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pÊâboix
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LES FLAVY
IMPRIMERIE DE E. DLVERGER,
RUE m VKRNEIIL, >" i.
LES FLAVY
ROMAN DU XV' SIÈCLE,
Madame DE BÀWR.
TOME SECOND.
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PARIS
LIBRAIRIE DE H. FOURNIER JEUNE,
36, RUE DES PUTITS-AUGUSTI>S.
iLitraine aaoïenue el moderne
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LES FLAVY.
CHAPITRE PREMIER.
Douces illusions de mes esprits cliainiés.
Projets évanouis aussitôt que formés,
Ne m'entretenez plus de vos douces chimères.
Campistron, Amlronk.
L'espoir qu'avait eu Charles d'entrer dans
Paris ne se réalisa point. Ceux des habitants
qui s'étaient montrés les amis des Anglais et
des Bourguignons, redoutant la vengeance
des Armagnacs, n'hésitèrent point à soutenir
de tous leurs efforts la garnison , qui était peu
nombreuse, et ils annoncèrent si hautement
II. 1
a LES FLAVY.
l'intention de s'ensevelir sous les murailles
plutôt que (le se rendre qu'aucun des par-
tisans du roi n'osa se montrer. Les Français
n'en résolurent pas moins de donner l'assaut,
mais il fut soutenu avec une telle vigueur
que l'armée perdit beaucoup de monde, et
qu'il fallut enfin renoncer à l'altaque. Charles
alors se relira sur la Loire , et ses troupes allè-
rent renforcer les garnisons des villes dont il
était devenu maître.
La nouvelle de l'échec essuyé devant Paris
ne put arriver devant Compiègne, sans ren-
verser toutes les espérances de paix qu'on
avait pu concevoir. Ce revers devait enor-
gueillir les Anglais et rapprocher d'eux le
duc de Bourgogne, qui ne tarda pas, en effet,
à se réconcilier complètement avec le duc de
Bedford. Déjà sur aucun point la trêve n'était
observée, et quoiqu'elle eût été prolongée de
quelques mois. Français, Anglais et Bourgui-
gnons se couraient sus comme par le passé;
chacun s'efforçnit de rentrer dans les villes,
LES FLAVT. 5
dans les forteresses qu'il avait perdues; enfin,
il était aisé de prévoir que la guerre allait re-
commencer plus terrible que jâniâis.
Après avoir fait un si beau rêve , Germaine
voyait s'éloigner , pour toujours peut-être , le
bonheur qu'elle s'était prorais un instant.
Pour comble de peine , elle vivait dans une
ignorance entière du sort de Regnault; ceux
qui l'entouraient n'ayant aucune relation
avec la cour de Bourgogne , ses joUrs , ses
mois s'écoulaient sans qu'elle entendît pro-
noncer le nom de celui qui occupait toutes
ses pensées , et sans qu'elle pût apprendre
s'il était mort ou vivant. La joie que la pauvre
Germaine avait connue pour si peu de jours
rendait plus profonde la mélancolie habi-
tuelle de son caractère; mais accoutumée à
se sacrifier aux aulres, ni Marie, ni la famille
qui lui donnait asile, ne pouvaient deviner à
quel point elle était malheureuse. La douceur
de son langage et de son sourire était la même,
et Richard, témoin de ce caliiiie apparent,
4 LES FLAVY.
jouissait délicieusement des jours de bonheur
que lui accordait la destinée, en le laissant
vivre près d'elle.
L'hiver entier s'était passé ainsi; au prin-
temps, le duc de Bourgogne et le régent,
complètement réconciliés, réunissaient toute
leur puissance pour enlever au roi les villes
que ce prince avait reconquises , lorsqu'un
soir, tandis que Daniel racontait comment
un exprès de Charles venait d'apporter à la
garnison l'ordre de se tenir sur ses gardes, la
porte s'ouvrit, et Chariot entra dans la salle.
Le retour de cet enfant perdu de Compiè-
gne excita plusieurs sentiments divers. Ma-
rie poussa un cri de joie à la vue du fils de
Marthe, d'un commensal de Vertbois; Daniel
serra cordialement la main de son ami ; Ri-
chard frémit de l'arrivée fatale d'un émissaire
de Regnault, et Germaine sentit ses genoux
fléchir, saisie de l'affreuse pensée que Chariot
n'avait plus de maître.
« Par Saturne ! dit le petit sorcier, les Bour-
LES FLAVY. 5
guignons voulaient-ils aussi te pendre, pour
que tu reviennes ainsi?
— Je reviens voir ma mère et vous, répli-
qua Chariot; messire Regnault m'a rendu
toute ma liberté.
— Où l'àvez-vous laissé? demanda Ger-
maine, dont cette réponse avait dissipé les
terreurs.
— A Paris , en compagnie du duc de Bour-
gne , » dit Chariot ; mais il se garda bien d'a-
jouter que le jeune chevalier s'apprêlait à
suivre le duc au siège de Choisy-sur-Oise ,
attendu qu'il venait d'apprendre dans Com-
piègne que cette place était défendue par
Louis de Flavy, qui la tenait pour messire
Guillaume, ce que Regnault lui-même igno-
rait»
— Ainsi les Bourguignons vont faire la
guerre sans toi? dit Daniel en riant.
— Par Notre-Dame! repartit Chariot, ils
n'ont déjà que trop de monde. J'avais la ma-
ladie du pays , voyez-vous , et d'ailleurs mes-
6 LES FLAVT.
sire Regnault s'apercevait bien que je ne me
battais pas de bon cœur contre les nôtres.
J'avais beau me faire une raison, ça n'allait
pas; de façon que raon jeune maître m'a dit
il y a deux jours : « Écoute, Chariot, mainte-
nant que Gompiègne est aux Français, tu peux
y retourner sans courir aucun risque ; ainsi
va-t-en, mon garçon, va embrasser ta mère,
\a^ revoir Yertbois et mes belles cousines.» Je
ne me \e suis pas fait répéter deux fols, et
me voilà. »
Tant que dura ce discours , Richard avait
tenu ses yeux attachés sur Germaine , qui ne
détourna pas les siens de Chariot , dont elle
sembh'it craindre de perdre une parole.
a Et pourquoi ne vous a-t-ii pas renvoyé
plus tôt? demanda maître Joseph.
— Parce que depuis notre départ de Gom-
piègne , nous sommes restés plusieurs mois
eu Flandre, où nous avons assisté aux noces
de monseigneur Philippe avec la tille du roi
de Portugal.
LES FtAVY. 7
— Ce devait être une bien belle chose, sans
doute? dit Marie.
— Une des plus belles que l'on puisse voir,
ma noble demoiselle. Ce pays-là ne ressem-
ble guère à notre pauvre France ; on y roule
sur l'or et sur l'argent. Groiriez-vous, maître
Daniel, qu'aux fêtes que l'on a données pour
le mariage plusieurs fontaines jetaient du
vin toute la journée ?
— Voilà une excellente idée, dit Daniel,
si toutefois le vin était bon.
— Du vin parfait, reprit Chariot; aussi
voyait-on le soir bien peu d'hommes sur leurs
jambes dans la ville de Bruges.
— Je voudrais pour beaucoup qu'ils fussent
encore tous par terre, répliqua Daniel , vou-
lant dire pnr !à...
— Laissons la prospérité du duc de Bour-
gogne, comparée à notre misère, inlerrompit
Germaine tristement.Votre raèreseportebien,
Chariot; nousavonsfait cette semaine une pro-
menade jusqu'à Vertbois, oiVnous l'avons vue.
8 LES FLAVY.
— J'espérais qu'elle serait venue s'établir
dans la ville, répondit-il; la ville devait être
plus sûre.
— Les environs le sont aussi; car tout le
pays est maintenant à nous, reprit Germaine
d'un air de satisfaction, et depuis huit mois,
nous avons du moins la jouissance de ne voir
que des Français.
— Dieu fasse qu'il en soit longtemps ainsi!
répliqua Chariot.
— Tous tant que nous sommes, nous fe-
rons nos efforts pour cela, dit la noble fille
en adressant à Richard un sourire plein de
confiance et d'amitié. Mais vous avez sans
doute besoin de prendre quelque chose, mon
pauvre garçon, après avoir fait une aussi lon-
gue route ? «
Quelque fût le chagrin que Kichard éprou-
vait au fond du cœur, il ne pouvait, sans res-
sentir une grande consolation, voir Germaine
l'associer aussi affectueusement à la haine
comme aux espérances dont elle nourrissait
LES FLAVY. 9
son âme. Cette conformité dans leurs senti-
ments lui semblait une sorte d'alliance entre
la belle fille et lui, qui le rendait trop heu-
reux et trop fier pour ne pas alléger sa peine.
Il se hâta de conduire Chariot dans la salle à
manger. Daniel les suivit, et resta bientôt seul
avec l'homme de guerre, dont il se mit à par-
tager la collation, tout en le faisant causer,
après quoi Chariot prit congé de ses jeunes
maîtresses et partit pour Yertbois.
Germaine ne l'avait pas laissé s'éloigner
néanmoins sans lui donner l'ordre de reve-
nir le lendemain ; car ce qu'elle désirait sur-
tout, c'était d'entretenir sans témoins impor-
tuns celui qui venait de quitter Regnault
après l'avoir suivi pendant plusieurs mois.
Aussi fut-ce avec une grande joie qu'à l'heure
qui suivit celle du déjeuuer elle vit Geor-
gette amener Chariot dans la chambre verte
où elle se trouvait seule avec Marie.
Chariot ne put rapporter plusieurs de ses
entretiens avec son jeune maître sans ap-
lO LES PLAVY.
prendre anx deux sœurs qu'elles n'avaient
jamais cessé d'occuper l'esprit de leur cousin ,
au point qu'il ne paraissait heureux que lors-
qu'il parlait d'elles. Cette douce certitude
était pour Germaine la plus grande consola-
tion qu'elle pût recevoir. « Peut-être ne nous
reverrons-nous plus, se disait-elle ; mais jus-
qu'à son dernier jour il conservera mon sou-
venir comme je conserverai le sien. » Et cette
pensée secrète, qui l'unissait à Regnaull, de-
venait du bonheur pour celle qui n'avait ja-
mais connu que l'infortune.
Guillaume de Flavy, à cette époque, ne se
trouvait point à Gompiègne ; il avait quitté
la ville pour aller sur les bords de l'Oise ten-
ter quelques escarmouches contre les enne-
mis qui se rapprochaient. Revenu dans la
ville , il apprit bientôt l« retour de son vassal ,
et le fit venir pour l'interroger sur les plans
de l'armée alliée. Mais Chariot avait promis
solennellement à son jeune maître de ne point
trahir celui qui lui rendait sa liberté en divul-
LES FtAVY. II
guant les projets du duc de Bourgogne, en '
sorte que le brave garçon feignit une igno-
rance complète. Il lui en coula d'autant moins
pour se taire avec sire Guillaume qu'il fai^
sait chaque jour l'essai de sa discrétion dans
ses entretiens avec Germaine et Marie , quoi-
que ces entretiens roulassent le plus souvei^t
sur le jeune chevalier. Tantôt il égayait Ma-
rie et Georgette par le récit des têtes qui s'é-
taient données à Bruges pour le mariage de
Philippe etrinstitutionderordredelaToison-
d'Or, récit que les deux jeunes filles ne se las-
saient point d'écouter; tantôt il instruisait Ger-
maine des plus beaux faits d'armes qui iUus-
traient Regnault de Flavy et qu'il avait entendu
conter par les Picards ou les Bourguignons.
Mais s'il parlait beaucoup du passé , il se tai-
sait sur l'avenir et ne laissait rien entrevoir
du véritable motif qui le ramenait à Com-
piègne.
A peine le conseil du duc de Bourgogne
avait-il décidé qnii fallait reprendre cette
là LES FLAVY.
ville que Regnault avait frémi à l'idée qu'elle
renfermait ce qu'il avait de plus cher au
monde, Marie surtout, Marie dont la douce
image ne l'avait jamais quitté. Destiné comme
il l'était à suivre ses compagnons d'armes, son
unique pensée , son unique espoir était qu'il
lui serait permis de protéger ses cousines
contre les maux qui menacent les habitants
d'une ville assiégée. Il avait appris nouvelle-
ment le nom du gouverneur de Compiègne ;
mais connaissant parfaitement alors sire Guil-
laume, pouvait-il penser que cet homme hau-
tain et cruel ne repousserait pas pour ses
filles l'appui que lui offrirait un neveu qui
sans doute était l'objet de sa haine. Chariot
seul, s'il retournait dans les murs, pourrait
lui ménager quelques intelligences avec cel-
les qu'il voulait servir au péril de sa vie. Il le
fit venir aussitôt, et, lui donnant toutes les
instructions qui pouvaient devenir utiles en
temps et lieu , il n'eut point de repos qu'il
n'eût vu son frère de lait se mettre en route
LES FLAVY. I 3
pour aller veiller sur le sort des deux sœurs.
Chariot, tout attaché qu'il était à Regnault
de Flavy, revoyait avec un vif contentement
le lieu de sa naissance, sa mère et ses jeunes
maîtresses. Le temps qu'il venait de passer
au milieu des Anglais et des Bourguignons
lui faisait retrouver avec joie ses anciens com-
pagnons d'armes, dont un grand nombre fai-
sait partie de la garnison ; enfin , tant de liens
auxquels il se rattachait ranimaient si vivement
son amour pour sa ville natale qu'en pensant
qu'une armée formidable s'avancerait avant
peu surCompiègne il lui arrivait d'aller faire
le lourdes remparts, regardant ces fortes mu-
railles tout nouvellement réparées , l'artillerie
considérable qui les garnissait; puis, songeant
à tant de braves qui défendraient tout cela ,
il se frottait les mains en disant : t Les God-
dam ne la prendront pas. »
CHAPITRE IL
Je prévois des malheurs et plus longs et plus grands
Que ceux dont nos vieillards parlent à leurs enfants.
ANONTME.
Georgette avait reconnu qu'un moyen
certain d'attirer sur elle l'affeclion de Richard
était de se rendre agréable aux deux sœurs,
et comme cette affection, de quelque nature
qu'elle fût , lui semblait préférable à tous les
trésors de ce monde , elle avait depuis long-
temps renoncé à la raideur boudeuse qu'elle
montrait d'abord aux nobles dames , et
répondait gracieusement à l'amitié que lui
témoignaient Germaine et Marie. Peut-être
la pauvre enfant, encouragée par les manières
LES FLAVY. l5
fraternelles de son cousin , remettait-elle à
l'avenir le soin de lui rendre la première place
dans le cœur qu'elle ambitionnait ; peut-être
aussi n'avait-elle pu résister elle-même au
charme qu'exerce si naturellement une inef-
fable bonté , et ne voyait-elle pas la fille
de messire Guillaume donner avec tant de
douceur l'exemple de la résignation , oublier
toujours ses propres peines pour compatir si
vivement aux peines d'autrui , et répandre ses
bienfaits sur l'infortune , au point que tous les
malheureux de Compiègne l'appelaient leur
providence , sans éprouver pour sa rivale un
sentiment qui s'opposait à la haine. Il faut le
croire, puisque Georgette, en maudissant la
destinée , ne maudissait jamais Germaine.
Toutefois , c'était surtout avec Marie qu'elle
avait formé une sorte de liaison que l'âge et
plusieurs rapports de caractère rendaient plus
intime chaque jour. Les deux jeunes filles se
quittaient peu, à la grande satisfaction de
Germaine, qui voyait sa sœur joyeuse, et bien
l6 LES FLAVY.
loin de regretter la solitude de Vertbois. Le
repos dont jouissait la ville leur permettait de
parcourir les rues de Compiègne , où les filles
du sire de Flavy pouvaient marcher dans la
sécurité la plus parfaite. Il leur arrivait même,
depuis le retour de Chariot, de se faire es-
corter parlui pour aller voir la vieille Marthe.
Le village de Vertbois se trouvant à moins
d'un quart de lieue des remparts , le trajet
était sûr, car le séjour non interrompu d'une
garnison française commandée par leur sei-
gneur avait rendu du courage aux pauvres
paysans ; tous étaient revenus dans leurs
chaumières et s'étaient remis à semer les
terres qui touchaient la ville, dans l'espoir de
les récolter; mais cet espoir leur fut bientôt
ravi.
Quoique Chariot se fût abstenu de donner
l'alarme, les nouvelles qui arrivaient de toutes
parts prescrivaient trop impérieusement le
besoin de se mettre sur ses gardes pour que
sire Guillaume ne redoublât point de précau-
0t
LES FLAVY. I7
tion et d'activité. La terreur qu'il inspirait
suffit pour presser tous les préparatifs de dé-
fense , lors même que l'effroi de revoir les
Anglais dans leurs murs n'eut pas animé les
habitants. Dans la bourgeoisie, dans le peu-
ple , chacun se préparait à s'armer, chacun
s'offrait pour aider au travail des fortifications.
Richard ne se lassait point d'exercer ses mili-
ciens, dont le nombre s'augmentait d'une
foule de gens que leur âge dispensait de porter
la hache ou la lance. Les vivres arrivaient de
lous côtés; enfin on eût dit que ce petit coin
de la France se croyait appelé à décider sans
retour la querelle entre Charles VII et
Henri VJ.
Tandis que l'on se préparait ainsi dans
Compiègne à se défendre vigoureusement si
l'on était attaqué, la nouvelle arriva que
Choisy-sur-Oi.«e venait de se rendre au duc
de Bourgogne ! « A nous la balle , dit Daniel ;
maintenant qu'ils en ont fini là, ce sera sans
doute notre tour. Et je pense que ce garçon
n. 2
l8 LES FLAVY.
pourrait nous en dire quelque chose , ajouta-
t-il en regardant Chariot qui venait d'entrer
dans la chambre.
— Moi! répondit Chariot Me l'air le plus
franc , je ne sais rien , sinon que je me battrai
comme un enragé pour ma ville natale.
— A cet égard je réponds de lui , dit Ger-
maine; c'est un brave de plus dans Compiè-
gne.
— Soit, reprit le petit sorcier; je sais qu'il
se battrabien , mais il se tait de même, voulant
dire par là qu'il garde le secret de ses amis.
— Et par tous les saints! maître Daniel,
qu'est-ce que j'aurais pu vous apprendre? Vous
en savez maintenant autant que moi.
— Maintenant, tu as raison ; mais il n'en
est pas moins vrai que je me trompe fort ou
que tu aurais pu nous dire plus tôt. . . .
— Comment, plus tôt? interrompit Chariot;
il n'y a pas un quart d'heure qu'on les voit
arriver par la route de Yerberie.
— Arriver! qui? s'écria Daniel.
LUS FIAVY. 19
— |Et qui diable voulez-vous que ce soit
sinon les Anglais et les Bourguignons?
— En grand nombre? demanda Richard.
— La sentinelle des créneaux de la grosse
tour, qui les a aperçus le premier, dit que la
poussière annonce une grosse troupe ; on
viept de feruier les portes de la ville, et nses-
sire Guillaume vous envoie chercher, maître
Richard pour vous donner ses ordres. »
Richard, se hâla de prendre son casque, sa
hache, et sortit.
A l'exception de Georgelte et de Marifî,
dont le visage était pâle comme la mort, cetfe
nouvelle avait été reçue ayec une sorte de
calme que peut seule expliquer l'habitude du
danger.
«Je ne suis pas fâché d'en finir, dit Da-
niel avec beaucoup de sang-froid; je ne con-
nais rien de pire que l'attenie d'un mal dont
on ignore la portée. Maintenant du moins
nous allons connaître leur force et les moyens
qu'ils comptent employer contre nous.
ao LES FLAVT.
— Je sais de mon père, dit Germaine, que
le. duc de Bourgogne traîne toujours avec lui
une artillerie considérable.
' — Reste à savoir comment son monde sait
en tirer parti, répliqua le petit sorcier, et nos
gens prétendent ici qu'ils sont fort supérieurs
aux Bourguignons dans la science maudite de
pointer un canon ou une coulevrine.
— Je sais bien, dit dame Marguerite, qu'en
i4i4» lorsque le père du duc actuel se pré-
senta devant Paris, il avait déjà une grande
quantité de ces engins de l'enfer, et je me
souviens qu'un jour...» La bonne dame allait
sans doute entamer le récit de l'affaire sous
Paris, en i4ï45 lorsque par bonheur s'inter-
rompant soudain : «Sais-tu, Georgette, dit-
elle, si l'on a déchargé les deux bateaux qui
sont sur l'Oise?
— Je l'ignore, répondit la pauvre enfant,
que, dans la terreur qui l'avait saisie, les ba-
teaux intéressaient fort peu.
— Viens donc vite avec moi , reprit dame
LES FLAVY. 31
Marguerite; c'est ce qui presse le plus ; je ne
me soucie pas que les Anglais en profilent.
— Voulant dire par là, dit Daniel, qu'il ne
faut pas qu'ils sachent de quel bois vous vous
chauffez. Mais un insta.it , je sors avec vous ;
je vais un peu savoir ce qui se passe. »
Restée seule avec sa sœur et Chariot, Ger-
roaine demanda à ce dernier s'il avait fait
avertir la vieille Marthe, afin qu'elle rentrât
dans la ville.
«Ma mère est décidée à ne point quitter
son logis, répondit- il ; elle ne s'y croit pas
plus exposée qu'ici, et je pense qu'elle a rai-
son.
— Pas plus exposée qu'ici! répéta Ger-
maine dont les grands yeux noirs se fixèrent
sur le frère de lait du jeune chevalier; mon
cousin vient donc avec le duc de Bourgo-
gne?»
Chariot s'inclina sans répondre.
«Horrible temps! horrible guerre! s'écria
Germaine en baissant sa tête sur ses deux
àH LES FtAVT.
itiains jointes. Mon Dieu ! donnez - moi clù
courage contre tant d'horribles pensées qui
me déchirent 1 ame. w
Le découragement de Germaine efifraya
Marie phis que n'aurait pu le faire toute autre
chose, et elle se mit à pleurer en silence.
((Qu'il me soit permis de risquer quelques
mots dans l'espoir de consoler mes jeunes
dames, dit Chariot; pour moi, je suis porté
à me réjouir bien plus qu'à m'afïliger de sa-
voir messî^é Regnault dans le camp ennemi;
car s'il arrivait que la ville fût obligée de se
rendre, il obtiendrait duj duc Philippe les
meilleures conditions pour nous tous. »
Il est de fait qu'à cette époque où tant de
familles se ttouvaient divisées par une guerre
de parti, on en était souvent réduit à se féli-
citer d'iavoir rencontré parmi ses adversaires
un parent, et même un Gis ou un frère. A la
suite d'aussi longues discordes civiles d'ail-
leurs, l'odiellx de cosjoutrages faits à la nature
V. >.^ait bien loin d'approcher de ce qu'il serait
4-: ■■
LES FLAVY. 23
de nos jours. Aussi le chagrin de Germaine
naissait-il surtout de la pensée que sire Guil-
laume ne consentirait jamais à revoir un des
vainqueurs de Compiègne.
«Quelles conditions, répondit-elle, satis-
feraient l'honneur et la fierté de celui qiiî
vous commande? Quand la ville se rendra,
mon père sera mort, et puissé-je alors l'être
aussi! ajouta-t-eîle d'une voix plus basse.
— Toi ! loi ! s'écria Marie en la serrant dans
ses bras ; et que deviendrai-je si tu m'aban-
donnes?»
Depuis que Germaine tenait lieu de mère
à sa jeune sœur, sa tendresse pour la douce
fille était devenue si vive qu'elle ne connais-
sait guère d'autre joie que les joies de Marie.
Honteuse d'avoir cédé à une douleur qui lui
était personnelle , elle se hâta de sécher les
larmes qu'elle avait fait couler, soit en dé-
mentant les paroles qui venaient de lui échap-
per, soit en émettant l'espérance à laquelle
elle-même cherchait à s'attacher. Wt^''..
a4 LES FLAVT.
«Ils ne prendront pas la ville d'ailleurs,
disait-elle ; ne le pensez-vous pas, Chariot ,
qu'ils ne prendront pas la ville?
— Par saint Jacques! répondit-il, il est de
l'intérêt de tous de l'empêcher; car après ce
qui s'est passé, si les Anglais rentraient jamais
dans Compiègne, ils y mettraient tout à feu
et à sang.
— Et ce pauvre Richard qui les a trompés
si longtemps, dit Marie, que ne lui feraient-ils
' pas, mon Dieu !
— Richard, mon père et tant de braves
gens qui nous défendent, reprit Germaine ,
voilà ce qui doit nous rassurer, nous rassurer
complètement.
— Et nos murs, les meilleurs qui entou-
rent ville de France, répliqua Chariot.
— Et des armes pour tous les habitants,
dit Germaine.
— Et des provisions pour soulenir un siège
de trois mois.
— Il est vrai, répondit Marie; Daniel le
LES FLAVY. 2 5
disait encore hier; car il s'inquiète surtout
des provisions, Daniel.
— En homme de sens qu'il est , reprit
Chariot; ne me parlez pas d'avoir l'estomac
creux pour se battre.
— Maintenant, Chariot, dit Germaine,
comme il nous est indifférent de rester seules
dans la maison, allez voir si l'on sait quelques
nouvellesetrevenez nous les dire dès que cela
vous sera possible.
— Tout le temps que messire Guillaume
ne me prendra point, je l'emploierai selon les
ordres de mes jeunes maîtresses. » En disant
ces mots Chariot salua respectueusement et
partit.
«A celles qui n'ont plus de famille, dit
Germaine en regardant sortir le fils de Mar-
the, les anciennes connaissances sont bien
loin d'être indifférentes; je ne puis te dire
combien j'aime à voir près de nous le père
Joseph et ce bon Chariot !
— D'autant plus, dit Marie, que Richard
36 lES ÊEAVY.
maintenant ne sera presque jamais au logis.
— Ah ! que je le trouve heureux de pou-
voir défendre nos remparts !
— Tu crois donc, Germaine, que ces braves
gens l'emporteront; tu crois que les Anglais
n'entreront pas?
— Ils seront repoussés par trop de bras et
par trop de haine, » répondit Germaine avec
feu.
Comme Marie ne doutait point que sa sœur
n'enveloppât Regnault dans cette haine, elle
se garda bien de ramener l'entretien sur leur
jeune parent, que Germaine ne nomma pas
davantage, tout en ne cessant d'y songer.
CHAPITRE m.
Et j'invoquais ta guerre aux scènes effrayantes,
Je voyais en espoir, dans les plaines bruyantes,
Avec mille rumeurs d'hommes et de clievaux.
Secouant à la fois leurs ailes foudroyantes,
L'un sur l'autre à grands cris fondre deux camps rivaux.
Victor Hugo.
En peu de jours le danger qui menaçait
Cotnpiègne devenait de plus en plus effrayant,
poilr quiconque observait ce qui se pas-
sait au dehors. Du haut des remparts on
voyait, de l'autre côté de l'Oise, de nombreuses
troupes d'hommes de guerre couvrir la chaus-
sée et s'établir sur tous les points avoisinant
la ville. Cette armée formidable s'était logée
à Vehette, à Mârigni, à Royallieu; les chefs
28 LES PLAVY.
dans les abbayes, leurs gens dans les villages
et dans la plaine , en sorte qu'elle ne laissait
plus libre qu'une très petite partie des murail-
les, dont toutefois les rivières d'Aisne et
d'Oise la séparaient encore.
Guillaume de Flavy, décidé à voir périr le
dernier des habitants de Compiègne, comme
à périr lui-môme, plutôt que de se rendre,
semblait se multiplier, surveillait sans cesse
tous les points qu'il croyait devoir être me-
nacés les premiers, et malheur à qui se mon-
trait rebelle à ses ordres ou ne les exécu-
tait point à son gré! Jamais ce terrible ca-
pitaine ne s'était montré plus cruel et plus
impitoyable qu'ace moment, où tant de cala-
mités allaient fondre sur une population dont
il semblait le tyran bien plus que le défen-
seur. JNéanmoins le désir ardent qu'on
avait de résister à l'ennemi combattait la
haine qu'il excitait chaque jour davantage.
(Confiant dans la vaillance et dans la réso-
lution du sire de Flavy, chacun préférait
LES FLiLVY. 29
se soumettre à ce redoutable protecteur
plutôt que de subir la vengeance des Anglais.
On n'osait se plaindre tout haut des actes de
cruauté auxquels il se livrait, et pourtant un
grand nombre de ces faits odieux ne restaient
pas inconnus à Germaine, qui, tout en s'ef-
forçant d'essuyer les larmes que son père fai-
sait couler, cessait peu à peu d'éprouver pour
lui les sentiments d'amour et de respect
qu'elle avait conservés si longtemps pour l'au-
teur de ses jours.
La prise de Ghoisy-sur-Oise ramena à Com-
piègne Louis de Flavy et sa faible garnison ,
qui avait obtenu d'évacuer la forteresse em-
portant leurs armes pour tout bagage. Louis
ne tarda pas à venir embrasser ses nièces, et
ce ne fut pas une faible joie pour Germaine et
pour Marie que celle de revoir ce bon parent
après plusieurs mois de séparation.
« Eh bien ! dit-il dès qu'il se fut assis entre
les deux sœurs, mon frère vient encore de
perdre une belle place. Dieu sait que nous
3o LES FLAVY.
avons tout fait pour la lui conserver, et que
nous avons tenu autant qu'il était possible de
tenir; mais nous avions affaire à trop forte
partie. Quand j'ai vu que le duc de Bourgogne
nous faisait l'honneur de venir lui-mêine, sans
parler de deux mille hommes qui l'accompa-
gnaient, j'ai bien prévu qu'il faudrait démé-
nager.
— Ainsi, dit Germaine espérant apprendre
quelques détails sur les assiégeants, c'eçt une
garnison bourguignonne qui vous remplace?
— jNon, ils démolissent, et je puisdire qu'ils
jettent à bas une des meilleures forteresses de
la France ; si j'avais eu seulement cinq cents
hommes au lieu de deux cents, j'aurais pu
résister six mois.
— Pour moi, dit Marie, j'aimerais bien
mieux que tous vos châteaux fussent comme
Vertbois, qu'ils ne sont jamais venus attaquer.
— Enfant, répondit Louis de Flavy en lui
frappant doucement sur la joue, vous n'en-
•. tendez rien à ces sortes de choses ; les places
LES Fi,Avy. 3i
fortifiées sont nos joyaux à nous autres , nos
refuges, nos magasins. Que serait-ce s'il fallait
toujours vivre et se battre en rase campagne
ainsi que feraient des corbeaux affamés ? tandis
que je ne connais rien de profitable, rien de
réjouissant comme la prise d'une bonne cita-
delle bien avitaillée. J'entends quandc'estmoi
qui la prends, ajouta-t-ilavcc un léger soupir.
— J'aimerais bien mieux qu'on ne se battît
ni contre des murs ni dans la plaine, reprit
Marie ; je voudrais enfin qu'on ne se battît
jamais.
— Jamais! s'écria Louis de Flavy, et que
ferions-nous, par sain t Jacques ! si nous ne nous
battions plus? INe voyez-vous pas arriver les •
défis, les tournois, dès que l'on signe les plus
courtes trêves? Tout ne prouve-t-il pas que
l'homme a été créé pour se battre ?
— En France on serait tenté de le croire,
dit Germaine avec un triste sourire.
— Et Dieu me préserve de m'en plaindrÇfJ
reprit Louis ; car je veux devenir chèvre si jè :
3a LES FLAVY.
savais comment passer mon temps sans me
servir de mes armes , ne fût-ce que dans des
escarmouches. Je ne me sens vivre, moi, que
quand je me bats; autrement je m'ennuie.
— Et si l'on est tué ? dit Marie.
— Alors tout est fini, on ne craint plus de
s'ennuyer, et j'espère bien ne mourir que sur
un champ de bataille.
— Ne parlez pas ainsi, bel oncle, inter-
rompit Germaine en serrant la main de
l'homme de guerre.
— Le plus tard possible , après tout, répon-
dit-il avec gaîté ; mais j'ai toujours eu du bon-
heur ; je sors de toutes les afTaires sans avoir
reçu une égratignure. On dirait que les lances
glissent sur mon corps et que les archers ti-
rent au-dessus de ma tête.
— Fasse (e ciel qu'il en soit toujours ainsi!
dirent les deux sœurs.
— Amen, répondit-il ; mais pour traiter un
sujet plus gai, devinez avec qui j'ai déjeuné le
JQur maudit où j'ai quitté Choisy, la tête un
f •■,r^
LES FLAVY. 33
peu basse et le cœur un peu gros, je ne le ca-
che pas.
— Avec le duc de Bourgogne, dit Marie.
— Pas tout-à-fait, mais avec un de ses amis,
avec un des nôtres après tout , avec Regnault.
— Il vous a cherché? dit Germaine la poi-
trine gonflée d'une joie qu'elle avait peine à
cacher.
- Il a couru après moi , répondit Louis ;
voici comme cela s'est passé. Je n'avais pas
fait une demi-lieue, emmenant tout mon
monde, c'est-à-dire cinquante hommes qui
me restaient, car le reste avait été tué pendant
le siège , 'quand je vis venir derrière moi quel-
ques cavaliers qui semblaient me poursuivre
à toute bride. Ma première pensée fut que le
duc de Bourgogne se ravisait, et qu'il nous
faudrait livrer bataille avant de gagner pays.
Comme nous étions tous armés, je fis halte ,
volte-face, etj'attendis mesgensde pied ferme.
Maisje ne tardaipasà reconnaître que latroupe
qui nous poursuivait se composait de quatre
II. 3 ■■■i
r^^
%
34 LES FLAVY.
hommes, ce qui certes n'annonçait pas des
intentions hostiles. EncÛcl, celui qui poussait
son cheval le premier ne fut pas plus tôt arrivé
près de moi qu'il leva la visière de son casque
en s'écriant : Mon oncle! mon cher oncle!
— Et vous avez reconnu Regnault? dit
Marie.
— Que je meure si je ne l'ai pas reconnu
tout de suite, répondit Louis, quoique je ne
l'aie pas vu depuis dix ans ; c'était encore ce
visage Ger et noble qui annonce un homme
de cœur, un visage de Flavy enfin. Il ressemble
à son père, à notre pauvre Jean, comme Marie
ressemble à sa mère.
— Aussi ne suis-je pas une Flavy , moi ! dit
tristement la pauvre petite.
— Toi! répondit Louis en l'embrassant,
Flavy s'il en fût jamais; Guillaume finira par
t'aimer aussi , sois-en sûre , à moins que son
cœur ne soit de roche ; mais écoutez la suite.
Regnault mit pied à terre; il avait l'air si navré,
si suppliant qu'à nous voir tous les deux, on
LfeS FtAVY. 35
aurait pensé que j'îivâis prîs la plate et que
c'était lui qui en sot-tait. Par Notre-Dame ! tout
était fini pour celte fois ; les épées étaient ren-
trées dans le fourreau ; je sautai à baè de mon
cheval et je l'etiibràssai de bon cœur.
-^Ah! ^ue vous avez bien fait, bel oncl'è !
s'écri'd Marie , tandis (^ne Germaine en silence
serrait douce tWent la main de sort bt'àvèpài^eïi't.
— Comme nous ne vouiioiis pasnouS qûilter
si vite, polirsuivit Lo uisde Flavy, Êeg'nauit me
Conduisit dans un ch âteau voisin où 1 on tenait
sans donte eri réser\'e des provisions pour le
duc , à en jiiger par l'iexcellent repas que nous
y fîmes ensemble. Lé vin de Bourgogne ne
Douâ manquait pas, et ceûk de mes gens qui
m'avaient suivi ne .'se sol^venaient guère d'un
pareil régal. Rntin, au moment de housséparcr,
le pauvre garçon une téûlbigna un si grand
désir d'écrire à ses cousines que je lui promis
de me charger pon.'r vous d'un chiffon de par-
chemin sur lequel, il a griffonné devant moi . .*;
comme on clèfc.
36 LES FLAVY.
— Et sans doute , bel oncle , dit Marie , si
vous n'avez plus cette lettre, vous savez du
moins ce qu'elle renfermait,
— Que tous les saints m'en préservent! ré-
pondit Louis; je n'ai pas lu la lettre par plusieurs
raisons, dont la première est que, grâce au ciel!
je n'ai jamais su lire; car je n'approuve pas
qu'un homme de guerre perde son temps à
des vétilles semblables. La mode qui prend de
faire élever les gentilshommes comme les
novices d'un couvent de Saint-Benoît ne peut
tourner qu'à mal. On perd à ces sottises le
plus beau temps de sajeutiesse. Par saint Marc !
je préfère un beau coup de lance à tous les
grimoires de l'Université de Paris. Au reste, je
n'en ai pas moins apporté la lettre , poursui-
vit-il en la tirant de son: aumonière , et vous
pourrez vous la faire lire; par le père Jo<;eph.
— Germaine, Germaine la lira, dit Marie.
— Germaine en saii-el.le aussi long? reprit
Louis d'un air de surprise ; -eh bien ! à la bonne
heure, ce sont des choses? qui conviennent
LES FLAVY. 87
aux femmes, je ne dis pas le contraire. »
Germaine prit la lettre d'une main trem-
blante, et, s'efforçant d'affermir sa voix, elle lut
ce qui suit :
« Regnault de Flavy à Germaine de Flavy.
« Que Dieu et tous les saints vous gardent,
chères cousines. Que faites-vous ? pensez-vous
quelquefois à celui dont toutes les pensées se
portent au lieu que vous habitez ? Ah ! Ger-
maine! vous m'avez promis de me conserver
une petite place dans votre cœur , de me par-
donner d'être enchaîné par l'honneur à la
bannière qui marche contre vos bannières.
Mon oncle, mon bon oncle m'a donné le
baiserde paix; que la paix soit donc entre nous.
Un même sang ne coule-t-il pas dans nos
veines? Lorsque, sous peine d'être appelé
félon, mon corps suit à la guerre le seigneur
et maître que j'ai juré de servir, mon cœur en
est-il moins près de vous? Germaine, Marie,
vous ne savez pas combien je vous aime, com-
bien je préférerais la mort à votre haine ! Ah !
39 LfiS fl^VY.
ne me hwsjçz pas , quçlque chpse qui arrive,
ne me baissez pas ! Pense? que sous le drapeau
de Bourgogne vous ave? un parent, un ami
plus tendre, plus dévoué que tous ceux qu'un
sprt fortuné a placcS près de vous. Germaine,
Marie , conservez-moi quelque tendresse jus-
qu'au temps plus heureux qui nous réunira,
8t, quoi qu'ii arrive , ne cessez jamais de voir
dans Regnault un enfant de Vertbois. Adieu. »
« Le garçon n'est pas sot, dit Louis quand
Gerniaine se tut, ne cachant qu'à grand'peine
sa vive émotion ; c'est tout au plus si je com-
prenais toutes ses belles phrases. Mais que
diable veut-il dire avec son quoi qu'il arrive ,
qu'il répète deux fois de peur qu'on ne l'ou-
blie ?
— Il est à présumer, répondit Germaine
d'une voix que l'on entendait à peine, qu'il
marche aussi contre Compiègne.
— Contre Compiègne. s'écria Louis! Par
l'épée de mon père ! je donnerais beaucoup
pour qu'il marchât d'un autre côté. Guillaume
LES FLAVY. "5^
n'enlend pas raillerie sur ce sujet-ià. Com-
piègne el Guillaume à présent c'est tout un ,
voyez-vous. Lorsqu'il étail encore question de
ces préliminaires de paix dont Philippe nous
a leurrés comme de coutume , le roi a eu la
faiblesse d'envoyer à mon tVère l'ordre de livrer
la ville au duc de Bourgogne en manière de
garantie.
— Je n'ignorais point cela, dit Germaine.
— Eh bien! vous devez savoir aussi que
Guillaume a désobéi , en quoi je l'approuve
fort. Par saint Marc! le royaume de Charles
n'est pas encore assez étendu pour qu'on
puisse en couper ainsi un des meilleurs mor-
ceaux; nous avons donc gardé la ville. Main-
tenant vous sentez que, si les murs tombent,
il faut que votre père tombe avec eux. Je ne
conseille donc pas à Regnault de se trouver
avec ceux qui voudront les jeter par terre ;
car je connais Guillaume, il se souciera de
tuer son neveu comme de tuer un poulet. ».
Germaine tressaillit; njais Marie s'écria : '
4o LES FLAVY.
« Regnault n'en agira pas de même si ses
amis prennent la ville ; j'en suis bien certaine.
— - Quant à prendre la ville , répondit
Louis d'un air tranquille, il leur faudra pour
cela passer quelques jours et quelques nuits
sur les bords de l'Oise, j'en réponds; et je
crois qu'ils se lasseront plus tôt que nous du
métier que nous allons faire de part et d'au-
tre. Le duc de Bourgogne d'ailleurs ne brille
pas par la patience ; il n'a jamais aimé les cho-
ses qui traînent en longueur.
— Ah ! puisse-t-il se lasser bientôt, dit Ger-
maine, et partir avec tout son monde !
— On dit qu'il nous a amené cinq ou six
mille hommes, reprit Louis , sans compter
qu'il ne marche jamais qu'avec une grosse
maison , des pages , des valets et des méné-
triers dont nous entendions tous les soirs à
Choisy la chienne de musique. J'espère que
d'ici , du moins , nous pourrons leur fournir
un accompagnement qui ne leur permettra
pas de jouer aussi juste. »
LES FLAVY. 4^
En disant ces mots Louis de Flavy se leva
pour sortir, et, comme Marie voulait le rete-
nir encore quelques instants : « Non, dit-il,
il faut que j'aille retrouver votre père. Nous
attendons d'un moment à l'autre cette vail-
lante pucelle dont les Anglais ont plus peur
que de nous tous , et qui vient s'enfermer
dans Compiègne avec bon nombre de che-
valiers.
— Dieu soit loué ! s'écria Germaine ; sa pré-
sence encouragera les noires , en même temps
qu'elle effraiera les ennemis.
— Par malheur, répondit Louis, l'arrivée
de cette brave fillene réjouit pas tout le monde
ici. Partout où elle se trouve elle aime à faire
à sa tête ; il faut obéir à ce qu'elle nomme
ses voix, que personne n'a jamais entendues
qu'elle-même, et Guillaume ne se soucie guère
d'agir sous les ordres d'un capitaine qui de-
vrait porter des jupes. Il a reçu fort mal ce
matin le messager qui nous annonçait ce se-
cours.
4?^ lES FLAVT.
-— Et si Dieu nous l'envoie pour faire lever
le sit'ge de Compiègne comme elle a fait le-
ver celui d'Orléans? dit Germaine.
-^ Sans doute, sans doute ; il est bien cer-
tain que Jeanne , soit qu'elle vienne du ciel
ou de l'enfer, a grandement rétabli les affaires
du roi. Aussi mon avis est-il qu'il faut la lais-
ser se servir de son étendard à sa fantaisie,
quitte à la tirer du guêpier s'il arrive que la
pauvre fille s'y jette. Je désire d'autant plus
qu'on la traite bien que 1h nouvelle de sa
venue a^jépandu dans la ville la joie et la con-
fiance.
— Et pourtant , dit Marie , ces malheureux
habitants n'ignorent pas que les murs sont
maintenant entourés par une armée innom-
brable.
— Entourés ! pas encore tout-à-fait , reprit
Louis ; on n'entoure pas Compiègne comme
une bicoque , ma petite. Mais j'espère, mes
enfants, que vous n'avez pas peur?
— Germaine n'a pas peur, répondit Marie.
LES FLAVT. 4^
— Au moins pour moi-même , dit Ger-
maine en étouffant un soupir.
— Brave et bonne fille ! dit Louis qui baisa
sa nièce ur le front. Il doit suffire d'une Ger-
maine dans la famille pour répandre les bé-
nédiclions du ciel pur nous tous. Aussi vivez
tranquilles ; nous les chasserons, nous les chas-
serons , vous dis-je , ou que je ne m'appelle
plus Louis de Flavy. »
En finissant ces^ mots qu'il ne prononçait
jamais que dans les grandes occasions, il em-
Ijrassa Marie , serra la main de Germaine et
partit.
CHAPITRE IV.
Sur des coursiers plus prompts que les éclairs
Chacun s'élance ; ei déjà dans les airs
A retenti leur choc épouvantable,
Anonyme.
L'entrée de la Pucelle dans Compiègne
fut saluée par mille cris de joie, tant la pré-
sence de la sainte et valeureuse fille semblait
un gage de sécurité et de victoire. Dès les
premières heures de son arrivée, Jeanne,
après avoir communié dévotement , assembla
ses gens et ceux de la ville et leur dit que Dieu
venait de lui faire ordonner par sainte Cathe-
rine , de sortir pour aller attaquer les enne-
mis, lui promettant la défaite entière du duc
de Bourgogne et des Anglais. La confiance
LES FLAVY. 45
que l'on avait en ses paroles, surtout lors-
qu'elles reposaient sur une révélation , ne
permit à personne d'hésiter. Guillaume de
Flavy lui-même, ayant observé que les Bour-
guignons n'étaient point sur leurs gardes,
augura bien de cette attaque , et tout se pré-
para pour la rendre aussi prompte que vigou-
reuse.
L'émotion de Germaine fut vive , lorsque
Richard étant rentré pour s'armer, car il al-
lait se joindre aux gens de guerre avec ses plus
vaillants miliciens , elle apprit qu'on s'apprê-
tait à marcher contre l'ennemi. A travers les
vœux qu'elle formait pour la réussite de cette
entreprise, elle suppliait tout bas le ciel d'é-
loigner Regnault de Flavy de ce champ de ba-
taille. Tout dépendait du lieu que le duc de
Bourgogne et sonmonde occupaient, puisque,
selon toute apparence, le jeune chevalier ac-
compagnait Philippe ; mais ce lieu , Germaine
l'ignorait. Richard parti, son agitation était
devenue si grande, qu'elle marchait de côté
46 LES^FLAVY.
et d'autre dans la chambre , sans prêter la
moindre attention aux discours de dame Mar-
guerite, qui s'entretenait avec Georgette et
Marie de ses craintes pour la milice, lorsque
Daniel arriva* Il proposa de monter à un bel-
véder situé sur le bâtiment de la bûcherie ,
et duquel on pouvait découvrir toute la plaine^
afin de voir partir la troupe, a Oui, s'écria
Germaine , montons , montons tous ; rien
n'est pis, dans un pareil moment, que l'igno-
rance complète de ce qui se passe.
— Allez-y donc vous quatre , dit dame
Marguerite ; je préfère rester ici et dire mon
chapelet pour mon pauvre Richard.
— Priez pour Richard et pour les Flavy ,»
reprit Germaine en serrant la main de la
brave femme, puis elle prit le bras de Marie
sous le sien et partit accompagnée de Daniel
et de Georgette.
En sortant de la maison pour se rendre à la
bûcherie qui la touchait , ils trouvèrent la rue
entièrement déserte , tous les habitants s'é-
lES FLAVT. 47
tant portés sur la place de l'Hôtel-de-Ville,
où s'assemblait la troupe. « Ce départ a quel-
que chose de sinistre , dit tout bas Germaine
à Daniel ; je ne sais pourquoi je me sens si fort
alarmée ?
— Si vous les aviez vus sur la place comme
je viens de les voir, répondit Daniel, vous
seriez bien plus tranquille; il faudrait, je
crois , une légion de diables pour venir à bout
de nos gens tant ils ont bon courage.
— Jeanne est là , d'ailleurs, » reprit-elle ;
car telle était l'étrange disposition d'esprit de
Germaine , qu'en dépit des vœux qu'elle for-
mait pour l'un des ennemis de Compiègne,
l'idée de voir les Anglais vainqueurs ranimant
avec force toutes les vives sympathies, tous
les sentiments passionnés qui dès l'enfance
avaient remué son âme , elle aurait payé de
son sang le triomphe des assiégés.
Arrivés sur la petite terrasse du belvéder ^
le spectacle qui s'offrit à leurs yeux aurait cer-
tainement excité leur admiration , s'il n'eût
48 lES FLAVY.
pas excité leur terreur. A plus d'une lieue des
remparts, la vue s'étendait sur une longue
plaine couverte de faisceaux d'armes, de ten-
tes , de chevaux et d'équipages de siège. Le
soleil éclatant du mois de mai, qui dorait les
toits des monastères , et les clochers de plu^
sieurs villages semés çà et là, faisait briller de
mille feux les armures d'une foule innombra-
bles d'hommes de guerre. Jamais, peut-être,
autant de bras n'avaient menacé des murail-
les ,• et cependant , au loin , sur le chemin de
Noyon , s'échelonnaient encore d'autres trou-
pes , destinées à renouveler ce formidable
camp , présage de destruction et de mort ,
devant lequel coulait paisiblement les eaux
de la rivière d'Oise.
A peine les trois jeunes filles et Daniel
avaient-ils eu le temps de contempler cet ef-
frayant spectacle , qu'une troupe de cinq ou
six cents hommes, la Pucelle à leur tête, sor-
tit de la ville eu magnifique ordonnance,
passa le pont, et tomba comme la foudre sur
LES FLAVY. /|9
les premiers quartiers des Bourguignons,
dont la plupart n'étaient point armés. Un
vaillant chevalier, nommé Baiildot de Woyelle,
commandait ce quartier, où Jean de Luxem-
bourg , le principal capitaine du âwc de Bour-
gogne, venait d'arriver pour reconnaître la
ville de plus près. Quoique surpris de celte
manière, ceux-ci soutinrent le choc si brave-
ment que le combat devint terrible. On pou-
vait prévoir toutefois que l'avantiige resterait
aux assaillants, supérieurs en nombre à des
adversaires qu'ils égalaient par le courage.
La poussière épaisse qui s'était élevée au-
tour des combattants s'opposait à ce que l'on
pût rien distinguer de ce qui se passait sur le
champ de bataille. Les cris terribles dont le
retentissement venait frapper les murs pou-
vaient être des cris de triomphe ou des cris
de mort , et le temps s'écoulait. « Quelle hor-
rible chose qu'une pareille angoisse ! dit Ger-
maine ; être si près des siens et ne pouvoir
savoir ce qu'ils deviennent, ce qu'ils font!
II. 4
50 LES Ï^LAVY.
— Ils tuent, ils tnent . répondit Daniel;
s'ils n'étaient pas les plus forts, ils se rappro-
cheraient de la ville ; nous verrions quelques
fuyards sur le pont. »
A l'exception du point sur lequel on se
battait, en effet, le plus grand calme sem-
blait régner dans cette vaste plaine; mais
tout à coup, l'alarme s'étant répandue de
proche en proche, Daniel et ses compagnes
ne tardèrent pas à remarquer que le quartier
le plus voisin commençait à s'agiter. Bientôt
ils virent avec effroi plusieurs troupes d'hom-
mes d'armes courir en désordre et de toute
la vitesse de leurs chevaux vers le lieu du
danger.
« On va les secourir, dit Germaine en pâ-
ïissant.
— Oui, répondit Daniel, ce sont les An-
glais qui arrivent les premiers.
— Et sans doute le duc de Bourgogne va
les suivre avec son monde? reprit-elle d'une
voix étouffée.
LES FLAVY. 5 1
— Il lui faudra du temps, répliqua Daniel ;
le duc de Bourgogne est à plus d'une lieue
d'ici , à Condin. »
Germaine serra la main du petit homme ,
tout en élevant ses yeux vers le ciel , comme
pour lès reiiiércîer tous deux ; car ces motè
délivraient son coeur d'un horrible poids.
a Ils ne pourront plus résister! s'écria Ma-
rie effrayée de là foule de gens de guerre
qu'elle voyait marcher au secours dès leurs;
ils rie pourront jamais rentrer dans la ville I »
- Gebrgette ne disait Heh ; les mains jointes,
le regard fixé sur le nuage poudreux qui lui
cachait la scène de carnage , ses lèvres trem-
blantes murmuraient des prières qu'elle pro-
tionçâit machinalement , mais qui lui paru-
rent bientôt avoir été exaucées ; caries secours
qui arrivaient an sire de INoyelle rendant
la partie trop inégale, les Français commen-
cèrent à se mettre en retraite. « Ils reviennent,
ils reviëtinëiît! s'écrièrent à la fois Germaine,
Daniel et Marie.
32 LES FLAVY.
— Sainte Vierge! dit la jeune fille, dont
l'âme semblait avoir passé dans les yeux, fai-
tes qu'ils reviennent tous ! »
Le vent poussant alors la poussière du côté
de l'Aisne , ils virent bientôt les fantassins re-
passer le pont en toute hâte, protégés par
les cavaliers que l'ennemi poursuivait vigou-
reusement, a Je l'aperçois , je l'aperçois !
cria Georgette. Je le reconnais à la plume de
son casque; les autres miliciens n'en ont pas!
— Par Saturne ! elle a raison ^ dit Daniel,
les yeux brillants de joie, je vois distincte-
ment Richard qui marche à la tête de ses
gens. On leur ouvre la barrière !... Mais pour-
quoi n'entrent-ils qu'un à un comme des
moutons qu'il faut compter? Ouvrez donc,
vous autres du dedans, ouvrez donc! » et le
petit homme trépignait, s'égosillait comme
s'il eut pu se faire entendre.
«L'ennemi entrerait avec eux dans la ville,
répondit Germaine ; ne voyez-vous pas avec
quelle fureur il attaque l'arrière-garde?
LES FLAVY. 53
— Ah ! dit Marie, c'est là sans doute qu'est
notre oncle Louis! Que tous les saints le
protègent ! »
En effet, les Bourguignons, appuyés main-
tenant par les Anglais , se ruaient sur cette
arrière-garde, où se trouvaient les plus vail-
lants chevaliers et la Puceile, qui marchait la
dernière, espérant ramener sans perte ceux
qu'elle avait conduits au combat. Montée sur
un superbe coursier, vêtue d'une riche robe
de drap d'or vermeil, la sainte fille se battait
comme une lionne qui défend ses petits. On
la voyait, de sa forte épée, abattre à droite et
à gauche tous ceux qui se montraient assez
hardis pour l'approcher, en même temps
qu'elle ne cessait d'encourager son monde à
tenir ferme contre le choc qu'elle-même sou-
tenait si courageusement. Tous les efforts se
dirigeaient principalement contre sa personne,
et le malheur voulait qu'on la distinguât parfai-
tement à sa huque d'écariate brodée d'or et
d'argent. Enfin elle venait de passer le pont,
^4 ^^^ fl-fVY.
et presque tous les siens étaient rentrés en
foule, lorsqu'un arçhpr picard p^^-vint à la
saisir par sa liuque et la jeta à bais (Je ^p|^
cheval. Elle combattit encore pendant quel-
ques instants, soutenue par Pothon le Bour-
guignon et cinq ou six autres chevaliers. Mais
enfin vaincue par le nombre, entourée de
toutes parts, elle se vit forcée de se rendre à
Lionel, bâtard de Vendôme.
Aussitôt ces mots : Jeanne est prise ! reten-
f^irent dans la plaine, sur le pont et sur les
remparts. A ce cri. de joie pour les uns, de
détresse pour les autres, tout ce qui restait
encore <]e Français dehors se précipita dans
la ville, et la barrière se referma.
CHAPITRE Y.
Rarement lo soleil rend la lumière au monde
Que le premier rayon qu'il répand ici-bas
N'y découvre quelqu'un de vos assassinais,
Ou du moins on vous lienl en si mauvaise eslirae
Qu'innocent ou coupable on vous charge du crime.
ROTROu, Venceslas.
La troupe partie si joyeuse et si résolue
pour aller tenter ce coup de main rentrait
triste et dolente. Les femmes, les enfants, les
habitants de toutes les classes faisaient foule
dans les rues , entourant les hommes de
guerre et se lamentant avec eux sur la perte
que venait de faire la ville. A travers les re-
grets et les larmes qu'excitait ce malheur pu-
blic, le$ soupçoa$^ les plus odieux circulaient
56 LES FLAVY.
dans le peuple, qui n'hésitait point à accuser
Guillaume de Flavy du malheur qui les frap-
pait. « Il a fait fermer la barrière sur elle, di-
sait l'un. — II l'a vendue aux Anglais, disait
l'autre. — Hélas ! reprenait un troisième, la
sainte fille le savait d'avance ; on prétend que
ce matin, comme elle était appuyée contre un
des piliers de l'église, elle a dit à tous ceux
qui l'entouraient qu'un homme l'avait livrée
et qu'elle serait prise aujourd'hui , jour de
l'Ascension. » C'est en vain que les chevaliers
et les soldats répondaient que Jeanne , bien
loin d'avoir prévu sa perte, leur avait promis
la victoire ; la prédiction s'accréditait de plus
en plus , et messire Guillaume était maudit
de tous aussi hautement que pouvait le per-
mettre la terreur qu'il inspirait.
Richard , après avoir montré dans cette
affaire tant de valeur et d'intrépidité qu'il avait
excité l'admiration des plus braves chevaliers,
venait de rentrer chez lui. 11 était triste, rê-
veur, et Germaine ne pouvait parler du mal-
LES FLAVY. 67
heur dont chacun devait gémir, qu'il ne
s'empressât de détourner l'entretien en rap-
portant quelques nouveaux détails du com-
bat. Lorsqu'enfin les deux sœurs se furent
retirées dans leur chambre : » Je tremblais, dit-
il à maître Joseph et à Daniel, qu'un de vous
n'apprît à ces nobles filles ce que, j'espère,
elles ignoreront toujours , car l'honneur d'un
père doit nous être aussi cher que sa vie.
— 11 faudrait être bien cruel, dit maître
Joseph, pour les instruire de ce qui se passe.
— Que se passe-t-il donc ? demanda aussi-
tôt dame Marguerite.
— Ce qui doit toujours arriver dans ce bas
monde, répondit Daniel. A qui s'en prend-
on du mal si ce n'est au diable , voulant dire
par là que si la Puceile a été livrée aux Anglais,
il est naturel qu'on accuse le sire de Flavy de
l'avoir vendue.
— Jésus! s'écria dame Marguerite, est-il
donc soupçonné d'un pareil crime?
— Il est trop vrai , dit maître Joseph , et
58 LES FLAVT.
pourtant j'affirmerais sur ma tête qu'il ne
mérite point cette infamie. Je connais sire
Guillaume pour un homme cruel, impitoya-
ble, capable de tout peut-être^ excepté d'une
vile trahison.
— Et nous autres, maître oseph, qui ve-
nons de le voir à l'œuvre, reprit Richard,
nous sommes là de même pour le justifier dans
son honneur. Il a jeté par terre aujourd'hui
trop d'Anglais et trop de Bourguignons pour
que l'on puisse croire qu'il les favorise *.
— Je pense comme vous, dit Daniel, qu'il
est innocent du crime dont l'accuse ce pauvre
peuple, que le chagrin fait parler à tort et à
travers. Mais comme il faut que justice se
fasse, je ne suis pas fâché, entre nous, qu'il
(l) II est de fait que les soupçons qui se sont propagés à ce su-
jet depuis le quinzième siècle jusqu'à nos jours ne se trouvent ap-
PiUyés par aucun des écrivains de l'époque; ni l'auteur du Journal
d'un bourgeois de Paris, ni saint Remy, ni Monsirelet, qui accom-
pagnait le duc de Bourgogne au siège de Compiègne, ne disent un
seul mol d* la trahison du sire de Flavy.
LES FLATY. 69
paie de celte façon tant d'autres crimes qui
restent impunis.
— Aussi, répliqua Richard, mon intérêt,
dans cette affaire, se porte-t-il tout entier sur
ses tilles. »
Daniel sourit , mais ne dit rien.
« La demoiselle Germaine surtout, répon-
dit maître Joseph, ne pourrait savoir que l'i-
gnominie peut s'attacher à son nom sans mou-
rir de chagrin. »
Georgette, qui ne perdait pas un mot de
cet entretien , s'enhardit dans ce moment à
lever les yeux sur Richard qu'elle vit pâlir.
« Vous l'entendez, matante, dit-elle aussitôt;
il faut bien nous garder de parler de cette
affaire aux filles de sire Guillaume.
— Nous garder ! répondit dame Margue-
rite d'un air piqué. Prenez ce conseil pour
vous-même, je vous prie, je ne pense pas être
unebabillarde qui ait besoin pour apprendre à
se tîuve des conseils d'une petite fil|e.
— Un mot peut échapper inYoloptgirementj
6o LES FLAVY.
répondit Georgette avec embarras. J'espère,
ma bonne tante, que vous ne m'en voulez
pas?
— Non sans doute , dit Richard , elle ne
peut vous en vouloir d'une chose dont je vous
remercie de tout mon cœur, cousine. » En
parlant ainsi il s'approcha de la jeune fille et
lui baisa tendrement la main.
« Pauvre enfant! se dit tout bas Daniel,
tous les chemins lui semblent bons pourvu
qu'elle entre dans ce cœur de glace pour elle
— Bien, bien , reprit dame Marguerite qui
ne voyait jamais Richard se montrer affec-
tueux pour sa cousine sans reprendre sa belle
humeur, on se taira, ce n'est pas chose si dif-
ficile ; j'ai gardé bien d'autres secrets vrai-
ment. »
Soit que la bonne dame se vantât à tort ou
à raison en parlant ainsi, dans cette circon-
stance elle tint parole ; mais le sort réservait
aux deux sœurs une autre infortune qu'il lut
impossible de leur cacher.
LES-FLAVY. 6ï
La prise de Jeanne avait redoublé le cou-
rage et l'audace des assiégeants au point qu'ils
ne doutaient plus du succès. Toutefois la
force des murailles et la résolution que mon-
traient les assiégés ne leur permettant pas de
tenter un assaut, ils se contentèrent de res-
serrer la ville d'assez près pour lui couper
toute communication avec le dehors, soit par
les routes, soit par la rivière d'Oise. On vit
bientôt s'élever à un trait d'arc des remparts
plusieurs bastilles formidables destinées à lo-
ger des Anglais et des Bourguignons. En dépit
des flèches , des pierres, des projectiles de
toute sorte que la troupe et les habitants lan-
çaient sur les travailleurs, l'ouvrage avançait
au grand désespoir des assiégés. Chaque jour
de sanglantes escarmouches avaient lieu au-
tour des fortifications avancées dont sire Guil-
laume connaissait toute l'importance, et qu'il
défendait au péril de sa vie et de celle de son
monde. De part et d'autre les pertes étaient
grandes; aussi, le soir venu, voyait-on sortir
6i LES FtAVY.
des maisons une foule d'enfants et de femmes
qiii se dirigeaient vers les murs en appelant
leur père , leur frère , leur liiari^ dont quel-
ques-uns, hélas ! ne répondaient point.
Le boulevard* qu'il importait le plus de
conserver faisait face au pont. Là le sire de
Flavy avait établi une forte garde^ qu'il com-
mandait le jour et qu'il visitait la nuit, tout
harassé qu'il devait être de fatigue après
d'aussi rudes journées. Grâce au savoir et à
la vaillance de l'habile capitaine, pendant plu-
sieurs semaines l'ennemi avait été t-epoussé
sans relâche de ce boulevard qui l'incommo-
dait fort. Enfin le duc de Bourgogne, irrité
de voir une poignée d'hommes tenir tête
à deux armées, fit placer ses machines de
guerre qui ne cessaient de faire pleuvoir des
pierres énormes sur ce point et sur tout ce
qui l'environnait. Quoique l'on ripostât des
tours de façons à jeter beaucoup d'assaillants
(1) Ce qu'où appelait alors un boulevard était un ouvrage com-
posé de deux tours liées entre elleà et fossoyées tout autoiir.
lES FLAVY. 65
par terre, Teffet de ces terribles engins n'en
était pas moins fatal à la ville; tout l'empres-
sement que l'on mettait à réparer le dom-
mage n'empêchait pas qu'en plusieurs lieux
déjà les portes, les bastions, les moulins ne
fussent rompus ou crevassés, lorsqu'un jour
une pierre vint frapper au front Louis de
Flavy et l'étendit mort près de sire Guillaume.
A ce coup funeste, un découragement com-
plet allait s'emparer des gens d'armes dont
ce jeune brave était l'idole, si leur chef ne
fût parvenu à dissimuler la rage et le chagrin
qu'il éprouvait en perdant dans un frère son
plus vaillant soutien. Non -seulement le sire
de Flavy continua à donner ses ordres avec
la même activité , mais peu d'inslants après,
voulant dissiper la tristesse de ses gens, il fit
jouer ses ménétriers ainsi qu'il en avait l'ha-
bitude. Une telle fermeté d'âme ranima si
bien le courage des assiégés que l'ennemi ne
se rendit maître de ce boulevard qu'après
deux mois de résistance.
64 LES FEAVY.
La mort de Louis de Flavy enlevait aux
deux sœurs le seul appui qui pouvait leur res-
ter si le sort de la guerre les rendait orphe-
lines. Germaine regretta d'autant plus son
brave et bon parent qu'elle se rappelait la
douce indulgence qu'il avait montrée pour
Regnault, et que sur lui s'étaient portés la ten-
dresse et le respect que lui inspirait naguère
sire Guillaume. «Ah! disait -elle en gémis-
sant à Richard, le voile de deuil s'étend sur
notre famille, que l'on a vue si nombreuse et
si florissante. Où s'arrêteront les coups de la
mort?»
Richard, sans cesse occupé du soin de
consoler celle dont le moindre sourire lui fai-
sait chérir l'existence, s'efforçait de ramener
les pensées de Germaine sur cette sœur qu'elle
chérissait si tendrement, sur la gloire qu'ac-
quérait messire Guillaume par la défense de
Compiègne , et sur l'espoir d'un temps plus
heureux. Alors, s'il voyait renaître quelque
sérénité sur les traits de la belle fille , il par-
LES FLAVY. 65
lait heureux pour aller défendre jusqu'au soir
les murs qui la renfermaient. «Aurais-je jamais
osé le croire, se disait- il parfois, dans les
courts moments où les Anglais el les Bour-
guignons lui laissaient la liberté de réfléchir,
aurais-je jamais osé le croire que pendant
des mois entiers je vivrais près d'elle , qu'elle
m'appellerait son ami !» Et le jeune bourgeois,
le cœur plein d'amour et d'orgueil, disputait
maintenant une vie devenue précieuse.
^Jf Pour qu'il en fût ainsi, il avait fallu qu'un
heureux sort lui laissât ignorer la présence
de Pvegnault dans le camp ennemi ; de tous
les chagrins de Germaine, celui dont elle ne
parlait point à Richard était le plus cruel.
Sans cesse elle se représentait Regnault atta-
quant un point des remparts défendu par son
père, et l'un d'eux expirant sous les coups de
l'autre, "lorsqu'enfin un événement imprévu
vint lui donner l'espérance que Regnault ne
tomberait pas victime d'un coup parti des
murs de Compiègne. Le duc de Brabant '
86 LES FLAVT.
mourut , et les nobles de ce pays se mon-
trant disposés à reconnaître le duc de Bour-
gogne pour maître, Philippe partit aussitôt,
après avoir chargé Jean de Luxembourg de la
conduite du siège.
Germaine eût tout donné pour acquérir
l'assurance que Regnault avait suivi le duc de
Bourgogne. Comme elle avait remarqué que
Chariot lui semblait parfois assez instruit de
ce qui se passait dans l'armée ennemie, elle
n'apprenait plus qu'il eût figuré dans un des
petits combats qui se livraient continuelle-
ment autour des murailles sans le faire cau-
ser sur ce sujet; mais Chariot, bien loin de
soupçonner le but des questions de sa jeune
tnaîtresse, qu'il voyait désirer si vivement le
salut de la ville, était plutôt tenté de croire
que Regnault était alors un objet de haine
pour la fille de messire Guillaume. Leur pre-
mière entrevue, dont il avait été témoin, lui
revenait en mémoire, et sans cacher que, tout
en se battant ferme contre les Picards, il lui
LES FLAVY. 67
arrivait parfois d'adresser un mot ou deux à
quelque ancien camarade qu'il reconnaissait,
il semblait toujours ignorer complrtement si
le jeune chevalier était resté devant Com-
piègne.
* Mais, lui dit un jour Germaine, il était
rare qu'il quittât la personne du duc de Bour-
gôgùé ?
— Très Mté, répliqua Chariot.
— Ainsi l'on peut espérer qu'il l'a suivi, et
que le ciel ne permettra pas qu'après avoir
vu tomber mon bon oncle sous les coups de
ses amis, il voie encore tomber mon père?»
Ces mots, que Chariot crut èlre dictés par
un profond ressentimerit, le décidèrent à con-
firmer la noble fille dans sa pensée^ et Ger-
maine, certaine de l'intelligence (jui dvaîtdû
exister entre ce garçori et son riiaîtri* , riè
douta plus du départ de lUgnauit, et cessa
de craindre un malheur plus affreux cetltfoJs
que tout ce qui la menaçait élle-tnême.
CHAPITRE VI.
Bientôt le riche même, après de vains efforts,
Éprouva la famine au milieu des trésors.
Voltaire, Henriade.
Le départ du duc de Bourgogae ne chan-
geait rien aux dispositions prises contre la
ville et n'améliorait en aucune manière le
sort des habitants. De toutes parts les che-
mins qui conduisaient à Compiègne avaient
cessé d'être libres. Le sire de Luxembourg et
son monde étaient logés sur la rive gauche
de l'Oise, à l'abbaye de Royallieu. Le comte
Hudington, qui venait d'amener aux Anglais
un renfort de cent archers, restait établi sur
la rive droite, à Venète. Là, le duc de Bour-
LES FLAVY. 69
gogne avait fait jeter un pont que l'on avait
soin de faire garder jour et nuit, et que pas-
saient souvent les Anglais et les Bourguignons
pour aller escarmoucher vers Pierrefond avec
la garnison française. Sur cette même rive
droite s'élevaient quatre bastilles, dont la plus
forte, où commandait le sire de Noyelle, se
trouvait située précisément en face d'une
porte de la ville, devant laquelle le pont avait
été abattu. Plus loin, en remontant la rivière,
on voyait encore trois bastilles moins grandes
garnies de Bourguignons, de Portugais, de
Genevois et d'autres étrangers. Enfin, en ti-
rant sur la porte de Pierrefond, à un trait et
demi d'arc près des murs, était une cinquième
bastille qui surpassait en grandeur toutes les
autres et qui renfermait trois cents combat-
tants commandés par le seigneur de Créqui
et messire Florimond de Brimeu. Bloquée de
cette sorte, on juge que la ville ne pouvait
recevoir aucun secours, soit en vivres, soit en
munitions de guerre, et qu'elle ne devait plus
^O LES yi^VT.
compter que sn^ les faibles ressourcçç qui lui
restaient.
Tout effrayante qu'était la situation 4^s
malhqure^x baj^itants de Cpmpiègnç, il i\ai^-
sait^ des pertes journalière? qu'ils pssuyî^ient
cjans l(çur fortuite ou darjs leurs affections, yn
redoublement de haine contre les anglais ,
qui s'opposait avec la plus grande énergje
q ^oute idée (\ç se soumettre. Les maux que
l'on avgit sQufferts, les jnaux plus grands en-
colle que l'oft pouvait entrevoir produisaieiif
I3 désolatJQn sans amener le déçpuragemei)t,
ej; l'on é^ait si Iqin de songer à se rendre que
le sire dç Flavy trouvait daps les gens de tpu-
tp§ jps p^asses dps soldais et des ouyriers. ta
çppfi^flpe qpc l'on ayait reprise dans ce vail-
lant papit^ipq, après trois mois d'une défpnge
aussi bal^ile, Çflle que l'on avait toujours pwp,
dans Richard, soqinetl^içqt |a populaljon
tout entière p qes <ip^? hpmq:)es, qw\ di|T4-
raient a^J^nt l'gn ^e l'antre par le c^^actèrii
qpe par la naiss^nçf et p^r l'âge. Qù çjre
Ï,1ES F|LAYY. 7 1
Guillaume se croyait obligé d'employer 1^
menace du châtiment, il suffisait que le jeune
bourgeois adressât à ses concitoyens un mot
amical, fraternel, et son ordre était exécuté
avec plus de zèle et de joie que celui du re-:
doulable gouverneur. Iiic|iard é|;ajt l'appui,
l'idole de ces infortunés que la ruine ou la
mort menaçait sans cesse. Un être acjoré se
joignait à lui pour soulager les misères, pour
adoucir les douleurs. Il était v'M'g qu'il visitât
une famille en proie au besoin ou au déses-
ppil- sans que Germaipe ne l'pijt précédé dans
çe lieu pour y por|;er des secours ou des con-
splations; car Germaine, délivrjie de l'angojsse
de savoir Regnault dans le camp ennep^i, prê-
tait plus émue par aupun sentiment étranger
à soa amour pour les Français et à son désir
ardent de les voir triompher. Ne pouvant res-
ter témoin insensible des maux qui affligeaient
la ville où elle avait reçu la naissance, où
commandait spn ppre, ^ fille die sjre Guil-
laume étai|; deviepue l'ange consplat^ur de
'J'2 LES FLAVY.
tant d'infortunes; entièrement occupée du
soin d'assister les malheureux, de soutenir
leur courage, on eût dit qu'elle faisait partie
de toutes les familles où régnait la douleur,
et les habitants des chaumières, comme ceux
des plus riches demeures, voyaient apparaître
cette noble et belle figure aussitôt qu'ils
étaient atteints par l'affliction.
Il s'en fallait bien que les maux dont avait
souffert jusqu'alors cette brave cilé fussent
près de leur terme ; chaque jour épuisait ses
moyens de défense. Outre qu'un bon nombre
des soldats de la garnison avaient péri , les
munitions de guerre et les provisions de bou-
che diminuaient d'une manière sensible; de-
puis longtemps il ne se portait plus rien en
vente sur les marchés, et les bourgeois les
plus opulents avaient peine à se procurer pour
eux et leurs serviteurs une nourriture suffi-
sante. Grâce à la sollicitude du sire de Flavy
pour sa tille bien-aimée, la maison de Richard
n'avait point encore connu la disette ; mais
LES FLAVT. 'j'5
le moment approcliait où les horreurs de la
famine allaient se faire sentir à tons.
Daniel n'avait pas tardé à prévoir ce dernier
malheur, qui lui semblait beaucoup plus af-
freux à supporter que tous les autres. Un
jour qu'il arrivait chez Richard , ne l'ayant
point trouvé, dame Marguerite lui dit que
son neveu était allé conduire quelques tra-
vailleurs aux moulins, dont plusieurs se trou-
vaient endommagés au point qu'on ne pou-
vait plus y moudre. « A quoi bon réparer les
moulins?dit tristement le pauvre petit homme;
il ne reste bientôt plus de farine dans les
greniers de la ville, et nous allons manger
cette semaine nos derniers morceaux de pain.
— Vous voyez toujours les choses en noir,
maître Daniel , répondit dame Marguerite.
Allons, du courage; il ne faut pas se déses-
pérer ainsi.
— Et par saint Jacques ! reprit Daniel, de
quoi voulez-vous qu'on se désespère, si ce
n'est de mourir de faim?
7^ LÇ^ IWJ-
—r Si ypus ^vic? yu cpmrne ïT^pi la y\\\ç dp
Paris en quatorze ceutvingt-et-up, qyand les
gens tombaient morts de besoin dans les rues,
sainte Vierge ! c'était bien upp qptre ffiipjne !
— C'est ce que vpiis verre? ^v^nt peu, re-
prit-il. Et d'ailleurs supposons que nous np
tombions pas tous morts ainsi que ceux dont
vous parlez, appelez-vous vivre se voir mis à
une portion qui pourrait suffire à |a noprri^
ture d'un moineau? C'est pourtant ainsi que
nous allons être traités à l'Hôtel-de-YiHe.
— Prochainement? demanda Germaine
avec upe vive inqpjélude.
— Dans huit jours, si Compiègne n'est pas
secourue, et Dieu sait si l'on songe à secoprir
Çpnipiègne!
— Nous devops l'espérer, dit Germaine ;
un second exprès est parti hier soir pour aller
trouver le maréchal de Boussac . auqiiel }|
porte un^? Içtlre des notables et de mon père.
— J'en attepds autant de succès que de
notre premier envoyé , don|; flPI^s n'avqp?
aucune nouvelle , répondit le pejit sorcier.
— Il faut crpire , yçprit GeriT^aine, qu'il
n'a p)4 parvppjr jusqii'aux Français , et que
notrp m^ll^pur j'ç f^i|; toiphcr ^ans Ips mains
des enneniis.
— En quelque lieu qu'il soit, dit Daniel de
l'ïljr ïp plus nombre, il y vit mieux qu'ici.
Maudit soit le jour où i^, §pis venu m'étijblir
d^os up!? ville qpc l'on devait prendre par
famine !
-^ Ej^ pourquoi n'essaieriez-vous pas d'en
sortir, maître Daniel? demanda Germaine à
qui le pauvre homme faisait pitié. Tout res-
sçirrés que nous sommes dans les murs, un
homme seul peut encore s'échapper.
— Je sais bien, répondit le petit sorcier,
qu'il reste plus d'un passage qu'ils n'ont pu
fermer ; cette nuit même, si je le demande,
on m'ouvrira la poterne qui se trouve entre
la grande bastille des Bourguignons et la ri-
vière d'Aisne. D'un trait je puis gagner la
forêt, où je les dépe bien de me suivre, tant
j6 LES FLAVY.
j'en connais le moindre sentier, mais le mal-
heur est que je ne veux pas sortir.
— Et pour quelle raison? dit Germaine.
— Parce que je suis un sot, parce que je
ne puis me décider à laisser Richard dans le
lac sans m'y noyer avec lui.
— vS'il en est ainsi, dit dame Marguerite
d'un air attendri qui ne lui était pas ordinaire,
s'il en est ainsi, maître Daniel, ne songez pas
à quitter Compiègne; vous vivrez chez nous,
et cela tant qu'il y restera le moindre mor-
ceau à mettre sous la dent.
— Je vous remercie , dame Marguerite ,
comme j'ai remercié Richard qui m'a déjà
fait celte offre et qui se fâche de me voir la
refuser; mais vous sentez qu'un homme de
plus à nourrir n'est pas chose indifférente par
le temps qui court, surtout quand cet homme
a malheureusement bon appélit.
— Bast! répliqua la bonne femme, on
se retourne, on s'ingénie ; un peu d'un côté,
un peu de l'autre ; on finit par avoir assez, et
LES FLAVY. 77
je VOUS réponds que l'on servira le dîner tous
les jours dans un ménage que je conduis,
ajouta-t-elle en relevant la tête.
— Mais vous ignorez donc, chère dame,
reprit Daniel, qu'un boucher ne vous donnera
plus une livre de viande quand vous lui offri-
riez la rançon du roi Jean ? Tout va se distri-
buer sous la responsabilité de Richard ; car
ses collègues, qui n'ont jamais été très résolus,
sont plus morts que vifs maintenant qu'ils
craignent de voir le peuple aller piller les
greniers. Or, vous savez si Richard est homme
à vous donner la part de son voisin.
— On se passera de lui, répliqua fière-
ment la ménagère; j'ai certaine ressource
dont je ne parlerai qu'en temps et lieu, et de
plus il me reste une vache, trois cochons, des
poules...
— Des poules 1 s'écria ï)aniel; par le ciel 1
dame Marguerite, gardez-vous de tuer vos
poules, si vous avez encore du grain pour les
nourrir.
7 s LES FMVT.
— J'en ai bonne provision.
—Eh bien! du moinspourrons-nous mangel'
des œufs , on ne vit pas ainsi bien agréable-
ment, mais on ne meurt pas. *
Germaine, que lès nouvelles qu'elle venait
d'apprendre affectaient douloureusement ,
laissa dame Marguerite et le petit sorcier s'oc-
cuper du menu des repas à venir^ et se retira ,
non sans avoir dit à Daniel qu'elle espérait
maintenant le revoir tous les jours à table.
Il lui tardait, dans une aussi triste circofl'-
stance, d'aller distribuer aux habitants les plus
pauvres la somme qu'elle était parvenue à se
procurer en vendant à vil prix les chaînes
d'or et tous les bijoux qu'elle tenait de sa
mère. Comme elle approchait de la chambre
verte, elle entendit sa sœur et Georgette qui
s'amusaient à chanter une complainte com-
posée par un poète du temps, sur les malheurs
de la France. Elle se garda bien de troubler
.'le repos d'esprit des jeunes filles en leur fai-
sant part du nouveau danger qui menaçait la
LÈS HkH. 79
tille; itiais eu proie à l'horriblë inquiétude
(Qu'elle éprouvait au fond dé 1 anoe , elle éiii-
brassa Marie plus tendreinedt qùé jainâis, lui
promit de revenir avant peu, et sortit dé là
maison, chargée de son trésor, dont elle àii-
faît voulu doubler la valeur, fût-ce au prix
d'une partie de son sang.
Ce qu'avait dit Daniel ne tarda pas à se
vérifier. Dans la semaine qui suivit , tous les
habitants de Gonipiègne furent mis à une ra-
tion de pain qui pouvait à peine sutFire à leur
Subsistance, et ce n'était qu'à prix d'or que
l'on pouvait se procurer les mets les plus
communs. Longtemps encore dame Margue-
rite fit bonne contenance, principalement lé
jour où, après avoir reçu à l'Hôtel-de-Viile la
portion qui lui était destinée pour sa famille,
elle posa sur la table un pain blanc de huit
livres, en déclarant d'un air triomphateur
qu'elle avait approvisionné la maisoiï de plu-
•
Sieurs sacs de farine ; mais bientôt, quelque »
peine que se donnât la brave femme, il lui
8o LES FLA.VY.
devint de plus en plus difficile de nourrir ses
commensaux. Le sire de Flavy lui-même ne
pouvait envoyer à ses Elles que la pluschétive
portion de vivres, qu'il ne parvenait même
pas à se procurer tous les jours, et dont les
deux sœurs ne consentaient à goûter qu'au-
tant que chacun en prenait sa part. On en
était enfin venu, au grand désespoir de dame
Marguerite, à ne plus voir sur la table que du
pain, du laitage, quelques œufs, et le diman-
che un plat de légumes du jardin. Daniel, qui
avait été contraint de céder aux instances de
Richard, partageait en soupirant ces médiocres
repas, lorsqu'un soir que Richard était absent
Chariot parut, tenant dans une corbeille cou-
verte deux poulets et un gros dindon encore
couverts de leurs plumes.
0 J'apporte à dame Marguerite ce qu'un
ami vient de me donner, dit-il en posant la
corbeille sur une table.
* — Qu'est-ce cela! s'écria Daniel, les yeux
\brillauts de joie à la vue des trois bêtes ; quel
LES FLAVY. 8r
seigneur, quel monarque a pu te faire un pa-
reil présent, mon garçon?
— J'espère , dit maître Joseph d'un ton
sévère , que ceci n'a point été dérobé à quel-
que bourgeois de la ville.
— Et vous avez raison de l'espérer, maître ,
répondit Chariot; car je pourrais mourir de
faim moi-même avant de prendre un oignon
aux habitants de Compiègne. Mais, grâce au
ciel! la personne dont je tiens ceci ne me
laissera pas jeûner. Son logis renferme en-
core des provisions pour longtemps, et je
pourrai même quelquefois garnir le garde-
manger de dame Marguerite.
— Je crains, dit la bonne dame, je crains
beaucoup que Richard ne le trouve mauvais.
— Autant vaudrait-il dire que Richard est
devenu fou, se hâta de répondre Daniel qui,
dévorant de ses yeux les volailles, tremblait
de les voir sortir de la maison. Puisque ce
garçon vous affirme que sa conscience n'a
rien à lui reprocher , tout doit finir là.
11. 6
Sa I.ÏS FtAVT.
-^ Sut* la vie de ma mère! dit Chariot,
je vous jure que ces bêtes m'ont été don-
ûées.
' — Je veux te croire, moi, je veux te croire,
mon ami, criait le petit sorcier.
— Et moi je le crois , dit Germaine ; je n'ai
jamais surpris Chariot à mentir. »
En parlant ainsi Germaine pensait que
Chariot, qui venait d'invoquer le nom de sa
mère, ne l'avait point fait par hasard, et que,
sans qu'il fût possible d'expliquer comment
la chose avait pu se passer, Marthe n'était pas
étrangère à ce don.
tt S'il en est ainsi , reprit dame Marguerite,
nous acceptons le tout de bon cœur, mon
brave jeune homme; et je vous en remercie
moins pour moi que pour ces nobles demoi-
selles, qui depuis longtemps font si maigre
chère.
— Ah ! dit le petit sorcier, qui respirait
enfin librement, voilà ce qui s'appelle être
raisonnable. Il ne reste plus qu'à décider du-
^uel dé ces ihiioceuts vblaiilès notiS nous ré-
galerons demain.
— Il reste ailssi, répliqua daoïè Mal-guerlte,
à prier maître Joseph de venir en manger Sa
pkti. On peut inviter ses âfnis pont- qu'ils goû-
tent d'une dhose devenue si rare.
— Je vous remercie, répondit lebôil prêttë ;
mais le pain n'a pas encore manqué à l'églii^e
Saint- Antoine , et je tne suï^ résolu à iné côû-
tenter de Cette nourriture. Je ^f-eiids même ïe
soin de diminuer ma ration tous lés joUî"s, afin
de me préparer aux temps plus rudes encore
qui nous attendent.
— Quelque soille désir que j'aurais de vous
prendre en tout pour modèle, maître Joseph,
dit le petit sorcier, on ne me verra jaitiâîs vods
imiter sur ce point. Je ne pense pas qu'on
doive s'abstenir d'arroser un àrbrê parce qu il
ne recevra pas d'eau de longtemijs , voulant
dire par là qii'il n'est pas prudent d'affaiblir
son corps à l'avance , pour se préparer à sup-
porter la faim.
84 LES FLAVY.
— C'est de nous que les malheureux doivent
recevoir l'exemple de la résignation et de la
frugalité, répondit maître Joseph avec dou-
ceur.
— Quant à la résignation, soit, répliqua
Daniel; pour mon compte , je suis résigné au
point que ma gaîté ne s'altère un peu qu'à
l'heure du dîner ; mais quant à la frugalité ,
lorsque je la pratique , ou peut être sûr que je
cède à la force, ainsi qu'il m'arrive dans ce
malheureux temps.
— Ce malheureux temps prendra fin , dit
dame Marguerite ; cette nuit même encore
j'ai fait un rêve....
— Ah ! contez-nous votre rêve , » interrom-
pit Marie.
La bonne dame regarda timidement maître
Joseph , qui sourit d'un air d'indulgence à des
propos qui lui semblaient peu orthodoxes.
« Eh bien ! reprit-elle encouragée par ce sou-
rire , les Anglais et les Bourguignons s'en-
fuyaient à toutes jambes ; je voyais la rivière
LES FLAVY. 85
couverte de bateaux, chargée de pain, de
viande, et Ton faisai-l bombance dans les rues
de Compiègne.
— Après un rêve comme celui-là, ditDaniel,
il doit être bien triste de se réveiller l'estomac
creux.
— Cela donne toujours de l'espérance, ré-
pondit dame Marguerite.
— Le fait est que, d'un moment à l'autre, il
peut arriver du secours, » dit Germaine ; et
l'on se mit alors à calculer pour la centième
fois ce qu'il fallait de temps au dernier envoyé
delà ville pour joindre le maréchal deBonssac
et rapporter une réponse.
L-'
CHAPITRE VII.
Désir de tous les cœurs, plaisir de tous les âges.
Trésor des malheureux, divinité des sages,
L'^Plitjé yiept du ciel habiter ici-bas-
Desmahis, L'Honnête homme.
Cinq jpiirs aprps celui 4ç(at qh vi^nt de
parler. Chariot vint encprf' qppprfer |^ danie
Marguerite un énorn^e quartier de mouton ,
et ce don fut suivi de plusieurs autres du
même genre. Tout satisfait qu'était Daniel de
profiter d'une ressource qui devenait de plus
en plus nécessaire , sa curiosité naturelle n'en
était pas moins vivement excitée ; il n'osait
queslionner celui qui avait acquis tant d'im-
portance à ses yeux, et qui déclarait vouloir
LES FLAVY. 87
se taire, mais il ne se lassait pas de l'observer
dans ses discours et dans ses démarches, es-
pérant en tirer quelques indices propres à
éclaircir ce myslère. Il finit ainsi par remar-
quer que Chariot n'apportait rien qu'il n'eût
été la veille de guet aux remparts. L'ami dont
il avait été question si brièvement, logeait
donc près des murs de la ville? Daniel en était
là de ses découvertes, lor^qij 'une nouvelle
circonstance vint lui donner de nouvelles lu-
mières.
Comme Charlgt arrivait un soir (car il
avait toujours grand soin de ne venir qu'à la
nuit tout-à-fait close), Daniel , qui se dispo-
sait à sortir de la maison , lui ouvrit la porte ,
et le faisant enlrer dans la cui^ne, lui de-
manda à voir le premier ce que contenait sa
corbeille ; Chariot s'empressa de le satisfaire,
el 4écouvrit un superbe mqrceau de ven^ir
son.
«Du chevreviil ! s'écria Daniel, du cher:
vreuil 1 Puis il ajouta aussitôt d'ui^ air d'ip-?
88 LES FLÀVY.
quiétude , ne crains-tu pas que cela ne doDne
à penser là-haut?
— Et que voulez-vous qu'ils pensent? ré-
pondit Chariot avec un peu d'embarras.
— Écoute, mon enfant, reprit Daniel, tu
sens bien qu'ici nos intérêts sont communs,
absolument communs , je puis même avancer
que lu ne désires pas plus nous aider à vivre,
que je n'ai d'envie de ne point mourir; mais
il est de fait qu'on ne chasse pas au chevreuil
dans les rues de Compiègne , voulant dire
par-là qu'il te reste quelques bons amis de
l'autre côté des murs.
— Silence! dit Chariot en posant un doist
sur sa bouche, silence , si vous ne voulez pas
que messire Guillaume me fasse pendre de-
main matin.
— Es-fu fou ? répondit le petit sorcier, ne
vois-tu pas combien je suis intéressé à te gar-
der le secret. Toutes les tortures de l'enfer
ne m'arracheraient pas un seul mot ; je ne te
demande pas même le nom de celui de tes
l£S FLAVY. 89
camarades qui nous rend un si grand ser-
vice , afin que si par malheur il était décou-
vert, tu ne puisses pas m'accuser d'indiscré-
tion ; mais je t'engage à suivre mon conseil ,
il ne faut pas que ce morceau de chevreuil
paraisse sur la table de Richard.
— Vraiment ! et pourquoi?
— Parce que si dame Marguerite et les
jeunes filles peuvent en manger sans faire
aucune réflexion, il n'en serait pas de même
de notre ami, qui soupçonnerait aussitôt la
vérité et te questionnerait vivement.
— Vous pouvez bien avoir raison , dit Char-
lot, mais maintenant que ferais-je de ce mor-
ceau de venaison, qui vraiment est digne d'un
roi? Il est prudent, je crois, d'aller le jeter au
fond du puits. »
Daniel saisit Chariot par le bras avec au-
tant d'énergie , que si ce garçon eût parlé
d'aller mettre le feu à la ville. « Ne fais pas une
pareille sottise ! s'écria-t-il , je vais l'empor-
ter n)oi, qui me soucie fort peu qu'il nous
90 LBS FLAVY.
vienne de ceux qui sont hors des murs ou de
ceux qui sont dedans. Je l'accommoderai
moi-même dans le plus grand secret , et si tu
veux venir chez moi demain vers les dix heu-
res, tu pourras du moins en manger ta part. >
Ceci conveou , le petit homme s'empara de
la corbeille, et sortit à pas de loup de la mai-
son.
Chaque heure qui s'écoulait anéantissait
de plus en plus l'espérance de recevoir du
secours, et la ville offrait un spectacle de dé-
vastation et de misère fait pour inspirer la
pitié. En plusieurs endroits , les murs , les
tour5, les bastions menaçaient de présenter
bientôt de larges ouvertures; la plupart des
maisons situées sur les remparts , découvertes
en partie de leurs toitures, commençaient à
s'écrouler, et leurs malheureux habitants er-
raient sans asile dans les rues, demandant du
pain aux riches, qui n'en avaient plus pour
eux-ittêmes. Dans un si triste état de choses,
les Anglais et les Bourguignons, instruits des
LBS Fi-4¥T. 91
cuçiux qui 4ésGilaient cette brave cité , ne se
pye5;^aient poipt de tep^^r \l^ assaut. Ils lais-
saient faire la faim , et le travail journalier
q^^'p^igeai^qt ]^^ fprtiûcaliQps, et qui se fai-
Sfiit par corvée? appelant chaque jour ai|x
murailles une foule de pauvres gens exténués
par le? 30uffrance^ Çt 1^ besoin , un grand
noinb^'e de q^§ infortunés conimençaient à
v^iurmurer d'yne anJ^si Ipngiie défende.
Un jour pu Richard qui s'était battu le ma-:
tin venait de passer le reste de la journée à
parcourir la ville, s'efforçant partout de re-
inQntfsr les courages , il rentra , la nuit venue,
le visage si triste que tout le monde en fut
effrayé. <^ Est-il aririvé quelque nouveau mal-
heur? dennanda aussitôt Germaine , toute
tremblante.
^- INon , répondit-il , nons ayons avi con-
traire obtenu ce matin un peÇit avantage dan^
la sortie que nous avoirs faite , mais je n'ei^
suis pas moins inquiet de ce qui «fi passe dans
la v\\\e ; chez beaucoi^p de ces pawvre§ gens
92 LES FLAVT.
le désespoir est au comble. Encore une se-
maine ainsi, et quelques-uns parleront hau-
tement de se rendre.»
En disant ces mots , Richard se laissa tom-
ber sur un siège , accablé de chagrin et de
fatigue.
« Moi , de qui le devoir est de porter des
consolations aux plus malheureux , dit le père
Joseph, je m'effraie de voir à quel point le
courage les abandonne; depuis quelques jours
mes discours ne peuvent plus rien sur eux.
— Que dire à des infortunés qui meurent
de faim , reprit Richard, que l'on abandonne
au sort le plus affreux , quand on pourrait les
secourir? Croyez-vous qu'ils ignorent que le
maréchal de Boussac est à cinq lieues d'ici?
— A cinq lieues! dit Daniel.
— A Crespy avec huit mille hommes, ré-
pliqua Richard ; mais il résiste à toutes nos
prières , il ne bouge pas , ne fût-ce que pour
faire une diversion.
— Quand donc est parti le dernier exprès
LES FLAVY. qS
que vous lui avez expédié? demanda Ger-
maioe.
— Depuis quinze jours aujourd'hui , répon-
dit Richard, la lettre des notables peignait le
misérable état où nous sommes réduits , elle
implorait du secours pour ces hommes qui,
depuis cinq mois , défendent des murs prêts
à s'écrouler de toutes parts, pour ces femmes,
pour ces enfants qui vont maintenant cher-
cher leur nourriture jusque dans les immon-
dices de nos rues ; enfin ils savent tout, et vous
voyez s'ils arrivent.
— Le maréchal de Boussac , dit maître Jo-
seph, est un des plus dignes seigneurs de
l'armée royale ; je ne puis croire qu'il ait reçu
cette lettre et qu'il ne vienne point.
— Après une si belle défense , reprit Ri-
chard , après avoir tant souffert , faudra-t-il
donc se rendre? se rendre aux Anglais! et en
parlant ainsi , le brave jeune homme portait
sa main fermée sur son front d'un air de dé-
sespoir.
^4 1-28 FIAVT.
— Si j'étais bien sur , dit Daniel gravement,
que le maréchal de Boussac lût un digne sei-
gneur, ainsi que le prétend maître Joseph,
je sais bien ce que je ferais.
— Et que ferais-tu? demanda Richard;
— J'irais le trouver, et je l'endoctrinerais
de façon à le faire venir sur la tête s'il ne pofl^
vait marcher autrement.
— Tu parles d'aller à Crespy comme si la
ville était libre , répondit Richard*
— Ceci n'est qu'une misère qui m'inquiète
peu, répliqua le petit sorcier.
— Par saint Antoine! es-tu fou? s'écria
Richard, dès les premiers pas tu peux tom-
ber au milieu d'un poste ennemi, et peut-être
ce malheur est-il arrivé à tous nos exprès.
— La chose est possible, dit Daniel, vous
avez envoyé jusqu'ici des hommes de la gar-
nison , de pauvres hères sans intelligence ,
plus habitués à frapper fort qu'à se tirer d'un
pas périlleux. Il ne s'agit pas de vigueur ici,
mais d'habileté , et la nature qui m'a fait
lES FLAVT. 95
chétif, m'a doué d'adresse et de savoir-faire.
.«*^Tout cela, répondit Richard effrayé du
danger que voulait courir l'ami le plus dévoué
qu'il eût au monde, tout cela te tirera-t-il des
mains des Anglais s'ils te prennent?
— Non, répondit Daniel , rien ne m'en ti-
rera s'ils me prennent ; mais je né me laisse-
rai pas prendre. Je ne vous demande qu'une
lettre qui prouve au maréchal que je suis
envoyé par la ville» Dans deux heures, à rai-
nuit, on m'ouvrira la poterne qui communi-
que avec la forêt, et demain dans la nuit vous
aurez de mes nouvelles.
— Ne songe plus à cette folie , Daniel, dit
Richard en allant vers le petit homme, dont
il serra la main avec tendresse.
— Et loi, Richard, répondit Daniel, songe
que dans huit jours nous serons tous morts
de faim , si nous n'ouvrons pas la porte aux
Anglais. »
Le saisissement général produit par ce peu
de mots ayant amené quelques moments de
q6 lesflavy.
silence: « Laissez-moi donc aller trouver le
maréchal, conlinua-t-il; mieux vaut courir
la chance d'une mort douteuse que celle
d'une mort certaine.
— Eh bien ! oui ! s écria Richard en le ser-
rant dans ses bras; va nous sauver tous, et
<jue Dieu te sauve !
— Nous allons nous mettre en prière pour
lui , murmura doucement dame Marguerite.
— Nous dirons des messes à saint Antoine,
ajouta maître Joseph.
— Et j'espère ne pas vous laisser le temps
d'en dire une douzaine,» dit gaîmentle petit
sorcier en sortant avec Richard pour se rendre
chez le sire de Flavy.
Dès qu'il fut. muni des missives adressées
par les notables et messire Guillaume au ma-
réchal de Boussac , et que minuit fut sonné ,
Daniel, portant une carnassière qui contenait
des vivres pour trois jours au moins, s'ache-
mina vers les murs , accompagné de Richard
et de Chariot. Il doutait si peu du succès de
LES FLA.VY. 97
son entreprise , et parlait avec tant d'assu-
rance de son retour dans les vingt -quatre
heures, que par moment Richard lui-même
s'abusait sur le danger qu'allait courir son
pauvre ami. Néanmoins, durant le chemin,
il insista plus d'une fois pour que Daniel con-
sentît à se laisser accompagner par lui jus-
qu'au-delà de la bastille des Bourguignons
dont on a déjà parlé, et qui plus que toute
autre chose rendait la route dangereuse. Da-
niel alors lui représentait de quel faible se-
cours lui serait un seul homme , si le mal-
heur voulait qu'il tombât dans les mains des
ennemis. «Tu me ferais faire quelque sottise,
lui disait-il , je perdrais le sang-froid dont j'ai
besoin si je te voyais exposé avec moi , tandis
que, n'ayant à songer qu'à ma petite personne,
je suis sûr de passer au milieu d'eux le plus
facilement du monde. On a besoin de toi dans
la ville d'ailleurs, et j'y retournerai plutôt pour
y mourir de faim avec vous tous que de te
laisser faire un pas hors des murs. »
». 7
98 LES FLAVY.
Richard, obligé de céder à ces raisons ^
cherchait à dissiper ses craintes en se rappe-
lant de combien de périls Daniel avait su se
tirer jusqu'alors, puis en regardant le ciel
qui jamais n'avait été plus obscur; toutefois,
lorsque, arrivés tous trois à l'extrémité de la
poterne , il fut sur le point de mettre la clef
dans la serrure, un frisson mortel le saisit, et
prenant le petit homme dans ses bras, il le
serra longtemps sur son cœur. « S'il t'arrive
malheur, dit-il d'une voix émue^ je ne me
consolerai jamais de t'avoir ouvert cette porte.
— Sois tranquille, répondit Daniel; mon
plan est tout tracé dans ma tête. J'arriverai
aussi paisiblement à Crespy que je pourrais
retourner maintenant chez toi.
— Mais ils peuvent te saisir dès que tu vas
sortir de la poterne.
— Ils ont assez à faire de se garder chez
eux sans poser des sentinelles chez nous. Leur
bastille est à droite et je vais me jeter sur la
gauche.
LES FLAVY. 99
— Fais attention à gauche au poste des
Portugais.
-^La nuit est trop noire pour qu'ils puis-
sent me découvrir à cette distance.
— Surtout ne prends pas, pour aller à Cres-
py,le premierchemin que tu vas trouver dans
la forêt; pousse plus loin, insista le jeune
bourgeois.
— ^Ne crains rien, je connais la forêt comme
ma chambre, répliqua le petit sorcier. A pro-
pos de ma chambre , ajouta-t-il , si dans huit
jours je ne suis pas revenu , tu pourras aller
prendre sur ma table un papier par lequel je te
donne tout ce que je possède dans ce monde. »
Et saisissant la clef il ouvrit la porte lui-même.
Alors Chariot, qui ne s'était point mêlé de
l'entretien, s'approcha et lui dit à l'oreille:
« Regnault de Flavy est dans la bastille. >
CHAPITRE VIII.
11 fallut céder au sort ;
Chacun s'enfuit au plus fort,
Tant soldat que capitaine.
L4 FOSTAIXE.
Ainsi que la chose avait été arrêtée, Char-
lot et deux de ses compagnons furent placés
de guet dans la poterne pendant la nuit
suivante, afin d'ouvrir aussitôt la porte à Da-
niel sur un signal convenu. Cependant le jour
reparut, une seconde nuit s'écoula, et rien
n'annonçait le retour du petit sorcier; enfin
la semaine entière était passée sans qu'on eût
LES FLAVY. 101
aucune nouvelle ni de lui ni du maréchal de
Boussac. « Il a péri comme les autres, disait
Richard accablé d'une douleur qui lui arra-
chait des larmes.
— • Ou peut-être veut-il revenir avec les
troupes, disait maître Joseph.
— Les troupes! répondait le jeune bour-
geois d'un air sombre, les troupes ne vien-
dront point.
,. — Alors, dit avec effroi dame Marguerite,
c'en est fait de nous tous, puisque, d'après
ce que vient de dire Chariot, la ville ne peut
pas tenir trois jours. Les munitions de guerre
manquent, les murs s'écroulent de tous les
côtés, et ceux qui pourraient encore les dé-
fendre ne peuvent plus se soutenir et tombent
de besoin dans les rues. »
Un long silence succéda à ces paroles,
pendant lequel chacun se livrait aux plus
tristes pensées. Dans ces heures de désola-
tion, Germaine et Marie, fuyant la solitude,
passaient leurs journées entières dans la salle
102 lES FLAVt.
commune, où se tenaient dame Marguerite et
Georgelte. Maître Joseph venait se joindre
à la famille dès que ses devoirs lui laissaient
un moment de liberté. Mais depuis longtemps
ces réunions étaient plus propres à redoubler
la peine et les inquiétudes de chacun qu'à
ranimer les courages. Plus instruits que per-
sonne de ce qui se passait dans l'inférieur
et au dehors de la ville , les habitants de la
maison de Richard savaient aussi mieux que
d'autres que le jour des dangers approchait,
et ces dangers étaient horribles. Après une
aussi longue résistance, le sac de Compiègne,
le pillage , le massacre devaient être inévita-
bles. Les Anglais furieux ne feraient point de
grâce, et la mort menaçait les plus timides
aussi bien que les plus braves. Richard ne
pouvait regarder les deux sœurs , dame Mar-
guerite ou la pauvre Georgette, sans éprouver
un déchirement d'âme inexprimable, et Ger-
maine ne retrouvait plus de courage depuis
qu'elle tremblait pour Marie. Matiâ personne
LES FLAVY. 105
n'osait exprimer des craintes que chaque in-
stant rendait plus vives.
Tous restaient donc plongés dans une som-
bre rêverie, lorsque des cris qui partaient de
la rue les attirèrent aux fenêtres. Les soldats
entraînaient un homme qui refusait de les
suivre. « Non , non , je n'irai pas , je n'irai
plus travailler, disait le malheureux ; je n'ai
pas mangé depuis deux jours ; avant tout ,
donnez-moi du pain.
— Ah ! donnez un morceau de pain à ce
panvre homme , dit Germaine d'un ton sup-
pliant à dame Marguerite
— Je n'en ai plus que pour une semaine,
répondit celle-ci ; il faut bien d'abord songer
à nous.
— A Marie surtout! pensa Germaine, qui
poussa un long soupir et n'insista pas. Du
moins, reprit-elle en s'adressant à Richard,
qu'on ne le force point à travailler aux mu-
railles. Puisqu'on ne peut le secourir, qu'on
le laisse mourir en paix.
Io4 LBSFLAVY.
— Je descends, répondit-il, je vais parler
aux archers, b
Mais quand il arriva dans la rue le peuple
avait pris parti pour le malheureux ; les plus
poltrons , enhardis par le désespoir, inju-
riaient, menaçaient ceux qui, dans des temps
meilleurs, les avaient si souvent fait trem-
bler , et les soldats s'apprêtaient à faire
usage de leurs armes contre la foule qui les
pressait. Richard priait, suppliait vainement
qu'on lui fît place ; il ne p'ouvait parvenir à se
frayer un passage, et le tumulte était au
comble. Tout à coup des acclamations écla-
tantes et mille cris répétés s'élèvent du centre
de la ville; chacun reste immobile; on écoute.
« Les Français ! les Français arrivent ! » crie
Richard à Germaine, et Richard, les soldats,
l'homme qu'ils ont lâché, les femmes, les
enfants, les jeunes gens, les vieillards, tous
courent vers la grande place , ivres d'espé-
rance et de joie.
Cent hommes, guidés par Daniel à travers
LES FLAVY. Io5
!a forêt, qui les dérobait à la vue de l'ennemi,
venaient d'entrer dans la ville par la porte de
Pierrefond. Tandis qu'ils s'étaient dirigés mys-
térieusement vers les murs, le maréchal de
Boussac, avec quatre mille hommes rangés
en bataille sur la route de Verberie, tenait en
échec les Anglais et Jean de Luxembourg,
que l'obligation de faire garder les bastilles
privait d'une grande partie de son monde et
qui n'osait livrer un combat général.
Les transports des pauvres habitants al-
laient jusqu'au délire; on baisait les mains,
les armes de ces Français dont on avait attnedu
si longtemps le secours. On oubliait qu'une
armée immense entourait encore la ville et
que le danger était loin d'avoir cessé. Enfin la
joie était telle qu'on ne songeait point à se
disputer les vivres que les nouveau -venus
avaient apportés sur des chevaux de main, et
la distribution s'en faisait aux notables avec
le plus grand ordre, sous les yeux de pauvres
gens qui mouraient de faim.
106 LES FLAVT.
Messire Guillaume, arrivé sur la place un
des premiers, s'entretenait à part avec le sire
de Gamaches , qui commandait le renfort.
Bientôt il fit publier à son de trompe l'ordre
de marcher sans retard sur la grande bastille
de la forêt , que Xaintraille , qui arrivait par
le chemin de Pierrefond, allait attaquer avec
trois cents hommes.
A peine cet ordre fut -il connu que les
habitants, jeunes ou vieux, s'armèrent à la
hâte de tout ce qu'ils trouvaient sous leur
main, et voulurent accompagner la troupe.
Ceux qui n'avaient point d'épée , de hache,
prenaient un long couteau, un bâton. Les
femmes, résolues à les suivre, portaient des
échelles, des fagots pour combler les fossés.
Une ardeur de vengeance semblait avoir saisi
tous les cœurs; on avait soif du sang de l'en-
nemi , et des cris de mort contre les Anglais,
contre les Bourguignons , retentissaient de
toutes parts. En un clin d'œil, il se forma
sur la place une armée de combattants qu'en-
LES FLAVY. TO7
flammaient tous la haine et le souvenir des
maux qu'ils avaient soufferts. La garnison
était rangée autour du sire de Flavy, et Ri-
chard, à la tête de sa milice, attendait, en
frémissant d'impatience , que l'on comman-
dât la sortie.
Daniel, qui depuis son arrivée n'avait point
quitté le jeune bourgeois, lui dit alors : « Je
suis maintenant de mince assistance ; à voir
l'assurance de tous ces gens-là je regarde déjà
la bastille comme prise. Tandis que vous al-
lez expédier ces Bourguignons , je vais aller
rassurer dame Marguerite et...
— Et cet ange, interrompit Richard avec
transport, cet ange qui va prier le ciel pour
le succès de nos armes! »
Dans ce moment l'ordre du départ ayant
été donné , Richard n'eut que le temps de
serrer la main de Daniel, qui se mit en mar-
che de son côté, tout en se disant à lui-même :
«Si la demoiselle Germaine prie pour leur
succès, elle ignore donc que Regnault est
lo8 LES FLAVY.
dans la bastille? Par le chef de moQ père ! le
moment serait mal choisi pour le lui ap-
prendre. »
Les sires de Créqui et de Brimeu , voyant
de leur bastille la foule de gens armés qui
venaient les assaillir, se préparèrent à faire la
plus vigoureuse défense. Ils avaient tant de
monde, et leurs précautions étaient si bien
prises que par deux fois ils repoussèrent l'at-
taque d'adversaires décidés à vaincre ou à
mourir. Les soldats français, excités par mes-
sire Guillaume et le seigneur de Gamaches,
moulaient à l'assaut comme des lions; les bour-
geois, les femmes se jetaient avec eux dans
les fossés pour escalader les murailles, et les
Bourguignons, qui faisaient vainement des si-
gnaux pour appeler du secours, tombaient
par vingtaines à la fois. Enûn, lorsque Xain-
traille déboucha par la forêt avec ses trois
cents hommes, l'attaque recommença avec
une telle vigueur que la bastille fut emportée
de vive force.
IT.S FLAVY. Ï09
Alors commença le plus effroyable carnage ;
en vain Richard criait-il aux gens de Com-
piègne de faire grâce à ceux qui mettaient
bas les armes ; les bourgeois, dans leur fureur,
les femmes même, assommaient à coups de
bâton des vaincus sans défense. Tous péri-
rent, à l'exception de quelques chefs, qui se
hâtèrent de se rendre à des chevaliers pour
trouver leur salut dans l'espoir d'une riche
rançon.
Au moment où messire Guillaume venait
de recevoir l'épée du sire de Créqui, un jeune
homme, qui suivait ce dernier, lui présenta
la sienne, en disant : a A votre merci, bel on-
cle; je suis Regnault de Flavy.»
La vue d'une croix de Bourgogne sur la
poitrine de celui qui portait son nom trans-
porta le sire de Flavy d'une si violente colère
qu'il leva son glaive; il allait frapper: «Le
fils de ton frère, Guillaume! s'écria Xain-
traille en lui relevant le bras.
■ — Eh! par le ciel! je ne le sais que trop,
r 1 0 LES PLAVY.
dit-il , mais il n'en tirait pas moins sur nous
tout à l'heure.
— Grâce pour lui, reprit le chevalier ; nous
ne sommes pas des bourreaux.
— Qu'il se joigne donc à ses compagnons,
répondit messire Guillaume; plus tard j'or-
donnerai de son sort. »
Regnault, dont le front n'avait point pâh un
instant, s'inclina devant le frère de son père,
devant le brave qui venait de protéger ses
jours, et, conduit par un des hommes de
messire Guillaume, il alla retrouver les sires
de Créqui, de Brimeu , et les autres prison-
niers. Là, tout entier livré à la douce pensée
qu'il allait rentrer dans Compiègne, qu'il al-
lait revoir Marie, il oublia bientôt et ses dan-
gers passés et ses dangers à venir, qu'il croyait
d'ailleurs peu redoutables.
L'exaspération des habitants qui venaient
de combattre était si grande que Xaintraille
et le sire de Gamaches crurent devoir faire
renfermer les prisonniers au château avant la
LES FLAVY. 1 1 i
rentrée du peuple dans la ville. Messire Guil-
laume leur désigna quelques hommes de sa
compagnie comme des gens sûrs que l'on
pouvait charger de cette conduite, et ce fut
Chariot qu'il choisit pour les commander.
Dès le début de l'afiaire un seul soin avait
occupé Chariot; c'était celui de sauver son
jeune maître s'il parvenait à le joindre dans
la mêlée. Lorsque le massacre avait com-
mencé, il l'avait cherché en vain, soit parmi
les vivants , soit parmi les morts ; car il ne
voyait pas tomber de chevalier à terre sans
courir aussitôt lever la visière d'un casque
qui lui découvrait des traits étrangers. On
juge de sa joie lorsqu'après avoir reconnu
Regnault parmi les prisonniers il se vit chargé
de conduire ceux-ci à Compiègne et de veil-
ler à leur sûreté.
Durant le trajet, qui était fort court, il
trouva bientôt le moyen de s'approcher de
son frère de lait et lui dit tout bas :
« Une foi* arrivés au château, je puis vous
112 LESFLAVY.
faire évader très l'acilement, si CffS chevaliers
consentent à ne pas me démentir.
— -Que tous les saints m'en préservent! ré-
pondit le jeune homme ; ce serait au prix de
ta vie.
— Non; je viens d'imaginer] une ruse qui
nous mettra tous deux à l'abri.
— Mon oncle a ma parole et mon épée ,
répliqua Regnault d'un ton ferme.
— Et voulez -vous aussi qu'il ait votre
tête?
— C'est à Dieu d'en ordonner, répondit
Regnault.
— A Dieu et à sire Guillaume, pour votre
malheur, dit Chariot , que ce refus désespé-
rait d'autant plus qu'il venait d'apprendre ce
qui s'était passé entre l'oncle et le neveu.
Vous ne savez pas à quel homme vous avez
aftaire, vous ne savez pas qu'il n'a jamais par-
donné. Nous allons entrer dans les murs,
nous n'avons plus qu'un moment pour nous
décider, ajouta-t-il d'un air suppliant; au
LES FIAVT. » I 5
nom de voire patron, au nom de tous les
saints! asuvez-vous-
— Jamais ainsi, dit le jeune chevalier;
mieux vaut ma mort que ta perte et mon
déshonneur. »
Ils arrivaient alors aux premières barrières,
et Chariot fut contraint de se remettre en
têle pour faire ouvrir les portes et baisser le
pont-levis. Le petit nombre d'habitants qu'ils
rencontrèrent dans les rues poussèrent des
cris de rage à la vue des chevaliers bourgui-
gnons, et ne trouvaient pas assez d'invectives
pour accueillir ceux qui leur avaient fait tant
de mal. Heureusement la ville ne renfermait
plus guère que des femmes, des vieillards et
des enfants , auxquels Chariot et ses com-
pagnons , secondés par ce qui restait de
troupe , parvinrent facilement à s'opposer.
Tout homme de guerre à cette époque pro-
tégeait les prisonniers, non-seulement par res-
pect pour des braves malheureux, mais aussi
comme une propriété sur laquelle reposait
II. 8
I l4 I^S FLAVY.
une rançQQ. L'escorte parvint donc sans en-
combre jusqu'au château , où Chariot, à son
grand regret , confia Regnault de Flavy et les
autres chevaliers à la garde du lieutenant de
messire Guillaume , sans laisser ignorer que
le premier était neveu du gouverneur, afio
de lui attirer les égards de tous. Comme il lui
fallait repartir aussitôt pour aller rendre
compte aux chefs de sa mission , le jeune che-
valier, lui serrant la main affectueusement, lui
dit à voix basse : tA revoir, mon bon Chariot;
sa première fureur est passée maintenant ; il
ne tuera pas le petit-fils de son père. » £t le
sourire tranquille dont Regnault accompagna
ce peu de mots parvint à remettre un peu de
calme dans l'esprit du pauvre garçon.
ËQ moins de rien la bastille avait été dé-
garnie de tout ce qu'elle renfermait. Les ca-
nons , les armes, les vivres étaient devenus
la proie des vainqueurs, qui procédaient à
une démolition complète lorsque le sire de
Flavy jngea prudent de rentrer dans Com-
LES PLWY. 1 I 5
pîègne et fit sonner la retraite. On ignorait
entièrement ce qui se passait du côté de
l'Oise ; un revers du maréchal de Boussac
pouvait livrer la ville si elle restait plus long-
temps sans défenseurs. Messire Guillaume fut
obéi aussitôt ; il ramena ces braves gens , tous
chargés des dépouilles de leurs mortels enne-
mis et poussant des cris de triomphe.
A peine avait-on eu le temps de se livrer
à la joie qu'inspirait ce premier succès qu'à
l'heure de vêpres , comme les habitants se
rendaient en foule à l'église pour remercier
Dieu , le maréchal de Boussac , le comte de
Vendôme et les autres capitaines français en-
trèrent dans la ville, suivis de tout leur monde.
Après s'être contentés de tenir en respect
Jean de Luxembourg et le comte de Huding-
ton, qui ne s'étaient point décidés à risquer
autre chose que des escarmouches , ils ve-
naient de tourner par la forêt et de se jeter
dans la place sans avoir été poursuivis.
Bien qu'un pareil surcroît de gens à nour-
1 l6 LES FLAVY.
rir devînt une terrible charge pour Coiupiè-
gne, l'allégresse n'en fut pas moins vive ; des
transports de reconnaissance accueillirent le
maréchal , et chacun se soumit volontiers à
toute espèce de gêne et de privations en
voyant approcher l'instant de la délivrance.
De leurs camps comme de leurs bastilles,
les Anglais et les Bourguignons purent en-
tendre les cris joyeux qui parlaient de la ville.
Jean de Luxembourg et le comte de Hu-
dington étaient d'autant plus inquiets du se-
cours important que venait de recevoir la
garnison qu'un grand nombre de leurs soldats
commençaient à murmurer d un aussi long
'■ séjour sous des murs qui résistaient depuis
cinq mois, et parlaient hautement d'aban-
donner les chefs. Tandis que ceux-ci se pré-
caulionnaient de leur mieux contre la dé-
sertion dont ils étaient menacés , en faisant
garder avec soin le pont que le duc de Bour-
gogne avait fait construire sur l'Oise, les ca-
pitaines français, qui s'étaient assemblés en
LES FIAVY. 117
conseil, prenaient la résolution d'attaquer
sans retard les autres bastilles. Pressés d'a-
gir avant l'arrivée de la nuit qui venait de
bonne heure à celte époque de l'année*, les
soldats et les habitants sortirent en grand
nombre et jetèrent à la hâte un pont de ba-
teaux , sur lequel ils passèrent de l'autre côté
de la rivière. Le premier logis qu'ils assailli-
rent oflVit peu de résistance; il ne renfermait
pas plus de quarante â cinquante combattants
qui furent tous mis à mort, à l'exception du
capitaine , que le sire de Flavy envoya dans
Corapiègne comme prisonnier. Aubcl de Fol-
leville et ses gens, qui tenaient une forte bas-
tille voisine , se hâtèrent d'y mettre le feu et
de se retirer au quartier des Anglais. Toute-
fois , il n'en fut pas de même de la grosse bas-
tille où, cinq mois auparavant, l'infortunée
Jeanne d'Arc avait été chercher la prison et la
mort. Messire Baudot de Noyelle y comman-
(1) Ce jour était le mercredi qui précédait la Toussaint.
1 1 8 LES FLAVT.
dait encore et la défendait de telle sorte que,
la nuit arrivant, les Français furent contraints
d'abandonner l'attaque et de rentrer dans la
ville.
Cette vive expédition n'en avait pas moins
répandu l'alarme dans les camps ennemis,
et maintenant la terreur partait du lieu où
l'on avait tremblé si longtemps. Les chefs
anglais et bourguignons résolurent de se cou-
cher tout armés et de se ranger le lendemain
en bataille près des murs, afin de voir si leurs
adversaires voudraient accepter le combat.
Mais la plus active surveillance ne put empê-
cher un grand nombre de leurs gens, réunis
en compagnie , de déloger sans trompette
pour retourner chacun chez eux; et lorsqu'a-
vant le jour messire Jean de Luxembourg
passa l'Oise afin de se réunir aux Anglais et pré-
senter la bataille ainsi qu'il avait été convenu,
il trouva le comte de Hudington abandonné
d'une grande partie de son monde, comme il
venait de l'être lui-même.
LES FLAVY. IIQ
Les premiers coureurs envoyés de la ville
en observation ne tardèrent pas à rapporter
la nouvelle de la retraite du chef bourgui-
gnon sur le camp des Anglais. Aussitôt tou-
tes les barrières de Compiègne s'ouvrirent;
les habitants , la garnison se précipitèrent hors
des murs que l'ennemi venait de laisser li-
bres, se ruèrent sur le pont qui séparait
les deux rives , et le rompirent en accablant
d'invectives leurs adversaires consternés ,
qui se retiraient en mauvaise ordonnance et
en toute hâte, abandonnant honteusement
leurs munitions , la belle artillerie du duc de
Bourgogne , leurs bons vins et leurs vivres ,
dont les pauvres affamés se régalèrent large-
ment.
CHAPITRE IX.
I) n'est rien sous le ciel qui n'ait sa loi secrète.
Son lieu cher et choisi, son abri, sa retraite,
Où mille instincts profonds nous fixent nuit et jour ;
Le pêcheur a la barque où l'espoir l'accompagne.
Les cygnes ont le lac, les aigles la montagne,
Les âmes ont l'amour.
Victor Hugo, Chants du crépuscule.
La délivrance de Compiègne n'aurait pu
être si prompte si les courageux eflbrts des
braves se fussent ralentis un seul instant , en
sorte que depuis deux jours Richard ne s e-
tait point montré chez lui. Heureusement
Daniel, qui semblait se multiplier, rapportait
sans cesse des nouvelles du dehors, et Ger-
LES FLAVY. lai
inaine ne se lassa de l'envoyer sur la place et
sur les remparts que lorsqu'il revint dire ,
en poussant des cris de joie , que la ville et
le pays environnant étaient entièrement li-
bres.
A l'annonce de ce bonheur aussi grand
qu'inespéré , les filles du sire de Flavy tom-
bèrent à genoux pour remercier Dieu , et fu-
rent imitées par dame Marguerite et Geor-
gette. «Oui, oui, répétait le petit sorcier,
ils se sauvent, ils se sauvent au diable! Les
nôtres sont maintenant dans l'Abbaye de
Royallieu , dans l'abbaye de Venète , sur la
roule deVerberie. Maintenant aussi, grâce au
ciel! les vivres pourront arriver en abondan-
ce. » Et cette pensée portant au comble l'allé-
gresse de Daniel , il se mit à sauter comme
un fou dans la salle.
« C'est mon rêve, disait dame Marguerite.
— C'est la messe que j'ai fait dire pour lui à
Saint-Jacques, murmurait tout basGeorgette.
— C'est une justice divine dont je n'ni ja-
122 lES FLAVT.
mais désespéré , dit Germaine qui versait
enfin de douces larmes. Ah! mon brave Ri-
chard ! s ecria-l-elle en voyant entrer Je jeune
bourgeois , ils partent donc ?
— Ils sont partis ! » répondit Richard le
visage empreint d'une joie enivrante. Puis,
tombant sur un siège, exténué de fatigue, il
pâlit. « Quelque chose à boire ou à manger,
je vous prie, ma tante , mes forces sont épui-
sées. »
Georgette courait comme un trait chercher
du pain et une bouteille de vin. « Un verre
de votre ratafia, dame Marguerite , dit Daniel ;
cela le remettra tout de suite.
— N'avez-vous donc rien pris depuis que
l'on se bat? demanda Germaine qui s'était
assise près du jeune bourgeois , attachant sur
lui des regards pleins d'affection.
— Le plus pressé était de nourrir ces bra-
ves gens qui venaient à notre secours. J'ai
passé la nuit à courir la ville afin de leur trou-
ver des vivres , et je n'ai pas eu un moment
LES FLAVT. Ia3
pour penser à moi. Mais tout est bien, tout
est bien , puisque les Anglais se sauvent ; et
je ne pense pas qu'ils soient jamais tentés de
revoir nos murs, quoiqu'ils les aient mis en
bien triste état.
— Ainsi , dit Marie , vous avez passé qua-
rante-huit heures sans manger, sans dor-
mir?
— Qu'importe ! ma belle demoiselle, ré-
pliqua-t-il ; que de gens n'ont pas aujour-
d'hui comme moi le bonheur de revoir des
objets chéris après avoir tremblé pour eux !
que de gens ne jouiront pas de notre déli-
vrance! Hier, à la bastille des Bourguignons,
nous avons perdu beaucoup de monde.
— Et Chariot? dit aussitôt Germaine avec
inquiétude, qui de vous l'a vu? Il n'a point
paru ici depuis hier.
— Je l'ai rencontré il n'y a pas une heure ,
dit Daniel , qui courait comme un lièvre du
côté du château. »
Dame Marguerite alors apportait le ratafia ;
124 LES FLAVY.
Germaine s'empara du verre que tenaille pe-
tit sorcier, et l'ayant fait emplir: a Buvez, bu-
vez à la France , Richard, dit-elle ; je suis sûre
que cela vous fera du bien. »
Richard s'inclina devant elle : « A la France !
à Compiègne ! à Germaine de Flavy ! » ajou-
ta-t-il tout bas. Et il but une partie de la li-
queur.
« Si jamais , dit Daniel , les habitants de
Compiègne oublient ce qu'ils le doivent...
— Comment! interrompit le jeune bour-
geois, n'est-ce donc pas toi qui as été chercher
le maréchal au péril de ta vie?
— • Qu'ils ajoutent donc cela à ton compte,
répliqua le petit sorcier; voulant dire par là
que si Richard Paulet n'avait pas été dans
Compiègne, Daniel Gorgius aurait laissé faire
à la fortune. »
Richard serra la main de cet excellent ami
avec une si vive émotion que Daniel se dé-
tourna pour cacher quelques larmes cm ve-
naient mouiller ses petits yeux.
LESFLAVY. lti^>
L'arrivée de maître Joseph, que son air ré-
joui reudait presque méconnaissable , vint
ajouter au contentement de tous. A plusieurs
reprises il embrassa Richard dont il avait pu
apprécier la conduite pendant toute la durée
du siège. «Yoilà celui, dit il, à qui l'on de-
vrait donner demain la première place quand
nous chanterons le Te Deum. Quant à moi ,
mon brave, mon bon jeune homme , tout de
suite après avoir prié pour le roi je prierai
pour vous. »
Tandis que Richard se restaurait en ache-
vant d'épuiser le misérable garde-manger de
dame Marguerite, on fit raconter à Daniel sa
campagne nocturne. « Rien n'a été plus sim-
ple, dit-il. D'abord, depuis la forêt jusqu'à
Crespy, je n'avais rien à craindre, et je n'ai pas
même rencontré un seul homme. Dans la fo-
rêt, je m'en suis tiré en suivant toujours un
chemin qui ne peut être fréquenté , je croîs,
que par des lièvres ; seulement, quand il m'a
fallu passer près de la bastille, j'ui pris le pnrli
126 LES FLAVY.
de marcher à quatre pattes. C'est la première
fois de ma vie que je me sois trouvé trop
grand. »
A ces mots, Marie, dont toute la gaîté était
revenue, se représentant la figure que devait
avoir alors le petit sorcier, se mit à rire du
meilleur de son cœur. «Ah! ma bonne petite
Marie ! s'écria Germaine avec l'accent du bon-
heur, ma bonne petite Marie , je n'espérais
plus te voir rire. » Enfin la joie était au com-
ble, et dans toutes les maisons de Compiègne
cette joie était la même.
Le modeste repas qu'on pouvait oflFrir au
jeune bourgeois le ranima si complètement
qu'il put retourner vaquer à ses nombreuses
occupations dans la ville. L'intérêt que lui té-
moignait Germaine d'ailleurs aurait sufiS pour
lui rendre des forces, eût-il été mourant ;
car ce mur d'airain, qu'avait établi entre eux
la naissance, semblait ne plus exister, tant l'es-
time de la noble fille pour le bourgeois avait
fait disparaître la distance qui les séparait.
LES FLAVT. I27
Aussi Richard a'avait-il jamais joui d'un bon-
heur aussi grand, aussi parfait. En se rendant à
l'hôtel-de-ville, ses pieds ne touchaient point
k terre, son cœur battait délicieusement, et
toutes ses pensées devenaient jouissances,
soit qu'il contemplât les maisons de Gom-
piègne que l'Anglais ne menaçait plus, soit
que son heureux souvenir le reportât dans sa
propre maison , où bientôt il allait retrouver
celle qui lui était plus chère que la vie. Une
félicité sans bornes inondait son âme, au point
qu'il se disait : a Mon Dieu ! c'est peut-être
dans ce moment qu'il faudrait mourir ! »
Le soir venu , messire Guillaume, qui n'a-
vait pu voir Germaine depuis trois jours, ar-
riva, et selon l'usage adopté depuis longtemps
chez dame Marguerite, on ne tarda pas à le
laisser tête-à-tête avec sa fille.
Dans la joie qui remplissait le cœur de
tous deux, Germaine retrouva une partie
du plaisir qu'elle éprouvait autrefois à la vue
de son père. Ils s'entretinrent longuement
liib LES FLIVY.
de tout ce qui avait amené l'iitureuse déli-
vrance de la ville. Enfin la conversation tom-
ba sur les prisonniers que l'on gardait dans
Gorapiègne jusqu'à paiement de leurs ran-
çons.
« Pour mon compte , dit le sire de Flavy,
j'en tiens cinq que je ne lâcherai point sans
toucher grosse finance. Les seigneurs de la
cour de Bourgogne sont plus riches que nous ;
ils doivent payer cher leurs têtes qui ne tien-
draient point à un fil sans la forte rançon que
j'en attends.
— Le sire de Créqui n'est-il pas du nom-
bre? dit Germaine.
— Oui , ainsi que le seigneur de Relepot,
le sire de Brimeu , le bâtard de Rency, et mes-
sire Vaeren de Beauval; sans parler d'un des
leurs que la rançon d'un roi ne tirerait pas
de mes mains.
— Qui donc est celui-là? demanda Ger-
maine.
— Ce^[ Regnaiilr de Flavy, auquel je n'ai
LESPLAVY. 121)
pas encore eu le temps de penser , mais qui
ne perdra rien pour attendre. »
Germaine, altérée par cette nouvelle, atta-
cha sur son père un regard éperdu et n'osa
même pousser une exclamation de surprise
en voyant quel courroux exprimait le visage
de œessire Guillaume.
« Je ne veux point , contiuua-t-il , que lo
beau sire oublie jamais celte campagne qui ,
j'espère bien , sera la dernière où nous nous
rencontrerons!
— Quel sort lui réservez-vous donc? de-
manda Germaine d'une voix tremblante.
— Le sort qu'a mérité celui qui s'arme con-
tre les siens et contre son roi : une éternelle
prison ou la mort.
— La mort! » s*écria-t-elle avec un cri dé-
chirant; et tombant sur un siège elle parut
avoir perdu l'usage de ses sens.
«Qu'as-tu? dit avec effroi le sire de Flavy
en serrant dans ses mains les mains glacées
l3o LESFLAVY.
de sa fille ; cet indigne parent peut-il t'inté-
resser à ce point? »
Germaine fondit en pleurs.
«Pitié pour lui! dit-elle, pitié pour !uî!
songez qu'il n'a point choisi la bannière sous
laquelle il combat; il était encore enfant
quand mon oncle Jean lui a fait embrasser le
parti du duc de Bourgogne. Pouvait-il résis-
ter aux volontés d'un père? d'un père que
vous aimiez tout Bourguignon qu'il était, et
dont vous n'avez jamais maudit la mémoire ;
car vous saviez trop, hélas! combien cette
horrible guerre divisait de familles! Son père
n'est plus ; mais du fond de sa tombe il vous
demande grâce pour son fils.
— Non , dit messire Guillaume ; hier je pou-
vais tomber sous un coup porté de son bras,
aujourd'hui son tour est venu.
— Juste ciel! s'écria Germaine, quand le
même sang coule dans vos veines ! quand vous
l'avez vu naître ! »
LES PL A VT. l5l
Le sire de Flavy secoua la tête d'un air in-
différent.
« N'est-il donc plus votre neveu? votre fil-
leul? Pitié pour lui! répéta Germaine éii se
précipitant à genoux et joignant ses mains
tremblantes.
— Non.
— Eh bien ! pitié pour moi ! s'écria-t-elle
avec égarement ; je l'aime ! »
Messire Guillaume stupéfait garda pendant
quelques instants le silence , sans songer à
relever sa fille, qui, toujours prosternée à ses
pieds, se cachait le visage dans ses deux mains,
accablée de honte et de douleur. Enfin, la sou-
levant doucement et lui faisant signe de s'as-
seoir près de lui:
«Quandj'entends Germaine de Flavy, dit-il,
avouer son amour pour un ami des Anglais ,
j'ai peine à en croire mes oreilles ; car Re-
gnault ne vous est connu que depuis l'épo-
que où cet indigne Français s'est fait Bour-
guignon.
l32 LESFLAVY.
— Nous avons passé ensemble les pre-
mières années de ma vie, répondit Germaine
sans oser regarder son père.
— Mais vous n'étiez que des enfants!
— Et pourtant, dit Germaine, espérant que
ce souvenir toucherait le sire de Flavy, et
pourtant dès lors toute notre famille nous
destinait l'un à l'autre.
— Quelle langue indiscrète vous a instruite
de cela? dit sévèrement messire Guillaume;
est-ce Regnault lui-même?
— C'est ma grand'mère,répliquaGermaine;
depuisle jour qu'elle m'a parlé, j'ai vu dansmon
cousin l'époux que Dieu, vous et votre frère
m'aviez donné. J'ai vécu dans l'espoir que la
fin de cette horrible guerre nous réunirait tous,
que j'obtiendrais votre pardon pour lui, et que
vous ne voudriez point séparer ceux que votre
promesse avait unis devant le ciel. S'il meurt
aujourd'hui, mon père, ce ciel tout-puissant
m'accordera bientôt , je l'espère , la grâce de
le suivre. »
LES FLAVY. 1 33
L'effort que coûtait à Germaine l'aveu d'une
tendresse qu'elle avait renfermée si longtemps
au fond de son cœur colorait ses joues du plus
vif incarnat, et sa voix était si touchante que
sire Guillaume sentait peu à peu sa colère se
calmer. Accoutumé d'ailleurs à s'abandonner
sans retenue à toutes ses passions , plus d'une
fois dans sa vie il avait connu l'amour, si l'on
peut appeler de ce nom l'espèce de frénésie
dont l'avait souvent saisi la vue d'une belle
femme , et sans pouvoir comprendre la déli-
catesse et la pureté du sentiment qu'exprimait
sa fille en larmes , il en éprouvait involontai-
rement quelque pitié.
« Regnault connaît sans doute aussi, reprit-
il d'un ton plus doux, le projet que nous
avions formé jadis de vous unir?
— Je le suppose, répondit Germaine, dont
l'effroi commençait à se calmer.
— Et lorsqu'il vous a déclaré son amour...
— Il ne m'a jamais déclaré son amour, s'é-
cria-t-elle; le respect qu'il vous doit, qu'il
l34 LES FLAVY.
me doit à moi-même, suffisait trop pour l'en
empêcher.
— Comment donc pouvez-vous être sûre
qu'il vous aime? » reprit le sire de Flavy.
Germaine baissa ses grands yeux vers la
terre.
« Je ne sais, répondit-elle ; mais je n'en ai
jamais douté. » Puis, tirant de son sein la
lettre du jeune chevalier, elle la présenta à son
père.
« Bien , bien , ditmessire Guillaume , qui
repoussa le papier, ne sachant que faire d'une
lettre qu'il ne pouvait lire. Le fait est que
vous vous aimez tous les deux; les détails me
sont très inutiles. »
En prononçant ces mots il se leva et fit
quelques tours dans la salle, paraissant réflé-
chir profondément. La connaissance qu'il
avait du caractère de Germaine ne lui per-
mettait pas d'espérer qu'elle pût jamais ac-
cepter un autre mari que Regnault; il fallait
donc qu'il se décidât à la voir rester fille, quand
LESFLAVY. l35
son désir avait toujours été d'en faire une des
plus nobles et des plus riches châtelaines de
la France; car, ambitieux pour lui-même, il
l'était aussi pour le seul objet d'affection qu'il
eût au monde. Sous ce rapport Regnault sa-
tisfaisait ses vœux mieux qu'aucun autre che-
valier. Fils unique de l'aîné des Flavy , les terres
et les châteaux dont il avait hérité de son père
le rendaient un des principaux seigneurs de
la Picardie, et bien jeune encore il avait no-
blement gagné ses éperons sur un champ de
bataille. Germaine unie à son cousin porterait
toute sa vie et perpétuerait dans l'avenir le nom
«Jelafamille. Enfin, il ne supportaitpoint l'idée
de faire le malheur de cette fille dont la vue
le rendait fier et heureux , dont la tendresse
faisait sa joie , et l'amour de Regnault pour
çlle affaiblissait beaucoup son ressentiment
contre le jeune chevalier.
Décidé à se laisser fléchir, il se rapprocha
de Germaine, qui, pâle et tremblante, avait
suivi tous ses mouvements en implorant la
1 36 LES FLAVY.
protection divine. «Allons, dit-il, sèche tes
pleurs. Ce jeune étourneau ne mourra pas;
il restera dans Compiègne prisonnier sur sa
parole jusqu'au moment où nous ferons la
paix avec le duc de Bourgogne, à moins que
par amour pour toi il ne veuille hâter l'instant
de votre mariage en embrassant le parti royal.
C'est à toi de le décider à te donner celte
marque d'amour, et pour t'aider à y parve-
nir, je consens qu'il vienne ici tous les jours.»
Quoique bien certaine que jamais Regnault
ne trahirait des serments dictés par un père,
Germaine s'abstint d'émettre sa pensée à cet
égard ; mais , rassurée sur la vie si chère
qu'elle avait vu menacée, elle retrouva le
sentiment de fierté personnelle qu'elle venait
de sacrifier à sa terreur, et quand elle eut
remercié messire Guillaume dans des termes
où se montraient la crainte et le respect bien
plus que la tendresse, elle le supplia de lais-
ser ignorer à Regnault tout ce qui venait de
«le passer entre eux.
LES FLAVY. l37
« Par saint Jacques ! dit l'orgueilleux capi-
taine, crois-tu que je pense à lui parler le
premier et à lui jeter ma fille à la tête? Je
n'en agirais pas ainsi, fût-il le roi Charles VII.
— Et j'espère, reprit Germaine avec em-
barras, que vous comptez sur mon silence?
— Oui, répondit le sire de Flavy, dont,
par extraordinaire , un sourire effleura les
lèvres. Je sais qu'il te fallait avoir une terri-
ble peur pour avouer que tu es amoureuse. »
Germaine devint rouge comme du feu.
Rien ne pouvait lui être plus pénible que
d'avoir son père pour confident ; car il sem-
blait que cet homme , privé de toute délica-
tesse , prît plaisir à voir une âme si pure et si
supérieure à la sienne soumise aux passions
de l'humanité. La faiblesse dont sa fille venait
de lui faire l'aveu l'affranchissait un peu du
sentiment de vénération qui s'était toujours
mêlé à sa tendresse pour elle, ce qui le ré-
jouissait au point que Germaine eut besoin
de se rappeler plus d'une fois qu'elle avait
l38 LES FLAVY.
sauvé la vie de Regnauit pour ne poiat gouf-
frir.étrangement pendant l'entrelien qui suivit.
JNéanmoins, si messire Guillaume se plut à
triompher du trouble de sa fille, il ne tarda
pas à tenir la parole qu'il avait donnée. Dès le
jour même , à l'heure qui suivit le dîner, et
comme tous les convives habituels de dame
Marguerite , sans en excepter le père Joseph
et Chariot, étaient réunis dans la salle, la porte
s'ouvrit vivement, et l'on vit entrer Regnauit
de Flavy, dont le beau visage brillait d'une
joie peu commune.
Quoique Richard n'eût entrevu dans sa vie
qu'un moment l'ennemi de son repos et de
son bonheur, il le reconnut aussitôt, et Daniel
l'aurait deviné, en voyant son pauvre ami pâlir
et rester immobile comme un homme frappé
de la foudre. Germaine, Marieet Chariot pous-
sèrent tous trois un cri d'allégresse ; maître
Joseph salua froidement. Pour Georgette ,
elle eut à peine entendu nommer Regnauit
de Flavy que ses yeux se portèrent avec
LES FLAVY, 1 09
anxiété sur SOQ cousin, tout-à-fait hors d'état
alors de l'observer, et bien loin de jouir d'une
douleur qui la vengeait de l'ingrat, son cœur
se gonûa de chagrin et de pitié à la vue de la
souffrance qu'il paraissait endurer.
Il fut heureux pour Richard que la joie des
deux sœurs et l'empressement avec lequel
elles la témoignaient à leur jeune parent le dis-
pensât de tout accueil hospitalier. Dame Mar-
guerite , aussi flattée de recevoir un seigneur
de la cour de Bourgogne qu'un seigneur de
la cour de Charles VII, fit donc seule les hon-
neurs du logis, reçut les compliments de Ile-
gnault et se hâta d'y répondre par toutes les
prévenances imaginables, tandis que le jeune
bourgeois, retiré dans un coin de la salle, se de-
mandait comment Regnault de Flavy pouvait
se tro-uver à Compiègne et s'y trouver libre.
Il ne tarda pas à en être instruit; car, le
premier contentement passé , Regnault ra-
conta la conversation qu'il venait d'avoir avec
son oncle, et se félicita de pouvoir rester jus-
J-fO LES FLA.VY.
qu'à nouvel ordre prisonnier sur parole dans
Compiègne.
«J'en remercie doublement le ciel, dit
maître Joseph , jDuisque vous ne combattrez
plus contre les vôtres.
— Dieu sait ce que j'ai souffert pendant ce
siège fatal , répondit-il avec émotion. Cent
fois j'aurais demandé à rejoindre le duc de
Bourgogne, à n'être plus témoin de vos mal-
heurs, sans l'espoir qui m'avait amené d'a-
bord, celui d'être utile à mes chères parentes,
de protéger l'asile qu'elles avaient trouvé, de
protéger la ville si...
— Grâce à tous les saints, interrompit Da-
niel avec un sourire où perçait une amère iro-
nie, la ville s'est protégée elle-même, voulant
dire par là que les Anglais ne nous ont point
aidés.
— Mais c'était sire Regnault qui vous ai-
dait à vivre, maître Daniel, répliqua Chariot
en frappant légèrement sur l'épaule du petit
sorcier.
LES FLAVY. i /| I
— Est-ce donc à ce bon chevalier que nous
devons tous des secours si précieux? » de-
manda dame Marguerite.
Regnault ne répondit point; Daniel venait
d'attirer ses regards.
«Il me semble, maître, lui dit- il, vous avoir
vu déjà une fois, quand nous avons été assez
heureux pour sauver la vie à ce brave garçon?
ajouta-t-il en montrant Chariot.
— Il est vrai , répondit Daniel, dont ces sou-
venirs adoucissaient un peu le ton hostile.
— Alors je protégeais, reprit le jeune che-
valier en souriant, aujourd'hui je suis pro-
tégé. Tel est le triste effet d'une guerre que
je maudis du fond de mon cœur et dont le
dernier jour sera le plus beau jour de ma vie.»
Si Daniel n'avait pas souvent regardé Ri-
chard pendant cet entretien, l'aimable visage
du jeune chevaher, son air de franchise et de
bonhomie l'auraient désarmé tout-à-fait, d'au-
tant plus que le petit sorcier, se trouvant
royaliste uniquement par circonstance, ne re-
l^â LES FIAVT.
gardait pas d'assez près à la croix de Bour-
gogne ou à la bande armagnac pour conserver
longtemps rancune aux partisans de Philippe.
Mais 1 état douloureux dans lequel était le
jeune bourgeois lui rendait insupportable la
présence de Regnault de Flavy ; il ne répondit
pas un mot à ce que celui-ci venait de dire,
et ce fut Germaine qui prit la parole.
«Maintenant, mon cousin , dit-elle avec
un sourire où se peignait une joie ineffable,
maintenant il vous est permis de redevenir
Français, au moins de cœur, et de préférer
que le gouverneur de Compiègne s'appelle
Guillaume de Flavy plutôt que lord Hu-
dington.
— Les liens de famille sont des liens si
doux, répondit Regnault en regardant tour
à tour ses deux jeunes parentes , et je suis si
heureux de me revoir près de vous , que je
joindrais volontiers ma voix à la vôtre pour
remercier Dieu de tout ce qui s'est passé.
— Oh I que j'aime à vous entendre parler
tES PLAVY. l4^
ainsi, beau cousin, s'écria Marie, à vous trou-
ter enfin d'accord avec ma bîen-ainiée sœur!
Donne-lui donc ta rdain à baiser en signe de
^aix, Germaine, ajo«ta-t-el!e , puisqu'il se
réjouit comme nous de la délivrance de Com-
piègne. »
Regnault se hâta d'imprimer ses lèvres sur
la main que lui tendit Germaine, et Richard
se levant alors allait s'éloigner pour fuir un
spectacle qui le tuait, lorsqu'une voix toujours
chère le rappela doucement, et le fit s'arrêter
aussitôt dans un trouble inexprimable. « Etiez-
vdus donc là, Richard? dit Germaine en se
levant vivement ; comment donc alors ne vous
ai-je pas encore fait connaître notre plus pro-
che parent, mon cousin Regnault de Flavy?
C'est Richard Paulet, continua-t-elle en s'a-
dressant au jeune chevalier, notre protecteur,
notre ami, un ami bien cher! »
En parlant ainsi elle attachait sur le jeune
bourgeois des regards de reconnaissance et
d'amitié ; mais la joie qui brillait dans les yeux
1 44 Ï-ES FLAVT.
de la belle fille, dont tous les traits rayonnaient
de bonheur et d'amour, empoisonnait pour
Richard les plus douces paroles, et quand il
fut contraint de garder un moment la main
dont Regnault pressait cordialement la sienne»
il eût préféré tenir un fer rouge.
• Ce dernier supplice enduré , il se hâta de
sortir de la salle. Daniel ne tarda pas à le sui-
vre ; mais ce fut en vain qu'il le chercha dans
la maison, dans la ville. Le malheureux Ri-
chard lui-même n'aurait pu dire le lendemain
où , dans l'affreux état de son âme, s'étaient
portés ses pas , s'étaient passées pour lui plu-
sieurs heures d'angoisse. Le jour avait fini et
le jour allait renaître lorsque Georgette l'en-
tendit rentrer , et pria Dieu vainement pour
que le sommeil vînt fermer ses yeux.
CHAPITRE X.
Je sors de cel âge paisible
Où l'on joue avec le malliour ,
Je m'éveille, je suis sensible,
El je l'apprends par la douleur.
Madame Desbordes Valmore.
Depuis ce jour, chaque jour vit arriver
Regnault chez Ricliard, où souvent il passait
plusieurs heures. Il avait soin de choisir les
matinées pour faire ses visites, ayant bientôt
remarqué qu'alors dame Marguerite et Geor-
getle étaient absentes. Quant à Richard, à
peine paraissait-il dans la maison, si ce n était
au moment des repas, auxquels même il n'as-
i46 lks flavY.
sislail [joint toujours. Sous le prétexte que ses
occupations dans la ville prenaient tout son
temps, il passait une partie de ses journées
errant dans la forêt, dévoré d'un chagrin au-
quel il s'abandonnait lor.>qu'il était seul avec
une sorte de délice, et qu'il espérait cacher
même à Daniel dont il évitait la présence au-
tant qu'il lui était possible de le laire. «Hélas!
se disait-il en parcourant les bois sans être
arrêté par les plus rudes irimas de l'hiver,
hélas ! le temps où Compiègne endurait la
lamine et voyait une partie de ses murs abat-
tus, où la mort à chaque instant menaçait
ma tête, était donc l'heureux temps? Alors
elle désirait ma présence , son sourire m'ac-
cueillait et sa voix m'adressait de douces pa-
roles. Aujourd'hui, elle ignore si je suis absent
ou non; je pourrais ne plus revenir qu'elle
s'en aperce\rait à peine. Que lui importe Ri-
chard Paulel quand Regnault de Flavy est
près d'elle ? »
En se parlant ainsi , l'infortuné ne voulait
Les plavy. i47
plus voir que Germaine l'aimait toujours
comme un frère , et le traitait avec une affec-
tion que chaque jour rendait plus vive. Elle
ne pouvait remarquer ses longues absences,
que souvent elle lui reprochait de l'air le plus
amical, sans penser que peut-être il fuyait la
présence de Regnault. « Sa haine pour les An-
glais est si forte, se disait-elle , que sans doute
il reçoit à regret un de leurs alliés chez lui.
Quand son amitié pour nous l'oblige à le souf-
frir, il s'éloigne ce bon , cet excellent Ri-
chard! » Et cette pensée, tout en affligeant
son cœur, le remplissait de tendresse et de
reconnaissance pour le jeune bourgeois. C'est
surtout d'ailleurs lorsque nous sommes heu-
reux que tous les sentiments de bienveillance
et d'affection exercent leur empire sur notre
âme, et Germaine était si heureuse ! Entourée
de tout ce qu'elle chérissait, elle croyait enfin
à la félicité humaine. Cet amour que n'avait
pu éteindre l'absence, combien la présence de
Regnault devail^elle le ranimer ! Combien
l48 LES FLAVY.
troiivait-eik son cousin plus aimable depuis
que, séparé des ennemis de la France, il n'é-
tait plus qu'un habitant de Compiègne et l'é-
poux que lui destinait son père ! « Avec quel
délice , se disait-elle chaque matin , aujour-
d'hui, demain encore je vais le voir! » Cette
heureuse pensée la suivait dans son sommeil,
et le jour arrivé, sa vie ne se composait plus
que de deux émotions : l'attendre et le voir
arriver. Près de Regnault, près de Marie, au-
cune peine ne lui semblait devoir l'atteindre,
et ses peines passées devenaient un songe.
Souvent, dans ces doux entretiens qui se re-
nouvelaient tous les jours, assise entre sa sœur
et son cousin, elle se disait tout bas : « Puisse
un sort si doux ne jamais changer! puisse
ma vie se passer et finir ainsi : )i
Marie avait cessé d'être un enfant; sa beauté
égalait la beauté des anges, et Germaine,
qui s'en montrait Gère, se plaisait souvent à
faire remarquer à Regnault combien sa sœur
était belle. Alors il arrivait parfois au jeune
LES FLAVY. l49
chevalier d'exprimer son admiration avec un
tel enlliousiasme que loule autre que Ger-
maine eût soupçonné son malheur; mais ou-
tre que c'est surtout en amour qu'un être
doué d'imagination s'attache à ses rêves, le naïf
abandon de Marie avec son cousin, les rap-
ports tout fraternels qui semblaient exister
entre eux , éloignaient entièrement l'idée d'un
sentiment secret, en sorte que Germaine n'é-
tait jamais plus contente que lorsqu'elle en-
tendait sa sœur parler de Regnault avec des
éloges que son cœur approuvait si bien; ja-
mais Marie ne lui avait été aussi chère. Les
craintes dont son âme était effrayée naguère
sur le sort de celte aimable enfant , les soins
qu'elle lui prodiguait avec une tendresse sans
cesse renaissante , tout donnait à sa tendresse
de sœur le caractère d'une tendresse de mère.
S'il lui arrivait de penser que , peut-être avant
peu, Marie suivrait un époux , elle espérait
aussitôt que sa tleslinée lui permettrait de
suivre Marie; car elle ne concevait pas de
1 5o LES TtWY.
bonheur parfait , séparée de celle dont elle
avait un si grand besoin de voir le doux vi-
sage et d'entendre la douce voix. Messire
Guillaume d'ailleurs était si loin de paraître
devoir s'intéresser à cette seconde fille, dont
il ne parlait jamais et sur laquelle il n'atta-
chait jamais un regard, que Germaine pouvait
avec raison se flatter qu'il la laisserait seule
disposer de la main de Marie, et combien alors
se jurait-elle de donner pour époux à sa sœur
celui que sa sœur aimerait.
Hélas 1 l'infortunée ignorait que Marie, sans
en être instruite elle-même, avait déjà fait son
choix; que l'affection de cette enfant pour
Regnault avait totalement changé de nature,
et que Regnault, sans qu'il eût parlé, sans
qu'elle eût répondu, acquérait de plus en plus
la douce assurance d'être aimé. Marie, à la
vérité, avouait sans détour toute sa tendresse
pour son cousin, elle l'appelait toujours son
frère ; mais les regards du jeune chevalier, uni-
ques interprètes de l'amour qu'il s'efforçait de
LESFLAVY. l5i
lui taire, troublaient son cœur au point que
parfois elle n'osait plus lever sur lui ses grands
yeux bleus. S'il entrait inopinément, elle rou-
gissait ; s'il parlait, elle ne perd.iit pas une
de ses paroles, et la voix seule du jeune che-
valier lui causait une douce émotion. Ses dé-
sirs, ses goûts n'étaient plus les mêmes; elle
recherchait moins la société de Georgette, et
préférait rester près de sa sœur pour parler de
Regnault , ou seule pour penser à lui. L'heu-
reux temps qu'elle passait alors lui semblait
ne devoir jamais prendre fin ; jamais dans ses
doux rêves elle n'avait abordé l'idée de se sé-
parerde Germaine, de se séparer de Regnault,
et sa gaîté, que n'altérait pas même le trou-
ble tout nouveau qu'elle éprouvait, te.iail à
cette heureuse confiance du jeune âge dans
le sort ; elle se disait que ce sort les ayant en -
fin réunis, aucun des trois ne voudi ait jamais
quitter les deux autres. Ainsi l'avenir , lors-
qu'elle daignait y songer, lui souriait comme
le présent, lorsqu'un coup de foudre inat-
l52 LES l-LA-VY.
tendu vint renverser toutes ses espérances.
Parmi les chefs retenus prisonniers à Com-
piègne , plusieurs ne tardèrent point à rece-
voir l'argent nécessaire pour leur délivrance
et recouvrèrent aussitôt leur liberté ; mais
quelques-uns, soit par manque de ressour-
ces^ soit pour cause d'éloignemeut de leur
province, attendirent assez longtemps leur
rançon. Au nombre de ces derniers se trou-
vait le sire CoUart de Bertancourt , sei-
gneur de Relepot, dont messire Guillaume
avait été dans sa jeunesse le compagnon
J'nrmes et de galanterie , attendu que tous
deux étaient amateurs passionnés des jeunes
et belles femmes. Le sire de Flavy voyait avec
retrret un ancien ami attaché au duc de Bour-
gogne, et l'espoir de ramener ce brave et puis-
sant seigneur sous les drapeaux du roi l'en-
gagea à traiter messire Collart mieux que tout
autre, et à lui laisser la ville pour prison après
avoir reçu sa parole de chevalier qu'il ne sor-
tirait point des murs. Bientôt, grâce à l'an-
LES FLAVY. 100
cienne liaison qui avait existé entre eux, mes-
sire Guillaume se plut dans la société de son
prisonnier, avec lequel il parlait de guerre et
surtout de femmes. Dans ces entreliens néan-
moins il ne négligeait point son premier but,
et il employait toute son éloquence pour en-
lever aux Anglais l'appui du seigneur de Re-
lepot ; mais celui-ci jusqu'alors se refusait
obstinément à changer de parti, quoique,
pour tout dire, il l'eût déjà fait une fois, ayant
embrassé d'abord celui de Charles VII.
Par suite de la liberté qu'avait raessire Çol-
lart de parcourir la ville, il lui arriva un ma-
tin d'aller entendre la messe dans l'église
Saint-Antoine , oi!i se rendaient habituelle-
ment Germaine et sa sœur. La beauté avait
trop d'empire sur lui pour qu'il pût aper-
cevoir impunément d'aussi ravissantes figu-
res; Marie surtout le charma au point qu'il de-
vint assidu à tons les offices, afin de jouir d'une
vue qui l'enivrait chaque jour davantrigc.
Comme il n'avait pas l;ii déàsavoir que cette
I 54 LES FLAVY.
charmante personne était la fille du sire de
Flavy, il sentit qu'il ne pouvait concevoir au-
cune espérance tant qu'il porterait sur sa poi-
trine la croix de Bourgogne ; il cessa donc peu
à peu de repousser aussi absolument les ou-
vertures fréquentes que lui faisait messire
Guillaume pour le gagner au parti royal. Pln^
il voyait Marie , plus les discours de son frère
d'armes parvenaient à l'ébranler; enfin, il s'é-
prit si vivement qu'après avoir avoué son
amour au sire de Flavy il mit, pour prix d'un
éternel dévouement à la cause du roi Charles,
la main de l'adorable créature sans laquelle
il ne pouvait plus vivre.
Se débarrasser de Marie en lui faisant épou-
serun seigneur d'aussi haut parage était trop
à la convenance de messire Guillaume pour
qu'il n'adhérât pas aussitôt à ce marché , et ,
sans daigner songer un seul instant à l'extrême
disproportion d'âge qui s'opposait à une pa-
reille union, il s'engagea de la manière la
plus formelle à la conclure sans aucun retard.
LES PLAVT. 1^5
Dès le soîr même, il présenta à ses filles le
seigneur de Relepot, que les deux sœurs re-
connurent aussitôt pour le chevalier qui les
suivait obstinément depuis quelques semai-
nes, et qu'elles trouvèrent également vieux,
laid, et fort loin de devoir songer à plaire.
Quelles furent donc leur surprise et leur dou-
leur lorsque le lendemain matin messire Guil-
laume étant venu trouver ses filles : « Vous
avez vu , dit-il , mon ami , le sire de Bertan-
court ; c'est un des plus riches seigneurs de
France, et c'est l'époux que j'ai choisi pour
Marie. Dans trois jours elle sera sa femme.
— Le sire de Bertancourt! dit Germaine ;
un partisan du duc de Bourgogne !
— Avant de consentir à sa demande j'ai
fait passer sa soumission au roi; il est main-
tenant des nôtres. »
A cette annonce fatale, Marie, pâle et trem-
blante, n'avait répondu qu'en jetant sur sa
sœur un regard si douloureux que le cœur de
Germaine en fut déchiré. Bien sûre que la pau-
lÛJ LLa l'LAVY.
Vie enfant n'oserait apporter aucune résistance
au coup qui la menaçait, Germaine reprit
la parole et représenta doucement à son père
que le chevalier dont il parlait était bien
vieux.
« 11 n'a pas mon âge, répondit le sire de
Flavy d'un ton où perçait le dépit et la co-
lère.
— 11 n'en est pas moins certain , reprit la
belle iille sans se laisser décourager, qu'il
pourrait facilement êtie le père de Marie,
puisqu'elle finit à peine sa seizième année.
— Il ne s'agit pas ici de compter les mois
et les semaines, répliqua messire Guillaume,
il s'agit de se dire que je le veux et que je
saurai me faire obéir. JN 'est-elle pas bien à
plaindre, après tout, quand elle ne pouvait
jamais espérer faire un si brillant mariage,
quand elle devient ainsi une des plus grandes
dames du royaume? Le magnifique manoir
du seigneur de Helepotvaut bien, je pense,
le cloître auquel je la destinais.
LFS FHVT. 1^7
— Marie dans un cloître! s'écria Germaine,
qui vit la pauvre enfant pâlir à ce mot.
— Et par tous les diables! dit le sire de
Flavy, que pourrai-je faire d'une fille qui n'a
plus de mère? INe me vois-je pas déjà obligé
de vous établir chez ces vilains, qui s'entê-
tent à refuser mon or pour se vanter tôt ou
tard d'avoir nourri de nobles filles? JNe vaut-il
pas mieux pour cette mijaurée vivre en riche
châtelaine, avec un mari qui l'aime, qui l'aime
au point d'abandonner son parti pour le nôtre?
Beaucoup de jeunes soupirants n'en font pas
autant pour leurs belles, et j'en connais qui
préfèrent attendre tranquillement que la paix
se fasse pour se marier tout à leur aise. »
Le sourire ironique dont le sire de Flavy
accompagna ces derniers mots, en regardant
Germaine, prouvait évidemment le désir de
faire allusion à Regnault; mais tout entière à
la pitié que lui inspirait l'état où elle voyait sa
sœur, Germaine ne fit pointla moindre atten-
tion à ce sarcasme. Marie, debout derrière son
»58 lESFLAVY.
père, semblait privée de mouvement. Sa pâ-
leur était effrayante, et de grosseslarmes tom-
baient lentement de ses yeux, qu'elle tenait
baissés vers la terre.
Après l'avoir regardée quelques instants, le
cœur brisé d'affliction , Germaine n'hésita pas
à reprendre la parole , dans l'espoir d'obtenir
au moins un délai.
« Marie s'est toujours montrée soumise à
tous vos désirs, mon père, dit-elle du ton le
plus affectueux qu'elle put prendre ; mais
souffrez qu'elle se dispose à vous obéir sans
répugnance et sans regret. Qu'il me soit per-
mis de demander pour elle un peu de temps,
afin du moins qu'elle ait vu plus d'une fois ce-
lui que vous lui donnez pour époux.
— K'ai-je pas dit qu'elle avait trois jours?
répondit messire Guillaume, se faisant effort
pour ne point se livrer à l'emportement qu'ex-
citait toujours en lui l'opposition à sa vo-
lonté.
— Trois jours sont bien peu de chose quand
LES FLAVY. 1 :)9
il s'agit d'un lien éternel , répliqua Germaine
en soupirant , quand il s'agit d'épouser un
homme qui, plus que tout autre, a besoin de
s* faire aimer par les qualités de son esprit et
de son caractère. »
A ces mots, contre sa coutume, Guillaume
jeta sur Germaine un regard de mécontente-
ment et de colère. « Lui faut-il dix ans pour
le connaître? répondit-il.
— Non, sans doute; mais trois jours! re-
prit d'un ton suppliant Germaine , qui voyait
son père rougir et prêt à se livrer au courroux
le plus violent.
— Je n'accorderai pas un jour de plus, ré-
pliqua-t-il brusquement j je n'irai point retar-
der mon départ pour de pareilles simagrées,
quand il nous faut déloger les Anglais du peu
de places qu'ils tiennent encore dans la pro-
vince. Quoique nous soyons en force et que
je ne doute pas du succès, il est probable que
je ne reviendrai pas à Compiègne de long-
temps.
i6(> i.i;s Fr.wY.
— Le mariage ne peut-il donc se retarder
jusqu'à votre retour ? » reprit timidement
Germaine.
La patience de messire Guillaume était
épuisée.
« Non, cent fois non , s'écria-t-il avec une
telle violence que Germaine en pâlit de
frayeur. Qu'elle se prépare à m'obéir, à m'o-
béir sans réplique, car je suis las de tous ces
discours , et je lui ferai connaître qu'on ne me
résiste pas impunément. »
En parlant ainsi il s'était levé et lançait des
regards bouillants de colère sur la malheu-
reuse enfant qui, tombée à genoux devant lui,
était plus morte que vive.
K Marie ne vous a point offensé , se hâta de
dire Germaine, tremblante d'effroi pour sa
sœur; c'est sur moi seule que votre courroux
doit tomber.
— On ne me joue pas ainsi , reprit avec fu-
reur le sire de Flavy; est-elle prête à devenir
la femme du seigneur de Relepot?
Li:S FLAVY. 1 0 I
— Un mot ! un seul mot I s'écria Germaine
au désespoir.
— Est-elle prête? » répéta-t-il d'un air
menaçant.
Dans sa terreurMariebaissa la tête en signe
de soumission.
« Il suffit, dit messire Guillaume ; à revoir
donc. » Et il sortit.
Germaine, que ses jambes soutenaient h
peine , le suivit d'un pas chancelant jusqu'au
bout du corridor, pour s'assurer qu'il les dé-
livrait de sa présence. Là, le sire de Flavy lui
serra la main, voulant lui témoigner qu'il ne
conservait contre elle aucun ressentiment ;
tous deux se quittèrent néanmoins sans se dire
une parole, et Germaine, s'étant hâtée de ren-
trer dans la chambre, y retrouva Marie éten-
due à terre sans connaissance.
il. H
CHAPITRE XL
Quand ses traits plus touchants , éclairés d'une flamme
Qui ne s'éteint jamais,
S'imprimèrent vivants dans le fond de mon âme,
Il n'aimait pas ; j'aimais.
Uadame Desbordes-Valmou.
Lorsque, rappelée à la vie par les soins de
sa sœur, Marie euL repris ses i>eas, elle s'a-
bandonna à la plus violente douleur. « Je ne
serai point la femme de cet horame, s'é-
criait-elle en sanglotant ; non , je ne serai ja-
mais sa femme ; j'aime mieux mourir. Ai-je
LES FLAVt. l63
donc dit que je l'épouserais , Germaine? se
peut-il que je l'aie dit?
— Pauvre enfant ! répondit Germaine dont
les pleurs sillonnaient les joues , tu n'as point
parlé ; mais notre père croit avoir reçu ton
consentement. Je tremble qu'il ne te par-
donne point de manquer à ce qu'il considère
* comme une promesse.
— Et ne peux-tu rien pour moi, chère
sœur? reprit Marie en se jetant dans les bras
de celle dont la protection lui avait suffi jus-
qu'alors ; toi qui m'a toujours préservée des
malheurs , ne peux-tu me soustraire au plus
grand de tous?
— Hélas! dit Germaine en la serrant sur
son cœur , tu l'as vu, Marie, il a résisté à mes
prières , à mes larmes. Puisque j'ai parlé ,
puisque j'ai supplié en vain, que peut maioT
tenant une faible fille comme moi contre l'au-
teur de ses jours, contre un homme à qui
tout obéit, et dont le cœur est de bronze?»
9jouta-t-eiie, emportée par sa douleur.
i64 LKS FLAVY.
A ces mots qui lui ravissaient sa seule espé-
rance , les sanglots de Marie redoublèrent^ et
pendant longtemps elle fut hors d'élat d'en-
tendre par quelles douces paroles sa sœur la
conjurait de se calmer.
Dans l'âge où la raison se fait seule entendre
chez nous , il est peut-être facile de soutenir,
de consoler celle que des liens odieux vont à
jamais priver d'amour; mais Germaine , pres-
que aussi jeune que sa sœur, Germaine si
heureuse elle-même du seul espoir de s'unir
un jour à son cousin , ne pouvait trouver que
des larmes et ne trouvait point de paroles per-
suasives. Quand le sort le plus fortuné l'at-
tendait, Marie était donc destinée à gémir
près d'elle ; jusqu'à son dernier jour elle ver-
rait sa sœur chérie envier sa félicité! Cette
idée déchirait le cœur de Germaine au point
que sa douleur surpassait peut-être la douleur
de celle qu'il lui fallait consoler. Et pourtant
il était trop certain que rien ne fléchirait mes-
sire Guillaume. Ou Marie serait religieuse ou
LlîS ILAVY. l65
Marie serait la femme du seigneur de Relc-
pot. Cette triste persuasion décida Germaine
à faire un cflbrt dont, hélas! elle espérait
peu, et, voyant cnûn la pauvre enfant plus
tranquille, elle se hasarda à lui présenter ce
mariage sous quelques rapports qui devaient
en adoucir l'horreur.
«Ecoute-moi, ma bien-aimée Marie, lui
dit-elle en la pressant dans ses bras j il est bien
rare que l'on accorde aux jeunes filles de notre
rang le droit de se choisir un mari, et pour-
tant notre seule famille m'a ofl'ert l'exemple
de plusieurs mariages où les deux époux ont
trouvé le bonheur. Ce bonheur peut être in-
dépendant de l'amour, et surtout des agré-
ments personnels de l'être auquel on s'unit.
Quel homme était mieux fait et plus beau que
notre père lorsqu'il prit une seconde femme ?
et cependant ta pauvre mère, qu'il obtint alors
de ses parents, a passé sa vie dans les larmes ,
et lu sais qu'elle est morte bien jeune encore,
dévorée par le chagrin et la jalousie. Le sei-
î66 LES FLÀVY.
gneiir de Relepot, j'en conviens, est privé des
avantages de la jeunesse et de la beauté ; mais
si son cœur est noble et bon , s'il t'aime ,
comme nous n'en pouvons douter, tu vivras
plus heureuse près de lui que dans le cloître
dont on te menace. 11 sera ton protecteur,
il te tiendra lieu de père , de père que tu n'as
jamais eu ^ pauvre enfant ! Et moi , Marie , je
te suivrai, nous continuerons à vivre en-
semble ; j'irai m'établir avec toi dans celui
de ses châteaux qu'il le plaira de choisir jus-
qu'au jour, bien éloigné peut-être, où je me
marierai moi-même. »
Marie écoutait en silence. La voix de Ger-
maine avait tant d'empire sur elle! Les caresses
de cette sœur chérie étaient si bien encore la
plus grande consolation de son cœur qu'elle
était plus calme, et ses pleurs coulaient plus
lentement lorsque Regnault entra dans la
chambre.
A la vue de Marie en larmes , le jeune che-
valier fut saisi dé l'émotion la plus vive. Il
LES FLAVY. 167
supplia si lendremenl les deux sœurs de lui
dire la cause de ce chagrin imprévu que
Germaine ne crut pas devoir la lui cacher, et
l'instruisit des projets de messire Guillaume
et de l'impossibilité d'y mettre obstacle.
Tandis qu'elle parlait , Regnault , pâle et
frémissant de douleur, semblait écouler son
arrêt de mort. Rassuré par le jeune âge de
Marie, par l'indifférence du sire de Flavy pour
sa seconde Glle, jamais encore il n'avait craint
le malheur qui le menaçait. Ce coup était
trop affreux; il ne put le supporter, et, mau-
dissant le silence qu'il avait gardé jusqu'alors :
« On la marie ! s'écria-t-il hors de lui-mOme ,
on la marie ! et vous ne pouvez rien pour elle ,
Germaine? et vous voulez qu'elle y consente?
Dites-moi donc que je meure , moi qui l'aime
depuis que je la connais! moi qui l'aime de
toute la puissance de mon âme ! »
En parlant ainsi Begnault s'était précipité
aux pieds de Germaine , qui tomba sur un
siège comme frappée de la foudre. « Obte-
l68 LES FLAVY,
nez un délai de ce cruel homme , continua-
t-il ; je n'espère, je ne demande qu'un délai!
D'un jour à l'autre la paix peut se faire avec
le duc de Bourgogne ; hélas ! j'attendais cet
instant propice pour vous avouer mon amour,
pour implorer votre appui. Mais ce moment
n'est pas éloigné peut-être. Alors le sire de
Flavy pourra-t-il préférer pour sa fille un vieil-
lard sans gloire au fils de son frère? Qu'il laisse
au moins à Marie la liberté de choisir entre ce
vieillard et moi. Germaine, ma sœur ! je n'es-
père qu'en vous ; vous tenez dans vos mains
mon sort et ma vie. »
Abattue, mourante , Germaine demeurait
immobile sous ce coup terrible. Dans l'indi-
cible angoisse qu'elle éprouvait , elle croyait
s'éveiller au milieu d'un rêve , hélas! du seul
rêve heureux qu'elle eût fait dans sa vie ! ses
pensées étaient confuses ; un chagrin poignant
troublait sa raison , et la voix de Hegnault lui
faisait mal àentendre. L'infortunée aurait voulu
fuir, aurait voulu s'anéantir à jamais. Ellealta-
LES FLA.VY. 1 69
cha ses regards troublés sur sa sœur, dont le vi-
sage brillait de la plus douce joie ; puis elle les
éleva douloureusement vers le ciel, comme
pour lui reprocher d'avoir laissé si longtemps
le bandeau sur ses yeux. Enfin, faisant signe à
Kegnault de se lever et de s'asseoir: « Com-
ment avez-vous pu, dit-elle d'une voix faible,
me cacher pendant toute une année l'amour
que vous aviez l'un pour l'autre ?
— J'atteste Dieu, ditle jeune chevalier, que
Marie vient d'entendre l'aveu de mon amour
pour la première fois.
— Et moi , s'écria Marie , sans cet aveu , je
croirais encore aimerRegnault comme on aime
un frère ; je n'aurais jamais eu l'heureuse pen-
sée que je pouvais devenir sa femme. Je te
le jure, Germaine, je te le jure par notre
pauvre mère que nous avons vu mourir et
qui m'a remise sous ta protection »
Il fallait que le ciel eût inspiré à Marie ces
dernières paroles; car elles eurent la puis-
sance de bannir tout ressentiment du noble
170 LES PLAVY.
cœur de Germaine, qui fondit en larmes.
« Ah! s'écria Regnault avec un attendris-
sement inexprimable, pensez-vous que nous
vous trompons ou pleurez-vous sur nous?»
Marie avait couru à sa sœur, elle la serrait
dans ses deux bras. « Nous te chagrinons,
Germaine, disait-elle, nous t'avons irritée.
Peux-tu donc croire que j'aie jamais voulu
me soustraire à ta volonté, à tes ordres? IN 'as-
tu pas le droit de disposer de la malheureuse
orpheline ? n'es-tu pas ma seule famille, mon
seul appui? Un mol, un mot de toi suffira
toujours. Quand tu devrais me dire d'épouser
cet homme que je déteste, de mourir de cha-
grin, je suis prête à t'obéir, Germaine, à t'o-
béir en tout. »
Germaine serra doucement la main de Ma-
rie, mais elle ne put trouver un son.
«Parle-moi. ma sœur, parle-moi, reprit
la pauvre enfant au désespoir. Dis que tu me
pardonnes! dis que tu m'aimes encore! Est-ce
que tu veux me repousser, m'abandonner?
LES FLAVY. 1 7 1
— Jamais!» répondit Germaine , et, sur-
montant toute faiblesse , elle pressa sur sou
cœur brisé son innocente rivale.
«Ordonnez aussi démon sort, s'écria Re-
gnault qui serrait dans ses mains la main brû-
lante de Germaine ; que le ciel me punisse si
l'arrêt d'un ange de bonté n'est point respecté
par moi !
— Je prie ce ciel, dit Germaine, dont les
1 armes ne coulaient plus , de m'inspirer ce que
je dois faire pour éloigner le malheur qui vous
menace et pour assurer votre félicité. J'ai
besoin d'y réfléchir avec calme. Allez tous
deux. Va, Marie, ajoula-t-elie avec l'accent
le plus doux, va m'attendre chez dame Mar-
guerite.»
Ils obéirent, non sans avoir couvert de
baisers les vêlements, les mains de celle qui
devenait pour eux un ange tutélaire, et Ger-
maine , restée seule , put enfin souffrir sans
témoins.
Le courage passager qui l'avait soutenue
1^2 LtS FLA.VY.
dans ce cruel moment l'abandonna dès qn'il
lui fut permis d'envisager son sort. Cette let-
tre , ces regards, ces discours si tendres de
Regnault, tout ce qui depuis un an lui ren-
dait la vie chère, n'avait jamais été son bien ;
Regnault n'avait rien fait pour Germaine, il
n'aimait en elle que la sœur de Marie. « Ils
s'aiment! s'écriait-elle en fondant en pleurs,
ils s'aiment ! » Et toutes les douleurs étaient
contenues dans ces deux mots. «Quelle fata-
lité entretenait mon erreur! Ah ! si du moi.is
ma mère n'avait point parlé ! Si , quand il l'i-
gnorait lui-même , je n'avais pas su que nous
avions été destinés l'un à l'autre , peut-être
mes yeux se seraient-ils ouverts; peut-être
aussi, mon Dieu ! l'aurais-je moins aimé ! Mais
tout s'est réuni pour me perdre. Il appelait
de tous ses vœux le jour qui lui donnerait
Marie pour femme, et moi , pauvre insensée !
je croyais à nos fiançailles. »
Chaque pensée de Germaine la perçait de
mille poignards. Un instant venait de renverser
LES FLAVY. lyT)
toutes les espérances de son avenir, de la sé-
parer sans retour des plus chers objets de son
afi'eclion. Cet amour qui causait maintenant
sa honte, pourrait-elle l'arracher de son cœur?
pourrait-elle oublier queRegnaultétaitTépoux
que lui destinaitson père et l'époux qu'elle avait
choisi? Le déchirement de son âme, l'amer-
tume des pleurs qui tombaient de ses yeux lui
faisaient trop connaître qu'elle ne verrait ja-
mais Regnault comme un frère, et sa sœur, sa
bien-aimée Marie vivrait près de celui que
Germaine devait toujours fuirpour l'avoir trop
aimé. « Oui, oui, s'écriait-elle au désespoir, il
faut tout perdre! il faut tout perdre à la fois!
Qu'ai-je donc fait, mon Dieu ! pour être si mal-
heureuse? pour me voir séparée ainsi de tout
ce que j'aimais, de tout ce que j'aime encore ?
Que dis-je, reprit-elle aussitôt, ai-je le cœur
assez lâche pour ne pas le souhaiter? Leur
douleur adoucira-t-elle ma douleur? et puis-
je les revoir ailleurs qu'à l'autel sans pleurer
sur leur sort? Ah! gardons pour moi les re-
I 74 I-^S PLAVT.
grets, les larmes; mais que je ne sois pas té-
moin du malheur de Regnault , du malheur de
' Marie, avant d'avoir tout fait pour l'empêcher.
Quand ils n'espèrent qu'en moi, je les ren-
drais donc victimes de ma peine, je les con-
damnerais à souffrir ce que je souffre !...Mon
Dieu ! s'écria-t-elle en tombant à genoux, par-
donnez-moi mes murmures ; j'accepte ma des-
tinée. Mais, pour prix des souffrances qui me
sont réservées dans ce monde, donnez-moi la
force, donnez-moi le pouvoir de faire le bon-
heur de Marie ! »
Cette prière, prononcée de tout l'élan de
son âme, rendit à Germaine son courage; elle
se releva ferme et résignée , et sans retard
elle envoya chercher maître Joseph, qui ne
se fit point attendre.
Elle venait de prendre la seule résolution
qui pût assurer le bonheur des deux amants
et les soustraire au courroux de son père. Le
sire de Flavy leur laissait vingt-quatre heures,
et dans la nuit même maître Joseph pouvait
LES FLAVY. 175
bénir l'union de Hegnauit et! de Marie, qui
partiraient aussitôt pour Arras, qu'iiabitait
alors le duc de Bourgogne , ce lieu étant le
seul peut-être où le ressentiment de messire
Guillaume ne dût pas les poursuivre. Mais Ger-
maine éprouva de la part du bon prêtre plus de
résistance qu'elle n'en avait attendue. Le vieil-
lard, tout ému qu'il était du malheur de deux
enfants qu'il avait vus naître (car Germaine ne
laissa point soupçonner son propre malheur),
le vieillard refusait avec fermeté de prêter son
saint ministère à un acte de rébellion contre
l'autorité paternelle. Ce n'était point la colère
de messire Guillaume qui l'effrayait ; il offrait
d'aller trouver ce terrible homme, de lui re-
procher la haine qu'il avait toujours montrée
pour Marie, et la violence qu'il voulait em-
ployer pour traîner à l'autel la malheureuse
enfant.
Germaine, qui savait trop combien cette dé-
marche serait inutile, s'efforçait en vain de s'y
opposer et de vaincre les scrupules du saint
Ij6 LES FLAVY.
homme, lorsque Chariot vint chercher maî-
tre Joseph de la part de messire Guillaume.
« L'occasion est propice, dit le bon prêtre
se levant dès que Chariot fut sorti; c'est moi
sans doute qu'il a choisi pour bénir l'union
qu'il projette. Je vais lui déclarer que ce ma-
riage ofifense le ciel.
— Craignez surtout qu'il ne soupçonne
l'amour de Regnault pour Marie! s'écria Ger-
maine effrayée de l'effet que pouvait produire
sur son père le dédain dont elle était victime.
Lui dire qu'ils sont engagés l'un à l'autre,
c'est les perdre tous deux , c'est me condam-
ner au désespoir d'avoir causé leur mort ! »
Et Germaine, en parlant ainsi, était émue au
point de verser des pleurs; car ses craintes
lui rappelaient trop bien les desseins de
messire Guillaume sur Regnault et sur elle-
même.
« Rassurez-vous, mon enfant, reprit maître
Joseph ; je connais assez le sire de Flavy pour
savoir avec quelle fureur il appendrait que sa
I.KSFLWY. 177
fille ose aimer un chevalier bourguignon, un
ami des Anglais. Vous pouvez être certaine
qu'il ne m'échappera pas un mot qui puisse
l'en instruire.
— Hclas ! pensa Germaine , ce chevalier
bourguignon , cet ami des Anglais , il l'avait
accepté pour gendre. » Et c'est ainsi que cha-
que instant, chaque parole venaient ranimer
la douleur de l'infortunée. Elle n'en conjura
pas moins maître Joseph d'accéder à sa pre-
mière demande , si , comme elle n'en dou-
tait pas, la démarche qu'il allait tenter n'ob-
tenait aucun succès; mais le vieillard partit
sans vouloir prendre un engagement qui
blessait sa conscience de prêtre, et, pour
tout dire, sa conscience de bon royaliste.
Tandis qu'il s'acheminait vers le château,
maître Joseph remplissait son esprit des rai-
sons qu'il croyait les plus susceptibles de re-
muer, d'émouvoir le cœur d'airain sur lequel
il allait fi*apper. La crainte de Dieu , et sur-
tout la peur de l'enfer, lui semblaient pro-
II. 12
îyS LKSPLAVV.
prt^s ;i devoir agir sur un homme qui . chose
étrange! s'étail toujours montré exact à rem-
plir ses devoirs de piété. Le bon prêtre avait
trop de pureté d'âme pour soupçonner qu'à
cette époque la plupart des grands s'appro-
chaient j)ien plus des autels pour obtenir
l'impunité de leurs crimes que pour deman-
der la grâce de ne plus en commettre. « Ne
désespérons pas , se dit-il à lui-même; puis-
qu'une fois déjà le ciel a permis que ma faible
voix parvînt à toucher un monarque, il m'in-
spirera peut-être encore le moyen de fléchir
messire Guillaume. Il est vrai qu'entre notre
bon roi Charles VI et le seigneur de Flavy la
diiférence est aussi grande qu'entre un mou-
ton et un loup ; mais il est impossible qu'il
n'existe pas quelques n.oraents où l'homme
redevient homme. »
Tout en réfléchissant ainsi, le bon prêtre
entra dans les cours du château et fut aussi-
tôt introduit près du gouverneur. Messire
Guillaume , resté seul avec lui , ne tarda pas à
LESFLAVY. I79
justifier sa conjecture en lui donnant l'ordre
de tout préparer pour célébrer, le lendemain
dans la nuit, le mariage de sa fille cadette et
du seigneur de Relepot. Alors maître Joseph,
d'un ton respectueux, mais d'une voix assurée,
lui demanda si la jeune personne consentait
à ce mariage.
« Que vous importe? répondit le sire de
Flavy en regardant le vieillard avec surprise.
— C'est qu'il nous est formellement dé-
fendu de bénir une alliance à laquelle se re-
fuse un des deux conjoints, etjesais, monsei-
gneur, d'une manière certaine , que votre
malheureuse fille ne céderait qu'à la terreur
en acceptant l'époux que vous lui destinez.
— Il doit vous sufiire qu'elle y consente,
répondit d'un air d'impatience messire Guil-
laume; le reste ne vous regarde en rien.
— Et si je m'étais chargé d'apporter à vos
pieds les humbles prières, les respectueuses
réclamations de la demoiselle Marie?
— Vous auriez eu grand tort, répliqua brus-
1 3û LES Ff.AVY.
quement le sire de Flavy ; car je refuserais de
vous entendre et ma volonté ne s'en accom-
plirait pas moins.
— Au péril du malheur de sa vie ? deman-
da le vieillard d'un air de compassion.
— Ce malheur n'approche pas de ceux qui
l'attendent si elle osait me résister, dit mes-
sire Guillaume dont le visage prit une ex-
pression de férocité quifîtpàlir le bon prêtre.
— Elle est bien loin d'en avoir ni la volonté
ni le courage, reprit maître Joseph; mais un
ministre de paix et de consolation doit oser
parler pour elle.
— Si l'on consent à l'écouter, répondit le
sire de Flavy avec impatience.
— Il doit oser dire, continua le prêtre, que
le ciel repousse un consentement arraché par
la crainte, et cfue ce ciel s'offense d'un pa-
reil mariage.
— Peu importe, pourvu que le mariage se
fasse.
— Dieu remet aux pères de grands pou-
LES ri.AVY. l8l
voirs, reprit maître Joseph, aussi les rend-il
responsables de la destinée de leurs enfants,
et comme nous tous, monseigneur, vous aurez
un jour à répondre devant lui.
— Silence ! s'écria d'un ton furieux mes-
sire Guillaume , qui ne pouvait sans frémir
entendre parler de ce jour si terrible pour
lui. Vous abusez trop et de l'habit que vous
portez et de ma patience; songez que je suis
maître ici, et que je puis faire précéder de
plus d'une mort la mort dont vous avez l'au-
dace de me parler.
— Je ne tremblerai point pour le peu d'in-
stants qui me restent à vivre , répondit le
vieillard en secouant d'un air calme sa tête
blanchie.
— 11 ne s'agit pas de trembler pour vous,
reprit le sire de Flavy dans une colère tou-
jours croissante , mais pour celle dont vous
osez soutenir la rébellion, pour celle dont
j'ai maudit la naissance et dont la vue me fa-
tigue depuis longtemps. »
l8a LES FLAVY.
Maître Joseph frissonna.
« Qu'elle se garde, l'insensée! de m'irriter
davantage. Ma parole est donnée, elle a reçu
mes ordres; demain elle sera mariée soit par
yous, soit par tout autre, ou qu'elle frémisse
du sort qui l'attend...
— Je la marierai, » dit maître Joseph en
attachant un regard assuré sur cet homme
écumanl de rage ; et il sortit.
CHAPITRE XII.
Il est des nuits d'orage où le flot des idées,
Comme un fleuve trop plein aux ondes débordées,
Roule avec trop de penle et irop d'emportement
Pour que notre âme même en ait le sentiment;
Un vertige confus bouillonne dans la tête,
Et, prêt à se briser, le cœur même s'arrête.
Lamartine, Jocelyn.
Le lendemain Germaine avait obtenu le
consentement du bon prêtre à l'union se-
crète de Marie et du jeune chevalier. Mais
deux témoins étaient nécessaires. On pouvait
déjà compter sur Chariot, qui, le mariage
célébré, devait suivre son jeune maître. Ger-
l84 LES FLAVY.
maine crut pouvoir s'adresser à Richard, «Au
seul ami qui me reste, t se disait-elle en sou-
pirant, et elle le fit prier de venir lui parler.
« Il faut que je sois bien sûre de l'attache-
ment qui nous unit, mon bon Richard, lui dit-
elle, pour attendre de vous leservice important
que je vais vous demander; car le malheur
veut que ce service ne soit pas sans danger
pour celui qui me le rendra. »
Richard sourit tristement. « Mon sang et
ma vie ne sont-ils pas à vous? répondit-il.
Ordonnez.
— Nous avons besoin que la présence d'un
ami sanctifie cette nuit un mariage qui doit
exciter le courroux de mon père.
— Mais ce mariage, vous l'approuvez , dit
Paulet.
— Je le désire comme l'unique moyen de
salut qui reste à une infortunée.
— Je suis prêt, répliqua-t-il.
— Je ne veux point surprendre votre pa-
role, Richard, reprit Germaine ; je ne dois
LES FLAVY. l85
pas vous cacher que l'époux dont vous allez
assurer le bonheur est un de vos ennemis,
l'ami du duc de Bourgogne et des Anglais;
c'est Regnault de Flavy enfin.
— Regnault de Flavy! s'écria Richard qui
sentit ses genoux fléchir sous lui ; c'est à ce
mariage que vous me faites assister ! ajouta-
t-il l'œil égaré et la pâleur de la mort sur le
front.
— Si vous éprouvez une trop grande ré-
pugnance à servir celui que je vous ai nommé,
dit Germaine surprise qu'une haine de parti
pût exciter la violente émotion du jeune
bourgeois, il ne me reste plus qu'à vous sup-
plier de me garder le secret le plus inviola-
ble. Je vous sais trop généreux pour livrer
jamais à la colère de mon père une inno-
cente fille dont vous avez été le protecteur,
dont votre toit est devenu î'asile ; un mot, un
seul mot de vous peut perdre Regnault et
l'infortunée que votre relus, Richard, con-
damne pour toujours au plus malheureux sort.»
jS6 les flavt.
En achevant ces mots Germaine couvrit de
sa main ses yeux humides de pleurs.
Paulet la contempla quelques instants en
silence. L'horrible torture qu'il éprouvait
faisait trembler ses membres; mais, tout en
souffrant les tourments de l'enfer, son cœur
n'hésitait plus.
« A quelle heure doit se célébrer la céré-
monie? demanda-t-il d'une voix qui rendit à
Germaine l'espoir d'obtenir son assista'nce.
— A minuit, répondit elle.
— Et dans quelle église?
— Dans la chapelle de Vertbois.
— Vous pouvez compter sur moi, madame ;
j'y serai. »
Il allait sortir, quand Germaine se leva, et
lui tendant la main : o Que le ciel vous bé-
nisse, Richard, pour avoir triomphé de votre
haine ; puissiez-vous, en récompense, n'avoir
jamais à triompher de votre amour! »
Saisi d'un frémissement involontaire, Ri-
chard ne leva point les yeux sur elle, ne prit
LES FLAVY. ' I 87
point la main qu'elle lui présentait. « A mi-
nuit, » dit-il, et il s éloigna.
Cette heure, en effet, n'avait pas encore
sonné à l'horloge de Compiègne que Richard
était dans la forêt, s'acheminant vers le châ-
teau de Vertbois. Arrivé à la petite porte des
cours, il y frappa doucement. La vieille Mar-
the, que son fils avait instruite de tout ce
qu'elle avait à faire, vint lui ouvrir et le con-
duisit dans la chapelle, où tout était préparé
pour un mariage. A la faible lueur de la lan-
terne que portait la bonne femme , Richard
Paulet vit briller sur l'autel , au pied duquel
étaient placés deux riches coussins destinés
aux époux, quelques vases et quelques chan-
deliers d'argent; car les Anglais, qui pendant
leur dernier séjour venaient d'achever la
dévastation du château de Vertbois, avaient
respecté le lieu saint.
Marthe alluma les cierges à demi brûlés
depuis longtemps et se retira, tandis que Ri-
chard laissait errer ses regards sur les débris
l68 LtS FLA\Y.
d'une magnificence que plusieurs siècles
avaient rendue l'apanage des seigneurs de
Flavy. Des drapeaux pris sur les ennemis de
la France étaient suspendus à la voûte de la
chapelle, et les lambeaux de quelques-uns
retombaient sur les larges piliers qui portaient
des écussons aux armes de la famille.
Tous ces signes d'une antique et haute no-
blesse ne pouvaient frapper les yeux de Ri-
chard sans éveiller pour un instant sa raison,
sans ranimer sa fierté d'âme. Il se demandait
si son amour n'était pas celui d'un insensé ,
s'il avait pu concevoir un seul moment l'es-
pérance d'occuper la place que le sort réser-
vait au fortuné Regnault de Flavy , et il s'ap-
plaudissait , l'infortuné , d'avoir eu la force de
se taire, de mourir du moins avec son se-
cret. Mais son orgueil satisfait offrait un bien
faible secours contre une douleur aussi cruelle,
aussi déchirante qu'était la sienne. En vain ap-
pelait-il à son aide tous les sentiments de gé-
néro^ilc que renfermait son noble cœur, en
LES FLAVY. I ^9
vain se répétait-il que le Ciel permettait qu'il
exposât ses jours pour assurer le bonheur de
Germaine de Flavy ! Le soir même il avait ren-
contré Chariot conduisant deux chevaux du
côté de la forêt ; il ne pouvait douter que tout
ne fût prêt pour la fuite des deux époux, et
l'horrible pensée qu'il allait voir Germaine
pour la dernière fois dominait toute pensée
salutaire. Moins il s'était flatté d'obtenir ja-
mais d'autre bonheur que celui de vivre
près Germaine, plus ce bonheur était de-
venu son unique bien, sa vie. «Encore quel-
ques instants, se disait-il, et cet autel aura
reçu leurs serments, et je la verrai partir
pour toujours! pour toujours ! » Alors, dans le
désespoir qui s'emparait de son âme , le mal-
heureux Richard s'agenouilla sur la pierre,
pour demander à Dieu de ne point le sous-
traire à la vengeance du sire de Flavy et de
hâter sa mort. «Au moins, s'écriait-il, je lui
aurai sacrifié mes tristes jours, au moins j'ob-
igO LES FLAVT.
tiendrai d'elle un soupir, une larme de regret
et de pilié! »
11 priait encore lorsque les deux sœurs ,
Regnault, maître Joseph et Chariot entrèrent
dans la chapelle. Au bruit de leurs pas Ri-
chard se leva et vit Germaine s'avancer vers
lui, conduite par le jeune chevalier. Une
sorte de vertige le saisit ; il sentit sa tête se
perdre, et cet instinct qui nous porte à fuir
une douleur trop vive lui fit baisser les yeux
vers la terre pour ne plus les relever.
« Hâtons-nous, » dit maître Joseph qui,
montante l'autel, enjoignit aux témoins de
se placer à droite et à gauche. Richard obéit
par un mouvement machinal ; car il avait si
peu repris ses esprits que sa pensée n'avait
plus rien de distinct; ses oreilles bourdon-
naient, et la voix de maître Joseph lui avait
semblé retentir dans la chapelle comme une
cloche sonnée pour un mourant.
La cérémonie commença , mais il ignorait
LES FLAVT. I9I
lolalement encore qu'il se trouvait placé près
de l'épousée. Les yeux fixés sur le marbre
que pressaient ses pieds immobiles, sans
respiration , sans couleur, il se tenait là, de-
bout, offrant une vivante image des statues
qui ornent les temples, quand tout à coup il
entend maître Joseph prononcer ces mots d'un
ton solennel: «Reiznaultde Flavy, voulez-vous
pour femme et pour épouse Marie de Flavy,
si Dieu et sainte Eglise vous l'accordent?»
A ce nom de Marie qui vient de frapper
distinctement son oreille , Richard croit être
en démence ; pour la première fois il jette
précipitamment ses yeux sur le couple for-
tuné... 0 surprise î ô joie ! c'est bien en effet
pour la sœur de Germaine que s'adresse cette
demande, et Regnault répond «Oui» d'une
voix forte et animée.
«Yous, Marie de Flavy, reprit aussitôt maître
Joseph , voulez-vous pour époux et mari Re-
gnault de Flavy, si Dieu et sainte Eglise vous
raccordent?»
igZ LES Fr.AVY.
Marie, avant de répondre, se tourna vers sa
sœur d'un air respectueux et tendre. Ger-
maine, qui tenait sa tête baissée, s'inclina
encore davantage en signe de consentement,
en sorte que Richard ne put distinguer de ses
traits que la pâleur mortelle dont ils étaient
couverts. Alors il se rappela les dernières pa-
roles que lui avait adressées la noble fille :
Pidssiez-vous n avoir jamais à sacrifier votre
amour ! et le généreux abandon de soi-même
qu'il entrevoyait remplissant son cœur d'ad-
miration et de pitié : « Mon Dieu! murmura-
t-il dans une émotion indicible, faut-il donc
que j'apprenne de cet ange à supporter la
douleur?))
Germaine en effet pouvait servir d'exem-
ple à tous ceux que déchirent les grandes an-
goisses de l'ame; car nul peut-être n'avait
souffert ce qu'elle souffrait en ce moment.
Soit qu'elle portât ses regards sur cet autel,
où, vingt ans avant, elle avait été promise à
Regnault pour épouse, soit qu'elle regardât
LliS FLA.VY. 193
celui qui seul avait t'ait battre son cœur d'a-
mour, d'espérance et de joie, dont alors l'ai-
mable visage était tout radieux de bonheur,
soit enfin qu'elle attachât ses yeux pleins de
larmes sur la sœur chérie dont elle allait se sé-
parer à jamais, un chagrin dévorant lui ravis-
sait le courage qu'elle demandait au ciel avec
tant de ferveur. Accablée d'une douleur que
tout renouvelait sans cesse , elle finit par ne
plus voir, par ne plus penser, et parvenant
à s'anéantir devant le devoir qu'elle remplis-
sait, les mains jointes , les yeux baissés, elle
priait pour les deux époux.
La cérémonie achevée , sans perdre un in-
stant, on se rendit dans les cours, où deux
chevaux attendaient les trois fugitifs. Prêt à
partir, Regnault mit un genou en terre de-
vant Germaine , et lui rendit grâce d'avoir as-
suré son bonheur, en l'appelant avec délice sa
sœur, sa bien-aimée sœur. Germaine , sans
oser jeter un seul regard sur lui , le releva de
sa main tremblante : « Soyez longtemps heu-
11. 13
194 i*S FLAVT.
reux ! répondit-elle d'une voix dont l'accent
douloureux vibra dans le cœur de Richard; et
toi, Marie, et toi, dit-elle en la pressant sur
son sein, pense quelquefois à Germaine ! »
Marie, inondée de larmes, ne pouvait s'ar-
racher des bras de celle que jamais encore
elle n'avait quittée. «Partez, dit maître Jo-
seph , le jour va bientôt paraître; hâtez-vous
de fuir. » Et Germaine, donnant à sa sœur
un dernier baiser, la força de se mettre en
route.
Un même cheval portait Regnault et sa
jeune épouse, Chariot montait l'autre. Pen-
dant quelques minutes on put encore les en-
tendre qui s'éloignaient au galop. Ce bruit
semblait ravir à Germaine l'usage de la pa-
role et du mouvement; elle l'écoulait, l'œil
fixe, les bras pendants et immobiles, dans un
état complet de stupeur.
Richard ne la perdait pas de vue un in-
stant; car les rayons d'une lune brillante tom-
baient sur ce doux visage qu'ils pâlissaient en-
LES FLAVt. rg5
core. Le sentiment d'amour, d'adoration qui
remplissait son âme lui faisait éprouver toutes
les douleurs que Germaine paraissait souffrir;
à peine osait-il se livrer à la joie de n'en être
pas séparé sans retour, à peine osait-il se dire :
« La voilà ! Regnault de Flavy s'éloigne ! » Et
pourtant quel torrent de bonheur, quel ave-
nir de félicité ne contenaient point ces pa-
roles.
Enfin, un silence profond ayant succédé,
Germaine poussa un long soupir; puis elle
s'avança d'un pas lent vers le bon prêtre.
« Rentrez sans tarder dans la ville, mon père,
lui dit-elle , Richard vous en fera ouvrir les
portes. Je reste ici ; c'est ici que je veux at-
tendre mon père. Ou le ciel trompera mon
espoir, ou je saurai n'attirer sa colère que
sur moi.
— Sur vous ! s'écria Richard. Eh! qu'im-
portent nos dangers , s'il nous faut trembler
pour vous même ! Si
— Mon père m'a toujours aimée, interrom-
1^6 LES FLAVY.
pit-elle avec cakne, et vous pouvez être sans
alarme pour mes tristes jours. Je ne crain-
drais ici que voire présence, elle peut l'irriter;
il ne faut pas qu'il vous trouve à Vertbois, et
je vais le faire prier de s'y rendre. Partez ,
mes bons, mes chers amis; épargnez-moi la
dernière peine qne je puisse encore re-
douter. »
Le cœur de Paulet était ému au point que
ses yeux se mouillaient de larmes. La quitter
quand sa voix, ses traits, son regard, tout
annonçait le plus affreux déchirement d'âme !
la quitter quand peut-être elle allait se trou-
ver en proie à de nouvelles douleurs ! Richard
n'osait dire toute sa pensée , mais il refusait
obstinément de partir et de la livrer seule au
ressentiment d un furieux. Maître Joseph,
certain que la vue et les discours de Ger-
maine pouvaient seuls désarmer le sire de
Flavy, avait cédé le premier aux prières de
la noble fille. Il se joignit à elle avec tant de
force de rî^ison que Richard co^seatit enfin
LES FLA.VY. IQ^
à le suivre, bien décidé à revenir aussitôt en
secret surveiller l'effet de cette redoutable
entrevue.
CHAPITRE X'III.
Pour chasser de sa souvenance
L'ami secret,
On se donne tant de souffrance
Sans nul effet !
A' nos yeux l'image chérie
Toujours revient ;
En songeant qu'il faut qu'on l'oublie
On s'en souvient.
Poésies de Clotilde de Surville.
Dans rétonnement où le jeta le message
de sa fille, messire Guillaume se hâta d'ar-
river à Verlbois. Marthe , d'après l'ordre
qu'elle en avait reçu, le conduisit aussitôt
dans la grande salle, où Germaine l'attendait
sans trouble et sans efifroi. Elle pensait bien
LES FLAVY. I99
que son père, qui dans leur dernière entre-
vue, l'avait traitée elle-même avec sévérité,
pouvait se lasser d'écouler une tendresse si
mal reconnue, et qui peut-être jusqu'ici n'a-
vait été que le caprice d'un cœur peu fait à
aimer. Le courroux de messire Guillaume
alors devait être d'autant plus terrible qu'il
allait s'exercer sur une fille ingrate dont ses
bontés passées lui sembleraient n'avoir fait naî-
tre ni le respect ni l'affection. Mais Germaine,
résolue à ne jamais nommer ceux dont les
secours venaient d'aider sa désobéissance, ne
pouvait craindre que pour elle, pour elle qui
n'avait plus à perdre que la vie ! Et peut-être
l'infortunée eût-elle béni la main qui l'aurait
frappée.
Elle n'attendit point les questions de son
père; s'agenouillant devant lui dès qu'il parut :
€ C'est dans celte salle, dit-elle, en montrant
la place où la dame de Flavy avait rendu le
dernier soupir, c'est dans cette salle que j'ai
juré devant Dieu de tout faire pour le bon-
aOO LES FLAVT.
heur de Marie, de ma sœur. Je n'ai pu tenir
mon serment sans m'immoler, sans vous dés-
obéir ; mon père, ne me maudissez pas.
— Qu'as-tu fait?» dit le sire de Flavy, dont
la surprise ne laissait point de place à la co-
lère.
Alors Germaine lui avoua l'amour de Re-
gnault et de sa sœur, leur mariage, leur fuite,
en s'accusant d'avoir tout conduit et tout or-
donné. Tandis qu'elle parlait, messire Guil-
laume, subjugué par le courage de celle qui
osait ainsi se livrer à son terrible ressenti-
ment , ne l'interrompit pas une seule fois.
Comme si toute violence dût échouer devant
un tel calme, il regardait ce beau visage dont
les traits, devenus quasi méconnaissables dans
l'espace de deux jours, attestaient d'horribles
souffrances d'âme. Germaine ne cachait point
d'ailleurs les regrets qui l'avaient accablée ,
qui l'accablaient encore à l'idée d'être sépa-
rée sans retour de deux êfres si chers : « Mais
ils s'aimaient, disait-elle, ils s'aimaient, mon
LES PLAVY. -iol
père ! Le bonheur ne pouvait plus exister que
pour eux ; je ne pouvais plus être heureuse. »
Tout indigne qu'était le sire de Flavy de
comprendre une pareille abnégation de soi-
même, elle faisait naître en lui je ne sais quel
respect pour l'angélique créature à laquelle
il avait donné la vie. Un sentiment inconnu
de lui jusqu'alors, la pitié, détournait son
courroux de sa malheureuse fille en pleurs
pour le porter tout entier sur les fugitifs,
qu'il vouait dans son âme à tous les supplices.
tMaintenant, mon père, ajouta-l-elle enfin,
en attachant sur lui ses grands yeux noirs
éteints par tant de larmes, maintenant j'ai
l'espoir que vous n'ajouterez pas à mon mal-
heur, que vous m'accorderez ma grâce, que
vous m'accorderez surtout la grâce de ceux
qui m'ont aidé à remplir mon devoir.
— Je t'accorde tout, dit messire Guillaume
d'une voix presque attendrie , tu ne souffres
déjà que trop , pauvre insensée! 11 l'a préféré
Marie. le misérable ! s ccria-l-il aussitôt fivec
a02 LES FLAVY.
l'accent de la fureur ; il t'a préféré Marie! et
tu m'as empêché de débarrasser la famille
d'un homme de cette trempe? Il te trom-
pait!...
— Hélas î dit Germaine, je me trompais
moi-même.
— Si je m'en étais cru, il serait mort main-
tenant, tu serais vengée ; et, crois-moi, la ven-
geance est une douce chose. Mais celte affaire
me regarde maintenant; je ne suis pas une
faible femme que l'on attendrit par de beaux
discours; il ne t'aura pas méprisée, il ne
m'aura pas offensé impunément, ou ce bras
ne pourra plus porter un fer, ou
— Que dites-vous, mon père? s'écria Ger-
maine. Pensez-vous à me punir quand vous
me pardonnez? voulez vous ajouter une si
grande douleur à mes peines?
— Ils ont sans doute pris le chemin d'un
des camps ennemis?» continua messire Guil-
laume sans répondre à sa fille.
Germaine le confirma dans cette pensée,
LES FLAVY. 2o3
désirant lui cacher que Regnault suivait le
chemin d'Arras.
tt A merveille ! repril-il ; qu'ils rejoignent
les Bourguignons , les Anglais. Quand mon
bonheur me permettra de les joindre, tout
entre nous sera de bonne guerre.
— Grâce au ciel, se dit tout bas la noble
fille, il ne les joindra pas avant que le temps
ait calmé sa colère !
— Pour toi, Germaine, je n'ai pas le cou-
rage de te garder rancune. Je reconnais trop
bien dans tout ceci la folle générosité qui
te pousse sans cesse à t'oublier toi-même,
quoique je ne puisse deviner de quel avan-
tage elle est pour ton bonheur; car à voir ton
visage , ma pauvre enfant , certes, tu n'es pas
heureuse.
— Je ne suis pas heureuse, mon père, je
suis satisfaite.
— Soit, chacun est content à sa manière, »
répliqua messire Guillaume, qui se plaisait sur-
tout alors à penser, en contemplant les traits
204 LES FLAVY.
altérés de sa fille, que l'auteur de cefatal chan-
gement n'échapperait point à ses coups. Il
s'abstint néanmoins de faire connaître à Ger-
maine les motifs sur lesquels s'appuyait cet
espoir, afin de s'épargner des prières qu'il
était bien résolu à ne plus écouter; mais par-
tant le lendemain, avec des forces considéra-
bles, pour aller balayer la province de ce
qu'il y restait encore d'Anglais et de Bourgui-
gnons, il ne pensait pas que Regnault pût
échapper à l'activité de ses recherches.
Voyant Germaine décidée à vivre désormais
à Verlbois, il lui apprit que, s'étant démis du
gouvernement de Compiègne, il passerait à
l'avenir dans cette demeure de ses pères les
courts moments de repos que la guerre lui
laissait. Il s'occupa avec elle du soin de lui
rendre ce séjour agréable autant qu'il était
possible dans l'état délabré du château. Sa
joie de n'avoir plus qu'une fille se montrait
dans tous ses discours; il la déclarait dame et
châtelaine de tous les manoirs qu'il possédait
LES FLAVY. liof)
encore, et de tous ceux qu'il espérait recon-
quérir sur l'ennemi. Son départ , qui devait
avoir lieu le lendemain, pouvait être suivi
d'une fort longue absence ; car les conseillers
du roi avaient pris la résolution de mettre à
profit les circonstances devenues favorables à
leur cause et de ne plus laisser de répit à
leurs adversaires. «J'aime à croire, dit le sire
de Flavy, qu'en courant le pays avec moi
notre pauvre amoureux se consolera bientôt
d'avoir perdu sa belle ; il gagne après tout à
ceci d'être revenu sous le bon drapeau, et
les petites sottes à joli visage sont faciles à re-
trouver. »
En parlant ainsi, messire Guillaume riait
malicieusement de la figure qu'allait faire le
seigneur de Relepot, et semblait avoir banni
tout ressentiment ; car cette légèreté d'esprit,
jointe à la dureté du cœur, n'était pas un des
signes les moins remarquables de son carac-
tère, et souvent on l'avait vu ajouter le sar-
casme et l'ironie à ses cruautés.
2o6 LES FLAVY.
« Voilà donc, se dit tristement Germaine
lorsqu'il l'eut quittée, voilà donc le seul cœur
qui désormais s'ouvrira pour moi. Hélas !
pourquoi faut-il?... » Touchée de la tendresse
que venait lui témoigner son père , elle ne
permit point à sa pensée d'aller plus loin.
Richard, qui guêtait furtivement le départ
de messire Guillaume, ne l'eut pas plutôt vu
sortir du château qu'il y entra lui-même et
pria la vieille Marthe d'aller dire à sa maîtresse
que Richard Paulet était dans les cours, at-
tendant les ordres qu'elle pourrait avoir à lui
donner. Germaine le fit monter aussitôt. Elle
l'instruisit de l'heureux résultat de son entre-
tien avec le sire de Flavy, et le chargea d'as-
surer maître Joseph que désormais rien n'é-
tait à craindre ni pour lui ni pour Richard. Ce
point si important une fois traité, elle lui dit
qu'elle irait avant peu remercier dame Mar-
guerite des soins dont elle et sa sœur avaient
été comblées. « Pour vous, Richard, ajoutâ-
t-elle, je ne vous remercie pas ; nous sommes
LES PLAVY. ao7
maintenant de vieux amis qui ne comptons
pas ensemble. »
Ces mots, qu'elle accompagna d'un triste
et doux sourire, adoucirent pour Richard la
certitude d'une séparation qu'il n'avait déjà
que trop prévue.
«Ainsi, dit-il avec la plus vive émotion, à
Verlbois comme à Compiègne, vous daigne-
rez voir en moi un être tout dévoué à votre
noble, à votre chère personne?
— Oui, toujours, mon digne ami.
— Peut-être, osa-t-il ajouter, peut-être
ma modeste demeure vous offrirait-elle plus
de distraction que la solitude de Vertbois.
— Peu importe désormais le lieu que
j'habiterai , répondit Germaine en étouffant
un soupir; cependant il me serait pénible de
vivre maintenant dans celui où pendant un an
je voyais ma sœur près de moi , où j'ai passé
de si doux et de si cruels moments. Pour vi-
vre, Richard, il faut que j'oublie. » Alors sa
208 LES FLAVY.
poitrine oppressée se souleva douloureuse
ment, et le courage qu'elle affectait fut prêt
à l'abandonner.
0 Dois-je engager maître Joseph, se hâta
de dire Richard, à vous faire ici ses visites
habituelles?
— Maître Joseph, répondit-elle, vous et
votre famille , ainsi que le bon Daniel , serez
toujours les bien reçus dans le vieux manoir,
si la vue d'une triste personne ne vous en éloi-
gne point; car Marie ne sera plus là pour
égayer nos réunions. Moi-même je ne sais
pas, non, je ne sais pas maintenant comment
je vivrai sans Marie. » Et en dépit des efforts
qu'elle faisait pour se contraindre , ses yeux
se remplirent de larmes.
a Un temps viendra, j'espère, où vous pour-
rez encore vous réunir.
— Oui , quand nous serons tous bien vieux,
ou dans la tombe,» ajouta-t-elle , mais d'une
voix si basse que Richard ne l'entendit pas.
LES FLAVY, '-^OQ
Et comme il s'apprêtait à prendre congé r
« Ainsi, Richard, à revoir bientôt,» lui dit-
elle en lui tendant la main.
Richard imprima respectueusement ses lè-
vres sur cette main chérie, et sortit le cœur
plein de tendresse , d'admiration et de pitié.
L'étonnement fut grand chez dame Mar-
guerite lorsque Richard y apporta la nou-
velle du mariage de Regnault de Fiavy avec
sa cousine, en ajoutant que Germaine avait
pris la résolution d'habiter désormais Vert-
bois. Il n'eut cependant à répondre qu'aux
nombreuses questions de sa tante , ce qu'il
fit avec toute la brièveté possible ; car Geor-
gette, ne sachant si elle devait se réjouir ou
s'affliger de ces événements, écouta le tout
en silence.
Quant à Daniel , il voulut attendre qu'il se
trouvât seul avec Richard pour traiter un su-
jet aussi délicat, et dès qu'il en eut saisi la
première occasion : « Ma perspicacité se
trouve étrangement en défaut, dit-il à son
n. a
2rO LES PLAVY.
ami ; que je meure si je n'aurais pas gagé ma
tête que la demoiselle Germaine aimait son
cousin.
— Et qui te dit qu'elle ne l'aimait pas? ré-
pondit Richard en serrant fortement la main
du petit sorcier; qui te dit qu'elle ne l'aime
pas encore? hélas ! Connais-tu donc si peu ce
noble cœur que tu ne devines pas qu'il s'im-
mole au bonheur de Marie?
— A voir quel empire maudit l'amour prend
sur nous quand il nous tient, dit Daniel en
soupirant, comment croire une femme capa-
ble d'un si grand sacrifice?
— - Pas plus grand que sa bonté ! pas plus
grand que son courage! Ah! Daniel, si tu
l'avais vue cette nuit, luttant contre une dou-
leur dont moi seul connaissais toute l'angoisse,
se réfugiant dans la prière ! Si jeune , si belle,
et si malheureuse!... Non, jamais cette nuit
ne sortira de mon souvenir ; elle a fixé mon
sort. Vivre pour consoler Germaine de Flavy,
pour la servir cpuime un esclave, pour lui
LÉS PLAVt. •>. 1 t
donner tout mon sang s'il le faut , telle est
désormais ma destinée , et je ne l'échange-
pais pas contre toutes les couronnes de ce
monde. »
L'instant était peu propice pour faire en-
tendre à Richard le langage de la raison; Da-
niel ne l'essaya point. « Si le ciel ne vient à
notre secours , se dit-il après cet entretien ,
le pauvre garçon est perdu. H est bien vrai
qu'il ne la verra plus tous les jours; mais il
n'espérait rien, et maintenant, peut-être, il
espère. »
Il s'en fallait bien cependant qu'un si grand
bonheur fût réservé à Richard. Dans les fré-
quentes visites qu'il lui était permis de faire
à Vertbois , il ne pouvait regarder vivre Ger-
maine sans gémir sur elle, bien plus dou-
loureusement que sur lui-même. Il la voyait
traîner péniblement une existence dont au-
cune espérance, aucune joie ne venait ranimer
la langueur. Triste , présentant l'image d'une
douce résignation, le sourire ne se montrait
2f 2 IHS FLWY.
plus sur ses Jèvres , et , si elle s'intéressait en-
core au sort de tous ceux qui l'entouraient,
elle ne paraissait plus s'intéresser à son pro-
pre sort. Le chagrin secret qui pesait sur ce
cœur souffrant , Richard seul en était instruit,
et lorsqu'il la voyait tressaillir au seul nom de
llegnault de Flavy, il se disait trop que l'in-
iortunée, en aimant une fois , avait aimé pour
toujours.
Tel était en effet le malheur de Germaine
que l'image de celui qui lui avait été si cher ne
pouvait s'effacer de son souvenir. Cette image
avait trop longtemps rempli son âme pour que
sa raison , sa fierté et même sa tendresse pour
Marie pussent parvenir sitôt à l'ett'^rracher.
Les impressions que laisse dans le cœur un
amour vrai sont d'autant plus durables qu'au-
cune autre jouissance de ce monde n'est
assez vive pour les remplacer. En vain Ger-
maine se reprochait-elle sa faiblesse, en vain
s'efforçait-elle de changer en amitié ce pen-
chant fatal que le dédain avait repoussé, que
LES FLAVY. 12 13
le devoir condamnait ; les jours passés près
de Regnaull, dans l'heureux temps où elle
croyait être aimée, luisemblaientavoir été sa
vie tout entière. Et maintenant , rougissant
d'elle-même , confuse , humiliée , son plus
grand regret était de n'avoir pas alors em-
porté dans la tombe son heureuse illu-
sion.
Elle ne tarda pas à recevoir une lettre qui
l'instruisit de l'arrivée des deux époux à Ar-
ras. La seule vue de ces caractères, qu'elle
reconnut aussitôt, lui causa une émotion in-
dicible. Regnault lui exprimait sa reconnais-
sance dans des termes si tendres, il la nom-
mait de noms si doux, que Germaine s'arrê-
tant : « Pourquoi faut-il , dit-elle , qu'il m'ait
toujours parlé , qu'il me parle encore comme
il parle à Marie? Voilà , voilà ce qui m'a per-
due! » Puis, celte lecture finie, effrayée des
battements de son coeur, de la rougeur qui
couvrait son visage : o Mon Dieu ! s'écria-t-
elle , je ne pourrai donc jamais le revoir! il ne
2l4 LES FIAVY.
sera donc jamais mon frère ! » Et serrant la
lettre avec soin , elle se promit solennelle-
ment de ne plus la relire.
CHAPITRE XIV.
Que i'éclal des flambeaux, éternisant le jour,
Fasse pâlir demain l'aurore à son retour.
Des festins devant vous la pompe se déploie.
Livrez-vous sans contrainte aux élans de là jOte.
ANCELOTî Fieique.
Un an s'écoula, pendant lequel les succès
du parti royal avaient délivré la province des
horreurs de la guerre. Quoique la paix avec
le duc de Bourgogne ne parût point devoir se
faire de longtemps , Coinpiègne et ses envi-
rons, n'étant plus occupés que par un petit
nombre de troupes françaises, commençaient
à se relever de tant de désastre. Les citadins,
après avoir réparé leurs murs, leurs maisons,
2l6 LES FLAVY.
se livraient enfin sans crainte au travail, et
les paysans, rentrés dans leurs chaumières ,
cultivaient de nouveau les champs. Le village
de Vertbois s'était repeuplé l'un des premiers.
Les habitants trouvaient au château toutes les
ressources utiles à ceux que la guerre avait
privés des moyens de pourvoir à leur labo-
rieuse existence, et le bonheur renaissait
autour de celle qui plaçait désormais le sien
dans les bénédictions du pauvre. Résignée à
ne plus connaître de joie , n'attendant rien de
l'avenir, Germaine plaçait toutes ses jouis-
sances dans le bien qu'il lui était permis de
faire à ses semblables, et lorsqu'un des mal-
heureux dont elle soulageait l'infortune lui
disait : « Je prierai Dieu pour vous , » elle ne
pouvait souvent retenir un soupir, à la triste
pensée qu'elle n'avait plus rien à demander
pour elle ici-bas.
Non-seulement la jeune châtelaine de Vert-
bois consacrait une partie de son temps et de
ses revenus au soin d'assurer le bien-être de
LES FLAVY. 2 l 'J
ses vassaux, mais sa sollicitude s'étendait sur
la ville chérie où elle avait reçu la naissance.
Secondée par Richard , dont la volonté était
toujours la sienne, elle obtenait du nouveau
gouverneur tout ce qui favorisait la restaura-
tion de Compiègne , tout ce qui réparait la
ruine des malheureux habitants. Celait à la
jeune dame de Flavy que s'adressaient sans
crainte les infortunés qui réclamaient justice ou
grâce, et jamais leur prière n'était repoussée.
Aussi la fille de messire Guillaume ne pouvait-
elle plus entrer dans Compiègne sans être
saluée par les acclamations d'un peuple en-
tier, dont elle semblait être devenue la sou-
veraine. Alors , le sentiment d'un noble or-
gueil venait émouvoir le cœur de Germaine;
alors elle s'applaudissait de n'avoir point céué
au désespoir en s'enfermant dans le cloître,
ainsi qu'elle en avait eu souvent le désir ,
puisque sa triste vie était encore utile dans
ce monde.
Regnaull, ayant suivi le duc de Bourgo^aje
ai8 LESFLAVY.
à la guerre, avait cessé d'écrire ; mais' bientôt
Germaine reçut une lettre que lui fit adresser
sa sœur, par laquelle elle apprit que Marie
était mère. Pour la première fois alors elle
parla longuement à niaître Joseph et à Richard
des nouvelles qu'elle venait de recevoir d'Ar-
ras , et prit même plaisir à leur lire la lettre
de Marie tout entière, bien que le nom de
Regnault y fût prononcé souvent. Quoiqu'elle
osât peu se flatter de connaître jamais cet en-
fant, dès ce jour il occupa doucement son
imagination. Elle se le représentait offrant
sur son aimable visage un mélange des traits
de Regnault et des traits de Marie; elle le
voyait lifi sourire , et c'était au fils qujelle
pensait lorsqu'il arrivait qu'elle se reprochât
d'avoir pensé trop longtemps au père.
Ainsi s'adoucissaient pour Germaine les pre-
mières angoisses de la douleur, et peut-être ,
à défaut de bonheur, eût-elle pu jouir du con-
tentement qui naît de la satisfaction de soi-
même, si sa paix n'eût été troublée de nouveau
LES FLAVT. 210
par un événement qu'elle était bien éloignée
de prévoir.
Depuis plus d'un an le sire de Flavy n'était
venu à Verlbois qu'une fois et pour quelques
heures. Durant ce temps, la renommée pu-
bliait de temps à autre les hauts faits d'armes
par lesquels il était parvenu à se remettre en
possession des châteaux et des places fortes
que lui avait enlevés l'ennemi, en sorte que
peu de mois suffirent pour qu'il se retrouvât un
des capitaines de Charles les mieux pourvus
en biens et en seigneuries. Germaine devenait
donc ainsi une riche héritière, avantage au-
quel elle n'aurait guère daigné songer sans
l'idée de pouvoir un jour faire du fils de Re-
gnault un des plus puissants seigneurs de la
France. Mais le bruit ne tardapas à se répandre
que le sire de Flavy qui , bien qu'il eût passé
sa cinquantième année , était fort loin d'avoir
renoncé à l'amour , passait tous les moments
que lui laissait la guerre aux pieds d'une
noble dame dont il était éperdument épris.
220 LES FLAVY.
Quelques mois auparavant , durant une
tournée qu'il avait faite dans le Tartenois
avec une partie de son monde, il avait été
appelé au secours du château de Neesle ,
qui appartenait à la veuve du vicomte d'Arsy
et se trouvait alors menacé par les Anglais.
Comme il était rare que messire Guillaume ne
trouvât pas son compte à rendre de pareils ser-
vices, il s'empressa d'accéder à la prière de la
vicomtesse. Un seul combat lui suffit pour dé-
livrer le château ; mais il ne put voir celle qui
l'habitait sans ressentir aussitôt pour elle
une des plus violentes passions qu'il eût ja-
mais éprouvées. La vicomtesse d'Arsy, âgée à
peine de vingt-cinq ans , était d'une beauté
rare, etson ardent désirde plaire ne lui laissant
rien négliger de tout ce qui pouvait ajouter
à ses charmes, elle avait attiré sur ses pas jus-
qu'alors une foule d'adorateurs.
Messire Guillaume, sans s'effrayer du nom-
bre de ses rivaux, entreprit de faire la con-
quête que tous ambitionnaient. Les fêtes^
LESFLAVY. 221
les présents, les galanteries les plus recher-
chées, tout fut employé par lui afin de gagner
le cœur de la belle veuve, jusqu'au jour où,
profitant d'une nouvelle alarme de la vicom-
tesse, il lui offrit de s'assurer à jamais un dé-
fenseur en partageant sa fortune et en rece-
vant sa main.
La vicomtesse, ambitieuse, avide de plai-
sirs, et surtout d'autorité, espéra satisfaire
tous ses penchants en devenant l'épouse d'un
homme qui aui'ait pu être son père^ et dont
le haut rang el les grands biens ce laisse-
raient rien à désirer à la femme qu'il adorait.
Elle ne demanda de délai que dans le but
d'augmenter encore, s'il étail possible, l'ar-
dente passion de messire Guillaume, qui vit
enfin arriver le jour oîi l'union, dont il atten«
dait son bonheur, s'accomplit dans le châ-
teau de Neesle avec une magnificence toute
royale.
La nouvelle de ce mariage ne fut connue
à Verlbois que par l'arrivée des deux époux
'212 LES FLAVY.
dans le vieux manoir. Un matin que Ger-
maine allait se rendre à Gompiègne, elle en-
tendit retentir dans les cours le bruit d'un
grand nombre de chevaux et le son des in-
struments ; comme elle ne recevait jamais
que ses modestes amis, surprise et contra-
riée de voir ainsi troubler sa solitude, elle s'a-
vança vers le perron pour reconnaître la cause
d'un tumulte aussi étrange. Une troupe nom-
breuse de cavaliers et de musiciens suivait
messire Guillaume, qui venait de descendre
de cheval pour aider galamment une jeune et
belle femme à descendre du sien. Tous deux
s'approchèrent de Germaine stupéfaite , et le
sire de Flavy mettant la main de l'inconnue
dans la main de sa fille : « Voici ma femme ,
Germaine, lui dit-il ; vous allez vivre ensem-
ble ; aimez-vous pour l'amour de moi. »
Germaine ne répondit à ce discours qu'en
s'inclinant devant sa belle -mère, dont la
main restait immobile dans la sienne , et
dont les regards se fixaient sur elle avec plus
I
lêsflAvy. 22S
lie déplaisir que de bieaveillance. La beauté de
la vicomtesse d'Arsy, quoique fort remarqua-
ble, n'avait rien d'attrayant. Ses traits, d'une
régularité admirable, n'exprimaient que la
hauteur, et je ne sais quoi de méchant, qui
repoussa Germaine dès le premier coup
d'oeil. A vrai dire , la nouvelle châtelaine de
Vertbois était peu disposée à se montrer ai-
mable; à la vue d'une belle -fille dont les
charmes l'emportaient sur les siens, son dé-
pU était trop grand pour qu'elle pût le ca-
cher, et chaque jour devait encore ajouter à
sa haine pour celle qu'on lui enjoignait
d'aimer.
Germaine, toutefois, n'en témoigna pas
iT^oins de respect et d'é^'^ards pour l'épouse de
son père, qu'elle mit aussitôt à la place de
dame et maîtresse du château , en se sou-
mettant la première à tous les désirs de cette
femme hautaine et capricieuse. Bien qu'elle
entrevît avec un grand chagrin qu'il fallait
perdre sans retour la paix dont elle jouissait
2 24 LF.S FLAVY.
dans sa retraite, quand cette paix, hélas!
était le seid bien qui lui restât, elle ne
put observer le tendre empressement de
messire Guillaume pour sa jeune épouse,
elle ne put l'entendre adoucir et sa voix et
son langage, sans se dire qu'elle devait plutôt
se réjouir que s'affliger de celte alliance ,
puisqu'elle seule en serait victime. Ger-
maine, qui n'avait jamais vu messire Guil-
laume amoureux , se flattait que l'amour
opérerait en lui un changement qui pourrait
être durable. «La bonté, pensait-elle, doit
devenir si facile à celui qui*vit heureux que
je devrai peut-être à cette femme ce que j'ai
demandé si vainement au ciel. »
Avant peu on vit les plaisirs et la magnifi-
cence reparaître à Vertbois. Dans le désir de
plaire à sa jeune épouse, le sire de Flavy, qui
d'ailleurs se plaisait dans les fêtes, voulut y
donner des festins à la noblesse de Compiè-
gne et des environs. Le château fut réparé et
reprit son ancienne splendeur. Obligée d'as-
LKS FLAVY. aaf)
sister à ces nombreuses réunions , Germaine
apportait au sein de la joie la profonde mé-
lancolie qui la dévorait. Combien de fois ,
témoin des plaisirs bruyants auxquels elle ne
prenait aucune part, pensait-elle que Marie
eût été heureuse d'en jouir, et combien de
fois aussi , en pensant à Marie , son cœur se
gonflait -il de soupirs et ses yeux se mouil-
laient-ils de larmes ! En vain elle se voyait
l'objet de tous les hommages , en vain son
père lui prouvait-il que l'amour qui le subju-
guait n'avait point affaibli sa tendresse pour
elle; le faste, la foule qui l'environnaient, sem-
blaient ajouter à ses regrets celui de chercher
inutilement autour d'elle une jouissance, un
cœur qui répondît au sien.
La dernière espérance qu'elle avait conçue
d'ailleurs était depuis longtemps évanouie.
Un mois ne s'était pas écoulé sans que mes-
sire Guillaume, cessant de se contraindre,
n'eût que trop instruit sa compagne du triste
sort qui l'attendait. La vicomtesse payait cher
II. 15
'J.26 LES PLAVY.
les jouissances mondaines dont elle se moii*
Irait insatiable par les heures qu'il lui fallait
passer avec un mari tel que le sien. Le ca-
ractère emporté , la dureté d'âme du sire de
Flavy, ne tardèrent pas à la faire se repentir
d'avoir acheté, aU prix de son repos, le haut
rang qu'elle occupait. Jamais le sort , il est
vrai , n'avait uni deux êtres aussi peu formés
pour vivre ensemble , et l'on peut imaginer
à quel point le caractère violent et allier de
la dame de Flavy était propre à irriter la vio-
lence d'un homme qui ne souffrait point la
contradiction. Le moindre discord qui sur-
venait entre les nobles époux donnait lieu à
des scènes épouvantables , dans lesquelles
messire Guillaume, en dépit de l'amour dont
il était encore épris, accablait sa femme des
plus rudes traitements. Elle qui jusqu'alors
avait tout fait plier sous sa volonté, il lui fal-
lait subir un joug qu'aucune affection potii*
celui qui l'imposait ne l'aidait à supporter.
Dominée parce terrible maître, hors d'état
tËS FLAVt. *2 27
de lui résister, elle ne tarda pas à lui vouer
une haine d'autant plus implacable que la
crainte chez elle venait s'allier au ressenti-
ment. Il lui fallait désarmer cet être féroce
par quelques apparences de tendresse ; il
fallait sourire à celui qu'elle aurait voulu pré-
cipiter dans la tombe.... aussi n'avait-elle plus
d'espoir de repos que dans les fréquentes
absences de messire Guillaume.
Ces absences ne faisaient point cesser les
plaisirs qui se succédaient à Yertbois; c'était
ce temps, an contraire, que la dame de Flavy
choisissait pour recevoir ceux des jeunes che-
valiers qu'elle craignait devoir exciter la ja-
lousie de son époux. Un d'eux surtout sem-
blait être invité plus souvent que tout autre.
Messire Pierre Louvain (c'était son nom),
irrité contre un des favoris du roi Charles ,
avait cessé pour un temps de faire la guerre ,
et il habitait une forteresse à lui appartenante
et voisine de Vertbois. Son mauvais sort lui
avait fait concevoir pour la belle châtelaine
2 28 LES FLAVY.
une passion d'autanl plus violente que la
dame de Flavy, soit par vertu , soit par co-
quetterie , ne lui laissait entrevoir aucune
espérance. Mais, tout en s'obstinant à ne re-
cevoir ses soins que comme ceux d'un ami ,
elle n'encouragea pas moins , pendant plu-
sieurs mois, les fréquentes visites qu'il faisait
à Vertbois. Enfin, lorsque les emportements
de niessire Guillaume eurent excité son aver-
sion pour le tyran qu'elle s'était donné, mes-
sire Pierre devint le confident de ses peines;
c'était avec lui qu'elle pleurait, qu'elle mau-
dissait son cruel époux, et l'amoureux che-
valier, tout rempli de haine contre son trop
heureux rival, partageait, comme on peut le
croire, la douleur et les ressentiments de la
belle châtelaine.
Il était rare que messire Louvain se mon-
trât au château pendant le séjour du maître ;
mais à peine messire Guillaume était-il éloi-
gné qu'on le voyait s'y établir, comme il eût
pu faire dans son propre manoir. Le sire de
LES FLAVY. IIÇ)
Flavy avait trop peu d'amis parmi ses servi-
teurs pour qu'aucun d'eux, au risque de s'ex-
poser à sa colère, voulût l'instruire de ce qui
se passait, ou même éveiller ses soupçons,
et sa femme, comptant sur la crainte et sur
l'éloignement qu'il inspirait à tous , pensait
ne devoir redouter que Germaine, le seul
être qui lui parut posséder la confiance et la
tendresse de messire Guillaume. Mais Ger-
maine, qui aurait gardé le silence lors même
qu'elle eût été instruite du scandale, ignorait
tout. Dès que le départ de son père lui ren-
dait sa liberté , elle cessait de paraître aux
repas, aux bais, aux chasses, où brillait alors
sans partage sa belle-mère , qui se gardait
bien de combattre son goût pour la solitude.
Retirée dans celle des lours du château qu'elle
n'avait pas cessé d'habiter, le son lointain des
instruments, des cris des chasseurs, parvenait
à peine jusqu'à sa retraite. Là Germaine,
fuyant le regard rude, le sourire amer de la
châtelaine , pouvait au moins se livrer à ses
a5o LES FLAVy.
tristes rêveries. Elle pensait à Marie, à cet
enfant qu'elle eût été si heureuse de voir!
Trop souvent aussi elle pensait à Regnault,
dont son père ne parhât jamais, et dont elle
ignorait le sort. Il lui arrivait parfois de faire
venir près d'elle la vieille Marthe. Marthe
avait connu, avait aimé tous ceux que Ger-
maine portait dans son cœur, et les heures
qu'elle passait à entendre la bonne femme par-
lerdesfrèresdoraessire Guillaume, de la douai-
rière, de Marie et de l'enfance de Regnault,
étaient devenues ses plus douces heures. ,
Les plaisirs bruyants du château avaient
presque entièrement éloigné maître Joseph , à
qui d'ailleurs le titre d'ami de Germaine va-
lait un accueil glacial de la châtelaine. Quant
à Richard , nul ne se désespérait plus que
lui du changement survenu à Vertbois ; bien
qu'il errât souvent des heures entières autour
des murs de cette demeure, il était rare qu'il
osât se présenter pour voir quelques instants
celle qu'il voyait naguère chaque jour. Mais
LES FLAVY. 23l
Germaine , qui lui conservait autant d'amitié
que de reconnaissance , ne laissait point pasp
ser une semaine sans aller faire une longue
visite à dame Marguerite. Sa venue, que la
pauvre Georgette se voyait réduite à désirer,
était pour Richard une si grande jouissance
qu'il endurait doucement le chagrin de voir
qu'une seule pensée occupait encore l'esprit
et le cœur de la noble fille. Les communica-
tions entre les partisans du duc de Bourgo-
gne et les provinces royales étant devenues
plus difficiles , Germaine , depuis plusieurs
mois, n'avait reçu aucunes nouvelles de sa
sœur, et c'était seulement chez dame Mar-
guerite qu'elle osait parler des craintes et de
la douleur que lui causait le silence de Marie.
Quoique dans ces entretiens le nom de Re-
gnault de Flavy ne fût point prononcé, Ri-
chard devinait sans peine que Germaine
tremblait surtout pour celui que la guerre
exposait sans cesse à lous les dangers.
Bientôt en effet Germaine ne put enten-
232 LES FLAVY.
dre parler de l'affaire la moins importante
sans s'informer avec la plus grande anxiété
du nom des chevaliers bourguignons qui
avaient péri dans le combat. Souvent même
elle chargeait Richard, Daniel ou maître Jo-
seph de prendre des renseignements à cet
égard. Néanmoins jusqu'alors aucun bruit
alarmant ne venait justifier ses craintes, et je
ne sais quel triste pressentiment qui tour-
mentait en secret son âme.
Dans le besoin qu'avait Richard de la voir
calme et aussi heureuse qu'elle pouvait l'être,
il était heureux lui-même lorsque les circon-
stances lui permettaient de la rassurer sur le
sort de cet homme dont il avait cent fois
maudit l'existence ; il en résultait que Daniel
était sans cesse à l'affût des nouvelles de
l'armée bourguignonne, et qu'il dit un jour
en riant à Richard: «Certes, messire Regnault
de Flavy serait surpris d'apprendre combien
il existe à Compiègne de gens qui s'intéres-
sent à sa vie, gens auxquels il ne pense guère,
LESFLAVY. 205
j'imagine, à commencer peut-être par la
demoiselle Germaine.
— Enfin , elle l'aime , répondit tristement
Richard; ne sais-tu pas que l'on aime sans
être aimé?
— Une femme, passe encore, dit le petit
sorcier. ,
— Tu veux me gronder, dit Richard avec
un sourire si mélancolique que Daniel hésita
quelques instants avant de poursuivre.
— Eh bien! oui, reprit-il enfin; je ne puis
endurer de te voir perdre ta jeunesse, ta vie ,
tant de bellesqualités qui me rendaient fier de
toi, à poursuivre je ne sais quelle illusion dont
tu ne peux attendre ni gloire ni bonheur. Je
t'ai connu tout autre , alors que tu avais la
noble ambition...
— Que parles-tu d'ambition? interrompit
Richard ; ne suis-je pas un bourgeois? Puis-je
jamais porter les éperons d'or? puis-je jamais
me voir invité comme convive aux banquets
des chevaliers et des nobles dames?
234 I-ES FLAVY.
— Et qu'importe! Ne le snfBsait-il pas de
marcher à la tête de notre bourgeoisie ,
d'être devenu , en quelque sorte , le roi de
Compiègne , où chacun bénissait en loi le
bienfaiteur de nos concitoyens?
— Je suis prêt encore à donner tout mon
sp.ng pour eux , et c'est elle surtout^ c'est elle
qui a échauffé dans mon cœur l'amour de
mon pays et celui de mes semblables. Tous
ses désirs ne sont-ils pas devenus les miens ?
sa volonté n'est-elle pas devenue la mienne ?
— Il n'existe donc plus de Richard Paulet?
dit Daniel avec un sourire mécontent et mo-
queur Ainsi , ce sentiment maudit , si tu
l'eusses éprouvé pour une mauvaise femme ,
aurait pu te raen^r au vice , au crime ?
— Je l'ignore , répondit Richard ; mais
quelle supposition oses-tu faire , quand j'ai
lié mon sort à celui d'un ange dont l'âme est
si noble, si pure ! As-tu donc jamais regardé
Germaine de Flavy? as-tu pu la comparer à
ce qui l'entoure sans penser que noire misé-
LES FLAVT. 2^5
rable monde est indigne de la posséder , sans
craindre de la voir retourner au ciel ?
— Pour ton malheur elle habite la terre,
répliqua le pelit sorcier; famille, ami, de-
voirs, lu lui sacrifies tout. On te voit passer
tes jours et tes nuits à rôder autour de ce
damné château , dont je me réjouis que la
porte te soit souvent fermée , tant je crain-
drais pour toi ceux qui l'habitent. »
Richard secoua la tête d'un air de dédain.
« Oui, oui, je les craindrais, poursuivit
Daniel; ce sont gens redoutables que messire
Guillaume et son monde. Si j'en excepte la
demoiselle Germaine , à qui je m'intéresse
aussi, ipoi, tout en maudissant son beau
visage , Vertbois est le rendez-vous des amis
du diable, et'je me trompe fort, ou la maî-
tresse est digne du maître.
— Et quand je la sais entourée de tous
ces méchants êtres , répliqua vivement Ri-
chard , tu veux que je ne veille point sur
elle, que je la perde de vue un seul jour?
256 LES FLAVY.
— Quels moyens aurais-tu de Ja protéger ?
— Je pourrais du moins mourir pour elle,
s'écria Richard avec feu.
— Mourir ! mourir à trente ans pour une
femme qui ne vous aime pas! Beau résultat
d'un amour insensé !
— Trop heureux^ reprit Richard en levant
les yeux an ciel , d'emporter dans la tombe
la pensée , l'heureuse pensée d'être pleuré
par elle ! et puisse ma destinée s'accomplir
ainsi ! T'ai-je donc caché , Daniel^ que le
jour où j'ai vu Germaine de Flavy pour la
première fois, j'ai senti que je ne m'apparte-
nais plus^ qu'elle allait à jamais disposer de
mon sort? Et depuis, tu le sais, j'ai vécu
sans espoir d'être aimé , avec la certitude
qu'elle en aime un autre? Qu'espères-tu donc
pour moi de ta raison, ami? Pourra-t-elle
ce que n'ont pu la douleur, l'humiliation et
le désespoir? Penses-tu que mon cœur brisé
n'ait pas essayé de vaincre le charme que
j'éprouve à la voir, à l'entendre? Ce charme
LES FLAVY. '^.)7
a triomphé de tout. S'il faut y renoncer, je
meure , ne demande rien de plus. Ces vives
émotions de l'âme , la raison ne peut les
expliquer; mais crois-moi, Daniel, la raison
aussi ne peut les combattre; il faut leur
céder ou souffrir davantage. »
Daniel serra la main de Richard, poussa un
long soupir et parla d'autre chose.
CHAPITRE XV.
Lorsque le cèdre allier commence à allon-
ger sa cime, dans l'â^e où il allait devenir l'or-
gueil de la forél et le roi des arbres qui l'en-
vironnaient , la hache , hélas ! s'attache à sa
racine. Le coup fatal est porté ; il tombe, et ses
rameaux superbes sont étendus et souillés
dans la poussière. Ainsi tombe ce jeune homme
au printemps de ses jours.
Hervey, Méditations
Depuis que le sire de Flavy tourmentait si
cruellement la vie de sa belle épouse, qui le
voyait passer alternativement pour elle de
l'amour à la fureur et des caresses aux plus
indignes traitements, la malheureuse femme
avait au moins l'avantage de vivre séparée de
LES tfLAVY. 239
lui la plus grande partie du temps, ses séjours
à Veitbois étant alors de courte durée. La
position du roi Charles s'améliorait de plus
en plus; il parvenait enfin à conserver les
villes et les châteaux dont il se rendait maî-
tre, et tout annonçait une paix prochaine
entre le duc de Bourgogne et lui, en sorte
que ses capitaines, avides de gloire et de
butin, se hâtaient de faire aux Bourguignons
une guerre d'autant plus active, d'autant plus
sanglante qu'elle semblait devoir bientôt
prendre fin.
Messire Guillaume, qui avait rejoint Xain-
trailles, occupé à chasser l'ennemi des plai-
nes de la Brie, était parti en annonçant une
longue absence; mais des' succès inespérés
lui permirent de venir prendre quelques jours
de repos à Vertbois. La terreur rentrait tou-
jours avec lui dans le château , où tout
tremblait en sa présence, si l'on en excepte
Germaine; car Germaine n'avait jamais à re-
douter ses violences. Aussi devenait-elle de
2^0 LES FJ.AVY.
plus en plus odieuse à la châtelaine, qui, ne
};ouvant lui pardonner d'êlre belle, ne lui par-
donnait pas davantage de désarmer son terri-
ble père par un mot, etsouvent même par un
regard. « Si cette insupportable fille n'était
plus là, se disait la dame de Flavy, ce serait
moi qui prendrais sa place, qui parviendrais
peut-être à posséder sur lui l'empire qu'elle
exerce , et dont elle se sert pour me nuire. »
Car la belle vicomtesse , surprise de voir
échouer le pouvoir de ses charmes, ne dou-
tait point qu'on ne l'eût desservie dans l'es-
prit de messire Guillaume, et la haine qu'elle
nourrissait contre Germaine la faisait croire
aisément à là haine de Germaine pour elle.
Il en ?ésultaît que son désir le plus ardent
était de voir sa belle-fille choisir un époux
^ parmi les nombreux partis qui se présentaient
pour la noble héritière des Davenescourt et des
Flavy. Mais Germaine annonçant l'immuable
résolution de ne point se marier, messire
Guillaume approuvait fort qu'elle refusât de
l.KS FrAVY. 9./\l
former tles nœuds dont l«» résultat, après
tout, eût été de le séparer d'elle, et lui lais-
sait sur ce point une entière liberté. La dame
de Flavy ne pouvait donc employer d'autres
moyens que les sollicitations pressantes qu'elle
adressait sans cesse à sa belle-fille, en faveur
de tel ou tel seigneur, sollicitations que Ger-
maine repoussait avec autant de calme que
de fermeté, mais qui n'en tourmentaient pas
moins journellement sa vie.
Après avoir passé chez lui huit jours, mes-
sire Guillaume repartit pour une longue ex-
pédition qui devait le tenir longtemps éloi-
gné. Lorsque ces occasions se présentaient,
le séjour de Germaine à Vertbois aurait en-
tièrement cessé d'être importun à là'^dame
de Flavy, si celle-ci n'eût point regardé sa
lielle compagne comme un argus redouta-; -
ble ; car Germaine alors, qui, loin de lui
envier ses plaisirs , refusait de les partager,
rentrait avec joie dans sa retraite , et la châ-
telaine comptait d'autant plus sur le gont de
II. 10
u^a LES FLAvir.
sa belle-tille pour la solitude qu'elle en con-
uaissait le motif. Depuis longtemps, sans que
Germaine pûl le soupçonner, aucun des mou-
vements de son pauvre cœur n'avait échappé
à sa marâtre, attendu que messire Guillaume,
dans un de ses moments d'abandon passionné,
qui souvent pour sa femme succédaient à
d'outrageantes violences, avait trahi le secret
de sa fille. Sans être digne de comprendre
comment Germaine avait pu pardonner à
Regnault de Flavy et pouvait l'aimer encore,
la châtelaine eu avait acquis cent fois la
preuve ; cent fois elle avait observé ces émo-
tions involontaires et subites qui décèlent un
amour caché, et le sort, comme on le verra
plus tard, venait de la rendre maîtresse de
déchirer ce cœur qui depuis si longtemps ne
connaissait plus de joie.
Parmi les prétendants à la main de Ger-
maine, dont Germaine avait rejeté la de-
mande, se trouvait un ami de messin: Pierre
Louvain, ù qui la dame de K|avy avait promis
LES FLAVY. 245
son appui. Un jour, dans une de ses rares
entrevues avec sa belle-fille, comme elle in-
tercédait vivement en faveur de ce protégé :
a Mon père m'a promis , madame , lui dit
enfin Germaine , que l'on cesserait de me
tourmenter par des instances qui seront tou-
jours inutiles, décidée comme je le suis à
garder mon nom.
— Je conçois que ce nom vous soit cher,
répondit la dame de Flavy avec un sourire
ironique ; caria seule vue de Germaine faisait
toujours naître en elle le dépit et l'aigreur;
mais votre père lui-même n'en désire pas
moins vous voir faire un choix, et ne peut
vous avoir promis d'approuver longtemps une
résolution aussi étrange.
— Il suffit que jusqu'à ce jour il ne paraisse
point la blâmer.
— Et lors même qu'il la blâmerait . répliqua
la châtelaine avec humeur, croyez-vous qu'il
ose vous le dire? Ne sait-on pas bien qu'il a
peur de vous ?
244 l^ES FLAVY.
— Peur! dil Germaine, qui ne put retenir
un sourire, je ne crois pas que ce sentiment
ait jamais été connu de mon père.
— Et pourtant il nous le fait connaître à
tous, » murmura la dame de Flavy en poussant
un profond soupir.
Aucune peine ne pouvait se dévoiler à Ger-
maine sans émouvoir sa compassion ; elle
attacha sur sa belle-mère un regard affectueux
et doux, et, répondant sans détour à la pensée
que venaient d'exprimer ce peu de paroles :
« 11 est malheureusement trop vrai , dit-elle ,
que mon père a contracté dans les camps et
sur les champs de bataille une rudesse de
caractère dont souffrent parfois les êtres
qu'il chérit le plus; mais j'espérais, j'espère
encore dans l'amour que vous lui inspirez.
Pour vous plaire, il parviendra sans doute
à se vaincre. La femme qu'on aime peut
tout.
— Moi ! s'écria la dame de Flavy avec ai-
greur ; et que puis-je? Lorsque tout tremble
LES l'LAVY. 2/|5
ici , c'est à moi de trembler la première. Vous
seule jouissez de l'heureux privilège d'être
toujours bien traitée par lui , vous seule ne le
craignez pas.
— Pourquoi le craindrais-je ? répondit Ger-
maine d'un air qui n'exprimait que son en-
tière indifférence sur elle-même , mais que ,
dans l'inquiétude qui la tourmentait, la châ-
telaine prit pour une accusation détournée.
— Si voiVs êtes irréprochable, dit-elle en
rougissant, j imagine l'être tout autant que
vous et me conduire de manière à ne point
l'irriter davantage. Mais il ne suffit pas de n'a-
voir aucun tort pour se voir à l'abri de ses
emportements. »
Germaine savait trop bien quel homme
était son père pour qu'elle pût contredire la
dame de Flavy. Elle se contenta de ne point
répondre , et son silence alarma de plus en
plus la châtelaine , qui reprit aussitôt, s'ef-
iorçant de cacher son trouble : « 11 se peut
que l'on me desserve près de lui , que l'on se
2 \6 LES FLAVY.
plaise à exciter sa jalousie par de faux rap-
ports.
— Qui pourrait avoir intérêt à commettre
(ie telles indignités? interrompit Germaine,
bien éloignée de croire que ce reproche pût
la concerner,
— Puis-je en douter , continua la dame de
Flavy , quand je compare maintenant messire
Guillaume à ce qu'il était pour moi dans les
premiers temps de notre union ,* quand per-
sonne ne prenait le soin de nous désunir? Il
m'aimait alors.
— I! vous aime encore , dit Germaine ; vous
le voyez sans cesse occupé du soin de vous
rendre heureuse ; tous vos KOÛts deviennent
les siens, et c'est pour vous plaire qu'il a fait
de notre paisible manoir un lieu de fêtes et
de plaisirs.
— Comment supporterais -je autrement
l'ennui du plus triste séjour que je connaisse ?
reprit la belle châtelaine d'un air de dédain.
Il sait combien je me déplais ici , et quand je
LES FLAVY. 2,47
le supplie d'aller habiter un de ses châteaux ,
un des miens, il me parle de votre amour pour
Vertbois, et me dit qu'il faut vivre où vous
désirez être.
— Quoi qu'il puisse m'en coûter, dit Ger-
maine, mon père sait que je suis prête à le
suivre partout; mais je ne puis cacher com-
bien il me serait doux de mourir près des
tombes de ma famille , près de mes bons
habitants de Compiègne.
— Vous pouvez en effet les appeler vôtres ,
dit la dame de Fiavy avec aigreur ; car vous
êtes restée pour eux ce que vous étiez avant
mon mariage, leur dame, leur châtelaine,
si bien que l'on semble ignorer à Vertbois que
messire Guillaume a pris une femme, » El le
ton du dépit le plus amer laissait percer la
haine qui dictait ces mots.
a Je ne crains point, répondit Germaine,
que l'on puisse jamais m'accuser d'avoir man-
qué de respect pour l'épouse de mon nère.
Quant aux pauvres gens dont je parle , je suis
248 LES FLAVY.
née , j'ai passé mon enfance au milieu d'eux ;
nous avons souffert ensemble tous les maux
de la guerre ; il est bien naturel que, dans
leurs besoins, ils s'adressent plutôt à la fille
de messire Guillaume qu'à la vicomtesse
d'Arsy , qui leur a été longtemps étrangère.
— Et la vicomtesse d'Arsy se soucie fort peu
de leur amour.
— Il est le seul bien qui me reste, reprit
tristement Germaine, tandis que vous, ma-
dame, jeune, belle et joyeuse, vous recher-
chez et vous possédez d'autres jouissances
que je ne vous envierai jamais. »
La dame de Flavy crut si bien voir dans ces
innocentes paroles un reproche de sa con-
duite que, jetant sur sa belle-fille un regard
furieux : «Voilà, dit-elle, voilà ce que vous
vous efforcez de faire croire à votre père!
Vous me représentez à lui comme une femme
mondaine et dissipée, indigne d'une confiance
que vous voulez posséder tout entière!»
La surprise de Germaine fut si grande que
LES FLAVY. 2^C)
d'abord elle regarda fixement sa belle-mère;
puis, détournant la tête : «Je plains celle ,
dit-elle avec calme, à qui pareille idée peut
venir.
— Et qui voulez-vous que j'accuse? s'écria
la châtelaine avec une violence dont jamais
encore Germaine n'avait été témoin ; qui
voulez-vous que j'accuse de toutes mes pei-
nes, si ce n'est la femme qui garde ici la place
que je devrais occuper, dont mon arrivée a
causé le dépit, la rage? Quelle autre que vous
aurait intérêt à me perdre? quelle autre en
aurait les moyens? Répondez, répondez.
— Que voulez -vous que je réponde? dit
Germaine. J'imagine que les chagrins dont
vous parlez troublent un moment votre es-
prit; vos insultes alors ne peuvent exciter que
ma pitié. »
Outrée de ce dernier mot, la dame deFlavy
devint pourpre, et un sentiment de haine in-
fernal la portant à se venger aussitôt : «Gar-
dez votre pitié, dit-olle emportée j)ar sa fu-
aSo LES FLAVT.
renr; gardez votre pitié pour vous-même!
Moi , je n'ai jamais aimé le mari d'une autre
femme, je n'ai jamais soupiré pour un mort.
— Pour un mort! s'écria Germaine dont
le cœur cessa de battre.
— Ignorez-vous que votre père a tué son
neveu dans les plaines de la Brie ? »
A ces mots, Germaine demeura comme pri-
vée de mouvement. Un léger tremblement de
seslèvres, devenues plus blanchesquesarobe,
indiquait seul que la vie ne l'avait point tout-
à fait abandonnée Son bourreau la regardait
non-seulement . pitié, mais avec une fé-
roce satisfaction. Lorsque la noble fille se
leva, elle ne versait pas une larme ; ses mains
fortement jointes, ses beaux yeux élevés vers
le ciel : » Que Dieu, dit-elle, pardonne à celui
qui a pu verser le sang du fils de son frère,
du mari de sa fille ! Je ne lui pardonnerai
jamais ! »
Ces paroles présageaient pour l'avenir de
s terribles scènes que la haine et le ressen-
LES FLA.VT. 25 I
liment de la châtelaine firent place à la peur,
a Au nom de tons les saints ! s'écria-t-elle
avec effroi, ne me nommez pas à votre père !
Il m'avait ordonné le silence ; il me tuera! »
Germaine attacha sur la barbare créature
un regard de mépris : «Je ne lui parlerai pas,»
dit-elle, et elle sortit aussitôt.
CHAPITRE XVI.
Alors je le plaindrai, pauvre âme !
Hélas! les larmes d'une femme,
Ces larmes ou tout est amer,
Ces larmes ou toui est sublime.
Viennent d'un plus profond abinie
Que les gouttes d'eau de la mer.
Victor Higo, Citants du Crépicscule.
Quelques heures après l'entretien qu'on
vient de lire, dame Marguerite étant sortie
avec Georgette, Richard et son ami se trou-
vaient seuls dans la salle basse. «Oui, disait
le petit sorcier, le pauvre jeune homme est
mort. Je tiens la chose d'un écuyer de mes-
sire riuillaume, que ses blt^ssures ont retenu
LKS FLAVY. 2.).)
à Verlbois, et que j'ai vu ce matin. Il a rtr
témoin de toute l'affaire, car son cheval tou-
chait celui de son maître.
— Faut-il donc croire à une pareille hor-
reur? dit Richard que cette nouvelle acca-
blait comme s'il eût été l'ami du jeune che-
valier.
— Il vaudrait mieux, je crois, reprit Daniel,
être haï de Satan que de l'être de ce terrible
liomme, qui, depuis un an, d'après ce que je
viens d'apprendre, court après le fils de son
frère pour l'envoyer dans l'autre monde.
— Elle vivait donc avec la douleur de con-
naître celte âme atroce ? dit Richard. Elle
tremblait avec raison pour tout ce qui lui était
cher; oui, s'il nous avait surpris dans la cha-
pelle, il n'aurait pas même épargné Marie.
— Ce n'est pourtant pas Marie qu'il a nom-
mée; il n'a paru songer qu'à tirer vengeance
du malheur de sa fille. Je tiens de cet écuyer
que, dès qu'il a reconnu Regnault dans la mê-
lée, il s'est élancé sur le malheureux jeune
254 l'Es FtAVY-
homme, et, tout en le perçant de deux coups
d'épée qui l'ont laissé mort sur la place, il
criait à tue-tête : « Souviens-toi de Germaine,
traître , souviens-toi de Germaine ! »
— De Germaine ! s'écria Richard en le-
vant les yeux au ciel; il osait penser à elle
dans ce moment. Ah ! tout est à craindre d'un
méchant, jusqu'à sa tendresse. Comment un
pareil monstre pouvait -il deviner où cette
âme atigélique puisait des consolations à ses
peines? Germaine en mourra peut-être! Ce
qui l'aidaiL à supporter sa triste existence ,
c'était la pensée que Regnault vivait heureux
par elle ; elle avait besoin de la féliciité de
l'ingrat pour se passer elle-même de toute
félicité. Malheureuse, délaissée par tout ce
qu'elle aime, son propre sort ne l'intéresse
plus. C'était pour Regnault, c'était pour Marie
qu'elle demandait au ciel du bonheur! Que
deviendra-t-elle, grand Dieu! en apprenant
cette mort?
— Elle l'ignorait encore ce matin. Avant
LES FLAVY. 255
d'en être instruit moi-même , je l'ai vue un
moment; elle m'a parlé de loi, elle m'a parlé
de Marie.
— C'est Marie isurtout, c'est Marie que je
voudrais voir près d'elle dans un pareil mo-
ment. Mais le chemin d'Arras nous est fermé
par la guerre; car si je pouvais l'y conduire ^
si je pouvais mettre dans ses bras l'enfant de
Regnault de Flavy, peut-être consentirait-
elle à vivre!
— Messire Guillaume vient de passer huit
jours à Vertbois et n'a point parlé ; mainte-
nant qu'il est absent, on peut croire qu'elle
ne sera pas instruite avant son retour, et la
paix avec le duc de Bourgogne doit être si-
gnée dans peu de jours.
— Si mon bonheur le veut ainsi , Daniel ,
nous pourrons du moins la soustraire à l'hor-
reur de vivre près du meurtrier dont elle ne
pourra supporter la présence. Alors Richard,
le pauvre Richard deviendra son appui , lui
tiendra lieu de famille et lui consacrera son
2 56 LES FLA.VY.
existence. J'habiterai les lieux qu'elle habi-
tera ; allât-elle au bout du monde, un ami
l'y suivra. Gardons -nous donc bien, tant
qu'elle ne sait rien encore, de nous trahir
par un mot, par un regard, lorsque, selon sa
coutume , elle va nous questionner sur les
derniers combats qui ont eu lieu. Tu vas
aller trouver cet écuyer de messire Guillaume
et l'engagera garder le secret....
— Il part cette nuit même pour aller re-
joindre son maître.
— Tout nous sert!... Mais, que dis-je?
Combien d'autres peut-être en savent autant
que hii? combien d'autres peuvent l'instruire?
Je crains tout; je crains l'accomplissement
de ma trisfe destinée ! Ah ! Regnault de
Flavy ! faut-il donc que ta mort me soit aussi
fatale que ta vie? Faut-il qu'après l'avoir vue
vivre pour toi, je la voie aussi mourir! »
En parlant ainsi , Richard parcourait la
chambre d'un bout à l'autre, dans une agita-
tion indicible ; et Daniel, que son sang froid
V
LES FLAVY. 267
et sa raison n'empêchaient point de s'identi-
fier à tous les mouvements de cette âme
souffrante, le suivait pas à pas, en s'efforçant
de lui faire concevoir de meilleures espé-
rances.
« Non, non, dit enfin Richard, en serrant
la main de son ami ; je ne sais quelle voix
funeste me crie que ce jour va me séparer
d'elle pour jamais. Ah ! Daniel ! l'as-tu vue
ce matin pour la dernière fois?
— Quelle crainte est la tienne? répondit
le petit sorcier en se récriant; allons! ne
t'abandonne pas ainsi aux terreurs de ton
imagination , ainsi que pourrait le faire une
femme.
— Mon triste sort ne permet pas que je
m'abuse, Daniel ; en sacrifiant son bonheur à
Marie, elle n'a pu lui sacrifier son amour.
Regnault était resté l'objet secret de toutes
ses pensées. Depuis cette nuit cruelle où j'ai
été témoin de ses souffrances, le sourire ne
s'est jamais montré sur ses lèvres ; sa vie n'a
H. 17
206 LES FLAVY.
été que regrets, que douleur. Mon Dieu! si
elle ne résistait pas à ce dernier coup ! si ce
noble cœur cessait de battre !... »
Dans ce moment la porte s'ouvrit et Ger-
maine entra dans la chambre. A sa vue Ri-
chard fit un effort sur lui-même pour ne point
se précipiter à ses pieds en la suppliant de
vivre , tant les craintes qu'il venait d'expri-
mer égaraient son esprit.
0 Richard, dit-elle avec un calme que dé-
mentait l'effrayante altération de son beau
visage, je viens à vous comme au seul être
sur l'amitié duquel je puisse compter. Il faut
que je quitte Verlbois ou que je meure; pou-
vez-vous cette nuit me conduire à Noyon,
dans le couvent dont ma tante de Davenes-
court est abbesse ? »
£^n parlant ainsi, Germaine attachait sur
Richard des yeux dont l'éclat annonçait une
fièvre ardente; une teinte pourpre couvrait
ses joues; sa parole était brève et sacca-
dée. Les deux amis se regardèrent, et ce
'V
LESPLAVT. 269
regard disait : «Elle sait tout. » Daniel, crai-
gnant que sa présence ne parût indiscrète,
fil un mouvement pour sortir.
« Restez, restez^ mon bon Daniel , dit-elle
d'un ton de confiance qui émut profondé-
ment le petit sorcier; ce n'est pas vous qui
trahirez jamais le secret de ma retraite. Eh
bien, Richard? ajouta-t-elle en prenant un
siège.
— Je vous accompagnerai partout où il
vous plaira de vous rendre, fût-ce au bout
de l'univers, lui répondit Richard plus efirayé
de ce froid désespoir qu'il ne l'aurait été
par des larmes. Mais qu 'est-il besoin que
vous quittiez Compiègne ? Mon modeste toit
vous ofire un asile sûr , et malheur à qui
voudrait vous y poursuivre. Je n'aurais qu'un
mot à dire, toute la ville vous défendrait.
— Je ne veux , dit Germaine , exposer ni
vous ni personne à des ressentiments qui
sont terribles, Richard, que rien ne dés-
arme, poursuivit -elle d'une voix altérée;
2Qo LES FLAVY.
c'est dans un monastère que je désire me
retirer.
— Cette cruelle résolution, dit Richard
timidement et avec un déchirement de cœur
inexprimable, cette cruelle résolution de
renoncer au monde...
— Je ne l'ai point prise , Richard , inter-
rompit-elle aussitôt ; n'ai-je pas une sœur en
deuil, qui gémit seule loin de moi, sur une
terre étrangère, qui appelle en vain son pro-
tecteur, qui m'appelle peut-être? Un jour
viendra , j'espère, où je pourrai rejoindre la
pauvre Marie ; où je pourrai voir son fils, mais
maintenant il faut partir , et partir cette
nuit même.
— Croyez-vous , ma noble demoiselle , dit
Daniel qui l'observait attentivement, croyez-
vous pouvoir faire la route dans l'état de
souffrance où vous me semblez être ?
— Ce n'est pas mon corps qui souffre ,
maître Daniel, répliqua Germaine avec un
accent douloureux ; pour m'éloigner d'ici ,
LES FLAVY. 26 1
les forces ne me manqueront pas, et si rotre
ami refuse de m'accompagner,jepartiraiseule.
— 0 ciel! pensez -vous que je ne veux
point vous suivre? s'écria Richard d'un ton
que les mots ne sauraient rendre.
— Non, Richard, non, répondit -elle en
lui tendant sa main brûlante , je ne le pense
pas. Ai-je dit que vous ne vouliez point me
suivre ? Pourquoi m'écouter maintenant ?
d'ailleurs, ajouta-t-elle en portant sa main
sur son front, je ne sais ce qui se passe dans
ma tête. Mais je serai mieux quand j'aurai
quitté Compiègne, quand je ne craindrai
plus de revoir quelqu'un qui peut revenir
demain , aujourd'hui peut-être ! » Et en par-
lant ainsi, Germaine pâlissait et frémissait
de terreur.
« Nous allons partir, nous allons partir,
se hâta de répondre Richard ; nous ne tarde-
rons que le temps de nous procurer des che-
vaux ; car il est impossible que vous fassiez
le chemin autrement. »
363 ' LES FLAVY.
Alors il lui suffit de porter sur Dauiel un
regard qui semblait implorer du secours
pour que Daniel, se levant aussitôt, offrît
de leur amener, avant une heure, deux excel-
lentes montures qui lui seraient confiées
sans qu'il eût besoin d'entrer dans aucun
détail, a Je vous accompagnerai, ajouta-t*il,
si vous ne le trouvez pas mauvais. A. Noyon
je puis être utile à Richard, qui ne connaît
personne dans cette ville ; la nuit d'ailleurs ,
sur une route, trois voyageurs valent mieux
que deux.
— Et partout deux amis valent mieux
qu'un, » dit Germaine d'une voix très faible,
mais non sans attacher sur Richard et suf
lui des regards reconnaissants.
Daniel sortit aussitôt pour exécuter sa
promesse. Tout en courant la ville, il pre-
nait tristement congé des rues, des maisons
de Compiègne , où depuis si longtemps il se
voyait bien accueilli. «Peut-être ne reverrai-je
jamais rien de tout cela, se disait-il; voilà
LES FIAVY. « 263
mon sort lié maintenant à celui de deux
êtres à tête exaltée dont les rêves peuvent
me mener loin. Après tout, que m'importe
d'habiter Noyon, Arras, ou toute autre ville,
pourvu que je ne me sépare point de Richard?
A défaut de sa raison le pauvre garçon aura
la mienne; mais c'est une épouvantable
chose que l'amour. »
Richard était resté seul avec Germaine ; il
venait de s'asseoir près d'elle en silence , at-
tendant qu'elle sortîtde la douloureuse rêverie
dans laquelle elle semblait tombée. Comme
elle tenait ses grands yeux baissés , il lui était
permis de fixer les siens sur ce charmant vi-
sage, domt l'empreinte des plus vives souf-
frances d'esprit et de corps n'altérait ni la
douceur ni le charme. Tout pénible qu'était
ce triste tôte-à-lête , l'idée que Germaine se
réfugiait chez lui, qu'elle lui confiait le soin
de veiller sur sa destinée et qu'il ne la quit-
terait plus, venait mêler quelque joie aux
émotions déchirantes qu'il éprouvait lorsqu'il
264 ^^^ FLAVY.
la voyait tressaillir sur son siège , tourmentée
par l'horrible image qui la poursuivait.
Dans le désir de la soustraire à l'angoisse
de penser , Richard parla de Daniel , qui sans
doute, dit-il, serait exact et les attendrait
dans une heure.
« Dans une heure , dit enfin Germaine ,
dans une heure j'aurai donc quitté Compiè-
gne pour toujours !
— Pour toujours ! s'écria Richard ; ah ! ne
parlez pas ainsi, ne nous menacez pas d'un
pareil malheur ! Pourriez-vous abandonner
une ville où le respect, l'amour, les béné-
dictions accompagnent vospas ? Vous y revien-
drez, vous y reviendrez avec votre sœur bien-
aimée.
— La pauvre Marie ! dit lentement Ger-
maine , dont le regard fixe peignait une sorte
d'égarement. Croyez-vous qu'elle vive encore,
Marie ? croyez-vous qu'elle n'a point suivi Re-
gnault?
— Elle est mère, répondit Richard, espérant
LES FLàVY. 265
faire naître une pensée consolatrice ; elle vou-
dra conserver ses jours pour son fils , pour
l'image vivante de celui qu elle a tant aimé.
— C'est aussi pour cet enfant que je veux
vivre , s'écria Germaine , pour sa malheureuse
mère , cette pauvre Marie que nous avons vue
si joyeuse , qui devait se promettre tant de
beaux jours, et qui pleure sur une tombe!
Mais pour vivre, Richard , il ne faut pas revoir
cette femme cruelle dont j'entends toujours
la voix, il ne faut pas revoir celui!... » Elle
n'acheva pas , et la pâleur de la mort couvrit
ses joues.
« Vous ne les verrez plus , dit Richard , et
bientôt vous serez réunie à tout ce que vous
aimez. On recevra d'un moment à l'autre la
nouvelle que la paix est signée avec Philippe ;
il vous sera permis alors de vous rendre à
Arras. Daniel et moi, nous attendrons à Noyon
l'instant où il nous deviendra possible de vous
y conduire. Nous ne vous quitterons plus
qu'après vous avoir placée dans les bras de
^66 LES FLAVY.
votre sœur. Ah ! que ne puis-je donner ma vie
pour adoucir votre peine , pour vous rendre
la paix? »
Germaine lui prit la main, la pressa dans les
siennes avec une vive émotion. « Jusqu'à son
dernier jour, dit-elle, la pauvre Germaine
vous bénira, Richard; elle appellera sur vous
les bénédictions du ciel, et s'il écoute la prière
des malheureux... » A ces mots des sanglots
étouflerent la voix de l'infortunée , et des lar-
mes coulèrent enfin de ses yeux.
Richard tenait toujours cette main chérie ;
trop heureux de voir succéder la douleur à la
froide angoisse du désespoir, il contemplait
cette femme adorée , qui peut-être ne survi-
vrait pas à la perte de son rival ; mais dans ce
moment cruel, le sentiment de la jalousie
était si loin de son cœur qu'il aurait pu donner
de son sang pour rappeler ce rival à la vie.
« J'ose le pleurer devant vous , Richard ,
reprit-elle douloureusement ; maintenant qu'il
est là , glacé par la mort , vous n'avez plus de
LES FLAVT. 167
haine contre lui sans doute, et moi je n'ai
plus de secret, je n'ai plus d'orgueil.
-^ Ce secret n'en était pas un pour moi ,
murmura Richard à voix basse , et ^ tout en
gardant le silence , je gémissais sur vous.
— Vous gémissiez sur moi , répondit Ger-
maine avec un accent déchirant ; et mainte-
nant , quelle pitié dois-je donc vous faire ? car
il me semble qu'alors je n'étais pas malheu-
reuse. Il vivait, il pensait à moi comme à un
être cher auquel il devait son bonheur ; Marie
n'avait plus rien à demander au ciel. Non ,
non , je n'étais pas malheureuse ! Mais aujour-
d'hui! aujourd'hui que je le vois étendu sur
la terre, frappé par celui qu'il m'est défendu
de maudire!....
— Eloignez ces horribles pensées , inter-
rompit Richard ; songez à cet enfant qui reste,
qui vivra pour vous chérir.
— Cet enfant! ah! sans doute son père
expirant le léguait à mes soins et à mon amour,
m'appelait près de son fils, près de sa malheu-
268 LES FLAVT.
reuse mère , qui n'a plus d'appui dans ce
monde ! Mais ce dernier vœu de Regnault, ce
vœu si cher ne sera point exaucé ; je ne re-
verrai plus ma sœur , je ne verrai pas son en-
fant.
— Qui pourrait s'y opposer ? ^
— Je ne sais! les méchants m'entourent,
me poursuivent ; ils viendront me chercher
ici, ils m'arracheront de votre maison.
— Leur plus cruel ennemi ne leur en don-
nerait pas le conseil! s'écria Richard, le feu
dans les yeux. Mais vous n'aurez pas besoin
du secours de mon bras , de celui de tous mes
amis pour vous protéger ; l'heure approche où
nous allons joindre Daniel , et quand on s'a-
percevra au château de votre absence , nous
serons déjà loin d'ici.
— Pourquoi donc me semble-t-il que la
mort plane sur nous, Richard, et que l'on va
nous séparer pour toujours ? »
En prononçant ces mots, Germaine jetait
autour d'elle des regards effrayés, et un hor-
ï
LES PLAVY. 269
rîble frisson faisait trembler ses membres. On
pouvait attribuer les terreurs de son imagina-
tion à la fièvre qui la dévorait ; mais Richard
lui-même, tout en s'efîbrçant de la rassurer,
se sentait troublé par un pressentiment dont
il ne pouvait se rendre maître , et le temps ne
s'écoulait pas assez vite à son gré. Toutefois,
les craintes de la noble fille auraient encore
été bien plus vives si elle eût pu savoir ce qui
se passait alors à Vertbois, ainsi qu'on le verra
dans le chapitre suivant.
CHAPITRE XVII.
Hélas ! arraché de la terre
Je vais d'où l'on ne revient pas.
Mes valons, ma propre demeure
Et cet œil même qui me pleure,
Ne reverrontjjamais mes pas.
Lamartine, Méditatiom.
La dame de Flavy, tourmentée de la crainte
que Germaine ne lui tînt point parole et que
messire Guillaume ne fût instruit de sa fa-
tale indiscrétion , s'était rendue deux fois dans
l'appartement de sa belle-fille pour la sup-
plier de nouveau de lui garder le secret; mais
vainement elle l'avait cherchée^ dans ce lieu
et dans les endroits les plus reculés du châ-
LES FLAVT. ^71
teau. Elle commençait à penser que Ger-
maine au désespoir pouvait avoir mis fin à
ses jours, lorsqu'elle apprit, ce qui l'effraya
bien davantage, que Marthe avait vu sortir
sa jeune maîtresse , qui avait pris le chemin
de Compiègne. Cette nouvelle la saisit d'ef-
froi; non -seulement elle renversait le plan
qu'elle avait formé d'user d'astuce et de tout
faire pour regagner l'affection de sa belle-fille ,
mais elle la séparait de celle qui pouvait à l'a-
venir peut-être ordonner de sa vie. La jour-
née s'écoulait, et Germaine ne revenant pas,
la dame de Flavy dans ses terreurs eut re-
cours à celui dont l'entier dévouement lui
était assuré. Elle raconta tout ce qui avait eu
lieu le matin à messire Pierre Louvain , dont
elle implora les conseils et l'appui.
«Vous vous effrayez à tort, lui dit-il; je
désirerais beaucoup au contraire qu'elle fût
partie pour ne plus revenir et que ceci nous
débarrassât d'elle.
— Vous ne m'avez donc pas entendue ? re-
272 LES FLAVY.
prit la châtelaine avec impatience ; messire
Guillaume ne m'a parlé de la mort de son ne-
veu que sous le plus grand secret ; c'était sur-
tout sa fille qu'il ne voulait pas en instruire ,
et c'est à sa fille que j'ai tout révélé.
— Mais elle vous a promis de se taire , çt
je la connais mal ou je gagerais qu'elle se
taira.
— Elle m'a promis de ne point parler à
son père, répondit la dame de Flavy; il se
peut même qu'elle soit partie pour éviter de
le revoir ; mais si dans son ressentiment contre
lui elle a quitté Vertbois pour toujours , elle
l'instruira tôt ou tard du motif de cette sé-
paration. Alors c'est moi que ce terrible hom-
me accusera de lui avoir fait perdre sa fille ;
sa fureur n'aura point de bornes , et ma mort
peut s'ensuivre. »
Messire Pierre élait violemment épris de la
belle châtelaine ; il frémit. Mille morts lui pa-
raissaient trop peu pour messire Guillaume ,
dont il ne supportait la vue depuis longtemps
LES FLAVY. a^S
qu'avec horreur; et reprenant la parole sans
hésiter : «Pourquoi donc, dit-il, refuser de
vous affranchir de ces craintes? pourquoi re-
fuser de vous soustraire à des violences qui
me font trembler pour vous? Dites un mot,
et messire Guillaume aura vécu, et vous re-
couvrez votre liberté. Mais ce mot, vous ne
m'aimez pas assez pour le dire !
— Ah ! Pierre , un crime ! un si grand
crime !
»r- A-t-il jamais reculé devant aucun ? Un
crime devient justice quand il en punit tant
d'autres. Qui plaindra ce tigre, qui le dé-
fendra ? Tous ceux qui l'entourent le haïs-
sent autant que nous ; tous brûlent de se
soustraire à son joug. Une fois assurés de
notre appui, ses plus intimes serviteurs sont
prêts à le frapper: Olivier-le-Rouge , Raoul
Courtois, le bâtard d'Orbendas surtout , qui
ne lui a pas pardonné de l'avoir traité de
lâche devant dix chevaliers, et qui couche
habituellement près de lui
11. 18
a 74 l'Es FLAVT.
- — Assez, assez , dit la dame de Flavy ea
pâlissant ; je ne puis supporter l'idée d'expo-
ser ainsi votre tête et la mienne. Laissons à
la vieillesse, à la guerre le soin de nous en
délivrer.
— A la guerre ! répliqua messire Louvain ;
et la paix se signe dans huit jours à Arras ,
entre Charles et Philippe ! »
La dame de Flavy, à qui ces mots enle-
vaient sa plus grande espérance, réfléchit
quelques instants. Peut-être fut -elle tentée
de céder, mais la crainte des suites que pou-
vait avoir un coup aussi hardi finissant par
l'emporter : « iNon, non, dit- elle, ne parlons
plus d'un projet que la moindre circonstance
peut faire échouer. I\e songeons qu'à nous
garantir du danger présent. 11 faut que celte
Germaine revienne , que je fasse ma paix
avec elle et que je m'efforce de devenir son
amie,
— Je vous ai conseillé bien souvent d'en
agir de cette manière , répondit le chevalier.
Avec l'appui de (jerinaine , vous n'aviez plus
rien à craindre de son père.
— Par malheur je l'ai détestée dès le pre-
mier jour que je l'ai vue. »
Messire Louvain sourit; puis, baisant la
main de la belle châtelaine : « Ces petites ja-
lousies de femmes, répondit-il, doivent céder
à la crainte de rester exposée sans secoues
aux fureurs du monstre qui ose meurtrir ces
belles mains. Cette Germaine, si j'en crois ce
que l'on dit d'elle, n'est point une fille ordi-
naire ; elle est malheureuse d'ailleurs, n'a pas
un parent, pas un ami à qui elle puisse confier
ses peines. La mort de ce Regnaujt de Flavy
vous servait admirablement. Il fallait plaindre
ce jeune homme, il fallait le pleurer avec elle,
et vous. étiez certaine d'obtenir son affection,
sa confiance ; mais où la joindre maintenant?
— Elle ne peut s'être retirée, répondit la
dame de Flavy , que chez un bourgeois de
Compiègne, qui lui est tout dévoué et qui se
nomme Richard Paulet. Si je pouvais envoyer
276 LES FLAVY.
à ia ville une personne sûre et habile pour
m'en assurer...
— J'irai moi-même , interrompit messire
Louvain; je lui parlerai en votre nom, et je
ferai tout pour la ramener. C'est à vous en-
suite à faire le reste , à gagner son amitié.
Songez que nous n'avons pas de temps à per-
dre : la nouvelle de la paix ramènera ici mes-
sire Guillaume; alors je ne vivrai pas si je
vous laisse seule avec lui.
— S'il ne trouvait pas sa fille ici, ce serait
fait de moi! dit la dame de Flavy en frisson-
nant.
— 11 vaudrait mieux, dans ce cas, ne point
l'attendre et vous réfugier, dès demain, dans
mon château de Roche-Brune.
— Roche -Brune ne tiendrait pas deux
jours contre lui , reprit-elle , et croyez-vous
qu'il ne viendrait pas aussitôt m'y chercher?
J'irais au bout du monde qu'il m'y poursui-
vrait. Malheureuse ! s'écria-t-elle tout en lar-
mes, quel fatal mouvement de colère m'a
LES FIAVY. 277
portée à trahir ce secret, quand j'avais pro-
mis de me taire !
— Le mal est fait, dit messire Louvain , ne
songeons plus qu'à le réparer. Je vais parlir à
l'instant même, et si elle est encore à Coni-
piègne, il faut qu'elle revienne, morte ou
vive.
— Tout mon espoir est en vous! répondit
la belle châtelaine, en attachant sur lui ses
yeux mouillés de pleurs. «
Le chevalier imprima ses lèvres sur la main
qu'elle lui tendait. «Ah! dit-il, pourquoi
vous êtes-vous laissé séduire par ces grands
biens dont vous ne jouissez pas !
— Pourquoi vous ai -je connu trop lard!
dit la dame de Flavy. »
Messire Pierre, que son amour aveuglait
au point de lui faire voir dans sa belle amie
la plus intéressante victime , poussa un long
soupir et sortit.
Ayant fait aussitôt seller un cheval, il se
mit en route pour la ville , avec l'espoir de
l'jS LES FLAtY.
parvenir à toucher le cœur de la iioble fille
qu'il allait trouver. Quoiqu'il eût vu Ger-
maine rarement et qu'elle le connût à peine,
la voix publique ne lui laissait point ignorer
qu'il avait à faire à l'une de ces âmes géné-
reuses qu'il est aisé d'attendrir, et messire
Pierre espérait tout de son éloquence.
Arrivé devant la maison du jeune bour-
geois, la servante qui lui ouvrit la porte lui
apprit que Germaine et Richard venaient de
la quitter à l'instant, et, sur les questions de
messire Louvain, cette fille, à qui l'on n'avait
point dit de se taire , lui indiqua le chemin
de la porte de l'Oise comme celui qu'ils
avaient pris. Le chevalier n'hésita pas à les
suivre, et bientôt de nouvelles informations
l'engagèrent à sortir de la ville. La nuit com-
mençait à tomber; mais à peine arrivait- il
sur le pont de l'Oise qu'à la faible lumière du
crépuscule il distingua devant lui une femme
couverte d'un long voile blanc, qui marchait
d'un pas rapide , appuyée sur le bras d'uo
LES FLAVY. 2^9
jeune homme. Un moment lui suffit pour les
atteindre, et, sautant à bas de son cheval, il
l'attacha au montoir, s'approcha de Germaine,
se plaça devant elle, et, la saluant respec-
tueusement : «La dame de Flavy m'envoie,
ma noble demoiselle, lui dit-il, vous supplier
de revenir à Vertbois, où votre départ a jeté
l'alarme et le désespoir.
— Jamais , répondit Germaine , qui fit
quelques pas en avant. » Mais mes.'^ire Lou-
vain continuant à lui barrer le passage : « Au-
cun motif grave ne peut expliquer une pa-
reille résolution, reprit-il, et si vous consen-
tez à m'écouter un instant....
— Vous avez entendu la réponse à votre
message_, interrompit Richard avec fermeté;
je pense que cette dame a le droit d'aller où
bon lui semble sans que vous osiez y mettre
obstacle.
— J'ignore quel est celui qui s'enhardit
jusqu'à parler de ce ton à un chevalier! ré-
pliqua fièrement messire Louvain.
aSo LES^FLAVT.
— Un ami sous la protection duquel je me
suis mise volontairement, dit Germaine.
— Vos amis et vos protecteurs naturels ,
ma noble dame , ne sont-ils pas dans le châ-
teau de vos pères ? reprit messire Louvain
d'un air doux et persuasif, ou ne voulez-vous
point croire au désir sincère que la dame de
Flavy a de se réconcilier avec vous?
« Tant de discours sont inutiles, seigneur
chevalier, repartit Richard, qui sentait trem-
bler le bras de Germaine sous le sien. Ma-
dame vous a signifié ses intentions ; reprenez
votre chemin et laissez-nous continuer le
nôtre.
— Pas sur votre ordre au moins, répondit
messire Louvain avec colère. Puis, se retour-
nant vers Germaine ; je vous supplie, dit-il,
de m'écouter un moment , sans que cet
homme continue à troubler notre entretien.
— Cet homme vous ferait repentir de
votre audace s'il était seul avec vous , dit
Richard dont le courroux s'allumait.
LES FLAVT. "iSl
— Je VOUS prie, messire Louvain, de me
laisser en paix, dit Germaine , surmontant la
terreur que lui causait cette fatale rencontre,
ni vous, ni celle qui vous envoie n'avez le
droit de me retenir.
— Ne me refusez pas du moins un instant
d'entretien, reprit messire Pierre , bien dé-
cidé à ne point la laisser partir; je suis un
messager de paix, et quand vous saurez...
— Je sais tout, je sais tout, dit Germaine,
en se pressant avec effroi contre Richard. »
Mais le chevalier , qui insistait pour être
écouté, ayant fait alors le mouvement de
prendre sa main et de la séparer de son com-
pagnon : « Ne la touchez pas ! ne la touchez
pas! s'écria Richard du ton de la menace.
« Insolent ! dit messire Louvain à demi-
voix, en repoussant l'importun. »
Ce mot était à peine prononcé , que Ri-
chard, d'un coup de poing donné dans l'es-
tomac, envoya messire Pierre tomber à quel-
ques pas de distance.
28a LES FLAVY.
« Misérable ! s'écria le chevalier, malheur
à toi ! »
Tandis qu'il se relevait et s'armait de son
glaive, Richard, quittant aussitôt le bras de
Germaine : « Fuyez ! fuyez ! dit il ! rentrez
dans la ville! je vous suis!» Et l'éloignant
d'une main, il tirait son épée de l'autre. Mais
Germaine, bien loin de fuir, s'attachait à lui,
et repoussait de son faible bras messire Lou-
vain, qui revenait vers eux hors de lui-même.
et Richard ! messire Louvain ! criait-elle éper-
due, ayez pitié de moi! Au secours! au se-
cours ! Ne viendra-t-il pas de secours ! »
Richard, plus occupé d'elle que de repous-
ser les coups dont le chevalier voulait le
frapper sans atteindre Germaine, n'en pa-
rait pas moins les attaques avec une habileté
qui déconcertait la fureur de son adversaire.
Tout en suppliant sa malheureuse compagne
de s'échapper, il ne perdait pas de vue le fer
dont jusqu'alors messire Louvain n'avait pu
que le menacer, lorsqu'aux accents de Ger-
LES FLAVT. a 83
maine il jeta sur elle un regard rapide. Mes-
sire Pierre saisit cet instant, s'élance et lui
traverse le cœur d'un coup terrible.
c Germaine ! » s'écria Richard en tom-
bant. Et ce mot fut le seul que la mort lui
laissa prononcer. A cette vue , Germaine ,
qui venait de se précipiter entre eux, poussa
un cri perçant et perdit connaissance.
Tout ce qu'on vient de lire s'était passé
comme on l'imagine avec la rapidité de l'é-
clair. Messire Louvain , sans s'arrêter au
soin de rappeler à la vie la malheureuse fille
de messire Guillaume, ne perdit pas un in-
stant pour la plact^r avec lui sur son cheval,
et, chargé de ce triste fardeau, il se hâta de
regagner Vertbois sans rentrer dans la ville.
CHAPITRE XVIII.
Hélas ! à des lois infinies
L'univers marche résigné ;
Il est d'étranges harmonies,
Tout a son poste désigné.
Au printemps des chants et des fêtes,
Des zéphirs à la jeune fleur,
Au sombre océan les tempêtes,
Au cœur de l'honome la douleur.
ËuiLE Deschamps.
Messire Pierre venait à peine de repasser
le pont de l'Oise quand Daniel , qui ame-
nait les chevaux, arriva sur le lieu de cette
triste scène. Tout pressé qu'il était de gagner
l'endroit du rendez -vous, à la vue d'un
homme étendu sur la terre , que lés rayons
^ LES FLAVY. 285
de la lune éclairaient d'une lugubre lueur ,
il s'arrêta en frissonnant, descendit de che-
val et s'approcha. Que devint-il, juste ciel !
quand il reconnut Richard? Le désespoir,
l'horreur lui ravirent quelques instants l'u-
sage de ses sens et de sa raison ! « Mort ! mort ! »
s'écriait-ii d'une voix étouffée par le déses-
poir, en jetant sur ce corps immobile des
yeux égarés. Mais un léger espoir le soute-
nant encore, il appela cent fois l'infortuné
jeune homme , lui demandant un mol , un
seul mot , s'efforça d'arrêter le sang qui cou-
lait de sa blessure; puis enGn, posant sa
main sur un cœur qui ne battait plus, il
poussa des cris déchirants , et tomba sur ce
cadavre qu'il tenait fortement dans ses bras.
Quelques paysans qui revenaient du tra-
vail le rappelèrent à la vie; ils parvinrent à le
séparer du corps de Richard qu'ils rappor-
tèrent à Compiègne. Daniel suivit dans un
état qui tenait de la démence. « Non , non ,
criait-il, il n'est par mort ! il est impossible
fi86 LES FLAVY.
qu'il soit mort ! » Mais alors si, malgré Jes
efforts desbraves gens qui portaient Richard, il
parvenait à toucher de nouveau ces membres
raides et glacés, l'affreuse vérité lui ravissait
la parole et le faisait éclater en sanglots.
Sa douleur se serait accrue, si la chose eût
été possible , lorsqu'arrivé dans cette salle
où, moins de deux heures auparavant, Ri-
chard avait serré sa main pour la dernière
fois, il devint témoin de la douleur de dame
Marguerite et surtout de la douleur de Geor-
gelte. Le long évanouissement qui arracha
la malheureuse jeune fille à son désespoir
fit trembler pour ses jours, et Daniel, qui
avait toujours aimé celte pauvre enfant, non-
seulement joignit ses soins à ceux que l'on
prenait pour la rendre à la vie, mais il con-
sentit à ne plus la quitter. Sur la prière de
dame Marguerite il s'établit dans la maison
de deuil où tout se trouvait en harmonie
avec le triste état de son âme. Il mêlait ses
larmes à celles de Georgette ; sans cesse il
LES FLAVY. ^287
parlait avec elle de l'être chéri que la mort
arracltait à leur tendresse, a C'est avec toi
que je veux le pleurer, Georgelte, lui disait-il,
tu l'aimais^ toi, tu l'aimais, ce bon, ce noble
Richard ! Ah I si l'enfer ne s'en fût pas mêlé
pour renverser toutes mes espérances, tu
serais aujourd'hui sa femme; il vivrait, il
vivrait encore !
— Je n'attendais pas du ciel un pareil bon-
heur , répondait Georgette en sanglotant ;
je me disais bien qu'il était trop beau , trop
savant, trop brave pour aimer une simple
fille comme moi , pour ne pas porter ses
vœux plus haut. »
Daniel poussa un gémissement.
« Mais je le voyais tous les jours ; j'habi-
tais la maison qu'il habitait ; tous les soirs
en me quittant il me disait: A demain, Geor-
gette ; ce mot suffisait pour me consoler
d'avoir souvent passé la journée entière à
l'attendre, et quand il me répétait de sa
douce voix que j'étais sa sœur, sa meilleure
288 LES FLAVY.
amie , Dieu sait que je me contentais de ce
bonheur-là ! Il est donc vrai que je ne l'en-
tendrai plus cette voix ! Il est donc vrai que
Richard est mort! >, s ecriait-eile en fondant
en pleurs, et Daniel se plaisait à voir son
pauvre ami regretté ainsi.
Toutefois , par une sorte de respect reli-
gieux pour la volonté de celui qui n'était
plus, il s'abstint d'apprendre à !a jeune fille
que Richard était mort en accompagnant
Germaine de Flavy , et le secret qui venait
de se renfermer dans la tombe lui paraissant
sacré, il n'ajouta point cette douleur à la
douleur de la pauvre enfant. Quant aux
questions que lui adressait Georgette pour
apprendre quelle exécrable main avait frappé
Richard^ Daniel ne pouvait y répondre; car
il lui était impossible de s'expliquer à lui-
même cet affreux événement. Ignorant ce
qu'était devenue Germaine , cherchant en
vain à deviner comment elle avait été séparée
de son guide , ce mystère sanglant restait
LES PLAVY. 289
couvert pour lui d'un voile impénétrable.
La mort du jeune bourgeois excita dans la
ville une affliction si vive que le gouverneur
donna des ordres pour en faire découvrir
l'auteur; mais à cette époque où chacun se
faisait justice soi-même , la justice légale usait
trop rarement du peu de moyens que lui
laissait le malheureux état de la France pour
intervenir avec succès dans une affaire de
ce genre et qii'on pût espérer quelque chose
de ses recherches, en sorte que le meurtrier
devait rester longtemps inconnu.
Les habitants de Compiègne ne se conten-
tèrent point de pleurer Richard; ils voulu-
rent rendre aux restes de leur ami , de leur
brave défenseur , des honneurs rarement
accordés alors à la bourgeoisie. Les notables
reçurent l'offrande des riches et des pauvres
pour élever à leur jeune collègue une tombe
magnifique, sur laquelle devaient être in-
scrits ces mots : Compiègne à Richard Paulet,
Toute la ville suivit le cercueil, qui fut porté
a. 19
390 LES FL<VVY.
à l'église Saiat-Antoine , où maître Joseph
prononça une courte oraison funèbre , que
ses pleurs interrompirent souvent. « Son
bras a toujours défendu le faible et l'opprimé,
dit-il ; son cœur était ouvert à tous ceux
qui soufifraient, et sa fortune était celle de
tous les malheureux. Dieu lui tiendra compte
du bien qu'il a fait à ses semblables ; il n'a
vécu que trente ans, mais sa noble vie assure
son bonheur dans l'éternité. »
Les assistants fondaient en larmes. Daniel,
agenouillé dans un coin de l'église, était l'ob-
jet de la pitié de tous; néanmoins, l'affliction
générale et les honneurs que l'on rendait à
celui qu'il avait tant aimé adoucissaient un
peu la douleur du pauvre homme et la ren-
daient moins amère.
L'innocente cause de cette douleur ne
pouvait point, hélas! la partager. Germaine,
rapportée par messire Louvain, était rentrée
dans Vertbois sans avoir repris sa connais-
sance, et une fièvre violente , un délire af-
LES FtAVY. 291
freux avaient succédé à sou long évanouisse-
ment. Elle appelait Richard d'une voix dé-
chirante, elle appelait aussi Reguault; raais
dans le désordre de ses idées, c'était messire
Guillaume qu'elle accusait de les avoir tués
tous deux, et le bonheur de messire Louvain
voulait qu'elle n'eût pas encore une fois pro-
noncé son nom.
En dépit de l'effroi qu'inspiraient à la châ-
telaine les discours sans suite de la noble
fille, et de ses efforts pour qu'ils ne fussent
entendus que d'elle , il lui devint bientôt im-
possible de soustraire Germaine à la vue des
serviteurs du château. Dès que la nouvelle
d'un danger imminent se fut répandue , l'a-
mour que ces braves gens portaient à leur
jeune maîtresse les rendit sourds aux prières
comme aux ordres de la dame de Flavy. Tous
voulaient entourer, tous voulaient soigner la
bienfaisante créature qu'ils étaient menacés
de perdre. La vieille Marthe, qui s'était éta-
blie dans la chambre de la mourante, qu'elle
aga les flavy.
ne quittait pas un instant, acceptait les se-
cours des plus habiles, et ne refusait point
aux autres la triste consolation de voir une
dernière fois leur protectrice, qui ne les re-
connaissait plus.
Le médecin de Gorapiègne que Marthe
avait fait appeler aussitôt, touché de la jeu-
nesse et de la beauté de celle que tant de re-
grets allaient accompagner dans la tombe,
passait des journées et des nuits entières à
Vertbois, tout en déclarant qu'il n'espérait
rien de ses soins et que chaque heure pou-
vait être la dernière heure de Germaine. Ce
fut par lui que l'on apprit dans la ville le dan-
ger qui menaçait la fille du sire de Flavy ;
aussitôt une immense quantité d'habitants de
Compiègne coururent aux portes du château,
et quoique l'entrée leur fût refusée, leur
foule se renouvelait sans cesse, demandant à
grands cris des" nouvelles de la malade.
La dame de Flavy témoignait la même
anxiété sur l'état de sa belle-fille; dans le
LES FLAVT. 293
tourment d'esprit qui l'agitait, il ne se pas-
sait point une heure sans qu'elle envoyât ou
qu'elle allât elle-même savoir aussi des nou-
velles de la malade. Toutefois un intérêt bien
contraire à celui de ces bonnes gens la faisait
agir, puisque son plus grand désir était de
voir la mort se hâter; la mort, en satisfai-
sant sa haine, la délivrait de toutes ses crain-
tes , et non-seulemenl alors elle tremblait
pour elle, mais elle redoutait pour messire
Louvain , dont le manoir était voisin de Com-
piègne, la vengeance qui serait tirée du meur-
tre de Richard si Germaine nommait le meur-
trier. Messire Louvain lui-même, témoin des
malédictions dont on accablait sans le con-
naître celui qui avait pu frapper le jeune no-
table, n'en était pas à se repentir d'avoir ra-
mené à Verlbois la fille de messire Guillau tne.
Bien qu'il n'eût pas l'âme assez noire pour
. avoir songé d'abord à s'assurer la paix en se
délivrant de Germaine , il n'en désirait pas
moins vivement alors , que la tombe ensevelît
294 LES FLAVY.
proniplement le secret de la belle châtelaine
et le sien.
Le sort néanmoins s'obslinait à refuser à
tous deux l'atroce satisfaction qu'ils lui de-
mandaient. Depuis huit jours Germaine, grâce
à sa jeunesse et aux soins qui lui étaient pro-
digués , luttait contre un état de faiblesse
approchant de l'agonie, dont l'infortunée ne
.sortait que pour retomber dans les accès d'une
fièvre délirante. Maître Joseph était accouru
l'un des premiers près de ce lit de douleur ,
où celle qu'il avait vu naître vingt ans aupa-
ravant, à la joie d'une nombreuse famille,
allait rendre le derniersoupir, éloignée de tous
les siens. Aux discours sanssuite que Germaine
tenait dans son délire , il ne douta pas que
l'assassin de Richard ne fût connu d'elle; mais
en vain aurait-il cherché à tirer quelque lu-
mière des mots confus échappés à l'égarement,
et que Germaine accompagnait de cris et de
larmes.
Emu de tendresse et de pitié, le bon prêtre
LES FLAVY. 296
conjurait l'infortunée de reconnaître son vieux
ami , la nommait des noms les plus doux , lui
parlait au nom de la sœur qu'elle appelait sans
cesse dans son délire ; mais Germaine n'en-
tendait rien , ne voyait rien que les effrayants
fantômes qui assiégeaient son esprit troublé.
Elle jetait autour d'elle des regards égarés ,
demandait du secours avec des accents qui
déchiraient l'âme, parlait de sang, de mort,
et se tordait les mains de désespoir. Ne pou-
vant réussir à la calmer, maître Joseph se
jetait à genoux près d'elle, implorant Dieu
pour cet enfant de son cœur , et si parfois alors
la fièvre venait à céder, Germaine , sans recon-
naître la voix qui priait pour elle , y répondait
de sa faible voix par des prières.
CHAPITKE XIX.
Mon front," que la pâleur efface.
Ne conserve plus que la trace
De la foudre qui l'a frappé.
Lajiàktine, MédUationt.
Bien loin, comme on l'imagine, de faire
instruire messire Guillaume du danger de sa
fille, la dame de Flavy ne redoutait rien tant
qu'un message de lui , et chaque heure qui
s'écoulait lui semblait une heure de grâce.
Un matin que ses tristes pressentiments la
tourmentaient plus que de coutume, elle était
LES FLAVY. 297
seule dans sa chambre. Cachée derrière un
rideau, ses yeux se portaient avec autant de
dépit que de colère sur la foule qui se pres-
sait autour des murs , attendant la sortie du
médecin, lorsque messire Louvain entra chez
elle. Rappelé à Roche-Brune par une affaire
pressante , il venait prendre congé d'elle ,
promettant de reveni^à Vertbois le soir même.
« Quoi ! s'écria-t-èlle avec effroi, vous m'a-
bandonnez dans un pareil moment? Vous me
quittez, Pierre ! vous me quittez !
— Pour quelques heures seulement ; je
serai de retour avant la nuit.
— Mais pourquoi partir? reprit-elle; pour-
quoi nous séparer lorsque tant de dangers
nous menacent tous deux?
— Que pouvons-nous craindre? répondit
messire Louvain; le médecin vient de me
dire que, depuis hier soir, elle était sans
pouls, sans mouvement, et ne prononçait plus
f une parole.
— Eh bien! donc, attendez; attendez du
298 LES FLAVT.
moins quelques heures. Il se peut qu'alors
nous soyons tout-à-fait tranquilles, que je
puisse enfin dire à ces misérables, dont la vue
me fatigue et m'irrite tous les jours , que
leur bien- aimée châtelaine n'est plus de ce
monde. »
Tout en parlant ainsi , elle attachait des
regards furieux sur les malheureux habitants
de Vertbois et de Compiègne qui remplis-
saient l'avenue, lorsqu'elle aperçut une troupe
de cavaliers'qui prenait le chemin du château.
« Pierre ! s'écria-t-elle en pâlissant , regar-
dez ! regardez! Fasse le ciel que ce ne soit
pas mon mari lui-même qui revient chez lui ! »
Messire Louvain s'approcha de la fenêtre
et reconnut en effet le brillant cortège dont
se faisait toujours accompagner le haut et
puissant seigneur de Vertbois.
« C'est lui, dit-il, non sans être un peu
troublé à son tour.
— Que faire! que devenir! s'écria la châte-
laine hors d'elie-mème.
LES FI.A.VT. 399
— Il faut surtout garder sa tète et son
sang-froid, dit le chevalier qui s'était remis
aussitôt. Il ne sait rien, après tout, et votre
trouble seul pourrait lui donner des soup-
çons.
— Mais partez du moins avant qu'il vous
trouve ici; partez par la petite porte du pour-
pris dont vous avez la clef.
— Pourquoi donc? répliqua messire Pierre;
ce serait vous perdre que d'agir avec mystère.
Le sire de Flavy n'a-t-il pas déjà plus d'une
fois reçu ma visite? Peut-il s'étonner que je
vienne en bon voisin m'informer de l'état de
sa fille, surtout quand le château de Vertbois
renferme deux ou trois autres amis? Je ne
veux partir, au contraire, qu'après l'avoir vu ;
ma présence vous donnera du courage dans
ce premier moment.
— Et j'en ai besoin, dit la dame de Flavy,
dont tout le corps tremblait d'une manière
effrayante.
300 LES FlàVT.
— Calmez-vous, ma belle, ma noble amie,
reprit messire Louvain en couvrant de bai-
ser ses mains de la châtelaine. Je voudrais
que vous fussiez en état d'aller le recevoir
dans les cours. Faites qu'il vous voie la pre-
mière; attendrissez-vous sur le malheur qui
l'attend —
— Êtes-vous sûr qu'elle ne parle plus? in-
terrompit la dame de Flavy.
— J'en suis certain. Peut-être n'est-il plus
temps qu'il assiste au dernier soupir de sa
fille.
— Ah 1 s'il en était ainsi ! dit-elle en levant
les yeux au ciel.
— Agissez dans cette croyance. Abordez
cet homme odieux sans témoigner aucune
crainte; flattez sa douleur; quelque chose
qu'il dise ou qu'il fasse dans son désespoir,
approuvez tout. Soumettez-vous enfin : vous
n'avez pas voulu frapper le tigre; apprenez
à feindre avec lui. »
LESFLAVY. 3oi
Messire Louvain , tout épris qu'il était de
la belle châtelaine , n'ignorait point qu'elle
était loin d'avoir reçu en partage la patience
et la douceur; il craignait surtout pour elle
ce caractère impérieux, si propre à exciter
les violences de messire Guillaume , et cette
crainte dictait des conseils que la dame de
Flavy lui promit de suivre.
L'objet de sa terreur approchait ; elle s'ef-
força de reprendre du calme. Suivie de celui
dont l'amour et le courage la soutenaient un
peu, elle descendit dans la première cour, au
moment où l'on ouvrait la grande porte pour
le sire de Flavy.
Messire Guillaume , déjà instruit de son
malheur par les gens de Compiègne qu'il ve-
nait de voir, sauta précipitamment à bas de
son cheval, et^ sans paraître même remar-
quer sa femme qui s'avançait vers lui, s'écria
d'une voix désespérée : «Où est-elle? où est-
elle? Que je voie ma fdle ! » Un geste alors
3o2 LES FtAVt.
ayant suffi pour l'instruire, il s'élança vers la
tour avec une rapidité telle qu'on eût vaine-
ment essayé d'accompagner ses pas.
Un pareil accueil était si peu propre à ras-
surer la châtelaine que , ses jambes ployant
sous elle, elle fut obligée de s'appuyer sur le
bras de messire Louvain. Bien loin que celui-
ci pût la décider à suivre messire Guillaume,
elle exigea de lui qu'il partît à l'instant même
pour Roche-Brune , afin de ne point ajouter
à ses dangers par sa présence. Le chevalier,
au désespoir de l'abandonner ainsi, combattit
vainement son eflVoi, et fut enfin contraint de
céder à ses prières, non sans avoir obtenu la
parole qu'il recevrait d'elle un message dans
la journée même.
Cependant le sire de Flavy était arrivé près
de sa fille, et le calme sinistre qui régnait
dans cette chambre , où le jour paraissait à
peine, l'avait fait tressaillir de crainte. Marthe,
maître Joseph et deux ou trois femmes en
LES FLAVY. 3o3
touraient en silence le lit de la mourante,
dont on n'entendait plus même la pénible^^et
faible respiralion. Il s'approcha de ce lit sur
lequel Germaine, les yeux fermés, le visage
couvert d'une pâleur livide , était étendue
sans mouvement. «Vit-elle encore?» deman-
da-t-il en frémissant. Un signe affîrmatif du
bon prêtre ayant allégé le poids affreux qui
oppressait sa poitrine, il prit la main de sa
fille, et la serrant dans les siennes :
«Reconnais-moi, Germaine , dit-il d'une
voix altérée par la douleur, reconnais ton
père. »
A ces mots Germaine se souleva, retira sa
main avec force. «Mon père! dit-elle en ou-
vrant ses grands yeux égarés, mon père! tout
couvert du sang de Regnault! du sang de Ri-
chard ! 11 vient donc pour me faire enterrer
avec eux? Eh bien! me voilà, me voilà! » Et
se plaçant comme dans un linceul, elle laissa
retomber sa tête.
3o4 LtS FLAVY.
a Que dit-elle ? mon Dieu ! s'écria le sire
de Flavy.
— Dans le délire qui ne l'a point quittée ,
répondit maître Joseph , elle n'a cessé de par-
ler de la mort de son cousin.
— Qui de vous l'en a instruite? dit messire
Guillaume, les yeux étincelants de colère.
— Hélas ! répliqua la vieille Marthe en pleu-
rant , tout le monde ici l'ignorait ; ses discours
seuls m'apprennent que je ne reverrai jamais
celui que j'ai nourri de mon lait!
— Misérable femme! s'écria messire Guil-
laume se parlant à lui-même , elle paiera cher
son indiscrétion!» Puis se penchant de nou-
veau vers sa fille : « Tu ne peux me punir d'a-
voir voulu te venger, ma Germaine, « reprit-il >
et maître Joseph vit une larme sillonner ce
farouche visage « Tu pardonneras à ton père,
à ton père qui t'a toujours chérie. »
Mais il semblait que l'infortunée ne pût
supporter le tourment d'entendre la voix qu
lui parlait. Se relevant avec véhémence :
LES FLAVY. 3o5
« Sortez, dit-elle, sortez tous, je souffrirai
moins seule ! ne laissez'entrer que Marie. Ma-
rie! tu viendras, n'est-il pas vrai? tu m'amè-
neras ton fils? cela me fera tant de bien! Ap-
proche , approche, ma pauvre sœur; donne-
moi ce cher enfant, que je l'embrasse! Ah!
comme je vais l'aimer ! comme je veux qu'il
m'aime ! Tu ne seras pas jalouse , Marie ? Mais
non, reprit-elle avec effroi, cache-le, ca-
che- le , ils le tueront ! Sauvez-vous tous deux,
bien loin! bien loin! » Et son agitation devint
telle que son visage, tout à l'heure si pâle, se
couvrit d'une rougeur ardente , et ses yeux
étincelèrent.
« Sainte Vierge ! dit Marthe , voilà la fièvre
qui la reprend.
— Pourquoi le médecin n'est-il pas ici?
cria messire Guillaume avec colère.
— Il sort à l'instant et ne tardera pas à re-
venir , répondit maître Joseph.
— Il faut en appeler plusieurs, ceux de
Yerberie , de Noyon , tous enfin. Mort à celui
II. 20
5o6 LES PLAVY.
qui refuserait de venir! qui refuserait de lui
porter secours ! »
En parlant ainsi messire Guillaume se rap-
prochant de Germaine, qui venait de tomber
dans un état convulsif : « Ma fille ! s'écria-t-il,
ne meurs pas! ne meurs pas, Germaine! » Et
ne pouvant plus supporter ce cruel spectacle,
il sortit précipitamment pour faire chercher
des médecins.
Comme il traversait une galerie qui con-
duisait de la tour à son appartement, le mal-
heur voulut qu'il renconUât la dame de Flavy
que son inquiétude sur ce qui pouvait se pas-
ser chez Germaine amenait sans cesse de ce
côté. Il courut vers elle , et saisissant le bras
de la malheureuse femme qu'il serra de toute
la force de son poignet : a Priez Dieu qu'elle
vive, lui dit-il avec un accent terrible; si je
la perds , malheur à vous ! » Et il passa.
La châtelaine, sunnon tant l'affreuse douleur
que lui faisait encore éprouver cette étreinte,
se hâta de regagner sa chambre. Elle fit aus-
LES FLAVY. 3o7
sitôt venir une de ses femmes qui possédait
toute sa confiance. «Cours après messire Lou-
vain, lui dit-elle, cours jusqu'à Pioche-Brune
s'il le faut, et dis-lui qu'à la nuit tombante
je l'attends à la petite porte du pourpris. »
CHAPITRE XX.
Ce n'est plus cet amour de myrtes couronaé ;
De poignards, de poisons, il marche environné.
Thomas.
La nuit était sombre et pluvieuse; deux
heures sonnaient à l'horloge de Compiègne
lorsqu'une fenêtre basse du château de Vert-
bois s'ouvrit sans bruit pour donner passage
à trois personnes qui, d'un pas rapide, ga-
gnèrent la petite porte de l'enclos. De ces
trois personnes , la dame de Flavy marchait
la première , appuyant son bras tremblant
sur le bras de messire Pierre Louvain ;
l'homme qui les suivait était le bâtard d'Or-
LES FLAVY. SOQ
bendas qui , la veîtle au soir, ainsi qu'il fai-
sait toujours lorsqu'il accompagnait son maî-
tre , avait placé son lit dans la salle qui
précédait la chambre à coucher du sire de
Flavy. Arrivés à la petite porte , ils y trou-
vèrent un serviteur de messire Pierre et des
chevaux. Sans perdre un instant, sans pro-
noncer une parole, tous trois montèrent à
cheval avec la plus grande précipitation et
partirent au grand galop.
Le lendemain , la matinée étant déjà fort
avancée , et les gens de messire Guillaume
ne le voyant point paraître sans que personne
l'eût vu sortir, un d'eux se hasarda à monter
chez son maître ; mais à peine entré dans la
chambre, cet homme recula d'horreur de-
vant l'afifreux spectacle qui s'offrit alors ù ses
yeux. Un long ruisseau de sang s'échappait
du lit sur lequel le sire de Flavy était étendu,
percé de plusieurs coups de poignard, dont
un lui traversait le cœur. Son épée, que la
veille au soir on lui avait vu poser près de
3lO LBSFLAVY.
lui , se trouvait encore à la même place, et
tout indiquait que les assassins avaient fait
passer le brave du sommeil à la mort sans
lui laisser le temps de se défendre.
Un coup aussi hardi n'expliquait que trop
la fuite de la dame de Flavy et celle du bâ-
tard d'Orbendas. Aussi maître Joseph , à
défaut de parents ou d'amis du défunt, se
chargea-t-il d'instruire Charles, Hector et
Raoul de Flavy du crime qui leur enlevait
un frère, afin qu'ils pussent en poursuivre
les auteurs ^. Ce fut lui de même qui se
chargea du soin de faire rendre les honneurs
(1) Sur l'ordre du roi et du parlement la vicomtesse d'Arsy fut
longtemps retenue prisonnière. Toutefois, d'après sa déclaration
faite devant le roi et son conseil que Guillaume de Flavy l'avait
accablée de rudesse et de mauvais traitements, elle obtint sa grâce,
et toutes ses seigneuries lui furent rendues. Mais pour parvenir à
cela, ajoute Mathieu de Coucy, il lui en coitsla grande chevance
et beaucoup d'argent. Quant à messire Louvain , plus de quinze
ans après, dans la ville de Bordeaux , il fut attaqué ^ fr-appé et mis
en grand péril de mort par les serviteurs de Charles , Hector et
Raoul de Flavy.
LE8 FLAVY. 3l 1
funèbres au chef de la noble famille, et
messire Guillaume alla reposer près de la
malheureuse mère de Marie, dont il avait
abrégé les jours, et dont la vicomtesse d'Arsy
avait pris la place.
Le jour que la terre reçut le cadavre de
celui qui lui en avait envoyé tant d'autres,
aucune larme ne coula sur cette nouvelle
tombe} aucune prière, si ce n'est celle de
maître Joseph ^ ne s'éleva Vers Dieu pour
obtenir qu'il étendît sa miséricorde sur
l'homme qui n'avait jamais fait grâce. La
mort sanglante du sire de Flavy parut à tous
une justice céleste. Les habitants de Gom-
piègne et de Vertbois se le persuadèrent
d'autant mieux que la même nuit qui vit
mourir messire Guillaume vit renaître à
l'existence celle pour qui le pauvre priait.
Une heureuse crise , que le médecin n'a-
vait osé espérer, vint rendre à Germaine la
vie et la raison. Elle reconnut tous ceux qui
l'entouraient, tendit la main à maître Joseph,
3 1 2 LES FLAVY.
et d'une voix tremblante qu'on entendait à
peine :
« Richard, dit-elle, Richard est-il mort ? »
Il fallut la tromper alors ; maître Joseph ,
espérant bien que Dieu lui pardonnerait ce
mensonge, lui fit croire que le jeune bour-
geois n'avait point succombé à sa blessure,
mais qu'il se rétablissait lentement. Bientôt
Germaine voulut au moins voir Daniel, voir
Georgette ; elle priait sans cesse le bon
prêtre d'aller chercher, d'amener près d'elle
un de ceux qui soignaient Richard, et pen-
dant deux semaines qu'elle passa dans un
état de faiblesse qui pouvait faire craindre
une rechute, maître Joseph fut contraint
d'employer mille ruses pour se dispenser de
satisfaire ses désirs. Ignorant d'ailleurs que
messire Guillaume fût revenu à Vertbois , elle
ne prononça pas une fois le nom de son
père.
Dès'qu'elle eut repris assez de force pour
confier à son vieux ami les souffrances qui
LES FLAVY. 3l3
l'avaient conduite aux portes du tombeau ,
maître Joseph apprit la mort de Regnault ,
le nom du meurtrier, et le nom du meur-
trier de Richard. L'infortunée, qui lui ouvrait
son cœur tout entier, ne lui cacha plus ce
qu'avait été pour elle l'époux qu'elle avait
donné à sa sœur ; il sut quel bonheur elle
s'était promis tant qu'elle avait vu dans Re-
gnault son fiancé et quelle peine amère
avait succédé à ces douces espérances. Tan-
dis que d'une voix déchirante Germaine dé-
roulait aux regards du bon prêtre ce long
tissu de douleur, il attachait des yeux hu-
mides de larmes sur le pâle et beau visage
où se peignait une âme si belle, et deman-
dait tout bas à Dieu le prix de tant de vertus
et de tant d'infortunes.
Bientôt, cependant, il devint impossible
de cacher davantage à Germaine qu'elle
était orpheline , et que son père avait suc-
combé sous les coups d'un assassin. Cette
fin terrible de messire Guillaume arracha le
3l4 LÉi^AV*.
pardon du cœur de sa flialheurétise fille ; elle
devait aussi sans doute attirei" sur lui là mi-
séricorde de Died, et Germaine pria et fit prier
dans toutes les églises de Conipiègne pour
1 anie de cet homme cruel tjui l'&'i'Éiit aimée;
mais sa douleur fut loin d'approcher de celle
qu'elle éprouva lorsqu'il fallut enfin lui ap-
prendre que Richard avait cessé de vivre.
Quelque soin que prit maître Joseph d'a-
doucir pour elle ce dernier coup, elle faillit
y succomber, et l'on trembla de la voir re-
tomber dans l'affreux état dont elle était à
peine sortie. Richard mort, mort en la pro-
tégeant, devenait un objet de regrets si cui-
sants, si cruels, que chaque jour semblait
accroître son désespoir. Elle ne pouvait le
nommer, elle ne pouvait penser à lui sans
verser des larmes dont l'amertume était dé-
chirante. « Ah ! mon bon, mon pauvre Ri-
chard! s'écriait-elle, pourquoi ne suis-je pas
morte moi-même avant d'aller te chercher
pour te conduire dans la tombe ! C'est moi,
LES FLAVY. 3 1 5
c'est moi qui l'ai tué ! » Et maître Joseph ,
qui s'efforçait en vain d'arracher cette hor-
rible persuasion de l'esprit de Germaine ,
se disait, désespéré lui-même: « C'esi donc
pour Richard qu'elle mourra! »
Un jour, après être restée longtemps plon-
gée dans un morne silence, elle dit au bon
prêtre : « Un seul désir pourrait encore
m'être permis; mais mon malheur ne voudra
pas qu'il soit jamais exaucé. Je voudrais voir
Daniel.
— Pourquoi , ma chère enfant? demanda
maître Joseph.
— Pour qu'il me pardonne ! répondit Ger-
maine en fondant en pleurs; il aimait tant
llichard! Ah! si Daniel consentait à me voir,
à me pardonner, quel bien cela me ferait! »
Maître Joseph lui offrit de faire quelques
tentatives pour lui procurer cette consolation ,
et Germaine ayant répondu à son offre par
un doux et triste sourire, il partit aussitôt
pour Compiègne. Comme il avait été plus
3l6 LES FIAVY.
d'une fois témoin du désespoir de Daniel ,
il tremblait aussi que le petit sorcier ne con-
sentît point à venir trouver l'infortunée qui
implorait sa présence et que la démarche qu'il
allait faire, n'obtenant pas de succès, n'ajoutât
encore à la douleur de Germaine.
Cette crainte tourmentait vivement son
esprit lorsqu'il arriva devant la maison de dame
Marguerite. Les fenêtres qui donnaient sur
la rue étaient fermées avec soin, et le plus
grand silence régnait dans cette demeure que
le maître n'habitait plus. Le vieux prêtre, après
avoir longtemps frappé inutilement à la porte,
questionna quelques gens du voisinage, et il
apprit que dame Marguerite , dans l'espoir
de distraire Georgette d'une douleur que rien
ne pouvait calmer, avait quitté Compiègne
pour aller habiter Paris. La tante et la nièce
s'étaient mises en route la veille, et Daniel n'a-
vait pas hésité à suivre celle qui pleurait Ri-
chard.
• Germaine en apprenant ce départ poussa
LES FLAVY, 3l7
un long soupir, puis elle baissa tristement la
tête , et de grosses larmes tombèrent sur ses
mains jointes.
« J'irai donc sur sa tombe , dit-elle enfin
d'une voix douloureuse ; ne consentirez-vous
pas à m'y conduire , mon père , à m'y con-
duire demain ? » ajouta-t-elle en attachant
sur le vieillard des regards suppliants.
C'est en vain que maître Joseph lui repré-
senta qu'elle n'aurait point assez de force pour
arriver à Compiègne, et que le snectacle
qu'elle allait chercher ajouterait à ses peines;
il la vit si fermement résolue à remplir ce
pieux devoir sans retard qu'il ne voulut lais-
ser à aucun autre que lui le triste soin de l'ac-
compagner.
Le soleil était à peine levé le jour suivant
en effet que Germaine, appuyée sur le bras
du bon prêtre , suivait le chemin de la forêt
qui conduisait à la ville. Ses jambes encore
faibles et tremblantes pouvaient à peine la
soutenir ; néanmoins elle fit toute la route
3l8 LES PLAVY.
sans vouloir s'arrêter un moment , et l'aspect
d'un des plus beaux jours du printemps , la
vue de ces vieux arbres qui avaient abrité
son enfance , rien ne put la distraire de la re-
ligieuse pensée qui occupait son âme.
En entrant dans cette vaste église , entière-
ment déserte alors , elle se souvint du temp$
où chaque dimanche Richard venait y prier
près d'elle et près de Marie; elle reconnut la
place où l'infortuné jeune homme s'agenouiU
lait, élevant vers Dieu son cœur si noble et
si pur , et ses yeux s'arrêtèrent longtemps sur
celte place vide.
Maître Joseph la conduisit devant la tombe
et s'éloigna de quelques pas pour lui laisser
la liberté de se livrer à toute sa douleur. Alors
Germaine, tombant à genoux sur la pierre,
joignit les mains avec un sentiment de res-
pect et de tendresse que les mots ne sauraient
rendre. « Richard , dit-elle , du haut du ciel
que ta belle âme habite sans doute , ne re-
pousse pas ma prière ! ae repousse pas la mal-
LES FI^A^VY, 3 19
heureuse femme que tu as longtemps chérie!
Pardonne-moi, Richard! pardonne-moi d'a-
voir causé ta mort ! » Les sanglots les plus dou-
loureux l'empêchèrent bientôt de poursuivre ;
mais elle n'en restait pas moins prosternée de--
vant ces restesmuets qu'elle iraploraitde cœur,
dans une angoisse indicible. Ses yeux élevés
vers le ciel semblaient y chercher les yeux
de celui qui n'était plus pour y lire son par-
don. Bientôt l'image du jeune milicien lui ap-
parut, telle qu'elle était si vivement empreinte
dans son imagination ; l'objet de ses larmes la
contemplait comme au temps, déjà loin,
hélas! où, trop heureux de vivre près d'elle,
de l'adorer en secret , il avait été son soutien,
son ami , son frère. Alors le souvenir de ces
regards d'amour que l'infortuné avait si sou-
vent jetés sur elle lui devint présent au point
qu'elle ne put se représenter longtemps le
noble et beau visage de Richard sans le voir
encore lui sourire.
Cette heureuse illusion parvint à porter
320 LES FLAVT.
dans 1 ame de Germaine un sentiment conso-
lateur ; il lui sembla qu'un poids affreux ces-
sait de l'oppresser , et des larmes de regrets,
de tendresse , de reconnaissance coulèrent
plus doucement de ses yeux. Elle pria long-
temps, et lorsqu'elle se leva pour rejoindre
son vieux ami : « Je reviendrai, Richard, dit-
elle en posant sa belle main sur la tombe ;
jusqu'à mon dernier jour, s'il est éloigné , je
reviendrai souvent ! »
CHAPITRE XXI.
L'amour relient l'iiumble colombe ;
Il faut prier sur une tombe,
Il faut veiller sur un berceau.
Victor Hcco, Odes.
CONCLUSION.
Abattue par tant de douleurs, la jeune
châtelaine de Vertbois, l'héritière des grands
biens de messire Guillaume, n'offrait plus que
la belle ombre de ce qu'elle était naguère.
Une pâleur mortelle ne quittait plus son
front, et le feu de ses grands yeux noirs sem-
blait s'être éteint dans les pleurs. Souvent
on la voyait passer des heures entières en si-
11. 21
022 LES FLAVY.
lence, plongée dans une sombre rêverie;
souvent aussi elle parcourait à pas lents les
vasles salles du château où tout retraçait à sa
mémoire les scènes de son enfance, où tout
lui rappelait celte famille si nombreuse et si
chère, dont les uns avaient cessé de vivre,
dont les autres vivaient loin d'elle. Elle se
traînait.jusqu'à la chapelle ; elle s'agenouil-
lait à la place où Regnault et Marie avaient
reçu la bénédiction nuptiale; elle les revoyait
tous deuXj elle revoyait Richard; puis, je-
tant autour d'elle des regards de désespoir,
elle s'écriait : a Aujourd'hui, seule! seule! »
De toutes les peines qui affligeaient le cœur
de Germaine , en effet , l'isolement était
peut-être la plus cruelle et celle de tous les
moments ; car ce cœur n'avait battu jus-
qu'alors que pour aimer. Aussi la présence
de maître Joseph et les soins que cet excel-
lent ami lui prodiguait lui causaient-ils un at-
tendrissement qui quelquefois allait jusqu'aux
larmes. Dès qu'il arrivait près d'elle^ Ger-
LESFLAVY. 7)'l7)
maine lui tendait sa inaiii amaigrie^ lui adres-
sait un de ces vsourires d'autrefois, et s'effor-
çait devant lui de se montrer moins malheu-
reuse.
Telle était la triste existence de cet enfant
du malheur, lorsqu'un matin maître Joseph
entra, le visage rayonnant de satisfaction.
«Réjouissez-vous, ma fille, lui dit-il, réjouis-
sez-vous! la paix avec le duc de Bourgogne
est signée. »
A ces mots une faible rougeur colora les
joues pâles de Germaine. « La paix, dit-elle,
la paix! Ainsi je reverrai Marie, si elle n'a point
quitté la courd'Arras!
— Quel autre séjour aurait-elle pu choi-
sir, répondit le vieillard, lorsqu'elle vit là,
protégée par vos oncles Hector et Raoul,
qui sans doute tiennent lieu de père à son
enfant?
— Son enfant ! je vais donc le voir aussi !
dit Germaine, dont cette pensée semblait ra-
nimer l'existence. Je retrouverais une fa-
324 LES FLAVT.
mille! Ah! je n'espérais pas qu'un si grand
bonheur me fût réservé !
— Et moi, mon enfant, et moi je n'ai ja-
mais douté que, pour prix de tant de souf-
frances, le ciel vous accorderait des jours
calmes et sereins, une félicité aussi pure que
votre âme.
— Quoi ! je vivrais près de Marie! près du
fils de Regnault! Je n'ose le croire, mon
père ; tant de fois déjà nous nous sommes
flattés que la paix était faite!
— Mais pour cette fois rien n'est plus cer-
tain. Le gouverneur a reçu celte nuit un
message du roi qui défend désormais toute
hostilité contre les Bourguignons. La paix
définitive a été signée à Arras, le vingt-un
de ce mois ; Philippe et ses seigneurs ont
juré sur la croix de la maintenir. On sait
même que le sire de Lannoi, en levant la
main , a dit qu'il n'en serait pas de celle-ci
comme des cinq autres, et qu'il promettait à
Dieu de ne jamais l'enfreindre. Enfin d'heure
LESFLAVT. 3a 5
en heure il arrive des nouvelles qui confir-
ment ce que j'avais appris au château.
— Et dès à présent le chemin d'Arras est
libre?
— Libre comme tous les chemins du
royaume, répondit le bon prêtre, se livrant
à un transport joyeux. Les barrières élevées
entre nos provinces sont abattues ; la France
ne reconnaît plus qu'un maître ; tous les
Français vont marcher sous le même dra-
peau...
— Et mon oncle Hector, mon oncle Raoul
reviendront comme amis à Compiègne ! in-
terrompit Germaine avec un contentem^yit
inexprimable; ils défendraient nos murs si
les Anglais osaient encore les attaquer!
— Oh ! maintenant que nous n'allons plus
avoir affaire qu'aux étrangers, nous aurons
bon marché d'eux, j'espère.
— Oui, oui, dit Germaine avec l'accent
d'une joie inaccoutumée , ce jour est un jour
de fête pour tout le royaume. »
026 LES FLAVY.
Alors maître Joseph se mit à lui peiadre
l'ivresse qu'excitait cette heureuse nouvelle ,
les transports des citoyens de toutes les classes ;
le clergé , la noblesse , le peuple se mêlant
dans les rues, sur les places pour crier : Noël !
enfin le délire général qui avait lieu à Com-
piègne comme il avait eu lieu à Arras.
Germaine souriait doucement au tableau
du bonheur public , et son pauvre cœur bat-
tait de plaisir à l'idée que les malheurs de la
France étaient finis. Elle voulut contribuer
richement aux réjouissances que préparait la
ville , et chargea maître Joseph de répandre
avec profusion ses largesses sur tous les infor-
tunés de Yertbois et de Compiègne.
Depuis ce moment plus d'une douce pensée
vint se mêler aux tristes pensées de Germaine ;
une première joie est si vive, quand on a beau-
coup souffert , qu'elle ne pouvait songer à re-
voir Marie sans éprouver un contentement qui
lui ravissait l'âme. Sans cesse elle s'entretenait
avec maître Joseph de son départ pour Arras ,
LES FLA.VY. 327
OÙ le bon prêtre s'était engagé à l'accompa-
gner dès qu'elle serait assez forte pour se
mettre en route, et le bonheur qu'elle atten-
dait semblait devoir suffire pour hâter cet in-
stant. En attendant un jour si désiré, elle se
plaisait à faire embellir sa demeure , que bien-
tôt sans doute sa sœur et l'enfant chéri vien-
draient habiter tous deux, et, grâce à celte
heureuse pensée , Vertbois reprenait à ses
yeux le charme que depuis longtemps il avait
perdu.
Un jour elle était seule dans sa chambre ,
prêtant l'oreille au bruit des fêtes et des
chants d'allégresse qui depuis une semaine
retentissaient autour du château.
« Béni soit le ciel ! disait-elle ; il existe des
heureux, et peut-être bientôt moi-même je
sentirai mon cœur battre de plaisir ! »
Dans ce moment la porte s'ouvrit ^ et Chariot
entra, conduisant un chevalier, que Germaine
reconnut aussitôt pour son oncle Hector. A la
vue d'un parent, d'un Flavy, elle pousse un
328 LES FLAVY.
cri de joie , court à lui. ... 0 bonheur ! ô con-
solatioa céleste! une femme en deuil le suit,
tenant par la main un enfant de deux ans beau
comme les anges. «Germaine, dit Marie qui
se précipite au coude sa sœur, veux-tu que je
vive près de toi avec le fils de Regnault?
— Il aura deux mères! » s'écrie Germaine
en pressant avec transports l'enfant sur son
cœur.
ru DU SECOND et dernier voloub.
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