la  justice,  de  faire  la  guerre,  etc.)  sont  insépa- 
rables et  indivisibles  en  la  personne  de  l'autorité  suprême,  car  si 
on  les  confie  à  plusieurs  cela  pourrait  donner  lieu  à  des  conflits 
et  on  porterait  ainsi  atteinte  à  la  stabilité  de  la  société  en  créant 
un  état  éventuel  de  guerre.  (D 

HoBBES  s'attaque  contre  ceux  qui  divisent  la  souveraineté  en 
laissant  au  bras  sécalier  l'autorité  sur  les  choses  qui  regardent  la 
tranquillité  publique  et  les  commodités  de  la  vie  présente,  et  en 
confiant  à  d'autres  (au  pouvoir  spirituel)  l'autorité  sur  ce  qui 
touche  au  salut  de  l'âme. 

Il  arrive  dans  pareil  système,  dit-il,  que  les  sujets  refusent 
«  par  une  crainte  superstitieuse  »  de  rendre  à  leurs  Princes 
l'obéissance  qu'ils  leur  doivent,  et  il  s'écrie  :  «  Or,  qu'y  a-t-il,  je 
«  vous  prie,  de  plus  pernicieux  à  la  société  civile,  que  de  faire 
«  peur  aux  hommes  de  tourments  éternels  pour  les  détourner  de 
«  l'obéissance  due  à  leur  prince,  c'est-à-dire  pour  les  empêcher 
«  d'obéir  aux  lois,  et  d'être  justes  ?  »*'^* 

Il  faut,  par  conséquent,  que  l'autorité  suprême  concentre  entre 
ses  mains,  tous  les  attributs  de  la  souveraineté  et  on  ne  peut  non 
plus,  comme  certains  le  proposent,  lui  enlever  les  finances  qui 
sont  «les  nerfs  de  la  guerre  et  de  la  paix  »  ;  mais  Hobbes  met  le 


(1)  Hobbes,  «  Leviathan  >>.  ch.  xviii,  p.  92  et  93. 

(2)  —       ,  «  Elém.  philos,  du  citoyen  »,  ch.  xii,  §  v. 


56  PREMIÈRE    PARTIE 

souverain  en  garde  contre  les  trop  grandes  exactions  d'argent  qui, 
quoique  justes  et  nécessaires,  disposent  à  la  sédition. 

Voilà  quelques-unes  des  opinions  séditieuses,  les  principales, 
semble-t-il,  qui  soutenues  par  des  ambitieux  avec  force  et 
éloquence  pourraient  menacer  l'autorité  du  souverain  et  troubler 
la  tranquillité  publique. 

HoBBES  affirme,  en  effet,  que  lambition,  l'espérance  du  succès, 
l'éloquence  des  intrigants  peuvent  entraîner  à  la  sédition/*' 

SECTION  IV 
Crime  de  lèse-majesté 

24.   —    Quand    existe-t-il  ? 

Qu'est-ce  que  le  crime  de  lèse-majesté  ? 

C'est,  d'après  Hobbes,  celui  dont  on  se  rend  coupable  en 
refusant  d'obéir  au  souverain. 

Il  se  manifeste  par  des  actions,  lorsqu'on  prend  les  armes 
contre  l'autorité,  ou  par  des  discours,  lorsqu'on  prêcbe  que 
l'obéissance  n'est  pas  due  au  souverain,  soit  que  l'on  conteste  sa 
souveraineté  elle-même  ou  quelques-uns  de  ses  attributs.'-' 

A  cela,  il  y  a  lieu  d'ajouter  la  propagande  faite  par  les  écrits 
séditieux,  quoique  Hobbes  n'en  parle  pas  dans-  sa  définition  du 
crime  de  lèse-majesté,  mais  sa  pensée  ne  fait  assurément- aucun 
doute  à  ce  sujet  vu  qu'ils  excitent  aussi  à  la  désobéissance.  • 


(1)  Hobbes,  «  Elém.  philos,  du  citoyen  »,  cH.  xii,  §  ix  à  xiii  inclus. 
{%      —       ,  ib.  ch.  XIV,  §  XX. 


HOBBES  57 

Nous  connaissons  d'ailleurs  les  mesures  rigoureuses  que  le 
philosophe  préconise  contre  la  publication  et  l'entrée  dans  le 
territoire  de  l'Etat  de  tous  écrits  sédilieux  qui,  à  son  sens,  sont 
dus  à  cette  opinion  erronée  «  qu'il  appartient  à  chaque  particulier 
de  juger  du  juste  et  de  l'injuste  ».  En  voulant  prendre  connais- 
sance du  bien  et  du  mal,  dit-il,  on  affecte  de  devenir  des  Rois  et 
on  commet  un  crime  de  lèse-majesté,  (voir  supra  n^  22). 

25.  —  Le  crime  de  lèse-majesté  est  une  enfreinte 
à  la  loi  naturelle 

Le  crime  de  lèse-majesté,  poursuit  Hobbes,  ne  constitue  pas 
une  violation  à  la  loi  civile  mais  à  la  loi  naturelle. 

Ce  sont  les  particuliers  eux-mêmes,  en  effet,  qui  avant  l'éta- 
blissement de  la  société  civile  ont  convenu  entre  eux  d'aliéner 
tous  leurs  *droits  au  profit  de  l'autorité.  Dès  lors,  l'obéissance 
civile  (la  soumission  au  souverain)  est  prescrite  par  une  loi  anté- 
rieure à  la  loi  civile,  à  savoir  la  loi  naturelle  «  qui  nous  défend 
«  de  fausser  la  foi  donnée  et  de  contrevenir  aux  traités  )).'*^ 

Et  le  philosophe  ajoute  : 

«  Si  quelque  prince  souverain  dressait  une  loi  civile  en  cette 
«  forme  :  «  tu  ne  te  rebelleras  point  »,  il  n'avancerait  rien  ;  car 
«  si  les  sujets  n'étaient  auparavant  obligés  à  l'obéissance,  c'est-à- 
«  dire  à  éviter  la  rébellion,  toutes  les  lois  seraient  invalides  :  or 
<(  une  obligation,  qui  prétend  de  nous  lier  à  une  chose  à  laquelle 
«  nous  étions  déjà  obligés,  est  entièrement  superflue  )).'"2> 


(Il  Hobbes,  »  Elém.  philos,  du  citoyen  -  cli.  xiv,  §  xxi. 

i2)      —       ,  ib.  ib.     §  XXI  in  fine. 


58  PEEMIÈRE  PARTIE 

26.  —  Le  crime  de  lèse-majesté  est  punissable 
par  le  droit  de  la  guerre 

Ce  crime,  constituant  de  par  sa  nature  une  atteinte  à  la  loi 
naturelle,  est  punissable  par  le  droit  de  la  guerre  et  non  par  le 
droit  de  souveraineté. 

Voici  ce  qu'écrit  Hobbes  : 

<(  Les  rebelles,  les  traîtres  et  les  autres  convaincus  de  crime  de 
«  lèse-majesté  ne  sont  pas  punis  par  le  droit  civil,  mais  par  le 
<i  droit  de  nature,  c'est-à-dire  non  en  qualité  de  mauvais  citoyens, 
«  mais  comme  ennemis  de  l'Etat,  et  la  justice  ne  s'exerce  pas 
«  contre  eux  par  le  droit  de  souveraineté  mais  par  celui  de  la 
«  guerre  ».'*' 


ili  Hobbes,  «  Elém.  philos,  du  citoyen  ».  cli.  xiv,  §  xxii. 
V.  aussi  «  Leviathan  ",  ch.  xxviii,  p.  ifii). 


HOBBES  59 


chjlfixre:  III 


Tyrannicide 

27.  —  La  tyrannie  n'est  pas  distincte  de  la  monarchie  légitime 

Nous  avons  vu  ci-dessous  (introd.  n°  2)  que  la  distinction  entre 
la  tyrannie  et  la  monarchie  a  engendré  une  littérature  politique 
considérable. 

On  s'en  était  préoccupe  dès  la  plus  haute  antiquité.  D'après 
HoBBES,  cette  distinction  provient  d'un  malentendu.  Ou  le  tyran 
est  un  souverain  légitime  (investi  régulièrement,  non  usurpateur) 
et  alors,  ayant  une  autorité  absolue,  il  peut  faire  tout  ce  qu'il  lui 
plaira,  ou  bien  c'est  un  usurpateur  et  dans  ce  cas  ce  n'est  pas  un 
tjran  mais  un  ennemi  de  la  société,  de  l'Etat. 

C'est  dans  le  chap  vu  des  «  Eléments  philosophiques  du  ci- 
toyen ))  qu'il  essaie  de  prouver  que  la  monarchie  et  la  tyrannie 
ne  sont  pas  deux  formes  distinctes  de  gouvernement. 

Il  affirme,  d'abord,  que  le  roi  et  le  tyran  ne  diffèrent  pas  quant 
au  degré  de  leur  puissance  : 

«  Ils  ne  diffèrent  pas  en  ce  que  la  puissance  de  celui-ci  soit 
«  plus  grande  que  celle  de  l'autre  ;  car  il  ne  peut  y  avoir  dans  le 
«  monde  une  autorité  plus  grande  que  la  souveraine   «  *'^ 


ili  HoBBES,  «  Elém.  phil.  du  citoyen  »,  cli.  vu.  §  ni. 


60  PREMIÈRE  PARTIE 

Celui  dont  l'autorité  serait  bornée  ne  serait  point  roi  mais 
sujet  de  celui  qui  aurait  borné  sa  puissance. 

Il  ajoute  qu'ils  ne  diffèrent  pas  non  plus  quant  à  la  «  manière 
de  s'emparer  du  gouvernement  »  car  celui  qui  usurpe  l'autorité, 
sans  le  consentement  du  peuple,  est  un  <(  ennemi  »  et  non  pas  un 
tyran  de  la  République.  <*' 

Et  il  conclut  : 

((  Ils  ne  diffèrent  donc  qu'en  l'exercice  de  leur  Empire,  de  sorte 
«  que  le  monarque  qui  gouverne  bien  l'Etat  mérite  le  titre  de  Roi, 
«  et  celui  qui  maltraite  son  peuple,  s'acquiert  le  nom  de  Tyran. 

«  Et  il  en  faut  revenir  hi,  que  le  Roi  légitime  n'est  nommé  Tyran 
«  par  le  peuple,  si  ce  n'est  lorsqu'il  abuse  de  la  puissance  qui  lui^ 
«  a  été  donnée  et  lorsqu'on  estime  qu'il  exerce  mal  sa  charge. 

«  Donc  la  Royauté  et  la  Tyrannie  ne  sont  pas  deux  diverses 
«  espèces  de  gouvernement  politique,  mais  on  donne  à  un  même 
«  monarque  tantôt  le  nom  de  Roi  par  honneur,  tantôt  celui  de 
«  Tyran  par  outrage.  »  *"^' 

Il  semble  de  prime  abord  que  dans  cette  conclusion,  Hobbes 
adopte  à  son  tour  la  distinction  traditionnelle  du  roi  et  du  tyran. 

Il  dit,  en  effet,  que  ceux-ci  diffèrent  quant  à  l'exercice  du  pou- 
voir et  que  le  tyran  serait  celui  qui  «  maltraite  son  peuple  »,  qui 
«  exerce  mal  sa  charge  «. 

Mais  remarquons,  tout  d'abord,  la  réserve  dans  les  termes.  Il 
écrit  :  «  le  roi  légitime  n'est  nommé  tyran  par  le  peuple,  etc.  », 
«  ON  DONNE  à  un  même  monarque,  etc.  » 

Si  on  admettait,  d'autre  part,  que  la  distinction  du  roi  et  du 
tyran  existât  dans  son  système,  quelle  en  serait  la  portée  ? 


(1)  Hobbes,  «  Elém.  philos,  du  citoyen  »,  cli.  vu,  §  m. 
(2i      —  ib.  ib.        ib. 


HOBBES  61 

La  grande  majorité  des  philosophes  et  publicistes  qui  ont  fait 
ressortir  l'opposition  entre  le  roi  et  le  tyran  ne  se  sont  pas  con- 
tentés de  la  signaler,  mais  ont  flétri  avec  indignation  l'arbitraire 
dé  la  t\rannie  en  préconisant  des  sanctions. 

Nous  ne  pouvons  souscrire  à  la  vengeance  sanguinaire  des  par- 
tisans du  tyrannicide  mais  la  révocation  du  tyran,  par  le  peu- 
ple, prèchée  par  saint-thomas  d'aquin  <1',  gerson  et  les  autres 
scolastiques  du  moyen-âge,  nous  paraît  fort  légitime. 

Nous  savons,  par  contre,  que  Hobbes  considère  le  monarque, 
régulièrement  investi,  comme  tout  puissant  et  pouvant  agir  à  sa 
guise  sans  encourir  aucune  sanction  de  la  part  des  sujets. 

Il  reconnaît,  assurément,  que  le  souverain  ne  doit  pas  porter 
atteinte  aux  lois  naturelles  et  divines  mais  cela  regarde  personnel- 
lement le  chef  suprême. 

Les  sujets,  ayant  abdiqué  tous  leurs  droits  en  sa  faveur,  ne  sont 
nullement  fondés  à  réclamer  quoi  que  ce  soit  contre  lui. 

Le  chef  du  «  grand  Leviathan  »  est  libre  de  toute  entrave  à  leur 
égard,  et  les  droits  qu'il  lui  plaît  de  leur  accorder  sont  des  droits 
CONCÉDÉS  qu'il  peut  leur  enlever  selon  son  bon  plaisir.  Il  ne  doit 
rien  aux  sujets,  il  n'a  aucun  compte  à  leur  rendre. 

Il  n'y  a  par  conséquent  aucune  limitation  à  l'omnipotence  du 
souverain  et  les  réserves  touchant  à  la  loi  naturelle  et  à  la  loi  di- 
vine ne  peuvent  engendrer,  tout  au  plus,  qu'une  sanction  morale. 

Dès  lors,  la  distinction  du  roi  et  du  tyran,  dans  la  doctrine  de 
HoBBES,  —  si  distinction  il  y  avait  —  ne  serait  que  platonique. 

Mais  nous  verrons  ci-dessous  dans  le  n°  28,  à  propos  du  tyran-- 


il)  V.  supra,  introduction  n"  2   droit  d'insurrection). 


62  PREMIÈRE  PARTIE 

nicidc,  que  cette  distinction  n'existe  pas  dans  la  pensée  du  philo- 
sophe. 

Il  nous  paraît,  au  surplus,  étrange  que  Hobbes,  après  avoir 
affirmé  que  «  la  ro^'auté  et  la  tyrannie  ne  sont  pas  deux  diverses 
espèces  de  gouvernement  »,  accuse  les  philosophes  de  l'antiquité 
de  les  avoir  confondues  ! 

Il  écrit,  en  eft'et  : 

«  Or  ce  que  nous  rencontrons  si  souvent  dans  les  auteurs  grecs 
«  et  latins  des  invectives  contre  les  Tyrans,  vient  de  ce  qu'autre- 
«  fois  ces  Nations  ont  été  des  Républiques  populaires  ou  aristo- 
«  cratiques,  ce  qui  a  donné  aux  auteurs  une  telle  aversion  de  la 
«  Tyrannie,  qu'ils  en  ont  haï  la  Royauté,  avec  laquelle  ils  l'ont 
«  confondue  ».'*' 

Mais  c'est  lui,  au  contraire,  qui  les  confond. 

Les  anciens  flétrissaient  la  tyrannie  et  Aristote  la  distinguait 
nettement  de  la  monarchie  en  affirmant  qu'elle  en  est  la  forme 
corrompue.'"^' 

28.  —  Réprobation  du  tyrannîcide 

D'après  Hobbes,  c'est  une  maxime  séditieuse  que  de  proclamer 
«  qu'il  est  perfnis  de  tuer  un  tyran  ». 

Le  philosophe  ajoute  : 

«  Voire  il  se  trouve  aujourd'hui  dans  le  monde  quelques  théo- 
«  logiens,  qui  soutiennent  et  c'était  jadis  l'opinion  de  tous  les 
«  Sophistes,   de   Platon,  d'Aristote,  de  Cicéron,  de  Sénèque,  de 


(Il  Hobbes,  «  Eléments  philos,  du  citoyen  «,  cli,  vu,  §  m. 

(2»  Aristote,  «  Politique  »,  trad.  Barthélémy  Saint-Hilaire.  3»  éd.,  l.  m 
ch.  V,  p.  l'ii). 


HOBBES  63 

«  Plutarque  et  des  autres  fauteurs  de  l'anarchie  grecque  et 
«  romaine,  que  non  seulement  il  est  licite,  mais  que  c'est  une 
«  chose  extrêmement  louable,  etc..  Or,  par  le  nom  de  Tyran,  ils 
«  entendent  non  seulement  les  Rois,  mais  tous  ceux  qui  gouver- 
«  nent  les  affaires  publiques  en  quelque  sorte  d'Etat  que  ce 
«  soit  ».'*' 

Voici  le  raisonnement  de  Hobbes  contre  les  partisans  du  tyran- 
nicide  :    ' 

Ou  bien  celui  que  vous  permettez  de  tuer  comme  un  tyran  n'avait 
pas  de  juste  titre  et  c'était  un  usurpateur  que  vous  avez  eu  raison 
de  tuer,  mais  dont  vous  né  devez  pas  appeler  la  mort  un  tyranni- 
cide  mais  la  défaite  d'un  ennemi,  ou  bien  il  avait  le  droit  de  com- 
mander (l'Empire  lui  appartenant)  et  alors  aucune  personne 
privée  n'a  le  pouvoir,  ni  le  droit  de  le  juger. '2' 

Peut-on  soutenir,  après  cela,  qu'il  existe  dans  la  doctrine  de 
l'auteur  de  ((  Leviathan  »  une  distinction  entre  le  roi  et  le  tyran  ? 

Le  souverain,  ajant  un  droit  de  souveraineté  absolue  sur  ses 
sujets,  ne  peut  jamais  être  considéré  comme  un  tyran.  Il  crée 
le  juste  et  l'injuste  et  tous  ses  actes  sont  légitimes. 

S'il  lui  arrive  de  violer  la  loi  divine  ou  quelque  loi  dictée  par  la 
«  droite  raison  »,  cela  ne  regarde  que  sa  conscience. 

HoBBES  réprouve  énergiquement  les  écrits  répandus  de  son 
temps  sur  là  légitimité  du  tyrannicide  et  accuse  leurs  auteurs 
d'avoir  été  subjugués  par  les  doctrines  des  philosophes  grecs 
et  latins. 

Il  repousse  avec  sarcasme  le  prétendu  esclavage  des  sujets  dans 


II)  Hobbes,  op.  cit.,  cb.  xii,  §  m. 

2)  Hobbes,  «  Eléments  philos,  du  citoyen  ».  ch.  xii.  §  m. 


64  PREMIÈRE    PARTIE 

un  régime  monarchique  (il  entend  certes  celui  qui  revêt  une 
forme  absolue)  et  il  dénonce  le  péril  de  ce  mal  :  la  «  t3'ranno- 
phobie  »,  comparable  à  l'hydrophobie  des  chiens  enragés. "*' 

Telles  sont  les  idées  de  Hobbes  sur  l'insurrection  et  le  tj^ran- 
nicide. 

Admirateur  passionné  de  la  monarchie  absolue  et  écrivant 
pendant  la  Révolution  anglaise  de  1648  '-',  qui  lui  a  valu  son  exil 
en  France  (il  vint  s'y  réfugier  pour  échapper  aux  révolution- 
naires), et  qui  a  coûté  la  vie  à  Charles  I<^'',  il  a  plaidé  la  cause  du 
parti  auquel  il  était  attaché. 

On  a  prétendu  toutefois,  qu'après  le  triomphe  de  Cromwcll  il 
s'est  incliné  devant  le  fait  accompli,  allant  même  jusqu'à  légitimer 
le  nouvel  état  de  choses.  On  s'est  basé  pour  cette  assertion  sur 
un  passage  de  «  Leviathan  »,  contenu  dans  la  «  Review  and  con- 
clusion ». 

Dans  le  passage  en  question,  après  avoir  dit  qu'il  s'est 
appliqué  à  montrer  avec  impartialité  la  relation  entre  la  protec- 
tion et  l'obéissance  dont  la  nature  humaine  et  les  lois  divines 
commandent  l'observation  stricte  et  inviolable,  Hobbes  ajoute  : 

«  Though  in  the  révolution  of  states,  there  can  be  no  very 
*  good  constellation  for  Truths  of  this  nature  to  be  born  under, 
«  (as  having  an  angry  aspect  from  the  dissolvers  of  an  old 
«  government  and  seeing  but  the  backs  of  them  that  erect  a  new) 
«  yet  I  cannot  think  it  will  bé  condemned  al  this  time  either  by 


ili  HoBiiKs,  (iLeviatlian  ».  cli.  xxix,  «  of  those  Ihiiif^s  tliat  weaken  or  l end 
to  tlie  dissolution  of  a  coninionwcalUi  ».  p.  t7(i  et  I7l. 

i2)  Elle  commença  en  réalité  dès  1GV2,  après  l'exécution  de  Slralîord.  C'est 
à  cette  date  que  parut  pour  la  l"^'  fois  le  «  De  Cive  »  (Elém.  philos,  du 
citoyen). 


HOBBES  65 

«  the  Publique  Judge  of  Doctrine,  or  by  any  that  desires  the 
«   continuance  of  Publique  Peace...  ».  ^'l 

On  a  fait  remarquer,  d'autre  part,  que  ce  passage  a  été  inspiré 
au  philosophe  par  le  désir  qu'il  avait  de  rentrer  en  Angleterre  et 
qu'au  surplus  il  ne  figure  pas  dans  les  éditions  postérieures  de 
«  Leviathan  ». 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  passage  ne  prouve  rien. 

Que  HoBBES  se  soit  incliné  juomentanément  devant  le  fait 
accompli  par  respect  pour  la  «  Paix  Publique  »  (comme  il  dit), 
c'est  possible  et  il  ne  pouvait  en  être  autrement  à  une  époque  où 
la  force  de  Cromwell  était  à  son  apogée. 

Mais  il  y  a  loin  jusqu'à  la  légitimation  delà  Révolution. 

Toute  sa  doctrine  proteste  contre  cette  idée  et  ce  ne  sont  pas 
ces  quelques  mots  qui  peuvent  renverser  les  exposés  absolutistes 
du  philosophe  tout  au  long  de  «  Leviathan  »,  pour  ne  parler  que 
de  cet  ouvrage. 


(h  HoBBES,  '(  Leviathan  »,  review  and  conclusion,  p.  395,  396. 


DEUXIÈME     PARTIE 


LOCKE > 

Aperçu  général  de  la  doctrine  politique  de  Locke 

SECTION  PREMIÈRE 
Distinction  entre  frétât  de  nature  et  la  société  civile 

a)  Etat  de  nature 

29.   -  C'est  un  état  de  liberté,  d'égalité  et  d'insécurité 

L'état  de  nature,   dans  la  doctrine  de  Locke,  diftere  sensible- 
ment de  celui  exposé  par  Hobbes. 

Selon  l'auteur  de  «  Leviathan  »,  l'homme  (dans  l'état  de  nature) 


(1)  Locke,  né  à  Wrington  en  I032  mort  en  170'.,  a  été  un  défenseur  ardent 
de  la  Révolution  anglaise  de  1688.  qui  aboutit  au  «  hill  of  rights  ». 

Sous  la  restauration  des  Stuarts  il  partagea  la  disgrâce  de  son  pro- 
tecteur Lord  Ashley,  plus  tard  chancelier  d'Angleterre,  et  se  réfugia 
en  Hollande  où  il  a  demeuré  jusqu'à  la  Révolution  de  1688. 

Rentré  à  cette  date  en  Angleterre  avec  Guillaume  d  Orange,  qui 
lui  confia  d'importantes  fonctions,  il  fit  paraître  en  1690,  à  Londres^ 
un  ouvrage  comprenant  deux  traités.  Dans  le  i"  il  réfutait  la  thèse 
de  Sir  Robert  Filmer,  concernant  le  gouvernement  paternel  (basé  sur 


68  DEUXIÈME  PARTIE 

a  le  droit  de  recourir  à  tous  les  moyens  qu'il  juge  utiles  pour 
assurer  sa  conservation. 

HoBBEs  reconnaît  assurément  qu'on  peut  y  pécher  contre 
«  la  Majesté  divine  et  violer  les  lois  naturelles  »,  mais  il  ajoute 
qu'il  est  impossible  de  commettre  quelque  injustice  envers  les 
hommes  et  que  chaque  individu  a  droit  sur  toute  chose,  d'où 
la  guerre  perpétuelle  dans  l'état  de  nature  (v.  supra  n°  G). 

Selon  Locke,  l'état  de  nature  est  «  un  état  de  parfaite  liberté 
«  dans  lequel  les  hommes  peuvent  faire  ce  qu'il  leur  plaît  et  dis- 
«  poser  de  ce  qu'ils  possèdent  et  de  leurs  personnes  comme  ils 
«  jugent  à  propos  »  mais  à  condition  qu'ils  se  tiennent  <(  dans  les 
bornes  de  la  loi  de  la  nature  ».  (^' 

C'est  un  état  d'égalité  (personne  n'a  le  droit  de  domination  sur 
l'autre),  c'est  aussi  un  état  de  liberté  mais  point  de  licence. 
L'homme  n'a  pas  la  liberté  ni  le  droit  de  se  détruire  lui-même, 
ni  de  faire  du  tort  à  ses  semblables  '"^*,  sauf  le  droit  qui  lui  appar- 
tient de  punir  ceux  qui  contreviennent  à  la  loi  de  la  nature,  et  ce 
droit  appartient  à  tous.  <3) 

Il  en  résulte  que  l'homme  n'a  pas  le  droit  de  tout  faire  ;   il  doit 


les  droits  d'Adam  et   de   ses  descendants)   et  dans  le  2^  il  faisait  un 
exposé  théorique  des  vrais  principes  de  gouvernement. 

Voici  le  titre  de  la  1'''=  édition  :  «  Two  treatises  of  government  : 
«  in  the  former,  tlie  false  principles  and  foundation  of  Sir  Robert 
«  Filmer  and  iiis  foUowers  are  detected  and  overthrown,  The  latter 
«  is  an  essay  concerning  the  original  extent  and  end  of  civil  govern- 
ment ».  London,  Kwo.  Le  2'^  traité  fut  ensuite  publié  séparément. 
C'est  surtout  dans  celui-ci  que  se  trouve  l'exposé  de  la  doctrine  poli- 
tique de  Locke  et  nous  l'analyserons  ici  d'après  une  traduction  fran- 
çaise parue  à  Amsterdam  en  iô'Jl. 

(I)  Locke,  «  Du  gouvernement  civil  »  (trad.  française)  Amsterdam,  Abra- 
ham Wolfgang,  lOiM-  ch.  I,  §  I. 

(•2)      —    ,  ib.  ch.  I,  §  III. 

(3)      —    ,  jb.  ch.  I,  §  IV  à  X. 


LOCKE 


69 


respecter  ce  que  possède  son  voisin  ainsi  que  sa  personnalité. 
S'il  viole  les  droits  de  son  voisin  il  se  met  en  état  de  guerre  avec 
lui,  mais  l'état  de  guerre  n'est  pas  de  l'essence  de  l'état  de 
nature,  il  n'y  existe  pas  nécessairement.  I.ocke  distingue,  en 
effet,  ces  deux  états  et  critique  ceux  qui  les  ont  confondus.  <i'  (Il 
vise  HoBBEs  sans  doute). 

L'état  de  nature  est,  cependant,  un  état  d'insécurité  car  on  peut 
y  être  exposé  à  la  violation  de  ses  droits,  ce  qui  amène  l'état  de 
guerre. 

Pour  éviter  donc  de  se  trouver  dans  cette  dernière  situation, 
dans  laquelle,  d'après  le  philosophe,  «  on  ne  peut  avoir  recours 
«  qu'au  Ciel  »  en  l'absence  de  toute  autorité  qui  vienne  départa- 
ger les  contendants,  les  hommes  ont  formé  des  sociétés  et  ont 
quitté  l'état  de  nature. 

«  Quand  il  y  a  une  autorité,  écrit  Locke,  un  pouvoir  sur  la 
«  terre  auquel  on  peut  appeler,  l'état  de  guerre  ne  continue  plus 
«  et  les  différends  doivent  être  décidés  par  ceux  qui  ont  été  revê- 
»  tus  de  ce  pouvoir.  »  *2) 

Mais,  dans  la  conception  du  philosophe,  l'état  de  nature  n'est 
pas  nécessairement  un  état  de  guerre. 

b)  Société  civile 

30  —   Idée   générale 

Nous  arrivons  ainsi  à  la  société  civile.  Comment  s'est-elle  for- 
mée ? 


,1)  Locke.  "  Du  gouvernement  civil  ,,  (tiad.  française)  Amsterdam,  Abra- 
ham Wolfang.  mn,  ch.  n,  §  iv. 

(1)  Locke,  op.  cit.,  ch.  ii,  §  vi, 


70  DEUXIÈME    PARTIE 

«  Les  hommes,  écrit  Locke,  étant  nés  tous  également  dans  une 
«  liberté  parfaite,  et  avec  le  droit  de  jouir  paisiblement  et  sans 
«  contradiction  de  tous  les  droits  et  de  tous  les  privilèges  des  lois 
«  de  la  nature  ;  chacun  a  par  la  nature  le  pouvoir  non  seulement 
«  de  conserver  ses  biens  propres,  c'est-à-dire  sa  vie,  sa  liberté  et 
«  ses  richesses,  contre  toutes  les  entreprises,  toutes  les  injures  et 
«  tous  les  attentats  des  autres,  mais  encore  de  juger  et  de  punir 
«  ceux  qui  violent  les  lois  de  la  nature,  selon  qu'il  croit  que  l'of- 
«  fense  le  mérite...  Or,  parce  qu'il  ne  saurait  y  avoir  de  société 
«  politique  et  qu'aucune  telle  société  ne  saurait  subsister  si  elle 
«  n'avait  en  soi  le  pouvoir  de  conserver  ce  qui  lui  appartient  en 
«  propre,  et  pour  cela  de  punir  les  fautes  de  ses  membres  ;  là 
«  seulement  se  trouve  une  société  politique  où  chacun  des  membres 
«  s'est  dépouillé  de  son  pouvoir  naturel  et  l'a  remis  entre  les  mains 
«  de  la  société,  afin  qu'elle  en  dispose  dans  toutes  sortes  de  causes 
«  qui  n'empêchent  point  d'appeler  toujours  aux  lois  établies  par 
«  elle.  Par  ce  moyen  tout  jugement  des  particuliers  étant  exclu, 
«  la  société  acquiert  le  droit  de  souveraineté,  et  certaines  lois 
«  étant  établies,  et  certains  hommes  autorisés  par  la  communauté 
«  pour  les  faire  exécuter,  ils  terminent  tous  les  différends  qui 
«  peuvent  arriver  entre  les  membres  de  cette  société-là,  touchant 
«  quelque  matière  de  droit  et  punissant  les  fautes  que  quelque 
«  membre  aura  commises  contre  la  société  en  général.  »  (D 

L'homme  se  dépouille  donc  de  son  pouvoir  naturel  d'assurer  sa 
conservation  et  le  remet  à  la  société  ;  celle-ci  est  souveraine  et 
confie  le  pouvoir  d'exécuter  ses  volontés  à  l'autorité. 


\t)  Locke,  op.  cit.,  cli.  vi,  §  xi. 


LOCKE  71 


31.  —  Son  fondement  :  Consentement  commun.  Contrat 

Les  hommes  étant  tous  naturellement  libres,  égaux  et  indépen- 
dants, «  nul  ne  peut  être  tiré  de  cet  état  et  être  soumis  au  pouvoir 
«  politique  d'autrui  sans  son  propre  consentement,  par  lequel  il 
«  peut  convenir,  avec  d'autres  hommes  de  se  joindre  et  s'unir  en 
«  société  »  (!'. 

bans  le  corps  politique,  les  décisions  sont  prises  par  la  majo- 
rité, car  il  est  impossible  d'obtenir  l'unanimité  des  citoyens  dans 
toutes  les  questions  delà  vie  de  la  société. 

"  Cela  est  nécessaire,  dit  Locke,  si  on  veut  que  la  société  politi- 
que soit  durable,  autrement  on  risquerait  qu'elle  ne  subsistât  pas 
au  jour  de  sa  naissance. 

L'entrée  dans  une  société  où  tout  se  réglerait  à  l'unanimité  des 
voix  serait  semblable  à  celle  de  Caton  au  Théâtre,  qui  y  entra 
pour  en  sortir  '"^'. 

Et  le  philosophe  conclut  : 

«  Quiconque  donc  sort  de  l'état  de  nature  pour  entrer  dans  une 
«  société,  doit  être  regardé  comme  ayant  remis  tout  le  pouvoir 
«  nécessaire  aux  fins  pour  lesquelles  il  y  est  entré,  entre  les  mains 
«  du  plus  grand  nombre  des  membres...  Tellement  que  ce  qui  a 
«  donné  naissance  à  une  société  politique,  et  qui  l'a  établie,  n'est 
«  autre  chose  que  le  consentement  d'un  certain  nombre  cl'hommes 
«  libres,  capables  d'être  représentés  par  le  plus  grand  nombre 
«.  d'eux  »  (3). 


(1)  Locke,  op.  cit.,  ch.  vu,  §  i. 
i2i  —  ,  op.  cit.,  cil.  VII.  §  IV. 
(3»      —    .  op.  cit..  ch.  VII.  §  V.' 


72  DEUXIÈME    PARTIE 

La  majorité  impose  ses  volontés  à  tous  les  membres  de  la  so- 
ciété mais  point  aux  individus  qui  n'y  ont  pas  adhéré  au  moment 
de  sa  formation.  La  pensée  de  Locke  est  très  nette  en  ce  sens.  En 
effet,  après  avoir  affirmé  la  nécessité  du  consentement  de  chacun 
pour  la  formation  de  la  société,  il  ajoute  : 

«  Un  certain  nombre  de  gens  sont  en  droit  d'en  user  de  la  sorte 
«  à  cause  que  cela  ne  fait  nul  tort  à  la  liberté  du  reste  des  hommes, 
«  qui  sont  laissés  dans  la  liberté  de  l'état  de  nature  »  '2). 

Dans  le  chap.  xiv  §  m  in  fine,  Locke  dit  aussi  que  «  le  pouvoir 
«  politique  tire  son  origine  de  la  convention  et  du  consentement 
«  mutuel  de  ceux  qui  se  sont  joints  pour  composer  une  société  ». 

C'est  donc  un  contrat  qui  a  présidé  à  la  formation  de  la, société 
civile. 

Le  philosophe  signale  deux  objections  que  soulève  cette  doc- 
trine sur  l'origine  de  la  société,  à  savoir  : 

1"  Que  l'Histoire  ne  nous  donne  aucun  exemple  d'une  compa- 
gnie d'hommes  indépendants  et  égaux  qui  se  seraient  unis  pour 
composer  un  corps  politique. 

2°  Que  pareille  constitution  de  société  est  impossible  en  droit, 
car  les  hommes,  naissant  toussons  un  gouvernement,  sont  obligés 
de  s'y  soumettre  et  n'ont  pas  la  liberté  d'en  ériger  un  nouveau. 

Répondant  à  la  première  objection,  Locke  remarque  que  le 
contrat  s'est  passé  avant  l'Histoire. 

«  Le  gouvernement,  écrit-il,  précède  toujours  sans  doute  les 
«  registres  ;  et  rarement  les  belles  Lettres  sont  cultivées  parmi  un 
«  peuple,  avant  qu'une  longue  continuation   de  la  société  civile 


(I)  Locke,  op.  cit.,  ch.  vu,  §  i. 


LOCKE  73 

«  ait,  par  d'autres  arts  plus  nécessaires,  pourvu  à  sa  sûreté,  à  son 
«  aise  et  à  son  abondance  C'est  alors  qu'on  commence  à  fouiller 
«  dans  l'Histoire  de  ses  fondations  et  à  rechercher  son  origine».*'' 

Il  semble,  par  conséquent,  que,  dans  l'esprit  du  philosophe,  le 
contrat  qui  a  présidé  à  la  formation  de  la  société  civile  soit  non 
une  hypothèse  mais  un  fait,  quoique  non  contrôle  par  l'histoire  ; 
il  n'y  a  pas  lieu,  toutefois,  d'insister  ici  sur  cette  question. 

Locke  reconnaît,  par  ailleurs,  que  les  sociétés  primitives 
étaient  placées  sous  la  domination  d'un  seul  et  il  en  donne 
l'explication  suivante  :  le  gouvernement  paternel  ayant  accoutumé 
les  enfants  dès  leur  bas-àge  au  gouvernement  d'un  seul,  ceux-ci 
se  sont  groupés  plus  tard  pour  faire  des  diverses  familles  un  seul 
et  même  corps  et  ont  remis  le  gouvernement  entre  les  mains  d'un 
seul,  choisi  pour  sa  conduite  et  sa  valeur,  en  vue  de  les  défendre 
contre  leurs  ennemis.  Cette  soumission  au  chef  résultait  de  leur 
propre  consentement  <2) 

Quant  à  la  seconde  objection,  Locke  répond  très  judicieusement 
qu'il  n'y  a  aucun  argument  militant  en  faveur  d'un  droit  de  puis- 
sance du  prince  sur  ses  sujets,  entraînant  pour  ceux-ci  une 
perpétuelle  obligation  de  sujétion  et  de  fidélité.  L'Histoire  nous 
montre,  dit-il,  de  nombreux  cas  de  personnes  qui  se  sont 
soustraites  à  l'obéissance  et  à  la  juridiction  sous  lesquelles  elles 
étaient  nées. 

Cela  prouve  que  ce  n'est  pas  un  droit  naturel  du  père,  transmis 
à  ses  héritiers,  qui  a  contribué  à  fonder  les  gouvernements  à 
l'origine  de  la  création  du  monde,  car,  éxplique-t-il,  il  ne  devrait 


(Il  Locke,  op.  cit..  ch.  vu   §  vu. 

i2i      —     .  op.  cit.,  cil.  VII,  §  VII  ù  XIX. 


74  DEUXIÈME    PARTIE 

y  avoir  alors  qu'une  seule  monarchie  universelle,  s'il  était  vrai 
que  les  hommes  n'eussent  pas  le  droit  de  se  séparer  de  leur 
famille  et  de  leur  gouvernement. 

D'autre  part,  le  fait  que  des  ancêtres  ont  renoncé  à  leur  liberté 
naturelle,  en  se  soumettant  à  un  gouvernement,  n'oblige  pas  leurs 
descendants  à  une  soumission  perpétuelle  envers  lui. 

«  J'avoue,  écrit  Locke,  qu'un  homme  est  obligé  d'exécuter  et 
«  d'accomplir  les  promesses  qu'il  a  faites  pour  soi,  et  de  se 
«  conduire  conformément  aux  engagements  dans  lesquels  il  est 
«  entré  ;  mais  il  ne  peut  par  aucune  convention  lier  ses  enfants 
«  ou  sa  postérité  ».*'' 

Ce  principe  a  été  proclamé  plus  tard  par  l'art.  28  de  la  décla- 
ration des  droits  précédant  la  constitution  jacobine  du24juin  1793, 
comme  suit  :  «  une  génération  ne  peut  assujettir  à  ses  lois  les 
générations  futures  ». 

Rousseau,  qui  d'ailleurs  considérait  le  contrat  social  non 
comme  une  vérité  historique  mais  comme  une  explication  ration- 
nelle de  l'origine  de  la  société,  a  affirmé  que  ce  contrat  se  renou- 
velle à  chaque  instant.  Chacun  de  nous  donne  son  adhésion  à 
l'Etat  dont  il  fait  partie,  par  cela  seul  qu'il  en  fait  partie  et  qu'il 
ne  cherche  pas  à  en  sortir  par  une  naturalisation.  Il  y  a  là  un 
consentement  tacite. 

Mais  quel  est  le  pouvoir  de  la  société  à  l'égard  d'un  individu 
qui  se  prétend  hostile  à  toute  soumission  à  l'autorité,  qui  reven- 
dique une  liberté  sauvage  ?  (tel  est  le  cas  d'un  anarchiste). 

Il  est  évidemment  excessif  de  soutenir,  comme  le  fait  Locke 
(voir  plus  haut),  que  la  société  ne  peut  s'imposer  à  quiconque  n'y 


tl  »  Locke,  op.  cit..  cli.  vu,  §  xxii. 


LOCKE  75 

a  pas  adhéré  de  son  propre  consentement.  Quelle  que  soit  notre 
vénération  pour  la  liberté,  nous  reconnaissons  que  le  droit  indi- 
viduel doit  être  primé  par  l'intérêt  général.  C'est  l'intérêt,  la 
défense  de  la  société  qui  entre  en  jeu  et  celle-ci  doit  imposer  sa 
discipline  à  tout  récalcitrant,  malgré  son  relus  de  s'y  plier. 

Il  y  a  là,  certes,  une  victoire  des  droits  de  la  collectivité,  mais 
la  soumission  des  individus  à  l'intérêt  général  ne  doit  pas  cons- 
tituer l'esclavage.  Ces  derniers  doivent  jouir  de  leurs  droits  (et 
ils  sont  nombreux)  qui  ne  sont  pas  incompatibles  avec  lordre 
public.  La  liberté  individuelle  est  ainsi  assurée,  sinon  dans  sa 
plénitude  sauvage,  du  moins  dans  le  minimum  irréductible  qu^ 
subsiste  après  la  stricte  diminution  exigée  par  l'intérêt  commun. 

Il  ne  pourrait  en  être  autrement  dans  une  société  viable. 

Il  est  vrai  que  pour  Locke,  les  individus  qui  n'ont  pas  adhéré 
à  la  société  vivent  à  l'état  de  nature  O  ;  mais  qu'ils  aillent  alors 
vivre  leur  vie  dans  quelque  île  déserte  ou  chez  les  peuplades 
inorganisées  des  sauvages.  Leur  insubordination  ne  saurait  être 
tolérée  au  sein  de  la.  société. 

Y  a-t-il  lieu  de  croire,  cependant,  à  cet  âge  d'or  de  la  rénova- 
tion universelle,  prêché  naïvement  par  les  anarchistes  comme  la 
conséquence  de  la  suppression  de  l'Etat  ?. 

Même  en  supposant  réalisée,  dans  une  certaine  mesure,  cette 
épuration  des  mœurs,  cette  conscience  universelle  magique, 
objet  des  rêves  maladifs  des  adeptes  de  Bakounine,  il  serait 
chimérique  de  penser  qu'on  pourrait  vivre  en  paix  dans  un 
monde  où  il  n'y  aurait  aucune  contrainte  d'en   haut,  pour  mettre 


\[)  Locke,  op.  cit.,  ch.  \ii,  §  i. 


76  DEUXIÈME    PARTIE 


un  frein  aux  écarts  des  particuliers,   et  les  réprimer  au  besoin, 
dans  le  cas  où  ils  nuisent  à  l'intérêt  de  la  collectivité. 


32.  —  Sa  fin  :  veiller  à  la  sûreté  et  au  bien  du  peuple 

La  fin  de  la  société  consiste, -d'après  Locke,  dans  la  conserva-, 
tion  mutuelle  par  les  membres  qui  la  composent  de  leurs  vies,  de 
leurs  libertés  et  de  leurs  biens. 

Dans  l'état  de  nature,  affirme-t-il,  il  manque  des  lois  établies, 
un  juge  impartial  pour  trancher  les  différends,  et  une  autorité 
capable  d'exécuter  la  sentence  du  juge. 

De  là  la  nécessité  de  sortir  de  cet  état  pour  entrer  dans  la 
société,  où  chacun  renonce  au  pouvoir  qu'il  a  de  punir  et  en 
confie  l'exercice  à  l'autorité  désignée  à  cette  fin. 

Ce  dépouillement  des  individus  en  faveur  de  la  collectivité 
n'est  pas  l'esclavage. 

«  Ces  gens-là  néanmoins,  écrit  Locke,  en  remettant  ainsi  leurs 
«  privilèges  naturels,  naj^ant  d'autre  intention  que  de  pouvoir 
«   mienx  conserver  leurs  personnes,  leurs  libertés,  leurs  proprié- 

«  tés le  pouvoir  delà  société  ou  de  l'autorité  législative  établi 

«  par  eux,  ne  peut  jamais  être  supposé  devoir  s'étendre  plus  loin 
«  que  le  bien  public  le  demande  ;  ce  pouvoir  se  doit  réduire  à 
«  mettre  en  sûreté  et  à  conserver  les  propriétés  (*)  de  chacun,  en 
«   remédiant  à  ces  trois  défauts  dont  il  a  été  fait  mention  ».  '-' 

Les  individus  conservent,  par  conséquent,  dans  la  société  des 
droits  qui  leur  sont  propres  (droits  naturels)  dont  la  protection 


(1)  Dans  le  chap.  viii,  §  i   lop.  cit.),   Locke  désigne  par  le  mot  générique 

«  propriétés  »,  la  vie,  la  liberté  et  les  biens  de  l'individu. 
^21  Locke,  op.  cit.,  cli.  vin,  S  x. 


LOCKE  77 

doit  être  assurée  par  l'autorité.  Celle-ci  a  pour  mission  de  veiller 
à  la  sûreté  et  au  bien  du  peuple. 

SECTION   II 

Nature  du  pouvoir  de  l'autorité 
33.  —  Délégation  du  pouvoir  aux  gouvernants 

Nous  avons  vu  que,  dans  la  doctrine  de  Hobbes,  les  individus 
en  renonçant  à  leurs  droits  naturels  font  une  aliénation  pure 
et  simple  au  profit  du  souverain. 

Le  peuple  se  dissout,  sitôt  qu'il  a  conféré  la  puissance  à  l'auto- 
rité suprême  et,  au  surplus,  cette  aliénation  est  totale;  elle  porte 
sur  tous  les  droits  des  individus.  Ceux-ci  ne  conservent  aucun 
droit  contre  le  souverain,  qui  crée  le  juste  et  l'injuste,  l'honnêle 
et  le  «  déshonnète  »,  etc.  (v.  supra  P"  partie). 

Dans  la  doctrine  de  Locke,  la  remise  de  la  puissance  à  l'autorité 
ne  constitue  pas  pour  le  peuple  une  aliénation,  mais  une  délégation. 

Nous  verrons  ci-dessous  (n"'*  37,  46,  47,  48,  52i  que  le  peuple  a 
le  droit  de  reprendre  le  pouvoir  aux  gouvernants  qui  ont  mancjué 
à  leurs  obligations,  et  de  le  confier  à  d'autres  qui  lui  paraissent 
plus  dignes. 

D'autre  part,  cette  délégation  ne  confère  pas  à  l'autorité  un 
pouvoir  arbitraire  sur  les  sujets.  Ces  derniers  ne  se  sont  pas 
dépouillés  de  tous  leurs  droits  naturels  mais  seulement  du  droit 
de  punir.  Ils  gardent,  par  conséquent,  des  droits  qui  leur  appar- 
tiennent en  propre  et  qui  constituent  la  limite  de  la  puissance 
des  gouvernants. 

8 


78  DEUXIÈME    PARTIE 

Sans  doute,  le  pouvoir  de  légiférer  qui  appartient  à  l'Etat  de 
réglementer  les  droits  des  particuliers,  peut  leur  faire  subir 
certaines  diminutions,  dans  l'intérêt  général,  mais  ces  droits  n'en 
subsistent  pas  moins  et  les  lois  établies  par  l'Etat  ne  sont  pas  la 
création  de  toutes  pièces  de  droits  concédés  mais  la  consécration 
des  droits  naturels  des  individus,  antérieurs  et  supérieurs  à  l'Etat, 
(y.  supra  n"32). 

Cela  ressort  clairement  de  ce  passage  caractéristique  : 

«  Cette  liberté  par  laquelle  l'on  n'est  point  assujetti  à  un  pouvoir 
«  arbitraire  et  absolu,  est  si  nécessaire  et  est  unie  si  étroitement 
«  avec  la  conservation  de  l'homme,  qu'elle  n'en  peut  être  séparée 
«  que  par  ce  (jui  détruit  en  même  temps  la  conservation  et  la  vie. 
«  Or  un  homme  n'ayant  point  de  pouvoir  sur  sa  propre  vie, 
((  ne  peut  par  aucun  traité,  ni  par  son  propre  consentement, 
«  se  fendre  esclave  de  qui  que  ce  soit,  ni  se  soumettre  au  pouvoir 
«  absolu  et  arbitraire  d'un  autre  qui  lui  ôte  la  vie  quand  il  lui 
«  plaira  »."* 

Locke  dit  que  la  société  a  le  pouvoir  de  faire  les  lois,  de  faire 
la  guerre  et  la  paix  et  il  ajoute;  «  Tout  cela  ne  tend  qu'à  con- 
«  server,  autant  qu'il  est  possible,  ce  qui  appartient  en  propre 
«  aux  membres  de  cette  société  ».*'^' 

34.  —   Etendue  du  pouvoir  législatif 

Il  résulte  des  développements  ci-dessus  que  le  pouvoir  législatif 
ne  peut /'Ire  arbitraire  sur  la  vie  et  les  biens  du  peuple. 

Locke  insiste  là-dessus  à  plusieurs  reprises.  Il  écrit  notamment  : 


II)  Locke,  op.  cit.,  cli.  m,  §  ii. 
(2)      —    ,        ib.      cb.  VI.  §  XII. 


LOCKE  79 

«  Le  pouvoir  législatif  ne  peut  être  absolument  arbitraire  sur  la 
«  vie  et  les  biens  du  peuple,  car  ce  pouvoir  n'étant  autre  chose 
«  ((ue  le  pouvoir  de  chaque  membre  de  la  Société  remis  à  cette 
«  personne  ou  à  cette  assemblée  qui  est  le  législateur,  ne  saurait 
«  être  plus  grand  ({ue  celui  que  toutes  ces  différentes  personnes 
«  avaient  dans  l'état  de  nature...  Car  enfin  personne  ne  peut  con- 
te férer  à  un  autre  plus  de  pouvoir  qu'il  n'en  a  lui-mcme  ;  or 
«  personne  n'a  un  pouvoir  absolu  et  arbitraire  sur  soi-même  ou 
«  sur  un  autre  pour  s'ôter  la  vie  ou  pour  la  ravir  à  qui  que 
«  ce  soit,  ou  lui  ravir  aucun  bien  qui  lui  appartienne  en  propre  ».''' 

On  voit  que  pour  Locke,  les  droits  de  l'individu,  et  notamment 
le  droit  à  la  vie,  sont  tellement  sacrés  qu'il  ne  reconnaît  même 
pas  à  l'individu  lui-même  le  pouvoir  d'y  porter  atteinte. 

Le  philosophe  fait  sans  doute  allusion  aux  périodes  normales, 
dans  lesquelles  tout  danger  pour  la  société  est  écarté  et  où,  par 
conséquent,  le  sacrifice  de  la  vie  des  individus  est  inutile. 

Nous  n'avons  pas  à  insister  davantage  sur  cette  idée,  qui  dé- 
passe le  cadre  de  la  présente  étude.  Retenons  simplement  que 
lindividu  conserve  dans  la  société  civile  des  droits  qui  sont  an- 
térieurs à  celle-ci  et  réglementés  par  le  pouvoir  législatif. 

35.  —  Limitation  du  pouvoir  de  l'autorité 

Les  droits  naturels  de  l'individu  limitent  la  puissance  de  l'auto- 
rité politique. 

Voyons  les  principales  limitations  exposées  par  Locke  : 
1"  L'exercice  du  pouvoir  doit  se  faire  selon  les  lois  établies  et 
publiées,  sans  privilèges  au  profit  d'une  oligarchie. 


ili  Locke,  op.  cit.,  cli.  x. 


80  DEUXIÈME  PARTIE 

2°  Les  lois  et  règlements  ne  doivent  tendre  qu'au  bien  public. 

3"  Nulle  taxe  ne  pourra  être  imposée  sur  les  biens  du  peuple 
sans  son  consentement  exprimé  par  ses  représentants  (les  députés). 

4°  Le  pouvoir  législatif,  choisi  par  le  peuple,  ne  peut  déléguer 
à  d'autres  la  charge  de  légiférer,  «  ce  pouvoir  ne  pouvant  résider 
((  de  droit  que  là  où  le  peuple  l'a  établi  »  '^'. 

36.  —  La  monarchie  absolue  incompatible  avec  la  société  civile 

La  monarchie  absolue,  considérée,  dit  Locke,  par  quek[ues  uns 
comme  le  seul  gouvernement  désirable  est  incompatible  avec  la 
société  civile. 

La  société  civile  a,  en  elîet,  pour  fin,  démettre  un  terme  aux  in- 
convénients de  l'état  de  nature  où  chacun  est  juge  dans  sa  propre 
cause. 

Or,  le  prince  absolu  qui  s'attribue  à  lui  seul  tant  le  pouvoir 
législatif  que  le  pouvoir  exécutif  se  trouve  à  l'égard  de  ses  sujets 
à  1  état  de  nature,  car  sous  sa  domination  on  ne  saurait  trouver 
un  juge  impartial, qui  tranche  les  différends  entre  les  sujets  et  le 
prince  avec  équité  et  qui  puisse  donner  tort  à  ce  dernier. 

La  situation  de  l'individu  est  même  aggravée,  dit  Locke,  car 
sous  l'empire  d'un  chef  absolu  l'individu  devient  sujet,  par  consé- 
quent esclave,  tandis  que  dans  l'état  de  nature  il  a  la  liberté  de 
juger  de  son  propre  droit,  de  le  maintenir  et  de  le  défendre  autant 
qu'il  peut  '-'. 


")  Lor.KK   op.  cit.,  ch.  x,  §  ix. 

(2)      —  il),     ch.  VI,  §  XV. 


LOCKE  "  81 


Droit  d'Insurrection 

SECTION   PREMIÈRE 

Légitimité  de  la  résistance  agressive  du  Peuple 

37  —  Idée  générale  de   la   résistance    du    peuple 
contre    l'autorité 

Dans  la  doctrine  de  Locke,  la  résistance  contre  l'autorité  poli- 
tique est  légitime  lorsque  celle-ci  ne  se  conforme  pas  à  la  lin  pour 
laquelle  elle  a  été  investie. 

La  résistance  peut  être  opposée  aussi  bien  contre  le  pouvoir 
législatif  que  contre  l'exécutif. 

Dans  l'Etat,  écrit  le  philosophe,  il  n'}'  a  qu'un  pouvoir  su- 
prême "'  :  le  pouvoir  législatif  auquel  tous  les  autres  doivent  être 
subordonnés. 

Mais  il  ajoute  :  «  Cela  n'empêche  pas  que  le  pouvoir  législatif 
«  aj^ant  été  confié,  afin  que  ceux  qui  l'administreraient  agissent 
«  pour  certaines  fins,  le  peuple  ne  se  réserve  toujours  le  pouvoir 
«  souverain  d'abolir  le  gouvernement  ou  de  le  changer,   lorsqu'il 

(i)  Il  s'agit  ici  des  pouvoirs  constitu(^s. 


82  DEUXIÈME    PARTIE 

«  voit  que  les  conducteurs,  en  qui  il  avait  mis  tant  de  confiance, 
0  agissent  d'une  manière  contraire  à  la  fin  pour  laquelle  ils  avaient 
«  été  revêtus  d'autorité.  Car  tout  le  pouvoir  qui  est  donné  et 
«  confié  en  vue  d'une  fin,  étant  limité  par  cette  fin-là,  dès  que 
«  cette  fin  vient  à  être  négligée  par  les  personnes  qui  ont  reçu  le 
«  pouvoir  dont  nous  parlons,  et  qu'ils  font  des  choses  qui  y  sont 
«  directement  opposées,  la  confiance  qu'on  avait  prise  en  eux, 
«  doit  nécessairement  cesser  et  l'autorité  qui  leur  avait  été  remise 
«  est  dévolue  au  peuple,  qui  peut  la  placer  de  nouveau  où  elle  (*) 
«  jugera  à  propos  pour  sa  sûreté  et  pour  son  avantage  »  ^"2). 

Locke  écrit  encore  : 

«  Le  peuple  garde  toujours  le  pouvoir  souverain  de  se  délivrer 
«  des  entreprises  de  toutes  sortes  de  personnes,  même  de  leurs  '3) 
«  législateurs,  s'ils  venaient  à  être  assez  fous  ou  assez  méchants 
«  pour  former  des  desseins  contre  les  libertés  et  les  biens  propres 
«  des  sujets.  En  effet,  personne  ni  aucune  société  d'hommes  ne 
«  pouvant  remettre  sa  conservation,  et  conséquemment  tous  les 
«  moyens  qui  la  procurent,  à  la  volonté  absolue  et  à  la  domina- 
«  tion  arbitraire  de  quelqu'un.  »  (*) 

Les  sujets  réduits  à  l'esclavage  ont  également  le  droit  de  se 
délivrer  de  leurs  oppresseurs,  qui  violent  la  loi  sacrée  et  invio- 
lable sur  laquelle  se  base  la  conservation  de  la  vie  de  chacun  et 
de  ses  biens. 

En  un  mot,  la  résistance  contre  l'autorité  politique  est  légitime 


(1)  C'est  une  erreur  typographique.  Lire  :  il. 

(2)  Locke,  op.  cit.,  cli.  xii,  §  i, 
(3i  Erreur  de  texte.  Lire  :  ses. 
(41  Locke,  op.  cit.,  cli.  xii,  §  i. 


LOCKE  83 

car  le  pouvoir  souverain  appartient  au  peuple.  Celui-ci  le  délègue 
à  certaines  personnes,  les  gouvernants,  en  vue  d'une  fin,  qui  est 
la  sauvegarde  des  droits  des  individus. 

Cette  fin  constitue  la  limitation  de  l'autorité  et  celle-ci  cesse 
d'exister  au  delà  de  cette  limite. 

Il  en  résulte  que  les  gouvernants  agissent  sans  autorité  lors- 
qu'ils violent  les  lois  fondamentales  en  vue  desquelles  ils  ont 
été  investis.  (') 

Dans  ce  cas,  non  seulement  aucune  obéissance  ne  leur  est  due, 
mais  le  peuple  a  le  droit  de  leur  retirer  sa  confiance,  en  remettant 
le  pouvoir  à  d'autres. 

SECTION  II 
Cas  de  résistance 

a)  Conquête 

38.  —  La  conquête  ne  constitue  pas  un  pouvoir  légitime 

Les  conquêtes  ne  peuvent  servir  de  fondement  à  la  légitimité 
du  pouvoir  lorsqu'elles  proviennent  d'une  agression  <-'  injuste  du 
conquérant. 

«  Un  homme,  écrit  Locke,  qui  fait  des  conquêtes  dans  une 
«  injuste  gueri'e,   ne  peut  avoir  droit  sur  ce  qu'il  a  conquis  et  les 


(i)  Locke,  op.  cit.,  ch.  xn,  §  i,  v  et  ix  in  fine. 

(2)  Nous  employons  ce  mot  dans  le  sens  précis  d'ouverture  des  hostilités. 


84  DEUXIÈME    PARTIE 

«  personnes  qui  sont  tombées  sous  sa  domination  ne  lui  doivent 
«  aucune  soumission  ni  aucune  obéissance  ».  ^*' 

Il  reconnaît,  toutefois,  que  le  conquérant  a  un  pouvoir  absolu 
sur  la  vie  de  ceux  qu'il  a  subjugués  après  avoir  été  injustement 
attaqué  par  eux. 

Le  fait,  dit-il,  qu'ils  ont  employé  la  force  contre  leur  voisin 
pacifique  pour  soutenir  des  injustices,  leur  fait  perdr.e  le  droit  à 
la  vie  et  les  rend  dignes  d'être  détruits  à  leur  tour.  *-' 

Il  y  à  ici  une  exagération,  une  extension  regrettable  des  droits 
de  défense  d'un  peuple,  victime  d'une  agression  non  justifiée. 

Locke  est,  en  effet,  dominé  par  l'idée  que  cette  agression 
constitue  une  menace  pour  la  vie  des  individus  contre  lesquels 
elle  est  dirigée  et  que  ceux-ci  doivent  exterminer  leurs  agres- 
seurs, comme  nous  tuons  un  fauve  qui  nous  assaille.  * 

La  violence  est,  certes,  nécessaire  à  la  défense  de  quelqu'un 
contre  son  agresseur.  On  ne  pourrait,  d'autre  part,  concevoir 
une  guerre  sans  perte  de  vies  humaines. 

Nous  concédons  aussi  qu'il  faut  appliquer  des  sanctions  sévères 
contre  les  espions  et  les  traîtres  au  cours  des  opérations  mili- 
taires, en  vertu  du  droit  de  défense  de  la  nation  en  danger  et 
surtout  pour  l'exemplarité,  mais  nous  ne  pouvons  souscrire  à  la 
prétention  de  LocftE  tendant  à  l'asservissement  absolu  des  popu- 
lations conquises,  ù  la  suite  d'une  injuste  agression  de  leur  part. 

Que  le  vainqueur,  dans  l'espèce,  ait  le  droit  de  prendre  ses 
dispositions  pour  mettre  ses  adversaires  hors  d'état  de  nuire,  en 
les  désarmant,  d'exercer  sur  eux  une  surveillance  vigilante,  afin 


(l>  Locke,  op.  cit.  ch.  xv,  §  ii  in  fine. 
(2)     —      ,        ib.  ib.     §  IV  à  vu. 


LOCKE  85 

d'éviter  le  danger  d'une  nouvelle  agression,  nous  le  comprenons 
certes. 

Qu'il  ait" le  droit  de  poursuivre  les  coupables  et  d'exiger  des 
réparations  sérieuses  pour  les  dommages  subis,  rien  de  plus 
conforme  à  l'équité  ;  mais  qu'au  terme  de  tout  conflit,  et  une  tois 
le  péril  écarté,  il  perpétue  un  régime  d'esclavage  contre  l'agres- 
seur, voilà  ce  qu'on  ne  pourrait  justifier. 

Sa  victoire  ne  légitime  pas  l'entrée  des  populations  vaincues 
sous  sa  domination. 

Que  deviendrait  alors  le  fameux  principe  de  Locke,  qu'un 
peuple  ne  peut  être  soumis  à  un  gouvernement  sans  son  consen- 
tement ?  C'est,  d'ailleurs,  le  principe  moderne  que  «  chaque  peu- 
ple a  le  droit  de  disposer  de  soi-même  »,  éloquemment  proclamé 
dans  les  messages  mémorables  du  Président  Wilson  au  Congrès 
^des  Etats-Unis  en  1917-1918. 

L'annexion  serait  légitime  si  elle  était  conforme  aux  aspirations 
des  populations  en  question,  ce  qui  est  le  cas  de  provinces  libé- 
rées d'un  joug  étranger  par  la  mère-patrie.  Mais  il  ne  s'agit  plus 
alors  d'une  conquête  mais  d'une  désannexion,  pour  emplojer  le 
mot  en  vogue  pendant  la  grande  guerre  de  1914-1918 

La  frenquète  ne  saurait  en  aucun  cas  légitimer  un  gouver- 
nement. Le  peuple  a  le  droit  de  choisir  lui-même  ses  gouver- 
nants. 

Locke,  tout  en  reconnaissant  au  vainqueur  un  droit  absolu 
sur  la  personne  des  vaincus  (dans  le  cas  où  ceux-ci  l'ont  attaqué 
sans  cause  légitime),  ajoute  cependant  que  celui-ci  n'a  pas  un 
pareil  droit  sur  leurs  biens,  ^i' 


(I)  Locke,  op.  cit.,  ch.  xv,  §  vi. 


8()  DEUXIÈME    PARTIE 

Il  peut  prélever  ce  qui  lui  paraît  nécessaire  à  la  réparation  du 
dommage  injustement  subi  mais  il  n'est  pas  fondé  à  prendre 
la  part  qui  revient  aux  femmes  et  aux  enfants  des  vaincus."* 

Le  philosophe  explique  cela  en  affirmant  que  l'esclavage  ne  doit 
atteindre  que  les  auteurs  de  l'agression  et  non  leurs  femmes 
et  leurs  enfants  irresponsables  pour  la  plupart,  et  qui  par 
ce  motif  n'ont  pas  perdu  le  droit  à  la  vie. 

39.  —   Les   promesses    arrachées   de    force 
n'engagent   pas   leurs   auteurs 

Locke  examine  ensuite  la  question  de  savoir  si  des  promesses 
arrachées  de  force  peuvent  être  considérées  comme  un  consente- 
ment et  si  elles  obligent  leurs  auteurs. 

Il  se  prononce  nettement  pour  la  négative  : 

«  Je  dirai  sans  crainte,  écrit-il,  qu'elles  n'obligent  en  aucune 
«  façon  parce  que  nous  conservons  notre  droit  sur  ce  qu'on  nous 
«  arrache  de  force,  et  que  ceux  qui  extorquent  ainsi  quelque  chose 
«  sont  obligés  de  la  restituer  incessamment.  »  (2) 

Et  il  conclut  : 

«  De  tout  cela,  il  s'ensuit  que  le  gouvernement  d'un  conqué- 
«  rant  établi  par  force  sur  ceux  qui  ont  été  subjugués  et  auxquels 
«  il  n'avait  pas  droit  de  faire  la  guerre,  ou  qui  ne  se  sont  pas  joints 
«  à  ceux  qui  ont  agi  et  combattu  dans  une  guerre  juste  qu'il  leur 
«  a  faite,  est  un  gouvernement  injuste  et  illégitime.  »  '3' 

Locke  maintient,  cependant,    qu'il  est  légitime   d'exercer   un 


(1)  Locke,  op.  cit.,  eh.  xv,  §  vm  et  ix. 

(2)  —  ib.  ib.     ,  §  XII. 

(3)  —  ib.  ib.     ,  §  XIII. 


LOCKE  (S7 

pouvoir  absolu  sur  ceux  qu'on  a  subjugués  à  la  suite  d'une  guerre 
provoquée  par  eux  sans  raison. 

C'est  toujours  la  même  exagération  ''',  dépassant  les  droits  de 
défense  et  qui,  au  surplus,  aboutit  à  une  contradiction  puisque 
«  nous  conservons  notre  droit  sur  ce  qu'on  nous  arrache  de 
«  force   etc.  » 

Cette  idée  de  domination  sur  le  vaincu  coupable  d'une  agres- 
sion injuste,  constitue  le  seul  point  sombre  dans  la  doctrine  libé- 
rale de  LocKÉ. 

b)  Usurpation 
40  —    L'obéissance  n'est  pas   due  à   l'usurpateur 

L'usurpation  est^  d'après  Locke,  une  «conquête  domestique  ». 
Il  entend  par  là  une  conquête  provenant  de  l'intérieur  de  l'Etat  et 
non  d'une  domination  étrangère. 

Tandis  que  le  conquérant,  poursuit  le  philosophe,  peut  agir 
légitimement  s'il  se  cantonne  dans  les  limites  de  la  justice,  l'usur- 
pateur «  ne  saurait  jamais  avoir  le  droit  de  son  côté.  »  <^^' 

Nous  avons  déjà  exposé  (v.  supra  n"s38  et  39)  que  la  conquête, 
contrairement  aux  distinctions  de  Locke,  ne  peut  jamais  consti- 
tuer le  fondement  d'un  gouvernement  légitime.  Nous  n'insisterons 
pas  davantage  à  ce  sujet.  Voyons  maintenant  pourquoi  le  peuple 
ne  doit  pas  obéissance  à  l'usurpateur. 

L'obéissance  n'est  duc  qu'à  un  gouvernement  légitime.  Or  que 
faut-il  pour  l'existence  de  celui-ci  ?  Que  les.  gouvernants  soient 
désignés  par  le  peuple.  L'usurpateur  ne  l'est  pas. 


ili  Voir  Supra,  n°  38. 

(2)  Locke,  op.  cit.  ch.  xvi,  §  i. 


88  DEUXIEME    PARTIE 

«  Tous  les  véritables  Etats,  écrit  Locke,  ont  non  seulement 
«  une  forme  de  gouvernement  établie,  mais  encore  des  lois  et  des 
«  règlements  pour  designer  certaines  personnes  et  les  revêtir  de 
«  l'autorité  publique,  et  quiconque  entre  dans  lexercice  d'aucune 
«  partie  du  pouvoir  d'une  société  par  d'autres  voies  que  celles  que 
«  les  lois'  prescrivent  ne  peut  prétendre  d'être  obéi  quoique  la, 
«  forme  du  gouvernement  soit  toujours  conservée  ;  puisqu'en  ce 
«  cas  la  personne  qui  gouverne  n'a  pas  été  désignée  et  nommée 
«  par  les  lois  et  par  conséquent  par  le  peuple.  »  O 

Tant  que  le  peuple  n'aura  pas  approuvé  et  confirmé  pareille 
autorité,  celle-ci  n'aura  qu'un  pouvoir  «  usurpé  et  illégitime.  »  i'^1 

c)  Tyrannie 

41    —    Qu'est-ce    que   la    tyrannie  ? 

«  La  tyrannie  est  l'usage  d'un  pouvoir  dont  on  est  revêtu  mais 
((  (|u'on  exerce  non  pour  le  bien  et  l'avantage  de  ceux  qui  y  sont 
«  soumis  mais  pour  son  avantage  propre  et  particulier.  »  ^'-^^ 

Locke  dit  encore  que  le  roi  fait  des  lois,  bornes  de  son  pou- 
voir, et  considère  le  bien  public  comme  la  fin  de  son  gouverne- 
ment, tandis  que  le  t^'ran  suit  entièrement  sa  volonté  particulière 
et  ses  passions  déréglées. 

Au  surplus,  la  tyrannie  ne  se  rencontre  pas  seulement  dans  la 
monarchie  mais  dans  toutes  les  formes  de  gouvernement,  cha(|ue 


(1)  Locke,  op.  cit.,  ch,  xvi,  §  ii, 

(2)  —     ,      ib.  ib.        ib.  in  fine. 

(3)  —    ,        ib.      ch.  XVII,  §  I. 


LOCKE  89 

fois  que  les  détenteurs  du  pouvoir  agissent  dans  leur  intérêt  pro- 
pre, en  violant  les  lois,  au  préjudice  des  membres  du  corps 
socia'. 

42.  —  Droit  de  résistance  contre  le  tyran 

On  peut  s'opposer  par  la  force  contre  le  tyran  car  «  il  agit 
sans  autorité  »,  sans  pouvoir  légal. 

Voyons,  en  efl'et,  ce  passage  : 

<(  Quiconque  revêtu  d'autorité  excède  le  pouvoir  qui  lui  a  été 
«  donné  par  les  lois  et  emploie  la  force  qui  est  en  sa  disposition, 
«  et  s'en  sert  pour  faire,  au  regard  de  ses  sujets,  des  choses  que 
«  les  lois  ne  permettent  point,  est  sans  doute  un  véritable  tyran  ; 
((  et  comme  il  agit  alors  sans  autorité,  on  peut  s'opposer  à  lui, 
«  tout  de  même  qu'à  tout  autre  qui  envahirait  de  force  le  droit 
«  d'autrui.  »  (*> 

Locke  poursuit  : 

«  Si  un  hSmme  qui  a  eu  commission  pour  se  saisir  de  Tna  per- 
ce sonne  dans  les  rues,  entre  de  force  dans  ma  maison  et  enfonce 

((  ma  porte,  j'ai  droit  de  m'opposer  à  lui  comme  à  un  voleur 

«  Or  je  serais  ravi  f[u'on  m'appiît  puurcjuoi  on  n'en  peut  pas  user 
«  de  même  au  regard  des  magistrats  supérieurs  et  souverains, 
«  aussi  bien  (|u"au  regard  de  ceux  qui  leur  sont  inférieurs.  »  '-'. 

De  par  leur  situation,  dit  le  philosophe,  ils  aggravent  même 
l'injustice  car  le  peuple  les  a  investis  de  sa  confiance  et  eux-mê- 
mes sont  plus  aptes  à  faire  le  bien,  i)ar  suite  de  leur  éducation, 
de  leur  culture  et  de  la  force  dont  ils  disposent. 


(I)  Locke,  op.  cit.,  ch.  xvii,  §  iv. 
2'       -     ,        ib.  ib.      ,  §  IV. 


90  DEUXIÈME    PARTIE 


SECTION  m 


La  résistance  par  la  force 
est  pour  le  peuple  une  ressource  extrême 

43.  —  Quand  doit-il  y  recourir  ? 

Saint-Thomas  d'Aquin  avait  déjà  proclamé  que  le  peuple  ne 
doit  recourir  à  la  force  contre  le  souverain  qu'à  la  dernière 
extrémité,  lorsque  la  tyrannie  devient  insupportable  et  qu'il  s'agit 
d'éviter  un  plus  grand  mal.  Il  considère  la  résistance  agressive 
comme  un  «  ultimum  remedium  »  (v.  supra  introd.  n"*  2). 

Locke,  à  son  tour,  malgré  son  ardent  libéralisme,  est  avant 
tout  partisan  de  l'ordre  et  ne  recommande  la  résistance  par  la 
force  que  dans  l'impossibilité  de  recourir  aux  voies  légales  et  à 
condition  qu'il  n'y  ait  pas  seulement  atteinte  contre  un  ou  quelques 
particuliers  mais  contre  le  corps  social. 

44.  —  l'^"  condition  :  impossibilité  de  recourir  aux  voies  légales 

Locke  examine  dans  le  chap.  xvii  §  v  à  ix  la  question  de  la 
résistance  contre  le  monarque  dans  les  pays  où  sa  personne, 
étant  considérée  comme  sacrée  et  inviolable,  ne  peut  être  l'objet 
d'aucune  atteinte. 

Nous  n'en  parlerons  qu'ultérieurement,  dans  la  section  v  du 
présent  chapitre,  dans  laquelle  nous  exposerons  les  arguments 
par  lesquels  Locke  réfute  les  objections  opposées  contre  la  résis- 
tance agressive  du  peuple. 

Le  philosophe  aborde,  par  la  suite,  l'examen  de  la  résistance 
dans  les  pays  où  le  monarque  n'est  pas  à  l'abri  de  poursuites.  Ses 


LOCKE  91 

développements  abondent  en  conseils  de  prudence  dans  lesquels 
une  grande  modération  s'ajoute  à  un  excellent  sens  critique. 

Voyons-en  les  idées  directrices  : 

Malgré  la  légitimité  de  la  résistance  contre  le  monarque,  dans 
le  cas  où  il  agit  en  violation  des  lois,  il  ne  faut  pas  sous  le 
moindre  prétexte  recourir  à  la  force  et  porter  un  trouble  au  gou- 
vernement de  la  société.  L'emploi  de  la  force  ne  doit  avoir  lieu 
que  dans  le  cas  où  on  ne  peut  recourir  aux  voies  légales. 

«  11  ne  s'ensuit  pas,  écrit  Locke,  que  quoiqu'on  puisse  légiti- 
«  niement  résister  à  l'exercice  illégitime  du  pouvoir  de  ce 
«  magistrat,  on  doive  sur  le  moindre  sujet  mettre  sa  personne  en 
«  danger  et  brouiller  le  gouvernement.  Car  lorsque  la  partie 
«  offensée  peut,  en  appelant  aux  lois  être  rétablie  et  faire  réparer 
«  le  dommage  qu'elle  a  reçu,  il  n'y  a  rien  qui  puisse  servir  de 
«  prétexte  à  la  force,  laquelle  on  n'a  droit  d'employer  que  quand 
«  on  est  empêché  d'appeler  aux  lois  ;  et  rien  ne  doit  être  regardé 
«  comme  une  violence  et  une  hostilité  que  ce  qui  ne  permet  pas 
«  un  tel  appel  )>/*' 

Une  violence  qui  rend  impossible  tout  recours  aux  lois,  intro- 
duit l'état  de  guerre  entre  le  monarque  et  le  peuple  et  celui-ci  a 
par  conséquent  le  droit  de  se  défendre  même  par  les  moyens  vio- 
lents pour  assurer  sa  conservation. 

•  Locke  dit,  en  effet,  que  «  c'est  cela  précisément  qui  met  dans 
«  l'état  de  guerre  celui  qui  empêche  d'appeler  aux  lois  ;  et  c'est  ce 
«  aussi  qui  rend  justes  et  légitimes  les  actions  de  ceux  qui  lui 
a  résistent  »  '-'. 


(!•  Locke,  op.  cit.,  ch.  xvii.  §  ix. 
'2'       —     ,        ib.  ib.        ib 


92  DEUXIÈME    PARTIE 

Il  cite  comme  exemple  d'une  impossibilité  de  recourir  aux  lois, 
le  cas  d'un  individu  dont  la  vie  est  en  danger. 

«  Un  homme,  écrit-il,  l'épée  à  la  main,  me  demande  la  bourse 
«  en  un  grand  chemin,  dans  le  temps  que  je  n'ai  peut-être  pas  un 
«  sou  dans  mon  gousset.  Je  puis,  sans  doute,  tuer  légitimement 
«  un  tel  homme.  Je  remets  entre  les  mains  d'un  autre  100  1.  afin 
«  qu'il  me  les  garde  tandis  que  je  mets  pied  à  terre.  Quand  ensuite 
«  je  les  lui  redemande  il  refuse  de  me  les  rendre  et  ïîret  l'épée  à 
«  la  main  pour  défendre  par  la  force  ce  dont  il  est  en  possession. 
«  et  que  je  tâche  de  recouvrer.  Le  préjudice  que  ce  dernier  me 
((  cause  est  cent  fois,  ou,  peut-être,  mille  fois  plus  grand  que 
((  celui  que  le  premier  a  eu  dessein  de  me  causer,  savoir,  ce  vo- 
«  leur  que  j'ai  tué  avant  qu'il  m'eût  fait  aucun  mal  réel  Cepen- 
«  dant,  je  puis  avec  justice  tuer  l'un  ;  et  je  ne  saurais  légitimement 
((  blesser  l'autre.  La  raison  de  cela  est  palpable:  c'est  que  l'un, 
«  usant  d'une  violence  qui  menace  ma  vie,  je  ne  puis  avoir  le 
u  temps  d'appeler  aux  lois  pour  la  mettre  en  sûreté  ;  et  quand  la 
«  vie  m'aurait  été  ôtée,  lisserait  trop  tard  pour  recourir  aux  lois, 
«  lesquelles  ne  sauraient  me  rendre  ce  que  j'aurais  perdu  et  ra- 
u  nimer  mon  cadavre.  Ce  serait  une  perte  irréparable,  que  les 
«  lois  de  la  nature  m'ont  donné  droit  de  prévenir  en  détruisant 
«  celui  qui  s'est  mis  avec  moi  dans  un  état  de  guerre,  et  qui  me 
«  menace  de  destruction.  Mais  dans  l'autre  cas  ma  vie  n'étiint  pas 
«  en  danger,  je  puis  appeler  aux  lois  el  recevoir  satisfaction  au 
((  sujet  de  mes  100  1.  »  *^'. 

D'après  LocKK,  la  situation  du  peuple  envers  le  monarque 
({ui  porte  atteinte  au  droit  de  conservation  et  de  libre  développe- 


(l!  Locke,  op.  cit.  ch.  xvii.  §  ix. 


LOCKE  93 

ment  de  ses  sujets  est  la  même  que  celle  de  cet  individu  assailli 
par  un  malfaiteur. 

Le  peuple  a,  par  conséquent,  le  droit  de  se  défendre,  même 
par  les  moyens  violents. 

Voilà  pour  la  justification  du  recours  à  la  force. 

45.  —  2'^  Condition  :  Menace  contre  le  corps  social 

Nous  savons  déjà  que  Locke  prescrit  le  recours  à  la  force 
contre  le  monarque,  en  cas  de  péril  grave,  du  fait  de  l'impossibi- 
lité de  recourir  aux  voies  légales.  Mais  contre  qui  ce  péril  doit-il 
exister? 

Suffît-il  pour  qu'on  s'insurge  contre  l'autorité  qu'il  y  ait  une  at- 
teinte aux  droits  de  quelques  particuliers  ? 

La  résistance  agressive  ne  doit  avoir  lieu,  d'après  Locke,  que 
lorsque  le  corps  social  est  menacé.  Il  serait  exagéré,  dit-il,  de 
troubler  l'ordre  public  pour  la  défense  d'intérêts  particuliers,  si 
sacrés  qu'ils  puissent  être.  Le  philosophe  n'est  pas  partisan  de  la 
résistance  agressive  individuelle  ou  de  quelques  individus  contre 
le  chef  de  l'Etat. 

D'ailleurs,  pareille  résistance  isolée  serait  inopérante  et  con- 
damnée à  périr  f*'. 

Il  préconise,  par  contre,  la  résistance  agressive  du  peuple  lors- 
que l'illégalité  atteint  le  corps  social. 

LocKD  ajoute,  en  effet  :  «  Mais  si  le  procédé  injuste  du  Prince 
«  ou  du  Magistrat  s'est  étendue  jusqu'au  plus  grand  nombre  des 
«  membres  de  la  société,  et  a  attaqué  le  corps  du  peuple  ;   ou  si 


"i  Locke,  op.  cit.,  cli.  xvn,  §  x. 


94  DEUXIÈME   PARTIR 

((  l'injustice  et  l'oppression  n'est  tombée  que  sur  peu  de  person- 
«  nés,  mais  au  regard  de  certaines  choses  qui  sont  de  la  dernière 
«  conséquence,  en  sorte  que  tous  soient  persuadés  en  leur  cons- 
«  cience  que  leurs  lois,  leurs  biens,  leurs  libertés,  leurs  vies  sont 
«  en  danger,  et  peut-être  même  leur  religion,  je  ne  saurais  dire 
«  que  ces  sortes  de  gens  ne  doivent  pas  résister  à  une  force  si  illi- 
«  cite  dont  on  use  contre  eux  »  **^. 

Le  philosophe  avoue  que  cette  résistance  crée  un  état  très  dan- 
gereux pour  ceux  qui  détiennent  les  rênes  du  gouvernement,  mais, 
dit-il,  ils  n'ont  qu'à  s'en  prendre  à  eux-mêmes  car  il  leur  est  si 
facile  de  ne  pas  la  provoquer,  en  gouvernant  pour  le  bien  du 
peuple  <2). 

SECTION    IV 

Résistance  contre  le  pouvoir  législatif 
et  contre  l'exécutif 

a)  Résistance  contre  le  pouvoir  législatif 

46.  —  Atteinte  à  la  vie,  aux  libertés  et  aux  biens  du  peuple 

Voici  ce  que  Locke  écrit  à  ce  sujet  : 

«  Quand  les  lég'islateurs  s'efforcent  de  ravir  et  de  détruire  les 
«  choses  qui  appartiennent  en  propre  au  peuple,  ou  de  le  réduire 
«  dans  l'esclavage,  sous  un  pouvoir  arbitraire,  ils  se  mettent  dans 


ili  Locke,  op.  cit.,  cli.  xvii,  §  xi. 
i2)      —      ,        ib.  ib.        ib. 


LOCKE  95 

«  l'état  de  guerre  avec  le  peuple  qui  dès  lors  est  absous  et  exempt 
«  de  toute  sorte  d'obéissance  à  leur  égard,  et  a  droit  de  recourir 
«  à  ce  commun  refuge  que  Dieu  a  destiné  pour  tous  les  hommes 
«  contre  la  force  et  la  violence  w.'^' 

Il  s'agit  du  recours  à  la  force  pour  assurer  sa  conservation 
(v   supra  n°  44  et  infra  n°*  47,  48,  52). 

Lorsque  le  législateur  essaie  d'instituer  un  pouvoir  absolu  sur 
les  vies,  les  libertés  et  les  biens  du  peuple,  il  perd  entièrement  le 
pouvoir,  que  celui-ci  lui  avait  conféré  pour  des  fins  diamétrale- 
ment opposées,  et  le  peuple  le  reprend  pour  le  confier  à  une 
nouvelle  autorité  législative, chargée  de  pourvoira  sa  conservation 
et  à  sa  sûreté.'^' 

b)  Résistance  contre  le  pouvoir  exécutif 

47.  —  Abus  de  sa  «  prérogative  » 

Toutes  les  fois  que  le  peuple  est  exposé  à  de  grands  périls,  soit 
que  l'autorité  élude  les  lois,  soit  qu'elle  se  serve  du  crédit  et  de 
l'avantage  de  la  «  prérogative  »  contrairement  à  la  fin  pour 
laquelle  elle  lui  a  été  accordée,  de  manière  à  porter  atteinte  par 
son  arbitraire  aux  droits  des  individus,  ceux-ci  doivent  penser  à 
leur  sûreté  et  à  leur  salut. f^) 

Qu'est-ce  que  la  «  prérogative  »  ? 

Locke  l'examine  longuement  dans  le  paragraphe  x  du  chap.  xu 


(1)  Locke,  op.  cit..  ch.  xv[i,  %  xiii  in  fine. 

(2)  —      .        ib.        ch.  XVIII.  ?;  xiv. 
i3i      —      .      II).     .  cil.  XVII.  §  XII. 


96  DEUXIÈME    PARTIE 

et  dans  tout  le  chapitre  xiii  de  1'  «  Essai  sur  le  gouvernement 
civil  ». 

Par  «  prérogative  »)  il  entend  un  certain  pouvoir  discrétionnaire 
qui  est  laissé,  du  consentement  du  peuple,  au  pouvoir  exécutif 
pour  décider  sur  certaines  questions  non  réglementées  par  le 
législateur  et  qui  dépendent  des  circonstances. 

Les  lois  positives  na  sauraient  tout  prévoir. 

«  Il  est  impossible,  écrit-il,  de  prévoir  et  de  pourvoir  par  des 
«  lois  à  tous  les  accidents  et  à  toutes  les  nécessités  qui  peuvent 
«  concerner  le  bien  public,  ou  de  faire  des  lois  qui  ne  soient  point 
«  capables  de  causer  un  préjudice,  quoiqu'on  les  exécute  avec 
((  une  rigueur  inflexible  dans  toutes  sortes  d'occasions  et  au 
«  regard  de  toutes  sortes  de  personnes...  ».(*^ 

Le  gouvernement  doit  user  de  la  prérogative  dans  l'intérêt 
public.  Mais  qui  jugera  s'il  en  a  fait  bon  usage  ? 

Locke  répond  qu'il  ne  peut  y  avoir  sur  terre  de  juge  entre  le 
pouvoir  exécutif  et  le  pouvoir  législatif,  celui-ci  dépendant  quant 
à  sa  convocation  de  la  volonté  du  pouvoir  exécutif  ('^>  ;  qu  il  ne 
peut  y  en  avoir  non  plus  entre  le  pouvoir  législatif  et  le  peuple 
«  de  sorte  que  soit  que  le  pouvoir  exécutif  ou  le  pouvoir  législatif, 
«  lorsqu'il  a  la  suprême  puissance  entre  les  mains,  ait  dessein  et 
«  entreprenne  de  le  rendre  esclave  et  de  le  détruire,  le  peuple  n'a 


(1)  Locke,  op.  cit,  cli.  xiii,  |  ii. 

(2)  Il  y  a  lieu  de  remarquer  que  Locke  parle  du  régime  de  son  temps  où 

le  pouvoir  législatif  se  trouvait  à  la  discrétion  de  l'exécutif.  Dans  la 
plupart  des  constitutions  modernes  la  convocation  des  assemblées 
législatives  par  l'exécutif  n'est  pas  arbitraire  et  .^^e  trouve  réglemen- 
tée par  la  loi.  On  ne  peut  dire  que  le  législatif  se  trouve  en  fait  sous  la 
dépendance  du  pouvoir  exécutif.  Locke  reconnaît  d'ailleurs,  qu'en 
droit,  le  pouvoir  législatif  est  le  pouvoir  suprême  (voir  Suf)ra,  n"  37 
et  infra  n"  48). 


LQCKE  97 

«  d'autre  remède  à  employer  en  cette  sorte  de  cas...  que  d'appeler 
«  au  Ciel  ».(*' 

Dans  ce  cas,  le  gouvernement  et  le  législateur  agissent  sans  au- 
torité et  le  peuple  s'est  réservé  le  droit  d'en  appeler  au  Ciel. 

Cet  «  appel  au  Ciel  »  ne  veut  pas  dire  que  le  corps  social  res- 
tera inerte  devant  les  machinations  odieuses  de  l'autorité.  Locke 
maintient,  au  contraire,  que  le  peuple  ne  peut  confier  à  personne 
le  pouvoir  de  lui  ôter  la  vie  (v.  supra  n°'  29,  3-i  et  infra  n»  52).  Le 
peuple  en  résistant  par  la  force  contre  les  gouvernants,  s'en  rap- 
porte à  Dieu  pour  juger  son  acte.  (v.  ch.  ii  §  vi  in  fine). 

Au  surplus,  le  philosophe  nous  rassure  contre  la  prétendue 
menace  perpétuelle  provoquée  par  cet  état  de  choses.  «  Que  per- 
«  sonne  ne  s'imagine,  écrit-il,  que  ce  droit  et  ce  privilège  des  peu- 
«  pies  soit  une  source  de  perpétuels  désordres,  car  on  ne  s'en  sert 
«  jamais  que  lorsque  les  inconvénients  sont  devenus  si  grands 
<(  que  le  plus  grand  nombre  des  membres  de  l'Etat  en  souffre  beau- 
«  coup  et  sent  qu'il  est  absolument  nécessaire  d'y  remédier.  y)& 

Nous  examinerons  cette  question  dans  la  section  v  du  présent 
chapitre. 


48.  —  Dissolution  de  l'assemblée  législative 

Le  pouvoir  exécutif  est  subordonné  au  pouvoir  législatif  et  doit 
lui  rendre  des  comptes  sur  sa  gestion.  S'il  le  réduit  à  néant,  le 
«  peuple  a  le  droit  de  rétablir  l'assemblée  qui  le  représente  et  de 


(1)  Locke,  op.  cit..  cli.  xiii.  |  x. 
i2)      —      ,      ib.  ib.      ib. 


98  DEUXIÈME    PARTIE 

«  la  remettre  dans  l'exercice  du  pouvoir  législatif...  Le  peuple  a 
«  le  droit  de  lever  cet  obstacle  par  la  force.  »  '*' 

Locke  dit  encore  : 

«  Quand  le  pouvoir  législatif  est  ruiné  ou  dissous,  la  dissolu- 
«  lution,  la  mort  de  tout  le  corps  politique  s'ensuit.  En  effet,  l'es- 
«  sence  et  l'union  d'une  société  cons'stant  à  n'avoir  qu'une  même 
«  volonté  et  qu'un  même  esprit.  »  <-) 

Si,  après  la  dissolution  de  l'assemblée  législative,  le  pouvoir 
exécutif  entreprend  de  faire  des  lois,  celles-ci  n'ont  aucune  valeur 
en  tant  que  faites  sans  pouvoir  légal,  et  le  peuple  n'est  point  tenu 
d'y  obéir.  <3) 

Locke  conclut  que  lorsque  le  pouvoir  législatif  est  supprimé  ou 
altéré  par  l'exécutif,  le  peuple  a  le  droit  d'en  établir  un  autre.  Il 
donne  différents  exemples.  (Voir  op.  cit.  ch.  xviii  §  iv  à  viii). 

«  Il  n'est  pas  juste,  écrit-il,  que  la  société  par  la  faute  d'autrui 
«  perde  le  droit  original  t^)  qu'elle  a  de  se  conserver.  »  '3' 

Il  ajoute  enfin  :  «  Ce  que  j'ai  dit  en  général  touchant  le  pouvoir 
«  législatif  regarde  aussi  la  personne  de  celui  qui  est  revêtu  du 
«  pouvoir  exécutif.  »  <^'. 

Il  s'agit  du  recours  à  la  force  (suprême  ressource  du  peuple 
pour  assurer  sa  conservation),  de  «  ce  commun  refuge  que  Dieu 
a  destiné  pour  tous  les  hommes  contre  la  force  et  la  violence.  » 
(Voir  supra  n"  47). 


[i)  Locke,  op.  cit..  ch.  xii,  §  vu. 
(2)      —      ,      ib.        cil.    XVIII,  I  III. 
(3i      —    ,        ib.  ib.  ib. 

(4)  Originaire. 

<5)  Locke,  op.  cit.  ch.  wiu,  §  xr. 
i6)       —      ,        ib.  ib.      §  XIV. 


LOCKE  99 


SECTION  V 


Objections  contre  la  résistance  agressive  du  peuple 
Leur  réfutation  par  Locke 

49.  —  Danger  d'instabilité  pour  la  société 

Locke  examine  une  première  fois,  dans  la  chap.  xvii  intitulé 
«  de  la  tyrannie  »  (§  v  à  ix),  les  objections  que  soulève  la  résis- 
tance agressive  du  peuple. 

Il  se  demande  s'il  n'est  pas  dangereux  pour  la  stabilité  de  la 
société  de  résister  à  l'autorité  politique  : 

«  Quoi  donc,  on  peut  s'opposer  aux  commandements  et  aux 
«  ordres  d'un  Prince?  On  peut  lui  résister  toutes  les  fois  qu'on 
«  se  croira  maltraité  et  qu'on  s'imaginera  qu'il  n'a  pas  de  droit  de 
«  faire  ce  qu'il  fait  ?  Hé,  s'il  était  permis  d'en  user  de  la  sorte, 
«  toutes  les  sociétés  seraient  bientôt  renversées  et  détruites  et  au 
«  lieu  de  voir  quelque  gouvernement  et  quelque  ordre  on  ne  ver- 
«  rait  qu'anarchie  et  que  confusion  !  » 

Voici  sa  réponse  : 

«  Je  réponds  qu'on  ne  doit  opposer  la  force  qu'à  la  force 
«  injuste  et  illégitime  et  à  la  violence  ;  que  quiconque  résiste  dans 
«  quelque  autre  cas,  s'attire  une  juste  condamnation,  tant  de  la 
«  part  de  Dieu  que  de  la  part  des  hommes  ;  et  qu'il  ne  s'ensuit 
«  point  que  toutes  les  fois  qu'on  s'opposera  aux  entreprises  d'un 
«  souverain  il  en  doive  provenir  des  malheurs  et  de  la  con- 
«  fusion  )),(*' 


lii  Locke,  op.  cit.,  cli.  xvii,  §  v  et  \  i. 


100  DEUXIÈME    PARTIE 

Comment  cela  ?  Tout  d'abord,  dit-il,  dans  certains  pays  la  per- 
sonne du  Prince  est  sacrée,  par  les  lois,  et  il  n'y  a  jamais  à  craindre 
pour  elle  aucune  plainte,  ni  aucune  condamnation,  quoi  qu'elle 
fasse.  On  peut  seulement  s'opposer  contre  les  actes  illégitimes  de 
ses  subordonnés.  Il  n'y  a  donc  pas  de  danger  pour  la  personne  du 
monarque  a  à  moins  qu'il  n'ait  dessein,  en  se  mettant  actuellement 
«  en  état  de  guerre  avec  son  peuple,  de  dissoudre  le  gouvernement 
a  et  ne  l'oblige  d'avoir  recours  à  cette  défense  qui  appartient  à  tous 
«  ceux  qui  sont  dans  l'état  de  nature.  Or,  ce  qui  peut  en  arriver, 
«  qui  est-ce  qui  est  capable  de  le  dire  ?  »  'i) 

Locke, ajoute,  d'ailleurs,  que  le  peuple  ne  doit  recourir  à  la  force 
contre  le  Prince  que  lorsque  le  corps  politique  est  menacé  (v.  supra 
n°  45).  Si,  par  conséquent,  il  y  a  simplement  une  atteinte  à  quelques 
intérêts  particuliers  il  ne  doit  pas  troubler  la  paix  publique  «  car  il 
«  est  beaucoup  plus  avantageux  et  plus  salutaire  à  tout  le  corps, 
«  que  quelques  particuliers  soient  quelquefois,  en  danger  de  souffrir, 
«  que  si  le  chef  de  la  République  était  exposé  aisément  et  sur  le 
«  moindre  sujet  ».  (2) 

C'est  une  considération  d'ordre  public. 

Locke  n'insiste  pas  sur  la  nature  de  ce  privilège  qui  fait  que  dans 
certains  pays  la  personne  du  monarque  est  en  dehors  de  toute 
atteinte.  Fait-il  allusion  à  l'irresponsabilité  du  chef  de  l'Etat  dans 
les  périodes  normales?  Mais  celle  ci  peut  être  sans  portée  en  période 
de  crise  et  c'est  précisément  la  responsabilité  du  chef  de  l'Etat  qui 
est  mise  en  jeu  par  une  révolution. 

Nous  avons  vu  que  Locke  considère  cette  révolution  comme  légi- 


(i)  Locke,  op.  cit.,  cli.  xvii,  §  vu. 

i'2)      —    .      ib.  ib.        §  vu  in  fine. 


LOCKE  101 

time  lorsque  le  corps  social  est  menacé.  Dès  lors,  cette  garantie  de 
la  personne  du  monarque,  même  si  elle  est  proclamée  par  la  loi, 
nous  parait  précaire,  puisqu'elle  peut  être  violée  par  une  révolu- 
tion. Elle  peut  servir  à  rendre  celle-ci  plus  problématique  mais  non 
impossible,  telle  cette  maxime  de  la  coutume  anglaise  :  •  the  king 
can  do  no  wrong  ».  ii> 

En  affirmant  donc  que  la  personne  du  monarque  est  sacrée  dans 
certains  pays  et  qu'elle  est  en  dehors  de  toute  a1  teinte,  Locke  se 
place  surtout  au  point  de  vue  des  traditions  et  de  l'esprit  public 
d'un  pays,  dont  nous  ne  méconnaissons  certes  pas  la  force  mais  qui 
ne  peuvent  constituer  un  rempart  infranchissable.  (Voir  ci-dessous 
n"  50).  Les  traditions  les  plus  fortement  enracinées  peuvent  être 
balayées  par  une  vague  d'idées  nouvelles. 

Ce  privilège,  poursuit  Logkp,  ne  regarde  que  la  personne  du  mo- 
narque et  n'empêche  pas  qu'on  résiste  aux  actes  illégaux  des  officiers 
publics  commis  par  lui. 

En  effet,  un  acte  accompli  par  un  officier  public  en  violation  des 
lois  est  nul  puisque  son  agent  agit  sans  autorité.  «  Le  roi,  écrit  le 
«  philosophe,  tenant  des  lois  toute  son  autorité,  ne  peut  autoriser 
«  aucun  acte  qui  soit  contraiieà  ces  lois,  ni  justifier  par  sa  commis- 
«  sion  ceux  qui  les  violent  ».  <2i 

Et  il  ajoute  :  «  Ce  n'est  point  la  commission  mais  l'autorité  qui 
«  donne  droit  d'agir  ;  et  il  ne  saurait  y  avoir  d'autorité  contre  les 
a  lois.  »  (3) 

L'immunité  du  chef  de  l'Etat  ne  profite  donc  pas  à  ses  subordonnés. 


(1)  Voir  DiGEY,  «  Introduction  to  the  law  of  the  Constitution  »,  Londres, 

3«  éd.  1889,  p.  24. 
(2i  Locke,  op.  cit..  cli.  xvn,  |  vm. 
(3)      —     ,        ib.  ib.        ib. 


102  DEUXIÈME  PARTIE 

Locke  préconise  la  résistance  contre  eux,  dans  le -cas  où  ils  agissent 
en  violation  des  lois. 

Mais,  dans  l'espèce,  s'agit-il  seulement  d'une  résistance  collective 
du  corps  social  contre  les  gouvernants  (le  chef  suprême  excepté)  ou 
aussi  d'une  résistance  individuelle  aux  actes  illégaux  de  l'autorité  ? 
Cette  dernière  conséquence  serait  difficilement  conciliable  avec 
l'affirmation  de  Locke  qu'il  ne  faut  pas  troubler  l'ordre  public  pour 
la  défense  d'un  intérêt  particulier.  (V.  plus  haut  dans  ce  numéro  et 
supra  no45).  Or  la  résistance  agressive  individuelle,  qu'elle  s'adresse 
contre  le  chef  de  l'Etat  (ce  que  Locke  n'admet  pas,  voir  supra  no  45) 
ou  contre  un  agent  subalterne  chargé  d'exécuter  un  acte  illégal, 
est  tout  autant  attentatoire  à  la  paix  sociale. 

il  faut  avouer  que  la  pensée  du  philosophe  ne  s'exprime  pas  net- 
tement sur  ce  point.  On  ne  peut  d'ailleurs  lui  en  faire  le  reproche  ; 
il  n'était  pas  juriste. 

D'autre  part,  nous  n'avons  pas  à  insister  ici  sur  cette  question,  la 
résistance  individuelle  dépassant  le  cadre  de  la  présente  étude. 

50.  —  L'opinion  publique  est  ignorante  et  inconstante 

Locke  examine  de  nouveau  dans  lech.  xviii  §  xv  et  suiv.  les  objec- 
tions qu'on  pourrait  soulever  contre  le  droit  d'insurrection. 

Il  écrit  : 

«  A  cela  (1)  on  objectera,  peut-être,  que  le  peuple  étant  ignorant 
«  et  toujours  peu  content  de  sa  condition,  ce  serait  exposer  l'Etat  à 
«  une  ruine  certaine,  que  de  faire  dépendre  la  forme  du  gouverne- 
«  ment  et  l'autorité  suprême,  de  l'opinion  inconstante  et  de  l'humeur 


<l>  li  s'agit   de  la  résistance  contre  les  pouvoirs  législatif  et   exécutif 
IV.  chap.  xMii,  §  XIV,  cité  aux  n"-  46  et  48). 


LOCKE  103 

«  incertaine  du  peuple  et  que  les  gouvernements  ne  subsisteraient 
«  pas  longtemps  sans  cloute,  s'il  lui  était  permis,  dès  qu'il  croirait 
«  avoir  été  offensé,  d'établir  une  nouvelle  puissance  législative  «.dt 

Voici  la  réponse  : 

«  Je  réponds,  au  contraire,  qu'il  est  très  difficile  de  porter  le  peu- 
«  pie  à  changer  la  forme  de  gouvernement  à  laquelle  il  est  accou- 
«  tumé  ;  etque  s'il  y  avait  dans  cette  forme  quelques  défauts  origi- 
«  naux,  ou  qui  auraient  été  introduits  par  le  temps,  ou  par  la  cor- 
ce  ruption  et  les  dérèglements  du  vice,  il  ne  serait  pas  aussi  aisé 
«  qu'on  pourrait  croire,  de  l'engager  à  vouloir  remédier  à  ces  défauts 
«  et  à  ces  désordres,  quand  même  tout  le  monde  verrait  que  l'occa- 
«  sion  serait  propre  et  favorable.  L'aversion  que  le  peuple  a  pour  ces 
«  sortes  de  changements  et  le  peu  de  disposition  qu'il  a  naturelle- 
«  ment  à  abandonner  ses  anciennes  constitutions,  ont  assez  paru 
«  dans  les  diverses  révolutions  qui  sont  arrivées  en  Angleterre.  »  (*^) 

Mais  enfin,  cela  neva-t-il  pas  produire  de  fréquentes  rébellions?  ^3) 

Locke  répond  par  trois  arguments  : 

1»  Quoi  qu'on  fasse,  qu'on' élève  les  rois  à  la  hauteurdepersonnes 
sacrées,  qu'on  parle  d'eux  comme  dépendant  de  Dieu  seul,  un  peu- 
ple opprimé  ne  laissera  pas  passer  l'occasion  de  secouer  un  jougpt  sant 
et  de  mettre  un  terme  à  ses  souffrances.  ('*» 

Ce  n'est  donc  pas  le  fait  de  nier  la  légitimité  de  la  résistance  qui 
empêchera  le  peuple  de  se  soulever  contre  son  oppresseur. 

"2,0  Que  les  révolutions,  dont  il  s'agit,  n'arrivent  pas  dans  un  Etat 


(1)  Locke,  op.  cit.,  ch.  win,  |  xv. 
(2i  Locke,  op.  cit.,  ch.  xvm,  §  xv. 

(3)  Le  philosophe  emploie  ce  mot  dans  un  sens  péjoratif.  Il  entend  par  ce 

ternie  une  violence  non  justifiée.  iV.  ci-dessous  no  5i). 
i4i  Cela  confirme  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut.  <V.  n»  49). 


104  DEUXIÈME  PARTIE 

pour  des  fautes  légères  de  l'administration.  Le  peuple,  dit-il,  en  sup- 
porte même  de  très  grandes  et  il  ne  se  décide  à  un  soulèvement  que 
lorsqu'il  est  à  bout  à  la  suite  d'abus,  de  prévarications  et  d'artifices 
qui  4  lui  font  sentir  qu'on  a  formé  des  desseins  funestes  contre  lui, 
«  et  qu'il  est  exposé  aux  plus  grands  dangers.  »  (i) 

Et  le  philosophe  ajoute  : 

«  Ah,  alors  il  ne  faut  point  s'étonner  s'il  se  soulèveet  s'il  s'efforce 
«  de  remettre  les  rênes  du  gouvernement  entre  des  niains  qui  puis- 
c  sent  le  mettre  en  sûreté,  conformément  à  ces  fins  pour  lesquelles 
«  le  gouvernement  a  été  établi,  etc.  »  ("^) 

30  11  dit  enfin  : 

«  E]n  troisième  lieu,  je  réponds  que  le  pouvoir  que  le  peuple  a  de 
«  pourvoir  de  nouveau  à  sa  sûreté,  en  établissant  une  nouvelle 
«  puissance  législative,  quand  ses  législateurs  ont  administré  le 
«  gouvernement  d'une  manière  contraire  à  leurs  engagements  et  à 
«  leurs  obligations  indispensables,  et  ont  envahi  ce  qui  lui  appar- 
«  tenait  en  propre,  est  le  plus  fort  rempart  qu'on  puisse  opposer  à 
{(  la  rébellion  et  le  meilleur  moyen  dont  on  soit  capable  de  se  servir 
«  pour  la  prévenir  et  y  remédier.  En  effet,  la  rébellion  étant  une 
«  action  par  laquelle  on  s'oppose  non  aux  personnes  mais  à  l'auto- 
«  rite  qui  est  fondée  uniquement  sur  les  constitutions  et  les  lois  du 
»  gouvernement,  tous  ceux,  quels  qu'ils  soient,  qui  par  force  enfrei- 
«  gnent  ces  lois  et. justifient  par  force  la  violation  de  ces  lois  invio- 
«  labiés,  sont  véritablement  et  proprement  des  rebelles.  Car  enfin, 
{(  lorsque  des  gens  sont  entrés  dans  une  société  politique,  ils  en  ont 
«  exclu  la  violence  et  y  ont  établi  des  lois  pour  la  conservation  des 


(1)  Locke,  op.  cit.,  ch.  xvni,  |  xvii. 

(2)  —  ib.  ib.        ib. 


LOCKE  105 

«  choses  qui  leur  appartiennent  en  propre.  .  de  sorte  que  ceux  qui 
«  viennent  ensuite  à  employer  la  force  pour  s'opposer  aux  lois  sont 
«  rebellare,  c'est-à-dire  qu'ils  introduisent  l'état  de  guerre  et  méri- 
«  tent  proprement  le  nom  de  rebelles.  »  <i> 

Ce  sont  par  conséquent  les  détenteurs  de  l'autorité  qui  introdui- 
sent l'état  de  guerre  et  méritent  le  nom  de  rebelles,  lorsqu'ils  violent 
les  lois  qui  consacrent  les  droits  naturels  des  individus. 

Le  meilleur  moyen  de  prévenir  les  inconvénients  d'une  révolu- 
tion, dit  le  philosophe,  c'est  de  représenter  aux  princes  l'injustice 
qu'il  y  a  à  violer  les  lois  de  la  société  et  les  dangers  auxquels  ils 
s'exposent. 

Celui  qui  détruit  la  puissance  législative  est  donc  coupable  de 
rébellion,  d'après  Locke,  car  il  détruit  l'arbitrage  auquel  chacun 
avait  consenti  pour  la  solution  des  différends,  dans  la  société,  et  in- 
troduit l'état  de  guerre.  Prétendre  alors  qu'il  serait  imprudent  de 
reconnaître  au  peuple  le  pouvoir  de  résister  par  la  force  à  pareil 
tyran,  c'est  dire  également  que  les  honnêtes  gens  ne  doivent  pas 
s'opposer  à  des  voleurs  et  à  des  pirates  parce  que  cela  pourrait  oc- 
casionner l'effusion  de  sang. 

«  S'il  arrive  des  malheurs  et  des  désastres  en  ces  rencontres,  écrit 
«  Locke,  on  n'en  doit  pas  imputer  la  faute  à  ceux  qui  ne  font  que 
«  défendre  leur  droit,  mais  bien  à  ceux  qui  envahissent  ce  qui  ap- 
«  partient  à  leur  prochain  »  (2). 

Locke  insiste  encore  sur  la  détermination  lente  du  peuple  à  un 
soulèvement;  il  maintient  que  l'insurrection  du  peuple  n'a  lieu 


il;  Locke,  op.  cit.,  cli.  wm,  §  xvni. 
i2i      —      ,        ib.  ib.      I  XX. 


106  DEUXIÈME    PARTIE 

d'ordinaire  que  lorsque  la  majorité  du  corps  politique  est  opprimée 
et  que  l'oppression  se  fait  vivement  sentir. 

Voyons,  en  effet,  le  passage  suivant  : 

«  Que  personne  ne  dise  qu'il  peut  arriver  de  tout  cela  de  terribles 
«  malheurs,  dés  qu'il  montera  d«ns  la  tête  chaude  et  dans  l'esprit 
«  impétueux  de  certaines  gens  de  changer  le  gouvernement  de  l'Etat 
«  car  ces  sortes  de  gens  peuvent  se  soulever  toutes  les  fois  qu'il 
«  leur  plaira  mais  pour  l'ordinaire,  ce  ne  sera  qu'à  leur  propre 
«  ruine  et  à  leur  propre  destruction.  En  effet,  jusqu'à  ce  que  la  cala- 
«  mité  et  l'oppression  soient  devenues  générales  et  que  les  méchants 
«  desseins  et  les  entreprises  illicites  des  conductejurs  soient  devenus 
«  fort  visibles  et  fort  palpables  au  plus  grand  nombre  des  membres 
«  de  l'Etat,  le  peuple  qui  naturellement  est  plus  disposé  à  souffrir 
a  qu'à  résister,  ne  donnera  pas  avec  facilité  dans  un  soulève- 
«  ment  ».  fi). 

On  a,  cependant,  reproché  à  Locke  de  ne  pas  tenir  compte  des  ob- 
jections tirées  des  faits,  et  de  soutenir  d'une  manière  trop  exclusive 
que  la  révolution  est  l'œuvre  de  la  majorité  du  corps  politique. 

Les  soulèvements  contre  l'autorité  ne  sont-ils  pas  quelquefois  dus 
à  quelques  meneurs,  avides  du  pouvoir? 

La  chose  a  pu  se  présenter,  évidemment,  et  elle  est  encore  possi- 
ble dans  les  pays  qui  se  trouvent  dans  une  phase  politique  rudimen- 
taire.  Mais  ce  danger  n'est  pas  à  craindre  dans  un  pays  éduqué 
politiquement,  où  lés  citoyens  ne  se  prêtent  pas,  comme  des  moutons 
de  Panurge,  aux  projets  ambitieux  et  égoïstes  de  quelque  intrigant. 

(V.  infra.  Conclusion  n"  85,  3°  Objections  de  fait.) 


'I      LOCKIÎ,  op.   cit.,   cil.  XVIII,  %  XXII. 


LOCKE  107 

5i.  ■ —  La  violence  sans  droit 

rompt  tous  les  engagements  précédents 

«  Quiconque  emploie  la  force  sans  droit,  écrit  Locke,  comme  font 
■  tous  ceux  qui  dans  une  société  emploient  la  force  et  la  violence 
«  sans  la  permission  des  lois,  se  met  en  état  de  guerre  avec  ceux 
«  contre  qui  il  l'emploie  et  dans  cet  état  tous  les  liens,  tous  les  en- 
«  gagements  précédents  sont  rompus,  tout  autre  droit  cesse,  hors  le 
«  droit  de  se  défendre  et  de  résister  à  un  agresseur.  Gela  est  si  évi- 
«  dent  que  Barclay,  lui-même,  qui  est  un  si  grand  défenseur  du 
»  pouvoir  sacré  des  rois,  est  contraint  de  confesser  que  les  peuples 
«  dans  ces  sortes  de  cas,  peuvent  légitimement  résister  à  leurs  rois  ; 
«  il  ne  fait  point  de  difficulté  d'en  tomber  d'accord  dans  ce  chapitre 
€  même  où  il  prétend  montrer  que  les  lois  divines  sont  contraires  à 
«  toute  sorte  de  rébellion. 

«  11  paraît  donc  manifestement  par  sa  doctrine,  que  puisque  dans 
«  de  certains  cas  on  a  droit  de  résister  et  de  s'opposer  à  un  prince, 
«  toute  résistance  n'est  pas  rébellion  »  (D. 

Locke  fait  toutefois,  deux  griefs  à  Barclay  : 

1°  de  recommander  la  résistance  au  tyi  an  «  avec  respect  et  révé- 
rence )).(2) 

2°  de  proclamer  qu'un  inférieur  n'a  pas  le  droit  de  punir  un 
supérieur. 

En  ce  qui  concerne  le  premier  grief,  Locke  dit  qu'il  est  impossible 


(1)  Locke,  op.  cit.,  eh.  xvni,  |  .\xiv. 

(2i  Voir  Barclay,  «  De  rcfino  et  regali  pott-state  adversus  Buchananum, 
Brutum.  Boucherium  el  rcliqiios  inoiiarchomachos  »' 
Paris.  1600,  Guillaume  Chaudière,  L   m,  eh.  vm,  p.  139" 


108  DEUXIÈME  PARTIE 

de  se  défendre  contre  un  agresseur  sans  lui  porter  des  coups,  car 
autrement  on  risquerait  de  manquer  son  but  et  de  s'attirer  de  nou- 
veaux malheurs. 

En  d'autres  termes,  Locke  voudrait  que  le  peuple  désarme  le 
tyran,  qu'il  le  mette  hors  d'état  de  nuire. 

Quant  au  second  grief,  Locke  dit  que  l'agresseur  introduit  l'état 
de  guerre,  qui  méfies  parties  sur  pied  d'égalité  et  abolit  toutes  les 
relations  précédentes. 

Il  cite,  un  peu  plus  loin,  un  passage  de  Babclay  d),  dans  lequel 
celui-ci  s'oppose  à  la  résistance  contre  le  roi  mais  reconnaît,  toute- 
fois, que  le  roi  peut  perdre  son  droit  à  la  royauté  dans  deux  cas  ; 

1°  lorsqu'il  s'efforce,  à  dessein,  de  renverser  le  gouvernement 
à  l'exemple  de  Néron,  qui  avait  résolu  de  perdre  le  Sénat  et  le  peuple 
romain,  et  de  réduire  Rome  en  cendres  (Barclay  cite  aussi  Calignla 
qui  avait  conçu  le  même  projet); 

2°  quand  un  roi  se  met  sous  la  protection  de  quelqu'un  et  remet 
entre  les  mains  de  celui-ci  le  royaume  indépendant  qu'il  avait  reçu 
de  ses  ancêtres  et  du  peuple.  . 

Dans  le  premier  cas,  le  roi  perd  tout  droit  de  domination  sur  ses 
sujets,  puisqu'il  entreprend  leur  extermination  ;  dans  le  second, 
il  s'en  dépouille  lui-même. '"^i 

Locke  commente  ces  idées  de  Barclay  et  dit  qu'en  définitive  cela 
signifie  que  le  roi  agit,  dans  l'espèce,  sans  autorilé.  Il  reproche,  au 
surplus,  à  Barclay  d'avoir  «  omis  le  principe  d'où  cette  théorie 
découle  »,  à  savoir,  que  le  tyran  abuse  de  la  confiance  et  de  l'autorité 
confiée  à  lui  parle  peuple  et  qu'il  agit  contrairement  au  bien  public. 


Il)  V.  op.  cit.,  L.  III,  ch.  XVI,  p.  -2l-2-2i:i. 
i2)  Locke,  op.  cit.,  ch.  xvm,  §  xxv  et  sxvi. 


LQCKE  109 

Locke  attaque  avec  violence  ceux  des  théoriciens  de  droit  public 
(ses  contemporains  ou  prédécesseurs)  «  flatteurs...  âmes  basses  et 
«  serviles  qui.  parce  que  cela  servait  à  leur  fortune  et  à  leur  avan- 
ce cernent,  ne  reconnaissaient  pour  gouvernement  légitime  que  la 
«  tyrannie  absolue  et  voulaient  rendre  tout  le  monde  esclave  »  (D 

52  —  Le  peuple  est  juge  des  actes  de  l'autorité 

Qui  est-ce  qui  jugera  si  le  prince  ou  la  puissance  législative  dé- 
pa.sse  l'étendue  ds  son  pouvoir,  de  son  «  autorité  »  ?  N'y  a-t-il  pas 
danger  que  des  intrigants  et  des  séditieux  se  glissent  dans  le  peuple 
et  provoquent  des  agitations  contre  le  pouvoir  législatif  exempt  de 
tout  reproche,  contre  le  gouvernement,  alors  que  celui-ci  fait  un 
bon  usage  de  sa  «  prérogative  »  ? 

Cette  question  n'a  pas  échappé  à  Locke  et  il  y  répond  en  faisant 
confiance  entière  au  jugement  du  peuple  ; 

«  Je  réponds,  écrit-il,  que  c'est  le  peuple  qui  doit  juger  de  cela. 
«  En  effet,  qui  est-ce  qui  pourra  mieux  juger  si  l'on  s'acquitte  bien 
«  d'une  commission,  que  celui  qui  l'a  donnée,  et  qui  par  la  même 
«  autorité  par  laquelle  il  a  donné  cette  commission,  peutdésapprou- 
«  ver  ce  qu'aura  fait  la  personne  qui  l'a  leçue  et  ne  se  servir  plus 
«  d'elle  lorsqu'elle  ne  se  conforme  pas  à  ce  qui  lui  a  été  prescrit.  »  (2) 

Quand  il  ne  se  trouve  aucun  juge  sur  la  terre  pour  les  différends 
entre  les  hommes  il  y  a  toujours  un  juge  au  Ciel.  (3) 

Le  philosophe  s'explique  : 

«  Certainement,  Dieu  seul  est  juge  de  droit.  Mais  cela  n'empêche 


il)  Locke,  op.  cit.,  eh.  xviii,  §  xxvi  in  fine. 
(2i       —       ,       ib.  ib.         I  xxvn. 

•3)      —     .        ib.        .    ib.        I  xxviii. 


110  DEUXIÈME    PARTIE 

«  pas  que  chaque  homme  ne  puisse  juger  soi-même,  dans  le  cas 
«  dont  il  s'agit  ici,  aussi  bien  que  dans  tous  les  autres,  et  décider 
«  si  un  autre  homme  s'est  mis  dans  l'état  de  guerre  avec  lui,  et  s'il 
«  a  droit  d'appeler  au  Souverain  Juge...  »  d' 

Le  peuple,  par  conséquent,  se  fait  justice  en  résistant  â  l'autorité 
et  en  appelle  à  Dieu  pour  apprécier  la  légitimité  de  sa  conduite 
(v.  supra  no  47). 

Locke  écrit  encore  :  «  La  violence  qui  est  exercée  entré  des  per- 
«  sonnes  qui  n'ont  nul  iuge  souverain  et  établi  sur  la  terre,  ou  celle 
«  qui  ne  permet  point  qu'on  appelle  sur  la  terre  à  aucun  juge,  étant 
«  proprement  un  état  de  guerre,  le  seul  parti  qu'il  y  a  à  prendre,  en 
«  cette  rencontre,  c'est  d'appoler  au  Ciel;  et  la  partie  offensée  peut 
«  juger  pour  elle-même,  lorsqu'elle  croit  qu'il  est  à  propos  d'appe- 
«  1er  au  Ciel.  »  (2) 

On  voit,  par  conséquent,  que  Locke  ne  s'attarde  pas  du  tout  à  la 
considération  qu'une  minorité  violente  peut  entraîner  le  peuple  à 
un  soulèvement  injustifié  contre  l'autorité.  Il  fait  confiance  au  peu- 
ple et  s'en  remet  à  son  jugement  pour  l'appréciation  de  la  conduite 
des  gou\^ernants. 

53.  —  Le  pouvoir  originaire  du  peuple  ne  peut  faire  retour  à  lui 
tant  que  le  gouvernement  »  subsiste  » 

Dans  le  §  xxx  du  chap.  xviii  de  l'ouvrage  que  nous  analysons  ici, 
Locke  conclut  que  le  pouvoir  remis  à  la  société  par  chacun  des  par- 
ticuliers ne  peut  retournera  ^eux-ci  pendant  que  la  société  subsiste. 


I')  Locke,  op.  cit.,  cli.  xviii,  |  xxviii. 

i2)      —  ib.  ib.        ^  XXIX  in  fine. 


LOCKE  111 

Il  réside,  en  effet,  toujours  dans  la  communauté,  autrement  il  ne 
pourrait  y  avoir  d'Etat,  ce  qui  serait  contraire  au  contrat  originaire- 
Mais  la  société  ayant  confié  l'exercice  de  ce  pouvoir  aux  gouver- 
nants, elle  ne  saurait  non  plus  le  reprendre  tant  que  ceux-ci  se  con- 
formeront aux  lois  en  agissant  dans  les  limites  de  leur  pouvoir  légal. 
Le  pouvoir  du  peuple,  dit  Locke,  ne  peut  faire  retour  à  lui  tant 
que  le  a  gouvernement  subsiste  »_  mais  lorsque  ce  dernier  cesse 
d'exister  légalement,  tel  le  cas  où  il  agit  «  sans  autorité  »,  le  pouvoir 
suprême  «  retourne  à  la  société  .» 

Le  philosophe  ajoute  que  le  peuple  a  alors  le  «  droit  d'agir  en 
«  qualité  de  Souverain  et  d'exercer  l'autorité  législative,  ou  bien 
«  d'ériger  une  nouvelle  forme  de  gouvernement,  et  de  remettre  la 
«  suprême  puissance,  dont  il  se  trouve  alors  entièrement  et  pleine- 
«  ment  revêtu,  entre  de  nouvelles  mains,  comme  il  jugea'propos.  »H) 
Telle  est,  au  lendemain  de  la  Révolution  de  1688,  la  doctrine  libé- 
rale de  Locke  qui  a  inspiré  les  constituants  américains  de  1776  et 
les  auteurs  de  la  Déclaration  des  droits  de  l'homme  de  1789. 

Son  influence  se  fait  encore  sentir  dans  les  doctrines  démocratiques 
modernes. 


(I)  Locke,  op.  cit.,  eh.  xvm,  ^  xxx. 


TROISIEME    PARTIE 


Aperçu  général  de  la  doctrine  politique  de  Kant 

SECTION  PREMIÈRE 
Distinction  entre  l'état  de  nature  et  la  société  civile 

a)  Etat  de  nature 

54.   —   Autonomie  de  Tindividu  à  Pétat  de  nature 

Kant  reconnaît  l'autonomie  de  l'individu  à  l'état  de  nature, 
mais  il  lui  assigne  des  limites.  La  liberté  de  l'homme  doit  s'ac-> 
corder  avec  la  liberté  de  ses  semblables. 


(1)  Kant,  né  à  Kœnigsberg  en  1724,  mort  en  1804,  avait  enseigné 
la  logique  et  la  métaphysique  à  l'Université  de  sa  ville  natale. 

Il  a  été  le  contemporain  de  Frédéric  II  et  de  la  Révolution 
française. 

Sa  doctrine  politique  est  exposée  dans  les  "  Eléments  méta- 
physiques de  la  doctrine  du  droit  »  (formant  la  l""*  partie  de  1t 
"  Métaphysique  des  mœurs  »,),  parus  en  1797  et  dans  l'essai  phi- 


114  TROISIÈME    PARTIE 

Il  écrit  en  effet  :  «  Ce  droit  unique,  originaire  que  cliacun  pos- 
«  sède  par  cela  seul  qu'il  est  homme,  c'est  la  liberté  (l'indépen- 
«  dance  de  toute  contrainte  imposée  par  la  volonté  d'autrui),  en 
«  tant  qu'elle  peut  s'accorder  suivant  une  loi  générale,  avec  la 
«  liberté  de  chacun  »  ;  et  le  philosophe  de  Kœnigsberg  parle 
ensuite  de  «  l'égalité  naturelle,  qui  fait  qu'on  ne  peut  être  obligé 
«  par  les  autres  à  rien  de  plus  que  ce  à  quoi  on  peut  les  obliger 
«  soi-même  à  son  tour  »  (1). 

Il  reconnaît  donc  des  obligations  réciproques  pour  les  indivi- 
dus, à  l'état  de  nature,  et  se  rapproche  sur  ce  point  de  Locke, 

55.  —  Dans  Tétat  de  nature  il  n'y  a  pas  de  garantie  légale 

L'état  de  nature,  d'après  Kant,  n'est  pas  l'état  de  l'homme 
vivant  seul  sans  relation  avec  ses  semblables.  Il  y  existe  déjà, 
dit-il,  une  société  :  la  famille. 

«  La  principale  division  du  droit  naturel  ne  réside  pas  (comme 
«   on   l'admet  quelquefois)   dans  la  distinction  du   droit  naturel 


losophique  de  la  Paix  perpétuelle  »  (1795).  Elle  se  trouve 
complétée  par  différents  petits  écrits  antérieurs,  dont  il  faut 
notamment  citer  :  <<  Qu'est-ce  que  les  lumières  ?  »  (1784)  et 
<'  De  ce  proverbe  :  cela  peut  être  bon  en  théorie  mais  ne  vaut 
rien  en  pratnque  »  (1793).  Le  traité  "  De  la  Paix  perpétuelle  » 
concernant  surtout  le  droit  des  gens,  nous  ne  nous  en  occupe- 
rons pas  dans  notre  étude.  Nous  analyserons  ici  les  "  Eléments 
métaphysiques  de  la  doctrine  du  droit  »  (dans  la  mesure  où  cela 
se  rapporte  à  notre  sujet),  d'après  la  trad.  française  de  Barni 
(1853)  et  nous  aurons  aussi  recours  aux  deux  écrits  sus-indiqués, 
traduits  également  par  Barni  et  publiés  par  lui  à  la  fin  du 
volume  des  "  Elém.  métaph.  de  la  doctr.  du  droit  ». 

(1)   Kant,  »  Eléments  métaphj'siques  de  la  doctrine  du  droit   »,  trad. 
française  de  J.  Barni,  Paris  1853,  p.  55. 


KANT  115 

«  et  du  droit  social,  mais  dans  celle  du  droit  naturel  et  du  droit 
«  civil.....  en  effet,  ce  qui  est  opposé  à  l'état  de  la  nature,  ce  n'est 
«  pas  l'état  social  mais  l'état  civil,  car  il  peut  bien  y  avoir  société 
«  dans  l'état  de  nature  ;  seulement  ce  n'est  pas  une  société  civile 
«  (garantissant  le  mien  et  le  tien  par  des  lois  publiques)  et  c'est 
«  pourquoi  le  droit  dans  ce  cas  prend  le  nom  de  droit  privé  »  (1). 
Kant  oppose,  par  conséquent,  la  société  naturelle  à  la  sociétié 
civile  ou  organisée,  dans  laquelle  le  droit  est  promulgué  et  garanti 
par  les  pouvoirs  publics,  et  lorsqu'il  parle  de  «  droit  privé  »  il 
entend  l'absence  de  toute  autorité  politique.  Pareille  expression 
ne  pourrait,  toutefois,  trouver  place  dans  le  langage  juridique, 
puisque  le  droit  privé  fait  partie  du  droit  positif  et  dérive  égale- 
ment du  législateur. 

56.  —  Nécessité  d'entrer  dans  la  société  civile 

«  Personine  n'étant  assuré  du  sien  contre  la  violence  »,  dans 
l'état  de  nature,  les  hommes  doivent  en  sortir  pour  entrer  dans 
un  état  Juridique,  c'est-à-dire  de   «  justice  distributive  »   (2). 

Le  philosophe  dit  que  la  nécessité  de  la  société  civile  ne  s'ex- 
plique pas  seulement  par  les  nécessités  de  fait  («  l'expérience  ») 
mais  aussi  par  une  idée  a  priori. 

«  Que  l'Oin  imagine,  écrit-il,  les  hommes  aussi  bons  et  aussi 
«  amis  du  droit  que  l'on  voudra,  il  résulte  a  priori  de  l'idée 
«  rationnelle  d'un  état  qui  n'est  pas  juridique,  qu'avant  l'éta- 
«  blissement  d'un  état  légal  et  public,  les  individus,  les  peuples 


(1)  Kant,  op.  cit.,  p.  61,  62  et  158. 

(2)  —         ib.         p.   159,   160,   161. 


116  TROISIÈME    PARTIE 

«  et  les  Etats  (1)  ne  sauraient  avoir  aucune  garantie  les  uns  vis- 
«   à-vis  des  autres,  contre  la  violence...  »  (2) 

Kant  reconnaît,  il  est  vrai,  que  l'état  de  nature  pourrait  ne  pas 
être  précisément  un  état  d'injustice  où  les  hommes  ne  reconnaî- 
traient dans  leurs  rapports  réciproques  d'autre  principe  que 
celui  de  la  force,  mais  ce  serait,  dit-il,  a  un  état  privé  de  toute 
«  garantie  légale  (status  justitia  vacuus),  où  lorsque  le  droit 
(c  serait  controversé,  il  ,n'y  aurait  point  de  juge  compétent  pour 
«  rendre  un  arrêt  ayant  force  de  loi,  en  vertu  duquel  chacun  pût 
«   contraindre  autrui  à  se  soumettre  à  l'état  juridique  »  (3).   ' 

Il  faut  donc  recourir  à  une  organisation  susceptible  d'assurer 
l'ordre  et  la  stabilité.  Nous  arrivons  ainsi  à  l'idée  de  la  société 
civile,  de  l'Etat. 

h)  Société  civile 

57.  —  (Qu'est-ce  que  l'Etat  ? 

«  Un  Etat  (civitas)  est  la  réunion  d'un  certain  nombre  d'hom- 
mes sous  des  lois  juridiques  »    (4). 

C'est  l'état  de  société,  où  les  droits  des  particuliers  sont  i^ro 
tégés  par  des  lois  positives  avec  pouvoir  de  contrainte  exercé  par 
l'autorité   politique. 


(1)  Il   fait  allusion  ici  à  l'organisation  juridique  dans  les   rapports 
internationaux. 

(2)  Kant,- op.  cit.,  p.  166. 

(3)  Kant,  op.  cit.,  p.  167. 

(4)  —         ib.        p.   168. 


KANT  117 

58.  —  Idée  de  contrat  à  l'origine  des  sociétés  civiles 

Les  hommes  ont  formé  l'Etat  par  un  contrat. 

Voici,  en  efîet,  ce  qu'écrit  Kant  à  ce  sujet  : 

"  L'acte  par  lequel  le  peuple  se  constitue  lui-même  en  Etat, 
«  ou  plutôt  la  simple  idée  de  cet  acte,  qui  seule  permet  d'en  con- 
«  cevoir  la  légitimité,  est  le  contrat  originaire,  en  vertu  duquel 
«  tous  (omnes  et  singiili)  dans  le  peuple  déposent  leur  liberté 
«  extérieure,  pour  la  reprendre  aussitôt,  comme  membres  d'une 
«  république,  c'est-à-dire  du  peuple  en  tant  qu'Etat  (uni- 
«  versl)  »  (1). 

La  notion  du  contrat  revient  dans  plusieurs  autres  ipassages  de 
la  «  Doctrine  du  droit  »  ainsi  que  dans  différents  écrits  politi- 
ques, traduits  également  par  M.  Barni  et  publiés  par  lui  à  la  lin 
du  volume  dudit  ouvrage. 

On  trouve  notamment  l'idée  de  «  pactum  sociale  »,  comme  fon- 
dement de  la  société  civile,  dans  l'écrit  intitulé  :  «  de  ce  pro- 
verbe :  cela  peut  être  bon  en  théorie,  mais  ne  vaut  rien  en  pra- 
tique »  (2) 

Le  philosophe  concède,  toutefois,  que  la  violence  a  pu  pré- 
sider à  la  formation  de  la  société  civile  : 

«  Il  est  inutile,  déclare-  -il,  de  rechercher  les  origines  histo- 
«  riques  de  ce  mécanisme,  c'est-à-dire  qu'il  est  impossible  de 
«  remonter  au  point  de  départ  de  la  société  civile  (car  les  sau- 
«  vages  ne  dressent  aucun  acte  de  leur  soumission  à  la  loi,  et  la 


(Il   V.   Kant,  op.  cit.,  p.    172. 
(2)  —         ib.  p.   354. 


118  TROISIÈME   PARTIE 

«  nature  même  de  ces  hommes  grossiers  donne  à  croire  qu'ils 
«  y  ont  été  soumis  d'abord  par  la  violence)   «(1) 

La  notion  du  contrat  semble  donc  être,  dans  l'esprit  de  Kant, 
une  hypothèse  rationnelle  plutôt  que  la  vérité  historique.  Il  est, 
d'ailleurs,  catégorique  en  ce  sens  dans  le  passage  suivant  : 

«  Voilà  donc  un  contrat  originaire  et  c'est  sur  lui  seul  qu'oin 
«  peut  fonder  parmi  les  hommes  une  constitution  civile  et  par 
«   conséquent   entièrement  juridique   et  instituer  un   Etat,   Mais 

«  ce  contrat il  n'est  nullement  nécessaire  de  le  présupposer 

«  comme  un  fait  (et  cela  n'est  même  pas  possible) Ce  n'est  là 

«  qu'une  pure  idée  de  la  raison,  mais  une  idée  qui  a  une  réalité 
«  (pratique)  .incontestable,  »  («  De  ce  proverbe,  etc,  »)   (2). 

Quoi  qu'il  en  soit,  voyons  maintenant  les  effets  qu'il  attribue 
à  ce  contrat. 

59.  —  Liberté  intacte  de  l'individu  dans  la  société  civile 

Quelle  est  la  situation  de  l'individu  dans  la  société  civile  ? 

En  vertu  du  contrat  originaire,  «  tous  dans  le  peuple  (omnes 
«  et  singuli)  déposent  leur  liberté  extérieure,  pour  la  reprendre 
«  aussitôt,  comme  membres  d'une  république,  c'est-à-dire  du 
«  peuple  en  tant  qu'Etat  »  (3), 

Comment  les  individus  peuvent-ils  réaliser  ce  paradoxe  de 
conserver  leur  liberté  après  l'avoir  aliénée  ? 

Kant  poursuit  :   «  Et  l'on  ne  peut  pas  dire  que  l'Etat,  ou  que 


(Ij   Kant,  op.  cit.,  p,  211   et  212, 

(2)  —  H).        p.  362  e^^363. 

(3)  —  ib.         p.  172. 


KANT 


119 


«  l'honime  dans  l'Etat  ait  sacrifié  à  une  certaine  fin  une  partie 
«  de  la  liberté  extérieure  qui  est  innée  en  lui  ;  mais  il  a  renoncé 
«  entièrement  à  la  liberté  sauvage  et  déréglée  pour  retrouver 
«  dans  une  dépendance  légale,  c'es^t-à-dire  dans  un  état  juridique, 
«  sa  liberté  en  général  intacte,  puisque  cette  dépendance  résulte 
«   de  sa'propre  volonté  législative  »  (1). 

Nous  trouvons  ici  l'influence  de  J.-J.  Rousseau  avec  les  mêmes 
paradoxes    inextricables  (2). 

IvANT  prétend  que  la  liberté  de  l'individu  dans  l'Etat  demeure, 
intacte,  mais  qu'elle  cesse  de  revêtir  la  forme  sauvage  et  déréglée 
(celle  de  l'état  de  nature)  pour  être  soumise  à  une  dépendance 
légale.  En  d'autres  termes,  la  liberté  dans  la  société  est  régle- 
mentée. 

Mais  est-il  bien  sûr  que  le  contenu  de  la  liberté  restera  le  même 
et  qu'il  ne  va  pas  subir,  du  fait  de  cette  réglementation,  plusieurs 
entorses,  dans  l'intérêt  général  d'ailleurs  ? 

Kant  affirme  qu'il  n'y  a  pas  atteinte  à  la  liberté  de  l'individu 
car  celui-ci  s'impose  lui-même  cette  réglementation.  Voilà  le 
sophisme. 

Même  sans  insister  sur  le  fait  que  la  représentation  du  peuple 
peut  être  faussée  par  des  intrigues  et  des  pressions  (3)  et  peut 
ne  pas  être  l'expression  fidèle  de  la  volonté  du  corps  social,  nous 
objecterons  à  KaxNT  que  le  fait  de  la  réglementation  par  les  indi- 


(1)  Kant,  op.  cit.  p.  172. 
(2)  V.   c.   Contrat  social   »,  l.  i,  eh.  vi. 


(3)  Le  philosophe  de  I\œnigsberg  admet  que  le  pouvoir  législatif 
appartient  à  la  volonté  collective  du  peuple  (v.  infrà,  n"  6|0)  et 
que  cette  volonté  est  exprimée  par  ses  délégués.  (V.  op.  cit., 
p.  2U). 


120  TROISIÈME    PARTIE 

vidus  de  leur  liberté  prouve  seulement  l'existence  d'un  sacrifice 
libr^ement  consenti  ;  le  sacrifice  n'en  subsiste  pas  moins  et  se 
traduit  dans  l'espèce  par  une  diminution  de  leur  liberté. 

Les  individus  pourront  revendiquer  certains  droits  imprudem- 
ment concédés  ou  arrachés  ,par  la  violence,  mais  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  qu'avant  de  les  conquérir  ils  ne  jouissent  pas  de  leur 
liberté  intacte.  D'ailleurs,  pourrait-il  jamais  en  être  ainsi  dans 
une  société  organisée  ?  , 

Nous  conclurons  donc,  en  bonne  logique,  que  l'homme  en 
entrant  dans  la  société  abdique  une  partie  de  sa  liberté,  celle  qui 
est  «  sauvage  et  déréglée  »,  et  conserve  la  liberté  civilisée,  ,pour 
ainsi  dire,  qui  est  compatible  avec  l'ordre  public  et  l'intérêt 
général. 

Au  surplus,  comment  parler  de  liberté  intacte  puisque  Kant 
refuse  catégoriquement  à  l'individu,  et  même  à  tout  le  corps 
social,  de  scruter  l'origine  de  l'autorité  et  de  la  renverser  en  cas 
de  tyrannie  ?  (V.  infra,  n°'  61  et  63.) 

Il  faut  donc  repousser  ce  sophisme. 

SECTION  II 

Divinisation  de  la  puissance  étatique 

60.  —  Pouvoirs  de  l'Etat.  Trinité  politique 

Kant  distingue  trois  pouvoirs  dans  l'Etat  : 

«  L'unité  de  la  volonté  générale  s'y  décompose  (dans  l'Etat) 
«  en  trois  personnes  (trias  politica):  le  souverain  pouvoir,  qui 
«  réside  dans  la  personne  du  législateur;  le  pouvoir  exécutif, 
«  dans  la  personne  qui  gouverne  (conformément  à  la  loi);  et  le 


KANT  121 

«  pouvoir  judiciaire  (qui  attribue  à  cliacun  le  sien  suivant  la 
«  loi),  dans  la  personne  du  juge  »    (1). 

A  qui  appartient  le  pouvoir  législatif  ? 

«  Le  pouvoir  législatif,  écrit  le  philosophe,  ne  peut  appartenir 
«  qu'à  la  volonté  collective  du  peuple.  En  effet,  comme  c'est  de 
«  lui  que  doit  procéder  tout  droit,  il  ne  peut  faire  par  sa  loi 
«  aucune  espèce  d'injustice  à  personne.  Or  quand  quelqu'un 
«  décide  quelque  chose  à  l'égard  d'un  autre,  il  est  toujours  pos- 
«  sible  qu'il  lui  fasse  quelque  injustice,  mais  toute  injustice  est 
«  impossible  dans  ce  qu'il  décide  pour  lui-même  »  (2) 

Ici  encore  on  retrouve  l'influence  de  J.-J.  Rousseau-  (V.  infrà 
n"  76  ainsi  que  nos  remarques  à  ce  sujet.)  Le  pouvoir  législatif 
ne  peut  donc  appartenir,  d'après  Kant,  qu'à  la  volonté  collective 
des  membres  de  la  société  :  aux  citoyens  réunis. 

Les  attributs  juridiques  de  ceux-ci  sont,  toujours  d'après  le 
philosophe,   la   liberté   légale,  l'égalité  et   l'indépendance. 

«  La  liberté  légale  est  la  faculté  de  n'obéir  à  d'autre  loi  qu'à 
«   celle  qu'ils  ont  consentie. 

«  h'égalité  civile  consiste  à  ne  reconnaître  dans  le  peuple 
«  d'autre  supérieur  que  celui  à  qui  l'on  a  la  faculté  morale  d'im- 
«  'poser  une  obligation  juridique,  en  même  temps  qu'il  a  lui- 
«  même  celle  d'obliger  les  autres  (3). 

«  U indépendance  civile,  enfin,  consiste  à  ne  devoir  son  exis- 


(1)  Kant,  op.  cit.,  p.  169. 

(2)  Kant,  op.   cit.,  p.  169. 

(3)  Le  philosophe   fait   allusion   au   droit   mutuel   des  individus   de 
faire  respecter  leurs  obligations  réciproques. 


122  TROISIÈME    PARTIE 

«  tence  et  sa  conservation  qu'à  ses  propres  droits  et  à  ses  propres 
«   forces  »    (1). 

Gliacun  des  pouvoirs  de  l'Etat  est  le  complément  nécessaire 
des  deux  autres;  il  y  a,  dit  Kant,  un  rapport  de  subordination 
entre  eux  de  telle  sorte  que  l'un  ne  peut  empiéter  sur  l'autre. 

Le  pouvoir  législatif  est  «  irrépréhensible  «,  le  pouvoir 
exécutif  ((  irrésistible  »  et  la  sentence  du  juge  suprême  «  irrévo- 
cable »  (2). 

Le  philosophe  de  Kœnigsberg  reconnaît  la  subordination  du 
pouvoir  exécutif  à  la  loi  et  va  jusqu'à  admettre  sa  déposition  par 
le  législatif,  mais  il  affirme  que  le  pouvoir  exécutif  ne  peut  être 
puni  car  c'est  à  lui  qu'appartient  le  pouvoir  de  contraindre  et  il 
y  aurait,  i^araît-il,  contradiction  s'il  était  lui-même  passible  de 
co2itrainte. 

Voyons,  en  effet,  le  passage  suivant  : 

«  Le  souverain  (le  législateur)  ne  peut  donc  pas  en  (3)  être  en 
«  même  temjjs  le  régent  (4)  car  celui-»ci  est  soumis  à  la  loi,  et  est 
((  obligé  par  elle,  par  conséquent  par  un  autre,  le  souverain. 
«  Celui-ci  peut  même  ôter  à  celui-là  son  pouvoir,  le  déposer  ou 
«réformer  son  administration;  mais  il  ne  peut  pas  le  punir  (et 
«  c'est  là  uniquement  ce  que  signifie  cette  maxime  des  Anglais, 
«  que  le  roi,  c'est-à-dire  le  pouvoir  exécutif  suprême,  ne  peut 
«  agir  injustement)  car  ce  serait  faire  acte  de  pouvoir  exécutif 
«   et  comme  c'est  à  ce  pouvoir  qu'appartient  en  dernier  ressort 

(1)  Kant,  op.  cit.,  p.   170. 

(2)  —         ib.        p.    173. 

(3)  Il   s'agit  de  l'Etat. 

(4)  Kant  désigne  i)ar  <-   rcgeiil  de  l'Etat  »  (rex,  princejjs)   la  personne 
qui   est   investie  du  jjouvoir  exécutif  (op.  cit.,  p.   173). 


KANT  123 

«  la  faculté  de  contraindre  conformément  à  la  loi,  il  implique 
«  contradiction  qu'il  soit  lui-même  passible  de  contrainte  »  (1) 

Cette  impunité  de  l'exécutif  lui  confère  en  somme  l'omnipo- 
tence. 

Nous  avouons  ne  pas  comprendre  les  scrupules  de  Kant  sur 
le  soi-disant  paradoxe  qu'il  y  aurait  à  faire  juger  les  gouvernants 
qui  auraient  failli  à  leurs  obligations.  Le  pouvoir  exécutif  n'est 
pas  un  être  concret,  une  réalité;  il  est  exercé  par  les  personnes 
qui  sont  investies  de  cette  charge  et  puisque  le  philosophe 
admet  qu'elles  peuvent  être  déposées,  on  peut  très  bien  concevoir 
qu'elles  soient  livrées  à  la  justice. 

Les  gouvernants  qui  sont  coupables  de  faute  grave  doivent  être 
destitués  (2)  et  jugés.  Ils  n'auront  plus  alors  le  pouvoir  de  con- 
trainte, qui  passe  à  leurs  successeurs,  et  ceux-ci  assureront  l'exé- 
cution de  la  sentence,  en  leur  faisant  purger  leur  peine,  en  cas 
de  condamnation. 

Les. poursuites  ne  seront  donc  pas  dirigées  contre  le  pouvoir 
exécutif,  qui  est  une  "abstraction,  mais  contre  les  personnes  qui 
l'ont  exercé  contrairement  au  bien  public,  en  violation  des  lois; 
et  même  en  admettant  que  ces  gouvernants  coupables  soient 
restés  en  fonctions  pendant  le  cours  du  procès,  ce  qui  est  con- 
traire à  la  réalité  (ils  seront  en  général  démissionnaires  ou  ren- 
versés par  le  Parlement)  (3)    le  jugement  de  condamnation  sera 


(1)  Kant,  op.  cit.,  p.   175. 

(2)     Ils  seront,  d'ailleurs,  souvent  obligés  de  dt'niissioiiner. 

(3)  Il  est  d'ailleurs  impossible  qu'il  n'en  soit  pas  ainsi,  dans  un 
régime  parlementaire,  puisque  c'est  le  Parlement  qui  doit  les 
mettre  en  accusation  et  on  peut  difficilement  concevoir  que 
celui-ci  ne  leur  retire  pas  en  même  temps  sa  conliance. 


124  TROISIÈME    PARTIE 

la  cause  de  leur  éloignement  du  pouvoir,  de  leur  destitution.  Il 
n'y  a,  par  conséquent,  aucune  contradiction  à  affirmer  qu'ils 
seront  «  passibles  de  contrainte  «  puisque  cette  contrainte  sera 
exercée  par  les  nouveaux  titulaires  du  pouvoir  exécutif. 

Qu'on  ne  s'imagine  pas,  au  surplus,  que  Kaxt  n'ait  envisagé 
que  le  cas  où  Tes  agents  du  ])ouvoir  exécutif  se  trouvent  en  fonc- 
tions, d'où  sa  fameuse  objection.  C'est  bien  une  impunité  pour 
toujours  qu'il  veut  leur  assurer. 

Examinant,  en  efTet,  l'abdication  forcée  du  monarque  (imposée 
par  la  nation),  il  dit  que  c  si  le  peuple  peut  du  moins  invoquer 
<'  en  faveur  de  son  crime  le  prétexte  du  droit  de  nécessité  (casus 
«  necessitatis),  il  n'a  jamais  le  moindre  droit  de  punir  le  sou- 
«  verain  pour  son  administration  passée;  car  tout  ce  que  celui-ci 
«  a  fait  en  qualité  de  souverain  doit  être  considéré  comme  ayant 
«  été  fait  d'une  manière  extérieurement  légitime,  et  lui-même, 
i(   comme  source  des  lois,  ne  peut  agir  injustement   »  (1). 

Nous  trouvons  ainsi  l'idée  que  le  pouvoir  exécutif  d  ne  peut 
agir  injustement   ». 

En  ce  qui  concerne  l'affirmation  que  la  déposition  du  monarque 
par  le  peuple  est  un  crime  (nous  avons  vu  plus  liaut  que  Kant 
admet  cette  déposition  par  le  pouvoir  législatif),  nous  y  revien- 
drons ci-dessous.  (V.  n"^  63,  C4,  65.) 

Enfin,  Kant  déclare  que  c'est  dans  l'union  des  trois  pouvoirs, 
ci-dessus  indiqués,  que  réside  le  salut  de  l'Etat. 

Il  y  a,  dit-il,  une  trinité  politique  indivisible  dont  chacun  des 
éléments  est  souverain  dans  sa  sphère  d'action. 

Nous  arrivons,  maintenant,  à  la  question  épineuse  de  la  nature 
de  la  souveraineté  et  de  ses  conflits  possibles  avec  les  individus. 


(1)   Kant,  oj).  cit.,   p.   181,   note   1. 


KANT  125 


61.  —  La  souveraineté  de  l'Etat  est  sacrée  et  d'essence  divine 

«  L'origine  du  pouvoir  suprême,  écrit  Kant,  est  pour  le  peuple 
<(  qui  y  est  soumis  une  chose  qui,  au  point  de  vue  pratique,  ne 
«  peut  pas  être  scrutée,  c'est-à-dire  que  le  sujet  ne  doit  pas  dis- 
«   cuter  en  fait  cette  origine  »   (1). 

Quelle  que  soit  l'origine  de  l'autorité  actuellement  au  pouvoir, 
qu'elle  ait  été  précédée  par  un  contrat  réel  de  soumission  des 
sujets  ou  établie  par  la  force,  l'obéissance  absolue  lui  est  due,  et 
cela  est  un  «  impératif  catégorique  », 
-  «  Ce  sont  là,  poursuit  le  philosophe,  des  questions  entièrement 
«  oiseuses  pour  le  peuple,  qui  est  maintenant  soumis  à  la  loi 
«  civile  et  en  même  temps  dangereuses  pour  l'Etat.  Que  si,  après 
«  en  avoir  scruté  la  première  origine,  un  sujet  voulait  résister 
('  à  l'autorité  afctuellément  régnante,  les  lois  de  cette  autorité 
«  auraient  tout  droit  de  le  punir,  de  le  mettre  à  mort  ou  de  le 
«  bannir  (comme  étant  hors  la  loi,  ex  lex)  »  (2). 

Pourquoi  l'obéissance  à  l'Etat  est-'elle  toujours  due  ?  La  sou- 
veraineté est  sacrée  et  même  d'essence  divine. 

Voyons  le  passage  suivant  : 

«  Une  loi  qui  est  si  sacrée  (si  inviolable),  que  c'est  déjà  un 
«  crime  que  de  la  mettre  seulement  en  doute,  au  point  de  vue 
«  pratique,  et  par  conséqtient  d'en  suspendre  un  moment 
«  l'effet,  ne  semble  pas  venir  des  hommes  mais  de  quelque  légis- 


(1)  Kant,  op.  cit.,    p.  177. 

(2)  —  ib.        p.  177,   17{ 


126  TROISIÈME   PARTIE 

«  lateur  sfcprême  et  infaillible,  et  c'est  là  ce  que  signifie  cette 
«  maxime  que  toute   autorité  vient  de  Dieu  »    (1). 

Kant  ajoute,  d'ailleurs,  que  cela  n'indique  pas  le  fondement 
historique  de  la  constitution  civile  mais  qu'il  s'agit  d'un  prin- 
cipe pratique  de  la  raison,  d'un  impératif  catégorique  par  con- 
séquent, qui  exige  l'obéissance  à  l'autorité,  quelle  qu'en  soit 
l'origine.  L'autorité  n'a  que  des  droits  sur  les  sujets  :  «  De  là 
"  aussi  cette  proposition,  que  le  maître  dans  l'Etat  n'a  que  des 
"  droits  vis-à-vis  des  sujets  et  qu'il  n'a  point  de  devoirs  (de 
«   droit)  »  (2). 

Ainsi,  Kant  après  avoir  posé  que  l'idée  de  souveraineté  est 
sacrée  et  d'essence  divine,  attribue  ces  caractères  à  la  souverai- 
neté de  l'Etat,  en  lui  accordant  des  droits  sur  les  sujets  et  en 
refusant  à  ceux-ci  le  pouvoir  de  scruter  son  origine. 

HoBBES  avait  déjà  proclamé  que  l'Etat  est  un  «  dieu  mortel  », 
Kant,  à  son  tour,  en  fait  une  divinité. 


(1)  Kant,  op.  cit.,  p.  178. 

(2)  —  ib.        p.  178. 


KANT 


127 


GHAF»ITF^E  II 

Résistance  agressive  et  «  négative  » 

62.  —  Kant  partisan  d'un  culte  aveugle  à  l'autorité 

Nous  avons  vu  (supra  n"  61)  que  Kant  a  conféré  à  la  souve- 
raineté de  l'Etat  les  attributs  d'une  puissance  divine,  qui  oblige 
les  individus  à  une  soumission  aveugle. 

Il  est  hostile  à  toute  résistance  agressive  (individuelle  et  col- 
lective) contre  l'autorité  et  ne  reconnaît  au  peuple  qu'une  résis- 
tance se  manifestant  par  ses  représentants  dans  le  Parlement 
(contrôle  parlementaire  mitigé),  ce  qu'il  appelle  une  résistance 
«  négative  ». 

Il  semble  qu'il  y  ait  là  un  certain  libéralisme  auquel  s'ajoute 
la  liberté  de  penser  et  d'écrire,  qu'il  reconnaît  aux  individus 
sous  certaines  conditions- 
Ces  garanties  ainsi  conçues,  insuffisantes  déjà  en  temps  normal, 
peuvent  être  réduites  à  néant  par  le  despotisme  du  pouvoir 
amenant  la  suppression  des  rouages  essentiels  du  gouvernement 
et  des  li^jertés  individuelles. 

Le  contrôle  parlementaire  (1)  sera  alors  inexistant  et  la  cen- 
sure ou  un  régime  répressif  sévère  bâillonneront  les  protestations 
des  citoyens. 


(1)    II   n'est,   d'ailleiii-s,   pas   intégral   dans    la    doctrine   de    Kant. 


128  TROISIÈME   PARTIE 

Nous  verrons  que  la  doctrine  politique  de  Kant  aboutit  à  un 
culte  aveugle  à  l'autorité,  car  il  ne  reconnaît  jamais  la  légitimité 
d'une  insurrection,  même  lorsque  celle-ci  a  pour  but  de  ren- 
verser la  plus  odieuse  tyrannie. 

Quelles  que  soient  les  vexations  et  les  iniquités  idu  despote 
envers  le  peuple,  celui-ci,  d'après  le  philosophe,  est  tenu  de  s'y 
soumettre. 

SECTION  PREMIÈRE 
lUégitimité  de  la  résistance  agressive 

63.  —  L'insurrection  et  le  tyrannicide  sont  des  crimes 

D'après  Kant,  le  peuple  n'a  pas. le  droit  d'opposer  la  force  à 
l'autorité  politique.  La  résistance  agressive-du  peuple  ne  doit 
jamais  être  admise  ni  contre  le  pouvoir  législatif  ni  contre  l'exé- 
cutif (1).  " 

«  Il  est  inutile,  écrit  le  philosophe,  de  rechercher  les  origines 
historiques  de  ce  mécanisme  (2),   c'est-à-dire  qu'il   est  impos- 

'  sible  de  remonter  au  point  de  départ  de  la  société  civile 

Mais  il  est  criminel  d'entreprendre  cette  recherche  dans  l'in- 
tention de  changer  ensuite  par  la  force  la  constitution  actuelle- 
ment existante,""  car  ce  changement  ne  pourrait  être  opéré  que 
par  le  peuple  se   soulevant   à   cet  elTet  et   par   conséquent   ne 


(1)  En  ce  qui  concerne  la  résistance  individuelle,  Kant  la  repousse  sous 
toutes  ses  formes  et  ne  reconnaît  aux  sujets  que  'e  pouvoir  «  d'oppo- 
ser des  plaintes  igravamina)  ». 

(2)  Il   s'agit  de  la  constitution   de  la   société. 


KANT  129 

«  serait  pas  l'ouvrage  de  la  législation.  Or,  V insurrection  clans 
"  une  constitution  déjà  existante,  est  un  renversement  de  tous 
«  les  rapports  de  juridiction  civile...  c'est  une  dissolution  de  la 
«  constitution   civile   »    (1) 

L'insurrection  est  donc  un  crime  (2) 

L'argument  capital  de  Kant  semble  être  que  dans  l'intervalle 
de  l'établissement  de  la  nouvelle  autorité  tout  état  juridique 
aurait  disparu,  amenant  un  retour  à  l'état  de  nature. 

Cette  raison  est-elle  suffisante  pour  condamner  dans  tous  les 
cas  l'insurrection  ?  Celle-ci  ne  peut-elle  pas  être  nécessaire, 
comme  un  ultimum  subsidium,  dans  l'impossibilité  de  recourir  à 
un  moyen  légal  contre  la  tyrannie  de  l'autorité  ?  Vaut-il  mieux 
pour  le  peuple  de  se  laisser  étouffer  par  un  despotisme  inique  et 
intolérable  plutôt  que  de  reconquérir  sa  liberté,  d'assurer  sa 
conservation  en  risquant  de  tomber,  momentanément  d'ailleurs, 
dans  l'état  de  nature  ? 

Nous  examinerons  cette  question  délicate  ultérieurement 
(v.  conclusion  n°  85-1°). 

Qu'il  nous  suffise  de  dire,  quant  à  présent,  que  ce  n'est  point 
cette  préoccupation,  mais  bien  le  culte  aveugle  à  l'autorité,  quelle 
qu'en  soit  l'origine,  qui  subjugue  Kant  au  point  de  lui  faire  répu- 
dier l'insurrection  comme  un   crime. 

Cela  est  d'autant  plus  vrai  qu'il  ne  reconnaît  même  pas  qu'il 
puisse  y  avoir  dans  la  constitution  un  article  permettant  «  à  un 
«  pouvoir  de  l'Etat  de  résister  au  chef  suprême,  dans  le  cas  où 
«  il  violerait  la  loi  constitutionnelle  »• 


(1)  Kant,  op.  cit.,  p.  211-212. 

(2)  Voir  aussi,   "   De  ce  provcrlie    :   cela   peut  être  bon,  etc.   »,  dans 
op.  cit.,  p.  365. 


130  TROISIÈME   PARTIE 

Dans  l'espèce,  la  résistance  revêtirait  une  forme  légale  cepen- 
dant et  ne  mènerait  pas  à  l'état  de  nature. 

Pourquoi  cette  prohibition  ?  Ce  serait,  dit  le  philosophe,  res- 
treindre la  puissance  du  chef  suprême  et  il  ajoute  :  (.  pour  qu'il 
«  pût  (1)  restreindre  la  puissance  de  l'Etat,  il  faudrait  qu'il  eût 
«  lui-même  plus  ou  moins  autant  de  puissance  que   celui  qu'il 

«  restreint Mais  en  ce  cas  ce  serait  ce  pouvoir,  ce  ne  serait 

«  plus  l'autre  qui  serait  le  chef  suprême,  ce  qui  serait  contra- 
«  dictoire  »   (2). 

Kant  prétend  ainsi  qu'aucun  pouvoir  de  l'Etat  ne  peut  «  res- 
treindre M  la  puissance  du  «  chef  suprême  »,  mais  n'a-t-il  pas 
admis  que  le  pouvoir  exécutif  est  subordonné  au  législatif,  qu'il 
peut  même  être  déposé  par  lui  ?  (V.  suprà  n°  60). 

Quiconque  a  le  pouvoir  de  déposer  quelqu'un  n'a-t-il  pas  a  for- 
tiori celui  de  restreindre  sa  puissance  ?  Qui  peut  le  plus  peut  le 
moins. 

Il  est  vrai  que  l'idée  de  la  déposition  de  l'exécutif,  par  le  pou- 
voir législatif,  proclamée  incidemment  par  le  philosophe,  ne 
trouve  aucun  autre  écho  dans  sa  doctrine.   . 

IKant  confère  l'omnipotence  à  la  puissance  étatique,  qu'il  a 
divinisée.  Personne  ne  peut  y  toucher. 

Voyons  enfin  le  passage  suivant  dans  lequel  il  réprouve  la  résis- 
tance contre  l'autorité  suprême  du  chef  de  l'Etat  : 

«  On  ne  peut  'donc  admettre  en  aucune  manière  à  son  égard 
«  (suprême  législateur)  le  droit  de  sédition,  encore  moins  celui 
«  de  rébellion,  et  moins  qu'aucune  chose,  celui  d'attaquer  en  lui, 


(1)  Un    pouvoir  de  l'Etat. 

(2)  Kaxt,  op.   cit.,  p.   178,   179. 


KANT  131 

«  comme  individu  (comme  monarque)  sous  prétexte  d'abus  de 
«  pouvoir  (tyrannis)  sa  personne  ou  sa  vie  (monarchomachis- 
«  mus  sub  specie  tyrannicidii).  La  moindre  tentative  en  ce  genre 
«  est  une  haute  trahison,  et  un  traître  de  celte  espèce,  qui  tente 
«  de  tuer  sa  patrie,  ne  peut  être  puni  que  par  la  mort  ;>  (1). 

L'insurrection  et  le  tyrannicide  sont  donc  des  crimes  et  leurs 
auteurs  méritent  la  peine  de  mort. 

Nous   comprenons   fort  bien  l'indignation    de   Kant  contre   la 
pratique  barbare  du  tyrannicide. 

Nous  avons  déjà  affirmé  Tv.  introd.  n°  2)  que  quels  que  soient 
les  excès  auxquels  a  pu  se  livrer  un  tyran  sur  ses  sujets  on  ne 
peut  raisonnablement  recommander  son  assassinat.  Qu'on  n'ob- 
jecte pas  qu'une  revanche  de  ses  sujets  opprimés  est  nécessaire 
et  qu'au  surj^lus  il  y  a  là,  en  même  temps  qu'une  mesure  ide  jus- 
tice, une  sanction  utile  pour  l'exemplarité.  Un  particulier  n'a 
pas  le  droit  de  se  faire  le  justicier  du  corps  social.  C'est  à  celui-ci 
qu'il  appartient  ide  désarmer  le  tyran  (en  le  mettant  hors  d'état  de 
nuire)  et  de  le  juger  sans  nécessairement  le  mettre  à  mort  (2) 
(Nous  savons,  au  reste,  que  Kant  est  hostile  à  toute  punition 
contre  le  souverain  déchu  (v.  suprà  n"  60)  même  s'il  s'agit  d'un 
tyran,  puisque  tout  ce  que  fait  le  souverain  est  «  légitime  »  et 
que  celui-ci    «   ne  peut  agir  injustement   »). 

Mais  qu'est-ce  qui  peut  bien  justifier  la  soumission  aveugle  du 
peuple  aux  pires   iniquités   de  l'autorité  politique  ? 

Nous  verrons  dans  le  n°  suivant  que  Kant  repousse  l'insurrec- 


(1)   Kant,  op.  cit.,  p.  180. 

(2)  L'exécution  solennelle  d'un  tyran  au  nom  de  la  nation  n'est 
pas  d'ailleurs  le  tyrannicide  propremeut  dit.  Celui-ci  est  l'acte 
individuel  d'un  particulier. 


132  TROISIÈME    PARTIE 

tion  en  tirant  argument  de  son  «  illégalité  »,  et  qu'en  réalité, 
sous  ce  prétexte  se  cache  toujours  le  culte  mystique  à  la  puis- 
sance étatique. 

64.  —  La  résistance  du  peuple  ne  peut  être  proclamée  par  une  loi 

«  Le  devoir  qu'a  le  peuple  de  supporter  l'abus  du  pouvoir 
«  suprême,  écrit  Kaxt,  alors  même  qu'il  passe  pour  insuppor- 
«  table,  se  fonde  sur  ce  que  l'on  ne  doit  jamais  considérer  sa 
«  résistance  à  la  législation  souveraine  autrement  que  comme 
«  illégale  ». 

Et  il  ajoute    : 

«  Car  pour  que  le  peuple  fût  autorisé  à  la  résistance,  il  fau- 
«  drait  préalablement  une  loi  publique  qui  la  permît,  c'est-à-dire 
«  qu'il  faudrait  que  la  législation  souveraine  contint  une  dispo- 
«  sition  d'après  laquelle  elle  ne  serait  plus  souveraine,  et  le 
<i  peuple,  comme  sujet,  serait  déclaré,  dans  un  seul  et  même 
«  jugement,  le  souverain  de  celui  dont  il  est  le  sujet,  ce  qui  est 
«   contradictoire  »  (1). 

Le  iphilosoiDlie  explique,  un  peu  plus  loin,  que  le  peuple  serait 
«  juge  en  sa  propre  cause  »  (2). 

La  contradiction  signalée  par  Kant  existerait  seulement  dans 

sa  doctrine  qui  accorde  au  chef  suprême,  au  maître,  des  droits 

sur  les  sujets  (v.'n°  61)  et  sur  tout  le  corps  social  ;  dans  la  doc- 

,  trine  démocratique,  l'autorité  n'a  pas  un  droit  de  souveraineté 

sur  les  gouvernés.  Les  citoyens  individuellement  lui  sont  subor- 


(11  Kant,  op.  cit.,  p.  180  et  181. 
(2)  Kant,   op.   cit.,   p.    181. 


KANT  133 

donnés,  mais  le  corps  social,  le  peuple,  est  souver.ajn.  Il  n'est 
donc   pas    le  sujet  des   gouvernants   qui    sont    au  contraire   ses 

DÉLÉGUÉS. 

Mais  la  question  suivante  se  pose  :  le  fait  que  l'insurrection 
ne  revêt  pas  la  forme  légale,  dans  le  cas  où  elle  n'est  pas  recon- 
nue par  la  loi  (et  d'après  Kant  elle  ne  doit  jamais  l'être),  est-ce 
une  raison  pour  qu'on  la  repousse  ?  Dans  l'es^jèce,  l'illégalité 
équivaut-elle  à  riLLÉGiriMiTÉ  ?  Le  but  de  l'insurrection  n'est-il 
pas  au  contraire  de  renverser  la  tyrannie  des  gouvernants  lors- 
qu'il est  IMPOSSIBLiî  DE  RECOURIR  AUX  VOIES   LÉGALES '1).  ? 

Condamner  l'insurrection  en  tirant  argument  de  son  illégalité 
c'est  se  placer  sur  le  terrain  du  droit  positif,  or  il  serait  misé- 
rable de  se  retrancher  uniquement  derrière  les  textes  existants 
à  un  moment  donné  dans  un  pays  pour  discuter  sur  la  légitimité 
de  ce  droit  vital  pour  le  peuple  (le  droit  d'insurrection),  qui  est 
la  conséquence  logique  de  son  droit  de  conservation  et  de  son 
libre  développement. 

Ce  problème  relève,  au  premier  chef,  de  la  philosophie  juri- 
dique (V.  introd.  n"  1).  Il  s'agit,  dans  l'espèce,  de  savoir  si  le 
peuple  a  le  droit  de  s'insurger  contre  la  tyrannie  des  détenteurs 


(1)  Il  y  a  lieu  de  remarquer  que  même  lorsque  la  résistance 
agressive  du  peuple  contre  l'autorité  revêt  une  forme  légale 
(dans  le  cas  où  le  droit  d'insurrection  est  reconnu  par  la  loi), 
on  se  trouve  en  présence  d'une  insurrection.  L'essence  de  celle-ci 
réside,  en  effet,  dans  l'action  directe  du  peuple  contre  le  gouver- 
nement établi,  action  qui  se  manifeste  par  un  recours  à  la 
violence.  (V.  supra  n"  3.) 

Or,  la  forme  légale  qu'elle  peut  revêtir  ne  lui  enlève  pas  ce 
caractère  agressif.  Il  ne  faut  donc  pas  confondre  ce  moyen  légal 
avec  les  moyens  légaux  exercés  normalement  par  les  représentants 
du   peuple,  sans    violence. 


134  TROISIÈME    PARTIE 

de  l'autorité  politique,  ce  qui  ne  fait  l'ombre  d'aucun  doute 
si  on  admet  que  le  pouvoir  réside  dans  la  nation  et  que  celle-ci 
le  délègue  aux  gouvernants  tout  en  se  réservant  le  droit  de  le 
reprendre  pour  le  confier  à  d'autres  dans  le  cas  où  les  pre- 
miers trahissent  sa  confiance  et  la  conduisent  à  sa  perte.  V,  con- 
clusion  n"  84.) 

Mais  d'ailleurs,  même  lorsque  le  droit  d'insurrection  est  pro- 
clamé par  la  Constitution  (ce  cas  s'est  présenté  :  v.  introd.  n"  4), 
auquel  cas  la  résistance  du  peuple  est  légale,  il  est  certain  que 
Kant  la  réprouve  malgré  sa  légalité  (1),  car  pour  lui  l'insur- 
rection est  un  acte  criminel  en  soi  et  ne  peut  jamais  être  légi- 
time. 

Dès  lors,  l'objection  tirée  de  1'  «  illégalité  »  de  la  résistance 
du  peuple  est  un  prétexte  sous  lequel  se  cache  le  culte  mystique 
à  la  divinité  étatique. 

Comme  1'  «  impératif  catégorique  »  de  la  soumission  des  sujets 
se  concilie  mal  avec  leur  v  liberté  intacte  »  dans  la  société  civile 
proclamée  avec   ostentation  ! 

Kant  après  avoir  affirmé  que  le  peuple  possède  le  pouvoir 
originaire  aboutit  au  triomphe  de  son  asservissement  le  plus 
absolu.  Nous  comprenons  fort  bien  le  respect  qu'il  prêche  à 
l'égard  de  la  loi  et  nous  l'approuvons  lorsqu'il  dit  qu'elle  ne  doit 
idéfpendre   «   d'aucune  personne  particulière  »   (2),  mais  cela  ne 


(1)  Le  philosophe  dit  que  la  résistance  du  peuple  doit  toujours 
être  considérée  comme  illégale,  mais  dans  le  présent  cas  son 
opinion  est  indifférente,  devant  la  force  légale  du  texte  pro- 
mulgué. 

(2j   Kant,   op.  cit.,   p.   213. 


KANT  135 

permet-il  pas  de  conclure  qu'elle  peut  dépendre  de  la  volonté 
générale,   du  peuple   souverain  ? 

Ka\t  reconnaît,  en  effet,  que  «  toute  vraie  république  n'est 
«  et  ne  peut  èti'e  autre  chose  qu'un  système  représentatif  du 
«  peuple,  institué  pour  protéger  ses  droits  en  son  nom,  c'est- 
«  à-dire  au  nom  de  tous  les  citoyens  réunis  et  au  moyen  de  ses 
«   délégués  (de  ses  députés)   »   (1). 

Cette  délégation  devrait  réserver  intact  le  pouvoir  de  contrôle 
et  de  sanction  du  peuple  dans  le  cas  où  ses  délégués  auraient 
trompé  sa  confiance,  toutefois  Kant  considère  cette  délégation 
comme  une  aîiénati&n,  puisqu'il  refuse  au  peuple  le  droit  de 
scruter  l'origine  de  l'autorité  établie  et  de  s'insurger  au  besoin 
contre  elle. 

On  trouve,  il  est  vrai,  dans  la  «  Doctrine  du  droit  »,  un  pas- 
sage dans  lequel  il  reconnaît  le  pouvoir  souverain  de  la  nation 
lorsque  le  chef  de  l'Etat  «  se  fait  représenter  » .  Par  cette  expres- 
sion, d'une  correction  douteuse  (2),  le  philosophe  entend  le  cas 
où  le  souverain  fait  appel  à  la  nation  en  convoquant  une  assem- 
blée nationale. 

Voici  ce  passage  : 

«  Mais  dès  qu'un  chef  d'Etat  en  personne  (que  ce  soit  le  roi, 
«  la  noblesse  ou  le  peuple  entier,  l'union  démocratique)  se  fait 
«  représenter,  alors  le  peuple  réuni  ne  représente  plus  seulement 
«  le  souverain,  il  est  lui-même  le  souverain;  car  c'est  en  lui 
«  (dans  le  peuple)  que  réside  originairement  le  pouvoir  suprême. 


(1)  Kant,   op.   cit.,   p.   214. 

(2)  On  ne  peut   dire   que   le   chef  de  l'Etat    «    se   fait   représenter   » 
loi'squ'il   convoque   une   assemblée   nationale. 


136  TROISIÈME   PARTIE 

«  duquel  doivent  émaner  tous  les  droits  des  individus  comme 
«  simples  sujets  (en  tout  cas  comme  serviteurs  de  l'Etat),  et  la 
«  république,  une  fois  établie,  n'a  plus  besoin  d'abandonner  les 
«  rênes  du  gouvernement,  et  de  se  remettre  entre  les  mains  de 
«  ceux  qui  les  avaient  tenues  auparavant,  et  qui  pourraient  main- 
«  tenant  anéantir  par  leur  volonté  absolue  toutes  les  nouvelles 
«  institutions  »  (1), 

Dans  ce  cas,  Kant  reconnaît  que  le  peuple,  étant  souverain, 
peut  reprendre  le  pouvoir  qui  lui  appartient  originairement  (2). 
(Il  ne  s'agit  pas  d'ailleurs  d'insurrection.) 
Mais  pourquoi  seulement  dans  ce  cas  ? 

Si  le  peuple  est  souverain  il  n'est  pas  nécessaire  qu'il  attende 
la  convocation  du  chef  de  l'Etat,  qui  peut  ne  jamais  venir;  il 
doit  librement  reprendre  le  pouvoir  lorsque  son  droit  de  conser- 
vation est  menacé- 
Or,  nous  savons  que  Kant  n'admet  pas  que  le  peuple  puisse 
scruter  l'origine  de  l'autorité  et,  encore  moins,  qu'il  la  renverse, 
même  dans  le  cas  du  plus  insupportable  despotisme  (3). 

La  délégation  du  peuple  se  réduit  donc,  en  général,  à  une 
aliénation. 

iFaisant  allusion  à  Louis  xvi  et  à  la  Révolution  française,  il  idit 
que  ce  fut  une  grande  faute  de  jugement  d'avoir  remis  au  peuple 
le  soin  de  réglementer  les  dettes  publiques  et  de   «  surveiller  le 


(1)  Kant,  op.  cit.,  p.  214. 

(2)  Cela  est,  du  reste,  en  contradiction  avec  l'assertion  que  le  chef 
suprême  ne  peut  être  contraint  et  que  sa  puissance  ne  peut 
souffrir  ni  discussion  ni  restriction.  (V.  supra  n"''  60,  61,  63). 

(3)  V.  aussi  :  «  De  ce  proverbe  :  cela  peut  être  bon,  etc.  »,  dans 
op.  cit.,  p.  365. 


KANT  137 

gouvernement  «,  car  «  le  souverain  pouvoir  du  monarque  dis- 
«  parut  tout  à  fait  (ne  fut  pas  seulement  suspendu)  et  passa  au 
«  peuple  »   (1]. 

Et  il  ajoute  : 

«  Et  que  l'on  ne  dise  pas  qu'il  faut  admettre  là  un  engagement 
«  tacite,  mais  conventionnel,  de  la  part  de  l'assemblée  natio- 
«  nale,  de  ne  pas  se" constituer  en  pouvoir  souverain,  mais  de  se 
<(  borner  à  administrer  les  affaires  du  souverain,  et,  cette  beso- 
«  gne  faite,  ;de  remettre  les  rênes  du  gouvernement  entre  les 
«  mains  du  monarque;  car  un  tel  contrat  est  en  soi  nul  et  de 
«  nul  effet  »  (2) 

Mais,  encore  une  fois,  il  subordonne  la  reprise  du  pouvoir  par 
le  peuple  (par  l'intermédiaire  de  ses  délégués)  à  l'appel  de  colla- 
boration que  lui  fait  le  monarque,  et,  dès  lors,  il  livre  les  citoyens 
pieds  et  poings  liés  au  bon  caprice  du  maître. 

Rappelons-nous  que  celui-ci  a  des  droits  de  souveraineté  sur 
les  gouvernés,  et  il  va  sans  dire  que  dans  pareille  doctrine  poli- 
tique il  y  aurait  contradiction  si  le  peuple  s'arrogeait  le  droit 
de  juger  son  supérieur,  et  au  surplus  il  serait  juge  et  partie. 

Cette  contradiction  existe  dans  l'espèce,  où  Kant,  pour  nous 
servir  de  sa  propre  expression,  fait  du  peuple  «  dans  un  seul  et 
même  jugement,  le  souverain  de  celui  dont  il  est  le  sujet  ». 

Il  est  vrai  qu'il  admet  cela  à  titre  d'exception. 

Nous  verrons  que  dans  le  régime  de  la  souveraineté  nationale 
le  peuple,  en  s'insurgeant  contre  l'autorité,  n'est  pas  juge  et 
partie.  (V.  conclusion  n°  85-2°.) 


(1)  Kant,  op.  cit.,  p.  214. 

(2)  Kant,         —        p,  215. 


138  TROISIÈME    PARTIE 


65  —  Considérations  sur  l'abdication  forcée  du  monarque 

Nous  avons  vu  (supra  n"  60)  que  Kant,  examinant  l'abdication 
forcée  du  monarque  (imposée  par  la  nation)  dit  que  «  si  le  peuple 
((  peut  du  moins  invoquer  en  faveur  de  son  crime  le  prétexte  du 
«  droit  de  nécessité  (casus  necessitatis),  il  n'a  jamais  le  moindre 
«  droit  ide  punir  le  souverain  pour  son  administration  passée  ; 
«  car  tout  ce  que  celui-ci  a  fait  en  qualité  de  souverain  doit  être 
«  considéré  comme  ayant  été  fait  d'une  manière  extérieurement 
«  légitime,  et  lui-même,  comme  source  des  lois,  ne  peut  agir 
«  injustement  »  (1). 

Le  philosophe  ajoute  que  <(  l'assassinat  du  monarque  »  peut 
être  dû  à  «  la  peur  du  peuple  de  trouver  plus  tard  en  lui,  s'il  le 
«  laissait  vivre,  un  vengeur  du  passé  »  et  que  l'exécution  solen- 
nelle, comme  celle  de  Charles  i"  et  de  Louis  xvi  est  «  un  complet 
('  renversement  des  principes  qui  règlent  les  ra^Dports  entre  le 
«  souverain  et  le  peuple  (celui-ci  se  constituant  le  maître  du 
<(  premier,  à  la  législation  duquel  il  est  redevable  de  son  exis- 
«  tence),  en  sorte  que  la  violence  marche  le  front  haut  et  s'érige 
«  en  principe  au-dessus  du  droit  le  plus  sacré,  etc.  ».  (Voir  toute 
1«  note  citée.) 

Nous  sommes  maintenant  fixés  sur  le  libéralisme  de  Kant.  Les 
citoyens  doivent  -la  vie  à  la  générosité  du  despote  ! 

C'est  dommage  que  Kant  ne  nous  dise  pas  que  le  maître  a 
droit  de  vie  et  de  mort  sur  eux. 

Mais  sa  doctrine  n'aboutit-elle  pas  à  cela  ? 


(1)   Kant,   op.    cit.,   ]).    181    note    1. 


KANT  139 

Cette  soumission  aveugle,  à  tout  prix,  aux  actes  même  les  plus 
tyraniiiques  du  despote  n'équivaut-elle  pas  à  la  suppression  des 
individus  ? 

SECTION  II 

La  résistance  «  négative  »  est  permise 

66.  —  Contrôle  parlementaire  mitigé 

Nous  avons  vu  dans  la  section  précédente  que  Kant  est  l'ad- 
versaire irréductible  de  la  résistance  agressive  du  peuple  à 
l'autorité  politique,  de  l'insurrection,  qu'il  considère  comme  un 

CRIME. 

Il  fait,  toutefois,  place  à  une  résistance  qu'il  appelle  «  néga- 
tive »  et  qui,  d'ailleurs,  n'est  pas  exercée  par  le  peuple  mais  par 
ses  délégués  dans  le  Parlement, 

Voici  comment  il  s'explique  à  ce  sujet  : 

«  Un  changement  dans  la  constitution  (vicieuse)  de  l'Etat  — 
«  changement  qui  peut  bien  être  parfois  nécessaire  —  ne  peut 
«  donc  être  produit  que  par  le  souverain  lui-même  au  moyen 
«  d'une  réforme,  non  par  le  peuple  an  moyen  d'une  révolution; 
«  et  si  cette  révolution  a  lieu,  elle  ne  peut  atteindre  que  le  pou- 
«  voir  exécutif,  non  le  pouvoir  législatif. 

<(  Dans  un  Etat  dont  la  constitution  est  telle  que  le  peuple 
«  peut  résister  légalement  par  ses  représentants  (dans  le  Par- 
ce lement)  au  pouvoir  exécutif  et  aux  représentants  de  ce  pou- 
«  voir  (aux  ministres)  —  ce  que  l'on  appelle  alors  une  consti- 
«  tution  limitée  —  il  ne  peut  pourtant  y  avoir  de  résistance 
«  active  (par  laquelle  le  peuple,  arbitrairement  réuni,  contrain- 


140  TROISIÈME   PARTIE 

«  drait  le  gouvernement  à  suivre  une  certaine  conduite,  et  par 
«  conséquent  ferait  lui-même  acte  de  pouvoir  executif)  mais 
«  seulement  une  résistance  négative,  c'est-à-dire  un  refus  du 
«  peuple  (dans  le  Parlement)  »  (1). 

Remarquons  tout  de  suite  qu'il  ne  s'agit  pas,  dans  l'espèce, 
d'une  résistance  exercée  directement  jjar  le  peuple,  mais  du 
refus  de  concours  que  peuvent  opposer  ses  représentants  au 
gouvernement. 

En  quoi  consiste  ce  refus  de  concours  ? 

Il  est  certain  que  dans  un  régime  parlementaire  il  se  mani- 
feste par  la  mise  en  jeu  de  la  responsabilité  politique  du  gouver- 
nement, mais  nous  avons  à  examiner  ici  cette  question  dans  la 
doctrine  de  Kant  et  non  pas  seulement  objectivement. 

Or,  il  est  hors  de  doute  que,  dans  la  pensée  du  philosophe,  le 
refus  de  concours  des  représentants  du  peuple,  à  l'égard  du  pou- 
voir exécutif  ne  doit  pas  constituer  une  résistance  allant  jusqu'à 
renverser  l'autorité  politique  établie.  Nous  savons,  en  effet,  que 
l'opposition  de  Kant  est  formelle  à  ce  sujet,  car  il  estime  que  si 
le  ijouvoir  du  chef  de  l'Etat  pouvait  être  contraint,  il  ne  serait 
plus  le  pouvoir  suprême.  (V.  sujîra  n"^  60,  63.) 

Nous  savons,  par  ailleurs,  que  le  philosophe  ne  reconnaît  la 
reprise  du  pouvoir  par  le  peujjle  (au  vnoyen  de  ses  délégués)  que 
dans  le  cas  exceptionnel  d'une  assemblée  nationale.  (V-  supra 
n"  64.) 

Dès  lors,  le  pliilcisophe  ne  vise,  à  coup  sûr,  qu'un  contrôle  par- 
lementaire mitigé,  du  fait  de  l'absence  d'une  sanction  contre  le 


(1  I    Kant,  op.  cit.  p.  183. 


KANT  141 

pouvoir  exécutif  (1),  et  cela  est  confirme  par  ses  attaques  contre 
le  prétendu  (selon  lui)  «  pouvoir  limitatif  o  du  Parlement,  ainsi 
que  nous  le  verrons  ci-dessous. 

Que  vaut,  par  conséquent,  cette  résistance  négative  ? 

Y  a-t-il  là  une  garantie  efficace  des  libertés  individuelles  et 
des  droits  du  corps  social  ? 

Le  principe  du  contrôle  parlementaire  même  intégral  (ce  qui 
n'est  pas  le  cas  ici),  ne  peut  malheureusement  exclure  à  tout 
jamais  la  nécessité  d'une  révolution. 

Le  contrôle  parlementaire  est,  certes,  appréciable  tel  qu'il 
s'exerce  dans  les  périodes  normales  et  il  serait  à  souhaiter  que 
le  peuple  ne  fût  jamais  obligé  de  recourir  à  la  force,  mais  il  est 
des  cas  dans  lesquels  la  violence  constitue  la  seule  arme  qui 
reste  au  corps  social  contre  le  despotisme  du  pouvoir. 

En  parlant  de  la  résistance  négative,  Kxy^'  affirme,  à  juste 
titre,  qu'il  «  est  permis  de  ne  pas  toujours  consentir  à  ce  que 
«  demande  le  gouvernement  sous  le  ^îrétcxte  du  bien  de  l'Etat  », 
et  il  ajoute  :  «  et  même,  si  l'on  n'usait  jamais  de  ce  droit  ce  serait 
«  un  signe  certain  que  le  peuple  est  perdu,  que  ses  représentants 
«  sont  corrompus,  que  le  chef  du  gouvernement  fait  de  ses 
<f  ministres  des  instruments  de  despotisme,  et  que  ceux-ci  tra- 
«  hissent  la  cause  du  peuple  «  (2) 

Mais  la  représentation  du  i>cuple  peut  n'être  pas  légale;  les 
élections  ont  pu  se  faire  de  manière  à  favoriser  une  classe,  cer- 
tains   intérêts  particuliers    sous   ia    pression    du    gouvernement. 


(1)  Mais  ce  contrôle,  même  ainsi  entendu,  ne  porte-t-il  pas,  dans 
une  certaine  mesure,  une  <  restriction  »,  une  contrainte  morale 
à  rencontre  de  l'exécutif  ? 

12)  Kaxt,  op.  cit.   p.   183. 

12 


142  TROISIÈME    PARTIE 

auquel  cas  les  représentants  n'expriment  pas  fidèlement  l'opinion 
publique.  Elle  peut  être  le  fruit  d'une  loi  électorale  imposée  par 
le  Prince  et  qui  n'assure  pas  l'expression  de  la  volonté  géné- 
rale (1),  Et  sans  parler  du  cas  de  régimes  absolutistes  où  la  repré- 
sentation du  peuple  n'a  jamais  existé  (puisque  telle  n'est  pas 
l'hypothèse  que  nous  envisageons),  il  y  a  lieu  d'ajouter  que  cette 
représentation  a  pu  être  réduite  à  néant  par  la  dissc^lution  du 
Parlement. 

On  voit  ainsi  que  la  «  résistance  négative  «,  préconisée  par 
Kant,  même  si  elle  était  susceptible  de  renverser  le  gouverne- . 
ment  (ce  serait  alors  le  vrai  contrôle  parlementaire),  est  insuf- 
fisante, puisque  dans  les  cas  ci-dessus  elle  n'émane  pas  de  tout  le 
corps  social  ou,  si  elle  en  est  vraiment  l'émanation,  elle  peut  ne 
pas  trouver  l'occasion  de  se  manifester. 

Mais  quel  meilleur  argument  pourrions-nous  invoquer  en  faveur 
de  cette  thèse  que  les  développements  de  Kant,  lui-même,  sur  le 
gouvernement  temiDéré  qu'il  qualifie  sévèrement  d'  «  illusion  »  et 
de  «  non-sens  ». 

Voyons  ce  passage  caractéristique  : 

«  L'illusion  qui  consiste  à  regarder  le  peuple  comme  repré- 
«  sentant  par  ses  députés  le  pouvoir  limitatif,  tandis  qu'il  n'a 
«  proprement  que  le  pouvoir  législatif,  ne  peut  tellement  dissi- 
«  muler  le  despotisme,  qu'il  n'éclate  dans  les  moyens  dont  se 
«   servent  les  ministres.  Le  peuple,  qui   est  représenté   par   ses 


(1)  Il  est,  certes,  très  difficile  sinon  impossible,  de  faire  une  loi 
électorale  qui  assure  en  fait  l'exiircssion  fidèle  de  l'opinion 
publique  mais  il  faut  autant  que  possible  chercher  le  moyen  de 
se  rap]>rocher  de  cet  idéal.  La  représentation  pro])ortionnelle 
semble  réaliser,  dans  une  certaine  mesure,  ce  progrès  désirable 
en   tenant  compte  des  droits  de   la  minorité. 


KANT  143 

«  députés  dans  le  Parlement,  trouve  dans  ces  gardiens  de  sa 
•'  liberté  et  de  ses  droits  des  hommes  qui  s'intéressent  vivement 
('  à  leur  propre  position...  et  qui,  au  lieu  d'opposer  une  rcsis- 
«  tance  aux  prétentions  du  gouvernement...  sont  toujours  prêts 
«   au  contraire  à  faire  glisser  le  gouvernement  dans  leurs  mains. 

«  Aussi  ce  qu'on  nomme  le  gouvernement  tempéré,  comme 
«  constitution  du  droit  intérieur  de  l'Etat,  est-il  un  non-sens  ; 
«  et,  au  lieu  d'un  principe  de  droit,  n'y  a-t-il  là  qu'un  principe 
«  de  prudence,  qui  consiste  à  charger  le  moins  possible,  aux 
«  yeux  du  pouvoir,  qui  pourrait  être  tenté  de  violer  les  droits 
«  du  peuple,  l'influence  arbitraire  qu'il  a  sur  le  gouvernement, 
«  et  à  la  pallier  sous  le  manteau  d'une  opposition  permise  au 
«  peuple  »  (1). 

Kant  affirme  donc  péremptoirement  que  le  peuple  trouve  dans 
les  gardiens  de  sa  liberté  et  de  ses  droits  (les  députés)  «  des 
«  hommes  qui  s'intéressent  vivement  à  leur  propre  position  et 
«  qui,  au  lieu  d'opposer  une  résistance  aux  prétentions  du  gou- 
«  vernement  sont  toujours  prêts  à  faire  glisser  le  gouvernement 
«  dans  leurs  mains  »  ;  et,  alors,  plus  que  jamais,  aurait-il  dû 
reeonnaître  la  légitimité  d'une  insurrection,  comme  suprême 
ressource  du  peuple  dans  le  cas  où  il  serait  victime  d'un  régime 
lyrannique  imposé  par  ses  gouvernants;  mais,  après  avoir  déjà 
repoussé  l'insurrection  comme  criminelle,  il  conclut,  dans  l'es- 
pèce, que  le  peuple  n'a  pas  de  «  pouvoir  limitatif  d  (par  ses 
députés)  à  rencontre  de  l'autorité  politique;  le  contraire  serait, 
paraît-il,  un  non-sens. 

Voilà,   encore   une   fois,   proclamée  l'omnipotence   de   la  puis- 


(1)   IvANT,  op.  cit.  p.  179,  180. 


144  TROISIÈME   PARTIE 

sance  étatique,  tant  est  grand  le  culte  mystitiue  du  philosophe 
de  Kœnigsbei'g  envers  l'autorité  sacro-sainte. 

Relevons  enfin   la   contradiction  suivante  : 

Kant  affirme  que  «  sous  le  manteau  d'une  opposition  permise 
au  peuple  il  n'y  a  pas  de  principe  de  droit  ^  (op.  cit.  180,  v.  ci- 
dessus),  or  trois  pages  plus  loin  il  confère  à  la  résistance  néga- 
tive le  caractère  d'un  droit  (1). 

Il  est,  croyons-nous,  inutile  d'insister  davantage  sur  la  garan- 
tie très  faible  que  présente  la  résistance  «  négative  »,  dans  la 
doctrine  de  Kant,  pour  la  protection  du  corps  social  contre  le 
despotisme   de   l'autorité   politique. 

SECTION   IH 

Obéissance  due  au  gouvernement  issu  d'une  insurrection 

67.  —  Pas  de  résistance  contre  l'autorité  établie 

Ne  perdons  pas  de  vue  le  principe  directeur  qui  domine  toute 
la  doctrine  politique  de  Kant,  à  savoir  que  l'autorité  est  en  soi 
«  irrésistible  «,  «  sacrée  »  et  «  d'essence  divine  ».  (V.  suprà 
n"^  60,  61.) 

Dès  lors,  quelle  qu'en  soit  l'origine,  on  lui  doit  obéissance  et, 
par  conséquent,  même  si  elle  est  établie  à  la  suite  d'une  révolu- 
tion qui  a  renversé  le  détenteur  légitime  du  pouvoir. 

«   Du  reste,  écrit  Kant,  quand  une  révolution  a  une  fois  eu  lieu 


(1)  Il  écrit  en  effet  (ainsi  que  nous  l'avons  mentionné  phis  hauO  : 
'  et  même  si  l'on  n'usait  jamais  de  ce  dhoit  ce  serait  un  signe 
"    certain  cjue  le  peuple  est  perdu,  etc.   »   (Op.  cit.  p.  183). 


KANT  145 

«  et  qu'une  nouvelle  constitution  est  fondée,  l'illégalité  de  son 
«  origine  et  de  son  établissement  ne  saurait  dispenser  les  sujets 
«  de  l'obligation  de  se  soumettre,  en  bons  citoyens,  au  nouvel 
«  ordre  de  choses,  et  ils  ne  peuvent  honnêtement  refuser  d'obéir 
«  à  l'autorité  qui  possède  actuellement  le  pouvoir  »   (1). 

Toutefois,  ajoute  le  philosophe,  le  monarque  détrôné  ne  peut 
être  poursuivi  ni  puni  pour  son  administration  passée  et  s'il  tente 
de  se  faire  rétablir  par  une  contre-révolution  «  son  droit  au  pou- 
«  voir  demeure  entier,  puisque  la  révolte  qui  l'a  dépossédé  était 
«  injuste  »   (2). 

D'après  le  philosophe  de  Kœnigsberg,  l'insurrection  n'est  pas 
injuste  quant  aux  causes  illégitimes  qui  l'ont  provoquée,  comme 
par  exemple  dans  le  cas  où  elle  serait  l'œuvre  d'intrigants  ambi- 
tieux, de  quelque  usurpateur  qui  s'empare  du  pouvoir  par  la  force 
contre  la  volonté  du  peuple,  mais  elle  est  (l'insurrection)  un  acte 
criminel  en  soi,  en  tant  qu'elle  a  pour  but  de  renverser  l'autorité 
établie. 

Dès  lors,  Kant  répudie  la  résistance  agressive  du  peuple  même 
contre  un  Gouvernement  établi  par  une  insurrection,  puisqu'il 
prêche  un  culte  aveugle  à  l'autorité  quelle  qu'elle  soit.  Mais  sa 
doctrine  aboutit  à  un  paradoxe. 

Nous  savons,  en  effet  (v-  supra  n""  61,  63),  que  quiconque  tente 
de  se  révolter  contre  l'autorité  mérite  le  bannissement  et  même 
la  mort. 

Le  succès  de  son  entreprise  coupable  suffit-il  pour  le  trans- 
former de  criminel  en  un  dieu  digne  d'adoration  ?  Quoi  de  jilus 
immoral  que  cette  prime  accordée  au  triompe  du  crime  ? 


(1)  Kant,  op.  cit.  p.  183. 

(2)  —         ib.       p.  184. 


146  TROISIÈME  PARTIE 

Que  Kant  le  veuille  ou  non,  sa  doctrine  revient  à  dire  :  Atta- 
quez pourvu  que  vous  atteigniez  votre  victime  ;  si  vous  la  man- 
quez, vous  avez  tort  de  ne  pas  déployer  la  force  nécessaire  ;  votre 
faiblesse  vous  rend  coupable. 

C'est  un  singulier  enseignement  pour  un  moraliste  ! 

68.  —  Critique  de  Kant  contre  les  partisans  de  l'insurrection 

Nous  avons  vu  que  Kant  est  hostile  à  la  résistance  agressive 
contre  l'autorité  établie.  Pour  lui,  l'insurrection  n'est  jamais 
légitime. 

Il  rapporte,  cependant,  que  des  esprits  bien  pensants  ont 
reconnu  le  droit  de  résistance  et  il  cite  ce  passage  du  «  Jus 
naturse  »  d'AcHENWALL  (1): 

«  Si  le  danger  qu'on  fait  courir  à  l'Etat,  en  souffrant  trop  long- 
ce  temps  l'injustice  du  souverain,  est  plus  grand  que  celui  qu'on 
«  peut  craindre  d'un  appel  aux  armes  contre  lui,  alors  le  peuple 
«   peut  lui  résister et  le  détrôner  comme  un  «  tyran  ». 

Le  philosophe  de  Kœnigsberg  répond  que  tous  les  partisans  du 
idroit  de  résistance  ont  été  influencés  par  les  soulèvements,  de 
leur  temps,  qui  ont  réussi  à  donner  une  constitution  à  l'Angle- 
terre, à  la  Suisse  et  aux  Pays-jBas. 

On  juge,  dit-il,  habituellement  les  révolutions  selon  leur  résul- 
tat plus  ou  moins  heureux  et  on  ne  manquerait  pas  de  blâmer 
leurs  auteurs  en  cas  d'insuccès  (2)  ;  or,  ajoute-t-il,  les  principes 

(1)  Publiciste  allemand  du  xviii'  s. 

(2j  Mais  ce  reproche  doit  justement  s'adresser  à  sa  doctrine,  car  en 
prescrivant  l'obéissance  au  gouvernement  issu  d'une  insurrection 
il  comble  d'honneurs  les  auteurs  de  celle-ci,  qui  seraient  toutefois 
passibles  de  la  peine  de  mort  s'ils  avaient  subi  un'  échec. 
(V.  supra  n"   67  in  fine). 


KANT  147 

du  droit  condamnent  la  résistance  comme  une  grande  injustice 
«  car  (érigée  en  maxime)  elle  rend  incertaine  toute  constitution 
«  civile  et  ramène  à  l'état  de  pure  nature  (status  naturalisa 
«  etc.,  etc.  »  (1). 

Kant  poursuit  : 

«  Ce  penchant  qui  porte  tant  d'auteurs  bien  pensants  à  prendre 
«  la  défense  du  peuple  (à  son  détriment)  vient  en  partie  de  l'illu- 
((  sion  habituelle  qui  consiste,  quand  il  est  question  ,du  principe 
«  du  droit,  à  y  substituer  dans  ses  jugements  celui  du  bon- 
«  heur,  etc.  » 

Faisant  allusion  à  la  Révolution  française,  il  écrit  (2):  «  Les 
«  sujets  révoltés  voudraient  à  la  fin  imposer  par  la  violence  une 
«  constitution  beaucoup  plus  oppressive  que  celle  qu'ils  ont 
«  abandonnée,  car  ils  courent  le  risque  d'être  dévorés  par  les 
«  prêtres  et  les  aristocrates,  tandis  que  sous  un  souverain  qui  les 
«  dominait  tous  ils  pouvaient  attendre  plus  d'égalité  dans  la  dis- 
«  tribution  des  charges  de  l'Etat  »  (3). 

Enfin,  dit-il,  la  constitution  anglaise  de  1688  passe  sous  silence 
le  droit  de  résistance  du  peuple  (4)  dans  le  cas  où  le  monarque 
violerait   la   constitution  et    il  explique    cela   en    disant   qu'il  ne 


(1)  Kant,  «  de  ce  proverbe,  etc.  »,  dans  :  «  Eléments  métaph.  de  la 
doctrine  du  droit  >>  (trad.  Barni)  p.  367. 

(2)  C'est  en  1793. 

(3)  «   De  ce  proverbe  etc.   »,  loco  citato  p.  368  en  note, 

(4)  Ce  droit  a  été  hautement  proclamé  par  la  Chambre  des  Com- 
munes qui  soutenait  l'accusation  dans  le  procès  Sachcverell  en 
1710.  Le  parti  whig  au  pouvoir  plaidait  la  légitimité  de  la  révo- 
lution .de  1688  dont  il  était  issu.  (V.  introd.  n»  4,  p.  23, 
note   3    in    fine). 


148  TROISIÈME  PARTIE 

pouvait  en  être  autrement  sans  danger  de  tomber  dans  une  con- 
tradiction, puisque  si  le  peuple  avait  un  droit  de  contrainte  contre 
le  chef  suprême  de  l'Etat,  celui-ci  ne  serait  plus  souverain. 

Toute  cette  argumentation  nous  est  déjà  connue,  (V.  supra 
n""'  C3  et  64.) 

Ainsi,  Kant  ne  nous  fournit  aucun  argument  nouveau.  C'est 
toujours  l'omnipotence  de  la  puissance  étatique  qui  le  hante  et  la 
soumission  aveugle  à  l'autorité  établie. 

Ce  ne  sont  pas,  par  ailleurs,  des  considérations  d'espèce 
(comme  celles  sur  la  Terreur,  sous  la  Convention)  qui  peuvent 
condamner  l'insurrection  dans  tous  les  cas. 

69.  —  Kant  se  défend  contre  le  paradoxe  du  culte  aveugle 
à  Fautorité 

Un  critique,  dans  une  analyse  des  «  Eléments  métaphysiques 
de  la  doctrine  du  droit  »,  parue  dans  le  «  Journal  de  Gœttingen  » 
du  18  février  1797,  n"  28,  avait  reproché  à  Kant  le  paradoxe  de 
la  soumission  à  tout  prix  à  l'autorité  et  le  philosophe  de  Kœnigs- 
berg  a  répondu  dans  ses  «  remarques  explicatives  »,  publiées 
par  Barni  dans  un  appendice  à  la  suite  des  «  Elém.  niétaph.  ide  la 
doctrine  du  droit  ». 

Le  critique  en  question  avait  écrit  : 

«  Aucun  philosophe,  que  nous  sachions,  n'a  encore  reconnu  ce 
«  principe,  la  plus  paradoxale  de  toutes  les  propositions  para- 
«  doxales,  à  savoir  que  la  simple  idée  de  la  souveraineté  doit  me 
«  forcer  à  obéir  comme  à  mon  maître,  à  quiconque  se  donne 
«  pour  tel,  sans  que  je  puisse  demander  qui  lui  a  donné  le  droit 
«  de  me  commanider,  etc.  »  (1). 

(Ij   Op.  cit.,  appendice,  p.  260,  261. 


KANT  149 

('  Tout  en  reconnaissant  que  cette  opinion  est  paradoxale, 
«  répond  Kant,  j'espère  du  moins  qu'en  l'examinant  de  plus  près 
«   on  lie  pourra  plus  la  convaincre  d'hétérodoxie  >y. 

Suivent  des  développements  longs  el  obscurs  dont  nous 
extrayons  les  passages  suivants  : 

«  L'idée  d'une  constitution  politique  en  général,  qui  est  en 
(c  même  temps  pour  chaque  peuple  un  ordre  absolu  de  la  raison 
«  pratique  jugeant  d'après  les  concepts  du  droit  est  sainte  et  irré- 
«  sisfible;  et  quand  même  l'organisation  de  l'Etat  serait  défec- 
«  tueuse  par  elle-même,  aucun  pouvoir  subalterne  dans  cet  Etat 
«  ne  peut  opposer  une  résistance  active  au  souverain  qui  en  est 
«  le  législateur;  mais  les  défauts  qui  s'y  trouvent  doivent  être 
«  insensiblement  corrigés  par  des  réformes  qu'il  accomplit  de 
«  lui-même,  puisque,  avec  la  maxime  contraire  chez  les  sujets 
«  (celle  de  se  conduire  d'après  leur  autorité  privée),  une  bonne 
«  constitution  elle-même  ne  devrait  son  succès  qu'à  l'aveugle 
«  hasard  »  (1). 

Encore  ici,  nous  ne  trouvons  aucune  argumentation  nouvelle 
mais  toujours  la  consécration  de  la  sainteté  de  l'autorité,  qui 
rend  cette  dernière  irrésistible. 

Il  y  a  lieu,  d'autre  part,  de  répondre  à  Kant  qu'il  y  aurait 
aveugle  hasard  si  on  reconnaissait  à  chaque  individu  le  droit  de 
s'ériger  en  justicier  du  corps  social  et  de  réaliser  telle  réforme 
qu'il  lui  plairait,  mais  il  ne  s'agit  nullement  dans  l'espèce  d'une 
action  individuelle,  isalée,  mais  d'une  action  collective  du  peuple 
et  nous  ne  voyons  pas  du  tout  pourquoi  il  y  aurait  aveugle  hasard 
si  la   collectivité   des   citoyens,  puisqu'elle  est  maîtresse   de  ses 


(1)   Kant,   «   remarques  explicatives   »,  loco  citato,  p.  263. 


150  TROISIÈME    PARTIE 

destinées  (i^ar  collectivité  nous  entendons  la  grande  majorité  des 
citoyens),  réalisait  par  un  effort  conscient  une  réforme  qu'elle 
jugerait  vitale,  dans  l'impossibilité  de  l'obtenir  légalement. 

Mais  voici  qui  est  plus  grave  :  Kant  fonde  la  légitimité  de  la 
souveraineté  sur  un  fait,  à  savoir  la  forge. 

70.  —La  souveraineté  fondée  sur  la  force 

Le  philosophe  de  Kœnigsberg  écrit  : 

«  Le  précepte  «  obéissez  à  l'autorité  qui  a  puissance  sur  vous  » 
«  ne  veut  pas  qu'on  recherche  comment  elle  a  obtenu  cette  puis- 
«  sance  (pour  la  miner  au  besoin);  car  l'autorité  déjà  existante, 
«  sous  laquelle  vous  vivez,  est  déjà  en  possession  de  la  législa- 

«  tion La  soumission  absolue  de  la  volonté  du  peuple  (qui  est 

«  en  soi  sans  lien  (1)  et  par  conséquent  sans  loi)  à  une  volonté 
«  souveraine  (liant  tous  les  individus  par  une  loi  unique)  est  un 
«  fait  qui  ne  peut  commencer  que  par  l'occupation  de  la  puis- 
«  sance  suprême  et  fonde  ainsi  d'abord  un  droit  public.  Per- 
ce mettre  encore  une  résistance  contre  cette  puissance. suprême 
«  est  une  contradiction,  car  alors  cette  puissance  (à  laquelle  on 
«  pourrait  résister)  ne  serait  plus  la  suprême  puissance  législa- 
«  tive,  qui  détermine  d'abord  ce  qui  doit  être  ou  non  publique- 
«  ment  juste  et  ce  principe  réside  déjà  a  priori  dans  l'idée  d'une 
«  constitution  .civile  en  général,  etc.  »   (2). 


(1)  Il  est  inexact  de  dire  que  le  peuple  est  en  soi  sans  lien. 

Il  se  trouve  certes  sans  lien  légal,  en  dehors  de  la  loi,  mais 
même  dans  ce  cas,  les  membres  qui  le  composent  sont  rattachés 
par  un  lien  moral,  celui  des  traditions  historiques  et  surtout  de 
la  communauté  d'aspirations. 

(2)  Kant,  k  remarques  explicatives  »,  loco  citato  p.  263. 


KANT  151 

Cela  revient  à  dire  tout  simplement  que  la  force  rend  légitime 
la  souveraineté,  et,  pour  employer  la  formule  expressive  de  M,  Paul 
Jaxet,  qu'  «  en  fait  de  souveraineté  possession  vaut  titre  »  (!)• 

Kant  voit  encore  une  contradiction  dans  le  système  qui  per- 
mettrait la  résistance. 

Que  de  fois  l'a-t-il  signalée  ! 

La  faute  incombe  à  ses  impératifs  catégoriques  en  faveur  de  la 
divinité  étatique,  car  dan-s  une  doctrine  libérale,  opposée  à  la 
sienne,  et  dans  laquelle  les  gouvernants  n'auraient  aucun  droit 
de  souveraineté  sur  les  gouvernés,  on  ne  verrait  que  des  consé- 
quences logiques  partout  où  il  relève  des  contradictions. 

Nous  ne  le  voyons  que  trop,  hélas  I  que  souvent,  sinon  tou- 
jours, c'est  la  force  qui  préside  à  la  conquête  du  pouvoir. 

Mais  il  s'agit  justement  dans  un  examen  du  point  de  vue  de  la' 
philosophie  juridique  de  rechercher  si  un  tel  pouvoir,  établi  par 
la  force,  est  légitime  et  si  le  peuple  lui  doit  obéissance  sans 
réserves  dans  le  cas  où  celui  qui  en  est  détenteur  n'a  pas  mis 
cette  force  au  service  des  droits  de  la  collectivité  et  n'a  pas  été 
approuvé  par  l'opinion  publique. 

Certes,  le  bon  droit  ne  suffit  pas  toujours  pour  le  triomphe  de 
la  justice  et  c'est  pour  cela  qu'il  faut  reconnaître  la  légitimité 
d'une  insurrection  du  peuple  contre  les  gouvernants,  comme 
suprême  ressource  pour  assurer  sa  liberté  et  sa  conservation, 
menacées. 

Est-ce  proclamer  ainsi  le  culte  de  la  force  ? 

Point,  puisque  dans  l'espèce  elle  se  trouve  au  service  d'un 
DROIT,  à  savoir  le  droit  pour  le  peuple  de  disposer  de  soi-même; 


(1)    Voir  I\Tiil  Janet,  op.  cit.  t.  ii,  p.  621  et  622. 


152  TROISIEME   PARTIE 

c'est  simplement  reconnaître  la  nécessité  de  la  force  lorsque  ce 
droit  n'est  pas  respecté. 

Le  peuple  ne  saurait  être  subjugué  par  le  fait  brutal  et  sans 
droit  du  tyran  au  point  de  vouer  à  son  agresseur  un  culte  divin. 
Il  est  légitime,  au  contraire,  qu'il  cherche  à  le  renverser  à  con- 
dition qu'il  y  tende  par  une  action  collective  qui  soit  l'œuvre  de 
la  grande  majorité  des  citoyens,  seuls  juges  des  intérêts  généraux 
et  capables  d'apprécier  s'il  y  a  oppression  contre  le  corps  social. 

Il  nous  paraît  tout  à  fait  singulier  que  Kant,  qui  a  décrit  avec 
force  le  droit  pour  chacun  de  poursuivre  librement  son  bonheur, 
sans  aucune  contrainte  du  dehors,  dans  la  mesure  où  cela  ne 
porte  pas  atteinte  à  l'intérêt  général  (1),  oblige  le  corps  social  à 
se  soumettre  aveuglément  au  despotisme  de  la  puissance  étatique 
et  à  régler  son  bonheur  suivant  un  mot  d'ordre  d'en  haut,  bon- 
heur qui  sera  d'ailleurs  réduit  à  néant  dans  bien  des  cas. 


(1)  «  Nul  ne  peut  me  contraindre  à  être  heureux  d'une  certaine 
«  manière  (de  la  manière  dont.il  comprend  le  bonheur  des  autres 
<i  hommes)  ;  mais  chacun  doit  pouvoir  chercher  son  bonheur 
((  par  le  chemin  qui  lui  semble  bon,  pourvu  qu'il  ne  porte  pas 
«  atteinte  à  la  liberté  qu'ont  les  autres  de  tendre  également  à 
«  leurs  propres  fins,  etc.   ». 

V.  «  De  ce  proverbe  :  Cela  peut  être  bon  en  théorie  etc.  »,  loco 
citato,  p.  355,  366. 


KANT  153 


GPÎAI=»ITf=lE  III 

Liberté  d'écrire  et  de  penser 

a)  Liberté  d'écrire 

71.  —  L'  «  usage  public  »  de  la  raison  est  permis 

Comme  contrepoids  de  sa  doctrine  absolutiste,  Kant  admet 
la  liberté  d'écrire  sous  la  réserve  du  respect  de  la  Constitution. 

«  La  diffusion  des  lumières,  écrit-il,  n'exige  autre  chose  que  la 
«  liberté  et  encore  la  plus  inoffensive  de  toutes  les  libertés,  celle 
«   de  faire  publiquement  usage  de  sa  raison  en  toutes  choses  »  (1) 

Les  citoyens  ont  le  droit  de  faire  publiquement  usage  de  leur 
raison  en  toutes  choses,  c'est-à-dire  en  tant  qu'ils  s'adressent  au 
public  pour  l'éclairer  et  pour  porter  un  jugement  sur  l'adminis- 
tration des  affaires  publiques.  Ils  sont,  toutefois,  tenus  d'obéir 
aux  ordres  de  leurs  supérieurs,  s'ils  font  partie  de  l'adminis- 
tration :  c'est  ce  que  Kant  appelle  1'  «  usage  privé  »  de  leur 
raison. 

Voici  comment  il  s'exprime  sur  la  distinction  entre  l'usage 
public  et  l'usage  privé  de  la  raison  : 

«  J'entends  par  usage  public  de  sa  raison  celui  qu'en  fait  quel- 
«  qu'un,  à  titre  de  savant,  devant  le  public  entier  des  lecteurs. 


(1)    Kant,   c,   Qu'est-ce  que  les  lumières  ?   ». 

V.  «  Elém.  métaph.  de  la  doctrine  du  droit  »,  trad.  Barni,  p.  283. 


154  /  TROISIÈME    PARTIE 

«  J'appelle  au  contraire  usage  privé  celui  qu'il  peut  faire  de  sa 
«  raison  dans  un  certain  poste  civil  ou  une  certaine  fonction 
Cl   qui  lui  est  confiée  »  (1). 

Le  philosophe  adopte  pour  maxime  :  «  raisonnez  tant  q'ue 
«  vous  voudrez  et  sur  tout  ce  que  vous  voudrez,  mais  obéissez  ». 

Il  serait  déplorable,  dit-il,  qu'un  fonctionnaire  refusât  pendant 
son  service  de  se  soumettre  aux  ordres  de  ses  chefs,  mais  on  ne 
peut,  toutefois,  lui  défendre,  comme  savant,  de  faire  ses  rémar- 
ques sur  les  fautes  commises  et  de  les  soumettre  à  l'appréciation 
du  public  (2). 

Kant  écrit  ces  lignes  en  1784,  mais  nous  savons  que  dans  les 
((  Eléments  métaphysiques  de  la  doctrine  du  droit  »,  publiés 
treize  ans  plus  tard  (1797),  il  n'admet  pas  que  l'on  scrute  l'origine 
du  pouvoir  (v.  supra  n"  61)  et  dès  lors  on  ne  peut  même  pas  dire 
que,  dans  sa  doctrine,  les  individus  aient  la  faculté,  tout  en 
obéissant,  de  «  raisonner  sur  tout  ce  qu'ils  voudront  ». 

Nous  verrons  par  ailleurs,  dans  le  n"  suivant,  que  dès  1793 
(dans  :  «  De  ce  proverbe  :  cela  peut  être  bon  en  théorie  »,  etc.), 
il  repousse  toute  idée  de  contrainte  de  la  part  des  sujets  à  ren- 
contre du  souverain, 

72.  —  Réserve  tirée  du  respect  de  la  Constitution 

Kant  fonde  la^  liberté  d'écrire  sur  les  «  droits  imprescrip- 
tibles 1)  des  sujets,  droits  dont  ils  sont  les  juges. 

Ajoutons,  cependant,  que  le  jugement  des  particuliers  ne  va 
pas  jusqu'à  révoquer  le  chef  de  l'Etat  dans  le  cas  où  il  violerait 

(1)  Kant,   «   Qif est-ce  que   les  lumières  ?   »,  loco  citato   p.  283. 

(2)  —  ib.  p.   28.'5,  288. 


KANT  155 

ces  droits;  la  doctrine  tout  entière  du  philosophe  s'oppose  à  cette 
idée  et  dans  l'écrit  «  De  ce  proverbe  :  cela  peut  être  bon  en  théo- 
rie, etc.  »,  Kant  explique  qu'il  ne  peut  être  question,  dans  l'espèce, 
de  droits  de  contrainte  à  l'endroit  du  souverain. 

Le  jugement  des  particuliers  consiste  tout  simplement  en  un 
avis  donné  en  public,  en  une  critique  des  actes  du  souverain,  et 
encore  faut-il  que  ce  soit  avec  son  autorisation. 

Faible  garantie,  en  vérité  !  contre  l'arbitraire  du  despote  mais 
qui',  aux  yeux  du  philosophe,  paraît  tellement  hardie  qu'il  s'em- 
presse de  se  défendre  contre  le  reproche  qu'on  pourrait,  dit-il, 
lui  faire  de  se  montrer  «  trop  favorable  au  peuple  »  ! 

«  Comme,  écrit-il,  on  ne  me  fera  certainement  pas,  au  sujet  de 
«  ces  assertions,  le  reproche  de  trop  flatter  les  monarques  en 
«  leur  attribuant  cette  inviolabilité,  j'espère  aussi  qu'on  m'épar- 
«  gnera  celui  de  me  montrer  trop  favorable  au  peuple,  en  disant 
«  qu'il  n'en  a  pas  moins  des  droits  inaliénables  sur  le  souverain, 
«  quoique  ces  droits  ne  puissent  être  des  droits  de  con- 
«  trainte  »  (1). 

Kant  s'attaque  à  Hobbes,  qui  a  soutenu  que  l'Etat  n'est  obligé  à 
rien  envers  le  peuple  et  qu'il  ne  peut  commettre  d'injustice  à  son 
égard  (quoi  qu'il  décide). 

«  Cette  proposition,  écrit  le  philosophe  de  Koenigsberg,  serait 
«  tout  à  fait  exacte,  si  par  injustice  on  entendait  une  lésion  qui 
«  donnait  à  l'offensé  un  droit  de  contrainte  contre  celui  qui  com- 
«  met  une  injustice  à  son  égard  ;  mais  prise  en  général  c'est  une 
<i   horrible   proposition    »  (2) 


(1)  Kant,   "    De  ce  proverbe    :  cela  peut  être  bon  en  théorie  etc.   », 
loco   citato,  p.   369   et   370. 

(2)  Kant,    «    De   ce  proverbe   etc.    »,   loco   citato,   p.   370. 


156  TROISIÈME    PARTIE 

Les  sujets,  poursuit-il,  ont  des  droits  imprescriptibles  qu'ils  ne 
peuvent  jamais  abdiquer  (lors  même  le  voudraient-ils)  et  dont  ils 
ont  le  droit  d'être  juges  (mais  en  formulant  une  simple  critique 
en  cas  de  leur  violation).  S'ils  sont  victimes  d'une  injustice  de  la 
part  du  souverain,  cela  ne  peut  provenir  que  d'une  ignorance  de 
celui-ci  et  il  faut  qu'avec  son  autorisation  ils  puissent  lui  faire 
connaître  iDubliquement  son  erreur. 

Admettre,  dit  encore  Kant,  que  le  souveraii^^  ne  puisse  se  trom- 
per ou  ignorer  quelque  chose,  c'est  en  faire  un  être  inspiré  d'en 
haut  et  supérieur  à  l'humanité    (1). 

Il  faut  donc  la  liberté  d'écrire,  mais  retenue  dans  les  limites  du 
respect  de  la  Constitution. 

Le  philosophe,  en  elïet,  conclut  : 

«  La  liberté  d'écrire,  retenue  dans  les  limites  du  res^ject  et  de 
«  l'amour  pour  la  constitution  sous  laquelle  on  vit  par  les  senti- 
ce  ments  libéraux  que  cette  constitution  même  inspirt*  aux  sujets 
«  (en  telle  sorte  que  les  plumes  se  bornent  réciproquement 
«  d'elles-mêmes,  afin  de  ne  pas  j^erdre  cette  liberté),  voilà  donc 
«  Vuniqiie  palladium  des  droits  du  peuple  «  (2). 

Quoique  les  sujets  soient  dépourvus  du  droit  de  résistance,  ils 
i^ossèdent  ce    «    droit  négatif   >>    de  la  liberté   d'écrire  (3). 

C'est  toujours  le  même  culte  à  l'autorité  établie.  Kant  parle 
ici  (les  <i  droits  imprescriptibles  »  des  sujets  dont  ils  ont  le  droit 


(1)  (l'est  ce  qu'il  en  a  fait,  liii-inc-iue,  quatre  ans  plus  tard  dans 
les  "  Elénii.  mctaph.  de  la  doctrine  du  droit,  "  en  accordant 
à  l'autorité  les  attriinit.s  d'une  i)uissancc  divine. 

(2)  Kant,  op.  cit.,  loco  citato,  p.  370. 

(3)  —  il).  il).         p.  371. 


KANT  157 

d'être  juges,  mais  nous  savons  de  quelle  singulière  façon  il  en 
assure  le   respect. 

La  justice,  au  surjjlus,  consiste-t-elle  en  un  simple  avis  ? 

Le  peuple,  d'ajjrès  le  philosophe  de  Kœnigsberg,  n'a  jamais  le 
droit  de  résister  au  souverain  ;  celui-ci  n'a  que  des  droits  sur 
les  sujets  et  point  de  devoirs  ;  «  il  ne  peut  agir  injustement  » 
(v.  suprà  n""  GO  et  61)  et  tous  ses  actes  doivent  être  considérés 
comme  légitimes. 

Dès  lors,  les  droits  individuels  proclamés  par  Kant  n'existent 
que  nominalement  dans  sa  doctrine  absolutiste  et  le  palliatif  de 
la  liberté  d'écrire  (surtout  telle  qu'il  la  conçoit)  est  de  très  faible 
portée. 

b)  Liberté    de    penser 

73.  —  Tolérance  religieuse 

La  liberté  d'écrire  suppose  nécessairement  la  liberté  de  penser. 

Nous  savons  déjà  que  Kant  se  rallie  à  la  maxime:  «  raisonnez 
«  tant  que  vous  voudrez,  mais  obéissez  «  (v.  suprà  n"  71)  ;  le 
raisonnement  des  sujets  ne  peut,  cependant,,  porter  sur  l'origine 
de  la  puissance  de  l'autorité  :  cette  puissance  «  il  est  criminel 
«  de  la  mettre  en  doute  »   (v.  suprà  n"  Cl). 

11  faut,  toutefois,  rendre  cette  justice  au  philosophe  de  Kœnigs- 
berg qu'il  se  montre  partisan  d'une  tolérance  en  matière  relir 
gieuse  (1). 

11  affirme  que  nul  pouvoir  public  n'a  le  droit  de  décréter  que. 
telle  ou  telle  religion  est  la  religion  d'Etat  et  il  ajoute  qu'«   on 


(1,1   Voir    •   (Ju'cst-ce     que   les  lumières  ?    <>,  loco  citato,  p.   287. 

13 


158  TROISIÈME    PARTIE 

«  ne  doit  pas  (comme  cela  se  pratique  dans  la  Grande-Bretagne 
«  à  l'égard  de  la  nation  irlandaise)  exclure  les  citoyens  des  ser- 
«  vices  publics  et  des  avantages  qui  en  résultent  parce  qu'ils 
«   ont  une -religion   difl'érente  de  celle  de  la  Cour  »  (1). 

D'autre  part,  il  proclame  comme  nulle  et  non  avenue  une  loi 
qui  décréterait  que  certaines  formes  religieuses  et  certains  dog- 
mes de  foi  acceptés  doivent  toujours  subsister,  et  qui  interdirait 
de  les  discuter  et  de  les  réformer,  car,  dit-il,  on  déciderait  ainsi 
pour  le  peuple  ce  qu'il  ne  peut  décider  lui-même  (2). 

Kant  se  sépare,  par  conséquent,  de  Rousseau,  qui,  malgré  l'ex- 
clusion de  l'intolérance  proclamée  dans  sa  doctrine,  préconise  le 
bannissement  de  quiconque  ne  croit  pas  aux  dogmes  de  la  reli- 
gion civile,  de  tout  individu  qui  <<  ose  dire  :  hors  de  l'Eglise 
point  de  salut  »  (3). 

Il  y  a  lieu  de  remarquer  par  ailleurs  que  la  tolérance  reli- 
gieuse a  été  proclamée  également  dans  l'art.  10  de  la  déclaration 
des  droits  de  1789,  ainsi  conçu  :  «  Nul  ne  doit  être  inquiété  pour 
«   ses  opinions  même  religieuses.  » 

Nous  avons  vu  ainsi  les  idées  de  Kant  sur  la  liberté  de  penser. 

Le  premier  grief  à  adresser  en  la  matière  est  que  l'autorité  du 
souverain  est  au-dessus  de  toute  discussion.  L'absence  de  toute 
sanction  contre  le  chef  suprême,  d'autre  part,  rend  illusoire  la 
conservation  de  cette  liberté. 

Celle-ci  pourra  évidemment  exister  dans  le  for  intérieur  des 
individus  ;'les  pires  persécutions  (nous  avons  l'exemple  des  pre- 
miers chrétiens  martyrs)  ne  peut  empêcher  quelqu'un  ,de  penser 

(1)  Kant,    "    reniarques  explicatives    »,  loco  citato,  p.  256  et  257, 

(2)  —        "  De  ce  proverbe  etc.  »,  loco  citato,  p.  371. 

•  ''.)    RoiissKAu.  .1   (Contrat  social   »,  i..  iv,  ch.  viii   in  fine. 


KANT  .-r, 


-Ion  sa  conscience,  n.ais  sera-.-i,  ,„„j„,„,  p„,,i„^  ^^^  ^^„^ 
l'bo,-,c  puisse  se  .nanifcstc,.  „„,  ,„  „„,„,,.  „„,  „,  .^jts  -  Il 
■n.po.te  peu  de  proclanu.,.  cp.e  nul  pouvoir  public  n'a  le  droit 
cl'.n,poser  une  religion  d'Etat,  qu'une  loi  interdisant  de  discuter 
et  de  réformer  certains  dogmes  est  nulle  et  non  avenue 

L'autorité  peut  passer  outre  à  ces  prescriptions  en  établissant 
un  rcsnne  t.vran„ic,ue  et,  dés  lors,  les  droits  des  individus  demeu- 
■■enl  lettre  morte  dans  l'impossibilité  d'être  garanti, 

(Kant  n'a-t-il  pas  afnru.é,  d'ailleurs,  que  le  souverain  .,  ne  peut 
ag.r  injustement  „  et  que  tous  ses  actes  doivent  être  considérés 
«  comn,e  ayant  été  faits  d'une  n,a„ié,e  légitime  „  •>  (V  suprà 
n"   (iS). 

La  condamnation  systématique  de  l'insurrection  par  le  philo- 
sophe de  Kœnigsberg,  même  dans  le  cas  du  plus  insupportable 
despotisme,  aboutit  à  l'asservissement  complet  des  individus;  elle 
édifie   un   régime   d'esclavage. 

■  La  doctrine  absolutiste  de  Kant,  fondée  sur  1.  divinisation 
de  la  puissance  étatique,  a  exercé  une  influence  néfaste  sur 
Heghl.  qui  à  son  tour  a  divinisé  l'Etat,  et  sur  les  juristes  alle- 
mands contemporains  dont  la  théorie  de  la  herhschaft  avait 
rendu  les  individus  à  la  merci  de  la  toute  puissance  de  l'Etat 


160  TROISIÈME    PARTIE 


GPIAF»ITRE  IV 

Kant  et  la  Révolution  française 

74.  —  Intérêt  de  la  question 

Après  avoir  exposé  la  doctrine  de  Kant  sur  le  droit  d'insur- 
rection, il  ne  nous  paraît  pas  sans  nitérèt  d'examiner  quelle  a  été 
l'attitude  du  pliilosophe  à  l'égard  d'un  des  plus  considérables 
événements  sociaux  que  l'Histoire  ait  enregistres,  événement 
dont  il  a  été  le  contemporain  et  qui  a  eu  jusqu'à  nos  jours  des 
répercussions  sur  l'Europe  entière  :  nous  voulons  parler  de  la 
Révolution    française. 

Les  ouvrages  que  nous  venons  d'analyser  ont  tous  été  rédigés 
pendant  cette  crise  et  nous  sommes  déjà  en  droit  de  penser  que 
Kant  ne  voyait  pas  d'un  oeil  sympathique  le  mouvement  gran- 
diose dont  il  était  le  témoin. 

A-t-il,  toutefois,  manifesté  à  un  moment  donné  quelque  enthou- 
siasme en  faveur-  de  cette  révolution  ? 

Y  a-t-il  quelque  part  dans  ses  écrits  quelque  chose  qui  nous 
permette  de  nous  éclairer  d'un  jour  nouveau  et  de  ne  pas  nous  en 
tenir  exclusivement  à  ses  développements  ^contre  l'insurrection, 
exposés  dans  les  «  Eléments  métaphysiques  de  la  doctrine  du 
droit  »   et  les  écrits  que  nous  connaissons  déjà, 

(î'est  ce  (|ue  nous  allons  étudier  dans  le  présent  chapitre  en 


KANT  161 

examinant  d'abord  les  rapports  de  Kant  avec  la  philosophie  fran- 
çaise du  xviiie  s.,  puis  avec  l'œuvre  de  la  Révolution. 


SECTION  PREMIÈRE 

Kant  et  la.  philosophie  française  du  XVI II"  siècle 

75.  —  Kant  n'est  pas  un  disciple  des  piiilosophes  français 
du  XVIII«  siècle 

Il  importe  avant  tout  d'envisager  les  rapports  de  Kant  avec  la 
philosophie  française  du  xviii''  s.,  qui  a  été  le  moteur  de  la  Révo- 
lution  de   1789. 

On  croit  communément  que  les  philosophes  français  du 
xviii''  s.,  ont  exercé  une  grande  influence  sur  Kant  et  on  consi- 
dère celui-ci  comme  leur  disciple  et  leur  continuateur  (1). 

On  oppose  le  libéralisme  de  Kant  à  l'absolutisme  des  panger- 
manistes  (2)  et  on  fait  ressortir  l'empire  de  J.-J.  Rousseau  sur 
la  doctrine  politique  du  philosophe   de  Kœnigsberg. 

M.  F.  Sartiaux,  dans  une  étude  sur  «  Kant  et  la  philosophie 
française  du  xviii"  s.  »,  parue  dans  la  Revue  positiviste  interna- 
tionale (années  1918,  1919),  réfute  cette  thèse. 


(1)   A.  AuLARD,   "   La  paix  future  d'après  la  Révohition  française  et 
Kant   »,  Paris,  1915,  Armand  Colin,  p.  16  et  32. 
—  «    Kant,   écrits   politiques   ",   Paris   1917,  La   Renais- 

sance  du   livre,  introd.,  p.   6  et   suiv. 

(2)  Victor  Basch,  «  L'Allemagne  classique  et  le  pangermanisme  », 
voir  Revue  de  mctaphj'sique  et  de  morale,  novembre  1914, 
p.  755  et  s. 
G.  RiPERT,  "  Le  droit  en  Allemagne  et  la  guerre  actuelle  », 
V.  Revue  internationale  de  l'enseignement,  n""  des  15  mai  et 
15  juin   1915,  p.  171. 


162  TROISIÈME   PARTIE 

«  Cette  assertion,  écrit-il,  que  Kant  aurait  été  un  disciple  et 
«  un  continuateur  de  nos  philosophes  du  xviir  s.  et  qu'il  aurait 
«  salué  avec  enthousiasme  la  Révolution  française,  est  une  de 
«   ces  idées  imprécises  qui  peu  à  peu  a  pris  consistance  à  force 

«   d'être  colportée C'est  une   idée   dont  la   fortune  est  singu- 

«  lière  :  elle  est  devenue  une  sorte  de  lieu  commun,  répété,  pro- 
«  page  d'écrit  en  écrit,  alors  iqu'elle  ne  résiste  pas  à  l'cxamenj 
«  qii'elle  n'est  fondée  sur  aucun  texte,  sur  aucune  donnée  posi- 
«  tive  »  (1) 

Il  ajoute  :  «  Kant  est  en  effet  un  des  Allemands  de  son  temps 
«  qui  a  le  moins  subi  l'influence  des  lettres,  de  la  philosophie  et 
«  de  la  civilisation  françaises  ;  il  n'a  pas  salué  avec  enthou- 
«  siasnie,  ni  d'aucune  autre  façon  la  Révolution,  pour  la  bonne 
«  raison  qu'aucun  de  ses  ouvrages,  à  part  une  brève  allusion 
«  faite  en  1798,  aucune  de  ses  lettres  n'en  font  même  men- 
«  tion   »  (2). 

M.  Sartiaux  oppose  le  contraste  qu'il  y  a  entre  les  purs  con- 
cepts ide  la  métaphysique  de  Kant  et  la  philosophie  objective 
et  empirique  des  Encyclopédistes. 

Il  reconnaît  que  les  idées  de  Rousseau  ont  influé  sur  le  sys- 
tème moral  du  philosophe  de  Kœnigsberg,  mais  il  ajoute  qu'au 
point  de  vue  de  l'orientation  de  la  philosophie  dans  la  voie  scien- 
tifique et  positive  Rousseau  ne  fait  pas  partie  de  l'Encyclopédie, 
qu'il  est  «  plutôt'  l'origine  de  la  réaction  qui  commençait  à  se 
«  dessiner  contre  elle  dès  la  fin  du  xviii''  s.  »  (3). 


(1)  F.  Sartiaux,  «  Kant  et  la  philosophie  française  du  xvni^  s.. 
Revue  positiviste  internationale,  Paris,  54,  rue 
de  Seine,  1"  nov,  1918,  t.  21,  p.  142. 

(2)  —  ib.  p.  142  et  143. 

(3)  —  ib.  p.  147. 


KANT  163 

Mais  c'est  surtout  la  doctrine  politique  de  Kani'  qui  nous  inté- 
resse ici  et  il  convient  de  voir  dans  quelle  mesure  on  peut  affir- 
mer qu'il  est  le  disciple  de  J.-J.  Rousseau. 

« 

76.  —  Kant  a  dénaturé  la  doctrine  de  J.-J.  Rousseau 

On  trouve,  certes,  dans  la  doctrine  de  Kant  certaines  idées  qui 
émanent  directement  de  Rousseau,  telles  que  le  sophisme  de  la 
liberté  intacte  de  l'individu  dans  la  société  civile  (1),  l'attribu- 
tion de  la  souveraineté  à  la  collectivité,  qui  d'après  Rousseau 
est  «  la  volonté  générale  »  (2) ,  le  sophisme  que  la  collectivité  ne 
peut  faire  d'injustice  à  personne  (3).  que  le  législateur  est  infail- 
lible (4)  ;  mais  il  y  a  des  différences  notables  entre  les  conclu- 
sions du  philosophe  de  Genève  et  celles  de  Kant. 

En  proclamant  la  souveraineté  illimitée  de  l'Etat,  Rousseau 
admet  l'absolutisme  du  législateur  et  il  dit  que  ce  pouvoir  sou- 
verain réside  dans  la  communauté,  qui  est  la  «  volonté  géné- 
rale  » . 

Voici,  en  effet,  comment  il  s'exprime  au  sujet  de  la  loi:  «  Quand 
«  tout  le  peuple  statue  sur  tout  le  peuple,  il  ne  considère  que 
«  lui-même  ;  et  s'il  se  forme  alors  un  rapport,  c'est  de  l'objet 
«  entier  sous  un  point  de  vue,  sans  aucune  (division  du  tout. 
«  Alors  la  matière  sur  laquelle  on  statue  est  générale  comme  la 
«  volonté  qui  statue.  C'est  cet  acte  que  j'appelle  une  loi  »  (5) 

(1)  Rousseau,  «  contrat  social  >.,  1.  i,  ch.  vi  et  suprà  n°  59. 

(2)        ,  ib.  ,  1.  I,  ch.  VI,  1.  II  ch.  vi  et  suprà  ii"  60. 

(3)  —  ,  ^  ib.  ,1.  I,  ch  VII  et  suprà  n»  60. 

(4)  —  ,  ib.  ,  1.  II,  ch.  III  et  suprà  n»  61. 

(5)  —  ,  ib.  ,  1.  II,  ch.  VI. 


164  TROISIÈME    PARTIE 

D'autre  part,  il  distingue  le  souverain  (la  coninuinauté)  du 
gouvernement,  qui  n'est  que  l'agent  d'exécution  des  volontés 
du  souvenain.  Celui-ci  a  confié  le  pouvoir  au  gouvernement  et 
peut  le  lui  «  reprendre  quand  il  lui  plaît  «. 

Rousseau  explique  que  ce  droit  du  souverain  ne  peut  être 
aliéné,  car  son  aliénation  serait  incompatible  avec  la  nature  du 
corps  social  et  contraire  au  but  de  l'association;  et  il  ajoute  que 
«  la  volonté  dominante  du  prince  n'est  ou  ne  doit  être  que  la 
volonté  .générale  ou  la  loi   »  (1) 

Le  philosophe  de  Genève  n'admet  donc  pas  l'absolutisme  du 
détenteur  du  pouvoir  exécutif  puisqu'il  subordonne  celui-ci  à  la 
volonté   générale. 

Il  se  cantonne  trop,  cependant,  dans  la  spéculation  pure  et 
méconnaît  la  réalité  lorsqu'il  avance  que  la  volonté  générale  ne 
peut  errer  et  qu'elle  est  «  toujours  droite  et  tend  toujours  à  l'uti- 
lité publique  »    (2) 

En  fait,  la  volonté  générale  n'est  souvent  que  l'expression  de 
la  majorité  d'un  groupe,  de  celui  qui  se  trouve  au.  pouvoir,  et 
cette  pseudo-majorité  peut  ne  constituer  qu'une  minorité  par 
rapport  au  pays. 

Il  est  donc  dangereux  de  proclamer  l'omnipotence  du  pouvoir 
législatif,  même  dans  la  conception  d'une  participation  directe 
du  peuple,  celle-ci  ne  pouvant  être  réalisée  intégralement. 

Quoi  qu'il  en'  soit  de  ces  exagérations,  nous  avons  à  nous 
demander  si  le  système  ijolitique  de  Rousseau  permet  de  déga- 
ger la  légitimité  du  droit  d'insurrection.   Le  philosophe  n'en  a 


(I)    Rousseau,  ■<  contrat  social   »,  1.  m  cli.  i. 
(2;  ib  ib.  ,  1.  n  ch.  m. 


KANT  165 

pas  parlé,  ce  qui  fait  dire  à  M.  Paul  Janet  qu'il  n'est  pas  démon- 
tré que  l'auteur  du  «  contrat  social  »  en  fût  partisan,  puisque 
son  disciple  Kant  qui  admet  entièrement  ses  principes  le  nie 
très  énergiquement  (1). 

Mais  il  est  inexact  de  dire  que  Kant  admet  entièrement  les 
principes  de  Rousseau.  Nous  avons  vu  qu'il  professe  un  culte 
aveugle  pour  l'autorité  ;  il  en  est  subjugué  au  point  de  proclamer 
même  l'omnipotence  du  gouvernement  :  le  pouvoir  exécutif  est 
«  irrésistible  ».  (V.  sup.  60,  63.) 

Nous  croyons  que  la  doctrine  de  Rousseau  permet  de  tirer 
comme  conséquence  logique  de  la  subordination  du  gouverne- 
ment à  la  volonté  générale  (voir  ci-dessus),  le  droit  d'insurrection. 

Les  droits  naturels  de  l'individu  demeurent  très  peu  de  chose 
dans  la  société  de  Rousseau,  mais  l'insurrection  se  fera  au  nom 
des  droits  de  la  communauté  souveraine. 

L'auteur  du  «  Contrat  social  »  n'affirmc-t-il  pas,  en  effet, 
qu'  «  il  n'y  a  ni  ne  peut  y  avoir  nulle  espèce  de  loi  fondamentale 
«  obligatoire  pour  le  corps  du  peuple,  pas  même  le  contrat 
ft  social  ?»    (2) 

Dès  lors,  pouvait-il  ■  admettre  que  ce  corps  souverain  fût 
enchaîné  perpétuellement  par  la"dictature  d'un  subordonné?  (3) 

On  objectera,  peut-être,  que  la  souveraineté  du  peuple  dans  le 


(1)  Paul  Janet,  op.  cit,  t.  ii,  p.  616. 

(2)  Rousseau,  »   contrat  social  »,  1.  i  ch.  vu  et  1.  in  éh.  xvin  in  fine. 

(3)  Il  dit,  au  contraire,  dans  le  ch.  xvni  du  1.  iv  que  le  peuple  «  peut 
destituer  quand  il  lui  plaît  »  les  dépositaires  de  la  puissance 
executive  et  que  ■  l'Etat  n'est  pas  phis  tenu  de  laisser  l'autorité 
civile  à  ses  chefs,  que  l'autorité  militaire  a  ses  généraux  ». 


166  TROISIÈME    PARTIE 

système  de  Rousseau  ne  conduit  pas  moins  à  l'oppression  du 
corps  social,  car,  ainsi  que  nous  l'avons  remarqué  plus  haut,  le 
pouvoir  législatif  se  trouve  le  plus  souvent  entre  les  mains  d'un 
groupe,  et  que  Rousseau  a  été  victime  d'une  cruelle  illusion  en 
confiant  au  législateur  des  pouvoirs  illimités. 

Rien  de  plus  exact,  et  c'est  là  l'erreur  capitale  du  philosophe 
de  Genève.  D'ailleurs,  il  était  hostile  à  la  représentation  popu- 
laire (1)  et  c'est  bien  à  contre  cœur  qu'il  l'admettait,  comme  un 
mal  nécessaire,  dans  les  grands  Etats  où  le  gouvernement  direct 
est  impossible. 

Nous  reconnaissons,  par  conséquent,  que  l'omnipotence  du 
législateur  n'assure  pas  en  fait  la  liberté  désirable  de  l'individu, 
mais  cela  ne  nous  empêche  pas  de  penser  que  sur  le  terrain 
théorique,  vu  la  souveraineté  du  corps  politique  et  l'obéissance 
due  au  gouvernement  dans  la  mesure  seulement  loù  il  se  con- 
forme à  la  volonté  générale,  le  droit  d'insurrection  s'impose 
logiquement  dans  la  doctrine  de  Rousseau. 

Kant  répudie  ce  droit  parce  qu'il  a  dénaturé  la  doctrine  de 
l'auteur  du  «  Contrat  social  »  en  divinisant  la  puissance  étatique 
et  en  prescrivant  un  culte  aveugle  à  l'autorité  d'où  qu'elle  vienne: 
absolutisme  du  prince  légitime,  absolutisme  de  l'usurpateur. 

77.  —  La  Révolution  française  a«t-elle  subi  l'influence  entière 
de  J.- J.  Rousseau  ? 

Nous  croyons  avoir  montré  l'écart  considérable  qui  existe 
entre  les  doctrines  politiques  de  Kant  et  de  Rousseau. 

Mais  une  autre  question  se  pose  :  Les  hommes  de  la  Révolution 


(1;  Rousseau,   «  contrat  social  »,  1.  ui  cli.  xv. 


KANT  1()7 

française  ont-ils  suivi  Rousseau  dans  toutes  ses  conclusions  ? 
La  souveraineté  illimitée  du  philosophe  de  Genève  se  concilie- 
t-elle  avec  l'œuvre  individualiste  de  la  Révolution,  qui  après 
avoir  proclamé  les  droits  naturels  et  imprescriptibles  de 
l'homme  (1)  les  assigne  comme  une  limite  à  la  puissance  du 
pouvoir  législatif  ?  (2). 

Sans  doute,  Rousseau  reconnaît  aussi  ces  droits,  mais  dans  sa 
conception  ils  ne  peuvent  constituer  une  limite  au  pouvoir  de  la 
communauté.  Celle-ci  est  souveraine,  elle  en  est,  par  conséquent, 
le  juge  (3). 

C'est  toujours  l'illusion  basée  sur  l'identification  du  législateur 
au  peuple  et  qui  constitue  en  fait  un  grave  danger  pour  les 
libertés  individuelles. 

Nous  renvoyons,  à  ce  sujet,  à  l'intéressante  étude  de  M.  Duguit 
sur   «  J.-J.  Rousseau,  Kant  et  Hegel  »   (4). 


SECTION  II 

Kant  et  l'œuvre  de  la  Révolution  française 

78.  —  Opposition  de  la  doctrine  de  Kant  à  l'œuvre  de  la  Révolution 

Que  certains  principes  de  la  Révolution  aient  inspiré  Kant, 
tels  que  celui  de  la  souveraineté  du  peuple,  de  la  séparation  des 

(1)  Déclaration  des  droits  de  l'homme  et  du  citoj-en  de  1789,  art.  2. 

(2)  Constitution  de  1791,  Titre  i,  §   3. 

(3)  Rousseau,   ><   contrat  social   »,  1.  ii  ch.  iv. 

(4)  DuGuiT,    «    Jean-Jacques   Rousseau,   liant   et  Hegel    »,  Paris   1918, 
Giard  et  Brière,  p.  6  et  suiv. 


168  TROISIÈME    PARTIE 

pouvoirs,  nous  le  reconnaissons  volontiers,  mais  nous  ne  pou- 
vons admettre  que  le  philosophe  de  Kœnigsberg  a  été  un  disciple 
de  la  Révolution   française. 

M.  AuLARD  le  croit  et  il  dit  que  «  le  spectacle,  non  seulement 
«  ide  ce  point  d'arrivée  de  la  Révolution  française  en  1795(1) 
«  mais  de  ses  vicissitudes  depuis  1789,  inspira  et  éclaira  Kant 
«  pour  ses  écrits  politiques,  en  même  temps  qu'il  fut  éclairé  et 
«  inspiré  par  la  lecture  des  précurseurs  de  notre  Révolution, 
«  c'est-à-dire  non  seulement  de  Rousseau,  mais  de  Montesquieu, 
«  de  Voltaire,  de  Mably,  et  peut-êitre  de  Condorcet.  Il  emprunta  à 
«  l'expérience  française,  tant  politique  que  philosophique,  plu- 
«   sieurs  de  ses  idées  et  de  ses  formules  «  (2) 

Et  M,  AuLARD  est  encore  plus  affirmatif  en  disant  que  l'œuvre 
politique  de  Kant  est  «  comme  le  syllabus  des  vérités  de  la 
Révolution   française    »  (3). 

Or  les  principes  de  Kant,  que  nous  connaissons  déjà,  sur 
l'interdiction  pour  le  peuple  de  modifier  l'ordre  établi,  sur  le 
respect  absolu  de  l'autorité,  quelle  que  soit  la  tyrannie  qui  en 
résulte,  sont  en  opposition  radicale  avec  la  résistance  à  l'op- 
pression proclamée  par  les  Déclarations  des  droits  de  l'homme 
de  1789  (art.  2),  de  1793  précédant  le  projet  de  la  constitution 
girondine  (art.  1,  13,  31,  32,  33),  et  de  celle  qui  précède  la  cons- 
titution jacobine  du  24  juin  179;3  (art.  9,  11,  23,  27,  33,  34,  35). 

Les  textesi  ci-dessus  proclament  la  résistance  à  l'oppression 
soit  par  un  pouvoir  légal,  soit  même  par  la  force  et  nous  savons 


(1)  Au   moment  où    Kant  écrivait   son    <>    Essai    sur   la   paix   perpé- 
tuelle ». 

(2)  A.  AuLARD,   «    Kant,  écrits  politiques   »,  introd.  p.  6. 

(3)  A.  Aulard,   «  La  paix  future,  etc.   »,  p.  16. 


KANT  169 

que  le  philosophe  de  Kœnigsberg  répudie  l'une  et  l'autre  de  ces: 
formes  de  résistance  puisqu'il  ne  reconnaît  même  pas  à  la  Cons- 
titution le  droit  de  confier  à  un  pouvoir  de  l'Etat  la  résistance 
au  chef  suprême  (voir  suprà  n°   63). 

Poursuivons  toujours  les  développements  de  M,  Aulard. 

«  Si  Kant,  écrit-il,  se  prononce  contre  la  démocratie,  c'est 
«  parce  qu'il  la  considère  comme  un  régime  où  la  séparation 
«  des  pouvoirs  n'existe  pas,  c'est-à-dire  comme  un  régime  tyran- 
«  nique.  Il  avait  en  effet  vu  la  démocratie  française  en  1793  et 
«  en  l'an   II   confondre  les  trois   pouvoirs... 

«  On  conçoit  que  Kant  ait  répudié  pour  des  temps  normaux 
«  un  tel  régime.  Cela  ne  prouve  pas  qu'il  n'ait  pas  compris  à 
«  quelles  nécessités  de  défense  nationale  obéirent  les  conven- 
«  tionnels...  »  (1).  Et  l'éminent  historien  pense  que  Kant  n'au- 
rait fait  aucune  objection  contre  une  république  démocratique 
comme  l'actuelle  république  française,  puisqu'elle  est  fondée  sur 
la  séparation  des  pouvoirs  (2). 

Mais  M.  Aulard  ne  dit  rien  sur  la  manière  dont  Kant  conçoit 
la  souveraineté,  sur  la  nature  sacrée  qu'il  lui  attribue  et  qui  rend 
passible  de  la  peine  de  mort  quiconque  tenterait  d'y  porter 
atteinte.  Il  parle  bien  de  l'hostilité  de  Kant  contre  l'insurrection 
mais  il  n'examine  pas  la  question  sous  son  véritable  aspect  et 
il  cherche  même  à  prouver  qu'il  ne  s'agit  pas,  dans  l'esprit  du 
philosophe  de  Kœnigsberg,  d'une  opposition  générale. 

Nous  examinerons  ci-après  cette  thèse;  qu'il  nous  soit  cepen- 
dant  permis,    quant    à    présent,    d'exprimer    notre    surprise    au 


(1)  A.  Aulard,   «    Kant,  écrits  politiques   ",  introd.  p.  8  et  9. 

(2)  —  ibidem  iiitr.    p.   9. 


170  TROISIÈME    PARTIE 

sujet  de  la  prétendue  répugnance  de  Kant  pour  la  tyrannie,  alors 
que  sa  doctrine  politique  aboutit  à  l'anéantissement  le  plus 
complet  de  l'individu  et  au  triompe  de  l'absolutisme  ! 

M,  AuLARD,  faisant  allusion  à  l'essai  philosophique  «  De  la 
Paix  perpétuelle  »,  dit  que  «  Kant  fut  sensible  à  l'exemple  de  la 
«  Révolution  française,  qui  déclarant  la  guerre  aux  tyrans  et  la 
«  paix  aux  peuples,  parut  n'admettre  dans  la  société  fraternelle 
«  des  nations  que  les  nations  qui  auraient  su  faire,  à  l'exemple 
«  de  la  France,  la  révolution  de  la  liberté  »  (1). 

Nous  concédons  que  «  l'idée  essentielle  de  Kant,  à  savoir 
«  qu'il  n'y  a  de  droit  des  gens  qu'entre  peuples  libres,  c'est  l'idée 
«  même  des  philosophes  français  du  xviii''  siècle  et  des  hommes 
«  de  la  Révolution   »    (2). 

Mais  il  s'agit  précisément  de  savoir  si  son  système  politique 
assure  la  liberté  des  peuples. 

Kant  dit  que  la  constitution  civile  de  chaque  Etat  doit  être 
républicaine  et  il  entend  par  républicanisme  «  le  principe  polî- 
«  tique  de  la  séparation  du  pouvoir  executif  (du  gouvernement) 
0  et  du  pouvoir  législatif  «  (3);  il  répudie  la  démocratie  comme 
le  régime  du  despotisme  et  il  exige  la  forme  représentative  du 
gouvernement  (4). 

Mais  nous  savons  que  dans  la  doctrine  politique  de  Kant  la 


(1)  A.   AuLAHD,   "    Kant,  écrits  politiques    »,  introd.  p.  4   et  5. 

(2)  —  ibidem  introd.   p.    4. 

(3)  Kant,   ..    Dt-   la   Paix     perpétuelle    »,   édition   Aulard.  V.   op.  citi., 
p.  53  et  54. 

(4)  IvANT,   «  De  la  Paix  perpétuelle  »,  éd.  Aulard,  ]).  54. 


KANT  171 

liberté  des  individus  est  engloutie  par  l'omnipotence  de  la  divi- 
nité étatique.  Dès  lors  son  libéralisme  s'écroule,  car  il  importe 
peu  de  proclamer  les  droits  naturels  de  l'individu  si  on  ne 
garantit  pas  leur  conserv,ation  par  la  suite- 

L'absolutisme  de  Horbes  ne  diffère  de  celui  de  Kant  que  par 
la  base. 

Le  premier,  en  eiTet,  répudie  purement  et  simplement  les 
droits  naturels  de  l'individu  après  son  entrée  dans  la  société 
civile.  Kant  les  mantient  mais  il  ne  leur  assure  aucune  protec- 
tion et  les  laisse  à  la  merci  de  l'autorité,  qui  peut  les  violer 
impunément. 

Les  deux  doctrines  aboutissent  à  l'absolutisme,  quoique  par 
des  voies  différentes,  car  ce  serait  folie  et  pure  chimère  que  de 
croire  en  la  vertu  des  gouvernants  pour  ménager  les  droits  natu- 
rels de  l'individu  alors  qu'il  est  en  leur  pouvoir  de  n'en  tenir 
aucun  compte.  En  tous  les  cas  la  prudence  et  la  sagesse  des  gou- 
vernants constitueraient  une  base  bien  fragile  pour  la  protection 
des  libertés  individuelles. 

Cet  absolutisme  éloigne,  à  coup  sûr,  Kant  des  philosophes 
français  du  xviip  siècle  et  des  auteurs  des  Déclarations  des 
droits  de  l'homme. 

M.  AuLARD  examinant  l'opposition  de  Kant  à  l'insurrection 
écrit  : 

«  Ce  qui  paraîtra  contradictoire,  c'est  que  cet  ami  de  notre 
«  Révolution  condamne,  à  plusieurs  reprises,  l'idée  que  les  peu- 
«  pies  aient  le  droit  de  s'insurger  contre  leur  gouvernement. 
«  Il  a  écrit  qu'il  ne  peut  même  y  avoir  dans  la  constitution 
«  d'article  qui  permette  «  à  un  pouvoir  de  l'Etat  de  résister  au 
«  chef  suprême,  dans  le  cas  où  il  violei-ait  la  loi  conslitution- 
«  nelle  »,  comme  s'il  voulait  critiquer  cet  article  35  de  la  Décla- 


172  TROISIÈME    PARTIE 

«  ration  des  droits  de  l'homme  et  du  citoyen  placée  en  tête  de 
«  la  constitution  de  1793  »  (1). 

Il   ajoute  : 

«  Cependant  comme  il  déclare  criminel  de  changer  par  la 
«  force  «  la  constitution  actuellement  existante  »,  on  pourrait 
«  dire  qu'à  ses  yeux  les  Français  qui,  en  1789,  n'avaient  pas  de 
«  constitution,  ne  furent  pas  répréhensibles  en  se  donnant  une 
«  constitution,  même  par  la  force,  puisque  leur  roi  ne  voulait 
«  pas  leur  en  donner  une   »  (2). 

Cette  idée  aurait  pu  être  soutenue  si  Kant  était  simplement 
liostile  à  la  résistance  par  la  force  (contre  le  gouvernement)  en 
vue  de  changer  la  constitution  existante,  mais  nous  savons  qu'il 
répudie  en  général,  sans  conditions,  toute  résistance  agressive 
contre  l'autorité  établie  (contre  l'autorité  «  actuellement 
régnante  »),  l'idée  de  souveraineté  étant  sacrée  et  d'essence 
divine.  (V.  suprà  n'"*  61  et  G3.)  Il  repousse  l'insurrection  même 
dans  le  cas  de  la  plus  insupportable  tyrannie,  (V.  n"  64  et  «  De 
ce  proverbe,  etc.    » ,  p.  365.) 

Au  surplus,  lorsque  Kant  s'oppose  à  ce  qu'un  article  de  la 
constitution  reconnaisse  à  un  pouvoir  de  l'Etat  le  droit  de  résister 
au  chef  .suprême,  il  ne  s'attaque  pas  seulement  à  l'art.  35  de  la 
Déclaration  des  droits  précédant  la  constitution  jacobine  (3), 
qui  proclamait  la  légitimité  de  la  résistance  agressive  tant  pour 
le  peuple  que  «  pour  chaque  portion  du  peuple  »,  mais  il  va 
beaucoup  plus  loin,  en  s'opposant  à  une  résistance  exercée  par 


(1)  A.  AuLARD,   I'  Kant,  écrits  politiques   »,  introd.  p.  1.3. 

(2)  —  ibidem  ib.       p.    14. 
t3)   V.   cet   article  dans   notre   introduction   u"   4. 


KANT  173 

un  pouvoir  organisé,  résistance  qui  revêtirait  une  forme  légale  (1). 

M.  AiLARD,  poursuivant  sa  thèse  pour  prouver  que  Kant 
n'était  pas  entièrement  hostile  à  l'insurrection,  ajoute  : 

«  Il  est  plus  vraisemblable  que,  sujet  du  roi  de  Prusse  et  é^cri- 
«  vant  en  Prusse,  il  n'a  pas  cru  possible,  si  indépendant  c][u'il 
«  fût  dans  l'expression  de  sa  pensée,  de  ne  pas  condamner  le 
«  droit  à  l'insurrection,  dans  un  écrit  qui  était  une  apologie 
('  indirecte  de  la  Révolution  française.  D'ailleurs,  il  trouve  légi- 
«  time  une  révolution  qui  a  réussi  «  (2).  et  il  cite  le  passage  de 
Kant,  où  celui-ci  prescrit  l'obéissance  au  gouvernement  issu  d'une 
insurrection.  («  Eléments  métaphysiques  de  la  doctr.  du  droit  », 
p.   183.) 

Nous  avons  déjà  montré  (voir  suprà  n"  67)  ce  qu'il  y  a  d'im- 
moral dans  cette  proposition  de  Kant  puisque  dans  sa  doctrine 
l'insurrection  est  criminelle  en  soi.  Par  ailleurs,  les  mots  mêmes 
dont  se  sert  M.  Aulard,  pour  essayer  de  nous  montrer  en  Kant 
un  partisan  de  la  révolution,  militent  au  contraire  pour  la  réfu- 
tation de   cette  thèse. 

En  effet,  si  Kant  trouve  légitime  la  révolution  «  qui  a  réussi  », 
c'est  qu'il  neja  considère  pas  comme  telle  lorsqu'elle  a  échoué. 

Mais,  du  reste,  Kant  ne  trouve  pas  légitime  une  révolution 
qui    a    réussi,    puisqu'il    continue   à   reconnaître    les    droits   du 


(1)  Dans  ce  cas,-  la  résistance  ne  serait  pas  une  insurrection,  puis- 
qu'il n'y  aurait  pas  une  action  directe  du  peuple  contre  le  gou- 
vernement. On  ne-  se  trouverait  donc  pas  en  présence  d'une 
insurrection  revêtant  une  forme  légale,  dont  nous  avons  parlé 
ci-dessus.  ÇV.  n°   64,  p   133,  note  1). 

(2)  A.    AuLAHD,    "    Kant,   écrits   politiques    ■>,    introd.    p.    14. 

l'f 


174  TROISIÈME   PARTIE 

monarque  déchu,  qu'il  considère  détrôné  injustement.  (V.  suprà 
n°  67). 

Pour  lui,  la  révolution  ne  se  justifie  pas  par  les  causes  qui 
l'ont  provoquée,  si  justes  soient-elles;  elle  n'est  jamais  légitime. 

Voici  ce  que  nous  lisons  dans  l'écrit  intitulé  :  «  De  ce  pro- 
«  verbe  :  cela  peut  être  bon  en  théorie,  mais  ne  vaut  rien  en  pra- 
«  tique   »  : 

«  Toute  résistance  à  la  i)uissance  législative  suprême,  toute 
«  révolte  traduisant  en  acte  le  mécontentement  des  sujets,  tout 
«  soulèvement  ayant  le  caractère  d'une  rébellion  est  le  crime  le 
«  plus  grand  et  le  plus  condamnable  que  l'on  puisse  commettre 
<(  dans  un  Etat,  car  il  en  ébranle  les  fondements.  Et  cette  défense 
«  est  absolue;  aussi  quand  même  ce  pouvoir  ou  son  agent,  le  chef 
«  suprême  de  l'Etat,  aurait  été  jusqu'à  violer  le  contrat  pri- 
«  mitif,  et  se  serait  privé,  aux  yeux  des  sujets,  du  droit  d'être 
«  législateur,  en  rendant  le  gouvernement  tyrannique,  aucune 
«  résistance  ne  serait  encore  permise  aux  sujets,  etc.  »  (1)  , 

Le  culte  aveugle  que  Kant  prêche  pour  l'autorité  l'oblige  de 
I^rescrire  l'obéissance  absolue  au  gouvernement  même  issu  d'une 
insurrection. 

C'est  alors  qu'apparaît  l'immoralité  de  cette  doctrine  puisque 
le  philosophe  de  Kœnigsberg  a  deux  poids  et  deux  mesures  pour 
les  auteurs  d'une  même  entrepi-ise,  criminelle  selon  lui,  suivant 
leur  succès  ou  leur  échec. 

Il  est  sans  pitié  pour  les  auteurs  d'une  insurrection  malheu- 
reuse. Ah  !  si  ces  maladroits  avaient  fait  preuve  de  plus  d'habi- 
leté et  de  force,  ils  mériteraient  les  honneurs  suprêmes  dus  à 
l'autorité,   d'essence   divine  ! 


(1)    IvANT,   "    De  ce  proverbe,  etc.    »,  loco  cilato,  p.  365. 


KANT  175 

Nous  nous  demandons,  après  cela,  comment  pourrait-on  sou- 
tenir que  les  «  Eléments  métaphysiques  de  la  doctrine  du  droit  » 
de  Kant  sont  une  «  apologie  indirecte  de  la  Révolution  fran- 
çaise »  !  Kant  n'y  affirme-t-il  pas,  en  outre,  que  ce  fut  une  grande 
faute  de  jugement  de  la  part  de  Louis  xvi  d'avoir  remis  au  peu- 
ple le  soin  de  surveiller  le  Gouvernement  car  «  le  souverain  pou- 
voir du  monarque  disparut  tout  à  fait  et  passa  au  peuple  »  ? 
(p.  214,  voir  suprà  n"  64),  Et  au  sujet  de  l'exécution  de  Louis  xvi, 
ne  dit-il  pas  que  ce  fut  «  un  complet  renversement  des  princi- 
«  pes  qui  règlent  les  rapports  entre  le  souverain  et  le  peuple 
«  (celui-ci  se  constituant  le  maître  du  premier,  à  la  législation 
«  duquel  il  est  redevable  de  son  existence),  etc.  »  ?  (p.  181, 
note  1,  voir  suprà  n°  65). 

La  vérité  c'est  que  la  doctrine  politique  de  Kant  aboutit  à  une 
opposition  radicale  avec  les  auteurs  des  Déclarations  des  droits 
de  l'homme. 

79.  —  Prétendu  enthousiasme  de  Kant  pour  la  Révolution  française 

On  a  prétendu  aussi  que  Kant  était  enthousiaste  de  la  Révolu- 
tion française. 

Nous  trouvons  dans  un  ouvrage  posthume  de  M.  Delbos  le 
passage  suivant  : 

«  Il  sahia  avec  enthousiasme  la  Révolution  française,  et  s'il  eut 
«  en  horreur  les  excès  auxquels  elle  se  porta,  il  persista  à  voir 
«  en  elle  un  fait  souverainement  décisif,  qui  témoigne  que  dans 
«  l'humanité  la  pure  idée  du  droit  est  capable  de  l'emporter  sur 
«  la  force  des  préjugés  »  (1). 


(1)   Victoi-    Delbos,      «     Figures     et     doctrines     de     philosophes      », 
Paris   1918,   Plon-Nourrit,  p.  208. 


176  TROISIÈME    PARTIE 

M.  Sartiaux  dit  que  la  légende  sur  le  prétendu  enthousiasme 
de  Kant  pour  la  Révolution  française,  remonte  à  un  article  de 
Jules  Barni,  paru  dans  la  «  Revue  de  Paris  »  du  15  mars  1856  et 
intitulé  :   «  Kant  et  la  Révolution  française  »  (1) 

«  Cet  article,  écrit-il,  offre  un  exemple  caractéristique  d'obnu- 
«  bilation  de  l'esprit  critique  par  l'affectivité  et  d'auto-sugges- 
«  tion  progressive.  L'auteur  commence  par  décrire  les  senti- 
«  ments  qui  «  durent  agiter  l'âme  de  Kant  »  :  «  Comment  n'eût-il 
«  pas  salué  avec  enthousiasme  un  pareil  événement  ?  »  écrit 
<(  Barni  en  première  page.  Deux  pages  plus  loin,  il  devient  un  peu 
"  plus  affirniatif  :  «  Kant  n'était  plus  jeune  alors,  mais  à  coup 
«  sûr,  il  accueillit  avec  l'enthousiasme  d'un  jeune  homme  l'avè- 
('  nement  et  le  début  de  notre  Révolution.  »  A  la  page  499,  ces 
«  sentiments  hypothétiques  deviennent  «  des  sympathies  haute- 
«  ment  manifestées  ».  Enfin,  page  502,  l'auteur  s'écrie  :  «  J'ai  dit 
«  avec  quel  enthousiasme  il  avait  salué  l'aurore  de  notre  Révo- 
«  lution  »  (2)    ! 

M.  Sartiaux  fait  remarquer  que  dans  tous  les  ouvrages  publiés 
par  Kant  entre  1790  et  1797  on  n'y  trouve  aucune  expression 
de  sympathie  à  l'égard  de  la  Révolution  française.  «  Ce  grand 
«  événement,  écrit-il,  n'est  pas  même  mentionné  sauf  dans  deux 
«  brefs  passages  de  la  Métaphysique  du  droit  où  il  est  fait  allu- 
«  sion  à  Louis  xvi  et  à  sa  condamnation  pour  la  flétrir  avec 
«  indignation   )i.  (3) 

Bien  plus,  dans  les  230  lettres  réunies  pour  la  période  entre 


(1)  Voir  Ile-vue  de   Paris,   IT)   mars  1856,  t.   30,  p.  481-508. 

(2)  F.     Samtiaux,     article     cité.      Revue     positiviste     internationale, 
]"   Janvier  1919,   t.   22,   p.   48. 

(.'{)    F.     Sahtiaux,     article     cité.     Revue     positiviste     internationale, 
1''    Janvier  1919,  t.   22,  p.  49.  Voir  aussi   supi'à   n"   65. 


KANT 


177 


1789  et  1804  en  trois  volumes  dans  l'édition  des  Œuvres  com- 
plètes de  Kant,  par  l'Académie  des  Sciences  de  Berlin  (1901-1902, 
t.  X,  XI,  XII),  il  n'est  pas  question  une  seule  fois,  dit  M.  Sartiaux,' 
de  la  Révolution  française  (1). 

On  trouve,  toutefois,  dans  un  écrit  de  Kant,  publié  en  1798  et 
intitulé:   «  le  conflit  des  Facultés»,  le  passage  suivant  : 

«  La  révolution  d'un  peuple  aux  riches  facultés  spirituelles, 
«  cette  révolution,  que  nous  voyons  de  nos  jours  sous  nos  yeux, 
«  peut  réussir  ou  échouer  ;  elle  peut  avoir  accumulé  des  misères 
«  et  des  forfaits,  à  tel  point  qu'un  homme  raisonnable,  même 
«  avec  l'espoir  de  conduire  à  bien  une  seconde  entreprise  de  ce 
«  genre,  ne  pourrait  pourtant  se  résoudre  à  tenter  l'expérience 
«  à  pareil  prix;  et  cependant  cette  révolution,  dis-je,  éveille 
«  clans  les  âmes  de  tous  les  spectateurs  (de  ceux  qui  n'ont  pas 
«  pris  eux-mêmes  part  au  jeu)  une  sympathie  dans  les  vœux,  qui 
«  confine  à  l'enthousiasme  et  dont  l'expression  n'est  pas  sans 
«  danger  et  par  suite  repose  sur  une  disposition  morale  de  l'es- 
«  pèce  humaine   »   (2) 

Kant  reconnaît,  par  conséquent,  que  la  Révolution  française 
éveille  une  sympathie  qui  confine  à  l'enthousiasme,  mais  il  ajoute 
que  l'expression  de  celui-ci  «  n'est  pas  sans  danger  ».  II  se  garde 
bien  de  recommander  une  entreprise  de  ce  genre,  qu'un  homme 
raisonnable  ne  pourrait  se  résoudre  à  tenter  une  deuxième  fois  à 
un  tel  prix  1 

Il  y  assiste  en  spectateur  et  pas  précisément  enthousiaste.  A 
en  croire  Jachmann  (un  de  ses  biographes  et  disciples),  «  c'était 


(Vj  F.     Sartiaux,     article     cité,     Revue     positiviste     internationale, 
le-^  janvier  1919,  t.  22,  p.  49. 

(2)    Cité  par  M,  Sartiaux,  loco  citato,  p.  55. 


178  TROISIÈME   PARTIE 

«  le  pur  intérêt  (1)  d'un  citoyen  du  monde  et  d'un  philosophe 
«  de  pensée  indépendante,  qui  assistait  avec  plaisr  à  une  expé- 
«  rience  entreprise  sur  cette  idée,  abandonnée  par  la  raison, 
«  qu'il  est  possible  de  réaliser  une  constitution  parfaite;  exac- 
«  tement  comme  un  naturaliste  assiste  à  une  expérience  qui  a 
«  pour  objet  de  démontrer  une  hjpothèse  importante.  C'est  en  tant 
«  qu'expérience  de  cette  nature  que  Kant  envisageait  la  Révo- 
«  lution  française  et  il  n'avait  aucun  scrupule  même  comme  bon 
«  patriote  à  y  arrêter  sa  pensée  »  (2).  («  Lettres  à  un  ami  sur 
Emmanuel  Kant  »). 

M.  Sartiaux  explique  que  Kant  s'y  intéressait  surtout,  d'après 
Jachmann,  «  comme  à  une  expérience  qui  avait  pour  objet  de 
«  démontrer  le  bien-fondé  de  ses  théories  contre  la  révolu- 
ce  tion   »   (3)  . 

Il  réfute  la  légende  d'après  laquelle  Kant  aurait  un  jour 
changé  l'itinéraire  de  sa  promenade  quotidienne  pour  aller  au 
devant  du  courrier  de  France  (art.  cité  p.  56,  57)  et  fait  ressortir, 
à  juste  titre,  le  contraste  entre  la  réserve  du  philosophe  de  Kœ- 
nigsberg  et  l'attitude  enthousiaste  de  Schiller,  Klopstock, 
ScHUBART  et  de  Fichte,  qui  prenait  passionnément  parti  pour 
la  Révolution  en  1793,  en  pleine  Terreur. 

A  quoi  se  réduit,  après  cela,  le  prétendu  enthousiasme  de 
Kant  pour  la  Révolution  française  ? 

Le  philosophe.de  Kœnigsberg  ne  s'est-il  pas,  d'ailleurs,  dérobé 
aux  offres  que  lui  fît  faire  Sieyès  pour  se  mettre  en  rapports 
avec  lui  ?  (V,  Sartiaux,  article  cité  p.  58). 

<1)  Il  s'agit  de  l'intérêt  que  Kant  prenait  aux  nouvelles  de  France. 

(2)  Voir  Sartiaux,  article  cité,  loco  citato,  p.  57. 

(3)  —  ib.  p.  58. 


KANT  179 


Nous  conclurons  par  ces  paroles  de  Barni  (qui  n'est  cependant 
pas  suspect  d'hostilité  à  l'endroit  de  Kant)  :  «  Sujet  de  la  monar- 
'<  chie  prussienne,  il  avait,  en  quelques  sorte,  sucé  avec  le  lait, 
'-  il  avait  respiré  avec  l'air  natal  cet  esprit  monarchique,  qui 
«  incarne  l'Etat  dans  un  homme  et  de  cet  homme  fait  un  homme 
«   irresponsable   et  sacré    »    (1). 


(1)   Barni,  article  cité,  I^evue  de  Paris,  15  mars  1856    t.  30,  p.  501. 


CONCIvUBIOK 


80.  —  Quelle  est  la  vérité  sur  le  droit  d'insurrection  ? 

Entre  l'absolutisme  de  Hobbes,  le  culte  mystique  à  l'autorité,  de 
Kant,  et  le  libéralisme  de  Locke  qui  accorde  au  corps  social  le  droit 
de  sanction  contre  les  violations  de  ses  droits  par  les  gouvernants, 
quelle  est  la  vérité  ? 

Le  droit  d'insurrection  est-il  vraiment  sacrilège  envers  la  divinité 
étatique  ?  Au  surplus,  contribue-t-il  à  semer  un  facteur  d'anarchie 
dans  la  société  ? 

Pour  répondre  à  ce  problème  délicat,  il  y  a  lieu  de  passer  en  revue 
quelques  principes  fondamentaux  de  la  science  politique  et  de  les 
examiner  tant  au  point  de  vue  de  la  philosophie  juridique  que  du 
droit  public. 

Cela  nous  amène  à  tracer  très  rapidement  une  esquisse  d'une 
théorie  du  droit  d'insurrection. 

81.  —  La  souveraineté  appartient  au  peuple 

Le  principe  à  la  base  du  droit  public  moderne,  dans  les  pays 
démocratiques,  est  qu'un  peuple  a  le  droit  de  disposer  de  soi-même; 
il  est  libre  de  diriger  ses  destinées. 


182  CONCLUSION 

La  souveraineté  réside,  en  effet,  clans  le  corps  social   :   la  nation. 

Cette  idée  a  été  proclamée  par  l'art.  3  de  la  Déclaration  des  droits 
de  riiorame  de  1789  :  «  le  principe  de  toute  souveraineté  réside 
«  essentiellement  dans  la  nation  ;  nul  corps,  nul  individu  ne  peut 
a  exercer  d'autorité  qui  n'en  émane  expressément  ». 

Elle  est  renfermée  aussi  dans  l'art.  1  du  Titre  m  de  la  constitution 
de  1791,  dans  Fart.  1  de  la  constitution  de  1848  et  dans  plusieurs 
constitutions  étrangères.  C'est  le  principe  de  la  souveraineté 
nationale. 

Que  la  société  se  soit  formée  par  un  contrat,  hypothèse  purement 
rationnelle  d'ailleurs,  ou  par  l'évolution  naturelle,  nous  n'avons  pas 
à  l'examiner  ici. 

Il  s'agit  de  savoir  si,  à  un  moment  donné,  dans  une  société 
organisée,  le  petit  groupe  d'individus  qui  détient  l'autorité  a  des 
droits  de  puissance  sur  l'immense  majorité  des  citoyens. 

Incontestablement  non.  Les  hommes  naissent  tous  égaux  et 
personne  n'a  un  droit  de  commandement  sur  l'autre.  La  société  a 
pour  fin  la  conservation  et  le  libre  développement  de  l'individu  ; 
elle  existe  dans  l'intérêt  de  tous  et  c'est  à  la  collectivité  qu'il 
appartient  de  décider  de  son  sort,  d'indiquer  les  directives  générales 
de  la  réglementation  des  affaires  publiques. 

L'expression  de  la  volonté  générale  se  traduit  nécessairement  par 
une  majorité,  l'unanimité  étant  matériellement  impossible  à  obtenir. 
Mais  la  minorité  a  certes  des  droits  très  respectables  et  il  faut  lui 
assurer  un  minimum  de  garanties,  en  lui  permettant  d'exprimer 
librement  sa  pensée. 

On  réalise  cet  idéal  par  la  liberté  de  la  presse,  la  liberté  de  réunion 
et  une  représentation  proportionnelle  qui  permette  à  toutes  les 
opinions  d'être  représentées. 

Le  pouvoir  appartient  donc  au  corps  social.  Celui-ci,  ne  pouvant 


CONCLUSION  183 

l'exercer  directement,  le  délègue  à  des  hommes  qu'iJwcroit  dignes  de 
sa  confiance  ;  les  gouvernants. 

82.  —  Délégation  du  pouvoir '^' 

La  délégation  du  pouvoir  du  peuple  aux  gouvernants  confère  à 
ceux-ci  l'exercice  de  la  souveraineté  au  nom  de  la  nation. 

Il  ne  s'agit  pas  d'un  mandat  impératif  (2),  dans  le  gouvernement 
représentatif  tout  au  moins,  car  les  représentants  de  la  nation 
disposent  certes  d'une  liberté  et  d'un  large  pouvoir  d'appréciation 
pour  la  conduite  des  affaires  du  pays. 

L'opinion  publique,  si  éduquée  soit-elle,  ne  peut  qu'indiquer  les 
directives  l'orientation  à  donner  dans  la  solution  des  grands 
problèmes  dont  dépend  la  vie  de  la  nation. 

Le  pouvoir  exécutif  surtout,  malgré  sa  subordination  au  pouvoir 


(1)  Il  s'ayit  ici  de  la  délégation  originaii'e  du  pouvoir  du  peuple. 

C'est  un  principe  dominant  en  droit  public  que  la  fonction  ne  se 
délègue  pas.  Le  fonctionnaire  est  investi  d'une  compétence  en  consi- 
dération de  ses  aptitudes  personnelles,  de  la  confiance  qu'il  inspire. 
Il  est,  dès  lors,  tenu  de  remplir  sa  mission  personnellement. 

La  puissance  législative  ne  se  délègue  pas.  V.  Esmeîn,  «  Déléga- 
tion du  pouvoir  législatif  »,  dans  la  Revue  polit,  et  parlementaire, 
1894,  t.  I,  p.  200  et  suiv. 

La  délégation  de  fonction  (pour  les  fonctionnaires  proprement  dits) 
constitue  l'exception.  Elle  n'est  possible  qu'en  vertu  d'une  loi  ou  d'un 
règlement. 

V.  DuGUlT,  Traité  de  droit  constitutionnel,  1911,   t.   I,  p.  483  et 

suiv.  Jèze,  Les  principes  gén.  du  d'  admin.   1914,  p.  471  et  503. 

(2)  V.  EsMEiN,    les    deux    formes    de   gouvernement.    Revue   du  droit 

public,  etc.  1894,  t.  I,  p.  15  et  euiv. 
M.  Hauriou,   dans  ses   «  Principes  de   droit   public  »,   2^  édit., 
1916,  p.  614  et  suiv.,  fait  le  procès  de  la  souveraineté  nationale  et 


184  CONCLUSION 

législatif,  doit  avoir  la  possibilité  de  se  mouvoir  librement,  dans  les 
limites  de  la  loi,  pour  prendre  toute  décision  nécessitée  par  les 
circonstances,  afin  d'assurer  le  fonctionnement  régulier  et  continu 
des  service»  publics.  Les  lois  ne  peuvent  tout  prévoir  ;  elles  ne 
posent  parfois  que  des  principes  et  c'est  au  gouvernement  à  régle- 
menter tel  état  de  choses  dont  le  législateur  ne  lui  a  donné  qu'une 
directive. 

Dans  ses  rapports  avec  l'extérieur,  il  a  une  certaine  latitude  pour 
négocier  des  traités,  etc.,  mais  il  doit  autant  que  possible  ne  pas 
s'écarter  des  vœux  de  l'opinion  publique. 

Les  gouvernants  jouissent  donc  d'un  pouvoir  d'appréciation  que 
l'on  appelle,  lorsqu'on  considère  le  pouvoir  exécutif,  un  «  pouvoir 


considère  la  délégation  comme  «  une  théorie  de  gouvernement  révo- 
lutionnaire »  (p.  638). 

11  reproche  à  cette  théorie  de  considérer  que  la  souveraineté  de  la 
nation  est  la  même  que  celle  dont  les  représentants  ont  l'exercice 
(  «  la  souveraineté  de  gouvernement  »),  d'identifier  le  corps  électo- 
ral et  la  nation  et  d'aboutir  par  le  mandat  impératif  à  un  système 
de  «  représentants  domestiqués  ». 

Nous  avons  reconnu  que  la  souveraineté  nationale  se  traduit  en 
fait  par  l'expression  de  la  majorité  —  il  ne  peut  en  être  autrement 
—  Le  corps  électoral  n'est  certes  pas  toute  la  nation  mais  c'est  l'or- 
ganisme qui  s'en  rapproche  le  plus.  Au  surplus  nous  avons  repoussé 
(v.  supra  n°  76)  la  conception  absolutiste  de  Rousseau  sur  l'infailli- 
bilité du  législateur  et  la  souveraineté  illimitée. 

Mais  nous  ne  pouvons  admettre  que  le  gouvernement  possède  une 
«  souveraineté  autonome  »  et  «  contemporaine  »  de  la  souveraineté 
de  la  nation  (Hauriou,  op.  cit.  p.  651  et  suiv.)  et  que  le  problème 
si  capital  de  la  souveraineté  se  réduit  en  somme  à  une  «  gestion 
d'affaires  ». 

Le  cadre  restreint  de  notre  étude  ne  nous  permet  pas  d'insister  sur 
tous  ces  points.  Ajoutons  simplement  que  le  reproche  du  mandat 
impératif  est  immérité  car  celui-ci  n'existe  pas  nécessairement  dans 
le  gouvernement  représentatif  mais  dans  le  gouvernement  direct. 


CONCLUSION  185 

discrétionnaire  »,  ce  qui  ne  signifie  nullement  que  le  gouvernement 
doit  sortir  de  la  légalité. 

Il  doit,  en  effet,  rendre  compte  de  sa  gestion  et  obtenir  l'adhésion 
de  la  nation,  car  il  agit  en  son  nom.  « 

Le  contrôle  des  représentants  n'existe  pas  malheureusement  dans 
la  plupart  des  pays.  A  la  fin  de  chaque  législature  ils  rendent  seule- 
ment compte  de  leur  mandat  devant  leurs  électeurs.  Ceux-ci  leur 
maintiennent  ou  leur  retirent  leur  confiance. 

Le  contrôle  du  gouvernement  se  réalise  par  la  mise  en  jeu  de  sa 
responsabilité  politique  (dans  le  régime  parlementaire)  devant  le 
Parlement,  celui-ci  étant  considéré  comme  la  représentation 
nationale. 

Mais  ce  contrôle  n'existe  pas  dans  tous  les  régimes.  TD'autre  part, 
il  est  des  cas  où,  même  dans  le  régime  parlementaire,  il  est  impos- 
sible ou  inopérant  (v.  supra  n"  66  et  infra  no  84). 

C'est  alors  que  se  pose  la  question  du  droit  d'insurrection  (y.  ci- 
dessous  n°  8i). 

83.  —  L'autorité  politique  exerce  une  fonction 

L'autorité  politique,  qui  détient  la  puissance  de  commander, 
n'exerce  pas  un  droit  de  souveraineté,  mais  une  fonction. 

Le  droit  suppose  en  effet  un  bénéfice  au  profit  de  celui  qui  en  est 
titulaire,  or  les  gouvernants  n'administrent  pas  à  leur  profit  mais 
pour  la  satisfaction  des  intérêts  généraux.  Suivant  une  maxime  bien 
connue,  «  la  fonction  n'est  pas  créée  pour  les  fonctionnaires  mais 
cxxx  ci  sont  faits  pour  la  fonction  ». 

II  en  est  ainsi  dans  les  pays  démocratiques,  qui  proclament  les 
droits  sacrés  et  intangibles  des  individus,  antérieurs  et  supérieurs  à 
1  Etat. 


186  CONCLUSION 

La  doctrine  absolutiste  de  Hobbes  au  profit  de  ce  «  grand  Levia- 
than  »  qui  a  tous  les  droits  sur  les  sujets,  est  inadmissible  en  tant 
que  contraire  à  la  réalité. 

Les  individus  existent  avant  la  création  de  l'Etat  et  les  droits  qu'ils 
y  conservent  (notablement  réduits  dans  l'intérêt  général)  ne  sont 
pas  des  droits  concédés  par  le  bon  plaisir  du  prince  mais  des  droits 
véritables  qui  leur  appartiennent  en  propre. 

L'affirmation  que  le  peuple  se  dissout  sitôt  qu'il  a  investi  le 
monarque  (v  supra  n"  18)  est  une  hypothèse  fantaisiste,  qui  n'est 
basée  sur  aucune  donnée  précise  et  qui,  au  surplus,  est  démentie 
par  les  faits. 

L'examen  des  événements  quotidiens  nous  montre  qu'un  peuple 
conscient  de  sa  valeur  et  de  sa  force,  loin  d'avoir  abdiqué  tous  ses 
droits  au  profit  du  chef  de  l'Etat,  tend  au  contraire  à  s'ingérer  de 
plus  en  plus  dans  les  affaires  publiques. 

Il  ne  croit  pas  aux  idoles  et  veut  savoir  où  le  mènent  ses  gouver- 
nants. Il  leur  réclame  des  comptes. 

Tant  il  est  vrai  que  la  souveraineté  nationale  a'est  pas  seulement 
un  principe  de  droit  dégagé  par  la  raison  mais  aussi,  comme  le  re- 
marque M.  JÈzE,  une  force  sociale  ^i»,  en  vertu  de  laquelle  un  peu- 
ple parvenu  à  un  certain  niveau  de  culture  et  de  morale  chasse  à 
coups  de  révolution  quiconque  tenterait  de  l'opprimer. 

La  doctrine  de  Hobbes  sur  l'omnipotence  du  souverain,  à  la  suite 
de  l'absence  de  toute  obligation  personnelle  de  ce  dernier  envers  les 
sujets,  aboutit  à  la  création  du  droit,  de  toutes  pièces,  par  ce  despote. 

Et  l'auteur  de  «  Leviathan  »  ne  s'en  tient  pas  là,  mais  proclame 


(1)  V.  JÈZE,  cours  do  droit  pul)lie  professé  à  la  Facultr  île  dniil  de  Paris 
(lieenco)  en  1916-1917. 


CONCLUSION  187 

que  ce  monstre  tout  puissant  n'est  pas  soumis  aux  lois  civiles  (v.  su- 
pra n"  12),  ce  qui  est  la  négation  de  tout  le  droit  public. 

Est-il  besoin  d'insister  sur  la  monstruosité  de  pareille  doctrine  ? 
Non  seulement  l'Etat  est  libre  de  modifier  la  loi  à  son  gré.  sans 
commettre  aucune  injustice  à  l'égard  des  sujets,  mais  tant  que  la 
loi  édictée  par  lui  subsiste,  il  est  encore  libre  de  ne  pas  s'y  confor- 
mer, de  la  violer,  celle-ci  ne  concernant  que  les  rapports  entre  les 
particuliers  ! 

Ainsi  donc,  ce  qui  est  injuste  de  la  part  des  sujets  peut  ne  pas 
l'être  lorsqu'il  est  accompli  par  lui  ! 

Un  tel  régime  d'arbitraire  ne  tend  rien  moins  qu'à  la  suppression 
des  individus  et  se  trouve  en  antinomie  complète  avec  la  conception 
moderne  de  la  liberté. 

Comme  le  dit  très  bien  notre  éminent  maître  M.  le  Doyen  Lar- 
NAUDE,  «  l'idée  essentielle  qui  est  à  la  base  des  libertés  individuelles 
«  c'est  que  l'individu  a  une  sphère  d'action  qui  lui  est  propre  dans 
«  le  milieu  social  où  il  évolue...  ;  il  ne  peut  être  dérangé  dans  cette 
«  sphère  par  d'autres  individus,  il  peut  même  en  chasser  l'état  d»  ». 

C'est  l'idée  du  recours  contentieux,  par  lequel  l'individu  victime 
d'une  violation  de  son  droit  par  un  agent  de  l'autorité,  peut  intenter 
un  procès  contre  l'Etat  pour  en  demander  réparation  et  l'obliger 
ainsi  à  respecter  la  règle  de  droit  qu'il  a  édictée. 

Le  grand  mérite  de  Locke  a  été  de  proclamer  que  le  fondement  de 
la  société  réside  dans  le  consentement  commun,  des  membres  qui  la 
composent  et  d'avoir  affirmé  que  le  pouvoir  des  gouvernants  (délé- 
gué par  la  collectivité)  est  limité  par  les  droits  naturels  des  indi- 


(1)V.  Larnaijde,  «  Les  garanties  des  libertés  individuelles  »,  cours 
professé  à  la  Faculté  do  Droit  de  Paris  (doctorat) 
en  1917-1918. 


188  CONCLUSION 

vidus,  dont  ils  doivent  assurer  la  protecti'^n  (v.  supra  nos  33  à  37 

incl.). 

Il  y  a  là  le  f;ernie  de  la  doctrine  démocratique  moderne  débarras- 
sée de  l'influence  théocratique  de  saint  Thomas  d'Aquin  et  des  autres 
scolastiques  qui  faisaient  remonter  la  souveraineté  à  Dieu  (i>. 

Nous  avons  vu  que  Locke  parle  souvent  du  «  recours  au  Ciel  », 
toutes  les  fois  que  le  peuple  résiste  contre  l'autorité,  et  s'en  remet  à 
Dieu  pour  juger  cette  résistance  (v.  supra  n^^  29,  47,  52  — ),  mais  il 
n'en  est  pas  moins  vrai  que  dans  sa  doctrine,  la  société  est  fondée 
sur  un  contrat,  conclu  avec  le  consentement  des  membres  de  la  col- 
lectivité, et  à  aucun  moment  il  ne  fait  intervenir  l'idée  divine  pour 
l'explication  de  la  souveraineté  temporelle. 

Ce  contrat  est-il  dans  l'esprit  de  LocKe  uiî«  hypothèse  rationnelle 
ou  une  vérité  historique? 

iNous  avons  vu  que  le  philosophe  semble  admettre  que  ce  contrat 
est  un  fait,  quoique'  non  contrôlé  par  l'histoire  (v.  supra  no  31),  mais 
cette  question  ne  nous  intéresse  pas  ici. 

Retenons  simplement  que,  pour  lui,  à  un  moment  donné,  l'auto- 
rité politique  n'agit  pas  en  tant  que  maîtresse  sur  les  sujets  mais 
en  temps  que  chargée  par  la  nation  de  veiller  à  sa  conservation  et 
à  son  salut. 


(I)  Il  ya  lieu  de  remar<[uer  que  la  doctrine  scolastique  n'est  théocratique 
que  quant  h  "fea  hase,  en  tant  qu'elle  considère  le  pdiivoir  en  soi 
comme  étant  d'essence  divine.  Mais  elle  reconnaît  à  la  société  le 
pouvoir  de  s'organiser  et  de  clioi.sir  son  chef.  A  cet  égard,  elle  se 
rapproche  "tle  la  doctrine  iléinocratique.  La  coailjinoisou  de  la 
théocratie  avec  la  démocratie  se  traduit  par  la  formule  :  «  oiiinis 
poteslas  a  Deo  per  popolum  ». 

Gomp.  Ghénon,  «  La  théorie  catholique  delà  souv.  nat.  »,  Pari.s, 
1898,  p.  13. 


CONCLUSION  189 

C'est  la  seule  explication  qui  nous  paraît  garantir  les  droits  de 
l'individu,  antérieurs  et  supérieurs  à  l'Etat,  et  qui  lui  appartiennent 
en  propre. 

On  a  contesté,  il  est  vrai,  les  droits  naturels  de  l'individu  en  ob- 
jectant que  l'horame  a  toujours  vécu  en  société  et  que,  n'ayant  jamais 
été  entièrement  libre,  il  a,  de  tout  temps,  été  lié  par  l'interdépen- 
dance sociale. 

M.  DuGUiT,  notamment,  a  donné  une  forme  juridique  à  cette  théo- 
rie en  tondant  le  droit  sur  la  solidarité  sociale.  (') 

Le  droit  objectif,  d'après  lui,  étant  fondé  sur  la  solidarité  sociale, 
le  droit  subjectif  en  dérive  directement  et  logiquement. 

En  effet,  dit  M.  Duguit,  l'individu  étant  par  le  droit  objectif  obligé 
de  coopérer  a  la  solidarité  sociale,  ilen  résulte  qu'ila  le  droit  de  faire 
tout  acte  par  lequel  il  assure  le  respect  de  cette  interdépendance  i'-) 

Nous  n'avons  pas  à  discuter  ici  cette  question. 

Remarquons,  toutefois,  que  quelle  que  soit  la  nature  que  l'on  attri- 
bue aux  droits  subjectifs,  qu'on  les  appelle  droits  naturels  ou  droits 
sociaux,  comme  le  voudrait  M.  Duguit,  ils  constituent  une  limitation 
à  la  puissance  de  ceux  qui  détiennent  l'autoriié  politique. 

Le  savant  professeur  atiirme,  effectivement,  que  la  puissance  des 
gouvernants  est  limitée  par  la  «  règle  de  droit  »  (droit  objectif  fondé 
sur  la  solidarité  sociale)  et  nous  avons  vu  qu'il  reconnaît  à  l'indi- 
vidu le  droit  de  faire  tout  acte  qui  en  assure  le  respect.  <3i 


(1)  V.  Duguit,  Ti-aité  de  droit  constitutionnel,  1911,  T.  I,  p.  17. 

(2)  —       ,  il).  il).     [).  19. 

(3)  —       ,  ib.  il),    p.  48et  suiv. 
Voir  au.ssi  sur  lou.s  ces  points,  «   L'Etat,  le  droit  objectif  et  la   loi 

positive  »,  Paris,  1901,  du  même  auteur. 

M.  Duguit  est  d'ailleurs  partisan  du  droit  d'insurrection.  V.  Traité 
de  Dt  const.  T.  Il,  p.  173. 


190  CONCLUSION 

Le  culte  mystique  de  Kant  pour  l'autorité  n'est  pas  moins  oppres- 
sif des  libertésindividuelles. 

Ce  prétendu  libéral,  après  avoir  proclamé  les  droits  innés  des  indi- 
vidus, ne  leur  assure  aucune  protection  et  bien  pis,  confère  à  la  sou- 
veraineté un  caractère  divin  avec  des  droits  sur  les  sujets  !  (v.  supra 
no  61). 

Sa  doctrine  a  exercé  une  influence  néfaste  sur  les  juristes  alle- 
mands contemporains  qui,  en  faisant  de  l'I^tat  un  être  réel  distinct 
des  sujets  et  titulaire  de  droits  de  puissance  sur  ces  derniers,  ont 
fini  par  proclamer  que  le  droit  lui-même  est  créé  par  lui. 

Ils  ont  édifié,  il  est  vrai,  à  titre  de  correctif  la  fameuse  théorie  de 
r  «  AuTo-LiMiTATioN  ))  de  l'Etat  ('^,  garantie  illusoire  cependant  pour 
les  sujets,  car  si  l'Etat  en  limitant  sa  puissance  leur  concède  certains 
droits,  il  reste  entièrement  libre  de  les  leur  retirer. 

La  vérité  est  que  «l'autorité  politique  exerce  une  fonction,  qui  lui 
confère  des  obligations  envers  le  corps  social.  (2) 

84.  —  Légitimité  du  droit  d'insurrection  in  extremis  en  cas  de 
menace  contre  le  corps  social. 

Nons  avons  déjà  signalé  que  le  corps  de  la  nation  est  souverain, 
que  les  gouvernants  sont  des  mandataires  tenus  d'exécuter  les  volon- 


(1)  Sur  V  «  auto-limitation  »  de  l'Etat  voir 

DuGUlT,  «  La  doctrine  allemande  de  rauto-limitation  de   l'Etat  », 
dans  la  Revue  du  droit  public,  1919,  T.  36,  p.  161  et  suiv. 

(2)  V.   BerthÉi.emy,  ♦  Exercice  delà  souveraineté  par  l'autorité  admi- 

nistrative »  dans  la  Revue  du  dr.  publie,  1904, 
T.  21,  p.  211. 
—  «  Le  fondement  de  l'aulorilé  [)olitique  »  même  re- 

vue, 19l.^>,  T.  32,  p.  663  et  suiv. 


CONCLUSION  191 

tés  du  peuple  et  que  celui-ci  se  réserve  par  conséquent  le  droit  de 
sanction  en  leur  maintenant  sa  confiance  ou  en  la  leur  retirant. 

Nous  avons  indiqué  (v.  supra  no  82)  que  le  contrôle  du  pouvoir 
exécutif  s'exerce  dans  le  régime  parlementaire  par  le  Parlement, 
composé  de  la  représentation  nationale.  Dans  certaines  démocraties, 
il  y  a  aussi  le  référendum  et  le  plébiscite. 

Mais  il  y  a  des  pays  oi;  la  représentation  nationale  n'existe  pas 
(pays  absolutistes  où  règne  la  confusion  des  pouvoirs  au  profil  du 
souverain). 

D'autre  part,  dans  les  pays  où  elle  existe,  la  représentation  natio- 
nale peut  n'être  pas  légale  (cas  des  élections  faites  en  violation  de  la 
loi,  sous  la  pression  du  gouvernement,  de  manière  à  favoriser  le 
parti  au  pouvoir)  ;  elle  peut  être  le  fruit  d'une  loi  électorale  impo- 
sée par  le  prince  et  qui  n'assure  pas  du  tout  l'expression  de  la  vo- 
lonté générale.  Elle  a  pu  être  réduite  à  néant  par  la  dissolution  du 
Parlement. 

Il  peut  arriver,  eu  outre,  que  le  Parlement  trompe  la  confiance  de 
ses  mandants  et  édicté  des  mesures  portant  atteinte  aux  libertés  in- 
dividuelles proclamées  par  la  Constitution.  Une  solution  désirable, 
dans  ce  cas,  serait  le  recours  juridictionnel  contre  l'inconstitution- 
nalité  des  lois,  d)  Mais  ce  recours  n'existe  pas  dans  tous  les  Etats. 


(1)  Sur  Pinconstitutionnalité  des  lois  aux  Etats-Unis,  voir  la  remarqual)le 
étude  de  M.  Larnaude,  publiée  dans  le  Bulletin  de  la  Société  de 
législ.  comparée,  1902,  t.  31,  p.  175  à  229. 

Pour  la  Grèce,  voir  :  Rev.  du  droit  public,  1906,  t.  23,  p.  795  et  s. 

Pour  la  Roumanie,  voir  :  Rev.  du  ilroit  [lublic,  1912,  t.  29,  p.  1.53 
et  365. 

Et  BerthÉlemy,  note  sous  trib.  d'ilfov  (Roumanie)  dans  Sirey, 
1912-4-9. 


192  CONCLUSION 

Le  pouvoir  législatif  peut  aussi  faire  cause  commune  avec  le  gou- 
vernement et  ratifier  une  politique  contraire  aux  volontés  de  la 
nation  (ce  serait  le  cas  d'un  Parlement  composé  en  majorité  par  les 
membres  du  parti  au  pouvoir). 

11  est  plus  sage  certes,  dans  cette  circonstance,  pour  le  corps  social, 
d'attendre  les  prochaines  élections  et  d'envoyer  au  Parlement  de 
nouveaux  mandataires  plus  fidèles  interprètes  de  sa  pensée,  mais 
encore  faut-il  que  ces  élections  soient  prochaines  et  qu'il  n'y  ait  pas 
une  menace  contre  la  vie  de  la  nation. 

Nous  ne  pouvons  insister  ici  sur  tous  ces  points  et  nous  dirons 
simplement  que  le  droit  d'insurrection  est  légitime  toutes  les  fois 
que  le  peuple  est  soumis  à  un  régime  lyrannique  (absence  de  cons- 
titution garantissant  les  libertés  individuelles,  oppression  sous  un 
joug  étranger),  qu'il  est  victime  d'une  violation  de  ses  libertés 
(garanties  par  la  Constitution)  par  l'absolutisme  des  gouvernants, 
ou  enfin  qu'il  se  trouve  conduit  à  sa  ruine  par  une  politique  exté- 
rieure contraire  à  ses  volontés. 

On  ne  pourrait  contester  alors  au  peuple  la  légitimité  du  recours 
à  la  force  pour  annihiler  son  joug  et  parer  à  la  menace  qui  l'atteint 
dans  son  droit  de  conservation  et  dans  la  libre  disposition  de  son  sort. 

Nous  nous  rallions  ainsi  sans  réserves  à  la  thèse  formulée  magis- 
tralement par  Locke  sur  la  légitimité  du  droit  d'insurrection  comme 
une  ressource  extrême  contre  la  menace  dont  le  corps  social  est  la 
victime  (v.  supra  n^^  45  à  48). 


Sur  l'incoiislitutionnalitô  des  loi.s  en  P'rance  : 

V.  Hauriou,  note  .sous  Cens.  d"Etat,    7    août    1909,    dans    Sirey, 

1909-3-147. 
*  —         et  note  sous  G.  d'Etat,    1er  u^ar.s   1912,   dans  Sirey, 

1913-3-137. 


CONCLUSION  193 

Lorsque  le  peuple  ne  peut  obtenir  satisfaction  de  ses  droits  par  les 
voies  légales  et  que  tout  espoir  de  conciliation  avec  ses  gouvernants 
a  disparu,  il  ne  saurait  se  résoudre  à  se  laisser  étouffer  par  le  i:>on 
caprice  de  quelque  dictateur,  alors  qu'il  est  souverain. 

La  résistance  du  peuple  (c'est  une  résistance  collective)  est  donc 
un  moyen  nécessaire  pour  assurer  son  droit  de  conservation  et  son 
libre  développement,  mais  on  ne  saurait  admettre  que  l'individu 
victime  d'un  acte  illégal  de  l'autorité  s'oppose  à  son  exécution  par 
la  force. (1) 

La  résistance  aggressive  individuelle  crée  une  perturbation  dans 
le  bon  fonctionnement  de  l'administration,  menace  l'ordre  public  et 
tend  à  substituer  un  régime  anarchique  à  celui  de  l'ordre  et  de  la 
stabilité. 

Dans  une  société  policée,  personne  ne  doit  être  son  propre  juge  et 
se  substituer  à  l'organe  régulier  chargé  de  rendre  la  justice.  La  base 
de  toute  organisation  politique  est  certes  l'individu  i'^)  et  les  gouver- 
nants ont  pour  mission  d'en  garantir  la  conservation  et  le  libre 
développement,  mais  le  droit  de  l'individu  n'est  pas  absolu  et  se 
trouve  subordonné  aux  droits  de  la  collectivité.  L'individu  a  dû 
abdiquer  une  partie  de  sa  liberté  dans  l'intérêt  général,  sans  toutefois 
devenir  esclave. 

S'agit-il  d'une  mesure  qui  ne  vise  quun  particulier,  d'une  illégalité 
qui  porte  atteinte  à  ses  droits,  à  ses  intérêts  :  tel  le  cas  d'une  arres- 


(1)  Nous  ne  visons  ici  que  la  résistance  individuelle  agressive. 

La  résistance  individuelle  passive  et  même  défensive,  lorsqu'elle 
n'est  pas  accompagnée  de  violences,  n'est  pas  en  principe  attenta- 
toire à  l'ordre  public. 

(2)  «  Le  but  de  toute  association  politique  est  la  conservation  des  droits 
«  naturels  et  imprescriptibles  de  l'homme.  Ces  droits  sont  la  liberté, 
«  la  sûreté,  la  propriété  et  la  résistance  à  l'oppression.  » 

Art.  2  de  la  Déclaration  des  droits  de  1789. 


194  CONCLUSION 

tation  illégale,  d'une  délimitation  abusive  du  domaine  public  mari- 
time ou  fluvial,  d'une  taxation  indue,  de  toute  décision  administra- 
tive arbitraire,  quelle  que  soit  la  répugnance  et  la  révolte  de  la 
conscience  devant  pareille  iniquité,  il  est  préférable  pour  le  bon 
ordre  et  l'intérêt  de  tous  que  le  particulier  victime  d'une  violation 
de  son  droit  s'y  soumette  d'abord,  quitte  à  en  exiger  la  réparation 
devant  les  tribunaux  compétents. ii> 

C'est  le  système  de  l'exécution  préalable. 

Mais  s'il  s'agit  d'une  mesure  générale  qui  supprime  un  droit  indi- 
viduel garanti  par  la  Constitution  ou  même  en  suspend  l'exercice,  et 
dans  l'exemple  ci-dessus  concernant  une  mesure  spéciale,  si  la  sanc- 
tion prévue  pour  la  réparation  de  la  violation  d'un  droit  vient  à  être 
supprimée  (ce  n'est  plus  le  droit  du  particulier  qui  est  lésé  mais 
celui  de  tous,  à  la  suite  de  cette  suppression)  il  y  a  incontestablement 
une  atteinte  contre  le  corps  social. 

Il  faut  signaler  ici  un  principe  fondamental  de  droit  public,  en 
vertu  duquel  ce  qu'il  est  permis  à  un  individu  de  faire  sans  risque 
de  compromettre  la  paix  publique,  pourrait  devenir  dangereux  s'il 
était  permis  à  plusieurs  d'y  tendre  par  une  action  concertée.  Si  une 
personne  peut  librement  se  promener  dans  la  rue,  sans  qu'il  y  ait 
aucun  danger  pour  la  sécurité  publique,  plusieurs  personnes 
rassemblées  pourraient  porter  une  certaine  perturbation  par  une 
manifestation.  C'est  la  réglementation  du  droit  de  réunion  qui  se 
pose. 


(1)  Il'n'y  aurait  guère,  ou  à  peu  près,  que  le  dommage  causé  à  un  indi- 
vidu par  l'exécution  d'une  loi  inconstitutionnelle  qui  resterait  sans 
réparation  (dans  les  pays  où  le  recours  pour  inconstitutionnalité 
n'existe  pas),  mais  alors  il  y  a  aussi  une  menace  éventuelle  contre 
toute  la  collectivité  et  la  résistance  du  corps  social  serait  légitime, 
auquel  cas  la  résistance  individuelle  perd  de  son  intérêt. 


CONCLUSION  195 

Ce  même  principe  a  préoccupé  le  législateur  pour  le  droit  de 
^  grève,  le  droit  d'association,  etc. 

En  d'autres  termes,  on  met  en  opposition  l'action  isolée,  générale- 
ment sans  grande  portée,  d'un  seul  avec  celle  concertée,  de  plu- 
sieurs, dont  l'accomplissement  peut  avoir  des  conséquences  graves 
dans  la  vie  du  pays  et  on  cherche  dans  quelle  mesure  on  pourrait 
accorder  à  plusieurs  un  droit  en  vue  d'un  but  commun,  sans  com- 
promettre la  paix  publique. 

Nous  avons  vu  que  la  résistance  agressive  individuelle  aux  actes 
illégaux  de  l'autoiité  doit  être  répudiée  d'une  société  policée  dans 
l'Intérêt  supérieur  de  l'ordre  public. 

Mais  alors,  pourra-t-on  objecter,  en  vertu  du  principe  ci-dessus 
ne  faut-ii  pas  conclure  qu'a  fortiori  toute  résistance  collective, 
revêtant  le  caractère  agressif,  doit  en  être  également  bannie  ? 

Non.  Une  résistance  agressive  collective  qui  serait  l'œuvre  de 
quelques  individus  ou  d'une  classe  ne  saurait  évidemment  être 
tolérée,  mais  si  elle  émane  de  la  grande  majorité  de  la  nation  elle 
est  légitime  et  nécessaire  et  la  contradiction  n'est  ici  qu'apparente. 

Le  principe  en  question  commande  de  peser  judicieusement  l'op- 
portunité et  la  légitimité  d'une  action  collective  en  regard  de  l'intérêt 
de  tout  le  corps  social,  de  I'intérêt  général. 

Les  intérêts  particuliers  sont  subordonnés  aux  intérêts  généraux. 

Quels  que  soient  les  intérêts  respectables  de  toute  une  classe 
corporative,  celle-ci  ne  peut  prétendre  à  dominer  toute  la  nation  et 
à  lui  faire  imposer  par  la  force  ses  volontés.  Au-dessus  d'elle  il  y  a 
le  pays,  qui  concentre  toutes  les  classes  sociales. <^i> 


(1)  Il  n'y  a  pas  lieu  de  traiter  de  la  révolution  sociale  dans  la  présente 
étude,  qui  ne  concerne  que  la  révolution  politique. 

La  révolution  sociale  dépasse  de  beaucoup  le  cadre  de  la  révolution 


196  CONCLUSION 

Chacune  d'elles  poursuit  assurément  un  but  égoïste  et  né  recherche 
que  la  satisfaction  de  ses  propres  intérêts.  % 

La  volonté  générale  décide  des  destinées  du  pays. 

Ce  n'est  pas  la  somme  des  intérêts  individuels  et  égoïstes  mais  la 
CONCILIATION  de  tous  les  intérêts  des  classes  corporatives,  avec  leurs 
concessions  réciproques  pour  le  bien-être  commun. 

Cette  volonté  générale  n'est  malheureusement  pas  l'unanimité.  Il 
est  par  trop  difficile  de  s'entendre  sur  tous  les  points  dans  des  inté- 
rêts si  considérables  et  contradictoires,  mais  elle  doit  se  manifester 
dans  un  bon  régime  politique  par  la  majorité  issue  d'un  système  de 
représentation  proportionnelle,  dans  lequel  la  minorité  ait  ses  repré- 
sentants. 

Proclamer,  comme  Lénine,  que  la  majorité  doit  écraser  jusqu'à 


jjolitique  ;  elle  prend  un  caractère  international  en  cherchant  à  ins- 
taurer au  pouvoir  le  prolétariat  mondial. 

Pour  certains  de  ses  apôtres,  la  suppression  de  toute  autorité  serait 
mcine  son  but.  Les  anarchi.stes  l'affirment  nettement.  A  en  croire  les 
bolchévi.stes,  la  dictature  du  prolétariat  ne  serait  qu'une  pha.se  transi- 
toire. 

V.  sur  tous  ces  points,  GiDÊ  et  RiST,  o  histoire  des  doctrines  écono- 
miques;», 3e  éd.  1920,  p.  730  à  770. 

On  prétend  que  la  classe  prolétarienne  constitue  l'immense  majo- 
rité dans  tous  les  pays  et  que,  par  suite,  elle  a  le  droit  de  conquérir 
le  pouvoir. 

C'est  po.çsible,  mais  les  prolétaires  sont  loin  d'être  d'accord  sur  la 
manière  dont  ils  entendent  diriger  leurs  destinées  et  assurer  leur 
bonheur. 

Leurs  conceptions  aboutissent  à  des  régimes  sensiblement  dift'é- 
rents. 

On  peut  être  prolétaire  sans  partager  ni  les  élucubrations  des  anar- 
chistes ni  le  communisme  intégral. 

Dès  lors,  les  violences  de  quelques  meneurs  pour  l'application  de 
leurs  rêves  destructeurs  de  la  société  ne  sauraient  justifier  une  révo- 


CONCLUSION  197 

l'anéantissement  complet  la  minorité  'i»,  c'est  édifier  un  régirne 
monstrueux  et  tyrannique. 

Si  le  corps  social  est  menacé  dans  ses  droits  les  plus  sacrés,  la 
résistance  collective  opposée  par  le  peuple  est  légitime  car  il  ne 
s'agit  plus  d'une  action  de  plusieurs  individus  représentant  une 
classe  mais  de  la  majorité,  expression  de  la  souveraineté  nationale. 

Cette  résistance  collective,  I'insurrection,  est  donc  le  salut 
suprême  pour  la  sauvegarde  de  la  vie  de  la  nation.  Le  peuple  a  le 
droit  de  disposer  de  soi-même,  de  diriger  ses  destinées. 

85.  —  Réfutation  des  objections  opposées  contre  le  droit  dMnsurrection 

Nous  avons  déjà  combattu  (v.  supra  n°  83)  la  doctrine  absolutiste 
de  HoBBES  sur  l'attribution  au  souverain  de  droits  absolus,  qui  lui 


lution  qui  ne  serait  pas  approuvée  par  la  grande  majorité  des  prolé- 
taires. 

Il  faut  reconnaître  cependant  que  si,  en  théorie,  la  révolution  poli- 
tique est  dislincte  delà  révolution  sociale,  en  fait,  les  considérations 
sociales  ne  sont  pas  complètement  étrangères  môme  à  une  révolution 
politique. 

On  a  dit  que  a  toutes  les  révolutions  purement  politiques  étaient 
provoquées  par  les  fermentations  sociales  qui  s'y  rattachaient.  » 

(V.  Gustav  Sghmoller,  a  Politique  sociale  et  économie  politique  », 
Paris  1902,  Giàrd  et  Brière,  p.  125.) 

C'est  donc  plutôt  l'ampleur  des  réformes  sociales  et  leur  degré  qui 
distinguent  ces  deux  catégories  de  révolutions. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  n'avions  à  examiner  ici  que  le  principe  de 
la  résistance  du  peuple  contre  l'autorité  indépendamment  des  buts 
poursuivis. 

Ce  principe  est  le  même  qu'il  s'agisse  de  révolution  politique  ou  de 
révolution  .sociale  :  c'estje  droit  pour  le  peuple  de  déciderde  son  sort, 
droit  qui  se  traduit  en  fait  par  l'expression  de  la  majorité. 

(1)Y.    HiST,   «  La  doctrine  sociale  de  Lénine  »,    dans  la  Revue  d'Eco- 
nomie Politique,  sepl.-oct.  1919,  p.  575-588. 


198  CONCLUSION 

confèrent  le  pouvoir  de  gouverner  à  sa  guise  sans  encourir  aucune 
réprobation  ou  pénalité  de  la  part  des  sujets. 

Nous  avons  repoussé  également  (v.  suprâ  no'  6i  et  83)  le  culte 
mystique  que  Kant  prêche  à  l'égard  de  l'autorité,  qui  est,  à  ses 
yeux,  sacrée  et  d'essence  divine. 

Il  y  a  lieu  d'insister  maintenant  quelque  peu  sur  l'accusation 
formulée  par  Kant  contre  le  droit  d'insurrection  au  sujet  du  «  re- 
tour à  l'état  de  nature  »,  du  lait  du  renversement  de  l'autorité  exis- 
tante (v.  supra  n"  63). 

Après  cela,  nous  examinerons  l'objection  :  que  le  peuple  en  s'in- 
surgeant  se  rend  juge  et  partie  dans  sa  propre  cause,  et  nous  passe- 
rons enfin  en  revue  quelques  objections  de  fait,  opposées  contre 
l'insurrection. 

Voyons,  tout  d'abord,  dans  quelle  mesure  l'insurrection  porte 
atteinte  à  l'ordre  public  et  si  cette  atteinte  est  suffisante  pour  con- 
damner ce  droit  suprême  pour  le  peuple  d'assurer  sa  conservation 
et  son  libre  développement,  en  cas  dejpéril  de  sa  vie. 

1°  Objection  tirée  de  l'ORDRE  PUBLIC 

11  est  certain  que  le  mouvement  révolutionnaire  contre  le  gouver- 
nement entraînera,  pour  un  certain  laps  de  temps,  une  perturba- 
tion dans  les  affaires  publi<)ues. 

C'est  une  conséquence  inévitable  et  bien  naturelle  de  l'imperfec- 
tion des  sociétés  humaines. 

La  transition  entre  cette  période  de  crise  et  le  retour  à  la  vie  nor- 
male ne  sera  pas  immédiate.  Des  excès  pourront  être  commis  par 
les  exploiteurs  de  cet  état  anarchique  transitoire  (il  y  en  a  toujours). 

Mais  alors,  ne  serait-il  pas  à  craindre  que  les  bienfaits  d'une 
insurrection  ne  soient  la  rançon  de  sacrifices  bien  plus  considéra- 


CONCLUSION  199 

blés,  dont  ils  ne  valent  pas  l'aune  ?  Le  mal  qu'il  s'agit  de  réparer 
est-il  supérieur  à  celui  qui  peut  découler  momentanément  du  recours 
à  l'insurïection  ? 

Toute  la  question  est  là.  Aussi,  il  y  a  lieu  d'examiner  ce  que  c'est 
que  l'ordre  public  et  à  quoi  il  répond. 

L'ordre  public  c'est  la  discipline  sociale,  nécessaire  au  bien-être 
commun  et  à  la  stabilité  de  la  vie  de  la  nation. 

Il  exige  que  chacun  soit  à  sa  place  et  ne  se  départisse  pas  de  sa 
sphère  d'action,  du  rôle  qu'il  doit  remplir  pour  l'intérêt  général. 
L'ordre  public  existe  donc  pour  l'intérêt  général. 
Il  veille   à  la  conservation,  à  la  défense  et,  dans  une  certaine 
mesure,  à  la  moralité  du  corps  social. 

La  polygamie,  admise  chez  les  musulmans,  est  considérée  comme 
immorale  dans  les  pays  occidentaux,  qui  laproliibent  sur  leur  terri- 
toire même  à  l'égard  des  étrangers  immigrés  à  qui  elle  est  permise 
par  leur  loi  i  ationale. 

Mais  en  n'envisageant  que  les  pays  d'une  même  civilisation,  on 
voit  que  chaque  peuple  a,  en  dehors  des  idées  communément  admises 
par  tous  les  autres,  des  traditions,  résultat  d'influences  diverses  qui 
ont  contribué  à  travers  les  siècles  à  la  création  de  conceptions  par- 
ticulières sur  certains  sujets,  à  la  formation  d'un  esprit  qui  lui  est 
propre. 

Ces  idées  lui  sont  chères  et  il  les  défend  énergiquement. 

En  d'autres  termes,  l'ordre  public  tend  à  la  garantie  de  l'intérêt 
général,  et  par  contre  coup  à  la  protection  des  droits  individuels  : 
sûreté,  liberté,  propriété. 

Mais  lorsque  l'intérêt  général  est  compromis  par  une  violation 
des  droits  du  peuple  de  la  part  des  gouvernants  que  devient  l'ordre 
public  ? 

Il  se  trouve   lui-même  atteint  et  se  réduit  à  la  protection  des 


200  CONCLUSION 

droits  individuels  à  leur  tour  diminués  (en  supposant  qu'ils  ne 
soient  pas  entièrement  supprimés). 

L'ordre  public  devient  surtout  un  épouvantail  dressé  au  profit  des 
ambitions  du  dictateur,  c'est  l'asservissement  à  V  «  ordre  »  du 
prince,  à  son  caprice,  à  son  bon  vouloir. 

Nous  voulons  bien  concéder  que  le  i*enversement  de  l'autorité 
peut  produire  le  résultat  fâcheux  de  laisser,  pendant  un  certain 
temps,  le  pays  sans  chef,  sans  police  et  de  transformer  momenta- 
nément la  société  en  un  état  anarchiquedans  lequel  il  est  à  craindre 
pour  la  sécurité,  la  vie  et  la  propriété  des  citoyens. 

Ceux-ci  seront,  en  effet,  exposés  aux  méfaits  des  malfaiteurs  qui 
donneront  libre  cours  à  leurs  tristes  exploits,  puisque  la  crainte 
d'une  sanction  fera  défaut. 

En  attendant  l'instauration  d'un  gouvernement  régulier,  les 
citoyens  n'auront  par  conséquent  que  de  faibles  garanties  contre  le 
brigandage. 

Des  excès  de  représailles  pourront  aussi  être  commis  par  la  foule, 
enivrée  de  sa  liberté  reconquise,  contre  ceux  qu'elle  croira  être  les 
complices  de  ses  oppresseurs. 

Il  faut  déplorer  enfin  le  sang  qui  sera  versé  jusqu'au  rétablisse- 
ment de  la  vie  normale. 

Mais  dans  l'hypothèse  la  plus  pessimiste  même,  tous  les  excès 
susmentionnés  n'atteindront  que  certains  individus,  un  assez  grand 
nombre  peut-être  mais  pas  tous.  l's  sont  d'ailleurs  momentanés. (D 


(1)  Gela  n'empêche  pas  qu'ils  puissent  revêtir  un  caractère  définitif  et 
irréparable  pour  ceux  qui  en  auront  été  les  victimes. 

Mais  ces  excès  .sont  momentanés  en  ce  sens  qu'ils  ne  se  déroule- 
ront que  pendant  un  certain  temps,  qu'ils  ne  se  répéteront  pas  indé- 
finiment. 


CONCLUSION  201 

Les  intérêts  particuliers  seuls  en  souffriront,  tandis  que,  dans  le  cas 
d'une  soumission  absurdedevantl'oppression  dont  la  nation  est  la  victi- 
me, c'est  le  corps  social  tout  entier  ({ui  sera  atteint  et  en  permanence. 
Quoi,  pour  éviter  certains  dommages  momentanés  à  des  particu- 
liers, la  nation  entière  serait  bâillon  née  et  privée  de  la  revendication 
des  droits  qui  lui  appartiennent? 

La  raison,  le  simple  bon  sens,  ne  peuvent  admettre  pareil  suicide. 
Devant  la  menace  éventuelle  et  momentanée  de  certains  intérêts 
particuliers,  la  menace  présente  et  durable  de  l'intérêt  général 
n'est-elle  pas  la  plus  inique  et  la  plus  monstrueuse  ? 

Poser  la  question,  c'est  la  résoudre,  aussi  n'y  a-t-il  aucune  hési- 
tation à  affirmer  que  le  peuple  aura  le  droit  de  reconquérir  par  la 
force  ses  di'oits  violés  au  détriment  de  sa  conservation  et  de  son 
libre  développement. 

Les  quelques  lésions  qui  pourront  découler  momentanément  de 
l'insurrection  au  détriment  de  certains  particuliers,  seront  large- 
ment compensées  par  les  bienfaits  durables  dont  profitera  tout  le 
corps  social. 

Nous  avons  fait  théoriquement  la  part  des  inconvénients  qui 
résulteraient  dans  la  période  de  crise  à  la  suite  du  relâchement  des 
rouages  de  l'Etat. 

Mais  en  fait,  y  aura-t-il  vraiment  paralysie  complète  des  services 
publics?  Les  fonctionnaires  ne  demeureront-ils  pas  à  leur  poste  ? 
Des  gens  de  bonne  volonté  ne  viendront-ils  pas  leur  prêter  main 
forte  et  les  remplacer  au  besoin  en  cas  de  défaillance? 

L'exemple  de  «  fonctionnaires  de  fait  »,  sans  iuve  titure  régulière 
et  assurant  bénévolement  un  service  public  s'est  déjà  présenté. ('> 


(l)  V.  JÈZE,   Les  principes  généraux  du  droit  administr.,  2e6d.,   1914, 
«  les  fonctionnaires  de  fait  >,  p.  441  et  suiv. 


202  CONCLUSION 

Au  surplus,  dans  un  pays  éduqué  politiquement  et  bien  discipliné, 
ces  inconvénients  peuvent  facilement  être  réduits  au  minimum. 
I/instauration  d'un  gouvernement  de  fait  jouissant  de  la  confiance 
générale  pourra  dans  le  plus  bref  délai  rétablir  l'ordre  et  assurer 
le  bon  fonctionnement  des  services  publics  pendant  la  période  tran- 
sitoire qui  s'écoulera  jusqu'au  retour  à  la  vie  normale.  (Les  malfai- 
teurs de  toute  sorte,  coupables  d'avoir  commis  des  actes  répréhen- 
sibles,  seront  arrêtés  et  livrés  à  la  justice,  etc.). 

La  vie  normale  sera  rétablie  par  la  convocation  d'une  assemblée 
nationale  qui  aura  à  sanctionner  par  une  ratification  l'œuvre  accom- 
plie et  à  reconnaître  otRciellement  le  gouvernement  de  fait  en  lui 
donnant  un  caractère  légal. 

Il  faut  remarquer  enfin  qu'il  y  a  eu  des  révolutions  où  on  a  peu 
eu  recours  à  la  force,  à  cause  de  la  résistance  insignifiante  à 
laquelle  elles  se  sont  heurtées  ;  elles  oht  eu  un  nombre  de  victimes 
relativement  faible. 

D'ailleurs,  quel  que  soit  le  respect  dû  à  la  vie  humaine,  nous  di- 
rons que  l'intérêt  privé  est  subordonné  à  l'intérêt  général  et  que  les 
belles  causes  s'enfantent  dans  le  sacrifice. 

Il  résulte  de  tout  cela  que  l'on  peut  défendre  à  un  particulier  de 
se  faire  justice  à  soi-même,  dans  l'intérêt  supérieur  de  Tordre  public, 
mais  que  celui-ci  ne  peut  raisonnablement  commander  à  toute  la 
nation  de  se  laisser  étouffer,  comme  le  voudrait  Kant. 

Pareille  exigence  serait  pour  le  moins  paradoxale  et  ne  répondrait 
pas  à  la  raison  d'être  de  l'ordre  public. 

2°  Objection  que  le  peuple  est  JUGE  et  PARTIE 

Il  est  inexact  de  prétendre  que  le  peuple  en  s'insurgeant  contre  ses 
gouvernants  est  juge  et  partie  dans  sa  propre  cause. 


CONCLUSION  203 

Il  est  JUGE,  cela  va  sans  dire,  mais  il  n'est  pas  partie. 

II  est,  en  effet,  souverain  et  ne  reconnaît  point  de  supérieur. 

L'Etat  est  quelquefois  partie  dans  un  procès  que  lui  intente  un  in- 
dividu lésé  par  l'administration. 

Les  pays  démocratiques  acceptent  cette  thèse.  Mais  dans  ce  cas  il 
y  a  des  droits  individuels  violés  et  l'Etat  doit  réparer  le  dommage 
causé,  s'il  y  a  eu  faute  de  l'administration. 

Dans  l'insurrection  du  peuple,  il  n'y  a  pas  de  contestation  entre 

DES  DROITS  RIVAUX  EN  PRÉSENCE. 

Les  détenteurs  du  pouvoir  n'ont  aucun  droit  de  souveraineté,  ils 
exercent  une  fonction  (v.  supra  n°  83)  qui  leur  confère  des  obliga- 
tions dont  ils  doivent  répondre  devant  le  corps  social. 

Il  y  a  dès  lors,  jugement  de  subordonnés. 

Le  peuple  est  juge  seulement. 

3°  Objections  de  fait 

Les  adversaires  du  droit  d'insurrection  opposent  quelquefois  des 
objections  se  rapportant  à  des  considérations  de  fait  et  qu'on  peut 
ramener  aux  deux  idées  suivantes  : 

1"  Si  on  reconnaissait  le  droit  d'insurrection  et  surtout  si  on  le 
proclamait  solennellement,  le  peuple  aurait  tendance  à  voir  partout 
des  empiétements  à  ses  droits  et  provoquerait  constamment  des 
crises  qui  sont  une  calamité  pour  l'ordre  et  la  prospérité  d'un  pays. 

2°  Ce  droit  pourrait  souvent  être  exploité  par  des  intrigants. 

Il  faut  répondre  à  la  i'"  objection  que,  comme  l'a  remarqué  avec 
raison  Locke,  le  peuple  a  plus  que  quiconque  conscience  de  la  néces- 
sité de  stabiliié  et  de  paix.  II  réprouve  les  agitateurs  et  ne  se  décide 
que  lentement  à  un  soulèvement  (v.  supra  n»  50);  il  n'y  a  recours 
que  lorsque  les. vexations  et  l'arbitraire  des  gouvernants  se  font 


204  CONCLUSION 

sentir  sur  la  majeure  partie  du  corps  social  et  deviennent  vraiment 
insupportables. 

Quant  au  danger  signalé  par  la  2^  objection,  il  n'est  pas  à  craindre 
chez  un  peuple  qui  a  atteint  un  certain  niveau  d'éducation  politique. 

En  effet,  dans  un  régime  politique  bien  organisé,  où  chacun  jouit 
de  ses  droits  et  a  conscience  de  la  place  qu'il  occupe  dans  la  société, 
dans  lequel  les  actes  des  gouvernants  sont  contrôlés  au  grand  jour, 
il  est  peu  vraisemblable  qu'un  intrigant  recrute  des  partisans  et 
obtienne  une  aide  appréciable  pour  faire  triompher  ses  projets 
égoïstes. 

Nous  entendons  par  là  un  peuple,  éduquê  politiquement  qui,  au 
moment  de  la  violation  de  ses  droits  (droits  dont  il  pouvait  jouir 
jusque  là)  saura  se  guider  sûrement  sans  se  laisser  entraîner  par  les 
surenchères  démagogiques. 

Mais  d'ailleurs,  le  droit  d'insurrection,  légitime  au  nom  de  la  jus- 
tice dans  des  moments  critiques  où  le  peuple  se  trouve  menacé  dans 
sa  conservation  et  son  libre  développement,  ne  saurait  être  étouffé 
par  des  textes  prohibitifs  quelconque. 

Proclamer  même  dans  une  constitution  que  la  forme  du  gouver- 
nement ne  peut  être  modifiée  c'est  affirmer  un  principe  précaire. 

Une  génération  ne  peut  être  liée  pour  toujours  par  des  engage- 
ments de  générations  antérieures  et,  du  reste,  il  peut  se  faire  que 
ces  générations  antérieures  n'aient  jamais  été  consultées  sur  un 
régime  qui  leur  a  été  imposé  par  la  force. 

Le  droit  d'insurrection,  avons-nous  dit,  ne  peut  être  étouffé  même 
par  les  prohibitions  les  plus  solennelles,  car  la  souveraineté  natio- 
nale est,  en  môme  temps  qu'un  principe  de  droit,  une  force  sociale. 


FIN 


Lu  ET  Approuvé  :  ^"  '■ 

Le  Président,  ^'  ^"^^'^' 

F    LARNAUDE.  F-  LARNAUDE. 


Vu  ET  PERMIS  d'imprimer  : 

Le  Recteur  de  l'Académie  de  Paris, 
P.  APPELL. 


16 


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GUIT  et   ESMEIN. 

Revue  a" économie  politique,  Voir  RiST. 

Revue  historique,  Voir  Fliche. 

Revue  historique  du  droit  français  et  étranger,  Voir  Secrétan. 

Revue  internationale  de  l'enseignement,  Voir  Ripert. 

Revue  de  métaphysiqne  et  de  morale^  Voir  Bach. 

Revue  politique  et  parlementaire.  Voir  Esmein. 

Revue  positiviste  internationale.  Voir  Sartiaux. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


INTRODUCTION 


Nos  Pages 

1.  —  Le  droit  d'insurrection  et  la  philosophie  juridique vu 

2.  —  Historique  très  sommaire  des  principales  doctrines. . .  x 

1.  —  Tyrannicide xii 

H.  —  Droit  d'insurrection xvi 

3.  —  Le  droit  d'insurrection  et  le  droit  public xxvi 

4.  —  Aperçu  des  textes  ayant  proclamé  ce  droit xxvii 

5.  —  Plan  d'étude xxxiii 

PREMIÈRE   PARTIE 

HOBBES 

CHAPITRE   l".   —  APERÇU  GÉNÉRAL  DE  LA  DOCTRINE  POLITIQUE 
Dï  HOBBES 

SECTION  I.  —  Distinction  entre  l'état  de  nature  et  la  société  civile 
a)  Etat  de  nature 

6.  —  L'état  de  nature  c'est  la  guerre  perpétuelle 1 

b)  Société  civile 

7.  _  Formation  de  la  société  civile ' 

8.  —  L'Etat  c'est  un  dieu  mortel  :  «  leviathan  » 9 

SECTION  II.  —  Souveraineté  absolue  de  l'Etat 

9.  —  Distinction  entre  la  multitude  et  le  peuple  12 

10.  —  Opposition  entre  Ilobbes  et  J.-J.  Rousseau 14 


214  TABLE    DES    MATIÈRES 

Nos  Pages 

li.  —  Le  souverain  a  une  autorité  absolue 16 

12  —  r.e  souverain  n'est  pas  soumis  aux  lois  civiles 18 

SECTION  III.  —  Liberté  des  individus  dans  l'Etat 

13.  —  Idée  de  liberté 20 

1 4.  —  Devoirs  du  souverain 21 

15.  —  En  quoi  consiste  la  liberté  des  sujets  : 

1°  Silence  de  la  loi 22 

2»  Résistance  de  l'individu  en  cas  de  péril  de  sa  vie ...       24 

CHAPITRE  II.    -  INSURRECTION 

16.  —  Hobbes  hostile  à  l'insurrection  et  au  tyrannicide 31 

SECTION  I.  —  Le  souverain  ne  peut  jamais  être  révoqué  légitimement 

17.  —  Impossibilité  d'unanimiié  des  sujets 32 

18.  —  Absence  de  pacte  entre  l'autorité  suprême  et  les  sujets. 

Dissolution  du  peuple  après  l'investiture  du  souverain  . .       39 

SECTION  II.  —  La  désobéissance  des  sujets  est  une  injure 

19.  —  Devoir  d'obéissance  des  sujets 46 

10.  —  Cas  où  le  devoir  d'obéissance  des  sujets  cesse 47 

SECTION  III.  —  Considérations  sur  la  sédition 

21 .  —  Gomment  prévenir  la  sédition 49 

22.  —  Le  souverain^  crée  4e  juste  et  l'injuste 52 

23.  —  Quelques  opinions  séditieuses 53 

SECTION  IV.  —  Crime  de  lèse-majesté 

24.  —  Quand  existe-t-il  i 56 

25.  —  Le  crime  de   lèse-majesté   est  une  enfreinte  à  la  loi 

naturelle 57 

26.  —  Le  crime  de  lèse-majesté  est  punissable  par  le  droit  de 

la  guerre 38 


TABLE   DES    MATIÈRES  215 

Nos  Pages 

CHAPITRE    III.  —   TYRANNICIDE 

27.  —  l^a  tyrannie  n'est  pas  distincte  de  la  monarchie  légitime      .59 

28.  —  Réprobation  du  tyrannicide 62 

DEUXIÈME  PARTIE 

LOCKE 

CHAPITRE  I^'. —  APERÇU  GÉNÉRAL  DE  LA  DOCTRINE  POLITIQUE  DE  LOCKE 

SECTION  I.  —  Distinction  entre  l'état  de  nature  et  la  société  civile 

aJEXat  de  nature. 

29.  —  C'est  un  état  de  liberté,  d'égalité  et  d'insécurité 67 

bj  Société  civile 

30.  —  Idée  générale 69 

31.  —  Son  fondement:  consentement  commun,  contrat 71 

32.  —  Sa  fin  :  veiller  à  la  sûreté  et  au  bien  du  peuple 76 

SECTION  II.  —  Nature  du  pouvoir  de  l'autorité 

33.  —  Délégation  du  pouvoir  aux  gouvernants 77 

34.  —  Etendue  du  pouvoir  législatif 78 

35   —  Limitation  du  pouvoir  de  l'autorité 79 

36.  ~  La  monarchie  absolue  incompatible  avec  la  société  civile      80 

CHAPITRE  II.  —  DROIT  d'insurrectiojv 
SECTION  I.  —  Légitimité  de  la  résistance  agressive  du  peuple 

37.  —  Idée  générale  de  la  résistance  du  peuple  contre  l'autorité      81 

section  II.  —  Cas  de  résistance 
a)  Conquête 

38.  —  La  conquête  ne  constitue  pas  un  pouvoir  légitime 83 


215  TABLE    DES   MATIÈRES 

N"^  liages 

39.  —  Les  promesses  arrachées  de  force  n'engagent  pas  leurs 

auteurs S6 

b)  Usurpation 

40.  —  L'obéissance  n'est  pas  due  à  l'usurpateur 87 

c)  Tyrannie 
ii.  —  Qu'est-ce  que  la  tj'rannie? 88 

42.  —  Droit  de  résistance  contre  le  tyran 89 

SECTION  III.  —  La  résistance  par  la  force  est  pour  le  peuple 
une  ressource  extrême 

43.  —  Quand  doit-il  y  recourir  ?» 90 

44.  —  1''=^  condition  :  Impossibilité  de  recourir  aux  voies  légales      90 

45.  —  2e  condition  :  Menace  contre  le  corps  social 93 

SECTION  IV.  —  Résistance  contre  le  pouvoir  législatif 
et  contre  l'exécutif 

a)  Résistance  contre  le  pouvoir  législatif 

46.  —  Atteinte  à  la  vie,  aux  libertés  et  aux  biens  du  peuple  ...       94 

b)  Résistance  contre  le  pouvoir  exécutif 

47.  —  Abus  de  sa  «  prérogative  » 95 

48.  —  Dissolution  de  l'Assemblée  législative 97 

SECTION  V.  —  Objection  contre  la  résistance  agressive  du  peuple. 
'  Leur  réfutation  par  Locke 

49.  —  Danger  d'instabilité  pour  la  société 99 

50. —  L'opinion  publique  est  ignorante  et  inconstante 102 

51.  —  La  violence  sans    droit  rompt   tous  les   engagements 

précédents 107 

52.  —  Le  peuple  est  juge  des  actes  de  l'autorité 109 

53.  —  Le  pouvoir  originaire  du  peuple  ne  peut  faire  retour 

à  lui  tant  que  le  gouvernement  «  subsiste  » 110 


TABLE    DES    MATIÈRES  217 

N»'  Pages 

TROISIEME   PARTIE 

KANT 

CHAPITRE  I'^^  —  aperçu  général  de  la  ioctrine  politique 

DE   KANT 

SECTION  I.  —  Distinction  entre  l'état  de  nature  et  la  société  civile 

a)  Etat  de  nature 

54.  —  Autonomie  de  l'individu  à  l'état  de  nature 113 

55.  —  Dans  l'état  de  nature,  il  n'y  a  pas  de  garantie  légale 114 

56.  —  Nécessité  d'entrer  dans  la  société  civile 115 

b)  Société  civile 

57.  —  Qu'est-ce  que  l'Etat  ? 116 

58.  —  Idée  de  contrat  à  l'origine  des  sociétés  civiles 1 17 

59.  —  Liberté  intacte  de  l'individu  dans  la  société  civile. 1 18 

SECTION  II.  —  Divinisation  de  la  puissance  étatique 

60.  —  Pouvoirs  de  l'Etat.  —  Trinité  politique  . . . .  p. 120 

61.  —  La  souveraineté  de  l'Etat  est  sacrée  et  d'essence  divine. .     125 

CHAPITRE   II.    —  RÉSISTANCE  AGRESSIVE  ET  «  NÉGATIVE  » 

62.  —  Kant  partisan  d'un  culte  aveugle  à  l'autorité 127 

SECTION  I.  —  Illégitimité  de  la  résistance  agressive 

63.  —  L'insurrection  et  le  tyrannicide  sont  des  crimes 128 

Q'i.  —  La  résistance  du  peuple  ne  peut  être  proclamée  par  une 

loi 132 

65.  —  Considérations  sur  l'abdication  forcée  du  monarque 138 

SECTION  II.  —  La  résistance  négative  est  permise 

66.  -  Contrôle  parlementaire  mitigé 139 


218  TABLE   DES   MATIÈRES 

Nos  Pages 

SECTION  III    —  Obéissance  due  au  gouvernemeyit 

issu  d'une  insurrection 

67.  —  Pas  de  résistance  contre  l'autorité  établie 144 

68.  —  Critique  de  Kant  contre  les  partisans  de  l'insurrection.. .     146 

69.  —  Kant  se  défend  contre  le  paradoxe  du  culte  aveugle  à 

l'autorité 148 

70.  —  La  souveraineté  fondée  sur  la  force 150 

CHAPITRE  III.  —  LIBERTÉ  d'écrire  et  de  penser 

a)  Liberté  d'écrire 

71.  —  L'  «  usage  public  »  de  la  raison  est  permis [3 

72.  —  Réserve  tirée  du  respect  de  la  Constitution 154 

b)  Liberté  de  penser 

73.  —  Tolérance  religieuse ; 157 

CHAPITRE    IV.   —    KANT   ET   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

74.  —  Intérêt  de  la  question 160 

SECTION  I.  —  Kant  et  la  philosophie  française  du  xYiir  siècle 

75.  —  Kant  n'est  pas  un  disciple  des  philosophes  français  du 

xviiie  siècle 161 

76.  —  Kant  a  dénaturé  la  doctrine  de  J.-J.  Rousseau 163 

77.  —  La  Révolution  Française  a-t-elle  subi  l'influence  entière 

de  J.-J,  Reusseau  '....     16'3 

SECTION  II.  —  Kant  et  Cœuvre  de  la  Révolution 

78.  —  Opposition  de  la  doctrine  de  Kant  à  l'œuvre  de  la  Révo- 

lution      167 

79.  —  Prétendu   enthousiasme   de    Kant  pour   la   Révolution 

Française 175 


TABLE   DES    MATIÈRES  219 

No.  Pages 

CONCLUSION 

80.  —  Quelle  est  la  vérité  sur  le  droit  d'insurrection  ? 181 

81.  —  La  souveraineté  appartient  au  peuple 181 

8'2   —  Délégation  du  pouvoir 183 

83.  —  L'autorité  politique  exerce  une  fonction  ,  185 

8i.  —  Légitimité  du  droit  d'insurrection  in  extremis,  en  cas  de 

menace  contre  le  corps  social 190 

85.  —  Réfutation  des  objections  opposées  contre  le  droit  d'in- 
surrection   197 

io  objection  tirée  de  l'ordre  public 198 

2°  objection  que  le  peuple  est  juge  et  partie 202 

3°  objection  de  fait 203 

BIBLIOGRAPHIE 207 


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