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Full text of "Les familles et la société en France avant la Révolution, d'après des ..."

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LES FAMILLES 

LA SOCIÉTÉ EN FRANCE 

AYANT LA 'RÉVOLUTION 
. CHARLES DE RIBBE 

QUATRIÈME ÉDITION 



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ALFRED MAME ET FILS, ÉDITEURS 



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LA SOCIETE EN FRANGE 



AVANT LA RÉVOLUTION 



I 



PROPRIETE DES EDITEURS 



LES FAMILLES 

LA SOCIÉTÉ EN FRANCE 

AVANT LA RÉVOLUTION 

CHARLES DE RIBBE 
QUATRIÈME ÉDITION 

TOME I 



TOURS 

ALFRED MAME ET FILS, ÉDITEURS 



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AVERTISSEMENT 

DE LA QUATRIÈME ÉDITION 



Il y a sept ans, de grandes enquêtes étaient ou- 
vertes sur les causes immédiates des catastrophes 
de 1870 et de 1871. Alors, pour concourir autant 
qu'il était en nous au salut public, nous essayâmes 
d'en faire une plus décisive encore , et qui abor* 
dait directement les questions vitales soulevées 
pa/r Vétat moral du pays. 

Nous sortions à peine d 9 une épreuve terrible 
enlre toutes* et le péril social renaissait par l'effet 
même de nos discordes. 

Au milieu des tourmentes du xvi e siècle, le 
chancelier L'Hôpital disait au Parlement de Paris, 
le 26 juillet 15'67 ; « Chascun se doit examiner, 
moy le premier. Nous estudions plus à apparoir 
qu'à estre. Ne se faut abuser soy-mesme. » Et, 
au commencement du xvn e , Descartes écrivait en 



r 



VI AVERTISSEMENT 

tête de son Discours sur la Méthode : « J'avais un 
extrême désir d'apprendre à distinguer le vrai< 
d'avec le faux, pour voir clair en mes actions et 
marcher avec assurance en cette vie. . . Tout mon 
dessein ne tendait qu'à rejeter la terre mouvante 
et le sable , pour trouver le roc et l'argile, » 

Et nous aussi, au spectacle des idées précon- 
çues, des préjugés et des passions qui nous con- 
damnaient à l'impuissance, nous nous deman- 
dions si Vheure n'était pas favorable pour une 
sorte d'examen de conscience historique. Nous 
voulûmes aller au fond des choses, et retrouver le 
roc sur lequel devait s'opérer Vœuvre de réédifi- 
. cation. Un maître éminent, M. Le Play, dès 1864 
et dans um livre devenu célèbre, ornait fkcé la mé- 
thode et tracé la voie : « Le moment est venu pour 
la France de substituer aux luttes stériles, susci- 
tées par les vices de l'ancien régime et par l'erreur 
des révolutions, une entente féconde fondée sur 
l'observation méthodique des faits sociaux 1 . » 

Telle fut notre pensée lorsqu'en 1872 nous en- 
treprîmes nos études sur les Familles et la So- 
ciété en France avant la révolution, d'après 
des documents originaux. 

Le patriotisme nous les avait inspirées; nous 
les publiâmes comme un acte de foi et d'espérance. 

i Préface de La Réforme sociale en France, déduite de l'ob- 
servation comparée des peuples européens (1" édition). 



DE LA QUATRIÈME ÉDITION VII 

Elles semblaient ne regarder que le passé; en réa- 
lité, elles visaient le présent et l'avenir. Depuis 
lors, un brillant écrivain, dont le point de départ 
a été très différent du nôtre, M. Taine, a donné la 
même conclusion à son travail d'analyse sur l'an- 
cien régime et la révolution : « La forme sociale 
et politique dans laquelle un peuple peut entrer 
et rester n'est pas livrée à l'arbitraire, mais dé- 
terminée par son caractère et son passé. Il faut 
que, jusque dans ses moindres détails, elle se 
moule sur les traits vivants auxquels on l'ap- 
plique; sinon elle crèvera et tombera en mor- 
ceaux. C'est pourquoi, si nous parvenons à trou- 
ver la nôtre, ce ne sera qu'en nous étudiant 
nous-mêmes; et plus, nous saurons précisément 
ce que nous sommes, plus nous démêlerons su/re- 
ment ce qui nous convient l . » 

Oui, sachons ce que, nous sommes, et aussi d'où 
nous venons. « Honorez votre père et votre mère, 
afin d'être heureux et de vivre longtemps sur la 
terre, » a dit le divin législateur. Cecin'estpas seu- 
lement un précepte individuel : c'est un des plus 
grands préceptes sociaux. Qu'est-ce que la patrie, 
sinon le pays des pères? L'histoire de la moindre 
famille ayant quelques éléments de fixité n'est-elle 
pas l'histoire du labeur des pères qui l'ont fondée, 

1 Préface des Origines de la France contemporaine. 



VIII AVERTISSEMENT 

et qui lui ont donné la puissance de durer ? Une 
nation n'est -elle pas ce que la font les qualités 
natives des familles qui la composent, qualités 
infusées dans le sang, développées par l'éducation 
et maintenues par la tradition? V objet même des 
nouvelles sciences anthropologiques n'est-il pas de 
marquer les caractères propres de chaque race, 
tels qu'ils se déterminent moralement, non moins 
que physiquement, sous l'influence de Vhérédité ? 
Il est donc urgent de s'élever, au nom du senti- 
ment national, contre des théories d' histoire qui, 
s* autorisant des abus d'un ancien régime dégénéré 
au point qu'il ne se comprenait plus lui-même, 
offrent de la vie traditionnelle de notre pays 
l'image la plus repoussante. Si la race française 
avait été telle qu'on nous la dépeint, dans les longs 
siècles qui ont précédé le xviii 6 , que faudrait -il 
penser d'elle dans le présent? et quelles pourraient 
être ses destinées dans l'avenir? 

Les Livres de raison de nos pères nous avaient 
procuré sous ce rapport toute une fête intérieure. 
Dans les malheurs de la patrie, ils nous avaient 
consolé et réconforté. Tombés dans l'oubli 9 ils re- 
parurent au grand jour après la tempête , et ils 
découvrirent à notre société un monde qui lui était 
presque inconnu, celui du foyer. Les générations 
qui avaient fait la France venaient dire comment 
et sur quel terrain solide il fallait la refaire. 



DE LA QUATRIEME EDITION IX 

Les fatigues que nous nous étions imposées ont 
reçu la meilleure des récompenses. Trois éditions 
de noire livre témoignent de l'intérêt qui Va ac- 
cueilli. D'augustes suffrages et de hautes approba- 
tions Vont honoré au delà de nos ambitions; et les 
sympathies les plus prévenantes nous ont été adres- 
sées à son sujet par des amis, même inconnus, 
qui ont vu dans notre œuvre un point d'appui 
pour une action à exercer dans feur entourage. 

Il y a plus : cette action s'est produite jusque 
sur l'auteur. Nous nous serions peut-être arrêté là; 
mais beaucoup nous ont encouragé à creuser en- 
core dans le riche filon qui venait d'être mis en 
lumière. 

Powr répondre à de si bienveillants appels, 
nous fîmes pa/raitre en 1876 La Vie domestique, 

SES MODÈLES ET SES REGLES, D* APRES DES DOCU- 
MENTS ORIGINAUX 1 . 

Des textes particulièrement remarquables y 
sont encadrés dans des monographies qui les 
éclairent, et en regard des témoignages laissés 
par les types les plus parfaits de notre race, en 
sont placés d'autres qui caractérisent les familles 
et les peuples prospères de tous les temps. La con- 
science même du genre humain s'y révèle dans 
ses forces profondes. L'ordre fondamental établi 
par les lois divines y est rendu sensible dans son 

1 Paris, Baltenweck, 2 vol. in-18. 



X AVERTISSEMENT 

économie et dans les coutumes qui le conservent : 
sur lui reposent les mœurs, les lois, les institutions; 
en lui sont les conditions du bien -être moral et 
physique de tous, et particulièrement des classes 
populaires. Il est la garantie suprême du main- 
tien de la paix sociale. Le reste peut varier selon 
les pays et les époques ; mais ce point central est 
essentiellement immuable; et, insistant sur les 
observations déjà émises au sujet de nos meilleures 
traditions françaises, nous répétions: Voilà le roc 
sur lequel il nous faut rebâtir, en travaillant à 
nous réformer. 

Notre tâche semblait achevée, lorsqu'une nou- 
velle impulsion, venue des a/mis de la réforme, 
nous amena à lui donner un complément. Jus- 
qu'alors, elle avait été surtout historique : son but 
était de redresser les idées fausses. Or Von désirait 
lui voir produire des résultats immédiatement 
pratiques, et Von nous conviait à trcLcer un mo- 
dèle de Livre de raison qui aiderait au rétablisse- 
ment d'une excellente coutume. 

C'est ainsi que, sous le titre de Livre de famille * , 

* Tours K Alfred Marne et fils, 1879, un vol. in-18. 

Ce volume est accompagné d'un registre à pages blanches, 
en tête duquel est un titre imprimé, avec l'indication des cha- 
pitres à ouvrir, et qui est destiné à devenir le Livre de raison 
de la famille. 

Déjà , sur tous les points de la France , l'idée est réalisée dans 
un assez grand nombre de foyers. 



DE LA QUATRIÈME EDITION XI 

nous avons offert naguère au public un résumé 
de nos travaux, une sorte de manuel contenant 
la méthode et les exemples à suivre pour la rédac- 
tion des annales du foyer. 

« La fin couronne l'œuvre, » disaient autre- 
fois nos pères lorsqu'ils touchaient au terme de 
leurs labeurs. Cette pensée que plusieurs de nos 
rncmuscrits domestiques portent inscrite à leur 
dernière page, ne nous est-il pas permis d'en faire 
aujourd'hui l'application à notre oeuvre d'his- 
toire? 

L'idée de la tradition commence, sur le terrain 
des principes sociaux, à renaître dans la famille 
et pœr la famille : nous en sommes témoin. Un tel 
fadt, se produisant dans une société aussi troublée 
et instable que l'est la nôtre, est Vindice de ce qu'on 
pourrait attendre d'une action plus étendue. Quoi 
donc l'a provoqué? N'est-ce pas un esprit nouveau 
d'attention et d'observation ? Un souffle vivifiant est 
né d'wi mouvement d'études, et il a déjà agi sur 
une élite d'intelligences. Il ne doit pas y rester con- 
centré; le jour est venu de faire appel aux dévoue- 
ments, pour que ce germe fructifie chez le plus 
grand nombre. Soyons certains que le pays per- 
drait beaucoup de ses sentiments hostiles contre les 
vérités qui, seules, remédieraient à son état d'an- 
tagonisme et de souffrance en satisfaisant ses as- 
pirations légitimes, si elles lui étaient rendues 



XII AVERTISSEMENT 

compréhensibles sur les points décisifs par une 
pratique effective. Quelle que soit sa désorganisa- 
tion, il y a encore en lui des parties saines; 
d'autres, qui sont atteintes par le mal, ne sont 
pas fermées au bien. Les énergies morales, les vo- 
lontés longues et persévérantes, la continuité 
dans V effort, sont ce qui nous manque le plus 
pour mettre nos actes d'accord avec nos pro- 
grammes d'ordre et de conservation. 

Donc, au lieu de nous laisser abattre, travaillons 
plus que jamais. Le péril social n'a pas cessé de 
grossir, par notre inertie et notre état d'ana/rchie; 
unissons-nous pour rétablir les fondements de la 
paix, et, dans la crise où nous sommes, malgré la 
puissance de l'erreur qui menace de nous préci- 
piter au fond des abîmes, disons-nous que le salut 
dépend toujours de nous. 

Si modeste que soit notre rôle, il sera fécond par 
Vunion dans le vrai et le bien. Ces convictions 
nous ont encouragé à ne pas retarder plus long- 
temps la quatrième édition de notre livre sur les 
Familles. 

Nous nous sommes appliqué à améliorer et à 
compléter nos premières études, sans leur faire 
perdre leurs traits essentiels. Vensemble du tar- 
bleau n'est pas changé, le cadre reste à peu près 
le même; seules, ses proportions se sont dévelop- 
pées là où nous avons cru nécessaire de mettre 



DE LÀ QUATRIÈME EDITION XIII 

les idées et les faits dans un relief plus saisissant. 
Ajoutons que l'ouvrage , devenu ainsi presque 
nouveau, est édité par MM. Marne dans des con- 
dilions qui le rendront accessible à tous et faci- 
literont sa propagation. Puisse- 1- il servir de 
plus en plus utilement la cause sainte du relève- 
ment de la patrie ! 

Aix en Provence, mai 1879. 



PREFACE 

(1873) 



Des faits et non des raisonnements, la science 
sociale mise en action au lieu de dissertations abs- 
traites, tout un ensemble de témoignages sortant 
des profondeurs de l'histoire , pour nous dire quelle 
est la pratique des familles et des sociétés. animées 
de l'esprit du bien, comment se constituent les 
peuples en paix avec eux-mêmes et aptes à se gou- 
verner librement : tels sont les éléments d'intérêt de 
l'étude que nous offrons au: public sur les plus 
graves questions qui puissent occuper à cette heure 
les bons citoyens. 

Nous nous proposons de raconter, non en citant 
des textes de loi et encore moins d'après des fictions 
de roman, mais d'après les monuments de la vie 
domestique, ce qu'ont été jusqu'à notre temps la 
famille , les mœurs , l'éducation , l'organisation , la 



XVI PREFACE 

fécondité, la stabilité, les coutumes et l'harmonie 
de la famille française; l'institution traditionnelle et 
nationale du foyer chez notre race, et plus générale- 
ment encore les institutions et les libertés locales 
qui ont organisé notre pays. 

La France, malgré son triste état d'instabilité, 
conserve une très grande force vitale ; et cependant 
elle semble livrée à tous les hasards, faute de vouloir 
réagir contre les principes d'erreur qui sont les 
agents toujours plus redoutables de sa dissolution. 
Beaucoup de gens de bien eux-mêmes, divisés en 
partis irréconciliables et subissant l'influence des 
passions d'antagonisme qui ont fini par s'infiltrer jus- 
qu'aux extrémités du corps social, paraissent ignorer 
quelles causes supérieures à leurs contradictions po- 
litiques et aux frivoles sujets de leurs dissensions in- 
testines les frappent d'impuissance, en faisant de 
leurs œuvres de dévouement, là où elles réussissent 
à triompher de l'inertie de l'opinion , de trop insuf- 
fisants palliatifs. 

Cette situation se traduit par un mot de plus en 
plus menaçant et qui se trouve aujourd'hui sur 
toutes les lèvres, mais dont il serait temps de fixer 
pratiquement le sens : la Question sociale. Nous ne 
pouvons avoir la pensée d'aborder dans leur vaste 
étendue de tels problèmes ; mais nous voudrions con- 
courir à les éclairer d'un rayon de lumière, en de- 
mandant aux meilleures traditions de notre pays, et 
à l'exemple des peuples qui jouissent des véritables 
progrès, quelles sont les conditions de la santé mo- 
rale des familles et des nations. 



PREFACE XVII 

Notre époque présente quelques rapports de res- 
semblance avec le xvi e siècle : nous croyons oppor- 
tun de marquer ces rapports, en indiquant les ca- 
ractères absolument nouveaux du mal dont nous 
souffrons. 

Un terme fréquemment employé dans notre livre , 
celui de Familles modèles, doit être expliqué. 

L'expérience nous a appris la fécondité de la mé- 
thode qui nous délivrera d'un goût exagéré pour les 
abstractions et nous mettra en contact avec les réa- 
lités. L'observation a renouvelé de nos jours les 
sciences physiques; elle ne changera pas l'ordre 
moral, qui est immuable; mais elle rendra sensibles 
ses principes, ses résultats, ses preuves, en nous en- 
seignant comment vivent les sociétés prospères. Les 
moralistes les plus autorisés , les chrétiens les plus 
exemplaires déplorent souvent le peu d'efficacité 
de leurs efforts pour ramener les esprits aux vérités 
essentielles, à celles mêmes que les païens regar- 
daient comme autant d'axiomes. Sont -ils sûrs de 
n'avoir pas trop délaissé la méthode traditionnelle , 
qui a toujours servi le plus utilement à propager le 
vrai et le bien ? 

Cette méthode, nous avons essayé de l'appliquer 
au point de vue historique. Au lieu de raisonner, 
nous nous sommes proposé pour but de raconter les 
faits,: de décrire des modèles. Les familles que nous 
étudions ont été des types presque accomplis. Beau- 
coup auraient mérité d'être signalées à l'admiration 
de leurs contemporains, dans les siècles où elles ont 
vécu ; mais disons tout de suite ici ce qui sera am- 



XVIII PRÉFACE 

plement démontré, elles n'étaient pas des exceptions; 
en elles viennent se manifester à des degrés divers, 
et sans qu'il y ait eu un choix de notre part, ce que 
nous nommons la Coutume du bien , un fonds gé- 
néralement et fermement établi de principes sains et 
de bonnes pratiques. Nous les appelons donc des 
modèles : ce sont pour la science sociale des sujets 
d'observation incomparables, car il suffit de les imi- 
ter pour rentrer dans le droit chemin. 

Quelques-uns des matériaux de notre livre nous 
ont été fournis par les mémoires qui sont les sources 
de l'histoire de France, par leâ documents publiés 
sur les peuples étrangers. Mais les plus précieux 
entre tous , ceux relatifs à la Provence , sont entière- 
ment inédits. Ils ne se trouvent ni dans les archives 
publiques, ni dans les bibliothèques; ils voient le 
jour pour la première fois, après être demeurés jus- 
qu'ici cachés à l'ombre et sous l'abri de ces véné- 
Tables foyers de toute classe, de tout rang, qui ont 
gardé et gardent encore la meilleure partie de notre 
histoire locale et provinciale. Nous ne pourrions trop 
nous montrer reconnaissant envers les familles qui, en 
nous donnant un si grand témoignage de confiance, 
nous ont permis de pénétrer jusqu'au cœur de l'an- 
cienne société française. 

Un de nos textes provençaux n'est peut-être 
pas inconnu pour plusieurs de nos lecteurs : c'est 
l'œuvre si naïve et si touchante de Jeanne du Lau- 
rens. Elle figure avec l'honneur qui lui est dû dans 
la galerie des portraits , objets de nos recherches et 
de nos découvertes. L'accueil fait à Une Famille au 



PREFACE XIX 

xvi° siècle 1 nous a encouragé à étendre notre cadre 
et à élargir nos horizons. 

L'auteur des pages qui vont suivre a éprouvé un 
charme indicible à se plonger dans les sources pures 
et rafraîchissantes de l'ancienne Coutume domes- 
tique, locale et nationale, à étudier cette Coutume, 
c'est-à-dire l'expression privée et publique de la loi 
morale, dans son action sur les rapports sociaux et 
la vie des localités, sur la commune, la paroisse, l'é- 
cole, les Universités, la province et l'État. Il n'a- 
vait eu d'abord pour but dans son enquête que son 
instruction personnelle. Les désastres de la patrie 
ont éclaté, et il a entrepris alors de publier ce qu'il 
considérait comme une sorte d'examen de conscience 
historique, propre à réconforter les cœurs trop 
attristés, à réveiller la notion du vrai dans les esprits 
qui souffrent des atteintes du scepticisme et de Ter- 
reur. 

Son travail, commencé au lendemain d'immenses 
malheurs publics , s'est terminé dans les douleurs 
de son foyer. C'est au moment où l'auteur retraçait 
les grandes figures des pères et des mères d'autre-»- 
fois qu'il perdait près de lui les fidèles et vénérables 
héritiers de leurs vertus antiques. C'est près du lit 
de mort d'un père et d'une mère, fidèles aux tradi- 
tions de la France chrétienne , qu'il trouvait encore 
conseils, force et courage, pour ne pas laisser ina- 
chevée son œuvre. 

1 Un vol. in -18; Paris, 1867. -r Nous venons d'en publier 
une troisième édition, entièrement refondue et augmentée de 
nouveaux documents (Tours, Alfred Marne et fils, 1879). 



XX PREFACE 

Ames saintes ! vous vous êtes envolées vers Dieu. 
Vos exemples nous ont fait comprendre les modèles 
des temps prospères, lorsque notre pays et notre 
race représentaient dans le monde l'idée du bien , 
du devoir et du dévouement. 

Terminons ces lignes pleines d'émotion par une 
dernière remarque. Nous eussions pu nous borner à 
analyser tant d'éloquents documents ou les insérer 
comme pièces justificatives. Il nous a semblé qu'ils 
étaient dignes d'être mieux traités. Nous effacer le 
plus possible et incorporer à nos récits les reliques 
mises entre nos mains, laisser parler les témoins et 
les acteurs eux-mêmes, telle a été notre constante 
préoccupation. 

Le défaut le plus difficile à éviter, ou du moins à 
atténuer, était la monotonie, dans l'exposé uniforme 
du même idéal. Nous n'avons rien négligé pour le 
corriger, et notre but serait atteint, si nous ayions 
réussi à traduire simplement, sans art, sans étalage 
d'érudition et sans recherche de style, les spectacles 
qui nous ont si vivement touché, si solidement in- 
struit, et qui nous disent à quelle condition la France 
se sauvera. 



LIVRE PREMIER 



LA FAMILLE ET LES INSTITUTIONS 



Les Familles. I. — 1 



CHAPITRE I 



LES LIVRES DE RAISON EN PROVENCE 
ET DANS L'ANCIENNE FRANCE 



Dans le midi de la France et notamment en Pro- 
vence, on nommait autrefois Livre de raison le livre 
de comptes 1 , le livre de la maison 2 dans lequel 
les chefs de famille avaient coutume d'insérer les 
faits essentiels de leur vie et de leur administration 
domestiques. 

Un Livre de raison, quand il était bien tenu (et il 
y a sous ce rapport des types accomplis pouvant 
servir de modèles), se divisait d'ordinaire en deux 
parties principales. 

Dans la première, on marquait l'origine et l'his- 
toire de la famille, sa généalogie, ses alliances; on 

1 En Ialin Liber ralionum. 

2 Liber domus meœ; c'est ainsi qu'il est désigne dans des 
textes du xv« siècle. 



4 LIVRES DE RAISON 

consacrait quelques pages aux parents et à la pa- 
renté; puis on inscrivait la date de son mariage, les 
naissances des enfants, les décès, etc.. 

La deuxième était réservée aux affaires, à la ges- 
tion des biens , aux créances et aux dettes, aux in- 
ventaires de meubles «... L'origine, l'état et la nature 
des propriétés y étaient indiqués; les titres, con- 
trats, actes d'acquisition ou d'échange, baux à 
ferme, y étaient analysés d'une manière succincte. 
Le père y donnait les explications qu'il jugeait 
utiles, et il y notait, pour l'instruction de ses suc- 
cesseurs, ce qu'il avait fait dans l'intérêt du patri- 
moine, le montant de ses épargnes, le relevé des 
dépenses occasionnées par des constructions ou 
réparations, quelquefois même celles que lui avait 
causées l'éducation de ses enfants. On appelait cela 
« laisser son compte d'administration. » Les recom- 
mandations un peu particulières, que n'aurait pas 
comportées le testament, se trouvaient là naturel- 
lement à leur place. 

Il n'était pas rare qu'au commencement ou à la 
fin du registre, des parents écrivissent pour leurs 
enfants des conseils au sujet de la religion, des 
mœurs et de la conduite à tenir dans le monde. De 
là souvent des instructions très remarquables, et où 
venaient s'exprimer dans tout leur suc les fruits de 
l'expérience paternelle. Ces instructions étaient à la 
fois des plus élevées et des plus pratiques; on y voit 



1 Des catalogues de livres, des inventaires de bibliothèques 
figurent dans des Livres de raison , avec les prix d'achat. 



DE L'ANCIENNE FRANCE D 

exposés les grands principes, les grands devoirs 
qu'il importe de rappeler à une jeunesse trop faci- 
lement entraînée et égarée par les passions : devoirs 
envers Dieu^ devoirs envers le prochain, devoirs 
envers soi-même; — respect, honneur et obéissance 
dus à la mère dans son veuvage , affection et défé- 
rence à conserver à l'égard des parents ; — union à 
garder entre les frères, en sorte que ceux-ci réglas- 
sent en paix, et selon les prescriptions paternelles, 
des questions d'intérêt dont les gens de loi auraient 
fait la matière de procès ruineux... 

Observons encore que parfois le cadre s'étend 
davantage, et que certains manuscrits, surtout ceux 
des hommes publics, prennent les proportions de 
véritables mémoires. Mais ce sont là des exceptions : 
en général les Livres de raison n'ont pas de si 
hautes visées, et leurs horizons sont plus mo- 
destes. Les événements qui se sont passés dans la 
localité y sont relatés, mais en quelques traits 
rapides ; on n'insiste que sur ceux auxquels on a 
été mêlé, et c'est ce qui se produisait lorsqu'on 
avait été appelé à quelque magistrature dans la 
commune ou la province. 

Le Livre de raison, lorsqu'il était ainsi rédigé, 
était le Livre d'or du foyer; il n'était plus simple- 
ment un registre de comptabilité, il devenait tout 
un Mémorial domestique. De là l'originalité et la 
valeur des révélations qu'il nous donne sur ce qui , 
jusqu'à ce jour, était resté presque impénétrable 
pour nous dans le passé, la vie domestique. 
L'histoire nous offre peu de documents plus sûrs ; 



6 LIVRES DE RAISON 

comme c'est la conscience même qui les a dictés 
ils sont pleinement sincères. Point de théories et de 
spéculations; ce sont des faits. Les moindres 
chiffres, les plus petits articles de recette et de dé- 
pense y ont leur signification, et, nfieux que de 
superficielles études de mœurs, ils nous rendent 
présents et en quelque sorte sensibles le régime 
habituel des familles, leur manière d'être et de 
vivre. Tout y fournit matière à observations, le 
fond, la forme, les formules, la langue... De belles 
écritures bien nettes, bien fermes, et qui semblent 
tracées au burin, demeurent toujours intactes, malgré 
leur ancienneté, sur un papier épais et solide, et 
portent l'empreinte d'esprits éminemment soigneux 
et pratiques. Nous pouvons comparer les Livres de 
raison des diverses époques, et ce rapprochement, 
lui aussi, n'est pas sans intérêt. Au xv e siècle, ils 
reproduisent la solennité des vieux monuments du 
style notarial. Ceux du xvi e se ressentent du 
trouble des existences; les écritures sont pleines 
d'abréviations et tourmentées; mais quels carac- 
tères chez leurs auteurs! Le xvn e est riche égale- 
ment en textes domestiques; ils se distinguent par 
leur forme littéraire et polie; mais ils ont moins de 
relief. Les mêmes mœurs subsistent au xviii 6 , dans 
les milieux paisibles, partout où le matérialisme et 
l'irréligion n'ont pas pénétré. La révolution ne les 
détruit pas tout à fait; des vallées isolées gardent 
encore des races excellentes; et, lorsque ailleurs 
il n'y a que désorganisation, ténèbres morales et 
ruines, pendant que l'autorité paternelle s'amoindrit 



DE L'ANCIENNE FRANCE 7> 

au point de s'effacer et de ne plus compter pour 
rien, on verra, dan3 des pays vraiment privilégiés ^ * 
des pères modèles continuer à écrire leur Livre de 
raison, en y mettant une rare éloquence 1 , , 

Comment un simple journal d'administration et 
de comptes s'était- il élevé de la sorte à la hauteur 
d'un compte moral, et était-il devenu une institu- 
tion? C'est ce qui va ressortir des textes, éclairés 
par l'histoire même des familles. 

Des rites religieux étaient suivis dans la tenue 
des Livres de raison, et nous les signalerons. 
Dans le moment, considérons de près le point de 
départ de la coutume ; il s'agit de l'ordre temporel. 
Plus tard, l'esprit chrétien et l'ordre supérieur des 
intérêts moraux et sociaux nous apparaîtront dans 
une plus vive lumière. 

Beaucoup de ces registres étaient précédés de 
quelques lignes dont la rédaction variait peu. Quel- 
ques formules sont en latin; celles-ci nous viennent 
de jurisconsultes : 

« Liber rationum nobilis domini Mardi Antonii 
Duranli d'Escalis, domini a Sancto-Ludovico et a 
Sancto-Antonino , filii natwralis et legitimi egregii et 
nobilissimi Hieronimi Duranti , in supremâ Gallo- 
Provinciœ computorum aique subsidiorum Curia 
senatoris et decani, et nobilissimœ dominœ Sibillœ 
d'Escalis de Bras, matris amantissimœ..., inchoatus 
anno 1660. » 

1 Voir, dans le t. I de la Vie domestique, celui qu'Antoine 
de Courtois écrivit en 1812 dans la vallée du Sault (Vaucluse)» 



8 LIVRES DE RAISON 

A peu près vers le même temps , Vincent Ricard , 
lieutenant au siège de l'amirauté de Toulon, écri- 
vait, le 18 octobre 1645 : 

« Livre de raison de toutes les affaires de nostre 
maison, soit acquisitions de biens, ventes d'iceux, 
constitutions de pensions, nouveaux baux, payement 
de nos dettes; — naissances, mariages et autres 
éuénemens...» 

En 1729, Jean-Pierre de Berlue entreprend une 
œuvre semblable. 

« Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit, 
ainsi soit -il. J'ay commencé ce Livre de raison 
le 8 du mois de juin 1729, pour donner autant que 
possible une parfaite connoissance de mes affaires 
à mes héritiers... Je prie le Seigneur que, s'il luy 
plaît de me permettre de remplir ce dessein , ce ne 
soit que pour sa plus grande gloire et pour mon 
salut » 

Cinquante ans après, à la veille de la révolution, 
môme langage, toujours dans ce milieu si honnête 
et si bien réglé de la vieille bourgeoisie qui reste 
encore profondément chrétienne : 

« Ce Livre contient la généalogie de ma famille, 
depuis son établissement à Mollans au xv e siècle; — 
la notice des heureux événemens qui Vont soutenue 
et de ceux qui semblent annoncer son agrandisse- 
ment; — la note des capitaux qui me restent, tant 
du chef paternel que maternel, de ceux que fay 
acquis par mon mariage, et finalement de ceux que 
je feray moi-même, si l'état de mes affaires peut le 
permettre; — la description des immeubles que je 



DE L'ANCIENNE FRANCE 9 

possède, celle des acquisitions ou des réparations 
que je seray dans le cas d'y ajouter, et généralement 
tout ce que je croiray nécessaire à mes descendant . 
« Je leur recommande le soin de leurs affaires, 
mais plus fortement encore la crainte de Dieu et le 
soin de leur salut 1 . » 

Il était de principe que le fils auquel incombait 
la charge d'être « le soutien de la maison » , conti- 
nuât le Livre de raison du père. 

« Livre de raison de moy François de Villeneuve, 
seigneur de Cananilles, lequel contient vérité de tout 
ce qui s'y trouvera escrit. Il a 250 pages et a été 
commencé le 13 mai 1670 ; en foi de ce que dessus, 
je me suis signé de mon seing ordinaire. » 

Le journal est clôturé en ces termes après la mort 
de son auteur : 

« Icy finit le Livre de raison de M. François de 
Villeneuve, de Cananilles, mon père , lequel est mort 
le 11 septembre 1717. Le Seigneur ait reçu son âme 
dans son saint paradis! Son héritière est dame de 
Roux, ma mère, qui est libre de nommer audit héri- 
tage celuy de ses enfans qu'elle voudra choisir. » 

Le premier soin du fils héritier, lorsqu'il était 
devenu à son tour chef de famille, était d'inscrire 
l'événement de son mariage; puis, à l'exemple de 
ses devanciers, 41 notait tout ce qui intéressait la 
maison. Quant aux autres enfants qui s'établissaient 



1 Livre de raison de G.- G. Gonsolin Baculard, commencé à 
Mollans (Dauphiné), le !•* avril 1778. 



10 LIVRES DE RAISON 

au dehors, ils ne manquaient pas de commencer eux 
aussi leur livre. Liberté pleine et entière leur était 
donnée de consulter ceux de leur auteur commun et 
des ascendants, et au besoin d'en prendre copie. 

Citons un exemple de ce mode de transmission : 

« Livre de raison tenu par moy Anthoyne Bouge- 
rel, procureur en la Cour du Parlement, commencé 
en Van 1607 que je fus receu procureur. » 

Cet Antoine Bougerel meurt le 14 décembre 1648, 
laissant deux fils, dont l'aîné, Pierre, lui succède 
dans son office, et le second, Antoine, devient con- 
seiller et secrétaire du roi en la Chancellerie de 
Provence l . 

Ce dernier entreprend alors la rédaction de son 
Livre de raison. 

a Livre de raison tenu par moy, Antoine Bou- 
gerel, conseiller et secrétaire du Roy en la Chancel- 
lerie de Provence, et commencé le 14 décembre 1648, 
auquel jour monsieur mon bon père décéda, étant 
moy âgé de 24 ans 3 mois 4 jours, et je me suis 
soubsigné. » 

Il tient à avoir copie du manuscrit paternel, et 
il écrit ce qui suit , à la dernière page de cette copie 
qu'il en fait : 

« C'est la fin et le dernier article du Livre original 
tenu par feu monsieur Antoine Bougerel, vivant 
bourgeois de cette ville, mon père, touchant ses af- 

1 Le fils cadet a une charge plus brillante que celle de son 
frère aîné, lequel reste simple procureur. Des faits semblables 
se produisent plus d'une fois dans l'histoire des familles- 
souches. 



DE L'ANCIENNE FRANCK 11 

faires tant particulières que générales. Par suite dé 
noslre partage faict entre M. Pierre Bougerel, mon 
frère, et moy, il a été retiré par mondict frère; il 
est de l'épaisseur de six mains de papier, couvert 
d'un parchemin blanc, avec des attaches de peau. 

c... Et, là où j'ai trouvé du blanc vuide, j'ay faict 
des barres. Et tout ce que dessus, je l'atteste, ayant 
parcouru ledict Livre de raison de poinct en poinct, 
Faict à Aix le 30 mai 1649. 

« Nota. — Mondict frère , comme l'aisné de la 
maison, a esté chargé du Livre de raison, lequel il 
est obligé de me représenter toutes les fois que je 
l'en requerray verbalement, sous chargement toutes 
fois. » 

De telles habitudes de régularité et de conserva- 
tion expliquent comment des familles possèdent et 
ont pu nous communiquer des collections entières 
de ces précieux documents, s'étendant à cinq ou six 
générations successives. S'il arrivait qu'après un 
certain laps de temps la branche principale vînt à 
s'éteindre , ils faisaient retour à la branche la plus 
rapprochée. D'autres fois, les écritures devenant peu 
lisibles, ou les registres finissant par être en trop 
grand nombre, un descendant ayant du loisir déchif- 
frait les vieux manuscrits et les résumait en tête de 
son propre journal. 

« C'est une chose avantageuse aux enfans, est -il 
dit dans le préambule d'un Livre de raison 1 , lors- 

1 Mémoires de moy Jean -Etienne Gautier, de Cavaillon 
(Vaucluse), 1C34-1704. 



12 LIVRES DE RAISON 

que aprez lé décez de leur père ils trouvent des mé- 
moyrès par le moyen desquels ils puissent s'instruire 
de Vestat de leurs affaires. En ayant recognu en plu- 
sieurs rencontres l'importance et la nécessité, je me 
suis résolu pour Vintérêt de noslre famille de dres- 
ser ce Livre, dans lequel j'inséreray quelques-uns 
que j'ay tirés des Livres de nos ayeulx , afin que , si 
Ceux-là dans la suite des temps venoient à s'égarer, 
comme il arrive souvent des vieilles écritures, Von 
puisse trouver dans celuy-cy ce dont on pourra estre 
en peine par la perte des autres. 

« J'y contenteray encore la curiosité par des re- 
marques que j'y feray des choses plus considérables, 
arrivées de mon temps, ainsi que des voyages gue 
j'ay faits en Italie. 

« Et, comme Von doit plutôt travailler à la conser- 
vation de Vhonneur des familles que des biens 
qu'elles possèdent, puisque le premier leur doit estre 
infiniment plus cher que le dernier, je commenceray 
cet ouvrage par une petite généalogie de la nostre, 
qui contiendra seulement jusqu'à moy huict généra- 
tions l , n'ayant pas voulu m'estendre plus haut, tant 
par la difficulté de trouver les vieux papiers de 
nostre maison, qui ont esté dispersés par la diversité 
des mariages, que parce que cela est inutile à une 
famille qui n'a pas de preuves de noblesse à faire, 
et qui est connue dans cette ville pour une des plus 



1 Voici le nombre des enfants dans chacune de ces huit 
générations: l re quatre, 2 e un, 3 e cinq, 4« cinq, 5 e sept, 
6 e six , 7 e sept , 8 e quatre , 9« quatre. 



DE L'ANCIENNE FRANCE 13 

honnestes et des plus anciennes, ayant donné des 
chanoines dans cette cathédrale depuis plus de 
400 ans\ » 

Toutes les classes nobles et bourgeoises obéissent 
aux mêmes mœurs; des pères élèvent leurs fils dans 
l'usage de tenir journellement compte de leurs me- 
nues dépenses, et leur apprennent ainsi de bonne 
heure à connaître le prix de l'argent. 

« Taschez, dit M . de Mongé à ses enfants, de prendre 
uh peu de temps pour lire les bons livres, et escrivez 
dans voslre mémorial ou Livre de raison toutes les 
affaires qu'avez faites dans la journée *. » 

Des familles d'artistes font de même, tant est 
grande la puissance de la tradition. Les Livres de 
raison de Joseph Vernet sont au nombre des manu- 
scrits de la bibliothèque publique d'Avignon. C'est 



1 Celui qui écrit ces lignes est lui-même chanoine et vicaire 
général de l'évêque de Cavaillon. Il rédige son Livre de famille 
pour ses neveux et petits- neveux. 

s Le manuscrit auquel nous empruntons cette citation est un 
des témoignages les plus intéressants sur les mœurs de ran- 
ci en ne bourgeoisie des villages. 

Son auteur, M. de Mongé, habitant de la petite commune de 
Puy-Michel (Basses- Alpes) , adresse à ses enfants sous ce titre : 
Mémoire pour ma maison (1687) , tout un ensemble dé conseils 
au sujet de la religion, de la conduite à tenir dans les affaires, 
des devoirs sociaux à remplir, des politesses à rendre. Il s'oc- 
cupe même de l'hygiène et de l'entretien de la santé. 

M. Jules Terris, de Carpentras, descendant de l'auteur du 
manuscrit, se propose de lui consacrer une publication spé- 
ciale. 



14 LIVRES DE RAISON 

par eux que M. Léon Lagrange a pu reconstituer 
Thistoire de la très nombreuse famille des Vernet, 
retracer la vie si pittoresque de Joseph et les moin- 
dres détails de son existence domestique. Nous sui- 
vons ce dernier dans ses voyages, lorsqu'il entreprend 
ses tableaux de marine. « Voyez-vous les caisses à 
tableaux, les chevalets, les boëtes à peindre, les por- 
tefeuilles, s'entasser pêle-mêle avec les berceaux 
d'enfants 1 ? » Joseph tient note de tout, de ses 
comptes de ménage, des gages des serviteurs, de ce 
qu'il paye à ses modèles. Il enregistre les achats de 
joujoux pour ses enfants, les frais de leur éducation. 
11 s'y montre comme ayant été la providence de tous 
les siens, de son père, de ses frères, de ses sœurs, de 
ses neveux. Cette autobiographie est surtout d'un 
très grand prix, au point de vue artistique, car elle 
renferme le répertoire à peu près complet des œuvres 
de Joseph Vernet pendant cinquante ans, de 1735 
à 1788. Parallèlement à l'histoire du peintre, on voit 
s'y dérouler un des chapitres les plus curieux des 
annales de la peinture au dernier siècle. 

Joseph Vernet appartient à un monde différent de 
celui que nous nous proposons d'étudier ; mais il a 
l'esprit et les vertus du ménage , et il s'efforce de les 
inculquer à son fils Carie. Quand celui-ci le quitte 
pour aller à Rome, il ne manque pas de lui recom- 
mander d'écrire ses dépenses. Malgré ces prescrip- 
tions, Carie ne put, au retour, montrer l'ombre d'un 



1 Léon Lagrange, Les Vernet; Joseph Vernet et la peinture 
au xvni* siècle. Paris, 1864, p. 25, 321-450. 



DE L'ANCIENNE FRANCE 15 

Livre de raison. <t Ici, dit M. Lagrange, se place 
un curieux épisode. Le père fit asseoir son fils, et 
le força d'inscrire sur une page blanche d'un de ses 
livres à lui les dépenses du voyage. Cette page est 
vivante. On voit le père sur le dos du fils, et ce der- 
nier, un crayon à la main , cherchant dans sa mé- 
moire ce qu'il pourrait bien inventer pour abréger 
sa corvée: — « De Paris à Rome, écrit -il, j'ay dé- 
pensé environ 30 francs en menues dépenses, comme 
spectacle, gants, cravate, etc. » Mais le père in- 
siste, il veut des détails. Alors Carie d'accuser en 
chiffres ronds : — « A Rome, un gilet blanc, 10 fr. 
— Des gants, deux paires, 4 fr. — Tapis de table, 
40 fr. — Spectacle, plusieurs fois, 3 fr... » Le café, 
les étrenne3, les couleurs viennent à tout instant. 
Enfin, quand il a inscrit: « une martingale, 10 fr.; au 
tailleur, 52 fr.; couleurs, 70 fr., » Carie ennuyé jette 
le crayon. Le père le ramasse, ou plutôt prend la 
plume et continue d'écrire sous la dictée de son fils 
quatre ou cinq articles, et puis... Et puis Carie sans 
doute a fait un calembour, le père a ri, il est désar- 
mé, et la confession se termine. En dépit des efforts 
de Joseph Vernet, Carie se refusa longtemps à la 
gêne du Livre de raison. Toucher de l'argent et le 
dépenser, voilà son rôle. Inscrire les dépenses, c'est 
l'affaire du père qui s'en acquitte si bien. Un jour 
cependant, Carie achète aussi ses livres de comptes 
et commence à les tenir ; c'est qu'alors il a lui-même 
charge d'âmes , il est marié. » 

Souvent, en effet, nous l'avons déjà noté, c'est à 
la date du mariage que les enfants ouvrent la série 



16 LIVRES DE RAISON 

de leurs enregistrements domestiques. Les pères im- 
posent également à leurs fils le devoir de lire le Livre 
de raison, qu'ils leur laissent comme une sorte de 
conseiller intime. 

« Tant que dure Vâge des plaisirs et de la dissipa- 
tion, dit l'un d'eux, on trouve peu le temps d'ouvrir 
et de lire le Livre de raison qu'ont écrit vos pères. 
Mais, si Dieu vous fait arriver à l'âge de maturité, 
alors vous trouverez quelque satisfaction à feuilleter 
ces lignes. Elles vous rappelleront un père à qui vous 
fûtes cher, et qui ne s'est occupé, ainsi que votre 
excellente et vertueuse mère, qu'à vous donner une 
éducation où vous puissiez puiser le courage néces- 
saire pour supporter l'adversité , des talents et des 
connaissances suffisantes pour en triompher et faire 
vous-mêmes votre fortune 1 . » 

Des paysans eux-mêmes tiennent, sinon un Livre 
de raison dans le sens le plus étendu du mot, du 
moins leur livre de comptes. 

Ceci est beaucoup plus surprenant, et ceux de nos 
contemporains aux yeux desquels le passé n'est que 
ténèbres et barbarie, auront peine à croire que des 
familles rurales de la Provence, au xvi e siècle, sussent 
lire et écrire assez bien pour être en état de régler 
leurs affaires. Il nous est resté à cet égard de précieux 
spécimens. En voici un : son auteur s'appelait Am- 
broise Giraud; c'était un paysan, et il exploitait 

1 Livre de raison de Pierre-Joseph de Colonia (1807). Voyez 
plus loin, sur cette famille, liv. II, chap. i. 



DE L'ANCIENNE FRANCE 17 

en 1588 le domaine d'un sieur Deffauris, à Mane 
(Basses-Alpes), Cet obscur métayer enregistre son 
capital en bêtes de labour et en bêtes à laine , ses 
comptes courants avec son maître, les quantités de 
céréales semées et le montant des récoltes, les plan- 
tations des arbres fruitiers, vignes, amandiers, mû- 
riers, noyers, et leur coût, les frais de main-d'œuvre. 
Le livret porte dans son en- tête : « Livre des affaires 
de rnoy et de monsieur Deffauris, faict le huit oc- 
tobre 1588. » L'écriture est excellente, elle vaut celle 
d'un bon notaire du temps. Il ne saurait être question 
ici de grammaire et d'orthographe, car Ambroise 
Giraud mêle le provençal et le français ; mais cela 
ne l'empêche pas d'être toujours compréhensible. 

Il y a de nombreux exemples de généalogies con- 
servées par d'excellentes races de petits propriétaires 
fonciers, de testaments écrits par des paysans, non 
certes lettrés, mais assez instruits des formes légales 
et sachant assez de français pour remplir un des 
plus grands actes qui incombent à l'autorité pater- 
nelle; et ce fait n'est pas du reste particulier à la 
Provence. On le trouve en Dauphiné et ailleurs. Un 
savant érudit l'atteste pour la Bourgogne 1 : « Je con- 
nais telles familles de paysans où l'on garde pieuse- 
ment d'admirables séries de papiers domestiques. » 
Le descendant d'une de ces familles bourguignonnes 
nous communiquait naguère les registres tenus par 

1 M. Adrien Arcelin, secrétaire perpétuel de l'académie de 
Mâcon, auteur d'un travail très utile à consulter : Les Archives 
domestiques et les Livres de famille (une brochure in-8°. Paris, 
Larcher, rue Bonaparte, 1878). 



18 LIVRES DE RAISON 

un de ses ancêtres, nommé Claude Jannet, proprié- 
taire vigneron établi à Demigny (Saône-et-Loire). Ce 
sont également des livres de comptes agricoles ; ils 
s'étendent de 1735 à 1756, et ils renferment une sorte 
de chronique des divers événements du foyer. Ainsi 
Claude Jannet ne néglige pas d'inscrire le jour où sa 
fille est entrée à l'école de Mursanges, et la rétribu- 
tion mensuelle de dix livres qu'il s'est engagé à 
payer. De belles formules de prières sont mêlées 
aux détails fournis sur les vendanges et sur la qua- 
lité du vin. Des familles d'ouvriers font de même ' , 
et nous verrons bientôt que ces mœurs existaient 
chez de petits commerçants. 

Tout le midi de la France paraît avoir eu sous ce 
rapport de semblables coutumes. Montaigne en parle 
dans ses Essais * avec le pittoresque de son style : 

« En la police œconomique, mon père avoit cet 
ordre, que je sçais louer, mais nullement ensuyvre : 
c'est qu'outre le registre des négoces du mesnage où 
se logent les menus comptes, payemens, marchez 
qui ne requièrent la main du notaire, lequel registre 

i M. Harold de Fontenay a publié en Î875 , dans les Mémoires 
de la Société éduenne, les Livres de raison de Claude , Jacques 
et N. Dusson, tisserands, au hameau de Chalencey, paroisse de 
Couches ( Saône-et-Loire ). 

Voir, pour la même province, les Papiers curieux d'une 
famille de Bresse, par Philibert le Duc (Nantua, 1862), et les 
Conseils que J.-B. Garron de la Bévière, ancien député de la 
noblesse aux États généraux, adressa en 1797 à sa fille et à 
son gendre (t. II de la Vie domestique, p. 381 et suiv.) 

2 Liv. I, chap. xxxiv. 



DE L'ANCIENNE FRANCE 19 

un receveur a en charge, il ordonnent à celuy de ses 
gens qui luy servoit à escrire, un papier- journal à 
insérer toutes les survenances de quelque remarque, 
et jour par jour, les mémoires de l'histoire de sa 
maison : très plaisante à veoir quand le temps com- 
mence à en effacer la souvenance, et trez à propos 
pour nous oster souvent de peine; quand feut enta- 
mée telle besogne, quand achevée, quels trains y ont 
passé, combien arrestés; nos voyages, nos absences, 
mariages, morts, la réception des heureuses ou ma- 
lencontreuses nouvelles, changement des serviteurs 
principaux: telles matières. Usage ancien, que je 
treuve bon à refreschir, chacun en sa chacusnière, 
et me trouve un sot d'y avoir failly. » 

Usage ancien! on le disait déjà il y a trois siècles. 
Veut-on savoir jusqu'où cette ancienneté va encore 
aujourd'hui pour quelques familles qu'ont épargnées 
nos révolutions? Chez elles, ce ne sont plus cinq ou 
six générations qui se sont montrées fidèles à la tra- 
dition du foyer: on peut en compter jusqu'à dix et 
au delà. Nous avons sous les yeux des extraits d'une 
longue série de Livres de raison tenus et continués 
de pères en fils * depuis 1346 jusqu'à nos jours. Ceux- 
ci nous viennent du Rouergue. Les plus éloignés de 
nous sont en latin, et chaque fait y est inscrit avec 
une formule invariable : « Nota quod anno Do- 
mini... » Au xv e siècle, on marque la naissance des 
enfants dans la langue du pays : « En nom de Dieu 
et de la sancta Trinitat et de la gloriosa Immacul. 

* Par les de Curières de Castelnau. 



20 LIVRES DE RAISON 

Virgen Maria, nasquet ma filla Bealrix... » A côte 
des événements domestiques se placent ceux d'un 
intérêt général. 

La Bretagne nous révèle de même à quelle source 
s'alimentaient ses fortes mœurs. Là des familles 
plusieurs fois séculaires présentent le spectacle de 
véritables dynasties de gentilshommes, de bourgeois 
et de marchands, se perpétuant de 1400 àl789*, avec 
le même ressort moral, avec la même indomptable 
activité qui leur fait étendre leurs relations jus- 
qu'aux Antilles, à la Guyane, au Canada, à l'île 
Bourbon, au Bengale, au Mexique. Elles aussi 
gardent précieusement leurs traditions dans des 
Mémoriaux domestiques. 

D'intéressantes découvertes ont été faites dans 
d'autres régions de l'est et du nord de la France, 
dans le Soissonnais*, la Picardie 3 , le Cotentin*, le 
Maine 5 , et il faut souhaiter qu'un travail de recher- 



t Ed. Frain , Les Familles de Vitré (de 1400 à 1789). Rennes, 
Plihon, 1877. 

2 Extraits du Livre domestique de Claude du Tour, avocat 
du roy à Soissons, et de J.-B. du Tour, son fils, publiés par 
M. de la Prairie dans le Bulletin de la Société archéologique 
de Soissons, 1869. 

3 Manuscrits de Pages, marchand d'Amiens (1684-1723), 
mis en ordre et publiés par M. Louis Douchet, 1856-59; six 
vol. in -8°. 

4 Journal manuscrit du sire de Gouberville et du Mesnil- 
au-Var, gentilhomme campagnard du Cotentin (1553-1562). 
M. l'abbé Tollemer en a fait connaître divers fragments, et 
M. Baudrillard lui a consacré une étude dans la Revue des 
Deux-Mondes, 1 er mai 1878. 

5 Des Livres domestiques ont été trouvés également dans 



DE L'ANCIENNE FRANCE 21 

ches se poursuive dans cette direction. Combien de 
familles ont des trésors dont elles ne soupçonnent ni 
la valeur ni même l'existence ! Trop souvent elles 
laissent se détruire avec une indifférence presque 
coupable des papiers qui sont pour elles du plus 
grand prix, et où est la meilleure partie de notre his- 
toire locale et nationale. 

A défaut de Livres de raison proprement dits, 
on rencontre sur beaucoup de points des docu- 
ments de diverse nature et qui méritent d'être con- 
sultés. 

L'esprit d'économie se traduit dans des journaux 
où figurent des détails de budget fort instructifs 1 . 
Sully se préparait à la surinlejadance des finances de 
l'État en tenant avec le plus grand soin ses comptes 
personnels. Les secrétaires rédacteurs de ses mé- 
moires le louent spécialement d'avoir entrepris un 
Livre domestique, le lendemain de son mariage avec 
M lle de Courtenay : « Vous commençâtes à tesmoi- 
gner, comme vous aviez desjà bien faict auparavant 
en toute vostre vie, en la conduite de vostre maison, 
une œconomie, un ordre et un mesnage merveilleux, 
prenant la peine de voir et de sçavoir tout ce qui 
concernoit la recepte et la despense de toute vostre 
bien, escripvant tout par le menu, sans vous en re- 



cette province, et offrent plus d'un trait de ressemblance avec 
ceux du Midi. 

i Citons le Journal de la comtesse de Zanzay, le Livre de 
dépenses de Marguerite d'Angoulême, le Livre de comptes de 
René Grignon, seigneur de la Pélissonnière, etc., qui ont été 
l'objet d'intéressantes publications. 



22 LIVRES DE RAISON 

mettre ny fier à vos gens 1 . » D'autre part, il n'est 
pas besoin d'observer à quel point les généalogies 
étaient partout alors l'objet d'une sollicitude jalouse. 
Le cardinal de Bausset , dans son Histoire de Bos- 
suet, dit avoir lu les notes rédigées en latin par l'aïeul 
du grand évêque de Meaux, de 1565 à 1632. Les nais- 
sances des enfants et petits -enfants y sont religieu- 
sement marquées ; celle de Bossuet est inscrite sous 
la date du 27 septembre 1627, avec ce verset du 
Deutéronome qui semble ici une sorte de présage 
prophétique : Circumduxit eum et docuit, et custo- 
divit quasi pupillam oculi. Presque toujours ces 
généalogies étaient mises par les parents au com- 
mencement ou à la fin du livre d'heures , et elles se 
trouvaient ainsi placées sous l'égide de la prière. 

Un des grands intérêts des mémoires, dont la 
vieille France nous a laissé une si riche collection , 
vient du mélange des détails de la vie privée avec 
ceux de la vie publique. Nous possédons et nos bi- 
bliothèques conservent une foule de Journaux im- 
primés ou manuscrits, dont les auteurs, person- 
nages aujourd'hui fort inconnus, étaient en quelque 
sorte les chroniqueurs officieux de leur ville, lorsque 
n'existaient pas encore les gazettes. Depuis le 
bourgeois de Paris qui nous raconte l'époque de 
Charles VI, jusqu'à Pierre de l'Estoile qui travailla 
à dissiper ses ennuis en écrivant, sur les règnes de 
Henri III et de Henri IV, ses registres-journaux 

1 Mémoires des sages et royales Œconomies d'Eslai, domes- 
tiques, politiques et militaires de Henry le Grand, chap. xvm. 



DE L'ANCIENNE FRANCE 23 

qu'il appelle « les tablettes de sa mémoire », on voit 
se succéder une multitude de narrateurs qui se 
chargent de consigner, au jour le jour, les faits qui 
sont à leur portée. Les événements du xvi° siècle en 
suscitèrent un grand nombre. Parmi eux, et dans 
un ordre plus relevé, figurent les politiques, les 
hommes de guerre, les parlementaires; quelques- 
uns de ces documents sont des autobiographies dont 
l'intérêt moral égale, s'il ne le surpasse, l'intérêt 
historique. Au xvn e siècle, un intendant des finan- 
ces, Nicolas -Joseph Foucault, met en tête de ses 
mémoires sa généalogie, les mariages et naissances 
de sa famille. 

Les journaux domestiques des d'Ormesson sont 
des modèles du genre. La plupart de ces journaux 
ou mémoires sont pleins de l'esprit qui inspire nos 
Livres de raison de la Provence. 

« J'escris mes fortunes, dit Montluc , pour servir 
d'exemple à ceux qui viendront après moy, afin que 
les petits Montluc que mes enfans m'ont laissés se 
puissent mirer en la vie de leur aïeul. » Agrippa 
d'Aubigné s'exprime de même : « A mes enfans. Je 
désire que mes heureuses et honorables actions vous 
donnent de l'envie, pourvu que vous vous attachiez 
plus après mes fautes que je vous descouvre toutes 
nues. » De Saulx-Tavannes ouvre ses mémoires sur 
la vie de son père par ces lignes : « Enfans, neveux, 
cousins, j'escris par devoir de nostre père, pour 
exemples et préceptes à vous, mes par eus, non par 
gloire. » Henri de la Tour d'Auvergne, duc de Bouil- 
lon, s'adresse à son fils, et lui dit qu'il ne croit pas 



24 LIVRES DE RAISON 

avoir assez fait de l'avoir mis au monde , par la bé- 
nédiction de Dieu , que « son désir est de perpétuer 
l'honneur et la vertu en sa race... » Hurault de Ghe- 
verny, qui fut chancelier en 1581 , après la mort de 
Biragues, écrit : « Et d'autant que les exemples des 
pères peuvent grandement servir aux bons en fans, 
je me suis résolu d'y employer fort sincèrement les 
principales actions et progrès de ma vie passée... 
Que Dieu accorde à mes enfans la grâce qu'ils fassent 
beaucoup mieux que je n'ay faictï » 

Mais ces documents, si haute que soit leur valeur, 
ne représentent pas, à proprement parler, une insti- 
tution; ils sont l'œuvre d'hommes éminents, et non, 
comme ceux de la Provence, l'expression d'une 
coutume s'étendant à toutes les classes moyennes. 

La constitution de la famille , établie sur la puis- 
sance paternelle dans le midi de la France, explique 
comment se maintint, là mieux qu'ailleurs, une tra- 
dition d'origine romaine. 

Le paterfamilias de la vieille Rome était presque 
le souverain d'un petit Etat, et l'on comprend qu'il 
eût à tenir la plus exacte comptabilité. Le livre où 
il inscrivait les origines et les accroissements de son 
patrimoine était connu sous le nom de Tabulée ou 
Codex expensi et depensi; il se transmettait de père 
en fils, comme une chose sacrée, et il faisait foi en 
justice. Gicéron interpelle Verres dans le deuxième 
de ses plaidoyers. « J'ai, de votre père, lui dit -il, 
les registres de toute sa vie, et, de vous, ceux du 
temps où vous déclarez en avoir tenu... Vous avez 



DE L'ANCIENNE FRANCE 25 

• 

rapporté des provinces les plus belles statues, les 
plus admirables tableaux , vous ne pouvez le nier. 
Eh bien, montrez- nous, par vos registres ou par 
ceux de votre père, que vous avez acheté un seul 
de ces tableaux, et votre cause sera gagnée 1 . » Ces 
principes étarient observés en Provence, il y a encore 
un siècle. En matière de succession surtout, l'état 
des biens était fixé par le Livre de raison ; tous les co- 
héritiers avaient le droit non seulement de demander 
et d'exiger la production de l'original, mais d'en 
prendre des extraits, et les tribunaux pouvaient 
ordonner de faire par témoins la preuve de son 
existence. 

Les familles romaines avaient également leurs 
archives, le tablinum, dans lesquelles étaient dépo- 
sés lés mémoires des ancêtres (commentant), les 
tables généalogiques (stemmata), les éloges funèbres 
(laudationes mortuorum). Tout cela devait survivre 
à l'ancien culte des lares domestiques, en se trans- 
formant sous l'action de l'esprit chrétien; tous les 
pays que Rome avait marqués de son empreinte 
étaient destinés à en reproduire la forte organisa- 
tion, dans le régime du foyer; et ainsi l'on s'ex- 
plique comment le dernier des hommes du peuple, 
investi de la puissance paternelle, s'élevait à une 
hauteur dont nous n'avons plus l'idée aujourd'hui» 

De la Provence à l'Italie il'n'y a qu'un pas. Les 
Livres de plusieurs familles italiennes ont été dans 

i Lib. I,§23. 



4 26 LIVRES DE RAISON 

■ 

ces derniers temps l'objet de publications et de 
savantes annotations. 

« Un grand nombre de Florentins des xiv 6 et 
xv e siècle, dit M. Canestrini, ont laissé les documents 
les plus précieux sur les anciennes coutumes locales 
et domestiques [patrie e domestiche). Les commer- 
çants entremêlaient à leurs comptes de négoces, 
dans leurs Livres de raison ( in sui libri délie loro 
ragioni) le souvenir des faits importants qui s'étaient 
passés au sein de la cité et qui intéressaient soit 
leur famille, soit eux-mêmes, rédigeant de la sorte 
autant de chroniques patriotiques, domestiques et 
autobiographiques, dans lesquelles ils inséraient de 
belles maximes et sentences morales, avec des textes 
de TÉcriture sainte. » 

On donnait à ces chroniques le nom de Jltcor- 
danze ou Ricordi di famiglia. Les formules em- 
ployées par leurs auteurs étaient des plus simples, 
comme celles dont on se servait en France, à la 
même époque : Ricordo corne io... 

Les Livres de Peruzzi dépassent en ancienneté 
tous ceux qu'il nous a été permis de consulter dans 
notre pays. Ils remontent jusqu'en 1308; ils nous 
initient à l'administration, aux usages, aux mœurs 
simples et à la fécondité des riches familles ita- 
liennes du xiv° siècle 1 , et c'est à leur lumière et sous 
leur dictée que M. le commandeur S. L. Peruzzi a 



1 Voir notre travail sur les <« Livres de raison des familles 
florentines », dans le 1. 111 de V Annuaire de l'économie sociale, 

4878. 



DE LUCIENNE FRANCE 27 

pu écrire l'histoire économique de Florence, dans ses 
plus beaux jours , celle de ses grandes maisons de 
banque, de son industrie, de son commerce 1 . » 

Les Ricordi de Guichardin , édiles par ses des- 
cendants 1 , présentent ce caractère particulier qu'aux 
plus hautes considérations politiques s'identifient, 
en quelque sorte, les plus simples détails de mé- 
nage. Guichardin y parle d'un livre de comptes spé- 
cial qu'il tenait pour l'exploitation d'un domaine 
rural de sa famille : libro mio di villa a carte. 

Nous trouvons dans les Ricordi d'un citoyen de 
Pise, Miliadusso Baldiccione de' Casalberli (1339- 
1382)*, presque mot pour mot les mœurs et les lo- 
cutions qui distinguent le journal d'un citoyen 
d'Arles, de la même époque, Bertrand Boisset 



1 Storia del commercio e dei banchieH di Firenze, dal 4%QQ 
al 43 &5, compilata su documenli in grand parle inedili. 
Florence, 1868. 

* Opère inédite di Francesco Guicciardini , illustrale da Giu- 
seppe Canestrini 3 e publicale per cura dei conli Piero et Luigi 
Guicciardini (Ricordi aulobiograpci e di famiglia). Florence, 
1867. 

M. Canestrini, dans la préface qu'il a donnée aux Ricordi 
de Guichardin, cite les Ricordi de Guido dell' Anlella efiglii; 
ceux (TOderigo di Credi, de Matlasala di Spinello Lamberlini, 
annotés- par Tommaseo et publiés dans YArchivio slorico lla- 
liano, t. V; ceux de la famille Rinucci, édités par Ajazzi; de 
Laurent le Magnifique, insérés dans le Prodromo delta Tos- 
cana illuslraia. 

M. Gervinus d'Heidelberg mentionne dans ses Historische 
Schriflen (Francfort, 1833) les histoires de famille des Caval- 
canli , des Neri Alfieri, des Corsini, des Nicollini, des Salviati , 
des Peruzzi, des Medicis, des Monachi, des Pilli. 

3 Archivio slorico Italiano, appendice n° 2o. Florence, 1830. 



28 LIVRES DB RAISON 

(1376-1414), manuscrit en langue provençale 1 . Milia- 
dusso relate dans les moindres détails les affaires 
de la ville de Pise et l'histoire de sa carrière admi- 
nistrative, ses entreprises industrielles et agricoles, 
le mariage, la dot et le trousseau de sa fille, le 
nombre et le prix des robes, cottes et bijoux de 
cette dernière, les réparations qu'il fait faire à sa 
maison, ses comptes avec ses valets, ses recettes 
pour guérir les maux d'yeux et de dents. Il en est 
de môme de Bertrand Boisset, qui nous entretient, 
de ses onze enfants, des jours de leurs naissances 
et de leurs baptêmes, qui s'occupe à la fois de 
l'histoire d'Arles, de ses libertés {franquesa et K- 
berta), de l'élévation et de la mort des papes à 
Avignon et de la plantation d'une vigne, de la con- 
struction d'une grande cuve, des grêles qui ont 
ravagé ses récoltes , des débordements du Rhône. 

Ce que nous avons dit pour nos provinces fran- 
çaises, il y aurait à l'étendre et à l'appliquer à l'Eu- 
rope entière. Là aussi, quelle enquête intéressante 
à entreprendre! Quelles découvertes à faire en An- 
gleterre, en Belgique, en Hollande, en Allemagne, 
en Pologne*, etc.. M. de Tocqueville a remarqué 
quelle prodigieuse similitude, dans l'Europe du 
moyen âge, caractérisait les institutions, les lois, les 
éléments sociaux , l'organisation des libertés locales 

1 Bibliothèque publique d'Aix. 

* En Pologne, on donne au Livre domestique un nom ori- 
ginal. On l'appelle Sylva rerum, c'est-à-dire littéralement: 
« Une forêt de choses ». 



DE L'ANCIENNE FRANCE 29 

et des pouvoirs publics. Le moraliste éminent qui a 
restauré de nos jours la science sociale, par l'ob- 
servation comparée des peuples européens , raconte 
quelle fut sa surprise, lorsque, visitant des contrées 
très diverses, il trouva chez les hommes les plus 
dignes d'être consultés comme les autorités natu- 
relles de cette science , et surtout chez les pères de 
famille ayant conquis l'estime publique par leurs 
vertus et leurs succès, un fonds d'opinions et de 
mœurs absolument identiques servant de point 
d'appui à l'économie intime des sociétés 1 . Nous 
avons éprouvé les mêmes impressions, dans nos re- 
cherches sur les vénérables monuments de l'an- 
cienne économie domestique, dans ses rapports avec 
celle de l'État : en fait, les principes n'ont jamais 
varié, l'esprit de famille a toujours et partout pro- 
duit les mêmes pratiques. Ce fonds d'opinions et de 
mœurs a un nom consacré : il constitue la tradition. 
Du respect de la tradition naît la Coutume, expres- 
sion d'une loi morale qui, transmise par les pères 
aux enfants , implantée d'une manière stable dans le 
foyer, et placée sous la sauvegarde des classes diri* 
géantes, est le grand ressort de la vie, de la prospé- 
rité et de la durée des nations «. 

1 Le Play, La Réforme sociale en France, déduite de l'obser- 
vation comparée des peuples européens; 6 e édit., t. I, § 7 el 8. 
Tours, Alfred Marne et fils, 1878. 

8 « Qu'est-ce que le Common Law, aux Etats-Unis? C'est 
l'ensemble de3 bonnes coutumes, incessamment complétées et 
corrigées par la jurisprudence. En Amérique, aussi bien qu'en 
Angleterre, on la regarde comme la suprême garantie des li- 
bertés civiles ou économiques, auxquelles on donne le nom 



30 LIVRES DE RAISON 

Il y a plus : et si, nous élevant jusqu'aux sommets 
de l'histoire, nous portons nos regards sur le genre 
humain, nous pouvons contempler dans la succes- 
sion des siècles la même tradition toujours recon- 
naissais, malgré les différences de races, de temps 
et de lieux. Elle est plus ou moins pure; il s'y mêle 
un alliage de superstitions plus ou moins grossières; 
mais il reste assez de vérités pour conserver l'ordre 
nécessaire à l'existence des familles, tant que sub- 
sistent l'idée de Dieu et la notion d'une loi morale 
supérieure aux passions humaines. 

La Bible reviendra plus d'une fois dans nos ré- 
cits : elle résume en elle les éternels principes , et 
elle en rend sensible à nos yeux la pratique dans les 
mémoires des deux Tobie, père et fils, qui semblent 
être les types primitifs des chroniques domestiques 
des Hébreux. 

En Egypte, de belles inscriptions et même des 
enseignements paternels nous ont été conservés par 
les tombeaux. Beaucoup sont des reproductions des 
préceptes du Décalogue, et plusieurs, qui sont con- 
temporains de l'époque où se construisaient les 
grandes pyramides, attestent de quelle source divine 
vient leur inspiration 1 . 

Lorsque les Espagnols firent la conquête du 
Mexique, ils y trouvèrent une civilisation sous bien 

expressif de freedom, et toutes les constitutions primitives des 
États, après l'indépendance, eurent soin de proclamer son 
autorité. » Claudio Jannet, Les États-Unis contemporains; 
Paris, Pion, 1877; 3« édition; t. I, p. 258. 

1 La Vie domestique, t. II, p. 67 et suiv. 



DE L'ANCIENNE FRANCE 31 

des rapports remarquable. Un moine franciscain, 
Bernardino de Sahagun, en même temps qu'il dé- 
ployait des efforts infatigables pour répandre les 
grandes vérités de la religion parmi les indigènes, 
se livra alors à des recherches très approfondies sur 
les antiquités aztèques. Pour écrire son histoire de 
la Nouvelle-Espagne, il passa plusieurs années dans 
une ville tezcucane; il y conversait avec les gens du 
pays sur leurs traditions et coutumes, et il était frappé 
de voir à quel point la religion se liait à chacune 
d'elles. Son ouvrage reproduisit les réponses qui lui 
furent faites, les formules employées par les Mexi- 
cains dans les circonstances importantes de leur vie. 
Au sujet de la famille, il contient, entre autres textes, 
les Conseils d'une mère aztèque à sa fille. La mo- 
rale en est bien au-dessous de celle de l'Évangile; 
mais on ne peut lire sans en être touché tout ce 
qu'il y a en eux d'excellent sur la crainte de Dieu , 
l'autorité paternelle, la loi du respect, la pureté des 
mœurs, etc. Le début en est des plus gracieux : 

« Ma bien aimée fille, chère petite colombe, vous 
avez déjà entendu et écouté les paroles que votre père 
vous a dites. Ce sont des paroles précieuses, qui 
partent des entrailles et du, cœur où elles étaient 
amassées comme un trésor... Ce sont les paroles du 
noble et du sage. Déposez-les dans votre cœur, écri- 
vez-les dans vos entrailles. Si Dieu vous prêle vie, 
vous enseignerez avec les mêmes paroles les fils et 
les filles que Dieu vous donnera 1 . » 

1 Ces Conseils sont au livre VI, chap. x, de ÏHisioria uni- 



32 LIVRES DE RAISON 

Enfin, nous rencontrons dans l'extrême Orient 
un fait caractéristique entre tous : celui d'une so- 
ciété, d'un immense empire peuplé par plusieurs 
centaines de millions d'hommes, se maintenant de- 
puis des milliers d'années, au milieu des invasions 
successives qui ont imposé pour maîtres aux popula- 
tions amollies du Sud les races énergiques et plus 
pures du Nord, par la seule puissance de traditions, 
de coutumes domestiques et d'une organisation de la 
famille remontant aux premiers âges du monde. Les 
voyageurs et explorateurs modernes, qui ont étudié 
de près ces lointains pays, confirment et complètent, 
à leur sujet, les observations publiées dans le recueil 
des Lettres édifiantes et curieuses; et ils y ajoutent 
le tableau saisissant de l'expansion toujours crois- 
sante de cette race, de sa prodigieuse fécondité; ils 
nous montrent chez elle une vitalité si tenace et si 
forte que , partout où se portent les flots de son émi- 
gration, elle acquiert bientôt par son travail et son 
économie une supériorité menaçante pour les ou- 
vriers de race blanche. 

Lorsqu'on cherche la raison d'être d'un tel phé- 
nomène, que trouve-t-on? Un grand fait social : 
l'autorité paternelle et le respect filial sont si profon- 
dément établis en Chine que sur eux reposent la 
religion, les mœurs, les lois, les institutions, le gou- 
vernement tout entier. Un des plus savants pères 



versai de Nueva Espana. Ils ont été traduits par Prescott, et 
se trouvent au tome III de son Histoire de la conquête du 
Mexique. 



DE L'ANCIENNE FRANCE 33 

jésuites du dernier siècle, le R. P. Parennin, ne 
pouvait s'empêcher d'y admirer le rôle des lettrés, 
s'appliquant à raffermir ce que les lettrés européens 
de son temps semblaient, non seulement avoir ou- 
blié, mais s'acharner à détruire. « L'esprit qui pré- 
side à l'éducation des Chinois, écrivait-il, apparaît 
surtout à découvert dans le3 instructions particu- 
lières que leurs sages leur donnent pour assurer 
Tordre dans leuïs familles et pour en écarter les su- 
jets de trouble. » Et il envoyait à Paris la copie 
de l'une d'elles, présentée comme le type de beau- 
coup d'autres semblables. Elles renferment les. 
meilleurs et les plus pratiques préceptes de morale, 
religieuse. L'auteur s'adresse aux parents, il les. 
rend responsables de l'inconduite de leurs enfants : 
« Voulez -vous que vos enfants vous soient soumis? \ 
Soyez -le vous-mêmes à vos parents. Apprenez dès 
votre bas âge à maîtriser vos passions, à régler 
votre cœur, à le former à la vertu. — Belle instruc- 
tion pour vous, pères et mères, si vous ne faites pas 
attention aux défauts de vos enfants, et si vous négli- 
gez de les corriger dès l'âge le plus tendre! Surtout 
ne leur permettez jamais , sous prétexte qu'ils ont de 
l'esprit, de contredire ceux à qui ils doivent du res- 
pect; autrement, ne vous attendez pas de les voir 
soumis et respectueux dans un âge avancé*. » A ces 
instructions données par les sages se joignent les 
enseignements des Livres sacrés et ceux des parents 

1 Lettres édifiantes et curieuses, édit. Panthéon , t. III , p. 751- 
760. 



34 LIVRES DE RAISON 

eux-mêmes. Chaque famille ayanl quelques éléments 
de slabililé, notamment dans les campagnes, a un 
un livre nommé Kia-pou \ ou Livre domestique. Le 
père y enregistre : 1° les naissances, mariages et 
décès; 2° la biographie des ancêtres, dont lecture 
est faite au sein d'assemblées tenues deux fois par 
mois; 3° les procès -verbaux et jugements de ces 
assemblées, tribunal devant lequel les litiges entre 
parents doivent être portés avant d'être déférés aux 
tribunaux ordinaires; 4° les bonnes et belles jetions 
des enfants , les radiations prononcées contre les fils 
rebelles et qui sont considérées comme la plus ter- 
rible des peines ** Nos missionnaires actuels, conti- 
nuant les études et publications de leurs devanciers », 
en ont découvert et fait connaître qui ont plus de 
mille ans d'existence ou qui en résument de plus an- 
ciens encore. Le R. P, Ravary a pu déchiffrer, entre 
autres, les Kia-pou d'une famille Ho, appartenant à 
la province de Kiang-nan et habitant la petite ville 
de Kein-sé, non loin de Sué-tom. Cette vieille race 
d'agriculteurs s'honore de compter, parmi ses an- 
cêtres , des mandarins qui ont vécu avec distinction 
de quatre cents à trois cents ans avant l'ère chré- 
tienne, et elle a des annales écrites et formant vingt- 
huit volumes, depuis Tannée 930 jusqu'à nos jours*. 



* Kia, famille; pou, registre. 

* Communication faite à la Société d'économie sociale, le 
9 janvier 1870, par M. Eugène Simon, consul de France à 
Fou-tcheou. — Bulletin de la Société, t. III. 

3 La Vie domestique, t. II, p. 76 et suiv. 

* Ibid., p. 353-367. 



DE ^ANCIENNE FRANCE 35 

D'autres observateurs ont également décrit l'in- 
struction primaire, tello qu'elle fonctionne dans le 
plus petit village, sous l'égide de ces principes et 
de ces mœurs. Les instituteurs sont nombreux; 
mais leur enseignement, exercé sous l'autorité des 
chefs de famille, est libre; et ils ont pour œuvre 
essentielle d'imprimer de bonne heure une direction 
morale à leurs élèves, en leur apprenant à lire, à 
penser et à écrire sur les livres de Confucius l . 

Nous avons cru devoir indiquer ici dans leur en- 
semble des faits peu connus. Ils disent ce qu'est et sur 
quoi est établie socialement la tradition , ce qu'elle a 
été partout et toujours comme point d'appui de la 
vie morale du genre humain; mais ce n'est pas le lieu 
d'y insister, et, revenant au sein de la civilisation 
européenne et chrétienne, nous allons préciser, avec 
quelques détails, les traits communs aux monu- 
ments de l'ancienne vie domestique de notre pays» 

1 Paul Gave, officier de marine; communication faite à la 
Société d'économie sociale, le 18 février 1872. 



CHAPITRE II 



L'IDÉE DE DIEU ET DE L'AUTORITÉ PATERNELLE 
: DANS LES LIVRES DE RAISON 



Lorsqu'on entre dans une de ces vieilles demeures 
qui sont chez nous les types de plus en plus rares 
des anciens foyers, on peut y admirer les témoi- 
gnages sensibles et en quelque sorte vivants de la 
tradition. La maison à souvent une apparence dès 
plus modestes ; elle a néanmoins habituellement une 
pièce pourvue d'un certain confortable. C'est le sa- 
lon de famille. Une galerie de portraits, qui sont 
loin d'être toujours des chefs-d'œuvre de peinture, 
y représente les images des ancêtres, comme les 
Livres de raison, enfermés dans les coffres où se 
tenaient autrefois les trousseaux des jeunes filles, 
gardent l'histoire des devanciers qui ont constitué 
le foyer et le patrimoine par l'épargne. 

Là on contemple encore les perruques de la fin du 
xvii siècle et celles à queue du xvni\ Les coiffes et 



DIEU ET LE PÈRE 37 

coiffures des femmes ne ressemblent en rien aux 
superbes portraits des grandes dames du temps do 
Louis XV, costumées en divinités mythologiques. 
Dans les maisons des familles de Parlement, on 
trouve les robes rouges des magistrats contempo- 
rains de Mathieu Mole ou de d'Aguesseau, les bril- 
lants habits d'uniforme des officiers qui firent avec 
Turenne la campagne d'Alsace, ou des marins qui, 
sous les ordres du bailli de Suffren, relevèrent et 
illustrèrent aux Indes le pavillon français. Dans les 
maisons de la bourgeoisie des villages figurent la 
robe noire du juge, les insignes consulaires des ma- 
gistrats locaux d'avant la révolution. Les physiono- 
mies expriment la paix, la stabilité et la régularité 
de la vie. Le fil semble sortir du fuseau et se dévider 
entre les mains amaigries de la vieille grand mère. 
Près des images des grands parents sont celles de 
l'oncle, du grand -oncle, en costume d'abbé ou de 
militaire, dont l'héritage a été laissé à leurs neveux, 
de la tante ou de la grand'tante restée fille et dont 
le dévouement s'est consacré à soigner et à élever les 
enfants de son frère. 

Ces galeries de tableaux , là où elles n'ont pas été 
vendues, mises à l'encan, livrées aux marchands, 
font revivre à nos yeux toute une société. Quand on 
consulte les Livres de raison, on y voit l'exécution 
du portrait mentionnée comme un événement : 

a L'an 1724 et ce mois dejuin,fay fait faire mon 
portrait et celui de mon épouse par M. Adanet , du 
lieu de Sommières. C'est la quarantième année de 
mon âge et la vingt-troisième de celui de mon épouse, » 

Les Familles. 1 — 2 



38 DIEU ET LE PÈRE 

Celui qui raconte cet événement domestique est 
père de quinze enfants , et le fils qu'il fait son héri- 
tier pour la conservation du foyer en a douze à son 
tour. Il mentionne encore que sa femme a nourri 
une bonne partie de cette nombreuse postérité. 

Il est des tableaux dans lesquels toute une famille 
est représentée au grand complet : le père, la mère, 
les enfants échelonnés par rang de taille 1 . Le der- 
nier venu, porté par sa nourrice, n'est pas oublié; le 
chien et le chat ont aussi place au tableau, et au 
fond on entrevoit esquissés par le peintre, dans un 
cadre pendu au mur, les traits d'un aïeul qui sem- 
ble présider à cette scène d'intérieur. 

Les portraits domestiques sont, dans certaines 
familles, presque une institution. André Lefèvre 
d'Ormesson dit au sujet de ceux de son père : a La 
reconnoissance m'a obligé de conserver précieuse- 



* Jean -Ju vénal des Ursins (1360-1431), père de l'historien 
de Charles VJ , s'était fait peindre de la sorte avec ses onze 
enfants, sept fils et quatre filles. Avant d'être chancelier et 
président au parlement , il avait administré pendant douze ans 
la ville de Paris comme prévôt des marchands. 

Son fils raconte qu'au milieu des troubles de cette époque ce 
grand citoyen répétait souvent : Surgite cum sederitis qui 
manducatis panem doloris. 

« Or, un matin, madame sa femme, qui estoit une bonne et 
dévote dame, lui dit : a Mon amy, j'ay ouy ce matin que vous 
« disiez ou qu'on me disoit ces mots contenus dans mes Heures : 
« Surgite cum sederitis, etc.; qif est-ce à dire? » Et le bon sei- 
gneur luy respondit : « Mamie, nous avons onze enfans et est 
« bien mestier (besoin) que nous priions Dieu qu'il nous doint 
« (donne) bonne paix, et ayons espérance en luy, et il nous 
« aydera, etc. »» 



DIEU ET LE PÈRE 39 

ment dans mon cabinet deux tableaux de luy, l'un 
fait en sa jeunesse par Janet, peintre excellent, et 
l'autre fait en sa vieillesse par Dumontier, et encore 
de composer ce discours en son honneur, qui contient 
ses actions principales, ses qualités et perfections, 
pour servir de patron et d'exemplaire très digne à 
estre proposé et mis devant les yetfx i . » 

Tel est le monde dans lequel nous voyons éta- 
blie et pratiquée le plus fidèlement la coutume soit 
des Livres de raison, soit des autobiographies de 
famille. 

Quels que soient le pays et le rang social de leurs 
auteurs, des inspirations communes se trouvent 
dans tous les documents de ce genre. Dieu, la fa- 
mille, la patrie remplissent l'âme de braves gens , 
qui tous pensent et écrivent de même. 

Et d'abord , il y a des rites en quelque sorte con- 
sacrés pour la tenue du Mémorial domestique, lequel 
est considéré presque comme l'accomplissement d'un 
devoir religieux» L'histoire et l'observation prouvent 

1 Les ancêtres avaient leurs images représentées en effigie 
dans les maisons des familles romaines. Pline déplorait l'aban- 
don de cette coutume, sous l'influence d'un luxe tout asiatique. 

« Chez nos aïeux, dit- il, on n'étalait dans Vatrium ni des 
statues d'artistes étrangers, ni des bronzes, ni des marbres; 
mais des bustes en cire étaient rangés chacun dans une niche 
particulière, images toujours prêtes à suivre les convois de 
famille, et jamais un mort ne manquait d'être accompagné de 
toutes les générations qui l'avaient précéder. 

« Les titres étaient rattachés par des lignes aux portraits. 
Le lablinum (archives) était rempli des mémoires et des actes 
faits en leurs magistratures » XXXV, 2. 



40 DIEU ET LE PÈRE 

quelle importance certaines formes , la solennité de 
certaines pratiques, ont eu de tout temps pour la vie 
des institutions. Les rites ne sont pas un vain céré- 
monial. Ils sont une partie intégrante de la Coutume, 
sans laquelle ces institutions sont sans racines dans 
les consciences. Symboles des croyances et des 
mœurs , ils se traduisent dans le régime du foyer et 
dans les rapports sociaux par des usages qui affer- 
missent le respect, relèvent les actes les plus vul- 
gaires, entretiennent l'harmonie et caractérisent au 
dehors la distinction morale; usages qui sont la 
poésie des classes populaires et leur donnent les 
attributs de la véritable noblesse. On les rencontre 
chez toutes les races que le matérialisme n'a pas 
envahies; ils disparaissent aujourd'hui, avec l'ori- 
ginalité des costumes, les vieux chants nationaux 
et là politesse elle-même, sous l'influence des er- 
reurs qui détruisent la stabilité domestique. Nous 
ne pouvons ici que constater les formes de respect 
dont les Livres de raison nous ont conservé les ves- 
tiges. Les autres devraient être l'objet d'une enquête 
spéciale , dont la tradition orale , là où elle ne s'est 
pas effacée, fournirait les éléments. 

Les plus anciens de nos documents sont ceux où 
s'accentuent le mieux l'idée religieuse et la notion 
du respect. 

Voici le préambule d'un Livre de raison du 
xv e siècle. 11 porte la date de 1477, et il est écrit 
en langue provençale. Son auteur, un contemporain 

« 

du roi René, est Jaume Deydier, bourgeois agricul- 
teur du village d'Ollioules (près Toulon), qui nous 



DIEU ET LE PÈRE 41 

donnera plus d'une occasion de nous occuper de lui 
et des siens. 

Jésus- Christ, 1477. 

« En nom de Nostre Senhor Dieu Jésus-Christ, et 
de la siena gloriosa Mayre, et de la sancta Cort ce- 
restial de Paradis, invocant loqual en iota bona et 
perfiecha obra si deu invocar, car del processis tout 
ben, nobilitat et proflech, Estament de mi Jaume 
Deydier, natiff de Tholon, aras abitant en aquest 
présent luoc d'Olioll. 

« Ay acomensat aquest présent Libre, tant per ins- 
trucion miena coma de mes successors, losquals re- 
comandi al Senhor sobredich Jésus -Christ et à sa 
gloriosa Mayre, non oblidant monsenhor santGlaudo, 
delqual fozi romieu, Van 1472 et del mes de sep- 
tembre lo 1res x . » 

Traduction. — « Au nom de Notre -Seigneur 
Jésus -Christ, de sa glorieuse Mère et de la sainte 
Cour céleste du Paradis, lesquels j'invoque comme 
on doit les invoquer en toute œuvre bonne et par- 
faite (car d'eux procèdent tout bien, toute noblesse 
et tout succès dans les affaires temporelles), État de 



1 Ce préambule ressemble beaucoup à celui que Jean de 
Troyes plaçait, à la même époque, en tête de sa Chronique 
du très chrestien et très victorieux Louys de Valois, onziesme 
de ee nom : 

« A V honneur et louange de Dieu, nostre doux Saulveur 
et Rédempteur, et de la benoiste glorieuse Vierge Marie, sans 
le moyen desquels nulles bonnes œuvres et opérations ne peu- 
vent estre conduictes. » 



42 DIEU ET LE PÈRE 

famille et de fortune de moi Jaume Deydier, natif 
de Toulon, aujourd'hui habitant ce présent lieu 
d'Ollioules. 

« J'ai commencé le présent Livre pour mon ins- 
truction personnelle et pour celle de mes successeurs, 
lesquels je recommande au Seigneur Jésus-Christ 
et à sa glorieuse Mère, sans oublier monseigneur 
saint Claude, dont j'ai été pèlerin en Tannée 1472 
et le 3 du mois de septembre. » 

Guichardin emploie une formule à peu près sem- 
blable, dans laquelle il fait intervenir S. Jean- 
Baptiste, patron de la ville de Florence, et ses pro- 
pres patrons 1 . 

La tradition se maintient au xvn e siècle, et un 
exemple va montrer combien demeure vivante l'ex- 
pression du même sentiment religieux : 

« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, de 
la glorieuse Vierge Marie, de S. Alexandre, mon 
patron, de mon bon ange gardien et de tous les saints 
et saintes du Paradis, à qui soient donnés pour tou- 



1 « Al nome sia dell y omnipotente Dio e délia sua gloriosis- 
sima Madré e vergine santa Maria, e di santo Joanni Battista 
avvocalo et proleltore di questa nobilissima cilla, e di santo 
Francesco et di sanio Tommaso di Aquino speziali avvocali e 
patroni miei, e di lutta la Corte céleste. 

« In questo Libro per me Francesco di Piero Guicciardini , 
dottore di legge sarà memoria di alcune cose apparlenenti a 
me, cominciando dal di che io nacqui, e poi successivamente ; 
benchè questo Libro cominciai a scrivere a di 43 di aprile 4508 
in Firenze. 

« Terrassi ancora memoria di alcune cose appartenenli in 
génère a tutta la rasa. » 



DIEU ST LE PÈRE 43 

jours honneur, gloire et louange, et à nous la 
grâce de bien vivre en ce monde, pour avoir part 
au saint Paradis à l'heure de nostre mort. Ainsi 
soit -il. 

« Jésus, Maria, Joseph. 
1680. 

« Livre de raison tenu par moy Alexandre de 
Fresse de Monval, de ce lieu de Valensolles, dans 
lequel sont contenus tous les actes perpétuels que j'ay 
faits dans le cours de ma vie, et d'où mes enfans et 
successeurs pourront tirer toutes les lumières qui 
leur seront nécessaires... » 

Il ne faut pas s'étonner de voir Dieu invoqué 
comme présidant à la vie domestique , lorsqu'on le 
trouve nommé en tête de tous les actes de la vie 
publique, des statuts de villes et de corporations , 
dans le préambule des protocoles et traités diploma- 
tiques. C'est du reste la tradition du genre humain. 
De nos jours encore, elle est observée sous certains 
rapports par les peuples les plus libres; et les Amé- 
ricains des États-Unis, dont la démocratie nous est 
proposée comme un modèle à imiter, lui demeurent 
fidèles, gardant la coutume d'ouvrir les sessions des 
congrès et des législatures particulières par des 
prières solennelles, rendant des actions de grâces à 
Dieu dans les grandes circonstances, n'acceptant que 
les témoignages ayant pour garantie la croyance en 
Dieu. Les hommes les plus éminents des États-Unis 
disaient à M. de Tocqueville : « Gomment la société 
pourrait-elle manquer de périr, si, tandis que le lien 
politique se relâche, le lien moral ne se resserrait 



44 DIEU ET LE PÈRE 

pas? Et que faire d'un peuple maître de lui-même, 
s'il n'est soumis à Dieu »? » 

C'est au nom de Dieu que se font aussi les ma- 
riages et les testaments, et les formules du style 
notarial s'inspirent souvent des croyances les plus 
élevées de l'âme humaine. 

Les deux époux comparaissent devant le notaire , 
et déclarent vouloir, avec le secours du Christ , me- 
ner à une heureuse fin leurs conventions matrimo- 
niales 1 ; ils promettent sur les saints Évangiles 
de faire célébrer leur mariage devant la sainte 
Église 8 * Beaucoup de contrats de mariage portent 
des préambules , tels que les suivants : 

« Sçachent tous qu'il appartiendra, comme soit 
ainsi, qu'à l'honneur de Dieu et pour l'augmenta- 
tion du genre humain... »; ou : « A la louange de 
Dieu, duquel tout *bien procède 4 . » 

Des rites semblables sont établis pour les testa- 
ments. Nous verrons au nom de quelles croyances 
et de quelle foi le père bénissait ses enfants en dis- 
posant de ses biens; mais c'est le lieu de noter avec 



i De Tocque ville, Démocratie en Amérique, t. I, chap. xvn. 
— Le Play, Organisation du travait, p. 37. 

2 « Nunc volentes dictœ partes dictum tractatum matrimo- 
nium, Christi auxilio mediante, féliciter ducere ad effectum. »> 

3 « Promiserunt et ad sancta Dei Evangelia juraverunt di- 
ctum tractatum matrimonium in facie sanctœ Matris Eccle- 
siœ, more chrisliano fidelium, facere celebrare. » 

4 Un volume imprimé en 1540, et contenant l'ordonnance 
rendue en 1535 par François I« r pour la réformation de la jus- 
tice en Provence, se termine par ces mots: « Laus Deo, 
Louange à Dieu. » 



DIEU ET LE PÈRE 45 

quelles formes solennelles les testateurs de toute 
classe, nobles, bourgeois, paysans, riches et pau- 
vres, commencent par « recommander leur âme à 
Dieu, à Nostre-Seigneur Jésus-Christ, à la glorieuse 
Vierge Marie, sa benoiste mère, à tous les saints et 
saintes du paradis , » ajoutant que cette âme , étant 
plus noble que le corps dont elle va se séparer et 
ayant été créée à l'imagé de Dieu, doit être mise à la 
première place dans leurs prescriptions testamen- 
taires. Les legs sont faits en l'honneur de Dieu : Je 
lègue pour Vhonneur de Dieu, est- il encore dit dans 
les actes du xvi c siècle. 

Souvent une croix est marquée à la première page 
du Livre de raison, et presque toujours des senten- 
ces extraites des Livres saints traduisent une ou 
plusieurs pensées familières à l'auteur. 

« Reddes rationem villicationis tuœ, » écrit un 
père que préoccupe la responsabilité dont il est 
chargé devant Dieu. 

Un autre déclare qu'il n'obéit pas à l'orgueil de 
la richesse , mais qu'il veut posséder avec honneur, 
dans l'ordre et la règle, ce que la Providence lui a 
donné : « Non accuso domos habentes, etagros, et 
pecunias, et mancipia; sed cura cautelâ hœc possi- 
dere volo et cum decentiâ in ordine. » 

Il y a des formules d'une énergie singulière, 
dictées par la pensée de la mort : « Recte vive Deo, 
cœtera fumus erunt. » 

Le devoir du père dans l'éducation est l'objet de 
préceptes transmis aux enfants : « Cwrva cervicem 



46 DIEU ET LE PÈRE 

in juvenlute, ne forte induret et non credat tibi 
(Ecclesiastic. cap. xxx). » 

Des sentences sont reproduites par plusieurs gé- 
nérations. Les enfants gardent celle de leur père et 
y ajoutent la leur. 

Ainsi, un conseiller au Parlement de Provence 
emprunte au psaume u une image poétique, ré- 
pondant à la signification de son nom 1 . Il dit qu'il 
voudrait être comme l'olivier qui porte de bons 
fruits : « Ego autem, sicut oliva fructifera, in domo 
Dei speravi, in misericordiâ Domini in œternum et 
in sœculum sœculi. » Son fils, qui lui succède dans 
sa charge de conseiller en 1581 2 , emploie la même 
sentence, et il en place au-dessous une autre extraite 
du psaume xxxvi, pour exprimer que la médiocrité 
de la fortune vaut mieux, dans la pratique du bien, 
que la richesse dans le vice et le mal : « Melius est 
modicum justi quam divitiœ peccatorum multœ. » 

Il y a des sentences très usuelles-, notamment 
celles-ci : « Nisi dominus œdificaverit domum, in 
vanum laboraverunt qui œdificant eam. — Generatio 
rectorum benedicetur 3 . » 



1 Mémorial et livre des affères de moy Antoyne Olivarii {ou 
d'Olivier), 1517-1591. 

2 Liwe de raison de Jean-Pierre d'Olivier, fils du précédent, 
154-1633. 

3 On conserve à la bibliothèque publique d'Aix un livre que 
Malherbe avait donné à son fils, et où il a écrit de sa main : 
« Emit filio suo M. Antonio F. Malherbe; Parisiis, 1649. » La 
sentence suivante se trouve au bas de la page : « Delectare 
Domino, et dabit tibi pelitiones cordis tui. » 

Notons ici un précieux monument de la même bibliothèque , 



DIEU ET LE PÈRE 47 

Les notaires ont également les leurs, caractérisant 
l'idée qu'ils se font de leurs devoirs professionnels. 
Ils les inscrivent en tête des recueils de leurs actes : 
« Creator omnium verum, fac me semper scribere 
verum. — Omnipotens, sempileme Deus, da mihi 
graftam illam Spirilus sancti. — Deus faveat cœptis. 
— Chrislus dignetur scriptis semper adesse mets. » 

Il en est qui mettent ces sentences en vers et sous 
les formes les plus naïves : 

« Mon Dieu, mon Saint-Esprit, mon Seigneur souverain, 
Illuminez mon cœur, mon sens et ma mémoire ; 
Conduisez , s'il vous plaist , mon ignorante main , 
Afin que mes contracts soyent tous à vostre gloire. » 

Un autre écrit : 

« Je vous prie; ô mon Dieu, toujours m'estre propice 
Et gouverner mes dicts, mes pensées et mes faicts, 
Afin qu'estant exempt de crimes et méfaicts , 
Je puisse selon vous exercer mon office i. » 

Beaucoup de ces recueils d'actes contiennent des 
professions de foi telles que celle-ci : « Ce sont les 

contenant des Instructions de Malherbe à son fils. Cette pièce 
a quelques rapports avec les Livres de raison, mais elle est 
loin de les valoir. Malherbe l'écrivit à Aix en juillet 1605, pour 
laisser à son fils, avant d'aller à Paris, un précis historique 
sur sa famille, à l'égard de laquelle il ne montre pas une vive 
affection, et sur des questions d'intérêt qui semblent l'occuper 
exclusivement. 

1 Des Livres de raison portent, eux aussi, de semblables 
préambules. Nous en avons cité un curieux exemple dans 
notre Livre de famille, p. 57. 



48 DIEU ET LE PÈRE 

contracts quefay faicts en Vannée 1630, priant Dieu 
de me faire de mieux en mieux travailler, et que ce 
soit à sa gloire , à celle de la Vierge et de Madame 
Sainte -Anne, le suppliant de me faire la grâce que 
je puisse vivre en homme de bien et exercer ma 
charge sans aucun manquement. » 

On ne se borne pas à inscrire de la sorte une 
sentence préférée en tête du journal de famille; on 
en décore quelquefois la porte d'entrée de sa mai- 
son. 

« Il y avait autrefois, dit M. Marmier, des mai- 
sons qui , du haut de leurs frontons , prêchaient l'É- 
vangile aux passants. Sur leur porte était placée 
une image du Christ, de la Vierge ou du saint pa- 
tron de la famille. Parfois on y joignait une invoca- 
tion religieuse ou une sentence morale: « Gloire à 
Dieu ! — Espoir en Dieu! — Deus providebit l . » 

Cette coutume continue à être observée dans cer- 
taines contrées de l'Allemagne, qui se distinguent à 
la fois par la remarquable stabilité des petits do- 
maines de paysans et par des mœurs toutes patriar- 
cales. De ce nombre est le Lunebourg, dans le 
Hanovre. Sur la porte d'entrée des anciennes habi- 
tations patrimoniales, on voit, marquée sur un fond 
de couleur verte , une maxime de l'Évangile, frag- 
ment de cantique laissé par un aïeul comme un mé- 
morial ou précepte à ses descendants ». 

i La Maison. Paris, Lecoffre, 1876. 

M. Marmier a lu la dernière de ces inscriptions sur la façade 
d'une belle maison d'Ornans; en dessous est la date de 1726. 
2 Frédéric Monnier, Les Paysans à famille-souche du Lune- 



DIEU ET LE PÈRE 49 

Voici une devise copiée sur la porte du Luttershof, 
ferme datant de Tan 1000 et qui est, depuis 1400, 
dans la famille de son possesseur actuel, le paysan 
Peter Heinrich Rabe : 

Des Herren Segen machet reich , 
Ohn aile Sorg wenn du zugleich 
In deinem Stand treu und fleissig bist, 
Und thust wass dir befohlen ist. Amen. 

La bénédiction du Seigneur fera ta richesse , 

Si , sans autre souci , tu restes 

Laborieux et fidèle dans la condition où Dieu t'a mis, 

Rappliquant à y remplir tous tes devoirs. Amen. 

Sur la porte du salon de famille, le Dunzen, autre 
devise exprimant un vœu hospitalier : 

Le Seigneur bénisse ton entrée et ta sortie ! 

Rien n'explique mieux la grande place donnée 
dans les Livres de famille aux sentences extraites 
des Livres saints, que celle que ceux-ci avaient dans 



bourg (Hanovre). — Bulletin de la Société d'économie sociale, 
17 mai 1868. 

Nous avons admiré de semblables mœurs dans les pays ca- 
tholiques de l'Allemagne, et notamment dans l'Algau, entre 
Memmingen et le lac de Constance, mais avec cette différence 
qu'un crucifix est placé au-dessus de la porte d'entrée des mai- 
sons de ferme. Ces habitations rurales , du style le plus pitto- 
resque, sont toutes construites au centre de domaines agglo- 
mérés. De si riants tableaux, servant de cadres à de belles et 
nombreuses familles de paysans, sont d'un charme infini à 
contempler. 



50 DIEU ET LE PÈRE 

la famille elle-même et dans l'éducation de la jeu- 
nesse. « Les fables et menteries ne doivent estre à 
la bouche des précepteurs, disait un homme de 
guerre du xvi e siècle : la création du monde, le péché 
des pères, l'expulsion du paradis, le meurtre d'Abel, 
la confusion de la tour de Babylone, le déluge et le 
sacrifice d'Abraham, sont véritables histoires et 
plus délectables que les Roland et les Amadis 1 . » 
Fleury raconte, dans le discours préliminaire de son 
Catéchisme , comment un de ses amis avait été élevé 
par son père : « Chaque soir, ce bonhomme prenait 
son fils sur ses genoux, dès l'âge de trois ans, lui 
contait familièrement tantôt l'histoire de Joseph ou 
quelque autre semblable. Il les lui faisait voir en 
même temps dans un livre de figures , et c'était un 
divertissement de la famille de réciter ces histoires. 
A six ou sept ans, quand cet enfant commença à 
savoir un peu de latin, son père lui faisait lire l'É- 
vangile et les livres les plus faciles de l'Ancien Tes- 
tament, ayant soin de lui en expliquer les difficultés. 
Il lui est resté toute sa vie un grand respect pour 

w 

l'Ecriture sainte. » 

D'ordinaire, ce premier enseignement était l'œuvre 
de la mère, sur les genoux de laquelle les en- 
fants apprenaient à épeler les premières lettres 
de l'alphabet dans l'Histoire sainte. Les traditions 
des grands siècles chrétiens étaient perpétuées par 
les familles, et elles se conservaient dans les écoles. 
Rollin nous fait connaître les règlements de l'Uni- 

1 Mémoires de Gaspard de Saulx - Tavannes , maréchal de 
France. Édit. Buchon, 1836, p. 44, 



D1BU ET LE PÈRE 51 

versité de Paris, enjoignant aux maîtres de tenir la 
main à ce que les écoliers ne passassent jamais un 
jour sans apprendre une ou deux maximes de l'É- 
criture sainte, « afin que les autres études fussent 
comme assaisonnées de ce divin suc f . » La sublime 
poésie des Psaumes, le langage inspiré des Pro- 
phètes, les leçons de sagesse contenues dans les 
Proverbes, etc., élevaient de bonne heure l'esprit 
de la jeunesse, se gravaient dans les mémoires, et 
plus tard, au milieu des épreuves et des douleurs de 
la vie, il y avait là pour tous une source de consola- 
tion à laquelle les hommes les plus éminents étaient 
les premiers à recourir, donnant l'exemple du bien, 
se recueillant avant la mort pour méditer sur les 
grandeurs divines. C'est ce que pratiquaient notam- 
ment les anciens jurisconsultes: Ils consacraient 
leurs derniers jours à relire tous ces textes appris 
dans leur enfance. Loysel, arrivé à la vieillesse, s'é- 
loigne du monde et se plonge dans la méditation 
des Psaumes. « Rien n'est comparable aux Livres 
saints, s'écrie l'Hôpital, il n'est rien où notre âme se 
repose avec plus de délices. C'est le port assuré 
contre les orages de la vie. » M me de Chantai , nous 
dit la mère de Chaugy, aimait beaucoup les Psaumes 
de David, mis en vers par Philippe Desporles. « Elle 
avait toujours ce livre avec elle, même lorsqu'elle 
allait par les champs à cheval ; elle le faisait pendre 
dans un petit sac à l'arçon de sa selle, afin de 
chanter et louer Dieu le long du chemin. » 

1 Rqllin, Traité des Ètudçs, discours préliminaire, t. 1. 



52 DIEU ET LE PÈRE 

On ne saurait trop signaler de tels faits au* gé- 
nérations actuelles. On ne peut imaginer à quel 
point les scènes et souvenirs de la Bible étaient 
familiers à nos pères; on en jugera par bien des 
traits qui ajouteront à l'intérêt de nos récits. Les 
figures d'Abraham, d'Isaac, de Jacob sont souvent 
rappelées et semblent revivre. Nous croyons assister 
à la promulgation du Décalogue que Moïse fait au 
nom de Dieu. L'histoire de la famille de Tobie se 
reproduit presque pour le fond et pour la forme; 
histoire d'une valeur que nous avons trop oubliée 
et à laquelle la simplicité et la poésie des détails 
donnent un charme incomparable. Peu de livres, 
après l'Évangile, ont eu une influence plus profonde 
et plus féconde sur Tordre intime des sociétés chré- 
tiennes. On en retrouve partout les pensées et les 
locutions. Le testament du père de Tobie est le 
modèle qui sert de type à tous les testaments 1 . 
Saint Louis s'en inspire; mais il n'est pas le seul à 
suivre la tradition, et les archives des notaires nous 
ont conservé sous ce rapport une foule de médailles 
frappées au même coin. 

Au xv e siècle, Christine de Pisan, racontant la 
mort de Charles V, nous fait assister à une scène que 
nous relaterons ici pour caractériser la coutume, 
en nous réservant d'en montrer beaucoup de sem- 
blables dans les rangs les plus divers de la société. 

« En approchant le terme de sa fin, en la manière 



i La Vie domestique, t. II, chap. 7 : « Une famille biblique 
et les familles françaises. » 



DIEU ET LE PÈRE 53 

des anciens patriarches du vieulx Testament, Qst 
amener devant luy son fils aisné le dauphin; alors, 
en le beneyssant, commença ainsy à dire : 

« Comme Abraham son fils Isaac, en la rousée du 
ciel et en gresse de la terre et en l'abondance du for- 
ment, vin et oeile, beney et constitua, en enjoignant 
que qui benistroit luy fust beneit, et qui le mauldiroit 
fust rempli de maleisson , ainsy plaise à Dieu qu'à 
cesluy Charles doint la. rousée du ciel et la gresse de 
la terre et l'abondance de forment, vin et oeile, et 
que les lignées le servent, et soit seigneur de tous ses 
frères, et s'inclinent devant luy les fils de sa mère. 
Qui le beneisira soit beneit , et qui le mauldira soit 
rempli de maleisson! » 

« Ce mystère fait, à la prière du seigneur de la 
Rivière, beny tous les présens, disant ainsy : Bene- 
dictio Dei patris, et Filii, et Spirilus sancti, descen- 
dat super vos et maneat semper, laquelle beneys- 
son receurent tous à genoux, à grant dévotion et 
larmes ! . » 

F 

Au xvi e siècle, tout cela est encore debout, malgré 
l'ébranlement des mœurs ; et le sceptique Montaigne 
lui-même, dont la mort sera plus édifiante que ne 
le fut son ondoyante et épicurienne philosophie, 
nous fait admirer la fin de son illustre et jeune ami 
de la Boëtie, dont il retrace les derniers adieux 
dans une lettre adressée par lui à « Monseigneur 



1 Le Livre des fais et bonnes mœurs du sage roy Charles; 
édil. Michaud et Poujoulat, t. II, p. 144. 



54 DIEU ET LE PÈRE 

son père ». — a Je proteste, dit la Boëtie, que, comme 
fay esté baptisé et ay vescu, ainsy veulx-je mourir 
sous la foy et religion que Moyse planta première- 
ment en Egypte, que les Pères receurent depuis en 
Judée et qui de main en main, pa/r succession de 
temps, a esté apportée en France. » 

Cette grande idée de Dieu, de laquelle tout pro- 
cède, et à laquelle tout aboutit, se maintient dans la 
conscience d'une société que nous étudierons de 
près, pour mieux rendre sensibles les profondes in- 
firmités de la nôtre. Au xvi* siècle, la France a eu 
le malheur de perdre l'unité de la foi, mais elle 
garde la ferme notion de Tordre surnaturel et de la 
vie future. 

La figure et le nom d'Olivier de Serres reviendront 
plus d'une fois dans ces pages. Il importe de noter 
ici combien l'inspiration qui anime l'éminent agro- 
nome de Pradelles ressemble à celle dont sont pleins 
les Livres domestiques de la Provence. 

Une poésie douce et pénétrante fait de la science 
du Mesnage des champs un hymne à Dieu. 

Olivier de Serres appelle le blé , « cette précieuse 
manne, laquelle Dieu, pour nostre nourriture, nous 
donne tant libéralement *. » Il ne peut assez s'é- 
merveiller, lorsqu'il voit « comment Dieu, pour- 
voyant à la nécessité et à la volupté de l'homme, luy 
a donné tant de sortes de raisins, différens en figure, 
couleur et saveur, que la contemplation en est admi- 

1 Théâtre d'agriculture et Mesnage des champs; première 
édition, 1600, publiée par Jamet Métayer, p. 128. 



DIEU ET LE PÈRE 55 

rable*. » Il ne saurait, dit-il encore, « se représenter 
assez naïvement le contentement que c'est de voir 
le bestail, de toutes espèces et âges, louer le Père de 
la nature, en tout ce où il l'occupe, au travail, au 
paistre,au mugir, hennir, bramer, bêler, grumeler, 
sauteler et autrement s'exercer par leurs genres 
et divers naturels 1 . » Il s'extasie « sur le grand 
nombre d'exquises plantes créées par Dieu pour le 
plaisir de l'homme, tapissant la terre de leurs fleurs, 
d'infinies couleurs et odeurs »; et il nous trace la 
description du « jardin bouquetier s'embellissant de 
toutes ces gentillesses dont Dieu nous a donné la 
cognoissance 8 . » Enfin, avec une langue vive, 
fraîche, savoureuse, qui rappelle celle d'Amyot, il 
nous parle du rassérènement que produisent aux 
champs « la santé de l'air, le plaisant aspect de la 
contrée, les beaux promenoirs es jardins, prairies 
et ailleurs, la contemplation des belles tapisseries de 
fleurs, les beaux ombrages des arbres, la joïeuse 
musique des oiseaux, les divers chants et langages 
du bestail gros et menu louans le Créateur*. » 

Les auteurs de l'antiquité sont appelés par lui en 
témoignage, pour réveiller dans une société sen- 
suelle cette grande idée de Dieu qu'obscurcissent 
les corruptions renaissantes du pagaaisme et les 
haines déchaînées : « Hésiode, Caton, Varron, Colu- 

i Théâtre d'agriculture et Mesnage des champs; première 
édition, 1600, publiée par Jamet Métayer, p. 144. 

2 Ibid., p. 259. 

3 Ibid., p. 550. 

* Ibid., p. 1000. 



56 DIEU ET LE PÈRE 

melle et autres auteurs de rustication, quoique 
païens , ne se peuvent soûler de nous recommander 
d'implorer Dieu dans toutes nos affaires , comme ar- 
ticle fondamental du mesnage. Et, puisque, en nostre 
agriculture, nous recherchons leurs enseignemens 
pour nostre utilité, à plus forte raison devons-nous 
faire profit de leurs saintes amonitions, conformes à 
la piété et à la religion chrestiennes 1 . » 

Nous sommes saisis d'une véritable admiration 
en voyant jusqu'à quel point tous ces sentiments 
remplissent les Livres de famille. Un jeune homme 
se marie; après avoir mentionné ce grand événe- 
ment , il écrit : « Ad majorem Dei gloriam; » ou : 
« Dieu veuille que ce soit pour longues années, et 
que la bénédiction du Ciel descende sur nous! » 

Les naissances et les baptêmes des enfants sont 
marqués successivement à leur date , avec l'indica- 
tion de l'heure, du jour, du mois; on mentionne le 
saint dont la fête est célébrée ce jour- là, l'église où 
a eu lieu la cérémonie baptismale, le nom du prêtre 
baptisant, ceux des parrains et marraines 2 . Des 



1 Théâtre d'agriculture et Mesnage des champs; première 
édition, 4600, publiée par Jamet Métayer, p. 26. 

* Quelquefois, dans les familles les plus opulentes, des pau- 
vres sont donnés aux enfants pour parrains et pour marraines. 
Les parents veulent par là honorer leur indigence, et mieux 
graver dans l'esprit de la jeunesse les leçons de l'Évangile. 
Montesquieu fut tenu sur les fonts baptismaux par un simple 
paysan de la Brède. Sa mère le voulut ainsi, afin qu'il pût 
mieux se rappeler, disait-elle , que tous les hommes sont égaux 
devant Dieu. 



DIEU ET LE PÈRE 57 

pages blanches sont laissées pour cet objet en tête 
du Livre de raison. Quelquefois le jeune époux y 
écrit le lendemain même du mariage : « Naissance 
des enfans que Dieu voudra bien me donner, com- 
mencé ce jowrd'huy 1671. » On trouve aussi le cha- 
pitre des enfants intitulé de la manière suivante : 
« Mémoire de la naissance des enfa?is qu'il plaît à 
Dieu de me donner, » Gaspard de Foresta, fils de 
Jean -Augustin de Foresta, premier président au 
Parlement de Provence 1 , marié avec Sibille de Feis- 
sal, y met encore plus de solennité: « 1601, Mer- 
credi matin, 18 juillet, après huict heures, dans ma 
grande maison, est née... Dieu nous la préserve en 
son honneur et gloire , la fasse vivre et prospérer in 
felicem vitam, et me suis soubsigné avec ma dicte 
femme. » La venue d'un fils est saluée par lui en 
ces termes : « Dieu nous préserve, s'il luy plaict, à 
son honneur et gloire, nostre petit César, auquel je 
soubsigné père bailhe ma bénédiction. » 

Les formules varient peu, et nous constatons ce 
fait significatif, comme expression des mœurs, que 
dans les localités les plus distantes les unes des 
autres, et aux époques les plus diverses, elles sont à 
peu près identiques. 

En voici quelques-unes : 

«A la louange de Dieu... Dieu luy doint longue 
vie et luy fasse la grâce d'estre homme de bien -/ » 



1 Jean-Augustin de Foresta, reçu premier président du Par- 
lement de Provence le 20 juillet 1558. 

2 Livre de raison d'Antoync Olivarii, déjà cité. 



58 DIEU ET LE PÈRE 

« Dieu le fasse vivre en sa saincte crainte i ! » 

« Dieu le fasse vivre pour le servir chrestienne- 
ment-! » 

« Dieu lui fasse'la grâce d'estre un de ses bons et 
fidèles serviteurs en ce monde, afin qu'il le glorifie 
éternellement dans Vautre */ » 

En Bourgogne, le père ajoute de même pour cha- 
cun de ses enfants un souhait particulier : « Dieu 
lui donne les grâces nécessaires pour devenir un 
grand saint! — Dieu lui fasse la grâce d'être sage 
et vertueux! — Dieu lui donne le don de chasteté et 
de persévérance! — Je prie Dieu qu'il le prenne sous 
sa protection , et lui donne les qualités qui font esti- 
mer un bon citoyen! — Dieu lui accorde la grâce de 
vivre en parfait chrétien et en bon Français */ » 

L'impression de joie qui se manifeste chez ces 
pères de famille à la naissance d'un enfant est toute 
religieuse. Ils voient dans Dieu, dans la vie future, 
le but du court passage de l'homme sur terre, et, 
comme la mère de saint Louis, ils préféreraient la 
mort de leur fils à la perte de son âme. Ce sentiment 
est fréquemment exprimé. 

« Si elle doit offenser Dieu, est -il dit dans le der- 

1 Livre de raison d'Antoine Bougerel , procureur au Parle- 
ment de Provence, 1611. 

2 Livre de raison du fils du précédent, 1648. 

3 Livre de raison de Trophime Tronc de Godolet , commencé 
à Salon (Bouches -du -Rhône) le 2 janvier 1735, et continue 
par ses descendants jusqu'au 30 septembre 1825, avec cet en- 
tête : Ad majorem Dei gloriam. 

4 Nous devons la communication de ces textes à M. Adrien 
Arcelin, secrétaire perpétuel de l'Académie de Mâcon. 



DIEU ET LE PERE 59 

nier Livre de raison que nous venons de citer, que 
Dieu lui fasse la grâce de la retirer de ce monde 
avant qu'elle ait l'usage de la raison. Aut sancta, aut 
nulla. » 

Un père traduit cette pensée à la naissance de 
chacun de ses nombreux enfants : « Dieu la conserve 
toujours dans son innocence baptismale , et qu'il me 
V enlève de ce monde si elle y manque! — Qu'elle 
meure plutôt que de donner à gauche! — Dieu luy 
fasse la grâce d'observer religieusement tout ce que 
fay promis pour elle swr les fonts baptismaux, 
et que Dieu l'enlève plutôt que de faire brèche à sa 
vertu * ! » 

« Je commençay en ce temps (1632) à devenir 
père par la naissance de ma fille..., écrit un pré- 
sident au Parlement de Provence 1 . Ma famille a 
par la grâce de Dieu augmenté en la suite, ma 
femme ayant mis au monde dix -huit enfans... 
Conservez-les, Seigneur, pour vostre service et pour 
vostre gloire. Ostez de grâce, mon Dieu, de tous eux 
tout ce qui peut vous déplaire, et despartez -leur vos 
sainctes bénédictions. Marquez-les du caractère 
ineffable de votre amour, et leur imprimez le salu- 
taire préservatif de vostre crainte. C'est une béné- 
diction du ciel d'avoir des enfans ; mais nous n'en 



1 Livre de raison de Pierre de Saboulin , écuyer de la ville 
de Marseille, major général du bataillon de milices gardes- 
côtes, 1734. 

* Mémoires de Charles de Grimaldi, marquis de Regusse 
(1612-1665), publiés par la Société historique de Provence. 
Aix, 1870. 



60 DIEU ET LE PÈRE 

usons pas toujours selon le debvoir de nostre re- 
cognoissance; d'où il arrive que ce qui debvroit ser- 
vir à nostre consolation cause le plus souvent nos 
peines et nos desplaisirs. La trop grande sévérité, 
la trop facile indulgence sont à craindre, mais bien 
plus cette dernière, comme plus propre à l'homme 
et plus naturelle au père. C'est pourquoy on les 
doibt esviter et s'acquitter de ce debvoir de père 
avec toute la circonspection que mérite l'obligation 
que nous en avons à Dieu. » 

Une simplicité tout antique distingue les lignes 
suivantes, qui ont précédé de peu la révolution. Elles 
nous viennent d'une de ces familles dont l'indépen- 
dance établie sur l'industrie ou le commerce était 
soutenue par le travail, l'épargne et d'admirables 
vertus patriarcales : « Je demande à Dieu de me con- 
server cet enfant, si c'est pour sa gloire et pour notre 
salut. Nous ferons, sa mère et moi, tout noire pos- 
sible pour l'élever chrétiennement, et tâcherons de lui 
donner toute l'éducation qu'il sera en notre pouvoir, 
pour en faire un bon chrétien et un parfait honnête 
homme. Fasse le ciel que nos prières ne soient pas 
infructueuses et qu'il soit heureux ici-bas et dans 
la bienheureuse éternité*/ » 

Lorsque surviennent des morts , et quand il s'agit 



1 Livre de raison de Joseph-Louis Abel, négociant à Aix. 

Celui dont la naissance était saluée par ces belles paroles 
devait relever encore les traditions de sa race par l'éclat du 
talent. M. Henri- Joseph Abel , rédacteur en chef de la Gazette 
du Midi et auteur d'une Histoire de France très estimée, a été 
un des publicistes qui ont le plus honoré la presse provinciale. 



DIEU ET LE PÈRE 61 

d'enfants en bas âge, les parents semblent étouffer 
leur douleur, à la pensée du monde meilleur qui leur 
a été ouvert par leur innocence. « Dieu Va appelé en 
son paradis, écrivent-ils. — // nous a délaissé pour 
s'envoler au ciel, où Dieu nous fasse la grâce d'abor- 
der et d'entrer par sa sainte miséricorde. — Anne 
notre fille est décédée de ce monde pour s'en aller aux 
deux. Dieu nous conserve le surplus de nos enfans 
en son honneur et gloire! » 

« Il estoit juste, dit un père de dix -huit enfants \ 
que je payasse quelque chose au bon Dieu. Il sem- 
blait mesme que je luy débvois la disme de mes en- 
fans... Il ne faut pas regretter cette perte, puisqu'elle 
me procure un ange intercesseur dans le ciel. » Et 
ailleurs, à l'occasion d'une autre mort : « 1684. Le 
bon Dieu est le maistre, il donne les enfcms, il les 
oste, et il sçait pourquoy. » 

Tous ceux qui écrivent cela le font simplement , 
loin des bruits du dehors et sans vouloir produire 
des effets de style, pour eux-mêmes, pour leurs 
descendants, afin que ceux-ci, y jetant les yeux 
dans la suite, sachent quels engagements ont été 
pris pour eux lors de leur venue au monde. L'in- 
spiration qui les anime est celle de bien faire. L'ex- 
pression première de leur confiance s'adresse à la 
divine Providence, qui n'abandonne pas les nom- 
breuses familles. Louis du Laurens, ayant dix en- 
fants et se voyant presque sans fortune, dit à sa 



1 Livre de raison de J.-B. Joseph de Sudre. Voyez ci-dessous 
liv. II , chap. ii. 



62 DIEU ET LE PÈRE 

femme : « Il ne faut point avoir espoir aux hommes; 
tout en Dieu. Estant chrestienne , comme vous estes, 
ne vous faschez de rien; tout en Dieu, qui est le père 
commun de nous tous et qui nous mandera ce qui 
est nécessaire *. » Il y a des mots qui reviennent sans 
cesse dans leurs Livres de raison et dans leurs testa- 
ments : Vivre en gens de bien, suivre le droit chemin 
des honnestes gens. Les parents ne croient pouvoir 
mieux traduire l'idéal pratique de leur vie. 

Il n'en est pas ainsi seulement en Provence, et 
nous en avons sous les yeux la preuve dans les mé- 
moires d'un bourgeois de Picardie, nommé Pages, 
lequel, tout en faisant à Amiens le commerce de la 
draperie de 1684 à 1723, avait formé une volumi- 
neuse collection de notes sur l'histoire de sa ville 
natale 2 . Cette histoire est mêlée par lui à celle de 
sa famille. Voici le début de la généalogie paternelle 
et maternelle : « Dieu a béni mon mariage avec 
Jeanne de Rouvroy, ma femme, fille de Pierre de 
Rouvroy, marchand épicier de cette ville, et de Jeanne 
Acard, ses père et mère, par la naissance de huit en- 
fans, sçavoir d'un garçon et de sept filles, jusqu'à 
ce jour 20 e de janvier 1701, que j'écris la présente 
généalogie... » Pages mentionne avec le plus grand 
soin le jour et l'heure des naissances, les baptêmes, 



1 Ch. de Ribbe, Une famille au xvi* siècle. 2« édition, 
p. 56-57. 

2 Manuscrits de Pages, marchand d'Amiens, mis en ordre 
et publiés par Louis Douchet, membre de la Société des anti- 
quaires de Picardie; Caron, 1836-57, 6 vol. in- 8°. 



DIEU ET LE PÈRE 63 

les premières communions, les dates des confirma- 
tions. La venue d'un second fils est accueillie et sa- 
luée en ces termes: « La divine bonté, continuant de 
verser ses saintes bénédictions sur notre mariage, 
nous favorise par la naissance d'un fils. Je prie Dieu 
de tout mon cœur que, par le mérite de son très 
précieux sang, il luy plaise faire grâce au père, à 
la mère et à nos neuf en fans tous vivans, de le 
servir si fidèlement sur la terre que nous puissions 
le posséder éternellement dans le ciel. Ainsi soit-il. » 
N'est-ce pas vraiment l'idéal de l'esprit chrétien qui 
présidait à la fécondité des familles de l'ancienne 
France? 

Le 27 février 1708, un coup cruel vient frapper ce 
père excellent ; sa fille Agnès lui est enlevée à l'âge 
de treize ans. Après avoir relaté sa mort, Pages 
ajoute : « Elle fut portée par les prestres dans noslre 
église paroissiale de Saint -Martin, dans laquelle, 
après qu'on eut chanté l'office des morts à trois le- 
çons, les laudes et une messe haute, elle fut enterrée 
au milieu de la nef, devant le crucifix du jubé, où 
elle repose en attendant la résurrection générale et 
le jugement universel, dans lequel je prie noslre re- 
doutable Juge de vouloir nous faire à tous miséri- 
corde, pour jouir éternellement de sa divine pré- 
sence. Ainsi soit-il. Requiescat in pace. Amen. » La 
distance est grande entre la Picardie et la Pro- 
vence, et cependant quels traits frappants de res- 
semblance ! 

Les lettres de Racine à son fils aîné offrent les 
mêmes témoignages de la foi , de l'amour et du dé- 



64 DIEU ET LE PÈRE 

vouement paternels. « Je vois par vos lettres, lui 
écrit- il le 14 octobre 1693, que vous estes fort atta- 
ché à bien faire, mais surtout que vous craignez 
Dieu et que vous prenez plaisir à le servir. C'est la 
plus grande satisfaction que je puisse recevoir, et en 
même temps la meilleure fortune que je vous puisse 
souhaiter. » 

Il insiste souvent sur ce sujet. Il dit encore 
le 21 juillet 1698 : « Je n'ay osé demander à M. de 
Bonac si vous pensiez un peu au bon Dieu, et j'ai eu 
peur que la réponse ne fût pas telle que je l'aurais 
souhaitée : mais enfin je veux me flatter que, faisant 
vostre possible pour devenir un parfait honneste 
homme, vous concevrez qu'on ne peut pas l'être sans 
rendre à Dieu ce qu'on lui doit. Pardonnez si je re- 
viens quelquefois sur ce chapitre; mais vous savez 
combien il me tient à cœur, et je puis vous assurer 
que plus je vais en avant, plus je trouve qu'il n'y a 
rien de si doux au monde que le repos de la con- 
science et de regarder Dieu comme un père qui ne 
nous manquera pas dans tous nos besoins. » 

Les pères invoquent Dieu, et les enfants voient 
Dieu dans leurs pères. Les politiques, les légistes, 
les lettrés, jusqu'au xvm e siècle, ont prouvé par 
leurs écrits quelle place était alors donnée dans la 
direction du pays au quatrième commandement de 
Dieu. Les classes supérieures ont encore la notion 
de leurs devoirs les plus rigoureux et de la respon- 
sabilité redoutable qui pèse sur elles. La dernière 
moitié du xvn° siècle commença à rompre avec la 



DIEU ET LE PÈRE 65 

Coutume, et depuis cette époque, le théâtre s'est fait 
de plus en plus l'instrument d'une criminelle con- 
spiration, qui n'a cessé de battre en brèche toute 
autorité divine et humaine. 

« Nous devons, dit Du Vair, tenir nos pères 
comme des dieux en terre, qui ne nous sont pas seu- 
lement donnez pour nous moyenner la vie, mais 
pour nous la béatifier par une bonne nourriture et 
sage institution 1 . » — « Les vrayes images de Dieu 
sur la terre, écrit Etienne Pasquier à un fils de 
famille, M. de Guerlière, sont les pères et mères 
envers leurs enfans. » — « Sou venez -vous, écrit -il 
à un autre, qu'êtes fils, et que le plus bel héritage 
que feu monsieur vostre père vous ait laissé en mou- 
rant est la mémoire de son nom , contre laquelle je 
vous prie de ne rien entreprendre. » Il veut que lé 
père « soit maintenu dans le droit d'exhéréder ses 
enfans ingrats et malgissans en son endroit, comme 
principal retenail d'obéissance 2 . » Jean Bodin pose 
dans son livre sur la République les principes con- 
stitutifs de toute société: « Le prince commande aux 
subjects, le magistrat aux citoyens, le maistre aux 
disciples, le capitaine aux soldats...; mais, de tous 
ceux-là, il n'y en a pas un à qui nature donne aucun 
pouvoir de commander, hormis au père qui est la 



1 Philosophie des stoïques. Œuvres du sieur du Vair, vivant 
garde des sceaux de France, édit. de 1636, 1 vol. in -12, 
p. 718-719. 

2 Œuvres d'Eslienne Pasquier, édit. in -fol. d'Amsterdam, 
1723; liv. XIV, lettres m, iv, v, xv; liv. XVIII, lettre x. 



66 DIEU ET LE PÈRE 

vraye image du grand Dieu^souverain, père univer- 
sel de toutes choses '... » * 

Au xvn e siècle, un père formé à celte école adresse 
à ses enfants, sous le titre de Testament, des con- 
seils qui résument tous ces grands enseignements. 
Il ne se borne pas à les laisser dans l'intimité du 
foyer domestique; il les publie, et son petit volume 
a dans peu d'années dix éditions. « Tout homme 
qui craindra Dieu, écrit-il, sera bon mari, bon père, 
bon fils, bon frère, bon maistre, bon serviteur, bon 
voisin, bon citoyen, bon sujet, bon prince, qui sont 
les principales liaisons de la société civile 2 . » 

Dieu est invoqué dans les actes habituels de la 
vie, et les Livres de raison justifient le mot d'Olivier 
de Serres, qui l'appelle « l'article fondamental du 
mesnage. » 

Ainsi le bourgeois agriculteur d'Ollioules, dont on 
a lu le beau préambule daté de 1477, plante une 
vigne, lorsqu'il commence à être avancé en âge, et 
il exprime le vœu que Dieu lui laisse le temps de 
boire du vin de cette vigne : « Dieu nous laysse veser 
que butva del vin. » Un autre plante des oliviers, et 
il émet un souhait semblable : « Que Dieu nous les 
conserve! » Un propriétaire se livre à l'élève du 
bétail. Il enregistre le nombre de ses brebis en ces 
termes : « Compte des brebis que Dieu nous a don- 

1 Les six Livres de la République de Jean Bodin , Angevin , 
édit. de 1599 ; chap. iv, p. 29. 

2 Testament, ou Conseils fidèles d'un bon père à ses enfants, 
par P. Fortin, sieur de la Hoguette. Paris, 1661, p. 253. 



DIEU ET LE PÈRE 67 

nées*. » Guichardin, tout grand politique qu'il est, 
emploie les mêmes formules. Quand il s'installe 
dans son ménage avec sa jeune femme, il fait celte 
réflexion : « A Dio piaccia in punto buono, con ho- 
nore e utilità mia et con sainte délia anima/ » Il en 
est de même de Miliadusso, le citoyen de Pise. 
En 1343 , il entreprend une affaire : « Dio ci dia 
guadagno e la Vergine Maria/ » En 1356, il achète 
une jarre pour sa fille : a Ola comprata à nome di 
Giovanna mia figliuola; » et il ajoute : « Dio vi 
metta del suo frutto! » Son vœu est que Dieu donne 
une belle récolte d'huile pour remplir la jarre. 

Un dernier détail mérite d'être mentionné au sujet 
de l'enregistrement des naissances. Souvent on 
trouve dans les Livres de raison des chapitres inti- 
tulés de la manière suivante : Mémoire des nais- 
sances des enfans qu'il a plu à Dieu de donner à 



1 Au xvin e siècle encore, Claude Jannet, cultivant sa terre 
à Demigny en Bourgogne, ne fait rien, n'écrit rien sans in- 
voquer Dieu : 

« 1736. — J'ay commencé de semer le blé le 41 septembre. 
Le bon Dieu et la sainte Vierge y veuillent donner leur sainte 
bénédiction ! 

« Nous avons commencé à vendanger le 25 septembre... Suit 
le détail des raisins récoltés.) J'en rends grâces au bon Dieu 
et à la sainte Vierge; et je les prie de nous faire la grâce d'en 
faire un bon usage, et que ce soit pour leur gloire et pour 
notre salut. 

« 1738. — Je n'ay fait que huit pièces de vin, à savoir six 
de rouge et deux de blanc... J'en rends grâces au bon Dieu, 
parce qu'étant un si grand pécheur, je suis indigne du moindre 
des bienfaits qu'il m'accorde chaque jour. » 



68 DIEU ET LE PÈRE 

mon fils. C'est que la maison se personnifie alors 
dans l'aïeul, qui demeure le chef dirigeant de la 
famille de son fils, lequel cohabite et fait ménage 
avec lui. 



CHAPITRE III 



L'IDÉE DU TRAVAIL ET LA NOTION DE LA RICHESSE 
CHEZ LES FAMILLES MODELES 



L'esprit de travail est, avec ridée de Dieu et le 
dévouement paternel, un des traits saisissants qui 
sont communs à tous les Livres de raison. Les fa- 
milles qui nous ont laissé de la sorte une histoire , 
et dont plusieurs sont encore debout après bien des 
siècles d'existence, se trouvent être, sans exception, 
des familles où l'on travaille, où de père en fils le 
devoir du travail est enseigné , inculqué , imposé à 
la jeunesse, comme une obligation envers Dieu et 
envers le pays , comme un frein nécessaire contre la 
corruption, comme la condition de l'épargne et de 
la conservation des patrimoines. 

Familles de travailleurs à tous les degrés, familles 
fécondes, on en jugera; familles de gentilshommes 
ruraux, de bourgeois, de paysans vivant aux champs ; 
familles de Parlement et de Barreau, fixées dans les 



70 LE TRAVAIL 

villes, mais ayant leur éouche plantée dans le sol et 
identifiées à un foyer qui est le pivot de leur exis- 
tence; familles de professeurs, de notaires, de mé- 
decins et même d'artistes. 

Ce sont celles-là qui ont pu se rendre en quelque 
sorte immortelles. 

Quant aux autres, elles disparaissent tôt ou tard, 
et l'histoire des races et des nations n'est que le 
tableau des périodes de prospérité et de décadence 
qui se succèdent, selon l'état moral des petites 
sociétés domestiques sur lesquelles reposent les so- 
ciétés organisées en corps politiques. Les excès du 
bien-être engendrent les désordres privés et publics, 
la guerre civile, la guerre étrangère. Dans ces cata- 
clysmes périodiques s'engloutissent les existences 
et les fortunes mal assises. De cruelles épreuves 
forcent les survivants à se réformer, en revenant 
aux vérités oubliées. Alors le pays fournit des ré- 
serves d'hommes, élevés pour la plupart loin des 
villes, que la médiocrité même de leur situation a 
maintenus dans la voie du devoir, chez lesquels 
l'orgueil de la richesse n'a pas, détruit l'esprit de 
dévouement. 

Il y a quelques années, un savant érudit *, retra- 
çant, à l'aide des archives publiques et de celles 
des notaires, l'histoire de sa ville natale, voulut 
rechercher ce qu'étaient devenues bien des familles 
fort anciennes de la localité; et voici ce qu'il con- 



1 E. de Laplane, Histoire politique et morale de Sisteron, 
tirée de ses archives; 1^44, t. Il , p. 463 et suiv. 



ET LA RICHESSE 71 

stata. Même en plein moyen âge, et surtout au 
xv e siècle, après les désordres produits par les 
longues guerres contre les Anglais, dans un temps 
où le régime des fiefs, des substitutions, des fidéi- 
commis semblait devoir défendre les grandes mai- 
sons , en les conservant presque malgré elles , il en 
signala beaucoup a peu près totalement déchues, 
obligées de refaire leur fortune par les professions 
industrielles les plus modestes, descendant jus- 
qu'aux Iravaux manuels, subissant, en un mot, cette 
grande loi de la responsabilité par l'effet de laquelle 
le bien est récompensé dès ici- bas et le mal puni, 
et qui nous explique avec l'élévation des familles 
vertueuses la dégradation finale des familles cor- 
rompues. 

« Il ne faut pas s'étonner, disait le chancelier de 
l'Hospital 1 , si tant cte^randes et illustres maisons 
que nos pères ont veu&rau sortir de terre, ou d'un 
estre médiocre, monter tout à coup à une excessive 
et démesurée hauteur, se sont non seulement ra- 
baissées, mais presque évanouies, comme si elles 
n'avaient jamais esté. » 

Les Livres de raison racontent plus d'une fois ces 
déchéances, provenant, comme on l'exprimait alors, 
« du mauvais mesnage ». « Cette famille qui es toit 
pour lors fort riche, lisons-nous dans l'un d'eux, est 



1 Traité de la ré formation de la justice, l. I, p. 16o. — ' 
Œuvres de Michel de l'Hospital, publiées en 1824 par M. Dufey. 

On citait de même, au xvn e siècle, comme exemple, la famille 
de Mazarin, qui dissipa bientôt les cinquante millions laissés 
par le cardinal. 



72 LE TRAVAIL 

présentement deschue pour les mauvais mesnages 
desenfans 1 . » 

Aussi, entre tous les spectacles auxquels nous 
ont fait assister nos études , n'y en a-t-il pas eu pour 
nous de plus attachants que ceux offerts par de 
petits bourgeois campagnards ,• finissant, grâce à 
un travail énergique, par grandir au-dessus du sol, 
avec une sève lente, il est vrai, mais prodigieusement 
soutenue et toujours agissante. Les communes ru- 
rales ont été de la sorte les pépinières desquelles 
sont sortis, jusqu'à nos jours, des hommes croyants, 
intelligents, sobres, fortement trempés, aptes à com- 
mander, parce qu'ils avaient été façonnés de bonne 
heure à dompter leurs passions et à obéir. La souche 
a mis des années à se constituer, à se développer 
par l'épargne au village, dans une petite propriété 
patrimoniale. Elle y reste. Cependant le jour vient 
où, chez les plus distinguées d'entre ces familles, un 
de leurs membres , souvent un cadet actif et entre- 
prenant, va dans une contrée ou ville voisine, s'y 
marie, y fonde une maison et y fait souche à son 
tour. Il en est qui réussissent à s'élever, à pous- 
ser leurs enfants à des charges éminentes dans la 
province ou dans l'État. Après trois ou quatre géné- 
rations, on est émerveillé de voir les descendants 
d'un modeste bourgeois du xv e siècle, conseillers, 
présidents au Parlement, ayant des fiefs et comblés 
d'honneurs. 

* Mémoires de moy Jean-Estienne Gautier, 1634-1704. 



ET LA RICHESSE 73 

C'est ainsi que les campagnes ont longtemps 
fait équilibre aux influences dissolvantes des villes. 
Elles infusaient dans les populations urbaines un 
sang nouveau , parce qu'elles sont en quelque sorte 
le laboratoire où se créent les forces du bien, et 
qu'elles représentent vraiment la race avec son ori- 
ginalité native. 

Les pays de montagnes ont eu plus particulière- 
ment encore ce rôle réparateur 1 . Aujourd'hui l'esprit 
de désordre y pénètre par toutes les issues; une 
presse révoltée contre Dieu, et les chemins de fer eux 
aussi, concourent à y développer des passions <jui 
se limitaient autrefois aux territoires de plaine, aux 
populations instables disséminées le long des fleuves 
ou sur le littoral de la mer. Si , au lieu d'avoir le 
culte idolâtrique des mots, au point de leur sacrifier 
les premiers principes, nous savions étudier les 
réalités qui nous touchent de plus près, nous tien- 
drions compte des lois qui, sur la surface entière 
du globe, président à la création et à la conserva- 
tion des germes de vie, et expliquent les ferments 
de destruction. Selon les influences qui prévalent, 
il y a en quelque sorte une géographie du bien ou 
du mal 2 . Les classes dirigeantes doivent la con- 



1 Rien de plus remarquable, sous ce rapport, que le type 
offert par la vallée de Sault, telle qu'elle existait encore en 
4812. — Voir le tome I de la Vie domestique. 

2 Le Play$ Organisation du travail, selon la coutume des 
ateliers et la loi du Décalogue, 3° édition, p. 42 et suiv: Tours, 
Alfred Marne et fils, 1871. 

Le3 Familles. I. — 3 



74 LE TRAVAIL 

naître, pour se mettre en état d'appliquer, selon les 
exigences des milieux, les préservalifs nécessaires 
et les moyens efficaces de réforme. 

Voulant rester dans notre cadre précis d'observa- 
tions, nous signalerons ici simplement le grand 
nombre de familles qui, des hauteurs alpestres, sont 
descendues dans les riantes contrées que baigne la 
Méditerranée. Ce mouvement normal d'émigration 
s'est développé d'une manière continue depuis les 
temps les plus reculés. Les Alpes étaient ancienne- 
ment beaucoup plus peuplées qu'elles ne le sont de 
nos jours. Tous les documents du passé sur l'as- 
siette de l'impôt foncier témoignent de l'existence de 
villes et dé campagnes florissantes aux xm e et 
xiv e siècles, là où ne restent plus que des villages 
abandonnés, des territoires couverts de graviers par 
les débordements des torrents 1 . Plusieurs de nos 
familles modèles en sont originaires. Encore au der- 
nier siècle, lorsque la basse Provence commençait 
à se désorganiser, l'historien de la petite ville de 
Gastellane * citait avec orgueil des magistrats muni- 
cipaux d'alors, dont les ancêtres figuraient en 1308 
dans les charges électives de la localité. « Nous 
comptons encore, disait-il, plus de cinquante familles 
établies à Castellane avant 1400. Elles se* sont sub- 
divisées en plusieurs branches, qui, toutes réunies 



1 Ch. de Ribbe, la Provence au point de vue des bois, des 
torrents et des inondations, avant et après 1789; Paris, Guil- 
laumin, 1867; 1 vol. in-8°. 

s Histoire de Castellane; 1 775, 1 vol. in -12, p. 471 et suiv. 



ET LÀ richesse 75 

ensemble, forment un total de deux cents habitants. 
Il en est peu qui n'aient au moins quatre siècles 
d'ancienneté. Il est doux pour ceux qui les com- 
posent de savoir leur origine, et rien n'est plus ca- 
pable d'inspirer des sentiments généreux, pour peu 
qu'on sache penser. » Ailleurs, et pour des causes 
exactement décrites , se produisent des phénomènes 
lamentables de décomposition. Nous n'en verrons 
que trop le point de départ et les conséquences. 

Il importe d'ajouter que partout, même dans les 
époques et les milieux les plus livrés au mal, des 
familles modèles ont réussi à se maintenir pures et 
fécondes. C'est là qu'éclate la toute-puissance de la 
loi morale, lorsqu'elle est implantée dans des foyers 
domestiques pouvant encore jouir de leur autono- 
mie. Mais, pour cela, il faut supposer des lois vrai- 
ment libérales, respectant la Coutume dont les au- 
torités paternelles sont les gardiennes; sinon, le tien 
sera totalement éphémère et instable. 

Un Livre de raison du xvm e siècle nous fait assis- 
ter à ce spectacle, et il présente un contraste de 
nature à frapper l'attention. 

En 1728, au lendemain du gouvernement du Ré- 
gent, un gentilhomme rural dresse la généalogie 
de ses devanciers depuis 1433. Il nous initie à ses 
entreprises de progrès agricoles , et nous raconte 
même une histoire des plus instructives , celle de la 
fondation d'un village qui lui doit son existence, son 
organisation, son administration économique. Il 
serait difficile de donner place sur ce point à des 



76 LE TRAVAIL 

détails qui seraient trop étendus ; mais nous cite- 
rons ce que cet homme distingué nous dit sur sa 
famille. 

<c II se peut que nostre famille ne remonte pas bien 
haut au-dessus d'Antoine; il doit nous suffire que 
tous nos ancêtres aient toujours esté de très honnestes 
gens. 

« ... Grâces au Seigneur, et par sa toute- puis- 
sance, mes biens prospèrent toujours. Ma famille 
^illustre chaque jour davantage, et le comble de ses 
bienfaits est que je me sens sans cesse porté à vivre 
en honneste homme. Ça esté de tout temps V apanage 
de notre famille ; Fortes creantur fortibus. 

« Ce sont des exemples que j'exhorte tous ceux qui 
viendront après moy de suivre. Il vaut mieux une 
bonne réputation que 10,000 livres de revenu de 
plus. J'ay le plaisir d'entendre louer tous les jours 
la Vertu, la probité et l'intégrité de mon père. On le 
pleura dans chaque famille, comme s'il en eût été 
le chef. Tous mes ancêtres l'avoient esté de même , 
parce qu'ils marchoient tous dans la voye de la 
vertu. 

« Ils estoient fort charitables envers les pauvres. Je 
vous recommande la pratique de cette vertu. Elle est 
un devoir que Dieu nous impose en nous donnant 
beaucoup de biens, et on en reçoit la récompense dans 
ce monde- ci même. C'est aux aumosnes, que Von a 
toujours faites dans la maison, que j'attribue les 
grâces que le Dieu de miséricorde répand sur elle, 
soit le bien qu'il nous procure. 



ET LA RICHESSE 77 

« Non ebore et gemmis, non auro, ver a paratur 
nobiîitas : aliquid majus habere decet ! . » 

Famille de travailleurs s'il en futl En 1570, un 
de ses membres prenait pour devise : Ex labore 
konor, et il mettait cette sentence en tête de ses 
papiers domestiques, pour l'inculquer mieux en- 
core dans l'esprit de ses enfants. C'était un agricul- 
teur, et il était également lettré; car, non content 
d'exprimer cette noble pensée en latin , il la repro- 
duisait en grec. 

Or nous avons de son descendant, vivant en 1728, 
une description de la petite ville qu'il habitait, lors- 
qu'il ne résidait pas au sein de ses propriétés. 

« Icy personne ne sçait s'occuper et travailler à 
amasser du bien en honneste homme. Pour les belles- 
lettres, personne n'en connoît seulement le nom. 
On se contente d'estre tout le jour sur une place, 
occupé à parler mal de chacun; on s'accoutume à 
cet exercice; et l'on ne voit pas de bon œil ceux qui 
ne mènent pas ce genre de vie. 

« Il semble que Dieu appesantit sa main sur ces 
gens- là et veut punir leur façon de vivre et d'agir, 
en faisant diminuer journellement leurs familles, qui 
s'éteignent faute d'enfans. Bien que je n'aye que 
trente-trois ans, j'en ayvu périr un nombre consi- 
dérable, sans parler de celles qui avoient fini avant 
que je vinsse au monde. » 

Désordres moraux dans les familles, mauvais gou- 



1 Livre de raison de P. C. de C, commencé en 1728, et con- 
tinué par son fils en 1763. 



78 LE TRAVAIL 

vernement dans la commune, frais sur frais em- 
ployés à des procès; passions de parti, qui achèvent 
d'éloigner de l'administration locale les gens bien 
intentionnés. A la violence répond le marasme. 

« Personne ne veut plus .se mêler de rien , et Tin- 
différence pour les affaires est poussée à un point 
tel que nul ne veut se trouver aux conseils , qu'on 
a toutes les peines du monde à assembler; le dépé- 
rissement du pays et le peu de capacité de ceux qui 
restent en sont les causes. » 

Nous reviendrons sur cette commune de l'ancien 
régime en décadence, à laquelle ressemblent si bien, 
trait pour trait, un nombre toujours croissant de 
nos modernes communes. Nous considérons sim- 
plement ici une famille modèle, se maintenant in- 
tacte dans un milieu social en dissolution. 

Jeanne du Laurens s'élève à une haute éloquence, 
lorsqu'elle raconte comment, malgré les désordres 
de son temps, sa famille se préserva de la corruption. 
« J'ay escrit ce discours le plus briefvernent qu'il m'a 
esté possible , afin que mes en fans et ceux qui des- 
pendent de moy voyent comme mes devanciers ont 
vescu, et qu'en bien vivant Dieu assiste tous-jours les 
povrens. Les moyens, la noblesse n'ont pas eslevé 
nostre famille, mais c'a esté la vertu jointe à la 
grâce divine. 

« Donc j'exhorte tous ceux qui m'appartiennent de 
bien vivre en l'amour et crainte de Dieu, et en toute 
bonne vertu. Moyennant ce, nous avons assez, 
comme vous voyez par ce discours. Je m'estime plus 
qu'heureuse d'eslre sortie de cette race, et suis plus 



ET LÀ richesse 79 

t 

contente de ce bonheur que si favois mille escus de 
rente l . » 

Dans la seconde moitié du xvni e siècle, un père 
adresse à ses enfants des recommandations dans 
lesquelles nous trouvons tout un règlement de vie 
et de travail. 

« Bien employer le temps, leur dit- il, c'est savoir 
vivre; être désœuvré, c'est végéter. Le premier est de 
l'homme, le second est de l'animal. 

« Levez -vous matin; c'est d'ailleurs salutaire pour 
la santé. Raisonnez sur votre état; voyez ce que vous 
luy devez et ce que vous pouvez faire de mieux. Dis- 
tribuez vos heures; exécutez et ne renvoyez rien à 
demain de ce que vous pourrez faire aujourd'hui. 

« Le désœuvrement conduit à la dissipation et ne 
sauroit ni faire honneur, ni faire estimer. Être ho- 
noré et estimé est cependant ce à quoy nous devons 
aspirer : c'est la vraie voie pour parvenir heureuse- 
ment à notre but, celui d'une honnête ambition; 
l'autre, au contraire, en éloigne. 

« // ne suffit pas de ne point faire mal et du mal; 
il faut faire bien, mieux et du bien. 

« La connoissance de soy-même est tellement essen- 
tielle que sans elle vous ne sauriez corriger et con- 
tenir vos inclinations, ni avoir cette émulation me- 
surée d'où dépendent Vhonneur et le bonheur de la 
vie. Étudiez-vous donc avec la plus sévère attention, 
sans vous flatter, et vous ne ferez pas de faux pas. 

« Distinguez -vous dans vofre état par la vigilance 

1 Ch. de Ribbe, Une Famille au xvi« siècle, p. 98-99. 



80 LE TRAVAIL 

et l'exactitude à vos devoirs. Prenez pour modèles 
ceux dont, dans le corps où vous serez, on fera le 
plus de cas. 

a Ne soyez pas avares, c'est le vice le plus détes- 
table pour la société; mais ayez de l'ordre et de la 
prévoyance... L'avarice est la soif insatiable de l'ar- 
gent pour la possession de l'argent. L'économie, au 
contraire, est vertu et sagesse; c'est amasser à la 
vérité de l'argent, mais pour en faire en son temps 
un digne employ. 

« L'argent est un maître abominable. Il doit être 
le serviteur... 

« Le jeu dereste est un combat acharné pour s'ar- 
racher V argent des mains les uns des autres. La cu- 
pidité, la férocité, la friponnerie en rassemblent les 
acteurs. Le père de famille y oublie qu'il a femme et 
enfans, les en fans qu'ils ont un état honorable; l'ami 
et le camarade ne s'y connoissent plus. Le perdant 
est au désespoir; le gagnant est possédé de ne pas 
gagner assez et va se livrer à toutes sortes de dé- 
bauches. Quel hideux spectacle! Ces perspectives sont 
trop frappantes, et trop connues, et trop vraies, 
mes enfans, pour que je vous en dise davantage. H 
est certain qu'un joueur fwureux, s'il luy reste une 
idée de religion, d'honneur et d'humanité, doit fré- 
mir d'avoir été complice de toutes les horreurs et 
abominations qui ont suivi le jeu dont il a été l'ac- 
teur*. » 



1 Instruction d'Ange-Nicolas de Gardanne à ses enfants (1764). 
Voy. plus loin , chap. v. 



ET LA RICHESSE 81 

En lisant ces beaux textes, on comprend quelle no- 
tion religieuse, morale et sociale ont de la richesse 
tous ces pères modèles ; mais on est plus touché en- 
core, s'il est possible, lorsqu'on découvre une égaie no- 
blesse d'esprit et de cœur, la même science du vrai 
et la même coutume, dans les classes se livrant au 
négoce. Nous avons sous les yeux les papiers d'une 
famille dont les membres sont, de père en fils, mar- 
chands de drap. Établie dans le village de Cuers, 
non loin de Toulon, elle se maintient par l'institution 
d'héritier : un des enfants est choisi pour continuer 
l'industrie paternelle ; les autres se créent une exis- 
tence indépendante et quelquefois très distinguée au 
dehors ; tous regardent comme la première cause de 
leurs succès l'observation de la loi de Dieu, et les en- 
seignements reçus dès l'enfance sur l'usage qu'ils 
auront à faire de la fortune, s'ils y parviennent. 

Un cadet, Toussaint M., va fonder à Aix une mai- 
son de commerce ; il commence ainsi son Livre de 
raison : 

<c Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Que 
la très sainte Trinité soit bénie, adorée et glorifiée 
dans tous les siècles. Amen. 

« C'est pour donner à mes enfans et à ceux qui 
viendront après moy la connoissance d'où je suis 
sorti, que je laisse ce mémoire ou Livre de raison. 

« Je suis né à Cuers le 19 décembre 1696 depa- 
rens chrétiens. Mon père, Jacques M., étoit mar- 
chand, de la même profession que son père, et très 
honneste homme, aimé et estimé dans le pays. Ma 
mère étoit M Ue Victoire C, femme accomplie pour 



82 LE TRAVAIL 

élever ses enfans dans la crainte de Dieu , charitable 
envers les pauvres... Ils nous laissèrent un bien fcrt 
modique. » 

Le frère qui tient la plume nous trace, avec des 
détails et en des termes pleins d'une vive affection, 
l'intéressante biographie de ses aînés. Le premier 
est entré dans l'état ecclésiastique , et s'est élevé à 
une des dignités de la collégiale de Cuers. Le second, 
l'héritier, a fait dans le pays le même commerce que 
son père, et il a beaucoup augmenté son patrimoine. 
Le troisième a pris le parti des armes, il a illustré 
la famille, et de brillantes actions lui ont mérité un 
honneur insigne, celui d'être nommé chevalier de 
Saint-Louis. 

« J'étois moy Toussaint M. le quatrième. J'avois 
de dix-neuf à vingt ans, quand je vins en cette ville 
d'Aix, pour faire le commerce que fay continué 
jusques aujourdhuy. Je l'avoue, fay fait bien des 
fautes; elles n'ont porté tort qu'à mes intérêts. Je ne 
me souviens pas d'avoir causé préjudice à mon pro- 
chain, et je serois prêt à rendre, si je me rappelois la 
moindre chose. » 

Le Livre de raison nous permet de suivre les di- 
verses phases d'accroissement de la fortune de ce ca- 
det, dont les débuts sont des plus modestes. D'abord 
simple commis, il conquiert vite les sympathies et 
la confiance de ses patrons, qui l'intéressent dans 
leur commerce de draps; puis il devient leur associé; 
plus tard il sera à la tête de la maison , et alors il 
s'associera à son tour un de ses fils, Joseph, qui 
fera fructifier avec un nouveau succès l'épargne ac- 



ET LA. RICHESSE 83 

quise par le père. Rien de plus instructif à lire que 
les actes de société et les inventaires de cette maison 
de commerce. Les actes portent invariablement en 
tête de leur préambule : « Au nom de Dieu. » Il est 
dit que les garçons, commis et apprentis sont logés 
chez le patron et nourris à sa table. La formule em- 
ployée dans les inventaires est toujours celle-ci : 
u Profits qu'il a plu à Dieu de nous donner. » 

Toussaint s'est marié et a eu neuf enfants. Arrivé 
à la vieillesse, lui aussi, comme tant d'autres pères 
excellents, il croit devoir leur laisser ses dernières 
recommandations : 

« Je recommande à mes héritiers d'avoir toujours 
Dieu en vue dans tout ce qu'ils feront, et de tout rap- 
porter à sa plus grande gloire. Qu'ils apprennent 
que c'est de luy que nous tenons tout, car de nous- 
mêmes nous ne sommes capables que de commettre le 
péché. C'est luy qui bénit et fait prospérer nos entre- 
prises; nous serons toujours heureux, si nous obser- 
vons sa sainte loi et gardons ses commandemcns , et, 
si nous faisons le contraire, toutes sortes de mal- 
heurs et de misères viendront fondre sur nous , qui 
nous conduiront à la mort et à la mort éternelle. 

« Pour éviter ce malheur", mettez-vous en état de 
fréquenter les sacremens , pratiquez toutes les vertus, 
et surtout la charité envers Dieu et le prochain. Sou- 
lagez les pauvres, si vous voulez que Dieu vous fasse 
miséricorde. Faites toujours l'aumône, que vous 
ayez peu ou que vous ayez beaucoup; vous ne don- 
nerez que ce que Dieu vous aura donné le premier. 

« Vivez en honneste homme : que la droiture et la 



84 LE TRAVAIL 

justice soient les règles de votre estât et de votre con- 
duite. Vous serez malheureux, si vous veniez à mé- 
priser ce que l'amour et la tendresse d'un père me 
portent à vous mettre devant les yeux. 

« Je désire que Dieu vous donne une épouse selon 
son cœur, avec laquelle vous viviez chrétiennement, 
afin que Dieu sanctifie les enfans que vous aurez de 
votre mariage. 

« Ne soyez jamais prévenus de vous-mêmes, et que 
l'orgueil ne s'empare jamais de votre esprit ni de 
votre cœur. C'est l'orgueil qui a perdu les anges, c'est 
luy qui perd les hommes. Vous devez le regarder 
comme chose abominable , et , pour ne pas tomber 
dans ce malheur, pratiquez l'humilité et la prière.., 

« Ayez toujours la mort et le jour du jugement 
devant les yeux, pour ne pas pécher et pour faire des 
fruits de pénitence. » 

Telle est la puissance du sentiment chrétien et de 
l'esprit du bien chez ce simple marchand; et celui de 
ses fils qu'il s'est associé, d'écrire à son tour à la 
première page de son Livre de raison : 

« Moy Joseph M., fils à feu Toussaint M., voulant 
laisser à mes enfans et désirant bien leur inculquer 
les mêmes principes de religion dont mon père a tou- 
jours eu soin de m'entretenir dans l'âge même le 
plus tendre, je les exhorte à méditer sans cesse les 
brièves instructions qu'il m'a laissées écrites ci-de- 
vant de sa propre main, et à mettre à profit les leçons 
qu'il m'y donne. Qu'ils prennent Vidée la plus avan- 
tageuse de ce grand homme. » 

Nous verrons bientôt les pères à l'œuvre dans Té- 



ET LA RICHESSE 85 

ducation. Arrêtons- nous ici à ce dernier trait mar- 
qué par la plume d'un fils : l'aïeul présenté à l'imi- 
tation de ses descendants comme un grand homme! 
Les Livres domestiques nous font admirer plus d'un 
de ces mots éloquents. C'est ainsi que Joseph M. 
nous dit au sujet de la naissance de ses neuf enfants 
et avec la même beauté d'expression : « Le Seigneur 
bénit mon mariage, n'aïant eu d'autres vues que de 
me donner une compagne, pour avoir des enfans et 
les élever à l'exemple de mon père dans l'amour et 
la crainte de Dieu. » 

Est- il commun de trouver aujourd'hui de telles 
pensées et un tel langage, même chez les classes les 
plus distinguées? Parmi nos contemporains, le plus 
grand nombre cherchent exclusivement le progrès 
dans la possession de la richesse, et beaucoup de 
ceux qui ne cèdent pas au torrent se font pour la 
plupart, au nom de la science, les ennemis de tous 
les principes qui ont constitué les sociétés chré- 
tiennes. Ailleurs, la vanité et la dissipation- régnent 
en souveraines dans un monde où se perd le sérieux 
de la vie. Nous prions nos lecteurs de fixer leur atten- 
tion sur ces textes, et nous leur demandons si ces 
modestes commerçants ne sont pas vraiment nobles, 
s'ils ne réalisent pas le progrès le plus intense, par 
cela seul qu'ils possèdent la plus haute culture 
morale. 

On sait en quels termes Pages, marchand d'A- 
miens, retraçait l'histoire de sa belle et nombreuse 
famille, composée de neuf enfants tous vivants. 
Chez Jacques, Toussaint et Joseph M., c'est la 



86 LE TRAVAIL 

même foi, la même distinction en quelque sorte innée. 
Une tradition commune vit et s'épanouit au sein de 
toutes ces familles honorées de l'estime publique, et 
les âmes se révèlent avec une égale grandeur. 

Dans un ordre plus élevé, peu d'exemples sont 
comparables à ceux que nous offre la famille des 
Lefèvre d'Ormesson. Ici, nous sortons de la Pro- 
vence; nous sommes à Paris et au palais. C'est au 
commencement du xvi e siècle. 

Jean Lefèvre est simple commis au greffe civil 
du Parlement; il meurt prématurément, laissant 
une famille nombreuse en bas âge , trois fils et trois 
filles. Deux de ses fils, Olivier et Nicolas, d'abord mis 
au collège de Navarre, en sont retirés, « faute de 
commodités pour les y entretenir. » — « La preu- 
d'homie de mon grand- père (c'est André d'Ormes- 
son 1 , son petit-fils, qui parle) estoit cause de sa 
pauvreté , et le fut après de la bonne fortune de ses 
enfans. Car Olivier fut mis au logis d'un procureur 
des comptes pour apprendre à escrire et à gaigner 
sa vie, et m'a souvent montré le logis où il demeu- 
roit, lorsque l'empereur Charles-Quint fit son entrée 
dans Paris l'an 1539. » De l'étude de ce procureur, 
il s'élèvera par degrés jusqu'au Conseil d'État et à 
la présidence de la Chambre des comptes. En 1554 
il achètera la terre d'Ormesson, où il ne trouvera 

1 Journal d'Olivier Lefèvre d'Ormesson, et extraits des Mé- 
moires d'André Lefèvre d'Ormesson, publiés par M. Chéruel, 
dans la collection des Documents inédits sur l'histoire de France. 
2 vol. in -4°. 



ET LA RICHESSE 87 

qu'un chêne planté, et, où il construira sa résidence 
rurale qu'embelliront ses enfants. Le 16 juillet 1559, 
il se mariera avec 10,000 livres de dot, recherchant 
plus le support et Vaillance que les richesses. Le 7 mai 
1579, il deviendra président, a et depuis il espar- 
gnera tous les ans 2,000 escus de son revenu. » Il 
aura une belle famille, sept garçons et huit filles, et 
trouvera un héritier digne de lui en la personne 
d'un de ses fils, André, lequel arrivera au Conseil 
d'État. 

Plus tard, André voudra à son tour raconter la vie 
de son père Olivier à ses enfants , pour leur servir 
d'instruction. Il leur rappellera par-dessus tout l'ori- 
gine et les causes d'élévation de leur aïeul : 

a Ce qu'il y a eu de plus admirable en luy, c'est 
d'avoir approché les roys sans médiateur, d'avoir 
amassé des richesses sans avarice , d'estre parvenu 
aux grandes charges sans ambition, d'avoir basti 
une bonne maison avec peu de matière, d'avoir eu 
beaucoup de prospérité sans orgueil; d'avoir, ai- 
mant la douceur et la tranquillité , vescu trente-cinq 
ans de suite dans la cour, fait sa retraite vingt ans 
avant mourir, sans aucune disgrâce précédente; 
d'avoir vescu soixante et seize ans d'une santé très 
parfaite, rarement troublée de maladies...; d'avoir 
faict grande quantité d'amis et point d'ennemis ; 
d'avoir habité les maisons qu'il avoit basties, s'estre 
promené à l'ombre des bois qu'il avoit plantés , d'a- 
voir receu le contentement de ses enfans qu'il en 
pouvoit espérer. » 

André fait un éloge semblable de son beau -père, 



88 LE TRAVAIL 

M. Le Prévost. Sa conclusion est à citer tout en- 
tière, au point de vue qui nous occupe. « J'ay escrit, 
dit-il, pour que nos enfans connoissent ceux desquels 
ils sont descendus de père et de mère, et qu'ils soient 
incités à papier Dieu pour leurs ârnes, et bénir la 
mémoire de deux personnages qui, avec la grâce de 
Dieu, ont fait honneur à leurs maisons et acquis les 
biens dont leurs descendant jouissent, et qui passe- 
ront à la troisième et quatrième génération, s'il 
plaist à la bonté de mon Créateur d'y donner sa bé- 
nédiction, comme je V en supplie de tout cœur. 

a Que ces grands biens excitent nos descendans à 
remercier Dieu et estre gens de bien, plus tost qu'à 
faire des folies et extravagances et à en abuser à la 
ruyne de leurs âmes. 

« Qu'ils ne ressemblent pas aux bestes brutes , qui 
mangent les fruits qui tombent des arbres, sans lever 
les yeux en haut pour voir les arbres dont ils tombent. 
Qu'ils en remercient le Créateur, auteur de tout leur 
bonheur et de tout leur bien , et qui est le vray cvrbre 
qui produit les bénédictions de la terre et du ciel. » 

Lui-même fut successivement conseiller au Grand 
Conseil en 1598, conseiller au Parlement de Paris en 
1600, maître des requêtes en 1605, conseiller d'État 
en 1616. Il vécut jusqu'à l'âge de quatre-vingt-huit 
ans, employant les dernières années de sa vieillesse 
à composer, à lire et relire, compléter, annoter, celte 
admirable biographie de son père : « J'ay relu toute 
cette vie le samedi 28 juillet 1657, ne pouvant la relire 
trop sou/vent à mon gré, pour l'affection que je luy 
ay portée et que j'ay dû luy porter, comme son fils 



ET LA RICHESSE 89 

qu'il a bien aymé. » H devait se survivre dans une 
illustre et longue postérité, qui se perpétua jusqu'à 
la révolution dans le Parlement de Paris. 

Voilà quelques exemples. Combien d'autres se 
placeront d'eux-mêmes sous notre plume! 

Concilier avec la richesse la pratique du travail et 
l'esprit de dévouement, n'est-ce pas le fond même du 
problème social? Or, comment résoudre ce problème 
sans la famille? 



CHAPITRE IV 



LA FAMILLE, LES INSTITUTIONS ET LES LIBERTÉS LOCALES 



De la vie privée passons à la vie publique , pour 
achever de fixer les traits essentiels de ce monde de 
la tradition , dans ses rapports avec Tordre local et 
social. 

Les familles qui nous ont transmis de tels monu- 
ments de leur histoire intime ont eu à peu près 
toutes leur part d'action et leur place marquée dans 
l'histoire des villes, bourgs et villages où elles 
étaient établies. Leur dévouement au pays, on le 
verra, était au niveau de leur esprit de vertu et de 
travail. Mais il y a lieu de considérer tout d'abord 
les institutions en elles-mêmes, en quelque sorte 
dans leur substance, comme formant le patrimoine 
collectif des générations, et en faisant abstraction 
des désordres momentanés que les passions hu- 
maines et les accidents politiques ont pu provoquer 
dans le cours de leur longue existence. 



LA FAMILLE ET LES LIBERTÉS LOCALES 91 

Les libertés locales étaient fondées sur la Cou- 
tume au même titre que les libertés domestiques 
dont elles étaient l'expression. Les droits inhérents 
à l'organisation propre et à l'autonomie des localités 
ne se trouvaient pas seulement enregistrés dans des 
chartes et des statuts; ils étaient expliqués, com- 
mentés, complétés par des livres de consulat ayant 
plus d'un trait de ressemblance avec les Livres de 
raison des simples particuliers. Toutes les villes 
possédaient plusieurs de ces registres destinés à con- 
server les principaux actes ou événements de leur 
histoire, et dont chacun était désigné par la couleur 
de la basane qui avait servi à le recouvrir : il y avait 
le Livre d'or, le Livre rouge, le Livre vert, le Livre 
noir, etc. Là venaient s'inscrire, pour l'instruction 
des administrateurs et des administrés, les éléments 
du régime moral, financier, économique, agricole, 
des habitants propriétaires du pays (des possédants- 
bien, comme on disait alors). Là les magistrats élus 
ou des secrétaires de mairie, auxquels était confiée 
quelquefois de père en fils la conservation des ar- 
chives, notaient avec la sollicitude la plus exacte les 
ordonnances, arrêtés, délibérations faisant juris- 
prudence et nécessaires à connaître pour le bon 
ordre de la localité. Là étaient consignés les règle- 
ments observés pour les élections , règlements dont 
on donnait lecture avant de procéder au renouvel- 
lement des magistratures. Un de ces livres contenait 
d'ordinaire la chronologie des officiers municipaux 
qui s'étaient succédé dans les charges consulaires, 
et il en est qui remontent jusqu'au xiv e siècle. Un 



92 LA FAMILLE 

autre renfermait les noms des sujets éligibles. Bref 
on voit la commune se gouvernant à l'instar de la 
famille. 

Le Parlement de Provence écrit au Roi, le 17 fé- 
vrier 1774 : Chaque communauté parmi nous est une 
famille qui se gouverne elle -même, qui s'impose ses 
lois, qui veille à ses intérêts; V officier municipal en 
est le père.., » 

L'image n'a rien alors d'exagéré. Telle est bien, en 
effet, l'idée que tous ont des rapports établis dans 
une localité petite ou grande par la communauté 
d'origine et d'intérêts, par les liens de parenté que 
les alliances ont créés entre les familles f , par les 
échanges journaliers de services; et cet esprit de 
coutume, répondant à l'identité des mœurs, se tra- 
duit dans chaque pays par une physionomie qui lui 
est propre, et de pays à pays par des différences 
dans la manière d'être et de vivre. Les usages se 
modifient comme les paysages. Le mode de construc- 
tion des maisons , le système des assolements offrent 
des variétés inhérentes au climat et à la nature du 
sol. Les dialectes, la prononciation, présentent des 
nuances dont les détails sont des plus instructifs. 
Mais c'est l'esprit des habitants, ce sont les rapports 
qu'ils ont entre eux, sur lesquels doivent s'exercer 
avec le plus d'utilité les observations. Des cantons 

1 L'historien Saint-Julien de Balleure écrivait au xvi e siècle : 
« Tous les Chalonnais se traitent de cousins, et la ville ne 
paraît qu'une famille. » 



ET LES LIBERTÉS LOCALES 93 

ruraux, quelquefois très rapprochés, se distinguent à 
cet égard par les traits les plus caractéristiques , et 
cela tient à l'essence même des principes sociaux, 
parce que, selon les exemples donnés, selon les in- 
fluences qui prévalent, les familles constituant les 
groupes locaux sont plus ou moins pénétrées de la 
tradition du bien , pratiquent inégalement l'harmo- 
nie et la concorde mutuelles, travaillent et épargnent 
avec énergie, ou se livrent à une existence désor- 
donnée. Observer tout cela n'est pas moins néces- 
saire à la compréhension des libertés locales qu'à 
celle de l'organisation sociale dans son ensemble; car 
les libertés locales, qu'on nous permette cettfe image, 
ne sont que le ménage des familles organisées en 
corps de société. 

Le foyer a ses rites; les localités ont les leurs. Il 
y aurait des études très intéressantes à faire sur 
l'institution de la paroisse et sur les coutumes qui 
lui sont propres, ce qui nous conduirait à montrer à 
quel point la vie religieuse est le palladium de 
Tordre qui doit régler ces sociétés de familles. Bor- 
nons-nous à caractériser les mœurs de la commune, 
et il y aura pour nous matière à de curieuses consta- 
tations de faits. 

Quoi de plus significatif, par exemple, que de lire 
dans des registres municipaux des maximes reli- 
gieuses, en tout point semblables à celles de nos 
Livres domestiques! Nous voyons, non pas au 
xiv e siècle, mais au xvi e , une petite commune rurale 
mettre en tête de ses délibérations de 1587 cette 
belle sentence : Benedictione justorurn exaltabilur 



94 LA FAMILLE 

civitas, et ore impiorum subvertetur. On est alors 
au milieu des guerres civiles. Les habitants de ce 
pays considèrent la paix et la prospérité de leur 
village comme attachées aux âmes justes, aux cœurs 
droits, qui le sauvent des révolutions auxquelles le 
voueraient les méchants. On ne se contente pas de 
faire appel à l'idée chrétienne, on invoque la sagesse 
des anciens. Quel sujet d'étonnement pour nous de 
rencontrer, dans cette même commune rurale, un 
registre de délibérations, de l'époque de Louis XIII 
(1632-1640), portant à son frontispice tout un pas- 
sage traduit en latin du chapitre vu de la Réptt- 
blique de Platon * ! 

Les rites locaux sont formulés et gardés dans un 
Livre du cérémonial; ainsi se perpétuent les usages, 
formes, préséances qui président aux solennités et 
aux actes de la vie publique. Un Anglais de nos jours 
n'éprouve pas plus de contentement à admirer, à 
Londres, le lord- maire de la Cité revêtu de son 
majestueux costume, et entouré de toute la pompe 
qui faisait respecter ses devanciers au temps de la 
reine Anne, que n'en ressentaient les Provençaux 
d'autrefois, quand leurs consuls ornés du chaperon 
paraissaient en tête d'un cortège municipal, avec 
les insignes de leur charge , à l'époque où Racine , 
voyageant dans le Midi, écrivait : « C'est une belle 
chose de voir le compère cardeur et le menuisier gail- 

1 Cette commune est celle de Solliès, près de Toulon. 
M. Ph. Dollieules, officier de marine en retraite, qui en a 
exploré les archives, a bien voulu nous communiquer les 
résultats de ses recherches. 



ET LES LIBERTÉS LOCALES 95 

lard, avec la robe rouge comme wn président, donner 
des arrêts et aller les premiers à l'offrande. Vous ne 
voyez pas cela à Paris 1 . » L'idée de la famille se ma- 
nifeste à un haut degré dans le système d'adminis- 
tration; mais elle est plus saisissante encore pour 
tous, sous sa forme essentiellement populaire, dans 
les solennités et récréations publiques. Il suffit de 
lire la description de quelqu'une des anciennes fêtes 
locales ou corporatives, pour remarquer en elles une 
physionomie et couleur à l'unisson des fêtes domes- 
tiques. Les récits empruntent leur intérêt même à 
leur simplicité, à leur expansion naïve, et les plus 
graves personnages parlent, sous ce rapport, comme 
les derniers des chroniqueurs. Dans ces fêtes, les 
classes ne sont pas isolées; on est frappé de voir jus- 
qu'à quel point elles se mêlent les unes aux autres. 
Ceci est encore un des traits qui méritent aujour- 
d'hui d'être notés par tout historien moraliste 2 . 

1 Lettre à l'abbé le Vasseur. Uzès, le 24 novembre 1661. 

* Ce trait caractéristique des bons rapports sociaux se main- 
tient en Angleterre. « 11 est curieux de voir à quel point, même 
dans ses jeux populaires, l'Angleterre se retrouve toujours avec 
les principaux traits de son caractère : l'énergie, la discipline 
dans l'action, la persévérance, l'union des classes entre elles..., 
de manière qu'on peut dire qu'il n'y a pas de pays au monde 
où les rangs soient plus distincts, et où cependant les indi- 
vidus aient plus d'occasion de se rencontrer et de se fondre. 

« Il est remarquable que ce peuple, d'ordinaire si froid, si 
compassé, ait multiplié à ce point les occasions de fêtes et de 
réunions joyeuses, tandis que dans notre France, de tempé- 
rament si naturellement enjoué, presque toutes ces fêtes qui 
réunissaient nos pères et jetaient un si grand charme dans la 
vie, ont disparu les unes après les autres. 

« Des jouissances individuelles, solitaires et égoïstes, ont 



96 LA FAMILLE 

Ajoutons qu'il n'y a rien là de particulier à une 
province ni à l'ancienne société française, que cela 
se retrouve partout et dans tous les temps, parce 
que c'est dans l'ordre des lois naturelles, La famille 
n'est-elle pas la première des sociétés? N'est-ce pas 
elle qui soutient par sa fixité et marque de son em- 
preinte les diverses associations d'hommes, s'éche- 
lonnant par degrés jusqu'à la nation, la famille na- 
tionale? 

Les anciens ne pensaient pas autrement. Les légis- 
lateurs des petites républiques grecques avaient fondé 
là-dessus toutes les constitutions, dont Aristole a 
décrit les formes reposant sur des principes iden- 
tiques. Us avaient fait de l'harmonie domestique 
le palladium du régime de la cité, et ils avaient 
même voulu que les citoyens jurassent de vivre dans 
l'union '. Des philosophes tels que Platon avaient en- 
seigné comment, des coutumes propres aux foyers 
et aux groupes -de foyers, étaient nées les coutumes 
locales et nationales, et ils avaient appelé les plus 
vertueux d'entre les chefs et conducteurs de familles, 
des hommes presque divins ayant autorité ( une au- 
torité consacrée par une raison supérieure aux pas- 
sions), pour établir dans les rapports mutuels de ces 
familles le plus beau et le plus parfait des accords. 
Ils avaient prescrit des règles, des formes de respect, 

remplacé partout chez nous, même dans les villages, les plai- 
sirs pris en commun, et cela au grand préjudice peut-être du 
lien social et certainement du bonheur de tous. (La Vie de 
village en Angleterre; Paris, Didier, 1862, p. 270.) 
1 Xénophon, Mémoires sur Socrate, liv. IV, chap. iv. 



ET LES LIBERTÉS LOCALES 97 

des rites religieux à garder dans les élections, en 
sorte « qu'on se proposât, non l'intérêt d'un du de 
plusieurs lyrans, ni l'autorité de la multitude, mais 
la justice 1 .» 

* Il faut, dit l'Athénien mis en scène par Platon et 
discutant avec Clinias les conditions pratiques d'un 
bon gouvernement, il faut, pour mériter d'être élevé 
aux charges publiques, rendre un compte suffisant 
de sa conduite à soi et à sa famille, depuis sa jeunesse 
jusqu'au moment de l'élection... Il est essentiel que 
toits se persuadent qu'aucun homme, quel qu'il soit, 
n'est capable de faire un digne usage de l'autorité, si 
auparavant il n'a appris à obéir, et qu'on doit moins 
se glorifier de savoir bien commander que de bien 
obéir, d'abord aux lois , dans la persuasion que c'est 
obéir aux Dieux mêmes; ensuite, quand on est jeune, 
il faut obéir aux hommes plus âgés qui ont mené 
une vie honorable*. » 

Ces enseignements des anciens ne faisaient que 
traduire le fond des mœurs et l'esprit de coutume, 
dont a toujours vécu lé genre humain. Au milieu 
des perturbations du xvi° siècle, on les rappela, pour 
réagir contre l'ébranlement des croyances. Nous 
savons comment on les inscrivait en tête des dé- 
libérations d'une modeste commune rurale. Bientôt, 
et dans une sphère plus étendue, on sera témoin 
des efforts que déployèrent les gens de bien, dans cette 
époque si tourmentée, et on les entendra invoquer 
l'histoire, la science, l'observation, pour ramener 

1 Platon, les Lois, liv. VI. 
* ld., ibid. 



98 LA FAMILLE 

une société en péril à la vérité et à la simplicité de 
Tordre providentiel. 

« Quelle est la fin principale de la république bien 
ordonnée? » telle fut la question que posa, à la pre- 
mière ligne d'un livre alors célèbre * , un précurseur 
de Montesquieu , Jean Bodin. Et il répondait : 

« République est un droit gouvernement de plu- 
sieurs mesnages, et de ce qui leur est commun avec 
puissance souveraine. 

« Nous mettons cette définition en premier lieu , 
parce qu'il faut chercher en toutes choses la fin prin- 
cipale , et puis après les moyens d'y parvenir. Or la 
définition n'est autre chose que la fin du subject qui 
se présente, et, si elle n'est bien fondée, tout ce qui 
sera basti sur icelle se ruinera bientost après... 

« Si nous confessons que la vertu est le but prin- 
cipal de la vie bienheureuse de chascun en particu- 
lier, nous concluons que c'est la fin et félicité d'une 
république. » 

La république, c'est-à-dire la chose publique, est 
étroitement identifiée à l'ordre des intérêts et des 
rapports privés. La vie publique naît de la vie de la 
famille. Qu'est-ce que la famille? 

« Mesnage est un droit gouvernement de plusieurs 
subjecls, sous l'obéissance d'un chef de famille... 

1 Les Six Livres de la république. Cet ouvrage fut alors 
traduit dans toutes les langues européennes. L'auteur en publia 
une édition en latin, selon une coutume alors générale chez les 
savants. Montesquieu lui a fait plus d'un emprunt dans son 
Esprit des lois. 



ET LES LIBERTÉS LOCALES 99 

« Tout ainsi que la famille bien conduite est la 
vraye image de la république et la puissance domes- 
tique semble à la puissance souveraine, aussi est le 
droit gouvernement de la maison le vray modèle du 
gouvernement de la république. Et tout ainsi que, 
les membres chascun en particulier faisans leur de- 
voir, tout le corps se porte bien, aussi, les familles 
estans bien gouvernées, la république ira bien 1 . » 

« L'ensemble des mesnages, observait encore Bodin, 
forme ce qu'on appelle le peuple. Ce n'est que par 
succession de familles que ce peuple est rendu im- 
mortel... 

a // est impossible que la république vaille rien, si 
les familles, qui sont les piliers d'icelle, sont mal 
fondées-. » 

A la même époque, le maréchal deTavannes, avec 
la droiture dé son bon sens, écrivait également que 
« commander à un royaume ou à sa maison, il n'y 
a différence que des limites * ; » et Etienne Pasquier 
formulait une pensée semblable, au point de vue 
moral : « Le public a intérêt pour l'exemple à la 
sage conduite de nos mesnages particuliers * » 

Au xvii siècle, on disait dans un ouvrage consa- 
cré à la famille : « Un mesme toict, une mesme ville, 
un mesme Estât, une mesme police, une mesme 
langue..., ne sont-ce pas autant de différents estages 

1 Liv. I , chap. n : Du mesnage et de la différence entre la 
république et la famille. 

2 Liv. I , chap. îv : De la puissance paternelle. 

3 Mémoires du maréchal de Tavannes, p. 216. 

4 Lettres d'Estienne Pasquier, t. II , p. 528. 



100 LA FAMILLE 

par lesquels on monte à cette union générale qui 
doit estre entre les hommes *? » 

Au xviii 6 siècle, la tradition et les principes essen- 
tiels du régime local sont indiqués dans le programme 
que Turgot adresse à Louis XVI sur l'organisation 
des municipalités. 

« L'objet des municipalités villageoises et urbaines 
serait de lier les familles au lieu du domicile que 
les propriétés indiquent. — Les soins à prendre pour 
l'administration des villages sont à peu près de la 
même nature que ceux que chacun prend pour gou- 
verner son propre bien. — Un village est essentiel- 
lement composé d'un certain nombre de maisons 
qui le forment et des terres qui en dépendent. C'est 
la terre qui, liant indélébilement le possesseur à 
l'État, constitue le droit de cité *. » 

Enfin, au lendemain du cataclysme qui s'est 
accompli, un Anglais éloquent, Burke, s'indigne 
contre un nivellement immense, absolu, par lequel 
tout vient d'être mis à bas et à néant. « C'est au 
sein de nos familles, s'écrie- t-il, que commencent 
nos affections publiques. Un froid parent n'est jamais 
un zélé citoyen. De là, nous passons à notre voisi- 
nage et à nos liaisons habituelles dans les pro- 
vinces; ce sont autant d'hôtelleries et de lieux de 
repos 3 .» 

* Testament d'un bon père à ses enfants, p. 6, 191. 

8 Des Administrations provinciales, mémoire présenté au 
Roi par M. Turgot. Lausanne, 1788, p, 19, 22, 69. 

3 Réflexions sur la révolution de France, publiées en 1790; 
édit. de 1819, p. 358. 



ET LES LIBERTÉS LOCALES 101 

De nos jours, un illustre jurisconsulte, s'élevant 
au-dessus des horizons étroits où semblent vouloir 
se renfermer trop de légistes français, formés à l'é- 
cole d'une réglementation à outrance, a mis en évi- 
dence ces grandes et immortelles vérités , avec une 
autorité qui s'impose à notre attention. 

« Le droit d'une nation, pris isolément et sans égard 
aux mœurs qui le complètent, dit M. de Savigriy, 
donnerait une idée très imparfaite des rapports de 
famille chez cette nation *. 

« Les familles forment le germe de l'État, et l'État 
une fois^ formé a pour éléments constitutifs les fa- 
milles, non les individus. — Les rapports de famille 
servent à compléter l'individu; ils sont le complément 
d'une individualité défectueuse en elle-même. — L'in- 
dividu ne se présente pas simplement comme homme 
mais il se présente comme époux, comme père, comme 
fils, et ainsi avec un mode d'existence rigoureusement 
déterminé et lié au grand ensemble de la nature*. » 

1 II ne suffit donc pas de rechercher et de citer des textes 
de lois et de règlements, comme le font de nos jours trop gé- 
néralement les historiens et les écrivains politiques, pour con- 
naître dans sa vérité l'esprit qui fait mouvoir les institutions, 
les vivifie et les conserve. 

2 De Savigny, Traité de droit romain, traduit de l'allemand 
par M. Ch. Guenoux; Paris, 1855, 1. 1, p. 333-340. 

« L'objet de la famille, a dit non moins excellemment M. de 
Bonald, est la production des individus; l'objet de l'État est 
la conservation des familles, parce que l'État est une société 
de familles, comme la famille est une société d'individus. 

« La famille existe avant l'État, et peut exister sans l'État. 
L'État n'a existé qu'après les familles, et ne peut même exister 
sans elles; il n'a rien que ce que chaque famille lui donne, ou 
ce que toutes les familles lui ont donné. »> 



102 LA FAMILLE 

De là, la conséquence que « Vidée de peuple ne doit 
pas être restreinte à la réunion des individus existant 
à une même époque, et qu'on doit considérer la nation 
comme une unité au sein de laquelle les générations 
se succèdent , unité qui rattache le présent à l'ave- 
nir 1 . » 

Quel concert de voix imposantes I On le voit : c'est 
toujours la même idée qui se reproduit à travers 
les siècles, et ces voix s'accordent à déclarer que 
les institutions organiques d'un pays naissent spon- 
tanément des mœurs qui vivifient les familles et les 
rapports de famille. " 

Une des erreurs capitales de la révolution fran- 
çaise sera de proclamer et d'inculquer aux nouvelles 
générations une idée, un idéal contraires. Une des 
causes de notre lamentable impuissance à aborder 
l'ère des vraies réformes , est l'ignorance où nous 
sommes des conditions de toute réforme effective 
et efficace. Le mal profond de notre pays a été d'a- 
jouter aux abus de l'ancien régime en décadence, 
qui sont beaucoup moins corrigés qu'on ne le croit, 
ceux d'un esprit sophistique étranger, et même, 
nous ne le voyons que trop, radicalement hostile 
aux premières vérités enseignées par la pratique 
universelle des peuples. 

Cette pratique nous montre les sociétés se perfec- 
tionnant d'autant plus que les individus y subor- 
donnent davantage leurs propensions d'égoïsme à 

1 Traité de droit romain, t. II , p. 20. 



ET LES LIBERTÉS LOCALES 103 

la famille , où est le centre permanent de leur exis- 
tence. Les lois et les institutions doivent concourir à 
ce but. Là est du reste l'œuvre libérale par excel- 
lence ; car, comme il faut que les liens et les freins 
sociaux soient quelque part, il est évident que plus 
ces liens et ces freins seront dans la famille sous 
l'autorité des pères, plus se restreindra l'intervention 
des fonctionnaires publics. 

Or, ce sont là précisément les vérités contre les- 
quelles s'élèvent le plus de préjugés et de passions. 
Nous avons même érigé en axiomes les principes 
les plus opposés. Pour nous, l'individu seul, ou à 
peu près seul , existe ; seul il est la source et l'objet 
de droits absolus. Les mœurs et les rapports établis 
par l'ordre naturel, conservés par la Coutume, ne 
sont plus comptés pour rien. L'intérêt propre étant 
pour chacun un mobile souverain, le faisceau de la 
famille se brise, et dès lors disparaissent les liens 
qui en dépendent. Cet individu, considéré exclusi- 
vement dans sa personnalité, est tout en puissance; 
en fait, quand on pénètre dans les classes les plus 
nombreuses, on le voit devenir un grain de sable, 
perdu dans le tourbillon d'une collectivité anonyme. 
Entre lui et l'État se creuse un abîme où se préci- 
pitent tous les instincts inassouvis, un torrent de 
passions impossibles à satisfaire. C'est ainsi que des 
masses , formées d'une multitude de déclassés au 
moral et au physique, sont livrées à des erreurs qui 
aboutissent au renversement de la raison et à la né- 
gation de l'expérience. C'est ainsi également que 
l'État grandit comme un colosse dans cette pous- 



104 LA FAMILLE 

sière; plus le désordre se propage, plus l'antago- 
nisme divise les hommes, les intérêts , les partis, et 
plus il étend sa dictature, au nom de la sécurité 
publique menacée de subversions sans fin. Mais la 
dictature ne fait qu'élargir de plus en plus, par un 
effet fatal, le gouffre ouvert à sa base, et sous son 
poids immense le sol qui la porte s'affaisse. L'om- 
nipotence de l'État n'est donc égalée que par son 
instabilité. 

Comment sortir d'une telle situation, tant que 
nous ferons dépendre du raisonnement seul le re- 
mède à un mal dont les erreurs d'une raison détachée 
de la tradition sont les causes les plus actives? Nous 
comprenons-nous nous-mêmes, lorsque, encore au- 
jourd'hui, après quatre-vingts ans de révolutions 
qui ont tout détruit excepté la bureaucratie, nous 
parlons de reconstituer la France? Quelles institu- 
tions sont possibles là où tout, absolument tout, 
est mobile? 

Le vrai, le grand problème est là. Nous ne nous 
proposons pas ici pour but de l'examiner dans ses 
profondeurs. L'éminent publiciste que nous avons 
déjà plus d'une fois cité a tracé la méthode 1 qui 

1 On ne saurait être assez reconnaissant pour le savant, 
pénétré de l'idée du bien , qui a prouvé d'une manière si re- 
marquable quel usage peut et doit être fait aujourd'hui de la 
méthode d'observation , en la pratiquant personnellement, pen- 
dant trente années d'une des vies les plus occupées par les 
travaux professionnels et les intérêts publics. 

M. Le Play a raconté dans l'introduction de la Réforme so- 
ciale en France, t. I, § 7, comment il s'imposa dès le début le 
devoir de vérifier souvent les mêmes faits ; « C'est ainsi, dit-il, 



ET LES LIBERTÉS LOCALES 108 

seule nous réapprendra par l'observation des faits 
les conditions pratiques dans lesquelles se forment 
les institutions. Qu'il noua suffise, dans un livre où 
les familles et les localités sont l'objet d'éttide$ 
d'histoire d'un caractère presque intime, de nous 
arrêter au mode traditionnel de fonctionnement des 
anciennes libertés locales. Les écrivains qui, non 
certes sans motifs, prêchent aujourd'hui le retour à 
la décentralisation, invoquent à l'appui de leur 
thèse les mécanismes du passé, plutôt que l'esprit 
selon lequel ils se mouvaient et surtout que les bases 
sur lesquelles ils étaient établis. Ce sont ces bases 
qu'il est important de connaître. Sont-elles parti- 
culières à tel ou tel pays? Changent -elles seloii 
les temps? Parce que les formes se modifient, les 
principes sociaux subissent-ils toutes les révolutions 
qu'on prétend attacher aux évolutions du système 
étectif? 

que j'ai revu au moins à trois reprises chaque contrée de l'Eu? 
rope et les régions contiguës de l'Asie. » 

Il ajoute que le principal obstacle ne fut pas tout d'abord 
pour lui dans les distances, dans la diversité des hommes et 
des langages; qu'elle se trouvait surtout dans les opinions 
préconçues, sous l'empire desquelles s'était faite son éducation. 
« La réaction ne s'opéra pas sans résistance dans mon esprit, 
continue- 1 -il; cependant l'évidence des faits ne tarda pas à 
triompher de mes préjugés. Dès que j'eus constaté l'inexactitude 
de plusieurs opinions dans lesquelles j'avais été élevé, je m'ha- 
bituai si bien à subir l'autorité de l'expérience, que j'éprouvai 
bientôt plus de satisfaction à découvrir mes erreurs que je n'en 
avais précédemment à me croire en possession de la vérité. » 

Quand beaucoup, dans les classes dirigeantes de notre pays 
et dans tous les partis politiques , penseront ainsi et agiront en 
conséquence, la France sera sur la voie du salut. 



106 LA FAMILLE 

Questions qu'il serait opportun d'étudier dans leur 
ensemble, et sur un théâtre étendu. Pour demeurer 
fidèle à notre cadre, nous dirons d'abord ce cyii se 
passe en Provence. 

La Provence, pays de traditions romaines, où les 
fiefs ne jetèrent des racines qu'à la surface, où 
six cent quatre-vingts petits corps, désignés alors 
sous le nom universellement consacré de communau- 
tés d'habitants 9 jouissaient dès le xv e siècle d'une 
presque complète autonomie 1 La Provence, contrée 
aux tempéraments de feu, et dont on disait que les 
habitants avaient leurs têtes cuites aux ardeurs de 
son soleil i 

Tels ou tels éléments sociaux ont prédominé, 
selon les temps et les lieux , dans le gouvernement 
des localités. En Provence, c'est l'élément popu- 
laire qui s'accentue. Bourgeois et paysans y sont 
de bonne heure maîtres d'eux-mêmes. Comment 
ces bourgeois et ces paysans y vivaient -ils en 
paix? 

Nous sommes obligé d'écarter de notre récit 
l'histoire la plus intéressante, celle de la petite 
commune rurale se constituant dans son sol , dans 
ses familles, dans ses coutumes, dans ses libertés 
économiques, grâce au travail, à l'épargne et à la 
communauté d'efforts de ses habitants. Nous la sai- 
sissons en quelque sorte sur le vif, à l'époque où elle 
est organisée, et nous lui demandons comment elle 
s'administre, comment elle fait ses élections, etc.. 
Des détails d'érudition et des citations de textes ne 



ET LES LIBERTÉS LOCALES 107 

seraient pas ici à leur place * ; bornons-nous à mettre 
en relief les pratiquas essentielle^ qui la car^cté*- 
risent; elles ne diffèrent pas de celle? qui existent 
ailleurs. 

1° Tout chef de famille propriétaire, ayant un 
intérêt dans la communauté locale, à laquelle il est 
incorporé, est électeur. Il y est également éligible, à 
la condition d'offrir les garanties nécessaires, par 
l'inscription d'une certaine vcUeur foncière au ca- 
dastre-. 



i Un jour peut-être nous exposerons avec plus de détails 
l'organisation municipale de la Provence; ici nous voulons ré- 
sumer simplement tes traits saillants de cette organisation au 
point de vue des principes sociaux. Ce sont les plus importants, 
et cependant ils n'ont presque pas été signalés. 

Tous les éléments de ce chapitre sont empruntés à un très 
grand nombre de chartes, statuts, règlements, et de textes ma- 
nuscrits ou imprimés ; mais on comprendra que nous ne citions 
pas au bas des pages des documents qui suffiraient à remplir 
un volume ; ce serait étendre démesurément le cadre de notre 
travail. 

Des monographies remarquables ont été publiées, depuis 
trente ou quarante ans, sur la constitution des villes; mais le 
régime des campagnes proprement dites est encore à décrire. 

2 Au moyen âge, on voit tous les chefs de famille, caps 
d'ostal, convoqués pour les affaires majeures de la commune. 
Les statuts municipaux ûxent pour l'éligibilité une quotité de 
biens-fonds, laquelle varie selon l'importance de la localité. 
Pour citer un exemple, nous marquerons l'état de choses exis- 
tant dans la petite ville de Salon. Les magistrats appartenant 
à la bourgeoisie doivent y posséder en biens -fonds 3000 livres, 
et les représentants des paysans 1000 livres. Dans de simples 
villages, la quotité est d'ordinaire de 500 livres en capital fon- 
cier pour les conseillers de la commune. Quelques statuts fixent 
à dix ans la durée du domicile pour ceux qui n'ont pas de 



108 LÀ famille 

2° Sont obligatoires, sous peine d'amende, le suf- 
frage de tout chef de famille électeur, V assiduité de 
tout chef de famille élu. Ce suffrage et cette assi- 
duité sont considérés comme des devoirs *. 

3° Sont obligatoires les fonctions locales auxquelles 
on a été nommé par les suffrages de ses concitoyens. 

4° Ces fonctions sont temporaires, en sorte que tous 
nient leur part des charges et des honneurs. 

5° Tous sont responsables, les élus dans leurs per- 
sonnes et dans leurs biens , s'ils violent les lois ou 
administrent mal par leur faute les finances locales; 
les électeurs dans leurs propriétés* qui sont le gage 
des créanciers, si la communauté des habitants de- 
vient impuissante à payer. 

Les papiers de famille prouvent, en effet, combien 
la responsabilité était sérieuse pour tous» Dans des 
rapports d'expertise sur des propriétés , il eât tenu 

terres dans le pays; mais ces étrangers admis au vote étaient 
; alors peu nombreux. 

1 Les formulés de convocation et criées publiques, faites 
: pour appeler les chefs de famille , sont des plus expressives. 

En voici une du xv« siècle en langue provençale: Que tous 
- conseillera et caps (Postal si tfengon troubar à l'ostal de la villa, 

sur pena de %0 liouras coronat. — Les statuts locaux font 
• mention du pointage des conseillers absents, et fixent le chiffre 

de l'amende; celle-ci doit être perçue rigoureusement. 
Pour. nous le devoir électoral a disparu, le droit seul est 

resté, et il n'est plus inhérent ni à la famille, ni au sol, ni 
'même à un domicile prolongé. 



ET LES LIBERTÉS LOCALES 109 

grand compte des charges et dettes communales, 
créant une éventualité onéreuse de liquidation pour 
les propriétaires 1 . 

La plupart des actes constitutifs des libertés lo- 
cales aboutissant à un impôt, le frein régulateur se 
trouve naturellement dans les risques auxquels s'ex- 
posent- les citoyens, et surtout ceux d'entre eux aux- 
quels incombe plus particulièrement l'administra- 
tion proprement dite. Hors de là, il n'y a aucune 
garantie pour le maniement des deniers publics, 



1 Nous en avons rencontré un exemple frappant pour un 
domaine du territoire d'Arles. 

Cette responsabilité a été la condition d'existence de l'ancien 
régime communal, partout où il a existé avec une certaine 
liberté; on peut même dire qu'elle a été jusqu'à notre temps 
hors de discussion et sans exception. 

On sait quelle application en avaient faite les Romains. 

« Avant d'entrer en charge, les magistrats devaient fournir 
une caution et des répondants, pour garantir la cité contre les 
suites de la négligence ou du dol. Ils répondaient des fermages 
pour toute la durée des baux qu'ils avaient consentis , et pen- 
dant quinze années des vices de construction dans les travaux 
publics. Leurs comptes, même vériûés et apurés, étaient encore 
réformables jusqu'à la vingtième année... 

« Que de précautions prises pour sauvegarder la fortune 
municipale , dussent les meilleurs citoyens se ruiner à la peine ! 
Mais aussi comme les magistrats soumis à de telles responsa- 
bilités devaient être attentifs à leurs actes, lents à délibérer, 
prévoyants pour leurs projets, vigilants dans leur exécution et 
bons ménagers des deniers publics, dont ils avaient à rendre 
un compte si rigoureux l 

« D'un côté, une grande liberté d'action; de Vautre, une res- 
ponsabilité égale au pouvoir donné : voilà comme on fait des 
hommes, et il n'y a point à s'étonner qu'avec de tels principes 
le régime municipal ait été florissant, tant qu'ils furent res- 
pectés. » (V. Duruy, Moniteur universel, 20 avril 1872.) 

Les Familles. I. — 4 



110 LA FAMILLE 

convoité par des ambitions ardentes et disputé par 
des appétits plus insatiables encore. La liberté n'est 
pas chose abstraite, elle est incorporée à des inté- 
rêts. Les premiers intérêts à régir dans Tordre et 
l'harmonie sont ceux de la famille; chacun organise 
son économie domestique par soi-même, avec le 
concours de ses enfants et serviteurs , en s'associant 
à ses voisins et en vivant en paix avec eux ; tous 
s'accordent pour nommer les meilleurs, les hommes 
le mieux en situation de supporter la responsabi- 
lité, dans la gestion des affaires qui , sortant du do- 
maine de la vie privée, exigent l'organisation de 
services publics. Les peuples les plus avancés 
dans la pratique des libertés locales ne se bornent 
pas là ; ils règlent avec un soin extrême la part faite 
à cette vie privée, en sorte qu'elle ne soit pas en- 
vahie par la bureaucratie, et ils spécialisent autant 
que possible les taxes destinées à pourvoir aux 
charges d'intérêt commun. Ils suppriment dans les 
campagnes la centralisation communale , et font du 
département rural le siège de la vie agricole; ils ren- 
dent les familles libres dans leur action, en les sti- 
mulant à exercer par elles-mêmes une initiative 
féconde, et ils fondent sur le self-govemment des 
moindres foyers, placé sous l'égide de coutumes 
conservatrices, l'indépendance du citoyen, l'autono- 
mie et la solidité d'institutions vraiment populaires* 
Quant aux villes où prédominent les professions 
libérales, l'industrie, le commerce $ ils demeurent 
encore fidèles à la tradition, en leur donnant une 
exislence distincte, qui leur permet d'organiser 



ET LES LIBERTÉS LOCALES 111 

selon leurs besoins des services publics tout spé- 
ciaux et plus nombreux , sans les laisser exercer au 
dehors une influence absorbante et oppressive '• 

Les localités peuvent, à ces conditions et dans ces 
limites, être investies d'une véritable souveraineté 
qui leur est propre. Les bienfaits de cette souverai- 
neté ne se traduisent pas seulement dans Tordre 
économique; ils se manifestent surtout dans Tordre 
moral, en créant un esprit, des habitudes, une opi- 
nion publique, qui attachent l'idée de noblesse à la 
pratique effective du dévouement. 

Le dévouement est consacré plus que par les 
mœurs, il Test par une coutume ayant force de loi. 
En lui est le grand ressort d'où vient l'impulsion. 
Nous parlons beaucoup du régime représentatif; 
nous n'en userons jamais autant que l'ancienne 
France, où , si Ton excepte le pouvoir monarchique , 
toutes les magistratures étaient soumises à des 
élections incessantes, dans les villages, bourgs, 
villes, corporations, collèges, universités. 

Encore aujourd'hui, en Angleterre, aux Etats- 
Unis, les maires, aider m en, auditors, assessors, sont 
tenus d'accepter le mandat qui leur est confié. 



1 Le Play, la Réforme sociale en France, t. III, § 55 et 56; 
t. IV, § 65. — Claudio Jannet, les États-Unis contemporains, 
1. 1 , p. 276 et suiv. 

« La plupart des grandes villes de l'Union, dit M. Jannet, 
vivent sous le régime d'une charte qui quelquefois remonte à 
l'époque anglaise. C'est le cas de New -York, dont la charte 
date de Jacques II, et n'a subi que des révisions partielles. 
Certains comtés et districts ruraux ont également des statuts 
particuliers, et quelques-uns sont purement coutumiers. » 



112 LA FAMILLE 

Le moindre des petits fonctionnaires anglais, un 
highway-sivrveyor, par exemple, lequel est nommé 
par Je Vestry pour surveiller le service des chemins 
paroissiaux, est passible d'une amende, s'il refuse 
de remplir le devoir que l'élection lui a imposé. Le 
devoir est gratuit, parce qu'il importe que les institu- 
tions mettent les riches en situation de servir le pays, 
pour l'honneur et non pour le salaire 4 . Les Prus- 
siens sont Ûdèles à la même tradition. « Le refus 
par un membre de la bourgeoisie d'accepter des 
fonctions municipales non rétribuées, peut, s'il 
n'existe pas d'excuse valable , être puni de la perte 
temporaire du droit de bourgeoisie et d'une éléva- 
tion d'un huitième ou d'un quart du total des con- 
tributions municipales 1 . » Les comités scolaires des 
pères de famille, sous l'autorité desquels fonction- 
nent les écoles primaires de l'Allemagne, sont ré- 
gis par la même loi d'obligation qui s'impose aux 
pères avant même d'atteindre les Ois. Les Basques 
gardent à peu près toutes ces coutumes tradition- 
nelles, dont ils offrent en quelque sorte le type 
modèle. 

Aussi quel ne fut pas pour nous l'intérêt lorsque, 
recherchant avec nos documents de famille les mo- 
numents des vieilles libertés locales de notre pays, 



1 « Le principe de l'ancien sélf-government était l'obligation 
d'accepter, comme une charge communale, des offices confiés 
à titre honoraire. » Edouard Fischel , la Constitution d'Angle- 
. terre; Paris, 1864, t. II, p. 10. 

* Th. Gautier, ancien sous- préfet, Administration provin- 
ciale de la Prusse; broch. in-8°, 1871. 



ET LES LIBERTÉS LOCALES 113 

qui mériteraient bien elles aussi d'être soumises à 
une description méthodique, nous y vîmes des 
scènes telles que celle-ci! 



L'élection se passe dans les Hautes-Alpes, à 
Briançon, où nous apparaîtra bientôt en action le 
régime traditionnel de l'école. 

C'est en 1588, et le narrateur est le modeste secré- 
taire de la ville. 

Les chefs de famille sont tous assemblés sur la 
place publique. Ce secrétaire les invite à nommer les 
candidats. 

« J'ay prié la companye procéder à la nomination 
du consul vieux ( le premier consul) à la manière ac- 
coustumée, leur disant : Qui volés~vous powr consul 
vieux ? Et tous d'une voix ont hautement nommé le 
sieur Guilhem Grand. 

« J'ay prié et requis la companye procéder à l'é- 
lection du consul jeune (le second consul)... » 

Quand les magistrats sont nommés , le secrétaire 
s'adresse une nouvelle fois aux chefs de famille, 
a Et, sur ce, ay demandé s'il y avoit aulcuns op- 
posans, sur quoy ont tous respondu : Ils sont bons 
et gens de bien esleus et créés du consentement de 
tous. » 

C'était au milieu dès troubles causés par les 
guerres de religion. Les consuls désignés refu- 
sèrent, alléguant divers motifs d'excuse; mais tous 
les assistants « crièrent à haute voix : Qu'ils jurent. » 
Résistance nouvelle de la part des élus , menace de 



114 LA FAMILLE 

les détenir prisonniers jusqu'à ce qu'ils aient ac- 
cepté. Ils cèdent alors et prêtent serment '• 

Les élus sont donc obligés de se dévouer au pays 
et d'accepter le mandat. La maladie, un âge avancé 
et de plus de soixante -dix ans, des infirmités dû- 
ment constatées, enfin une famille nombreuse à 
élever, sont les seuls cas de dispense admis. Ni la 
naissance, ni un privilège quelconque ne peuvent 
être des motifs d'excuse. Si consul electus fuero, non 
me vetabo, était -il dit dans la formule du serment 
prêté par les citoyens d'Arles (statuts de 1142-57). 
C'est la coutume générale. Fort loin de la Provence, 
à Metz, les statuts sont également impératifs, et on 
n'admet d'excuse valable qu'au cas où le candidat 
aurait déjà pris la croix pour délivrer Jérusalem 
des mains des infidèles 8 . 

On comprend que l'obligation est établie à l'a- 
dresse des meilleurs , des plus timorés , dont il est 
nécessaire de vaincre les scrupules. Quant aux caba- 
leurs qui ne cherchent dans les élections que leurs 
intérêts personnels, ils n'ont manqué dans aucun 
temps, et ce n'est pas pour eux qu'existe la loi de 
se dévouer. Des moyens sont pris dans le but de les 
éloigner, et quels moyens! Tout ce que Pimagina- 

i Fauché -Prunelle, conseiller à la cour de Grenoble, Essai 
sur les anciennes Institutions autonomes et populaires des Alpes 
Briançonnaises ; Paris, Dumoulin, 1856, t. H, p. 82. 

* Klipflel, Mets, ancienne Cité êpiscopale et impériale; 
Bruxelles, 1867. — Règlement pour la réforme du Maître- 
Échevinat (1180). 



ET LES LIBERTÉS LOCALES 115 

tion peut concevoir en fait de procédés pour briser 
les menées de partis, les ligues, les coalitions, la 
domination d'une classe ou d'un quartier sur un 
autre, les petites tyrannies locales, pour éloigner 
des magistratures les gens trop suspects de vouloir 
s'emparer à leur profit de l'influence ou de la jouis- 
sance des biens communaux, a été autrefois pra- 
tiqué avec une surabondance inouïe de précautions. 
Suffrage à un, deux, trois degrés par l'organe de no- 
minateurs et d'approbateurs élus ou tirés au sort en 
assemblée générale; — boîtes au fond desquelles est 
appliquée une étoffe de velours ou de drap ; boules 
noires ou blanches , creuses ou non , recouvertes ou 
non d'une semblable étoffe , de façon à assurer le 
secret absolu des votes ; — baguettes avec lesquelles 
les boules sont comptées, pour éloigner les soup- 
çons de fraude; — claustration des électeurs, no- 
minateurs ou approbateurs dans l'hôtel de ville, 
comme celle des cardinaux en conclave; — triples 
clefs avec lesquelles les boîtes sont fermées; — sur- 
veillance organisée avec une extrême sollicitude : il 
n'est pas de mesures préventives auxquelles on n'ait 
eu recours dans des temps où le pouvoir communal, 
maître souverain de la police et de toute la direction 
financière des intérêts locaux, courait tant de risques 
de dégénérer en oppression. Le mode selon lequel 
les chefs de maison propriétaires fonciers interve- 
naient dans le gouvernement des communes, n'avait 
rien d'uniforme; il était réglé par une coutume que 
sanctionnait le souverain. 
Nous n'avons rien lu de plus curieux, au point de 



116 LA FAMILLE 

vue des devoirs publics imposés aux familles , que 
l'histoire d'un bourgeois plaidant devant le Parle- 
ment pour se faire exonérer de la charge de consul , 
à cause des soucis que lui cause l'éducation de huit 
ou neuf enfants. Nous en trouvons un autre qui 
cherchée se soustraire aux honneurs dont ses conci- 
toyens veulent le combler, en priant le gouverneur 
de la province de lui créer un motif de dispense. 
« Mais les habitants ne se payèrent pas de cette 
excuse, dit l'historien de la commune 1 ; une dépu- 
tation fut mandée au gouverneur, pour lui remon- 
trer que M. de Nostredame, par son refus, non seu- 
lement manquait à ses devoirs de citoyen, mais 
encore mettait la communauté dans un fort grand 
embarras. » Le personnage en question était quelque 
peu poète, et, en remplissant son mandat, il écrivit 
ies deux vers suivants , pour l'édification de ceux qui 
seraient tentés de briguer les charges municipales : 

Ignorant qui ne sait qu'une charge commune 
Est pesante , espineuse , incommode , importune. 

Les guerres civiles du xvi e siècle, en désorganisant 
beaucoup de communes , provoquèrent l'application 
rigoureuse du frein de la responsabilité. Lorsqu'on 
sortit de cette époque désordonnée, la Cour des 



1 Salon (Bouches- du -Rhône). — L'historien do cette petite 
ville, M. G., a bien voulu nous communiquer son manuscrit, 
qui est encore inédit. Ce M. de Nostredame, dont il est ici 
question, est César Nostradamus, fils aîné du célèbre astro- 
logue, et auteur d'une Histoire et Chronique de Provence, 
ainsi que de plusieurs poésies. 



ET LES LIBERTÉS LOCALES 117 

comptes de Provence dressa un règlement statuant 
sur le mode de gestion financière des intérêts lo- 
caux (30 juin 1598). Elle prescrivit de le lire chaque 
année dans le conseil géhéral des chefs de famille, 
assemblés pour délibérer sur les impositions, et de 
le placarder dans la salle des réunions. Il y était pris 
des mesures, « à V effet que les mauvais sévis fussent 
punissables des actes qu'ils pallioient au nom du 
commun, en sorte que désormais les fautes des con- 
suls, trésoriers, administrateurs et conseillers, ne 
fussent plus portées par les communautés. » A la fin 
du règne de Louis XIV, les désordres financiers se 
reproduisirent dans l'abdication des classes diri- 
geantes et au milieu de la misère publique ; la dé- 

• 

bâcle des institutions locales commençait. « Dans 
plusieurs localités, disait un document de l'époque, 
on n'élit plus que des gens obérés, lesquels ne craignent 
rien pour la perte de leurs biens, » La Cour des 
comptes usa d'une nouvelle sévérité (arrêt du 31 juil- 
let 1713).-Un arrêt du Conseil (5 février 1716) mit 
à la charge d'un certain nombre d'échevinsde Mar- 
seille une somme de 107,874 livres, dépensée par 
eux depuis plusieurs années en dehors des règles 
financières, et les condamna à 30,000 livres de dom- 
mages-intérêts. En 1740, les consuls de Toulon qui 
avaient été en fonction de 1731 à 1738, furent éga- 
lement poursuivis, etc.. 

Nous citerons, à titre d'anecdote, une piquante 
histoire que relatent tout au long les registres mu- 
nicipaux de Draguignan. 

Cette commune était débitrice d'une somme de 



118 LA FAMILLE 

33,000 livres , et ses affaires étaient si embarrassées 
qu'elle n'en payait plus, depuis deux ans, les intérêts. 
Las d'exploiter contre elle, les créanciers prennent 
à partie le chef de l'administration, le maire pre- 
mier consul. Un archer de la maréchaussée et un 
huissier arrivent à l'improviste dans le cabinet de 
cet estimable personnage, lequel, étant avocat, don- 
nait alors des consultations , « pendant que la da- 
moiselle son espoiise estoit à la cuisine, occupée des 
affaires de son mesnage. » Une scène des plus émou- 
vantes éclate. L'épouse éplorée vole à la recherche 
du lieutenant et de l'avocat du roi , et implore leur 
assistance; mais ceux-ci se reconnaissent impuis- 
sants à empêcher l'exécution de lettres de con- 
trainte, délivrées par M. de Grignan, gouverneur 
de la province, pour les deniers du Roi et du Pays. 
Le conseil municipal s'assemble, un des collègues 
du maire incarcéré s'écrie : « On voit par là les in- 
convénients dans lesquels les charges de maire et 
de consul exposent les personnes qui s'en trouvent 
revêtues. » Le maire finit par être relaxé, parce que 
la commune s'exécuta et paya '. 

Signalons une autre pratique de l'ancien régime 
communal. Les diverses conditions sociales y ont 
toutes leur part de responsabilité et de dévouement, 

1 On s'expliquerait difficilement de tels procédés, si Ton ne 
savait qu'aucune centralisation financière n'existant alors les 
localités étaient tenues de pourvoir elles-mêmes à la perception 
de l'impôt destiné au trésor public, pour le verser dans la 
caisse de la province. 



ET LES LIBERTÉS LOCALES 119 

fixée par un certain nombre de places dans les ma- 
gistratures électives. La représentation des intérêts 
veut que , dans les villes et les campagnes , bour- 
geois, artisans, paysans, selon l'état de la population, 
fournissent chacun un élu ou plusieurs pour les 
charges de consuls, conseillers, auditeurs des 
comptes, prud'hommes, intendants de police, etc.. 
Il en est de même pour les quartiers urbains et 
surtout pour les quartiers ruraux. Les hameaux 
n'entendent pas être sacrifiés au profit exclusif du 
centre d'habitation, pour l'usage des bois et des ter- 
rains à pâturage, pour les routes, pour l'école, etc.. 
Ils exigent donc qu'on leur donne un nombre pro- 
portionnel de sièges aux conseils où se traitent les 
affaires générales du pays. 

Les conseils généraux de chefs de famille achèvent 
de caractériser un régime dont la solidité vient de 
l'étroite communauté et de la responsabilité effec- 
tive qui lient entre eux tous les 'membres de la cor- 
poration locale. On les trouve fonctionnant partout 
en Europe au moyen âge. Ils sont connus alors 
sous le nom de parlements publics (parlamenta pu-> 
blica). M. de Tocqueville constate que l'usage d'as- 
sembler tout le peuple était autrefois général. Il cite 
un mémoire du xvin e siècle, où il est dit : « Cet 
usage était d'accord avec le génie populaire de nos 
anciens 1 . » Les parlements publics ne se tiennent 
pas seulement dans de petites villes , ils sont convo- 

1 L'Ancien Régime et la Révolution , p. 69. 



120 LA FAMILLE 

qués aussi dans de très grandes, telles que Marseille, 
où les réunions ont lieu dans le cimetière de l'église 
des Accoules, à Arles, à Aix, à Tarascon, à Nîmes, 
à Toulon, etc. La ville d'Amiens écrivait en tête de 
ses actes publics du xv e siècle : « En présence de 
tout le peuple 9 le commun de la ville étant assemblé, 
lequel commun fait la plus grant et saine partie d'i- 
celle... » Les villes et républiques italiennes ont 
aussi leur conseil général, lequel exerce la puis- 
sance législative, tandis qu'un conseil particulier, 
çredenza, vaque à l'administration courante 1 . 

Des réunions si nombreuses, et dans lesquelles 
figurent souvent jusqu'à quatre ou cinq mille chefs 
de famille, deviennent plus tard impossibles dans les 
grands centres; mais elles se maintiennent dans les 
bourgs et spécialement dans les campagnes. 

Il y a plus : bien des villages n'eurent pendant 
longtemps pas d'autre mode de- vie publique. L'uni- 
versalité des intéressés venait, comme cela se passe 
de nos jours pour les actionnaires des petites so- 
ciétés industrielles, résoudre elle-même, et directe- 
ment, à peu près toutes les questions d'intérêt 
commun, gardant sur le reste une entière indépen- 
dance, et les chefs de famille se bornaient à nommer 
des syndics temporaires 2 . Le jour arrive où le 



1 De Savigny, Histoire du droit romain au moyen âge, t. II : 
« Les institutions municipales de la Lombardie ». 

* Ce mode de délibération, auquel prend part la communauté 
des contribuables tout entière, disparaît de bonne heure dans 
les centres populeux; mais il se conserve longtemps dans les 
petits districts ruraux des contrées alpestres. 



ET LES LIBERTÉS LOCALES 121 

nombre croissant des habitants crée des embarras et 
des pertes de temps considérables. Les villages de- 
mandent et obtiennent alors la faculté d'organiser 
chez eux le système représentatif, par l'institution 
de mandataires permanents, combinée avec la vieille 
coutume de la convocation de la masse des intéressés 
dans les affaires majeures, telles que les élections, 
les impositions , le renouvellement du cadastre , les 
règlements pour la jouissance des biens communaux, 
les aliénations , emprunts , procès , travaux publics 
dépassant une certaine somme, enfin la réforme des 
statuts locaux 1 . 

Beaucoup de textes nous montrent, chez les 
peuples germaniques , le plaid rural installé sur la 
place publique, à l'ombre d'un arbre. Des travaux 
d'une grande valeur, publiés depuis une trentaine 
d'années sur le régime rural de l'Allemagne, ont 
mis au jour plus de 3,000 constitutions de villages 2 , 
et l'on y voit même de simples serfs groupés en com- 
munautés, s'administrant eux-mêmes, tenant des 

Il est encore pratiqué en 1764 à Barcelonnette, et un nouveau 
règlement de cette époque a pour but de remédier aux incon- 
vénients des assemblées, « où tous les habitants peuvent assis- 
ter à la fois, ce qui les rend tumultueuses et contraires au bien 
de l'administration. » 

1 C'est dans des conseils généraux représentant tous les chefs 
.de famille de chaque localité qu'en Provence, dans les der- 
niers mois de 1788 et les premiers de 1789, furent prises les 
délibérations et émis les vœux concernant soit la tenue des 
États généraux, soit les articles de réforme à insérer dans les 
cahiers. 

* Voir la collection de Jacques Grimm , le Ducange de l'Alle- 
magne; Weisthûmer, 4 vol. Gœttingen, 1840-1861. 



122 LA FAMILLE 

plaids souverains dans leur sphère propro et aux- 
quels tous doivent concourir '. 

M. de Tocqueville a exprimé quelle fut sa sur- 
prise lorsque, cherchant dans les archives d'une 
intendance ce qu'était une paroisse de l'ancien ré- 
gime, il retrouva dans cette communauté plusieurs 
des traits qui l'avaient frappé dans les communes 
rurales du nouveau monde. « Ni l'une ni l'autre, 
dit-il *, n'ont de représentation permanente, de 
conseil municipal proprement dit. L'une et l'autre 
sont administrées par des fonctionnaires qui agissent 
séparément, sous la direction de la communauté 
tout entière. Toutes deux ont de temps en temps 
des assemblées générales, où tous les habitants 
réunis en un seul corps élisent leurs magistrats et 
règlent leurs comptes... » La coutume se reproduit 
des deux côtés de l'Atlantique et à des époques bien 
éloignées l'une de l'autre; mais les éléments essen- 
tiels de l'organisation sociale sont les mêmes, et dans 
la commune rurale du nouveau monde, comme dans 
la paroisse rurale de l'ancienne France, les foyers 
domestiques étant constitués avec une égale auto- 
nomie, les intérêts communs à régler sont peu com- 
pliqués. 

La plupart des historiens ont présenté comme un 
fait incontesté l'ancien antagonisme des classes 

i Consulter le» ouvrages de MM. de Maurer, Stoffel, Zœpff, 
Mone, Burckhart, Hanaûer, et notamment les deux livres de ce 
dernier : Les Paysans de V Alsace au moyen âge; — les Con- 
stitutions de l'Alsace au moyen âge; Paris, Durand, 1865. 

* V Ancien Régime et la Révolution, p. 74, 75. 



ET LES LIBERTÉS LOCALES 123 

entre elles. C'est même là le fond de la thèse révolu- 
tionnaire. Or voici un fait difficile à expliquer, si cet 
antagonisme avait réellement existé. 

L'institution universelle des conseils généraux 
d'habitants de toute classe, tenus pour délibérer 
sur les questions d'intérêt les plus propres à les di- 
viser, en des temps où les communes étaient maî- 
tresses d'asseoir, de répartir et de percevoir l'impôt 
comme elles l'entendaient, cette institution toujours 
debout en Provence jusqu'en 1789 répond que les 
hommes ne pouvaient se réunir de la sorte sans 
avoir entre eux de bons rapports «. 

Les chartes de la Provence font mention de la 
place de l'orme, platea ulmi, où sont convoqués les 
bourgeois, artisans, paysans. Des ormeaux, symboles 
vénérables de la vraie liberté fondée sur la famille , 
et dont plusieurs ont eu le privilège d'échapper aux 
révolutions humaines, •"plus subversives que celles 
de la nature, sont encore en certains villages, après 
quatre ou cinq siècles d'existence, les représentants 
de l'ancien gouvernement local qui fonctionnait sous 
leur ombrage. La Biscaye espagnole a toujours le 
célèbre arbre de Gùernica, sous lequel se tinrent 
longtemps les juntes du pays*, et près duquel a été 

1 L'harmonie est ancienne, el l'antagonisme est de date ré- 
cente. 

Au xvi* siècle, les assemblées générales de chefs de famille 
sont suspendues, ou considérablement réduites, dans beaucoup 
de localités déchirées par la guerre civile. Au xviii* siècle, la 
difficulté de les tenir s'accroît au point que dans bien des con- 
trées elles n'existent presque plus qu'à l'état de souvenir. 

* a Nous tous qui vivons à l'ombre de l'arbre de Gùernica 



124 LÀ FAMILLE 

construit l'édifice moderne où se réunissent des as- 
semblées générales de députés encore nommées par 
les chefs de famille. 

_ Les petits cantons suisses ont également leurs 
Landes gemeinde, où des populations vivant de la Vie 
de famille se gouvernent directement elles-mêmes. 
Encore aujourd'hui, les moindres paysans proprié- 
taires d'Uri, de Schwytz, de Glaris, etc., se ren- 
dent chaque année à rassemblée générale de la com- 
mune. A Appenzell, Rhodes extérieures, ils ont con- 
servé un usage datant des Germains, celui de porter 
à la main un vieux sabre ou une antique rapière 
du moyen âge. Là se font le$ élections, se décident 
les questions concernant l'église, l'école, la police, 
la viabilité , l'assistance des pauvres ; là surtout se 
règlent l'exploitation des bois, le partage des coupes, 
le mode de jouissance et l'allotissement de la pro 
priété indivise des Allmends, formant le patrimoine 
collectif des familles héréditairement fixées au sol. 
Un économiste , visitant naguère ces contrées , était 
frappé de leur état de paix et de grande prospérité. 
Il admirait l'esprit avec lequel ces communes rurales 
et ces corporations usagères pratiquent leurs liber-? 
lés séculaires : tous les magistrats élus sont res- 
ponsables de leur gestion; nul ne peut se refuser à 
remplir les fonctions auxquelles il a été nommé* les 



le père des arbres de la liberté, nous avons seulement besoin 
de conserver les libertés que nous possédons aujourd'hui. » 
( Antonio de Trueba, Bulletin de la Société d'Économie sociale, 
9 février 1868.) 



ET LES LIBERTÉS LOCALES 125 

membres empêchés sont frappés d'amende en cas 
d'absence... 1 . 

Les traits essentiels de l'administration du pays 
par le pays, gardés par la Suisse républicaine dans 
les petits cantons, ne diffèrent pas de ceux que nous 
offre la vieille France monarchique. Pour juger à 
quel point les passions et de faux principes peuvent 
vicier les institutions les plus anciennes en les tour- 
nant contre leur but, il suffit de comparer à ces can- 
tons modèles ceux où le radicalisme travaille en 
maître à détruire la religion et les mœurs , en soule- 
vant contre elles un suffrage aveugle, et, au nom de 
théories qui érigent en dogme l'omnipotence de l'État, 
crée une odieuse tyrannie des majorités sur les mi- 
norités. Il faut contempler à Zurich l'idéal de Rous- 
seau appliqué par les héritiers de ses utopies : le 
peuple, institué en conseil général permanent, est ap- 
pelé à exercer directement toutes les fonctions du 
pouvoir, à approuver ou à rejeter des lois déjà discu- 
tées et votées par ses mandataires. Il n'est pas du reste 
besoin d'aller en Suisse ; nous savons ce qu'ont été 
en France le règne des clubs et le système des plébi- 
scites. Dans l'ordre traditionnel, le régime que nous 
venons d'indiquer répondait à l'esprit de coutume 
qui présidait à l'existence des familles comme à la 
gestion des intérêts locaux. Les bons rapports éta- 
blis entre les classes rendaient facile l'entente mu- 
tuelle dans les élections et délibérations. Les lois à 



1 Emile de Laveleye, la Propriété primitive et les AUmends 
en Suisse, Revue des Deux-Mondes, 1 er juin 1873. .. 



126 LA FAMILLE 

faire étaient peu nombreuses. Sous l'empire actuel 
de notre fausse démocratie, qui tend de plus en plus 
à renverser l'idée de la tradition, supprime toute 
responsabilité et propage la destruction du foyer 
domestique , les appels incessants que nous voyons 
adresser aux suffrages populaires expriment non 
l'harmonie sociale, mais la guerre; ils mettent à nu 
Terreur qui, dans un pays bouleversé et épuisé 
par tant de vaines expériences révolutionnaires, a 
produit la désorganisation générale de la société, 
avec l'impuissance d'exercer les vraies libertés. 

Il est d'un grand intérêt d'étudier aujourd'hui par 
quelles causes, par quel pouvoir, qui n'est pas tout 
entier dans l'aristocratie, mais que la gentry repré- 
sente au même degré, l'Angleterre continue à placer, 
sous l'égide de la famille et des familles signalées à 
la confiance publique par leurs services rendus au 
pays , l'administration la plus libre , la plus intelli- 
gente, la plus économique, là plus douée d'esprit 
d'initiative et de progrès, qui existe dans le monde. 
Il est remarquable de voir l'organisation du Vestry 
se dégager de ces vieilles formes rudimentaires de 
vie publique que nous venons de décrire. Il est. cu- 
rieux de rapprocher des souvenirs de l'ancien régime 
électoral de la France, les scènes contemporaines des 
hustings anglais, tenus dans une prairie, sur la place 
du marché, et où les électeurs sont en si grand 
nombre que c'est souvent par milliers qu'il faut en 
faire le dénombrement. Les candidats viennent y pré- 
senter leurs professions de foi. « Messieurs, disait 
dans une de ces épreuves électorales sir James Gra- 



Lî 



ET LES LIBERTÉS LOCALES 127 

ham,un des hommes d'État les plus illustres de 
l'Angleterre, fairne cette place du marché, où^je me 
retrouve sur les hustings. Nous respirons ici un air 
libre, la lumière du ciel se répand sur nous, il n'y a 
à craindre ici ni l'obscurité ni Vintrigue. » Le plus 
souvent un débat s'engage, il initie le peuple tout 
entier à la bonne administration du pays, à la ges- 
tion avantageuse de ses finances. « La journée des 
hustings entre dans le système des institutions élec- 
torales du pays, et, quand elle ne décide pas l'élec- 
tion, elle est au moins destinée à la préparer. Elle se 
termine par un appel fait à toute l'assemblée pour la 
nomination des candidats, et c'est la levée des mains 
qui doit faire connaître en leur faveur l'opinion pu- 
blique. S'il n'y a pas à décider entre différents com- 
pétiteurs, il n'y a lieu qu'à une acclamation géné- 
rale. Dans lô cas contraire, l'assemblée est consultée 
successivement sur chaque concurrent... Toutefois 
cette nomination n'est pas définitive, et chacun des 
amis du candidat opposé ou le candidat opposé lui- 
même peut y mettre son veto, en venant demander 
immédiatement le poil, c'est-à-dire l'enregistrement 
du vote des citoyens qui sont électeurs '. » 

Les choses se passaient quelquefois de mâme 
sorte en Provence. Le premier consul demandait 
aux chefs de famille, réunis sur la place publique 
ou ailleurs, s'ils voulaient user de leurs droits en 
faisant eux-mêmes les désignations, ou s'ils préfé- 



* Antonin Lefèvre Pontalis, les Lois et les Mœurs électorales 
en France et en Angleterre, 1864. 



128 LA FAMILLE 

raient agréer les noms qui leur seraient proposés. 
Sur lf réponse que ce dernier parti était adopté, il 
montait sur une pierre monumentale servant à cet 
usage, et les nouveaux magistrats locaux étaient 
soumis à l'épreuve de l'acclamation populaire 1 . 

Il n'est presque pas besoin d'ajouter que ces 
mœurs sont propres aux pays où les diverses classes 
ont de bons rapports entre elles. Voici encore un 
trait à enregistrer. Les assemblées locales de la Pro- 
vence, surtout les plus importantes, se tenaient 
d'ordinaire en présence d'un représentant de l'auto- 
rité, dont le rôle était simplement de veiller à ce gu'il 
n'y fût rien fait de contraire aux lois. Or l'on trouve 
des délibérations ou il est dit que, M. le viguier 
étant absent , son bâton de justice a tenu sa place 
pour consacrer la réunion. Les Basques de nos jours 
conservent cet esprit de respect. Un banc, parfois 
complètement vide, mais devant lequel on voit une 
lance fichée en terre, symbole de l'autorité, suffit 
pour faire observer au peuple le môme ordre que si 
le maire était présent s . 

On conçoit que, dans de pareilles conditions, 
les corps communaux puissent agir très librement, 
parce que l'oppression, si dure à subir de près, de la 



* J.-B. Vidal, Monographie sur la communp de Pontevès 
(Var). Bulletin de la Société d'études de Draguignan, 1866, 
t. VII. 

8 Do Moriana, Bulletin de la Société d'économie sociale, 
14 juillet 1867. 



ET LES LIBERTÉS LOCALES 129 

part d'une coterie hostile qui se croit tout permis, 
est rendue presque impossible ou est vite redressée 
par une opinioû publique bien établie. On comprend 
encore que le souverain aille jusqu'à leur déléguer 
une part de sa propre autorité, se confiant en eux 
pour prendre en main sa cause et celle du bon ordre. 
En fait, les magistrats locaux étaient devenus de la 
sorte, au nom du Roi, les intendants de la police de 
l'État. 

Portalis , dont la famille était mêlée depuis long- 
temps à l'administration municipale ,de son pays, 
eut ^'occasion d'émettre ses vues sur ce qu'il regar- 
dait comme le nerf de cette administration. 

Présidant en 1780 , en qualité de procureur du 
pays, une assemblée générale des communautés 
de Provence, il (fit : a L'influence que chaque père 
de famille a chez nous dans V administration pu- 
blique entraîne quelquefois des partis, des divisions ; 
mais elle fait aussi que les âmes conservent du res- 
sort et du nerf dans toutes les conditions, que Vhuma* 
nité est partout honorée, et que Von trouve des 
hommes, des citoyens, des administrateurs dans la 
dernière classe des sujets. » 

De quelle utilité peuvent être aujourd'hui tous ces 
faits? Le passé est fini, se plaisent à répéter les 
sceptiques, et il est aussi impossible de le ressus- 
citer qu'il «st matériellement contraire au bon sens 
de vouloir faire remonter un fleuve vers sa source. 

Les formes contingentes du passé sont mortes 
sans nul doute; mais fout ce qui, dans les choses 



130 LA FAMILLE 

humaines, est du ressort direct des lois morales, 
demeure immuable. 

Jusqu'ici la commune avait été considérée comme 
un être essentiellement concret. Son existence repo- 
sait sur des familles, sur un territoire, sur une 
administration territoriale, du moins sur une cer- 
taine stabilité de domicile et d'intérêts, sur une res- 
ponsabilité des électeurs et des élus. 

La métaphysique des droits de l'homme nous a 
lancés sur une table rase et dans une irresponsa- 
bilité absolue. 

Pour le plus grand nombre, la commune repré- 
sente simplement un chiffre déterminé de popula- 
tion , et elle est un groupe d'individus aussi mobile 
que les éléments dont elle se compose. Pour les 
politiques, eMe est une idée, une abstraction, une 
émanation et création de l'État. En fait, elle est 
devenue le domaine propre de la bureaucratie 1 . 

l Nous avons déjà signalé la distinction capitale établie jus- 
qu'à ce jour entre le régime des villes et celui des campagnes , 
et qui sdbsiste chez les peuples les plus libres et les plus 
prospères. 

Nous avons créé en France une uniformité préjudiciable à 
chacun de ces groupes si distincts. Sur 35989 communes, il 
y en a 27390, c'est-à-dire plus des deux tiers, ayant moins 
de 1000 habitants. Dans ce nombre, 16583 ont une population 
au -dessous de 500 âmes, 8352 au-dessous de 300, et 3778 au- 
dessous de 200. 

L'exercice régulier des libertés locales est plus que diffi- 
cile à constituer d'une manière absolument uniforme, là où 
il rencontre une telle inégalité d'aptitudes, dans des milieux 
sociaux qui n'ont presque aucun rapport. Aussi la bureaucratie 
devient- elle maîtresse de tous ces corps, obligés de marcher 
avec les mêmes règlements et du même pas. 



ET LES LIBERTÉS LOCALES 131 

Absorbant en elle la famille, pour être à son tour 
absorbée par la toute-puissance administrative, elle 
est déjà dans une grande partie de la France, et 
bientôt elle sera partout à la merci des passions du 
radicalisme, en attendant de réaliser pour des masses 
désagrégées et déchaînées le symbole du commu- 
nisme. On veut rendre au pays le régime vivifiant 
d'une décentralisation effective; mais sur quel ter- 
rain, avec quels éléments? Qu'on prenne garde de 
préparer aux familles et aux consciences la pire dés 
tyrannies. 

On se plaignait amèrement de la bureaucratie, 
on l'accusait d'énerver et d'étouffer les initiatives, 
et de constituer une caste qui mettait le pays en tu- 
telle. Cette bureaucratie, si funeste qu'elle fût, 
gardait du moins des traditions, et elle obéissait 
à une hiérarchie. 

Mais voilà que ce pays mis en tutelle est en un 
jour livré à l'expérience la plus arbitraire et la plus 
aventureuse. Voilà que surgit un système de suffrage 
et de représentation des localités, sans précédent, 
sans exemple dans la pratique d'aucun peuple. Les 
grandes villes, les centres industriels surtout de- 
viennent la proie de la souveraineté du nombre et 
rien que du nombre. Ce ne sont plus les intéressés 
qui sont appelés à bien employer les deniers fournis 
par chacun d'eux pour les services d'intérêt com- 
mun; ce sont des majorités de nomades, affolées et 
égarées par les erreurs révolutionnaires, sans aucune 
attache permanente au sol ou à un foyer, entre les 
mains desquelles tombe le droit de disposer des 



132 LA FAMILLE 

finances et même de l'ordre moral du pays 1 . Plus de 
responsabilité; le mot et la chose sont supprimés 
pour les élus autant que pour les électeurs. 

On l'a dit avec une vérité qui est l'évidence môme : 
notre utopique conception du droit de suffrage 
fait subir à nos trente- cinq mille sociétés commu- 
nales un régime monstrueux, qui rendrait impos- 
sible l'existence de la moindre société civile ou com- 
merciale *; aussi, malgré nos programmes de liberté, 
if est-ce pas trop de la centralisation la plus éner- 
gique pour empêcher une totale désorganisation. 

Les bons citoyens ont à fixer le terrain sur lequel 
ils devront s'unir pour sauver notre malheureux 
pays de cette logique d'erreur qui le mène à sa 



1 L'école est aujourd'hui une des pierres de touche décisives 
de la question ; nous nous en occupons plus loin. 

* M. Lallier, président du tribunal de Sens (Contemporain, 
1" septembre et 1" octobre 1873). Nous recommandons à nos 
lecteurs le tableau statistique dans lequel ce savant observateur 
a classé les diverses catégories d'électeurs de la ville de Sens, 
en prenant pour base la part proportionnelle de chacune dans 
le rôle des impositions. Il en résulte que 1912 électeurs , repré- 
sentant le treizième des contributions (en tout 17,000 fr.J, et 
parmi lesquels figurent 731 indigents ou nomades, sont les 
maîtres d'exclure les 1316 sur lesquels pèse la presque totalité 
de l'impôt (environ 202,000 fr.). 

Mêmes résultats constatés, à l'aide de tableaux également 
probants, pour deux communes rurales du département de 
l'Yonne, Villeneuve- la -Dondagre et Saint -Clément, prises 
comme exemples, avec cette aggravation de plus que les con- 
tribuables forains , payant une part notable et quelquefois plus 
de la moitié des impositions, n'ont point droit de prendre part 
à l'élection municipale et par suite à l'administration des de- 
niers communs. 



ET LES LIBERTÉS LOCALES 133 

perte. C'est le temps ou jamais de juger ce qu'ont 
produit de faux principes qui mettent à néant l'ex- 
périence. Nous venons d'indiquer quelques-unes des 
pratiques du passé, sans prétendre qu'elles con- 
viennent toutes à notre temps. Les anciennes formes, 
avons-nous dit, sont détruites; mais le fond des 
vérités nécessaires et des réalités qui s'imposent 
subsiste toujours. La méthode d'observation seule 
peut nous ramener au droit chemin , en nous réap- 
prenant nos meilleures traditions, et en offrant à 
notre imitation les modèles fournis par les peuples 
les plus recommandables. 



CHAPITRE V 



LE DÉVOUEMENT AU BIEN PUBLIC 
CHEZ LES FAMILLES MODÈLES 



Revenons à la famille et aux familles, objets de 
nos observations et dans lesquelles s'incarne, pour 
ainsi dire, l'ordre moral des localités. C'est dans 
leurs actes, dans leur action continue, dans le cours 
de toute une vie, que se jugent les gens de bien et 
les bons citoyens , ne se bornant pas à régler de loin 
les affaires et mettant la main à l'œuvre. C'est à leur 
longue durée et à leur fécondité pour la formation 
de telles races d'hommes que se reconnaissent les in- 
stitutions vraiment libérales. Si l'on veut mesurer le 
vide des idées abstraites, quand elles ne produisent 
que des discours et des règlements administratifs, 
si l'on veut savoir où nous conduit le culte beaucoup 
plus général du bien-être matériel, il suffit de jeter 
les yeux sur nos communes actuelles. Mais le mal 
ne date pas d'aujourd'hui, et il nous faudra indi- 
quer comment il s'est produit. 



l'esprit de bien public 135 

Les traits fournis par les archives locales ne 
valent pas, pour nous expliquer ce qu'a été le ré- 
gime du bien , les témoignages des intéressés eux- 
mêmes. 

Généralement, dans les éloges que les enfants 
font des vertus de leurs parents, la vie publique 
n'est pas séparée de la vie privée ; les deux genres 
de dévouement se mêlent et se pénètrent au point 
de se confondre. 

Bodin exprimait cela d'une manière pittoresque : 
« La flamme sacrée de l'amitié, disait-il, montra sa 
première ardeur entre le mari et la femme, puis des 
pères aux enfans et des frères entre eux , et de ceux- 
ci aux plus proches parens et des plus proches pa- 
rens aux alliés... L'origine des corps et des commu- 
nautés est venue de la famille '. » 

Rien n'est plus habituel que de trouver, dans les 
Livres de raison, des panégyriques tels que celui- 
ci: 

« II étoit bon parent, bon ami, bon citoyen, d'une 
simplicité de vivre et d'une modestie infiniment rare 
et d'autant plus estimable chez un homme qui avoit 
mille belles qualités..» On trouvoit en luy une pru- 
dence et une discrétion sans égale, une supériorité de 
raison admirable, un grand fonds de jugement, 
beaucoup de pénétration, de netteté et de présence 
d'esprit. 

« C'étoit l'homme du conseil le plus solide qu'il y 
eût dans la ville, où il fut généralement regretté : 

i Livre III, chap. vu. 



136 l'esprit de bien public 

tous les honnêtes gens donnèrent des larmes à sa 
perte; il fut surtout comblé de bénédictions par le 
peuple, qui est toujours appréciateur du vrai mé- 
rite 1 .» 

Celui qui nous trace ce vivant et beau portrait de 
son père est un bourgeois, et il en prend le titre. Il 
représente par excellence ces classes moyennes d'au- 
trefois, chez lesquelles la droiture de l'esprit était 
égalée par la noblesse du cœur, et qui nous donnent 
une idée si exacte des progrès du tiers état, mais 
dont la manière* de penser ne ressemblait en rien à 
celle que leur ont prêtée de nos jours la plupart de 
leurs historiens. Sa famille mérite d'autant plus 
d'être citée comme exemple que, pendant deux 
siècles, elle s'est distinguée dans la même profes- 
sion *. On y compte quatre générations de médecins. 
Ses membres ne cessent pas de se dévouer au bien 
public; ils exercent les charges municipales au pays 
natal, à Solliès , petite commune près de Toulon. Le 
jour vient où ils s'établissent dans cette ville, et ils 
y portent le désintéressement de leur zèle. 

Rapprochons du portrait du père ce que le fils 
nous dit de lui-même. En 1747, il est nommé con- 
sul à Toulon. 

« Le 30 novembre 1747, jour et fête de S. André, 



i Livre de raison de J.-B. Laugier, bourgeois de Toulon, 
commencé en 1743 et continuant celui de son père. 

51516-1585, Pierre Laugier, premier chirurgien de Charles IX; 
1541-1619, François Laugier, chirurgien du duc d'Anjou; 1588- 
1670, Balthazar Laugier, médecin à Solliès; 1635-1717, Jean- 
Claude Laugier, médecin dans la même localité. 



l'esprit de bien public 137 

j'ay esté eslu premier consul de Toulon. Cette élec- 
tion m'a d'autant plus surpris que, depuis long- 
temps, on étoit habitué de ne nommer aux charges 
municipales que ceux qui les briguoient; et, comme 
j'avois été toujours très éloigné de cette idée, et que 
d'ailleurs je n'avois aucune liaison avec les per- 
sonnes qui jusqu'alors avoient été les modérateurs 
de cette communauté A , je ne devois guère m'y at- 
tendre. Dieu fasse que ce soit pour le mieux! » 

L'esprit de la ville de Toulon à cette époque peut 
être apprécié par ce que des consuls', élevés dans la 
tradition comme J.-B. Laugier, écrivaient aux mi- 
nistres de Louis XV: 

« La communauté de Toulon, depuis son origine 
jusqu'en 1686 , n'a été régie que par des lois domesti- 
ques qui seront toujours un monument de la sagesse 
de nos pères, soit qu'on les envisage Sa côté de la dis- 
tribution des pouvoirs entre les administrateurs an* 
nuels, soit du côté des précautions prises pour assu- 
rer la régularité de l'administration, et en écarter 
tout arbitraire, surtout dans l'administration des 
finances ". » 

1 Expression bien digne d'être soulignée, parce qu'elle met 
en évidence l'idée de la paix à garder dans la localité, et à 
laquelle président des influences morales dirigeantes. 

2 Formes anciennes et modernes de l'administration de la 
communauté de Toulon; mémoire fait et arrêté en conseil 
municipal, le 6 mai 1775. — Inventaire des archives commu- 
nales de Toulon t par M. 0. Teissier, t. II, p. 481. 

Quel contraste entre cet. ordre traditionnel et le régime actuel 
de cette même ville de Toulon, dont tous les intérêts locaux 
sont laissés à la merci des meneurs d'une majorité d'ouvriers 



138 l'esprit de bien public 

D'autres sont appelés à rendre la justice locale, 
laquelle comme le consulat s'exerce temporaire- 
ment. Joseph de Sudre est nommé malgré lui, 
en 1679, viguier à Pernes, dans le Comtat Venaissin, 
et il est père de dix- huit enfants. Il accepte, sur les 
instances du vice-légat. 

a Comme monseigneur le vice-légat m'avoit donné 
d'une manière si obligeante cette charge que j'avois 
absolument refusée, je taschay, dans l'exercice que 
j'en fis, de seconder ses intentions. Je ne pris jamais 
un sol de personne * ; je fis la justice le plus équita- 
blement qu'il me fut possible. Quant aux gages qui 
consistent en 24 florins , je les donnay aux Pénitents 
blancs d'Avignon. » 

En 1687, il est porté àia tête de l'administration 
de Pernes. 

a Je fus faict premier consul. M. Esprit d'Audi- 
fred, bourgeois, fut le second, et maistre Antoyne 
Bellier, le cordonnier, le troisième. Je n'a vois pas 
plus d'empressement pour cette charge que pour 
celle de viguier que j'avois refusée très souvent, 
quoique je l'aye esté deux fois; mais mes amis don- 
nèrent si fort dans mon eslection que j'acceptay la 
charge avec plaisir, n'en prévoyant pas les ordi- 
naires embarras. » 

Sur ces entrefaites, Louis XIV ordonne l'occupa- 

tra vaillant dans les ateliers de l'État à l'arsenal, et qui presque 
tous sont des nomades! Voilà, entre bien d'autres, un exemple 
à citer comme élément d'instruction. 

1 A cette époque, les épices étaient pour la magistrature ce 
que le casuel était et est resté pour le clergé. 



l'esprit de bien public 139 

4ion du Comtat, et Joseph de Sudre a une adminis- 
tration des plus difficiles. Il est obligé d'aller à 
Marseille en rendre compte à M. Lebret, intendant 
de Provence. En 1689, il sort de charge et il écrit 
dans son Livre de raison : « Je rendis le chaperon 
(insigne consulaire) avec plus de plaisir que je ne 
l'avois receu. » 

Nos lecteurs pourront juger bientôt de ce qu'était 
et de ce que valait l'auteur de ces lignes ; ils l'en- 
tendront raconter l'histoire de sa famille et de l'édu- 
cation de ses enfants. Nous aurons occasion de 
nommer plusieurs de ces familles municipales, 
quatre et cinq fois séculaires f , et ce seront toujours 
les mêmes sentiments qui s'exprimeront avec une 
égale simplicité. Il ne s'agit point ici des actions 
d'éclat, des faits d'héroïsme que provoquent de 
grands événements publics; il s'agit de cette vie 
locale de chaque jour qui demande, pour être réelle 
et féconde, la continuité de l'application, une solli- 
citude attentive. Un fait plus significatif que ceux- 
là mêmes où se manifestent la vaillance, la bravoure 
de caractères fortement trempés, c'est celui du fonc- 
tionnement d'un tel régime administratif, en vertu 
duquel, tous les ans ou tous les deux ans, le person- 
nel dirigeant se renouvelle par des élections inces- 
santes. N'est-ce pas l'anarchie? Quelle suite est-il pos- 
sible de donner aux affaires dans un pareil système? 
Et cependant cela se maintient pendant des siècles. 
La raison en est fort simple : la coutume et la tra- 

1 Voy. plus loin, chap. vi; liv. II, chap. II; et Hv. III, ebap. v. 



140 l'esprit de bien public 

dition sont au fond dans la communauté des familles* 
Il n'y a presque pas de bureaucratie. Une véritable 
école d'initiative personnelle et de bien public 
est ouverte dans chaque foyer. Les hommes aptes 
à exercer à tour de rôle la charge et l'honneur du 
mandat municipal sont relativement nombreux, là 
où ils se forment au sein de familles aptes à se 
gouverner elles-mêmes, et où la centralisation des 
villes n'est pas trop absorbante. Ainsi s'expliquent 
la longue durée des libertés locales et la part si 
active, si intelligente, prise par de simples paysans à 
l'administration des campagnes, dans des contrées 
telles que le midi de la France, où l'ardeur des 
tempéraments et des passions ne les aurait pas 
rendues possibles un seul jour, si les forces morales 
n'avaient été vraiment constituées. 

Nous dirons de même des institutions provin- 
ciales , elles étaient régies par des principes exac- 
tement semblables. 

a L'an 1686, je pars, Dieu aidant, la deuxième 
fête de Noël, 26 décembre, pour m'en aller à Aix me 
faire recevoir et installer en la charge de procureur 
du pays de Provence. Dieu me fasse la grâce d'a- 
chever mon année dans cet employ pour sa sainctç 
gloire et pour le bien du public 1 1 » 

Qui écrit cela? C'est un gentilhomme qui habite 
ses terres et va travailler pendant un ou deux ans 
au bien de son pays, pour faire ensuite place à 

1 Livre de raison de Jean de Meyran Laceia , baron de Lagoy. 



l'esprit de bien public 141 

d'autres animés du même esprit. « La suprême et 
héroïque vertu, écrivait Nicolas Pasquier à un de 
ses amis, Masuyer, conseiller d'État du temps de 
Louis XIII, est celle qui est employée pour le profit et 
salut de la chose publique 1 . « Les Etats provinciaux, 
qui finirent, comme tout le reste, par être sacrifiés 
au nouveau régime de la vie et de l'administration 
faciles, c'est-à-dire à l'idole du pouvoir absolu et de 
la bureaucratie*, durent leur vitalité, dans quel- 
ques contrées de la France , à l'énergie du sentiment 
exprimé par Pasquier et dont des familles, consa- 
crées en quelque sorte à la chose publique , lui don- 
nant l'appui de leur considération , de leur désinté- 
ressement, de leurs efforts quotidiens, étaient les 
gardiennes pour le transmettre à leur descendance. 
11 y a, dans certaines maisons, des lignées non in- 
terrompues de patriotes sans peur et sans reproche 
depuis le xv* siècle jusqu'en 1789; et, lorsque vint 
le jour de la crise suprême, un de ces héroïques 
administrateurs du pays , voyant où avaient conduit 



1 Lettres de Nicolas Pasquier, liv. III, lett. vu. 

s Notons ici que presque toutes les provinces, lors de leur 
réunion au corps de l'État, avaient mis leurs coutumes, leurs 
libres administrations, en un mot, tout ce qui constituait leur 
régime domestique, sous la sauvegarde du serment même du 
souverain. 

Quand les États de Provence, au mois d'août 1486, délibé- 
rèrent de se donner « d'un cœur franc au roi de France et de 
le supplier de les recevoir en bons et fidèles sujets, » ils voulurent 
que Charles VIII jurât de les maintenir dans leurs libertés. Ce 
serment était renouvelé par chaque roi de France à son avè- 
nement au trône. 



142 l'esprit de bien public 

la nation les fautes du gouvernement de Louis XIV, 
put résumer la tradition en prêchant la réforme aux 
diverses classes qu'avait isolées les unes des autres 
l'égoïsme des intérêts : « Unissez les hommes aux be- 
soins de l'État, écrivait- il, communiquez-leur cet 
esprit de famille qui dispose aux grands sacrifices , 
et vous renouerez le lien social *. » Lui-même, et lui 
le premier, fut une des premières victimes de la 
révolution, lorsqu'il voulait sauver du naufrage le 
principe même de l'administration traditionnelle 
de la Provence, dans la restauration des bonnes 
mœurs et l'égalité de contribution de tous aux 
charges de l'État. 

Les Ricordi des familles florentines offrent au plus 
haut degré l'expression de ce patriotisme local in- 
corporé à la tradition domestique. 

Guichardin, qui représente une de ces familles 
héréditairement vouées à la chose publique, nous 
parle avec émotion de son père Piero, lequel s'était 
dévoué à son éducation (che diligentissimamente 
allevava i figliuoli) 9 et il en trace un éloge où l'on 
retrouve , presque trait pour trait , ce que le bour- 
geois de Toulon nous a dit du sien. « Piacque a Dio 
chiamare a se la benedetta e sanla anima di Piero , 



1 L'auteur de cette belle formule est Pascalis, avocat émi- 
nent du Parlement de Provence; nous avons raconté ailleurs 
la vie de ce grand citoyen et retracé le mouvement de réforme 
qui se produisit sous son inspiration en 1788. — Voy. Pascalis, 
Etude sur la fin de la Constitution provençale (1787-1790); 
Paris, Dentu, 1854, 1 vol. in -8°. 



l'esprit de bien public 143 

mio padre... Fù uomo molto savio e di grande judi- 
cio e vederc, quanto alcuno altro di Firenze nel 
tempo suo; e cosi fù di conscienza buona e netta al 
pari di ogni altro cittadino, amatore del bene e de' 
poveri, etc.. Si era affaticato assai in persuadere la 
conservazione de' cittadini e il bene universale...» 
Il avait un jugement rare, une conscience nette; il 
aimait le bien public et les pauvres; il s'était sacriûé 
pour l'avantage commun des habitants et pour la 
conservation de la cité; mais il avait commencé par 
s'occuper avec un soin extrême de l'éducation de ses 
enfants : tels sont à peu près les traits cous lesquels 
se présentent à nous, dans les Livrés de raison et 
les testaments , les bons citoyens auxquels la vieille 
langue française, conservant la tradition repré- 
sentée dans des temps plus anciens par les probi 
homines, donnait le nom de prend' hommes. « Maislre 
Robert, disait saint Louis, je vourroie avoir le nom 
de preud' homme, mais que je le f eusse, et tout le rem- 
menant vous demourast; car prend' homme est si 
grand chose et si bone chose que, neis au nommer, 
emplist-il la bouche*. » Telles sont les autorités so- 
ciales des localités, quels que soient leur rang et 
leur condition , et le plus obscur des citoyens chefs 
de famille, pratiquant le bien dans sa sphère et 
apprenant à ses enfants comment on sert utilement 
son pays, est un prud'homme, une autorité sociale, 
au même titre que le plus grand personnage. 

1 Histoire de saint Louis, par Joinville, nouvelle édition pu- 
bliée en 1857 par M. Natalis de Wailly, avec un texte rap- 
proché du français moderne; 1 vol. in -8°, p. 20. 



144 l'esprit de bien public 

Guichardin nous montre également son beau- 
père, avec une famille de neuf enfants, citoyen 
modèle , aimé , considéré , honoré , le premier de la 
ville, ayant un zèle à toute épreuve pour s'occuper 
des affaires de la ville de Florence : « Una pron- 
tezza e vivacità grande in affaticarsi nette cose délia 
città più que altro cittadino di Firenze. » Il mourut à 
quarante-neuf ans, consolant tous ceux qui l'assis- 
taient : a Confortando ognuno che vi era présente a 
non piangere o dolersi, anzi contentarsi délia sua 
moriva volentieri. Piaccia a Dio avère dato pace 
alla anima sua, e conserva/re noi e quello che resta 
di queUa casai » 

« Quelle case, disait un de ces bons citoyens du 
xvi e siècle qui nous feront admirer leur courage civil, 
quelle case de laquelle il n y est jamais sorty acte que 
d'homme de bien! » 

Et Guichardin de vouloir imiter de si beaux 
exemples : « Connaître ses aïeux, surtout quand ils 
ont été de vaillants, bons et honorables citoyens 
(valenti, buoni e honorati cittadini) ne peut qu'être 
utile à leurs descendants. Cette connaissance est 
pour eux un stimulant journalier qui les oblige à 
faire en sorte que le lustre des ancêtres ne tourne 
pas à leur confusion. » Guichardin déclare, dans le 
préambule de ses Ricordi, ne pas obéir à l'orgueil, 
mais à la pensée du bien (non per pompa, ma per 
utilità). Il dira la vérité sur les qualités, les défauts, 
les exemples de ses devanciers, afin que ses propres 
enfants apprennent à pratiquer, leurs vertus et à 
éviter de tomber dans leurs faiblesses (acciocchè qui 



l'esprit de bien public 145 

leggerà s'accenda non solo a imitare le virlù cke 
hanno a/outo, ma a sapere fuggire i vizii). Il y a 
deux choses, après Dieu, qu'il met au-dessus de 
tout : Tune est la grandeur et la prospérité crois- 
santes de Florence, le développement de ses libertés 
[Vvma la esaltazione perpétua di questa città e délia 
libertà sua) ; l'autre est la gloire de sa maison, dans 
la suite des siècles (non solo vivendo io, ma in per- 
petuo). Il termine, en priant Dieu de conserver et 
d'accroître Tune et l'autre (a Diopiaccia conservare 
e accrescere Vuna e Valtra!). 

De ces sources vives et durables sont nées, avec 
nos journaux de famille, toutes ces chroniques, 
toutes ces histoires locales, dans lesquelles tant de 
fervents patriotes ont dépensé la meilleure partie de 
leur vie. En parcourant aujourd'hui leurs manu- 
scrits, nous nous disons : « Ces gens-là aimaient 
vraiment leur pays. Voyez comme ils sont jaloux 
de lui chercher une illustre et antique origine, 
comme ils tiennent à rattacher les annales de leur 
ville et même de leur village à celles de l'univers I » 

Il y a des documents d'un intérêt plus pratique 
encore pour l'historien moraliste : ce sont ceux où 
est mise en relief l'initiative individuelle s'exerçant 
par des œuvres de bien public vraiment éminentes, 
œuvres qui se constituent et grandissent en quelque 
sorte à l'ombre du foyer domestique. En voici un 
exemple. 

. En 1518, un sieur Jacques de la Roque, élu et 
réélu plusieurs fois aux charges les plus élevées de 

Les Familles. I 5 



146 l'esprit de bien pdblig 

la ville d'Aix , entreprend de construire un hôpital , 
et depuis lors il s'y consacre entièrement, avec sa 
femme et toute sa maison. Nous avons sous les yeux 
son Livre domestique 1 , tenu régulièrement par lui 
jusqu'à la veille de sa mort, de 1528 à 1538. Rien 
de plus instructif que d'y voir jusqu'à quel point le 
ménage de l'hôpital (lo meinagi de l'espytal) est 
identifié au sien propre, et quelle âme, quel cœur, 
quels soins de tous les jours , et presque de toutes 
les heures , ce brave homme prodigue à l'institution 
locale dont il a été le créateur et dont il demeure, 
non pas l'unique administrateur, mais le patron dé- 
voué , la providence sans cesse agissante. C'est lui 
qui recherche des infirmiers, des garde-malades, 
qui traite avec l'hospitalier chargé du gouverne- 
ment des pauvres, qui dresse les inventaires du 
linge et du mobilier. Son Livre de raison renferme 
la description exacte et à peu près complète d*un 
établissement de ce genre, dans les premières années 
du xvi e siècle. Nous y lisons des détails touchants 
sur le zèle avec lequel Jacques de la Roque s'em- 
ployait à l'approvisionner de combustible et de res- 
sources alimentaires, mettant ses propres récoltes au 
service des malheureux auxquels il avait ouvert un 
asile; sur les réparations qu'il prenait également à 
sa charge; sur les sollicitudes que lui occasionnaient 
les enfants trouvés à mettre en nourrice, et aussi 
sur le patronage dont furent l'objet plusieurs de 
ces enfants établis , dotés , mariés par lui. 

1 Ce Livre de raison est conservé dans les archives de l'hos- 
pice d'Aix. 



l'esprit de bien public 147 

Sa formule habituelle, comme expression de ses 
sentiments religieux, est celle-ci : « Que Dieu en 
soit loué, Diou en sie lauzat! — Que Dieu soit loué 
pour tout ce qu'il nous donne, Diou sie lauzat de 
tout ce que nous donaf » 

En 1536 survient l'invasion de Charles -Quint en 
Provence. Les habitants de la ville d'Aix font le 
désert autour d'eux, brûlant les maisons environ- 
nantes avec leurs meubles , pour que la campagne 
et les faubourgs ne laissent aucun abri aux Espa- 
gnols. On menace de faire subir le même sort à 
l'hôpital. Jacques de la Roque raconte ses alarmes , 
ses démarches , ses instances , pour sauver la mai- 
son des pauvres. Il y réussit, et lui-même avec ses 
mules il transporte en lieu sûr les lits et le mobilier. 
L'hospice fondé par cet homme de bien, et dont l'his- 
toire nous a été conservée sous cette forme si essen- 
tiellement domestique, est aujourd'hui, avec toutes 
les annexes qui l'ont agrandi depuis trois siècles, le 
témoignage vivant de l'esprit chrétien et patriotique 
auquel presque toutes nos villes sont redevables de 
leurs institutions hospitalières. 

Au village, le spectacle est beaucoup plus atta- 
chant, s'il est possible; car là le dévouement au bien 
public nécessite une droiture d'esprit, une ouver- 
ture de cœur, une élévation de caractère, des condi- 
tions morales qui n'ont jamais été communes et qui 
le sont de moins en moins de nos jours, dans l'amoin- 
drissement des éducations et la destruction des fa- 
milles rurales. Se consacrer obscurément à main- 



148 l'esprit de bien public 

tenir l'ordre et la paix , travailler à la sueur de son 
front pour les solides progrès, ne peut être que 
l'œuvre de gens dressés de bonne heure à la pra- 
tique des vertus privées et publiques. 

Olivier de Serres traduisait cela d'une manière 
charmante, au milieu des bouleversements de son 
temps : 

« Les Milésiens estans en guerre civile, pour 
l'ambition de leur gouvernement, esleurent pour 
arbitres de leurs différends des hommes du païs de 
Parrois , lesquels estans arrivés , considérèrent dili- 
gemment Testât des villes et terroirs des Milésiens. 
Us trouvèrent plusieurs ruines, des villes et des 
maisons désertes , des terres en friche , et tout cela 
procédé de l'oisiveté qui les avoit plongés en sédi- 
tion. Quelques héritages bien cultivés y remar- 
quèrent-ils aussi, comme tesmoignans que leurs 
propriétaires avoient là emploie leur temps sans 
s'amuser à questionner avec leurs voisins. 

« Après avoir convoqué le peuple , sans autres re- 
cherches, adjugèrent le gouvernement aux meilleurs 
mesnagers et plus diligens, choisis d'entre ceux qui 
avoient leurs terres en bon poinct , espérans qu'ils 
seroient curieux du bien public autant qu'Us V avoient 
esté de leurs propres affaires f . » 

Le bourgeois agriculteur d'Ollioules , Jaume Dey- 
dier, que nous connaissons bien, fait pour son village 
ce que le bourgeois d'Aix effectuait pour l'hôpital 
dont il avait posé la première pierre. Son Livre de 

1 Le Mesnage des champs, conclusion, p. 999. 



l'esprit de bien public 149 

raison de 1477, au milieu de comptes personnels de 
ménage, contient toute une statistique des plus pré- 
cises sur les maisons, les récoltes, les richesses du 
petit pays qu'il habite. Nous pouvons! lire là, après 
quatre cents ans, ce que le territoire d'Ollioules, 
dont les étrangers allant à Nice admirent en train 
de chemin de fer, avant d'arriver à Toulon, les 
beautés agricoles et pittoresques, produisait en vin, 
en huile, en figues, et même en oranges. Car il y 
avait alors, sur les côtes de la Méditerranée, depuis 
Toulon et Hyères jusqu'à Grasse et Nice, de véri- 
tables forêts d'orangers ». Godeau les chantait au 
xvii 8 siècle : 

« J'habite des rochers , mais que d'heureux destins 
Ont partout parfumés de roses, de jasmins. 
Du pied jusqu'au sommet les arbres les tapissent, 
Les riches orangers dans les plaines fleurissent; 
L'émeraude en leur feuille étale sa couleur, 
L'or brille sur le fruit et l'argent sur la fleur. » * 

Jaume Deydier nous dit aussi la quantité de blé 
consommée, et il constate sous ce rapport l'insuf- 
fisance de la production locale, dans laquelle les 
fruits occupent la première place. Une première sta- 
tistique est faite en 1491. Une période de vingt-cinq 

1 « Il n'y a sous le ciel climat plus plantureux et plus fructi- 
fiant que le nôtre en toutes sortes de citrons; car nous en 
avons des bocages et des forêts. La côte d'Hyères est éminem- 
ment douée de ces arbres précieux. (La Provence, par Qui- 
queran de Beaujeu, 1551, d'abord publiée en latin, et traduite 
en français en 1614.) 



ISO l'esprit de bien public 

années s'écoule. L'époque de Louis XII est signalée 
par tous les historiens comme une des plus pro- 
spères. Le Livre de raison de Jaume vient en fournir 
la preuve. En 1516 , nouvelle statistique, de laquelle 
il résulte que la population s'est accrue d'un cin- 
quième et que la production s'est élevée dans les 
mêmes proportions. Jaume ne s'arrête pas là ; car 
il prend le soin de noter comment les impôts se 
lèvent , quel est le montant des charges du pays et 
des siennes. Enfin il enregistre un acte important. 
Le 14 mai 1520, la commune d'Ollioules, grâce au 
travail et à l'épargne de ses habitants, s'est tota- 
lement affranchie des droits fonciers dont elle était 
redevable aux seigneurs. Jaume Deydier a eu un 
grand rôle dans cet acte mémorable ; car il a pré- 
sidé le conseil général des chefs de famille, caps 
d'ostal, tenu pour délibérer et pour décider la ques- 
tion, d'un commun accord avec les anciens proprié- 
taires- 
Gomme nous voilà dans la réalité des intérêts et 
des progrès locaux! mais aussi comme nous sommes 
loin des vaines conceptions et inventions révolution- 
naires dont notre pays a tant abusé depuis un siècle ! 
Ce que font les bourgeois lettrés , des artisans ayant 
une véritable distinction dans l'exercice de travaux 
manuels le pratiquent avec le même esprit. On vient 
de publier la curieuse Chronique d'un maréchal 
ferrant de Turkheim, nommé J.-B. Hun 1 . Cet 
obscur ouvrier alsacien, qui vivait encore en 1858, 

1 Revue d'Alsace, nouvelle série, 1872, 1. 1, p. 522 et suiv. 



l'esprit de bien public 151 

avait gardé les anciennes mœurs; il tenait un journal 
domestique, et à ses heures de loisir il y consignait, 
avec les détails concernant sa nombreuse famille, 
des faits d'histoire locale empruntés aux archives de 
Turkheim et remontant jusqu'au xm e siècle. 

J.-B. Hun y parle avec prédilection de son foyer, 
qui a été acquis par son grand -père du fruit de ses 
épargnes. Il énumère, avec une satisfaction non 
moins vive, les vieilles races du pays qui se sont 
conservées depuis trois cents ans ; il dresse la statis- 
tique de la population , compte le nombre des chefs 
de famille, mentionne spécialement les principaux 
chefs de métier et surtout les lignées de maréchaux 
ferrants. Son atelier le mettant en rapport habituel 
avec les propriétaires et paysans de la contrée, il 
s'occupe aussi beaucoup de tout ce qui intéresse la 
culture. Il insère même dans son journal une chro- 
nique des vendanges et autres récoltes, et il raconte 
qu'il en a puisé les éléments dans les documents du 
passé, dans les registres de son grand-père et dans 
ses propres observations. 

Plus étendus, mais non plus intéressants sont les 
Mémoires de Pages, que nous avons déjà cités 1 . 
Pages est, nous le savons, un modeste marchand, 
établi à Amiens vers la fin du xvn 6 siècle et y fai- 
sant le commerce de la draperie. Et cependant il a 
assez de culture intellectuelle, assez de patriotisme, 
pour rédiger sur sa ville natale tout un manuscrit 
qui , imprimé de nos jours , ne remplit pas moins de 

i Ci-dessus, chap. h et m. 



152 l'esprit de bien public 

six volumes. Il s'y montre initié aux principes et au 
mécanisme des institutions de son pays, dont il 
rapporte la charte communale. Signalons encore une 
fois ici les traits frappants de similitude qui existent 
entre les divers modes d'organisation de l'ancien 
régime local, aux deux points extrêmes de la France. 
« A Amiens , les fonctions de maire et d'cchevin sont 
obligatoires ; la sanction pénale du refus est même 
beaucoup plus rigoureuse en Picardie que dans le 
Midi : le réfractaire encourt non pas une simple 
amende, mais une peine vraiment draconienne, la 
démolition de sa maison. Comme en Provence, les 
élections municipales ont lieu au scrutin, à partir 
du milieu du xvi e siècle; de même qu'en Provence, 
le droit de suffrage est le privilège des pères de fa- 
mille contribuables. Enfin, comme en Provence, la 
liberté testamentaire est grande, et l'usage du tes- 
tament universel. Mourir ab intestat n'est pas seu- 
lement tenu pour un malheur grave, mais encore 
pour un déshonneur, presque pour un crime. A Abbe- 
ville, on refuse la sépulture aux intestats, et il faut, 
en 1409, un arrêt du Parlement pour faire disparaître 
cet usage étrange, où le respect de la puissance 
paternelle et de la volonté des mourants est poussé 
jusqu'à la barbarie 1 . » 

Ces indications sur le régime successoral d'Amiens 
devancent celles que nous développerons spéciale- 
ment plus loin, au sujet de la liberté testamentaire 
telle qu'elle était établie en Provence. Il nous suf- 

i René La voilée, Correspondant , 10 janvier 1874. 



l'esprit de bien public 153 

fit de constater à quel point la famille est le fon- 
dement nécessaire de la bonne et libre gestion des 
intérêts locaux, de marquer comment l'esprit de 
bien public naît de la stabilité et de la tradition des 
moindres foyers domestiques. 

C'est avec ces fortes races de citoyens, auxquels 
le home est si cher, que l'Angleterre a fondé chez 
elle, et implanté dans tous les pays où s'est exercée 
sa merveilleuse puissance de colonisation , le respect 
de la tradition et de la loi, les libertés, la stabilité, 
les progrès, la vie de son régime local et rural. C'est 
par leur dévouement, leur initiative, leur activité et 
leurs exemples, que se sont multipliées dans ses 
campagnes les institutions les plus utiles dont pro- 
fitent l'agriculture, l'assistance publique, l'éduca- 
tion, l'instruction et aussi les saines récréations 
populaires 1 . « Les lords -lieu tenants, les shérifs et 
les juges de paix, les membres des grands jurys, 
tout ce qui représente chez nous l'administration 
préfectorale, la police, le ministère public, la ma- 
gistrature inférieure et les ponts et chaussées, tout 
cela ne vient pas du dehors avec un salaire pris sur 
le budget, et une commission du gouvernement 
d'aujourd'hui qui n'est pas celui d'hier et qui ne 
sera peut-êlre pas celui de demain. Tout cela est 
pris parmi les propriétaires de la contrée qui, tout 



1 La Vie de village en Angleterre; Paris, Didier, 1862. Ce 
livre contient une description très attachante de l'existence des 
familles rurales anglaises, qui se consacrent au bien public. 



154 l'ksprit dk bien public 

en continuant à demeurer chez eux, administrent 
le pays librement, gratuitement et parfaitement 1 . » 

Observons que nos États provinciaux * fonction- 
naient et agissaient de même, sous les rapports les 
plus essentiels; que les administrateurs investis de 
leur confiance et de leurs pouvoirs s'occupaient eux- 
mêmes de toutes les branches des services publics , 
des routes, des ponts, des endiguements; que les 
propriétaires fonciers membres du Parlement d'Aix 
visitaient eux-mêmes et en personne les forêts, 
comme représentants de la Chambre forestière; 
que ces tournées des hauts mandataires du pays 
s'effectuaient jusque dans les vallées les plus inac- 
cessibles des Alpes*. 

L'Angleterre confie à l'élite des ses propriétaires 
résidants qui, sous le nom de magistrates, président 
à la justice, à la police et à la gestion financière 
dans les comtés ( le département rural), la réglemen- 
tation do la vente des spiritueux et des débits de 
boisson, l'octroi annuel des licences, en un mot, la 
garde des bonnes mœurs et de la décence publique *. 

1 De Montalembert, de l'Avenir politique de l'Angleterre , 
chap. vi, p. 96. 

s La suppression ou la suspension de beaucoup d'anciens 
États provinciaux fut un immense malheur public. Nous pou- 
vons en juger par l'administration provençale, telle que nous 
la voyons fonctionner jusqu'à l'époque de sa décadence et de 
sa chute finale. Malgré cette décadence , on ne saurait dire le 
bien qu'elle fit et le mal qu'elle empêcha. 

* Voy. notre livre déjà cité sur le passé forestier de la Pro- 
vence. 

4 Le Play, la Constitution d'Angleterre (Tours, Marne et fils, 
1875), t. II, p. 25 etsuiv. 



l'esprit de bien public 155 

Ce rôle était rempli chez nous , dans notre ancien 
régime local , par les magistratures que nommaient 
les chefs de famille, intéressés à empêcher leurs 
enfants de se corrompre dans le vice et l'oisiveté. 
Les statuts, délibérations et ordonnances que cha- 
cun peut lire dans les archives de sa ville ou de son 
village, témoignent de l'esprit avec lequel ils s'ac- 
quittaient d'un soin si important. 

Le principe de vie qui a constitué la gentry an- 
glaise existait également dans notre pays. « La gentry 
anglaise a échappé à la jalousie des uns, à la haine 
des autres, en restant, comme la pairie et plus que 
la pairie, accessible à tous. Tout homme qui a fait 
sa fortune, soit dans l'industrie, soit dans le com- 
merce, soit au barreau, soit dans la médecine, ou 
tout autre art, aspire à devenir propriétaire foncier; 
il le devient tôt ou tard, et aussitôt il songe, en 
véritable Anglais , à faire durer sa famille et sa pro- 
priété. Il devient en même temps partie intégrante 
de "cette grande corporation qui administre, sur- 
veille et représente le pays , et qui se recrute sans 
relâche dans toutes les forces vives , dans toutes les 
sources fécondes de la vie sociale. Au bout d'une 
génération au plus , cette nouvelle famille est admise 
sur le pied d'une parité complète avec les plus an- 
ciennes races du pays 1 . » Quelles que soient les 
différences entre les deux nations, on peut dire que, 
sans la fatale rupture avec nos meilleures traditions, 
commencée à la fin du xvn e siècle , la France serait 

1 De Montalembert, p. 97. 



156 l'esprit de bien public 

arrivée à de semblables résultats, et qu'au lieu du 
nivellement , dont elle a fait le symbole d'une fausse 
démocratie , elle aurait réalisé , sous une autre forme 
sans doute, mais avec un égal succès, l'harmonie 
entre des citoyens pénétrés de l'idée que les modèles 
sont en haut, pour tous et dans toutes les classes , 
et non en bas dans une égale dégradation dont tous 
sont frappés. 

Avant l'époque où se développa chez nous jusqu'à 
la frénésie la recherche de distinctions stérilement 
honorifiques, les diverses catégories de propriétaires 
fonciers ne se délimitaient pas, comme on le vit 
sous Louis XV, au point d'être séparées les unes des 
autres par une sorte de muraille de la Chine. En 
Provence, la qualité de noble, nobilis, demeura 
longtemps indépendante de tout titre aristocratique. 
Elle exprimait simplement la considération dont la 
personne était entourée, à raison de l'honorabilité 
et de l'ancienneté de sa famille; elle était le signe 
distinctif de la notabilité; le bourgeois-agriculteur 
d'OUioules, par exemple, se qualifie de noble : « Mi 
noble Jaume Deydier. » Les jurisconsultes ont leur 
notabilité consacrée par la chevalerie es lois. Il y a 
même des nobles marchands, nobilis mercalor. Ces 
marchands, vraiment notables, n'ont pas de plus 
grande ambition que de placer leur fortune acquise 
en fonds de terre, et ils le prouvent en achetant 
jusqu'à des fiefs. Des familles aristocratiques elles- 
mêmes en Provence, et surtout à Marseille, se 
livrent à des entreprises maritimes, comme le font 
celles de l'Italie. 



l'esprit de bien public 157 

Jusqu'aux derniers Valois , le gentilhomme fran- 
çais ressemble beaucoup au gentleman anglais. 

A quoi, chez nos voisins, reconnaît-on un gentle- 
man? Par quelles qualités un homme mérite -t-il 
d'être appelé ainsi ? Est-ce par un blason , par une 
particule ajoutée à son nom patronymique? Non 
certes : le gentleman a une résidence rurale ; il y 
demeure le plus possible ; il y vit en contact avec 
ses paysans, avec ses fermiers, avec les populations, 
se montrant dévoué au bien public, comme il Test 
à sa famille et au gouvernement de sa maison. 
« Pour les Anglais, un vrai gentleman est un vrai 
noble, un homme digne de commander, intègre, 
désintéressé, capable de s'exposer et même de se 
sacrifier pour ceux qu'il guide, non seulement 
homme d'honneur, mais homme de conscience, 
en qui les instincts généreux ont été confirmés par 
la réflexion droite, et qui, agissant bien par nature, 
agit encore mieux par principe 1 . » Nous consa- 
crerons un chapitre au ménage rural de l'ancienne 
France, et on y verra à quel point, au xvi e siècle, 
cet idéal déjà compromis était cependant encore 
compris, célébré, pratiqué; à quel point aussi Oli- 
vier de Serres résuma scientifiquement et avec un 
sens moral exquis une tradition, hélas! destinée à 
s'engloutir d'abord à Versailles, puis à Paris. 

Il y a du reste un témoignage bien éloquent sur 
les qualités traditionnelles de la race française, c'est 



1 H. Taine, Notes sur VAngkierre, deuxième édition; Paris, 
Hachette, 1872, p. 196. 



158 l'isprit de bien public 

celui qui nous vient du Canada défriché, peuplé, 
colonisé par les rejetons des vieilles familles souches 
de la Normandie, établies dès les premières années 
du xvï 6 siècle dans le bassin du Saint-Laurent *. Nos 
savants paléontologistes, nos géologues, cultivant un 
genre d'érudition inconnu de leurs devanciers, se 
passionnent pour les silex taillés de l'époque pré- 
historique, pour les vestiges de civilisation recelés 
par les cités lacustres. Il y a des observations , ce 
semble, non moins intéressantes et surtout plus 
utiles à faire. Voir comment la race française, gar- 
dant, avec toutes ses qualités natives, le respect de 
la Coutume, n'ayant pas eu à subir l'effrayant tra- 
vail de dissolution qui s'exerça sur elle dans la mère 
patrie, grandit de nos jours en moralité, liberté, 
prospérité, sous la domination anglaise, qui lui a 
permis de garder la solide organisation de ses familles 
et leur inépuisable fécondité*; voir cela, et considé- 
rer ensuite ce que nous avons fait de l'Algérie de- 

i Rameau, les Français en Amérique, Acadiens et Cana- 
diens; Paris, 1859, 1 vol. in-8°. — X. Marmier, la France dans 
ses colonies. ( Correspondant du 26 janvier 1873.) 

De beaux textes domestiques nous ont été conservés par des 
familles canadiennes ou acadiennes. — Voy. ce qui est dit plus 
loin sur ce sujet, dans notre tome II, au chapitre où il est 
parlé du ménage rural. 

8 « Le nombre de Franco - Canadiens , réduit à 65000 à 
l'époque de la perte du Canada, en 1763, s'est élevé eh 1868 
à 1200000. On a calculé que, en dehors d'une faible immi- 
gration, la population a constamment doublé pendant chaque 
période de vingt-cinq ans, par le seul effet de la fécondité des 
anciens colons et de leurs descendants. » (Le Play, V Organi- 
sation du travail, § 70.) 



l'esprit de bien public 159 

puis près de cinquante ans, est un spectacle bien 
fait pour nous ramener aux vérités oubliées. 

La France n'a jamais été un pays de très grande 
propriété comme l'Angleterre; déjà dans l'ancien 
régime la petite propriété, les petites cultures y 
avaient pris une extension toujours croissante, et 
son organisation locale en portait l'empreinte. Les 
provinces du Midi présentaient sur ce point un 
tableau bien remarquable. Nos lecteurs viennent 
d'avoir un aperçu du système représentatif des com- 
munes provençales; mais ils n'en auraient qu'une 
notion très imparfaite, et propre même à les éga- 
rer, s'ils ne savaient quel personnel d'hommes, de 
petits gentlemen rustiques, s'élevant par une échelle 
non interrompue jusqu'aux classes supérieures, 
fournissaient les familles de paysans, depuis le 
simple travailleur jusqu'au ménager. Ce terme ca- 
ractéristique était employé , et il l'est encore de nos 
jours, pour désigner un chef de famille possédant 
un domaine patrimonial qu'il cultivait lui-môme avec 
ses enfants. 

L'Eyrope contemporaine conserve des types nom- 
breux et excellents de constitutions semblables, 
chez lesquelles l'esprit le plus actif de progrès s'allie 
avec un culte religieux pour les bonnes coutumes du 
passé. Les pays Scandinaves, plusieurs contrées de 
l'Allemagne, les six petits cantons suisses, la Bis- 
caye, la Catalogne, ont dû à la pratique des prin- 
cipes sociaux, fidèlement gardée par des races 
éminemment morales de moyens et de petits pro- 



160 l'esprit de bien public 

priétaires fonciers, le maintien de leurs libertés 
locales et populaires. 

Dans la Biscaye espagnole, notamment, le dé- 
vouement au bien public fait prospérer des asso- 
ciations modèles en tout genre, pour les écoles, pour 
l'assistance publique , pour l'entretien des hospices , 
pour les assurances mutuelles contre la mortalité 
des bestiaux. Grâce à d'abondantes libéralités privées 
et aux fondations émanées de l'initiative de géné- 
reux citoyens, les moindres villages sont pourvus 
des établissements les plus utiles, de beaux édifices, 
et n'ont presque plus un progrès à réaliser i . L'ad- 
ministration y est simple, économique, et ses formes 
traditionnelles l'entourent d'un respect universel. 
Le système électoral y repose toujours sur la famille, 
le devoir du suffrage y est encore exercé par les 
chefs de maison; les anciennes assemblées générales 
y sont représentées aujourd'hui par les juntes, et 



* « Dans le village de la Sopuerta, mon pays natal, au sein 
d'une vallée de trois cents foyers, il y a un hôpital et trois 
écoles soutenus par des particuliers. Pendant les dix dernières 
années, les particuliers natifs du pays ont dépensé plus de 
200000 réaux (50000 fr.) en travaux d'utilité publique, tels 
que constructions de fontaines , réparations d'églises. Il est fré- 
quent de rencontrer, dans les parties les plus pauvres de la 
Biscaye, des édifices remarquables, des institutions de cha- 
rité ou d'instruction , dus, totalement ou en grande partie à la 
libéralité des émigrants, qui, ayant acquis une fortune en 
Amérique ou à Madrid, sont rentrés au pays natal pour y 
passer le reste de leur vie et employer leurs richesses, leur 
activité et leur expérience pour améliorer leur village. » (An- 
tonio de Trueba, archiviste de la Biscaye, communication 
faite à la Société d'économie sociale, le 9 février 1868.) 



l'esprit de bien public 161 

les délibérations, rendues publiques sans inconvé- 
nient, se tiennent dans une vaste salle, dont les ga- 
leries peuvent contenir cinq cents spectateurs et où 
les intéressés peuvent entendre discuter les affaires de 
la province par leurs mandataires. « L'étranger qui 
assiste pour la première fois aux juntes générales de 
la Biscaye, dit un publiciste de ce pays, est étonné 
de deux choses : 1° du profond amour et de l'intérêt 
religieux avec lesquels les deux cents représentants 
dont elles sont formées s'occupent des affaires pu- 
bliques, qu'ils regardent comme leurs affaires person- 
nelles; 2° de la parfaite connaissance de ces affaires 
avec laquelle parlent et discutent de simples et rus- 
tiques cultivateurs en vestes et en culottes. Car il 
faut remarquer que les trois quarts des députés 
ont quitté la charrue pour venir au congrès bis- 
cayen 1 . » 

Des Français du Nord, habitués à voir l'assiette 
des tailles réglée souverainement par des fonction- 
naires publics, partout où les vieilles institutions 
locales avaient été remplacées par la bureaucratie, 
éprouvaient autrefois de semblables impressions 
quand, descendant dans le Midi, ils trouvaient à 
peu près sur toute la ligne de frontière des Pyrénées 
des assemblées régies par des coutumes analogues. 

Arthur Young, voyageant dans cette région en 
1787, y rencontre des nobles qui labourent eux- 
mêmes leurs terres , et il ajoute : « Il pourrait bien 
se faire qu'ils soient pour la société des membres 

i De Moriana. lbid., 14 juillet 1867. 



162 l'esprit de bien public 

plus estimables que les sots et les fripons qui les 
tournent en ridicule f . » Cette petite noblesse rurale 
est l'objet de ses plus vives sympathies ; mais, hélas! 
comme ses rangs sont éclaircis 1 Son admiration est 
sans limite , quand il contemple dans le Béarn les 
domaines des paysans. « En prenant la route de 
Moneins, écrit -il, je suis tombé sur une scène si 
nouvelle pour moi en France, que j'en pouvais à 
peine croire mes yeux. Une longue suite de chau- 
mières bien bâties, bien closes et confortables, 
construites en pierres et couvertes en tuiles , ayant 
chacune son petit jardin entouré d'une haie d'épines 
nettement taillée, ombragé de pêchers et d'autres 
arbres à fruits , de beaux chênes épars dans les clô- 
tures , et çà et là de jeunes arbres traités avec ce 
soin , cette attention quiète du propriétaire que rien 
ne saurait remplacer. De chaque maison dépend une 
ferme, parfaitement enclose; le gazon des tournières 
dans les champs de blé est fauché ras, et ces champs 
communiquent ensemble par des barrières ouvertes 
dans les haies. Les hommes portent des bonnets 



1 Arthur Young, Voyages en France pendant les années 1787, 
1788, 1789; édit. Guillaumin, 1. 1, 77. 

« Le titre de gentilhomme campagnard est devenu presque 
ridicule parmi nous, comme s'il pouvait y en avoir de ville! 
Le nom de provincial est une injure, et les gens du bon air 
sont offensés quand on demande de quelle province est leur 
famille , comme si être Dauphinois ou Poitevin n'était pas être 
Français. Cette misérable supériorité de l'habitant de la capi- 
tale sur celui des provinces est rendue en monnaie, dans la 
province, par le citadin au villageois et au campagnard. » 
(Marquis de Mirabeau, l'Ami des hommes, 1758, chap. vi.) 



l'esprit de bien public 163 

rouges comme les montagnards d'Ecosse. Quelques 
parties de l'Angleterre (là où il reste encore de pe- 
tits semainiers) se rapprochent de ce pays de Béarn; 
mais nous eri avons bien peu d'égales à ce que je 
viens de voir dans ma course de douze milles, de 
Pau à Moneins. Il est tout entre les mains de petits 
propriétaires, sans que les fermes se morcellent 
assez pour rendre la population misérable et vi- 
cieuse. Partout on respire un air de propreté, de 
bien-être et d'aisance qui se retrouve dans les mai* 
sons, dans les étables fraîchement construites, dans 
les petits jardins, dans les clôtures, etc... 1 . » Pays 
de familles -souches, pays de libertés locales. L'exis- 
tence des petites républiques échelonnées sur le 
parcours de la chaîne des Pyrénées en témoigne. 
Pendant que de grandes provinces perdaient leurs 
institutions, le comté de Foix, le Nébouzan, le Bi- 
gorre, les Quatre -Vallées, la Navarre, la Soûle, le 
Labourd et le Béarn gardaient leurs États tradi- 
tionnels; et, en 1788, lorsqu'on suspendit toutes les 
cours de justice , ce fut avec le berceau d'Henri IV, 
emblème de leurs coutumes, que les Béarnais fi- 
rent une manifestation publique pour demander 
le rétablissement de l'ordre ancien *. Arthur Young 
avait raison d'être frappé d'un tel fait social. La 
France se révélait là dans un de ses caractères essen- 
tiels. Tandis que l'Angleterre sacrifiait de plus en 



1 Arthur Young, p. 72. 

* Léonce de Lavergne, les Assemblées provinciales sous 
Louis XVI, i vol. in-8°, 1863, chap. xxxiv. 



164 l'esprit dx bibn public 

plus à la grande propriété la classe si intéressante 
des petits propriétaires, la yeomanry, encore nom- 
breuse au xvn e siècle 1 , notre pays avait vu au con- 
traire s'étendre le rôle et l'importance de la bour- 
geoisie rurale et des paysans. 

En Provence, des gouverneurs de l'époque de 
Louis XIII ont fort à faire pour venir à bout des 
résistances qu'opposent à leur esprit de centralisa- 
tion et de bureaucratie des races pleines d'une sève 
énergique. Richelieu suspend les États, c'est-à-dire 
condamne la noblesse provençale à perdre les moyens 
et le goût de servir le pays; mais telles sont les 
vertus privées et publiques dont d'innombrables 
familles de bourgeoisie sont les dépositaires, que les 
États trouvent de suite un équivalent. Les lettres 
de M me de Sévigné ont rendu célèbres les assem- 
blées des députés des communautés tenues à Lam- 
besc, et où M. de Grignan a si grand'peine à faire 
fonctionner le fameux pressoir ', symbole nouveau 

1 Macaulay, Histoire d'Angleterre depuis l'avènement de 
Jacques II; traduction d'Emile Montégut; Paris, 1854, t. I, 
p. 367 : « État de l'Angleterre en 1685. » 

« S'il faut en croire les meilleurs statisticiens de l'époque , 
dit Macaulay, il n'y avait pas moins de 160000 propriétaires, 
devant faire plus du septième de la population du royaume, 
et vivant de petites propriétés franches. » 

s a Je vous assure que je crains cette délibération de l'as- 
semblée des communautés. Quand je pense à la peine quo 
M. de Grignan se donne pour les faire venir à 500000 fr., je 
ne comprends point comment il pourra faire pour doubler la 
dose. J'ai toujours la vision du pressoir que l'on serre jusqu'à 
ce que la corde se rompe. (Lettre de M m * de Sévigné à M" de 
Grignan, 13 novembre 1676.) 



l'esprit de bien public 165 

d'une fiscalité écrasante, laquelle ira bientôt jusqu'à 
mettre en vente les charges et magistratures locales. 
Quels sont les membres de ces assemblées, où se 
recrutent jusqu'en 1789 les administrateurs de la 
province, les directeurs des six cent quatre-vingts 
communautés de Provence? Ce sont des proprié- 
taires campagnards* vivant au milieu de leurs pay- 
sans, des bourgeois occupés surtout du soin de 
leurs terres. Henri de Sourdis, envoyé en mission 
extraordinaire par Richelieu, nous les dépeint 
en 1637 sous des couleurs qui, à ses yeux, n'ont rien 
de flatteur, mais qui pour nous sont leur plus bel 
éloge. Il se déclare impuissant à faire plier devant 
ses exigences « une assemblée intraitable de certains 
consuls qu'on ne connaît pas, et qui retournent pren- 
dre le manche de leur charrue après avoir quitté le 
chaperon \ » 

Quand on voudra étudier dans ses sources vives 
l'institution de la commune, du canton, de la pro- 
vince, on ne s'arrêtera donc plus seulement à 
l'organisation des villes et à des règlements admi- 
nistratifs très insuffisants pour nous éclairer; on 
pénétrera dans le fond des campagnes, et, partout 



« Et votre don de rassemblée? — Madame, il est accordé.— 
A combien? — A 800000 fr. — Voilà qui est fort bien. Notre 
pressoir est bon; il n'y a rien à craindre, il n'y a qu'à serrer. 
Notre corde est bonne. » (Autre lettre, 25 novembre 1676.) 

* Lettre du 15 décembre 1637 à Des Noyers. — Correspondance 
d'Henri d'Escoubleau de Sourdie, publiée dans la collection 
des Documents inédits sur Vhistoire de France. 



166 l'bsprit de bien public 

où l'on saisira un germe d'autonomie, on trouvera et 
on verra à l'œuvre des gens qui travaillent, qui pro- 
duisent, qui ont des enfants à élever, des serviteurs 
et ouvriers à gouverner, des responsabilités et ris- 
ques à encourir. 

Or c'est cela même que devait renverser la mo- 
narchie administrative, bureaucratique et régle- 
mentaire de Louis XIV; et toutes les splendeurs 
des lettres et des arts , une gloire militaire des plus 
éclatantes, n'allaient mettre hors de pair la pre- 
mière moitié du règne, grâce aux grands hommes 
formés à l'école de la tradition, que pour s'éteindre 
dans les désastres de la seconde moitié et dans les 
corruptions de Louis XV. « Ne nous dissimulons 
point, écrit Voltaire; nous n'existons que depuis 
six- vingts ans. Lois, police, discipline militaire, 
commerce, marine, beaux-arts, magnificence, esprit, 
goût, tout commence à Louis XIV 1 . » L'histoire 
proteste absolument contre une telle allégation, et 
M. de Tocqueville a répondu à Voltaire par un livre 
qui malheureusement est demeuré sans conclusion *. 

• 

1 Voltaire, Œuvres complètes, 1825, t. XLVII, p. 77. 

* Il eût été difficile à M. de Tocqueville, peintre éloquent de 
la décadence du passé dans son livre sur l'Ancien régime et la 
Révolution, de mettre l'opinion sur la voie du remède, sans 
changer complètement la doctrine propagée par lui, et avec 
quel éclat 1 dans sa carrière de publiciste. 

M. de Tocqueville avait représenté comme fatal et comme le 
type de l'avenir, voulu par une sorte de destin supérieur à la 
volonté des hommes , l'idéal de la démocratie fondée sur l'irré- 
médiable décadence des classes dirigeantes et sur l'avènement 
exclusif des classes populaires. « Serait-il sage de croire, disait- 
il , qu'un mouvement social qui date de si loin puisse être sus- 



l'esprit de bien public 167 

Il serait superflu d'ajouter ici à ce livre de nouvelles 
preuves justificatives ; mais nous devons nous arrê- 
ter à quelques faits qui tiennent trop à notre sujet 
pour ne pas être signalés. 

La Provence, dont on disait il y a cent ans qu'elle 
était une démocratie, à l'époque où ce mot était déjà 
l'idole des hommes de plume, cette Provence pré- 
sente un spectacle bien instructif, lorsqu'on touche 
à des temps voisins de ceux où nous sommes. Pour 
comprendre à quel point les programmes de décen- 
tralisation sont choses vaines, si les hommes man- 
quent à leur mise en œuvre , il faut se reporter aux 
années qui précédèrent la révolution, au moment 
où les idées de Turgot, de Dupont de Nemours, de 
Necker, passionnaient toutes les têtes sans unir et 

pendu par une génération? Pense- 1- on qu'après avoir détruit 
la féodalité et vaincu les rois, la démocratie reculera devant les 
bourgeois et les riches? S'arrêtera -t- elle, maintenant qu'elle 
est devenue si forte et ses adversaires si faibles? » (La Démo- 
cratie en Amérique, 1. 1, Avertissement, p. 6.) On peut mesurer 
aujourd'hui l'effet moral d'une telle doctrine, quand on pense 
que presque toute la génération actuelle a été élevée dans la 
pensée que ce renversement social était le terme inévitable du 
progrès. 

Mais l'auteur de la Démocratie en Amérique, comme on l'a 
très bien remarqué, n'a nullement établi la vérité des points de 
départ de sa thèse , et il n'en a pas davantage justifié la con- 
clusion. Les faits observés par M. de Tocqueville en 1832 
prouvent que le régime démocratique, en moins d'un demi- 
siècle, avait déjà fait perdre aux Américains les vertus du 
temps de Washington. Les districts ruraux ont gardé beau-, 
coup de l'ancienne tradition, et c'est ce qui sauve encore les 
États-Unis des conséquences de la corruption accumulée dans 
les grandes villes. — Voy. Le Play, l'Organisation du travail, 
§60. 



168 l'esprit de bien public 

associer les dévouements. La décentralisation n'avait 
pas besoin d'être organisée dans un pays où elle 
existait de toute ancienneté. Il ne fallait qu'en re- 
monter et en redresser les ressorts , en les adaptant 
aux exigences d'une réforme générale des institu- 
tions. Un volume suffirait à peine à exposer en détail 
le mouvement d'opinion qui se produisit alors, et 
avec lequel contraste l'indifférence actuelle qu'in- 
spire à des esprits désorientés une liberté départe- 
mentale livrée aux hasards de notre régime anar- 
chique de suffrage. Dans ce mouvement d'opinion, 
on voit se dessiner deux impulsions : les écrivains 
pour lesquels la réforme administrative est tout ne 
pensent qu'à créer des corps électifs , sans s'occuper 
du personnel qui les fera mouvoir; d'autres , et ils 
sont les plus clairvoyants, se demandent comment 
cette réforme même sera possible, si les hommes ne 
changent complètement leur manière d'être et de 
vivre. 

On veut se débarrasser de l'intendant et de ses 
satellites ; mais il faut les remplacer. 

Nous lisons dans des papiers domestiques des 
pages qui sont pleines d'observations faites à ce 
sujet, et qui, après un siècle, ont gardé une actualité 
de plus en plus saisissante. 

Voici ce que nous dit un Provençal de cette épo- 
que , magistrat à la Cour des comptes , et ayant la 
connaissance exacte de l'état où sont tombées beau- 
coup de petites communes. Homme de bien, il re- 
présente une longue lignée de bons citoyens qui , 
partis d'un modeste village, se sont élevés par degrés 



l'esprit de bien public 169 

à une situation des plus distinguées ; il appartient à 
une famille-souche et est l'aîné de dix-sept frères ou 
sœurs 1 . 

Il décrit d'abord l'état des campagnes, pour con- 
clure que la guerre sociale se prépare entre les pro- 
priétaires et les paysans , devenus étrangers les uns 
aux autres. Ce qu'Arthur Young ne cesse de répéter 
dans son Voyage à travers la France, il l'exprime au 
point de vue de la Provence. Puis il continue ainsi: 
« C'est à Paris qu'habitent les plus grands proprié- 
taires. C'est de là que les officiers des finances di- 
rigent les opérations de leurs commis ; c'est là qu'on 
fait tous les payements. Chacun veut avoir sa part 
des commodités, dés ressources, de l'agiotage de la 
capitale. Chacun veut y poursuivre à son gré la for- 
tune ou le plaisir et se flatte de s'y fixer. 

« Ceux qui ne sont pas assez heureux pour pou- 
voir y établir leiîr demeure jettent les yeux sur les 
villes les plus considérables, qui sont à l'égard des 
provinces ce qu'est Paris à l'égard du royaume. Les 
campagnes sont devenues désertes ; les petites villes 
et les gros bourgs se sont entièrement dépeuplés. La 
petite noblesse a presque entièrement disparu. On 
compte avec étonnement dans chaque lieu le nombre 
des familles anciennes et respectables par leurs 
services, qui s'est éteint depuis un siècle. Les unes, 
en petit nombre , ont fait fortune et sont venues dans 
les villes; les autres se sont éteintes dans l'oubli et 
la misère. 

1 J.-B.- Honoré de Miollis , conseillef à là Couf des coûptea 
de Provence, 1781. 

5* 



à 



\ 



170 L'ESPRIT DK BIEN PUBLIC 

« Je connais une très petite ville , dont les habi- 
tants transigèrent avec leur seigneur, il y a près de 
deux siècles. Cinquante gentilshommes souscrivirent 
cet acte; à peine s'en trouve-t-il dix aujourd'hui, et 
dans peu il n'y en aura pas quatre. 

« Par qui ont -ils été remplacés? Qui y occupe 
aujourd'hui le premier rang? les gens d'affaires. 
Encore ces gens-là ou leurs enfants soupirent- ils 
après le moment où ils pourront quitter un pays 
dans lequel on connaît trop bien la source de leur 
fortune. » 

Mais alors que deviennent les communes, leur 
gouvernement, leur administration, les éléments 
populaires qui les composent, en un mot /tout le 
régime dont nous avons tracé succinctement l'ana- > 
lyse? 

Un témoin nous a déjà tristement édifiés-'W ce * 
point. Nous avons eu sous les yeux ' le tableau de ' 
ce village , où l'idéal pratique est de ne rien faire et 
où l'on ne se rend plus même aux assemblées ; les 
familles un peu éclairées y disparaissent les unes 
après les autres, et celles qui restent s'éteignent , 
parce qu'elles n'ont pas d'enfants. Des localités 
modèles subsistent, il est vrai; nous en avons cité 
une située dans les Alpes et qui s'enorgueillit d'a- 
voir un très grand nombre de familles municipales 
remontant à plusieurs siècles*. Mais, quand on a 
lu les documents conservés dans les archives de 



i Ci -dessus, chap. m, p. 77-78. 
* Id., ibid., p. 74-75. 



l'esprit de bien public 171 

l'intendance, on reconnaît combien sont justifiées 
les plaintes amères des bons citoyens sur le renver- 
sement des mœurs. Voici quelques traits empruntés 
à une étude spéciale sur les petites communes. Ce 
qui distingue les communes rurales, c'est qu'elles 
sont le point de jonction de la vie privée et de la vie 
publique. On a assisté à leur organisation; il faut 
qu'on se rende compte du travail de désorganisa- 
tion qui les a jetées dans l'impuissance, en même 
temps qu'il les a livrées aux plus mauvaises pas- 
sions d'antagonisme. 

; L'auteur de cette étude écrite en 1772 commence 
*par constater que la noblesse territoriale ne peut 
plus rien. La bourgeoisie a pris sa place, et c'est 
entrée ses mains qu'a fini par se concentrer l'admi- 
\ nistratïon des campagnes. Qu'est-elle devenue? 
« tes bourgeois qui ont une certaine aisance 
aiment leur repos, ce qui les éloigne des affaires. 
Les principaux propriétaires prennent peu ou point 
de part aux affaires des communautés. Ceux qui y 
paraissent, fiers d'être gens de ville, y portent en 
général un esprit de dédain qui ne peut avoir que 
de mauvais effets, à moins que par leur naissance 
et leur éducation ils ne soient supérieurs à de petits 
intérêts... 

« Qui dit « un bourgeois » dit un homme qui dé- 
daigne les travaux pénibles , . S'il est sans bien, com- 

1 « Autrefois , écrit un propriétaire agriculteur dans son jour- 
nal de famille, chaque maison de noble ou de bourgeois avait 



472 l'esprit de bien public 

ment peut-il vivre? Le voici : il achète, s'il peut, un 
office de notaire. Pourrait-il vivre dans cette profes- 
sion, s'il n'y avait ni troubles ni dissensions? N'a- 
t-il pas un intérêt évident à en faire naître? Aussi le 
peuple est-il livré en Provence à l'avidité des procu- 
reurs, qui ne vivent que des conseils qu'ils donnent. 
Plus ces procureurs ont Fart de les multiplier, plus 
leur profit est grand. Voilà donc les procureurs de 
village, inévitablement les êtres les plus malfaisants 
qui puissent exister * . » 

Ce tableau est désolant , et il est d'autant plus si- 
gnificatif qu'il s'applique à un pays de petites pro- 
priétés , où les moindres commuas organisées presque 
en républiques avaient vécu jusqu'alors de la bonne 
harmonie établie entre les bourgeois et les paysans. 
L'administration provinciale y est certes très active, 
très dévouée, et on doit lui rendre cette justice que 
jusqu'au bout elle resta fidèle à sa mission. La Cour 
des comptes exerce le contrôle le plus vigilant sur 



une certaine étendue de bien qui était menée à laftnain , c'est- 
à-dire par le propriétaire lui-même. On avait un cheval ou une 
mule pour les cultiver. Aujourd'hui presque tous ont donné 
leurs terres à cens à des paysans qui demandent des prix exor- 
bitants ou ne se louent plus."» (Livre de raison de M. de C...> 
commencé en 1728 et continué jusqu'en 1763.) 

1 Réflexions importantes sur l'état présent des communautés 
de campagne en Provence et intéressantes pour les autres pro- 
vinces. Avignon, 1772, chap. n. 

L'auteur anonyme ajoute plus loin : « La Provence est rem- 
plie de gens qui veulent être bourgeois; on consent, pour se 
dire tel, à mourir de faim. » (Chap. xx.) 

On verra plus loin à quel point les bourgeois du iv* siècle 
différaient de ceux du xvui*. 



l'esprit de bien public 173 

la gestion financière des localités. L'intendant et 
ses subdélégués se sont rendus les maîtres d'une 
multitude d'affaires qui ne peuvent plus se passer 
de leur avis favorable. Mais ces pouvoirs sont loin , 
et leurs ordres passent par l'intermédiaire de gens 
qui sont plus occupés de satisfaire leur intérêt que 
de se dévouer à l'intérêt commun. A mesure que 
les individus, les classes , les corporations, etc., 
s'isolent les uns des autres , perdant l'esprit qui les 
unissait et les équilibrait, Un autre esprit se dé- 
veloppe chez eux, celui d'égoïsme, de jalousie, 
d'envie, d'antagonisme, et l'administration venue 
du centre de la province, et encore plus de Paris 
ou de Versailles, est appelée par ses règlements , ses 
fonctionnaires, inspecteurs, vérificateurs, contrô- 
leurs, à mettre la paix dans les localités et à donner 
à chacun le suprême bienfait du repos. 

« L'égoïsme! s'écrie un agriculteur provençal 
en 1770, c'est le monstre qui dépeuple la terre, qui 
s'approprie tout et ne rend rien, qui s'oppose à tout 
bien public, qui ne connut jamais ni amour ni 
amitié. Ce monstre destructeur fut le premier qui 
dicta ces horribles mots, devenus maxime : Après 
moi le déluge. C'est lui qui, réduisant en principe le 
système fatal de n'agir que pour soi, peut briser 
tous les liens de l'humanité et la faire rentrer dans 
le néant 1 . » 



1 Reboul, Moyens d'encourager l'agriculture en Provence. 
Aix, 1770. Celui qih écrit ces lignes est le secrétaire actif, le 
promoteur de la nouvelle société d'agriculture qui vient de se 
former pour essayer de réagir contre le mal. L'administration 



174 l'esprit de bien public 

« L'esprit de patriotisme est éteint presque en- 
tièrement à la honte du siècle, avait dit un autre 
en 1766; soit faiblesse, soit indifférence, on ne voit 
plus aujourd'hui que des citoyens lâches, timides 
et indolents y qui se contentent de murmurer dans 
le secret sur les abus de l'administration publique ; 
il s'en présente peu qui aient assez de force et 
de courage pour entreprendre de les faire réfor- 
mer 1 . » 

Et cependant, on est à peine au lendemain du 
grand siècle, où la philosophie, les lettres, l'élo- 
quence, les arts, les perfectionnements du goût, les 
mœurs les plus policées et une civilisation brillante, 
les magnificences de Versailles, les embellissements 
des villes, ont produit en quelque sorte un type 
idéal de splendeur pour la France. Nos arrière- 
grands-pères ne se lassaient pas de conter à leurs 
petits-enfants la vie pleine de quiétude, facile, spi- 
rituelle, galante, enivrante, qu'entretenaient sous 
Louis XV les salons, les fêtes, les spectacles, les 
co.icerts, les cercles... Us nous ont transmis, avec 
leurs plans de reconstitution de la société, les anec- 
dotes, les bons mots, les épigrammes, auxquels se 
consacraient les existences oisives des petites villes, 



provinciale fait imprimer sa brochure pour la répandre. Mais 
l'agriculture a besoin surtout de bonnes mœurs ; et des asso- 
ciations agricoles, si excellentes qu'elles soient, sont bien im- 
puissantes lorsque ces mœurs sont attaquées dans leurs fon- 
dements. 

1 Mémoire sur la communauté de Tarascon, par J.-L. Michel, 
notaire de cette ville, 1766. 



l'esprit de bien public 175 

leurs poésies badines où toutes les divinités de la 
mythologie semblaient ouvrir le chœur du plaisir, 
célébrant l'avènement d'un monde nouveau. 

Quand, sortant de ce monde fermé à l'intelligence 
des périls d'une situation des plus menaçantes et 
des devoirs qu'elle impose, on entre dans celui des 
campagnes et surtout des villages , on voit surgir le 
véritable problème, celui-là même sur lequel nous ne 
semblons pas plus que nos pères disposés à ouvrir 
les yeux. 

Au fond, c'est l'ordre social qui est en cause, dans 
la décadence si triste de toute l'ancienne autonomie 
des localités. 

La noblesse et les débris de redevances féodales 
qui lui restent de ses droits primitifs de propriété, 
sont bien un des objets des hostilités populaires ; 
mais il y a bien d'autres matières incandescentes , 
et l'histoire de certaines communes du Midi à cette 
époque , là même où le seigneur n'est plus le point 
de mire des haines , nous montre les habitants se 
déchirant les uns les autres, mettant le Parlement, 
la Cour des comptes, l'intendant, dans la nécessité 
d'intervenir pour les plus misérables sujets de con- 
testation. Les vieilles formes populaires d'élection 
ont été abandonnées sur bien des points : les bour- 
geois se perpétuent dans les charges municipales, et 
les conseils locaux se renouvellent eux-mêmes; là 
les paysans sont à peu près exclus de la repré- 
sentation des intérêts. Ailleurs , ce sont les paysans 
qui sont les maîtres; ayant à leur tête quelque 
meneur de bas étage, « ils écartent les personnes 



176 l'esprit de bien public 

les plus intéressées à la connaissance des affaires, 
donnant à un seul le droit et la faculté de gouverner 
avec le despotisme le plus absolu , dans le seul but 
de s'avantager. . . » 

Gomment empêcher les insupportables tyrannies 
des despotes de petits pays? Voilà une des grosses 
difficultés qui préoccupent les esprits pratiques. 
Comment contenir et réprimer ce procureur de vil- 
lage, maître de toutes les affaires locales? 

« Si ce procureur se trouve avoir quelque antago- 
niste, dit l'observateur que nous avons déjà cité, le 
trouble augmentera. L'esprit de parti s'en mêlera , 
et le mal deviendra plus grand, parce que rien n'est 
plus terrible qu'une guerre civile. Deux tyrans, se 
disputant le rang suprême , sont bien plus destruc- 
tifs qu'un seul qui est arrivé. Aussi l'expérience 
prouve que jamais une communauté n'est plus 
heureuse que quand un seul y domine sans con- 
teste, parce qu'il devient plus ou moins sensible au 
plaisir de faire le bien et de se créer une meilleure 
réputation 1 .» 

Et l'auteur conclut en ces termes : « Voilà le 
meilleur état possible pour les communautés de 
campagne; mais on voit par là que le gouvernement 
en est totalement changé. » 

La responsabilité disparaît avec ceux qui jadis la 
supportaient. Déjà l'embarras est grand, en quel- 
ques pays , pour trouver, comme nous le disons au- 

1 Réflexions importantes sur l'état présent des communautés 
de campagne, chap. n. 



l'esprit de. bien public 177 

jourd'bui, un bon maire. Le recrutement annuel des. 
magistratures y est devenu impossible « parla disette 
de sujets capables d'y faire le bien », 

a II n'y a rieQ de si rare, surtout dans les villages, 
que quelqu'un qui y soit propre à l'administration 
publique , et en ce genre un homme accoutumé à 
bien faire est un trésor qu'on ne saurait trop con- 
server.,. 

« L'impéritie des magistrats municipaux les force 
de laisser l'empire à quelqu'un qui n'a aucun titre 
pour les diriger, qui est légalement hors de prise, 
tant pour les erreurs dans lesquelles il tombe, que 
pour celles qu'il inspire 1 . » 

On voit poindre là l'influence occulte et souveraine 
des secrétaires de mairie. 

Dans cette désorganisation du gouvernement lo- 
cal, le peuple tend à se corrompre. « Les mœurs 
des villes ont passé dans les villages; en cela tous 
les jours sont marqués par des accroissements. Les 
femmes forcent leurs maris à supporter leur incon- 
duite, et ceux-ci restent le3 bras croisés. Et ces 
hommes ont une profession qu'ils disent chrétienne! 
On voit en Allemagne de petites villes, et même des 
villages, où sans rémission l'adultère est promené 
honteusement et soumis à une pénitence publique. 
On vient de voir le Danemark invoquer les lois 
anciennes et nouvelles en faveur des mœurs. En 
France , tout est toléré ! Les climats du Nord sont 

1 Réflexions importantes sur l'état présent des communautés 
de campagne, chap. x*. 



178 l'esprit de bien public 

cependant moins empestés que ceux du Midi. Autre- 
fois, notre pauvre nation semblait être originaire 
des premiers; aujourd'hui , elle cherche toujours 
plus dans les seconds ses modèles... 1 . 

« Les cabarets, où l'on vend du vin à pot et à 
pinte, et à toute heure du jour, font des maux in- 
croyables. Ce sont des écoles pour toute sorte de 
crimes, où Ton n'apprend qu'à oublier le bien et 
à commettre le mal. A Paris, les guinguettes sont 
un objet de finance; plus on se pervertit, plus on 
travaille à s'abrutir, plus on consomme de denrées 
qui payent des droits d'entrée. Mais quelle raison 
d'autoriser, dans des villages , des bouchons où les 
mœurs vont se perdre , où s'anéantit en pure perte 
la subsistance de nombre de femmes et d'enfants, 
ainsi que la force et le bon sens du chef et des fils de 
famille»? 

« Pour bien juger de la vérité de ce qui vient 
d'être dit, il faut avoir habité la campagne. Mal* 
heureusement, les gens de ville ne voient cela que 
fort imparfaitement. Le gouvernement est loin; à 
qui donc parler? 

« Malheureusement, on dira : Voilà les rêveries 
d'un homme de bien. Parce que M. de Voltaire l'a 
dit des ouvrages de M. de Saint-Pierre, et parce que 
M. de Voltaire a ri, on rira. Avec les grâces les plus 
aimables, M. de Voltaire a les plus grands talents. 



1 Réflexions importantes sur l'état présent des communautés 
de campagne, chap. xxix. 

* lbid., chap. xxxi. 



l'esprit de bien public 179 

Celui qui dans ses mains a eu le succès le plus 
étendu a été de transformer l'homme en singe 1 . » 

Qu'il nous suffise d'avoir marqué par ces cita- 
tions empruntées à des témoins obscurs, à de 
braves gens qui voyaient le mal avec la douleur de 
ne pouvoir l'empêcher, comment la question sociale 
est née en France dans les campagnes , avant d'é- 
clater au sein de nos agglomérations industrielles. 
Ces communes désorganisées ont avec nos ateliers 
démoralisés plus d'un trait de ressemblance. Elles 
leur sont cependant très supérieures, et plusieurs 
en donnèrent la preuve quand elles eurent à rédiger 
leurs cahiers de réformes pour les États généraux. 
Sans doute, beaucoup d'utopies se trouvent dans cer- 
taines parties de ces cahiers; mais on est frappé des 
vues sages qui s'expriment sur des points décisifs. 
Des pays qui offrent aujourd'hui l'image de la table 
rase et qui sont totalement livrés à une ignorance 
qu'égalent seules leurs passions radicales, avaient 
alors assez de familles, assez de gens de bien, assez 
d'intelligences cultivées pour formuler leurs idées de 
restauration locale, provinciale et nationale. Ainsi le 
Tiers- État de la sénéchaussée de Draguignan fonde 
le rétablissement des libertés publiques sur la bonne 
éducation de la jeunesse et la réformation des 
mœurs. « C'est par l'éducation, dit-il, que se forment 
les citoyens; ce sont les mœurs qui fortifient les 



i Réflexion» importantes sur l'état présent des communautés 
de campagne, chap. xxix. 



180 l'esprit de bien public 

bonnes lois, suppléent aux insuffisantes et corrigent 
les mauvaises. » 

Le relèvement des institutions d'un pays est un 
problème insoluble en dehors des principes sociaux. 
Toute l'histoire du passé met cette vérité en pleine 
lumière. La décadence de l'ancien régime, notre 
dissolution présente, l'état si profondément troublé 
de nos foyers, de nos ateliers, de nos communes, 
concourent à nous donner sur ce sujet les plus re- 
doutables avertissements. 

Au point où nous ont conduits nos observations , 
deux faits principaux se dégagent pour nous des 
détails secondaires. 

Les familles qui ont vraiment constitué la France, 
en réussissant à se préserver de la corruption, dans 
le cours de plusieurs générations , l'ont dû toutes , 
Bans en excepter une seule, à la pratique énergique 
du travail et de la vertu. Ces familles étaient fixées 
dans des foyers essentiellement stables , elles étaient 
implantées au milieu de populations qui leur accor- 
daient une confiance méritée par leurs services; 
et, grâce à elles, longtemps les classes populaires 
surent reconnaître et respecter un pouvoir supérieur 
à la force. 

Les localités, les libertés locales, l'administration 
des campagnes se sont organisées par le fait même 
de celte stabilité et de cette haute moralité dont une 
multitude de foyers modèles donnaient l'exemple: 
L'ordre, la règle, la discipline, étaient partout repré- 
sentés par dé bonnes races aux divers degrés de 
l'échelle des rangs et des conditions. ' 



* 



l'esprit de bien public 181 

De là, autant de réserves de forces, autant de 
foyers de résistance contre le mal. 

Le xviii siècle commença à les entamer. Alors les 
pratiques étaient devenues mauvaises; les formes 
des institutions avaient besoin d'être modifiées; les 
délimitations et distinctions de classes devaient, au 
point de vue de la vie publique , être mises en har- 
monie avec les exigences des temps. Si la révolution 
n'avait systématiquement tout brisé, une restau- 
ration sociale et nationale se serait produite par 
l'effort commun des classes dirigeantes* comprenant 
la nécessité de se réformer. 

Le fléau, dont nous venons d'indiquer les fer-' 
ments si actifs, s'est d'autant plus aggravé qu'à 
l'affaissement continu des mœurs se sont joints les 
faux principes, condamnés par l'expérience, où nous 
ont jetés tous les abus du raisonnement. Les foyers 
de résistance au mal, qui s'étaient maintenus au 
xvm e siècle, ont été et sont de plus en plus sous 
nos yeux attaqués et détruits par l'envie et la haine. 

Quelles observations n'y ajurait-il pas à faire sur 
les progrès de ce fléau depvfis quatre-vingts ans 1 On 
le suit, en quelque sorte, d'étape en étape. 

Au sortir même de la révolution, une ancienne 
bourgeoisie subsistait dans les campagnes; encore 
chrétienne, elle avait une simplicité qui était une de 
ses meilleures sauvegardes, et la France lui dut, sous 
bien des rapports , sa résurrection au début de ce 
siècle 1 . Aujourd'hui, on ne pourrait plus en retrou- 

v 1 Que chacun consulte les souvenirs locaux, et il verra à 
Les Familles» 1 — 6 



v ' \ 



182 l'esprit de bien public 

ver que des vestiges. Aussi, lorsqu'on examine de 
près ce qui se passe dans beaucoup de régions en 
apparence prospères, est-on effrayé de l'état d'abais- 
sement intellectuel et moral qui est leur trait domi- 
nant. 

De rares localités s'étaient conservées relativement 
bonnes jusqu'en 1830. Déjà elles n'étaient plus re- 
connaissables en 1848, et celles que leur isolement 
garantit à cette époque sont devenues la proie des 
idées les plus subversives en 1870. 

Pendant qu'un peuple égaré s'abandonne ainsi 
totalement à l'erreur, quelle doit être l'œuvre des 
œuvres pour les bons citoyens, sinon de revenir à 
l'intégralité des principes du vrai et du bien, et de 
démontrer par leurs actes où est la solution effec- 
tive des terribles problèmes que l'esprit du mal 
menace de faire aboutir à de nouvelles catastrophes? 

quelle école s'étaient formés les hommes qui relevèrent alors 
beaucoup des ruines faites par la Terreur. — V. La Vie domes- 
tique, t. I, p. 71 et suiv. 



CHAPITRE VI 



LA FAMILLE ET LA PATRIE 



Toutes les familles que nous étudions ne se dé- 
vouaient pas seulement aux intérêts locaux. Le pa- 
triotisme s'élevait naturellement chez elles jusqu'à 
l'idée nationale, et nous trouvons dans leurs Livres 
domestiques la confirmation d'un fait qui est l'ex- 
pression des mœurs, partout où la tradition du foyer 
est l'âme vivante des institutions. Un Montmorency 
disait un jour à un Basque : « Savez-vous que nous 
datons de mille ans ? — Et nous , nous datons de 
plus, » lui répondit son rustique interlocuteur. Une 
nationalité de deux mille ans, qui s'est conservée 
jusqu'à nos jours, avec les coutumes successorales 
décrites par Strabon il y a dix-huit siècles, parlait 
par la bouche d'un simple homme du peuple. Aucun 
pays plus que la Biscaye n'a prouvé quelle peut 
être la force d'énergie et de durée de cet esprit na- 
tional. De nos jours, on y rappelle encore avec 



184 LA FAMILLE 

orgueil un fait mémorable qui date de trois siècles. 
En 1595, on consigna dans un édit royal que la 
Biscaye avait tellement perdu de sang, et par terre 
et par mer, au service du souverain, que la plus 
grande partie de ses habitants mâles avait péri , de 
telle sorte que la province comptait plus de dix 
mille veuves. 

L'histoire de France est d'un bout à l'autre une 
incomparable épopée militaire, dont les héros de 
tout rang et de toute classe sortent de familles qui, 
à chaque génération, donnent à la patrie le plus 
pur de leur sang. Par ces familles , l'unité française 
se fait, par elles elle se défend; par une puissance 
de fécondité toujours renaissante, de nouveaux re- 
jetons viennent prendre la place de ceux qui ont été 
frappés. Chaque province, en s'incorporant à la 
grande confédération monarchique dont le point 
central est immuable, fournit son contingent de 
maisons militaires, consacrées au service public qui 
exige le plus d'esprit de sacrifice, et par cela même 
le plus de vertu. Chaque localité marque dans ses 
annales les témoignages de dévouement patriotique 
par lesquels elle s'est illustrée. En 1578, les Pro- 
vençaux écrivent au Roi qu'ils sont prêts à lui « sa- 
crifier leurs personnes, leurs biens, leurs femmes, 
leurs enfants ». Nous avons lu l'attachante histoire 
d'une région frontière des Hautes-Alpes, dans la- 
quelle, longtemps avant la révolution, il n'y avait 
que des bourgeois et des paysans : l'aristocratie fon- 
cière avait disparu. Or ces bourgeois et ces paysans 
avaient pris pour devise: « Briançon, petite ville, 



BT LA PATRIE 185 

grand renom. » C'est qu'ils avaient sujet d'être or- 
gueilleux. Sans cesse prêts à repousser l'étranger de 
leurs montagnes, avec le même esprit qui leur faisait 
défendre contre les torrents ou contre les mauvaises 
mœurs l'existence de leurs patrimoines et de leurs 
familles, ils avaient toujours été des héros de pa- 
triotisme. 

Ce rôle patriotique des familles s'accentue encore 
davantage, s'il est possible, dans les époques où 
n'existaient ni les armées permanentes, ni la centra- 
lisation militaire. Quelle histoire que celle des an- 
cêtres de BayardI Antoine du Terrail, cinquième 
aïeul du dernier des chevaliers français , meurt à la 
bataille de Varces. Robert , son fils , est tué au ser- 
vice de Humbert I er , dauphin du Viennois. Philippe 
du Terrail expire aux pieds du roi Jean, à la bataille 
de Poitiers (1356). Pierre I er , un des fils de Philippe, 
est frappé mortellement à la bataille d'Azincourt 
(1415), et son frère Jean l'est de même à celle de 
Verneuil (1424). Pierre II, aïeul de Bayard, est 
tué à Montlhéry (1465), et Aymard du Terrail, 
père du chevalier, est couvert à Guinegate (1479) 
de profondes blessures qui le rendent impotent jus- 
qu'à sa mort. Bayard succombe en héros chrétien 
le 30 avril 1524, et le dernier représentant de cette 
admirable famille est emporté au siège de Grave- 
lines en 1644. 

Mentionnons aussi ces Bonnal du Languedoc, 
dont six membres , six frères , furent tués au service 
de Henri IV. Leur unique héritière, Marguerite de 
Bonnal , femme de Louis de Pluvi£s , n'eut pas moins 



186 là famille 

de vingt-trois enfants 1 1 Vingt-deux de Menou pé- 
rirent à Malplaquet. Ils appartenaient à la Touraine, 
où la terre de Boussay représente bien l'inébran- 
lable stabilité de leur existence; car elle se transmet 
chez eux de père en fils depuis 1300. 

« En la perte de mes enfans je me console, di- 
sait Montluc, en pensant qu'ils sont tous morts en 
gens de bien , l'espée à la main pour le service du 
Roy... 

« Le sang de mes enfans qui sont morts pour le 
service du Roy est bien employé. Dieu me les avoit 
donnés, ils me les ont prins. J'en ay perdu trois à 
leur service.. • Dieu m'en a redonné trois autres; 
car j'ai du second Biaise, et du dernier Àdrian et 
Biaise. Dieu veuille les conserver pour faire service 
à leurs Roys et à leur patrie, sans faire honte au 
nom qu'ils portent ; et qu'ils étudient bien mon livre, 
et qu'ils se mirent dedans ma vie, taschant à sur- 
monter leur ayeul, s'ils peuvent*. » 

Familles de patriotes, familles essentiellement 
stables et dont les souches reverdissent sans cesse*; 
la petite noblesse rurale fournit sous ce rapport 
d'inépuisables recrues. Les villes ont également 

1 Revue des langues romanes. Montpellier, avril 1870. 

8 Commentaires de Montluc, édit. Panthéon, iiv. VI, p. 300; 
liv. VII , p. 402. 

* Des faits semblables à ceux que nous empruntons au passé 
se sont produits en 1870. Les familles les plus chrétiennes et les 
plus fécondes ont démontré par leur héroïsme la puissance de 
la tradition. Mais aussi combien d'autres, réduites à un fils 
unique, n'ont pas résisté à une si terrible épreuve! 



ET LA PATRIE 187 

leurs dynasties de bourgeois qui mettent leur hon- 
neur à s'anoblir sur les champs de bataille. 

La Provence nous a laissé des exemples bien 
dignes d'être cités. On y voit des foyers domesti- 
ques qui sont de vraies pépinières de soldats ou de 
marins, et Toulon nous en offre un des plus remar- 
quables, qui remplit également d'innombrables ma- 
gistrats municipaux les cadres de l'administration lo- 
cale. Nous voulons parler des Beaussier, dont quatre 
furent chefs d'escadre, neuf capitaines de vaisseau, 
un nombre presque infini lieutenants, et qui de 
1605 à 1789 donnèrent à la ville quinze consuls, seize 
capitaines commandant la force armée, six inten- 
dants delà santé, cinq intendants de la police, vingt 
et un conseillers municipaux 1 . 

Mais rien n'est comparable à l'histoire des Beau- 
lieu de Ruzé-Razac , venus de la Gascogne et établis 
en Provence dans les premières années du xvi e siècle. 
Ici le vrai prend les proportions du merveilleux. 
Qu'on en juge. 

Gaston de Beaulieu de Ruzé-Razac commence sa 
carrière militaire sous François I er , en défendant 
Marseille contre Charles-Quint, et il la termine sous 
Henri IV à l'âge de cent trois ans. Pendant une suc- 
cession de six règnes, il a figuré sur presque tous 
les champs de bataille de la France et de l'Italie. Il 
a eu de son mariage avec Catherine de Raynaud 
trente-deux enfants, vingt garçons et douze filles. 



1 Octave Teissier, Histoire de Toulon au moyen âge, 1869, 
p. 26 des preuves justificatives. 



188 LÀ FAMILLE 

Quatorze de ces vingt garçons sont soldats comme 
leur père, et douze meurent au service du Roi. En 
voici Ténumération : l°Alexandre, pagedeCharles IX, 
tué à Tarméeè l'âge de quinze ans; 2° Léonard, tué à 
Tâge de dix-sept ans ; 3° François, tué au siège de Ca- 
lais ; 4° Charles, tué à Metz ; 5° Jules, tué en Hongrie 
dans l'expédition du duc de Vendôme; 6° Gaston, 
tué à la bataille de Fontaine- Française; 7° Jérôme, 
tué devant Dourlan en Picardie, sous les ordres de 
M. de Villars; 8° Marc-Antoine, tué devant Laon; 
9° Honoré, tué au siège d'Amiens, à la tête des 
gardes du corps qu'il commandait à la place de 
M. de Montmorency; 10° Roger, tué en Allemagne, 
où il avait été chargé par Henri IV de conduire un 
corps d'armée ; 11° Jean-Baptiste, tué devant Rouen; 
12° Nicolas, atteint d'un coup de mousquet à la dé- 
fense d'Ostende. 

Quatre se consacrent à l'Église; le dix-huitième 
devient conseiller au Parlement de Paris, et plus 
tard un des secrétaires d'État de Henri IV; un seul, 
le onzième, était mort en bas âge. 

Quelle famille! Il semble qu'elle va s'anéantir; 
mais non, elle se survit dans le quinzième des fils, 
Pierre-Paul, lui aussi véritable héros , chargé comme 
son père du gouvernement de la ville de Toulon, 
qu'il conserve pendant vingt-huit ans dans l'obéis- 
sance du Roi , au milieu des guerres civiles de cette 
époque, finissant par trouver la mort à Montmélian 
et laissant de son mariage avec Honorée de Saint- 
Martin dix enfants, sept garçons et trois filles. 

Six des sept petits-fils de Gaston de Beaulieu par- 



ET LÀ PATRIE 189 

t agent le sort de ses douze fils , et sont successive- 
ment frappés dans des combats auxquels ils prennent 
part sur terre et sur mer. Nicolas , le second , seul 
échappe à la mort et devient le chef d'une famille 
de huit enfants , dont plusieurs se couvriront égale- 
ment de gloire. 

Nous nous arrêtons ; car, si nous devions suivre 
cette longue généalogie, il faudrait nous étendre jus- 
qu'à la fin du xvin e siècle 1 . Voilà donc une famille 
qui , pendant cinq ou six générations , fournit à l'État 
des légions de héros. Son patrimoine est des plus 
modestes , et toute une série continue de lettres pa- 
tentes nous la montre subsistant par des dons et 
pensions qui sont, pour les rois de France, autant 
d'occasions de la signaler à l'admiration publique. 
Quelquefois un riche mariage vient relever la fortune 
d'un de ses membres; mais les dots des femmes ont 
tout de suite le même emploi que les biens paternels, 
elles sont dépensées à servir le pays. Cette famille a 
une devise non moins admirable : Vita périt, morlis 
gloria non moritwr. Nous recommandons de tels 
faits aux patriotes modernes, qui croient trouver et 
fonder le progrès dans le renversement de toutes 
les conditions d'existence des foyers domestiques et 
de la vie nationale. 

Cette puissance de la tradition achève de se révé- 
ler à nos yeux, lorsque nous Tétudions dans les mo- 



1 Voy. VHisioire de la noblesse de Provence, par Artefeuil , 
t. III. 



190 LA FAMILLE 

numents qui la conservaient au sein des familles. Les 
Livres de raison nous disent à quel point la fidélité 
au souverain était l'objet des recommandations pa- 
ternelles. 

« Feu mon grand-père, qui avoit vu la Ligue, et 
qui avoit été chassé de sa maison avec son père pour 
le service du Roy, me disoit à l'âge de dix à douze 
ans qu'il me donneroit sa malédiction, s'il savoit 
que je fusse contre le service du Roy 1 . » 

Un illustre jurisconsulte octogénaire écrit cela en 
1720, tout en déplorant les erreurs de Louis XIV. 

Voici le préambule d'un Livre de raison : 

« C'est le Livre de raison que je laisse à mes en- 
fans, les priant de croire que j'ay faict du mieux 
que j'ay peu et prétendant leur laisser sur toutes 
choses la vertu, leur recommanda/nt la crainte et 
l'amour de Dieu, et de vivre en gens de bien, et de 
souffrir plutost mille morts et la perte de tous leurs 
biens que de manquer au service qu'ils doivent au 
Roy. Quand on périt pour sa cause, c'est toujours 
avec honneur et pour satisfaire à son devoir *. » 

L'auteur de ces lignes est un premier président 
au Parlement de Provence , descendant de trois au- 
tres, et représentant de deux races, dont les testa- 
ments nous diront comment le devoir du travail était 
enseigne aux enfants. 



1 Lettre de Decormis à Saurin , 2 septembre 1720. — Voyez 
notre livre sur V Ancien Barreau du Parlement de Provence. 
1 vol. in-8°; Paris, Durand, 1862. 

* Livre de raison de Henry de Forbin, baron d'Oppède, pre- 
mier président ( 1 655-1671 ) . 



ET LA PATRIE .. 191 

Voici maintenant une famille qui a pour devise : 
Magna dos parentum virtus. Elle est ancienne à 
Marseille, et, de père en fils, ses divers membres 
se succèdent dans les consulats en Orient 1 . 

Ange-Nicolas de Gardane, consul à Chypre en 
1748 et à Tripoli en 1755, avait porté haut et ferme 
le drapeau de la France. Lorsque la piraterie déso- 
lait la Méditerranée, on l'avait vu faire fondre sa 
vaisselle, vendre les bijoux et les diamants do sa 
femme, pour armer des vaisseaux contre les enne- 
mis-nés du commerce français. En 1764, de retour 
à Marseille, il adresse sous forme de mémoire une 
instruction à ses deux fils ». 

a Vous êtes de l'Ordre de la noblesse incontesta- 
blement, leur dit-il, soit par titres, soit par services 
constants de vos ancestres. Cela ne suffit pas. Soyez 
bons chrestiens, servez à votre tour le Roy avec zèle, 
fidélité, fermeté et activité. Soyez en même temps 
modestes , honnêtes, bienfaisants, prévenants. Il vous 
faut cela tout au moins, et vous serez dès lors de la 
première et vraie noblesse. Il n'y a, à la vérité, point 
de brillant dans votre naissance; il vous est réservé 
d'en transmettre à vos neveux. » 



1 Louis de Gardane, consul à Seide, 1611. — Louis, son 
neveu, consul de Marseille, 6 mars 1660. — Ange de Gardane, 
petit-fils de Louis, consul général en Perse, 12 novembre 1715. 
— Ange-Nicolas, fils du précédent, consul à Chypre, 1748, et 
à "tri poli, 1755. — Ange- Paul -Louis, un de ses fils, premier 
secrétaire d'ambassade en Perse, 1807. 

* Ange-Paul-Louis, ci-dessus nommé, et Claude-Matthieu de 
Gardane , qui servit son pays comme général sous Napoléon I" 
et fut ambassadeur en Perse en 1807. 



192 LA FÀMILLB 

Un des fils auxquels sont adressées ces lignes, 
Ange-Paul-Louis, écrit en tête des Instructions pa- 
ternelles : Conseils par le meilleur des amis. Lui- 
même commence en 1765 son Livre de raison : 

« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. 
Un père doit à ses enfants, un citoyen à sa patrie, le 
compte de sa vie; c'est un cours d'expérience des 
plus utiles... » 

On tient un Livre de raison, non seulement 
comme père de famille, mais comme citoyen. Voilà 
encore un trait de mœurs qui doit nous instruire 
sur tout ce qu'il y a au fond de cet esprit domes- 
tique. Les scandales du règne de Louis XV n'ont pu 
entamer cette famille, où, chose remarquable, la 
coutume des Livres de raison a continué à être pra- 
tiquée jusqu'à nos jours 1 . 

Donnons également la parole à un modeste habi- 
tant de la commune du Puy-Michel (Basses-Alpes), 
laissant, en 1687, à ses enfants toute une série d'en- 
seignements, sous ce titre : Mémoire pour ma mai- 
son : 

« Aymez vos supérieurs, souvenez-vous d'aymer 
avec tendresse la sacrée personne de nostre Roy, 
d'estre obéissans, soumis et tout pleins de respects 
pour ses ordres... 

« Je vous le dis d'un cœu/r de père à ses en fans, et 
après vous avoir laissé ma bénédiction , je vous prie 
encore de faire bien réflexion à ce que je vous dis : 



1 Le Livre de raison d'Ange -Paul -Louis de Gardane a été 
continué jusqu'en 1817. 



ET LA PATBIB .'' 193 

estre bien serviteurs de Dieu et après du Roy, prati- 
quer la vertu et faire profession d'honneste homme, 
pour le peu de temps que vous serez en ce monde, 
afin que nous puissions tous nous voir au paradis , <■ 
suppliant très humblement Dieu par sa miséricorde 
faire cette grâce à moy et à vous 1 . » 

Ce n'est rien encore. Qu'on lise ce qu'un obscur 
notaire de village inscrivait, sous Louis XIII, en 
tête du recueil de ses actes : 

« C'est le registre et le protocolle de tous les actes et 
contracts faits pa/r moy Gabriel David , notaire royal 
au présent lieu de Rognes, soubsigné, la présente 
année 1639, sous le règne de très chrestien et puis- 
sant prince Louis de Bourbon , treiziesme de ce 
nom , lequel par le voulloir de Dieu, après avoir 
demeuré l'espace de plus de vingt ans sans enfans , 
Dieu exauçant les prières des bonnes gens luy a 
donné un beau Dauphin , le 4 ou le 5 du moys de 
septembre dernier, n'ayant que trois jours moings 
que mon fils Jacques, priant Dieu tenir tous deux 
en sa grâce et bonne santé. » 

Les femmes avaient aussi leur grande part dans 
ce culte de la tradition nationale, enseigné et in- 
culqué à la jeunesse. Elles aussi avaient la notion 
des devoirs de la vie publique, et nous en citerons 
un bel exemple quand nous arriverons à la mère de 
famille. M. de Tocqueville, regrettant de voir les 
femmes de notre temps trop souvent étrangères à 
la compréhension de ces grands devoirs, disait : 

1 Livre de raison de M. de Mongé, déjà cité. 



194 LA FAMILLE 

• 

« C'est une face de l'éducation qui leur est comme 
invisible. Il n'en était pas de même dans cet an- 
cien régime, qui, au milieu de beaucoup de vices, 
renfermait de fières et mâles vertus. J'ai souvent 
entendu dire que ma grand'mère, qui était une 
très sainte femme , après avoir recommandé à son 
jeune fils l'exercice de tous les devoirs de la vie 
privée, ne manquait point d'ajouter : « Eh puis! mon 
enfant, n'oubliez jamais qu'un homme se doit avant 
tout à sa patrie, qu'il rHy a pas de sacrifice qu'il ne 
doive lui faire , qu'il ne peut rester indifférent à son 
sort , et que Dieu exige de lui qu'il soit toujours prêt 
à consacrer au besoin son temps , sa fortune et même 
sa vie, au service de l'État et du Roi*. » 

Quand on rencontre de si nombreux témoignages 
de la tradition des plus humbles foyers, depuis la 
commune, la cité, la province, jusqu'à l'État, on 
comprend quels trésors de foi et quel sentiment 
profond du devoir a eu à détruire le matérialisme 
politique du xviii 6 siècle pour confondre dans une 
même ruine ces éléments si anciens et si divers de 
la tradition nationale. Lorsque, malgré les pratiques 
gouvernementales de Louis XIV et la dissolution 
des mœurs du règne de Louis XV, on trouve jusqu'à 
la révolution, au sein des familles de province les 
plus utiles au pays et les plus méritantes, des af- 



1 Lettre à M me Swetchine, 10 sept. 1856. — Œuvres et corres- 
pondances inédites d'Alexis de Tocqueville. Paris, 1861, t. II, 
p. 340-341. 



ET LÀ PATRIE 195 

fections si vives pour la personne du souverain dans 
laquelle s'incarne ridée de patrie, on se dit que 
cette idée repose sur des fondements bien solides; 
et l'on doit conclure qu'une très grande part de la 
philosophie de l'histoire de France est dans cette 
coutume monarchique elle-même. Il y a là plus 
qu'une idée, il y a tout un idéal. Les nations ne 
sont pas alors regardées seulement comme de 
grandes agglomérations d'hommes, séparées les 
unes des autres par des montagnes ou des fleuves, 
par des lignes de douane , par des différences de 
races ou de langues, par des intérêts quelquefois et 
souvent contraires. Elles ont une âme, des croyances, 
un culte, une mission , une vocation. Dieu les a sus- 
citées pour faire l'œuvre du bien , pour lutter entre 
elles dans la carrière du dévouement et du travail , 
de manière à s'élever et à grandir dans l'imitation des 
modèles que créent les progrès moraux de la vraie 
civilisation. Le mal, c'est-à-dire l'ambition, l'envie, 
l'égoïsme, la haine seuls les divisent, et changent 
cette concurrence pacifique en une mêlée sanglante. 
Sans vouloir retracer ici ce qu'a été , dans une si 
longue suite de siècles , l'institution monarchique , 
comme symbole de la patrie française; sans pré- 
tendre résumer l'histoire de la royauté dans une 
figure si grande et si sainte qu'elle soit, nous ne 
saurions, dans un livre sur la famille et les familles 
modèles , négliger de mentionner cette auguste 
Maison de France, avec laquelle demeurèrent iden- 
tifiées, jusqu'en 1793, les plus petites maisons où 
vivaient l'esprit et les mœurs que nous nous sommes 



496 LÀ FAMILLB 

proposé pour but d'observer de près. Nous ne pou- 
vons ne pas nommer saint Louis , ce type si complet 
et si parfait du bien , qui donna une sorte de nimbe 
lumineux à la dynastie capétienne, et qui a agi d'une 
manière si profondément intime sur la conscience 
des générations passées. 

Tous les princes de cette famille souveraine n'ont 
pas été également des grands hommes et n'ont pas 
au même degré pratiqué le bien ; mais tous, surtout 
jusqu'aux derniers Valois, ont eu devant les yeux 
le modèle à suivre, et beaucoup ont travaillé à 
l'imiter 1 , en triomphant de leurs faiblesses ou en 
s'efforçant de les réparer. La race d'Hugues Capet 
est devenue, dans l'ordre religieux, moral et social, 
la race de saint Louis portant haut la main de jus- 
tice, secours des faibles, refuge des opprimés, accès- 
sible au peuple, l'aimant et le protégeant. Avant 
que Louis XIV eût transporté à Versailles les mœurs 
des cours de l'Orient, la France était considérée et 
saluée comme la grande nation ; mais elle avait un 
autre idéal que celui dont la formule s'est traduite 
dans le mot célèbre : L'État, c'est moi, et dont les 
résultats ont été de changer si complètement les 
principes, les règles du pouvoir, les rapports du 
souverain avec ses sujets, ceux des classes entre 
elles. On ne comprendrait pas l'ancienne vie de la 
France , si l'on croyait que tout le passé a présenté 
le tableau d'affaissement moral et de décrépitude des 



1 Voy. la Vie de Charles V, par Christine de Pisan; celle de 
Louis XII, par Claude de Seyssel, etc. 



ET LA PATRIE 197 

institutions, dont la société du xvin siècle a fait 
pour les générations nouvelles le type d'un régime 
d'abus, de frivole orgueil et de décadence. 

Le véritable modèle de l'ordre traditionnel de 
notre pays est saint Louis, aussi grand souverain 
que grand chrétien 1 . On vient de lire les instruc- 
tions que, dans des époques rapprochées de la 
nôtre, les pères de famille donnaient à leurs enfants, 
pour qu'ils aimassent le souverain et se dévouassent 
à la patrie. Il faut entendre saint Louis enseignant 
à son fils Philippe comment il doit aimer ses sujets, 
quelles obligations le lient envers eux. 

« Cher fils, pourvois que tu sois si bon en toutes 
choses qu'il appert que tu reconnaisses les bontés et 
les honneurs que Notre Sire t'a faits; en telle ma- 
nière que s'il plaisait à Dieu que tu vinsses au faix 
et à l'honneur de gouverner le royaume, tu fusses 
digne de recevoir la sainte onction de laquelle les 
Rois de France sont consacrés. 

« Cher fils, s'il avient que tu viennes à régner, 

1 Histoire de saint Louis, par J.-A. Félix Faure, 2 vol. in-8°; 
Hachette , 1866. 

On voit dans ce livre quelle fut l'influence de saint Louis sur 
la société de son temps, et notamment sur les sciences et les 
lettres. « Pour les lettres , il se montra un protecteur libéral et 
éclairé. Il fonda la première grande bibliothèque laïque; il aida 
largement de ses deniers à rétablissement du premier collège 
de séculiers ; il s'appliqua avec sollicitude à multiplier les tra- 
ductions, les copies de bons livres; il contribua puissamment 
à développer l'étude des lois; il appela près de lui, il admit 
dans sa familiarité, il employa dans son gouvernement tous les 
hommes, clercs ou laïques, nobles ou vilains, qui se distin- 
guaient à ses yeux par des connaissances spéciales. » 



198 LA FAMILLE 

pourvois que tu aies ce qui à Roi appartient, c'est- 
à-dire que tu sois juste, que tu ne déclines ni ne 
dévies de justice pour nulle chose qui puisse avenir. 
S'il avient que quelque querelle qui soit mue entre 
riche et pauvre vienne devant toi, soutiens plies le 
pauvre que le riche, et quand tu entendras la vérité, 
fais -leur droit \ » 

L'institution monarchique, protectrice des faibles, 
est une institution de paix sociale. Là a été son rôle 
glorieux dans le cours de sa longue existence. Saint 
Louis possède au plus haut degré l'esprit de sa mis- 
sion. « Ce fut, observe Joinville, l'homme du monde 
qui plus se travailla de paix entre ses sujets. » Il en 
fait un des objets principaux des enseignements qu'il 
donne à son fils et à ses successeurs : « Tu dois 
mettre ton entente à ce que tes gens et tes sujets 
vivent sous toi en paix et en droiture f . — Cher fUs, 
encore t'enseigne- je que tu entendes diligemment à 
apaiser à ton pouvoir les guerres et' les contestations 
qui seront en ta terre ou entre tes hommes; que c'est 
une chose qui beaucoup plaît à Notre -Seigneur. Et 
monseigneur saint Martin nous donna très grand 
exemple; car, au temps qu'il sut de par Notre 'Sei- 
gneur qu'il se devoit mourir, il alla pour mettre la 
paix entre les clercs qui étoient en son archevêché, et 
lui fut avis qu'en ce faisemt il mettoit bonne fin à sa 

1 Ce passage des Enseignements de saint Louis à con fils est 
emprunté à la vie de ce prince par le confesseur de la reine 
Marguerite, lequel en donne le texte le plus complet. — Histo- 
riens de France, t. XX, p. 84. 

* Joinville , édit. de Wailly, p. 405. 



BT LÀ PATRIE 199 

vie*. » Nous verrons tous les pères au lit de mort 
et dans leurs testaments mettre également une bonne 
fin à leur vie , en remplissant le suprême devoir de 
laisser la paix à leurs enfants. Les souverains mo- 
dèles font de même à l'égard de leurs sujets. 

Un pays n'est pas seulement maintenu en paix 
par des officiers et magistrats publics. L'œuvre des 
gouvernements éclairés est de laisser sous ce rap- 
port un grand pouvoir aux gens de bien, qui sont 
en situation de se consacrer à garder la paix autour 
d'eux , et l'institution de la propriété charge de cet 
attribut important les meilleurs dans les classes qui 
possèdent. Saint Louis a la vraie notion de tous ces 
principes, dont les Anglais de nos jours continuent 
à faire une si belle application dans toute l'écono- 
mie de leur régime local et représentatif. « Cher fils, 
dit-il à Philippe, donne volontiers pouvoir aux gens 
de bonne volonté et qui bien en sachent user. » Les 
coutumes et les libertés traditionnelles d'une nation 
sont choses sacrées; elles sont les liens sociaux qui 
unissent les hommes entre eux. a Surtout, dit encore 
saint Louis , garde les bonnes villes et les coutumes 
de ton royaume dans Vétat et la franchise où tes de- 
vanciers les ont gardées, et s'il y a quelque chose à 
amender, amende-le et redresse-le, et tiens-les en 
faveur et amour *. » 

1 Le confesseur de la reine Marguerite. 

* Joinville, p. 495. — Voy. dans ce même Joinville la page 
si souvent citée sur saint Louis rendant la justice sous les 
chênes de Vincennes; dans le premier volume des Olim, le 
tableau des parlements tenus par saint Louis de 1254 à 1270. 



200 LA FAMILLE 

Les chefs d'État ne doivent pas avoir une morale 
autre que celle des particuliers. Ils sont tenus de 
donner l'exemple de la délicatesse de conscience la 
plus pure; ils sont responsables devant Dieu de 
l'usage qu'ils ont fait de la souveraineté. Avant de 
mourir, ils ont à examiner s'ils ne détiennent rien 
et si leurs officiers n'ont rien perçu à tort contre 
la justice 1 . Saint Louis écrit, pour la décharge de 
sa conscience et pour la conduite de son successeur 
au trône, les recommandations les plus pressante^. 
Il donne à ses exécuteurs testamentaires le mandat 
de faire toutes les restitutions dues pour ce qui 
viendrait à leur connaissance, en prononçant sur les 
questions obscures et douteuses. Cette pratique ne 
lui est pas, du reste, exclusivement personnelle. 
Louis VI, en mourant (1137), recommande à ses 
enfants d'aimer et de craindre Dieu, d'avoir pitié 
des pauvres et d'entretenir ses sujets en paix. Phi- 
lippe Auguste (1222) lègue à ses exécuteurs testa- 
mentaires 50,000 livres parisis pour réparer les 
torts qu'auraient pu commettre les officiers royaux. 
Philippe le Bel (17 mai 1311) et Philippe le Long 
(26 août 1321) légueront de même une somme pour 

On a très bien observé que les lois les plus importantes étaient 
alors rédigées, avec le concours des barons, dans des assem- 
blées annuelles. 

i Le roi était avant tout un grand propriétaire et un grand 
seigneur... Les impôts destinés à faire face aux dépenses de 
l'État n'existaient pas ; ce qui répondait alors à l'idée de con- 
tribution avait , tout au contraire de nos impositions , un ca- 
ractère essentiellement transitoire et exceptionnel. »> (Faure, 
Histoire de saint Louis, t. I, liv. Il, p. 130.) 



ET LÀ PATRIE 201 

indemniser les riverains de leurs forêts des dom- 
mages causés par le gibier. Philippe de Valois 
(25 mai 1347) ordonnera d'envoyer des commissaires 
dans les provinces, pour ouïr les plaintes du peuple 
et faire raison des dommages occasionnés par ses 
officiers. Au xvn* siècle, on verra un prince du 
sang, Armand de Bourbon, prince de Gonti, « se 
reprocher de s'être trouvé en sa jeunesse dans une 
guerre injuste, pendant laquelle il a toléré, ordonné 
et autorisé des violences et désordres, » et réduire 
les dépenses de sa maison pour indemniser les 
communes et les particuliers qui ont souffert par 
son fait, en Guienne, en Saintonge, en Champagne, 
dans le Berry. Il ne se bornera pas là ; car, par son 
testament du 24 mai 1664, il chargera ses héritiers 
d'achever ces restitutions, jusqu'à ce que les dom- 
mages causés par lui aient été entièrement ré- 
parés *. 

Enfin, la vie privée de ceux qui commandent à 
une nation doit servir d'exemple aux gouvernés. 
L'éducation de saint Louis a été un modèle si sou- 
vent cité qu'il serait superflu de la signaler une 
nouvelle fois à l'admiration. Lui-même élève ses 
enfants dans l'imitation des modèles du bien, 
a Avant qu'il se couchât au lit, il faisait venir ses 
enfants devant lui et leur rapportait les faits des 
bons rois et des bons empereurs, et leur disait qu'ite 

1 Les Devoirs des grands, par M** le prince de Conti, avec 
son testament, édit. de 1717, p. 101 et suiv. — Ce beau livre, 
adressé aux classes dirigeantes du xvn« siècle, est trop peu 
connu. 



202 LA. FAMILLE 

devaient prendre modèle sur tels hommes. Et il leur 
rapportait aussi les faits des mauvais princes, qui, 
par leur luxure, et par leurs rapines, et par leur 
avarice, avaient perdu leur royaume : « Et je vous 
rappelle ces choses, faisait- il, pour que vous vous 
en gardiez, afin que Dieu ne se courrouce pas contre 
vous*. » 

Quelles sublimes inspirations remplissent ces En- 
seignements par lesquels il traça à Philippe, et aussi 
à sa descendance, la règle chrétienne et morale de 
leur vie I 

a Beau fils, la première chose que je t'enseigne $ 
c'est que tu mettes ton cœur à aimer Dieu ; car sans 
cela nul ne peut être sauvé. Garde -toi de faire rien 
qui déplaise à Dieu, c'est à savoir le péché mortel; 
au contraire, tu devrais souffrir toutes sortes de 
tourments, plutôt que de faire un péché mortel. Si 
Dieu t'envoie l'adversité, alors reçois -la avec pa- 
tience, et rends grâce à Notre-Seigneur, et pense que 
lu Vas méritée et qu'il te tournera tout à profit. S'il 
te donne la prospérité, alors remercie -l'en humble- 
ment, de sorte que tu ne sois pas pire par orgueil ou 
d'autre manière, pour ce dont tu dois mieux valoir; 
car on ne doit pas guerroyer contre Dieu avec ses 
dons*. » 

a Cher fils , je t'enseigne que lu aimes ta mère et 
l'honores, et que tu retiennes volontiers ses bons en- 
seignements, et fasses et sois enclin à suivre son bon 



1 Joinville, p. 46b. 
* ld., p. 401. 



ET LÀ patrie 203 

conseil. Aime tes frères et leur veuille toujours bien, 
et aime leurs bons avancements, et sois -leur en lieu 
de père à les enseigner en tout bien l . » 

Tel est l'idéal que saint Louis a offert pendant des 
siècles à la France. Et notons que telle est égale- 
ment la préoccupation de Joinville, lorsque, après 
avoir écrit son livre, il le dédie en ces termes à 
Louis X le Hutin, alors roi de Navarre: « Or je 
vous dis, monseigneur le Roi de Navarre, que je 
promis à madame votre mère (à qui Dieu fasse 
bonne merci 1) que je ferais ce livre. Et parce que 
je ne vois nul qui doive aussi bien l'avoir que vous, 
qui êtes son héritier, je vous l'envoie pour que vous 
et vos frères, et les autres qui l'entendront, y puis- 
sent prendre bon exemple et mettre les exemples 
en œuvre, pour que Dieu leur en saphe gré 2 . » 

Ce n'est pas tout; car, à la fia dp l'ouvrage, et 
après le récit de la canonisation du saint Roi, la 
leçon reparaît, et avec quelle portée! « De là fut et 
doit être grande joie à tout le royaume de France, 
et grand honneur à tous ceux de sa lignée, et grand 
déshonneur à tous ceux de son lignage qui par 
leurs bonnes œuvres ne le voudront imiter : oui, 
grand déshonneur à ceux de son lignage qui vou- 
dront mal faire; car on les montrera au doigt, et 
Ton dira que le saint Roi dont ils sont descendus 
eût répugné à faire une si mauvaise action 3 . » 



* Le confesseur de la reine Marguerite, 
s Joinville, p. 11 et 12. 
« Jd., p. 502 et 503. 



204 LA FAMILLE 

Par quelles causes de si grands souvenirs, un tel 
idéal, se sont-ils effacés dans la conscience du pays? 
Et comment la monarchie française, soutenue par 
le dévouement de si nombreuses familles , qui con- 
fondaient dans un même amour Dieu et le Roi, 
s'effondra-t-elle avec l'ancienne société dans un cata- 
clysme sans exemple? La vieille Angleterre (old 
England) est chère à tout cœur anglais, et dans le 
Royaume-Uni on ne sépare pas l'institution tradition- 
nelle, dans laquelle se résume l'idée de patrie, des 
institutions domestiques et locales où sont les sour- 
ces des libertés politiques. Nous avons, au contraire, 
rompu violemment avec tout ce qui avait constitué 
notre histoire, et la vieille France ne semble plus 
être pour nous qu'un objet de haine, lorsque les 
peuples étrangers, et le peuple allemand notam- 
ment , cultivent avec une passion enthousiaste leurs 
souvenirs nationaux, leurs gloires monarchiques 
comme toutes les autres, et nous prouvent à quel 
point sont durables chez eux les revendications des 
droits historiques , même les plus mal fondés. 

Répétons ici ce que nous avons observé au sujet 
de la décomposition des libertés locales. Ce n'est pas 
une question simplement politique, c'est une ques- 
tion d'ordre moral et social qui est au fond de telles 
catastrophes. Les Américains du Nord ont pour le 
nom et pour la mémoire de Washington , dirigeant 
la culture de son domaine de Mount-Vernon avec 
l'esprit du bien qui conduisait sa patrie à l'indépen- 
dance, un culte presque égal, moins religieux sans 
doute, mais aussi traditionnel, que celui dont nos 



ET LA PATRIE 205 

pères entouraient le nom et la mémoire de saint Louis. 
Tout est dans la notion qu'une société se fait du 
progrès, des lois de son existence. L'organisation 
d'un pays n'est pas et n'a jamais été exclusivement 
dans une forme politique. L'esprit qui anime les 
institutions vient des hommes qui les représentent, 
des rapports qui les unissent, des coutumes établies 
par la continuité de ces rapports, du respect pour ce 
que l'expérience révèle à chacun comme la règle des 
familles et comme la condition de tout gouvernement. 

Il est nécessaire, aujourd'hui plus que jamais, 
d'étudier à ce point de vue les liens sociaux qui 
unissent les gouvernants aux gouvernés , dans les 
États européens où la paix intérieure se maintient 
en même temps que leur puissance extérieure gran- 
dit. Sortons de la métaphysique, et abordons les 
faits. Partout où subsiste la grande loi du respect, 
nous verrons les relations affectueuses des chefs 
d'États avec les citoyens ne pas différer de celles 
que les individus et les classes ont les uns avec les 
autres. La patrie est forte quand elle a de tels sou- 
tiens; elle est menacée dans son existence lorsque 
de toute part éclate l'antagonisme. 

Au milieu même de la crise du xvi e siècle , ce qui 

frappe le plus les ambassadeurs vénitiens, rédigeant, 

avec une exactitude de détails qui est aujourd'hui 

d'un si vif intérêt pour nous, leurs observations sur 

l'esprit français, ce qui les saisit par-dessus tout, 

c'est, dans la manière d'être des plus grands à 

l'égard du peuple, une cordialité que les guerres de 

religion n'ont pas encore détruite. 

6* 



206 LA. FAMILLE 

Michel Suriano nous parle (1561) des rapports du 
souverain avec ses sujets : « Habitués depuis long- 
temps à être gouvernés par leurs rois, les Français 
ne désirent pas d'autre gouvernement en France. De 
là dérive même la familiarité qui règne entre le 
monarque et ses sujets , qu'il traite tous en compa- 
gnons. Personne n'est exclu de sa présence, les la- 
quais et les gens de la plus basse condition osent 
pénétrer dans le cabinet secret du Roi. Cette grande 
familiarité rend, il est vrai, les sujets insolents, mais 
aussi fidèles que dévoués 1 . » 

Jérôme Lippomano dit (1577) que le royaume de 
France, illustre par son origine et par ses institu- 
tions que les écrivains ont vantées et louées, est 
sans nul doute le plus beau et le plus grand de l'Eu- 
rope, et peut-être aussi le plus riche. Les mœurs 
aimables et sociables des Français lui paraissent 
être le trait distinctif de la nation. Les classes ont 
entre elles des relations faciles et affectueuses. « Au 
reste, le. Français est naturellement ouvert; le 
maître se mêle aux valets et aux laquais avec une 
familiarité incroyable. L'affabilité du Roi lui-même 
envers tout le monde est, à ce que Ton dit, une 
cause de la force de la monarchie en France. Tous 
les jours, le Roi se laisse voir à l'église, aux manèges 
des armes et des chevaux, au jeu de paume, et sur- 
tout au palais, qui est comme la Bourse de Paris, où 
il achète lui-même mille colifichets et bagatelles. 



1 Relations des ambassadeurs vénitiens, publiées dans les 
Documents inédits sur l'histoire de France, 1. 1 , p. 509. 



ET LA PATRIE 207 

Pendant son dîner, presque tout le monde peut 
s'approcher de lui et lui parler, comme ferait un 
simple particulier 1 . » 

L'anarchie éclate bientôt. Mais Du Vair, un des 
plus sages esprits de cette époque si troublée, prend 
confiance en pensant aux vertus privées et publiques 
qui ont soutenu dans les désastres passés les desti- 
nées de la France. 

« Quand je considère l'establissement de ce brave 
et florissant royaume françois, le renom et hon- 
neur duquel a passé de l'Occident à l'Orient, que jo 
contemple avec combien d'esmerveillables événe- 
mens il a esté fondé , eslevé et conservé par l'espace 
de douïe cents ans , et de combien de grandes et 
éminentes ruines il a esté menacé et garanty, je 
pense qu'on ne peut nier que ce ne soit la divine 
Providence qui l'ait gardé et maintenu jusques 
icy *. » 

Encore une fois, comment la crise du xvm e siècle 
eut- elle une issue si différente de celle du xvi°? Par 
quel enchaînement de fautes et d'erreurs, par quelles 
abdications morales de tout genre notre pays tomba- 
t-il d'un état de grande prospérité matérielle dans 
un tel cataclysme, et n'exprima -t- il .avec une si 
imposante unanimité de vues et de vœux ses idées 
de réforme, dans un mémorable élan de restauration 



1 Relations des ambassadeurs vénitiens, publiées dans les 
Documents inédits sur l'histoire de France, t. II, p. 473-567. 

* Du Vair, De la Constance et consolation es calamitez pu- 
bliques, liv. II, p. 799-800. 



208 LA FAMILLE 

nationale * , que pour être noyé dans le sang ? Par 
quelle puissance inouïe de subversion tout le passé 
de la France fut -il dénoncé au mépris, toutes ses 
traditions anéanties * ? Par quelle ingratitude l'insti- 
tution monarchique, après n'avoir cessé de servir 
les intérêts et les progrès du tiers état, fut- elle 
rendue responsable des désordres et abus accumu- 
lés depuis un siècle, et dans lesquels tous avaient 
eu leur part comme auteurs ou complices? Enfin 
comment Louis XVI , un des princes les plus ver- 
tueux et les plus passionnés pour le bien qui aient 
existé, devint -il la victime innocente des terroristes 
de 1793? 

D'éminents historiens ne nous ont rien* laissé 
ignorer des causes politiques de la révolution; le 
jour est venu d'en mettre en relief, aux yeux de tous, 
les causes plus profondes encore, celles qui sont 
nées du travail le plus actif et le plus néfaste de dés- 
agrégation morale ' . 



1 Les Cahiers de 89, par Léon de Poncins ; 1 vol. in-8°, 1866. 

* On a plus d'une fois cité ce mot de Rabaut-Saint-Étienne : 
« Pour rendre le peuple heureux, il faut le renouveler, chan- 
ger ses idées, changer ses lois, changer ses mœurs, changer 
les hommes, changer les choses, tout détruire, oui, tout dé- 
truire, puisque tout est à recréer; » et cette autre déclaration 
de Barrère, lorsqu'on fit table rase de l'ancienne organisation 
locale et provinciale : « Nous n'avons pris ce parti que pour 
effacer tous les souvenirs d'histoire, tous les préjugés résultant 
de la communauté des intérêts et des origines ; tout doit être 
nouveau en France, et nous ne voulons dater que d'aujour- 
d'hui. » 

3 C'est ce que M. Taine vient de faire dans son livre sur les 
Origines de la France contemporaine (t. I, Hachette, 1876). 



ET LA PATRIE 209 

Ce n'est pas d'aujourd'hui que s'est établie dans 
L'opinion la doctrine dont nous recueillons les fruits 
empoisonnés. Les progrès matériels, dit-on, en amé- 
liorant le sort physique de la race humaine, con- 
tiennent en eux le principe du perfectionnement des 
mœurs. Les désordres moraux qui se montrent à la 
surface ont leur correctif dans l'idée de l'intérêt per- 
sonnel, plus que dans celle du devoir et du dévoue- 
ment. Les destinées des nations sont du reste fatales, 
et elles dominent la volonté des hommes. Quand les 
croyances, les coutumes, les bonnes pratiques se 
perdent, il faut penser que c'est un fait nécessaire, 
contre lequel il est inutile de réagir. En tout cas, 
les sociétés ne retournent jamais vers le passé, 
et , quels que soient les signes apparents de déca- 
dence, on ne peut que suivre le courant, avec la 
conviction qu'il nous portera vers ce mystérieux 
avenir où sont les secrets et les ressources de la 
vie. — Ces maximes du scepticisme sont bien propres 
à notre temps ; mais elles étaient déjà toutes- 
puissantes, il y a un siècle, lorsque la France 
gardait encore les formes de son ancienne civilisa- 
tion chrétienne. Elles firent d'abord proclamer par 
les politiques et professer par les classes dirigeantes 
que l'ordre moral était hors de leur compétence : 



S'affranchissant de préjugés tout-puissants , il a su rendre jus- 
tice au passé; et, malgré des principes qui l'éloignent autant 
que possible de la tradition, il a signalé beaucoup des causes 
et des conséquences de son renversement. Mais il y a une la- 
cune dans son point de vue ; car il ne dit rien des éléments de 
bien qui subsistaient dans le pays et eussent pu le sauver. 



210 LA FAMILLE 

c'était enlever aux institutions leur but essentiel. 
Puis elles jetèrent les gouvernants et les gouvernés 
dans une corruption sans exemple dans l'histoire, 
depuis les plus mauvais temps du paganisme; et 
alors ce fut une ivresse vertigineuse, de laquelle on 
ne sortit que pour se réveiller dans un formidable 
tremblement de terre. 

Nous sommes toujours sous l'empire du même 
mal; or connaître le mal est la première condition 
pour discerner le remède. Savoir comment les classes 
dirigeantes de l'ancien régime se sont corrompues 
et isolées dans leur égoïsme , pour aboutir à se dé- 
chirer et à inoculer au peuple leurs ferments d'an- 
tagonisme, est aujourd'hui la connaissance la plus 
utile à acquérir pour apprendre à nous guérir de 
nos préjugés, de nos passions, de nos rancunes et 
de nos haines. Rechercher par quels affaissements 
successifs des responsabilités nous avons été conduits 
à cet état d'irresponsabilité générale où s'englou- 
tissent sous nos yeux les institutions et la raison 
elle-même, est une nécessité de salut. 

La race française, avec les qualités dont elle a 
fait preuve depuis quinze siècles, avec la supériorité 
d'esprit, de cœur et de courage qui la distingue, 
ne peut donner de plus en plus au monde le spec- 
tacle de la stérilité et de l'impuissance , sans qu'il y 
ait .dans la direction imprimée à ses idées et à sa 
manière d'envisager l'autorité, la liberté, le progrès, 
la démocratie, la civilisation, une fausse notion des 
principes du bien et du mal appliqués à l'individu 
et à la société. Si la patrie n'est pas moins menacée 



ET LA PATRIE 211 

que la paix publique , et si l'unité française est com- 
promise par la désagrégation des éléments sociaux, 
c'est que, sous les régimes politiques les plus con- 
traires, sous les gouvernements les plus divers, 
dans l'essai et l'abandon successifs de douze consti- 
tutions écrites , le fond du mal par lequel la vieille 
France a péri , non seulement a survécu , mais s'est 
aggravé au point d'envahir les dernières couches 
des classes populaires, et d'empêcher même l'union 
des gens de bien pour recréer des forces morales 
dans les profondeurs du pays. 

De funestes erreurs ont obscurci pour nous des 
vérités qui ont été jusqu'à ce jour l'objet de la foi 
immuable du genre humain. Elles n'ont que trop 
agi sur les générations nouvelles par l'éducation. 
Sur cette grande question de l'éducation devront se 
porter les efforts de salut qui nous ramèneront aux 
premières réalités de la science de la vie. 



LIVRE DEUXIÈME 



LA FAMILLE ET L'ÉCOLE 



CHAPITRE I 



LE FOYER DOMESTIQUE ET LA TRADITION 



On vient de voir par quelles profondes racines les 
institutions tiennent aux mœurs et au sol. Considé- 
rons au même point de vue l'école, et non pas seule- 
ment l'école pédagogique, où les enfants apprennent 
à lire et à écrire, mais cette école bien plus élevée, 
et bien autrement nécessaire, où se donne la culture 
de l'âme et où tous les peuples sans exception ont 
placé la science de la vie. 

Dans quelles conditions, dans quels milieux, sur 
quelles bases fixes , avec quel esprit se sont faites 
traditionnellement jusqu'à nos jours les vraies édu- 
cations, implantant le principe du bien chez la jeu- 
nesse ? 

La philosophie des langues est des plus précieuses 
à consulter, parce qu'elle traduit par des mots 
simples, comme le sont les vérités, les idées essen- 
tielles. Dans la vieille langue française, on disait 



216 LE FOYER DOMESTIQUE 

nourrir un enfant, pour exprimer non seulement 
son allaitement au berceau, mais son éducation mo- 
rale. Il était habituel qu'on recommandât aux pa- 
rents la bonne nourriture et instruction de la jeu- 
nesse. L'œuvre de l'éducation s'appelait l'institution 
domestique. C'est cette institution au foyer que nous 
voudrions mettre en scène et en évidence par des 
faits, avant d'examiner quelle était la constitution 
du foyer lui-même. 

Le modèle des instituteurs de la jeunesse, Rollin, 
effrayé au spectacle du mal qu'il voyait grandir, 
écrivit son Traité des Études , et il crut nécessaire de 
faire appel , pour former les mœurs , à l'observation 
des modèles, aux bons exemples. 

« Nécessité, disait-il, d'opposer à la corruption 
naturelle de Vhomme, et au torrent des mauvaises 
coutumes, de bons exemples et de bons principes. 

« Opposer à Vamowr des richesses et des plaisirs, 
qui devient le goût dominant, les exemples de l'anti- 
quité qui lui sont contraires. 

a La connaissance du caractère et des vertus des 
grands hommes porte à les imiter, etc.. » 

Rollin croit , avec le genre humain tout entier, à 
la corruption naturelle de l'homme. La religion l'en- 
seigne, mais l'observation ne le démontre pas moins. 
11 sait par expérience que l'enfant naît avec le pen- 
chant au mal, à tel ou tel vice, et surtout qu'il se 
révolte contre l'obéissance. Son Traité des Études 
est établi sur ces vérités; car l'instruction serait 
stérile, si le mauvais penchant, dont le premier 
effet est d'éloigner l'enfant du travail et de lui faire 



ET LA TRADITION 217 

rechercher son plaisir, n'était combattu et réprime. 

Mais arrivent Rousseau et les inventeurs de la 

nouvelle morale, posant le principe que la prétendue 

corruption naturelle de l'homme est le premier ar- 

* 

ticle de l'ancien Credo à détruire , parce qu'elle a 
produit l'ignorance, les ténèbres , les servitudes et 
les institutions surannées du passé. Le modèle ne 
doit plus être demandé à la tradition , il est au con- 
traire dans le type rationnel à créer à nouveau. 
L'autorité n'est plus à la vieillesse, le progrès est 
dans la jeunesse. La réforme n'est pas à opérer dans 
l'homme; il s'agit de renverser un mauvais ordre 
social*. 

« Le principe fondamental de toute morale, sur 
lequel j'ai raisonné dans tous mes écrits, et que j'ai 
développé avec toute la clarté dont je suis capable * 
dit Rousseau, est que l'homme est un être naturel- 
lement bon, aimant la justice et l'ordre, qu'il n'y. a 
point de perversité originelle dans le cœur humain, 
et que les premiers mouvements de la nature sont 



toujours droits *. » 

De là l'éducation négative enseignée et prêchée 
dans V Emile, qui fut alors salué du titre de décla- 



1 « Monsieur, écrivait Rousseau à M. de Malesherbes, si 
j'avais pu écrire le quart de ce que j'ai vu et senti, avec quelle 
clarté j'aurais fait voir toutes les contradictions de notre sys- 
tème social I Avec quelle force j'aurais exposé tous les vices de 
nos institutions 1 Avec quelle simplicité j'aurais démontré que 
l'homme naît bon naturellement, et que. c'est par les institu- 
tions seules que les hommes deviennent méchants ! » 

* Lettre à M. Christophe de Beaumont, archevêque de Paris. 

m 

Les Familles. 7 



218 LE FOYER DOMESTIQUE 

ration des droits de l'enfant : « Fermez l'entrée au 
vice, et le cœur humain sera toujours bon. Sur ce 
principe, j'établis l'éducation négative comme la 
seule bonne... Elle ne donne pas les vertus, mais 
elle prévient lés vices ; elle n'apprend pas la vérité , 
elle préserve de l'erreur. » 

De là l'inutilité de la famille, dès que le besoin 
physique de conservation est satisfait chez l'enfant, 
a L'homme est né libre, et partout il est dans lés 
fers, écrit Rousseau en tête de son Contrat social... 
La plus ancienne des sociétés et la seule naturelle 
est celle de la famille ; encore les enfants ne restent- 
ils liés au père qu'aussi longtemps qu'ils ont besoin 
de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse , 
le lien naturel se dissout. Les enfants , exeihpts de 
l'obéissance qu'ils devaient au père , le père , exempt 
des soins qu'il devait aux enfants, rentrent tous 
également dans llndépendahee'. » 

La famille se brisant comme unité organique vi- 
vant par elle-même, comme gardienne 5 de la loi 
morale et des principes conservateurs de toute so- 
ciété , le centre unique dans lequel se résument les 
liens sociaux est l'Etat, l'unique et grand éducateur 
de la jeunesse est l'Etat. 

Cet État est fait à l'image des individus qui le com- 
posent. Les hommes livrés à leur impulsion naturelle 
sont bons, ont l'esprit droit, et il suffît de leur donûer 
les moyens matériels de s'instruire pour qu'ils de- 
viennent vertueux. La volonté générale est par cela 
même naturellement droite, et la souveraineté du 
nombre exprime non moins légitimement celle du- 



ET LA TRADITION 2 19 

bien. La société à laquelle préside un Étal ainsi cons- 
titué trouve en elle-même la source de son bonheur, 
le principe de son existence et de sa fin. Le pro- 
grès pour elle n'est pas en arrière, dans l'imitation 
des modèles anciens, ni dans le présent, qui est le 
théâtre d'une lutte à peine commencée pour établir 
le règne de la justice; il est en avant, et les révolu- 
tions sont autant d'étapes nécessaires , qui conduï- 
rontles hommes à là liberté, à l'égalité, au bien-être 
et à la paix. 

En voyant mettre à néant toutes les traditions de 
notre histoire, et au spectacle d'instabilité et d r a- 
narchie que notre race donne au monde dépuis un 
siècle, nous nous disions qu'un agent d'une puis- 
sance inouïe de subversion était au cœur même de 
notre pays. Les erreurs que nous nous sommes 
borné à formuler répondent, et elles expliquent la 
situation présenté. 

Il y a des principes qui font vivre la famille et la 
société, et il y en a d'autres qui les tuent : il s'agit 
de choisir entre eux. L'éducation nous 1 aidera à 
nous relever, ou elle nous conduira au fond des 
abîmes. Elle rétablira dans les intelligences et les 
consciences la notion religieuse, ferme, précise, 
de la responsabilité morale, fondement de toutes les 
responsabilités civiles, ou elle nous précipitera dans 
la pire des barbaries. 

Rousseau a été le père du radicalisme moderne , 
et beaucoup de ceux qu'il a formés à son image re- 
cueillent aujourd'hui, dans leur propre foyer, les 
fruits empoisonnés de ce radicalisme essentiellement 



220 LB FOYER DOMESTIQUE 

destructeur. L'esprit révolutionnaire prétead être 
le plus grand, le seul moteur de la propagation 
de l'instruction , et il donne la mesure de son igno- 
rance par le mépris qu'il professe pour l'expé- 
rience. 

La tradition morale et sociale du genre humain se 
démontre, au contraire, par ses résultats. Elle doit 
être aujourd'hui un des éléments les plus nécessaires 
de la réforme, une des premières bases du renou- 
vellement de l'instruction, dans le sens le plus élevé 
et le plus étendu du mot, par l'observation métho- 
dique, exacte et sérieuse des faits. 

Reprenons la méthode de Rollin, en suivant la 
voie vraiment scientifique tracée par le profond mo- 
raliste qui a ouvert des horizons nouveaux à l'étude 
de l'économie sociale '. Pratiquons l'étude des mo- 
dèles , non plus simplement, comme on le faisait au 
xvn e siècle, en nous limitant à l'antiquité grecque 
et romaine, mais en apprenant à mieux connaître 
notre propre histoire, en nous aidant des observa- 
tions comparées dont peuvent et doivent.être l'objet 
les peuples étrangers; et nous renouerons la chaîne 
des traditions brisée par nos révolutions. 

Voulant montrer comment la tradition du foyer 
domestique est la plus importante à restaurer 1 pour 

1 Le Play, l'Organisation du travail, § 63, « La recherche 
des modèles par l'observation comparée des peuples. » 

* « La famille constitue la vraie unité sociale... La possession 
du foyer domestique est le trait de la vie privée qui décèle le, 
mieux l'existence des qualités morales nécessaires à tous les 



ET LA TRADITION 221 

refaire les bases solides de l'éducation , nous invi- 
tons nos lecteurs à se transporter un instant avec 
nous de l'autre côté de l'Atlantique. Nous ouvrons 
les Mémoires de Franklin; nous sommes au sein de 
la Nouvelle- Angleterre, qui sera bientôt, par le dé- 
vouement de ce dernier aux intérêts populaires et à 
la propagation de l'instruction, autant que par le 
mâle patriotisme guerrier de Washington, la libre 
république des treize États-Unis. 

En 1771, Benjamin Franklin, âgé de soixante-cinq 
ans , entreprend d'écrire ses Mémoires A , et il les 
adresse sous forme de lettre à son fils William , gou- 
verneur de New-Jersey. 

Le motif qui le portait à faire ce retour sur lui- 
même et sur sa vie était, disait-il , d'apprendre à ses 
descendants par quels moyens , de la pauvreté où il 
était né et qui avait été le partage de ses premières 
années, il s'était élevé à une assez haute situation 
dans le monde. Il commençait par remercier Dieu 
de ses succès. « Je désire reconnaître en toute humi- 
lité que c'est à la divine Providence que j'attribue le 
bonheur de ma vie passée. » 

Francklin est fort préoccupé de placer sous les 



peuples. Sous plusieurs régimes excellents, les familles n'ont 
pas le droit de choisir leur souverain; sous les meilleures or- 
ganisations du travail , elles ne possèdent pas toujours l'atelier ; 
mais elles sont toutes propriétaires de leurs foyers. » (Le Play, 
l'Organisation du travail, § 67.) 

* Mémoires de Benjamin Franklin, écrits par lui-même; 
traduits de l'anglais et annotés par M. Édotiard Laboulaye; 
Paris, Hachette, 1866, 1 vol. in -12. 



222 LE FOYER DOMESTIQUE 

yeux de son fils les exemples de vertu offerts par ses 
devanciers. Notre ancienne société française en dé- 
cadence fut livrée à un tel débordement de préten- 
tions frivoles, à l'époque même où les anoblisse- 
ments n'avaient plus leur raison d'être dans les 
services rendus, que la réaction qui s'en est suivie 
semble avoir éteint chez nous une des meilleures et 
des plus légitimes propensions de la nature hu- 
maine. Les hommes qui laissèrent s'effondrer sous 
leurs yeux tous les bons rapports sociaux, toutes les 
vieilles libertés locales , ne travaillaient plus qu'à se 
créer des aïeux illustres. La question de savoir com- 
ment se conquiert la véritable noblesse ne les tou- 
chait plus et leur était indifférente. Sous l'influence 
d'un tel esprit, l'idée morale attachée à la tradition 
du foyer s'est perdue dans notre, pays, et carier de 
généalogie c'est affaire de préjugé aristocratique. 
La démocratie, loin de nous guérir, a achevé le 
mal, en ne donnant pleine licence qu'aux vanités 
stériles, sans rétablir la notion féconde du bien par 
l'estime accordée à une longue succession de vertus. 
Une famille d'ouvriers qui a une généalogie devrait 
en être justement fière, dans la bonne acception du 
mot. Partout c'est un des éléments du classement 
social. Un foyer qui s'est perpétué avec une distinc- 
tion morale toujours égale, est une force de premier 
ordre pour produire et propa er autoyr «d'elle le 
sentiment du respect, avec les véritables progrès. 
Lorsqu'on descend dans les profondeurs de l'an- 
cienne société , on est émerveillé de voir à quel point 
cela était universellement compris. Franklin en est 



ET LA TRADITION 223 

un exemple. Il fait même un voyage en Angleterre, 
pour rechercher l'histoire de ses ancêtres parmi les 
parents qui lui restaient. 

Or, voici ce qu'il a trouvé et ce qu'il inscrit en tête 
de ses Mémoires. 

Ses ancêtres ont vécu pendant trois cents ans au 
moins dans le même village, à Ecton, dans le comté 
de Northampton. Ils y possédaient une petite terre 
patrimoniale d'environ trente acres, et ils y exer- 
çaient le métier de forgeron; le fils aîné succédait 
au père. « Quand j'examinai les registres d'Ecton, 
j'y trouvai la mention de leurs mariages et de leurs 
morts, mais seulement depuis 1555. Il n'y avait pas 
de registres plus anciens. J'y appris néanmoins que 
j'étais le dernier fils du dernier fils, et qu'il en était 
de même de mes pères, en remontant à cinq géné- 
rations. » 

De cette modeste famille étaient sortis des hommes 
distingués. Franklin était fier de raconter l'histoire 
de ses trois oncles. L'aîné, Thomas, avait été des- 
tiné par son père à être forgeron; mais, possédant 
beaucoup d'esprit naturel, et encouragé, comme tous 
ses frères, par le principal habitant d'Ecton, un 
certain M. Palmer, écuyer, il était devenu un per- 
sonnage considérable dans le comté. Le deuxième, 
John, avait été teinturier en laine; le troisième, 
Benjamin, avait fait son apprentissage à Londres 
comme ouvrier teinturier en soie. C'était encore un 
homme d'esprit. Il avait laissé en manuscrit deux 
volumes de poésies, et avait inventé une écriture 
sténographique. D'une grande piété, il était fort 



224 LE FOYER DOMESTIQUE 

assidu aux sermons des meilleurs prédicateurs; il 
avait même reproduit beaucoup de ces sermons par 
sa méthode , et il en avait formé un recueil de plu- 
sieurs volumes. 

Le père de Franklin, Josiah, avait commencé par 
être teinturier; mais, ayant émigré en Amérique 
vers 1685 et ayant reconnu que la teinture ne lui 
permettait pas de faire vivre sa famille, il avait 
choisi l'industrie de fabricant de chandelles et de 
savon. Cette famille était nombreuse. Josiah avait 
eu sept enfants de sa première femme , il devait en 
avoir dix de la seconde, en tout dix -sept. « Je me 
souviens, dit Benjamin, le dernier des garçons, d'en 
avoir vu treize assis ensemble à sa table, qui tous 
arrivèrent à l'âge d'homme et se marièrent. » 

Josiah , réussissant à élever et à établir tant d'en- 
fants, inspire au plus illustre de ses ûls une véné- 
ration sans égale. Il se donnait de la peine pour 
observer leurs goûts, et Franklin raconte comment 
son père, lui voyant peu d'attrait à continuer sa 
besogne, consistant à couper des mèches pour les 
chandelles, à emplir les moules, etc., le menait se 
promener avec lui et lui faisait voir des menuisiers , 
des maçons, des tourneurs, des chaudronniers, afin 
qu'il prît en connaissance de cause l'état pour lequel 
il se sentait une vocation. 

Lé portrait de ce père dévoué, la considération 
dont il jouissait, son rang social à Boston, et surtout 
la manière dont il dirigeait à son foyer l'éducation 
dé ses enfants, sont choses trop caractéristiques pour 
ne pas être mentionnées. 



ET LA TRADITION 225 

« Mon père avait une excellente constitution, était 
d'une taille moyenne, bien fait et très fort. Il dessi- 
nait joliment et savait un peu de musique. Sa voix 
était sonore et agréable ; aussi, quand il chantait en 
s'accompagnant sur le violon , comme il avait l'ha- 
bitude de le faire après les travaux du jour, on avait 
plaisir à l'entendre. Il avait quelques connaissances 
en mécanique, et à l'occasion savait se servir des 
outils de plus d'un métier. Mais son grand mérite 
était le bon sens , le jugement solide et la prudence 
qu'il portait dans ses affaires domestiques , comme 
dans celles d'intérêt public. Il est vrai qu'il ne prit 
jamais part à ces dernières. La nombreuse famille 
qu'il avait à élever et son peu de fortune le forçaient 
à se renfermer dans son commerce; mais je me 
rappelle que des hommes qui étaient à la tête du 
pays venaient souvent lui demander son opinion 
sur les affaires publiques..., et qu'ils montraient 
beaucoup de déférence pour son jugement et ses 
avis. 

« Les particuliers le consultaient sur leurs affai- 
res, quand il s'élevait quelques difficultés, et les 
deux parties le prenaient souvent pour arbitre. 

« Autant qu'il le pouvait, il aimait avoir à sa table 
quelque ami ou quelque voisin intelligent pour 
causer avec lui, et il avait toujours soin de faire 
tomber la conversation sur quelque sujet utile ou 
ingénieux, qui pût former l'esprit de ses enfants. 
Par ce moyen , il dirigeait notre attention vers tout 
ce qui était bon et sage dans la conduite de la vie. 

« On faisait peu ou point d'attention à ce qui était 



226 LB FOYER DOMESTIQUE 

sur la table; on ne s'occupait jamais de savoir si les 
mets étaient bien ou mal apprêtés, si c'était leur 
saison ou non , s'ils étaient de bon ou de mauvais 
goût, préférables ou inférieurs à tel ou tel plat de 
la même espèce. Aussi ai-je été élevé dans une si 
parfaite indifférence à cet égard que je ne me suis 
jamais inquiété de ce que l'on servait. » 

Plus tard, Benjamin Franklin marié, père de 
famille lui-même et à la tête d'une imprimerie qu'il 
a fondée, gardera fidèlement avec cette frugalité les 
pratiques et coutumes du foyer paternel. Il se rap- 
pellera alors un proverbe de Salomon que son père 
lui répétait souvent; c'était une des instructions et 
leçons qu'il avait reçues dans son enfance : « Avez- 
vous vu un homme ardent à V ouvrage? C'est auprès 
des rois qu'il se tiendra et non parmi la foule * . » 

Bien des années après, il pensera que son père 
avait prophétisé; car alors il se sera trouvé devant 
cinq têtes couronnées, et il aura eu l'honneur de 
dîner avec un roi , celui de Danemark. 

« Ma mère, continue- 1 -il, nourrit elle-même ses 
dix enfants. Je n'ai jamais vu ni à elle ni à mon p re 
d'autre maladie que celle dont ils moururent, mon 
père à quatre-vingt-neuf ans, ma mère à quatre- 
vingt-cinq ans». » 



i Vidisii virum velocem in opère suo? Coram regibus stabit, 
necerit anle ignobiles. (Prov. xxu, 29.) 

2 Franklin ajoute qu'il plaça sur leur tombe, à Boston, une 
tablette de marbre , avec cette inscription qui mérite d'être ci- 
tée tout entière : « Josiah Franklin et Abiâh sa femme reposent 
ici. — Tendrement unis, ils vécurent ensemble cinquante-cinq 



I 
ET LA TRADITION 227 

Nous n'avons pas à retracer la vie de Franklin, 
elle est assez connue; nous n'avons pas non plus 
à juger son parti pris d'indifférence en matière de 
religion, par lequel il sacrifia, contrairement aux 
enseignements paternels, à l'esprit du siècle. Mais il 
nous suffit de savoir de quelle vieille souche chré- 
tienne il était sorti, pour comprendre où il avait 
puisé la sève de dévouement qu'il déploya au service 
de l'éducation populaire : sève qui ne lui fut pas 
particulière, car elle a été jusqu'à nos jours le prin- 
cipe vivifiant qui a permis aux Anglo-Saxons de 
l'ancien monde et du nouveau de garder leurs vieilles 
coutumes, mises en harmonie avec les besoins des 
générations nouvelles , en faisant de l'école du foyer 
domestique celle de la nation. Le même esprit qui, 
dans toutes les classes , porte un citoyen anglais ou 
américain 1 à chercher le bonheur dans l'indépen- 

ans. Sans biens, sans place lucrative, par un travail constant 
et une honnête industrie { avec la grâce de Dieu), ils fournirent 
aux besoins d'une famille nombreuse, et élevèrent d'une façon 
honorable treize enfants et sept petits -enfants. 

« Que cet exemple, lecteur, V encourage à remplir les devoirs 
de ta profession et à ne pas te défier de la Providence. Il fut 
homme pieux et prudent; elle fut femme discrète et vertueuse. 

« Le plus jeune de leurs fils, par amour filial, consacre cette 
pierre à leur mémoire. » 

1 Nous parlons ici des Américains qui gardent l'esprit et les 
maximes de la tradition, avec tes coutumes de l'époque de 
Franklin et de Washington; rmis ils sont de moins en moins 
nombreux, et les politiciens les écartent des fonctions pu- 
bliques comme rétrogrades. Aussi la corruption de la vie poli 
tique commence - 1 - elle à menacer toutes les institutions des 
États-Unis. Les mœurs privées elles-mêmes sont profondément 
atteintes. Là, comme en Europe, se produit un travail de dés- 



228 LE FOYER DOMESTIQUE 

daûce et la stabilité de son foyer, agit sur l'ensemble 
de l'éducation publique, des sentiments nationaux 
et des rapports sociaux. Les pays où les moindres 
des ouvriers, élevés par le travail et l'épargne, font 
consister la liberté à perpétuer leur mémoire et 
leur œuvre dans une postérité digne d'eux, sont 
ceux où les hommes les plus éminents considèrent 
comme un devoir d'employer noblement leur for- 
tune, en prodiguant leurs largesses pour la gloire 
de la patrie, à laquelle aident puissamment les pro- 
grès de l'instruction. Ce sont ceux où les plus gé- 
néreuses fondations et dotations pour les établis- 
sements scolaires sont aussi une des plus sûres 
garanties des libertés pratiques; où ces établisse- 
ments installés dans les meilleures conditions, sou- 
vent loin des villes populeuses, au sein de riantes et 
fertiles campagnes, semblent reproduire avec une 
prédilection marquée le type du foyer domestique 
auquel ils empruntent leur bienfaisante influence; 
où les classes, jouissant du loisir et d'une certaine 
situation sociale, ne se bornent pas à administrer 
gratuitement les intérêts locaux, mais encore se 
mettent à la tête des initiatives qui ont pour objet 
l'enseignement le plus utile au peuple, conférences 
et lectures publiques, cours du soir, écoles du di- 
manche, bibliothèques, etc. f . 

organisation des plus redoutables. On lira avec un grand inté- 
rêt, sur ce sujet, le beau livre de M. Claudio Jannet : Les États- 
Unis contemporains, ou les Mœurs, les Institutions et les Idées 
depuis la guerre de sécession; 3 e édition, Pion, 1877. 
1 L'objet spécial de celte étude nous interdit dé citer des 



ET LA TRADITION 229 

Les champions de l'instruction obligatoire, qui 
croient trouver dans l'école primaire et dans le per- 
sonnel des instituteurs le grand instrument du relè- 
vement de la France, ont à se demander ce que cette 
école et ce personnel peuvent être dans un pays où 
tout concourt à renverser avec les foyers domes- 
tiques les principes mêmes de la véritable éducation. 
Mais ne développons pas ici des considérations qui 
auront ailleurs leur place; et, reprenant nos aperçus 
d'histoire, pénétrons de plus en plus au cœur des 
traditions, à l'abri desquelles se sont formées et per- 
pétuées jusqu'à nos jours, et à tous les degrés, des 
races si pleines de sève. Continuons à interroger les 
Livres de famille de ces anciens Provençaux, des 
Français nos ancêtres, qui, sans être des Franklin, 
mais vivant des mêmes mœurs, chacun dans leur 
condition sociale, fondèrent alors ce que nous som- 
mes réduits à exhumer, fragment par fragment, du 
sein des ruines, l'ordre moral de la France à l'épo- 
que où elle constituait son unité et sa grandeur. 

En même temps que nous lisions l'histoire des 
aïeux de Franklin , nous travaillions à déchiffrer le 
Livre de raison et les parchemins domestiques des 



chiffres et d'entrer dans les détails. Consult. Le Play, la Ré- 
forme sociale en France, t. III, § 47, « l'Enseignement et les 
Corporations;» — de Montalembert, l'Avenir politique de l'An- 
gleterre, chap. xi, « les Ecoles et les Universités ; » — Demogeot 
et Montucci, de l'Enseignement supérieur en Angleterre et en 
Ecosse, 1870; — Hippeau, l'Instruction publique aux États- 
Unis, II» partie (Didier, 1872). 



230 LB FOYER DOMESTIQUE 

Deydier d'OUioules. Nous étions en plein xv 6 siècle , 
et les races latines, dont la décadence sert aujour- 
d'hui de grief contre leur foi religieuse, nous offraient 
un spécimen remarquable entre tous de l'esprit que 
nous admirons chez les Anglo- Saxons, après lui 
avoir livré chez nous une guerre acharnée. 

Jaume Deydier appartient à la plus ancienne et à 
la plus respectable bourgeoisie de la Provence; et ce- 
pendant il fait ce que les bourgeois du xvm e siècle, 
à l'époque où Voltaire écrivait que tout datait de 
Louis XIV, auraient regardé comme le comble de la 
dégradation. Il ne se contente pas de présider à son 
exploitation rurale; il cultive, il laboure quelquefois 
sa terre; il plante lui-même ses oliviers, ses aman- 
diers et ses orangers. Quand il a acheté une paire de 
bœufs, il nous dit l'origine de chacun d'eux, il les 
essaye lui-même à la charrue. Il tient note de loule 
sa comptabilité agricole, des prix auxquels il vend 
ses récoltes , des salaires qu'il donne à ses ouvriers 
et à ses valets , en sorte que nous pouvons reconsti- 
tuer avec ces indications précises une partie de 
l'ordre économique des campagnes provençales au 
xv 6 siècle. 

En 1477, il commence son Livre de raison, et son 
premier soin est de tracer la généalogie de ses an- 
cêtres : « Ay volgut saber la génération de mos pre- 
dccessors, dosquals ay pogut aver nolicia, tant per 
scripturas coma per ancians. » 

Et, de génération en génération, il remonte jus- 
qu'à 1250, année où un Guilhem Deydier, capitaine 
au service de Charles d'A'njou, frère de saint Louis 



ET LA TRADITION 231 

et comte de Provence, fixa sa résidence dans la lo- 
calité. Ce Guilhem ouvre donc la généalogie; il a été 
le fondateur de la race 1 , il vécut avec honneur 
(l'expression provençale est renhava, il régnait), 
laissant un nom sans tache (en bon renom et bona 
fama). C'était un vaillant notaire (valent notari); 
plusieurs de ses descendants le furent à son exem- 
ple * . Sa lignée fut des plus fécondes, et elle est en- 
registrée tout au long, avec les formules bibliques 
de l'Évangile de saint Mathieu sur la génération de 
Jésus- Christ. Elle ne s'arrêtera pas à Jaume, son 
historien et son représentant en 1477 ; car elle s'est 
continuée jusqu'au xix 6 siècle, et la famille subsiste 
encore après six cents ans d'existence, ayant tra- 
versé les époques les plus tourmentées, toujours 
fidèle au sol natal et à l'agriculture, entourée de la 
même considération et dans la même situation mo- 
deste , sans avoir jamais cherché à accroître par un 
moyen dont on ne s'est jamais fait faute, mais dont 
notre bureaucratie et les révolutions ont poussé de 
nos jours l'abus jusqu'à l'extrême (nous voulons 
parler des fonctions publiques largement rétribuées), 
une fortune soutenue par le travail et la vertu; 



1 Jaume Deydier, en parlant de ses ancêtres, dit : Mon senhor 
mage, « mon seigneur aïeul. » Montaigne dit également: Mon- 
seigneur mon père. 

2 Beaucoup de familles excellentes se sont perpétuées dans 
le notariat et dans le même pays pendant des siècles. Ainsi, 
à Aix, quatorze Borrilli, pères, ûls, frères, oncles, neveux, 
cousins, furent notaires pendant deux cent soixante ans, depuis 
un François Borrilli (1385) jusqu'à Boniface (1648). 



232 LE FOYER DOMESTIQUE 

ayant donné à la ville de Toulon des magistrats 
municipaux, à l'Église un prêtre à chaque généra- 
tion *, à l'armée des soldats, à la marine et en der- 
nier lieu un chef d'escadre: famille qui, en fait de 
privilège, n'en a eu qu'un seul, celui de vivre dans 
des temps où un père pouvait en Provence , comme 
à Ectoh, dans le pays de Franklin, constituer utile- 
ment et librement un foyer dans sa descendance. 

Voici maintenant le représentant de la onzième 
génération d'une dynastie de braves gens , en tout 
semblables aux Deydier; et celui-ci est presque 
notre contemporain. Fils d'un savant avocat, qui 



1 Un de ces prêtres de la famille Deydier, nommé François , 
fut, au xvii° siècle, un des apôtres du Tonquin. Vicaire apos- 
tolique sous le titre d'évêque d'Ascalon, il y mourut, en 1693, 
des suites des souffrances causées par une cruelle captivité. 
(Notice sur Mr F. Deydier, évêque d'Ascalon (1624-1695), 
par l'abbé Verlaque; Toulon, 1866.) 

Nos éludes sur les familles nous ont montré les plus distin- 
guées d'entre elles, à tous les degrés, mettant leur honneur à 
consacrer un de leurs enfants au ministère religieux, et les y 
préparant par une forte éducation, d'abord au foyer, ensuite 
dans les universités. 

'La longue succession des prêtres dans ces familles s'explique 
aussi par ce fait que l'Église était, en quelque sorte, incor- 
porée au sol, et que beaucoup de rectoreries, do prieurés ru- 
raux étaient placés sous l'égide des foyers domestiques des 
fondateurs. Les personnes qui, avec le consentement des évêques, 
avaient fondé, bâli ou doté une église, en étaient les patrons. 
En cette qualité, elles avaient droit de présentation, lorsqu'il 
fallait nommer ou remplacer le prêtre desservant ; elles perce- 
vaient une partie du revenu ; mais elles étaient tenues de dé- 
fendre les personnes et les biens de cette église et d'en nourrir 
les pauvres. Il en est encore ainsi en Angleterre et en Alle- 
magne. 



ET LA TRADITION 233 

professait le droit à l'Université (TAix, avocat géné- 
ral au Parlement de Provence, appelé à Paris par 
les instances d'un ami d'enfance, le duc de la Ro- 
chefoucauld- Liancourt, et devenu un des intendants 
généraux des finances, sous Louis XVI, jusqu'à la 
révolution , Pierre- Joseph de Colonia est le premier 
de sa famille qui ait occupé une haute situation. 
Ami de Turgot, ayant eu des relations journalières 
avec Mollien, alors simple chef de division dans ses 
bureaux, et avec les illustrations de l'époque, il 
consigne ses souvenirs dans son Livre domestique. 
En 1807, il entreprend ce livre pour affermir ses 
enfants dans la voie du bien, et, après avoir raconté 
l'histoire des dix générations qui l'ont précédé, il 
s'adresse à eux en ces termes : 

a Je ne saurais assez vous recommander la sim- 
plicité et la modestie. 

« Gardez-vous de confondre la noblesse des senti- 
ments avec l'orgueil. Ce vice est presque toujours 
l'apanage de la médiocrité : naissance distinguée, 
fortune, places, talents , avantages de l'esprit et du 
corps, tout cela perd son prix par V orgueil et double 
sa valeur par la simplicité. . . 

« La Providence , mes enfants , vous a fait naître 
dans la classe et dans la position la plus désirable 
pour le bonheur et la vertu. Une naissance illustre, 
une fortune considérable semblent être d'abord le 
partage le plus avantageux. Il s'en faut de beaucoup 
cependant que ce soit le plus heureux, même ici-bas, 
abstraction faîte du plus grand intérêt , du seul véri- 
table, celui du salut, pour lequel une grande nais- 



234 LE FOYER DOMESTIQUE 

sance et une grande fortune sont des écueils dange- 
reux. 

« Oui, mes enfants , en remontant à plus de quatre 
siècles, vous trouverez une suite d'aïeux estimés, 
considérés, honorés dans leur pays et de tous leurs 
concitoyens. Le nom que nous portons n'a été illustré 
par aucune grande place , il n'a jamais reçu l'éclat 
que donne la richesse. 

« Une existence honnête, une fortune médiocre, 
mais une réputation irréprochable, un nom que n'a 
jamais obscurci la tache la plus légère , voilà le cas 
pital que se sont transmis dans le cours de quatre 
cents ans onze bons pères de famille, qui n'ont ja- 
mais quitté ni le nom qu'ils avaient reçu, ni la 
patrie où ils étaient nés, parce que rien ne pouvait 
être* plus honorable pour eux que de garder le nom 
sous lequel ils étaient connus et de demeurer dans 
leur pays. » 

Quel capital, en effet, surtout lorsqu'on embrasse 
l'ensemble des familles stables de tout un pays! Et 
comme nous l'avons jeté au vent ! Franklin, héritier 
d'une famille de forgerons, nous a dit ce que sont, 
sous l'égide de tels exemples , dans les plus modestes 
comme dans les plus illustres foyers, l'autorité non 
seulement domestique, mais sociale, des pères et 
l'éducation des générations nouvelles. L'enseigne- 
ment de ces autorités sociales présente un caractère 
saisissant : il ne change pas de pays à pays, il est 
le même sans distinction de classes , et de simples 
ouvriers s'unissent aux patrons pour le faire respec- 
ter, partout où la loi morale repose sur ses fonde- 



ET LA TRADITION 235 

ments traditionnels 1 ; nous en avons ici la preuve. 
Les vieux jurisconsultes n'étaient pas les moins 
imbus des principes aujourd'hui les plus méconnus 
sur le rôle essentiel de foyers domestiques, ainsi con- 
servés par des coutumes ou pratiques excellentes , 
chez les paysans et les ouvriers, comme chez les 
nobles et les bourgeois. Ils n'étaient pas les moins 
jaloux d'assurer la stabilité de leur maison pater- 
nelle. 

Je viens te retrouver, toi, mon ancien séjour, 
Maison qui as été par mon travail acquise, 
Maison qui sur le bord de la Seine es assise , 
Dans Paris où je veux unir mon dernier jour; 
Tu seras mon palais 2. 

Ces vers sont d'Etienne Pasquier; mais les tes- 
taments sont encore plus intéressants ; et l'on y voit 
par quels procédés le nid de la famille, le centre 
de ses affections et le symbole de son union , était 
rendu presque immortel. 

En 1539, nous trouvons un de ces jurisconsultes 

1 « Ces autorités, ainsi que j'ai pu le constater dans le cours 
de mes longs voyages , se reconnaissent en* tous lieux aux mêmes 
caractères. Elles gardent religieusement la Coutume des an- 
cêtres pour la transmettre aux descendants. Dans toutes les 
contrées et toutes les professions, elles n'ont pas seulement la 
même pratique, elles résolvent de la même manière les ques- 
tions de principe qui donnent lieu de nos jours à des discussions 
sans fin ; et cet accord même est le plus sûr critérium de la 
vérité. » ( Le Play, l'Organisation du travail, § 5.) 

* « Cette maison d'Etienne Pasquier était située sur le quai 
de la Tournelle, vis-à-vis le pont de pierre, et elle avait été 
ornée par lui de belles sentences grecques et latines. 



236 LE FOYER DOMESTIQUE 

d'autrefois faisant construire à Aix une maison , non 
loin du palais des Comtes de Provence , où se te- 
naient les audiences des cours de justice. Il charge 
son fils de prendre les dispositions nécessaires pour 
qu'elle ne sorte pas de sa descendance ; et ce dernier, 
magistrat comme son père, déclare, en 1580, dans 
son testament, que , « conformément à la volonté de 
feu messire Antoine Pellicot, son père, fondateur de 
sa maison d'habitation, il entend que celle-ci soit 
à jamais inaliénable entre ses enfants ou leur des- 
cendance mâle, ou, à leur défaut, à leurs filles, avec 
défense d'aliéner leurs portions à d'autres qu*à leurs 
frères. » Il veut « que Boniface , son fils aîné , la 
retienne en entier, en remboursant à ses cohéritiers 
leurs portions en argent ou en autres biens, pen- 
dant cinq ans , après qu'il sera gradué en droit. » 
C'est la pratique que consacrait la coutume de la 
Haute -Alsace 1 . Ajoutons que cette vieille demeure 
est restée de 1539 à 1818 dans la famille du fondateur, 
laquelle a produit en moins de deux siècles cent sept 
rejetons, magistrats, avocats ou prêtres 1 . Encore 

1 « Il est d'usage, <Jans la seigneurie de Ferrette, que le plus 
jeune des fils légitimes prenne de droit possession de la maison 
ou de la cour de son père défunt, après l'avoir fait estimer, 
conformément à la coutume du pays, et après avoir payé à 
chacun de ses frères et sœurs sa part du prix de cette estima- 
tion. A sa mort, cette propriété et ce droit passent à ses enfants 
en son lieu et place. On observe le même usage à l'égard des 
filles et entre elles. » (Chap. xx des Coutumes de la haute Al- 
sace, publiées en 1870 par M. Bonvalot. Paris, Durand, 1 vol. 
in -8o.) 

2 Octave Teissier, Histoire d'une ancienne famille de Pro- 
vence, 1862, p. 32 et 117. 



ET LA TRADITION 237 

en 1818, elle était habitée par Esprit Pellicot, doc- 
teur en droit, issu directement, avec vingt-deux 
frères ou sœurs, d'Antoine Pellicot. 

Les anciens cadastres des villes sont curieux à in- 
terroger sur les rapports traditionnels de voisinage. 
On y voit la maison d'un artisan contiguë à celle 
d'un bourgeois ou d'un noble, dans des quartiers 
dont aucun n'est désigné sous un nom qui rappelle 
l'aristocratie. L'isolement entre les différentes clas- 
ses et conditions paraît avoir progressé avec l'ou- 
bli de l'idée que les mœurs, et de bonnes mœurs, 
sont le vrai palladium de la hiérarchie sociale, et 
que, pour obtenir le respect d'autrui, il faut com- 
mencer par se respecter soi-même. Ces anciens 
cadastres montrent le plus grand nombre des familles 
de tout rang, établies dans des foyers qui leur appar- 
tiennent ou dont elles sont locataires à terme indé- 
fini. Nous savons comment se sont effectués les 
embellissements de Paris et de nos grandes villes ; 
on les admire; mais se demande-t-on combieti 
de vieilles maisons de la bourgeoisie et du peuple 
ont été sacrifiées au luxe de tant de palais, dont les 
formes monumentales contrastent si tristement avec 
les habitudes nomades que développe notre régime 
d'instabilité f ? Ces immenses habitations collectives, 



1 « On voit encore quelques propriétaires de maisons qui, 
conservant la tradition paternelle, se feraient scrupule d'aug- 
menter, au détriment d'anciens locataires, les prix établis il 
y a trente ans. Dans l'opinion qu'on se faisait autrefois de la 
sainteté du foyer domestique, on aurait envisagé comme une 



238 LE FOYER DOMESTIQUE 

de cinq à six étages, à logements si réduits, sem- 
blent construites pour des familles où il n'y a pas 
d'enfants et où Ton n'a pas à se préoccuper des ser- 
viteurs ni de leurs mœurs. Elles ne sont pas des 
foyers, elles sont des capitaux; les locataires y sont 
traités et ils s'y renouvellent comme des valeurs de 
bourse. Le mal a pris des proportions lamentables 
dans les centres industriels, et surtout pour les 
classes ouvrières. Les emphytéotes du moyen âge 
jouissaient de la quiétude que leur donnaient la sta- 
bilité héréditaire de leur habitation , et le principal 
but de leurs efforts fut d'acquérir la propriété de 
celle-ci. Londres n'occupe un si vaste espace qu'à 
cause de la multitude de petites maisons, isolées 
les unes des autres , et où la plupart des ménages 
d'ouvriers ont une base fixe d'existence 1 . Il en était 
de même dans notre pays il y a un siècle. On ne 

mesure d'extrême rigueur l'expulsion d'une famille incapable 
de supporter un accroissement de loyer. 

a A Paris, je ne trouve plus ces idées que chez les vieillards; 
et il reste peu de propriétaires qui ne croient pouvoir, avec 
toute convenance , subordonner leur administration â la hausse 
ou à la baisse des loyers, et renouveler leurs locataires aussi 
fréquemment que leurs valeurs de bourse. » (Le Play, la Ré- 
forme sociale en France, t. II, § 25.) 

1 « La quiétude qu'engendre en Orient , jusque dans les plus 
pauvres familles, la possession permanente du foyer domes- 
tique est le trait de mœurs qui m'a fait ouvrir les yeux sur la 
fausseté de certaines doctrines propagées en Occident sur l'or- 
ganisation des sociétés. 11 y a, en effet, un véritable aveugle- 
ment à proclamer la supériorité absolue des nouvelles pra- 
tiques, qui ont substitué à cette quiétude les récriminations et 
les haines au milieu desquelles nous vivons. » ( Le Play, l'Or- 
ganisation du travail, § 24.) 



ET LÀ TRADITION 239 

peut s'empêcher d'admirer des mœurs qui firent con- 
server, pendant trois et même quatre cents ans, le 
foyer patrimonial par des familles des plus honorées, 
mais vivant avec modestie et simplicité. Combien 
d exemples n'y aurait-il pas àciter ! Un érudit signa- 
lait naguère des familles de Toulon comme des types 
de cet ancien ordre moral. Une d'elles garde de 1422 
à 1828 son foyer, qui, d'abord situé dans un des quar- 
tiers des mieux habités, avait fini par être des plus 
délaissés '. Le moraliste qui a écrit que les grandes 
pensées viennent du cœur, Vauvenargues , était né 
d'un père dont le dévouement au bien public se dé- 
ploya en des circonstances mémorables, dans la 
peste de 1720; et sa maison paternelle , à Aix, était 
depuis 1479 la propriété et l'habitation de ses de- 
vanciers. 

Certes , le foyer a une extrême importance dans le 
régime économique; mais, comme siège de la tra- 
dition, il est par excellence le gardien des éléments 
les plus nécessaires de bonheur et de paix pour les 
races humaines. Les anciens l'avaient bien compris, 
et ils étaient allés jusqu'à en faire l'objet d'une reli- 
gion. Nous avons oublié ce qui occupait une place si 
considérable dans l'ordre social des peuples de l'anti- 
quité. Aussi les scènes de misère et de dégradation 
qu'offrent les nomades de ces luxueuses capitales, 
où se concentrent de nos jours les forces du pays , 



1 Octave Teissier, Histoire de Toulon au moyen âge; Paris, 
Dumoulin, 1869, 1 vol. in-8°, p. xix. 



240 LE FOYER DOMESTIQUE 

en nous menaçant d'une barbarie d'autant plus 
redoutable que ces nomades poussent jusqu'à ses 
dernières conséquences la théorie de la souveraineté 
du nombre, jettent-elles des lueurs sinistres sur les 
causes profondes et toujours plus actives de notre 
mal moral. 

Au milieu de la corruption de la Rome des Césars, 
Pline le Jeune trouvait un grand charme à aller se 
retremper dans ses terres de Toscane, au sein des 
vallées de l'Apennin. Il y respirait, disait- il, un air 
pur au moral comme au physique. « Rien n'est plus 
commun que d'y voir des jeunes gens qui ont encore 
leur grand -père et leur bisaïeul, que d'entendre ces 
jeunes gens raconter de vieilles histoires qui datent 
de leurs ancêtres. Quand vous y êtes , vous croyez 
être né dans un autre siècle 1 . » 

Les travaux d'observation comparée, qui ont été 
publiés de nos jours sur les peuples européens, ont 
dçcrit , avec une exactitude toute scientifique *, les 
conditions d'existence des foyers , l'influence qu'ils 
exercent sur l'éducation et l'instruction populaires. 
L'intérieur d'un ménage d'ouvrier ou de paysan, 
bien étudié, présente un vivant tableau du niveau 
de moralité, de dignité et de véritable indépendance, 



1 Liv. V, lettre vi. 

2 Voy. les monographies de famille, par lesquelles M. Le Play 
a éclairé les fondements de la science sociale, et qui sont au- 
tant de chefs-d'œuvre d'analyse et de synthèse : Les Ouvriers 
européens, Éludes sur le3 travaux, la vie domestique et la con- 
dition morale des populations ouvrières de l'Europe; 2* édiL, 
Marne et ûls, 1877-1878; 6 vol. in-8«. 



ET LA TRADITION 241 

auquel cet ouvrier et ce paysan se sont élevés par 
l'épargne. La propreté, des signes non équivoques 
attestent l'aisance et un certain degré de confort ; le 
mobilier, le linge et même quelques objets artisti- 
ques, marquent la distinction de la famille '. 

Il y a encore au fond de nos provinces des localités 
reculées, où des maisons villageoises, celles mêmes 
dans lesquelles prirent naissance tant de races mo- 
dèles, ont le privilège de posséder de vieux bahuts 
du moyen âge, les escabelles en bois et les fauteuils 
du temps de Henri IV, les coffres ornés de sculptures 
où se renfermait le trousseau des jeunes filles, les 
anciennes faïences historiées. Ces villages sont 
connus et exploités par les collectionneurs fort épris 
des vieux meubles et des anciennes faïences , mais 
très peu soucieux de savoir comment ont pu vivre 

4 4. 

avec honneur ces vieilles familles du peuple, dont 
le nombre diminue chaque jour* . *v 



1 Nous signalons à nos lecteurs la monographie du Pêcheur 
côtier, maître de barques de Marken ( Hollande septentrio- 
nale), par MM. Coronel, médecin à Amsterdam, et Allan, in- 
stituteur à Marken; Ouvriers européens, t. III, p. 204 et suiv. 

Ce ménage, auquel ressemblent la plupart de ceux du pays, 
est composé du père, de la mère, de cinq enfants. Il vit de son 
travail, et il gagne, année moyenne, 2,775 fr. Son intérieur 
présente un tableau charmant, avec ses meubles sculptés et 
marqués des initiales de la famille, sa vaisselle exposée sur un 
buffet dressoir, son salon orné et où la femme tient une expo- 
sition permanente de tout ce qui ne sert pas journellement. 

L'île de Marken , Où régnent des mœurs domestiques si exem- 
plaires, est un pays modèle pour l'instruction primaire. En 
1862., on n'y comptait que neuf. personnes au-dessus de qua- 
torze ans qui ne sussent pas lire, écrire el calculer. 



242 LE FOYER DOMESTIQUE 

Naguère un statisticien nous faisait assister dans 
les vallées des Vosges à des mœurs qui, comme 
celles des pays toscans du temps de Pline, sont d'un 
autre siècle. 

Là, le fils est encore appelé le petit, quànct il dé- 
passerait de toute sa taille l'auteur de ses jours. On 
dit : Jean-Nicolas-Coliche-Golas-Michel, pour dési- 
gner un Jean- Nicolas, fils de Coliché, petit -fils de 
Colaô et arrière-petit -fils de Michel. On pourrait 
citer des noms aussi compliqués par cenïàines dans 
le rayon. Les noms des ancêtres, mêlés à ceux des 
descendants, jusqu'à la troisième et la quatrième 
génération, sont surtout le privilège de familles 
établies depuis longtemps dans le pays. On s'en 
pare comme dé titres de noblesse *. 

Tout un ensemble de coutumes gardées encore 
par les habitants des montagnes s'étendent aux 
divers actes de la vie agricole, et surtout aux évé- 
nements importants de la vie domestique. Des rites 
traditionnels les consacrent. Ainsi, avant d'aller à la 
messe où doit aVoir lieu la cérémonie nuptiale, les 
époux et l'assistance se mettent à genoux, et récitent 
une prière que termine la bénédiction du père de 
l'époux donnée au nouveau couple. Les veillées de 
famille sont une véritable institution réglée par une 
sorte de cérémonial. 

i 

L'observateur qui nous déroule ces peintures , et 
qui met beaucoup d'érudition à nous entretenir des 



i Xavier Thiriat, Vallée de la Cleurie (canton de Remire- 
monl, Vosges); Paris, 1669, rue Cassette, 19; 1 vol. in-12. 



* 



ET Là TRADITION 243 

contes, fabliaux, chants populaires en usage dans les 
Vosges , conclut en signalant l'abandon de plus en 
plus prononcé de tout ce qu'il nous décrit. La table 
rase est déjà faite sous ce rapport dans la plus 
grande partie de la France. 

Avant nos dernières catastrophes, un orateur mo- 
raliste, s'adressant à un auditoire d'ouvriers pari- 
siens, leur tenait un langage auquel le peuple est 
peu habitué depuis plus d'un siècle. Il leur parlait 
de la famille et de l'intérêt qu'auraient les classes 
populaires à fonder sur elle la noblesse du travail. Il 
allait jusqu'à leur recommander, ce qu'il regardait 
comme un élément de progrès moral pour notre 
pays, d'introduire chez eux l'usage du journal de fa- 
mille, qui deviendrait le Livre du foyer et où l'on 
inscrirait tout au moins, .avec son nom, la date de 
sa naissance, etc., les grands actes de la vie, tels 
que la date d'entrée ou de sortie de l'école, le choix 
d'un état..., en joignant à chaque notice biogra- 
phique sa photographie, ce qui constituerait ,. une 
galerie d'aïeux plébéiens qui vaudrait bien celles des 
patriciens. 

« Pensez -vous, disait l'orateur, que ce Livre de 
famille serait une chose inutile? Je neveux que citer 
en passant quelques-uns des nombreux avantages 
matériels et moraux que procurerait sa tenue. A 
peine serait-il parvenu à la troisième génération, 
que, revêtu d'une authenticité incontestable, il 
rendrait inutiles tous les livrets et tous les passe- 
ports. Livre saint de la famille, il serait le guide, 
le tuteur, le soutien de chaque nouvelle génération 



244 LE FOYER DOMESTIQUE ET LA TRADITION 

qui puiserait dans le respect de ses devanciers la 
force morale de la solidarité, du devoir et de la tra- 
dition 1 . » 

Restaurer l'ancienne coutume, et l'étendre aux 
classes populaires, ce serait, en effet, un beau 
progrès à réaliser ; mais , là où l'union de la famille 
et du foyer devient chaque jour plus difficile, par 
le fait des lois, sous l'influence des exemples que 
donnent les classes dirigeantes, et où toutes les 
coutumes domestiques s'en vont pour être rempla- 
cées par la vie de cercle et par les coutumes du 
cabaret, comment ramener le peuple à l'intelli- 
gence et à la pratique d'une tradition quelle qu'elle 
soit? 



1 Évariste Thévenin, Entretiens populaires, 7« série, confé- 
rence « sur les mœurs des Gaulois. » Paris, Hachette, 1866, 
1 vol. in-12. 

« N'avons- nous pas une famille? continuait l'orateur. Où est 
son histoire ? Interrogez le premier d'entre nous : c'est à peine 
s'il a conservé dans sa mémoire quelque vague souvenir de son 
grand -père. Ne le questionnez pas sur son bisaïeul; il n'a ja- 
mais pensé que son aïeul ait eu un père, et votre demande 
l'étonnerait fort. » 



CHAPITRE II 



CE QU'EST L'ÉCOLE DU FOYER DOMESTIQUE 



La première fois qu'un de nos documents de fa- 
mille tomba sous nos yeux, nous fûmes frappé 
en y voyant en action le rôle du père et l'exercice 
de la puissance paternelle. La cérémonie , les rites 
établis pour l'émancipation, nous firent comprendre 
ce qu'était alors le respect du père. 

La scène se passe devant un juge , un consul et 
un notaire. Le père dit ses intentions, et le juge l'in- 
terpelle pour savoir s'il agit sans subornation ni con- 
trainte. Puis on procède à l'acte symbolique en vertu 
duquel le fils pourra désormais contracter, acquérir, 
vendre, recevoir, donner, tester, en un mot, avoir. le 
plein gouvernement de lui-même. 

« Le dit père estant assis sur une chaise et son fils 
au devant de lui à deux genoux, teste nue, a mis 
les mains de son dit fils entre les êiennes , et lors s'in- 
elinant à la prière et réquisition d'icelui , de son pur 



246 l'école du foyer domestique 

gré, franche et libre volonté , Va émancipé et mis en 

m 

liberté et hors de la puissance paternelle, sauf natu- 
rellement V honneur, respect, et amitié que lui doit son 
fils stipulant et humblement remerciant. 

« En signe de quoi , son dit père , élargissant ses 
mains, a relaxé celles de son dit fils, Va mis et le met 
en pleine liberté, le faisant père de famille, pour 
d'hors en avant trafiquer, contracter tous ses actes , 
s'obliger personne et biens , acquérir à soi et à son 
profit, soit par libéralité d 'autrui , soit par bonne 
fortune , en son labeur et industrie*. » 

Jusqu'à ce moment , le fils était demeuré identifié 
au père, et au corps de la communauté domestique, 
dont le maître de la maison était le chef. Maintenant, 
il est distinct de cette communauté, il se comportera 
à ses risques et périls et encourra la responsabilité 
de ses actes. Le père n'a consenti à le rendre ainsi 
responsable que parce que, disent les procès -ver- 
baux, le fils est « en âge de paroistre », parce qu'il 
a donné des preuves réitérées « de son bon sens et 
de sa sage conduite ». Le père considère encore « les 
affections et agréables services que ce fils luy a 
faicts par le passé, faict tous les jours et doit faire 
à l'avenir ». S'il en eût été autrement, la demande 

1 Acte d'émancipation de César Miollis, fils de Pierre Miol- 
lis, fait à Rognes le 4 mai 1675. 

Les mêmes formes solennelles étaient pratiquées dans d'au- 
tres provinces. M. René Lavollée en signalait naguère, dans te 
Correspondant (10 janvier 1874), un exemple emprunté aux ar- 
chives de la famille Riboud , de Bourg-en-Bresse. — Voy. Pa- 
pier» curieux d'une famille de Bresse, par Philibert Le Duc 
Nantua, Arène, 1862. 



l'école du foyer domestique 24" 

d'émancipation n'aurait pas été agréée. C'est ce qui 
arrivait lorsqu'un jeune homme était débauché, 
prodigue et dissipateur. 

« Cette sage nation romaine, écrivait un ancien 
jurisconsulte provençal , a eu cet advantage d'avoir 
des loix qui ont survescu à son Estât. Elle a consi- 
déré qu'il n'estoit pas bon aux enfans d'estre éman- 
cipés facilement, vu que, comme l'autorité pater- 
nelle contient les enfants dans le debvoir, la liberté et 
la licence les en éloignent, les portant à la desbauche 
et à la corruption l . » Les principes romains régis- 
saient en effet le Midi , sur ce point comme sur les 
autres; et la Provence, où l'esprit de discipline n'est 
pas naturellement dans les mœurs, se trouvait avoir 
conservé, par l'effet d'une tradition juridique, un 
régime de puissance paternelle qui faisait du chef de 
maison presque un souverain, « placé dans sa fa- 
mille pour la régler suivant la loi et la raison. » 

En lisant les textes que nous venons de citer et 
autres semblables , nous nous disions : « Quelle auto- 
rité chez ces pères/ » 

Mais, en même temps, les journaux domestiques 
nous faisaient pénétrer dans l'intimité du foyer, et 
alors, contemplant l'exercice de la puissance pa- 

i Ce jurisconsulte ajoutait : « On n'a pas voulu qu'un acte si 
important se fît sans de grandes solennités. Par cet effet , la loy 
et la coutume ont establi ces solennités, comme celle de se 
mettre à genoux, joindre les mains du fils dans celles du père, 
puis les ouvrir et prononcer une révocation de la puissance 
paternelle, en présence du magistrat, lesquelles formes ont 
toujours esté suivies en cette province. » (Boniface, Arrêts 
ixotables du Parlement de Provence, t. II, liv. I, tit. vi, p. 24.) 



248 l'école du foyer domestique 

ternelle, nous nous disions aussi : « Quel dévoue- 
ment! » 

Comme rien ne vaut les témoignages dans leur 
simplicité, nous allons donner la parole aux inté- 
ressés eux-mêmes. Une enquête est ouverte; les 
pères de famille viennent nous raconter ce qu'était 
l'école du dévouement paternel et de la piété filiale. 

Deux familles, l'une d'Aix, l'autre d'Avignon, nous 
serviront d'exemples. 



FAMILLE DE GARIDEL A AIX. 

Nous sommes en présence de toute une galerie de 
portraits, tracés par le cœur, sinon par le pinceau 
des divers membres d'une famille, dont les Livres 
de raison ont été tenus, de 1605 jusqu'après la ré- 
volution, par cinq générations d'hommes distingués 
et de bons citoyens , docteurs , avocats , syndics du 
Barreau, primiciers de l'Université, administrateurs 
élus de la ville d'Aix et de la Provence. 

1° Le premier en date de ces Livres a pour auteur 
Joseph de Garidel, fils, petit- fils d'avocats établis à 
Aix depuis les premières années du xvi e siècle. 

Joseph de Garidel est né en 1584, a été reçu doc- 
teur en droit et avocat en 1604. Le jour de son ma- 
riage, en 1605, il écrit ce qui suit : 

« Voicy une des plus importantes actions de ma 
vie : c'est mon mariage que je contracta^ le l or may 
1605... Le sainct sacrement s'administra en l'église 
Saincle- Madeleine. Je fus adsisté de mes frères. 



l'école du foyer domestique 249 

« Dieu me fasse la grâce que ce soit pour longues 
années et à son honneur et gloire! » 

Il enregistre les naissances de ses enfants , selon 
la coutume, et avec des vœux tels que ceux-ci : « Je 
prie Dieu qu'il luy donne sa crainte et tout ce qu'il 
connoistra luy estre nécessaire. Dieu le veuille adsis- 
ter et le fortifie de foy et de piété! » 

Hélas ! sa femme meurt après treize ans de ma- 
riage ; il marque une croix au commencement de la 
page et trace un éloge tout plein des effusions de 
sa tendresse. 

« Dieu me fasse la grâce de la revoir plus belle et 
plus glorieuse un jour! Elle est morte si chrétienne- 
ment que je supplie ce grand Christ , par l'inter- 
cession de sa saincte Mère, qu'il me fasse mourir 
de la mesme façon, quand il luy plaira de m' ap- 
peler... » 

Le 7 octobre 1618 il est nommé syndic des avo- 
cats, le 1 er mai 1637 primicier de l'Université, et il 
écrit : « J'ay passé mon année fort heureusement et 
fort honorablement. Sit nomen Domini benedictum. » 

En 1640 , il enregistre une distinction encore plus 
flatteuse. 

« J'ay esté esleu assesseur d'Aix, procureur du 
pays de Provence ', en l'année 1640, sans brigue ny 
désir d'entrer dans une si illustre , mais si pénible 
charge, et je rtay eu que trois ou quatre voix con- 
traires... 



1 Les procureurs du pays administraient ïa Provence, sous 
l'autorité des Étals. 



250 l'école du foyer domestique 

« J'ay achevé mon année d'assesseur et de pro- 
cureur du pays avec beaucoup de peine et de fatigue, 
mais avec beaucoup d'honneur. Dieu en soit loué/ Je 
confesse ingénuement que ce m'a esté l'année la plus 
dure de toutes celles que j'ay passées. 

« J'estime avec certitude et vérité que Dieu m'a 
adsisté extraordinairement, voyre miraculeusement, 
par l'intercession de la Vierge Marie, que j'ay tous- 
jours invoquée, de quoy je seray journellement mé- 
moratif. » 

En 1644, il fait son testament, et il en inscrit les 
principales dispositions , en ajoutant les explications 
nécessaires « pour le plus grand esclaircissement de 
sa volonté », afin d'éviter tous procès entre ses héri- 
tiers, dont un est en bas âge. 

2° Pierre de Garidel lui succède comme chef de 
maison, et construit pour sa famille, composée de 
huit enfants, une maison d'habitation que ses des- 
cendants ont possédée jusqu'à nos jours. Lui aussi 
prend le grade de docteur, est reçu avocat et devient 
un des anciens de l'Université. Il meurt en 1686, 
chargeant un de ses fils, J. -Joseph, de conserver le 
foyer domestique. 

3° J. -Joseph de Garidel est fidèle à la coutume qui 
fait commencer le Livre de raison au moment du 
mariage. Il écrit en 1684, après la célébration de la 
cérémonie nuptiale : 

« Dieu veuille que ce soit pour longues années , et 
que la bénédiction du ciel descende sur nous, afin 



l'école du foyer domestique 251 

que nous puissions vivre sans reproche^ en véritables 
chresliens, et suivions les traces de nos anceslres qui 
ont vescu avec tant de candeur d'âme ! Dieu nous en 
fasse la grâoe! » 

La naissance d'un fils en 1686 est pour lui l'occa- 
sion de renouveler l'expression de ces sentiments. 

« Je luy ay imposé le nom de Pierre, qui est le 
nom de mon père. Dieu luy fasse la grâce qu'il luy 
ressemble et qu'il soit homme de bien et d'honneur 
comme luy/ » 

Ce père, entouré de respects, meurt dans cette 
même année. Nous trouvons racontée par son fils la 
scène des derniers adieux. 

« Il avoit disposé en ce monde de tous ses biens en 
faveur de ma mère, laquelle aura soin de régler ses 
enfans avant sa mort, comme mon bon père Va 
fait. . . 

« // nous fit embrasser mon frère et moy pour l'a- 
mour de Dieu et de luy, et il s'en alla content jouir 
de la gloire éternelle des bienheureux dans le cieL 

« Le jour de sa mort, ma mère luy a fait dire 
cent messes , et moy six que je continueray tous les 
samedis de la semaine, jour de sa mort, tant qu'il 
plaira à Dieu de me faire vivre. » 

L'année suivante, nouveau deuil pour lui; il perd 
un oncle vénéré, le frère de son père, Paul de Ga- 
ridel. 

« Il est mort en odeur de sainteté, grand homme 
de bien et d'honneur, regretté de tout le monde et 
principalement des pauvres. H avoit rempli avec 
l'admiration de tous les charges les plus honorables 



252 l'école du foyer domestique 

de cette ville, et avoit eu les mêmes honneurs que 
feu son père Joseph de Garidel , sçavoir d'être pri- 
micier et assesseur de la ville d'Aix, procureur du 
pays. » 

Puis il revient sur les impérissables souvenirs 
qu'ont laissés les vertus d'un aïeul, fondateur d'une 
race si digne de lui. 

a Cette famille estoit toute saincte. Tous les en fans 
àvoient suivy l'exemple de leur père, Joseph, qui est 
mort en odeur de sainteté, l'oracle du Barreau, le 
protecteur des pauvres, grandement charitable, fort 
honeste homme et bien venu de chascun. Dieu me 
fasse la grâce que moy et les miens l'imitions et ne 
dérogions pas à cette prud*hommie! » 

En 1690, il est reçu en l'office de conseiller au 
siège général de la sénéchaussée d'Aix. C'est une 
circonstance mémorable de sa vie, et il la note en 
ces termes : 

« Dieu me fasse la grâce d'y vivre en homme 
d'honneur, que je fasse les fonctions de ma charge 
sans reproche aucun et avec rectitude, afin que je 
mérite la récompense des élus dans le ciel ! » 

Vingt années s'écoulent. Le 9 décembre 1711, il 
fait son testament et l'inscrit dans son Livre de 
raison. . 

Il a à régler sa succession entre sept enfants , 
quatre fils et trois filles. Il institue héritier son fils 
aîné Pierre avec mission de continuer à représenter 
le père, comme centre du groupe domestique. Ses 
frères et sœurs non encore établis mangeront à sa 
table, bien qu'ayant reçu leur légitime; ils auront 



L'ÉCOLE DO FOYfiR DOMESTIQUE 253 

toujours dans la maison leur chambre et leur mobi- 
lier, a tant qu'ils seront avec luy et non autrement. » 
— t J'ay fait cela, dit le père, pour qu'ils demeurent 
ensemble en paix et en union. » 

J.-Joseph de Garidel ne meurt que bien des an- 
nées après, le 10 novembre 1727. 

4° Il est à croire que l'aîné, Pierre, était mort 
dans l'intervalle; car nous voyons un autre fils, 
Jean- Baptiste, continuer le journal de famille. 

Jean-Baptiste de Garidel se marie, et il écrit à 
l'exemple de ses devanciers : 

« Dieu veuille que ce soit pour sa gloire et que je 
puisse marcher sur les traces de mes ancestresf » 

Ceux qui rechercheraient ici les élans de la passion 
seraient bien déçus. Nous retrouvons en effet l'ex- 
pression invariable de la même pensée dominante ; 
l'arrière-petit-fils ne dit pas autrement que son père, 
son grand-père , son bisaïeul. 

Un des frères de Jean-Baptiste vient loger avec lui 
et lui remet tous ses meubles , linge , vaisselle. Ce 
dernier enregistre cet heureux événement. 

« Comme nous avons toujours esté unis , il n'a pas 
voulu se sépevrer de moi. » 

En 1737, meurt le frère de son père , Pierre de Ga« 
ridel, membre de l'Académie des sciences, ami de 
Tournefort, et auteur de travaux botaniques 1 qui 
doivent illustrer sa famille dans l'avenir. Nouvel 
éloge des mêmes vertus domestiques. 

i Histoire des plantes qui naissent aux environs d'Aix. 1 vol. 
in-f o , publié en 1715, avec 100 planches gravées. 

Les Familles. I — 8 



254 l'école du foysb domestique 

a M. Pierre de Garidel, mon oncle, premier pro- 
fesseur royal en médecine, est décédé aujourd'huy 
sixième juin 1737, à six heures du matin, âgé de 
77 cms, 10 mois,& jours. Il n'a esté malade que & jours, 
estant mort d'une apoplexie, comme il l'avoit tou- 
jours dit. 

a II a esté ensevely le 7 dans F église des RR. PP. 
Observantins , où estoit la sépulture de noslre fa- 
mille. Il estoit bon ami y bon parent, fort charitable 
envers les pauvres, très habile en sa profession, et 
de l'Académie des sciences. Dieu l'aye receu en son 
saint Paradis ! » 

5° Après la mort de Jean-Baptiste , en 1756 , son 
Livre de raison est continué d'abord par sa femme , 
qu'il avait instituée héritière, ensuite par son fils 
Bruno-Pierre de Garidel. 

Celui-ci,. en 1777, devient conseiller au Parlement 
de Provence. Voici la prqfcssion.de foi, qu'il écrit 
alors, dès son entrée dans la magistrature.: 

a Le dernier juin 1777, j'ai été reçu en, l'office 
de conseiller au Parlement. Ce n'est pas sans trem- 
bler que j'envisage les devoirs d'un juge. Sagacité, 
connoissances , droiture , intégrité, enfin tout ce qui 
peut tendre moralement à la perfection humaine, 
doit résider en la personne de ceux dont, l'opinion 
décide de l'état et de la vie des citoyens. Tenanti la 
place. du Maître tout-puissant,, ils onl besoin, pour 
ainsi dire , d'un, rayon de ses lumières pour démesler 
la vérité, au milieu des formes et des mensonges dont 
elle est entourée. 



l'école du foyer domestique 255 

« Telle est la carrière que je vais parcourir. Mes 
foibles connoisscmces me conduiront à talons dans 
cette voie obscure. Désirant d'en cownoître les détours? 
je m' 'appliquer ay à chercher tout ce quipourram'in- 
struire. » 

La révolution éclate; Bruno de Garidel émigré 
sous l'impression des scènes sanglantes qui jetèrent 
la terreur dans la ville d'Aix et en Provence , à la fin 
de l'année 1790. Plus tard, rentré dans son domaine 
rural, il reprend la plume, pour faire connaître à 
ses descendants le sort de cette terrible révolution; et , 
s'occupant de l'éducation du seul fils qu'il eût à cette 
époque , il formule en terminant un vœu qui se place 
bien , comme conclusion , après tant de monuments 
des vertus de ses pères : « Dieu veuille répandre sur 
lui sa sainte bénédiction et le garantir surtout de l'in- 
crédulité! » 



FAMILLE DE SUDRE A AVIGNON. 

Ce que la famille de Garidel est à Aix , celle de 
Sudre l'est à Avignon : même esprit, mêmes mœurs. 
Seulement on trouve chez elle plus de détails sur 
l'œuvre de l'éducation. 

Le Livre de raison de Jean- Baptiste -Joseph de 
Sudre porte la date de 1680. C'est un beau manu- 
scrit in-folio, presque un chef-d'œuvre de calligra- 
phie. 

Il débute par une généalogie : « Ch*igine denostre 
famille et estât de nos affaires. 



256 l'écolb du foyer domestique 

« L'intérêt des familles veut qu'on tienne des Livres 
déraison..., où, après avoir escrit sa généalogie, ses 
alliances, sa naissance, ses biens et leur inventaire, 
on adjouste quelque mémoire en forme de maximes, 
lesquelles, fondées sur l'honesteté, produisent aux 
héritiers des effets très profitables pour le spirituel et 
pour le temporel. 

a In nomine Domini. — Ce 9 juin 1680, jowr de la 
Pentecoste, après avoir demandé ce matin à Dieu 
par une communion que, si le peu de bien que je 
possède est mal acquis, ou s'il donne à moy ou à mes 
enfans matière à offenser sa souveraine bonté, je le 
supplie de m'en priver et eux aussy, je commence 
par ma généalogie, sur laquelle je passeray fort lé- 
gèrement, ne me proposant que la pure vérité dans 
ce quej'ay à dire. » 

Sa famille avait habité longtemps avec honneur 
Limoges et la Guyenne; un de ses membres, Guil- 
laume de Sudre, avait été évoque de Marseille en 1362, 
et ensuite promu au cardinalat en 1366 '. 

Un simple cadet, ne possédant pas grand'chose, 
mais brave soldat et doué d'un caractère résolu, 
Pierre de Sudre, était venu s'établir à Avignon. 

La généalogie est l'histoire de la postérité issue 



1 Antoine de Ruffî, dans son Histoire de Marseille (1696, 
t. II, p. 27), parle de Guillaume de Sudre comme ayant été un 
évêque modèle. Le pape Urbain V, en le faisant cardinal, le 
nomma au patriarcat de Jérusalem, et il le chargea, en 1369, 
de recevoir au sein de l'Église Jean Paléologue, empereur des 
Grecs, qui fit profession de foi catholique à Rome dans l'église 
du Vatican. 



l'kcolb du foyer domestique 257 

de ce cadet; histoire des plus intéressantes : elle nous 
découvre ce qu'étaient les cadets des familles mo- 
dèles. 

Pierre de Sudre a commencé par acheter une 
petite maison d'habitation , et cette petite maison a 
également son histoire. Elle était d'abord des plus 
modestes, des plus exiguës ; elle s'est successivement 
agrandie pour répondre aux besoins de la famille. 
En 1661 , elle a été reconstruite par le fils de Pierre. 
A Jean -Baptiste- Joseph de Sudre, le petit-fils du 
fondateur, il était réservé de l'embellir, et ce dernier 
nous parle des belles moulures, formant paysage 
dans la frise des appartements, lesquelles ont été 
l'œuvre d'un de ses amis. Le père de Joseph Vernet, 
Antoine, peignait vers cette époque, à Avignon, des 
fleurs, des oiseaux ou scènes champêtres, sur les 
chaises à porteurs qui remplaçaient dans le Midi les 
carrosses. Des artistes distingués moulaient , ou 
plutôt sculptaient, avec un art non moins délicat, 
des arabesques, des paysages, des écussons, pour 
l'ornement même des demeures les plus bour- 
geoises. 

Voilà le foyer, dans les diverses phases de son 
existence. 

En 1600, Pierre de Sudre s'y est installé, et sa 
famille y prospérera'. Il y élèvera huit enfants, deux 
garçons et six filles. Il réussira à les établir tous , 
sauf un seul qui, résistant aux remontrances et 
corrections paternelles , lui causera la douleur de le 
voir mourir en mauvais sujet. 

« Quoique le nombre des en fans de Pierre de Sudre, 



258 l'école bu foyer domestique 

mon grand-père, fut de huit, il riespargna rien pour 
leur éducation. Aussy estoit-il un grand homme de 
bien, craignant Dieu, taschant de leur inspirer les 
bons sentimens dans lesquels il estoit véritablement; 
et c'est en quoy il avoit fort bien réussi, puisque, à 
la réserve d'Antoyne son aine, dont Dieu voulut 
bientost faire un exemple en le faisant mourir mi- 
sérable dans un hospital , il n'eut jamais sujet de se 
plaindre de ses enfans, <qui luy ont esté toujours sou- 
mis et très obéissons. 

« C'est encore cette aveugle obéissa/nce qui, joincte 
aux bons sentimens du père , a attiré sans doute sur 
toute la famille une protection toute particulière, 
puisque on ne sçauroit attribuer qu'à la seule Pro- 
vidence la meunière cuvec laquelle cette si nombreuse 
famille a pu subsister -a/vec quelque esclat et si long- 
temps. 

« Mon grand-père n' avoit pu vendre sa compagnie 
d'ordonnance que 4 ou 5,000 livres i , il n' avoit retiré 
de la dot de sa femme que 1,000 livres, et son pa- 
trimoine ne fut que de 1,600 escus... 

« Qu'avec cela il ait logé toutes ses filles qui ont 
emporté près de 15,000 livres de sa maison, que son 
fils Antoyne luy ait volé 1,600 escus, et qu'il soit 
resté cependant à mon père, qui a esté son héritier, 
près de 2,000 escus, il est presque impossible de le 
croire. 

« Il est vray que s'estant associé avec MM. de 
Breton, deSeignons, de L'Église et autres, ils prirent 

1 Les régiments et les compagnies étaient alors une propriété, 
comme les charges judiciaires et autres. 



l'école do foyer domestique 259 

les fermes de la ville soubs le nom d'un homme de 
paille , et qu'il y gaigna quelque chose. 

« Il mourut l'an 1633, le 4 aoust, âgé de quatre- 
vingt-onze ans , après avoir receu tous les sacremens 
avec un raisonnement toujours solide, et après avoir 
faict son testament par lequel il institua héritier 
Jean de Sudre, conjointement avec damoiselle Julie 
de Gay sa femme. 

a Jean de Sudre, mon père, fut élevé pour les 
lettres; à cette fin, on ne luy espar gna qitoy que ce 
soit. Il acheva ses classes heureusement, et, après 
avoir faict sa philosophie, se voyant porté à estre 
médecin, il commença son cours de médecine... » 

Ici est tracée la biographie de Jean de Sudre. Il 
devient un des plus habiles médecins de la province, 
est trois fois régent , puis doyen de la Faculté de 
médecine, épouse en 1642 Constance de Ghasa et en 
a quatre enfants , dont un seul lui survit. Cet enfant 
est Jean-Baptiste-Joseph de Sudre, l'auteur de notre 
Livre de raison. 

Jean-Baptiste- Joseph de Sudre, après avoir ra- 
conté de la sorte l'histoire de ses ancêtres , aborde 
la sienne propre. Il nous initie à ses souvenirs d'en- 
fance, et il nous parle même de sa nourrice, à la- 
quelle il conserva un vif attachement et qu'il retira 
chez lui dans sa vieillesse. C'est là un témoignage, 
entre mille, sur les rapports affectueux que les 
mœurs du foyer établissaient entre les classes ex- 
trêmes de la société. Le Livre de Joseph de Sudre 
en contient plusieurs de ce genre. Ainsi wtfus y li- 
sons à la date de 1684 : 



260 l'école du foyer domestique 

« Ce 20 mars, ma femme a faict baptiser, avec 
M. de Louancy, une fille de maistre Charles Mon- 
tobre, dit le Parisien, menuisier de cette ville. Sa 
femme , appelée Anne Blachière, est la filleule de mon 
père, et je l'ay mariée avec le dit Parisien. » 

Plus tard, en 1692, il s'agit de son père nourri- 
cier, François Moulin , du Thor. Il est parrain d'une 
fille de ce dernier : 

« J'ay voulu luy faire ce plaisir, luy ayant beau- 
coup d'obligations. J'ay esté au Thor, avec M Ue de 
Chrestien, ce 9 avril 1692, faire ce baptesme. J'ay 
faict présent à la femme du dit Françoys d'une croix 
de perles, montée sur or, valant deux escus blancs, 
et en outre pour les frais du baptesme fay despensé 
un escu. » 

Il nous dit ensuite comment il fut sauvé, presque 
miraculeusement, un jour qu'il faillit se noyer dans 
le Rhône, par la protection visible de saint Pierre de 
Luxembourg, et il nous découvre un des côtés de 
la coutume des familles dans lesquelles était pra- 
tiqué traditionnellement le culte des saints pa- 
trons. 

« J'ay pris pour un de mes protecteurs saint Pierre 
de Luxembourg. Mon père, qui m'a élevé dans ces 
sentimens de reconnoissance , avoit avant moy fait 
de mesme, et je recommande avec toute l'autorité 
qu'un père peut avoir sur ses en fans, et surtout à 
mon héritier, qui plus que les autres verra ce Livre 
de raison, de prendre, comme son grand-père et 
moy, ce grand saint comme son protecteur et celuy 
de sa famille, luy protestant qu'il ne m'a jamais 



l'école du foyer domestique 261 

manqué dans les occasions, et que j'ay visiblement 
conneu que je luy debvois entièrement la réussite de 
bien des affaires que je luy avois recommandées , et 
la grâce d'estre échappé de plusieurs dangers. » 

Nous avons parlé de l'Ancien Testament 1 . C'est 
le lieu de noter quelle place avait aussi dans les 
familles la lecture habituelle de la Vie des Saints. 

Les Évangiles et les Épîtres des apôtres, l'histoire 
des premiers disciples de Jésus -Christ, celle des 
martyrs qui versèrent leur sang pour porter témoi- 
gnage à la vérité au milieu des persécutions; la vie 
militante et héroïque des prédicateurs de la foi dont 
le dévouement ne recula devant aucune fatigue, 
aucun obstacle , pour défendre les populations aux 
prises avec les flots de barbares venus du Nord et 
pour conquérir ceux - ci à la civilisation , en les 
convertissant à la vraie religion; l'existence pure, 
austère, active, toujours désintéressée, toujours au 
service du prochain et du pays, par laquelle des 
familles entières furent entourées dans l'opinion de 
l'auréole de la sainteté; l'œuvre immense de réno- 
vation morale accomplie par des hommes pauvres, 
ou qui se rendaient pauvres afin de mieux imiter 
le divin Modèle; en un mot, tous les glorieux sou- 
venirs, tous les éléments de la tradition chrétienne, 
concouraient à l'éducation et bonne nourriture des 
enfants, et entretenaient le feu sacré du bien au 
foyer domestique. Les documents les plus divers et 

1 Ci -dessus, liv. I, chap. u. 



262 l'école du foyer domestique 

les plus nombreux, où nous pouvons observer le 
régime de la famille, dans l'ancienne France, sont 
pleins sur ce sujet de détails attachants. 

« Je laisse le livre de la Vie des Saints que j'ay 
achepté, afin que chez vous on le lise. 

a Le soir, faites lire la vie du saint de chaque jour; 
que tous ceux de la maison l'entendent attentive- 
ment, avec respect et révérence. Ensuite fermez les 
portes de vostre maison, faites voslre prière à Dieu 
et l'examen de vostre journée, voyez en quoy vous 
pouvez avoir manqué, et souvenez -vous de vous en 
corriger. Ayez en vue toujours dans vostre conduite 
les commandemens de Dieu. Qu'ils soient empreints 
dans vostre esprit et dans tout ce que vous ferez. 
Quand vous aurez accoustumé cette douce façon de 
vie, elle vous sera aisée, et vous serez conlens, et 
pour l'âme et pour vostre repos, pour celuy de vostre 
maison et de vos affaires 1 . » 

Quand on donne aujourd'hui à un enfant un 
prénom , on fait le plus souvent un choix étranger à 
l'idée religieuse. Cette idée était autrefois si profon- 
dément empreinte dans les esprits qu'elle présidait 



I Livre de raison de M. de Mongé , déjà cité. 

II écrit encore sur le même sujet : « Que vostre dévotion soit 
simple, sincère, ronde, sans éclat. Soyez meilleur que vous ne 
paroilrez. » 

Saint François de Sales disait à M"" de Chantai qu'il fallait 
aimer Dieu « rondement, nat'fvement et à la vieille françoise. » 
Ailleurs , il parle « du grand amour qu'il a pour i'àme du bon 
M. le Prévost , parce qu'elle lui semble bonne, ronde et franche. » 
(Œuvres complètes de saint François de Sales, édit. Vives, 
t. X, p. 115,303.) 



l'écolb du foyer domestique 263 

à la direction de la vie humaine dès le berceau. Il 
y a aux xv e et xvi e siècles, en Provence, unô in- 
nombrable quantité de Jehan. C'est un nom popu- 
laire; les deux tiers des enfants le portent, et on 
le retrouve encore au xvn e siècle dans la famille 
de Sudre. A l'époque où il était le plus répandu, 
Raphaël peignait à Rome, dans sa fresque du Saint- 
Sacrement, Jésus -Christ ayant la sainte Vierge à 
droite et saint Jean -Baptiste à gauche. L'art, lui 
aussi, revêtait de la splendeur du beau la pensée de 
pénitence qui remplissait les âmes chrétiennes 1 . Une 
sorte de prédestination semblait réservée aux en- 
fants dont les parents se nourrissaient d'un tel 
idéal *. De là également la sainte coutume des pèle- 
rinages, entrepris et effectués par des familles en- 
tières. De Sudre nous raconte celui qu'il fit en 1666, 
avec sa femme et ses enfants, aux lieux saints de 
Provence. 

« Nous partismes le mois demay et commençâmes 
nostre voyage par Apt pour y voir les reliques de 



i Ms*Isoard, la Vie chrétienne; Paris, Albanel, 1871, p. 120, 
121. 

* « Bannir tous vains discours, lire les saintes histoires, ouyr 
de bons propos, ayde aux enfans et s'allie avec la chair dans 
le ventre de leur mère. Les premières affections se marquent 
dans les corps et les esprits mesme devant leur naissance... 
La ressemblance des actions des enfans à celles des pères vient 
de la bénédiction de Dieu, et de la nourriture qu'ils reçoivent 
pareille à celle de leurs parens. Les gens de bien sages et vail- 
lans naissent de leurs semblables. La suite de plusieurs ver- 
tueux augmente la perfection en leur postérité. » (Mémoires du 
maréchal de Tavannes, p. 42 et suiv. ) 



264 l'école du foyer domestique 

sainte Anne, et visitâmes Saint -Maximin, Nostre- 
Dame de Cotignac, la Sainte -Beaume, Aix t Arles, 
Tarascon, etc. » 

Mais revenons à ce qu'il nous dit sur l'histoire de 
son éducation. 

Une vive impression fut produite sur lui par les 
résultats de l'inconduite d'un de ses oncles, frère 
de sa mère. 

« Le troisième frère de ma mère, Jean -Baptiste, 
avoil esté choisy parmi ses frères pour estre le sou- 
tien de sa maison, et pour la maintenir dans l'éclat 
où elle estoit depuis des siècles; mais il en a esté dans 
peu de temps l'entier et le grand destructeur. H auroit 
esté bon qu'il n'eût pas tant vescu, car il a esté un 
très méchant mesnager, ayant mangé ou joué plus 
de trente-cinq mille escus. 

« II est mort si misérable qu'il n'avoit pas un sol 
de bien, et, si ses sœurs ne l'eussent retiré chez elles, 
il auroit sans doute esté réduit à demander l'au- 
mosne. Il faut pou/riant luy rendre justice et advouer 
qu'à la réserve du penchant qu'il avoit pour le jeu, 
il n'avoit aucune autre mauvaise qualité, estant gé- 
néreux, un peu trop, civil, officieux, bon amy, sin- 
cère et fort sobre. Il m'a fait très souvent des remons- 
trances, les larmes aux yeux, sur la conduite que je 
debvois tenir dans le monde, et principalement quant 
au jeu, s' alléguant toujours pour exemple , en m'as- 
swrant que, tant qu'il avoit eu de quoy donner et 
jouer, on luy avoit toujours faict la cour; qu'il avoil 
nourri des années entières des gens qui estoient pré- 



l'école du foyer domestique 265 

sentement plus riches que luy n'avoit jamais esté, et 
que cependant ceux-là mesmes, dans V estât pitoyable 
où il estoit, luy avoient refusé un méchant repas et 
encore moins. 

« Exemple qui a, depuis ce temps -là, fatct une 
si grande impression sur moy, que je ne Vay jamais 
oublié et que je recommande dès à présent à mes 
enfans d'en faire leur profit. » 

Joseph de Sudre se marie fort jeune et enregistre 
les naissances de dix - huit enfants , huit garçons et 
dix filles , qu'il eut de 1662 à 1688. Dix-huit enfants ! 
et nous savons quelle était la modicité de sa fortune. 
Il eut la douleur d'en voir mourir un grand nombre. 
Après avoir perdu successivement plusieurs de ses 
fils, il était destiné à subir le coup le plus cruel, 
lorsque celui sur lequel s'étaient reportées toutes ses 
espérances lui fut encore enlevé. 

Son journal domestique est l'histoire de toute une 
vie de dévouement , d'efforts , d'épargne , de priva- 
tions , employée à faire l'éducation de cette nom- 
breuse famille. Nous sommes témoins de la sollici- 
tude et des sacrifices du père pour l'aîné de ses 
fils, que la Providence lui avait laissé comme re- 
présentant de sa race. 

« Pendant toutes ses classes, outre son debvoir dont 
il s'est toujours fort bien acquitté, il s'est rendu bon 
géographe, mathématicien, ferme en l'explication 
des poètes. Fasse le ciel que toutes ces connaissances 
ne luy servent à l'advenir qu'à le rendre bon chres- 
lien, honneste homme et soubmis à suivre les senti- 
mens que je tascheray de luy imprimer toute ma vie H 



266 l'école du foyer domestique 

Le premier devoir des enfants est l'obéissance ft : 
ceci est dit par tous les parents , et là est le but fon- 
damental de l'éducation. 

Quand le fils de Joseph de Sudre a terminé ses 
classes, le père écrit : 

« Cependant mon fils aisné a achevé ses classes; et 
comme l'application qu'il a eue pour les lettres, aux- 
quelles il a aussi bien réussy, ne luy permettoit pas 
de rendre toutes ses petites connoissances infruc- 
tueuses, comme il avoit une inclination toute parti- 
culière pour les mathématiques et principalement 
pour les fortifications, il me pria d'agréer qu'il prit 
le parti des armes. 

« Sa résolution m'épouvanta, et je luy représentay 
tout ce que le meslier de la guerre avoit de rude et de 
difficile, mais inutilement. 

« Le voyant persister dans sa résolution et ne vou- 
lant pas de tout poinct forcer les inclinations de mes 
en fans y je taschay de seconder les siennes, et pour 
cet effect, je voulus qu'il commençât d'abord à ap- 
prendre à faire les armes, à danser , à monter à 
cheval et à dessiner. Tout cela me cousta beaucoup; 
mais je ne m'cvrreslay point à la despense, et, autant 
que je le pourray , je contribueray à l'advancement 
de mes enfans , me privant mesme de mon besoin. » 

Joseph de Sudre s'adresse à l'abbé Fléchier , au- 

1 Les lettres de Benjamin Franklin à son père et à sa mère 
portent l'empreinte de cette éducation. Elles se terminent tou- 
jours par ces mots : Voire fils obéissant. Tous les enfants adres- 
saient à leurs parents, dans leurs lettres, la même formule 
traditionnelle de respect. 



l'école bu foyer domestique 267 

mônier de la Dauphine, « un de ses bons amis ; » il 
veut faire entrer son fils dans une des compagnies 
qui étaient alors levées , pour compléter l'éducation 
militaire des jeunes gentilshommes dans les places 
fortes de Metz, Cambrai, Longwy et Besançon. Suit 
le relevé des énormes dépenses qu'il eut à s'im- 
poser. 

Il n'avait pour revenu que le produit de ses pro- 
priétés et de celles de sa femme. C'est dire quelles 
furent ses peines et privations, lorsque les récoltes 
étaient mauvaises ou que son blé se vendait à>vil 
prix. L'année 1690 fut une de ces mauvaises années. 

« Mais il ne faut rien mesnager, quand il s'agit de 
V éducation de ses enfans. . . Le bon Dieu me fera la 
grâce de pouvoir espar gner l'année suivante, pour 
remplacer (payer) le restant, n'ayant pas de plus 
forte passion au monde que celle de conserver le bien 
et héritage que mon père m'a remis. » 

Ceux dont l'égoïsme ne porte aucune responsabi- 
lité oublient Dieu , et même il en est qui prétendent 
le bannir de la conduite des choses humaines ; mais 
les pères ayant de nombreux enfants, et qui veulent 
donner de bons citoyens à leur pays, placent en 
Dieu leur confiance; ils attendent de sa bonté le 
succès de leurs efforts dans le gouvernement de leur 
famille. 

L'année 1691 n'est pas meilleure pour Joseph de 
Sudre. 

a Jamais année n'a esté plus misérable pour moy, 
puisque, quelque prévoyance que j'aye, je ne vois 
pas que je puisse m'empêcher d'emprunter ou de 



268 l'école du foyer domestique 

vendre... Mais enfin il faut en tout se conformer à 
la volonté de Dieu, et , puisque il m'a donné une 
grosse famille, je dois tascher jusqu'au bout de 
l'élever et de la faire subsister le plus honneslement 
que je pourray. » 

En 1693, il fait planter une vigne. 

« U année prochaine, je feray, avec l'ayde de Dieu, 
planter les deux autres. Ainsi nous aurons une fort 
bonne et jolie vigne, qui sera d'un grand secours 
dans le mesnage. » 

Pour comble de malheur, son fils aîné devenu 
lieutenant tombe malade. U vient se rétablir au foyer 
paternel. 

« Ma femme employa tous ses soins à le remettre, 
et moy à trouver les expédiens pour faire subsister 
ma famille , qui pour lors estoit composée de dix- 
sept personnes. » 

Ce fils , objet de tant de sacrifices, est nommé capi- 
taine, et le père doit recruter pour lui des soldats, 
« afin de rendre sa compagnie parfaite ! . » 

1 Nous avons dit que les compagnies étaient alors une pro- 
priété. Sous ce régime, qui faisait reposer l'organisation de 
l'armée sur la responsabilité des chefs militaires , « un capitaine 
s'engageait à fournir au Roi un certain nombre d'hommes en 
état de servir, habillés, équipés, armés. De son côté, le Roi 
s'engageait à payer au capitaine , pour chaque homme reconnu 
propre au service , d'abord une prime de levée , puis une solde 
journalière, soit en argent, soit en fournitures, dont la valeur 
devait être imputée sur la solde. Le capitaine ou ses agents se 
mettaient en campagne, cherchant les hommes de bonne vo- 
lonté... Il fallait que le capitaine tînt sa compagnie au complet, 
et se procurât le nombre de recrues nécessaire pour remplacer 
les morts, les disparus ou les déserteurs. » (Camille Rousse t, 
Histoire de Louvoie; Paris, Hachette, 1862, 1. 1, p. 183-195.) 



l'école bu foyer domestique 269 

« Je tascheray de l'y aider de mon mieux, qUoyque 
je sois sans argent , ayant dans le cours de cette année 
despensé 2,098 escus. Le bon Dieu me donne bon 
commencement de la nouvelle année! 

« ... Après le despart de mon fils, je m'appliquay 
totalement à luy faire des soldats et à luy faire dresser 
son équipage. Pendant tout l'hiver, ce furent là tous 
mes soins. Et, comme il m'eut envoyé La Fontaine, 
un des sergens de sa compagnie , je luy remis des 
soldats que j'avois faicts, et tout son équipage avec 
lequel il partit sur la fin du mois de mars. Je vïay 
pu éviter, comme je Vay desjà dit, de consumer 
partie de mes fonds pour une si extraordinaire des- 
pense. Mais je ne m'en repens pas, espérant que 
mon fils se rendra digne de mes amitiés et des égards 
que j'ay pour luy. Il m'en saura gré et priera Dieu 
pour moy. 

« Je prie Dieu de tout mon cœur- de vouloir bien 
le favoriser de ses grâces, de le conserver et le tirer 
des dangers où le mestier de la guerre le plongera 
tous les jours. » 

Hélas ! ces dangers n'étaient que trop prochains ! 
Bientôt après, ce fils si aimé tombe mortellement 
frappé sur un champ de bataille du Piémont. Le père 
reprend la plume et écrit : 

« 1693. — Voicy le plus triste et le plus funeste en- 
droit de ma vie et de tout ce livre. C'est la mort de 
mon fils Jean -Joseph de Sudre, aisne de mes en- 
fans, capitaine dans le régiment de Lourches, tué à 
la bataille de Marsalia A , donnée contre M. le duc de 

1 Marsaglia, Mar&aille, bourg situé sur la route de Pignerol 



270 l'école du foyer domestique 

Savoy e, le 4 octobre, jour de saint François , lors- 
qu'il exhortoit ses soldats à combattre comme luy. 

« Je ne puis en dire davantage, fondant en larmes 
dans le mesme moment que fescris. Il faut pourtant 
dire, avec la douleur la plus forte et la plus sensible, 
que c'estoit de tous les en fans le plus obéissant, le 
plus honneste et le plus sçavant. Aussi ne m'a- 1- il 
jamais donné aucun déplaisir que celuy de sa mort. 

« J'avois pris beaucoup de peine pour son édu- 
cation; aussi y avois-je réussy, car il connoissoit 
parfaitement Dieu et le monde. J'ajoute, sans me 
flatter, que par ces deux connoissances il s'estoit 
acquis les grâces du premier, l'approbation et l'ap- 
plaudissement du second, ayant esté regretté et 
plaint non seulement de toute la ville, tant des 
riches que des pauvres, mais encore de tous ceux 
dont il avoit l'honneur d'estre conneu 1 . 

« Je m'appauvrissois pour luy avec plaisir; rien 
ne pouvoit augmenter l'amour que j'avois pour luy. 
Aussi, du jour de la triste nouvelle de sa mort, j'ay 
esté malade à mourir d'une maladie de foiblesse et 
de langueur. Mais le bon Dieu veut que je ressente 
plus longtemps la perte que je viens de faire et que 
mon affliction soit plus longue. Elle ne cessera ja- 
mais. 



à Turin. Cette bataille, livrée le 4 octobre 1693, fut pour l'ar- 
mée française, commandée par Catinat, une brillante victoire, 
qu'elle remporta à la baïonnette sur Victor -Amédée, duc de 
Savoie, et sur le prince Eugène. 

1 Ces formes de langage, non moins que le fond des idées 
caractérisent l'ancienne éducation. 



l'école du foyer domestique 271 

« J'ay faict dire, pour le repos de son âme, trois 
cents messes, outre quantité d'autres prières qui se 
sont f aides et se font tous les jours. 

« Le bon Dieu luy aye faict miséricorde et me 
donne la consolation qui m'est si nécessaire! 

« Comme c'est icy la dernière fois que j'escriray 
de luy dans ce livre, je voudrois le faire longtemps; 
mais les larmes que je verse m'ont faict cesser dix 
fois , elles me suffoquent. 

« Je finis. Requiescat in pace. Je prieray Dieu 
toute ma vie pour son âme. » 

Joseph de Sudre eut à régler sa succession entre 
ses enfants survivants. Nous dirons comment il 
remplit ce dernier devoir, lorsque nous parlerons 
des testaments 1 . 

Pour f avoir sur quelles autorités paternelles re- 
posait Tordre privé et public de l'ancienne France , 
il ne faut donc pas se borner à interroger les collec- 
tionneurs d'anecdotes scandaleuses. Il ne faut pas 
chercher dans les mémoires d'hommes de cour et de 
sceptiques épicuriens ce qui était pour eux un 
monde inconnu. Une littérature légère n'a que trop 
cultivé et propagé ce genre de documents , elle en a 
exprimé le suc ; et elle a habitué nos contemporains 
à conclure que le bien et le mal , la vertu et le vice , 
sont choses indifférentes pour le progrès, et même 
que les familles, lorsqu'elles étaient chrétiennes, 
n'étaient point pour cela meilleures. 

1 Nous nous occupons ici spécialement de l'œuvre du père en 
matière d'éducation ; bientôt nous dirons celle de la mère. 



272 l'école do foyer domestique 

Si Ton veut trouver la corruption, on n'a, il 
est vrai, qu'à s'adresser à d'autres témoins. Au 
xvm e siècle surtout, ils ne sont que trop en vue et 
ils parlent de haut. Cette enquête sur la vie privée 
des puissances politiques , financières et littéraires 
d'alors, serait une des applications de cette géogra- 
phie du mal, opposée à celle du bien, dont nous 
avons signalé l'importance en histoire et en écono- 
mie sociale. 

Déjà, avant la fin du grand Roi, M me de Main- 
tenon s'épouvantait en voyant autour d'elle une 
sorte d'effondrement : a On mcmque aujourd'hui à 
tous ses devoirs par maocime... C'est là la grande 
corruption du siècle... On dit que la vie n'est donnée 
que pour se divertir, qu'il ne faut point se con- 
traindre, qu'un mari ne doit point se soucier de la 
réputation de sa femme, de la conduite de ses en- 
fants et de la règle de sa maison 1 . » — « Ici , à Paris, 
écrivait M me d'Oberkirk, je ne m'appartiens plus; 
j'ai à peine le temps de causer avec mon mari et de 
suivre mes correspondances. Je ne sais comment 
font les femmes dont c'est la vie habituelle : elles 
n'ont donc ni famille à entretenir, ni enfants à 
élever. » En effet, dans ce milieu tout artificiel, où le 
plaisir, la galanterie, le jeu et une dissipation sans 
relâche sont devenus les grandes affaires dans les- 
quelles on s'absorbe, la famille finit par n'exister 
que de nom, et les enfants ne sont plus élevés. Les 



1 M me de Maintenon , Conseils aux demoiselles, publiés par 
M. Th. Lavallée, t. I, p. 144. 



l'école du foyer domestique 273 

parents les tiennent à distance. De là le typé du père 
sec de cœur, absolu, despote, glaçant ses fils au 
point de les rendre muets, et qui, ne sachant in- 
spirer le respect, ne pense qu'à se faire craindre. 
M. de Talleyrand racontait qu'il n'avait jamais 
couché sous le même toit que ses père et mère. — 
« Je fus confié, dit le comte de Tilly, à des valets 
et à une espèce de précepteur qui leur ressemblait 
à beaucoup d'égards. » — Et le marquis de Mira- 
beau, au sujet de son père Antoine : « Je n'ai jamais 
eu l'honneur de toucher la joue de cet homme véné- 
rable 1 . » 

Et c'est ainsi que s'est préparée la révolution et 
faussée l'opinion. Le renversement de toutes les 
croyances et de tous les respects s'annonçait et s'affi- 
chait comme le progrès , pendant que des théori- 
ciens, étrangers à toute pratique des choses hu- 
maines, prétendaient renouveler de fond en comble 
le genre humain avec des formules. Quel contraste 
entre les deux Frances! Dans les profondeurs du 
pays, beaucoup de vertus admirables , mais obscures 
et impuissantes à arrêter le torrent; et dans les hau- 
teurs le scepticisme, l'irréligion, des raffinements 
d'esprit et un débordement de corruptions, allant 
jusqu'à la perte du sens moral. 

Le nom de Mirabeau s'est placé sous notre plume. 
Quel exemple plus saisissant que celui de ce père 
et de ce fils diversement célèbres * ! L'utopiste Ami 

1 H. Taine, les Origines de la France conlemporaine , p. 175 
et siiiv. 
5 M. de Loménie raconte un trait qui peint bien les deux 



274 l'école du foyer domestique 

des hommes ne réussira qu'à se créer un ennemi 
dans la personne de l'héritier de sa race ; et cet héri- 
ritier des Riqueti sera en fait celui des Gracques, 
pour déchaîner une révolution formidable contre 
l'ancienne société, qu'il accusera d'avoir enfanté 
tous les despotismes , et surtout le despotisme pa- 
ternel. 



Mirabeau. Le marquis avait écrit une pompeuse notice sur 
l'origine des Riqueti, qu'il faisait descendre de patriciens gi- 
belins, bannis de Florence au xiu e siècle. 

Mirabeau arrangea , en l'appropriant à son goût , cette notice , 
et il en fit faire une multitude de copies. Le manuscrit du mar- 
quis débutait par un morceau en l'honneur de l'autorité pater- 
nelle : « Les pères ne sont plus les maîtres de leurs enfants et 
ne sont aucunement dignes de Vitre. » Mirabeau renforça en- 
core Tidée : « Les pères ne sont plus les maîtres d'enfants peu 
dignes d'être pères. » C'est le même homme qui , dans son der- 
nier discours, qu'il n'eut pas le temps de prononcer, et dont 
M. de Talleyrand donna lecture le 2 avril 1791 à l'assemblée 
constituante , terminait sa vie par cette déclaration solennelle : 
« Moine les lois accorderont au despotisme paternel, plus il 
restera de force au sentiment et à la nature. » 



CHAPITRE III 



LE PÈM ET L'ÉDUCATION 



Un publiciste allemand écrivait en 1858 : « La vie 
de famille, comme on sait, a pris chez les Français 
une autre forme que chez nous. Cette intimité du 
foyer, sans laquelle l'existence perd pour nous une 
partie de son prix, et qui fait que les parents cher- 
chent leur bonheur dans les enfants et vice versa, 
paraît ne pas être aussi connue des peuples romans 
que des peuples germaniques. De même que déjà le 
mariage est ordinairement traité comme une affaire, 
l'éducation des enfants est comptée au nombre des 
affaires, et mêmedes affaires difficiles et désagréables, 
que Ton repasse volontiers à d'autres mains *. » 

Voilà comment nous jugeaient, il y a vingt ans; 
ceux qui comptaient sur les extrêmes conséquences 

* Holzapfel , Mittheilungen ûber Erziehung und Unterricht 
in Frankreich; Magdeburg, 1858. 



276 LE PÈRE 

de nos erreurs pour nous vaincre. Aujourd'hui, 
sont -ils eux-mêmes exempts des désordres qu'ils 
nous reprochent? Et, quel que soit leur esprit de 
tradition, qui leur a permis jusqu'ici de ne pas nous 
imiter dans les emportements et les excès de notre 
logique, si bien établi que semble être encore chez 
eux le respect de l'autorité , dans la famille et dans 
l'État, ne sont-ils pas profondément atteints du mal 
dont nous souffrons? Ce n'est pas le lieu de le recher- 
cher. Nous nous arrêtons à un fait qu'on se plaît à 
dénoncer comme caractérisant une sorte de vice na- 
tional. — Les Français, dit-on, ne savent pas et même 
n'ont jamais bien su ce qu'est la vie domestique. Les 
Anglais en ont les mœurs au plus haut degré, et 
leurs romanciers concourent à les maintenir, en re- 
produisant avec un charme infini, et jusque dans 
leurs moindres détails, les scènes familières du 
foyer. Les Allemands s'en attribuent également le 
privilège ; leurs écrivains populaires et leurs artistes 
en témoignent, par la prédilection qu'ils mettent à 
retracer, dans des tableaux d'intérieur, les usages et 
bonnes coutumes qui attestent la santé morale des 
populations. Pour nous, nous sommes représentés 
comme le peuple léger et instable par excellence; 
nous aurions toujours troublé le monde par notre 
besoin incessant d'agitation extérieure, sans réussir 
jamais à nous gouverner nous-mêmes. 

Mais voici quelque chose de plus triste encore. 
Nous conspirons depuis un siècle pour accréditer 
contre nous de si injustes préjugés; nous nous con- 
stituons les détracteurs de nos meilleures traditions. 



ET L'EDUCATION 277 

Quelles noirceurs n'a-t-on pas imaginées, et que ne 
colporte -t- on pas au sujet de l'ancienne famille 
française? N'est- elle pas défigurée au point de de- 
venir un objet repoussant? 

Faut-il dès lors s'étonner que le respect s'en aille 
de notre pays? Non seulement le respect s'en va, 
mais les autorités qui devraient l'inspirer et l'exiger 
abdiquent. Il y a cent ans, dans certains foyers où 
l'égoïsme avait remplacé le dévouement, et la rai- 
deur des formes l'affection, parce que souvent il n'y 
avait plus chez eux ni religion ni mœurs, les fils 
ne semblaient avoir pour leurs pères que le senti- 
ment de la crainte. Aujourd'hui, ce sont les pères 
qui trop habituellement s'annihilent devant leurs fils 
et perdent sur eux toute action. Les situations sont 
renversées ; mais au fond la cause du mal est là même. 

L'éminent auteur du Traité sur l'éducation, qui 
a vu de près toutes ces déchéances de l'autorité pa- 
ternelle et maternelle, résume ses observations en 
ces termes : 1° L'on ne trouve presque plus de pa- 
rents qui veuillent connaître les défauts de leurs 
enfants, savoir la vérité sur eux; 2° on en trouve 
encore moins qui veuillent les corriger, qui sachent 
vouloir ordonner, défendre; 3° s'ils s'en mêlent, 
c'est souvent pour tout compromettre i . 

1 M& Dupanloup, de l'Éducation, t. II, chap. xi. 

Ce beau livre est au premier rang de ceux qui devraient au- 
jourd'hui être entre les mains de tous les pères et mères de 
famille. 

Consulter aussi : La Famille, par M. Amédée de Margerie; 
Vaton, 1869, 2 vol. in -18; — La Paternité chrétienne, par le 
R. P. Matignon; Palmé, 1870, 1877, 1878, 3 vol. in-18. 

8* 



278 LE PÈRE 

Si les rapports se brisent entre les parents et les 
enfants, que reste-t-il comme principe d'éducation, 
de direction et de gouvernement, et même comme 
lien social? Si Tordre et la paix disparaissent du 
foyer, comment se conserveraient- ils daris l'Étal? 
Car ce qui désorganise la famille se produit d'une 
manière bien autrement générale et brutale entre 
le maître et le serviteur, le patron et l'ouvrier, les 
gouvernants et les gouvernés. 

« Le temps des pères absohis est passé, écrivait- 
on naguère; le temps des pères constitutionnels 1 est 
venu 1 . » 

Un- père constitutionnel! quelle • nouveauté! et 
comme elle traduit utt 1 fétichisme?' qtii semble gran- 
dir avec nos révolutions ; celui dès' mots'! Qu'est un 
père constitutionnel? C'est, dit-on, le pèrequi fait 
prévaloir son autorité par une action totf te morale , 
« avec le consentement de ceux qui se courbent sous 
son empire. » — « Comment l'obtiendra- t-il? En la 
conquérant. Comment la conquerra-t-il? En Iép mé- 
ritant..., de sorte qu'il soit aussi vénéré, à force 
d'être connu , que les pères d'autrefois Tétaient 
souvent à force d'être ignorés... La paternité en 
cela ne fait que subir la loi de toutes les grandes 
fonctions sociales d'aujourd'hui... A raison de sa 
supériorité sur l'ancienne, elle est condamnée à des 
devoirs difficiles et nouveaux". » Nous étions tout 



1 Ernest Legouvé, Les Pères et les Enfants- au xix* siècle, 
p. 18. 
* Ibid., p. 19 , 20. 



et l'éducation 279 

entier à l'étonnement que nous inspiraient ces 
lignes, lorsque le portrait dans lequel d'Aguesseau 
a fait revivre la figure de son illustre père tomba 
sous nos yeux; et voici ce -que nous y lisions : — 
« La raison qui dirige également la vertu et la 
science étoit si puissante chez lui, qu'elle lui suffisoit 
pour régner sans peine sur ses enfants. Il n'avoit pas 
même besoin d'y joindre le secours des peines ou 
des récompenses : un visage plus sérieux qu'à l'or- 
dinaire, un regard un peu sévère nous paroissoit un 
véritable châtiment; un air de satisfaction, une 
parole de louange, le moindre signe d'approbation 
nous ten oient lieu de la plus grande récompense. 
Aussi nous faisoit-il sentir, dès la première jeu- 
nesse, qu'une raison toujours égale, une vertu qui 
ne se dément jamais , exercent une autorité qui se 
suffit pleinement à elle-même, parce qu'on lui obéit 
par amour et par admiration... » Henri d'Aguesseau, 
le père du chancelier, était un parfait chrétien; 
c'était un sage et un saint; et de là l'empire qu'il 
exerçait sur ses enfants. Qu'eût-il dit si on l'avait 
loué d'avoir innové en matière d'éducation? 

Nos pères n'étaient ni absolus ni constitutionnels ; 
ils étaient vraiment et simplement des hommes reli- 
gieux, croyant qu'il n'est possible de triompher chez 
l'enfant du vice originel qu'à force de dévouement, 
suivant pour cela les maximes, les préceptes et la 
méthode de l'Évangile, et convaincus qu'une édu- 
cation bien faite est un chef-d'œuvre dans lequel 
Dieu doit intervenir. Voilà le fond de la tradition. 
Ce qui est la révolution, ce qui renverse les premières 



280 LE PÈRE 

bases de la société, c'est ce que nous voyons : la 
famille sans chef et le foyer sans Dieu. Là est la 
nouveauté absolument subversive qui a produit l'état 
où nous sommes, et c'est à le prouver que sont con- 
sacrées ces pages. L'enquête à laquelle nous nous 
livrons montre ce qu'étaient et ce que valaient les 
races romanes , dont on s'est trop complu , dans ces 
derniers temps, à rabaisser l'admirable civilisation. 
L'esprit de famille était le même des deux côtés du 
Rhin, lorsque notre pays avait des autorités pater- 
nelles sachant remplir leur devoir et maintenir la 
loi du respect. Ne nous lassons pas de multiplier à 
ce sujet les observations. Les témoins sont presque 
innombrables. 

« Si vous avez trouvé quelque chose de bon en mes 
dernières lettres, écrivait Nicolas Pasquier à son 
père , je confesse librement le tenir de vous à foy et 
hommage. Comme les fruicts tiennent de la sève et 
de lewr branche , ainsi , si je sçais quelque chose , 
cela par droit de nature est descendu de vous en 
moy. Si ce que j'ay faict vous a esté agréable, f es- 
père que le ciel me favorisera tant que je continueray 
de mieux en mieux \ » 

1 Lettres de Nicolas Pasquier, publiées à la suite de celles 
d'Etienne Pasquier, t. II , liv. III , 2. 

C'est dans la déchéance de la vieillesse que se manifeste au- 
jourd'hui un des symptômes les plus caractérisés de notre dés- 
ordre social. Dire avec Platon [Traité des lois), avec Cicéron 
(de Senectute), et avec tous les législateurs de l'antiquité, que 
la jeunesse ne doit pas avoir la prépondérance sur la vieillesse, 
tous peine de ruine pour les États, est s'exposer à être taxé de 



et l'éducation 281 

Tous ceux qui connaissent Etienne Pasquier, ju- 
risconsulte, historien, érudit, poète, présenté par 
Loysel à son siècle comme le type de l'éloquence 
judiciaire et comme personnifiant en lui la tradi- 
tion du palais, sont peut-être moins familiers avec 
le fils. Nicolas a été élevé à l'école du foyer domes- 
tique, dans cette maison du quai de la Tournelle, ac- 
quise par son père du fruit de son travail. Chez lui, 
quelles idées de respect 1 II est maître des requêtes, 
chef de famille , et il considère ce père comme un 
souverain, il lui prête foi et hommage pour tout ce 
qu'il peut avoir de bon en lui. 

Nicolas entretient avec ses frères une correspon- 
dance, et il écrit à de Bussy, son cadet , au sujet de 
l'éducation de ses fils : 

« Vous voulez estre du tout (en tout) père et qu'ils 
soyent vrayement vos enfans , non pas tant par effi- 
gie, traits et linéamens du visage, que par appa/rence 
d'un bon et vertueux naturel... Je vous dis vrayement 
père, aycmt un soin entier d'eux. Qui enseigne ses 
enfcms doublement les engendre. La jeunesse mal 
pensée et instruite rend les hommes vicieux. Le la- 



tendances rétrogrades. Il semble admis que la science enseignée 
dans les écoles suffit à donner aux jeunes gens la supériorité 
sur leurs pères. 

« Telle est la rapidité du progrès des connaissances, écrit un 
économiste, qu'aux deux tiers de sa carrière le père de famille 
n'est plus au niveau de ce qu'il faut savoir ; ce n'est pas lui 
qui enseigne ses enfants, ce sont ses enfants qui refont son 
éducation. Il représente pour eux la routine ancienne, la pra- 
tique usée, la résistance qu'il faut vaincre. » (R. de Fontenay, 
Journal des économistes, juin 1856, p. 401.) 



282 LI PÈRE 

boureur ente le tendre sauvageon, prenant garde, 
pendant qu'il est encore ployable, qu'il ne prenne 
quelque tour. 

« Je ne sçaurois assez priser votre dessein, quand 
vous ne laissez pas seulement à vos enfans de quoy 
vivre, mais de quoy bien vivre; car tant plus ils au- 
ront de bien, tant plus ils auront besoin d'estre aidez 
des sciences. Tant plus est grande la navire, tant 
plus elle désire un sage patron. 

« Ce grand, sage, et preux capitaine Bayard , in- 
terrogé quels biens un père devoit laisser à ses en- 
fans :aLa vertu et la sagesse , dit-U, qui ne craignent 
a ni pluye, ni vent, ni tempeste, ni force d'homme, 
a ni justice humaine. » A quoy il qjoustoit que le 
père devoit avoir pareil soin de ses enfans qu'un jar- 
dinier de son jardin, qu'il cultive, ensemence, enjo- 
live de plantes. 

a Vous f ailes bien de donner à mes nepveux un 
bon ply, pendant qu'ils sont d'un esprit tout nou- 
veau. En combien de calamitez et de deslrcsses les 
enfans mal nourris ont-ils jeté souventes fois leurs 
pères? Vous en connoissez plusieurs que je lais. » 

Rien de nouveau dans ce gracieux langage, c'est 
celui des moralistes de tous les temps. Tel est le 
sens moral des mots, alors si employés et faisant 
image; instituer, instruire, nourrir, endoctriner, 
cultiver. Charron écrit comme Nicolas Pasquier : 
« Il faut enter à l'enfant de bonnes et honnestes 
mœurs. Pour peupler et garnir le public de gens de 
bien , est nécessaire la culture et la bonne nourriture 
de la jeunesse, qui est la semence de la république. » 



et l'éducation 283 

Et il ajoute que « c'est cultiver sa terre et celte du 
public tout ensemble». — « Celuy-là , dit Du Vair, 
n'a pas mal comparé nostre âme qui a dit qu'elle est 
le champ de la vertu. » Suit le reste de la compa- 
raison , par laquelle l'œuvre de l'éducation domes- 
tique est assimilée au travail de la charrue, qui 
renverse et remue la terre, en détruisant les mau- 
vaises herbes. 

L'Hôpital parle « des familles mal obéissantes , 
mai morigénées , mal réglées. » 

L'idée vraie jaillit, avec l'esprit d'observation, de 
chacune de ces expressions vives et pénétrantes. On 
sent bien que les gens, sous la plume desquels elles 
arrivent si naturellement et si uniformément, ne 
vivent pas d'abstractions stériles, qu'ils tiennent au 
sol, à un foyer, à un état de choses stable. Ils ne se 
bornent pas à employer nos formules sur la néces- 
sité « de faire des hommes. » Quels hommes et avec 
quels principes reposant sur une certitude! 

Ce que tous ces vieux moralistes français disent 
si bien, en nous faisant goûter la tradition dans 
toute sa saveur, les familles que nous étudions le 
réalisent dans leur conduite; et le foyer n'a un si 
grand rôle dans leur existence ûue parce que le 
travail de culture y a son siège ; en devenant entre 
les mains des pères , dans la succession des généra- 
tions, l'effet naturel de ce qui s'appelle a la Coutume. » 
Si tous parlent et agissent de même, c'est que tous 
respirent en quelque sorte le même air, voient les 
choses du même point de vue, se comportent selon 
les mêmes principes. La loi morale est fixée, il ne 



284 LE PÈRE 

s'agit que de la pratiquer de mieux en mieux , et tel 
est le grand intérêt des leçons dictées par l'expérience 
paternelle, des exemples transmis par les aïeux et 
dont le foyer a gardé le dépôt. 

« Cher fils, disait saint Louis à son fils Philippe , 
parce que je désire de tout mon cœur que tu sois bien 
enseigné en toutes choses, je pense que je te fasse 
quelque enseignement par cet écrit; car je t'ai quel- 
quefois ouï dire que tu retiendrois plus de moi que 
d'autre personne. » 

Et nous avons vu comment saint Louis, tout 
souverain qu'il était , se faisait Vinstituteur de ses 
enfants 1 . 

Nous avons entendu Jean Bodin donnant la défi- 
nition de Tordre fondamental d'une société : « C'est 
le droit gouvernement de plusieurs mesnages et de 
ce qui leur est commun avec puissance souveraine. » 
— Quant au ménage, il est « le droit gouvernement 
de plusieurs subjects sous l'obéissance d'un chef de 
famille ». Voilà le philosophe... Qu'est le père de 
famille ? Il nous le dit lui-même. 

Tout absorbé qu'il soit par ses travaux de cabinet 
et de palais , successivement professeur de droit à 
Toulouse, avocat à Paris, maître des requêtes du 
duc d'Alençon, procureur du Roi à Laon, député 
aux États de Blois en 1S76, publiciste infatigable et 
auteur d'ouvrages de l'érudition la plus étendue, 

1 Ci -dessus, p. 127 et suiv. 



et l'éducation 285 

Bodin veut lui-même faire la première éducation 
intellectuelle de ses enfants. 

« Sitôt que je fus revenu d'Angleterre, je trouvai 
l'un âgé de trois et l'autre de quatre ans. Dès lors, 
je leur appris avec des noix et des cerises à nommer 
en latin tout ce qu'ils voyoient. 

« Et tout cela s'apprenoit peu à peu , et tous les 
jours ils répétoient ce qu'ils avoient appris avant que 
de déjeuner, ce qu'ils disoient volontiers pour l'ap- 
pétit qu'ils en avoient, et n'étoit jour qu'il n'appris- 
sent quelque chose de nouveau; et peu à peu je les 
accoutumois de s'interroger l'un l'autre, de sorte 
qu'ils disoient à part eux, sans que je leur apprisse 
rien. 

« Lors je commençois à leur faire décliner des 
noms, puis conjuguer des verbes, et après dîner se 
façonner la main; et toujours en dînant, ou auprès 
du feu, je parfois latin avec eux. Par ce moyen, ils se 
sont façonnés de dire en latin tout ce qu'ils voyoient 
et à parler latin presque aussi bien que françois. 

a Les ayant ainsi accoutumés à réciter tous les 
jours ce qu'ils avoient appris, je leur ai dressé 
trois cents sentences morales en français et en latin ; 
et leur baille par exemple les sentences qu'ils ap- 
prennent tous les jours une, et maintenant ils en 
savent deux cent vingt, et les continuerai jusqu'à trois 
cents que j'ai recueillies des meilleurs auteurs en vers 
et en prose... 

a Après dîner, ils apprennent l'arithmétique; 
bientôt je leur apprendrai la géométrie, qui est plus 
utile et plus plaisante... 



286 LE PÈRE 

« Sitôt que je pourrai, je vous envoycrai les sen- 
tences morales; mais je suis chargé de procès, ce 
qui fait grand tort à mes enfants... Le plus beau 
secret de leur faire la mémoire et le jugement assu- 
rés , c'est de leur apprendre toutes choses belles et 
par ordre 1 . » 

Ces lignes nous font assister à la formation intel- 
lectuelle de l'enfant. Voici l'éducation complète et 
parfaite. D'Aguesseau nous la retrace, en nous par- 
lant encore de son père : 

« Désirant la perfection de ses enfants beaucoup 
plus que leur fortune, à peine leur esprit commen- 
çoit-il à se développer qu'il commençoit aussi à 
jeter dans leur âme encore tendre les premières se- 
mences de la vertu, non de cette vertu qui ne fait 
tout au plus que l'honnête homme, mais de celle 
qui forme le chrétien , par les grandes idées de reli- 
gion, sans laquelle mon père disoit souvent qu'il ne 
peut y avoir de vertu sincère, solide et durable. 
Une précaution infinie pour éloigner de nous toute 
apparence de vice ou d'irréligion; des lectures pro* 
portionnées à la mesure de notre raison; des in- 
structions courtes, mais pleines de sens et d'onction; 
des exemples, encore plus utiles que les paroles, 
étaient les moyens qu'il employoit continuellement 



1 Épîlre de Jean Bodin touchant l'institution de ses enfants, 
9 novembre 1586, publiée en 4840 par le docteur Guhrauer dans 
une édition allemande de VHeplaplomores, un des ouvrages de 
Fauteur de la République, et reproduite par M. Baudrillart dans 
son livre sur Jean Bodin et son temps. Paris, Guillaumin, 4853, 
p. 430. 



st l'éducation 287 

pour nous inspirer la piété et l'amour du devoir. Il 
suffisoit de le regarder , pour sentir naître en soi ces 
sentiments... 

« Il forma pour mon éducation un plan d'études si 
naturel, si simple, et en même temps si utile, que 
plusieurs de ses amis l'ont emprunté de lui pour 
élever leurs enfants. Mais peu content d'avoir ainsi 
tracé le chemin , il se déroboit souvent à ses plus 
importantes occupations, pour juger par lui-même 
de la fidélité avec laquelle je le suivois. C'est alors 
que par la justesse de son discernement, par la dé- 
licatesse de son goût, et encore plus par la vivacité 
de son sentiment pour le vrai , pour le juste , pour 
tout ce qui peut former le cœur autant que l'esprit, 
il m'inspiroit une louable ardeur de suivre , au 
moins de loin, un père qui vouloit bien marcher 
avec moi et redevenir enfant avec son fils, pour 
m'apprendre à devenir un homme savant et raison- 
nable... » 

— « Le temps de ses fréquents voyages * étoit le 
plus favorable pour nous, raconte-t-il encore. Il nous 
menoit presque toujours avec lui, et son carrosse de- 
venoit une classe. On y observoit une règle presque 
aussi uniforme que si nous eussions été dans le lieu 
de notre séjour ordinaire. Après la prière des voya- 
geurs, par laquelle ma mère commençoit toujours 
la marche, nous expliquions les auteurs grecs et 
latins qui étoient l'objet actuel de nos études. Mon 
père se plaisoit à nous faire bien pénétrer le sens 

1 Comme intendant à Limoges. 



288 LE PERE 

des passages les plus difficiles. Nous apprenions par 
cœur un certain nombre de vers, qui excitoient en 
lui , lorsque nous les récitions , cette espèce d'en- 
thousiasme qu'il avoit pour la poésie. Souvent 
même, il nous obligeoit à traduire du françois en 
latin , pour suppléer aux thèmes que le voyage ne 
nous permettoit pas de faire. Une lecture commune 
de quelque livre d'histoire ou de morale succédoit à 
ces exercices 1 ... » 

C'est à cette forte école que le chancelier apprit 
la philosophie, l'éloquence et le droit, les lan- 
gues anciennes, et aussi l'anglais, l'italien, l'espa- 
gnol, le portugais; et c'est encore à cette école qu'il 
éleva son fils, auquel il adressait en 1716, dans 
l'exercice de ses fonctions de procureur général, le 
beau plan d'études publié dans le recueil de ses 
œuvres, et qui était destiné à éclairer les grands 
horizons de la religion , de la jurisprudence , de 
l'histoire et des belles-lettres. 

Un des ministres les plus occupés de Louis XIV, 
Golbert, trouvait de même le temps de travailler en 
personne à l'éducation de son fils, le futur marquis 
de Seignelay; et les instructions qu'il écrivit pour 
lui * sont au nombre des monuments de l'antique 



1 Nous ne pouvons ici qu'indiquer ces quelques traits sur la 
famille d'Aguesseau. On en trouvera les détails et le dévelop- 
pement dans le tome I de la Vie domestique, où sont repro- 
duits de longs extraits des Enseignements du chancelier à ses 
enfants sur la vie et la mort de son père. 

* Elles ont été publiées par M. Pierre Clément dans son His- 
toire de la vie et de i 'administration de Colbert. 



et l'éducation 289 

sagesse paternelle, qui honoreront à jamais les 
classes dirigeantes de la vieille France. 

Ces exemples nous font toucher aux sommets; 
mais n'oublions pas ceux qui appartiennent à des 
sphères plus modestes; car ce sont celles-ci surtout 
qu'il est d'un grand intérêt actuel de connaître à 
fond. Un nombre considérable de familles, pour la 
plupart fort ignorées ailleurs que dans leur pays où 
les entouraient l'estime et les sympathies publiques , 
nous ont déjà offert, avec leurs Livres de raison, des 
modèles achevés en matière d'éducation. Citons le 
préambule d'un de ces Livres; rien ne saurait éga- 
ler la sereine clarté qui se dégage de textes si re- 
marquablement simples : 

« Comme l'affaire la plus sérieuse de l'homme est 
de travailler avec soin à son salut éternel, j'ai cru 
devoir insérer au commencement du présent Livre 
quelques Instructions générales qui regardent la re- 
ligion chrétienne, avec les principales obligations 
du chrétien. Le premier motif qui m'engage à le 
faire, c'est qu'en ouvrant ce Livre de raison pour- 
régler quelque affaire domestique, je pourrai voir si- 
ma conduite répond ou non aux règles du christia- 
nisme. Au cas où j'apercevrois par cet exa/men que . 
j'ai le malheur de ne pas les observer comme je le 
dois, les reproches de ma conscience me feront, 
moyennant la grâce de Jésus- Christ, rentrer dans 
mes devoirs. — Le second motif est que, le devoir tout 
particulier d'un père à l'égard de ses enfans étant 
de les élever dans l'amou/ret la crainte de Dieu, je . 

Les Familles. I — 9 



290 LE PÈRE 

me crois obligé de leur parler des affaires qui inté- 
ressent leur avenir éternel, avant de les instruire des 
affaires domestiques ou temporelles. 

« Fasse le. ciel que mon dessein puisse contribuer à 
mon salut et à celui de ma famille/ Jç l'espère , Sei- 
gneur, de votre sainte grâce , que je vous demande 
de tout mon cœur. C'est avec elle et, par elle que je 
mettrai en pratique vos saints commandement, et 
que j'iristruirai mes en fans, bien plus par mon 
exemple, que pa/r ce que je pourrai leur dire... » 

Suit un substantiel exposé dans lequel sont abor- 
dés et traités brièvement, sobrement, sous forme 
de maximes et avec une méthode parfaite, les plus 
grands sujets : Dieu, l'âme humaine, la religion 
chrétienne, la morale, le travail intellectuel, etc... 
Notons, ce, qui est dit sur ce dernier point : 

« Emp{oyez votre jeunesse à l'étude; sachez bien 
la langue fatine, et apprenez-la mieux que les autres 
écoliers, Emt& de. connoîtrç les premiers principes 
de la grammaire , par leur peu d'application au tra- 
vail, et aussi par le peu de soin des régens qui les 
laissent monter des basses classes aux classes supé- 
rieures, sans se mettre en peine d'examiner s'ils sont 
capables de les. suivre, utilement, ils se trouvent à la 
fin de leurs études dans une ignorance telle que , non 
seulement ils sont hors d'état de, parler latin, mais 
ils ne le comprennent pas, quand ife, l'entendçnt 
parler ou qu'ils ont à le lire. 

a Apprenez la rhétoiique pour savoir écrire, et 
la philosophie pour raisonner avec justesse , en vous 
formant un bon jugement. Vous y puiserez la con- 



et l'éducation 294 

noissance de Dieu , de votre âme , de votre corps, de 
leurs propriétés essentielles et de celles qui dépendent 
de leur union, 

« C'est ainsi que vous acquerrez les lumières né- 
cessaires^ pour vous perfectionner plus tard dans 
l'état de vie que vous embrasserez. Votre esprit 
deviendra clair et net, votre raison se dévelop- 
pera, et, qucmd vous serez des hommes, vous réus- 
sirez. » 

André Clappier, l'auteur de ces instructions et 
conseils, était médecin à Moustiers, dans une petite 
ville de la haute Provence qui serait regardée de 
nos jours comme un tombeau pour tout esprit cul- 
tivé. Mais il appartenait à une race ancienne et dis- 
tinguée; et son Livre, où est inscrite sa généalogie, 
en garde la preuve. Ce même Livre renferme le 
catalogue des cinq cents volumes dont se composait 
sa bibliothèque, avec l'indication du prix d'achat de 
chacun d'eux. Nousy voyons figurer les chefs-d'œuvre 
de tous les temps , les classiques anciens et ceux du 
xvn e siècle, de nombreux traités sur l'éducation : 
« De V Éducation des enfans ; — » De V Éducation des 
filles , par Fénelon ; — Instructions d'un père à son 
fils, par M. Dupuy ; — Instructions d'wn père à sa 
fille , par le même ; — Discours de M. de Bussy à ses 
enfans; — Règles pour travailler utilement à l'édu- 
cation des enfans; — L'École du monde, ou l'instruc- 
tion d'un père à son fils pour se conduire sagement 
dans le monde; — Les Conseils de la sagesse, ou le 
recueil des maximes de Salomqn les plus nécessaires 
à l'homme, etc.. *> Ces extraits d'un catalogue « de 



292 LE PÈRE 

• 

librairie domestique », comme on disait autrefois, 
n'ont- ils pas leur valeur? 

Ajoutons encore un trait. Il ne suffit pas à ce mo- 
deste médecin de Moustiers d'écrire un beau Livre 
de raison, où se trouvaient réunis ou résumés tous 
les éléments religieux, moraux et économiques de sa 
vie de famille ; il le compléta par une charmante 
peinture à la sépia, dans laquelle un artiste de ses 
amis Ta représenté, entouré de sa femme et de 
ses enfants , donnant lecture' de ses propres con- 
seils 4 . 

Est-ce que cela est particulier à un foyer? Non; 
car nous contemplons les mêmes mœurs et le même 
spectacle à Besse, village du département du Var. 
Honoré Thouron y était notaire en 1776; né en 1754, 
iL est mort en 1851 , âgé de quatre-vingt-dix-sept 
ans. Bien qu'il fût devenu aveugle dans ses der- 
nières années, il ne négligeait pas de continuer son 
Livre de raison, qui contient des notes de lui jus- 
qu'en 1840. Il y racontait, entre autres détails, 
l'éducation donnée par lui à ses enfants : 

« Dès que mes enfants étoient parvenus à l'âge de 
trois ans, je commençois de leur donner des leçons 
de lecture. Je leur apprenois ensuite à écrire, et, 
lorsqu'ils avoient environ sept ans , je leur donnois 
les premiers principes de latinité. Je leur fis faire 
ensuite les basses classes jusqu'à l'âge de douze à 
quatorze ans. J'étudiois en même temps leur carac- 



1 Nous avons donné la description de ce curieux tableau do- 
mestique dans notre Livre de famille, p. 61-63. 



et l'éducation 293 

tère , en leur inspirant de bonne heure l'amour du 
travail et la crainte de Dieu *. » 

C'est également à la bourgeoisie des villages qu'ap- 
partient Joseph Caire, avocat au Parlement d'Aix. 
Son Livre de raison, commencé le 19 avril 1774, 
renferme la touchante expression de son culte 
/ filial : 

« J.-B.* Caire, mon bon, très bon et respectable 
père, est mort ce jour de mardi à sept heures du 
matin. Il étoit né à Trets *,le8 septembre, jour con- 
sacré à la Nativité de la sainte Vierge. Son père 
s'appeloit Joseph, et sa mère Rose Audric, tous 
deux de la paroisse de Trets, gens vertueux et crai- 
gnant Dieu ». Mon respectable père a été enseveli à 
côté de ma pauvre femme et de mon fils... Jamais 
homme ne porta plits loin la délicatesse des senti- 
ments, la charité, la piété envers Dieu, V amour 
pour ses enfants et pour toute sa famille. Il étoit 



1 Un des fils de cet homme de bien, M. Victor -Quentin 
Thouron, devait faire fructifier de telles sollicitudes. Il se dis- 
tingua d'abord à l'école normale, et partagea ensuite sa vie 
entre sa famille et la culture des lettres. Président de la Société 
académique de Toulon, il en secondait les travaux d'histoire 
locale, tout en traduisant Homère. Il est mort, âgé de soixante- 
dix-huit ans, la plume à la main, récitant les derniers vers de 
sa traduction de Y Odyssée, et il n'a quitté le travail que pour 
recevoir les sacrements de l'Église, entouré de ses enfants, 
petits-enfants et arrière-petits-enfants, auxquels il fit les der- 
niers adieux. . 

2 Bouches-du-Rhône. 

3 « Jamais femme n'eut plus de vertus, dit -il aussi de sa 
mère; elle vécut en bonne chrétienne et mourut comme une 
sainte. » 



294 le Fin 

aimé et respecté de tous. // avait acquis beaucoup de 
connaissances et étoit curieux de tout ce qui regar- 
dait les sciences; il savait la géométrie aussi bien 
qu'homme de son temps, avait un goût prononcé pour 
l'histoire et recherchait les gens instruits. Il mourut 
comme un prédestiné».. » 

Pensons que dans les villages, où de si utiles et \ 
nobles existences étaient l'objet de tels éloges tracés 
par des fils reconnaissants , on ne trouve plus sou- 
vent aujourd'hui une famille qui sache ce qu'est 
une éducation. Le xviu* siècle n'avait encore rien 
communiqué de son venin à ces honnêtes représen- 
tants de la vieille bourgeoisie rurale; beaucoup 
purent même traverser la révolution, sans rien 
perdre de leurs mœurs. Joseph Caire écrivait les 
lignes que nous venons de citer le 16 novembre 1796 ; 
et, à la manière dont il traduit son esprit de religion 
et de respect, on ne se douterait pas que c'était au 
lendemain de la Terreur. Il inscrit aussi , à la date 
du 18 août 1807, une autre mort, celle de Jean-Luc 
de Thomassin Peynier, baron de Trets , ancien sei- 
gneur du pays et président au Parlement de Pro- 
vence : « Homme d'une probité rare , savant et plein 
d'esprit, il me faisoit l'honneur d'être mon ami de- 
puis quarante ans. Il a légué aux pauvres aveugles 
de Trets et de Peynier une somme de 10,000 livres , 
pour les intérêts en provenant être employés à leur 
soulagement. » 

Voici maintenant un marchand , Joseph M., dont 
la famille est originaire de Cuers, près Toulon. Il 
nous est bien connu; et nous avons déjà raconté 



ET l'éducation 295 

son histoire », en citant les dernières recommanda- 
tions de son père : 

a Mon père étoit le dernier de ses frères... Avec un 
modique avoir, il vint se domicilier à Aix, et il y 
entreprit luy aussi le cornmerce de la draperie... Sa 
sagesse, sa probité luy ont acquis la plus grande ré- 
putation , et c'est là sûrement ce qu'il pouvoit me 
laisser de plus précieux. Il aimoit les pauvres, il 
prâtiquoit exactement les devoirs du christianisme. 
Il étoit pour moy le plus cher de tous les pères. Les 
soins qu'il a pris de mon éducation me rendront dou- 
blement criminel devant Dieu et devant les hommes , 
si je néglige et si je ne mets à profit non seulement 
ses leçons, mais ses exemples journaliers de piété, 
de charité, d'austérité, d'affabilité, de désintéresse- 
ment et d'assiduité dans les affaires de son état et de 
son domestique. » 

C'est ainsi que les Livres de raison nous montrent 
le père remplissant le grand et saint ministère d'in- 
stituteur à son foyer; voilà comme ils nous révè- 
lent, par le témoignage même des enfants, les fruits 
de vie que produit cette institution. 

Dans les familles dont le chef est à la fois le pre- 
mier maître de ses fils et chargé d'un enseignement 
public, le rôle de l'autorité paternelle devient aussi 
fécond que possible. Joseph -François -Jules de Co- 
lonia fut, dans la seconde moitié du xvni 6 siècle, 
une des illustrations du barreau d'Aix , et il ne se 

1 Ci-dessus, pages 81 et suiv. 



296 LB PÈRE 

distingua pas moins dans le professorat à l'Uni- 
versité de cetle ville. Son fils, que nous avons vu 
intendant des finances sous Louis XVI, faisait de 
lui à ses enfants, en 1807, un beau et vivant por- 
trait : 

« Hélas! fat beaucoup trop peu joui de ce bon et 
excellent père. Il n'avait que cinquante ans, et je 
n'en avais que dix-neuf, quand j'eus le malheur de 
le perdre... Mon père surveillait et dirigeait lui-même 

m 

mes études. Je m'occupais de m'instruire des lois et 
de la pratique. Combien j'ai été heureux pendant 
ce temps si rapidement passé! Quoique livré au tra- 
vail, il me restait du temps pour les délassements 
honnêtes; mais la plus vive de mes jouissances était 
le bonheur d'être avec mon père et de découvrir 
chaque jour en lui de nouvelles vertus. Mais, 6 fu- 
neste événement! ce bon père, dont la vie me de- 
venait plus nécessaire que jamais pour me guider et 
m'éclairer, fut attaqué d'une fièvre maligne et me fut 
enlevé après dix jours de maladie, le 23 avril 1766. 
« Je n'ai jamais perdu de vue, dans le cours de 
ma vie, les obligations que m'inspirait la mémoire 
de cet excellent et tendre père. J'ai tâché, dans les 
diverses positions où je me suis trouvé, de soutenir 
cette mémoire et de V honorer en marchant sur ses 
traces, me conduisant d'après les principes que je lui 
ai toujours vu pratiquer. J'ai la confiance que vous 
ne dégénérerez pas, mes chers enfants, quelles que 
soient les circonstances où puisse vous placer la 
malheureuse époque où vous êtes arrivés dans cette 
vie. » 



ET l'éducation 297 

Les pères qui ont su inspirer à leurs fils un tel 
culte et de tels accents ont évidemment rempli la 
plus haute et la plus nécessaire des fondions so- 
ciales. Ils n'ont pas seulement affermi chez eux à 
jamais la notion du vrai et la pratique du bien; ils 
leur ont assuré le bonheur, et ils ont fondé l'avenir 
de leur race ', en se rendant eux-mêmes aussi heu- 
reux qu'il est possible de l'être en ce monde. Aucune 
science technique ou pédagogique ne peut donner 
cela; et, lorsque les saintes lois du respect sont 
renversées avec les principes qui constituent les 
foyers, rien ne saurait remplacer cette école domes- 
tique , où la jeunesse doit trouver le ressort moral 
dont elle a besoin pour les luttes et les épreuves de 
la vie. 



1 Voy., dans le t. II de la Vie domestique, le chapitre n in- 
titulé : « La science de la vie, supérieure à toutes les sciences, 
enseignée par le père. » 



CHAPITRE IV 



LES PÈRES DE FAMILLE ET L'ÉCOLE 



Ce que les Livres de raison de l'ancienne France 
nous révèlent, la tradition universelle du genre 
humain le proclame; elle nous dit ce qu'il faut en- 
tendre par l'instruction de l'enfance , comme œuvre 
indivisible de culture religieuse , morale et intellec- 
tuelle. On ne peut pas plus isoler les unes des autres 
ces parties de l'éducation qu'il n'est possible de 
concevoir pour les plantes l'action des racines qui 
puisent dans le sol les sucs nutritifs , s'exerçant à 
l'exclusion de celle des feuilles qui empruntent au 
vaste réservoir atmosphérique les éléments essen- 
tiels de leur vie. 

L'antiquité tout entière, les païens eux-mêmes, 
en témoignent. Il faut aujourd'hui les appeler sur 
ce point, comme sur beaucoup d'autres, à la grave 
et sérieuse enquête qui est ouverte sur les conditions 
d'existence de tout ordre social. Il faut entendre Ho- 



LES PÈRES DE FAMILLE ET L'ÉCOLE 299 

race, par exemple, nous parlant avec la plus vive 
reconnaissance de son père, gardien incorruptible 
de ses mœurs ( inihi custos ineorruptissimus), et des 
peines extraordinaires qu'il avait prises pour l'élever 
en voyant souvent ses maîtres *. Il faut interroger 
Quintilien nous disant que , lorsqu'il s'agit du choix 
d'un maître, l'homme le plus vertueux ne suffit pas , 
la discipline la plus exacte pas davantage; qu'un 
homme très saint est nécessaire (prtèceptorem eligere 
sanctissimwn quemque ». ) Il faut relire cette admi- 
rable lettre , dans laquelle Pline désigne à une mère 
un maître, « homme pur et irréprochable , dont il se 
porte caution , bien qu'il y ait dans l'âme des abîmes 
où il n'est presque pas possible de pénétrer*... » 

Il faut, pour l'organisation de l'école elle-même, 
consulter le discours que -ce même Pline le Jeune 
adressait à des pères de famille de la ville de Côme, 
sa patrie, un jour que l'un d'eux, accompagné de 
plusieurs autres , lui présentait son fils : 

« Pourquoi n'avez -vous point de maîtres ici? Il 
vous serait très important, à Vous autres pères, de 
faire instruire ici vos enfants. Où leur trouver un 
séjour plus agréable que la patrie? Où former leurs 
mœdrs plus sûrement que sous les yeux de leurs 
parents? 

« Moi qui n'ai point encore d'enfants , je suis tout 
prêt, en faveur de ma patrie, pour qui j'ai un cœur 



i Liv. I , Sat. vi. 
1 Liv. Iï , chap. n. 
3 Liv. III, lettre m. 



300 LES PÈRES DE FAMILLE 

de flls et de père, à donner le tiers de la somme que 
vous voudrez mettre à cet établissement. J'offrirais 
le tout; mais je craindrais que cette dépense ne 
rendît tout le monde moins circonspect dans le choix 
des maîtres, que la brigue seule ne disposât des 
places , et que chacun de vous ne perdît le fruit de 
mes libéralités. C'est ce que je vois en divers lieux 
où il y a des chaires de professeurs fondées. 
♦ « Je ne sais qu'un moyen de prévenir ce désordre : 
c'est de ne confier qu'aux pères le soin du choix, et 
de les obliger à bien choisir par la nécessité de la 
contribution et par l'intérêt de bien placer leur dé- 
pense. Car ceux qui, peut-être, ne seraient pas fort 
attentifs au bon usage du bien d'autrui, le seront 
certainement à ne pas mal employer le leur, et n'ou- 
blieront rien pour mettre en bonnes mains le fonds 
que j'aurai fait, si le leur l'accompagne 1 . » 

C'est ainsi qu'un Romain du temps de Trajan 
jugeait avec un grand bon sens quels doivent être 
le .rôle de la famille, la responsabilité et l'action 
des pères de famille *, dans tout ce qui intéresse les 
établissements publics d'instruction. Sur ce point, 
non moins que sur les autres, comme nous sommes 
loin des vrais principes! Les meilleures traditions 
de notre pays sont même absolument oubliées ! 

Les internats ont été une rare exception jusqu'à 
notre siècle. On ne connaissait pas autrefois ce ré- 



1 Liv. IV, lettre xm. 

t Et aussi la nécessité de maintenir le principe de la rétri- 
bution scolaire pour ceux qui peuvent la payer. 



ET L'ÉCOLE 301 

gime des grandes casernes scolaires, répondant à 
celui des casernes bureaucratiques de nos ministères 
et de nos préfectures , et au sujet duquel on écrivait 
naguère : « L'internat, tel qu'il existe dans nos col- 
lèges, est la partie la plus originale de notre système 
universitaire. Non pas que, dans d'autres pays, on 
ne trouve aussi des maisons d'enseignement appar- 
tenant soit à l'État , soit à la ville , qui donnent aux 
élèves le logis et la nourriture. Mais un ensemble 
d'internats reliés par une administration commune , 
une armée d'internes qui comprend plus de la moi* 
tié des enfants de notre bourgeoisie, une discipline 
réglée et surveillée par l'État, des maisons conte- 
nant jusqu'à sept cents ou huit cents pensionnaires, 
voilà ce qu'on chercherait vainement ailleurs et ce 
qui est essentiellement propre à la France contem- 
poraine f . » 

Et l'auteur conclut : « A tout père de famille qui 
sans raison décisive repasserait à autrui le soin 
d'élever ses fils, devrait s'attacher cette sorte de dé- 
faveur qui est la punition d'un devoir méconnu *. » 

Henri de Mesmes, le savant ami de Montaigne, 
nous fait connaître la coutume qui était générale au 
xvi° siècle. 

« Mon père disoit qu'en cette nourriture du collège 
il y a voit deux regards : l'un à la conversation de la 
jeunesse gaye et innocente, l'autre à la discipline 



1 Michel Bréal , Quelques Mots sur V instruction publique en 
France; Paris, Hachette, 1872, p. 281. 
î Ibid., p. 317. 



302 LES PÈRES DE FAMILLE 

scholastique, pour nous faire oublier les mignar- 
dises de la maison, et comme pour nous dégorger 
en eau courante. Je trouve que ces dix-huit mois de 
collège me firent assez de bien... J'appris la vie 
frugale de la scholarité et à régler mes heures *. » 

Le collège dans de telles conditions ne détruit pas 
la vie domestique. Rollin pensait, lui aussi, que la 
meilleure manière d'élever la jeunesse est « d'en- 
voyer les enfants au collège pour profiter de l'émula- 
tion des classes, en les retenant le reste du temps 
dans la maison paternelle*. » Mais, du temps de 
Rollin, la famille était déjà entamée, et, quels que 
fussent les dangers des internats ( il faut avouer 
qu'ils sont grands, écrivait-il), leur avantage le plus 
sérieux lui paraissait être « de faire apprendre à 
fond la religion », en isolant les enfants des exemples 
qu'ils avaient sous les yeux dans le monde. Rollin va 
jusqu'à déclarer que « c'est contre les discours et les 
exemples des pères et des mères qu'il faut prémunir 
les enfants *. » Le mal se concentrait alors dans la 
jeunesse riche , dont les familles avaient déserté la 
province pour se plonger dans le tourbillon de Paris. 
Aujourd'hui il a envahi toutes les classes. Qu'est de- 
venu le motif religieux de Rollin? Il serait superflu 
de le dire. Le Traité des Études nous montre l'an- 



1 Ce fragment des mémoires de Henri de Mêstnes avait été 
communiqué par le premier président de ce nom à Rollin, qui 
Ta inséré dans son Traité des Études , liv. II, chap. n, art. 1. 

* Liv. VIII, art. 2. 

3 Liv. VIII : « Du gouvernement intérieur des clauses et du 
collège, »> art. 12. 



et l'école 303 

cienne Université de Paris réalisant le programme 
tracé par Henri IV : « Apprendre aux enfants, avec 
la science, le culte religieux et sincère que Dieu exige 
d'eux, l'attachement inviolable qu'ils doivent à leurs 
pères et mères et à leur patrie. » On se demande, 
en présence de la table rase actuelle des croyances , 
ce que seront bientôt les générations nouvelles, si 
les familles ne comprennent l'immensité du péril. 

Un trait important est à noter dans les vieilles 
coutumes scolaires. « Il faut, ajoutait Rollin, que 
les parents voient souvent le principal, le régent, 
les précepteurs , pour s'informer de la conduite des 
enfants 1 . » 

Il y aurait bien des familles à citer comme autant 
de modèles de cet esprit de sollicitude. Jeanne du 
Laurens nous raconte que son père quitta Tarascon 
pour aller habiter Arles, ce où il sçavoit y avoir un 
collège; » et, avec une naïveté pleine de charme, 
elle ne néglige pas de mentionner qu'il a entrete- 
noit le précepteur de ses enfans comme ses propres 
parens, qu'il festinoit souvent les régens du col- 
lège, pour leur donner l'occasion de se peiner pour 
iceux enfans, et par ce moyen les rendre tous ver- 
tueux 2 . » 

Tous ceux qui ont abordé ces sujets d'études , au- 
jourd'hui si opportuns, savent à quel point l'an- 
cienne organisation scolaire s'inspirait comme le 



1 Liv. VIII, chap. ni. 

* Une Famille au xvv siècle, p. 49. 



304 LES PÈRES DE FAMILLE 

régime communal et corporatif de l'esprit de famille, 
et par cela même des véritables principes d'auto- 
nomie. Les assemblées générales des Universités 
ressemblaient trait pour trait à celles des commu- 
nautés d'habitants : mêmes mœurs, mêmes pra- 
tiques. On n'aperçoit pas là, non plus qu'ailleurs, 
ces passions d'antagonisme dont on a prétendu que 
la vieille France était infestée. On est, au contraire, 
étonné de voir jusqu'à quel degré le système électif 
et représentatif exprimait un état habituel d'har- 
monie entre les éléments les plus divers. Concevrait- 
on de nos jours des bacheliers, de simples élèves 
siégeant, argumentant aux examens, nommant les 
administrateurs du corps , émettant leurs votes dans 
les assemblées mensuelles où sont lus les statuts et 
les comptes des recettes et des dépenses? Obligation 
était faite à tous d'assister à ces assemblées , « sous 
peine de s'exposer au châtiment dû au parjure. » Il 
est ici question de parjure, parce que tous ont prêté 
serment de remplir, avec fidélité et exactitude, les 
devoirs qui les lient au corps et qui les unissent 
entre eux. 

Tel est le spectacle que nous offrent les Univer- 
sités françaises, et ce régime est encore en vigueur, 
au xvi e siècle, dans la célèbre école de médecine de 
Montpellier 1 . Les étudiants ont un procureur chargé 

1 Voy., sur l'organisation de l'école de médecine de Mont- 
pellier au xvi e siècle, le travail du savant doyen de la Faculté 
des lettres de cette ville, M. Germain : La Renaissance à Mont- 
pellier; 1 vol. in-4°, 1851. 

M. Germain mentionne, p. 36, les pratiques de respect éta- 



et l'école 305 

de veiller à l'observation des statuts , au maintien de 
la paix et de la concorde. 

De nos jours , les peuples européens ont conservé 
de cet ordre traditionnel un principe essentiel : l'au- 
tonomie des corporations enseignantes. Les formes 
se sont modifiées, le fond de la coutume est resté; 
nous seuls avons fait consister le progrès à détruire 
toutes nos institutions, et nous sommes obligés 
d'aller chercher nos modèles chez les nations qui 
s'appliquaient autrefois à nous imiter f . 

On a publié les mémoires de Félix Platter, illustre 
médecin bâlois*. La manière d'être et de vivre des 
écoliers (studiosi), suivant les cours de médecine 
professés à Montpellier, y est décrite avec de ou- 



blies dans l'école entre les docteurs, les professeurs, le doyen, 
le chancelier, les licenciés, les bacheliers, les étudiants et les 
agents de la police universitaire. L'Histoire de la commune de 
Montpellier, du même auteur, t. III, chap. xvn, contient tout 
un tableau de l'ancienne vie scolaire aux époques antérieures. 

1 « La France, l'Italie, l'Allemagne, la Bohême, les Pays- 
Bas, l'Espagne, le Portugal, les royaumes Scandinaves possé- 
daient autrefois des institutions absolument semblables. L'Uni- 
versité de Paris était organisée sur le même pied, avec ses 
nombreux et célèbres collèges de Navarre, de Beauvais, de 
Lisieux, d'Harcourt, etc., fondés la plupart par la munificence 
des évêques et des seigneurs. Cela est si vrai que , lors des dis- 
cussions intérieures de l'Université d'Oxford sur l'application 
des réformes récemment introduites , on cherchait sans cesse la 
solution des difficultés en recourant à VHistoire de l'Université 
de Paris, par Du Boulay, tant est évidente et naturelle l'ana- 
logie entre ce que nous avons perdu et ce que les Anglais ont 
eu soin de conserver. » (De Montalembert, de VAvenir poli- 
tique de l'Angleterre, chap. xi.) 

* Genève, 1866. 



306 LES PÈRES DE FAMILLE 

rieux détails : les étudiants logent au sein de fa- 
milles auxquelles ils sont recommandés par leurs 
parents, et ils méritent par leur conduite d'y être 
considérés et traités comme les enfants de la mai- 
son. Félix Platter mène ce genre de vie de 1552 
à 4557. Il est cordialement accueilli par un apo- 
thicaire nommé Catalan, mange à sa table, qui 
n'est pas des plus opulentes , et le soir se chauffe 
avec lui devant Pâtre, en lisant une bible latine. Il 
est dit dans l'Histoire ecclésiastique de Théodore de 
Bèze, qu'à l'époque où Calvin était à Orléans, simple 
élève de l'Université, il était logé et hébergé, selon 
la coutume du pays , pat» une respectable et vieille 
famille de cette ville nommée Daniel, où l'on était 
avocat et jurisconsulte de père en fils. « Les Daniel , 
les Duchemin et d'autres encore avaient l'habitude 
de tenir des écoliers fcn pension f . » Cette pratique 
excellente s'est perdue en France comme les autres , 
et par les mêmes causes. Elle s'est conservée en 
Allemagne, et on a fait justement ressortir les nom- 
breux avantages qui en résultent. Par elle, les jeunes 
gens sont contenus dans le devoir, ils apprennent 
l'économie, et ils font l'apprentissage de la vie. 

Chez nous , il n'y a pas de moyen terme entre le 
régime de claustration de l'internat et la liberté illi- 
mitée. « J'ai souvent entendu déclarer par les étran- 
gers les plus compétents, écrit l'éminent auteur de 
la Réforme sociale, j'ai d'ailleurs constaté moi-même, 

1 La Jeunesse de Calvin, par feaguenault de Puchesse (Revue 
des questions historiques, !•* octobre 1872). 



et l'école 307 

en visitant toutes les Universités de l'Europe , que 
Paris est la seule ville où les jeunes étudiants restent 
exposés sans surveillance à tous les périls d'une li- 
berté prématurée. Il n'existe pas en Europe une 
autre ville où la corruption ait acquis la même in- 
tensité, et Ton n'a permis nulle part à la jeunesse 
de devenir elle-même le plus actif foyer de la conta- 
gion 1 . » 

De l'autre côté du Rhin, les familles sont plus 
soucieuses de la conduite de leurs fils et du milieu 
dans lequel ils vont terminer leur éducation. Les 
étudiants des Universités, les jeunes écoliers surtout 
qui sortent de la maison paternelle pour suivre les 
cours d'un collège ou gymnase renommé, trouvent, 
en dehors de la vie surveillée et régulière qu'ils 
étaient habitués à mener avec leurs parents, avec 
leurs frères et sœurs, un foyer hospitalier et un pa- 
tronage qui les dispensent du casernement ou les 
préservent des dangers d'une pleine licence*. 

Piatter se choisit à Montpellier, selon l'usage an- 
cien de nos écoles, un père auprès duquel il puisse 
trouver conseil, et il s'attache au docteur Saporta. 
Un jurisconsulte provençal, dont la famille mérite- 
rait, elle aussi, d'être mentionnée dans ces pages, 
si nous ne lui avions consacré ailleurs une étude 
spéciale, rappelait avec orgueil, en 1721, que Phi- 
lippe Dèce, remettant , en 1519, le bonnet de docteur 
à un de ses ancêtres , lui avait dit : « Hic est fîlius 



1 Le Play, la Réforme sociale, t. III, § 47. 

2 Michel Bréal , loc. cit., p. 287. 



308 LES PÈRES DE FAMILLE 

meus dilectus, in quo bene complètent 1 . » Ce pro- 
fesseur voyait un ûls dans son élève. 

Des collèges et Universités descendons maintenant 
à la petite mais importante école primaire, où s'élève 
la plus grande partie de la jeunesse. 

Ici, nous pénétrons dans les profondeurs mêmes 
de la vie nationale, nous entrons dans un monde, non 
très différent, mais très distinct de celui qui vient 
de nous occuper. Le haut enseignement a été plus 
d'une fois livré aux contradictions de systèmes ; 
mais le modeste enseignement où l'enfance trouve 
les premiers rudiments des connaissances humaines 
n'a subsisté, progressé et prospéré que sous l'égide 
de la paix, « L'ordre en toutes choses, a-t-on dit, 
est la base de toute éducatiqp. » La paix dans 
Tordre, l'école l'a gardée jusqu'ici, tant qu'elle a 
été une annexe du foyer domestique. Nos erreurs et 



1 Lettre de Decormis à Saurin; Aix, 25 février 1721. — Voy. 
notre étude sur V Ancien Barreau du Parlement de Provence. 

On ne négligeait pas autrefois de marquer dans son mémo- 
rial domestique la date de la thèse de doctorat et les circon- 
stances qui avaient donné un certain éclat à cet acte important. 
— Voy. notre Livre de famille , p. 119. 

D'autres faits relatifs à la vie universitaire étaient également 
indiqués. Une personne qui veut bien s'intéresser à nos études 
nous adresse sur ce sujet la noie suivante: — «Les Livres de 
raison n'existaient pas seulement en France. Ma famille ma- 
ternelle , originaire des Pays-Bas , en avait un ; et j'y ai trouvé 
sa généalogie depuis 1601, les épitaphes de nos parents, les 
grands événements du foyer, avec quelques réflexions pieuses, 
et enfin le détail de fondations de bourses faites à l'Université 
de Louvain. » 



ET L'ÉCOLE 309 

nos passions en ont fait un terrain de combat. La 
responsabilité a disparu dans la gestion des intérêts 
locaux et dans l'exercice du régime représentatif. 
Sera- 1- elle totalement effacée dans la famille, et 
spécialement danala famille du peuple désorientée, 
désagrégée, démoralisée par le spectacle de nos 
désordres et de nos discordes, travaillée par les 
excitations d'hommes qui font consister la liberté à 
ne pas répondre moralement et matériellement de 
leurs actes ? 

Dans les classes pourvues d'une certaine aisance 
et indépendance , les parents confient leurs fils et 
leurs filles à l'institution qui leur convient, et vont 
au loin chercher la meilleure, celle qui leur offre le 
plus de garanties. Le paysan fixé au sol , l'ouvrier 
incorporé à un atelier, n'ont pas le plus souvent la 
liberté du choix; ils sont liés à l'être collectif qu'on 
nomme commune et en dépendent. Cette question 
scolaire est donc pour eux capitale , et représente 
pour chacun d'eux individuellement un des intérêts 
les plus chers qui puissent être l'objet de leurs solli- 
citudes, a Les institutions communales, écrivait 
M. de Tocqueville, sont à la liberté ce que les écoles 
primaires sont à la science; elles la mettent à la 
portée du peuple; elles lui en font goûter l'usage 
paisible et l'habituent à s'en servir. » Les faits ne 
disent pas avec moins de vérité et d'autorité : Les 
écoles primaires sont ce que les font les familles et 
les initiatives paternelles. Comme l'a exprimé un pen- 
seur qui a éclairé ces matières si graves et si déli- 
cates par de profondes observations , « la meilleure 



310 LES PÈRES DE FAMILLE 

constitution sociale a toujours été celle où le foyer, 
étant le plus libre , résiste efficacement à la corrup- 
tion du dehors; où le père, maître de ses actions, 
mais soumis à Dieu, a le pouvoir de dresser ses 
enfants à la pratique de la vertu *. » 

L'école primaire est donc, après le foyer, le théâtre 
où s'exerce, au plus haut degré, la première des 
responsabilités, la responsabilité paternelle. On a 
entendu sur ce sujet Pline le Jeune : tout païen 
qu'il fût, quelle n'était pas là-dessus la précision de 
son langage 1 c'était pour lui un axiome. Mais tel 
est l'aveuglement produit par l'erreur que, au sein 
d'une N civilisation chrétienne dix-huit fois séculaire, 
l'ordre naturel n'est plus compté pour rien. L'asile 
sacré où l'enfance avait trouvé jusqu'à ce jour, avec 
le respect, la sauvegarde de son innocence,, est ou 
sera bientôt, dans le moindre des hameaux, livré 
aux, volontés de ceux qui font de la commune et de 
l'école des instruments serviles pour l'application de 
leurs programmes révolutionnaires, et prétendent 
exercer par elles la pire des tyrannies. 

Ces. programmes dégradants, nous savons où ils 
nous conduisent; et, si au principe de l'instruc- 
tion obligatoire vient s'ajouter dans, la loi celui de 
l'enseignement sans Dieu , nous serons les témoins 
d'un attentat tel que jamais le monde n'en aura vu 
de semblable. 

Quel intérêt actuel n'y a-t-il donc pas à bien mar- 
quer également, sur» ce point, ce qu'a, été la tradi- 

i Le Play, V Organisation du travail, ohap. vi , § 57, p. 347. 



et l'école 311 

lion ! Nos études nous ont permis de signaler plus 
d'une fois le fonds commun d'institutions qui , chez 
tous les peuples et sans système préconçu , a surgi 
des applications sociales de la loi morale. Ici nous 
rencontrons encore le même phénomène. Les peuples 
chez lesquels l'instruction primaire est le plus en 
honneur, et le personnel des hommes dévoués qui 
s'y consacrent le plus respecté, sont ceux qui ont 
le mieux maintenu les principes de la Coutume, 
continuant à faire de la religion le fondement de 
l'éducation , de la famille le pivot de l'école , et (}es 
pères de famille les administrateurs scolaires. Les 
Basques catholiques 1 ne sont inférieurs en rien, 
sous ce rapport, aux protestants du Brandebourg, 
et les petits cantons puisses ont les pratiques que 
les pays Scandinaves regardent comme la sûre ga- 
rantie de leurs succès. 

Nous-mêmes nous n'avons qu'à interroger notre 
passé, et nous y constaterons beaucoup des élé- 
ments de l'organisation scolaire de l'Allemagne. 
Ceci est moins connu, et ce sera compléter nos 



1 « L'instruction publique est très avancée dans la Biscaye. 
Les statistiques de l'instruction primaire, en Espagne, classent 
les pays basques parmi les premiers où les habitants savent le 
plus généralement lire et écrire; et il faut tenir compte des 
difficultés contre lesquelles les enfants doivent lutter pour se 
rendre aux écoles, dans un pays où, en général, les habitations 
sont isolées au milieu des montagnes. La petite province de, 
Biscaye (380 à 390 kilom. carrés) possède des écoles fréquen- 
tées par plus de 20000 enfants. » (De Moriana, Bulletin de la 
Société d'économie sociale, 14 juillet 1867.) — Voy. ci -dessus les 
pages 160 et 161. 



312 LES PÈRES DE FAMILLE 

a perçu s sur la vie du foyer, dans l'ancienne société 
française, que de l'expliquer. 

Le nord de l'Europe offre le type de l'école iden- 
tifiée et souvent incorporée à la famille. Laissons 
parler ici un témoin oculaire. 

« Les propriétaires d'un hameau écarté veulent-ils 
fonder une école plus rapprochée d'eux que celle de 
la paroisse, ils appellent un jeune maître et orga- 
nisent un Reihetisch et une Reihewohnung ; c'est- 
à-dire que les plus aisés se partagent le soin de 
fournir gîte et logement au nouveau venu , pendant 
une année, chacun à tour de rôle. Les quelques 
francs payés comme rétribution annuelle com- 
plètent modestement les ressources de l'instituteur. 
A défaut de salle spécialement construite, la classe 
est tenue dans la meilleure pièce de quelque ferme. 
Parfois même, quand les habitations sont très 
éparses, il se transporte tour à tour, suivant les 
jours de la semaine, de l'une à l'autre, réunissant 
alternativement dans les principales les enfants du 
groupe voisin; et l'on arrive ainsi, de proche en 
proche, au système des instituteurs itinérants en 
vigueur dans beaucoup de campagnes de la Nor- 
wége. L'instituteur y devient un maître de leçons 
périodiques, données, suivant une ligne d'étapes 
déterminée, à des groupes d'élèves différents. Grâce 
à l'appui qu'il trouve dans la famille, les résultats 
qu'il obtient ainsi sont tellement satisfaisants qu'au- 
jourd'hui, en Suisse, dans les cantons allemands 
les plus avancés comme instruction, on tend à se 



et l'école 313 

rapprocher de ce système, en fractionnant les élèves 
par séries qui se rendent successivement à l'école, 
y récitent les devoirs qu'ils iront faire chez eux, 
sous l'œil vigilant et affectueux de la mère de fa- 
mille, véritable éducatrice des enfants *. » 

De petites écoles rurales se multiplient de la sorte, 
dans des localités où la bureaucratie de l'État et le 
régime de la centralisation communale aboutiraient, 
comme nous le voyons chez nous, à paralyser et 
même à empêcher tout développement de l'instruc- 
tion primaire. Se répartissant selon les besoins des 
populations, elles s'harmonisent admirablement avec 
les exigences des travaux domestiques et agricoles. 
Tout chef de famille professant le culte auquel 
appartient l'école et habitant son rayon devient 
membre actif d'une communauté spéciale, régie de 
la manière la plus utile pour répondre au but de 
l'institution f . 

Des sociétés scolaires se créent librement, tiennent 
de même leurs assemblées générales, quand il y a 
une mesure grave à prendre, nomment leurs admi- 



1 Frédéric Monnier, Rapport sur l'histoire et la pratique 
actuelle du régime scolaire, dans les États allemands et les 
cantons suisses. — Bulletin de la Société d'économie sociale, 
44 janvier 1872. 

- * Dans les États allemands et en Suisse, la circonscription 
de l'école est ordinairement. distincte de celle delà commune, 
parce qu'elle répond à des besoins différents. Elle prend le nom 
de Schulgemeinde (commune scolaire) ou de Schulacht (ban 
scolaire). Les membres de la Schulgemeinde diffèrent également 
des citoyens communaux et ne comprennent que les hommes 
mariés. 

9* 



314 LES PÈRES DE FAMILLE 

nistrateurs ( Schulvorsteh&r) , lesquels, élus pour un 
certain nombre d'années, sont tenus d'accepter cette 
charge d'honneur (Ehrenamt) qui les investit! d'une 
sérieuse magistrature et leur donne droit à dies pré- 
séances. Ces sociétés sont parfois nombreuses dans 
la circonscription d'une commune , et il est de mo- 
destes localités qui en comptent cinq ou six. L'agri- 
culture y est représentée par des établissements du 
même genre : salles de lecture et bibliothèques 
agricoles, publications de mémoires populaires sur 
les meilleurs procédés de culture, écoles d'irriga- 
tion, etc.. *. 

Nous admirons, sans chercher à les imiter, des 
mœurs fondées sur des coutumes séculaires, et nous 
ignorons l'existence et le rôle de coutumes analogues, 
au sein de notre propre pays et dans des conditions 
de vie agricole semblables à celles de ces peuples du 
Nord. 

Nous avons parlé des régions alpestres, comme 
ayant offert de temps immémorial des modèles soit 
d'une forte organisation de la famille, soit du gouver- 
nement local le plus libre, et comme ayant fourni 
à la basse Provence des réserves d'hommes dont 
l'énergie morale s'était formée de bonne heure à 
l'école de l'obéissance et du travail. Ces régions 
montagneuses étaient aussi, par les mêmes motifs, 
une pépinière d'instituteurs. En plein moyen âge, 
l'instruction primaire y était déjà très développée. 

1 Voy. sur ce sujet la monographie de la paroisse d'Hermanns- 
bourg (Lunebourg, Hanovre), publiée par M. F. Monnier, dans 
le Bulletin de la Société d'économie sociale, 17 mai 1868. 



et l'école 315 

Un magistrat érudit en explora , il y a une tren- 
taine d'années, les archives. Quelle ne fut pas sa 
surprise lorsqu'il trouva, aux époques les plus an- 
ciennes, les délibérations municipales portant des 
signatures en nombre égal à celui des membres 
présents I II y avait #lors beaucoup moins d'écoles 
communales que de nos jours, et cependant l'ensei- 
gnement primaire, même celui du latin , étaient des 
plus répandus. Cet observateur s'expliqua bientôt 
l'état ancien , lorsqu'il eut vu ce qui se passait en- 
core de son temps au sein des moindres familles, 
où les femmes et les vieillards 1 employaient les 
longues soirées d'hiver à apprendre aux petits en- 
fants la lecture, l'écriture et le calcul. Ainsi s'étaient 
élevées depuis des siècles des races de paysans 
lettrés, cultivateurs pendant l'été, maîtres d'école 
pendant les mois de neige, et dès que les semailles 
et autres travaux étaient terminés, en septembre 
ou en octobre , se mettant en campagne une plume 



1 Les aînés s'y aident également. « Une famille nombreuse, 
dit M. Le Play, qui a observé si profondément les faits, con- 
stitue un atelier d'enseignement mutuel , où les aînés stimulent 
les plus jeunes en leur redisant les leçons de l'instituteur. Les 
parents se trouvent ainsi dispensés d'une surveillance pour la- 
quelle ils ont peu d'aplitude... Ce concours des aînés épargne 
à l'enfance , qui a tant besoin de liberté et d'affection , les dures 
épreuves que lui imposeraient, loin du foyer, la claustration 
scolaire et l'indifférence du maître. » (Le Play, la Réforme so-. 
ciale en France, t. I , § 28.) 

Chacun peut se rendre compte des résultats de la vie domes- 
tique, au point de vue de l'instruction populaire, en observant 
ce qui est pratiqué près de lui par des familles modèles de pay- 
sans. Nous en avons admiré plusieurs dans la basse Provence. 



316 LES PÈRES DE FAMILLE 

au chapeau en signe de symbole professionnel , pour 
aller dans les foires et marchés s'engager au ser- 
vice des communes ou des familles * . 

En Prusse, les instituteurs qui se présentent pour 
diriger une école vacante s'adressent au conseil 
communal ( Stadlralh ) , qui seul a le droit de nomi- 
nation, sauf approbation du gouvernement. Les 
choses se passaient ainsi dans les Alpes; les conseils 
locaux y chargeaient des avocats et bourgeois rési- 
dant dans le pays d'examiner les candidats, et pro- 
nonçaient ensuite.' 

9 

Dans les divers Etats allemands , des comités sco- 
laires sont depuis longtemps établis. Deux ou quatre 
chefs de famille, suivant l'étendue du rayon, en 
faisaient partie avec le pasteur. La loi votée en 1864 
dans le grand-duché de Bade a remis entièrement 
l'administration des écoles , leur budget et la nomi- 
nation de l'instituteur à ces comités , formés des re- 
présentants des familles désignés dans une élection 
spéciale par tous les hommes mariés ou veufs. On 
trouve dans les Alpes françaises l'équivalent de l'in- 
stitution allemande!. Les pères de famille sont plus 
d'une fois consultés préalablement sur le choix des 
maîtres de l'école communale, ou convoqués pour 
prendre part directement à leur nomination. Quel- 
quefois ils sont chargés exclusivement de ce soin, 
comme étant les premiers, les vrais intéressés. Enfin 

1 Fauché -Prunelle, conseiller à la cour de Grenoble, Essai 
sur les Institutions autonomes et populaires des Alpes brian- 
çonnaises; 2 vol. in-8°, Paris, Dumoulin, 1857, t. II, p. 171-175. 



et l'école 317 

ils sont appelés, dans toutes les circonstances où il 
s'agit d'une affaire relative à l'école et qui a une 
certaine importance. Les procès-verbaux en font 
mention en ces termes : « L'assemblée, après avoir 
participé de l'avis des pères de famille; » ou : « Se 
sont assemblés messieurs du conseil général et les 
pères de famille y étant i . » 

Voilà donc des conseils municipaux, représentant 
essentiellement les familles, nommés par les chefs 
de famille, et néanmoins ils ne se croient pas au- 
torisés à se passer de l'avis et du concours de ceux 
de ces chefs de famille qui ont des enfants à faire 
élever. Nos lecteurs n'ont pas oublié sur quels prin- 
cipes est établi le régime de la commune, et combien 
est sérieuse la responsabilité des administrations 
locales. Ils savent que toutes les classes , tous les in- 
térêts ont leur place marquée dans les magistra- 
tures. En dehors des conseils particuliers, il y a des 
conseils généraux auxquels prend part toute la com- 

ê 

munauté. C'est ce que nous avons montré en action. 
Et cependant, répétons-le, malgré tant de garanties, 
on juge nécessaire de consulter les pères, qui sont 
plus spécialement intéressés dans la question. Les 
croyances, les consciences ne sont pas engagées alors 
dans les débats dont l'école peut être l'objet. Des 
difficultés ne s'élèvent que sur le choix de l'institu- 
teur, sur l'impôt à voter et à faire percevoir, sur 
les compétitions qui existent de quartier à quar- 



1 Fauché -Prunelle, loc. cit. — Délibérations de la commu- 
nauté de Briançon, 5 sept. 1730, 28 sept. 1788, 20 oct. 1791. 



318 LES PÈRES DE FAMILLE 

tier, de hameau à hameau; et on convoque ceux 
dont la responsabilité est particulièrement en cause. 
Quelle leçon de liberté pour nous , et quel contraste 
avec ce qui se passe sous nos yeux ! Lorsqu'on pense 

k 

à la manière dont sont nommés, formés et composés 
beaucoup de nos conseils municipaux, on demeure 
confondu en les voyant investis, comme s'ils étaient 
les représentants des familles , du droit de statuer 
souverainement sur l'intérêt le plus grave qui puisse 
occuper les vrais mandataires du pouvoir paternel. 
Ceux - ci ne sont comptés pour rien , et des hommes 
qui souvent n'ont ni foyer, ni famille, ni enfants 
à envoyer à l'école, se constituent les maîtres abso- 
lus d'un enseignement duquel ils prétendent bannir 
Dieu et toute croyance religieuse. 

Plusieurs publicistes se sont appliqués, dans ces 
dernières années , à décrire l'histoire du régime sco- 
laire allemand 1 . La plupart ont mis en lumière 
ses origines et nous racontent comment l'interven- 
tion personnelle des pères de famille y apparaît avec 
la création même des écoles paroissiales, à la tête 
desquelles étaient des conseils chargés de l'adminis- 
tration de l'école 1 . 



1 Consult. Eugène Rendu, de V Éducation populaire dans 
V Allemagne du Nord; Paris, 1855. — J.-M. Baudoin, Rapport 
sur Vèlat actuel de V enseignement primaire en Belgique et en 
Suisse; Paris, 1865. — Frédéric Môrinier, ' l'Instruction popu- 
laire en Allemagne y en Suisse et dans les pays Scandinaves; 
Paris, 1866. — P. Clair, l'École à la prussienne en France, 
1871, etc. 

2 Frédéric Monnier. Rapport déjà cité (Bulletin de la Société 
d'économie sociale, 14 janvier 1872.) 



et l'école 319 

Ouvrons un livre français qui n'est pas très an- 
cien, le Traité du gouvernement des paroisses, pu- 
blié en 1769 par Jousse, conseiller au présidial d'Or- 
léans. Il y est dit comment la paroisse s'administre ; 
c'est un système en tout point semblable à celui de 
la commune : élection des mandataires, obligation 
pour eux d'accepter la charge, responsabilité de ces 
mêmes mandataires... Les conseillers de paroisse 
ont le soin temporel de l'école et rendent un compte 
particulier de leur gestion. Le principe posé est 
celui-ci : Ceux qui payent les gages d'un maître 
d'école ont droit de le commettre. 

Partout, du reste, comme en Provence, quand il 
s'agit de créer une école, de choisir le maître ou de 
le changer, les pères de famille interviennent léga- 
lement, lorsque cette école n'a pas été établie par 
une fondation privée et que le fondateur ou ses hé* 
ritiers, devenus patrons scolaires 1 , ne se sont pas 
réservé le droit d'institution. Les documents à citer 
à ce sujet sont innombrables*. Les collèges, tout 
régis qu'ils soient par des bureaux d'administration, 
sont soumis en fait au contrôle des parents. « Les 



1 Ces patrons scolaires jouent un grand rôle dans l'ancien 
régime de l'instruction populaire, et ils subsistent encore en 
Allemagne. Ce sont des propriétaires fondateurs d'écoles. Nous 
avons le culte des mots ; mais ils ne répondent pas à des réalités. 
Les anciennes fondations ont disparu. Combien s'en crée -t- il de 
nouvelles? Le budget de, l'État et ceux des communes ont toutes 
les charges d'une gratuité qui n'existe que de nom. 

* P. Fayet, la Vérité pratique sur V instruction gratuite et 
obligatoire; Paris, Douniol, 1871, p. 86-102. Beaucoup de textes 
y sont reproduits ou mentionnés. 



320 LES PÈRES DE FAMILLE 

lois qui établissent les bureaux , est-il dit dans une 
requête des pères de famille de Langres (30 no- 
vembre 1782), n'imposent point pour cela silence 
aux citoyens sur la régie des collèges. Le droit de 
se plaindre existe dans l'assemblée des habitants , 
comme dans chacun des membres qui la composent. 
Ce droit émane de l'intérêt puissant qu'ils ont tous 
à ce que leurs enfants soient bien élevés. » 

Les écrivains qui ont pénétré dans le vif des in- 
stitutions des peuples germaniques ont conclu de 
leurs observations d'histoire que l'Église a créé 
l'école en Allemagne, comme partout, très long- 
temps avant Luther et l'avènement du protestan- 
tisme. Au xii 6 siècle, le devoir moral de la fréquen- 
tation scolaire est prescrit dans les diocèses du 
Nord , où les monastères , fondés par les mission- 
naires saxons et véritables centres de l'organisation 
du pays, avaient établi, à côté de l'école des clercs, 
une schola exterior pour les enfants de la paroisse. 

D'éminents érudits français se sont livrés aux 
mêmes investigations sur notre passé , et ils ont 
publié les résultats de leurs recherches pour les 
époques les plus anciennes 1 . On y voit l'obligation 



1 « Que les prêtres établissent des écoles dans les bourgs et 
dans les villages. Si quelques fidèles leur amènent leurs enfants 
pour leur apprendre les lettres, qu'ils ne les refusent pas, mais 
qu'ils accomplissent leur tâche avec une grande charité. En 
retour de cette éducation, ils n'exigeront aucune rétribution, 
hormis celle que les parents voudront bien leur offrir à titre 
de don. » (Ordonnance de Théodulfe, évêque d'Orléans, 797.) 



et l'école 321 

morale de la fréquentation scolaire prêchée par les 
évoques et les prêtres des paroisses, invités à ad- 
monester les parents, à l'effet que ceux-ci fassent 
instruire leurs enfants 1 . Des statistiques sont de- 
mandées sur l'état des écoles existantes et sur le 
nombre des paroisses où il n'y en a pas encore ». 
Ces anciennes statistiques, reconstituées par l'exact 
et patient labeur d'une érudition qui a interrogé les 
sources, nous montrent en Normandie, avec les 
preuves justificatives à l'appui, presque toutes les 
paroisses rurales pourvues de maîtres par le con- 
cours de l'Église et de propriétaires fonciers faisant 
de généreuses fondations». De nombreux contrats 
stipulent que l'enfant entrant en apprentissage, ou 
destiné à la domesticité, sera mis en situation de 
recevoir l'instruction élémentaire. Les documents 
s'étendent du xm e siècle aux siècles suivants, et il en 
ressort que l'enseignement du peuple a subi les alter- 
nances de progrès ou de décadence que traversait la 
société elle-même. Dans les époques de calamités 



1 « Sacerdotes fréquenter moneant parochianos suos ut filios 
Buos instrui faciant diligenter, et scholas attentius frequen- 
tare... » (D. Bessin, Concilia, t. II, p. 59.) 

2 « Si scholœ habentur pro juvenibus. Item, qualiter in- 
struuntur. Provideatur igitur quod sint scholas ubi non sunt. » 
( Traciatus de visitatione prœlatorum; Œuvres de J. de Gerson, 
édit. de Bâle, 1518, pars II, f° c, vij, c. 2.) 

3 Léopold Delisle , Études sur la condition de la classe agri- 
cole et l'état de l'agriculture en Normandie au moyen âge. — 
Charles de Robillard de Beaurepaire, Recherches sur les éta- 
blissements d'instruction publique dans le diocèse de Rouen; 
Gaen , 1863. 



322 LES PÈRES DE FAMILLE 

ou de troubles , l'instruction est délaissée , les écoles 
sont ruinées par la guerre, et la génération sui- 
vante travaille à les relever. Aux débuts du xvi e siècle, 
sous François I er , un des ambassadeurs vénitiens , 
Marino Giustiniano, écrit en 1535 : « Il n'est per- 
sonne , si pauvre qu'il soit , qui n'apprenne à lire et 
à écrire *. » Michel Suriano est frappé du même fait 
en 1561. Mais les guerres civiles éclatent, et les 
écoles en souffrent cruellement, a II faut admirer le 
zèle de nos pères pour l'instruction de notre diocèse, 
disent les statuts du diocèse d'Évreux (1576); il eût 
été difficile autrefois de trouver une paroisse un peu 
populeuse qui n'eût sa maison ou sa fondatioa pour 
les écoles. » 

Le xvii° siècle refait et étend ce que le xvi° a dé- 
truit; alors se produit un nouveau travail de re- 
construction, dont les statuts diocésains, les or- 
donnances épiscopales et les archives des localités 
permettent de suivre les progrès. Ces textes nous 
font assister à un mouvement sans cesse grandis- 
sant, et nous avons le regret de ne pouvoir même les 
indiquer. Ils sont si nombreux que nous n'aurions 
que Tembarras du choix*; et la lumière qui s'en 
dégage est telle qu'on a pu, reconstituer delà manière 



i Relations des ambassadeurs vénitiens, 1. 1, p. 45. — Dès le 
xvi« siècle, et d'après Claude Joly, qui écrivait en 1676, il n'y 
avait pas moins de 500 écoles à Paris. 

* On les trouvera réunis ou résumés dans un excellent précis 
historique publié par M. E. Allain sous ce titre : L'Instruction 
primaire avant la Révolution. (Paris, librairie de la Société 
bibliographique, 1876; 1 brochure in-32. ) 



et l'école 323 

la plus exacte l'histoire et l'état de l'instruction pri- 
maire, dans les diverses parties de la France, jus- 
qu'en 1789. En ce qui concerne la Provence, nous 
ne voyons pas une commune qui n'ait son maître ou 
son régent d'école. Nous avons consulté les budgets 
communaux , et nous en possédons un recueil com- 
plet pour les cantons les plus importants. Dans 
chacun d'eux est inscrite annuellement et invaria- 
blement une allocation , même pour l'instruction des 
filles. 

La subvention est plus ou moins forte selon les 
temps et les pays; elle dépend de ce que l'institu- 
teur peut percevoir directement des familles, et, si 
ces ressources sont insuffisantes, le conseil muni- 
cipal lui vient en aide. Ainsi, en 16S8, dans une 
commune 1 , le traitement de deux régents est aug- 
menté , « à cause que les enfants pauvres donnent 
peu.» Il n'était que de 100 livres en 1635; enl760,ilest 
porté pour l'un d'eux à 225 ; en 1771, à 288. Dans une 
autre 2 , le conseil vote en 1664 une subvention de 
60 livres, et règle le tarif des contributions men- 
suelles que le maître sera autorisé à recevoir, selon 
la classe fréquentée par l'élève : 4 sols par mois 
pour les commençants; 5 sols pour ceux qui appren- 
nent le français; 8 sols pour ceux qui étudient l'a- 
rithmétique et le latin. En 1697, la subvention est 
de 90 livres, et en 1725 elle s'élève à 180 livres. Les 

1 Celle de Solliès, dont il est parlé plus loin. 

* Rognes, canton de Lambesc (Bouches-du-Rhône). Nous 
citerons des testaments écrits par de simples paysans de cette 
commune. 



324 LES PJ&fiïS m. FAMILLE 

communes fournissent aux instituteurs le logement, 
et une délibération du 7 décembre 1788 , prise par 
celle de Muy (Var), nous apprend que ces frais de 
logement sont évalués à 35 livres. 

Il en est de même partout ; les écoles sont établies 
jusque dans les campagnes les plus reculées. Au 
sein des villes , la gratuité s'étend , grâce à de gé- 
néreuses et larges libéralités inspirées par l'esprit 
chrétien, au point de soulever les plaintes des écoles 
qui sont payantes, et auxquelles elles font une redou- 
table concurrence 1 . Là où les ressources n'existent 
pas , les enfants pauvres sont à la charge de la com- 
mune. Des règlements scolaires, tels que celui du 
diocèse d'Autun (1685), prescrivent aux maîtres de 
les recevoir « avec la même affection que les riches 
et d'avoir soin de leur instruction. » Tous sont pleins 
de l'esprit qui animait un évêque de Chalon-sur- 
Saône t M* r Maupeou , quand il adressait en 1662 
aux prêtres de ses paroisses de belles recommanda- 



1 Si le cadre de ces études le permettait, il y aurait à ra- 
conter comment et par quels prodiges de dévouement fut fondé, 
à la fin du xvu« siècle, V Institut des écoles chrétiennes. Il n'est 
pas inutile de rappeler quelles ont été les origines de la gra- 
tuité scolaire , entendue et pratiquée dans le vrai sens du mot, 
et les difficultés qu'elle a trouvées pour s'établir. Aucune per- 
sécution ne fut épargnée au vénérable abbé de la Salle. Les 
maîtres écrivains de Paris, vivant du produit de leurs écoles, 
obtinrent même, en 1704, une sentence qui ordonnait aux 
Frères de ne recevoir que des enfants appartenant à des pa- 
rents notoirement pauvres. Ils allèrent jusqu'à exercer à cet 
effet toute une inquisition, et plusieurs fois ils firent saisir le 
mobilier des classes, au point que celles-ci furent momenta- 
nément fermées. 



et l'école 325 

tions , qu'il faut au moins mentionner pour caracté- 
riser l'action traditionnelle du clergé dans l'œuvre 
de l'enseignement populaire : « Prenez tous les ans 
quelque somme d'argent sur le revenu des fabriques, 
pour aider à avoir un maître d'école dans les lieux 
où il n'y en aurait pas à cause de la pauvreté des ha- 
bitants. Préférez cette aumône à celles qui ne sont 
pas si nécessaires et si pressantes. En un mot, n'ou- 
bliez rien de ce qui dépendra de votre zèle pour procur 
rer l'établissement d'une école dans vos paroisses, ce 
moyen étant le plus assuré pour faire que la jeunesse 
soit toujours bien instruite dans sa créance et élevée 
dans la crainte de Dieu. » La France était couverte 
d'écoles, créées par cet esprit de zèle et soutenues 
par d'innombrables fondations testamentaires , lors- 
que la révolution vint mettre tout à néant 1 . On 
l'exprimait naguère avec une concision saisissante : 
« La révolution voulut l'enseignement , ne fit rien 
pour le créer et détruisit celui qui existait 2 . » 

1 Un décret du 22 août 1792 supprima toutes les corporations, 
congrégations, confréries vouées à renseignement, et, en or- 
donnant la vente de leurs propriétés comme biens nationaux, 
aboutit à dépouiller les écoles de leurs ressources. 

* Les Écoles à Paris, par Maxime du Camp {Revue des Deux- 
Mondes, 15 février 1873). 

Un témoin de cette table rase opérée par la Convention écri- 
vait : « D'après les rapports des Conseils (1796}, il est constaté 
que ces systèmes révolutionnaires et savants d'éducation ne font 
pas de progrès, qu'il y a maintenant des districts de 80000 ha- 
bitants où Ton ne peut se procurer un maître d'école , et que , 
dans quelques-unes des plus grandes villes de province, les 
précepteurs ne savent pas l'orthographe. » (Taine, Lettre d'un 
témoin de la révolution, p. 235.) 

Les Familles. 1 — 10 



326 LES PÈRES DE FAMILLE 

Ce passé scolaire qui honore tant l'Église et l'an- 
cienne France n'est pas moins inconnu de la plupart 
de nos contemporains que les monuments de la vie 
domestique de nos pères. Voici ce qu'on affirmait, 
il y a peu d'années, sur ce sujet : « Tandis que notre 
enseignement supérieur et secondaire remonte jus- 
qu'au moyen âge , et de là , par une tradition qui n'a 
jamais été complètement interrompue, jusqu'aux 
écoles romaines, l'organisation de notre enseigne- 
ment primaire date d'hier... Comment la France 
a-t-elle attendu si longtemps , et comment s'est-elle 
laissé devancer à tel point par les nations voisines? 
Car il ne faudrait point croire que, dans toute l'Eu- 
rope, l'instruction primaire soit chose si récente. 
L'Allemagne, la Hollande, la Suède, depuis deux 
siècles, possèdent de nombreuses écoles 1 ... » 

Et qui vous dit que l'ancienne France ne possédât 
pas autant d'écoles que les peuples dont vous parlez ? 
Pourquoi rabaisser notre nation, et affirmer sans 
preuve son infériorité? Concevrait -on sans peine 
qu'un grand pays, exerçant en Europe une telle su- 
prématie par son esprit autant que par ses armes , 
eût eu si peu de souci de l'instruction du peuple ? 
Comprendrait -on que toutes les communes du Midi, 
si indépendantes, ayant à remplir sous leur respon- 
sabilité tant d'attributions, se fussent condamnées 
à être dépourvues d'un personnel d'hommes vrai- 
ment aptes à former les magistratures locales? 



1 Michel Bréal , Quelques mots sui* l'instruction publique en 
France, p. 12-20. 



et l'écolb 327 

Nous avons cité les comptes agricoles tenus, à la 
fin du xvi° siècle, par un obscur métayer des basses 
Alpes. Nous mentionnerons bientôt les testaments 
des paysans. 

Comme les observations, en pareille matière, sont 
d'autant plus sûres qu'elles ont pour objet un point 
précis et déterminé, nous allons mettre en scène 
une très modeste commune rurale , nommée Soliiès , 
et qui est située non loin de Toulon. 

Les archives de cette commune, antérieures au 
xvi e siècle , ont été brûlées dans les guerres civiles 
de cette époque. Un des premiers registres , ouvrant 
la série de ceux qui ont été conservés, constate 
l'existence à Soliiès, en 1588, non seulement d'une 
école , mais de plusieurs , à la tête desquelles était 
placé un grand-maître ou régent *. Les brevets d'in- 
stituteur ou de régent étaient mis au concours. 
L'examen, appelé dispute des écoles, s'engageait 
devant un jury choisi à cet effet et formé des hommes 
de la contrée les plus renommés pour leur savoir. 
En 1612, ce sont deux avocats de la ville d'Hyères 
qui sont les juges du concours. La commune payait 
les frais de nourriture et de logement des candidats. 
En 1635 , trois candidats se présentent à la dispute ; 
parmi eux est un professeur du collège de Toulon ; 
il n'est pas nommé. Une délibération de 1615 dit 
que, « de tout temps, les régents ont été désignés 
parmi les personnes les plus capables et les plus 
agréables aux assistants, après dispute. » 

i Délibération du 28 août 1588. 



328 LES PÈRES DE FAMILLE 

L'ancien village était aggloméré, comme Tétaient 
la plupart de ceux de la Provence , spécialement le 
long des côtes maritimes, sur, tous les points où les 
populations avaient eu à chercher leur sécurité dans 
des lieux fortifiés. Mais des hameaux s'étaient créés 
dans la plaine. Un siècle après, en 1685, cet ancien 
village a deux écoles , et les hameaux en possèdent 
une chacun. En 1743, celui de Solliès-Pont est 
pourvu d'un maître de latinité. Le nombre des habi- 
tants ne cessant de s'y accroître, en 1757 ce quartier 
est doté de deux nouvelles écoles , dont Tune comp- 
tait, en 1761 , soixante -dix- huit élèves. 

Le maître spécial de latinité ne suffit plus. Un 
des maîtres de français est chargé de lui servir 
d'auxiliaire, en enseignant les éléments de la gram- 
maire et l'explication des auteurs jusqu'à la classe 
de sixième. Les délibérations de 1761 font mention 
du zèle avec lequel le curé de la paroisse , aidé des 
hommes les plus influents du pays, concourut à 
étendre de la sorte les bienfaits de l'instruction, 
s'employant à vaincre les résistances de quelques 
opposants , auxquels il remontrait « que l'éducation 
est le bien le plus précieux que les parents puissent 
laisser à leurs enfants 1 . » 

Ainsi voilà un village de l'ancien régime mieux 



1 Les éléments de ces recherches si intéressantes nous ont été 
fournis par M. Ph. Dollieules, officier de marine en retraite. 

Cette commune est celle dont nous avons signalé ci -dessus, 
liv. I, chap. iv, les délibérations de 1632 à 1640, portant pour 
préambule un passage de la République de Platon traduit en 
latin. 



et l'école 329 

partagé en fait d'écoles que ne le sont des centres 
ruraux riches et populeux de notre temps. On y 
apprend le latin ; la jeunesse des classes bourgeoises 
y commence, sous l'œil des parents, ses premières 
études classiques, et on nomme dans le pays une 
foule d'hommes ayant débuté dans ces écoles qui 
se sont distingués dans l'Église, les professions li- 
bérales ou les carrières industrielles. 

Il y a plus : des localités où l'on a peine , aujour- 
d'hui, à former des conseils municipaux dont les 
membres sachent lire et écrire, donnaient il y a 
cent ans une preuve concluante de l'esprit qui pré- 
sidait à leur administration; elles inséraient dans 
leurs statuts, parmi les clauses d'exclusion des 
magistratures électives, le seul fait d'être illettré. 
Nous citerons entre autres la petite ville de Mous- 
tiers (Basses -Alpes), celle-là même où nous avons 
vu plus haut 1 André Clappier ayant une belle biblio- 
thèque, dirigeant ses enfants dans la voie du bien 
et du travail, et leur adressant de si pressants avis 
sur l'étude du latin , de la philosophie et des belles- 
lettres. 

Quel contraste entre les mœurs actuelles et celles 
qui produisaient autrefois d'elles-mêmes des fruits 
si solides ! De nos jours les écoles se multiplient , 
et, en fait, dans certains pays signalés par des ob- 
servateurs très attentifs , l'instruction , loin de pro- 
gresser et de faire progresser les populations rurales 
dans la pratique des connaissances les plus utiles, 

i Ci - dessus , p. 289-292. 



330 LES PÈRES DE FAMILLE 

semble s'amoindrir et ne recrute plus le personnel 
nécessaire d'hommes aptes à seconder même l'initia- 
tive des bureaucraties du département ou de l'État 1 . 
Après quelques années, la plupart des enfants deve- 
nus adultes savent à peine signer leur nom ; les plus 
intelligents émigrent; il ne reste dans la contrée que 
des ignorants voués à une inertie sans stimulant et 
sans remède. C'est que la valeur et les succès pra- 
tiques de l'école dépendent du maître qui en est 
chargé, de l'esprit qui la dirige, des éléments qui la 
composent, de l'action des familles, en un mot, et 
aussi de l'impulsion donnée par ceux qui, dans la 
localité, ont le devoir de donner le bon exemple du 
travail. Que peut-elle devenir, là où le cabaret et les 
mauvais lieux sont de plus en plus les conditions 
d'existence des classes populaires, même dans les 
campagnes ? 

L'instruction primaire était donc florissante dans 
l'ancienne France. Prétendrons - nous pour cela 
qu'elle réalisait la perfection? Les thèses outrées 
n'ont jamais servi la cause du bien, et il suffit d'être 
dans la mesure du vrai pour répondre victorieuse- 
ment à ceux qui placent dans le modeste bagage de 



1 Ajoutons qu'il y a même impuissance à recruter, comme il 
le faudrait, le personnel enseignant. Le sort des instituteurs 
s'est considérablement amélioré, et cependant on en trouve de 
moins en moins qui soient à la hauteur de leur mission et 
l'exercent avec le dévouement nécessaire. Ceux qui veulent 
détruire l'école chrétienne sont bien aveugles: si leurs pro- 
jets pouvaient s'accomplir, c'en serait fait de l'instruction et 
de l'éducation populaires. 



et l'école 331 

connaissances emporté des bancs de l'école Tunique 
agent du progrès des sociétés. Or le vrai , nous le 
constatons simplement ici pour une région que nous 
avons depuis longtemps explorée. Ce que nous ad- 
mirons en elle, c'est son esprit domestique, c'est 
l'initiative des classes dirigeantes de ses localités : 
de là , selon les besoins des temps , une succession 
continue d'efforts vers le mieux. Les écoles sont 
alors comme le sont du reste une foule d'institu- 
tions , surtout du domaine de la vie privée; et si 
les communes en Provence sont maîtresses de les 
organiser, elles demeurent confiées à la garde des 
pères de famille, sous les auspices de la religion. 
Tel a été toujours leur vrai caractère. Des libéraux 
devraient s'en offenser moins que personne , s'ils ne 
sont pas les complices du renversement des libertés 
du foyer et les champions de l'athéisme. 

« Les enfants apprendront à craindre et à louer 
Dieu; tisseront instruits dans la lecture, l'écriture, 
le calcul, et principalement dans les bonnes mœurs. » 
Telles sont les formules à peu près invariables qui 
se reproduisent partout. Peut-on s'en étonner lors- 
qu'on a lu nos Livres de raison? L'école est une 
succursale du foyer domestique. Est-ce que les fa- 
milles où les enfants étaient ainsi élevés obéissaient 
à un esprit suranné ? 

L'Allemagne, qu'on donne pour modèle à la France, 
a-t-elle fait différemment? Qu'on relise le célèbre rè- 
glement général des écoles, promulgué le 12 août 
1763 par le grand Frédéric, et qui a été jusqu'à ce 

10* 



332 LES PÈRES DE FAMILLE 

jour la charte des droits et des devoirs du régime 
scolaire en Prusse. Le prince est incrédule pour lui- 
même; il ne l'est pas pour ses sujets. « Nous croyons 
nécessaire et utile, dit -il, de poser les fondements 
du véritable bien-être de nos peuples en constituant 
une instruction raisonnable, en même temps que 
chrétienne, pour donner à la jeunesse, avec la 
crainte de Dieu, les connaissances qui lui sont 
utiles... Les enfants ne pourront quitter l'école 
avant d'être instruits des principes du christianisme 
et de savoir bien lire et écrire... Les instituteurs, 
plus que les autres , doivent être animés d'une solide 
piété... Avant toutes choses, ils doivent posséder la 
vraie connaissance de Dieu et du Christ, en sorte 
que , fondant la rectitude de leur vie sur le christia- 
nisme, ils accomplissent leur mission devant Dieu, 
en vue du salut , et qu'ainsi par le dévouement et le 
bon exemple, rendant heureux leurs élèves dans 
cette vie , ils les préparent encore à la félicité éter- 
nelle. » 

Les théories du radicalisme français ont eu leurs 
jours de triomphe et d'essai de l'autre côté du Rhin, 
après 1848. « Chassez le dogmatisme de l'école, 
disait à Francfort le rapporteur du comité du Par- 
lement; il nous faut une génération qui ne subisse 
pas plus l'influence de l'Église qu'elle ne subit celle 
de l'État... Que les écoles ne prétendent pas diriger 
l'enfant, qu'elles le laissent aller où l'entraîne le 
souffle de la vie qu'il sent palpiter dans son âme. » 
L'expérience ne fut que trop décisive, et en 1851 le 
directeur de l'école normale de Berlin pouvait écrire : 



et l'école 333 

« Les événements des dernières années nous ont 
éclairés sur les plaies profondes du peuple allemand. 
Là où il convenait de mettre en lumière les trésors 
de la foi chrétienne , on a nourri l'esprit des jeunes 
maîtres des stériles rêveries des systèmes... Il s'agit 
aujourd'hui de former une race nouvelle, dans la- 
quelle renaisse la vie religieuse et morale. » 

En Allemagne, par l'effet du système protestant , 
l'enseignement public, comme tout ce qui est du 
ressort des choses du culte , est devenu une des prin- 
cipales attributions de l'État; et celui-ci a rendu la 
fréquentation scolaire obligatoire, en même temps 
qu'il a pu édicter telles ou telles méthodes, imprimer 
au personnel enseignant telle ou telle direction, selon 
les influences dominantes. Gomment ce régime de 
contrainte s'est -il établi? C'est ce qu'il importe de 
rappeler. Il n'avait été , dans la pensée de Luther , 
qu'un moyen pour remédier au vide laissé par la 
suppression de l'autorité en matière de foi , en im- 
posant la lecture et la connaissance de la Bible. 
L'école était toujours étroitement unie à l'Église, 
mais l'État était maître de celle-ci. Le prince, chef 
de la religion, ordonnait de la pratiquer. « Qui* 
conque enseignera ou permettra qu'on enseigne 
autre chose que la parole du Christ, dit une ordon- 
nance du duc Albert (152S), ne sera pas toléré dans 
notre duché , sera poursuivi et puni , parce que Dieu 
nous a confié la puissance du glaive pour frapper 
ceux qui désobéissent et se révoltent. » — « Que dans 
chaque maison , lisons-nous dans une autre ordon- 
nance (1542), le père ou la mère de famille aille tous 



334 LES PÈRES DE FAMILLE 

les dimanches à l'église avec ses enfants et les do- 
mestiques* Que dans chaque village certaines per- 
sonnes aient un banc spécial à l'église, d'où elles 
puissent facilement apercevoir ou surveiller l'assem- 
blée; que les contrevenants soient punis. » Et telle 
semblait être encore naguère, dans les formes, la 
supériorité du régime scolaire prussien , que cha- 
cun s'évertuait à le célébrer. Mais , au fond , qu'en 
est-il? Ce qui se passe à cette heure en Allemagne 
découvre la réalité des choses. Les voiles sont dé- 
chirés, et les résultats de l'inoculation du mal sont 
mis à nu. Déjà , en septembre 1875 , l'assemblée des 
catholiques allemands avait jeté ce cri d'alarme : 
a En face de la déchristianisation croissante des 
écoles publiques, les parents doivent, plus que ja- 
mais, envisager comme le plus sacré de leurs de- 
voirs'celui d'instruire eux-mêmes leurs enfants sur 
la religion, et de leur donner chez eux une éducation 
religieuse soignée. — L'assemblée des catholiques 
allemands invite tous les parents catholiques à s'op- 
poser de toute la force de leur âme, et en s'appuyant 
sur leurs droits naturels et inaliénables, à tous les 
efforts antireligieux qui menacent l'école. Ils ne 
devront jamais oublier que, sans violer leurs de- 
voirs et le droit de leurs enfants, ils ne peuvent 
conûer ces derniers qu'à des écoles où ni la foi ni 
les mœurs ne sont compromises. » 

Les États-Unis donnent lieu à de semblables 
observations. Chez eux, mêmes traditions aux- 
quelles les écoles ont dû leurs merveilleux dévelop- 
pements dans le passé; et, dans le présent, même 



bt l'école 335 

travail de décomposition , exercé par les erreurs et 
les passions révolutionnaires. 

Lorsque les premiers Puritains s'établirent dans 
la nouvelle Angleterre , ils firent, eux aussi, de leurs 
écoles les auxiliaires de l'église et du foyer. Comme 
on l'a très bien dit, celles-ci se créèrent sous la di- 
rection des différentes confessions religieuses, et 
elles se multiplièrent par des fondations privées, 
faites avec une générosité dont le mobile était à 
la fois chrétien et patriotique. A l'inverse de ce 
qui se produisait en Allemagne, telles étaient les 
mœurs de la race anglo-saxonne que l'idée ne vint 
pas de les subordonner à une bureaucratie autori- 
taire. 

« Dans les nouveaux comme dans les anciens 
États, écrivait- on naguère en rappelant ce régime 
traditionnel , rien n'est plus décentralisé que le ré- 
gime de l'instruction publique. Non seulement le 
gouvernement fédéral ne prétend pas la diriger; 
mais encore les gouvernements d'États, tout en 
levant des taxes et en pourvoyant à leur établisse- 
ment dans les localités qui en sont dépourvues, ne 
leur ont, au moins jusqu'ici, imposé ni des méthodes 
communes, ni une direction unique. On connaît 
l'histoire de ce ministre de l'instruction publique 
qui, en regardant sa montre, s'écriait avec une satis- 
faction puérile : « A cette heure-ci, tous les élèves de 
« sixième des lycées de France font la même version ! » 
Rien de semblable n'existe dans aucun des trente- 
sept États de l'Union américaine. La direction des 
écoles, tant au point de vue des méthodes que pour 



336 LES PÈRES DE FAMILLE 

le choix des maîtres , appartient exclusivement à un 
board of schools composé de commissaires spé- 
ciaux, dont le nombre est approprié aux besoins 
des localités. Ces commissaires , dont les fonctions 
sont gratuites, lèvent les taxes scolaires et en font 
l'emploi. Suivant les États, le comté, la cité ou le 
township exerce un certain contrôle financier ; mais 
partout le principe de l'autonomie des boards of 
schools est respecté. Les conseils municipaux et les 
maires n'ont aucun droit sur les écoles... Partout 
donc les questions d'enseignement sont traitées 
par des hommes éprouvés...; de là une émulation 
salutaire entre les boards of schools: on ne reste ja- 
mais stationnaire , toujours l'on cherche le mieux *. » 
Ajoutons que la profession d'instituteur est fort ho- 
norée; que le personnel des maîtres se recrute dans 
la partie la plus respectable de la population, et 
parmi les meilleurs rejetons de familles exemplaires ; 
que ces maîtres se gardent d'exercer à perpétuité 
une mission qui amortit promptement les facultés 
intellectuelles, et, la considérant comme un stage 
pour se préparer à une carrière plus relevée, se 
renouvellent et font place à de nouveaux venus 
pleins d'un zèle favorable aux progrès des études 1 . 
Tel était le régime que M. de Tocqueville trouva 
en vigueur, il y a une quarantaine d'années. Ses 
résultats ne se sont pas effacés ; le self-govemment 



1 Claudio Jannet, les Etats- Unis contemporains, t. II, p. 75 
et suiv. 

* Le Play, la Réforme sociale, t. III , § 47. 



et l'école 337 

scolaire semble encore debout , comme l'application 
la plus large et la plus libérale qu'il soit possible de 
concevoir, des vrais principes dont l'ancienne France 
nous a fait admirer également la pratique. Mais 
lorsqu'on demande aux Américains d'aujourd'hui, 
ayant quelque souci de la religion et des mœurs , ce 
que ce régime traditionnel est devenu sur beaucoup 
de points, alors le spectacle change; et l'on est en 
présence de programmes, d'agissements, de vio- 
lences même, qui font de l'école laïque, gratuite et 
obligatoire ( c'est en ce moment la formule du parti 
de la révolution dans le monde entier ) le point de 
départ d'une refonte radicale de tout ce qu'il reste 
de coutumes et surtout d'idées religieuses appar- 
tenant à l'époque de Washington. Déjà la tyrannie 
exercée par des majorités brutales est si oppressive, 
et la logique des passions si implacable, qu'aux 
États-Unis, comme en France, on voit approcher 
le jour où , la foi chrétienne étant bannie des écoles 
officielles, les contribuables auront à revendiquer 
énergiquement le droit de disposer, en toute sou- 
veraineté, de leurs deniers pour l'entretien d'écoles 
dirigées selon leurs croyances 1 . 

Nous avons insisté sur cette grave question sco- 
laire, parce qu'elle est une des grandes pierres de 
touche du vrai. Notre but n'est pas de la traiter ici 
autrement qu'au point de vue de la famille. Une 
pensée nous occupe : celle du devoir sacré qui 

1 Claudio Jannet, les États-Unis contemporains, t. II, p. 83. 



338 LES PÈRES DE FAMILLE ET L'ÉCOLE 

s'impose aux gens de bien de relever dans l'école , 
comme au foyer, la statue du respect , et de sou- 
tenir avec l'école chrétienne une des bases essen- 
tielles de l'éducation et de l'ordre social. 



FIN DU TOME PREMIER 



TABLE DES MATIERES 

DU TOME PREMIER 



Avertissement de la quatrième édition v 

Préface , xv 

LIVRE I 
LA FAMILLE ET LES INSTITUTIONS 

Chapitre I. — Les Livres de raison en Provence et 

dans l'ancienne France 3 

— II. — L'idée de Dieu et de l'autorité paternelle 

dans les Livres de raison 36 

— III. — L'idée du travail et la notion de la ri- 

chesse chez les familles modèles . . 69 

— IV. — La Famille, les Institutions et les Li- 

bertés locales '90 

— V. — Le dévouement au bien public chez les 

familles modèles 134 

— VI. — La Famille et la Patrie 183 

LIVRE II 
LA FAMILLE ET L'ÉCOLE 

Chapitre I. — Le Foyer domestique et la Tradition. . 215 

— II. — Ce qu'est l'École du foyer domestique. 245 

— III. — Le Père de famille et l'Éducation. . . 275 

— IV. — Les Pères de famille et l'École. ... 298 



8798. — Tours, inipr» Marne. 



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OUVRAGES- DU MÊME AUTOUR 



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BMÉ FAMILLE AU XVT SIÈCLE 



D APRES DES DOCUMENTS OftlGlNAUX 



TROISIÈME ÉDITION 

COMPLÈTEMENT REPONDUE ET TRÈS AUGMENTÉE 

UN VOLUME IN -18 JK&US 



LE LIVRE DE FAMILLE 

UN VOLUME IN-48 JÉSUS ' 



Rrix de chacun des deux ouvrages ci -dessus, broché: 2 francs. 



> - i a to» < 



* r 



LES FAMILLES ET LA SOCIETE EN FRANCE 

AVAhfT LA RÉVOLUTION 4 

D'APBÈ8 DES POCUMENÎS ORIGINAUX 



QUATRIÈME ÉDITÏQN ^ 

Deux volumes -in- 18 jésus, brochés : 4 fauta, 



0399, — Tours, Impr. Xame. 



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