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Sermon sur la Montagne
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dans notre langage et pour notre temps
TRADUCTION DE S. GODET
SAINT-BLAISE
FOYER SOLIDARISTE
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Le Sermon sur la Montagne
JOHANNES MULLER
Le Sermon sur la Montagne
transposé
dans notre langage et pour notre temps
►
TRADUCTION DE S. GODET
SAINT-BLAISE
FOYER SOLIDARISTE
1912
Lausanne. — Imprimerie coopérative La Concorde.
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\1988/^
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AVANT-PROPOS DE LA TRADUCTRICE
JI y a quelques années, un périodique allemand intitule-
ra/ter zur Pflege persônlichen Lebens nie tomba sous 1rs
yeux. Dès les premières lignes, j'eus l'impression de pénétrer
dans une atmosphère toute nouvelle, où se retrouvaient ce-
pendant, ramenés à leur source et à leur fin, tous les éléments
de vie que j'avais rencontrés ailleurs épars et fragmentaires
Je me trouvais en face de vérités qu'il ne s'agissait plus de
croire, d'admettre ou de discuter, car elles portaient en elles-
mêmes leur évidence, s'imposaient à quelque chose de plus
profond que l'intelligence, le sentiment et la conscience, et
devaient nécessairement se vérifier par l'expérience. Je n'étais
plus sur le terrain des idées, mais dans le domaine de l'intui-
tion immédiate, non sur le terrain «les principes, mais sur ce-
lui de la réalité même, de la vie. - mol donl on abuse au-
jourd'hui, mais dont le sens ne nous apparaît encore que
confusément.
Un commerce familier avec les œuvres de Johannes Mûller
a encore fortifié eette impression. Si. parmi ses nombreux
écrits, j'ai traduit de préférence le Sermon sur la montagne
(Die Bergpredigt verdentscht und vergegenwârtigt), c'esi
qu'il m'a semblé contenir en substance ce que les autres dé-
veloppent et précisent en l'appliquant aux diverses faces de
la pensée et de la conduite ; je veux parler de l'« art de vivre».
révélé et pratiqué par Jésus, et qu'il appartient à notre temps
de saisir dans sa vérité, et à l'avenir de réaliser parfaitement.
LE SERMON SUR LA MONTAGNE
INTRODUCTION
Notre désarroi en présence des paroles de Jésus.
Un des phénomènes caractéristiques de notre temps,
c'est la tendance que marquent presque tous les grands
mouvements de la pensée à se rattacher en quelque
manière au Christ historique. Les esprits les plus
hostiles aux diverses interprétations que l'Eglise a don-
nées de la tradition évangélique. et à l'usage qu'en a
fait la chrétienté, se voient dans la nécessité de compter
avec lui. Même abstraction faite du nouvel essor de la
vie dans l'Eglise, et de la position prédominante que la
personnalité de Jésus a conquise, dans le protestantisme
du moins, nous constatons que jamais encore, à aucune
époque, il n'a occupé dans la vie et dans la pensée pro-
fanes la place qu'il y tient aujourd'hui.
Or le centre de cet intérêt, le foyer où semblent con-
verger actuellement tous les rayons émanant de sa per-
sonnalité, c'est le Sermon sur la montagne. Ce discours
est envisagé de nos jours comme « l'Evangile de l'Evan-
INTRODUCTION
gile ». l'expression condensée de ce que Jésus s'est pro-
posé.
Il n'est guère de chercheur contemporain aux prises
avec l'énigme de l'être humain, avec le problème de la
véritable culture, avec les grandes questions de l'exis-
tence, qui puisse, à la longue, éliminer Jésus. Au contraire,
tous se sentent irrésistiblement attirés par lui. tous
tiennent à se réclamer de lui et à faire de la tradition
évangélique — parfois étrangement défigurée, il est vrai
— la pierre angulaire de leur système. Ceux mêmes
que le Christ laisse le plus perplexes sont obligés de
prendre position à son égard. On ne saurait le passer
sous silence et telle est sa puissance d'attraction que ce
sont précisément ses adversaires les plus acharnés qui
parviennent le moins à l'ignorer. Nietzsche s'est débattu
contre lui sa vie durant.
De cet état d'esprit se dégagent une vérité : Jésus
est incontestablement le pivot de la destinée humaine.
— et une certitude : c'est de lui. avant tout, qu'il con-
vient d'attendre des solutions pour nos détresses, des
directions pour notre avenir. Peu importent à cet égard
les opinions que nous professons : ni l'athéisme, ni le
matérialisme ne sauraient aujourd'hui empêcher per-
sonne d'interroger le Christ : car c'est l'effort de la vie
qui nous pousse vers lui, ce sont des sources de vie
que nous allons chercher auprès de lui.
Mais ces sources ne sont point aisées à découvrir.
Nous constatons au contraire — et cette observation
parait au premier abord incompatible avec l'attrait que
Jésus exerce sur les hommes de notre temps — qu'ils ne
sont pas nombreux, ceux qui parviennent à entrer en
NOTRE DESARROI EN PRESENCE DES PAROLES DE JESUS 3
contact, (lune manière indépendante et personnelle,
avec cette personnalité unique, .l'ai rencontré, au cours
des années, beaucoup <le chercheurs sincères en quête
d'un guide, auxquels j'ai montré Jésus ; je les ai pres-
que tous entendus déclarer que, malgré de sérieux efforts,
la tradition évangélique leur reste, en fin de compte.
étrangère et inintelligible.
Si cet état de choses résultait uniquement du l'ait que
l'Evangile a été défloré et affadi par l'enseignement
religieux en usage, il serait possible d'y remédier dans
une certaine mesure par l'emploi de traductions nouvel-
les. Mais cela ne suffirait point encore : il faut qu'il
soit mis à notre portée.
Pour bien connus que nous paraissent les actes et
les paroles de Jésus, en réalité ils restent lettre close,
comme cela est d'ailleurs inévitable, étant donnée la
difiérence des, temps et des milieux. Le texte des Evan-
giles l'end à nos oreilles un son familier ; mais nous ne
parvenons pas à mettre leur contenu en relation avec
notre vie. simplement et naturellement, et par consé-
quent, nous ne savons trop qu'en faire.
Cet embarras est évident en lace des œuvres de
Jésus. Quant à ses paroles, la plupart des chrétiens se
font illusion sur la valeur qu'elles ont pour eux jus-
qu'au moment où. irrésistiblement poussés par leur an-
goisse intérieure à chercher auprès de lui un secours
personnel, ils s'aperçoivent qu'ils ne sauraient trouver
aucun rapport direct entre ses déclarations et leur
situation particulière. Cour que les chercheurs d'au-
jourd'hui entrent réellement en contael avec Jésus, il
faut donc tout d'abord qu'il leur soi! rendu intelligible.
INTRODUCTION
Il est un fait qui confirme ces observations : les hom-
mes les plus marquants, ceux mêmes qui donnent une
voix et fraient un chemin aux aspirations nouvelles,
prêtent à Jésus plus qu'ils ne reçoivent de lui. Ils im-
prègnent ses discours des idées du jour et de leurs pro-
pres points de vue: théosophie, pessimisme bouddhique,
par exemple. Ils ne nous le présentent pas lui-même sous
un costume moderne, mais ils partagent entre eux ses
vêtements pour s'en draper. On enlève et on ajoute
avec un arbitraire illimité. On écarte sans façon les ré-
sultats certains de l* investigation scientifique qui. de-
puis un siècle, s'efforce avec une ardeur et une minutie
incomparables de préciser le sens des paroles de Jésus
au moyen de la philologie et de l'histoire. « Ce n'est
que de la théologie ! » répète-t-on. Chacun découvre en
Jésus ses propres trouvailles et invoque le témoignage
du Christ en faveur de sa propre cause. Au lieu de
s'approcher de lui pour l'interroger, prêt à l'écouter et
à le suivre afin de se laisser instruire par lui. on verse
sa propre sagesse dans cette source mystérieuse pour
l'en retirer ensuite avec un geste prophétique.
Ces partis pris, ces opinions préconçues n'expliquent
cependant pas complètement ce qu'il y a d'arbitraire
dans les interprétations modernes. A mon avis, la cause
principale en est ailleurs: notre temps n'a pas encore
trouvé une méthode d'interprétation satisfaisante.
Serait-ce que les chercheurs contemporains émancipés
de l'infiuence de l'Eglise ont. de ce fait, perdu la clef
de la connaissance? Evidemment non. car dans ce cas
l'Eglise, elle, devrait ouvrir aux siens la porte. Or il
n'en est rien. Là comme ailleurs, on ne va pas au-delà
NOTRE DÉSARROI EN PRÉSENCE DES PAROLES DE JÉS1 s 5
d'une conception vieillie et ascétique «le l'Evangile. Le
contact personnel et vivant avec les paroles île Jésus y
fait défaut aussi bien cpie leur application pratique.
Elles ne deviennent que trop rarement un événement <pii
révolutionne la vie. un principe directeur de la conduite
individuelle. La «justice supérieure» est encore un se-
cret. S'il en était autrement, les gens d'Eglise, par leur
seule présence, serviraient de flambeaux et de guides
aux chercheurs contemporains.
Mais ce n'est pas tout. Dans l'Eglise même, les pa-
roles de Jésus sont loin d'avoir, en général, l'importance
capitale que se figurent les gens i\u dehors. On y atta-
che peu de prix au Sermon sur la Montagne, sous pré-
texte qu'il ne traite pas de la loi et que la personne de
Jésus n'y joue aucun rôle. Ceux qui font de ce discours
le fondement de leur vie sont tenus pour suspects: et
puis, on ne s.ait trop que faire «le certaines affirmations
de Jésus, bon nombre de ses paroles tombent dans
l'oubli, on préfère ne pas les entendre. Enfin, tandis
([n'en dehors de l'Eglise se manifeste depuis quelques
années, chez les esprits les plus divers, une tendance à
revenir aux enseignements du Christ, dans les cercles reli-
gieux, au contraire, on s'est demandé quelquefois si ces
discours peuvent encore servir de base à la morale mo-
derne, et quelques-uns l'ont nié. Ce fait que dans les
milieux ecclésiastiques les déclarations de Jésus sont
traitées de haut par les uns. font éprouver à d'autres du
malaise, ou bien encore reslenl impénétrables et stériles.
prouve, me semble-t-il, que là aussi l'interprétation vi-
vante et la véritable compréhension fonl défaut.
Une interprétation grossièrement arbitraire de l'Evan-
6 INTRODUCTION
gilè est impossible, sans doute, à ceux qui se sentent
liés par la méthode philologique et historique. Toutefois
L'investigation scientifique elle-même ne conduit qu'aux
confins de la vérité, elle n'y fait point pénétrer. 11 en
est de même des méditations pieuses dans lesquelles le
cœur croyant cherche son édification et qui laissent le
champ libre à l'arbitraire plus subtil de la réflexion in-
dividuelle. Elles enfouissent les grains de semence, au
lieu de les laisser germer et croître. Elles nous parlent
de l'Evangile, au lieu de le laisser retentir lui-même en
nous.
Dans ces conditions, une question préliminaire s'im-
pose à ceux qui cherchent à établir un contact intime et
réel entre nous et notre temps, d'une part, et le Ser-
mon sur la montagne, de l'autre. Quelle est la voie à
suivre pour en découvrir la signification certaine et vi-
vante ?
Les bases d'une juste interprétation.
La vérité ne saurait se refléter fidèlement que dans
un esprit parfaitement limpide, c'est-à-dire exempt de
toute idée préconçue. Seule une ingénuité absolue nous
permet de discerner exactement ce que nous consi-
dérons, car pour que la réalité se révèle à nous, il faut
lui prêter une attention respectueuse. C'est donc sans
parti pris et en iaisant abstraction de nos préjugés, de
nos désirs, de notre conception du monde et de la vie,
que nous devons aborder les enseignements de Jésus et
les laisser agir sur nous. Alors seulement nous pour-
rons espérer voir les voiles du passé se déchirer, et la
r.Ks BASES D'UNE JUSTE INTERPRÉTATION
vérité qu'ils recouvrent nous apparaître, à nous, hom-
mes d'aujourd'hui. Ceux-là donc y parviendront le plus
sûremenl qui, dans tous les domaines, ne sont encore
que des chercheurs et qui, par conséquent, s'approche-
ront du Christ en interrogateurs, pour trouver, si pos-
sible, auprès de lui des solutions et des directions.
Malheureusement, ce ne sont pas seulement les pré-
jugés personnels qui troublent notre entendement à
l'égard de Jésus, mais encore les opinions préconçues
générales et traditionnelles. A dire vrai, il nous est
impossible, dans l'état de choses actuel, de nous appro-
cher d'emblée de Jésus sans parti pris. Tous nous avons
à nous libérer d'abord de nos opinions, quelles qu'elles
soient.
Jésus est généralement envisagé comme le fondateur
et le centre d'une religion. C'est bien ce qu'on a l'ait de
lui. Reste à, savoir s'il l'a été et s'il a voulu l'être. Cette
manière de le considérer se justifie peut-être par le rôle
que Jésus a joué dans l'histoire des vingt derniers
siècles, mais en ce qui concerne sa personnalité histo-
rique et concrète et l'œuvre de sa vie. elle n'est qu'un
préjugé qui projette sur toutes choses un jour taux
et incomplet. Il s'agit donc de nous en affranchir.
Il est plus facile, c'est vrai, de le dire que de le
faire, et bien îles gens n'y réussiront peut-être jamais.
Efforçons-nous y cependant par tous les moyens. Con-
traienons-nous à considérer Jésus sous un aspect diffé-
rent. Il n'y a là rien d'impossible. N'a-t-il pas été persé-
cuté et crucifié comme blasphémateur et comme ennemi
de la religion? D'ailleurs, le mouvement dont il fut
l'initiateur n'a pas élé désigné à l'origine sous le nom
8 INTRODUCTION
d'église ou de religion, mais seulement comme « la
voie » (Actes des Apôtres, ch. at\, v. i4), et peut-être
Jésus a-t-il précisément cherché à affranchir la foi —
en tant qu'intuition spontanée de Dieu — de la reli-
gion.
Essayons donc d'envisager le Christ soit comme l'initia-
teur d'une culture absolument nouvelle, soit comme
l'apôtre d'une réforme sociale et d'une transformation
radicale de toutes les relations humaines, soit comme
le prophète visionnaire de la fin du monde auquel
l'histoire a donné le démenti, soit comme celui qui
est venu éclairer les profondeurs du problème humain,
soit encore comme le révélateur de sources de vie igno-
rées avant lui, et de puissances de guérison pour l'huma-
nité décrépite. Il se peut que l'un ou l'autre de ces
points de vue soit aussi correct, ou aussi faux, que le
point de vue religieux habituel. Je ne dis point, du
reste, que nous devions nous arrêter à l'un ou à
l'autre ; ce serait tomber de Charvbde en Scvlla. Il
s'agit simplement de contempler la personne du
Christ sous un angle nouveau, de le considérer en
dehors de la catégorie des fondateurs de religion et des
moralistes, à laquelle il appartient à peu près aussi
exactement que Goethe à celle des ministres d'Etat.
Pour subir ingénument son influence, prenons en face
de son génie propre une attitude toute réceptive, et dé-
barrassons-nous complètement de toute opinion courante
à son sujet. Envisageons-le provisoirement comme une
personnalité à part, unique en son genre, jusqu'à ce que
nous ayons compris ce qu'il a été en réalité. Alors il
LES BASES 1) CNE JUSTE INTERPRETATION 9
sera temps de chercher ses pareils, pour le faire rentrer,
le cas échéant, dans une catégorie donnée.
Cette libération est nécessaire à l'égard <le Jésus
d'une manière générale et du Sermon sur la montagne
en particulier, car toutes les explications qu'on a don-
nées de ce discours sont entachées d'idées préconçues.
Les uns y voient le Décalogue de la nouvelle alliance,
d'autres les principes fondamentaux de l'éthique de Jé-
sus, d'autres enfin la loi morale absolue dont la pureté
et la profondeur ne sauraient être surpassées. Autant
de jugements, autant de préjugés.
Le Sermon sur la montagne n'est point une loi mo-
rale. Il ne veut ni ne saurait l'être. 11 renferme sans
doute certains éléments qui justifient cette définition,
mais telle n'est pas cependant sa signification première.
Une loi morale doit avoir une portée générale et son
accomplissement doit être possible, humainement par-
lant. Le Sermon sur la montagne, au contraire, s'adresse
à un groupe strictement délimité d'auditeurs, et ses ins-
tructions envisagées comme des préceptes moraux dune
portée générale, émettent des prétentions irréalisables.
Le radicalisme conséquent de Tolstoï a prouvé que
les principes du Sermon sur la montagne, effectivement
et universellement pratiqués, entraîneraient la dissolu-
tion de L'Etat. C'en sérail fait du servie»' militaire
comme de l'exercice du droit civil et Au droit pénal.
de toute concurrence économique ; ussi bien que de
L'application de la loi <ie la réciprocité.
En outre, peut-on réellement imposer à on être de
chair et de sang !«■ fardeau moral de cette parole : cr Qui-
10 INTRODUCTION
conque se met en colère contre son frère est un meur-
trier, quiconque regarde une ièmme avec convoitise com-
met un adultère » ? Peut-on exiger d'un homme qu'il
n'oppose aucune résistance au mal. mais accepte et su-
bisse tout ? Peut-on commander l'amour des ennemis —
alors qu'on ne saurait aimer que lorsqu'on y est irré-
sistiblement entraîné — et ordonner à la main droite
d'ignorer ce que l'ait la gauche? Evidemment non.
Envisagé comme une loi morale, le Sermon sur
la montagne est un instrument de torture au moyen
duquel on se martyrise en vain, ou une relique humble-
ment révérée, mais dont on ne saurait faire usage. Le
témoignage le plus évident de ce qu'il a d'insoutenable
en tant que loi morale universelle, nous est fourni déjà
par les plus anciens manuscrits des Evangiles. Nous y
trouvons, en effet, des corrections destinées à atténuer
ses ce exigences insensées » et ses «paradoxes hardis ».
afin de les rendre acceptables. Ainsi au passage : « Ce-
lui qui se met en colère contre son frère », on a ajouté
les mots ce sans cause ». et à la parole qui interdit le
divorce, ceux-ci : ce sauf pour cause d'adultère».
La coutume des églises chrétiennes confirme nos allé-
gations. Dès les temps les plus anciens, en effet, il y
est tacitement admis que les ce exigences outrées» de ce
discours n'obligent personne dans la pratique. Nul n'y
songe à tout subir sans résistance, à bénir ses persé-
cuteurs, à prendre à l'égard des biens terrestres l'atti-
tude prescrite, ni même à suivre les instructions de Jésus
relatives à la prière. On se rend fort bien compte.
d'ailleurs, que l'on est en contradiction flagrante
avec les paroles du Maître. Remarquez, par exemple,
LES BASES DUNE JUSTE [NTEKPRETAÏION II
cette locution caractéristique parmi les chrétiens: «.Je
ne veux pas juger, mais... » suivie d'un verdict aussi
tranchant que le glaive du justicier.
C'est ainsi que le Sermon sur la montagne, expression
sublime dune vie toute nouvelle, a été abaissé au ni-
veau de la médiocrité générale. Pour pouvoir l'appli-
quer à tous, il fallait le vulgariser. Au lieu le rompre
avec le préjugé qui eu Taisait une loi morale universelle,
on a écarté ou dissimulé les difficultés qu'entraînait
cette interprétation. Et cela, tout en continuant à répé-
ter que Jésus nous a affranchis de la loi ! On ne sau-
rait vraiment trouver d'exemple plus criant de la façon
dont un préjugé enraciné défie toutes les protestations
de la réalité et de la logique, et exerce son action fu-
neste.
L'absence complète de tout parti pris est donc la
première condition nécessaire pour arriver à une intelli-
gence certaine des paroles île Jésus, mais l'examen his-
torique et philologique très exact de leur sens original
n'est pas moins indispensable. Si donc nous saluons avec
joie les travaux des laïques, nombreux à notre époque',
qui s'efforcent de scruter le sens véritable du Sermon
sur la montagne indépendamment des traditions de
l'exégèse ecclésiastique, aussi bien (pie des préjugés
théologiques, leur expérience même nous enseigne que
nul ne saurait impunément s'affranchir de la recherche
scientifique. Nous ne pouvons l'aii • abstraction des
vingt siècles qui nous séparent du moment où Jésus a
parlé. Impossible, par conséquent, de déterminer en
quelque mesure ce qu'il a voulu dire, sans le secours
de l'histoire et de la philologie. Car si nous ne dis-
12 INTKOIiUCTION
cernons jias même avec certitude ce qu'il a voulu dire
alors, comment reconnaîtrons-nous ce que ses paroles
signifient aujourd'hui pour nous ?
La critique littéraire et philologique du Nouveau Tes-
tament et les études historiques nous sont donc néces-
saires en tant que sciences auxiliaires. Ce sont des ou-
tils : leur valeur dépend de l'emploi judicieux qu'on en
l'ait. Elles peuvent nous renseigner avec exactitude sur
la l'orme, et en même temps nous induire en erreur
quant au fond. C'est le cas, par exemple, lorsqu'elles
déterminent le sens des paroles de Jésus au moyen des
notions que ses contemporains rattachaient aux expres-
sions dont il s'est servi. C'est enlever à ces paroles,
précisément ce qu'elles avaient de neuf et d'original.
Jésus s'est servi de locutions courantes, mais il a versé
dans ces moules un contenu nouveau qui les a fait voler
en éclats, et ses débats avec ses adversaires roulaient
précisément sur ce contenu différent renfermé dans des
mots identiques. Qui songerait, en efïet. à demander à
la théologie juive de son temps, ce que Jésus entendait
par l'expression de « Royaume de Dieu »?
Toutefois, l'investigation scientifique n'est qu'une ciel'.
Reste à ouvrir la porte. L'étude la plus approfondie ne
nous procure qu'une connaissance théorique et docu-
mentaire. Seule l'identité de la vie établira entre nous
e( l'Evangile le contact qui nous permettra de le péné-
trer dune manière intuitive et originale.
LES TROIS TRANSPOSITIONS NÉCESSAIRES l3
Les trois transpositions nécessaires.
Quand nous examinons les récits évangéliques sans
parti pris et avec la perspicacité d'un coup d'œil exercé
par la méthode scientifique, leur sens véritable ne tarde
pas à nous apparaître. Cependant nous ne les saisissons
dans toute leur réalité que lorsque notre esprit se les
approprie d'une manière vivante et complète, par un
acte de volonté. Dès qu'il s'y efforce, nous constatons
que cette prise de possession implique trois transposi-
tions préalables.
Il faut d'abord que nous transposions dans notre lan-
gage les discours de Jésus; car. issus du sol juif, ils
ont été adressés à des Juifs, c'est-à-dire à un peuple
appartenant à une race spéciale et ayant son histoire
particulière. Nous savons aujourd'hui mieux qu'autre-
fois que ce qu'il y a de proprement humain chez tous
les êtres plonge ses racines dans le caractère national
et crée par conséquent dans chaque peuple une sensibi-
lité et des habitudes de pensée différentes. Comparez
par exemple la mentalité indo-germanique à la menta-
lité mongole, la pensée européenne à la pensée indoue.
Plus on les étudie, plus les oppositions apparaissent
entre elles irréductibles. Si. par contraste, la dillé-
rence entre notre mentalité et la mentalité Israélite
nous parait relativement insignifiante, cela tient à ce
que, depuis îles siècles, la pensée juive nous a été
inoculée, à notre insu, par le christianisme. Même lors-
que, à maintes reprises, l'esprit germanique a réagi
l\ INTRODUCTION
— chez Luther surtout — il l'a l'ait sans se rendre
compte de cette antinomie. Tantôt il s'est révolté contre
le christianisme en bloc, incapable qu'il était <le distin-
guer entre ses éléments proprement humains et ses
conceptions juives, et surtout de les dissocier : tantôt il
a combattu certains points de vue du christianisme
dans lesquels se manifeste d'une façon symptomatique
la fusion intellectuelle de plusieurs races différentes. —
au lieu d'expulser l'apport étranger qui en était cause.
Ce n'est que tout récemment que l'attention s'est
éveillée sur les caractères spéciaux des diverses natio-
nalités et leur influence sur la vie intérieure des indivi-
dus, et c'est là ce qui nous incite aujourd'hui à trans-
poser dans notre langage les expressions issues d'une
mentalité étrangère, et aussi ce qui nous rend capables
de le faire.
En voici un exemple. Pour faire pressentir à ses au-
diteurs la valeur, la signification d'un certain état inté-
rieur ou L'effet d'une certaine manière d'agir, Jésus leur
parle volontiers de la « récompense » qu'ils peuvent en
attendre. Toutefois ce n'est là qu'une forme de langage
israélite. marquant d'une part un rapport conforme
aux lois naturelles de notre existence, d'autre pari
l'importance des intérêts personnels en jeu. Jésus était
loin de considérer les biens du salut comme un salaire
que l'on peut mériter. Il s'est élevé positivement contre
ce point de vue. par exemple dans la parabole l'appor-
tée par- Luc. ch. 17, v. 7-10. Mais les Juifs employaient
couramment ce terme, issu de leur conception de la
vie. et qui exprimait à la fois l'idée d'un enchaînement
de cause à effet et celle d'un intérêt 1res pressant. Il
LES TROIS TRANSPOSITIONS NÉCESSAIRES l5
suffit en effel de jeter un coup d'œil dans l'Ancien Tes-
tament pour constater qu'il nous présente la relation de
Dieu avec son peuple comme an perpétuel marché
entre l'un et l'autre : c'est par des récompenses que
Dieu l'ait l'éducation d'Israël, par des promesses qu'il
le conduit.
Quant à nous. Occidentaux, l'idée d'escompter un bé-
néfice éventuel lorsque des intérêts supérieurs sont en
jeu, est tout à t'ait étrangère à notre nature et nous
répugne profondément. A nos yeux tout calcul de ce
genre est honteux et vulgaire. Quiconque le nie a le
sang vicié par une lymphe étrangère. L'illustre « fidéli-
té germanique » de nos aïeux n'avait point pour fonde-
ment de l'or ou des terres, mais un attachement du
cœur, et s'ils gardaient jusqu'à la mort la foi jurée,
c était par pure loyauté et parce qu'ils ne pouvaient
autrement. Aujourd'hui encore, partout où la foi chré-
tienne s'insurge contre une piété intéressée et contre
une vie ecclésiastique pénétrée de judaïsme, retentit ce
cri de L'âme croyante: «Je t'aimerai sans récompense.
au sein même de la souffrance.»
Mais, diront les esprits soucieux qui n'osent croire
ni à la puissance de la vérité, ni à la sincérité humaine.
en nous engageant dans une interprétation semblable
nous courons le risque de laisser perdre certains élé-
ments essentiels de l'Evangile. Oui, certes, si les éléments
juifs de l'Evangile eu font partie intégrante. Mais s'ils
ne sont que des formes de représentation propres à une
race, dans Lesquelles s'est traduit d'une façon particu-
lière ce qu'il y a d'universellement humain dans l'Evan-
gile, nous ne nous approprierons réellement la substance
l6 INTRODUCTION
de l'Evangile que lorsque nous l'aurons dissociée de cet
élément étranger pour nous l'assimiler selon notre
génie propre.
11 ne suffit pas, toutefois, de transposer l'Evangile
dans notre langage, il faut aussi le transposer dans
notre temps, car en l'étudiant, nous rencontrons une
difficulté plus grave encore que celle qui résulte de la
diversité des races, c'est celle que crée la différence des
cultures. Cette seconde transposition n'a jamais été
effectuée d'une manière indépendante et originale, et. à
mon avis du moins, le christianisme en a constamment
souffert. A toutes les époques de son histoire, la tradi-
tion a pesé comme un fardeau du passé sur les temps
nouveaux. Quoi d'étonnant à ce qu'elle ait entravé le
progrès de l'humanité ? On en éliminait, il est vrai, tantôt
sans mot dire, tantôt après un rude combat intérieur, ce
qu'il n'était plus possible d'en conserver. Mais on sacri-
fiait du même coup certains éléments essentiels du
message divin. Ou bien, on laissait simplement les cir-
constances nouvelles déployer sans contrôle leur ac-
tion naturelle et le plus souvent obscure, qui faisait
dévier ou dépérir tout ce qui lui était contraire dans la
tradition évangélique. Mais grâce à cette manière d'agir
tout extérieure et impersonnelle, on perdait le contact
vivant et fécond avec le sens original de l'Evangile, on
n'en cherchait plus l'intelligence à sa source même,
mais dans les bas-fonds où il s'ensablait. En sorte que
son adaptation au temps présent n'était, à chaque étape
nouvelle, qu'un misérable compromis et ne devenait
LES TROIS TRANSPOSITIONS NÉCESSAIRES l~]
point pour la génération contemporaine un événement
vivifiant et créateur.
L'Evangile ne le deviendra que lorsque nous le com-
prendrons, délibérément et d"un bout à l'autre, dans
son sens primitif, en toute liberté et à la lumière du
temps présent, lorsqu'il renaîtra, en quelque sorte, du
sein de l'époque contemporaine et sera pour notre géné-
ration l'objet dune expérience originale. Il est temps
de renoncer à interpréter plus ou moins librement les
paroles de Jésus en vue de l'heure actuelle, ou à
copier plus ou moins servilement l'exemple qu'elles
nous proposent. Il faut enfin que notre conscience intime
s'approprie les vérités, les impulsions vitales, les cri-
tères, les principes directeurs quelles nous apportent,
qu'elle laisse ces semences de vie jeter leurs racines
dans notre mentalité actuelle, se développer parmi nos
conditions présentes, s'épanouir dans nos conceptions
modernes et porter spontanément des fruits de notre
temps.
Les problèmes et les besoins de l'humanité ont comme
elle leur histoire et leur destinée. Ceuxdu passé disparais-
sent, d'autres surgissent. Ce qui demeure se transforme
en raison des circonstances qui leur imposent un aspect
nouveau, et l'expérience que nous en faisons se traduit
en une sensibilité et une mentalité différentes. Impos-
sible pour nous de retourner, ni extérieurement, ni inté-
rieurement, au degré de culture du premier siècle. Que
nous servirait, du reste, de descendre dans les catacom-
bes des âges révolus? Nous ne trouverons la vie que
lorsque Jésus, sortant du tombeau du passé, se dressera
■2
l8 INTRODUCTION
devant nous, hommes d'aujourd'hui . Il ne prononcera pour
notre temps le mot libérateur que lorsque, introduit
dans nos perplexités et nos préoccupations présentes, il
s'y manifestera, puissance de vie créatrice.
Toutefois pour entendre retentir sa voix, pour
que notre vie en devienne le vivant écho, il faut qu'au
lieu de nous arrêter aux dehors de son activité, nous
entrions en contact direct avec la vie et la pensée qui
apparurent en sa personne sous une forme particulière
et dans un temps déterminé. Tant que nous ne sai-
sissons que le vêtement qui couvrit autrefois ce qu'il y
avait en lui de permanent et d'universel, nous ne nous
approprions que les reliques de son existence terrestre,
nous ne le saisissons pas lui-même, et nous restons
incapables de le considérer sous l'aspect et avec la net-
teté qui correspondent à notre culture actuelle.
Cette actualisation de l'Evangile n'est point aussi
nouvelle qu'elle peut le paraître. L'apôtre Paul Ta déjà
pratiquée, aussi l'accuse-t-on parfois inconsidérément de
s'être fait le fondateur d'un christianisme nouveau. En
réalité, nul n'a compris Jésus aussi bien que lui, nul
n'a donné de sa pensée une interprétation aussi juste et
aussi pénétrante, jaillissant des profondeurs mêmes du
sujet. C'est ainsi que l'Epître aux Galates nous offre le
commentaire de Matthieu, ch. 5. v. 17, illuminé par
une vivante compréhension de l'enseignement de Jésus.
— mais adapté spécialement aux Galates cela va sans dire.
Enfin l'Evangile ainsi transposé dans notre langage et
dans notre temps, doit devenir pour chacun de nous
l'objet d'une expérience personnelle portant le caractère
LES CONDITIONS DE LA COMPREHENSION IU
de notre individualité. Il faut que chacun de nous per-
çoive directement ce que Jésus lui dit aujourd'hui, qu'il
se rende compte <le la signification particulière qu'ont
pour lui les paroles adressées en principe à tous, de la
façon dont il doit les interpréter à la lumière de ses
propres expériences, enfin des conséquences qu'il en doit
tirer, étant donnée sa situation intérieure et extérieure.
Tout cela, nul ne saurait le lui démontrer. Celui qui
ne le découvre pas lui-même n'a pas réellement compris
les enseignements de Jésus et celui qui les a réellement
compris sait ce qu'ils signifient pour lui et ce qu'il lui
reste à faire pour rendre hommage à la vérité qui s'est
révélée à lui. Je [mis donc essayer de transposer dans
notre langage et dans notre temps le Sermon sur la mon-
tagne, mais c'est à chaque lecteur de se l'approprier en
le transposant dans sa vie personnelle. Personne au
monde ne peut l'en dispenser.
Les conditions de la compréhension.
Cette intelligence véritable de l'Evangile qui implique
la transposition du texte dans notre langage, dans notre
temps et dans notre vie personnelle, suppose évidem-
ment certaines conditions objectives et subjectives sans
lesquelles elle est impossible.
11 faut premièrement que les vérités exprimées soient
par elles-mêmes des vérités permanentes, indépendantes
d'un caractère national ou d'un degré de culture donnes.
quelque variables que puissent être d'ailleurs soit les
20 INTRODUCTION
formes qu'elles revêtent, soit leur mise en œuvre sous
des climats divers et à des époques différentes. Or
tel est le cas des vérités énoncées par Jésus dans le
discours qui va nous occuper. Si je l'affirme, ce n'est
point en raison d'une croyance ou d'une idée préconçue,
mais en vertu de la logique même. En elïet, le Sermon
sur la montagne traite indubitablement de faits et de
lois naturelles concernant l'être humain, son développe-
ment et sa vie, faits et lois qui subsisteront aussi long-
temps qu'il existera des hommes. Quiconque ne l'aper-
çoit pas s'est arrêté à l'aspect sous lequel les lois fon-
damentales de la nature humaine y sont présentées, con-
ditionnées par le temps et le lieu ; il n'en a pas encore
pénétré les éléments essentiels, il est resté attaché à
des choses accidentelles : formes de pensée, conditions
spéciales de vie et de culture.
Gomme les lois de la vie et du développement de la
plante demeurent identiques en tous temps et en tous
lieux, mais font apparaître selon les terrains et les cli-
mats des formes, des feuilles, des fleurs et des fruits
différents qui. au cours des siècles, ont porté le monde
végétal à son état actuel de splendeur et de variété, de
même les lois de la nature humaine demeurent immua-
bles, mais produisent selon les circonstances des phé-
nomènes et des résultats divers ; car la conscience hu-
maine se les approprie différemment, selon le degré de
développement spirituel auquel elle est parvenue.
C'est pourquoi le Sermon sur la montagne conserve
une signification permanente et indépendante de l'atti-
tude adoptée envers Jésus, sa personne et son entre-
prise. C'est pourquoi aussi il reste en vigueur, alors
LES CONDITIONS l>K l.A COMPREHENSION 21
même qu'on en méconnaît la valeur et qu'on se sous-
trait momentanément à l'action de ses lois naturelles :
car ceux qui en agissent ainsi méconnaissent du même
coup les conditions mêmes de leur vie et ne peuvent
manquer d'en spuflrir. C'est pourquoi enfin ses princi-
pes fondamentaux doivent pouvoir s'adapter à tous les
peuples, quels que soient leur caractère national et leur
degré de culture ; et, à plus forte raison, à toutes les
circonstances individuelles. Or cette appropriation est
indispensable. Si elle ne s'opère pas. on en reste à ce
qui est extérieur et transitoire, c'est-à-dire à l'écorce.
et l'on se prive de la substance vivifiante, de la pulpe.
C'est cependant ce qui a eu lieu pendant des siècles
pour le Sermon sur la montagne, malgré sa valeur ca-
nonique et la vénération religieuse dont il était l'objet ;
— preuve certaine qu'une seconde condition s'impose
pour qu'il soit véritablement compris.
Il faut, en effet, qu'une époque soit mure et préparée
à recevoir la vérité qui doit lui être transmise au moyen
des trois opérations indiquées plus baut. Sinon, elle
reste incapable de dégager des conceptions du passé
leurs éléments essentiels et permanents, et de leur don-
ner- une empreinte nouvelle adaptée au temps pré-
sent. Il faut <pie les problèmes dont il s'agit soient pour
elle des problèmes actuels et qu'elle ressente les per-
plexités auxquelles ces antiques paroles apportent une
possibilité de solution.
Notre époque est certainement préparée dans une
grande mesure à s'approprier la substance du Sermon
sur la montagne. Car s'il est une question brûlante
22 INTRODUCTION
pour les chercheurs contemporains, c'est précisément
celle du développement intégral de L'humanité, dont
ce discours nous révèle les lois initiales. Tous nous
avons le sentiment que nous ne sommes point en-
core ce que nous devons être, et que tous les pro-
grès de la culture moderne restent sans portée tant que
ne se produit pas une évolution créatrice dans le do-
maine de la vie humaine. Etre « hommes » en vérité,
telle est l'ambition caractéristique des chercheurs d'au-
jourd'hui. Mais la route à suivre, tous l'ignorent.
Cette détresse où nous laissent nos plus ardentes as-
pirations a quelque chose de poignant. Les lois et les
opérations naturelles qui pourraient nous conduire au
but restent un mystère impénétrable pour tous les pro-
phètes de l'avenir, de quelque nom qu'on les nomme.
Ils annoncent et prédisent ce qui doit venir, mais aucun
n'est capable de nous y acheminer.
Le Sermon sur la montagne, au contraire, s'il n'exalte
pas en un langage ineffable l'ordre de choses nouveau
que l'avenir nous réserve, nous en indique la voie en
nous révélant les lois du développement intégral de
l'homme. C'est en vain qu'on chercherait dans le cours
de l'histoire de l'esprit humain, une réponse aux ques-
tions qui se posent aujourd'hui devant tout être qui
réfléchit: Comment devenir véritablement homme? Com-
ment établir parmi les hommes une vie de communion
qui porte l'humanité à sa perfection? Comment parve-
nir à l'ordre de choses nouveau qui satisfera nos aspi-
rations et sera digne de nous? Seul le Sermon sur la
montagne nous montre le chemin qui mène à ce but
suprême, car seul il nous révèle le secret d'une évolution
LES CONDITIONS DE LA COMPRÉHENSION 23
créatrice de l'être humain, qui manifestera dans tous les
domaines son action ordonnatrice et constructive.
Telle est la raison cachée de L'attrait qu'il exerce
aujourd'hui suc tous les esprits, sans qu'ils s'en ren-
dent compte. L'instinct de la vérité et du salut les
entraîne irrésistiblement l'un après l'autre sur cette
piste. Bon gré, mal gré. il faut qu'ils la suivent, sous
peine de se consumer dans un scepticisme sans issue ou
d'errer à l'aventure indéfiniment. Il y a là des rapports
obscurs dont l'action s'exerce indépendamment des dé-
sirs et des opinions personnelles. Aussi le Sermon sur
la montagne est-il plus et mieux qu'un merveilleux do-
cument du passé : il est pour l'humanité la boussole de
l'avenir, et [dus augmentent son inquiétude intérieure
et les angoisses de son devenir, plus elle y découvrira
la parole libératrice et le mot d'ordre souverain. Et
c'est pourquoi aussi notre époque est. mieux que toute
autre, propre à le comprendre, à le réaliser et à pro-
pager son courant de vie.
Mais pour qu'il en soit ainsi, une troisième condition
s'impose : il s'agit pour nous, en définitive, d'expéri-
menter personnellement ce que nous cherchons à com-
prendre. Il ne suffit pas que notre esprit perçoive nette-
ment ce que nous ont révélé les documents du passé
scrutés d'un regard impartial et perspicace. Nous ne
discernerons la vérité profonde dont il., nous ont trans-
mis le témoignage et l'expression que dans la mesure
où elle deviendra l'objet de notre expérience intime.
Il en est de même de tous les phénomènes de la nature
et de La vie : l'expérience seule nous les rend intel-
24 INTRODUCTION
ligibles. Nous ne saisissons les lois et les relations de
l'être humain que dès l'instant où leur action se mani-
feste en nous. Or, la vie de Jésus nous révèle une qualité
d'être et de vie entièrement nouvelle. Gomment celui
en qui elle n'a pas commencé à poindre serait-il capa-
ble de la concevoir, soit en elle-même, soit au point
de vue de ses circonstances particulières ? Il faut que
nous naissions de nouveau, ne fût-ce que pour voir
le royaume de Dieu, le discerner, le concevoir. Dans
la mesure où il s'établit en nous, nos yeux s'ouvrent et
notre compréhensivité s'accroît.
C'est donc une grave erreur de se figurer, comme on
le fait volontiers, qu'on peut comprendre Jésus théori-
quement et de chercher, au moyen dune étude atten-
tive, à s'approprier correctement ses vues, pour en don-
ner ensuite aux esprits désireux de le connaître une
notion adaptée à notre époque ; l'un et l'autre sont éga-
lement impossibles. Commenter d'une façon théorique
la lettre de l'Evangile, comme cela se pratique soit dans
le camp des théologiens, soit dans celui des laïques,
pour les besoins de l'exégèse ou de l'édification, c'est
jongler avec des reliques. On attribue aux paroles de
Jésus un sens qui, d'une façon abstraite, semble s'y
rattacher, mais on n'en fait point jaillir la flamme de la
vie cachée qui seule les éclairerait, parce que cette vie
ne se révèle qu'à celui qui la possède.
Je n'entends diminuer en rien la valeur de l'étude
scientifique, sagace et impartiale du passé, comme condi-
tion préalable de la connaissance, en affirmant que ce
n est que dans la mesure où nous cherchons et suivons
pratiquement Jésus dans notre propre vie qu'il se dé-
LES CONDITIONS 1>K LA COMPRÉHENSION ^5
couvée à nous et qu'il acquiert pour nous une impor-
tance vitale. Il faut s'engager sur le chemin qu'il nous
montre pour comprendre ses indications, et marcher
dans la direction de sa vie pour apercevoir ce qu'elle
signifie. Jésus ne peut être compris qu'expérimentale-
ment. Toute autre voie nous égare parmi les inter-
prétations arbitraires et fantaisistes d'une aveugle in-
compréhension. Précisément parce que la vie qu'il
nous apporte est absolument nouvelle, nous n'en pou-
vons saisir les faits et les lois qu'autant qu'elle germe
et s'épanouit en nous.
Je parle ici au sens le plus strict : il ne s'agit pas
seulement d'une certaine conformité avec Jésus-Christ,
d'une adhésion intérieure à ses intentions, mais bien
d'une expérience directe et vivante. Un ami m'écrivait
un jour que depuis qu'il avait pris le parti de considé-
rer sa fortune comme un bien reçu en dépôt, depuis
qu'il s'efforçait de l'administre]' selon Dieu, il avait vu
s'illuminer d'une clarté merveilleuse bon nombre de
paroles de Jésus qui semblaient cependant n'avoir au-
cun rapport direct avec cette question. C'est ainsi, je le
répète, qu'il faut essayer de comprendre Jésus. On n'y
parvient que sur la voie de la vie. Quand les vérités
qu'il a semées tombent dans des cœurs réceptifs, leur
puissance «le germination fait éclater l'enveloppe des
mots, et elles s'épanouissent en une floraison originale et
splendide. Klles deviennent intelligibles dans la mesure
OÙ elles sont vécues. Aussi est-il impossible de les
expliquer aux autres : nul ne saurait les comprendre
avant d'avoir fait l'expérience qui y correspond.
C'est pourquoi je ne songe point à expliquer le Ser-
26 INTRODUCTION
mon sur la montagne, ni à en donner L'intelligence à
qui que ce soit ; cela est impossible. Je m'attends bien
plutôt à ce que plusieurs de ceux qui suivront sans diffi-
culté cet exposé, déclarent en fin de compte ne pas com-
prendre en quoi le Sermon sur la montagne fraie la
voie à la solution du problème humain. Gai" seuls ceux
que travaillent réellement les problèmes de notre temps,
ceux qu'une recherche personnelle a prépai'és à recevoir
le message du Christ, y trouveront la parole libératrice.
« A celui qui a. il sera donné davantage, et il sera
dans l'abondance. » Quant aux autres : « Ils ont des
yeux pour voir et ne voient point. »
Mais, si notre application des paroles de Jésus à
notre race et à notre temps n'est pas une interpréta-
tion arbitraire et subjective, si dans un élan intérieur
semblable au sien, nous en saisissons, selon notre
réceptivité actuelle, le contenu essentiel et universel, il
ne pourra nous suffire de déterminer quels concepts
Jésus rattachait aux termes dont il s'est servi et quels
effets pratiques et concrets il avait en vue. Nous
devrons nous efforcer de découvrir les lois fondamen-
tales de l'évolution humaine qu'il a formulées, les
vérités cachées qu'il a pressenties et qu'il voulait met-
tre en œuvre, les secrets du devenir qu'il a révélés en
frayant des voies nouvelles. Enfin, il nous faudra
acquérir une vision personnelle de ces choses, et discer-
ner la forme sous laquelle elles doivent se réaliser par-
mi nous.
Pour apprécier la justesse de notre interprétation, le
lecteur averti ne se demandera donc pas si elle est con-
forme au texte et en découle directement, mais si elle
LES CONDITIONS DE f.A COMPRÉHENSION 27
est conforme aux faits auxquels le u-xtc rend témoi-
gnage et dont il formule les conséquences pratiques.
Car notre but n'est pas, en dernière analyse, de fixer
le sens qu'avaient les paroles de Jésus au moment où
il les prononça — ce n'est là qu'un moyen de parvenir
:, ce DUt — mais de déterminer le sens et l'applica-
tion que nous devons leur donner aujourd'hui, si nous
les saisissons dans leur réalité vivante et comme nous
étant adressées personnellement.
Cet effort pour adapter les discours de Jésus à notre
génération, n'est cependant et ne sera jamais qu'un pis
aller. Toutes les solutions, toutes les profondes vérités hu-
maines énoncées par Jésus, apparaissaient immédiatement
sous une forme tangible en sa personne et dans sa conduite.
A lin de devenir véritablement, pour tous ceux qui sont
aujourd'hui préparés à les recevoir, l'objet d'une expé-
rience originale, il faudrait qu'elles s'incarnent dans les
hommes de notre génération. Alors elles seraient
directement comprises. Alors des profondeurs de la
vie personnelle contemporaine, jaillirait fraîche et spon-
tanée, l'expression simple et immédiate de la vérité,
proclamée par des hommes qui en seraient les témoins
vivants, conçue dans notre langue, appropriée à nos
circonstances et à nos besoins, adaptée à nos facultés
réceptives. Alors du contact avec ces paroles de vérité
les âmes passeraient sans difficulté au contact avec les
paroles de Jésus, car avant même de tes lire, elles en
auraient constaté la réalité.
'OS introduction
La place et la signification du Sermon sur la montagne
dans le ministère de Jésus.
Le Sermon sur la montagne, tel que nous le rapporte
l'Evangile de Matthieu (chap. 5-^), n'est point sans
doute un discours suivi, prononcé par Jésus d'un bout
à l'autre dans l'enchaînement indiqué. Il semble plutôt
être la combinaison de plusieurs fragments de discours,
de paroles diverses réunies par lévangéliste. A quel
point de vue celui-ci s'est-il placé pour les grouper ? La
chose est assez indifférente, car elle ne nous renseigne-
rait que sur le sens et l'application qu'il entendait leur
donner, et cela n'a pour nous qu'un intérêt archéolo-
gique.
Ce qui légitime cependant l'étude du Sermon sur la
montagne comme tel et dans son enchaînement, c'est une
certaine analogie des morceaux qui le composent. Evi-
demment tous sont issus d'un temps et d'une situation
déterminés : ils ont été prononcés au début du minis-
tère de Jésus. Et tous ont entre eux une étroite pa-
renté : ils traitent d'une constitution nouvelle de la per-
sonnalité, déployant ses effets dans tous les domaines
de la vie, et que Jésus voulait créer chez ceux qui ve-
naient à lui.
Or, pour surprendre la nature propre d'un phéno-
mène, il est nécessaire de considérer les circonstances
parmi lesquelles il s'est produit. Si donc les enseigne-
ments du Sermon sur la montagne datent des premiers
temps du ministère de Jésus, nous ne saurions les coin-
I,A SIGNIFICATION IM SERMON SUR LA MONTAGNE -M)
prendre réellement qu'en les étudiant dans leur rapport
avec cette situation.
Au moment où Jésus fut baptisé par Jean, il se fit
en lui une sorte d'illumination : il prit conscience de sa
position exceptionnelle au sein de l'humanité et de la
mission qui lui incombait d'édifier le royaume de Dieu.
Cette conviction l'envahit tout entier. En lui et par lui
les promesses des prophètes et les aspirations de la foi
israélite devaient devenir réalité. Le inonde ancien tou-
chait à son terme ; un jour divin allait paraître, appor-
tant la délivrance et l'accomplissement, une nouvelle
alliance des coeurs avec le Très-Haut, une révélation de
Dieu parmi son peuple, en sorte que «la terre fût remplie
de sa connaissance, comme le fond de la mer des eaux
qui le couvrent».
De quelle manière, sous quelle forme, ces choses
devaient-elles se réaliser, selon la pensée de Jésus ? C'est
une question que les théologiens débattent encore. Pour
ma part, je ne puis croire qu'il se fît du royaume de
Dieu et de sa venue, la représentation précise que les
théologiens estiment pouvoir déduire de ses paroles et
des idées religieuses de son temps. Tous ses concepts
découlaient trop directement dune expérience originale
et dune perception immédiate, pour qu'il en lut ainsi.
Ils se maintenaient incessamment, de ce fait, dans le
courant de la vie. du mouvement, du devenir: car c'est
là le résultat certain du développement de la personna-
lité et de l'abondance de ses expériences quotidiennes,
chez vvux du moins dont la vie jaillit directement d'une
intuition spontanée. Preuve en sont, dans l'Evangile, les
divergences et les contradictions nombreuses que les
3o INTRODUCTION
théoriciens les plus exercés ne réussissent point à con-
cilier, en sorte qu'ils se voient obligés d'éhider ou
de taxer d'interpolation tout ce qui ne cadre pas avec
leur système. Ils semblent ignorer à quel point ces con-
flits de la conscience intime sont indispensables au dé-
veloppement spirituel.
A mon avis, de nombreux indices nous autorisent à
conclure que tant que rien ne fit prévoir la catastrophe
finale, Jésus se représenta l'avenir sous l'aspect que lui
avait prêté le Second Esaïe. Mais l'histoire de la tenta-
tion me parait indiquer que. dès l'abord aussi, il entre-
vit d'autres perspectives et d'autres issues. Ce qui
est le plus probable, c'est que sa pensée qui eut
pour point de départ la prédication de Jean et sa con-
ception du royaume de Dieu, ne tarda pas à se frayer
sa propre voie. Fléchissant sous le poids de ses expé-
riences intimes, il se sentit poussé dans la solitude du
désert. Il avait besoin de se trouver en face de lui-même,
et de se rendre compte de ce qui se passait en lui. Le
récit des trois tentations qui l'assiégèrent alors, nous
laisse entrevoir les alternatives qui s'offrirent à son
esprit en vue de la réalisation de son dessein, et discer-
ner la voie dans laquelle il s'engagea avec une certitude
intérieure absolue. Telle est la situation qu'il ne faut
point perdre de vue en étudiant le Sermon sur la mon-
tagne, car ce discours nous permet de le suivre pas à
pas sur ce chemin nouveau.
« Le tentateur vint à lui et lui dit : Si tu es le Fils de
Dieu, commande que ces pierres deviennent des pains.
Mais Jésus repondit: Il est écrit : L'homme ne vif p;is
LA SIGNIFICATION DU SERMON SUR LA MONTAGNE Jl
seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la
bouche de Dieu. »
Cette réponse affirme certainement l'une des lois fon-
damentales de l'organisation nouvelle de la vie. loi que
Jésus proclamera sans cesse dans ses discours et que
son attitude personnelle mettra constamment en lumière:
l'homme n'est pas exclusivement le produit des condi-
tions matérielles, du milieu, des événements ; il est une
création de Dieu. C'est pourquoi il ne dépend pas uni-
quement du pain quotidien autour duquel se livre la
lutte pour l'existence, mais, par l'essence de son être et
dans les profondeurs de sa véritable vie, il appartient
à un ordre supérieur. Quelque chose palpite en nous
qui n'a pas besoin, pour prospérer et réaliser sa desti-
née, de tels ou tels biens temporels ou de circonstances
déterminées ; et notre vie personnelle ne commence qu'à
l'heure où nous secouons leur tyrannie pour exercer
notre suprématie native.
Nous participons en quelque mesure à la souverai-
neté du Créateur sur les choses créées, c'est de notre
relation avec lui qu'elle procède, c'est à son contact qu'elle
grandit. Celui donc qui veut véritablement vivre doit
tirer son énergie vitale de la vie divine qui se manifeste
en tout et partout. L'homme ne vit pas des circonstan-
ces et des événements, mais de ce qui se cache derrière
les circonstances et les événements, de ce qui s'exprime
par eux. Car Dieu parle par toutes ces choses. Com-
prendre son langage, en vivre, c'est vivre au sens réel
du mot.
Cette vérité qu'il appartient à l'avenir de procla-
mer, nous permet d'entrevoir dès maintenant le carac-
32 INTRODUCTION
tère et le mode de développement de Tordre de choses
nouveau que Jésus a inauguré. La vie humaine toute en-
tière devra se fonder et s'édifier sur sa véritable base,
et c'est dans la vie personnelle que cette révolution
s'opérera, pour rayonner ensuite du dedans au dehors.
« La semence, c'est la parole de Dieu. » Quand elle lèvera,
elle transformera toutes choses.
Adopter ce principe, c'était repousser d'emblée une
foule de procédés et de moyens qui s'offrent à quicon-
que se propose un but arrêté. Jésus voyait, sans aucun
doute, dans la révolution qui devait se produire, non
seulement un revirement opéré dans les cœurs par la
réconciliation avec Dieu, mais une organisation nouvelle
de la vie qui transformerait tout ce qui est humain,
dans tous les domaines. Toutefois il acquit la conviction
que sa tâche ne consistait pas à supprimer le malheur
et la misère par des réformes ou par des miracles, mais
que seules la constitution et l'action de la vie person-
nelle triompheraient des maux et des désordres exté-
rieurs. Les circonstances ne font pas l'homme, mais
l'homme les circonstances. Quelle que soit l'influence
immense que l'établissement du royaume de Dieu doive
exercer sur l'ensemble des conditions humaines, il n'est
cependant pas une question de pain, mais une question
de vie. La rénovation du monde, qu'il opérera, sera
l'épanouissement fécond, le déploiement intégral de la
vie personnelle, qui plonge ses racines dans le divin et
qui en tire l'énergie, aussi bien que les lois, de sa
croissance et de son activité.
LA SIGNIFICATION DU SERMON SUR LA MONTAGNE T5
ce Le diable emmena ensuite Jésus dans la ville sainte
et l'ayant placé sur Le faîte du temple, il lui dit : Si tu
es le Fils de Dieu, jette-toi en bas. car il est écrit : Il a
donné pour toi des ordres à ses anges, et ils te porte-
ront dans leurs mains, de peur que ton pied ne heurte
contre la pierre. Alors Jésus lui répondit : Il est aussi
écrit: Tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu.»
Jésus avait pris conscience de sa mission : établir la
souveraineté divine au sein de l'humanité. Comment la
pensée ne lui serait-elle pas venue de conquérir d'un seul
coup l'attention générale et l'adhésion à son entreprise
par une démonstration magique de puissance surna-
turelle? Toutefois il repousse cette tentation. Les coups
de théâtre sensationnels, les manifestations grandioses,
l'eflet produit sur les masses, ne conduisent pas à son
but. Le royaume de Dieu commence dans le secret, l'in-
apparent, le fragmentaire. Jeter la semence nouvelle
au plus profond des âmes préparées à la recevoir, telle
sera désormais sa méthode d'action. Car il sait qu'ccil
n'y a rien de caché qui ne doive être révélé».
Le refus qu'il oppose à la suggestion du tentateur suf-
firait à nous éclairer sur ce point. Mais la teneur de sa
réponse nous dévoile en outre la cause profonde de ce
refus : « Tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu ».
«lit-il. Il eût tenté Dieu s'il se fût jeté du haut du tem-
ple, confiant dans la toute-puissance du Seigneur, s'il
eût recouru à des tours de thaumaturge et cherché à
établir de vive force l'ordre nouveau, par l'exploitation
magique du pouvoir divin. Tenter Dieu, c'esl se lan-
cer arbitrairement dans une entreprise et exiger ensuite
que Dieu la légitime par les faits, réclamer des démons-
3
34 INTRODUCTION
t ration s extraordinaires de sa puissance, compter sur
des signes, des miracles et des « exaucements » au lieu
de laisser son action s'exercer dans notre vie et d'atten-
dre qu'il se révèle à nous.
Jésus rejette donc tous les procédés qui exigent une
intervention directe de Dieu et une rupture des lois de la
nature, qui changent la foi en superstition et la vertu de
la vie nouvelle en sorcellerie, et qui rabaissent le Dieu
vivant au rang de deus ex machina. Il acquiesce à la loi
fondamentale de la venue du royaume de Dieu, qui est
de laisser la mystérieuse puissance de vie qui anime
tout l'univers éclater dans l'homme et s'y épanouir en
une création nouvelle. Il reconnaît le principe d'une ma-
nifestation et d'une action naturelles, organiques, inté-
rieures, de Dieu dans l'humanité.
Cette manifestation et cette action, il ne les mesurait
pas. il est vrai, à notre connaissance incomplète des
possibilités et des contingences humaines, mais à leur
réalité objective qui nous est encore partiellement voilée.
Il resta donc aussi fidèle à son attitude première en gué-
rissant des malades qu'en renonçant à faire appel à la
toute-puissance de Dieu pour le délivrer de la croix.
Car ses œuvres de guérison n'étaient que l'exercice na-
turel de sa puissance de fils de l'homme, l'épanouisse-
ment de sa personnalité exceptionnelle.
« Le diable l'emmena enfin sur une très haute mon-
tagne. Il lui montra tous les royaumes du monde et leur
gloire et lui dit : Je te donnerai toutes ces choses, si.
tombant à mes pieds, tu m'adores. Jésus lui répondit :
LA SIGNIFICATION DU SERMON SlUl LA MONTAGNE 35
Retire-toi, Satan, car il est écrit : Tu adoreras le Sei-
gneur, ton Dieu, et tu ne serviras que lui seul.»
Jésus est ici tente de recourir pour atteindre son but,
— la souveraineté universelle de Dieu et sa gloire. —
aux éléments mondains sur lesquels s'étaient fondés jus-
qu'alors le développement et la culture de l'humanité,
aux influences et aux moyens d'action dont le passé avait
démontré l'efficacité. C'est l'exaltation de l'enthousiasme
pour une grande idée ; c'est le recrutement de sectateurs
dont la foule grandissante étoufle toutes les oppositions ;
c'est l'exploitation de tous les instincts dépravés, tels que
l'ambition et la cupidité, la crainte du châtiment et la
soif de récompense, la superstition et la sensualité ; c'est la
mainmise sur l'individu par le moyen de dogmes et de
lois, de la puissance politique ou des institutions socia-
les, d'une éducation uniforme de la vie intérieure et
d'une organisation systématique delà vie collective; bref,
c'est l'asservissement de l'homme et la réorganisation tout
extérieure de ses conditions d'existence. Au lieu de la
souveraineté divine, c'est le règne d'une idée, d'une re-
ligion, d'un pouvoir politique, d'un principe social,
d'une culture intellectuelle supérieure, qu'il eût ainsi
établi et qui eût été proclamé règne de Dieu. Il ne
faut point un grand elïort d'imagination pour nous le
représenter, car la chrétienté n'a pas tardé à succomber
à cette tentation et toute l'histoire du catholicisme nous
la montre avançant dans cette voie avec une logique
{■(frayante.
Jésus lui. l'a repoussée toni aussi catégoriquement.
Servir Dieu seul, tel fut son mol d'ordre. C'est de l'es-
3ti INTRODUCTION
prit et de la puissance de Dieu, de son action et de son
intervention seules qu'il attendait la venue de son
règne. II opposait ainsi une résistance absolue et systé-
matique à toute mondanisation grossière ou subtile de
son but et de ses procédés, aussi bien qu'aux demi-me-
sures, aux compromis et aux contrefaçons possibles.
On voit quelle fut la portée de ces trois tentations
pour l'accomplissement du dessein de Jésus. Or. le Ser-
mon sur la montagne en est la contre-partie : aux voies
trompeuses que Jésus discerna et désavoua dans le dé-
sert, il oppose le seul chemin qui conduise au but. La
position que Jésus prit alors à l'égard des séductions
du tentateur, est en principe à la base de toutes les ins-
tructions contenues dans ce discours.
Mais on peut préciser davantage encore la place
qu'occupe dans l'activité de Jésus le Sermon sur la mon-
tagne. Peu après son séjour dans le désert, lorsque Jean
fut mis en prison. Jésus se rendit en Galilée et y pro-
clama l'Evangile du royaume de Dieu, disant : ce Les
temps sont accomplis et le règne de Dieu est proche.
Convertissez-vous et croyez à la bonne nouvelle.»
C'est, presque dans les mêmes termes, la proclamation
de Jean-Baptiste, mais elle est empreinte d'un sens tout
nouveau, car à l'ardeur orageuse et menaçante du juge-
ment succède l'éclat rayonnant d'une délivrance prochaine.
En effet, dans l'intervalle Jésus a traversé la crise inté-
rieure du désert. Si les victoires et les clartés qu'il y
conquit ne sont point restées stériles, sa parole doit en
être toute pénétrée II a compris la venue du règne de
Dieu, il en a reconnu le caractère plus distinctement
que Jean qui était encore imprégné de l'Ancien Testament.
LA SIGNIFICATION l>l SERMON SUR LA MONTAGNE 3^
Preuve en est son altitude, si différente de celle de son
précurseur, .lésus ne s'est poinl présenté comme le
prédicateur ascétique de la repentance, exigeant de ses
auditeurs la confession de leurs péchés et les en puri-
fiant symboliquement par le baptême, mais comme «la
consolation d'Israël ». Jean publiait un jeûne solennel,
dans l'attente du jour divin. Il était le héraut qui pré-
parait le chemin en frappant les cœurs dune frayeur
salutaire. Jésus proclamait le jour du salut ; il inondait
les hommes de sa lumière et les introduisait dans la
terre nouvelle, la terre de Dieu.
La conversion à laquelle il les appelait dans les mêmes
termes que Jean devait donc être quelque chose de tout
différent. L'appel de Jean signifiait sans doute à peu
près : faites pénitence. 11 s'agissait pour ses audi-
teurs de reconnaître leur corruption, de se tourner ré-
solument vers le grand événement qui approchait et
d'amender leur vie en vue de cet avenir. Ce n'était là
qu'une attitude provisoire, en attendant le moment où
«celui qui devait venir» leur apporterait l'enseignement
définitif et l'accomplissement.
Mais alors quel pouvait être le sens de ces paroles
dans la bouche de Jésus?
Nous ne trouvons nulle pari d'éclaircissement à ce
sujet. Ton les les explications proposées ne sont que des
hypothèses qui n'éclairent poinl le fond même de la
question. La traduction: repentez - vous . est depuis
longtemps considéré*' comme insuffisante. Mais les
expressions par lesquelles on la remplace : changez de
disposition, réformez vos pensées, convertissez-vous,
amendez- vous , ne dépassent point une notion toute
38 INTRODUCTION
formelle, celle d'un revirement complet; elles nous lais-
sent dans l'obscurité quant à sa nature même. Admet-
tons cependant que ces paroles se rapportent à une trans-
formation intérieure et rapprochons-les de l'expression de'
«nouvelle naissance » qui a certainement un sens analogue ;
nous n'en serons pas plus avancés pour cela. Au contraire
nous n'eu constaterons que mieux notre ignorance à l'égard
de cette entrée dans la vie nouvelle à laquelle Jésus nous
appelle, et nous devrons reconnaître que c'est précisément
cette incompréhension qui nous incite à la qualifier de
c<r mystère adorable » .
Qu'est-ce que ce changement qui doit se produire
en nous ? — les termes d'enfant de Dieu, d'homme
nouveau, etc., ne sont que des mots qui ne nous en don-
nent aucune notion concrète — et. comment y parvien-
drons-nous ? L'appel qui nous est adressé reste vain tant
qu'on ne nous dit pas ce qui doit se passer et comment
cela peut se produire. Impossible d'imaginer cette trans-
formation sans en avoir été témoin, ni de la connaître
avant de la posséder. Nous pouvons, il est vrai, nous
proposer en échange un idéal moral quelconque et en-
treprendre un sérieux travail sur nous-même : mais ces
eflorts nous laisseront dans l'ordre ancien, il ne nous
introduiront jamais dans l'ordre nouveau. Or l'histoire
de la tentation nous révèle les principes et les condi-
tions d'un devenir entièrement nouveau. Comment en
découvrir l'accès?
J'invoque ici le témoignage de tous ceux qui se sont
efforcés, à l'instar de Jésus, de devenir des hommes nou-
veaux, qui ont cru, prié, lutté, espéré et attendu, inca-
pables qu'ils étaient de se payer d'illusions ni de se
LA SIGNIFICATION DU SERMON SI H LA MONTAGNE 3y
contenter d'une édition revue et corrigée de leur per-
sonne. Tous ne se sont-ils pus retrouvés, en fin de compte,
en face de cet appel mystérieux comme devant une porte
fermée? Cette transformation de l'être est le pivot du
nouveau devenir. Mais en quoi consiste-t-elle. comment
se produira-t-elle?
Notre situation serait sans issue, si nous ne possé-
dions une explication de Jésus lui-même à ce sujet. Il
nous Ta donnée avec toute la précision désirable. Mais
on en a méconnu le caractère et fait un usage faux et
abusif. C'est le Sermon sur la montagne. Il nous révèle
le secret de la conversion, en quoi elle consiste et com-
ment nous y pouvons parvenir. Il nous dirige vers le
pays inconnu que Dieu nous ouvre, et nous en indi-
que l'entrée.
Cette conception du Sermon sur la montagne est jus-
tifiée par les faits : seule elle nous permet de compren-
dre ce discours, de lui attribuer son véritable sens et
d'en mesurer la portée prodigieuse. Jésus a donné, au
début de son ministère, les instructions les plus circons-
tanciées et les plus concrètes sur le changement qu'il
réclame. Ce sont ces instructions — pour autant que
les avait conservées la tradition apostolique — qui ont
été réunies par Matthieu dans le Sermon sur la mon-
tagne.
CHAPITRE PREMIER
LK POINT DE DÉPART
(Matthieu V, H-19.)
1. Ceux qui cherchent.
Jean se tenait au seuil du pays, sur les rives solitai-
res du Jourdain. Il frappait à la porte et proclamait
son message : c< Voici venir le jour de Dieu ». A ce cri,
le peuple tout entier s'émeut. Saisies d'une intense émo-
tion, les foules accourent de toutes parts. Il s'agit de
se préparer à cet événement inouï et de s'assurer le
salut. Jean baptise et instruit, mais son action n'est que
provisoire; il dirige tous les regards vers celui qui
doit venir et qui reste encore ignoré.
dépendant les pouvoirs publics interviennent, et
réduisent au silence l'importun Baptiste. C'est alors
que Jésus paraît. Il se met à parcourir les villes et les
villages en y faisant retentir la même proclamation :
« Le royaume de Dieu est proche, convertissez-vous ».
A l'ouïe de «es paroles, tous comprennent que les
temps sont venus, car ce qu'ils attendaient, ils le
voient apparaître eu sa personne. De lui émanent les
^2 LE POINT 1>E UKPA.KT
vertus bienfaisantes et libératrices dune vie nouvelle,
inconnue jusqu'alors. Ils accourent, ils se pressent
autour de lui, une même question dans le cœur et sur
les lèvres : Que devons-nous faire ?
C'est dans ces circonstances que Jésus, s'adressant à
la foule, s'écrie : « Heureux les pauvres en esprit ! »
Comme le soleil perçant les nuages, cette parole dut
illuminer les cœurs profondément troublés qui atten-
daient de lui le mot de leur destinée. Jésus ne leur
prescrit aucune tâche, il les déclare heureux. L'impé-
rieux : «. tu dois » fait place à une assurance riche de
promesses et qui les investit du plus grand de tous les
biens. Ils se tenaient aux pieds de Jésus, accablés déjà
sous une infinité de devoirs, mais prêts à se charger
encore jusqu'aux extrêmes limites de leurs forces : il
les élève sans autre dans la sphère de la vie divine.
Ouand nous ignorerions tout de Jésus, cette seule
parole suffirait à lui donner la prééminence sur tous
les prophètes de la terre. En effet, tous ont imposé
aux hommes des obligations ; lui seul a libéré ceux qui
venaient à lui du poids du passé et de l'accablement de
l'avenir en les plaçant au centre même du salut espéré.
Il en va de même, aujourd'hui encore, pour ceux
qu'oppressent tant de fardeaux religieux et philosophi-
ques, quand se déchire le brouillard des préjugés con-
fessionnels ou matérialistes, et quand le Fils de l'homme
leur apparaissant dans sa réalité, leur jette son appel à la
vie en leur montrant le but de l'humanité. C'est un merveil-
leux affranchissement de tout lien, de tout fardeau et
de tout préjugé. On se sent plongé dans les flots
vivifiants d'un salut merveilleux duquel découle une vie
CEUX QUI CHERCHENT £3
nouvelle. C'est là ce que la Bible appelle la grâce : elle
entend par là ce puissant courant de vie qui jaillit de
la source originelle et créatrice.
Le Sermon sue la montagne esl mie bonne nouvelle.
et non pas une seconde loi. Les béatitudes ne sont j>as
de fallacieuses promesses, suivies d'exigences rigoureu-
ses. Leur cri de bonheur buit l'ois répété vibre au travers
de toutes les instructions consécutives. Consolation, en-
couragement, révélation bienheureuse, le Sermon sur la
montagne est 'Evangile même. Voilà la note toute
nouvelle qu'il faut y percevoir d'un bout à l'autre pour
le bien comprendre. Alors même (pie les mots disent :
« tu dois ». leur sens profond et l'esprit qui les anime
répètent : « heureux êtes- vous ». car vous pouvez
accomplir ees choses, vous les accomplirez nécessaire-
ment, elles seront la manifestation naturelle du royaume
des cieux en vous.
« Heureux les pauvres en esprit, car le royaume
des cieux est à eux. »
Jésus déclare heureux les pauvres, ceux qui sont
dans l'indigence et dans le besoin. Le mot de « pauvres»
est pris ici dans son sens le plus étendu, mais Jésus lui
donne une acception subjective: cou» esprit», ajoute-t-il.
Il désigne donc ceux qui, conscients de leur pauvreté
intérieure, pénétrés du sentiment de leur dénùment. en
ressentent du malaise et un intense mécontentement.
Il est possible que Jésus ail dit simplement, comme
le rapporte Luc (ebap. li. v. ao>: «Heureux les pauvres,
malheur à vous, riches». Car on constatait sans doute
44 LE POINT DE DÉPART
alors comme aujourd'hui, combien il est rare que les
riches éprouvent spontanément soit la sensation de
leur indigence, soit un intérêt profond pour un nou-
vel ordre de choses. S'ils participent, il est vrai, aux
maux inhérents à la nature et à la vie humaines, ils
sont cependant satisfaits des conditions d'existence qui
leur garantissent le bien-être matériel. La version de
Luc est donc peut-être la forme originale des paroles de
Jésus, mais elle n'en donne pas le sens réel. Car pour
Jésus, l'essentiel fut toujours l'état intérieur des
hommes et non leurs circonstances extérieures.
A qui s'adressent aujourd'hui ces paroles ? Evidem-
ment à ceux qu'animent des dispositions analogues. Les
pauvres dont il s'agit ici, sont ceux qui ont le vif senti-
ment de leur superficialité. de leur indigence, de la va-
nité et du vide de leur vie; ceux qui. parmi tous les in-
térêts, tous les idéals qui embellissent leur existence, ne
peuvent se défendre d'un profond besoin d'autre chose
et ressentent douloureusement la distance à laquelle ils
sont encore de leur véritable destination : tous ceux en-
fin chez lesquels se manifeste d'une manière quelconque
l'élan intérieur vers le but suprême de l'humanité. Ce
sont les chercheurs auxquels leur soif de vérité, de
justice et de liberté, leur aspiration à une existence
vraiment humaine et digne de ce nom. ne laissent pas
de repos ; chez lesquels l'inquiétude et l'effort de l'hu-
manité en travail se font jour dune façon personnelle
et deviennent les forces motrices de la vie.
Peu importe, pour l'instant, de quelle manière leur
inquiétude leur devient consciente et se manifeste, quels
mouvements elle eut raine, quelles vagues elle roule. Qu'ils
CEUX QUI CHERCHENT Cp
aspirent à la rédemption, à la vie du surhomme, à une
culture effective et authentique, à la création d'un état
futur assurant à L'homme des conditions d'existence
dignes de lui. — pourvu que ces aspirations soient réel-
lement l'effet d'un profond mécontentement d'eux-mêmes,
ils connaissent la pauvreté d'esprit que Jésus réclame.
Us existent aujourd'hui par milliers ces êtres qui aspi-
rent et qui cherchent, ne se distinguant en rien exté-
rieurement, et cependant partout répandus. Aucun mou-
vement, aucune tendance, aucune confession, aucun
parti, aucune classe de la société, ne les englobe ni ne
les exclut; au contraire, ils se rencontrent dans tous
les milieux et ne se reconnaissent qu'à la passion pour
la vie véritable dont ils sont consciemment ou incon-
sciemment enflammés.
Au pôle opposé sont les âmes rassasiées, les êtres pleins
deux-mêmes, gonflés d'admiration pour les progrès ac-
complis par notre génération, et qui trouvent tranquillité
et satisfaction dans la possession d'un bien quelconque,
ne fût-ce que la mince considération dont ils jouissent, un
point de vue douteux dans lequel ils s'encroûtent, un pro-
gramme dont ils se glorifient, une foi qu'ils gardent comme
un trésor inestimable, le bien-être mesquin d'un bonheur
familial superficiel, la richesse, la puissance, ou les
plaisirs. Ce sont les philistins de la culture, de l'Eglise
ou de la libre-pensée, de la science ou de l'esthétique,
adorateurs de la formule et. de la phrase, de la surface
correcte et des situations bien assises hors desquelles il
n'y a pas de salut.
Or Jésus n"a pas dit : Heureux les orthodoxes, heu-
reux «eux qui font le sacrifice de leur raison, heureux
4<> LE POINT DE DÉPART
ceux qui m'appellent Seigneur ! mais : « Heureux les
pauvres en esprit», sans condition ni restriction. Chré-
tiens ou juifs, athées, matérialistes, spirites, quoi que
vous puissiez être par ailleurs, peu importe, le royaume
«les cieux est à vous.
Que n'existe-t-il une expression qui. triomphant des
malentendus et des apparences, orienterait aujourd'hui
tous les chercheurs vers le hut unique auquel tendent
tous ceux qui tâtonnent et qui luttent, — comme le faisait
alors le terme de «royaume des cieux», ou « royaume
de Dieu». Cette expression nous manque. Nous ne pou-
vons qu'essayer d'en formuler le sens en termes variés :
règne de notre nature divine, ou. ce qui revient au
même, réalisation de notre vocation originelle et de la
véritable rédemption ; reconstitution libératrice et vivi-
fiante de l'humanité — de chacun de ses membres comme
de son ensemble — en un organisme composé de per-
sonnalités vivantes ; organisation nouvelle de la vie ;
culture intégrale et réelle de l'être humain : en un mot.
lin suprême de l'humanité. Sous quelque aspect que vous
conceviez ce règne, ô chercheurs, il n'est pas seulement
une espérance : vous le posséderez, car c'est en vous-
mêmes qu'il se1 réalisera.
Jésus dit expressément aux pauvres en esprit: «Le
royaume des cieux est à vous». 11 ne les assure point
qu'ils y entreront un jour, après être morts saintement ;
car le règne de Dieu vient sur la terre, il appartient à
ceux qui cherchent et il s'établit en eux. 11 commence à
poindre dans leur âme dès l'instant où y retentit l'appel
à la vie. Ce n'est point une promesse, mais un fait, aussi
réel pour les chercheurs d'aujourd'hui que pour ceux
CEUX QUI CHERCHENT 47
d'autrefois, car il se produit avec la nécessité d'un phé-
nomène naturel, moyennant certaines conditions déter-
minées.
Lorsque cet appel nous atteint au cœur, La sourde in-
quiétude <jui couvait au tond de nous-même et qui cher-
chait en vain l'apaisement dans les spéculations abstrai-
tes, la piété. les jouissances intellectuelles ou une activité
quelconque, jaillit soudain comme une flamme consumant
tout ce qui n'a pas de valeur vitale. Quiconque traverse
cette fournaise et voit s'y effondrer tout ce qui consti-
tuait la richesse et le repos de sa vie. se sent alors plus
pauvre que le dernier des mendiants, et de son cœur
s élève une ardente aspiration aux choses nouvelles qui
sont en marche.
C'est la révolution intérieure qui commence, il ne s'agit,
en efiet, de rien moins que de l'être originel qui veut
naître et s'épanouir en nous1. Quiconque trouve son
contentement dans ce qu'il est ou dans ce qu'il possède,
est impropre à le concevoir, car le règne de Dieu con-
siste en vie véritable, en biens permanents, en forces
eiï'ectives, aux prix desquels tout ce que nous croyons
avoir, être et pouvoir, n'est que trompeuse apparence.
Seul celui qui ressent profondément la vanité de toutes
choses s'ouvre ;'i cette réalité vivante «'t. à mesure qu'il
1 Sons le nom Hêtre originel, je n'entends pas noire simplicité et
notre originalité natives, non encore déformées on atrophiées; ni ce
qne nous sommes réellement, en opposition à ce (pie la vie. la culture,
les conventions et notre déchéance personnelle ont t'ait de nous. J'en-
tends par l'être originel L'idée divine de l'homme, qui existe en tout être
humain à l'état de puissance et de faculté latente, et qui al tend sa réalisa-
tion : le germe éternel, l'être véritable cache en nous, qui n'est pas de
ce monde et qui, en venant au jour, fait de la créature animale un
homme.
-18 LE POINT DE DEHAKT
I
la poursuit, devient capable de la saisir. Au sein de ses
aspirations inquiètes tressaille et s'éveille son être ori-
ginel. Son véritable moi commence à germer en lui.
Dans les béatitudes suivantes, ceux que Jésus pro-
clame heureux ne sont pas des hommes d'autre sorte
auxquels il adresserait des promesses différentes ; il ne
fait qu'y décrire sous leurs divers aspects les chercheurs
et le lot qui leur est assuré, afin de nous en donner
ainsi une idée toujours plus nette. Les traits qu'il re-
lève et salue en eux sont des manifestations caracté-
ristiques de la pauvreté d'esprit, qui nous en révèlent
la vraie nature. Dans les âmes chez lesquelles le senti-
ment de la pauvreté est spontané, ces traits caracté ris-
tiques apparaîtront tout naturellement, mais là où il
n'est qu'un sentiment d'emprunt, ils feront défaut.
L'étude des béatitudes suivantes nous permettra donc de
mesurer la force, la profondeur, l'authenticité et la pu-
reté de nos aspirations et de notre inquiétude.
« Heureux ceux qui mènent deuil, car ils seront
consolés. »
L'expression de «consolation d'Israël» était fréquem-
ment employée pour désigner le salut messianique. Si
Jésus en use ici. il est évident qu'il fait allusion à une
souffrance plus profonde et plus large que celle que nous
apportent les contrariétés passagères de chaque jour et
nos infortunes personnelles. Ses paroles évoquent bien
plutôt le souvenir du serviteur de l'Eternel, de l'homme
de douleur, qui incarnait aux yeux des prophètes le
CEIX QUI CHERCHENT &J
peuple croyant et fidèle accablé sons Le poids «les misè-
res présentes, mais attendant le saint à venir, — le sou-
venir aussi du deuil des enfants d'Israël assis pleurant
au bord des fleuves de Babylone.
La souffrance dont il s'agit ici est donc l'universelle
souffrance humaine et la consolation promise ne consiste
point seulement en un secours religieux, mais en une
aide effective et libératrice.
Cette parole de Jésus éclaire d'une lumière nouvelle
la détresse intérieure des chercheurs et la portée de la
vie originelle qui germe en eux : à la conscience de leur
misère s'ajoute la torture que leur fait éprouver le sort
cruel de l'humanité, si infiniment divers et toujours
d'une si poignante gravité. Ce n'est qu'aux âmes tour-
mentées chez lesquelles se confondent ces deux courants
d'inquiétude que Jésus s'adresse ici.
L'humanité accablée de maux appelle à grands cris la
délivrance. Son' infortune éveille une douleur poignante
dans les cœurs qui aspirent et qui cherchent, mais ils
n'essaient point d'endormir leur mal. Au contraire,
prenant résolument sur eux le fardeau de la destinée
humaine, ils consentent à souffrir, aux prises avec ce
problème tragique. A ces âmes chargées, Jésus ouvre
de merveilleuses perspectives : heureux tous ceux cpii
ressentent personnellement et portent intérieurement
la souffrance humaine, car la rédemption sera leur
partage. La rénovation de l'humanité ver. laquelle nous
marchons l'affranchira des maux dont elle souffre; ils
en feront l'expérience. Car la manifestation de notre
nature divine et la délivrance du mal sont, dans la
ï
;")!) LE POINT DE DÉPART
grande évolution qui est en marche, aussi intimement
liées et aussi dépendantes l'une de l'autre que le sont,
dans l'âme inquiète des chercheurs, la pauvreté d'esprit
et le deuil causé par l'universelle souffrance.
Cette douleur intime revêt naturellement des formes
et des nuances diverses selon les temps et les moments.
Les disciples de Bouddha ne l'ont pas ressentie de la
même façon que ceux du Christ et chez nous, chercheurs
d'aujourd'hui, elle se manifeste autrement que chez
ceux qui attendaient alors le royaume de Dieu. Ceux
d'entre nous qui ne sauraient s'accommoder des condi-
tions humaines actuelles, ni tolérer le désaccord inté-
rieur, la faiblesse de volonté, la mentalité compliquée,
raisonneuse et vieillotte de la génération présente, non
plus que la stérilité de notre vie collective, ceux qu'é-
pouvantent la vulgarité, la méchanceté, les passions
qui ravagent les âmes et l'existence anormale qui les
déforme. — ceux-là ressentent la soullrance dont parle
Jésus, dune manière conforme à notre siècle. Or Jésus
leur garantit expressément la rédemption et il leur donne
ainsi la joyeuse assurance de voir un jour la vie hu-
maine se dégager de l'état d'infériorité où elle végète
actuellement. Telle est la perspective bienheureuse que
nous ouvre la seconde béatitude. Ce n'est point par
hasard que Jésus promet la rédemption précisément
à ceux qui mènent deuil. Cette déclaration repose sur
une loi naturelle fondamentale, celle de la relation intime
existant entre la souffrance volontairement assumée
et la puissance libératrice, loi confirmée par l'expérience
de tous ceux qui se chargent intérieurement des douleurs
humaines et qui les portent avec persévérance.
CEUX QUI CHERCHENT 5l
« Heureux les endurants, car ils hériteront de la
terre. »
Hériter de La terre, de la terre promise, c'était en Israël
une expression courante pour désigner l'abondance des
bénédictions divines et du bonheur messianique. C'est
là ce que Jésus promet aux âmes patientes et résignées
que leurs aspirations mêmes exposent à l'inimitié : car
— nous en faisons encoi*e aujourd'hui l'expérience. —
on opprime ceux qui cherchent, et cela inconsciemment,
involontairement, comme sous l'action d'une force
irrésistible. Gela aussi est une loi de nature.
Ceux qui s'efforcent de découvrir le chemin de la vie.
dans une muette obéissance à leur impulsion intérieure,
feront toujours sur les esprits inertes avec lesquels ils
entrent en contact et en conflit l'impression de person-
nages incommodes, exaspérants, insensés, et ils se ver-
ront certainement malmenés. Plus ils seront sincères
et résolus dans leur recherche de la vie nouvelle, plus
ils devront apprendre à souffrir sans défense. Car cette
hostilité n'est que la contre-pression exercée par le cou-
rant qu'ils remontent.
Mais ces opprimés sont des «endurants». Nos ver-
sions traduisent ce mot par « doux » ou « débonnaires»
et en effacent ainsi la nuance d'héroïsme qu'il a dans
le texte original. Les chercheurs ne sont ni des fanati-
ques, ni des exprits exclusifs, ergoteurs, tranchants ou
aigris. Ils subissent la pression de l'élément contraire
plutôt que de le Taire voler en éclats: ils supportent
même les oppositions ies plus douloureuses. Ils recon-
naissent le bien partout où ils l'aperçoivent et promènent
52 LE POINT DE DÉPART
de tous cotés des yeux bien ouverts afin de découvrir
le moindre indice de vie. Ils fouillent jusque dans les
décombres pour y discerner les valeurs et les germes
qui y sont ensevelis. Ils recbercbent le vrai sous tous
les phénomènes et ne se donnent pas de repos qu'ils ne
l'aient décelé. Ils saisissent les occasions d'approuver,
non de désapprouver leur prochain. Ils vivent d'af-
firmation, non de négation; n'écrasent point, mais
relèvent; n'importunent pei'sonne. mais vivifient ce qui
dépérit, apportent la guérison à ce qui est malade, et
la clarté dans la confusion. Absorbant ainsi tous les
germes de vie et toutes les semences d'avenir, ils en
alimentent leur propre croissance et collaborent du
même coup à l'avènement de la grande vérité qui
cherche à se réaliser.
C'est pourquoi l'avenir leur appartient, l'organisation
nouvelle de la vie sera leur œuvre et portera leur carac-
tère. Ils sont en route, ils atteindront le but. Il faut
qu'ils le sachent et se cramponnent à cette certitude,
quelque invraisemblable qu'elle puisse leur paraître, en
face de l'opposition qui les accable.
C'est là une assurance stupéfiante. Elle ne nous ga-
rantit pas seulement un développement tout nouveau de
l'être humain et une rédemption correspondante, mais
une transformation complète de toutes choses, par la
puissance organisatrice de la vie nouvelle qui commence
à sourdre dans les profondeurs de la personnalité hu-
maine. Il nous semble parfois impossible, insensé même,
(jue ce que nous sentons germer en nous puisse jamais
prévaloir et changer la face du monde. Il ne s'agit de
CEUX QT1 CHERCHENT
53
rien moins, en ellet. que d'une nouvelle création de
l'humanité. Cependant l'affirmation «le Jésus est for-
melle. Le but sera atteint. Ce n'est qu'une question de
temps.
« Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice,
car ils seront rassasies. »
Le caractère «les chercheurs sincères auxquels s'adresse
le Sermon sur la montagne se précise ; chaque béatitude
le définit dune manière plus vivante et en éclaire tour
à tour les diverses laces.
Que de gens s'enthousiasment pour de grandes choses
et brûlent du désir de les atteindre! Mais leur propre
personnalité reste stationnaire. A force de regarder au
loin, ils ont perdu la faculté de s'apercevoir eux-mêmes.
La préoccupation de l'avenir leur fait méconnaître et
négliger le devoir présent et personnel. Heureux donc
les allâmes pour lesquels tous les grands intérêts de
l'existence s'enacent devant l'intense désir d'être déli-
vrés du mal !
Ils sont allâmes de justice, nous dit Jésus. Ce terme
de «justice» représentait une notion courante parmi les
Juifs. L'apôtre Paul, dans sa lutte contre les ordonnan-
ces légales, lui donna une acception nouvelle conforme
à la pensée chrétienne. Bien qu'usité encore dans la
langue théologique, il n'a plus aujourd'hui de significa-
tion réelle que dans le domaine du droit et de la vie
civile. Chez les Juifs, il impliquait la disposition inté-
rieure et la conduite extérieure conformes à la loi, c'est-
54 LE POINT DE DÉPART
à-dire à l'expression alors régnante de ce que tout homme
doit être et pratiquer.
Aujourd'hui encore les vrais chercheurs ont Le senti-
ment vif et profond de leurs obligations, et cependant
tous éprouvent également l'impossibilité de formuler en
préceptes ce qui s'impose spontanément à leur cons-
cience intime. Ils ont soif de réaliser, dans leur état in-
térieur et dans leur conduite, la vie véritable à laquelle
ils sont destinés. Bienheureux celui qui connaît cet ellort
incessant et passionné de l'âme vers la splendeur infi-
nie et radieuse de l'être humain, car il sera rassasié. La
vérité prendra vie en lui et le pénétrera, il sera façonné,
entraîné et guidé par elle.
Ce courant d'aspiration à la vérité a acquis de nos
jours une profondeur et une puissance extraordinaires.
Nous comprenons enfin que l'être humain tel que nous
le connaissons n'est qu'un être transitoire, inférieur à
sa condition d'homme. « Ce que nous sommes n'a pas
encore été manifesté ». nous ne faisons que le pres-
sentir. Le travail créateur se poursuit en nous et son
achèvement révélera chez la créature humaine une splen-
deur insoupçonnée. Cette intuition jaillit chez les uns
de la contemplation du Christ, l'homme accompli, chez
les autres du spectacle de ce qu'il y a d'inachevé et
de chaotique dans notre existence actuelle. Mais les
uns et les autres s'insurgent également contre l'indif-
férence satisfaite de ceux qui déclarent que cet état de
médiocrité est inhérent à notre nature et qu'aucune
évolution créatrice ne le tranformera jamais. Les uns
et les autres soupirent après l'épanouissement gran-
diose de l'être intégral, qui portera à sa perfection tout
CEUX QUI CHERCHENT 55
ce cjui n'est qu'ébauché en mous. L'organisation nouvelle
de la vie vers laquelle nous marchons, est inséparable
de cette évolution intérieure : l'être véritable se révélant
et se réalisant progressivement dans l'homme peut seul
l'apporter au monde.
Aussi avons-nous soif de voir cet être de vérité s'épa-
nouir en nous, car tout le reste demeure dans le chaos
tant que l'ordre nouveau ne s'installe pas en nous-même.
Si la vérité ne naît et ne grandit dans notre vie person-
nelle, toute notre activité n'est qu'agitation puérile, et
notre proclamation de l'évolution rédemptrice n'est que
le vain bavardage d'une imagination surexcitée.
« Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront
miséricorde. »
Les gens contents deux-mêmes sont généralement
impitoyables. Mais lorsque nous sentons notre indi-
gence et plovons sous le faix des douleurs humai-
nés. notre cœur déborde de pitié à la vue de tout
être qui soutire. Rien ne nous coûte pour lui venir en
aide, car sa détresse nous accable plus encore que la
nôtre propre. Celui qui connaît la faim ne peut souf-
frir de voir son prochain manquer de pain ; aussi la mi-
séricorde habite-t-elle toujours au cœur des chercheurs
chez Lesquels l'effort vers la vie naît d'un besoin profond
et spontané.
La compassion active résulte donc, en vertu d'une
nécessité intérieure, de la soif de vie véritable. (les deux
dispositions sont indissolublement liées, comme le sont
le sentiment de la pauvreté et la participation à la
56 LE POINT DE DÉPART
souffrance universelle. C'est la tension intérieure qui se tra-
duit par un mouvement effectif. Gomme la faim et la soif de
vérité ne consistent point en une vaine sensation de vide,
mais en une aspiration douloureuse, un impétueux élan
de l'âme, de même la miséricorde dont parle Jésus n'est
point un simple sentiment de pitié, mais une aide posi-
tive et personnelle. Jésus ne dit pas : Heureux les cœurs
sensibles ! Car ce qui ne se traduit pas en actes est sans
valeur, ce qui se résout en états d'âme reste infructueux
et ne peut qu'affaiblir et relâcher.
C'est à ceux qui cherchent que se font entendre les
appels de notre vraie nature. Alors s'éveille en eux
non seulement le désir de connaître et de réaliser
la vérité, mais la vive sensation de leur communion de
nature et de destinée avec leurs semblables. Ils pren-
nent conscience de la solidarité qui les unit et de l'aide
qu'ils leur doivent. Si donc quelqu'un n'exerce pas la
miséricorde envers les malheureux que la vie place sur
son chemin, c'est que la recherche de la vérité n'a pas
encore ébranlé les profondeurs de son être : elles demeu-
reront inertes et silencieuses jusqu'à ce que l'ardeur de
ses aspirations finisse par triompher de son engourdis-
sement et de son étroitesse.
Celui qui répand la miséricorde, obtiendra miséricorde.
Secourir, c'est être secouru : tel est l'enchaînement in-
time des opérations profondes de la vie. Il serait faux et
superficiel de considérer ee résultat comme une récom-
pense émanant d'une puissance supérieure. Ici comme
dans tout le Sermon sur la montagne, nous sommes sur
le terrain des lois naturelles de l'être el de la vie. Nos
actes de miséricorde ne sont que la répercussion des
CEUX QUI CHERCHENT OJ
témoignages de compassion que nous avons reçus nous-
mêmes et dont le plus merveilleux est de nous avoir ren-
dus capables de compatir. Ainsi, dans la mesure où la
vie véritable grandit en nous, se réalise notre destinée
originelle, c'est-à-dire le triomphe sur toutes les détresses
qui ne sont que L'effet de la contradiction entre elle et
notre vie. Le royaume de Dieu extirpe le mal.
La béatitude précédente se rapportait à la constitu-
tion normale de la personnalité : elle affirmait que lors-
que la vérité palpite dans une àme, elle y grandit et en-
vahit l'être tout entier. Cette béatitude-ci nous montre
que. lorsque s'éveille et s'affirme l'instinct de la solida-
rité, la communion conforme à leur vocation native s'éta-
blit entre les hommes, vivifiante et féconde. Celui qui
vit non en individu isolé, mais comme membre d'un
corps, prospérera comme tel. Il tirera de tous sa vie.
parce que c'est pour tous qu'il vivra.
La miséricorde dont il s'agit n'est point cependant
l'assistance arbitraire, effet d'un sentiment de pitié qui a
été excité en nous et qui cherche à s'apaiser, mais la
manifestation directe d'une solidarité spontanément res-
seulie. C'est l'instinct de conservation de la communauté
tout entière qui se fait jour en nous. La « bienfaisance»
est tout autre chose : elle est bonne, utile, indispensa-
ble, mais elle n'a rien ;i taire ici.
« Heureux ceux qui ont le cœur pur. car ils ver-
ront Dieu. »
.fésus n'a point en vue dans ces paroles une pureté mo-
rale absolue, ni une conduite irréprochable : il se fût servi,
58 LE POINT DE DÉPART
dans ce cas. d'une expression différente. Il eût dit, par
exemple : Heureux ceux qui sont parfaits, heureux ceux
qui sont justes ! Prise dans ce sens-là. cette parole
serait tout à fait étrangère à l'esprit des béatitudes et
au terrain sur lequel Jésus se place là comme dans
tous ses autres discours. Car il est venu appeler à la
conversion non les justes mais les pécheurs.
Le mot « pur» est ici le contraire de trouble, mé-
langé, faux, menteur (comp. Matthieu, chap. (i. v. au ;
chai), ro. v. 16 ; et Jean chap. i. v. ùq). Il désigne ceux
dont le cœur est sincère. Or. si les chercheurs sont
certainement sincères, ils ne sont point, pour la plu-
part, moralement irréprochables. Souvent même ils
sont inférieurs, à cet égard, à d'autres qui. estimant
avoir trouvé, peuvent appliquer toute leur énergie au
polissage de leur âme. Le chemin des chercheurs se dé-
roule par delà la notion courante du bien et du mal. et
conduit à une appréciation nouvelle de toutes les
valeurs. Les principes moraux traditionnels perdent
pour eux sur bien des points leur caractère obligatoire.
D'autres impératifs catégoriques se dressent devant
eux. Or. pour ceux qui s'écartent ainsi des chemins
battus, les erreurs sont presque inévitables. En outre,
l'inquiétude intime commence par remuer et mettre au
jour la fange qui. dans la quiétude de l'inertie anté-
rieure, s'était déposée au fond obscur de l'âme, en
sorlc qu'ils restent épouvantés à la vue de leur corrup-
tion, jusqu'à l'heure où ils se rendent compte que la
purification commence dans les profondeurs, pour par-
venir peu à peu jusqu'à la surface. Mais leur sincérité
ceux qui ciik.i5c.hknt 59
non est point compromise. Au contraire, elle est préci-
sément le foyer de la crise intérieure qui l'ait émerger
tous les éléments malsains qui sommeillaient en eux.
Jésus a donc en vue les natures honnêtes, droites,
simples, sans parti [iris, dont la vie jaillit directement d'une
impulsion spontanée, quoi qu'elle amène, d'ailleurs, à
la lumière. C'est chez les enfants que nous rencontrons
cette spontanéité réalisée au plus haut degré. Aussi
Jésus les en loue-t-il à plusieurs reprises, et déclare-t-il
ouvertement : « Si vous ne vous convertissez et ne devenez
comme des enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume
de Dieu», c'est-à-dire dans le règne de la sincérité pri-
mitive.
L'expression de «cœur pur» comprise ainsi, non
comme une notion abstraite et affadie par l'usage, mais
d'une manière concrète et vivante, et dans son l'apport
avec les autres traits du caractère des chercheurs relevés
par les béatitudes, nous révèle à l'arrière-plan de toutes
leurs aspirations, hi disposition (pie Jésus indique en
ces mots : «celui qui est de la vérité». Le cœur pur,
c'est celui dont l'élan vers la vérité est tout impulsif et
se manifeste directement dans la vie.
«Ils verront Dieu.» Car. sans le savoir, ils sont ori-
entés vers lui. et ouverts à son influence. Le tréfonds obs-
cur de leur être, demeuré jusqu'alors silencieux, s'éveil-
lera à la vie. Lu eux s'affirmera, avec une certitude
immédiate et spontanée, la présence de ce principe éter-
nel et l'indestructible lien qui les unit à l'auteur de
toute vie. Noir, c'est saisir. Comme notre «ùl perçoit
les formes extérieures, leur regard intérieur percevra
60 LE POINT 1JE DÉPART
clairement la réalisé vivante que nous désignons sous le
nom de Dieu. Elle deviendra pour eux l'objet d'une
expérience personnelle.
La sincérité intérieure que ne trouble aucun désir in-
téressé, que n'aveuglent ni préjugés, ni arrière-pensées,
et qui conserve une attitude tout objective, voilà donc
l'œil spirituel limpide, auquel l'universelle puissance
de vie peut se découvrir et qui la distingue nettement.
Car les vibrations incessantes de la vie divine trouvent
dans cette intégrité d'une vie personnelle avide de vé-
rité, l'organe qui les transmet à la conscience. Le con-
tact personnel avec Dieu est rétabli : nous « voyons »
Dieu. Saisis par lui. nous le saisissons intuitivement
comme nous percevons tout ce qui ne tombe pas sous
les sens, mais transparaît au travers, c'est-à-dire tout
ce qui dans ce monde est du domaine de l'esprit. Alors,
mais seulement alors, nous « croyons» en Dieu, s'il est
vrai que la seule foi authentique soit l'intuition sponta-
née de la réalité du divin.
Cette affirmation que les cœurs purs verront Dieu,
est vraiment pour notre génération «une parole dite
à propos». Car le trait commun actuellement à d'in-
nombrables chercheurs, c'est une répugnance instinctive
pour le Dieu prêché et reconnu, et une aspiration in-
consciente au Dieu inconnu. Entendre discourir sur son
compte leur devient intolérable, et cependant toutes les
les racines de leur être tendent vers ce sol éternel
auquel nous appartenons tous. Ils nient Dieu, parce
qu'ils mesurent profondément l'insuffisance grotesque de
toutes les représentations qu'on se fait de lui. et parce
que les explications les plus plausibles ne sauraient
CEUX QUI CHERCHENT 6l
remplacer pour <mi\ l'expérience, rondement, de toute
certitude. Ils ont raison, sans aucun doute : toutes les
dissertations sur l'existence de Dieu sont absolument
vaines. Toutefois ils ont tort de conclure que ce qu'on
est impuissant à formuler n'existe pas. Les limites de la
réalité dépassent notre champ visuel, en éloignement
comme en profondeur.
Or Jésus leur apporte la parole libératrice : il ne
s'agit ni de croire, ni de reconnaître, ni de persuader,
ni de démontrer, mais d'expérimenter. Jésus nous place
sur le terrain de l'expérience, et nous en montre la
condition préalable dans la sincérité du cœur. Une
seule chose importe : entrer en contact vivant et per-
sonnel avec la source première de toute vie. afin de
I» rendre par la vie possession de Dieu.
Cet enseignement est dune portée immense pour les
croyants, comme pour les incroyants. Car il fait passer
la connaissance de Dieu du domaine des idées dans
celui de la vie. Il nous aflranchit à la fois de l'effroya-
ble tourment qui obsédait notre esprit et de la fièvre
intérieure qui nous consumait. Renonçant à nos vaines
préoccupations, nous attendons en paix l'heure où nous
connaîtrons quelque chose de la puissance de vie uni-
verselle et du contact personnel avec elle, qui répond à
notre nature même.
Nous éprouvons, au reste, sa présence avant même
de nous en douter. Notre inquiétude intérieure, d'au-
tant plus intense et persistante que notre sincérité est
plus complète, cette inquiétude qui nous arrache à notre
inertie et nous pousse à chercher sans relâche, est déjà
un pressentiment île Dieu. C'est un phénomène objectif
62 LE POINT DE DÉPART
qui s'accomplit dans notre vie personnelle. Nous ne
prenons clairement conscience de son origine et de sa
véritable portée, que lorsqu'il a acquis un certain degré
d'intensité. Alors nous comprenons soudain que c'est
Dieu qui ébranle notre âme. Ceux que les apparences
captivent et satisfont sont effleurés aussi par ces vibra-
tions de la vie divine, mais elles ne les mettent point
en mouvement, car il leur manque la sincérité qui seule
est capable de discerner ce qui palpite sous les phéno-
mènes. Seuls les cœurs purs en sont réellement ébranlés.
Or plus ils sont intègres, plus il leur devient évident
que ce qui les presse et travaille en eux, c'est Dieu.
Et une l'ois les yeux ouverts, ils le découvrent partout.
Cette expérience est une chose prodigieuse. Elle nous
transporte au-delà de tout ce qui constitue la reli-
gion, jusque dans le domaine de la vie divine. Elle est
la pierre angulaire de la constitution normale de l'être
humain et de l'organisation nouvelle et complète de
toutes ses conditions d'existence.
«Heureux ceux qui procurent la paix, car ils seront
appelés enfants de Dieu.»
Ceux dont il s'agit ici ne sont point des êtres pacifiques
ne demandant qu'à éviter les conflits et à vivre en paix
avec chacun, mais des créateurs de paix qui la répan-
dent tout autour d'eux; non des conciliateurs insup-
portables qui croient devoir s'immiscer dans toutes les
relations tendues, mais des êtres qui portent en eux-
mêmes la source «dune paix qui surpasse toute intel-
ligence». Aussi la paix qu'ils apportent n'est -elle pas
CEUX QUI CHERCHENT 63
le résultai de manœuvres habiles, mais l'effet d'une
action involontaire exercée par ces véritables chercheurs.
Nous voyons ici la disposition décrite dans la béatitude
précédente déployer ses effets dans la vie. L'intégrité
intérieure qui veut la vérité, rétablit involontairement
l'ordre dans toutes les relations et les circonstances
ambiantes. La paix qu'elle procure ne consiste pas à
ignorer les situations délicates, éluder les explications,
éviter les frottements, étoufîer les antagonismes, en
usant de compromis, en se résignant au lieu de
combattre, en se jetant dans les bras les uns des autres
au lieu de lutter héroïquement, en capitulant au lieu
de prendre délibérément fait et cause pour la vérité.
Tout cela n'est que faiblesse malsaine. C'est la défaite, et
non le triomphe de la paix. Mais l'équilibre intérieur
d'une âme fondée en soi. la fermeté et la droiture qui
créent des situations nettes, le calme persistant au
milieu des agitations du dehors, la supériorité de
lame s'aflirmant parmi toutes les vicissitudes de la
destinée, l'attitude vraie à l'égard de tous. bref, l'ordre
régnant dans notre vie et dans notre activité, voilà la
paix, voilà ce qui la répand.
C'est des profondeurs de notre être que jaillit l'har-
monie. Celui qui a trouvé Dieu acquiert la paix, il la
procure dans la mesure où il l'incarne. De ceux quelle
anime, émanent des puissances tangibles d'ordre et
d'apaisement, des possibilités denleutt et de com-
préhension mutuelles, une influence qui élève au-dessus
des petitesses et des contradictions, une vision de la
véritable union intérieure qui réside, comme la vérité,
plus profond que toutes les oppositions apparentes. Ils
^4 L.E POINT DE DÉPART
agissent sans paroles, souvent même sans rien connaître
des mésintelligences qu'ils côtoient. Ils créent la paix
par leur être même. Ils éveillent le goût de ce qui
devrait être, et le malaise de vivre dans le désaccord
personnel et la désunion générale. C'est extraordinaire
combien souvent, à leur seule apparition, les situations
les plus embrouillées s'éclaircissent d'elles-mêmes. Qui-
conque se livre à leur influence pénètre dans leur at-
mosphère sereine ; quiconque leur résiste, au contraire,
ne peut que s'enfoncer davantage dans le chaos.
C'est l'harmonie divine et créatrice qui se manifeste
dans ces artisans de paix. Ils en sont les instruments.
Ils sont les cellules vivantes qui par leur action orga-
nique attirent tous ceux avec lesquels elles entrent en
contact dans l'ordonnance hai'monieuse de l'êti'e et de la
vie originels. Par eux se constitue l'unité de l'humanité
en Dieu. Ils seront appelés enfants de Dieu, car ils le
sont. A leur caractère et à leur action se reconnaît leur
race.
Jetons maintenant un regard en arrière sur le prolo-
gue du Sermon sur la montagne ; il nous donne la clef
de toutes les instructions qui suivront. Qui concernent-
elles? A qui sont-elles destinées? Voilà ce que nous ré-
vèlent les béatitudes.
Les théologiens discutent la question de savoir si elles
s'adressent aux seuls disciples de Jésus ou à toute la
foule qui l'écoutait. Question inconcevable, discussion
oiseuse, qui partent d'un point de vue tout à fait étran-
ger à l'esprit même de ce discours. Comment, à lecture
de ce début si précis, se demander encore quels sont
CEUX QUI CHERCHENT 65
ceux que Jésus a en vue? Il ne pouvait l'indiquer plus
clairement que par le portrait que tracent d'eux les béa-
titudes : c'est pour ceux qui cherchent qu'il a prononcé
le Sermon sue la montagne. Qu'ils soient pour l'instant
en rapport plus ou moins personnel avec lui, cela n'a
pas d'importance et il n'y fait allusion nulle part.
Il est évident qu'en réalité le Sermon sur la montagne
s'adresse à tous, puisqu'il indique l'unique voie d'un deve-
nir véritablement humain et qu'il renferme les principes
et les lois de cette évolution créatrice, principes et lois
dont la portée est universelle. Mais les chercheurs seuls
sont aptes à recevoir ces enseignements, et préparés à
accomplir cette évolution et à saisir cette vie. Pour tous
les autres le Sermon sur la montagne reste incompré-
hensible et impraticable. Il faut qu'ils deviennent à leur
tour des chercheurs afin d'en trouver l'accès. Ce n'est
qu'à ce prix qu'ils en pénétreront le sens et qu'il opé-
ara en eux une transformation.
lela peut paraître dur ; ce n'est cependant qu'une
cessité de nature. Notre vie intérieure, aussi bien que
notre vie extérieure, est régie par les lois de la causa-
lité dont nous croirions à tort pouvoir nous affranchir.
Pas de phénomène sans conditions préalables détermi-
nées, pas de résultat sans cause efficiente. Il est donc
parfaitement naturel que le règne de Dieu ne puisse
s'établir dans un être humain sous l'impulsion vivifiante
de Jésus, que moyennant un certain état de la person-
nalité. Les béatitudes nous décrivent cet état intérieur
sans lequel il est impossible de participer à l'évolution
<pii cherche à se réaliser.
Cette austère vérité ne cadre point avec la conception
t>6 LE POINT DE DÉPAKT
sentimentale (l'un bonheur final universel, ni avec 1" af-
firmation courante dans les cercles religieux : il suffit
de croire. Comme si chacun pouvait croire ! L'éveil de
la foi suppose certaines conditions inéluctables, et là
comme ailleurs l'action silencieuse des lois naturelles
se révèle dans leur etïet. Aussi sont-ils rares ceux qui
connaissent l'intuition spontanée de Dieu, le vivant.
L'Evangile est sans aucun doute destiné à tous, et il
tend à la création dune nouvelle humanité. Mais il n'est
encore accessible qu'à un petit nombre. Il y a beaucoup
d'appelés, mais peu d'élus chez lesquels puisse actuel-
lement naître et grandir l'être originel. Et cela, non pas
en conséquence d'une prédestination divine, mais bien
dune prédisposition créée par la vie. Aussi s'en faut-il
de beaucoup que tous les chercheurs qui entendent l'ap-
pel de Jésus soient du nombre de ceux qu'il proclame
heureux. Il y en a tant dont la recherche est superfi-
cielle, intermittente, apparente ! Elles sont si rares, les
natures sérieuses, profondes, persévérantes et honnêtes,
chez lesquelles rien n'est voulu ni emprunté, niais tout
procède involontairement dune impulsion spontanée. 11
y a de nos jours, il est vrai, beaucoup de pauvres en
esprit convaincus de leur indigence. Mais qui donc
mène deuil sur les souflrances de l'humanité et se charge
réellement de ce redoutable fardeau? Où sont les endu-
rants assez optimistes et assez clairvoyants pour décou-
vrir partout des vestiges de beauté, de bien et de vérité.
et pour leur rendre hommage, si chétifs qu'ils leur ap-
paraissent auprès de ce que réclament leurs aspira-
lions?
Toutefois si Jésus semble, à chaque béatitude nou-
CEUX QUI CHERCHENT <>7
velle, restreindre le cercle de ceux auxquels il s'adresse,
ce n'est là qu'une apparence qui ne doit décourager aucun
chercheur sincère. En réalité, ces paroles ne l'ont que
décrire le développement qui s'accomplit en eux et leur
tracer ainsi la voie. C'est une inarche, un devenir. Les
béatitudes nous en montrent le point <le départ ; la
suite du discours nous en révélera la portée et les ef-
fets. De là l'importance capitale «le ces huit paroles :
elles découvrent à nos regards les origines mystérieuses
de la vie nouvelle.
Résumons ce qu'elles nous en font connaître : Dans les
cœurs sincères chez lesquels le choc de la vie journa-
lière ne provoque pas seulement des impressions super-
ficielles, mais des émotions profondes, naît une agitation
intérieure qui devient toujours plus intense. C'est le irémis-
sement inconscient de l'âme ébranlée par les vibrations
divines qui émanent de tous les phénomènes, de tous les
événements. Plus ces hommes au cœur droit multiplient
leurs efforts, plus ils luttent intrépidement avec la vie,
plus aussi augmentent leur malaise et leur méconten-
tement intérieur. En vain se replient-ils sur eux-mêmes
pour échapper à la vanité de l'existence : la faiblesse,
le désarroi, le mystère de leur propre moi ne l'ont
qu'augmenter le sentiment cruel de leur indigence sans
bornes.
Mais soudain retentit l'appel à la vie. venu de n'im-
porte où. modulé dans n'importe quel ton. C'est un
ébranlement intérieur qui éveille en eux l'instinct de
leur vocation native, un écho de la vérité dont leur
temps est l'interprète qui retentit fortement en eux. une
révélation de la vie personnelle authentique qu'ils voient
fi8 f<K POINT DE DÉPART
réalisée par un autre et qui leur ouvre les yeux sur eux-
mêmes, un élan vers le but imprimé à leur àme par
les grands courants qui entraînent notre siècle, une
catastrophe qui leur fait entrevoir dans la vie des pro-
fondeurs ignorées, la bonne nouvelle de l'Evangile qui
les bouleverse. De quelque nature que soit cet appel,
ils ignorent encore où il les mènera, néanmoins il a
coordonné leurs impulsions. Ils chercheront désor-
mais, car ils comprennent que ce qu'il leur faut
existe quelque part. Mais de la profondeur de leur
sincérité dépendra l'intensité de leur inquiétude, du
degré de leur droiture dépendra l'énergie de leur re-
cherche. Or la sincérité et la droiture ne sont que les
deux faces de l'immédiateté de la vie intérieure, dans
sa conscience intime, comme dans ses manifestations, les
deux éléments de la candeur enfantine sur laquelle re-
pose toute vérité humaine.
Lorsque retentit au fond de ces âmes d'enfant l'appel
de Jésus à une reconstitution normale de l'être et à une or-
ganisation nouvelle de la vie, leur recherche acquiert du
même coup un objet, une direction, un but. Cette «vi-
vante parole de Dieu », cette manifestation précise de la
volonté créatrice qui poursuit le développement intégral
de l'humanité, transforme leur élan intérieur en un mou-
vement positif. L'être originel prend vie. l'évolution
nouvelle commence.
Alors aussi s'éveille en eux une vive compassion poul-
ies souffrances de leurs semblables. L'énigme de leur
propre destinée devient le problème de l'humanité. C'est
comme membres d'un corps qu'ils souffriront désormais.
L'énergie qui les anime prend un caractère d'objectivité.
CEUX on CHERCHENT fa)
II ne s'agit [»lns pour eux de leur salut personnel seu-
lement, mais de la rédemption universelle.
Cette expérience a une importance capitale, car elle
nous affranchit du coup de l'étroitesse et de l'isolement
égoïstes qui entravent le développement de notre nature
originelle. L'élargissement qu'elle nous apporte est la
condition de notre productivité. Notre vie prend alors
le caractère de solidarité qui est conforme à notre vraie
nature, et s'effectue au profit de la grande muté à la-
quelle nous appartenons. Gela seul assure le développe-
ment harmonieux de notre personnalité naissante, car
elle est ainsi préservée de toutes les déformations et
de toutes les excroissances de l'égoïsme.
Le chercheur chez lequel s'opère cette transformation
ne se rend compte ni de ces phénomènes, ni de leur en-
chaînement. Souvent même il ignore au début ce qui se
passe en lui. Sa tension intérieure subsiste, malgré ce
commencement de réalisation et il faut les effets de ce
nouvel état de choses pour lui révéler que, sous la sur-
face de sa vie. vient de poindre ce qu'appelaient ses
désirs.
Cependant dès que notre être originel commence à
vivre et à s'exprimer selon sa nature, il rencontre la
résistance que lui oppose l'inertie ambiante. Sa crois-
sance n'en est pas ralentie, mais stimulée au contraire :
cette opposition ne fait qu'accroître sa vigueur- et ren-
forcer son originalité. Se heurte-t-il à un obstacle? Il
se tourne vers la profondeur ci y puise la force victo-
rieuse. C'est ainsi qu'il apprend l'endurance, première
expérience édueatriee et. en tout temps, la plus pré-
cieuse, à condition (pie ce soit l'authentique endurance
?0 LE POINT DE DEPART
simple et sincère dans Laquelle se manifeste et s'accroît
l'héroïsme caché.
L'héroïsme, nous le trouvons ailleurs aussi. Mais ici,
et c'est ce qui prouve qu'il est un eftet de l'épanouisse-
ment de la vie nouvelle, il s'unit à la patience qui sup-
porte. Ailleurs la souffrance endurée aigrit et rend in-
juste, aveugle, exclusif. Ici. elle développe non seule-
ment la puissance de la vérité, mais le goût rigoureux
et délicat qui recherche la vérité dans tout ce qui est
humain, le flair subtil qui discerne, parmi la multitude
des phénomènes ambiants, tous les éléments de vie et
toutes les semences d'avenir.
Ainsi la vie de l'être originel se manifeste d'emblée,
tant activement que passivement, dans toutes les direc-
tions. L'endurance que relève la troisième béatitude,
n'en est qu'un exemple. L'affirmation île nous-même
contre le courant contraire, l'élaboration de toutes nos
expériences, nécessaire à notre éducation personnelle,
ont des modes aussi variés que la vie elle-même. Cepen-
dant, de cette action et de cette réaction, de cet effort
et de cette résistance, résulte une orientation nouvelle
de la vie. Désormais l'aiguillon de notre vie personnelle
et consciente, c'est la soif de vérité, qui augmente dans
la proportion même où elle s'assouvit. La vérité s'ins-
taure en nous.
Mais comme l'être nouveau a été affranchi définitive-
ment d'un individualisme exclusif et ne se sent plus
exister qu'avec et pour les autres, à cette orientation
nouvelle de la vie s'ajoute une impulsion nouvelle : le
besoin de vivre pour autrui. Car la vérité et la miséri-
corde sont indissolublement unies et se conditionnent
CEUX QUI CHERCHENT ?l
réciproquement. La soif de vérité conduit à la miséri-
corde, et L'élan de L'amour secourable conduit à la vé-
rité. «Si quelqu'un aspire à s'élever parmi vous, qu'il
se fasse le serviteur de tous, et si quelqu'un aspire à
être grand, qu'il se fasse l'esclave de tous ».
Quand notre être originel s'accroît ainsi en hauteur,
en étendue et en profondeur, quand il se déploie dans
notre vie d'une manière toujours plus nette et plus
puissante, le moment vient où nous comprenons que ce
qui se passe en nous est le résultat d'une impulsion di-
vine et créatrice. Alors se lève le grand jour de la vie
nouvelle. Désormais notre vie personnelle s'organise
clairement et solidement selon un principe nouveau,
non seulement en elle-même, mais dans son rapport
avec son principe éternel et avec la structure générale
de L'humanité. Les sources des profondeurs jaillissent et
débordent. De l'expérience du divin découle une har-
monie féconde. Une influence vivifiante se déploie.
L'énergie plastique des vibrations divines crée et mo-
dèle la vie par L'intermédiaire de l'homme. Le royaume
de Dieu se réalise.
Tel est. pour autant que je le comprends et que je réus-
sis à le formuler, Le secret de la transformation radicale
de L'être, à ses débuts du moins, depuis les premières
douleurs de L'enfantemenl jusqu'à la naissance de la vie
nouvelle. Les béatitudes n'en donnent ni une descrip-
tion détaillée, ni surtout une explication circonstanciée.
Elles ne contiennent que des indications fortuites, suffi-
santes néanmoins pour nous donner une idée de cette
transformation et du moyen d'y parvenir.
Chacun comprendra que ce changement radical est le
^2 LE POINT DE DEPART
fruit d'un devenir et non le résultat d'un travail. 11 s'agit
ici d'expériences spontanées, d'opérations créatrices
qu'on ne peut contrefaire et auxquelles on ne saurait s'en-
traîner. D'un pareil eftort, en elï'et, ne résulterait point
une vie originale, mais une construction artificielle, non
une nouvelle création, mais de la piété seulement. Nos
pratiques et nos eflorts nous laissent dans notre état an-
cien, jamais ils ne nous introduiront dans un monde
nouveau. Gomme le dit l'Ecriture : « Un homme ne peut
prendre que ce qui lui a été donné, » et : « Cela ne
dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court,
mais de la miséricorde de Dieu. » Il faut que la puis-
sance de vie universelle nous imprime un mouvement
créateur, que du germe de vie enseveli au fond de nous-
même, elle fasse éclore et s'épanouir notre être origi-
nel. Or, de cette impulsion première née de notre in-
quiétude intérieure, jusqu'au terme parfait de notre
évolution, tout échappe à notre action.
La seule chose qui dépende de nous, c'est de nous
placer autant que possible dans les conditions favora-
bles à la croissance de cette vie mystérieuse, conditions
que reconnaît certainement, en une faible mesure au
moins, chacun de ceux qui lisent ces lignes avec un
sincère désir de les découvrir. Jamais sans elles la lé-
gère inquiétude qui frémit en nous ne deviendra une
énergie créatrice capable de toutes les victoires. Jésus
l'a marqué dans une de ses paraboles : il faut un ter-
rain propice pour que le grain de semence lève et
porte du fruit en abondance. La fertilité des terrains
varie. Qu'elle soit suffisante, du moins, pour permettre
C.EIX QUI CHERCHENT ^J
à la semence de lever, de grandir et de porter du
fruit !
Là première condition nécessaire à réclusion et à la
croissance de la vie nouvelle en nous, c'est la sincérité,
la simplicité de la conscience et de la conduite, c'est-à-
dire une spontanéité complète dans l'assimilation et
les manifestations de la vie. Jésus a dit : « Si vous
ne devenez comme des entants, vous ne pouvez entrer
dans le royaume de Dieu. » Du même coup, il confie
à notre eflort ce qu'il nous présente cependant comme
un devenir.
Et telle est bien en effet la situation. 11 ne dépend
pas de nous d'être spontanés. Cependant la spontanéité
est un des éléments de notre nature, puisqu'elle est un
des caractères de l'enfant. Il nous est donc possible de dé-
couvrir les causes qui l'ont détruite en nous et. par consé-
quent, les moyens de recouvrer cette faculté atrophiée.
Soyons bien décidés, tout d'abord, à ne plus jamais
avoir honte de notre naïveté, mais à la respecter au con-
traire comme le milieu favorable aux vibrations de la vie
divine. Puis affranchissons-nous de tout ce qu'il y a de
raisonné et de voulu dans notre manière d'être et
dans notre vie. car c'est cela qui a tué en nous la spon-
tanéité. Donnons-nous, en tout et partout, comme le
cœur nous en dit. Débarrassons notre existence de
tout ce qu'elle a de compliqué, de façonnier, d'affecté.
Cherchons à simplifier notre train de vie. Soyons natu-
rels et sans malice afin de pouvoir agir simplement et
sans contrainte. Ayons une horreur vigoureuse des
clichés et des plagiats. Bannissons de notre être et A^
^4 LE POINT DE DÉPART
notre vie les vaincs apparences, visons à l'honnêteté
et à la loyauté dans nos opinions, nos jugements
et nos entreprises, acquérons la droiture et la rectitude
physique et morale. Alors renaîtra en nous notre na-
ture d'enfant.
Mais il ne suffit pas de tendre à ce but, il faut encore
agir en conséquence. Il y aura des liens à briser, des
résolutions inusitées à accomplir, une révolution à opé-
rer dans notre vie extérieure. Nous ne pourrons plus,
par exemple, laisser envahir notre terrain par les mau-
vaises herbes de la culture moderne. Nous devrons
nous soustraire à maint devoir conventionnel et à
mainte considération secondaire pour que l'enfant re-
vive et prospère en nous.
Persévérons cependant. Non seulement nous recou-
vrerons ainsi notre spontanéité perdue, mais la vie
dont témoignent les béatitudes deviendra peu à peu pour
nous une réalité. Elle naîtra et s'affirmera d'elle-même
au contact des impressions et des événements journa-
liers, car (die possède une énergie créatrice qui garantit
son développement ultérieur. Ressentir ce que nous
vivons, vivre ce que nous ressentons, voilà tout ce que
nous avons à faire. C'est ce vivant ressentir qui fait pros-
pérer notre être originel. Or. plus nous serons simples
et sincères, plus nos émotions seront puissantes, nettes
et profondes.
Mais ce que nous n'éprouvons et n'expérimentons
point encore, il faut savoir l'attendre. Il faut que la pa-
tience bride notre zèle, afin qu'il ne se laisse pas tenter
d'imaginer ou de remplacer par autre chose ce qui n'a
pas encore grandi spontanément. Ou'il nous suffise d'atti-
CEUX QUI CHERCHENT J->
ser toujours à nouveau nos aspirations. Elles seules créent
en nous la réceptivité nécessaire. La volonté qui s'appli-
que au détail de ce que nous voudrions éprouver, vient du
malin. Au contraire, l'aspiration qui ne précise rien, mais
qui attend avec ferveur, verra la réalisation. Tout ce
qui doit naître en nous naît du sein de nos aspirations,
et ce qui doit croître, croit par ces aspirations jamais
assouvies, bien que constamment exaucées.
Impossible d'en dire plus. C'est à chacun de découvrir
l'accès à la vie nouvelle. Il n'existe aucune formule
magique qui nous l'indique et qui nous l'ouvre. 11 faut
le chercher et « il y en a peu qui le trouvent. »
La vocation des chercheurs.
La dernière béatitude traite, non plus du développe-
ment intérieur des chercheurs, dont les premières ont
suivi les étapes, mais des expériences et des devoirs qui
les attendent.
« Heureux ceux qui sont persécutés pour la jus-
tice, car le royaume des cieux esi à eux. »
Ce qui signifie, transposé dans notre langage: Heu-
reux ceux qui souffrent la persécution à cause de la vé-
rité qui germe en eux. car en eux vit l'être originel.
Que ceux qui procurent la paix ne s'étonnent point
d'être persécutés, bien que le rapprochement de ces
deux termes semble paradoxal. On a souvent trouvé
contradictoire et incompréhensible cette parole adressée
~6 LE POINT DE DÉPART
à ses disciples par Celui qui est venu apporter au
monde la paix divine : « Ne supposez pas que je sois
venu apporter la paix sur la terre, je ne suis pas
venu apporter la paix, mais l'épée. » Et pourtant, il est
impossible qu'il en soit autrement. Car la paix qu'ap-
portent Jésus et les siens consiste dans une organisa-
tion normale et naturelle de toutes choses, dans l'har-
monie de nos facultés natives, dans la vérité rédemp-
trice de l'être et de la vie. Elle doit donc, de ce fait, se
trouver en conflit et en contradiction flagrante avec
toutes les déformations de l'humanité dégénérée et avec
son organisation défectueuse et artificielle, qu'elles se
présentent sous la forme de traditions ou de conventions,
de morale ou de religion, de mœurs ou d'institutions
sociales. Aussi les créateurs de la véritable paix se-
ront-ils toujours traités de mécontents et de révolution-
naires, et considérés comme des fanatiques dangereux
livrés à l'arbitraire des opinions les plus subjectives.
Si l'éclosion de notre vie originelle est l'avènement
de la paix, elle est en même temps un élan vital irré-
sistible, une puissante montée de sève, qui. parmi les
lâchetés, les compromis et les ménagements ambiants,
fait l'effet d'un désordre et d'une révolte. Cela est inévi-
table. Entre les chercheurs et les satisfaits, l'équilibre
est impossible. Du mouvement vital, d'une part, et de
la force d'inertie de l'autre, résulte forcément un frotte-
ment, et de ce frottement procède la persécution.
Four les âmes rassasiées et routinières. les cher-
cheurs sont parfaitement insupportables, car ils sont
leur mauvaise conscience même et ils troublent par
leur seule apparition le bien-être jouisseur des uns.
CEUX QUI CHERCHENT 77
comme L'affairement intéressé des autres ou lotir fièvre
de se dépenser pour le bien publie. Leur regard avide de
vérité met tout en question avant même qu'ils aient
exprimé le moindre doute, qu'il s'agisse d'une opinion
scientifique dûment patentée, d'un paisible bonheur
familial, ou encore de « l'assurance du salut par
Christ. » Aussi ont-ils contre eux tous les partis.
Si donc nous ne sommes pas persécutés, c'est que
notre recherche n'est pas encore une puissance de
vie active et pénétrante. Elle est compatible avec
la routine;, supportable, par conséquent : elle est une
disposition intermittente, non la force motrice de no-
tre vie. Ou bien elle se consume en aspirations, mais
elle n'a pas encore été fécondée par l'action divine éveil-
lant dans 1 àme réceptive la puissance de germination.
Car notre mécontentement de nous-mème, s'il reste
infructueux, excite tout au plus la compassion, la mo-
querie, on un sentiment de supériorité satisfaite : seule
l'irruption de la vie nouvelle provoque le scandale,
l'inimitié, la persécution.
Aussi Jésus dit-il : Heureux ceux qui sont persécutés
«pour la justice», pour la vérité réalisée dans leur con-
duite et dans leur vie. Quant à ceux dont l'attitude
agressive, la maladresse ou les manquements attirent
la persécution, il est juste de les plaindre, mais non de
les déclarer heureux. Car ce qui les atteint dans ce cas,
ce n'est point réellement la persécution, mais une cri-
tique justifiée, des jugements mérités, bref, un désaveu
inspiré par le sentiment du bien en face de sa caricature.
Mais si nous sommes opprimés à eause de la vérité
que nous incarnons, nous sommes heureux, car le
■~H LE POINT DE DÉPART
royaume des cieux est à nous. C'est lui qu'on attaque
eu notre personne, et la persécution qui nous atteint
n'est que la réaction provoquée par son avènement
dans notre vie. Elle en est. par conséquent, la garan-
tie.
« Le royaume des cieux est à vous. » Cette assurance
finale, toute pareille à celle de la première béatitude,
n'est pas plus que les précédentes la promesse d'une
récompense ; elle met simplement en évidence un en-
chaînement naturel et logique : la persécution ne fait
qu'attester la croissance obscure de l'être originel, qui
provoque inévitablement l'hostilité de toutes les natures
dégénérées. C'est ce qu'il ne faut pas perdre de vue
dans l'étude «les paroles suivantes qui renforcent et
précisent celles que nous venons de considérer.
« Heureux serez-vous lorsqu'on vous insultera,
qu'on vous persécutera et qu'on dira faussement
contre vous toute sorte de mal à cause de moi.
Réjouissez-vous et soyez dans l'allégresse, parce que
votre récompense est grande dans les cieux ; car
c'est ainsi qu'on a persécuté les prophètes avant
vous. »
Tout ce (pie nous avons à souffrir à cause de Jésus.
ne saurait éveiller en nous qu'une joie débordante,
puisque la vie divine qui palpite en nous s'accroît en
proportion. En employant l'expression de « grande
récompense ». Jésus formule simplement ce rapport
de réciprocité dans un langage familier à ses au-
diteurs juifs. Il détourne ainsi nos regards des contre-
CEUX QUI CHERCHENT 79
coups douloureux que notre transformation ne peut
manquer de provoquer, et les dirige vers l'avenir. Non
pas cependant vers un but lointain, ou même relégué
dans l'au-delà, mais vers un avenir qui sans cesse de-
vient présent. Car parmi les outrages, les persécutions
et les calomnies, grandit notre être originel. et son ac-
tion rénovatrice nous ouvre des perspectives infinies.
c< Virescit vulnere virtus ». c'est dans l'affliction que
s'épanouit la vertu.
Insultés, les chercheurs le seront comme tels. L'in-
quiétude qui les anime, l'élan qui les presse sont anti-
pathiques à l'inertie générale, aussi les traite-t-on faus-
sement d'éléments de désordre, de novateurs dange-
reux, d'ergoteurs tracassiers et importuns qui troublent
la paix du monde et qui, dans leur présomption, se
figurent sottement être capables de le réformer. On
passe par toutes les nuances du dénigrement : du
haussement d'épaules compatissant et du hochement de
tète narquois, aux plus viles accusations publiquement
formulées. Ces outrages sont la justification des âmes
satisfaites et de leur lâche inertie : pour se sentir dans
leur droit, il faut qu'elles taxent d'aberrations toutes les
nobles tentatives inspirées par un profond sentiment
de ce qu'il y a d'intolérable dans nos conditions actuelles.
Calomniés, les chercheurs le seront toutes les fois
que leur vie nouvelle se manifestera d'une façon origi-
nale. Ils sont différents des autres, chose tout à fait
inconvenante au gré de la foule indolente. Aussi cha-
cun s'accorde à condamner leur vie qui n'est cependant
que le résultat non prémédité de leur évolution. Parfois
à la réprobation se mêle le dépit de ne pouvoir leur
80 LE POINT DE DEPART
ressembler : ailleurs, l'irritation grandit du fait qu'on
pressent obscurément qu'ils pourraient bien avoir rai-
son. Surtout ils ont contre eux tous les propres justes
qui, convaincus de leur infaillibilité, se regardent comme
les gardiens attitrés de la tradition et des usages con-
sacrés, et qui sans se faire aucune idée des mobiles qui
inspirent ces hommes nouveaux, ni du sens que peut
avoir leur conduite insolite, suspectent ou calomnient
avec une vertueuse indignation tous leurs gestes et
toutes leurs pai*oles.
Il n'y a pas envers eux d'attitude intermédiaire : ou
ils font sur leur entourage l'effet d'un jugement mérité
et alors il faut sortir de son inertie, ce qui implique
l'abandon de toute satisfaction propre et de toute con-
fiance en soi : ou leur appel à la vie est repoussé
comme une révolte contre toutes les routines religieuses,
morales et sociales, et alors il faut les dénigrer pour ne
pas se mépriser soi-même.
On n'y éprouve d'ailleurs aucune difficulté. On ne
saurait même en agir autrement, car on les juge d'après
soi et on leur impute les intentions et les mobiles qu'on
trouve en soi. Leur individualisme est taxé d'orgueil,
leur fidélité envers eux-mêmes de manque d'égards pour
les autres, leur droiture de brutalité, leur liberté d'im-
moralité, leur mobilité et leur capacité d'évolution de
légèreté et de manque de caractère, leur irrésistible
élan d'irrévérence, et leur naturel de frivolité et d'impu-
dence.
De là à la persécution proprement dite, il n'y a qu'un
pas. Des êtres aussi dangereux doivent être mis hors
d'état de nuire. Toutes les tendances et tous les partis
LA VOCATION DES CHERCHEURS 8l
sont unanimes sur ce noint. Orthodoxes, libres-penseurs,
socialistes, aristocrates, bourgeois et demi-savants. Etat,
société, famille, tous s'accordent pour annihiler, si pos-
sible, les éléments éruptifs qui s'efforcent de s'élever à
une vie plus haute.
Tel est le sort des véritables chercheurs. Chacun
d'eux en aurait long à conter sur ce sujet. C'est dans la
vie de famille qu'éclate tout d'abord l'inimitié, car c'est
là que la disparité se fait sentir le plus vivement:
« L'homme aura pour ennemis les gens de sa propre
maison». L'esprit de famille est souvent d'une longani-
mité étonnante : il supporte, excuse, ignore les accrocs
les plus flagrants à la morale, il accomplit les plus
grands sacrifices pour remettre sur pied les enfants
prodigues, il tolère les opinions et les tendances les plus
opposées aux traditions familiales. Mais quand l'inquié-
tude et l'élan du devenir s'éveillent chez un fils ou une
lille. et les entraînent sur des voies nouvelles à la pour-
suite de la vérité, alors l'amour de leurs parents tourne
à la tyrannie ; de leur impuissance naît un zèle amer,
une passion de destruction qui ne reculent pas devant
les imputations les plus cruelles. Les rebelles se voient
mis à l'index, et dans le chœur des parents et des amis
ce sont les plus proches qui embouchent la trompette de
la ealomnie. Suivent les collègues et les camarades.
Tout ce que fait le suspect est qualifié d'autocentrie,
d'indiscipline, d'incapacité de se contenter de sa voca-
tion et de son milieu, et les commérages vont leur
train.
Jamais l'opinion publique n'en a usé autrement, si
du moins celui qui s'aventure sur la route de la terre
82 LE POINT DE DÉPART
promise, reste fidèle à lui-même jusqu'au bout. Il est
vrai que, dans la suite, on ne met que plus d'empres-
sement à accommoder son héritage spirituel au profit
des masses. Ainsi en est-il allé de Jésus et de tous
ceux qui. insoucieux des opinions et des habitudes cou-
rantes, n'ont cherché qu'à discerner et à suivre le che-
min de la vérité, ce C'est ainsi qu'ils ont persécuté les
prophètes avant vous. » Tous les témoins de la vérité,
tous ceux qui ont désiré son avènement et se sont efîbr-
cés de lui frayer la voie, ont connu ce destin, aussi bien
que le moindre d'entre les chercheurs d'aujourd'hui.
Cependant tous les persécutés et tous ceux qui se qua-
lifient de chercheurs n'ont pas également le droit de se
compter au nombre des heureux célébrés par Jésus.
Celui-ci ajoute expressément aux mots : «lorsqu'on dira
de vous toute sorte de mal », l'épithète de «faussement».
Si les accusations des gens bien pensants et des repré-
sentants de la tradition sont justifiées par les faits, si
notre conduite procède en effet de nos instincts bas et im-
purs, si elle est troublée et corrompue par nos caprices, nos
vues intéressées, notre orgueil ou notre légèreté, par la
soif des sensations, le dégoût des devoirs prosaïques et
journaliers, si ce sont l'insubordination, la recherche de
l'effet, ou une sorte de coquetterie de la vie intime qui
nous inspirent ce que nous donnons pour l'expression
spontanée d'une impulsion intérieure irrésistible, alors
c'est nous qui mentons et non nos détracteurs. Il se peut
que leur jugement tombe à faux dans le détail, parce
qu'ils ne pénètrent point les arrière-plans obscurs de
notre conduite. Mais ils ont raison quant au fond : nous
I.A VOCATION DES CHERCHEURS 83
sommes des hypocrites, notre conduite est réellement
basse et fausse.
Jésus fait encore une restriction : «à cause de moi».
ajoute-t-il. (."est la première fois qu'il se met lui-même
en cause, et fait de sa personne le poids déterminant
sur la balance. Qu'est-ce à dire? Cette restriction corres-
pond sans aucun doute au «pour la justice» du verset
précédent et ne fait qu'exprimer la même pensée sous
une forme différente. Jésus est la vérité. Pour ses audi-
teurs de jadis comme pour nous, il est l'incarnation du
royaume de Dieu et de la vérité humaine, il est le nouvel
ordre de choses personnifié. la cellule primitive de la
vie naissante. Ceci, non dans un sens théologique ou
dogmatique, mais au sens historique et culturel.
Si donc on nous calomnie parce que la vie de
Jésus veut s'actualiser en nous, et son dessein se
réaliser par nous, on nous persécute à cause de lui. Mais
combien n'a-t-on pas abusé de cet «à cause de moi»?
Chacun de ceux qui croyaient pouvoir se réclamer de
.lé s us l'a fait valoir à son profit. Il a été la consolation
de tous ceux auxquels leur piété et leur profession de
christianisme ont valu quelque déboire. Et néanmoins
la plupart étaient aussi étrangers à son caractère, à
son inspiration et à son dessein que ceux qui lui di-
sent : «Seigneur, Seigneur», et dont il déclare qu'il ne
les a jamais connus. Que n'a-t-on pas justifié par ses
parons, couvert de son pavillon ! Que de grossières
falsifications, de piteuses caricatures, de manœuvres
hypocrites se sont glorifiées de l'exaspération qu'elles
soulevaient chez les honnêtes adeptes de la vérité
84 LE POINT DE DÉPART
comme d'une persécution subie à cause de lui! En faut-il
«les exemples? Un grand nombre d'hommes qui restent
ttgés dans leur bien-être ne se croient-ils pas aujourd'hui
persécutés «h cause de Jésus», par ceux qui ne peuvent
prendre leur parti de l'arrêt de l'évolution humaine
dans la chrétienté, et dont la seule ambition est d'en
découvrir à nouveau le secret?
11 faut le répéter bien haut : si ce ne sont pas les effets de
la vie nouvelle qui provoquent l'inimitié de la foule in-
compréhensive, si le caractère des persécutés n'est pas
celui que Jésus a incarné et qu'il crée chez les siens, il
a beau exciter l'opposition, il n'est pas authentique et
«pur sang», et on ne saurait par conséquent les procla-
mer heureux, car l'être nouveau ne grandit point en eux
en proportion des persécutions qu'ils subissent.
Peu importent nos sensations ou notre opinion de
nous-mêmes ; tout dépend de ce que nous sommes en
réalité. Si la constitution normale de l'être humain
s'élabore en nous, si ce sont ses manifestations qui
déchaînent l'animosité de toutes les existences chaoti-
ques décorées d'une étiquette quelconque, chrétienne ou
autre, nous sommes persécutés à cause de Jésus, soit
que nous suivions consciemment ses traces, soit que,
poussés par un obscur besoin de vérité, nous cherchions
encore inconsciemment notre chemin dans La direction
où il a marché lui-même. C'est pourquoi, aujourd'hui
comme dans tous les temps, plusieurs peuvent être per-
sécutés «à cause de lui», tandis que leurs lèvres le
nient, parce que «rieurs yeux sont encore retenus, en
sorte qu'ils ne le voient point tel qu'il est». Bien qu'ad-
versaires du Christ que le monde adore, ils font, sans
IV VOCATION DES CHERCHEURS 85
le savoir, sa volonté et souffrent par conséquent à
cause de lui.
Les paroles de Jésus sont d'une clarté qui ne laisse rien
à désirer: elles caractérisent strictement et exclusivement
les persécutés qu'il proclame heureux : pureté «le leurs
mobiles intimes (quand on dira faussement contre vous,
etc.), authenticité de leurs expériences personnelles
témoignant de la vie nouvelle qui agit en eux (à cause
<le moi), c'est-à-dire sincérité subjective et objective,
telles sont les conditions que suppose la dernière béati-
tude. Alors, mais alors seulement, les persécutés sont
vraiment des heureux, car c'est la présence de l'être ori-
ginel en eux qui provoque la persécution, et qui, <\u
même coup, détermine leur vocation.
« Vous êtes le sel de la terre. »
Les béatitudes découvrent successivement aux yeux
des chercheurs une série de perspectives merveilleuses:
tandis qu'ils ploient sous le sentiment de leur néant,
elles les proclament heureux paire que l'être nouveau
palpite en eux : au sein de leur détresse, elles leur si-
gnalent leurs privilèges et leur annoncent l'exaucement
de leurs désirs: elles leur révèlent dans leur inquiétude
intime une vibration divine et dans l'hostilité de la mul-
titude indolente une réaction inévitable contre la vie nou-
velle qui germe dans leur âme. Mais quelle surprise
plus grande encore, quelle révélation de la gloire de
l'Evangile dans cette déclaration : «Vous êtes le sel de la
terre, vous êtes la lumière du momie. »
Cette parole définit leur fonction dans le monde.
86 LE POINT DE DÉPAKT
Ils sont l'élément qui y maintient et y crée la vie. Sans
eux l'humanité serait depuis longtemps la proie de
la corruption. Ils arrêtent la décomposition de la masse
inerte : grâce à eux. elle reste utilisable et suscep-
tible de s'élever à la vie véritable. C'est de ceux qui
cherchent que les satisfaits tirent leur subsistance. Toute
l'histoire spirituelle de l'humanité en témoigne. La foule
parasite a toujours vécu des vérités et des valeurs vita-
les découvertes ou créées par les chercheurs. Mais ja-
mais elle ne les a mises en œuvre sans les dénaturer,
en les dépouillant de leur puissance créatrice pour les
accommoder à son usage. Elle laissait perdre la véritable
vie ; elle conservait les formes, les idées, les coutumes
et les foi-mules, afin de s'en alimenter. Elle tuait les pro-
phètes, mais elle leur bâtissait des tombeaux et rendait
un culte à leurs reliques. «La lumière a lui dans les té-
nèbres et les ténèbres ne l'ont point reçue ». aussi les té-
nèbres sont-elles restées ténèbres, quelque lueur qu'elle y
ait jetée. Il en fut ainsi avant Jésus. Il en a été de même
après lui. Le christianisme, c'est l'obscurité éclairée,
mais non le plein jour. Cependant la vie émanant des
âmes chrétiennes qui cherchent sans trêve la terre nou-
velle, le maintient et fait de lui une bénédiction | «un-
ies millions d'êtres «rassis dans l'ombre de la mort».
Ces chercheurs cachés et disséminés dans la masse,
ne se bornent pas à la conserver : par leur vibration
continue, ils mettent en mouvement quelques-unes des
parcelles qui la composent. Comme le levain qui fait
lever la pâte, ils travaillent l'humanité engourdie jus-
qu'à ce qu'ils l'aient entièrement pénétrée. Leur contact
qui irrite les endormis, exrite l'inquiétude des âmes
LA VOCATION I»KS CHERCHEURS S7
mobiles et les arrache à leur paresse et à Leur inertie.
Ainsi la vie allume la vie. et l'évolution créatrice de
l'humanité agrège cellule à cellule.
En «lisant : ce Vous êtes le sel de la terre ». Jésus ne
prononce pas un jugement de valeur, il ne formule
aucune prétention, n'impose aucun devoir. Il constate
simplement un état de fait qui nous révèle une loi fon-
damentale et permanente de l'évolution humaine. Il ne
«lit pas aux chercheurs : Vous devez être le sel et la
lumière, mais : Vous l'êtes, en tant que chercheurs, et
par le seul fait de votre existence. Point n'est besoin
d'entreprendre ou d'exécuter quoi <]ue ce soit en vue de
ce résultat : de votre vie comme telle, et quel que soit
le stade de votre évolution, émane une force agissante,
tant que vous restez des chercheurs sincères.
Cette loi de la vie nouvelle est d'une importance
capitale. Jésus n'a point dit : Parlez, enseignez,
convertissez, faites des prosélytes ; mais : Vous êtes ;
votre mission s'accomplit par votre seule existence <l<-
chercheurs, de devenants, de vivants. C'est sur le fait
«le votre être et l'action de votre vie que repose l'ave-
nir de L'humanité. Soyez des chercheurs de bon aloi et
le règne de Dieu viendra nécessairement. One l'histoire
«le la création «le l'humanité véritable nous présente «les
vocations extraordinaires et «les instruments spéciaux,
comme les apôtres, par exemple, là n'est pas la ques-
tion. Il ne s'agit ici «pu- de la l'onction les chercheurs
dans l'avènement «le l'ordre nouveau, et cette fonction
se résume eu deux mois : être et vivre.
Le royaume de Dieu s'établit naturellement, par les
manifestations vitales involontaires de ceux chez lesquels
88 LK POINT DE DÉPART
germe et s'épanouit la vie originelle. Toute action vo-
lontaire . préméditée, forcée, en vue de ce résultat, ne
peut que lui nuire, parce qu'elle ne procède pas d'un
mouvement spontané. Les intentions les plus pures n'y
sauraient rien changer ; c'est là une loi de nature in-
llexible, inéluctable. Rien ne retarde davantage la
venue des choses nouvelles que la fièvre d'action de
ceux qui ne savent pas les attendre. Le seul efïet de
l'ardeur qui nous entraine vers le terme de l'évolution
humaine doit être d'attiser constamment notre flamme :
les ondes lumineuses s'en dégageront d'elles-mêmes.
Mieux la lampe brûle, plus elle éclaire.
Cette déclaration de Jésus ne concerne naturellement
que les heureux qu'il a caractérisés d'une manière con-
crète et vivante dans le cours des béatitudes, mais elle
s'adresse à eux tous. sans réserve et sans condition. Peu
importe leur point de départ, la nuance de leur religion
ou de leur culture, la valeur qu'ils assignent aux institu-
tions traditionnelles, la manière dont leur vie nouvelle
se formule dans leur esprit et se traduit dans leurs opi-
nions, la portée que la personne de Jésus a acquise à
leurs yeux, pourvu que leur caractère soit en vérité
celui des vrais chercheurs décrits par Jésus. Mais ce
caractère spécial, rien ne saurait en tenir lieu, ni con-
victions chrétiennes, ni vie religieuse et morale, ni
point de vue quelconque. Les croyants cristallisés cl
figés dans leur foi chrétienne ne sont certainement,
dans la pensée de Jésus, ni sel. ni lumière.
Le refus ipie Jésus a opposé aux tentations du désert,
nous a montré de quelle manière le royaume de Dieu
ne doit pas se fonder : l'instruction positive qu'il nous
LA VOCATION l)KS CHERCHEURS &)
donne ici complète cet enseignement négatif. Le règne
de Dieu s'établit dans le secret et par l'action «le la vie
personnelle. Mêlés à la masse, comme Le sel, dissémi-
nes, isolés les uns des autres, les chercheurs ne forment
point une puissance compacte. Le seul lien qui les
unisse, c'est le nouvel élément de vie qui les pénètre et
établit entre eux. parmi ceux qui les entourent, un
contact immédiat et vivant. Toute association exclut.
Tout groupement isolerait les chercheurs de ceux qui
restent stationnaires et entraverait ainsi l'action directe
de leur nouvelle nature. Il ne faut point que les éveil-
leurs de vie s'encapsulent, sous peine d'interrompre
aussitôt le progrès de la vie.
« Mais si le sel s'affadit, avec quoi lui i-emlra-t-on
sa saveur? Il n'es! plus bon à rien, sinon à être
jelé dehors et'foulé aux pieds par les hommes. »
Nous l'avons vu, les chercheurs sont un fermenl dont
l'énergie active réside uniquement dans leur vie person-
nelle. Il y a là un processus vital, non une action pré-
méditée ou une entreprise spéciale. Là où ce processus
se poursuit avec la nécessité interne et la spontanéité
d'un phénomène naturel, la vie originelle se propage
et l'organisation nouvelle des choses s'instaure. Mais
pour que le royaume de Dieu s'étende ainsi par son
moyen, il Tant que le ferment dv vie conserve sa nature
propre, car en la perdant il perd (\u même coup sa
vertu vi\ iliante.
Rester fidèle en toul et partout ;'i leur caractère, tel
Ç)0 LE POINT DE DEPART
est donc le devoir des chercheurs. Qu'ils se gardent de
se laisser affadir en se mélangeant d'éléments étrangers,
de s'accommoder au goût d'autrui en atténuant leur
âpreté originale. Ils perdraient leur saveur saline, il ne
leur resterait qu'un goût de moisi. Ils deviendraient im-
propres aux opérations vitales, parce qu'ils tomheraient
eux-mêmes en décomposition.
Surtout qu'ils restent des chercheurs ! L'éveil rie la
vie dans un être humain est quelque chose de si grand
que celui qui en t'ait la merveilleuse expérience peut
être tenté de se croire au but. Il lui semble avoir trouvé
tout ce qu'il lui faut pour vivre et pour mourir, son
élan intérieur se ralentit. Mais il cesse par là même
d'être un chercheur, il devient un sel insipide. Or il
nous faut persévérer dans la recherche si nous voulons
vivre, — car le germe qui ne se développe pas périt, —
et si nous voulons agir, — car autrement nous nous
ankylosons fatalement. Chercher, c'est rester dans le mou-
vement de la vie ; rester dans le mouvement de la vie, c'est
demeurer capables de la transmettre, car c'est notre
inquiétude qui se communique à notre entourage, c'est
sous ses vibrations répétées que l'inertie ambiante se
met à frémir.
Cependant combien de chercheurs s'enlisent dans un
point de vue. une opinion, une œuvre, un programme
ou un « mouvement » ! Chez combien d'entre eux les
ardentes pulsations de la vie intérieure s'alTaiblissent
peu à peu et s'arrêtent enfin, étouffées par les travaux
ou les plaisirs de l'existence ! Combien s'accommodent
de l'état de choses actuel, estiment que son développe-
ment historique en garantit le droit et la vérité, et
LA VOCATION DES CHERCHEURS <)I
finissent par s'en déclarer satisfaits, puisqu'il est impos-
sible d'v rien changer.
Il est un autre danger encore, c'est i[iie notre recher-
che porte exclusivement sur la connaissance, et que
l'élan intérieur qu'elle nous imprime reste théorique au
lieu de se manifeste!- dans notre vie. Souvent tout se
passe en pensée seulement. L'illusion tient lieu de réa-
lité, et ne produit rien de vivant. Les chercheurs n'exer-
cent, en conséquence, aucune action vivifiante. Car les
théories n'ont jamais réveillé personne. Sans doute on
s'aperçoit que ceux qui les proclament s'etïoreent d'en
tirer pour eux-mêmes des éléments de vie nouvelle,
mais comme ils continuent, en somme, à vivre exacte-
ment comme les autres, on les tient pour des poseurs.
et on a raison.
D'autres ressentent très distinctement les impulsions
de la vie nouvelle qui palpite en eux. Mais, soit timi-
dité, soit indolence, soit égard pour autrui, ils ne les
laissent point s'actualiser. J'ai connu beaucoup de cher-
cheurs qui se figurent qu'il suffit de revêtir des disposi-
tions nouvelles, d'acquérir des intérêts supérieurs et
d'orienter vers le but leur vie intérieure. Ce sont là.
pensent-ils. des éléments de progrès et d'action parfai-
tement compatibles avec la dévotion. îa moralité, la
ligne de conduite ordinaires. C'est là une erreur funeste
que l'expérience de vi*ait dissiper, car ceux qui en agissent
ainsi piétinent sur place. Ils deviennent un sel insipide.
Enfin plusieurs manquent de fidélité envers eux-
mêmes dans la crainte de nuire à la « bonne cause ».
Ils mesurent leur attitude au de^rr de compréhension
de ceux sur Lesquels ils ont l'intention d'agir. Car ils
1)2 LE POINT DE DEPART
tiennent à être appréciés des satisfaits. Aussi leur vie
entière est-elle dominée pat' la préoccupation «le l'effet
persuasif et entraînant qu'il leur importe de produire.
Ils en tuent ainsi, à leur insu, la spontanéité, la
vigueur et l'originalité. Us croient ne pouvoir qu'à ce
prix être le sel de la terre, et peut-être acquièrent-ils
en effet de l'influence sur les masses. Mais ils ont
perdu leur saveur, et le nouveau devenir cesse de
grandir en eux et par eux.
Notre élan intérieur, notre évolution et notre vie
personnelles, la modalité particulière de notre recher-
che et de notre conduite, doivent s'affirmer et se
déployer. Les contenir, c'est les étouffer. On ne saurait
interrompre à volonté la relation entre la vie intime et
la vie extérieure sans détruire la vie originelle qui veut
s'accroître. Elle se résout alors en états d'âme, en ré-
flexions édiliantes mais stériles, et c'en est tait de s;i
vertu. Combien se figurent que l'affection, l'obéissance,
la vénération leur ordonnent de se montrer différents de
ce que les ferait leur instinct profond, afin de ne pas
scandaliser ceux qui leur sont le plus chers. Ils crai-
gnent de nuire à la bonne cause et à sa propagation
en obéissant envers et contre tous aux impulsions et
aux impératifs de la vie nouvelle. Alors commencent
les marchandages, les accommodements, les combinai-
sons prudentes. Ils deviennent infidèles à leur caractère,
renient la nature enfantine qui renaissait en eux. tra-
hissent l'être origine] qui laisail valoir ses droits, et
détruisent la spontanéité des opérations vitales de la-
quelle tout dépend, leur évolution personnelle aussi
bien que celle de l'humanité.
LA VOCATION DES CHERCHEURS M>
!i ne nous appartient ni de diminuer, ni d'augmenter
intentionnellement le frottement qui résulte du contact
entre ceux qui marchenl et ceux qui restent station-
naires. I! ne nous est pas pins Loisible, dans ce domaine,
d'équilibrer, d'atténuer, de concilier, que d'accentuer,
de renchérir, d'intensifier. Laissons s'exprimer involon-
tairement et directement ce qui surgit en nous: que
notre influence ne soit jamais voulue, mais immédiate et
involontaire. Sinon, c'en est fait de nous et de notre ac-
tion sur le monde.
Tout devient si simple quand nous consentons à ne
rien forcer et à ne jouer aucun rôle, et nous bornons à
nous placer dans les conditions voulues pour que l'évolu-
tion décrite dans les béatitudes s'accomplisse d'elle-même
en nous ! Tout devient si simple dès que nous vivons
directement de nos impulsions '. Tout se gâte, au con-
traire, dès que notre vie procède de notre raisonnement.
fût-il fondé sur une connaissance parfaite : « Si vous
ne devenez comme des enfants, vous n'entrerez point
dans le royaume de Dieu.»
a Vous èles la lumière du monde. »
Par leur seule présence, par leur vie qui rayonne au
dehors, les chercheurs apportent tout naturellement au
monde la véritable clarté, car en eux se révèle la vérité
cachée sous les formes et les phénomènes, par eux est
démasqué le monde des apparences dans lequel res-
tent emprisonnées les âmes satisfaites. A. la lumière de
la vie nouvelle qui émane de ceux qui marchent, les
veux des endormis s'entrouvrent : ils apen-ohenl ce
94 LE POINT DE DÉPART
qu'il y a d'anormal dans la vie où s'étiole leur être véri-
table, et dans les conditions d'existence qui entravent
l'évolution de l'humanité. L'intuition du véritable état
des choses, de la vocation réelle de l'homme, du sens
et du but de révolution, de la puissance créatrice qui
pousse l'humanité vers sa perfection, cette intuition vi-
vante qu'aucune parole ne saurait produire, et de la-
quelle jaillissent aussitôt une aspiration, un élan vers
le but. elle leur est communiquée directement par le
spectacle de la vie des chercheurs, et par l'expérience
personnelle de l'ordre de choses nouveau chez les hom-
mes qui l'incarnent.
Cette démonstration est seule efficace ; toute autre
insensibilise et obscurcit. Tout ce qu'on nous enseigne
est nuisible, tant qu'on ne nous en communique pas
l'impression spontanée. 11 faut que les hommes voient
la lumière, pour constater qu'ils sont dans les ténèbres
et pour se tourner vers la lumière. La sensation immé-
diate de la vie nouvelle peut seule créer la réceptivité
qui y rend accessible. C'est sur cette loi de nature
que repose la vocation universelle des chercheurs, dont
la vie témoigne de ce qui naît et grandit en eux.
c Une ville située sur le sommet d'une montagne
ne peut rester cachée. On n'allume pas une lumière
pour la mettre sous le boisseau, mais on la pose sur
un chandelier, aiin qu'elle éclaire Ions ceux qui
sont dans la maison. »
Si le royaume de Dieu ne s'établit pas au moyen
d'institutions extérieures, mais par l'ellel de ta vie per-
LA VOCATION DES CHERCHEURS <)0
sonnelle, s'il ae se manifeste pas avec éclat, mais dans
le secret, au sein de la vie quotidienne, « il n'y a rien de
secret qui ne se découvre » cependant. Le ressort de
notre vie ne peut rester ignoré, surtout lorsque nous
occupons une position en vue. Or tous ceux qui se
distinguent de la foule par un caractère spécial, se trou-
vent bon gré, mal gré, mis en évidence. Tel est le cas
<les chercheurs. Par le fait seul qu'ils se donnent ingé-
nument pour ce qu'ils sont, et en dépit de leur réserve
naturelle, ils attirent l'attention sur eux.
Cela est nécessaire, du reste, bien que cela ne doive
jamais être intentionnel. Leur action sur le inonde résulte
précisément de l'impression particulière qu'ils produi-
sent en raison de ce qu'ils sont, de la qualité spéciale
de toutes leurs manifestations vitales.
Puis donc que leur action vivifiante dépend du rayon-
nement de leur être, il ne leur est point permis de le
dérober aux regards. S'ils fuient le monde, le monde
demeure dans les ténèbres. Combien d'entre eux cepen-
dant mettent leur lumière sous le boisseau au lieu de la
faire luire dans la vie ! Leur vie intérieure constitue un
domaine à part ; elle se dépense dans une activité dé-
terminée, en vue d'intérêts particuliers, et s'y épuise
tout entière. Pour les uns, c'est la religion ; tous les
élans provoqués en eux par leurs aspirations nouvelles,
se concentrent dans la culture de leur vie intérieure, les
exercices de piété et d'édification, la préoccupation de
questions religieuses, la participation à la vie de l'Eglise :
fonctions du cœur auxquelles manque la circulation du
sang, dilettantisme religieux. Pour d'autres, le boisseau
qui cache la lumière, c'est une méthode nouvelle de
t)(> LE POINT DK DÉPART
retour à la nature, une réforme d'un genre quelconque.
Cette activité les absorbe, leur élan intérieur s'y épuise
et reste sans action sur leur vie. Us sont nombreux ces
boisseaux sous lesquels se cache la lumière.
La place de notre lumière n'est pas sous le boisseau,
mais sur le chandelier. Le chandelier, c'est la position
particulière que chacun de nous occupe dans la vie :
position familiale, professionnelle, mondaine, sociale,
intellectuelle. C'est là notre sphère lumineuse, l'espace
illimité dans lequel la force éclairante de notre être
nouveau doit rayonner sans obstacles. Ceci ne concerne
point uniquement ceux qu'on appelle communément les
gens haut placés. Dans ce domaine, toute situation est
importante, et le plus humble des travailleurs peut
avoir parmi les milliers de compagnons qui sont les té-
moins de sa vie une sphère d'influence plus considéra-
ble qu'un savant illustre dont la vie personnelle n'exerce
son action que dans un milieu restreint.
Si chacun est, à sa place, une manifestation vivante
du nouveau devenir, la grande évolution qui s'accom-
plit chez les chercheurs ne peut, rester cachée. Elle
rayonne au dehors et allume dans les âmes un pressen-
timent qui les pousse à chercher à leur tour. Ce mode
de dirtusion de la vie nouvelle en garantit l'influence
permanente aussi bien que le succès réeJ. Quand on l'a
compris, on s'explique pourquoi Jésus a considéré toute
méthode extérieure de propagande comme une ten-
tation qui devait être repoussée, et dans l'intérêt
même de l'intégrité de la nouvelle création, a limité
l'action des chercheurs au seul rayonnement de l'être
nouveau.
LA VOCATION DES CHERCHEURS 97
-( Que votre lumière luise donc devant les hom-
mes, afin (mils voient vos bonnes œuvres et louent
votre Père qui est aux eieux. »
Si nous laissons transluire ce qui brûle en nous, on perce-
vra Dieu dans notre personne et dans l'œuvre de notre vie.
Car du premier éveil de notre inquiétude jusqu'à i'éclo-
sion de la vie nouvelle en nous, tout n'est que vibration,
impulsion, opération de la puissance créatrice qui pousse
l'humanité vers son achèvement. Si donc Dieu est ma-
nifesté par notre être et par notre vie, l'humanité prend
conscience de sa présence qui lui devient sensible dans
la personne de quelques-uns de ses membres. La gloire
du Dieu invisible transparait dans ses créatures en sorte
que ceux qui en sont témoins rendent hommage au Père
de toute vie originelle.
Si c'est à nous que s'adressent leurs louanges et non
à Dieu, cela tient évidemment à ce que nous ne l'avons
pas mis en lumière nettement et pleinement. Il est
évident que cela aussi dépend de la spontanéité avec
laquelle la vie nouvelle se manifeste en nous et par nous.
Pour peu que cette spontanéité soit compromise, le di-
vin s'obscurcit dans notre âme. Quand nous essayons
de remplacer par quelque chose d'analogue ce qui ne
surgit pas spontanément en nous, nous « profanons le
nom de Dieu» et nous ne faisons ainsi que gâcher et
détruire. Aussi n'y a-t-il qu'un conseil à donner à tous
ceux qui sentent combien insuffisamment luit leur lu-
mière : Brûle/. ; veillez à entretenir en vous la flamme
intérieure, ne fût-ce (pie l'ardeur obsédante qui aspire à
<>S LE POINT DE DÉFAUT
!a vérité, et la douleur <!c ne rien trouver en vous qui
vous satisfasse.
Il serait temps de reconnaître cette loi de révolution
nouvelle et de comprendre combien est illusoire notre
méthode actuelle de propager et de soutenir la loi chré-
tienne. Elle diffère absolument de celle que Jésus nous
indique ici. On défend un point de vue, on lutte pour
une croyance, on se meut dans les ténèbres des notions
théoriques, tandis que le seul moyen de prouver Dieu,
c'est de le faire éprouver. N'apprendrons-nous pas enfin
à garder le silence au sujet de notre Dieu pour le lais-
ser parler lui-même par ses créations de vie?
En tout cas, la méthode courante est étrangère à l'es-
prit de Jésus : elle n'est en efïet qu'un elïort stérile pour
suppléer à notre incapacité de faire naître chez les autres
l'expérience de Dieu ; elle est donc fausse en soi. Aussi
ne peut-elle que blaser ceux auxquels elle s'adresse, en
même temps qu'égarer ceux qui la pratiquent. Le fait
que cette manière de « rendre témoignage » à notre foi
a reçu la sanction de l'histoire et même de l'organisa-
tion ecclésiastique, n'en modifie point le résultat funeste.
La sincérité et le zèle de ceux qui s'y livrent n'y chan-
gent rien non plus. Car nous sommes en présence de la
loi de nature qui veut que nous ne puissions saisir au-
cune vérité en dehors dune expérience correspondante.
C'est pourquoi la vie divine éclatant dans la personna-
lité humaine avec la spontanéité d'une force de la nature
est l'unique argument qui convaincra les hommes de
notre temps ; et ceux-là seuls qui en ont fait l'expérience
ont le droit de s'en faire les interprètes.
Les deux similitudes du sel et de la lumière ne nous
LA VOCATION DES CHERCHEURS 99
indiquent pas seulement Le vrai mode de propagation du
règne de Dieu dans L'humanité, elles nous montrent du
même coup le mole de croissance de L'être nouveau
chez les chercheurs. L'un n'est que L'envers <le L'autre.
Ce qui ne fonctionne pas normalement ne saurait pas
non plus croître normalement. Ce ne sont pas seulement
les obstacles extérieurs qui portent atteinte à la crois-
sance de l'être originel. 11 s'étiole et dépérit aussi lors-
qu'il doit supporter Le poids artificiel d'une activité vou-
lue qui ne procède pas directement de lui. Dans le
premier cas. son développement est arrêté par le man-
que d'espace ; en conséquence, il s'affaiblit et dégénère,
sa sève s'épuise en états d'âme malsains, en réflexions,
en rêveries, pour se retirer enfin et tarir. Dans le second
cas, c'est un élément de fausseté qui s'insinue en lui et le
corrompt; un désaccord se produit entre le vouloir et le
pouvoir, entre L'opinion que l'on se l'ait de soi-même et
ce qu'on est en réalité. On succombe à la tentation de
chercher à remplacer par des efforts de volonté la puis-
sance qui fait défaut; on perd le sens délicat de la con-
tradiction entre l'original et L'artificiel : on cesse d'éprou-
ver du malaise à paraître ce qu'on n'est pas et une
répugnance instinctive pour tout ce qui est le produit
d'un zèle factice, d'un raisonnement. Le levain de l'hy-
pocrisie pénétre ainsi toujours plus profond et tue la
vie originelle.
La meilleure volonté, les intentions les plus sincères,
La piété la [dus fervente n'y changent rien. Dans ce do-
maine aussi règne la rigueur inflexible de la nature, le
la vérité, de la sainteté divine. Gardez-vous donc
ô chercheurs, de devenir un sel affadi et de perdre
IOO LE POINT DE DÉPART
toute action sur le monde en vous perdant vous-mêmes.
Gardez-vous de la méthode que préconisent les satis-
faits et qui est. à leurs yeux, la seule bonne, et restez
fidèles à votre caractère de franche spontanéité, à la vie
impulsive qui procède directement et nécessairement de
votre évolution nouvelle.
'5. La ligne de conduite des chercheurs.
« Ne pensez pas que je sois venu abolir la loi ou
les prophètes: je ne suis pas venu abolir, mais ac-
complir. Car, en vérité, jusqu'à ce que passent le
ciel et la terre, il ne disparaîtra de la loi ni un iota,
ni un seul trait que tout ne soit accompli. »
La critique a contesté à maintes reprises l'authenti-
cité de ce passage, pour des raisons d'ordre interne,
Elle y a vu l'expression de la fidélité à la loi qui ré-
gnait dans l'Eglise primitive. Cette opinion ne serait
justifiée que si cette déclaration de Jésus était en con-
tradiction avec sa conduite personnelle ou si elle n'était
pas motivée par les nécessités de son ministère. Or,
tel n'est point le cas. Jésus n'a jamais cherché à abolir
la loi ; il a toujours conservé à son égard une attitude
parfaitement respectueuse. D'autre part, sa déclaration
fait l'efïet d'une prise de position catégorique et inévi-
table. En eftet, du moment que le but qu'il poursuivait
se précisait aux yeux de tous, elle devenait obligatoire,
et pour ses disciples en particulier, indispensable. Si la
critique s'achoppe à ces paroles, cela tient à ce qu'elle
les comprend machinalement. Dès que nous les considé-
I.A LIGNE DK GONDUWE DES CHERCHEURS loi
cous à la lumière de la situation historique donnée,
nous nous rendons compte de leur relation organique
avec les autres passages du Sermon sur la montagne,
et leur portée permanente nous apparaît avec évidence.
Plus était puissante l'impression produite par les choses
nouvelles que Jésus apportait au monde, plus aussi il était
naturel de supposer qu'en présence de 1ère divine qui s'ou-
vrait, tous les étais du passé perdaient leur raison d'être.
C'est là une tendance générale de l'esprit humain : on croit
devoir frayer la voie à l'évolution nouvelle en démolis-
sant ou. tout au moins, en réformant ce qui a précédé.
A cela s'ajoutait, dans l'esprit des Juifs, la promesse
dune alliance nouvelle de Dieu avec son peuple. Or la
loi ne tenait aucune place dans la prédication de Jésus
qui ouvrait au salut des voies inconnues. Quelle posi-
tion fallait-il donc adopter à l'égard de ce régime
ancien? Ne devait-il pas être aboli pour faire place à
l'ordre de choses nouveau ? Jésus s'oppose énergique-
ment à cette conception : <<r Je ne suis pas venu abolir la
loi et les prophètes, mais les accomplir. »
La loi et les prophètes, c'est ainsi que les Juifs dési-
gnaient habituellement leur Bible, le témoignage des ré-
vélations de Dieu dans le passé et, par suite, l'en-
semble des institutions religieuses, morales et politi-
ques dont elles étaient la base. Jésus n'entendait ni
abolir, ni même ébranler les fondements séculaires et
traditionnels de la vie de son temps, mais les accom-
plir. Les paroles suivantes expliquent sa pensée. En
proclamant solennellement l'immutabilité de la loi ce jus-
qu'à ce que passent le ciel et la terre ». Jésus ne lui
assigne point un terme fixe ; il se sert simplement d'une
IOa r.K POINT DE DEI'AKT
locution co niante chez les Juifs pour en marquer le ca-
ractère inviolable et inéluctable. Il veut donc dire :
il est tout à fait impossible que la loi perde rien de sa
valeur « avant que tout soit accompli». Ainsi, sa décla-
ration absolue devient conditionnelle.
Par accomplir, Jésus entend certainement amener cette
complète réalisation. Il s'agit donc pour lui de réaliser
pleinement le sens et l'intention de chacune des ordon-
nances et des dispositions de la loi. et de lui attribuer
le rôle que Dieu lui réservait en vue du salut d'Israël.
Gomment Jésus se représentait-il cet ce accomplissement»?
Il n'est guère possible de le préciser, mais que ce fût là
pour lui le sens de ce mot. nous n'en pouvons douter.
Jésus avait compris que la loi et les prophètes n'avaient
pas leur lin en eux-mêmes, mais tendaient à un régime
nouveau riche de possibilités infinies. La loi. il est vrai,
ne l'indiquait pas d'une façon précise. Cependant les
préceptes du décalogue, par exemple, esquissent une
morale qui implique un état de la personnalité produi-
sant spontanément la conduite conforme à la volonté de
Dieu. Jésus avait l'intuition de ce rôle pédagogique de
la loi. tel que l'apôtre Paul l'exposa clairement plus tard
dans l'Epitre aux Galates. Chez les prophètes, cet ache-
minement vers un avenir espéré s'exprime plus distinc-
tement que dans la loi : leur attente et leurs eflorts
allaient trouver leur réalisation.
Quand cet accomplissement se réalise, la loi et les
prophètes ne perdent nullement leur prix, mais leur si-
gnification n'est plus la même. Qs deviennent superflus ;
il est par conséquent inutile de les abolir, tout comme
il est vain d'abroger des lois surannées. La vérité
LA LIGNE DE CONDUITE DES CHERCHEURS Io3
que Jésus formule ici, il l'a vécue. Il n'a voulu ni ré-
volutionner, ni réformer. 11 n'a porté atteinte ni aux usa-
ges religieux, ni aux lois inorales, pas plus qu'à l'ordre
social ou aux institutions existantes, mais il est entré
comme un élément tout nouveau dans le judaïsme de
son temps et dans la vie de son peuple en créant un
état nouveau de la personnalité. Gomment l'expansion
de cette vie nouvelle réagirait-elle sur l'état spirituel,
social et politique d'Israël ? 11 ne s'en mettait point en
peine. Il n'y avait pour lui qu'une issue possible : ac-
complir la loi et les prophètes. Nul n'a mieux compris
et exposé ce principe et cette attitude de Jésus que
l'apôtré Paul : il n'y a pas de meilleur commentaire <Je
Matthieu, eh. .">. v. 137. que Galates, ch. \. v. 2-5.
De ce qui précède ressort tout naturellement l'éner-
gique avertissement dans lequel Jésus indique à ses
disciples la conséquence pratique du principe qu'il vient
de poser :
« Celui doue qui viole l'un de ces moindres com-
mandements et enseigne ainsi aux hommes à les
violer, sera appelé le plus petit dans le royaume des
cieux, mais celui qui les pratique et les enseigne,
sera appelé grand dans le royaume des cieux. »
Si le royaume de Dieu est avant tout un « accom-
plissement ». ce n'est pas en ébranlant les institutions
existantes que nous en hâterons la venue, ruais en en réa-
lisant dans notre vie le véritable sens et en incitant les
autres à le faire. Car nous devenons ainsi des agents de la
grande évolution qui doit créer une organisation nou-
velle de la vie.
lo4 LE POINT DE DÉPART
Telle est la ligne de conduite que Jésus prescrit à
ceux qu'il jugeait c< aptes au royaume de Dieu » et qui
se demandaient anxieusement quelle valeur conserveraient
dans l'avenir les institutions divines du passé et quelle
position ils avaient à prendre à leur égard. Mais en
quoi ces instructions concernent-elles les chercheurs
d'aujourd'hui ?
Pour le comprendre, il faut nous efforcer de déga-
ger clairement la signification universelle et la portée
permanente des éléments de vie qui avaient trouvé leur
expression judaïque dans « la loi et les prophètes ».
Car si le contenu de la loi et des prophètes n'était
qu'un produit du sol juif, ne correspondant à rien d'es-
sentiel dans l'âme humaine à toutes les étapes de son
histoire, les instructions de Jésus à ce sujet n'auraient
plus pour nous aucun intérêt vital. Or tel n'est pas le
cas.
La loi et les prophètes résumaient pour L'Israélite
toutes ses obligations religieuses, morales, sociales et
politiques, tous ses intérêts les plus élevés, tous ses
idéals. Prises dans leur sens profond et largement hu-
main, les paroles de Jésus ne se rapportent donc point
en dernière analyse à Moïse et aux prophètes, mais à
toutes les institutions et à tous les éléments de notre
vie élaborés par les siècles et subsistant partout où les
hommes sont groupés en tribus ou en peuples, (le
seront donc pour nous l'Eglise et l'école, nos institu-
tions sociales et politiques, notre jurisprudence, les rap-
ports de l'Etat avec les individus, les usages nationaux
et les conventions mondaines, bref, tout le régime ac-
tuel et les mouvements qui se manifestenl dans ces
LA LIGNE I>K CONDUITE l>KS CHERCHEURS Iû5
divers domaines : mais aussi les conceptions de notre
temps et les luttes auxquelles elles donnent lieu, notre
culture et les efforts qu'elle inspire, nos ambitions na-
tionales et notre vie politique.
En lace de toute cette organisation de la vie actuelle,
telle quelle s'est développée historiquement, l'Evangile
annonce à ceux qui en font l'expérience vivante, la
venue d'une ère nouvelle. Nous allons au-devant d'un
ordre de choses essentiellement différent de celui qui
a régné jusqu'ici, et qui restait compatible avec la
tradition du passé. Pour en être convaincu, pour con-
naître l'obsession des problèmes que cette opposition
pose aux chercheurs d'aujourd'hui comme à ceux d'au-
trefois, il ne suffit pas. il est vrai, d'être d'accord en
principe avec le point de vue que nous exposons. Il
faut s'être engagé dans le chemin que Jésus a découvert
et indiqué, il faut être ainsi devenu en quelque mesure
participant de la vie originelle. Ceux-là seuls qui ont
passé par ce bouleversement radical, par une véritable
renaissance de leur moi. peuvent se faire une idée de
cette rénovation de l'humanité et pressentir le contraste
qu'offriront le régime nouveau, sa nature, son carac-
tère, avec l'état de choses que nous ont légué les temps
écoulés.
L'humanité, telle que nous la connaissons, soit dans
son ensemble, soit dans ses membres isolés, est encore
un chaos qui attend son liât lux. La force motrice de
son évolution, c'est l'élan qui la presse d'échapper à la
confusion personnelle et générale pour- se constitue!' en un
organisme vivant et harmonieux et parvenir ainsi à
une existence véritablement humaine. Dès ses origines,
IOH LE POINT DE DÉPART
L'instinct de conservation lui a (ait sentit- la nécessité
dune organisation solide et dune discipline rigide, des-
tinées à combattre L'influence destructive de l'anarchie
des esprits et des instincts, en les domptant, les limi-
tant et les ordonnant de manière à en tirer parti. L'his-
toire du monde est ainsi devenue l'épopée du combat
de l'homme contre le chaos de l'humanité. Les Etats,
les législations, les institutions civiles ne se sont créés
qu'en vue d'une organisation parfaite de la vie com-
mune, nécessaire à la prospérité individuelle et collec-
tive. Toutes les religions, tous les moralistes travaillent
à vaincre le désordre chez les individus et à discipliner
les peuples. Nos mœurs et nos idéals. toute notre cul-
ture intellectuelle aussi bien que l'économie politique
et les conventions internationales ne visent qu'à ce seul
but.
Mais eu dépit de ces tentatives dont nous ne saurions
trop admirer l'extension et les ramifications infinies, le
constant perfectionnement et les résultats extraordinaires,
L'humanité, dans son fond Le plus intime, est restée un
chaos que les efibrts les plus passionnés n'ont point
réussi à transformer en un cosmos vivant. Tout
L'effort de L'esprit humain pour féconder les aspirations
des peuples, est resté impuissant à eu faire éclore l'être
et la vie véritables, capables d'affranchir L'humanité de
sa misère, et toutes leurs conceptions philosophiques les
plus hautes comme leurs créations artistiques les [dus
merveilleuses n'ont été que les mirages de leur attente
inquiète qui trompaient un instant leur soif de rédemp-
tion.
Jésus. Lui, est L'aurore de la nouvelle création et de la
LA LIGNE DE CONDUITE DES GHERCHEUHS ÎOJ
rédemption de l'humanité, le début d'une évolution de la
vie profonde qui veut transformer le désordre hétérogène
et anorganique en un organisme vivant et homogène.
Si donc nous pressentons dans les aspirations doulou-
reuses de notre siècle les angoisses de l'enfantement
d'une humanité nouvelle, si nous ne voulons pas le voir
avorter comme tant de ibis jusqu'ici, si nous sommes
prêts à tous les sacrifices pour permettre à la semence
répandue par Jésus de lever enfui, une des questions
les plus urgentes à résoudre sera celle de la position
(pie nous avons à prendre à l'égard de tous les facteurs
constitutifs de notre culture contemporaine, tels qu'ils
se sont développés au cours de l'histoire. Devons-nous
les combattre comme s'étant montrés inefficaces, et cher-
cher à les détruire? Devons-nous les transformer «selon
l'esprit de Jésus» et les l'aire servir à une organisation
nouvelle de la vie ? Faut-il révolutionner et abolir?
Faut-il réformer et christianiser ? S'il est une tentation
actuelle pour les chercheurs de nos jours, c'est bien
celle-là, et nous y succombons tous, me semble-t-il. jus-
qu'au moment où retentit en nous cette parole de Jésus:
«Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir».
La connaissance que nous avons acquise du carac-
tère et de la signification de nos agents de culture
actuels, d'une part, et du dessein de Jésus, de l'autre,
nous permet de saisir cette parole dans toute sa pro-
fondeur et toute sou étendue. Il serait insensé (pie le
mouvement qui prétend l'aire du chaos un cosmos par
l'action pénétrante d'une vie nouvelle, commençât par
abolir les institutions qui le réfrènent et par renverser
les soutiens qui le préservent d'une destruction coin-
H)S LE POINT DE DÉPART
plète. On ne saurait provisoirement s'en passer : ils
conservent l'humanité en vue de son épanouissement
intégral, et grâce à eux la situation reste en quelque
mesure supportable. Ils doivent être maintenus jusqu'au
moment où la création de l'humanité nouvelle les ren-
dra superflus, c'est-à-dire pour employer l'expression
même de Jésus : « jusqu'à ce que tout soit accompli ».
Ces digues protectrices demeurent indispensables même
au point de vue de l'œuvre entreprise par Jésus, car
en disparaissant, elles laisseraient les germes de vie
qui doivent en assurer la réalisation, à la merci des
flots déchaînés de ce sinistre chaos.
C'est donc une erreur funeste que d'attaquer, de
chercher à corriger ou même à supprimer au nom du
Christ les institutions existantes, comme l'a fait Tolstoï,
par exemple. C'est méconnaître non seulement leur
nature et leur signification, mais surtout le but pour-
suivi par Jésus. Evidemment, c'est par la lutte entre les
choses anciennes et les choses nouvelles que se réalisent
tous les progrès qui s'accomplissent dans le monde.
Mais il en est autrement du royaume de Dieu, car il
n'est pas un progrès, il ne peut être question île progrès
que dans les choses de même nature. Or. le royaume
de Dieu est d'un autre ordre, unique. Il n'entre en con-
flit avec ce qui l'a précédé qu'en faisant toutes choses
nouvelles.
Au cours des luttes passionnées entre l'ordre ancien et
l'ordre nouveau, dont, l'histoire nous offre le spectacle,
le progrès ne s'est jamais effectué que par une série *\*-
compromis entre l'un et l'autre et il fallait ensuite tout
un travail de dissociation pour en dégager les éléments
LA LIGNE DE CONDUITE DES CHEKCHKIJRS KHJ
utilisables et viables. Ce n'est pas ainsi que la vie ori-
ginelle surgit dans L'humanité. On ne la crée pas ar-
tificiellement : elle naît lorsque des semences de vé-
rité lèvent dans une àme que son ardente aspiration
a préparée à les recevoir. Il en est de même de
sa propagation : elle est Tenet d'une évolution créa-
trice et homogène.
Que ceux qui s'efforcent de suivre les traces de
Jésus renoncent donc à tout travail de démolition :
critique, polémique, abolition, révolution, pour autant
du moins qu'ils veulent servir à l'évolution créatrice «le
l'homme véritable. Ce n'est pas ainsi que se crée l'ordre
nouveau. Le devenir seul est créateur, et la vie. qui fait
surgir des réalités nouvelles. La constitution future de
l'humanité .a son origine dans les profondeurs cachées
de la vie personnelle et ne dépend pas de telle ou telle
organisation de nos conditions d'existence. Quelque forme
qu'aient donc assumée dans un peuple c<r la loi et les pro-
phètes ». laissons-les subsister en paix, aussi Longtemps
que cela est possible. La vie nouvelle est une semence
jetée parmi nos conditions anciennes. A mesure qu'elle;
s'y épanouira, elle créera une organisation nouvelle de
la vie qui rendra tout naturellement superflues les insti-
tutions surannées : elles s'écrouleront, ou voleront en
éclats sous son action victorieuse.
Ne nous attaquons donc point à L'édifice social. Lavé--
nement de L'homme véritable rendra insoutenable tout ce
qui n'y est pas digne de lui. En quoi l'ordre social ac-
tuel entraverait-il la vie de communion qui doit s'ins-
taurer parmi les hommes? il ne saurait empêcher des
relations toutes nouvelles de s'établir entre supérieurs
HO LE POINT DE DEPART
et subordonnés, patrons et ouvriers, par exemple : au
contraire il tombera lui-même en désuétude, dès que ces
relations se seront créées. Et l'Eglise, quel que soit l'état de
choses qui y règne, pourrait-elle retarder la venue du
royaume de Dieu quand la vie nouvelle se répandra dans les
âmes ? Il se peut quelle devienne superflue, il se peut
aussi qu'elle subsiste, refuge d'un culte et d'une religio-
sité superstitieuse. Il serait absurde, en tout cas. de
chercher à l'anéantir pour taire place au royaume de
Dieu. Mais surtout à quoi bon lutter contre un point de
vue ou une doctrine? Lorsque se lèvera la lumière,
c'est-à-dire la vie dans sa vérité, ils pâliront tous devant
ce soleil divin.
Mais si l'entreprise de Jésus n'est point le renversement
de l'ordre de choses existant, elle n'en est pas davan-
tage le parachèvement ou le redressement. Elle tend à
une nouvelle création, à la révélation de la nature ori-
ginelle de l'homme et à son déploiement dans tout ce
qui est humain. Aucune puissance civilisatrice ne sau-
rait les produire, mais seule une impulsion créatrice
jaillissant des profondeurs de l'être. Aussi pour mesu-
rer l'intelligence que nous avons du dessein de Jésus,
suffit-il de nous demander si nous cherchons à utiliser à
cet ellet nos institutions et nos moyens de culture et à les
réformer' or selon son esprit». Car rendons-nous en compte :
les expédients, les mesures de défense contre le chaos,
réussissent tout au plus à protéger l'ordre nouveau, ils
ne sauraient le susciter: il vient sur une voie toute
dilférente. celle que nous montre le Sermon sur i;i mon-
tagne.
N'en concluons pas cependant que Jésus ail voulu
LA LIGNE 1>E CONDUITE DES CHERCHEURS III
déclarer inamovibles toutes les institutions existantes.
Il v a entre la loi juive et les constitutions de tous les
autres peuples civilisés une différence notable : l'histoire
de la première s'achève avec sa clôture, ei!e reste dès
ce moment immuable et intangible, tandis que celles-ci
n'ont point cessé de se développer et de progresser.
Aussi Jésus ne pouvait-il confirmer l'importance de la
loi et la préserver de toute tendance dissolvante qu'en
maintenant la valeur absolue de chaque iota et île
chaque trait de lettre ; tandis que. comprise dans son
sens largement humain, sa déclaration ne se rapporte
qu'aux institutions existantes, comme telles, mais ne
s'oppose en aucune façon à leur évolution progressive
et continue chez la plupart des peuples.
Ne concluons pas non plus des paroles de Jésus que
nous devions adopter une attitude d'indifférence envers
l'ordre de choses existant. Comment resterions-nous in-
différents à l'égard de ce qu'il a si catégoriquement
maintenu et cherché à préserver de toute attaque? Bien
au contraire, dans l'intérêt de l'humanité nous appli-
querons tout notre effort à perfectionner les institutions
qui doivent la sauvegarder et la discipliner, afin de ren-
dre supportable sa situation provisoire. Nous participe-
rons activement à toutes les réformes, mais — c'est là
le point — sans jamais nous figurer qu'elles puissent
favoriser, ni même hâter, l'avènement de la vie nouvelle.
Nous ne prêtons point ici aux paroles de Jésus un
sens qui leur serait étranger. Quand bien même toute
réforme n'impliquerait pas une sorte d'abolition, toute
tentative de hâter révolution humaine à l'aide des élé-
ments de culture actuels, ou en formation, resterait cou-
11-2 LE POINT DE DEPART
traire à l'attitude constante de Jésus. Cela ressort de la
troisième tentation, dont l'enseignement négatif trouve
dans ce mot: «non pas abolir mais accomplir», son
complément positif. En la repoussant. Jésus a renoncé
à fonder le royaume de Dieu au moyen des agents de
culture et des puissances civilisatrices qui avaient élevé
l'humanité si haut et avaient créé de si grandes choses.
Dans la parole que nous rappelons, il marque la relation
de révolution nouvelle avec ces agents et ces puissances:
elle les accomplira.
Mais accomplir n'est point perfectionner. Le mot «ac-
complir» concerne le but même auquel tendent les ins-
titutions, les puissances civilisatrices, les productions
intellectuelles, et non les moyens insuffisants mis en œu-
vre jusqu'ici, les freins, les formes et les appuis d'un
agrégat anorganique. L'organisme vivant, le cosmos
harmonieux que Jésus vient faire surgir du chaos,
n'aura que faire des freins, des formes et des appuis.
Ils sont tous des secours en cas de détresse : accomplir,
c'est supprimer la détresse. Ils sont des préservatifs
contre les maux: accomplir c'est délivrer de tout mal.
Ils sont des instruments d'éducation et de progrès: ac-
complir c'est faire grandir spontanément l'humanité jus-
qu'à ses proportions normales. Ils représentent des prin-
cipes moraux destinés à dompter les instincts : accom-
plir, c'est élever la vie instinctive à la pleine réalisation
de sa destinée. Ils sont des limites posées à l'arbitraire:
accomplir, c'est conduire à la vie jaillissant d'une néces-
sité intérieure. Sur tous les points, les lois naturelles de
l'être originel doivent se substituer ainsi aux lois exté-
rieures et artilicielles.
LA LIGNE DE CONDUITE DES CHKRCHEURS ll5
Cet «accomplissement» doit donc réaliser la fin su-
prême de tous les éléments de culture, fin qui dépasse
tellement leur sphère d'influence que nous la pressentons
à peine, et sommes, par conséquent, bien loin de l'avoir
atteinte. 11 surpasse toute l'intelligence qui les a conçus
car il fera surgir spontanément ce qu'ils ont cher-
ché péniblement à produire. L'organisation du chaos
appartiendra toujours à une tout autre sphère que l'or-
ganisme nouveau de l'être originel. Mais cet organisme
vivant dont la croissance est spontanée, est l'accomplis-
sement même de toute organisation, de la plus inférieure
comme de la plus haute. Cependant si tous nos éléments
de culture ne sont que des pis aller, ils trahissent, pat-
ce l'ait même, notre détresse et nous promettent un
temps et un état de choses où ils deviendront, non pas
suffisants et parfaits, mais superflus. L'ère nouvelle
inaugurée par Jésus sera la réalisation de cette pro-
messe. Elle actualisera nos aspirations et nos idéals.
mais cela uniquement par le moyen d'un nouveau deve-
nir. Que les chercheurs consacrent donc à ce devenir
tout leur eflort! C'est sur cette voie seulement qu'ils en
hâteront l'épanouissement.
1 /accomplissement, nous l'avons vu. n'abolit point,
mais rend superflu: il ne le fait toutefois que dans la
mesure et dans les limites où il s'effectue véritablement.
Il faut que l'émancipation des formes, des barrières
et des appuis soit l'effet d'une supériorité positive : ce
n'est (pu- lorsque nous aurons atteint une sphère de
vie qui nous dégage et nous délivre de la manière de
vivre à laquelle tous ces moyens de culture sont pro-
8
1 l/| LE POINT I>K DÉPART
portionnés, accommodés et indispensables, qu'ils per-
dront pour nous toute signification. Tant que nous n'en
sommes pas là. les freins et les leviers nécessaires à no-
tre état chaotique et à notre existence anorganique, ont
un droit absolu de subsister et nul ne doit se permet-
tre de les ébranler ni de les abolir.
Illustrons ce principe en l'appliquant à un cas donné.
Lorsque les institutions existantes compriment et pa-
ralysent en nous la vie nouvelle en formation, nous avons
le droit de réclamer pour elle l'espace nécessaire, de ne
tenir aucun compte des limitations et de nous insur-
ger contre ce qui lui fait obstacle. Mais cela seulement
dans la mesure où l'ordre nouveau s'est réellement ins-
tallé en nous, et où ses progrès dépendent de notre
aflranchissement. Car chacune de ces étapes a sa raison
«l'être «jusqu'à ce que tout soit accompli». La perspec-
tive de voir un jour notre développement entravé par
elles, ne nous donne nullement le droit de nous en
affranchir : le fait de leur accomplissement seul nous
y autorise.
La conséquence que Jésus tire ici du principe qu'il a
posé : «non abolir, mais accomplir», nous apparaît donc-
parfaitement claire et lumineuse: quiconque fait œuvre
de critique, de polémique, «le démolition ou de réforme,
reste sans valeur pour l'ordre de choses nouveau, quelle
que soit d'ailleurs l'importance immense qu'il puisse
avoir pour le bien de l'humanité. Car il s'agit ici de
l'enfantement des temps nouveaux par l'être humain vi-
vant de sa vie originelle. Mais ceux dont le devenir, la
vie personnelle, l'existence tout entière réalisent l'état
de choses auquel tendent, sans jamais l'atteindre, tous
LA LIGNE DK CONDUITE DES CHERCHEURS Il5
nos moyens de culture, ceux-là ont dit prix pour
la véritable évolution humaine. Quiconque, par consé-
quent, appartient, ne fût-ce que dans une mesure in-
fime, à l'ordre nouveau, est «plus grand que Jean-Bap-
tiste», que Jésus déclare cependant être «le plus grand
de ceux qui sont nés de femme»; c'est-à-dire qu'il a
pour- l'humanité plus de valeur vitale (pie les plus re-
marquables de ceux qui appartiennent encore à l'ordre
ancien.
En nous conformant à la ligne de conduite qui nous
est ainsi tracée, nous éviterons une perte considérable
de temps et de forces. Car nous ne bataillerons plus,
dans l'intérêt de l'évolution nouvelle, avec les lacteurs
de culture traditionnels qui ont jusqu'ici façonné et sou-
tenu la société humaine, comme s'ils avaient pour elle
une portée quelconque. Nous nous consacrerons plutôt
tout entiers à l'ordre nouveau qui veut s'établir en nous,
en obéissant â toutes ses impulsions et en satisfaisant
à toutes ses exigences. Le principe posé par Jésus re-
vient à dire : Ne vous mettez pas en souci des institu-
tions existantes et des puissances qui régissent votre
vie actuelle : une seule chose est nécessaire, les accom-
plir. Nous ne nous laisserons donc plus tenter d'ériger
les temps nouveaux à l'aide des leviers anciens, de cher-
cher à éveiller et a façonner l'être véritable par telles
méthodes éducatives, tels procédés de culture. Car
nous aurons compris que la vie nouvelle est d'un autre
ordre (pie l'ancienne et que tout ce qui pouvait être
favorable à l'une, devient insuffisant pour l'autre. Nous
fa laisserons germer dans les profondeurs cachées de
ï cire humain, se développer selon ses lois innées et ses
lit) I.E T'OINT DE DÉPART
forces intrinsèques et se manifester selon sa nature pro-
pre. Ainsi s'accomplira ce à quoi la nature humaine n'a
cessé d'aspirer, sans que soient compromis en aucune
façon les éléments de culture séculaires : bien au con-
traire, l'ordre nouveau en réservera expressément les
droits et leur conférera leur plus haute valeur vitale.
Cette règle de conduite, en préservant les chercheurs
de nombreux errements, assure du même coup la mar-
che victorieuse de l'évolution humaine ; car en préve-
nant toute imitation de l'ordre nouveau par l'ordre an-
cien, elle garantit l'authenticité et l'intégrité de la créa-
tion nouvelle. On ne prendra plus les organisations fac-
tices de l'existence anorganique pour des organismes
vivants. Les produits artificiels ne passeront plus pour
des créations originales, les résultats d'un effort moral
pour les fruits de la vie nouvelle, et l'on ne confondra
plus les uns avec les autres. Car on n'essaiera plus de
contrefaire ce qui n'éclora pas naturellement ; on s'eflor-
cera simplement de se placer dans les conditions inté-
rieures nécessaires, puis on attendra ce qui doit venir.
Si nous rapprochons ces enseignements de Jésus, et
les conséquences qui en découlent, des indications que
nous ont données les béatitudes sur le développement
de la vie nouvelle dans les âmes réceptives, et sur le
destin et la vocation des chercheurs, nous distinguerons
avec une clarté parfaite la manière dont le royaume de
Dieu doit s'établir ici-bas. Aussi quand, dans la suite,
se posera pour nous, à plus dune reprise, la question
de Nicodème : « Comment cela peut-il se faire ? »,
n'aurons-nous qu'à regarder en arrière pour être ren-
seignés.
CHAPITRE II
LA MORALE NOUVELLE
(Matthieu V, 20-48.)
Dans le passage qui va nous occuper, Jésus passe du
principe général qu'il vient de poser à son application
à la vie morale personnelle.
« Car je vous le dis, si voire justice ne surpasse
celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez
pas dans le royaume de Dieu. »
Jésus n'entend point ici engager ses disciples à pren-
dre le pas sur les pharisiens et les scribes. Il leur
propose une justice de nature toute différente, supé-
rieure à celle que pratiquaient les représentants offi-
ciels de la religion et de la inorale, et dont l'accomplis-
sement déborde l'idéal insuffisant auquel avaient tendu
jusque-là leurs efforts. Cotte justice nouvelle leur est
indispensable pour entrer dans le royaume de Dieu,
car il y faut une morale conforme à la nature de ce
royaume, c'est-à-dire portant le caractère de L'être origi-
nel.
Il8 IwV. MOBALE NOUVELLK
La morale des scribes et des pharisiens visait à
dompter et à discipliner la nature humaine encore bar-
bare ; celle du royaume de Dieu est la morale sponta-
née de la nouvelle créature. Là où elle apparaît, se
réalise le sens profond des commandements, s'accom-
plissent la loi et les prophètes : là est le royaume de
Dieu.
Si l'œuvre de Jésus avait consisté, comme on l'ensei-
gne, en une obéissance qui satisfit pleinement aux lois
morales du mosaïsme. lui-même ne serait point entré
dans le royaume de Dieu. car. il n'aurait fait que porter
à son point culminant la morale de l'ordre ancien ; il
ne l'eût pas accomplie. Son rôle a consisté, au con-
traire, à réaliser avec une splendeur immaculée la vé-
rité absolue de l'être humain, et c'est là ce qui fait de
lui la pierre angulaire de l'humanité nouvelle.
Si donc notre ambition se borne à surpasser les plus
honnêtes, les plus austères, les plus pieux et les plus
nobles de nos contemporains, nous restons, quelque excel-
lents que nous puissions être d'ailleurs, dans le domaine
de l'ordre ancien, nous n'avançons pas d'un pas sur la voie
de la véritable évolution humaine. C'est une morale toute
impulsive qu'il nous faut. Elle n'aura ce caractère que
lorsqu'elle sera, non l'effet de notre travail sur nous-
mêmes, mais celui de notre nouveau devenir. Elle doit
être « le digne fruit de notre conversion ». Alors elle
sera du même coup le témoignage du règne de l'être
originel en nous. C'est là ce qui distingue l'état moral
des satisfaits, à quelque stade qu'ils soient parvenus,
de l'état moral des chercheurs, des « devenants ». quel
que soit leur degré de maturité.
LA. MORALE NOUVELLE I>9
Tout le passage suivant (Matthieu, ch. 5, v. 20-48) traite
de cette morale nouvelle, et non pas dune nouvelle loi.
Jésus y développe, sur certains points spéciaux, ce qu'il
entend par « accomplir » les commandements, non point
les observer d'une manière irréprochable, mais les réa-
liser selon le principe posé plus haut. Ne voir dans cet
accomplissement qu'une observation plus profonde, plus
intérieure, plus spirituelle de la loi, c'est prouver qu'on
n'a pas compris Jésus. 11 eût. dans ce cas, réformé, non
accompli. Il eût renforcé les exigences de la loi, il ne
les eût point rendues superflues. Il eût renchéri sur
l'idéal des pharisiens et des scribes, il l'eût peut-être
transfiguré et élevé à l'infini, il n'eût point révélé une
vie nouvelle devant laquelle pâlit cet idéal, même porté
à sa perfection.
Les déclarations qui vont suivre ne sont donc pas de
nouveaux commandements. On ne saurait exiger de per-
sonne une nature spéciale portant ses fruits particuliers. Ce
que nous sommes ne dépend point de notre volonté, et
notre caractère individuel se rit de nos efforts sur nous-
mêmes. On ne peut, dans ce domaine, que nous éclai-
rer et nous montrer la voie. C'est ce qu'a fait Jésus
dans les béatitudes, dans les similitudes du sel et de la
lumière, et par toute la ligne de conduite qu'il nous a
tracée. Nous nous sommes efforcés de suivre pas à pas
ses indications. Maintenant, il nous fait jeter un coup
d'œil sur la terre nouvelle que Dieu nous prépare. Tl ne
nous impose doue point de nouveaux fardeaux, mais il
nous découvre les perspectives de révolution nouvelle
qui a commencé en nous.
Aussi ces instructions ne sauraient-elles concerner
12<) LA MORALE NOUVELLE
tous les hommes indistinctement, — sous peine d'être
taxées avec raison d' « exigences insensées » et de « para-
doxes extatiques », — mais uniquement ceux qui cher-
chent, ceux qui sont en marche. Dans cette pai'ole :
« Mais moi je vous dis », l'accent tombe aussi bien sur
le vous, opposé aux autres hommes, que sur le moi,
opposé aux anciens. C'est dans ce sens spécial qu'il
laut comprendre tous les développements ultérieurs.
Jésus s'adresse à ceux qu'il a salués dans les béatitu-
des et leur apporte un message non moins joyeux. Il
étale à leurs yeux la beauté et la richesse inépuisable
des puissances qui sont en germe en eux. Us ne les pos-
sèdent peut-être que comme un talent qui leur est con-
fié et qui doit être mis en valeur. Mais avec la crois-
sance île l'être originel, l'aptitude se développe et la
capacité grandit, par le l'ait seul de l'exercice et de
l'expérience. Le ce pouvoir » nouveau dont il s'agit ici
ne peut procéder que d'un état nouveau de la person-
nalité, mais il en procède directement.
Il ne s'agit donc point en réalité dans ce qui va
suivre des dix commandements, mais de divers aspects
de la morale nouvelle et. qui plus est, non de son con-
tenu, mais de son essence, non du quoi, mais du com-
ment. Jésus veut faire ressortir le contraste absolu que
présentent la justice ancienne et la justice nouvelle, qui
confèrent chacune à un acte inoral identique un carac-
tère différent. Il ne fait qu'emprunter au décalogue des
éléments de démonstration familiers à ses auditeurs et
«les formules connues qui leur rendent intelligibles les
vérités nouvelles qu'il veut mettre en lumière. Ce ne
sont donc là que des exemples, dont chacun relève et
SON CARACTERE POSITIF 121
illustre un caractère spécial de la moralité nouvelle,
mais est destiné à éclairer du même coup le champ tout
entier- de notre vie morale.
i. Son caractère positif :
elle esl un « accomplissement ».
«Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens:
Tu ne tueras point, et celui qui tue sera passible du
jugement. Mais moi je vous dis : Celui qui se met
en colère contre son frère sera passible du jugement,
el celui qui dit à son frère: Imbécile ! sera passible
de la cour de justice, el celui qui lui dira : Insensé!
sera passible du leu de la géhenne. Si donc tu appor-
tes ton sacrifice ;i l'autel et si là il te revient en mé-
moire que ton frère a quelque chose contre toi, laisse
Ion sacrifice devant l'autel el va d'abord le réconci-
lier avec ton frère : après quoi reviens présenter ton
offrande. Hàte-loi de le mettre d'accord avec ton ad-
versaire, tandis que tu chemines avec lui. de peur
qu'il ne te livre au juge, que le juge ne le livre à
l'huissier el que tu ne sois jeté en prison. En vérité,
je le le dis, lu n'en sortiras pas avanl d'avoir payé
jusqu'à la dernière obole. »
Tout ce développement est composé d'images, d'expres-
sions, de figures, si complètement juives qu'il <-sl pres-
que impossible de le transposer en détail dans notre
langage. Ce1 enchevêtrement d'exemples empruntés tan-
tôt à la conduite morale, tantôl à la vie judiciaire et
aboutissant au leu de la géhenne, ce sacrifice apporté à
122 LA MORALE NOUVELLE
l'autel, cette réconciliation avec L'adversaire inspirée par
la crainte du châtiment, sont complètement étrangers à
notre pensée. Mais ce n'est là que le vêtement juif qui
recouvre un enseignement très simple et très clair.
Le meurtre est la manifestation suprême et dernière de
l'irritation contre le prochain. Or, pour les hommes qui
sont sur la voie de la vie. non seulement tout acte par
lequel se trahit cette irritation — atteinte portée aux
intérêts d'un autre, offense, jugement, insulte — est une
faute morale, mais le fait seul de la ressentir est eoupa-
ble en lui-même. Cependant, ce n'est encore là que la
justice des pharisiens renforcée, la rigueur de la loi mo-
rale poussée à l'extrême, la fidélité au commandement
remontant aux manifestations les plus intimes du mal,
ce n'est pas encore l'accomplissement que Jésus attend
de ses disciples. On peut dominer sa vieille nature au
point de conserver sans cesse le sang-froid le plus
absolu : on n'a fait que circonscrire et surmonter le
chaos. La vie nouvelle est autre chose.
L'accomplissement dont parle Jésus ne se réalise que
lorsque l'hostilité instinctive contre le prochain fait place
à un bon vouloir qui vit au fond de lame et qui se
manifeste involontairement à chaque agression nouvelle.
C'est là l'ordre nouveau dans lequel la vie du prochain
n'est plus niée, mais affirmée au contraire. L'attitude
négative qui consistait à éviter les mauvais procédés
et à réprimer les sentiments coupables fait place à
l'action positive pour le bien des autres.
De là l'importance que Jésus attache à la réconciliation
avec le prochain. Elle prime tout ; même les devoirs les
plus sacrés doivent lui céder le pas. L'ordre précis
SON CARACTÈRE POSITIF I li'i
que Jésus nous donne de Laisser notre sacrifice devant
l'autel pour aller aussitôt nous réconcilier avec notre
frère, s'il nous revient ;i l'esprit qu'il a quelque chose
contre nous, marque ce que cette obligation a l'absolu,
ee que notre bon vouloir doit avoir d'illimité. Bien loin
d'arrêter sur nos lèvres la parole rédemptrice, la colère
et la haine doivent l'évoquer au contraire. Telle est,
dans sa perlection. la tâche proposée à l'accomplissement
positil' de la loi. La réconciliation est le pôle opposé du
meurtre, elle est aussi féconde qu'il est destructeur.
Mais pour découvrir la loi de la vie nouvelle qui s'y
manifeste, considérons de plus près ce phénomène intime.
I. humanité nous offre le spectacle de l'antagonisme in-
volontaire des individus: conflits d'intérêts, préventions
hostiles, lutte instinctive pour l'existence. Il s'établit
donc forcément entre eux une tension persistante que
renforce le frottement de la vie commune. Survient une
décharge de courant: l'irritation intérieure, la colère,
la haine qui s'étaient amassées éclatent en injures, en
offenses, en calomnies, bref en tentatives meurtrières à
un degré quelconque. Or. Jésus nous le fait comprendre,
il ne suffit pas de prévenir absolument la décharge de
ce courant mortel, il faut le supprimer. Cela n'est pos-
sible qu'en le remplaçant par un courant de vie. c'est-à-
dire par l'impulsion qui nous presse de vivre pour au-
trui. Elle seule est capable de désarmer notre prochain.
A une condition toutefois : c'est qu'elle soit aussi
naturelle et aussi involontaire que ne l'est communément
l'attitude d'hostilité réciproque. L'accomplissement de
la loi cpie Jésus nous présente ici est donc une manifes-
tation spontanée de la vie originelle dont les béatitudes
I2/| LA MORALE NOUVELLE
nous ont décrit la naissance et l'épanouissement. Nous
y avons vu l'élan vers le prochain s'éveiller d'une
manière tout impulsive, et se traduire par l'entraide
miséricordieuse ; la réconciliation avec notre adversaire
irrité n'est pas autre chose que la paix que procurent
les enfants de Dieu par le l'ait seul de leur vie nouvelle.
L'accomplissement positif des lois morales qui régis-
sent l'ordre ancien n'est ainsi que l'épanouissement créa-
teur de l'être nouveau opposé à toutes les agressions de
l'adversaire. 11 faut qu'en face de l'ordre ancien se dresse
et triomphe l'ordre nouveau. L'influence vivifiante et
conciliatrice de l'être originel doit vaincre et transformer
aussi Lien le chaos organisé et discipliné, que les puis-
sances dévastatrices de la barbarie déchaînée.
C'est là ce que Jésus veut nous faire comprendre.
Dans les paroles que nous considérons, il nous présente
certaines applications d'une loi générale. Mais ces exem-
ples n'ont qu'une importance secondaire. En nous y
arrêtant nous perdrions l'intelligence du principe même.
L'essentiel n'est donc pas de nous réconcilier à tout
prix avec celui qui a quelque chose contre nous : il se
peut que nous n'en possédions pas encore intérieure-
ment la capacité. Dépourvus de la puissance créatrice
de la vie nouvelle, nous ne pourrions ainsi qu'en copier
sans succès les manifestations. Ce serait désastreux. Il se
peut aussi que mous devions renoncer à une démarche
qui ne ferait que surexciter la colère de notre frère.
Qu'on songe aux cas si divers auxquels ces paroles
peuvent se rapporter. et qu'on se rappelle que Jésus lui-
même — pour autant (\i\ moins que nous sommes
renseignés à ce sujet — n'a point cherché à se récon-
SON CARACTÈRE POSITIF ia5
eilier avec ses adversaires. Ce c(ui importe, c'est que la
loi de la vie nouvelle règne intégralement en nous : nous
devons vivre absolument pour nos semblables et l'ini-
mitié que nous rencontrons ne doit provoquer dans
notre àme qu'une émotion miséricordieuse et pacifique
et le désir de la réconciliation.
Impossible de dire comment ces dispositions se ma-
nifesteront pratiquement dans chaque cas particulier ;
eela se montrera, si notre conduite découle directement
de l'intuition de la situation donnée. Gardons-nous de la
combine!' d'avance par la réflexion. Elle perdrait la
spontanéité dont dépend sa puissance ci'éatrice. L'essen-
tiel, c'est que vive et règne en nous la sensibilité nouvelle
de l'être originel qui ne connaît d'autre réaction contre
le mal que la joie d'aimer davantage.
Si au lieu de nous en tenir aux exemples mentionnés
par Jésus, nous saisissons ainsi la loi même de la vie
nouvelle qu'ils illustrent, nous constaterons que les
échappées qu'il nous ouvre sur tel ou tel domaine spé-
cial, nous découvrent en réalité toute l'étendue de notre
vie morale.
Considérons, par exemple, une question d'un autre
genre. Il est évident que la véritable culture de l'huma-
nité repose sur l'action réciproque et complémentaire de
la nature féminine et de la nature masculine. C'est là
que gît certainement le secret de notre avenir. Mais cet
échange ne peut aujourd'hui porter tous ses fruits,
pai'ce que la relation mutuelle des deux sexes est encore
si tendue qu'ils n'entrent guère en contact sans éprouver
une émotion sensuelle. De là l'ordre de ne séduire per-
sonne, c'est-à-dire de ne se départir jamais de la réserve
Ittii LA MORALE NOUVELLE
obligée envers l'autre sexe. Pour peu que nous appro-
fondissions le sens de ce précepte en le rapprochant de
renseignement de Jésus sur !a colère et les injures, nous
envisagerons toute coquetterie, toute façon de jouer avec
l'attrait sensuel, comme une faute morale. Mais le véri-
table accomplissement de la loi va beaucoup plus loin :
si malgré notre attitude irréprochable, la convoitise
sexuelle s'est allumée dans le cœur de notre prochain,
bien loin d'en profiter, mais bien loin aussi de rompre
brusquement tout rapport avec lui. nous chercherons à
éteindre l'excitation sensuelle par notre pureté même et
à la transformer peu à peu en une harmonie intérieure.
Quand un homme et une femme se sont liés d'amitié, si
l'un d'eux vient à broncher, l'autre ne se précipitera point
à corps perdu dans l'abîme de la passion, mais il ne se
retirera pas non plus, en abandonnant le premier à son
sort ; au contraire, il le soutiendra et le guidera avec
plus de fermeté que jamais jusqu'à ce que soit passé ce-
vertige d'un moment. C'est ainsi qu'il accomplira la loi,
en mettant au service de l'autre sexe l'instinct profond
qui l'attire vers lui et en devenant pour lui. par la
puissance de sa nature originelle reconquise, une source
de joie et de progrès.
Il en va de même dans tous les domaines. Ecarter
tout ce qui fait obstacle à la vie de notre prochain
plutôt que l'entraver en quoi que ce soit, répondre à
son mauvais vouloir par le bon vouloir et le bon se-
cours, nous réjouir de son bonheur au lieu île lui por-
ter envie, opposer aux cachotteries et aux méfiances
une candeur absolue e1 une confiance sans réserve.
SON CARACTERE LIBRE ET I'HIMKSAI'TIKH |0-
administrer notre fortune comme un dépôt (jui nous est
confie pour le bien des autres, au lieu de tirer profit
«tes dommages subis par eux. vivre non en égoïste,
mais comme membre d'un corps. — voilà la moralité
qui est un accomplissement positif de la loi. et qui n'a
plus à maîtriser les instincts mauvais, parce qu'elle en
est affranchie et qu'elle est devenue vérité créatrice.
Cette morale supérieure de l'être originel nous ga-
rantit une organisation nouvelle de la vie. parce qu'elle
contribue à l'établir. Car elle triomphe du chaos et le
métamorphose. Sous son influence vivifiante, toutes
choses sont faites nouvelles. Aussi les lois de la morale
nouvelle sont-elles en même temps celles du développe-
ment de la véritable nature humaine dont nous atten-
dons la réalisation.
•x. Son caractère libre et prime saillie r.
« Vous avez entendu qu'il a été dit : Tu rie com-
mettras point d'adultère. Mais moi je vous dis: Qui-
conque regarde une femme pour la convoiter, com-
met déjà l'adultère avec elle dans son cœur. »
Le contraste entre l'ordre ancien et l'ordre nouveau
que Jésus illustre ici par un exemple concret, éclaire
une nouvelle face de la «justice supérieure». La jus-
tice ancienne, c'est la vie réglée par des principes mo-
raux ; la moralité nouvelle, c'est la vie jaillissant d'une
faconde sentir qui est elle-même morale. Celui dont la façon
de sentir n'est pas morale est immoral, quelque morale
128 LA MORALK NOUVELLE
que soit sa conduite. Le sentiment impur équivaut de
ce fait â l'adultère : l'un et l'autre sont des manifesta-
tions de la même nature immorale et ne présentent
qu'une différence de degré. L'homme qui se détourne
résolument de toute immoralité, et fait des exigences
de la loi morale sa règle de conduite, vit moralement ;
celui seul qui réalise l'idéal moral en vertu d'une
impulsion intérieure irrésistible est moral. Car il lest
dans son être intime et non seulement par l'orientation
de sa conduite : et sa façon d'agir procède de ses
impressions spontanées qui sont morales et non de
principes moraux contraires à des penchants cju'il serait
obligé de tenir en bride 1.
La moralité du royaume de Dieu est un état inté-
rieur librement et spontanément moral qui s'exprime
nécessairement par des manifestations de même nature.
M ne saurait produire les sentiments immoraux qui
sont le fruit de la nature humaine corrompue dont la
rédemption est indispensable à L'apparition de l'être
nouveau. L'être originel a des sensations pures, aussi
là où il règne, l'instinct sexuel inhérent à notre nature
est-il pur. et dominé par le respect de soi-même et du
prochain, qui le préserve de toute altération. L'émo-
tion sensuelle ne disparaît donc pas. mais elle devient
une source de force, un stimulant précieux, et le respect
mutuel dont elle est pénétrée en exclut toute basse con-
\oitise.
Cependant ici encore l'enseignement de Jésus au
1 Voir : Joh. Mullkr, Von den Quellen des Lebens. Glaube und
Sittlichkeit, pages 176 el suiv. (Die hôhere Stufe des sittlichen
Seins), 3ml> édition. 1910.
SON CARACTERE LIKItK ET IMUMKSAUTIBK I U9
sujet de l'adultère ne concerne pas uniquement ce point
particulier, niais s'applique à tous les domaines de la
vie morale. P^n voici quelques exemples :
Quiconque aspire à la considération, a déjà dérobé
sa gloire au Père cpii est aux cieux. De même celui
qui réclame la reconnaissance. Car tout ce qui vaut
dans notre activité n'est que l'effet de l'action de
Dieu en nous et par nous. Le respect pour le Dieu
qu'il adore n'est donc pas encore un sentiment instinc-
tif et spontané chez celui que n'aftectent point pénible-
ment les éloges, les hommages de gratitude et d'admi-
ration.
Quiconque ressent la présence d'un autre comme un
obstacle sur son chemin s'est déjà débarrassé de lui
dans son cœur. Eprouver un sentiment opposé, n'est
ni insensé, ni impossible, car celui qui ne vit que
comme membre d'un corps, voit dans tout concurrent
un autre membre qui le complète, allège sa charge et
collabore au bien de l'ensemble ; et il trouve autant de
joie à le servir négativement par un acte de renonce-
ment, qu'à lui fournir une aide positive.
Quiconque porte envie à son prochain l'a déjà volé
dans son cœur.
Quiconque tient son prochain en petite estime, l'a
déjà condamné et s'est déjà élevé intérieurement au-
dessus de lui.
Quiconque est l'esclave de ses biens, de ses intérêts,
de ses habitudes, s'est déjà vendu lui-même.
Nous sommes donc tous voleurs, meurtriers, adultè-
res et blasphémateurs ? Oui. certes, quelque honnête-
ment et pieusement que nous vivions d'ailleurs. Car
9
l'io LA MORALE NOUVELLE
nous le sommes par notre façon de sentir. Jésus n'en-
tend point nous accabler cependant, mais nous éclairer
sur ce que nous sommes et sur ce que nous pouvons de-
venir. Ses paroles sont des rayons de lumière illumi-
nant la terre promise vers laquelle nous marchons.
La façon de sentir' que crée en nous le fonctionne-
ment de la vie nouvelle procède de la vérité. Notre vo-
cation originelle s'y réalise et s'y manifeste. Elle triom-
phe des préventions, de l'arbitraire, de la superficialité
et de l'étroitesse qui altèrent et défigurent la nature
humaine. Le flot de notre vie renouvelée s'y répand
limpide et puissant. La conduite morale, même fondée
sur les principes les plus élevés et sur la volonté la plus
éclairée, pâlit devant l'énergie et l'originalité de son action
féconde comme les produits de la réflexion et du travail
humain devant les créations du génie. Car être moral.
c'est accomplir toute moralité.
Les sensations morales s'affirment en nous dans la pro-
portion où notre être originel grandit, se fortifie par
l'exercice et l'expérience, vit la vérité et en devient une
incarnation. Mais cela n'est possible qu'au prix d'une
lutte sans trêve contre les sensations faussées, déviées
et corrompues de notre vieille nature qui doit être vain-
cue et délogée. Aussi ne réalisons-nous que progressive-
ment cette moralité primesautière. Elle est le fruit mûr
de notre devenir.
C'est dire que nous n'y parviendrons que par le dé-
veloppement de la vie nouvelle dans notre âme. Une
fois de plus, nous nous trouvons ramenés à l'évolution
que nous ont révélée les béatitudes. Elle seule peut pro-
duire en nous cette sensibilité nouvelle, toute pénétrée
SON CARACTÈRE LIBRE! ET PRIMESAUTIER I il
du pur instinct de la vérité. Le travail sur nous-mêmes
peut en sauvegarder la croissance el en hâter les pro-
grès, mais il ne saurait la créer. !! faut qu'elle soit spon-
tanée : les sentiments de seconde main, provoqués par
un effort moral, manquent de vérité innée, «le certitude
profonde, de vie jaillissante, de force créatrice et de puis-
sance souveraine.
C'est donc incontestable : le développement de noire
être originel peut seul produire une vie spontanément
morale qui. à son tour, favorise la croissance de cet
être nouveau. Il contribue du même coup à la destruc-
tion des instincts mauvais de notre vieille nature. Le
sentiment profond de notre misère et de la soullrance
humaine, notre endurance patiente, notre poursuite pas-
sionnée de la vérité étoufferont en nous la plupart de
ces instincts pervers. Mais ce qui leur portera le plus
rude coup, c'est le retour à notre spontanéité native, la
renaissance de la nature enfantine en nous. Car ils soûl
incompatibles avec la sincérité et la simplicité reconqui-
ses. Plus notre véritable humanité revit et s'affirme en
nous, plus ils perdent de terrain.
Il serait donc absurde de prétendre que le caractère ob-
jectif de la transformation qui doit se produire en nous
exclut le travail sur nous-mêmes. 11 n'en est rien. Seu-
lement ce travail doit se borner à assurer les conditions
évolutives qui dépendent de nous, et les mesures indis-
pensables à notre développement. Il ne peut rien créer;
il peut fort bien coopérer. Incapable de produire l'être
originel, il peut le. protéger et concourir à son éducation.
Aussi Jésus ne poursuit-il [tas en disant : Efforce-toi
d'éveiller en toi des instincts moraux, mais:
l3a LA MORALE XOUVKLLK
«Si ton œil droit est pour toi une occasion de
chute, arrache-le et jette-le loin de toi. Car il vaut
mieux que l'un de tes membres périsse et que ton
corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne.
Si ta main droite est pour toi une occasion de chute,
coupe-la et jette-la loin de toi. Car il vaut mieux que
l'un de tes membres périsse et que ton corps tout
entier ne soit pas jeté dans la géhenne. »
L'œil et la main sont une occasion de chute lorsqu'ils
sont les agents dune convoitise mauvaise. Dans ce cas,
il ne nous reste qu'à les arracher, pour éviter la des-
truction de la vie nouvelle qui veut grandir en nous.
Plutôt les perdre que de nous perdre tout entier.
L'œil n'est que l'intermédiaire de la séduction, l'organe
de la sensation coupable. L'ordre de nous l'arracher
sans délai, si une chose quelconque excite notre convoi-
tise marque la façon péremptoire et radicale dont nous
devons nous soustraire à toutes les impressions qui at-
tisent notre instinct sexuel.
Toutefois cet ordre de Jésus ne s'applique pas unique-
ment au domaine des sensations impures, mais à tous
les domaines de notre vie. Pour que les instincts mo-
raux que crée en nous la vie nouvelle puissent prospé-
rer, il faut que nous rendions l'existence impossible à
tous les instincts contraires, en les privant des excita-
tions et des séductions qui les éveillent et les entretien-
nent, aussi bien que du milieu et du terrain où ils pros-
pèrent. Leur retirer ainsi toutes leurs conditions d'exis-
tence, c'est les condamner à périr nécessairement. Ce
retranchement ne sera jamais trop radical. Si nous 1 opé-
SON CARACTÈRE LIBRE ET PRIMESAUTIEB l'3*3
rons avec l'énergie qu'il faut à un homme pour s'arracher
l'oeil, les sensations coupables mourront en nous, faute
d'aliment, tandis que les pures el nobles émotions se
fortifieront.
Oue celui que ses sens et son imagination pervertie
entraînent au mal évite donc tout ce qui risque de les
exciter. Fût-ce la chose la plus belle, la plus pure, la
plus irréprochable en soi, pour peu quelle éveille en
lui des sensations impures, qu'il la fuie ! Peut-être
devra-t-il bannir de son existence les créations artisti-
ques les plus merveilleuses et les chefs-d'œuvre de la
littérature ou renoncer aux entretiens les plus innocents
avec une personne de sexe différent, afin d'éviter tout
ce qui pourrait enflammer son imagination et allumer
ses instincts déshonnètes.
Toutefois en supprimant les excitations extérieures,
nous ne faisons parfois que multiplier celles du dedans.
Ce serait donc nous arrêter à mi-chemin que de ne point
nous imposer, dans cette direction aussi, toutes les me-
sures nécessaires pour étoufler nos mouvements de con-
voitise et tenir en respect notre imagination : nourriture
simple et frugale, genre de vie propre à nous endurcir,
exercice corporel, activité intense.
Si nous pratiquons cette discipline avec persévérance,
notre façon de sentir s'épurera, et s'imprégnera gra-
duellement de la moralité véritable de l'être originel.
L'ascétisme à lui seul ne saurait accomplir cette trans-
formation. Il retranche et détruit. C'est la vérité gran-
dissante qui élève et transforme tout cequ'ily a de vrai-
ment humain en nous. Car il s'agit de ne détruire aucun
des élémenl inhérents à notre nature, mais bien «le leur
l34 f-A MORALE NOUVELLE
restituer cotte pureté et cette santé souveraine, aux-
quelles rien de ce qui est humain ne doit demeurer
étranger, parce que rien ne saurait plus les altérer.
Aussi toutes les relations qu'il avait fallu rompre pour-
ront-elles être renouées dès que la suprématie de notre
Aie nouvelle nous aura rendus capables de les régler et
de les vivifier.
Il faudra que le vaniteux dominé par le désir de plaire
cesse de s'occuper de son extérieur, qu'il s'efforce de
passer inaperçu et de rester indifférent à l'impression
qu'il produit: qu'il abandonne tout ce qui lui prête du
prestige, qu'il renonce à la vie mondaine, ou à la car-
rière qui flatte sa vanité, pour se consacrer à des de-
voirs sérieux réclamant toutes ses pensées. Lorsqu'il
aura ainsi éteint sa soif de briller et placé son centre de
gravité dans les profondeurs de sa personnalité, son être
véritable pourra naître à la vie. et dans la mesure où il se
développera, le transfigurer lui-même. En se retrouvant
plus tard <lans ses anciennes conditions d'existence, si
brillantes fussent-elles, il y vivra comme dans un inonde
nouveau et parmi leur éclat trompeur, affirmera son
être renouvelé.
Celui que domine l'argent devra s'en dépouiller sans
réserve. Car tant que son âme est au pouvoir de l'argent
son être originel ne peut grandir. La richesse aussi bien
que les soucis et les convoitises étouffe la semence qui
lève. Qu'il arrache sa bourse et la jette loin de lui !
Cela ne signifie point qu'il doive nécessairement distri-
buer toute sa fortune aux pauvres. Qu'il la transforme
en valeurs vitales au lieu de la placer à intérêts ! Si ses
biens sont pour lui une occasion de péché, une chaîne
SON CARACTÈRE LIBKK ET PRIMESAUTIEB l35
ou un obstacle, qu'il les dépense entièrement pour son
prochain, en vue duquel ils lui ont été confiés. Avant
même que d'avoir achevé cette tâche, il aura rompu ses
liens et acquis une nouvelle vie.
Assez d'exemples. C'est à chacun de savoir ce qu'il
doit arracher de sa vie. Nous le savons tous, d'ailleurs,
si lents que nous soyons à le faire. On ne saurait au
surplus, exiger de personne de se dépouiller précisé-
ment des choses qui font le charme de son existence.
Que celui qui y trouve son contentement les conserve
et périsse avec elles ! Quant aux chercheurs auxquels
répugnent les défroques sous lesquelles l'humanité dé-
guise sa misère, qu'ils prêtent l'oreille à la parole du
maître: «Si ton œil te fait tomber dans le péché, arra-
che-le. »
Quiconque hésite et cherche à éluder cette obligation
n'est point apte au royaume de Dieu. Et cependant,
combien ne se bornent pas à hésiter, mais refusent, ils
se figurent pouvoir éviter ce sacrifice. L'être nouveau,
pensent-ils. doit être assez vigoureux pour triompher de
leur impureté et de leurs esclavages, sans qu'ils soient
obligés de lui venir en aide par des mesures violentes.
La toute-puissance de Dieu doit éclater précisément
dans la victoire remportée sur toutes les conditions
défavorables. D'autres estiment qu'il suffit d'opposer in-
térieurement une résistance continuelle aux infiuences
néfastes et à l'attrait du mal; cela est plus difficile, di-
sent-ils. que de recourir à un procédé sommaire et radi-
cal, c'est donc un exercice d'autant plus salutaire pour
notre fermeté. Certains enfin feraient les sacrifices de-
mandés s'ils étaient seuls en cause, mais ils ont des obli-
l36 LA MORALE NOUVELLE
gâtions envers d'autres êtres, et ils trouveraient égoïste de
s'y soustraire dans l'intérêt de leur propre bien. Quelle
force de conviction, quel sérieux moral respirent ces
prétextes hypocrites ! En réalité, ceux qui marchandent
ainsi ne veulent pas obéir, ou plutôt ils ne le peuvent
pas. Leur aspiration à la vie et à la vérité n'est pas
assez puissante pour les inciter à tout risquer afin d'ac-
quérir ce qui contreba lance et remplace tout: la vie
nouvelle.
Qui oserait, en effet, déclarer qu'il a conquis cette vie
sans renoncer auparavant à tout ce qui lui faisait inté-
rieurement obstacle, et sans avoir coupé les vivres à
tous ses instincts dépravés? Gela est impossible. 11 y a
là une loi de nature inexorable : tant que des sensations
contraires vibrent en nous, les sensations nouvelles n'y
sauraient prospérer. Or rien n'arrêtera les premières
aussi longtemps que quelque chose les provoquera ; tout
ce qui les ravive doit donc être supprimé sans merci.
Alors seulement pourra surgir en nous la sensibilité nou-
velle de notre être originel.
Aussi tous ceux qui se soustraient à cette obligation
catégorique restent-ils stationnaires et finissent-ils par
périr. C'est en vain qu'ils cherchent à justifier morale-
ment leur refus d'amputer les membres gangrenés. La
vieille nature étoufi'e la nouvelle. La semence de vie ne
peut lever et grandir parmi l'ivraie envahissante, quel
cpie soit d'ailleurs l'enthousiasme avec lequel ou pro-
clame sa vertu créatrice. De là l'éternel « nous sommes
de pauvres pécheurs», qui laisse subsister les occa-
sions déduite tout en offrant la consolante perspective
du salut dans une vie future.
SA RIGVKUH INFLEXIBLE 13"
3. Sa rigueur in flexible.
« Il a été <lil aussi : Quiconque répudiera sa
femme, lui donnera une lettre de divorce. Mais moi
je vous dis : Quiconque répudie sa femme, fait
d'elle une adultère, et quiconque épouse une femme
répudiée comme! un adultère. »
Ce passage l'ait ressorti]- très vivement l'opposition
établie par Jésus entre la morale des satisfaits, qui
consiste à rester «Unis les limites du devoir et de l'hon-
nêteté, et la morale des chercheurs, qui est la manifes-
tation irrésistible de L'être originel en eux. Les premiers
sont moralement obligés de régulariser le divorce de-
venu nécessaire. Pour les seconds, le divorce est une
impossibilité ; car quelle que soit lu faute commise par
L'un des deux époux, divorcer serait à leurs yeux violer
la loi conjugale. En ajoutant par la suite à la déclara-
tion de Jésus cette clause : « Si ce n'est pour cause
d 'inconduite », on en a tué le nerf. Car cet enseignement
concernant le mariage a précisément pour but de nous
montrer que les exigences de l'être nouveau sont caté-
goriques et ne souffrent ni exceptions, ni réserves. C'est
qu'on n a pas compris qu'ici, comme dans tout le Sermon
sur la montagne, Jésus s'adresse spécialement aux élus.
c'est-à-dire à ceux qui sont la lumière du monde. On a
vu en Jésus le fondateur d'une religion mondiale, on en
a conclu qu'il a voulu promulguer une loi morale par-
faite et universelle, en opposition à la loi mosaïque im-
parfaite ei insuffisante : dès lors, il fallait falsifier ses
l'iH LA MORALE NOUVELLE
paroles afin de pouvoir interdire à tous le divorce, —
sauf toutefois en cas d'adultère.
On ne s'est pas rendu compte qu'en prohibant le di-
vorce d'une manière générale. Jésus eût annulé sa
propre déclaration : « Je ne suis pas venu abolir,
mais accomplir ». En effet, il eût aboli une disposition
bienfaisante qui. dans l'état actuel des hommes et des
circonstances, est non seulement indispensable, mais
souverainement inorale et pédagogique. Car. cela n'est
pas douteux, si ce ce je vous dis ». s'adresse à tous et non
seulement à ceux que visent les béatitudes. Jésus pros-
crit absolument le divorce. Mais s'il donne ici une ins-
truction spéciale à ceux qui cherchent le royaume de
Dieu, il ne le supprime pas plus qu'il n'abolit les lois pé-
nales en recommandant à ses disciples de n'en point
faire usage et de supporter le mal sans résistance.
Mais alors, pourquoi l'Eglise interdit-elle le divorce, au
nom de Jésus, tandis qu'elle permet de faire poursui-
vre et punir l'escroquerie et la diffamation ?
Au surplus. Jésus a expressément justifié le divorce
dans une autre occasion. Comme il s'entretenait un
jour avec les pharisiens de L'indissolubilité du mariage,
ceux-ci lui demandèrent : « Pourquoi Moïse a-t-il com-
mandé de donner à ia femme un acte de divorce et de
la répudier ? » Notons que chez les Juifs, ce n'était
jamais l'adultère qui déterminait le divorce, puisque
dans ce cas la loi ordonnait la lapidation (\n coupable.
mais d'autres raisons souvent insignifiantes. Jésus leur
répondit : « C'est à cause de la dureté de votre cœur
que Moïse vous a permis de répudier \<>s épouses.
SA RIGUEUR INI- 1. KXliSI.K l'3ç)
mais au commencement il n'en l'ut pas ainsi. » Là donc
où les cœurs sont engourdis, pour ia masse inerte que
n'a point encore gagnée le mouvement de la vie. le di-
vorce est inévitable, et une loi qui le justifie, indispen-
sable. C'est une mesure éducative, un expédient néces-
saire dans l'état chaotique de l'humanité. Mais la desti-
nation originelle du mariage, c'est l'union indissoluble
de deux êtres. Le divorce devient donc impossible là
où s'épanouit la vie nouvelle.
Dans les circonstances et parmi les hommes de notre
temps, un grand nombre de mariages sont dès le début,
et dans leur essence même, mensongers, intolérables et
immoraux. Lorsque cet état de choses devient évident,
il y a de la fausseté et de la bassesse à persévérer
dans une vie conjugale qui tue peu à peu tous les sen-
timents délicats et transforme une source de vie en
une source de tourments indicibles et d'irréparables
désastres pour plusieurs générations. En cas pareil. le
divorce est Un devoir de vérité et une obligation mo-
rale, aussi bien qu'une mesure de légitime défense. Car
une union semblable n'est plus un mariage, mais l'ac-
couplement contre nature de deux êtres mal assortis,
une prostitution obligatoire. Interdire la cessation d'une
telle monstruosité, d'une pareille coercition de l'être
intime, jusqu'à ce que l'un des époux se soit rendu cou-
pable de relations sexuelles extra-conjugales, c'est une
scélératesse diabolique dont la hideur peut à peine
être augmentée par le fait qu'elle se commet au nom de
Jésus.
Mais pour les chercheurs <jui poursuivent avec pu-
I/jO I>A MOKA LE NOUVELLE
reté de cœur la vérité de l'être humain, qui. débor-
dant de miséricorde, créent l'harmonie par leur seule
présence, le mariage est indissoluble, car la vie nou-
velle se manifeste là comme en toutes choses. Ils l'en-
visagent d'emblée comme celle de toutes les rela-
lions de la vie dont ils attendent la plus haute révéla-
tion de la vérité et de la grandeur de la nature hu-
maine, comme celle où le paradis peut se faire réalité,
comme le terrain favorable entre tous au progrès de
l'évolution véritable. Chez ces époux, le vrai caractère
du mariage apparaît nécessairement et se développe
aussi longtemps qu'ils restent des chercheurs sincères.
De cette union du mari et de la femme, résulte une
unité d'existence pleinement humaine qui. par l'effet
de la vie commune, croît de jour en jour en profon-
deur et en étendue, et déploie peu à peu toute sa
splendeur. Alors l'indissolubilité n'est plus un devoir,
mais une nécessité de nature. Comment une union sem-
blable pourrait-elle être rompue ? Supposons que. par
impossible, l'un des époux trébuche et tombe, l'autre
ne pourra que l'aider à se relever et le soutenir d'au-
tant plus fortement. La clause intercalée tardivement
dans le texte du Sermon sur la montagne témoigne
donc d'une incroyable incompréhension de la nature
même du mariage.
Mais que dire de deux époux dont l'un cherche avec
persévérance le royaume de Dieu, tandis que l'autre reste
stationnaire ? Peut-être l'un des deux ne s'est-il réveillé
qu'après s'être lié ; peut-être leur communauté de senti-
ments n'était-elle qu'apparente. Quoi qu'il en soit, la
réponse est très simple. Saint Paul l'a donnée déjà :
S\ RIGUEUR INFLEXIBLE I \ i
<( Si un frère a une femme incrédule et qu'elle consente
à rester avec lui. qu'il ne se sépare pas d'elle... Mais
si l'incrédule veut se séparer, qu'il se sépare. Dans ce
cas, le frère ou la sœur ne sont pas liés. » Tout dépen-
dra donc pour eux de savoir jusqu'à quel point la vie
conjugale conserve malgré tout son caractère originel,
c'est-à-dire demeure une union intérieure.
Au reste, ce n'est point du divorce qu'il s'agit en ré-
alité dans ce passage, mais bien de la morale nouvelle
dont l'indissolubilité du mariage doit illustrer la
rigueur illimitée, absolue et inexorable comme celle des
lois de la nature. La moralité des satisfaits n'a point ce
caractère. Les principes qui la déterminent doivent,
pour s'appliquer à tous, tenir compte des hommes tels
qu'ils sont : attachés aux biens qui ont du prix parmi
eux. esclaves de leur nature faussée et de leurs instincts
dénaturés, limités quant à leur vouloir et surtout quant
à leur pouvoir. Aussi ne saurait-on leur imposer des
obligations exagérées, mais faut-il mesurer au contraire
ces obligations à l'état de ceux qu'elles doivent discipli-
ner, au niveau de la nature inférieure dont notre c< cul-
ture supérieure » elle-même n'a point encore triomphé.
En leur en demandant trop, on ne ferait que les pousser
à la révolte et manquer le but auquel tendent ces me-
sures protectrices de la morale.
Voilà pourquoi, parmi les hommes ordinaires, non
seulement le divorce est permis, mais le droit de pro-
priété demeure souverain, la rétribution t\u mai esl au-
torisée, l'ambition et la lutte pour l'existence peuvent
se donner carrière, et les intérêts familiaux égoïstes
revêtir une importance prépondérante. C'est pourquoi
I/JU LA MOKALK NOUVELLE
aussi les lois morales y consistent surtout en défenses,
et les commandements n'y représentent qu'un idéal non
obligatoire. Il faut se contenter de voir l'individu évi-
ter les désordres ; on ne peut exiger de lui des senti-
ments et des actes opposés à sa nature. On se borne
donc à empêcher les transgressions 1rs plus flagrantes.
On excuse par exemple, l'irritation intérieure, et l'on
se contente d'exiger qu'un homme ne se mette point
eu colère sans cause contre son frère.
C'est que, parmi les immobilistes, tout a ses limites ;
l'exagération de la vertu peut devenir un vice, l'obser-
vation scrupuleuse des commandements, une offense
envers le prochain. Il faut équilibrer et accommoder,
tenir compte des circonstances et ne rien pousser à
l'extrême. Nécessité n'a pas de loi. et la justice ne doit
point aboutir à fin contraire. Les préceptes de la morale
ne peuvent prévoir et trancher des éventualités infi-
niment variées. S'il est des exceptions qui confirment
la règle, d'autres l'annulent. Il s'agit donc de se tirer
d'affaire le mieux possible. L'imperfection et l'insuffi-
sance des lois morales laissent dans le vague une foule
de cas où il est loisible d'agir d'une façon ou d'une
autre : il est permis, par exemple, de divorcer ou de
rester unis, d'ignorer le tort subi ou d'en exiger le châ-
timent.
L'art du possible préside à la discipline morale de
l'être encore barbare. Mais c'est la loi de la nécesité
intérieure qui régit sans réserve et sans conteste la
moralité de l'être nouveau. Les impulsions et les exigen-
ces qui le sollicitent, les obligations et les devoirs qui
se révèlent à lui. sont d'une précision inéluctable et
SA RIGUEUR INFLEXIBLE l43
doivent se réaliser à tout prix. S'il ne nous est point
permis de copier une attitude, ni de nous contraindre
à telle ou telle conduite, nous n'avons pas davantage le
droit de refouler ni d'entraver sous n'importe quel pré-
texte les impérieuses manifestations de Sa vérité qui
grandit en nous, de faire dévier de notre liene de
conduite, ni de nous soustraire en quoi que ce soit aux
obligations de la vraie noblesse, celle des enfants de
Dieu.
Peu importe quelles en seront les conséquences, ce
n'est pas notre afiaire. Quiconque objecte que cela est
impraticable, prouve qu'il n'a point encore ressenti les
impulsions puissantes de la vie nouvelle. Rien ne doit
empêcher l'élan créateur de se transformer en action
féconde. Les cœurs partagés ne sauraient s'emparer du
royaume des cieux. La vérité qui veut se réaliser n'ad-
met pas de marché. Il n'y a pas d'accomplissement
approximatif : ce qui doit être exécuté, doit l'être inté-
gralement, sans compromis, sous une poussée impulsive
et irrésistible, bref, dans sa perfection.
Cette loi ne connaît ni exceptions, ni dispenses. 11
s'agit de rester fidèle, dans les grandes choses comme
dans les petites, et dût-il nous en coûter la vie, au moi
véritable qui s'affirme en souverain. Ici. pas de champ
libre, rien qu'une ligne droite. S'en écarter, c'est s'éga-
rer ; hésiter, c'est manquer le chemin. Rien n'est indif-
férent, car tout est déterminé pour chaque individu par
une nécessité intérieure. Diverses éventualités peuvent
surgir pour des personnalités diverses, mais il n'y en a
qu'une pour chacun, celle qui s'impose à lui. Pas d'atté-
nuation, pas de détours possibles. La vie originelle
l44 ux MORAT>E NOUVELLE
est rigoureuse comme la nature, car elle est notre véri-
table nature.
L'honnêteté des satisfaits est essentiellement faite de
compromis, soit entre des inclinations barbares et des
principes destinés à les dompter, soit entre des opinions
individuelles et des usages reçus, soit entre l'instinct
personnel de conservation et les égards dûs à autrui.
Les différents intérêts, les points de vue divers, les
devoirs à prendre en considération se contredisent et se
croisent. Force nous est de biaiser pour tomber juste.
Cela donne à la conduite quelque chose de double et
de compliqué.
La morale nouvelle, au contraire, est d'un style pur
et sévère, simple et harmonieux dans ses proportions
comme dans son expression. Dans la mesure où elle
s'érige en nous, notre attitude et notre conduite lui de-
viennent conformes et l'accord intérieur règne dans notre
personne et dans notre vie. 11 ne suffit pas cependant
que le nouvel être surgisse pour que l'être ancien dispa-
raisse. Détrôné du centre de notre vie consciente, il con-
tinue à faire valoir ses droits et nous incite à des accom-
modements auxquels il s'agit d'opposer une résistance
inflexible. Lui céder, si peu que ce soit, ce serait entraver
la manifestation pure, claire et puissante de la vie nou-
velle. Nous avons reconnu à maintes reprises que les
choses nouvelles doivent se produire naturellement, mais
nous n'avons pas moins souvent constaté que, pour
que leur progrès ne soit pas entravé, il faut que
l'homme s'y consacre tout entier. Il s'agit d'opposer
une résistance opiniâtre à toutes les séductions qui sur-
gissent en nous ou qui nous viennent du dehors. Sinon
SA RIGUEUR INFLEXIBLE ifô
jamais le caractère propre de l'être nouveau n'apparaî-
tra purement et puissamment dans notre conduite.
Nous ne pouvons servir Dieu et Mammon. donner à
Dieu la place qui lui revient et chercher notre propre
gloire, vivre comme les membres d'un tout et poursui-
vre notre avantage, la fortune ou une vie commode.
Nous n'éprouverons jamais d'émotions pures, si nous
tolérons les excitations malsaines. Nous ne saurions
être vrais, si des arrière-pensées et des intentions ac-
cessoires viennent entraver notre spontanéité, ni rester
tidèles au caractère de notre être originel si nous
demeurons dans la dépendance de choses qui lui sont
étrangères. Pas de concessions aux habitudes et aux
opinions reçues, à la mode et aux conventions, aux usa-
ges et aux principes traditionnels : les impulsions de la
véritable nature humaine qui germe en nous, doivent
seules déterminer notre conduite. Fallût-il pour cela
battre en brèche toutes les idées courantes et produire
l'effet le plus déplorable, obéissons sans sourciller aux
injonctions de la voix intérieure. Conformons-nous en
toute occasion aux indications divines, dussent-elles
nous imposer l'extraordinaire. Peut-être au point de
vue mondain nous rendrons-nous inadmissibles ; qu'im-
porte, pourvu que nous restions admissibles à la vie
originelle !
Les égards dus à nos semblables ne sauraient nous
arrêter davantage. [1 se peut que notre conduite les
froisse, les offense, leur fasse même du tort dans tel ou
tel cas ; que ce ne soit du moins jamais intentionnelle-
ment ! Impossible, par exemple, d'éviter toujours les
malentendus et leurs funestes conséquences ; il faudrait
I/J6 LA MORALE NOUVELLE
pour cela, cesser d'être autres, de vivre autrement
queux. Les exigences de l'être nouveau sont inexorables
et doivent être obéies sans réserve. Toute considération
étrangère retarde son épanouissement. La vérité est
brutale comme la nature; si donc elle veut se mani-
lester dans notre conduite, que tout ce qui lui fait obs-
tacle vole en éclats.
Il y a cependant des conflits de devoirs, objeetera-t-on
peut-être. Oui bien, dans l'économie morale de l'être bar-
bare, mais pas dans la vie de l'être nouveau. Toutes
ics contradictions y sont virtuellement supprimées et
notre sens intime donne spontanément et simplement
aux problèmes les plus ardus la seule solution naturelle
et possible, parce qu'il les saisit dans leur profondeur et
les vit en quelque sorte. Le vivant instinct de la solida-
rité humaine, par exemple, uni à celui de la personnalité
triomphent de prime abord de l'opposition entre l'égoïsme
et l'altruisme : dès lors tous les problèmes qui surgissent
sur ce terrain se résolvent d'eux-mêmes et sans le se-
cours de la réflexion. Précisément parce qu'on ressent
profondément les égards dus au prochain, on peut agir
sans égards pour lui.
Mais surtout la morale nouvelle ne saurait nous auto-
riser à nous conformer occasionnellement aux principes
de la morale usuelle, à faire abstraction de nos im-
pulsions et de notre sentiment personnel, lorsque cela
nous est plus commode ou plus avantageux. La force
d'inertie subsiste toujours en nous. Ne nous y abandon-
nons pas. Notre nouvelle nature alliée à des éléments
étrangers, recevrait l'empreinte de la nature barbare.
La rigueur inflexible de la morale nouvelle exige que
LA SPONTANÉITÉ DE SES MANIFESTATIONS l4y
tous les phénomènes de la vie découlent constamment
des sources même de l'être originel. «Ce qui ne procède
pas de la loi est un péché. » Tant que les manifestations
de la vie nouvelle en nous ne sont que les échos inter-
mittents dune harmonie supérieure, aussitôt étoullés
par une cacophonie sauvage, la divine mélodie de la
vérité ne résonnera point dans notre existence.
4- La spontanéité de ses manifestations.
« Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens :
Tu ne te parjureras point, mais tu t'acquitteras envers
le Seigneur de tes serments. Mais moi je vous dis
de ne pas prononcer de serment du tout, ni par le
ciel parce que le ciel est le trône de Dieu, ni par la
terre parce que la terre est l'escabeau de ses pieds,
ni par Jérusalem parce que Jérusalem est la ville du
grand roi. Ne jure pas non pins par la tète, parce
que lu ne saurais rendre Tin seul de tes cheveux
blanc ou noir ; mais que votre langage soit : Oui,
oui ; non, non. Ce qu'on y ajoute vient du Malin. »
Il ne s'agit pas ici du serment indispensable au main-
tien de Tordre, serment prêté au drapeau ou devant le
tribunal — comment Jésus qui n'a point voulu abolir y
eût-il porté atteint*' ? — mais de celui qui sert de sanc-
tion dans la vie ordinaire. La casuistique juive établis-
sait une distinction entre les serments pins ou moins
sacrés, selon que Ton jurait par Dieu lui-même ou par
quelque objet précieux. Jésus commence par proscrire
ces distinctions subtiles et ces procédés hypocrites, en
I/J8 LA MORALE NOUVELLE
déclarant que toutes les choses auxquelles nous en ap-
pelons se ramènent en définitive à Dieu, et que, par
conséquent, tous les serments lient celui qui les prête.
Puis il conclut : Vous, ne jurez nullement : que votre
langage soit sobre et véridique.
Si cette recommandation de Jésus n'avait trait qu'au
serment lui-même, il serait à peine nécessaire aujour-
d'hui de la prendre en considération, car autant cet abus
était fréquent chez les Juifs, autant il nous est étran-
ger. Mais il suffit de la dépouiller de son vêtement israé-
lite pour constater quelle nous concerne aussi. En eiïet,
les Juifs recouraient au serment, soit en affaires, soit
dans la vie privée afin de garantir la vérité de leurs as-
sertions, et la sincérité de leurs intentions. C'est à cet
effet qu'ils prenaient Dieu à témoin, jetant ainsi comme
atout parmi la futilité des choses humaines l'auteur de
l'univers. Procédé aussi grotesque qu'insolent ! Cepen-
dant n'en use-t-on point aujourd'hui encore, sans tomber
toutefois dans les exagérations de la mentalité orientale ?
Que de gens ne savent rien faire sans protester de leurs
bonnes intentions, rien dire sans attester leur véracité !
C'est contre cet abus que Jésus s'élève en nous ordon-
nant de parler simplement et sans détours.
Que nous soyons tenus d'être véridiques, cela n'est
pas nouveau. Mais ce devoir est souvent compris d'une
manière toute formelle, en sorte que l'apparente vérité
n'est en réalité qu'un mensonge. Que de fois notre phrase
est construite de manière à donner le change à notre
interlocuteur, que de fois eile n'est vraie qu'au prix
d'une restriction mentale ! Les vérités compliquées sont
toujours intrinsèquement fausses, quelque inattaquable
J.A SPONTANÉITÉ DE SES MANIFESTATIONS l49
qu'en soit la formule. Ceux « qui ont le cœur pur » ne
sauraient énoncer des vérités partielles, équivoques et
trompeuses, mais uniquement la franche vérité, expres-
sion directe de ce qui est.
Cependant ici aussi, le cas particulier exposé par Jé-
sus n'est qu'un exemple destiné à illustrer un principe
général. C'est dans notre vie toute entière que le oui
doit être oui, et le non, non. Tout doit y sonner franc,
tout doit être la révélation sincère de notre être, l'ex-
pression non déguisée de nos sentiments et de nos inten-
tions, l'effet immédiat de notre impulsion intérieure,
l'épanouissement naturel de notre vie personnelle. Il faut
qu'en tout et partout nous nous affirmions comme ce étant
de la vérité ». Sois toujours ce que tu es, dans ton être
intime et en réalité, fais toujours ce que tu dois, effec-
tivement et selon la vérité : telle est la consigne. Mais
les âmes inertes en sont incapables. La vérité ne peut
être pratiquée que par ceux dans lesquels elle a pris vie.
Comment les hommes au cœur droit ne se montre-
raient-ils pas honnêtes et probes dans leur vie ? Ils ont
le parler net et l'action résolue. Les situations troubles
et les rapports douteux leur sont insupportables. La
clarté ne peut manquer de se faire, où qu'ils apparais-
sent ; à plus forte raison ne sauraient-ils laisser les au-
tres dans l'incertitude ni les leurrer par des demi-vérités.
Tout procédé captieux, diplomatique, équivoque ou
sournois leur est étranger. On peut compter sur eux
sans réserve, car chez eux le oui signifie toujours oui,
et le non toujours non. Leur abord ouvert, leur regard
limpide annoncent d'emblée ce que confirme leur vie :
en eux régnent la vérité et la clarté.
l5o LA MORALE NOUVELLE
Cette vérité de l'être et de la vie. nettement exprimée,
n'est possible qu'en vertu d'une spontanéité complète.
Comme le son succède au choc, il faut qu'à l'intuition
succède immédiatement la manifestation extérieure, à
l'impulsion l'action, à l'impression l'expression, à la ré-
vélation intérieure l'expérience féconde. Dès que nous
nous laissons arrêter par des arrièi'e-pensées ou des hé-
sitations, par des précautions inquiètes, par la réflexion
ou le calcul des conséquences possibles, la vérité se
voile et la clarté se trouble. De l'immédiateté de notre
vie intime dépend donc la droiture de notre caractère,
de celle de nos manifestations dépend la sincérité de
notre conduite.
Une vie pareille a nécessairement un caractère de sim-
plicité et de sobriété. Nous devons dire la vérité sans
apprêt, sans ambages, sans commentaires comme sans
insistance, car dans ce domaine tout ce qui est superflu
est mauvais, et tout ce qui n'est pas indispensable est
superflu. Lorsque nos allégations procèdent de nos ré-
flexions ou d'intentions particulières, il faut bien pour
éviter tout malentendu et pour rester parfaitement hon-
nêtes, expliquer ce que nous avons en vue. Mais quand
nous exprimons spontanément et sans aucune arrière-
pensée ce que nous éprouvons, cela n'est point nécessaire,
car nos paroles donnent l'impression immédiate de la
vérité et manifestent directement notre disposition inté-
rieure. Cette expression primesautière de notre senti-
ment est une révélation élémentaire de notre être qu'il
n'est nécessaire d'appuyer ni de garantir par aucun
éclaircissement complémentaire. Car. malgré l'insuffi-
sance des termes, elle est cependant L'indication évi-
LA SPONTANÉITÉ DE SES MANIFESTATIONS l5l
dente de ce que proclament sans paroles notre attitude,
notre regard, nos gestes, notre physionomie,
Analyser et démontrer après coup ce qui s'exprime
ainsi en toute simplicité, ce serait agir contrairement à
la nature même de notre être originel qui est naïf et
ingénu, sans apprêt et sans détour, et dont les manifes-
tations sont aussi sobres, simples et inapparentes que
les phénomènes de la vie dans la nature. Y toucher se
rait enlever au fruit son duvet, à la fleur sa fécondité.
Cela est vrai non seulement de nos paroles, mais de
tout le langage de notre vie. La moralité nouvelle est la
manifestation immédiate de l'être originel qui vit en nous.
Si elle règne en nous, tout s'y passe droitement et se
transmet de même. Nous nous donnons pour ce que
nous sommes, nous vivons ingénument comme le cœur
nous en dit. nous nous présentons nus et désarmés,
c'est-à-dire avec la simplicité et la probité absolues qui
conviennent à l'être nouveau. Les façons conventionnelles,
les circonlocutions compliquées aussi bien que les expli-
cations et les atténuations altèrent l'impression nette et
claire que doit produire notre personnalité et en com-
promettent l'effet. Elles en troublent l'intégrité et l'ori-
ginalité naïve. Un style pur exige une expression sobre.
Il n'est pas possible cependant d'ordonner à tous in-
distinctement de vivre sans apprêt et de se donner tels
qu'ils sont. Ce serait déchaîner leur nature barbare et
mettre au jour toute sa laideur et toute sa vulgarité. On
ne peut laisser libre cours à la spontanéité personnelle
que là où elle est L'épanouissement nécessaire de la vie
originelle. Aussi Jésus n"adresse-t-il ces paroles qu'à
ceux qu'il a caractérisés dans les béatitudes.
l52 LA MORALE NOUVELLE
Lorsque toutes les manifestations de notre vie sont
vraies, simples et nettes, l'idée de faire usage du ser-
ment ne nous aborde même pas. Il devient non seule-
ment inutile, mais inadmissible et inconvenant. Il n'est,
en effet, qu'un expédient nécessaire à la nature miséra-
ble qui ne porte en elle-même aucune garantie, et ne
possède point la puissance persuasive de la vérité. Les
enfants de Dieu sont au-dessus de ces procédés. La no-
blesse que leur confère leur vérité intime, prête tout na-
turellement à leurs assertions et à leurs actes une valeur
irrécusable qui les soustrait à la honteuse nécessité d'en-
tasser les protestations pour leur donner du prix.
La spontanéité des manifestations vitales propres à la
moralité nouvelle a, dans la vie des chercheurs, une au-
tre conséquence encore. La « justice » ancienne ne pou-
vait se passer du serment, car on ne jurait pas seule-
ment relativement au présent ou au passé, mais encore
en vue de l'avenir. On s'engageait d'avance à tenir une
conduite déterminée. Ne pouvant se fier sans plus les
uns aux autres, on réclamait réciproquement comme
garantie de solennelles promesses, et pourvu qu'on les
tînt scrupuleusement l'idéal de justice était satisfait.
Il en est encore ainsi de nos jours. L'humanité restée
barhare ne peut se passer des garanties que donne le
serment. Sans elles, il n'y aurait aucune sécurité mu-
tuelle et la vie commune se tlisloq lierait. 11 faut que les
fonctionnaires prêtent serment au gouvernement et à la
loi, que les ecclésiastiques s'engagent solennellement à
rester attachés à leur profession de foi. (pie les époux
se jurent fidélité devant l'état-eivil ou à l'autel. Dans
leur commerce personnel, les hommes se lient et s'en-
LA SPONTANÉITÉ UE SES MANIFESTATIONS l53
chaînent réciproquement par leur parole d'honneur. Im-
possible autrement de confier un secret, d'obtenir une
caution, à moins qu'on ne consente à s'abaisser davan-
tage encore en fixant des amendes ou des peines éven-
tuelles.
Tout cela est barbare et sans aucun rapport avec
l'ordre de choses nouveau. Aussi Jésus ne dit-il pas :
Tenez votre parole d'honneur, mais : Ne la donnez pas
du tout. Que votre parole soit : oui. oui ; non, non !
ne vous laissez sous aucun prétexte entraîner plus loin ;
vous êtes trop augustes pour cela. Que les autres se
lient réciproquement ; vous, restez librement fidèles f un
à l'autre. C'est dans la liberté que réside votre honneur.
Votre caution, c'est votre être même. Toute autre ga-
rantie serait mensongère, car elle passerait les limites
de votre pouvoir. L'avenir n'est pas entre nos mains,
nous n'avons donc pas le droit de l'engager. Il appar-
tient à Dieu, comment en disposerions-nous ? Nous pou-
vons déclarer notre intention d'agir de telle ou telle
manière, mais non certifier que nous le ferons quoi
qu'il arrive. Dans le premier cas. nous manifestons
notre disposition actuelle, dans le second, nous ar-
rêtons d'avance la conduite à suivre. C'est ce que
nous ne pouvons ni ne devons à aucun prix. Car notre
attitude future pourra et devra être modifiée par les
circonstances, puisque notre jugement est le plus sou-
vent, en face du fait concret, tout différent de ce qu'il
est dans la simple prévision du cas donné; et il est pos-
sible;, par conséquent, que nous nous trouvions alors à
son égard dans un tout autre rapport que nous ne le
serions aujourd'hui.
154 LA MORALE NOUVELLE
5. Elle témoigne de la souveraineté de l'être nouveau.
« Vous avez appris qu'il a été dit : Oeil pour œil,
dent pour dent. Mais moi je vous dis de ne pas ré-
sister au méchant. Au contraire, si quelqu'un te
trappe sur la joue droite, présente-lui encore la joue
gauche ; et si quelqu'un veut t'appeler en justice
pour t' enlever ta tunique, cède-lui encore ton man-
teau ; et si quelqu'un veut te contraindre à l'aire mille
pas avec lui, fais-en deux mille. Donne à celui qui
te demande et ne te détourne pas de celui qui veut
te taire un emprunt. »
Dans l'état actuel de l'humanité, le principe de la ré-
tribution est indispensable au maintien de l'ordre. Dans
le domaine du bien, comme dans celui du mal, tout re-
pose sur la réciprocité. « Oeil pour œil, dent pour
dent ». cette sentence en formule les droits. «Tu aime-
ras ton ami. et tu haïras ton ennnemi ». celle-ci en établit
les devoirs. Mais l'ordre de choses nouveau ignore les
représailles. 11 remplace cette déclaration : Tel tu seras
pour moi, tel je serai pour toi. par cette autre : Ce
que je suis, je le serai pour toi. en toute occasion, et
comme que tu puisses d'ailleurs te conduire à mon
égard.
Aussi Jésus dit-il aux siens, sans s'attaquer toutefois
à la loi de la réciprocité et à ses elîets salutaires
parmi l'humanité barbare : Vous, ne résistez pas à
l'injustice, mais subissez-la paisiblement et l'emportez
sur tdle par votre bon vouloir. C'est bien là. eu effet,
I.\ SOUVERAINETÉ DE L'ÊTRE NOUVEAU 1 55
ce qu'il nous présent : offrir à l'offenseur l'occasion «le
nous donner un second soufflet, aller au devant et au
delà des exigences de celui qui fait valoir injustement
des droits sur nos biens, satisfaire doublement ;i des
prétentions insolentes.
L'injustice doit donc pouvoir se donner carrière non
seulement impunément, mais encore indéfiniment. Il Tant
(|ue son effort s'épuise en présence de notre attitude
tout opposée et que ses intentions mauvaises viennent
échouer contre notre généreuse prévenance. C'est là
une endurance qui ne se contente pas de tout subir
sans résistance, mais qui s'efforce de donner satisfac-
tion aux convoitises de l'adversaire. Il ne nous suffira
point de nous abstenir de toutes représailles. Il faut que
notre nature transformée oppose ses instincts nouveaux
et ses manifestations spontanées aux caprices et à la
perversité de la vieille nature qui s'acharne sur nous.
Nous avons a réagir, et même énergiquement, mais
conformément à notre caractère propre.
Nous n'en serons capables que lorsque l'être originel
régnera dans notre vie. car cette attitude ne se commande
pas. — même aux chercheurs. Elle n'est possible qu'à
condition d'être spontanée: elle n'est authentique que
si elle procède d'une nécessité interne. Pour se mani-
fester involontairement, comme l'entend Jésus, il faut
qu'elle soit devenue pour nous une seconde nature. Si
elle n'est pas l'expression de la supériorité de l'être
originel et de son caractère particulier, elle n'est que
contrefaçon, affectation lamentable, mensonge enfin.
Gardons-nous donc de nous méprendre sur les inten-
tions de Jésus : il n'a pas voulu former des hypo-
l56 LA MORALE NOUVELLE
crites, mais créer îles êtres de vérité. Nous sommes
hypocrites, strictement parlant, quand nous accomplis-
sons un acte étranger à notre nature et qui nous oblige
à la dompter préalablement. La morale ancienne con-
siste en victoires remportées sur notre moi ; la morale
nouvelle est l'épanouissement de notre moi. reposant
sur une rédemption et une renaissance de sa vie origi-
nelle. Les paroles de Jésus sont des indications qui
nous découvrent les lois fondamentales de la vie nou-
velle. Ce n'est pas en les considérant comme des obli-
gations qui nous seraient imposées, et en multipliant,
pour y satisfaire les efforts de notre impuissance, que
nous les verrons prendre vie en nous, mais uniquement
en veillant à la croissance de notre être originel et en
permettant à ses impulsions de se réaliser librement
dans notre vie.
Mais ce ne serait point favoriser le développement
de la vérité dans notre âme, que de vivre hardiment
selon les instincts de notre vieille nature, de peur de
feindre ce qui n'existe pas en nous. Si nous nous som-
mes engagés sincèrement dans la voie de la vie. notre
conduite sera déterminée par le but auquel nous ten-
dons et elle se rapprochera tout naturellement de la
manière d'être propre aux enfants de Dieu. Celui qui
cherche réellement et avant tout la terre nouvelle, lors-
qu'il sera exposé aux attaques de la malveillance, éprou-
vera d'autres impressions et agira d'autre sorte qu'un
homme ordinaire. De ses seules aspirations résultera
nécessairement une orientation de sa conduite conforme
aux indications de Jésus, et favorable aux progrès de
L'être originel parce qu'elle lui est appropriée.
LA SOUVERAINETÉ DK [/ÊTRE NOUVEAU I&7
Toutefois la façon d'agir qui résulte de la pléni-
tude et de la puissance de la vie nouvelle en nous est
tout autre chose encore. C'est une réaction élémentaire
de notre être originel en lace du tort qui nous est fait.
Ce n'est pas une résistance héroïque à l'attrait de la
vengeance, mais un contre-coup instantané et involon-
taire, d'une tout autre nature, il est vrai. Car il pro-
cède du oui et jamais du non. L'être nouveau en elfet,
chaque fois qu'il est sollicité d'agir, le fait affirmative-
ment, c'est-à-dire d'une façon salutaire et de manière
à concourir toujours au bien des autres et au sien
propre. Aussi ne saurait-il recourir à des mesures de
défense ou à des représailles, mais se borne-t-il à
réagir personnellement. En butte aux attaques malveil-
lantes de ceux de l'ordre ancien, il se donne simple-
ment et absolument tel qu'il est. Peu importent donc les
agissements de nos adversaires : qu'ils demandent ou
empruntent, qu'ils nous fassent violence ou nous extor-
quent légalement notre bien, cela ne modifiera aucune-
ment notre manière d'agir. Les procédés injustes, aussi
bien que les procédés honnêtes, ne pourront que mettre
en lumière le nouveau mode de vie qui nous est propre.
Toutes les injustices qui nous atteignent ne sont que
les manifestations du mal intérieur dont soufire notre
adversaire, la suppuration de ses plaies cachées. Aussi
la seule réaction qu'elles puissent provoquer chez l'être
véritablement humain, la seule revanche à laquelle
elles l'incitent inévitablement, c'est le secours et la ré-
demption. Or ce qui le rend capable de les dispenser,
c'est le déploiement spontané de la vie nouvelle qui
l'anime. Mais pour que cette vie exerce une influence
IÔ8 LA MORALE NOUVELLE
positive et pénètre au-dessous de l'irritation superficielle
de l'offenseur jusqu'au tréfonds de son être intime, il faut
que ses appétits coupables aient d'abord été complète-
ment assouvis. Qu'il leur donne donc libre cours, et que
ses exigences nous trouvent prêts à des concessions
illimitées ! Ce sera le moyen de calmer sa fièvre et de
le faire entrer en contact avec la vie nouvelle.
La véritable nature humaine et la nature dégénérée
se côtoient ; rien ne dérobe l'une à l'action directe de
l'autre. Rien n'empêche le bien portant de communiquer
au malade l'impression immédiate de la santé et d'exer-
cer sur lui son inlluence salutaire. Lui apporteront-elles
la guérison? C'est une autre question. Cela dépendra dans
une certaine mesure de la puissance de la vie nouvelle
en nous. Si elle ne se déploie pas naturellement, nos
intentions et nos cllorts n'en sauraient tenir lieu. Au
l'esté, ce qui nous est demandé, c'est simplement de ma-
nilester nettement et intégralement ce que nous sommes
et non point de nous conformer extérieurement à l'exem-
ple donné par Jésus dans des cas analogues. Une dis-
position intérieure semblable à la sienne s'exprimera
peut-être tout différemment à l'occasion. Car bien que
notre conduite doive toujours procéder de l'être origi-
nel qui vit en nous, la forme et les apparences qu'elle
revêt ne sont pas déterminées par lui seulement, mais
par l'état de choses dans lequel il doit s'actualiser.
Or, dans la complexité de nos conditions présentes,
les choses ne sont pas aussi simples qu'elles l'étaient au
temps de Jésus. Aujourd'hui comme alors, notre em-
pressement à secourir notre prochain doit être sans li-
mite. Toutefois, nous ne donnerons pas indistinctement
LA SOUVERAINETÉ DE L'ÊTRE NOUVEAU l5c)
à quiconque demande et nous ne prêterons pas à tous
ceux qui sollicitent un emprunt. Car nous ne ferions
qu'aggraver ainsi le Qéau <le l'arbitraire, au lieu de con-
tribuer à l'élaboration de l'humanité nouvelle. Notre gé-
nérosité ne connaîtra pas plus de bornes que celle que
Jésus décrit ici, niais elle sera tenue en bride par une
fidélité scrupuleuse veillant à l'emploi judicieux des
biens qui nous sont confiés, et déterminée par la loi
nouvelle selon laquelle celui-là seul est notre prochain
qui se trouve remis à nos soins dune façon spéciale à
ce moment précis.
Jésus entendait sans aucun doute recommander aux
siens une libéralité, une obligeance sans réserve et sans
arrière-pensée. Mais il était moins nécessaire alors
qu'aujourd'hui d'en indiquer les postulats raisonnables.
Il est peu probable qu'un riche bourgeois de Jérusalem
reçût des lettres de mendicité de gens entièrement
inconnus, habitant toutes les localités possibles de
la Palestine. Par la force des circonstances, l'indigent
s'adressait tout naturellement aux parents et aux voi-
sins qui le connaissaient et qui étaient au courant de
sa situation. Sa requête avait ainsi pour point de dé-
part une relation personnelle qui en garantissait la di-
gnité, et l'on ne courait guère le danger de nuire plu-
tôt que d'obliger en donnant ou en prêtant sans discer-
nement. 11 n'en va plus de même aujourd'hui. Les de-
mandes de secours se multipliant sans aucun contrôle,
le fait qu'assistés et donateurs restent étrangers les uns
aux autres, la complication extraordinaire de nos
conditions d'existence, nous obligent à examiner avec le
plus grand soin toutes les sollicitations qui noiis sont
ïfto LA MORALE NOUVELLE
adressées. 11 va de soi que si nous sommes animés de
l'esprit des béatitudes, nous ne nous en tiendrons pas
inoins à la disposition absolue de tous les nécessiteux,
comme Jésus nous le donne à entendre ici. Il ne faut
point que la sagesse qui tient compte des circonstances
diminue en rien notre empressement à servir notre
prochain. Autrement, nous tombons dans l'hypocrisie.
Nous nous trompons nous-mêmes en usant dune pru-
dence que nous inspire l'amour de l'argent plutôt que
la charité et le désir de bien faire.
Ce qui importe, c'est que la disposition intérieure
propre à la morale nouvelle revête dans chaque circons-
tance spéciale la forme particulière qui. tout en révé-
lant intégralement l'être originel, s'adapte cependant en
toute liberté à la situation donnée. Cette nécessité inté-
rieure qui régit toute l'activité des hommes nouveaux
et se fait sentir à eux spontanément, découle du contact
immédiat et vivant avec le problème spécial qu'il s'agit
de résoudre et opère toujours, par conséquent, d'une
manière originale et appropriée au cas particulier.
Le généreux bon vouloir, la prévenance illimitée que
la morale nouvelle oppose à toutes les animosités comme
à toutes les importunités affirment, en somme, la supré-
matie intérieure de l'être nouveau. Il est aussi supé-
rieur à l'ordre ancien que la vérité l'est au mensonge,
la force à la faiblesse, la vie à l'inertie, la liberté à la
contrainte, l'intuition au raisonnement, la nécessité de
nature à l'arbitraire, et l'harmonie au chaos. Aussi tous
les assauts de la nature humaine dégénérée ne sau-
raient-ils l'ébranler ni l'affaiblir ; le mal n'éveille en lui
aucun écho, mais ne fait qu'évoquer les puissances du
LA SOUVERAINETE DE L ÊTRE NOUVEAU l6l
bien. Il demeure intangible : rien n'a de prise sur les
hommes de vérité, car toute provocation met en évi-
dence la souveraineté de leur vie nouvelle et l'inanité
des menées de la malveillance.
Précisément parce qu'elle n'est pas l'eilet d'une réso-
lution préméditée, mais une vivante réalité se manifes-
tant involontairement dans la mesure où l'être origi-
nel s'épanouit, la morale nouvelle témoigne d'une sou-
veraineté intérieure absolue, non seulement lorsqu'elle
se trouve aux prises avec l'injustice, mais dune ma-
nière générale et dans tous les domaines.
C'est leur souveraineté intérieure qui permet aux
hommes nouveaux de résoudre les conflits personnels
les plus douloureux, parce quelle leur communique la
franche impartialité qui conduit à une entente apaisante
et libératrice. C'est la souveraineté de leur nature nou-
velle qui confère à ses lois innées une telle autorité
qu'ils peuvent se passer de tout frein et de toute sanc-
tion, parce (pie ses sommations intérieures suffisent à
les guider et à les maintenir. C'est sur la souveraineté
de la vie originelle que se fonde la rigueur inflexible
de ses exigences. C'est la souveraineté de la vérité qui
permet à ceux qu'elle anime de vivre directement de leurs
intuitions immédiates; car sa puissance triomphe de tous
les obstacles, comme de tous les malentendus qui pour-
raient résultei* de leur façon d'agir sincère et catégorique.
Sur la souveraineté de l'être nouveau en face de toutes
les obligations de la vie reposent l'originalité, la force
victorieuse, la certitude instinctive, la spontanéité et la
fraîcheur de sa vie morale, qui font de lui une manifes-
tation du royaume des cieux.
h
•62 LA MORALE NOUVELLE
6. Elle témoigne d'une vie surabondante.
s
« Vous avez appris qu'il a été dit : Tu aimeras ton
prochain et tu haïras ton ennemi. Mais moi je vous
dis : Aimez vos ennemis et priez pour vos persécu-
teurs, afin que vous soyez les enfants de votre Père
qui est aux cieux. Car il fait lever son soleil sur les
méchants et sur les bons, et fait pleuvoir sur les jus-
tes et sur les injustes. Si vous aimez ceux qui vous
aiment, quelle récompense méritez-vous? Tout le
monde ne le fait-il pas ? Et si vous ne saluez que
vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? Les
païens même n'en font-ils pas autant ? »
A l'endurance sans limites s'ajoute l'amour sans ré-
serve. Ainsi s'achève le contraste entre Tordre nouveau
et l'ordre ancien. Ce n'est plus le principe de la récipro-
cité, de la revanche, qui détermine notre manière
d'être ; au contraire, notre caractère véritablement hu-
main s'affirme en toute occasion, s'il est vivace. Notre
conduite n'est plus relative, mais constante. — parce
qu'actionnée par la force motrice originelle, — absolue
et catégorique. Aussi les hommes nouveaux aiment-ils
même leurs ennemis et prient-ils pour leurs persécu-
teurs.
Plus notre vie est impersonnelle et passive, plus aussi
notre conduite est déterminée de l'extérieur et devient
une simple réaction dont la nature et la portée sont con-
ditionnées par l'excitation qui l'a produite. 1*1118 au
ELLE TÉMOIGNE 1)1 >K VIE SURABONDANTE I<)3
contraire nous vivons .lune vie personnelle, plus aussi
noire conduite est déterminer du dedans et devient une
manifestation autonome, un libre déploiement de notre
moi. Pins donc le moi véritable est puissant et s'affirme
dans notre vie. inoins il est influencé par l'attitude de
notre prochain et |)lus il reste fidèle à son caractère
propre : car il ne peut agir autrement qu'il ne le doit.
C'est dans cet ailranchissement de toute influence exté-
rieure que résident la noblesse, la liberté et la souve-
raineté des hommes véritables.
Or ce caractère nouveau et inaltérable, c'est celui de
leur être originel. C'est la véritable nature humaine qui
se révèle par eux en tout et partout. Il n'est pas une
des obligations que la vie leur impose, pas une des im-
pressions qui les effleure, pas un des événements qu'ils
rencontrent qui ne la fasse apparaître dans sa beauté
et sa vertu rédemptrice. Dans les bons et dans les mau-
vais jours, parmi leurs amis et leurs ennemis, aux prises
avec l'admiration comme avec la calomnie, avec l'amour
comme avec la haine, leur vie nouvelle s'épanouit vic-
torieusement. Tout contact agréable ou pénible avec
leurs semblables ne saurait donc éveiller en eux que des
sentiments d'amour.
L'amour est la marque de leur origine. le caractère
de leur Père. Comme leur Père l'ait lever son soleil
sur les méchants cl sur les bons, et tomber la pluie sur
les justes et sur les injustes, ies citoyens de la terre
nouvelle éclairent et réchauffent sans distinction et sans
exception tous ceux qui pénètrent dans leur sphère lu-
mineuse. Leur qualité d'enfants de Dieu leur confère la
noblesse qui ignore la revanche soit en bien, soit en
l64 LA MORALE NOUVELLE
mal : aussi se donnent-ils tels qu'ils sont, de quelque
façon que l'on vienne à eux. Rien ne saurait affaiblir
leur ardeur ni intercepter leur lumière égale et paisible,
puisqu'elles ne dépendent à aucun degré de l'attitude
des autres à leur égard. Rien ne compromet leur équi-
libre, ni n'altère leur caractère ; leur supériorité native
les garantit également des séductions et des attaques de
ceux chez lesquels ne vit point encore l'être nouveau.
La conduite de leur prochain ne peut ni entraver, ni
limiter leurs manifestations vitales, elle ne peut que les
provoquer, car leur manière d'être découle du jaillisse-
ment de la vie en eux et non de causes ou de considé-
rations extérieures. Or ce qui déborde ainsi sur ceux
qui les approchent, c'est l'amour.
Leur amour est tout autre chose que ce qu'on appelle
de ce nom. dans le régime ancien . Ce n'est pas une dis-
position morale qu'on puisse susciter en soi par un ef-
fort de bonne volonté, mais un sentiment spontané,
l'élan naturel qui porte l'être nouveau au devant de
tous ceux qui l'approchent. Ce n'est pas la sympathie
que nous inspirent des êtres attrayants ou dignes de
pitié, mais le trop-plein de l'âme, la vie personnelle
surabondante qui se répand au dehors parce qu'elle
ne peut contenir ses richesses. Dans cet amour rayonne
le bonheur qui remplit les hommes du devenir, leur joie
de vivre, la force vitale et l'énergie créatrice accumu-
lées dans leur for intérieur et dont le courant à haute
tension se décharge pour devenir lumière et chaleur,
irrésistible élan, force expansive de la personnalité.
Semblable aux ondes lumineuses du soleil et aux vibra-
ELLK TÉMOIGNE D'UNE VIE SURABONDANTE I<Î5
tions de sa chaleur ardente, il enveloppe et pénètre tous
les hommes et leur communique la force et la joie de
de vivre.
Cet amour se manifeste dans nos rapports avec nos
semblables par un impétueux élan du cœur qui prend
envers eux une position énergiquement et invariablement
affirmative, par une ardeur à vouloir leur être en soi,
leur bien, leur développement, l'apparition de leur
beauté profonde. La volonté affirmative de l'être nou-
veau dans laquelle frémit le mouvement créateur, s'é-
tend indistinctement à tous, par simple besoin de s'ex-
primer. Car l'amour ne veut pas les hommes tels qu'ils
sont, mais tels qu'ils doivent et peuvent être, non leur
apparence fortuite, mais leur vérité même. Or, par le
fait seul qu'il les affirme ainsi, il les fortifie, les secourt
dans leurs détresses, brise leurs entraves et rompt leurs
liens, les arrache à leurs erreurs, et les modèle selon
leur vérité et leur splendeur natives. Ainsi l'amour est
une communication de force et de vie, une puissance
créatrice, le rayonnement de l'être, la copie de l'origi-
nal divin.
Notre amour s'élève jusqu'à Dieu en prières d'inter-
cession. Car si notre vie consiste à puiser en Dieu, nos
vœux pour ceux que nous aimons se transforment en re-
quêtes. Nous ne sommes que des organes de transmis-
sion. Notre intercession n'est, pour ainsi dire, que l'au-
tre face de notre amour, celle qui est tournée vers
Dieu. Les enfants de Dieu mettent tous ceux qu'ils ai-
ment en contact avec lui et les plongent dans son atmos-
phère, rnv leur amour est une vibration de la vie créa-
lO(i LA MORALE NOUVELLE
trier. En se communiquant aux hommes, il met en
mouvement la puissance divine. Aussi, aimant leurs
ennemis, prient-ils pour leurs persécuteurs.
Quand l'amour est le jaillissement naturel de la vie
nouvelle, il est aussi L'accomplissement pat-lait de la
loi qui dit: «Tu aimeras ton prochain.» Jésus nous fait
toucher du doigt le contraste entre cet amour spontané-
ment ressenti et l'amour voulu et provoqué par un effort
moral, dans cette parole : «Mais moi je vous dis: Aimez
vos ennemis. » Car le fait qu'il s'étend à tous, indistinc-
tement et sans réserve, est la preuve infaillible de son
authenticité. En eflet. cela n'est possible que s'il est une
force impulsive de la vie nouvelle, un instinct autonome
de la personnalité indépendant de tout stimulant exté-
rieur, une libre manifestation du moi qui fait irruption
et se répand au dehors sans tenir compte de rien. Ceux
qui vivent encore dans l'ancien ordre de choses, ceux
dont l'amour est provoqué par une impression de satis-
faction ou de pitié, sont incapables d'aimer ainsi. Tout
au plus réussissent-ils par un tour de force moral à si-
muler l'amour pour leurs ennemis. Mais on n'aime véri-
tablement que quand on ne peut s'en empêcher. L'amour
pour nos ennemis, pour être authentique, doit donc, lui
aussi, être l'expression tout impulsive d'un sentiment
spontané. Gela est impossible à notre ancienne nature ;
c'est une nécessité de nature pour l'être nouveau. Aussi
l'amour des ennemis est-il en effet une chose ce extraor-
dinaire», l'épanouissement spléndide de notre vie ori-
ginelle.
Jl y aurait encore une infinité de choses à dire sur la
ELLE TÉMOIGNÉ D'UNE VIE SURABONDANTE 1<>J
nature, le caractère, l'origine et la portée de cet amour
qui est l'inimitable façon d'être des enfants de Dieu,
nés à sa vie. Mais cela nous mènerait trop loin1.
Si nous sommes «r nés de nouveau », nous en ferons tout
naturellement l'expérience.
« Soyez donc parfaits, comme votre Père qui
est aux eieux est parfait. »
Cette parole est la clef de voûte des enseignements
de Jésus sur la morale nouvelle. Il faut nous placer à
ce point de vue pour la comprendre ; sinon nous la re-
poussons d'emblée, et elle devient pour nous une pierre
d'achoppement. On ne peut exiger d'aucun homme la
perfection ; car l'imperfection est inhérente à la nature
humaine. « Il n'y a de bon que Dieu seul», a dit Jésus.
Si. sur la foi de son ordre, nous nous faisons forts de
réaliser la perfection, si dans l'ardeur d'une exaltation
religieuse, nous prétendons à une abstention complète
de tout péché, nous ne réussissons qu'à nous tromper
nous-mème et nous échouons lamentablement.
Mais tel n'est point le sens de la parole de Jésus. La
perfection qu'il réclame, — tout comme la justice supé-
rieure qu'il nous prescrit — ne constitue point une dif-
férence de degré, mais une dillérence de nature. Elle
n'implique pas l'absolu de la quantité, mais de la subs-
tance. La perfection opposée à l'imperfection, c'est la
morale primesautière. accomplissante, créatrice, de l'or-
1 Comp. : Johannbs Miti.u.it, Von den Quellen des Lebens. Die
Liebe (pages 1 94-^-r>« >) .
l68 LA MORALE NOUVELLE
lire nouveau, opposée à la morale insuffisante et mes-
quine de l'ordre ancien. Car elle est parfaite en son
essence, quelque embryonnaire, imperceptible et embar-
rassée qu'elle soit peut-être encore, tandis que la morale
ancienne est et reste imparfaite de sa nature, quel que
soit le sommet auquel la porte notre eflort.
Jésus ferme ainsi le cercle de ses instructions sur la
morale nouvelle en revenant à son point de départ : « Si
votre justice ne surpasse celle des scribes et des phari-
siens, vous n'entrerez pas dans le royaume de Dieu. »
En effet, dans le royaume de Dieu règne la morale
parfaite ; dès que le royaume de Dieu — sous sa forme
individuelle et personnelle qui est L'être originel —
s'instaure dans un être humain, elle s'y développe
aussi nécessairement que lève la semence jetée en terre.
Voilà pourquoi Jésus peut dire : « Soyez parfaits ».
Il ne commande point ; il appelle les chercheurs à con-
courir au développement des germes de vie qu'ils sen-
tent travailler en eux si réellement leur être originel
est sorti de son sommeil. Or, tous ceux chez lesquels
s'opère cette transformation radicale, éprouvent certai-
nement les premiers symptômes d'une moralité nouvelle.
Qu'ils prennent donc soin d'en favoriser les progrès et
qu'ils s'appliquent à laisser s'épanouir purement et li-
brement dans leur vie cette perfection qui est la réalisa-
lisation de leur véritable humanité.
Cette parole : «comme votre Père céleste est parfait»,
indique l'origine de la morale absolue de l'être nou-
veau : en elle se retrouvent les traits du Père. Jésus
relève un de ces traits, l'amour, lorsqu'il nous recoin-
ELLE TÉMOIGNE DINE ME SURABONDANTE I<K)
mande d'aimer sans réserve et sans bornes, comme le
Père qui t'ait lever son soleil sur les bons et sur les
méchants. Mais sa déclaration a une portée générale.
Tons les caractères distinctifs <le la inorale nouvelle —
la souveraineté dont elle témoigne, la spontanéité de
ses manifestations, sa conformité rigoureuse à la loi, sa
liberté primesautière, son « accomplissement » positif et
créateur. — sont, aussi bien que l'amour sans limites,
des traits de la nature du Père. Or, tel est le Père,
tels sont ses enfants, mais seulement ceux qui sont ce nés
de lui». Aussi ne reproduirons-nous son caractère que
lorsque notre être véritable issu de Dieu, sera né en
nous.
CHAPITRE III
LA VIE PERSONNELLE
(Matthieu VI, 1-18.)
Dans le chapitre qui va nous occuper, Jésus aborde
le sujet de la vie personnelle et oppose une fois de plus
le caractère particulier de l'être originel à la nature
faussée dont il doit triompher. Nous y apprenons com-
ment vivent ceux qui ont été radicalement transformés.
Les trois fragments réunis iei projettent une vive
clarté sur les divers domaines dans lesquels se déploie
la vie personnelle des hommes nouveaux : l'instruction
concernant l'aumône nous apprend comment s'exerce
leur action au dehors, l'instruction sur la prière ce que
sont leurs relations avec Dieu ; enfin les déclarations
se rapportant au jeûne, ce que doit être leur vie inté-
rieure. Cependant si ces trois morceaux sont ici grou-
pés, ce n'est pas uniquement en raison de cette analo-
gie, mais pour un autre motif encore.
Quelque divers, en effet, (pie soient les trois domai-
nes dans lesquels doit se déployer la vie nouvelle, Jésus
nous fait entendre au sujet de chacun d'eux la même
recommandation, répétée à chaque lois en termes iden-
LA VIE PERSONNELLE ly1
tiques : Quand vous laites l'aumône, quand vous priez,
quand vous jeûnez, ne le laites point publiquement,
comme les hypocrites, afin d'attirer les regards. Ils y
trouvent leur récompense. Quant à vous, que cela se
passe en secret et votre l'ère qui voit dans le secret,
vous le rendra.
Jésus énonce iei un seul principe fondamental, qui
s'applique à tous les domaines de la vie personnelle.
Pour en établir la portée générale, il nous en montre
successivement les effets dans trois directions différentes;
l'identité des termes renforce et intensifie sa démons-
tration. Cette loi de nature de la vie originelle est dune
rigueur absolue. Raison de plus pour ne point l'appli-
quer uniquement aux trois cas particuliers dont il est ici
question, mais au contraire à tout l'ensemble de la vie.
Ici. comme ailleurs, nous ne saisirons dans toute sa
profondeur. l'enseignement de Jésus, que si, au lieu de
nous en tenir aux exemples concrets destinés à illustrer
le principe, nous en discernons le sens plus étendu.
Pour les Juifs, chez lesquels la vie avait perdu sa si-
gnification intrinsèque et n'avait de valeur qu'en tant
que champ de la religion, la vie personnelle se confon-
dait avec la piété. Devenue une pratique ascétique jux-
taposée à la pratique de la morale, elle acquérait de ce
fait le caractère d'une œuvre religieuse qui venait s'a-
jouter à l'accomplissement du devoir. La piété comme
telle faisait partie intégrante de la notion «le « justice »
qui enfermait tout l'idéal juif.
Mais le centre de gravité de la vie personnelle se
trouvant ainsi déplacé, elle devait nécessairement dé-
vier. Elle s'écartait de sa véritable fin. qui réside en
I"2 LA VIE PERSONNELLE
ly
elle-même et se subordonnait à des intérêts exclusive-
ment religieux. Son objectif n'était plus « l'accomplisse-
ment » comme tel, mais le caractère méritoire qu'on
lui attribuait et en vue duquel on la cultivait. 11 en
résultait qu'on faisait le bien, non en vue du bien
même, mais afin de mériter la faveur divine et la ré-
compense attendue, car ce qui importait, ce n'était pas
la chose en soi, mais le but qu'on cherchait à atteindre
par son moyen.
11 y avait plus encore. A mesure que les manifesta-
tions de la vie personnelle dégénéraient en « oeuvres ».
elles prenaient un caractère extraordinaire, tout excep-
tionnel. Elles procuraient ainsi à celui qui les pratiquait
un sentiment croissant de sa valeur qui, en faisant mi-
roiter à ses yeux ses mérites et sa dignité, exerçait sur lui
une véritable séduction. Or. ce qui donne au mérite sa
saveur, c'est la considération qu'il rencontre. En consé-
quence, cette commutation de la vie personnelle ordi-
naire en œuvre religieuse extraordinaire devait néces-
sairement inciter le croyant à escompter l'impression
qu'il produirait grâce à elle. A une insincérité subtile,
succédait ainsi une fausseté grossière que Jésus qualifie
d'hypocrisie.
Ce ne sont point là des phénomènes pathologiques
inconnus de nos jours qui ne présenteraient qu'un inté-
rêt historique, mais bien des maladies de la vie reli-
gieuse qui sévissent encore parmi nous. Dans nos
cercles chrétiens aussi, la vie personnelle est absor-
bée par la piété et présente tous les symptômes de la
dégénérescence. Parmi nous aussi, la piété tourne à l'hy-
pocrisie partout où elle n'en est pas préservée par la
NOS RELATIONS AVEC LE PROCHAIN I?3
conviction que tout est pure grâce et pur une pro-
fonde sincérité. Et même lorsqu'elle en reste exempte,
le sentiment d'être quelque chose de spécial y perce pres-
que toujours.
i . Nos relations avec le prochain.
« Gardez-vous de pratiquer votre justice devant
les hommes pour attirer leurs regards : autrement
vous n'aurez pas de récompense auprès de votre
Père qui est dans les cieux. Quand donc tu lais l'au-
mône, ne sonne pas la trompette devant toi, comme
font les hypocrites dans les synagogues et dans les
rues, afin d'être honorés des hommes. En vérité, je
vous le dis, ils ont leur récompense. Pour loi, quand
tu lais l'aumône, que ta main gauche ignore ce que
l'ait ta main droite, en sorte que ton aumône s'ac-
complisse en secret ; et ton Père qui voit dans le
secret, te le rendra. »
Dans ces paroles, Jésus s'accommode d'expressions
empruntées à la notion juive de récompense, pour flétrir
le vice de l'hypocrisie. Mais dès qu'il lui oppose la dis-
position contraire, son langage s'affranchit de cette con-
ception mercenaire. Tout ce passage devient donc par-
faitement simple et compréhensible, sitôt que nous le
dépouillons de son vêtement juif. Gardez-vous, nous
dit-il, de faire le bien pour être vu; des hommes car
dans ce cas, votre bonne action n'a aucune valeur aux
yeux de Dieu et selon la vérité. Ou. pour traduire l'idée
de réaction impliquée dans le mot de récompense : votre
bonne œuvre restera infructueuse pour la vie de l'être
I-^ LA VIE PERSONNELLE
originel en vous. En effet, quand nous agissons en vue
dune impression à produire sur autrui, ce n'est pas
le Père qui est mis en lumière, mais notre personne :
il ne s'agit pas pour nous de vérité et dévie, mais d'ap-
parence et d'ostentation ; nous ne servons pas les au-
tres, mais notre ambition ; nous ne cherchons point à
accomplir, mais à obtenir ; notre action n'est pas spon-
tanée, mais calculée. Or la nature d'un acte en déter-
mine i'eflet : s'il dégénère, il reste stérile, il devient même
nuisible. Le bien se change en mal. par la déviation
que lui imprime une arrière-pensée personnelle.
Ne proclamons donc point au son de la trompette les
dons de notre miséricorde comme le font les hypocrites
qui n'y cherchent qu'une occasion de se glorifier. En
vérité, ils trouvent leur récompense : elle est dans l'im-
pression qu'ils produisent. C'est dans le monde des ap-
parences que leur action s'est effectuée et s'est évanouie.
De pareilles manifestations n'ont ni valeur vitale, ni
action vivifiante.
Il est évident que cet avertissement n'a rien perdu
pour nous de son importance. Un grand nombre de
personnes ne vivent qu'en vue de l'effet qu'elles vou-
draient produire, et chez la plupart cette considération
exerce une influence prépondérante sur la conduite. Que
cette préoccupation joue un rôle prédominant parmi
ceux qui ne se sont pas encore retrouvés eux-mêmes et
qui n'attachent point de prix à leur véritable moi. cela
n'a rien qui doive nous surprendre, ils sont trop su-
perficiels, trop dépendants des choses extérieures et du
jugement des autres, trop flottants intérieurement pour
la dominer. Plus un être est pauvre de vie personnelle.
NOS RELATIONS A.VEC LE PROCHAIN 1 70
plus il a besoin pour vivre de la considération d'autrui.
C'est là sa richesse, il en jouit, il l'exploite, il l'entre-
tient d'instinct a lin d'échapper au sentiment de sa misère
et «le ne pas laisser s'éveiller en lui la soif de vie et de
vérité.
Il y a donc un symptôme du caractère encore barbare
de notre culture dans le fait qu'elle est toute pénétrée
de l'aspiration à la vaine gloire, qu'elle en vit, en tire
parti et s'est organisée en conséquence. Le inonde des
apparences y compte plus que celui de la réalité. Les
honneurs, la considération, le renom, la célébrité y sont
les mobiles directeurs, du moindre cercle villageois aux
plus hautes sphères de fart, de la science et de la poli-
tique. La notion courante de l'honneur même témoigne
du prix que l'on attache communément à l'opinion des
autres, car si une oflense publique est considérée
comme une atteinte à notre honneur, il est évident que
celui-ci est censé résider dans l'opinion qu'on a de nous,
dans notre réputation, qui sont à la merci d'autrui. et non
dans la valeur indélébile de notre personnalité qui ne
peut être compromise que par notre infidélité envers
nous-mêmes.
Ces vaines préoccupations sont étrangères à la vie
nouvelle. Quiconque a fait de cette vie son unique ambi-
tion ne peut souflrir que le reflet changeant de son milieu
se projette sur sa vie intérieure ; celui même qui ne
ne fait encore qu'y aspirer, se désintéresse de l'eflet qu'il
produit. Pénétré du sentiment de son indigence, il ne
songe plus à se faire remarquer; tout ce qu'il accom-
plit lui semble sans valeur: il ne peut tolérer qu'on
en lasse grand bruit. Comment agirait-il en vue de la
176 T.A VIE PERSONNELLE
considération? Plus il vit en profondeur, plus il devient
indifférent à ce qui se passe à la surface. Comment ce-
lui qui porte les souflrances de ses semblables se senti-
rait-il stimulé parleur approbation? Gomment celui qui
poursuit la vérité se demanderait-il en quelle estime on
le tient? Il n'y trouverait ni consolation, ni soutien, ni
confirmation de sa conscience personnelle. Et quant à
celui qui a déjà en quelque mesure trouvé la vérité, il a
totalement perdu le goût des apparences. Plus il s'en-
noblit, plus il aspire à demeurer dans l'ombre. Il y a
de la vulgarité à prêter l'oreille aux applaudissements,
et à chercher dans le verdict de la foule le critère de
nos actions. D'ailleurs l'approbation des masses est sus-
pecte, car elle est le plus souvent de nature à nous ins-
pirer quelque défiance à l'égard de notre conduite. Nous
agissons certainement sur les autres par l'impression que
nous produisons ; jamais toutefois par l'impression calcu-
lée, mais uniquement par un effet involontaire. Le devoir
des chercheurs est de luire inconsciemment, grâce aux
vibrations de la vie qui les anime, mais jamais de
projeter volontairement leur éclat, ni de se mettre eux-
mêmes en lumière.
La préoccupation de l'eflet trouble la vue. Elle nous
éblouit, elle altère la pureté de notre regard. Elle nous
détourne du but; elle éparpille nos énergies; elle cor-
rompt notre jugement et aflecte à notre insu notre
conduite. Des considérations étrangères entrent en
jeu et compromettent la droiture et l'impulsivité de
notre vie. L'incertitude intérieure commence, la sponta-
néité disparaît. Là est le nerf de l'avertissement de Jé-
sus : Vous, chercheurs, nous dit-il, qui sentez monter
NOS RELATIONS AVEC LE PROCHAIN i;;
en vous !a sève d'une vie nouvelle, veillez à ce que rien
ne trouble la spontanéité de vos manifestations: votre
vie originelle dépérirait infailliblement. Mais il va plus
loin encore : Que ce que vous accomplissez, ajoute-t-il,
ne reste pas seulement ignoré des autres, mais de vous-
même : « Quand tu fais l'aumône, que ta main gauche
ne sache pas ce qu'accomplit ta main droite ! »
La relation de la main gauche avec la main droite
exprime chez les Orientaux la communion la plus étroite
et la plus intime. Si donc l'une doit ignorer absolument
l'acte accompli par l'autre, cela signifie que les mani-
festations de notre vie ne doivent en aucune façon occu-
per notre esprit, mais se produire sans qu'il s'y arrête,
sans qu'il y intervienne, sans qu'il les raisonne. Nous
devons vivre ingénument, c'est-à-dire sans y songer,
d'une manière immédiate et primesautière. Quand l'im-
pulsion intérieure se réalise involontairement, la main
gauche elle-même ignore le mouvement de la main droite,
parce qu'il s'est accompli d'instinct.
Quoi donc que nous fassions, ne nous y attardons pas
en pensée, ni au moment même, ni dans la suite. Les
réflexions qui accompagnent, soupèsent, discutent nos ac-
tions troublent et compromettent la spontanéité de nos
manifestations tout autant que les réflexions de notre
entourage. Notre conduite en est défraîchie, le fruit perd
son duvet. La lumière que nous projetons sur nous-
même nous ternit. Elle ôte à notre vie l'originalité qui
en fait le charme, la fraîcheur, la Limpidité, la force
jaillissante et la certitude intuitive. Le déploiement de
notre génie propre est inséparable de la spontanéité
des phénomènes intimes qui seule permet à notre être
la
1-8 LA VIE PERSONNELLE
nouveau de rayonner dans toute sa pureté et de se ma-
nifester par une activité créatrice.
Il ne suffit donc point de laisser ignorer le bien que
nous faisons ; il faut l'ignorer, nous aussi. Certes, nous
devons nous y plonger tout entiers, mais sans aucun
retour sur nous-mêmes. Ce que nous accomplissons doit
passer inaperçu pour nous comme pour autrui. Peu de
gens le comprennent : la plupart s'applaudissent de
leurs bonnes actions, s'y complaisent, y reviennent avec
une satisfaction infinie ; leur pensée ne peut s'en déta-
cher. Cet état d'esprit est incompatible avec la pureté
et la simplicité de la vie originelle. Les impulsions im-
périeuses de notre vie profonde sont d'une chasteté
farouche ; aussi ne saurions-nous, fût-ce devant nous-
mème. nous prévaloir de nos œuvres. Nous avons au con-
traire à faire si naïvement ce que nous impose une né-
cessité intérieure que nous n'ayons plus même à imposer
silence au plus léger mouvement de suffisance, en nous
répétant que nous n'avons rien fait d'extraordinaire.
Notre esprit ne doit s'arrêter à nos actions qu'autant
qu'il y collabore ; et encore doit-il y collaborer sans ja-
mais les contempler. 11 ne faut point qu'il y assiste en
observateur, il faut qu'il s'y absorbe assez complètement
pour n'en être point impressionné. Nous constituer spec-
tateurs en face de nos propres actions est aussi coupable
que de réclamer pour elles des spectateurs. En outre,
nous compromettons ainsi l'intégrité de notre mouve-
ment : nous réunissons en une seule personne héros et
admirateurs. Or dans la mesure où nous devenons
admirateurs, nous cessons d'être héros. Nous sommes
des acteurs qui jouent un rôle, ne fût-ce que devant
NOS RELATIONS AVEC LE PROCHAIN I J«)
eux-mêmes. L'unité compromise, la vérité disparaît, et
avec la vérité la force féconde-
Il nous est impossible d'exécuter un travail tout en
observant nos gestes dans un miroir. L'énergie de nos
mouvements en est diminuée, notre attention se dé-
tourne de la chose elle-même pour se reporter sur nous,
nos impressions influent sur l'exécution. Nous n'agissons
plus ingénument et objectivement. Et quand, en outre,
une fois l'oeuvre accomplie, nous nous retournons pour
la considérer complaisamment, un arrêt se produit, le
rythme de notre vie s'interrompt et le moment s'écoule
en vain. Le temps est trop court pour que nous le per-
dions à fêter nos victoires. Il faut avancer ; la vie qui
monte nous presse.
Les hommes qui « deviennent » ne sauraient se glo-
rifier de leur vie nouvelle et de leurs œuvres. Car ce qui
a du prix à leurs yeux, c'est ce qui est né et a grandi
naturellement, ce qui n'est point le produit de leurs ré-
flexions et de leurs efforts; aussi ne trouvent-ils île joie
dans leur vie personnelle que lorsqu'elle est devenue
le docile organe de l'action divine. Ils viennent en
aide à ceux qui ont besoin d'eux, par un mouvement
tout réflexe qui, en libérant leur énergie intérieure, leur
procure une joie instinctive, mais exclut toute satisfac-
tion d'eux-mêmes. Qui. en effet, se glorifierait d'aimer?
Qui se croirait digne de reconnaissance parce qu'un
autre, en se laissant secourir, l'aide à réaliser sa voca-
tion'.' Y a-t-il quelque chose d'extraordinaire à adminis-
trer en faveur d'autrui, avec sagesse et fidélité les biens
qui nous sont confiés, et à en faire part aux nécessi-
teux? Combien nous semblerait ridicule le caissier qui
l8<) LA VIE PERSONNELLE
tirei'ait vanité des grosses sommes qu'il aurait à débour-
ser! Et cependant, lequel de nous reste tout à fait
exempt de ce sentiment lorsqu'il accomplit un « sacri-
fice »? Nous ne parvenons point à l'étouffer, mais il dis-
paraît tout naturellement quand nous avons pris une
position normale en face de la vie et quand nous sommes
devenus si différents que nous ressentons tout d'une
manière immédiate.
Mais pour que notre vie personnelle s'écoule vérita-
blement dans le secret, ignorée de nous-même et des
autres, il faut qu'elle jaillisse directement de la profon-
deur. Nous ne vivrons d'une manière absolument naïve
que lorsque toutes nos manifestations vitales émaneront
non de la réflexion, mais de l'intuition, lorsqu'au lieu
d'être préméditées, elles naîtront d'un contact vivant
avec la situation donnée, avec les obligations du mo-
ment, avec les êtres qui sont placés sur notre chemin.
Si notre vie ne s'alimente aux sources mystérieuses
situées au-dessous du domaine de la conscience, nous
ne connaîtrons jamais les impulsions originales et créa-
trices. Les racines de tout ce qui vit, de tout ce qui
germe, plongent dans l'obscurité. C'est la loi de la na-
ture comme de l'esprit humain. L'existence qui ne s'y
conforme point n'est plus une vie, mais un pitoyable
mécanisme. Les résultats de nos réflexions sont des
produits artificiels dépourvus de toute vie originale et
génératrice, non des phénomènes élémentaires, des ré-
vélations de notre nature, des fruits authentiques de notre
devenir. Nous les avons fabriqués : ils n'ont pas mûri
spontanément.
NOS RELATIONS AVEC LE PROCHAIN l8l
L'opposition entre ces deux ordres de faits est évi-
dente. Dans l'un des cas, à la vue (Je notre prochain
dans la peine, nous ressentons son angoisse aussi pro-
fondément que si c'était la nôtre et nous volons à son
secours sans y songer, parce que nous ne saurions faire
autrement. Sous la pression de sa détresse se dégage
en nous une puissance de sympathie qui lui vient en
aide « dans le secret ». Nous savons à peine après
coup ce que nous avons fait pour lui. Dans l'autre cas,
la détresse de notre prochain nous sollicite : « Sois no-
ble, secourable et bon ! » Nous comprenons l'obligation
qui nous incombe et nous obéissons. Nous l'assistons
parce que le devoir nous ordonne de l'aimer, mais non
parce que nous ne saurions ne pas l'aimer. Dans le
premier cas, nous agissons en vertu d'une impulsion
spontanée, dans le second sous l'empire d'une considé-
ration morale.
Or si nous ne voulons pas étoufler la vie qui germe,
il faut que ce que nous éprouvons spontanément se tra-
duise immédiatement dans la pratique. Cela n'exclut
point l'activité consciente qui s'exerce au contraire en-
tièrement au profit de cette opération même. Car l'ingé-
nuité ne consiste point à agir sans réflexion, mais à
concentrer notre esprit sur l'action qui doit être accom-
plie, en sorte qu'il lui devienne impossible de l'analyser,
de s'y mirer, de s'en applaudir. La naïveté n'est pas
l'inconscience, mais la spontanéité candide qui ressent
tout si profondément qu'elle s'ignore elle-même en agis-
sant, et ne soupçonne point la grandeur et la beauté de
l'œuvre accomplie.
Cette disposition n'exclut point, mais implique au
182 LÀ VIE PERSONNE IX K
contraire la réflexion nécessaire en vue de l'action.
Notre esprit perçoit par une intuition immédiate tous
les appels que la vie nous adresse, comme aussi l'atti-
tude que nous prenons instinctivement à leur égard, et
il réagit sur le champ en portant un jugement qui met
en branle notre volonté. Et cela d'autant plus que nos
impressions sont vives et profondes. Plus notre génie pro-
pre, c'est-à-dire notre être originel, est actif, plus aussi
ce qui se passe en nous se produit simplement, directe-
ment, involontairement et sans que nous nous en ren-
dions compte dans le détail. Toutefois si nous n'obte-
nons pas d'emblée la clarté qui nous est nécessaire pour
établit' notre jugement, nous devons certainement nous
efforcer de l'acquérir par l'examen approfondi du cas
donné. Cet examen pourra se prolonger, si les circons-
tances l'exigent, mais il restera toujours objectif, stricte-
ment au service de « la chose ». qui seule sera prise en
considération.
Il est évident que dans une vie toute primesautière et
jaillissante, passant ainsi directement de l'impulsion à
l'action, il n'y a pas de place pour la préoccupation du
mérite et de la récompense. Quand la main gauche
ignore ce que fait la droite, la raison ne suppute point
le bénéfice possible, soit dans la vie présente, soit dans
la vie à venir. Aucun mobile étranger à la chose même
n'intervient. Nul motif n'émanant pas du sentiment in-
tuitif des nécessités du moment n'est pris en considéra-
tion. C'est pourquoi nous affirmons que le commande-
ment positif du v. 3 réduit à néant la notion juive d<-
récompense, à laquelle Jésus emprunte d'abord ses
expressions en vue de ses auditeurs.
NOS RELATIONS AVEC LE PROCHAIN iS'i
Cependant si les manifestations de notre vie se produi-
sent ainsi dans le secret, le Père qui voit dans le secret,
s'y révélera. Dieu considère ce qui se cache, parce
qu"il est un Dieu caché. Il agit dans les ténèbres: il
créé du fond de L'obscurité. C'est dans le secret qu'il
entre en contact avec l'homme,. c'est dans le tréfonds de
notre être que nous percevons le flot de sa vie qui
monte en nous. Nous le sentons vibrer dans l'inquié-
tude qui nous révèle nous-mème à nous-même et nous
pousse à chercher sans répit. Dans cet émoi de tout
notre être, les impressions et les sollicitations de la
vie trouvent le milieu qui les reçoit et les transmet
et d'où émane notre mouvement vital. C'est de cette
source cachée que doit découler notre activité pour être
vraiment née de Dieu. Tant qu'elle dérive de la surface,
c'est-à-dire de notre vie consciente, de nos pensées et de
nos résolutions, il lui manque le contact direct avec
Dieu. Nous agissons, sans doute, avec la préoccupation
de servir Dieu, mais nous cessons de vivre objective-
ment et c'en est fait de notre spontanéité. C'est l'état
intérieur (pie l'apôtre Paul caractérise en ces termes :
« Ce qu'on ne fait pas avec foi » — c'est-à-dire ce qui
m- jaillit pas d'un contact avec Dieu ressenti spontané-
ment — «est un péché».
Si au contraire notre vie jaillit directement des sour-
ces intérieures. Dieu la mettra en valeur. Nous n'aurons
plus à nous préoccuper de Tellet. des résultats, des
succès, car en elle se manifestera faction divine et
créatrice. Quand Dieu donne le vouloir, il donne aussi
l'exécution. Moins donc nous analysons notre manière
d'agir, moins nous nous en inquiétons, plus nous vivons
l84 LA VIE PERSONNELLE
simplement et naïvement, plus aussi elle devient L'affaire
de Dieu, car c'est lui qui s'y manifeste. Plus notre vie
reste ignorée, plus elle se produit avec la spontanéité
d'un phénomène naturel, mieux aussi il peut s'y révéler
et en tirer parti. La disposition la plus propre à faire
de nous ses organes, c'est une objectivité enfantine.
Notre vie personnelle exercera donc une influence
objective d'autant plus féconde qu'elle restera plus
cachée subjectivement.
En outre ce qui se fait ainsi dans le secret ne restera
point ignoré, ce II n'y a rien de caché qui ne doive être
révélé. » Non par nous, il est vrai; c'est Dieu qui s'en
chargera, mais seulement si nous n'y songeons pas. Il
ne peut mettre en lumière que ce que nous laissons nous-
mème dans l'ombre. Mieux vaut donc ne pas nous en
préoccuper.
En somme, cet enseignement de Jésus concernant l'au-
mône éclaire pour nous toute la vie personnelle des hom-
mes nouveaux. Cette vie conserve toujours son caractère
primitif: dans la suite, comme à son début, elle estime
manifestation impulsive de la vie profonde, l'épanouis-
sement et le déploiement spontanés de l'être originel qui
a pris naissance en eux. mais non l'effet d'un travail
moral entrepris sur eux-mêmes. Ils ne se façonnent pas
volontairement sur une conception de la vie située en
dehors d'eux, ils n'agissent plus en contradiction et en
continuel désaccord avec eux-mêmes d'après un modèle
digne d'être imité, mais la vérité invisible qui germe en
eux s'actualise directement dans leur vie et c'est elle qui
communique la lumière à leur pensée. Leur vie person-
NOS RELATIONS AVEC LK PROCHAIN l85
nelle repose sur une intuition immédiate et non sur des
déductions de leur esprit. Elle est impulsive et non la-
borieuse, simple et jaillissante, et non point élaborée et
apprêtée. C'est une création, non un produit artificiel,
le fruit de la vie qui les presse, non le résultat de la ré-
flexion et du surmenage. L'homme n'y peut collaborer
qu'en lui procurant les conditions favorables à son
développement et en laissant libre cours à la réalisation
de ses intuitions immédiates. Il lui faut pour cela se
dépouiller de toutes les considérations, de tous les sen-
timents qui le paralysent, éviter aussi tout ce qui com-
promet son ingénuité. Il faut que ce qu'il ressent sponta-
nément se traduise en actes, et que ses impulsions créa-
trices s'extériorisent aussi franchement que possible.
Ce mode de vivre est propre à la nature nouvelle qui
veut s'épanouir en nous, parce qu'il est spontané comme
elle. La croissance et l'action d'un être sont toujours
conformes à sa nature, car elles ne sont que l'être
même entré dans le mouvement de la vie. Aussi la
puissance et la netteté des manifestations de notre être
originel dépendent-elles de l'intégrité des phénomènes
de notre vie profonde ; et l'action divine et créatrice
ne peut-elle se déployer pleinement en lui. que si cette
vie est toute naïve et primesautière.
Là où apparaît la moralité nouvelle, le nouvel être
existe en substance. Pareillement, là où la vie est toute
spontanée, il déploie son caractère et s«. vie propre. Ces
deux phénomènes sont inséparables. De même, la nou-
velle moralité n'est l'épanouissement authentique de
l'être originel que lorsqu'elle est întinctive et porte
spontanément ses fruits : et d'autre part la vie instinc-
l86 LA VIE PERSONNELLE
tive n'est réellement une création de l'être originel que
lorsqu'elle se manifeste d'une manière qui lui est con-
forme. L'homme dont la moralité n'est qu'un principe,
un idéal laborieusement poursuivi, ignore la transfor-
mation radicale de l'être, tout comme celui qui se donne
tel qu'il est sans être guidé par les lois de la vie nou-
velle. La vie originelle n'est donc une réalité person-
nelle que là où elle est devenue une seconde nature et
où, en même temps, toutes les manifestations naïves et
spontanées de la vie témoignent d'un renouvellement
de l'être selon sa vérité.
Ce n'est pas seulement dans le domaine de l'action
morale que s'exprime d'une manière naïve et originale
la vie personnelle des hommes nouveaux. C'est dans
tous les domaines. Leur commerce journalier avec leur
prochain, par exemple, découle directement du contact
qui s'établit tout naturellement entre eux. Leur sensibi-
lité délicate leur communique le sûr instinct qui les fait
toujours toucher juste. La diversité de leur attitude
personnelle, le ton et le rythme de leur vie en commun,
la nuance de leur maintien i-ésultent îles rapports invi-
sibles établis et vivifiés par un échange mutuel immé-
diat. Us rayonnent d'une spontanéité exquise qui prête
à tous les mouvements de leur vie leur couleur spéciale
et leur charme particulier : ils sont aux antipodes de toute
pose, de toute manière raisonnée. des précautions diplo-
matiques comme des subtilités artificieuses. 11 est clair
qu'un commerce pareil constitue seul la vie authentique,
l'entraide en vue du progrès, et la communion véritable.
C'est ainsi que nous nous rendons maîtres de la vie.
trouvant dans l'intuition directe des grands et des petits
Nos RELATIONS AVEC LE PROCHAIN 187
problèmes de chaque jour leur solution réelle et com-
plète, Taisant droit avec une aisance tranquille aux de-
voirs qui nous incombent, parce1 que nos actions et nos
démarches sont l'expression primesautière de notre per-
sonnalité et de notre vie profonde. Tant qu'il faut com-
mencer par nous battre les flancs, rien ne nous réussit.
L'activité réfléchie n'est que du sabotage. Ce qui ne
marche pas de soi-même, marche de travers. Toute
imperfection résulte dune intuition insuffisante et d'une
spontanéité contrariée.
Nous avons déjà constaté le même fait à propos de
la confession et de la propagation de la vie nouvelle.
En fin de compte, nous le retrouvons à la base de tou-
tes les relations humaines, dans lesquelles la vérité doit
s'incarner, qu'il s'agisse du mariage ou de l'éducation,
du travail en commun ou des droits du prochain ; et
notre mal consiste précisément en ce que toute vie
spontanée, immédiate et jaillissante est étoufïée en
nous par le raisonnement et l'analyse, l'affectation et
les procédés artificiels.
Mais il ne nous est possible de vivre eu toute naïveté
que lorsque notre nouvelle nature est devenue une
puissance. Tant que la source de nos intuitions immé-
diates est obstruée, notre vie n'en saurait découler.
Vous donc ô chercheurs, qui l'entendez sourdre en
vous, laissez-la monter et déborder de toutes parts,
avec une force créatrice.
l88 LA VIE PERSONNELLE
•i. Nos relations avec Dieu.
« Lorsque vous priez, ne faites pas comme les
hypocrites, car ils aiment à prier debout dans les
synagogues et au coin des rues, afin d'être vus de
tous les hommes. En vérité, je vous le dis, ils ont
leur récompense. Pour toi, quand tu veux prier,
entre dans ta chambre et, la porte close, prie ton
Père qui est là, dans le secret ; et ton Père qui voit
dans le secret, te le rendra. »
Ce qui est vrai de nos relations avec notre prochain,
l'est aussi de nos relations avec Dieu. Les unes et les
autres doivent porter le même caractère. Que les hom-
mes qui ce deviennent » se gardent de faire état de la
vie qui leur vient de Dieu, et de poursuivre par son
moyen quelque but étranger à l'impulsion personnelle
qui en est la seule raison d'être. C'est dans le secret
qu'ils ont à chercher Dieu ; ce qui se passe dans l'inti-
mité de l'âme ne doit point sortir de cette chambre
close. Que les païens et les hypocrites en agissent à
leur gré ; ceux qui suivent la voie de la vérité ne sau-
raient les imiter.
Jésus nous en donne un exemple dans ce qu'il nous
dit de la prière. La prière authentique est la vivante
expression du contact personnel avec Dieu qui s'établit
chez tout homme qui cherche, et dont il prend tôt ou
tard clairement conscience. La vie universelle, créa-
trice, stimulante et façonnante, vient battre de ses flots
puissants le seuil de notre être et devient pour nous
Nos RELATIONS A.VEC DIEU lHy
une réalité vécue. Si nous lui ouvrons l'accès de notre
être intime, elle nous communique son élan. Les vibra-
tions dune vie nouvelle nous ébranlent, un esprit nou-
veau nous envahit. Nous nous sentons en son pouvoir
et percevons distinctement ses impulsions. Dans cette
expérience, c'est Dieu qui parle, agit sur nous et nous
conduit. Tous les événements, toutes les obligations de
l'existence, nous apportent un message divin, une l'ois
que nous avons appris, comme des enfants attentifs, à
comprendre le langage de la puissance paternelle qui
récrit notre vie.
Quand Dieu nous parle, il est impossible que nous
ne lui parlions pas à notre tour. Une réaction succède
à son action : à ses communications, notre réponse.
Lorsqu'il s'ouvre à nous, nous nous ouvrons à lui et
tout ce qui surgit en nous, reflue vers lui. A sa confi-
ance, dont chacune de nos afflictions nous apporte le
témoignage, répond notre confiance : comme il compte
sur nous pour les faire concourir à notre vie, nous
comptons sur lui [pour nous secourir miséricordieuse-
ment. Son désir de nous voir le glorifier en toutes
choses appelle sur nos lèvres les souhaits qui surgis-
sent en nous au choc de la vie.
C'est en cela que consiste la prière. Elle est un élan
spontané et involontaire répondant au Dieu qui se fait
entendre à nous. C'est quand nous éprouvons sa pré-
sence que nous nous tournons vers lui. A son appel mys-
térieux qui se traduit dans notre inquiétude intime, tout
notre être reflue vers les profondeurs obscures d'où
nous sentons monter en nous cette impulsion indéfinis-
i()o i.a vie personnelle
sable. S'il nous devient assez proche pour que nous
entendions son langage dans tous les détails de notre
vie. nous lui ouvrons à notre tour librement notre
cœur : et à mesure que nous Taisons l'expérience tou-
jours plus merveilleuse de son amour paternel qui nous
dispense toutes choses, nous nous adressons à lui « comme
des enfants chéris à leur père bien-aimé ». Alors tout
ce que Jésus nous a révélé de notre Père céleste nous
devient sensible et familier et son invitation à lui pré-
senter toutes nos requêtes nous inspire une confiance
de plus en plus simple.
Mais si la prière est essentiellement une émotion
toute spontanée, un élan du cœur qui se tourne vers
Dieu lorsqu'il éprouve consciemment ou inconsciem-
ment son attrait, elle réclame, de ce fait même, le se-
cret le plus absolu. Car elle est le courant mystérieux
qui, de lame, remonte au principe de toute vie. l'opé-
ration la plus intime qui puisse se produire dans les
profondeurs cachées de l'être humain.
La prière est la révélation de l'homme à Dieu répon-
dant à la révélation de Dieu dans l'homme. Cette action
réciproque du principe métaphysique en nous et du
principe métaphysique de l'univers, en vertu de laquelle
la puissance de la vie divine devient l'énergie motrice
de notre vie personnelle, repose sur la spontanéité de
nos impressions intimes qui nous ouvre à son in-
fluence. L'élément qui la transmet, c'est la sensibilité de
notre être nouveau qui. dans tout ce qui l'émeut, per-
çoit une vibration divine et est ainsi constamment sol-
licité de réagir. Aussi notre prière ne saurait-elle ren-
NOS RELATIONS A.VBC DIEU l<|I
dre un son clair el puissant que si elle retentit spon-
tanément et avec une candeur absolue.
Plus la prière est et demeure ainsi un mouvement
involontaire, une manifestation impulsive de notée vie
profonde, plus elle est vivante, sincère, objective. Tous
les enseignements de Jésus sur la nécessité de voiler aux
autres et à nous-mêmes les phénomènes originaux de
la vie personnelle s'appliquent donc [dus directement
encore, si possible, à nos relations avec Dieu. Aussi
Jésus dit-il à ceux qui « deviennent » : Quand vous cher-
chez la face de Dieu, faites-le dans le secret.
Toute perturbation de la spontanéité fait cesser le con-
tact avec Dieu. Ici. comme dans tous les domaines, inter-
venir dans les phénomènes vitaux, c'est causer la mort.
Les méditations, les états d'âme dans lesquels ne se tra-
duit pas d'une façon directe et sommaire ce que nous
éprouvons spontanément, les réflexions, les sentiments,
les appréciations, les arrière-pensées qui se mêlent à
notre prière la paralysent. L'élan de notre cœur doit
nous absorber tout entiers. Mais cela n'est possible que
si nous avons coupé toutes les autres communications.
Pour nous ouvrir à Dieu, il faut donc nous fermer à
tout le reste.
Mais si l'intégrité de la prière dépend du secret qui
l'enveloppe, il en est de même de l'exaucement. C'est
dans les profondeurs de notre sensibilité spontanée que
Dieu entre en contact avec nous. S'il y trouve un écho
vibrant, il s'y manifestera. Alors notre prière libérera
les énergies et les clartés qui émanent de l'être éternel
et acquerra la portée que mesurent seuls ceux qui en
192 LA VIE PERSONNELLE
ont fait L'expérience. Car elle sera un véritable dégage-
ment de vie, un phénomène naturel élémentaire qui, en
vertu d'une nécessité interne, mettra en mouvement la
puissance de vie universelle, au service de la vie hu-
maine et personnelle. Que notre prière reste donc igno-
rée, préservons-en à tout prix la pudeur. Ne livrons
en proie ni à nous-même, ni aux autres, l'émoi divin
dans lequel monte vers Dieu ce qui palpite au plus
profond de notre être.
Telle est l'instante recommandation que Jésus adresse
à ceux qui aspirent et qui cherchent. Il ne le fait pas
sans motif, car cette manière de prier n'est point or-
dinaire. La religiosité des âmes satisfaites s'exprime
d'autre sorte. La révélation de Dieu n'est pas devenue
pour elles un événement personnel. Elles ne le perçoi-
vent pas intuitivement, mais théoriquement, sans que
leur àme frémisse sous les vibrations de sa vie. Sinon,
comment persisteraient-elles dans leur inertie ? L'idée
seule de Dieu n'émeut personne, elle tranquillise au
contraire. C'est pourquoi leur croyance les imprègne de
religion, mais non de Dieu. Dans la mesure où Dieu
s'est révélé à nous, nous nous révélons à lui. Notre
prière est ce qu'est notre foi. Aussi leur prière est-
elle une cérémonie religieuse, un culte, un effort pour
entretenir leur « communion avec Dieu », une œuvre,
mais non une vie. Car elle ne procède pas de l'expé-
rience immédiate de Dieu, mais d'enseignements sur
lui et sur ses relations avec nous, devenus artieles
de foi. Elle est stimulée par des exhortations et entre-
tenue par des considérations et des motifs intéres-
NOS RELATIONS A.VEC DIEl I()'i
ses. Elle est un acte de piété, un recours en cas de dé-
tresse, donc corrompue dans son essence et destinée à
dégénérer fatalement, en superstition d'abord, et en ce
qui s'appelle « tenter Dieu ». Toutefois Jésus ne relève
pas ici ce coté de la question. Il ne nous signale que la
perversion qui se produit lorsque la prière cesse d'avoir
son but en elle-même et n'est plus qu'un moyen de par-
venir à des tins résidant en dehors d'elle ; lorsque
celui qui prie cesse d'être seul avec son Dieu dans le
secret du cœur, se tàte et se contemple au lieu de
se plonger en Dieu : lorsqu'il prie, non parce qu'il ne
saurail l'aire autrement, mais parce qu'il veut prier,
soit en vue d'un auditoire, soit afin de gagner Dieu à
sa cause: lorsqu'il nourrit des intentions accessoires ou
poursuit des ellets secondaires.
Jésus nous met en garde contre la prière qui dé-
génère en mise en scène. Mais ce n'est là qu'une des
conséquences naturelles de son manque de spontanéité.
Les désordres qui résultent de l'atteinte portée à l'inti-
mité et à la candeur de la prière, sont aussi com-
plexes que l'être humain, car une fois dépouillée du se-
crel qui l'enveloppe et la protège, elle se trouve livrée
à l'arbitraire de tous les instincts dénaturés.
Dès que la prière cesse d'être une manifestation tout
impulsive, l'expression instinctive d'un mouvement de
l'âme, elle tourne à l'hypocrisie. S'en servir pour pro-
duire une impression sur soi-même ou sur autrui,
c'est souiller l'expérience du divin : en faire un procédé
d'édification, c'est la prostituer. Peu importe qu'il
s'agisse d'exercer une influence religieuse sur autrui, ou
seulement de s'édifier soi-même, d'imprimer un élan
i3
It)4 LA VIE PERSONNELLE
pieux à d'autres âmes, ou seulement à la sienne propre,
dans l'un et l'autre cas. on profane le contact de l'âme
avec Dieu, et Ion fait vibrer intentionnellement la
corde la plus intime de la vie personnelle, afin d'en
tirer parti, au lieu de l'abandonner au rythme naturel
de ses oscillations involontaires. La prière passée au
rang d'institution, de démonstration publique, de profes-
sion de foi et de protestation contre l'impiété, la prière
devenue un exercice religieux ou ascétique, un instru-
ment d'édification, de conversion ou de or réveil», attente
à sa vérité et à son essence même. Elle peut, il est vrai,
lorsqu'elle est sincère, produire l'ellet que l'on cherche
à provoquer abusivement par son moyen, mais ce n'est
pas à cette fin que nous devons prier. Certes, il est des
instants où. sous l'empire d'une impulsion intérieure ir-
résistible, le cœur déborde et se répand au dehors,
comme lorsque Jésus s'écria, transporté : a Je te loue,
Père. Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as
caché ces choses aux sages et aux intelligents et les a
révélées aux enfants. » Sans doute aussi, l'émotion col-
lective de quelques âmes intimement unies peut, à un
moment donné, s'exprimer tout haut. Mais la prière
inscrite au programme, partie intégrante du service di-
vin, appartient certainement à la tendance que Jésus
réprouve *.
Si donc il n'y a pas de prière véritable là où manque
1 Elle n'est exempte d'hypocrisie, au sens où l'entend Jésus,
(pie lorsqu'orateur et auditeurs se rendent compte qu'il ne s'agit
point en réalité d'une prière, mais d'un discours sous forme de
prière. Est-elle, même alors, compatible avec le sens délicat de la
vérité et de la spontanéité? Cela dépend de la mesure où on le pos-
sède.
NOS RELATIONS AVEC DIEU 195
l'intuition directe el vivante do Dieu, la prière cesse
d'être une opération profonde et spontanée de la vie per-
sonnelle partout où Ion cultive une idée de Dieu, une
doctrine, une croyance, où l'on entretient une dévotion
correspondante, où l'on organise ecclésiastiquement la
vie religieuse. Elle revêt alors le caractère d'un devoir
de piété, avec toutes les conséquences qu'entraîne cette
déformation. Jésus ne s'élève point ici contre ces cho-
ses. — il les tenait sans doute pour inévitables provi-
soirement, et il se bornait à saluer de loin le temps où
les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en
vérité ; d'ailleurs, il ne voulait point abolir la prière telle
que les Juifs la pratiquaient, mais l'accomplir. — mais il
dit aux chercheurs qui pressentent Dieu dans l'inquié-
tude de leur cœur: Quand cous priez, faites-le dans le
secret, car vous pouvez prier véritablement. Les autres
en sont incapables, c'est là leur excuse ; aussi émeuvent-
ils malgré tout la miséricorde divine. Mais pour vous,
toute prière qui n'émane pas comme un rayon invisible
de votre relation cachée avec Dieu, est une hypocrisie.
La répugnance instinctive qu'inspire aux chercheurs
de nos jours la manière dont la prière est pratiquée
dans la chrétienté, l'impossibilité où ils se trouvent de
s'y conformer, sont en parfait accord avec cet ordre de
leur maître. Leur instinct de vérité se révolte contre cet
abus et ils ont raison de l'écouter. Gardons-nous donc
de prier lorsque nous ne nous sentons pas pressés de le
faire. Et quand nous prions, que ce soit dans le secret.
afin que notre prière soit une manifestation tout im-
pulsive, l'adoration en esprit e1 en vérité, qui s'élève
vers Dieu dans une chasteté complète.
IÇ)(i r.A VIE PERSONNELLE
« Quand vous priez, ne multipliez pas les paroles,
comme les païens qui s'imaginent être exaucés à
force de prononcer des mots. Ne leur ressemblez pas,
car votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant
que vous le lui demandiez. »
Lorsque notre vie intérieure tout entière s'élève vers
Dieu comme une vapeur s'élève des champs après l'ondée,
nos prières ne sont, en réalité, que les émotions sus-
citées en nous par la vie quotidienne, qui remontent
à lui involontairement, et nous mettent directement en
contact avec lui sans paroles et sans enchaînement. Ce-
pendant elles ont besoin de trouver leur expression,
même défectueuse. Il ne leur suffit pas de s'exhaler
dans un soupir ou dans un cri de joie ; i! faut qu'elles
se formulent. Comme toutes les opérations de notre vie
mentale, la prière réclame des représentations intelligi-
bles"et une expression nette.
Toutefois les mots et les représentations ne sont pas
la substance de la prière, mais seulement ses aspects.
Elle est essentiellement un mouvement spontané du
cœur, l'écho que le divin éveille en nous. Si elle em-
prunte le langage humain, c'est pour se faire entendre,
non de Dieu, mais de nous-même. Dieu comprend de
loin nos pensées. Il perçoit plus distinctement que nous
ne le ferons jamais, les sensations obscures qui s'agitent
en nous, notre angoisse indicible et les maladroits bat-
tements d'ailes de notre âme inquiète. Il entend notre
requête, altranchie des formules, des obscurités, des
petitesses humaines et subjectives. Il démêle nos vérita-
NOS RELATIONS AVEC DIEU U)~
blés désirs. Car il les saisit dans leur réalité, dégagée des
voiles dont la recouvre notre nature bornée.
Ce n'est donc pas pour lui que les paroles sont né-
cessaires, mais bien pour nous ; car si ce qui monte de
notre cœur ne nous devient pas conscient, il est difficile
que nous entrions en un contact personnel avec Dieu,
et si nous ne lui parlons pas clairement, nous ne per-
cevons pas non plus clairement sa réponse. Il parait
donc impossible que les impulsions qui nous viennent
de lui se transforment en vie personnelle si nous ne
nous rendons pas nettement compte de cet échange ré-
ciproque. Or le moyen de nous en rendre compte et la
preuve qu'il s'effectue véritablement, c'est la représen-
tation concrète, l'expression distincte. Nous parlons avec
Dieu, parce que pour nous, êtres humains, la parole est
l'organe par lequel nous communiquons ce qui est en
nous. Et quand notre contact avec lui arrive à son
expression parfaite, nous discernons aussi en toutes
choses la «parole» qu'il nous adresse.
L'essentiel cependant, c'est que tout ce que formule
notre prière vive en nous personnellement, si peu qu'il
soit d'ailleurs possible et nécessaire de l'épuiser en mots.
Il faut que la parole naisse et découle de nos émotions
spontanées. Si elle énonce autre chose que ce qui dé-
borde naturellement de notre âme, elle devient menson-
gère Nous taisons des phrases. La bouche seule parle,
le contact avec Dieu cesse. Nous jouons un rôle et notre
être intime renie notre prière au lieu d'y ajouter son
amen. Nous prenons le nom de Dieu en vain, nous pro-
fanons le sanctuaire, nous nous rendons coupables
d'hypocrisie intime.
iq8 la vik personnelle
Aussi Jésus dit-il : «Quand vous priez, ne multipliez
pas les paroles comme les païens qui s'imaginent qu'à
force de prononcer des mots, ils seront exaucés.» Peut-
être dirait-il aujourd'hui: « comme les chrétiens», car
leurs prières, soit libres, soit prescrites, sont tout aussi
prolixes, et ils nous tiennent de plus près que les païens
que nous ne connaissons guère que par ouï-dire. Au-
jourd'hui encore on croit pouvoir remplacer l'émotion
jaillissante par une ferveur artificielle qui se grise de
paroles entraînantes, et provoquer l'exaucement par une
verbosité infatigable. Tout cela est païen. Car ce n'est
pas filial.
Ne les imitez donc pas. Votre Père sait de quoi
vous avez besoin avant que vous le lui demandiez, il
n'est point nécessaire de le mettre laborieusement au
courant de la situation. Un mot suffit [tour lui donner
à entendre ce qui se passe en vous. Il connaît alors
mieux que vous-même votre véritable désir. Quand
nous nous adressons aux hommes, nous sommes obligés
pour être compris de nous expliquer en détail et sous
diverses formes. Car, dans ce cas, l'intelligence dépend
de l'expression, de nos paroles qui sont trop souvent
défectueuses . Mais quand il s'agit de Dieu, les mots ne
sont point nécessaires, à proprement parler. Son contact
personnel avec nous lui révèle nos pensées. Quand donc l'é-
lan de notre cœur nous pousse vers lui, adressons-nous à
lui comme des enfants à leur père, simplement, briè-
vement, directement, sans circonlocutions et sans ver-
biage. Gardons-nous du pathos et de la rhétorique pieuse.
Ne nous écoutons point parler. La prière doit être le
murmure d'une source cachée qu'on ne perçoit qu'en y
NOS RELATIONS AVEC DIEU lt)U
prêtant l'oreille, et non le tapage indiscret d'un jet
d'eau.
A cet enseignement, Jésus joint le modèle :
« Vous donc, priez ainsi : Notre Père qui es aux
cieux, que ton nom soit sanctifié : que ton règne
vienne ; que ta volonté soit faite sur la terre comme au
ciel. Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien ; et
re mets-nous nos dettes comme nous les remettons à
nos débiteurs ; et ne nous induis pas en tentation,
mais délivre-nous du mal. »
Peu importe pour nous que Jésus ait réellement
ajouté à ee moment-là l'oraison dominicale à ses ins-
tructions sur la prière, ou qu'il l'ait prononcée en ré-
ponse à la demande de ses disciples : a Seigneur, ap-
prends-nous a prier », puisqu'elle est en tous cas une
requête conforme à sa volonté et une illustration de la
manière dont nous devons prier. Non qu'il nous en im-
pose les termes ou la l'orme : en le taisant, il se contre-
dirait lui-même. Nous n'avons le droit de la répéter
après lui que s'il nous est réellement possible de le
faire, c'est-à-dire si elle est l'expression exacte de ce
que nous ressentons spontanément. L'oraison domini-
cale qu'on récite en s'eflorçant de vibrer à l'unisson
est un jargon pieux, semblable à celui des païens, et
qui s'en distingue tout au plus par la brièveté. Il im-
porte donc de nous rendre compte de ce qu'elle signifie.
Il le faut pour une autre raison encore. Jésus l'a en-
seignée aux chercheurs, à ceux qui marchent sur ses
200 LA VIE PERSONNELLE
traces. Si elle est, comme elle doit l'être, l'expression
de leurs émotions spontanées, elle nous permet de jeter
un coup d'œil dans leur âme et de reconnaître ce qui s'y
passe. Elle acquiert pour nous, de ce fait, une impor-
tance extraordinaire, car elle devient le miroir qui nous
révèle le point auquel nous sommes parvenus dans
notre recherche et sur le chemin de la vérité.
Elle complète ainsi les béatitudes. Celles-ci nous
avaient fait connaître les expériences intimes des cher-
cheurs et la transformation qui commence à s'opérer
en eux lorsque, ébranlés par l'annonce du royaume de
Dieu, ils entrent dans le cornant de la vie. L'oraison
dominicale nous découvre le flot des émotions et des
aspirations que la vie nouvelle fait éclore en nous en
s'y épanouissant. Cette vie en est-elle à ses débuts,
elles seront faibles et intermittentes : mais à mesure
quelle se développera, elles deviendront de plus en
plus intenses, abondantes et fructueuses.
L'emploi de l'oraison dominicale en esprit et en vé-
rité ne dépend donc pas d'un certain degré d'épanouis-
sement de la vie nouvelle dans une Ame. mais seule-
ment du fait cpie cette vie nous anime réellement. Que
ne pouvons-nous l'entendre comme pour la première fois,
afin d'en recevoir une impression neuve et originale !
Elle a été si déflorée par l'usage, et nous sommes si insen-
sibilisés par l'habitude! Et cependant, cela ne suffirait
point encore ;i nous la faire saisir dans sa réalité
vivante. Nous ne le pourrons que lorsque les désirs
qu'elle a formulés auront en quelque mesure pris vie
en nous. Nous ne saurons ce quelle signifie que lorsque
ses requêtes exprimeront nos propres aspirations.
NOS RELATIONS AVI'.C DIEU 2<>I
« Notre Père qui es aux cieux. »
(Quelle allégresse débordante respire ce cri du cœur !
Il faut la connaître [tour en mesurer l'étendue. Dans la
vie universelle, ardente, intarissable, qui nous pénètre
et nous porte, et dont l'action créatrice et vivifiante
s'insinue en nous par chacun des événements journa-
liers, nous découvrons la source de notre être et
le salut de notre existence. Pour exprimer ce mystère
ineffable, il n'est qu'un mot. un balbutiement: «Père! »
Dans l'énergie vitale universelle, nous distinguons
L'amour infini qui est l'atmosphère même de notre âme,
et dans son action une puissance paternelle, patiente
et sage, qui nous soutient, nous conduit et nous secourt.
Ce que nous sommes procède de lui. Ce qui se meut au
tréfonds de notre être émane de sa vie. Nous lui appar-
tenons indissolublement. Il est notre père céleste parce
qu'il est l'auteur de l'être originel qui germe en nous.
Nos aspirations à la vie nouvelle, l'impulsion irrésisti-
ble qui nous pousse à la perfection et à « l'accomplis-
sement » portent son caractère. Certes, nous sommes
ses enfants, véritablement nés de lui, puisque nous
sommes de ceux qui cherchent et qui n'auront de repos
que lorsque sa vie qui nous presse aura remporté la
victoire. C'est pourquoi de noire Ame transportée
s'échappe ce cri : Noire Père !
Mais qui dira ce que renferment ces deux mots ! La
certitude triomphante d\\ jour qui se lève, car à l'ins-
tanl où nous avons reconnu en Dieu notre père, le
monde entier sortant des ténèbres s'est illuminé de sa
gloire : la révélation soudaine du sens de notre exis-
2(>y LA VIE PERSONNELLE
tence, car elle s'éclaire maintenant du rayonnement de
notre être véritable qui commence à palpiter en nous ;
le sentiment d'une sécurité absolue, car nous reposons
en paix dans les bras de notre père ; la béatitude du
paradis, car nous l'avons reconquis en entrant clans la
sphère de la vie divine.
Telles sont les émotions qui nous submergent lorsque
nous nous tenons devant Dieu, subjugués par sa grâce,
heureux dans son amour et dans le pressentiment de sa
gloire, plongés dans le courant de vie qui procède de lui
et qui nous entraîne vers le but de l'humanité.
Ce cri de joie, expression instinctive de la vie divine
qui vient de sourdre en nous, ne peut naturellement
devenir la note dominante de notre existence que lors-
que nous avons passé de la recherche inquiète à l'expé-
rience claire et immédiate de Dieu, lorsqu'il est apparu
en Jésus à notre âme avide de lui. et par son appel
créateur a éveillé en nous L'être originel. C'est en
contemplant Jésus-Christ que nous apprenons à Lire
dans le coeur de notre père céleste. Alors les écailles
nous tombent des yeux : délivrés de l'aveuglement qui
nous dérobait la vue du monde réel et de la vérité
située par delà, nous contemplons toutes choses à sa
divine lumière. Alors de notre cœur débordant d'une
joie filiale et s'oubliant dans la contemplation de sa
gloire, cet ardent souhait monte à nos lèvres :
« Que ton nom soil sanctifié ! »
Le nom de Dieu est l'expression, la révélation de son
être. Il résume tout ce que nous savons de Lui. Ainsi
l'entend tout l'Ancien Testament. Son « nom » marque
NOS RELATIONS A.VEC DIEU 2o'3
donc son caractère d'auteur de toute vie, de père de
tout être originel. C'est en cette qualité que nous sou-
haitons le voir universellement tenu pour saint.
Etre sanctifié ne signifie évidemment pas être mis à
part de tout ce qui est profane, ordinaire, simplement
humain. Il ue s'agit point d'adorer ce nom. de lui ren-
dre un culte, de le craindre, le respecter, le pré-
server de tout usage abusif et de tout mépris. Le
nom de Dieu est saint, il est impossible d'entrevoir
quelque chose <le ce qu'il exprime sans en ressentir une
impression solennelle : il n'a donc nul besoin d'être
rendu saint, et Jésus a en vue tout autre chose. Lui-
même a. ici encore, apporté le parfait accomplissement:
en face de la vénération officielle du nom de Dieu, qui
était alors poussée si loin qu'on s'abstenait même de le
prononcer, il a révélé Dieu par sa personne et par son
activité, il a été l'organe pariait de son action. G est
ainsi qu'il a sanctifié le nom divin qu'il annonçait.
Sanctifier ce nom. c'est laisser transparaître le Père
qu'il représente dans tous nos actes et dans tous les traits
de notre caractère. La gloire et la beauté divines mani-
festées dans l'être et dans la vie personnelle, telle est la
seule célébration véritable du nom de Dieu. En disant:
«Ton nom soit sanctifié», nous exprimons donc le désir
qu'il soit reconnu comme le Père, partout et toujours,
nettement et pleinement. Cette aspiration s'éveille en nous
aussitôt que nous nous sentons ses enfants et que nous
découvrons ce qu'il est pour nous. Dans ce vomi déborde
l'amour de Dieu répandu dans nos cœurs.
Son ardeur s'accroît à mesure (pie nous constatons
le peu de place que Dieu tient dans l'existence humaine.
204 LA VIE PERSONNELLE
En le voyant se révéler sans cesse aux hommes dans la
nature, dans l'histoire et dans la vie, apparaître au mi-
lieu d'eux et leur témoigner son amour dans la per-
sonne de Jésus-Christ ; en constatant d'autre part com-
bien leur être et leur vie sont encore loin de porter son
empreinte, nous ne pouvons que nous écrier avec fer-
veur : Ton nom soit sanctifié !
Bien que sanctifiant officiellement le nom de Dieu. \
la façon des Juifs, notre société chrétienne ne le profa-
ne-t-elle pas continuellement, n'en obscurcit-elle pas l'éclat?
Combien ceux qui le confessent l'abaissent à leur insu au
niveau de leur médiocrité ! Faire ce que l'on fait au nom
de Dieu et de ce nom, n'est-ce pas chercher à le mettre de
force au service de nos désirs arbitraires et de nos con-
voitises impures ? La parole que l'apôtre Paul adressait
aux Juifs : ce Le nom de Dieu est blasphémé parmi les
païens à cause de vous», ne s'applique-t-elle pas aussi
bien aux chrétiens? Sous le couvert d'une civilisation
chrétienne, confesseurs aussi bien que négateurs de Dieu
ne vivent-ils pas en fait dans la nuit de l'athéisme ? Il
faut avoir ressenti le poids de cette douleur et de cette
honte pour comprendre cette requête : Que les hommes
trouvent eu toi leur Père, se reconnaissent et se pro-
clament tes enfants !
Si le Père était mis en lumière par notre être et par
notre vie. ceux qui ont le cœur pur verraient Dieu. Les
égarés le retrouveraient et rentreraient dans le chemin.
Les enfants de Dieu dissiperaient les ténèbres, non par
des enseignements et des paroles, mais par la révélation
de la vie. Tant qu'on raisonne, qu'on discute, qu'on
cherche à prouver Dieu théoriquement, au lieu «le lé-
NOS RELATIONS AVKC DIEU 2O0
prouver et de le faire éprouver en vivant de sa vie, on
ne le démontre point victorieusement. Où sont-ils de
nos jours ceux qui voient Dieu, ceux auxquels la nature
ou l'histoire, la vie humaine ou la prédication commu-
niquent l'impression immédiate du divin ? Les paroles
et les pratiques qui sont censées le faire connaître, nos
institutions et notre activité religieuses, ne sont-elles pas
de nature à provoquer plutôt la négation, tant les ma-
nifestations qui se [tarent de son nom sont vulgaires,
affectées, impies et mensongères?
Le sanctifier, c'est au contraire le laisser déployer
largement en nous sa vie, pure de tout élément étran-
ger, exempte de toute hypocrisie et de toute impiété,
sans lâcheté et sans partage. Toutes ces choses sont
aussi incompatibles avec elle que l'eâu avec le feu. Ceux
qui cherchent à les concilier ne rendent point hommage
à Dieu, quel que soit d'ailleurs leur empressement à le
confesser et à célébrer son nom.
Il règne parmi nous, sous ce rapport, une indifférence
et une insensibilité tout à lait incroyables. La nature
divine n'apparaît dans l'homme que travestie et obscur-
cie, mais cet état de choses ne fait point l'etlet d'un sa-
crilège et d'une injure envers Dieu; on le déclare iné-
vitable. La dégénérescence du caractère du Père dans
ses enfants ne fait plus éprouver une impression péni-
ble : on s'est si bien habitué à cette «imperfection hu-
maine» qu'on la considère comme l'état normal. Le chris-
tianisme est ainsi devenu, sans qu'on s'en aperçoive,
la profanation organisée et aveuglément pratiquée du
nom de Dieu.
En présence de toutes ces choses, comment ceux qui
20t> I-A VIE PERSONNELLE
ont trouvé le Père ne feraient-ils point monter vers lui
cette ardente prière : Ton nom soit sanctifié ! et n'ajou-
teràient-ils pas :
« Que ton règne vienne ! »
Quand le Père est reconnu et manifesté purement, la vie
nouvelle s'épanouit, l'humanité s'organise selon la pensée
divine, du chaos ténébreux surgit une terre nouvelle.
Voir le dessein poursuivi par Jésus se réaliser dans
l'histoire générale comme dans l'expérience individuelle.
l'évolution véritable s'accélérer, l'être humain se consti-
tuer selon sa vérité, la vie collective s'ordonner harmo-
nieusement, et toutes choses se réédifier sur ces bases
nouvelles, tel est le vœu exprimé dans cette seconde
demande.
Car un même désir enflamme tous ceux chez lesquels
commence à poindre la nature du Père : que le mouve-
ment créateur se transmette à l'humanité, que la vie
originelle devienne une puissance, que ses lois innées
régissent notre existence, qu'en vertu d'une nécessité
interne elle s'épanouisse sans obstacles dans tous les
domaines, jusqu'à ce que la gloire divine soit enfin « faite
chair» au sein de l'humanité.
Ce désir impétueux ne reste pas chez eux à l'état
d'enthousiasme abstrait. 11 revêt une l'orme concrète et
une signification personnelle conformes à leurs expérien-
riences intimes. S'ils brûlent de voir se lever un jour
nouveau, c'est qu'ils le sentent poindre en eux. Ils con-
naissent en quelque mesure la vie originelle et son ins-
tinct délicat de la vérité, les élans spontanés dans les-
.NOS RELAXIONS AVEC DIEU 20'
quels se révèlent les lois de l'être nouveau, la continuité
de révolution transformatrice. Ils ont l'avant-goût d'une
conduite nouvelle, de relations vivantes avec le prochain,
du bouleversement de nos conditions d'existence qui en
résulte, des forces et des clartés qu'on en retire, ils
pressentent, par conséquent, la l'évolution qu'opère la
personnalité de Jésus, et sa portée incommensurable
pour la régénération de l'humanité . Et chacune de leurs
expériences nouvelles évoque en eux une aspiration fer-
vente en laveur de la grande famille humaine : Ton
règne vienne !
Leur requête devient d'autant plus pressante que le
spectacle de la prétendue «extension du royaume de
Dieu» suffit moins à apaiser leur désir. Elle n'est en
eflet qu'une propagation du christianisme, d'une con-
ception du monde et d'une manière de vivre imprégnées
d'idées chrétiennes, mais qui ne créent point un ordre
de choses nouveau, qui laissent au contraire dans l'état
ancien les hommes et l'économie générale du monde.
Leur sens de la vérité ne leur permet pas de s'accom-
moder comme on le fait d'une rédemption par Christ
qui n'en est pas une en réalité, d'une nouvelle naissance
qui n'a pas lieu véritablement, d'une vie chrétienne où
ne se réalise aucune des lois naturelles de I être originel,
d'une constitution de la personnalité qui ne triomphe
point (\u désaccord intérieur, d'un progrès de la vérité
qui n'est qu'une acquisition théorique de la théologie,
«1 une religion qui relègue le royaume de Dieu dans un
impénétrable au-delà.
On les accuse d'exaltation et d'orgueil. Cependant
ils ne veulent que la vérité, lis ne voient à l'œuvre au-
208 LA VIE PERSONNELLE
curie (les lois du royaume de Dieu : l'homme ne subor-
donne point tous ses intérêts au salut de son âme et à
la réalisation de sa vocation divine ; il ne prend point
une position affirmative et créatrice à L'égard de la
vie; il ne considère [tas la fortune comme un dépôt,
mais comme une propriété ; il n'admet ni le droit ab-
solu du prochain sur lui, ni la prééminence de l'union
intérieure que crée la vie nouvelle sur les liens du sang-;
la recherche du royaume de Dieu ne prime pas pour lui
toute autre considération : il ignore l'organisation nou-
velle dans laquelle chacun ne veut exister qu'en tant que
membre d'un corps et ne voit de grandeur et de dignité
humaine qu'à s'assujettir aux autres pour les servir.
Et cependant partout où ces lois de la vie originelle ne
portent et ne modèlent pas la vie. il n'y a pas de règne
de Dieu; il n'y a que le règne de l'être fermé à l'action
divine, qui ruine et se ruine. C'est pourquoi l'élément
nouveau que les hommes du devenir sentent fermenter
en eux se révolte contre cette institution soi-disant fon-
dée par Jésus, qui porte le nom de christianisme, et ils
sont l'emplis d'une aspiration passionnée au règne de
Dieu qui est vie et vérité.
«Que la volonté soit faite sur la terre comme au
ciel ! »
De même que dans la sphère infinie du divin, rien
n'a de valeur déterminante à coté de Dieu, ni surtout
contre lui, de même dans le monde fini, sa volonté doit
régner exclusivement, totalement, absolument. Cette re-
quête s'ajoute tout naturellement à la précédente : le
NOS RELATIONS AVEC DIEU HM)
regard du croyant passe de la constitution générale de
la vie aux laits qui la composent, et de son cœur s'é-
chappe ce soupir : Oh ! si les manifestations si variées
et si multiples de la vie sur notre terre devenaient l'ex-
pression et l'accomplissement de la volonté de Dieu ! Si
tous les hommes, à chaque instant de leur existence, et
dans chacun de leurs mouvements, n'étaient que les sou-
ples organes de son action souveraine ! Si le vouloir du
Père devenait le nerf moteur de l'humanité nouvelle !
L'expérience journalière des enfants de Dieu suffirait
à leur inspirer ce vœu. Lorsque nous prenons conscience
de la direction paternelle qui régit notre vie. nos yeux
s'ouvrent pour apercevoir dans chacune des obligations
qui nous sollicitent, dans tout événement qui surgit,
dans toute impression du dehors comme dans toute im-
pulsion du dedans, un désir, une volonté divine, un
appel à «l'accomplissement ». Partout nous distinguons
sa voix ; nous prêtons l'oreille afin de la mieux saisir,
et plus nous redoublons d'attention, plus son langage
nous devient intelligible, jusqu'à ce qu'enfin nous dis-
cernions en toute chose ce qu'il veut nous dire. Ainsi
notre existence, constante manifestation de la volonté
du Père, prend un sens, une valeur, s'éclaire et se vi-
vifie.
Cette expérience n'a rien de commun avec les efforts
tentés pour mettre notre vie quotidienne en rapport avec
les impératifs de la inorale ou les préceptes de la reli-
gion. L'énergie créatrice de la puissance de vie universelle
ne cesse de pousser l'homme vers sa perfection. C'est elle
qui nous presse de réaliser en toute occasion notre hu-
manité véritable, de résoudre le problème de l'existence
2IO LA VIE PERSONNELLE
dans chacune de nos obligations quotidiennes, et de faire
épanouir les germes de vie que recèlent chacun de nos
instants. Dans cet attrait qui s'exerce sur nous, nous
percevons l'appel du Père à devenir, par l'accomplisse-
ment du devoir et l'emploi intégral du moment, les ins-
truments de Dieu, en sorte que, dans toute notre acti-
vité, s'inaugure la rénovation universelle que Jésus vou-
lut apporter au monde.
Celui qui connaît ces expériences sent monter de son
cœur ce soupir : Ta volonté soit faite ! C'est la pulsation
d'une vie nouvelle. Dans la mesure où la volonté divine
est pressentie, comprise, et réalisée d'une manière ac-
tuelle et vivante, le règne de Dieu se constitue, il s'ins-
talle dans la vie et dans l'être humains, et le Père est
pleinement manifesté. Tel est l'enchaînement interne des
trois premières demandes de l'oraison dominicale. Elles
traduisent les aspirations qui nous envahissent quand
notre regard rencontre celui du Père. Elles sont l'expres-
sion toute spontanée des émotions que fait naître au
cœur de l'homme la vie nouvelle qui s'épanouit en lui.
« Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien. »
Dans la demande précédente s'exprimait le sentiment
des obligations diverses et multiples que Dieu, par le
langage des événements journaliers, nous appelle à rem-
plir. Celle-ci réclame le pain quotidien, condition indis-
pensable de leur accomplissement. L'homme vit selon
son être véritable de la « parole de Dieu », c'est-à-dire
des manifestations de la vie et de la volonté du Père,
qui deviennent pour lui l'objet «l'une expérience iinmé-
NOS RELATIONS AVEC OIEl' 211
diiite et constante. Mais cette vie repose sur les condi-
tions matérielles auxquelles nous sommes assujettis.
Elles sont toutes impliquées dans cette demande, sans y
être énnmérées cependant.
C'est une requête simple et enfantine, et non l'expres-
sion tumultueuse de nos angoisses, de nos soucis et de
nos convoitises, ni un cri de révolte contre la détresse
et la soufïrance. Le Père sait de quoi nous avons besoin,
avant que nous le lui demandions. A la confiance avec
laquelle il attend de nous une parfaite obéissance à sa
volonté, répond la confiance avec laquelle nous atten-
dons de lui tout ce qui est nécessaire à notre vie. Inu-
tile de discourir longuement à ce sujet : si nous le men-
tionnons dans notre prière, c'est parce que notre aban-
don filial a besoin de s'exprimer. La brièveté même de
notre requête en est le témoignage ; de longues et pres-
santes supplications trahiraient une secrète défiance et
contrediraient cette autre parole : Que ta volonté soit
faite ! Demander simplement notre pain quotidien, c'est
dire : Nous remettons à ta sollicitude le soin de ce qu'il
faut à notre vie ; mieux que nous tu sais ce qui nous
est nécessaire.
« Kl remets-nous nos dettes comme nous les re-
mettons à nos débiteurs. »
Notre pensée se reporte aussitôt à noire vocation
d'enfants de Dieu et le sentiment de la distance à la-
quelle nous restons de son accomplissement, qui, dans
les trois premières demandes, s'élevait à Dieu en une
ardente aspiration, devient une honte brûlante et. de
212 LA VIE PERSONNELLE
nouveau, nous jette aux pieds du Père : Pardonne, nous
écrions-nous, ne nous tiens pas rigueur, ne permets pas
que nos fautes fassent obstacle à ta vie en nous et dans
le monde.
Cette demande — sa teneur et son contexte en l'ont
foi — a trait aux obligations que nous impose notre
qualité d'enfants de Dieu. Noblesse oblige, la noblesse
d'ordre divin plus que tout autre : elle nous oblige à
glorifier le Père en toute occasion, dune manière posi-
tive et complète, à établir son règne en instaurant la
vie humaine normale, et à réaliser sa volonté dans cha-
cun des mouvements de notre vie. Ceux qui ont trouvé
en Dieu leur père comprennent la rigueur sacrée de
cette dette d'honneur, et leur supplication témoigne de
l'humiliation qu'ils ressentent pour y avoir si insuffisam-
ment satisfait : Pardonne-nous nos manquements envers
nous-même. envers notre prochain, envers la vie. Par-
donne notre infidélité en face des exigences de la vie
nouvelle. Prends pitié de notre faiblesse, de nos len-
teurs, de notre tiédeur et de notre indolence, captifs
cpie nous sommes trop souvent encore de notre vieille
nature. Use d'indulgence, comme nous le faisons en-
vers ceux de nos semblables qui ne remplissent point
leurs obligations envers nous.
Il nest nullement question dans cette demande d'une
rupture de nos relations personnelles avec le Père, qui
exigerait une réconciliation. On y sent vibrer, au con-
traire, une assurance filiale et une parfaite intimité. S'il
en était autrement, elle figurerait au début de l'oraison
dominicale, et non dans la seconde partie seulement.
Comment cela serait-il possible, d'ailleurs? L'aspiration
.VOS RELATIONS AVEC DIEU 2l3
passionnée qui se fait jour dans les trois premières de-
mandes ne témoigne-t-elle pas d'un contact vivant avec
le Père? On y sent palpiter l'élan de sa vie. elles rayon-
nent de L'ardeur de sa grâce et sont toutes pénétrées de
son esprit.
Nous ne saurions donc trouver dans cette prière la
base d'une notion abstraite et dogmatique du péché.
Elle est la confession spontanée de lame croyante qui
s'humilie de son insuffisance et de ses infidélités sans
en faire grand état, et qui, en présence des pièges qui
l'environnent, implore le secours du Père avec la naïve
certitude qu'il ne garde jamais rancune, mais ne vient
que plus volontiers au secours de ses enfants.
« Et ne nous induis pas en tentation. »
C'est-à-dire : Ne permets pas qu'aucune chose nous
soit en piège. Cette demande a sa raison d'être, car il
n'est rien qui ne puisse devenir une tentation pour nous.
Les mêmes impressions, les mêmes devoirs, les mêmes
expériences qui nous appellent à glorifier le Père, à
faire triompher notre nouvelle nature en réalisant d'ins-
tant en instant ses intentions et en puisant en toutes
choses des éléments de vie, sont autant de sollicitations
séductrices. Elles agissent en sens contraire de notre
vocation qui est de les saisir et de les jugera la lumière
de notre expérience immédiate de Dieu, et de les faire
servir à notre vie comme à celle des autres, en prenant
envers elles la position qui convient. Elles nous désar-
ment en provoquant eu nous la crainte, les soucis, les
2l4 I.A VIE PERSONNELLE
déceptions, l'accablement ; elles tentent de nous asservir
en éveillant nos convoitises ou en absorbant notre inté-
rêt. Elles risquent de troubler notre jugement, de para-
lyser notre énergie et de nous livrer à la fausseté, à
l'arbitraire, à l'absurde.
Si nous cédons à leur attrait, notre intuition de Dieu
s'obscurcit, notre contact personnel avec lui s'inter-
rompt, la sève de l'être originel cesse de monter, son
développement s'arrête et son activité s'étiole. C'est là
le redoutable péril auxquels sont sans cesse exposés les
hommes qui « deviennent ». Il n'est aucune chose dont
notre vieille nature ne s'eflorce de composer un poison
subtil qui nous surexcite, nous enivre, et s'infiltre en
nous pour détruire notre véritable moi. Toute âme ré-
veillée connaît ce danger et en éprouve continuellement
les atteintes. Les plus sobres et les plus vigilants en ont
ressenti la puissance séductrice, semblable au regard
fascinateur d'un monstre qu'il s'agit d'affronter. Aussi
nous écrions-nous le cœur serré de détresse: Rends-
nous invulnérables, ô Père, afin qu'aucune tentation
n'ait de prise sur nous! C'est implorer de lui la force
de résister aux impressions funestes, de nous affranchir
des apparences illusoires, de rester supérieurs à tous
les événements comme à toutes les influences. Tiens-toi
près de nous, lui disons-nous, afin que les courants con-
traires viennent se briser contre notre fermeté ; que
notre regard reste assez limpide pour distinguer les vé-
ritables éléments de vie et discerner en tout l'essentiel !
Accorde-nous la victoire dans toutes nos épreuves et
affirme la souveraineté de l'être nouveau en réduisant
à néant tous les efïorts du mal.
NOS RELATIONS AVEC DIEU
2l5
« Mais délivre-nous du mal. »
En présence des séductions de La vie, aux prises avec
leur importunité ensorcelante, nous découvrons la puis-
sance colossale du mal qui partout pénètre, dévaste et
détruit; nous touchons du doigt la dépravation, le re-
tour à la barbarie, la dégénérescence, l'intoxication mo-
rale, la folie d'auto-destruction qui ravagent notre huma-
nité chaotique. Et de l'effroi que nous inspire l'énergie
sinistre de la corruption, de notre sollicitude anxieuse
pour la croissance de l'être originel qui semble livré à
ses assauts, de notre aspiration à un salut libérateur,
à une rénovation de tout ce qui est humain et à la révé-
lation de la gloire divine, monte à Dieu notre requête:
Délivre-nous du mal!
Dans ces sept demandes s'écoule le torrent des émo-
tions qui jaillissent du contact de notre vie personnelle
avec le Père. En elles retentissent les battements de la
vie que les béatitudes nous ont fait connaître, d'une vie
tout autre et toute nouvelle. En elles monte et bouil-
lonne la sève de la vie originelle. En elles vibrent les
aspirations de la recherche et du devenir. Ceux qui peu-
vent prier ainsi sans hypocrisie, les hommes du cœur
desquels jaillissent impétueusement ces désirs, doivent
avoir subi une transformation intérieure complète : ils
sont nés de nouveau.
Le moi passe à lanière-plan dans ces requêtes. Et
pourtant chacune d'elles est pénétrée d'une ardeur pas-
sionnée et toute personnelle. C'est que Le moi n'est plus
le centre et l'objet de la prière, mais le foyer d'où en
2lti LA VIE PERSONNELLE
jaillit la flamme. Il ne sort de l'ombre que pour se met-
tre au service de l'ensemble dont il s'est fait partie inté-
grante. Son autocentrie égoïste est vaincue. Tous ses
intérêts individuels ont disparu. Toutes ces demandes
ont un caractère d'objectivité, résultat de l'expérience
immédiate d'une réalité objective. L'amour pour le Père
est la dominante qui y retentit avec une force égale d'un
bout à l'autre.
Dans le cœur de ceux qui prient ainsi, le Père est
parfaitement glorifié, et cela d'une manière immédiate,
car tout s'y fond en un sentiment filial spontané. En trou-
vant Dieu, ils se sont retrouvés eux-mêmes. Devant leur
regard qui cherche le Père, s'évanouit tout ce qui n'est
qu'extérieur, apparent, éphémère; les sources profondes,
bouillonnantes, créatrices font irruption dans l'âme, qui
perçoit l'écho du travail mystérieux de la divinité. Le
sort de L'humanité, sa nouvelle création, son avenir,
priment tout le reste. Tout est considéré en vue du but
auquel tend notre devenir. L'aspiration séculaire à la
rédemption trouve son expression personnelle ; elle de-
vient une certitude fondée sur l'expérience concrète.
Plus rien n'est voulu ni raisonné, tout est le fruit d'un
développement naturel. Des profondeurs de la vie inté-
rieure élémentaire, la prière jaillit comme le trop plein
qui déborde.
On s'étonne à tort de tout ce qu'on peut introduire
dans chacune des requêtes de l'oraison dominicale ; on
a tort aussi de se figurer que pour La prier véritable-
ment, il faut en épuiser en pensée toute l'étendue et
toute la profondeur. Ge n'est pas comprendre ce que
NOS RELATIONS AVEC DIEU M'
Jésus nous «lit de la prière. Il n'est point surprenant
qu'on y puisse découvrir dos trésors inépuisables. Car cha-
cune de ces sept demandes n'est qu'une échappée ouverte
sur des horizons infinis. Mais pour qu'elles soient la
révélation impulsive de notre relation vivante avec Dieu,
il faut que chacune n'exprime que ce que nous ressen-
tons spontanément. Dès que nous y mêlons l'effort de
notre volonté réfléchie, l'intégrité de notre vie intime
est troublée, nous quittons le terrain de la vérité et de
la vie. Chez tout être qui prie véritablement, les dé-
sirs formulés dans chaque demande particulière jaillis-
sent de l'impression puissante de la réalité qu'il vit et
dont il sou lire. Mais il en est comme dune contrée
qu'on embrasse d'un coup d'œil et où le détail disparaît
dans l'ensemble. On ne prie en vérité l'oraison domini-
cale «pie lorsque chacune de ses requêtes est une unité,
non une énumération.
Cette prière', énoncé d'impressions simples, portera
l'empreinte de la vie personnelle de celui qui la pro-
nonce. Autrement elle ne serait point un phénomène
vital élémentaire. Il n'y aurait donc pour nous qu'un
médiocre intérêt à savoir quelle était la vision inté-
rieure de Jésus et de ses disciples lorsqu'ils pronon-
çaient l'oraison dominicale, à supposer même qu'il nous
lui possible de le déterminer. Ce qui importe, c'est
qu'elle soit la forme sous laquelle se décharge notre
courant de vie le plus intense et le plus profond. C'est
ce qui a lieu lorsque les aspirations et les désirs qui
animaient autrefois ces hommes <\u devenir, vivent pa-
reill Miienl dans noire âme, quelque différemment du
2l8 LA VIE PERSONNELLE
reste qu'ils se formulent dans notre esprit, et lorsque la
même opération créatrice se poursuit en nous, quelque
dissemblables qu'en puissent être les symptômes.
Comprise de cette façon, l'oraison dominicale illustre
dune manière concrète les enseignements de Jésus sur la
prière. Toute autre interprétation nous entraînerait
précisément à la façon de prier contre laquelle il a mis
en garde ses disciples.
La doxologie qui. selon certains manuscrits, termine
l'oraison dominicale : « Car c'est à toi qu'appartiennent
dans tous les siècles le règne, la puissance et la gloire »,
n'est sans doute pas authentique. C'est une conclusion
liturgique, mise en usage par l'Eglise, et grâce à
laquelle la prière du Seigneur s'achevait dans un
hymne de louange. Mais Jésus lui-même y ajoute un
éclaircissement dont l'importance fondamentale n'est
pas encore suffisamment appréciée.
« Car si vous pardonnez aux hommes leurs
offenses, votre Père céleste vous pardonnera aussi.
Mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre
Père ne pardonnera pas non plus vos olï'enses. »
il y a donc des conditions à l'exaucement de notre prière.
Celui qui n'y satisfait pas ne saurait s'étonner que sa
prière reste sans écho. Jésus, comme à son ordinaire, ne
nous montre à l'œuvre que sur un seul point la loi de
nature dont il s'agit ici : pour que Dieu réponde par une
communication de grâce et de force à notre demande
de pardon, il faut que nous répondions aux manque-
ments de notre prochain par nue miséricorde surabon-
NOS RELATIONS AVEC DIEU Jl\)
dante. Les béatitudes nous ont déjà révélé cet enchaîne-
ment des processus intimes et nous le rencontrerons de
nouveau dans notre chapitre traitant de la vie en com-
mun. Il se vérifie dans tous les domaines. Nous n'éprou-
vons l'ellet des lois constitutives du royaume de Dieu
que dans La mesure où nous les observons dans notre
vie.
Il faut que notre prière n'exprime que ce qu'exprime
en même temps notre vie, sinon elle reste mensongère,
vide, et par conséquent stérile, parce qu'elle n'est pas
un*» manifestation vitale immédiate. Impossible de prier
véritablement d'une façon et d'agir de façon contraire.
Car nos émotions spontanées s'actualisent aussi involon-
tairement dans notre conduite qu'elles se formulent
dans notre esprit, si nous n'intervenons pas intention-
nellement. Ces deux phénomènes sont aussi inséparables
que la flamme et la lumière, le goût et le jugement. 11
ne s'agit donc point ici d'une attitude spéciale envers
le prochain, que Dieu exigerait comme condition
de l'exaucement, mais d'un caractère de la prière véri-
table, auquel Jésus nous rend attentifs. Si nos prières
sont l'expression de sentiments d'emprunt, elles ne
seront jamais en harmonie avec notre vie. quelque
peine que nous nous donnions pour adopter une con-
duite correspondante. Les prières spontanées, au con-
traire, ne peuvent manquer de rayonner dans chacun
des mouvements de notre vie.
Nul ne peut en vérité donner à Dieu le nom de père
sans être son enfant. Nul ne souhaite avec ardeur de le
voir glorifié en tout et partout sans déployer dans la
vie sa puissance rénovatrice. Nul n'aspire à la venue du
•2JO LA VIE PERSONNEIXE
royaume de Dieu sans régler sa conduite sur les lois
divines. Nul ne soupire après l'accomplissement de sa
volonté sans la réaliser instinctivement. Celui qui confie
tout à Dieu ne saurait continuer à craindre et à s'in-
quiéter. Toute prière authentique devient ainsi le res-
sort de la vie. Or la prière authentique est seule exau-
cée. Dieu n'entend que les appels qui montent de notre
vie, comme nous-mêmes n'entendons sa voix que dans
la vie ; les mots rendent un son creux quand ce n'est
pas elle qui les soutient et les interprète. Veillez donc
à ce que votre prière s'embrase au plus profond de
votre être, afin que son ardeur cachée pénètre votre
existence toute entière.
N'oublions pas cependant que la prière n'est qu'une
manifestation parmi beaucoup d'autres de notre relation
personnelle avec Dieu, et que la loi naturelle que Jésus
nous découvre ici s'applique à toutes également. Consi-
dérons-en donc brièvement la portée générale.
Quand notre contact avec Dieu est une réalité positive,
un fait objectif dont l'action sur notre vie personnelle se
manifeste tout d'abord par un malaise intérieur et par une
recherche inquiète, puis, arrivée à un certain degré de
force, nous devient directement conscient, nous nous
trouvons en présence de phénomènes vitaux s'accom-
plissant dans le tréfonds de l'être humain. Si donc
Dieu est en nous une puissance objective, créatrice,
vivifiante, illuminante et libératrice, son énergie doit
jaillir des sources profondes de notre être et déployer
ses ellets d'une manière immédiate et générale. Si au
contraire notre « communion avec Dieu » n'est qu'un
NOS RELATIONS A.VEC DIEU 221
élément subjectif de notre vie, une croyance, une idée,
une tendance, une disposition, elle est un état ou une
création de notre esprit, que nous sommes obligés d'en-
tretenir par des procédés de culture appropriés, un
point de vue qui n'a aucune influence directe sur notre
vie elle-même, mais uniquement sur notre conception
«le la vie. dont nous tirons parti en vertu d'un raison-
nement, et que nous nous efforçons péniblement de faire
valoir dans la pratique.
Vous donc, ô chercheurs, qui éprouvez, si faiblement
que ce soit, l'action de la puissance de vie universelle,
gardez-vous d'imiter ceux qui prétendent connaître la
communion avec Dieu, mais qui ne font (m réalité
qu'entretenir le culte d'une idée dont ils attendent un
effet sur leur conduite. Protégez du contact superficiel
de votre entourage la vie qui travaille en vous. Ne la
livrez en proie ni à autrui par une dévotion qui attire
les regards, ni à vos propres méditations en cherchant
à la formuler en théories abstraites. Dans le premier cas
vous étoufferiez son énergie vitale sous des dehors
pieux ; dans le second, vous la désàmeriez.
Ne parlez point de ce qui se passe en vous, ne cher-
chez pas à l'analyser. N'en faites état ni devant les au-
tres ni devant vous-même. Ou notre relation avec Dieu
s'exprime sans y songer, ou elle s'interrompt. Ne révé-
lez point la source divine de votre nouvelle vie. n'en
affichez pas la nature spéciale, ne mettez pas en scène
la foi qui vous anime, mais respectez le mystère de
votre nouvelle naissance et les origines de votre carac-
tère nouveau et impulsif. Que sa beauté transparaisse
inconsciemment dans la vie, afin que les hommes con-
•2'2-2 LA VIE PERSONNELLE
templent en vous la vérité et, en elle, aperçoivent le
Père. Que votre expérience de Dieu ne devienne pas le
jouet de votre pensée, le divertissement spirituel de vos
loisirs ; qu'elle soit le soleil dont l'éclat pur et virginal
illumine et pénètre toute votre existence.
Ne croyez pas que la vie que vous puisez en Dieu
doive apparaître partout au grand jour. Elle doit au
contraire être partout cachée ; comme dans la nature.
Dieu pénètre toute chose, même le moindre brin d'herbe ;
dès que nous le cherchons et que nos yeux s'ouvrent
pour l'apercevoir, nous le découvrons partout. Mais
partout il est le mystère sous-jacent que nous dérobe
la surface. Nulle part il ne se laisse saisir et démontrer.
Aussi quiconque ne s'est pas réveillé et n'a pas senti
son âme passer d'un immense émerveillement au pres-
sentiment du divin, puis à la vision de Dieu en toutes
choses, ne découvrira jamais aucun signe de sa présence.
11 en est ainsi de la vie qui nous vient de Dieu. Elle
doit rendre à notre Père un témoignage silencieux. Quand
nous le voilons aux regards, notre vie le révèle involon-
tairement. Lorsque nous voulons l'exhiber, il nous
échappe. A force de parler de lui, les hommes ont perdu
son contact et dès lors ce n'est plus de Dieu qu'ils ont
parié et vécu, mais de leur idée de lui.
Ne cherchons donc pas à produire sur les autres une
impression édifiante et ne nous demandons pas si nos
manifestations vitales rendent témoignage à notre Dieu.
La piété voulue et affectée est un outrage envers lui :
elle tue les élans spontanés de sa vie en nous. Ce qui
ne jaillit pas naturellement ne vient pas de la source.
Ne réglons pas notre vie «selon Dieu», si nous voulons
NOS RELATIONS AVEC DIEU 22-i
quelle soit née de lui. Ne Taisons rien «pour la gloire
de Dieu», si nous désirons vivre de lui. Laissons-le se
déployer librement, et n'érigeons pas en nous, en échange
de son action libre et créatrice, un édifice religieux et
moral, si admirable fût-il. Le plus beau transparent ne
remplace pas le soleil.
N'en croyons pas plus sur Dieu que nous n'en éprou-
vons. N'en disons pas plus à son sujet que ce que notre
vie exprime sans le vouloir. Respectons sa présence
mystérieuse en nous et n'ayons pas la témérité de l'en-
fermer dans des formules; notre raison est aussi inca-
pable d'en pénétrer le secret que celui de notre moi. Dé-
lions-nous donc de la théologie, même de la nôtre ; elle
obstrue les sources. Elle veut savoir et enseigner plus
que nous n'en savons. La vérité ne peut nous apparaître
que dans la mesure où elle grandit en nous et notre sa-
voir ne peut embrasser que ce que nous avons vécu.
Les constructions de notre esprit ne sont que des chi-
mères.
Si quelqu'un cependant nous demande compte de ce
qui vit en nous, ne nous répandons pas en paroles, ne
formulons pas de doctrine, mais disons simplement ce
qui est. Que notre témoignage soit l'expression exacte
et concise de notre expérience vivante et personnelle.
Notre contact doit en faire naître le pressentiment, en
sorte que notre confession ne fasse qu'élucider ce
qu'on devinait obscurément cl témoigne, dr ce qu'on se
refusait à reconnaître. Son seul rôle est de corroborer les
impressions et les effets que produit notre vie. Elle doit
être le son clair que rendent au moindre attouchement
les cordes fortement tendues.
2^4 la vie PERSONNELLE
Dieu n'a pas besoin de notre dévotion religieuse. Ne
faisons donc pas de lui — et encore moins du Christ —
un objet «le culte, comme le font les païens, mais visons
à devenir simplement les organes de son action créa-
trice et éducatrice. Notre culte consiste à le manifester
nettement et pleinement dans chacun des mouvements
de notre vie ; notre dévotion, à laisser vibrer en nous
sa vie palpitante. A quoi bon des œuvres spécialement
religieuses quand le Père remplit la vie tout entière ?
Veillons à ce que notre vie en Dieu ne devienne pas
une spécialité, un sport de notre activité propre ; c'est
dans notre existence quotidienne qu'elle doit rayonner
en silence. Gardons-nous de nous contempler et de nous
occuper de nous-mème. dans un but d'édification. Le
seul moyen de nous édifier véritablement, c'est de faire
à tout moment ce que Dieu veut, de donner ainsi à cha-
que instant son sens et sa valeur cachée, de persévérer
dans la recherche et le devenir, et de tendre invariable-
ment au royaume de Dieu. Les exercices religieux ne
font qu'entraver l'échange vital. Vous n'entendrez nulle
part la parole de Dieu si vous ne la percevez dans tou-
tes les obligations de l'existence .
Une activité spéciale n'est pas nécessaire non plus au
progrès de l'évolution véritable. Toute fonction dans
laquelle s'actualise le nouvel ordre de choses et s'in-
carne la vérité est un travail pour le règne de Dieu.
Toute ouvre humaine doit l'être et peut le devenir aussi
bien, et mieux peut-être, que les œuvres dans lesquelles
on a toujours à la bouche le nom de Dieu. L'exploita-
tion d'une fabrique dont l'organisation repose sur les
principes de vie du Christ, concourt davantage à l'éta-
LA VIE CACHÉE 223
blissement du règne de Dieu qu'une œuvre mission-
naire qui pratique le prosélytisme, car celle-ci ne favo-
rise pas la venue de ce règne, mais la retarde au con-
traire. Plus la tension est grande entre l'Eglise et le
royaume de Dieu. — car non seulement le droit canon,
mais toute l'économie générale de l'Eglise, sont en
contradiction avec la vie que Jésus nous a révélée et
avec ses lois. — plus aussi il sera difficile qu'une acti-
vité ecclésiastique incarne et réalise le règne divin.
Mais il est évident que cela est possible si les hommes
qui deviennent trouvent dans leur vie nouvelle la source
d'un véritable « accomplissement» des œuvres et des
institutions ecclésiastiques .
Dans la mesure où la relation personnelle de l'homme
avec Dieu devient vivante et vraie, et crée en lui un être
originel et une nature nouvelle, disparaissent donc la vie
et l'activité spécialement religieuses à la façon des païens
et des hypocrites.
'3. La vie cachée.
«Quand vous jeûnez, ne prenez pas un air triste,
comme les hypocrites, qui se composent un visage
tout défait pour que leur jeûne attire les regards
des hommes. En vérité, je vous le dis, ils ont leur
récompense. Pour toi, lorsque tu jeûnes, parfume ta
tête e! lave ton visage, alin ([lie Ion jeûne ne soit
pas aperçu des hommes, niais seulement de ton Père
qui est présent dans le secret ; et ton Père qui voit
dans le secret, le le rendra. »
22*> LA VIE PERSONNELLE
Jeûner, c'est s'abstenir. Il suffit de s'en rendre compte
pour ne point passer avec indifférence à côté de ces pa-
roles de Jésus. Car autant est vain le jeûne corporel
conventionnel et tout extérieur qui n'est qu'un exercice
religieux prescrit par l'Eglise, autant est importante
l'abstinence volontaire de celui qui. dans certaines cir-
constances et pour des motifs déterminés, renonce à
telle ou telle satisfaction dans l'intérêt de son déve-
loppement, de sa vie ou de son activité. Je n'en-
tends point par là uniquement la privation de nourri-
ture, mais le renoncement aux agréments et aux néces-
sités de l'existence, à la lecture, aux jouissances artis-
tiques, à la conversation, à la vie de société, au confort
et au luxe, aussi bien qu'au manger et au boire, selon
que l'obligation s'en fait sentir à nous à un moment
donné. Je ne parle pas de l'ascétisme qui a son but
en lui-même et qui est la négation de la vie, mais
du renoncement qui a un sens, qui affirme la vie, qui
cherche à l'ennoblir ou à la fortifier. Ce jeûne libre-
ment approprié aux nécessités de notre âme est un des
traits fondamentaux de la vie personnelle, car il est le
plus puissant levier de vie dont nous disposions. Et il
est un signe de vie personnelle, parce qu'il affirme la
souveraineté de notre moi et sa libre administration de
notre économie intérieure et extérieure.
Il n'est point nécessaire de le prescrire aux cher-
cheurs. Ils y viennent de leur propre mouvement. Ils
savent que nous n'assurons la prééminence de notre
moi qu'en nous sevrant de tout ce qui exerce sur nous
une influence tyrannique. Ils ont fait l'expérience qu'en
s exerçant à l'abstinence on ce entraîne » la personnalité
LA VIE CACHEE 227
qui acquiert de ce l'ait la force de résistance, la sou-
plesse, l'énergie et l'élasticité. Ils se rendent compte que
nous ne pouvons accomplir aucune tâche, atteindre au-
cun but élevé, sans renoncer à tout ce qui nous en-
trave, nous détourne et nous affaiblit. Ils jeûnent ins-
tinctivement lorsqu'ils rompent avec tout ce qui trouble
leur contact avec Dieu et recherchent la solitude afin
de rentrer en eux-mêmes, ou lorsqu'ils laissent tout le
reste à l'arrière-plan dans l'intérêt de la seule chose
nécessaire, et s'abstiennent de tout ce qui compromet
leur vie et leur développement.
Toutefois Jésus ne veut point nous enseigner ici qu'il
faut jeûner, mais comment nous devons le faire. Et une
fois de plus, il nous répète : « non pas publiquement,
mais en secret », non de manière à attirer les regards
mais à la dérobée, non extérieurement, mais intérieure-
ment. Dieu seul qui voit dans le secret doit en être té-
moin.
Mais cela est impossible, objecte ra-t-on peut-être. Si
je renonce à la vie de société parce qu'elle me captive
et me futilise, aux jouissances artistiques parce qu'elles
sont pernicieuses pour moi, ou à l'alcool parce qu'il di-
minue ma force de résistance, cela ne peut avoir lieu
secrètement. Il est impossible qu'on ne le remarque pas.
Certes; aussi n'est-ce point là ce que Jésus condamne.
Nous ne pouvons cacher le changement qui se produit
dans noire vie, mais nous pouvons iaissi r ignorer qu'il
est 1 » 1 1 acte de renoncement. C'est le jeûne eu soi qui
doit [tasser inaperçu. Qu'on s'explique comme on le vou-
dra notre métamorphose, ne laissons nul regard péné-
trer dans noire âme, celons les mobiles de notre conduite,
228 LA VIE PERSONNELLE
les circonstances personnelles qui l'inspirent. Préservons
notre être intime de l'indiscrétion des curieux qui pren-
nent plaisir à épier leurs semblables et à surprendre
leurs singularités.
L'insistance de Jésus sur ce point est telle qu'il va
jusqu'à recommander certaines mesures propres à ga-
rantir le secret du jeûne. « Bien loin de montrer un
visage défait, dit-il. parfume ta tête et lave ton visage ».
— c'est-à-dire rayonne de la joie de vivre, et pare-toi
comme pour une fête, — « afin que ton jeûne n'attire
pas les regards des hommes ». Que ton apparence dissi-
mule ce qui se passe en toi.
Mais en nous donnant l'air différent de ce que nous
sommes en réalité, ne tomberons-nous pas d'une hypo-
crisie dans une autre ? Jésus n'exige-t-il pas de nous
une conduite mensongère ? Sans aucun doute, si nous
appliquons ici nos notions habituelles et toutes for-
melles de la sincérité. Mais Jésus en a une conception
différente. Car son instinct délicat discerne l'hypocrisie
subtile qui se cache sous une sincérité apparente et la
fausseté intérieure qui s'y propage.
Pour sauver l'honneur de Jésus, on allègue qu'il a
simplement voulu montrer que ceux qui sont dans une
relation normale avec le Père peuvent rester joyeux,
même au sein de la plus grande détresse et des plus
douloureux dépouillements, parce qu'ils le demeurent
au fond du cœur. Qui nierait qu'il puisse en être ainsi
et que ce soit l'idéal pour les enfants de Dieu? Evidem-
ment le renoncement qui nous assombrit et nous laisse
un arrière-goût d'amertume n'est pas un renoncement
complet. Il retient intérieurement ce qu'il abandonne
LA VIE CACHÉE 22Ç)
extérieurement. Nous ne sommes réellement détachés
de ce qui est pour nous une occasion de chute que
lorsque nous n'en ressentons plus la privation. Et quand
le résultat poursuivi par ce moyen nous tient assez à
cœur pour que nous y sacrifiions tout, nous pouvons
le faire avec joie et le sourire aux lèvres. Cependant
ni le texte, ni son contexte ne nous indiquent que
ce soit là la pensée de Jésus. Il nous recommande
d'agir de manière à cacher notre renoncement intime.
L'attitude qu'il nous prescrit correspond exactement à
l'ordre de fermer la porte sur nous quand nous voulons
prier le Père : c'est une mesure de sûreté que nous
avons à prendre.
Mais précisément parce que tel est le cas, nous ne
manquons pas à la vérité en parfumant notre tête
lorsque nous jeûnons. Car il ne s'agit pas de simuler ce
que nous n'éprouvons pas, mais seulement de dissimu-
ler sous une attitude de surface ce qui se passe au fond
de notre être intime, et de déjouer ainsi l'indiscrétion
des hommes. Que nous paraissions alors diflérents de
ce que nous sommes, cela est indéniable. Toutefois
notre manière d'agir n'implique aucune intention men-
songère, mais une légitime défense de notre moi. Si
quelqu'un confond l'apparence avec la réalité, nous n'en
sommes pas plus responsables que nous ne sommes
obligés pour être \ mis de nous présenter nus à tout
\ enant. En tous cas. cette erreur ne tient pas à notre
réserve, mais à la superficialité «le notre prochain.
Mais surtout si nous agissons ainsi, c'est en vertu
d'une conception tout autre de la vérité. La notion exté-
rieure, formelle, mécanique de la vérité exige que tout
23<) LA VIE PERSONNELLE
ce que nous faisons et disons soit exact : nous sommes
véridiques lorsque nous exprimons ce qui est littérale-
ment vrai. La véracité, dans ce cas. c'est la fidélité de
la reproduction photographique. Ce serait donc mentir
et tromper, au sens strict du mot, que de raconter aux
enfants des contes de fées et se prêter à leurs repré-
sentations enfantines, ou de répondre simplement : Bien.
merci, à la question: Gomment vous portez-vous?
lorsque nous ressentons un malaise quelconque. Il ne
faudrait l'apporter aux enfants que des événements his-
toriques incontestables, ne leur donner que des réponses
scientifiquement exactes et ne répondre aux questions
concernant notre état que par une analyse scrupuleuse
de notre condition physique et morale.
La notion objective, intérieure, organique de la vérité,
exige au contraire que nous parlions et agissions de
manière à satisfaire aux obligations présentes, à résoudre
parfaitement le problème posé, à réaliser intégralement
notre vocation, à cet instant précis. Or cela ne peut avoir
lieu d'une façon abstraite, mais seulement d'une manière
concrète, sur la base et dans la mesure des conditions
données : de notre état intérieur, de nos relations spé-
ciales avec notre interlocuteur, des circonstances du
moment, des droits et des devoirs qui découlent de la
situation générale. 11 n'y a de vérité que dans ce qui
« devient» et mûrit ; tout ce qu'on échafaude est faux en
soi. Toute manifestation qui procède directement de
l'intuition immédiate de la nécessité actuelle est donc
véridique pourvu qu'elle y corresponde, qu'elle soit
exacte ou non au sens purement formel. En consé-
quence, la seule réponse vraie sera celle que notre inter-
LA VIE CACHEE
23 1
locuteur pourra comprendre et utiliser et qui satisfera
entièrement à ses besoins présents. Aussi n'est-ce point
mentir que de fournir provisoirement aux enfants des
explications incomplètes ; tandis que c'est agir d'une
manière contraire à la vérité que de donner en pâture
à leur imagination les faits dans toute leur sécheresse.
Ce qui est faux au sens organique du mot. ce n'est
pas la parole qui formule une chose inexacte, mais bien
plutôt la parole inutile qui détruit au lieu de vivifier,
parce qu'elle ne procède pas d'une nécessité intérieure
et ne donne aucun sens au moment actuel, le propos
insignifiant et arbitraire, quelque irréprochablement
eract qu'il soit d'ailleurs. C'est à ce point de vue que
Jésus se place, quand il nous dit que nous aurons à
rendre compte de toutes les paroles ce vaines » que nous
aurons prononcées.
Une vie pénétrée de cette sincérité effective est
l'accomplissement de toutes nos obligations morales en-
vers la vérité. Jésus entendait l'apporter au monde
comme tous les autres accomplissements que nous pré-
sente le Sermon sur la montagne. En conséquence, la
conduite qu'il prescrit à ceux qui jeûnent répond à une
exigence inéluctable de la vérité. En etïet, pour être
absolument sincère, notre jeûne doit demeurer ignoré;
mais ce n'est possible que si la surface de notre vie
reste assez unie pour ne rien trahir de ce qui se passe
au-dessous. Il en résulte que nous avons à prendre les
mesures qui nous garantissent le secret, dussions-nous
pour cela voiler la détresse de notre àme sous une ap-
parente gaîté.
En agissant ainsi, nous ne méconnaissons point nos
232 LA VIE PERSONNELLE
obligations envers le prochain. Il n'a nul droit de con-
naître notre vie intérieure, ni d'y prendre part. La sin-
cérité n'implique pas l'expansion. L'impression illusoire
que nous produisons sur les autres, n'est ni un men-
songe, ni une tromperie ; pas plus que l'apparence de
dureté, d'injustice ou de cruauté sous laquelle se dé-
robent dans l'univers l'amour et la miséricorde de
Dieu.
Nous ne comprendrons, du reste, à quel point cette
mesure de protection est conforme à la vérité qu'en
dégageant clairement la loi de la vie nouvelle qui est
ici en cause.
Le jeûne peut être inspiré par les motifs et les mo-
biles les plus divers : la discipline qu'il nous impose
est un incomparable instrument d'éducation personnelle
et de conquête de l'autonomie intérieure, un levier
extraordinairement efficace de la liberté individuelle ;
dans la lutte pour notre véritable existence, il est l'ar-
me la plus tranchante et la plus appropriée ; il est l'uni-
que moyen dont nous disposions pour augmenter notre
force et notre capacité d'action ; enfin il est souvent
l'expression immédiate d'un jugement que nous pronon-
çons sur nous-mêmes. Quand le jeûne est de la sorte un
acte volontaire, et non l'exécution d'un commandement
de l'Eglise ou d'un devoir religieux, il devient une mani-
festation capitale de notre vie intime et personnelle. Et
en nous exhortant énergiquement à le laisser ignorer,
Jésus nous enseigne que pour rester sincère et féconde,
notre vie profonde doit se dérouler dans le secret et
dans la solitude.
LA VIE CACHEE
2i"3
C'est de cette source mystérieuse que jaillit notre vie
personnelle. C'est de ces couches obscures que montent
les sues qui l'alimentent. Là se font entendre les voix
qui s'élèvent (les profondeurs, et se révèlent les vérités
invisibles. Là L'être originel cherche à s'affirmer en
face du (lot montant des instincts corrompus et des
séductions funestes. Là convergent les impressions que
nous apporte la vie. et qui au contact des expériences
antérieures demeurées vivantes bien que silencieuses,
éveilleront les émotions d'où jaillira notre vie nouvelle.
Les orages de la destinée fondent sur nous et secouent
le tréfonds de notre être ; la pression répétée de nos
détresses et de nos devoirs provoque des explosions for-
midables de l'énergie personnelle qui y est concentrée.
Des impulsions puissantes se font jour, des intuitions
inconnues s'éveillent, de merveilleux pressentiments
frémissent, tandis que tout l'effort de notre esprit suf-
fit à peine à saisir, élaborer, mettre en œuvre ce nou-
veau devenir et ces expériences nouvelles. Ainsi, tout
ce qui nous arrive passe dans le creuset de notre vie
profonde pour être purifié des scories qui le souillent
et transformé en un trésor de vie. Elle est le centre
duquel tout part et auquel tout revient.
Elle est le lieu ou s'opère le développement embryon-
naire <le uotre vie personnelle. La vie consciente, claire.
énergique qui s'épanouit souveraine et consciente de
son but repose entièrement sur une vie de sensations
immédiates, constamment fécondée par nos expériences.
D'elle surgissent les clartés, les inspirations, les forces
qui modèlent et dirigent notre vie personnelle. Il n'y a
point là un travail de réflexion ou de raisonnement,
23^J LA VIE PERSONNELLE
mais un processus de croissance qui élabore, clarifie,
transforme, une maturation graduelle, la gestation de
l'être qui se forme en nous et veut venir au jour. Cette
vie naissante échappe à notre action. Tantôt elle ne croit
qu'insensiblement dans le silence de notre attente re-
cueillie ; tantôt nous nous sentons ébranlés jusqu'au
fond par l'angoisse et la souffrance intolérable que nous
cause cet effort de la vie. Mais nous nous y consacrons
tout entiers, avec d'autant plus d'ardeur.
Cependant notre être intime n'abrite pas seulement
le mystère de notre vie naissante ; il est aussi le tbéâtre
de notre activité personnelle. Nous ne pouvons nous
borner à hâter de nos vœux l'évolution qui commence,
nous avons à nous mesurer avec les problèmes qui nous
obsèdent et nous ne saurions trouver de repos avant
de les avoir résolus. 11 faut que les fardeaux soient por-
tés, les conflits apaisés, les liens rompus, le chemin
trouvé, la fatalité vaincue. Le champ de bataille de notre
vie personnelle est au fond de nous-même. Les ennemis
que nous n'y aurons pas domptés demeureront invin-
cibles, car là seulement se remportent les vraies victoi-
res. Là se découvrent les solutions qui et accomplissent » ;
en les cherchant ailleurs, nous n'aboutirions qu'à des
accommodements.
Le secret le plus absolu est donc indispensable à
l'élaboration de nos expériences comme au dévelop-
pement de notre vie naissante. Tout ce qui vit a été
conçu dans l'obscurité ; rien ne s'ellectue d'une manière
féconde, puissante et souveraine sans avoir été aupara-
vant trouvé et expérimenté dans le secret. C'est sur cette
LA VIE CACHEE
a35
loi fondamentale dé la vie véritable que repose l'exhor-
tation de Jésus que nous venons de considérer.
Notre vie intime est notre sanctuaire : quiconque en
a retrouvé l'entrée est prêt à tous les sacrifices pour le
réédifier après en avoir été lui-mèine le dévastateur in-
conscient. Gardons-le jalousement de la profanation des
visiteurs étrangers et incompréliensifs. N'y laissons pé-
nétrer que les familiers de notre âme. Mais dans ce
sanctuaire même, il est un lieu très saint dont nul ne
doit franchir le seuil. Ce qu'il recèle — anxiétés, dé-
tresses, douleurs, sentences prononcées sur nous-même
dans la honte et le repentir, luttes contre le doute et le
désespoir, victoires de la foi, attente patiente et tenace,
jugements de Dieu, tentations diaboliques, expériences
merveilleuses — doit rester caché à tous les yeux. Nous
ne pourrons sans doute empêcher nos plus proches de
pressentir l'état de notre àme. Mais ce qui s'y passe en
réalité leur restera voilé, comme bien souvent à nous-
mêmes, si ébranlés que nous soyons par ces secousses
souterraines et ces brusques éruptions. Quoi qu'il en
soit, n'en parlons pas. même aux plus chers. Que leur
contact immédiat et personnel avec nous le leur lasse
seul entrevoir. Alors leur silence discret ne fera que
favoriser Le mystère duquel dépend le salut de notre
personnalité.
Il s'agit de faire acte d'énergie et de tout sacrifier à
cette sauvegarde absolue de notre vie cachée. ~S man-
quer, c'est lui donner le coup de mort. Celui qui dé-
couvre aux regards les affres de son devenir, les an-
goisses au prix desquelles il affirme et maintient son
23(i LA VIE PERSONNELLE
moi, ses difficultés dans l'accomplissement de sa vo-
cation, profane ce qu'il y a de plus saint en lui et livre
le mystère de sa personnalité.
Nul n'a besoin, du reste, d'en être averti. La pudeur
de l'âme nous en préserve naturellement. L'homme sain
est incapable de parler de ses expériences intimes avant
qu'elles aient atteint la maturité qui leur permet de
porter des fruits de vie. Mais dans les cercles où l'on
l'ait de la vie intérieure un sport, une verbosité sans
pudeur étoufle chez plusieurs la répugnance instinctive
à divulguer leurs émotions et leurs expériences les plus
sacrées. On ne sait plus rien éprouver sans le procla-
mer aussitôt. On se met en scène, on s'étale complai-
samment pour la plus grande gloire de Dieu, pour le
bien de ses frères, par besoin de distraction, sans se
rendre compte du sacrilège que l'on commet. Jésus dé-
fendait avec menaces à ceux qui avaient reçu quelque
secours ou quelque révélation de Dieu, d'en rien dire à
personne. Combien ce sentiment s'est perdu dans notre
monde chrétien !
Le silence est la chasteté de l'âme. L'amour seul
autorise à parler, l'amour vrai qui n'est que la vie qui
déborde. Gomment donc aimer sans avoir commencé
par se taire jusqu'à ce qu'on ose parler, jusqu'à ce qu'on
ait quelque chose à communiquer? Il faut que les sources
secrètes aient émergé des profondeurs avant de se
répandre.
La mise à nu de notre vie cachée entraîne toutes les
conséquences de la prostitution. Elle tue la pudeur de
l'âme et avec elle la sensibilité délicate qui est l'or-
gane des expériences profondes et originales ; l'impulsi-
LA VIE CACHEE
2Ï
vité est compromise, le développement spoiittiiit' s'ar-
rête. Le travail de la vie organique ne supporte pas le
grand jour. Lorsqu'elle languit pour avoir été arrachée
à l'obscurité, force est bien de la remplacer par une
contrefaçon. La réflexion prend la place de l'intuition ;
les sentiments d'emprunt, l'affectation et la routine, celle
des impulsions primesautières. On s'engage ainsi dans
la voie mensongère et superficielle de l'illusion, de l'imi-
tation et de la mise en scène. On simule la vie person-
nelle, parce qu'on ne peut plus la vivre spontanément.
Tant que nos expériences personnelles ne sont encore
qu'un pèle-mèle informe d'impressions et de sentiments
impossibles à formuler, tant qu'elles ne constituent pas
un tout homogène assez distinct pour être saisi cons-
ciemment, tant qu'elles n'ont pas acquis la maturité
nécessaire pour devenir un élément vivifiant dans la
structure de notre organisme, nous avons à nous taire,
quoi qu'il nous en coûte, afin d'assurer la réalité, la
profondeur et la fécondité de l'évolution qui se poursuit
en nous.
De même, nous n'avons pas ie droit de parler des
difficultés que nous n'avons pas vaincues, de ce qui n'a
pas encore été consommé dans notre for intérieur. Nous
avons à lutter, au contraire, dans le secret le plus
absolu, jusqu'à ce que nous en soyons venus à bout. Les
grandes actions ne naissent que dans le silence. lui nous
répandant au dehors avant le temps, nous nous privons
des forces, des clartés, des expériences nouvelles qui
devaient se révéler parmi ces obscurités, des progrès
et des fruits que nous eu pouvions attendre. Dans ce
domaine, ce qui n'est l'ait qu'à moitié n'est pas fait du
a38 LA VIE PERSONNELLE
tout. Le contact direct avec le problème donné peut
seul nous en apporter la solution. Sachons donc rester
proie à la fièvre qu'il nous cause jusqu'à ce que nous en
l'ayons trouvée. Tout épaneliement prématuré trouble
notre intuition immédiate et nous prive en conséquence
de la source d'énergie de laquelle découle toute victoire.
Nous connaissons tous le soulagement qu'on éprouve
à parler de ses perplexités. C'est le plus sûr moyen de
s'en débarrasser, mais aussi de n'en jamais triompher
et de les dépouiller de toute valeur vitale. Ce que nous
communiquons nous échappe et nous devient étranger.
Peut-être le rappellerons-nous avec larmes ; nous ne le
retrouverons plus jamais, car notre capacité de le res-
sentir s'est évanouie pour s'être dissoute prématurément
en paroles. Ce qui germe en nous se flétrit quand nous
l'exposons aux regards. Sans doute, dans une autre
occasion, ces germes de vie pourront se ranimer et
recommencer à bourgeonner ; mais, pour l'instant, ils
restent inutiles, et les progrès et la continuité de notre
évolution en sont compromis.
Il n'en va pas de même des vicissitudes et des souf-
frances que nous avons à surmonter. Elles demeurent
et s'imposent toujours à nouveau, même quand un cœur
ami en a reçu la confidence. Mais la consolation et
l'adoucissement que nous trouvons à en parler affai-
blissent cependant et détendent la sensation qu'elles
nous faisaient éprouver. Nous avons rendu inutiles et
infructueuses nos douleurs et la détresse de notre âme.
Il faudra que nous les éprouvions à nouveau, mais ce
sera chaque fois avec moins d'intensité. Or, plus notre
sensibilité s'amoindrit, plus aussi diminue notre faculté
LA VIE CACHÉE 2'3(>
de réagir victorieusement. Apprenons donc à souffrir
sans nous plaindre, afin d'avoir part aux fruits de la
souffrance.
Lorsque nous ne réussissons pas à surmonter seuls
nos difficultés, mais nous voyons obligés de recourir à
l'aide d' autrui, le cas est tout différent, il n'y a point
là d'impudeur, pas plus qu'il n'y en a à consulter un
médecin. Car le secours véritable ne supprime pas
notre détresse intérieure ; il nous y fait pénétrer au
contraire plus profondément et il nous révèle l'attitude
à prendre pour en triompher. L'ami vraiment secoura-
ble entre avec nous dans notre peine et nous soutient
en la portant et la surmontant avec nous. Celui que
nous initions ainsi à nos préoccupations, en une intime
et vivante communion, nous aidera certainement à les
dérober aux regards.
Quand notre obscure impulsion ou notre pressenti-
ment anxieux se sont transformés en certitude lumi-
neuse, quand la tension intérieure a produit un déga-
gement de vie et l'expérience de Dieu déployé son ac-
tion créatrice, quand la détresse purificatrice a abouti
à un nouvel essor de l'âme, l'angoisse intolérable à la
victoire, le devoir pénible à l'accomplissement. — alors,
mais seulement alors, peut être révélé ce qui a mûri en
nous, ce que nous avons conquis intérieurement.
Les fruits de notre vie cachée appartiennent à tous,
mais non le secret des phénomènes qui les ont fait
apparaître et des conditions dans lesquelles ils ont
mûri. II faut que le monde voie L'œuvre achevée de
notre personnalité, non la vie intérieure d'où elle pro-
cède, quelque remarquable et puissante qu'elle soit
2/Jo r,A VIE PERSONNELLK
peut-être. Qui voudrait narrer après coup les douleurs
de son enfantement et les affres de son devenir comme
on conte de plaisants récits? Que ces expériences res-
tent enfermées dans notre sanctuaire le plus intime,
sous peine d'être perdues pour nous. Quelles s'enseve-
lissent au fond de nous-même pour y devenir un réser-
voir permanent de vie !
11 n'est pas toujours facile, cependant, de dérober
laccès de notre sanctuaire, non seulement à la curio-
sité importune des passants indiscrets, mais encore à
la compassion des amis bien intentionnés. On écarte
aisément les envahisseurs étrangers ; on se soustrait
difficilement à la sollicitude à courte vue qui voudrait
nous épargner les souffrances et les risques, à l'affection
fidèle qui devine en une certaine mesure ce qui se passe
en nous et nous trouble par ses consolations et ses
conseils. Dans bien des cas, il ne suffît point de n'en
rien laisser paraître, car les causes extérieures de notre
angoisse intime ne sont que trop connues de notre en-
tourage. Aussi nous voyons-nous obligés de recourir à
des mesures préservatrices : « Parfume ta tête ». nous
dit Jésus, et cela d'autant plus diligemment que ton
jeûne est plus rigoureux. L'être chaste le fait instincti-
vement. Il déguise sa détresse et dépiste les regards
inquisiteurs. Il déconcerte la sympathie qui cherche à
s'imposer, et son air dégagé déçoit la curiosité. C'est
un devoir catégorique de conservation personnelle. Lais-
sons donc sans scrupule les flots moutonner gaiment à
la surface, afin que nul ne soupçonne ce que recèlent
leurs profondeurs silencieuses !
LA VIE CACHÉE 2/4I
Cette sérénité apparente est notre unique moyen de
salut lorsque la tempête intérieure menace de rompre
toutes les digues et que nous nous trouvons en danger
de perdre pied. Souvent alors il suffit que quelqu'un
effleure par hasard le point sensible, pour que s'éva-
nouisse tout notre empire sur nous-même. Le Ilot de
nos émotions contenues t'ait irruption comme un élé-
ment déchaîné et laisse notre âme en proie à la dévas-
tation. Qui ne sait qu'il suffit d'un mot pour exaspérer
celui qu'obsède une souflrance cachée, en sorte que sa
désolation intérieure éclate au dehors avec une impé-
tuosité sauvage ? Gela est terrible et funeste, car c'est
la défaite sans rémission. Nous périssons dans la tour-
mente, quand nous ne pouvons plus la dominer. Il n'y
a rien dont nous nous remettions plus difficilement que
d'avoir donné en spectacle notre détresse intime. Cela
ne doit pas être. Il faut contenir le tumulte intérieur
pour en triompher et conserver notre dignité humaine.
Ne laissons donc personne toucher à notre mal sous
peine de perdre toute maîtrise de nous-même. Et pour
que nul ne s'y aventure, sachons donner le change sur
ce cpii se passe en nous. Le chant des pèlerins :
Souvent la bouche rit, le visage est joyeux
Alors que L'âme pleure et que le cœur se brise.
est vrai dans un sens plus grave encore et pour tous
les hommes. Que de fois ne supportons nous notre an-
goisse qu'en la dissimulant sous des dehors plaisants !
Celui qui ne sait pas feindre est incapable de vivre seul
au milieu des hommes. Or quiconque ne sait pas
vivre seul parmi ses semblables se perdra lui-même
ni
242 LA VIE PERSONNELLE
au milieu d'eux. Dérobons donc aux regards notre his-
toire intime et ia vie profonde de notre moi. si nous te-
nons à le conserver.
Nous aurions tort évidemment d'employer pour sau-
vegarder notre vie personnelle des moyens qui répu-
gnent à notre nature et à la vérité, si même ce n'était pas
aller à fin contraire, et nous condamner à échouer mi-
sérablement. Toute comédie et toute tactique consciente
manqueraient le but et nous seraient nuisibles, car elles
tueraient notre spontanéité. Les seules mesures légiti-
mes sont celles que la situation donnée nous suggère
tout naturellement. Il ne s'agit point de prendre telle
ou telle atttitude calculée d'avance. La conduite que
Jésus nous prescrit n'est pas autre chose que celle
qu'adopte instinctivement une âme pudique, avant même
de se rendre compte de sa signification. Il est facile de
détourner les questions dépourvues de tact, de prévenir,
par des questions sur leur santé et leurs circonstances,
les témoignages de commisération et les regards compa-
tissants de ceux qui voudraient prendre part à notre
peine. Non seulement le temps qu'il fait, mais les grands
et les petits événements de la vie nous fourniront assez
de matière pour nous y retranche]' et y abriter notre
détresse.
Pour masquer ainsi sa peine sous une apparence en-
jouée, il faut évidemment être doué d'un certain humour
qui. même dans les temps difficiles, saisit les moindres
lueurs qui viennent égayer le cours changeant des jours.
Cependant, livrés à nous-mêmes, absorbés dans notre
chagrin, nous les laisserions peut-être passer sans y
prendre garde, tandis que détournés de nos préoccupa-
LA VIE CACHÉE 243
tions par l'impoTtunité d'autrui, nous les remarquons
involontairement et en profitons pour tenir à distance la
commisération indiscrète. Sans doute aussi, ceux chez
lesquels ne s'unissent point des éléments contraires et
dont le fond ne se distingue en rien de la surlace, ceux qui
ne savent point associer le sérieux au badinage, réussi-
ront malaisément à sauvegarder ainsi leur vie intérieure.
Et ceux qui ne sont pas assez maîtres deux-mêmes pour
voiler sous une apparence calme et unie les orages de
lame n'y parviendront jamais. Il y faut une adresse et
une maîtrise que plusieurs ne possèdent pas. Mais
cela ne saurait infirmer ni le droit, ni le devoir que
nous avons de préserver notre vie intime de toute intru-
sion, ni la possibilité de le faire; tout en restant abso-
lument sincères.
Si notre vie profonde demeure ainsi cachée à tous les
regards, le Père la mettra en valeur. Il ne peut se
révéler dans notre vie entière que si nous le laissons
régner sans obstacle dans notre for intérieur. S'il
regarde au secret du cœur, c'est que c'est là seulement
qu'il opère et de là qu'il agit au dehors. L'élément cré-
ateur de toute vie personnelle, c'est la vibration de la
puissance de vie universelle. C'est elle qui excite en
nous l'inquiétude et l'ardeur de la recherche. Elle nous
rend capable d'impressions profondes et de vie intense.
En faisant éclore en nous l'être originel, elle crée notre
véritable personnalité. Elle ouvre notre cœur à la vé-
rité, et de tout événement, fait affluer en nous la vie.
Mais pour que cette action <\u Père se concentre dans
une évolution et une vie organiques capables de s'éle-
ver à leur plus haute puissance et de déployer des effets
244 LA VIE PERSONNELLE
permanents, il lui faut le huis clos dune vie intérieure
inaccessible à tous. Aussi la révélation nette et puis-
sante du Père par ses enfants, dépend-elle de la réserve
et de la chasteté de leur vie intime.
Les sources de la vie personnelle gisent donc dans
l'obscurité et doivent y demeurer cachées pour lui
permettre de s'y accumuler, d'en jaillir naturellement,
et de se manifester normalement dans les trois direc-
tions indiquées par Jésus. En signalant aux chercheurs
l'identité de cette loi de nature dans tous les domaines
de la vie. Jésus nous exhorte énergiquement à l'obser-
ver à tout prix. Mais il est évident que cette exhorta-
tion ne concerne que les chercheurs. Car il est impos-
sible d'engager qui que ce soit à fonder exclusive-
ment son existence sur une chose qu'il ne possède pas.
« Un homme ne peut recevoir que ce qui lui a été
donné du ciel. » Les instructions de Jésus ne peuvent
être pratiquées que par ceux chez lesquels est née la
vie originelle.
Gomment les autres vivraient-ils directement de leurs
intuitions spontanées ? Ils sont en proie à des impres-
sions contradictoires, artificielles, fausses. Ils sont bien
obligés de réfléchir, de peser et de trancher les ques-
tions selon des normes et des principes, sous peine de
faire leur malheur et celui des autres. Comment pour-
raient-ils c«r adorer Dieu en esprit et en vérité », c'est-à-
dire vivre uniquement de foi ? Ils n'ont pas fait l'expé-
rience immédiate de Dieu. Il faut bien qu'ils cultivent
leurs relations avec lui. comme on le fait quand on
ignore le contact du divin. Comment leur vie intérieure
LA VIE CACHÉE ^5
prospérerait-elle? Ils ne possèdent point en eux de
source cachée, toujours jaillissante ; ils en sont réduits
à vivre des autres et avec les autres, pour ne pas
mourir d'inanition. S'ils tentaient d'accomplir les paroles
de Jésus, ils se verraient bientôt livrés à une vaine
exaltation et se consumeraient dans leur néant. Mais
ce danger n'existe pas pour eux : ces instructions leur
restent inintelligibles parce qu'ils ne connaissent pas la
vie dans laquelle règne cette loi de nature.
Mais à ceux qui cherchent, les déclarations de Jésus
concernant l'aumône, la prière et le jeûne, révèlent une
étape nouvelle de la transformation radicale et merveil-
leuse qu'est la nouvelle naissance. Elles leur font entre-
voir ce que devient notre vie lorsque les impulsions de
l'être originel, les mouvements de la vérité grandissante
éveillés dans l'âme inquiète, se coordonnent et s'organi-
sent. Elles leur montrent comment se fonde et se cons-
titue la vie collective et leur découvrent les sources pri-
mitives d'où la vie personnelle jaillit dans sa vérité, sa
pureté et sa profondeur, pourvu que nous en sauvegar-
dions le mystère. «Car il n'y a rien de caché qui ne
doit être connu. »
CHAPITRE IV
LA VIE QUOTIDIENNE
(Matthieu VI, 19-34.)
1 . Le centre de gravité.
Du domaine de la vie personnelle, le Sermon sur la
montagne passe maintenant à celui de la conduite jour-
nalière envisagée à la lumière du nouveau devenir.
« Ne vous amassez pas des trésors sur la terre,
où les vers et la rouille rongent, et où les voleurs
percent les murs et dérobent. Mais amassez-vous des
trésors dans le ciel où ni les vers, ni la rouille ne
rongent, et où aucun voleur ne perce les murs, ni
ne dérobe. Car là où est votre trésor, là aussi est
votre cœur. »
Nous ne dépasserions pas une interprétation juive
et toute superficielle de ces paroles si nous nous figu-
rions que Jésus ait voulu exhorter ses auditeurs à «s'a-
masser des trésors dans le ciel, en pratiquant la vérita-
ble justice, à laquelle est réservée une grande récom-
pense qui est en dépôt dans le ciel et qui doit leur
échoir là-haut au jour de la rétribution finale: la parti-
LE CENTRE DE GRAVITÉ 24"
cipation au règne de Dieu alors consommé.» Il se peut
que quelque Israélite encroûté dans sa dogmatique ait
interprété cette simple parole : Amassez-vous des trésors
dans le ciel, d'une façon aussi compliquée que le théo-
logien chrétien que nous venons de citer, et qui paraît
pénétré de judaïsme jusqu'aux moelles. Mais, à coup sur,
Jésus n'a voulu parler ni de bonnes œuvres, ni de ré-
compense, ni de «là-haut», ni du règne de Dieu par-
faitement réalisé, car il n'eût point, dans ce cas. motivé
sa recommandation en ces termes : ce Là où est votre
trésor, là aussi est votre cœur. » Où vivons-nous inté-
rieurement ? Voilà ce qui lui importe. C'est dans nos
efforts et nos ambitions que se trahit notre état
intérieur, c'est pourquoi Jésus commence par nous
exhorter à rechercher des biens impérissables plutôt
(pie des biens passagers. Pour caractériser ces richesses
impérissables, il se sert de l'expression courante de
« ciel ». domaine de l'éternité : mais cette parole : Là
où est votre trésor, là aussi est votre cœur, indique
clairement qu'il ne s'agit pas dans sa pensée de la
vie future. Notre cœur vit, déjà ici-bas. dans les régions
célestes, quand il s'attache à l'acquisition des trésors
permanents que nous possédons virtuellement en raison
de notre nature divine.
Nous avons donc ie droit, tant selon la lettre que
selon l'esprit, de transposer ainsi dans notre langage
l'exhortation de Jésus : N'amassez-point (ie trésors dans
L'économie terrestre, car tout ce qui est terrestre est
incertain, éphémère, sans valeur et sans fruit. Mais
amassez des trésors de vie originelle «pie ne sauraient
vous ravir ni les hommes, ni les vicissitudes de la des-
248 LA VIE QUOTIDIENNE
tinée. Cette vie-là est indestructible et éternelle, parce
qu'elle est indépendante de tout mode d'existence limité,
et procède de l'action même de Dieu. Son origine divine
lui confère son prix infini et sa fécondité. Elle seule
donne à notre existence un sens et une fin. Les «tré-
sors» périssables représentent tout ce qui constitue
communément la richesse et la gloire, le bonheur et
l'orgueil de l'homme. Tous ces biens ne sont qu'illusion.
Si nous fondons sur eux notre existence, si nous leur
attribuons une valeur essentielle et une signification
réelle, c'en est fait de nous. «La vie d'un homme ne dé-
pend pas des biens qu'il possède. » C'est se perdre que
d'y attacher son cœur. Rien n'est plus instable, plus
dépourvu de vie que la fortune. « Que servirait-il à un
homme de gagner tout le monde, s'il se perdait lui-
même ? »
Que sont la gloire et la considération? Un halo, une
vaine lueur qui n'est pas même le reflet de notre vie
réelle, mais seulement une hallucination de l'opinion
publique. Au plus profond de nous-même, nous soupi-
rons après l'atmosphère limpide où rien n'existe et ne
vaut que ce que nous sommes. Cela seul a du prix. Les
seules choses essentielles sont celles qui ne peuvent être
célébrées par les hommes, parce qu'elles vivent dans
le secret de notre âme et que leurs manifestations n'atti-
rent point non plus les regards. Tout ce qu'on prône
en nous est soit une apparence trompeuse, soit un pri-
vilège immérité. N'y attachons donc pas notre cœur; ils
sont aussi vains et illusoires qu'une bruine qui passe.
Il en est de même de nos œuvres et de notre carrière.
Que nous servirait d'obtenir tels ou tels résultats, fût-
LE CENTRE DE GRAVITÉ 2$$
ce même de marquer de notre empreinte toute une pé-
riode de l'histoire du monde ! Les seuls résultats satis-
faisants sont ceux qui procèdent de l'épanouissement
original de notre personnalité. Tout le reste est vanité.
A quoi aboutit, en fin de compte, celui qui voue son
existence à la culture d'un talent spécial, au progrès de
la science, à l'amélioration du sort de l'humanité, s'il se
perd lui-même? 11 s'est frustré du seul bien qui demeure,
de l'unique vie qui nous appartienne.
Ce n'est pas dans la fortune, la jouissance, l'activité,
même les plus extraordinaires et les plus excellentes,
que se trouvent les biens indestructibles, inaliénables,
éternels, mais uniquement dans notre vie personnelle.
Elle possède une valeur vitale infinie, indépendante de
toutes les fluctuations des valeurs en cours, de notre
destinée comme de nos succès ou de nos conditions
d'existence. Elle renferme une gloire divine au prix de
laquelle tout ce que la vie peut nous offrir est vide et
insignifiant. Nous enrichir dans ce domaine, c'est don-
ner un sens à notre vie, trouver la seule satisfaction
véritable en réalisant notre vocation, et créer notre éter-
nité. Seules l'évolution, la carrière, la vie supérieure de
la personnalité ont une importance capitale ; tout le
reste n'est qu'apparence, illusion, luxe mesquin, misé-
rable bien-être.
dette assertion est évidemment incompréhensible pour
tout homme qui ne s'est pas encore trouvé lui-même,
qui n'a pas. avec un bienheureux frémissement, senti
s'éveiller en lui le germe d'une vie nouvelle, et vu s'ef-
fondrer, parmi les angoisses de son devenir, tout ce qui
faisait jusqu'alors la richesse et le repos de son exis-
200 LA VIE QUOTIDIENNE
tence. 11 n'y voit qu'une exaltation "insensée, ou une hos-
tilité suspecte envers la vie. Mais vous, ô pèlerins de la
recherche et du désir, qui n'avez plus où reposer votre
tête, vous qu'une inquiétude consumante détourne de
tout ce qui s'offre à vous contenter, vous savez ces cho-
ses, car parmi tous vos biens, vos plaisirs, vos travaux,
vous vous sentez pauvres infiniment. Aussi, comprenez-
vous l'exhortation de votre guide : Amassez- vous des
trésors de vie originelle, enrichissez votre être intérieur.
Le seul trésor qui ne soit pas du clinquant est enfoui au
fond de vous-même. Il l'en faut extraire pour avoir
la vie, et pour être dans l'abondance.
Ce qu'il faut à tout prix, c'est vous trouver vous-
même et affranchir votre moi de tous les liens où il se
meurt. Songez aux movens de le ramener à la vie. de
lui procurer l'air et la nourriture nécessaires à sa crois-
sance. Triomphez de la paresse qui vous surprend tou-
jours à nouveau et vous paralyse : que protégé par
vos inquiétudes et vos aspirations germe et lève
votre véritable moi. Il faut qu'il fasse éclater tou-
tes les enveloppes que votre existence livrée aux choses
périssables a tissées autour de lui. que. par une expan-
sion continue, il s'en dégage et s'épanouisse. Vivez
d'une façon personnelle pour que votre personnalité se
développe. Cherchez votre propre voie, prenez en main
la direction de votre vie afin de conquérir votre auto-
nomie. Epurez votre vie intime, pour que se forme,
homogène et distinct, votre être intégral. Luttez contre
tout ce qui vous détourne de votre chemin, altère votre
véritable nature, fait dévier votre conduite et entrave
votre vie. Prêtez constamment l'oreille à la voix de
DE CENTRE DE GRAVITE '2iM
votre génie et suivez ses ordres, de peur de voir s'en-
gloutir et disparaître votre trésor.
C'est ainsi que vous amasserez des trésors perma-
nents. Car notre moi, ce rayon de la divinité, est notre
bien suprême, et sa vie, son devenir et son action cons-
tituent la seule existence humaine digne de ce nom. Sa
puissance l'ait notre richesse, sa souveraineté sur tou-
tes les vicissitudes et tous les hasards de la destinée
l'ait notre gloire. C'est dans son épanouissement que
réside la beauté impérissable d'une jeunesse éternelle
devant laquelle pâlit le charme fragile de tous les ob-
jets extérieurs. La nécessité intérieure et impulsive de
nos manifestations est notre liberté ; notre dignité hu-
maine reconquise est notre noblesse ; notre titre d'en-
fants de Dieu, notre royauté. C'est dans la vérité qui
demeure en nous que réside notre honneur ; la vie
créatrice qui travaille en nous fait notre prix. Notre so-
lidarité avec nos frères, manifestation instinctive de
notre origine divine, voilà le service dont nous nous
acquittons envers l'humanité ; les fruits de notre vie
nouvelle, voilà nos travaux, dont la valeur consiste à
propager la vie. Enfin, cet accomplissement de notre
vocation, voilà noire bonheur incorruptible, inépuisable
et toujours grandissant.
Ceux qui comprennent l'exhortation de .Jésus à ne
pas amasser des trésors périssables, voient ainsi cette
évaluation nouvelle de toutes choses se vérifier dans leur
vie toute entière. Jésus n'y insiste pas davantage. Il
passe aussitôt des ellets pratiques de la vie originelle à
la loi sur laquelle ils se fonde:. I : « Là où est votre
trésor, là aussi est votre cœur. /> \À\ où résident nos
2Ô2 LA VIE QUOTIDIENNE
intérêts dominants là aussi réside notre être intime, là
où gît notre bien suprême, là est notre centre de gra-
vité. Or notre centre de gravité ne doit point être en
dehors de nous, mais en nous-même. De cette loi fon-
damentale de notre existence il résulte directement que
les seuls trésors que nous devions amasser sont ceux
de l'être véritable. Mais ce principe a une portée plus
haute encore : il fixe la condition inéluctable d'une con-
duite vraiment personnelle, dans tous les domaines de
la vie.
Si notre centre de gravité n'est pas en nous-mêmes,
nous ne nous appartenons pas réellement, nous deve-
nons les esclaves des hommes et des choses, des biens
et des idéals dans lesquels il est placé. Nous tombons
dans leur dépendance, nous perdons toute existence pro-
pre. Ils nous subjuguent et nous engloutissent ; ce qu'il
y a de personnel en nous est absorbé par eux. Nous deve-
nons incapables de diriger notre vie dont la force mo-
trice ne réside plus en nous, mais en eux. Notre for-
tune, notre vocation, nos affaires, nos circonstances,
nos intérêts, nos idéals même nous désàment; ils de-
viennent des démons dont nous sommes possédés. Nos
sentiments, notre volonté, nos pensées leur sont égale-
ment assujettis. Nous succombons à leur domination
tyrannique et arbitraire : ils nous aveuglent, nous gri-
sent, nous intoxiquent et nous égarent; surmenés, apla-
tis, vidés, désagrégés, nous périssons enfin, et notre
moi est étoulïé et anéanti. La vie nous offre des
exemples effrayants de cette ruine que la vocation la
plus noble, les intérêts les plus élevés, l'idéal le plus
splendide ne sauraient empêcher, l'eu de personnes, il
LE CENTRE I>K GRAVITÉ 25'i
est vrai, discernent sous les conséquences extérieures
de cet état de choses le désastre intérieur de ceux qui
se perdent ainsi sans le savoir.
Il faut être fondé en soi pour se maintenir, pour rester
indépendant et conquérir son autonomie parmi les agi-
tations et les courants divers de la vie matérielle et
spirituelle. Il n'y a d'homme véritablement libre que
celui dont le centre de gravité est dans les profondeurs
de son être. Seul il possède la force de résistance et la
supériorité nécessaire pour rester, malgré les échecs
et les déceptions, maître de la situation et créateur
de sa vie. Il tire sa vie de tout ce qui consume les
âmes dépendantes, remplit de sa plénitude ce qui les
épuise, use pour son salut de ce qui les use. Car il
écoute la voix de son génie et il est en mesure de lui
obéir. Aussi la vérité de l'être humain peut-elle s'incar-
ner en lui et y déployer sa vigueur et ses clartés. En
lui l'être originel atteint par la vertu de sa vie intrin-
sèque, sa pleine maturité, et manifeste sa souveraine
puissance de vie.
Mais quand la force centripète ne contrebalance pas
la force centrifuge, quand la vie profonde et cachée ne
maintient pas tout le reste en équilibre, notre person-
nalité se dissout dans le tourbillon de l'existence. Notre
vie intime se volatilise ; notre conscience individuelle.
le sentiment de nos obligations et de. notre responsahi-
lité envers nous-mème s'évanouissent. Car nous ne nous
sentons spontanément obligés qu'envers ce qui est réelle-
ment notre raison d'être.
Conquérir la vie personnelle, suhsister par nous-
même, et traverser l'existence debout, voilà ce qu'il nous
254 LA VIE QUOTIDIENNE
faut. La plante qui s'attache à un appui extérieur ne
peut acquérir un tronc vigoureux. Toute dépendance
est une mutilation. Toute rupture de notre équilibre
aboutit à une position fausse. Pour trouver en toute
circonstance l'attitude juste, il faut être fondé en soi.
L'ordre, la suite, un développement continu s'introdui-
sent alors dans notre vie; autrement tous les dis s'en-
chevêtrent et tous les rapports se faussent. Celui qui
est au pouvoir de l'argent, par exemple, n'entre en rap-
port direct avec rien ni personne: il voit tout à travers
l'argent. En conséquence, sa dépendance de l'argent
iniluence et détermine tous ses sentiments et toutes ses
actions. Rien d'étonnant à ce que tout dévie, se déna-
ture, se déséquilibre, et à ce que sa vie entière dégé-
nère et rate.
Enfin celui-là seul qui est fondé en soi peut conférer
à la vie riche et multiple qui nous environne sa valeur
vitale. Nous comprendrions mal la pensée de Jésus
si nous croyions devoir mépriser ce que cette vie nous
offre, sous prétexte que tout est vain. Nous avons au
contraire à faire servir tous les éléments de l'existence
au développement de notre être originel, et nous le fai-
sons d'instinct quand notre centre de gravité est en
nous-même. Plus rien qui ne concoure à nous rappro-
cher du but. Tout acquiert une signification appropriée
à notre personnalité, même les choses les plus superfi-
cielles et les plus fugitives. Il ne se produit pas une dé-
préciation, mais une évaluation nouvelle de toutes choses,
car désormais ce qui détermine la valeur d'un objet,
c'est son importance au point de vue du développement
de noire être intérieur. Pas n'est besoin cependant d'é-
LA LUMIÈRE l>K LA VIE 255
tablir pour cela une nouvelle échelle des valeurs ; cha-
cun discerne instinctivement ce qui lui est bon et l'em-
ploie de façon à en tirer profit pour sa vie.
Ainsi en est-il. par exemple, de l'amour sexuel, chose
incertaine et passagère, enivrement d'un instant, satis-
faction misérable en soi. Dès que nous en saisissons la
signification personnelle et en faisons un moyen de devenir
des hommes complets, il acquiert une valeur éternelle, d'un
prix incomparable. De même l'art cesse d'être une simple
occasion de jouissance esthétique et une excitation sub-
tile des sens, dépourvues de toute valeur vitale et per-
manente. Le génie créateur des grands maîtres fécon-
dant les âmes réceptives, les entraine dans le large
courant d'une vie immédiate et spontanée et communi-
que aux manifestations de leur vie une belle harmonie
et une noblesse tranquille. Il en est ainsi dans tous les
domaines. 11 suffit d'avoir les yeux ouverts pour cons-
tater (pue tout peut acquérir une signification d'une por-
tée immense pour notre vie et notre être véritables, dès
cpie notre centre de gravité est en nous-même et non
dans les choses qui peuvent et doivent les alimenter.
•i. La lumière de la vie.
« L'œil est la lumière du corps. Si Ion œil est
sain, tout Ion corps esl dans la hunier.' ; mais si ton
œil esl en mauvais état, Ion corps tout entier est
dans les ténèbres. Si donc la lumière qui esl en
loi esl ténèbres, combien grandes serohl les ténè-
bres ! »
255 LA VIE QUOTIDIENNE
Ce qu'est l'œil pour le corps, l'esprit l'est pour la vie.
Il est l'organe qui lui transmet la lumière. C'est par son
moyen que nous considérons le monde et que nous
regardons en nous-mêmes. Les choses qu'il ne perçoit
pas nous demeurent cachées, car elles restent envelop-
pées d'obscurité. Notre esprit est l'organe intérieur qui
réfléchit tout ce qui surgit en nous ou nous atteint du
dehors, qui saisit et comprend, juge et décide, et grâce
auquel l'impression reçue se transforme en vie active.
Il est le réservoir de vie personnelle auquel affluent
toutes les impressions et d'où émanent les résolutions
et les clartés. Si la faculté visuelle lui fait défaut,
notre vie entière est dans les ténèbres. Nous restons
aussi aveugles que le serait un corps sans yeux, aussi
inertes qu'un être privé de ses sens. Rien ne saurait
faire entendre plus clairement, que cette comparaison
avec l'œil et le rôle qu'il joue dans notre existence cor-
porelle, l'importance qu'a pour notre vie notre cons-
cience du monde et de nous-mêmes.
Mais si notre faculté visuelle a une importance aussi
capitale, il s'agit avant tout de savoir non ce que nous
voyons, mais comment nous voyons. L'essentiel n'est
pas d'avoir une conception générale du monde et des
choses, car, après tout, nous voyons tout ce dont nous
faisons l'expérience et, par conséquent, nous embrassons
à chaque instant du regard tout notre monde. Ce qui
importe, c'est que notre vision soit exacte et juste.
puisque c'est elle qui déterminera notre conduite. C'est
d'elle que dépendra notre attitude à l'égard des faits et
des événements comme des obligations de la vie. Jésus
laisse donc à l'arrière-plan la question, estimée en gé-
LA LUMIÈRE DE LA VIE a5~
néral si intéressante, de l'abondance et du classement
des impressions sur lesquelles se fonde notre jugement,
et s'attache, en revanche, à marquer l'influence décisive
qu'exerce sur notre vie la netteté de ces impressions.
Mais la justesse de notre vue dépend de l'excellence
de notre organe. Si notre œil intérieur est limpide, c'est-
à-dire non prévenu, s'il perçoit les images simplement,
directement, s'il ne se laisse ni illusionner, ni éblouir,
nous sommes dans la lumière et tout nous apparaît clair
et distinct. Nous discernons exactement ce que nous
avons à faire et nous touchons toujours juste. Si au
contraire notre œil est en mauvais état, s'il est troublé
ou obscurci, s'il louche, s'il voit double ou faux, nous
sommes sujets à toutes les erreurs, nous n'avançons
qu'à tâtons et nous nous égarons enfin. Veillons donc à
ce que notre vue soit saine si nous tenons à accomplir
heureusement le voyage de la vie.
Cette vue saine, nous ne la possédons pas d'emblée.
Notre façon de considérer toutes choses est habituelle-
ment troublée par des idées préconçues qui nous les font
voir et juger, à notre insu, sous un certain jour. Une
fois notre œil intérieur affranchi de ces aberrations, il
découvre la haute valeur que recèlent les objets les plus
insignifiants et la monstruosité de faits tout ordinaires ;
il discerne le vain éclat de gloires universellement célé-
brées, la puérilité des systèmes les plus vantés et l'ab-
surdité extraordinaire de notre train de vie. Dans ces
instants de clairvoyance, l'atmosphère subjective qui
nous enveloppe tous, se déchire, et nous entrons en con-
tact direct avec la vie objective.
C'est peut-être notre demeure ou notre vêtement qui
'7
258 LA VIE QUOTIDIENNE
nous produisent une impression si étrange que nous ne
nous sentons plus à notre aise dans notre peau de civi-
lisés. Ce sont le ton et les manières de la société qui
nous apparaissent si aiïectés, si exagérés et si ridicules
qu'il nous devient impossible de nous y associer. La
vanité nous lait l'effet d'un atavisme simiesque, l'ambi-
tion d'une démence, l'égoïsme d'une étroitesse stupide,
la cupidité d'une imbécillité. Nous constatons avec éton-
nonnement que chacun peut donner la plus minime de
ses découvertes pour la pierre philosophale sans que
personne s'avise de douter de sa raison, que l'on prend
;iu sérieux ceux qui jonglent avec des théories religieuses
ou philosophiques, tandis que bien loin d'obéir aux sim-
ples lois de la vie on se borne à les admirer comme un
jeu de la pensée. Alors nous nous épouvantons d'avoir
vécu si longtemps, sans nous en douter, non de réalités,
mais de mots tout faits et de notions abstraites.
Et que de préjugés dans les domaines les plus divers :
ne voyons-nous point, par exemple, les enfants considé-
rés comme la propriété des parents, la femme comme
subordonnée à l'homme, la souffrance comme un mal-
heur, la mort comme une délivrance, et ainsi de suite?
Lorsque nos yeux, jusqu'alors retenus, recouvrent la
clarté, nous remarquons que nous avons tout envisagé à
l'envers. Il semble que l'influence suggestive de la tra-
dition et des conventions, notre superficialité, notre
étroitesse et notre folie aient faussé notre o>il en sorte
qu'au lieu de voir les choses telles qu'elles sont, nous
ne les apercevons qu'étrangement voilées et déformées.
Notre sens de la réalité est altéré, atrophié même. Il
faut que l'objectivité de notre vie nouvelle dissipe ces
LA LUMIÈRE 1>K LA VIE 2,5<)
préventions subjectives et que la vérité grandissant en
nous éclaire notre regard, pour que nous acquérions la
faculté de contempler la vie sans idées préconçues et
comme d'un autre monde.
Notre faculté visuelle dépend donc absolument de
notre état personnel. C'est nous-même que nous voyons
en tout. Notre conception des choses n'est cpie le reflet
de notre être, et notre vision l'effet de ce que nous sommes.
Sommes-nous sincères, nos impressions sont franches.
Sommes-nous compliqués, tout nous parait enchevêtré.
S'il v a de l'unité dans notre vie. il y en a dans nos
conceptions. Dépendons-nous de notre humeur du mo-
ment, tout se teinte de sa nuance particulière. La vérité
intérieure nous fait-elle défaut, nous ne voyons que ce
que nous voulons voir. Manquons-nous de décision,
tout miroite et chatoie. Le désordre règne-t-il en nous,
tout se brouille et se confond. C'est donc de la pureté,
de la simplicité et de l'ingénuité de notre esprit que dé-
pend la question de savoir si notre vision des choses
est, ou non, une force éclairante pour notre vie.
Mais cette question dépend pour le moins autant de
de notre attitude personnelle à l'égard de la vie. Si
notre centre de gravité se trouve en dehors de nous,
dans n'importe quels biens ou quels idéals, notre esprit
tombe en leur pouvoir. 11 en esi si possédé, si pénétré.
que ce n'est plus lui en réalité qui conçoit et qui juge,
mais bien plutôt la puissance qui nous s ibjugue : nous
voyons par les yeux de Mainmon. de nos passions, de
nos intérêts dominants. Tout ce à quoi nous attachons
notre cœur nous parait précieux, indispensable, et
capable de nous satisfaire. Le domaine de l'apparent.
260 LA VIE QUOTIDIENNE
du périssable, de l'éphémère devient [tour nous l'essen-
tiel. Un train de vie dépourvu de sens et de valeur
nous semble assez important pour y consacrer notre
existence, tandis que nous n'avons pas un regard pour
ce qu'il y a de réel dans la vie humaine, même lorsque
quelque effroyable désastre nous ouvre un instant les
yeux sur notre folie. Notre édifice magnifique s'écroule,
il git à nos pieds comme un amas de décombres, mais
nous sommes incapables de discerner les valeurs vitales
et les biens permanents ensevelis sous ces ruines. Dès
que nous nous affranchissons au contraire de nos escla-
vages, nos illusions se dissipent; les brouillards qui nous
dérobaient la vue du monde vrai se déchirent et nous
1 apercevons dans sa réalité.
Précisons davantage encore. Nos yeuxne s'ouvrent véri-
tablement et définitivement que lorsque s'empare de nous
l'inquiétude intime qui met en question tout ce que
nous sommes et tout ce que nous possédons. Alors
s'évanouissent les vaines apparences auxquelles nous
avions attribué jusque là du prix, de la stabilité, de la
réalité. La substance des choses, qui réside sous les
phénomènes, se révèle à nous. L'élément métaphysique
de notre être entre en rapport avec l'élément métaphy-
sique du monde. Nous pressentons le pouvoir paternel
qui régit notre vie. L'organisme vivant de nature spiri-
tuelle qui se dérobe sous l'aspect d'un mécanisme de
1er, sans âme et sans vie, nous devient évident dès (pie
nous prenons conscience de notre place dans sa struc-
ture. Nous discernons le sens et l'énergie motrice de
tout ce qui vit. Les véritables valeurs se dévoilent. La
fatalité de l'ordre ancien nous apparaît aussi distincte-
LA LUMIÈRE 1)1". LA VIE 26 1
mont que les lois naturelles du nouveau devenir. Sous
l'éclat de la lumière divine reflétée par un regard lim-
pide, l'enchaînement organique de notre vie. notre si-
tuation, le programme et les lois de notre existence
s'illuminent d'une clarté nouvelle. Nous comprenons ce
que c'est que vivre et ce qu'être homme signifie. Nous
savons ce qui importe et ce que nous avons à faire. Le
voyage au large peut commencer. En avant, ô cher-
cheurs, dans les yeux desquels rayonne le regard du
Père. Vous trouverez.
Veillons donc à ce que notre œil reste sain, de peur
de retomber dans les ténèbres. Tant que frémit en
nous l'inquiétude d'une àme qui cherche, tant que
grandit notre être originel, tant que nous saisissons
tout cr par la foi », c'est-à-dire selon notre intuition
immédiate de Dieu, nous marchons à la pleine lumière
de la Aérité et de la vie. Mais dès que les instincts et
les passions de la vieille nature recommencent à vibrer
en nous, notre sang qui bouillonne injecte nos yeux et
obscurcit notre regard. Nous devenons insensibles aux
sollicitations divines qui, comme des ondes lumineuses,
émanent de tous les phénomènes et de tous les faits de
la vie et nous en révèlent la réalité profonde. L'obscu-
rité descend, et l'éclairage artificiel au moyen duquel
nous cherchons à l'illuminer, jette un faux jour sur
toute chose. Alors c'est l'incertitude, la confusion, les
préventions subjectives. On devient infidèle à sa vraie
nature, on perd son chemin, on succombe aux tenta-
tions. C'est la ruine complète.
« Si donc la lumière qui est en toi — celle qui illu-
mine les chercheurs quand ils trouvent le Père —
262 LA VIE QUOTIDIENNE
devient ténèbres, combien sera profonde l'obscurité de
ta vie ! » Jésus suppose ici le cas où le rayon de soleil
divin tombé dans l'âme s'éteint et se change en ténèbres.
Une dit point: Si tu es aveugle, mais: Si la lumière qui
est en toi, c'est-à-dire l'intuition vivante de Dieu, devient
ténèbres, c'est-à-dire devient une croyance dépourvue
de vie et de réalité, impossible d'imaginer l'obscurité qui
t'enveloppera.
Combien d'êtres cependant vivent dans cette obscu-
rité ! Que d'aveugles qui se croient voyants, parce
qu'ils professent des convictions chrétiennes ! Ils ne dis-
cernent point Dieu dans la vie. mais ils croient en
Dieu et font des doctrines chrétiennes les luminaires
qui doivent dissiper leurs ténèbres. Ils considèrent leur
vie à la lueur factice et voulue des théories toutes fai-
tes et déclarent que les choses sont telles qu'ils les
voient. Ils ne les distinguent pas dans leur vérité et
dans leur principe, ils s'en font une représentation ima-
ginaire, et qui a cependant sa méthode et son système ;
mais à supposer même que cette représentation fût
exacte, il lui manquerait la vie que donne l'impression
directe, et par conséquent la puissance originelle. Ils
n'aperçoivent point involontairement les phénomènes et
les faits et n'en saisissent point la signification spon-
tanément, comme le font ceux qui sont dans la lumière,
mais ils sont obligés de les examiner d'abord et de les
analyser, pour se rendre compte de ce qu'il en est et
de ce qu'il convient de faire. « au point de vue chré-
tien ». Il leur manque l'instinct de la vérité, l'intuition
des rapports et des enchaînements, le pressentiment des
situations, et la certitude impulsive de ci' qui est né-
LA LCM1KRE I)K LA VIE
263
cessaire en soi. En conséquence, ils ne sont pas plus
capables de comprendre leur vie et de la diriger que
les aveugles de juger des couleurs. N'ayant aucune
idée de ce dont il s'agit, ils sont hésitants et incapa-
bles, ils tombent dans les contradictions et l'absurdité,
ils entreprennent tout à l'envers et sont en état non
seulement de commettre, mais d'élever à la hauteur
d'un principe, les plus extraordinaires insanités. Jésus
nous en donne un exemple :
<( Nul ne peut servir deux maîtres, car ou il haïra
l'un et aimera l'autre, ou il s'attachera à l'un cl
méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et
Mammon. »
Ou L'un ou l'autre. L'un exclut l'autre. Nous ne pou-
vons à la fois marcher dans deux directions différentes,
avoir deux centres de gravité opposés, vivre en vertu
de deux principes contraires. Quiconque a des yeux qui
voient en constate l'impossibilité. Pourtant aux yeux
éteints des chrétiens de nom, cela paraît non seulement
possible, mais commode et simple. Combien doivent être
grandes leurs ténèbres ! Ils réussissent à placer le fon-
dement de leur existence dans leurs biens terrestres,
dans les intérêts les plus divers, et à se figurer en même
temps qu'il est au ciel. Ils sont esclaves de l'argent ou
de L'ambition exactement comme les autres hommes,
ils se passionnent pour les choses passagères, vaines et
périssables, trompent la faim de leur âme au moyen de
misérables futilités, mais ils tiennent Dieu en réserve à
ont hasard . C'est qu'ils n'ont jamais été changés ihté-
2*>4 L^ VIE QUOTIDIENNE
rieureirient ; ils ne sont pas nés Je nouveau, mais ils res-
tent embarrassés dans leur vieille nature. Cependant, ce
sont des gens très religieux. Possédés des démons de la
vie présente, ils ont conclu avec Dieu un contrat privé :
ils lui rendront son culte spécial, il pourra réclamer
deux de l'intérêt pour les choses religieuses, une dévo-
tion et une morale chrétiennes, la participation aux
œuvres de charité de leur église. En échange, il leur
assurera son appui dans tout ce qui leur tient à cœur,
c'est-à-dire dans le domaine des choses périssables.
Cependant on ne peut servir deux maîtres qu'en subor-
donnant l'un à l'autre. On fait donc de Dieu l'esclave
de Mammon, mais officiellement on le craint, on l'aime,
on se confie en lui par dessus tout. Et l'on est capable
de persévérer sa vie durant dans cette grotesque aber-
ration. N'est-ce point vivre dans les plus épaisses té-
nèbres ? Tout s'est éteint, même la conscience.
Quant à vous, ô chercheurs, vous ne pouvez servir
Dieu et Mammon. Car dans votre inquiétude se mani-
feste l'appel du Père ; c'est sa force qui opère dans votre
devenir, et l'instinct de la vérité qui anime votre être
renouvelé vous fait voir toute chose à sa lumière. Com-
ment, par quoi, vous laisseriez- vous assujettir? Grâce à
la force d'attraction divine qui domine votre vie, votre
centre de gravité est dans le salut et l'avenir de votre
être. Servez donc Dieu, Dieu seul, si vous aspirez à sau-
ver votre âme, à vous enrichir de vie originelle. A ce
prix seulement, votre œil restera limpide et vous pour-
rez vivre à la clarté du soleil divin.
LE POINT D'APPUI 265
3. Le point d'appui.
« C'est pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez
pas pour votre vie, de ce que vous mangerez ou
boirez, ni pour votre corps, de quoi vous le vêtirez.
La vie n'est-elle pas plus que la nourriture et le
corps plus que le vêtement? Regardez les oiseaux
du ciel: ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n'a-
massent rien dans des greniers, et votre Père céleste
les nourrit. Ne valez-vous pas beaucoup plus qu'eux?
D'ailleurs, qui de vous, à force de soucis, pourrait
ajouter une coudée à sa taille ? Et quant au vête-
ment, pourquoi vous en inquiéter? Considérez com-
ment croissent les lis des champs: ils ne travaillent
ni ne filent . Cependant je vous déclare que Salomon
lui-même, dans toute sa gloire, n'a pas été vêtu
comme l'un d'eux. Si Dieu revêt de la sorte l'herbe
des champs, qui existe aujourd'hui et demain sera
jetée au tour, ne le fera-t-il pas bien plus pour vous,
gens de peu de toi? Ne vous mettez donc point en
peine, disant : Que mangerons-nous, que boirons-
nous ? De quoi nous vêtirons-nous? Car ce sont les
païens qui recherchent toutes ces choses et votre
Père céleste sait que vous en avez besoin. »
Ces paroles sont en rapport étroit ..ver les précé-
dentes : « C'est pourquoi, dit Jésus, ne vous inquiétez
pas. » Si nous ne pouvons servir en même temps Dieu
et Mamuion. notre inquiétude ne saurait pas non plus
avoir simultanément pour objet la croissance de notre
266 LA VIE QUOTIDIENNE
être originel et l'acquisition des biens matériels.
En outre, si notre centre de gravité est en nous-mêmes,
nous ne saurions nous laisser troubler par la préoccu-
pation de la nourriture et du vêtement. De là la double
affirmation de Jésus : impossible de vous inquiéter, car
lame et la vie sont plus que le corps et le vêtement,
et votre intérêt va à ce qui est essentiel ; inutile de le
faire, car si vous servez Dieu, vous êtes sous la garde
de sa sollicitude paternelle. Un regard jeté sur les oi-
seaux suffit à vous convaincre de ce qu'il y a d'anor-
mal dans vos alarmes. Ils ne sèment ni ne moissonnent,
ni n'amassent aucune provision dans des greniers.
Néanmoins le Père céleste les nourrit. Quelle différence
n'y a-t-il pas entre eux et vous cependant ! D'abord les
hommes sèment, moissonnent, engrangent. Pourquoi
donc ajouter des soucis à leurs soins et à leur pré-
voyance ? Dieu ne les nourrira-t-il pas à plus forte rai-
son, eux qui gagnent leur pain à la sueur de leur front ?
Et puis, de combien leur prix ne dépasse-t-il pas celui
des oiseaux? Vos soucis témoignent d'une défiance
monstrueuse envers Dieu, car si vous portez en vous le
germe d'une vie éternelle, comment votre Père vous
laisserait-il manquer tles biens passagers, et périr faute
du nécessaire ?
Pour toucher du doigt l'absurdité de nos inquiétudes,
il suffît de constater que tout ce qu'il y a d'important
dans notre vie échappe à notre action. Nous ne sau-
rions ajouter un millimètre à notre taille ; ni le temps
qu'il fait, ni notre sort, ne sont entre nos mains. Si
donc nous n'avons aucun pouvoir sur ies conditions
mêmes de notre existence et de notre activité, il lit'
LE POINT D'APPUI 267
sort tir rien de nous mettre en peine des choses capi-
tales de la vie. Alors, à quoi bon nous tourmenter des
choses accessoires?
Pour nous rassurer davantage encore, Jésus attire
notre attention sur les fleurs des champs. Elles ne se
mettent point en souci de leur parure, elles n'ont qu'une
destinée éphémère et cependant elles sont revêtues
d'une incomparable beauté. Combien plus le Père vous
revêtira-t-il, ô lils de Dieu ! Hommes de peu de foi,
revenez donc à la raison. Les païens s'agitent au sujet
de toutes ces choses, mais votre Père, qui est dans les
cieux. sait bien que vous en avez besoin. Pourquoi donc
vous iaisseriez-vous troubler, vous qui connaissez votre
Père ?
Quiconque a lu ces paroles avec attention est saisi
d'étonnement en entendant objecter que de semblables
exhortations pouvaient s'adresser aux Orientaux de ces
temps reculés, et dans l'attente prochaine de la fin du
monde, mais qu'on ne saurait donner les moineaux et
les anémones en exemple aux hommes de notre temps
que consume la lutte pour l'existence. De nos jours,
dit-on. quiconque ne se met point en peine est perdu.
Raisonner ainsi, c'est méconnaître absolument le sens
des paroles de Jésus et le fond même de la question.
Jésus n'a pas songé ;i nous donner en exemple les
oiseaux et les Heurs inconscientes. Il a voulu nous l'aire
sentir la différence prodigieuse qu'il y a entre leur vie
et la nôtre, et nous faire comprendre que si Dieu pour-
voit à leur existence fragile, insignifiante et oisive,
nous pouvons à plus forte raison compter sur sa solli-
citude. Il en résulte que tout homme qui vit d'une façon
268 LA VIE QUOTIDIENNE
vraiment humaine et qui vaque honnêtement à son tra-
vail, peut avoir la certitude mille fois plus absolue que
Dieu prendra fait et cause pour lui ; car il se fait l'allié
de ceux qui portent son caractère et de tout travail
elïectif. Or cette assurance est infiniment plus précieuse
et plus opportune dans notre siècle de fer qu'au mo-
ment où elle fut prononcée. Elle est un message rédemp-
teur pour notre génération qui. dans la poursuite avide
du pain quotidien, court le plus grand danger de perdre
la vie.
Le souci ne consiste ni dans la peine que nous pre-
nons pour nous procurer le nécessaire et pour nous
assurer des conditions d'existence tolérables, ni dans
l'effort que nous consacrons à notre carrière et à nos
progrès dans tous les domaines. Le souci consiste dans
l'anxiété que nous éprouvons à ce sujet et qui résulte
du sentiment de notre impuissance en face des devoirs
et des hasards de la vie. Prévoir, pourvoir, calculer,
administrer sagement, ce n'est point nous mettre en
peine. Tout au contraire, c'est créer notre avenir et
maîtriser la vie ; c'est prouver que nous dominons
la situation et que nous tenons le gouvernail de
notre existence. 11 est indispensable, pour cela, d'exa-
miner les circonstances avec calme et circonspection, de
nous demander sérieusement, par exemple, si nous som-
mes capables d'entreprendre tel ou tel travail ou s'il
dépassera nos foi-ces, de prévenir les contretemps fâ-
cheux, de peser les éventualités, de combiner les
moyens et de prévoir le cours des choses, afin de créer
des conditions favorables. Tous ces soins ne sont pas
des soucis, ils témoignent d'une calme assurance qui
LE POINT D'APPUI 269
déploie ses effets dans La vie. Aussi Jésus n'a-t-il pas
songé à les déprécier et à décourager notre effort. Car
c'est cet effort même qui nous distingue des fleurs et
des oiseaux.
Se mettre en peine, c'est ressentir péniblement les
obligations de la vie. en être intérieurement troublé,
ballotté, absorbé, oppressé. Le souci, c'est l'agitation et
la dépression que produisent notre incapacité de vivre,
notre assujettissement aux choses extérieures, notre
dépendance intérieure de nos conditions d'existence.
C'est la neurasthénie de la vie personnelle. Nous avons
un intérêt majeur à en être délivrés, car il est devenu
la maladie du temps actuel, l'obstacle le plus Considé-
rable à notre triomphe sur la vie.
Or nous pouvons, aujourd'hui encore, en être affran-
chis, si nous suivons le chemin que Jésus nous trace.
Non pas tous, il est vrai, mais ceux-là seulement qui
ne peuvent servir Dieu et Mammon. parce que leur cen-
tre de gravité est en eux-mêmes et non en dehors d'eux,
parce qu'ils éprouvent l'effet de l'attraction divine et
que. par conséquent, l'effort de leur vie porte tout
entier sur la croissance de leur être originel et non sur
la poursuite de biens périssables et d'idéals passagers.
Quant aux autres, quelque convaincus qu'ils puissent
être de l'inanité des soucis et de leur influence désas-
treuse, ils continueront à s'inquiéter, c'est-à-dire à trem-
bler et haleter sous le joug qu'ils ont à porter. Seul,
celui qui a conquis la liberté intérieure restera paisible
en face des hasards de la vie et sans souci pour sa
subsistance, parce qu'il a placé ses véritables intérêts
dans le domaine de l'impérissable et que la réalisation
2-0 LA VIE QUOTIDIENNE
de sa destinée est indépendante des circonstances et des
événements.
Il peut, en effet, demeurer en paix, car il éprouve la
présence active du Père qui sait de quoi nous avons
besoin. Celui qui s'alarme au sujet de sa santé, de son
pain, de son avancement, du succès de ses efforts, est
nn homme de peu de foi ; car il ne connaît que dans
une faible mesure l'expérience immédiate de Dieu. Plus
ses yeux s'ouvriront pour distinguer le Père, plus la
vie oi'iginelle deviendra la puissance qui éclaire et enri-
chit son existence, plus aussi se dissiperont ses alarmes.
II en est ainsi de nos jours aussi bien qu'autrefois. Car
cet affermissement etce soulagement intérieur reposent sur
«les lois naturelles, immuables, indépendantes de tou-
tes les conditions de lieu, de temps et de culture. Heureux
donc les chercheurs ! Ils sont affranchis des soucis : la neu-
rasthénie de la vie intérieure est vaincue par la crois-
sance de l'être originel en eux.
Jésus ne touche ici qu'à la question des soucis. Mais
l'état intérieur de l'âme enracinée en Dieu exerce ses
effets dans tous les domaines et triomphe de tous les
désordres. L'arbitraire l'ait place à la nécessité de la
vie nouvelle qui nous dicte d'instant en instant la con-
duite à tenir. Asservis naguère aux hommes, aux cho-
ses, aux événements, nous acquérons une souveraineté
intérieure qui assure la liberté de nos mouvements et
de notre croissance. A la faiblesse, à l'incapacité de
vivre se substitue une puissance de vie qui lait concou-
rir à notre salut les rencontres les plus tragiques de la
destinée. Aux tâtonnements succède la certitude pro-
fonde qui découle Au contact personnel avec Dieu: à
LE BUT 271
r accablement, la joie el le goût de vivre qui se renou-
vellent en puisant aux sources divines ; à la crainte, la
vaillance qui peut tout par celui qui nous fortifie ; au
sentiment de l'abandon, l'assurance bienheureuse de la
présence du Père qui nous inonde de son amour. Ainsi
le nouvel état intérieur que crée en nous la vie origi-
nelle fournit à notre vie journalière un point d'appui
d'une valeur incomparable.
4- Le but.
« Ce sont les païens qui recherchent toutes ces cho-
ses ». les païens, c'est-à-dire des hommes fermés à la
véritable réalité, ignorants de Dieu et de son action
rédemptrice, des âmes rassasiées auxquelles suffit le
misérable bien-être que procurent les choses vaines et
périssables. Qdant à vous, chercheurs, qui sentez frémir
en vous un nouveau devenir :
« Cherchez premièrement le royaume de Dieu et
la justice de Dieu, et toutes ces choses vous seront
données par surcroît. »
C'est d»1 notre inquiétude intime, du malaise qui nous
étreint parmi le va-et-vient de la vie. que naît notre
recherche du royaume de Dieu. L'obscur besoin d'autre
chose qui s'éveille en nous se transforme, par la vertu
de l'évolution qui commence, en un terme vouloir. De
ce vouloir et de cette évolution résulte un mouvement
impulsif conscient : nous nous mettons en marche vers
•2-yl LA VIE QUOTIDIENNE
la terre nouvelle que cherchent instinctivement toutes les
âmes vivantes. Jésus élève ici ce processus intérieur à
la hauteur d'un principe organisateur de notre vie :
Cherchez, nous dit-il. ce règne de la vie créatrice éma-
nant de Dieu, tondez sur lui L'organisation harmonieuse
de tout être et de toute vie. Prenez fait et cause pour
l'évolution qui vous entraine et frayez-lui la voie. Qu'elle
devienne le ressort de votre vie tout entière.
Chercher, — lorsqu'il s'agit d'une nouvelle création
de notre personnalité et du développement intégral de
l'humanité, c*est-à dire de rallranchissement et de l'épa-
nouissement glorieux de notre être éternel aussi bien
que de la solution du problème humain en général, —
chercher, c'est nous consacrer sans réserve à ce dessein
avec toutes les forces et tous les moyens dont nous dis-
posons, brûler de cette seule ambition, concentrer tous
les mouvements de notre âme dans cet unique effort,
nous laisser consciemment ou inconsciemment attirer
par ce pôle magnétique.
Cette recherche n'a rien de commun avec la manie
du « travail pour le règne de Dieu », la sentimen-
talité langoureuse qui soupire après c<r la patrie céleste »
ou n'importe quel autre pieux état d'âme que puisse
évoquer cette exhortation de Jésus. C'est un élan con-
tinuel vers la réalisation de l'évolution nouvelle, qui
détermine chacun de nos mouvements. C'est l'œuvre
de la vie constamment orientée vers ce but. Il ne suf-
fit pas que cette recherche soit à l'arrière-plan de
toutes nos pensées et de toute notre activité ; il faut
qu'elle passe au premier plan. Non seulement tout, dans
notre existence, doit la provoquer et la stimuler, mais
LE BUT 27S
elle doit elle-même tout vivifier, tout ordonner, tout
modeler. On ne cherche réellement le royaume de Dieu
et sa justice que lorsque le développement intégral de
l'homme et la rénovation de toutes choses sont devenus
l'intérêt suprême, le ferme propos auquel on se con-
forme sans cesse.
L'avènement de la vérité en nous, comme la renais-
sance de l'humanité, sont un devenir. Mais ce devenir
ne s'inaugure et ne se continue qu'au prix dune re-
cherche et d'une poursuite sans trêve. C'est ce que fait
ressortir le Sermon sur la montagne qui nous en retrace
les étapes. Si nos aspirations ouvrent notre àme à la
vérité, seule l'action énergique qui actualise dans la vie
chacune des impulsions de l'être originel en assure l'exé-
cution. C'est dire que nous ne parviendrons au but que
si nous risquons tout pour l'atteindre, et si nous nous
en rapprochons d'instant en instant dans la mesure du
possible.
L'occasion nous en est constamment oflerte. Il n'est
pas une des obligations de la vie qui n'éveille en nous
l'ambition de l'accomplir parfaitement (Matthieu ch. 5,
v. 4^)- et l'intuition délicate de la manière dont nous
avons à le faire. Mettre en œuvre énergiquement et im-
médiatement cet instinct profond, réaliser ce qu'il nous
dicte à ce moment précis, c'est chercher en vérité le
royaume de Dieu et contribuer à sa venue, quelle que
soit la distance qui nous sépare encore du but. Dans ce
domaine rien n'est trop petit, trop extérieur, trop su-
perficiel. Car du point le plus imperceptible part une
ligne qui se dirige droit vers le but. et c'est sur cette
ligne qu'il s'agit d'avancer. Celui qui est entré dans le
18
•X-/A LA VIE QUOTIDIENNE
courant de l'évolution créatrice, ressent en toute ren-
contre l'impulsion de !a puissance de vie universelle qui
travaille sans relâche à l'achèvement de l'humanité. Il
perçoit son appel à devenir, en se faisant l'instrument
de cette force qui l'entraîne et l'aiguillonne, un élément
créateur de la terre nouvelle : celui dont la pensée et la
conduite obéissent à cette impulsion, cherche le royaume
de Dieu et sa justice.
Cette recherche et cette ambition pénétreront sa vie
entière, et ne lui laisseront de repos que lorsqu'il l'aura
mise en harmonie avec l'ordre nouveau qu'il entrevoit.
Désormais, par exemple, il envisagera tout ce qu'il
possède, femme, enfants, biens, talents, comme des
trésors qui lui sont confiés. Il verra dans tout être qui
a spécialement besoin de lui son prochain, au sens pro-
pre de ce mot, et lui viendra en aide. Il considérera
toute chose dans son rapport avec le bien des hommes,
et en usera en vue de leur salut et de leur vie. Il
honorera pleinement le Père en cherchant à faire en
tout sa volonté. C'est ainsi que l'ordre nouveau s'in-
carne dans notre existence et que les progrès du nou-
veau devenir sont accélérés par notre conduite qui lui
est conforme et favorable. Quelles conséquences, quels
effets accessoires aura-t-elle d'ailleurs ? Cela n'est point
notre affaire ; toutes les préoccupations de ce genre
passent au second rang.
La recherche prépondérante du royaume de Dieu
introduit dans notre vie le grand courant objectif de
l'évolution nouvelle, qui en actionne dès lors tous les mou-
vements, même les plus imperceptibles, et la dirige in-
variablement vers le but. Désormais elle revêt en quel-
LE BUT 2^5
que mesure le caractère effectif et créateur de la puis-
sance de vie qui est à l'œuvre dans l'univers. Elle trouve
son harmonie et son unité, car tout y est mis involon-
tairement eu rapport avec le but poursuivi. Elle acquiert
de ce t'ait une signification nouvelle et un caractère par-
ticulier, elle entre dans la sphère du nouveau devenir.
Ainsi la recherche du royaume de Dieu et de sa vérité
organise notre vie. et la façonne du dedans au dehors.
Elle crée en nous la constitution nouvelle qui résoud le
problème de notre être, elle fait de notre existence une
vie proprement humaine en lui donnant le sens qui seul
la justifie et qui accomplit notre véritable destinée.
En outre, elle nous rend invulnérables, en face des
contrariétés et des revers. Car désormais la raison
d'être et le prix de notre vie ne résident plus dans
notre situation extérieure et ne sauraient par conséquent
être compromis par les coups de la destinée. Nous au-
rons sans doute à combattre jusqu'au bout contre l'ad-
versité et la détresse, nous devrons compter toujours
avec les dangers et les aventures, mais notre vie person-
nelle dont la force agissante résulte de la tension de
tout notre être vers le but, nous assure la suprématie
sur les vicissitudes et les hasards de l'existence. Or cette
vie n'a pas sa source en dehors de nous, mais au
dedans. C'est de l'élan de notre devenir qu'elle découle ;
c'est son accomplissement, non sa réussite, qui l'ait
notre bonheur. Cette marche en avant est notre rai-
son de vivre, et dussions-nous aller nous briser contre
d'infranchissables obstacles, nous n'aurions point man-
qué notre but. Car ce qui fait la valeur de notre exis-
tence, c'est le développement de notre être en confor-
2-6 LA VIE QUOTIDIENNE
mité avec sa véritable fin. et le déploiement dans notre
vie d'une force consciente de cette fin. Que leurs effets
transparaissent au dehors et soient reconnus des autres
ou que, semences d'avenir, ils restent ensevelis dans
1 obscurité, cela est indifiérent au point de vue de révo-
lution en soi et de son progrès dans le monde. Soit que
nous parvenions à notre épanouissement complet, soit
qu'il se trouve entravé par des circonstances défavo-
rables, tant que l'être originel palpite en nous, nous
sommes des cellules vivantes au moyen desquelles se
poursuit la création nouvelle de l'humanité, et qui sont,
par conséquent, indispensables. La recherche du royaume
de Dieu devient donc le principe d'une vie héroïque.
L'élan continu vers le but nous délivre enfin de tout ce
qui fait obstacle à notre vie. Les soucis, la crainte et la
douleur n'ont plus de prise sur celui qui est entré dans
ce courant vital. Il est affranchi de toute dépen-
dance comme de toute prévention, car il avance imper-
turbablement et parvient au-delà des brouillards qui
obscurcissaient son horizon. Le courant de vie objective
qui l'entraîne, l'arrache à son atmosphère subjective et
le conduit de clarté en clarté. Le pouvoir de la vieille
nature est brisé par la force évolutive de l'être
nouveau qui s'insurge contre elle. L'incertitude enfin
disparaît, car de la poursuite incessante du royaume
de Dieu procède une nécessité intérieure qui s'impose à
la vie.
C'est sur cette influence illimitée, exercée sur notre
vie par la recherche du royaume de Dieu, que se fonde la
déclaration de Jésus, la lettre de crédit qu'il délivre
aux siens : ce Et toutes les autres choses vous seront
LE SECRET DE LA VIE 277
données par surcroit. » Tout, en eflet, leur échoit de
soi-même. Car ils sont dans le courant de la vie. Ils peu-
vent vivre impulsivement, comme en se jouant, avec lin-
génuité de l'enfant, car le Père pourvoit à tout ce dont
ils ont besoin pour cela. Tout doit concourir à leur
bien et leur réussir en les rapprochant du but. Il
semble qu'une vie pareille attire à elle par reflet d'un
pouvoir magnétique tout ce qui lui est nécessaire. En
jetant un regard en arrière, on aperçoit le tissu merveil-
leux et subtil des événements qui tous surgirent au mo-
ment opportun, et l'œil averti découvre en toutes
choses l'action paternelle qui les a disposées de telle
sorte que la vie entière devienne une révélation ininter-
rompue de la grâce et de la gloire divines.
Cette lettre de crédit est un privilège que Dieu
octroie à ses enfants, à ceux en qui palpite la vie que
nous révèlent les trois premières demandes de l'oraison
dominicale. Elle n'entre point en vigueur pour ceux
chez lesquels la recherche du royaume de Dieu ne cons-
titue pas le courant profond de la vie et ne procède
pas directement «. de la foi ». c'est-à-dire de l'expérience
immédiate du Dieu qui nous entraine vers le but. Mais
ceux qui sont les enfants de Dieu par la foi. éprouvent
chaque jour la réalité de cette promesse, qui dépasse
tout ce qu'ils peuvent demander et concevoir.
5. Le secret de la vie.
Si telle est la situation, en quoi consiste le secret
de la vie ? Jésus nous l'indique lorsqu'il conclut ainsi :
2^8 LA VIE QUOTIDIENNE
« Ne vous mettez donc point eu peine du lende-
main, car le lendemain aura soin de ce qui le
regarde. A chaque jour suffit sa peine. »
Quand Jésus nous assure que toutes choses nous se
ront données par surcroit, il ne nous promet point une
vie exempte de détresse et de peines. Il faudra persé-
vérer dans notre recherche et notre effort, mais cher-
cher sera trouver, et l'effort impliquera le succès.
Nous devrons tendre toutes nos forces pour le travail,
mais notre travail sera exempt d'angoisse et ne restera
plus vain. Nous pourrons supporter les peines de la
vie, quand nous n'envisagerons que celles du moment
présent. Ce sont les soucis qui ajoutent au fardeau
du jour celui du lendemain, et qui causent ainsi la
surcharge et l'accablement. Mais quand tout nous est
donné par surcroit, à quoi bon nous préoccuper du
fardeau de l'avenir ? Quand il sera là. nous aurons
la force de le porter. C'est pourquoi Jésus joint à sa
promesse cette simple prescription : ce Ne vous mettez
point en peine du lendemain. »
Dans cette parole est enfermé le secret de la réussite :
vivre exclusivement dans le présent. L'instant fugitif
est à nous, le reste n'est pas entre nos mains. Le pré-
sent est notre éternité. Plus nous le vivons exclusive-
ment et intensément, moins nous avons conscience de
l'espace et du temps. Vivre directement de l'expérience
spontanée du moment, c'est s'affranchir de l'espace et
du temps. Plus nous puisons dans les profondeurs infi-
nies de l'heure présente ce qu'elle contient d'éternel.
LE SECRET DE LA VIE 279
moins aussi nous souflrons de l'instabilité de la vie, et
plus nous sentons sourdre en nous la vie éternelle,
l'éternelle jeunesse.
Seul celui qui vit tout entier dans le présent en ex-
trait les trésors et en remplit les devoirs. Il épuise la
vie et l'accomplit. Il a trouvé l'accès de la perfection.
Car de même que l'artiste ne saurait créer une œuvre
durable si tout en lui ne s'efface devant elle à l'heure
où elle sort du néant, de même que nul ne saurait ac-
complir un travail productif sans concentrer sur cette
tâche toutes les forces de son être, le seul moyen de ne
rien négliger de ce qu'il nous est possible de réaliser,
c'est de vivre tout entiers dans le moment qui nous ap
partient. C'est en cela que consiste notre perfection.
11 faut vivre dans le présent pour acquérir le sens de
la réalité qui seul nous rend aptes à la vie, parce qu'il
nous place dans la relation convenable avec elle et
nous communique la faculté d'en juger. Pour celui qui
se reporte obstinément au passé ou qui rêve de l'ave-
nir, ies limites qui séparent l'imaginaire du réel, s'efia-
cent. la brume que forment ses représentations super-
posées dérobe à sa vue la terre qui verdoie à ses pieds,
et l'empêche de discerner clairement, sobrement et com-
plètement ce qu'il a sous les yeux.
Quand nous vivons exclusivement dans le présent, le
passé cesse de peser sur nous et devient la base de
notre avenir. Car la vie intense du moment engloutit le
passé. Or nous ne possédons véritablement que ce qui
s'est enfoncé au profond de nous-mème pour devenir
partie intégrante de notre moi. si peu que nous en
avons d'ailleurs conscience. Et cela seul qui s'ensevelit
280 LA VIE QUOTIDIENNE
en nous peut y germer et y croître. Nous absorber dans
le devoir présent, c'est donc faire fructifier le passé,
tandis que tout retour en arrière nous mène au pays
des ombres et nous dérobe à la vie réelle.
Vivre au jour le jour est encore la seule manière de
faire droit à l'avenir. Celui qui vit dans l'avenir ne
travaille pas pour l'avenir, car il vit de projets, d'ima-
ginations et de désirs. Bâtir des châteaux en Espagne,
rêver des chemins qui nous y conduiront, c'est le
plus sûr moyen de n'y point parvenir. Celui qui va le
plus loin, c'est celui qui, ne sachant où on le mène, se
tient prêt à tout, parce qu'il ne se propose rien de pré-
cis. Entièrement occupé à épuiser l'heure qui passe et à
résoudre les problèmes du moment, il crée de ce fait
son avenir, car il l'actualise d'instant en instant. L'ave-
nir naît du présent, mais comment en sortirait-il comme
un fruit mûr. si nous ne portons chacun de nos mo-
ments à sa parfaite maturité en le vivant dans sa plé-
nitude ?
Si celui qui vit dans le présent voit s'engloutir le passé
et le deuil qui l'accablait, il ignore les soucis que cause
l'avenir. Plus nous vivons en dehors du temps, plus
notre existence est paisible et assurée, libre et féconde.
Solidement établie sur le terrain du devoir présent,
notre vie vécue fortement et profondément en devient
d'autant plus facile et heureuse. Aux regards de celui
qui a perdu ce qu'il a de plus cher, l'avenir n'offre
qu'une succession désolée de jours vides et mornes
dont la perspective épouvante le cœur. Mais pour celui
qui vit dans l'heure présente, chaque jour revêt la cou-
leur et l'éclat que lui communique celte vie intense, et
LE SECRET DE LA VIE 28 I
la terre se met ;i refleurir. En épuisant les richesses
de l'instant qui passe, il retrouve le courage et la
joie de vivre. Nous pouvons assombrir l'avenir, car
il n'existe que dans notre imagination. Mais le présent
est une réalité vivante, plus forte que nos rêves et que
nos appréhensions, si nous savons nous y consacrer tout
entiers.
La conduite nouvelle évoquée à nos yeux par ce pas-
sage du Sermon sur la montagne plonge toutes ses ra-
cines dans les profondeurs de notre être originel. Nous
ne saurions conquérir de haute lutte ni le centre de
gravité qui est en nous-même. ni la lumière qui doit
illuminer notre vie. ni le point d'appui intérieur, ni
l'élan qui entraîne au but, ni l'intensité du courant de
vie qui épuise sans cesse l'instant présent. Tout est le
résultat d'un devenir. Mais tout jaillira directement des
sources de notre moi renouvelé, qui s'alimentent aux
réservoirs éternels.
CHAPITRE V
LA VIE COMMUNE RÉALISÉE
(Matthieu VII, 1-6 et 12.)
1. Les bases de la vie commune.
Le changement radical qui s'opère en nous et l'éclo-
sion de notre être originel n'ont pas uniquement pour
effet de nous élever à une vie individuelle normale et à
une conduite digne de notre vocation ; elles créent en
outre parmi les hommes une vie collective toute nou-
velle. Jésus indique ici. en quelques traits rapides, les
conditions élémentaires desquelles elle résulte nécessai-
rement.
« Ne jugez point, atin que vous ne soyez point
jugés. Car on vous jugera comme vous jugez, et on
se servira pour vous de la mesure avec laquelle vous
mesurez. »
L'habitude de juger les autres n'est pas seulement un
travers commun à tous les humains, elle est pour ceux
qui cherchent le royaume de Dieu une tentation dont
une intégrité complète peut seule les préserver. Leur
LES BASES DE r..V VIE COMMUNE 283
zèle ardent pour révolution nouvelle ne les induit que
trop aisément à condamner ceux qui ne poursuivent pas
le même but. ceux qiri ne cherchent point, mais restent
immobiles et satisfaits. Cependant la position que leur
aspiration à la vie véritablement humaine les oblige à
prendre envers la nature humaine déformée, n'implique
pas la condamnation de ceux qui périssent inconsciem-
ment dans leur inertie. Au contraire, quiconque est pé-
nétré de l'esprit des béatitudes est incapable de juger,
il ne peut que supporter, endurer, user de miséricorde,
procurer la paix. Aussi Jésus dit-il: Ne jugez point.
Ce ne sera de votre part ni faiblesse, ni indifférence,
mais simplement l'effet de votre caractère de cher-
cheurs.
Le mot juger ne signifie point ici apprécie]*, mais
condamner. Nous ne pouvons vivre parmi les hommes
sans nous former une opinion sur eux. Jésus lui-même
nous engage à le faire quand il nous met en garde con-
tre les faux prophètes : « Vous les reconnaîtrez à leurs
fruits », dit-il, ce qui ne signifie pas autre chose que :
Vous les jugerez d'après leurs fruits. De même, pour
ne pas jeter les perles devant les pourceaux, le discer-
nement est indispensable. Toute attitude [irise envers
notre prochain implique un jugement inconscient.
Mais condamner est tout autre chose. Ce n'est pas
se borner à porter un jugement sur la valeur que les
autres ont pour nous, sur l'importance qu'ils ont dans
la vie. sur la mesure en laquelle il convient de les pren-
dre en considération, mais sur ce qu'ils sont en eux-
mêmes, sur leur personnalité et leur valeur objective.
Quand nous jugeons, nous prétendons décider ce qu'es1
•jSj LA VIE COMMUNE RÉALISÉE
un être en soi, s'il est bon ou mauvais, s'il vaut ou non
quelque chose. Jésus nous interdit de le faire, parce que
nous en sommes absolument incapables. Nous n'y trou-
verions qu'une occasion de nous enorgueillir sans aucun
profit.
Nous ne pouvons juger personne, parce que nous ne
connaissons les hommes que superficiellement. Le fond
intime de leur être, leur histoire intérieure, la signifi-
cation objective de leur vie restent pour nous un mystère
impénétrable. Pour les juger il nous faudrait un critère.
Mais tous les critères sont insuffisants, parce qu'ils ne
peuvent s'appliquer qu'à ce qui paraît au dehors, et
injustes, parce que tout homme doit être mesuré à sa
mesure propre. En motivant ainsi sa défense : ce afin que
vous ne soyez pas jugés», Jésus veut nous faire pres-
sentir quelles seraient nos impressions si l'on nous faisait
violence en critiquant notre personne et notre vie de
cette façon tout extérieure, mécanique et injuste. Nous
apprendrions à nos dépens combien il est insensé et
pervers de juger.
Mais il y a plus. En jugeant les autres, nous attirons
sur nous un jugement pareil non seulement de la part
de nos semblables, mais de la part de Dieu. Par la norme
selon laquelle nous condamnons, nous fixons involon-
tairement la norme selon laquelle nous voulons être
jugés ; nous le faisons inintentionnellement, sans doute,
mais effectivement, s'il est vrai du moins que la justice
suprême est celle qui mesure l'homme à sa propre
mesure. C'est ce que l'apôtre Paul atteste dans cette
parole incisive : «En jugeant autrui, tu te juges toi-même. »
Cependant la chose est plus grave encore : en jugeant,
LES BASES DE LA VIE COMMUNE 285
nous nous excluons du royaume îles cieux dans lequel
règne non la justice, mais la miséricorde : nous nous
livrons à la justice dont nous nous taisons les partisans.
Car pour obtenir miséricorde il faut pratiquer la misé-
ricorde. Telle est la loi de nature que. pour la troisième
lois, nous présente le Sermon sur la montagne.
Ceux qui cherchent, ceux qui sont entrés en contact
avec le Père, ne jugeront donc point. Mais il ne se con-
tenteront pas de cette attitude négative : ils auront foi
dans les hommes, partout et toujours. Car leur propre
expérience leur enseigne que sous toutes les déformations
et les déchéances de l'être humain, se cache le germe
indestructible d'un être éternel ; que le péché n'est pas
notre essence, mais notre dégénérescence, non notre
nature, mais notre anti-nature. Dans son fond et quoi
qu'il puisse advenir de lui, l'homme est et demeure bon
et infiniment précieux, car il est de Dieu et il le reste.
Aussi celui qui pressent en quelque mesure la réalité de
Dieu et de sa propre âme croit-il sans réserve et sans
conditions dans ses semblables. L'intuition de ce qu'il
y a de divin en eux détermine son jugement et son atti-
tude à leur égard.
Cette confiance absolue dans l'homme n'a rien de
commun avec la bonhomie qui ne le considère jamais
tel qu'il est. parce qu'elle ne veut pas voir, et qui nous
rend par conséquent inaptes à une vie collective fruc-
tueuse. Elle n'est pas non plus une croyance fanatique, à
laquelle on se cramponne malgré toutes les impressions
contraires. Elle est une intuition spontanée qui jaillit
du contact intérieur de l'Ame réveillée avec celle du
prochain. Elle n'est point voulue et factice, mais vivante,
•jS6 la vie commune réalisée
comme l'expérience de Dieu, avec laquelle elle est en
relation intime. Si nous crovons en Dieu, nous crovons
dans les hommes, et celui qui ne peut croire impertur-
bablement aux hommes ne saurait pas non plus croire
inébranlablement en Dieu. La foi dans les hommes n'est
point aveugle, mais clairvoyante et perspicace. Pénétrant
au-dessous de la surface, en vertu d'une intuition immé-
diate, elle discerne à travers tous les voiles le caractère
propre de l'être et reçoit l'impression directe de la beauté
qui sommeille en lui. Toutefois elle ne méconnaît point
ses déformations, elle les reconnaît au contraire d'autant
plus nettement. On ne comprend les hommes que lorsqu'on
croit en eux.
Pour s'en rendre compte, il faut lavoir éprouvé. Il
faut avoir, au moins une fois dans sa vie, souffert de la
méchanceté et de la bassesse d'un être humain sans
pouvoir cependant cesser de croire en lui. tant s'impo-
sait le pressentiment de la gloire divine captive au
fond de son être. Impossible alors de condamner, on ne
peut que chercher à comprendre, et l'on apprend à le
faire si l'on consent à subir patiemment jusqu'au bout
cette expérience contradictoire. On finit par se rendre
compte que ce qu'il y a de mauvais dans l'homme est
reflet de son anarchie intérieure, de son impuissance en
lace des séductions, de sa dépendance d'éléments étran-
gers à sa nature, c'est-à-dire de ce qu'il y a d'imper-
sonnel en lui; ou encore la suppuration de plaies cachées,
la fièvre intérieure d'une âme qui devient, la manifes-
tation d'une souffrance intolérable que provoquent des
circonstances adverses. C'est ainsi, par exemple, qu'un
profond mécontentement de soi se fera jour peut-être
LES BASES DE LA VIE COMMUNE 287
par le soupçon, l'envie, les caprices, ou une rage de
destruction s'attaquant à tout ce qui nous est précieux.
On reconnaît alors que le péché est le composé le plus
inimaginable de tous les désordres et de tous les éga-
rements, et qu'il n'est jamais inhérent à l'être même,
mais bien en constante opposition avec lui.
Lorsqu'on a fait cette expérience, on garde en face de
la méchanceté humaine une attitude interrogative. On
la considère provisoirement, dans chaque cas donné,
comme une énigme encore inexpliquée, jusqu'au moment
où l'on constate l'état maladif qu'elle révèle. On croit
donc aux hommes en tout état de cause, qu'on les ait
déjà pénétrés ou qu'on ne les devine point encore. De
même que le médecin ne saurait porter secours au malade
sans croire à la puissance réparatrice de la nature, il
faut croire à la puissance de l'être originel qui sommeille
en toute créature humaine pour contribuer à le faire
éclore.
Cette expérience, constamment confirmée par les faits,
nous apprend à discerner sous ses déformations actuelles
la véritable nature humaine ; nous en saisissons les rap-
ports obscurs à la lumière du Père qui, lui aussi, croit
invariablement aux hommes, et par conséquent, au lieu
de les juger, cherche constamment h entrer en contact
avec eux pour les affranchir de la malédiction du péché.
La foi à ia vraie humanité dans chacun de ceux que
nous rencontrons est la base d'une véritable vie com-
mune. Car celui qu'elle anime reconnaît en tout homme
un être de même rang que lui. D'elle découlent le respect
profond pour la nature particulière de chacun et pour
le droit qu'il a de s'affirmer, l'intelligence de son carac-
288 LA VIE COMMUNE RÉALISÉE
tère et de ses manifestations vitales, le contact immédiat
avec sa vie profonde, l'amour compvéhensif qui supporte
tout et qui rend capable d'entrer dans sa pensée et de
lui prêter assistance, bref toutes les conditions fonda-
mentales d'une vie d'entraide et de collaboration dans
l'œuvre de notre devenir.
C'est encore cette foi qui nous inspire la patience et le
pardon, une confiance inébranlable dans la bonté invi-
sible de tout être, la certitude de sa haute vocation,
l'espérance indestructible du triomphe de sa beauté
divine. Ceux qui croient spontanément aux hommes
plongent tous ceux qui les approchent dans cette mer-
veilleuse source de guérison. Leur foi est le ferme point
d'appui offert à ceux qui faiblissent ou trébuchent, le
baume salutaire versé sur leurs blessures, la main se-
courable tendue aux désespérés, l'air tonique, la chaleur
vivifiante éveillant dans les cœurs endurcis les puis-
sances germinatrices d'une vie nouvelle. Cette confiance
des croyants dans leurs frères, c'est le Père qui est aux
cieux, faisant rayonner sa miséricorde sur les indigents
et les perdus, à travers des cœurs et des yeux humains.
Quand nous croyons aux hommes, toute notre vie
prend un caractère affirmatif ; elle procède du oui.
Quand nous doutons d'eux, quand nous les condamnons,
nous prenons envers eux une attitude négative, nous
vivons du non. Nous pouvons donc, à notre choix, de-
venir les fils de la puissance positive qui anime de sa
vie tout l'univers, ou les fils de «l'esprit qui nie sans
trêve. » Or l'union ne peut naître que du oui ; là où
règne le non, surgissent les oppositions, l'éloignement,
les divisions, l'orgueil, le mépris. La foi dans les hom-
LE CARACTÈRE DE LA VIE COMMUNE 2ik)
mes est l'énergie vitale de la vie commune, la défiance
en est le ferment corrupteur. La foi est créatrice, car
elle dégage, fortifie, épanouit le bien quelle espère et
découvre : la défiance est stérile et dissolvante, elle
irrite, elle précipite dans le mal qu'elle constate. Celui
qui croit rend justice aux hommes ; celui qui juge est tou-
jours injuste. Celui qui croit attire ; celui qui juge re-
pousse. Ceiui qui croit fait des expériences nouvelles là
où les autres condamnent ; celui qui ne croit point reste
fermé à ces expériences et se condamne inconsciemment
à périr en détournant de lui tous les affluents de vie.
Croyons aux hommes: nous vivrons par eux, ils vivront
par nous.
'i. Le caractère de la vie commune.
« Pourquoi regardes-tu le brin de paille qui est
dans l'œil de ton frère, tandis que tu ne remarques
pas la poutre qui est dans ton œil? Ou comment
peux-tu dire à ton frère : Laisse-moi ôter la paille
de ton œil, lorsqu'il y a une poutre dans le tien ?
Hypocrite, enlève d'abord la poutre de ton œil, et
alors lu verras à retirer la paille de l'œil de ton
frère. »
Même quand on ne condamne pas, on rend volontiers
les autres attentifs à leurs défauts, on cherche à les en
corriger. Jésus taxe ce procédé d'hypocrisie, parce que
celui qui en use s'enorgueillit dans le sentiment de sa
propre justice et agit d'une façon tout extérieure.
C'est secourir son prochain à la manière tle L'ordre
i9
2()<) LA VIE COMMUNE REALISEE
ancien, et cet exemple nous fait voir comment la meil-
leure volonté du monde et les intentions les plus nobles
échouent nécessairement lorsque nous ne sommes pas
nous-mêmes dans l'ordre, et parce que nous agissons
contrairement aux lois immanentes de la vie. Dans ce
cas, le bien même devient un mal.
Nous avons sans cesse l'occasion de le constater.
Ceux qui s'intéressent au développement de la vie mo-
rale, à la manière de l'ordre ancien, considèrent comme
leur premier devoir d'améliorer leurs semblables, de
leur «dire la vérité», de contribuer à leurs progrès.
Dans leur zèle moralisateur, ils foncent sur eux arbi-
trairement et se mettent en devoir de pratiquer l'opéra-
tion nécessaire. Mais ils ne font qu'empirer le mal. En
eflet nul ne saurait tolérer un procédé pareil, car nul ne
se laisse imposer un secours qu'il ne réclame pas, sur-
tout lorsqu'il sent instinctivement que celui qui inter-
vient de cette façon ferait mieux de balayer devant sa
porte. En conséquence, le patient se défend et prend
involontairement fait et cause pour ce que l'autre veut
éliminer, et cela d'autant plus que l'importun médecin,
superficiellement renseigné, se méprend généralement
sur le mal qu'il veut guérir et fournit ainsi à sa victime
une base de défense justifiée. 11 ne fait donc qu'enfon-
cer plus profondément dans l'oeil le brin de paille qu'il
en voulait retirer, et par conséquent aggraver la situa-
tion. Il entrave le travail purificateur déjà commencé
peut-être, ou nuit en fouillant sans discernement dans
une plaie qui n'était pas mûre encore pour le remède et
pour la guérison. En outre, par la résistance et la con-
tradiction qu'il provoque, il incite celui qu'il reprend à
LE CARACTERE I>E LA VIE COMMUNE 2C)I
manquer de sincérité envers lui-même, et il l'endurcit
dans sa faute. Impossible de venir véritablement en
aide à notre prochain par ce moyen. Ce genre d'assis-
tance est bien plutôt un ferment d'irritation et de haine
parmi les hommes.
Jésus nous exhorte en revanche à nous occuper
d'abord de nous-mêmes et de notre propre salut ; car
nous ne saurions porter secours aux autres avant d'avoir
réellement et complètement recouvré nous-mêmes la
santé. Cet avertissement met en lumière la loi de
l'entraide pratiquée selon l'ordre nouveau, loi que nous
a révélée le début du Sermon sur la montagne. Lorsque
la vue du mal chez les autres éveille en nous le désir
de les secourir, il ne suffit point que ce désir soit
sincère et que nous restions conscients de nos propres
manquements, il faut encore nous y prendre de la
bonne manière. A la disposition convenable, doit s'ajou-
ter la méthode convenable : charité bien ordonnée com-
mence par soi-même. Pour faire quelque chose pour
notre prochain, il faut d'abord être devenu quelqu'un,
car nous ne l'aidons que par ce que nous sommes. C'est
aux bien portants seuls à soigner les malades. C'est
pourquoi nous avons à nous débarrasser nous-mêmes
des corps étrangers avant de songer à en débarrasser les
autres. Dans la mesure où nous vivons la vérité, nous
devenons capables de la répandre, car ainsi seulement
nous acquérons la puissance de guérison, et la faculté
de secourir.
Mais cette loi du royaume des cicux a encore une
autre raison d'être. Toutes nos relations avec nos sem-
blables doiv< ni reposer sur l'action immédiate d'indi-
292 LA VIE COMMUNE REALISEE
vidu à individu, et être maintenues et déterminées par
elle. C'est là ce qui leur donne un caractère organique
et personnel, ce qui leur permet de se manifester d'une
manière opportune, efficace, et conforme à une nécessité
interne. Autrement elles ne sont que des rapports méca-
niques, extérieurs, conventionnels, d'où résultent des
procédés arbitraires, impropres et manques. Dans le
premier cas seulement s'établit une vie véritablement
commune. Dans le second, ce ne sont que frottements,
conflits ou accommodements. On comprend donc aisément
que l'un des traits caractéristiques de la vie collective
cbaotique et barbare, c'est précisément cette habitude
de jeter ses conseils et son aide à la tête des autres
d'une manière arbitraire, extérieure et violente, quitte
à échouer et même à nuire ; tandis que là où se consti-
tue une vie collective véritablement commune, toute
aide efficace naît de l'influence immédiate d'un être sur
un autre. Le charlatanisme malfaisant fait place à l'ac-
tion directe de la personnalité déployant spontanément
sa puissance de guérison.
Voulons-nous donc venir en aide aux autres? Veillons
à ce que des torrents d'eau vive découlent de nous.
Nous ne pouvons leur être utiles que dans la mesure
où nous devenons pour eux un secours vivant, par notre
personnalité même et son épanouissement dans la vie.
Alors émanent incessamment de notre être des vertus
bienfaisantes et libératrices qui se communiquent à ceux
qui en ont besoin et qui sont prêts à les recevoir. Ainsi
s'opère tout naturellement une sélection de ceux aux-
quels nous pouvons et devons prêter assistance à ce
moment précis. 11 n'est plus question de foncer arbitrai-
LE CAKACTÈRE DK LA VIE COMMUNE 2q3
rément sur le premier venu. Celui-là seul est notre pro-
chain qui se trouve conlié à notre sollicitude, par le fait
de notre relation directe avec lui.
Dans la plupart des cas, l'influence salutaire immé-
diate sera suffisante. Les corps étrangers enfoncés dans
l'œil de notre frère seront attirés au dehors par le ma-
gnétisme de notre vie personnelle. Mais lorsqu'une
intervention directe sera nécessaire, le patient la récla-
mera lui-même. Attendons en paix son appel ; agir plus
tôt serait prématuré. Quand il nous en priera, ce sera
le moment d'intervenir, car nous serons alors l'un en-
vers l'autre dans une situation normale. Il ne nous est
donc pas permis de lui dire : Halte-là, frère, je vais
retirer de ton œil un brin de paille. C'est à lui de nous
dire : Frère, retire-le. Si c'est nous qui nous imposons,
il restera récalcitrant ; si c'est lui qui recherche notre
aide, nous le trouverons docile, traitable. patient.
Toutefois cette intervention même ne pourra procéder
que d'un contact personnel avec celui qui la réclame. Il
n'y a de secours efficace qu'à ce prix. Nous ne saurions
autrement comprendre le mal. découvrir le traitement
qui en triomphera, trouver la manière et le mot justes.
Dans les opérations de la vie personnelle, le cas-type
disparait, il est modifié par une foule d'éléments indi-
viduels. En conséquence, ces opérations doivent revêtir
dans chaque cas donné, un caractère spécial. C'est ce
qui se produit tout naturellement lorsqu'elles se fondent
sur un contact intérieur immédiat avec le malade. Or l'a-
mour est le vivant contact d'une âme avec une autre
âme ; celui qui aime est donc seul capable de se-
courir.
294 LA VIE COMMUNE REALISEE
Le caractère primesautier de la vie nouvelle s'affirme
ici encore, non seulement dans les mobiles, mais aussi
dans les procédés de toute aide efficace. Aussi plus notre
assistance doit être immédiate, c'est-à-dire impulsive,
plus nous est indispensable la puissance de guérison
que nous ne possédons que lorsque nous avons été
nous-mêmes complètement guéris. Travaillons donc à
notre propre salut, si nous désirons concourir à celui
des autres.
'3. La condition de la vie commune.
« Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, et
ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur
qu'ils ne les foulent aux pieds et que, se retournant,
ils ne vous déchirent. »
Cette parole signifie simplement que certains êtres
sont à l'égard de ce que nous avons de plus précieux et de
plus sacré, ce que sont les chiens à l'égard des choses
saintes et les pourceaux à l'égard des perles: ils n'ont
aucune intelligence de ces choses, il n'y a entre eux et
elles aucun rapport, elles leur demeurent étrangères,
et indifférentes. Le langage de Jésus n'a donc rien d'in-
jurieux pour eux ; il ne veut que marquer la nature et
le degré de leur insensibilité en face de la vie nouvelle.
Jésus nous recommande d'observer envers eux une
réserve extrême. Gardez-vous, nous dit-il. de leur livrer,
si peu que ce soit, votre trésor; ils le fouleraient aux
pieds avec mépris et se jetteraient sur vous pour vous
déchirer. Pour reconnaître à quel point cet avertisse-
LA CONDITION DE LA VIE COMMUNE 290
ment est nécessaire, il suffit de constater que lune des
occupations habituelles, non seulement des « croyants »
mais d'un grand nombre de chercheurs, consiste à jeter
des perles devant les pourceaux, et que la réaction an-
noncée par Jésus se produit alors invariablement : la
parole est repoussée avec mépris, bafouée, passée au
crible de la critique et ses porteurs traités d'hypocrites
ou de benêts ; on cherche à les déchirer moralement.
Cependant ils ne sont point des martyrs, ils portent le
châtiment mérité par leur manque de doigté.
Toutes les fois que nous ne pouvons nous attendre à
être compris, il ne nous reste qu'à nous taire. Inutile de
parler de ce qui vit en nous à ceux qui n'y sont point
préparés. Tant que leur réceptivité n'est pas éveillée,
ils ne sauraient en tirer parti. Or ce ne sont pas les pa-
roles qui créent cette réceptivité. Elle naît de l'inquié-
tude intérieure que les expériences quotidiennes provo-
quent dans l'intimité de L'âme. Quant à l'intelligence de
la vie nouvelle, elle ne s'acquiert que par le contact
avec cette vie réalisée. Aussi Jésus a-t-il dit aux cher-
cheurs : Que votre lumière luise dans le monde, afin
que les hommes voient vos œuvres, c'est-à-dire votre
vie. et y découvi'ent le Père : mais ne parlez pas. C'est
pourquoi aussi le seul moyen d'exciter chez les autres
l'inquiétude intérieure consiste dans le frottement que
provoque notre vie de recherche, la vibration de notre
propre inquiétude se propageant parmi notre entourage.
La proclamation de l'évangile peut évidemment éveil-
ler dans une âme la réceptivité et l'intelligence du mes-
sage du Christ. Mais il faut pour cela d'une part que
l'auditeur y soit prédisposé, d'autre part que la parole
2Ç)6 LA VIE COMMUNE RÉALISÉE
soit l'expression directe et vivante de la vie nouvelle,
une révélation immédiate du Dieu qui l'anime. (Compa-
rez les déclarations de l'apôtre Paul à ce sujet dans la
ire Epïtre aux Corinthiens.) Ce fait et cette possibilité
n'infirment donc pas l'exhortation de Jésus à la pru-
dence et à la réserve ; au contraire, connaissant la con-
dition de toute prédication efficace, nous nous garderons
d'autant plus de prononcer des paroles qui. au lieu de
faire entendre la voix de Dieu, livreraient aux chiens
notre sanctuaire. Pour annoncer l'évangile dans l'esprit
de Jésus, il faut avoir la certitude d'y être appelé par
Dieu et de trouver accès dans les cœurs. Or Jésus ne
s'adresse pas ici à des apôtres ; il parle à des cher-
cheurs et ceux-ci ont à retenir sérieusement ses paroles:
Ne jetez pas vos perles devant les pourceaux.
Mais comment savoir si nous avons affaire à des
Ames accessibles à l'Evangile ? Il est aisé de s'en assu-
rer. Nous l'avons vu. c'est du sein de nos aspirations
que naît toute vie originelle. Ne parlons donc de notre
perle de grand prix qu'à ceux qui aspirent à la possé-
der, et, pour n'avancer qu'à coup sûr. attendons sim-
plement qu'ils s'en enquièrent. II suffira d'un regard
interrogateur pour desceller nos lèvres. Mais tant que
nous n'y sommes pas sollicités, nous n'avons pas le droit
de parler. Et notre cœur fùt-il près d'éclater, gardons le
silence et contentons-nous de laisser rayonner la lu-
mière de notre vie nouvelle jusqu'à ce que notre pro-
chain nous interroge. Alors seulement il sera disposé à
nous entendre et ne traitera pas notre message comme
les pourceaux le font des perles. Notre parole trouvera
en lui un terrain propice et. à défaut d'intelligence, au
LA CONDITION 1>K LA VIE COMMUNE 2Q7
moins du respect : il la conservera dans son cœur jus-
qu'à ce qu'elle y lève, le moment venu.
Ne répondons, d'ailleurs, qu'autant qu'il nous ques-
tionne» et selon ce qu'il est capable d'assimiler ; ses
questions mêmes et la manière dont il accueillera nos
réponses nous renseigneront à ce sujet. Mieux nous do-
serons la nourriture, mieux il l'absorbei'a ; mieux nos
éclaircissements seront gradués, plus nous lui en facili-
terons l'assimilation. L'acquiescement à la vérité doit
aller de pair avec l'expérience, sur laquelle il repose ;
sinon il devient une adhésion théorique, c'est-à-dire
une illusion qui ne fait que i*etarder l'entendement,
parce qu'elle entrave l'expérience.
Cette réserve prudente nous est donc imposée non
seulement par le respect envers nous-même et envers
la sainteté de la vérité que nous portons en nous, mais
avant tout par les égards dus à ceux auxquels nous dé-
sirons venir en'aide. En etfet. ce que nous livrons à
leur incompréhension non seulement ne leur sert de
rien, mais leur est positivement nuisible. Toute impres-
sion, tout conseil qui n'affectent et n'ébranlent pas réel-
lement, émoussent. Quand l'Evangile ne touche pas le
cœur, il l'endurcit, Pour l'émouvoir de nouveau, il faudra
un choc infiniment plus puissant. Telle est la raison
du fait, inexplicable autrement, que le Christ ne pro-
duit aucune impression vivante sur ceux qui enten-
dent continuellement parler de lui: la su-abondance des
impressions reçues les a insensibilisés avant qu'ils
fussent mûrs pour les recevoir.
Cet état de choses que nous devons nous borner à
signaler, mais qui vaudrai! la peine d'être étudié de plus
2t>8 LA VIE COMMUNE RÉALISÉE
près, résulte du caractère organique du nouveau deve-
nir et de la vie nouvelle qui en est le fruit. Tout procédé
mécanique, importun, intempestif, manque nécessaire-
ment le but, et cela non seulement dans le domaine de
la parole, mais dans tous les domaines de la vie com-
mune.
La vie en commun est une vie organique, un échange
vital, une action directe des uns sur les autres, une
emprise mutuelle de la vie personnelle. Elle repose donc
sur certaines conditions préalables sans lesquelles elle
est impossible, mais desquelles elle découle spontané-
ment.
Elle exige un contact intérieur et des relations per-
sonnelles. C'est la nature de ce contact qui détermine
le degré de la communion et le caractère de la vie
collective. Sans ce contact, pas de communion réelle.
Les paroles se croisent, mais ne portent pas ; nous
restons hésitants, embarrassés, maladroits et impuis-
sants en face les uns des autres. Nous ne pressen-
tons ni les dissemblances personnelles, ni les circons-
tances spéciales qui sont en cause, et nous ne pouvons
par conséquent vivre selon l'intuition que nous en aurions :
dès lors, nous manquons de tact, nous ne trouvons pas
l'attitude juste et tout va de travers.
Sans contact intérieur, il nous est impossible de nous
pénétrer mutuellement; en dépit de ses efforts pour sor-
tir de lui-même, chacun reste en réalité seul et confiné
en soi. Impossible de rien échanger, à plus forte raison
de porter ensemble les fardeaux, de prendre fait et
cause les uns pour les autres, de s'entr'aider véritable-
ment.
LA CONDITION DE LA VIE COMMUNE 299
Le contact intérieur peut seul nous faire pressentir le
caractère particulier de nos rapports mutuels, qui mar-
que «le son empreinte spéciale chacune des relations hu-
maines. Il nous avertit de ce que notre prochain attend
de nous, des impressions que nous provoquons chez
lui ; il nous apprend jusqu'à quel point nous pouvons
nous occuper de lui et entrer dans son intimité. II dé-
termine la mesure, le temps et le rythme de la vie com-
mune. C'est grâce à lui quelle se constitue organique-
ment.
La vie commune repose sur l'intuition que nous avons
des autres, de leur nature, de leur état intérieur, de
leurs circonstances. Sans intuition, il ne peut y avoir
ni compréhension, ni rapprochement véritable ; nous
sommes séparés par un abîme. Aussi les égoïstes ne
sauraient-ils vivre réellement d'une vie commune : ils
n'ont aucun instinct de leur prochain. Autant attendre
des aveugles un échange mutuel, avec cette différence
cependant qu'il reste aux aveugles d'autres sens qui les
renseignent, tandis que les égoïstes n'ont aucun sens qui
les mette en rapport avec leurs semblables. C'est pour-
quoi leur vie en commun n'est qu'une collision perpé-
tuelle.
De cette intuition immédiate et de ce contact intérieur
naît spontanément une vie de communion, par le fait
que les éléments qui constituent chacune des personna-
lités en présence et qui déterminent leur.' rapports réci-
proques se dégagent et sont mis en valeur tout natu-
rellement. La vie qui n'en est point l'effet involontaire,
n'est jamais originale, judicieuse, harmonieuse, féconde;
elle n'a aucune valeur vitale parce qu'elle ne s'est point
3ûO LA VIE COMMUNE RÉALISÉE
développée organiquement, mais extérieurement et mé-
caniquement et quelle n'a aucun fondement intérieur. C'est
une réplique, non une réaction, reflet d'une initiative
individuelle, non le fruit d'une communion mutuelle.
Qu'on envisage l'importance du développement organi-
que de la vie en commun sous ses formes les plus sim-
ples, dans les relations entre époux, entre parents et
enfants, entre maîtres et élèves, par exemple, et l'on se
rendra compte qu'il peut seul établir entre les hommes
une vie véritablement commune.
4- Le principe de la vie commune.
« Tout ce que vous voulez que les hommes fas-
sent pour vous, faites-le aussi pour eux ; car c'est
la loi et les prophètes. »
Cette courte sentence résume tout ce que nous avons
à faire pour les autres et à leur donner : tout ce que
nous leur demandons nous-mêmes. Or ce que nous leur
demandons en réalité, ce que nous cherchons auprès
d'eux, c'est la vie. C'est là la raison profonde qui nous
pousse vers nos semblables. Nous ne pouvons nous pas-
ser d'eux, parce qu'ils sont nécessaires à notre vie.
Aussi nous sentons-nous pressés de nous rapprocher
d'eux, même lorsque la timidité, la misanthropie, le mé-
pris nous font désirer de les éviter. Celui qui par-
vient à se retrancher complètement de la société hu-
maine se perd lui-même et prouve ainsi que nous ne
saurions exister seuls.
LK PRINCIPE 1>K LA VIE COMMUNE 3oi
Ce que, dans leur soif de vivre, les hommes réclament
les uns des antres est aussi divers que ce qu'ils enten-
dent par vivre. Ceux qui mènent une vie d'apparence
cherchent auprès de leurs semblables des éléments de
vie fictifs, et trouvent en suffisance les excitants et les
poisons destructeurs de la vie. Quant à nous qui som-
mes sur le chemin de la vérité et de la vie réelle, nous
cherchons en eux des germes et des forces de vie di-
vine, nous leur demandons des valeurs éternelles,
des impulsions qui stimulent notre être originel, le con-
tact avec le nouveau devenir, et les expériences de la
vie véritable. Et dans la mesure où nous entrons en
contact avec eux. nous savons aussi ce que nous avons
à leur donner.
Ce que nous recherchons pour nous-mêmes, un enri-
chissement de vie originelle, nous devons aussi le vou-
loir pour eux. Or si toute notre existence est en rapport
étroit avec notre évolution nouvelle, si dans chacun de
nos mouvements vibre le désir de réaliser le règne de
Dieu, la vie qui nous anime se trahira involontairement
en toute rencontre, et se communiquera à notre pro-
chain. Elle le fera sans effort, si elle palpite véritable-
ment en nous et nous inspire pour lui une sollicitude
toute spontanée. Tel sera le cas si nous nous sentons
membres les uns des autres, car chaque membre vit et
souffre'avec tous. Alors notre manière d'être à leur égard
correspondra à Leur degré de réceptivité. Nous laisserons
simplement déborder sur eux le trop-plein de notre coMir.
Ils nous trouveront à leur côté quand ils auront besoin de
nous. Leur cause deviendra la nôtre et nous porterons
avec eux leurs fardeaux. Nous mettrons à leur service
3o2 I<A VIE COMMUNE RÉALISÉE
tout ce que nous avons et tout ce que nous sommes, nous
les supporterons avec patience et miséricorde ; bref,
nous les aimerons de l'amour qui est propre à l'être
nouveau.
Cette parole : « Tout ce que vous voulez que les hom-
mes fassent pour vous, faitesde aussi pour eux », n'est
(pie l'énoncé différent du principe identique formulé dans
ce commandement : «Tu aimeras ton prochain comme
toi-même ». Aussi Jésus ajoute-t-il : « C'est la loi et les
prophètes». On ne saurait définir plus brièvement le
principe de la vie commune : nous avons à nous donner
mutuellement la vie. Or là où la communion est réelle,
se transmet du même coup la vie véritable.
Telles sont les indications que Jésus nous donne sur
l'établissement d'une véritable vie commune résultant
tout naturellement de l'épanouissement de la vie origi-
nelle dans notre vie extérieure et du lien que crée
spontanément entre les hommes le nouveau devenir.
Ces indications sont assez claires pour nous laisser
entrevoir la terre merveilleuse qui est encore pour
nous un mystère et nous montrer la voie qui peut nous
en ouvrir l'entrée.
CHAPITRE VI
LES CONDITIONS DU SUCCÈS
(Matthieu VII, 7-27.)
1. La marche ininterrompue.
Le Sermon sur la montagne tire à sa fin. Après nous
avoir fait jeter un coup d'ceil sur l'éclosion et le déve-
loppement du nouveau devenir, Jésus nous a montré
comment cette évolution intérieure produit une morale
toute nouvelle, fait jaillir des profondeurs de l'être
intime une vie personnelle originale, nous rend capa-
bles d'une conduite ferme et autonome, conforme à notre
nouvelle orientation, et pose les fondements d'une vie
eh commun dont nous ne pouvons encore que pressen-
tir l'incomparable beauté. Il va nous indiquer enfin,
avec une énergique insistance, ce que nous avons à faire
pour parvenir à cette rénovation totale de notre être et
de notre vie. Avant tout, il nous faut rester en mou-
vement.
« Demandez el l'on vous donnera : cherchez et
vous trouverez : frappez et l'on vous ouvrira. Car
quiconque demande, reçoit ; quiconque cherche,
3o4 LES CONDITIONS DU SUCCES
trouve ; e* à celui qui Trappe, la porte s'ouvre.
Lequel d'entre vous, lorsque son fils lui demande
du pain, lui donnera une pierre, ou quand il réclame
du poisson, lui donnera un serpent? Si donc, tout
mauvais que vous êtes, vous savez donner de bon-
nes choses à vos enfants, combien plus votre Père
qui est dans les cieux, donnera-t-il ce qui est bon à
ceux qui le prient ! »
Plus les perspectives que Jésus nous ouvre s'éclairent
à nos regards, plus elles nous transportent d'admiration,
plus aussi il nous paraît inconcevable que d'un point
de départ aussi imperceptible que notre recherche in-
quiète, nous puissions jamais atteindre ce but glorieux.
La distance qui nous en sépare encore, les obstacles
formidables qui se dressent devant nous. — car il n'y
a rien qui ne puisse devenir un obstacle — dérobent
toujours de nouveau à nos yeux la terre promise que
nous avions entrevue. C'est pourquoi Jésus se penchant
vers ceux qui, dans leur saisissement, osent à peine
croire à la gloire pressentie, leur dit : Cela se fera
très simplement : ce Demandez et il vous sera donné,
cherchez et vous trouverez, frappez et la porte s'ou
vrira ». Puis, chose étrange au premier abord, il motive
cette assurance catégorique en la répétant sous une au-
tre forme : « Car quiconque demande, reçoit ; celui qui
cherche, trouve; et la porte s'ouvre devant celui qui
frappe. » Nous ne saurions voir dans cette répétition un
développement oratoire qui serait tout à fait étranger à
la manière de Jésus. Elle doit être l'expression d'une
règle qui ne connaît pas d'exception d'une loi sur
LA MARCHE ININTERROMPUE 3o5
laquelle se fondent son exhortation et sa promesse :
Demandez et il vous sera donné, car il est impossible
que celui qui demande ne reçoive pas.
Mais cela ne lui suffit point encore. En comparant
plus loin la conduite du père terrestre avec celle du
Père céleste, il nous affirme que nous pouvons compter
absolument sur l'effet de cette loi. dont le Père lui-même
garantit l'accomplissement. En effet, si nous ne sau-
rions nous-mêmes donner à nos enfants des pierres au
lieu de pain, à plus forte raison notre Père, auprès
duquel nous ne sommes tous que des méchants, nous
donnera-t-il les choses bonnes auxquelles nous aspirons.
Il est tout à fait impossible qu'il laisse ceux qui cher-
chent la vie véritable se repaître de ce qui ne répond
pas réellement à leurs besoins : de leurs illusions, de
l'espoir d'un au-delà, d'une croyance, d'une culture
morale. La vie humaine réalisée dans la vérité devien-
dra sûrement leur partage.
Cette parole : « Quiconque demande reçoit », n'est
donc pas un encouragement donné à l'aventure, une
promesse sur laquelle on ne saurait compter en toute
occasion « parce qu'elle n'a qu'une valeur générale »,
— ce qui a une valeur générale ne doit-il pas se véri-
fier précisément dans chaque cas particulier ? — mais
bien une assurance absolue, reposant sur une loi de
la vie — quiconque demande, obtient — et dont Dieu
lui-même se porte garant . Cette loi est aussi positive
que celle qui y correspond dans le monde physique :
mange et tu seras rassasié, car quiconque mange apaise
sa faim. Nous avons affaire, dans les deux cas, à des
phénomènes conformes aux lois de la nature, à un en-
20
3o6 LES CONDITIONS DU SUCCES
chainement logique de cause à effet, et, dans l'un
comme dans l'autre, c'est la puissance créatrice de
toute vie qui répond du succès.
Le fait qu'il s'agit ici des phénomènes de l'évolution
et de la vie personnelles, ne change rien à la chose. La
vie spirituelle de l'homme est régie par certaines lois
aussi bien que sa vie corporelle. Il faut nous en rendre
compte, car les spéculations abstraites nous ont voilé
jusqu'ici ces lois, en sorte que nous nous figurons vo-
lontiers que dans le domaine de la vie morale et de nos
relations avec Dieu ne régnent ni l'ordre, ni la rigueur
que nous trouvons dans la nature. Cette conception
dualiste est erronée. Nous ne faisons droit à la décla-
ration de Jésus qu'en la comprenant et en l'admettant
comme nous le ferions de cette affirmation : Jette ta
pierre et elle tombera, car ce qu'on jette tombe.
Il faut la comprendre ainsi pour en mesurer toute la
portée. Vous n'avez plus, déclare Jésus aux chercheurs,
à vous mettre en peine des résultats; la nouvelle nais-
sance, l'évolution véritable de l'être humain sont des
processus naturels qui se produiront nécessairement si
vous demandez, cherchez et frappez. Tout s'accomplira
de soi-même, comme dans la nature. Vos aspirations,
votre recherche, vos tentatives, vous mettent en contact
avec la puissance de vie universelle et suscitent les con-
ditions voulues pour que son énergie créatrice les réa-
lise nécessairement. Elle n'évoquera point comme par
magie des résultats impossibles, mais fera tout épanouir
au fur et à mesure du possible. Tout mûrira graduelle-
ment et n'apparaîtra qu'en son temps. Mais le but sera
certainement atteint. Les milliers d'années encore indis-
LA MARCHE ININTERROMPUE 30J
pensables peut-être à l'humanité pour parvenir à son
développement intégral, n'infirment pas plus ce principe:
«quiconque demande reçoit», que la durée incommen-
surable de l'évolution de la nature ne nous fait douter
de ses lois, à l'œuvre, malgré tout, dans tous les temps.
Si, dans la pratique, le fait que demander c'est recevoir,
chercher c'est trouver, essayer c'est réussir, ne se con-
firme pas de manière à nous apparaître aussi logique et
inéluctable que n'importe quel enchaînement de cause à
effet, cela tient à notre manière de demander, de cher-
cher, de frapper, c'est-à-dire à la disproportion entre
notre aspiration et l'effet espéré. Nous attendons toujours
des effets démesurés. Or nul effet ne saurait excéder sa
cause ; aussi l'exaucement est-il toujours exactement
proportionné à notre désir. Nous recevons dans la
mesure où nous demandons. Si notre prière n'est que
l'élan chétif et intermittent d'une aspiration à demi
étouffée, nous né sentirons que de loin en loin vibrer en
nous les élans d'une vie nouvelle. De même, si notre
recherche n'est que le coup d'éperon d'un impératif
catégorique, et non un mouvement impulsif, nous par-
viendrons peut-être, à force de volonté, à régler notre
vie selon Dieu, mais elle ne sera pas renouvelée. Enfin
c'est à nos tentatives que se mesureront nos succès.
Mais certainement noire aspiration, quelle qu'elle soit,
ne peut manquer d'enfanter ce qu'elle a conçu et porté
par la prière; l'objet auquel tend notre vie doit deve-
nir notre partage, nos efforts doivent aboutir. Il est
tout ù l'ait impossible qu'un homme qui s'est mis en
marche, qui aspire, qui cherche et qui ose. une fois le
chemin trouvé, n'avance pas sur !a voie qui mène au
3o8 LES CONDITIONS DU SUCCES
but. Mais la distance parcourue dépendra naturelle-
ment de la vigueur et de la rapidité de son allure.
Cela est inévitable, car en demandant nous libérons
l'énergie divine, en cherchant nous lui frayons la voie,
et nos tentatives lui donnent l'occasion de se manifester.
Si tel est le sens de la promesse de Jésus, il est évi-
dent qu'elle ne peut, pas plus que le reste du Sermon
sur la montagne, s'adresser à tous, mais seulement à
ceux qui prient en esprit et en vérité, qui cherchent
avant tout le royaume de Dieu, et qui font l'essai d'une
vie conforme à l'état de choses nouveau. Elle ne se rap-
porte donc qu'au devenir et à la vie véritables, auxquels
tout le reste est assuré par surcroît.
Cette conclusion ne nous est point suggérée par
l'examen du contexte et de la place que cet enseignement
sur la prière occupe dans le Sermon sur la montagne ;
on pourrait, dans ce cas, nous objecter qu'il n'en faisait
point partie à l'origine. Elle ressort du fond même de la
question. L'invitation à demander, à chercher, à essayer,
et la promesse de l'exaucement, ne sauraient s'adresser
à tous, parce qu'elles ne sont pas applicables à chacun.
On ne saurait dire au premier venu : Demande ce que
tu désires, et tu l'obtiendras. Ce serait un mensonge.
On parvient, il est vrai, à force de subtibilités, à démon-
trer que toutes les prières qui ne se sont pas accomplies
ont été néanmoins exaucées, et à éliminer ainsi, en
réalité, l'action déterminante de Dieu. Il faut, pour cela,
se réfugier dans l'incontrôlable. Mais ces pieuses arguties
sont tout à fait insoutenables en ce qui concerne les
deux autres promesses équivalentes à la première,
parce que pour ces dernières le contrôle est aisé. Comment
LA MAKCHE ININTERROMPUE 3<X)
dire à tous : « Cherchez et vous trouverez, frappez et la
porte s'ouvrira », quand l'expérience prouve surabon-
damment que la plupart cherchent sans trouver et qu'un
grand nombre essaient sans réussir ? Pourquoi donc en
serait-il autrement de la première assurance : « Deman-
dez, et il vous sera donné » ?
A mon avis, se figurer que Jésus ait jamais prescrit
à tous indistinctement de demander, et promis sans
réserve l'exaucement, c'est commettre une erreur colos-
sale qui rentre dans la conception païenne de la prière.
Tout au contraire, la requête et l'exaucement dont parle
Jésus sont dans un rapport organique étroit avec les
phénomènes de la vie et de l'évolution nouvelles. Au
reste, l'abus que l'on a fait de sa promesse en l'isolant
de ce qui en est la condition, c'est-à-dire de la relation
vivante de l'homme avec Dieu et avec la venue de son
règne, trouve son châtiment dans la superstition, la
fausseté, le doute et le désespoir auxquels il a donné
lieu. Mais si cette promesse repose sur l'inflexible loi
qui veut que toute cause produise un efïet correspondant,
nous comprenons l'insistance avec laquelle Jésus exhorte
ceux qui sont en marche vers le royaume de Dieu, à
demander, à chercher et à frapper. Car la victoire est
certaine, pourvu qu'ils persévèrent dans le mouvement
de la vie.
Si la prière est un contact conscient de l'homme avec
Dieu, notre relation personnelle avec la puissance de vie
universelle s'interrompt naturellement dès que nous ne
demandons plus. Nous cessons de participer à l'évolu-
tion véritable, nous nous excluons du vivant organisme
de la création nouvelle. Alors les éléments qui ne pou-
3lO LES CONDITIONS DU SUCCES
vaient subsister qu'à condition de se développer sans
cesse, dépérissent fatalement. Mais si notre aspiration
reste vivante, nous demeurons accessibles à l'action di-
vine qui communique incessamment à notre être ori-
ginel son énergie vitale. De là l'exhortation de l'apôtre
Paul : c<r Priez sans cesse. »
« Ne cessez point de chercher»; cette parole de Jé-
sus a été retrouvée récemment dans un vieux manuscrit.
Qu'ils se le répètent, ceux qui se figurent qu'avoir
trouvé dispense de chercher. En réalité chaque trouvaille
ne fait que stimuler les véritables chercheurs et l'élan
qui les entraine s'accroît à mesure qu'ils découvrent
l'étroit sentier qu'ils ont à suivre. Les paraboles du sel
et de la lumière nous ont déjà montré la nécessité d'une
recherche incessante et nous avons reconnu dans la
poursuite du royaume de Dieu la force motrice indis-
pensable à la Aie nouvelle. Que rien n'arrête donc notre
marche ! Pour atteindre le but il faut avancer sans
relâche.
11 n'en est pas autrement de la troisième promesse:
Les chercheurs sont semblables à des gens qui se tien-
nent devant une porte fermée. «Frappez, leur dit Jésus,
la porte s'ouvrira. » Essayez, le succès couronnera la
tentative. Non pas. remarquez-le, les méditations, mais
l'essai pratique. Jésus reste toujours sur le terrain de
la vie. Il nous place dans l'atmosphère limpide de la
vérité que ne trouble aucune théorie. Il ne nous dit que
ce qu'il a vécu, ce qu'ont établi les faits. Il ne démon-
tre rien, mais il renvoie chacun à ses propres expérien-
ces. Il est vain, en effet, de discuter des déclarations
comme celle-ci: <r Cherchez premièrement le royaume de
LA MARCHE ININTERROMPUE
3ll
Dieu et tout le reste vous sera donné par surcroit ». II
faut en avoir éprouvé l'exactitude pour en être convaincu.
L'expérience correctement tentée confirmera le principe
posé, aussi positivement que n'importe quelle démons-
tration de physique laite dans des conditions satifai-
santes.
C'est ce caractère purement réaliste de Jésus qui fait
de lui le guide dont notre temps a besoin. Les faits
seuls comptent pour nous, et l'expérience personnelle
nous apporte seule la conviction. Aussi son invitation
à frapper, son assurance positive que la porte s'ouvrira,
acquièrent-elles pour les chercheurs de nos jours une
importance vitale. A la différence de tous les sages et
de tous les prophètes de ce monde, Jésus nous indique
une voie toute pratique. Seul l'essai décidera si elle est
praticable. Entrons-y ; nous verrons si sa promesse se
vérifie.
Lorsque nous avançons dans la direction indiquée
par Jésus, l'être nouveau prend vie en nous, la lumière
se lève dans notre âme. Mais les circonstances et les
phénomènes ambiants contrarient le courant de vie qui
nous anime, en sorte que notre mouvement est refoulé
et tenté de se confiner dans notre vie intérieure. La
victoire nous semble impossible. Elle ne l'est pas cepen-
dant : frappons et les portes s'ouvriront. Le génie pro-
pre de notre être originel saura trouver parmi l'écono-
mie ancienne l'accès de l'évolution nouvelle. Sachons
porter 1rs grands coups qui assurent le succès. A l'as-
piration et à la recherche joignons l'action qui en est la
réalisation pratique.
La promesse de Jésus nous garantit donc le succès.
3l2 LES CONDITIONS DU SUCCES
A une condition toutefois, c'est que, demandant, cher-
chant et frappant, nous soyons sur le vrai chemin, sur
celui qui mène à la vie.
•2. Le vrai chemin.
« Entrez par la porte étroite, car large est la porte
et spacieuse la voie qui mènent à la perdition, et
nombreux sont ceux qui y passent! Mais étroite est
la porte, et resserré le chemin qui conduisent à la
vie, et il en est peu qui le trouvent. »
Que faut-il entendre par la voie large et le chemin
resserré ? Qu'est-ce que la porte étroite par laquelle nous
devons entrer ?
Selon l'interprétation reçue, la voie large c'est la vie
sans Dieu, vouée aux choses périssables, aux jouissances,
aux passions, au bonheur terrestre; le chemin resserré
c'est la crainte de Dieu, la piété, la vie morale et la foi
chrétienne, le christianisme sous la forme et selon la
confession auxquelles on se rattache. Cette interpréta-
tion est fausse, à mon avis. On peut naturellement se
servir de ces images pour marquer le contraste entre
ces deux modes de vivre, mais tel n'en est pas le sens
originel. Cette conception ne procède pas de la pensée
de Jésus, mais de celle de l'Eglise. Si elle était correcte,
elle jurerait avec le ton général du Sermon sur la mon-
tagne. En ellet. nulle part dans ce discours Jésus n'op-
pose les croyants aux impies, les gens pieux aux gens
du momie, les justes aux pécheurs. II s'adresse cous-
LE VRAI CHEMIN 3l3
tamment aux chercheurs, c'est-à-dire à des gens qu'il ne
serait point nécessaire de mettre en garde contre la voie
spacieuse si elle consistait en une vie de jouissance et
d'insensibilité à l'égard des choses spirituelles.
Mais même si cette considération ne nous paraissait
pas décisive, attendu qu'il n'est pas absolument certain
que ce passage iït primitivement partie du Sermon sur
la montagne, cette parole ainsi interprétée s'écarterait
complètement de tous les autres enseignements de Jésus.
Car l'opposition que L'Eglise établit entre les mondains
et les fidèles n"a jamais été un «leitmotiv» de ses dis-
cours. Son attitude à l'égard des justes, comme à l'égard
des pécheurs était toute différente de celle qu'adopte
envers eux le monde religieux.
D'ailleurs cette parole considérée en elle-même et sans
idée préconçue, nous impose une conclusion identique :
il n'y est question que des voies qui prétendent mener
à la vie. Seule une sente étroite y conduit véritablement,
tandis que le chemin battu aboutit à la ruine, bien que
ceux qui le suivent croient y trouver la vie. C'est juste-
ment parce qu'avec les meilleures intentions du monde
on court le risque de s'y égarer, que Jésus débute par
ces mots : « Entrez par la porte étroite». Si l'expression
de chemin resserré eùl eu le sens qu'on lui attribue gé-
néralement, il eût ajouté : « Il y en a peu qui le sui-
vent ». et non : «Il y en a peu qui le trouvent». Car
on ne saurait dire «lu chemin étroit que prône l'Eglise
en opposition à la voie spacieuse des mondains, que
beaucoup ne peuvent le trouver, mais seulement que
beaucoup ne veulent pas le suivre. 1! est en effet facile
à découvrir. On y a pourvu.
3l4 LES CONDITIONS DU SUCCÈS
Ce que Jésus avait en vue, ce qu'il opposait au che-
min qui conduit à la vie, c'est tout autre chose. C'est la
justice des scribes et des pharisiens, qui ne mène point
au royaume de Dieu. Non seulement dans le Sermon
sur la montagne, mais dans son activité tout entière,
Jésus lutte contre cette tendance et met ses disciples en
garde contre elle. Pour saisir le sens original de ses
instructions au sujet de la porte étroite, il faut donc à
tout prix nous rendre compte du contraste qu'il nous y
présente.
Mais nous n'en sommes pas réduits à des conclusions
indirectes. Jésus nous a clairement et positivement
indiqué la voie qui mène à la vie. Il ne l'a point dési-
gnée sous le nom de piété ni de quoi que ce soit d'ana-
logue, mais il a dit : « Convertissez-vous ; il faut que
vous naissiez de nouveau ; si vous ne changez et ne de-
venez comme des entants, vous n'entrerez pas dans le
royaume de Dieu ; celui qui voudra sauver son âme la
perdra, et celui qui la perdra, la sauvera ». et ainsi de
suite. C'est là le chemin étroit. Cette voie est vraiment
resserrée, car elle passe par une mort et une résurrec-
tion, et véritablement difficile à trouver, car combien
peu nombreux sont ceux qui la découvrent !
Il ne peut donc y avoir de doute : la porte étroite,
c'est le secret de la nouvelle naissance qui fait le sujet
de tout le Sermon sur la montagne; et le chemin res-
serré, c'est le devenir de l'homme nouveau, de l'être
originel créé par cette seconde naissance.
La voie resserrée et la voie spacieuse ne figurent
donc pas non plus le contraste entre ceux qui cherchent
et ceux qui restent stationnaires. Cette interprétation ne
LE VRAI CHEMIN 3l5
ferait que transporter sur le terrain de l'expérience
humaine en général la conception ecclésiastique cou-
rante. Elles représentent, au contraire, deux éventuali-
tés qui s'o firent à tout chercheur sincère. Ceux mêmes
qui sont aptes au royaume de Dieu courent le danger
de s'engager dans une voie spacieuse qui semble con-
duire à la vie. mais qui en réalité aboutit à la ruine ;
ils risquent encore de manquer la sente étroite qui
seule mène à la vie.
Si nous avons compris le Sermon sur la montagne,
il est impossible de nous méprendre à ce sujet: suivre
la voie spacieuse, c'est nous soustraire à la transforma-
tion radicale de notre être intérieur, à l'éclosion et
l'épanouissement de la vie originelle en nous. Toutes les
voies de progrès spirituel qui évitent la porte étroite,
c'est-à-dire la rénovation totale de l'être, qui ne partent
pas de ce point de vue positif et objectif de la vie per-
sonnelle pour en faire dériver tout le reste, sont des
voies spacieuses.
Qu'on manque à son insu la porte étroite, qu'on se
figure l'avoir franchie, soit par le baptême, soit en
vertu des émotions psychiques d'une conversion, soit
en imprimant à sa vie une direction nouvelle, ou qu'on
l'esquive consciemment comme absurde et impraticable,
cela revient au même. Possédons-nous, oui ou non. la
vie qui résulte de l'éclosion de notre être originel et de
son épanouissement créateur ? Voilà la question. Si ce
n'est pas de lui que notre vie procède et qu'elle s'ali-
mente, nous n'avons point réellement trouvé la vie.
mais an faux semblant qui dissimule avec peine notre
déchéance intérieure et notre insuccès. Nous demeurons
3l6 LES CONDITIONS DU SUCCES
en fait dans l'état ancien, dans un train de vie barbare,
quels que soient d'ailleurs nos efforts sur nous-mêmes,
nos aspirations et notre activité religieuse. Nous ne
saurions fournir les fruits authentiques du nouveau de-
venir, mais uniquement les produits artificiels d'un
labeur moral.
Au point de vue positif, suivre la voie spacieuse,
c'est donc éduquer et façonner notre vieille nature,
dompter le chaos et y établir un ordre relatif, cultiver,
de manière à la rendre supportable, notre humanité
dégénérée, au lieu de nous affranchir de la barbarie, de
remplacer le chaos intérieur par une vie personnelle
organique, de laisser naître et grandir notre être origi-
nel avec la vie qui lui est propre.
Un grand nombre de chrétiens ne trouvent pas la
porte étroite qui donne accès à cette vie nouvelle. Aussi
ne se produit-il chez eux aucun changement essentiel.
Ils se transportent par la réflexion dans un nouvel état
d'esprit, ils croient naïvement être nés de nouveau, pos-
séder la vie véritable, appartenir à Jésus-Christ, parti-
ciper à la communion des saints. Ils demeurent dans
l'ordre ancien, mais ils professent la doctrine chrétienne,
s'approprient ses points de vue, s'imaginent posséder
de ce fait la lumière de la vie. Ils domptent leur na-
ture barbare, la plient à la morale chrétienne et se fi-
gurent porter les fruits de la vie nouvelle. Ils s'exercent
à la piété et croient reconnaître dans leurs états d'âme
religieux des impulsions divines. Ils substituent des
contrefaçons aux manifestations spontanées de la vie
authentique, et estiment ce croître dans la sanctifica-
tion ». Ils prennent une part active aux œuvres de
LE VISAI CHEMIN il 7
l'Eglise et aux Missions, espérant étendre le royaume
de Dieu qu'ils ne possèdent point eux-mêmes. Qu ils s'y
appliquent honnêtement, de tout cœur et avec un zèle
ardent, cela ne change rien à la chose : leur justice
reste, en substance, celle des scribes et des pharisiens,
réalisée selon les conceptions et fondée sur les princi-
pes du christianisme.
Peu importe que ce chef-d'œuvre de notre vieille na-
ture porte ou non l'étiquette de l'Eglise et du christia-
nisme. Cultiver notre personnalité avant que l'être ori-
ginel ait germé en nous et sans attendre de son épa-
nouissement tout progrès intérieur, essayer de vivre
selon l'ordre nouveau sans avoir passé par la mort et
la renaissance de notre être et nous être ainsi conquis
nous-mème, travailler à notre éducation avant que notre
nature désordonnée ait été remplacée par une nature
éducable, appliquer notre esprit aux grandes questions
de l'existence au lieu de chercher à résoudre le pro-
blème de notre moi, c'est suivre, tout comme les chré-
tiens de nom, la voie spacieuse, construite et pavée, il
est vrai, de façon différente. Que ce soit la route de la
Bible et des livres d'édification, des écrits consacrés à
l'éducation personnelle ou des « grûne Blâtter1 », ni
sur l'une, ni sur l'autre de ces voies on n'avancera d'un
pas. On se condamne à un échec certain, si l'on n'entre
pas dans la vie par la porte étroite de la nouvelle nais-
sance.
Nombreux sont ceux qui foulent ces voies spacieuses.
1 L'auteur l'ait ici allusion au périodique qu'il publie lui-même
(Iilàlter zur Pjlege persônlichen Lebens}.
3l8 LES CONDITIONS DU SUCCES
Elles se sont aplanies et élargies sous les pas des mul-
titudes, aussi sont-elles faciles à trouver et commodes à
suivre. La religion y tient lieu de la vie originelle, la
culture chrétienne de l'évolution créatrice, l'Eglise du
royaume de Dieu, la conformité au christianisme de la
conformité à la volonté divine. La civilisation se subs-
titue à la nouvelle création de l'humanité, les progrès
moraux aux fruits de la vie. « Je suis sauvé » remplace
« Voici, toutes choses sont faites nouvelles ». L'espé-
rance d'une vie future console de la banqueroute de la
vie présente.
Le Sermon sur la montagne nous a signalé à plusieurs
reprises ces traits caractéristiques de ceux qui suivent
les grand'routes officielles du salut. Ils ne vivent point
d'une vie réellement nouvelle, car ils n'en connaissent
ni les opérations immédiates, ni les manifestations im-
pulsives et oinginales, ni la croissance et l'épanouisse-
ment naturels. Ils en ignorent les sensations instinc-
tives, les forces innées, les clartés intuitives, l'enchaîne-
ment organique et l'homogénéité des phénomènes, l'in-
génuité, la simplicité et l'harmonie.
L'être nouveau à la façon de la voie large a quelque
chose d'artificiel, de voulu, d'appuyé. Il est marqué
d'une empreinte rigide et ne revêt pas les formes sou-
ples de la vie. Il se manifeste chez tous d'une manière
uniforme et non diversement et individuellement. 11 est
lié et ne saurait s'épanouir en liberté. Il est conforme à
la tradition et à la convention ; il n'est pas réellement
né de nouveau et ne s'est pas développé d'une manière
originale dans chaque personnalité. Il est raisonné, car
il est le produit de la connaissance, au lieu que sa con-
LE VRAI CHEMIN 3l9
naissance soit le fruit de l'expérience. II est laborieux et
compliqué, car il est une spécialité sans rapport avec le
reste de la vie. 11 est arbitraire, incertain et, par consé-
quent borné et intolérant. Dépourvu de vie intrinsèque,
il ne possède aucune autonomie, mais reste dépendant des
hommes, perpétuellement mineur, constamment obligé à
un régime particulier. On ne réussit à l'émanciper qu'en
faisant de lui l'objet dune culture spéciale, mais même
alors on ne le libère que théoriquement et il reste dé-
pendant dans la pratique.
La voie spacieuse, elle est partout où s'assemblent
des adeptes et où des hommes dépendent d'autres hom-
mes ; partout où ce sont des doctrines, des dogmes, des
confessions de foi, des idées et des mots d'ordre qui
font loi : où l'on croit, parle, sent et agit de seconde
main et en s'appropriant des expériences étrangères;
où le salut est lié à l'adoption de formes et de notions
déterminées, à certains actes religieux ou à certaines
manifestations collectives ; où l'on pratique le prosély-
tisme ; où l'on fait reposer la piété sur des éléments im-
personnels, tels que les dogmes, les préceptes et les ins-
titutions, tandis qu'on regarde l'élément personnel
comme subjectif et discutable ; où l'on agit du dehors
au dedans ; où l'on organise des réveils, et où l'on croit
pouvoir édifier le royaume de Dieu au moyen des agents
de vie et de culture de l'ordre ancien.
La voie spacieuse, c'est la morale qu'on a tirée du
Sermon sur la montagne. La porte étroite, en échange.
c est le nouveau devenir esquissé dans les béatitudes ;
le chemin resserré, c'est la croissance de l'être originel,
sa vie propre, son déploiement créateur que nous a l'ait
320 LES CONDITIONS DU SUCCÈS
connaître la suite de ce discours. Les décrire, ce serait
répéter tout ce que nous avons exposé jusqu'ici.
Nous connaissons donc ce chemin, et cependant Jésus
dit vrai : « Il y en a peu qui le trouvent ». Car il y a
loin de connaître à trouver. On peut savoir parfaitement
en quoi consiste la porte étroite sans en découvrir per-
sonnellement l'accès et surtout sans jamais franchir le
seuil de la vie nouvelle. C'est même précisément du
moment où nous comprenons ce dont il s'agit que com-
mence la difficulté : comment cette entrée dans la vie
peut-elle devenir une réalité ?
Dans ce domaine, la réflexion ne nous sert de rien.
Elle risque bien plutôt de nous entraîner sur la grand'
route pavée de doctrines qui mène au pays nébuleux de
la théorie et des illusions et non au royaume de la vie.
Ce qui importe, c'est d'entrer personnellement en con-
tact avec les paroles de Jésus, en partant du point où
nous nous trouvons à ce moment précis, de nous assu-
rer jusqu'à quel point nous sommes intérieurement dans
les conditions nécessaires à l'éclosion de la vie nouvelle
en nous, de distinguer ce qui y est le résultat, bien in-
suffisant peut-être, de l'action divine et ce qui y a, par
conséquent, une valeur vitale. Car alors seulement nous
discernerons où s'amorce notre évolution nouvelle et à
quoi elle doit aboutir, ce qui est un symptôme de vie
originelle et ce qui, au contraire, appartient à notre
nature dévoyée, enfin, ce que nous avons à faire pour
cultiver en nous la vérité et lui frayer la voie.
Dussions-nous ne rien trouver en nous de ce que Jé-
sus réclame, nous y sentirons cependant monter* une
inquiétude, une aspiration, faibles encore et vacillantes
LE VRAI CHEMIN 3ai
peut-être, mais qui au contact de Jésus augmenteront
d'intensité et d'ardeur. Et nous ne tarderons pas à
constater que pour avancer, il nous est indispensable
de rester en relation personnelle avec lui. 11 faut qu'il
nous lasse franchir la porte étroite. Il faut l'influence
vivifiante de sa personnalité pour entretenir la vie ori-
ginelle qui a point en nous.
Quand ces premiers éléments de la vie nouvelle se
développent selon les directions de Jésus, quand ils se
fortifient grâce à la vertu qui émane de lui. nous
distinguons en y appliquant toute notre attention un
chemin à peine indiqué qui. partant de notre situa-
tion actuelle, s'engage dans la direction de la vie nou-
velle. Il n'est point foulé encore, personne ne l'a jamais
suivi, c'est celui que nous devons nous frayer. Nous n'en
connaissons pas le tracé, nous ne voyons pas loin
devant nous, mais nous distinguons le pas qu'il s'agit
de faire. Impossible à d'autres de nous l'indiquer, parce
que pour chacun ce pas est différent. Chacun de nous
a son point de départ à soi, individuel et tout spécial ;
pour le discerner, il faut le flair délicat de l'aspira-
tion à la vérité.
Il en est ainsi non point au début seulement, mais
constamment dans la suite. L'étroit sentier demeure
pour chacun une trace à part, tout juste perceptible,
qui ne deviendra jamais un chemin battu. Aussi ne le
trouverons-nous que si nous restons des chercheurs.
Guidés par nos aspirations, par le sûr instinct de l'être
originel qu'affine notre recherche persévérante, nous
suivrons notre sentier avec une assurance absolue au
travers d'un Labyrinthe de chemins déjà foulés, sans
ai
322 LES CONDITIONS DU SUCCES
nous laisser troubler par les clameurs qui s'élèvent sur
nos pas, ni égarer par les guides importuns qui s'offrent
à nous, et nous marcherons d'un pas ferme droit au
but.
Nous n'aurons point alors à nous préoccuper du change-
ment qui doit s'opérer en nous. Car tandis que nous cher,
chons et marchons, écoutons et agissons, la vie origi-
nelle germe, lève et fait toutes choses nouvelles en s'é-
panouissant.
C'est ainsi qu'il faut chercher et trouver le chemin
étroit. Quoi d'étonnant à ce qu'un petit nombre seule-
ment y parviennent ? Impossible de prendre quelqu'un
par la main pour le guider. Essayons-nous imprudem-
ment de le faire, nous tombons dans l'embarras le plus
cruel et nous renonçons bien vite à jouer pour les au-
tres le rôle d'éclaireur. Au reste, nous ne tardons pas
à comprendre qu'il n'en saurait être autrement. Gom-
ment, en effet, pourrions-nous reconnaître un autre
chemin que le nôtre ? Que chacun recoure donc à ses
propres lumières ; il faut le chercher et le trouver soi-
même, sous peine de n'y jamais parvenir. Les lecteurs
qui ont réellement compris le Sermon sur la montagne
seront les premiers à en faire l'expérience. Arrivés au
terme de cette étude, ils se demanderont perplexes :
Comment s'accomplira pour moi cette évolution ? — Je
ne saurais le leur dire, même s'ils s'adressaient person-
nellement à moi. C'est à chacun de le découvrir par
une recherche persévérante.
Peu importe la situation dans laquelle nous surprend
cette question angoissante, que notre esprit soit impré-
gné d'idées religieuses ou athées, que nous nous ratta-
LE VHAI CHEMIN 323
chions à l'Eglise chrétienne ou à l'Union pour l'action
morale, que notre âme demande sa subsistance à l'art
ou à quelque autre aliment spirituel. Quelle que soit la
voie spacieuse qu'il ait suivie, dès qu'un être arrive au
seuil de la porte étroite, un sentier nouveau s'ouvre
devant lui, qui se déroule sur un autre plan que toutes
les routes frayées : il l'introduit dans la sphère de
l'expérience personnelle, des opérations profondes et
cachées, où sont directement ressenties les impulsions
divines qui communiquent à l'âme la véritable énergie
vitale.
Seul ce chemin resserré du devenir personnel qui
tend à une nouvelle création de l'être conduit l'homme
à la conquête de sa vraie vie, de sa nature propre, de
son moi réel. Toutes les voies larges mènent à la
ruine de notre personnalité ; non point assurément à
une perdition éternelle qui n'est concevable que si l'on
relègue le royaume de Dieu, le ciel, la vie, dans l'au-
delà, mais à la banqueroute de notre vie présente, en
ce qui concerne notre être véritable et immortel. Il périt
en eflèt sur la route spacieuse, car il n'y saurait germer,
ni à plus forte raison s'épanouir.
« Gardez-vous des faux prophètes qui viennent à
vous couverts de peaux de brebis et qui au dedans
sont des loups ravisseurs. Vous les reconnaître/ à
leurs fruits. Peut-on cueillir des raisins sur des épines
ou des figues sur des chardons? Ainsi tout bon
arbre donne de bons fruits, et tout mauvais arbre de
mauvais fruits. Vu bon arbre ne peut porter de mau-
vais fruits ni un mauvais arbre de bons fruits. Tout
3a4 LKS CONDITIONS DU SUCCES
arbre qui ne produit pas de bons fruits est eoupé et
jeté au feu. C'est donc à leurs fruits que vous les
reconnaîtrez. »
Si le chemin resserré est une voie presque impercep-
tible d'évolution et de vie personnelles, il n'est point
étonnant que le monde soit plein de prophètes qui pré-
conisent inconsciemment des voies spacieuses comme le
seul accès possible à la vie, parce qu eux-mêmes ne se
font aucune idée de ce qu'est la porte étroite. Ils
égarent ainsi ceux qui s'adressent à eux dans leur an-
goisse, en les engageant dans des chemins où ils se
fourvoient et qui les mènent à la ruine. C'est la vieille
histoire d'un aveugle conduisant un autre aveugle. Et
c'est pourquoi Jésus met les chercheurs en garde contre
les faux prophètes de la voie large.
Mais comment nous soustraire à leurs protestations
séductrices ? Comment les distinguer de ceux qui ont
franchi la porte étroite et peuvent, par conséquent, nous
venir véritablement en aide sur la voie de notre devenir ?
Jésus nous répond : Examinez-les avec soin. Ils viennent
à vous sous des peaux de brebis, mais au-dedans ils
sont des loups ravisseurs. Ils font extérieurement parade
d'une nouvelle vie, mais intérieurement ils sont restés
barbares. Ils portent le costume de la piété, mais au-
dessous s'agite leur vieille nature : ils ne sont point
nés à la vie originelle. Aussi les reconnaitrez-vous à
leurs fruits, dans lesquels se révèle leur vrai caractère.
Mais encore, en quoi consistent ces fruits ? Non dans
le succès ; car plus il est apparent, plus il dépend non
de ceux qui l'obtiennent, mais des circonstances dans
LE VRAI CHEMIN
•3a5
lesquelles ils agissent ; plus il reste, par conséquent, un
indice douteux «le leur nature intime. Pas non plus dans
1 influence que nous exerçons ; car elle est conditionnée
par celui qui la subit. D'ailleurs, nos paroles et nos actes
sont parfois en contradiction directe avec ce que nous
sommes en réalité : nous pouvons être les porteurs de
valeurs vitales qui nous demeurent étrangères ; notre
moralité peut n'être que l'obéissance aux commandements
et non l'expression de notre vie spontanée. Mais les mani-
festations immédiates et involontaires de notre person-
nalité, les créations originales de notre vie. c'est-à-dire
tout ce qui a mûri naturellement au lieu d'être un produit
de notre fabrication, voilà nos fruits authentiques. Voilà
les seuls indices certains de ce que nous sommes, parce
qu'ils sont la révélation directe de notre être. Pour ap-
précier les hommes, tenons-nous en là. 11 est aussi im-
possible à ceux de l'ordre ancien de porter les fruits
de la vie nouvelle qu'aux épines de produire des raisins ;
un mauvais arbre ne saurait porter de bons fruits.
Considérons donc avec soin, non ce que sont leurs
actes, mais ce qu'est leur vie. Tenons-nous en aux mou-
vements spontanés dans lesquels leur nature se fait jour,
non lorsqu'ils veulent exercer une influence, mais lors-
qu'ils se croient sans témoins. Observons-les quand ils
se laissent aller, c'est alors qu'ils se montrent tels qu'ils
sont; dans leur vie de famille, leurs relations person-
nelles, le travail de leur vocation. Voyons comment ils
s'acquittent de leurs affaires, comment ils font face à
leurs expériences journalières, en un mot. quelle est
leur conduite. Si le nouvel ordre de choses s'y actualise
sans apprêt, involontairement, si toute leur attitude
3a6 LES CONDITIONS DU SUCCES
respire la vérité, si la lumière de la vie originelle y
rayonne, fions-nous à eux : ce serait impossible s'ils
n'avaient passé par la porte étroite, s'ils n'avaient été
transformés intérieurement.
Mais si leur vie procède du non. s'ils usent de repré-
sailles envers leur prochain, s'ils ne vivent point ingé-
nument, mais en vertu d'un raisonnement, s'ils sont in-
justes et Taux malgré leur zèle pour la vérité et la jus-
tice, si. tout en ayant constamment le nom de Dieu sui-
tes lèvres, leur vie tout entière crie: « Moi ! moi ! », si
leur charité consiste à tyranniser leur prochain, s'ils
cherchent leur propre gloire, s'ils jugent et ana-
thématisent, si. dans leur passion de convertir ils
jettent les perles devant les pourceaux, s'ils sont possé-
dés du démon de la richesse, s'ils vivent dans les sou-
cis, la tristesse et la crainte, en un mot. si leur vie ne
porte pas « les dignes fruits de la conversion ». n'hé-
sitons point à les tenir pour de faux prophètes. Ils peu-
vent être sans doute des hommes très capables, très
pieux et d'une valeur inestimable en ce qui concerne
l'ordre ancien. Mais il est inutile de compter sur eux
en tant que prophètes du chemin étroit, car ils ne le
connaissent point et ne l'ont point suivi. Comparé à
l'être nouveau, leur être intérieur est encore vicié et
tout ce qu'ils accomplissent est mauvais de sa nature,
quel que puisse en être, dans certaines conditions,
l'effet bienfaisant. Ici, ni l'action bénie, ni les résultats
heureux n'entrent en ligne de compte, la vie elle-même
est le fruit qui témoigne d'une façon palpable que l'arbre
a été enté ou qu'il est resté sauvage.
l'action de bon ai.oi 3^7
'3. L'action de bon aloi .
« Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : « Sei-
gneur ! Seigneur ! qui entreront dans le royaume des
cieux, mais bien celui qui fait la volonté de mon
Père qui est dans les cieux. Plusieurs me diront en
ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n'est-ce pas en ton
nom que nous avons prophétisé? en ton nom que
nous avons chassé les démons ? Et n'avons-nous pas
en ton nom t'ait beaucoup de miracles? Alors je leur
dirai ouvertement: Je ne vous ai jamais connus.
Retirez-vous de moi , vous qui pratiquez l'ini-
quité ! »
Notre incorporation au royaume de Dieu et à l'être
originel, cet organisme personnel créé, animé et fa-
çonné par les vibrations de la vie divine, ne dépend
pas de notre profession de foi chrétienne, mais de notre
accomplissement des lois divines. Chacun peut dire :
Seigneur ! Seigneur ! La question est de savoir si nous
obéissons à la parole de Jésus, si nous le suivons
véritablement, si toutes les manifestations de notre vie
témoignent de son règne au-ded ans de nous. On le recon-
naît à ceci, que Dieu est mis en lumière purement et
intégralement, que L'ordre s'établit dans la vie et que sa
volonté s'y actualise d'une façon immédiate. Ni l'ortho-
doxie de la doctrine concernant la personne et l'œu-
vre du Christ, ni le culte que nous lui rendons ne nous
font participer à la vie éternelle, mais seule une vie
qui n'a plus d'autre objet que la réalisation de la volonté
3a8 LES CONDITIONS DU SUCCES
de Dieu : ce Pourquoi m'appelez-vous Seigneur, et ne
faites-vous pas ce que je dis ? »
Les hommes se font à ce sujet de graves illusions.
Aussi le réveil sera-t-il terrible au jour où la valeur et
la réalité objectives de notre vie seront manifestées et
où notre participation au royaume de Dieu sera recon-
nue. Beaucoup en appelleront aux œuvres qu'ils ont
accomplies au nom de Jésus, mais elles seront ouverte-
ment traitées de contrefaçons : « Je ne vous ai jamais
connus », vous êtes des étrangers pour moi, déclarera
Jésus à leurs auteurs. Le passage parallèle de Luc,
ch. i3, v. 25, porte : « Je ne sais d'où vous êtes », c'est-
à-dire : Vous n'êtes pas de ma race, vos œuvres ne sont
pas authentiques.
Cette parole pèse lourdement sur le cœur, surtout si
l'on considère les œuvres accomplies par ceux que Jésus
repousse: « N'avons-nous pas prophétisé, chassé les dé-
mons, fait beaucoup de miracles en ton nom ? » Ainsi
donc, il s'agit d'œuvres éminemment représentatives du
royaume de Dieu, et cependant Jésus les désavoue !
Comment est-ce possible ? Pour la raison bien simple
que l'essentiel n'est pas l'étiquette que porte notre vie.
mais la puissance d'où elle procède. Quand on prophé-
tise à coups d'exégèse et que l'on prêche à coups de
doctrine, quand on chasse les démons des passions
impures par l'esprit du fanatisme religieux ou de l'exal-
tation psychique, quand on guérit les malades par la
suggestion de la prière ou du scientisme, il n'y a pas
là de révélations de Dieu, mais seulement des exploits
de l'esprit humain, des phénomènes subjectifs ou l'utili-
sation d'états d'âme maladifs.
l'action de box aloi 329
La troisième tentation, dans laquelle Jésus fut solli-
cité d'imiter le règne de Dieu et ses manifestations au
moyen des procédés et des lorces de la vieille nature,
nous éclaire parfaitement à cet égard. Jésus la repoussa
catégoriquement ; il déclara ainsi une fois pour toutes
ne reconnaître comme authentiques que les résultats
dus à la vertu de la vie originelle, et obtenus selon
ses méthodes. Et ce fait demeure, quand bien même
le christianisme officiel tout entier succomberait à la
tentation dont Jésus a triomphé, et cette méthode frau-
duleuse eût-elle reçu la consécration dune pratique sé-
culaire. Ce fait demeure, quelles que soient par ailleurs
la sincérité et la ferveur avec lesquelles on abuse du nom
de Jésus. Le jour viendra où cette aberration sera re-
connue, et alors si grandes, si belles, si glorieuses
qu'en aient été les apparences, le verdict qui la frap-
pera sera aussi net et aussi décisif que celui qui fut
prononcé sur le tentateur : Retirez-vous de moi, vous
m'êtes étrangers ; à mes yeux dont le regard cherche
partout le Père, vous avez pratiqué l'iniquité, car vous
n'avez point édifié le royaume de Dieu, mais vous en
avez détourné les hommes.
L'expression qu'on traduit en général par les mots :
Vous qui pratiquez l'iniquité, signifie littéralement :
«r Vous qui êtes les auteurs responsables de l'illégalité ».
Elle caractérise ce qu'il y a de subjectif, d'arbitraire,
de barbare dans l'activité de ceux aux juels elle s'appli-
que. Le jugement porté par Jésus ne met donc pas en
question la bonté et l'utilité des œuvres accomplies, les
bienfaits et le secours qu'elles ont apportes aux hommes.
Il ne les considère qu'au point de vue de la création
3'3<> LES CONDITIONS DU SUCCKS
nouvelle de l'humanité, qui seule lui importait. A ce
point de vue là, elles sont mauvaises, parce quelles
ne procèdent pas des forces actives et des nécessités
intérieures du nouveau devenir, ni d'une rénovation de
l'humanité ; elles n'y sauraient, par conséquent contri-
buer. Les seules œuvres de bon aloi sont celles qui
en procèdent organiquement et qui y contribuent d'une
manière ellective, qui découlent de la même source et
participent de la même vie. Car elles ont la même ori-
gine, portent le même caractère et tendent au même but
que celles de Jésus. Tout le reste n'est qu'une activité
arbitraire, selon l'ordre de choses ancien.
« Tout homme donc qui entend ces paroles que je
dis et les met en pratique, est semblable à un homme
sage qui a bâti sa maison sur le roc. La pluie est
tombée, les torrents sont venus, les vents ont souf-
tlé et se sont déchaînés contre cette maison, mais
elle nJa pas été renversée, parce qu'elle était fondée
sur le roc. Mais tout homme qui entend ces paroles
(jue je dis et ne les met pas en pratique, sera sem-
blable à un insensé qui a bâti sa maison sur le sable.
La pluie est tombée, les torrents sont venus, les
vents ont soufflé et ont fondu sur cette maison, et
elle s'est effondrée, et grande a élé sa ruine. »
Détournant ses regards de cet avenir solennel où tout
apparaîtra dans sa vérité et selon sa valeur réelle. Jésus
adresse en terminant une exhortation pressante à ceux
de ses auditeurs qui comprennent la gravité du sujet.
1! leur fait voir dans une parabole saisissante qu'une
l'action oe bon a loi '53 i
seule chose importe : entendre et pratiquer. Non pas,
remarquons-le, entendre et retenir, entendre et méditer,
entendre et vouloir, mais entendre et pratiquer.
Ce que nous avons appris de Jésus doit se traduire
immédiatement dans notre vie. Ainsi nous entrons dans
le mouvement effectif qui pressent, découvre et suit le
chemin étroit. Mais avant tout, il faut avoir véritable-
ment entendu, autrement nous agissons à l'aventure,
selon des notions théoriques et illusoires. Or nous n'en-
tendons en vérité que les paroles que nous saisissons
d'une manière personnelle et vivante, à la lumière de
notre situation intérieure, c'est-à-dire celles qui nous
atteignent en plein cœur. Quelles sont les paroles de
Jésus qui pénètrent en nous, quel est le point sensible
qu'elles touchent ? Cela varie suivant les individua-
lités. Mais une fois que le'contact s'est établi, il s'agit
de suivre sans délai les impulsions vitales que nous
percevons et . de nous consacrer entièrement à leur
réalisation. Dès que le contact ne s'affirme plus dans
la vie. la communication s'interrompt. Dès que les en-
seignements qui ont trouvé en nous un écho ne se tra-
duisent pas en actes, ils n'enrichissent que nos points
de vue. Tout ce qui ne se transforme pas en vie. de-
vient affaire de théorie.
Alors nous bâtissons sur le sable, sur le sable mou-
vant des idées et des principes, des convictions et des
résolutions, et la solidité de notre édifice réside unique-
ment dans le poids qu'a pour nous notre manière de
voir, dans la confiance que nous avons en nos opinions.
Il manque à notre vie la base d'un fait objectif. Mais
comment trouver un appui dans une croyance à laquelle
3^2 LES CONDITIONS DU SUCCES
nous devons servir nous-même de point d'appui? Vienne
à fondre sur nous la tempête, un désastre ébranle-t-il
l'édifice de notre vie, toute notre construction théorique
s'eflondre, et nous nous trouvons gisant sur le sable.
Alors c'est le désespoir : « Il n'y a point de Dieu », s'é-
crie-t-on. Et l'on se lamente, d'avoir perdu sa foi. Heu-
reux ètes-vous d'avoir perdu votre foi, vous voilà dé-
barrassés d'une illusion ! Peut-être, si vous le cherchez,
trouverez- vous maintenant l'accès à la véritable vie.
Quant à celui cpui laisse les paroles de Jésus germer
en lui et s'actualiser dans sa vie, qui permet aux im-
pressions et aux énergies, aux clartés et aux impulsions
divines qui se font jour dans son âme de se réaliser dans
son attitude et sa conduite, ses relations et ses circons-
tances, bref dans tous les faits et tous les phénomènes
de son existence, il fait l'expérience immédiate de Dieu,
le vivant, et de son travail créateur et organisateur.
L'évolution de l'humanité s'accomplit dans sa vie indi-
viduelle. 11 s'incorpore à l'organisme nouveau d'où
procède toute vie personnelle. En lui monte la sève de
l'être originel ; il est régi par ses lois de vérité ; il
renouvelle toutes choses dans la mesure où lui-même
est créé de nouveau.
Cet homme-là a bâti sa maison sur le roc, car son
existence tout entière repose sur une base objective, sur
le Dieu vivant. C'est en lui que sa vie plonge ses racines,
c'est de lui qu'elle tire sa subsistance et son accroisse-
ment. Ce sont ses vibrations qui lui communiquent son
énergie vitale. L'être nouveau qui grandit en lui est une
création de la rédemption et de la régénération divines.
Sa destinée est une grâce du Père et se déroule au so-
LACTIOX DE HON ALOl
355
leil immuable do son amour. Chacun de ses jours de-
vient une révélation de sa gloire. Rien ne saurait l'é-
branler, car le pivot de son existence est dans l'être
véritable, impérissable, éternel, dont il fait l'expérience
personnelle avec chaque battement de son cœur.
ce Jésus ayant achevé ce discours, le peuple fut saisi
d'admiration, car il enseignait comme ayant autorité,
et non à la façon des scribes », nous dit Matthieu. Nous
aussi, malgré les siècles écoulés, nous nous sentons
ébranlés jusqu'au fond par ses paroles, quand du sein
de notre inquiétude nous les saisissons dans leur vi-
vante réalité. Et notre àme reste émerveillée devant les
perspectives qu'elles ouvrent à chacun de nous et à
l'humanité tout entière. Quiconque ne se sent pas trans-
porté à la lecture du Sermon sur la montagne, ne l'a
pas compris. Mais celui qui l'a compris, a trouvé le
chemin de la vie.
TABLE DES MATIERES
Pages
INTKOIK'CTION I
Notre désarroi en présence des paroles de Jésus . . i
Les bases d'une juste interprétation (i
Les trois transpositions nécessaires i3
Les conditions de la compréhension 19
La place et la signification du Sermon sur la montagne
dans le ministère de Jésus 28
Chapitre premie». — Le point de départ 41
1. Ceux qui cherchent 41
2. La vocation des chercheurs 70
3. La ligne de conduite des chercheurs 100
Chapitre IL — La morale nouvelle 117
1. Son caractère positif : elle est un « accomplissement» 121
2. Son caractère libre et primesautier 127
3. Sa rigueur inflexible 137
4. La spontanéité de ses manifestations i47
5. Elle témoigne de la souveraineté de l'être nouveau. i54
6. Elle témoigne d'une vie surabondante 1H2
Chapitre III. — La vie personnelle 170
1. Nos relations avec le prochain ....... 173
2. Nos relations avec Dieu 188
3. La vie cachée 220
336 TABLE DES MATIERES
l'aies
Chapitre IV. — La vie quotidienne 2^
1. Le centre de. gravité 246
2. La lumière de la vie 255
3. Le point d'appui 265
4. Le but 271
5. Le secret de la vie 277
Chapitre V. — La vie commune réalisée 282
1. Les bases de la vie commune 282
2. Le caractère de la vie commune 289
3. La condition de la vie commune 294
4. Le principe de la vie commune 3oo
Chapitre VI. — Les conditions du succès 3o3
1. La marche ininterrompue 3o3
2. Le vrai chemin 3ia
3. L'action de bon aloi 327
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y
ÉDITIONS DU FOYER SOLIDARISTE
FÉLIX BOVET. Pensées, br. 3 5o, relié toile 5 — , demi-niar. 7 —
ARNOLD REYMOND. Logique et mathématiques .... 5 —
M. NEESER. La religion hors des limites de la raison . .5 —
SAMUEL GAGNEBIN. La philosophie de l'intuition ... 4 —
H. BARBIER. La signification primitive de la Sainte-Gène . 4 —
GASTON FROMMEL. La vérité humaine, I 4 —
— Etudes de théologie moderne . . .4 —
— Eludes littéraires et morales (2e éd.) 3 5o
— Etudes morales et religieuses (2e éd.) 3 5o
— Etudes religieuses et sociales (2e mille) 3 5o
H. LHOTZKY. Pour former une âme 3 00
PAUL STAPFER. Vers la vérité 3 5o
MAURICE GEHRI. Prisons russes 3 00
H. -A. JUNOD. Zidji, élude de mœurs sud-africaines . . . 3 5o
VICTOR MONOD. Le problème de Dieu 3 5o
TH. FLOURNOY. La philosophie de William James . . . 2 5o
— Le génie religieux (4e mille) — 60
WILLIAM JAMES. La volonté de croire — 60
F. -H. MENTHA. La morale du testament 1 00
C. HILTY. Le secret de la force (2e édition) 1 5o
JOSEPH INE-E. BUTLER. Avant l'aurore 2 —
COLLECTION D'ACTUALITÉS PÉDAGOGIQUES
F.-W. FCERSTER. L'école et le caractère (3e éd.) . . . .3 —
AUG. LEMAITRE. La vie mentale de l'adolescent et ses ano-
malies 3 —
R. NUSSBAUM. Le problème de l'école secondaire ... 2 —
LES LEÇONS DE FRANÇAIS DANS L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE.
Conférences faites à l'Université de Neuchàtel. . . . 2 5o
BIBLIOTHÈQUE D'ÉTUDES RELIGIEUSES
F. LEEN H ARDT. L'évolution doctrine de liberté . . . .2 —
CH. BASTIDE. L'anglicanisme 2 —
CH. MERCIER. Les prophètes d'Israël 1 60
EUGÈNE DE FAYE. Saint Paul 1 60
HENRI MON NIER. Qu'est-ce que la Bible ? 160
NATHAN SŒDERBLOM. Les religions I 4°
G. ANRICH. L'ultramontanisme 1 4°
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