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Full text of "Le sermon sur la montagne : transposé dans notre langage et pour notre temps"

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JOHANNES  MULLER 


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Sermon  sur  la  Montagne 

transposé 
dans  notre  langage  et  pour  notre  temps 


TRADUCTION  DE  S.  GODET 


SAINT-BLAISE 

FOYER  SOLIDARISTE 
1912 


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Le  Sermon  sur   la  Montagne 


JOHANNES  MULLER 


Le  Sermon  sur  la  Montagne 

transposé 
dans  notre  langage  et  pour  notre  temps 


► 


TRADUCTION  DE  S.  GODET 


SAINT-BLAISE 

FOYER  SOLIDARISTE 

1912 


Lausanne.  —   Imprimerie    coopérative    La    Concorde. 


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\1988/^ 


<X>YS 


AVANT-PROPOS   DE  LA  TRADUCTRICE 


JI  y  a  quelques  années,  un  périodique  allemand    intitule- 
ra/ter zur  Pflege  persônlichen  Lebens  nie  tomba  sous  1rs 
yeux.  Dès  les  premières  lignes,  j'eus  l'impression  de  pénétrer 
dans  une  atmosphère  toute  nouvelle,  où  se  retrouvaient  ce- 
pendant, ramenés  à  leur  source  et  à  leur  fin,  tous  les  éléments 
de  vie  que  j'avais  rencontrés  ailleurs  épars  et  fragmentaires 
Je  me  trouvais  en   face  de  vérités  qu'il  ne  s'agissait  plus  de 
croire,  d'admettre  ou  de  discuter,  car  elles  portaient  en  elles- 
mêmes  leur  évidence,  s'imposaient  à  quelque  chose  de  plus 
profond  que  l'intelligence,  le   sentiment  et  la  conscience,  et 
devaient  nécessairement  se  vérifier  par  l'expérience.  Je  n'étais 
plus  sur  le  terrain  des  idées,  mais  dans  le  domaine  de  l'intui- 
tion immédiate,  non  sur  le  terrain  «les  principes,  mais  sur  ce- 
lui de  la  réalité  même,  de  la  vie.  -  mol  donl  on  abuse  au- 
jourd'hui,   mais  dont    le   sens  ne  nous  apparaît   encore   que 
confusément. 

Un  commerce  familier  avec  les  œuvres  de  Johannes  Mûller 
a  encore  fortifié  eette  impression.  Si.  parmi  ses  nombreux 
écrits,  j'ai  traduit  de  préférence  le  Sermon  sur  la  montagne 
(Die  Bergpredigt  verdentscht  und  vergegenwârtigt),  c'esi 
qu'il  m'a  semblé  contenir  en  substance  ce  que  les  autres  dé- 
veloppent et  précisent  en  l'appliquant  aux  diverses  faces  de 
la  pensée  et  de  la  conduite  ;  je  veux  parler  de  l'«  art  de  vivre». 
révélé  et  pratiqué  par  Jésus,  et  qu'il  appartient  à  notre  temps 
de  saisir  dans  sa  vérité,  et  à  l'avenir  de  réaliser  parfaitement. 


LE  SERMON  SUR  LA  MONTAGNE 


INTRODUCTION 


Notre  désarroi  en  présence  des  paroles  de  Jésus. 

Un  des  phénomènes  caractéristiques  de  notre  temps, 
c'est  la  tendance  que  marquent  presque  tous  les  grands 
mouvements  de  la  pensée  à  se  rattacher  en  quelque 
manière  au  Christ  historique.  Les  esprits  les  plus 
hostiles  aux  diverses  interprétations  que  l'Eglise  a  don- 
nées de  la  tradition  évangélique.  et  à  l'usage  qu'en  a 
fait  la  chrétienté,  se  voient  dans  la  nécessité  de  compter 
avec  lui.  Même  abstraction  faite  du  nouvel  essor  de  la 
vie  dans  l'Eglise,  et  de  la  position  prédominante  que  la 
personnalité  de  Jésus  a  conquise,  dans  le  protestantisme 
du  moins,  nous  constatons  que  jamais  encore,  à  aucune 
époque,  il  n'a  occupé  dans  la  vie  et  dans  la  pensée  pro- 
fanes la  place  qu'il  y  tient  aujourd'hui. 

Or  le  centre  de  cet  intérêt,  le  foyer  où  semblent  con- 
verger actuellement  tous  les  rayons  émanant  de  sa  per- 
sonnalité, c'est  le  Sermon  sur  la  montagne.  Ce  discours 
est  envisagé  de  nos  jours  comme  «  l'Evangile  de  l'Evan- 


INTRODUCTION 


gile  ».  l'expression  condensée  de  ce  que  Jésus  s'est  pro- 
posé. 

Il  n'est  guère  de  chercheur  contemporain  aux  prises 
avec  l'énigme  de  l'être  humain,  avec  le  problème  de  la 
véritable  culture,  avec  les  grandes  questions  de  l'exis- 
tence, qui  puisse,  à  la  longue,  éliminer  Jésus.  Au  contraire, 
tous  se  sentent  irrésistiblement  attirés  par  lui.  tous 
tiennent  à  se  réclamer  de  lui  et  à  faire  de  la  tradition 
évangélique  —  parfois  étrangement  défigurée,  il  est  vrai 

—  la  pierre  angulaire  de  leur  système.  Ceux  mêmes 
que  le  Christ  laisse  le  plus  perplexes  sont  obligés  de 
prendre  position  à  son  égard.  On  ne  saurait  le  passer 
sous  silence  et  telle  est  sa  puissance  d'attraction  que  ce 
sont  précisément  ses  adversaires  les  plus  acharnés  qui 
parviennent  le  moins  à  l'ignorer.  Nietzsche  s'est  débattu 
contre  lui  sa  vie  durant. 

De  cet  état  d'esprit  se  dégagent  une  vérité  :  Jésus 
est  incontestablement  le  pivot  de    la  destinée  humaine. 

—  et  une  certitude  :  c'est  de  lui.  avant  tout,  qu'il  con- 
vient d'attendre  des  solutions  pour  nos  détresses,  des 
directions  pour  notre  avenir.  Peu  importent  à  cet  égard 
les  opinions  que  nous  professons  :  ni  l'athéisme,  ni  le 
matérialisme  ne  sauraient  aujourd'hui  empêcher  per- 
sonne d'interroger  le  Christ  :  car  c'est  l'effort  de  la  vie 
qui  nous  pousse  vers  lui,  ce  sont  des  sources  de  vie 
que  nous  allons  chercher  auprès  de  lui. 

Mais  ces  sources  ne  sont  point  aisées  à  découvrir. 
Nous  constatons  au  contraire  —  et  cette  observation 
parait  au  premier  abord  incompatible  avec  l'attrait  que 
Jésus  exerce  sur  les  hommes  de  notre  temps  —  qu'ils  ne 
sont  pas  nombreux,  ceux  qui   parviennent   à    entrer   en 


NOTRE  DESARROI   EN   PRESENCE  DES   PAROLES  DE  JESUS  3 

contact,  (lune  manière  indépendante  et  personnelle, 
avec  cette  personnalité  unique,  .l'ai  rencontré,  au  cours 
des  années,  beaucoup  <le  chercheurs  sincères  en  quête 
d'un  guide,  auxquels  j'ai  montré  Jésus  ;  je  les  ai  pres- 
que tous  entendus  déclarer  que,  malgré  de  sérieux  efforts, 
la  tradition  évangélique  leur  reste,  en  fin  de  compte. 
étrangère  et  inintelligible. 

Si  cet  état  de  choses  résultait  uniquement  du  l'ait  que 
l'Evangile  a  été  défloré  et  affadi  par  l'enseignement 
religieux  en  usage,  il  serait  possible  d'y  remédier  dans 
une  certaine  mesure  par  l'emploi  de  traductions  nouvel- 
les. Mais  cela  ne  suffirait  point  encore  :  il  faut  qu'il 
soit  mis  à  notre  portée. 

Pour  bien  connus  que  nous  paraissent  les  actes  et 
les  paroles  de  Jésus,  en  réalité  ils  restent  lettre  close, 
comme  cela  est  d'ailleurs  inévitable,  étant  donnée  la 
difiérence  des,  temps  et  des  milieux.  Le  texte  des  Evan- 
giles l'end  à  nos  oreilles  un  son  familier  ;  mais  nous  ne 
parvenons  pas  à  mettre  leur  contenu  en  relation  avec 
notre  vie.  simplement  et  naturellement,  et  par  consé- 
quent, nous  ne  savons  trop  qu'en  faire. 

Cet  embarras  est  évident  en  lace  des  œuvres  de 
Jésus.  Quant  à  ses  paroles,  la  plupart  des  chrétiens  se 
font  illusion  sur  la  valeur  qu'elles  ont  pour  eux  jus- 
qu'au moment  où.  irrésistiblement  poussés  par  leur  an- 
goisse intérieure  à  chercher  auprès  de  lui  un  secours 
personnel,  ils  s'aperçoivent  qu'ils  ne  sauraient  trouver 
aucun  rapport  direct  entre  ses  déclarations  et  leur 
situation  particulière.  Cour  que  les  chercheurs  d'au- 
jourd'hui  entrent  réellement  en  contael  avec  Jésus,  il 
faut    donc   tout   d'abord   qu'il    leur  soi!   rendu   intelligible. 


INTRODUCTION 


Il  est  un  fait  qui  confirme  ces  observations  :  les  hom- 
mes les  plus  marquants,  ceux  mêmes  qui  donnent  une 
voix  et  fraient  un  chemin  aux  aspirations  nouvelles, 
prêtent  à  Jésus  plus  qu'ils  ne  reçoivent  de  lui.  Ils  im- 
prègnent ses  discours  des  idées  du  jour  et  de  leurs  pro- 
pres points  de  vue:  théosophie,  pessimisme  bouddhique, 
par  exemple.  Ils  ne  nous  le  présentent  pas  lui-même  sous 
un  costume  moderne,  mais  ils  partagent  entre  eux  ses 
vêtements  pour  s'en  draper.  On  enlève  et  on  ajoute 
avec  un  arbitraire  illimité.  On  écarte  sans  façon  les  ré- 
sultats certains  de  l* investigation  scientifique  qui.  de- 
puis un  siècle,  s'efforce  avec  une  ardeur  et  une  minutie 
incomparables  de  préciser  le  sens  des  paroles  de  Jésus 
au  moyen  de  la  philologie  et  de  l'histoire.  «  Ce  n'est 
que  de  la  théologie  !  »  répète-t-on.  Chacun  découvre  en 
Jésus  ses  propres  trouvailles  et  invoque  le  témoignage 
du  Christ  en  faveur  de  sa  propre  cause.  Au  lieu  de 
s'approcher  de  lui  pour  l'interroger,  prêt  à  l'écouter  et 
à  le  suivre  afin  de  se  laisser  instruire  par  lui.  on  verse 
sa  propre  sagesse  dans  cette  source  mystérieuse  pour 
l'en  retirer  ensuite  avec  un  geste  prophétique. 

Ces  partis  pris,  ces  opinions  préconçues  n'expliquent 
cependant  pas  complètement  ce  qu'il  y  a  d'arbitraire 
dans  les  interprétations  modernes.  A  mon  avis,  la  cause 
principale  en  est  ailleurs:  notre  temps  n'a  pas  encore 
trouvé  une  méthode  d'interprétation  satisfaisante. 

Serait-ce  que  les  chercheurs  contemporains  émancipés 
de  l'infiuence  de  l'Eglise  ont.  de  ce  fait,  perdu  la  clef 
de  la  connaissance?  Evidemment  non.  car  dans  ce  cas 
l'Eglise,  elle,  devrait  ouvrir  aux  siens  la  porte.  Or  il 
n'en  est  rien.    Là  comme  ailleurs,  on  ne  va  pas  au-delà 


NOTRE  DÉSARROI  EN  PRÉSENCE  DES  PAROLES  DE  JÉS1  s  5 

d'une  conception  vieillie  et  ascétique  «le  l'Evangile.  Le 
contact  personnel  et  vivant  avec  les  paroles  île  Jésus  y 
fait  défaut  aussi  bien  cpie  leur  application  pratique. 
Elles  ne  deviennent  que  trop  rarement  un  événement  <pii 
révolutionne  la  vie.  un  principe  directeur  de  la  conduite 
individuelle.  La  «justice  supérieure»  est  encore  un  se- 
cret. S'il  en  était  autrement,  les  gens  d'Eglise,  par  leur 
seule  présence,  serviraient  de  flambeaux  et  de  guides 
aux  chercheurs  contemporains. 

Mais    ce    n'est    pas  tout.  Dans  l'Eglise  même,  les  pa- 
roles de  Jésus  sont  loin  d'avoir,  en  général,  l'importance 
capitale  que  se   figurent  les   gens  i\u  dehors.  On  y  atta- 
che peu  de  prix  au   Sermon  sur  la  Montagne,  sous  pré- 
texte qu'il  ne  traite  pas   de  la  loi  et  que  la  personne  de 
Jésus  n'y  joue  aucun  rôle.  Ceux  qui  font  de  ce  discours 
le  fondement    de   leur  vie  sont  tenus   pour  suspects:  et 
puis,  on  ne  s.ait  trop  que  faire  «le  certaines  affirmations 
de  Jésus,    bon    nombre    de    ses    paroles    tombent   dans 
l'oubli,    on  préfère    ne    pas  les  entendre.    Enfin,  tandis 
([n'en  dehors  de  l'Eglise    se   manifeste  depuis   quelques 
années,  chez  les  esprits  les  plus  divers,  une  tendance  à 
revenir  aux  enseignements  du  Christ,  dans  les  cercles  reli- 
gieux, au  contraire,  on  s'est  demandé  quelquefois  si  ces 
discours  peuvent  encore  servir  de  base  à   la  morale  mo- 
derne,   et  quelques-uns    l'ont   nié.   Ce  fait  que  dans   les 
milieux    ecclésiastiques    les    déclarations    de    Jésus   sont 
traitées  de  haut    par   les    uns.  font  éprouver  à  d'autres  du 
malaise,  ou  bien  encore   reslenl  impénétrables  et  stériles. 

prouve,  me  semble-t-il,  que  là  aussi  l'interprétation  vi- 
vante et  la  véritable  compréhension  fonl  défaut. 

Une  interprétation  grossièrement  arbitraire  de  l'Evan- 


6  INTRODUCTION 

gilè  est  impossible,  sans  doute,  à  ceux  qui  se  sentent 
liés  par  la  méthode  philologique  et  historique.  Toutefois 
L'investigation  scientifique  elle-même  ne  conduit  qu'aux 
confins  de  la  vérité,  elle  n'y  fait  point  pénétrer.  11  en 
est  de  même  des  méditations  pieuses  dans  lesquelles  le 
cœur  croyant  cherche  son  édification  et  qui  laissent  le 
champ  libre  à  l'arbitraire  plus  subtil  de  la  réflexion  in- 
dividuelle. Elles  enfouissent  les  grains  de  semence,  au 
lieu  de  les  laisser  germer  et  croître.  Elles  nous  parlent 
de  l'Evangile,  au  lieu  de  le  laisser  retentir  lui-même  en 
nous. 

Dans  ces  conditions,  une  question  préliminaire  s'im- 
pose à  ceux  qui  cherchent  à  établir  un  contact  intime  et 
réel  entre  nous  et  notre  temps,  d'une  part,  et  le  Ser- 
mon sur  la  montagne,  de  l'autre.  Quelle  est  la  voie  à 
suivre  pour  en  découvrir  la  signification  certaine  et  vi- 
vante ? 

Les  bases  d'une  juste  interprétation. 

La  vérité  ne  saurait  se  refléter  fidèlement  que  dans 
un  esprit  parfaitement  limpide,  c'est-à-dire  exempt  de 
toute  idée  préconçue.  Seule  une  ingénuité  absolue  nous 
permet  de  discerner  exactement  ce  que  nous  consi- 
dérons, car  pour  que  la  réalité  se  révèle  à  nous,  il  faut 
lui  prêter  une  attention  respectueuse.  C'est  donc  sans 
parti  pris  et  en  iaisant  abstraction  de  nos  préjugés,  de 
nos  désirs,  de  notre  conception  du  monde  et  de  la  vie, 
que  nous  devons  aborder  les  enseignements  de  Jésus  et 
les  laisser  agir  sur  nous.  Alors  seulement  nous  pour- 
rons espérer  voir  les  voiles  du  passé  se  déchirer,  et  la 


r.Ks    BASES    D'UNE    JUSTE    INTERPRÉTATION 

vérité  qu'ils  recouvrent  nous  apparaître,  à  nous,  hom- 
mes d'aujourd'hui.  Ceux-là  donc  y  parviendront  le  plus 
sûremenl  qui,  dans  tous  les  domaines,  ne  sont  encore 
que  des  chercheurs  et  qui,  par  conséquent,  s'approche- 
ront du  Christ  en  interrogateurs,  pour  trouver,  si  pos- 
sible,  auprès  de  lui  des  solutions  et  des  directions. 

Malheureusement,  ce  ne  sont  pas  seulement  les  pré- 
jugés personnels  qui  troublent  notre  entendement  à 
l'égard  de  Jésus,  mais  encore  les  opinions  préconçues 
générales  et  traditionnelles.  A  dire  vrai,  il  nous  est 
impossible,  dans  l'état  de  choses  actuel,  de  nous  appro- 
cher d'emblée  de  Jésus  sans  parti  pris.  Tous  nous  avons 
à  nous  libérer  d'abord  de  nos  opinions,  quelles  qu'elles 
soient. 

Jésus  est  généralement  envisagé  comme  le  fondateur 
et  le  centre  d'une  religion.  C'est  bien  ce  qu'on  a  l'ait  de 
lui.  Reste  à,  savoir  s'il  l'a  été  et  s'il  a  voulu  l'être.  Cette 
manière  de  le  considérer  se  justifie  peut-être  par  le  rôle 
que  Jésus  a  joué  dans  l'histoire  des  vingt  derniers 
siècles,  mais  en  ce  qui  concerne  sa  personnalité  histo- 
rique et  concrète  et  l'œuvre  de  sa  vie.  elle  n'est  qu'un 
préjugé  qui  projette  sur  toutes  choses  un  jour  taux 
et  incomplet.  Il  s'agit  donc  de  nous  en  affranchir. 

Il  est  plus  facile,  c'est  vrai,  de  le  dire  que  de  le 
faire,  et  bien  îles  gens  n'y  réussiront  peut-être  jamais. 
Efforçons-nous  y  cependant  par  tous  les  moyens.  Con- 
traienons-nous  à  considérer  Jésus  sous  un  aspect  diffé- 
rent.  Il  n'y  a  là  rien  d'impossible.  N'a-t-il  pas  été  persé- 
cuté et  crucifié  comme  blasphémateur  et  comme  ennemi 
de  la  religion?  D'ailleurs,  le  mouvement  dont  il  fut 
l'initiateur  n'a  pas  élé   désigné    à    l'origine  sous  le  nom 


8  INTRODUCTION 

d'église  ou  de  religion,  mais  seulement  comme  «  la 
voie  »  (Actes  des  Apôtres,  ch.  at\,  v.  i4),  et  peut-être 
Jésus  a-t-il  précisément  cherché  à  affranchir  la  foi  — 
en  tant  qu'intuition  spontanée  de  Dieu  —  de  la  reli- 
gion. 

Essayons  donc  d'envisager  le  Christ  soit  comme  l'initia- 
teur d'une  culture  absolument  nouvelle,  soit  comme 
l'apôtre  d'une  réforme  sociale  et  d'une  transformation 
radicale  de  toutes  les  relations  humaines,  soit  comme 
le  prophète  visionnaire  de  la  fin  du  monde  auquel 
l'histoire  a  donné  le  démenti,  soit  comme  celui  qui 
est  venu  éclairer  les  profondeurs  du  problème  humain, 
soit  encore  comme  le  révélateur  de  sources  de  vie  igno- 
rées avant  lui,  et  de  puissances  de  guérison  pour  l'huma- 
nité décrépite.  Il  se  peut  que  l'un  ou  l'autre  de  ces 
points  de  vue  soit  aussi  correct,  ou  aussi  faux,  que  le 
point  de  vue  religieux  habituel.  Je  ne  dis  point,  du 
reste,  que  nous  devions  nous  arrêter  à  l'un  ou  à 
l'autre  ;  ce  serait  tomber  de  Charvbde  en  Scvlla.  Il 
s'agit  simplement  de  contempler  la  personne  du 
Christ  sous  un  angle  nouveau,  de  le  considérer  en 
dehors  de  la  catégorie  des  fondateurs  de  religion  et  des 
moralistes,  à  laquelle  il  appartient  à  peu  près  aussi 
exactement  que  Goethe  à  celle  des  ministres  d'Etat. 
Pour  subir  ingénument  son  influence,  prenons  en  face 
de  son  génie  propre  une  attitude  toute  réceptive,  et  dé- 
barrassons-nous complètement  de  toute  opinion  courante 
à  son  sujet.  Envisageons-le  provisoirement  comme  une 
personnalité  à  part,  unique  en  son  genre,  jusqu'à  ce  que 
nous  ayons  compris    ce    qu'il    a  été  en  réalité.    Alors  il 


LES    BASES    1)  CNE    JUSTE    INTERPRETATION  9 

sera  temps  de  chercher  ses  pareils,  pour  le  faire  rentrer, 
le  cas  échéant,  dans  une  catégorie  donnée. 

Cette  libération  est  nécessaire  à  l'égard  <le  Jésus 
d'une  manière  générale  et  du  Sermon  sur  la  montagne 
en  particulier,  car  toutes  les  explications  qu'on  a  don- 
nées de  ce  discours  sont  entachées  d'idées  préconçues. 
Les  uns  y  voient  le  Décalogue  de  la  nouvelle  alliance, 
d'autres  les  principes  fondamentaux  de  l'éthique  de  Jé- 
sus, d'autres  enfin  la  loi  morale  absolue  dont  la  pureté 
et  la  profondeur  ne  sauraient  être  surpassées.  Autant 
de  jugements,  autant  de  préjugés. 

Le  Sermon  sur  la  montagne  n'est  point  une  loi  mo- 
rale. Il  ne  veut  ni  ne  saurait  l'être.  11  renferme  sans 
doute  certains  éléments  qui  justifient  cette  définition, 
mais  telle  n'est  pas  cependant  sa  signification  première. 
Une  loi  morale  doit  avoir  une  portée  générale  et  son 
accomplissement  doit  être  possible,  humainement  par- 
lant. Le  Sermon  sur  la  montagne,  au  contraire,  s'adresse 
à  un  groupe  strictement  délimité  d'auditeurs,  et  ses  ins- 
tructions envisagées  comme  des  préceptes  moraux  dune 
portée  générale,  émettent  des  prétentions  irréalisables. 

Le  radicalisme  conséquent  de  Tolstoï  a  prouvé  que 
les  principes  du  Sermon  sur  la  montagne,  effectivement 
et  universellement  pratiqués,  entraîneraient  la  dissolu- 
tion de  L'Etat.  C'en  sérail  fait  du  servie»'  militaire 
comme  de  l'exercice  du  droit  civil  et  Au  droit  pénal. 
de  toute  concurrence  économique  ;  ussi  bien  que  de 
L'application  de  la  loi  <ie  la  réciprocité. 

En  outre,  peut-on  réellement  imposer  à  on  être  de 
chair  et  de  sang  !«■  fardeau  moral  de  cette  parole  :  cr  Qui- 


10  INTRODUCTION 

conque  se  met  en  colère  contre  son  frère  est  un  meur- 
trier, quiconque  regarde  une  ièmme  avec  convoitise  com- 
met un  adultère  »  ?  Peut-on  exiger  d'un  homme  qu'il 
n'oppose  aucune  résistance  au  mal.  mais  accepte  et  su- 
bisse tout  ?  Peut-on  commander  l'amour  des  ennemis  — 
alors  qu'on  ne  saurait  aimer  que  lorsqu'on  y  est  irré- 
sistiblement entraîné  —  et  ordonner  à  la  main  droite 
d'ignorer  ce  que  l'ait  la  gauche?  Evidemment  non. 

Envisagé  comme  une  loi  morale,  le  Sermon  sur 
la  montagne  est  un  instrument  de  torture  au  moyen 
duquel  on  se  martyrise  en  vain,  ou  une  relique  humble- 
ment révérée,  mais  dont  on  ne  saurait  faire  usage.  Le 
témoignage  le  plus  évident  de  ce  qu'il  a  d'insoutenable 
en  tant  que  loi  morale  universelle,  nous  est  fourni  déjà 
par  les  plus  anciens  manuscrits  des  Evangiles.  Nous  y 
trouvons,  en  effet,  des  corrections  destinées  à  atténuer 
ses  ce  exigences  insensées  »  et  ses  «paradoxes  hardis  ». 
afin  de  les  rendre  acceptables.  Ainsi  au  passage  :  «  Ce- 
lui qui  se  met  en  colère  contre  son  frère  »,  on  a  ajouté 
les  mots  ce  sans  cause  ».  et  à  la  parole  qui  interdit  le 
divorce,  ceux-ci  :  ce  sauf  pour  cause  d'adultère». 

La  coutume  des  églises  chrétiennes  confirme  nos  allé- 
gations. Dès  les  temps  les  plus  anciens,  en  effet,  il  y 
est  tacitement  admis  que  les  ce  exigences  outrées»  de  ce 
discours  n'obligent  personne  dans  la  pratique.  Nul  n'y 
songe  à  tout  subir  sans  résistance,  à  bénir  ses  persé- 
cuteurs, à  prendre  à  l'égard  des  biens  terrestres  l'atti- 
tude prescrite,  ni  même  à  suivre  les  instructions  de  Jésus 
relatives  à  la  prière.  On  se  rend  fort  bien  compte. 
d'ailleurs,  que  l'on  est  en  contradiction  flagrante 
avec    les    paroles    du    Maître.    Remarquez,  par  exemple, 


LES    BASES    DUNE    JUSTE    [NTEKPRETAÏION  II 

cette  locution  caractéristique  parmi  les  chrétiens:  «.Je 
ne  veux  pas  juger,  mais...  »  suivie  d'un  verdict  aussi 
tranchant  que  le  glaive  du  justicier. 

C'est  ainsi  que  le  Sermon  sur  la  montagne,  expression 
sublime  dune  vie  toute  nouvelle,  a  été  abaissé  au  ni- 
veau de  la  médiocrité  générale.  Pour  pouvoir  l'appli- 
quer à  tous,  il  fallait  le  vulgariser.  Au  lieu  le  rompre 
avec  le  préjugé  qui  eu  Taisait  une  loi  morale  universelle, 
on  a  écarté  ou  dissimulé  les  difficultés  qu'entraînait 
cette  interprétation.  Et  cela,  tout  en  continuant  à  répé- 
ter que  Jésus  nous  a  affranchis  de  la  loi  !  On  ne  sau- 
rait vraiment  trouver  d'exemple  plus  criant  de  la  façon 
dont  un  préjugé  enraciné  défie  toutes  les  protestations 
de  la  réalité  et  de  la  logique,  et  exerce  son  action  fu- 
neste. 

L'absence  complète  de  tout  parti  pris  est  donc  la 
première  condition  nécessaire  pour  arriver  à  une  intelli- 
gence certaine  des  paroles  île  Jésus,  mais  l'examen  his- 
torique et  philologique  très  exact  de  leur  sens  original 
n'est  pas  moins  indispensable.  Si  donc  nous  saluons  avec 
joie  les  travaux  des  laïques,  nombreux  à  notre  époque', 
qui  s'efforcent  de  scruter  le  sens  véritable  du  Sermon 
sur  la  montagne  indépendamment  des  traditions  de 
l'exégèse  ecclésiastique,  aussi  bien  (pie  des  préjugés 
théologiques,  leur  expérience  même  nous  enseigne  que 
nul  ne  saurait  impunément  s'affranchir  de  la  recherche 
scientifique.  Nous  ne  pouvons  l'aii  •  abstraction  des 
vingt  siècles  qui  nous  séparent  du  moment  où  Jésus  a 
parlé.  Impossible,  par  conséquent,  de  déterminer  en 
quelque  mesure  ce  qu'il  a  voulu  dire,  sans  le  secours 
de    l'histoire   et    de    la    philologie.    Car  si  nous  ne  dis- 


12  INTKOIiUCTION 


cernons  jias  même  avec  certitude  ce  qu'il  a  voulu  dire 
alors,  comment  reconnaîtrons-nous  ce  que  ses  paroles 
signifient  aujourd'hui  pour  nous  ? 

La  critique  littéraire  et  philologique  du  Nouveau  Tes- 
tament et  les  études  historiques  nous  sont  donc  néces- 
saires en  tant  que  sciences  auxiliaires.  Ce  sont  des  ou- 
tils :  leur  valeur  dépend  de  l'emploi  judicieux  qu'on  en 
l'ait.  Elles  peuvent  nous  renseigner  avec  exactitude  sur 
la  l'orme,  et  en  même  temps  nous  induire  en  erreur 
quant  au  fond.  C'est  le  cas,  par  exemple,  lorsqu'elles 
déterminent  le  sens  des  paroles  de  Jésus  au  moyen  des 
notions  que  ses  contemporains  rattachaient  aux  expres- 
sions dont  il  s'est  servi.  C'est  enlever  à  ces  paroles, 
précisément  ce  qu'elles  avaient  de  neuf  et  d'original. 
Jésus  s'est  servi  de  locutions  courantes,  mais  il  a  versé 
dans  ces  moules  un  contenu  nouveau  qui  les  a  fait  voler 
en  éclats,  et  ses  débats  avec  ses  adversaires  roulaient 
précisément  sur  ce  contenu  différent  renfermé  dans  des 
mots  identiques.  Qui  songerait,  en  efïet.  à  demander  à 
la  théologie  juive  de  son  temps,  ce  que  Jésus  entendait 
par  l'expression  de  «  Royaume  de  Dieu  »? 

Toutefois,  l'investigation  scientifique  n'est  qu'une  ciel'. 
Reste  à  ouvrir  la  porte.  L'étude  la  plus  approfondie  ne 
nous  procure  qu'une  connaissance  théorique  et  docu- 
mentaire. Seule  l'identité  de  la  vie  établira  entre  nous 
e(  l'Evangile  le  contact  qui  nous  permettra  de  le  péné- 
trer dune  manière  intuitive  et  originale. 


LES    TROIS    TRANSPOSITIONS    NÉCESSAIRES  l3 


Les  trois  transpositions  nécessaires. 

Quand  nous  examinons  les  récits  évangéliques  sans 
parti  pris  et  avec  la  perspicacité  d'un  coup  d'œil  exercé 
par  la  méthode  scientifique,  leur  sens  véritable  ne  tarde 
pas  à  nous  apparaître.  Cependant  nous  ne  les  saisissons 
dans  toute  leur  réalité  que  lorsque  notre  esprit  se  les 
approprie  d'une  manière  vivante  et  complète,  par  un 
acte  de  volonté.  Dès  qu'il  s'y  efforce,  nous  constatons 
que  cette  prise  de  possession  implique  trois  transposi- 
tions préalables. 

Il  faut  d'abord  que  nous  transposions  dans  notre  lan- 
gage les  discours  de  Jésus;  car.  issus  du  sol  juif,  ils 
ont  été  adressés  à  des  Juifs,  c'est-à-dire  à  un  peuple 
appartenant  à  une  race  spéciale  et  ayant  son  histoire 
particulière.  Nous  savons  aujourd'hui  mieux  qu'autre- 
fois que  ce  qu'il  y  a  de  proprement  humain  chez  tous 
les  êtres  plonge  ses  racines  dans  le  caractère  national 
et  crée  par  conséquent  dans  chaque  peuple  une  sensibi- 
lité et  des  habitudes  de  pensée  différentes.  Comparez 
par  exemple  la  mentalité  indo-germanique  à  la  menta- 
lité mongole,  la  pensée  européenne  à  la  pensée  indoue. 
Plus  on  les  étudie,  plus  les  oppositions  apparaissent 
entre  elles  irréductibles.  Si.  par  contraste,  la  dillé- 
rence  entre  notre  mentalité  et  la  mentalité  Israélite 
nous  parait  relativement  insignifiante,  cela  tient  à  ce 
que,  depuis  îles  siècles,  la  pensée  juive  nous  a  été 
inoculée,  à  notre  insu,  par  le  christianisme.  Même  lors- 
que,   à    maintes    reprises,    l'esprit    germanique  a    réagi 


l\  INTRODUCTION 

—  chez  Luther  surtout  —  il  l'a  l'ait  sans  se  rendre 
compte  de  cette  antinomie.  Tantôt  il  s'est  révolté  contre 
le  christianisme  en  bloc,  incapable  qu'il  était  <le  distin- 
guer entre  ses  éléments  proprement  humains  et  ses 
conceptions  juives,  et  surtout  de  les  dissocier  :  tantôt  il 
a  combattu  certains  points  de  vue  du  christianisme 
dans  lesquels  se  manifeste  d'une  façon  symptomatique 
la  fusion  intellectuelle  de  plusieurs  races  différentes.  — 
au  lieu  d'expulser  l'apport  étranger  qui  en  était  cause. 
Ce  n'est  que  tout  récemment  que  l'attention  s'est 
éveillée  sur  les  caractères  spéciaux  des  diverses  natio- 
nalités et  leur  influence  sur  la  vie  intérieure  des  indivi- 
dus, et  c'est  là  ce  qui  nous  incite  aujourd'hui  à  trans- 
poser dans  notre  langage  les  expressions  issues  d'une 
mentalité  étrangère,  et  aussi  ce  qui  nous  rend  capables 
de  le  faire. 

En  voici  un  exemple.  Pour  faire  pressentir  à  ses  au- 
diteurs la  valeur,  la  signification  d'un  certain  état  inté- 
rieur ou  L'effet  d'une  certaine  manière  d'agir,  Jésus  leur 
parle  volontiers  de  la  «  récompense  »  qu'ils  peuvent  en 
attendre.  Toutefois  ce  n'est  là  qu'une  forme  de  langage 
israélite.  marquant  d'une  part  un  rapport  conforme 
aux  lois  naturelles  de  notre  existence,  d'autre  pari 
l'importance  des  intérêts  personnels  en  jeu.  Jésus  était 
loin  de  considérer  les  biens  du  salut  comme  un  salaire 
que  l'on  peut  mériter.  Il  s'est  élevé  positivement  contre 
ce  point  de  vue.  par  exemple  dans  la  parabole  l'appor- 
tée par-  Luc.  ch.  17,  v.  7-10.  Mais  les  Juifs  employaient 
couramment  ce  terme,  issu  de  leur  conception  de  la 
vie.  et  qui  exprimait  à  la  fois  l'idée  d'un  enchaînement 
de  cause  à  effet  et  celle   d'un    intérêt    1res    pressant.    Il 


LES    TROIS    TRANSPOSITIONS    NÉCESSAIRES  l5 

suffit  en  effel  de  jeter  un  coup  d'œil  dans  l'Ancien  Tes- 
tament pour  constater  qu'il  nous  présente  la  relation  de 
Dieu  avec  son  peuple  comme  an  perpétuel  marché 
entre  l'un  et  l'autre  :  c'est  par  des  récompenses  que 
Dieu  l'ait  l'éducation  d'Israël,  par  des  promesses  qu'il 
le  conduit. 

Quant  à  nous.  Occidentaux,  l'idée  d'escompter  un  bé- 
néfice éventuel  lorsque  des  intérêts  supérieurs  sont  en 
jeu,  est  tout  à  t'ait  étrangère  à  notre  nature  et  nous 
répugne  profondément.  A  nos  yeux  tout  calcul  de  ce 
genre  est  honteux  et  vulgaire.  Quiconque  le  nie  a  le 
sang  vicié  par  une  lymphe  étrangère.  L'illustre  «  fidéli- 
té germanique  »  de  nos  aïeux  n'avait  point  pour  fonde- 
ment de  l'or  ou  des  terres,  mais  un  attachement  du 
cœur,  et  s'ils  gardaient  jusqu'à  la  mort  la  foi  jurée, 
c  était  par  pure  loyauté  et  parce  qu'ils  ne  pouvaient 
autrement.  Aujourd'hui  encore,  partout  où  la  foi  chré- 
tienne s'insurge  contre  une  piété  intéressée  et  contre 
une  vie  ecclésiastique  pénétrée  de  judaïsme,  retentit  ce 
cri  de  L'âme  croyante:  «Je  t'aimerai  sans  récompense. 
au  sein  même  de  la  souffrance.» 

Mais,  diront  les  esprits  soucieux  qui  n'osent  croire 
ni  à  la  puissance  de  la  vérité,  ni  à  la  sincérité  humaine. 
en  nous  engageant  dans  une  interprétation  semblable 
nous  courons  le  risque  de  laisser  perdre  certains  élé- 
ments essentiels  de  l'Evangile.  Oui,  certes,  si  les  éléments 
juifs  de  l'Evangile  eu  font  partie  intégrante.  Mais  s'ils 
ne  sont  que  des  formes  de  représentation  propres  à  une 
race,  dans  Lesquelles  s'est  traduit  d'une  façon  particu- 
lière ce  qu'il  y  a  d'universellement  humain  dans  l'Evan- 
gile, nous  ne  nous  approprierons  réellement  la  substance 


l6  INTRODUCTION 

de  l'Evangile  que  lorsque  nous  l'aurons  dissociée  de  cet 
élément  étranger  pour  nous  l'assimiler  selon  notre 
génie  propre. 

11  ne  suffit  pas,  toutefois,  de  transposer  l'Evangile 
dans  notre  langage,  il  faut  aussi  le  transposer  dans 
notre  temps,  car  en  l'étudiant,  nous  rencontrons  une 
difficulté  plus  grave  encore  que  celle  qui  résulte  de  la 
diversité  des  races,  c'est  celle  que  crée  la  différence  des 
cultures.  Cette  seconde  transposition  n'a  jamais  été 
effectuée  d'une  manière  indépendante  et  originale,  et.  à 
mon  avis  du  moins,  le  christianisme  en  a  constamment 
souffert.  A  toutes  les  époques  de  son  histoire,  la  tradi- 
tion a  pesé  comme  un  fardeau  du  passé  sur  les  temps 
nouveaux.  Quoi  d'étonnant  à  ce  qu'elle  ait  entravé  le 
progrès  de  l'humanité  ?  On  en  éliminait,  il  est  vrai,  tantôt 
sans  mot  dire,  tantôt  après  un  rude  combat  intérieur,  ce 
qu'il  n'était  plus  possible  d'en  conserver.  Mais  on  sacri- 
fiait du  même  coup  certains  éléments  essentiels  du 
message  divin.  Ou  bien,  on  laissait  simplement  les  cir- 
constances nouvelles  déployer  sans  contrôle  leur  ac- 
tion naturelle  et  le  plus  souvent  obscure,  qui  faisait 
dévier  ou  dépérir  tout  ce  qui  lui  était  contraire  dans  la 
tradition  évangélique.  Mais  grâce  à  cette  manière  d'agir 
tout  extérieure  et  impersonnelle,  on  perdait  le  contact 
vivant  et  fécond  avec  le  sens  original  de  l'Evangile,  on 
n'en  cherchait  plus  l'intelligence  à  sa  source  même, 
mais  dans  les  bas-fonds  où  il  s'ensablait.  En  sorte  que 
son  adaptation  au  temps  présent  n'était,  à  chaque  étape 
nouvelle,   qu'un    misérable    compromis    et    ne    devenait 


LES    TROIS    TRANSPOSITIONS    NÉCESSAIRES  l~] 

point  pour  la  génération  contemporaine  un  événement 
vivifiant  et  créateur. 

L'Evangile  ne  le  deviendra  que  lorsque  nous  le  com- 
prendrons, délibérément  et  d"un  bout  à  l'autre,  dans 
son  sens  primitif,  en  toute  liberté  et  à  la  lumière  du 
temps  présent,  lorsqu'il  renaîtra,  en  quelque  sorte,  du 
sein  de  l'époque  contemporaine  et  sera  pour  notre  géné- 
ration l'objet  dune  expérience  originale.  Il  est  temps 
de  renoncer  à  interpréter  plus  ou  moins  librement  les 
paroles  de  Jésus  en  vue  de  l'heure  actuelle,  ou  à 
copier  plus  ou  moins  servilement  l'exemple  qu'elles 
nous  proposent.  Il  faut  enfin  que  notre  conscience  intime 
s'approprie  les  vérités,  les  impulsions  vitales,  les  cri- 
tères, les  principes  directeurs  quelles  nous  apportent, 
qu'elle  laisse  ces  semences  de  vie  jeter  leurs  racines 
dans  notre  mentalité  actuelle,  se  développer  parmi  nos 
conditions  présentes,  s'épanouir  dans  nos  conceptions 
modernes  et  porter  spontanément  des  fruits  de  notre 
temps. 

Les  problèmes  et  les  besoins  de  l'humanité  ont  comme 
elle  leur  histoire  et  leur  destinée.  Ceuxdu  passé  disparais- 
sent, d'autres  surgissent.  Ce  qui  demeure  se  transforme 
en  raison  des  circonstances  qui  leur  imposent  un  aspect 
nouveau,  et  l'expérience  que  nous  en  faisons  se  traduit 
en  une  sensibilité  et  une  mentalité  différentes.  Impos- 
sible pour  nous  de  retourner,  ni  extérieurement,  ni  inté- 
rieurement, au  degré  de  culture  du  premier  siècle.  Que 
nous  servirait,  du  reste,  de  descendre  dans  les  catacom- 
bes des  âges  révolus?  Nous  ne  trouverons  la  vie  que 
lorsque  Jésus,  sortant  du  tombeau  du  passé,  se  dressera 

■2 


l8  INTRODUCTION 

devant  nous,  hommes  d'aujourd'hui .  Il  ne  prononcera  pour 
notre  temps  le  mot  libérateur  que  lorsque,  introduit 
dans  nos  perplexités  et  nos  préoccupations  présentes,  il 
s'y  manifestera,  puissance  de  vie  créatrice. 

Toutefois  pour  entendre  retentir  sa  voix,  pour 
que  notre  vie  en  devienne  le  vivant  écho,  il  faut  qu'au 
lieu  de  nous  arrêter  aux  dehors  de  son  activité,  nous 
entrions  en  contact  direct  avec  la  vie  et  la  pensée  qui 
apparurent  en  sa  personne  sous  une  forme  particulière 
et  dans  un  temps  déterminé.  Tant  que  nous  ne  sai- 
sissons que  le  vêtement  qui  couvrit  autrefois  ce  qu'il  y 
avait  en  lui  de  permanent  et  d'universel,  nous  ne  nous 
approprions  que  les  reliques  de  son  existence  terrestre, 
nous  ne  le  saisissons  pas  lui-même,  et  nous  restons 
incapables  de  le  considérer  sous  l'aspect  et  avec  la  net- 
teté qui  correspondent  à  notre  culture  actuelle. 

Cette  actualisation  de  l'Evangile  n'est  point  aussi 
nouvelle  qu'elle  peut  le  paraître.  L'apôtre  Paul  Ta  déjà 
pratiquée,  aussi  l'accuse-t-on  parfois  inconsidérément  de 
s'être  fait  le  fondateur  d'un  christianisme  nouveau.  En 
réalité,  nul  n'a  compris  Jésus  aussi  bien  que  lui,  nul 
n'a  donné  de  sa  pensée  une  interprétation  aussi  juste  et 
aussi  pénétrante,  jaillissant  des  profondeurs  mêmes  du 
sujet.  C'est  ainsi  que  l'Epître  aux  Galates  nous  offre  le 
commentaire  de  Matthieu,  ch.  5.  v.  17,  illuminé  par 
une  vivante  compréhension  de  l'enseignement  de  Jésus. 
—  mais  adapté  spécialement  aux  Galates  cela  va  sans  dire. 

Enfin  l'Evangile  ainsi  transposé  dans  notre  langage  et 
dans  notre  temps,  doit  devenir  pour  chacun  de  nous 
l'objet  d'une  expérience  personnelle  portant  le  caractère 


LES    CONDITIONS    DE    LA    COMPREHENSION  IU 

de  notre  individualité.  Il  faut  que  chacun  de  nous  per- 
çoive directement  ce  que  Jésus  lui  dit  aujourd'hui,  qu'il 
se  rende  compte  <le  la  signification  particulière  qu'ont 
pour  lui  les  paroles  adressées  en  principe  à  tous,  de  la 
façon  dont  il  doit  les  interpréter  à  la  lumière  de  ses 
propres  expériences,  enfin  des  conséquences  qu'il  en  doit 
tirer,  étant  donnée  sa  situation  intérieure  et  extérieure. 
Tout  cela,  nul  ne  saurait  le  lui  démontrer.  Celui  qui 
ne  le  découvre  pas  lui-même  n'a  pas  réellement  compris 
les  enseignements  de  Jésus  et  celui  qui  les  a  réellement 
compris  sait  ce  qu'ils  signifient  pour  lui  et  ce  qu'il  lui 
reste  à  faire  pour  rendre  hommage  à  la  vérité  qui  s'est 
révélée  à  lui.  Je  [mis  donc  essayer  de  transposer  dans 
notre  langage  et  dans  notre  temps  le  Sermon  sur  la  mon- 
tagne, mais  c'est  à  chaque  lecteur  de  se  l'approprier  en 
le  transposant  dans  sa  vie  personnelle.  Personne  au 
monde  ne  peut  l'en  dispenser. 


Les  conditions  de  la  compréhension. 

Cette  intelligence  véritable  de  l'Evangile  qui  implique 
la  transposition  du  texte  dans  notre  langage,  dans  notre 
temps  et  dans  notre  vie  personnelle,  suppose  évidem- 
ment certaines  conditions  objectives  et  subjectives  sans 
lesquelles  elle  est  impossible. 

11  faut  premièrement  que  les  vérités  exprimées  soient 
par  elles-mêmes  des  vérités  permanentes,  indépendantes 
d'un  caractère  national  ou  d'un  degré  de  culture  donnes. 
quelque  variables    que    puissent    être   d'ailleurs    soit  les 


20  INTRODUCTION 

formes  qu'elles  revêtent,  soit  leur  mise  en  œuvre  sous 
des  climats  divers  et  à  des  époques  différentes.  Or 
tel  est  le  cas  des  vérités  énoncées  par  Jésus  dans  le 
discours  qui  va  nous  occuper.  Si  je  l'affirme,  ce  n'est 
point  en  raison  d'une  croyance  ou  d'une  idée  préconçue, 
mais  en  vertu  de  la  logique  même.  En  elïet,  le  Sermon 
sur  la  montagne  traite  indubitablement  de  faits  et  de 
lois  naturelles  concernant  l'être  humain,  son  développe- 
ment et  sa  vie,  faits  et  lois  qui  subsisteront  aussi  long- 
temps qu'il  existera  des  hommes.  Quiconque  ne  l'aper- 
çoit pas  s'est  arrêté  à  l'aspect  sous  lequel  les  lois  fon- 
damentales de  la  nature  humaine  y  sont  présentées,  con- 
ditionnées par  le  temps  et  le  lieu  ;  il  n'en  a  pas  encore 
pénétré  les  éléments  essentiels,  il  est  resté  attaché  à 
des  choses  accidentelles  :  formes  de  pensée,  conditions 
spéciales  de  vie  et  de  culture. 

Gomme  les  lois  de  la  vie  et  du  développement  de  la 
plante  demeurent  identiques  en  tous  temps  et  en  tous 
lieux,  mais  font  apparaître  selon  les  terrains  et  les  cli- 
mats des  formes,  des  feuilles,  des  fleurs  et  des  fruits 
différents  qui.  au  cours  des  siècles,  ont  porté  le  monde 
végétal  à  son  état  actuel  de  splendeur  et  de  variété,  de 
même  les  lois  de  la  nature  humaine  demeurent  immua- 
bles, mais  produisent  selon  les  circonstances  des  phé- 
nomènes et  des  résultats  divers  ;  car  la  conscience  hu- 
maine se  les  approprie  différemment,  selon  le  degré  de 
développement  spirituel  auquel  elle  est  parvenue. 

C'est  pourquoi  le  Sermon  sur  la  montagne  conserve 
une  signification  permanente  et  indépendante  de  l'atti- 
tude adoptée  envers  Jésus,  sa  personne  et  son  entre- 
prise. C'est  pourquoi    aussi    il   reste   en    vigueur,    alors 


LES    CONDITIONS    l>K    l.A    COMPREHENSION  21 

même  qu'on  en  méconnaît  la  valeur  et  qu'on  se  sous- 
trait momentanément  à  l'action  de  ses  lois  naturelles  : 
car  ceux  qui  en  agissent  ainsi  méconnaissent  du  même 
coup  les  conditions  mêmes  de  leur  vie  et  ne  peuvent 
manquer  d'en  spuflrir.  C'est  pourquoi  enfin  ses  princi- 
pes fondamentaux  doivent  pouvoir  s'adapter  à  tous  les 
peuples,  quels  que  soient  leur  caractère  national  et  leur 
degré  de  culture  ;  et,  à  plus  forte  raison,  à  toutes  les 
circonstances  individuelles.  Or  cette  appropriation  est 
indispensable.  Si  elle  ne  s'opère  pas.  on  en  reste  à  ce 
qui  est  extérieur  et  transitoire,  c'est-à-dire  à  l'écorce. 
et  l'on  se  prive  de  la  substance  vivifiante,  de  la  pulpe. 
C'est  cependant  ce  qui  a  eu  lieu  pendant  des  siècles 
pour  le  Sermon  sur  la  montagne,  malgré  sa  valeur  ca- 
nonique et  la  vénération  religieuse  dont  il  était  l'objet  ; 
—  preuve  certaine  qu'une  seconde  condition  s'impose 
pour  qu'il  soit  véritablement  compris. 

Il  faut,  en  effet,  qu'une  époque  soit  mure  et  préparée 
à  recevoir  la  vérité  qui  doit  lui  être  transmise  au  moyen 
des  trois  opérations  indiquées  plus  baut.  Sinon,  elle 
reste  incapable  de  dégager  des  conceptions  du  passé 
leurs  éléments  essentiels  et  permanents,  et  de  leur  don- 
ner- une  empreinte  nouvelle  adaptée  au  temps  pré- 
sent. Il  faut  <pie  les  problèmes  dont  il  s'agit  soient  pour 
elle  des  problèmes  actuels  et  qu'elle  ressente  les  per- 
plexités auxquelles  ces  antiques  paroles  apportent  une 
possibilité  de  solution. 

Notre  époque  est  certainement  préparée  dans  une 
grande  mesure  à  s'approprier  la  substance  du  Sermon 
sur    la    montagne.    Car    s'il    est    une    question    brûlante 


22  INTRODUCTION 


pour  les  chercheurs  contemporains,  c'est  précisément 
celle  du  développement  intégral  de  L'humanité,  dont 
ce  discours  nous  révèle  les  lois  initiales.  Tous  nous 
avons  le  sentiment  que  nous  ne  sommes  point  en- 
core ce  que  nous  devons  être,  et  que  tous  les  pro- 
grès de  la  culture  moderne  restent  sans  portée  tant  que 
ne  se  produit  pas  une  évolution  créatrice  dans  le  do- 
maine de  la  vie  humaine.  Etre  «  hommes  »  en  vérité, 
telle  est  l'ambition  caractéristique  des  chercheurs  d'au- 
jourd'hui.   Mais    la    route  à    suivre,  tous  l'ignorent. 

Cette  détresse  où  nous  laissent  nos  plus  ardentes  as- 
pirations a  quelque  chose  de  poignant.  Les  lois  et  les 
opérations  naturelles  qui  pourraient  nous  conduire  au 
but  restent  un  mystère  impénétrable  pour  tous  les  pro- 
phètes de  l'avenir,  de  quelque  nom  qu'on  les  nomme. 
Ils  annoncent  et  prédisent  ce  qui  doit  venir,  mais  aucun 
n'est  capable  de  nous  y  acheminer. 

Le  Sermon  sur  la  montagne,  au  contraire,  s'il  n'exalte 
pas  en  un  langage  ineffable  l'ordre  de  choses  nouveau 
que  l'avenir  nous  réserve,  nous  en  indique  la  voie  en 
nous  révélant  les  lois  du  développement  intégral  de 
l'homme.  C'est  en  vain  qu'on  chercherait  dans  le  cours 
de  l'histoire  de  l'esprit  humain,  une  réponse  aux  ques- 
tions qui  se  posent  aujourd'hui  devant  tout  être  qui 
réfléchit:  Comment  devenir  véritablement  homme?  Com- 
ment établir  parmi  les  hommes  une  vie  de  communion 
qui  porte  l'humanité  à  sa  perfection?  Comment  parve- 
nir à  l'ordre  de  choses  nouveau  qui  satisfera  nos  aspi- 
rations et  sera  digne  de  nous?  Seul  le  Sermon  sur  la 
montagne  nous  montre  le  chemin  qui  mène  à  ce  but 
suprême,  car  seul  il  nous  révèle  le  secret  d'une  évolution 


LES    CONDITIONS    DE    LA    COMPRÉHENSION  23 

créatrice  de  l'être  humain,  qui  manifestera  dans  tous  les 
domaines  son  action  ordonnatrice  et  constructive. 

Telle  est  la  raison  cachée  de  L'attrait  qu'il  exerce 
aujourd'hui  suc  tous  les  esprits,  sans  qu'ils  s'en  ren- 
dent compte.  L'instinct  de  la  vérité  et  du  salut  les 
entraîne  irrésistiblement  l'un  après  l'autre  sur  cette 
piste.  Bon  gré,  mal  gré.  il  faut  qu'ils  la  suivent,  sous 
peine  de  se  consumer  dans  un  scepticisme  sans  issue  ou 
d'errer  à  l'aventure  indéfiniment.  Il  y  a  là  des  rapports 
obscurs  dont  l'action  s'exerce  indépendamment  des  dé- 
sirs et  des  opinions  personnelles.  Aussi  le  Sermon  sur 
la  montagne  est-il  plus  et  mieux  qu'un  merveilleux  do- 
cument du  passé  :  il  est  pour  l'humanité  la  boussole  de 
l'avenir,  et  [dus  augmentent  son  inquiétude  intérieure 
et  les  angoisses  de  son  devenir,  plus  elle  y  découvrira 
la  parole  libératrice  et  le  mot  d'ordre  souverain.  Et 
c'est  pourquoi  aussi  notre  époque  est.  mieux  que  toute 
autre,  propre  à  le  comprendre,  à  le  réaliser  et  à  pro- 
pager son  courant  de  vie. 

Mais  pour  qu'il  en  soit  ainsi,  une  troisième  condition 
s'impose  :  il  s'agit  pour  nous,  en  définitive,  d'expéri- 
menter personnellement  ce  que  nous  cherchons  à  com- 
prendre. Il  ne  suffit  pas  que  notre  esprit  perçoive  nette- 
ment ce  que  nous  ont  révélé  les  documents  du  passé 
scrutés  d'un  regard  impartial  et  perspicace.  Nous  ne 
discernerons  la  vérité  profonde  dont  il.,  nous  ont  trans- 
mis le  témoignage  et  l'expression  que  dans  la  mesure 
où  elle  deviendra  l'objet  de  notre  expérience  intime. 
Il  en  est  de  même  de  tous  les  phénomènes  de  la  nature 
et  de  La   vie  :    l'expérience   seule   nous   les    rend    intel- 


24  INTRODUCTION 

ligibles.  Nous  ne  saisissons  les  lois  et  les  relations  de 
l'être  humain  que  dès  l'instant  où  leur  action  se  mani- 
feste en  nous.  Or,  la  vie  de  Jésus  nous  révèle  une  qualité 
d'être  et  de  vie  entièrement  nouvelle.  Gomment  celui 
en  qui  elle  n'a  pas  commencé  à  poindre  serait-il  capa- 
ble de  la  concevoir,  soit  en  elle-même,  soit  au  point 
de  vue  de  ses  circonstances  particulières  ?  Il  faut  que 
nous  naissions  de  nouveau,  ne  fût-ce  que  pour  voir 
le  royaume  de  Dieu,  le  discerner,  le  concevoir.  Dans 
la  mesure  où  il  s'établit  en  nous,  nos  yeux  s'ouvrent  et 
notre  compréhensivité  s'accroît. 

C'est  donc  une  grave  erreur  de  se  figurer,  comme  on 
le  fait  volontiers,  qu'on  peut  comprendre  Jésus  théori- 
quement et  de  chercher,  au  moyen  dune  étude  atten- 
tive, à  s'approprier  correctement  ses  vues,  pour  en  don- 
ner ensuite  aux  esprits  désireux  de  le  connaître  une 
notion  adaptée  à  notre  époque  ;  l'un  et  l'autre  sont  éga- 
lement impossibles.  Commenter  d'une  façon  théorique 
la  lettre  de  l'Evangile,  comme  cela  se  pratique  soit  dans 
le  camp  des  théologiens,  soit  dans  celui  des  laïques, 
pour  les  besoins  de  l'exégèse  ou  de  l'édification,  c'est 
jongler  avec  des  reliques.  On  attribue  aux  paroles  de 
Jésus  un  sens  qui,  d'une  façon  abstraite,  semble  s'y 
rattacher,  mais  on  n'en  fait  point  jaillir  la  flamme  de  la 
vie  cachée  qui  seule  les  éclairerait,  parce  que  cette  vie 
ne  se  révèle  qu'à  celui  qui  la  possède. 

Je  n'entends  diminuer  en  rien  la  valeur  de  l'étude 
scientifique,  sagace  et  impartiale  du  passé,  comme  condi- 
tion préalable  de  la  connaissance,  en  affirmant  que  ce 
n  est  que  dans  la  mesure  où  nous  cherchons  et  suivons 
pratiquement  Jésus  dans  notre  propre   vie   qu'il    se   dé- 


LES    CONDITIONS    1>K    LA    COMPRÉHENSION  ^5 

couvée  à  nous  et  qu'il  acquiert  pour  nous  une  impor- 
tance vitale.  Il  faut  s'engager  sur  le  chemin  qu'il  nous 
montre  pour  comprendre  ses  indications,  et  marcher 
dans  la  direction  de  sa  vie  pour  apercevoir  ce  qu'elle 
signifie.  Jésus  ne  peut  être  compris  qu'expérimentale- 
ment. Toute  autre  voie  nous  égare  parmi  les  inter- 
prétations arbitraires  et  fantaisistes  d'une  aveugle  in- 
compréhension. Précisément  parce  que  la  vie  qu'il 
nous  apporte  est  absolument  nouvelle,  nous  n'en  pou- 
vons saisir  les  faits  et  les  lois  qu'autant  qu'elle  germe 
et  s'épanouit  en  nous. 

Je  parle  ici  au  sens  le  plus  strict  :  il  ne  s'agit  pas 
seulement  d'une  certaine  conformité  avec  Jésus-Christ, 
d'une  adhésion  intérieure  à  ses  intentions,  mais  bien 
d'une  expérience  directe  et  vivante.  Un  ami  m'écrivait 
un  jour  que  depuis  qu'il  avait  pris  le  parti  de  considé- 
rer sa  fortune  comme  un  bien  reçu  en  dépôt,  depuis 
qu'il  s'efforçait  de  l'administre]'  selon  Dieu,  il  avait  vu 
s'illuminer  d'une  clarté  merveilleuse  bon  nombre  de 
paroles  de  Jésus  qui  semblaient  cependant  n'avoir  au- 
cun rapport  direct  avec  cette  question.  C'est  ainsi,  je  le 
répète,  qu'il  faut  essayer  de  comprendre  Jésus.  On  n'y 
parvient  que  sur  la  voie  de  la  vie.  Quand  les  vérités 
qu'il  a  semées  tombent  dans  des  cœurs  réceptifs,  leur 
puissance  «le  germination  fait  éclater  l'enveloppe  des 
mots,  et  elles  s'épanouissent  en  une  floraison  originale  et 
splendide.  Klles  deviennent  intelligibles  dans  la  mesure 
OÙ  elles  sont  vécues.  Aussi  est-il  impossible  de  les 
expliquer  aux  autres  :  nul  ne  saurait  les  comprendre 
avant  d'avoir  fait  l'expérience  qui  y  correspond. 

C'est  pourquoi  je  ne  songe  point  à  expliquer   le   Ser- 


26  INTRODUCTION 

mon  sur  la  montagne,  ni  à  en  donner  L'intelligence  à 
qui  que  ce  soit  ;  cela  est  impossible.  Je  m'attends  bien 
plutôt  à  ce  que  plusieurs  de  ceux  qui  suivront  sans  diffi- 
culté cet  exposé,  déclarent  en  fin  de  compte  ne  pas  com- 
prendre en  quoi  le  Sermon  sur  la  montagne  fraie  la 
voie  à  la  solution  du  problème  humain.  Gai"  seuls  ceux 
que  travaillent  réellement  les  problèmes  de  notre  temps, 
ceux  qu'une  recherche  personnelle  a  prépai'és  à  recevoir 
le  message  du  Christ,  y  trouveront  la  parole  libératrice. 
«  A  celui  qui  a.  il  sera  donné  davantage,  et  il  sera 
dans  l'abondance.  »  Quant  aux  autres  :  «  Ils  ont  des 
yeux  pour  voir  et  ne  voient  point.  » 

Mais,  si  notre  application  des  paroles  de  Jésus  à 
notre  race  et  à  notre  temps  n'est  pas  une  interpréta- 
tion arbitraire  et  subjective,  si  dans  un  élan  intérieur 
semblable  au  sien,  nous  en  saisissons,  selon  notre 
réceptivité  actuelle,  le  contenu  essentiel  et  universel,  il 
ne  pourra  nous  suffire  de  déterminer  quels  concepts 
Jésus  rattachait  aux  termes  dont  il  s'est  servi  et  quels 
effets  pratiques  et  concrets  il  avait  en  vue.  Nous 
devrons  nous  efforcer  de  découvrir  les  lois  fondamen- 
tales de  l'évolution  humaine  qu'il  a  formulées,  les 
vérités  cachées  qu'il  a  pressenties  et  qu'il  voulait  met- 
tre en  œuvre,  les  secrets  du  devenir  qu'il  a  révélés  en 
frayant  des  voies  nouvelles.  Enfin,  il  nous  faudra 
acquérir  une  vision  personnelle  de  ces  choses,  et  discer- 
ner la  forme  sous  laquelle  elles  doivent  se  réaliser  par- 
mi nous. 

Pour  apprécier  la  justesse  de  notre  interprétation,  le 
lecteur  averti  ne  se  demandera  donc  pas  si  elle  est  con- 
forme au  texte  et  en  découle    directement,   mais    si    elle 


LES    CONDITIONS    DE    f.A    COMPRÉHENSION  27 

est  conforme  aux  faits  auxquels  le  u-xtc  rend  témoi- 
gnage et  dont  il  formule  les  conséquences  pratiques. 
Car  notre  but  n'est  pas,  en  dernière  analyse,  de  fixer 
le  sens  qu'avaient  les  paroles  de  Jésus  au  moment  où 
il  les  prononça  —  ce  n'est  là  qu'un  moyen  de  parvenir 
:,  ce  DUt  —  mais  de  déterminer  le  sens  et  l'applica- 
tion que  nous  devons  leur  donner  aujourd'hui,  si  nous 
les  saisissons  dans  leur  réalité  vivante  et  comme  nous 
étant  adressées  personnellement. 

Cet  effort  pour  adapter  les  discours  de  Jésus  à  notre 
génération,  n'est  cependant  et  ne  sera  jamais  qu'un   pis 
aller.  Toutes  les  solutions,  toutes  les  profondes  vérités  hu- 
maines énoncées  par  Jésus,  apparaissaient  immédiatement 
sous  une  forme  tangible  en  sa  personne  et  dans  sa  conduite. 
A  lin  de  devenir  véritablement,  pour  tous  ceux  qui  sont 
aujourd'hui  préparés  à  les  recevoir,  l'objet  d'une  expé- 
rience originale,  il  faudrait  qu'elles  s'incarnent  dans  les 
hommes    de    notre    génération.     Alors     elles    seraient 
directement    comprises.    Alors    des    profondeurs    de    la 
vie  personnelle  contemporaine,  jaillirait  fraîche  et  spon- 
tanée, l'expression  simple   et   immédiate    de    la    vérité, 
proclamée  par  des  hommes  qui  en  seraient  les   témoins 
vivants,   conçue    dans    notre    langue,    appropriée    à    nos 
circonstances  et  à  nos  besoins,    adaptée    à    nos    facultés 
réceptives.  Alors   du   contact  avec  ces  paroles  de  vérité 
les  âmes  passeraient  sans  difficulté  au   contact   avec    les 
paroles  de  Jésus,  car  avant  même   de  tes    lire,    elles    en 
auraient  constaté  la   réalité. 


'OS  introduction 


La  place  et  la  signification  du  Sermon  sur  la  montagne 
dans  le  ministère  de  Jésus. 

Le  Sermon  sur  la  montagne,  tel  que  nous  le  rapporte 
l'Evangile  de  Matthieu  (chap.  5-^),  n'est  point  sans 
doute  un  discours  suivi,  prononcé  par  Jésus  d'un  bout 
à  l'autre  dans  l'enchaînement  indiqué.  Il  semble  plutôt 
être  la  combinaison  de  plusieurs  fragments  de  discours, 
de  paroles  diverses  réunies  par  lévangéliste.  A  quel 
point  de  vue  celui-ci  s'est-il  placé  pour  les  grouper  ?  La 
chose  est  assez  indifférente,  car  elle  ne  nous  renseigne- 
rait que  sur  le  sens  et  l'application  qu'il  entendait  leur 
donner,  et  cela  n'a  pour  nous  qu'un  intérêt  archéolo- 
gique. 

Ce  qui  légitime  cependant  l'étude  du  Sermon  sur  la 
montagne  comme  tel  et  dans  son  enchaînement,  c'est  une 
certaine  analogie  des  morceaux  qui  le  composent.  Evi- 
demment tous  sont  issus  d'un  temps  et  d'une  situation 
déterminés  :  ils  ont  été  prononcés  au  début  du  minis- 
tère de  Jésus.  Et  tous  ont  entre  eux  une  étroite  pa- 
renté :  ils  traitent  d'une  constitution  nouvelle  de  la  per- 
sonnalité, déployant  ses  effets  dans  tous  les  domaines 
de  la  vie,  et  que  Jésus  voulait  créer  chez  ceux  qui  ve- 
naient à  lui. 

Or,  pour  surprendre  la  nature  propre  d'un  phéno- 
mène, il  est  nécessaire  de  considérer  les  circonstances 
parmi  lesquelles  il  s'est  produit.  Si  donc  les  enseigne- 
ments du  Sermon  sur  la  montagne  datent  des  premiers 
temps  du  ministère  de  Jésus,  nous  ne  saurions  les  coin- 


I,A    SIGNIFICATION    IM      SERMON    SUR    LA    MONTAGNE  -M) 

prendre  réellement  qu'en  les  étudiant  dans  leur  rapport 
avec  cette  situation. 

Au  moment  où  Jésus  fut  baptisé  par  Jean,  il  se  fit 
en  lui  une  sorte  d'illumination  :  il  prit  conscience  de  sa 
position  exceptionnelle  au  sein  de  l'humanité  et  de  la 
mission  qui  lui  incombait  d'édifier  le  royaume  de  Dieu. 
Cette  conviction  l'envahit  tout  entier.  En  lui  et  par  lui 
les  promesses  des  prophètes  et  les  aspirations  de  la  foi 
israélite  devaient  devenir  réalité.  Le  inonde  ancien  tou- 
chait à  son  terme  ;  un  jour  divin  allait  paraître,  appor- 
tant la  délivrance  et  l'accomplissement,  une  nouvelle 
alliance  des  coeurs  avec  le  Très-Haut,  une  révélation  de 
Dieu  parmi  son  peuple,  en  sorte  que  «la  terre  fût  remplie 
de  sa  connaissance,  comme  le  fond  de  la  mer  des  eaux 
qui  le  couvrent». 

De  quelle  manière,  sous  quelle  forme,  ces  choses 
devaient-elles  se  réaliser,  selon  la  pensée  de  Jésus  ?  C'est 
une  question  que  les  théologiens  débattent  encore.  Pour 
ma  part,  je  ne  puis  croire  qu'il  se  fît  du  royaume  de 
Dieu  et  de  sa  venue,  la  représentation  précise  que  les 
théologiens  estiment  pouvoir  déduire  de  ses  paroles  et 
des  idées  religieuses  de  son  temps.  Tous  ses  concepts 
découlaient  trop  directement  dune  expérience  originale 
et  dune  perception  immédiate,  pour  qu'il  en  lut  ainsi. 
Ils  se  maintenaient  incessamment,  de  ce  fait,  dans  le 
courant  de  la  vie.  du  mouvement,  du  devenir:  car  c'est 
là  le  résultat  certain  du  développement  de  la  personna- 
lité et  de  l'abondance  de  ses  expériences  quotidiennes, 
chez  vvux  du  moins  dont  la  vie  jaillit  directement  d'une 
intuition  spontanée.  Preuve  en  sont,  dans  l'Evangile,  les 
divergences    et     les    contradictions    nombreuses  que   les 


3o  INTRODUCTION 

théoriciens  les  plus  exercés  ne  réussissent  point  à  con- 
cilier, en  sorte  qu'ils  se  voient  obligés  d'éhider  ou 
de  taxer  d'interpolation  tout  ce  qui  ne  cadre  pas  avec 
leur  système.  Ils  semblent  ignorer  à  quel  point  ces  con- 
flits de  la  conscience  intime  sont  indispensables  au  dé- 
veloppement spirituel. 

A  mon  avis,  de  nombreux  indices  nous  autorisent  à 
conclure  que  tant  que  rien  ne  fit  prévoir  la  catastrophe 
finale,  Jésus  se  représenta  l'avenir  sous  l'aspect  que  lui 
avait  prêté  le  Second  Esaïe.  Mais  l'histoire  de  la  tenta- 
tion me  parait  indiquer  que.  dès  l'abord  aussi,  il  entre- 
vit d'autres  perspectives  et  d'autres  issues.  Ce  qui 
est  le  plus  probable,  c'est  que  sa  pensée  qui  eut 
pour  point  de  départ  la  prédication  de  Jean  et  sa  con- 
ception du  royaume  de  Dieu,  ne  tarda  pas  à  se  frayer 
sa  propre  voie.  Fléchissant  sous  le  poids  de  ses  expé- 
riences intimes,  il  se  sentit  poussé  dans  la  solitude  du 
désert.  Il  avait  besoin  de  se  trouver  en  face  de  lui-même, 
et  de  se  rendre  compte  de  ce  qui  se  passait  en  lui.  Le 
récit  des  trois  tentations  qui  l'assiégèrent  alors,  nous 
laisse  entrevoir  les  alternatives  qui  s'offrirent  à  son 
esprit  en  vue  de  la  réalisation  de  son  dessein,  et  discer- 
ner la  voie  dans  laquelle  il  s'engagea  avec  une  certitude 
intérieure  absolue.  Telle  est  la  situation  qu'il  ne  faut 
point  perdre  de  vue  en  étudiant  le  Sermon  sur  la  mon- 
tagne, car  ce  discours  nous  permet  de  le  suivre  pas  à 
pas  sur  ce  chemin  nouveau. 

«  Le  tentateur  vint  à  lui  et  lui  dit  :  Si  tu  es  le  Fils  de 
Dieu,  commande  que  ces  pierres  deviennent  des  pains. 
Mais    Jésus    repondit:    Il  est  écrit  :    L'homme  ne  vif  p;is 


LA    SIGNIFICATION    DU    SERMON    SUR    LA    MONTAGNE  Jl 

seulement  de  pain,   mais  de  toute  parole  qui  sort  de  la 
bouche  de  Dieu.  » 

Cette  réponse  affirme  certainement  l'une  des  lois  fon- 
damentales de  l'organisation  nouvelle  de  la  vie.  loi  que 
Jésus  proclamera  sans  cesse  dans  ses  discours  et  que 
son  attitude  personnelle  mettra  constamment  en  lumière: 
l'homme  n'est  pas  exclusivement  le  produit  des  condi- 
tions matérielles,  du  milieu,  des  événements  ;  il  est  une 
création  de  Dieu.  C'est  pourquoi  il  ne  dépend  pas  uni- 
quement du  pain  quotidien  autour  duquel  se  livre  la 
lutte  pour  l'existence,  mais,  par  l'essence  de  son  être  et 
dans  les  profondeurs  de  sa  véritable  vie,  il  appartient 
à  un  ordre  supérieur.  Quelque  chose  palpite  en  nous 
qui  n'a  pas  besoin,  pour  prospérer  et  réaliser  sa  desti- 
née, de  tels  ou  tels  biens  temporels  ou  de  circonstances 
déterminées  ;  et  notre  vie  personnelle  ne  commence  qu'à 
l'heure  où  nous  secouons  leur  tyrannie  pour  exercer 
notre  suprématie  native. 

Nous  participons  en  quelque  mesure  à  la  souverai- 
neté du  Créateur  sur  les  choses  créées,  c'est  de  notre 
relation  avec  lui  qu'elle  procède,  c'est  à  son  contact  qu'elle 
grandit.  Celui  donc  qui  veut  véritablement  vivre  doit 
tirer  son  énergie  vitale  de  la  vie  divine  qui  se  manifeste 
en  tout  et  partout.  L'homme  ne  vit  pas  des  circonstan- 
ces et  des  événements,  mais  de  ce  qui  se  cache  derrière 
les  circonstances  et  les  événements,  de  ce  qui  s'exprime 
par  eux.  Car  Dieu  parle  par  toutes  ces  choses.  Com- 
prendre son  langage,  en  vivre,  c'est  vivre  au  sens  réel 
du  mot. 

Cette  vérité  qu'il  appartient  à  l'avenir  de  procla- 
mer,   nous   permet   d'entrevoir  dès  maintenant  le  carac- 


32  INTRODUCTION 

tère  et  le  mode  de  développement  de  Tordre  de  choses 
nouveau  que  Jésus  a  inauguré.  La  vie  humaine  toute  en- 
tière devra  se  fonder  et  s'édifier  sur  sa  véritable  base, 
et  c'est  dans  la  vie  personnelle  que  cette  révolution 
s'opérera,  pour  rayonner  ensuite  du  dedans  au  dehors. 
«  La  semence,  c'est  la  parole  de  Dieu.  »  Quand  elle  lèvera, 
elle  transformera  toutes  choses. 

Adopter  ce  principe,  c'était  repousser  d'emblée  une 
foule  de  procédés  et  de  moyens  qui  s'offrent  à  quicon- 
que se  propose  un  but  arrêté.  Jésus  voyait,  sans  aucun 
doute,  dans  la  révolution  qui  devait  se  produire,  non 
seulement  un  revirement  opéré  dans  les  cœurs  par  la 
réconciliation  avec  Dieu,  mais  une  organisation  nouvelle 
de  la  vie  qui  transformerait  tout  ce  qui  est  humain, 
dans  tous  les  domaines.  Toutefois  il  acquit  la  conviction 
que  sa  tâche  ne  consistait  pas  à  supprimer  le  malheur 
et  la  misère  par  des  réformes  ou  par  des  miracles,  mais 
que  seules  la  constitution  et  l'action  de  la  vie  person- 
nelle triompheraient  des  maux  et  des  désordres  exté- 
rieurs. Les  circonstances  ne  font  pas  l'homme,  mais 
l'homme  les  circonstances.  Quelle  que  soit  l'influence 
immense  que  l'établissement  du  royaume  de  Dieu  doive 
exercer  sur  l'ensemble  des  conditions  humaines,  il  n'est 
cependant  pas  une  question  de  pain,  mais  une  question 
de  vie.  La  rénovation  du  monde,  qu'il  opérera,  sera 
l'épanouissement  fécond,  le  déploiement  intégral  de  la 
vie  personnelle,  qui  plonge  ses  racines  dans  le  divin  et 
qui  en  tire  l'énergie,  aussi  bien  que  les  lois,  de  sa 
croissance  et  de  son  activité. 


LA    SIGNIFICATION    DU    SERMON    SUR    LA    MONTAGNE  T5 

ce  Le  diable  emmena  ensuite  Jésus  dans  la  ville  sainte 
et  l'ayant  placé  sur  Le  faîte  du  temple,  il  lui  dit  :  Si  tu 
es  le  Fils  de  Dieu,  jette-toi  en  bas.  car  il  est  écrit  :  Il  a 
donné  pour  toi  des  ordres  à  ses  anges,  et  ils  te  porte- 
ront dans  leurs  mains,  de  peur  que  ton  pied  ne  heurte 
contre  la  pierre.  Alors  Jésus  lui  répondit  :  Il  est  aussi 
écrit:  Tu  ne  tenteras  point  le  Seigneur  ton  Dieu.» 

Jésus  avait  pris  conscience  de  sa  mission  :  établir  la 
souveraineté  divine  au  sein  de  l'humanité.  Comment  la 
pensée  ne  lui  serait-elle  pas  venue  de  conquérir  d'un  seul 
coup  l'attention  générale  et  l'adhésion  à  son  entreprise 
par  une  démonstration  magique  de  puissance  surna- 
turelle? Toutefois  il  repousse  cette  tentation.  Les  coups 
de  théâtre  sensationnels,  les  manifestations  grandioses, 
l'eflet  produit  sur  les  masses,  ne  conduisent  pas  à  son 
but.  Le  royaume  de  Dieu  commence  dans  le  secret,  l'in- 
apparent,  le  fragmentaire.  Jeter  la  semence  nouvelle 
au  plus  profond  des  âmes  préparées  à  la  recevoir,  telle 
sera  désormais  sa  méthode  d'action.  Car  il  sait  qu'ccil 
n'y  a  rien  de  caché  qui  ne  doive  être  révélé». 

Le  refus  qu'il  oppose  à  la  suggestion  du  tentateur  suf- 
firait à  nous  éclairer  sur  ce  point.  Mais  la  teneur  de  sa 
réponse  nous  dévoile  en  outre  la  cause  profonde  de  ce 
refus  :  «  Tu  ne  tenteras  point  le  Seigneur  ton  Dieu  ». 
«lit-il.  Il  eût  tenté  Dieu  s'il  se  fût  jeté  du  haut  du  tem- 
ple, confiant  dans  la  toute-puissance  du  Seigneur,  s'il 
eût  recouru  à  des  tours  de  thaumaturge  et  cherché  à 
établir  de  vive  force  l'ordre  nouveau,  par  l'exploitation 
magique  du  pouvoir  divin.  Tenter  Dieu,  c'esl  se  lan- 
cer arbitrairement  dans  une  entreprise  et  exiger  ensuite 
que  Dieu  la  légitime  par  les  faits,  réclamer  des  démons- 


3 


34  INTRODUCTION 

t  ration  s  extraordinaires  de  sa  puissance,  compter  sur 
des  signes,  des  miracles  et  des  «  exaucements  »  au  lieu 
de  laisser  son  action  s'exercer  dans  notre  vie  et  d'atten- 
dre qu'il  se  révèle  à  nous. 

Jésus  rejette  donc  tous  les  procédés  qui  exigent  une 
intervention  directe  de  Dieu  et  une  rupture  des  lois  de  la 
nature,  qui  changent  la  foi  en  superstition  et  la  vertu  de 
la  vie  nouvelle  en  sorcellerie,  et  qui  rabaissent  le  Dieu 
vivant  au  rang  de  deus  ex  machina.  Il  acquiesce  à  la  loi 
fondamentale  de  la  venue  du  royaume  de  Dieu,  qui  est 
de  laisser  la  mystérieuse  puissance  de  vie  qui  anime 
tout  l'univers  éclater  dans  l'homme  et  s'y  épanouir  en 
une  création  nouvelle.  Il  reconnaît  le  principe  d'une  ma- 
nifestation et  d'une  action  naturelles,  organiques,  inté- 
rieures, de  Dieu  dans  l'humanité. 

Cette  manifestation  et  cette  action,  il  ne  les  mesurait 
pas.  il  est  vrai,  à  notre  connaissance  incomplète  des 
possibilités  et  des  contingences  humaines,  mais  à  leur 
réalité  objective  qui  nous  est  encore  partiellement  voilée. 
Il  resta  donc  aussi  fidèle  à  son  attitude  première  en  gué- 
rissant des  malades  qu'en  renonçant  à  faire  appel  à  la 
toute-puissance  de  Dieu  pour  le  délivrer  de  la  croix. 
Car  ses  œuvres  de  guérison  n'étaient  que  l'exercice  na- 
turel de  sa  puissance  de  fils  de  l'homme,  l'épanouisse- 
ment de  sa  personnalité  exceptionnelle. 

«  Le  diable  l'emmena  enfin  sur  une  très  haute  mon- 
tagne. Il  lui  montra  tous  les  royaumes  du  monde  et  leur 
gloire  et  lui  dit  :  Je  te  donnerai  toutes  ces  choses,  si. 
tombant  à  mes  pieds,  tu  m'adores.   Jésus  lui  répondit  : 


LA    SIGNIFICATION    DU    SERMON    SlUl    LA    MONTAGNE  35 

Retire-toi,   Satan,  car  il  est  écrit  :  Tu  adoreras  le   Sei- 
gneur, ton  Dieu,  et  tu  ne  serviras  que  lui  seul.» 

Jésus  est  ici  tente  de  recourir  pour  atteindre  son  but, 
—    la    souveraineté    universelle  de  Dieu  et  sa  gloire.  — 
aux  éléments  mondains  sur  lesquels  s'étaient  fondés  jus- 
qu'alors  le  développement  et  la  culture  de  l'humanité, 
aux  influences  et  aux  moyens  d'action  dont  le  passé  avait 
démontré  l'efficacité.  C'est  l'exaltation  de  l'enthousiasme 
pour  une  grande  idée  ;  c'est  le  recrutement  de  sectateurs 
dont  la  foule  grandissante  étoufle  toutes  les  oppositions  ; 
c'est  l'exploitation  de  tous  les  instincts  dépravés,  tels  que 
l'ambition  et  la  cupidité,    la  crainte  du  châtiment  et  la 
soif  de  récompense,  la  superstition  et  la  sensualité  ;  c'est  la 
mainmise  sur  l'individu  par  le  moyen  de  dogmes  et  de 
lois,   de  la  puissance  politique  ou  des  institutions  socia- 
les,  d'une   éducation   uniforme    de   la   vie   intérieure  et 
d'une  organisation  systématique  delà  vie  collective;  bref, 
c'est  l'asservissement  de  l'homme  et  la  réorganisation  tout 
extérieure   de   ses  conditions  d'existence.   Au  lieu  de  la 
souveraineté   divine,  c'est  le  règne  d'une  idée,  d'une  re- 
ligion,    d'un    pouvoir    politique,    d'un    principe   social, 
d'une  culture   intellectuelle   supérieure,    qu'il    eût   ainsi 
établi    et    qui   eût    été    proclamé    règne    de    Dieu.     Il    ne 
faut   point   un    grand  elïort  d'imagination   pour  nous  le 
représenter,  car  la  chrétienté  n'a  pas  tardé  à  succomber 
à  cette  tentation  et  toute  l'histoire  du  catholicisme  nous 
la    montre   avançant   dans    cette    voie  avec   une  logique 
{■(frayante. 

Jésus  lui.    l'a    repoussée   toni   aussi  catégoriquement. 
Servir    Dieu  seul,  tel  fut  son  mol  d'ordre.  C'est  de  l'es- 


3ti  INTRODUCTION 

prit  et  de  la  puissance  de  Dieu,  de  son  action  et  de  son 
intervention  seules  qu'il  attendait  la  venue  de  son 
règne.  II  opposait  ainsi  une  résistance  absolue  et  systé- 
matique à  toute  mondanisation  grossière  ou  subtile  de 
son  but  et  de  ses  procédés,  aussi  bien  qu'aux  demi-me- 
sures, aux  compromis  et  aux  contrefaçons  possibles. 

On  voit  quelle  fut  la  portée  de  ces  trois  tentations 
pour  l'accomplissement  du  dessein  de  Jésus.  Or.  le  Ser- 
mon sur  la  montagne  en  est  la  contre-partie  :  aux  voies 
trompeuses  que  Jésus  discerna  et  désavoua  dans  le  dé- 
sert, il  oppose  le  seul  chemin  qui  conduise  au  but.  La 
position  que  Jésus  prit  alors  à  l'égard  des  séductions 
du  tentateur,  est  en  principe  à  la  base  de  toutes  les  ins- 
tructions contenues  dans  ce  discours. 

Mais  on  peut  préciser  davantage  encore  la  place 
qu'occupe  dans  l'activité  de  Jésus  le  Sermon  sur  la  mon- 
tagne. Peu  après  son  séjour  dans  le  désert,  lorsque  Jean 
fut  mis  en  prison.  Jésus  se  rendit  en  Galilée  et  y  pro- 
clama l'Evangile  du  royaume  de  Dieu,  disant  :  ce  Les 
temps  sont  accomplis  et  le  règne  de  Dieu  est  proche. 
Convertissez-vous  et  croyez  à  la  bonne  nouvelle.» 

C'est,  presque  dans  les  mêmes  termes,  la  proclamation 
de  Jean-Baptiste,  mais  elle  est  empreinte  d'un  sens  tout 
nouveau,  car  à  l'ardeur  orageuse  et  menaçante  du  juge- 
ment succède  l'éclat  rayonnant  d'une  délivrance  prochaine. 
En  effet,  dans  l'intervalle  Jésus  a  traversé  la  crise  inté- 
rieure du  désert.  Si  les  victoires  et  les  clartés  qu'il  y 
conquit  ne  sont  point  restées  stériles,  sa  parole  doit  en 
être  toute  pénétrée  II  a  compris  la  venue  du  règne  de 
Dieu,  il  en  a  reconnu  le  caractère  plus  distinctement 
que  Jean  qui  était  encore  imprégné  de  l'Ancien  Testament. 


LA    SIGNIFICATION    l>l     SERMON    SUR    LA    MONTAGNE  3^ 

Preuve  en  est  son  altitude,  si  différente  de  celle  de  son 
précurseur,  .lésus  ne  s'est  poinl  présenté  comme  le 
prédicateur  ascétique  de  la  repentance,  exigeant  de  ses 
auditeurs  la  confession  de  leurs  péchés  et  les  en  puri- 
fiant symboliquement  par  le  baptême,  mais  comme  «la 
consolation  d'Israël  ».  Jean  publiait  un  jeûne  solennel, 
dans  l'attente  du  jour  divin.  Il  était  le  héraut  qui  pré- 
parait le  chemin  en  frappant  les  cœurs  dune  frayeur 
salutaire.  Jésus  proclamait  le  jour  du  salut  ;  il  inondait 
les  hommes  de  sa  lumière  et  les  introduisait  dans  la 
terre  nouvelle,  la  terre  de  Dieu. 

La  conversion  à  laquelle  il  les  appelait  dans  les  mêmes 
termes  que  Jean  devait  donc  être  quelque  chose  de  tout 
différent.  L'appel  de  Jean  signifiait  sans  doute  à  peu 
près  :  faites  pénitence.  11  s'agissait  pour  ses  audi- 
teurs de  reconnaître  leur  corruption,  de  se  tourner  ré- 
solument vers  le  grand  événement  qui  approchait  et 
d'amender  leur  vie  en  vue  de  cet  avenir.  Ce  n'était  là 
qu'une  attitude  provisoire,  en  attendant  le  moment  où 
«celui  qui  devait  venir»  leur  apporterait  l'enseignement 
définitif  et  l'accomplissement. 

Mais  alors  quel  pouvait  être  le  sens  de  ces  paroles 
dans  la  bouche  de  Jésus? 

Nous  ne  trouvons  nulle  pari  d'éclaircissement  à  ce 
sujet.  Ton  les  les  explications  proposées  ne  sont  que  des 
hypothèses  qui  n'éclairent  poinl  le  fond  même  de  la 
question.  La  traduction:  repentez  -  vous .  est  depuis 
longtemps  considéré*'  comme  insuffisante.  Mais  les 
expressions  par  lesquelles  on  la  remplace  :  changez  de 
disposition,  réformez  vos  pensées,  convertissez-vous, 
amendez- vous ,    ne    dépassent    point     une    notion    toute 


38  INTRODUCTION 

formelle,  celle  d'un  revirement  complet;  elles  nous  lais- 
sent dans  l'obscurité  quant  à  sa  nature  même.  Admet- 
tons cependant  que  ces  paroles  se  rapportent  à  une  trans- 
formation intérieure  et  rapprochons-les  de  l'expression  de' 
«nouvelle  naissance  »  qui  a  certainement  un  sens  analogue  ; 
nous  n'en  serons  pas  plus  avancés  pour  cela.  Au  contraire 
nous  n'eu  constaterons  que  mieux  notre  ignorance  à  l'égard 
de  cette  entrée  dans  la  vie  nouvelle  à  laquelle  Jésus  nous 
appelle,  et  nous  devrons  reconnaître  que  c'est  précisément 
cette  incompréhension  qui  nous  incite  à  la  qualifier  de 
c<r  mystère  adorable  » . 

Qu'est-ce  que  ce  changement  qui  doit  se  produire 
en  nous  ?  —  les  termes  d'enfant  de  Dieu,  d'homme 
nouveau,  etc.,  ne  sont  que  des  mots  qui  ne  nous  en  don- 
nent aucune  notion  concrète  —  et.  comment  y  parvien- 
drons-nous ?  L'appel  qui  nous  est  adressé  reste  vain  tant 
qu'on  ne  nous  dit  pas  ce  qui  doit  se  passer  et  comment 
cela  peut  se  produire.  Impossible  d'imaginer  cette  trans- 
formation sans  en  avoir  été  témoin,  ni  de  la  connaître 
avant  de  la  posséder.  Nous  pouvons,  il  est  vrai,  nous 
proposer  en  échange  un  idéal  moral  quelconque  et  en- 
treprendre un  sérieux  travail  sur  nous-même  :  mais  ces 
eflorts  nous  laisseront  dans  l'ordre  ancien,  il  ne  nous 
introduiront  jamais  dans  l'ordre  nouveau.  Or  l'histoire 
de  la  tentation  nous  révèle  les  principes  et  les  condi- 
tions d'un  devenir  entièrement  nouveau.  Comment  en 
découvrir  l'accès? 

J'invoque  ici  le  témoignage  de  tous  ceux  qui  se  sont 
efforcés,  à  l'instar  de  Jésus,  de  devenir  des  hommes  nou- 
veaux, qui  ont  cru,  prié,  lutté,  espéré  et  attendu,  inca- 
pables qu'ils   étaient   de  se   payer    d'illusions  ni   de  se 


LA    SIGNIFICATION    DU    SERMON    SI  H    LA    MONTAGNE  3y 

contenter  d'une  édition  revue  et  corrigée  de  leur  per- 
sonne. Tous  ne  se  sont-ils  pus  retrouvés,  en  fin  de  compte, 
en  face  de  cet  appel  mystérieux  comme  devant  une  porte 
fermée?  Cette  transformation  de  l'être  est  le  pivot  du 
nouveau  devenir.  Mais  en  quoi  consiste-t-elle.  comment 
se  produira-t-elle? 

Notre  situation  serait  sans  issue,  si  nous  ne  possé- 
dions une  explication  de  Jésus  lui-même  à  ce  sujet.  Il 
nous  Ta  donnée  avec  toute  la  précision  désirable.  Mais 
on  en  a  méconnu  le  caractère  et  fait  un  usage  faux  et 
abusif.  C'est  le  Sermon  sur  la  montagne.  Il  nous  révèle 
le  secret  de  la  conversion,  en  quoi  elle  consiste  et  com- 
ment nous  y  pouvons  parvenir.  Il  nous  dirige  vers  le 
pays  inconnu  que  Dieu  nous  ouvre,  et  nous  en  indi- 
que l'entrée. 

Cette  conception  du  Sermon  sur  la  montagne  est  jus- 
tifiée par  les  faits  :  seule  elle  nous  permet  de  compren- 
dre ce  discours,  de  lui  attribuer  son  véritable  sens  et 
d'en  mesurer  la  portée  prodigieuse.  Jésus  a  donné,  au 
début  de  son  ministère,  les  instructions  les  plus  circons- 
tanciées et  les  plus  concrètes  sur  le  changement  qu'il 
réclame.  Ce  sont  ces  instructions  —  pour  autant  que 
les  avait  conservées  la  tradition  apostolique  —  qui  ont 
été  réunies  par  Matthieu  dans  le  Sermon  sur  la  mon- 
tagne. 


CHAPITRE  PREMIER 
LK  POINT  DE  DÉPART 

(Matthieu  V,  H-19.) 

1.  Ceux  qui  cherchent. 

Jean  se  tenait  au  seuil  du  pays,  sur  les  rives  solitai- 
res du  Jourdain.  Il  frappait  à  la  porte  et  proclamait 
son  message  :  c<  Voici  venir  le  jour  de  Dieu  ».  A  ce  cri, 
le  peuple  tout  entier  s'émeut.  Saisies  d'une  intense  émo- 
tion, les  foules  accourent  de  toutes  parts.  Il  s'agit  de 
se  préparer  à  cet  événement  inouï  et  de  s'assurer  le 
salut.  Jean  baptise  et  instruit,  mais  son  action  n'est  que 
provisoire;  il  dirige  tous  les  regards  vers  celui  qui 
doit  venir  et  qui  reste  encore  ignoré. 

dépendant  les  pouvoirs  publics  interviennent,  et 
réduisent  au  silence  l'importun  Baptiste.  C'est  alors 
que  Jésus  paraît.  Il  se  met  à  parcourir  les  villes  et  les 
villages  en  y  faisant  retentir  la  même  proclamation  : 
«  Le  royaume  de  Dieu  est  proche,  convertissez-vous  ». 
A  l'ouïe  de  «es  paroles,  tous  comprennent  que  les 
temps  sont  venus,  car  ce  qu'ils  attendaient,  ils  le 
voient  apparaître  eu    sa    personne.    De    lui    émanent     les 


^2  LE    POINT    1>E    UKPA.KT 

vertus  bienfaisantes  et  libératrices  dune  vie  nouvelle, 
inconnue  jusqu'alors.  Ils  accourent,  ils  se  pressent 
autour  de  lui,  une  même  question  dans  le  cœur  et  sur 
les  lèvres  :  Que  devons-nous  faire  ? 

C'est  dans  ces  circonstances  que  Jésus,  s'adressant  à 
la  foule,  s'écrie  :  «  Heureux  les  pauvres  en  esprit  !  » 
Comme  le  soleil  perçant  les  nuages,  cette  parole  dut 
illuminer  les  cœurs  profondément  troublés  qui  atten- 
daient de  lui  le  mot  de  leur  destinée.  Jésus  ne  leur 
prescrit  aucune  tâche,  il  les  déclare  heureux.  L'impé- 
rieux :  «.  tu  dois  »  fait  place  à  une  assurance  riche  de 
promesses  et  qui  les  investit  du  plus  grand  de  tous  les 
biens.  Ils  se  tenaient  aux  pieds  de  Jésus,  accablés  déjà 
sous  une  infinité  de  devoirs,  mais  prêts  à  se  charger 
encore  jusqu'aux  extrêmes  limites  de  leurs  forces  :  il 
les  élève  sans  autre  dans  la  sphère  de  la  vie  divine. 

Ouand  nous  ignorerions  tout  de  Jésus,  cette  seule 
parole  suffirait  à  lui  donner  la  prééminence  sur  tous 
les  prophètes  de  la  terre.  En  effet,  tous  ont  imposé 
aux  hommes  des  obligations  ;  lui  seul  a  libéré  ceux  qui 
venaient  à  lui  du  poids  du  passé  et  de  l'accablement  de 
l'avenir  en  les  plaçant  au  centre  même  du  salut  espéré. 

Il  en  va  de  même,  aujourd'hui  encore,  pour  ceux 
qu'oppressent  tant  de  fardeaux  religieux  et  philosophi- 
ques, quand  se  déchire  le  brouillard  des  préjugés  con- 
fessionnels ou  matérialistes,  et  quand  le  Fils  de  l'homme 
leur  apparaissant  dans  sa  réalité,  leur  jette  son  appel  à  la 
vie  en  leur  montrant  le  but  de  l'humanité.  C'est  un  merveil- 
leux affranchissement  de  tout  lien,  de  tout  fardeau  et 
de  tout  préjugé.  On  se  sent  plongé  dans  les  flots 
vivifiants  d'un  salut  merveilleux  duquel  découle  une  vie 


CEUX    QUI    CHERCHENT  £3 

nouvelle.  C'est  là  ce  que  la  Bible  appelle  la  grâce  :  elle 
entend  par  là  ce  puissant  courant  de  vie  qui  jaillit  de 
la  source  originelle  et  créatrice. 

Le  Sermon  sue  la  montagne  esl  mie  bonne  nouvelle. 
et  non  pas  une  seconde  loi.  Les  béatitudes  ne  sont  j>as 
de  fallacieuses  promesses,  suivies  d'exigences  rigoureu- 
ses. Leur  cri  de  bonheur  buit  l'ois  répété  vibre  au  travers 
de  toutes  les  instructions  consécutives.  Consolation,  en- 
couragement, révélation  bienheureuse,  le  Sermon  sur  la 
montagne  est  'Evangile  même.  Voilà  la  note  toute 
nouvelle  qu'il  faut  y  percevoir  d'un  bout  à  l'autre  pour 
le  bien  comprendre.  Alors  même  (pie  les  mots  disent  : 
«  tu  dois  ».  leur  sens  profond  et  l'esprit  qui  les  anime 
répètent  :  «  heureux  êtes- vous  ».  car  vous  pouvez 
accomplir  ees  choses,  vous  les  accomplirez  nécessaire- 
ment, elles  seront  la  manifestation  naturelle  du  royaume 
des  cieux  en  vous. 

«  Heureux  les  pauvres  en  esprit,  car  le  royaume 
des  cieux  est  à  eux.  » 

Jésus  déclare  heureux  les  pauvres,  ceux  qui  sont 
dans  l'indigence  et  dans  le  besoin.  Le  mot  de  «  pauvres» 
est  pris  ici  dans  son  sens  le  plus  étendu,  mais  Jésus  lui 
donne  une  acception  subjective:  cou»  esprit»,  ajoute-t-il. 
Il  désigne  donc  ceux  qui,  conscients  de  leur  pauvreté 
intérieure,  pénétrés  du  sentiment  de  leur  dénùment.  en 
ressentent  du  malaise  et  un  intense  mécontentement. 

Il  est  possible  que  Jésus  ail  dit  simplement,  comme 
le  rapporte  Luc  (ebap.  li.  v.  ao>:  «Heureux  les  pauvres, 
malheur  à  vous,  riches».  Car  on    constatait  sans  doute 


44  LE    POINT    DE    DÉPART 

alors  comme  aujourd'hui,  combien  il  est  rare  que  les 
riches  éprouvent  spontanément  soit  la  sensation  de 
leur  indigence,  soit  un  intérêt  profond  pour  un  nou- 
vel ordre  de  choses.  S'ils  participent,  il  est  vrai,  aux 
maux  inhérents  à  la  nature  et  à  la  vie  humaines,  ils 
sont  cependant  satisfaits  des  conditions  d'existence  qui 
leur  garantissent  le  bien-être  matériel.  La  version  de 
Luc  est  donc  peut-être  la  forme  originale  des  paroles  de 
Jésus,  mais  elle  n'en  donne  pas  le  sens  réel.  Car  pour 
Jésus,  l'essentiel  fut  toujours  l'état  intérieur  des 
hommes  et  non  leurs  circonstances  extérieures. 

A  qui  s'adressent  aujourd'hui  ces  paroles  ?  Evidem- 
ment à  ceux  qu'animent  des  dispositions  analogues.  Les 
pauvres  dont  il  s'agit  ici,  sont  ceux  qui  ont  le  vif  senti- 
ment de  leur  superficialité.  de  leur  indigence,  de  la  va- 
nité et  du  vide  de  leur  vie;  ceux  qui.  parmi  tous  les  in- 
térêts, tous  les  idéals  qui  embellissent  leur  existence,  ne 
peuvent  se  défendre  d'un  profond  besoin  d'autre  chose 
et  ressentent  douloureusement  la  distance  à  laquelle  ils 
sont  encore  de  leur  véritable  destination  :  tous  ceux  en- 
fin chez  lesquels  se  manifeste  d'une  manière  quelconque 
l'élan  intérieur  vers  le  but  suprême  de  l'humanité.  Ce 
sont  les  chercheurs  auxquels  leur  soif  de  vérité,  de 
justice  et  de  liberté,  leur  aspiration  à  une  existence 
vraiment  humaine  et  digne  de  ce  nom.  ne  laissent  pas 
de  repos  ;  chez  lesquels  l'inquiétude  et  l'effort  de  l'hu- 
manité en  travail  se  font  jour  dune  façon  personnelle 
et  deviennent  les  forces  motrices  de  la  vie. 

Peu  importe,  pour  l'instant,  de  quelle  manière  leur 
inquiétude  leur  devient  consciente  et  se  manifeste,  quels 
mouvements  elle  eut  raine,  quelles  vagues  elle  roule.  Qu'ils 


CEUX    QUI    CHERCHENT  Cp 

aspirent  à  la  rédemption,  à  la  vie  du  surhomme,  à  une 
culture  effective  et  authentique,  à  la  création  d'un  état 
futur  assurant  à  L'homme  des  conditions  d'existence 
dignes  de  lui.  —  pourvu  que  ces  aspirations  soient  réel- 
lement l'effet  d'un  profond  mécontentement  d'eux-mêmes, 
ils  connaissent  la  pauvreté  d'esprit  que  Jésus  réclame. 

Us  existent  aujourd'hui  par  milliers  ces  êtres  qui  aspi- 
rent et  qui  cherchent,  ne  se  distinguant  en  rien  exté- 
rieurement, et  cependant  partout  répandus.  Aucun  mou- 
vement, aucune  tendance,  aucune  confession,  aucun 
parti,  aucune  classe  de  la  société,  ne  les  englobe  ni  ne 
les  exclut;  au  contraire,  ils  se  rencontrent  dans  tous 
les  milieux  et  ne  se  reconnaissent  qu'à  la  passion  pour 
la  vie  véritable  dont  ils  sont  consciemment  ou  incon- 
sciemment enflammés. 

Au  pôle  opposé  sont  les  âmes  rassasiées,  les  êtres  pleins 
deux-mêmes,  gonflés  d'admiration  pour  les  progrès  ac- 
complis par  notre  génération,  et  qui  trouvent  tranquillité 
et  satisfaction  dans  la  possession  d'un  bien  quelconque, 
ne  fût-ce  que  la  mince  considération  dont  ils  jouissent,  un 
point  de  vue  douteux  dans  lequel  ils  s'encroûtent,  un  pro- 
gramme dont  ils  se  glorifient,  une  foi  qu'ils  gardent  comme 
un  trésor  inestimable,  le  bien-être  mesquin  d'un  bonheur 
familial  superficiel,  la  richesse,  la  puissance,  ou  les 
plaisirs.  Ce  sont  les  philistins  de  la  culture,  de  l'Eglise 
ou  de  la  libre-pensée,  de  la  science  ou  de  l'esthétique, 
adorateurs  de  la  formule  et.  de  la  phrase,  de  la  surface 
correcte  et  des  situations  bien  assises  hors  desquelles  il 
n'y  a  pas  de  salut. 

Or  Jésus  n"a  pas  dit  :  Heureux  les  orthodoxes,  heu- 
reux   «eux    qui  font  le  sacrifice  de  leur  raison,  heureux 


4<>  LE    POINT    DE    DÉPART 

ceux  qui  m'appellent  Seigneur  !  mais  :  «  Heureux  les 
pauvres  en  esprit»,  sans  condition  ni  restriction.  Chré- 
tiens ou  juifs,  athées,  matérialistes,  spirites,  quoi  que 
vous  puissiez  être  par  ailleurs,  peu  importe,  le  royaume 
«les  cieux  est  à  vous. 

Que  n'existe-t-il  une  expression  qui.  triomphant  des 
malentendus  et  des  apparences,  orienterait  aujourd'hui 
tous  les  chercheurs  vers  le  hut  unique  auquel  tendent 
tous  ceux  qui  tâtonnent  et  qui  luttent,  —  comme  le  faisait 
alors  le  terme  de  «royaume  des  cieux»,  ou  «  royaume 
de  Dieu».  Cette  expression  nous  manque.  Nous  ne  pou- 
vons qu'essayer  d'en  formuler  le  sens  en  termes  variés  : 
règne  de  notre  nature  divine,  ou.  ce  qui  revient  au 
même,  réalisation  de  notre  vocation  originelle  et  de  la 
véritable  rédemption  ;  reconstitution  libératrice  et  vivi- 
fiante de  l'humanité  —  de  chacun  de  ses  membres  comme 
de  son  ensemble  —  en  un  organisme  composé  de  per- 
sonnalités vivantes  ;  organisation  nouvelle  de  la  vie  ; 
culture  intégrale  et  réelle  de  l'être  humain  :  en  un  mot. 
lin  suprême  de  l'humanité.  Sous  quelque  aspect  que  vous 
conceviez  ce  règne,  ô  chercheurs,  il  n'est  pas  seulement 
une  espérance  :  vous  le  posséderez,  car  c'est  en  vous- 
mêmes  qu'il  se1  réalisera. 

Jésus  dit  expressément  aux  pauvres  en  esprit:  «Le 
royaume  des  cieux  est  à  vous».  11  ne  les  assure  point 
qu'ils  y  entreront  un  jour,  après  être  morts  saintement  ; 
car  le  règne  de  Dieu  vient  sur  la  terre,  il  appartient  à 
ceux  qui  cherchent  et  il  s'établit  en  eux.  11  commence  à 
poindre  dans  leur  âme  dès  l'instant  où  y  retentit  l'appel 
à  la  vie.  Ce  n'est  point  une  promesse,  mais  un  fait,  aussi 
réel    pour    les   chercheurs   d'aujourd'hui  que  pour  ceux 


CEUX    QUI    CHERCHENT  47 

d'autrefois,  car  il  se  produit  avec  la  nécessité  d'un  phé- 
nomène naturel,  moyennant  certaines  conditions  déter- 
minées. 

Lorsque  cet  appel  nous  atteint  au  cœur,  La  sourde  in- 
quiétude <jui  couvait  au  tond  de  nous-même  et  qui  cher- 
chait en  vain  l'apaisement  dans  les  spéculations  abstrai- 
tes, la  piété.  les  jouissances  intellectuelles  ou  une  activité 
quelconque,  jaillit  soudain  comme  une  flamme  consumant 
tout  ce  qui  n'a  pas  de  valeur  vitale.  Quiconque  traverse 
cette  fournaise  et  voit  s'y  effondrer  tout  ce  qui  consti- 
tuait la  richesse  et  le  repos  de  sa  vie.  se  sent  alors  plus 
pauvre  que  le  dernier  des  mendiants,  et  de  son  cœur 
s  élève  une  ardente  aspiration  aux  choses  nouvelles  qui 
sont  en  marche. 

C'est  la  révolution  intérieure  qui  commence,  il  ne  s'agit, 
en  efiet,  de  rien  moins  que  de  l'être  originel  qui  veut 
naître  et  s'épanouir  en  nous1.  Quiconque  trouve  son 
contentement  dans  ce  qu'il  est  ou  dans  ce  qu'il  possède, 
est  impropre  à  le  concevoir,  car  le  règne  de  Dieu  con- 
siste en  vie  véritable,  en  biens  permanents,  en  forces 
eiï'ectives,  aux  prix  desquels  tout  ce  que  nous  croyons 
avoir,  être  et  pouvoir,  n'est  que  trompeuse  apparence. 
Seul  celui  qui  ressent  profondément  la  vanité  de  toutes 
choses  s'ouvre  ;'i   cette  réalité  vivante  «'t.  à    mesure  qu'il 


1  Sons  le  nom  Hêtre  originel,  je  n'entends  pas  noire  simplicité  et 
notre  originalité  natives,  non  encore  déformées  on  atrophiées;  ni  ce 
qne  nous  sommes  réellement,  en  opposition  à  ce  (pie  la  vie.  la  culture, 
les  conventions  et  notre  déchéance  personnelle  ont  t'ait  de  nous.  J'en- 
tends par  l'être  originel  L'idée  divine  de  l'homme,  qui  existe  en  tout  être 
humain  à  l'état  de  puissance  et  de  faculté  latente,  et  qui  al  tend  sa  réalisa- 
tion :  le  germe  éternel,  l'être  véritable  cache  en  nous,  qui  n'est  pas  de 
ce  monde  et  qui,  en  venant  au  jour,  fait  de  la  créature  animale  un 
homme. 


-18  LE    POINT    DE     DEHAKT 


I 


la  poursuit,  devient  capable  de  la  saisir.  Au  sein  de  ses 
aspirations  inquiètes  tressaille  et  s'éveille  son  être  ori- 
ginel. Son  véritable  moi  commence  à  germer  en  lui. 

Dans  les  béatitudes  suivantes,  ceux  que  Jésus  pro- 
clame heureux  ne  sont  pas  des  hommes  d'autre  sorte 
auxquels  il  adresserait  des  promesses  différentes  ;  il  ne 
fait  qu'y  décrire  sous  leurs  divers  aspects  les  chercheurs 
et  le  lot  qui  leur  est  assuré,  afin  de  nous  en  donner 
ainsi  une  idée  toujours  plus  nette.  Les  traits  qu'il  re- 
lève et  salue  en  eux  sont  des  manifestations  caracté- 
ristiques de  la  pauvreté  d'esprit,  qui  nous  en  révèlent 
la  vraie  nature.  Dans  les  âmes  chez  lesquelles  le  senti- 
ment de  la  pauvreté  est  spontané,  ces  traits  caracté ris- 
tiques  apparaîtront  tout  naturellement,  mais  là  où  il 
n'est  qu'un  sentiment  d'emprunt,  ils  feront  défaut. 
L'étude  des  béatitudes  suivantes  nous  permettra  donc  de 
mesurer  la  force,  la  profondeur,  l'authenticité  et  la  pu- 
reté de  nos  aspirations  et  de  notre  inquiétude. 

«  Heureux  ceux  qui  mènent  deuil,  car  ils  seront 
consolés.  » 

L'expression  de  «consolation  d'Israël»  était  fréquem- 
ment employée  pour  désigner  le  salut  messianique.  Si 
Jésus  en  use  ici.  il  est  évident  qu'il  fait  allusion  à  une 
souffrance  plus  profonde  et  plus  large  que  celle  que  nous 
apportent  les  contrariétés  passagères  de  chaque  jour  et 
nos  infortunes  personnelles.  Ses  paroles  évoquent  bien 
plutôt  le  souvenir  du  serviteur  de  l'Eternel,  de  l'homme 
de  douleur,   qui   incarnait  aux    yeux    des    prophètes    le 


CEIX    QUI    CHERCHENT  &J 

peuple  croyant  et  fidèle  accablé  sons  Le  poids  «les  misè- 
res présentes,  mais  attendant  le  saint  à  venir,  —  le  sou- 
venir aussi  du  deuil  des  enfants  d'Israël  assis  pleurant 
au  bord  des  fleuves  de  Babylone. 

La  souffrance  dont  il  s'agit  ici  est  donc  l'universelle 
souffrance  humaine  et  la  consolation  promise  ne  consiste 
point  seulement  en  un  secours  religieux,  mais  en  une 
aide  effective  et  libératrice. 

Cette  parole  de  Jésus  éclaire  d'une  lumière  nouvelle 
la  détresse  intérieure  des  chercheurs  et  la  portée  de  la 
vie  originelle  qui  germe  en  eux  :  à  la  conscience  de  leur 
misère  s'ajoute  la  torture  que  leur  fait  éprouver  le  sort 
cruel  de  l'humanité,  si  infiniment  divers  et  toujours 
d'une  si  poignante  gravité.  Ce  n'est  qu'aux  âmes  tour- 
mentées chez  lesquelles  se  confondent  ces  deux  courants 
d'inquiétude  que  Jésus  s'adresse  ici. 

L'humanité  accablée  de  maux  appelle  à  grands  cris  la 
délivrance.  Son' infortune  éveille  une  douleur  poignante 
dans  les  cœurs  qui  aspirent  et  qui  cherchent,  mais  ils 
n'essaient  point  d'endormir  leur  mal.  Au  contraire, 
prenant  résolument  sur  eux  le  fardeau  de  la  destinée 
humaine,  ils  consentent  à  souffrir,  aux  prises  avec  ce 
problème  tragique.  A  ces  âmes  chargées,  Jésus  ouvre 
de  merveilleuses  perspectives  :  heureux  tous  ceux  cpii 
ressentent  personnellement  et  portent  intérieurement 
la  souffrance  humaine,  car  la  rédemption  sera  leur 
partage.  La  rénovation  de  l'humanité  ver.  laquelle  nous 
marchons  l'affranchira  des  maux  dont  elle  souffre;  ils 
en  feront  l'expérience.  Car  la  manifestation  de  notre 
nature   divine    et  la    délivrance    du    mal    sont,    dans    la 

ï 


;")!)  LE    POINT    DE    DÉPART 

grande  évolution  qui  est  en  marche,  aussi  intimement 
liées  et  aussi  dépendantes  l'une  de  l'autre  que  le  sont, 
dans  l'âme  inquiète  des  chercheurs,  la  pauvreté  d'esprit 
et  le  deuil  causé  par  l'universelle  souffrance. 

Cette  douleur  intime  revêt  naturellement  des  formes 
et  des  nuances  diverses  selon  les  temps  et  les  moments. 
Les  disciples  de  Bouddha  ne  l'ont  pas  ressentie  de  la 
même  façon  que  ceux  du  Christ  et  chez  nous,  chercheurs 
d'aujourd'hui,  elle  se  manifeste  autrement  que  chez 
ceux  qui  attendaient  alors  le  royaume  de  Dieu.  Ceux 
d'entre  nous  qui  ne  sauraient  s'accommoder  des  condi- 
tions humaines  actuelles,  ni  tolérer  le  désaccord  inté- 
rieur, la  faiblesse  de  volonté,  la  mentalité  compliquée, 
raisonneuse  et  vieillotte  de  la  génération  présente,  non 
plus  que  la  stérilité  de  notre  vie  collective,  ceux  qu'é- 
pouvantent la  vulgarité,  la  méchanceté,  les  passions 
qui  ravagent  les  âmes  et  l'existence  anormale  qui  les 
déforme.  —  ceux-là  ressentent  la  soullrance  dont  parle 
Jésus,  dune  manière  conforme  à  notre  siècle.  Or  Jésus 
leur  garantit  expressément  la  rédemption  et  il  leur  donne 
ainsi  la  joyeuse  assurance  de  voir  un  jour  la  vie  hu- 
maine se  dégager  de  l'état  d'infériorité  où  elle  végète 
actuellement.  Telle  est  la  perspective  bienheureuse  que 
nous  ouvre  la  seconde  béatitude.  Ce  n'est  point  par 
hasard  que  Jésus  promet  la  rédemption  précisément 
à  ceux  qui  mènent  deuil.  Cette  déclaration  repose  sur 
une  loi  naturelle  fondamentale,  celle  de  la  relation  intime 
existant  entre  la  souffrance  volontairement  assumée 
et  la  puissance  libératrice,  loi  confirmée  par  l'expérience 
de  tous  ceux  qui  se  chargent  intérieurement  des  douleurs 
humaines  et  qui  les  portent  avec  persévérance. 


CEUX    QUI    CHERCHENT  5l 

«  Heureux   les  endurants,  car  ils  hériteront  de  la 
terre. » 

Hériter  de  La  terre,  de  la  terre  promise,  c'était  en  Israël 

une  expression  courante  pour  désigner  l'abondance  des 
bénédictions  divines  et  du  bonheur  messianique.  C'est 
là  ce  que  Jésus  promet  aux  âmes  patientes  et  résignées 
que  leurs  aspirations  mêmes  exposent  à  l'inimitié  :  car 
—  nous  en  faisons  encoi*e  aujourd'hui  l'expérience.  — 
on  opprime  ceux  qui  cherchent,  et  cela  inconsciemment, 
involontairement,  comme  sous  l'action  d'une  force 
irrésistible.  Gela  aussi  est  une  loi  de  nature. 

Ceux  qui  s'efforcent  de  découvrir  le  chemin  de  la  vie. 
dans  une  muette  obéissance  à  leur  impulsion  intérieure, 
feront  toujours  sur  les  esprits  inertes  avec  lesquels  ils 
entrent  en  contact  et  en  conflit  l'impression  de  person- 
nages incommodes,  exaspérants,  insensés,  et  ils  se  ver- 
ront certainement  malmenés.  Plus  ils  seront  sincères 
et  résolus  dans  leur  recherche  de  la  vie  nouvelle,  plus 
ils  devront  apprendre  à  souffrir  sans  défense.  Car  cette 
hostilité  n'est  que  la  contre-pression  exercée  par  le  cou- 
rant qu'ils  remontent. 

Mais  ces  opprimés  sont  des  «endurants».  Nos  ver- 
sions traduisent  ce  mot  par  «  doux  »  ou  «  débonnaires» 
et  en  effacent  ainsi  la  nuance  d'héroïsme  qu'il  a  dans 
le  texte  original.  Les  chercheurs  ne  sont  ni  des  fanati- 
ques, ni  des  exprits  exclusifs,  ergoteurs,  tranchants  ou 
aigris.  Ils  subissent  la  pression  de  l'élément  contraire 
plutôt  que  de  le  Taire  voler  en  éclats:  ils  supportent 
même  les  oppositions  ies  plus  douloureuses.  Ils  recon- 
naissent le  bien  partout  où  ils  l'aperçoivent  et  promènent 


52  LE    POINT    DE    DÉPART 

de  tous  cotés  des  yeux  bien  ouverts  afin  de  découvrir 
le  moindre  indice  de  vie.  Ils  fouillent  jusque  dans  les 
décombres  pour  y  discerner  les  valeurs  et  les  germes 
qui  y  sont  ensevelis.  Ils  recbercbent  le  vrai  sous  tous 
les  phénomènes  et  ne  se  donnent  pas  de  repos  qu'ils  ne 
l'aient  décelé.  Ils  saisissent  les  occasions  d'approuver, 
non  de  désapprouver  leur  prochain.  Ils  vivent  d'af- 
firmation, non  de  négation;  n'écrasent  point,  mais 
relèvent;  n'importunent  pei'sonne.  mais  vivifient  ce  qui 
dépérit,  apportent  la  guérison  à  ce  qui  est  malade,  et 
la  clarté  dans  la  confusion.  Absorbant  ainsi  tous  les 
germes  de  vie  et  toutes  les  semences  d'avenir,  ils  en 
alimentent  leur  propre  croissance  et  collaborent  du 
même  coup  à  l'avènement  de  la  grande  vérité  qui 
cherche  à  se  réaliser. 

C'est  pourquoi  l'avenir  leur  appartient,  l'organisation 
nouvelle  de  la  vie  sera  leur  œuvre  et  portera  leur  carac- 
tère. Ils  sont  en  route,  ils  atteindront  le  but.  Il  faut 
qu'ils  le  sachent  et  se  cramponnent  à  cette  certitude, 
quelque  invraisemblable  qu'elle  puisse  leur  paraître,  en 
face  de  l'opposition  qui  les  accable. 

C'est  là  une  assurance  stupéfiante.  Elle  ne  nous  ga- 
rantit pas  seulement  un  développement  tout  nouveau  de 
l'être  humain  et  une  rédemption  correspondante,  mais 
une  transformation  complète  de  toutes  choses,  par  la 
puissance  organisatrice  de  la  vie  nouvelle  qui  commence 
à  sourdre  dans  les  profondeurs  de  la  personnalité  hu- 
maine. Il  nous  semble  parfois  impossible,  insensé  même, 
(jue  ce  que  nous  sentons  germer  en  nous  puisse  jamais 
prévaloir  et   changer  la  face  du   monde.    Il  ne  s'agit  de 


CEUX    QT1    CHERCHENT 


53 


rien  moins,  en  ellet.  que  d'une  nouvelle  création  de 
l'humanité.  Cependant  l'affirmation  «le  Jésus  est  for- 
melle. Le  but  sera  atteint.  Ce  n'est  qu'une  question  de 
temps. 

«  Heureux  ceux  qui  ont  faim  et  soif  de  la  justice, 
car  ils  seront  rassasies.  » 

Le  caractère  «les  chercheurs  sincères  auxquels  s'adresse 
le  Sermon  sur  la  montagne  se  précise  ;  chaque  béatitude 
le  définit  dune  manière  plus  vivante  et  en  éclaire  tour 
à  tour  les  diverses  laces. 

Que  de  gens  s'enthousiasment  pour  de  grandes  choses 
et  brûlent  du  désir  de  les  atteindre!  Mais  leur  propre 
personnalité  reste  stationnaire.  A  force  de  regarder  au 
loin,  ils  ont  perdu  la  faculté  de  s'apercevoir  eux-mêmes. 
La  préoccupation  de  l'avenir  leur  fait  méconnaître  et 
négliger  le  devoir  présent  et  personnel.  Heureux  donc 
les  allâmes  pour  lesquels  tous  les  grands  intérêts  de 
l'existence  s'enacent  devant  l'intense  désir  d'être  déli- 
vrés du  mal  ! 

Ils  sont  allâmes  de  justice,  nous  dit  Jésus.  Ce  terme 
de  «justice»  représentait  une  notion  courante  parmi  les 
Juifs.  L'apôtre  Paul,  dans  sa  lutte  contre  les  ordonnan- 
ces légales,  lui  donna  une  acception  nouvelle  conforme 
à  la  pensée  chrétienne.  Bien  qu'usité  encore  dans  la 
langue  théologique,  il  n'a  plus  aujourd'hui  de  significa- 
tion réelle  que  dans  le  domaine  du  droit  et  de  la  vie 
civile.  Chez  les  Juifs,  il  impliquait  la  disposition  inté- 
rieure et  la  conduite  extérieure  conformes  à  la  loi,  c'est- 


54  LE    POINT    DE    DÉPART 

à-dire  à  l'expression  alors  régnante  de  ce  que  tout  homme 
doit  être  et  pratiquer. 

Aujourd'hui  encore  les  vrais  chercheurs  ont  Le  senti- 
ment vif  et  profond  de  leurs  obligations,  et  cependant 
tous  éprouvent  également  l'impossibilité  de  formuler  en 
préceptes  ce  qui  s'impose  spontanément  à  leur  cons- 
cience intime.  Ils  ont  soif  de  réaliser,  dans  leur  état  in- 
térieur et  dans  leur  conduite,  la  vie  véritable  à  laquelle 
ils  sont  destinés.  Bienheureux  celui  qui  connaît  cet  ellort 
incessant  et  passionné  de  l'âme  vers  la  splendeur  infi- 
nie et  radieuse  de  l'être  humain,  car  il  sera  rassasié.  La 
vérité  prendra  vie  en  lui  et  le  pénétrera,  il  sera  façonné, 
entraîné  et  guidé  par  elle. 

Ce  courant  d'aspiration  à  la  vérité  a  acquis  de  nos 
jours  une  profondeur  et  une  puissance  extraordinaires. 
Nous  comprenons  enfin  que  l'être  humain  tel  que  nous 
le  connaissons  n'est  qu'un  être  transitoire,  inférieur  à 
sa  condition  d'homme.  «  Ce  que  nous  sommes  n'a  pas 
encore  été  manifesté  ».  nous  ne  faisons  que  le  pres- 
sentir. Le  travail  créateur  se  poursuit  en  nous  et  son 
achèvement  révélera  chez  la  créature  humaine  une  splen- 
deur insoupçonnée.  Cette  intuition  jaillit  chez  les  uns 
de  la  contemplation  du  Christ,  l'homme  accompli,  chez 
les  autres  du  spectacle  de  ce  qu'il  y  a  d'inachevé  et 
de  chaotique  dans  notre  existence  actuelle.  Mais  les 
uns  et  les  autres  s'insurgent  également  contre  l'indif- 
férence satisfaite  de  ceux  qui  déclarent  que  cet  état  de 
médiocrité  est  inhérent  à  notre  nature  et  qu'aucune 
évolution  créatrice  ne  le  tranformera  jamais.  Les  uns 
et  les  autres  soupirent  après  l'épanouissement  gran- 
diose de  l'être  intégral,  qui  portera  à  sa  perfection  tout 


CEUX    QUI    CHERCHENT  55 

ce  cjui  n'est  qu'ébauché  en  mous.  L'organisation  nouvelle 

de  la  vie  vers  laquelle  nous  marchons,  est  inséparable 
de  cette  évolution  intérieure  :  l'être  véritable  se  révélant 
et  se  réalisant  progressivement  dans  l'homme  peut  seul 
l'apporter  au  monde. 

Aussi  avons-nous  soif  de  voir  cet  être  de  vérité  s'épa- 
nouir en  nous,  car  tout  le  reste  demeure  dans  le  chaos 
tant  que  l'ordre  nouveau  ne  s'installe  pas  en  nous-même. 
Si  la  vérité  ne  naît  et  ne  grandit  dans  notre  vie  person- 
nelle, toute  notre  activité  n'est  qu'agitation  puérile,  et 
notre  proclamation  de  l'évolution  rédemptrice  n'est  que 
le  vain  bavardage  d'une  imagination  surexcitée. 

«  Heureux  les  miséricordieux,  car  ils  obtiendront 
miséricorde.  » 

Les  gens  contents  deux-mêmes  sont  généralement 
impitoyables.  Mais  lorsque  nous  sentons  notre  indi- 
gence et  plovons  sous  le  faix  des  douleurs  humai- 
nés.  notre  cœur  déborde  de  pitié  à  la  vue  de  tout 
être  qui  soutire.  Rien  ne  nous  coûte  pour  lui  venir  en 
aide,  car  sa  détresse  nous  accable  plus  encore  que  la 
nôtre  propre.  Celui  qui  connaît  la  faim  ne  peut  souf- 
frir de  voir  son  prochain  manquer  de  pain  ;  aussi  la  mi- 
séricorde habite-t-elle  toujours  au  cœur  des  chercheurs 
chez  Lesquels  l'effort  vers  la  vie  naît  d'un  besoin  profond 
et  spontané. 

La  compassion  active  résulte  donc,  en  vertu  d'une 
nécessité  intérieure,  de  la  soif  de  vie  véritable.  (les  deux 
dispositions  sont  indissolublement  liées,  comme  le  sont 
le    sentiment    de    la    pauvreté   et    la    participation    à    la 


56  LE    POINT    DE    DÉPART 

souffrance  universelle.  C'est  la  tension  intérieure  qui  se  tra- 
duit par  un  mouvement  effectif.  Gomme  la  faim  et  la  soif  de 
vérité  ne  consistent  point  en  une  vaine  sensation  de  vide, 
mais  en  une  aspiration  douloureuse,  un  impétueux  élan 
de  l'âme,  de  même  la  miséricorde  dont  parle  Jésus  n'est 
point  un  simple  sentiment  de  pitié,  mais  une  aide  posi- 
tive et  personnelle.  Jésus  ne  dit  pas  :  Heureux  les  cœurs 
sensibles  !  Car  ce  qui  ne  se  traduit  pas  en  actes  est  sans 
valeur,  ce  qui  se  résout  en  états  d'âme  reste  infructueux 
et  ne  peut  qu'affaiblir  et  relâcher. 

C'est  à  ceux  qui  cherchent  que  se  font  entendre  les 
appels  de  notre  vraie  nature.  Alors  s'éveille  en  eux 
non  seulement  le  désir  de  connaître  et  de  réaliser 
la  vérité,  mais  la  vive  sensation  de  leur  communion  de 
nature  et  de  destinée  avec  leurs  semblables.  Ils  pren- 
nent conscience  de  la  solidarité  qui  les  unit  et  de  l'aide 
qu'ils  leur  doivent.  Si  donc  quelqu'un  n'exerce  pas  la 
miséricorde  envers  les  malheureux  que  la  vie  place  sur 
son  chemin,  c'est  que  la  recherche  de  la  vérité  n'a  pas 
encore  ébranlé  les  profondeurs  de  son  être  :  elles  demeu- 
reront inertes  et  silencieuses  jusqu'à  ce  que  l'ardeur  de 
ses  aspirations  finisse  par  triompher  de  son  engourdis- 
sement et  de  son  étroitesse. 

Celui  qui  répand  la  miséricorde,  obtiendra  miséricorde. 
Secourir,  c'est  être  secouru  :  tel  est  l'enchaînement  in- 
time des  opérations  profondes  de  la  vie.  Il  serait  faux  et 
superficiel  de  considérer  ee  résultat  comme  une  récom- 
pense émanant  d'une  puissance  supérieure.  Ici  comme 
dans  tout  le  Sermon  sur  la  montagne,  nous  sommes  sur 
le  terrain  des  lois  naturelles  de  l'être  el  de  la  vie.  Nos 
actes   de   miséricorde    ne    sont   que    la    répercussion   des 


CEUX    QUI    CHERCHENT  OJ 

témoignages  de  compassion  que  nous  avons  reçus  nous- 
mêmes  et  dont  le  plus  merveilleux  est  de  nous  avoir  ren- 
dus capables  de  compatir.  Ainsi,  dans  la  mesure  où  la 
vie  véritable  grandit  en  nous,  se  réalise  notre  destinée 
originelle,  c'est-à-dire  le  triomphe  sur  toutes  les  détresses 
qui  ne  sont  que  L'effet  de  la  contradiction  entre  elle  et 
notre  vie.  Le  royaume  de  Dieu  extirpe  le  mal. 

La  béatitude  précédente  se  rapportait  à  la  constitu- 
tion normale  de  la  personnalité  :  elle  affirmait  que  lors- 
que la  vérité  palpite  dans  une  àme,  elle  y  grandit  et  en- 
vahit l'être  tout  entier.  Cette  béatitude-ci  nous  montre 
que.  lorsque  s'éveille  et  s'affirme  l'instinct  de  la  solida- 
rité, la  communion  conforme  à  leur  vocation  native  s'éta- 
blit entre  les  hommes,  vivifiante  et  féconde.  Celui  qui 
vit  non  en  individu  isolé,  mais  comme  membre  d'un 
corps,  prospérera  comme  tel.  Il  tirera  de  tous  sa  vie. 
parce  que  c'est  pour  tous  qu'il  vivra. 

La  miséricorde  dont  il  s'agit  n'est  point  cependant 
l'assistance  arbitraire,  effet  d'un  sentiment  de  pitié  qui  a 
été  excité  en  nous  et  qui  cherche  à  s'apaiser,  mais  la 
manifestation  directe  d'une  solidarité  spontanément  res- 
seulie.  C'est  l'instinct  de  conservation  de  la  communauté 
tout  entière  qui  se  fait  jour  en  nous.  La  «  bienfaisance» 
est  tout  autre  chose  :  elle  est  bonne,  utile,  indispensa- 
ble, mais  elle  n'a   rien  ;i    taire  ici. 

«  Heureux   ceux   qui   ont  le  cœur  pur.  car  ils  ver- 
ront  Dieu.  » 

.fésus  n'a  point  en  vue  dans  ces  paroles  une  pureté  mo- 
rale absolue,  ni  une  conduite  irréprochable  :  il  se  fût  servi, 


58  LE    POINT    DE    DÉPART 

dans  ce  cas.  d'une  expression  différente.  Il  eût  dit,  par 
exemple  :  Heureux  ceux  qui  sont  parfaits,  heureux  ceux 
qui  sont  justes  !  Prise  dans  ce  sens-là.  cette  parole 
serait  tout  à  fait  étrangère  à  l'esprit  des  béatitudes  et 
au  terrain  sur  lequel  Jésus  se  place  là  comme  dans 
tous  ses  autres  discours.  Car  il  est  venu  appeler  à  la 
conversion  non  les  justes  mais  les  pécheurs. 

Le  mot  «  pur»  est  ici  le  contraire  de  trouble,  mé- 
langé, faux,  menteur  (comp.  Matthieu,  chap.  (i.  v.  au  ; 
chai),  ro.  v.  16  ;  et  Jean  chap.  i.  v.  ùq).  Il  désigne  ceux 
dont  le  cœur  est  sincère.  Or.  si  les  chercheurs  sont 
certainement  sincères,  ils  ne  sont  point,  pour  la  plu- 
part, moralement  irréprochables.  Souvent  même  ils 
sont  inférieurs,  à  cet  égard,  à  d'autres  qui.  estimant 
avoir  trouvé,  peuvent  appliquer  toute  leur  énergie  au 
polissage  de  leur  âme.  Le  chemin  des  chercheurs  se  dé- 
roule par  delà  la  notion  courante  du  bien  et  du  mal.  et 
conduit  à  une  appréciation  nouvelle  de  toutes  les 
valeurs.  Les  principes  moraux  traditionnels  perdent 
pour  eux  sur  bien  des  points  leur  caractère  obligatoire. 
D'autres  impératifs  catégoriques  se  dressent  devant 
eux.  Or.  pour  ceux  qui  s'écartent  ainsi  des  chemins 
battus,  les  erreurs  sont  presque  inévitables.  En  outre, 
l'inquiétude  intime  commence  par  remuer  et  mettre  au 
jour  la  fange  qui.  dans  la  quiétude  de  l'inertie  anté- 
rieure, s'était  déposée  au  fond  obscur  de  l'âme,  en 
sorlc  qu'ils  restent  épouvantés  à  la  vue  de  leur  corrup- 
tion, jusqu'à  l'heure  où  ils  se  rendent  compte  que  la 
purification  commence  dans  les  profondeurs,  pour  par- 
venir peu  à  peu  jusqu'à  la   surface.    Mais    leur   sincérité 


ceux  qui  ciik.i5c.hknt  59 

non  est  point  compromise.  Au  contraire,  elle  est  préci- 
sément le  foyer  de  la  crise  intérieure  qui  l'ait  émerger 
tous  les  éléments  malsains  qui  sommeillaient  en  eux. 

Jésus  a  donc  en  vue  les  natures  honnêtes,  droites, 
simples,  sans  parti  [iris,  dont  la  vie  jaillit  directement  d'une 
impulsion  spontanée,  quoi  qu'elle  amène,  d'ailleurs,  à 
la  lumière.  C'est  chez  les  enfants  que  nous  rencontrons 
cette  spontanéité  réalisée  au  plus  haut  degré.  Aussi 
Jésus  les  en  loue-t-il  à  plusieurs  reprises,  et  déclare-t-il 
ouvertement  :  «  Si  vous  ne  vous  convertissez  et  ne  devenez 
comme  des  enfants,  vous  n'entrerez  pas  dans  le  royaume 
de  Dieu»,  c'est-à-dire  dans  le  règne  de  la  sincérité  pri- 
mitive. 

L'expression  de  «cœur  pur»  comprise  ainsi,  non 
comme  une  notion  abstraite  et  affadie  par  l'usage,  mais 
d'une  manière  concrète  et  vivante,  et  dans  son  l'apport 
avec  les  autres  traits  du  caractère  des  chercheurs  relevés 
par  les  béatitudes,  nous  révèle  à  l'arrière-plan  de  toutes 
leurs  aspirations,  hi  disposition  (pie  Jésus  indique  en 
ces  mots  :  «celui  qui  est  de  la  vérité».  Le  cœur  pur, 
c'est  celui  dont  l'élan  vers  la  vérité  est  tout  impulsif  et 
se  manifeste  directement  dans  la  vie. 

«Ils  verront  Dieu.»  Car.  sans  le  savoir,  ils  sont  ori- 
entés vers  lui.  et  ouverts  à  son  influence.  Le  tréfonds  obs- 
cur de  leur  être,  demeuré  jusqu'alors  silencieux,  s'éveil- 
lera à  la  vie.  Lu  eux  s'affirmera,  avec  une  certitude 
immédiate  et  spontanée,  la  présence  de  ce  principe  éter- 
nel et  l'indestructible  lien  qui  les  unit  à  l'auteur  de 
toute  vie.  Noir,  c'est  saisir.  Comme  notre  «ùl  perçoit 
les    formes  extérieures,   leur  regard   intérieur  percevra 


60  LE    POINT    1JE    DÉPART 

clairement  la  réalisé  vivante  que  nous  désignons  sous  le 
nom  de  Dieu.  Elle  deviendra  pour  eux  l'objet  d'une 
expérience  personnelle. 

La  sincérité  intérieure  que  ne  trouble  aucun  désir  in- 
téressé, que  n'aveuglent  ni  préjugés,  ni  arrière-pensées, 
et  qui  conserve  une  attitude  tout  objective,  voilà  donc 
l'œil  spirituel  limpide,  auquel  l'universelle  puissance 
de  vie  peut  se  découvrir  et  qui  la  distingue  nettement. 
Car  les  vibrations  incessantes  de  la  vie  divine  trouvent 
dans  cette  intégrité  d'une  vie  personnelle  avide  de  vé- 
rité, l'organe  qui  les  transmet  à  la  conscience.  Le  con- 
tact personnel  avec  Dieu  est  rétabli  :  nous  «  voyons  » 
Dieu.  Saisis  par  lui.  nous  le  saisissons  intuitivement 
comme  nous  percevons  tout  ce  qui  ne  tombe  pas  sous 
les  sens,  mais  transparaît  au  travers,  c'est-à-dire  tout 
ce  qui  dans  ce  monde  est  du  domaine  de  l'esprit.  Alors, 
mais  seulement  alors,  nous  «  croyons»  en  Dieu,  s'il  est 
vrai  que  la  seule  foi  authentique  soit  l'intuition  sponta- 
née de  la  réalité  du  divin. 

Cette  affirmation  que  les  cœurs  purs  verront  Dieu, 
est  vraiment  pour  notre  génération  «une  parole  dite 
à  propos».  Car  le  trait  commun  actuellement  à  d'in- 
nombrables chercheurs,  c'est  une  répugnance  instinctive 
pour  le  Dieu  prêché  et  reconnu,  et  une  aspiration  in- 
consciente au  Dieu  inconnu.  Entendre  discourir  sur  son 
compte  leur  devient  intolérable,  et  cependant  toutes  les 
les  racines  de  leur  être  tendent  vers  ce  sol  éternel 
auquel  nous  appartenons  tous.  Ils  nient  Dieu,  parce 
qu'ils  mesurent  profondément  l'insuffisance  grotesque  de 
toutes  les  représentations  qu'on  se  fait  de  lui.  et  parce 
que     les    explications    les    plus    plausibles    ne    sauraient 


CEUX    QUI    CHERCHENT  6l 

remplacer  pour  <mi\  l'expérience,  rondement,  de  toute 
certitude.  Ils  ont  raison,  sans  aucun  doute  :  toutes  les 
dissertations  sur  l'existence  de  Dieu  sont  absolument 
vaines.  Toutefois  ils  ont  tort  de  conclure  que  ce  qu'on 
est  impuissant  à  formuler  n'existe  pas.  Les  limites  de  la 
réalité  dépassent  notre  champ  visuel,  en  éloignement 
comme  en  profondeur. 

Or  Jésus  leur  apporte  la  parole  libératrice  :  il  ne 
s'agit  ni  de  croire,  ni  de  reconnaître,  ni  de  persuader, 
ni  de  démontrer,  mais  d'expérimenter.  Jésus  nous  place 
sur  le  terrain  de  l'expérience,  et  nous  en  montre  la 
condition  préalable  dans  la  sincérité  du  cœur.  Une 
seule  chose  importe  :  entrer  en  contact  vivant  et  per- 
sonnel avec  la  source  première  de  toute  vie.  afin  de 
I» rendre  par  la  vie  possession  de  Dieu. 

Cet  enseignement  est  dune  portée  immense  pour  les 
croyants,  comme  pour  les  incroyants.  Car  il  fait  passer 
la  connaissance  de  Dieu  du  domaine  des  idées  dans 
celui  de  la  vie.  Il  nous  aflranchit  à  la  fois  de  l'effroya- 
ble tourment  qui  obsédait  notre  esprit  et  de  la  fièvre 
intérieure  qui  nous  consumait.  Renonçant  à  nos  vaines 
préoccupations,  nous  attendons  en  paix  l'heure  où  nous 
connaîtrons  quelque  chose  de  la  puissance  de  vie  uni- 
verselle et  du  contact  personnel  avec  elle,  qui  répond  à 
notre  nature  même. 

Nous  éprouvons,  au  reste,  sa  présence  avant  même 
de  nous  en  douter.  Notre  inquiétude  intérieure,  d'au- 
tant plus  intense  et  persistante  que  notre  sincérité  est 
plus  complète,  cette  inquiétude  qui  nous  arrache  à  notre 
inertie  et  nous  pousse  à  chercher  sans  relâche,  est  déjà 
un  pressentiment  île  Dieu.  C'est  un  phénomène  objectif 


62  LE    POINT    DE    DÉPART 

qui  s'accomplit   dans    notre    vie    personnelle.    Nous    ne 
prenons  clairement  conscience  de  son   origine   et   de   sa 
véritable  portée,  que  lorsqu'il  a  acquis  un  certain  degré 
d'intensité.  Alors  nous    comprenons    soudain    que    c'est 
Dieu  qui  ébranle  notre   âme.    Ceux   que  les   apparences 
captivent  et  satisfont  sont  effleurés  aussi  par  ces  vibra- 
tions de  la  vie  divine,   mais  elles  ne  les    mettent  point 
en  mouvement,  car  il  leur  manque  la  sincérité  qui  seule 
est  capable  de  discerner  ce  qui  palpite  sous  les  phéno- 
mènes. Seuls  les  cœurs  purs  en  sont  réellement  ébranlés. 
Or  plus  ils  sont   intègres,   plus  il  leur  devient  évident 
que   ce   qui    les  presse   et  travaille  en  eux,  c'est  Dieu. 
Et    une  l'ois  les  yeux  ouverts,  ils  le  découvrent  partout. 
Cette  expérience  est  une  chose  prodigieuse.  Elle  nous 
transporte    au-delà    de    tout    ce    qui    constitue    la    reli- 
gion, jusque  dans  le  domaine  de  la  vie  divine.    Elle   est 
la  pierre  angulaire  de  la  constitution  normale    de  l'être 
humain  et    de   l'organisation    nouvelle    et    complète    de 
toutes  ses  conditions  d'existence. 

«Heureux  ceux  qui  procurent  la  paix,  car  ils  seront 
appelés  enfants  de  Dieu.» 

Ceux  dont  il  s'agit  ici  ne  sont  point  des  êtres  pacifiques 
ne  demandant  qu'à  éviter  les  conflits  et  à  vivre  en  paix 
avec  chacun,  mais  des  créateurs  de  paix  qui  la  répan- 
dent tout  autour  d'eux;  non  des  conciliateurs  insup- 
portables qui  croient  devoir  s'immiscer  dans  toutes  les 
relations  tendues,  mais  des  êtres  qui  portent  en  eux- 
mêmes  la  source  «dune  paix  qui  surpasse  toute  intel- 
ligence».  Aussi    la   paix    qu'ils   apportent   n'est -elle    pas 


CEUX    QUI    CHERCHENT  63 

le    résultai    de   manœuvres    habiles,   mais   l'effet  d'une 
action  involontaire  exercée  par  ces  véritables  chercheurs. 

Nous  voyons  ici  la  disposition  décrite  dans  la  béatitude 
précédente  déployer  ses  effets  dans  la  vie.  L'intégrité 
intérieure  qui  veut  la  vérité,  rétablit  involontairement 
l'ordre  dans  toutes  les  relations  et  les  circonstances 
ambiantes.  La  paix  qu'elle  procure  ne  consiste  pas  à 
ignorer  les  situations  délicates,  éluder  les  explications, 
éviter  les  frottements,  étoufîer  les  antagonismes,  en 
usant  de  compromis,  en  se  résignant  au  lieu  de 
combattre,  en  se  jetant  dans  les  bras  les  uns  des  autres 
au  lieu  de  lutter  héroïquement,  en  capitulant  au  lieu 
de  prendre  délibérément  fait  et  cause  pour  la  vérité. 
Tout  cela  n'est  que  faiblesse  malsaine.  C'est  la  défaite,  et 
non  le  triomphe  de  la  paix.  Mais  l'équilibre  intérieur 
d'une  âme  fondée  en  soi.  la  fermeté  et  la  droiture  qui 
créent  des  situations  nettes,  le  calme  persistant  au 
milieu  des  agitations  du  dehors,  la  supériorité  de 
lame  s'aflirmant  parmi  toutes  les  vicissitudes  de  la 
destinée,  l'attitude  vraie  à  l'égard  de  tous.  bref,  l'ordre 
régnant  dans  notre  vie  et  dans  notre  activité,  voilà  la 
paix,  voilà  ce  qui  la  répand. 

C'est  des  profondeurs  de  notre  être  que  jaillit  l'har- 
monie. Celui  qui  a  trouvé  Dieu  acquiert  la  paix,  il  la 
procure  dans  la  mesure  où  il  l'incarne.  De  ceux  quelle 
anime,  émanent  des  puissances  tangibles  d'ordre  et 
d'apaisement,  des  possibilités  denleutt  et  de  com- 
préhension mutuelles,  une  influence  qui  élève  au-dessus 
des  petitesses  et  des  contradictions,  une  vision  de  la 
véritable  union  intérieure  qui  réside,  comme  la  vérité, 
plus  profond  que  toutes  les  oppositions  apparentes.    Ils 


^4  L.E    POINT    DE    DÉPART 

agissent  sans  paroles,  souvent  même  sans  rien  connaître 
des  mésintelligences  qu'ils  côtoient.  Ils  créent  la  paix 
par  leur  être  même.  Ils  éveillent  le  goût  de  ce  qui 
devrait  être,  et  le  malaise  de  vivre  dans  le  désaccord 
personnel  et  la  désunion  générale.  C'est  extraordinaire 
combien  souvent,  à  leur  seule  apparition,  les  situations 
les  plus  embrouillées  s'éclaircissent  d'elles-mêmes.  Qui- 
conque se  livre  à  leur  influence  pénètre  dans  leur  at- 
mosphère sereine  ;  quiconque  leur  résiste,  au  contraire, 
ne  peut  que  s'enfoncer  davantage  dans  le  chaos. 

C'est  l'harmonie  divine  et  créatrice  qui  se  manifeste 
dans  ces  artisans  de  paix.  Ils  en  sont  les  instruments. 
Ils  sont  les  cellules  vivantes  qui  par  leur  action  orga- 
nique attirent  tous  ceux  avec  lesquels  elles  entrent  en 
contact  dans  l'ordonnance  hai'monieuse  de  l'êti'e  et  de  la 
vie  originels.  Par  eux  se  constitue  l'unité  de  l'humanité 
en  Dieu.  Ils  seront  appelés  enfants  de  Dieu,  car  ils  le 
sont.  A  leur  caractère  et  à  leur  action  se  reconnaît  leur 
race. 

Jetons  maintenant  un  regard  en  arrière  sur  le  prolo- 
gue du  Sermon  sur  la  montagne  ;  il  nous  donne  la  clef 
de  toutes  les  instructions  qui  suivront.  Qui  concernent- 
elles?  A  qui  sont-elles  destinées?  Voilà  ce  que  nous  ré- 
vèlent les  béatitudes. 

Les  théologiens  discutent  la  question  de  savoir  si  elles 
s'adressent  aux  seuls  disciples  de  Jésus  ou  à  toute  la 
foule  qui  l'écoutait.  Question  inconcevable,  discussion 
oiseuse,  qui  partent  d'un  point  de  vue  tout  à  fait  étran- 
ger à  l'esprit  même  de  ce  discours.  Comment,  à  lecture 
de   ce   début  si   précis,    se   demander  encore  quels  sont 


CEUX    QUI   CHERCHENT  65 

ceux  que  Jésus  a  en  vue?  Il  ne  pouvait  l'indiquer  plus 
clairement  que  par  le  portrait  que  tracent  d'eux  les  béa- 
titudes :  c'est  pour  ceux  qui  cherchent  qu'il  a  prononcé 
le  Sermon  sue  la  montagne.  Qu'ils  soient  pour  l'instant 
en  rapport  plus  ou  moins  personnel  avec  lui,  cela  n'a 
pas  d'importance  et  il  n'y  fait  allusion  nulle  part. 

Il  est  évident  qu'en  réalité  le  Sermon  sur  la  montagne 
s'adresse  à  tous,  puisqu'il  indique  l'unique  voie  d'un  deve- 
nir véritablement  humain  et  qu'il  renferme  les  principes 
et  les  lois  de  cette  évolution  créatrice,  principes  et  lois 
dont  la  portée  est  universelle.  Mais  les  chercheurs  seuls 
sont  aptes  à  recevoir  ces  enseignements,  et  préparés  à 
accomplir  cette  évolution  et  à  saisir  cette  vie.  Pour  tous 
les  autres  le  Sermon  sur  la  montagne  reste  incompré- 
hensible et  impraticable.  Il  faut  qu'ils  deviennent  à  leur 
tour  des  chercheurs  afin  d'en  trouver  l'accès.  Ce  n'est 
qu'à  ce  prix  qu'ils  en  pénétreront  le  sens  et  qu'il  opé- 
ara  en  eux  une  transformation. 

lela    peut    paraître    dur  ;    ce    n'est   cependant  qu'une 

cessité  de  nature.  Notre  vie  intérieure,  aussi  bien  que 
notre  vie  extérieure,  est  régie  par  les  lois  de  la  causa- 
lité dont  nous  croirions  à  tort  pouvoir  nous  affranchir. 
Pas  de  phénomène  sans  conditions  préalables  détermi- 
nées, pas  de  résultat  sans  cause  efficiente.  Il  est  donc 
parfaitement  naturel  que  le  règne  de  Dieu  ne  puisse 
s'établir  dans  un  être  humain  sous  l'impulsion  vivifiante 
de  Jésus,  que  moyennant  un  certain  état  de  la  person- 
nalité. Les  béatitudes  nous  décrivent  cet  état  intérieur 
sans  lequel  il  est  impossible  de  participer  à  l'évolution 
<pii  cherche  à  se  réaliser. 

Cette  austère  vérité  ne  cadre  point  avec  la  conception 


t>6  LE    POINT     DE    DÉPAKT 

sentimentale  (l'un  bonheur  final  universel,  ni  avec  1" af- 
firmation courante  dans  les  cercles  religieux  :  il  suffit 
de  croire.  Comme  si  chacun  pouvait  croire  !  L'éveil  de 
la  foi  suppose  certaines  conditions  inéluctables,  et  là 
comme  ailleurs  l'action  silencieuse  des  lois  naturelles 
se  révèle  dans  leur  etïet.  Aussi  sont-ils  rares  ceux  qui 
connaissent  l'intuition  spontanée  de  Dieu,  le  vivant. 

L'Evangile  est  sans  aucun  doute  destiné  à  tous,  et  il 
tend  à  la  création  dune  nouvelle  humanité.  Mais  il  n'est 
encore  accessible  qu'à  un  petit  nombre.  Il  y  a  beaucoup 
d'appelés,  mais  peu  d'élus  chez  lesquels  puisse  actuel- 
lement naître  et  grandir  l'être  originel.  Et  cela,  non  pas 
en  conséquence  d'une  prédestination  divine,  mais  bien 
dune  prédisposition  créée  par  la  vie.  Aussi  s'en  faut-il 
de  beaucoup  que  tous  les  chercheurs  qui  entendent  l'ap- 
pel de  Jésus  soient  du  nombre  de  ceux  qu'il  proclame 
heureux.  Il  y  en  a  tant  dont  la  recherche  est  superfi- 
cielle, intermittente,  apparente  !  Elles  sont  si  rares,  les 
natures  sérieuses,  profondes,  persévérantes  et  honnêtes, 
chez  lesquelles  rien  n'est  voulu  ni  emprunté,  niais  tout 
procède  involontairement  dune  impulsion  spontanée.  11 
y  a  de  nos  jours,  il  est  vrai,  beaucoup  de  pauvres  en 
esprit  convaincus  de  leur  indigence.  Mais  qui  donc 
mène  deuil  sur  les  souflrances  de  l'humanité  et  se  charge 
réellement  de  ce  redoutable  fardeau?  Où  sont  les  endu- 
rants assez  optimistes  et  assez  clairvoyants  pour  décou- 
vrir partout  des  vestiges  de  beauté,  de  bien  et  de  vérité. 
et  pour  leur  rendre  hommage,  si  chétifs  qu'ils  leur  ap- 
paraissent auprès  de  ce  que  réclament  leurs  aspira- 
lions? 

Toutefois    si  Jésus    semble,    à    chaque   béatitude   nou- 


CEUX    QUI    CHERCHENT  <>7 

velle,  restreindre  le  cercle  de  ceux  auxquels  il  s'adresse, 
ce  n'est  là  qu'une  apparence  qui  ne  doit  décourager  aucun 
chercheur  sincère.  En  réalité,  ces  paroles  ne  l'ont  que 
décrire  le  développement  qui  s'accomplit  en  eux  et  leur 
tracer  ainsi  la  voie.  C'est  une  inarche,  un  devenir.  Les 
béatitudes  nous  en  montrent  le  point  <le  départ  ;  la 
suite  du  discours  nous  en  révélera  la  portée  et  les  ef- 
fets. De  là  l'importance  capitale  «le  ces  huit  paroles  : 
elles  découvrent  à  nos  regards  les  origines  mystérieuses 
de  la  vie  nouvelle. 

Résumons  ce  qu'elles  nous  en  font  connaître  :  Dans  les 
cœurs  sincères  chez  lesquels  le  choc  de  la  vie  journa- 
lière ne  provoque  pas  seulement  des  impressions  super- 
ficielles, mais  des  émotions  profondes,  naît  une  agitation 
intérieure  qui  devient  toujours  plus  intense.  C'est  le  irémis- 
sement  inconscient  de  l'âme  ébranlée  par  les  vibrations 
divines  qui  émanent  de  tous  les  phénomènes,  de  tous  les 
événements.  Plus  ces  hommes  au  cœur  droit  multiplient 
leurs  efforts,  plus  ils  luttent  intrépidement  avec  la  vie, 
plus  aussi  augmentent  leur  malaise  et  leur  méconten- 
tement intérieur.  En  vain  se  replient-ils  sur  eux-mêmes 
pour  échapper  à  la  vanité  de  l'existence  :  la  faiblesse, 
le  désarroi,  le  mystère  de  leur  propre  moi  ne  l'ont 
qu'augmenter  le  sentiment  cruel  de  leur  indigence  sans 
bornes. 

Mais  soudain  retentit  l'appel  à  la  vie.  venu  de  n'im- 
porte où.  modulé  dans  n'importe  quel  ton.  C'est  un 
ébranlement  intérieur  qui  éveille  en  eux  l'instinct  de 
leur  vocation  native,  un  écho  de  la  vérité  dont  leur 
temps  est  l'interprète  qui  retentit  fortement  en  eux.  une 
révélation  de  la  vie  personnelle  authentique  qu'ils  voient 


fi8  f<K    POINT    DE    DÉPART 

réalisée  par  un  autre  et  qui  leur  ouvre  les  yeux  sur  eux- 
mêmes,  un  élan  vers  le  but  imprimé  à  leur  àme  par 
les  grands  courants  qui  entraînent  notre  siècle,  une 
catastrophe  qui  leur  fait  entrevoir  dans  la  vie  des  pro- 
fondeurs ignorées,  la  bonne  nouvelle  de  l'Evangile  qui 
les  bouleverse.  De  quelque  nature  que  soit  cet  appel, 
ils  ignorent  encore  où  il  les  mènera,  néanmoins  il  a 
coordonné  leurs  impulsions.  Ils  chercheront  désor- 
mais, car  ils  comprennent  que  ce  qu'il  leur  faut 
existe  quelque  part.  Mais  de  la  profondeur  de  leur 
sincérité  dépendra  l'intensité  de  leur  inquiétude,  du 
degré  de  leur  droiture  dépendra  l'énergie  de  leur  re- 
cherche. Or  la  sincérité  et  la  droiture  ne  sont  que  les 
deux  faces  de  l'immédiateté  de  la  vie  intérieure,  dans 
sa  conscience  intime,  comme  dans  ses  manifestations,  les 
deux  éléments  de  la  candeur  enfantine  sur  laquelle  re- 
pose toute  vérité  humaine. 

Lorsque  retentit  au  fond  de  ces  âmes  d'enfant  l'appel 
de  Jésus  à  une  reconstitution  normale  de  l'être  et  à  une  or- 
ganisation nouvelle  de  la  vie,  leur  recherche  acquiert  du 
même  coup  un  objet,  une  direction,  un  but.  Cette  «vi- 
vante parole  de  Dieu  »,  cette  manifestation  précise  de  la 
volonté  créatrice  qui  poursuit  le  développement  intégral 
de  l'humanité,  transforme  leur  élan  intérieur  en  un  mou- 
vement positif.  L'être  originel  prend  vie.  l'évolution 
nouvelle  commence. 

Alors  aussi  s'éveille  en  eux  une  vive  compassion  poul- 
ies souffrances  de  leurs  semblables.  L'énigme  de  leur 
propre  destinée  devient  le  problème  de  l'humanité.  C'est 
comme  membres  d'un  corps  qu'ils  souffriront  désormais. 
L'énergie  qui  les  anime  prend  un  caractère  d'objectivité. 


CEUX    on    CHERCHENT  fa) 

II  ne   s'agit    [»lns  pour    eux    de  leur  salut  personnel   seu- 
lement, mais  de  la  rédemption  universelle. 

Cette  expérience  a  une  importance  capitale,  car  elle 
nous  affranchit  du  coup  de  l'étroitesse  et  de  l'isolement 
égoïstes  qui  entravent  le  développement  de  notre  nature 
originelle.  L'élargissement  qu'elle  nous  apporte  est  la 
condition  de  notre  productivité.  Notre  vie  prend  alors 
le  caractère  de  solidarité  qui  est  conforme  à  notre  vraie 
nature,  et  s'effectue  au  profit  de  la  grande  muté  à  la- 
quelle nous  appartenons.  Gela  seul  assure  le  développe- 
ment harmonieux  de  notre  personnalité  naissante,  car 
elle  est  ainsi  préservée  de  toutes  les  déformations  et 
de  toutes  les  excroissances  de  l'égoïsme. 

Le  chercheur  chez  lequel  s'opère  cette  transformation 
ne  se  rend  compte  ni  de  ces  phénomènes,  ni  de  leur  en- 
chaînement. Souvent  même  il  ignore  au  début  ce  qui  se 
passe  en  lui.  Sa  tension  intérieure  subsiste,  malgré  ce 
commencement  de  réalisation  et  il  faut  les  effets  de  ce 
nouvel  état  de  choses  pour  lui  révéler  que,  sous  la  sur- 
face de  sa  vie.  vient  de  poindre  ce  qu'appelaient  ses 
désirs. 

Cependant  dès  que  notre  être  originel  commence  à 
vivre  et  à  s'exprimer  selon  sa  nature,  il  rencontre  la 
résistance  que  lui  oppose  l'inertie  ambiante.  Sa  crois- 
sance n'en  est  pas  ralentie,  mais  stimulée  au  contraire  : 
cette  opposition  ne  fait  qu'accroître  sa  vigueur-  et  ren- 
forcer son  originalité.  Se  heurte-t-il  à  un  obstacle?  Il 
se  tourne  vers  la  profondeur  ci  y  puise  la  force  victo- 
rieuse. C'est  ainsi  qu'il  apprend  l'endurance,  première 
expérience  édueatriee  et.  en  tout  temps,  la  plus  pré- 
cieuse, à  condition  (pie  ce  soit   l'authentique   endurance 


?0  LE    POINT    DE    DEPART 

simple  et  sincère  dans  Laquelle  se  manifeste  et  s'accroît 
l'héroïsme  caché. 

L'héroïsme,  nous  le  trouvons  ailleurs  aussi.  Mais  ici, 
et  c'est  ce  qui  prouve  qu'il  est  un  eftet  de  l'épanouisse- 
ment de  la  vie  nouvelle,  il  s'unit  à  la  patience  qui  sup- 
porte. Ailleurs  la  souffrance  endurée  aigrit  et  rend  in- 
juste, aveugle,  exclusif.  Ici.  elle  développe  non  seule- 
ment la  puissance  de  la  vérité,  mais  le  goût  rigoureux 
et  délicat  qui  recherche  la  vérité  dans  tout  ce  qui  est 
humain,  le  flair  subtil  qui  discerne,  parmi  la  multitude 
des  phénomènes  ambiants,  tous  les  éléments  de  vie  et 
toutes  les  semences  d'avenir. 

Ainsi  la  vie  de  l'être  originel  se  manifeste  d'emblée, 
tant  activement  que  passivement,  dans  toutes  les  direc- 
tions. L'endurance  que  relève  la  troisième  béatitude, 
n'en  est  qu'un  exemple.  L'affirmation  île  nous-même 
contre  le  courant  contraire,  l'élaboration  de  toutes  nos 
expériences,  nécessaire  à  notre  éducation  personnelle, 
ont  des  modes  aussi  variés  que  la  vie  elle-même.  Cepen- 
dant, de  cette  action  et  de  cette  réaction,  de  cet  effort 
et  de  cette  résistance,  résulte  une  orientation  nouvelle 
de  la  vie.  Désormais  l'aiguillon  de  notre  vie  personnelle 
et  consciente,  c'est  la  soif  de  vérité,  qui  augmente  dans 
la  proportion  même  où  elle  s'assouvit.  La  vérité  s'ins- 
taure en  nous. 

Mais  comme  l'être  nouveau  a  été  affranchi  définitive- 
ment d'un  individualisme  exclusif  et  ne  se  sent  plus 
exister  qu'avec  et  pour  les  autres,  à  cette  orientation 
nouvelle  de  la  vie  s'ajoute  une  impulsion  nouvelle  :  le 
besoin  de  vivre  pour  autrui.  Car  la  vérité  et  la  miséri- 
corde sont  indissolublement   unies  et  se   conditionnent 


CEUX    QUI    CHERCHENT  ?l 

réciproquement.  La  soif  de  vérité  conduit  à  la  miséri- 
corde, et  L'élan  de  L'amour  secourable  conduit  à  la  vé- 
rité. «Si  quelqu'un  aspire  à  s'élever  parmi  vous,  qu'il 
se  fasse  le  serviteur  de  tous,  et  si  quelqu'un  aspire  à 
être  grand,  qu'il  se  fasse  l'esclave  de  tous  ». 

Quand  notre  être  originel  s'accroît  ainsi  en  hauteur, 
en  étendue  et  en  profondeur,  quand  il  se  déploie  dans 
notre  vie  d'une  manière  toujours  plus  nette  et  plus 
puissante,  le  moment  vient  où  nous  comprenons  que  ce 
qui  se  passe  en  nous  est  le  résultat  d'une  impulsion  di- 
vine et  créatrice.  Alors  se  lève  le  grand  jour  de  la  vie 
nouvelle.  Désormais  notre  vie  personnelle  s'organise 
clairement  et  solidement  selon  un  principe  nouveau, 
non  seulement  en  elle-même,  mais  dans  son  rapport 
avec  son  principe  éternel  et  avec  la  structure  générale 
de  L'humanité.  Les  sources  des  profondeurs  jaillissent  et 
débordent.  De  l'expérience  du  divin  découle  une  har- 
monie féconde.  Une  influence  vivifiante  se  déploie. 
L'énergie  plastique  des  vibrations  divines  crée  et  mo- 
dèle la  vie  par  L'intermédiaire  de  l'homme.  Le  royaume 
de  Dieu  se  réalise. 

Tel  est.  pour  autant  que  je  le  comprends  et  que  je  réus- 
sis à  le  formuler,  Le  secret  de  la  transformation  radicale 
de  L'être,  à  ses  débuts  du  moins,  depuis  les  premières 
douleurs  de  L'enfantemenl  jusqu'à  la  naissance  de  la  vie 
nouvelle.  Les  béatitudes  n'en  donnent  ni  une  descrip- 
tion détaillée,  ni  surtout  une  explication  circonstanciée. 
Elles  ne  contiennent  que  des  indications  fortuites,  suffi- 
santes néanmoins  pour  nous  donner  une  idée  de  cette 
transformation  et  du  moyen  d'y  parvenir. 

Chacun  comprendra  que  ce  changement  radical  est  le 


^2  LE    POINT    DE    DEPART 

fruit  d'un  devenir  et  non  le  résultat  d'un  travail.  11  s'agit 
ici  d'expériences  spontanées,  d'opérations  créatrices 
qu'on  ne  peut  contrefaire  et  auxquelles  on  ne  saurait  s'en- 
traîner. D'un  pareil  eftort,  en  elï'et,  ne  résulterait  point 
une  vie  originale,  mais  une  construction  artificielle,  non 
une  nouvelle  création,  mais  de  la  piété  seulement.  Nos 
pratiques  et  nos  eflorts  nous  laissent  dans  notre  état  an- 
cien, jamais  ils  ne  nous  introduiront  dans  un  monde 
nouveau.  Gomme  le  dit  l'Ecriture  :  «  Un  homme  ne  peut 
prendre  que  ce  qui  lui  a  été  donné,  »  et  :  «  Cela  ne 
dépend  ni  de  celui  qui  veut,  ni  de  celui  qui  court, 
mais  de  la  miséricorde  de  Dieu.  »  Il  faut  que  la  puis- 
sance de  vie  universelle  nous  imprime  un  mouvement 
créateur,  que  du  germe  de  vie  enseveli  au  fond  de  nous- 
même,  elle  fasse  éclore  et  s'épanouir  notre  être  origi- 
nel. Or,  de  cette  impulsion  première  née  de  notre  in- 
quiétude intérieure,  jusqu'au  terme  parfait  de  notre 
évolution,  tout  échappe  à  notre  action. 

La  seule  chose  qui  dépende  de  nous,  c'est  de  nous 
placer  autant  que  possible  dans  les  conditions  favora- 
bles à  la  croissance  de  cette  vie  mystérieuse,  conditions 
que  reconnaît  certainement,  en  une  faible  mesure  au 
moins,  chacun  de  ceux  qui  lisent  ces  lignes  avec  un 
sincère  désir  de  les  découvrir.  Jamais  sans  elles  la  lé- 
gère inquiétude  qui  frémit  en  nous  ne  deviendra  une 
énergie  créatrice  capable  de  toutes  les  victoires.  Jésus 
l'a  marqué  dans  une  de  ses  paraboles  :  il  faut  un  ter- 
rain propice  pour  que  le  grain  de  semence  lève  et 
porte  du  fruit  en  abondance.  La  fertilité  des  terrains 
varie.  Qu'elle  soit  suffisante,  du  moins,  pour  permettre 


C.EIX    QUI    CHERCHENT  ^J 

à   la    semence    de   lever,  de    grandir  et  de    porter  du 
fruit  ! 

Là  première  condition  nécessaire  à  réclusion  et  à  la 
croissance  de  la  vie  nouvelle  en  nous,  c'est  la  sincérité, 
la  simplicité  de  la  conscience  et  de  la  conduite,  c'est-à- 
dire  une  spontanéité  complète  dans  l'assimilation  et 
les  manifestations  de  la  vie.  Jésus  a  dit  :  «  Si  vous 
ne  devenez  comme  des  entants,  vous  ne  pouvez  entrer 
dans  le  royaume  de  Dieu.  »  Du  même  coup,  il  confie 
à  notre  eflort  ce  qu'il  nous  présente  cependant  comme 
un  devenir. 

Et  telle  est  bien  en  effet  la  situation.  11  ne  dépend 
pas  de  nous  d'être  spontanés.  Cependant  la  spontanéité 
est  un  des  éléments  de  notre  nature,  puisqu'elle  est  un 
des  caractères  de  l'enfant.  Il  nous  est  donc  possible  de  dé- 
couvrir les  causes  qui  l'ont  détruite  en  nous  et.  par  consé- 
quent, les  moyens  de  recouvrer  cette  faculté  atrophiée. 

Soyons  bien  décidés,  tout  d'abord,  à  ne  plus  jamais 
avoir  honte  de  notre  naïveté,  mais  à  la  respecter  au  con- 
traire comme  le  milieu  favorable  aux  vibrations  de  la  vie 
divine.  Puis  affranchissons-nous  de  tout  ce  qu'il  y  a  de 
raisonné  et  de  voulu  dans  notre  manière  d'être  et 
dans  notre  vie.  car  c'est  cela  qui  a  tué  en  nous  la  spon- 
tanéité. Donnons-nous,  en  tout  et  partout,  comme  le 
cœur  nous  en  dit.  Débarrassons  notre  existence  de 
tout  ce  qu'elle  a  de  compliqué,  de  façonnier,  d'affecté. 
Cherchons  à  simplifier  notre  train  de  vie.  Soyons  natu- 
rels et  sans  malice  afin  de  pouvoir  agir  simplement  et 
sans  contrainte.  Ayons  une  horreur  vigoureuse  des 
clichés  et  des  plagiats.   Bannissons  de  notre    être    et  A^ 


^4  LE    POINT    DE    DÉPART 

notre  vie  les  vaincs  apparences,  visons  à  l'honnêteté 
et  à  la  loyauté  dans  nos  opinions,  nos  jugements 
et  nos  entreprises,  acquérons  la  droiture  et  la  rectitude 
physique  et  morale.  Alors  renaîtra  en  nous  notre  na- 
ture d'enfant. 

Mais  il  ne  suffit  pas  de  tendre  à  ce  but,  il  faut  encore 
agir  en  conséquence.  Il  y  aura  des  liens  à  briser,  des 
résolutions  inusitées  à  accomplir,  une  révolution  à  opé- 
rer dans  notre  vie  extérieure.  Nous  ne  pourrons  plus, 
par  exemple,  laisser  envahir  notre  terrain  par  les  mau- 
vaises herbes  de  la  culture  moderne.  Nous  devrons 
nous  soustraire  à  maint  devoir  conventionnel  et  à 
mainte  considération  secondaire  pour  que  l'enfant  re- 
vive et  prospère  en  nous. 

Persévérons  cependant.  Non  seulement  nous  recou- 
vrerons ainsi  notre  spontanéité  perdue,  mais  la  vie 
dont  témoignent  les  béatitudes  deviendra  peu  à  peu  pour 
nous  une  réalité.  Elle  naîtra  et  s'affirmera  d'elle-même 
au  contact  des  impressions  et  des  événements  journa- 
liers, car  (die  possède  une  énergie  créatrice  qui  garantit 
son  développement  ultérieur.  Ressentir  ce  que  nous 
vivons,  vivre  ce  que  nous  ressentons,  voilà  tout  ce  que 
nous  avons  à  faire.  C'est  ce  vivant  ressentir  qui  fait  pros- 
pérer notre  être  originel.  Or.  plus  nous  serons  simples 
et  sincères,  plus  nos  émotions  seront  puissantes,  nettes 
et  profondes. 

Mais  ce  que  nous  n'éprouvons  et  n'expérimentons 
point  encore,  il  faut  savoir  l'attendre.  Il  faut  que  la  pa- 
tience  bride  notre  zèle,  afin  qu'il  ne  se  laisse  pas  tenter 
d'imaginer  ou  de  remplacer  par  autre  chose  ce  qui  n'a 
pas  encore  grandi  spontanément.  Ou'il  nous  suffise  d'atti- 


CEUX    QUI    CHERCHENT  J-> 

ser  toujours  à  nouveau  nos  aspirations.  Elles  seules  créent 
en  nous  la  réceptivité  nécessaire.  La  volonté  qui  s'appli- 
que au  détail  de  ce  que  nous  voudrions  éprouver,  vient  du 
malin.  Au  contraire,  l'aspiration  qui  ne  précise  rien,  mais 
qui  attend  avec  ferveur,  verra  la  réalisation.  Tout  ce 
qui  doit  naître  en  nous  naît  du  sein  de  nos  aspirations, 
et  ce  qui  doit  croître,  croit  par  ces  aspirations  jamais 
assouvies,  bien  que  constamment  exaucées. 

Impossible  d'en  dire  plus.  C'est  à  chacun  de  découvrir 
l'accès  à  la  vie  nouvelle.  Il  n'existe  aucune  formule 
magique  qui  nous  l'indique  et  qui  nous  l'ouvre.  11  faut 
le  chercher  et  «  il  y  en  a  peu  qui  le  trouvent.  » 


La  vocation  des  chercheurs. 

La  dernière  béatitude  traite,  non  plus  du  développe- 
ment intérieur  des  chercheurs,  dont  les  premières  ont 
suivi  les  étapes,  mais  des  expériences  et  des  devoirs  qui 
les  attendent. 

«  Heureux  ceux  qui  sont  persécutés  pour  la  jus- 
tice, car  le  royaume  des  cieux  esi  à  eux.  » 

Ce  qui  signifie,  transposé  dans  notre  langage:  Heu- 
reux ceux  qui  souffrent  la  persécution  à  cause  de  la  vé- 
rité qui  germe  en  eux.  car  en  eux  vit  l'être  originel. 
Que  ceux  qui  procurent  la  paix  ne  s'étonnent  point 
d'être  persécutés,  bien  que  le  rapprochement  de  ces 
deux  termes  semble  paradoxal.  On  a  souvent  trouvé 
contradictoire  et  incompréhensible  cette  parole  adressée 


~6  LE    POINT    DE    DÉPART 

à  ses  disciples  par  Celui  qui  est  venu  apporter  au 
monde  la  paix  divine  :  «  Ne  supposez  pas  que  je  sois 
venu  apporter  la  paix  sur  la  terre,  je  ne  suis  pas 
venu  apporter  la  paix,  mais  l'épée.  »  Et  pourtant,  il  est 
impossible  qu'il  en  soit  autrement.  Car  la  paix  qu'ap- 
portent Jésus  et  les  siens  consiste  dans  une  organisa- 
tion normale  et  naturelle  de  toutes  choses,  dans  l'har- 
monie de  nos  facultés  natives,  dans  la  vérité  rédemp- 
trice de  l'être  et  de  la  vie.  Elle  doit  donc,  de  ce  fait,  se 
trouver  en  conflit  et  en  contradiction  flagrante  avec 
toutes  les  déformations  de  l'humanité  dégénérée  et  avec 
son  organisation  défectueuse  et  artificielle,  qu'elles  se 
présentent  sous  la  forme  de  traditions  ou  de  conventions, 
de  morale  ou  de  religion,  de  mœurs  ou  d'institutions 
sociales.  Aussi  les  créateurs  de  la  véritable  paix  se- 
ront-ils toujours  traités  de  mécontents  et  de  révolution- 
naires, et  considérés  comme  des  fanatiques  dangereux 
livrés  à  l'arbitraire  des  opinions    les    plus    subjectives. 

Si  l'éclosion  de  notre  vie  originelle  est  l'avènement 
de  la  paix,  elle  est  en  même  temps  un  élan  vital  irré- 
sistible, une  puissante  montée  de  sève,  qui.  parmi  les 
lâchetés,  les  compromis  et  les  ménagements  ambiants, 
fait  l'effet  d'un  désordre  et  d'une  révolte.  Cela  est  inévi- 
table. Entre  les  chercheurs  et  les  satisfaits,  l'équilibre 
est  impossible.  Du  mouvement  vital,  d'une  part,  et  de 
la  force  d'inertie  de  l'autre,  résulte  forcément  un  frotte- 
ment, et  de  ce  frottement  procède  la  persécution. 

Four  les  âmes  rassasiées  et  routinières.  les  cher- 
cheurs sont  parfaitement  insupportables,  car  ils  sont 
leur  mauvaise  conscience  même  et  ils  troublent  par 
leur  seule   apparition    le    bien-être    jouisseur    des    uns. 


CEUX    QUI    CHERCHENT  77 

comme  L'affairement  intéressé  des  autres  ou  lotir  fièvre 
de  se  dépenser  pour  le  bien  publie.  Leur  regard  avide  de 
vérité  met  tout  en  question  avant  même  qu'ils  aient 
exprimé  le  moindre  doute,  qu'il  s'agisse  d'une  opinion 
scientifique  dûment  patentée,  d'un  paisible  bonheur 
familial,  ou  encore  de  «  l'assurance  du  salut  par 
Christ.  »  Aussi  ont-ils  contre  eux  tous  les  partis. 

Si  donc  nous  ne  sommes  pas  persécutés,  c'est  que 
notre  recherche  n'est  pas  encore  une  puissance  de 
vie  active  et  pénétrante.  Elle  est  compatible  avec 
la  routine;,  supportable,  par  conséquent  :  elle  est  une 
disposition  intermittente,  non  la  force  motrice  de  no- 
tre vie.  Ou  bien  elle  se  consume  en  aspirations,  mais 
elle  n'a  pas  encore  été  fécondée  par  l'action  divine  éveil- 
lant dans  1  àme  réceptive  la  puissance  de  germination. 
Car  notre  mécontentement  de  nous-mème,  s'il  reste 
infructueux,  excite  tout  au  plus  la  compassion,  la  mo- 
querie, on  un  sentiment  de  supériorité  satisfaite  :  seule 
l'irruption  de  la  vie  nouvelle  provoque  le  scandale, 
l'inimitié,  la  persécution. 

Aussi  Jésus  dit-il  :  Heureux  ceux  qui  sont  persécutés 
«pour  la  justice»,  pour  la  vérité  réalisée  dans  leur  con- 
duite et  dans  leur  vie.  Quant  à  ceux  dont  l'attitude 
agressive,  la  maladresse  ou  les  manquements  attirent 
la  persécution,  il  est  juste  de  les  plaindre,  mais  non  de 
les  déclarer  heureux.  Car  ce  qui  les  atteint  dans  ce  cas, 
ce  n'est  point  réellement  la  persécution,  mais  une  cri- 
tique justifiée,  des  jugements  mérités,  bref,  un  désaveu 
inspiré  par  le  sentiment  du  bien  en  face  de  sa  caricature. 
Mais  si  nous  sommes  opprimés  à  eause  de  la  vérité 
que     nous    incarnons,     nous    sommes    heureux,    car     le 


■~H  LE    POINT    DE    DÉPART 

royaume  des  cieux  est  à  nous.  C'est  lui  qu'on  attaque 
eu  notre  personne,  et  la  persécution  qui  nous  atteint 
n'est  que  la  réaction  provoquée  par  son  avènement 
dans  notre  vie.  Elle  en  est.  par  conséquent,  la  garan- 
tie. 

«  Le  royaume  des  cieux  est  à  vous.  »  Cette  assurance 
finale,  toute  pareille  à  celle  de  la  première  béatitude, 
n'est  pas  plus  que  les  précédentes  la  promesse  d'une 
récompense  ;  elle  met  simplement  en  évidence  un  en- 
chaînement naturel  et  logique  :  la  persécution  ne  fait 
qu'attester  la  croissance  obscure  de  l'être  originel,  qui 
provoque  inévitablement  l'hostilité  de  toutes  les  natures 
dégénérées.  C'est  ce  qu'il  ne  faut  pas  perdre  de  vue 
dans  l'étude  «les  paroles  suivantes  qui  renforcent  et 
précisent  celles  que  nous  venons  de  considérer. 

«  Heureux  serez-vous  lorsqu'on  vous  insultera, 
qu'on  vous  persécutera  et  qu'on  dira  faussement 
contre  vous  toute  sorte  de  mal  à  cause  de  moi. 
Réjouissez-vous  et  soyez  dans  l'allégresse,  parce  que 
votre  récompense  est  grande  dans  les  cieux  ;  car 
c'est  ainsi  qu'on  a  persécuté  les  prophètes  avant 
vous.  » 

Tout  ce  (pie  nous  avons  à  souffrir  à  cause  de  Jésus. 
ne  saurait  éveiller  en  nous  qu'une  joie  débordante, 
puisque  la  vie  divine  qui  palpite  en  nous  s'accroît  en 
proportion.  En  employant  l'expression  de  «  grande 
récompense  ».  Jésus  formule  simplement  ce  rapport 
de  réciprocité  dans  un  langage  familier  à  ses  au- 
diteurs juifs.  Il  détourne    ainsi  nos  regards  des  contre- 


CEUX    QUI    CHERCHENT  79 

coups  douloureux  que  notre  transformation  ne  peut 
manquer  de  provoquer,  et  les  dirige  vers  l'avenir.  Non 
pas  cependant  vers  un  but  lointain,  ou  même  relégué 
dans  l'au-delà,  mais  vers  un  avenir  qui  sans  cesse  de- 
vient présent.  Car  parmi  les  outrages,  les  persécutions 
et  les  calomnies,  grandit  notre  être  originel.  et  son  ac- 
tion rénovatrice  nous  ouvre  des  perspectives  infinies. 
c<  Virescit  vulnere  virtus  ».  c'est  dans  l'affliction  que 
s'épanouit  la  vertu. 

Insultés,  les  chercheurs  le  seront  comme  tels.  L'in- 
quiétude qui  les  anime,  l'élan  qui  les  presse  sont  anti- 
pathiques à  l'inertie  générale,  aussi  les  traite-t-on  faus- 
sement d'éléments  de  désordre,  de  novateurs  dange- 
reux, d'ergoteurs  tracassiers  et  importuns  qui  troublent 
la  paix  du  monde  et  qui,  dans  leur  présomption,  se 
figurent  sottement  être  capables  de  le  réformer.  On 
passe  par  toutes  les  nuances  du  dénigrement  :  du 
haussement  d'épaules  compatissant  et  du  hochement  de 
tète  narquois,  aux  plus  viles  accusations  publiquement 
formulées.  Ces  outrages  sont  la  justification  des  âmes 
satisfaites  et  de  leur  lâche  inertie  :  pour  se  sentir  dans 
leur  droit,  il  faut  qu'elles  taxent  d'aberrations  toutes  les 
nobles  tentatives  inspirées  par  un  profond  sentiment 
de  ce  qu'il  y  a  d'intolérable  dans  nos  conditions  actuelles. 

Calomniés,  les  chercheurs  le  seront  toutes  les  fois 
que  leur  vie  nouvelle  se  manifestera  d'une  façon  origi- 
nale. Ils  sont  différents  des  autres,  chose  tout  à  fait 
inconvenante  au  gré  de  la  foule  indolente.  Aussi  cha- 
cun s'accorde  à  condamner  leur  vie  qui  n'est  cependant 
que  le  résultat  non  prémédité  de  leur  évolution.  Parfois 
à  la  réprobation  se   mêle    le    dépit    de    ne    pouvoir    leur 


80  LE    POINT    DE     DEPART 

ressembler  :  ailleurs,  l'irritation  grandit  du  fait  qu'on 
pressent  obscurément  qu'ils  pourraient  bien  avoir  rai- 
son. Surtout  ils  ont  contre  eux  tous  les  propres  justes 
qui,  convaincus  de  leur  infaillibilité,  se  regardent  comme 
les  gardiens  attitrés  de  la  tradition  et  des  usages  con- 
sacrés, et  qui  sans  se  faire  aucune  idée  des  mobiles  qui 
inspirent  ces  hommes  nouveaux,  ni  du  sens  que  peut 
avoir  leur  conduite  insolite,  suspectent  ou  calomnient 
avec  une  vertueuse  indignation  tous  leurs  gestes  et 
toutes  leurs  pai*oles. 

Il  n'y  a  pas  envers  eux  d'attitude  intermédiaire  :  ou 
ils  font  sur  leur  entourage  l'effet  d'un  jugement  mérité 
et  alors  il  faut  sortir  de  son  inertie,  ce  qui  implique 
l'abandon  de  toute  satisfaction  propre  et  de  toute  con- 
fiance en  soi  :  ou  leur  appel  à  la  vie  est  repoussé 
comme  une  révolte  contre  toutes  les  routines  religieuses, 
morales  et  sociales,  et  alors  il  faut  les  dénigrer  pour  ne 
pas  se  mépriser  soi-même. 

On  n'y  éprouve  d'ailleurs  aucune  difficulté.  On  ne 
saurait  même  en  agir  autrement,  car  on  les  juge  d'après 
soi  et  on  leur  impute  les  intentions  et  les  mobiles  qu'on 
trouve  en  soi.  Leur  individualisme  est  taxé  d'orgueil, 
leur  fidélité  envers  eux-mêmes  de  manque  d'égards  pour 
les  autres,  leur  droiture  de  brutalité,  leur  liberté  d'im- 
moralité, leur  mobilité  et  leur  capacité  d'évolution  de 
légèreté  et  de  manque  de  caractère,  leur  irrésistible 
élan  d'irrévérence,  et  leur  naturel  de  frivolité  et  d'impu- 
dence. 

De  là  à  la  persécution  proprement  dite,  il  n'y  a  qu'un 
pas.  Des  êtres  aussi  dangereux  doivent  être  mis  hors 
d'état  de  nuire.   Toutes  les  tendances  et  tous  les  partis 


LA    VOCATION    DES    CHERCHEURS  8l 

sont  unanimes  sur  ce  noint.  Orthodoxes,  libres-penseurs, 
socialistes,  aristocrates,  bourgeois  et  demi-savants.  Etat, 
société,  famille,  tous  s'accordent  pour  annihiler,  si  pos- 
sible, les  éléments  éruptifs  qui  s'efforcent  de  s'élever  à 
une  vie  plus  haute. 

Tel  est  le  sort  des  véritables  chercheurs.  Chacun 
d'eux  en  aurait  long  à  conter  sur  ce  sujet.  C'est  dans  la 
vie  de  famille  qu'éclate  tout  d'abord  l'inimitié,  car  c'est 
là  que  la  disparité  se  fait  sentir  le  plus  vivement: 
«  L'homme  aura  pour  ennemis  les  gens  de  sa  propre 
maison».  L'esprit  de  famille  est  souvent  d'une  longani- 
mité étonnante  :  il  supporte,  excuse,  ignore  les  accrocs 
les  plus  flagrants  à  la  morale,  il  accomplit  les  plus 
grands  sacrifices  pour  remettre  sur  pied  les  enfants 
prodigues,  il  tolère  les  opinions  et  les  tendances  les  plus 
opposées  aux  traditions  familiales.  Mais  quand  l'inquié- 
tude et  l'élan  du  devenir  s'éveillent  chez  un  fils  ou  une 
lille.  et  les  entraînent  sur  des  voies  nouvelles  à  la  pour- 
suite de  la  vérité,  alors  l'amour  de  leurs  parents  tourne 
à  la  tyrannie  ;  de  leur  impuissance  naît  un  zèle  amer, 
une  passion  de  destruction  qui  ne  reculent  pas  devant 
les  imputations  les  plus  cruelles.  Les  rebelles  se  voient 
mis  à  l'index,  et  dans  le  chœur  des  parents  et  des  amis 
ce  sont  les  plus  proches  qui  embouchent  la  trompette  de 
la  ealomnie.  Suivent  les  collègues  et  les  camarades. 
Tout  ce  que  fait  le  suspect  est  qualifié  d'autocentrie, 
d'indiscipline,  d'incapacité  de  se  contenter  de  sa  voca- 
tion et  de  son  milieu,  et  les  commérages  vont  leur 
train. 

Jamais    l'opinion    publique  n'en    a   usé   autrement,    si 
du    moins   celui  qui  s'aventure  sur  la    route   de    la    terre 


82  LE    POINT    DE    DÉPART 

promise,  reste  fidèle  à  lui-même  jusqu'au  bout.  Il  est 
vrai  que,  dans  la  suite,  on  ne  met  que  plus  d'empres- 
sement à  accommoder  son  héritage  spirituel  au  profit 
des  masses.  Ainsi  en  est-il  allé  de  Jésus  et  de  tous 
ceux  qui.  insoucieux  des  opinions  et  des  habitudes  cou- 
rantes, n'ont  cherché  qu'à  discerner  et  à  suivre  le  che- 
min de  la  vérité,  ce  C'est  ainsi  qu'ils  ont  persécuté  les 
prophètes  avant  vous.  »  Tous  les  témoins  de  la  vérité, 
tous  ceux  qui  ont  désiré  son  avènement  et  se  sont  efîbr- 
cés  de  lui  frayer  la  voie,  ont  connu  ce  destin,  aussi  bien 
que  le  moindre  d'entre  les  chercheurs  d'aujourd'hui. 

Cependant  tous  les  persécutés  et  tous  ceux  qui  se  qua- 
lifient de  chercheurs  n'ont  pas  également  le  droit  de  se 
compter  au  nombre    des    heureux    célébrés   par  Jésus. 
Celui-ci  ajoute  expressément  aux  mots  :  «lorsqu'on  dira 
de  vous  toute  sorte  de  mal  »,  l'épithète  de  «faussement». 
Si   les  accusations  des  gens  bien  pensants  et  des  repré- 
sentants de  la  tradition  sont  justifiées  par  les  faits,  si 
notre  conduite  procède  en  effet  de  nos  instincts  bas  et  im- 
purs, si  elle  est  troublée  et  corrompue  par  nos  caprices,  nos 
vues  intéressées,  notre  orgueil  ou  notre  légèreté,  par  la 
soif  des  sensations,   le  dégoût  des  devoirs  prosaïques  et 
journaliers,  si  ce  sont  l'insubordination,  la  recherche  de 
l'effet,  ou  une  sorte  de  coquetterie  de  la  vie  intime  qui 
nous   inspirent   ce   que  nous   donnons  pour  l'expression 
spontanée  d'une  impulsion  intérieure  irrésistible,  alors 
c'est  nous  qui  mentons  et  non  nos  détracteurs.  Il  se  peut 
que  leur  jugement  tombe  à  faux  dans  le  détail,  parce 
qu'ils  ne  pénètrent  point  les   arrière-plans    obscurs   de 
notre  conduite.  Mais  ils  ont  raison  quant  au  fond  :  nous 


I.A    VOCATION     DES    CHERCHEURS  83 

sommes  des  hypocrites,  notre  conduite  est  réellement 
basse  et  fausse. 

Jésus  fait  encore  une  restriction  :  «à  cause  de  moi». 
ajoute-t-il.   (."est   la  première  fois  qu'il  se  met  lui-même 

en  cause,  et  fait  de  sa  personne  le  poids  déterminant 
sur  la  balance.  Qu'est-ce  à  dire?  Cette  restriction  corres- 
pond sans  aucun  doute  au  «pour  la  justice»  du  verset 
précédent  et  ne  fait  qu'exprimer  la  même  pensée  sous 
une  forme  différente.  Jésus  est  la  vérité.  Pour  ses  audi- 
teurs de  jadis  comme  pour  nous,  il  est  l'incarnation  du 
royaume  de  Dieu  et  de  la  vérité  humaine,  il  est  le  nouvel 
ordre  de  choses  personnifié.  la  cellule  primitive  de  la 
vie  naissante.  Ceci,  non  dans  un  sens  théologique  ou 
dogmatique,  mais  au  sens  historique  et  culturel. 

Si  donc  on  nous  calomnie  parce  que  la  vie  de 
Jésus  veut  s'actualiser  en  nous,  et  son  dessein  se 
réaliser  par  nous,  on  nous  persécute  à  cause  de  lui.  Mais 
combien  n'a-t-on  pas  abusé  de  cet  «à  cause  de  moi»? 
Chacun  de  ceux  qui  croyaient  pouvoir  se  réclamer  de 
.lé  s  us  l'a  fait  valoir  à  son  profit.  Il  a  été  la  consolation 
de  tous  ceux  auxquels  leur  piété  et  leur  profession  de 
christianisme  ont  valu  quelque  déboire.  Et  néanmoins 
la  plupart  étaient  aussi  étrangers  à  son  caractère,  à 
son  inspiration  et  à  son  dessein  que  ceux  qui  lui  di- 
sent :  «Seigneur,  Seigneur»,  et  dont  il  déclare  qu'il  ne 
les  a  jamais  connus.  Que  n'a-t-on  pas  justifié  par  ses 
parons,  couvert  de  son  pavillon  !  Que  de  grossières 
falsifications,  de  piteuses  caricatures,  de  manœuvres 
hypocrites  se  sont  glorifiées  de  l'exaspération  qu'elles 
soulevaient    chez    les    honnêtes    adeptes    de    la    vérité 


84  LE    POINT    DE    DÉPART 

comme  d'une  persécution  subie  à  cause  de  lui!  En  faut-il 
«les  exemples?  Un  grand  nombre  d'hommes  qui  restent 
ttgés  dans  leur  bien-être  ne  se  croient-ils  pas  aujourd'hui 
persécutés  «h  cause  de  Jésus»,  par  ceux  qui  ne  peuvent 
prendre  leur  parti  de  l'arrêt  de  l'évolution  humaine 
dans  la  chrétienté,  et  dont  la  seule  ambition  est  d'en 
découvrir  à  nouveau  le  secret? 

11  faut  le  répéter  bien  haut  :  si  ce  ne  sont  pas  les  effets  de 
la  vie  nouvelle  qui  provoquent  l'inimitié  de  la  foule  in- 
compréhensive,  si  le  caractère  des  persécutés  n'est  pas 
celui  que  Jésus  a  incarné  et  qu'il  crée  chez  les  siens,  il 
a  beau  exciter  l'opposition,  il  n'est  pas  authentique  et 
«pur  sang»,  et  on  ne  saurait  par  conséquent  les  procla- 
mer heureux,  car  l'être  nouveau  ne  grandit  point  en  eux 
en  proportion  des  persécutions  qu'ils  subissent. 

Peu  importent  nos  sensations  ou  notre  opinion  de 
nous-mêmes  ;  tout  dépend  de  ce  que  nous  sommes  en 
réalité.  Si  la  constitution  normale  de  l'être  humain 
s'élabore  en  nous,  si  ce  sont  ses  manifestations  qui 
déchaînent  l'animosité  de  toutes  les  existences  chaoti- 
ques décorées  d'une  étiquette  quelconque,  chrétienne  ou 
autre,  nous  sommes  persécutés  à  cause  de  Jésus,  soit 
que  nous  suivions  consciemment  ses  traces,  soit  que, 
poussés  par  un  obscur  besoin  de  vérité,  nous  cherchions 
encore  inconsciemment  notre  chemin  dans  La  direction 
où  il  a  marché  lui-même.  C'est  pourquoi,  aujourd'hui 
comme  dans  tous  les  temps,  plusieurs  peuvent  être  per- 
sécutés «à  cause  de  lui»,  tandis  que  leurs  lèvres  le 
nient,  parce  que  «rieurs  yeux  sont  encore  retenus,  en 
sorte  qu'ils  ne  le  voient  point  tel  qu'il  est».  Bien  qu'ad- 
versaires du  Christ  que  le  monde  adore,  ils    font,    sans 


IV    VOCATION     DES    CHERCHEURS  85 

le  savoir,   sa    volonté     et    souffrent     par    conséquent    à 
cause  de  lui. 

Les  paroles  de  Jésus  sont  d'une  clarté  qui  ne  laisse  rien 
à  désirer:  elles  caractérisent  strictement  et  exclusivement 
les  persécutés  qu'il  proclame  heureux  :  pureté  «le  leurs 
mobiles  intimes  (quand  on  dira  faussement  contre  vous, 
etc.),  authenticité  de  leurs  expériences  personnelles 
témoignant  de  la  vie  nouvelle  qui  agit  en  eux  (à  cause 
<le  moi),  c'est-à-dire  sincérité  subjective  et  objective, 
telles  sont  les  conditions  que  suppose  la  dernière  béati- 
tude. Alors,  mais  alors  seulement,  les  persécutés  sont 
vraiment  des  heureux,  car  c'est  la  présence  de  l'être  ori- 
ginel en  eux  qui  provoque  la  persécution,  et  qui,  <\u 
même  coup,  détermine  leur  vocation. 

«  Vous  êtes  le  sel  de  la  terre.  » 

Les  béatitudes  découvrent  successivement  aux  yeux 
des  chercheurs  une  série  de  perspectives  merveilleuses: 
tandis  qu'ils  ploient  sous  le  sentiment  de  leur  néant, 
elles  les  proclament  heureux  paire  que  l'être  nouveau 
palpite  en  eux  :  au  sein  de  leur  détresse,  elles  leur  si- 
gnalent leurs  privilèges  et  leur  annoncent  l'exaucement 
de  leurs  désirs:  elles  leur  révèlent  dans  leur  inquiétude 
intime  une  vibration  divine  et  dans  l'hostilité  de  la  mul- 
titude indolente  une  réaction  inévitable  contre  la  vie  nou- 
velle qui  germe  dans  leur  âme.  Mais  quelle  surprise 
plus  grande  encore,  quelle  révélation  de  la  gloire  de 
l'Evangile  dans  cette  déclaration  :  «Vous  êtes  le  sel  de  la 
terre,  vous  êtes  la  lumière  du  momie.  » 

Cette    parole    définit    leur    fonction    dans    le    monde. 


86  LE    POINT    DE    DÉPAKT 

Ils  sont  l'élément  qui  y  maintient  et  y  crée  la  vie.  Sans 
eux  l'humanité  serait  depuis  longtemps  la  proie  de 
la  corruption.  Ils  arrêtent  la  décomposition  de  la  masse 
inerte  :  grâce  à  eux.  elle  reste  utilisable  et  suscep- 
tible de  s'élever  à  la  vie  véritable.  C'est  de  ceux  qui 
cherchent  que  les  satisfaits  tirent  leur  subsistance.  Toute 
l'histoire  spirituelle  de  l'humanité  en  témoigne.  La  foule 
parasite  a  toujours  vécu  des  vérités  et  des  valeurs  vita- 
les découvertes  ou  créées  par  les  chercheurs.  Mais  ja- 
mais elle  ne  les  a  mises  en  œuvre  sans  les  dénaturer, 
en  les  dépouillant  de  leur  puissance  créatrice  pour  les 
accommoder  à  son  usage.  Elle  laissait  perdre  la  véritable 
vie  ;  elle  conservait  les  formes,  les  idées,  les  coutumes 
et  les  foi-mules,  afin  de  s'en  alimenter.  Elle  tuait  les  pro- 
phètes, mais  elle  leur  bâtissait  des  tombeaux  et  rendait 
un  culte  à  leurs  reliques.  «La  lumière  a  lui  dans  les  té- 
nèbres et  les  ténèbres  ne  l'ont  point  reçue  ».  aussi  les  té- 
nèbres sont-elles  restées  ténèbres,  quelque  lueur  qu'elle  y 
ait  jetée.  Il  en  fut  ainsi  avant  Jésus.  Il  en  a  été  de  même 
après  lui.  Le  christianisme,  c'est  l'obscurité  éclairée, 
mais  non  le  plein  jour.  Cependant  la  vie  émanant  des 
âmes  chrétiennes  qui  cherchent  sans  trêve  la  terre  nou- 
velle, le  maintient  et  fait  de  lui  une  bénédiction  | «un- 
ies millions  d'êtres  «rassis  dans  l'ombre  de  la  mort». 

Ces  chercheurs  cachés  et  disséminés  dans  la  masse, 
ne  se  bornent  pas  à  la  conserver  :  par  leur  vibration 
continue,  ils  mettent  en  mouvement  quelques-unes  des 
parcelles  qui  la  composent.  Comme  le  levain  qui  fait 
lever  la  pâte,  ils  travaillent  l'humanité  engourdie  jus- 
qu'à ce  qu'ils  l'aient  entièrement  pénétrée.  Leur  contact 
qui   irrite   les    endormis,    exrite    l'inquiétude    des     âmes 


LA    VOCATION    I»KS    CHERCHEURS  S7 

mobiles  et  les  arrache  à  leur  paresse  et  à  Leur  inertie. 
Ainsi  la  vie  allume  la  vie.  et  l'évolution  créatrice  de 
l'humanité  agrège  cellule  à  cellule. 

En  «lisant  :  ce  Vous  êtes  le  sel  de  la  terre  ».  Jésus  ne 
prononce  pas  un  jugement  de  valeur,  il  ne  formule 
aucune  prétention,  n'impose  aucun  devoir.  Il  constate 
simplement  un  état  de  fait  qui  nous  révèle  une  loi  fon- 
damentale et  permanente  de  l'évolution  humaine.  Il  ne 
«lit  pas  aux  chercheurs  :  Vous  devez  être  le  sel  et  la 
lumière,  mais  :  Vous  l'êtes,  en  tant  que  chercheurs,  et 
par  le  seul  fait  de  votre  existence.  Point  n'est  besoin 
d'entreprendre  ou  d'exécuter  quoi  <]ue  ce  soit  en  vue  de 
ce  résultat  :  de  votre  vie  comme  telle,  et  quel  que  soit 
le  stade  de  votre  évolution,  émane  une  force  agissante, 
tant  que  vous  restez  des  chercheurs  sincères. 

Cette  loi  de  la  vie  nouvelle  est  d'une  importance 
capitale.  Jésus  n'a  point  dit  :  Parlez,  enseignez, 
convertissez,  faites  des  prosélytes  ;  mais  :  Vous  êtes  ; 
votre  mission  s'accomplit  par  votre  seule  existence  <l<- 
chercheurs,  de  devenants,  de  vivants.  C'est  sur  le  fait 
«le  votre  être  et  l'action  de  votre  vie  que  repose  l'ave- 
nir de  L'humanité.  Soyez  des  chercheurs  de  bon  aloi  et 
le  règne  de  Dieu  viendra  nécessairement.  One  l'histoire 
«le  la  création  «le  l'humanité  véritable  nous  présente  «les 
vocations  extraordinaires  et  «les  instruments  spéciaux, 
comme  les  apôtres,  par  exemple,  là  n'est  pas  la  ques- 
tion. Il  ne  s'agit  ici  «pu-  de  la  l'onction  les  chercheurs 
dans  l'avènement  «le  l'ordre  nouveau,  et  cette  fonction 
se  résume  eu  deux  mois  :  être  et  vivre. 

Le  royaume  de  Dieu  s'établit  naturellement,  par  les 
manifestations  vitales  involontaires  de  ceux  chez  lesquels 


88  LK    POINT    DE    DÉPART 

germe  et  s'épanouit  la  vie  originelle.  Toute  action  vo- 
lontaire .  préméditée,  forcée,  en  vue  de  ce  résultat,  ne 
peut  que  lui  nuire,  parce  qu'elle  ne  procède  pas  d'un 
mouvement  spontané.  Les  intentions  les  plus  pures  n'y 
sauraient  rien  changer  ;  c'est  là  une  loi  de  nature  in- 
llexible,  inéluctable.  Rien  ne  retarde  davantage  la 
venue  des  choses  nouvelles  que  la  fièvre  d'action  de 
ceux  qui  ne  savent  pas  les  attendre.  Le  seul  efïet  de 
l'ardeur  qui  nous  entraine  vers  le  terme  de  l'évolution 
humaine  doit  être  d'attiser  constamment  notre  flamme  : 
les  ondes  lumineuses  s'en  dégageront  d'elles-mêmes. 
Mieux  la  lampe  brûle,  plus  elle  éclaire. 

Cette  déclaration  de  Jésus  ne  concerne  naturellement 
que  les  heureux  qu'il  a  caractérisés  d'une  manière  con- 
crète et  vivante  dans  le  cours  des  béatitudes,  mais  elle 
s'adresse  à  eux  tous. sans  réserve  et  sans  condition.  Peu 
importe  leur  point  de  départ,  la  nuance  de  leur  religion 
ou  de  leur  culture,  la  valeur  qu'ils  assignent  aux  institu- 
tions traditionnelles,  la  manière  dont  leur  vie  nouvelle 
se  formule  dans  leur  esprit  et  se  traduit  dans  leurs  opi- 
nions, la  portée  que  la  personne  de  Jésus  a  acquise  à 
leurs  yeux,  pourvu  que  leur  caractère  soit  en  vérité 
celui  des  vrais  chercheurs  décrits  par  Jésus.  Mais  ce 
caractère  spécial,  rien  ne  saurait  en  tenir  lieu,  ni  con- 
victions chrétiennes,  ni  vie  religieuse  et  morale,  ni 
point  de  vue  quelconque.  Les  croyants  cristallisés  cl 
figés  dans  leur  foi  chrétienne  ne  sont  certainement, 
dans  la  pensée  de  Jésus,  ni  sel.  ni  lumière. 

Le  refus  ipie  Jésus  a  opposé  aux  tentations  du  désert, 
nous  a  montré  de  quelle  manière  le  royaume  de  Dieu 
ne  doit  pas  se  fonder  :  l'instruction  positive   qu'il    nous 


LA     VOCATION    l)KS    CHERCHEURS  &) 

donne  ici  complète  cet  enseignement  négatif.  Le  règne 
de  Dieu  s'établit  dans  le  secret  et  par  l'action  «le  la  vie 
personnelle.  Mêlés  à  la  masse,  comme  Le  sel,  dissémi- 
nes, isolés  les  uns  des  autres,  les  chercheurs  ne  forment 
point  une  puissance  compacte.  Le  seul  lien  qui  les 
unisse,  c'est  le  nouvel  élément  de  vie  qui  les  pénètre  et 
établit  entre  eux.  parmi  ceux  qui  les  entourent,  un 
contact  immédiat  et  vivant.  Toute  association  exclut. 
Tout  groupement  isolerait  les  chercheurs  de  ceux  qui 
restent  stationnaires  et  entraverait  ainsi  l'action  directe 
de  leur  nouvelle  nature.  Il  ne  faut  point  que  les  éveil- 
leurs  de  vie  s'encapsulent,  sous  peine  d'interrompre 
aussitôt  le  progrès  de  la  vie. 


«  Mais  si  le  sel  s'affadit,  avec  quoi  lui  i-emlra-t-on 
sa  saveur?  Il  n'es!  plus  bon  à  rien,  sinon  à  être 
jelé  dehors  et'foulé  aux  pieds  par  les  hommes.  » 

Nous  l'avons  vu,  les  chercheurs  sont  un  fermenl  dont 
l'énergie  active  réside  uniquement  dans  leur  vie  person- 
nelle. Il  y  a  là  un  processus  vital,  non  une  action  pré- 
méditée ou  une  entreprise  spéciale.  Là  où  ce  processus 
se  poursuit  avec  la  nécessité  interne  et  la  spontanéité 
d'un  phénomène  naturel,  la  vie  originelle  se  propage 
et  l'organisation  nouvelle  des  choses  s'instaure.  Mais 
pour  que  le  royaume  de  Dieu  s'étende  ainsi  par  son 
moyen,  il  Tant  que  le  ferment  dv  vie  conserve  sa  nature 
propre,  car  en  la  perdant  il  perd  (\u  même  coup  sa 
vertu  vi\  iliante. 

Rester  fidèle  en  toul  et  partout  ;'i    leur  caractère,    tel 


Ç)0  LE    POINT    DE    DEPART 

est  donc  le  devoir  des  chercheurs.  Qu'ils  se  gardent  de 
se  laisser  affadir  en  se  mélangeant  d'éléments  étrangers, 
de  s'accommoder  au  goût  d'autrui  en  atténuant  leur 
âpreté  originale.  Ils  perdraient  leur  saveur  saline,  il  ne 
leur  resterait  qu'un  goût  de  moisi.  Ils  deviendraient  im- 
propres aux  opérations  vitales,  parce  qu'ils  tomheraient 
eux-mêmes  en  décomposition. 

Surtout  qu'ils  restent  des  chercheurs  !  L'éveil  rie  la 
vie  dans  un  être  humain  est  quelque  chose  de  si  grand 
que  celui  qui  en  t'ait  la  merveilleuse  expérience  peut 
être  tenté  de  se  croire  au  but.  Il  lui  semble  avoir  trouvé 
tout  ce  qu'il  lui  faut  pour  vivre  et  pour  mourir,  son 
élan  intérieur  se  ralentit.  Mais  il  cesse  par  là  même 
d'être  un  chercheur,  il  devient  un  sel  insipide.  Or  il 
nous  faut  persévérer  dans  la  recherche  si  nous  voulons 
vivre,  —  car  le  germe  qui  ne  se  développe  pas  périt,  — 
et  si  nous  voulons  agir,  —  car  autrement  nous  nous 
ankylosons  fatalement.  Chercher,  c'est  rester  dans  le  mou- 
vement de  la  vie  ;  rester  dans  le  mouvement  de  la  vie,  c'est 
demeurer  capables  de  la  transmettre,  car  c'est  notre 
inquiétude  qui  se  communique  à  notre  entourage,  c'est 
sous  ses  vibrations  répétées  que  l'inertie  ambiante  se 
met  à  frémir. 

Cependant  combien  de  chercheurs  s'enlisent  dans  un 
point  de  vue.  une  opinion,  une  œuvre,  un  programme 
ou  un  «  mouvement  »  !  Chez  combien  d'entre  eux  les 
ardentes  pulsations  de  la  vie  intérieure  s'alTaiblissent 
peu  à  peu  et  s'arrêtent  enfin,  étouffées  par  les  travaux 
ou  les  plaisirs  de  l'existence  !  Combien  s'accommodent 
de  l'état  de  choses  actuel,  estiment  que  son  développe- 
ment historique  en    garantit    le    droit    et    la     vérité,    et 


LA  VOCATION  DES  CHERCHEURS  <)I 

finissent  par  s'en  déclarer  satisfaits,  puisqu'il  est  impos- 
sible d'v  rien  changer. 

Il  est  un  autre  danger  encore,  c'est  i[iie  notre  recher- 
che porte  exclusivement  sur  la  connaissance,  et  que 
l'élan  intérieur  qu'elle  nous  imprime  reste  théorique  au 
lieu  de  se  manifeste!-  dans  notre  vie.  Souvent  tout  se 
passe  en  pensée  seulement.  L'illusion  tient  lieu  de  réa- 
lité, et  ne  produit  rien  de  vivant.  Les  chercheurs  n'exer- 
cent, en  conséquence,  aucune  action  vivifiante.  Car  les 
théories  n'ont  jamais  réveillé  personne.  Sans  doute  on 
s'aperçoit  que  ceux  qui  les  proclament  s'etïoreent  d'en 
tirer  pour  eux-mêmes  des  éléments  de  vie  nouvelle, 
mais  comme  ils  continuent,  en  somme,  à  vivre  exacte- 
ment comme  les  autres,  on  les  tient  pour  des  poseurs. 
et  on  a  raison. 

D'autres  ressentent  très  distinctement  les  impulsions 
de  la  vie  nouvelle  qui  palpite  en  eux.  Mais,  soit  timi- 
dité, soit  indolence,  soit  égard  pour  autrui,  ils  ne  les 
laissent  point  s'actualiser.  J'ai  connu  beaucoup  de  cher- 
cheurs qui  se  figurent  qu'il  suffit  de  revêtir  des  disposi- 
tions nouvelles,  d'acquérir  des  intérêts  supérieurs  et 
d'orienter  vers  le  but  leur  vie  intérieure.  Ce  sont  là. 
pensent-ils.  des  éléments  de  progrès  et  d'action  parfai- 
tement compatibles  avec  la  dévotion.  îa  moralité,  la 
ligne  de  conduite  ordinaires.  C'est  là  une  erreur  funeste 
que  l'expérience  de  vi*ait  dissiper,  car  ceux  qui  en  agissent 
ainsi  piétinent  sur  place.   Ils  deviennent  un  sel  insipide. 

Enfin  plusieurs  manquent  de  fidélité  envers  eux- 
mêmes  dans  la  crainte  de  nuire  à  la  «  bonne  cause  ». 
Ils  mesurent  leur  attitude  au  de^rr  de  compréhension 
de  ceux  sur  Lesquels  ils  ont   l'intention   d'agir.    Car  ils 


1)2  LE    POINT    DE    DEPART 

tiennent  à  être  appréciés  des  satisfaits.  Aussi  leur  vie 
entière  est-elle  dominée  pat'  la  préoccupation  «le  l'effet 
persuasif  et  entraînant  qu'il  leur  importe  de  produire. 
Ils  en  tuent  ainsi,  à  leur  insu,  la  spontanéité,  la 
vigueur  et  l'originalité.  Us  croient  ne  pouvoir  qu'à  ce 
prix  être  le  sel  de  la  terre,  et  peut-être  acquièrent-ils 
en  effet  de  l'influence  sur  les  masses.  Mais  ils  ont 
perdu    leur    saveur,    et    le    nouveau    devenir    cesse    de 

grandir  en  eux  et  par  eux. 

Notre  élan  intérieur,  notre  évolution  et  notre  vie 
personnelles,  la  modalité  particulière  de  notre  recher- 
che et  de  notre  conduite,  doivent  s'affirmer  et  se 
déployer.  Les  contenir,  c'est  les  étouffer.  On  ne  saurait 
interrompre  à  volonté  la  relation  entre  la  vie  intime  et 
la  vie  extérieure  sans  détruire  la  vie  originelle  qui  veut 
s'accroître.  Elle  se  résout  alors  en  états  d'âme,  en  ré- 
flexions édiliantes  mais  stériles,  et  c'en  est  tait  de  s;i 
vertu.  Combien  se  figurent  que  l'affection,  l'obéissance, 
la  vénération  leur  ordonnent  de  se  montrer  différents  de 
ce  que  les  ferait  leur  instinct  profond,  afin  de  ne  pas 
scandaliser  ceux  qui  leur  sont  le  plus  chers.  Ils  crai- 
gnent de  nuire  à  la  bonne  cause  et  à  sa  propagation 
en  obéissant  envers  et  contre  tous  aux  impulsions  et 
aux  impératifs  de  la  vie  nouvelle.  Alors  commencent 
les  marchandages,  les  accommodements,  les  combinai- 
sons prudentes.  Ils  deviennent  infidèles  à  leur  caractère, 
renient  la  nature  enfantine  qui  renaissait  en  eux.  tra- 
hissent l'être  origine]  qui  laisail  valoir  ses  droits,  et 
détruisent  la  spontanéité  des  opérations  vitales  de  la- 
quelle tout  dépend,  leur  évolution  personnelle  aussi 
bien  que  celle  de  l'humanité. 


LA  VOCATION  DES  CHERCHEURS  M> 

!i  ne  nous  appartient  ni  de  diminuer,  ni  d'augmenter 
intentionnellement  le  frottement  qui  résulte  du  contact 
entre  ceux  qui  marchenl  et  ceux  qui  restent  station- 
naires.  I!  ne  nous  est  pas  pins  Loisible,  dans  ce  domaine, 
d'équilibrer,  d'atténuer,  de  concilier,  que  d'accentuer, 
de  renchérir,  d'intensifier.  Laissons  s'exprimer  involon- 
tairement et  directement  ce  qui  surgit  en  nous:  que 
notre  influence  ne  soit  jamais  voulue,  mais  immédiate  et 
involontaire.  Sinon,  c'en  est  fait  de  nous  et  de  notre  ac- 
tion sur  le  monde. 

Tout  devient  si  simple  quand  nous  consentons  à  ne 
rien  forcer  et  à  ne  jouer  aucun  rôle,  et  nous  bornons  à 
nous  placer  dans  les  conditions  voulues  pour  que  l'évolu- 
tion décrite  dans  les  béatitudes  s'accomplisse  d'elle-même 
en  nous  !  Tout  devient  si  simple  dès  que  nous  vivons 
directement  de  nos  impulsions  '.  Tout  se  gâte,  au  con- 
traire, dès  que  notre  vie  procède  de  notre  raisonnement. 
fût-il  fondé  sur  une  connaissance  parfaite  :  «  Si  vous 
ne  devenez  comme  des  enfants,  vous  n'entrerez  point 
dans  le  royaume  de   Dieu.» 

a  Vous  èles  la  lumière  du  monde.  » 

Par  leur  seule  présence,  par  leur  vie  qui  rayonne  au 
dehors,  les  chercheurs  apportent  tout  naturellement   au 

monde  la  véritable  clarté,  car  en  eux  se  révèle  la  vérité 
cachée  sous  les  formes  et  les  phénomènes,  par  eux  est 
démasqué  le  monde  des  apparences  dans  lequel  res- 
tent emprisonnées  les  âmes  satisfaites.  A.  la  lumière  de 
la  vie  nouvelle  qui  émane  de  ceux  qui  marchent,  les 
veux  des   endormis    s'entrouvrent  :     ils     apen-ohenl     ce 


94  LE    POINT    DE    DÉPART 

qu'il  y  a  d'anormal  dans  la  vie  où  s'étiole  leur  être  véri- 
table, et  dans  les  conditions  d'existence  qui  entravent 
l'évolution  de  l'humanité.  L'intuition  du  véritable  état 
des  choses,  de  la  vocation  réelle  de  l'homme,  du  sens 
et  du  but  de  révolution,  de  la  puissance  créatrice  qui 
pousse  l'humanité  vers  sa  perfection,  cette  intuition  vi- 
vante qu'aucune  parole  ne  saurait  produire,  et  de  la- 
quelle jaillissent  aussitôt  une  aspiration,  un  élan  vers 
le  but.  elle  leur  est  communiquée  directement  par  le 
spectacle  de  la  vie  des  chercheurs,  et  par  l'expérience 
personnelle  de  l'ordre  de  choses  nouveau  chez  les  hom- 
mes qui  l'incarnent. 

Cette  démonstration  est  seule  efficace  ;  toute  autre 
insensibilise  et  obscurcit.  Tout  ce  qu'on  nous  enseigne 
est  nuisible,  tant  qu'on  ne  nous  en  communique  pas 
l'impression  spontanée.  11  faut  que  les  hommes  voient 
la  lumière,  pour  constater  qu'ils  sont  dans  les  ténèbres 
et  pour  se  tourner  vers  la  lumière.  La  sensation  immé- 
diate de  la  vie  nouvelle  peut  seule  créer  la  réceptivité 
qui  y  rend  accessible.  C'est  sur  cette  loi  de  nature 
que  repose  la  vocation  universelle  des  chercheurs,  dont 
la  vie  témoigne  de  ce  qui  naît  et  grandit  en  eux. 

c  Une  ville  située  sur  le  sommet  d'une  montagne 
ne  peut  rester  cachée.  On  n'allume  pas  une  lumière 
pour  la  mettre  sous  le  boisseau,  mais  on  la  pose  sur 
un  chandelier,  aiin  qu'elle  éclaire  Ions  ceux  qui 
sont  dans  la  maison.  » 

Si  le  royaume  de  Dieu  ne  s'établit  pas  au  moyen 
d'institutions  extérieures,  mais  par  l'ellel  de  ta  vie  per- 


LA    VOCATION    DES    CHERCHEURS  <)0 

sonnelle,  s'il  ae  se  manifeste  pas  avec  éclat,  mais  dans 
le  secret,  au  sein  de  la  vie  quotidienne,  «  il  n'y  a  rien  de 
secret  qui  ne  se  découvre  »  cependant.  Le  ressort  de 
notre  vie  ne  peut  rester  ignoré,  surtout  lorsque  nous 
occupons  une  position  en  vue.  Or  tous  ceux  qui  se 
distinguent  de  la  foule  par  un  caractère  spécial,  se  trou- 
vent bon  gré,  mal  gré,  mis  en  évidence.  Tel  est  le  cas 
<les  chercheurs.  Par  le  fait  seul  qu'ils  se  donnent  ingé- 
nument pour  ce  qu'ils  sont,  et  en  dépit  de  leur  réserve 
naturelle,  ils  attirent  l'attention  sur  eux. 

Cela  est  nécessaire,  du  reste,  bien  que  cela  ne  doive 
jamais  être  intentionnel.  Leur  action  sur  le  inonde  résulte 
précisément  de  l'impression  particulière  qu'ils  produi- 
sent en  raison  de  ce  qu'ils  sont,  de  la  qualité  spéciale 
de  toutes  leurs  manifestations  vitales. 

Puis  donc  que  leur  action  vivifiante  dépend  du  rayon- 
nement de  leur  être,  il  ne  leur  est  point  permis  de  le 
dérober  aux  regards.  S'ils  fuient  le  monde,  le  monde 
demeure  dans  les  ténèbres.  Combien  d'entre  eux  cepen- 
dant mettent  leur  lumière  sous  le  boisseau  au  lieu  de  la 
faire  luire  dans  la  vie  !  Leur  vie  intérieure  constitue  un 
domaine  à  part  ;  elle  se  dépense  dans  une  activité  dé- 
terminée, en  vue  d'intérêts  particuliers,  et  s'y  épuise 
tout  entière.  Pour  les  uns,  c'est  la  religion  ;  tous  les 
élans  provoqués  en  eux  par  leurs  aspirations  nouvelles, 
se  concentrent  dans  la  culture  de  leur  vie  intérieure,  les 
exercices  de  piété  et  d'édification,  la  préoccupation  de 
questions  religieuses,  la  participation  à  la  vie  de  l'Eglise  : 
fonctions  du  cœur  auxquelles  manque  la  circulation  du 
sang,  dilettantisme  religieux.  Pour  d'autres,  le  boisseau 
qui  cache  la   lumière,    c'est    une    méthode    nouvelle    de 


t)(>  LE    POINT    DK    DÉPART 

retour  à  la  nature,  une  réforme  d'un  genre  quelconque. 
Cette  activité  les  absorbe,  leur  élan  intérieur  s'y  épuise 
et  reste  sans  action  sur  leur  vie.  Us  sont  nombreux  ces 
boisseaux  sous  lesquels  se  cache  la  lumière. 

La  place  de  notre  lumière  n'est  pas  sous  le  boisseau, 
mais  sur  le  chandelier.  Le  chandelier,  c'est  la  position 
particulière  que  chacun  de  nous  occupe  dans  la  vie  : 
position  familiale,  professionnelle,  mondaine,  sociale, 
intellectuelle.  C'est  là  notre  sphère  lumineuse,  l'espace 
illimité  dans  lequel  la  force  éclairante  de  notre  être 
nouveau  doit  rayonner  sans  obstacles.  Ceci  ne  concerne 
point  uniquement  ceux  qu'on  appelle  communément  les 
gens  haut  placés.  Dans  ce  domaine,  toute  situation  est 
importante,  et  le  plus  humble  des  travailleurs  peut 
avoir  parmi  les  milliers  de  compagnons  qui  sont  les  té- 
moins de  sa  vie  une  sphère  d'influence  plus  considéra- 
ble qu'un  savant  illustre  dont  la  vie  personnelle  n'exerce 
son  action  que  dans  un  milieu  restreint. 

Si  chacun  est,  à  sa  place,  une  manifestation  vivante 
du  nouveau  devenir,  la  grande  évolution  qui  s'accom- 
plit chez  les  chercheurs  ne  peut,  rester  cachée.  Elle 
rayonne  au  dehors  et  allume  dans  les  âmes  un  pressen- 
timent qui  les  pousse  à  chercher  à  leur  tour.  Ce  mode 
de  dirtusion  de  la  vie  nouvelle  en  garantit  l'influence 
permanente  aussi  bien  que  le  succès  réeJ.  Quand  on  l'a 
compris,  on  s'explique  pourquoi  Jésus  a  considéré  toute 
méthode  extérieure  de  propagande  comme  une  ten- 
tation qui  devait  être  repoussée,  et  dans  l'intérêt 
même  de  l'intégrité  de  la  nouvelle  création,  a  limité 
l'action  des  chercheurs  au  seul  rayonnement  de  l'être 
nouveau. 


LA    VOCATION    DES    CHERCHEURS  97 

-(  Que  votre  lumière  luise  donc  devant  les  hom- 
mes, afin  (mils  voient  vos  bonnes  œuvres  et  louent 
votre  Père  qui  est  aux  eieux.  » 

Si  nous  laissons  transluire  ce  qui  brûle  en  nous,  on  perce- 
vra Dieu  dans  notre  personne  et  dans  l'œuvre  de  notre  vie. 
Car  du  premier  éveil  de  notre  inquiétude  jusqu'à  i'éclo- 
sion  de  la  vie  nouvelle  en  nous,  tout  n'est  que  vibration, 
impulsion,  opération  de  la  puissance  créatrice  qui  pousse 
l'humanité  vers  son  achèvement.  Si  donc  Dieu  est  ma- 
nifesté par  notre  être  et  par  notre  vie,  l'humanité  prend 
conscience  de  sa  présence  qui  lui  devient  sensible  dans 
la  personne  de  quelques-uns  de  ses  membres.  La  gloire 
du  Dieu  invisible  transparait  dans  ses  créatures  en  sorte 
que  ceux  qui  en  sont  témoins  rendent  hommage  au  Père 
de  toute  vie  originelle. 

Si  c'est  à  nous  que  s'adressent  leurs  louanges  et  non 
à  Dieu,  cela  tient  évidemment  à  ce  que  nous  ne  l'avons 
pas  mis  en  lumière  nettement  et  pleinement.  Il  est 
évident  que  cela  aussi  dépend  de  la  spontanéité  avec 
laquelle  la  vie  nouvelle  se  manifeste  en  nous  et  par  nous. 
Pour  peu  que  cette  spontanéité  soit  compromise,  le  di- 
vin s'obscurcit  dans  notre  âme.  Quand  nous  essayons 
de  remplacer  par  quelque  chose  d'analogue  ce  qui  ne 
surgit  pas  spontanément  en  nous,  nous  «  profanons  le 
nom  de  Dieu»  et  nous  ne  faisons  ainsi  que  gâcher  et 
détruire.  Aussi  n'y  a-t-il  qu'un  conseil  à  donner  à  tous 
ceux  qui  sentent  combien  insuffisamment  luit  leur  lu- 
mière :  Brûle/.  ;  veillez  à  entretenir  en  vous  la  flamme 
intérieure,  ne  fût-ce  (pie  l'ardeur  obsédante  qui  aspire  à 


<>S  LE    POINT    DE    DÉFAUT 

!a  vérité,  et  la  douleur  <!c  ne  rien  trouver  en   vous  qui 
vous  satisfasse. 

Il  serait  temps  de  reconnaître  cette  loi  de  révolution 
nouvelle  et  de  comprendre  combien  est  illusoire  notre 
méthode  actuelle  de  propager  et  de  soutenir  la  loi  chré- 
tienne. Elle  diffère  absolument  de  celle  que  Jésus  nous 
indique  ici.  On  défend  un  point  de  vue,  on  lutte  pour 
une  croyance,  on  se  meut  dans  les  ténèbres  des  notions 
théoriques,  tandis  que  le  seul  moyen  de  prouver  Dieu, 
c'est  de  le  faire  éprouver.  N'apprendrons-nous  pas  enfin 
à  garder  le  silence  au  sujet  de  notre  Dieu  pour  le  lais- 
ser parler  lui-même  par  ses  créations  de  vie? 

En  tout  cas,  la  méthode  courante  est  étrangère  à  l'es- 
prit de  Jésus  :  elle  n'est  en  efïet  qu'un  elïort  stérile  pour 
suppléer  à  notre  incapacité  de  faire  naître  chez  les  autres 
l'expérience  de  Dieu  ;  elle  est  donc  fausse  en  soi.  Aussi 
ne  peut-elle  que  blaser  ceux  auxquels  elle  s'adresse,  en 
même  temps  qu'égarer  ceux  qui  la  pratiquent.  Le  fait 
que  cette  manière  de  «  rendre  témoignage  »  à  notre  foi 
a  reçu  la  sanction  de  l'histoire  et  même  de  l'organisa- 
tion ecclésiastique,  n'en  modifie  point  le  résultat  funeste. 
La  sincérité  et  le  zèle  de  ceux  qui  s'y  livrent  n'y  chan- 
gent rien  non  plus.  Car  nous  sommes  en  présence  de  la 
loi  de  nature  qui  veut  que  nous  ne  puissions  saisir  au- 
cune vérité  en  dehors  dune  expérience  correspondante. 
C'est  pourquoi  la  vie  divine  éclatant  dans  la  personna- 
lité humaine  avec  la  spontanéité  d'une  force  de  la  nature 
est  l'unique  argument  qui  convaincra  les  hommes  de 
notre  temps  ;  et  ceux-là  seuls  qui  en  ont  fait  l'expérience 
ont  le  droit  de  s'en  faire  les  interprètes. 

Les  deux  similitudes  du  sel  et  de  la  lumière  ne  nous 


LA     VOCATION    DES    CHERCHEURS  99 

indiquent  pas  seulement  Le  vrai  mode  de  propagation  du 
règne  de  Dieu  dans  L'humanité,  elles  nous  montrent  du 
même  coup  le  mole  de  croissance  de  L'être  nouveau 
chez  les  chercheurs.    L'un  n'est  que  L'envers  <le  L'autre. 

Ce  qui  ne  fonctionne  pas  normalement  ne  saurait  pas 
non  plus  croître  normalement.  Ce  ne  sont  pas  seulement 
les  obstacles  extérieurs  qui  portent  atteinte  à  la  crois- 
sance de  l'être  originel.  11  s'étiole  et  dépérit  aussi  lors- 
qu'il doit  supporter  Le  poids  artificiel  d'une  activité  vou- 
lue qui  ne  procède  pas  directement  de  lui.  Dans  le 
premier  cas.  son  développement  est  arrêté  par  le  man- 
que d'espace  ;  en  conséquence,  il  s'affaiblit  et  dégénère, 
sa  sève  s'épuise  en  états  d'âme  malsains,  en  réflexions, 
en  rêveries,  pour  se  retirer  enfin  et  tarir.  Dans  le  second 
cas,  c'est  un  élément  de  fausseté  qui  s'insinue  en  lui  et  le 
corrompt;  un  désaccord  se  produit  entre  le  vouloir  et  le 
pouvoir,  entre  L'opinion  que  l'on  se  l'ait  de  soi-même  et 
ce  qu'on  est  en  réalité.  On  succombe  à  la  tentation  de 
chercher  à  remplacer  par  des  efforts  de  volonté  la  puis- 
sance qui  fait  défaut;  on  perd  le  sens  délicat  de  la  con- 
tradiction entre  l'original  et  L'artificiel  :  on  cesse  d'éprou- 
ver du  malaise  à  paraître  ce  qu'on  n'est  pas  et  une 
répugnance  instinctive  pour  tout  ce  qui  est  le  produit 
d'un  zèle  factice,  d'un  raisonnement.  Le  levain  de  l'hy- 
pocrisie  pénétre  ainsi  toujours  plus  profond  et  tue  la 
vie  originelle. 

La  meilleure  volonté,  les  intentions  les  plus  sincères, 
La  piété  la  [dus  fervente  n'y  changent  rien.  Dans  ce  do- 
maine aussi  règne  la  rigueur  inflexible  de  la  nature,  le 
la  vérité,  de  la  sainteté  divine.  Gardez-vous  donc 
ô  chercheurs,    de    devenir    un    sel  affadi   et  de   perdre 


IOO  LE    POINT    DE    DÉPART 

toute  action  sur  le  monde  en  vous  perdant  vous-mêmes. 
Gardez-vous  de  la  méthode  que  préconisent  les  satis- 
faits et  qui  est.  à  leurs  yeux,  la  seule  bonne,  et  restez 
fidèles  à  votre  caractère  de  franche  spontanéité,  à  la  vie 
impulsive  qui  procède  directement  et  nécessairement  de 
votre  évolution  nouvelle. 


'5.  La  ligne  de  conduite  des  chercheurs. 

«  Ne  pensez  pas  que  je  sois  venu  abolir  la  loi  ou 
les  prophètes:  je  ne  suis  pas  venu  abolir,  mais  ac- 
complir. Car,  en  vérité,  jusqu'à  ce  que  passent  le 
ciel  et  la  terre,  il  ne  disparaîtra  de  la  loi  ni  un  iota, 
ni  un  seul  trait  que  tout  ne  soit  accompli.  » 

La  critique  a  contesté  à  maintes  reprises  l'authenti- 
cité de  ce  passage,  pour  des  raisons  d'ordre  interne, 
Elle  y  a  vu  l'expression  de  la  fidélité  à  la  loi  qui  ré- 
gnait dans  l'Eglise  primitive.  Cette  opinion  ne  serait 
justifiée  que  si  cette  déclaration  de  Jésus  était  en  con- 
tradiction avec  sa  conduite  personnelle  ou  si  elle  n'était 
pas  motivée  par  les  nécessités  de  son  ministère.  Or, 
tel  n'est  point  le  cas.  Jésus  n'a  jamais  cherché  à  abolir 
la  loi  ;  il  a  toujours  conservé  à  son  égard  une  attitude 
parfaitement  respectueuse.  D'autre  part,  sa  déclaration 
fait  l'efïet  d'une  prise  de  position  catégorique  et  inévi- 
table. En  eftet,  du  moment  que  le  but  qu'il  poursuivait 
se  précisait  aux  yeux  de  tous,  elle  devenait  obligatoire, 
et  pour  ses  disciples  en  particulier,  indispensable.  Si  la 
critique  s'achoppe  à  ces  paroles,  cela  tient  à  ce  qu'elle 
les  comprend  machinalement.  Dès  que  nous  les  considé- 


I.A     LIGNE    DK    GONDUWE    DES    CHERCHEURS  loi 

cous  à  la  lumière  de  la  situation  historique  donnée, 
nous  nous  rendons  compte  de  leur  relation  organique 
avec  les  autres  passages  du  Sermon  sur  la  montagne, 
et   leur  portée  permanente  nous  apparaît  avec  évidence. 

Plus  était  puissante  l'impression  produite  par  les  choses 
nouvelles  que  Jésus  apportait  au  monde,  plus  aussi  il  était 
naturel  de  supposer  qu'en  présence  de  1ère  divine  qui  s'ou- 
vrait, tous  les  étais  du  passé  perdaient  leur  raison  d'être. 
C'est  là  une  tendance  générale  de  l'esprit  humain  :  on  croit 
devoir  frayer  la  voie  à  l'évolution  nouvelle  en  démolis- 
sant ou.  tout  au  moins,  en  réformant  ce  qui  a  précédé. 
A  cela  s'ajoutait,  dans  l'esprit  des  Juifs,  la  promesse 
dune  alliance  nouvelle  de  Dieu  avec  son  peuple.  Or  la 
loi  ne  tenait  aucune  place  dans  la  prédication  de  Jésus 
qui  ouvrait  au  salut  des  voies  inconnues.  Quelle  posi- 
tion fallait-il  donc  adopter  à  l'égard  de  ce  régime 
ancien?  Ne  devait-il  pas  être  aboli  pour  faire  place  à 
l'ordre  de  choses  nouveau  ?  Jésus  s'oppose  énergique- 
ment  à  cette  conception  :  <<r  Je  ne  suis  pas  venu  abolir  la 
loi  et  les  prophètes,  mais  les  accomplir.  » 

La  loi  et  les  prophètes,  c'est  ainsi  que  les  Juifs  dési- 
gnaient habituellement  leur  Bible,  le  témoignage  des  ré- 
vélations de  Dieu  dans  le  passé  et,  par  suite,  l'en- 
semble des  institutions  religieuses,  morales  et  politi- 
ques dont  elles  étaient  la  base.  Jésus  n'entendait  ni 
abolir,  ni  même  ébranler  les  fondements  séculaires  et 
traditionnels  de  la  vie  de  son  temps,  mais  les  accom- 
plir. Les  paroles  suivantes  expliquent  sa  pensée.  En 
proclamant  solennellement  l'immutabilité  de  la  loi  ce  jus- 
qu'à ce  que  passent  le  ciel  et  la  terre  ».  Jésus  ne  lui 
assigne  point  un  terme  fixe  ;  il  se  sert  simplement  d'une 


IOa  r.K    POINT    DE    DEI'AKT 

locution  co niante  chez  les  Juifs  pour  en  marquer  le  ca- 
ractère inviolable  et  inéluctable.  Il  veut  donc  dire  : 
il  est  tout  à  fait  impossible  que  la  loi  perde  rien  de  sa 
valeur  «  avant  que  tout  soit  accompli».  Ainsi,  sa  décla- 
ration absolue  devient  conditionnelle. 

Par  accomplir,  Jésus  entend  certainement  amener  cette 
complète  réalisation.  Il  s'agit  donc  pour  lui  de  réaliser 
pleinement  le  sens  et  l'intention  de  chacune  des  ordon- 
nances et  des  dispositions  de  la  loi.  et  de  lui  attribuer 
le  rôle  que  Dieu  lui  réservait  en  vue  du  salut  d'Israël. 
Gomment  Jésus  se  représentait-il  cet  ce  accomplissement»? 
Il  n'est  guère  possible  de  le  préciser,  mais  que  ce  fût  là 
pour  lui   le   sens  de  ce  mot.  nous  n'en  pouvons  douter. 

Jésus  avait  compris  que  la  loi  et  les  prophètes  n'avaient 
pas  leur  lin  en  eux-mêmes,  mais  tendaient  à  un  régime 
nouveau  riche  de  possibilités  infinies.  La  loi.  il  est  vrai, 
ne  l'indiquait  pas  d'une  façon  précise.  Cependant  les 
préceptes  du  décalogue,  par  exemple,  esquissent  une 
morale  qui  implique  un  état  de  la  personnalité  produi- 
sant spontanément  la  conduite  conforme  à  la  volonté  de 
Dieu.  Jésus  avait  l'intuition  de  ce  rôle  pédagogique  de 
la  loi.  tel  que  l'apôtre  Paul  l'exposa  clairement  plus  tard 
dans  l'Epitre  aux  Galates.  Chez  les  prophètes,  cet  ache- 
minement vers  un  avenir  espéré  s'exprime  plus  distinc- 
tement que  dans  la  loi  :  leur  attente  et  leurs  eflorts 
allaient  trouver  leur  réalisation. 

Quand  cet  accomplissement  se  réalise,  la  loi  et  les 
prophètes  ne  perdent  nullement  leur  prix,  mais  leur  si- 
gnification n'est  plus  la  même.  Qs  deviennent  superflus  ; 
il  est  par  conséquent  inutile  de  les  abolir,  tout  comme 
il    est    vain    d'abroger    des    lois    surannées.    La    vérité 


LA    LIGNE    DE    CONDUITE    DES    CHERCHEURS  Io3 

que  Jésus  formule  ici,  il  l'a  vécue.  Il  n'a  voulu  ni  ré- 
volutionner, ni  réformer.  11  n'a  porté  atteinte  ni  aux  usa- 
ges religieux,  ni  aux  lois  inorales,  pas  plus  qu'à  l'ordre 
social  ou  aux  institutions  existantes,  mais  il  est  entré 
comme  un  élément  tout  nouveau  dans  le  judaïsme  de 
son  temps  et  dans  la  vie  de  son  peuple  en  créant  un 
état  nouveau  de  la  personnalité.  Gomment  l'expansion 
de  cette  vie  nouvelle  réagirait-elle  sur  l'état  spirituel, 
social  et  politique  d'Israël  ?  11  ne  s'en  mettait  point  en 
peine.  Il  n'y  avait  pour  lui  qu'une  issue  possible  :  ac- 
complir la  loi  et  les  prophètes.  Nul  n'a  mieux  compris 
et  exposé  ce  principe  et  cette  attitude  de  Jésus  que 
l'apôtré  Paul  :  il  n'y  a  pas  de  meilleur  commentaire  <Je 
Matthieu,  eh.  .">.  v.  137.  que  Galates,  ch.  \.  v.  2-5. 

De  ce  qui  précède  ressort  tout  naturellement  l'éner- 
gique avertissement  dans  lequel  Jésus  indique  à  ses 
disciples  la  conséquence  pratique  du  principe  qu'il  vient 
de  poser  : 

«  Celui  doue  qui  viole  l'un  de  ces  moindres  com- 
mandements et  enseigne  ainsi  aux  hommes  à  les 
violer,  sera  appelé  le  plus  petit  dans  le  royaume  des 
cieux,  mais  celui  qui  les  pratique  et  les  enseigne, 
sera  appelé  grand  dans  le  royaume  des  cieux.  » 

Si  le  royaume  de  Dieu  est  avant  tout  un  «  accom- 
plissement ».  ce  n'est  pas  en  ébranlant  les  institutions 
existantes  que  nous  en  hâterons  la  venue,  ruais  en  en  réa- 
lisant dans  notre  vie  le  véritable  sens  et  en  incitant  les 
autres  à  le  faire.  Car  nous  devenons  ainsi  des  agents  de  la 
grande  évolution  qui  doit  créer  une  organisation  nou- 
velle de  la  vie. 


lo4  LE    POINT    DE    DÉPART 

Telle  est  la  ligne  de  conduite  que  Jésus  prescrit  à 
ceux  qu'il  jugeait  c<  aptes  au  royaume  de  Dieu  »  et  qui 
se  demandaient  anxieusement  quelle  valeur  conserveraient 
dans  l'avenir  les  institutions  divines  du  passé  et  quelle 
position  ils  avaient  à  prendre  à  leur  égard.  Mais  en 
quoi  ces  instructions  concernent-elles  les  chercheurs 
d'aujourd'hui  ? 

Pour  le  comprendre,  il  faut  nous  efforcer  de  déga- 
ger clairement  la  signification  universelle  et  la  portée 
permanente  des  éléments  de  vie  qui  avaient  trouvé  leur 
expression  judaïque  dans  «  la  loi  et  les  prophètes  ». 
Car  si  le  contenu  de  la  loi  et  des  prophètes  n'était 
qu'un  produit  du  sol  juif,  ne  correspondant  à  rien  d'es- 
sentiel dans  l'âme  humaine  à  toutes  les  étapes  de  son 
histoire,  les  instructions  de  Jésus  à  ce  sujet  n'auraient 
plus  pour  nous  aucun  intérêt  vital.  Or  tel  n'est  pas  le 
cas. 

La  loi  et  les  prophètes  résumaient  pour  L'Israélite 
toutes  ses  obligations  religieuses,  morales,  sociales  et 
politiques,  tous  ses  intérêts  les  plus  élevés,  tous  ses 
idéals.  Prises  dans  leur  sens  profond  et  largement  hu- 
main, les  paroles  de  Jésus  ne  se  rapportent  donc  point 
en  dernière  analyse  à  Moïse  et  aux  prophètes,  mais  à 
toutes  les  institutions  et  à  tous  les  éléments  de  notre 
vie  élaborés  par  les  siècles  et  subsistant  partout  où  les 
hommes  sont  groupés  en  tribus  ou  en  peuples,  (le 
seront  donc  pour  nous  l'Eglise  et  l'école,  nos  institu- 
tions sociales  et  politiques,  notre  jurisprudence,  les  rap- 
ports de  l'Etat  avec  les  individus,  les  usages  nationaux 
et  les  conventions  mondaines,  bref,  tout  le  régime  ac- 
tuel et   les   mouvements    qui    se    manifestenl    dans    ces 


LA    LIGNE    I>K    CONDUITE    l>KS    CHERCHEURS  Iû5 

divers  domaines  :  mais  aussi  les  conceptions  de  notre 
temps  et  les  luttes  auxquelles  elles  donnent  lieu,  notre 
culture  et  les  efforts  qu'elle  inspire,  nos  ambitions  na- 
tionales et  notre  vie  politique. 

En  lace  de  toute  cette  organisation  de  la  vie  actuelle, 
telle  quelle  s'est  développée  historiquement,  l'Evangile 
annonce  à  ceux  qui  en  font  l'expérience  vivante,  la 
venue  d'une  ère  nouvelle.  Nous  allons  au-devant  d'un 
ordre  de  choses  essentiellement  différent  de  celui  qui 
a  régné  jusqu'ici,  et  qui  restait  compatible  avec  la 
tradition  du  passé.  Pour  en  être  convaincu,  pour  con- 
naître l'obsession  des  problèmes  que  cette  opposition 
pose  aux  chercheurs  d'aujourd'hui  comme  à  ceux  d'au- 
trefois, il  ne  suffit  pas.  il  est  vrai,  d'être  d'accord  en 
principe  avec  le  point  de  vue  que  nous  exposons.  Il 
faut  s'être  engagé  dans  le  chemin  que  Jésus  a  découvert 
et  indiqué,  il  faut  être  ainsi  devenu  en  quelque  mesure 
participant  de  la  vie  originelle.  Ceux-là  seuls  qui  ont 
passé  par  ce  bouleversement  radical,  par  une  véritable 
renaissance  de  leur  moi.  peuvent  se  faire  une  idée  de 
cette  rénovation  de  l'humanité  et  pressentir  le  contraste 
qu'offriront  le  régime  nouveau,  sa  nature,  son  carac- 
tère, avec  l'état  de  choses  que  nous  ont  légué  les  temps 
écoulés. 

L'humanité,  telle  que  nous  la  connaissons,  soit  dans 
son  ensemble,  soit  dans  ses  membres  isolés,  est  encore 
un  chaos  qui  attend  son  liât  lux.  La  force  motrice  de 
son  évolution,  c'est  l'élan  qui  la  presse  d'échapper  à  la 
confusion  personnelle  et  générale  pour- se  constitue!' en  un 
organisme  vivant  et  harmonieux  et  parvenir  ainsi  à 
une  existence  véritablement  humaine.  Dès  ses  origines, 


IOH  LE    POINT    DE    DÉPART 

L'instinct  de  conservation  lui  a  (ait  sentit-  la  nécessité 
dune  organisation  solide  et  dune  discipline  rigide,  des- 
tinées à  combattre  L'influence  destructive  de  l'anarchie 
des  esprits  et  des  instincts,  en  les  domptant,  les  limi- 
tant et  les  ordonnant  de  manière  à  en  tirer  parti.  L'his- 
toire du  monde  est  ainsi  devenue  l'épopée  du  combat 
de  l'homme  contre  le  chaos  de  l'humanité.  Les  Etats, 
les  législations,  les  institutions  civiles  ne  se  sont  créés 
qu'en  vue  d'une  organisation  parfaite  de  la  vie  com- 
mune, nécessaire  à  la  prospérité  individuelle  et  collec- 
tive. Toutes  les  religions,  tous  les  moralistes  travaillent 
à  vaincre  le  désordre  chez  les  individus  et  à  discipliner 
les  peuples.  Nos  mœurs  et  nos  idéals.  toute  notre  cul- 
ture intellectuelle  aussi  bien  que  l'économie  politique 
et  les  conventions  internationales  ne  visent  qu'à  ce  seul 
but. 

Mais  eu  dépit  de  ces  tentatives  dont  nous  ne  saurions 
trop  admirer  l'extension  et  les  ramifications  infinies,  le 
constant  perfectionnement  et  les  résultats  extraordinaires, 
L'humanité,  dans  son  fond  Le  plus  intime,  est  restée  un 
chaos  que  les  efibrts  les  plus  passionnés  n'ont  point 
réussi  à  transformer  en  un  cosmos  vivant.  Tout 
L'effort  de  L'esprit  humain  pour  féconder  les  aspirations 
des  peuples,  est  resté  impuissant  à  eu  faire  éclore  l'être 
et  la  vie  véritables,  capables  d'affranchir  L'humanité  de 
sa  misère,  et  toutes  leurs  conceptions  philosophiques  les 
plus  hautes  comme  leurs  créations  artistiques  les  [dus 
merveilleuses  n'ont  été  que  les  mirages  de  leur  attente 
inquiète  qui  trompaient  un  instant  leur  soif  de  rédemp- 
tion. 

Jésus.  Lui,  est  L'aurore  de  la  nouvelle  création  et  de  la 


LA    LIGNE    DE    CONDUITE    DES    GHERCHEUHS  ÎOJ 

rédemption  de  l'humanité,  le  début  d'une  évolution  de  la 
vie  profonde  qui  veut  transformer  le  désordre  hétérogène 
et  anorganique  en  un  organisme  vivant  et  homogène. 
Si  donc  nous  pressentons  dans  les  aspirations  doulou- 
reuses de  notre  siècle  les  angoisses  de  l'enfantement 
d'une  humanité  nouvelle,  si  nous  ne  voulons  pas  le  voir 
avorter  comme  tant  de  ibis  jusqu'ici,  si  nous  sommes 
prêts  à  tous  les  sacrifices  pour  permettre  à  la  semence 
répandue  par  Jésus  de  lever  enfui,  une  des  questions 
les  plus  urgentes  à  résoudre  sera  celle  de  la  position 
(pie  nous  avons  à  prendre  à  l'égard  de  tous  les  facteurs 
constitutifs  de  notre  culture  contemporaine,  tels  qu'ils 
se  sont  développés  au  cours  de  l'histoire.  Devons-nous 
les  combattre  comme  s'étant  montrés  inefficaces,  et  cher- 
cher à  les  détruire?  Devons-nous  les  transformer  «selon 
l'esprit  de  Jésus»  et  les  l'aire  servir  à  une  organisation 
nouvelle  de  la  vie  ?  Faut-il  révolutionner  et  abolir? 
Faut-il  réformer  et  christianiser  ?  S'il  est  une  tentation 
actuelle  pour  les  chercheurs  de  nos  jours,  c'est  bien 
celle-là,  et  nous  y  succombons  tous,  me  semble-t-il.  jus- 
qu'au moment  où  retentit  en  nous  cette  parole  de  Jésus: 
«Je  ne  suis  pas  venu  abolir,  mais  accomplir». 

La  connaissance  que  nous  avons  acquise  du  carac- 
tère et  de  la  signification  de  nos  agents  de  culture 
actuels,  d'une  part,  et  du  dessein  de  Jésus,  de  l'autre, 
nous  permet  de  saisir  cette  parole  dans  toute  sa  pro- 
fondeur et  toute  sou  étendue.  Il  serait  insensé  (pie  le 
mouvement  qui  prétend  l'aire  du  chaos  un  cosmos  par 
l'action  pénétrante  d'une  vie  nouvelle,  commençât  par 
abolir  les  institutions  qui  le  réfrènent  et  par  renverser 
les    soutiens   qui    le    préservent  d'une  destruction  coin- 


H)S  LE    POINT    DE    DÉPART 

plète.  On  ne  saurait  provisoirement  s'en  passer  :  ils 
conservent  l'humanité  en  vue  de  son  épanouissement 
intégral,  et  grâce  à  eux  la  situation  reste  en  quelque 
mesure  supportable.  Ils  doivent  être  maintenus  jusqu'au 
moment  où  la  création  de  l'humanité  nouvelle  les  ren- 
dra superflus,  c'est-à-dire  pour  employer  l'expression 
même  de  Jésus  :  «  jusqu'à  ce  que  tout  soit  accompli  ». 
Ces  digues  protectrices  demeurent  indispensables  même 
au  point  de  vue  de  l'œuvre  entreprise  par  Jésus,  car 
en  disparaissant,  elles  laisseraient  les  germes  de  vie 
qui  doivent  en  assurer  la  réalisation,  à  la  merci  des 
flots  déchaînés  de  ce  sinistre  chaos. 

C'est  donc  une  erreur  funeste  que  d'attaquer,  de 
chercher  à  corriger  ou  même  à  supprimer  au  nom  du 
Christ  les  institutions  existantes,  comme  l'a  fait  Tolstoï, 
par  exemple.  C'est  méconnaître  non  seulement  leur 
nature  et  leur  signification,  mais  surtout  le  but  pour- 
suivi par  Jésus.  Evidemment,  c'est  par  la  lutte  entre  les 
choses  anciennes  et  les  choses  nouvelles  que  se  réalisent 
tous  les  progrès  qui  s'accomplissent  dans  le  monde. 
Mais  il  en  est  autrement  du  royaume  de  Dieu,  car  il 
n'est  pas  un  progrès,  il  ne  peut  être  question  île  progrès 
que  dans  les  choses  de  même  nature.  Or.  le  royaume 
de  Dieu  est  d'un  autre  ordre,  unique.  Il  n'entre  en  con- 
flit avec  ce  qui  l'a  précédé  qu'en  faisant  toutes  choses 
nouvelles. 

Au  cours  des  luttes  passionnées  entre  l'ordre  ancien  et 
l'ordre  nouveau,  dont,  l'histoire  nous  offre  le  spectacle, 
le  progrès  ne  s'est  jamais  effectué  que  par  une  série  *\*- 
compromis  entre  l'un  et  l'autre  et  il  fallait  ensuite  tout 
un  travail  de  dissociation  pour  en  dégager  les  éléments 


LA    LIGNE    DE    CONDUITE    DES    CHEKCHKIJRS  KHJ 

utilisables  et  viables.  Ce  n'est  pas  ainsi  que  la  vie  ori- 
ginelle surgit  dans  L'humanité.  On  ne  la  crée  pas  ar- 
tificiellement :  elle  naît  lorsque  des  semences  de  vé- 
rité lèvent  dans  une  àme  que  son  ardente  aspiration 
a  préparée  à  les  recevoir.  Il  en  est  de  même  de 
sa  propagation  :  elle  est  Tenet  d'une  évolution  créa- 
trice et  homogène. 

Que  ceux  qui  s'efforcent  de  suivre  les  traces  de 
Jésus  renoncent  donc  à  tout  travail  de  démolition  : 
critique,  polémique,  abolition,  révolution,  pour  autant 
du  moins  qu'ils  veulent  servir  à  l'évolution  créatrice  «le 
l'homme  véritable.  Ce  n'est  pas  ainsi  que  se  crée  l'ordre 
nouveau.  Le  devenir  seul  est  créateur,  et  la  vie.  qui  fait 
surgir  des  réalités  nouvelles.  La  constitution  future  de 
l'humanité  .a  son  origine  dans  les  profondeurs  cachées 
de  la  vie  personnelle  et  ne  dépend  pas  de  telle  ou  telle 
organisation  de  nos  conditions  d'existence.  Quelque  forme 
qu'aient  donc  assumée  dans  un  peuple  c<r  la  loi  et  les  pro- 
phètes ».  laissons-les  subsister  en  paix,  aussi  Longtemps 
que  cela  est  possible.  La  vie  nouvelle  est  une  semence 
jetée  parmi  nos  conditions  anciennes.  A  mesure  qu'elle; 
s'y  épanouira,  elle  créera  une  organisation  nouvelle  de 
la  vie  qui  rendra  tout  naturellement  superflues  les  insti- 
tutions surannées  :  elles  s'écrouleront,  ou  voleront  en 
éclats  sous  son  action  victorieuse. 

Ne  nous  attaquons  donc  point  à  L'édifice  social.  Lavé-- 
nement  de  L'homme  véritable  rendra  insoutenable  tout  ce 
qui  n'y  est  pas  digne  de  lui.  En  quoi  l'ordre  social  ac- 
tuel entraverait-il  la  vie  de  communion  qui  doit  s'ins- 
taurer parmi  les  hommes?  il  ne  saurait  empêcher  des 
relations    toutes    nouvelles  de  s'établir  entre  supérieurs 


HO  LE    POINT    DE    DEPART 

et  subordonnés,  patrons  et  ouvriers,  par  exemple  :  au 
contraire  il  tombera  lui-même  en  désuétude,  dès  que  ces 
relations  se  seront  créées.  Et  l'Eglise,  quel  que  soit  l'état  de 
choses  qui  y  règne,  pourrait-elle  retarder  la  venue  du 
royaume  de  Dieu  quand  la  vie  nouvelle  se  répandra  dans  les 
âmes  ?  Il  se  peut  quelle  devienne  superflue,  il  se  peut 
aussi  qu'elle  subsiste,  refuge  d'un  culte  et  d'une  religio- 
sité superstitieuse.  Il  serait  absurde,  en  tout  cas.  de 
chercher  à  l'anéantir  pour  taire  place  au  royaume  de 
Dieu.  Mais  surtout  à  quoi  bon  lutter  contre  un  point  de 
vue  ou  une  doctrine?  Lorsque  se  lèvera  la  lumière, 
c'est-à-dire  la  vie  dans  sa  vérité,  ils  pâliront  tous  devant 
ce  soleil  divin. 

Mais  si  l'entreprise  de  Jésus  n'est  point  le  renversement 
de  l'ordre  de  choses  existant,  elle  n'en  est  pas  davan- 
tage le  parachèvement  ou  le  redressement.  Elle  tend  à 
une  nouvelle  création,  à  la  révélation  de  la  nature  ori- 
ginelle de  l'homme  et  à  son  déploiement  dans  tout  ce 
qui  est  humain.  Aucune  puissance  civilisatrice  ne  sau- 
rait les  produire,  mais  seule  une  impulsion  créatrice 
jaillissant  des  profondeurs  de  l'être.  Aussi  pour  mesu- 
rer l'intelligence  que  nous  avons  du  dessein  de  Jésus, 
suffit-il  de  nous  demander  si  nous  cherchons  à  utiliser  à 
cet  ellet  nos  institutions  et  nos  moyens  de  culture  et  à  les 
réformer'  or  selon  son  esprit».  Car  rendons-nous  en  compte  : 
les  expédients,  les  mesures  de  défense  contre  le  chaos, 
réussissent  tout  au  plus  à  protéger  l'ordre  nouveau,  ils 
ne  sauraient  le  susciter:  il  vient  sur  une  voie  toute 
dilférente.  celle  que  nous  montre  le  Sermon  sur  i;i  mon- 
tagne. 

N'en    concluons    pas    cependant    que   Jésus   ail    voulu 


LA    LIGNE    1>E    CONDUITE    DES    CHERCHEURS  III 

déclarer  inamovibles  toutes  les  institutions  existantes. 
Il  v  a  entre  la  loi  juive  et  les  constitutions  de  tous  les 
autres  peuples  civilisés  une  différence  notable  :  l'histoire 
de  la  première  s'achève  avec  sa  clôture,  ei!e  reste  dès 
ce  moment  immuable  et  intangible,  tandis  que  celles-ci 
n'ont  point  cessé  de  se  développer  et  de  progresser. 
Aussi  Jésus  ne  pouvait-il  confirmer  l'importance  de  la 
loi  et  la  préserver  de  toute  tendance  dissolvante  qu'en 
maintenant  la  valeur  absolue  de  chaque  iota  et  île 
chaque  trait  de  lettre  ;  tandis  que.  comprise  dans  son 
sens  largement  humain,  sa  déclaration  ne  se  rapporte 
qu'aux  institutions  existantes,  comme  telles,  mais  ne 
s'oppose  en  aucune  façon  à  leur  évolution  progressive 
et  continue  chez  la  plupart  des  peuples. 

Ne  concluons  pas  non  plus  des  paroles  de  Jésus  que 
nous  devions  adopter  une  attitude  d'indifférence  envers 
l'ordre  de  choses  existant.  Comment  resterions-nous  in- 
différents à  l'égard  de  ce  qu'il  a  si  catégoriquement 
maintenu  et  cherché  à  préserver  de  toute  attaque?  Bien 
au  contraire,  dans  l'intérêt  de  l'humanité  nous  appli- 
querons tout  notre  effort  à  perfectionner  les  institutions 
qui  doivent  la  sauvegarder  et  la  discipliner,  afin  de  ren- 
dre supportable  sa  situation  provisoire.  Nous  participe- 
rons activement  à  toutes  les  réformes,  mais  —  c'est  là 
le  point  —  sans  jamais  nous  figurer  qu'elles  puissent 
favoriser,  ni  même  hâter,  l'avènement  de  la  vie  nouvelle. 

Nous  ne  prêtons  point  ici  aux  paroles  de  Jésus  un 
sens  qui  leur  serait  étranger.  Quand  bien  même  toute 
réforme  n'impliquerait  pas  une  sorte  d'abolition,  toute 
tentative  de  hâter  révolution  humaine  à  l'aide  des  élé- 
ments de  culture  actuels,  ou  en  formation,  resterait  cou- 


11-2  LE    POINT    DE    DEPART 

traire  à  l'attitude  constante  de  Jésus.  Cela  ressort  de  la 
troisième  tentation,  dont  l'enseignement  négatif  trouve 
dans  ce  mot:  «non  pas  abolir  mais  accomplir»,  son 
complément  positif.  En  la  repoussant.  Jésus  a  renoncé 
à  fonder  le  royaume  de  Dieu  au  moyen  des  agents  de 
culture  et  des  puissances  civilisatrices  qui  avaient  élevé 
l'humanité  si  haut  et  avaient  créé  de  si  grandes  choses. 
Dans  la  parole  que  nous  rappelons,  il  marque  la  relation 
de  révolution  nouvelle  avec  ces  agents  et  ces  puissances: 
elle  les  accomplira. 

Mais  accomplir  n'est  point  perfectionner.  Le  mot  «ac- 
complir» concerne  le  but  même  auquel  tendent  les  ins- 
titutions, les  puissances  civilisatrices,  les  productions 
intellectuelles,  et  non  les  moyens  insuffisants  mis  en  œu- 
vre jusqu'ici,  les  freins,  les  formes  et  les  appuis  d'un 
agrégat  anorganique.  L'organisme  vivant,  le  cosmos 
harmonieux  que  Jésus  vient  faire  surgir  du  chaos, 
n'aura  que  faire  des  freins,  des  formes  et  des  appuis. 
Ils  sont  tous  des  secours  en  cas  de  détresse  :  accomplir, 
c'est  supprimer  la  détresse.  Ils  sont  des  préservatifs 
contre  les  maux:  accomplir  c'est  délivrer  de  tout  mal. 
Ils  sont  des  instruments  d'éducation  et  de  progrès:  ac- 
complir c'est  faire  grandir  spontanément  l'humanité  jus- 
qu'à ses  proportions  normales.  Ils  représentent  des  prin- 
cipes moraux  destinés  à  dompter  les  instincts  :  accom- 
plir, c'est  élever  la  vie  instinctive  à  la  pleine  réalisation 
de  sa  destinée.  Ils  sont  des  limites  posées  à  l'arbitraire: 
accomplir,  c'est  conduire  à  la  vie  jaillissant  d'une  néces- 
sité intérieure.  Sur  tous  les  points,  les  lois  naturelles  de 
l'être  originel  doivent  se  substituer  ainsi  aux  lois  exté- 
rieures et  artilicielles. 


LA    LIGNE    DE    CONDUITE    DES    CHKRCHEURS  ll5 

Cet    «accomplissement»   doit  donc    réaliser   la  fin  su- 
prême de   tous  les  éléments  de  culture,  fin  qui  dépasse 
tellement  leur  sphère  d'influence  que  nous  la  pressentons 
à  peine,  et  sommes,  par  conséquent,  bien  loin  de  l'avoir 
atteinte.   11   surpasse  toute  l'intelligence  qui  les  a  conçus 
car    il     fera    surgir    spontanément    ce  qu'ils    ont   cher- 
ché  péniblement   à   produire.    L'organisation    du    chaos 
appartiendra  toujours  à  une  tout  autre  sphère  que  l'or- 
ganisme nouveau  de  l'être  originel.  Mais  cet  organisme 
vivant  dont  la  croissance  est  spontanée,  est  l'accomplis- 
sement même  de  toute  organisation,  de  la  plus  inférieure 
comme  de  la  plus  haute.  Cependant  si  tous  nos  éléments 
de  culture  ne   sont  que  des  pis  aller,  ils  trahissent,  pat- 
ce    l'ait    même,    notre    détresse    et   nous   promettent  un 
temps  et  un  état  de  choses  où  ils  deviendront,  non  pas 
suffisants    et    parfaits,    mais    superflus.    L'ère   nouvelle 
inaugurée   par  Jésus   sera   la    réalisation   de   cette  pro- 
messe.   Elle   actualisera    nos   aspirations   et   nos    idéals. 
mais  cela  uniquement  par  le  moyen  d'un  nouveau  deve- 
nir.  Que   les   chercheurs  consacrent  donc  à    ce  devenir 
tout  leur  eflort!  C'est  sur  cette  voie  seulement  qu'ils  en 
hâteront  l'épanouissement. 

1 /accomplissement,  nous  l'avons  vu.  n'abolit  point, 
mais  rend  superflu:  il  ne  le  fait  toutefois  que  dans  la 
mesure  et  dans  les  limites  où  il  s'effectue  véritablement. 
Il  faut  que  l'émancipation  des  formes,  des  barrières 
et  des  appuis  soit  l'effet  d'une  supériorité  positive  :  ce 
n'est  (pu-  lorsque  nous  aurons  atteint  une  sphère  de 
vie  qui  nous  dégage  et  nous  délivre  de  la  manière  de 
vivre  à    laquelle  tous   ces    moyens   de  culture   sont  pro- 

8 


1  l/|  LE    POINT    I>K    DÉPART 

portionnés,  accommodés  et  indispensables,  qu'ils  per- 
dront pour  nous  toute  signification.  Tant  que  nous  n'en 
sommes  pas  là.  les  freins  et  les  leviers  nécessaires  à  no- 
tre état  chaotique  et  à  notre  existence  anorganique,  ont 
un  droit  absolu  de  subsister  et  nul  ne  doit  se  permet- 
tre de  les  ébranler  ni  de  les  abolir. 

Illustrons  ce  principe  en  l'appliquant  à  un  cas  donné. 
Lorsque  les  institutions  existantes  compriment  et  pa- 
ralysent en  nous  la  vie  nouvelle  en  formation,  nous  avons 
le  droit  de  réclamer  pour  elle  l'espace  nécessaire,  de  ne 
tenir  aucun  compte  des  limitations  et  de  nous  insur- 
ger contre  ce  qui  lui  fait  obstacle.  Mais  cela  seulement 
dans  la  mesure  où  l'ordre  nouveau  s'est  réellement  ins- 
tallé en  nous,  et  où  ses  progrès  dépendent  de  notre 
aflranchissement.  Car  chacune  de  ces  étapes  a  sa  raison 
«l'être  «jusqu'à  ce  que  tout  soit  accompli».  La  perspec- 
tive de  voir  un  jour  notre  développement  entravé  par 
elles,  ne  nous  donne  nullement  le  droit  de  nous  en 
affranchir  :  le  fait  de  leur  accomplissement  seul  nous 
y  autorise. 

La  conséquence  que  Jésus  tire  ici  du  principe  qu'il  a 
posé  :  «non  abolir,  mais  accomplir»,  nous  apparaît  donc- 
parfaitement  claire  et  lumineuse:  quiconque  fait  œuvre 
de  critique,  de  polémique,  «le  démolition  ou  de  réforme, 
reste  sans  valeur  pour  l'ordre  de  choses  nouveau,  quelle 
que  soit  d'ailleurs  l'importance  immense  qu'il  puisse 
avoir  pour  le  bien  de  l'humanité.  Car  il  s'agit  ici  de 
l'enfantement  des  temps  nouveaux  par  l'être  humain  vi- 
vant de  sa  vie  originelle.  Mais  ceux  dont  le  devenir,  la 
vie  personnelle,  l'existence  tout  entière  réalisent  l'état 
de  choses  auquel  tendent,   sans  jamais  l'atteindre,  tous 


LA    LIGNE    DK    CONDUITE    DES    CHERCHEURS  Il5 

nos  moyens  de  culture,  ceux-là  ont  dit  prix  pour 
la  véritable  évolution  humaine.  Quiconque,  par  consé- 
quent, appartient,  ne  fût-ce  que  dans  une  mesure  in- 
fime, à  l'ordre  nouveau,  est  «plus  grand  que  Jean-Bap- 
tiste», que  Jésus  déclare  cependant  être  «le  plus  grand 
de  ceux  qui  sont  nés  de  femme»;  c'est-à-dire  qu'il  a 
pour-  l'humanité  plus  de  valeur  vitale  (pie  les  plus  re- 
marquables de  ceux  qui  appartiennent  encore  à  l'ordre 
ancien. 

En  nous  conformant  à  la  ligne  de  conduite  qui  nous 
est  ainsi  tracée,  nous  éviterons  une  perte  considérable 
de  temps  et  de  forces.  Car  nous  ne  bataillerons  plus, 
dans  l'intérêt  de  l'évolution  nouvelle,  avec  les  lacteurs 
de  culture  traditionnels  qui  ont  jusqu'ici  façonné  et  sou- 
tenu la  société  humaine,  comme  s'ils  avaient  pour  elle 
une  portée  quelconque.  Nous  nous  consacrerons  plutôt 
tout  entiers  à  l'ordre  nouveau  qui  veut  s'établir  en  nous, 
en  obéissant  â  toutes  ses  impulsions  et  en  satisfaisant 
à  toutes  ses  exigences.  Le  principe  posé  par  Jésus  re- 
vient à  dire  :  Ne  vous  mettez  pas  en  souci  des  institu- 
tions existantes  et  des  puissances  qui  régissent  votre 
vie  actuelle  :  une  seule  chose  est  nécessaire,  les  accom- 
plir. Nous  ne  nous  laisserons  donc  plus  tenter  d'ériger 
les  temps  nouveaux  à  l'aide  des  leviers  anciens,  de  cher- 
cher à  éveiller  et  a  façonner  l'être  véritable  par  telles 
méthodes  éducatives,  tels  procédés  de  culture.  Car 
nous  aurons  compris  que  la  vie  nouvelle  est  d'un  autre 
ordre  (pie  l'ancienne  et  que  tout  ce  qui  pouvait  être 
favorable  à  l'une,  devient  insuffisant  pour  l'autre.  Nous 
fa  laisserons  germer  dans  les  profondeurs  cachées  de 
ï  cire  humain,  se  développer  selon  ses   lois  innées  et  ses 


lit)  I.E    T'OINT    DE    DÉPART 

forces  intrinsèques  et  se  manifester  selon  sa  nature  pro- 
pre. Ainsi  s'accomplira  ce  à  quoi  la  nature  humaine  n'a 
cessé  d'aspirer,  sans  que  soient  compromis  en  aucune 
façon  les  éléments  de  culture  séculaires  :  bien  au  con- 
traire, l'ordre  nouveau  en  réservera  expressément  les 
droits  et  leur  conférera  leur  plus  haute  valeur  vitale. 

Cette  règle  de  conduite,  en  préservant  les  chercheurs 
de  nombreux  errements,  assure  du  même  coup  la  mar- 
che victorieuse  de  l'évolution  humaine  ;  car  en  préve- 
nant toute  imitation  de  l'ordre  nouveau  par  l'ordre  an- 
cien, elle  garantit  l'authenticité  et  l'intégrité  de  la  créa- 
tion nouvelle.  On  ne  prendra  plus  les  organisations  fac- 
tices de  l'existence  anorganique  pour  des  organismes 
vivants.  Les  produits  artificiels  ne  passeront  plus  pour 
des  créations  originales,  les  résultats  d'un  effort  moral 
pour  les  fruits  de  la  vie  nouvelle,  et  l'on  ne  confondra 
plus  les  uns  avec  les  autres.  Car  on  n'essaiera  plus  de 
contrefaire  ce  qui  n'éclora  pas  naturellement  ;  on  s'eflor- 
cera  simplement  de  se  placer  dans  les  conditions  inté- 
rieures nécessaires,  puis  on  attendra  ce  qui  doit    venir. 

Si  nous  rapprochons  ces  enseignements  de  Jésus,  et 
les  conséquences  qui  en  découlent,  des  indications  que 
nous  ont  données  les  béatitudes  sur  le  développement 
de  la  vie  nouvelle  dans  les  âmes  réceptives,  et  sur  le 
destin  et  la  vocation  des  chercheurs,  nous  distinguerons 
avec  une  clarté  parfaite  la  manière  dont  le  royaume  de 
Dieu  doit  s'établir  ici-bas.  Aussi  quand,  dans  la  suite, 
se  posera  pour  nous,  à  plus  dune  reprise,  la  question 
de  Nicodème  :  «  Comment  cela  peut-il  se  faire  ?  », 
n'aurons-nous  qu'à  regarder  en  arrière  pour  être  ren- 
seignés. 


CHAPITRE  II 
LA  MORALE  NOUVELLE 

(Matthieu   V,  20-48.) 

Dans  le  passage  qui  va  nous  occuper,  Jésus  passe  du 
principe  général  qu'il  vient  de  poser  à  son  application 
à  la  vie  morale  personnelle. 

«  Car  je  vous  le  dis,  si  voire  justice  ne  surpasse 
celle  des  scribes  et  des  pharisiens,  vous  n'entrerez 
pas  dans  le  royaume  de  Dieu.  » 

Jésus  n'entend  point  ici  engager  ses  disciples  à  pren- 
dre le  pas  sur  les  pharisiens  et  les  scribes.  Il  leur 
propose  une  justice  de  nature  toute  différente,  supé- 
rieure à  celle  que  pratiquaient  les  représentants  offi- 
ciels de  la  religion  et  de  la  inorale,  et  dont  l'accomplis- 
sement déborde  l'idéal  insuffisant  auquel  avaient  tendu 
jusque-là  leurs  efforts.  Cotte  justice  nouvelle  leur  est 
indispensable  pour  entrer  dans  le  royaume  de  Dieu, 
car  il  y  faut  une  morale  conforme  à  la  nature  de  ce 
royaume,  c'est-à-dire  portant  le  caractère  de  L'être  origi- 
nel. 


Il8  IwV.    MOBALE    NOUVELLK 

La  morale  des  scribes  et  des  pharisiens  visait  à 
dompter  et  à  discipliner  la  nature  humaine  encore  bar- 
bare ;  celle  du  royaume  de  Dieu  est  la  morale  sponta- 
née de  la  nouvelle  créature.  Là  où  elle  apparaît,  se 
réalise  le  sens  profond  des  commandements,  s'accom- 
plissent la  loi  et  les  prophètes  :  là  est  le  royaume  de 
Dieu. 

Si  l'œuvre  de  Jésus  avait  consisté,  comme  on  l'ensei- 
gne, en  une  obéissance  qui  satisfit  pleinement  aux  lois 
morales  du  mosaïsme.  lui-même  ne  serait  point  entré 
dans  le  royaume  de  Dieu.  car.  il  n'aurait  fait  que  porter 
à  son  point  culminant  la  morale  de  l'ordre  ancien  ;  il 
ne  l'eût  pas  accomplie.  Son  rôle  a  consisté,  au  con- 
traire, à  réaliser  avec  une  splendeur  immaculée  la  vé- 
rité absolue  de  l'être  humain,  et  c'est  là  ce  qui  fait  de 
lui  la  pierre  angulaire  de  l'humanité  nouvelle. 

Si  donc  notre  ambition  se  borne  à  surpasser  les  plus 
honnêtes,  les  plus  austères,  les  plus  pieux  et  les  plus 
nobles  de  nos  contemporains,  nous  restons,  quelque  excel- 
lents que  nous  puissions  être  d'ailleurs,  dans  le  domaine 
de  l'ordre  ancien,  nous  n'avançons  pas  d'un  pas  sur  la  voie 
de  la  véritable  évolution  humaine.  C'est  une  morale  toute 
impulsive  qu'il  nous  faut.  Elle  n'aura  ce  caractère  que 
lorsqu'elle  sera,  non  l'effet  de  notre  travail  sur  nous- 
mêmes,  mais  celui  de  notre  nouveau  devenir.  Elle  doit 
être  «  le  digne  fruit  de  notre  conversion  ».  Alors  elle 
sera  du  même  coup  le  témoignage  du  règne  de  l'être 
originel  en  nous.  C'est  là  ce  qui  distingue  l'état  moral 
des  satisfaits,  à  quelque  stade  qu'ils  soient  parvenus, 
de  l'état  moral  des  chercheurs,  des  «  devenants  ».  quel 
que  soit  leur  degré  de  maturité. 


LA.    MORALE    NOUVELLE  I>9 

Tout  le  passage  suivant  (Matthieu,  ch.  5,  v.  20-48) traite 
de  cette  morale  nouvelle,  et  non  pas  dune  nouvelle  loi. 
Jésus  y  développe,  sur  certains  points  spéciaux,  ce  qu'il 
entend  par  «  accomplir  »  les  commandements,  non  point 
les  observer  d'une  manière  irréprochable,  mais  les  réa- 
liser selon  le  principe  posé  plus  haut.  Ne  voir  dans  cet 
accomplissement  qu'une  observation  plus  profonde,  plus 
intérieure,  plus  spirituelle  de  la  loi,  c'est  prouver  qu'on 
n'a  pas  compris  Jésus.  11  eût.  dans  ce  cas,  réformé,  non 
accompli.  Il  eût  renforcé  les  exigences  de  la  loi,  il  ne 
les  eût  point  rendues  superflues.  Il  eût  renchéri  sur 
l'idéal  des  pharisiens  et  des  scribes,  il  l'eût  peut-être 
transfiguré  et  élevé  à  l'infini,  il  n'eût  point  révélé  une 
vie  nouvelle  devant  laquelle  pâlit  cet  idéal,  même  porté 
à  sa  perfection. 

Les  déclarations  qui  vont  suivre  ne  sont  donc  pas  de 
nouveaux  commandements.  On  ne  saurait  exiger  de  per- 
sonne une  nature  spéciale  portant  ses  fruits  particuliers.  Ce 
que  nous  sommes  ne  dépend  point  de  notre  volonté,  et 
notre  caractère  individuel  se  rit  de  nos  efforts  sur  nous- 
mêmes.  On  ne  peut,  dans  ce  domaine,  que  nous  éclai- 
rer et  nous  montrer  la  voie.  C'est  ce  qu'a  fait  Jésus 
dans  les  béatitudes,  dans  les  similitudes  du  sel  et  de  la 
lumière,  et  par  toute  la  ligne  de  conduite  qu'il  nous  a 
tracée.  Nous  nous  sommes  efforcés  de  suivre  pas  à  pas 
ses  indications.  Maintenant,  il  nous  fait  jeter  un  coup 
d'œil  sur  la  terre  nouvelle  que  Dieu  nous  prépare.  Tl  ne 
nous  impose  doue  point  de  nouveaux  fardeaux,  mais  il 
nous  découvre  les  perspectives  de  révolution  nouvelle 
qui  a  commencé  en  nous. 

Aussi    ces    instructions    ne    sauraient-elles    concerner 


12<)  LA    MORALE    NOUVELLE 

tous  les  hommes  indistinctement,  —  sous  peine  d'être 
taxées  avec  raison  d'  «  exigences  insensées  »  et  de  «  para- 
doxes extatiques  »,  —  mais  uniquement  ceux  qui  cher- 
chent, ceux  qui  sont  en  marche.  Dans  cette  pai'ole  : 
«  Mais  moi  je  vous  dis  »,  l'accent  tombe  aussi  bien  sur 
le  vous,  opposé  aux  autres  hommes,  que  sur  le  moi, 
opposé  aux  anciens.  C'est  dans  ce  sens  spécial  qu'il 
laut  comprendre  tous  les  développements  ultérieurs. 

Jésus  s'adresse  à  ceux  qu'il  a  salués  dans  les  béatitu- 
des et  leur  apporte  un  message  non  moins  joyeux.  Il 
étale  à  leurs  yeux  la  beauté  et  la  richesse  inépuisable 
des  puissances  qui  sont  en  germe  en  eux.  Us  ne  les  pos- 
sèdent peut-être  que  comme  un  talent  qui  leur  est  con- 
fié et  qui  doit  être  mis  en  valeur.  Mais  avec  la  crois- 
sance île  l'être  originel,  l'aptitude  se  développe  et  la 
capacité  grandit,  par  le  l'ait  seul  de  l'exercice  et  de 
l'expérience.  Le  ce  pouvoir  »  nouveau  dont  il  s'agit  ici 
ne  peut  procéder  que  d'un  état  nouveau  de  la  person- 
nalité, mais  il  en  procède  directement. 

Il  ne  s'agit  donc  point  en  réalité  dans  ce  qui  va 
suivre  des  dix  commandements,  mais  de  divers  aspects 
de  la  morale  nouvelle  et.  qui  plus  est,  non  de  son  con- 
tenu, mais  de  son  essence,  non  du  quoi,  mais  du  com- 
ment. Jésus  veut  faire  ressortir  le  contraste  absolu  que 
présentent  la  justice  ancienne  et  la  justice  nouvelle,  qui 
confèrent  chacune  à  un  acte  inoral  identique  un  carac- 
tère différent.  Il  ne  fait  qu'emprunter  au  décalogue  des 
éléments  de  démonstration  familiers  à  ses  auditeurs  et 
«les  formules  connues  qui  leur  rendent  intelligibles  les 
vérités  nouvelles  qu'il  veut  mettre  en  lumière.  Ce  ne 
sont  donc  là   que   des    exemples,    dont  chacun    relève  et 


SON    CARACTERE    POSITIF  121 

illustre  un  caractère  spécial  de  la  moralité  nouvelle, 
mais  est  destiné  à  éclairer  du  même  coup  le  champ  tout 
entier-  de  notre  vie  morale. 


i.   Son  caractère  positif  : 

elle  esl    un  «  accomplissement  ». 

«Vous  avez  entendu  qu'il  a  été  dit  aux  anciens: 
Tu  ne  tueras  point,  et  celui  qui  tue  sera  passible  du 
jugement.  Mais  moi  je  vous  dis  :  Celui  qui  se  met 
en  colère  contre  son  frère  sera  passible  du  jugement, 
el  celui  qui  dit  à  son  frère:  Imbécile  !  sera  passible 
de  la  cour  de  justice,  el  celui  qui  lui  dira  :  Insensé! 
sera  passible  du  leu  de  la  géhenne.  Si  donc  tu  appor- 
tes ton  sacrifice  ;i  l'autel  et  si  là  il  te  revient  en  mé- 
moire que  ton  frère  a  quelque  chose  contre  toi,  laisse 
Ion  sacrifice  devant  l'autel  el  va  d'abord  le  réconci- 
lier avec  ton  frère  :  après  quoi  reviens  présenter  ton 
offrande.  Hàte-loi  de  le  mettre  d'accord  avec  ton  ad- 
versaire,  tandis  que  tu  chemines  avec  lui.  de  peur 
qu'il  ne  te  livre  au  juge,  que  le  juge  ne  le  livre  à 
l'huissier  el  que  tu  ne  sois  jeté  en  prison.  En  vérité, 
je  le  le  dis,  lu  n'en  sortiras  pas  avanl  d'avoir  payé 
jusqu'à  la  dernière  obole.  » 

Tout  ce  développement  est  composé  d'images,  d'expres- 
sions, de  figures,  si  complètement  juives  qu'il  <-sl  pres- 
que impossible  de  le  transposer  en  détail  dans  notre 
langage.  Ce1  enchevêtrement  d'exemples  empruntés  tan- 
tôt à  la  conduite  morale,  tantôl  à  la  vie  judiciaire  et 
aboutissant  au  leu  de  la  géhenne,  ce  sacrifice  apporté  à 


122  LA    MORALE    NOUVELLE 

l'autel,  cette  réconciliation  avec  L'adversaire  inspirée  par 
la  crainte  du  châtiment,  sont  complètement  étrangers  à 
notre  pensée.  Mais  ce  n'est  là  que  le  vêtement  juif  qui 
recouvre  un  enseignement  très  simple  et  très  clair. 

Le  meurtre  est  la  manifestation  suprême  et  dernière  de 
l'irritation  contre  le  prochain.  Or,  pour  les  hommes  qui 
sont  sur  la  voie  de  la  vie.  non  seulement  tout  acte  par 
lequel  se  trahit  cette  irritation  —  atteinte  portée  aux 
intérêts  d'un  autre,  offense,  jugement,  insulte  —  est  une 
faute  morale,  mais  le  fait  seul  de  la  ressentir  est  eoupa- 
ble  en  lui-même.  Cependant,  ce  n'est  encore  là  que  la 
justice  des  pharisiens  renforcée,  la  rigueur  de  la  loi  mo- 
rale poussée  à  l'extrême,  la  fidélité  au  commandement 
remontant  aux  manifestations  les  plus  intimes  du  mal, 
ce  n'est  pas  encore  l'accomplissement  que  Jésus  attend 
de  ses  disciples.  On  peut  dominer  sa  vieille  nature  au 
point  de  conserver  sans  cesse  le  sang-froid  le  plus 
absolu  :  on  n'a  fait  que  circonscrire  et  surmonter  le 
chaos.  La  vie  nouvelle  est  autre  chose. 

L'accomplissement  dont  parle  Jésus  ne  se  réalise  que 
lorsque  l'hostilité  instinctive  contre  le  prochain  fait  place 
à  un  bon  vouloir  qui  vit  au  fond  de  lame  et  qui  se 
manifeste  involontairement  à  chaque  agression  nouvelle. 
C'est  là  l'ordre  nouveau  dans  lequel  la  vie  du  prochain 
n'est  plus  niée,  mais  affirmée  au  contraire.  L'attitude 
négative  qui  consistait  à  éviter  les  mauvais  procédés 
et  à  réprimer  les  sentiments  coupables  fait  place  à 
l'action  positive  pour  le  bien  des  autres. 

De  là  l'importance  que  Jésus  attache  à  la  réconciliation 
avec  le  prochain.  Elle  prime  tout  ;  même  les  devoirs  les 
plus    sacrés    doivent    lui    céder   le    pas.    L'ordre    précis 


SON    CARACTÈRE    POSITIF  I  li'i 

que  Jésus  nous  donne  de  Laisser  notre  sacrifice  devant 
l'autel  pour  aller  aussitôt  nous  réconcilier  avec  notre 
frère,  s'il  nous  revient  ;i  l'esprit  qu'il  a  quelque  chose 
contre  nous,  marque  ce  que  cette  obligation  a  l'absolu, 
ee  que  notre  bon  vouloir  doit  avoir  d'illimité.  Bien  loin 
d'arrêter  sur  nos  lèvres  la  parole  rédemptrice,  la  colère 
et  la  haine  doivent  l'évoquer  au  contraire.  Telle  est, 
dans  sa  perlection.  la  tâche  proposée  à  l'accomplissement 
positil'  de  la  loi.  La  réconciliation  est  le  pôle  opposé  du 
meurtre,  elle  est  aussi  féconde  qu'il  est  destructeur. 

Mais  pour  découvrir  la  loi  de  la  vie  nouvelle  qui  s'y 
manifeste,  considérons  de  plus  près  ce  phénomène  intime. 
I.  humanité  nous  offre  le  spectacle  de  l'antagonisme  in- 
volontaire des  individus:  conflits  d'intérêts,  préventions 
hostiles,  lutte  instinctive  pour  l'existence.  Il  s'établit 
donc  forcément  entre  eux  une  tension  persistante  que 
renforce  le  frottement  de  la  vie  commune.  Survient  une 
décharge  de  courant:  l'irritation  intérieure,  la  colère, 
la  haine  qui  s'étaient  amassées  éclatent  en  injures,  en 
offenses,  en  calomnies,  bref  en  tentatives  meurtrières  à 
un  degré  quelconque.  Or.  Jésus  nous  le  fait  comprendre, 
il  ne  suffit  pas  de  prévenir  absolument  la  décharge  de 
ce  courant  mortel,  il  faut  le  supprimer.  Cela  n'est  pos- 
sible qu'en  le  remplaçant  par  un  courant  de  vie.  c'est-à- 
dire  par  l'impulsion  qui  nous  presse  de  vivre  pour  au- 
trui. Elle  seule  est  capable  de  désarmer  notre  prochain. 

A  une  condition  toutefois  :  c'est  qu'elle  soit  aussi 
naturelle  et  aussi  involontaire  que  ne  l'est  communément 
l'attitude  d'hostilité  réciproque.  L'accomplissement  de 
la  loi  cpie  Jésus  nous  présente  ici  est  donc  une  manifes- 
tation  spontanée  de  la  vie  originelle  dont  les  béatitudes 


I2/|  LA    MORALE    NOUVELLE 

nous  ont  décrit  la  naissance  et  l'épanouissement.  Nous 
y  avons  vu  l'élan  vers  le  prochain  s'éveiller  d'une 
manière  tout  impulsive,  et  se  traduire  par  l'entraide 
miséricordieuse  ;  la  réconciliation  avec  notre  adversaire 
irrité  n'est  pas  autre  chose  que  la  paix  que  procurent 
les  enfants  de  Dieu  par  le  l'ait  seul  de  leur  vie  nouvelle. 

L'accomplissement  positif  des  lois  morales  qui  régis- 
sent l'ordre  ancien  n'est  ainsi  que  l'épanouissement  créa- 
teur de  l'être  nouveau  opposé  à  toutes  les  agressions  de 
l'adversaire.  11  faut  qu'en  face  de  l'ordre  ancien  se  dresse 
et  triomphe  l'ordre  nouveau.  L'influence  vivifiante  et 
conciliatrice  de  l'être  originel  doit  vaincre  et  transformer 
aussi  Lien  le  chaos  organisé  et  discipliné,  que  les  puis- 
sances dévastatrices  de  la  barbarie  déchaînée. 

C'est  là  ce  que  Jésus  veut  nous  faire  comprendre. 
Dans  les  paroles  que  nous  considérons,  il  nous  présente 
certaines  applications  d'une  loi  générale.  Mais  ces  exem- 
ples n'ont  qu'une  importance  secondaire.  En  nous  y 
arrêtant  nous  perdrions  l'intelligence  du  principe  même. 
L'essentiel  n'est  donc  pas  de  nous  réconcilier  à  tout 
prix  avec  celui  qui  a  quelque  chose  contre  nous  :  il  se 
peut  que  nous  n'en  possédions  pas  encore  intérieure- 
ment la  capacité.  Dépourvus  de  la  puissance  créatrice 
de  la  vie  nouvelle,  nous  ne  pourrions  ainsi  qu'en  copier 
sans  succès  les  manifestations.  Ce  serait  désastreux.  Il  se 
peut  aussi  que  mous  devions  renoncer  à  une  démarche 
qui  ne  ferait  que  surexciter  la  colère  de  notre  frère. 
Qu'on  songe  aux  cas  si  divers  auxquels  ces  paroles 
peuvent  se  rapporter. et  qu'on  se  rappelle  que  Jésus  lui- 
même  —  pour  autant  (\i\  moins  que  nous  sommes 
renseignés   à    ce  sujet   —  n'a  point    cherché  à   se  récon- 


SON    CARACTÈRE    POSITIF  ia5 

eilier  avec  ses  adversaires.  Ce  c(ui  importe,  c'est  que  la 
loi  de  la  vie  nouvelle  règne  intégralement  en  nous  :  nous 
devons  vivre  absolument  pour  nos  semblables  et  l'ini- 
mitié que  nous  rencontrons  ne  doit  provoquer  dans 
notre  àme  qu'une  émotion  miséricordieuse  et  pacifique 
et  le  désir  de  la  réconciliation. 

Impossible  de  dire  comment  ces  dispositions  se  ma- 
nifesteront pratiquement  dans  chaque  cas  particulier  ; 
eela  se  montrera,  si  notre  conduite  découle  directement 
de  l'intuition  de  la  situation  donnée.  Gardons-nous  de  la 
combine!'  d'avance  par  la  réflexion.  Elle  perdrait  la 
spontanéité  dont  dépend  sa  puissance  ci'éatrice.  L'essen- 
tiel, c'est  que  vive  et  règne  en  nous  la  sensibilité  nouvelle 
de  l'être  originel  qui  ne  connaît  d'autre  réaction  contre 
le  mal  que  la  joie  d'aimer  davantage. 

Si  au  lieu  de  nous  en  tenir  aux  exemples  mentionnés 
par  Jésus,  nous  saisissons  ainsi  la  loi  même  de  la  vie 
nouvelle  qu'ils  illustrent,  nous  constaterons  que  les 
échappées  qu'il  nous  ouvre  sur  tel  ou  tel  domaine  spé- 
cial, nous  découvrent  en  réalité  toute  l'étendue  de  notre 
vie  morale. 

Considérons,  par  exemple,  une  question  d'un  autre 
genre.  Il  est  évident  que  la  véritable  culture  de  l'huma- 
nité repose  sur  l'action  réciproque  et  complémentaire  de 
la  nature  féminine  et  de  la  nature  masculine.  C'est  là 
que  gît  certainement  le  secret  de  notre  avenir.  Mais  cet 
échange  ne  peut  aujourd'hui  porter  tous  ses  fruits, 
pai'ce  que  la  relation  mutuelle  des  deux  sexes  est  encore 
si  tendue  qu'ils  n'entrent  guère  en  contact  sans  éprouver 
une  émotion  sensuelle.  De  là  l'ordre  de  ne  séduire  per- 
sonne, c'est-à-dire  de  ne  se  départir  jamais  de  la  réserve 


Ittii  LA    MORALE    NOUVELLE 

obligée  envers  l'autre  sexe.  Pour  peu  que  nous  appro- 
fondissions le  sens  de  ce  précepte  en  le  rapprochant  de 
renseignement  de  Jésus  sur  !a  colère  et  les  injures,  nous 
envisagerons  toute  coquetterie,  toute  façon  de  jouer  avec 
l'attrait  sensuel,  comme  une  faute  morale.  Mais  le  véri- 
table accomplissement  de  la  loi  va  beaucoup  plus  loin  : 
si  malgré  notre  attitude  irréprochable,  la  convoitise 
sexuelle  s'est  allumée  dans  le  cœur  de  notre  prochain, 
bien  loin  d'en  profiter,  mais  bien  loin  aussi  de  rompre 
brusquement  tout  rapport  avec  lui.  nous  chercherons  à 
éteindre  l'excitation  sensuelle  par  notre  pureté  même  et 
à  la  transformer  peu  à  peu  en  une  harmonie  intérieure. 
Quand  un  homme  et  une  femme  se  sont  liés  d'amitié,  si 
l'un  d'eux  vient  à  broncher,  l'autre  ne  se  précipitera  point 
à  corps  perdu  dans  l'abîme  de  la  passion,  mais  il  ne  se 
retirera  pas  non  plus,  en  abandonnant  le  premier  à  son 
sort  ;  au  contraire,  il  le  soutiendra  et  le  guidera  avec 
plus  de  fermeté  que  jamais  jusqu'à  ce  que  soit  passé  ce- 
vertige  d'un  moment.  C'est  ainsi  qu'il  accomplira  la  loi, 
en  mettant  au  service  de  l'autre  sexe  l'instinct  profond 
qui  l'attire  vers  lui  et  en  devenant  pour  lui.  par  la 
puissance  de  sa  nature  originelle  reconquise,  une  source 
de  joie  et  de  progrès. 

Il  en  va  de  même  dans  tous  les  domaines.  Ecarter 
tout  ce  qui  fait  obstacle  à  la  vie  de  notre  prochain 
plutôt  que  l'entraver  en  quoi  que  ce  soit,  répondre  à 
son  mauvais  vouloir  par  le  bon  vouloir  et  le  bon  se- 
cours, nous  réjouir  de  son  bonheur  au  lieu  île  lui  por- 
ter envie,  opposer  aux  cachotteries  et  aux  méfiances 
une  candeur    absolue    e1     une    confiance    sans     réserve. 


SON    CARACTERE    LIBRE    ET    I'HIMKSAI'TIKH  |0- 

administrer  notre  fortune  comme  un  dépôt  (jui  nous  est 
confie  pour  le  bien  des  autres,  au  lieu  de  tirer  profit 
«tes  dommages  subis  par  eux.  vivre  non  en  égoïste, 
mais  comme  membre  d'un  corps.  —  voilà  la  moralité 
qui  est  un  accomplissement  positif  de  la  loi.  et  qui  n'a 
plus  à  maîtriser  les  instincts  mauvais,  parce  qu'elle  en 
est  affranchie  et  qu'elle  est  devenue  vérité  créatrice. 

Cette  morale  supérieure  de  l'être  originel  nous  ga- 
rantit une  organisation  nouvelle  de  la  vie.  parce  qu'elle 
contribue  à  l'établir.  Car  elle  triomphe  du  chaos  et  le 
métamorphose.  Sous  son  influence  vivifiante,  toutes 
choses  sont  faites  nouvelles.  Aussi  les  lois  de  la  morale 
nouvelle  sont-elles  en  même  temps  celles  du  développe- 
ment de  la  véritable  nature  humaine  dont  nous  atten- 
dons la  réalisation. 


•x.  Son  caractère  libre  et  prime  saillie  r. 

«  Vous  avez  entendu  qu'il  a  été  dit  :  Tu  rie  com- 
mettras point  d'adultère.  Mais  moi  je  vous  dis:  Qui- 
conque regarde  une  femme  pour  la  convoiter,  com- 
met déjà  l'adultère  avec  elle  dans  son  cœur.  » 

Le  contraste  entre  l'ordre  ancien  et  l'ordre  nouveau 
que  Jésus  illustre  ici  par  un  exemple  concret,  éclaire 
une  nouvelle  face  de  la  «justice  supérieure».  La  jus- 
tice ancienne,  c'est  la  vie  réglée  par  des  principes  mo- 
raux ;  la  moralité  nouvelle,  c'est  la  vie  jaillissant  d'une 
faconde  sentir  qui  est  elle-même  morale.  Celui  dont  la  façon 
de  sentir  n'est  pas  morale  est  immoral,  quelque  morale 


128  LA    MORALK    NOUVELLE 

que  soit  sa  conduite.  Le  sentiment  impur  équivaut  de 
ce  fait  â  l'adultère  :  l'un  et  l'autre  sont  des  manifesta- 
tions de  la  même  nature  immorale  et  ne  présentent 
qu'une  différence  de  degré.  L'homme  qui  se  détourne 
résolument  de  toute  immoralité,  et  fait  des  exigences 
de  la  loi  morale  sa  règle  de  conduite,  vit  moralement  ; 
celui  seul  qui  réalise  l'idéal  moral  en  vertu  d'une 
impulsion  intérieure  irrésistible  est  moral.  Car  il  lest 
dans  son  être  intime  et  non  seulement  par  l'orientation 
de  sa  conduite  :  et  sa  façon  d'agir  procède  de  ses 
impressions  spontanées  qui  sont  morales  et  non  de 
principes  moraux  contraires  à  des  penchants  cju'il  serait 
obligé  de  tenir  en  bride  1. 

La  moralité  du  royaume  de  Dieu  est  un  état  inté- 
rieur librement  et  spontanément  moral  qui  s'exprime 
nécessairement  par  des  manifestations  de  même  nature. 
M  ne  saurait  produire  les  sentiments  immoraux  qui 
sont  le  fruit  de  la  nature  humaine  corrompue  dont  la 
rédemption  est  indispensable  à  L'apparition  de  l'être 
nouveau.  L'être  originel  a  des  sensations  pures,  aussi 
là  où  il  règne,  l'instinct  sexuel  inhérent  à  notre  nature 
est-il  pur.  et  dominé  par  le  respect  de  soi-même  et  du 
prochain,  qui  le  préserve  de  toute  altération.  L'émo- 
tion sensuelle  ne  disparaît  donc  pas.  mais  elle  devient 
une  source  de  force,  un  stimulant  précieux,  et  le  respect 
mutuel  dont  elle  est  pénétrée  en  exclut  toute  basse  con- 
\oitise. 

Cependant    ici    encore    l'enseignement    de    Jésus    au 

1  Voir  :  Joh.  Mullkr,  Von  den  Quellen  des  Lebens.  Glaube  und 
Sittlichkeit,    pages   176  el   suiv.  (Die  hôhere  Stufe  des  sittlichen 

Seins),  3ml>  édition.  1910. 


SON    CARACTERE    LIKItK    ET    IMUMKSAUTIBK  I  U9 

sujet  de  l'adultère  ne  concerne  pas  uniquement  ce  point 
particulier,  niais  s'applique  à  tous  les  domaines  de  la 
vie  morale.  P^n  voici  quelques  exemples  : 

Quiconque  aspire  à  la  considération,  a  déjà  dérobé 
sa  gloire  au  Père  cpii  est  aux  cieux.  De  même  celui 
qui  réclame  la  reconnaissance.  Car  tout  ce  qui  vaut 
dans  notre  activité  n'est  que  l'effet  de  l'action  de 
Dieu  en  nous  et  par  nous.  Le  respect  pour  le  Dieu 
qu'il  adore  n'est  donc  pas  encore  un  sentiment  instinc- 
tif et  spontané  chez  celui  que  n'aftectent  point  pénible- 
ment les  éloges,  les  hommages  de  gratitude  et  d'admi- 
ration. 

Quiconque  ressent  la  présence  d'un  autre  comme  un 
obstacle  sur  son  chemin  s'est  déjà  débarrassé  de  lui 
dans  son  cœur.  Eprouver  un  sentiment  opposé,  n'est 
ni  insensé,  ni  impossible,  car  celui  qui  ne  vit  que 
comme  membre  d'un  corps,  voit  dans  tout  concurrent 
un  autre  membre  qui  le  complète,  allège  sa  charge  et 
collabore  au  bien  de  l'ensemble  ;  et  il  trouve  autant  de 
joie  à  le  servir  négativement  par  un  acte  de  renonce- 
ment, qu'à  lui  fournir  une  aide  positive. 

Quiconque  porte  envie  à  son  prochain  l'a  déjà  volé 
dans  son  cœur. 

Quiconque  tient  son  prochain  en  petite  estime,  l'a 
déjà  condamné  et  s'est  déjà  élevé  intérieurement  au- 
dessus  de  lui. 

Quiconque  est  l'esclave  de  ses  biens,  de  ses  intérêts, 
de  ses  habitudes,  s'est  déjà   vendu  lui-même. 

Nous  sommes  donc  tous  voleurs,  meurtriers,  adultè- 
res et  blasphémateurs  ?  Oui.  certes,  quelque  honnête- 
ment et  pieusement  que   nous    vivions    d'ailleurs.    Car 

9 


l'io  LA    MORALE    NOUVELLE 

nous  le  sommes  par  notre  façon  de  sentir.  Jésus  n'en- 
tend  point  nous  accabler  cependant,  mais  nous  éclairer 
sur  ce  que  nous  sommes  et  sur  ce  que  nous  pouvons  de- 
venir. Ses  paroles  sont  des  rayons  de  lumière  illumi- 
nant la  terre  promise  vers  laquelle  nous  marchons. 

La  façon  de  sentir'  que  crée  en  nous  le  fonctionne- 
ment de  la  vie  nouvelle  procède  de  la  vérité.  Notre  vo- 
cation originelle  s'y  réalise  et  s'y  manifeste.  Elle  triom- 
phe des  préventions,  de  l'arbitraire,  de  la  superficialité 
et  de  l'étroitesse  qui  altèrent  et  défigurent  la  nature 
humaine.  Le  flot  de  notre  vie  renouvelée  s'y  répand 
limpide  et  puissant.  La  conduite  morale,  même  fondée 
sur  les  principes  les  plus  élevés  et  sur  la  volonté  la  plus 
éclairée,  pâlit  devant  l'énergie  et  l'originalité  de  son  action 
féconde  comme  les  produits  de  la  réflexion  et  du  travail 
humain  devant  les  créations  du  génie.  Car  être  moral. 
c'est   accomplir   toute    moralité. 

Les  sensations  morales  s'affirment  en  nous  dans  la  pro- 
portion où  notre  être  originel  grandit,  se  fortifie  par 
l'exercice  et  l'expérience,  vit  la  vérité  et  en  devient  une 
incarnation.  Mais  cela  n'est  possible  qu'au  prix  d'une 
lutte  sans  trêve  contre  les  sensations  faussées,  déviées 
et  corrompues  de  notre  vieille  nature  qui  doit  être  vain- 
cue et  délogée.  Aussi  ne  réalisons-nous  que  progressive- 
ment cette  moralité  primesautière.  Elle  est  le  fruit  mûr 
de  notre  devenir. 

C'est  dire  que  nous  n'y  parviendrons  que  par  le  dé- 
veloppement de  la  vie  nouvelle  dans  notre  âme.  Une 
fois  de  plus,  nous  nous  trouvons  ramenés  à  l'évolution 
que  nous  ont  révélée  les  béatitudes.  Elle  seule  peut  pro- 
duire  en   nous  cette  sensibilité  nouvelle,  toute  pénétrée 


SON    CARACTÈRE    LIBRE!    ET    PRIMESAUTIER  I  il 

du  pur  instinct  de  la  vérité.  Le  travail  sur  nous-mêmes 
peut  en  sauvegarder  la  croissance  el  en  hâter  les  pro- 
grès, mais  il  ne  saurait  la  créer.  !!  faut  qu'elle  soit  spon- 
tanée :  les  sentiments  de  seconde  main,  provoqués  par 
un  effort  moral,  manquent  de  vérité  innée,  «le  certitude 
profonde,  de  vie  jaillissante,  de  force  créatrice  et  de  puis- 
sance souveraine. 

C'est  donc  incontestable  :  le  développement  de  noire 
être  originel  peut  seul  produire  une  vie  spontanément 
morale  qui.  à  son  tour,  favorise  la  croissance  de  cet 
être  nouveau.  Il  contribue  du  même  coup  à  la  destruc- 
tion des  instincts  mauvais  de  notre  vieille  nature.  Le 
sentiment  profond  de  notre  misère  et  de  la  soullrance 
humaine,  notre  endurance  patiente,  notre  poursuite  pas- 
sionnée de  la  vérité  étoufferont  en  nous  la  plupart  de 
ces  instincts  pervers.  Mais  ce  qui  leur  portera  le  plus 
rude  coup,  c'est  le  retour  à  notre  spontanéité  native,  la 
renaissance  de  la  nature  enfantine  en  nous.  Car  ils  soûl 
incompatibles  avec  la  sincérité  et  la  simplicité  reconqui- 
ses. Plus  notre  véritable  humanité  revit  et  s'affirme  en 
nous,  plus  ils  perdent  de  terrain. 

Il  serait  donc  absurde  de  prétendre  que  le  caractère  ob- 
jectif de  la  transformation  qui  doit  se  produire  en  nous 
exclut  le  travail  sur  nous-mêmes.  11  n'en  est  rien.  Seu- 
lement ce  travail  doit  se  borner  à  assurer  les  conditions 
évolutives  qui  dépendent  de  nous,  et  les  mesures  indis- 
pensables à  notre  développement.  Il  ne  peut  rien  créer; 
il  peut  fort  bien  coopérer.  Incapable  de  produire  l'être 
originel,  il  peut  le.  protéger  et  concourir  à  son  éducation. 
Aussi  Jésus  ne  poursuit-il  [tas  en  disant  :  Efforce-toi 
d'éveiller  en  toi  des  instincts  moraux,  mais: 


l3a  LA    MORALE    XOUVKLLK 

«Si  ton  œil  droit  est  pour  toi  une  occasion  de 
chute,  arrache-le  et  jette-le  loin  de  toi.  Car  il  vaut 
mieux  que  l'un  de  tes  membres  périsse  et  que  ton 
corps  tout  entier  ne  soit  pas  jeté  dans  la  géhenne. 
Si  ta  main  droite  est  pour  toi  une  occasion  de  chute, 
coupe-la  et  jette-la  loin  de  toi.  Car  il  vaut  mieux  que 
l'un  de  tes  membres  périsse  et  que  ton  corps  tout 
entier  ne  soit  pas  jeté  dans  la  géhenne.  » 

L'œil  et  la  main  sont  une  occasion  de  chute  lorsqu'ils 
sont  les  agents  dune  convoitise  mauvaise.  Dans  ce  cas, 
il  ne  nous  reste  qu'à  les  arracher,  pour  éviter  la  des- 
truction de  la  vie  nouvelle  qui  veut  grandir  en  nous. 
Plutôt  les  perdre  que  de  nous  perdre  tout  entier. 

L'œil  n'est  que  l'intermédiaire  de  la  séduction,  l'organe 
de  la  sensation  coupable.  L'ordre  de  nous  l'arracher 
sans  délai,  si  une  chose  quelconque  excite  notre  convoi- 
tise marque  la  façon  péremptoire  et  radicale  dont  nous 
devons  nous  soustraire  à  toutes  les  impressions  qui  at- 
tisent notre  instinct  sexuel. 

Toutefois  cet  ordre  de  Jésus  ne  s'applique  pas  unique- 
ment au  domaine  des  sensations  impures,  mais  à  tous 
les  domaines  de  notre  vie.  Pour  que  les  instincts  mo- 
raux que  crée  en  nous  la  vie  nouvelle  puissent  prospé- 
rer, il  faut  que  nous  rendions  l'existence  impossible  à 
tous  les  instincts  contraires,  en  les  privant  des  excita- 
tions et  des  séductions  qui  les  éveillent  et  les  entretien- 
nent, aussi  bien  que  du  milieu  et  du  terrain  où  ils  pros- 
pèrent. Leur  retirer  ainsi  toutes  leurs  conditions  d'exis- 
tence,  c'est  les  condamner  à  périr  nécessairement.  Ce 
retranchement  ne  sera  jamais  trop  radical.  Si  nous  1  opé- 


SON    CARACTÈRE    LIBRE    ET    PRIMESAUTIEB  l'3*3 

rons  avec  l'énergie  qu'il  faut  à  un  homme  pour  s'arracher 
l'oeil,  les  sensations  coupables  mourront  en  nous,  faute 
d'aliment,  tandis  que  les  pures  el  nobles  émotions  se 
fortifieront. 

Oue  celui  que  ses  sens  et  son  imagination  pervertie 
entraînent  au  mal  évite  donc  tout  ce  qui  risque  de  les 
exciter.  Fût-ce  la  chose  la  plus  belle,  la  plus  pure,  la 
plus  irréprochable  en  soi,  pour  peu  quelle  éveille  en 
lui  des  sensations  impures,  qu'il  la  fuie  !  Peut-être 
devra-t-il  bannir  de  son  existence  les  créations  artisti- 
ques les  plus  merveilleuses  et  les  chefs-d'œuvre  de  la 
littérature  ou  renoncer  aux  entretiens  les  plus  innocents 
avec  une  personne  de  sexe  différent,  afin  d'éviter  tout 
ce  qui  pourrait  enflammer  son  imagination  et  allumer 
ses  instincts  déshonnètes. 

Toutefois  en  supprimant  les  excitations  extérieures, 
nous  ne  faisons  parfois  que  multiplier  celles  du  dedans. 
Ce  serait  donc  nous  arrêter  à  mi-chemin  que  de  ne  point 
nous  imposer,  dans  cette  direction  aussi,  toutes  les  me- 
sures nécessaires  pour  étoufler  nos  mouvements  de  con- 
voitise et  tenir  en  respect  notre  imagination  :  nourriture 
simple  et  frugale,  genre  de  vie  propre  à  nous  endurcir, 
exercice  corporel,  activité  intense. 

Si  nous  pratiquons  cette  discipline  avec  persévérance, 
notre  façon  de  sentir  s'épurera,  et  s'imprégnera  gra- 
duellement de  la  moralité  véritable  de  l'être  originel. 
L'ascétisme  à  lui  seul  ne  saurait  accomplir  cette  trans- 
formation. Il  retranche  et  détruit.  C'est  la  vérité  gran- 
dissante qui  élève  et  transforme  tout  cequ'ily  a  de  vrai- 
ment humain  en  nous.  Car  il  s'agit  de  ne  détruire  aucun 
des  élémenl  inhérents  à  notre  nature,  mais  bien  «le  leur 


l34  f-A    MORALE    NOUVELLE 

restituer  cotte  pureté  et  cette  santé  souveraine,  aux- 
quelles rien  de  ce  qui  est  humain  ne  doit  demeurer 
étranger,  parce  que  rien  ne  saurait  plus  les  altérer. 
Aussi  toutes  les  relations  qu'il  avait  fallu  rompre  pour- 
ront-elles être  renouées  dès  que  la  suprématie  de  notre 
Aie  nouvelle  nous  aura  rendus  capables  de  les  régler  et 
de  les  vivifier. 

Il  faudra  que  le  vaniteux  dominé  par  le  désir  de  plaire 
cesse  de  s'occuper  de  son  extérieur,  qu'il  s'efforce  de 
passer  inaperçu  et  de  rester  indifférent  à  l'impression 
qu'il  produit:  qu'il  abandonne  tout  ce  qui  lui  prête  du 
prestige,  qu'il  renonce  à  la  vie  mondaine,  ou  à  la  car- 
rière qui  flatte  sa  vanité,  pour  se  consacrer  à  des  de- 
voirs sérieux  réclamant  toutes  ses  pensées.  Lorsqu'il 
aura  ainsi  éteint  sa  soif  de  briller  et  placé  son  centre  de 
gravité  dans  les  profondeurs  de  sa  personnalité,  son  être 
véritable  pourra  naître  à  la  vie.  et  dans  la  mesure  où  il  se 
développera,  le  transfigurer  lui-même.  En  se  retrouvant 
plus  tard  <lans  ses  anciennes  conditions  d'existence,  si 
brillantes  fussent-elles,  il  y  vivra  comme  dans  un  inonde 
nouveau  et  parmi  leur  éclat  trompeur,  affirmera  son 
être  renouvelé. 

Celui  que  domine  l'argent  devra  s'en  dépouiller  sans 
réserve.  Car  tant  que  son  âme  est  au  pouvoir  de  l'argent 
son  être  originel  ne  peut  grandir.  La  richesse  aussi  bien 
que  les  soucis  et  les  convoitises  étouffe  la  semence  qui 
lève.  Qu'il  arrache  sa  bourse  et  la  jette  loin  de  lui  ! 
Cela  ne  signifie  point  qu'il  doive  nécessairement  distri- 
buer toute  sa  fortune  aux  pauvres.  Qu'il  la  transforme 
en  valeurs  vitales  au  lieu  de  la  placer  à  intérêts  !  Si  ses 
biens   sont  pour   lui  une  occasion  de  péché,  une  chaîne 


SON    CARACTÈRE    LIBKK    ET    PRIMESAUTIEB  l35 

ou  un  obstacle,  qu'il  les  dépense  entièrement  pour  son 
prochain,  en  vue  duquel  ils  lui  ont  été  confiés.  Avant 
même  que  d'avoir  achevé  cette  tâche,  il  aura  rompu  ses 
liens  et  acquis  une  nouvelle  vie. 

Assez  d'exemples.  C'est  à  chacun  de  savoir  ce  qu'il 
doit  arracher  de  sa  vie.  Nous  le  savons  tous,  d'ailleurs, 
si  lents  que  nous  soyons  à  le  faire.  On  ne  saurait  au 
surplus,  exiger  de  personne  de  se  dépouiller  précisé- 
ment des  choses  qui  font  le  charme  de  son  existence. 
Que  celui  qui  y  trouve  son  contentement  les  conserve 
et  périsse  avec  elles  !  Quant  aux  chercheurs  auxquels 
répugnent  les  défroques  sous  lesquelles  l'humanité  dé- 
guise sa  misère,  qu'ils  prêtent  l'oreille  à  la  parole  du 
maître:  «Si  ton  œil  te  fait  tomber  dans  le  péché,  arra- 
che-le. » 

Quiconque  hésite  et  cherche  à  éluder  cette  obligation 
n'est  point  apte  au  royaume  de  Dieu.  Et  cependant, 
combien  ne  se  bornent  pas  à  hésiter,  mais  refusent,  ils 
se  figurent  pouvoir  éviter  ce  sacrifice.  L'être  nouveau, 
pensent-ils.  doit  être  assez  vigoureux  pour  triompher  de 
leur  impureté  et  de  leurs  esclavages,  sans  qu'ils  soient 
obligés  de  lui  venir  en  aide  par  des  mesures  violentes. 
La  toute-puissance  de  Dieu  doit  éclater  précisément 
dans  la  victoire  remportée  sur  toutes  les  conditions 
défavorables.  D'autres  estiment  qu'il  suffit  d'opposer  in- 
térieurement une  résistance  continuelle  aux  infiuences 
néfastes  et  à  l'attrait  du  mal;  cela  est  plus  difficile,  di- 
sent-ils. que  de  recourir  à  un  procédé  sommaire  et  radi- 
cal, c'est  donc  un  exercice  d'autant  plus  salutaire  pour 
notre  fermeté.  Certains  enfin  feraient  les  sacrifices  de- 
mandés s'ils  étaient  seuls  en  cause,  mais  ils  ont  des  obli- 


l36  LA    MORALE    NOUVELLE 

gâtions  envers  d'autres  êtres,  et  ils  trouveraient  égoïste  de 
s'y  soustraire  dans  l'intérêt  de  leur  propre  bien.  Quelle 
force  de  conviction,  quel  sérieux  moral  respirent  ces 
prétextes  hypocrites  !  En  réalité,  ceux  qui  marchandent 
ainsi  ne  veulent  pas  obéir,  ou  plutôt  ils  ne  le  peuvent 
pas.  Leur  aspiration  à  la  vie  et  à  la  vérité  n'est  pas 
assez  puissante  pour  les  inciter  à  tout  risquer  afin  d'ac- 
quérir ce  qui  contreba lance  et  remplace  tout:  la  vie 
nouvelle. 

Qui  oserait,  en  effet,  déclarer  qu'il  a  conquis  cette  vie 
sans  renoncer  auparavant  à  tout  ce  qui  lui  faisait  inté- 
rieurement obstacle,  et  sans  avoir  coupé  les  vivres  à 
tous  ses  instincts  dépravés?  Gela  est  impossible.  11  y  a 
là  une  loi  de  nature  inexorable  :  tant  que  des  sensations 
contraires  vibrent  en  nous,  les  sensations  nouvelles  n'y 
sauraient  prospérer.  Or  rien  n'arrêtera  les  premières 
aussi  longtemps  que  quelque  chose  les  provoquera  ;  tout 
ce  qui  les  ravive  doit  donc  être  supprimé  sans  merci. 
Alors  seulement  pourra  surgir  en  nous  la  sensibilité  nou- 
velle de  notre  être  originel. 

Aussi  tous  ceux  qui  se  soustraient  à  cette  obligation 
catégorique  restent-ils  stationnaires  et  finissent-ils  par 
périr.  C'est  en  vain  qu'ils  cherchent  à  justifier  morale- 
ment leur  refus  d'amputer  les  membres  gangrenés.  La 
vieille  nature  étoufi'e  la  nouvelle.  La  semence  de  vie  ne 
peut  lever  et  grandir  parmi  l'ivraie  envahissante,  quel 
cpie  soit  d'ailleurs  l'enthousiasme  avec  lequel  ou  pro- 
clame sa  vertu  créatrice.  De  là  l'éternel  «  nous  sommes 
de  pauvres  pécheurs»,  qui  laisse  subsister  les  occa- 
sions déduite  tout  en  offrant  la  consolante  perspective 
du   salut  dans  une  vie  future. 


SA    RIGVKUH    INFLEXIBLE  13" 


3.    Sa  rigueur  in  flexible. 

«  Il  a  été  <lil  aussi  :  Quiconque  répudiera  sa 
femme,  lui  donnera  une  lettre  de  divorce.  Mais  moi 
je  vous  dis  :  Quiconque  répudie  sa  femme,  fait 
d'elle  une  adultère,  et  quiconque  épouse  une  femme 
répudiée  comme!  un  adultère.  » 

Ce  passage  l'ait  ressorti]-  très  vivement  l'opposition 
établie  par  Jésus  entre  la  morale  des  satisfaits,  qui 
consiste  à  rester  «Unis  les  limites  du  devoir  et  de  l'hon- 
nêteté, et  la  morale  des  chercheurs,  qui  est  la  manifes- 
tation irrésistible  de  L'être  originel  en  eux.  Les  premiers 
sont  moralement  obligés  de  régulariser  le  divorce  de- 
venu nécessaire.  Pour  les  seconds,  le  divorce  est  une 
impossibilité  ;  car  quelle  que  soit  lu  faute  commise  par 
L'un  des  deux  époux,  divorcer  serait  à  leurs  yeux  violer 
la  loi  conjugale.  En  ajoutant  par  la  suite  à  la  déclara- 
tion de  Jésus  cette  clause  :  «  Si  ce  n'est  pour  cause 
d 'inconduite  »,  on  en  a  tué  le  nerf.  Car  cet  enseignement 
concernant  le  mariage  a  précisément  pour  but  de  nous 
montrer  que  les  exigences  de  l'être  nouveau  sont  caté- 
goriques et  ne  souffrent  ni  exceptions,  ni  réserves.  C'est 
qu'on  n  a  pas  compris  qu'ici,  comme  dans  tout  le  Sermon 
sur  la  montagne,  Jésus  s'adresse  spécialement  aux  élus. 
c'est-à-dire  à  ceux  qui  sont  la  lumière  du  monde.  On  a 
vu  en  Jésus  le  fondateur  d'une  religion  mondiale,  on  en 
a  conclu  qu'il  a  voulu  promulguer  une  loi  morale  par- 
faite et  universelle,  en  opposition  à  la  loi  mosaïque  im- 
parfaite ei  insuffisante  :  dès  lors,  il    fallait    falsifier   ses 


l'iH  LA    MORALE    NOUVELLE 

paroles  afin  de  pouvoir  interdire  à    tous   le   divorce,  — 
sauf  toutefois  en  cas  d'adultère. 

On  ne  s'est  pas  rendu  compte  qu'en  prohibant  le  di- 
vorce d'une  manière  générale.  Jésus  eût  annulé  sa 
propre  déclaration  :  «  Je  ne  suis  pas  venu  abolir, 
mais  accomplir  ».  En  effet,  il  eût  aboli  une  disposition 
bienfaisante  qui.  dans  l'état  actuel  des  hommes  et  des 
circonstances,  est  non  seulement  indispensable,  mais 
souverainement  inorale  et  pédagogique.  Car.  cela  n'est 
pas  douteux,  si  ce  ce  je  vous  dis  ».  s'adresse  à  tous  et  non 
seulement  à  ceux  que  visent  les  béatitudes.  Jésus  pros- 
crit absolument  le  divorce.  Mais  s'il  donne  ici  une  ins- 
truction spéciale  à  ceux  qui  cherchent  le  royaume  de 
Dieu,  il  ne  le  supprime  pas  plus  qu'il  n'abolit  les  lois  pé- 
nales en  recommandant  à  ses  disciples  de  n'en  point 
faire  usage  et  de  supporter  le  mal  sans  résistance. 
Mais  alors,  pourquoi  l'Eglise  interdit-elle  le  divorce,  au 
nom  de  Jésus,  tandis  qu'elle  permet  de  faire  poursui- 
vre et  punir  l'escroquerie  et  la  diffamation  ? 

Au  surplus.  Jésus  a  expressément  justifié  le  divorce 
dans  une  autre  occasion.  Comme  il  s'entretenait  un 
jour  avec  les  pharisiens  de  L'indissolubilité  du  mariage, 
ceux-ci  lui  demandèrent  :  «  Pourquoi  Moïse  a-t-il  com- 
mandé de  donner  à  ia  femme  un  acte  de  divorce  et  de 
la  répudier  ?  »  Notons  que  chez  les  Juifs,  ce  n'était 
jamais  l'adultère  qui  déterminait  le  divorce,  puisque 
dans  ce  cas  la  loi  ordonnait  la  lapidation  (\n  coupable. 
mais  d'autres  raisons  souvent  insignifiantes.  Jésus  leur 
répondit  :  «  C'est  à  cause  de  la  dureté  de  votre  cœur 
que    Moïse    vous    a   permis    de    répudier    \<>s    épouses. 


SA    RIGUEUR    INI- 1. KXliSI.K  l'3ç) 

mais  au  commencement  il  n'en  l'ut  pas  ainsi.  »  Là  donc 
où  les  cœurs  sont  engourdis,  pour  ia  masse  inerte  que 
n'a  point  encore  gagnée  le  mouvement  de  la  vie.  le  di- 
vorce est  inévitable,  et  une  loi  qui  le  justifie,  indispen- 
sable. C'est  une  mesure  éducative,  un  expédient  néces- 
saire dans  l'état  chaotique  de  l'humanité.  Mais  la  desti- 
nation originelle  du  mariage,  c'est  l'union  indissoluble 
de  deux  êtres.  Le  divorce  devient  donc  impossible  là 
où  s'épanouit  la  vie  nouvelle. 

Dans  les  circonstances  et  parmi  les  hommes  de  notre 
temps,  un  grand  nombre  de  mariages  sont  dès  le  début, 
et  dans  leur  essence  même,  mensongers,  intolérables  et 
immoraux.  Lorsque  cet  état  de  choses  devient  évident, 
il  y  a  de  la  fausseté  et  de  la  bassesse  à  persévérer 
dans  une  vie  conjugale  qui  tue  peu  à  peu  tous  les  sen- 
timents délicats  et  transforme  une  source  de  vie  en 
une  source  de  tourments  indicibles  et  d'irréparables 
désastres  pour  plusieurs  générations.  En  cas  pareil.  le 
divorce  est  Un  devoir  de  vérité  et  une  obligation  mo- 
rale, aussi  bien  qu'une  mesure  de  légitime  défense.  Car 
une  union  semblable  n'est  plus  un  mariage,  mais  l'ac- 
couplement contre  nature  de  deux  êtres  mal  assortis, 
une  prostitution  obligatoire.  Interdire  la  cessation  d'une 
telle  monstruosité,  d'une  pareille  coercition  de  l'être 
intime,  jusqu'à  ce  que  l'un  des  époux  se  soit  rendu  cou- 
pable de  relations  sexuelles  extra-conjugales,  c'est  une 
scélératesse  diabolique  dont  la  hideur  peut  à  peine 
être  augmentée  par  le  fait  qu'elle  se  commet  au  nom  de 
Jésus. 

Mais  pour   les   chercheurs   <jui    poursuivent   avec    pu- 


I/jO  I>A    MOKA  LE    NOUVELLE 

reté  de  cœur  la  vérité  de  l'être  humain,  qui.  débor- 
dant de  miséricorde,  créent  l'harmonie  par  leur  seule 
présence,  le  mariage  est  indissoluble,  car  la  vie  nou- 
velle se  manifeste  là  comme  en  toutes  choses.  Ils  l'en- 
visagent d'emblée  comme  celle  de  toutes  les  rela- 
lions  de  la  vie  dont  ils  attendent  la  plus  haute  révéla- 
tion de  la  vérité  et  de  la  grandeur  de  la  nature  hu- 
maine, comme  celle  où  le  paradis  peut  se  faire  réalité, 
comme  le  terrain  favorable  entre  tous  au  progrès  de 
l'évolution  véritable.  Chez  ces  époux,  le  vrai  caractère 
du  mariage  apparaît  nécessairement  et  se  développe 
aussi  longtemps  qu'ils  restent  des  chercheurs  sincères. 
De  cette  union  du  mari  et  de  la  femme,  résulte  une 
unité  d'existence  pleinement  humaine  qui.  par  l'effet 
de  la  vie  commune,  croît  de  jour  en  jour  en  profon- 
deur et  en  étendue,  et  déploie  peu  à  peu  toute  sa 
splendeur.  Alors  l'indissolubilité  n'est  plus  un  devoir, 
mais  une  nécessité  de  nature.  Comment  une  union  sem- 
blable pourrait-elle  être  rompue  ?  Supposons  que.  par 
impossible,  l'un  des  époux  trébuche  et  tombe,  l'autre 
ne  pourra  que  l'aider  à  se  relever  et  le  soutenir  d'au- 
tant plus  fortement.  La  clause  intercalée  tardivement 
dans  le  texte  du  Sermon  sur  la  montagne  témoigne 
donc  d'une  incroyable  incompréhension  de  la  nature 
même  du  mariage. 

Mais  que  dire  de  deux  époux  dont  l'un  cherche  avec 
persévérance  le  royaume  de  Dieu,  tandis  que  l'autre  reste 
stationnaire  ?  Peut-être  l'un  des  deux  ne  s'est-il  réveillé 
qu'après  s'être  lié  ;  peut-être  leur  communauté  de  senti- 
ments n'était-elle  qu'apparente.  Quoi  qu'il  en  soit,  la 
réponse  est  très    simple.     Saint  Paul     l'a    donnée     déjà  : 


S\    RIGUEUR    INFLEXIBLE  I  \  i 

<(  Si  un  frère  a  une  femme  incrédule  et  qu'elle  consente 
à  rester  avec  lui.  qu'il  ne  se  sépare  pas  d'elle...  Mais 
si  l'incrédule  veut  se  séparer,  qu'il  se  sépare.  Dans  ce 
cas,  le  frère  ou  la  sœur  ne  sont  pas  liés.  »  Tout  dépen- 
dra donc  pour  eux  de  savoir  jusqu'à  quel  point  la  vie 
conjugale  conserve  malgré  tout  son  caractère  originel, 
c'est-à-dire  demeure  une  union  intérieure. 

Au  reste,  ce  n'est  point  du  divorce  qu'il  s'agit  en  ré- 
alité dans  ce  passage,  mais  bien  de  la  morale  nouvelle 
dont  l'indissolubilité  du  mariage  doit  illustrer  la 
rigueur  illimitée,  absolue  et  inexorable  comme  celle  des 
lois  de  la  nature.  La  moralité  des  satisfaits  n'a  point  ce 
caractère.  Les  principes  qui  la  déterminent  doivent, 
pour  s'appliquer  à  tous,  tenir  compte  des  hommes  tels 
qu'ils  sont  :  attachés  aux  biens  qui  ont  du  prix  parmi 
eux.  esclaves  de  leur  nature  faussée  et  de  leurs  instincts 
dénaturés,  limités  quant  à  leur  vouloir  et  surtout  quant 
à  leur  pouvoir.  Aussi  ne  saurait-on  leur  imposer  des 
obligations  exagérées,  mais  faut-il  mesurer  au  contraire 
ces  obligations  à  l'état  de  ceux  qu'elles  doivent  discipli- 
ner, au  niveau  de  la  nature  inférieure  dont  notre  c<  cul- 
ture supérieure  »  elle-même  n'a  point  encore  triomphé. 
En  leur  en  demandant  trop,  on  ne  ferait  que  les  pousser 
à  la  révolte  et  manquer  le  but  auquel  tendent  ces  me- 
sures   protectrices   de   la  morale. 

Voilà  pourquoi,  parmi  les  hommes  ordinaires,  non 
seulement  le  divorce  est  permis,  mais  le  droit  de  pro- 
priété demeure  souverain,  la  rétribution  t\u  mai  esl  au- 
torisée, l'ambition  et  la  lutte  pour  l'existence  peuvent 
se  donner  carrière,  et  les  intérêts  familiaux  égoïstes 
revêtir  une  importance   prépondérante.    C'est    pourquoi 


I/JU  LA     MOKALK    NOUVELLE 

aussi  les  lois  morales  y  consistent  surtout  en  défenses, 
et  les  commandements  n'y  représentent  qu'un  idéal  non 
obligatoire.  Il  faut  se  contenter  de  voir  l'individu  évi- 
ter les  désordres  ;  on  ne  peut  exiger  de  lui  des  senti- 
ments et  des  actes  opposés  à  sa  nature.  On  se  borne 
donc  à  empêcher  les  transgressions  1rs  plus  flagrantes. 
On  excuse  par  exemple,  l'irritation  intérieure,  et  l'on 
se  contente  d'exiger  qu'un  homme  ne  se  mette  point 
eu  colère  sans  cause  contre  son  frère. 

C'est  que,  parmi  les  immobilistes,  tout  a  ses  limites  ; 
l'exagération  de  la  vertu  peut  devenir  un  vice,  l'obser- 
vation scrupuleuse  des  commandements,  une  offense 
envers  le  prochain.  Il  faut  équilibrer  et  accommoder, 
tenir  compte  des  circonstances  et  ne  rien  pousser  à 
l'extrême.  Nécessité  n'a  pas  de  loi.  et  la  justice  ne  doit 
point  aboutir  à  fin  contraire.  Les  préceptes  de  la  morale 
ne  peuvent  prévoir  et  trancher  des  éventualités  infi- 
niment variées.  S'il  est  des  exceptions  qui  confirment 
la  règle,  d'autres  l'annulent.  Il  s'agit  donc  de  se  tirer 
d'affaire  le  mieux  possible.  L'imperfection  et  l'insuffi- 
sance des  lois  morales  laissent  dans  le  vague  une  foule 
de  cas  où  il  est  loisible  d'agir  d'une  façon  ou  d'une 
autre  :  il  est  permis,  par  exemple,  de  divorcer  ou  de 
rester  unis,  d'ignorer  le  tort  subi  ou  d'en  exiger  le  châ- 
timent. 

L'art  du  possible  préside  à  la  discipline  morale  de 
l'être  encore  barbare.  Mais  c'est  la  loi  de  la  nécesité 
intérieure  qui  régit  sans  réserve  et  sans  conteste  la 
moralité  de  l'être  nouveau.  Les  impulsions  et  les  exigen- 
ces qui  le  sollicitent,  les  obligations  et  les  devoirs  qui 
se    révèlent    à    lui.    sont    d'une    précision    inéluctable    et 


SA    RIGUEUR    INFLEXIBLE  l43 

doivent  se  réaliser  à  tout  prix.  S'il  ne  nous  est  point 
permis  de  copier  une  attitude,  ni  de  nous  contraindre 
à  telle  ou  telle  conduite,  nous  n'avons  pas  davantage  le 
droit  de  refouler  ni  d'entraver  sous  n'importe  quel  pré- 
texte les  impérieuses  manifestations  de  Sa  vérité  qui 
grandit  en  nous,  de  faire  dévier  de  notre  liene  de 
conduite,  ni  de  nous  soustraire  en  quoi  que  ce  soit  aux 
obligations  de  la  vraie  noblesse,  celle  des  enfants  de 
Dieu. 

Peu  importe  quelles  en  seront  les  conséquences,  ce 
n'est  pas  notre  afiaire.  Quiconque  objecte  que  cela  est 
impraticable,  prouve  qu'il  n'a  point  encore  ressenti  les 
impulsions  puissantes  de  la  vie  nouvelle.  Rien  ne  doit 
empêcher  l'élan  créateur  de  se  transformer  en  action 
féconde.  Les  cœurs  partagés  ne  sauraient  s'emparer  du 
royaume  des  cieux.  La  vérité  qui  veut  se  réaliser  n'ad- 
met pas  de  marché.  Il  n'y  a  pas  d'accomplissement 
approximatif  :  ce  qui  doit  être  exécuté,  doit  l'être  inté- 
gralement, sans  compromis,  sous  une  poussée  impulsive 
et  irrésistible,  bref,  dans  sa  perfection. 

Cette  loi  ne  connaît  ni  exceptions,  ni  dispenses.  11 
s'agit  de  rester  fidèle,  dans  les  grandes  choses  comme 
dans  les  petites,  et  dût-il  nous  en  coûter  la  vie,  au  moi 
véritable  qui  s'affirme  en  souverain.  Ici.  pas  de  champ 
libre,  rien  qu'une  ligne  droite.  S'en  écarter,  c'est  s'éga- 
rer ;  hésiter,  c'est  manquer  le  chemin.  Rien  n'est  indif- 
férent, car  tout  est  déterminé  pour  chaque  individu  par 
une  nécessité  intérieure.  Diverses  éventualités  peuvent 
surgir  pour  des  personnalités  diverses,  mais  il  n'y  en  a 
qu'une  pour  chacun,  celle  qui  s'impose  à  lui.  Pas  d'atté- 
nuation,   pas    de    détours   possibles.    La    vie    originelle 


l44  ux    MORAT>E    NOUVELLE 

est  rigoureuse  comme  la  nature,  car  elle  est  notre  véri- 
table  nature. 

L'honnêteté  des  satisfaits  est  essentiellement  faite  de 
compromis,  soit  entre  des  inclinations  barbares  et  des 
principes  destinés  à  les  dompter,  soit  entre  des  opinions 
individuelles  et  des  usages  reçus,  soit  entre  l'instinct 
personnel  de  conservation  et  les  égards  dûs  à  autrui. 
Les  différents  intérêts,  les  points  de  vue  divers,  les 
devoirs  à  prendre  en  considération  se  contredisent  et  se 
croisent.  Force  nous  est  de  biaiser  pour  tomber  juste. 
Cela  donne  à  la  conduite  quelque  chose  de  double  et 
de  compliqué. 

La  morale  nouvelle,  au  contraire,  est    d'un  style   pur 
et  sévère,    simple  et    harmonieux    dans  ses   proportions 
comme  dans  son  expression.    Dans    la    mesure   où    elle 
s'érige  en  nous,  notre  attitude  et   notre  conduite  lui  de- 
viennent  conformes  et  l'accord  intérieur  règne  dans  notre 
personne  et  dans  notre  vie.   11   ne   suffit   pas   cependant 
que  le  nouvel  être  surgisse  pour  que  l'être  ancien  dispa- 
raisse. Détrôné  du  centre  de  notre  vie  consciente,  il  con- 
tinue à  faire  valoir  ses  droits  et  nous  incite  à  des  accom- 
modements auxquels  il  s'agit   d'opposer   une  résistance 
inflexible.  Lui  céder,  si  peu  que  ce  soit,  ce  serait  entraver 
la  manifestation  pure,  claire  et  puissante  de  la  vie  nou- 
velle. Nous    avons   reconnu  à  maintes    reprises  que    les 
choses  nouvelles  doivent  se  produire  naturellement,  mais 
nous    n'avons    pas    moins    souvent    constaté    que,    pour 
que    leur    progrès    ne    soit    pas    entravé,     il    faut    que 
l'homme  s'y  consacre    tout    entier.    Il   s'agit    d'opposer 
une  résistance  opiniâtre  à  toutes  les  séductions  qui  sur- 
gissent en  nous  ou  qui  nous  viennent  du   dehors.    Sinon 


SA    RIGUEUR    INFLEXIBLE  ifô 

jamais  le  caractère  propre  de  l'être  nouveau  n'apparaî- 
tra purement  et  puissamment  dans  notre  conduite. 

Nous  ne  pouvons  servir  Dieu  et  Mammon.  donner  à 
Dieu  la  place  qui  lui  revient  et  chercher  notre  propre 
gloire,  vivre  comme  les  membres  d'un  tout  et  poursui- 
vre notre  avantage,  la  fortune  ou  une  vie  commode. 
Nous  n'éprouverons  jamais  d'émotions  pures,  si  nous 
tolérons  les  excitations  malsaines.  Nous  ne  saurions 
être  vrais,  si  des  arrière-pensées  et  des  intentions  ac- 
cessoires viennent  entraver  notre  spontanéité,  ni  rester 
tidèles  au  caractère  de  notre  être  originel  si  nous 
demeurons  dans  la  dépendance  de  choses  qui  lui  sont 
étrangères.  Pas  de  concessions  aux  habitudes  et  aux 
opinions  reçues,  à  la  mode  et  aux  conventions,  aux  usa- 
ges et  aux  principes  traditionnels  :  les  impulsions  de  la 
véritable  nature  humaine  qui  germe  en  nous,  doivent 
seules  déterminer  notre  conduite.  Fallût-il  pour  cela 
battre  en  brèche  toutes  les  idées  courantes  et  produire 
l'effet  le  plus  déplorable,  obéissons  sans  sourciller  aux 
injonctions  de  la  voix  intérieure.  Conformons-nous  en 
toute  occasion  aux  indications  divines,  dussent-elles 
nous  imposer  l'extraordinaire.  Peut-être  au  point  de 
vue  mondain  nous  rendrons-nous  inadmissibles  ;  qu'im- 
porte, pourvu  que  nous  restions  admissibles  à  la  vie 
originelle  ! 

Les  égards  dus  à  nos  semblables  ne  sauraient  nous 
arrêter  davantage.  [1  se  peut  que  notre  conduite  les 
froisse,  les  offense,  leur  fasse  même  du  tort  dans  tel  ou 
tel  cas  ;  que  ce  ne  soit  du  moins  jamais  intentionnelle- 
ment !  Impossible,  par  exemple,  d'éviter  toujours  les 
malentendus  et  leurs  funestes  conséquences  ;  il  faudrait 


I/J6  LA    MORALE    NOUVELLE 

pour  cela,  cesser  d'être  autres,  de  vivre  autrement 
queux.  Les  exigences  de  l'être  nouveau  sont  inexorables 
et  doivent  être  obéies  sans  réserve.  Toute  considération 
étrangère  retarde  son  épanouissement.  La  vérité  est 
brutale  comme  la  nature;  si  donc  elle  veut  se  mani- 
lester  dans  notre  conduite,  que  tout  ce  qui  lui  fait  obs- 
tacle vole  en  éclats. 

Il  y  a  cependant  des  conflits  de  devoirs,  objeetera-t-on 
peut-être.  Oui  bien,  dans  l'économie  morale  de  l'être  bar- 
bare, mais  pas  dans  la  vie  de  l'être  nouveau.  Toutes 
ics  contradictions  y  sont  virtuellement  supprimées  et 
notre  sens  intime  donne  spontanément  et  simplement 
aux  problèmes  les  plus  ardus  la  seule  solution  naturelle 
et  possible,  parce  qu'il  les  saisit  dans  leur  profondeur  et 
les  vit  en  quelque  sorte.  Le  vivant  instinct  de  la  solida- 
rité humaine,  par  exemple,  uni  à  celui  de  la  personnalité 
triomphent  de  prime  abord  de  l'opposition  entre  l'égoïsme 
et  l'altruisme  :  dès  lors  tous  les  problèmes  qui  surgissent 
sur  ce  terrain  se  résolvent  d'eux-mêmes  et  sans  le  se- 
cours de  la  réflexion.  Précisément  parce  qu'on  ressent 
profondément  les  égards  dus  au  prochain,  on  peut  agir 
sans  égards  pour  lui. 

Mais  surtout  la  morale  nouvelle  ne  saurait  nous  auto- 
riser à  nous  conformer  occasionnellement  aux  principes 
de  la  morale  usuelle,  à  faire  abstraction  de  nos  im- 
pulsions et  de  notre  sentiment  personnel,  lorsque  cela 
nous  est  plus  commode  ou  plus  avantageux.  La  force 
d'inertie  subsiste  toujours  en  nous.  Ne  nous  y  abandon- 
nons pas.  Notre  nouvelle  nature  alliée  à  des  éléments 
étrangers,  recevrait  l'empreinte  de  la  nature  barbare. 
La  rigueur    inflexible   de  la  morale  nouvelle    exige   que 


LA    SPONTANÉITÉ    DE    SES    MANIFESTATIONS  l4y 

tous  les  phénomènes  de  la  vie  découlent  constamment 
des  sources  même  de  l'être  originel.  «Ce  qui  ne  procède 
pas  de  la  loi  est  un  péché.  »  Tant  que  les  manifestations 
de  la  vie  nouvelle  en  nous  ne  sont  que  les  échos  inter- 
mittents dune  harmonie  supérieure,  aussitôt  étoullés 
par  une  cacophonie  sauvage,  la  divine  mélodie  de  la 
vérité    ne  résonnera    point  dans    notre  existence. 


4-   La  spontanéité  de  ses  manifestations. 

«  Vous  avez  entendu  qu'il  a  été  dit  aux  anciens  : 
Tu  ne  te  parjureras  point,  mais  tu  t'acquitteras  envers 
le  Seigneur  de  tes  serments.  Mais  moi  je  vous  dis 
de  ne  pas  prononcer  de  serment  du  tout,  ni  par  le 
ciel  parce  que  le  ciel  est  le  trône  de  Dieu,  ni  par  la 
terre  parce  que  la  terre  est  l'escabeau  de  ses  pieds, 
ni  par  Jérusalem  parce  que  Jérusalem  est  la  ville  du 
grand  roi.  Ne  jure  pas  non  pins  par  la  tète,  parce 
que  lu  ne  saurais  rendre  Tin  seul  de  tes  cheveux 
blanc  ou  noir  ;  mais  que  votre  langage  soit  :  Oui, 
oui  ;   non,  non.  Ce  qu'on  y  ajoute  vient  du  Malin.  » 

Il  ne  s'agit  pas  ici  du  serment  indispensable  au  main- 
tien de  Tordre,  serment  prêté  au  drapeau  ou  devant  le 
tribunal  —  comment  Jésus  qui  n'a  point  voulu  abolir  y 
eût-il  porté  atteint*'  ?  —  mais  de  celui  qui  sert  de  sanc- 
tion dans  la  vie  ordinaire.  La  casuistique  juive  établis- 
sait une  distinction  entre  les  serments  pins  ou  moins 
sacrés,  selon  que  Ton  jurait  par  Dieu  lui-même  ou  par 
quelque  objet  précieux.  Jésus  commence  par  proscrire 
ces  distinctions  subtiles  et   ces   procédés    hypocrites,  en 


I/J8  LA    MORALE    NOUVELLE 

déclarant  que  toutes  les  choses  auxquelles  nous  en  ap- 
pelons se  ramènent  en  définitive  à  Dieu,  et  que,  par 
conséquent,  tous  les  serments  lient  celui  qui  les  prête. 
Puis  il  conclut  :  Vous,  ne  jurez  nullement  :  que  votre 
langage  soit  sobre  et  véridique. 

Si  cette  recommandation  de  Jésus  n'avait  trait  qu'au 
serment  lui-même,  il  serait  à  peine  nécessaire  aujour- 
d'hui de  la  prendre  en  considération,  car  autant  cet  abus 
était  fréquent  chez  les  Juifs,  autant  il  nous  est  étran- 
ger. Mais  il  suffit  de  la  dépouiller  de  son  vêtement  israé- 
lite  pour  constater  quelle  nous  concerne  aussi.  En eiïet, 
les  Juifs  recouraient  au  serment,  soit  en  affaires,  soit 
dans  la  vie  privée  afin  de  garantir  la  vérité  de  leurs  as- 
sertions, et  la  sincérité  de  leurs  intentions.  C'est  à  cet 
effet  qu'ils  prenaient  Dieu  à  témoin,  jetant  ainsi  comme 
atout  parmi  la  futilité  des  choses  humaines  l'auteur  de 
l'univers.  Procédé  aussi  grotesque  qu'insolent  !  Cepen- 
dant n'en  use-t-on  point  aujourd'hui  encore,  sans  tomber 
toutefois  dans  les  exagérations  de  la  mentalité  orientale  ? 
Que  de  gens  ne  savent  rien  faire  sans  protester  de  leurs 
bonnes  intentions,  rien  dire  sans  attester  leur  véracité  ! 
C'est  contre  cet  abus  que  Jésus  s'élève  en  nous  ordon- 
nant de  parler  simplement  et  sans  détours. 

Que  nous  soyons  tenus  d'être  véridiques,  cela  n'est 
pas  nouveau.  Mais  ce  devoir  est  souvent  compris  d'une 
manière  toute  formelle,  en  sorte  que  l'apparente  vérité 
n'est  en  réalité  qu'un  mensonge.  Que  de  fois  notre  phrase 
est  construite  de  manière  à  donner  le  change  à  notre 
interlocuteur,  que  de  fois  eile  n'est  vraie  qu'au  prix 
d'une  restriction  mentale  !  Les  vérités  compliquées  sont 
toujours   intrinsèquement    fausses,  quelque  inattaquable 


J.A    SPONTANÉITÉ    DE    SES    MANIFESTATIONS  l49 

qu'en  soit  la  formule.  Ceux  «  qui  ont  le  cœur  pur  »  ne 
sauraient  énoncer  des  vérités  partielles,  équivoques  et 
trompeuses,  mais  uniquement  la  franche  vérité,  expres- 
sion directe  de  ce  qui  est. 

Cependant  ici  aussi,  le  cas  particulier  exposé  par  Jé- 
sus n'est  qu'un  exemple  destiné  à  illustrer  un  principe 
général.  C'est  dans  notre  vie  toute  entière  que  le  oui 
doit  être  oui,  et  le  non,  non.  Tout  doit  y  sonner  franc, 
tout  doit  être  la  révélation  sincère  de  notre  être,  l'ex- 
pression non  déguisée  de  nos  sentiments  et  de  nos  inten- 
tions, l'effet  immédiat  de  notre  impulsion  intérieure, 
l'épanouissement  naturel  de  notre  vie  personnelle.  Il  faut 
qu'en  tout  et  partout  nous  nous  affirmions  comme  ce  étant 
de  la  vérité  ».  Sois  toujours  ce  que  tu  es,  dans  ton  être 
intime  et  en  réalité,  fais  toujours  ce  que  tu  dois,  effec- 
tivement et  selon  la  vérité  :  telle  est  la  consigne.  Mais 
les  âmes  inertes  en  sont  incapables.  La  vérité  ne  peut 
être  pratiquée  que  par  ceux  dans  lesquels  elle  a  pris  vie. 

Comment  les  hommes  au  cœur  droit  ne  se  montre- 
raient-ils pas  honnêtes  et  probes  dans  leur  vie  ?  Ils  ont 
le  parler  net  et  l'action  résolue.  Les  situations  troubles 
et  les  rapports  douteux  leur  sont  insupportables.  La 
clarté  ne  peut  manquer  de  se  faire,  où  qu'ils  apparais- 
sent ;  à  plus  forte  raison  ne  sauraient-ils  laisser  les  au- 
tres dans  l'incertitude  ni  les  leurrer  par  des  demi-vérités. 
Tout  procédé  captieux,  diplomatique,  équivoque  ou 
sournois  leur  est  étranger.  On  peut  compter  sur  eux 
sans  réserve,  car  chez  eux  le  oui  signifie  toujours  oui, 
et  le  non  toujours  non.  Leur  abord  ouvert,  leur  regard 
limpide  annoncent  d'emblée  ce  que  confirme  leur  vie  : 
en  eux  régnent  la  vérité  et  la  clarté. 


l5o  LA    MORALE    NOUVELLE 

Cette  vérité  de  l'être  et  de  la  vie.  nettement  exprimée, 
n'est  possible  qu'en  vertu  d'une  spontanéité  complète. 
Comme  le  son  succède  au  choc,  il  faut  qu'à  l'intuition 
succède  immédiatement  la  manifestation  extérieure,  à 
l'impulsion  l'action,  à  l'impression  l'expression,  à  la  ré- 
vélation intérieure  l'expérience  féconde.  Dès  que  nous 
nous  laissons  arrêter  par  des  arrièi'e-pensées  ou  des  hé- 
sitations, par  des  précautions  inquiètes,  par  la  réflexion 
ou  le  calcul  des  conséquences  possibles,  la  vérité  se 
voile  et  la  clarté  se  trouble.  De  l'immédiateté  de  notre 
vie  intime  dépend  donc  la  droiture  de  notre  caractère, 
de  celle  de  nos  manifestations  dépend  la  sincérité  de 
notre  conduite. 

Une  vie  pareille  a  nécessairement  un  caractère  de  sim- 
plicité et  de  sobriété.  Nous  devons  dire  la  vérité  sans 
apprêt,  sans  ambages,  sans  commentaires  comme  sans 
insistance,  car  dans  ce  domaine  tout  ce  qui  est  superflu 
est  mauvais,  et  tout  ce  qui  n'est  pas  indispensable  est 
superflu.  Lorsque  nos  allégations  procèdent  de  nos  ré- 
flexions ou  d'intentions  particulières,  il  faut  bien  pour 
éviter  tout  malentendu  et  pour  rester  parfaitement  hon- 
nêtes, expliquer  ce  que  nous  avons  en  vue.  Mais  quand 
nous  exprimons  spontanément  et  sans  aucune  arrière- 
pensée  ce  que  nous  éprouvons,  cela  n'est  point  nécessaire, 
car  nos  paroles  donnent  l'impression  immédiate  de  la 
vérité  et  manifestent  directement  notre  disposition  inté- 
rieure. Cette  expression  primesautière  de  notre  senti- 
ment est  une  révélation  élémentaire  de  notre  être  qu'il 
n'est  nécessaire  d'appuyer  ni  de  garantir  par  aucun 
éclaircissement  complémentaire.  Car.  malgré  l'insuffi- 
sance  des  termes,   elle   est   cependant   L'indication   évi- 


LA    SPONTANÉITÉ    DE    SES    MANIFESTATIONS  l5l 

dente  de  ce  que  proclament  sans  paroles  notre  attitude, 
notre  regard,  nos  gestes,  notre  physionomie, 

Analyser  et  démontrer  après  coup  ce  qui  s'exprime 
ainsi  en  toute  simplicité,  ce  serait  agir  contrairement  à 
la  nature  même  de  notre  être  originel  qui  est  naïf  et 
ingénu,  sans  apprêt  et  sans  détour,  et  dont  les  manifes- 
tations sont  aussi  sobres,  simples  et  inapparentes  que 
les  phénomènes  de  la  vie  dans  la  nature.  Y  toucher  se 
rait  enlever  au  fruit  son  duvet,  à  la  fleur  sa   fécondité. 

Cela  est  vrai  non  seulement  de  nos  paroles,  mais  de 
tout  le  langage  de  notre  vie.  La  moralité  nouvelle  est  la 
manifestation  immédiate  de  l'être  originel  qui  vit  en  nous. 
Si  elle  règne  en  nous,  tout  s'y  passe  droitement  et  se 
transmet  de  même.  Nous  nous  donnons  pour  ce  que 
nous  sommes,  nous  vivons  ingénument  comme  le  cœur 
nous  en  dit.  nous  nous  présentons  nus  et  désarmés, 
c'est-à-dire  avec  la  simplicité  et  la  probité  absolues  qui 
conviennent  à  l'être  nouveau.  Les  façons  conventionnelles, 
les  circonlocutions  compliquées  aussi  bien  que  les  expli- 
cations et  les  atténuations  altèrent  l'impression  nette  et 
claire  que  doit  produire  notre  personnalité  et  en  com- 
promettent l'effet.  Elles  en  troublent  l'intégrité  et  l'ori- 
ginalité naïve.  Un  style  pur  exige  une  expression  sobre. 

Il  n'est  pas  possible  cependant  d'ordonner  à  tous  in- 
distinctement de  vivre  sans  apprêt  et  de  se  donner  tels 
qu'ils  sont.  Ce  serait  déchaîner  leur  nature  barbare  et 
mettre  au  jour  toute  sa  laideur  et  toute  sa  vulgarité.  On 
ne  peut  laisser  libre  cours  à  la  spontanéité  personnelle 
que  là  où  elle  est  L'épanouissement  nécessaire  de  la  vie 
originelle.  Aussi  Jésus  n"adresse-t-il  ces  paroles  qu'à 
ceux  qu'il  a  caractérisés  dans  les  béatitudes. 


l52  LA    MORALE    NOUVELLE 

Lorsque  toutes  les  manifestations  de  notre  vie  sont 
vraies,  simples  et  nettes,  l'idée  de  faire  usage  du  ser- 
ment ne  nous  aborde  même  pas.  Il  devient  non  seule- 
ment inutile,  mais  inadmissible  et  inconvenant.  Il  n'est, 
en  effet,  qu'un  expédient  nécessaire  à  la  nature  miséra- 
ble qui  ne  porte  en  elle-même  aucune  garantie,  et  ne 
possède  point  la  puissance  persuasive  de  la  vérité.  Les 
enfants  de  Dieu  sont  au-dessus  de  ces  procédés.  La  no- 
blesse que  leur  confère  leur  vérité  intime,  prête  tout  na- 
turellement à  leurs  assertions  et  à  leurs  actes  une  valeur 
irrécusable  qui  les  soustrait  à  la  honteuse  nécessité  d'en- 
tasser les  protestations  pour  leur  donner  du  prix. 

La  spontanéité  des  manifestations  vitales  propres  à  la 
moralité  nouvelle  a,  dans  la  vie  des  chercheurs,  une  au- 
tre conséquence  encore.  La  «  justice  »  ancienne  ne  pou- 
vait se  passer  du  serment,  car  on  ne  jurait  pas  seule- 
ment relativement  au  présent  ou  au  passé,  mais  encore 
en  vue  de  l'avenir.  On  s'engageait  d'avance  à  tenir  une 
conduite  déterminée.  Ne  pouvant  se  fier  sans  plus  les 
uns  aux  autres,  on  réclamait  réciproquement  comme 
garantie  de  solennelles  promesses,  et  pourvu  qu'on  les 
tînt  scrupuleusement  l'idéal  de  justice  était  satisfait. 

Il  en  est  encore  ainsi  de  nos  jours.  L'humanité  restée 
barhare  ne  peut  se  passer  des  garanties  que  donne  le 
serment.  Sans  elles,  il  n'y  aurait  aucune  sécurité  mu- 
tuelle et  la  vie  commune  se  tlisloq lierait.  11  faut  que  les 
fonctionnaires  prêtent  serment  au  gouvernement  et  à  la 
loi,  que  les  ecclésiastiques  s'engagent  solennellement  à 
rester  attachés  à  leur  profession  de  foi.  (pie  les  époux 
se  jurent  fidélité  devant  l'état-eivil  ou  à  l'autel.  Dans 
leur  commerce  personnel,   les  hommes  se    lient   et  s'en- 


LA    SPONTANÉITÉ    UE    SES    MANIFESTATIONS  l53 

chaînent  réciproquement  par  leur  parole  d'honneur.  Im- 
possible autrement  de  confier  un  secret,  d'obtenir  une 
caution,  à  moins  qu'on  ne  consente  à  s'abaisser  davan- 
tage encore  en  fixant  des  amendes  ou  des  peines  éven- 
tuelles. 

Tout    cela    est    barbare   et   sans    aucun    rapport   avec 
l'ordre  de  choses   nouveau.   Aussi   Jésus   ne   dit-il  pas  : 
Tenez  votre  parole  d'honneur,  mais  :  Ne  la  donnez  pas 
du  tout.    Que   votre   parole   soit  :   oui.   oui  ;   non,  non  ! 
ne  vous  laissez  sous  aucun  prétexte  entraîner  plus  loin  ; 
vous   êtes   trop   augustes  pour  cela.    Que  les  autres   se 
lient  réciproquement  ;  vous,  restez  librement  fidèles  f un 
à  l'autre.  C'est  dans  la  liberté  que  réside  votre  honneur. 
Votre  caution,  c'est  votre   être  même.   Toute   autre  ga- 
rantie serait  mensongère,   car  elle  passerait  les   limites 
de  votre   pouvoir.  L'avenir  n'est  pas  entre  nos  mains, 
nous   n'avons  donc   pas  le  droit  de  l'engager.  Il  appar- 
tient à  Dieu,  comment  en  disposerions-nous  ?  Nous  pou- 
vons   déclarer  notre  intention    d'agir  de   telle   ou    telle 
manière,    mais   non   certifier    que   nous    le    ferons   quoi 
qu'il    arrive.    Dans    le    premier    cas.    nous   manifestons 
notre    disposition    actuelle,    dans    le    second,    nous    ar- 
rêtons   d'avance    la    conduite    à    suivre.     C'est    ce    que 
nous  ne  pouvons  ni  ne  devons  à  aucun  prix.  Car   notre 
attitude  future    pourra  et   devra    être    modifiée    par   les 
circonstances,  puisque  notre  jugement  est   le    plus    sou- 
vent, en  face  du  fait   concret,  tout  différent    de   ce  qu'il 
est  dans  la  simple  prévision  du  cas  donné;  et  il  est  pos- 
sible;, par  conséquent,  que  nous  nous   trouvions  alors  à 
son  égard  dans  un  tout   autre    rapport    que   nous  ne   le 
serions  aujourd'hui. 


154  LA    MORALE    NOUVELLE 


5.  Elle  témoigne  de  la  souveraineté  de  l'être   nouveau. 

«  Vous  avez  appris  qu'il  a  été  dit  :  Oeil  pour  œil, 
dent  pour  dent.  Mais  moi  je  vous  dis  de  ne  pas  ré- 
sister au  méchant.  Au  contraire,  si  quelqu'un  te 
trappe  sur  la  joue  droite,  présente-lui  encore  la  joue 
gauche  ;  et  si  quelqu'un  veut  t'appeler  en  justice 
pour  t' enlever  ta  tunique,  cède-lui  encore  ton  man- 
teau ;  et  si  quelqu'un  veut  te  contraindre  à  l'aire  mille 
pas  avec  lui,  fais-en  deux  mille.  Donne  à  celui  qui 
te  demande  et  ne  te  détourne  pas  de  celui  qui  veut 
te  taire  un  emprunt.  » 

Dans  l'état  actuel  de  l'humanité,  le  principe  de  la  ré- 
tribution est  indispensable  au  maintien  de  l'ordre.  Dans 
le  domaine  du  bien,  comme  dans  celui  du  mal,  tout  re- 
pose sur  la  réciprocité.  «  Oeil  pour  œil,  dent  pour 
dent  ».  cette  sentence  en  formule  les  droits.  «Tu  aime- 
ras ton  ami.  et  tu  haïras  ton  ennnemi  ».  celle-ci  en  établit 
les  devoirs.  Mais  l'ordre  de  choses  nouveau  ignore  les 
représailles.  11  remplace  cette  déclaration  :  Tel  tu  seras 
pour  moi,  tel  je  serai  pour  toi.  par  cette  autre  :  Ce 
que  je  suis,  je  le  serai  pour  toi.  en  toute  occasion,  et 
comme  que  tu  puisses  d'ailleurs  te  conduire  à  mon 
égard. 

Aussi  Jésus  dit-il  aux  siens,  sans  s'attaquer  toutefois 
à  la  loi  de  la  réciprocité  et  à  ses  elîets  salutaires 
parmi  l'humanité  barbare  :  Vous,  ne  résistez  pas  à 
l'injustice,  mais  subissez-la  paisiblement  et  l'emportez 
sur  tdle  par  votre  bon    vouloir.    C'est  bien   là.    eu  effet, 


I.\    SOUVERAINETÉ    DE    L'ÊTRE    NOUVEAU  1 55 

ce  qu'il  nous  présent  :  offrir  à  l'offenseur  l'occasion  «le 
nous  donner  un  second  soufflet,  aller  au  devant  et  au 
delà  des  exigences  de  celui  qui  fait  valoir  injustement 
des  droits  sur  nos  biens,  satisfaire  doublement  ;i  des 
prétentions  insolentes. 

L'injustice  doit  donc  pouvoir  se  donner  carrière  non 
seulement  impunément,  mais  encore  indéfiniment.  Il  Tant 
(|ue  son  effort  s'épuise  en  présence  de  notre  attitude 
tout  opposée  et  que  ses  intentions  mauvaises  viennent 
échouer  contre  notre  généreuse  prévenance.  C'est  là 
une  endurance  qui  ne  se  contente  pas  de  tout  subir 
sans  résistance,  mais  qui  s'efforce  de  donner  satisfac- 
tion  aux  convoitises  de  l'adversaire.  Il  ne  nous  suffira 
point  de  nous  abstenir  de  toutes  représailles.  Il  faut  que 
notre  nature  transformée  oppose  ses  instincts  nouveaux 
et  ses  manifestations  spontanées  aux  caprices  et  à  la 
perversité  de  la  vieille  nature  qui  s'acharne  sur  nous. 
Nous  avons  a  réagir,  et  même  énergiquement,  mais 
conformément  à  notre  caractère  propre. 

Nous  n'en  serons  capables  que  lorsque  l'être  originel 
régnera  dans  notre  vie.  car  cette  attitude  ne  se  commande 
pas.  —  même  aux  chercheurs.  Elle  n'est  possible  qu'à 
condition  d'être  spontanée:  elle  n'est  authentique  que 
si  elle  procède  d'une  nécessité  interne.  Pour  se  mani- 
fester involontairement,  comme  l'entend  Jésus,  il  faut 
qu'elle  soit  devenue  pour  nous  une  seconde  nature.  Si 
elle  n'est  pas  l'expression  de  la  supériorité  de  l'être 
originel  et  de  son  caractère  particulier,  elle  n'est  que 
contrefaçon,  affectation  lamentable,  mensonge  enfin. 

Gardons-nous  donc  de  nous  méprendre  sur  les  inten- 
tions  de   Jésus  :    il    n'a    pas    voulu    former    des    hypo- 


l56  LA    MORALE    NOUVELLE 

crites,  mais  créer  îles  êtres  de  vérité.  Nous  sommes 
hypocrites,  strictement  parlant,  quand  nous  accomplis- 
sons un  acte  étranger  à  notre  nature  et  qui  nous  oblige 
à  la  dompter  préalablement.  La  morale  ancienne  con- 
siste en  victoires  remportées  sur  notre  moi  ;  la  morale 
nouvelle  est  l'épanouissement  de  notre  moi.  reposant 
sur  une  rédemption  et  une  renaissance  de  sa  vie  origi- 
nelle. Les  paroles  de  Jésus  sont  des  indications  qui 
nous  découvrent  les  lois  fondamentales  de  la  vie  nou- 
velle. Ce  n'est  pas  en  les  considérant  comme  des  obli- 
gations qui  nous  seraient  imposées,  et  en  multipliant, 
pour  y  satisfaire  les  efforts  de  notre  impuissance,  que 
nous  les  verrons  prendre  vie  en  nous,  mais  uniquement 
en  veillant  à  la  croissance  de  notre  être  originel  et  en 
permettant  à  ses  impulsions  de  se  réaliser  librement 
dans  notre  vie. 

Mais  ce  ne  serait  point  favoriser  le  développement 
de  la  vérité  dans  notre  âme,  que  de  vivre  hardiment 
selon  les  instincts  de  notre  vieille  nature,  de  peur  de 
feindre  ce  qui  n'existe  pas  en  nous.  Si  nous  nous  som- 
mes engagés  sincèrement  dans  la  voie  de  la  vie.  notre 
conduite  sera  déterminée  par  le  but  auquel  nous  ten- 
dons et  elle  se  rapprochera  tout  naturellement  de  la 
manière  d'être  propre  aux  enfants  de  Dieu.  Celui  qui 
cherche  réellement  et  avant  tout  la  terre  nouvelle,  lors- 
qu'il sera  exposé  aux  attaques  de  la  malveillance,  éprou- 
vera d'autres  impressions  et  agira  d'autre  sorte  qu'un 
homme  ordinaire.  De  ses  seules  aspirations  résultera 
nécessairement  une  orientation  de  sa  conduite  conforme 
aux  indications  de  Jésus,  et  favorable  aux  progrès  de 
L'être  originel  parce  qu'elle  lui  est  appropriée. 


LA    SOUVERAINETÉ    DK    [/ÊTRE    NOUVEAU  I&7 

Toutefois  la  façon  d'agir  qui  résulte  de  la  pléni- 
tude et  de  la  puissance  de  la  vie  nouvelle  en  nous  est 
tout  autre  chose  encore.  C'est  une  réaction  élémentaire 
de  notre  être  originel  en  lace  du  tort  qui  nous  est  fait. 
Ce  n'est  pas  une  résistance  héroïque  à  l'attrait  de  la 
vengeance,  mais  un  contre-coup  instantané  et  involon- 
taire, d'une  tout  autre  nature,  il  est  vrai.  Car  il  pro- 
cède du  oui  et  jamais  du  non.  L'être  nouveau  en  elfet, 
chaque  fois  qu'il  est  sollicité  d'agir,  le  fait  affirmative- 
ment, c'est-à-dire  d'une  façon  salutaire  et  de  manière 
à  concourir  toujours  au  bien  des  autres  et  au  sien 
propre.  Aussi  ne  saurait-il  recourir  à  des  mesures  de 
défense  ou  à  des  représailles,  mais  se  borne-t-il  à 
réagir  personnellement.  En  butte  aux  attaques  malveil- 
lantes de  ceux  de  l'ordre  ancien,  il  se  donne  simple- 
ment et  absolument  tel  qu'il  est.  Peu  importent  donc  les 
agissements  de  nos  adversaires  :  qu'ils  demandent  ou 
empruntent,  qu'ils  nous  fassent  violence  ou  nous  extor- 
quent légalement  notre  bien,  cela  ne  modifiera  aucune- 
ment notre  manière  d'agir.  Les  procédés  injustes,  aussi 
bien  que  les  procédés  honnêtes,  ne  pourront  que  mettre 
en  lumière  le  nouveau  mode  de  vie  qui  nous  est  propre. 

Toutes  les  injustices  qui  nous  atteignent  ne  sont  que 
les  manifestations  du  mal  intérieur  dont  soufire  notre 
adversaire,  la  suppuration  de  ses  plaies  cachées.  Aussi 
la  seule  réaction  qu'elles  puissent  provoquer  chez  l'être 
véritablement  humain,  la  seule  revanche  à  laquelle 
elles  l'incitent  inévitablement,  c'est  le  secours  et  la  ré- 
demption. Or  ce  qui  le  rend  capable  de  les  dispenser, 
c'est  le  déploiement  spontané  de  la  vie  nouvelle  qui 
l'anime.  Mais  pour  que   cette   vie   exerce   une   influence 


IÔ8  LA    MORALE    NOUVELLE 

positive  et  pénètre  au-dessous  de  l'irritation  superficielle 
de  l'offenseur  jusqu'au  tréfonds  de  son  être  intime,  il  faut 
que  ses  appétits  coupables  aient  d'abord  été  complète- 
ment assouvis.  Qu'il  leur  donne  donc  libre  cours,  et  que 
ses  exigences  nous  trouvent  prêts  à  des  concessions 
illimitées  !  Ce  sera  le  moyen  de  calmer  sa  fièvre  et  de 
le  faire  entrer  en  contact  avec  la  vie  nouvelle. 

La  véritable  nature  humaine  et  la  nature  dégénérée 
se  côtoient  ;  rien  ne  dérobe  l'une  à  l'action  directe  de 
l'autre.  Rien  n'empêche  le  bien  portant  de  communiquer 
au  malade  l'impression  immédiate  de  la  santé  et  d'exer- 
cer sur  lui  son  inlluence  salutaire.  Lui  apporteront-elles 
la  guérison?  C'est  une  autre  question.  Cela  dépendra  dans 
une  certaine  mesure  de  la  puissance  de  la  vie  nouvelle 
en  nous.  Si  elle  ne  se  déploie  pas  naturellement,  nos 
intentions  et  nos  cllorts  n'en  sauraient  tenir  lieu.  Au 
l'esté,  ce  qui  nous  est  demandé,  c'est  simplement  de  ma- 
nilester  nettement  et  intégralement  ce  que  nous  sommes 
et  non  point  de  nous  conformer  extérieurement  à  l'exem- 
ple donné  par  Jésus  dans  des  cas  analogues.  Une  dis- 
position intérieure  semblable  à  la  sienne  s'exprimera 
peut-être  tout  différemment  à  l'occasion.  Car  bien  que 
notre  conduite  doive  toujours  procéder  de  l'être  origi- 
nel qui  vit  en  nous,  la  forme  et  les  apparences  qu'elle 
revêt  ne  sont  pas  déterminées  par  lui  seulement,  mais 
par  l'état  de  choses  dans  lequel  il  doit  s'actualiser. 

Or,  dans  la  complexité  de  nos  conditions  présentes, 
les  choses  ne  sont  pas  aussi  simples  qu'elles  l'étaient  au 
temps  de  Jésus.  Aujourd'hui  comme  alors,  notre  em- 
pressement à  secourir  notre  prochain  doit  être  sans  li- 
mite. Toutefois,  nous  ne   donnerons  pas  indistinctement 


LA    SOUVERAINETÉ    DE    L'ÊTRE    NOUVEAU  l5c) 

à  quiconque  demande  et  nous  ne  prêterons  pas  à  tous 
ceux  qui  sollicitent  un  emprunt.  Car  nous  ne  ferions 
qu'aggraver  ainsi  le  Qéau  <le  l'arbitraire,  au  lieu  de  con- 
tribuer à  l'élaboration  de  l'humanité  nouvelle.  Notre  gé- 
nérosité ne  connaîtra  pas  plus  de  bornes  que  celle  que 
Jésus  décrit  ici,  niais  elle  sera  tenue  en  bride  par  une 
fidélité  scrupuleuse  veillant  à  l'emploi  judicieux  des 
biens  qui  nous  sont  confiés,  et  déterminée  par  la  loi 
nouvelle  selon  laquelle  celui-là  seul  est  notre  prochain 
qui  se  trouve  remis  à  nos  soins  dune  façon  spéciale  à 
ce  moment  précis. 

Jésus  entendait  sans  aucun  doute  recommander  aux 
siens  une  libéralité,  une  obligeance  sans  réserve  et  sans 
arrière-pensée.  Mais  il  était  moins  nécessaire  alors 
qu'aujourd'hui  d'en  indiquer  les  postulats  raisonnables. 
Il  est  peu  probable  qu'un  riche  bourgeois  de  Jérusalem 
reçût  des  lettres  de  mendicité  de  gens  entièrement 
inconnus,  habitant  toutes  les  localités  possibles  de 
la  Palestine.  Par  la  force  des  circonstances,  l'indigent 
s'adressait  tout  naturellement  aux  parents  et  aux  voi- 
sins qui  le  connaissaient  et  qui  étaient  au  courant  de 
sa  situation.  Sa  requête  avait  ainsi  pour  point  de  dé- 
part une  relation  personnelle  qui  en  garantissait  la  di- 
gnité, et  l'on  ne  courait  guère  le  danger  de  nuire  plu- 
tôt que  d'obliger  en  donnant  ou  en  prêtant  sans  discer- 
nement. 11  n'en  va  plus  de  même  aujourd'hui.  Les  de- 
mandes de  secours  se  multipliant  sans  aucun  contrôle, 
le  fait  qu'assistés  et  donateurs  restent  étrangers  les  uns 
aux  autres,  la  complication  extraordinaire  de  nos 
conditions  d'existence,  nous  obligent  à  examiner  avec  le 
plus  grand  soin  toutes    les    sollicitations   qui   noiis  sont 


ïfto  LA    MORALE    NOUVELLE 

adressées.  11  va  de  soi  que  si  nous  sommes  animés  de 
l'esprit  des  béatitudes,  nous  ne  nous  en  tiendrons  pas 
inoins  à  la  disposition  absolue  de  tous  les  nécessiteux, 
comme  Jésus  nous  le  donne  à  entendre  ici.  Il  ne  faut 
point  que  la  sagesse  qui  tient  compte  des  circonstances 
diminue  en  rien  notre  empressement  à  servir  notre 
prochain.  Autrement,  nous  tombons  dans  l'hypocrisie. 
Nous  nous  trompons  nous-mêmes  en  usant  dune  pru- 
dence que  nous  inspire  l'amour  de  l'argent  plutôt  que 
la  charité  et  le  désir  de  bien  faire. 

Ce  qui  importe,  c'est  que  la  disposition  intérieure 
propre  à  la  morale  nouvelle  revête  dans  chaque  circons- 
tance spéciale  la  forme  particulière  qui.  tout  en  révé- 
lant intégralement  l'être  originel,  s'adapte  cependant  en 
toute  liberté  à  la  situation  donnée.  Cette  nécessité  inté- 
rieure qui  régit  toute  l'activité  des  hommes  nouveaux 
et  se  fait  sentir  à  eux  spontanément,  découle  du  contact 
immédiat  et  vivant  avec  le  problème  spécial  qu'il  s'agit 
de  résoudre  et  opère  toujours,  par  conséquent,  d'une 
manière  originale  et  appropriée  au  cas  particulier. 

Le  généreux  bon  vouloir,  la  prévenance  illimitée  que 
la  morale  nouvelle  oppose  à  toutes  les  animosités  comme 
à  toutes  les  importunités  affirment,  en  somme,  la  supré- 
matie intérieure  de  l'être  nouveau.  Il  est  aussi  supé- 
rieur à  l'ordre  ancien  que  la  vérité  l'est  au  mensonge, 
la  force  à  la  faiblesse,  la  vie  à  l'inertie,  la  liberté  à  la 
contrainte,  l'intuition  au  raisonnement,  la  nécessité  de 
nature  à  l'arbitraire,  et  l'harmonie  au  chaos.  Aussi  tous 
les  assauts  de  la  nature  humaine  dégénérée  ne  sau- 
raient-ils l'ébranler  ni  l'affaiblir  ;  le  mal  n'éveille  en  lui 
aucun  écho,   mais  ne  fait  qu'évoquer  les  puissances  du 


LA    SOUVERAINETE    DE    L  ÊTRE    NOUVEAU  l6l 

bien.  Il  demeure  intangible  :  rien  n'a  de  prise  sur  les 
hommes  de  vérité,  car  toute  provocation  met  en  évi- 
dence la  souveraineté  de  leur  vie  nouvelle  et  l'inanité 
des  menées  de  la  malveillance. 

Précisément  parce  qu'elle  n'est  pas  l'eilet  d'une  réso- 
lution préméditée,  mais  une  vivante  réalité  se  manifes- 
tant involontairement  dans  la  mesure  où  l'être  origi- 
nel s'épanouit,  la  morale  nouvelle  témoigne  d'une  sou- 
veraineté intérieure  absolue,  non  seulement  lorsqu'elle 
se  trouve  aux  prises  avec  l'injustice,  mais  dune  ma- 
nière générale  et  dans  tous  les  domaines. 

C'est  leur  souveraineté  intérieure  qui  permet  aux 
hommes  nouveaux  de  résoudre  les  conflits  personnels 
les  plus  douloureux,  parce  quelle  leur  communique  la 
franche  impartialité  qui  conduit  à  une  entente  apaisante 
et  libératrice.  C'est  la  souveraineté  de  leur  nature  nou- 
velle qui  confère  à  ses  lois  innées  une  telle  autorité 
qu'ils  peuvent  se  passer  de  tout  frein  et  de  toute  sanc- 
tion, parce  (pie  ses  sommations  intérieures  suffisent  à 
les  guider  et  à  les  maintenir.  C'est  sur  la  souveraineté 
de  la  vie  originelle  que  se  fonde  la  rigueur  inflexible 
de  ses  exigences.  C'est  la  souveraineté  de  la  vérité  qui 
permet  à  ceux  qu'elle  anime  de  vivre  directement  de  leurs 
intuitions  immédiates;  car  sa  puissance  triomphe  de  tous 
les  obstacles,  comme  de  tous  les  malentendus  qui  pour- 
raient résultei*  de  leur  façon  d'agir  sincère  et  catégorique. 

Sur  la  souveraineté  de  l'être  nouveau  en  face  de  toutes 
les  obligations  de  la  vie  reposent  l'originalité,  la  force 
victorieuse,  la  certitude  instinctive,  la  spontanéité  et  la 
fraîcheur  de  sa  vie  morale,  qui  font  de  lui  une  manifes- 
tation du  royaume  des  cieux. 

h 


•62  LA    MORALE    NOUVELLE 


6.   Elle  témoigne  d'une  vie  surabondante. 


s 


«  Vous  avez  appris  qu'il  a  été  dit  :  Tu  aimeras  ton 
prochain  et  tu  haïras  ton  ennemi.  Mais  moi  je  vous 
dis  :  Aimez  vos  ennemis  et  priez  pour  vos  persécu- 
teurs,  afin  que  vous  soyez  les  enfants  de  votre  Père 
qui  est  aux  cieux.  Car  il  fait  lever  son  soleil  sur  les 
méchants  et  sur  les  bons,  et  fait  pleuvoir  sur  les  jus- 
tes et  sur  les  injustes.  Si  vous  aimez  ceux  qui  vous 
aiment,  quelle  récompense  méritez-vous?  Tout  le 
monde  ne  le  fait-il  pas  ?  Et  si  vous  ne  saluez  que 
vos  frères,  que  faites-vous  d'extraordinaire  ?  Les 
païens  même  n'en  font-ils  pas  autant  ?  » 

A  l'endurance  sans  limites  s'ajoute  l'amour  sans  ré- 
serve. Ainsi  s'achève  le  contraste  entre  Tordre  nouveau 
et  l'ordre  ancien.  Ce  n'est  plus  le  principe  de  la  récipro- 
cité, de  la  revanche,  qui  détermine  notre  manière 
d'être  ;  au  contraire,  notre  caractère  véritablement  hu- 
main s'affirme  en  toute  occasion,  s'il  est  vivace.  Notre 
conduite  n'est  plus  relative,  mais  constante.  —  parce 
qu'actionnée  par  la  force  motrice  originelle,  —  absolue 
et  catégorique.  Aussi  les  hommes  nouveaux  aiment-ils 
même  leurs  ennemis  et  prient-ils  pour  leurs  persécu- 
teurs. 

Plus  notre  vie  est  impersonnelle  et  passive,  plus  aussi 
notre  conduite  est  déterminée  de  l'extérieur  et  devient 
une  simple  réaction  dont  la  nature  et  la  portée  sont  con- 
ditionnées   par   l'excitation    qui    l'a    produite.    1*1118    au 


ELLE   TÉMOIGNE    1)1  >K    VIE    SURABONDANTE  I<)3 

contraire  nous  vivons  .lune  vie  personnelle,  plus  aussi 
noire  conduite  est  déterminer  du  dedans  et  devient  une 
manifestation  autonome,  un  libre  déploiement  de  notre 
moi.  Pins  donc  le  moi  véritable  est  puissant  et  s'affirme 
dans  notre  vie.  inoins  il  est  influencé  par  l'attitude  de 
notre  prochain  et  |)lus  il  reste  fidèle  à  son  caractère 
propre  :  car  il  ne  peut  agir  autrement  qu'il  ne  le  doit. 
C'est  dans  cet  ailranchissement  de  toute  influence  exté- 
rieure que  résident  la  noblesse,  la  liberté  et  la  souve- 
raineté des  hommes  véritables. 

Or  ce  caractère  nouveau  et  inaltérable,  c'est  celui  de 
leur  être  originel.  C'est  la  véritable  nature  humaine  qui 
se  révèle  par  eux  en  tout  et  partout.  Il  n'est  pas  une 
des  obligations  que  la  vie  leur  impose,  pas  une  des  im- 
pressions qui  les  effleure,  pas  un  des  événements  qu'ils 
rencontrent  qui  ne  la  fasse  apparaître  dans  sa  beauté 
et  sa  vertu  rédemptrice.  Dans  les  bons  et  dans  les  mau- 
vais jours,  parmi  leurs  amis  et  leurs  ennemis,  aux  prises 
avec  l'admiration  comme  avec  la  calomnie,  avec  l'amour 
comme  avec  la  haine,  leur  vie  nouvelle  s'épanouit  vic- 
torieusement. Tout  contact  agréable  ou  pénible  avec 
leurs  semblables  ne  saurait  donc  éveiller  en  eux  que  des 
sentiments  d'amour. 

L'amour  est  la  marque  de  leur  origine.  le  caractère 
de  leur  Père.  Comme  leur  Père  l'ait  lever  son  soleil 
sur  les  méchants  cl  sur  les  bons,  et  tomber  la  pluie  sur 
les  justes  et  sur  les  injustes,  ies  citoyens  de  la  terre 
nouvelle  éclairent  et  réchauffent  sans  distinction  et  sans 
exception  tous  ceux  qui  pénètrent  dans  leur  sphère  lu- 
mineuse. Leur  qualité  d'enfants  de  Dieu  leur  confère  la 
noblesse  qui   ignore    la    revanche  soit  en   bien,   soit  en 


l64  LA    MORALE    NOUVELLE 

mal  :  aussi  se  donnent-ils  tels  qu'ils  sont,  de  quelque 
façon  que  l'on  vienne  à  eux.  Rien  ne  saurait  affaiblir 
leur  ardeur  ni  intercepter  leur  lumière  égale  et  paisible, 
puisqu'elles  ne  dépendent  à  aucun  degré  de  l'attitude 
des  autres  à  leur  égard.  Rien  ne  compromet  leur  équi- 
libre, ni  n'altère  leur  caractère  ;  leur  supériorité  native 
les  garantit  également  des  séductions  et  des  attaques  de 
ceux  chez  lesquels  ne  vit  point  encore  l'être  nouveau. 
La  conduite  de  leur  prochain  ne  peut  ni  entraver,  ni 
limiter  leurs  manifestations  vitales,  elle  ne  peut  que  les 
provoquer,  car  leur  manière  d'être  découle  du  jaillisse- 
ment de  la  vie  en  eux  et  non  de  causes  ou  de  considé- 
rations extérieures.  Or  ce  qui  déborde  ainsi  sur  ceux 
qui  les  approchent,  c'est  l'amour. 

Leur  amour  est  tout  autre  chose  que  ce  qu'on  appelle 
de  ce  nom.  dans  le  régime  ancien .  Ce  n'est  pas  une  dis- 
position morale  qu'on  puisse  susciter  en  soi  par  un  ef- 
fort de  bonne  volonté,  mais  un  sentiment  spontané, 
l'élan  naturel  qui  porte  l'être  nouveau  au  devant  de 
tous  ceux  qui  l'approchent.  Ce  n'est  pas  la  sympathie 
que  nous  inspirent  des  êtres  attrayants  ou  dignes  de 
pitié,  mais  le  trop-plein  de  l'âme,  la  vie  personnelle 
surabondante  qui  se  répand  au  dehors  parce  qu'elle 
ne  peut  contenir  ses  richesses.  Dans  cet  amour  rayonne 
le  bonheur  qui  remplit  les  hommes  du  devenir,  leur  joie 
de  vivre,  la  force  vitale  et  l'énergie  créatrice  accumu- 
lées dans  leur  for  intérieur  et  dont  le  courant  à  haute 
tension  se  décharge  pour  devenir  lumière  et  chaleur, 
irrésistible  élan,  force  expansive  de  la  personnalité. 
Semblable  aux  ondes  lumineuses  du  soleil  et  aux  vibra- 


ELLK    TÉMOIGNE    D'UNE    VIE    SURABONDANTE  I<Î5 

tions  de  sa  chaleur  ardente,  il  enveloppe  et  pénètre  tous 
les  hommes  et  leur  communique  la  force  et  la  joie  de 
de  vivre. 

Cet  amour  se  manifeste  dans  nos  rapports  avec  nos 
semblables  par  un  impétueux  élan  du  cœur  qui  prend 
envers  eux  une  position  énergiquement  et  invariablement 
affirmative,  par  une  ardeur  à  vouloir  leur  être  en  soi, 
leur  bien,  leur  développement,  l'apparition  de  leur 
beauté  profonde.  La  volonté  affirmative  de  l'être  nou- 
veau dans  laquelle  frémit  le  mouvement  créateur,  s'é- 
tend indistinctement  à  tous,  par  simple  besoin  de  s'ex- 
primer. Car  l'amour  ne  veut  pas  les  hommes  tels  qu'ils 
sont,  mais  tels  qu'ils  doivent  et  peuvent  être,  non  leur 
apparence  fortuite,  mais  leur  vérité  même.  Or,  par  le 
fait  seul  qu'il  les  affirme  ainsi,  il  les  fortifie,  les  secourt 
dans  leurs  détresses,  brise  leurs  entraves  et  rompt  leurs 
liens,  les  arrache  à  leurs  erreurs,  et  les  modèle  selon 
leur  vérité  et  leur  splendeur  natives.  Ainsi  l'amour  est 
une  communication  de  force  et  de  vie,  une  puissance 
créatrice,  le  rayonnement  de  l'être,  la  copie  de  l'origi- 
nal divin. 

Notre  amour  s'élève  jusqu'à  Dieu  en  prières  d'inter- 
cession. Car  si  notre  vie  consiste  à  puiser  en  Dieu,  nos 
vœux  pour  ceux  que  nous  aimons  se  transforment  en  re- 
quêtes. Nous  ne  sommes  que  des  organes  de  transmis- 
sion. Notre  intercession  n'est,  pour  ainsi  dire,  que  l'au- 
tre face  de  notre  amour,  celle  qui  est  tournée  vers 
Dieu.  Les  enfants  de  Dieu  mettent  tous  ceux  qu'ils  ai- 
ment en  contact  avec  lui  et  les  plongent  dans  son  atmos- 
phère, rnv  leur  amour  est  une  vibration  de  la  vie  créa- 


lO(i  LA    MORALE    NOUVELLE 

trier.  En  se  communiquant  aux  hommes,  il  met  en 
mouvement  la  puissance  divine.  Aussi,  aimant  leurs 
ennemis,  prient-ils  pour  leurs  persécuteurs. 

Quand  l'amour  est  le  jaillissement  naturel  de  la  vie 
nouvelle,  il  est  aussi  L'accomplissement  pat-lait  de  la 
loi  qui  dit:  «Tu  aimeras  ton  prochain.»  Jésus  nous  fait 
toucher  du  doigt  le  contraste  entre  cet  amour  spontané- 
ment ressenti  et  l'amour  voulu  et  provoqué  par  un  effort 
moral,  dans  cette  parole  :  «Mais  moi  je  vous  dis:  Aimez 
vos  ennemis.  »  Car  le  fait  qu'il  s'étend  à  tous,  indistinc- 
tement et  sans  réserve,  est  la  preuve  infaillible  de  son 
authenticité.  En  eflet.  cela  n'est  possible  que  s'il  est  une 
force  impulsive  de  la  vie  nouvelle,  un  instinct  autonome 
de  la  personnalité  indépendant  de  tout  stimulant  exté- 
rieur, une  libre  manifestation  du  moi  qui  fait  irruption 
et  se  répand  au  dehors  sans  tenir  compte  de  rien.  Ceux 
qui  vivent  encore  dans  l'ancien  ordre  de  choses,  ceux 
dont  l'amour  est  provoqué  par  une  impression  de  satis- 
faction ou  de  pitié,  sont  incapables  d'aimer  ainsi.  Tout 
au  plus  réussissent-ils  par  un  tour  de  force  moral  à  si- 
muler l'amour  pour  leurs  ennemis.  Mais  on  n'aime  véri- 
tablement que  quand  on  ne  peut  s'en  empêcher.  L'amour 
pour  nos  ennemis,  pour  être  authentique,  doit  donc,  lui 
aussi,  être  l'expression  tout  impulsive  d'un  sentiment 
spontané.  Gela  est  impossible  à  notre  ancienne  nature  ; 
c'est  une  nécessité  de  nature  pour  l'être  nouveau.  Aussi 
l'amour  des  ennemis  est-il  en  effet  une  chose  ce  extraor- 
dinaire», l'épanouissement  spléndide  de  notre  vie  ori- 
ginelle. 

Jl  y  aurait  encore  une  infinité  de  choses  à  dire  sur  la 


ELLE    TÉMOIGNÉ    D'UNE    VIE    SURABONDANTE  1<>J 

nature,  le  caractère,  l'origine  et  la  portée  de  cet  amour 
qui  est  l'inimitable  façon  d'être  des  enfants  de  Dieu, 
nés  à  sa  vie.  Mais  cela  nous  mènerait  trop  loin1. 
Si  nous  sommes  «r  nés  de  nouveau  »,  nous  en  ferons  tout 
naturellement  l'expérience. 

«  Soyez  donc  parfaits,  comme  votre  Père  qui 
est  aux  eieux  est  parfait.  » 

Cette  parole  est  la  clef  de  voûte  des  enseignements 
de  Jésus  sur  la  morale  nouvelle.  Il  faut  nous  placer  à 
ce  point  de  vue  pour  la  comprendre  ;  sinon  nous  la  re- 
poussons d'emblée,  et  elle  devient  pour  nous  une  pierre 
d'achoppement.  On  ne  peut  exiger  d'aucun  homme  la 
perfection  ;  car  l'imperfection  est  inhérente  à  la  nature 
humaine.  «  Il  n'y  a  de  bon  que  Dieu  seul»,  a  dit  Jésus. 
Si.  sur  la  foi  de  son  ordre,  nous  nous  faisons  forts  de 
réaliser  la  perfection,  si  dans  l'ardeur  d'une  exaltation 
religieuse,  nous  prétendons  à  une  abstention  complète 
de  tout  péché,  nous  ne  réussissons  qu'à  nous  tromper 
nous-mème  et  nous  échouons  lamentablement. 

Mais  tel  n'est  point  le  sens  de  la  parole  de  Jésus.  La 
perfection  qu'il  réclame,  —  tout  comme  la  justice  supé- 
rieure qu'il  nous  prescrit  —  ne  constitue  point  une  dif- 
férence de  degré,  mais  une  dillérence  de  nature.  Elle 
n'implique  pas  l'absolu  de  la  quantité,  mais  de  la  subs- 
tance.  La  perfection  opposée  à  l'imperfection,  c'est  la 
morale  primesautière.  accomplissante,  créatrice,  de  l'or- 

1  Comp.  :  Johannbs  Miti.u.it,  Von  den  Quellen  des  Lebens.  Die 
Liebe  (pages  1 94-^-r>« >) . 


l68  LA    MORALE    NOUVELLE 

lire  nouveau,  opposée  à  la  morale  insuffisante  et  mes- 
quine de  l'ordre  ancien.  Car  elle  est  parfaite  en  son 
essence,  quelque  embryonnaire,  imperceptible  et  embar- 
rassée qu'elle  soit  peut-être  encore,  tandis  que  la  morale 
ancienne  est  et  reste  imparfaite  de  sa  nature,  quel  que 
soit  le  sommet  auquel  la  porte  notre  eflort. 

Jésus  ferme  ainsi  le  cercle  de  ses  instructions  sur  la 
morale  nouvelle  en  revenant  à  son  point  de  départ  :  «  Si 
votre  justice  ne  surpasse  celle  des  scribes  et  des  phari- 
siens, vous  n'entrerez  pas  dans  le  royaume  de  Dieu.  » 
En  effet,  dans  le  royaume  de  Dieu  règne  la  morale 
parfaite  ;  dès  que  le  royaume  de  Dieu  —  sous  sa  forme 
individuelle  et  personnelle  qui  est  L'être  originel  — 
s'instaure  dans  un  être  humain,  elle  s'y  développe 
aussi  nécessairement  que  lève  la  semence  jetée  en  terre. 
Voilà  pourquoi  Jésus  peut  dire  :  «  Soyez  parfaits  ». 
Il  ne  commande  point  ;  il  appelle  les  chercheurs  à  con- 
courir au  développement  des  germes  de  vie  qu'ils  sen- 
tent travailler  en  eux  si  réellement  leur  être  originel 
est  sorti  de  son  sommeil.  Or,  tous  ceux  chez  lesquels 
s'opère  cette  transformation  radicale,  éprouvent  certai- 
nement les  premiers  symptômes  d'une  moralité  nouvelle. 
Qu'ils  prennent  donc  soin  d'en  favoriser  les  progrès  et 
qu'ils  s'appliquent  à  laisser  s'épanouir  purement  et  li- 
brement dans  leur  vie  cette  perfection  qui  est  la  réalisa- 
lisation  de  leur  véritable  humanité. 

Cette  parole  :  «comme  votre  Père  céleste  est  parfait», 
indique  l'origine  de  la  morale  absolue  de  l'être  nou- 
veau :  en  elle  se  retrouvent  les  traits  du  Père.  Jésus 
relève  un  de  ces  traits,    l'amour,  lorsqu'il    nous    recoin- 


ELLE    TÉMOIGNE    DINE    ME    SURABONDANTE  I<K) 

mande  d'aimer  sans  réserve  et  sans  bornes,  comme  le 
Père  qui  t'ait  lever  son  soleil  sur  les  bons  et  sur  les 
méchants.  Mais  sa  déclaration  a  une  portée  générale. 
Tons  les  caractères  distinctifs  <le  la  inorale  nouvelle  — 
la  souveraineté  dont  elle  témoigne,  la  spontanéité  de 
ses  manifestations,  sa  conformité  rigoureuse  à  la  loi,  sa 
liberté  primesautière,  son  «  accomplissement  »  positif  et 
créateur.  —  sont,  aussi  bien  que  l'amour  sans  limites, 
des  traits  de  la  nature  du  Père.  Or,  tel  est  le  Père, 
tels  sont  ses  enfants,  mais  seulement  ceux  qui  sont  ce  nés 
de  lui».  Aussi  ne  reproduirons-nous  son  caractère  que 
lorsque  notre  être  véritable  issu  de  Dieu,  sera  né  en 
nous. 


CHAPITRE  III 

LA  VIE  PERSONNELLE 

(Matthieu  VI,  1-18.) 

Dans  le  chapitre  qui  va  nous  occuper,  Jésus  aborde 
le  sujet  de  la  vie  personnelle  et  oppose  une  fois  de  plus 
le  caractère  particulier  de  l'être  originel  à  la  nature 
faussée  dont  il  doit  triompher.  Nous  y  apprenons  com- 
ment vivent  ceux  qui  ont  été  radicalement  transformés. 

Les  trois  fragments  réunis  iei  projettent  une  vive 
clarté  sur  les  divers  domaines  dans  lesquels  se  déploie 
la  vie  personnelle  des  hommes  nouveaux  :  l'instruction 
concernant  l'aumône  nous  apprend  comment  s'exerce 
leur  action  au  dehors,  l'instruction  sur  la  prière  ce  que 
sont  leurs  relations  avec  Dieu  ;  enfin  les  déclarations 
se  rapportant  au  jeûne,  ce  que  doit  être  leur  vie  inté- 
rieure. Cependant  si  ces  trois  morceaux  sont  ici  grou- 
pés, ce  n'est  pas  uniquement  en  raison  de  cette  analo- 
gie, mais  pour  un  autre  motif  encore. 

Quelque  divers,  en  effet,  (pie  soient  les  trois  domai- 
nes dans  lesquels  doit  se  déployer  la  vie  nouvelle,  Jésus 
nous  fait  entendre  au  sujet  de  chacun  d'eux  la  même 
recommandation,  répétée  à  chaque  lois  en  termes  iden- 


LA    VIE    PERSONNELLE  ly1 

tiques  :  Quand  vous  laites  l'aumône,  quand  vous  priez, 
quand  vous  jeûnez,  ne  le  laites  point  publiquement, 
comme  les  hypocrites,  afin  d'attirer  les  regards.  Ils  y 
trouvent  leur  récompense.  Quant  à  vous,  que  cela  se 
passe  en  secret  et  votre  l'ère  qui  voit  dans  le  secret, 
vous  le   rendra. 

Jésus  énonce  iei  un  seul  principe  fondamental,  qui 
s'applique  à  tous  les  domaines  de  la  vie  personnelle. 
Pour  en  établir  la  portée  générale,  il  nous  en  montre 
successivement  les  effets  dans  trois  directions  différentes; 
l'identité  des  termes  renforce  et  intensifie  sa  démons- 
tration. Cette  loi  de  nature  de  la  vie  originelle  est  dune 
rigueur  absolue.  Raison  de  plus  pour  ne  point  l'appli- 
quer uniquement  aux  trois  cas  particuliers  dont  il  est  ici 
question,  mais  au  contraire  à  tout  l'ensemble  de  la  vie. 
Ici.  comme  ailleurs,  nous  ne  saisirons  dans  toute  sa 
profondeur. l'enseignement  de  Jésus,  que  si,  au  lieu  de 
nous  en  tenir  aux  exemples  concrets  destinés  à  illustrer 
le  principe,  nous  en  discernons  le   sens   plus  étendu. 

Pour  les  Juifs,  chez  lesquels  la  vie  avait  perdu  sa  si- 
gnification intrinsèque  et  n'avait  de  valeur  qu'en  tant 
que  champ  de  la  religion,  la  vie  personnelle  se  confon- 
dait avec  la  piété.  Devenue  une  pratique  ascétique  jux- 
taposée à  la  pratique  de  la  morale,  elle  acquérait  de  ce 
fait  le  caractère  d'une  œuvre  religieuse  qui  venait  s'a- 
jouter à  l'accomplissement  du  devoir.  La  piété  comme 
telle  faisait  partie  intégrante  de  la  notion  «le  «  justice  » 
qui  enfermait  tout  l'idéal  juif. 

Mais  le  centre  de  gravité  de  la  vie  personnelle  se 
trouvant  ainsi  déplacé,  elle  devait  nécessairement  dé- 
vier. Elle  s'écartait   de  sa    véritable    fin.    qui   réside   en 


I"2  LA    VIE    PERSONNELLE 


ly 


elle-même  et  se  subordonnait  à  des  intérêts  exclusive- 
ment religieux.  Son  objectif  n'était  plus  «  l'accomplisse- 
ment »  comme  tel,  mais  le  caractère  méritoire  qu'on 
lui  attribuait  et  en  vue  duquel  on  la  cultivait.  11  en 
résultait  qu'on  faisait  le  bien,  non  en  vue  du  bien 
même,  mais  afin  de  mériter  la  faveur  divine  et  la  ré- 
compense attendue,  car  ce  qui  importait,  ce  n'était  pas 
la  chose  en  soi,  mais  le  but  qu'on  cherchait  à  atteindre 
par  son  moyen. 

11  y  avait  plus  encore.  A  mesure  que  les  manifesta- 
tions de  la  vie  personnelle  dégénéraient  en  «  oeuvres  ». 
elles  prenaient  un  caractère  extraordinaire,  tout  excep- 
tionnel. Elles  procuraient  ainsi  à  celui  qui  les  pratiquait 
un  sentiment  croissant  de  sa  valeur  qui,  en  faisant  mi- 
roiter à  ses  yeux  ses  mérites  et  sa  dignité,  exerçait  sur  lui 
une  véritable  séduction.  Or.  ce  qui  donne  au  mérite  sa 
saveur,  c'est  la  considération  qu'il  rencontre.  En  consé- 
quence, cette  commutation  de  la  vie  personnelle  ordi- 
naire en  œuvre  religieuse  extraordinaire  devait  néces- 
sairement inciter  le  croyant  à  escompter  l'impression 
qu'il  produirait  grâce  à  elle.  A  une  insincérité  subtile, 
succédait  ainsi  une  fausseté  grossière  que  Jésus  qualifie 
d'hypocrisie. 

Ce  ne  sont  point  là  des  phénomènes  pathologiques 
inconnus  de  nos  jours  qui  ne  présenteraient  qu'un  inté- 
rêt historique,  mais  bien  des  maladies  de  la  vie  reli- 
gieuse qui  sévissent  encore  parmi  nous.  Dans  nos 
cercles  chrétiens  aussi,  la  vie  personnelle  est  absor- 
bée par  la  piété  et  présente  tous  les  symptômes  de  la 
dégénérescence.  Parmi  nous  aussi,  la  piété  tourne  à  l'hy- 
pocrisie partout  où  elle  n'en  est    pas    préservée    par    la 


NOS    RELATIONS    AVEC    LE    PROCHAIN  I?3 

conviction  que  tout  est  pure  grâce  et  pur  une  pro- 
fonde sincérité.  Et  même  lorsqu'elle  en  reste  exempte, 
le  sentiment  d'être  quelque  chose  de  spécial  y  perce  pres- 
que toujours. 

i .  Nos  relations  avec  le  prochain. 

«  Gardez-vous  de  pratiquer  votre  justice  devant 
les  hommes  pour  attirer  leurs  regards  :  autrement 
vous  n'aurez  pas  de  récompense  auprès  de  votre 
Père  qui  est  dans  les  cieux.  Quand  donc  tu  lais  l'au- 
mône, ne  sonne  pas  la  trompette  devant  toi,  comme 
font  les  hypocrites  dans  les  synagogues  et  dans  les 
rues,  afin  d'être  honorés  des  hommes.  En  vérité,  je 
vous  le  dis,  ils  ont  leur  récompense.  Pour  loi,  quand 
tu  lais  l'aumône,  que  ta  main  gauche  ignore  ce  que 
l'ait  ta  main  droite,  en  sorte  que  ton  aumône  s'ac- 
complisse en  secret  ;  et  ton  Père  qui  voit  dans  le 
secret,  te  le  rendra.  » 

Dans  ces  paroles,  Jésus  s'accommode  d'expressions 
empruntées  à  la  notion  juive  de  récompense,  pour  flétrir 
le  vice  de  l'hypocrisie.  Mais  dès  qu'il  lui  oppose  la  dis- 
position contraire,  son  langage  s'affranchit  de  cette  con- 
ception mercenaire.  Tout  ce  passage  devient  donc  par- 
faitement simple  et  compréhensible,  sitôt  que  nous  le 
dépouillons  de  son  vêtement  juif.  Gardez-vous,  nous 
dit-il,  de  faire  le  bien  pour  être  vu;  des  hommes  car 
dans  ce  cas,  votre  bonne  action  n'a  aucune  valeur  aux 
yeux  de  Dieu  et  selon  la  vérité.  Ou.  pour  traduire  l'idée 
de  réaction  impliquée  dans  le  mot  de  récompense  :  votre 
bonne  œuvre  restera  infructueuse  pour  la    vie   de    l'être 


I-^  LA    VIE    PERSONNELLE 

originel  en  vous.  En  effet,  quand  nous  agissons  en  vue 
dune  impression  à  produire  sur  autrui,  ce  n'est  pas 
le  Père  qui  est  mis  en  lumière,  mais  notre  personne  : 
il  ne  s'agit  pas  pour  nous  de  vérité  et  dévie,  mais  d'ap- 
parence et  d'ostentation  ;  nous  ne  servons  pas  les  au- 
tres, mais  notre  ambition  ;  nous  ne  cherchons  point  à 
accomplir,  mais  à  obtenir  ;  notre  action  n'est  pas  spon- 
tanée, mais  calculée.  Or  la  nature  d'un  acte  en  déter- 
mine i'eflet  :  s'il  dégénère,  il  reste  stérile,  il  devient  même 
nuisible.  Le  bien  se  change  en  mal.  par  la  déviation 
que  lui  imprime  une  arrière-pensée  personnelle. 

Ne  proclamons  donc  point  au  son  de  la  trompette  les 
dons  de  notre  miséricorde  comme  le  font  les  hypocrites 
qui  n'y  cherchent  qu'une  occasion  de  se  glorifier.  En 
vérité,  ils  trouvent  leur  récompense  :  elle  est  dans  l'im- 
pression qu'ils  produisent.  C'est  dans  le  monde  des  ap- 
parences que  leur  action  s'est  effectuée  et  s'est  évanouie. 
De  pareilles  manifestations  n'ont  ni  valeur  vitale,  ni 
action  vivifiante. 

Il  est  évident  que  cet  avertissement  n'a  rien  perdu 
pour  nous  de  son  importance.  Un  grand  nombre  de 
personnes  ne  vivent  qu'en  vue  de  l'effet  qu'elles  vou- 
draient produire,  et  chez  la  plupart  cette  considération 
exerce  une  influence  prépondérante  sur  la  conduite.  Que 
cette  préoccupation  joue  un  rôle  prédominant  parmi 
ceux  qui  ne  se  sont  pas  encore  retrouvés  eux-mêmes  et 
qui  n'attachent  point  de  prix  à  leur  véritable  moi.  cela 
n'a  rien  qui  doive  nous  surprendre,  ils  sont  trop  su- 
perficiels, trop  dépendants  des  choses  extérieures  et  du 
jugement  des  autres,  trop  flottants  intérieurement  pour 
la  dominer.  Plus  un  être  est  pauvre  de  vie  personnelle. 


NOS    RELATIONS    A.VEC    LE    PROCHAIN  1 70 

plus  il  a  besoin  pour  vivre  de  la  considération  d'autrui. 
C'est  là  sa  richesse,  il  en  jouit,  il  l'exploite,  il  l'entre- 
tient d'instinct  a  lin  d'échapper  au  sentiment  de  sa  misère 
et  «le  ne  pas  laisser  s'éveiller  en  lui  la  soif  de  vie  et  de 

vérité. 

Il  y  a  donc  un  symptôme  du  caractère  encore  barbare 
de  notre  culture  dans  le  fait  qu'elle  est  toute  pénétrée 
de  l'aspiration  à  la  vaine  gloire,  qu'elle  en  vit,  en  tire 
parti  et  s'est  organisée  en  conséquence.  Le  inonde  des 
apparences  y  compte  plus  que  celui  de  la  réalité.  Les 
honneurs,  la  considération,  le  renom,  la  célébrité  y  sont 
les  mobiles  directeurs,  du  moindre  cercle  villageois  aux 
plus  hautes  sphères  de  fart,  de  la  science  et  de  la  poli- 
tique. La  notion  courante  de  l'honneur  même  témoigne 
du  prix  que  l'on  attache  communément  à  l'opinion  des 
autres,  car  si  une  oflense  publique  est  considérée 
comme  une  atteinte  à  notre  honneur,  il  est  évident  que 
celui-ci  est  censé  résider  dans  l'opinion  qu'on  a  de  nous, 
dans  notre  réputation,  qui  sont  à  la  merci  d'autrui.  et  non 
dans  la  valeur  indélébile  de  notre  personnalité  qui  ne 
peut  être  compromise  que  par  notre  infidélité  envers 
nous-mêmes. 

Ces  vaines  préoccupations  sont  étrangères  à  la  vie 
nouvelle.  Quiconque  a  fait  de  cette  vie  son  unique  ambi- 
tion ne  peut  souflrir  que  le  reflet  changeant  de  son  milieu 
se  projette  sur  sa  vie  intérieure  ;  celui  même  qui  ne 
ne  fait  encore  qu'y  aspirer,  se  désintéresse  de  l'eflet  qu'il 
produit.  Pénétré  du  sentiment  de  son  indigence,  il  ne 
songe  plus  à  se  faire  remarquer;  tout  ce  qu'il  accom- 
plit lui  semble  sans  valeur:  il  ne  peut  tolérer  qu'on 
en  lasse  grand  bruit.  Comment    agirait-il    en   vue   de  la 


176  T.A    VIE    PERSONNELLE 

considération?  Plus  il  vit  en  profondeur,  plus  il  devient 
indifférent  à  ce  qui  se  passe  à  la  surface.  Comment  ce- 
lui qui  porte  les  souflrances  de  ses  semblables  se  senti- 
rait-il stimulé  parleur  approbation?  Gomment  celui  qui 
poursuit  la  vérité  se  demanderait-il  en  quelle  estime  on 
le  tient?  Il  n'y  trouverait  ni  consolation,  ni  soutien,  ni 
confirmation  de  sa  conscience  personnelle.  Et  quant  à 
celui  qui  a  déjà  en  quelque  mesure  trouvé  la  vérité,  il  a 
totalement  perdu  le  goût  des  apparences.  Plus  il  s'en- 
noblit, plus  il  aspire  à  demeurer  dans  l'ombre.  Il  y  a 
de  la  vulgarité  à  prêter  l'oreille  aux  applaudissements, 
et  à  chercher  dans  le  verdict  de  la  foule  le  critère  de 
nos  actions.  D'ailleurs  l'approbation  des  masses  est  sus- 
pecte, car  elle  est  le  plus  souvent  de  nature  à  nous  ins- 
pirer quelque  défiance  à  l'égard  de  notre  conduite.  Nous 
agissons  certainement  sur  les  autres  par  l'impression  que 
nous  produisons  ;  jamais  toutefois  par  l'impression  calcu- 
lée, mais  uniquement  par  un  effet  involontaire.  Le  devoir 
des  chercheurs  est  de  luire  inconsciemment,  grâce  aux 
vibrations  de  la  vie  qui  les  anime,  mais  jamais  de 
projeter  volontairement  leur  éclat,  ni  de  se  mettre  eux- 
mêmes  en  lumière. 

La  préoccupation  de  l'eflet  trouble  la  vue.  Elle  nous 
éblouit,  elle  altère  la  pureté  de  notre  regard.  Elle  nous 
détourne  du  but;  elle  éparpille  nos  énergies;  elle  cor- 
rompt notre  jugement  et  aflecte  à  notre  insu  notre 
conduite.  Des  considérations  étrangères  entrent  en 
jeu  et  compromettent  la  droiture  et  l'impulsivité  de 
notre  vie.  L'incertitude  intérieure  commence,  la  sponta- 
néité disparaît.  Là  est  le  nerf  de  l'avertissement  de  Jé- 
sus :  Vous,    chercheurs,   nous    dit-il,    qui    sentez  monter 


NOS      RELATIONS    AVEC    LE    PROCHAIN  i;; 

en  vous  !a  sève  d'une  vie  nouvelle,  veillez  à  ce  que  rien 
ne  trouble  la  spontanéité  de  vos  manifestations:  votre 
vie  originelle  dépérirait  infailliblement.  Mais  il  va  plus 
loin  encore  :  Que  ce  que  vous  accomplissez,  ajoute-t-il, 
ne  reste  pas  seulement  ignoré  des  autres,  mais  de  vous- 
même  :  «  Quand  tu  fais  l'aumône,  que  ta  main  gauche 
ne  sache  pas  ce  qu'accomplit  ta  main  droite  !  » 

La  relation  de  la  main  gauche  avec  la  main  droite 
exprime  chez  les  Orientaux  la  communion  la  plus  étroite 
et  la  plus  intime.  Si  donc  l'une  doit  ignorer  absolument 
l'acte  accompli  par  l'autre,  cela  signifie  que  les  mani- 
festations de  notre  vie  ne  doivent  en  aucune  façon  occu- 
per notre  esprit,  mais  se  produire  sans  qu'il  s'y  arrête, 
sans  qu'il  y  intervienne,  sans  qu'il  les  raisonne.  Nous 
devons  vivre  ingénument,  c'est-à-dire  sans  y  songer, 
d'une  manière  immédiate  et  primesautière.  Quand  l'im- 
pulsion intérieure  se  réalise  involontairement,  la  main 
gauche  elle-même  ignore  le  mouvement  de  la  main  droite, 
parce  qu'il  s'est  accompli  d'instinct. 

Quoi  donc  que  nous  fassions,  ne  nous  y  attardons  pas 
en  pensée,  ni  au  moment  même,  ni  dans  la  suite.  Les 
réflexions  qui  accompagnent,  soupèsent,  discutent  nos  ac- 
tions troublent  et  compromettent  la  spontanéité  de  nos 
manifestations  tout  autant  que  les  réflexions  de  notre 
entourage.  Notre  conduite  en  est  défraîchie,  le  fruit  perd 
son  duvet.  La  lumière  que  nous  projetons  sur  nous- 
même  nous  ternit.  Elle  ôte  à  notre  vie  l'originalité  qui 
en  fait  le  charme,  la  fraîcheur,  la  Limpidité,  la  force 
jaillissante  et  la  certitude  intuitive.  Le  déploiement  de 
notre  génie  propre  est  inséparable  de  la  spontanéité 
des  phénomènes  intimes  qui  seule    permet  à    notre  être 

la 


1-8  LA    VIE    PERSONNELLE 

nouveau  de  rayonner  dans  toute  sa  pureté  et  de  se  ma- 
nifester par   une    activité  créatrice. 

Il  ne  suffit  donc  point  de  laisser  ignorer  le  bien  que 
nous  faisons  ;  il  faut  l'ignorer,  nous  aussi.  Certes,  nous 
devons  nous  y  plonger  tout  entiers,  mais  sans  aucun 
retour  sur  nous-mêmes.  Ce  que  nous  accomplissons  doit 
passer  inaperçu  pour  nous  comme  pour  autrui.  Peu  de 
gens  le  comprennent  :  la  plupart  s'applaudissent  de 
leurs  bonnes  actions,  s'y  complaisent,  y  reviennent  avec 
une  satisfaction  infinie  ;  leur  pensée  ne  peut  s'en  déta- 
cher. Cet  état  d'esprit  est  incompatible  avec  la  pureté 
et  la  simplicité  de  la  vie  originelle.  Les  impulsions  im- 
périeuses de  notre  vie  profonde  sont  d'une  chasteté 
farouche  ;  aussi  ne  saurions-nous,  fût-ce  devant  nous- 
mème.  nous  prévaloir  de  nos  œuvres.  Nous  avons  au  con- 
traire à  faire  si  naïvement  ce  que  nous  impose  une  né- 
cessité intérieure  que  nous  n'ayons  plus  même  à  imposer 
silence  au  plus  léger  mouvement  de  suffisance,  en  nous 
répétant  que  nous  n'avons  rien  fait  d'extraordinaire. 

Notre  esprit  ne  doit  s'arrêter  à  nos  actions  qu'autant 
qu'il  y  collabore  ;  et  encore  doit-il  y  collaborer  sans  ja- 
mais les  contempler.  11  ne  faut  point  qu'il  y  assiste  en 
observateur,  il  faut  qu'il  s'y  absorbe  assez  complètement 
pour  n'en  être  point  impressionné.  Nous  constituer  spec- 
tateurs en  face  de  nos  propres  actions  est  aussi  coupable 
que  de  réclamer  pour  elles  des  spectateurs.  En  outre, 
nous  compromettons  ainsi  l'intégrité  de  notre  mouve- 
ment :  nous  réunissons  en  une  seule  personne  héros  et 
admirateurs.  Or  dans  la  mesure  où  nous  devenons 
admirateurs,  nous  cessons  d'être  héros.  Nous  sommes 
des  acteurs   qui   jouent    un  rôle,   ne  fût-ce    que   devant 


NOS    RELATIONS    AVEC    LE    PROCHAIN  I  J«) 

eux-mêmes.  L'unité  compromise,  la  vérité  disparaît,  et 
avec  la  vérité  la  force  féconde- 
Il  nous  est  impossible  d'exécuter  un  travail  tout  en 
observant  nos  gestes  dans  un  miroir.  L'énergie  de  nos 
mouvements  en  est  diminuée,  notre  attention  se  dé- 
tourne de  la  chose  elle-même  pour  se  reporter  sur  nous, 
nos  impressions  influent  sur  l'exécution.  Nous  n'agissons 
plus  ingénument  et  objectivement.  Et  quand,  en  outre, 
une  fois  l'oeuvre  accomplie,  nous  nous  retournons  pour 
la  considérer  complaisamment,  un  arrêt  se  produit,  le 
rythme  de  notre  vie  s'interrompt  et  le  moment  s'écoule 
en  vain.  Le  temps  est  trop  court  pour  que  nous  le  per- 
dions à  fêter  nos  victoires.  Il  faut  avancer  ;  la  vie  qui 
monte  nous  presse. 

Les  hommes  qui  «  deviennent  »  ne  sauraient  se  glo- 
rifier de  leur  vie  nouvelle  et  de  leurs  œuvres.  Car  ce  qui 
a  du  prix  à  leurs  yeux,  c'est  ce  qui  est  né  et  a  grandi 
naturellement,  ce  qui  n'est  point  le  produit  de  leurs  ré- 
flexions et  de  leurs  efforts;  aussi  ne  trouvent-ils  île  joie 
dans  leur  vie  personnelle  que  lorsqu'elle  est  devenue 
le  docile  organe  de  l'action  divine.  Ils  viennent  en 
aide  à  ceux  qui  ont  besoin  d'eux,  par  un  mouvement 
tout  réflexe  qui,  en  libérant  leur  énergie  intérieure,  leur 
procure  une  joie  instinctive,  mais  exclut  toute  satisfac- 
tion d'eux-mêmes.  Qui.  en  effet,  se  glorifierait  d'aimer? 
Qui  se  croirait  digne  de  reconnaissance  parce  qu'un 
autre,  en  se  laissant  secourir,  l'aide  à  réaliser  sa  voca- 
tion'.' Y  a-t-il  quelque  chose  d'extraordinaire  à  adminis- 
trer en  faveur  d'autrui,  avec  sagesse  et  fidélité  les  biens 
qui  nous  sont  confiés,  et  à  en  faire  part  aux  nécessi- 
teux? Combien  nous  semblerait  ridicule   le  caissier  qui 


l8<)  LA    VIE    PERSONNELLE 

tirei'ait  vanité  des  grosses  sommes  qu'il  aurait  à  débour- 
ser! Et  cependant,  lequel  de  nous  reste  tout  à  fait 
exempt  de  ce  sentiment  lorsqu'il  accomplit  un  «  sacri- 
fice »?  Nous  ne  parvenons  point  à  l'étouffer,  mais  il  dis- 
paraît tout  naturellement  quand  nous  avons  pris  une 
position  normale  en  face  de  la  vie  et  quand  nous  sommes 
devenus  si  différents  que  nous  ressentons  tout  d'une 
manière  immédiate. 

Mais  pour  que  notre  vie  personnelle  s'écoule  vérita- 
blement dans  le  secret,  ignorée  de  nous-même  et  des 
autres,  il  faut  qu'elle  jaillisse  directement  de  la  profon- 
deur. Nous  ne  vivrons  d'une  manière  absolument  naïve 
que  lorsque  toutes  nos  manifestations  vitales  émaneront 
non  de  la  réflexion,  mais  de  l'intuition,  lorsqu'au  lieu 
d'être  préméditées,  elles  naîtront  d'un  contact  vivant 
avec  la  situation  donnée,  avec  les  obligations  du  mo- 
ment, avec  les  êtres  qui  sont  placés  sur  notre  chemin. 
Si  notre  vie  ne  s'alimente  aux  sources  mystérieuses 
situées  au-dessous  du  domaine  de  la  conscience,  nous 
ne  connaîtrons  jamais  les  impulsions  originales  et  créa- 
trices. Les  racines  de  tout  ce  qui  vit,  de  tout  ce  qui 
germe,  plongent  dans  l'obscurité.  C'est  la  loi  de  la  na- 
ture comme  de  l'esprit  humain.  L'existence  qui  ne  s'y 
conforme  point  n'est  plus  une  vie,  mais  un  pitoyable 
mécanisme.  Les  résultats  de  nos  réflexions  sont  des 
produits  artificiels  dépourvus  de  toute  vie  originale  et 
génératrice,  non  des  phénomènes  élémentaires,  des  ré- 
vélations de  notre  nature,  des  fruits  authentiques  de  notre 
devenir.  Nous  les  avons  fabriqués  :  ils  n'ont  pas  mûri 
spontanément. 


NOS    RELATIONS    AVEC    LE    PROCHAIN  l8l 

L'opposition  entre  ces  deux  ordres  de  faits  est  évi- 
dente. Dans  l'un  des  cas,  à  la  vue  (Je  notre  prochain 
dans  la  peine,  nous  ressentons  son  angoisse  aussi  pro- 
fondément que  si  c'était  la  nôtre  et  nous  volons  à  son 
secours  sans  y  songer,  parce  que  nous  ne  saurions  faire 
autrement.  Sous  la  pression  de  sa  détresse  se  dégage 
en  nous  une  puissance  de  sympathie  qui  lui  vient  en 
aide  «  dans  le  secret  ».  Nous  savons  à  peine  après 
coup  ce  que  nous  avons  fait  pour  lui.  Dans  l'autre  cas, 
la  détresse  de  notre  prochain  nous  sollicite  :  «  Sois  no- 
ble, secourable  et  bon  !  »  Nous  comprenons  l'obligation 
qui  nous  incombe  et  nous  obéissons.  Nous  l'assistons 
parce  que  le  devoir  nous  ordonne  de  l'aimer,  mais  non 
parce  que  nous  ne  saurions  ne  pas  l'aimer.  Dans  le 
premier  cas,  nous  agissons  en  vertu  d'une  impulsion 
spontanée,  dans  le  second  sous  l'empire  d'une  considé- 
ration morale. 

Or  si  nous  ne  voulons  pas  étoufler  la  vie  qui  germe, 
il  faut  que  ce  que  nous  éprouvons  spontanément  se  tra- 
duise immédiatement  dans  la  pratique.  Cela  n'exclut 
point  l'activité  consciente  qui  s'exerce  au  contraire  en- 
tièrement au  profit  de  cette  opération  même.  Car  l'ingé- 
nuité ne  consiste  point  à  agir  sans  réflexion,  mais  à 
concentrer  notre  esprit  sur  l'action  qui  doit  être  accom- 
plie, en  sorte  qu'il  lui  devienne  impossible  de  l'analyser, 
de  s'y  mirer,  de  s'en  applaudir.  La  naïveté  n'est  pas 
l'inconscience,  mais  la  spontanéité  candide  qui  ressent 
tout  si  profondément  qu'elle  s'ignore  elle-même  en  agis- 
sant, et  ne  soupçonne  point  la  grandeur  et  la  beauté  de 
l'œuvre  accomplie. 

Cette    disposition    n'exclut    point,    mais    implique  au 


182  LÀ    VIE    PERSONNE IX K 

contraire  la  réflexion  nécessaire  en  vue  de  l'action. 
Notre  esprit  perçoit  par  une  intuition  immédiate  tous 
les  appels  que  la  vie  nous  adresse,  comme  aussi  l'atti- 
tude que  nous  prenons  instinctivement  à  leur  égard,  et 
il  réagit  sur  le  champ  en  portant  un  jugement  qui  met 
en  branle  notre  volonté.  Et  cela  d'autant  plus  que  nos 
impressions  sont  vives  et  profondes.  Plus  notre  génie  pro- 
pre, c'est-à-dire  notre  être  originel,  est  actif,  plus  aussi 
ce  qui  se  passe  en  nous  se  produit  simplement,  directe- 
ment, involontairement  et  sans  que  nous  nous  en  ren- 
dions compte  dans  le  détail.  Toutefois  si  nous  n'obte- 
nons pas  d'emblée  la  clarté  qui  nous  est  nécessaire  pour 
établit'  notre  jugement,  nous  devons  certainement  nous 
efforcer  de  l'acquérir  par  l'examen  approfondi  du  cas 
donné.  Cet  examen  pourra  se  prolonger,  si  les  circons- 
tances l'exigent,  mais  il  restera  toujours  objectif,  stricte- 
ment au  service  de  «  la  chose  ».  qui  seule  sera  prise  en 
considération. 

Il  est  évident  que  dans  une  vie  toute  primesautière  et 
jaillissante,  passant  ainsi  directement  de  l'impulsion  à 
l'action,  il  n'y  a  pas  de  place  pour  la  préoccupation  du 
mérite  et  de  la  récompense.  Quand  la  main  gauche 
ignore  ce  que  fait  la  droite,  la  raison  ne  suppute  point 
le  bénéfice  possible,  soit  dans  la  vie  présente,  soit  dans 
la  vie  à  venir.  Aucun  mobile  étranger  à  la  chose  même 
n'intervient.  Nul  motif  n'émanant  pas  du  sentiment  in- 
tuitif des  nécessités  du  moment  n'est  pris  en  considéra- 
tion. C'est  pourquoi  nous  affirmons  que  le  commande- 
ment positif  du  v.  3  réduit  à  néant  la  notion  juive  d<- 
récompense,  à  laquelle  Jésus  emprunte  d'abord  ses 
expressions  en  vue  de  ses  auditeurs. 


NOS    RELATIONS    AVEC    LE    PROCHAIN  iS'i 

Cependant  si  les  manifestations  de  notre  vie  se  produi- 
sent ainsi  dans  le  secret,  le  Père  qui  voit  dans  le  secret, 
s'y  révélera.  Dieu  considère  ce  qui  se  cache,  parce 
qu"il  est  un  Dieu  caché.  Il  agit  dans  les  ténèbres:  il 
créé  du  fond  de  L'obscurité.  C'est  dans  le  secret  qu'il 
entre  en  contact  avec  l'homme,. c'est  dans  le  tréfonds  de 
notre  être  que  nous  percevons  le  flot  de  sa  vie  qui 
monte  en  nous.  Nous  le  sentons  vibrer  dans  l'inquié- 
tude qui  nous  révèle  nous-mème  à  nous-même  et  nous 
pousse  à  chercher  sans  répit.  Dans  cet  émoi  de  tout 
notre  être,  les  impressions  et  les  sollicitations  de  la 
vie  trouvent  le  milieu  qui  les  reçoit  et  les  transmet 
et  d'où  émane  notre  mouvement  vital.  C'est  de  cette 
source  cachée  que  doit  découler  notre  activité  pour  être 
vraiment  née  de  Dieu.  Tant  qu'elle  dérive  de  la  surface, 
c'est-à-dire  de  notre  vie  consciente,  de  nos  pensées  et  de 
nos  résolutions,  il  lui  manque  le  contact  direct  avec 
Dieu.  Nous  agissons,  sans  doute,  avec  la  préoccupation 
de  servir  Dieu,  mais  nous  cessons  de  vivre  objective- 
ment et  c'en  est  fait  de  notre  spontanéité.  C'est  l'état 
intérieur  (pie  l'apôtre  Paul  caractérise  en  ces  termes  : 
«  Ce  qu'on  ne  fait  pas  avec  foi  »  —  c'est-à-dire  ce  qui 
m-  jaillit  pas  d'un  contact  avec  Dieu  ressenti  spontané- 
ment —  «est  un  péché». 

Si  au  contraire  notre  vie  jaillit  directement  des  sour- 
ces intérieures.  Dieu  la  mettra  en  valeur.  Nous  n'aurons 
plus  à  nous  préoccuper  de  Tellet.  des  résultats,  des 
succès,  car  en  elle  se  manifestera  faction  divine  et 
créatrice.  Quand  Dieu  donne  le  vouloir,  il  donne  aussi 
l'exécution.  Moins  donc  nous  analysons  notre  manière 
d'agir,  moins  nous  nous  en  inquiétons,  plus  nous  vivons 


l84  LA    VIE    PERSONNELLE 

simplement  et  naïvement,  plus  aussi  elle  devient  L'affaire 
de  Dieu,  car  c'est  lui  qui  s'y  manifeste.  Plus  notre  vie 
reste  ignorée,  plus  elle  se  produit  avec  la  spontanéité 
d'un  phénomène  naturel,  mieux  aussi  il  peut  s'y  révéler 
et  en  tirer  parti.  La  disposition  la  plus  propre  à  faire 
de  nous  ses  organes,  c'est  une  objectivité  enfantine. 
Notre  vie  personnelle  exercera  donc  une  influence 
objective  d'autant  plus  féconde  qu'elle  restera  plus 
cachée  subjectivement. 

En  outre  ce  qui  se  fait  ainsi  dans  le  secret  ne  restera 
point  ignoré,  ce  II  n'y  a  rien  de  caché  qui  ne  doive  être 
révélé.  »  Non  par  nous,  il  est  vrai;  c'est  Dieu  qui  s'en 
chargera,  mais  seulement  si  nous  n'y  songeons  pas.  Il 
ne  peut  mettre  en  lumière  que  ce  que  nous  laissons  nous- 
mème  dans  l'ombre.  Mieux  vaut  donc  ne  pas  nous  en 
préoccuper. 

En  somme,  cet  enseignement  de  Jésus  concernant  l'au- 
mône éclaire  pour  nous  toute  la  vie  personnelle  des  hom- 
mes nouveaux.  Cette  vie  conserve  toujours  son  caractère 
primitif:  dans  la  suite,  comme  à  son  début,  elle  estime 
manifestation  impulsive  de  la  vie  profonde,  l'épanouis- 
sement et  le  déploiement  spontanés  de  l'être  originel  qui 
a  pris  naissance  en  eux.  mais  non  l'effet  d'un  travail 
moral  entrepris  sur  eux-mêmes.  Ils  ne  se  façonnent  pas 
volontairement  sur  une  conception  de  la  vie  située  en 
dehors  d'eux,  ils  n'agissent  plus  en  contradiction  et  en 
continuel  désaccord  avec  eux-mêmes  d'après  un  modèle 
digne  d'être  imité,  mais  la  vérité  invisible  qui  germe  en 
eux  s'actualise  directement  dans  leur  vie  et  c'est  elle  qui 
communique  la  lumière  à  leur  pensée.  Leur  vie  person- 


NOS    RELATIONS    AVEC    LK    PROCHAIN  l85 

nelle  repose  sur  une  intuition  immédiate  et  non  sur  des 
déductions  de  leur  esprit.  Elle  est  impulsive  et  non  la- 
borieuse, simple  et  jaillissante,  et  non  point  élaborée  et 
apprêtée.  C'est  une  création,  non  un  produit  artificiel, 
le  fruit  de  la  vie  qui  les  presse,  non  le  résultat  de  la  ré- 
flexion et  du  surmenage.  L'homme  n'y  peut  collaborer 
qu'en  lui  procurant  les  conditions  favorables  à  son 
développement  et  en  laissant  libre  cours  à  la  réalisation 
de  ses  intuitions  immédiates.  Il  lui  faut  pour  cela  se 
dépouiller  de  toutes  les  considérations,  de  tous  les  sen- 
timents qui  le  paralysent,  éviter  aussi  tout  ce  qui  com- 
promet son  ingénuité.  Il  faut  que  ce  qu'il  ressent  sponta- 
nément se  traduise  en  actes,  et  que  ses  impulsions  créa- 
trices s'extériorisent  aussi  franchement  que  possible. 

Ce  mode  de  vivre  est  propre  à  la  nature  nouvelle  qui 
veut  s'épanouir  en  nous,  parce  qu'il  est  spontané  comme 
elle.  La  croissance  et  l'action  d'un  être  sont  toujours 
conformes  à  sa  nature,  car  elles  ne  sont  que  l'être 
même  entré  dans  le  mouvement  de  la  vie.  Aussi  la 
puissance  et  la  netteté  des  manifestations  de  notre  être 
originel  dépendent-elles  de  l'intégrité  des  phénomènes 
de  notre  vie  profonde  ;  et  l'action  divine  et  créatrice 
ne  peut-elle  se  déployer  pleinement  en  lui.  que  si  cette 
vie  est  toute  naïve  et  primesautière. 

Là  où  apparaît  la  moralité  nouvelle,  le  nouvel  être 
existe  en  substance.  Pareillement,  là  où  la  vie  est  toute 
spontanée,  il  déploie  son  caractère  et  s«.  vie  propre.  Ces 
deux  phénomènes  sont  inséparables.  De  même,  la  nou- 
velle moralité  n'est  l'épanouissement  authentique  de 
l'être  originel  que  lorsqu'elle  est  întinctive  et  porte 
spontanément  ses  fruits  :    et  d'autre  part  la  vie   instinc- 


l86  LA    VIE    PERSONNELLE 

tive  n'est  réellement  une  création  de    l'être  originel  que 

lorsqu'elle  se  manifeste  d'une  manière  qui  lui  est  con- 
forme. L'homme  dont  la  moralité  n'est  qu'un  principe, 
un  idéal  laborieusement  poursuivi,  ignore  la  transfor- 
mation radicale  de  l'être,  tout  comme  celui  qui  se  donne 
tel  qu'il  est  sans  être  guidé  par  les  lois  de  la  vie  nou- 
velle. La  vie  originelle  n'est  donc  une  réalité  person- 
nelle que  là  où  elle  est  devenue  une  seconde  nature  et 
où,  en  même  temps,  toutes  les  manifestations  naïves  et 
spontanées  de  la  vie  témoignent  d'un  renouvellement 
de  l'être  selon  sa  vérité. 

Ce  n'est   pas   seulement  dans   le  domaine  de   l'action 
morale  que  s'exprime   d'une  manière  naïve  et  originale 
la    vie    personnelle    des   hommes    nouveaux.    C'est  dans 
tous  les  domaines.  Leur   commerce  journalier  avec  leur 
prochain,   par   exemple,  découle  directement  du  contact 
qui  s'établit  tout  naturellement  entre  eux.  Leur  sensibi- 
lité délicate  leur  communique  le  sûr  instinct  qui  les  fait 
toujours  toucher    juste.    La   diversité    de    leur    attitude 
personnelle,  le  ton  et  le  rythme  de  leur  vie  en  commun, 
la  nuance  de  leur  maintien  i-ésultent  îles   rapports  invi- 
sibles établis   et    vivifiés  par  un  échange   mutuel  immé- 
diat. Us  rayonnent   d'une  spontanéité  exquise  qui  prête 
à  tous  les  mouvements  de  leur  vie  leur  couleur  spéciale 
et  leur  charme  particulier  :  ils  sont  aux  antipodes  de  toute 
pose,  de  toute  manière  raisonnée.  des  précautions  diplo- 
matiques comme  des   subtilités    artificieuses.  11  est  clair 
qu'un  commerce  pareil  constitue  seul  la  vie  authentique, 
l'entraide  en  vue  du  progrès,  et  la  communion  véritable. 
C'est  ainsi  que  nous  nous    rendons  maîtres  de  la  vie. 
trouvant  dans  l'intuition  directe  des  grands  et  des  petits 


Nos    RELATIONS    AVEC    LE    PROCHAIN  187 

problèmes  de  chaque  jour  leur  solution  réelle  et  com- 
plète, Taisant  droit  avec  une  aisance  tranquille  aux  de- 
voirs qui  nous  incombent,  parce1  que  nos  actions  et  nos 
démarches  sont  l'expression  primesautière  de  notre  per- 
sonnalité et  de  notre  vie  profonde.  Tant  qu'il  faut  com- 
mencer par  nous  battre  les  flancs,  rien  ne  nous  réussit. 
L'activité  réfléchie  n'est  que  du  sabotage.  Ce  qui  ne 
marche  pas  de  soi-même,  marche  de  travers.  Toute 
imperfection  résulte  dune  intuition  insuffisante  et  d'une 
spontanéité  contrariée. 

Nous  avons  déjà  constaté  le  même  fait  à  propos  de 
la  confession  et  de  la  propagation  de  la  vie  nouvelle. 
En  fin  de  compte,  nous  le  retrouvons  à  la  base  de  tou- 
tes les  relations  humaines,  dans  lesquelles  la  vérité  doit 
s'incarner,  qu'il  s'agisse  du  mariage  ou  de  l'éducation, 
du  travail  en  commun  ou  des  droits  du  prochain  ;  et 
notre  mal  consiste  précisément  en  ce  que  toute  vie 
spontanée,  immédiate  et  jaillissante  est  étoufïée  en 
nous  par  le  raisonnement  et  l'analyse,  l'affectation  et 
les  procédés  artificiels. 

Mais  il  ne  nous  est  possible  de  vivre  eu  toute  naïveté 
que  lorsque  notre  nouvelle  nature  est  devenue  une 
puissance.  Tant  que  la  source  de  nos  intuitions  immé- 
diates est  obstruée,  notre  vie  n'en  saurait  découler. 
Vous  donc  ô  chercheurs,  qui  l'entendez  sourdre  en 
vous,  laissez-la  monter  et  déborder  de  toutes  parts, 
avec  une  force  créatrice. 


l88  LA    VIE    PERSONNELLE 

•i.  Nos  relations  avec  Dieu. 

«  Lorsque  vous  priez,  ne  faites  pas  comme  les 
hypocrites,  car  ils  aiment  à  prier  debout  dans  les 
synagogues  et  au  coin  des  rues,  afin  d'être  vus  de 
tous  les  hommes.  En  vérité,  je  vous  le  dis,  ils  ont 
leur  récompense.  Pour  toi,  quand  tu  veux  prier, 
entre  dans  ta  chambre  et,  la  porte  close,  prie  ton 
Père  qui  est  là,  dans  le  secret  ;  et  ton  Père  qui  voit 
dans  le  secret,  te  le  rendra.  » 

Ce  qui  est  vrai  de  nos  relations  avec  notre  prochain, 
l'est  aussi  de  nos  relations  avec  Dieu.  Les  unes  et  les 
autres  doivent  porter  le  même  caractère.  Que  les  hom- 
mes qui  ce  deviennent  »  se  gardent  de  faire  état  de  la 
vie  qui  leur  vient  de  Dieu,  et  de  poursuivre  par  son 
moyen  quelque  but  étranger  à  l'impulsion  personnelle 
qui  en  est  la  seule  raison  d'être.  C'est  dans  le  secret 
qu'ils  ont  à  chercher  Dieu  ;  ce  qui  se  passe  dans  l'inti- 
mité de  l'âme  ne  doit  point  sortir  de  cette  chambre 
close.  Que  les  païens  et  les  hypocrites  en  agissent  à 
leur  gré  ;  ceux  qui  suivent  la  voie  de  la  vérité  ne  sau- 
raient les  imiter. 

Jésus  nous  en  donne  un  exemple  dans  ce  qu'il  nous 
dit  de  la  prière.  La  prière  authentique  est  la  vivante 
expression  du  contact  personnel  avec  Dieu  qui  s'établit 
chez  tout  homme  qui  cherche,  et  dont  il  prend  tôt  ou 
tard  clairement  conscience.  La  vie  universelle,  créa- 
trice, stimulante  et  façonnante,  vient  battre  de  ses  flots 
puissants  le  seuil  de  notre    être   et    devient    pour   nous 


Nos    RELATIONS    A.VEC    DIEU  lHy 

une  réalité  vécue.  Si  nous  lui  ouvrons  l'accès  de  notre 
être  intime,  elle  nous  communique  son  élan.  Les  vibra- 
tions dune  vie  nouvelle  nous  ébranlent,  un  esprit  nou- 
veau nous  envahit.  Nous  nous  sentons  en  son  pouvoir 
et  percevons  distinctement  ses  impulsions.  Dans  cette 
expérience,  c'est  Dieu  qui  parle,  agit  sur  nous  et  nous 
conduit.  Tous  les  événements,  toutes  les  obligations  de 
l'existence,  nous  apportent  un  message  divin,  une  l'ois 
que  nous  avons  appris,  comme  des  enfants  attentifs,  à 
comprendre  le  langage  de  la  puissance  paternelle  qui 
récrit  notre  vie. 

Quand  Dieu  nous  parle,  il  est  impossible  que  nous 
ne  lui  parlions  pas  à  notre  tour.  Une  réaction  succède 
à  son  action  :  à  ses  communications,  notre  réponse. 
Lorsqu'il  s'ouvre  à  nous,  nous  nous  ouvrons  à  lui  et 
tout  ce  qui  surgit  en  nous,  reflue  vers  lui.  A  sa  confi- 
ance, dont  chacune  de  nos  afflictions  nous  apporte  le 
témoignage,  répond  notre  confiance  :  comme  il  compte 
sur  nous  pour  les  faire  concourir  à  notre  vie,  nous 
comptons  sur  lui  [pour  nous  secourir  miséricordieuse- 
ment.  Son  désir  de  nous  voir  le  glorifier  en  toutes 
choses  appelle  sur  nos  lèvres  les  souhaits  qui  surgis- 
sent en  nous  au  choc  de  la  vie. 

C'est  en  cela  que  consiste  la  prière.  Elle  est  un  élan 
spontané  et  involontaire  répondant  au  Dieu  qui  se  fait 
entendre  à  nous.  C'est  quand  nous  éprouvons  sa  pré- 
sence que  nous  nous  tournons  vers  lui.  A  son  appel  mys- 
térieux qui  se  traduit  dans  notre  inquiétude  intime,  tout 
notre  être  reflue  vers  les  profondeurs  obscures  d'où 
nous  sentons  monter  en  nous  cette   impulsion   indéfinis- 


i()o  i.a  vie  personnelle 

sable.  S'il  nous  devient  assez  proche  pour  que  nous 
entendions  son  langage  dans  tous  les  détails  de  notre 
vie.  nous  lui  ouvrons  à  notre  tour  librement  notre 
cœur  :  et  à  mesure  que  nous  Taisons  l'expérience  tou- 
jours plus  merveilleuse  de  son  amour  paternel  qui  nous 
dispense  toutes  choses,  nous  nous  adressons  à  lui  «  comme 
des  enfants  chéris  à  leur  père  bien-aimé  ».  Alors  tout 
ce  que  Jésus  nous  a  révélé  de  notre  Père  céleste  nous 
devient  sensible  et  familier  et  son  invitation  à  lui  pré- 
senter toutes  nos  requêtes  nous  inspire  une  confiance 
de  plus  en  plus  simple. 

Mais  si  la  prière  est  essentiellement  une  émotion 
toute  spontanée,  un  élan  du  cœur  qui  se  tourne  vers 
Dieu  lorsqu'il  éprouve  consciemment  ou  inconsciem- 
ment son  attrait,  elle  réclame,  de  ce  fait  même,  le  se- 
cret le  plus  absolu.  Car  elle  est  le  courant  mystérieux 
qui,  de  lame,  remonte  au  principe  de  toute  vie.  l'opé- 
ration la  plus  intime  qui  puisse  se  produire  dans  les 
profondeurs  cachées  de  l'être  humain. 

La  prière  est  la  révélation  de  l'homme  à  Dieu  répon- 
dant à  la  révélation  de  Dieu  dans  l'homme.  Cette  action 
réciproque  du  principe  métaphysique  en  nous  et  du 
principe  métaphysique  de  l'univers,  en  vertu  de  laquelle 
la  puissance  de  la  vie  divine  devient  l'énergie  motrice 
de  notre  vie  personnelle,  repose  sur  la  spontanéité  de 
nos  impressions  intimes  qui  nous  ouvre  à  son  in- 
fluence. L'élément  qui  la  transmet,  c'est  la  sensibilité  de 
notre  être  nouveau  qui.  dans  tout  ce  qui  l'émeut,  per- 
çoit une  vibration  divine  et  est  ainsi  constamment  sol- 
licité de    réagir.  Aussi  notre  prière  ne   saurait-elle  ren- 


NOS    RELATIONS    A.VBC    DIEU  l<|I 

dre  un  son  clair  el  puissant   que   si   elle    retentit   spon- 
tanément  et   avec  une  candeur  absolue. 

Plus  la  prière  est  et  demeure  ainsi  un  mouvement 
involontaire,  une  manifestation  impulsive  de  notée  vie 
profonde,  plus  elle  est  vivante,  sincère,  objective.  Tous 
les  enseignements  de  Jésus  sur  la  nécessité  de  voiler  aux 
autres  et  à  nous-mêmes  les  phénomènes  originaux  de 
la  vie  personnelle  s'appliquent  donc  [dus  directement 
encore,  si  possible,  à  nos  relations  avec  Dieu.  Aussi 
Jésus  dit-il  à  ceux  qui  «  deviennent  »  :  Quand  vous  cher- 
chez la  face  de  Dieu,  faites-le  dans  le  secret. 

Toute  perturbation  de  la  spontanéité  fait  cesser  le  con- 
tact avec  Dieu. Ici.  comme  dans  tous  les  domaines,  inter- 
venir dans  les  phénomènes  vitaux,  c'est  causer  la  mort. 
Les  méditations,  les  états  d'âme  dans  lesquels  ne  se  tra- 
duit pas  d'une  façon  directe  et  sommaire  ce  que  nous 
éprouvons  spontanément,  les  réflexions,  les  sentiments, 
les  appréciations,  les  arrière-pensées  qui  se  mêlent  à 
notre  prière  la  paralysent.  L'élan  de  notre  cœur  doit 
nous  absorber  tout  entiers.  Mais  cela  n'est  possible  que 
si  nous  avons  coupé  toutes  les  autres  communications. 
Pour  nous  ouvrir  à  Dieu,  il  faut  donc  nous  fermer  à 
tout  le  reste. 

Mais  si  l'intégrité  de  la  prière  dépend  du  secret  qui 
l'enveloppe,  il  en  est  de  même  de  l'exaucement.  C'est 
dans  les  profondeurs  de  notre  sensibilité  spontanée  que 
Dieu  entre  en  contact  avec  nous.  S'il  y  trouve  un  écho 
vibrant,  il  s'y  manifestera.  Alors  notre  prière  libérera 
les  énergies  et  les  clartés  qui  émanent  de  l'être  éternel 
et  acquerra  la  portée  que   mesurent    seuls    ceux    qui  en 


192  LA    VIE    PERSONNELLE 

ont  fait  L'expérience.  Car  elle  sera  un  véritable  dégage- 
ment de  vie,  un  phénomène  naturel  élémentaire  qui,  en 
vertu  d'une  nécessité  interne,  mettra  en  mouvement  la 
puissance  de  vie  universelle,  au  service  de  la  vie  hu- 
maine et  personnelle.  Que  notre  prière  reste  donc  igno- 
rée, préservons-en  à  tout  prix  la  pudeur.  Ne  livrons 
en  proie  ni  à  nous-même,  ni  aux  autres,  l'émoi  divin 
dans  lequel  monte  vers  Dieu  ce  qui  palpite  au  plus 
profond  de  notre  être. 

Telle  est  l'instante  recommandation  que  Jésus  adresse 
à  ceux  qui  aspirent  et  qui  cherchent.  Il  ne  le  fait  pas 
sans  motif,  car  cette  manière  de  prier  n'est  point  or- 
dinaire. La  religiosité  des  âmes  satisfaites  s'exprime 
d'autre  sorte.  La  révélation  de  Dieu  n'est  pas  devenue 
pour  elles  un  événement  personnel.  Elles  ne  le  perçoi- 
vent pas  intuitivement,  mais  théoriquement,  sans  que 
leur  àme  frémisse  sous  les  vibrations  de  sa  vie.  Sinon, 
comment  persisteraient-elles  dans  leur  inertie  ?  L'idée 
seule  de  Dieu  n'émeut  personne,  elle  tranquillise  au 
contraire.  C'est  pourquoi  leur  croyance  les  imprègne  de 
religion,  mais  non  de  Dieu.  Dans  la  mesure  où  Dieu 
s'est  révélé  à  nous,  nous  nous  révélons  à  lui.  Notre 
prière  est  ce  qu'est  notre  foi.  Aussi  leur  prière  est- 
elle  une  cérémonie  religieuse,  un  culte,  un  effort  pour 
entretenir  leur  «  communion  avec  Dieu  »,  une  œuvre, 
mais  non  une  vie.  Car  elle  ne  procède  pas  de  l'expé- 
rience immédiate  de  Dieu,  mais  d'enseignements  sur 
lui  et  sur  ses  relations  avec  nous,  devenus  artieles 
de  foi.  Elle  est  stimulée  par  des  exhortations  et  entre- 
tenue   par    des    considérations    et    des    motifs    intéres- 


NOS    RELATIONS    A.VEC    DIEl  I()'i 

ses.  Elle  est  un  acte  de  piété,  un  recours  en  cas  de  dé- 
tresse, donc  corrompue  dans  son  essence  et  destinée  à 
dégénérer  fatalement,  en  superstition  d'abord,  et  en  ce 
qui  s'appelle  «  tenter  Dieu  ».  Toutefois  Jésus  ne  relève 
pas  ici  ce  coté  de  la  question.  Il  ne  nous  signale  que  la 
perversion  qui  se  produit  lorsque  la  prière  cesse  d'avoir 
son  but  en  elle-même  et  n'est  plus  qu'un  moyen  de  par- 
venir à  des  tins  résidant  en  dehors  d'elle  ;  lorsque 
celui  qui  prie  cesse  d'être  seul  avec  son  Dieu  dans  le 
secret  du  cœur,  se  tàte  et  se  contemple  au  lieu  de 
se  plonger  en  Dieu  :  lorsqu'il  prie,  non  parce  qu'il  ne 
saurail  l'aire  autrement,  mais  parce  qu'il  veut  prier, 
soit  en  vue  d'un  auditoire,  soit  afin  de  gagner  Dieu  à 
sa  cause:  lorsqu'il  nourrit  des  intentions  accessoires  ou 
poursuit  des  ellets  secondaires. 

Jésus  nous  met  en  garde  contre  la  prière  qui  dé- 
génère en  mise  en  scène.  Mais  ce  n'est  là  qu'une  des 
conséquences  naturelles  de  son  manque  de  spontanéité. 
Les  désordres  qui  résultent  de  l'atteinte  portée  à  l'inti- 
mité et  à  la  candeur  de  la  prière,  sont  aussi  com- 
plexes que  l'être  humain,  car  une  fois  dépouillée  du  se- 
crel  qui  l'enveloppe  et  la  protège,  elle  se  trouve  livrée 
à  l'arbitraire  de  tous  les  instincts  dénaturés. 

Dès  que  la  prière  cesse  d'être  une  manifestation  tout 
impulsive,  l'expression  instinctive  d'un  mouvement  de 
l'âme,  elle  tourne  à  l'hypocrisie.  S'en  servir  pour  pro- 
duire une  impression  sur  soi-même  ou  sur  autrui, 
c'est  souiller  l'expérience  du  divin  :  en  faire  un  procédé 
d'édification,  c'est  la  prostituer.  Peu  importe  qu'il 
s'agisse  d'exercer  une  influence  religieuse  sur  autrui,  ou 
seulement    de   s'édifier    soi-même,    d'imprimer    un    élan 

i3 


It)4  LA    VIE    PERSONNELLE 

pieux  à  d'autres  âmes,  ou  seulement  à  la  sienne  propre, 
dans  l'un  et  l'autre  cas.  on  profane  le  contact  de  l'âme 
avec  Dieu,  et  Ion  fait  vibrer  intentionnellement  la 
corde  la  plus  intime  de  la  vie  personnelle,  afin  d'en 
tirer  parti,  au  lieu  de  l'abandonner  au  rythme  naturel 
de  ses  oscillations  involontaires.  La  prière  passée  au 
rang  d'institution,  de  démonstration  publique,  de  profes- 
sion de  foi  et  de  protestation  contre  l'impiété,  la  prière 
devenue  un  exercice  religieux  ou  ascétique,  un  instru- 
ment d'édification,  de  conversion  ou  de  or  réveil»,  attente 
à  sa  vérité  et  à  son  essence  même.  Elle  peut,  il  est  vrai, 
lorsqu'elle  est  sincère,  produire  l'ellet  que  l'on  cherche 
à  provoquer  abusivement  par  son  moyen,  mais  ce  n'est 
pas  à  cette  fin  que  nous  devons  prier.  Certes,  il  est  des 
instants  où.  sous  l'empire  d'une  impulsion  intérieure  ir- 
résistible, le  cœur  déborde  et  se  répand  au  dehors, 
comme  lorsque  Jésus  s'écria,  transporté  :  a  Je  te  loue, 
Père.  Seigneur  du  ciel  et  de  la  terre,  de  ce  que  tu  as 
caché  ces  choses  aux  sages  et  aux  intelligents  et  les  a 
révélées  aux  enfants.  »  Sans  doute  aussi,  l'émotion  col- 
lective de  quelques  âmes  intimement  unies  peut,  à  un 
moment  donné,  s'exprimer  tout  haut.  Mais  la  prière 
inscrite  au  programme,  partie  intégrante  du  service  di- 
vin, appartient  certainement  à  la  tendance  que  Jésus 
réprouve  *. 

Si  donc  il  n'y  a  pas  de  prière  véritable  là  où  manque 

1  Elle  n'est  exempte  d'hypocrisie,  au  sens  où  l'entend  Jésus, 
(pie  lorsqu'orateur  et  auditeurs  se  rendent  compte  qu'il  ne  s'agit 
point  en  réalité  d'une  prière,  mais  d'un  discours  sous  forme  de 
prière.  Est-elle,  même  alors,  compatible  avec  le  sens  délicat  de  la 
vérité  et  de  la  spontanéité?  Cela  dépend  de  la  mesure  où  on  le  pos- 
sède. 


NOS    RELATIONS    AVEC    DIEU  195 

l'intuition  directe  el  vivante  do  Dieu,  la  prière  cesse 
d'être  une  opération  profonde  et  spontanée  de  la  vie  per- 
sonnelle partout  où  Ion  cultive  une  idée  de  Dieu,  une 
doctrine,  une  croyance,  où  l'on  entretient  une  dévotion 
correspondante,  où  l'on  organise  ecclésiastiquement  la 
vie  religieuse.  Elle  revêt  alors  le  caractère  d'un  devoir 
de  piété,  avec  toutes  les  conséquences  qu'entraîne  cette 
déformation.  Jésus  ne  s'élève  point  ici  contre  ces  cho- 
ses. —  il  les  tenait  sans  doute  pour  inévitables  provi- 
soirement, et  il  se  bornait  à  saluer  de  loin  le  temps  où 
les  vrais  adorateurs  adoreront  le  Père  en  esprit  et  en 
vérité  ;  d'ailleurs,  il  ne  voulait  point  abolir  la  prière  telle 
que  les  Juifs  la  pratiquaient,  mais  l'accomplir.  —  mais  il 
dit  aux  chercheurs  qui  pressentent  Dieu  dans  l'inquié- 
tude de  leur  cœur:  Quand  cous  priez,  faites-le  dans  le 
secret,  car  vous  pouvez  prier  véritablement.  Les  autres 
en  sont  incapables,  c'est  là  leur  excuse  ;  aussi  émeuvent- 
ils  malgré  tout  la  miséricorde  divine.  Mais  pour  vous, 
toute  prière  qui  n'émane  pas  comme  un  rayon  invisible 
de  votre  relation  cachée  avec  Dieu,  est  une  hypocrisie. 
La  répugnance  instinctive  qu'inspire  aux  chercheurs 
de  nos  jours  la  manière  dont  la  prière  est  pratiquée 
dans  la  chrétienté,  l'impossibilité  où  ils  se  trouvent  de 
s'y  conformer,  sont  en  parfait  accord  avec  cet  ordre  de 
leur  maître.  Leur  instinct  de  vérité  se  révolte  contre  cet 
abus  et  ils  ont  raison  de  l'écouter.  Gardons-nous  donc 
de  prier  lorsque  nous  ne  nous  sentons  pas  pressés  de  le 
faire.  Et  quand  nous  prions,  que  ce  soit  dans  le  secret. 
afin  que  notre  prière  soit  une  manifestation  tout  im- 
pulsive, l'adoration  en  esprit  e1  en  vérité,  qui  s'élève 
vers  Dieu  dans  une  chasteté  complète. 


IÇ)(i  r.A    VIE    PERSONNELLE 

«  Quand  vous  priez,  ne  multipliez  pas  les  paroles, 
comme  les  païens  qui  s'imaginent  être  exaucés  à 
force  de  prononcer  des  mots.  Ne  leur  ressemblez  pas, 
car  votre  Père  sait  de  quoi  vous  avez  besoin,  avant 
que  vous  le  lui  demandiez.  » 

Lorsque  notre  vie  intérieure  tout  entière  s'élève  vers 
Dieu  comme  une  vapeur  s'élève  des  champs  après  l'ondée, 
nos  prières  ne  sont,  en  réalité,  que  les  émotions  sus- 
citées en  nous  par  la  vie  quotidienne,  qui  remontent 
à  lui  involontairement,  et  nous  mettent  directement  en 
contact  avec  lui  sans  paroles  et  sans  enchaînement.  Ce- 
pendant elles  ont  besoin  de  trouver  leur  expression, 
même  défectueuse.  Il  ne  leur  suffit  pas  de  s'exhaler 
dans  un  soupir  ou  dans  un  cri  de  joie  ;  i!  faut  qu'elles 
se  formulent.  Comme  toutes  les  opérations  de  notre  vie 
mentale,  la  prière  réclame  des  représentations  intelligi- 
bles"et  une  expression  nette. 

Toutefois  les  mots  et  les  représentations  ne  sont  pas 
la  substance  de  la  prière,  mais  seulement  ses  aspects. 
Elle  est  essentiellement  un  mouvement  spontané  du 
cœur,  l'écho  que  le  divin  éveille  en  nous.  Si  elle  em- 
prunte le  langage  humain,  c'est  pour  se  faire  entendre, 
non  de  Dieu,  mais  de  nous-même.  Dieu  comprend  de 
loin  nos  pensées.  Il  perçoit  plus  distinctement  que  nous 
ne  le  ferons  jamais,  les  sensations  obscures  qui  s'agitent 
en  nous,  notre  angoisse  indicible  et  les  maladroits  bat- 
tements d'ailes  de  notre  âme  inquiète.  Il  entend  notre 
requête,  altranchie  des  formules,  des  obscurités,  des 
petitesses  humaines  et  subjectives.  Il  démêle  nos  vérita- 


NOS    RELATIONS    AVEC    DIEU  U)~ 

blés  désirs.  Car  il  les  saisit  dans  leur  réalité,  dégagée  des 
voiles  dont  la  recouvre  notre  nature  bornée. 

Ce  n'est  donc  pas  pour  lui  que  les  paroles  sont  né- 
cessaires, mais  bien  pour  nous  ;  car  si  ce  qui  monte  de 
notre  cœur  ne  nous  devient  pas  conscient,  il  est  difficile 
que  nous  entrions  en  un  contact  personnel  avec  Dieu, 
et  si  nous  ne  lui  parlons  pas  clairement,  nous  ne  per- 
cevons pas  non  plus  clairement  sa  réponse.  Il  parait 
donc  impossible  que  les  impulsions  qui  nous  viennent 
de  lui  se  transforment  en  vie  personnelle  si  nous  ne 
nous  rendons  pas  nettement  compte  de  cet  échange  ré- 
ciproque. Or  le  moyen  de  nous  en  rendre  compte  et  la 
preuve  qu'il  s'effectue  véritablement,  c'est  la  représen- 
tation concrète,  l'expression  distincte.  Nous  parlons  avec 
Dieu,  parce  que  pour  nous,  êtres  humains,  la  parole  est 
l'organe  par  lequel  nous  communiquons  ce  qui  est  en 
nous.  Et  quand  notre  contact  avec  lui  arrive  à  son 
expression  parfaite,  nous  discernons  aussi  en  toutes 
choses  la  «parole»  qu'il  nous  adresse. 

L'essentiel  cependant,  c'est  que  tout  ce  que  formule 
notre  prière  vive  en  nous  personnellement,  si  peu  qu'il 
soit  d'ailleurs  possible  et  nécessaire  de  l'épuiser  en  mots. 
Il  faut  que  la  parole  naisse  et  découle  de  nos  émotions 
spontanées.  Si  elle  énonce  autre  chose  que  ce  qui  dé- 
borde naturellement  de  notre  âme,  elle  devient  menson- 
gère Nous  taisons  des  phrases.  La  bouche  seule  parle, 
le  contact  avec  Dieu  cesse.  Nous  jouons  un  rôle  et  notre 
être  intime  renie  notre  prière  au  lieu  d'y  ajouter  son 
amen.  Nous  prenons  le  nom  de  Dieu  en  vain,  nous  pro- 
fanons le  sanctuaire,  nous  nous  rendons  coupables 
d'hypocrisie  intime. 


iq8  la  vik  personnelle 

Aussi  Jésus  dit-il  :  «Quand  vous  priez,  ne  multipliez 
pas  les  paroles  comme  les  païens  qui  s'imaginent  qu'à 
force  de  prononcer  des  mots,  ils  seront  exaucés.»  Peut- 
être  dirait-il  aujourd'hui:  «  comme  les  chrétiens»,  car 
leurs  prières,  soit  libres,  soit  prescrites,  sont  tout  aussi 
prolixes,  et  ils  nous  tiennent  de  plus  près  que  les  païens 
que  nous  ne  connaissons  guère  que  par  ouï-dire.  Au- 
jourd'hui encore  on  croit  pouvoir  remplacer  l'émotion 
jaillissante  par  une  ferveur  artificielle  qui  se  grise  de 
paroles  entraînantes,  et  provoquer  l'exaucement  par  une 
verbosité  infatigable.  Tout  cela  est  païen.  Car  ce  n'est 
pas  filial. 

Ne  les  imitez  donc  pas.  Votre  Père  sait  de  quoi 
vous  avez  besoin  avant  que  vous  le  lui  demandiez,  il 
n'est  point  nécessaire  de  le  mettre  laborieusement  au 
courant  de  la  situation.  Un  mot  suffit  [tour  lui  donner 
à  entendre  ce  qui  se  passe  en  vous.  Il  connaît  alors 
mieux  que  vous-même  votre  véritable  désir.  Quand 
nous  nous  adressons  aux  hommes,  nous  sommes  obligés 
pour  être  compris  de  nous  expliquer  en  détail  et  sous 
diverses  formes.  Car,  dans  ce  cas,  l'intelligence  dépend 
de  l'expression,  de  nos  paroles  qui  sont  trop  souvent 
défectueuses .  Mais  quand  il  s'agit  de  Dieu,  les  mots  ne 
sont  point  nécessaires,  à  proprement  parler.  Son  contact 
personnel  avec  nous  lui  révèle  nos  pensées.  Quand  donc  l'é- 
lan de  notre  cœur  nous  pousse  vers  lui,  adressons-nous  à 
lui  comme  des  enfants  à  leur  père,  simplement,  briè- 
vement, directement,  sans  circonlocutions  et  sans  ver- 
biage. Gardons-nous  du  pathos  et  de  la  rhétorique  pieuse. 
Ne  nous  écoutons  point  parler.  La  prière  doit  être  le 
murmure   d'une  source  cachée  qu'on  ne  perçoit  qu'en  y 


NOS    RELATIONS    AVEC    DIEU  lt)U 

prêtant    l'oreille,    et    non    le    tapage    indiscret    d'un   jet 
d'eau. 

A  cet  enseignement,  Jésus  joint  le  modèle  : 

«  Vous  donc,  priez  ainsi  :  Notre  Père  qui  es  aux 
cieux,  que  ton  nom  soit  sanctifié  :  que  ton  règne 
vienne  ;  que  ta  volonté  soit  faite  sur  la  terre  comme  au 
ciel.  Donne-nous  aujourd'hui  notre  pain  quotidien  ;  et 
re mets-nous  nos  dettes  comme  nous  les  remettons  à 
nos  débiteurs  ;  et  ne  nous  induis  pas  en  tentation, 
mais  délivre-nous  du  mal.  » 

Peu  importe  pour  nous  que  Jésus  ait  réellement 
ajouté  à  ee  moment-là  l'oraison  dominicale  à  ses  ins- 
tructions sur  la  prière,  ou  qu'il  l'ait  prononcée  en  ré- 
ponse à  la  demande  de  ses  disciples  :  a  Seigneur,  ap- 
prends-nous a  prier  »,  puisqu'elle  est  en  tous  cas  une 
requête  conforme  à  sa  volonté  et  une  illustration  de  la 
manière  dont  nous  devons  prier.  Non  qu'il  nous  en  im- 
pose les  termes  ou  la  l'orme  :  en  le  taisant,  il  se  contre- 
dirait lui-même.  Nous  n'avons  le  droit  de  la  répéter 
après  lui  que  s'il  nous  est  réellement  possible  de  le 
faire,  c'est-à-dire  si  elle  est  l'expression  exacte  de  ce 
que  nous  ressentons  spontanément.  L'oraison  domini- 
cale qu'on  récite  en  s'eflorçant  de  vibrer  à  l'unisson 
est  un  jargon  pieux,  semblable  à  celui  des  païens,  et 
qui  s'en  distingue  tout  au  plus  par  la  brièveté.  Il  im- 
porte donc  de  nous  rendre  compte  de  ce  qu'elle  signifie. 

Il  le  faut  pour  une  autre  raison  encore.  Jésus  l'a  en- 
seignée aux    chercheurs,  à  ceux  qui  marchent    sur   ses 


200  LA    VIE    PERSONNELLE 

traces.  Si  elle  est,  comme  elle  doit  l'être,  l'expression 
de  leurs  émotions  spontanées,  elle  nous  permet  de  jeter 
un  coup  d'œil  dans  leur  âme  et  de  reconnaître  ce  qui  s'y 
passe.  Elle  acquiert  pour  nous,  de  ce  fait,  une  impor- 
tance extraordinaire,  car  elle  devient  le  miroir  qui  nous 
révèle  le  point  auquel  nous  sommes  parvenus  dans 
notre  recherche  et  sur  le  chemin  de  la  vérité. 

Elle  complète  ainsi  les  béatitudes.  Celles-ci  nous 
avaient  fait  connaître  les  expériences  intimes  des  cher- 
cheurs et  la  transformation  qui  commence  à  s'opérer 
en  eux  lorsque,  ébranlés  par  l'annonce  du  royaume  de 
Dieu,  ils  entrent  dans  le  cornant  de  la  vie.  L'oraison 
dominicale  nous  découvre  le  flot  des  émotions  et  des 
aspirations  que  la  vie  nouvelle  fait  éclore  en  nous  en 
s'y  épanouissant.  Cette  vie  en  est-elle  à  ses  débuts, 
elles  seront  faibles  et  intermittentes  :  mais  à  mesure 
quelle  se  développera,  elles  deviendront  de  plus  en 
plus  intenses,  abondantes  et  fructueuses. 

L'emploi  de  l'oraison  dominicale  en  esprit  et  en  vé- 
rité ne  dépend  donc  pas  d'un  certain  degré  d'épanouis- 
sement de  la  vie  nouvelle  dans  une  Ame.  mais  seule- 
ment du  fait  cpie  cette  vie  nous  anime  réellement.  Que 
ne  pouvons-nous  l'entendre  comme  pour  la  première  fois, 
afin  d'en  recevoir  une  impression  neuve  et  originale  ! 
Elle  a  été  si  déflorée  par  l'usage,  et  nous  sommes  si  insen- 
sibilisés par  l'habitude!  Et  cependant,  cela  ne  suffirait 
point  encore  ;i  nous  la  faire  saisir  dans  sa  réalité 
vivante.  Nous  ne  le  pourrons  que  lorsque  les  désirs 
qu'elle  a  formulés  auront  en  quelque  mesure  pris  vie 
en  nous.  Nous  ne  saurons  ce  quelle  signifie  que  lorsque 
ses  requêtes  exprimeront  nos  propres  aspirations. 


NOS    RELATIONS     AVI'.C    DIEU  2<>I 

«  Notre  Père  qui  es  aux  cieux.  » 

(Quelle  allégresse  débordante  respire  ce  cri  du  cœur  ! 
Il  faut  la  connaître  [tour  en  mesurer  l'étendue.  Dans  la 
vie  universelle,  ardente,  intarissable,  qui  nous  pénètre 
et  nous  porte,  et  dont  l'action  créatrice  et  vivifiante 
s'insinue  en  nous  par  chacun  des  événements  journa- 
liers, nous  découvrons  la  source  de  notre  être  et 
le  salut  de  notre  existence.  Pour  exprimer  ce  mystère 
ineffable,  il  n'est  qu'un  mot.  un  balbutiement:  «Père!  » 
Dans  l'énergie  vitale  universelle,  nous  distinguons 
L'amour  infini  qui  est  l'atmosphère  même  de  notre  âme, 
et  dans  son  action  une  puissance  paternelle,  patiente 
et  sage,  qui  nous  soutient,  nous  conduit  et  nous  secourt. 
Ce  que  nous  sommes  procède  de  lui.  Ce  qui  se  meut  au 
tréfonds  de  notre  être  émane  de  sa  vie.  Nous  lui  appar- 
tenons indissolublement.  Il  est  notre  père  céleste  parce 
qu'il  est  l'auteur  de  l'être  originel  qui  germe  en  nous. 
Nos  aspirations  à  la  vie  nouvelle,  l'impulsion  irrésisti- 
ble qui  nous  pousse  à  la  perfection  et  à  «  l'accomplis- 
sement »  portent  son  caractère.  Certes,  nous  sommes 
ses  enfants,  véritablement  nés  de  lui,  puisque  nous 
sommes  de  ceux  qui  cherchent  et  qui  n'auront  de  repos 
que  lorsque  sa  vie  qui  nous  presse  aura  remporté  la 
victoire.  C'est  pourquoi  de  noire  Ame  transportée 
s'échappe  ce  cri    :   Noire  Père  ! 

Mais  qui  dira  ce  que  renferment  ces  deux  mots  !  La 
certitude  triomphante  d\\  jour  qui  se  lève,  car  à  l'ins- 
tanl  où  nous  avons  reconnu  en  Dieu  notre  père,  le 
monde  entier  sortant  des  ténèbres  s'est  illuminé  de  sa 
gloire  :  la  révélation  soudaine  du    sens    de    notre    exis- 


2(>y  LA    VIE    PERSONNELLE 

tence,  car  elle  s'éclaire  maintenant  du  rayonnement  de 
notre  être  véritable  qui  commence  à  palpiter  en  nous  ; 
le  sentiment  d'une  sécurité  absolue,  car  nous  reposons 
en  paix  dans  les  bras  de  notre  père  ;  la  béatitude  du 
paradis,  car  nous  l'avons  reconquis  en  entrant  clans  la 
sphère  de  la  vie  divine. 

Telles  sont  les  émotions  qui  nous  submergent  lorsque 
nous  nous  tenons  devant  Dieu,  subjugués  par  sa  grâce, 
heureux  dans  son  amour  et  dans  le  pressentiment  de  sa 
gloire,  plongés  dans  le  courant  de  vie  qui  procède  de  lui 
et  qui  nous  entraîne  vers  le  but  de  l'humanité. 

Ce  cri  de  joie,  expression  instinctive  de  la  vie  divine 
qui  vient  de  sourdre  en  nous,  ne  peut  naturellement 
devenir  la  note  dominante  de  notre  existence  que  lors- 
que nous  avons  passé  de  la  recherche  inquiète  à  l'expé- 
rience claire  et  immédiate  de  Dieu,  lorsqu'il  est  apparu 
en  Jésus  à  notre  âme  avide  de  lui.  et  par  son  appel 
créateur  a  éveillé  en  nous  L'être  originel.  C'est  en 
contemplant  Jésus-Christ  que  nous  apprenons  à  Lire 
dans  le  coeur  de  notre  père  céleste.  Alors  les  écailles 
nous  tombent  des  yeux  :  délivrés  de  l'aveuglement  qui 
nous  dérobait  la  vue  du  monde  réel  et  de  la  vérité 
située  par  delà,  nous  contemplons  toutes  choses  à  sa 
divine  lumière.  Alors  de  notre  cœur  débordant  d'une 
joie  filiale  et  s'oubliant  dans  la  contemplation  de  sa 
gloire,  cet  ardent  souhait  monte  à  nos  lèvres  : 

«  Que  ton  nom  soil  sanctifié  !  » 

Le  nom  de  Dieu  est  l'expression,  la  révélation  de  son 
être.  Il  résume  tout  ce  que  nous  savons  de  Lui.  Ainsi 
l'entend  tout   l'Ancien  Testament.   Son  «  nom  »   marque 


NOS    RELATIONS    A.VEC    DIEU  2o'3 

donc  son  caractère  d'auteur  de  toute  vie,  de  père  de 
tout  être  originel.  C'est  en  cette  qualité  que  nous  sou- 
haitons le  voir  universellement  tenu  pour  saint. 

Etre  sanctifié  ne  signifie  évidemment  pas  être  mis  à 
part  de  tout  ce  qui  est  profane,  ordinaire,  simplement 
humain.  Il  ue  s'agit  point  d'adorer  ce  nom.  de  lui  ren- 
dre un  culte,  de  le  craindre,  le  respecter,  le  pré- 
server de  tout  usage  abusif  et  de  tout  mépris.  Le 
nom  de  Dieu  est  saint,  il  est  impossible  d'entrevoir 
quelque  chose  <le  ce  qu'il  exprime  sans  en  ressentir  une 
impression  solennelle  :  il  n'a  donc  nul  besoin  d'être 
rendu  saint,  et  Jésus  a  en  vue  tout  autre  chose.  Lui- 
même  a.  ici  encore,  apporté  le  parfait  accomplissement: 
en  face  de  la  vénération  officielle  du  nom  de  Dieu,  qui 
était  alors  poussée  si  loin  qu'on  s'abstenait  même  de  le 
prononcer,  il  a  révélé  Dieu  par  sa  personne  et  par  son 
activité,  il  a  été  l'organe  pariait  de  son  action.  G  est 
ainsi  qu'il  a  sanctifié  le  nom  divin  qu'il  annonçait. 

Sanctifier  ce  nom.  c'est  laisser  transparaître  le  Père 
qu'il  représente  dans  tous  nos  actes  et  dans  tous  les  traits 
de  notre  caractère.  La  gloire  et  la  beauté  divines  mani- 
festées dans  l'être  et  dans  la  vie  personnelle,  telle  est  la 
seule  célébration  véritable  du  nom  de  Dieu.  En  disant: 
«Ton  nom  soit  sanctifié»,  nous  exprimons  donc  le  désir 
qu'il  soit  reconnu  comme  le  Père,  partout  et  toujours, 
nettement  et  pleinement.  Cette  aspiration  s'éveille  en  nous 
aussitôt  que  nous  nous  sentons  ses  enfants  et  que  nous 
découvrons  ce  qu'il  est  pour  nous.  Dans  ce  vomi  déborde 
l'amour  de  Dieu  répandu  dans  nos  cœurs. 

Son  ardeur  s'accroît  à  mesure  (pie  nous  constatons 
le  peu  de  place  que  Dieu  tient  dans  l'existence  humaine. 


204  LA    VIE    PERSONNELLE 

En  le  voyant  se  révéler  sans  cesse  aux  hommes  dans  la 
nature,  dans  l'histoire  et  dans  la  vie,  apparaître  au  mi- 
lieu d'eux  et  leur  témoigner  son  amour  dans  la  per- 
sonne de  Jésus-Christ  ;  en  constatant  d'autre  part  com- 
bien leur  être  et  leur  vie  sont  encore  loin  de  porter  son 
empreinte,  nous  ne  pouvons  que  nous  écrier  avec  fer- 
veur :  Ton  nom  soit  sanctifié  ! 

Bien  que  sanctifiant  officiellement  le  nom  de  Dieu.  \ 
la  façon  des  Juifs,  notre  société  chrétienne  ne  le  profa- 
ne-t-elle  pas  continuellement,  n'en  obscurcit-elle  pas  l'éclat? 
Combien  ceux  qui  le  confessent  l'abaissent  à  leur  insu  au 
niveau  de  leur  médiocrité  !  Faire  ce  que  l'on  fait  au  nom 
de  Dieu  et  de  ce  nom,  n'est-ce  pas  chercher  à  le  mettre  de 
force  au  service  de  nos  désirs  arbitraires  et  de  nos  con- 
voitises impures  ?  La  parole  que  l'apôtre  Paul  adressait 
aux  Juifs  :  ce  Le  nom  de  Dieu  est  blasphémé  parmi  les 
païens  à  cause  de  vous»,  ne  s'applique-t-elle  pas  aussi 
bien  aux  chrétiens?  Sous  le  couvert  d'une  civilisation 
chrétienne,  confesseurs  aussi  bien  que  négateurs  de  Dieu 
ne  vivent-ils  pas  en  fait  dans  la  nuit  de  l'athéisme  ?  Il 
faut  avoir  ressenti  le  poids  de  cette  douleur  et  de  cette 
honte  pour  comprendre  cette  requête  :  Que  les  hommes 
trouvent  eu  toi  leur  Père,  se  reconnaissent  et  se  pro- 
clament tes  enfants  ! 

Si  le  Père  était  mis  en  lumière  par  notre  être  et  par 
notre  vie.  ceux  qui  ont  le  cœur  pur  verraient  Dieu.  Les 
égarés  le  retrouveraient  et  rentreraient  dans  le  chemin. 
Les  enfants  de  Dieu  dissiperaient  les  ténèbres,  non  par 
des  enseignements  et  des  paroles,  mais  par  la  révélation 
de  la  vie.  Tant  qu'on  raisonne,  qu'on  discute,  qu'on 
cherche   à   prouver  Dieu  théoriquement,  au  lieu  «le  lé- 


NOS    RELATIONS    AVKC    DIEU  2O0 

prouver  et  de  le  faire  éprouver  en  vivant  de  sa  vie,  on 
ne  le  démontre  point  victorieusement.  Où  sont-ils  de 
nos  jours  ceux  qui  voient  Dieu,  ceux  auxquels  la  nature 
ou  l'histoire,  la  vie  humaine  ou  la  prédication  commu- 
niquent l'impression  immédiate  du  divin  ?  Les  paroles 
et  les  pratiques  qui  sont  censées  le  faire  connaître,  nos 
institutions  et  notre  activité  religieuses,  ne  sont-elles  pas 
de  nature  à  provoquer  plutôt  la  négation,  tant  les  ma- 
nifestations qui  se  [tarent  de  son  nom  sont  vulgaires, 
affectées,  impies  et  mensongères? 

Le  sanctifier,  c'est  au  contraire  le  laisser  déployer 
largement  en  nous  sa  vie,  pure  de  tout  élément  étran- 
ger, exempte  de  toute  hypocrisie  et  de  toute  impiété, 
sans  lâcheté  et  sans  partage.  Toutes  ces  choses  sont 
aussi  incompatibles  avec  elle  que  l'eâu  avec  le  feu.  Ceux 
qui  cherchent  à  les  concilier  ne  rendent  point  hommage 
à  Dieu,  quel  que  soit  d'ailleurs  leur  empressement  à  le 
confesser  et  à  célébrer  son  nom. 

Il  règne  parmi  nous,  sous  ce  rapport,  une  indifférence 
et  une  insensibilité  tout  à  lait  incroyables.  La  nature 
divine  n'apparaît  dans  l'homme  que  travestie  et  obscur- 
cie, mais  cet  état  de  choses  ne  fait  point  l'etlet  d'un  sa- 
crilège et  d'une  injure  envers  Dieu;  on  le  déclare  iné- 
vitable. La  dégénérescence  du  caractère  du  Père  dans 
ses  enfants  ne  fait  plus  éprouver  une  impression  péni- 
ble :  on  s'est  si  bien  habitué  à  cette  «imperfection  hu- 
maine» qu'on  la  considère  comme  l'état  normal.  Le  chris- 
tianisme est  ainsi  devenu,  sans  qu'on  s'en  aperçoive, 
la  profanation  organisée  et  aveuglément  pratiquée  du 
nom  de  Dieu. 

En   présence  de  toutes  ces  choses,  comment  ceux  qui 


20t>  I-A    VIE    PERSONNELLE 

ont  trouvé  le  Père  ne  feraient-ils  point  monter  vers  lui 
cette  ardente  prière  :  Ton  nom  soit  sanctifié  !  et  n'ajou- 
teràient-ils  pas  : 

«  Que  ton  règne  vienne  !  » 

Quand  le  Père  est  reconnu  et  manifesté  purement,  la  vie 
nouvelle  s'épanouit,  l'humanité  s'organise  selon  la  pensée 
divine,  du  chaos  ténébreux  surgit  une  terre  nouvelle. 

Voir  le  dessein  poursuivi  par  Jésus  se  réaliser  dans 
l'histoire  générale  comme  dans  l'expérience  individuelle. 
l'évolution  véritable  s'accélérer,  l'être  humain  se  consti- 
tuer selon  sa  vérité,  la  vie  collective  s'ordonner  harmo- 
nieusement, et  toutes  choses  se  réédifier  sur  ces  bases 
nouvelles,  tel  est  le  vœu  exprimé  dans  cette  seconde 
demande. 

Car  un  même  désir  enflamme  tous  ceux  chez  lesquels 
commence  à  poindre  la  nature  du  Père  :  que  le  mouve- 
ment créateur  se  transmette  à  l'humanité,  que  la  vie 
originelle  devienne  une  puissance,  que  ses  lois  innées 
régissent  notre  existence,  qu'en  vertu  d'une  nécessité 
interne  elle  s'épanouisse  sans  obstacles  dans  tous  les 
domaines,  jusqu'à  ce  que  la  gloire  divine  soit  enfin  «  faite 
chair»  au  sein  de  l'humanité. 

Ce  désir  impétueux  ne  reste  pas  chez  eux  à  l'état 
d'enthousiasme  abstrait.  11  revêt  une  l'orme  concrète  et 
une  signification  personnelle  conformes  à  leurs  expérien- 
riences  intimes.  S'ils  brûlent  de  voir  se  lever  un  jour 
nouveau,  c'est  qu'ils  le  sentent  poindre  en  eux.  Ils  con- 
naissent en  quelque  mesure  la  vie  originelle  et  son  ins- 
tinct   délicat    de  la  vérité,   les  élans  spontanés  dans  les- 


.NOS    RELAXIONS    AVEC    DIEU  20' 

quels  se  révèlent  les  lois  de  l'être  nouveau,  la  continuité 
de  révolution  transformatrice.  Ils  ont  l'avant-goût d'une 
conduite  nouvelle,  de  relations  vivantes  avec  le  prochain, 
du  bouleversement  de  nos  conditions  d'existence  qui  en 
résulte,  des  forces  et  des  clartés  qu'on  en  retire,  ils 
pressentent,  par  conséquent,  la  l'évolution  qu'opère  la 
personnalité  de  Jésus,  et  sa  portée  incommensurable 
pour  la  régénération  de  l'humanité .  Et  chacune  de  leurs 
expériences  nouvelles  évoque  en  eux  une  aspiration  fer- 
vente en  laveur  de  la  grande  famille  humaine  :  Ton 
règne  vienne  ! 

Leur  requête  devient  d'autant  plus  pressante  que  le 
spectacle  de  la  prétendue  «extension  du  royaume  de 
Dieu»  suffit  moins  à  apaiser  leur  désir.  Elle  n'est  en 
eflet  qu'une  propagation  du  christianisme,  d'une  con- 
ception du  monde  et  d'une  manière  de  vivre  imprégnées 
d'idées  chrétiennes,  mais  qui  ne  créent  point  un  ordre 
de  choses  nouveau,  qui  laissent  au  contraire  dans  l'état 
ancien  les  hommes  et  l'économie  générale  du  monde. 
Leur  sens  de  la  vérité  ne  leur  permet  pas  de  s'accom- 
moder comme  on  le  fait  d'une  rédemption  par  Christ 
qui  n'en  est  pas  une  en  réalité,  d'une  nouvelle  naissance 
qui  n'a  pas  lieu  véritablement,  d'une  vie  chrétienne  où 
ne  se  réalise  aucune  des  lois  naturelles  de  I  être  originel, 
d'une  constitution  de  la  personnalité  qui  ne  triomphe 
point  (\u  désaccord  intérieur,  d'un  progrès  de  la  vérité 
qui  n'est  qu'une  acquisition  théorique  de  la  théologie, 
«1  une  religion  qui  relègue  le  royaume  de  Dieu  dans  un 
impénétrable  au-delà. 

On  les  accuse  d'exaltation  et  d'orgueil.  Cependant 
ils  ne  veulent  que  la  vérité,  lis  ne  voient  à  l'œuvre  au- 


208  LA    VIE    PERSONNELLE 

curie  (les  lois  du  royaume  de  Dieu  :  l'homme  ne  subor- 
donne point  tous  ses  intérêts  au  salut  de  son  âme  et  à 
la  réalisation  de  sa  vocation  divine  ;  il  ne  prend  point 
une  position  affirmative  et  créatrice  à  L'égard  de  la 
vie;  il  ne  considère  [tas  la  fortune  comme  un  dépôt, 
mais  comme  une  propriété  ;  il  n'admet  ni  le  droit  ab- 
solu du  prochain  sur  lui,  ni  la  prééminence  de  l'union 
intérieure  que  crée  la  vie  nouvelle  sur  les  liens  du  sang-; 
la  recherche  du  royaume  de  Dieu  ne  prime  pas  pour  lui 
toute  autre  considération  :  il  ignore  l'organisation  nou- 
velle dans  laquelle  chacun  ne  veut  exister  qu'en  tant  que 
membre  d'un  corps  et  ne  voit  de  grandeur  et  de  dignité 
humaine  qu'à  s'assujettir  aux  autres  pour  les  servir. 
Et  cependant  partout  où  ces  lois  de  la  vie  originelle  ne 
portent  et  ne  modèlent  pas  la  vie.  il  n'y  a  pas  de  règne 
de  Dieu;  il  n'y  a  que  le  règne  de  l'être  fermé  à  l'action 
divine,  qui  ruine  et  se  ruine.  C'est  pourquoi  l'élément 
nouveau  que  les  hommes  du  devenir  sentent  fermenter 
en  eux  se  révolte  contre  cette  institution  soi-disant  fon- 
dée par  Jésus,  qui  porte  le  nom  de  christianisme,  et  ils 
sont  l'emplis  d'une  aspiration  passionnée  au  règne  de 
Dieu  qui  est  vie  et  vérité. 

«Que  la  volonté  soit  faite  sur  la  terre  comme  au 
ciel  !  » 

De  même  que  dans  la  sphère  infinie  du  divin,  rien 
n'a  de  valeur  déterminante  à  coté  de  Dieu,  ni  surtout 
contre  lui,  de  même  dans  le  monde  fini,  sa  volonté  doit 
régner  exclusivement,  totalement,  absolument.  Cette  re- 
quête   s'ajoute    tout    naturellement  à  la  précédente  :    le 


NOS    RELATIONS    AVEC    DIEU  HM) 

regard  du  croyant  passe  de  la  constitution  générale  de 
la  vie  aux  laits  qui  la  composent,  et  de  son  cœur  s'é- 
chappe ce  soupir  :  Oh  !  si  les  manifestations  si  variées 
et  si  multiples  de  la  vie  sur  notre  terre  devenaient  l'ex- 
pression et  l'accomplissement  de  la  volonté  de  Dieu  !  Si 
tous  les  hommes,  à  chaque  instant  de  leur  existence,  et 
dans  chacun  de  leurs  mouvements,  n'étaient  que  les  sou- 
ples organes  de  son  action  souveraine  !  Si  le  vouloir  du 
Père  devenait  le  nerf  moteur  de  l'humanité  nouvelle  ! 

L'expérience  journalière  des  enfants  de  Dieu  suffirait 
à  leur  inspirer  ce  vœu.  Lorsque  nous  prenons  conscience 
de  la  direction  paternelle  qui  régit  notre  vie.  nos  yeux 
s'ouvrent  pour  apercevoir  dans  chacune  des  obligations 
qui  nous  sollicitent,  dans  tout  événement  qui  surgit, 
dans  toute  impression  du  dehors  comme  dans  toute  im- 
pulsion du  dedans,  un  désir,  une  volonté  divine,  un 
appel  à  «l'accomplissement  ».  Partout  nous  distinguons 
sa  voix  ;  nous  prêtons  l'oreille  afin  de  la  mieux  saisir, 
et  plus  nous  redoublons  d'attention,  plus  son  langage 
nous  devient  intelligible,  jusqu'à  ce  qu'enfin  nous  dis- 
cernions en  toute  chose  ce  qu'il  veut  nous  dire.  Ainsi 
notre  existence,  constante  manifestation  de  la  volonté 
du  Père,  prend  un  sens,  une  valeur,  s'éclaire  et  se  vi- 
vifie. 

Cette  expérience  n'a  rien  de  commun  avec  les  efforts 
tentés  pour  mettre  notre  vie  quotidienne  en  rapport  avec 
les  impératifs  de  la  inorale  ou  les  préceptes  de  la  reli- 
gion. L'énergie  créatrice  de  la  puissance  de  vie  universelle 
ne  cesse  de  pousser  l'homme  vers  sa  perfection.  C'est  elle 
qui  nous  presse  de  réaliser  en  toute  occasion  notre  hu- 
manité véritable,  de  résoudre  le  problème  de  l'existence 


2IO  LA    VIE    PERSONNELLE 

dans  chacune  de  nos  obligations  quotidiennes,  et  de  faire 
épanouir  les  germes  de  vie  que  recèlent  chacun  de  nos 
instants.  Dans  cet  attrait  qui  s'exerce  sur  nous,  nous 
percevons  l'appel  du  Père  à  devenir,  par  l'accomplisse- 
ment du  devoir  et  l'emploi  intégral  du  moment,  les  ins- 
truments de  Dieu,  en  sorte  que,  dans  toute  notre  acti- 
vité, s'inaugure  la  rénovation  universelle  que  Jésus  vou- 
lut apporter  au  monde. 

Celui  qui  connaît  ces  expériences  sent  monter  de  son 
cœur  ce  soupir  :  Ta  volonté  soit  faite  !  C'est  la  pulsation 
d'une  vie  nouvelle.  Dans  la  mesure  où  la  volonté  divine 
est  pressentie,  comprise,  et  réalisée  d'une  manière  ac- 
tuelle et  vivante,  le  règne  de  Dieu  se  constitue,  il  s'ins- 
talle dans  la  vie  et  dans  l'être  humains,  et  le  Père  est 
pleinement  manifesté.  Tel  est  l'enchaînement  interne  des 
trois  premières  demandes  de  l'oraison  dominicale.  Elles 
traduisent  les  aspirations  qui  nous  envahissent  quand 
notre  regard  rencontre  celui  du  Père.  Elles  sont  l'expres- 
sion toute  spontanée  des  émotions  que  fait  naître  au 
cœur   de   l'homme  la  vie  nouvelle  qui  s'épanouit  en  lui. 

«  Donne-nous  aujourd'hui  notre  pain  quotidien.  » 

Dans  la  demande  précédente  s'exprimait  le  sentiment 
des  obligations  diverses  et  multiples  que  Dieu,  par  le 
langage  des  événements  journaliers,  nous  appelle  à  rem- 
plir. Celle-ci  réclame  le  pain  quotidien,  condition  indis- 
pensable de  leur  accomplissement.  L'homme  vit  selon 
son  être  véritable  de  la  «  parole  de  Dieu  »,  c'est-à-dire 
des  manifestations  de  la  vie  et  de  la  volonté  du  Père, 
qui    deviennent  pour  lui  l'objet  «l'une  expérience  iinmé- 


NOS    RELATIONS    AVEC    OIEl'  211 

diiite  et  constante.  Mais  cette  vie  repose  sur  les  condi- 
tions matérielles  auxquelles  nous  sommes  assujettis. 
Elles  sont  toutes  impliquées  dans  cette  demande,  sans  y 
être  énnmérées  cependant. 

C'est  une  requête  simple  et  enfantine,  et  non  l'expres- 
sion tumultueuse  de  nos  angoisses,  de  nos  soucis  et  de 
nos  convoitises,  ni  un  cri  de  révolte  contre  la  détresse 
et  la  soufïrance.  Le  Père  sait  de  quoi  nous  avons  besoin, 
avant  que  nous  le  lui  demandions.  A  la  confiance  avec 
laquelle  il  attend  de  nous  une  parfaite  obéissance  à  sa 
volonté,  répond  la  confiance  avec  laquelle  nous  atten- 
dons de  lui  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  notre  vie.  Inu- 
tile de  discourir  longuement  à  ce  sujet  :  si  nous  le  men- 
tionnons dans  notre  prière,  c'est  parce  que  notre  aban- 
don filial  a  besoin  de  s'exprimer.  La  brièveté  même  de 
notre  requête  en  est  le  témoignage  ;  de  longues  et  pres- 
santes supplications  trahiraient  une  secrète  défiance  et 
contrediraient  cette  autre  parole  :  Que  ta  volonté  soit 
faite  !  Demander  simplement  notre  pain  quotidien,  c'est 
dire  :  Nous  remettons  à  ta  sollicitude  le  soin  de  ce  qu'il 
faut  à  notre  vie  ;  mieux  que  nous  tu  sais  ce  qui  nous 
est  nécessaire. 

«  Kl  remets-nous  nos  dettes  comme  nous  les  re- 
mettons à  nos  débiteurs.  » 

Notre  pensée  se  reporte  aussitôt  à  noire  vocation 
d'enfants  de  Dieu  et  le  sentiment  de  la  distance  à  la- 
quelle nous  restons  de  son  accomplissement,  qui,  dans 
les  trois  premières  demandes,  s'élevait  à  Dieu  en  une 
ardente  aspiration,   devient  une    honte  brûlante    et.  de 


212  LA    VIE    PERSONNELLE 

nouveau,  nous  jette  aux  pieds  du  Père  :  Pardonne,  nous 
écrions-nous,  ne  nous  tiens  pas  rigueur,  ne  permets  pas 
que  nos  fautes  fassent  obstacle  à  ta  vie  en  nous  et  dans 
le  monde. 

Cette  demande  —  sa  teneur  et  son  contexte  en  l'ont 
foi  —  a  trait  aux  obligations  que  nous  impose  notre 
qualité  d'enfants  de  Dieu.  Noblesse  oblige,  la  noblesse 
d'ordre  divin  plus  que  tout  autre  :  elle  nous  oblige  à 
glorifier  le  Père  en  toute  occasion,  dune  manière  posi- 
tive et  complète,  à  établir  son  règne  en  instaurant  la 
vie  humaine  normale,  et  à  réaliser  sa  volonté  dans  cha- 
cun des  mouvements  de  notre  vie.  Ceux  qui  ont  trouvé 
en  Dieu  leur  père  comprennent  la  rigueur  sacrée  de 
cette  dette  d'honneur,  et  leur  supplication  témoigne  de 
l'humiliation  qu'ils  ressentent  pour  y  avoir  si  insuffisam- 
ment satisfait  :  Pardonne-nous  nos  manquements  envers 
nous-même.  envers  notre  prochain,  envers  la  vie.  Par- 
donne notre  infidélité  en  face  des  exigences  de  la  vie 
nouvelle.  Prends  pitié  de  notre  faiblesse,  de  nos  len- 
teurs, de  notre  tiédeur  et  de  notre  indolence,  captifs 
cpie  nous  sommes  trop  souvent  encore  de  notre  vieille 
nature.  Use  d'indulgence,  comme  nous  le  faisons  en- 
vers ceux  de  nos  semblables  qui  ne  remplissent  point 
leurs  obligations  envers  nous. 

Il  nest  nullement  question  dans  cette  demande  d'une 
rupture  de  nos  relations  personnelles  avec  le  Père,  qui 
exigerait  une  réconciliation.  On  y  sent  vibrer,  au  con- 
traire, une  assurance  filiale  et  une  parfaite  intimité.  S'il 
en  était  autrement,  elle  figurerait  au  début  de  l'oraison 
dominicale,  et  non  dans  la  seconde  partie  seulement. 
Comment  cela  serait-il  possible,  d'ailleurs?  L'aspiration 


.VOS    RELATIONS    AVEC    DIEU  2l3 

passionnée  qui  se  fait  jour  dans  les  trois  premières  de- 
mandes ne  témoigne-t-elle  pas  d'un  contact  vivant  avec 
le  Père?  On  y  sent  palpiter  l'élan  de  sa  vie.  elles  rayon- 
nent de  L'ardeur  de  sa  grâce  et  sont  toutes  pénétrées  de 
son  esprit. 

Nous  ne  saurions  donc  trouver  dans  cette  prière  la 
base  d'une  notion  abstraite  et  dogmatique  du  péché. 
Elle  est  la  confession  spontanée  de  lame  croyante  qui 
s'humilie  de  son  insuffisance  et  de  ses  infidélités  sans 
en  faire  grand  état,  et  qui,  en  présence  des  pièges  qui 
l'environnent,  implore  le  secours  du  Père  avec  la  naïve 
certitude  qu'il  ne  garde  jamais  rancune,  mais  ne  vient 
que  plus  volontiers  au  secours  de  ses  enfants. 


«  Et  ne  nous  induis  pas  en  tentation.  » 

C'est-à-dire  :  Ne  permets  pas  qu'aucune  chose  nous 
soit  en  piège.  Cette  demande  a  sa  raison  d'être,  car  il 
n'est  rien  qui  ne  puisse  devenir  une  tentation  pour  nous. 
Les  mêmes  impressions,  les  mêmes  devoirs,  les  mêmes 
expériences  qui  nous  appellent  à  glorifier  le  Père,  à 
faire  triompher  notre  nouvelle  nature  en  réalisant  d'ins- 
tant en  instant  ses  intentions  et  en  puisant  en  toutes 
choses  des  éléments  de  vie,  sont  autant  de  sollicitations 
séductrices.  Elles  agissent  en  sens  contraire  de  notre 
vocation  qui  est  de  les  saisir  et  de  les  jugera  la  lumière 
de  notre  expérience  immédiate  de  Dieu,  et  de  les  faire 
servir  à  notre  vie  comme  à  celle  des  autres,  en  prenant 
envers  elles  la  position  qui  convient.  Elles  nous  désar- 
ment en  provoquant  eu  nous    la  crainte,    les   soucis,  les 


2l4  I.A    VIE    PERSONNELLE 

déceptions,  l'accablement  ;  elles  tentent  de  nous  asservir 
en  éveillant  nos  convoitises  ou  en  absorbant  notre  inté- 
rêt. Elles  risquent  de  troubler  notre  jugement,  de  para- 
lyser notre  énergie  et  de  nous  livrer  à  la  fausseté,  à 
l'arbitraire,  à  l'absurde. 

Si  nous  cédons  à  leur  attrait,  notre  intuition  de  Dieu 
s'obscurcit,  notre  contact  personnel  avec  lui  s'inter- 
rompt, la  sève  de  l'être  originel  cesse  de  monter,  son 
développement  s'arrête  et  son  activité  s'étiole.  C'est  là 
le  redoutable  péril  auxquels  sont  sans  cesse  exposés  les 
hommes  qui  «  deviennent  ».  Il  n'est  aucune  chose  dont 
notre  vieille  nature  ne  s'eflorce  de  composer  un  poison 
subtil  qui  nous  surexcite,  nous  enivre,  et  s'infiltre  en 
nous  pour  détruire  notre  véritable  moi.  Toute  âme  ré- 
veillée connaît  ce  danger  et  en  éprouve  continuellement 
les  atteintes.  Les  plus  sobres  et  les  plus  vigilants  en  ont 
ressenti  la  puissance  séductrice,  semblable  au  regard 
fascinateur  d'un  monstre  qu'il  s'agit  d'affronter.  Aussi 
nous  écrions-nous  le  cœur  serré  de  détresse:  Rends- 
nous  invulnérables,  ô  Père,  afin  qu'aucune  tentation 
n'ait  de  prise  sur  nous!  C'est  implorer  de  lui  la  force 
de  résister  aux  impressions  funestes,  de  nous  affranchir 
des  apparences  illusoires,  de  rester  supérieurs  à  tous 
les  événements  comme  à  toutes  les  influences.  Tiens-toi 
près  de  nous,  lui  disons-nous,  afin  que  les  courants  con- 
traires viennent  se  briser  contre  notre  fermeté  ;  que 
notre  regard  reste  assez  limpide  pour  distinguer  les  vé- 
ritables éléments  de  vie  et  discerner  en  tout  l'essentiel  ! 
Accorde-nous  la  victoire  dans  toutes  nos  épreuves  et 
affirme  la  souveraineté  de  l'être  nouveau  en  réduisant 
à  néant  tous  les  efïorts  du  mal. 


NOS    RELATIONS    AVEC    DIEU 


2l5 


«  Mais  délivre-nous  du  mal.  » 

En  présence  des  séductions  de  La  vie,  aux  prises  avec 
leur  importunité  ensorcelante,  nous  découvrons  la  puis- 
sance colossale  du  mal  qui  partout  pénètre,  dévaste  et 
détruit;  nous  touchons  du  doigt  la  dépravation,  le  re- 
tour à  la  barbarie,  la  dégénérescence,  l'intoxication  mo- 
rale, la  folie  d'auto-destruction  qui  ravagent  notre  huma- 
nité chaotique.  Et  de  l'effroi  que  nous  inspire  l'énergie 
sinistre  de  la  corruption,  de  notre  sollicitude  anxieuse 
pour  la  croissance  de  l'être  originel  qui  semble  livré  à 
ses  assauts,  de  notre  aspiration  à  un  salut  libérateur, 
à  une  rénovation  de  tout  ce  qui  est  humain  et  à  la  révé- 
lation de  la  gloire  divine,  monte  à  Dieu  notre  requête: 
Délivre-nous  du  mal! 

Dans  ces  sept  demandes  s'écoule  le  torrent  des  émo- 
tions qui  jaillissent  du  contact  de  notre  vie  personnelle 
avec  le  Père.  En  elles  retentissent  les  battements  de  la 
vie  que  les  béatitudes  nous  ont  fait  connaître,  d'une  vie 
tout  autre  et  toute  nouvelle.  En  elles  monte  et  bouil- 
lonne la  sève  de  la  vie  originelle.  En  elles  vibrent  les 
aspirations  de  la  recherche  et  du  devenir.  Ceux  qui  peu- 
vent prier  ainsi  sans  hypocrisie,  les  hommes  du  cœur 
desquels  jaillissent  impétueusement  ces  désirs,  doivent 
avoir  subi  une  transformation  intérieure  complète  :  ils 
sont  nés  de  nouveau. 

Le  moi  passe  à  lanière-plan  dans  ces  requêtes.  Et 
pourtant  chacune  d'elles  est  pénétrée  d'une  ardeur  pas- 
sionnée et  toute  personnelle.  C'est  que  Le  moi  n'est  plus 
le  centre  et  l'objet  de  la   prière,    mais    le    foyer   d'où  en 


2lti  LA    VIE    PERSONNELLE 

jaillit  la  flamme.  Il  ne  sort  de  l'ombre  que  pour  se  met- 
tre au  service  de  l'ensemble  dont  il  s'est  fait  partie  inté- 
grante. Son  autocentrie  égoïste  est  vaincue.  Tous  ses 
intérêts  individuels  ont  disparu.  Toutes  ces  demandes 
ont  un  caractère  d'objectivité,  résultat  de  l'expérience 
immédiate  d'une  réalité  objective.  L'amour  pour  le  Père 
est  la  dominante  qui  y  retentit  avec  une  force  égale  d'un 
bout  à  l'autre. 

Dans  le  cœur  de  ceux  qui  prient  ainsi,  le  Père  est 
parfaitement  glorifié,  et  cela  d'une  manière  immédiate, 
car  tout  s'y  fond  en  un  sentiment  filial  spontané.  En  trou- 
vant Dieu,  ils  se  sont  retrouvés  eux-mêmes.  Devant  leur 
regard  qui  cherche  le  Père,  s'évanouit  tout  ce  qui  n'est 
qu'extérieur,  apparent,  éphémère;  les  sources  profondes, 
bouillonnantes,  créatrices  font  irruption  dans  l'âme,  qui 
perçoit  l'écho  du  travail  mystérieux  de  la  divinité.  Le 
sort  de  L'humanité,  sa  nouvelle  création,  son  avenir, 
priment  tout  le  reste.  Tout  est  considéré  en  vue  du  but 
auquel  tend  notre  devenir.  L'aspiration  séculaire  à  la 
rédemption  trouve  son  expression  personnelle  ;  elle  de- 
vient une  certitude  fondée  sur  l'expérience  concrète. 
Plus  rien  n'est  voulu  ni  raisonné,  tout  est  le  fruit  d'un 
développement  naturel.  Des  profondeurs  de  la  vie  inté- 
rieure élémentaire,  la  prière  jaillit  comme  le  trop  plein 
qui  déborde. 

On  s'étonne  à  tort  de  tout  ce  qu'on  peut  introduire 
dans  chacune  des  requêtes  de  l'oraison  dominicale  ;  on 
a  tort  aussi  de  se  figurer  que  pour  La  prier  véritable- 
ment, il  faut  en  épuiser  en  pensée  toute  l'étendue  et 
toute  la  profondeur.    Ge   n'est  pas  comprendre  ce  que 


NOS    RELATIONS    AVEC    DIEU  M' 

Jésus  nous  «lit  de  la  prière.  Il  n'est  point  surprenant 
qu'on  y  puisse  découvrir  dos  trésors  inépuisables.  Car  cha- 
cune de  ces  sept  demandes  n'est  qu'une  échappée  ouverte 
sur  des  horizons  infinis.  Mais  pour  qu'elles  soient  la 
révélation  impulsive  de  notre  relation  vivante  avec  Dieu, 
il  faut  que  chacune  n'exprime  que  ce  que  nous  ressen- 
tons spontanément.  Dès  que  nous  y  mêlons  l'effort  de 
notre  volonté  réfléchie,  l'intégrité  de  notre  vie  intime 
est  troublée,  nous  quittons  le  terrain  de  la  vérité  et  de 
la  vie.  Chez  tout  être  qui  prie  véritablement,  les  dé- 
sirs formulés  dans  chaque  demande  particulière  jaillis- 
sent de  l'impression  puissante  de  la  réalité  qu'il  vit  et 
dont  il  sou  lire.  Mais  il  en  est  comme  dune  contrée 
qu'on  embrasse  d'un  coup  d'œil  et  où  le  détail  disparaît 
dans  l'ensemble.  On  ne  prie  en  vérité  l'oraison  domini- 
cale «pie  lorsque  chacune  de  ses  requêtes  est  une  unité, 
non  une  énumération. 

Cette  prière',  énoncé  d'impressions  simples,  portera 
l'empreinte  de  la  vie  personnelle  de  celui  qui  la  pro- 
nonce. Autrement  elle  ne  serait  point  un  phénomène 
vital  élémentaire.  Il  n'y  aurait  donc  pour  nous  qu'un 
médiocre  intérêt  à  savoir  quelle  était  la  vision  inté- 
rieure de  Jésus  et  de  ses  disciples  lorsqu'ils  pronon- 
çaient l'oraison  dominicale,  à  supposer  même  qu'il  nous 
lui  possible  de  le  déterminer.  Ce  qui  importe,  c'est 
qu'elle  soit  la  forme  sous  laquelle  se  décharge  notre 
courant  de  vie  le  plus  intense  et  le  plus  profond.  C'est 
ce  qui  a  lieu  lorsque  les  aspirations  et  les  désirs  qui 
animaient  autrefois  ces  hommes  <\u  devenir,  vivent  pa- 
reill  Miienl    dans    noire   âme,    quelque    différemment    du 


2l8  LA    VIE    PERSONNELLE 

reste  qu'ils  se  formulent  dans  notre  esprit,  et  lorsque  la 
même  opération  créatrice  se  poursuit  en  nous,  quelque 
dissemblables  qu'en  puissent  être  les  symptômes. 

Comprise  de  cette  façon,  l'oraison  dominicale  illustre 
dune  manière  concrète  les  enseignements  de  Jésus  sur  la 
prière.  Toute  autre  interprétation  nous  entraînerait 
précisément  à  la  façon  de  prier  contre  laquelle  il  a  mis 
en  garde  ses  disciples. 

La  doxologie  qui.  selon  certains  manuscrits,  termine 
l'oraison  dominicale  :  «  Car  c'est  à  toi  qu'appartiennent 
dans  tous  les  siècles  le  règne,  la  puissance  et  la  gloire  », 
n'est  sans  doute  pas  authentique.  C'est  une  conclusion 
liturgique,  mise  en  usage  par  l'Eglise,  et  grâce  à 
laquelle  la  prière  du  Seigneur  s'achevait  dans  un 
hymne  de  louange.  Mais  Jésus  lui-même  y  ajoute  un 
éclaircissement  dont  l'importance  fondamentale  n'est 
pas  encore  suffisamment  appréciée. 

«  Car  si  vous  pardonnez  aux  hommes  leurs 
offenses,  votre  Père  céleste  vous  pardonnera  aussi. 
Mais  si  vous  ne  pardonnez  pas  aux  hommes,  votre 
Père  ne  pardonnera  pas  non  plus  vos  olï'enses.  » 

il  y  a  donc  des  conditions  à  l'exaucement  de  notre  prière. 
Celui  qui  n'y  satisfait  pas  ne  saurait  s'étonner  que  sa 
prière  reste  sans  écho.  Jésus,  comme  à  son  ordinaire,  ne 
nous  montre  à  l'œuvre  que  sur  un  seul  point  la  loi  de 
nature  dont  il  s'agit  ici  :  pour  que  Dieu  réponde  par  une 
communication  de  grâce  et  de  force  à  notre  demande 
de  pardon,  il  faut  que  nous  répondions  aux  manque- 
ments de  notre  prochain  par  nue   miséricorde  surabon- 


NOS    RELATIONS    AVEC    DIEU  Jl\) 

dante.  Les  béatitudes  nous  ont  déjà  révélé  cet  enchaîne- 
ment des  processus  intimes  et  nous  le  rencontrerons  de 
nouveau  dans  notre  chapitre  traitant  de  la  vie  en  com- 
mun. Il  se  vérifie  dans  tous  les  domaines.  Nous  n'éprou- 
vons l'ellet  des  lois  constitutives  du  royaume  de  Dieu 
que  dans  La  mesure  où  nous  les  observons  dans  notre 
vie. 

Il  faut  que  notre  prière  n'exprime  que  ce  qu'exprime 
en  même  temps  notre  vie,  sinon  elle  reste  mensongère, 
vide,  et  par  conséquent  stérile,  parce  qu'elle  n'est  pas 
un*»  manifestation  vitale  immédiate.  Impossible  de  prier 
véritablement  d'une  façon  et  d'agir  de  façon  contraire. 
Car  nos  émotions  spontanées  s'actualisent  aussi  involon- 
tairement dans  notre  conduite  qu'elles  se  formulent 
dans  notre  esprit,  si  nous  n'intervenons  pas  intention- 
nellement. Ces  deux  phénomènes  sont  aussi  inséparables 
que  la  flamme  et  la  lumière,  le  goût  et  le  jugement.  11 
ne  s'agit  donc  point  ici  d'une  attitude  spéciale  envers 
le  prochain,  que  Dieu  exigerait  comme  condition 
de  l'exaucement,  mais  d'un  caractère  de  la  prière  véri- 
table, auquel  Jésus  nous  rend  attentifs.  Si  nos  prières 
sont  l'expression  de  sentiments  d'emprunt,  elles  ne 
seront  jamais  en  harmonie  avec  notre  vie.  quelque 
peine  que  nous  nous  donnions  pour  adopter  une  con- 
duite correspondante.  Les  prières  spontanées,  au  con- 
traire, ne  peuvent  manquer  de  rayonner  dans  chacun 
des  mouvements  de  notre  vie. 

Nul  ne  peut  en  vérité  donner  à  Dieu  le  nom  de  père 
sans  être  son  enfant.  Nul  ne  souhaite  avec  ardeur  de  le 
voir  glorifié  en  tout  et  partout  sans  déployer  dans  la 
vie  sa  puissance  rénovatrice.  Nul  n'aspire  à  la  venue  du 


•2JO  LA    VIE    PERSONNEIXE 

royaume  de  Dieu  sans  régler  sa  conduite  sur  les  lois 
divines.  Nul  ne  soupire  après  l'accomplissement  de  sa 
volonté  sans  la  réaliser  instinctivement.  Celui  qui  confie 
tout  à  Dieu  ne  saurait  continuer  à  craindre  et  à  s'in- 
quiéter. Toute  prière  authentique  devient  ainsi  le  res- 
sort de  la  vie.  Or  la  prière  authentique  est  seule  exau- 
cée. Dieu  n'entend  que  les  appels  qui  montent  de  notre 
vie,  comme  nous-mêmes  n'entendons  sa  voix  que  dans 
la  vie  ;  les  mots  rendent  un  son  creux  quand  ce  n'est 
pas  elle  qui  les  soutient  et  les  interprète.  Veillez  donc 
à  ce  que  votre  prière  s'embrase  au  plus  profond  de 
votre  être,  afin  que  son  ardeur  cachée  pénètre  votre 
existence  toute  entière. 

N'oublions  pas  cependant  que  la  prière  n'est  qu'une 
manifestation  parmi  beaucoup  d'autres  de  notre  relation 
personnelle  avec  Dieu,  et  que  la  loi  naturelle  que  Jésus 
nous  découvre  ici  s'applique  à  toutes  également.  Consi- 
dérons-en donc  brièvement  la  portée  générale. 

Quand  notre  contact  avec  Dieu  est  une  réalité  positive, 
un  fait  objectif  dont  l'action  sur  notre  vie  personnelle  se 
manifeste  tout  d'abord  par  un  malaise  intérieur  et  par  une 
recherche  inquiète,  puis,  arrivée  à  un  certain  degré  de 
force,  nous  devient  directement  conscient,  nous  nous 
trouvons  en  présence  de  phénomènes  vitaux  s'accom- 
plissant  dans  le  tréfonds  de  l'être  humain.  Si  donc 
Dieu  est  en  nous  une  puissance  objective,  créatrice, 
vivifiante,  illuminante  et  libératrice,  son  énergie  doit 
jaillir  des  sources  profondes  de  notre  être  et  déployer 
ses  ellets  d'une  manière  immédiate  et  générale.  Si  au 
contraire   notre   «  communion   avec    Dieu  »   n'est    qu'un 


NOS    RELATIONS    A.VEC    DIEU  221 

élément  subjectif  de  notre  vie,  une  croyance,  une  idée, 
une  tendance,  une  disposition,  elle  est  un  état  ou  une 
création  de  notre  esprit,  que  nous  sommes  obligés  d'en- 
tretenir par  des  procédés  de  culture  appropriés,  un 
point  de  vue  qui  n'a  aucune  influence  directe  sur  notre 
vie  elle-même,  mais  uniquement  sur  notre  conception 
«le  la  vie.  dont  nous  tirons  parti  en  vertu  d'un  raison- 
nement, et  que  nous  nous  efforçons  péniblement  de  faire 
valoir  dans  la  pratique. 

Vous  donc,  ô  chercheurs,  qui  éprouvez,  si  faiblement 
que  ce  soit,  l'action  de  la  puissance  de  vie  universelle, 
gardez-vous  d'imiter  ceux  qui  prétendent  connaître  la 
communion  avec  Dieu,  mais  qui  ne  font  (m  réalité 
qu'entretenir  le  culte  d'une  idée  dont  ils  attendent  un 
effet  sur  leur  conduite.  Protégez  du  contact  superficiel 
de  votre  entourage  la  vie  qui  travaille  en  vous.  Ne  la 
livrez  en  proie  ni  à  autrui  par  une  dévotion  qui  attire 
les  regards,  ni  à  vos  propres  méditations  en  cherchant 
à  la  formuler  en  théories  abstraites.  Dans  le  premier  cas 
vous  étoufferiez  son  énergie  vitale  sous  des  dehors 
pieux  ;  dans  le   second,    vous    la   désàmeriez. 

Ne  parlez  point  de  ce  qui  se  passe  en  vous,  ne  cher- 
chez pas  à  l'analyser.  N'en  faites  état  ni  devant  les  au- 
tres ni  devant  vous-même.  Ou  notre  relation  avec  Dieu 
s'exprime  sans  y  songer,  ou  elle  s'interrompt.  Ne  révé- 
lez point  la  source  divine  de  votre  nouvelle  vie.  n'en 
affichez  pas  la  nature  spéciale,  ne  mettez  pas  en  scène 
la  foi  qui  vous  anime,  mais  respectez  le  mystère  de 
votre  nouvelle  naissance  et  les  origines  de  votre  carac- 
tère nouveau  et  impulsif.  Que  sa  beauté  transparaisse 
inconsciemment    dans   la  vie,  afin  que  les  hommes  con- 


•2'2-2  LA    VIE    PERSONNELLE 

templent  en  vous  la  vérité  et,  en  elle,  aperçoivent  le 
Père.  Que  votre  expérience  de  Dieu  ne  devienne  pas  le 
jouet  de  votre  pensée,  le  divertissement  spirituel  de  vos 
loisirs  ;  qu'elle  soit  le  soleil  dont  l'éclat  pur  et  virginal 
illumine  et  pénètre  toute  votre  existence. 

Ne  croyez  pas  que  la  vie  que  vous  puisez  en  Dieu 
doive  apparaître  partout  au  grand  jour.  Elle  doit  au 
contraire  être  partout  cachée  ;  comme  dans  la  nature. 
Dieu  pénètre  toute  chose,  même  le  moindre  brin  d'herbe  ; 
dès  que  nous  le  cherchons  et  que  nos  yeux  s'ouvrent 
pour  l'apercevoir,  nous  le  découvrons  partout.  Mais 
partout  il  est  le  mystère  sous-jacent  que  nous  dérobe 
la  surface.  Nulle  part  il  ne  se  laisse  saisir  et  démontrer. 
Aussi  quiconque  ne  s'est  pas  réveillé  et  n'a  pas  senti 
son  âme  passer  d'un  immense  émerveillement  au  pres- 
sentiment du  divin,  puis  à  la  vision  de  Dieu  en  toutes 
choses,  ne  découvrira  jamais  aucun  signe  de  sa  présence. 
11  en  est  ainsi  de  la  vie  qui  nous  vient  de  Dieu.  Elle 
doit  rendre  à  notre  Père  un  témoignage  silencieux.  Quand 
nous  le  voilons  aux  regards,  notre  vie  le  révèle  involon- 
tairement. Lorsque  nous  voulons  l'exhiber,  il  nous 
échappe.  A  force  de  parler  de  lui,  les  hommes  ont  perdu 
son  contact  et  dès  lors  ce  n'est  plus  de  Dieu  qu'ils  ont 
parié  et  vécu,  mais  de  leur  idée  de  lui. 

Ne  cherchons  donc  pas  à  produire  sur  les  autres  une 
impression  édifiante  et  ne  nous  demandons  pas  si  nos 
manifestations  vitales  rendent  témoignage  à  notre  Dieu. 
La  piété  voulue  et  affectée  est  un  outrage  envers  lui  : 
elle  tue  les  élans  spontanés  de  sa  vie  en  nous.  Ce  qui 
ne  jaillit  pas  naturellement  ne  vient  pas  de  la  source. 
Ne  réglons  pas  notre  vie  «selon  Dieu»,  si  nous  voulons 


NOS    RELATIONS    AVEC    DIEU  22-i 

quelle  soit  née  de  lui.  Ne  Taisons  rien  «pour  la  gloire 
de  Dieu»,  si  nous  désirons  vivre  de  lui.  Laissons-le  se 
déployer  librement,  et  n'érigeons  pas  en  nous,  en  échange 
de  son  action  libre  et  créatrice,  un  édifice  religieux  et 
moral,  si  admirable  fût-il.  Le  plus  beau  transparent  ne 
remplace  pas  le  soleil. 

N'en  croyons  pas  plus  sur  Dieu  que  nous  n'en  éprou- 
vons. N'en  disons  pas  plus  à  son  sujet  que  ce  que  notre 
vie  exprime  sans  le  vouloir.  Respectons  sa  présence 
mystérieuse  en  nous  et  n'ayons  pas  la  témérité  de  l'en- 
fermer dans  des  formules;  notre  raison  est  aussi  inca- 
pable d'en  pénétrer  le  secret  que  celui  de  notre  moi.  Dé- 
lions-nous donc  de  la  théologie,  même  de  la  nôtre  ;  elle 
obstrue  les  sources.  Elle  veut  savoir  et  enseigner  plus 
que  nous  n'en  savons.  La  vérité  ne  peut  nous  apparaître 
que  dans  la  mesure  où  elle  grandit  en  nous  et  notre  sa- 
voir ne  peut  embrasser  que  ce  que  nous  avons  vécu. 
Les  constructions  de  notre  esprit  ne  sont  que  des  chi- 
mères. 

Si  quelqu'un  cependant  nous  demande  compte  de  ce 
qui  vit  en  nous,  ne  nous  répandons  pas  en  paroles,  ne 
formulons  pas  de  doctrine,  mais  disons  simplement  ce 
qui  est.  Que  notre  témoignage  soit  l'expression  exacte 
et  concise  de  notre  expérience  vivante  et  personnelle. 
Notre  contact  doit  en  faire  naître  le  pressentiment,  en 
sorte  que  notre  confession  ne  fasse  qu'élucider  ce 
qu'on  devinait  obscurément  cl  témoigne,  dr  ce  qu'on  se 
refusait  à  reconnaître.  Son  seul  rôle  est  de  corroborer  les 
impressions  et  les  effets  que  produit  notre  vie.  Elle  doit 
être  le  son  clair  que  rendent  au  moindre  attouchement 
les   cordes   fortement  tendues. 


2^4  la   vie   PERSONNELLE 

Dieu  n'a  pas  besoin  de  notre  dévotion  religieuse.  Ne 
faisons  donc  pas  de  lui  —  et  encore  moins  du  Christ  — 
un  objet  «le  culte,  comme  le  font  les  païens,  mais  visons 
à  devenir  simplement  les  organes  de  son  action  créa- 
trice et  éducatrice.  Notre  culte  consiste  à  le  manifester 
nettement  et  pleinement  dans  chacun  des  mouvements 
de  notre  vie  ;  notre  dévotion,  à  laisser  vibrer  en  nous 
sa  vie  palpitante.  A  quoi  bon  des  œuvres  spécialement 
religieuses  quand  le  Père  remplit  la  vie  tout  entière  ? 
Veillons  à  ce  que  notre  vie  en  Dieu  ne  devienne  pas 
une  spécialité,  un  sport  de  notre  activité  propre  ;  c'est 
dans  notre  existence  quotidienne  qu'elle  doit  rayonner 
en  silence.  Gardons-nous  de  nous  contempler  et  de  nous 
occuper  de  nous-mème.  dans  un  but  d'édification.  Le 
seul  moyen  de  nous  édifier  véritablement,  c'est  de  faire 
à  tout  moment  ce  que  Dieu  veut,  de  donner  ainsi  à  cha- 
que instant  son  sens  et  sa  valeur  cachée,  de  persévérer 
dans  la  recherche  et  le  devenir,  et  de  tendre  invariable- 
ment au  royaume  de  Dieu.  Les  exercices  religieux  ne 
font  qu'entraver  l'échange  vital.  Vous  n'entendrez  nulle 
part  la  parole  de  Dieu  si  vous  ne  la  percevez  dans  tou- 
tes les  obligations  de  l'existence . 

Une  activité  spéciale  n'est  pas  nécessaire  non  plus  au 
progrès  de  l'évolution  véritable.  Toute  fonction  dans 
laquelle  s'actualise  le  nouvel  ordre  de  choses  et  s'in- 
carne la  vérité  est  un  travail  pour  le  règne  de  Dieu. 
Toute  ouvre  humaine  doit  l'être  et  peut  le  devenir  aussi 
bien,  et  mieux  peut-être,  que  les  œuvres  dans  lesquelles 
on  a  toujours  à  la  bouche  le  nom  de  Dieu.  L'exploita- 
tion d'une  fabrique  dont  l'organisation  repose  sur  les 
principes  de  vie  du  Christ,   concourt  davantage  à    l'éta- 


LA    VIE    CACHÉE  223 

blissement  du  règne  de  Dieu  qu'une  œuvre  mission- 
naire qui  pratique  le  prosélytisme,  car  celle-ci  ne  favo- 
rise pas  la  venue  de  ce  règne,  mais  la  retarde  au  con- 
traire. Plus  la  tension  est  grande  entre  l'Eglise  et  le 
royaume  de  Dieu.  —  car  non  seulement  le  droit  canon, 
mais  toute  l'économie  générale  de  l'Eglise,  sont  en 
contradiction  avec  la  vie  que  Jésus  nous  a  révélée  et 
avec  ses  lois.  —  plus  aussi  il  sera  difficile  qu'une  acti- 
vité ecclésiastique  incarne  et  réalise  le  règne  divin. 
Mais  il  est  évident  que  cela  est  possible  si  les  hommes 
qui  deviennent  trouvent  dans  leur  vie  nouvelle  la  source 
d'un  véritable  «  accomplissement»  des  œuvres  et  des 
institutions  ecclésiastiques . 

Dans  la  mesure  où  la  relation  personnelle  de  l'homme 
avec  Dieu  devient  vivante  et  vraie,  et  crée  en  lui  un  être 
originel  et  une  nature  nouvelle,  disparaissent  donc  la  vie 
et  l'activité  spécialement  religieuses  à  la  façon  des  païens 
et  des  hypocrites. 


'3.  La  vie  cachée. 

«Quand  vous  jeûnez,  ne  prenez  pas  un  air  triste, 
comme  les  hypocrites,  qui  se  composent  un  visage 
tout  défait  pour  que  leur  jeûne  attire  les  regards 
des  hommes.  En  vérité,  je  vous  le  dis,  ils  ont  leur 
récompense.  Pour  toi,  lorsque  tu  jeûnes,  parfume  ta 
tête  e!  lave  ton  visage,  alin  ([lie  Ion  jeûne  ne  soit 
pas  aperçu  des  hommes,  niais  seulement  de  ton  Père 
qui  est  présent  dans  le  secret  ;  et  ton  Père  qui  voit 
dans  le  secret,  le  le  rendra.  » 


22*>  LA    VIE    PERSONNELLE 

Jeûner,  c'est  s'abstenir.  Il  suffit  de  s'en  rendre  compte 
pour  ne  point  passer  avec  indifférence  à  côté  de  ces  pa- 
roles de  Jésus.  Car  autant  est  vain  le  jeûne  corporel 
conventionnel  et  tout  extérieur  qui  n'est  qu'un  exercice 
religieux  prescrit  par  l'Eglise,  autant  est  importante 
l'abstinence  volontaire  de  celui  qui.  dans  certaines  cir- 
constances et  pour  des  motifs  déterminés,  renonce  à 
telle  ou  telle  satisfaction  dans  l'intérêt  de  son  déve- 
loppement, de  sa  vie  ou  de  son  activité.  Je  n'en- 
tends point  par  là  uniquement  la  privation  de  nourri- 
ture, mais  le  renoncement  aux  agréments  et  aux  néces- 
sités de  l'existence,  à  la  lecture,  aux  jouissances  artis- 
tiques, à  la  conversation,  à  la  vie  de  société,  au  confort 
et  au  luxe,  aussi  bien  qu'au  manger  et  au  boire,  selon 
que  l'obligation  s'en  fait  sentir  à  nous  à  un  moment 
donné.  Je  ne  parle  pas  de  l'ascétisme  qui  a  son  but 
en  lui-même  et  qui  est  la  négation  de  la  vie,  mais 
du  renoncement  qui  a  un  sens,  qui  affirme  la  vie,  qui 
cherche  à  l'ennoblir  ou  à  la  fortifier.  Ce  jeûne  libre- 
ment approprié  aux  nécessités  de  notre  âme  est  un  des 
traits  fondamentaux  de  la  vie  personnelle,  car  il  est  le 
plus  puissant  levier  de  vie  dont  nous  disposions.  Et  il 
est  un  signe  de  vie  personnelle,  parce  qu'il  affirme  la 
souveraineté  de  notre  moi  et  sa  libre  administration  de 
notre  économie  intérieure  et  extérieure. 

Il  n'est  point  nécessaire  de  le  prescrire  aux  cher- 
cheurs. Ils  y  viennent  de  leur  propre  mouvement.  Ils 
savent  que  nous  n'assurons  la  prééminence  de  notre 
moi  qu'en  nous  sevrant  de  tout  ce  qui  exerce  sur  nous 
une  influence  tyrannique.  Ils  ont  fait  l'expérience  qu'en 
s  exerçant  à  l'abstinence  on  ce  entraîne  »  la  personnalité 


LA    VIE    CACHEE  227 

qui  acquiert  de  ce  l'ait  la  force  de  résistance,  la  sou- 
plesse, l'énergie  et  l'élasticité.  Ils  se  rendent  compte  que 
nous  ne  pouvons  accomplir  aucune  tâche,  atteindre  au- 
cun but  élevé,  sans  renoncer  à  tout  ce  qui  nous  en- 
trave, nous  détourne  et  nous  affaiblit.  Ils  jeûnent  ins- 
tinctivement lorsqu'ils  rompent  avec  tout  ce  qui  trouble 
leur  contact  avec  Dieu  et  recherchent  la  solitude  afin 
de  rentrer  en  eux-mêmes,  ou  lorsqu'ils  laissent  tout  le 
reste  à  l'arrière-plan  dans  l'intérêt  de  la  seule  chose 
nécessaire,  et  s'abstiennent  de  tout  ce  qui  compromet 
leur  vie  et  leur  développement. 

Toutefois  Jésus  ne  veut  point  nous  enseigner  ici  qu'il 
faut  jeûner,  mais  comment  nous  devons  le  faire.  Et  une 
fois  de  plus,  il  nous  répète  :  «  non  pas  publiquement, 
mais  en  secret  »,  non  de  manière  à  attirer  les  regards 
mais  à  la  dérobée,  non  extérieurement,  mais  intérieure- 
ment. Dieu  seul  qui  voit  dans  le  secret  doit  en  être  té- 
moin. 

Mais  cela  est  impossible,  objecte ra-t-on  peut-être.  Si 
je  renonce  à  la  vie  de  société  parce  qu'elle  me  captive 
et  me  futilise,  aux  jouissances  artistiques  parce  qu'elles 
sont  pernicieuses  pour  moi,  ou  à  l'alcool  parce  qu'il  di- 
minue ma  force  de  résistance,  cela  ne  peut  avoir  lieu 
secrètement.  Il  est  impossible  qu'on  ne  le  remarque  pas. 
Certes;  aussi  n'est-ce  point  là  ce  que  Jésus  condamne. 
Nous  ne  pouvons  cacher  le  changement  qui  se  produit 
dans  noire  vie,  mais  nous  pouvons  iaissi  r  ignorer  qu'il 
est  1  »  1 1  acte  de  renoncement.  C'est  le  jeûne  eu  soi  qui 
doit  [tasser  inaperçu.  Qu'on  s'explique  comme  on  le  vou- 
dra notre  métamorphose,  ne  laissons  nul  regard  péné- 
trer dans  noire  âme,  celons  les  mobiles  de  notre  conduite, 


228  LA    VIE    PERSONNELLE 

les  circonstances  personnelles  qui  l'inspirent.  Préservons 
notre  être  intime  de  l'indiscrétion  des  curieux  qui  pren- 
nent plaisir  à  épier  leurs  semblables  et  à  surprendre 
leurs  singularités. 

L'insistance  de  Jésus  sur  ce  point  est  telle  qu'il  va 
jusqu'à  recommander  certaines  mesures  propres  à  ga- 
rantir le  secret  du  jeûne.  «  Bien  loin  de  montrer  un 
visage  défait,  dit-il.  parfume  ta  tête  et  lave  ton  visage  ». 
—  c'est-à-dire  rayonne  de  la  joie  de  vivre,  et  pare-toi 
comme  pour  une  fête,  —  «  afin  que  ton  jeûne  n'attire 
pas  les  regards  des  hommes  ».  Que  ton  apparence  dissi- 
mule ce  qui  se  passe  en  toi. 

Mais  en  nous  donnant  l'air  différent  de  ce  que  nous 
sommes  en  réalité,  ne  tomberons-nous  pas  d'une  hypo- 
crisie dans  une  autre  ?  Jésus  n'exige-t-il  pas  de  nous 
une  conduite  mensongère  ?  Sans  aucun  doute,  si  nous 
appliquons  ici  nos  notions  habituelles  et  toutes  for- 
melles de  la  sincérité.  Mais  Jésus  en  a  une  conception 
différente.  Car  son  instinct  délicat  discerne  l'hypocrisie 
subtile  qui  se  cache  sous  une  sincérité  apparente  et  la 
fausseté  intérieure  qui  s'y  propage. 

Pour  sauver  l'honneur  de  Jésus,  on  allègue  qu'il  a 
simplement  voulu  montrer  que  ceux  qui  sont  dans  une 
relation  normale  avec  le  Père  peuvent  rester  joyeux, 
même  au  sein  de  la  plus  grande  détresse  et  des  plus 
douloureux  dépouillements,  parce  qu'ils  le  demeurent 
au  fond  du  cœur.  Qui  nierait  qu'il  puisse  en  être  ainsi 
et  que  ce  soit  l'idéal  pour  les  enfants  de  Dieu?  Evidem- 
ment le  renoncement  qui  nous  assombrit  et  nous  laisse 
un  arrière-goût  d'amertume  n'est  pas  un  renoncement 
complet.  Il    retient  intérieurement   ce    qu'il    abandonne 


LA    VIE    CACHÉE  22Ç) 

extérieurement.  Nous  ne  sommes  réellement  détachés 
de  ce  qui  est  pour  nous  une  occasion  de  chute  que 
lorsque  nous  n'en  ressentons  plus  la  privation.  Et  quand 
le  résultat  poursuivi  par  ce  moyen  nous  tient  assez  à 
cœur  pour  que  nous  y  sacrifiions  tout,  nous  pouvons 
le  faire  avec  joie  et  le  sourire  aux  lèvres.  Cependant 
ni  le  texte,  ni  son  contexte  ne  nous  indiquent  que 
ce  soit  là  la  pensée  de  Jésus.  Il  nous  recommande 
d'agir  de  manière  à  cacher  notre  renoncement  intime. 
L'attitude  qu'il  nous  prescrit  correspond  exactement  à 
l'ordre  de  fermer  la  porte  sur  nous  quand  nous  voulons 
prier  le  Père  :  c'est  une  mesure  de  sûreté  que  nous 
avons  à  prendre. 

Mais  précisément  parce  que  tel  est  le  cas,  nous  ne 
manquons  pas  à  la  vérité  en  parfumant  notre  tête 
lorsque  nous  jeûnons.  Car  il  ne  s'agit  pas  de  simuler  ce 
que  nous  n'éprouvons  pas,  mais  seulement  de  dissimu- 
ler sous  une  attitude  de  surface  ce  qui  se  passe  au  fond 
de  notre  être  intime,  et  de  déjouer  ainsi  l'indiscrétion 
des  hommes.  Que  nous  paraissions  alors  diflérents  de 
ce  que  nous  sommes,  cela  est  indéniable.  Toutefois 
notre  manière  d'agir  n'implique  aucune  intention  men- 
songère, mais  une  légitime  défense  de  notre  moi.  Si 
quelqu'un  confond  l'apparence  avec  la  réalité,  nous  n'en 
sommes  pas  plus  responsables  que  nous  ne  sommes 
obligés  pour  être  \ mis  de  nous  présenter  nus  à  tout 
\  enant.  En  tous  cas.  cette  erreur  ne  tient  pas  à  notre 
réserve,  mais  à  la  superficialité  «le  notre  prochain. 

Mais  surtout  si  nous  agissons  ainsi,  c'est  en  vertu 
d'une  conception  tout  autre  de  la  vérité.  La  notion  exté- 
rieure, formelle,  mécanique  de  la  vérité  exige  que   tout 


23<)  LA    VIE    PERSONNELLE 

ce  que  nous  faisons  et  disons  soit  exact  :  nous  sommes 
véridiques  lorsque  nous  exprimons  ce  qui  est  littérale- 
ment vrai.  La  véracité,  dans  ce  cas.  c'est  la  fidélité  de 
la  reproduction  photographique.  Ce  serait  donc  mentir 
et  tromper,  au  sens  strict  du  mot,  que  de  raconter  aux 
enfants  des  contes  de  fées  et  se  prêter  à  leurs  repré- 
sentations enfantines,  ou  de  répondre  simplement  :  Bien. 
merci,  à  la  question:  Gomment  vous  portez-vous? 
lorsque  nous  ressentons  un  malaise  quelconque.  Il  ne 
faudrait  l'apporter  aux  enfants  que  des  événements  his- 
toriques incontestables,  ne  leur  donner  que  des  réponses 
scientifiquement  exactes  et  ne  répondre  aux  questions 
concernant  notre  état  que  par  une  analyse  scrupuleuse 
de  notre  condition  physique  et  morale. 

La  notion  objective,  intérieure,  organique  de  la  vérité, 
exige  au  contraire  que  nous  parlions  et  agissions  de 
manière  à  satisfaire  aux  obligations  présentes,  à  résoudre 
parfaitement  le  problème  posé,  à  réaliser  intégralement 
notre  vocation,  à  cet  instant  précis.  Or  cela  ne  peut  avoir 
lieu  d'une  façon  abstraite,  mais  seulement  d'une  manière 
concrète,  sur  la  base  et  dans  la  mesure  des  conditions 
données  :  de  notre  état  intérieur,  de  nos  relations  spé- 
ciales avec  notre  interlocuteur,  des  circonstances  du 
moment,  des  droits  et  des  devoirs  qui  découlent  de  la 
situation  générale.  11  n'y  a  de  vérité  que  dans  ce  qui 
«  devient»  et  mûrit  ;  tout  ce  qu'on  échafaude  est  faux  en 
soi.  Toute  manifestation  qui  procède  directement  de 
l'intuition  immédiate  de  la  nécessité  actuelle  est  donc 
véridique  pourvu  qu'elle  y  corresponde,  qu'elle  soit 
exacte  ou  non  au  sens  purement  formel.  En  consé- 
quence, la  seule  réponse  vraie  sera  celle  que  notre  inter- 


LA    VIE    CACHEE 


23 1 


locuteur  pourra  comprendre  et  utiliser  et  qui  satisfera 
entièrement  à  ses  besoins  présents.  Aussi  n'est-ce  point 
mentir  que  de  fournir  provisoirement  aux  enfants  des 
explications  incomplètes  ;  tandis  que  c'est  agir  d'une 
manière  contraire  à  la  vérité  que  de  donner  en  pâture 
à  leur  imagination  les  faits  dans  toute  leur  sécheresse. 
Ce  qui  est  faux  au  sens  organique  du  mot.  ce  n'est 
pas  la  parole  qui  formule  une  chose  inexacte,  mais  bien 
plutôt  la  parole  inutile  qui  détruit  au  lieu  de  vivifier, 
parce  qu'elle  ne  procède  pas  d'une  nécessité  intérieure 
et  ne  donne  aucun  sens  au  moment  actuel,  le  propos 
insignifiant  et  arbitraire,  quelque  irréprochablement 
eract  qu'il  soit  d'ailleurs.  C'est  à  ce  point  de  vue  que 
Jésus  se  place,  quand  il  nous  dit  que  nous  aurons  à 
rendre  compte  de  toutes  les  paroles  ce  vaines  »  que  nous 
aurons  prononcées. 

Une  vie  pénétrée  de  cette  sincérité  effective  est 
l'accomplissement  de  toutes  nos  obligations  morales  en- 
vers la  vérité.  Jésus  entendait  l'apporter  au  monde 
comme  tous  les  autres  accomplissements  que  nous  pré- 
sente le  Sermon  sur  la  montagne.  En  conséquence,  la 
conduite  qu'il  prescrit  à  ceux  qui  jeûnent  répond  à  une 
exigence  inéluctable  de  la  vérité.  En  etïet,  pour  être 
absolument  sincère,  notre  jeûne  doit  demeurer  ignoré; 
mais  ce  n'est  possible  que  si  la  surface  de  notre  vie 
reste  assez  unie  pour  ne  rien  trahir  de  ce  qui  se  passe 
au-dessous.  Il  en  résulte  que  nous  avons  à  prendre  les 
mesures  qui  nous  garantissent  le  secret,  dussions-nous 
pour  cela  voiler  la  détresse  de  notre  àme  sous  une  ap- 
parente gaîté. 

En  agissant  ainsi,  nous  ne   méconnaissons    point   nos 


232  LA    VIE    PERSONNELLE 

obligations  envers  le  prochain.  Il  n'a  nul  droit  de  con- 
naître notre  vie  intérieure,  ni  d'y  prendre  part.  La  sin- 
cérité n'implique  pas  l'expansion.  L'impression  illusoire 
que  nous  produisons  sur  les  autres,  n'est  ni  un  men- 
songe, ni  une  tromperie  ;  pas  plus  que  l'apparence  de 
dureté,  d'injustice  ou  de  cruauté  sous  laquelle  se  dé- 
robent dans  l'univers  l'amour  et  la  miséricorde  de 
Dieu. 

Nous  ne  comprendrons,  du  reste,  à  quel  point  cette 
mesure  de  protection  est  conforme  à  la  vérité  qu'en 
dégageant  clairement  la  loi  de  la  vie  nouvelle  qui  est 
ici  en  cause. 

Le  jeûne  peut  être  inspiré  par  les  motifs  et  les  mo- 
biles les  plus  divers  :  la  discipline  qu'il  nous  impose 
est  un  incomparable  instrument  d'éducation  personnelle 
et  de  conquête  de  l'autonomie  intérieure,  un  levier 
extraordinairement  efficace  de  la  liberté  individuelle  ; 
dans  la  lutte  pour  notre  véritable  existence,  il  est  l'ar- 
me la  plus  tranchante  et  la  plus  appropriée  ;  il  est  l'uni- 
que moyen  dont  nous  disposions  pour  augmenter  notre 
force  et  notre  capacité  d'action  ;  enfin  il  est  souvent 
l'expression  immédiate  d'un  jugement  que  nous  pronon- 
çons sur  nous-mêmes.  Quand  le  jeûne  est  de  la  sorte  un 
acte  volontaire,  et  non  l'exécution  d'un  commandement 
de  l'Eglise  ou  d'un  devoir  religieux,  il  devient  une  mani- 
festation capitale  de  notre  vie  intime  et  personnelle.  Et 
en  nous  exhortant  énergiquement  à  le  laisser  ignorer, 
Jésus  nous  enseigne  que  pour  rester  sincère  et  féconde, 
notre  vie  profonde  doit  se  dérouler  dans  le  secret  et 
dans   la  solitude. 


LA    VIE    CACHEE 


2i"3 


C'est  de  cette  source  mystérieuse  que  jaillit  notre  vie 
personnelle.  C'est  de  ces  couches  obscures  que  montent 
les  sues  qui  l'alimentent.  Là  se  font  entendre  les  voix 
qui  s'élèvent  (les  profondeurs,  et  se  révèlent  les  vérités 
invisibles.  Là  L'être  originel  cherche  à  s'affirmer  en 
face  du  (lot  montant  des  instincts  corrompus  et  des 
séductions  funestes.  Là  convergent  les  impressions  que 
nous  apporte  la  vie.  et  qui  au  contact  des  expériences 
antérieures  demeurées  vivantes  bien  que  silencieuses, 
éveilleront  les  émotions  d'où  jaillira  notre  vie  nouvelle. 
Les  orages  de  la  destinée  fondent  sur  nous  et  secouent 
le  tréfonds  de  notre  être  ;  la  pression  répétée  de  nos 
détresses  et  de  nos  devoirs  provoque  des  explosions  for- 
midables de  l'énergie  personnelle  qui  y  est  concentrée. 
Des  impulsions  puissantes  se  font  jour,  des  intuitions 
inconnues  s'éveillent,  de  merveilleux  pressentiments 
frémissent,  tandis  que  tout  l'effort  de  notre  esprit  suf- 
fit à  peine  à  saisir,  élaborer,  mettre  en  œuvre  ce  nou- 
veau devenir  et  ces  expériences  nouvelles.  Ainsi,  tout 
ce  qui  nous  arrive  passe  dans  le  creuset  de  notre  vie 
profonde  pour  être  purifié  des  scories  qui  le  souillent 
et  transformé  en  un  trésor  de  vie.  Elle  est  le  centre 
duquel  tout  part  et  auquel  tout  revient. 

Elle  est  le  lieu  ou  s'opère  le  développement  embryon- 
naire <le  uotre  vie  personnelle.  La  vie  consciente,  claire. 
énergique  qui  s'épanouit  souveraine  et  consciente  de 
son  but  repose  entièrement  sur  une  vie  de  sensations 
immédiates,  constamment  fécondée  par  nos  expériences. 
D'elle  surgissent  les  clartés,  les  inspirations,  les  forces 
qui  modèlent  et  dirigent  notre  vie  personnelle.  Il  n'y  a 
point    là   un   travail   de    réflexion    ou    de    raisonnement, 


23^J  LA    VIE    PERSONNELLE 

mais  un  processus  de  croissance  qui  élabore,  clarifie, 
transforme,  une  maturation  graduelle,  la  gestation  de 
l'être  qui  se  forme  en  nous  et  veut  venir  au  jour.  Cette 
vie  naissante  échappe  à  notre  action.  Tantôt  elle  ne  croit 
qu'insensiblement  dans  le  silence  de  notre  attente  re- 
cueillie ;  tantôt  nous  nous  sentons  ébranlés  jusqu'au 
fond  par  l'angoisse  et  la  souffrance  intolérable  que  nous 
cause  cet  effort  de  la  vie.  Mais  nous  nous  y  consacrons 
tout  entiers,  avec  d'autant  plus  d'ardeur. 

Cependant  notre  être  intime  n'abrite  pas  seulement 
le  mystère  de  notre  vie  naissante  ;  il  est  aussi  le  tbéâtre 
de  notre  activité  personnelle.  Nous  ne  pouvons  nous 
borner  à  hâter  de  nos  vœux  l'évolution  qui  commence, 
nous  avons  à  nous  mesurer  avec  les  problèmes  qui  nous 
obsèdent  et  nous  ne  saurions  trouver  de  repos  avant 
de  les  avoir  résolus.  11  faut  que  les  fardeaux  soient  por- 
tés, les  conflits  apaisés,  les  liens  rompus,  le  chemin 
trouvé,  la  fatalité  vaincue.  Le  champ  de  bataille  de  notre 
vie  personnelle  est  au  fond  de  nous-même.  Les  ennemis 
que  nous  n'y  aurons  pas  domptés  demeureront  invin- 
cibles, car  là  seulement  se  remportent  les  vraies  victoi- 
res. Là  se  découvrent  les  solutions  qui  et  accomplissent  »  ; 
en  les  cherchant  ailleurs,  nous  n'aboutirions  qu'à  des 
accommodements. 

Le  secret  le  plus  absolu  est  donc  indispensable  à 
l'élaboration  de  nos  expériences  comme  au  dévelop- 
pement de  notre  vie  naissante.  Tout  ce  qui  vit  a  été 
conçu  dans  l'obscurité  ;  rien  ne  s'ellectue  d'une  manière 
féconde,  puissante  et  souveraine  sans  avoir  été  aupara- 
vant trouvé  et  expérimenté  dans  le  secret.  C'est  sur  cette 


LA     VIE    CACHEE 


a35 


loi  fondamentale  dé  la  vie  véritable  que  repose  l'exhor- 
tation   de  Jésus  que  nous  venons  de  considérer. 

Notre  vie  intime  est  notre  sanctuaire  :  quiconque  en 
a  retrouvé  l'entrée  est  prêt  à  tous  les  sacrifices  pour  le 
réédifier  après  en  avoir  été  lui-mèine  le  dévastateur  in- 
conscient. Gardons-le  jalousement  de  la  profanation  des 
visiteurs  étrangers  et  incompréliensifs.  N'y  laissons  pé- 
nétrer que  les  familiers  de  notre  âme.  Mais  dans  ce 
sanctuaire  même,  il  est  un  lieu  très  saint  dont  nul  ne 
doit  franchir  le  seuil.  Ce  qu'il  recèle  —  anxiétés,  dé- 
tresses, douleurs,  sentences  prononcées  sur  nous-même 
dans  la  honte  et  le  repentir,  luttes  contre  le  doute  et  le 
désespoir,  victoires  de  la  foi,  attente  patiente  et  tenace, 
jugements  de  Dieu,  tentations  diaboliques,  expériences 
merveilleuses  —  doit  rester  caché  à  tous  les  yeux.  Nous 
ne  pourrons  sans  doute  empêcher  nos  plus  proches  de 
pressentir  l'état  de  notre  àme.  Mais  ce  qui  s'y  passe  en 
réalité  leur  restera  voilé,  comme  bien  souvent  à  nous- 
mêmes,  si  ébranlés  que  nous  soyons  par  ces  secousses 
souterraines  et  ces  brusques  éruptions.  Quoi  qu'il  en 
soit,  n'en  parlons  pas.  même  aux  plus  chers.  Que  leur 
contact  immédiat  et  personnel  avec  nous  le  leur  lasse 
seul  entrevoir.  Alors  leur  silence  discret  ne  fera  que 
favoriser  Le  mystère  duquel  dépend  le  salut  de  notre 
personnalité. 

Il  s'agit  de  faire  acte  d'énergie  et  de  tout  sacrifier  à 
cette  sauvegarde  absolue  de  notre  vie  cachée.  ~S  man- 
quer, c'est  lui  donner  le  coup  de  mort.  Celui  qui  dé- 
couvre aux  regards  les  affres  de  son  devenir,  les  an- 
goisses   au    prix   desquelles   il  affirme   et   maintient  son 


23(i  LA    VIE    PERSONNELLE 

moi,  ses  difficultés  dans  l'accomplissement  de  sa  vo- 
cation, profane  ce  qu'il  y  a  de  plus  saint  en  lui  et  livre 
le  mystère  de  sa  personnalité. 

Nul  n'a  besoin,  du  reste,  d'en  être  averti.  La  pudeur 
de  l'âme  nous  en  préserve  naturellement.  L'homme  sain 
est  incapable  de  parler  de  ses  expériences  intimes  avant 
qu'elles  aient  atteint  la  maturité  qui  leur  permet  de 
porter  des  fruits  de  vie.  Mais  dans  les  cercles  où  l'on 
l'ait  de  la  vie  intérieure  un  sport,  une  verbosité  sans 
pudeur  étoufle  chez  plusieurs  la  répugnance  instinctive 
à  divulguer  leurs  émotions  et  leurs  expériences  les  plus 
sacrées.  On  ne  sait  plus  rien  éprouver  sans  le  procla- 
mer aussitôt.  On  se  met  en  scène,  on  s'étale  complai- 
samment  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu,  pour  le 
bien  de  ses  frères,  par  besoin  de  distraction,  sans  se 
rendre  compte  du  sacrilège  que  l'on  commet.  Jésus  dé- 
fendait avec  menaces  à  ceux  qui  avaient  reçu  quelque 
secours  ou  quelque  révélation  de  Dieu,  d'en  rien  dire  à 
personne.  Combien  ce  sentiment  s'est  perdu  dans  notre 
monde  chrétien  ! 

Le  silence  est  la  chasteté  de  l'âme.  L'amour  seul 
autorise  à  parler,  l'amour  vrai  qui  n'est  que  la  vie  qui 
déborde.  Gomment  donc  aimer  sans  avoir  commencé 
par  se  taire  jusqu'à  ce  qu'on  ose  parler,  jusqu'à  ce  qu'on 
ait  quelque  chose  à  communiquer?  Il  faut  que  les  sources 
secrètes  aient  émergé  des  profondeurs  avant  de  se 
répandre. 

La  mise  à  nu  de  notre  vie  cachée  entraîne  toutes  les 
conséquences  de  la  prostitution.  Elle  tue  la  pudeur  de 
l'âme  et  avec  elle  la  sensibilité  délicate  qui  est  l'or- 
gane des  expériences  profondes  et  originales  ;   l'impulsi- 


LA    VIE    CACHEE 


2Ï 


vité  est  compromise,  le  développement  spoiittiiit'  s'ar- 
rête. Le  travail  de  la  vie  organique  ne  supporte  pas  le 
grand  jour.  Lorsqu'elle  languit  pour  avoir  été  arrachée 
à  l'obscurité,  force  est  bien  de  la  remplacer  par  une 
contrefaçon.  La  réflexion  prend  la  place  de  l'intuition  ; 
les  sentiments  d'emprunt,  l'affectation  et  la  routine,  celle 
des  impulsions  primesautières.  On  s'engage  ainsi  dans 
la  voie  mensongère  et  superficielle  de  l'illusion,  de  l'imi- 
tation et  de  la  mise  en  scène.  On  simule  la  vie  person- 
nelle, parce  qu'on  ne  peut  plus  la  vivre   spontanément. 

Tant  que  nos  expériences  personnelles  ne  sont  encore 
qu'un  pèle-mèle  informe  d'impressions  et  de  sentiments 
impossibles  à  formuler,  tant  qu'elles  ne  constituent  pas 
un  tout  homogène  assez  distinct  pour  être  saisi  cons- 
ciemment, tant  qu'elles  n'ont  pas  acquis  la  maturité 
nécessaire  pour  devenir  un  élément  vivifiant  dans  la 
structure  de  notre  organisme,  nous  avons  à  nous  taire, 
quoi  qu'il  nous  en  coûte,  afin  d'assurer  la  réalité,  la 
profondeur  et  la  fécondité  de  l'évolution  qui  se  poursuit 
en  nous. 

De  même,  nous  n'avons  pas  ie  droit  de  parler  des 
difficultés  que  nous  n'avons  pas  vaincues,  de  ce  qui  n'a 
pas  encore  été  consommé  dans  notre  for  intérieur.  Nous 
avons  à  lutter,  au  contraire,  dans  le  secret  le  plus 
absolu,  jusqu'à  ce  que  nous  en  soyons  venus  à  bout.  Les 
grandes  actions  ne  naissent  que  dans  le  silence.  lui  nous 
répandant  au  dehors  avant  le  temps,  nous  nous  privons 
des  forces,  des  clartés,  des  expériences  nouvelles  qui 
devaient  se  révéler  parmi  ces  obscurités,  des  progrès 
et  des  fruits  que  nous  eu  pouvions  attendre.  Dans  ce 
domaine,  ce  qui  n'est  l'ait  qu'à   moitié  n'est  pas   fait  du 


a38  LA    VIE    PERSONNELLE 

tout.  Le  contact  direct  avec  le  problème  donné  peut 
seul  nous  en  apporter  la  solution.  Sachons  donc  rester 
proie  à  la  fièvre  qu'il  nous  cause  jusqu'à  ce  que  nous  en 
l'ayons  trouvée.  Tout  épaneliement  prématuré  trouble 
notre  intuition  immédiate  et  nous  prive  en  conséquence 
de  la  source  d'énergie  de  laquelle  découle  toute  victoire. 

Nous  connaissons  tous  le  soulagement  qu'on  éprouve 
à  parler  de  ses  perplexités.  C'est  le  plus  sûr  moyen  de 
s'en  débarrasser,  mais  aussi  de  n'en  jamais  triompher 
et  de  les  dépouiller  de  toute  valeur  vitale.  Ce  que  nous 
communiquons  nous  échappe  et  nous  devient  étranger. 
Peut-être  le  rappellerons-nous  avec  larmes  ;  nous  ne  le 
retrouverons  plus  jamais,  car  notre  capacité  de  le  res- 
sentir s'est  évanouie  pour  s'être  dissoute  prématurément 
en  paroles.  Ce  qui  germe  en  nous  se  flétrit  quand  nous 
l'exposons  aux  regards.  Sans  doute,  dans  une  autre 
occasion,  ces  germes  de  vie  pourront  se  ranimer  et 
recommencer  à  bourgeonner  ;  mais,  pour  l'instant,  ils 
restent  inutiles,  et  les  progrès  et  la  continuité  de  notre 
évolution  en  sont  compromis. 

Il  n'en  va  pas  de  même  des  vicissitudes  et  des  souf- 
frances que  nous  avons  à  surmonter.  Elles  demeurent 
et  s'imposent  toujours  à  nouveau,  même  quand  un  cœur 
ami  en  a  reçu  la  confidence.  Mais  la  consolation  et 
l'adoucissement  que  nous  trouvons  à  en  parler  affai- 
blissent cependant  et  détendent  la  sensation  qu'elles 
nous  faisaient  éprouver.  Nous  avons  rendu  inutiles  et 
infructueuses  nos  douleurs  et  la  détresse  de  notre  âme. 
Il  faudra  que  nous  les  éprouvions  à  nouveau,  mais  ce 
sera  chaque  fois  avec  moins  d'intensité.  Or,  plus  notre 
sensibilité  s'amoindrit,  plus   aussi  diminue  notre  faculté 


LA    VIE    CACHÉE  2'3(> 

de  réagir  victorieusement.  Apprenons  donc  à  souffrir 
sans  nous  plaindre,  afin  d'avoir  part  aux  fruits  de  la 
souffrance. 

Lorsque  nous  ne  réussissons  pas  à  surmonter  seuls 
nos  difficultés,  mais  nous  voyons  obligés  de  recourir  à 
l'aide  d' autrui,  le  cas  est  tout  différent,  il  n'y  a  point 
là  d'impudeur,  pas  plus  qu'il  n'y  en  a  à  consulter  un 
médecin.  Car  le  secours  véritable  ne  supprime  pas 
notre  détresse  intérieure  ;  il  nous  y  fait  pénétrer  au 
contraire  plus  profondément  et  il  nous  révèle  l'attitude 
à  prendre  pour  en  triompher.  L'ami  vraiment  secoura- 
ble  entre  avec  nous  dans  notre  peine  et  nous  soutient 
en  la  portant  et  la  surmontant  avec  nous.  Celui  que 
nous  initions  ainsi  à  nos  préoccupations,  en  une  intime 
et  vivante  communion,  nous  aidera  certainement  à  les 
dérober  aux  regards. 

Quand  notre  obscure  impulsion  ou  notre  pressenti- 
ment anxieux  se  sont  transformés  en  certitude  lumi- 
neuse, quand  la  tension  intérieure  a  produit  un  déga- 
gement de  vie  et  l'expérience  de  Dieu  déployé  son  ac- 
tion créatrice,  quand  la  détresse  purificatrice  a  abouti 
à  un  nouvel  essor  de  l'âme,  l'angoisse  intolérable  à  la 
victoire,  le  devoir  pénible  à  l'accomplissement.  —  alors, 
mais  seulement  alors,  peut  être  révélé  ce  qui  a  mûri  en 
nous,  ce  que  nous  avons  conquis  intérieurement. 

Les  fruits  de  notre  vie  cachée  appartiennent  à  tous, 
mais  non  le  secret  des  phénomènes  qui  les  ont  fait 
apparaître  et  des  conditions  dans  lesquelles  ils  ont 
mûri.  II  faut  que  le  monde  voie  L'œuvre  achevée  de 
notre  personnalité,  non  la  vie  intérieure  d'où  elle  pro- 
cède,  quelque    remarquable    et    puissante    qu'elle    soit 


2/Jo  r,A    VIE    PERSONNELLK 

peut-être.  Qui  voudrait  narrer  après  coup  les  douleurs 
de  son  enfantement  et  les  affres  de  son  devenir  comme 
on  conte  de  plaisants  récits?  Que  ces  expériences  res- 
tent enfermées  dans  notre  sanctuaire  le  plus  intime, 
sous  peine  d'être  perdues  pour  nous.  Quelles  s'enseve- 
lissent au  fond  de  nous-même  pour  y  devenir  un  réser- 
voir permanent  de  vie  ! 

11  n'est  pas  toujours  facile,  cependant,  de  dérober 
laccès  de  notre  sanctuaire,  non  seulement  à  la  curio- 
sité importune  des  passants  indiscrets,  mais  encore  à 
la  compassion  des  amis  bien  intentionnés.  On  écarte 
aisément  les  envahisseurs  étrangers  ;  on  se  soustrait 
difficilement  à  la  sollicitude  à  courte  vue  qui  voudrait 
nous  épargner  les  souffrances  et  les  risques,  à  l'affection 
fidèle  qui  devine  en  une  certaine  mesure  ce  qui  se  passe 
en  nous  et  nous  trouble  par  ses  consolations  et  ses 
conseils.  Dans  bien  des  cas,  il  ne  suffît  point  de  n'en 
rien  laisser  paraître,  car  les  causes  extérieures  de  notre 
angoisse  intime  ne  sont  que  trop  connues  de  notre  en- 
tourage. Aussi  nous  voyons-nous  obligés  de  recourir  à 
des  mesures  préservatrices  :  «  Parfume  ta  tête  ».  nous 
dit  Jésus,  et  cela  d'autant  plus  diligemment  que  ton 
jeûne  est  plus  rigoureux.  L'être  chaste  le  fait  instincti- 
vement. Il  déguise  sa  détresse  et  dépiste  les  regards 
inquisiteurs.  Il  déconcerte  la  sympathie  qui  cherche  à 
s'imposer,  et  son  air  dégagé  déçoit  la  curiosité.  C'est 
un  devoir  catégorique  de  conservation  personnelle.  Lais- 
sons donc  sans  scrupule  les  flots  moutonner  gaiment  à 
la  surface,  afin  que  nul  ne  soupçonne  ce  que  recèlent 
leurs   profondeurs  silencieuses  ! 


LA    VIE    CACHÉE  2/4I 

Cette  sérénité  apparente  est  notre  unique  moyen  de 
salut  lorsque  la  tempête  intérieure  menace  de  rompre 
toutes  les  digues  et  que  nous  nous  trouvons  en  danger 
de  perdre  pied.  Souvent  alors  il  suffit  que  quelqu'un 
effleure  par  hasard  le  point  sensible,  pour  que  s'éva- 
nouisse tout  notre  empire  sur  nous-même.  Le  Ilot  de 
nos  émotions  contenues  t'ait  irruption  comme  un  élé- 
ment déchaîné  et  laisse  notre  âme  en  proie  à  la  dévas- 
tation. Qui  ne  sait  qu'il  suffit  d'un  mot  pour  exaspérer 
celui  qu'obsède  une  souflrance  cachée,  en  sorte  que  sa 
désolation  intérieure  éclate  au  dehors  avec  une  impé- 
tuosité sauvage  ?  Gela  est  terrible  et  funeste,  car  c'est 
la  défaite  sans  rémission.  Nous  périssons  dans  la  tour- 
mente, quand  nous  ne  pouvons  plus  la  dominer.  Il  n'y 
a  rien  dont  nous  nous  remettions  plus  difficilement  que 
d'avoir  donné  en  spectacle  notre  détresse  intime.  Cela 
ne  doit  pas  être.  Il  faut  contenir  le  tumulte  intérieur 
pour  en  triompher  et  conserver  notre  dignité  humaine. 
Ne  laissons  donc  personne  toucher  à  notre  mal  sous 
peine  de  perdre  toute  maîtrise  de  nous-même.  Et  pour 
que  nul  ne  s'y  aventure,  sachons  donner  le  change  sur 
ce  cpii  se  passe  en  nous.  Le  chant  des  pèlerins  : 

Souvent  la  bouche  rit,  le  visage  est  joyeux 
Alors  que  L'âme  pleure  et  que  le  cœur  se  brise. 

est  vrai  dans  un  sens  plus  grave  encore  et  pour  tous 
les  hommes.  Que  de  fois  ne  supportons  nous  notre  an- 
goisse qu'en  la  dissimulant  sous  des  dehors  plaisants  ! 
Celui  qui  ne  sait  pas  feindre  est  incapable  de  vivre  seul 
au  milieu  des  hommes.  Or  quiconque  ne  sait  pas 
vivre    seul   parmi   ses    semblables   se   perdra    lui-même 

ni 


242  LA    VIE    PERSONNELLE 

au  milieu  d'eux.  Dérobons  donc  aux  regards  notre  his- 
toire intime  et  ia  vie  profonde  de  notre  moi.  si  nous  te- 
nons à  le  conserver. 

Nous  aurions  tort  évidemment  d'employer  pour  sau- 
vegarder notre  vie  personnelle  des  moyens  qui  répu- 
gnent à  notre  nature  et  à  la  vérité,  si  même  ce  n'était  pas 
aller  à  fin  contraire,  et  nous  condamner  à  échouer  mi- 
sérablement. Toute  comédie  et  toute  tactique  consciente 
manqueraient  le  but  et  nous  seraient  nuisibles,  car  elles 
tueraient  notre  spontanéité.  Les  seules  mesures  légiti- 
mes sont  celles  que  la  situation  donnée  nous  suggère 
tout  naturellement.  Il  ne  s'agit  point  de  prendre  telle 
ou  telle  atttitude  calculée  d'avance.  La  conduite  que 
Jésus  nous  prescrit  n'est  pas  autre  chose  que  celle 
qu'adopte  instinctivement  une  âme  pudique,  avant  même 
de  se  rendre  compte  de  sa  signification.  Il  est  facile  de 
détourner  les  questions  dépourvues  de  tact,  de  prévenir, 
par  des  questions  sur  leur  santé  et  leurs  circonstances, 
les  témoignages  de  commisération  et  les  regards  compa- 
tissants de  ceux  qui  voudraient  prendre  part  à  notre 
peine.  Non  seulement  le  temps  qu'il  fait,  mais  les  grands 
et  les  petits  événements  de  la  vie  nous  fourniront  assez 
de  matière  pour  nous  y  retranche]'  et  y  abriter  notre 
détresse. 

Pour  masquer  ainsi  sa  peine  sous  une  apparence  en- 
jouée, il  faut  évidemment  être  doué  d'un  certain  humour 
qui.  même  dans  les  temps  difficiles,  saisit  les  moindres 
lueurs  qui  viennent  égayer  le  cours  changeant  des  jours. 
Cependant,  livrés  à  nous-mêmes,  absorbés  dans  notre 
chagrin,  nous  les  laisserions  peut-être  passer  sans  y 
prendre  garde,  tandis  que  détournés  de  nos   préoccupa- 


LA    VIE    CACHÉE  243 

tions  par  l'impoTtunité  d'autrui,  nous  les  remarquons 
involontairement  et  en  profitons  pour  tenir  à  distance  la 
commisération  indiscrète.  Sans  doute  aussi,  ceux  chez 
lesquels  ne  s'unissent  point  des  éléments  contraires  et 
dont  le  fond  ne  se  distingue  en  rien  de  la  surlace,  ceux  qui 
ne  savent  point  associer  le  sérieux  au  badinage,  réussi- 
ront malaisément  à  sauvegarder  ainsi  leur  vie  intérieure. 
Et  ceux  qui  ne  sont  pas  assez  maîtres  deux-mêmes  pour 
voiler  sous  une  apparence  calme  et  unie  les  orages  de 
lame  n'y  parviendront  jamais.  Il  y  faut  une  adresse  et 
une  maîtrise  que  plusieurs  ne  possèdent  pas.  Mais 
cela  ne  saurait  infirmer  ni  le  droit,  ni  le  devoir  que 
nous  avons  de  préserver  notre  vie  intime  de  toute  intru- 
sion, ni  la  possibilité  de  le  faire;  tout  en  restant  abso- 
lument sincères. 

Si  notre  vie  profonde  demeure  ainsi  cachée  à  tous  les 
regards,  le  Père  la  mettra  en  valeur.  Il  ne  peut  se 
révéler  dans  notre  vie  entière  que  si  nous  le  laissons 
régner  sans  obstacle  dans  notre  for  intérieur.  S'il 
regarde  au  secret  du  cœur,  c'est  que  c'est  là  seulement 
qu'il  opère  et  de  là  qu'il  agit  au  dehors.  L'élément  cré- 
ateur de  toute  vie  personnelle,  c'est  la  vibration  de  la 
puissance  de  vie  universelle.  C'est  elle  qui  excite  en 
nous  l'inquiétude  et  l'ardeur  de  la  recherche.  Elle  nous 
rend  capable  d'impressions  profondes  et  de  vie  intense. 
En  faisant  éclore  en  nous  l'être  originel,  elle  crée  notre 
véritable  personnalité.  Elle  ouvre  notre  cœur  à  la  vé- 
rité, et  de  tout  événement,  fait  affluer  en  nous  la  vie. 
Mais  pour  que  cette  action  <\u  Père  se  concentre  dans 
une  évolution  et  une  vie  organiques  capables  de  s'éle- 
ver à  leur  plus  haute  puissance  et  de  déployer  des  effets 


244  LA    VIE    PERSONNELLE 

permanents,  il  lui  faut  le  huis  clos  dune  vie  intérieure 
inaccessible  à  tous.  Aussi  la  révélation  nette  et  puis- 
sante du  Père  par  ses  enfants,  dépend-elle  de  la  réserve 
et  de  la  chasteté  de  leur  vie  intime. 

Les  sources  de  la  vie  personnelle  gisent  donc  dans 
l'obscurité  et  doivent  y  demeurer  cachées  pour  lui 
permettre  de  s'y  accumuler,  d'en  jaillir  naturellement, 
et  de  se  manifester  normalement  dans  les  trois  direc- 
tions indiquées  par  Jésus.  En  signalant  aux  chercheurs 
l'identité  de  cette  loi  de  nature  dans  tous  les  domaines 
de  la  vie.  Jésus  nous  exhorte  énergiquement  à  l'obser- 
ver à  tout  prix.  Mais  il  est  évident  que  cette  exhorta- 
tion ne  concerne  que  les  chercheurs.  Car  il  est  impos- 
sible d'engager  qui  que  ce  soit  à  fonder  exclusive- 
ment son  existence  sur  une  chose  qu'il  ne  possède  pas. 
«  Un  homme  ne  peut  recevoir  que  ce  qui  lui  a  été 
donné  du  ciel.  »  Les  instructions  de  Jésus  ne  peuvent 
être  pratiquées  que  par  ceux  chez  lesquels  est  née  la 
vie  originelle. 

Gomment  les  autres  vivraient-ils  directement  de  leurs 
intuitions  spontanées  ?  Ils  sont  en  proie  à  des  impres- 
sions contradictoires,  artificielles,  fausses.  Ils  sont  bien 
obligés  de  réfléchir,  de  peser  et  de  trancher  les  ques- 
tions selon  des  normes  et  des  principes,  sous  peine  de 
faire  leur  malheur  et  celui  des  autres.  Comment  pour- 
raient-ils c«r  adorer  Dieu  en  esprit  et  en  vérité  »,  c'est-à- 
dire  vivre  uniquement  de  foi  ?  Ils  n'ont  pas  fait  l'expé- 
rience immédiate  de  Dieu.  Il  faut  bien  qu'ils  cultivent 
leurs  relations  avec  lui.  comme  on  le  fait  quand  on 
ignore   le  contact    du  divin.  Comment  leur  vie  intérieure 


LA    VIE    CACHÉE  ^5 

prospérerait-elle?  Ils  ne  possèdent  point  en  eux  de 
source  cachée,  toujours  jaillissante  ;  ils  en  sont  réduits 
à  vivre  des  autres  et  avec  les  autres,  pour  ne  pas 
mourir  d'inanition.  S'ils  tentaient  d'accomplir  les  paroles 
de  Jésus,  ils  se  verraient  bientôt  livrés  à  une  vaine 
exaltation  et  se  consumeraient  dans  leur  néant.  Mais 
ce  danger  n'existe  pas  pour  eux  :  ces  instructions  leur 
restent  inintelligibles  parce  qu'ils  ne  connaissent  pas  la 
vie  dans  laquelle  règne  cette  loi  de  nature. 

Mais  à  ceux  qui  cherchent,  les  déclarations  de  Jésus 
concernant  l'aumône,  la  prière  et  le  jeûne,  révèlent  une 
étape  nouvelle  de  la  transformation  radicale  et  merveil- 
leuse qu'est  la  nouvelle  naissance.  Elles  leur  font  entre- 
voir ce  que  devient  notre  vie  lorsque  les  impulsions  de 
l'être  originel,  les  mouvements  de  la  vérité  grandissante 
éveillés  dans  l'âme  inquiète,  se  coordonnent  et  s'organi- 
sent. Elles  leur  montrent  comment  se  fonde  et  se  cons- 
titue la  vie  collective  et  leur  découvrent  les  sources  pri- 
mitives d'où  la  vie  personnelle  jaillit  dans  sa  vérité,  sa 
pureté  et  sa  profondeur,  pourvu  que  nous  en  sauvegar- 
dions le  mystère.  «Car  il  n'y  a  rien  de  caché  qui  ne 
doit  être  connu.  » 


CHAPITRE  IV 

LA  VIE  QUOTIDIENNE 
(Matthieu  VI,  19-34.) 

1 .   Le  centre  de  gravité. 

Du  domaine  de  la  vie  personnelle,  le  Sermon  sur  la 
montagne  passe  maintenant  à  celui  de  la  conduite  jour- 
nalière envisagée  à  la  lumière  du  nouveau  devenir. 

«  Ne  vous  amassez  pas  des  trésors  sur  la  terre, 
où  les  vers  et  la  rouille  rongent,  et  où  les  voleurs 
percent  les  murs  et  dérobent.  Mais  amassez-vous  des 
trésors  dans  le  ciel  où  ni  les  vers,  ni  la  rouille  ne 
rongent,  et  où  aucun  voleur  ne  perce  les  murs,  ni 
ne  dérobe.  Car  là  où  est  votre  trésor,  là  aussi  est 
votre  cœur.  » 

Nous  ne  dépasserions  pas  une  interprétation  juive 
et  toute  superficielle  de  ces  paroles  si  nous  nous  figu- 
rions que  Jésus  ait  voulu  exhorter  ses  auditeurs  à  «s'a- 
masser des  trésors  dans  le  ciel,  en  pratiquant  la  vérita- 
ble justice,  à  laquelle  est  réservée  une  grande  récom- 
pense qui  est  en  dépôt  dans  le  ciel  et  qui  doit  leur 
échoir  là-haut  au  jour  de  la  rétribution  finale:  la  parti- 


LE    CENTRE    DE    GRAVITÉ  24" 

cipation  au  règne  de  Dieu  alors  consommé.»   Il  se  peut 
que   quelque    Israélite  encroûté  dans  sa  dogmatique  ait 
interprété  cette  simple  parole  :  Amassez-vous  des  trésors 
dans   le   ciel,  d'une  façon  aussi  compliquée  que  le  théo- 
logien chrétien  que  nous  venons  de  citer,    et  qui  paraît 
pénétré  de  judaïsme  jusqu'aux  moelles.  Mais,  à  coup  sur, 
Jésus    n'a    voulu   parler  ni  de  bonnes  œuvres,  ni  de  ré- 
compense,  ni  de  «là-haut»,   ni  du  règne  de  Dieu  par- 
faitement réalisé,  car  il  n'eût  point,  dans  ce  cas.  motivé 
sa    recommandation   en   ces   termes  :    ce  Là  où  est  votre 
trésor,   là    aussi  est  votre  cœur.  »    Où  vivons-nous  inté- 
rieurement ?  Voilà  ce   qui   lui   importe.  C'est    dans    nos 
efforts    et     nos     ambitions   que     se    trahit     notre    état 
intérieur,    c'est    pourquoi    Jésus    commence    par    nous 
exhorter  à   rechercher   des    biens    impérissables    plutôt 
(pie  des  biens  passagers.  Pour  caractériser  ces  richesses 
impérissables,   il    se    sert    de    l'expression    courante  de 
«  ciel  ».    domaine    de   l'éternité  :    mais  cette    parole  :  Là 
où   est   votre  trésor,    là    aussi  est   votre  cœur,    indique 
clairement   qu'il    ne    s'agit    pas    dans   sa    pensée    de    la 
vie  future.  Notre  cœur  vit,  déjà  ici-bas.  dans  les  régions 
célestes,    quand    il   s'attache   à    l'acquisition   des    trésors 
permanents  que  nous  possédons  virtuellement  en  raison 
de  notre  nature  divine. 

Nous  avons  donc  ie  droit,  tant  selon  la  lettre  que 
selon  l'esprit,  de  transposer  ainsi  dans  notre  langage 
l'exhortation  de  Jésus  :  N'amassez-point  (ie  trésors  dans 
L'économie  terrestre,  car  tout  ce  qui  est  terrestre  est 
incertain,  éphémère,  sans  valeur  et  sans  fruit.  Mais 
amassez  des  trésors  de  vie  originelle  «pie  ne  sauraient 
vous  ravir  ni  les  hommes,  ni  les  vicissitudes  de  la  des- 


248  LA    VIE    QUOTIDIENNE 

tinée.  Cette  vie-là  est  indestructible  et  éternelle,  parce 
qu'elle  est  indépendante  de  tout  mode  d'existence  limité, 
et  procède  de  l'action  même  de  Dieu.  Son  origine  divine 
lui  confère  son  prix  infini  et  sa  fécondité.  Elle  seule 
donne  à  notre  existence  un  sens  et  une  fin.  Les  «tré- 
sors» périssables  représentent  tout  ce  qui  constitue 
communément  la  richesse  et  la  gloire,  le  bonheur  et 
l'orgueil  de  l'homme.  Tous  ces  biens  ne  sont  qu'illusion. 
Si  nous  fondons  sur  eux  notre  existence,  si  nous  leur 
attribuons  une  valeur  essentielle  et  une  signification 
réelle,  c'en  est  fait  de  nous.  «La  vie  d'un  homme  ne  dé- 
pend pas  des  biens  qu'il  possède.  »  C'est  se  perdre  que 
d'y  attacher  son  cœur.  Rien  n'est  plus  instable,  plus 
dépourvu  de  vie  que  la  fortune.  «  Que  servirait-il  à  un 
homme  de  gagner  tout  le  monde,  s'il  se  perdait  lui- 
même  ?  » 

Que  sont  la  gloire  et  la  considération?  Un  halo,  une 
vaine  lueur  qui  n'est  pas  même  le  reflet  de  notre  vie 
réelle,  mais  seulement  une  hallucination  de  l'opinion 
publique.  Au  plus  profond  de  nous-même,  nous  soupi- 
rons après  l'atmosphère  limpide  où  rien  n'existe  et  ne 
vaut  que  ce  que  nous  sommes.  Cela  seul  a  du  prix.  Les 
seules  choses  essentielles  sont  celles  qui  ne  peuvent  être 
célébrées  par  les  hommes,  parce  qu'elles  vivent  dans 
le  secret  de  notre  âme  et  que  leurs  manifestations  n'atti- 
rent point  non  plus  les  regards.  Tout  ce  qu'on  prône 
en  nous  est  soit  une  apparence  trompeuse,  soit  un  pri- 
vilège immérité.  N'y  attachons  donc  pas  notre  cœur;  ils 
sont  aussi  vains  et  illusoires  qu'une  bruine  qui  passe. 

Il  en  est  de  même  de  nos  œuvres  et  de  notre  carrière. 
Que    nous    servirait    d'obtenir  tels  ou  tels  résultats,  fût- 


LE    CENTRE    DE    GRAVITÉ  2$$ 

ce  même  de  marquer  de  notre  empreinte  toute  une  pé- 
riode de  l'histoire  du  monde  !  Les  seuls  résultats  satis- 
faisants sont  ceux  qui  procèdent  de  l'épanouissement 
original  de  notre  personnalité.  Tout  le  reste  est  vanité. 
A  quoi  aboutit,  en  fin  de  compte,  celui  qui  voue  son 
existence  à  la  culture  d'un  talent  spécial,  au  progrès  de 
la  science,  à  l'amélioration  du  sort  de  l'humanité,  s'il  se 
perd  lui-même?  11  s'est  frustré  du  seul  bien  qui  demeure, 
de  l'unique  vie  qui  nous  appartienne. 

Ce  n'est  pas  dans  la  fortune,  la  jouissance,  l'activité, 
même  les  plus  extraordinaires  et  les  plus  excellentes, 
que  se  trouvent  les  biens  indestructibles,  inaliénables, 
éternels,  mais  uniquement  dans  notre  vie  personnelle. 
Elle  possède  une  valeur  vitale  infinie,  indépendante  de 
toutes  les  fluctuations  des  valeurs  en  cours,  de  notre 
destinée  comme  de  nos  succès  ou  de  nos  conditions 
d'existence.  Elle  renferme  une  gloire  divine  au  prix  de 
laquelle  tout  ce  que  la  vie  peut  nous  offrir  est  vide  et 
insignifiant.  Nous  enrichir  dans  ce  domaine,  c'est  don- 
ner un  sens  à  notre  vie,  trouver  la  seule  satisfaction 
véritable  en  réalisant  notre  vocation,  et  créer  notre  éter- 
nité. Seules  l'évolution,  la  carrière,  la  vie  supérieure  de 
la  personnalité  ont  une  importance  capitale  ;  tout  le 
reste  n'est  qu'apparence,  illusion,  luxe  mesquin,  misé- 
rable bien-être. 

dette  assertion  est  évidemment  incompréhensible  pour 
tout  homme  qui  ne  s'est  pas  encore  trouvé  lui-même, 
qui  n'a  pas.  avec  un  bienheureux  frémissement,  senti 
s'éveiller  en  lui  le  germe  d'une  vie  nouvelle,  et  vu  s'ef- 
fondrer, parmi  les  angoisses  de  son  devenir,  tout  ce  qui 
faisait    jusqu'alors    la    richesse    et  le  repos  de  son  exis- 


200  LA    VIE    QUOTIDIENNE 

tence.  11  n'y  voit  qu'une  exaltation  "insensée,  ou  une  hos- 
tilité suspecte  envers  la  vie.  Mais  vous,  ô  pèlerins  de  la 
recherche  et  du  désir,  qui  n'avez  plus  où  reposer  votre 
tête,  vous  qu'une  inquiétude  consumante  détourne  de 
tout  ce  qui  s'offre  à  vous  contenter,  vous  savez  ces  cho- 
ses, car  parmi  tous  vos  biens,  vos  plaisirs,  vos  travaux, 
vous  vous  sentez  pauvres  infiniment.  Aussi,  comprenez- 
vous  l'exhortation  de  votre  guide  :  Amassez- vous  des 
trésors  de  vie  originelle,  enrichissez  votre  être  intérieur. 
Le  seul  trésor  qui  ne  soit  pas  du  clinquant  est  enfoui  au 
fond  de  vous-même.  Il  l'en  faut  extraire  pour  avoir 
la  vie,  et  pour  être  dans  l'abondance. 

Ce  qu'il  faut  à  tout  prix,  c'est  vous  trouver  vous- 
même  et  affranchir  votre  moi  de  tous  les  liens  où  il  se 
meurt.  Songez  aux  movens  de  le  ramener  à  la  vie.  de 
lui  procurer  l'air  et  la  nourriture  nécessaires  à  sa  crois- 
sance. Triomphez  de  la  paresse  qui  vous  surprend  tou- 
jours à  nouveau  et  vous  paralyse  :  que  protégé  par 
vos  inquiétudes  et  vos  aspirations  germe  et  lève 
votre  véritable  moi.  Il  faut  qu'il  fasse  éclater  tou- 
tes les  enveloppes  que  votre  existence  livrée  aux  choses 
périssables  a  tissées  autour  de  lui.  que.  par  une  expan- 
sion continue,  il  s'en  dégage  et  s'épanouisse.  Vivez 
d'une  façon  personnelle  pour  que  votre  personnalité  se 
développe.  Cherchez  votre  propre  voie,  prenez  en  main 
la  direction  de  votre  vie  afin  de  conquérir  votre  auto- 
nomie. Epurez  votre  vie  intime,  pour  que  se  forme, 
homogène  et  distinct,  votre  être  intégral.  Luttez  contre 
tout  ce  qui  vous  détourne  de  votre  chemin,  altère  votre 
véritable  nature,  fait  dévier  votre  conduite  et  entrave 
votre  vie.    Prêtez   constamment    l'oreille    à    la     voix    de 


DE    CENTRE    DE    GRAVITE  '2iM 

votre  génie  et  suivez  ses  ordres,  de  peur  de  voir  s'en- 
gloutir et  disparaître  votre  trésor. 

C'est  ainsi  que  vous  amasserez  des  trésors  perma- 
nents. Car  notre  moi,  ce  rayon  de  la  divinité,  est  notre 
bien  suprême,  et  sa  vie,  son  devenir  et  son  action  cons- 
tituent la  seule  existence  humaine  digne  de  ce  nom.  Sa 
puissance  l'ait  notre  richesse,  sa  souveraineté  sur  tou- 
tes les  vicissitudes  et  tous  les  hasards  de  la  destinée 
l'ait  notre  gloire.  C'est  dans  son  épanouissement  que 
réside  la  beauté  impérissable  d'une  jeunesse  éternelle 
devant  laquelle  pâlit  le  charme  fragile  de  tous  les  ob- 
jets extérieurs.  La  nécessité  intérieure  et  impulsive  de 
nos  manifestations  est  notre  liberté  ;  notre  dignité  hu- 
maine reconquise  est  notre  noblesse  ;  notre  titre  d'en- 
fants de  Dieu,  notre  royauté.  C'est  dans  la  vérité  qui 
demeure  en  nous  que  réside  notre  honneur  ;  la  vie 
créatrice  qui  travaille  en  nous  fait  notre  prix.  Notre  so- 
lidarité avec  nos  frères,  manifestation  instinctive  de 
notre  origine  divine,  voilà  le  service  dont  nous  nous 
acquittons  envers  l'humanité  ;  les  fruits  de  notre  vie 
nouvelle,  voilà  nos  travaux,  dont  la  valeur  consiste  à 
propager  la  vie.  Enfin,  cet  accomplissement  de  notre 
vocation,  voilà  noire  bonheur  incorruptible,  inépuisable 
et  toujours  grandissant. 

Ceux  qui  comprennent  l'exhortation  de  .Jésus  à  ne 
pas  amasser  des  trésors  périssables,  voient  ainsi  cette 
évaluation  nouvelle  de  toutes  choses  se  vérifier  dans  leur 
vie  toute  entière.  Jésus  n'y  insiste  pas  davantage.  Il 
passe  aussitôt  des  ellets  pratiques  de  la  vie  originelle  à 
la  loi  sur  laquelle  ils  se  fonde:. I  :  «  Là  où  est  votre 
trésor,    là    aussi   est    votre    cœur.  />    \À\  où    résident    nos 


2Ô2  LA    VIE    QUOTIDIENNE 

intérêts  dominants  là  aussi  réside  notre  être  intime,  là 
où  gît  notre  bien  suprême,  là  est  notre  centre  de  gra- 
vité. Or  notre  centre  de  gravité  ne  doit  point  être  en 
dehors  de  nous,  mais  en  nous-même.  De  cette  loi  fon- 
damentale de  notre  existence  il  résulte  directement  que 
les  seuls  trésors  que  nous  devions  amasser  sont  ceux 
de  l'être  véritable.  Mais  ce  principe  a  une  portée  plus 
haute  encore  :  il  fixe  la  condition  inéluctable  d'une  con- 
duite vraiment  personnelle,  dans  tous  les  domaines  de 
la  vie. 

Si  notre  centre  de  gravité  n'est  pas  en  nous-mêmes, 
nous  ne  nous  appartenons  pas  réellement,  nous  deve- 
nons les  esclaves  des  hommes  et  des  choses,  des  biens 
et  des  idéals  dans  lesquels  il  est  placé.  Nous  tombons 
dans  leur  dépendance,  nous  perdons  toute  existence  pro- 
pre. Ils  nous  subjuguent  et  nous  engloutissent  ;  ce  qu'il 
y  a  de  personnel  en  nous  est  absorbé  par  eux.  Nous  deve- 
nons incapables  de  diriger  notre  vie  dont  la  force  mo- 
trice ne  réside  plus  en  nous,  mais  en  eux.  Notre  for- 
tune, notre  vocation,  nos  affaires,  nos  circonstances, 
nos  intérêts,  nos  idéals  même  nous  désàment;  ils  de- 
viennent  des  démons  dont  nous  sommes  possédés.  Nos 
sentiments,  notre  volonté,  nos  pensées  leur  sont  égale- 
ment assujettis.  Nous  succombons  à  leur  domination 
tyrannique  et  arbitraire  :  ils  nous  aveuglent,  nous  gri- 
sent, nous  intoxiquent  et  nous  égarent;  surmenés,  apla- 
tis, vidés,  désagrégés,  nous  périssons  enfin,  et  notre 
moi  est  étoulïé  et  anéanti.  La  vie  nous  offre  des 
exemples  effrayants  de  cette  ruine  que  la  vocation  la 
plus  noble,  les  intérêts  les  plus  élevés,  l'idéal  le  plus 
splendide  ne  sauraient  empêcher,    l'eu  de  personnes,  il 


LE    CENTRE    I>K    GRAVITÉ  25'i 

est  vrai,  discernent  sous  les  conséquences  extérieures 
de  cet  état  de  choses  le  désastre  intérieur  de  ceux  qui 
se  perdent  ainsi  sans  le  savoir. 

Il  faut  être  fondé  en  soi  pour  se  maintenir,  pour  rester 
indépendant  et  conquérir  son  autonomie  parmi  les  agi- 
tations et  les  courants  divers  de  la  vie  matérielle  et 
spirituelle.  Il  n'y  a  d'homme  véritablement  libre  que 
celui  dont  le  centre  de  gravité  est  dans  les  profondeurs 
de  son  être.  Seul  il  possède  la  force  de  résistance  et  la 
supériorité  nécessaire  pour  rester,  malgré  les  échecs 
et  les  déceptions,  maître  de  la  situation  et  créateur 
de  sa  vie.  Il  tire  sa  vie  de  tout  ce  qui  consume  les 
âmes  dépendantes,  remplit  de  sa  plénitude  ce  qui  les 
épuise,  use  pour  son  salut  de  ce  qui  les  use.  Car  il 
écoute  la  voix  de  son  génie  et  il  est  en  mesure  de  lui 
obéir.  Aussi  la  vérité  de  l'être  humain  peut-elle  s'incar- 
ner en  lui  et  y  déployer  sa  vigueur  et  ses  clartés.  En 
lui  l'être  originel  atteint  par  la  vertu  de  sa  vie  intrin- 
sèque, sa  pleine  maturité,  et  manifeste  sa  souveraine 
puissance  de  vie. 

Mais  quand  la  force  centripète  ne  contrebalance  pas 
la  force  centrifuge,  quand  la  vie  profonde  et  cachée  ne 
maintient  pas  tout  le  reste  en  équilibre,  notre  person- 
nalité se  dissout  dans  le  tourbillon  de  l'existence.  Notre 
vie  intime  se  volatilise  ;  notre  conscience  individuelle. 
le  sentiment  de  nos  obligations  et  de.  notre  responsahi- 
lité  envers  nous-mème  s'évanouissent.  Car  nous  ne  nous 
sentons  spontanément  obligés  qu'envers  ce  qui  est  réelle- 
ment notre  raison  d'être. 

Conquérir  la  vie  personnelle,  suhsister  par  nous- 
même,  et  traverser  l'existence  debout,  voilà  ce  qu'il  nous 


254  LA    VIE    QUOTIDIENNE 

faut.  La  plante  qui  s'attache  à  un  appui  extérieur  ne 
peut  acquérir  un  tronc  vigoureux.  Toute  dépendance 
est  une  mutilation.  Toute  rupture  de  notre  équilibre 
aboutit  à  une  position  fausse.  Pour  trouver  en  toute 
circonstance  l'attitude  juste,  il  faut  être  fondé  en  soi. 
L'ordre,  la  suite,  un  développement  continu  s'introdui- 
sent alors  dans  notre  vie;  autrement  tous  les  dis  s'en- 
chevêtrent et  tous  les  rapports  se  faussent.  Celui  qui 
est  au  pouvoir  de  l'argent,  par  exemple,  n'entre  en  rap- 
port direct  avec  rien  ni  personne:  il  voit  tout  à  travers 
l'argent.  En  conséquence,  sa  dépendance  de  l'argent 
iniluence  et  détermine  tous  ses  sentiments  et  toutes  ses 
actions.  Rien  d'étonnant  à  ce  que  tout  dévie,  se  déna- 
ture, se  déséquilibre,  et  à  ce  que  sa  vie  entière  dégé- 
nère et  rate. 

Enfin  celui-là  seul  qui  est  fondé  en  soi  peut  conférer 
à  la  vie  riche  et  multiple  qui  nous  environne  sa  valeur 
vitale.  Nous  comprendrions  mal  la  pensée  de  Jésus 
si  nous  croyions  devoir  mépriser  ce  que  cette  vie  nous 
offre,  sous  prétexte  que  tout  est  vain.  Nous  avons  au 
contraire  à  faire  servir  tous  les  éléments  de  l'existence 
au  développement  de  notre  être  originel,  et  nous  le  fai- 
sons d'instinct  quand  notre  centre  de  gravité  est  en 
nous-même.  Plus  rien  qui  ne  concoure  à  nous  rappro- 
cher du  but.  Tout  acquiert  une  signification  appropriée 
à  notre  personnalité,  même  les  choses  les  plus  superfi- 
cielles et  les  plus  fugitives.  Il  ne  se  produit  pas  une  dé- 
préciation, mais  une  évaluation  nouvelle  de  toutes  choses, 
car  désormais  ce  qui  détermine  la  valeur  d'un  objet, 
c'est  son  importance  au  point  de  vue  du  développement 
de  noire  être  intérieur.  Pas  n'est  besoin  cependant   d'é- 


LA     LUMIÈRE    l>K    LA    VIE  255 

tablir  pour  cela  une  nouvelle  échelle  des  valeurs  ;  cha- 
cun discerne  instinctivement  ce  qui  lui  est  bon  et  l'em- 
ploie de  façon  à  en  tirer  profit  pour  sa  vie. 

Ainsi  en  est-il.  par  exemple,  de  l'amour  sexuel,  chose 
incertaine  et  passagère,  enivrement  d'un  instant,  satis- 
faction misérable  en  soi.  Dès  que  nous  en  saisissons  la 
signification  personnelle  et  en  faisons  un  moyen  de  devenir 
des  hommes  complets,  il  acquiert  une  valeur  éternelle,  d'un 
prix  incomparable.  De  même  l'art  cesse  d'être  une  simple 
occasion  de  jouissance  esthétique  et  une  excitation  sub- 
tile des  sens,  dépourvues  de  toute  valeur  vitale  et  per- 
manente. Le  génie  créateur  des  grands  maîtres  fécon- 
dant les  âmes  réceptives,  les  entraine  dans  le  large 
courant  d'une  vie  immédiate  et  spontanée  et  communi- 
que aux  manifestations  de  leur  vie  une  belle  harmonie 
et  une  noblesse  tranquille.  Il  en  est  ainsi  dans  tous  les 
domaines.  11  suffit  d'avoir  les  yeux  ouverts  pour  cons- 
tater (pue  tout  peut  acquérir  une  signification  d'une  por- 
tée immense  pour  notre  vie  et  notre  être  véritables,  dès 
cpie  notre  centre  de  gravité  est  en  nous-même  et  non 
dans  les  choses  qui  peuvent  et  doivent  les  alimenter. 


•i.  La  lumière  de  la  vie. 

«  L'œil  est  la  lumière  du  corps.  Si  Ion  œil  est 
sain,  tout  Ion  corps  esl  dans  la  hunier.'  ;  mais  si  ton 
œil  esl  en  mauvais  état,  Ion  corps  tout  entier  est 
dans  les  ténèbres.  Si  donc  la  lumière  qui  esl  en 
loi  esl  ténèbres,  combien  grandes  serohl  les  ténè- 
bres !  » 


255  LA    VIE    QUOTIDIENNE 

Ce  qu'est  l'œil  pour  le  corps,  l'esprit  l'est  pour  la  vie. 
Il  est  l'organe  qui  lui  transmet  la  lumière.  C'est  par  son 
moyen  que  nous  considérons  le  monde  et  que  nous 
regardons  en  nous-mêmes.  Les  choses  qu'il  ne  perçoit 
pas  nous  demeurent  cachées,  car  elles  restent  envelop- 
pées d'obscurité.  Notre  esprit  est  l'organe  intérieur  qui 
réfléchit  tout  ce  qui  surgit  en  nous  ou  nous  atteint  du 
dehors,  qui  saisit  et  comprend,  juge  et  décide,  et  grâce 
auquel  l'impression  reçue  se  transforme  en  vie  active. 
Il  est  le  réservoir  de  vie  personnelle  auquel  affluent 
toutes  les  impressions  et  d'où  émanent  les  résolutions 
et  les  clartés.  Si  la  faculté  visuelle  lui  fait  défaut, 
notre  vie  entière  est  dans  les  ténèbres.  Nous  restons 
aussi  aveugles  que  le  serait  un  corps  sans  yeux,  aussi 
inertes  qu'un  être  privé  de  ses  sens.  Rien  ne  saurait 
faire  entendre  plus  clairement,  que  cette  comparaison 
avec  l'œil  et  le  rôle  qu'il  joue  dans  notre  existence  cor- 
porelle, l'importance  qu'a  pour  notre  vie  notre  cons- 
cience du  monde  et  de  nous-mêmes. 

Mais  si  notre  faculté  visuelle  a  une  importance  aussi 
capitale,  il  s'agit  avant  tout  de  savoir  non  ce  que  nous 
voyons,  mais  comment  nous  voyons.  L'essentiel  n'est 
pas  d'avoir  une  conception  générale  du  monde  et  des 
choses,  car,  après  tout,  nous  voyons  tout  ce  dont  nous 
faisons  l'expérience  et,  par  conséquent,  nous  embrassons 
à  chaque  instant  du  regard  tout  notre  monde.  Ce  qui 
importe,  c'est  que  notre  vision  soit  exacte  et  juste. 
puisque  c'est  elle  qui  déterminera  notre  conduite.  C'est 
d'elle  que  dépendra  notre  attitude  à  l'égard  des  faits  et 
des  événements  comme  des  obligations  de  la  vie.  Jésus 
laisse    donc  à  l'arrière-plan   la  question,  estimée  en    gé- 


LA    LUMIÈRE    DE    LA    VIE  a5~ 

néral  si  intéressante,  de  l'abondance  et  du  classement 
des  impressions  sur  lesquelles  se  fonde  notre  jugement, 
et  s'attache,  en  revanche,  à  marquer  l'influence  décisive 
qu'exerce  sur  notre  vie  la  netteté  de  ces  impressions. 

Mais  la  justesse  de  notre  vue  dépend  de  l'excellence 
de  notre  organe.  Si  notre  œil  intérieur  est  limpide,  c'est- 
à-dire  non  prévenu,  s'il  perçoit  les  images  simplement, 
directement,  s'il  ne  se  laisse  ni  illusionner,  ni  éblouir, 
nous  sommes  dans  la  lumière  et  tout  nous  apparaît  clair 
et  distinct.  Nous  discernons  exactement  ce  que  nous 
avons  à  faire  et  nous  touchons  toujours  juste.  Si  au 
contraire  notre  œil  est  en  mauvais  état,  s'il  est  troublé 
ou  obscurci,  s'il  louche,  s'il  voit  double  ou  faux,  nous 
sommes  sujets  à  toutes  les  erreurs,  nous  n'avançons 
qu'à  tâtons  et  nous  nous  égarons  enfin.  Veillons  donc  à 
ce  que  notre  vue  soit  saine  si  nous  tenons  à  accomplir 
heureusement  le  voyage  de  la  vie. 

Cette  vue  saine,  nous  ne  la  possédons  pas  d'emblée. 
Notre  façon  de  considérer  toutes  choses  est  habituelle- 
ment troublée  par  des  idées  préconçues  qui  nous  les  font 
voir  et  juger,  à  notre  insu,  sous  un  certain  jour.  Une 
fois  notre  œil  intérieur  affranchi  de  ces  aberrations,  il 
découvre  la  haute  valeur  que  recèlent  les  objets  les  plus 
insignifiants  et  la  monstruosité  de  faits  tout  ordinaires  ; 
il  discerne  le  vain  éclat  de  gloires  universellement  célé- 
brées, la  puérilité  des  systèmes  les  plus  vantés  et  l'ab- 
surdité extraordinaire  de  notre  train  de  vie.  Dans  ces 
instants  de  clairvoyance,  l'atmosphère  subjective  qui 
nous  enveloppe  tous,  se  déchire,  et  nous  entrons  en  con- 
tact direct  avec  la  vie  objective. 

C'est  peut-être  notre  demeure  ou   notre    vêtement  qui 

'7 


258  LA    VIE    QUOTIDIENNE 

nous  produisent  une  impression  si  étrange  que  nous  ne 
nous  sentons  plus  à  notre  aise  dans  notre  peau  de  civi- 
lisés. Ce  sont  le  ton  et  les  manières  de  la  société  qui 
nous  apparaissent  si  aiïectés,  si  exagérés  et  si  ridicules 
qu'il  nous  devient  impossible  de  nous  y  associer.  La 
vanité  nous  lait  l'effet  d'un  atavisme  simiesque,  l'ambi- 
tion d'une  démence,  l'égoïsme  d'une  étroitesse  stupide, 
la  cupidité  d'une  imbécillité.  Nous  constatons  avec  éton- 
nonnement  que  chacun  peut  donner  la  plus  minime  de 
ses  découvertes  pour  la  pierre  philosophale  sans  que 
personne  s'avise  de  douter  de  sa  raison,  que  l'on  prend 
;iu  sérieux  ceux  qui  jonglent  avec  des  théories  religieuses 
ou  philosophiques,  tandis  que  bien  loin  d'obéir  aux  sim- 
ples lois  de  la  vie  on  se  borne  à  les  admirer  comme  un 
jeu  de  la  pensée.  Alors  nous  nous  épouvantons  d'avoir 
vécu  si  longtemps,  sans  nous  en  douter,  non  de  réalités, 
mais  de  mots  tout  faits  et  de  notions  abstraites. 

Et  que  de  préjugés  dans  les  domaines  les  plus  divers  : 
ne  voyons-nous  point,  par  exemple,  les  enfants  considé- 
rés comme  la  propriété  des  parents,  la  femme  comme 
subordonnée  à  l'homme,  la  souffrance  comme  un  mal- 
heur, la  mort  comme  une  délivrance,  et  ainsi  de  suite? 
Lorsque  nos  yeux,  jusqu'alors  retenus,  recouvrent  la 
clarté,  nous  remarquons  que  nous  avons  tout  envisagé  à 
l'envers.  Il  semble  que  l'influence  suggestive  de  la  tra- 
dition et  des  conventions,  notre  superficialité,  notre 
étroitesse  et  notre  folie  aient  faussé  notre  o>il  en  sorte 
qu'au  lieu  de  voir  les  choses  telles  qu'elles  sont,  nous 
ne  les  apercevons  qu'étrangement  voilées  et  déformées. 
Notre  sens  de  la  réalité  est  altéré,  atrophié  même.  Il 
faut  que  l'objectivité  de  notre  vie   nouvelle   dissipe   ces 


LA    LUMIÈRE    1>K    LA    VIE  2,5<) 

préventions  subjectives  et  que  la  vérité  grandissant  en 
nous  éclaire  notre  regard,  pour  que  nous  acquérions  la 
faculté  de  contempler  la  vie  sans  idées  préconçues  et 
comme  d'un  autre  monde. 

Notre  faculté  visuelle  dépend  donc  absolument  de 
notre  état  personnel.  C'est  nous-même  que  nous  voyons 
en  tout.  Notre  conception  des  choses  n'est  cpie  le  reflet 
de  notre  être,  et  notre  vision  l'effet  de  ce  que  nous  sommes. 
Sommes-nous  sincères,  nos  impressions  sont  franches. 
Sommes-nous  compliqués,  tout  nous  parait  enchevêtré. 
S'il  v  a  de  l'unité  dans  notre  vie.  il  y  en  a  dans  nos 
conceptions.  Dépendons-nous  de  notre  humeur  du  mo- 
ment, tout  se  teinte  de  sa  nuance  particulière.  La  vérité 
intérieure  nous  fait-elle  défaut,  nous  ne  voyons  que  ce 
que  nous  voulons  voir.  Manquons-nous  de  décision, 
tout  miroite  et  chatoie.  Le  désordre  règne-t-il  en  nous, 
tout  se  brouille  et  se  confond.  C'est  donc  de  la  pureté, 
de  la  simplicité  et  de  l'ingénuité  de  notre  esprit  que  dé- 
pend la  question  de  savoir  si  notre  vision  des  choses 
est,  ou  non,  une  force  éclairante  pour  notre  vie. 

Mais  cette  question  dépend  pour  le  moins  autant  de 
de  notre  attitude  personnelle  à  l'égard  de  la  vie.  Si 
notre  centre  de  gravité  se  trouve  en  dehors  de  nous, 
dans  n'importe  quels  biens  ou  quels  idéals,  notre  esprit 
tombe  en  leur  pouvoir.  11  en  esi  si  possédé,  si  pénétré. 
que  ce  n'est  plus  lui  en  réalité  qui  conçoit  et  qui  juge, 
mais  bien  plutôt  la  puissance  qui  nous  s  ibjugue  :  nous 
voyons  par  les  yeux  de  Mainmon.  de  nos  passions,  de 
nos  intérêts  dominants.  Tout  ce  à  quoi  nous  attachons 
notre  cœur  nous  parait  précieux,  indispensable,  et 
capable  de  nous  satisfaire.    Le   domaine    de    l'apparent. 


260  LA    VIE    QUOTIDIENNE 

du  périssable,  de  l'éphémère  devient  [tour  nous  l'essen- 
tiel. Un  train  de  vie  dépourvu  de  sens  et  de  valeur 
nous  semble  assez  important  pour  y  consacrer  notre 
existence,  tandis  que  nous  n'avons  pas  un  regard  pour 
ce  qu'il  y  a  de  réel  dans  la  vie  humaine,  même  lorsque 
quelque  effroyable  désastre  nous  ouvre  un  instant  les 
yeux  sur  notre  folie.  Notre  édifice  magnifique  s'écroule, 
il  git  à  nos  pieds  comme  un  amas  de  décombres,  mais 
nous  sommes  incapables  de  discerner  les  valeurs  vitales 
et  les  biens  permanents  ensevelis  sous  ces  ruines.  Dès 
que  nous  nous  affranchissons  au  contraire  de  nos  escla- 
vages, nos  illusions  se  dissipent;  les  brouillards  qui  nous 
dérobaient  la  vue  du  monde  vrai  se  déchirent  et  nous 
1  apercevons    dans    sa    réalité. 

Précisons  davantage  encore.  Nos  yeuxne  s'ouvrent  véri- 
tablement et  définitivement  que  lorsque  s'empare  de  nous 
l'inquiétude  intime  qui  met  en  question  tout  ce  que 
nous  sommes  et  tout  ce  que  nous  possédons.  Alors 
s'évanouissent  les  vaines  apparences  auxquelles  nous 
avions  attribué  jusque  là  du  prix,  de  la  stabilité,  de  la 
réalité.  La  substance  des  choses,  qui  réside  sous  les 
phénomènes,  se  révèle  à  nous.  L'élément  métaphysique 
de  notre  être  entre  en  rapport  avec  l'élément  métaphy- 
sique du  monde.  Nous  pressentons  le  pouvoir  paternel 
qui  régit  notre  vie.  L'organisme  vivant  de  nature  spiri- 
tuelle qui  se  dérobe  sous  l'aspect  d'un  mécanisme  de 
1er,  sans  âme  et  sans  vie,  nous  devient  évident  dès  (pie 
nous  prenons  conscience  de  notre  place  dans  sa  struc- 
ture. Nous  discernons  le  sens  et  l'énergie  motrice  de 
tout  ce  qui  vit.  Les  véritables  valeurs  se  dévoilent.  La 
fatalité  de  l'ordre  ancien  nous  apparaît   aussi   distincte- 


LA    LUMIÈRE    1)1".    LA    VIE  26 1 

mont  que  les  lois  naturelles  du  nouveau  devenir.  Sous 
l'éclat  de  la  lumière  divine  reflétée  par  un  regard  lim- 
pide, l'enchaînement  organique  de  notre  vie.  notre  si- 
tuation, le  programme  et  les  lois  de  notre  existence 
s'illuminent  d'une  clarté  nouvelle.  Nous  comprenons  ce 
que  c'est  que  vivre  et  ce  qu'être  homme  signifie.  Nous 
savons  ce  qui  importe  et  ce  que  nous  avons  à  faire.  Le 
voyage  au  large  peut  commencer.  En  avant,  ô  cher- 
cheurs, dans  les  yeux  desquels  rayonne  le  regard  du 
Père.  Vous  trouverez. 

Veillons  donc  à  ce  que  notre  œil  reste  sain,  de  peur 
de  retomber  dans  les  ténèbres.  Tant  que  frémit  en 
nous  l'inquiétude  d'une  àme  qui  cherche,  tant  que 
grandit  notre  être  originel,  tant  que  nous  saisissons 
tout  cr  par  la  foi  »,  c'est-à-dire  selon  notre  intuition 
immédiate  de  Dieu,  nous  marchons  à  la  pleine  lumière 
de  la  Aérité  et  de  la  vie.  Mais  dès  que  les  instincts  et 
les  passions  de  la  vieille  nature  recommencent  à  vibrer 
en  nous,  notre  sang  qui  bouillonne  injecte  nos  yeux  et 
obscurcit  notre  regard.  Nous  devenons  insensibles  aux 
sollicitations  divines  qui,  comme  des  ondes  lumineuses, 
émanent  de  tous  les  phénomènes  et  de  tous  les  faits  de 
la  vie  et  nous  en  révèlent  la  réalité  profonde.  L'obscu- 
rité descend,  et  l'éclairage  artificiel  au  moyen  duquel 
nous  cherchons  à  l'illuminer,  jette  un  faux  jour  sur 
toute  chose.  Alors  c'est  l'incertitude,  la  confusion,  les 
préventions  subjectives.  On  devient  infidèle  à  sa  vraie 
nature,  on  perd  son  chemin,  on  succombe  aux  tenta- 
tions. C'est  la  ruine  complète. 

«  Si  donc  la  lumière  qui  est  en  toi  —  celle  qui  illu- 
mine   les   chercheurs    quand    ils    trouvent    le    Père    — 


262  LA    VIE    QUOTIDIENNE 

devient  ténèbres,  combien  sera  profonde  l'obscurité  de 
ta  vie  !  »  Jésus  suppose  ici  le  cas  où  le  rayon  de  soleil 
divin  tombé  dans  l'âme  s'éteint  et  se  change  en  ténèbres. 
Une  dit  point:  Si  tu  es  aveugle,  mais:  Si  la  lumière  qui 
est  en  toi,  c'est-à-dire  l'intuition  vivante  de  Dieu,  devient 
ténèbres,  c'est-à-dire  devient  une  croyance  dépourvue 
de  vie  et  de  réalité,  impossible  d'imaginer  l'obscurité  qui 
t'enveloppera. 

Combien  d'êtres  cependant  vivent  dans  cette  obscu- 
rité !  Que  d'aveugles  qui  se  croient  voyants,  parce 
qu'ils  professent  des  convictions  chrétiennes  !  Ils  ne  dis- 
cernent point  Dieu  dans  la  vie.  mais  ils  croient  en 
Dieu  et  font  des  doctrines  chrétiennes  les  luminaires 
qui  doivent  dissiper  leurs  ténèbres.  Ils  considèrent  leur 
vie  à  la  lueur  factice  et  voulue  des  théories  toutes  fai- 
tes et  déclarent  que  les  choses  sont  telles  qu'ils  les 
voient.  Ils  ne  les  distinguent  pas  dans  leur  vérité  et 
dans  leur  principe,  ils  s'en  font  une  représentation  ima- 
ginaire, et  qui  a  cependant  sa  méthode  et  son  système  ; 
mais  à  supposer  même  que  cette  représentation  fût 
exacte,  il  lui  manquerait  la  vie  que  donne  l'impression 
directe,  et  par  conséquent  la  puissance  originelle.  Ils 
n'aperçoivent  point  involontairement  les  phénomènes  et 
les  faits  et  n'en  saisissent  point  la  signification  spon- 
tanément, comme  le  font  ceux  qui  sont  dans  la  lumière, 
mais  ils  sont  obligés  de  les  examiner  d'abord  et  de  les 
analyser,  pour  se  rendre  compte  de  ce  qu'il  en  est  et 
de  ce  qu'il  convient  de  faire.  «  au  point  de  vue  chré- 
tien ».  Il  leur  manque  l'instinct  de  la  vérité,  l'intuition 
des  rapports  et  des  enchaînements,  le  pressentiment  des 
situations,  et  la  certitude  impulsive    de  ci'    qui    est    né- 


LA    LCM1KRE    I)K    LA    VIE 


263 


cessaire  en  soi.  En  conséquence,  ils  ne  sont  pas  plus 
capables  de  comprendre  leur  vie  et  de  la  diriger  que 
les  aveugles  de  juger  des  couleurs.  N'ayant  aucune 
idée  de  ce  dont  il  s'agit,  ils  sont  hésitants  et  incapa- 
bles, ils  tombent  dans  les  contradictions  et  l'absurdité, 
ils  entreprennent  tout  à  l'envers  et  sont  en  état  non 
seulement  de  commettre,  mais  d'élever  à  la  hauteur 
d'un  principe,  les  plus  extraordinaires  insanités.  Jésus 
nous  en  donne  un  exemple  : 

<(  Nul  ne  peut  servir  deux  maîtres,  car  ou  il  haïra 
l'un  et  aimera  l'autre,  ou  il  s'attachera  à  l'un  cl 
méprisera  l'autre.  Vous  ne  pouvez  servir  Dieu  et 
Mammon.  » 

Ou  L'un  ou  l'autre.  L'un  exclut  l'autre.  Nous  ne  pou- 
vons à  la  fois  marcher  dans  deux  directions  différentes, 
avoir  deux  centres  de  gravité  opposés,  vivre  en  vertu 
de  deux  principes  contraires.  Quiconque  a  des  yeux  qui 
voient  en  constate  l'impossibilité.  Pourtant  aux  yeux 
éteints  des  chrétiens  de  nom,  cela  paraît  non  seulement 
possible,  mais  commode  et  simple.  Combien  doivent  être 
grandes  leurs  ténèbres  !  Ils  réussissent  à  placer  le  fon- 
dement de  leur  existence  dans  leurs  biens  terrestres, 
dans  les  intérêts  les  plus  divers,  et  à  se  figurer  en  même 
temps  qu'il  est  au  ciel.  Ils  sont  esclaves  de  l'argent  ou 
de  L'ambition  exactement  comme  les  autres  hommes, 
ils  se  passionnent  pour  les  choses  passagères,  vaines  et 
périssables,  trompent  la  faim  de  leur  âme  au  moyen  de 
misérables  futilités,  mais  ils  tiennent  Dieu  en  réserve  à 
ont  hasard  .   C'est  qu'ils  n'ont  jamais  été  changés  ihté- 


2*>4  L^    VIE    QUOTIDIENNE 

rieureirient  ;  ils  ne  sont  pas  nés  Je  nouveau,  mais  ils  res- 
tent embarrassés  dans  leur  vieille  nature.  Cependant,  ce 
sont  des  gens  très  religieux.  Possédés  des  démons  de  la 
vie  présente,  ils  ont  conclu  avec  Dieu  un  contrat  privé  : 
ils  lui  rendront  son  culte  spécial,  il  pourra  réclamer 
deux  de  l'intérêt  pour  les  choses  religieuses,  une  dévo- 
tion et  une  morale  chrétiennes,  la  participation  aux 
œuvres  de  charité  de  leur  église.  En  échange,  il  leur 
assurera  son  appui  dans  tout  ce  qui  leur  tient  à  cœur, 
c'est-à-dire  dans  le  domaine  des  choses  périssables. 
Cependant  on  ne  peut  servir  deux  maîtres  qu'en  subor- 
donnant l'un  à  l'autre.  On  fait  donc  de  Dieu  l'esclave 
de  Mammon,  mais  officiellement  on  le  craint,  on  l'aime, 
on  se  confie  en  lui  par  dessus  tout.  Et  l'on  est  capable 
de  persévérer  sa  vie  durant  dans  cette  grotesque  aber- 
ration. N'est-ce  point  vivre  dans  les  plus  épaisses  té- 
nèbres ?  Tout  s'est  éteint,  même  la  conscience. 

Quant  à  vous,  ô  chercheurs,  vous  ne  pouvez  servir 
Dieu  et  Mammon.  Car  dans  votre  inquiétude  se  mani- 
feste l'appel  du  Père  ;  c'est  sa  force  qui  opère  dans  votre 
devenir,  et  l'instinct  de  la  vérité  qui  anime  votre  être 
renouvelé  vous  fait  voir  toute  chose  à  sa  lumière.  Com- 
ment, par  quoi,  vous  laisseriez- vous  assujettir?  Grâce  à 
la  force  d'attraction  divine  qui  domine  votre  vie,  votre 
centre  de  gravité  est  dans  le  salut  et  l'avenir  de  votre 
être.  Servez  donc  Dieu,  Dieu  seul,  si  vous  aspirez  à  sau- 
ver votre  âme,  à  vous  enrichir  de  vie  originelle.  A  ce 
prix  seulement,  votre  œil  restera  limpide  et  vous  pour- 
rez vivre  à  la  clarté  du  soleil  divin. 


LE    POINT    D'APPUI  265 


3.   Le  point   d'appui. 

«  C'est  pourquoi  je  vous  dis  :  Ne  vous  inquiétez 
pas  pour  votre  vie,  de  ce  que  vous  mangerez  ou 
boirez,  ni  pour  votre  corps,  de  quoi  vous  le  vêtirez. 
La  vie  n'est-elle  pas  plus  que  la  nourriture  et  le 
corps  plus  que  le  vêtement?  Regardez  les  oiseaux 
du  ciel:  ils  ne  sèment  ni  ne  moissonnent,  ils  n'a- 
massent rien  dans  des  greniers,  et  votre  Père  céleste 
les  nourrit.  Ne  valez-vous  pas  beaucoup  plus  qu'eux? 
D'ailleurs,  qui  de  vous,  à  force  de  soucis,  pourrait 
ajouter  une  coudée  à  sa  taille  ?  Et  quant  au  vête- 
ment, pourquoi  vous  en  inquiéter?  Considérez  com- 
ment croissent  les  lis  des  champs:  ils  ne  travaillent 
ni  ne  filent .  Cependant  je  vous  déclare  que  Salomon 
lui-même,  dans  toute  sa  gloire,  n'a  pas  été  vêtu 
comme  l'un  d'eux.  Si  Dieu  revêt  de  la  sorte  l'herbe 
des  champs,  qui  existe  aujourd'hui  et  demain  sera 
jetée  au  tour,  ne  le  fera-t-il  pas  bien  plus  pour  vous, 
gens  de  peu  de  toi?  Ne  vous  mettez  donc  point  en 
peine,  disant  :  Que  mangerons-nous,  que  boirons- 
nous  ?  De  quoi  nous  vêtirons-nous?  Car  ce  sont  les 
païens  qui  recherchent  toutes  ces  choses  et  votre 
Père  céleste  sait  que  vous  en  avez  besoin.  » 

Ces  paroles  sont  en  rapport  étroit  ..ver  les  précé- 
dentes :  «  C'est  pourquoi,  dit  Jésus,  ne  vous  inquiétez 
pas.  »  Si  nous  ne  pouvons  servir  en  même  temps  Dieu 
et  Mamuion.  notre  inquiétude  ne  saurait  pas  non  plus 
avoir  simultanément  pour  objet    la  croissance  de  notre 


266  LA    VIE    QUOTIDIENNE 

être  originel  et  l'acquisition  des  biens  matériels. 
En  outre,  si  notre  centre  de  gravité  est  en  nous-mêmes, 
nous  ne  saurions  nous  laisser  troubler  par  la  préoccu- 
pation de  la  nourriture  et  du  vêtement.  De  là  la  double 
affirmation  de  Jésus  :  impossible  de  vous  inquiéter,  car 
lame  et  la  vie  sont  plus  que  le  corps  et  le  vêtement, 
et  votre  intérêt  va  à  ce  qui  est  essentiel  ;  inutile  de  le 
faire,  car  si  vous  servez  Dieu,  vous  êtes  sous  la  garde 
de  sa  sollicitude  paternelle.  Un  regard  jeté  sur  les  oi- 
seaux suffit  à  vous  convaincre  de  ce  qu'il  y  a  d'anor- 
mal dans  vos  alarmes.  Ils  ne  sèment  ni  ne  moissonnent, 
ni  n'amassent  aucune  provision  dans  des  greniers. 
Néanmoins  le  Père  céleste  les  nourrit.  Quelle  différence 
n'y  a-t-il  pas  entre  eux  et  vous  cependant  !  D'abord  les 
hommes  sèment,  moissonnent,  engrangent.  Pourquoi 
donc  ajouter  des  soucis  à  leurs  soins  et  à  leur  pré- 
voyance ?  Dieu  ne  les  nourrira-t-il  pas  à  plus  forte  rai- 
son, eux  qui  gagnent  leur  pain  à  la  sueur  de  leur  front  ? 
Et  puis,  de  combien  leur  prix  ne  dépasse-t-il  pas  celui 
des  oiseaux?  Vos  soucis  témoignent  d'une  défiance 
monstrueuse  envers  Dieu,  car  si  vous  portez  en  vous  le 
germe  d'une  vie  éternelle,  comment  votre  Père  vous 
laisserait-il  manquer  tles  biens  passagers,  et  périr  faute 
du  nécessaire  ? 

Pour  toucher  du  doigt  l'absurdité  de  nos  inquiétudes, 
il  suffît  de  constater  que  tout  ce  qu'il  y  a  d'important 
dans  notre  vie  échappe  à  notre  action.  Nous  ne  sau- 
rions ajouter  un  millimètre  à  notre  taille  ;  ni  le  temps 
qu'il  fait,  ni  notre  sort,  ne  sont  entre  nos  mains.  Si 
donc  nous  n'avons  aucun  pouvoir  sur  ies  conditions 
mêmes    de    notre    existence    et  de   notre  activité,   il  lit' 


LE    POINT    D'APPUI  267 

sort  tir  rien  de  nous  mettre  en  peine  des  choses  capi- 
tales de  la  vie.  Alors,  à  quoi  bon  nous  tourmenter  des 
choses  accessoires? 

Pour  nous  rassurer  davantage  encore,  Jésus  attire 
notre  attention  sur  les  fleurs  des  champs.  Elles  ne  se 
mettent  point  en  souci  de  leur  parure,  elles  n'ont  qu'une 
destinée  éphémère  et  cependant  elles  sont  revêtues 
d'une  incomparable  beauté.  Combien  plus  le  Père  vous 
revêtira-t-il,  ô  lils  de  Dieu  !  Hommes  de  peu  de  foi, 
revenez  donc  à  la  raison.  Les  païens  s'agitent  au  sujet 
de  toutes  ces  choses,  mais  votre  Père,  qui  est  dans  les 
cieux.  sait  bien  que  vous  en  avez  besoin.  Pourquoi  donc 
vous  iaisseriez-vous  troubler,  vous  qui  connaissez  votre 
Père  ? 

Quiconque  a  lu  ces  paroles  avec  attention  est  saisi 
d'étonnement  en  entendant  objecter  que  de  semblables 
exhortations  pouvaient  s'adresser  aux  Orientaux  de  ces 
temps  reculés,  et  dans  l'attente  prochaine  de  la  fin  du 
monde,  mais  qu'on  ne  saurait  donner  les  moineaux  et 
les  anémones  en  exemple  aux  hommes  de  notre  temps 
que  consume  la  lutte  pour  l'existence.  De  nos  jours, 
dit-on.  quiconque   ne    se    met  point  en  peine  est  perdu. 

Raisonner  ainsi,  c'est  méconnaître  absolument  le  sens 
des  paroles  de  Jésus  et  le  fond  même  de  la  question. 
Jésus  n'a  pas  songé  ;i  nous  donner  en  exemple  les 
oiseaux  et  les  Heurs  inconscientes.  Il  a  voulu  nous  l'aire 
sentir  la  différence  prodigieuse  qu'il  y  a  entre  leur  vie 
et  la  nôtre,  et  nous  faire  comprendre  que  si  Dieu  pour- 
voit à  leur  existence  fragile,  insignifiante  et  oisive, 
nous  pouvons  à  plus  forte  raison  compter  sur  sa  solli- 
citude. Il  en  résulte  que  tout  homme  qui  vit  d'une  façon 


268  LA    VIE    QUOTIDIENNE 

vraiment  humaine  et  qui  vaque  honnêtement  à  son  tra- 
vail, peut  avoir  la  certitude  mille  fois  plus  absolue  que 
Dieu  prendra  fait  et  cause  pour  lui  ;  car  il  se  fait  l'allié 
de  ceux  qui  portent  son  caractère  et  de  tout  travail 
elïectif.  Or  cette  assurance  est  infiniment  plus  précieuse 
et  plus  opportune  dans  notre  siècle  de  fer  qu'au  mo- 
ment où  elle  fut  prononcée.  Elle  est  un  message  rédemp- 
teur pour  notre  génération  qui.  dans  la  poursuite  avide 
du  pain  quotidien,  court  le  plus  grand  danger  de  perdre 
la  vie. 

Le  souci  ne  consiste  ni  dans  la  peine  que  nous  pre- 
nons pour  nous  procurer  le  nécessaire  et  pour  nous 
assurer  des  conditions  d'existence  tolérables,  ni  dans 
l'effort  que  nous  consacrons  à  notre  carrière  et  à  nos 
progrès  dans  tous  les  domaines.  Le  souci  consiste  dans 
l'anxiété  que  nous  éprouvons  à  ce  sujet  et  qui  résulte 
du  sentiment  de  notre  impuissance  en  face  des  devoirs 
et  des  hasards  de  la  vie.  Prévoir,  pourvoir,  calculer, 
administrer  sagement,  ce  n'est  point  nous  mettre  en 
peine.  Tout  au  contraire,  c'est  créer  notre  avenir  et 
maîtriser  la  vie  ;  c'est  prouver  que  nous  dominons 
la  situation  et  que  nous  tenons  le  gouvernail  de 
notre  existence.  11  est  indispensable,  pour  cela,  d'exa- 
miner les  circonstances  avec  calme  et  circonspection,  de 
nous  demander  sérieusement,  par  exemple,  si  nous  som- 
mes capables  d'entreprendre  tel  ou  tel  travail  ou  s'il 
dépassera  nos  foi-ces,  de  prévenir  les  contretemps  fâ- 
cheux, de  peser  les  éventualités,  de  combiner  les 
moyens  et  de  prévoir  le  cours  des  choses,  afin  de  créer 
des  conditions  favorables.  Tous  ces  soins  ne  sont  pas 
des  soucis,    ils    témoignent  d'une   calme   assurance   qui 


LE    POINT    D'APPUI  269 

déploie  ses  effets  dans  La  vie.  Aussi  Jésus  n'a-t-il  pas 
songé  à  les  déprécier  et  à  décourager  notre  effort.  Car 
c'est  cet  effort  même  qui  nous  distingue  des  fleurs  et 
des  oiseaux. 

Se  mettre  en  peine,  c'est  ressentir  péniblement  les 
obligations  de  la  vie.  en  être  intérieurement  troublé, 
ballotté,  absorbé,  oppressé.  Le  souci,  c'est  l'agitation  et 
la  dépression  que  produisent  notre  incapacité  de  vivre, 
notre  assujettissement  aux  choses  extérieures,  notre 
dépendance  intérieure  de  nos  conditions  d'existence. 
C'est  la  neurasthénie  de  la  vie  personnelle.  Nous  avons 
un  intérêt  majeur  à  en  être  délivrés,  car  il  est  devenu 
la  maladie  du  temps  actuel,  l'obstacle  le  plus  Considé- 
rable à  notre  triomphe  sur  la  vie. 

Or  nous  pouvons,  aujourd'hui  encore,  en  être  affran- 
chis, si  nous  suivons  le  chemin  que  Jésus  nous  trace. 
Non  pas  tous,  il  est  vrai,  mais  ceux-là  seulement  qui 
ne  peuvent  servir  Dieu  et  Mammon.  parce  que  leur  cen- 
tre de  gravité  est  en  eux-mêmes  et  non  en  dehors  d'eux, 
parce  qu'ils  éprouvent  l'effet  de  l'attraction  divine  et 
que.  par  conséquent,  l'effort  de  leur  vie  porte  tout 
entier  sur  la  croissance  de  leur  être  originel  et  non  sur 
la  poursuite  de  biens  périssables  et  d'idéals  passagers. 
Quant  aux  autres,  quelque  convaincus  qu'ils  puissent 
être  de  l'inanité  des  soucis  et  de  leur  influence  désas- 
treuse, ils  continueront  à  s'inquiéter,  c'est-à-dire  à  trem- 
bler et  haleter  sous  le  joug  qu'ils  ont  à  porter.  Seul, 
celui  qui  a  conquis  la  liberté  intérieure  restera  paisible 
en  face  des  hasards  de  la  vie  et  sans  souci  pour  sa 
subsistance,  parce  qu'il  a  placé  ses  véritables  intérêts 
dans  le  domaine  de  l'impérissable   et  que    la  réalisation 


2-0  LA    VIE    QUOTIDIENNE 

de  sa  destinée  est  indépendante  des  circonstances  et  des 
événements. 

Il  peut,  en  effet,  demeurer  en  paix,  car  il  éprouve  la 
présence  active  du  Père  qui  sait  de  quoi  nous  avons 
besoin.  Celui  qui  s'alarme  au  sujet  de  sa  santé,  de  son 
pain,  de  son  avancement,  du  succès  de  ses  efforts,  est 
nn  homme  de  peu  de  foi  ;  car  il  ne  connaît  que  dans 
une  faible  mesure  l'expérience  immédiate  de  Dieu.  Plus 
ses  yeux  s'ouvriront  pour  distinguer  le  Père,  plus  la 
vie  oi'iginelle  deviendra  la  puissance  qui  éclaire  et  enri- 
chit son  existence,  plus  aussi  se  dissiperont  ses  alarmes. 
II  en  est  ainsi  de  nos  jours  aussi  bien  qu'autrefois.  Car 
cet  affermissement  etce  soulagement  intérieur  reposent  sur 
«les  lois  naturelles,  immuables,  indépendantes  de  tou- 
tes les  conditions  de  lieu,  de  temps  et  de  culture.  Heureux 
donc  les  chercheurs  !  Ils  sont  affranchis  des  soucis  :  la  neu- 
rasthénie de  la  vie  intérieure  est  vaincue  par  la  crois- 
sance de  l'être  originel  en  eux. 

Jésus  ne  touche  ici  qu'à  la  question  des  soucis.  Mais 
l'état  intérieur  de  l'âme  enracinée  en  Dieu  exerce  ses 
effets  dans  tous  les  domaines  et  triomphe  de  tous  les 
désordres.  L'arbitraire  l'ait  place  à  la  nécessité  de  la 
vie  nouvelle  qui  nous  dicte  d'instant  en  instant  la  con- 
duite à  tenir.  Asservis  naguère  aux  hommes,  aux  cho- 
ses, aux  événements,  nous  acquérons  une  souveraineté 
intérieure  qui  assure  la  liberté  de  nos  mouvements  et 
de  notre  croissance.  A  la  faiblesse,  à  l'incapacité  de 
vivre  se  substitue  une  puissance  de  vie  qui  lait  concou- 
rir à  notre  salut  les  rencontres  les  plus  tragiques  de  la 
destinée.  Aux  tâtonnements  succède  la  certitude  pro- 
fonde qui  découle   Au   contact   personnel   avec    Dieu:    à 


LE    BUT  271 

r accablement,  la  joie  el  le  goût  de  vivre  qui  se  renou- 
vellent en  puisant  aux  sources  divines  ;  à  la  crainte,  la 
vaillance  qui  peut  tout  par  celui  qui  nous  fortifie  ;  au 
sentiment  de  l'abandon,  l'assurance  bienheureuse  de  la 
présence  du  Père  qui  nous  inonde  de  son  amour.  Ainsi 
le  nouvel  état  intérieur  que  crée  en  nous  la  vie  origi- 
nelle fournit  à  notre  vie  journalière  un  point  d'appui 
d'une  valeur  incomparable. 


4-   Le  but. 

«  Ce  sont  les  païens  qui  recherchent  toutes  ces  cho- 
ses ».  les  païens,  c'est-à-dire  des  hommes  fermés  à  la 
véritable  réalité,  ignorants  de  Dieu  et  de  son  action 
rédemptrice,  des  âmes  rassasiées  auxquelles  suffit  le 
misérable  bien-être  que  procurent  les  choses  vaines  et 
périssables.  Qdant  à  vous,  chercheurs,  qui  sentez  frémir 
en  vous  un  nouveau  devenir  : 

«  Cherchez  premièrement  le  royaume  de  Dieu  et 
la  justice  de  Dieu,  et  toutes  ces  choses  vous  seront 
données  par  surcroît.  » 

C'est  d»1  notre  inquiétude  intime,  du  malaise  qui  nous 
étreint  parmi  le  va-et-vient  de  la  vie.  que  naît  notre 
recherche  du  royaume  de  Dieu.  L'obscur  besoin  d'autre 
chose  qui  s'éveille  en  nous  se  transforme,  par  la  vertu 
de  l'évolution  qui  commence,  en  un  terme  vouloir.  De 
ce  vouloir  et  de  cette  évolution  résulte  un  mouvement 
impulsif  conscient  :    nous  nous  mettons  en  marche  vers 


•2-yl  LA    VIE    QUOTIDIENNE 

la  terre  nouvelle  que  cherchent  instinctivement  toutes  les 
âmes  vivantes.  Jésus  élève  ici  ce  processus  intérieur  à 
la  hauteur  d'un  principe  organisateur  de  notre  vie  : 
Cherchez,  nous  dit-il.  ce  règne  de  la  vie  créatrice  éma- 
nant de  Dieu,  tondez  sur  lui  L'organisation  harmonieuse 
de  tout  être  et  de  toute  vie.  Prenez  fait  et  cause  pour 
l'évolution  qui  vous  entraine  et  frayez-lui  la  voie.  Qu'elle 
devienne  le  ressort  de  votre  vie  tout  entière. 

Chercher,  —  lorsqu'il  s'agit  d'une  nouvelle  création 
de  notre  personnalité  et  du  développement  intégral  de 
l'humanité,  c*est-à  dire  de  rallranchissement  et  de  l'épa- 
nouissement glorieux  de  notre  être  éternel  aussi  bien 
que  de  la  solution  du  problème  humain  en  général,  — 
chercher,  c'est  nous  consacrer  sans  réserve  à  ce  dessein 
avec  toutes  les  forces  et  tous  les  moyens  dont  nous  dis- 
posons, brûler  de  cette  seule  ambition,  concentrer  tous 
les  mouvements  de  notre  âme  dans  cet  unique  effort, 
nous  laisser  consciemment  ou  inconsciemment  attirer 
par  ce  pôle  magnétique. 

Cette  recherche  n'a  rien  de  commun  avec  la  manie 
du  «  travail  pour  le  règne  de  Dieu  »,  la  sentimen- 
talité langoureuse  qui  soupire  après  c<r  la  patrie  céleste  » 
ou  n'importe  quel  autre  pieux  état  d'âme  que  puisse 
évoquer  cette  exhortation  de  Jésus.  C'est  un  élan  con- 
tinuel vers  la  réalisation  de  l'évolution  nouvelle,  qui 
détermine  chacun  de  nos  mouvements.  C'est  l'œuvre 
de  la  vie  constamment  orientée  vers  ce  but.  Il  ne  suf- 
fit pas  que  cette  recherche  soit  à  l'arrière-plan  de 
toutes  nos  pensées  et  de  toute  notre  activité  ;  il  faut 
qu'elle  passe  au  premier  plan.  Non  seulement  tout,  dans 
notre  existence,  doit  la  provoquer  et   la   stimuler,  mais 


LE    BUT  27S 

elle  doit  elle-même  tout  vivifier,  tout  ordonner,  tout 
modeler.  On  ne  cherche  réellement  le  royaume  de  Dieu 
et  sa  justice  que  lorsque  le  développement  intégral  de 
l'homme  et  la  rénovation  de  toutes  choses  sont  devenus 
l'intérêt  suprême,  le  ferme  propos  auquel  on  se  con- 
forme sans  cesse. 

L'avènement  de  la  vérité  en  nous,  comme  la  renais- 
sance de  l'humanité,  sont  un  devenir.  Mais  ce  devenir 
ne  s'inaugure  et  ne  se  continue  qu'au  prix  dune  re- 
cherche et  d'une  poursuite  sans  trêve.  C'est  ce  que  fait 
ressortir  le  Sermon  sur  la  montagne  qui  nous  en  retrace 
les  étapes.  Si  nos  aspirations  ouvrent  notre  àme  à  la 
vérité,  seule  l'action  énergique  qui  actualise  dans  la  vie 
chacune  des  impulsions  de  l'être  originel  en  assure  l'exé- 
cution. C'est  dire  que  nous  ne  parviendrons  au  but  que 
si  nous  risquons  tout  pour  l'atteindre,  et  si  nous  nous 
en  rapprochons  d'instant  en  instant  dans  la  mesure  du 
possible. 

L'occasion  nous  en  est  constamment  oflerte.  Il  n'est 
pas  une  des  obligations  de  la  vie  qui  n'éveille  en  nous 
l'ambition  de  l'accomplir  parfaitement  (Matthieu  ch.  5, 
v.  4^)-  et  l'intuition  délicate  de  la  manière  dont  nous 
avons  à  le  faire.  Mettre  en  œuvre  énergiquement  et  im- 
médiatement cet  instinct  profond,  réaliser  ce  qu'il  nous 
dicte  à  ce  moment  précis,  c'est  chercher  en  vérité  le 
royaume  de  Dieu  et  contribuer  à  sa  venue,  quelle  que 
soit  la  distance  qui  nous  sépare  encore  du  but.  Dans  ce 
domaine  rien  n'est  trop  petit,  trop  extérieur,  trop  su- 
perficiel. Car  du  point  le  plus  imperceptible  part  une 
ligne  qui  se  dirige  droit  vers  le  but.  et  c'est  sur  cette 
ligne  qu'il  s'agit  d'avancer.  Celui  qui  est    entré  dans    le 

18 


•X-/A  LA    VIE    QUOTIDIENNE 

courant  de  l'évolution  créatrice,  ressent  en  toute  ren- 
contre l'impulsion  de  !a  puissance  de  vie  universelle  qui 
travaille  sans  relâche  à  l'achèvement  de  l'humanité.  Il 
perçoit  son  appel  à  devenir,  en  se  faisant  l'instrument 
de  cette  force  qui  l'entraîne  et  l'aiguillonne,  un  élément 
créateur  de  la  terre  nouvelle  :  celui  dont  la  pensée  et  la 
conduite  obéissent  à  cette  impulsion,  cherche  le  royaume 
de  Dieu  et  sa  justice. 

Cette  recherche  et  cette  ambition  pénétreront  sa  vie 
entière,  et  ne  lui  laisseront  de  repos  que  lorsqu'il  l'aura 
mise  en  harmonie  avec  l'ordre  nouveau  qu'il  entrevoit. 
Désormais,  par  exemple,  il  envisagera  tout  ce  qu'il 
possède,  femme,  enfants,  biens,  talents,  comme  des 
trésors  qui  lui  sont  confiés.  Il  verra  dans  tout  être  qui 
a  spécialement  besoin  de  lui  son  prochain,  au  sens  pro- 
pre de  ce  mot,  et  lui  viendra  en  aide.  Il  considérera 
toute  chose  dans  son  rapport  avec  le  bien  des  hommes, 
et  en  usera  en  vue  de  leur  salut  et  de  leur  vie.  Il 
honorera  pleinement  le  Père  en  cherchant  à  faire  en 
tout  sa  volonté.  C'est  ainsi  que  l'ordre  nouveau  s'in- 
carne dans  notre  existence  et  que  les  progrès  du  nou- 
veau devenir  sont  accélérés  par  notre  conduite  qui  lui 
est  conforme  et  favorable.  Quelles  conséquences,  quels 
effets  accessoires  aura-t-elle  d'ailleurs  ?  Cela  n'est  point 
notre  affaire  ;  toutes  les  préoccupations  de  ce  genre 
passent  au  second  rang. 

La  recherche  prépondérante  du  royaume  de  Dieu 
introduit  dans  notre  vie  le  grand  courant  objectif  de 
l'évolution  nouvelle,  qui  en  actionne  dès  lors  tous  les  mou- 
vements, même  les  plus  imperceptibles,  et  la  dirige  in- 
variablement vers  le  but.  Désormais  elle  revêt  en  quel- 


LE    BUT  2^5 

que  mesure  le  caractère  effectif  et  créateur  de  la  puis- 
sance de  vie  qui  est  à  l'œuvre  dans  l'univers.  Elle  trouve 
son  harmonie  et  son  unité,  car  tout  y  est  mis  involon- 
tairement eu  rapport  avec  le  but  poursuivi.  Elle  acquiert 
de  ce  t'ait  une  signification  nouvelle  et  un  caractère  par- 
ticulier, elle  entre  dans  la  sphère  du  nouveau  devenir. 
Ainsi  la  recherche  du  royaume  de  Dieu  et  de  sa  vérité 
organise  notre  vie.  et  la  façonne  du  dedans  au  dehors. 
Elle  crée  en  nous  la  constitution  nouvelle  qui  résoud  le 
problème  de  notre  être,  elle  fait  de  notre  existence  une 
vie  proprement  humaine  en  lui  donnant  le  sens  qui  seul 
la  justifie  et  qui  accomplit  notre  véritable  destinée. 

En  outre,  elle  nous  rend  invulnérables,  en  face  des 
contrariétés  et  des  revers.  Car  désormais  la  raison 
d'être  et  le  prix  de  notre  vie  ne  résident  plus  dans 
notre  situation  extérieure  et  ne  sauraient  par  conséquent 
être  compromis  par  les  coups  de  la  destinée.  Nous  au- 
rons sans  doute  à  combattre  jusqu'au  bout  contre  l'ad- 
versité et  la  détresse,  nous  devrons  compter  toujours 
avec  les  dangers  et  les  aventures,  mais  notre  vie  person- 
nelle dont  la  force  agissante  résulte  de  la  tension  de 
tout  notre  être  vers  le  but,  nous  assure  la  suprématie 
sur  les  vicissitudes  et  les  hasards  de  l'existence.  Or  cette 
vie  n'a  pas  sa  source  en  dehors  de  nous,  mais  au 
dedans.  C'est  de  l'élan  de  notre  devenir  qu'elle  découle  ; 
c'est  son  accomplissement,  non  sa  réussite,  qui  l'ait 
notre  bonheur.  Cette  marche  en  avant  est  notre  rai- 
son de  vivre,  et  dussions-nous  aller  nous  briser  contre 
d'infranchissables  obstacles,  nous  n'aurions  point  man- 
qué notre  but.  Car  ce  qui  fait  la  valeur  de  notre  exis- 
tence, c'est  le  développement   de  notre   être  en  confor- 


2-6  LA    VIE    QUOTIDIENNE 

mité  avec  sa  véritable  fin.  et  le  déploiement  dans  notre 
vie  d'une  force  consciente  de  cette  fin.  Que  leurs  effets 
transparaissent  au  dehors  et  soient  reconnus  des  autres 
ou  que,  semences  d'avenir,  ils  restent  ensevelis  dans 
1  obscurité,  cela  est  indifiérent  au  point  de  vue  de  révo- 
lution en  soi  et  de  son  progrès  dans  le  monde.  Soit  que 
nous  parvenions  à  notre  épanouissement  complet,  soit 
qu'il  se  trouve  entravé  par  des  circonstances  défavo- 
rables, tant  que  l'être  originel  palpite  en  nous,  nous 
sommes  des  cellules  vivantes  au  moyen  desquelles  se 
poursuit  la  création  nouvelle  de  l'humanité,  et  qui  sont, 
par  conséquent,  indispensables.  La  recherche  du  royaume 
de  Dieu  devient  donc  le  principe  d'une  vie  héroïque. 

L'élan  continu  vers  le  but  nous  délivre  enfin  de  tout  ce 
qui  fait  obstacle  à  notre  vie.  Les  soucis,  la  crainte  et  la 
douleur  n'ont  plus  de  prise  sur  celui  qui  est  entré   dans 
ce    courant    vital.     Il    est     affranchi    de    toute   dépen- 
dance comme  de  toute  prévention,  car  il  avance  imper- 
turbablement   et    parvient   au-delà    des   brouillards   qui 
obscurcissaient  son  horizon.  Le  courant  de  vie  objective 
qui  l'entraîne,  l'arrache  à  son  atmosphère  subjective   et 
le  conduit  de  clarté  en  clarté.  Le   pouvoir  de    la    vieille 
nature     est     brisé    par     la     force     évolutive    de    l'être 
nouveau  qui    s'insurge    contre    elle.   L'incertitude   enfin 
disparaît,  car  de  la    poursuite    incessante    du    royaume 
de  Dieu  procède  une  nécessité  intérieure  qui  s'impose  à 
la  vie. 

C'est  sur  cette  influence  illimitée,  exercée  sur  notre 
vie  par  la  recherche  du  royaume  de  Dieu,  que  se  fonde  la 
déclaration  de  Jésus,  la  lettre  de  crédit  qu'il  délivre 
aux  siens  :    ce  Et   toutes  les    autres   choses    vous   seront 


LE    SECRET    DE    LA    VIE  277 


données  par  surcroit.  »  Tout,  en  eflet,  leur  échoit  de 
soi-même.  Car  ils  sont  dans  le  courant  de  la  vie.  Ils  peu- 
vent vivre  impulsivement,  comme  en  se  jouant,  avec  lin- 
génuité  de  l'enfant,  car  le  Père  pourvoit  à  tout  ce  dont 
ils  ont  besoin  pour  cela.  Tout  doit  concourir  à  leur 
bien  et  leur  réussir  en  les  rapprochant  du  but.  Il 
semble  qu'une  vie  pareille  attire  à  elle  par  reflet  d'un 
pouvoir  magnétique  tout  ce  qui  lui  est  nécessaire.  En 
jetant  un  regard  en  arrière,  on  aperçoit  le  tissu  merveil- 
leux et  subtil  des  événements  qui  tous  surgirent  au  mo- 
ment opportun,  et  l'œil  averti  découvre  en  toutes 
choses  l'action  paternelle  qui  les  a  disposées  de  telle 
sorte  que  la  vie  entière  devienne  une  révélation  ininter- 
rompue de  la  grâce  et  de  la   gloire  divines. 

Cette  lettre  de  crédit  est  un  privilège  que  Dieu 
octroie  à  ses  enfants,  à  ceux  en  qui  palpite  la  vie  que 
nous  révèlent  les  trois  premières  demandes  de  l'oraison 
dominicale.  Elle  n'entre  point  en  vigueur  pour  ceux 
chez  lesquels  la  recherche  du  royaume  de  Dieu  ne  cons- 
titue pas  le  courant  profond  de  la  vie  et  ne  procède 
pas  directement  «.  de  la  foi  ».  c'est-à-dire  de  l'expérience 
immédiate  du  Dieu  qui  nous  entraine  vers  le  but.  Mais 
ceux  qui  sont  les  enfants  de  Dieu  par  la  foi.  éprouvent 
chaque  jour  la  réalité  de  cette  promesse,  qui  dépasse 
tout  ce  qu'ils  peuvent  demander  et  concevoir. 


5.  Le  secret  de  la  vie. 

Si  telle    est    la    situation,    en   quoi    consiste    le   secret 
de  la  vie  ?  Jésus  nous  l'indique   lorsqu'il  conclut  ainsi  : 


2^8  LA    VIE    QUOTIDIENNE 

«  Ne  vous  mettez  donc  point  eu  peine  du  lende- 
main, car  le  lendemain  aura  soin  de  ce  qui  le 
regarde.  A  chaque  jour  suffit  sa  peine.  » 

Quand  Jésus  nous  assure  que  toutes  choses  nous  se 
ront  données  par  surcroit,  il  ne  nous  promet  point  une 
vie  exempte  de  détresse  et  de  peines.  Il  faudra  persé- 
vérer dans  notre  recherche  et  notre  effort,  mais  cher- 
cher sera  trouver,  et  l'effort  impliquera  le  succès. 
Nous  devrons  tendre  toutes  nos  forces  pour  le  travail, 
mais  notre  travail  sera  exempt  d'angoisse  et  ne  restera 
plus  vain.  Nous  pourrons  supporter  les  peines  de  la 
vie,  quand  nous  n'envisagerons  que  celles  du  moment 
présent.  Ce  sont  les  soucis  qui  ajoutent  au  fardeau 
du  jour  celui  du  lendemain,  et  qui  causent  ainsi  la 
surcharge  et  l'accablement.  Mais  quand  tout  nous  est 
donné  par  surcroit,  à  quoi  bon  nous  préoccuper  du 
fardeau  de  l'avenir  ?  Quand  il  sera  là.  nous  aurons 
la  force  de  le  porter.  C'est  pourquoi  Jésus  joint  à  sa 
promesse  cette  simple  prescription  :  ce  Ne  vous  mettez 
point  en  peine  du  lendemain.  » 

Dans  cette  parole  est  enfermé  le  secret  de  la  réussite  : 
vivre  exclusivement  dans  le  présent.  L'instant  fugitif 
est  à  nous,  le  reste  n'est  pas  entre  nos  mains.  Le  pré- 
sent est  notre  éternité.  Plus  nous  le  vivons  exclusive- 
ment et  intensément,  moins  nous  avons  conscience  de 
l'espace  et  du  temps.  Vivre  directement  de  l'expérience 
spontanée  du  moment,  c'est  s'affranchir  de  l'espace  et 
du  temps.  Plus  nous  puisons  dans  les  profondeurs  infi- 
nies de    l'heure  présente    ce    qu'elle   contient  d'éternel. 


LE    SECRET    DE    LA    VIE  279 

moins  aussi  nous  souflrons  de  l'instabilité  de  la  vie,  et 
plus  nous  sentons  sourdre  en  nous  la  vie  éternelle, 
l'éternelle  jeunesse. 

Seul  celui  qui  vit  tout  entier  dans  le  présent  en  ex- 
trait les  trésors  et  en  remplit  les  devoirs.  Il  épuise  la 
vie  et  l'accomplit.  Il  a  trouvé  l'accès  de  la  perfection. 
Car  de  même  que  l'artiste  ne  saurait  créer  une  œuvre 
durable  si  tout  en  lui  ne  s'efface  devant  elle  à  l'heure 
où  elle  sort  du  néant,  de  même  que  nul  ne  saurait  ac- 
complir un  travail  productif  sans  concentrer  sur  cette 
tâche  toutes  les  forces  de  son  être,  le  seul  moyen  de  ne 
rien  négliger  de  ce  qu'il  nous  est  possible  de  réaliser, 
c'est  de  vivre  tout  entiers  dans  le  moment  qui  nous  ap 
partient.  C'est  en  cela  que  consiste  notre  perfection. 

11  faut  vivre  dans  le  présent  pour  acquérir  le  sens  de 
la  réalité  qui  seul  nous  rend  aptes  à  la  vie,  parce  qu'il 
nous  place  dans  la  relation  convenable  avec  elle  et 
nous  communique  la  faculté  d'en  juger.  Pour  celui  qui 
se  reporte  obstinément  au  passé  ou  qui  rêve  de  l'ave- 
nir, ies  limites  qui  séparent  l'imaginaire  du  réel,  s'efia- 
cent.  la  brume  que  forment  ses  représentations  super- 
posées dérobe  à  sa  vue  la  terre  qui  verdoie  à  ses  pieds, 
et  l'empêche  de  discerner  clairement,  sobrement  et  com- 
plètement ce  qu'il  a  sous  les  yeux. 

Quand  nous  vivons  exclusivement  dans  le  présent,  le 
passé  cesse  de  peser  sur  nous  et  devient  la  base  de 
notre  avenir.  Car  la  vie  intense  du  moment  engloutit  le 
passé.  Or  nous  ne  possédons  véritablement  que  ce  qui 
s'est  enfoncé  au  profond  de  nous-mème  pour  devenir 
partie  intégrante  de  notre  moi.  si  peu  que  nous  en 
avons  d'ailleurs  conscience.  Et  cela  seul  qui  s'ensevelit 


280  LA    VIE    QUOTIDIENNE 

en  nous  peut  y  germer  et  y  croître.  Nous  absorber  dans 
le  devoir  présent,  c'est  donc  faire  fructifier  le  passé, 
tandis  que  tout  retour  en  arrière  nous  mène  au  pays 
des  ombres  et  nous  dérobe  à  la  vie  réelle. 

Vivre  au  jour  le  jour  est  encore  la  seule  manière  de 
faire  droit  à  l'avenir.  Celui  qui  vit  dans  l'avenir  ne 
travaille  pas  pour  l'avenir,  car  il  vit  de  projets,  d'ima- 
ginations et  de  désirs.  Bâtir  des  châteaux  en  Espagne, 
rêver  des  chemins  qui  nous  y  conduiront,  c'est  le 
plus  sûr  moyen  de  n'y  point  parvenir.  Celui  qui  va  le 
plus  loin,  c'est  celui  qui,  ne  sachant  où  on  le  mène,  se 
tient  prêt  à  tout,  parce  qu'il  ne  se  propose  rien  de  pré- 
cis. Entièrement  occupé  à  épuiser  l'heure  qui  passe  et  à 
résoudre  les  problèmes  du  moment,  il  crée  de  ce  fait 
son  avenir,  car  il  l'actualise  d'instant  en  instant.  L'ave- 
nir naît  du  présent,  mais  comment  en  sortirait-il  comme 
un  fruit  mûr.  si  nous  ne  portons  chacun  de  nos  mo- 
ments à  sa  parfaite  maturité  en  le  vivant  dans  sa  plé- 
nitude ? 

Si  celui  qui  vit  dans  le  présent  voit  s'engloutir  le  passé 
et  le  deuil  qui  l'accablait,  il  ignore  les  soucis  que  cause 
l'avenir.  Plus  nous  vivons  en  dehors  du  temps,  plus 
notre  existence  est  paisible  et  assurée,  libre  et  féconde. 
Solidement  établie  sur  le  terrain  du  devoir  présent, 
notre  vie  vécue  fortement  et  profondément  en  devient 
d'autant  plus  facile  et  heureuse.  Aux  regards  de  celui 
qui  a  perdu  ce  qu'il  a  de  plus  cher,  l'avenir  n'offre 
qu'une  succession  désolée  de  jours  vides  et  mornes 
dont  la  perspective  épouvante  le  cœur.  Mais  pour  celui 
qui  vit  dans  l'heure  présente,  chaque  jour  revêt  la  cou- 
leur et  l'éclat  que  lui  communique  celte  vie  intense,  et 


LE    SECRET    DE    LA     VIE  28 I 

la  terre  se  met  ;i  refleurir.  En  épuisant  les  richesses 
de  l'instant  qui  passe,  il  retrouve  le  courage  et  la 
joie  de  vivre.  Nous  pouvons  assombrir  l'avenir,  car 
il  n'existe  que  dans  notre  imagination.  Mais  le  présent 
est  une  réalité  vivante,  plus  forte  que  nos  rêves  et  que 
nos  appréhensions,  si  nous  savons  nous  y  consacrer  tout 
entiers. 

La  conduite  nouvelle  évoquée  à  nos  yeux  par  ce  pas- 
sage du  Sermon  sur  la  montagne  plonge  toutes  ses  ra- 
cines dans  les  profondeurs  de  notre  être  originel.  Nous 
ne  saurions  conquérir  de  haute  lutte  ni  le  centre  de 
gravité  qui  est  en  nous-même.  ni  la  lumière  qui  doit 
illuminer  notre  vie.  ni  le  point  d'appui  intérieur,  ni 
l'élan  qui  entraîne  au  but,  ni  l'intensité  du  courant  de 
vie  qui  épuise  sans  cesse  l'instant  présent.  Tout  est  le 
résultat  d'un  devenir.  Mais  tout  jaillira  directement  des 
sources  de  notre  moi  renouvelé,  qui  s'alimentent  aux 
réservoirs  éternels. 


CHAPITRE  V 

LA  VIE  COMMUNE  RÉALISÉE 

(Matthieu  VII,  1-6  et  12.) 

1.  Les  bases  de  la  vie  commune. 

Le  changement  radical  qui  s'opère  en  nous  et  l'éclo- 
sion  de  notre  être  originel  n'ont  pas  uniquement  pour 
effet  de  nous  élever  à  une  vie  individuelle  normale  et  à 
une  conduite  digne  de  notre  vocation  ;  elles  créent  en 
outre  parmi  les  hommes  une  vie  collective  toute  nou- 
velle. Jésus  indique  ici.  en  quelques  traits  rapides,  les 
conditions  élémentaires  desquelles  elle  résulte  nécessai- 
rement. 

«  Ne  jugez  point,  atin  que  vous  ne  soyez  point 
jugés.  Car  on  vous  jugera  comme  vous  jugez,  et  on 
se  servira  pour  vous  de  la  mesure  avec  laquelle  vous 
mesurez.  » 

L'habitude  de  juger  les  autres  n'est  pas  seulement  un 
travers  commun  à  tous  les  humains,  elle  est  pour  ceux 
qui  cherchent  le  royaume  de  Dieu  une  tentation  dont 
une  intégrité   complète   peut   seule   les   préserver.    Leur 


LES    BASES    DE    r..V    VIE    COMMUNE  283 

zèle  ardent  pour  révolution  nouvelle  ne  les  induit  que 
trop  aisément  à  condamner  ceux  qui  ne  poursuivent  pas 
le  même  but.  ceux  qiri  ne  cherchent  point,  mais  restent 
immobiles  et  satisfaits.  Cependant  la  position  que  leur 
aspiration  à  la  vie  véritablement  humaine  les  oblige  à 
prendre  envers  la  nature  humaine  déformée,  n'implique 
pas  la  condamnation  de  ceux  qui  périssent  inconsciem- 
ment dans  leur  inertie.  Au  contraire,  quiconque  est  pé- 
nétré de  l'esprit  des  béatitudes  est  incapable  de  juger, 
il  ne  peut  que  supporter,  endurer,  user  de  miséricorde, 
procurer  la  paix.  Aussi  Jésus  dit-il:  Ne  jugez  point. 
Ce  ne  sera  de  votre  part  ni  faiblesse,  ni  indifférence, 
mais  simplement  l'effet  de  votre  caractère  de  cher- 
cheurs. 

Le  mot  juger  ne  signifie  point  ici  apprécie]*,  mais 
condamner.  Nous  ne  pouvons  vivre  parmi  les  hommes 
sans  nous  former  une  opinion  sur  eux.  Jésus  lui-même 
nous  engage  à  le  faire  quand  il  nous  met  en  garde  con- 
tre les  faux  prophètes  :  «  Vous  les  reconnaîtrez  à  leurs 
fruits  »,  dit-il,  ce  qui  ne  signifie  pas  autre  chose  que  : 
Vous  les  jugerez  d'après  leurs  fruits.  De  même,  pour 
ne  pas  jeter  les  perles  devant  les  pourceaux,  le  discer- 
nement est  indispensable.  Toute  attitude  [irise  envers 
notre  prochain  implique  un  jugement  inconscient. 

Mais  condamner  est  tout  autre  chose.  Ce  n'est  pas 
se  borner  à  porter  un  jugement  sur  la  valeur  que  les 
autres  ont  pour  nous,  sur  l'importance  qu'ils  ont  dans 
la  vie.  sur  la  mesure  en  laquelle  il  convient  de  les  pren- 
dre en  considération,  mais  sur  ce  qu'ils  sont  en  eux- 
mêmes,  sur  leur  personnalité  et  leur  valeur  objective. 
Quand   nous  jugeons,  nous   prétendons  décider  ce  qu'es1 


•jSj  LA    VIE    COMMUNE    RÉALISÉE 

un  être  en  soi,  s'il  est  bon  ou  mauvais,  s'il  vaut  ou  non 
quelque  chose.  Jésus  nous  interdit  de  le  faire,  parce  que 
nous  en  sommes  absolument  incapables.  Nous  n'y  trou- 
verions qu'une  occasion  de  nous  enorgueillir  sans  aucun 
profit. 

Nous  ne  pouvons  juger  personne,  parce  que  nous  ne 
connaissons  les  hommes  que  superficiellement.  Le  fond 
intime  de  leur  être,  leur  histoire  intérieure,  la  signifi- 
cation objective  de  leur  vie  restent  pour  nous  un  mystère 
impénétrable.  Pour  les  juger  il  nous  faudrait  un  critère. 
Mais  tous  les  critères  sont  insuffisants,  parce  qu'ils  ne 
peuvent  s'appliquer  qu'à  ce  qui  paraît  au  dehors,  et 
injustes,  parce  que  tout  homme  doit  être  mesuré  à  sa 
mesure  propre.  En  motivant  ainsi  sa  défense  :  ce  afin  que 
vous  ne  soyez  pas  jugés»,  Jésus  veut  nous  faire  pres- 
sentir quelles  seraient  nos  impressions  si  l'on  nous  faisait 
violence  en  critiquant  notre  personne  et  notre  vie  de 
cette  façon  tout  extérieure,  mécanique  et  injuste.  Nous 
apprendrions  à  nos  dépens  combien  il  est  insensé  et 
pervers  de  juger. 

Mais  il  y  a  plus.  En  jugeant  les  autres,  nous  attirons 
sur  nous  un  jugement  pareil  non  seulement  de  la  part 
de  nos  semblables,  mais  de  la  part  de  Dieu.  Par  la  norme 
selon  laquelle  nous  condamnons,  nous  fixons  involon- 
tairement la  norme  selon  laquelle  nous  voulons  être 
jugés  ;  nous  le  faisons  inintentionnellement,  sans  doute, 
mais  effectivement,  s'il  est  vrai  du  moins  que  la  justice 
suprême  est  celle  qui  mesure  l'homme  à  sa  propre 
mesure.  C'est  ce  que  l'apôtre  Paul  atteste  dans  cette 
parole  incisive  :  «En  jugeant  autrui,  tu  te  juges  toi-même.  » 

Cependant  la  chose  est  plus  grave  encore  :  en  jugeant, 


LES    BASES    DE    LA    VIE    COMMUNE  285 

nous  nous  excluons  du  royaume  îles  cieux  dans  lequel 
règne  non  la  justice,  mais  la  miséricorde  :  nous  nous 
livrons  à  la  justice  dont  nous  nous  taisons  les  partisans. 
Car  pour  obtenir  miséricorde  il  faut  pratiquer  la  misé- 
ricorde. Telle  est  la  loi  de  nature  que.  pour  la  troisième 
lois,  nous  présente  le  Sermon  sur  la  montagne. 

Ceux  qui  cherchent,  ceux  qui  sont  entrés  en  contact 
avec  le  Père,  ne  jugeront  donc  point.  Mais  il  ne  se  con- 
tenteront pas  de  cette  attitude  négative  :  ils  auront  foi 
dans  les  hommes,  partout  et  toujours.  Car  leur  propre 
expérience  leur  enseigne  que  sous  toutes  les  déformations 
et  les  déchéances  de  l'être  humain,  se  cache  le  germe 
indestructible  d'un  être  éternel  ;  que  le  péché  n'est  pas 
notre  essence,  mais  notre  dégénérescence,  non  notre 
nature,  mais  notre  anti-nature.  Dans  son  fond  et  quoi 
qu'il  puisse  advenir  de  lui,  l'homme  est  et  demeure  bon 
et  infiniment  précieux,  car  il  est  de  Dieu  et  il  le  reste. 
Aussi  celui  qui  pressent  en  quelque  mesure  la  réalité  de 
Dieu  et  de  sa  propre  âme  croit-il  sans  réserve  et  sans 
conditions  dans  ses  semblables.  L'intuition  de  ce  qu'il 
y  a  de  divin  en  eux  détermine  son  jugement  et  son  atti- 
tude à  leur  égard. 

Cette  confiance  absolue  dans  l'homme  n'a  rien  de 
commun  avec  la  bonhomie  qui  ne  le  considère  jamais 
tel  qu'il  est.  parce  qu'elle  ne  veut  pas  voir,  et  qui  nous 
rend  par  conséquent  inaptes  à  une  vie  collective  fruc- 
tueuse. Elle  n'est  pas  non  plus  une  croyance  fanatique,  à 
laquelle  on  se  cramponne  malgré  toutes  les  impressions 
contraires.  Elle  est  une  intuition  spontanée  qui  jaillit 
du  contact  intérieur  de  l'Ame  réveillée  avec  celle  du 
prochain.  Elle  n'est  point  voulue  et  factice,  mais  vivante, 


•jS6  la  vie  commune  réalisée 

comme  l'expérience  de  Dieu,  avec  laquelle  elle  est  en 
relation  intime.  Si  nous  crovons  en  Dieu,  nous  crovons 
dans  les  hommes,  et  celui  qui  ne  peut  croire  impertur- 
bablement aux  hommes  ne  saurait  pas  non  plus  croire 
inébranlablement  en  Dieu.  La  foi  dans  les  hommes  n'est 
point  aveugle,  mais  clairvoyante  et  perspicace.  Pénétrant 
au-dessous  de  la  surface,  en  vertu  d'une  intuition  immé- 
diate, elle  discerne  à  travers  tous  les  voiles  le  caractère 
propre  de  l'être  et  reçoit  l'impression  directe  de  la  beauté 
qui  sommeille  en  lui.  Toutefois  elle  ne  méconnaît  point 
ses  déformations,  elle  les  reconnaît  au  contraire  d'autant 
plus  nettement.  On  ne  comprend  les  hommes  que  lorsqu'on 
croit  en  eux. 

Pour  s'en  rendre  compte,  il  faut  lavoir  éprouvé.  Il 
faut  avoir,  au  moins  une  fois  dans  sa  vie,  souffert  de  la 
méchanceté  et  de  la  bassesse  d'un  être  humain  sans 
pouvoir  cependant  cesser  de  croire  en  lui.  tant  s'impo- 
sait le  pressentiment  de  la  gloire  divine  captive  au 
fond  de  son  être.  Impossible  alors  de  condamner,  on  ne 
peut  que  chercher  à  comprendre,  et  l'on  apprend  à  le 
faire  si  l'on  consent  à  subir  patiemment  jusqu'au  bout 
cette  expérience  contradictoire.  On  finit  par  se  rendre 
compte  que  ce  qu'il  y  a  de  mauvais  dans  l'homme  est 
reflet  de  son  anarchie  intérieure,  de  son  impuissance  en 
lace  des  séductions,  de  sa  dépendance  d'éléments  étran- 
gers à  sa  nature,  c'est-à-dire  de  ce  qu'il  y  a  d'imper- 
sonnel en  lui;  ou  encore  la  suppuration  de  plaies  cachées, 
la  fièvre  intérieure  d'une  âme  qui  devient,  la  manifes- 
tation d'une  souffrance  intolérable  que  provoquent  des 
circonstances  adverses.  C'est  ainsi,  par  exemple,  qu'un 
profond   mécontentement  de   soi    se   fera    jour   peut-être 


LES    BASES    DE    LA    VIE    COMMUNE  287 

par  le  soupçon,  l'envie,  les  caprices,  ou  une  rage  de 
destruction  s'attaquant  à  tout  ce  qui  nous  est  précieux. 
On  reconnaît  alors  que  le  péché  est  le  composé  le  plus 
inimaginable  de  tous  les  désordres  et  de  tous  les  éga- 
rements, et  qu'il  n'est  jamais  inhérent  à  l'être  même, 
mais  bien  en  constante  opposition  avec  lui. 

Lorsqu'on  a  fait  cette  expérience,  on  garde  en  face  de 
la  méchanceté  humaine  une  attitude  interrogative.  On 
la  considère  provisoirement,  dans  chaque  cas  donné, 
comme  une  énigme  encore  inexpliquée,  jusqu'au  moment 
où  l'on  constate  l'état  maladif  qu'elle  révèle.  On  croit 
donc  aux  hommes  en  tout  état  de  cause,  qu'on  les  ait 
déjà  pénétrés  ou  qu'on  ne  les  devine  point  encore.  De 
même  que  le  médecin  ne  saurait  porter  secours  au  malade 
sans  croire  à  la  puissance  réparatrice  de  la  nature,  il 
faut  croire  à  la  puissance  de  l'être  originel  qui  sommeille 
en  toute  créature  humaine  pour  contribuer  à  le  faire 
éclore. 

Cette  expérience,  constamment  confirmée  par  les  faits, 
nous  apprend  à  discerner  sous  ses  déformations  actuelles 
la  véritable  nature  humaine  ;  nous  en  saisissons  les  rap- 
ports obscurs  à  la  lumière  du  Père  qui,  lui  aussi,  croit 
invariablement  aux  hommes,  et  par  conséquent,  au  lieu 
de  les  juger,  cherche  constamment  h  entrer  en  contact 
avec  eux  pour  les  affranchir  de  la  malédiction  du  péché. 

La  foi  à  ia  vraie  humanité  dans  chacun  de  ceux  que 
nous  rencontrons  est  la  base  d'une  véritable  vie  com- 
mune. Car  celui  qu'elle  anime  reconnaît  en  tout  homme 
un  être  de  même  rang  que  lui.  D'elle  découlent  le  respect 
profond  pour  la  nature  particulière  de  chacun  et  pour 
le  droit  qu'il  a  de  s'affirmer,  l'intelligence  de  son  carac- 


288  LA    VIE    COMMUNE    RÉALISÉE 

tère  et  de  ses  manifestations  vitales,  le  contact  immédiat 
avec  sa  vie  profonde,  l'amour  compvéhensif  qui  supporte 
tout  et  qui  rend  capable  d'entrer  dans  sa  pensée  et  de 
lui  prêter  assistance,  bref  toutes  les  conditions  fonda- 
mentales d'une  vie  d'entraide  et  de  collaboration  dans 
l'œuvre  de  notre  devenir. 

C'est  encore  cette  foi  qui  nous  inspire  la  patience  et  le 
pardon,  une  confiance  inébranlable  dans  la  bonté  invi- 
sible de  tout  être,  la  certitude  de  sa  haute  vocation, 
l'espérance  indestructible  du  triomphe  de  sa  beauté 
divine.  Ceux  qui  croient  spontanément  aux  hommes 
plongent  tous  ceux  qui  les  approchent  dans  cette  mer- 
veilleuse source  de  guérison.  Leur  foi  est  le  ferme  point 
d'appui  offert  à  ceux  qui  faiblissent  ou  trébuchent,  le 
baume  salutaire  versé  sur  leurs  blessures,  la  main  se- 
courable  tendue  aux  désespérés,  l'air  tonique,  la  chaleur 
vivifiante  éveillant  dans  les  cœurs  endurcis  les  puis- 
sances germinatrices  d'une  vie  nouvelle.  Cette  confiance 
des  croyants  dans  leurs  frères,  c'est  le  Père  qui  est  aux 
cieux,  faisant  rayonner  sa  miséricorde  sur  les  indigents 
et  les  perdus,  à  travers  des  cœurs  et  des  yeux  humains. 

Quand  nous  croyons  aux  hommes,  toute  notre  vie 
prend  un  caractère  affirmatif  ;  elle  procède  du  oui. 
Quand  nous  doutons  d'eux,  quand  nous  les  condamnons, 
nous  prenons  envers  eux  une  attitude  négative,  nous 
vivons  du  non.  Nous  pouvons  donc,  à  notre  choix,  de- 
venir les  fils  de  la  puissance  positive  qui  anime  de  sa 
vie  tout  l'univers,  ou  les  fils  de  «l'esprit  qui  nie  sans 
trêve.  »  Or  l'union  ne  peut  naître  que  du  oui  ;  là  où 
règne  le  non,  surgissent  les  oppositions,  l'éloignement, 
les  divisions,  l'orgueil,  le  mépris.  La  foi  dans    les   hom- 


LE    CARACTÈRE    DE    LA    VIE    COMMUNE  2ik) 

mes  est  l'énergie  vitale  de  la  vie  commune,  la  défiance 
en  est  le  ferment  corrupteur.  La  foi  est  créatrice,  car 
elle  dégage,  fortifie,  épanouit  le  bien  quelle  espère  et 
découvre  :  la  défiance  est  stérile  et  dissolvante,  elle 
irrite,  elle  précipite  dans  le  mal  qu'elle  constate.  Celui 
qui  croit  rend  justice  aux  hommes  ;  celui  qui  juge  est  tou- 
jours injuste.  Celui  qui  croit  attire  ;  celui  qui  juge  re- 
pousse. Ceiui  qui  croit  fait  des  expériences  nouvelles  là 
où  les  autres  condamnent  ;  celui  qui  ne  croit  point  reste 
fermé  à  ces  expériences  et  se  condamne  inconsciemment 
à  périr  en  détournant  de  lui  tous  les  affluents  de  vie. 
Croyons  aux  hommes:  nous  vivrons  par  eux,  ils  vivront 
par  nous. 


'i.  Le  caractère  de  la  vie  commune. 

«  Pourquoi  regardes-tu  le  brin  de  paille  qui  est 
dans  l'œil  de  ton  frère,  tandis  que  tu  ne  remarques 
pas  la  poutre  qui  est  dans  ton  œil?  Ou  comment 
peux-tu  dire  à  ton  frère  :  Laisse-moi  ôter  la  paille 
de  ton  œil,  lorsqu'il  y  a  une  poutre  dans  le  tien  ? 
Hypocrite,  enlève  d'abord  la  poutre  de  ton  œil,  et 
alors  lu  verras  à  retirer  la  paille  de  l'œil  de  ton 
frère.  » 

Même  quand  on  ne  condamne  pas,  on  rend  volontiers 
les  autres  attentifs  à  leurs  défauts,  on  cherche  à  les  en 
corriger.  Jésus  taxe  ce  procédé  d'hypocrisie,  parce  que 
celui  qui  en  use  s'enorgueillit  dans  le  sentiment  de  sa 
propre  justice  et  agit  d'une  façon  tout  extérieure. 
C'est   secourir   son    prochain    à    la    manière    tle  L'ordre 

i9 


2()<)  LA    VIE    COMMUNE    REALISEE 

ancien,  et  cet  exemple  nous  fait  voir  comment  la  meil- 
leure volonté  du  monde  et  les  intentions  les  plus  nobles 
échouent  nécessairement  lorsque  nous  ne  sommes  pas 
nous-mêmes  dans  l'ordre,  et  parce  que  nous  agissons 
contrairement  aux  lois  immanentes  de  la  vie.  Dans  ce 
cas,  le  bien  même  devient  un  mal. 

Nous  avons  sans  cesse  l'occasion  de  le  constater. 
Ceux  qui  s'intéressent  au  développement  de  la  vie  mo- 
rale, à  la  manière  de  l'ordre  ancien,  considèrent  comme 
leur  premier  devoir  d'améliorer  leurs  semblables,  de 
leur  «dire  la  vérité»,  de  contribuer  à  leurs  progrès. 
Dans  leur  zèle  moralisateur,  ils  foncent  sur  eux  arbi- 
trairement et  se  mettent  en  devoir  de  pratiquer  l'opéra- 
tion nécessaire.  Mais  ils  ne  font  qu'empirer  le  mal.  En 
eflet  nul  ne  saurait  tolérer  un  procédé  pareil,  car  nul  ne 
se  laisse  imposer  un  secours  qu'il  ne  réclame  pas,  sur- 
tout lorsqu'il  sent  instinctivement  que  celui  qui  inter- 
vient de  cette  façon  ferait  mieux  de  balayer  devant  sa 
porte.  En  conséquence,  le  patient  se  défend  et  prend 
involontairement  fait  et  cause  pour  ce  que  l'autre  veut 
éliminer,  et  cela  d'autant  plus  que  l'importun  médecin, 
superficiellement  renseigné,  se  méprend  généralement 
sur  le  mal  qu'il  veut  guérir  et  fournit  ainsi  à  sa  victime 
une  base  de  défense  justifiée.  11  ne  fait  donc  qu'enfon- 
cer plus  profondément  dans  l'oeil  le  brin  de  paille  qu'il 
en  voulait  retirer,  et  par  conséquent  aggraver  la  situa- 
tion. Il  entrave  le  travail  purificateur  déjà  commencé 
peut-être,  ou  nuit  en  fouillant  sans  discernement  dans 
une  plaie  qui  n'était  pas  mûre  encore  pour  le  remède  et 
pour  la  guérison.  En  outre,  par  la  résistance  et  la  con- 
tradiction qu'il  provoque,  il  incite  celui  qu'il  reprend   à 


LE    CARACTERE    I>E    LA    VIE    COMMUNE  2C)I 

manquer  de  sincérité  envers  lui-même,  et  il  l'endurcit 
dans  sa  faute.  Impossible  de  venir  véritablement  en 
aide  à  notre  prochain  par  ce  moyen.  Ce  genre  d'assis- 
tance est  bien  plutôt  un  ferment  d'irritation  et  de  haine 
parmi  les  hommes. 

Jésus  nous  exhorte  en  revanche  à  nous  occuper 
d'abord  de  nous-mêmes  et  de  notre  propre  salut  ;  car 
nous  ne  saurions  porter  secours  aux  autres  avant  d'avoir 
réellement  et  complètement  recouvré  nous-mêmes  la 
santé.  Cet  avertissement  met  en  lumière  la  loi  de 
l'entraide  pratiquée  selon  l'ordre  nouveau,  loi  que  nous 
a  révélée  le  début  du  Sermon  sur  la  montagne.  Lorsque 
la  vue  du  mal  chez  les  autres  éveille  en  nous  le  désir 
de  les  secourir,  il  ne  suffit  point  que  ce  désir  soit 
sincère  et  que  nous  restions  conscients  de  nos  propres 
manquements,  il  faut  encore  nous  y  prendre  de  la 
bonne  manière.  A  la  disposition  convenable,  doit  s'ajou- 
ter la  méthode  convenable  :  charité  bien  ordonnée  com- 
mence par  soi-même.  Pour  faire  quelque  chose  pour 
notre  prochain,  il  faut  d'abord  être  devenu  quelqu'un, 
car  nous  ne  l'aidons  que  par  ce  que  nous  sommes.  C'est 
aux  bien  portants  seuls  à  soigner  les  malades.  C'est 
pourquoi  nous  avons  à  nous  débarrasser  nous-mêmes 
des  corps  étrangers  avant  de  songer  à  en  débarrasser  les 
autres.  Dans  la  mesure  où  nous  vivons  la  vérité,  nous 
devenons  capables  de  la  répandre,  car  ainsi  seulement 
nous  acquérons  la  puissance  de  guérison,  et  la  faculté 
de  secourir. 

Mais  cette  loi  du  royaume  des  cicux  a  encore  une 
autre  raison  d'être.  Toutes  nos  relations  avec  nos  sem- 
blables doiv<  ni   reposer  sur  l'action   immédiate  d'indi- 


292  LA    VIE    COMMUNE    REALISEE 

vidu  à  individu,  et  être  maintenues  et  déterminées  par 
elle.  C'est  là  ce  qui  leur  donne  un  caractère  organique 
et  personnel,  ce  qui  leur  permet  de  se  manifester  d'une 
manière  opportune,  efficace,  et  conforme  à  une  nécessité 
interne.  Autrement  elles  ne  sont  que  des  rapports  méca- 
niques, extérieurs,  conventionnels,  d'où  résultent  des 
procédés  arbitraires,  impropres  et  manques.  Dans  le 
premier  cas  seulement  s'établit  une  vie  véritablement 
commune.  Dans  le  second,  ce  ne  sont  que  frottements, 
conflits  ou  accommodements.  On  comprend  donc  aisément 
que  l'un  des  traits  caractéristiques  de  la  vie  collective 
cbaotique  et  barbare,  c'est  précisément  cette  habitude 
de  jeter  ses  conseils  et  son  aide  à  la  tête  des  autres 
d'une  manière  arbitraire,  extérieure  et  violente,  quitte 
à  échouer  et  même  à  nuire  ;  tandis  que  là  où  se  consti- 
tue une  vie  collective  véritablement  commune,  toute 
aide  efficace  naît  de  l'influence  immédiate  d'un  être  sur 
un  autre.  Le  charlatanisme  malfaisant  fait  place  à  l'ac- 
tion directe  de  la  personnalité  déployant  spontanément 
sa  puissance  de  guérison. 

Voulons-nous  donc  venir  en  aide  aux  autres?  Veillons 
à  ce  que  des  torrents  d'eau  vive  découlent  de  nous. 
Nous  ne  pouvons  leur  être  utiles  que  dans  la  mesure 
où  nous  devenons  pour  eux  un  secours  vivant,  par  notre 
personnalité  même  et  son  épanouissement  dans  la  vie. 
Alors  émanent  incessamment  de  notre  être  des  vertus 
bienfaisantes  et  libératrices  qui  se  communiquent  à  ceux 
qui  en  ont  besoin  et  qui  sont  prêts  à  les  recevoir.  Ainsi 
s'opère  tout  naturellement  une  sélection  de  ceux  aux- 
quels nous  pouvons  et  devons  prêter  assistance  à  ce 
moment  précis.  11  n'est  plus  question  de  foncer  arbitrai- 


LE    CAKACTÈRE    DK    LA     VIE    COMMUNE  2q3 

rément  sur  le  premier  venu.  Celui-là  seul  est  notre  pro- 
chain qui  se  trouve  conlié  à  notre  sollicitude,  par  le  fait 
de  notre  relation  directe  avec  lui. 

Dans  la  plupart  des  cas,  l'influence  salutaire  immé- 
diate sera  suffisante.  Les  corps  étrangers  enfoncés  dans 
l'œil  de  notre  frère  seront  attirés  au  dehors  par  le  ma- 
gnétisme de  notre  vie  personnelle.  Mais  lorsqu'une 
intervention  directe  sera  nécessaire,  le  patient  la  récla- 
mera lui-même.  Attendons  en  paix  son  appel  ;  agir  plus 
tôt  serait  prématuré.  Quand  il  nous  en  priera,  ce  sera 
le  moment  d'intervenir,  car  nous  serons  alors  l'un  en- 
vers l'autre  dans  une  situation  normale.  Il  ne  nous  est 
donc  pas  permis  de  lui  dire  :  Halte-là,  frère,  je  vais 
retirer  de  ton  œil  un  brin  de  paille.  C'est  à  lui  de  nous 
dire  :  Frère,  retire-le.  Si  c'est  nous  qui  nous  imposons, 
il  restera  récalcitrant  ;  si  c'est  lui  qui  recherche  notre 
aide,  nous  le  trouverons  docile,  traitable.  patient. 

Toutefois  cette  intervention  même  ne  pourra  procéder 
que  d'un  contact  personnel  avec  celui  qui  la  réclame.  Il 
n'y  a  de  secours  efficace  qu'à  ce  prix.  Nous  ne  saurions 
autrement  comprendre  le  mal.  découvrir  le  traitement 
qui  en  triomphera,  trouver  la  manière  et  le  mot  justes. 
Dans  les  opérations  de  la  vie  personnelle,  le  cas-type 
disparait,  il  est  modifié  par  une  foule  d'éléments  indi- 
viduels. En  conséquence,  ces  opérations  doivent  revêtir 
dans  chaque  cas  donné,  un  caractère  spécial.  C'est  ce 
qui  se  produit  tout  naturellement  lorsqu'elles  se  fondent 
sur  un  contact  intérieur  immédiat  avec  le  malade.  Or  l'a- 
mour est  le  vivant  contact  d'une  âme  avec  une  autre 
âme  ;  celui  qui  aime  est  donc  seul  capable  de  se- 
courir. 


294  LA    VIE    COMMUNE    REALISEE 

Le  caractère  primesautier  de  la  vie  nouvelle  s'affirme 
ici  encore,  non  seulement  dans  les  mobiles,  mais  aussi 
dans  les  procédés  de  toute  aide  efficace.  Aussi  plus  notre 
assistance  doit  être  immédiate,  c'est-à-dire  impulsive, 
plus  nous  est  indispensable  la  puissance  de  guérison 
que  nous  ne  possédons  que  lorsque  nous  avons  été 
nous-mêmes  complètement  guéris.  Travaillons  donc  à 
notre  propre  salut,  si  nous  désirons  concourir  à  celui 
des  autres. 


'3.  La  condition  de  la  vie  commune. 

«  Ne  donnez  pas  les  choses  saintes  aux  chiens,  et 
ne  jetez  pas  vos  perles  devant  les  pourceaux,  de  peur 
qu'ils  ne  les  foulent  aux  pieds  et  que,  se  retournant, 
ils  ne  vous  déchirent.  » 

Cette  parole  signifie  simplement  que  certains  êtres 
sont  à  l'égard  de  ce  que  nous  avons  de  plus  précieux  et  de 
plus  sacré,  ce  que  sont  les  chiens  à  l'égard  des  choses 
saintes  et  les  pourceaux  à  l'égard  des  perles:  ils  n'ont 
aucune  intelligence  de  ces  choses,  il  n'y  a  entre  eux  et 
elles  aucun  rapport,  elles  leur  demeurent  étrangères, 
et  indifférentes.  Le  langage  de  Jésus  n'a  donc  rien  d'in- 
jurieux pour  eux  ;  il  ne  veut  que  marquer  la  nature  et 
le  degré  de  leur  insensibilité  en  face  de  la  vie  nouvelle. 

Jésus  nous  recommande  d'observer  envers  eux  une 
réserve  extrême.  Gardez-vous,  nous  dit-il.  de  leur  livrer, 
si  peu  que  ce  soit,  votre  trésor;  ils  le  fouleraient  aux 
pieds  avec  mépris  et  se  jetteraient  sur  vous  pour  vous 
déchirer.   Pour  reconnaître   à   quel  point   cet    avertisse- 


LA    CONDITION    DE    LA    VIE    COMMUNE  290 

ment  est  nécessaire,  il  suffit  de  constater  que  lune  des 
occupations  habituelles,  non  seulement  des  «  croyants  » 
mais  d'un  grand  nombre  de  chercheurs,  consiste  à  jeter 
des  perles  devant  les  pourceaux,  et  que  la  réaction  an- 
noncée par  Jésus  se  produit  alors  invariablement  :  la 
parole  est  repoussée  avec  mépris,  bafouée,  passée  au 
crible  de  la  critique  et  ses  porteurs  traités  d'hypocrites 
ou  de  benêts  ;  on  cherche  à  les  déchirer  moralement. 
Cependant  ils  ne  sont  point  des  martyrs,  ils  portent  le 
châtiment  mérité  par  leur  manque  de  doigté. 

Toutes  les  fois  que  nous  ne  pouvons  nous  attendre  à 
être  compris,  il  ne  nous  reste  qu'à  nous  taire.  Inutile  de 
parler  de  ce  qui  vit  en  nous  à  ceux  qui  n'y  sont  point 
préparés.  Tant  que  leur  réceptivité  n'est  pas  éveillée, 
ils  ne  sauraient  en  tirer  parti.  Or  ce  ne  sont  pas  les  pa- 
roles qui  créent  cette  réceptivité.  Elle  naît  de  l'inquié- 
tude intérieure  que  les  expériences  quotidiennes  provo- 
quent dans  l'intimité  de  L'âme.  Quant  à  l'intelligence  de 
la  vie  nouvelle,  elle  ne  s'acquiert  que  par  le  contact 
avec  cette  vie  réalisée.  Aussi  Jésus  a-t-il  dit  aux  cher- 
cheurs :  Que  votre  lumière  luise  dans  le  monde,  afin 
que  les  hommes  voient  vos  œuvres,  c'est-à-dire  votre 
vie.  et  y  découvi'ent  le  Père  :  mais  ne  parlez  pas.  C'est 
pourquoi  aussi  le  seul  moyen  d'exciter  chez  les  autres 
l'inquiétude  intérieure  consiste  dans  le  frottement  que 
provoque  notre  vie  de  recherche,  la  vibration  de  notre 
propre  inquiétude  se  propageant  parmi  notre  entourage. 

La  proclamation  de  l'évangile  peut  évidemment  éveil- 
ler dans  une  âme  la  réceptivité  et  l'intelligence  du  mes- 
sage du  Christ.  Mais  il  faut  pour  cela  d'une  part  que 
l'auditeur   y  soit  prédisposé,  d'autre  part  que  la  parole 


2Ç)6  LA    VIE    COMMUNE    RÉALISÉE 

soit  l'expression  directe  et  vivante  de  la  vie  nouvelle, 
une  révélation  immédiate  du  Dieu  qui  l'anime.  (Compa- 
rez les  déclarations  de  l'apôtre  Paul  à  ce  sujet  dans  la 
ire  Epïtre  aux  Corinthiens.)  Ce  fait  et  cette  possibilité 
n'infirment  donc  pas  l'exhortation  de  Jésus  à  la  pru- 
dence et  à  la  réserve  ;  au  contraire,  connaissant  la  con- 
dition de  toute  prédication  efficace,  nous  nous  garderons 
d'autant  plus  de  prononcer  des  paroles  qui.  au  lieu  de 
faire  entendre  la  voix  de  Dieu,  livreraient  aux  chiens 
notre  sanctuaire.  Pour  annoncer  l'évangile  dans  l'esprit 
de  Jésus,  il  faut  avoir  la  certitude  d'y  être  appelé  par 
Dieu  et  de  trouver  accès  dans  les  cœurs.  Or  Jésus  ne 
s'adresse  pas  ici  à  des  apôtres  ;  il  parle  à  des  cher- 
cheurs et  ceux-ci  ont  à  retenir  sérieusement  ses  paroles: 
Ne  jetez  pas  vos  perles  devant  les  pourceaux. 

Mais  comment  savoir  si  nous  avons  affaire  à  des 
Ames  accessibles  à  l'Evangile  ?  Il  est  aisé  de  s'en  assu- 
rer. Nous  l'avons  vu.  c'est  du  sein  de  nos  aspirations 
que  naît  toute  vie  originelle.  Ne  parlons  donc  de  notre 
perle  de  grand  prix  qu'à  ceux  qui  aspirent  à  la  possé- 
der, et,  pour  n'avancer  qu'à  coup  sûr.  attendons  sim- 
plement qu'ils  s'en  enquièrent.  II  suffira  d'un  regard 
interrogateur  pour  desceller  nos  lèvres.  Mais  tant  que 
nous  n'y  sommes  pas  sollicités,  nous  n'avons  pas  le  droit 
de  parler.  Et  notre  cœur  fùt-il  près  d'éclater,  gardons  le 
silence  et  contentons-nous  de  laisser  rayonner  la  lu- 
mière de  notre  vie  nouvelle  jusqu'à  ce  que  notre  pro- 
chain nous  interroge.  Alors  seulement  il  sera  disposé  à 
nous  entendre  et  ne  traitera  pas  notre  message  comme 
les  pourceaux  le  font  des  perles.  Notre  parole  trouvera 
en  lui  un  terrain  propice  et.  à    défaut  d'intelligence,  au 


LA    CONDITION    1>K    LA    VIE    COMMUNE  2Q7 

moins  du  respect  :  il  la    conservera    dans  son  cœur  jus- 
qu'à ce  qu'elle  y  lève,  le  moment  venu. 

Ne  répondons,  d'ailleurs,  qu'autant  qu'il  nous  ques- 
tionne» et  selon  ce  qu'il  est  capable  d'assimiler  ;  ses 
questions  mêmes  et  la  manière  dont  il  accueillera  nos 
réponses  nous  renseigneront  à  ce  sujet.  Mieux  nous  do- 
serons la  nourriture,  mieux  il  l'absorbei'a  ;  mieux  nos 
éclaircissements  seront  gradués,  plus  nous  lui  en  facili- 
terons l'assimilation.  L'acquiescement  à  la  vérité  doit 
aller  de  pair  avec  l'expérience,  sur  laquelle  il  repose  ; 
sinon  il  devient  une  adhésion  théorique,  c'est-à-dire 
une  illusion  qui  ne  fait  que  i*etarder  l'entendement, 
parce  qu'elle  entrave  l'expérience. 

Cette  réserve  prudente  nous  est  donc  imposée  non 
seulement  par  le  respect  envers  nous-même  et  envers 
la  sainteté  de  la  vérité  que  nous  portons  en  nous,  mais 
avant  tout  par  les  égards  dus  à  ceux  auxquels  nous  dé- 
sirons venir  en'aide.  En  etfet.  ce  que  nous  livrons  à 
leur  incompréhension  non  seulement  ne  leur  sert  de 
rien,  mais  leur  est  positivement  nuisible.  Toute  impres- 
sion, tout  conseil  qui  n'affectent  et  n'ébranlent  pas  réel- 
lement, émoussent.  Quand  l'Evangile  ne  touche  pas  le 
cœur,  il  l'endurcit,  Pour  l'émouvoir  de  nouveau,  il  faudra 
un  choc  infiniment  plus  puissant.  Telle  est  la  raison 
du  fait,  inexplicable  autrement,  que  le  Christ  ne  pro- 
duit aucune  impression  vivante  sur  ceux  qui  enten- 
dent continuellement  parler  de  lui:  la  su-abondance  des 
impressions  reçues  les  a  insensibilisés  avant  qu'ils 
fussent   mûrs  pour  les  recevoir. 

Cet    état    de    choses    que  nous  devons  nous  borner  à 
signaler,  mais  qui  vaudrai!  la  peine  d'être  étudié  de  plus 


2t>8  LA    VIE    COMMUNE    RÉALISÉE 

près,  résulte  du  caractère  organique  du  nouveau  deve- 
nir et  de  la  vie  nouvelle  qui  en  est  le  fruit.  Tout  procédé 
mécanique,  importun,  intempestif,  manque  nécessaire- 
ment le  but,  et  cela  non  seulement  dans  le  domaine  de 
la  parole,  mais  dans  tous  les  domaines  de  la  vie  com- 
mune. 

La  vie  en  commun  est  une  vie  organique,  un  échange 
vital,  une  action  directe  des  uns  sur  les  autres,  une 
emprise  mutuelle  de  la  vie  personnelle.  Elle  repose  donc 
sur  certaines  conditions  préalables  sans  lesquelles  elle 
est  impossible,  mais  desquelles  elle  découle  spontané- 
ment. 

Elle  exige  un  contact  intérieur  et  des  relations  per- 
sonnelles. C'est  la  nature  de  ce  contact  qui  détermine 
le  degré  de  la  communion  et  le  caractère  de  la  vie 
collective.  Sans  ce  contact,  pas  de  communion  réelle. 
Les  paroles  se  croisent,  mais  ne  portent  pas  ;  nous 
restons  hésitants,  embarrassés,  maladroits  et  impuis- 
sants en  face  les  uns  des  autres.  Nous  ne  pressen- 
tons ni  les  dissemblances  personnelles,  ni  les  circons- 
tances spéciales  qui  sont  en  cause,  et  nous  ne  pouvons 
par  conséquent  vivre  selon  l'intuition  que  nous  en  aurions  : 
dès  lors,  nous  manquons  de  tact,  nous  ne  trouvons  pas 
l'attitude  juste  et  tout  va  de  travers. 

Sans  contact  intérieur,  il  nous  est  impossible  de  nous 
pénétrer  mutuellement;  en  dépit  de  ses  efforts  pour  sor- 
tir de  lui-même,  chacun  reste  en  réalité  seul  et  confiné 
en  soi.  Impossible  de  rien  échanger,  à  plus  forte  raison 
de  porter  ensemble  les  fardeaux,  de  prendre  fait  et 
cause  les  uns  pour  les  autres,  de  s'entr'aider  véritable- 
ment. 


LA    CONDITION    DE    LA    VIE    COMMUNE  299 

Le  contact  intérieur  peut  seul  nous  faire  pressentir  le 
caractère  particulier  de  nos  rapports  mutuels,  qui  mar- 
que «le  son  empreinte  spéciale  chacune  des  relations  hu- 
maines. Il  nous  avertit  de  ce  que  notre  prochain  attend 
de  nous,  des  impressions  que  nous  provoquons  chez 
lui  ;  il  nous  apprend  jusqu'à  quel  point  nous  pouvons 
nous  occuper  de  lui  et  entrer  dans  son  intimité.  II  dé- 
termine la  mesure,  le  temps  et  le  rythme  de  la  vie  com- 
mune. C'est  grâce  à  lui  quelle  se  constitue  organique- 
ment. 

La  vie  commune  repose  sur  l'intuition  que  nous  avons 
des  autres,  de  leur  nature,  de  leur  état  intérieur,  de 
leurs  circonstances.  Sans  intuition,  il  ne  peut  y  avoir 
ni  compréhension,  ni  rapprochement  véritable  ;  nous 
sommes  séparés  par  un  abîme.  Aussi  les  égoïstes  ne 
sauraient-ils  vivre  réellement  d'une  vie  commune  :  ils 
n'ont  aucun  instinct  de  leur  prochain.  Autant  attendre 
des  aveugles  un  échange  mutuel,  avec  cette  différence 
cependant  qu'il  reste  aux  aveugles  d'autres  sens  qui  les 
renseignent,  tandis  que  les  égoïstes  n'ont  aucun  sens  qui 
les  mette  en  rapport  avec  leurs  semblables.  C'est  pour- 
quoi leur  vie  en  commun  n'est  qu'une  collision  perpé- 
tuelle. 

De  cette  intuition  immédiate  et  de  ce  contact  intérieur 
naît  spontanément  une  vie  de  communion,  par  le  fait 
que  les  éléments  qui  constituent  chacune  des  personna- 
lités en  présence  et  qui  déterminent  leur.'  rapports  réci- 
proques se  dégagent  et  sont  mis  en  valeur  tout  natu- 
rellement. La  vie  qui  n'en  est  point  l'effet  involontaire, 
n'est  jamais  originale,  judicieuse,  harmonieuse,  féconde; 
elle  n'a  aucune  valeur  vitale  parce  qu'elle  ne  s'est  point 


3ûO  LA    VIE    COMMUNE    RÉALISÉE 

développée  organiquement,  mais  extérieurement  et  mé- 
caniquement et  quelle  n'a  aucun  fondement  intérieur.  C'est 
une  réplique,  non  une  réaction,  reflet  d'une  initiative 
individuelle,  non  le  fruit  d'une  communion  mutuelle. 
Qu'on  envisage  l'importance  du  développement  organi- 
que de  la  vie  en  commun  sous  ses  formes  les  plus  sim- 
ples, dans  les  relations  entre  époux,  entre  parents  et 
enfants,  entre  maîtres  et  élèves,  par  exemple,  et  l'on  se 
rendra  compte  qu'il  peut  seul  établir  entre  les  hommes 
une  vie  véritablement  commune. 


4-  Le  principe  de  la  vie  commune. 

«  Tout  ce  que  vous  voulez  que  les  hommes  fas- 
sent pour  vous,  faites-le  aussi  pour  eux  ;  car  c'est 
la  loi  et  les  prophètes.  » 

Cette  courte  sentence  résume  tout  ce  que  nous  avons 
à  faire  pour  les  autres  et  à  leur  donner  :  tout  ce  que 
nous  leur  demandons  nous-mêmes.  Or  ce  que  nous  leur 
demandons  en  réalité,  ce  que  nous  cherchons  auprès 
d'eux,  c'est  la  vie.  C'est  là  la  raison  profonde  qui  nous 
pousse  vers  nos  semblables.  Nous  ne  pouvons  nous  pas- 
ser d'eux,  parce  qu'ils  sont  nécessaires  à  notre  vie. 
Aussi  nous  sentons-nous  pressés  de  nous  rapprocher 
d'eux,  même  lorsque  la  timidité,  la  misanthropie,  le  mé- 
pris nous  font  désirer  de  les  éviter.  Celui  qui  par- 
vient à  se  retrancher  complètement  de  la  société  hu- 
maine se  perd  lui-même  et  prouve  ainsi  que  nous  ne 
saurions  exister  seuls. 


LK    PRINCIPE    1>K    LA    VIE    COMMUNE  3oi 

Ce  que,  dans  leur  soif  de  vivre,  les  hommes  réclament 
les  uns  des  antres  est  aussi  divers  que  ce  qu'ils  enten- 
dent par  vivre.  Ceux  qui  mènent  une  vie  d'apparence 
cherchent  auprès  de  leurs  semblables  des  éléments  de 
vie  fictifs,  et  trouvent  en  suffisance  les  excitants  et  les 
poisons  destructeurs  de  la  vie.  Quant  à  nous  qui  som- 
mes sur  le  chemin  de  la  vérité  et  de  la  vie  réelle,  nous 
cherchons  en  eux  des  germes  et  des  forces  de  vie  di- 
vine, nous  leur  demandons  des  valeurs  éternelles, 
des  impulsions  qui  stimulent  notre  être  originel,  le  con- 
tact avec  le  nouveau  devenir,  et  les  expériences  de  la 
vie  véritable.  Et  dans  la  mesure  où  nous  entrons  en 
contact  avec  eux.  nous  savons  aussi  ce  que  nous  avons 
à  leur  donner. 

Ce  que  nous  recherchons  pour  nous-mêmes,  un  enri- 
chissement de  vie  originelle,  nous  devons  aussi  le  vou- 
loir pour  eux.  Or  si  toute  notre  existence  est  en  rapport 
étroit  avec  notre  évolution  nouvelle,  si  dans  chacun  de 
nos  mouvements  vibre  le  désir  de  réaliser  le  règne  de 
Dieu,  la  vie  qui  nous  anime  se  trahira  involontairement 
en  toute  rencontre,  et  se  communiquera  à  notre  pro- 
chain. Elle  le  fera  sans  effort,  si  elle  palpite  véritable- 
ment en  nous  et  nous  inspire  pour  lui  une  sollicitude 
toute  spontanée.  Tel  sera  le  cas  si  nous  nous  sentons 
membres  les  uns  des  autres,  car  chaque  membre  vit  et 
souffre'avec  tous.  Alors  notre  manière  d'être  à  leur  égard 
correspondra  à  Leur  degré  de  réceptivité.  Nous  laisserons 
simplement  déborder  sur  eux  le  trop-plein  de  notre  coMir. 
Ils  nous  trouveront  à  leur  côté  quand  ils  auront  besoin  de 
nous.  Leur  cause  deviendra  la  nôtre  et  nous  porterons 
avec  eux  leurs  fardeaux.  Nous  mettrons   à    leur  service 


3o2  I<A    VIE    COMMUNE    RÉALISÉE 

tout  ce  que  nous  avons  et  tout  ce  que  nous  sommes,  nous 
les  supporterons  avec  patience  et  miséricorde  ;  bref, 
nous  les  aimerons  de  l'amour  qui  est  propre  à  l'être 
nouveau. 

Cette  parole  :  «  Tout  ce  que  vous  voulez  que  les  hom- 
mes fassent  pour  vous,  faitesde  aussi  pour  eux  »,  n'est 
(pie  l'énoncé  différent  du  principe  identique  formulé  dans 
ce  commandement  :  «Tu  aimeras  ton  prochain  comme 
toi-même  ».  Aussi  Jésus  ajoute-t-il  :  «  C'est  la  loi  et  les 
prophètes».  On  ne  saurait  définir  plus  brièvement  le 
principe  de  la  vie  commune  :  nous  avons  à  nous  donner 
mutuellement  la  vie.  Or  là  où  la  communion  est  réelle, 
se  transmet  du  même  coup  la  vie  véritable. 

Telles  sont  les  indications  que  Jésus  nous  donne  sur 
l'établissement  d'une  véritable  vie  commune  résultant 
tout  naturellement  de  l'épanouissement  de  la  vie  origi- 
nelle dans  notre  vie  extérieure  et  du  lien  que  crée 
spontanément  entre  les  hommes  le  nouveau  devenir. 
Ces  indications  sont  assez  claires  pour  nous  laisser 
entrevoir  la  terre  merveilleuse  qui  est  encore  pour 
nous  un  mystère  et  nous  montrer  la  voie  qui  peut  nous 
en  ouvrir  l'entrée. 


CHAPITRE  VI 

LES  CONDITIONS  DU  SUCCÈS 

(Matthieu  VII,   7-27.) 

1.  La  marche  ininterrompue. 

Le  Sermon  sur  la  montagne  tire  à  sa  fin.  Après  nous 
avoir  fait  jeter  un  coup  d'ceil  sur  l'éclosion  et  le  déve- 
loppement du  nouveau  devenir,  Jésus  nous  a  montré 
comment  cette  évolution  intérieure  produit  une  morale 
toute  nouvelle,  fait  jaillir  des  profondeurs  de  l'être 
intime  une  vie  personnelle  originale,  nous  rend  capa- 
bles d'une  conduite  ferme  et  autonome,  conforme  à  notre 
nouvelle  orientation,  et  pose  les  fondements  d'une  vie 
eh  commun  dont  nous  ne  pouvons  encore  que  pressen- 
tir l'incomparable  beauté.  Il  va  nous  indiquer  enfin, 
avec  une  énergique  insistance,  ce  que  nous  avons  à  faire 
pour  parvenir  à  cette  rénovation  totale  de  notre  être  et 
de  notre  vie.  Avant  tout,  il  nous  faut  rester  en  mou- 
vement. 

«  Demandez  el  l'on  vous  donnera  :  cherchez  et 
vous  trouverez  :  frappez  et  l'on  vous  ouvrira.  Car 
quiconque    demande,    reçoit  ;    quiconque    cherche, 


3o4  LES    CONDITIONS    DU    SUCCES 

trouve  ;  e*  à  celui  qui  Trappe,  la  porte  s'ouvre. 
Lequel  d'entre  vous,  lorsque  son  fils  lui  demande 
du  pain,  lui  donnera  une  pierre,  ou  quand  il  réclame 
du  poisson,  lui  donnera  un  serpent?  Si  donc,  tout 
mauvais  que  vous  êtes,  vous  savez  donner  de  bon- 
nes choses  à  vos  enfants,  combien  plus  votre  Père 
qui  est  dans  les  cieux,  donnera-t-il  ce  qui  est  bon  à 
ceux  qui  le  prient  !  » 

Plus  les  perspectives  que  Jésus  nous  ouvre  s'éclairent 
à  nos  regards,  plus  elles  nous  transportent  d'admiration, 
plus  aussi  il  nous  paraît  inconcevable  que  d'un  point 
de  départ  aussi  imperceptible  que  notre  recherche  in- 
quiète, nous  puissions  jamais  atteindre  ce  but  glorieux. 
La  distance  qui  nous  en  sépare  encore,  les  obstacles 
formidables  qui  se  dressent  devant  nous.  —  car  il  n'y 
a  rien  qui  ne  puisse  devenir  un  obstacle  —  dérobent 
toujours  de  nouveau  à  nos  yeux  la  terre  promise  que 
nous  avions  entrevue.  C'est  pourquoi  Jésus  se  penchant 
vers  ceux  qui,  dans  leur  saisissement,  osent  à  peine 
croire  à  la  gloire  pressentie,  leur  dit  :  Cela  se  fera 
très  simplement  :  ce  Demandez  et  il  vous  sera  donné, 
cherchez  et  vous  trouverez,  frappez  et  la  porte  s'ou 
vrira  ».  Puis,  chose  étrange  au  premier  abord,  il  motive 
cette  assurance  catégorique  en  la  répétant  sous  une  au- 
tre forme  :  «  Car  quiconque  demande,  reçoit  ;  celui  qui 
cherche,  trouve;  et  la  porte  s'ouvre  devant  celui  qui 
frappe.  »  Nous  ne  saurions  voir  dans  cette  répétition  un 
développement  oratoire  qui  serait  tout  à  fait  étranger  à 
la  manière  de  Jésus.  Elle  doit  être  l'expression  d'une 
règle    qui    ne    connaît    pas    d'exception    d'une    loi    sur 


LA    MARCHE    ININTERROMPUE  3o5 

laquelle  se  fondent  son  exhortation  et  sa  promesse  : 
Demandez  et  il  vous  sera  donné,  car  il  est  impossible 
que  celui  qui  demande  ne  reçoive  pas. 

Mais  cela  ne  lui  suffit  point  encore.  En  comparant 
plus  loin  la  conduite  du  père  terrestre  avec  celle  du 
Père  céleste,  il  nous  affirme  que  nous  pouvons  compter 
absolument  sur  l'effet  de  cette  loi.  dont  le  Père  lui-même 
garantit  l'accomplissement.  En  effet,  si  nous  ne  sau- 
rions nous-mêmes  donner  à  nos  enfants  des  pierres  au 
lieu  de  pain,  à  plus  forte  raison  notre  Père,  auprès 
duquel  nous  ne  sommes  tous  que  des  méchants,  nous 
donnera-t-il  les  choses  bonnes  auxquelles  nous  aspirons. 
Il  est  tout  à  fait  impossible  qu'il  laisse  ceux  qui  cher- 
chent la  vie  véritable  se  repaître  de  ce  qui  ne  répond 
pas  réellement  à  leurs  besoins  :  de  leurs  illusions,  de 
l'espoir  d'un  au-delà,  d'une  croyance,  d'une  culture 
morale.  La  vie  humaine  réalisée  dans  la  vérité  devien- 
dra sûrement  leur  partage. 

Cette  parole  :  «  Quiconque  demande  reçoit  »,  n'est 
donc  pas  un  encouragement  donné  à  l'aventure,  une 
promesse  sur  laquelle  on  ne  saurait  compter  en  toute 
occasion  «  parce  qu'elle  n'a  qu'une  valeur  générale  », 
—  ce  qui  a  une  valeur  générale  ne  doit-il  pas  se  véri- 
fier précisément  dans  chaque  cas  particulier  ?  —  mais 
bien  une  assurance  absolue,  reposant  sur  une  loi  de 
la  vie  —  quiconque  demande,  obtient  —  et  dont  Dieu 
lui-même  se  porte  garant .  Cette  loi  est  aussi  positive 
que  celle  qui  y  correspond  dans  le  monde  physique  : 
mange  et  tu  seras  rassasié,  car  quiconque  mange  apaise 
sa  faim.  Nous  avons  affaire,  dans  les  deux  cas,  à  des 
phénomènes  conformes  aux  lois  de  la  nature,   à    un    en- 

20 


3o6  LES    CONDITIONS    DU    SUCCES 

chainement  logique  de  cause  à  effet,  et,  dans  l'un 
comme  dans  l'autre,  c'est  la  puissance  créatrice  de 
toute  vie  qui  répond  du  succès. 

Le  fait  qu'il  s'agit  ici  des  phénomènes  de  l'évolution 
et  de  la  vie  personnelles,  ne  change  rien  à  la  chose.  La 
vie  spirituelle  de  l'homme  est  régie  par  certaines  lois 
aussi  bien  que  sa  vie  corporelle.  Il  faut  nous  en  rendre 
compte,  car  les  spéculations  abstraites  nous  ont  voilé 
jusqu'ici  ces  lois,  en  sorte  que  nous  nous  figurons  vo- 
lontiers que  dans  le  domaine  de  la  vie  morale  et  de  nos 
relations  avec  Dieu  ne  régnent  ni  l'ordre,  ni  la  rigueur 
que  nous  trouvons  dans  la  nature.  Cette  conception 
dualiste  est  erronée.  Nous  ne  faisons  droit  à  la  décla- 
ration de  Jésus  qu'en  la  comprenant  et  en  l'admettant 
comme  nous  le  ferions  de  cette  affirmation  :  Jette  ta 
pierre  et  elle  tombera,  car  ce  qu'on  jette  tombe. 

Il  faut  la  comprendre  ainsi  pour  en  mesurer  toute  la 
portée.  Vous  n'avez  plus,  déclare  Jésus  aux  chercheurs, 
à  vous  mettre  en  peine  des  résultats;  la  nouvelle  nais- 
sance, l'évolution  véritable  de  l'être  humain  sont  des 
processus  naturels  qui  se  produiront  nécessairement  si 
vous  demandez,  cherchez  et  frappez.  Tout  s'accomplira 
de  soi-même,  comme  dans  la  nature.  Vos  aspirations, 
votre  recherche,  vos  tentatives,  vous  mettent  en  contact 
avec  la  puissance  de  vie  universelle  et  suscitent  les  con- 
ditions voulues  pour  que  son  énergie  créatrice  les  réa- 
lise nécessairement.  Elle  n'évoquera  point  comme  par 
magie  des  résultats  impossibles,  mais  fera  tout  épanouir 
au  fur  et  à  mesure  du  possible.  Tout  mûrira  graduelle- 
ment et  n'apparaîtra  qu'en  son  temps.  Mais  le  but  sera 
certainement  atteint.  Les  milliers  d'années  encore  indis- 


LA    MARCHE    ININTERROMPUE  30J 

pensables  peut-être  à  l'humanité  pour  parvenir  à  son 
développement  intégral,  n'infirment  pas  plus  ce  principe: 
«quiconque  demande  reçoit»,  que  la  durée  incommen- 
surable de  l'évolution  de  la  nature  ne  nous  fait  douter 
de  ses  lois,  à  l'œuvre,  malgré  tout,  dans  tous  les  temps. 
Si,  dans  la  pratique,  le  fait  que  demander  c'est  recevoir, 
chercher  c'est  trouver,  essayer  c'est  réussir,  ne  se  con- 
firme pas  de  manière  à  nous  apparaître  aussi  logique  et 
inéluctable  que  n'importe  quel  enchaînement  de  cause  à 
effet,  cela  tient  à  notre  manière  de  demander,  de  cher- 
cher, de  frapper,  c'est-à-dire  à  la  disproportion  entre 
notre  aspiration  et  l'effet  espéré.  Nous  attendons  toujours 
des  effets  démesurés.  Or  nul  effet  ne  saurait  excéder  sa 
cause  ;  aussi  l'exaucement  est-il  toujours  exactement 
proportionné  à  notre  désir.  Nous  recevons  dans  la 
mesure  où  nous  demandons.  Si  notre  prière  n'est  que 
l'élan  chétif  et  intermittent  d'une  aspiration  à  demi 
étouffée,  nous  né  sentirons  que  de  loin  en  loin  vibrer  en 
nous  les  élans  d'une  vie  nouvelle.  De  même,  si  notre 
recherche  n'est  que  le  coup  d'éperon  d'un  impératif 
catégorique,  et  non  un  mouvement  impulsif,  nous  par- 
viendrons peut-être,  à  force  de  volonté,  à  régler  notre 
vie  selon  Dieu,  mais  elle  ne  sera  pas  renouvelée.  Enfin 
c'est  à  nos  tentatives  que  se  mesureront  nos  succès. 
Mais  certainement  noire  aspiration,  quelle  qu'elle  soit, 
ne  peut  manquer  d'enfanter  ce  qu'elle  a  conçu  et  porté 
par  la  prière;  l'objet  auquel  tend  notre  vie  doit  deve- 
nir notre  partage,  nos  efforts  doivent  aboutir.  Il  est 
tout  ù  l'ait  impossible  qu'un  homme  qui  s'est  mis  en 
marche,  qui  aspire,  qui  cherche  et  qui  ose.  une  fois  le 
chemin  trouvé,  n'avance  pas  sur  !a  voie    qui    mène    au 


3o8  LES    CONDITIONS    DU    SUCCES 

but.  Mais  la  distance  parcourue  dépendra  naturelle- 
ment de  la  vigueur  et  de  la  rapidité  de  son  allure. 
Cela  est  inévitable,  car  en  demandant  nous  libérons 
l'énergie  divine,  en  cherchant  nous  lui  frayons  la  voie, 
et  nos  tentatives  lui  donnent  l'occasion  de  se  manifester. 

Si  tel  est  le  sens  de  la  promesse  de  Jésus,  il  est  évi- 
dent qu'elle  ne  peut,  pas  plus  que  le  reste  du  Sermon 
sur  la  montagne,  s'adresser  à  tous,  mais  seulement  à 
ceux  qui  prient  en  esprit  et  en  vérité,  qui  cherchent 
avant  tout  le  royaume  de  Dieu,  et  qui  font  l'essai  d'une 
vie  conforme  à  l'état  de  choses  nouveau.  Elle  ne  se  rap- 
porte donc  qu'au  devenir  et  à  la  vie  véritables,  auxquels 
tout  le  reste  est  assuré  par  surcroît. 

Cette  conclusion  ne  nous  est  point  suggérée  par 
l'examen  du  contexte  et  de  la  place  que  cet  enseignement 
sur  la  prière  occupe  dans  le  Sermon  sur  la  montagne  ; 
on  pourrait,  dans  ce  cas,  nous  objecter  qu'il  n'en  faisait 
point  partie  à  l'origine.  Elle  ressort  du  fond  même  de  la 
question.  L'invitation  à  demander,  à  chercher,  à  essayer, 
et  la  promesse  de  l'exaucement,  ne  sauraient  s'adresser 
à  tous,  parce  qu'elles  ne  sont  pas  applicables  à  chacun. 
On  ne  saurait  dire  au  premier  venu  :  Demande  ce  que 
tu  désires,  et  tu  l'obtiendras.  Ce  serait  un  mensonge. 
On  parvient,  il  est  vrai,  à  force  de  subtibilités,  à  démon- 
trer que  toutes  les  prières  qui  ne  se  sont  pas  accomplies 
ont  été  néanmoins  exaucées,  et  à  éliminer  ainsi,  en 
réalité,  l'action  déterminante  de  Dieu.  Il  faut,  pour  cela, 
se  réfugier  dans  l'incontrôlable.  Mais  ces  pieuses  arguties 
sont  tout  à  fait  insoutenables  en  ce  qui  concerne  les 
deux  autres  promesses  équivalentes  à  la  première, 
parce  que  pour  ces  dernières  le  contrôle  est  aisé.  Comment 


LA    MAKCHE    ININTERROMPUE  3<X) 

dire  à  tous  :  «  Cherchez  et  vous  trouverez,  frappez  et  la 
porte  s'ouvrira  »,  quand  l'expérience  prouve  surabon- 
damment que  la  plupart  cherchent  sans  trouver  et  qu'un 
grand  nombre  essaient  sans  réussir  ?  Pourquoi  donc  en 
serait-il  autrement  de  la  première  assurance  :  «  Deman- 
dez, et  il  vous  sera  donné  »  ? 

A  mon  avis,  se  figurer  que  Jésus  ait  jamais  prescrit 
à  tous  indistinctement  de  demander,  et  promis  sans 
réserve  l'exaucement,  c'est  commettre  une  erreur  colos- 
sale qui  rentre  dans  la  conception  païenne  de  la  prière. 
Tout  au  contraire,  la  requête  et  l'exaucement  dont  parle 
Jésus  sont  dans  un  rapport  organique  étroit  avec  les 
phénomènes  de  la  vie  et  de  l'évolution  nouvelles.  Au 
reste,  l'abus  que  l'on  a  fait  de  sa  promesse  en  l'isolant 
de  ce  qui  en  est  la  condition,  c'est-à-dire  de  la  relation 
vivante  de  l'homme  avec  Dieu  et  avec  la  venue  de  son 
règne,  trouve  son  châtiment  dans  la  superstition,  la 
fausseté,  le  doute  et  le  désespoir  auxquels  il  a  donné 
lieu.  Mais  si  cette  promesse  repose  sur  l'inflexible  loi 
qui  veut  que  toute  cause  produise  un  efïet  correspondant, 
nous  comprenons  l'insistance  avec  laquelle  Jésus  exhorte 
ceux  qui  sont  en  marche  vers  le  royaume  de  Dieu,  à 
demander,  à  chercher  et  à  frapper.  Car  la  victoire  est 
certaine,  pourvu  qu'ils  persévèrent  dans  le  mouvement 
de  la  vie. 

Si  la  prière  est  un  contact  conscient  de  l'homme  avec 
Dieu,  notre  relation  personnelle  avec  la  puissance  de  vie 
universelle  s'interrompt  naturellement  dès  que  nous  ne 
demandons  plus.  Nous  cessons  de  participer  à  l'évolu- 
tion véritable,  nous  nous  excluons  du  vivant  organisme 
de  la  création  nouvelle.  Alors  les  éléments   qui  ne  pou- 


3lO  LES    CONDITIONS    DU    SUCCES 

vaient  subsister  qu'à  condition  de  se  développer  sans 
cesse,  dépérissent  fatalement.  Mais  si  notre  aspiration 
reste  vivante,  nous  demeurons  accessibles  à  l'action  di- 
vine qui  communique  incessamment  à  notre  être  ori- 
ginel son  énergie  vitale.  De  là  l'exhortation  de  l'apôtre 
Paul  :  c<r  Priez  sans  cesse.  » 

«  Ne  cessez  point  de  chercher»;  cette  parole  de  Jé- 
sus a  été  retrouvée  récemment  dans  un  vieux  manuscrit. 
Qu'ils  se  le  répètent,  ceux  qui  se  figurent  qu'avoir 
trouvé  dispense  de  chercher.  En  réalité  chaque  trouvaille 
ne  fait  que  stimuler  les  véritables  chercheurs  et  l'élan 
qui  les  entraine  s'accroît  à  mesure  qu'ils  découvrent 
l'étroit  sentier  qu'ils  ont  à  suivre.  Les  paraboles  du  sel 
et  de  la  lumière  nous  ont  déjà  montré  la  nécessité  d'une 
recherche  incessante  et  nous  avons  reconnu  dans  la 
poursuite  du  royaume  de  Dieu  la  force  motrice  indis- 
pensable à  la  Aie  nouvelle.  Que  rien  n'arrête  donc  notre 
marche  !  Pour  atteindre  le  but  il  faut  avancer  sans 
relâche. 

11  n'en  est  pas  autrement  de  la  troisième  promesse: 
Les  chercheurs  sont  semblables  à  des  gens  qui  se  tien- 
nent devant  une  porte  fermée.  «Frappez,  leur  dit  Jésus, 
la  porte  s'ouvrira.  »  Essayez,  le  succès  couronnera  la 
tentative.  Non  pas.  remarquez-le,  les  méditations,  mais 
l'essai  pratique.  Jésus  reste  toujours  sur  le  terrain  de 
la  vie.  Il  nous  place  dans  l'atmosphère  limpide  de  la 
vérité  que  ne  trouble  aucune  théorie.  Il  ne  nous  dit  que 
ce  qu'il  a  vécu,  ce  qu'ont  établi  les  faits.  Il  ne  démon- 
tre rien,  mais  il  renvoie  chacun  à  ses  propres  expérien- 
ces. Il  est  vain,  en  effet,  de  discuter  des  déclarations 
comme  celle-ci:  <r Cherchez  premièrement  le  royaume  de 


LA    MARCHE    ININTERROMPUE 


3ll 


Dieu  et  tout  le  reste  vous  sera  donné  par  surcroit  ».  II 
faut  en  avoir  éprouvé  l'exactitude  pour  en  être  convaincu. 
L'expérience  correctement  tentée  confirmera  le  principe 
posé,  aussi  positivement  que  n'importe  quelle  démons- 
tration de  physique  laite  dans  des  conditions  satifai- 
santes. 

C'est  ce  caractère  purement  réaliste  de  Jésus  qui  fait 
de  lui  le  guide  dont  notre  temps  a  besoin.  Les  faits 
seuls  comptent  pour  nous,  et  l'expérience  personnelle 
nous  apporte  seule  la  conviction.  Aussi  son  invitation 
à  frapper,  son  assurance  positive  que  la  porte  s'ouvrira, 
acquièrent-elles  pour  les  chercheurs  de  nos  jours  une 
importance  vitale.  A  la  différence  de  tous  les  sages  et 
de  tous  les  prophètes  de  ce  monde,  Jésus  nous  indique 
une  voie  toute  pratique.  Seul  l'essai  décidera  si  elle  est 
praticable.  Entrons-y  ;  nous  verrons  si  sa  promesse  se 
vérifie. 

Lorsque  nous  avançons  dans  la  direction  indiquée 
par  Jésus,  l'être  nouveau  prend  vie  en  nous,  la  lumière 
se  lève  dans  notre  âme.  Mais  les  circonstances  et  les 
phénomènes  ambiants  contrarient  le  courant  de  vie  qui 
nous  anime,  en  sorte  que  notre  mouvement  est  refoulé 
et  tenté  de  se  confiner  dans  notre  vie  intérieure.  La 
victoire  nous  semble  impossible.  Elle  ne  l'est  pas  cepen- 
dant :  frappons  et  les  portes  s'ouvriront.  Le  génie  pro- 
pre de  notre  être  originel  saura  trouver  parmi  l'écono- 
mie ancienne  l'accès  de  l'évolution  nouvelle.  Sachons 
porter  1rs  grands  coups  qui  assurent  le  succès.  A  l'as- 
piration et  à  la  recherche  joignons  l'action  qui  en  est  la 
réalisation  pratique. 

La  promesse  de  Jésus    nous   garantit  donc    le   succès. 


3l2  LES    CONDITIONS    DU    SUCCES 

A  une  condition  toutefois,  c'est  que,  demandant,  cher- 
chant et  frappant,  nous  soyons  sur  le  vrai  chemin,  sur 
celui  qui  mène  à  la  vie. 


•2.  Le  vrai  chemin. 

«  Entrez  par  la  porte  étroite,  car  large  est  la  porte 
et  spacieuse  la  voie  qui  mènent  à  la  perdition,  et 
nombreux  sont  ceux  qui  y  passent!  Mais  étroite  est 
la  porte,  et  resserré  le  chemin  qui  conduisent  à  la 
vie,  et  il  en  est  peu  qui  le  trouvent.  » 

Que  faut-il  entendre  par  la  voie  large  et  le  chemin 
resserré  ?  Qu'est-ce  que  la  porte  étroite  par  laquelle  nous 
devons  entrer  ? 

Selon  l'interprétation  reçue,  la  voie  large  c'est  la  vie 
sans  Dieu,  vouée  aux  choses  périssables,  aux  jouissances, 
aux  passions,  au  bonheur  terrestre;  le  chemin  resserré 
c'est  la  crainte  de  Dieu,  la  piété,  la  vie  morale  et  la  foi 
chrétienne,  le  christianisme  sous  la  forme  et  selon  la 
confession  auxquelles  on  se  rattache.  Cette  interpréta- 
tion est  fausse,  à  mon  avis.  On  peut  naturellement  se 
servir  de  ces  images  pour  marquer  le  contraste  entre 
ces  deux  modes  de  vivre,  mais  tel  n'en  est  pas  le  sens 
originel.  Cette  conception  ne  procède  pas  de  la  pensée 
de  Jésus,  mais  de  celle  de  l'Eglise.  Si  elle  était  correcte, 
elle  jurerait  avec  le  ton  général  du  Sermon  sur  la  mon- 
tagne. En  ellet.  nulle  part  dans  ce  discours  Jésus  n'op- 
pose les  croyants  aux  impies,  les  gens  pieux  aux  gens 
du  momie,  les    justes    aux    pécheurs.  II  s'adresse  cous- 


LE    VRAI    CHEMIN  3l3 

tamment  aux  chercheurs,  c'est-à-dire  à  des  gens  qu'il  ne 
serait  point  nécessaire  de  mettre  en  garde  contre  la  voie 
spacieuse  si  elle  consistait  en  une  vie  de  jouissance  et 
d'insensibilité  à  l'égard  des  choses  spirituelles. 

Mais  même  si  cette  considération  ne  nous  paraissait 
pas  décisive,  attendu  qu'il  n'est  pas  absolument  certain 
que  ce  passage  iït  primitivement  partie  du  Sermon  sur 
la  montagne,  cette  parole  ainsi  interprétée  s'écarterait 
complètement  de  tous  les  autres  enseignements  de  Jésus. 
Car  l'opposition  que  L'Eglise  établit  entre  les  mondains 
et  les  fidèles  n"a  jamais  été  un  «leitmotiv»  de  ses  dis- 
cours. Son  attitude  à  l'égard  des  justes,  comme  à  l'égard 
des  pécheurs  était  toute  différente  de  celle  qu'adopte 
envers    eux  le  monde  religieux. 

D'ailleurs  cette  parole  considérée  en  elle-même  et  sans 
idée  préconçue,  nous  impose  une  conclusion  identique  : 
il  n'y  est  question  que  des  voies  qui  prétendent  mener 
à  la  vie.  Seule  une  sente  étroite  y  conduit  véritablement, 
tandis  que  le  chemin  battu  aboutit  à  la  ruine,  bien  que 
ceux  qui  le  suivent  croient  y  trouver  la  vie.  C'est  juste- 
ment parce  qu'avec  les  meilleures  intentions  du  monde 
on  court  le  risque  de  s'y  égarer,  que  Jésus  débute  par 
ces  mots  :  «  Entrez  par  la  porte  étroite».  Si  l'expression 
de  chemin  resserré  eùl  eu  le  sens  qu'on  lui  attribue  gé- 
néralement, il  eût  ajouté  :  «  Il  y  en  a  peu  qui  le  sui- 
vent ».  et  non  :  «Il  y  en  a  peu  qui  le  trouvent».  Car 
on  ne  saurait  dire  «lu  chemin  étroit  que  prône  l'Eglise 
en  opposition  à  la  voie  spacieuse  des  mondains,  que 
beaucoup  ne  peuvent  le  trouver,  mais  seulement  que 
beaucoup  ne  veulent  pas  le  suivre.  1!  est  en  effet  facile 
à  découvrir.  On  y  a  pourvu. 


3l4  LES    CONDITIONS    DU    SUCCÈS 

Ce  que  Jésus  avait  en  vue,  ce  qu'il  opposait  au  che- 
min qui  conduit  à  la  vie,  c'est  tout  autre  chose.  C'est  la 
justice  des  scribes  et  des  pharisiens,  qui  ne  mène  point 
au  royaume  de  Dieu.  Non  seulement  dans  le  Sermon 
sur  la  montagne,  mais  dans  son  activité  tout  entière, 
Jésus  lutte  contre  cette  tendance  et  met  ses  disciples  en 
garde  contre  elle.  Pour  saisir  le  sens  original  de  ses 
instructions  au  sujet  de  la  porte  étroite,  il  faut  donc  à 
tout  prix  nous  rendre  compte  du  contraste  qu'il  nous  y 
présente. 

Mais  nous  n'en  sommes  pas  réduits  à  des  conclusions 
indirectes.  Jésus  nous  a  clairement  et  positivement 
indiqué  la  voie  qui  mène  à  la  vie.  Il  ne  l'a  point  dési- 
gnée sous  le  nom  de  piété  ni  de  quoi  que  ce  soit  d'ana- 
logue, mais  il  a  dit  :  «  Convertissez-vous  ;  il  faut  que 
vous  naissiez  de  nouveau  ;  si  vous  ne  changez  et  ne  de- 
venez comme  des  entants,  vous  n'entrerez  pas  dans  le 
royaume  de  Dieu  ;  celui  qui  voudra  sauver  son  âme  la 
perdra,  et  celui  qui  la  perdra,  la  sauvera  ».  et  ainsi  de 
suite.  C'est  là  le  chemin  étroit.  Cette  voie  est  vraiment 
resserrée,  car  elle  passe  par  une  mort  et  une  résurrec- 
tion, et  véritablement  difficile  à  trouver,  car  combien 
peu  nombreux  sont  ceux  qui  la  découvrent  ! 

Il  ne  peut  donc  y  avoir  de  doute  :  la  porte  étroite, 
c'est  le  secret  de  la  nouvelle  naissance  qui  fait  le  sujet 
de  tout  le  Sermon  sur  la  montagne;  et  le  chemin  res- 
serré, c'est  le  devenir  de  l'homme  nouveau,  de  l'être 
originel  créé  par  cette  seconde  naissance. 

La  voie  resserrée  et  la  voie  spacieuse  ne  figurent 
donc  pas  non  plus  le  contraste  entre  ceux  qui  cherchent 
et  ceux  qui  restent  stationnaires.  Cette  interprétation  ne 


LE    VRAI    CHEMIN  3l5 

ferait  que  transporter  sur  le  terrain  de  l'expérience 
humaine  en  général  la  conception  ecclésiastique  cou- 
rante. Elles  représentent,  au  contraire,  deux  éventuali- 
tés qui  s'o firent  à  tout  chercheur  sincère.  Ceux  mêmes 
qui  sont  aptes  au  royaume  de  Dieu  courent  le  danger 
de  s'engager  dans  une  voie  spacieuse  qui  semble  con- 
duire à  la  vie.  mais  qui  en  réalité  aboutit  à  la  ruine  ; 
ils  risquent  encore  de  manquer  la  sente  étroite  qui 
seule  mène  à  la  vie. 

Si  nous  avons  compris  le  Sermon  sur  la  montagne, 
il  est  impossible  de  nous  méprendre  à  ce  sujet:  suivre 
la  voie  spacieuse,  c'est  nous  soustraire  à  la  transforma- 
tion radicale  de  notre  être  intérieur,  à  l'éclosion  et 
l'épanouissement  de  la  vie  originelle  en  nous.  Toutes  les 
voies  de  progrès  spirituel  qui  évitent  la  porte  étroite, 
c'est-à-dire  la  rénovation  totale  de  l'être,  qui  ne  partent 
pas  de  ce  point  de  vue  positif  et  objectif  de  la  vie  per- 
sonnelle pour  en  faire  dériver  tout  le  reste,  sont  des 
voies  spacieuses. 

Qu'on  manque  à  son  insu  la  porte  étroite,  qu'on  se 
figure  l'avoir  franchie,  soit  par  le  baptême,  soit  en 
vertu  des  émotions  psychiques  d'une  conversion,  soit 
en  imprimant  à  sa  vie  une  direction  nouvelle,  ou  qu'on 
l'esquive  consciemment  comme  absurde  et  impraticable, 
cela  revient  au  même.  Possédons-nous,  oui  ou  non.  la 
vie  qui  résulte  de  l'éclosion  de  notre  être  originel  et  de 
son  épanouissement  créateur  ?  Voilà  la  question.  Si  ce 
n'est  pas  de  lui  que  notre  vie  procède  et  qu'elle  s'ali- 
mente, nous  n'avons  point  réellement  trouvé  la  vie. 
mais  an  faux  semblant  qui  dissimule  avec  peine  notre 
déchéance  intérieure  et  notre  insuccès.  Nous  demeurons 


3l6  LES    CONDITIONS    DU    SUCCES 

en  fait  dans  l'état  ancien,  dans  un  train  de  vie  barbare, 
quels  que  soient  d'ailleurs  nos  efforts  sur  nous-mêmes, 
nos  aspirations  et  notre  activité  religieuse.  Nous  ne 
saurions  fournir  les  fruits  authentiques  du  nouveau  de- 
venir, mais  uniquement  les  produits  artificiels  d'un 
labeur  moral. 

Au  point  de  vue  positif,  suivre  la  voie  spacieuse, 
c'est  donc  éduquer  et  façonner  notre  vieille  nature, 
dompter  le  chaos  et  y  établir  un  ordre  relatif,  cultiver, 
de  manière  à  la  rendre  supportable,  notre  humanité 
dégénérée,  au  lieu  de  nous  affranchir  de  la  barbarie,  de 
remplacer  le  chaos  intérieur  par  une  vie  personnelle 
organique,  de  laisser  naître  et  grandir  notre  être  origi- 
nel avec  la  vie  qui  lui  est  propre. 

Un  grand  nombre  de  chrétiens  ne  trouvent  pas  la 
porte  étroite  qui  donne  accès  à  cette  vie  nouvelle.  Aussi 
ne  se  produit-il  chez  eux  aucun  changement  essentiel. 
Ils  se  transportent  par  la  réflexion  dans  un  nouvel  état 
d'esprit,  ils  croient  naïvement  être  nés  de  nouveau,  pos- 
séder la  vie  véritable,  appartenir  à  Jésus-Christ,  parti- 
ciper à  la  communion  des  saints.  Ils  demeurent  dans 
l'ordre  ancien,  mais  ils  professent  la  doctrine  chrétienne, 
s'approprient  ses  points  de  vue,  s'imaginent  posséder 
de  ce  fait  la  lumière  de  la  vie.  Ils  domptent  leur  na- 
ture barbare,  la  plient  à  la  morale  chrétienne  et  se  fi- 
gurent porter  les  fruits  de  la  vie  nouvelle.  Ils  s'exercent 
à  la  piété  et  croient  reconnaître  dans  leurs  états  d'âme 
religieux  des  impulsions  divines.  Ils  substituent  des 
contrefaçons  aux  manifestations  spontanées  de  la  vie 
authentique,  et  estiment  ce  croître  dans  la  sanctifica- 
tion ».    Ils  prennent   une    part    active    aux    œuvres    de 


LE    VISAI    CHEMIN  il 7 

l'Eglise  et  aux  Missions,  espérant  étendre  le  royaume 
de  Dieu  qu'ils  ne  possèdent  point  eux-mêmes.  Qu  ils  s'y 
appliquent  honnêtement,  de  tout  cœur  et  avec  un  zèle 
ardent,  cela  ne  change  rien  à  la  chose  :  leur  justice 
reste,  en  substance,  celle  des  scribes  et  des  pharisiens, 
réalisée  selon  les  conceptions  et  fondée  sur  les  princi- 
pes du  christianisme. 

Peu  importe  que  ce  chef-d'œuvre  de  notre  vieille  na- 
ture porte  ou  non  l'étiquette  de  l'Eglise  et  du  christia- 
nisme. Cultiver  notre  personnalité  avant  que  l'être  ori- 
ginel ait  germé  en  nous  et  sans  attendre  de  son  épa- 
nouissement tout  progrès  intérieur,  essayer  de  vivre 
selon  l'ordre  nouveau  sans  avoir  passé  par  la  mort  et 
la  renaissance  de  notre  être  et  nous  être  ainsi  conquis 
nous-mème,  travailler  à  notre  éducation  avant  que  notre 
nature  désordonnée  ait  été  remplacée  par  une  nature 
éducable,  appliquer  notre  esprit  aux  grandes  questions 
de  l'existence  au  lieu  de  chercher  à  résoudre  le  pro- 
blème de  notre  moi,  c'est  suivre,  tout  comme  les  chré- 
tiens de  nom,  la  voie  spacieuse,  construite  et  pavée,  il 
est  vrai,  de  façon  différente.  Que  ce  soit  la  route  de  la 
Bible  et  des  livres  d'édification,  des  écrits  consacrés  à 
l'éducation  personnelle  ou  des  «  grûne  Blâtter1  »,  ni 
sur  l'une,  ni  sur  l'autre  de  ces  voies  on  n'avancera  d'un 
pas.  On  se  condamne  à  un  échec  certain,  si  l'on  n'entre 
pas  dans  la  vie  par  la  porte  étroite  de  la  nouvelle  nais- 
sance. 

Nombreux  sont  ceux  qui  foulent  ces  voies  spacieuses. 

1   L'auteur  l'ait  ici  allusion  au  périodique  qu'il  publie    lui-même 
(Iilàlter  zur  Pjlege  persônlichen  Lebens}. 


3l8  LES    CONDITIONS    DU    SUCCES 

Elles  se  sont  aplanies  et  élargies  sous  les  pas  des  mul- 
titudes, aussi  sont-elles  faciles  à  trouver  et  commodes  à 
suivre.  La  religion  y  tient  lieu  de  la  vie  originelle,  la 
culture  chrétienne  de  l'évolution  créatrice,  l'Eglise  du 
royaume  de  Dieu,  la  conformité  au  christianisme  de  la 
conformité  à  la  volonté  divine.  La  civilisation  se  subs- 
titue à  la  nouvelle  création  de  l'humanité,  les  progrès 
moraux  aux  fruits  de  la  vie.  «  Je  suis  sauvé  »  remplace 
«  Voici,  toutes  choses  sont  faites  nouvelles  ».  L'espé- 
rance d'une  vie  future  console  de  la  banqueroute  de  la 
vie  présente. 

Le  Sermon  sur  la  montagne  nous  a  signalé  à  plusieurs 
reprises  ces  traits  caractéristiques  de  ceux  qui  suivent 
les  grand'routes  officielles  du  salut.  Ils  ne  vivent  point 
d'une  vie  réellement  nouvelle,  car  ils  n'en  connaissent 
ni  les  opérations  immédiates,  ni  les  manifestations  im- 
pulsives et  oinginales,  ni  la  croissance  et  l'épanouisse- 
ment naturels.  Ils  en  ignorent  les  sensations  instinc- 
tives, les  forces  innées,  les  clartés  intuitives,  l'enchaîne- 
ment organique  et  l'homogénéité  des  phénomènes,  l'in- 
génuité, la  simplicité  et  l'harmonie. 

L'être  nouveau  à  la  façon  de  la  voie  large  a  quelque 
chose  d'artificiel,  de  voulu,  d'appuyé.  Il  est  marqué 
d'une  empreinte  rigide  et  ne  revêt  pas  les  formes  sou- 
ples de  la  vie.  Il  se  manifeste  chez  tous  d'une  manière 
uniforme  et  non  diversement  et  individuellement.  11  est 
lié  et  ne  saurait  s'épanouir  en  liberté.  Il  est  conforme  à 
la  tradition  et  à  la  convention  ;  il  n'est  pas  réellement 
né  de  nouveau  et  ne  s'est  pas  développé  d'une  manière 
originale  dans  chaque  personnalité.  Il  est  raisonné,  car 
il  est  le  produit  de  la  connaissance,  au  lieu  que  sa  con- 


LE    VRAI    CHEMIN  3l9 

naissance  soit  le  fruit  de  l'expérience.  II  est  laborieux  et 
compliqué,  car  il  est  une  spécialité  sans  rapport  avec  le 
reste  de  la  vie.  11  est  arbitraire,  incertain  et,  par  consé- 
quent borné  et  intolérant.  Dépourvu  de  vie  intrinsèque, 
il  ne  possède  aucune  autonomie,  mais  reste  dépendant  des 
hommes,  perpétuellement  mineur,  constamment  obligé  à 
un  régime  particulier.  On  ne  réussit  à  l'émanciper  qu'en 
faisant  de  lui  l'objet  dune  culture  spéciale,  mais  même 
alors  on  ne  le  libère  que  théoriquement  et  il  reste  dé- 
pendant dans  la  pratique. 

La  voie  spacieuse,  elle  est  partout  où  s'assemblent 
des  adeptes  et  où  des  hommes  dépendent  d'autres  hom- 
mes ;  partout  où  ce  sont  des  doctrines,  des  dogmes,  des 
confessions  de  foi,  des  idées  et  des  mots  d'ordre  qui 
font  loi  :  où  l'on  croit,  parle,  sent  et  agit  de  seconde 
main  et  en  s'appropriant  des  expériences  étrangères; 
où  le  salut  est  lié  à  l'adoption  de  formes  et  de  notions 
déterminées,  à  certains  actes  religieux  ou  à  certaines 
manifestations  collectives  ;  où  l'on  pratique  le  prosély- 
tisme ;  où  l'on  fait  reposer  la  piété  sur  des  éléments  im- 
personnels, tels  que  les  dogmes,  les  préceptes  et  les  ins- 
titutions, tandis  qu'on  regarde  l'élément  personnel 
comme  subjectif  et  discutable  ;  où  l'on  agit  du  dehors 
au  dedans  ;  où  l'on  organise  des  réveils,  et  où  l'on  croit 
pouvoir  édifier  le  royaume  de  Dieu  au  moyen  des  agents 
de  vie  et  de  culture  de  l'ordre  ancien. 

La  voie  spacieuse,  c'est  la  morale  qu'on  a  tirée  du 
Sermon  sur  la  montagne.  La  porte  étroite,  en  échange. 
c  est  le  nouveau  devenir  esquissé  dans  les  béatitudes  ; 
le  chemin  resserré,  c'est  la  croissance  de  l'être  originel, 
sa  vie  propre,  son  déploiement  créateur  que  nous  a  l'ait 


320  LES  CONDITIONS  DU  SUCCÈS 

connaître  la  suite  de  ce  discours.  Les  décrire,  ce  serait 
répéter  tout  ce  que  nous  avons  exposé  jusqu'ici. 

Nous  connaissons  donc  ce  chemin,  et  cependant  Jésus 
dit  vrai  :  «  Il  y  en  a  peu  qui  le  trouvent  ».  Car  il  y  a 
loin  de  connaître  à  trouver.  On  peut  savoir  parfaitement 
en  quoi  consiste  la  porte  étroite  sans  en  découvrir  per- 
sonnellement l'accès  et  surtout  sans  jamais  franchir  le 
seuil  de  la  vie  nouvelle.  C'est  même  précisément  du 
moment  où  nous  comprenons  ce  dont  il  s'agit  que  com- 
mence la  difficulté  :  comment  cette  entrée  dans  la  vie 
peut-elle  devenir  une  réalité  ? 

Dans  ce  domaine,  la  réflexion  ne  nous  sert  de  rien. 
Elle  risque  bien  plutôt  de  nous  entraîner  sur  la  grand' 
route  pavée  de  doctrines  qui  mène  au  pays  nébuleux  de 
la  théorie  et  des  illusions  et  non  au  royaume  de  la  vie. 
Ce  qui  importe,  c'est  d'entrer  personnellement  en  con- 
tact avec  les  paroles  de  Jésus,  en  partant  du  point  où 
nous  nous  trouvons  à  ce  moment  précis,  de  nous  assu- 
rer jusqu'à  quel  point  nous  sommes  intérieurement  dans 
les  conditions  nécessaires  à  l'éclosion  de  la  vie  nouvelle 
en  nous,  de  distinguer  ce  qui  y  est  le  résultat,  bien  in- 
suffisant peut-être,  de  l'action  divine  et  ce  qui  y  a,  par 
conséquent,  une  valeur  vitale.  Car  alors  seulement  nous 
discernerons  où  s'amorce  notre  évolution  nouvelle  et  à 
quoi  elle  doit  aboutir,  ce  qui  est  un  symptôme  de  vie 
originelle  et  ce  qui,  au  contraire,  appartient  à  notre 
nature  dévoyée,  enfin,  ce  que  nous  avons  à  faire  pour 
cultiver  en  nous  la  vérité  et  lui  frayer  la  voie. 

Dussions-nous  ne  rien  trouver  en  nous  de  ce  que  Jé- 
sus réclame,  nous  y  sentirons  cependant  monter*  une 
inquiétude,  une  aspiration,   faibles  encore  et  vacillantes 


LE    VRAI    CHEMIN  3ai 

peut-être,  mais  qui  au  contact  de  Jésus  augmenteront 
d'intensité  et  d'ardeur.  Et  nous  ne  tarderons  pas  à 
constater  que  pour  avancer,  il  nous  est  indispensable 
de  rester  en  relation  personnelle  avec  lui.  11  faut  qu'il 
nous  lasse  franchir  la  porte  étroite.  Il  faut  l'influence 
vivifiante  de  sa  personnalité  pour  entretenir  la  vie  ori- 
ginelle qui  a  point  en  nous. 

Quand  ces  premiers  éléments  de  la  vie  nouvelle  se 
développent  selon  les  directions  de  Jésus,  quand  ils  se 
fortifient  grâce  à  la  vertu  qui  émane  de  lui.  nous 
distinguons  en  y  appliquant  toute  notre  attention  un 
chemin  à  peine  indiqué  qui.  partant  de  notre  situa- 
tion actuelle,  s'engage  dans  la  direction  de  la  vie  nou- 
velle. Il  n'est  point  foulé  encore,  personne  ne  l'a  jamais 
suivi,  c'est  celui  que  nous  devons  nous  frayer.  Nous  n'en 
connaissons  pas  le  tracé,  nous  ne  voyons  pas  loin 
devant  nous,  mais  nous  distinguons  le  pas  qu'il  s'agit 
de  faire.  Impossible  à  d'autres  de  nous  l'indiquer,  parce 
que  pour  chacun  ce  pas  est  différent.  Chacun  de  nous 
a  son  point  de  départ  à  soi,  individuel  et  tout  spécial  ; 
pour  le  discerner,  il  faut  le  flair  délicat  de  l'aspira- 
tion à  la  vérité. 

Il  en  est  ainsi  non  point  au  début  seulement,  mais 
constamment  dans  la  suite.  L'étroit  sentier  demeure 
pour  chacun  une  trace  à  part,  tout  juste  perceptible, 
qui  ne  deviendra  jamais  un  chemin  battu.  Aussi  ne  le 
trouverons-nous  que  si  nous  restons  des  chercheurs. 
Guidés  par  nos  aspirations,  par  le  sûr  instinct  de  l'être 
originel  qu'affine  notre  recherche  persévérante,  nous 
suivrons  notre  sentier  avec  une  assurance  absolue  au 
travers  d'un  Labyrinthe  de    chemins    déjà    foulés,    sans 

ai 


322  LES    CONDITIONS    DU    SUCCES 

nous  laisser  troubler  par  les  clameurs  qui  s'élèvent  sur 
nos  pas,  ni  égarer  par  les  guides  importuns  qui  s'offrent 
à  nous,  et  nous  marcherons  d'un  pas  ferme  droit  au 
but. 

Nous  n'aurons  point  alors  à  nous  préoccuper  du  change- 
ment qui  doit  s'opérer  en  nous.  Car  tandis  que  nous  cher, 
chons  et  marchons,  écoutons  et  agissons,  la  vie  origi- 
nelle germe,  lève  et  fait  toutes  choses  nouvelles  en  s'é- 
panouissant. 

C'est  ainsi  qu'il  faut  chercher  et  trouver  le  chemin 
étroit.  Quoi  d'étonnant  à  ce  qu'un  petit  nombre  seule- 
ment y  parviennent  ?  Impossible  de  prendre  quelqu'un 
par  la  main  pour  le  guider.  Essayons-nous  imprudem- 
ment de  le  faire,  nous  tombons  dans  l'embarras  le  plus 
cruel  et  nous  renonçons  bien  vite  à  jouer  pour  les  au- 
tres le  rôle  d'éclaireur.  Au  reste,  nous  ne  tardons  pas 
à  comprendre  qu'il  n'en  saurait  être  autrement.  Gom- 
ment, en  effet,  pourrions-nous  reconnaître  un  autre 
chemin  que  le  nôtre  ?  Que  chacun  recoure  donc  à  ses 
propres  lumières  ;  il  faut  le  chercher  et  le  trouver  soi- 
même,  sous  peine  de  n'y  jamais  parvenir.  Les  lecteurs 
qui  ont  réellement  compris  le  Sermon  sur  la  montagne 
seront  les  premiers  à  en  faire  l'expérience.  Arrivés  au 
terme  de  cette  étude,  ils  se  demanderont  perplexes  : 
Comment  s'accomplira  pour  moi  cette  évolution  ?  —  Je 
ne  saurais  le  leur  dire,  même  s'ils  s'adressaient  person- 
nellement à  moi.  C'est  à  chacun  de  le  découvrir  par 
une  recherche  persévérante. 

Peu  importe  la  situation  dans  laquelle  nous  surprend 
cette  question  angoissante,  que  notre  esprit  soit  impré- 
gné d'idées  religieuses  ou  athées,  que  nous   nous    ratta- 


LE    VHAI    CHEMIN  323 

chions  à  l'Eglise  chrétienne  ou  à  l'Union  pour  l'action 
morale,  que  notre  âme  demande  sa  subsistance  à  l'art 
ou  à  quelque  autre  aliment  spirituel.  Quelle  que  soit  la 
voie  spacieuse  qu'il  ait  suivie,  dès  qu'un  être  arrive  au 
seuil  de  la  porte  étroite,  un  sentier  nouveau  s'ouvre 
devant  lui,  qui  se  déroule  sur  un  autre  plan  que  toutes 
les  routes  frayées  :  il  l'introduit  dans  la  sphère  de 
l'expérience  personnelle,  des  opérations  profondes  et 
cachées,  où  sont  directement  ressenties  les  impulsions 
divines  qui  communiquent  à  l'âme  la  véritable  énergie 
vitale. 

Seul  ce  chemin  resserré  du  devenir  personnel  qui 
tend  à  une  nouvelle  création  de  l'être  conduit  l'homme 
à  la  conquête  de  sa  vraie  vie,  de  sa  nature  propre,  de 
son  moi  réel.  Toutes  les  voies  larges  mènent  à  la 
ruine  de  notre  personnalité  ;  non  point  assurément  à 
une  perdition  éternelle  qui  n'est  concevable  que  si  l'on 
relègue  le  royaume  de  Dieu,  le  ciel,  la  vie,  dans  l'au- 
delà,  mais  à  la  banqueroute  de  notre  vie  présente,  en 
ce  qui  concerne  notre  être  véritable  et  immortel.  Il  périt 
en  eflèt  sur  la  route  spacieuse,  car  il  n'y  saurait  germer, 
ni  à  plus  forte  raison  s'épanouir. 

«  Gardez-vous  des  faux  prophètes  qui  viennent  à 
vous  couverts  de  peaux  de  brebis  et  qui  au  dedans 
sont  des  loups  ravisseurs.  Vous  les  reconnaître/  à 
leurs  fruits.  Peut-on  cueillir  des  raisins  sur  des  épines 
ou  des  figues  sur  des  chardons?  Ainsi  tout  bon 
arbre  donne  de  bons  fruits,  et  tout  mauvais  arbre  de 
mauvais  fruits.  Vu  bon  arbre  ne  peut  porter  de  mau- 
vais fruits  ni  un  mauvais  arbre  de  bons  fruits.   Tout 


3a4  LKS    CONDITIONS    DU    SUCCES 

arbre  qui  ne  produit  pas  de  bons  fruits  est  eoupé  et 
jeté  au  feu.  C'est  donc  à  leurs  fruits  que  vous  les 
reconnaîtrez.  » 

Si  le  chemin  resserré  est  une  voie  presque  impercep- 
tible d'évolution  et  de  vie  personnelles,  il  n'est  point 
étonnant  que  le  monde  soit  plein  de  prophètes  qui  pré- 
conisent inconsciemment  des  voies  spacieuses  comme  le 
seul  accès  possible  à  la  vie,  parce  qu  eux-mêmes  ne  se 
font  aucune  idée  de  ce  qu'est  la  porte  étroite.  Ils 
égarent  ainsi  ceux  qui  s'adressent  à  eux  dans  leur  an- 
goisse, en  les  engageant  dans  des  chemins  où  ils  se 
fourvoient  et  qui  les  mènent  à  la  ruine.  C'est  la  vieille 
histoire  d'un  aveugle  conduisant  un  autre  aveugle.  Et 
c'est  pourquoi  Jésus  met  les  chercheurs  en  garde  contre 
les  faux  prophètes  de  la  voie  large. 

Mais  comment  nous  soustraire  à  leurs  protestations 
séductrices  ?  Comment  les  distinguer  de  ceux  qui  ont 
franchi  la  porte  étroite  et  peuvent,  par  conséquent,  nous 
venir  véritablement  en  aide  sur  la  voie  de  notre  devenir  ? 
Jésus  nous  répond  :  Examinez-les  avec  soin.  Ils  viennent 
à  vous  sous  des  peaux  de  brebis,  mais  au-dedans  ils 
sont  des  loups  ravisseurs.  Ils  font  extérieurement  parade 
d'une  nouvelle  vie,  mais  intérieurement  ils  sont  restés 
barbares.  Ils  portent  le  costume  de  la  piété,  mais  au- 
dessous  s'agite  leur  vieille  nature  :  ils  ne  sont  point 
nés  à  la  vie  originelle.  Aussi  les  reconnaitrez-vous  à 
leurs  fruits,  dans  lesquels  se  révèle  leur  vrai  caractère. 

Mais  encore,  en  quoi  consistent  ces  fruits  ?  Non  dans 
le  succès  ;  car  plus  il  est  apparent,  plus  il  dépend  non 
de  ceux  qui    l'obtiennent,  mais   des   circonstances    dans 


LE    VRAI    CHEMIN 


•3a5 


lesquelles  ils  agissent  ;  plus  il  reste,  par  conséquent,  un 
indice  douteux  «le  leur  nature  intime.  Pas  non  plus  dans 
1  influence  que  nous  exerçons  ;  car  elle  est  conditionnée 
par  celui  qui  la  subit.  D'ailleurs,  nos  paroles  et  nos  actes 
sont  parfois  en  contradiction  directe  avec  ce  que  nous 
sommes  en  réalité  :  nous  pouvons  être  les  porteurs  de 
valeurs  vitales  qui  nous  demeurent  étrangères  ;  notre 
moralité  peut  n'être  que  l'obéissance  aux  commandements 
et  non  l'expression  de  notre  vie  spontanée.  Mais  les  mani- 
festations immédiates  et  involontaires  de  notre  person- 
nalité, les  créations  originales  de  notre  vie.  c'est-à-dire 
tout  ce  qui  a  mûri  naturellement  au  lieu  d'être  un  produit 
de  notre  fabrication,  voilà  nos  fruits  authentiques.  Voilà 
les  seuls  indices  certains  de  ce  que  nous  sommes,  parce 
qu'ils  sont  la  révélation  directe  de  notre  être.  Pour  ap- 
précier les  hommes,  tenons-nous  en  là.  11  est  aussi  im- 
possible à  ceux  de  l'ordre  ancien  de  porter  les  fruits 
de  la  vie  nouvelle  qu'aux  épines  de  produire  des  raisins  ; 
un  mauvais  arbre  ne  saurait  porter  de  bons  fruits. 

Considérons  donc  avec  soin,  non  ce  que  sont  leurs 
actes,  mais  ce  qu'est  leur  vie.  Tenons-nous  en  aux  mou- 
vements spontanés  dans  lesquels  leur  nature  se  fait  jour, 
non  lorsqu'ils  veulent  exercer  une  influence,  mais  lors- 
qu'ils se  croient  sans  témoins.  Observons-les  quand  ils 
se  laissent  aller,  c'est  alors  qu'ils  se  montrent  tels  qu'ils 
sont;  dans  leur  vie  de  famille,  leurs  relations  person- 
nelles, le  travail  de  leur  vocation.  Voyons  comment  ils 
s'acquittent  de  leurs  affaires,  comment  ils  font  face  à 
leurs  expériences  journalières,  en  un  mot.  quelle  est 
leur  conduite.  Si  le  nouvel  ordre  de  choses  s'y  actualise 
sans    apprêt,    involontairement,    si    toute    leur   attitude 


3a6  LES    CONDITIONS    DU    SUCCES 

respire  la  vérité,  si  la  lumière  de  la  vie  originelle  y 
rayonne,  fions-nous  à  eux  :  ce  serait  impossible  s'ils 
n'avaient  passé  par  la  porte  étroite,  s'ils  n'avaient  été 
transformés  intérieurement. 

Mais  si  leur  vie  procède  du  non.  s'ils  usent  de  repré- 
sailles envers  leur  prochain,  s'ils  ne  vivent  point  ingé- 
nument, mais  en  vertu  d'un  raisonnement,  s'ils  sont  in- 
justes et  Taux  malgré  leur  zèle  pour  la  vérité  et  la  jus- 
tice, si.  tout  en  ayant  constamment  le  nom  de  Dieu  sui- 
tes lèvres,  leur  vie  tout  entière  crie:  «  Moi  !  moi  !  »,  si 
leur  charité  consiste  à  tyranniser  leur  prochain,  s'ils 
cherchent  leur  propre  gloire,  s'ils  jugent  et  ana- 
thématisent,  si.  dans  leur  passion  de  convertir  ils 
jettent  les  perles  devant  les  pourceaux,  s'ils  sont  possé- 
dés du  démon  de  la  richesse,  s'ils  vivent  dans  les  sou- 
cis, la  tristesse  et  la  crainte,  en  un  mot.  si  leur  vie  ne 
porte  pas  «  les  dignes  fruits  de  la  conversion  ».  n'hé- 
sitons point  à  les  tenir  pour  de  faux  prophètes.  Ils  peu- 
vent être  sans  doute  des  hommes  très  capables,  très 
pieux  et  d'une  valeur  inestimable  en  ce  qui  concerne 
l'ordre  ancien.  Mais  il  est  inutile  de  compter  sur  eux 
en  tant  que  prophètes  du  chemin  étroit,  car  ils  ne  le 
connaissent  point  et  ne  l'ont  point  suivi.  Comparé  à 
l'être  nouveau,  leur  être  intérieur  est  encore  vicié  et 
tout  ce  qu'ils  accomplissent  est  mauvais  de  sa  nature, 
quel  que  puisse  en  être,  dans  certaines  conditions, 
l'effet  bienfaisant.  Ici,  ni  l'action  bénie,  ni  les  résultats 
heureux  n'entrent  en  ligne  de  compte,  la  vie  elle-même 
est  le  fruit  qui  témoigne  d'une  façon  palpable  que  l'arbre 
a  été  enté  ou  qu'il  est  resté  sauvage. 


l'action  de  bon  ai.oi  3^7 


'3.   L'action  de  bon  aloi . 

«  Ce  ne  sont  pas  tous  ceux  qui  me  disent  :  «  Sei- 
gneur !  Seigneur  !  qui  entreront  dans  le  royaume  des 
cieux,  mais  bien  celui  qui  fait  la  volonté  de  mon 
Père  qui  est  dans  les  cieux.  Plusieurs  me  diront  en 
ce  jour-là  :  Seigneur,  Seigneur,  n'est-ce  pas  en  ton 
nom  que  nous  avons  prophétisé?  en  ton  nom  que 
nous  avons  chassé  les  démons  ?  Et  n'avons-nous  pas 
en  ton  nom  t'ait  beaucoup  de  miracles?  Alors  je  leur 
dirai  ouvertement:  Je  ne  vous  ai  jamais  connus. 
Retirez-vous  de  moi ,  vous  qui  pratiquez  l'ini- 
quité !  » 

Notre  incorporation  au  royaume  de  Dieu  et  à  l'être 
originel,  cet  organisme  personnel  créé,  animé  et  fa- 
çonné par  les  vibrations  de  la  vie  divine,  ne  dépend 
pas  de  notre  profession  de  foi  chrétienne,  mais  de  notre 
accomplissement  des  lois  divines.  Chacun  peut  dire  : 
Seigneur  !  Seigneur  !  La  question  est  de  savoir  si  nous 
obéissons  à  la  parole  de  Jésus,  si  nous  le  suivons 
véritablement,  si  toutes  les  manifestations  de  notre  vie 
témoignent  de  son  règne  au-ded ans  de  nous.  On  le  recon- 
naît à  ceci,  que  Dieu  est  mis  en  lumière  purement  et 
intégralement,  que  L'ordre  s'établit  dans  la  vie  et  que  sa 
volonté  s'y  actualise  d'une  façon  immédiate.  Ni  l'ortho- 
doxie de  la  doctrine  concernant  la  personne  et  l'œu- 
vre du  Christ,  ni  le  culte  que  nous  lui  rendons  ne  nous 
font  participer  à  la  vie  éternelle,  mais  seule  une  vie 
qui  n'a  plus  d'autre  objet  que  la  réalisation  de  la  volonté 


3a8  LES    CONDITIONS    DU    SUCCES 

de  Dieu  :  ce  Pourquoi  m'appelez-vous  Seigneur,  et  ne 
faites-vous  pas  ce  que  je  dis  ?  » 

Les  hommes  se  font  à  ce  sujet  de  graves  illusions. 
Aussi  le  réveil  sera-t-il  terrible  au  jour  où  la  valeur  et 
la  réalité  objectives  de  notre  vie  seront  manifestées  et 
où  notre  participation  au  royaume  de  Dieu  sera  recon- 
nue. Beaucoup  en  appelleront  aux  œuvres  qu'ils  ont 
accomplies  au  nom  de  Jésus,  mais  elles  seront  ouverte- 
ment traitées  de  contrefaçons  :  «  Je  ne  vous  ai  jamais 
connus  »,  vous  êtes  des  étrangers  pour  moi,  déclarera 
Jésus  à  leurs  auteurs.  Le  passage  parallèle  de  Luc, 
ch.  i3,  v.  25,  porte  :  «  Je  ne  sais  d'où  vous  êtes  »,  c'est- 
à-dire  :  Vous  n'êtes  pas  de  ma  race,  vos  œuvres  ne  sont 
pas  authentiques. 

Cette  parole  pèse  lourdement  sur  le  cœur,  surtout  si 
l'on  considère  les  œuvres  accomplies  par  ceux  que  Jésus 
repousse:  «  N'avons-nous  pas  prophétisé,  chassé  les  dé- 
mons, fait  beaucoup  de  miracles  en  ton  nom  ?  »  Ainsi 
donc,  il  s'agit  d'œuvres  éminemment  représentatives  du 
royaume  de  Dieu,  et  cependant  Jésus  les  désavoue  ! 
Comment  est-ce  possible  ?  Pour  la  raison  bien  simple 
que  l'essentiel  n'est  pas  l'étiquette  que  porte  notre  vie. 
mais  la  puissance  d'où  elle  procède.  Quand  on  prophé- 
tise à  coups  d'exégèse  et  que  l'on  prêche  à  coups  de 
doctrine,  quand  on  chasse  les  démons  des  passions 
impures  par  l'esprit  du  fanatisme  religieux  ou  de  l'exal- 
tation psychique,  quand  on  guérit  les  malades  par  la 
suggestion  de  la  prière  ou  du  scientisme,  il  n'y  a  pas 
là  de  révélations  de  Dieu,  mais  seulement  des  exploits 
de  l'esprit  humain,  des  phénomènes  subjectifs  ou  l'utili- 
sation d'états  d'âme  maladifs. 


l'action  de  box  aloi  329 

La  troisième  tentation,  dans  laquelle  Jésus  fut  solli- 
cité d'imiter  le  règne  de  Dieu  et  ses  manifestations  au 
moyen  des  procédés  et  des  lorces  de  la  vieille  nature, 
nous  éclaire  parfaitement  à  cet  égard.  Jésus  la  repoussa 
catégoriquement  ;  il  déclara  ainsi  une  fois  pour  toutes 
ne  reconnaître  comme  authentiques  que  les  résultats 
dus  à  la  vertu  de  la  vie  originelle,  et  obtenus  selon 
ses  méthodes.  Et  ce  fait  demeure,  quand  bien  même 
le  christianisme  officiel  tout  entier  succomberait  à  la 
tentation  dont  Jésus  a  triomphé,  et  cette  méthode  frau- 
duleuse eût-elle  reçu  la  consécration  dune  pratique  sé- 
culaire. Ce  fait  demeure,  quelles  que  soient  par  ailleurs 
la  sincérité  et  la  ferveur  avec  lesquelles  on  abuse  du  nom 
de  Jésus.  Le  jour  viendra  où  cette  aberration  sera  re- 
connue, et  alors  si  grandes,  si  belles,  si  glorieuses 
qu'en  aient  été  les  apparences,  le  verdict  qui  la  frap- 
pera sera  aussi  net  et  aussi  décisif  que  celui  qui  fut 
prononcé  sur  le  tentateur  :  Retirez-vous  de  moi,  vous 
m'êtes  étrangers  ;  à  mes  yeux  dont  le  regard  cherche 
partout  le  Père,  vous  avez  pratiqué  l'iniquité,  car  vous 
n'avez  point  édifié  le  royaume  de  Dieu,  mais  vous  en 
avez  détourné  les  hommes. 

L'expression  qu'on  traduit  en  général  par  les  mots  : 
Vous  qui  pratiquez  l'iniquité,  signifie  littéralement  : 
«r  Vous  qui  êtes  les  auteurs  responsables  de  l'illégalité  ». 
Elle  caractérise  ce  qu'il  y  a  de  subjectif,  d'arbitraire, 
de  barbare  dans  l'activité  de  ceux  aux  juels  elle  s'appli- 
que. Le  jugement  porté  par  Jésus  ne  met  donc  pas  en 
question  la  bonté  et  l'utilité  des  œuvres  accomplies,  les 
bienfaits  et  le  secours  qu'elles  ont  apportes  aux  hommes. 
Il    ne    les    considère  qu'au   point  de  vue  de   la  création 


3'3<>  LES    CONDITIONS    DU    SUCCKS 

nouvelle  de  l'humanité,  qui  seule  lui  importait.  A  ce 
point  de  vue  là,  elles  sont  mauvaises,  parce  quelles 
ne  procèdent  pas  des  forces  actives  et  des  nécessités 
intérieures  du  nouveau  devenir,  ni  d'une  rénovation  de 
l'humanité  ;  elles  n'y  sauraient,  par  conséquent  contri- 
buer. Les  seules  œuvres  de  bon  aloi  sont  celles  qui 
en  procèdent  organiquement  et  qui  y  contribuent  d'une 
manière  ellective,  qui  découlent  de  la  même  source  et 
participent  de  la  même  vie.  Car  elles  ont  la  même  ori- 
gine, portent  le  même  caractère  et  tendent  au  même  but 
que  celles  de  Jésus.  Tout  le  reste  n'est  qu'une  activité 
arbitraire,  selon  l'ordre  de  choses  ancien. 

«  Tout  homme  donc  qui  entend  ces  paroles  que  je 
dis  et  les  met  en  pratique,  est  semblable  à  un  homme 
sage  qui  a  bâti  sa  maison  sur  le  roc.  La  pluie  est 
tombée,  les  torrents  sont  venus,  les  vents  ont  souf- 
tlé  et  se  sont  déchaînés  contre  cette  maison,  mais 
elle  nJa  pas  été  renversée,  parce  qu'elle  était  fondée 
sur  le  roc.  Mais  tout  homme  qui  entend  ces  paroles 
(jue  je  dis  et  ne  les  met  pas  en  pratique,  sera  sem- 
blable à  un  insensé  qui  a  bâti  sa  maison  sur  le  sable. 
La  pluie  est  tombée,  les  torrents  sont  venus,  les 
vents  ont  soufflé  et  ont  fondu  sur  cette  maison,  et 
elle  s'est  effondrée,  et  grande  a  élé  sa  ruine.  » 

Détournant  ses  regards  de  cet  avenir  solennel  où  tout 
apparaîtra  dans  sa  vérité  et  selon  sa  valeur  réelle.  Jésus 
adresse  en  terminant  une  exhortation  pressante  à  ceux 
de  ses  auditeurs  qui  comprennent  la  gravité  du  sujet. 
1!  leur  fait    voir   dans    une    parabole    saisissante  qu'une 


l'action  oe  bon  a  loi  '53  i 

seule  chose  importe  :  entendre  et  pratiquer.  Non  pas, 
remarquons-le,  entendre  et  retenir,  entendre  et  méditer, 
entendre  et  vouloir,  mais  entendre  et  pratiquer. 

Ce  que  nous  avons  appris  de  Jésus  doit  se  traduire 
immédiatement  dans  notre  vie.  Ainsi  nous  entrons  dans 
le  mouvement  effectif  qui  pressent,  découvre  et  suit  le 
chemin  étroit.  Mais  avant  tout,  il  faut  avoir  véritable- 
ment entendu,  autrement  nous  agissons  à  l'aventure, 
selon  des  notions  théoriques  et  illusoires.  Or  nous  n'en- 
tendons en  vérité  que  les  paroles  que  nous  saisissons 
d'une  manière  personnelle  et  vivante,  à  la  lumière  de 
notre  situation  intérieure,  c'est-à-dire  celles  qui  nous 
atteignent  en  plein  cœur.  Quelles  sont  les  paroles  de 
Jésus  qui  pénètrent  en  nous,  quel  est  le  point  sensible 
qu'elles  touchent  ?  Cela  varie  suivant  les  individua- 
lités. Mais  une  fois  que  le'contact  s'est  établi,  il  s'agit 
de  suivre  sans  délai  les  impulsions  vitales  que  nous 
percevons  et  .  de  nous  consacrer  entièrement  à  leur 
réalisation.  Dès  que  le  contact  ne  s'affirme  plus  dans 
la  vie.  la  communication  s'interrompt.  Dès  que  les  en- 
seignements qui  ont  trouvé  en  nous  un  écho  ne  se  tra- 
duisent pas  en  actes,  ils  n'enrichissent  que  nos  points 
de  vue.  Tout  ce  qui  ne  se  transforme  pas  en  vie.  de- 
vient affaire  de  théorie. 

Alors  nous  bâtissons  sur  le  sable,  sur  le  sable  mou- 
vant des  idées  et  des  principes,  des  convictions  et  des 
résolutions,  et  la  solidité  de  notre  édifice  réside  unique- 
ment dans  le  poids  qu'a  pour  nous  notre  manière  de 
voir,  dans  la  confiance  que  nous  avons  en  nos  opinions. 
Il  manque  à  notre  vie  la  base  d'un  fait  objectif.  Mais 
comment  trouver  un  appui  dans  une  croyance  à  laquelle 


3^2  LES    CONDITIONS    DU    SUCCES 

nous  devons  servir  nous-même  de  point  d'appui?  Vienne 
à  fondre  sur  nous  la  tempête,  un  désastre  ébranle-t-il 
l'édifice  de  notre  vie,  toute  notre  construction  théorique 
s'eflondre,  et  nous  nous  trouvons  gisant  sur  le  sable. 
Alors  c'est  le  désespoir  :  «  Il  n'y  a  point  de  Dieu  »,  s'é- 
crie-t-on.  Et  l'on  se  lamente,  d'avoir  perdu  sa  foi.  Heu- 
reux ètes-vous  d'avoir  perdu  votre  foi,  vous  voilà  dé- 
barrassés d'une  illusion  !  Peut-être,  si  vous  le  cherchez, 
trouverez- vous  maintenant  l'accès  à  la  véritable  vie. 

Quant  à  celui  cpui  laisse  les  paroles  de  Jésus  germer 
en  lui  et  s'actualiser  dans  sa  vie,  qui  permet  aux  im- 
pressions et  aux  énergies,  aux  clartés  et  aux  impulsions 
divines  qui  se  font  jour  dans  son  âme  de  se  réaliser  dans 
son  attitude  et  sa  conduite,  ses  relations  et  ses  circons- 
tances, bref  dans  tous  les  faits  et  tous  les  phénomènes 
de  son  existence,  il  fait  l'expérience  immédiate  de  Dieu, 
le  vivant,  et  de  son  travail  créateur  et  organisateur. 
L'évolution  de  l'humanité  s'accomplit  dans  sa  vie  indi- 
viduelle. 11  s'incorpore  à  l'organisme  nouveau  d'où 
procède  toute  vie  personnelle.  En  lui  monte  la  sève  de 
l'être  originel  ;  il  est  régi  par  ses  lois  de  vérité  ;  il 
renouvelle  toutes  choses  dans  la  mesure  où  lui-même 
est  créé  de  nouveau. 

Cet  homme-là  a  bâti  sa  maison  sur  le  roc,  car  son 
existence  tout  entière  repose  sur  une  base  objective,  sur 
le  Dieu  vivant.  C'est  en  lui  que  sa  vie  plonge  ses  racines, 
c'est  de  lui  qu'elle  tire  sa  subsistance  et  son  accroisse- 
ment. Ce  sont  ses  vibrations  qui  lui  communiquent  son 
énergie  vitale.  L'être  nouveau  qui  grandit  en  lui  est  une 
création  de  la  rédemption  et  de  la  régénération  divines. 
Sa  destinée  est  une  grâce  du  Père  et  se  déroule   au  so- 


LACTIOX    DE    HON    ALOl 


355 


leil  immuable  do  son  amour.  Chacun  de  ses  jours  de- 
vient une  révélation  de  sa  gloire.  Rien  ne  saurait  l'é- 
branler, car  le  pivot  de  son  existence  est  dans  l'être 
véritable,  impérissable,  éternel,  dont  il  fait  l'expérience 
personnelle  avec  chaque  battement  de  son  cœur. 

ce  Jésus  ayant  achevé  ce  discours,  le  peuple  fut  saisi 
d'admiration,  car  il  enseignait  comme  ayant  autorité, 
et  non  à  la  façon  des  scribes  »,  nous  dit  Matthieu.  Nous 
aussi,  malgré  les  siècles  écoulés,  nous  nous  sentons 
ébranlés  jusqu'au  fond  par  ses  paroles,  quand  du  sein 
de  notre  inquiétude  nous  les  saisissons  dans  leur  vi- 
vante réalité.  Et  notre  àme  reste  émerveillée  devant  les 
perspectives  qu'elles  ouvrent  à  chacun  de  nous  et  à 
l'humanité  tout  entière.  Quiconque  ne  se  sent  pas  trans- 
porté à  la  lecture  du  Sermon  sur  la  montagne,  ne  l'a 
pas  compris.  Mais  celui  qui  l'a  compris,  a  trouvé  le 
chemin  de  la  vie. 


TABLE  DES  MATIERES 


Pages 

INTKOIK'CTION I 

Notre  désarroi  en  présence  des  paroles  de  Jésus     .      .  i 

Les  bases  d'une  juste  interprétation (i 

Les  trois  transpositions  nécessaires i3 

Les  conditions  de  la  compréhension 19 

La  place  et  la  signification  du  Sermon  sur  la  montagne 

dans  le  ministère  de  Jésus 28 

Chapitre  premie».  —  Le  point  de  départ 41 

1.  Ceux  qui  cherchent 41 

2.  La  vocation  des  chercheurs 70 

3.  La  ligne  de  conduite  des  chercheurs 100 

Chapitre  IL  —  La  morale  nouvelle 117 

1.  Son  caractère  positif  :  elle  est  un  «  accomplissement»  121 

2.  Son  caractère  libre  et  primesautier 127 

3.  Sa  rigueur  inflexible 137 

4.  La  spontanéité  de  ses  manifestations i47 

5.  Elle  témoigne  de  la  souveraineté  de  l'être   nouveau.  i54 

6.  Elle  témoigne  d'une  vie  surabondante 1H2 

Chapitre  III.  —  La  vie  personnelle 170 

1.  Nos  relations  avec  le  prochain    .......  173 

2.  Nos  relations  avec  Dieu 188 

3.  La  vie  cachée 220 


336  TABLE    DES    MATIERES 

l'aies 

Chapitre  IV.  —  La  vie  quotidienne 2^ 

1.  Le  centre  de.  gravité 246 

2.  La  lumière  de  la  vie 255 

3.  Le  point  d'appui 265 

4.  Le  but 271 

5.  Le  secret  de  la  vie 277 

Chapitre  V.  —  La  vie  commune   réalisée 282 

1.  Les  bases  de  la  vie  commune 282 

2.  Le  caractère  de  la  vie  commune 289 

3.  La  condition  de  la  vie  commune 294 

4.  Le  principe  de  la  vie  commune 3oo 

Chapitre  VI.  —  Les  conditions  du  succès 3o3 

1.  La  marche  ininterrompue 3o3 

2.  Le  vrai  chemin 3ia 

3.  L'action  de  bon  aloi 327 


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ÉDITIONS  DU  FOYER  SOLIDARISTE 


FÉLIX  BOVET.  Pensées,  br.  3  5o,  relié  toile  5 — ,  demi-niar.  7  — 

ARNOLD  REYMOND.  Logique  et  mathématiques  ....  5  — 
M.  NEESER.   La  religion  hors  des  limites  de  la  raison   .      .5  — 

SAMUEL  GAGNEBIN.  La  philosophie  de  l'intuition   ...  4  — 

H.  BARBIER.  La  signification  primitive  de  la  Sainte-Gène   .  4  — 

GASTON   FROMMEL.  La  vérité  humaine,  I 4  — 

—  Etudes  de  théologie  moderne     .      .      .4  — 

—  Eludes  littéraires  et  morales  (2e  éd.)  3  5o 

—  Etudes  morales  et  religieuses  (2e  éd.)  3  5o 

—  Etudes  religieuses  et  sociales  (2e  mille)  3  5o 

H.  LHOTZKY.  Pour  former  une  âme 3  00 

PAUL  STAPFER.  Vers  la  vérité 3  5o 

MAURICE  GEHRI.  Prisons  russes 3  00 

H. -A.  JUNOD.  Zidji,  élude  de  mœurs  sud-africaines    .      .      .  3  5o 

VICTOR  MONOD.  Le  problème  de  Dieu 3  5o 

TH.  FLOURNOY.  La  philosophie  de  William  James   .      .      .  2  5o 

—               Le  génie  religieux  (4e  mille) —  60 

WILLIAM  JAMES.  La  volonté  de  croire —  60 

F. -H.  MENTHA.  La  morale  du  testament 1  00 

C.  HILTY.  Le  secret  de  la  force  (2e  édition) 1  5o 

JOSEPH INE-E.  BUTLER.  Avant  l'aurore 2  — 

COLLECTION  D'ACTUALITÉS  PÉDAGOGIQUES 

F.-W.  FCERSTER.  L'école  et  le  caractère  (3e  éd.)  .      .      .      .3  — 
AUG.  LEMAITRE.  La  vie  mentale  de  l'adolescent  et  ses  ano- 
malies        3  — 

R.  NUSSBAUM.  Le  problème  de  l'école  secondaire     ...     2  — 

LES    LEÇONS    DE     FRANÇAIS  DANS    L'ENSEIGNEMENT    SECONDAIRE. 

Conférences  faites  à  l'Université  de  Neuchàtel.      .      .      .     2  5o 

BIBLIOTHÈQUE  D'ÉTUDES  RELIGIEUSES 

F.  LEEN H ARDT.  L'évolution  doctrine  de  liberté    .      .      .      .2  — 

CH.  BASTIDE.  L'anglicanisme 2  — 

CH.  MERCIER.  Les  prophètes  d'Israël 1  60 

EUGÈNE    DE   FAYE.  Saint  Paul 1  60 

HENRI  MON  NIER.  Qu'est-ce  que  la  Bible  ? 160 

NATHAN    SŒDERBLOM.  Les  religions I  4° 

G.  ANRICH.  L'ultramontanisme 1  4° 


En  dépôt  à  la  librairie  Delachaux  &  Niestlé,  Neuchâlel. 

Prix  :  8  fr.  50. 

LAUSANNE.  -    IMP.    CO"PE«ATiVE    LA  CONCORDE