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Full text of "Les Flavy : roman du XVe siècle"

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pÊâboix 
V.  ?.. 


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LES  FLAVY 


IMPRIMERIE  DE  E.  DLVERGER, 
RUE  m  VKRNEIIL,  >"  i. 


LES  FLAVY 


ROMAN  DU  XV'  SIÈCLE, 


Madame  DE  BÀWR. 


TOME  SECOND. 


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PARIS 

LIBRAIRIE  DE  H.   FOURNIER  JEUNE, 

36,  RUE  DES  PUTITS-AUGUSTI>S. 


iLitraine  aaoïenue   el  moderne 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/lesflavyromandux02bawr 


LES  FLAVY. 


CHAPITRE  PREMIER. 


Douces  illusions  de  mes  esprits  cliainiés. 
Projets  évanouis  aussitôt  que  formés, 
Ne  m'entretenez  plus  de  vos  douces  chimères. 
Campistron,  Amlronk. 


L'espoir  qu'avait  eu  Charles  d'entrer  dans 
Paris  ne  se  réalisa  point.  Ceux  des  habitants 
qui  s'étaient  montrés  les  amis  des  Anglais  et 
des  Bourguignons,  redoutant  la  vengeance 
des  Armagnacs,  n'hésitèrent  point  à  soutenir 
de  tous  leurs  efforts  la  garnison  ,  qui  était  peu 
nombreuse,  et  ils  annoncèrent  si  hautement 
II.  1 


a  LES  FLAVY. 

l'intention  de  s'ensevelir  sous  les  murailles 
plutôt  que  (le  se  rendre  qu'aucun  des  par- 
tisans du  roi  n'osa  se  montrer.  Les  Français 
n'en  résolurent  pas  moins  de  donner  l'assaut, 
mais  il  fut  soutenu  avec  une  telle  vigueur 
que  l'armée  perdit  beaucoup  de  monde,  et 
qu'il  fallut  enfin  renoncer  à  l'altaque.  Charles 
alors  se  relira  sur  la  Loire  ,  et  ses  troupes  allè- 
rent renforcer  les  garnisons  des  villes  dont  il 
était  devenu  maître. 

La  nouvelle  de  l'échec  essuyé  devant  Paris 
ne  put  arriver  devant  Compiègne,  sans  ren- 
verser toutes  les  espérances  de  paix  qu'on 
avait  pu  concevoir.  Ce  revers  devait  enor- 
gueillir les  Anglais  et  rapprocher  d'eux  le 
duc  de  Bourgogne,  qui  ne  tarda  pas,  en  effet, 
à  se  réconcilier  complètement  avec  le  duc  de 
Bedford.  Déjà  sur  aucun  point  la  trêve  n'était 
observée,  et  quoiqu'elle  eût  été  prolongée  de 
quelques  mois.  Français,  Anglais  et  Bourgui- 
gnons se  couraient  sus  comme  par  le  passé; 
chacun  s'efforçnit  de  rentrer  dans  les  villes, 


LES  FLAVT.  5 

dans  les  forteresses  qu'il  avait  perdues;  enfin, 
il  était  aisé  de  prévoir  que  la  guerre  allait  re- 
commencer plus  terrible  que  jâniâis. 

Après  avoir  fait  un  si  beau  rêve  ,  Germaine 
voyait  s'éloigner ,  pour  toujours  peut-être  ,  le 
bonheur  qu'elle  s'était  prorais  un  instant. 
Pour  comble  de  peine ,  elle  vivait  dans  une 
ignorance  entière  du  sort  de  Regnault;  ceux 
qui  l'entouraient  n'ayant  aucune  relation 
avec  la  cour  de  Bourgogne ,  ses  joUrs ,  ses 
mois  s'écoulaient  sans  qu'elle  entendît  pro- 
noncer le  nom  de  celui  qui  occupait  toutes 
ses  pensées ,  et  sans  qu'elle  pût  apprendre 
s'il  était  mort  ou  vivant.  La  joie  que  la  pauvre 
Germaine  avait  connue  pour  si  peu  de  jours 
rendait  plus  profonde  la  mélancolie  habi- 
tuelle de  son  caractère;  mais  accoutumée  à 
se  sacrifier  aux  aulres,  ni  Marie,  ni  la  famille 
qui  lui  donnait  asile,  ne  pouvaient  deviner  à 
quel  point  elle  était  malheureuse.  La  douceur 
de  son  langage  et  de  son  sourire  était  la  même, 
et  Richard,  témoin  de  ce  caliiiie  apparent, 


4  LES  FLAVY. 

jouissait  délicieusement  des  jours  de  bonheur 
que  lui  accordait  la  destinée,  en  le  laissant 
vivre  près  d'elle. 

L'hiver  entier  s'était  passé  ainsi;  au  prin- 
temps, le  duc  de  Bourgogne  et  le  régent, 
complètement  réconciliés,  réunissaient  toute 
leur  puissance  pour  enlever  au  roi  les  villes 
que  ce  prince  avait  reconquises ,  lorsqu'un 
soir,  tandis  que  Daniel  racontait  comment 
un  exprès  de  Charles  venait  d'apporter  à  la 
garnison  l'ordre  de  se  tenir  sur  ses  gardes,  la 
porte  s'ouvrit,  et  Chariot  entra  dans  la  salle. 

Le  retour  de  cet  enfant  perdu  de  Compiè- 
gne  excita  plusieurs  sentiments  divers.  Ma- 
rie poussa  un  cri  de  joie  à  la  vue  du  fils  de 
Marthe,  d'un  commensal  de  Vertbois;  Daniel 
serra  cordialement  la  main  de  son  ami  ;  Ri- 
chard frémit  de  l'arrivée  fatale  d'un  émissaire 
de  Regnault,  et  Germaine  sentit  ses  genoux 
fléchir,  saisie  de  l'affreuse  pensée  que  Chariot 
n'avait  plus  de  maître. 

«  Par  Saturne  !  dit  le  petit  sorcier,  les  Bour- 


LES  FLAVY.  5 

guignons  voulaient-ils  aussi  te  pendre,  pour 
que  tu  reviennes  ainsi? 

—  Je  reviens  voir  ma  mère  et  vous,  répli- 
qua Chariot;  messire  Regnault  m'a  rendu 
toute  ma  liberté. 

—  Où  l'àvez-vous  laissé?  demanda  Ger- 
maine, dont  cette  réponse  avait  dissipé  les 
terreurs. 

—  A  Paris ,  en  compagnie  du  duc  de  Bour- 
gne  ,  »  dit  Chariot  ;  mais  il  se  garda  bien  d'a- 
jouter que  le  jeune  chevalier  s'apprêlait  à 
suivre  le  duc  au  siège  de  Choisy-sur-Oise , 
attendu  qu'il  venait  d'apprendre  dans  Com- 
piègne  que  cette  place  était  défendue  par 
Louis  de  Flavy,  qui  la  tenait  pour  messire 
Guillaume,  ce  que  Regnault  lui-même  igno- 
rait» 

—  Ainsi    les   Bourguignons  vont  faire  la 

guerre  sans  toi?  dit  Daniel  en  riant. 

—  Par  Notre-Dame!  repartit  Chariot,  ils 
n'ont  déjà  que  trop  de  monde.  J'avais  la  ma- 
ladie du  pays  ,  voyez-vous ,  et  d'ailleurs  mes- 


6  LES  FLAVT. 

sire  Regnault  s'apercevait  bien  que  je  ne  me 
battais  pas  de  bon  cœur  contre  les  nôtres. 
J'avais  beau  me  faire  une  raison,  ça  n'allait 
pas;  de  façon  que  raon  jeune  maître  m'a  dit 
il  y  a  deux  jours  :  «  Écoute,  Chariot,  mainte- 
nant que  Gompiègne  est  aux  Français,  tu  peux 
y  retourner  sans  courir  aucun  risque  ;  ainsi 
va-t-en,  mon  garçon,  va  embrasser  ta  mère, 
\a^  revoir  Yertbois  et  mes  belles  cousines.»  Je 
ne  me  \e  suis  pas  fait  répéter  deux  fols,  et 
me  voilà.  » 

Tant  que  dura  ce  discours ,  Richard  avait 
tenu  ses  yeux  attachés  sur  Germaine ,  qui  ne 
détourna  pas  les  siens  de  Chariot ,  dont  elle 
sembh'it  craindre  de  perdre  une  parole. 

a  Et  pourquoi  ne  vous  a-t-ii  pas  renvoyé 
plus  tôt?  demanda  maître  Joseph. 

—  Parce  que  depuis  notre  départ  de  Gom- 
piègne  ,  nous  sommes  restés  plusieurs  mois 
eu  Flandre,  où  nous  avons  assisté  aux  noces 
de  monseigneur  Philippe  avec  la  tille  du  roi 
de  Portugal. 


LES  FtAVY.  7 

—  Ce  devait  être  une  bien  belle  chose,  sans 
doute?  dit  Marie. 

—  Une  des  plus  belles  que  l'on  puisse  voir, 
ma  noble  demoiselle.  Ce  pays-là  ne  ressem- 
ble guère  à  notre  pauvre  France  ;  on  y  roule 
sur  l'or  et  sur  l'argent.  Groiriez-vous,  maître 
Daniel,  qu'aux  fêtes  que  l'on  a  données  pour 
le  mariage  plusieurs  fontaines  jetaient  du 
vin  toute  la  journée  ? 

—  Voilà  une  excellente  idée,  dit  Daniel, 
si  toutefois  le  vin  était  bon. 

—  Du  vin  parfait,  reprit  Chariot;  aussi 
voyait-on  le  soir  bien  peu  d'hommes  sur  leurs 
jambes  dans  la  ville  de  Bruges. 

—  Je  voudrais  pour  beaucoup  qu'ils  fussent 
encore  tous  par  terre,  répliqua  Daniel ,  vou- 
lant dire  pnr  !à... 

—  Laissons  la  prospérité  du  duc  de  Bour- 
gogne, comparée  à  notre  misère,  inlerrompit 
Germaine  tristement.Votre  raèreseportebien, 
Chariot;  nousavonsfait  cette  semaine  une  pro- 
menade jusqu'à  Vertbois,  oiVnous  l'avons  vue. 


8  LES  FLAVY. 

—  J'espérais  qu'elle  serait  venue  s'établir 
dans  la  ville,  répondit-il;  la  ville  devait  être 
plus  sûre. 

—  Les  environs  le  sont  aussi;  car  tout  le 
pays  est  maintenant  à  nous,  reprit  Germaine 
d'un  air  de  satisfaction,  et  depuis  huit  mois, 
nous  avons  du  moins  la  jouissance  de  ne  voir 
que  des  Français. 

—  Dieu  fasse  qu'il  en  soit  longtemps  ainsi! 
répliqua  Chariot. 

—  Tous  tant  que  nous  sommes,  nous  fe- 
rons nos  efforts  pour  cela,  dit  la  noble  fille 
en  adressant  à  Richard  un  sourire  plein  de 
confiance  et  d'amitié.  Mais  vous  avez  sans 
doute  besoin  de  prendre  quelque  chose,  mon 
pauvre  garçon,  après  avoir  fait  une  aussi  lon- 
gue route  ?  « 

Quelque  fût  le  chagrin  que  Kichard  éprou- 
vait au  fond  du  cœur,  il  ne  pouvait,  sans  res- 
sentir une  grande  consolation,  voir  Germaine 
l'associer  aussi  affectueusement  à  la  haine 
comme  aux  espérances  dont  elle  nourrissait 


LES  FLAVY.  9 

son  âme.  Cette  conformité  dans  leurs  senti- 
ments lui  semblait  une  sorte  d'alliance  entre 
la  belle  fille  et  lui,  qui  le  rendait  trop  heu- 
reux et  trop  fier  pour  ne  pas  alléger  sa  peine. 
Il  se  hâta  de  conduire  Chariot  dans  la  salle  à 
manger.  Daniel  les  suivit,  et  resta  bientôt  seul 
avec  l'homme  de  guerre,  dont  il  se  mit  à  par- 
tager la  collation,  tout  en  le  faisant  causer, 
après  quoi  Chariot  prit  congé  de  ses  jeunes 
maîtresses  et  partit  pour  Yertbois. 

Germaine  ne  l'avait  pas  laissé  s'éloigner 
néanmoins  sans  lui  donner  l'ordre  de  reve- 
nir le  lendemain  ;  car  ce  qu'elle  désirait  sur- 
tout, c'était  d'entretenir  sans  témoins  impor- 
tuns celui  qui  venait  de  quitter  Regnault 
après  l'avoir  suivi  pendant  plusieurs  mois. 
Aussi  fut-ce  avec  une  grande  joie  qu'à  l'heure 
qui  suivit  celle  du  déjeuuer  elle  vit  Geor- 
gette  amener  Chariot  dans  la  chambre  verte 
où  elle  se  trouvait  seule  avec  Marie. 

Chariot  ne  put  rapporter  plusieurs  de  ses 
entretiens   avec  son  jeune  maître    sans  ap- 


lO  LES  PLAVY. 

prendre  anx  deux  sœurs  qu'elles  n'avaient 
jamais  cessé  d'occuper  l'esprit  de  leur  cousin  , 
au  point  qu'il  ne  paraissait  heureux  que  lors- 
qu'il parlait  d'elles.  Cette  douce  certitude 
était  pour  Germaine  la  plus  grande  consola- 
tion qu'elle  pût  recevoir.  «  Peut-être  ne  nous 
reverrons-nous  plus,  se  disait-elle  ;  mais  jus- 
qu'à son  dernier  jour  il  conservera  mon  sou- 
venir comme  je  conserverai  le  sien.  »  Et  cette 
pensée  secrète,  qui  l'unissait  à  Regnaull,  de- 
venait du  bonheur  pour  celle  qui  n'avait  ja- 
mais connu  que  l'infortune. 

Guillaume  de  Flavy,  à  cette  époque,  ne  se 
trouvait  point  à  Gompiègne  ;  il  avait  quitté 
la  ville  pour  aller  sur  les  bords  de  l'Oise  ten- 
ter quelques  escarmouches  contre  les  enne- 
mis qui  se  rapprochaient.  Revenu  dans  la 
ville ,  il  apprit  bientôt  l«  retour  de  son  vassal , 
et  le  fit  venir  pour  l'interroger  sur  les  plans 
de  l'armée  alliée.  Mais  Chariot  avait  promis 
solennellement  à  son  jeune  maître  de  ne  point 
trahir  celui  qui  lui  rendait  sa  liberté  en  divul- 


LES  FtAVY.  II 

guant  les  projets  du  duc  de  Bourgogne,  en  ' 
sorte  que  le  brave  garçon  feignit  une  igno- 
rance complète.  Il  lui  en  coula  d'autant  moins 
pour  se  taire  avec  sire  Guillaume  qu'il  fai^ 
sait  chaque  jour  l'essai  de  sa  discrétion  dans 
ses  entretiens  avec  Germaine  et  Marie  ,  quoi- 
que ces  entretiens  roulassent  le  plus  souvei^t 
sur  le  jeune  chevalier.  Tantôt  il  égayait  Ma- 
rie et  Georgette  par  le  récit  des  têtes  qui  s'é- 
taient données  à  Bruges  pour  le  mariage  de 
Philippe  etrinstitutionderordredelaToison- 
d'Or,  récit  que  les  deux  jeunes  filles  ne  se  las- 
saient point  d'écouter;  tantôt  il  instruisait  Ger- 
maine des  plus  beaux  faits  d'armes  qui  iUus- 
traient  Regnault  de  Flavy  et  qu'il  avait  entendu 
conter  par  les  Picards  ou  les  Bourguignons. 
Mais  s'il  parlait  beaucoup  du  passé  ,  il  se  tai- 
sait sur  l'avenir  et  ne  laissait  rien  entrevoir 
du  véritable  motif  qui  le  ramenait  à  Com- 
piègne. 

A  peine  le  conseil  du  duc  de  Bourgogne 
avait-il  décidé   qnii   fallait   reprendre    cette 


là  LES FLAVY. 

ville  que  Regnault  avait  frémi  à  l'idée  qu'elle 
renfermait  ce  qu'il  avait  de  plus  cher  au 
monde,  Marie  surtout,  Marie  dont  la  douce 
image  ne  l'avait  jamais  quitté.  Destiné  comme 
il  l'était  à  suivre  ses  compagnons  d'armes,  son 
unique  pensée ,  son  unique  espoir  était  qu'il 
lui  serait  permis  de  protéger  ses  cousines 
contre  les  maux  qui  menacent  les  habitants 
d'une  ville  assiégée.  Il  avait  appris  nouvelle- 
ment le  nom  du  gouverneur  de  Compiègne  ; 
mais  connaissant  parfaitement  alors  sire  Guil- 
laume, pouvait-il  penser  que  cet  homme  hau- 
tain et  cruel  ne  repousserait  pas  pour  ses 
filles  l'appui  que  lui  offrirait  un  neveu  qui 
sans  doute  était  l'objet  de  sa  haine.  Chariot 
seul,  s'il  retournait  dans  les  murs,  pourrait 
lui  ménager  quelques  intelligences  avec  cel- 
les qu'il  voulait  servir  au  péril  de  sa  vie.  Il  le 
fit  venir  aussitôt,  et,  lui  donnant  toutes  les 
instructions  qui  pouvaient  devenir  utiles  en 
temps  et  lieu ,  il  n'eut  point  de  repos  qu'il 
n'eût  vu  son  frère  de  lait  se  mettre  en  route 


LES  FLAVY.  I  3 

pour  aller  veiller  sur  le  sort  des  deux  sœurs. 
Chariot,  tout  attaché  qu'il  était  à  Regnault 
de  Flavy,  revoyait  avec  un  vif  contentement 
le  lieu  de  sa  naissance,  sa  mère  et  ses  jeunes 
maîtresses.  Le  temps  qu'il  venait  de  passer 
au  milieu  des  Anglais  et  des  Bourguignons 
lui  faisait  retrouver  avec  joie  ses  anciens  com- 
pagnons d'armes,  dont  un  grand  nombre  fai- 
sait partie  de  la  garnison  ;  enfin ,  tant  de  liens 
auxquels  il  se  rattachait  ranimaient  si  vivement 
son  amour  pour  sa  ville  natale  qu'en  pensant 
qu'une  armée  formidable  s'avancerait  avant 
peu  surCompiègne  il  lui  arrivait  d'aller  faire 
le  lourdes  remparts,  regardant  ces  fortes  mu- 
railles tout  nouvellement  réparées  ,  l'artillerie 
considérable  qui  les  garnissait;  puis,  songeant 
à  tant  de  braves  qui  défendraient  tout  cela , 
il  se  frottait  les  mains  en  disant  :  t  Les  God- 
dam  ne  la  prendront  pas.  » 


CHAPITRE  IL 


Je  prévois  des  malheurs  et  plus  longs  et  plus  grands 
Que  ceux  dont  nos  vieillards  parlent  à  leurs  enfants. 

ANONTME. 


Georgette  avait  reconnu  qu'un  moyen 
certain  d'attirer  sur  elle  l'affeclion  de  Richard 
était  de  se  rendre  agréable  aux  deux  sœurs, 
et  comme  cette  affection,  de  quelque  nature 
qu'elle  fût ,  lui  semblait  préférable  à  tous  les 
trésors  de  ce  monde ,  elle  avait  depuis  long- 
temps renoncé  à  la  raideur  boudeuse  qu'elle 
montrait  d'abord  aux  nobles  dames  ,  et 
répondait  gracieusement  à  l'amitié  que  lui 
témoignaient  Germaine  et  Marie.  Peut-être 
la  pauvre  enfant,  encouragée  par  les  manières 


LES FLAVY.  l5 

fraternelles  de  son  cousin ,  remettait-elle  à 
l'avenir  le  soin  de  lui  rendre  la  première  place 
dans  le  cœur  qu'elle  ambitionnait  ;  peut-être 
aussi  n'avait-elle  pu  résister  elle-même   au 
charme  qu'exerce  si  naturellement  une  inef- 
fable bonté  ,    et    ne  voyait-elle   pas  la  fille 
de  messire  Guillaume  donner  avec  tant  de 
douceur  l'exemple  de  la  résignation  ,  oublier 
toujours  ses  propres  peines  pour  compatir  si 
vivement  aux  peines  d'autrui ,  et  répandre  ses 
bienfaits  sur  l'infortune  ,  au  point  que  tous  les 
malheureux  de  Compiègne  l'appelaient  leur 
providence ,  sans  éprouver  pour  sa  rivale  un 
sentiment  qui  s'opposait  à  la  haine.  Il  faut  le 
croire,  puisque  Georgette,  en  maudissant  la 
destinée  ,  ne  maudissait  jamais  Germaine. 

Toutefois ,  c'était  surtout  avec  Marie  qu'elle 
avait  formé  une  sorte  de  liaison  que  l'âge  et 
plusieurs  rapports  de  caractère  rendaient  plus 
intime  chaque  jour.  Les  deux  jeunes  filles  se 
quittaient  peu,  à  la  grande  satisfaction  de 
Germaine,  qui  voyait  sa  sœur  joyeuse,  et  bien 


l6  LES  FLAVY. 

loin  de  regretter  la  solitude  de  Vertbois.  Le 
repos  dont  jouissait  la  ville  leur  permettait  de 
parcourir  les  rues  de  Compiègne ,  où  les  filles 
du  sire  de  Flavy  pouvaient  marcher  dans    la 
sécurité  la  plus  parfaite.  Il  leur  arrivait  même, 
depuis  le  retour  de  Chariot,  de  se  faire  es- 
corter parlui  pour  aller  voir  la  vieille  Marthe. 
Le  village  de  Vertbois  se  trouvant  à   moins 
d'un  quart  de  lieue  des   remparts ,  le  trajet 
était  sûr,  car  le  séjour  non  interrompu  d'une 
garnison  française  commandée  par  leur  sei- 
gneur avait    rendu  du   courage  aux  pauvres 
paysans  ;    tous   étaient   revenus     dans   leurs 
chaumières   et  s'étaient    remis  à   semer  les 
terres  qui  touchaient  la  ville,  dans  l'espoir  de 
les  récolter;  mais  cet  espoir  leur  fut  bientôt 
ravi. 

Quoique  Chariot  se  fût  abstenu  de  donner 
l'alarme,  les  nouvelles  qui  arrivaient  de  toutes 
parts  prescrivaient  trop  impérieusement  le 
besoin  de  se  mettre  sur  ses  gardes  pour  que 
sire  Guillaume  ne  redoublât  point  de  précau- 


0t 


LES  FLAVY.  I7 

tion  et  d'activité.  La  terreur  qu'il  inspirait 
suffit  pour  presser  tous  les  préparatifs  de  dé- 
fense ,  lors  même  que  l'effroi  de  revoir  les 
Anglais  dans  leurs  murs  n'eut  pas  animé  les 
habitants.  Dans  la  bourgeoisie,  dans  le  peu- 
ple ,  chacun  se  préparait  à  s'armer,  chacun 
s'offrait  pour  aider  au  travail  des  fortifications. 
Richard  ne  se  lassait  point  d'exercer  ses  mili- 
ciens, dont  le  nombre  s'augmentait  d'une 
foule  de  gens  que  leur  âge  dispensait  de  porter 
la  hache  ou  la  lance.  Les  vivres  arrivaient  de 
lous  côtés;  enfin  on  eût  dit  que  ce  petit  coin 
de  la  France  se  croyait  appelé  à  décider  sans 
retour  la  querelle  entre  Charles  VII  et 
Henri  VJ. 

Tandis  que  l'on  se  préparait  ainsi  dans 
Compiègne  à  se  défendre  vigoureusement  si 
l'on  était  attaqué,  la  nouvelle  arriva  que 
Choisy-sur-Oi.«e  venait  de  se  rendre  au  duc 
de  Bourgogne  !  «  A  nous  la  balle  ,  dit  Daniel  ; 
maintenant  qu'ils  en  ont  fini  là,  ce  sera  sans 
doute  notre  tour.  Et  je  pense  que  ce  garçon 
n.  2 


l8  LES  FLAVY. 

pourrait  nous  en  dire  quelque  chose ,  ajouta- 
t-il  en  regardant  Chariot  qui  venait  d'entrer 
dans  la  chambre. 

—  Moi!  répondit  Chariot  Me  l'air  le  plus 
franc ,  je  ne  sais  rien  ,  sinon  que  je  me  battrai 
comme  un  enragé  pour  ma  ville  natale. 

—  A  cet  égard  je  réponds  de  lui ,  dit  Ger- 
maine; c'est  un  brave  de  plus  dans  Compiè- 
gne. 

—  Soit,  reprit  le  petit  sorcier;  je  sais  qu'il 
se  battrabien  ,  mais  il  se  tait  de  même,  voulant 
dire  par  là  qu'il  garde  le  secret  de  ses  amis. 

—  Et  par  tous  les  saints!  maître  Daniel, 
qu'est-ce  que  j'aurais  pu  vous  apprendre?  Vous 
en  savez  maintenant  autant  que  moi. 

—  Maintenant,  tu  as  raison  ;  mais  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  que  je  me  trompe  fort  ou 
que  tu  aurais  pu  nous  dire  plus  tôt. . . . 

— Comment,  plus  tôt?  interrompit  Chariot; 
il  n'y  a  pas  un  quart  d'heure  qu'on  les  voit 
arriver  par  la  route  de  Yerberie. 

—  Arriver!  qui?  s'écria  Daniel. 


LUS  FIAVY.  19 

—  |Et  qui  diable  voulez-vous  que  ce  soit 
sinon  les  Anglais  et  les  Bourguignons? 

—  En  grand  nombre?  demanda  Richard. 

—  La  sentinelle  des  créneaux  de  la  grosse 
tour,  qui  les  a  aperçus  le  premier,  dit  que  la 
poussière  annonce  une  grosse  troupe  ;  on 
viept  de  feruier  les  portes  de  la  ville,  et  nses- 
sire  Guillaume  vous  envoie  chercher,  maître 
Richard  pour  vous  donner  ses  ordres.  » 

Richard,  se  hâla  de  prendre  son  casque,  sa 
hache,  et  sortit. 

A  l'exception  de  Georgelte  et  de  Marifî, 
dont  le  visage  était  pâle  comme  la  mort,  cetfe 

nouvelle  avait  été  reçue  ayec  une  sorte  de 
calme  que  peut  seule  expliquer  l'habitude  du 
danger. 

«Je  ne  suis  pas  fâché  d'en  finir,  dit  Da- 
niel avec  beaucoup  de  sang-froid;  je  ne  con- 
nais rien  de  pire  que  l'attenie  d'un  mal  dont 
on  ignore  la  portée.  Maintenant  du  moins 
nous  allons  connaître  leur  force  et  les  moyens 
qu'ils  comptent  employer  contre  nous. 


ao  LES  FLAVT. 

—  Je  sais  de  mon  père,  dit  Germaine,  que 
le.  duc  de  Bourgogne  traîne  toujours  avec  lui 
une  artillerie  considérable. 

' — Reste  à  savoir  comment  son  monde  sait 
en  tirer  parti,  répliqua  le  petit  sorcier,  et  nos 
gens  prétendent  ici  qu'ils  sont  fort  supérieurs 
aux  Bourguignons  dans  la  science  maudite  de 
pointer  un  canon  ou  une  coulevrine. 

—  Je  sais  bien,  dit  dame  Marguerite,  qu'en 
i4i4»  lorsque  le  père  du  duc  actuel  se  pré- 
senta devant  Paris,  il  avait  déjà  une  grande 
quantité  de  ces  engins  de  l'enfer,  et  je  me 
souviens  qu'un  jour...»  La  bonne  dame  allait 
sans  doute  entamer  le  récit  de  l'affaire  sous 
Paris,  en  i4ï45  lorsque  par  bonheur  s'inter- 
rompant  soudain  :  «Sais-tu,  Georgette,  dit- 
elle,  si  l'on  a  déchargé  les  deux  bateaux  qui 
sont  sur  l'Oise? 

—  Je  l'ignore,  répondit  la  pauvre  enfant, 
que,  dans  la  terreur  qui  l'avait  saisie,  les  ba- 
teaux intéressaient  fort  peu. 

—  Viens  donc  vite  avec  moi ,  reprit  dame 


LES  FLAVY.  31 

Marguerite;  c'est  ce  qui  presse  le  plus  ;  je  ne 
me  soucie  pas  que  les  Anglais  en  profilent. 

—  Voulant  dire  par  là,  dit  Daniel,  qu'il  ne 
faut  pas  qu'ils  sachent  de  quel  bois  vous  vous 
chauffez.  Mais  un  insta.it ,  je  sors  avec  vous  ; 
je  vais  un  peu  savoir  ce  qui  se  passe.  » 

Restée  seule  avec  sa  sœur  et  Chariot,  Ger- 
roaine  demanda  à  ce  dernier  s'il  avait  fait 
avertir  la  vieille  Marthe,  afin  qu'elle  rentrât 
dans  la  ville. 

«Ma  mère  est  décidée  à  ne  point  quitter 
son  logis,  répondit- il  ;  elle  ne  s'y  croit  pas 
plus  exposée  qu'ici,  et  je  pense  qu'elle  a  rai- 
son. 

—  Pas  plus  exposée  qu'ici!  répéta  Ger- 
maine dont  les  grands  yeux  noirs  se  fixèrent 
sur  le  frère  de  lait  du  jeune  chevalier;  mon 
cousin  vient  donc  avec  le  duc  de  Bourgo- 
gne?» 

Chariot  s'inclina  sans  répondre. 
«Horrible  temps!  horrible  guerre!  s'écria 
Germaine  en  baissant  sa  tête  sur  ses  deux 


àH  LES  FtAVT. 

itiains  jointes.  Mon  Dieu  !  donnez  -  moi  clù 
courage  contre  tant  d'horribles  pensées  qui 
me  déchirent  1  ame.  w 

Le  découragement  de  Germaine  efifraya 
Marie  phis  que  n'aurait  pu  le  faire  toute  autre 
chose,  et  elle  se  mit  à  pleurer  en  silence. 

((Qu'il  me  soit  permis  de  risquer  quelques 
mots  dans  l'espoir  de  consoler  mes  jeunes 
dames,  dit  Chariot;  pour  moi,  je  suis  porté 
à  me  réjouir  bien  plus  qu'à  m'afïliger  de  sa- 
voir messî^é  Regnault  dans  le  camp  ennemi; 
car  s'il  arrivait  que  la  ville  fût  obligée  de  se 
rendre,  il  obtiendrait  duj  duc  Philippe  les 
meilleures  conditions  pour  nous  tous.  » 

Il  est  de  fait  qu'à  cette  époque  où  tant  de 
familles  se  ttouvaient  divisées  par  une  guerre 
de  parti,  on  en  était  souvent  réduit  à  se  féli- 
citer d'iavoir  rencontré  parmi  ses  adversaires 
un  parent,  et  même  un  Gis  ou  un  frère.  A  la 
suite  d'aussi  longues  discordes  civiles  d'ail- 
leurs, l'odiellx  de  cosjoutrages  faits  à  la  nature 
V.  >.^ait  bien  loin  d'approcher  de  ce  qu'il  serait 

4-:  ■■ 


LES  FLAVY.  23 

de  nos  jours.  Aussi  le  chagrin  de  Germaine 
naissait-il  surtout  de  la  pensée  que  sire  Guil- 
laume ne  consentirait  jamais  à  revoir  un  des 
vainqueurs  de  Compiègne. 

«Quelles  conditions,  répondit-elle,  satis- 
feraient l'honneur  et  la  fierté  de  celui  qiiî 
vous  commande?  Quand  la  ville  se  rendra, 
mon  père  sera  mort,  et  puissé-je  alors  l'être 
aussi!  ajouta-t-eîle  d'une  voix  plus  basse. 

—  Toi  !  loi  !  s'écria  Marie  en  la  serrant  dans 
ses  bras  ;  et  que  deviendrai-je  si  tu  m'aban- 
donnes?» 

Depuis  que  Germaine  tenait  lieu  de  mère 
à  sa  jeune  sœur,  sa  tendresse  pour  la  douce 
fille  était  devenue  si  vive  qu'elle  ne  connais- 
sait guère  d'autre  joie  que  les  joies  de  Marie. 
Honteuse  d'avoir  cédé  à  une  douleur  qui  lui 
était  personnelle ,  elle  se  hâta  de  sécher  les 
larmes  qu'elle  avait  fait  couler,  soit  en  dé- 
mentant les  paroles  qui  venaient  de  lui  échap- 
per, soit  en  émettant  l'espérance  à  laquelle 
elle-même  cherchait  à  s'attacher.  Wt^''.. 


a4  LES  FLAVT. 

«Ils  ne  prendront  pas  la  ville  d'ailleurs, 
disait-elle  ;  ne  le  pensez-vous  pas,  Chariot , 
qu'ils  ne  prendront  pas  la  ville? 

—  Par  saint  Jacques!  répondit-il,  il  est  de 
l'intérêt  de  tous  de  l'empêcher;  car  après  ce 
qui  s'est  passé,  si  les  Anglais  rentraient  jamais 
dans  Compiègne,  ils  y  mettraient  tout  à  feu 
et  à  sang. 

—  Et  ce  pauvre  Richard  qui  les  a  trompés 
si  longtemps,  dit  Marie,  que  ne  lui  feraient-ils 

'    pas,  mon  Dieu  ! 

—  Richard,  mon  père  et  tant  de  braves 
gens  qui  nous  défendent,  reprit  Germaine , 
voilà  ce  qui  doit  nous  rassurer,  nous  rassurer 
complètement. 

—  Et  nos  murs,  les  meilleurs  qui  entou- 
rent ville  de  France,  répliqua  Chariot. 

—  Et  des  armes  pour  tous  les  habitants, 
dit  Germaine. 

—  Et  des  provisions  pour  soulenir  un  siège 
de  trois  mois. 

—  Il  est  vrai,  répondit  Marie;  Daniel  le 


LES  FLAVY.  2 5 

disait  encore  hier;   car  il  s'inquiète  surtout 
des  provisions,  Daniel. 

—  En  homme  de  sens  qu'il  est ,  reprit 
Chariot;  ne  me  parlez  pas  d'avoir  l'estomac 
creux  pour  se  battre. 

—  Maintenant,  Chariot,  dit  Germaine, 
comme  il  nous  est  indifférent  de  rester  seules 
dans  la  maison,  allez  voir  si  l'on  sait  quelques 
nouvellesetrevenez  nous  les  dire  dès  que  cela 
vous  sera  possible. 

—  Tout  le  temps  que  messire  Guillaume 
ne  me  prendra  point,  je  l'emploierai  selon  les 
ordres  de  mes  jeunes  maîtresses.  »  En  disant 
ces  mots  Chariot  salua  respectueusement  et 
partit. 

«A  celles  qui  n'ont  plus  de  famille,  dit 
Germaine  en  regardant  sortir  le  fils  de  Mar- 
the, les  anciennes  connaissances  sont  bien 
loin  d'être  indifférentes;  je  ne  puis  te  dire 
combien  j'aime  à  voir  près  de  nous  le  père 
Joseph  et  ce  bon  Chariot  ! 

—  D'autant  plus,  dit  Marie,  que  Richard 


36  lES  ÊEAVY. 

maintenant  ne  sera  presque  jamais  au  logis. 

—  Ah  !  que  je  le  trouve  heureux  de  pou- 
voir défendre  nos  remparts  ! 

—  Tu  crois  donc,  Germaine,  que  ces  braves 
gens  l'emporteront;  tu  crois  que  les  Anglais 
n'entreront  pas? 

—  Ils  seront  repoussés  par  trop  de  bras  et 
par  trop  de  haine,  »  répondit  Germaine  avec 
feu. 

Comme  Marie  ne  doutait  point  que  sa  sœur 
n'enveloppât  Regnault  dans  cette  haine,  elle 
se  garda  bien  de  ramener  l'entretien  sur  leur 
jeune  parent,  que  Germaine  ne  nomma  pas 
davantage,  tout  en  ne  cessant  d'y  songer. 


CHAPITRE  m. 


Et  j'invoquais  ta  guerre  aux  scènes  effrayantes, 
Je  voyais  en  espoir,  dans  les  plaines  bruyantes, 
Avec  mille  rumeurs  d'hommes  et  de  clievaux. 
Secouant  à  la  fois  leurs  ailes  foudroyantes, 
L'un  sur  l'autre  à  grands  cris  fondre  deux  camps  rivaux. 
Victor  Hugo. 


En  peu  de  jours  le  danger  qui  menaçait 
Cotnpiègne  devenait  de  plus  en  plus  effrayant, 
poilr  quiconque  observait  ce  qui  se  pas- 
sait au  dehors.  Du  haut  des  remparts  on 
voyait,  de  l'autre  côté  de  l'Oise,  de  nombreuses 
troupes  d'hommes  de  guerre  couvrir  la  chaus- 
sée et  s'établir  sur  tous  les  points  avoisinant 
la  ville.  Cette  armée  formidable  s'était  logée 
à  Vehette,  à  Mârigni,  à  Royallieu;  les  chefs 


28  LES  PLAVY. 

dans  les  abbayes,  leurs  gens  dans  les  villages 
et  dans  la  plaine  ,  en  sorte  qu'elle  ne  laissait 
plus  libre  qu'une  très  petite  partie  des  murail- 
les, dont  toutefois  les  rivières  d'Aisne  et 
d'Oise  la  séparaient  encore. 

Guillaume  de  Flavy,  décidé  à  voir  périr  le 
dernier  des  habitants  de  Compiègne,  comme 
à  périr  lui-môme,  plutôt  que  de  se  rendre, 
semblait  se  multiplier,  surveillait  sans  cesse 
tous  les  points  qu'il  croyait  devoir  être  me- 
nacés les  premiers,  et  malheur  à  qui  se  mon- 
trait rebelle  à  ses  ordres  ou  ne  les  exécu- 
tait point  à  son  gré!  Jamais  ce  terrible  ca- 
pitaine ne  s'était  montré  plus  cruel  et  plus 
impitoyable  qu'ace  moment,  où  tant  de  cala- 
mités allaient  fondre  sur  une  population  dont 
il  semblait  le  tyran  bien  plus  que  le  défen- 
seur. JNéanmoins  le  désir  ardent  qu'on 
avait  de  résister  à  l'ennemi  combattait  la 
haine  qu'il  excitait  chaque  jour  davantage. 
(Confiant  dans  la  vaillance  et  dans  la  réso- 
lution   du  sire   de    Flavy,   chacun   préférait 


LES  FLiLVY.  29 

se    soumettre   à    ce   redoutable    protecteur 
plutôt  que  de  subir  la  vengeance  des  Anglais. 
On  n'osait  se  plaindre  tout  haut  des  actes  de 
cruauté  auxquels  il  se  livrait,  et  pourtant  un 
grand  nombre  de  ces  faits  odieux  ne  restaient 
pas  inconnus  à  Germaine,  qui,  tout  en  s'ef- 
forçant  d'essuyer  les  larmes  que  son  père  fai- 
sait couler,  cessait  peu  à  peu  d'éprouver  pour 
lui    les   sentiments   d'amour    et  de   respect 
qu'elle  avait  conservés  si  longtemps  pour  l'au- 
teur de  ses  jours. 

La  prise  de  Ghoisy-sur-Oise  ramena  à  Com- 
piègne  Louis  de  Flavy  et  sa  faible  garnison  , 
qui  avait  obtenu  d'évacuer  la  forteresse  em- 
portant leurs  armes  pour  tout  bagage.  Louis 
ne  tarda  pas  à  venir  embrasser  ses  nièces,  et 
ce  ne  fut  pas  une  faible  joie  pour  Germaine  et 
pour  Marie  que  celle  de  revoir  ce  bon  parent 
après  plusieurs  mois  de  séparation. 

«  Eh  bien  !  dit-il  dès  qu'il  se  fut  assis  entre 
les  deux  sœurs,  mon  frère  vient  encore  de 
perdre  une  belle  place.  Dieu  sait  que  nous 


3o  LES  FLAVY. 

avons  tout  fait  pour  la  lui  conserver,  et  que 
nous  avons  tenu  autant  qu'il  était  possible  de 
tenir;  mais  nous  avions  affaire  à  trop  forte 
partie.  Quand  j'ai  vu  que  le  duc  de  Bourgogne 
nous  faisait  l'honneur  de  venir  lui-mêine,  sans 
parler  de  deux  mille  hommes  qui  l'accompa- 
gnaient, j'ai  bien  prévu  qu'il  faudrait  démé- 
nager. 

—  Ainsi,  dit  Germaine  espérant  apprendre 
quelques  détails  sur  les  assiégeants,  c'eçt  une 
garnison  bourguignonne  qui  vous  remplace? 

—  jNon,  ils  démolissent,  et  je  puisdire  qu'ils 
jettent  à  bas  une  des  meilleures  forteresses  de 
la  France  ;  si  j'avais  eu  seulement  cinq  cents 
hommes  au  lieu  de  deux  cents,  j'aurais  pu 
résister  six  mois. 

—  Pour  moi,  dit  Marie,  j'aimerais  bien 
mieux  que  tous  vos  châteaux  fussent  comme 
Vertbois,  qu'ils  ne  sont  jamais  venus  attaquer. 

— Enfant,  répondit  Louis  de  Flavy  en  lui 

frappant  doucement  sur  la  joue,  vous  n'en- 

•.  tendez  rien  à  ces  sortes  de  choses  ;  les  places 


LES  Fi,Avy.  3i 

fortifiées  sont  nos  joyaux  à  nous  autres ,  nos 
refuges,  nos  magasins.  Que  serait-ce  s'il  fallait 
toujours  vivre  et  se  battre  en  rase  campagne 
ainsi  que  feraient  des  corbeaux  affamés  ?  tandis 
que  je  ne  connais  rien  de  profitable,  rien  de 
réjouissant  comme  la  prise  d'une  bonne  cita- 
delle bien  avitaillée.  J'entends  quandc'estmoi 
qui  la  prends,  ajouta-t-ilavcc  un  léger  soupir. 

—  J'aimerais  bien  mieux  qu'on  ne  se  battît 
ni  contre  des  murs  ni  dans  la  plaine,  reprit 
Marie  ;  je  voudrais  enfin  qu'on  ne  se  battît 
jamais. 

—  Jamais!  s'écria  Louis  de  Flavy,  et  que 
ferions-nous,  par  sain  t  Jacques  !  si  nous  ne  nous 
battions  plus?  INe  voyez-vous  pas  arriver  les  • 
défis,  les  tournois,  dès  que  l'on  signe  les  plus 
courtes  trêves?  Tout  ne  prouve-t-il  pas  que 
l'homme  a  été  créé  pour  se  battre  ? 

—  En  France  on  serait  tenté  de  le  croire, 
dit  Germaine  avec  un  triste  sourire. 

—  Et  Dieu  me  préserve  de  m'en  plaindrÇfJ 
reprit  Louis  ;  car  je  veux  devenir  chèvre  si  jè  : 


3a  LES  FLAVY. 

savais  comment  passer  mon  temps  sans  me 
servir  de  mes  armes ,  ne  fût-ce  que  dans  des 
escarmouches.  Je  ne  me  sens  vivre,  moi,  que 
quand  je  me  bats;  autrement  je  m'ennuie. 

—  Et  si  l'on  est  tué  ?  dit  Marie. 

—  Alors  tout  est  fini,  on  ne  craint  plus  de 
s'ennuyer,  et  j'espère  bien  ne  mourir  que  sur 
un  champ  de  bataille. 

—  Ne  parlez  pas  ainsi,  bel  oncle,  inter- 
rompit Germaine  en  serrant  la  main  de 
l'homme  de  guerre. 

— Le  plus  tard  possible ,  après  tout,  répon- 
dit-il avec  gaîté  ;  mais  j'ai  toujours  eu  du  bon- 
heur ;  je  sors  de  toutes  les  afTaires  sans  avoir 
reçu  une  égratignure.  On  dirait  que  les  lances 
glissent  sur  mon  corps  et  que  les  archers  ti- 
rent au-dessus  de  ma  tête. 

—  Fasse  (e  ciel  qu'il  en  soit  toujours  ainsi! 
dirent  les  deux  sœurs. 

—  Amen,  répondit-il  ;  mais  pour  traiter  un 
sujet  plus  gai,  devinez  avec  qui  j'ai  déjeuné  le 
JQur  maudit  où  j'ai  quitté  Choisy,  la  tête  un 


f  •■,r^ 


LES  FLAVY.  33 

peu  basse  et  le  cœur  un  peu  gros,  je  ne  le  ca- 
che pas. 

—  Avec  le  duc  de  Bourgogne,  dit  Marie. 

—  Pas  tout-à-fait,  mais  avec  un  de  ses  amis, 
avec  un  des  nôtres  après  tout ,  avec  Regnault. 

—  Il  vous  a  cherché?  dit  Germaine  la  poi- 
trine gonflée  d'une  joie  qu'elle  avait  peine  à 
cacher. 

-  Il  a  couru  après  moi ,  répondit  Louis  ; 
voici  comme  cela  s'est  passé.  Je  n'avais  pas 
fait  une  demi-lieue,  emmenant  tout  mon 
monde,  c'est-à-dire  cinquante  hommes  qui 
me  restaient,  car  le  reste  avait  été  tué  pendant 
le  siège ,  'quand  je  vis  venir  derrière  moi  quel- 
ques cavaliers  qui  semblaient  me  poursuivre 
à  toute  bride.  Ma  première  pensée  fut  que  le 
duc  de  Bourgogne  se  ravisait,  et  qu'il  nous 
faudrait  livrer  bataille  avant  de  gagner  pays. 
Comme  nous  étions  tous  armés,  je  fis  halte  , 
volte-face,  etj'attendis  mesgensde  pied  ferme. 
Maisje  ne  tardaipasà  reconnaître  que  latroupe 
qui  nous  poursuivait  se  composait  de  quatre 

II.  3     ■■■i 


r^^ 


% 


34  LES  FLAVY. 

hommes,  ce  qui  certes  n'annonçait  pas  des 
intentions  hostiles.  EncÛcl,  celui  qui  poussait 
son  cheval  le  premier  ne  fut  pas  plus  tôt  arrivé 
près  de  moi  qu'il  leva  la  visière  de  son  casque 
en  s'écriant  :  Mon  oncle!  mon  cher  oncle! 

—  Et  vous  avez  reconnu  Regnault?  dit 
Marie. 

—  Que  je  meure  si  je  ne  l'ai  pas  reconnu 
tout  de  suite,  répondit  Louis,  quoique  je  ne 
l'aie  pas  vu  depuis  dix  ans  ;  c'était  encore  ce 
visage  Ger  et  noble  qui  annonce  un  homme 
de  cœur,  un  visage  de  Flavy  enfin.  Il  ressemble 
à  son  père,  à  notre  pauvre  Jean,  comme  Marie 
ressemble  à  sa  mère. 

— Aussi  ne  suis-je  pas  une  Flavy  ,  moi  !  dit 
tristement  la  pauvre  petite. 

—  Toi!  répondit  Louis  en  l'embrassant, 
Flavy  s'il  en  fût  jamais;  Guillaume  finira  par 
t'aimer  aussi ,  sois-en  sûre  ,  à  moins  que  son 
cœur  ne  soit  de  roche  ;  mais  écoutez  la  suite. 
Regnault  mit  pied  à  terre;  il  avait  l'air  si  navré, 
si  suppliant  qu'à  nous  voir  tous  les  deux, on 


LfeS  FtAVY.  35 

aurait  pensé  que  j'îivâis  prîs  la  plate  et  que 
c'était  lui  qui  en  sot-tait.  Par  Notre-Dame  !  tout 
était  fini  pour  celte  fois  ;  les  épées  étaient  ren- 
trées dans  le  fourreau  ;  je  sautai  à  baè  de  mon 
cheval  et  je  l'etiibràssai  de  bon  cœur. 

-^Ah!  ^ue  vous  avez  bien  fait,  bel  oncl'è  ! 
s'écri'd  Marie  ,  tandis  (^ne  Germaine  en  silence 
serrait  douce tWent  la  main  de  sort  bt'àvèpài^eïi't. 
—  Comme  nous  ne  vouiioiis  pasnouS  qûilter 
si  vite,  polirsuivit  Lo  uisde  Flavy,  Êeg'nauit  me 
Conduisit  dans  un  ch  âteau  voisin  où  1  on  tenait 
sans  donte  eri  réser\'e  des  provisions  pour  le 
duc ,  à  en  jiiger  par  l'iexcellent  repas  que  nous 
y  fîmes  ensemble.  Lé  vin  de  Bourgogne  ne 
Douâ  manquait  pas,   et  ceûk  de  mes  gens  qui 
m'avaient  suivi  ne  .'se  sol^venaient  guère  d'un 
pareil  régal.  Rntin,  au  moment  de  housséparcr, 
le  pauvre  garçon   une  téûlbigna  un  si  grand 
désir  d'écrire  à  ses  cousines  que  je  lui  promis 
de  me  charger  pon.'r  vous  d'un  chiffon  de  par- 
chemin sur  lequel,  il  a  griffonné  devant  moi  .  .*; 
comme  on  clèfc. 


36  LES  FLAVY. 

—  Et  sans  doute  ,  bel  oncle  ,  dit  Marie  ,  si 
vous  n'avez  plus  cette  lettre,  vous  savez  du 
moins  ce  qu'elle  renfermait, 

—  Que  tous  les  saints  m'en  préservent!  ré- 
pondit Louis;  je  n'ai  pas  lu  la  lettre  par  plusieurs 
raisons, dont  la  première  est  que,  grâce  au  ciel! 
je  n'ai  jamais  su  lire;  car  je  n'approuve  pas 
qu'un  homme  de  guerre  perde  son  temps  à 
des  vétilles  semblables.  La  mode  qui  prend  de 
faire  élever  les  gentilshommes  comme  les 
novices  d'un  couvent  de  Saint-Benoît  ne  peut 
tourner  qu'à  mal.  On  perd  à  ces  sottises  le 
plus  beau  temps  de  sajeutiesse.  Par  saint  Marc  ! 
je  préfère  un  beau  coup  de  lance  à  tous  les 
grimoires  de  l'Université  de  Paris.  Au  reste,  je 
n'en  ai  pas  moins  apporté  la  lettre  ,  poursui- 
vit-il en  la  tirant  de  son:  aumonière ,  et  vous 
pourrez  vous  la  faire  lire;  par  le  père  Jo<;eph. 

—  Germaine,  Germaine  la  lira,  dit  Marie. 

—  Germaine  en  saii-el.le  aussi  long?  reprit 
Louis  d'un  air  de  surprise  ;  -eh  bien  !  à  la  bonne 
heure,  ce  sont  des  choses?  qui  conviennent 


LES  FLAVY.  87 

aux  femmes,  je    ne   dis  pas  le   contraire.  » 
Germaine  prit  la  lettre  d'une  main  trem- 
blante, et,  s'efforçant d'affermir  sa  voix,  elle  lut 
ce  qui  suit  : 

«  Regnault  de  Flavy  à  Germaine  de  Flavy. 
«  Que  Dieu  et  tous  les  saints  vous  gardent, 
chères  cousines.  Que  faites-vous  ?  pensez-vous 
quelquefois  à  celui  dont  toutes  les  pensées  se 
portent  au  lieu  que  vous  habitez  ?  Ah  !  Ger- 
maine! vous  m'avez  promis  de  me  conserver 
une  petite  place  dans  votre  cœur  ,  de  me  par- 
donner d'être  enchaîné  par  l'honneur  à  la 
bannière  qui  marche  contre  vos  bannières. 
Mon  oncle,  mon  bon  oncle  m'a  donné  le 
baiserde  paix;  que  la  paix  soit  donc  entre  nous. 
Un  même  sang  ne  coule-t-il  pas  dans  nos 
veines?  Lorsque,  sous  peine  d'être  appelé 
félon,  mon  corps  suit  à  la  guerre  le  seigneur 
et  maître  que  j'ai  juré  de  servir,  mon  cœur  en 
est-il  moins  près  de  vous?  Germaine,  Marie, 
vous  ne  savez  pas  combien  je  vous  aime,  com- 
bien je  préférerais  la  mort  à  votre  haine  !  Ah  ! 


39  LfiS  fl^VY. 

ne  me  hwsjçz  pas ,  quçlque  chpse  qui  arrive, 
ne  me  baissez  pas  !  Pense?  que  sous  le  drapeau 
de  Bourgogne  vous  ave?  un  parent,  un  ami 
plus  tendre,  plus  dévoué  que  tous  ceux  qu'un 
sprt  fortuné  a  placcS  près  de  vous.  Germaine, 
Marie  ,  conservez-moi  quelque  tendresse  jus- 
qu'au temps  plus  heureux  qui  nous  réunira, 
8t,  quoi  qu'ii  arrive  ,  ne  cessez  jamais  de  voir 
dans  Regnault  un  enfant  de  Vertbois.  Adieu.  » 
«  Le  garçon  n'est  pas  sot,  dit  Louis  quand 
Gerniaine  se  tut,  ne  cachant  qu'à  grand'peine 
sa  vive  émotion  ;  c'est  tout  au  plus  si  je  com- 
prenais toutes  ses  belles  phrases.  Mais  que 
diable  veut-il  dire  avec  son  quoi  qu'il  arrive  , 
qu'il  répète  deux  fois  de  peur  qu'on  ne  l'ou- 
blie ? 

—  Il  est  à  présumer,  répondit  Germaine 
d'une  voix  que  l'on  entendait  à  peine,  qu'il 
marche  aussi  contre  Compiègne. 

—  Contre  Compiègne.  s'écria  Louis!  Par 
l'épée  de  mon  père  !  je  donnerais  beaucoup 
pour  qu'il  marchât  d'un  autre  côté.  Guillaume 


LES  FLAVY.  "5^ 

n'enlend  pas  raillerie  sur  ce  sujet-ià.  Com- 
piègne  el  Guillaume  à  présent  c'est  tout  un  , 
voyez-vous.  Lorsqu'il  étail  encore  question  de 
ces  préliminaires  de  paix  dont  Philippe  nous 
a  leurrés  comme  de  coutume  ,  le  roi  a  eu  la 
faiblesse  d'envoyer  à  mon  tVère  l'ordre  de  livrer 
la  ville  au  duc  de  Bourgogne  en  manière  de 
garantie. 

—  Je  n'ignorais  point  cela,  dit  Germaine. 

—  Eh  bien!  vous  devez  savoir  aussi  que 
Guillaume  a  désobéi ,  en  quoi  je  l'approuve 
fort.  Par  saint  Marc!  le  royaume  de  Charles 
n'est  pas  encore  assez  étendu  pour  qu'on 
puisse  en  couper  ainsi  un  des  meilleurs  mor- 
ceaux; nous  avons  donc  gardé  la  ville.  Main- 
tenant vous  sentez  que,  si  les  murs  tombent, 
il  faut  que  votre  père  tombe  avec  eux.  Je  ne 
conseille  donc  pas  à  Regnault  de  se  trouver 
avec  ceux  qui  voudront  les  jeter  par  terre  ; 
car  je  connais  Guillaume,  il  se  souciera  de 
tuer  son  neveu  comme  de  tuer  un  poulet.  ». 

Germaine  tressaillit;  njais  Marie  s'écria  :    ' 


4o  LES  FLAVY. 

«  Regnault  n'en  agira  pas  de  même  si  ses 
amis  prennent  la  ville  ;  j'en  suis  bien  certaine. 
— -  Quant  à  prendre  la  ville  ,  répondit 
Louis  d'un  air  tranquille,  il  leur  faudra  pour 
cela  passer  quelques  jours  et  quelques  nuits 
sur  les  bords  de  l'Oise,  j'en  réponds;  et  je 
crois  qu'ils  se  lasseront  plus  tôt  que  nous  du 
métier  que  nous  allons  faire  de  part  et  d'au- 
tre. Le  duc  de  Bourgogne  d'ailleurs  ne  brille 
pas  par  la  patience  ;  il  n'a  jamais  aimé  les  cho- 
ses qui  traînent  en  longueur. 

—  Ah  !  puisse-t-il  se  lasser  bientôt,  dit  Ger- 
maine, et  partir  avec  tout  son  monde  ! 

—  On  dit  qu'il  nous  a  amené  cinq  ou  six 
mille  hommes,  reprit  Louis ,  sans  compter 
qu'il  ne  marche  jamais  qu'avec  une  grosse 
maison ,  des  pages ,  des  valets  et  des  méné- 
triers dont  nous  entendions  tous  les  soirs  à 
Choisy  la  chienne  de  musique.  J'espère  que 
d'ici ,  du  moins ,  nous  pourrons  leur  fournir 
un  accompagnement  qui  ne  leur  permettra 
pas  de  jouer  aussi  juste.  » 


LES  FLAVY.  4^ 

En  disant  ces  mots  Louis  de  Flavy  se  leva 
pour  sortir,  et,  comme  Marie  voulait  le  rete- 
nir encore  quelques  instants  :  «  Non,  dit-il, 
il  faut  que  j'aille  retrouver  votre  père.  Nous 
attendons  d'un  moment  à  l'autre  cette  vail- 
lante pucelle  dont  les  Anglais  ont  plus  peur 
que  de  nous  tous ,  et  qui  vient  s'enfermer 
dans  Compiègne  avec  bon  nombre  de  che- 
valiers. 

— Dieu  soit  loué  !  s'écria  Germaine  ;  sa  pré- 
sence encouragera  les  noires ,  en  même  temps 
qu'elle  effraiera  les  ennemis. 

—  Par  malheur,  répondit  Louis,  l'arrivée 
de  cette  brave  fillene  réjouit  pas  tout  le  monde 
ici.  Partout  où  elle  se  trouve  elle  aime  à  faire 
à  sa  tête  ;  il  faut  obéir  à  ce  qu'elle  nomme 
ses  voix,  que  personne  n'a  jamais  entendues 
qu'elle-même,  et  Guillaume  ne  se  soucie  guère 
d'agir  sous  les  ordres  d'un  capitaine  qui  de- 
vrait porter  des  jupes.  Il  a  reçu  fort  mal  ce 
matin  le  messager  qui  nous  annonçait  ce  se- 
cours. 


4?^  lES  FLAVT. 

-—  Et  si  Dieu  nous  l'envoie  pour  faire  lever 
le  sit'ge  de  Compiègne  comme  elle  a  fait  le- 
ver celui  d'Orléans?  dit  Germaine. 

-^  Sans  doute,  sans  doute  ;  il  est  bien  cer- 
tain que  Jeanne  ,  soit  qu'elle  vienne  du  ciel 
ou  de  l'enfer,  a  grandement  rétabli  les  affaires 
du  roi.  Aussi  mon  avis  est-il  qu'il  faut  la  lais- 
ser se  servir  de  son  étendard  à  sa  fantaisie, 
quitte  à  la  tirer  du  guêpier  s'il  arrive  que  la 
pauvre  fille  s'y  jette.  Je  désire  d'autant  plus 
qu'on  la  traite  bien  que  1h  nouvelle  de  sa 
venue  a^jépandu  dans  la  ville  la  joie  et  la  con- 
fiance. 

—  Et  pourtant ,  dit  Marie ,  ces  malheureux 
habitants  n'ignorent  pas  que  les  murs  sont 
maintenant  entourés  par  une  armée  innom- 
brable. 

—  Entourés  !  pas  encore  tout-à-fait ,  reprit 
Louis  ;  on  n'entoure  pas  Compiègne  comme 
une  bicoque  ,  ma  petite.  Mais  j'espère,  mes 
enfants,  que  vous  n'avez  pas  peur? 

—  Germaine  n'a  pas  peur,  répondit  Marie. 


LES  FLAVT.  4^ 

—  Au  moins  pour  moi-même ,  dit  Ger- 
maine en  étouffant  un  soupir. 

—  Brave  et  bonne  fille  !  dit  Louis  qui  baisa 
sa  nièce  ur  le  front.  Il  doit  suffire  d'une  Ger- 
maine dans  la  famille  pour  répandre  les  bé- 
nédiclions  du  ciel  pur  nous  tous.  Aussi  vivez 
tranquilles  ;  nous  les  chasserons,  nous  les  chas- 
serons ,  vous  dis-je ,  ou  que  je  ne  m'appelle 
plus  Louis  de  Flavy.  » 

En  finissant  ces^  mots  qu'il  ne  prononçait 
jamais  que  dans  les  grandes  occasions,  il  em- 
Ijrassa  Marie ,  serra  la  main  de  Germaine  et 
partit. 


CHAPITRE  IV. 


Sur  des  coursiers  plus  prompts  que  les  éclairs 
Chacun  s'élance  ;  ei  déjà  dans  les  airs 
A  retenti  leur  choc  épouvantable, 

Anonyme. 


L'entrée  de  la  Pucelle  dans  Compiègne 
fut  saluée  par  mille  cris  de  joie,  tant  la  pré- 
sence de  la  sainte  et  valeureuse  fille  semblait 
un  gage  de  sécurité  et  de  victoire.  Dès  les 
premières  heures  de  son  arrivée,  Jeanne, 
après  avoir  communié  dévotement ,  assembla 
ses  gens  et  ceux  de  la  ville  et  leur  dit  que  Dieu 
venait  de  lui  faire  ordonner  par  sainte  Cathe- 
rine ,  de  sortir  pour  aller  attaquer  les  enne- 
mis, lui  promettant  la  défaite  entière  du  duc 
de  Bourgogne  et  des  Anglais.  La  confiance 


LES  FLAVY.  45 

que  l'on  avait  en  ses  paroles,  surtout  lors- 
qu'elles reposaient  sur  une  révélation  ,  ne 
permit  à  personne  d'hésiter.  Guillaume  de 
Flavy  lui-même,  ayant  observé  que  les  Bour- 
guignons n'étaient  point  sur  leurs  gardes, 
augura  bien  de  cette  attaque ,  et  tout  se  pré- 
para pour  la  rendre  aussi  prompte  que  vigou- 
reuse. 

L'émotion  de  Germaine  fut  vive  ,  lorsque 
Richard  étant  rentré  pour  s'armer,  car  il  al- 
lait se  joindre  aux  gens  de  guerre  avec  ses  plus 
vaillants  miliciens  ,  elle  apprit  qu'on  s'apprê- 
tait à  marcher  contre  l'ennemi.  A  travers  les 
vœux  qu'elle  formait  pour  la  réussite  de  cette 
entreprise,  elle  suppliait  tout  bas  le  ciel  d'é- 
loigner Regnault  de  Flavy  de  ce  champ  de  ba- 
taille. Tout  dépendait  du  lieu  que  le  duc  de 
Bourgogne  et  sonmonde  occupaient,  puisque, 
selon  toute  apparence,  le  jeune  chevalier  ac- 
compagnait Philippe  ;  mais  ce  lieu  ,  Germaine 
l'ignorait.  Richard  parti,  son  agitation  était 
devenue  si  grande,  qu'elle  marchait  de  côté 


46  LES^FLAVY. 

et  d'autre  dans  la  chambre ,  sans  prêter  la 
moindre  attention  aux  discours  de  dame  Mar- 
guerite, qui  s'entretenait  avec  Georgette  et 
Marie  de  ses  craintes  pour  la  milice,  lorsque 
Daniel  arriva*  Il  proposa  de  monter  à  un  bel- 
véder  situé  sur  le  bâtiment  de  la  bûcherie  , 
et  duquel  on  pouvait  découvrir  toute  la  plaine^ 
afin  de  voir  partir  la  troupe,  a  Oui,  s'écria 
Germaine ,  montons  ,  montons  tous  ;  rien 
n'est  pis,  dans  un  pareil  moment,  que  l'igno- 
rance complète  de  ce  qui  se  passe. 

—  Allez-y  donc  vous  quatre ,  dit  dame 
Marguerite  ;  je  préfère  rester  ici  et  dire  mon 
chapelet  pour  mon  pauvre  Richard. 

—  Priez  pour  Richard  et  pour  les  Flavy ,» 
reprit  Germaine  en  serrant  la  main  de  la 
brave  femme,  puis  elle  prit  le  bras  de  Marie 
sous  le  sien  et  partit  accompagnée  de  Daniel 
et  de  Georgette. 

En  sortant  de  la  maison  pour  se  rendre  à  la 
bûcherie  qui  la  touchait ,  ils  trouvèrent  la  rue 
entièrement  déserte ,  tous  les  habitants  s'é- 


lES  FLAVT.  47 

tant  portés  sur  la  place  de  l'Hôtel-de-Ville, 
où  s'assemblait  la  troupe.  «  Ce  départ  a  quel- 
que chose  de  sinistre  ,  dit  tout  bas  Germaine 
à  Daniel  ;  je  ne  sais  pourquoi  je  me  sens  si  fort 
alarmée  ? 

—  Si  vous  les  aviez  vus  sur  la  place  comme 
je  viens  de  les  voir,  répondit  Daniel,  vous 
seriez  bien  plus  tranquille;  il  faudrait,  je 
crois ,  une  légion  de  diables  pour  venir  à  bout 
de  nos  gens  tant  ils  ont  bon  courage. 

—  Jeanne  est  là  ,  d'ailleurs,  »  reprit-elle  ; 
car  telle  était  l'étrange  disposition  d'esprit  de 
Germaine  ,  qu'en  dépit  des  vœux  qu'elle  for- 
mait pour  l'un  des  ennemis  de  Compiègne, 
l'idée  de  voir  les  Anglais  vainqueurs  ranimant 
avec  force  toutes  les  vives  sympathies,  tous 
les  sentiments  passionnés  qui  dès  l'enfance 
avaient  remué  son  âme  ,  elle  aurait  payé  de 
son  sang  le  triomphe  des  assiégés. 

Arrivés  sur  la  petite  terrasse  du  belvéder  ^ 
le  spectacle  qui  s'offrit  à  leurs  yeux  aurait  cer- 
tainement excité  leur  admiration ,  s'il  n'eût 


48  lES  FLAVY. 

pas  excité  leur  terreur.  A  plus  d'une  lieue  des 
remparts,  la  vue  s'étendait  sur  une  longue 
plaine  couverte  de  faisceaux  d'armes,  de  ten- 
tes ,  de  chevaux  et  d'équipages  de  siège.  Le 
soleil  éclatant  du  mois  de  mai,  qui  dorait  les 
toits  des  monastères ,  et  les  clochers  de  plu^ 
sieurs  villages  semés  çà  et  là,  faisait  briller  de 
mille  feux  les  armures  d'une  foule  innombra- 
bles d'hommes  de  guerre.  Jamais,  peut-être, 
autant  de  bras  n'avaient  menacé  des  murail- 
les ,•  et  cependant ,  au  loin  ,  sur  le  chemin  de 
Noyon  ,  s'échelonnaient  encore  d'autres  trou- 
pes ,  destinées  à  renouveler  ce  formidable 
camp ,  présage  de  destruction  et  de  mort , 
devant  lequel  coulait  paisiblement  les  eaux 
de  la  rivière  d'Oise. 

A  peine  les  trois  jeunes  filles  et  Daniel 
avaient-ils  eu  le  temps  de  contempler  cet  ef- 
frayant spectacle ,  qu'une  troupe  de  cinq  ou 
six  cents  hommes,  la  Pucelle  à  leur  tête,  sor- 
tit de  la  ville  eu  magnifique  ordonnance, 
passa  le  pont,  et  tomba  comme  la  foudre  sur 


LES  FLAVY.  /|9 

les  premiers  quartiers  des  Bourguignons, 
dont  la  plupart  n'étaient  point  armés.  Un 
vaillant  chevalier,  nommé  Baiildot  de  Woyelle, 
commandait  ce  quartier,  où  Jean  de  Luxem- 
bourg ,  le  principal  capitaine  du  âwc  de  Bour- 
gogne, venait  d'arriver  pour  reconnaître  la 
ville  de  plus  près.  Quoique  surpris  de  celte 
manière,  ceux-ci  soutinrent  le  choc  si  brave- 
ment que  le  combat  devint  terrible.  On  pou- 
vait prévoir  toutefois  que  l'avantiige  resterait 
aux  assaillants,  supérieurs  en  nombre  à  des 
adversaires  qu'ils  égalaient  par  le  courage. 

La  poussière  épaisse  qui  s'était  élevée  au- 
tour des  combattants  s'opposait  à  ce  que  l'on 
pût  rien  distinguer  de  ce  qui  se  passait  sur  le 
champ  de  bataille.  Les  cris  terribles  dont  le 
retentissement  venait  frapper  les  murs  pou- 
vaient être  des  cris  de  triomphe  ou  des  cris 
de  mort ,  et  le  temps  s'écoulait.  «  Quelle  hor- 
rible chose  qu'une  pareille  angoisse  !  dit  Ger- 
maine ;  être  si  près  des  siens  et  ne  pouvoir 
savoir  ce  qu'ils  deviennent,  ce  qu'ils  font! 
II.  4 


50  LES  Ï^LAVY. 

—  Ils  tuent,  ils  tnent .  répondit  Daniel; 
s'ils  n'étaient  pas  les  plus  forts,  ils  se  rappro- 
cheraient de  la  ville  ;  nous  verrions  quelques 
fuyards  sur  le  pont.   » 

A  l'exception  du  point  sur  lequel  on  se 
battait,  en  effet,  le  plus  grand  calme  sem- 
blait régner  dans  cette  vaste  plaine;  mais 
tout  à  coup,  l'alarme  s'étant  répandue  de 
proche  en  proche,  Daniel  et  ses  compagnes 
ne  tardèrent  pas  à  remarquer  que  le  quartier 
le  plus  voisin  commençait  à  s'agiter.  Bientôt 
ils  virent  avec  effroi  plusieurs  troupes  d'hom- 
mes d'armes  courir  en  désordre  et  de  toute 
la  vitesse  de  leurs  chevaux  vers  le  lieu  du 
danger. 

«  On  va  les  secourir,  dit  Germaine  en  pâ- 
ïissant. 

—  Oui,  répondit  Daniel,  ce  sont  les  An- 
glais qui  arrivent  les  premiers. 

—  Et  sans  doute  le  duc  de  Bourgogne  va 
les  suivre  avec  son  monde?  reprit-elle  d'une 
voix  étouffée. 


LES  FLAVY.  5 1 

—  Il  lui  faudra  du  temps,  répliqua  Daniel  ; 
le  duc  de  Bourgogne  est  à  plus  d'une  lieue 
d'ici ,  à  Condin.  » 

Germaine  serra  la  main  du  petit  homme  , 
tout  en  élevant  ses  yeux  vers  le  ciel ,  comme 
pour  lès  reiiiércîer  tous  deux  ;  car  ces  motè 
délivraient  son  coeur  d'un  horrible  poids. 

a  Ils  ne  pourront  plus  résister!  s'écria  Ma- 
rie effrayée  de  là  foule  de  gens  de  guerre 
qu'elle  voyait  marcher  au  secours  dès  leurs; 
ils  rie  pourront  jamais  rentrer  dans  la  ville  I  » 
-  Gebrgette  ne  disait  Heh  ;  les  mains  jointes, 
le  regard  fixé  sur  le  nuage  poudreux  qui  lui 
cachait  la  scène  de  carnage  ,  ses  lèvres  trem- 
blantes murmuraient  des  prières  qu'elle  pro- 
tionçâit  machinalement ,  mais  qui  lui  paru- 
rent bientôt  avoir  été  exaucées  ;  caries  secours 
qui  arrivaient  an  sire  de  INoyelle  rendant 
la  partie  trop  inégale,  les  Français  commen- 
cèrent à  se  mettre  en  retraite.  «  Ils  reviennent, 
ils  reviëtinëiît!  s'écrièrent  à  la  fois  Germaine, 
Daniel  et  Marie. 


32  LES  FLAVY. 

—  Sainte  Vierge!  dit  la  jeune  fille,  dont 
l'âme  semblait  avoir  passé  dans  les  yeux,  fai- 
tes qu'ils  reviennent  tous  !  » 

Le  vent  poussant  alors  la  poussière  du  côté 
de  l'Aisne  ,  ils  virent  bientôt  les  fantassins  re- 
passer le  pont  en  toute  hâte,  protégés  par 
les  cavaliers  que  l'ennemi  poursuivait  vigou- 
reusement, a  Je  l'aperçois  ,  je  l'aperçois  ! 
cria  Georgette.  Je  le  reconnais  à  la  plume  de 
son  casque;  les  autres  miliciens  n'en  ont  pas! 

—  Par  Saturne  !  elle  a  raison ^  dit  Daniel, 
les  yeux  brillants  de  joie,  je  vois  distincte- 
ment Richard  qui  marche  à  la  tête  de  ses 
gens.  On  leur  ouvre  la  barrière  !...  Mais  pour- 
quoi n'entrent-ils  qu'un  à  un  comme  des 
moutons  qu'il  faut  compter?  Ouvrez  donc, 
vous  autres  du  dedans,  ouvrez  donc!  »  et  le 
petit  homme  trépignait,  s'égosillait  comme 
s'il  eut  pu  se  faire  entendre. 

«L'ennemi  entrerait  avec  eux  dans  la  ville, 
répondit  Germaine  ;  ne  voyez-vous  pas  avec 
quelle  fureur  il  attaque  l'arrière-garde? 


LES  FLAVY.  53 

—  Ah  !  dit  Marie,  c'est  là  sans  doute  qu'est 
notre  oncle  Louis!  Que  tous  les  saints  le 
protègent  !  » 

En  effet,  les  Bourguignons,  appuyés  main- 
tenant par  les  Anglais ,  se  ruaient  sur  cette 
arrière-garde,  où  se  trouvaient  les  plus  vail- 
lants chevaliers  et  la  Puceile,  qui  marchait  la 
dernière,  espérant  ramener  sans  perte  ceux 
qu'elle  avait  conduits  au  combat.  Montée  sur 
un  superbe  coursier,  vêtue  d'une  riche  robe 
de  drap  d'or  vermeil,  la  sainte  fille  se  battait 
comme  une  lionne  qui  défend  ses  petits.  On 
la  voyait,  de  sa  forte  épée,  abattre  à  droite  et 
à  gauche  tous  ceux  qui  se  montraient  assez 
hardis  pour  l'approcher,  en  même  temps 
qu'elle  ne  cessait  d'encourager  son  monde  à 
tenir  ferme  contre  le  choc  qu'elle-même  sou- 
tenait si  courageusement.  Tous  les  efforts  se 
dirigeaient  principalement  contre  sa  personne, 
et  le  malheur  voulait  qu'on  la  distinguât  parfai- 
tement à  sa  huque  d'écariate  brodée  d'or  et 
d'argent.  Enfin  elle  venait  de  passer  le  pont, 


^4  ^^^  fl-fVY. 

et  presque  tous  les  siens  étaient  rentrés  en 
foule,  lorsqu'un  arçhpr  picard  p^^-vint  à  la 
saisir  par  sa  liuque  et  la  jeta  à  bais  (Je  ^p|^ 
cheval.  Elle  combattit  encore  pendant  quel- 
ques instants,  soutenue  par  Pothon  le  Bour- 
guignon et  cinq  ou  six  autres  chevaliers.  Mais 
enfin  vaincue  par  le  nombre,  entourée  de 
toutes  parts,  elle  se  vit  forcée  de  se  rendre  à 
Lionel,  bâtard  de  Vendôme. 

Aussitôt  ces  mots  :  Jeanne  est  prise  !  reten- 
f^irent  dans  la  plaine,  sur  le  pont  et  sur  les 
remparts.  A  ce  cri.  de  joie  pour  les  uns,  de 
détresse  pour  les  autres,  tout  ce  qui  restait 
encore  <]e  Français  dehors  se  précipita  dans 
la  ville,  et  la  barrière  se  referma. 


CHAPITRE  Y. 


Rarement  lo  soleil  rend  la  lumière  au  monde 
Que  le  premier  rayon  qu'il  répand  ici-bas 
N'y  découvre  quelqu'un  de  vos  assassinais, 
Ou  du  moins  on  vous  lienl  en  si  mauvaise  eslirae 
Qu'innocent  ou  coupable  on  vous  charge  du  crime. 
ROTROu,  Venceslas. 


La  troupe  partie  si  joyeuse  et  si  résolue 
pour  aller  tenter  ce  coup  de  main  rentrait 
triste  et  dolente.  Les  femmes,  les  enfants,  les 
habitants  de  toutes  les  classes  faisaient  foule 
dans  les  rues ,  entourant  les  hommes  de 
guerre  et  se  lamentant  avec  eux  sur  la  perte 
que  venait  de  faire  la  ville.  A  travers  les  re- 
grets et  les  larmes  qu'excitait  ce  malheur  pu- 
blic, le$  soupçoa$^  les  plus  odieux  circulaient 


56  LES  FLAVY. 

dans  le  peuple,  qui  n'hésitait  point  à  accuser 
Guillaume  de  Flavy  du  malheur  qui  les  frap- 
pait. «  Il  a  fait  fermer  la  barrière  sur  elle,  di- 
sait l'un. —  II  l'a  vendue  aux  Anglais,  disait 
l'autre.  —  Hélas  !  reprenait  un  troisième,  la 
sainte  fille  le  savait  d'avance  ;  on  prétend  que 
ce  matin,  comme  elle  était  appuyée  contre  un 
des  piliers  de  l'église,  elle  a  dit  à  tous  ceux 
qui  l'entouraient  qu'un  homme  l'avait  livrée 
et  qu'elle  serait  prise  aujourd'hui ,  jour  de 
l'Ascension.  »  C'est  en  vain  que  les  chevaliers 
et  les  soldats  répondaient  que  Jeanne  ,  bien 
loin  d'avoir  prévu  sa  perte,  leur  avait  promis 
la  victoire  ;  la  prédiction  s'accréditait  de  plus 
en  plus  ,  et  messire  Guillaume  était  maudit 
de  tous  aussi  hautement  que  pouvait  le  per- 
mettre la  terreur  qu'il  inspirait. 

Richard ,  après  avoir  montré  dans  cette 
affaire  tant  de  valeur  et  d'intrépidité  qu'il  avait 
excité  l'admiration  des  plus  braves  chevaliers, 
venait  de  rentrer  chez  lui.  11  était  triste,  rê- 
veur, et  Germaine  ne  pouvait  parler  du  mal- 


LES  FLAVY.  67 

heur  dont  chacun  devait  gémir,  qu'il  ne 
s'empressât  de  détourner  l'entretien  en  rap- 
portant quelques  nouveaux  détails  du  com- 
bat. Lorsqu'enfin  les  deux  sœurs  se  furent 
retirées  dans  leur  chambre  :  »  Je  tremblais,  dit- 
il  à  maître  Joseph  et  à  Daniel,  qu'un  de  vous 
n'apprît  à  ces  nobles  filles  ce  que,  j'espère, 
elles  ignoreront  toujours  ,  car  l'honneur  d'un 
père  doit  nous  être  aussi  cher  que  sa  vie. 

— 11  faudrait  être  bien  cruel,  dit  maître 
Joseph,  pour  les  instruire  de  ce  qui  se  passe. 

—  Que  se  passe-t-il  donc  ?  demanda  aussi- 
tôt dame  Marguerite. 

—  Ce  qui  doit  toujours  arriver  dans  ce  bas 
monde,  répondit  Daniel.  A  qui  s'en  prend- 
on  du  mal  si  ce  n'est  au  diable  ,  voulant  dire 
par  là  que  si  la  Puceile  a  été  livrée  aux  Anglais, 
il  est  naturel  qu'on  accuse  le  sire  de  Flavy  de 
l'avoir  vendue. 

—  Jésus!  s'écria  dame  Marguerite,  est-il 
donc  soupçonné  d'un  pareil  crime? 

—  Il  est  trop  vrai ,  dit  maître  Joseph  ,  et 


58  LES  FLAVT. 

pourtant  j'affirmerais  sur  ma  tête  qu'il  ne 
mérite  point  cette  infamie.  Je  connais  sire 
Guillaume  pour  un  homme  cruel,  impitoya- 
ble, capable  de  tout  peut-être^  excepté  d'une 
vile  trahison. 

—  Et  nous  autres,  maître  oseph,  qui  ve- 
nons de  le  voir  à  l'œuvre,  reprit  Richard, 
nous  sommes  là  de  même  pour  le  justifier  dans 
son  honneur.  Il  a  jeté  par  terre  aujourd'hui 
trop  d'Anglais  et  trop  de  Bourguignons  pour 
que  l'on  puisse  croire  qu'il  les  favorise  *. 

—  Je  pense  comme  vous,  dit  Daniel,  qu'il 
est  innocent  du  crime  dont  l'accuse  ce  pauvre 
peuple,  que  le  chagrin  fait  parler  à  tort  et  à 
travers.  Mais  comme  il  faut  que  justice  se 
fasse,  je  ne  suis  pas  fâché,  entre  nous,  qu'il 

(l)  II  est  de  fait  que  les  soupçons  qui  se  sont  propagés  à  ce  su- 
jet depuis  le  quinzième  siècle  jusqu'à  nos  jours  ne  se  trouvent  ap- 
PiUyés  par  aucun  des  écrivains  de  l'époque;  ni  l'auteur  du  Journal 
d'un  bourgeois  de  Paris,  ni  saint  Remy,  ni  Monsirelet,  qui  accom- 
pagnait le  duc  de  Bourgogne  au  siège  de  Compiègne,  ne  disent  un 
seul  mol  d*  la  trahison  du  sire  de  Flavy. 


LES  FLATY.  69 

paie  de  celte  façon  tant  d'autres  crimes  qui 
restent  impunis. 

—  Aussi,  répliqua  Richard,  mon  intérêt, 
dans  cette  affaire,  se  porte-t-il  tout  entier  sur 
ses  tilles.  » 

Daniel  sourit ,  mais  ne  dit  rien. 

«  La  demoiselle  Germaine  surtout,  répon- 
dit maître  Joseph,  ne  pourrait  savoir  que  l'i- 
gnominie peut  s'attacher  à  son  nom  sans  mou- 
rir de  chagrin.  » 

Georgette,  qui  ne  perdait  pas  un  mot  de 
cet  entretien ,  s'enhardit  dans  ce  moment  à 
lever  les  yeux  sur  Richard  qu'elle  vit  pâlir. 
«  Vous  l'entendez,  matante,  dit-elle  aussitôt; 
il  faut  bien  nous  garder  de  parler  de  cette 
affaire  aux  filles  de  sire  Guillaume. 

—  Nous  garder  !  répondit  dame  Margue- 
rite d'un  air  piqué.  Prenez  ce  conseil  pour 
vous-même,  je  vous  prie,  je  ne  pense  pas  être 
unebabillarde  qui  ait  besoin  pour  apprendre  à 
se  tîuve  des  conseils  d'une  petite  fil|e. 

—  Un  mot  peut  échapper  inYoloptgirementj 


6o  LES  FLAVY. 

répondit  Georgette  avec  embarras.  J'espère, 
ma  bonne  tante,  que  vous  ne  m'en  voulez 
pas? 

—  Non  sans  doute  ,  dit  Richard ,  elle  ne 
peut  vous  en  vouloir  d'une  chose  dont  je  vous 
remercie  de  tout  mon  cœur,  cousine.  »  En 
parlant  ainsi  il  s'approcha  de  la  jeune  fille  et 
lui  baisa  tendrement  la  main. 

«  Pauvre  enfant!  se  dit  tout  bas  Daniel, 
tous  les  chemins  lui  semblent  bons  pourvu 
qu'elle  entre  dans  ce  cœur  de  glace  pour  elle 

—  Bien,  bien  ,  reprit  dame  Marguerite  qui 
ne  voyait  jamais  Richard  se  montrer  affec- 
tueux pour  sa  cousine  sans  reprendre  sa  belle 
humeur,  on  se  taira,  ce  n'est  pas  chose  si  dif- 
ficile ;  j'ai  gardé  bien  d'autres  secrets  vrai- 
ment. » 

Soit  que  la  bonne  dame  se  vantât  à  tort  ou 
à  raison  en  parlant  ainsi,  dans  cette  circon- 
stance elle  tint  parole  ;  mais  le  sort  réservait 
aux  deux  sœurs  une  autre  infortune  qu'il  lut 
impossible  de  leur  cacher. 


LES-FLAVY.  6ï 

La  prise  de  Jeanne  avait  redoublé  le  cou- 
rage et  l'audace  des  assiégeants  au  point  qu'ils 
ne  doutaient  plus  du  succès.  Toutefois  la 
force  des  murailles  et  la  résolution  que  mon- 
traient les  assiégés  ne  leur  permettant  pas  de 
tenter  un  assaut,  ils  se  contentèrent  de  res- 
serrer la  ville  d'assez  près  pour  lui  couper 
toute  communication  avec  le  dehors,  soit  par 
les  routes,  soit  par  la  rivière  d'Oise.  On  vit 
bientôt  s'élever  à  un  trait  d'arc  des  remparts 
plusieurs  bastilles  formidables  destinées  à  lo- 
ger des  Anglais  et  des  Bourguignons.  En  dépit 
des  flèches  ,  des  pierres,  des  projectiles  de 
toute  sorte  que  la  troupe  et  les  habitants  lan- 
çaient sur  les  travailleurs,  l'ouvrage  avançait 
au  grand  désespoir  des  assiégés.  Chaque  jour 
de  sanglantes  escarmouches  avaient  lieu  au- 
tour des  fortifications  avancées  dont  sire  Guil- 
laume connaissait  toute  l'importance,  et  qu'il 
défendait  au  péril  de  sa  vie  et  de  celle  de  son 
monde.  De  part  et  d'autre  les  pertes  étaient 
grandes;  aussi,  le  soir  venu,  voyait-on  sortir 


6i  LES  FtAVY. 

des  maisons  une  foule  d'enfants  et  de  femmes 
qiii  se  dirigeaient  vers  les  murs  en  appelant 
leur  père  ,  leur  frère ,  leur  liiari^  dont  quel- 
ques-uns, hélas  !  ne  répondaient  point. 

Le  boulevard*  qu'il  importait  le  plus  de 
conserver  faisait  face  au  pont.  Là  le  sire  de 
Flavy  avait  établi  une  forte  garde^  qu'il  com- 
mandait le  jour  et  qu'il  visitait  la  nuit,  tout 
harassé  qu'il  devait  être  de  fatigue  après 
d'aussi  rudes  journées.  Grâce  au  savoir  et  à 
la  vaillance  de  l'habile  capitaine,  pendant  plu- 
sieurs semaines  l'ennemi  avait  été  t-epoussé 
sans  relâche  de  ce  boulevard  qui  l'incommo- 
dait fort.  Enfin  le  duc  de  Bourgogne,  irrité 
de  voir  une  poignée  d'hommes  tenir  tête 
à  deux  armées,  fit  placer  ses  machines  de 
guerre  qui  ne  cessaient  de  faire  pleuvoir  des 
pierres  énormes  sur  ce  point  et  sur  tout  ce 
qui  l'environnait.  Quoique  l'on  ripostât  des 
tours  de  façons  à  jeter  beaucoup  d'assaillants 

(1)  Ce  qu'où  appelait  alors  un  boulevard  était  un  ouvrage  com- 
posé de  deux  tours  liées  entre  elleà  et  fossoyées  tout  autoiir. 


lES  FLAVY.  65 

par  terre,  Teffet  de  ces  terribles  engins  n'en 
était  pas  moins  fatal  à  la  ville;  tout  l'empres- 
sement que  l'on  mettait  à  réparer  le  dom- 
mage n'empêchait  pas  qu'en  plusieurs  lieux 
déjà  les  portes,  les  bastions,  les  moulins  ne 
fussent  rompus  ou  crevassés,  lorsqu'un  jour 
une  pierre  vint  frapper  au  front  Louis  de 
Flavy  et  l'étendit  mort  près  de  sire  Guillaume. 
A  ce  coup  funeste,  un  découragement  com- 
plet allait  s'emparer  des  gens  d'armes  dont 
ce  jeune  brave  était  l'idole,  si  leur  chef  ne 
fût  parvenu  à  dissimuler  la  rage  et  le  chagrin 
qu'il  éprouvait  en  perdant  dans  un  frère  son 
plus  vaillant  soutien.  Non -seulement  le  sire 
de  Flavy  continua  à  donner  ses  ordres  avec 
la  même  activité  ,  mais  peu  d'inslants  après, 
voulant  dissiper  la  tristesse  de  ses  gens,  il  fit 
jouer  ses  ménétriers  ainsi  qu'il  en  avait  l'ha- 
bitude. Une  telle  fermeté  d'âme  ranima  si 
bien  le  courage  des  assiégés  que  l'ennemi  ne 
se  rendit  maître  de  ce  boulevard  qu'après 
deux  mois  de  résistance. 


64  LES  FEAVY. 

La  mort  de  Louis  de  Flavy  enlevait  aux 
deux  sœurs  le  seul  appui  qui  pouvait  leur  res- 
ter si  le  sort  de  la  guerre  les  rendait  orphe- 
lines. Germaine  regretta  d'autant  plus  son 
brave  et  bon  parent  qu'elle  se  rappelait  la 
douce  indulgence  qu'il  avait  montrée  pour 
Regnault,  et  que  sur  lui  s'étaient  portés  la  ten- 
dresse et  le  respect  que  lui  inspirait  naguère 
sire  Guillaume.  «Ah!  disait -elle  en  gémis- 
sant à  Richard,  le  voile  de  deuil  s'étend  sur 
notre  famille,  que  l'on  a  vue  si  nombreuse  et 
si  florissante.  Où  s'arrêteront  les  coups  de  la 
mort?» 

Richard,  sans  cesse  occupé  du  soin  de 
consoler  celle  dont  le  moindre  sourire  lui  fai- 
sait chérir  l'existence,  s'efforçait  de  ramener 
les  pensées  de  Germaine  sur  cette  sœur  qu'elle 
chérissait  si  tendrement,  sur  la  gloire  qu'ac- 
quérait messire  Guillaume  par  la  défense  de 
Compiègne ,  et  sur  l'espoir  d'un  temps  plus 
heureux.  Alors,  s'il  voyait  renaître  quelque 
sérénité  sur  les  traits  de  la  belle  fille ,  il  par- 


LES  FLAVY.  65 

lait  heureux  pour  aller  défendre  jusqu'au  soir 
les  murs  qui  la  renfermaient.  «Aurais-je  jamais 
osé  le  croire,  se  disait- il  parfois,  dans  les 
courts  moments  où  les  Anglais  el  les  Bour- 
guignons lui  laissaient  la  liberté  de  réfléchir, 
aurais-je  jamais  osé  le  croire  que   pendant 
des  mois  entiers  je  vivrais  près  d'elle  ,  qu'elle 
m'appellerait  son  ami  !»  Et  le  jeune  bourgeois, 
le  cœur  plein  d'amour  et  d'orgueil,  disputait 
maintenant  une  vie  devenue  précieuse. 
^Jf  Pour  qu'il  en  fût  ainsi,  il  avait  fallu  qu'un 
heureux  sort  lui  laissât    ignorer  la  présence 
de  Pvegnault  dans  le  camp  ennemi  ;  de  tous 
les  chagrins  de  Germaine,  celui  dont  elle  ne 
parlait  point  à  Richard  était   le  plus  cruel. 
Sans  cesse  elle  se  représentait  Regnault  atta- 
quant un  point  des  remparts  défendu  par  son 
père,  et  l'un  d'eux  expirant  sous  les  coups  de 
l'autre, "lorsqu'enfin  un  événement  imprévu 
vint  lui  donner  l'espérance  que  Regnault  ne 
tomberait  pas  victime  d'un  coup  parti  des 
murs   de   Compiègne.    Le   duc   de    Brabant  ' 


86  LES  FLAVT. 

mourut ,  et  les  nobles  de  ce  pays  se  mon- 
trant disposés  à  reconnaître  le  duc  de  Bour- 
gogne pour  maître,  Philippe  partit  aussitôt, 
après  avoir  chargé  Jean  de  Luxembourg  de  la 
conduite  du  siège. 

Germaine  eût  tout  donné  pour  acquérir 
l'assurance  que  Regnault  avait  suivi  le  duc  de 
Bourgogne.  Comme  elle  avait  remarqué  que 
Chariot  lui  semblait  parfois  assez  instruit  de 
ce  qui  se  passait  dans  l'armée  ennemie,  elle 
n'apprenait  plus  qu'il  eût  figuré  dans  un  des 
petits  combats  qui  se  livraient  continuelle- 
ment autour  des  murailles  sans  le  faire  cau- 
ser sur  ce  sujet;  mais  Chariot,  bien  loin  de 
soupçonner  le  but  des  questions  de  sa  jeune 
tnaîtresse,  qu'il  voyait  désirer  si  vivement  le 
salut  de  la  ville,  était  plutôt  tenté  de  croire 
que  Regnault  était  alors  un  objet  de  haine 
pour  la  fille  de  messire  Guillaume.  Leur  pre- 
mière entrevue,  dont  il  avait  été  témoin,  lui 
revenait  en  mémoire,  et  sans  cacher  que,  tout 
en  se  battant  ferme  contre  les  Picards,  il  lui 


LES  FLAVY.  67 

arrivait  parfois  d'adresser  un  mot  ou  deux  à 
quelque  ancien  camarade  qu'il  reconnaissait, 
il  semblait  toujours  ignorer  complrtement  si 
le  jeune  chevalier  était  resté  devant  Com- 
piègne. 

*  Mais,  lui  dit  un  jour  Germaine,  il  était 
rare  qu'il  quittât  la  personne  du  duc  de  Bour- 
gôgùé  ? 

—  Très  Mté,  répliqua  Chariot. 

—  Ainsi  l'on  peut  espérer  qu'il  l'a  suivi,  et 
que  le  ciel  ne  permettra  pas  qu'après  avoir 
vu  tomber  mon  bon  oncle  sous  les  coups  de 
ses  amis,  il  voie  encore  tomber  mon  père?» 

Ces  mots,  que  Chariot  crut  èlre  dictés  par 
un  profond  ressentimerit,  le  décidèrent  à  con- 
firmer la  noble  fille  dans  sa  pensée^  et  Ger- 
maine, certaine  de  l'intelligence  (jui  dvaîtdû 
exister  entre  ce  garçori  et  son  riiaîtri* ,  riè 
douta  plus  du  départ  de  lUgnauit,  et  cessa 
de  craindre  un  malheur  plus  affreux  cetltfoJs 
que  tout  ce  qui  la  menaçait  élle-tnême. 


CHAPITRE  VI. 


Bientôt  le  riche  même,  après  de  vains  efforts, 
Éprouva  la  famine  au  milieu  des  trésors. 
Voltaire,  Henriade. 


Le  départ  du  duc  de  Bourgogae  ne  chan- 
geait rien  aux  dispositions  prises  contre  la 
ville  et  n'améliorait  en  aucune  manière  le 
sort  des  habitants.  De  toutes  parts  les  che- 
mins qui  conduisaient  à  Compiègne  avaient 
cessé  d'être  libres.  Le  sire  de  Luxembourg  et 
son  monde  étaient  logés  sur  la  rive  gauche 
de  l'Oise,  à  l'abbaye  de  Royallieu.  Le  comte 
Hudington,  qui  venait  d'amener  aux  Anglais 
un  renfort  de  cent  archers,  restait  établi  sur 
la  rive  droite,  à  Venète.  Là,  le  duc  de  Bour- 


LES  FLAVY.  69 

gogne  avait  fait  jeter  un  pont  que  l'on  avait 
soin  de  faire  garder  jour  et  nuit,  et  que  pas- 
saient souvent  les  Anglais  et  les  Bourguignons 
pour  aller  escarmoucher  vers  Pierrefond  avec 
la  garnison  française.    Sur  cette  même  rive 
droite  s'élevaient  quatre  bastilles,  dont  la  plus 
forte,  où  commandait  le  sire  de  Noyelle,  se 
trouvait    située   précisément    en    face    d'une 
porte  de  la  ville,  devant  laquelle  le  pont  avait 
été  abattu.  Plus  loin,  en  remontant  la  rivière, 
on  voyait  encore  trois  bastilles  moins  grandes 
garnies  de  Bourguignons,  de  Portugais,  de 
Genevois  et  d'autres  étrangers.  Enfin,  en  ti- 
rant sur  la  porte  de  Pierrefond,  à  un  trait  et 
demi  d'arc  près  des  murs,  était  une  cinquième 
bastille  qui  surpassait  en  grandeur  toutes  les 
autres  et  qui  renfermait  trois  cents  combat- 
tants commandés  par  le  seigneur  de  Créqui 
et  messire  Florimond  de  Brimeu.  Bloquée  de 
cette  sorte,  on  juge  que  la  ville  ne  pouvait 
recevoir  aucun  secours,  soit  en  vivres,  soit  en 
munitions  de  guerre,  et  qu'elle  ne  devait  plus 


^O  LES  yi^VT. 

compter  que  sn^  les  faibles  ressourcçç  qui  lui 
restaient. 

Tout  effrayante  qu'était  la  situation  4^s 
malhqure^x  baj^itants  de  Cpmpiègnç,  il  i\ai^- 
sait^  des  pertes  journalière?  qu'ils  pssuyî^ient 
cjans  l(çur  fortuite  ou  darjs  leurs  affections,  yn 
redoublement  de  haine  contre  les  anglais  , 
qui  s'opposait  avec  la  plus  grande  énergje 
q  ^oute  idée  (\ç  se  soumettre.  Les  maux  que 
l'on  avgit  sQufferts,  les  jnaux  plus  grands  en- 
colle que  l'oft  pouvait  entrevoir  produisaieiif 
I3  désolatJQn  sans  amener  le  déçpuragemei)t, 
ej;  l'on  é^ait  si  Iqin  de  songer  à  se  rendre  que 
le  sire  dç  Flavy  trouvait  daps  les  gens  de  tpu- 
tp§  jps  p^asses  dps  soldais  et  des  ouyriers.  ta 
çppfi^flpe  qpc  l'on  ayait  reprise  dans  ce  vail- 
lant papit^ipq,  après  trois  mois  d'une  défpnge 
aussi  bal^ile,  Çflle  que  l'on  avait  toujours  pwp, 
dans  Richard,  soqinetl^içqt  |a  populaljon 
tout  entière  p  qes  <ip^?  hpmq:)es,  qw\  di|T4- 
raient  a^J^nt  l'gn  ^e  l'antre  par  le  c^^actèrii 
qpe  par  la   naiss^nçf  et  p^r  l'âge.   Qù  çjre 


Ï,1ES  F|LAYY.  7  1 

Guillaume  se  croyait  obligé  d'employer  1^ 
menace  du  châtiment,  il  suffisait  que  le  jeune 
bourgeois  adressât  à  ses  concitoyens  un  mot 
amical,  fraternel,  et  son  ordre  était  exécuté 
avec  plus  de  zèle  et  de  joie  que  celui  du  re-: 
doulable  gouverneur.  Iiic|iard  é|;ajt  l'appui, 
l'idole  de  ces  infortunés  que  la  ruine  ou  la 
mort  menaçait  sans  cesse.  Un  être  acjoré  se 
joignait  à  lui  pour  soulager  les  misères,  pour 
adoucir  les  douleurs.  Il  était  v'M'g  qu'il  visitât 
une  famille  en  proie  au  besoin  ou  au  déses- 
ppil-  sans  que  Germaipe  ne  l'pijt  précédé  dans 
çe  lieu  pour  y  por|;er  des  secours  ou  des  con- 
splations;  car  Germaine,  délivrjie  de  l'angojsse 
de  savoir  Regnault  dans  le  camp  ennep^i,  prê- 
tait plus  émue  par  aupun  sentiment  étranger 
à  soa  amour  pour  les  Français  et  à  son  désir 
ardent  de  les  voir  triompher.  Ne  pouvant  res- 
ter témoin  insensible  des  maux  qui  affligeaient 
la  ville  où  elle  avait  reçu  la  naissance,  où 
commandait  spn  ppre,  ^  fille  die  sjre  Guil- 
laume  étai|;  deviepue  l'ange  consplat^ur  de 


'J'2  LES  FLAVY. 

tant  d'infortunes;  entièrement  occupée  du 
soin  d'assister  les  malheureux,  de  soutenir 
leur  courage,  on  eût  dit  qu'elle  faisait  partie 
de  toutes  les  familles  où  régnait  la  douleur, 
et  les  habitants  des  chaumières,  comme  ceux 
des  plus  riches  demeures,  voyaient  apparaître 
cette  noble  et  belle  figure  aussitôt  qu'ils 
étaient  atteints  par  l'affliction. 

Il  s'en  fallait  bien  que  les  maux  dont  avait 
souffert  jusqu'alors  cette  brave  cilé  fussent 
près  de  leur  terme  ;  chaque  jour  épuisait  ses 
moyens  de  défense.  Outre  qu'un  bon  nombre 
des  soldats  de  la  garnison  avaient  péri ,  les 
munitions  de  guerre  et  les  provisions  de  bou- 
che diminuaient  d'une  manière  sensible;  de- 
puis longtemps  il  ne  se  portait  plus  rien  en 
vente  sur  les  marchés,  et  les  bourgeois  les 
plus  opulents  avaient  peine  à  se  procurer  pour 
eux  et  leurs  serviteurs  une  nourriture  suffi- 
sante. Grâce  à  la  sollicitude  du  sire  de  Flavy 
pour  sa  tille  bien-aimée,  la  maison  de  Richard 
n'avait  point  encore  connu  la  disette  ;  mais 


LES  FLAVT.  'j'5 

le  moment  approcliait  où  les  horreurs  de  la 
famine  allaient  se  faire  sentir  à  tons. 

Daniel  n'avait  pas  tardé  à  prévoir  ce  dernier 
malheur,  qui  lui  semblait  beaucoup  plus  af- 
freux à  supporter  que  tous  les  autres.  Un 
jour  qu'il  arrivait  chez  Richard  ,  ne  l'ayant 
point  trouvé,  dame  Marguerite  lui  dit  que 
son  neveu  était  allé  conduire  quelques  tra- 
vailleurs aux  moulins,  dont  plusieurs  se  trou- 
vaient endommagés  au  point  qu'on  ne  pou- 
vait plus  y  moudre.  «  A  quoi  bon  réparer  les 
moulins?dit  tristement  le  pauvre  petit  homme; 
il  ne  reste  bientôt  plus  de  farine  dans  les 
greniers  de  la  ville,  et  nous  allons  manger 
cette  semaine  nos  derniers  morceaux  de  pain. 

—  Vous  voyez  toujours  les  choses  en  noir, 
maître  Daniel  ,  répondit  dame  Marguerite. 
Allons,  du  courage;  il  ne  faut  pas  se  déses- 
pérer ainsi. 

—  Et  par  saint  Jacques  !  reprit  Daniel,  de 
quoi  voulez-vous  qu'on  se  désespère,  si  ce 
n'est  de  mourir  de  faim? 


7^  LÇ^  IWJ- 

—r  Si  ypus  ^vic?  yu  cpmrne  ïT^pi  la  y\\\ç  dp 
Paris  en  quatorze  ceutvingt-et-up,  qyand  les 
gens  tombaient  morts  de  besoin  dans  les  rues, 
sainte  Vierge  !  c'était  bien  upp  qptre  ffiipjne  ! 

—  C'est  ce  que  vpiis  verre?  ^v^nt  peu,  re- 
prit-il. Et  d'ailleurs  supposons  que  nous  np 
tombions  pas  tous  morts  ainsi  que  ceux  dont 
vous  parlez,  appelez-vous  vivre  se  voir  mis  à 
une  portion  qui  pourrait  suffire  à  |a  noprri^ 
ture  d'un  moineau?  C'est  pourtant  ainsi  que 
nous  allons  être  traités  à  l'Hôtel-de-YiHe. 

—  Prochainement?  demanda  Germaine 
avec  upe  vive  inqpjélude. 

—  Dans  huit  jours,  si  Compiègne  n'est  pas 
secourue,  et  Dieu  sait  si  l'on  songe  à  secoprir 
Çpnipiègne! 

—  Nous  devops  l'espérer,  dit  Germaine  ; 
un  second  exprès  est  parti  hier  soir  pour  aller 
trouver  le  maréchal  de  Boussac .  auqiiel  }| 
porte  un^?  Içtlre  des  notables  et  de  mon  père. 

—  J'en  attepds  autant  de  succès  que  de 
notre  premier  envoyé  ,    don|;  flPI^s  n'avqp? 


aucune  nouvelle ,   répondit  le   pejit  sorcier. 

—  Il  faut  crpire  ,  yçprit  GeriT^aine,  qu'il 
n'a  p)4  parvppjr  jusqii'aux  Français  ,  et  que 
notrp  m^ll^pur  j'ç  f^i|;  toiphcr  ^ans  Ips  mains 
des  enneniis. 

—  En  quelque  lieu  qu'il  soit,  dit  Daniel  de 
l'ïljr  ïp  plus  nombre,  il  y  vit  mieux  qu'ici. 
Maudit  soit  le  jour  où  i^,  §pis  venu  m'étijblir 
d^os  up!?  ville  qpc  l'on  devait  prendre  par 
famine  ! 

-^  Ej^  pourquoi  n'essaieriez-vous  pas  d'en 
sortir,  maître  Daniel?  demanda  Germaine  à 
qui  le  pauvre  homme  faisait  pitié.  Tout  res- 
sçirrés  que  nous  sommes  dans  les  murs,  un 
homme  seul  peut  encore  s'échapper. 

—  Je  sais  bien,  répondit  le  petit  sorcier, 
qu'il  reste  plus  d'un  passage  qu'ils  n'ont  pu 
fermer  ;  cette  nuit  même,  si  je  le  demande, 
on  m'ouvrira  la  poterne  qui  se  trouve  entre 
la  grande  bastille  des  Bourguignons  et  la  ri- 
vière d'Aisne.  D'un  trait  je  puis  gagner  la 
forêt,  où  je  les  dépe  bien  de  me  suivre,  tant 


j6  LES  FLAVY. 

j'en  connais  le  moindre  sentier,  mais  le  mal- 
heur est  que  je  ne  veux  pas  sortir. 

—  Et  pour  quelle  raison?  dit  Germaine. 

—  Parce  que  je  suis  un  sot,  parce  que  je 
ne  puis  me  décider  à  laisser  Richard  dans  le 
lac  sans  m'y  noyer  avec  lui. 

—  vS'il  en  est  ainsi,  dit  dame  Marguerite 
d'un  air  attendri  qui  ne  lui  était  pas  ordinaire, 
s'il  en  est  ainsi,  maître  Daniel,  ne  songez  pas 
à  quitter  Compiègne;  vous  vivrez  chez  nous, 
et  cela  tant  qu'il  y  restera  le  moindre  mor- 
ceau à  mettre  sous  la  dent. 

—  Je  vous  remercie  ,  dame  Marguerite , 
comme  j'ai  remercié  Richard  qui  m'a  déjà 
fait  celte  offre  et  qui  se  fâche  de  me  voir  la 
refuser;  mais  vous  sentez  qu'un  homme  de 
plus  à  nourrir  n'est  pas  chose  indifférente  par 
le  temps  qui  court,  surtout  quand  cet  homme 
a  malheureusement  bon  appélit. 

—  Bast!  répliqua  la  bonne  femme,  on 
se  retourne,  on  s'ingénie  ;  un  peu  d'un  côté, 
un  peu  de  l'autre  ;  on  finit  par  avoir  assez,  et 


LES  FLAVY.  77 

je  VOUS  réponds  que  l'on  servira  le  dîner  tous 
les  jours  dans  un  ménage  que  je  conduis, 
ajouta-t-elle  en  relevant  la  tête. 

—  Mais  vous  ignorez  donc,  chère  dame, 
reprit  Daniel,  qu'un  boucher  ne  vous  donnera 
plus  une  livre  de  viande  quand  vous  lui  offri- 
riez la  rançon  du  roi  Jean  ?  Tout  va  se  distri- 
buer sous  la  responsabilité  de  Richard  ;  car 
ses  collègues,  qui  n'ont  jamais  été  très  résolus, 
sont  plus  morts  que  vifs  maintenant  qu'ils 
craignent  de  voir  le  peuple  aller  piller  les 
greniers.  Or,  vous  savez  si  Richard  est  homme 
à  vous  donner  la  part  de  son  voisin. 

—  On  se  passera  de  lui,  répliqua  fière- 
ment la  ménagère;  j'ai  certaine  ressource 
dont  je  ne  parlerai  qu'en  temps  et  lieu,  et  de 
plus  il  me  reste  une  vache,  trois  cochons,  des 
poules... 

—  Des  poules  1  s'écria  ï)aniel;  par  le  ciel  1 
dame  Marguerite,  gardez-vous  de  tuer  vos 
poules,  si  vous  avez  encore  du  grain  pour  les 
nourrir. 


7  s  LES  FMVT. 

—  J'en  ai  bonne  provision. 

—Eh  bien!  du  moinspourrons-nous  mangel' 
des  œufs ,  on  ne  vit  pas  ainsi  bien  agréable- 
ment, mais  on  ne  meurt  pas.  * 

Germaine,  que  lès  nouvelles  qu'elle  venait 
d'apprendre  affectaient  douloureusement  , 
laissa  dame  Marguerite  et  le  petit  sorcier  s'oc- 
cuper du  menu  des  repas  à  venir^  et  se  retira , 
non  sans  avoir  dit  à  Daniel  qu'elle  espérait 
maintenant  le  revoir  tous  les  jours  à  table. 
Il  lui  tardait,  dans  une  aussi  triste  circofl'- 
stance,  d'aller  distribuer  aux  habitants  les  plus 
pauvres  la  somme  qu'elle  était  parvenue  à  se 
procurer  en  vendant  à  vil  prix  les  chaînes 
d'or  et  tous  les  bijoux  qu'elle  tenait  de  sa 
mère.  Comme  elle  approchait  de  la  chambre 
verte,  elle  entendit  sa  sœur  et  Georgette  qui 
s'amusaient  à  chanter  une  complainte  com- 
posée par  un  poète  du  temps,  sur  les  malheurs 
de  la  France.  Elle  se  garda  bien  de  troubler 
.'le  repos  d'esprit  des  jeunes  filles  en  leur  fai- 
sant part  du  nouveau  danger  qui  menaçait  la 


LÈS  HkH.  79 

tille;  itiais  eu  proie  à  l'horriblë  inquiétude 
(Qu'elle  éprouvait  au  fond  dé  1  anoe  ,  elle  éiii- 
brassa  Marie  plus  tendreinedt  qùé  jainâis,  lui 
promit  de  revenir  avant  peu,  et  sortit  dé  là 
maison,  chargée  de  son  trésor,  dont  elle  àii- 
faît  voulu  doubler  la  valeur,  fût-ce  au  prix 
d'une  partie  de  son  sang. 

Ce  qu'avait  dit  Daniel  ne  tarda  pas  à  se 
vérifier.  Dans  la  semaine  qui  suivit  ,  tous  les 
habitants  de  Gonipiègne  furent  mis  à  une  ra- 
tion de  pain  qui  pouvait  à  peine  sutFire  à  leur 
Subsistance,  et  ce  n'était  qu'à  prix  d'or  que 
l'on  pouvait  se  procurer  les  mets  les  plus 
communs.  Longtemps  encore  dame  Margue- 
rite fit  bonne  contenance,  principalement  lé 
jour  où,  après  avoir  reçu  à  l'Hôtel-de-Viile  la 
portion  qui  lui  était  destinée  pour  sa  famille, 
elle  posa  sur  la  table  un  pain  blanc  de  huit 
livres,  en  déclarant  d'un    air    triomphateur 

qu'elle  avait  approvisionné  la  maisoiï  de  plu- 

• 

Sieurs  sacs  de  farine  ;  mais  bientôt,  quelque   » 

peine  que  se  donnât  la  brave  femme,  il  lui 


8o  LES  FLA.VY. 

devint  de  plus  en  plus  difficile  de  nourrir  ses 
commensaux.  Le  sire  de  Flavy  lui-même  ne 
pouvait  envoyer  à  ses  Elles  que  la  pluschétive 
portion  de  vivres,  qu'il  ne  parvenait  même 
pas  à  se  procurer  tous  les  jours,  et  dont  les 
deux  sœurs  ne  consentaient  à  goûter  qu'au- 
tant que  chacun  en  prenait  sa  part.  On  en 
était  enfin  venu,  au  grand  désespoir  de  dame 
Marguerite,  à  ne  plus  voir  sur  la  table  que  du 
pain,  du  laitage,  quelques  œufs,  et  le  diman- 
che un  plat  de  légumes  du  jardin.  Daniel,  qui 
avait  été  contraint  de  céder  aux  instances  de 
Richard,  partageait  en  soupirant  ces  médiocres 
repas,  lorsqu'un  soir  que  Richard  était  absent 
Chariot  parut,  tenant  dans  une  corbeille  cou- 
verte deux  poulets  et  un  gros  dindon  encore 
couverts  de  leurs  plumes. 

0  J'apporte  à  dame   Marguerite  ce   qu'un 

ami  vient  de  me  donner,  dit-il    en   posant  la 

corbeille  sur  une  table. 

*   —  Qu'est-ce  cela!  s'écria  Daniel,  les  yeux 

\brillauts  de  joie  à  la  vue  des  trois  bêtes  ;  quel 


LES  FLAVY.  8r 

seigneur,  quel  monarque  a  pu  te  faire  un  pa- 
reil présent,  mon  garçon? 

—  J'espère  ,  dit  maître  Joseph  d'un  ton 
sévère  ,  que  ceci  n'a  point  été  dérobé  à  quel- 
que bourgeois  de  la  ville. 

—  Et  vous  avez  raison  de  l'espérer,  maître  , 
répondit  Chariot;  car  je  pourrais  mourir  de 
faim  moi-même  avant  de  prendre  un  oignon 
aux  habitants  de  Compiègne.  Mais,  grâce  au 
ciel!  la  personne  dont  je  tiens  ceci  ne  me 
laissera  pas  jeûner.  Son  logis  renferme  en- 
core des  provisions  pour  longtemps,  et  je 
pourrai  même  quelquefois  garnir  le  garde- 
manger  de  dame  Marguerite. 

—  Je  crains,  dit  la  bonne  dame,  je  crains 
beaucoup  que  Richard  ne  le  trouve  mauvais. 

—  Autant  vaudrait-il  dire  que  Richard  est 
devenu  fou,  se  hâta  de  répondre  Daniel  qui, 
dévorant  de  ses  yeux  les  volailles,  tremblait 
de  les  voir  sortir  de  la  maison.  Puisque  ce 
garçon  vous  affirme  que  sa  conscience  n'a 
rien  à  lui  reprocher ,  tout  doit  finir  là. 

11.  6 


Sa  I.ÏS  FtAVT. 

-^  Sut*  la  vie  de  ma  mère!  dit  Chariot, 
je  vous  jure  que  ces  bêtes  m'ont  été  don- 
ûées. 

' —  Je  veux  te  croire,  moi,  je  veux  te  croire, 
mon  ami,  criait  le  petit  sorcier. 

—  Et  moi  je  le  crois  ,  dit  Germaine  ;  je  n'ai 
jamais  surpris  Chariot  à  mentir.  » 

En  parlant  ainsi  Germaine  pensait  que 
Chariot,  qui  venait  d'invoquer  le  nom  de  sa 
mère,  ne  l'avait  point  fait  par  hasard, et  que, 
sans  qu'il  fût  possible  d'expliquer  comment 
la  chose  avait  pu  se  passer,  Marthe  n'était  pas 
étrangère  à  ce  don. 

tt  S'il  en  est  ainsi ,  reprit  dame  Marguerite, 
nous  acceptons  le  tout  de  bon  cœur,  mon 
brave  jeune  homme;  et  je  vous  en  remercie 
moins  pour  moi  que  pour  ces  nobles  demoi- 
selles, qui  depuis  longtemps  font  si  maigre 
chère. 

—  Ah  !  dit  le  petit  sorcier,  qui  respirait 
enfin  librement,  voilà  ce  qui  s'appelle  être 
raisonnable.  Il  ne  reste  plus  qu'à  décider  du- 


^uel  dé  ces  ihiioceuts  vblaiilès  notiS  nous  ré- 
galerons demain. 

—  Il  reste  ailssi,  répliqua  daoïè  Mal-guerlte, 
à  prier  maître  Joseph  de  venir  en  manger  Sa 
pkti.  On  peut  inviter  ses  âfnis  pont-  qu'ils  goû- 
tent d'une  dhose  devenue  si  rare. 

—  Je vous  remercie,  répondit  lebôil  prêttë  ; 
mais  le  pain  n'a  pas  encore  manqué  à  l'églii^e 
Saint- Antoine  ,  et  je  tne  suï^  résolu  à  iné  côû- 
tenter  de  Cette  nourriture.  Je  ^f-eiids  même  ïe 
soin  de  diminuer  ma  ration  tous  lés  joUî"s,  afin 
de  me  préparer  aux  temps  plus  rudes  encore 
qui  nous  attendent. 

—  Quelque  soille  désir  que  j'aurais  de  vous 
prendre  en  tout  pour  modèle,  maître  Joseph, 
dit  le  petit  sorcier,  on  ne  me  verra  jaitiâîs  vods 
imiter  sur  ce  point.  Je  ne  pense  pas  qu'on 
doive  s'abstenir  d'arroser  un  àrbrê  parce  qu  il 
ne  recevra  pas  d'eau  de  longtemijs ,  voulant 
dire  par  là  qii'il  n'est  pas  prudent  d'affaiblir 
son  corps  à  l'avance ,  pour  se  préparer  à  sup- 
porter la  faim. 


84  LES  FLAVY. 

—  C'est  de  nous  que  les  malheureux  doivent 
recevoir  l'exemple  de  la  résignation  et  de  la 
frugalité,  répondit  maître  Joseph  avec  dou- 
ceur. 

—  Quant  à  la  résignation,  soit,  répliqua 
Daniel;  pour  mon  compte  ,  je  suis  résigné  au 
point  que  ma  gaîté  ne  s'altère  un  peu  qu'à 
l'heure  du  dîner  ;  mais  quant  à  la  frugalité  , 
lorsque  je  la  pratique ,  ou  peut  être  sûr  que  je 
cède  à  la  force,  ainsi  qu'il  m'arrive  dans  ce 
malheureux  temps. 

—  Ce  malheureux  temps  prendra  fin  ,  dit 
dame  Marguerite  ;  cette  nuit  même  encore 
j'ai  fait  un  rêve.... 

—  Ah  !  contez-nous  votre  rêve  ,  »  interrom- 
pit Marie. 

La  bonne  dame  regarda  timidement  maître 
Joseph ,  qui  sourit  d'un  air  d'indulgence  à  des 
propos  qui  lui  semblaient  peu  orthodoxes. 
«  Eh  bien  !  reprit-elle  encouragée  par  ce  sou- 
rire ,  les  Anglais  et  les  Bourguignons  s'en- 
fuyaient à  toutes  jambes  ;  je  voyais  la  rivière 


LES  FLAVY.  85 

couverte  de  bateaux,  chargée  de  pain,  de 
viande,  et  Ton  faisai-l  bombance  dans  les  rues 
de  Compiègne. 

— Après  un  rêve  comme  celui-là,  ditDaniel, 
il  doit  être  bien  triste  de  se  réveiller  l'estomac 
creux. 

—  Cela  donne  toujours  de  l'espérance,  ré- 
pondit dame  Marguerite. 

—  Le  fait  est  que,  d'un  moment  à  l'autre,  il 
peut  arriver  du  secours,  »  dit  Germaine  ;  et 
l'on  se  mit  alors  à  calculer  pour  la  centième 
fois  ce  qu'il  fallait  de  temps  au  dernier  envoyé 
delà  ville  pour  joindre  le  maréchal  deBonssac 
et  rapporter  une  réponse. 


L-' 


CHAPITRE  VII. 


Désir  de  tous  les  cœurs,  plaisir  de  tous  les  âges. 
Trésor  des  malheureux,  divinité  des  sages, 
L'^Plitjé  yiept  du  ciel  habiter  ici-bas- 

Desmahis,  L'Honnête  homme. 


Cinq  jpiirs  aprps  celui  4ç(at  qh  vi^nt  de 
parler.  Chariot  vint  encprf'  qppprfer  |^  danie 
Marguerite  un  énorn^e  quartier  de  mouton  , 
et  ce  don  fut  suivi  de  plusieurs  autres  du 
même  genre.  Tout  satisfait  qu'était  Daniel  de 
profiter  d'une  ressource  qui  devenait  de  plus 
en  plus  nécessaire  ,  sa  curiosité  naturelle  n'en 
était  pas  moins  vivement  excitée  ;  il  n'osait 
queslionner  celui  qui  avait  acquis  tant  d'im- 
portance à  ses  yeux,  et  qui  déclarait  vouloir 


LES  FLAVY.  87 

se  taire,  mais  il  ne  se  lassait  pas  de  l'observer 
dans  ses  discours  et  dans  ses  démarches,  es- 
pérant en  tirer  quelques  indices  propres  à 
éclaircir  ce  myslère.  Il  finit  ainsi  par  remar- 
quer que  Chariot  n'apportait  rien  qu'il  n'eût 
été  la  veille  de  guet  aux  remparts.  L'ami  dont 
il  avait  été  question  si  brièvement,  logeait 
donc  près  des  murs  de  la  ville?  Daniel  en  était 
là  de  ses  découvertes,  lor^qij 'une  nouvelle 
circonstance  vint  lui  donner  de  nouvelles  lu- 
mières. 

Comme  Charlgt  arrivait  un  soir  (car  il 
avait  toujours  grand  soin  de  ne  venir  qu'à  la 
nuit  tout-à-fait  close),  Daniel  ,  qui  se  dispo- 
sait à  sortir  de  la  maison  ,  lui  ouvrit  la  porte  , 
et  le  faisant  enlrer  dans  la  cui^ne,  lui  de- 
manda à  voir  le  premier  ce  que  contenait  sa 
corbeille  ;  Chariot  s'empressa  de  le  satisfaire, 
el  4écouvrit  un  superbe  mqrceau  de  ven^ir 
son. 

«Du  chevreviil  !  s'écria  Daniel,  du  cher: 
vreuil  1  Puis  il  ajouta  aussitôt  d'ui^  air  d'ip-? 


88  LES  FLÀVY. 

quiétude  ,  ne  crains-tu  pas  que  cela  ne  doDne 
à  penser  là-haut? 

—  Et  que  voulez-vous  qu'ils  pensent?  ré- 
pondit Chariot  avec  un  peu  d'embarras. 

—  Écoute,  mon  enfant,  reprit  Daniel,  tu 
sens  bien  qu'ici  nos  intérêts  sont  communs, 
absolument  communs  ,  je  puis  même  avancer 
que  lu  ne  désires  pas  plus  nous  aider  à  vivre, 
que  je  n'ai  d'envie  de  ne  point  mourir;  mais 
il  est  de  fait  qu'on  ne  chasse  pas  au  chevreuil 
dans  les  rues  de  Compiègne ,  voulant  dire 
par-là  qu'il  te  reste  quelques  bons  amis  de 
l'autre  côté  des  murs. 

—  Silence!  dit  Chariot  en  posant  un  doist 
sur  sa  bouche,  silence  ,  si  vous  ne  voulez  pas 
que  messire  Guillaume  me  fasse  pendre  de- 
main matin. 

—  Es-fu  fou  ?  répondit  le  petit  sorcier,  ne 
vois-tu  pas  combien  je  suis  intéressé  à  te  gar- 
der le  secret.  Toutes  les  tortures  de  l'enfer 
ne  m'arracheraient  pas  un  seul  mot  ;  je  ne  te 
demande  pas  même  le  nom  de  celui  de  tes 


l£S  FLAVY.  89 

camarades  qui  nous  rend  un  si  grand  ser- 
vice ,  afin  que  si  par  malheur  il  était  décou- 
vert, tu  ne  puisses  pas  m'accuser  d'indiscré- 
tion ;  mais  je  t'engage  à  suivre  mon  conseil  , 
il  ne  faut  pas  que  ce  morceau  de  chevreuil 
paraisse  sur  la  table  de  Richard. 

—  Vraiment  !  et  pourquoi? 

—  Parce  que  si  dame  Marguerite  et  les 
jeunes  filles  peuvent  en  manger  sans  faire 
aucune  réflexion,  il  n'en  serait  pas  de  même 
de  notre  ami,  qui  soupçonnerait  aussitôt  la 
vérité  et  te  questionnerait  vivement. 

—  Vous  pouvez  bien  avoir  raison ,  dit  Char- 
lot,  mais  maintenant  que  ferais-je  de  ce  mor- 
ceau de  venaison,  qui  vraiment  est  digne  d'un 
roi?  Il  est  prudent,  je  crois,  d'aller  le  jeter  au 
fond  du  puits.  » 

Daniel  saisit  Chariot  par  le  bras  avec  au- 
tant d'énergie ,  que  si  ce  garçon  eût  parlé 
d'aller  mettre  le  feu  à  la  ville.  «  Ne  fais  pas  une 
pareille  sottise  !  s'écria-t-il ,  je  vais  l'empor- 
ter n)oi,  qui  me  soucie  fort  peu  qu'il  nous 


90  LBS  FLAVY. 

vienne  de  ceux  qui  sont  hors  des  murs  ou  de 
ceux  qui  sont  dedans.  Je  l'accommoderai 
moi-même  dans  le  plus  grand  secret ,  et  si  tu 
veux  venir  chez  moi  demain  vers  les  dix  heu- 
res, tu  pourras  du  moins  en  manger  ta  part. > 

Ceci  conveou ,  le  petit  homme  s'empara  de 
la  corbeille,  et  sortit  à  pas  de  loup  de  la  mai- 
son. 

Chaque  heure  qui  s'écoulait  anéantissait 
de  plus  en  plus  l'espérance  de  recevoir  du 
secours,  et  la  ville  offrait  un  spectacle  de  dé- 
vastation et  de  misère  fait  pour  inspirer  la 
pitié.  En  plusieurs  endroits ,  les  murs ,  les 
tour5,  les  bastions  menaçaient  de  présenter 
bientôt  de  larges  ouvertures;  la  plupart  des 
maisons  situées  sur  les  remparts ,  découvertes 
en  partie  de  leurs  toitures,  commençaient  à 
s'écrouler,  et  leurs  malheureux  habitants  er- 
raient sans  asile  dans  les  rues,  demandant  du 
pain  aux  riches,  qui  n'en  avaient  plus  pour 
eux-ittêmes.  Dans  un  si  triste  état  de  choses, 
les  Anglais  et  les  Bourguignons,  instruits  des 


LBS  Fi-4¥T.  91 

cuçiux  qui  4ésGilaient  cette  brave  cité ,  ne  se 
pye5;^aient  poipt  de  tep^^r  \l^  assaut.  Ils  lais- 
saient faire  la  faim  ,  et  le  travail  journalier 
q^^'p^igeai^qt  ]^^  fprtiûcaliQps,  et  qui  se  fai- 
Sfiit  par  corvée?  appelant  chaque  jour  ai|x 
murailles  une  foule  de  pauvres  gens  exténués 
par  le?  30uffrance^  Çt  1^  besoin ,  un  grand 
noinb^'e  de  q^§  infortunés  conimençaient  à 
v^iurmurer  d'yne  anJ^si  Ipngiie  défende. 

Un  jour  pu  Richard  qui  s'était  battu  le  ma-: 
tin  venait  de  passer  le  reste  de  la  journée  à 
parcourir  la  ville,  s'efforçant  partout  de  re- 
inQntfsr  les  courages ,  il  rentra ,  la  nuit  venue, 
le  visage  si  triste  que  tout  le  monde  en  fut 
effrayé.  <^  Est-il  aririvé  quelque  nouveau  mal- 
heur? dennanda  aussitôt  Germaine  ,  toute 
tremblante. 

^-  INon ,  répondit-il ,  nons  ayons  avi  con- 
traire obtenu  ce  matin  un  peÇit  avantage  dan^ 
la  sortie  que  nous  avoirs  faite  ,  mais  je  n'ei^ 
suis  pas  moins  inquiet  de  ce  qui  «fi  passe  dans 
la  v\\\e  ;  chez  beaucoi^p  de  ces  pawvre§  gens 


92  LES  FLAVT. 

le  désespoir  est  au  comble.  Encore  une  se- 
maine ainsi,  et  quelques-uns  parleront  hau- 
tement de  se  rendre.» 

En  disant  ces  mots  ,  Richard  se  laissa  tom- 
ber sur  un  siège ,  accablé  de  chagrin  et  de 
fatigue. 

«  Moi ,  de  qui  le  devoir  est  de  porter  des 
consolations  aux  plus  malheureux  ,  dit  le  père 
Joseph,  je  m'effraie  de  voir  à  quel  point  le 
courage  les  abandonne;  depuis  quelques  jours 
mes  discours  ne  peuvent  plus  rien  sur  eux. 

—  Que  dire  à  des  infortunés  qui  meurent 
de  faim  ,  reprit  Richard,  que  l'on  abandonne 
au  sort  le  plus  affreux  ,  quand  on  pourrait  les 
secourir?  Croyez-vous  qu'ils  ignorent  que  le 
maréchal  de  Boussac  est  à  cinq  lieues  d'ici? 

—  A  cinq  lieues!  dit  Daniel. 

—  A  Crespy  avec  huit  mille  hommes,  ré- 
pliqua Richard  ;  mais  il  résiste  à  toutes  nos 
prières  ,  il  ne  bouge  pas ,  ne  fût-ce  que  pour 
faire  une  diversion. 

—  Quand  donc  est  parti  le  dernier  exprès 


LES  FLAVY.  qS 

que  vous  lui    avez  expédié?   demanda  Ger- 
maioe. 

—  Depuis  quinze  jours  aujourd'hui ,  répon- 
dit Richard,  la  lettre  des  notables  peignait  le 
misérable  état  où  nous  sommes  réduits ,  elle 
implorait  du  secours  pour  ces  hommes  qui, 
depuis  cinq  mois ,  défendent  des  murs  prêts 
à  s'écrouler  de  toutes  parts,  pour  ces  femmes, 
pour  ces  enfants  qui  vont  maintenant  cher- 
cher leur  nourriture  jusque  dans  les  immon- 
dices de  nos  rues  ;  enfin  ils  savent  tout,  et  vous 
voyez  s'ils  arrivent. 

—  Le  maréchal  de  Boussac  ,  dit  maître  Jo- 
seph, est  un  des  plus  dignes  seigneurs  de 
l'armée  royale  ;  je  ne  puis  croire  qu'il  ait  reçu 
cette  lettre  et  qu'il  ne  vienne  point. 

—  Après  une  si  belle  défense ,  reprit  Ri- 
chard ,  après  avoir  tant  souffert ,  faudra-t-il 
donc  se  rendre?  se  rendre  aux  Anglais!  et  en 
parlant  ainsi ,  le  brave  jeune  homme  portait 
sa  main  fermée  sur  son  front  d'un  air  de  dé- 
sespoir. 


^4  1-28  FIAVT. 

—  Si  j'étais  bien  sur ,  dit  Daniel  gravement, 
que  le  maréchal  de  Boussac  lût  un  digne  sei- 
gneur, ainsi  que  le  prétend  maître  Joseph, 
je  sais  bien  ce  que  je  ferais. 

—  Et  que  ferais-tu?  demanda  Richard; 

—  J'irais  le  trouver,  et  je  l'endoctrinerais 
de  façon  à  le  faire  venir  sur  la  tête  s'il  ne  pofl^ 
vait  marcher  autrement. 

—  Tu  parles  d'aller  à  Crespy  comme  si  la 
ville  était  libre  ,  répondit  Richard* 

—  Ceci  n'est  qu'une  misère  qui  m'inquiète 
peu,  répliqua  le  petit  sorcier. 

—  Par  saint  Antoine!  es-tu  fou?  s'écria 
Richard,  dès  les  premiers  pas  tu  peux  tom- 
ber au  milieu  d'un  poste  ennemi,  et  peut-être 
ce  malheur  est-il  arrivé  à  tous  nos  exprès. 

—  La  chose  est  possible,  dit  Daniel,  vous 
avez  envoyé  jusqu'ici  des  hommes  de  la  gar- 
nison ,  de  pauvres  hères  sans  intelligence  , 
plus  habitués  à  frapper  fort  qu'à  se  tirer  d'un 
pas  périlleux.  Il  ne  s'agit  pas  de  vigueur  ici, 
mais    d'habileté ,   et  la  nature    qui  m'a  fait 


lES  FLAVT.  95 

chétif,  m'a  doué  d'adresse  et  de  savoir-faire. 
.«*^Tout  cela,  répondit  Richard  effrayé  du 
danger  que  voulait  courir  l'ami  le  plus  dévoué 
qu'il  eût  au  monde,  tout  cela  te  tirera-t-il  des 
mains  des  Anglais  s'ils  te  prennent? 

—  Non,  répondit  Daniel ,  rien  ne  m'en  ti- 
rera s'ils  me  prennent  ;  mais  je  né  me  laisse- 
rai pas  prendre.  Je  ne  vous  demande  qu'une 
lettre  qui  prouve  au  maréchal  que  je  suis 
envoyé  par  la  ville»  Dans  deux  heures,  à  rai- 
nuit,  on  m'ouvrira  la  poterne  qui  communi- 
que avec  la  forêt,  et  demain  dans  la  nuit  vous 
aurez  de  mes  nouvelles. 

—  Ne  songe  plus  à  cette  folie  ,  Daniel,  dit 
Richard  en  allant  vers  le  petit  homme,  dont 
il  serra  la  main  avec  tendresse. 

—  Et  loi,  Richard,  répondit  Daniel,  songe 
que  dans  huit  jours  nous  serons  tous  morts 
de  faim ,  si  nous  n'ouvrons  pas  la  porte  aux 
Anglais.  » 

Le  saisissement  général  produit  par  ce  peu 
de  mots  ayant  amené  quelques  moments  de 


q6  lesflavy. 

silence:  «  Laissez-moi  donc  aller  trouver  le 
maréchal,  conlinua-t-il;  mieux  vaut  courir 
la  chance  d'une  mort  douteuse  que  celle 
d'une  mort  certaine. 

—  Eh  bien  !  oui  !  s  écria  Richard  en  le  ser- 
rant dans  ses  bras;  va  nous  sauver  tous,  et 
<jue  Dieu  te  sauve  ! 

—  Nous  allons  nous  mettre  en  prière  pour 
lui ,  murmura  doucement  dame  Marguerite. 

—  Nous  dirons  des  messes  à  saint  Antoine, 
ajouta  maître  Joseph. 

—  Et  j'espère  ne  pas  vous  laisser  le  temps 
d'en  dire  une  douzaine,»  dit  gaîmentle  petit 
sorcier  en  sortant  avec  Richard  pour  se  rendre 
chez  le  sire  de  Flavy. 

Dès  qu'il  fut. muni  des  missives  adressées 
par  les  notables  et  messire  Guillaume  au  ma- 
réchal de  Boussac ,  et  que  minuit  fut  sonné , 
Daniel,  portant  une  carnassière  qui  contenait 
des  vivres  pour  trois  jours  au  moins,  s'ache- 
mina vers  les  murs  ,  accompagné  de  Richard 
et  de  Chariot.  Il  doutait  si  peu  du  succès  de 


LES  FLA.VY.  97 

son  entreprise  ,  et  parlait  avec  tant  d'assu- 
rance de  son  retour  dans  les  vingt -quatre 
heures,  que  par  moment  Richard  lui-même 
s'abusait  sur  le  danger  qu'allait  courir  son 
pauvre  ami.  Néanmoins,  durant  le  chemin, 
il  insista  plus  d'une  fois  pour  que  Daniel  con- 
sentît à  se  laisser  accompagner  par  lui  jus- 
qu'au-delà de  la  bastille  des  Bourguignons 
dont  on  a  déjà  parlé,  et  qui  plus  que  toute 
autre  chose  rendait  la  route  dangereuse.  Da- 
niel alors  lui  représentait  de  quel  faible  se- 
cours lui  serait  un  seul  homme ,  si  le  mal- 
heur voulait  qu'il  tombât  dans  les  mains  des 
ennemis.  «Tu  me  ferais  faire  quelque  sottise, 
lui  disait-il ,  je  perdrais  le  sang-froid  dont  j'ai 
besoin  si  je  te  voyais  exposé  avec  moi ,  tandis 
que,  n'ayant  à  songer  qu'à  ma  petite  personne, 
je  suis  sûr  de  passer  au  milieu  d'eux  le  plus 
facilement  du  monde.  On  a  besoin  de  toi  dans 
la  ville  d'ailleurs,  et  j'y  retournerai  plutôt  pour 
y  mourir  de  faim  avec  vous  tous  que  de  te 

laisser  faire  un  pas  hors  des  murs.  » 

».  7 


98  LES  FLAVY. 

Richard,  obligé  de  céder  à  ces  raisons ^ 
cherchait  à  dissiper  ses  craintes  en  se  rappe- 
lant de  combien  de  périls  Daniel  avait  su  se 
tirer  jusqu'alors,  puis  en  regardant  le  ciel 
qui  jamais  n'avait  été  plus  obscur;  toutefois, 
lorsque,  arrivés  tous  trois  à  l'extrémité  de  la 
poterne ,  il  fut  sur  le  point  de  mettre  la  clef 
dans  la  serrure,  un  frisson  mortel  le  saisit,  et 
prenant  le  petit  homme  dans  ses  bras,  il  le 
serra  longtemps  sur  son  cœur.  «  S'il  t'arrive 
malheur,  dit-il  d'une  voix  émue^  je  ne  me 
consolerai  jamais  de  t'avoir  ouvert  cette  porte. 

—  Sois  tranquille,  répondit  Daniel;  mon 
plan  est  tout  tracé  dans  ma  tête.  J'arriverai 
aussi  paisiblement  à  Crespy  que  je  pourrais 
retourner  maintenant  chez  toi. 

—  Mais  ils  peuvent  te  saisir  dès  que  tu  vas 
sortir  de  la  poterne. 

—  Ils  ont  assez  à  faire  de  se  garder  chez 
eux  sans  poser  des  sentinelles  chez  nous.  Leur 
bastille  est  à  droite  et  je  vais  me  jeter  sur  la 
gauche. 


LES  FLAVY.  99 

—  Fais  attention   à  gauche  au  poste  des 
Portugais. 

-^La  nuit  est  trop  noire  pour  qu'ils  puis- 
sent me  découvrir  à  cette  distance. 

—  Surtout  ne  prends  pas,  pour  aller  à  Cres- 
py,le  premierchemin  que  tu  vas  trouver  dans 
la  forêt;  pousse  plus  loin,  insista  le  jeune 
bourgeois. 

— ^Ne  crains  rien,  je  connais  la  forêt  comme 
ma  chambre,  répliqua  le  petit  sorcier.  A  pro- 
pos de  ma  chambre ,  ajouta-t-il ,  si  dans  huit 
jours  je  ne  suis  pas  revenu ,  tu  pourras  aller 
prendre  sur  ma  table  un  papier  par  lequel  je  te 
donne  tout  ce  que  je  possède  dans  ce  monde.  » 
Et  saisissant  la  clef  il  ouvrit  la  porte  lui-même. 
Alors  Chariot,  qui  ne  s'était  point  mêlé  de 
l'entretien,  s'approcha  et  lui  dit  à  l'oreille: 
«  Regnault  de  Flavy  est  dans  la  bastille.  > 


CHAPITRE  VIII. 


11  fallut  céder  au  sort  ; 
Chacun  s'enfuit  au  plus  fort, 
Tant  soldat  que  capitaine. 

L4  FOSTAIXE. 


Ainsi  que  la  chose  avait  été  arrêtée,  Char- 
lot  et  deux  de  ses  compagnons  furent  placés 
de  guet  dans  la  poterne  pendant  la  nuit 
suivante,  afin  d'ouvrir  aussitôt  la  porte  à  Da- 
niel sur  un  signal  convenu.  Cependant  le  jour 
reparut,  une  seconde  nuit  s'écoula,  et  rien 
n'annonçait  le  retour  du  petit  sorcier;  enfin 
la  semaine  entière  était  passée  sans  qu'on  eût 


LES  FLAVY.  101 

aucune  nouvelle  ni  de  lui  ni  du  maréchal  de 
Boussac.  «  Il  a  péri  comme  les  autres,  disait 
Richard  accablé  d'une  douleur  qui  lui  arra- 
chait des  larmes. 

— •  Ou  peut-être  veut-il  revenir  avec  les 
troupes,  disait  maître  Joseph. 

—  Les  troupes!  répondait  le  jeune  bour- 
geois d'un  air  sombre,  les  troupes  ne  vien- 
dront point. 

,.  —  Alors,  dit  avec  effroi  dame  Marguerite, 
c'en  est  fait  de  nous  tous,  puisque,  d'après 
ce  que  vient  de  dire  Chariot,  la  ville  ne  peut 
pas  tenir  trois  jours.  Les  munitions  de  guerre 
manquent,  les  murs  s'écroulent  de  tous  les 
côtés,  et  ceux  qui  pourraient  encore  les  dé- 
fendre ne  peuvent  plus  se  soutenir  et  tombent 
de  besoin  dans  les  rues.  » 

Un  long  silence  succéda  à  ces  paroles, 
pendant  lequel  chacun  se  livrait  aux  plus 
tristes  pensées.  Dans  ces  heures  de  désola- 
tion, Germaine  et  Marie,  fuyant  la  solitude, 
passaient  leurs  journées  entières  dans  la  salle 


102  lES  FLAVt. 

commune,  où  se  tenaient  dame  Marguerite  et 
Georgelte.  Maître  Joseph  venait  se  joindre 
à  la  famille  dès  que  ses  devoirs  lui  laissaient 
un  moment  de  liberté.  Mais  depuis  longtemps 
ces  réunions  étaient  plus  propres  à  redoubler 
la  peine  et  les  inquiétudes  de  chacun  qu'à 
ranimer  les  courages.  Plus  instruits  que  per- 
sonne de  ce  qui  se  passait  dans  l'inférieur 
et  au  dehors  de  la  ville ,  les  habitants  de  la 
maison  de  Richard  savaient  aussi  mieux  que 
d'autres  que  le  jour  des  dangers  approchait, 
et  ces  dangers  étaient  horribles.  Après  une 
aussi  longue  résistance,  le  sac  de  Compiègne, 
le  pillage  ,  le  massacre  devaient  être  inévita- 
bles. Les  Anglais  furieux  ne  feraient  point  de 
grâce,  et  la  mort  menaçait  les  plus  timides 
aussi  bien  que  les  plus  braves.  Richard  ne 
pouvait  regarder  les  deux  sœurs ,  dame  Mar- 
guerite ou  la  pauvre  Georgette,  sans  éprouver 
un  déchirement  d'âme  inexprimable,  et  Ger- 
maine ne  retrouvait  plus  de  courage  depuis 
qu'elle  tremblait  pour  Marie.  Matiâ  personne 


LES  FLAVY.  105 

n'osait  exprimer  des  craintes  que  chaque  in- 
stant rendait  plus  vives. 

Tous  restaient  donc  plongés  dans  une  som- 
bre rêverie,  lorsque  des  cris  qui  partaient  de 
la  rue  les  attirèrent  aux  fenêtres.  Les  soldats 
entraînaient  un  homme  qui  refusait  de  les 
suivre.  «  Non  ,  non ,  je  n'irai  pas ,  je  n'irai 
plus  travailler,  disait  le  malheureux  ;  je  n'ai 
pas  mangé  depuis  deux  jours  ;  avant  tout , 
donnez-moi  du  pain. 

—  Ah  !  donnez  un  morceau  de  pain  à  ce 
panvre  homme  ,  dit  Germaine  d'un  ton  sup- 
pliant à  dame  Marguerite 

—  Je  n'en  ai  plus  que  pour  une  semaine, 
répondit  celle-ci  ;  il  faut  bien  d'abord  songer 
à  nous. 

—  A  Marie  surtout!  pensa  Germaine,  qui 
poussa  un  long  soupir  et  n'insista  pas.  Du 
moins,  reprit-elle  en  s'adressant  à  Richard, 
qu'on  ne  le  force  point  à  travailler  aux  mu- 
railles. Puisqu'on  ne  peut  le  secourir,  qu'on 
le  laisse  mourir  en  paix. 


Io4  LBSFLAVY. 

—  Je  descends,  répondit-il,  je  vais  parler 
aux  archers,  b 

Mais  quand  il  arriva  dans  la  rue  le  peuple 
avait  pris  parti  pour  le  malheureux  ;  les  plus 
poltrons ,  enhardis  par  le  désespoir,  inju- 
riaient, menaçaient  ceux  qui,  dans  des  temps 
meilleurs,  les  avaient  si  souvent  fait  trem- 
bler ,  et  les  soldats  s'apprêtaient  à  faire 
usage  de  leurs  armes  contre  la  foule  qui  les 
pressait.  Richard  priait,  suppliait  vainement 
qu'on  lui  fît  place  ;  il  ne  p'ouvait  parvenir  à  se 
frayer  un  passage,  et  le  tumulte  était  au 
comble.  Tout  à  coup  des  acclamations  écla- 
tantes et  mille  cris  répétés  s'élèvent  du  centre 
de  la  ville;  chacun  reste  immobile;  on  écoute. 

«  Les  Français  !  les  Français  arrivent  !  »  crie 
Richard  à  Germaine,  et  Richard,  les  soldats, 
l'homme  qu'ils  ont  lâché,  les  femmes,  les 
enfants,  les  jeunes  gens,  les  vieillards,  tous 
courent  vers  la  grande  place ,  ivres  d'espé- 
rance et  de  joie. 

Cent  hommes,  guidés  par  Daniel  à  travers 


LES  FLAVY.  Io5 

!a  forêt,  qui  les  dérobait  à  la  vue  de  l'ennemi, 
venaient  d'entrer  dans  la  ville  par  la  porte  de 
Pierrefond.  Tandis  qu'ils  s'étaient  dirigés  mys- 
térieusement vers  les  murs,  le  maréchal  de 
Boussac,  avec  quatre  mille  hommes  rangés 
en  bataille  sur  la  route  de  Verberie,  tenait  en 
échec  les  Anglais  et  Jean  de  Luxembourg, 
que  l'obligation  de  faire  garder  les  bastilles 
privait  d'une  grande  partie  de  son  monde  et 
qui  n'osait  livrer  un  combat  général. 

Les  transports  des  pauvres  habitants  al- 
laient jusqu'au  délire;  on  baisait  les  mains, 
les  armes  de  ces  Français  dont  on  avait  attnedu 
si  longtemps  le  secours.  On  oubliait  qu'une 
armée  immense  entourait  encore  la  ville  et 
que  le  danger  était  loin  d'avoir  cessé.  Enfin  la 
joie  était  telle  qu'on  ne  songeait  point  à  se 
disputer  les  vivres  que  les  nouveau -venus 
avaient  apportés  sur  des  chevaux  de  main,  et 
la  distribution  s'en  faisait  aux  notables  avec 
le  plus  grand  ordre,  sous  les  yeux  de  pauvres 
gens  qui  mouraient  de  faim. 


106  LES  FLAVT. 

Messire  Guillaume,  arrivé  sur  la  place  un 
des  premiers,  s'entretenait  à  part  avec  le  sire 
de  Gamaches ,  qui  commandait  le  renfort. 
Bientôt  il  fit  publier  à  son  de  trompe  l'ordre 
de  marcher  sans  retard  sur  la  grande  bastille 
de  la  forêt ,  que  Xaintraille  ,  qui  arrivait  par 
le  chemin  de  Pierrefond,  allait  attaquer  avec 
trois  cents  hommes. 

A  peine  cet  ordre  fut -il  connu  que  les 
habitants,  jeunes  ou  vieux,  s'armèrent  à  la 
hâte  de  tout  ce  qu'ils  trouvaient  sous  leur 
main,  et  voulurent  accompagner  la  troupe. 
Ceux  qui  n'avaient  point  d'épée ,  de  hache, 
prenaient  un  long  couteau,  un  bâton.  Les 
femmes,  résolues  à  les  suivre,  portaient  des 
échelles,  des  fagots  pour  combler  les  fossés. 
Une  ardeur  de  vengeance  semblait  avoir  saisi 
tous  les  cœurs;  on  avait  soif  du  sang  de  l'en- 
nemi ,  et  des  cris  de  mort  contre  les  Anglais, 
contre  les  Bourguignons ,  retentissaient  de 
toutes  parts.  En  un  clin  d'œil,  il  se  forma 
sur  la  place  une  armée  de  combattants  qu'en- 


LES  FLAVY.  TO7 

flammaient  tous  la  haine  et  le  souvenir  des 
maux  qu'ils  avaient  soufferts.  La  garnison 
était  rangée  autour  du  sire  de  Flavy,  et  Ri- 
chard, à  la  tête  de  sa  milice,  attendait,  en 
frémissant  d'impatience ,  que  l'on  comman- 
dât la  sortie. 

Daniel,  qui  depuis  son  arrivée  n'avait  point 
quitté  le  jeune  bourgeois,  lui  dit  alors  :  «  Je 
suis  maintenant  de  mince  assistance  ;  à  voir 
l'assurance  de  tous  ces  gens-là  je  regarde  déjà 
la  bastille  comme  prise.  Tandis  que  vous  al- 
lez expédier  ces  Bourguignons ,  je  vais  aller 
rassurer  dame  Marguerite  et... 

—  Et  cet  ange,  interrompit  Richard  avec 
transport,  cet  ange  qui  va  prier  le  ciel  pour 
le  succès  de  nos  armes!  » 

Dans  ce  moment  l'ordre  du  départ  ayant 
été  donné ,  Richard  n'eut  que  le  temps  de 
serrer  la  main  de  Daniel,  qui  se  mit  en  mar- 
che de  son  côté,  tout  en  se  disant  à  lui-même  : 
«Si  la  demoiselle  Germaine  prie  pour  leur 
succès,  elle  ignore  donc  que  Regnault  est 


lo8  LES  FLAVY. 

dans  la  bastille?  Par  le  chef  de  moQ  père  !  le 
moment  serait  mal  choisi  pour  le  lui  ap- 
prendre. » 

Les  sires  de  Créqui  et  de  Brimeu ,  voyant 
de  leur  bastille  la  foule  de  gens  armés  qui 
venaient  les  assaillir,  se  préparèrent  à  faire  la 
plus  vigoureuse  défense.  Ils  avaient  tant  de 
monde,  et  leurs  précautions  étaient  si  bien 
prises  que  par  deux  fois  ils  repoussèrent  l'at- 
taque d'adversaires  décidés  à  vaincre  ou  à 
mourir.  Les  soldats  français,  excités  par  mes- 
sire  Guillaume  et  le  seigneur  de  Gamaches, 
moulaient  à  l'assaut  comme  des  lions;  les  bour- 
geois, les  femmes  se  jetaient  avec  eux  dans 
les  fossés  pour  escalader  les  murailles,  et  les 
Bourguignons,  qui  faisaient  vainement  des  si- 
gnaux pour  appeler  du  secours,  tombaient 
par  vingtaines  à  la  fois.  Enûn,  lorsque  Xain- 
traille  déboucha  par  la  forêt  avec  ses  trois 
cents  hommes,  l'attaque  recommença  avec 
une  telle  vigueur  que  la  bastille  fut  emportée 
de  vive  force. 


IT.S   FLAVY.  Ï09 

Alors  commença  le  plus  effroyable  carnage  ; 
en  vain  Richard  criait-il  aux  gens  de  Com- 
piègne  de  faire  grâce  à  ceux  qui  mettaient 
bas  les  armes  ;  les  bourgeois,  dans  leur  fureur, 
les  femmes  même,  assommaient  à  coups  de 
bâton  des  vaincus  sans  défense.  Tous  péri- 
rent, à  l'exception  de  quelques  chefs,  qui  se 
hâtèrent  de  se  rendre  à  des  chevaliers  pour 
trouver  leur  salut  dans  l'espoir  d'une  riche 
rançon. 

Au  moment  où  messire  Guillaume  venait 
de  recevoir  l'épée  du  sire  de  Créqui,  un  jeune 
homme,  qui  suivait  ce  dernier,  lui  présenta 
la  sienne,  en  disant  :  a  A  votre  merci,  bel  on- 
cle; je  suis  Regnault  de  Flavy.» 

La  vue  d'une  croix  de  Bourgogne  sur  la 
poitrine  de  celui  qui  portait  son  nom  trans- 
porta le  sire  de  Flavy  d'une  si  violente  colère 
qu'il  leva  son  glaive;  il  allait  frapper:  «Le 
fils  de  ton  frère,  Guillaume!  s'écria  Xain- 
traille  en  lui  relevant  le  bras. 

■ — Eh!  par  le  ciel!  je  ne  le  sais  que  trop, 


r  1 0  LES  PLAVY. 

dit-il ,  mais  il  n'en  tirait  pas  moins  sur  nous 
tout  à  l'heure. 

— Grâce  pour  lui,  reprit  le  chevalier  ;  nous 
ne  sommes  pas  des  bourreaux. 

—  Qu'il  se  joigne  donc  à  ses  compagnons, 
répondit  messire  Guillaume;  plus  tard  j'or- 
donnerai de  son  sort.  » 

Regnault,  dont  le  front  n'avait  point  pâh  un 
instant,  s'inclina  devant  le  frère  de  son  père, 
devant  le  brave  qui  venait  de  protéger  ses 
jours,  et,  conduit  par  un  des  hommes  de 
messire  Guillaume,  il  alla  retrouver  les  sires 
de  Créqui,  de  Brimeu  ,  et  les  autres  prison- 
niers. Là,  tout  entier  livré  à  la  douce  pensée 
qu'il  allait  rentrer  dans  Compiègne,  qu'il  al- 
lait revoir  Marie,  il  oublia  bientôt  et  ses  dan- 
gers passés  et  ses  dangers  à  venir,  qu'il  croyait 
d'ailleurs  peu  redoutables. 

L'exaspération  des  habitants  qui  venaient 
de  combattre  était  si  grande  que  Xaintraille 
et  le  sire  de  Gamaches  crurent  devoir  faire 
renfermer  les  prisonniers  au  château  avant  la 


LES  FLAVY.  1  1  i 

rentrée  du  peuple  dans  la  ville.  Messire  Guil- 
laume leur  désigna  quelques  hommes  de  sa 
compagnie  comme  des  gens  sûrs  que  l'on 
pouvait  charger  de  cette  conduite,  et  ce  fut 
Chariot  qu'il  choisit  pour  les  commander. 

Dès  le  début  de  l'afiaire  un  seul  soin  avait 
occupé  Chariot;  c'était  celui  de  sauver  son 
jeune  maître  s'il  parvenait  à  le  joindre  dans 
la  mêlée.  Lorsque  le  massacre  avait  com- 
mencé, il  l'avait  cherché  en  vain,  soit  parmi 
les  vivants ,  soit  parmi  les  morts  ;  car  il  ne 
voyait  pas  tomber  de  chevalier  à  terre  sans 
courir  aussitôt  lever  la  visière  d'un  casque 
qui  lui  découvrait  des  traits  étrangers.  On 
juge  de  sa  joie  lorsqu'après  avoir  reconnu 
Regnault  parmi  les  prisonniers  il  se  vit  chargé 
de  conduire  ceux-ci  à  Compiègne  et  de  veil- 
ler à  leur  sûreté. 

Durant  le  trajet,  qui  était  fort  court,  il 
trouva  bientôt  le  moyen  de  s'approcher  de 
son  frère  de  lait  et  lui  dit  tout  bas  : 

«  Une  foi*  arrivés  au  château,  je  puis  vous 


112  LESFLAVY. 

faire  évader  très  l'acilement,  si  CffS  chevaliers 
consentent  à  ne  pas  me  démentir. 

— -Que  tous  les  saints  m'en  préservent!  ré- 
pondit le  jeune  homme  ;  ce  serait  au  prix  de 
ta  vie. 

—  Non;  je  viens  d'imaginer]  une  ruse  qui 
nous  mettra  tous  deux  à  l'abri. 

—  Mon  oncle  a  ma  parole  et  mon  épée  , 
répliqua  Regnault  d'un  ton  ferme. 

—  Et  voulez -vous  aussi  qu'il  ait  votre 
tête? 

—  C'est  à  Dieu  d'en  ordonner,  répondit 
Regnault. 

—  A  Dieu  et  à  sire  Guillaume,  pour  votre 
malheur,  dit  Chariot ,  que  ce  refus  désespé- 
rait d'autant  plus  qu'il  venait  d'apprendre  ce 
qui  s'était  passé  entre  l'oncle  et  le  neveu. 
Vous  ne  savez  pas  à  quel  homme  vous  avez 
aftaire,  vous  ne  savez  pas  qu'il  n'a  jamais  par- 
donné. Nous  allons  entrer  dans  les  murs, 
nous  n'avons  plus  qu'un  moment  pour  nous 
décider,   ajouta-t-il   d'un   air  suppliant;  au 


LES  FIAVT.  »  I  5 

nom  de  voire  patron,  au  nom  de  tous  les 
saints!  asuvez-vous- 

—  Jamais  ainsi,  dit  le  jeune  chevalier; 
mieux  vaut  ma  mort  que  ta  perte  et  mon 
déshonneur.  » 

Ils  arrivaient  alors  aux  premières  barrières, 
et  Chariot  fut  contraint  de  se  remettre  en 
têle  pour  faire  ouvrir  les  portes  et  baisser  le 
pont-levis.  Le  petit  nombre  d'habitants  qu'ils 
rencontrèrent  dans  les  rues  poussèrent  des 
cris  de  rage  à  la  vue  des  chevaliers  bourgui- 
gnons, et  ne  trouvaient  pas  assez  d'invectives 
pour  accueillir  ceux  qui  leur  avaient  fait  tant 
de  mal.  Heureusement  la  ville  ne  renfermait 
plus  guère  que  des  femmes,  des  vieillards  et 
des  enfants ,  auxquels  Chariot  et  ses  com- 
pagnons ,  secondés  par  ce  qui  restait  de 
troupe ,  parvinrent  facilement  à  s'opposer. 
Tout  homme  de  guerre  à  cette  époque  pro- 
tégeait les  prisonniers,  non-seulement  par  res- 
pect pour  des  braves  malheureux,  mais  aussi 
comme  une  propriété  sur  laquelle  reposait 
II.  8 


I  l4  I^S  FLAVY. 

une  rançQQ.  L'escorte  parvint  donc  sans  en- 
combre jusqu'au  château ,  où  Chariot,  à  son 
grand  regret ,  confia  Regnault  de  Flavy  et  les 
autres  chevaliers  à  la  garde  du  lieutenant  de 
messire  Guillaume ,  sans  laisser  ignorer  que 
le  premier  était  neveu  du  gouverneur,  afio 
de  lui  attirer  les  égards  de  tous.  Comme  il  lui 
fallait  repartir  aussitôt  pour  aller  rendre 
compte  aux  chefs  de  sa  mission  ,  le  jeune  che- 
valier, lui  serrant  la  main  affectueusement,  lui 
dit  à  voix  basse  :  tA  revoir,  mon  bon  Chariot; 
sa  première  fureur  est  passée  maintenant  ;  il 
ne  tuera  pas  le  petit-fils  de  son  père.  »  £t  le 
sourire  tranquille  dont  Regnault  accompagna 
ce  peu  de  mots  parvint  à  remettre  un  peu  de 
calme  dans  l'esprit  du  pauvre  garçon. 

ËQ  moins  de  rien  la  bastille  avait  été  dé- 
garnie de  tout  ce  qu'elle  renfermait.  Les  ca- 
nons ,  les  armes,  les  vivres  étaient  devenus 
la  proie  des  vainqueurs,  qui  procédaient  à 
une  démolition  complète  lorsque  le  sire  de 
Flavy  jngea  prudent  de  rentrer  dans  Com- 


LES  PLWY.  1  I  5 

pîègne  et  fit  sonner  la  retraite.  On  ignorait 
entièrement  ce  qui  se  passait  du  côté  de 
l'Oise  ;  un  revers  du  maréchal  de  Boussac 
pouvait  livrer  la  ville  si  elle  restait  plus  long- 
temps sans  défenseurs.  Messire  Guillaume  fut 
obéi  aussitôt  ;  il  ramena  ces  braves  gens  ,  tous 
chargés  des  dépouilles  de  leurs  mortels  enne- 
mis et  poussant  des  cris  de  triomphe. 

A  peine  avait-on  eu  le  temps  de  se  livrer 
à  la  joie  qu'inspirait  ce  premier  succès  qu'à 
l'heure  de  vêpres ,  comme  les  habitants  se 
rendaient  en  foule  à  l'église  pour  remercier 
Dieu  ,  le  maréchal  de  Boussac  ,  le  comte  de 
Vendôme  et  les  autres  capitaines  français  en- 
trèrent dans  la  ville,  suivis  de  tout  leur  monde. 
Après  s'être  contentés  de  tenir  en  respect 
Jean  de  Luxembourg  et  le  comte  de  Huding- 
ton,  qui  ne  s'étaient  point  décidés  à  risquer 
autre  chose  que  des  escarmouches ,  ils  ve- 
naient de  tourner  par  la  forêt  et  de  se  jeter 
dans  la  place  sans  avoir  été  poursuivis. 

Bien  qu'un  pareil  surcroît  de  gens  à  nour- 


1  l6  LES  FLAVY. 

rir  devînt  une  terrible  charge  pour  Coiupiè- 
gne,  l'allégresse  n'en  fut  pas  moins  vive  ;  des 
transports  de  reconnaissance  accueillirent  le 
maréchal ,  et  chacun  se  soumit  volontiers  à 
toute  espèce  de  gêne  et  de  privations  en 
voyant  approcher  l'instant  de  la  délivrance. 
De  leurs  camps  comme  de  leurs  bastilles, 
les  Anglais  et  les  Bourguignons  purent  en- 
tendre les  cris  joyeux  qui  parlaient  de  la  ville. 
Jean  de  Luxembourg  et  le  comte  de  Hu- 
dington  étaient  d'autant  plus  inquiets  du  se- 
cours important  que  venait  de  recevoir  la 
garnison  qu'un  grand  nombre  de  leurs  soldats 
commençaient  à  murmurer  d  un  aussi  long 
'■  séjour  sous  des  murs  qui  résistaient  depuis 
cinq  mois,  et  parlaient  hautement  d'aban- 
donner les  chefs.  Tandis  que  ceux-ci  se  pré- 
caulionnaient  de  leur  mieux  contre  la  dé- 
sertion dont  ils  étaient  menacés  ,  en  faisant 
garder  avec  soin  le  pont  que  le  duc  de  Bour- 
gogne avait  fait  construire  sur  l'Oise,  les  ca- 
pitaines français,  qui  s'étaient  assemblés  en 


LES  FIAVY.  117 

conseil,  prenaient  la  résolution  d'attaquer 
sans  retard  les  autres  bastilles.  Pressés  d'a- 
gir avant  l'arrivée  de  la  nuit  qui  venait  de 
bonne  heure  à  celte  époque  de  l'année*,  les 
soldats  et  les  habitants  sortirent  en  grand 
nombre  et  jetèrent  à  la  hâte  un  pont  de  ba- 
teaux ,  sur  lequel  ils  passèrent  de  l'autre  côté 
de  la  rivière.  Le  premier  logis  qu'ils  assailli- 
rent oflVit  peu  de  résistance;  il  ne  renfermait 
pas  plus  de  quarante  â  cinquante  combattants 
qui  furent  tous  mis  à  mort,  à  l'exception  du 
capitaine ,  que  le  sire  de  Flavy  envoya  dans 
Corapiègne  comme  prisonnier.  Aubcl  de  Fol- 
leville  et  ses  gens,  qui  tenaient  une  forte  bas- 
tille voisine ,  se  hâtèrent  d'y  mettre  le  feu  et 
de  se  retirer  au  quartier  des  Anglais.  Toute- 
fois ,  il  n'en  fut  pas  de  même  de  la  grosse  bas- 
tille où,  cinq  mois  auparavant,  l'infortunée 
Jeanne  d'Arc  avait  été  chercher  la  prison  et  la 
mort.  Messire  Baudot  de  Noyelle  y  comman- 

(1)  Ce  jour  était  le  mercredi  qui  précédait  la  Toussaint. 


1 1  8  LES  FLAVT. 

dait  encore  et  la  défendait  de  telle  sorte  que, 
la  nuit  arrivant,  les  Français  furent  contraints 
d'abandonner  l'attaque  et  de  rentrer  dans  la 
ville. 

Cette  vive  expédition  n'en  avait  pas  moins 
répandu  l'alarme  dans  les  camps  ennemis, 
et  maintenant  la  terreur  partait  du  lieu  où 
l'on  avait  tremblé  si  longtemps.  Les  chefs 
anglais  et  bourguignons  résolurent  de  se  cou- 
cher tout  armés  et  de  se  ranger  le  lendemain 
en  bataille  près  des  murs,  afin  de  voir  si  leurs 
adversaires  voudraient  accepter  le  combat. 
Mais  la  plus  active  surveillance  ne  put  empê- 
cher un  grand  nombre  de  leurs  gens,  réunis 
en  compagnie ,  de  déloger  sans  trompette 
pour  retourner  chacun  chez  eux;  et  lorsqu'a- 
vant  le  jour  messire  Jean  de  Luxembourg 
passa  l'Oise  afin  de  se  réunir  aux  Anglais  et  pré- 
senter la  bataille  ainsi  qu'il  avait  été  convenu, 
il  trouva  le  comte  de  Hudington  abandonné 
d'une  grande  partie  de  son  monde,  comme  il 
venait  de  l'être  lui-même. 


LES  FLAVY.  IIQ 

Les  premiers  coureurs  envoyés  de  la  ville 
en  observation  ne  tardèrent  pas  à  rapporter 
la  nouvelle  de  la  retraite  du  chef  bourgui- 
gnon sur  le  camp  des  Anglais.  Aussitôt  tou- 
tes les  barrières  de  Compiègne  s'ouvrirent; 
les  habitants ,  la  garnison  se  précipitèrent  hors 
des  murs  que  l'ennemi  venait  de  laisser  li- 
bres, se  ruèrent  sur  le  pont  qui  séparait 
les  deux  rives ,  et  le  rompirent  en  accablant 
d'invectives  leurs  adversaires  consternés , 
qui  se  retiraient  en  mauvaise  ordonnance  et 
en  toute  hâte,  abandonnant  honteusement 
leurs  munitions  ,  la  belle  artillerie  du  duc  de 
Bourgogne  ,  leurs  bons  vins  et  leurs  vivres  , 
dont  les  pauvres  affamés  se  régalèrent  large- 
ment. 


CHAPITRE  IX. 


I)  n'est  rien  sous  le  ciel  qui  n'ait  sa  loi  secrète. 
Son  lieu  cher  et  choisi,  son  abri,  sa  retraite, 
Où  mille  instincts  profonds  nous  fixent  nuit  et  jour  ; 
Le  pêcheur  a  la  barque  où  l'espoir  l'accompagne. 
Les  cygnes  ont  le  lac,  les  aigles  la  montagne, 
Les  âmes  ont  l'amour. 

Victor  Hugo,  Chants  du  crépuscule. 


La  délivrance  de  Compiègne  n'aurait  pu 
être  si  prompte  si  les  courageux  eflbrts  des 
braves  se  fussent  ralentis  un  seul  instant ,  en 
sorte  que  depuis  deux  jours  Richard  ne  s  e- 
tait  point  montré  chez  lui.  Heureusement 
Daniel,  qui  semblait  se  multiplier,  rapportait 
sans  cesse  des  nouvelles  du  dehors,  et  Ger- 


LES  FLAVY.  lai 

inaine  ne  se  lassa  de  l'envoyer  sur  la  place  et 
sur  les  remparts  que  lorsqu'il  revint  dire , 
en  poussant  des  cris  de  joie ,  que  la  ville  et 
le  pays  environnant  étaient  entièrement  li- 
bres. 

A  l'annonce  de  ce  bonheur  aussi  grand 
qu'inespéré ,  les  filles  du  sire  de  Flavy  tom- 
bèrent à  genoux  pour  remercier  Dieu  ,  et  fu- 
rent imitées  par  dame  Marguerite  et  Geor- 
gette.  «Oui,  oui,  répétait  le  petit  sorcier, 
ils  se  sauvent,  ils  se  sauvent  au  diable!  Les 
nôtres  sont  maintenant  dans  l'Abbaye  de 
Royallieu ,  dans  l'abbaye  de  Venète ,  sur  la 
roule  deVerberie.  Maintenant  aussi,  grâce  au 
ciel!  les  vivres  pourront  arriver  en  abondan- 
ce. »  Et  cette  pensée  portant  au  comble  l'allé- 
gresse de  Daniel ,  il  se  mit  à  sauter  comme 
un  fou  dans  la  salle. 

«  C'est  mon  rêve,  disait  dame  Marguerite. 

—  C'est  la  messe  que  j'ai  fait  dire  pour  lui  à 
Saint-Jacques,  murmurait  tout  basGeorgette. 

—  C'est  une  justice  divine  dont  je  n'ni  ja- 


122  lES FLAVT. 

mais  désespéré ,  dit  Germaine  qui  versait 
enfin  de  douces  larmes.  Ah!  mon  brave  Ri- 
chard !  s  ecria-l-elle  en  voyant  entrer  Je  jeune 
bourgeois  ,  ils  partent  donc  ? 

—  Ils  sont  partis  !  »  répondit  Richard  le 
visage  empreint  d'une  joie  enivrante.  Puis, 
tombant  sur  un  siège,  exténué  de  fatigue,  il 
pâlit.  «  Quelque  chose  à  boire  ou  à  manger, 
je  vous  prie,  ma  tante  ,  mes  forces  sont  épui- 
sées. » 

Georgette  courait  comme  un  trait  chercher 
du  pain  et  une  bouteille  de  vin.  «  Un  verre 
de  votre  ratafia,  dame  Marguerite ,  dit  Daniel  ; 
cela  le  remettra  tout  de  suite. 

—  N'avez-vous  donc  rien  pris  depuis  que 
l'on  se  bat?  demanda  Germaine  qui  s'était 
assise  près  du  jeune  bourgeois  ,  attachant  sur 
lui  des  regards  pleins  d'affection. 

—  Le  plus  pressé  était  de  nourrir  ces  bra- 
ves gens  qui  venaient  à  notre  secours.  J'ai 
passé  la  nuit  à  courir  la  ville  afin  de  leur  trou- 
ver des  vivres ,  et  je  n'ai  pas  eu  un  moment 


LES  FLAVT.  Ia3 

pour  penser  à  moi.  Mais  tout  est  bien,  tout 
est  bien  ,  puisque  les  Anglais  se  sauvent  ;  et 
je  ne  pense  pas  qu'ils  soient  jamais  tentés  de 
revoir  nos  murs,  quoiqu'ils  les  aient  mis  en 
bien  triste  état. 

—  Ainsi ,  dit  Marie  ,  vous  avez  passé  qua- 
rante-huit heures  sans  manger,  sans  dor- 
mir? 

—  Qu'importe  !  ma  belle  demoiselle,  ré- 
pliqua-t-il  ;  que  de  gens  n'ont  pas  aujour- 
d'hui comme  moi  le  bonheur  de  revoir  des 
objets  chéris  après  avoir  tremblé  pour  eux  ! 
que  de  gens  ne  jouiront  pas  de  notre  déli- 
vrance! Hier,  à  la  bastille  des  Bourguignons, 
nous  avons  perdu  beaucoup  de  monde. 

—  Et  Chariot?  dit  aussitôt  Germaine  avec 
inquiétude,  qui  de  vous  l'a  vu?  Il  n'a  point 
paru  ici  depuis  hier. 

—  Je  l'ai  rencontré  il  n'y  a  pas  une  heure  , 
dit  Daniel ,  qui  courait  comme  un  lièvre  du 
côté  du  château.  » 

Dame  Marguerite  alors  apportait  le  ratafia  ; 


124  LES  FLAVY. 

Germaine  s'empara  du  verre  que  tenaille  pe- 
tit sorcier,  et  l'ayant  fait  emplir:  a  Buvez,  bu- 
vez à  la  France  ,  Richard,  dit-elle  ;  je  suis  sûre 
que  cela  vous  fera  du  bien.  » 

Richard  s'inclina  devant  elle  :  «  A  la  France  ! 
à  Compiègne  !  à  Germaine  de  Flavy  !  »  ajou- 
ta-t-il  tout  bas.  Et  il  but  une  partie  de  la  li- 
queur. 

«  Si  jamais  ,  dit  Daniel ,  les  habitants  de 
Compiègne  oublient  ce   qu'ils  le  doivent... 

—  Comment!  interrompit  le  jeune  bour- 
geois, n'est-ce  donc  pas  toi  qui  as  été  chercher 
le  maréchal  au  péril  de  ta  vie? 

— •  Qu'ils  ajoutent  donc  cela  à  ton  compte, 
répliqua  le  petit  sorcier;  voulant  dire  par  là 
que  si  Richard  Paulet  n'avait  pas  été  dans 
Compiègne,  Daniel  Gorgius  aurait  laissé  faire 
à  la  fortune.  » 

Richard  serra  la  main  de  cet  excellent  ami 
avec  une  si  vive  émotion  que  Daniel  se  dé- 
tourna pour  cacher  quelques  larmes  cm  ve- 
naient mouiller  ses  petits  yeux. 


LESFLAVY.  lti^> 

L'arrivée  de  maître  Joseph,  que  son  air  ré- 
joui reudait  presque  méconnaissable ,  vint 
ajouter  au  contentement  de  tous.  A  plusieurs 
reprises  il  embrassa  Richard  dont  il  avait  pu 
apprécier  la  conduite  pendant  toute  la  durée 
du  siège.  «Yoilà  celui,  dit  il,  à  qui  l'on  de- 
vrait donner  demain  la  première  place  quand 
nous  chanterons  le  Te  Deum.  Quant  à  moi , 
mon  brave,  mon  bon  jeune  homme ,  tout  de 
suite  après  avoir  prié  pour  le  roi  je  prierai 
pour  vous.  » 

Tandis  que  Richard  se  restaurait  en  ache- 
vant d'épuiser  le  misérable  garde-manger  de 
dame  Marguerite,  on  fit  raconter  à  Daniel  sa 
campagne  nocturne.  «  Rien  n'a  été  plus  sim- 
ple, dit-il.  D'abord,  depuis  la  forêt  jusqu'à 
Crespy,  je  n'avais  rien  à  craindre,  et  je  n'ai  pas 
même  rencontré  un  seul  homme.  Dans  la  fo- 
rêt, je  m'en  suis  tiré  en  suivant  toujours  un 
chemin  qui  ne  peut  être  fréquenté  ,  je  croîs, 
que  par  des  lièvres  ;  seulement,  quand  il  m'a 
fallu  passer  près  de  la  bastille,  j'ui  pris  le  pnrli 


126  LES  FLAVY. 

de  marcher  à  quatre  pattes.  C'est  la  première 
fois  de  ma  vie  que  je  me  sois  trouvé  trop 
grand.  » 

A  ces  mots,  Marie,  dont  toute  la  gaîté  était 
revenue,  se  représentant  la  figure  que  devait 
avoir  alors  le  petit  sorcier,  se  mit  à  rire  du 
meilleur  de  son  cœur.  «Ah!  ma  bonne  petite 
Marie  !  s'écria  Germaine  avec  l'accent  du  bon- 
heur, ma  bonne  petite  Marie ,  je  n'espérais 
plus  te  voir  rire.  »  Enfin  la  joie  était  au  com- 
ble, et  dans  toutes  les  maisons  de  Compiègne 
cette  joie  était  la  même. 

Le  modeste  repas  qu'on  pouvait  oflFrir  au 
jeune  bourgeois  le  ranima  si  complètement 
qu'il  put  retourner  vaquer  à  ses  nombreuses 
occupations  dans  la  ville.  L'intérêt  que  lui  té- 
moignait Germaine  d'ailleurs  aurait  sufiS  pour 
lui  rendre  des  forces,  eût-il  été  mourant  ; 
car  ce  mur  d'airain,  qu'avait  établi  entre  eux 
la  naissance,  semblait  ne  plus  exister,  tant  l'es- 
time de  la  noble  fille  pour  le  bourgeois  avait 
fait  disparaître  la  distance  qui  les  séparait. 


LES  FLAVT.  I27 

Aussi  Richard  a'avait-il  jamais  joui  d'un  bon- 
heur aussi  grand,  aussi  parfait.  En  se  rendant  à 
l'hôtel-de-ville,  ses  pieds  ne  touchaient  point 
k  terre,  son  cœur  battait  délicieusement,  et 
toutes  ses  pensées  devenaient  jouissances, 
soit  qu'il  contemplât  les  maisons  de  Gom- 
piègne  que  l'Anglais  ne  menaçait  plus,  soit 
que  son  heureux  souvenir  le  reportât  dans  sa 
propre  maison  ,  où  bientôt  il  allait  retrouver 
celle  qui  lui  était  plus  chère  que  la  vie.  Une 
félicité  sans  bornes  inondait  son  âme,  au  point 
qu'il  se  disait  :  a  Mon  Dieu  !  c'est  peut-être 
dans  ce  moment  qu'il  faudrait  mourir  !  » 

Le  soir  venu  ,  messire  Guillaume,  qui  n'a- 
vait pu  voir  Germaine  depuis  trois  jours,  ar- 
riva, et  selon  l'usage  adopté  depuis  longtemps 
chez  dame  Marguerite,  on  ne  tarda  pas  à  le 
laisser  tête-à-tête  avec  sa  fille. 

Dans  la  joie  qui  remplissait  le  cœur  de 
tous  deux,  Germaine  retrouva  une  partie 
du  plaisir  qu'elle  éprouvait  autrefois  à  la  vue 
de   son  père.  Ils  s'entretinrent  longuement 


liib  LES  FLIVY. 

de  tout  ce  qui  avait  amené  l'iitureuse  déli- 
vrance de  la  ville.  Enfin  la  conversation  tom- 
ba sur  les  prisonniers  que  l'on  gardait  dans 
Gorapiègne  jusqu'à  paiement  de  leurs  ran- 
çons. 

«  Pour  mon  compte  ,  dit  le  sire  de  Flavy, 
j'en  tiens  cinq  que  je  ne  lâcherai  point  sans 
toucher  grosse  finance.  Les  seigneurs  de  la 
cour  de  Bourgogne  sont  plus  riches  que  nous  ; 
ils  doivent  payer  cher  leurs  têtes  qui  ne  tien- 
draient point  à  un  fil  sans  la  forte  rançon  que 
j'en  attends. 

—  Le  sire  de  Créqui  n'est-il  pas  du  nom- 
bre? dit  Germaine. 

—  Oui ,  ainsi  que  le  seigneur  de  Relepot, 
le  sire  de  Brimeu  ,  le  bâtard  de  Rency,  et  mes- 
sire  Vaeren  de  Beauval;  sans  parler  d'un  des 
leurs  que  la  rançon  d'un  roi  ne  tirerait  pas 
de  mes  mains. 

—  Qui  donc  est  celui-là?  demanda  Ger- 
maine. 

—  Ce^[  Regnaiilr  de  Flavy,  auquel  je  n'ai 


LESPLAVY.  121) 

pas  encore  eu  le  temps  de  penser  ,  mais  qui 
ne  perdra  rien  pour  attendre.  » 

Germaine,  altérée  par  cette  nouvelle,  atta- 
cha sur  son  père  un  regard  éperdu  et  n'osa 
même  pousser  une  exclamation  de  surprise 
en  voyant  quel  courroux  exprimait  le  visage 
de  œessire  Guillaume. 

«  Je  ne  veux  point ,  contiuua-t-il ,  que  lo 
beau  sire  oublie  jamais  celte  campagne  qui , 
j'espère  bien  ,  sera  la  dernière  où  nous  nous 
rencontrerons! 

—  Quel  sort  lui  réservez-vous  donc?  de- 
manda Germaine  d'une  voix  tremblante. 

— Le  sort  qu'a  mérité  celui  qui  s'arme  con- 
tre les  siens  et  contre  son  roi  :  une  éternelle 
prison  ou  la  mort. 

— La  mort!  »  s*écria-t-elle  avec  un  cri  dé- 
chirant; et  tombant  sur  un  siège  elle  parut 
avoir  perdu  l'usage  de  ses  sens. 

«Qu'as-tu?  dit  avec  effroi  le  sire  de  Flavy 
en  serrant  dans  ses  mains  les  mains  glacées 


l3o  LESFLAVY. 

de  sa  fille  ;  cet  indigne  parent  peut-il  t'inté- 
resser  à  ce  point?  » 

Germaine  fondit  en  pleurs. 

«Pitié  pour  lui!  dit-elle,  pitié  pour  !uî! 
songez  qu'il  n'a  point  choisi  la  bannière  sous 
laquelle  il  combat;  il  était  encore  enfant 
quand  mon  oncle  Jean  lui  a  fait  embrasser  le 
parti  du  duc  de  Bourgogne.  Pouvait-il  résis- 
ter aux  volontés  d'un  père?  d'un  père  que 
vous  aimiez  tout  Bourguignon  qu'il  était,  et 
dont  vous  n'avez  jamais  maudit  la  mémoire  ; 
car  vous  saviez  trop,  hélas!  combien  cette 
horrible  guerre  divisait  de  familles!  Son  père 
n'est  plus  ;  mais  du  fond  de  sa  tombe  il  vous 
demande  grâce  pour  son  fils. 

—  Non ,  dit  messire  Guillaume  ;  hier  je  pou- 
vais tomber  sous  un  coup  porté  de  son  bras, 
aujourd'hui  son  tour  est  venu. 

—  Juste  ciel!  s'écria  Germaine,  quand  le 
même  sang  coule  dans  vos  veines  !  quand  vous 
l'avez  vu  naître  !  » 


LES  PL  A  VT.  l5l 

Le  sire  de  Flavy  secoua  la  tête  d'un  air  in- 
différent. 

«  N'est-il  donc  plus  votre  neveu?  votre  fil- 
leul? Pitié  pour  lui!  répéta  Germaine  éii  se 
précipitant  à  genoux  et  joignant  ses  mains 
tremblantes. 

—  Non. 

—  Eh  bien  !  pitié  pour  moi  !  s'écria-t-elle 
avec  égarement  ;  je  l'aime  !  » 

Messire  Guillaume  stupéfait  garda  pendant 
quelques  instants  le  silence ,  sans  songer  à 
relever  sa  fille,  qui,  toujours  prosternée  à  ses 
pieds,  se  cachait  le  visage  dans  ses  deux  mains, 
accablée  de  honte  et  de  douleur.  Enfin,  la  sou- 
levant doucement  et  lui  faisant  signe  de  s'as- 
seoir près  de  lui: 

«Quandj'entends  Germaine  de  Flavy,  dit-il, 
avouer  son  amour  pour  un  ami  des  Anglais , 
j'ai  peine  à  en  croire  mes  oreilles  ;  car  Re- 
gnault  ne  vous  est  connu  que  depuis  l'épo- 
que où  cet  indigne  Français  s'est  fait  Bour- 
guignon. 


l32  LESFLAVY. 

—  Nous  avons  passé  ensemble  les  pre- 
mières années  de  ma  vie,  répondit  Germaine 
sans  oser  regarder  son  père. 

—  Mais  vous  n'étiez  que  des  enfants! 

—  Et  pourtant,  dit  Germaine,  espérant  que 
ce  souvenir  toucherait  le  sire  de  Flavy,  et 
pourtant  dès  lors  toute  notre  famille  nous 
destinait  l'un  à  l'autre. 

—  Quelle  langue  indiscrète  vous  a  instruite 
de  cela?  dit  sévèrement  messire  Guillaume; 
est-ce  Regnault  lui-même? 

— C'est  ma  grand'mère,répliquaGermaine; 
depuisle  jour  qu'elle  m'a  parlé,  j'ai  vu  dansmon 
cousin  l'époux  que  Dieu,  vous  et  votre  frère 
m'aviez  donné.  J'ai  vécu  dans  l'espoir  que  la 
fin  de  cette  horrible  guerre  nous  réunirait  tous, 
que  j'obtiendrais  votre  pardon  pour  lui,  et  que 
vous  ne  voudriez  point  séparer  ceux  que  votre 
promesse  avait  unis  devant  le  ciel.  S'il  meurt 
aujourd'hui,  mon  père,  ce  ciel  tout-puissant 
m'accordera  bientôt ,  je  l'espère ,  la  grâce  de 
le  suivre.  » 


LES  FLAVY.  1  33 

L'effort  que  coûtait  à  Germaine  l'aveu  d'une 
tendresse  qu'elle  avait  renfermée  si  longtemps 
au  fond  de  son  cœur  colorait  ses  joues  du  plus 
vif  incarnat,  et  sa  voix  était  si  touchante  que 
sire  Guillaume  sentait  peu  à  peu  sa  colère  se 
calmer.  Accoutumé  d'ailleurs  à  s'abandonner 
sans  retenue  à  toutes  ses  passions  ,  plus  d'une 
fois  dans  sa  vie  il  avait  connu  l'amour,  si  l'on 
peut  appeler  de  ce  nom  l'espèce  de  frénésie 
dont  l'avait  souvent  saisi  la  vue  d'une  belle 
femme ,  et  sans  pouvoir  comprendre  la  déli- 
catesse et  la  pureté  du  sentiment  qu'exprimait 
sa  fille  en  larmes  ,  il  en  éprouvait  involontai- 
rement quelque  pitié. 

«  Regnault  connaît  sans  doute  aussi,  reprit- 
il  d'un  ton  plus  doux,  le  projet  que  nous 
avions  formé  jadis  de  vous  unir? 

—  Je  le  suppose,  répondit  Germaine,  dont 
l'effroi  commençait  à  se  calmer. 

—  Et  lorsqu'il  vous  a  déclaré  son  amour... 

—  Il  ne  m'a  jamais  déclaré  son  amour,  s'é- 
cria-t-elle;  le  respect  qu'il  vous  doit,  qu'il 


l34  LES  FLAVY. 

me  doit  à  moi-même,  suffisait  trop  pour  l'en 
empêcher. 

—  Comment  donc  pouvez-vous  être  sûre 
qu'il  vous  aime?  »  reprit  le  sire  de  Flavy. 

Germaine  baissa  ses  grands  yeux  vers  la 
terre. 

«  Je  ne  sais,  répondit-elle  ;  mais  je  n'en  ai 
jamais  douté.  »  Puis,  tirant  de  son  sein  la 
lettre  du  jeune  chevalier,  elle  la  présenta  à  son 
père. 

«  Bien  ,  bien  ,  ditmessire  Guillaume  ,  qui 
repoussa  le  papier,  ne  sachant  que  faire  d'une 
lettre  qu'il  ne  pouvait  lire.  Le  fait  est  que 
vous  vous  aimez  tous  les  deux;  les  détails  me 
sont  très  inutiles.  » 

En  prononçant  ces  mots  il  se  leva  et  fit 
quelques  tours  dans  la  salle,  paraissant  réflé- 
chir profondément.  La  connaissance  qu'il 
avait  du  caractère  de  Germaine  ne  lui  per- 
mettait pas  d'espérer  qu'elle  pût  jamais  ac- 
cepter un  autre  mari  que  Regnault;  il  fallait 
donc  qu'il  se  décidât  à  la  voir  rester  fille,  quand 


LESFLAVY.  l35 

son  désir  avait  toujours  été  d'en  faire  une  des 
plus  nobles  et  des  plus  riches  châtelaines  de 
la  France;  car,  ambitieux  pour  lui-même,  il 
l'était  aussi  pour  le  seul  objet  d'affection  qu'il 
eût  au  monde.  Sous  ce  rapport  Regnault  sa- 
tisfaisait ses  vœux  mieux  qu'aucun  autre  che- 
valier. Fils  unique  de  l'aîné  des  Flavy ,  les  terres 
et  les  châteaux  dont  il  avait  hérité  de  son  père 
le  rendaient  un  des  principaux  seigneurs  de 
la  Picardie,  et  bien  jeune  encore  il  avait  no- 
blement gagné  ses  éperons  sur  un  champ  de 
bataille.  Germaine  unie  à  son  cousin  porterait 
toute  sa  vie  et  perpétuerait  dans  l'avenir  le  nom 
«Jelafamille.  Enfin,  il  ne  supportaitpoint  l'idée 
de  faire  le  malheur  de  cette  fille  dont  la  vue 
le  rendait  fier  et  heureux ,  dont  la  tendresse 
faisait  sa  joie ,  et  l'amour  de  Regnault  pour 
çlle  affaiblissait  beaucoup  son  ressentiment 
contre  le  jeune  chevalier. 

Décidé  à  se  laisser  fléchir,  il  se  rapprocha 
de  Germaine,  qui,  pâle  et  tremblante,  avait 
suivi  tous  ses  mouvements  en  implorant  la 


1  36  LES  FLAVY. 

protection  divine.  «Allons,  dit-il,  sèche  tes 
pleurs.  Ce  jeune  étourneau  ne  mourra  pas; 
il  restera  dans  Compiègne  prisonnier  sur  sa 
parole  jusqu'au  moment  où  nous  ferons  la 
paix  avec  le  duc  de  Bourgogne,  à  moins  que 
par  amour  pour  toi  il  ne  veuille  hâter  l'instant 
de  votre  mariage  en  embrassant  le  parti  royal. 
C'est  à  toi  de  le  décider  à  te  donner  celte 
marque  d'amour,  et  pour  t'aider  à  y  parve- 
nir, je  consens  qu'il  vienne  ici  tous  les  jours.» 
Quoique  bien  certaine  que  jamais  Regnault 
ne  trahirait  des  serments  dictés  par  un  père, 
Germaine  s'abstint  d'émettre  sa  pensée  à  cet 
égard  ;  mais ,  rassurée  sur  la  vie  si  chère 
qu'elle  avait  vu  menacée,  elle  retrouva  le 
sentiment  de  fierté  personnelle  qu'elle  venait 
de  sacrifier  à  sa  terreur,  et  quand  elle  eut 
remercié  messire  Guillaume  dans  des  termes 
où  se  montraient  la  crainte  et  le  respect  bien 
plus  que  la  tendresse,  elle  le  supplia  de  lais- 
ser ignorer  à  Regnault  tout  ce  qui  venait  de 
«le  passer  entre  eux. 


LES  FLAVY.  l37 

«  Par  saint  Jacques  !  dit  l'orgueilleux  capi- 
taine, crois-tu  que  je  pense  à  lui  parler  le 
premier  et  à  lui  jeter  ma  fille  à  la  tête?  Je 
n'en  agirais  pas  ainsi,  fût-il  le  roi  Charles  VII. 

—  Et  j'espère,  reprit  Germaine  avec  em- 
barras, que  vous  comptez  sur  mon  silence? 

—  Oui,  répondit  le  sire  de  Flavy,  dont, 
par  extraordinaire  ,  un  sourire  effleura  les 
lèvres.  Je  sais  qu'il  te  fallait  avoir  une  terri- 
ble peur  pour  avouer  que  tu  es  amoureuse.  » 

Germaine  devint  rouge  comme  du  feu. 
Rien  ne  pouvait  lui  être  plus  pénible  que 
d'avoir  son  père  pour  confident  ;  car  il  sem- 
blait que  cet  homme ,  privé  de  toute  délica- 
tesse ,  prît  plaisir  à  voir  une  âme  si  pure  et  si 
supérieure  à  la  sienne  soumise  aux  passions 
de  l'humanité.  La  faiblesse  dont  sa  fille  venait 
de  lui  faire  l'aveu  l'affranchissait  un  peu  du 
sentiment  de  vénération  qui  s'était  toujours 
mêlé  à  sa  tendresse  pour  elle,  ce  qui  le  ré- 
jouissait au  point  que  Germaine  eut  besoin 
de  se  rappeler  plus  d'une  fois  qu'elle  avait 


l38  LES  FLAVY. 

sauvé  la  vie  de  Regnauit  pour  ne  poiat  gouf- 
frir.étrangement  pendant  l'entrelien  qui  suivit. 

JNéanmoins,  si  messire  Guillaume  se  plut  à 
triompher  du  trouble  de  sa  fille,  il  ne  tarda 
pas  à  tenir  la  parole  qu'il  avait  donnée.  Dès  le 
jour  même ,  à  l'heure  qui  suivit  le  dîner,  et 
comme  tous  les  convives  habituels  de  dame 
Marguerite ,  sans  en  excepter  le  père  Joseph 
et  Chariot,  étaient  réunis  dans  la  salle,  la  porte 
s'ouvrit  vivement,  et  l'on  vit  entrer  Regnauit 
de  Flavy,  dont  le  beau  visage  brillait  d'une 
joie  peu  commune. 

Quoique  Richard  n'eût  entrevu  dans  sa  vie 
qu'un  moment  l'ennemi  de  son  repos  et  de 
son  bonheur,  il  le  reconnut  aussitôt,  et  Daniel 
l'aurait  deviné,  en  voyant  son  pauvre  ami  pâlir 
et  rester  immobile  comme  un  homme  frappé 
de  la  foudre.  Germaine,  Marieet  Chariot  pous- 
sèrent tous  trois  un  cri  d'allégresse  ;  maître 
Joseph  salua  froidement.  Pour  Georgette , 
elle  eut  à  peine  entendu  nommer  Regnauit 
de    Flavy   que   ses   yeux  se  portèrent   avec 


LES  FLAVY,  1 09 

anxiété  sur  SOQ  cousin,  tout-à-fait  hors  d'état 
alors  de  l'observer,  et  bien  loin  de  jouir  d'une 
douleur  qui  la  vengeait  de  l'ingrat,  son  cœur 
se  gonûa  de  chagrin  et  de  pitié  à  la  vue  de  la 
souffrance  qu'il  paraissait  endurer. 

Il  fut  heureux  pour  Richard  que  la  joie  des 
deux  sœurs  et   l'empressement  avec  lequel 
elles  la  témoignaient  à  leur  jeune  parent  le  dis- 
pensât de  tout  accueil  hospitalier.  Dame  Mar- 
guerite ,  aussi  flattée  de  recevoir  un  seigneur 
de  la  cour  de  Bourgogne  qu'un  seigneur  de 
la  cour  de  Charles  VII,  fit  donc  seule  les  hon- 
neurs du  logis,  reçut  les  compliments  de  Ile- 
gnault  et  se  hâta  d'y  répondre  par  toutes  les 
prévenances  imaginables,  tandis  que  le  jeune 
bourgeois,  retiré  dans  un  coin  de  la  salle,  se  de- 
mandait comment  Regnault  de  Flavy  pouvait 
se  tro-uver  à  Compiègne  et  s'y  trouver  libre. 
Il  ne  tarda  pas  à  en  être  instruit;  car,  le 
premier  contentement  passé ,  Regnault   ra- 
conta la  conversation  qu'il  venait  d'avoir  avec 
son  oncle,  et  se  félicita  de  pouvoir  rester  jus- 


J-fO  LES   FLA.VY. 

qu'à  nouvel  ordre  prisonnier  sur  parole  dans 
Compiègne. 

«J'en  remercie  doublement  le  ciel,  dit 
maître  Joseph ,  jDuisque  vous  ne  combattrez 
plus  contre  les  vôtres. 

—  Dieu  sait  ce  que  j'ai  souffert  pendant  ce 
siège  fatal ,  répondit-il  avec  émotion.  Cent 
fois  j'aurais  demandé  à  rejoindre  le  duc  de 
Bourgogne,  à  n'être  plus  témoin  de  vos  mal- 
heurs, sans  l'espoir  qui  m'avait  amené  d'a- 
bord, celui  d'être  utile  à  mes  chères  parentes, 
de  protéger  l'asile  qu'elles  avaient  trouvé,  de 
protéger  la  ville  si... 

—  Grâce  à  tous  les  saints,  interrompit  Da- 
niel avec  un  sourire  où  perçait  une  amère  iro- 
nie, la  ville  s'est  protégée  elle-même,  voulant 
dire  par  là  que  les  Anglais  ne  nous  ont  point 
aidés. 

—  Mais  c'était  sire  Regnault  qui  vous  ai- 
dait à  vivre,  maître  Daniel,  répliqua  Chariot 
en  frappant  légèrement  sur  l'épaule  du  petit 
sorcier. 


LES  FLAVY.  i  /|  I 

—  Est-ce  donc  à  ce  bon  chevalier  que  nous 
devons  tous  des  secours  si  précieux?  »  de- 
manda dame  Marguerite. 

Regnault  ne  répondit  point;  Daniel  venait 
d'attirer  ses  regards. 

«Il  me  semble,  maître,  lui  dit- il,  vous  avoir 
vu  déjà  une  fois,  quand  nous  avons  été  assez 
heureux  pour  sauver  la  vie  à  ce  brave  garçon? 
ajouta-t-il  en  montrant  Chariot. 

— Il  est  vrai ,  répondit  Daniel,  dont  ces  sou- 
venirs adoucissaient  un  peu  le  ton  hostile. 

—  Alors  je  protégeais,  reprit  le  jeune  che- 
valier en  souriant,  aujourd'hui  je  suis  pro- 
tégé. Tel  est  le  triste  effet  d'une  guerre  que 
je  maudis  du  fond  de  mon  cœur  et  dont  le 
dernier  jour  sera  le  plus  beau  jour  de  ma  vie.» 

Si  Daniel  n'avait  pas  souvent  regardé  Ri- 
chard pendant  cet  entretien,  l'aimable  visage 
du  jeune  chevaher,  son  air  de  franchise  et  de 
bonhomie  l'auraient  désarmé  tout-à-fait,  d'au- 
tant plus  que  le  petit  sorcier,  se  trouvant 
royaliste  uniquement  par  circonstance,  ne  re- 


l^â  LES  FIAVT. 

gardait  pas  d'assez  près  à  la  croix  de  Bour- 
gogne ou  à  la  bande  armagnac  pour  conserver 
longtemps  rancune  aux  partisans  de  Philippe. 
Mais  1  état  douloureux  dans  lequel  était  le 
jeune  bourgeois  lui  rendait  insupportable  la 
présence  de  Regnault  de  Flavy  ;  il  ne  répondit 
pas  un  mot  à  ce  que  celui-ci  venait  de  dire, 
et  ce  fut  Germaine  qui  prit  la  parole. 

«Maintenant,  mon  cousin ,  dit-elle  avec 
un  sourire  où  se  peignait  une  joie  ineffable, 
maintenant  il  vous  est  permis  de  redevenir 
Français,  au  moins  de  cœur,  et  de  préférer 
que  le  gouverneur  de  Compiègne  s'appelle 
Guillaume  de  Flavy  plutôt  que  lord  Hu- 
dington. 

—  Les  liens  de  famille  sont  des  liens  si 
doux,  répondit  Regnault  en  regardant  tour 
à  tour  ses  deux  jeunes  parentes  ,  et  je  suis  si 
heureux  de  me  revoir  près  de  vous ,  que  je 
joindrais  volontiers  ma  voix  à  la  vôtre  pour 
remercier  Dieu  de  tout  ce  qui   s'est  passé. 

—  Oh  I  que  j'aime  à  vous  entendre  parler 


tES  PLAVY.  l4^ 

ainsi,  beau  cousin,  s'écria  Marie,  à  vous  trou- 
ter  enfin  d'accord  avec  ma  bîen-ainiée  sœur! 
Donne-lui  donc  ta  rdain  à  baiser  en  signe  de 
^aix,  Germaine,  ajo«ta-t-el!e ,  puisqu'il  se 
réjouit  comme  nous  de  la  délivrance  de  Com- 
piègne.  » 

Regnault  se  hâta  d'imprimer  ses  lèvres  sur 
la  main  que  lui  tendit  Germaine,  et  Richard 
se  levant  alors  allait  s'éloigner  pour  fuir  un 
spectacle  qui  le  tuait,  lorsqu'une  voix  toujours 
chère  le  rappela  doucement,  et  le  fit  s'arrêter 
aussitôt  dans  un  trouble  inexprimable.  «  Etiez- 
vdus  donc  là,  Richard?  dit  Germaine  en  se 
levant  vivement  ;  comment  donc  alors  ne  vous 
ai-je  pas  encore  fait  connaître  notre  plus  pro- 
che parent,  mon  cousin  Regnault  de  Flavy? 
C'est  Richard  Paulet,  continua-t-elle  en  s'a- 
dressant  au  jeune  chevalier,  notre  protecteur, 
notre  ami,  un  ami  bien  cher!  » 

En  parlant  ainsi  elle  attachait  sur  le  jeune 
bourgeois  des  regards  de  reconnaissance  et 
d'amitié  ;  mais  la  joie  qui  brillait  dans  les  yeux 


1 44  Ï-ES  FLAVT. 

de  la  belle  fille,  dont  tous  les  traits  rayonnaient 
de  bonheur  et  d'amour,  empoisonnait  pour 
Richard  les  plus  douces  paroles,  et  quand  il 
fut  contraint  de  garder  un  moment  la  main 
dont  Regnault  pressait  cordialement  la  sienne» 
il  eût  préféré  tenir  un  fer  rouge. 
•  Ce  dernier  supplice  enduré ,  il  se  hâta  de 
sortir  de  la  salle.  Daniel  ne  tarda  pas  à  le  sui- 
vre ;  mais  ce  fut  en  vain  qu'il  le  chercha  dans 
la  maison,  dans  la  ville.  Le  malheureux  Ri- 
chard lui-même  n'aurait  pu  dire  le  lendemain 
où ,  dans  l'affreux  état  de  son  âme,  s'étaient 
portés  ses  pas ,  s'étaient  passées  pour  lui  plu- 
sieurs heures  d'angoisse.  Le  jour  avait  fini  et 
le  jour  allait  renaître  lorsque  Georgette  l'en- 
tendit rentrer  ,  et  pria  Dieu  vainement  pour 
que  le  sommeil  vînt  fermer  ses  yeux. 


CHAPITRE  X. 


Je  sors  de  cel  âge  paisible 
Où  l'on  joue  avec  le  malliour , 
Je  m'éveille,  je  suis  sensible, 
El  je  l'apprends  par  la  douleur. 
Madame  Desbordes  Valmore. 


Depuis  ce  jour,  chaque  jour  vit  arriver 
Regnault  chez  Ricliard,  où  souvent  il  passait 
plusieurs  heures.  Il  avait  soin  de  choisir  les 
matinées  pour  faire  ses  visites,  ayant  bientôt 
remarqué  qu'alors  dame  Marguerite  et  Geor- 
getle  étaient  absentes.  Quant  à  Richard,  à 
peine  paraissait-il  dans  la  maison,  si  ce  n  était 
au  moment  des  repas,  auxquels  même  il  n'as- 


i46  lks  flavY. 

sislail  [joint  toujours.  Sous  le  prétexte  que  ses 
occupations  dans  la  ville  prenaient  tout  son 
temps,  il  passait  une  partie  de  ses  journées 
errant  dans  la  forêt,  dévoré  d'un  chagrin  au- 
quel il  s'abandonnait  lor.>qu'il  était  seul  avec 
une  sorte  de  délice,  et  qu'il  espérait  cacher 
même  à  Daniel  dont  il  évitait  la  présence  au- 
tant qu'il  lui  était  possible  de  le  laire.  «Hélas! 
se  disait-il  en  parcourant  les  bois  sans  être 
arrêté  par  les  plus  rudes  irimas  de  l'hiver, 
hélas  !  le  temps  où  Compiègne  endurait  la 
lamine  et  voyait  une  partie  de  ses  murs  abat- 
tus, où  la  mort  à  chaque  instant  menaçait 
ma  tête,  était  donc  l'heureux  temps?  Alors 
elle  désirait  ma  présence  ,  son  sourire  m'ac- 
cueillait et  sa  voix  m'adressait  de  douces  pa- 
roles. Aujourd'hui,  elle  ignore  si  je  suis  absent 
ou  non;  je  pourrais  ne  plus  revenir  qu'elle 
s'en  aperce\rait  à  peine.  Que  lui  importe  Ri- 
chard Paulel  quand  Regnault  de  Flavy  est 
près  d'elle  ?  » 

En  se  parlant  ainsi ,  l'infortuné  ne  voulait 


Les  plavy.  i47 

plus  voir  que  Germaine  l'aimait  toujours 
comme  un  frère ,  et  le  traitait  avec  une  affec- 
tion que  chaque  jour  rendait  plus  vive.  Elle 
ne  pouvait  remarquer  ses  longues  absences, 
que  souvent  elle  lui  reprochait  de  l'air  le  plus 
amical,  sans  penser  que  peut-être  il  fuyait  la 
présence  de  Regnault.  «  Sa  haine  pour  les  An- 
glais est  si  forte,  se  disait-elle ,  que  sans  doute 
il  reçoit  à  regret  un  de  leurs  alliés  chez  lui. 
Quand  son  amitié  pour  nous  l'oblige  à  le  souf- 
frir, il  s'éloigne  ce  bon ,  cet  excellent  Ri- 
chard! »  Et  cette  pensée,  tout  en  affligeant 
son  cœur,  le  remplissait  de  tendresse  et  de 
reconnaissance  pour  le  jeune  bourgeois.  C'est 
surtout  d'ailleurs  lorsque  nous  sommes  heu- 
reux que  tous  les  sentiments  de  bienveillance 
et  d'affection  exercent  leur  empire  sur  notre 
âme,  et  Germaine  était  si  heureuse  !  Entourée 
de  tout  ce  qu'elle  chérissait,  elle  croyait  enfin 
à  la  félicité  humaine.  Cet  amour  que  n'avait 
pu  éteindre  l'absence,  combien  la  présence  de 
Regnault  devail^elle  le   ranimer  !   Combien 


l48  LES  FLAVY. 

troiivait-eik  son  cousin  plus  aimable  depuis 
que,  séparé  des  ennemis  de  la  France,  il  n'é- 
tait plus  qu'un  habitant  de  Compiègne  et  l'é- 
poux que  lui  destinait  son  père  !  «  Avec  quel 
délice  ,  se  disait-elle  chaque  matin  ,  aujour- 
d'hui, demain  encore  je  vais  le  voir!  »  Cette 
heureuse  pensée  la  suivait  dans  son  sommeil, 
et  le  jour  arrivé,  sa  vie  ne  se  composait  plus 
que  de  deux  émotions  :  l'attendre  et  le  voir 
arriver.  Près  de  Regnault,  près  de  Marie,  au- 
cune peine  ne  lui  semblait  devoir  l'atteindre, 
et  ses  peines  passées  devenaient  un  songe. 
Souvent,  dans  ces  doux  entretiens  qui  se  re- 
nouvelaient tous  les  jours,  assise  entre  sa  sœur 
et  son  cousin,  elle  se  disait  tout  bas  :  «  Puisse 
un  sort  si  doux  ne  jamais  changer!  puisse 
ma  vie  se  passer  et  finir  ainsi  :  )i 

Marie  avait  cessé  d'être  un  enfant;  sa  beauté 
égalait  la  beauté  des  anges,  et  Germaine, 
qui  s'en  montrait  Gère,  se  plaisait  souvent  à 
faire  remarquer  à  Regnault  combien  sa  sœur 
était  belle.  Alors  il  arrivait  parfois  au  jeune 


LES  FLAVY.  l49 

chevalier  d'exprimer  son  admiration  avec  un 
tel  enlliousiasme  que  loule  autre  que  Ger- 
maine eût  soupçonné  son  malheur;  mais  ou- 
tre que  c'est  surtout  en  amour  qu'un  être 
doué  d'imagination  s'attache  à  ses  rêves,  le  naïf 
abandon  de  Marie  avec  son  cousin,  les  rap- 
ports tout  fraternels  qui  semblaient  exister 
entre  eux  ,  éloignaient  entièrement  l'idée  d'un 
sentiment  secret,  en  sorte  que  Germaine  n'é- 
tait jamais  plus  contente  que  lorsqu'elle  en- 
tendait sa  sœur  parler  de  Regnault  avec  des 
éloges  que  son  cœur  approuvait  si  bien;  ja- 
mais Marie  ne  lui  avait  été  aussi  chère.  Les 
craintes  dont  son  âme  était  effrayée  naguère 
sur  le  sort  de  celte  aimable  enfant ,  les  soins 
qu'elle  lui  prodiguait  avec  une  tendresse  sans 
cesse  renaissante  ,  tout  donnait  à  sa  tendresse 
de  sœur  le  caractère  d'une  tendresse  de  mère. 
S'il  lui  arrivait  de  penser  que  ,  peut-être  avant 
peu,  Marie  suivrait  un  époux  ,  elle  espérait 
aussitôt  que  sa  tleslinée  lui  permettrait  de 
suivre   Marie;  car  elle  ne  concevait  pas  de 


1  5o  LES  TtWY. 

bonheur  parfait ,  séparée  de  celle  dont  elle 
avait  un  si  grand  besoin  de  voir  le  doux  vi- 
sage et  d'entendre  la  douce  voix.  Messire 
Guillaume  d'ailleurs  était  si  loin  de  paraître 
devoir  s'intéresser  à  cette  seconde  fille,  dont 
il  ne  parlait  jamais  et  sur  laquelle  il  n'atta- 
chait jamais  un  regard,  que  Germaine  pouvait 
avec  raison  se  flatter  qu'il  la  laisserait  seule 
disposer  de  la  main  de  Marie,  et  combien  alors 
se  jurait-elle  de  donner  pour  époux  à  sa  sœur 
celui  que  sa  sœur  aimerait. 

Hélas  1  l'infortunée  ignorait  que  Marie,  sans 
en  être  instruite  elle-même,  avait  déjà  fait  son 
choix;  que  l'affection  de  cette  enfant  pour 
Regnault  avait  totalement  changé  de  nature, 
et  que  Regnault,  sans  qu'il  eût  parlé,  sans 
qu'elle  eût  répondu,  acquérait  de  plus  en  plus 
la  douce  assurance  d'être  aimé.  Marie,  à  la 
vérité,  avouait  sans  détour  toute  sa  tendresse 
pour  son  cousin,  elle  l'appelait  toujours  son 
frère  ;  mais  les  regards  du  jeune  chevalier,  uni- 
ques interprètes  de  l'amour  qu'il  s'efforçait  de 


LESFLAVY.  l5i 

lui  taire,  troublaient  son  cœur  au  point  que 
parfois  elle  n'osait  plus  lever  sur  lui  ses  grands 
yeux  bleus.  S'il  entrait  inopinément,  elle  rou- 
gissait ;  s'il  parlait,  elle  ne  perd.iit  pas  une 
de  ses  paroles,  et  la  voix  seule  du  jeune  che- 
valier lui  causait  une  douce  émotion.  Ses  dé- 
sirs, ses  goûts  n'étaient  plus  les  mêmes;  elle 
recherchait  moins  la  société  de  Georgette,  et 
préférait  rester  près  de  sa  sœur  pour  parler  de 
Regnault ,  ou  seule  pour  penser  à  lui.  L'heu- 
reux temps  qu'elle  passait  alors  lui  semblait 
ne  devoir  jamais  prendre  fin  ;  jamais  dans  ses 
doux  rêves  elle  n'avait  abordé  l'idée  de  se  sé- 
parerde  Germaine,  de  se  séparer  de  Regnault, 
et  sa  gaîté,  que  n'altérait  pas  même  le  trou- 
ble tout  nouveau  qu'elle  éprouvait,  te.iail  à 
cette  heureuse  confiance  du  jeune  âge  dans 
le  sort  ;  elle  se  disait  que  ce  sort  les  ayant  en  - 
fin  réunis,  aucun  des  trois  ne  voudi  ait  jamais 
quitter  les  deux  autres.   Ainsi  l'avenir ,  lors- 
qu'elle daignait  y  songer,  lui  souriait  comme 
le  présent,   lorsqu'un   coup  de  foudre  inat- 


l52  LES  l-LA-VY. 

tendu  vint  renverser  toutes  ses  espérances. 
Parmi  les  chefs  retenus  prisonniers  à  Com- 
piègne ,  plusieurs  ne  tardèrent  point  à  rece- 
voir l'argent  nécessaire  pour  leur  délivrance 
et  recouvrèrent  aussitôt  leur  liberté  ;  mais 
quelques-uns,  soit  par  manque  de  ressour- 
ces^ soit  pour  cause  d'éloignemeut  de  leur 
province,  attendirent  assez  longtemps  leur 
rançon.  Au  nombre  de  ces  derniers  se  trou- 
vait le  sire  CoUart  de  Bertancourt ,  sei- 
gneur de  Relepot,  dont  messire  Guillaume 
avait  été  dans  sa  jeunesse  le  compagnon 
J'nrmes  et  de  galanterie ,  attendu  que  tous 
deux  étaient  amateurs  passionnés  des  jeunes 
et  belles  femmes.  Le  sire  de  Flavy  voyait  avec 
retrret  un  ancien  ami  attaché  au  duc  de  Bour- 
gogne,  et  l'espoir  de  ramener  ce  brave  et  puis- 
sant seigneur  sous  les  drapeaux  du  roi  l'en- 
gagea à  traiter  messire  Collart  mieux  que  tout 
autre,  et  à  lui  laisser  la  ville  pour  prison  après 
avoir  reçu  sa  parole  de  chevalier  qu'il  ne  sor- 
tirait point  des  murs.   Bientôt,  grâce  à  l'an- 


LES  FLAVY.  100 

cienne  liaison  qui  avait  existé  entre  eux,  mes- 
sire  Guillaume  se  plut  dans  la  société  de  son 
prisonnier,  avec  lequel  il  parlait  de  guerre  et 
surtout  de  femmes.  Dans  ces  entreliens  néan- 
moins il  ne  négligeait  point  son  premier  but, 
et  il  employait  toute  son  éloquence  pour  en- 
lever aux  Anglais  l'appui  du  seigneur  de  Re- 
lepot  ;  mais  celui-ci  jusqu'alors  se  refusait 
obstinément  à  changer  de  parti,  quoique, 
pour  tout  dire,  il  l'eût  déjà  fait  une  fois,  ayant 
embrassé  d'abord  celui  de  Charles  VII. 

Par  suite  de  la  liberté  qu'avait  raessire  Çol- 
lart  de  parcourir  la  ville,  il  lui  arriva  un  ma- 
tin d'aller  entendre  la  messe  dans  l'église 
Saint-Antoine ,  oi!i  se  rendaient  habituelle- 
ment Germaine  et  sa  sœur.  La  beauté  avait 
trop  d'empire  sur  lui  pour  qu'il  pût  aper- 
cevoir impunément  d'aussi  ravissantes  figu- 
res; Marie  surtout  le  charma  au  point  qu'il  de- 
vint assidu  à  tons  les  offices,  afin  de  jouir  d'une 
vue  qui  l'enivrait  chaque  jour  davantrigc. 

Comme  il  n'avait  pas  l;ii déàsavoir  que  cette 


I  54  LES  FLAVY. 

charmante  personne  était  la  fille  du  sire  de 
Flavy,  il  sentit  qu'il  ne  pouvait  concevoir  au- 
cune espérance  tant  qu'il  porterait  sur  sa  poi- 
trine la  croix  de  Bourgogne  ;  il  cessa  donc  peu 
à  peu  de  repousser  aussi  absolument  les  ou- 
vertures fréquentes  que  lui  faisait  messire 
Guillaume  pour  le  gagner  au  parti  royal.  Pln^ 
il  voyait  Marie ,  plus  les  discours  de  son  frère 
d'armes  parvenaient  à  l'ébranler;  enfin,  il  s'é- 
prit si  vivement  qu'après  avoir  avoué  son 
amour  au  sire  de  Flavy  il  mit,  pour  prix  d'un 
éternel  dévouement  à  la  cause  du  roi  Charles, 
la  main  de  l'adorable  créature  sans  laquelle 
il  ne  pouvait  plus  vivre. 

Se  débarrasser  de  Marie  en  lui  faisant  épou- 
serun  seigneur  d'aussi  haut  parage  était  trop 
à  la  convenance  de  messire  Guillaume  pour 
qu'il  n'adhérât  pas  aussitôt  à  ce  marché ,  et , 
sans  daigner  songer  un  seul  instant  à  l'extrême 
disproportion  d'âge  qui  s'opposait  à  une  pa- 
reille union,  il  s'engagea  de  la  manière  la 
plus  formelle  à  la  conclure  sans  aucun  retard. 


LES  PLAVT.  1^5 

Dès  le  soîr  même,  il  présenta  à  ses  filles  le 
seigneur  de  Relepot,  que  les  deux  sœurs  re- 
connurent aussitôt  pour  le  chevalier  qui  les 
suivait  obstinément  depuis  quelques  semai- 
nes, et  qu'elles  trouvèrent  également  vieux, 
laid,  et  fort  loin  de  devoir  songer  à  plaire. 
Quelles  furent  donc  leur  surprise  et  leur  dou- 
leur lorsque  le  lendemain  matin  messire  Guil- 
laume étant  venu  trouver  ses  filles  :  «  Vous 
avez  vu  ,  dit-il ,  mon  ami ,  le  sire  de  Bertan- 
court  ;  c'est  un  des  plus  riches  seigneurs  de 
France,  et  c'est  l'époux  que  j'ai  choisi  pour 
Marie.  Dans  trois  jours  elle  sera  sa  femme. 

—  Le  sire  de  Bertancourt!  dit  Germaine  ; 
un  partisan  du  duc  de  Bourgogne  ! 

—  Avant  de  consentir  à  sa  demande  j'ai 
fait  passer  sa  soumission  au  roi;  il  est  main- 
tenant des  nôtres.  » 

A  cette  annonce  fatale,  Marie,  pâle  et  trem- 
blante, n'avait  répondu  qu'en  jetant  sur  sa 
sœur  un  regard  si  douloureux  que  le  cœur  de 
Germaine  en  fut  déchiré.  Bien  sûre  que  la  pau- 


lÛJ  LLa  l'LAVY. 

Vie  enfant  n'oserait  apporter  aucune  résistance 
au  coup  qui  la  menaçait,  Germaine  reprit 
la  parole  et  représenta  doucement  à  son  père 
que  le  chevalier  dont  il  parlait  était  bien 
vieux. 

«  11  n'a  pas  mon  âge,  répondit  le  sire  de 
Flavy  d'un  ton  où  perçait  le  dépit  et  la  co- 
lère. 

—  11  n'en  est  pas  moins  certain  ,  reprit  la 
belle  iille  sans  se  laisser  décourager,  qu'il 
pourrait  facilement  êtie  le  père  de  Marie, 
puisqu'elle  finit  à  peine  sa  seizième  année. 

—  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  compter  les  mois 
et  les  semaines,  répliqua  messire  Guillaume, 
il  s'agit  de  se  dire  que  je  le  veux  et  que  je 
saurai  me  faire  obéir.  JN 'est-elle  pas  bien  à 
plaindre,  après  tout,  quand  elle  ne  pouvait 
jamais  espérer  faire  un  si  brillant  mariage, 
quand  elle  devient  ainsi  une  des  plus  grandes 
dames  du  royaume?  Le  magnifique  manoir 
du  seigneur  de  Helepotvaut  bien,  je  pense, 
le  cloître  auquel  je  la  destinais. 


LFS  FHVT.  1^7 

—  Marie  dans  un  cloître!  s'écria  Germaine, 
qui  vit  la  pauvre  enfant  pâlir  à  ce  mot. 

—  Et  par  tous  les  diables!  dit  le  sire  de 
Flavy,  que  pourrai-je  faire  d'une  fille  qui  n'a 
plus  de  mère?  INe  me  vois-je  pas  déjà  obligé 
de  vous  établir  chez  ces  vilains,  qui  s'entê- 
tent à  refuser  mon  or  pour  se  vanter  tôt  ou 
tard  d'avoir  nourri  de  nobles  filles?  JNe  vaut-il 
pas  mieux  pour  cette  mijaurée  vivre  en  riche 
châtelaine,  avec  un  mari  qui  l'aime,  qui  l'aime 
au  point  d'abandonner  son  parti  pour  le  nôtre? 
Beaucoup  de  jeunes  soupirants  n'en  font  pas 
autant  pour  leurs  belles,  et  j'en  connais  qui 
préfèrent  attendre  tranquillement  que  la  paix 
se  fasse  pour  se  marier  tout  à  leur  aise.  » 

Le  sourire  ironique  dont  le  sire  de  Flavy 
accompagna  ces  derniers  mots,  en  regardant 
Germaine,  prouvait  évidemment  le  désir  de 
faire  allusion  à  Regnault;  mais  tout  entière  à 
la  pitié  que  lui  inspirait  l'état  où  elle  voyait  sa 
sœur,  Germaine  ne  fit  pointla  moindre  atten- 
tion à  ce  sarcasme.  Marie,  debout  derrière  son 


»58  lESFLAVY. 

père,  semblait  privée  de  mouvement.  Sa  pâ- 
leur était  effrayante,  et  de  grosseslarmes  tom- 
baient lentement  de  ses  yeux,  qu'elle  tenait 
baissés  vers  la  terre. 

Après  l'avoir  regardée  quelques  instants,  le 
cœur  brisé  d'affliction  ,  Germaine  n'hésita  pas 
à  reprendre  la  parole  ,  dans  l'espoir  d'obtenir 
au  moins  un  délai. 

«  Marie  s'est  toujours  montrée  soumise  à 
tous  vos  désirs,  mon  père,  dit-elle  du  ton  le 
plus  affectueux  qu'elle  put  prendre  ;  mais 
souffrez  qu'elle  se  dispose  à  vous  obéir  sans 
répugnance  et  sans  regret.  Qu'il  me  soit  per- 
mis de  demander  pour  elle  un  peu  de  temps, 
afin  du  moins  qu'elle  ait  vu  plus  d'une  fois  ce- 
lui que  vous  lui  donnez  pour  époux. 

—  K'ai-je  pas  dit  qu'elle  avait  trois  jours? 
répondit  messire  Guillaume,  se  faisant  effort 
pour  ne  point  se  livrer  à  l'emportement  qu'ex- 
citait toujours  en  lui  l'opposition  à  sa  vo- 
lonté. 

—  Trois  jours  sont  bien  peu  de  chose  quand 


LES  FLAVY.  1  :)9 

il  s'agit  d'un  lien  éternel ,  répliqua  Germaine 
en  soupirant ,  quand  il  s'agit  d'épouser  un 
homme  qui,  plus  que  tout  autre,  a  besoin  de 
s*  faire  aimer  par  les  qualités  de  son  esprit  et 
de  son  caractère.  » 

A  ces  mots,  contre  sa  coutume,  Guillaume 
jeta  sur  Germaine  un  regard  de  mécontente- 
ment et  de  colère.  «  Lui  faut-il  dix  ans  pour 
le  connaître?  répondit-il. 

—  Non,  sans  doute;  mais  trois  jours!  re- 
prit d'un  ton  suppliant  Germaine  ,  qui  voyait 
son  père  rougir  et  prêt  à  se  livrer  au  courroux 
le  plus  violent. 

—  Je  n'accorderai  pas  un  jour  de  plus,  ré- 
pliqua-t-il  brusquement  j  je  n'irai  point  retar- 
der mon  départ  pour  de  pareilles  simagrées, 
quand  il  nous  faut  déloger  les  Anglais  du  peu 
de  places  qu'ils  tiennent  encore  dans  la  pro- 
vince. Quoique  nous  soyons  en  force  et  que 
je  ne  doute  pas  du  succès,  il  est  probable  que 
je  ne  reviendrai  pas  à  Compiègne  de  long- 
temps. 


i6(>  i.i;s  Fr.wY. 

—  Le  mariage  ne  peut-il  donc  se  retarder 
jusqu'à  votre  retour  ?  »  reprit  timidement 
Germaine. 

La  patience  de  messire  Guillaume  était 
épuisée. 

«  Non,  cent  fois  non  ,  s'écria-t-il  avec  une 
telle  violence  que  Germaine  en  pâlit  de 
frayeur.  Qu'elle  se  prépare  à  m'obéir,  à  m'o- 
béir  sans  réplique,  car  je  suis  las  de  tous  ces 
discours ,  et  je  lui  ferai  connaître  qu'on  ne  me 
résiste  pas  impunément.  » 

En  parlant  ainsi  il  s'était  levé  et  lançait  des 
regards  bouillants  de  colère  sur  la  malheu- 
reuse enfant  qui,  tombée  à  genoux  devant  lui, 
était  plus  morte  que  vive. 

K  Marie  ne  vous  a  point  offensé ,  se  hâta  de 
dire  Germaine,  tremblante  d'effroi  pour  sa 
sœur;  c'est  sur  moi  seule  que  votre  courroux 
doit  tomber. 

—  On  ne  me  joue  pas  ainsi ,  reprit  avec  fu- 
reur le  sire  de  Flavy;  est-elle  prête  à  devenir 
la  femme  du  seigneur  de  Relepot? 


Li:S  FLAVY.  1  0  I 

—  Un  mot  !  un  seul  mot  I  s'écria  Germaine 
au  désespoir. 

—  Est-elle  prête?  »  répéta-t-il  d'un  air 
menaçant. 

Dans  sa  terreurMariebaissa  la  tête  en  signe 
de  soumission. 

«  Il  suffit,  dit  messire  Guillaume  ;  à  revoir 
donc.  »  Et  il  sortit. 

Germaine,  que  ses  jambes  soutenaient  h 
peine  ,  le  suivit  d'un  pas  chancelant  jusqu'au 
bout  du  corridor,  pour  s'assurer  qu'il  les  dé- 
livrait de  sa  présence.  Là,  le  sire  de  Flavy  lui 
serra  la  main,  voulant  lui  témoigner  qu'il  ne 
conservait  contre  elle  aucun  ressentiment  ; 
tous  deux  se  quittèrent  néanmoins  sans  se  dire 
une  parole,  et  Germaine,  s'étant  hâtée  de  ren- 
trer dans  la  chambre,  y  retrouva  Marie  éten- 
due à  terre  sans  connaissance. 


il.  H 


CHAPITRE  XL 


Quand  ses  traits  plus  touchants ,  éclairés  d'une  flamme 

Qui  ne  s'éteint  jamais, 
S'imprimèrent  vivants  dans  le  fond  de  mon  âme, 

Il  n'aimait  pas  ;  j'aimais. 

Uadame  Desbordes-Valmou. 


Lorsque,  rappelée  à  la  vie  par  les  soins  de 
sa  sœur,  Marie  euL  repris  ses  i>eas,  elle  s'a- 
bandonna à  la  plus  violente  douleur.  «  Je  ne 
serai  point  la  femme  de  cet  horame,  s'é- 
criait-elle en  sanglotant  ;  non  ,  je  ne  serai  ja- 
mais sa  femme  ;  j'aime  mieux  mourir.  Ai-je 


LES  FLAVt.  l63 

donc  dit  que  je  l'épouserais ,  Germaine?  se 
peut-il  que  je  l'aie  dit? 

—  Pauvre  enfant  !  répondit  Germaine  dont 
les  pleurs  sillonnaient  les  joues  ,  tu  n'as  point 
parlé  ;  mais  notre  père  croit  avoir  reçu  ton 
consentement.  Je  tremble  qu'il  ne  te  par- 
donne point  de  manquer  à  ce  qu'il  considère 

*  comme  une  promesse. 

—  Et  ne  peux-tu  rien  pour  moi,  chère 
sœur?  reprit  Marie  en  se  jetant  dans  les  bras 
de  celle  dont  la  protection  lui  avait  suffi  jus- 
qu'alors ;  toi  qui  m'a  toujours  préservée  des 
malheurs ,  ne  peux-tu  me  soustraire  au  plus 
grand  de  tous? 

—  Hélas!  dit  Germaine  en  la  serrant  sur 
son  cœur ,  tu  l'as  vu,  Marie,  il  a  résisté  à  mes 
prières ,  à  mes  larmes.  Puisque  j'ai  parlé , 
puisque  j'ai  supplié  en  vain,  que  peut  maioT 
tenant  une  faible  fille  comme  moi  contre  l'au- 
teur de  ses  jours,  contre  un  homme  à  qui 
tout  obéit,  et  dont  le  cœur  est  de  bronze?» 
9jouta-t-eiie,  emportée  par  sa  douleur. 


i64  LKS   FLAVY. 

A  ces  mots  qui  lui  ravissaient  sa  seule  espé- 
rance ,  les  sanglots  de  Marie  redoublèrent^  et 
pendant  longtemps  elle  fut  hors  d'élat  d'en- 
tendre par  quelles  douces  paroles  sa  sœur  la 
conjurait  de  se  calmer. 

Dans  l'âge  où  la  raison  se  fait  seule  entendre 
chez  nous  ,  il  est  peut-être  facile  de  soutenir, 
de  consoler  celle  que  des  liens  odieux  vont  à 
jamais  priver  d'amour;  mais  Germaine  ,  pres- 
que aussi  jeune  que  sa  sœur,  Germaine  si 
heureuse  elle-même  du  seul  espoir  de  s'unir 
un  jour  à  son  cousin  ,  ne  pouvait  trouver  que 
des  larmes  et  ne  trouvait  point  de  paroles  per- 
suasives. Quand  le  sort  le  plus  fortuné  l'at- 
tendait, Marie  était  donc  destinée  à  gémir 
près  d'elle  ;  jusqu'à  son  dernier  jour  elle  ver- 
rait sa  sœur  chérie  envier  sa  félicité!  Cette 
idée  déchirait  le  cœur  de  Germaine  au  point 
que  sa  douleur  surpassait  peut-être  la  douleur 
de  celle  qu'il  lui  fallait  consoler.  Et  pourtant 
il  était  trop  certain  que  rien  ne  fléchirait  mes- 
sire  Guillaume.  Ou  Marie  serait  religieuse  ou 


LlîS  ILAVY.  l65 

Marie  serait  la  femme  du  seigneur  de  Relc- 
pot.  Cette  triste  persuasion  décida  Germaine 
à  faire  un  cflbrt  dont,  hélas!  elle  espérait 
peu,  et,  voyant  cnûn  la  pauvre  enfant  plus 
tranquille,  elle  se  hasarda  à  lui  présenter  ce 
mariage  sous  quelques  rapports  qui  devaient 
en  adoucir  l'horreur. 

«Ecoute-moi,  ma  bien-aimée  Marie,  lui 
dit-elle  en  la  pressant  dans  ses  bras  j  il  est  bien 
rare  que  l'on  accorde  aux  jeunes  filles  de  notre 
rang  le  droit  de  se  choisir  un  mari,  et  pour- 
tant notre  seule  famille  m'a  ofl'ert  l'exemple 
de  plusieurs  mariages  où  les  deux  époux  ont 
trouvé  le  bonheur.  Ce  bonheur  peut  être  in- 
dépendant de  l'amour,  et  surtout  des  agré- 
ments personnels  de  l'être  auquel  on  s'unit. 
Quel  homme  était  mieux  fait  et  plus  beau  que 
notre  père  lorsqu'il  prit  une  seconde  femme  ? 
et  cependant  ta  pauvre  mère,  qu'il  obtint  alors 
de  ses  parents,  a  passé  sa  vie  dans  les  larmes , 
et  lu  sais  qu'elle  est  morte  bien  jeune  encore, 
dévorée  par  le  chagrin  et  la  jalousie.  Le  sei- 


î66  LES    FLÀVY. 

gneiir  de  Relepot,  j'en  conviens,  est  privé  des 
avantages  de  la  jeunesse  et  de  la  beauté  ;  mais 
si  son  cœur  est  noble  et  bon ,  s'il  t'aime , 
comme  nous  n'en  pouvons  douter,  tu  vivras 
plus  heureuse  près  de  lui  que  dans  le  cloître 
dont  on  te  menace.  11  sera  ton  protecteur, 
il  te  tiendra  lieu  de  père ,  de  père  que  tu  n'as 
jamais  eu  ^  pauvre  enfant  !  Et  moi ,  Marie  ,  je 
te  suivrai,  nous  continuerons  à  vivre  en- 
semble ;  j'irai  m'établir  avec  toi  dans  celui 
de  ses  châteaux  qu'il  le  plaira  de  choisir  jus- 
qu'au jour,  bien  éloigné  peut-être,  où  je  me 
marierai  moi-même.  » 

Marie  écoutait  en  silence.  La  voix  de  Ger- 
maine avait  tant  d'empire  sur  elle!  Les  caresses 
de  cette  sœur  chérie  étaient  si  bien  encore  la 
plus  grande  consolation  de  son  cœur  qu'elle 
était  plus  calme,  et  ses  pleurs  coulaient  plus 
lentement  lorsque  Regnault  entra  dans  la 
chambre. 

A  la  vue  de  Marie  en  larmes ,  le  jeune  che- 
valier fut  saisi  dé  l'émotion  la  plus  vive.  Il 


LES  FLAVY.  167 

supplia  si  lendremenl  les  deux  sœurs  de  lui 
dire  la  cause  de  ce  chagrin  imprévu  que 
Germaine  ne  crut  pas  devoir  la  lui  cacher,  et 
l'instruisit  des  projets  de  messire  Guillaume 
et  de  l'impossibilité  d'y  mettre  obstacle. 

Tandis  qu'elle  parlait ,  Regnault ,  pâle  et 
frémissant  de  douleur,  semblait  écouler  son 
arrêt  de  mort.  Rassuré  par  le  jeune  âge  de 
Marie,  par  l'indifférence  du  sire  de  Flavy  pour 
sa  seconde  Glle,  jamais  encore  il  n'avait  craint 
le  malheur  qui  le  menaçait.  Ce  coup  était 
trop  affreux;  il  ne  put  le  supporter,  et,  mau- 
dissant le  silence  qu'il  avait  gardé  jusqu'alors  : 
«  On  la  marie  !  s'écria-t-il  hors  de  lui-mOme , 
on  la  marie  !  et  vous  ne  pouvez  rien  pour  elle  , 
Germaine?  et  vous  voulez  qu'elle  y  consente? 
Dites-moi  donc  que  je  meure  ,  moi  qui  l'aime 
depuis  que  je  la  connais!  moi  qui  l'aime  de 
toute  la  puissance  de  mon  âme  !  » 

En  parlant    ainsi  Begnault  s'était  précipité 

aux  pieds  de  Germaine  ,   qui  tomba  sur  un 

siège  comme  frappée  de  la  foudre.    «  Obte- 


l68  LES  FLAVY, 

nez  un  délai  de  ce  cruel  homme  ,  continua- 
t-il  ;  je  n'espère,  je  ne  demande  qu'un  délai! 
D'un  jour  à  l'autre  la  paix  peut  se  faire  avec 
le  duc  de  Bourgogne  ;  hélas  !  j'attendais  cet 
instant  propice  pour  vous  avouer  mon  amour, 
pour  implorer  votre  appui.  Mais  ce  moment 
n'est  pas  éloigné  peut-être.  Alors  le  sire  de 
Flavy  pourra-t-il  préférer  pour  sa  fille  un  vieil- 
lard sans  gloire  au  fils  de  son  frère?  Qu'il  laisse 
au  moins  à  Marie  la  liberté  de  choisir  entre  ce 
vieillard  et  moi.  Germaine,  ma  sœur  !  je  n'es- 
père qu'en  vous  ;  vous  tenez  dans  vos  mains 
mon  sort  et  ma  vie.  » 

Abattue,  mourante  ,  Germaine  demeurait 
immobile  sous  ce  coup  terrible.  Dans  l'indi- 
cible angoisse  qu'elle  éprouvait ,  elle  croyait 
s'éveiller  au  milieu  d'un  rêve ,  hélas!  du  seul 
rêve  heureux  qu'elle  eût  fait  dans  sa  vie  !  ses 
pensées  étaient  confuses  ;  un  chagrin  poignant 
troublait  sa  raison ,  et  la  voix  de  Hegnault  lui 
faisait  mal  àentendre.  L'infortunée  aurait  voulu 
fuir,  aurait  voulu  s'anéantir  à  jamais.  Ellealta- 


LES  FLA.VY.  1 69 

cha  ses  regards  troublés  sur  sa  sœur,  dont  le  vi- 
sage brillait  de  la  plus  douce  joie  ;  puis  elle  les 
éleva  douloureusement  vers  le  ciel,  comme 
pour  lui  reprocher  d'avoir  laissé  si  longtemps 
le  bandeau  sur  ses  yeux.  Enfin,  faisant  signe  à 
Kegnault  de  se  lever  et  de  s'asseoir:  «  Com- 
ment avez-vous  pu,  dit-elle  d'une  voix  faible, 
me  cacher  pendant  toute  une  année  l'amour 
que  vous  aviez  l'un  pour  l'autre  ? 

— J'atteste  Dieu,  ditle  jeune  chevalier,  que 
Marie  vient  d'entendre  l'aveu  de  mon  amour 
pour  la  première  fois. 

—  Et  moi ,  s'écria  Marie  ,  sans  cet  aveu  ,  je 
croirais  encore  aimerRegnault  comme  on  aime 
un  frère  ;  je  n'aurais  jamais  eu  l'heureuse  pen- 
sée que  je  pouvais  devenir  sa  femme.  Je  te 
le  jure,  Germaine,  je  te  le  jure  par  notre 
pauvre  mère  que  nous  avons  vu  mourir  et 
qui  m'a  remise  sous  ta  protection  » 

Il  fallait  que  le  ciel  eût  inspiré  à  Marie  ces 
dernières  paroles;  car  elles  eurent  la  puis- 
sance de  bannir  tout  ressentiment  du  noble 


170  LES  PLAVY. 

cœur  de  Germaine,   qui  fondit  en    larmes. 

«  Ah!  s'écria  Regnault  avec  un  attendris- 
sement inexprimable,  pensez-vous  que  nous 
vous  trompons  ou  pleurez-vous  sur  nous?» 

Marie  avait  couru  à  sa  sœur,  elle  la  serrait 
dans  ses  deux  bras.  «  Nous  te  chagrinons, 
Germaine,  disait-elle,  nous  t'avons  irritée. 
Peux-tu  donc  croire  que  j'aie  jamais  voulu 
me  soustraire  à  ta  volonté,  à  tes  ordres?  IN 'as- 
tu  pas  le  droit  de  disposer  de  la  malheureuse 
orpheline  ?  n'es-tu  pas  ma  seule  famille,  mon 
seul  appui?  Un  mol,  un  mot  de  toi  suffira 
toujours.  Quand  tu  devrais  me  dire  d'épouser 
cet  homme  que  je  déteste,  de  mourir  de  cha- 
grin, je  suis  prête  à  t'obéir,  Germaine,  à  t'o- 
béir  en  tout.  » 

Germaine  serra  doucement  la  main  de  Ma- 
rie, mais  elle  ne  put  trouver  un  son. 

«Parle-moi.  ma  sœur,  parle-moi,  reprit 
la  pauvre  enfant  au  désespoir.  Dis  que  tu  me 
pardonnes!  dis  que  tu  m'aimes  encore!  Est-ce 
que  tu  veux  me  repousser,  m'abandonner? 


LES  FLAVY.  1  7  1 

—  Jamais!»  répondit  Germaine  ,  et,  sur- 
montant toute  faiblesse ,  elle  pressa  sur  sou 
cœur  brisé  son  innocente  rivale. 

«Ordonnez  aussi  démon  sort,  s'écria  Re- 
gnault  qui  serrait  dans  ses  mains  la  main  brû- 
lante de  Germaine  ;  que  le  ciel  me  punisse  si 
l'arrêt  d'un  ange  de  bonté  n'est  point  respecté 
par  moi  ! 

—  Je  prie  ce  ciel,  dit  Germaine,  dont  les 
1  armes  ne  coulaient  plus ,  de  m'inspirer  ce  que 
je  dois  faire  pour  éloigner  le  malheur  qui  vous 
menace  et  pour  assurer  votre  félicité.  J'ai 
besoin  d'y  réfléchir  avec  calme.  Allez  tous 
deux.  Va,  Marie,  ajoula-t-elie  avec  l'accent 
le  plus  doux,  va  m'attendre  chez  dame  Mar- 
guerite.» 

Ils  obéirent,  non  sans  avoir  couvert  de 
baisers  les  vêlements,  les  mains  de  celle  qui 
devenait  pour  eux  un  ange  tutélaire,  et  Ger- 
maine ,  restée  seule ,  put  enfin  souffrir  sans 
témoins. 

Le  courage  passager  qui  l'avait  soutenue 


1^2  LtS  FLA.VY. 

dans  ce  cruel  moment  l'abandonna  dès  qn'il 
lui  fut  permis  d'envisager  son  sort.  Cette  let- 
tre ,  ces  regards,  ces  discours  si  tendres  de 
Regnault,  tout  ce  qui  depuis  un  an  lui  ren- 
dait la  vie  chère,  n'avait  jamais  été  son  bien  ; 
Regnault  n'avait  rien  fait  pour  Germaine,  il 
n'aimait  en  elle  que  la  sœur  de  Marie.  «  Ils 
s'aiment!  s'écriait-elle  en  fondant  en  pleurs, 
ils  s'aiment  !  »  Et  toutes  les  douleurs  étaient 
contenues  dans  ces  deux  mots.  «Quelle  fata- 
lité entretenait  mon  erreur!  Ah  !  si  du  moi.is 
ma  mère  n'avait  point  parlé  !  Si ,  quand  il  l'i- 
gnorait lui-même  ,  je  n'avais  pas  su  que  nous 
avions  été  destinés  l'un  à  l'autre  ,  peut-être 
mes  yeux  se  seraient-ils  ouverts;  peut-être 
aussi,  mon  Dieu  !  l'aurais-je  moins  aimé  !  Mais 
tout  s'est  réuni  pour  me  perdre.  Il  appelait 
de  tous  ses  vœux  le  jour  qui  lui  donnerait 
Marie  pour  femme,  et  moi ,  pauvre  insensée  ! 
je  croyais  à  nos  fiançailles.  » 

Chaque  pensée  de  Germaine  la  perçait  de 
mille  poignards.  Un  instant  venait  de  renverser 


LES  FLAVY.  lyT) 

toutes  les  espérances  de  son  avenir,  de  la  sé- 
parer sans  retour  des  plus  chers  objets  de  son 
afi'eclion.  Cet  amour  qui  causait  maintenant 
sa  honte,  pourrait-elle  l'arracher  de  son  cœur? 
pourrait-elle  oublier  queRegnaultétaitTépoux 
que  lui  destinaitson  père  et  l'époux  qu'elle  avait 
choisi?  Le  déchirement  de  son  âme,  l'amer- 
tume des  pleurs  qui  tombaient  de  ses  yeux  lui 
faisaient  trop  connaître  qu'elle  ne  verrait  ja- 
mais Regnault  comme  un  frère,  et  sa  sœur,  sa 
bien-aimée  Marie  vivrait  près  de  celui  que 
Germaine  devait  toujours  fuirpour  l'avoir  trop 
aimé.  «  Oui,  oui,  s'écriait-elle  au  désespoir,  il 
faut  tout  perdre!  il  faut  tout  perdre  à  la  fois! 
Qu'ai-je  donc  fait,  mon  Dieu  !  pour  être  si  mal- 
heureuse? pour  me  voir  séparée  ainsi  de  tout 
ce  que  j'aimais,  de  tout  ce  que  j'aime  encore  ? 
Que  dis-je,  reprit-elle  aussitôt,  ai-je  le  cœur 
assez  lâche  pour  ne  pas  le  souhaiter?  Leur 
douleur  adoucira-t-elle  ma  douleur?  et  puis- 
je  les  revoir  ailleurs  qu'à  l'autel  sans  pleurer 
sur  leur  sort?  Ah!  gardons  pour  moi  les  re- 


I  74  I-^S  PLAVT. 

grets,  les  larmes;  mais  que  je  ne  sois  pas  té- 
moin du  malheur  de  Regnault ,  du  malheur  de 
'  Marie,  avant  d'avoir  tout  fait  pour  l'empêcher. 
Quand  ils  n'espèrent  qu'en  moi,  je  les  ren- 
drais donc  victimes  de  ma  peine,  je  les  con- 
damnerais à  souffrir  ce  que  je  souffre  !...Mon 
Dieu  !  s'écria-t-elle  en  tombant  à  genoux,  par- 
donnez-moi mes  murmures  ;  j'accepte  ma  des- 
tinée. Mais,  pour  prix  des  souffrances  qui  me 
sont  réservées  dans  ce  monde,  donnez-moi  la 
force,  donnez-moi  le  pouvoir  de  faire  le  bon- 
heur de  Marie  !  » 

Cette  prière,  prononcée  de  tout  l'élan  de 
son  âme,  rendit  à  Germaine  son  courage;  elle 
se  releva  ferme  et  résignée ,  et  sans  retard 
elle  envoya  chercher  maître  Joseph,  qui  ne 
se  fit  point  attendre. 

Elle  venait  de  prendre  la  seule  résolution 
qui  pût  assurer  le  bonheur  des  deux  amants 
et  les  soustraire  au  courroux  de  son  père.  Le 
sire  de  Flavy  leur  laissait  vingt-quatre  heures, 
et  dans  la  nuit  même  maître  Joseph  pouvait 


LES  FLAVY.  175 

bénir  l'union  de  Hegnauit  et!  de  Marie,   qui 
partiraient   aussitôt    pour  Arras,   qu'iiabitait 
alors  le  duc  de  Bourgogne ,  ce  lieu  étant  le 
seul  peut-être  où  le  ressentiment  de  messire 
Guillaume  ne  dût  pas  les  poursuivre.  Mais  Ger- 
maine éprouva  de  la  part  du  bon  prêtre  plus  de 
résistance  qu'elle  n'en  avait  attendue.  Le  vieil- 
lard, tout  ému  qu'il  était  du  malheur  de  deux 
enfants  qu'il  avait  vus  naître  (car  Germaine  ne 
laissa  point  soupçonner  son  propre  malheur), 
le  vieillard  refusait  avec  fermeté  de  prêter  son 
saint  ministère  à  un  acte  de  rébellion  contre 
l'autorité  paternelle.  Ce  n'était  point  la  colère 
de  messire  Guillaume  qui  l'effrayait  ;  il  offrait 
d'aller  trouver  ce  terrible  homme,  de  lui  re- 
procher la  haine  qu'il  avait  toujours  montrée 
pour  Marie,  et  la  violence  qu'il  voulait  em- 
ployer pour  traîner  à  l'autel  la  malheureuse 
enfant. 

Germaine,  qui  savait  trop  combien  cette  dé- 
marche serait  inutile,  s'efforçait  en  vain  de  s'y 
opposer  et  de  vaincre  les  scrupules  du  saint 


Ij6  LES  FLAVY. 

homme,  lorsque  Chariot  vint  chercher  maî- 
tre Joseph  de  la  part  de  messire  Guillaume. 

«  L'occasion  est  propice,  dit  le  bon  prêtre 
se  levant  dès  que  Chariot  fut  sorti;  c'est  moi 
sans  doute  qu'il  a  choisi  pour  bénir  l'union 
qu'il  projette.  Je  vais  lui  déclarer  que  ce  ma- 
riage ofifense  le  ciel. 

—  Craignez  surtout  qu'il  ne  soupçonne 
l'amour  de  Regnault  pour  Marie!  s'écria  Ger- 
maine effrayée  de  l'effet  que  pouvait  produire 
sur  son  père  le  dédain  dont  elle  était  victime. 
Lui  dire  qu'ils  sont  engagés  l'un  à  l'autre, 
c'est  les  perdre  tous  deux ,  c'est  me  condam- 
ner au  désespoir  d'avoir  causé  leur  mort  !  » 
Et  Germaine,  en  parlant  ainsi,  était  émue  au 
point  de  verser  des  pleurs;  car  ses  craintes 
lui  rappelaient  trop  bien  les  desseins  de 
messire  Guillaume  sur  Regnault  et  sur  elle- 
même. 

«  Rassurez-vous,  mon  enfant,  reprit  maître 
Joseph  ;  je  connais  assez  le  sire  de  Flavy  pour 
savoir  avec  quelle  fureur  il  appendrait  que  sa 


I.KSFLWY.  177 

fille  ose  aimer  un  chevalier  bourguignon,  un 
ami  des  Anglais.  Vous  pouvez  être  certaine 
qu'il  ne  m'échappera  pas  un  mot  qui  puisse 
l'en  instruire. 

—  Hclas  !  pensa  Germaine  ,  ce  chevalier 
bourguignon  ,  cet  ami  des  Anglais ,  il  l'avait 
accepté  pour  gendre.  »  Et  c'est  ainsi  que  cha- 
que instant,  chaque  parole  venaient  ranimer 
la  douleur  de  l'infortunée.  Elle  n'en  conjura 
pas  moins  maître  Joseph  d'accéder  à  sa  pre- 
mière demande ,  si ,  comme  elle  n'en  dou- 
tait pas,  la  démarche  qu'il  allait  tenter  n'ob- 
tenait aucun  succès;  mais  le  vieillard  partit 
sans  vouloir  prendre  un  engagement  qui 
blessait  sa  conscience  de  prêtre,  et,  pour 
tout  dire,  sa  conscience  de  bon  royaliste. 

Tandis  qu'il  s'acheminait  vers  le  château, 
maître  Joseph  remplissait  son  esprit  des  rai- 
sons qu'il  croyait  les  plus  susceptibles  de  re- 
muer, d'émouvoir  le  cœur  d'airain  sur  lequel 
il  allait  fi*apper.  La  crainte  de  Dieu ,  et  sur- 
tout la  peur  de  l'enfer,  lui  semblaient  pro- 
II.  12 


îyS  LKSPLAVV. 

prt^s  ;i  devoir  agir  sur  un  homme  qui  .  chose 
étrange!  s'étail  toujours  montré  exact  à  rem- 
plir ses  devoirs  de  piété.  Le  bon  prêtre  avait 
trop  de  pureté  d'âme  pour  soupçonner  qu'à 
cette  époque  la  plupart  des  grands  s'appro- 
chaient j)ien  plus  des  autels  pour  obtenir 
l'impunité  de  leurs  crimes  que  pour  deman- 
der la  grâce  de  ne  plus  en  commettre.  «  Ne 
désespérons  pas  ,  se  dit-il  à  lui-même;  puis- 
qu'une fois  déjà  le  ciel  a  permis  que  ma  faible 
voix  parvînt  à  toucher  un  monarque,  il  m'in- 
spirera peut-être  encore  le  moyen  de  fléchir 
messire  Guillaume.  Il  est  vrai  qu'entre  notre 
bon  roi  Charles  VI  et  le  seigneur  de  Flavy  la 
diiférence  est  aussi  grande  qu'entre  un  mou- 
ton et  un  loup  ;  mais  il  est  impossible  qu'il 
n'existe  pas  quelques  n.oraents  où  l'homme 
redevient  homme.  » 

Tout  en  réfléchissant  ainsi,  le  bon  prêtre 
entra  dans  les  cours  du  château  et  fut  aussi- 
tôt introduit  près  du  gouverneur.  Messire 
Guillaume  ,  resté  seul  avec  lui ,  ne  tarda  pas  à 


LESFLAVY.  I79 

justifier  sa  conjecture  en  lui  donnant  l'ordre 
de  tout  préparer  pour  célébrer,  le  lendemain 
dans  la  nuit,  le  mariage  de  sa  fille  cadette  et 
du  seigneur  de  Relepot.  Alors  maître  Joseph, 
d'un  ton  respectueux,  mais  d'une  voix  assurée, 
lui  demanda  si  la  jeune  personne  consentait 
à  ce  mariage. 

«  Que  vous  importe?  répondit  le  sire  de 
Flavy  en  regardant  le  vieillard  avec  surprise. 

—  C'est  qu'il  nous  est  formellement  dé- 
fendu de  bénir  une  alliance  à  laquelle  se  re- 
fuse un  des  deux  conjoints,  etjesais,  monsei- 
gneur, d'une  manière  certaine  ,  que  votre 
malheureuse  fille  ne  céderait  qu'à  la  terreur 
en  acceptant  l'époux  que  vous  lui  destinez. 

—  Il  doit  vous  sufiire  qu'elle  y  consente, 
répondit  d'un  air  d'impatience  messire  Guil- 
laume; le  reste  ne  vous  regarde  en  rien. 

—  Et  si  je  m'étais  chargé  d'apporter  à  vos 
pieds  les  humbles  prières,  les  respectueuses 
réclamations  de  la  demoiselle  Marie? 

— Vous  auriez  eu  grand  tort,  répliqua  brus- 


1  3û  LES  Ff.AVY. 

quement  le  sire  de  Flavy  ;  car  je  refuserais  de 
vous  entendre  et  ma  volonté  ne  s'en  accom- 
plirait pas  moins. 

—  Au  péril  du  malheur  de  sa  vie  ?  deman- 
da le  vieillard  d'un  air  de  compassion. 

—  Ce  malheur  n'approche  pas  de  ceux  qui 
l'attendent  si  elle  osait  me  résister,  dit  mes- 
sire  Guillaume  dont  le  visage  prit  une  ex- 
pression de  férocité  quifîtpàlir  le  bon  prêtre. 

—  Elle  est  bien  loin  d'en  avoir  ni  la  volonté 
ni  le  courage,  reprit  maître  Joseph;  mais  un 
ministre  de  paix  et  de  consolation  doit  oser 
parler  pour  elle. 

—  Si  l'on  consent  à  l'écouter,  répondit  le 
sire  de  Flavy  avec  impatience. 

—  Il  doit  oser  dire,  continua  le  prêtre,  que 
le  ciel  repousse  un  consentement  arraché  par 
la  crainte,  et  cfue  ce  ciel  s'offense  d'un  pa- 
reil mariage. 

—  Peu  importe,  pourvu  que  le  mariage  se 
fasse. 

—  Dieu  remet  aux  pères  de  grands  pou- 


LES  ri.AVY.  l8l 

voirs,  reprit  maître  Joseph,  aussi  les  rend-il 
responsables  de  la  destinée  de  leurs  enfants, 
et  comme  nous  tous,  monseigneur,  vous  aurez 
un  jour  à  répondre  devant  lui. 

—  Silence  !  s'écria  d'un  ton  furieux  mes- 
sire  Guillaume ,  qui  ne  pouvait  sans  frémir 
entendre  parler  de  ce  jour  si  terrible  pour 
lui.  Vous  abusez  trop  et  de  l'habit  que  vous 
portez  et  de  ma  patience;  songez  que  je  suis 
maître  ici,  et  que  je  puis  faire  précéder  de 
plus  d'une  mort  la  mort  dont  vous  avez  l'au- 
dace de  me  parler. 

—  Je  ne  tremblerai  point  pour  le  peu  d'in- 
stants qui  me  restent  à  vivre  ,  répondit  le 
vieillard  en  secouant  d'un  air  calme  sa  tête 
blanchie. 

— 11  ne  s'agit  pas  de  trembler  pour  vous, 
reprit  le  sire  de  Flavy  dans  une  colère  tou- 
jours croissante ,  mais  pour  celle  dont  vous 
osez  soutenir  la  rébellion,  pour  celle  dont 
j'ai  maudit  la  naissance  et  dont  la  vue  me  fa- 
tigue depuis  longtemps.  » 


l8a  LES  FLAVY. 

Maître  Joseph  frissonna. 

«  Qu'elle  se  garde,  l'insensée!  de  m'irriter 
davantage.  Ma  parole  est  donnée,  elle  a  reçu 
mes  ordres;  demain  elle  sera  mariée  soit  par 
yous,  soit  par  tout  autre,  ou  qu'elle  frémisse 
du  sort  qui  l'attend... 

—  Je  la  marierai,  »  dit  maître  Joseph  en 
attachant  un  regard  assuré  sur  cet  homme 
écumanl  de  rage  ;  et  il  sortit. 


CHAPITRE  XII. 


Il  est  des  nuits  d'orage  où  le  flot  des  idées, 
Comme  un  fleuve  trop  plein  aux  ondes  débordées, 
Roule  avec  trop  de  penle  et  irop  d'emportement 
Pour  que  notre  âme  même  en  ait  le  sentiment; 
Un  vertige  confus  bouillonne  dans  la  tête, 
Et,  prêt  à  se  briser,  le  cœur  même  s'arrête. 
Lamartine,  Jocelyn. 


Le  lendemain  Germaine  avait  obtenu  le 
consentement  du  bon  prêtre  à  l'union  se- 
crète de  Marie  et  du  jeune  chevalier.  Mais 
deux  témoins  étaient  nécessaires.  On  pouvait 
déjà  compter  sur  Chariot,  qui,  le  mariage 
célébré,  devait  suivre  son  jeune  maître.  Ger- 


l84  LES  FLAVY. 

maine  crut  pouvoir  s'adresser  à  Richard,  «Au 
seul  ami  qui  me  reste,  t  se  disait-elle  en  sou- 
pirant, et  elle  le  fit  prier  de  venir  lui  parler. 

«  Il  faut  que  je  sois  bien  sûre  de  l'attache- 
ment qui  nous  unit,  mon  bon  Richard,  lui  dit- 
elle,  pour  attendre  de  vous  leservice  important 
que  je  vais  vous  demander;  car  le  malheur 
veut  que  ce  service  ne  soit  pas  sans  danger 
pour  celui  qui  me  le  rendra.  » 

Richard  sourit  tristement.  «  Mon  sang  et 
ma  vie  ne  sont-ils  pas  à  vous?  répondit-il. 
Ordonnez. 

—  Nous  avons  besoin  que  la  présence  d'un 
ami  sanctifie  cette  nuit  un  mariage  qui  doit 
exciter  le  courroux  de  mon  père. 

—  Mais  ce  mariage,  vous  l'approuvez ,  dit 
Paulet. 

—  Je  le  désire  comme  l'unique  moyen  de 
salut  qui  reste  à  une  infortunée. 

—  Je  suis  prêt,  répliqua-t-il. 

—  Je  ne  veux  point  surprendre  votre  pa- 
role, Richard,  reprit  Germaine  ;  je  ne  dois 


LES  FLAVY.  l85 

pas  vous  cacher  que  l'époux  dont  vous  allez 
assurer  le  bonheur  est  un  de  vos  ennemis, 
l'ami  du  duc  de  Bourgogne  et  des  Anglais; 
c'est  Regnault  de  Flavy  enfin. 

—  Regnault  de  Flavy!  s'écria  Richard  qui 
sentit  ses  genoux  fléchir  sous  lui  ;  c'est  à  ce 
mariage  que  vous  me  faites  assister  !  ajouta- 
t-il  l'œil  égaré  et  la  pâleur  de  la  mort  sur  le 
front. 

—  Si  vous  éprouvez  une  trop  grande  ré- 
pugnance à  servir  celui  que  je  vous  ai  nommé, 
dit  Germaine  surprise  qu'une  haine  de  parti 
pût  exciter  la  violente  émotion  du  jeune 
bourgeois,  il  ne  me  reste  plus  qu'à  vous  sup- 
plier de  me  garder  le  secret  le  plus  inviola- 
ble. Je  vous  sais  trop  généreux  pour  livrer 
jamais  à  la  colère  de  mon  père  une  inno- 
cente fille  dont  vous  avez  été  le  protecteur, 
dont  votre  toit  est  devenu  î'asile  ;  un  mot,  un 
seul  mot  de  vous  peut  perdre  Regnault  et 
l'infortunée  que  votre  relus,  Richard,  con- 
damne pour  toujours  au  plus  malheureux  sort.» 


jS6  les  flavt. 

En  achevant  ces  mots  Germaine  couvrit  de 
sa  main  ses  yeux  humides  de  pleurs. 

Paulet  la  contempla  quelques  instants  en 
silence.  L'horrible  torture  qu'il  éprouvait 
faisait  trembler  ses  membres;  mais,  tout  en 
souffrant  les  tourments  de  l'enfer,  son  cœur 
n'hésitait  plus. 

«  A  quelle  heure  doit  se  célébrer  la  céré- 
monie? demanda-t-il  d'une  voix  qui  rendit  à 
Germaine  l'espoir  d'obtenir  son  assista'nce. 

—  A  minuit,  répondit  elle. 

—  Et  dans  quelle  église? 

—  Dans  la  chapelle  de  Vertbois. 

—  Vous  pouvez  compter  sur  moi,  madame  ; 
j'y  serai.  » 

Il  allait  sortir,  quand  Germaine  se  leva,  et 
lui  tendant  la  main  :  o  Que  le  ciel  vous  bé- 
nisse, Richard,  pour  avoir  triomphé  de  votre 
haine  ;  puissiez-vous,  en  récompense,  n'avoir 
jamais  à  triompher  de  votre  amour!  » 

Saisi  d'un  frémissement  involontaire,  Ri- 
chard ne  leva  point  les  yeux  sur  elle,  ne  prit 


LES  FLAVY.  '  I  87 

point  la  main  qu'elle  lui  présentait.  «  A  mi- 
nuit, »  dit-il,  et  il  s  éloigna. 

Cette  heure,  en  effet,  n'avait  pas  encore 
sonné  à  l'horloge  de  Compiègne  que  Richard 
était  dans  la  forêt,  s'acheminant  vers  le  châ- 
teau de  Vertbois.  Arrivé  à  la  petite  porte  des 
cours,  il  y  frappa  doucement.  La  vieille  Mar- 
the, que  son  fils  avait  instruite  de  tout  ce 
qu'elle  avait  à  faire,  vint  lui  ouvrir  et  le  con- 
duisit dans  la  chapelle,  où  tout  était  préparé 
pour  un  mariage.  A  la  faible  lueur  de  la  lan- 
terne que  portait  la  bonne  femme ,  Richard 
Paulet  vit  briller  sur  l'autel ,  au  pied  duquel 
étaient  placés  deux  riches  coussins  destinés 
aux  époux,  quelques  vases  et  quelques  chan- 
deliers d'argent;  car  les  Anglais,  qui  pendant 
leur  dernier  séjour  venaient  d'achever  la 
dévastation  du  château  de  Vertbois,  avaient 
respecté  le  lieu  saint. 

Marthe  alluma  les  cierges  à  demi  brûlés 
depuis  longtemps  et  se  retira,  tandis  que  Ri- 
chard laissait  errer  ses  regards  sur  les  débris 


l68  LtS   FLA\Y. 

d'une  magnificence  que  plusieurs  siècles 
avaient  rendue  l'apanage  des  seigneurs  de 
Flavy.  Des  drapeaux  pris  sur  les  ennemis  de 
la  France  étaient  suspendus  à  la  voûte  de  la 
chapelle,  et  les  lambeaux  de  quelques-uns 
retombaient  sur  les  larges  piliers  qui  portaient 
des  écussons  aux  armes  de  la  famille. 

Tous  ces  signes  d'une  antique  et  haute  no- 
blesse ne  pouvaient  frapper  les  yeux  de  Ri- 
chard sans  éveiller  pour  un  instant  sa  raison, 
sans  ranimer  sa  fierté  d'âme.  Il  se  demandait 
si  son  amour  n'était  pas  celui  d'un  insensé , 
s'il  avait  pu  concevoir  un  seul  moment  l'es- 
pérance d'occuper  la  place  que  le  sort  réser- 
vait au  fortuné  Regnault  de  Flavy  ,  et  il  s'ap- 
plaudissait ,  l'infortuné  ,  d'avoir  eu  la  force  de 
se  taire,  de  mourir  du  moins  avec  son  se- 
cret. Mais  son  orgueil  satisfait  offrait  un  bien 
faible  secours  contre  une  douleur  aussi  cruelle, 
aussi  déchirante  qu'était  la  sienne.  En  vain  ap- 
pelait-il à  son  aide  tous  les  sentiments  de  gé- 
néro^ilc  que  renfermait  son  noble  cœur,  en 


LES  FLAVY.  I  ^9 

vain  se  répétait-il  que  le  Ciel  permettait  qu'il 
exposât  ses  jours  pour  assurer  le  bonheur  de 
Germaine  de  Flavy  !  Le  soir  même  il  avait  ren- 
contré Chariot  conduisant  deux  chevaux  du 
côté  de  la  forêt  ;  il  ne  pouvait  douter  que  tout 
ne  fût  prêt  pour  la  fuite  des  deux  époux,  et 
l'horrible  pensée  qu'il  allait  voir  Germaine 
pour  la  dernière  fois  dominait  toute  pensée 
salutaire.  Moins  il  s'était  flatté  d'obtenir  ja- 
mais d'autre  bonheur  que  celui  de  vivre 
près  Germaine,  plus  ce  bonheur  était  de- 
venu son  unique  bien,  sa  vie.  «Encore  quel- 
ques instants,  se  disait-il,  et  cet  autel  aura 
reçu  leurs  serments,  et  je  la  verrai  partir 
pour  toujours!  pour  toujours  !  »  Alors,  dans  le 
désespoir  qui  s'emparait  de  son  âme  ,  le  mal- 
heureux Richard  s'agenouilla  sur  la  pierre, 
pour  demander  à  Dieu  de  ne  point  le  sous- 
traire à  la  vengeance  du  sire  de  Flavy  et  de 
hâter  sa  mort.  «Au  moins,  s'écriait-il,  je  lui 
aurai  sacrifié  mes  tristes  jours,  au  moins  j'ob- 


igO  LES  FLAVT. 

tiendrai  d'elle  un  soupir,  une  larme  de  regret 
et  de  pilié!  » 

11  priait  encore  lorsque  les  deux  sœurs , 
Regnault,  maître  Joseph  et  Chariot  entrèrent 
dans  la  chapelle.  Au  bruit  de  leurs  pas  Ri- 
chard se  leva  et  vit  Germaine  s'avancer  vers 
lui,  conduite  par  le  jeune  chevalier.  Une 
sorte  de  vertige  le  saisit  ;  il  sentit  sa  tête  se 
perdre,  et  cet  instinct  qui  nous  porte  à  fuir 
une  douleur  trop  vive  lui  fit  baisser  les  yeux 
vers  la  terre  pour  ne  plus  les  relever. 

«  Hâtons-nous,  »  dit  maître  Joseph  qui, 
montante  l'autel,  enjoignit  aux  témoins  de 
se  placer  à  droite  et  à  gauche.  Richard  obéit 
par  un  mouvement  machinal  ;  car  il  avait  si 
peu  repris  ses  esprits  que  sa  pensée  n'avait 
plus  rien  de  distinct;  ses  oreilles  bourdon- 
naient, et  la  voix  de  maître  Joseph  lui  avait 
semblé  retentir  dans  la  chapelle  comme  une 
cloche  sonnée  pour  un  mourant. 

La  cérémonie  commença ,  mais  il  ignorait 


LES  FLAVT.  I9I 

lolalement  encore  qu'il  se  trouvait  placé  près 
de  l'épousée.  Les  yeux  fixés  sur  le  marbre 
que  pressaient  ses  pieds  immobiles,  sans 
respiration  ,  sans  couleur,  il  se  tenait  là,  de- 
bout, offrant  une  vivante  image  des  statues 
qui  ornent  les  temples,  quand  tout  à  coup  il 
entend  maître  Joseph  prononcer  ces  mots  d'un 
ton  solennel:  «Reiznaultde  Flavy, voulez-vous 
pour  femme  et  pour  épouse  Marie  de  Flavy, 
si  Dieu  et  sainte  Eglise  vous  l'accordent?» 

A  ce  nom  de  Marie  qui  vient  de  frapper 
distinctement  son  oreille  ,  Richard  croit  être 
en  démence  ;  pour  la  première  fois  il  jette 
précipitamment  ses  yeux  sur  le  couple  for- 
tuné... 0  surprise  î  ô  joie  !  c'est  bien  en  effet 
pour  la  sœur  de  Germaine  que  s'adresse  cette 
demande,  et  Regnault  répond  «Oui»  d'une 
voix  forte  et  animée. 

«Yous,  Marie  de  Flavy,  reprit  aussitôt  maître 
Joseph  ,  voulez-vous  pour  époux  et  mari  Re- 
gnault de  Flavy,  si  Dieu  et  sainte  Eglise  vous 
raccordent?» 


igZ  LES  Fr.AVY. 

Marie,  avant  de  répondre,  se  tourna  vers  sa 
sœur  d'un  air  respectueux  et  tendre.  Ger- 
maine, qui  tenait  sa  tête  baissée,  s'inclina 
encore  davantage  en  signe  de  consentement, 
en  sorte  que  Richard  ne  put  distinguer  de  ses 
traits  que  la  pâleur  mortelle  dont  ils  étaient 
couverts.  Alors  il  se  rappela  les  dernières  pa- 
roles que  lui  avait  adressées  la  noble  fille  : 
Pidssiez-vous  n  avoir  jamais  à  sacrifier  votre 
amour  !  et  le  généreux  abandon  de  soi-même 
qu'il  entrevoyait  remplissant  son  cœur  d'ad- 
miration et  de  pitié  :  «  Mon  Dieu!  murmura- 
t-il  dans  une  émotion  indicible,  faut-il  donc 
que  j'apprenne  de  cet  ange  à  supporter  la 
douleur?)) 

Germaine  en  effet  pouvait  servir  d'exem- 
ple à  tous  ceux  que  déchirent  les  grandes  an- 
goisses de  l'ame;  car  nul  peut-être  n'avait 
souffert  ce  qu'elle  souffrait  en  ce  moment. 
Soit  qu'elle  portât  ses  regards  sur  cet  autel, 
où,  vingt  ans  avant,  elle  avait  été  promise  à 
Regnault  pour  épouse,  soit  qu'elle  regardât 


LliS  FLA.VY.  193 

celui  qui  seul  avait  t'ait  battre  son  cœur  d'a- 
mour, d'espérance  et  de  joie,  dont  alors  l'ai- 
mable visage  était  tout  radieux  de  bonheur, 
soit  enfin  qu'elle  attachât  ses  yeux  pleins  de 
larmes  sur  la  sœur  chérie  dont  elle  allait  se  sé- 
parer à  jamais,  un  chagrin  dévorant  lui  ravis- 
sait le  courage  qu'elle  demandait  au  ciel  avec 
tant  de  ferveur.  Accablée  d'une  douleur  que 
tout  renouvelait  sans  cesse ,  elle  finit  par  ne 
plus  voir,  par  ne  plus  penser,  et  parvenant 
à  s'anéantir  devant  le  devoir  qu'elle  remplis- 
sait, les  mains  jointes  ,  les  yeux  baissés,  elle 
priait  pour  les  deux  époux. 

La  cérémonie  achevée  ,  sans  perdre  un  in- 
stant, on  se  rendit  dans  les  cours,  où  deux 
chevaux  attendaient  les  trois  fugitifs.  Prêt  à 
partir,  Regnault  mit  un  genou  en  terre  de- 
vant Germaine  ,  et  lui  rendit  grâce  d'avoir  as- 
suré son  bonheur,  en  l'appelant  avec  délice  sa 
sœur,  sa  bien-aimée  sœur.  Germaine ,  sans 
oser  jeter  un  seul  regard  sur  lui ,  le  releva  de 
sa  main  tremblante  :  «  Soyez  longtemps  heu- 

11.  13 


194  i*S  FLAVT. 

reux  !  répondit-elle  d'une  voix  dont  l'accent 
douloureux  vibra  dans  le  cœur  de  Richard;  et 
toi,  Marie,  et  toi,  dit-elle  en  la  pressant  sur 
son  sein,  pense  quelquefois  à  Germaine  !  » 

Marie,  inondée  de  larmes,  ne  pouvait  s'ar- 
racher des  bras  de  celle  que  jamais  encore 
elle  n'avait  quittée.  «Partez,  dit  maître  Jo- 
seph ,  le  jour  va  bientôt  paraître;  hâtez-vous 
de  fuir.  »  Et  Germaine,  donnant  à  sa  sœur 
un  dernier  baiser,  la  força  de  se  mettre  en 
route. 

Un  même  cheval  portait  Regnault  et  sa 
jeune  épouse,  Chariot  montait  l'autre.  Pen- 
dant quelques  minutes  on  put  encore  les  en- 
tendre qui  s'éloignaient  au  galop.  Ce  bruit 
semblait  ravir  à  Germaine  l'usage  de  la  pa- 
role et  du  mouvement;  elle  l'écoulait,  l'œil 
fixe,  les  bras  pendants  et  immobiles,  dans  un 
état  complet  de  stupeur. 

Richard  ne  la  perdait  pas  de  vue  un  in- 
stant; car  les  rayons  d'une  lune  brillante  tom- 
baient sur  ce  doux  visage  qu'ils  pâlissaient  en- 


LES  FLAVt.  rg5 

core.  Le  sentiment  d'amour,  d'adoration  qui 
remplissait  son  âme  lui  faisait  éprouver  toutes 
les  douleurs  que  Germaine  paraissait  souffrir; 
à  peine  osait-il  se  livrer  à  la  joie  de  n'en  être 
pas  séparé  sans  retour,  à  peine  osait-il  se  dire  : 
«  La  voilà  !  Regnault  de  Flavy  s'éloigne  !  »  Et 
pourtant  quel  torrent  de  bonheur,  quel  ave- 
nir de  félicité  ne  contenaient  point  ces  pa- 
roles. 

Enfin,  un  silence  profond  ayant  succédé, 
Germaine  poussa  un  long  soupir;  puis  elle 
s'avança  d'un  pas  lent  vers  le  bon  prêtre. 
«  Rentrez  sans  tarder  dans  la  ville,  mon  père, 
lui  dit-elle ,  Richard  vous  en  fera  ouvrir  les 
portes.  Je  reste  ici  ;  c'est  ici  que  je  veux  at- 
tendre mon  père.  Ou  le  ciel  trompera  mon 
espoir,  ou  je  saurai  n'attirer  sa  colère  que 
sur  moi. 

—  Sur  vous  !  s'écria  Richard.  Eh!  qu'im- 
portent nos  dangers  ,  s'il  nous  faut  trembler 
pour  vous  même  !  Si 

—  Mon  père  m'a  toujours  aimée,  interrom- 


1^6  LES  FLAVY. 

pit-elle  avec  cakne,  et  vous  pouvez  être  sans 
alarme  pour  mes  tristes  jours.  Je  ne  crain- 
drais ici  que  voire  présence,  elle  peut  l'irriter; 
il  ne  faut  pas  qu'il  vous  trouve  à  Vertbois,  et 
je  vais  le  faire  prier  de  s'y  rendre.  Partez , 
mes  bons,  mes  chers  amis;  épargnez-moi  la 
dernière  peine  qne  je  puisse  encore  re- 
douter. » 

Le  cœur  de  Paulet  était  ému  au  point  que 
ses  yeux  se  mouillaient  de  larmes.  La  quitter 
quand  sa  voix,  ses  traits,  son  regard,  tout 
annonçait  le  plus  affreux  déchirement  d'âme  ! 
la  quitter  quand  peut-être  elle  allait  se  trou- 
ver en  proie  à  de  nouvelles  douleurs  !  Richard 
n'osait  dire  toute  sa  pensée ,  mais  il  refusait 
obstinément  de  partir  et  de  la  livrer  seule  au 
ressentiment  d  un  furieux.  Maître  Joseph, 
certain  que  la  vue  et  les  discours  de  Ger- 
maine pouvaient  seuls  désarmer  le  sire  de 
Flavy,  avait  cédé  le  premier  aux  prières  de 
la  noble  fille.  Il  se  joignit  à  elle  avec  tant  de 
force  de  rî^ison  que  Richard  co^seatit  enfin 


LES   FLA.VY.  IQ^ 

à  le  suivre,  bien  décidé  à  revenir  aussitôt  en 
secret  surveiller  l'effet  de  cette  redoutable 
entrevue. 


CHAPITRE  X'III. 


Pour  chasser  de  sa  souvenance 

L'ami  secret, 
On  se  donne  tant  de  souffrance 

Sans  nul  effet  ! 
A' nos  yeux  l'image  chérie 

Toujours  revient  ; 
En  songeant  qu'il  faut  qu'on  l'oublie 

On  s'en  souvient. 
Poésies  de  Clotilde  de  Surville. 


Dans  rétonnement  où  le  jeta  le  message 
de  sa  fille,  messire  Guillaume  se  hâta  d'ar- 
river à  Verlbois.  Marthe  ,  d'après  l'ordre 
qu'elle  en  avait  reçu,  le  conduisit  aussitôt 
dans  la  grande  salle,  où  Germaine  l'attendait 
sans  trouble  et  sans  efifroi.  Elle  pensait  bien 


LES  FLAVY.  I99 

que  son  père,  qui  dans  leur  dernière  entre- 
vue, l'avait  traitée  elle-même  avec  sévérité, 
pouvait  se  lasser  d'écouler  une  tendresse  si 
mal  reconnue,  et  qui  peut-être  jusqu'ici  n'a- 
vait été  que  le  caprice  d'un  cœur  peu  fait  à 
aimer.  Le  courroux  de  messire  Guillaume 
alors  devait  être  d'autant  plus  terrible  qu'il 
allait  s'exercer  sur  une  fille  ingrate  dont  ses 
bontés  passées  lui  sembleraient  n'avoir  fait  naî- 
tre ni  le  respect  ni  l'affection.  Mais  Germaine, 
résolue  à  ne  jamais  nommer  ceux  dont  les 
secours  venaient  d'aider  sa  désobéissance,  ne 
pouvait  craindre  que  pour  elle,  pour  elle  qui 
n'avait  plus  à  perdre  que  la  vie  !  Et  peut-être 
l'infortunée  eût-elle  béni  la  main  qui  l'aurait 
frappée. 

Elle  n'attendit  point  les  questions  de  son 
père;  s'agenouillant  devant  lui  dès  qu'il  parut  : 
€  C'est  dans  celte  salle,  dit-elle,  en  montrant 
la  place  où  la  dame  de  Flavy  avait  rendu  le 
dernier  soupir,  c'est  dans  cette  salle  que  j'ai 
juré  devant  Dieu  de  tout  faire  pour  le  bon- 


aOO  LES  FLAVT. 

heur  de  Marie,  de  ma  sœur.  Je  n'ai  pu  tenir 
mon  serment  sans  m'immoler,  sans  vous  dés- 
obéir ;  mon  père,  ne  me  maudissez  pas. 

—  Qu'as-tu  fait?»  dit  le  sire  de  Flavy,  dont 
la  surprise  ne  laissait  point  de  place  à  la  co- 
lère. 

Alors  Germaine  lui  avoua  l'amour  de  Re- 
gnault  et  de  sa  sœur,  leur  mariage,  leur  fuite, 
en  s'accusant  d'avoir  tout  conduit  et  tout  or- 
donné. Tandis  qu'elle  parlait,  messire  Guil- 
laume, subjugué  par  le  courage  de  celle  qui 
osait  ainsi  se  livrer  à  son  terrible  ressenti- 
ment ,  ne  l'interrompit  pas  une  seule  fois. 
Comme  si  toute  violence  dût  échouer  devant 
un  tel  calme,  il  regardait  ce  beau  visage  dont 
les  traits,  devenus  quasi  méconnaissables  dans 
l'espace  de  deux  jours,  attestaient  d'horribles 
souffrances  d'âme.  Germaine  ne  cachait  point 
d'ailleurs  les  regrets  qui  l'avaient  accablée  , 
qui  l'accablaient  encore  à  l'idée  d'être  sépa- 
rée sans  retour  de  deux  êfres  si  chers  :  «  Mais 
ils  s'aimaient,  disait-elle,  ils  s'aimaient,  mon 


LES  PLAVY.  -iol 

père  !  Le  bonheur  ne  pouvait  plus  exister  que 
pour  eux  ;  je  ne  pouvais  plus  être  heureuse.  » 

Tout  indigne  qu'était  le  sire  de  Flavy  de 
comprendre  une  pareille  abnégation  de  soi- 
même,  elle  faisait  naître  en  lui  je  ne  sais  quel 
respect  pour  l'angélique  créature  à  laquelle 
il  avait  donné  la  vie.  Un  sentiment  inconnu 
de  lui  jusqu'alors,  la  pitié,  détournait  son 
courroux  de  sa  malheureuse  fille  en  pleurs 
pour  le  porter  tout  entier  sur  les  fugitifs, 
qu'il  vouait  dans  son  âme  à  tous  les  supplices. 

tMaintenant,  mon  père,  ajouta-l-elle  enfin, 
en  attachant  sur  lui  ses  grands  yeux  noirs 
éteints  par  tant  de  larmes,  maintenant  j'ai 
l'espoir  que  vous  n'ajouterez  pas  à  mon  mal- 
heur, que  vous  m'accorderez  ma  grâce,  que 
vous  m'accorderez  surtout  la  grâce  de  ceux 
qui  m'ont  aidé  à  remplir  mon  devoir. 

—  Je  t'accorde  tout,  dit  messire  Guillaume 
d'une  voix  presque  attendrie ,  tu  ne  souffres 
déjà  que  trop  ,  pauvre  insensée!  11  l'a  préféré 
Marie.  le  misérable  !  s  ccria-l-il  aussitôt  fivec 


a02  LES  FLAVY. 

l'accent  de  la  fureur  ;  il  t'a  préféré  Marie!  et 
tu  m'as  empêché  de  débarrasser  la  famille 
d'un  homme  de  cette  trempe?  Il  te  trom- 
pait!... 

—  Hélas  î  dit  Germaine,  je  me  trompais 
moi-même. 

—  Si  je  m'en  étais  cru,  il  serait  mort  main- 
tenant, tu  serais  vengée  ;  et,  crois-moi,  la  ven- 
geance est  une  douce  chose.  Mais  celte  affaire 
me  regarde  maintenant;  je  ne  suis  pas  une 
faible  femme  que  l'on  attendrit  par  de  beaux 
discours;  il  ne  t'aura  pas  méprisée,  il  ne 
m'aura  pas  offensé  impunément,  ou  ce  bras 
ne  pourra  plus  porter  un  fer,  ou 

—  Que  dites-vous,  mon  père?  s'écria  Ger- 
maine. Pensez-vous  à  me  punir  quand  vous 
me  pardonnez?  voulez  vous  ajouter  une  si 
grande  douleur  à  mes  peines? 

—  Ils  ont  sans  doute  pris  le  chemin  d'un 
des  camps  ennemis?»  continua  messire  Guil- 
laume sans  répondre  à  sa  fille. 

Germaine  le  confirma  dans  cette  pensée, 


LES  FLAVY.  2o3 

désirant   lui  cacher  que  Regnault   suivait  le 
chemin  d'Arras. 

tt  A  merveille  !  repril-il  ;  qu'ils  rejoignent 
les  Bourguignons ,  les  Anglais.  Quand  mon 
bonheur  me  permettra  de  les  joindre,  tout 
entre  nous  sera  de  bonne  guerre. 

—  Grâce  au  ciel,  se  dit  tout  bas  la  noble 
fille,  il  ne  les  joindra  pas  avant  que  le  temps 
ait  calmé  sa  colère  ! 

—  Pour  toi,  Germaine,  je  n'ai  pas  le  cou- 
rage de  te  garder  rancune.  Je  reconnais  trop 
bien  dans  tout  ceci  la  folle  générosité  qui 
te  pousse  sans  cesse  à  t'oublier  toi-même, 
quoique  je  ne  puisse  deviner  de  quel  avan- 
tage elle  est  pour  ton  bonheur;  car  à  voir  ton 
visage  ,  ma  pauvre  enfant ,  certes,  tu  n'es  pas 
heureuse. 

—  Je  ne  suis  pas  heureuse,  mon  père,  je 
suis  satisfaite. 

—  Soit,  chacun  est  content  à  sa  manière,  » 
répliqua  messire  Guillaume,  qui  se  plaisait  sur- 
tout alors  à  penser,  en  contemplant  les  traits 


204  LES  FLAVY. 

altérés  de  sa  fille,  que  l'auteur  de  cefatal  chan- 
gement n'échapperait  point  à  ses  coups.  Il 
s'abstint  néanmoins  de  faire  connaître  à  Ger- 
maine les  motifs  sur  lesquels  s'appuyait  cet 
espoir,  afin  de  s'épargner  des  prières  qu'il 
était  bien  résolu  à  ne  plus  écouter;  mais  par- 
tant le  lendemain,  avec  des  forces  considéra- 
bles, pour  aller  balayer  la  province  de  ce 
qu'il  y  restait  encore  d'Anglais  et  de  Bourgui- 
gnons, il  ne  pensait  pas  que  Regnault  pût 
échapper  à  l'activité  de  ses  recherches. 

Voyant  Germaine  décidée  à  vivre  désormais 
à  Verlbois,  il  lui  apprit  que,  s'étant  démis  du 
gouvernement  de  Compiègne,  il  passerait  à 
l'avenir  dans  cette  demeure  de  ses  pères  les 
courts  moments  de  repos  que  la  guerre  lui 
laissait.  Il  s'occupa  avec  elle  du  soin  de  lui 
rendre  ce  séjour  agréable  autant  qu'il  était 
possible  dans  l'état  délabré  du  château.  Sa 
joie  de  n'avoir  plus  qu'une  fille  se  montrait 
dans  tous  ses  discours;  il  la  déclarait  dame  et 
châtelaine  de  tous  les  manoirs  qu'il  possédait 


LES  FLAVY.  liof) 

encore,  et  de  tous  ceux  qu'il  espérait  recon- 
quérir sur  l'ennemi.  Son  départ ,  qui  devait 
avoir  lieu  le  lendemain,  pouvait  être  suivi 
d'une  fort  longue  absence  ;  car  les  conseillers 
du  roi  avaient  pris  la  résolution  de  mettre  à 
profit  les  circonstances  devenues  favorables  à 
leur  cause  et  de  ne  plus  laisser  de  répit  à 
leurs  adversaires.  «J'aime  à  croire,  dit  le  sire 
de  Flavy,  qu'en  courant  le  pays  avec  moi 
notre  pauvre  amoureux  se  consolera  bientôt 
d'avoir  perdu  sa  belle  ;  il  gagne  après  tout  à 
ceci  d'être  revenu  sous  le  bon  drapeau,  et 
les  petites  sottes  à  joli  visage  sont  faciles  à  re- 
trouver. » 

En  parlant  ainsi,  messire  Guillaume  riait 
malicieusement  de  la  figure  qu'allait  faire  le 
seigneur  de  Relepot,  et  semblait  avoir  banni 
tout  ressentiment  ;  car  cette  légèreté  d'esprit, 
jointe  à  la  dureté  du  cœur,  n'était  pas  un  des 
signes  les  moins  remarquables  de  son  carac- 
tère, et  souvent  on  l'avait  vu  ajouter  le  sar- 
casme et  l'ironie  à  ses  cruautés. 


2o6  LES  FLAVY. 

«  Voilà  donc,  se  dit  tristement  Germaine 
lorsqu'il  l'eut  quittée,  voilà  donc  le  seul  cœur 
qui  désormais  s'ouvrira  pour  moi.  Hélas  ! 
pourquoi  faut-il?...  »  Touchée  de  la  tendresse 
que  venait  lui  témoigner  son  père  ,  elle  ne 
permit  point  à  sa  pensée  d'aller  plus  loin. 

Richard,  qui  guêtait  furtivement  le  départ 
de  messire  Guillaume,  ne  l'eut  pas  plutôt  vu 
sortir  du  château  qu'il  y  entra  lui-même  et 
pria  la  vieille  Marthe  d'aller  dire  à  sa  maîtresse 
que  Richard  Paulet  était  dans  les  cours,  at- 
tendant les  ordres  qu'elle  pourrait  avoir  à  lui 
donner.  Germaine  le  fit  monter  aussitôt.  Elle 
l'instruisit  de  l'heureux  résultat  de  son  entre- 
tien avec  le  sire  de  Flavy,  et  le  chargea  d'as- 
surer maître  Joseph  que  désormais  rien  n'é- 
tait à  craindre  ni  pour  lui  ni  pour  Richard.  Ce 
point  si  important  une  fois  traité,  elle  lui  dit 
qu'elle  irait  avant  peu  remercier  dame  Mar- 
guerite des  soins  dont  elle  et  sa  sœur  avaient 
été  comblées.  «  Pour  vous,  Richard,  ajoutâ- 
t-elle, je  ne  vous  remercie  pas  ;  nous  sommes 


LES  PLAVY.  ao7 

maintenant  de  vieux  amis  qui  ne  comptons 
pas  ensemble.  » 

Ces  mots,  qu'elle  accompagna  d'un  triste 
et  doux  sourire,  adoucirent  pour  Richard  la 
certitude  d'une  séparation  qu'il  n'avait  déjà 
que  trop  prévue. 

«Ainsi,  dit-il  avec  la  plus  vive  émotion,  à 
Verlbois  comme  à  Compiègne,  vous  daigne- 
rez voir  en  moi  un  être  tout  dévoué  à  votre 
noble,  à  votre  chère  personne? 

—  Oui,  toujours,  mon  digne  ami. 

—  Peut-être,  osa-t-il  ajouter,  peut-être 
ma  modeste  demeure  vous  offrirait-elle  plus 
de  distraction  que  la  solitude  de  Vertbois. 

—  Peu  importe  désormais  le  lieu  que 
j'habiterai ,  répondit  Germaine  en  étouffant 
un  soupir;  cependant  il  me  serait  pénible  de 
vivre  maintenant  dans  celui  où  pendant  un  an 
je  voyais  ma  sœur  près  de  moi ,  où  j'ai  passé 
de  si  doux  et  de  si  cruels  moments.  Pour  vi- 
vre, Richard,  il  faut  que  j'oublie.  »  Alors  sa 


208  LES  FLAVY. 

poitrine  oppressée   se   souleva  douloureuse 
ment,  et  le  courage  qu'elle  affectait  fut  prêt 
à  l'abandonner. 

0  Dois-je  engager  maître  Joseph,  se  hâta 
de  dire  Richard,  à  vous  faire  ici  ses  visites 
habituelles? 

—  Maître  Joseph,  répondit-elle,  vous  et 
votre  famille  ,  ainsi  que  le  bon  Daniel ,  serez 
toujours  les  bien  reçus  dans  le  vieux  manoir, 
si  la  vue  d'une  triste  personne  ne  vous  en  éloi- 
gne point;  car  Marie  ne  sera  plus  là  pour 
égayer  nos  réunions.  Moi-même  je  ne  sais 
pas,  non,  je  ne  sais  pas  maintenant  comment 
je  vivrai  sans  Marie.  »  Et  en  dépit  des  efforts 
qu'elle  faisait  pour  se  contraindre ,  ses  yeux 
se  remplirent  de  larmes. 

a  Un  temps  viendra,  j'espère,  où  vous  pour- 
rez encore  vous  réunir. 

—  Oui ,  quand  nous  serons  tous  bien  vieux, 
ou  dans  la  tombe,»  ajouta-t-elle  ,  mais  d'une 
voix  si  basse  que  Richard  ne  l'entendit  pas. 


LES  FLAVY,  '-^OQ 

Et  comme  il  s'apprêtait  à  prendre  congé  r 
«  Ainsi,  Richard,  à  revoir  bientôt,»  lui  dit- 
elle  en  lui  tendant  la  main. 

Richard  imprima  respectueusement  ses  lè- 
vres sur  cette  main  chérie,  et  sortit  le  cœur 
plein  de  tendresse ,  d'admiration  et  de  pitié. 

L'étonnement  fut  grand  chez  dame  Mar- 
guerite lorsque  Richard  y  apporta  la  nou- 
velle du  mariage  de  Regnault  de  Fiavy  avec 
sa  cousine,  en  ajoutant  que  Germaine  avait 
pris  la  résolution  d'habiter  désormais  Vert- 
bois.  Il  n'eut  cependant  à  répondre  qu'aux 
nombreuses  questions  de  sa  tante  ,  ce  qu'il 
fit  avec  toute  la  brièveté  possible  ;  car  Geor- 
gette,  ne  sachant  si  elle  devait  se  réjouir  ou 
s'affliger  de  ces  événements,  écouta  le  tout 
en  silence. 

Quant  à  Daniel ,  il  voulut  attendre  qu'il  se 
trouvât  seul  avec  Richard  pour  traiter  un  su- 
jet aussi  délicat,  et  dès  qu'il  en  eut  saisi  la 
première  occasion  :  «  Ma  perspicacité  se 
trouve  étrangement  en  défaut,  dit-il  à  son 
n.  a 


2rO  LES  PLAVY. 

ami  ;  que  je  meure  si  je  n'aurais  pas  gagé  ma 
tête  que  la  demoiselle  Germaine  aimait  son 
cousin. 

—  Et  qui  te  dit  qu'elle  ne  l'aimait  pas?  ré- 
pondit Richard  en  serrant  fortement  la  main 
du  petit  sorcier;  qui  te  dit  qu'elle  ne  l'aime 
pas  encore?  hélas  !  Connais-tu  donc  si  peu  ce 
noble  cœur  que  tu  ne  devines  pas  qu'il  s'im- 
mole au  bonheur  de  Marie? 

—  A  voir  quel  empire  maudit  l'amour  prend 

sur  nous  quand  il  nous  tient,  dit  Daniel  en 
soupirant,  comment  croire  une  femme  capa- 
ble d'un  si  grand  sacrifice? 

— -  Pas  plus  grand  que  sa  bonté  !  pas  plus 
grand  que  son  courage!  Ah!  Daniel,  si  tu 
l'avais  vue  cette  nuit,  luttant  contre  une  dou- 
leur dont  moi  seul  connaissais  toute  l'angoisse, 
se  réfugiant  dans  la  prière  !  Si  jeune  ,  si  belle, 
et  si  malheureuse!...  Non,  jamais  cette  nuit 
ne  sortira  de  mon  souvenir  ;  elle  a  fixé  mon 
sort.  Vivre  pour  consoler  Germaine  de  Flavy, 
pour  la  servir  cpuime  un  esclave,  pour  lui 


LÉS  PLAVt.  •>.  1  t 

donner  tout  mon  sang  s'il  le  faut ,  telle  est 
désormais  ma  destinée ,  et  je  ne  l'échange- 
pais  pas  contre  toutes  les  couronnes  de  ce 
monde.  » 

L'instant  était  peu  propice  pour  faire  en- 
tendre à  Richard  le  langage  de  la  raison;  Da- 
niel ne  l'essaya  point.  «  Si  le  ciel  ne  vient  à 
notre  secours ,  se  dit-il  après  cet  entretien  , 
le  pauvre  garçon  est  perdu.  H  est  bien  vrai 
qu'il  ne  la  verra  plus  tous  les  jours;  mais  il 
n'espérait  rien,  et  maintenant,  peut-être,  il 
espère.  » 

Il  s'en  fallait  bien  cependant  qu'un  si  grand 
bonheur  fût  réservé  à  Richard.  Dans  les  fré- 
quentes visites  qu'il  lui  était  permis  de  faire 
à  Vertbois  ,  il  ne  pouvait  regarder  vivre  Ger- 
maine sans  gémir  sur  elle,  bien  plus  dou- 
loureusement que  sur  lui-même.  Il  la  voyait 
traîner  péniblement  une  existence  dont  au- 
cune espérance,  aucune  joie  ne  venait  ranimer 
la  langueur.  Triste ,  présentant  l'image  d'une 
douce  résignation,  le  sourire  ne  se  montrait 


2f  2  IHS  FLWY. 

plus  sur  ses  Jèvres ,  et ,  si  elle  s'intéressait  en- 
core au  sort  de  tous  ceux  qui  l'entouraient, 
elle  ne  paraissait  plus  s'intéresser  à  son  pro- 
pre sort.  Le  chagrin  secret  qui  pesait  sur  ce 
cœur  souffrant ,  Richard  seul  en  était  instruit, 
et  lorsqu'il  la  voyait  tressaillir  au  seul  nom  de 
llegnault  de  Flavy,  il  se  disait  trop  que  l'in- 
iortunée,  en  aimant  une  fois  ,  avait  aimé  pour 
toujours. 

Tel  était  en  effet  le  malheur  de  Germaine 
que  l'image  de  celui  qui  lui  avait  été  si  cher  ne 
pouvait  s'effacer  de  son  souvenir.  Cette  image 
avait  trop  longtemps  rempli  son  âme  pour  que 
sa  raison  ,  sa  fierté  et  même  sa  tendresse  pour 
Marie  pussent  parvenir  sitôt  à  l'ett'^rracher. 
Les  impressions  que  laisse  dans  le  cœur  un 
amour  vrai  sont  d'autant  plus  durables  qu'au- 
cune autre  jouissance  de  ce  monde  n'est 
assez  vive  pour  les  remplacer.  En  vain  Ger- 
maine se  reprochait-elle  sa  faiblesse,  en  vain 
s'efforçait-elle  de  changer  en  amitié  ce  pen- 
chant fatal  que  le  dédain  avait  repoussé,  que 


LES  FLAVY.  12 13 

le  devoir  condamnait  ;  les  jours  passés  près 
de  Regnaull,  dans  l'heureux  temps  où  elle 
croyait  être  aimée,  luisemblaientavoir  été  sa 
vie  tout  entière.  Et  maintenant ,  rougissant 
d'elle-même ,  confuse ,  humiliée  ,  son  plus 
grand  regret  était  de  n'avoir  pas  alors  em- 
porté dans  la  tombe  son  heureuse  illu- 
sion. 

Elle  ne  tarda  pas  à  recevoir  une  lettre  qui 
l'instruisit  de  l'arrivée  des  deux  époux  à  Ar- 
ras.  La  seule  vue  de  ces  caractères,  qu'elle 
reconnut  aussitôt,  lui  causa  une  émotion  in- 
dicible. Regnault  lui  exprimait  sa  reconnais- 
sance dans  des  termes  si  tendres,  il  la  nom- 
mait de  noms  si  doux,  que  Germaine  s'arrê- 
tant  :  «  Pourquoi  faut-il ,  dit-elle  ,  qu'il  m'ait 
toujours  parlé  ,  qu'il  me  parle  encore  comme 
il  parle  à  Marie?  Voilà  ,  voilà  ce  qui  m'a  per- 
due! »  Puis,  celte  lecture  finie,  effrayée  des 
battements  de  son  coeur,  de  la  rougeur  qui 
couvrait  son  visage  :  o  Mon  Dieu  !  s'écria-t- 
elle ,  je  ne  pourrai  donc  jamais  le  revoir!  il  ne 


2l4  LES  FIAVY. 

sera  donc  jamais  mon  frère  !  »  Et  serrant  la 
lettre  avec  soin  ,  elle  se  promit  solennelle- 
ment de  ne  plus  la  relire. 


CHAPITRE  XIV. 


Que  i'éclal  des  flambeaux,  éternisant  le  jour, 
Fasse  pâlir  demain  l'aurore  à  son  retour. 
Des  festins  devant  vous  la  pompe  se  déploie. 
Livrez-vous  sans  contrainte  aux  élans  de  là  jOte. 
ANCELOTî  Fieique. 


Un  an  s'écoula,  pendant  lequel  les  succès 
du  parti  royal  avaient  délivré  la  province  des 
horreurs  de  la  guerre.  Quoique  la  paix  avec 
le  duc  de  Bourgogne  ne  parût  point  devoir  se 
faire  de  longtemps  ,  Coinpiègne  et  ses  envi- 
rons, n'étant  plus  occupés  que  par  un  petit 
nombre  de  troupes  françaises,  commençaient 
à  se  relever  de  tant  de  désastre.  Les  citadins, 
après  avoir  réparé  leurs  murs,  leurs  maisons, 


2l6  LES  FLAVY. 

se  livraient  enfin  sans  crainte  au  travail,  et 
les  paysans,  rentrés  dans  leurs  chaumières  , 
cultivaient  de  nouveau  les  champs.  Le  village 
de  Vertbois  s'était  repeuplé  l'un  des  premiers. 
Les  habitants  trouvaient  au  château  toutes  les 
ressources  utiles  à  ceux  que  la  guerre  avait 
privés  des  moyens  de  pourvoir  à  leur  labo- 
rieuse existence,  et  le  bonheur  renaissait 
autour  de  celle  qui  plaçait  désormais  le  sien 
dans  les  bénédictions  du  pauvre.  Résignée  à 
ne  plus  connaître  de  joie ,  n'attendant  rien  de 
l'avenir,  Germaine  plaçait  toutes  ses  jouis- 
sances dans  le  bien  qu'il  lui  était  permis  de 
faire  à  ses  semblables,  et  lorsqu'un  des  mal- 
heureux dont  elle  soulageait  l'infortune  lui 
disait  :  «  Je  prierai  Dieu  pour  vous  ,  »  elle  ne 
pouvait  souvent  retenir  un  soupir,  à  la  triste 
pensée  qu'elle  n'avait  plus  rien  à  demander 
pour  elle  ici-bas. 

Non-seulement  la  jeune  châtelaine  de  Vert- 
bois  consacrait  une  partie  de  son  temps  et  de 
ses  revenus  au  soin  d'assurer  le  bien-être  de 


LES  FLAVY.  2  l 'J 

ses  vassaux,  mais  sa  sollicitude  s'étendait  sur 
la  ville  chérie  où  elle  avait  reçu  la  naissance. 
Secondée  par  Richard ,  dont  la  volonté  était 
toujours  la  sienne,  elle  obtenait  du  nouveau 
gouverneur  tout  ce  qui  favorisait  la  restaura- 
tion de  Compiègne ,  tout  ce  qui  réparait  la 
ruine  des  malheureux  habitants.  Celait  à  la 
jeune  dame  de  Flavy  que  s'adressaient  sans 
crainte  les  infortunés  qui  réclamaient  justice  ou 
grâce,  et  jamais  leur  prière  n'était  repoussée. 
Aussi  la  fille  de  messire  Guillaume  ne  pouvait- 
elle  plus  entrer  dans  Compiègne  sans  être 
saluée  par  les  acclamations  d'un  peuple  en- 
tier, dont  elle  semblait  être  devenue  la  sou- 
veraine. Alors ,  le  sentiment  d'un  noble  or- 
gueil venait  émouvoir  le  cœur  de  Germaine; 
alors  elle  s'applaudissait  de  n'avoir  point  céué 
au  désespoir  en  s'enfermant  dans  le  cloître, 
ainsi  qu'elle  en  avait  eu  souvent  le  désir , 
puisque  sa  triste  vie  était  encore  utile  dans 
ce  monde. 

Regnaull,  ayant  suivi  le  duc  de  Bourgo^aje 


ai8  LESFLAVY. 

à  la  guerre,  avait  cessé  d'écrire  ;  mais' bientôt 
Germaine  reçut  une  lettre  que  lui  fit  adresser 
sa  sœur,  par  laquelle  elle  apprit  que  Marie 
était  mère.  Pour  la  première  fois  alors  elle 
parla  longuement  à  niaître  Joseph  et  à  Richard 
des  nouvelles  qu'elle  venait  de  recevoir  d'Ar- 
ras ,  et  prit  même  plaisir  à  leur  lire  la  lettre 
de  Marie  tout  entière,  bien  que  le  nom  de 
Regnault  y  fût  prononcé  souvent.  Quoiqu'elle 
osât  peu  se  flatter  de  connaître  jamais  cet  en- 
fant, dès  ce  jour  il  occupa  doucement  son 
imagination.  Elle  se  le  représentait  offrant 
sur  son  aimable  visage  un  mélange  des  traits 
de  Regnault  et  des  traits  de  Marie;  elle  le 
voyait  lifi  sourire ,  et  c'était  au  fils  qujelle 
pensait  lorsqu'il  arrivait  qu'elle  se  reprochât 
d'avoir  pensé  trop  longtemps  au  père. 

Ainsi  s'adoucissaient  pour  Germaine  les  pre- 
mières angoisses  de  la  douleur,  et  peut-être  , 
à  défaut  de  bonheur,  eût-elle  pu  jouir  du  con- 
tentement qui  naît  de  la  satisfaction  de  soi- 
même,  si  sa  paix  n'eût  été  troublée  de  nouveau 


LES  FLAVT.  210 

par  un  événement  qu'elle  était  bien  éloignée 
de  prévoir. 

Depuis  plus  d'un  an  le  sire  de  Flavy  n'était 
venu  à  Verlbois  qu'une  fois  et  pour  quelques 
heures.  Durant  ce  temps,  la  renommée  pu- 
bliait de  temps  à  autre  les  hauts  faits  d'armes 
par  lesquels  il  était  parvenu  à  se  remettre  en 
possession  des  châteaux  et  des  places  fortes 
que  lui  avait  enlevés  l'ennemi,  en  sorte  que 
peu  de  mois  suffirent  pour  qu'il  se  retrouvât  un 
des  capitaines  de  Charles  les  mieux  pourvus 
en  biens  et  en  seigneuries.  Germaine  devenait 
donc  ainsi  une  riche  héritière,  avantage  au- 
quel elle  n'aurait  guère  daigné  songer  sans 
l'idée  de  pouvoir  un  jour  faire  du  fils  de  Re- 
gnault  un  des  plus  puissants  seigneurs  de  la 
France.  Mais  le  bruit  ne  tardapas  à  se  répandre 
que  le  sire  de  Flavy  qui ,  bien  qu'il  eût  passé 
sa  cinquantième  année  ,  était  fort  loin  d'avoir 
renoncé  à  l'amour ,  passait  tous  les  moments 
que  lui  laissait  la  guerre  aux  pieds  d'une 
noble  dame  dont  il  était  éperdument  épris. 


220  LES  FLAVY. 

Quelques  mois  auparavant ,  durant  une 
tournée  qu'il  avait  faite  dans  le  Tartenois 
avec  une  partie  de  son  monde,  il  avait  été 
appelé  au  secours  du  château  de  Neesle , 
qui  appartenait  à  la  veuve  du  vicomte  d'Arsy 
et  se  trouvait  alors  menacé  par  les  Anglais. 
Comme  il  était  rare  que  messire  Guillaume  ne 
trouvât  pas  son  compte  à  rendre  de  pareils  ser- 
vices, il  s'empressa  d'accéder  à  la  prière  de  la 
vicomtesse.  Un  seul  combat  lui  suffit  pour  dé- 
livrer le  château  ;  mais  il  ne  put  voir  celle  qui 
l'habitait  sans  ressentir  aussitôt  pour  elle 
une  des  plus  violentes  passions  qu'il  eût  ja- 
mais éprouvées.  La  vicomtesse  d'Arsy,  âgée  à 
peine  de  vingt-cinq  ans ,  était  d'une  beauté 
rare,  etson  ardent  désirde  plaire  ne  lui  laissant 
rien  négliger  de  tout  ce  qui  pouvait  ajouter 
à  ses  charmes,  elle  avait  attiré  sur  ses  pas  jus- 
qu'alors une  foule  d'adorateurs. 

Messire  Guillaume,  sans  s'effrayer  du  nom- 
bre de  ses  rivaux,  entreprit  de  faire  la  con- 
quête que  tous   ambitionnaient.    Les  fêtes^ 


LESFLAVY.  221 

les  présents,  les  galanteries  les  plus  recher- 
chées, tout  fut  employé  par  lui  afin  de  gagner 
le  cœur  de  la  belle  veuve,  jusqu'au  jour  où, 
profitant  d'une  nouvelle  alarme  de  la  vicom- 
tesse, il  lui  offrit  de  s'assurer  à  jamais  un  dé- 
fenseur en  partageant  sa  fortune  et  en  rece- 
vant sa  main. 

La  vicomtesse,  ambitieuse,  avide  de  plai- 
sirs,  et  surtout  d'autorité,  espéra  satisfaire 
tous  ses  penchants  en  devenant  l'épouse  d'un 
homme  qui  aui'ait  pu  être  son  père^  et  dont 
le  haut  rang  el  les  grands  biens  ce  laisse- 
raient rien  à  désirer  à  la  femme  qu'il  adorait. 
Elle  ne  demanda  de  délai  que  dans  le  but 
d'augmenter  encore,  s'il  étail  possible,  l'ar- 
dente passion  de  messire  Guillaume,  qui  vit 
enfin  arriver  le  jour  oîi  l'union,  dont  il  atten« 
dait  son  bonheur,  s'accomplit  dans  le  châ- 
teau de  Neesle  avec  une  magnificence  toute 
royale. 

La  nouvelle  de  ce  mariage  ne  fut  connue 
à  Verlbois  que  par  l'arrivée  des  deux  époux 


'212  LES  FLAVY. 

dans  le  vieux  manoir.  Un  matin  que  Ger- 
maine allait  se  rendre  à  Gompiègne,  elle  en- 
tendit retentir  dans  les  cours  le  bruit  d'un 
grand  nombre  de  chevaux  et  le  son  des  in- 
struments ;  comme  elle  ne  recevait  jamais 
que  ses  modestes  amis,  surprise  et  contra- 
riée de  voir  ainsi  troubler  sa  solitude,  elle  s'a- 
vança vers  le  perron  pour  reconnaître  la  cause 
d'un  tumulte  aussi  étrange.  Une  troupe  nom- 
breuse de  cavaliers  et  de  musiciens  suivait 
messire  Guillaume,  qui  venait  de  descendre 
de  cheval  pour  aider  galamment  une  jeune  et 
belle  femme  à  descendre  du  sien.  Tous  deux 
s'approchèrent  de  Germaine  stupéfaite  ,  et  le 
sire  de  Flavy  mettant  la  main  de  l'inconnue 
dans  la  main  de  sa  fille  :  «  Voici  ma  femme  , 
Germaine,  lui  dit-il  ;  vous  allez  vivre  ensem- 
ble ;  aimez-vous  pour  l'amour  de  moi.  » 

Germaine  ne  répondit  à  ce  discours  qu'en 
s'inclinant  devant  sa  belle -mère,  dont  la 
main  restait  immobile  dans  la  sienne  ,  et 
dont  les  regards  se  fixaient  sur  elle  avec  plus 


I 


lêsflAvy.  22S 

lie  déplaisir  que  de  bieaveillance.  La  beauté  de 
la  vicomtesse  d'Arsy,  quoique  fort  remarqua- 
ble, n'avait  rien  d'attrayant.  Ses  traits,  d'une 
régularité   admirable,   n'exprimaient  que  la 
hauteur,  et  je  ne  sais  quoi  de  méchant,  qui 
repoussa    Germaine    dès    le    premier    coup 
d'oeil.  A  vrai  dire  ,  la  nouvelle  châtelaine  de 
Vertbois  était  peu  disposée  à  se  montrer  ai- 
mable;  à  la  vue  d'une   belle -fille    dont  les 
charmes  l'emportaient  sur  les  siens,  son  dé- 
pU  était  trop  grand  pour  qu'elle  pût  le  ca- 
cher, et  chaque  jour  devait  encore  ajouter  à 
sa   haine    pour    celle    qu'on    lui    enjoignait 
d'aimer. 

Germaine,  toutefois,  n'en  témoigna  pas 
iT^oins  de  respect  et  d'é^'^ards  pour  l'épouse  de 
son  père,  qu'elle  mit  aussitôt  à  la  place  de 
dame  et  maîtresse  du  château  ,  en  se  sou- 
mettant la  première  à  tous  les  désirs  de  cette 
femme  hautaine  et  capricieuse.  Bien  qu'elle 
entrevît  avec  un  grand  chagrin  qu'il  fallait 
perdre  sans  retour  la  paix  dont  elle  jouissait 


2  24  LF.S  FLAVY. 

dans  sa  retraite,  quand  cette  paix,  hélas! 
était  le  seid  bien  qui  lui  restât,  elle  ne 
put  observer  le  tendre  empressement  de 
messire  Guillaume  pour  sa  jeune  épouse, 
elle  ne  put  l'entendre  adoucir  et  sa  voix  et 
son  langage,  sans  se  dire  qu'elle  devait  plutôt 
se  réjouir  que  s'affliger  de  celte  alliance  , 
puisqu'elle  seule  en  serait  victime.  Ger- 
maine, qui  n'avait  jamais  vu  messire  Guil- 
laume amoureux ,  se  flattait  que  l'amour 
opérerait  en  lui  un  changement  qui  pourrait 
être  durable.  «La  bonté,  pensait-elle,  doit 
devenir  si  facile  à  celui  qui*vit  heureux  que 
je  devrai  peut-être  à  cette  femme  ce  que  j'ai 
demandé  si  vainement  au  ciel.  » 

Avant  peu  on  vit  les  plaisirs  et  la  magnifi- 
cence reparaître  à  Vertbois.  Dans  le  désir  de 
plaire  à  sa  jeune  épouse,  le  sire  de  Flavy,  qui 
d'ailleurs  se  plaisait  dans  les  fêtes,  voulut  y 
donner  des  festins  à  la  noblesse  de  Compiè- 
gne  et  des  environs.  Le  château  fut  réparé  et 
reprit  son  ancienne  splendeur.  Obligée  d'as- 


LKS  FLAVY.  aaf) 

sister  à  ces  nombreuses  réunions  ,  Germaine 
apportait  au  sein  de  la  joie  la  profonde  mé- 
lancolie qui  la  dévorait.  Combien  de  fois , 
témoin  des  plaisirs  bruyants  auxquels  elle  ne 
prenait  aucune  part,  pensait-elle  que  Marie 
eût  été  heureuse  d'en  jouir,  et  combien  de 
fois  aussi ,  en  pensant  à  Marie ,  son  cœur  se 
gonflait -il  de  soupirs  et  ses  yeux  se  mouil- 
laient-ils de  larmes  !  En  vain  elle  se  voyait 
l'objet  de  tous  les  hommages ,  en  vain  son 
père  lui  prouvait-il  que  l'amour  qui  le  subju- 
guait n'avait  point  affaibli  sa  tendresse  pour 
elle;  le  faste,  la  foule  qui  l'environnaient,  sem- 
blaient ajouter  à  ses  regrets  celui  de  chercher 
inutilement  autour  d'elle  une  jouissance,  un 
cœur  qui  répondît  au  sien. 

La  dernière  espérance  qu'elle  avait  conçue 
d'ailleurs  était  depuis  longtemps  évanouie. 
Un  mois  ne  s'était  pas  écoulé  sans  que  mes- 
sire  Guillaume,  cessant  de  se  contraindre, 
n'eût  que  trop  instruit  sa  compagne  du  triste 
sort  qui  l'attendait.  La  vicomtesse  payait  cher 
II.  15 


'J.26  LES  PLAVY. 

les  jouissances  mondaines  dont  elle  se  moii* 
Irait  insatiable  par  les  heures  qu'il  lui  fallait 
passer  avec  un  mari  tel  que  le  sien.  Le  ca- 
ractère emporté  ,  la  dureté  d'âme  du  sire  de 
Flavy,  ne  tardèrent  pas  à  la  faire  se  repentir 
d'avoir  acheté,  aU  prix  de  son  repos,  le  haut 
rang  qu'elle  occupait.  Jamais  le  sort ,  il  est 
vrai ,  n'avait  uni  deux  êtres  aussi  peu  formés 
pour  vivre  ensemble  ,  et  l'on  peut  imaginer 
à  quel  point  le  caractère  violent  et  allier  de 
la  dame  de  Flavy  était  propre  à  irriter  la  vio- 
lence d'un  homme  qui  ne  souffrait  point  la 
contradiction.  Le  moindre  discord  qui  sur- 
venait entre  les  nobles  époux  donnait  lieu  à 
des  scènes  épouvantables ,  dans  lesquelles 
messire  Guillaume,  en  dépit  de  l'amour  dont 
il  était  encore  épris,  accablait  sa  femme  des 
plus  rudes  traitements.  Elle  qui  jusqu'alors 
avait  tout  fait  plier  sous  sa  volonté,  il  lui  fal- 
lait subir  un  joug  qu'aucune  affection  potii* 
celui  qui  l'imposait  ne  l'aidait  à  supporter. 
Dominée  parce  terrible  maître,  hors  d'état 


tËS  FLAVt.  *2  27 

de  lui  résister,  elle  ne  tarda  pas  à  lui  vouer 
une  haine  d'autant  plus  implacable  que  la 
crainte  chez  elle  venait  s'allier  au  ressenti- 
ment. Il  lui  fallait  désarmer  cet  être  féroce 
par  quelques  apparences  de  tendresse  ;  il 
fallait  sourire  à  celui  qu'elle  aurait  voulu  pré- 
cipiter dans  la  tombe....  aussi  n'avait-elle  plus 
d'espoir  de  repos  que  dans  les  fréquentes 
absences  de  messire  Guillaume. 

Ces  absences  ne  faisaient  point  cesser  les 
plaisirs  qui  se  succédaient  à  Yertbois;  c'était 
ce  temps,  an  contraire,  que  la  dame  de  Flavy 
choisissait  pour  recevoir  ceux  des  jeunes  che- 
valiers qu'elle  craignait  devoir  exciter  la  ja- 
lousie de  son  époux.  Un  d'eux  surtout  sem- 
blait être  invité  plus  souvent  que  tout  autre. 
Messire  Pierre  Louvain  (c'était  son  nom), 
irrité  contre  un  des  favoris  du  roi  Charles , 
avait  cessé  pour  un  temps  de  faire  la  guerre  , 
et  il  habitait  une  forteresse  à  lui  appartenante 
et  voisine  de  Vertbois.  Son  mauvais  sort  lui 
avait  fait  concevoir  pour  la  belle  châtelaine 


2  28  LES  FLAVY. 

une  passion  d'autanl  plus  violente  que  la 
dame  de  Flavy,  soit  par  vertu ,  soit  par  co- 
quetterie ,  ne  lui  laissait  entrevoir  aucune 
espérance.  Mais,  tout  en  s'obstinant  à  ne  re- 
cevoir ses  soins  que  comme  ceux  d'un  ami , 
elle  n'encouragea  pas  moins ,  pendant  plu- 
sieurs mois,  les  fréquentes  visites  qu'il  faisait 
à  Vertbois.  Enfin,  lorsque  les  emportements 
de  niessire  Guillaume  eurent  excité  son  aver- 
sion pour  le  tyran  qu'elle  s'était  donné,  mes- 
sire  Pierre  devint  le  confident  de  ses  peines; 
c'était  avec  lui  qu'elle  pleurait,  qu'elle  mau- 
dissait son  cruel  époux,  et  l'amoureux  che- 
valier, tout  rempli  de  haine  contre  son  trop 
heureux  rival,  partageait,  comme  on  peut  le 
croire,  la  douleur  et  les  ressentiments  de  la 
belle  châtelaine. 

Il  était  rare  que  messire  Louvain  se  mon- 
trât au  château  pendant  le  séjour  du  maître  ; 
mais  à  peine  messire  Guillaume  était-il  éloi- 
gné qu'on  le  voyait  s'y  établir,  comme  il  eût 
pu  faire  dans  son  propre  manoir.  Le  sire  de 


LES  FLAVY.  IIÇ) 

Flavy  avait  trop  peu  d'amis  parmi  ses  servi- 
teurs pour  qu'aucun  d'eux,  au  risque  de  s'ex- 
poser à  sa  colère,  voulût  l'instruire  de  ce  qui 
se  passait,  ou  même  éveiller  ses  soupçons, 
et  sa  femme,  comptant  sur  la  crainte  et  sur 
l'éloignement  qu'il  inspirait  à  tous ,  pensait 
ne  devoir  redouter  que  Germaine,  le  seul 
être  qui  lui  parut  posséder  la  confiance  et  la 
tendresse  de  messire  Guillaume.    Mais  Ger- 
maine, qui  aurait  gardé  le  silence  lors  même 
qu'elle  eût  été  instruite  du  scandale,  ignorait 
tout.  Dès  que  le  départ  de  son  père  lui  ren- 
dait sa  liberté  ,  elle  cessait  de  paraître  aux 
repas,  aux  bais,  aux  chasses,  où  brillait  alors 
sans  partage  sa  belle-mère  ,   qui  se  gardait 
bien  de  combattre  son  goût  pour  la  solitude. 
Retirée  dans  celle  des  lours  du  château  qu'elle 
n'avait  pas  cessé  d'habiter,  le  son  lointain  des 
instruments,  des  cris  des  chasseurs,  parvenait 
à  peine  jusqu'à    sa    retraite.   Là   Germaine, 
fuyant  le  regard  rude,  le  sourire  amer  de  la 
châtelaine ,  pouvait  au  moins  se  livrer  à  ses 


a5o  LES  FLAVy. 

tristes  rêveries.  Elle  pensait  à  Marie,  à  cet 
enfant  qu'elle  eût  été  si  heureuse  de  voir! 
Trop  souvent  aussi  elle  pensait  à  Regnault, 
dont  son  père  ne  parhât  jamais,  et  dont  elle 
ignorait  le  sort.  Il  lui  arrivait  parfois  de  faire 
venir  près  d'elle  la  vieille  Marthe.  Marthe 
avait  connu,  avait  aimé  tous  ceux  que  Ger- 
maine portait  dans  son  cœur,  et  les  heures 
qu'elle  passait  à  entendre  la  bonne  femme  par- 
lerdesfrèresdoraessire  Guillaume, de  la  douai- 
rière, de  Marie  et  de  l'enfance  de  Regnault, 
étaient  devenues  ses  plus  douces  heures. , 

Les  plaisirs  bruyants  du  château  avaient 
presque  entièrement  éloigné  maître  Joseph ,  à 
qui  d'ailleurs  le  titre  d'ami  de  Germaine  va- 
lait un  accueil  glacial  de  la  châtelaine.  Quant 
à  Richard ,  nul  ne  se  désespérait  plus  que 
lui  du  changement  survenu  à  Vertbois  ;  bien 
qu'il  errât  souvent  des  heures  entières  autour 
des  murs  de  cette  demeure,  il  était  rare  qu'il 
osât  se  présenter  pour  voir  quelques  instants 
celle  qu'il  voyait  naguère  chaque  jour.  Mais 


LES  FLAVY.  23l 

Germaine  ,  qui  lui  conservait  autant  d'amitié 
que  de  reconnaissance ,  ne  laissait  point  pasp 
ser  une  semaine  sans  aller  faire  une  longue 
visite  à  dame  Marguerite.   Sa  venue,  que  la 
pauvre  Georgette  se  voyait  réduite  à  désirer, 
était  pour  Richard  une  si  grande  jouissance 
qu'il  endurait  doucement  le  chagrin  de  voir 
qu'une  seule  pensée  occupait  encore  l'esprit 
et  le  cœur  de  la  noble  fille.  Les  communica- 
tions entre  les  partisans  du  duc  de  Bourgo- 
gne et  les  provinces  royales  étant  devenues 
plus  difficiles  ,  Germaine  ,  depuis    plusieurs 
mois,  n'avait  reçu  aucunes   nouvelles  de  sa 
sœur,   et  c'était  seulement  chez  dame  Mar- 
guerite qu'elle  osait  parler  des  craintes  et  de 
la  douleur  que  lui  causait  le  silence  de  Marie. 
Quoique  dans  ces  entretiens  le  nom  de  Re- 
gnault  de  Flavy  ne  fût  point  prononcé,  Ri- 
chard devinait    sans   peine    que    Germaine 
tremblait  surtout  pour  celui  que   la  guerre 
exposait  sans  cesse  à  lous  les  dangers. 

Bientôt  en  effet   Germaine  ne   put  enten- 


232  LES  FLAVY. 

dre  parler  de  l'affaire  la  moins  importante 
sans  s'informer  avec  la  plus  grande  anxiété 
du  nom  des  chevaliers  bourguignons  qui 
avaient  péri  dans  le  combat.  Souvent  même 
elle  chargeait  Richard,  Daniel  ou  maître  Jo- 
seph de  prendre  des  renseignements  à  cet 
égard.  Néanmoins  jusqu'alors  aucun  bruit 
alarmant  ne  venait  justifier  ses  craintes,  et  je 
ne  sais  quel  triste  pressentiment  qui  tour- 
mentait en  secret  son  âme. 

Dans  le  besoin  qu'avait  Richard  de  la  voir 
calme  et  aussi  heureuse  qu'elle  pouvait  l'être, 
il  était  heureux  lui-même  lorsque  les  circon- 
stances lui  permettaient  de  la  rassurer  sur  le 
sort  de  cet  homme  dont  il  avait  cent  fois 
maudit  l'existence  ;  il  en  résultait  que  Daniel 
était  sans  cesse  à  l'affût  des  nouvelles  de 
l'armée  bourguignonne,  et  qu'il  dit  un  jour 
en  riant  à  Richard:  «Certes,  messire  Regnault 
de  Flavy  serait  surpris  d'apprendre  combien 
il  existe  à  Compiègne  de  gens  qui  s'intéres- 
sent à  sa  vie,  gens  auxquels  il  ne  pense  guère, 


LESFLAVY.  205 

j'imagine,  à  commencer   peut-être  par   la 
demoiselle  Germaine. 

—  Enfin  ,  elle  l'aime  ,  répondit  tristement 
Richard;  ne  sais-tu  pas  que  l'on  aime  sans 
être  aimé? 

—  Une  femme,  passe  encore,  dit  le  petit 
sorcier.  , 

—  Tu  veux  me  gronder,  dit  Richard  avec 
un  sourire  si  mélancolique  que  Daniel  hésita 
quelques  instants  avant  de  poursuivre. 

—  Eh  bien!  oui,  reprit-il  enfin;  je  ne  puis 
endurer  de  te  voir  perdre  ta  jeunesse,  ta  vie , 
tant  de  bellesqualités  qui  me  rendaient  fier  de 
toi,  à  poursuivre  je  ne  sais  quelle  illusion  dont 
tu  ne  peux  attendre  ni  gloire  ni  bonheur.  Je 
t'ai  connu  tout  autre  ,  alors  que  tu  avais  la 
noble  ambition... 

—  Que  parles-tu  d'ambition?  interrompit 
Richard  ;  ne  suis-je  pas  un  bourgeois?  Puis-je 
jamais  porter  les  éperons  d'or?  puis-je  jamais 
me  voir  invité  comme  convive  aux  banquets 
des  chevaliers  et  des  nobles  dames? 


234  I-ES  FLAVY. 

—  Et  qu'importe!  Ne  le  snfBsait-il  pas  de 
marcher  à  la  tête  de  notre  bourgeoisie , 
d'être  devenu  ,  en  quelque  sorte ,  le  roi  de 
Compiègne  ,  où  chacun  bénissait  en  loi  le 
bienfaiteur  de  nos  concitoyens? 

—  Je  suis  prêt  encore  à  donner  tout  mon 
sp.ng  pour  eux ,  et  c'est  elle  surtout^  c'est  elle 
qui  a  échauffé  dans  mon  cœur  l'amour  de 
mon  pays  et  celui  de  mes  semblables.  Tous 
ses  désirs  ne  sont-ils  pas  devenus  les  miens  ? 
sa  volonté  n'est-elle  pas  devenue  la  mienne  ? 

—  Il  n'existe  donc  plus  de  Richard  Paulet? 
dit  Daniel  avec  un  sourire  mécontent  et  mo- 
queur Ainsi ,  ce  sentiment  maudit ,  si  tu 
l'eusses  éprouvé  pour  une  mauvaise  femme  , 
aurait  pu  te  raen^r  au  vice ,  au  crime  ? 

—  Je  l'ignore  ,  répondit  Richard  ;  mais 
quelle  supposition  oses-tu  faire  ,  quand  j'ai 
lié  mon  sort  à  celui  d'un  ange  dont  l'âme  est 
si  noble,  si  pure  !  As-tu  donc  jamais  regardé 
Germaine  de  Flavy?  as-tu  pu  la  comparer  à 
ce  qui  l'entoure  sans  penser  que  noire  misé- 


LES  FLAVT.  2^5 

rable  monde  est  indigne  de  la  posséder  ,  sans 
craindre  de  la  voir  retourner  au  ciel  ? 

—  Pour  ton  malheur  elle  habite  la  terre, 
répliqua  le  pelit  sorcier;  famille,  ami,  de- 
voirs, lu  lui  sacrifies  tout.  On  te  voit  passer 
tes  jours  et  tes  nuits  à  rôder  autour  de  ce 
damné  château ,  dont  je  me  réjouis  que  la 
porte  te  soit  souvent  fermée ,  tant  je  crain- 
drais pour  toi  ceux  qui  l'habitent.  » 

Richard  secoua  la  tête  d'un  air  de  dédain. 

«  Oui,  oui,  je  les  craindrais,  poursuivit 
Daniel;  ce  sont  gens  redoutables  que  messire 
Guillaume  et  son  monde.  Si  j'en  excepte  la 
demoiselle  Germaine ,  à  qui  je  m'intéresse 
aussi,  ipoi,  tout  en  maudissant  son  beau 
visage ,  Vertbois  est  le  rendez-vous  des  amis 
du  diable,  et'je  me  trompe  fort,  ou  la  maî- 
tresse est  digne  du  maître. 

—  Et  quand  je  la  sais  entourée  de  tous 
ces  méchants  êtres ,  répliqua  vivement  Ri- 
chard ,  tu  veux  que  je  ne  veille  point  sur 
elle,  que  je  la  perde  de  vue  un  seul  jour? 


256  LES  FLAVY. 

—  Quels  moyens  aurais-tu  de  Ja  protéger  ? 

—  Je  pourrais  du  moins  mourir  pour  elle, 
s'écria  Richard  avec  feu. 

—  Mourir  !  mourir  à  trente  ans  pour  une 
femme  qui  ne  vous  aime  pas!  Beau  résultat 
d'un  amour  insensé  ! 

—  Trop  heureux^  reprit  Richard  en  levant 
les  yeux  an  ciel ,  d'emporter  dans  la  tombe 
la  pensée ,  l'heureuse  pensée  d'être  pleuré 
par  elle  !  et  puisse  ma  destinée  s'accomplir 
ainsi  !  T'ai-je  donc  caché  ,  Daniel^  que  le 
jour  où  j'ai  vu  Germaine  de  Flavy  pour  la 
première  fois,  j'ai  senti  que  je  ne  m'apparte- 
nais plus^  qu'elle  allait  à  jamais  disposer  de 
mon  sort?  Et  depuis,  tu  le  sais,  j'ai  vécu 
sans  espoir  d'être  aimé ,  avec  la  certitude 
qu'elle  en  aime  un  autre?  Qu'espères-tu  donc 
pour  moi  de  ta  raison,  ami?  Pourra-t-elle 
ce  que  n'ont  pu  la  douleur,  l'humiliation  et 
le  désespoir?  Penses-tu  que  mon  cœur  brisé 
n'ait  pas  essayé  de  vaincre  le  charme  que 
j'éprouve  à  la  voir,  à  l'entendre?  Ce  charme 


LES  FLAVY.  '^.)7 

a  triomphé  de  tout.  S'il  faut  y  renoncer,  je 
meure  ,  ne  demande  rien  de  plus.  Ces  vives 
émotions  de  l'âme  ,  la  raison  ne  peut  les 
expliquer;  mais  crois-moi,  Daniel,  la  raison 
aussi  ne  peut  les  combattre;  il  faut  leur 
céder  ou  souffrir  davantage.  » 

Daniel  serra  la  main  de  Richard,  poussa  un 
long  soupir  et  parla  d'autre  chose. 


CHAPITRE  XV. 


Lorsque  le  cèdre  allier  commence  à  allon- 
ger sa  cime,  dans  l'â^e  où  il  allait  devenir  l'or- 
gueil de  la  forél  et  le  roi  des  arbres  qui  l'en- 
vironnaient ,  la  hache ,  hélas  !  s'attache  à  sa 
racine.  Le  coup  fatal  est  porté  ;  il  tombe,  et  ses 
rameaux  superbes  sont  étendus  et  souillés 
dans  la  poussière.  Ainsi  tombe  ce  jeune  homme 
au  printemps  de  ses  jours. 

Hervey,  Méditations 


Depuis  que  le  sire  de  Flavy  tourmentait  si 
cruellement  la  vie  de  sa  belle  épouse,  qui  le 
voyait  passer  alternativement  pour  elle  de 
l'amour  à  la  fureur  et  des  caresses  aux  plus 
indignes  traitements,  la  malheureuse  femme 
avait  au  moins  l'avantage  de  vivre  séparée  de 


LES  tfLAVY.  239 

lui  la  plus  grande  partie  du  temps,  ses  séjours 
à  Veitbois  étant  alors  de  courte  durée.  La 
position  du  roi  Charles  s'améliorait  de  plus 
en  plus;  il  parvenait  enfin  à  conserver  les 
villes  et  les  châteaux  dont  il  se  rendait  maî- 
tre, et  tout  annonçait  une  paix  prochaine 
entre  le  duc  de  Bourgogne  et  lui,  en  sorte 
que  ses  capitaines,  avides  de  gloire  et  de 
butin,  se  hâtaient  de  faire  aux  Bourguignons 
une  guerre  d'autant  plus  active,  d'autant  plus 
sanglante  qu'elle  semblait  devoir  bientôt 
prendre  fin. 

Messire  Guillaume,  qui  avait  rejoint  Xain- 
trailles,  occupé  à  chasser  l'ennemi  des  plai- 
nes de  la  Brie,  était  parti  en  annonçant  une 
longue  absence;  mais  des' succès  inespérés 
lui  permirent  de  venir  prendre  quelques  jours 
de  repos  à  Vertbois.  La  terreur  rentrait  tou- 
jours avec  lui  dans  le  château ,  où  tout 
tremblait  en  sa  présence,  si  l'on  en  excepte 
Germaine;  car  Germaine  n'avait  jamais  à  re- 
douter ses  violences.  Aussi  devenait-elle  de 


2^0  LES  FJ.AVY. 

plus  en  plus  odieuse  à  la  châtelaine,  qui,  ne 
};ouvant  lui  pardonner  d'êlre  belle,  ne  lui  par- 
donnait pas  davantage  de  désarmer  son  terri- 
ble père  par  un  mot,  etsouvent  même  par  un 
regard.  «  Si  cette  insupportable  fille  n'était 
plus  là,  se  disait  la  dame  de  Flavy,  ce  serait 
moi  qui  prendrais  sa  place,  qui  parviendrais 
peut-être  à  posséder  sur  lui  l'empire  qu'elle 
exerce  ,  et  dont  elle  se  sert  pour  me  nuire.  » 
Car  la  belle  vicomtesse  ,  surprise  de  voir 
échouer  le  pouvoir  de  ses  charmes,  ne  dou- 
tait point  qu'on  ne  l'eût  desservie  dans  l'es- 
prit de  messire  Guillaume,  et  la  haine  qu'elle 
nourrissait  contre  Germaine  la  faisait  croire 
aisément  à  là  haine  de  Germaine  pour  elle. 
Il  en  ?ésultaît  que  son  désir  le  plus  ardent 
était  de  voir  sa  belle-fille  choisir  un  époux 
^  parmi  les  nombreux  partis  qui  se  présentaient 
pour  la  noble  héritière  des  Davenescourt  et  des 
Flavy.  Mais  Germaine  annonçant  l'immuable 
résolution  de  ne  point  se  marier,  messire 
Guillaume  approuvait  fort  qu'elle  refusât  de 


l.KS  FrAVY.  9./\l 

former  tles  nœuds  dont  l«»  résultat,  après 
tout,  eût  été  de  le  séparer  d'elle,  et  lui  lais- 
sait sur  ce  point  une  entière  liberté.  La  dame 
de  Flavy  ne  pouvait  donc  employer  d'autres 
moyens  que  les  sollicitations  pressantes  qu'elle 
adressait  sans  cesse  à  sa  belle-fille,  en  faveur 
de  tel  ou  tel  seigneur,  sollicitations  que  Ger- 
maine repoussait  avec  autant  de  calme  que 
de  fermeté,  mais  qui  n'en  tourmentaient  pas 
moins  journellement  sa  vie. 

Après  avoir  passé  chez  lui  huit  jours,  mes- 
sire  Guillaume  repartit  pour  une  longue  ex- 
pédition qui  devait  le  tenir  longtemps  éloi- 
gné. Lorsque  ces  occasions  se  présentaient, 
le  séjour  de  Germaine  à  Vertbois  aurait  en- 
tièrement cessé  d'être  importun  à  là'^dame 
de  Flavy,  si  celle-ci  n'eût  point  regardé  sa 
lielle  compagne  comme  un  argus  redouta-; - 
ble  ;  car  Germaine  alors,  qui,  loin  de  lui 
envier  ses  plaisirs ,  refusait  de  les  partager, 
rentrait  avec  joie  dans  sa  retraite ,  et  la  châ- 
telaine comptait  d'autant  plus  sur  le  gont  de 
II.  10 


u^a  LES  FLAvir. 

sa  belle-tille  pour  la  solitude  qu'elle  en  con- 
uaissait  le  motif.  Depuis  longtemps,  sans  que 
Germaine  pûl  le  soupçonner,  aucun  des  mou- 
vements de  son  pauvre  cœur  n'avait  échappé 
à  sa  marâtre,  attendu  que  messire  Guillaume, 
dans  un  de  ses  moments  d'abandon  passionné, 
qui  souvent  pour  sa  femme  succédaient  à 
d'outrageantes  violences,  avait  trahi  le  secret 
de  sa  fille.  Sans  être  digne  de  comprendre 
comment  Germaine  avait  pu  pardonner  à 
Regnault  de  Flavy  et  pouvait  l'aimer  encore, 
la  châtelaine  eu  avait  acquis  cent  fois  la 
preuve  ;  cent  fois  elle  avait  observé  ces  émo- 
tions involontaires  et  subites  qui  décèlent  un 
amour  caché,  et  le  sort,  comme  on  le  verra 
plus  tard,  venait  de  la  rendre  maîtresse  de 
déchirer  ce  cœur  qui  depuis  si  longtemps  ne 
connaissait  plus  de  joie. 

Parmi  les  prétendants  à  la  main  de  Ger- 
maine, dont  Germaine  avait  rejeté  la  de- 
mande, se  trouvait  un  ami  de  messin:  Pierre 
Louvain,  ù  qui  la  dame  de  K|avy  avait  promis 


LES  FLAVY.  245 

son  appui.  Un  jour,  dans  une  de  ses  rares 
entrevues  avec  sa  belle-fille,  comme  elle  in- 
tercédait vivement  en  faveur  de  ce  protégé  : 
a  Mon  père  m'a  promis ,  madame  ,  lui  dit 
enfin  Germaine  ,  que  l'on  cesserait  de  me 
tourmenter  par  des  instances  qui  seront  tou- 
jours inutiles,  décidée  comme  je  le  suis  à 
garder  mon  nom. 

—  Je  conçois  que  ce  nom  vous  soit  cher, 
répondit  la  dame  de  Flavy  avec  un  sourire 
ironique  ;  caria  seule  vue  de  Germaine  faisait 
toujours  naître  en  elle  le  dépit  et  l'aigreur; 
mais  votre  père  lui-même  n'en  désire  pas 
moins  vous  voir  faire  un  choix,  et  ne  peut 
vous  avoir  promis  d'approuver  longtemps  une 
résolution  aussi  étrange. 

—  Il  suffit  que  jusqu'à  ce  jour  il  ne  paraisse 
point  la  blâmer. 

—  Et  lors  même  qu'il  la  blâmerait .  répliqua 
la  châtelaine  avec  humeur,  croyez-vous  qu'il 
ose  vous  le  dire?  Ne  sait-on  pas  bien  qu'il  a 
peur  de  vous  ? 


244  l^ES  FLAVY. 

—  Peur!  dil  Germaine,  qui  ne  put  retenir 
un  sourire,  je  ne  crois  pas  que  ce  sentiment 
ait  jamais  été  connu  de  mon  père. 

—  Et  pourtant  il  nous  le  fait  connaître  à 
tous,  »  murmura  la  dame  de  Flavy  en  poussant 
un  profond  soupir. 

Aucune  peine  ne  pouvait  se  dévoiler  à  Ger- 
maine sans  émouvoir  sa  compassion  ;  elle 
attacha  sur  sa  belle-mère  un  regard  affectueux 
et  doux,  et,  répondant  sans  détour  à  la  pensée 
que  venaient  d'exprimer  ce  peu  de  paroles  : 
«  11  est  malheureusement  trop  vrai ,  dit-elle  , 
que  mon  père  a  contracté  dans  les  camps  et 
sur  les  champs  de  bataille  une  rudesse  de 
caractère  dont  souffrent  parfois  les  êtres 
qu'il  chérit  le  plus;  mais  j'espérais,  j'espère 
encore  dans  l'amour  que  vous  lui  inspirez. 
Pour  vous  plaire,  il  parviendra  sans  doute 
à  se  vaincre.  La  femme  qu'on  aime  peut 
tout. 

—  Moi  !  s'écria  la  dame  de  Flavy  avec  ai- 
greur ;  et  que  puis-je?  Lorsque  tout  tremble 


LES    l'LAVY.  2/|5 

ici  ,  c'est  à  moi  de  trembler  la  première.  Vous 
seule  jouissez  de  l'heureux  privilège  d'être 
toujours  bien  traitée  par  lui ,  vous  seule  ne  le 
craignez  pas. 

—  Pourquoi  le  craindrais-je  ?  répondit  Ger- 
maine d'un  air  qui  n'exprimait  que  son  en- 
tière indifférence  sur  elle-même  ,  mais  que  , 
dans  l'inquiétude  qui  la  tourmentait,  la  châ- 
telaine prit  pour  une  accusation  détournée. 

—  Si  voiVs  êtes  irréprochable,  dit-elle  en 
rougissant,  j  imagine  l'être  tout  autant  que 
vous  et  me  conduire  de  manière  à  ne  point 
l'irriter  davantage.  Mais  il  ne  suffit  pas  de  n'a- 
voir aucun  tort  pour  se  voir  à  l'abri  de  ses 
emportements.  » 

Germaine  savait  trop  bien  quel  homme 
était  son  père  pour  qu'elle  pût  contredire  la 
dame  de  Flavy.  Elle  se  contenta  de  ne  point 
répondre  ,  et  son  silence  alarma  de  plus  en 
plus  la  châtelaine  ,  qui  reprit  aussitôt,  s'ef- 
iorçant  de  cacher  son  trouble  :  «  11  se  peut 
que  l'on  me  desserve  près  de  lui ,  que  l'on  se 


2  \6  LES  FLAVY. 

plaise  à  exciter  sa  jalousie  par  de  faux  rap- 
ports. 

—  Qui  pourrait  avoir  intérêt  à  commettre 
(ie  telles  indignités?  interrompit  Germaine, 
bien  éloignée  de  croire  que  ce  reproche  pût 
la  concerner, 

—  Puis-je  en  douter  ,  continua  la  dame  de 
Flavy ,  quand  je  compare  maintenant  messire 
Guillaume  à  ce  qu'il  était  pour  moi  dans  les 
premiers  temps  de  notre  union  ,*  quand  per- 
sonne ne  prenait  le  soin  de  nous  désunir?  Il 
m'aimait  alors. 

—  I!  vous  aime  encore  ,  dit  Germaine  ;  vous 
le  voyez  sans  cesse  occupé  du  soin  de  vous 
rendre  heureuse  ;  tous  vos  KOÛts  deviennent 
les  siens,  et  c'est  pour  vous  plaire  qu'il  a  fait 
de  notre  paisible  manoir  un  lieu  de  fêtes  et 
de  plaisirs. 

—  Comment  supporterais -je  autrement 
l'ennui  du  plus  triste  séjour  que  je  connaisse  ? 
reprit  la  belle  châtelaine  d'un  air  de  dédain. 
Il  sait  combien  je  me  déplais  ici ,  et  quand  je 


LES  FLAVY.  2,47 

le  supplie  d'aller  habiter  un  de  ses  châteaux , 
un  des  miens,  il  me  parle  de  votre  amour  pour 
Vertbois,  et  me  dit  qu'il  faut  vivre  où  vous 
désirez  être. 

—  Quoi  qu'il  puisse  m'en  coûter,  dit  Ger- 
maine, mon  père  sait  que  je  suis  prête  à  le 
suivre  partout;  mais  je  ne  puis  cacher  com- 
bien il  me  serait  doux  de  mourir  près  des 
tombes  de  ma  famille ,  près  de  mes  bons 
habitants  de  Compiègne. 

—  Vous  pouvez  en  effet  les  appeler  vôtres , 
dit  la  dame  de  Fiavy  avec  aigreur  ;  car  vous 
êtes  restée  pour  eux  ce  que  vous  étiez  avant 
mon  mariage,  leur  dame,  leur  châtelaine, 
si  bien  que  l'on  semble  ignorer  à  Vertbois  que 
messire  Guillaume  a  pris  une  femme,  »  El  le 
ton  du  dépit  le  plus  amer  laissait  percer  la 
haine  qui  dictait  ces  mots. 

a  Je  ne  crains  point,  répondit  Germaine, 
que  l'on  puisse  jamais  m'accuser  d'avoir  man- 
qué de  respect  pour  l'épouse  de  mon  nère. 
Quant  aux  pauvres  gens  dont  je  parle  ,  je  suis 


248  LES  FLAVY. 

née  ,  j'ai  passé  mon  enfance  au  milieu  d'eux  ; 
nous  avons  souffert  ensemble  tous  les  maux 
de  la  guerre  ;  il  est  bien  naturel  que,  dans 
leurs  besoins,  ils  s'adressent  plutôt  à  la  fille 
de  messire  Guillaume  qu'à  la  vicomtesse 
d'Arsy  ,  qui  leur  a  été  longtemps  étrangère. 

—  Et  la  vicomtesse  d'Arsy  se  soucie  fort  peu 
de  leur  amour. 

—  Il  est  le  seul  bien  qui  me  reste,  reprit 
tristement  Germaine,  tandis  que  vous,  ma- 
dame, jeune,  belle  et  joyeuse,  vous  recher- 
chez et  vous  possédez  d'autres  jouissances 
que  je  ne  vous  envierai  jamais.  » 

La  dame  de  Flavy  crut  si  bien  voir  dans  ces 
innocentes  paroles  un  reproche  de  sa  con- 
duite que,  jetant  sur  sa  belle-fille  un  regard 
furieux  :  «Voilà,  dit-elle,  voilà  ce  que  vous 
vous  efforcez  de  faire  croire  à  votre  père! 
Vous  me  représentez  à  lui  comme  une  femme 
mondaine  et  dissipée,  indigne  d'une  confiance 
que  vous  voulez  posséder  tout  entière!» 

La  surprise  de  Germaine  fut  si  grande  que 


LES  FLAVY.  2^C) 

d'abord  elle  regarda  fixement  sa  belle-mère; 
puis,  détournant  la  tête  :  «Je  plains  celle  , 
dit-elle  avec  calme,  à  qui  pareille  idée  peut 
venir. 

—  Et  qui  voulez-vous  que  j'accuse?  s'écria 
la  châtelaine  avec  une  violence  dont  jamais 
encore  Germaine  n'avait  été  témoin  ;  qui 
voulez-vous  que  j'accuse  de  toutes  mes  pei- 
nes, si  ce  n'est  la  femme  qui  garde  ici  la  place 
que  je  devrais  occuper,  dont  mon  arrivée  a 
causé  le  dépit,  la  rage?  Quelle  autre  que  vous 
aurait  intérêt  à  me  perdre?  quelle  autre  en 
aurait  les  moyens?  Répondez,  répondez. 

—  Que  voulez -vous  que  je  réponde?  dit 
Germaine.  J'imagine  que  les  chagrins  dont 
vous  parlez  troublent  un  moment  votre  es- 
prit; vos  insultes  alors  ne  peuvent  exciter  que 
ma  pitié.  » 

Outrée  de  ce  dernier  mot,  la  dame  deFlavy 
devint  pourpre,  et  un  sentiment  de  haine  in- 
fernal la  portant  à  se  venger  aussitôt  :  «Gar- 
dez votre  pitié,  dit-olle    emportée  j)ar  sa  fu- 


aSo  LES  FLAVT. 

renr;  gardez  votre  pitié  pour  vous-même! 
Moi ,  je  n'ai  jamais  aimé  le  mari  d'une  autre 
femme,  je  n'ai  jamais  soupiré  pour  un  mort. 

—  Pour  un  mort!  s'écria  Germaine  dont 
le  cœur  cessa  de  battre. 

—  Ignorez-vous  que  votre  père  a  tué  son 
neveu  dans  les  plaines  de  la  Brie  ?  » 

A  ces  mots,  Germaine  demeura  comme  pri- 
vée de  mouvement.  Un  léger  tremblement  de 
seslèvres, devenues  plus  blanchesquesarobe, 
indiquait  seul  que  la  vie  ne  l'avait  point  tout- 
à  fait  abandonnée  Son  bourreau  la  regardait 
non-seulement  .  pitié,  mais  avec  une  fé- 
roce satisfaction.  Lorsque  la  noble  fille  se 
leva,  elle  ne  versait  pas  une  larme  ;  ses  mains 
fortement  jointes,  ses  beaux  yeux  élevés  vers 
le  ciel  :  »  Que  Dieu,  dit-elle,  pardonne  à  celui 
qui  a  pu  verser  le  sang  du  fils  de  son  frère, 
du  mari  de  sa  fille  !  Je  ne  lui  pardonnerai 

jamais  !  » 

Ces  paroles  présageaient  pour  l'avenir  de 
s   terribles  scènes  que  la  haine  et  le  ressen- 


LES  FLA.VT.  25  I 

liment  de  la  châtelaine  firent  place  à  la  peur, 
a  Au  nom  de  tons  les  saints  !  s'écria-t-elle 
avec  effroi,  ne  me  nommez  pas  à  votre  père  ! 
Il  m'avait  ordonné  le  silence  ;  il  me  tuera!  » 

Germaine  attacha  sur  la  barbare  créature 
un  regard  de  mépris  :  «Je  ne  lui  parlerai  pas,» 
dit-elle,  et  elle  sortit  aussitôt. 


CHAPITRE  XVI. 


Alors  je  le  plaindrai,  pauvre  âme  ! 
Hélas!  les  larmes  d'une  femme, 
Ces  larmes  ou  tout  est  amer, 
Ces  larmes  ou  toui  est  sublime. 
Viennent  d'un  plus  profond  abinie 
Que  les  gouttes  d'eau  de  la  mer. 
Victor  Higo,  Citants  du  Crépicscule. 


Quelques  heures  après  l'entretien  qu'on 
vient  de  lire,  dame  Marguerite  étant  sortie 
avec  Georgette,  Richard  et  son  ami  se  trou- 
vaient seuls  dans  la  salle  basse.  «Oui,  disait 
le  petit  sorcier,  le  pauvre  jeune  homme  est 
mort.  Je  tiens  la  chose  d'un  écuyer  de  mes- 
sire  riuillaume,  que  ses  blt^ssures  ont  retenu 


LKS  FLAVY.  2.).) 

à  Verlbois,  et  que  j'ai  vu  ce  matin.  Il  a  rtr 
témoin  de  toute  l'affaire,  car  son  cheval  tou- 
chait celui  de  son  maître. 

—  Faut-il  donc  croire  à  une  pareille  hor- 
reur? dit  Richard  que  cette  nouvelle  acca- 
blait comme  s'il  eût  été  l'ami  du  jeune  che- 
valier. 

—  Il  vaudrait  mieux,  je  crois,  reprit  Daniel, 
être  haï  de  Satan  que  de  l'être  de  ce  terrible 
liomme,  qui,  depuis  un  an,  d'après  ce  que  je 
viens  d'apprendre,  court  après  le  fils  de  son 
frère  pour  l'envoyer  dans  l'autre  monde. 

—  Elle  vivait  donc  avec  la  douleur  de  con- 
naître celte  âme  atroce  ?  dit  Richard.  Elle 
tremblait  avec  raison  pour  tout  ce  qui  lui  était 
cher;  oui,  s'il  nous  avait  surpris  dans  la  cha- 
pelle, il  n'aurait  pas  même  épargné  Marie. 

—  Ce  n'est  pourtant  pas  Marie  qu'il  a  nom- 
mée; il  n'a  paru  songer  qu'à  tirer  vengeance 
du  malheur  de  sa  fille.  Je  tiens  de  cet  écuyer 
que,  dès  qu'il  a  reconnu  Regnault  dans  la  mê- 
lée, il  s'est  élancé  sur  le  malheureux  jeune 


254  l'Es  FtAVY- 

homme,  et,  tout  en  le  perçant  de  deux  coups 
d'épée  qui  l'ont  laissé  mort  sur  la  place,  il 
criait  à  tue-tête  :  «  Souviens-toi  de  Germaine, 
traître  ,  souviens-toi  de  Germaine  !  » 

—  De  Germaine  !  s'écria  Richard  en   le- 
vant les  yeux  au  ciel;  il  osait  penser  à  elle 
dans  ce  moment.  Ah  !  tout  est  à  craindre  d'un 
méchant,  jusqu'à  sa  tendresse.  Comment  un 
pareil  monstre  pouvait -il  deviner  où  cette 
âme  atigélique  puisait  des  consolations  à  ses 
peines?  Germaine  en  mourra  peut-être!  Ce 
qui  l'aidaiL  à  supporter  sa  triste  existence , 
c'était  la  pensée  que  Regnault  vivait  heureux 
par  elle  ;  elle  avait  besoin  de  la  féliciité  de 
l'ingrat  pour  se  passer  elle-même  de  toute 
félicité.  Malheureuse,  délaissée  par  tout  ce 
qu'elle  aime,  son   propre  sort  ne  l'intéresse 
plus.  C'était  pour  Regnault,  c'était  pour  Marie 
qu'elle  demandait  au  ciel  du  bonheur!  Que 
deviendra-t-elle,   grand  Dieu!  en  apprenant 
cette  mort? 

—  Elle  l'ignorait  encore  ce  matin.   Avant 


LES  FLAVY.  255 

d'en  être  instruit  moi-même ,  je  l'ai  vue  un 
moment;  elle  m'a  parlé  de  loi,  elle  m'a  parlé 
de  Marie. 

—  C'est  Marie  isurtout,  c'est  Marie  que  je 
voudrais  voir  près  d'elle  dans  un  pareil  mo- 
ment. Mais  le  chemin  d'Arras  nous  est  fermé 
par  la  guerre;  car  si  je  pouvais  l'y  conduire ^ 
si  je  pouvais  mettre  dans  ses  bras  l'enfant  de 
Regnault  de  Flavy,  peut-être  consentirait- 
elle  à  vivre! 

—  Messire  Guillaume  vient  de  passer  huit 
jours  à  Vertbois  et  n'a  point  parlé  ;  mainte- 
nant qu'il  est  absent,  on  peut  croire  qu'elle 
ne  sera  pas  instruite  avant  son  retour,  et  la 
paix  avec  le  duc  de  Bourgogne  doit  être  si- 
gnée dans  peu  de  jours. 

—  Si  mon  bonheur  le  veut  ainsi ,  Daniel , 
nous  pourrons  du  moins  la  soustraire  à  l'hor- 
reur de  vivre  près  du  meurtrier  dont  elle  ne 
pourra  supporter  la  présence.  Alors  Richard, 
le  pauvre  Richard  deviendra  son  appui ,  lui 
tiendra  lieu  de  famille  et  lui  consacrera  son 


2  56  LES  FLA.VY. 

existence.  J'habiterai  les  lieux  qu'elle  habi- 
tera ;  allât-elle  au  bout  du  monde,  un  ami 
l'y  suivra.  Gardons -nous  donc  bien,  tant 
qu'elle  ne  sait  rien  encore,  de  nous  trahir 
par  un  mot,  par  un  regard,  lorsque,  selon  sa 
coutume  ,  elle  va  nous  questionner  sur  les 
derniers  combats  qui  ont  eu  lieu.  Tu  vas 
aller  trouver  cet  écuyer  de  messire  Guillaume 
et  l'engagera  garder  le  secret.... 

—  Il  part  cette  nuit  même  pour  aller  re- 
joindre son  maître. 

—  Tout  nous  sert!...  Mais,  que  dis-je? 
Combien  d'autres  peut-être  en  savent  autant 
que  hii?  combien  d'autres  peuvent  l'instruire? 
Je  crains  tout;  je  crains  l'accomplissement 
de  ma  trisfe  destinée  !  Ah  !  Regnault  de 
Flavy  !  faut-il  donc  que  ta  mort  me  soit  aussi 
fatale  que  ta  vie?  Faut-il  qu'après  l'avoir  vue 
vivre  pour  toi,  je  la  voie  aussi  mourir!  » 

En  parlant  ainsi ,  Richard  parcourait  la 
chambre  d'un  bout  à  l'autre,  dans  une  agita- 
tion indicible  ;  et  Daniel,  que  son  sang  froid 


V 


LES  FLAVY.  267 

et  sa  raison  n'empêchaient  point  de  s'identi- 
fier à  tous  les  mouvements  de  cette  âme 
souffrante,  le  suivait  pas  à  pas,  en  s'efforçant 
de  lui  faire  concevoir  de  meilleures  espé- 
rances. 

«  Non,  non,  dit  enfin  Richard,  en  serrant 
la  main  de  son  ami  ;  je  ne  sais  quelle  voix 
funeste  me  crie  que  ce  jour  va  me  séparer 
d'elle  pour  jamais.  Ah  !  Daniel  !  l'as-tu  vue 
ce  matin  pour  la  dernière  fois? 

—  Quelle  crainte  est  la  tienne?  répondit 
le  petit  sorcier  en  se  récriant;  allons!  ne 
t'abandonne  pas  ainsi  aux  terreurs  de  ton 
imagination ,  ainsi  que  pourrait  le  faire  une 
femme. 

—  Mon  triste  sort  ne  permet  pas  que  je 
m'abuse,  Daniel  ;  en  sacrifiant  son  bonheur  à 
Marie,  elle  n'a  pu  lui  sacrifier  son  amour. 
Regnault  était  resté  l'objet  secret  de  toutes 
ses  pensées.  Depuis  cette  nuit  cruelle  où  j'ai 
été  témoin  de  ses  souffrances,  le  sourire  ne 
s'est  jamais  montré  sur  ses  lèvres  ;  sa  vie  n'a 

H.  17 


206  LES  FLAVY. 

été  que  regrets,  que  douleur.  Mon  Dieu!  si 
elle  ne  résistait  pas  à  ce  dernier  coup  !  si  ce 
noble  cœur  cessait  de  battre  !...  » 

Dans  ce  moment  la  porte  s'ouvrit  et  Ger- 
maine entra  dans  la  chambre.  A  sa  vue  Ri- 
chard fit  un  effort  sur  lui-même  pour  ne  point 
se  précipiter  à  ses  pieds  en  la  suppliant  de 
vivre ,  tant  les  craintes  qu'il  venait  d'expri- 
mer égaraient  son  esprit. 

0  Richard,  dit-elle  avec  un  calme  que  dé- 
mentait l'effrayante  altération  de  son  beau 
visage,  je  viens  à  vous  comme  au  seul  être 
sur  l'amitié  duquel  je  puisse  compter.  Il  faut 
que  je  quitte  Verlbois  ou  que  je  meure;  pou- 
vez-vous  cette  nuit  me  conduire  à  Noyon, 
dans  le  couvent  dont  ma  tante  de  Davenes- 
court  est  abbesse  ?  » 

£^n  parlant  ainsi,  Germaine  attachait  sur 
Richard  des  yeux  dont  l'éclat  annonçait  une 
fièvre  ardente;  une  teinte  pourpre  couvrait 
ses  joues;  sa  parole  était  brève  et  sacca- 
dée.  Les    deux  amis  se  regardèrent,  et  ce 


'V 


LESPLAVT.  269 

regard  disait  :  «Elle  sait  tout.  »  Daniel,  crai- 
gnant que  sa  présence  ne  parût  indiscrète, 
fil  un  mouvement  pour  sortir. 

«  Restez,  restez^  mon  bon  Daniel ,  dit-elle 
d'un  ton  de  confiance  qui  émut  profondé- 
ment le  petit  sorcier;  ce  n'est  pas  vous  qui 
trahirez  jamais  le  secret  de  ma  retraite.  Eh 
bien,  Richard?  ajouta-t-elle  en  prenant  un 
siège. 

—  Je  vous  accompagnerai   partout  où  il 
vous  plaira  de  vous  rendre,  fût-ce  au  bout 
de  l'univers,  lui  répondit  Richard  plus  efirayé 
de   ce  froid  désespoir  qu'il  ne  l'aurait  été 
par  des  larmes.    Mais  qu 'est-il  besoin    que 
vous  quittiez  Compiègne  ?  Mon  modeste  toit 
vous  ofire  un  asile  sûr ,  et  malheur  à  qui 
voudrait  vous  y  poursuivre.  Je  n'aurais  qu'un 
mot  à  dire,  toute  la  ville  vous  défendrait. 
—  Je  ne  veux ,  dit  Germaine  ,  exposer  ni 
vous   ni  personne  à   des   ressentiments  qui 
sont    terribles,  Richard,  que  rien  ne  dés- 
arme, poursuivit -elle  d'une    voix  altérée; 


2Qo  LES  FLAVY. 

c'est  dans  un  monastère   que  je  désire   me 
retirer. 

—  Cette  cruelle  résolution,  dit  Richard 
timidement  et  avec  un  déchirement  de  cœur 
inexprimable,  cette  cruelle  résolution  de 
renoncer  au  monde... 

—  Je  ne  l'ai  point  prise  ,  Richard  ,  inter- 
rompit-elle aussitôt  ;  n'ai-je  pas  une  sœur  en 
deuil,  qui  gémit  seule  loin  de  moi,  sur  une 
terre  étrangère,  qui  appelle  en  vain  son  pro- 
tecteur, qui  m'appelle  peut-être?  Un  jour 
viendra ,  j'espère,  où  je  pourrai  rejoindre  la 
pauvre  Marie  ;  où  je  pourrai  voir  son  fils,  mais 
maintenant  il  faut  partir  ,  et  partir  cette 
nuit  même. 

—  Croyez-vous ,  ma  noble  demoiselle ,  dit 
Daniel  qui  l'observait  attentivement,  croyez- 
vous  pouvoir  faire  la  route  dans  l'état  de 
souffrance  où  vous  me  semblez  être  ? 

—  Ce  n'est  pas  mon  corps  qui  souffre , 
maître  Daniel,  répliqua  Germaine  avec  un 
accent  douloureux  ;  pour  m'éloigner  d'ici , 


LES  FLAVY.  26 1 

les  forces  ne  me  manqueront  pas,  et  si  rotre 
ami  refuse  de  m'accompagner,jepartiraiseule. 

—  0  ciel!  pensez -vous  que  je  ne  veux 
point  vous  suivre?  s'écria  Richard  d'un  ton 
que  les  mots  ne  sauraient  rendre. 

—  Non,  Richard,  non,  répondit -elle  en 
lui  tendant  sa  main  brûlante  ,  je  ne  le  pense 
pas.  Ai-je  dit  que  vous  ne  vouliez  point  me 
suivre  ?  Pourquoi  m'écouter  maintenant  ? 
d'ailleurs,  ajouta-t-elle  en  portant  sa  main 
sur  son  front,  je  ne  sais  ce  qui  se  passe  dans 
ma  tête.  Mais  je  serai  mieux  quand  j'aurai 
quitté  Compiègne,  quand  je  ne  craindrai 
plus  de  revoir  quelqu'un  qui  peut  revenir 
demain ,  aujourd'hui  peut-être  !  »  Et  en  par- 
lant ainsi,  Germaine  pâlissait  et  frémissait 
de  terreur. 

«  Nous  allons  partir,  nous  allons  partir, 
se  hâta  de  répondre  Richard  ;  nous  ne  tarde- 
rons que  le  temps  de  nous  procurer  des  che- 
vaux ;  car  il  est  impossible  que  vous  fassiez 
le  chemin  autrement.  » 


363  '         LES  FLAVY. 

Alors  il  lui  suffit  de  porter  sur  Dauiel  un 
regard  qui  semblait  implorer  du  secours 
pour  que  Daniel,  se  levant  aussitôt,  offrît 
de  leur  amener,  avant  une  heure,  deux  excel- 
lentes montures  qui  lui  seraient  confiées 
sans  qu'il  eût  besoin  d'entrer  dans  aucun 
détail,  a  Je  vous  accompagnerai,  ajouta-t*il, 
si  vous  ne  le  trouvez  pas  mauvais.  A.  Noyon 
je  puis  être  utile  à  Richard,  qui  ne  connaît 
personne  dans  cette  ville  ;  la  nuit  d'ailleurs  , 
sur  une  route,  trois  voyageurs  valent  mieux 
que  deux. 

—  Et  partout  deux  amis  valent  mieux 
qu'un,  »  dit  Germaine  d'une  voix  très  faible, 
mais  non  sans  attacher  sur  Richard  et  suf 
lui  des  regards  reconnaissants. 

Daniel  sortit  aussitôt  pour  exécuter  sa 
promesse.  Tout  en  courant  la  ville,  il  pre- 
nait tristement  congé  des  rues,  des  maisons 
de  Compiègne ,  où  depuis  si  longtemps  il  se 
voyait  bien  accueilli.  «Peut-être  ne  reverrai-je 
jamais  rien  de  tout  cela,  se  disait-il;  voilà 


LES  FIAVY.  «  263 

mon  sort  lié  maintenant  à  celui  de  deux 
êtres  à  tête  exaltée  dont  les  rêves  peuvent 
me  mener  loin.  Après  tout,  que  m'importe 
d'habiter  Noyon,  Arras,  ou  toute  autre  ville, 
pourvu  que  je  ne  me  sépare  point  de  Richard? 
A  défaut  de  sa  raison  le  pauvre  garçon  aura 
la  mienne;  mais  c'est  une  épouvantable 
chose   que  l'amour.  » 

Richard  était  resté  seul  avec  Germaine  ;  il 
venait  de  s'asseoir  près  d'elle  en  silence ,  at- 
tendant qu'elle  sortîtde  la  douloureuse  rêverie 
dans  laquelle  elle  semblait  tombée.  Comme 
elle  tenait  ses  grands  yeux  baissés ,  il  lui  était 
permis  de  fixer  les  siens  sur  ce  charmant  vi- 
sage, domt  l'empreinte  des  plus  vives  souf- 
frances d'esprit  et  de  corps  n'altérait  ni  la 
douceur  ni  le  charme.  Tout  pénible  qu'était 
ce  triste  tôte-à-lête ,  l'idée  que  Germaine  se 
réfugiait  chez  lui,  qu'elle  lui  confiait  le  soin 
de  veiller  sur  sa  destinée  et  qu'il  ne  la  quit- 
terait plus,  venait  mêler  quelque  joie  aux 
émotions  déchirantes  qu'il  éprouvait  lorsqu'il 


264  ^^^  FLAVY. 

la  voyait  tressaillir  sur  son  siège ,  tourmentée 
par  l'horrible  image  qui  la  poursuivait. 

Dans  le  désir  de  la  soustraire  à  l'angoisse 
de  penser ,  Richard  parla  de  Daniel ,  qui  sans 
doute,  dit-il,  serait  exact  et  les  attendrait 
dans  une  heure. 

«  Dans  une  heure  ,  dit  enfin  Germaine , 
dans  une  heure  j'aurai  donc  quitté  Compiè- 
gne  pour  toujours  ! 

—  Pour  toujours  !  s'écria  Richard  ;  ah  !  ne 
parlez  pas  ainsi,  ne  nous  menacez  pas  d'un 
pareil  malheur  !  Pourriez-vous  abandonner 
une  ville  où  le  respect,  l'amour,  les  béné- 
dictions accompagnent  vospas  ?  Vous  y  revien- 
drez, vous  y  reviendrez  avec  votre  sœur  bien- 
aimée. 

—  La  pauvre  Marie  !  dit  lentement  Ger- 
maine ,  dont  le  regard  fixe  peignait  une  sorte 
d'égarement.  Croyez-vous  qu'elle  vive  encore, 
Marie  ?  croyez-vous  qu'elle  n'a  point  suivi  Re- 
gnault? 

— Elle  est  mère,  répondit  Richard,  espérant 


LES  FLàVY.  265 

faire  naître  une  pensée  consolatrice  ;  elle  vou- 
dra conserver  ses  jours  pour  son  fils ,  pour 
l'image  vivante  de  celui  qu  elle  a  tant  aimé. 

—  C'est  aussi  pour  cet  enfant  que  je  veux 
vivre  ,  s'écria  Germaine ,  pour  sa  malheureuse 
mère  ,  cette  pauvre  Marie  que  nous  avons  vue 
si  joyeuse  ,  qui  devait  se  promettre  tant  de 
beaux  jours,  et  qui  pleure  sur  une  tombe! 
Mais  pour  vivre,  Richard  ,  il  ne  faut  pas  revoir 
cette  femme  cruelle  dont  j'entends  toujours 
la  voix,  il  ne  faut  pas  revoir  celui!...  »  Elle 
n'acheva  pas ,  et  la  pâleur  de  la  mort  couvrit 
ses  joues. 

«  Vous  ne  les  verrez  plus ,  dit  Richard ,  et 
bientôt  vous  serez  réunie  à  tout  ce  que  vous 
aimez.  On  recevra  d'un  moment  à  l'autre  la 
nouvelle  que  la  paix  est  signée  avec  Philippe  ; 
il  vous  sera  permis  alors  de  vous  rendre  à 
Arras.  Daniel  et  moi,  nous  attendrons  à  Noyon 
l'instant  où  il  nous  deviendra  possible  de  vous 
y  conduire.  Nous  ne  vous  quitterons  plus 
qu'après  vous  avoir  placée  dans  les  bras  de 


^66  LES  FLAVY. 

votre  sœur.  Ah  !  que  ne  puis-je  donner  ma  vie 
pour  adoucir  votre  peine ,  pour  vous  rendre 
la  paix?  » 

Germaine  lui  prit  la  main,  la  pressa  dans  les 
siennes  avec  une  vive  émotion.  «  Jusqu'à  son 
dernier  jour,  dit-elle,  la  pauvre  Germaine 
vous  bénira,  Richard;  elle  appellera  sur  vous 
les  bénédictions  du  ciel,  et  s'il  écoute  la  prière 
des  malheureux...  »  A  ces  mots  des  sanglots 
étouflerent  la  voix  de  l'infortunée ,  et  des  lar- 
mes coulèrent  enfin  de  ses  yeux. 

Richard  tenait  toujours  cette  main  chérie  ; 
trop  heureux  de  voir  succéder  la  douleur  à  la 
froide  angoisse  du  désespoir,  il  contemplait 
cette  femme  adorée ,  qui  peut-être  ne  survi- 
vrait pas  à  la  perte  de  son  rival  ;  mais  dans  ce 
moment  cruel,  le  sentiment  de  la  jalousie 
était  si  loin  de  son  cœur  qu'il  aurait  pu  donner 
de  son  sang  pour  rappeler  ce  rival  à  la  vie. 

«  J'ose  le  pleurer  devant  vous ,  Richard , 
reprit-elle  douloureusement  ;  maintenant  qu'il 
est  là ,  glacé  par  la  mort ,  vous  n'avez  plus  de 


LES  FLAVT.  167 

haine  contre  lui  sans  doute,  et  moi  je    n'ai 
plus  de  secret,  je  n'ai  plus  d'orgueil. 

-^  Ce  secret  n'en  était  pas  un  pour  moi , 
murmura  Richard  à  voix  basse ,  et  ^  tout  en 
gardant  le  silence  ,  je  gémissais  sur  vous. 

—  Vous  gémissiez  sur  moi ,  répondit  Ger- 
maine avec  un  accent  déchirant  ;  et  mainte- 
nant ,  quelle  pitié  dois-je  donc  vous  faire  ?  car 
il  me  semble  qu'alors  je  n'étais  pas  malheu- 
reuse. Il  vivait,  il  pensait  à  moi  comme  à  un 
être  cher  auquel  il  devait  son  bonheur  ;  Marie 
n'avait  plus  rien  à  demander  au  ciel.  Non , 
non ,  je  n'étais  pas  malheureuse  !  Mais  aujour- 
d'hui! aujourd'hui  que  je  le  vois  étendu  sur 
la  terre,  frappé  par  celui  qu'il  m'est  défendu 
de  maudire!.... 

—  Eloignez  ces  horribles  pensées ,  inter- 
rompit Richard  ;  songez  à  cet  enfant  qui  reste, 
qui  vivra  pour  vous  chérir. 

—  Cet  enfant!  ah!  sans  doute  son  père 
expirant  le  léguait  à  mes  soins  et  à  mon  amour, 
m'appelait  près  de  son  fils,  près  de  sa  malheu- 


268  LES  FLAVT. 

reuse  mère ,  qui  n'a  plus  d'appui  dans  ce 
monde  !  Mais  ce  dernier  vœu  de  Regnault,  ce 
vœu  si  cher  ne  sera  point  exaucé  ;  je  ne  re- 
verrai plus  ma  sœur ,  je  ne  verrai  pas  son  en- 
fant. 

—  Qui  pourrait  s'y  opposer  ?  ^ 

—  Je  ne  sais!  les  méchants  m'entourent, 
me  poursuivent  ;  ils  viendront  me  chercher 
ici,  ils  m'arracheront  de  votre  maison. 

—  Leur  plus  cruel  ennemi  ne  leur  en  don- 
nerait pas  le  conseil!  s'écria  Richard,  le  feu 
dans  les  yeux.  Mais  vous  n'aurez  pas  besoin 
du  secours  de  mon  bras  ,  de  celui  de  tous  mes 
amis  pour  vous  protéger  ;  l'heure  approche  où 
nous  allons  joindre  Daniel ,  et  quand  on  s'a- 
percevra au  château  de  votre  absence ,  nous 
serons  déjà  loin  d'ici. 

—  Pourquoi  donc  me  semble-t-il  que  la 
mort  plane  sur  nous,  Richard,  et  que  l'on  va 
nous  séparer  pour  toujours  ?  » 

En  prononçant  ces  mots,  Germaine  jetait 
autour  d'elle  des  regards  effrayés,  et  un  hor- 


ï 

LES   PLAVY.  269 

rîble  frisson  faisait  trembler  ses  membres.  On 
pouvait  attribuer  les  terreurs  de  son  imagina- 
tion à  la  fièvre  qui  la  dévorait  ;  mais  Richard 
lui-même,  tout  en  s'efîbrçant  de  la  rassurer, 
se  sentait  troublé  par  un  pressentiment  dont 
il  ne  pouvait  se  rendre  maître ,  et  le  temps  ne 
s'écoulait  pas  assez  vite  à  son  gré.  Toutefois, 
les  craintes  de  la  noble  fille  auraient  encore 
été  bien  plus  vives  si  elle  eût  pu  savoir  ce  qui 
se  passait  alors  à  Vertbois,  ainsi  qu'on  le  verra 
dans  le  chapitre  suivant. 


CHAPITRE  XVII. 


Hélas  !  arraché  de  la  terre 
Je  vais  d'où  l'on  ne  revient  pas. 
Mes  valons,  ma  propre  demeure 
Et  cet  œil  même  qui  me  pleure, 
Ne  reverrontjjamais  mes  pas. 
Lamartine,  Méditatiom. 


La  dame  de  Flavy,  tourmentée  de  la  crainte 
que  Germaine  ne  lui  tînt  point  parole  et  que 
messire  Guillaume  ne  fût  instruit  de  sa  fa- 
tale indiscrétion  ,  s'était  rendue  deux  fois  dans 
l'appartement  de  sa  belle-fille  pour  la  sup- 
plier de  nouveau  de  lui  garder  le  secret; mais 
vainement  elle  l'avait  cherchée^  dans  ce  lieu 
et  dans  les  endroits  les  plus  reculés  du  châ- 


LES  FLAVT.  ^71 

teau.  Elle  commençait  à  penser  que  Ger- 
maine au  désespoir  pouvait  avoir  mis  fin  à 
ses  jours,  lorsqu'elle  apprit,  ce  qui  l'effraya 
bien  davantage,  que  Marthe  avait  vu  sortir 
sa  jeune  maîtresse ,  qui  avait  pris  le  chemin 
de  Compiègne.  Cette  nouvelle  la  saisit  d'ef- 
froi; non -seulement  elle  renversait  le  plan 
qu'elle  avait  formé  d'user  d'astuce  et  de  tout 
faire  pour  regagner  l'affection  de  sa  belle-fille , 
mais  elle  la  séparait  de  celle  qui  pouvait  à  l'a- 
venir peut-être  ordonner  de  sa  vie.  La  jour- 
née s'écoulait,  et  Germaine  ne  revenant  pas, 
la  dame  de  Flavy  dans  ses  terreurs  eut  re- 
cours à  celui  dont  l'entier  dévouement  lui 
était  assuré.  Elle  raconta  tout  ce  qui  avait  eu 
lieu  le  matin  à  messire  Pierre  Louvain ,  dont 
elle  implora  les  conseils  et  l'appui. 

«Vous  vous  effrayez  à  tort,  lui  dit-il;  je 
désirerais  beaucoup  au  contraire  qu'elle  fût 
partie  pour  ne  plus  revenir  et  que  ceci  nous 
débarrassât  d'elle. 

—  Vous  ne  m'avez  donc  pas  entendue  ?  re- 


272  LES  FLAVY. 

prit  la  châtelaine  avec  impatience  ;  messire 
Guillaume  ne  m'a  parlé  de  la  mort  de  son  ne- 
veu que  sous  le  plus  grand  secret  ;  c'était  sur- 
tout sa  fille  qu'il  ne  voulait  pas  en  instruire , 
et  c'est  à  sa  fille  que  j'ai  tout  révélé. 

—  Mais  elle  vous  a  promis  de  se  taire ,  çt 
je  la  connais  mal  ou  je  gagerais  qu'elle  se 
taira. 

—  Elle  m'a  promis  de  ne  point  parler  à 
son  père,  répondit  la  dame  de  Flavy;  il  se 
peut  même  qu'elle  soit  partie  pour  éviter  de 
le  revoir  ;  mais  si  dans  son  ressentiment  contre 
lui  elle  a  quitté  Vertbois  pour  toujours ,  elle 
l'instruira  tôt  ou  tard  du  motif  de  cette  sé- 
paration. Alors  c'est  moi  que  ce  terrible  hom- 
me accusera  de  lui  avoir  fait  perdre  sa  fille  ; 
sa  fureur  n'aura  point  de  bornes ,  et  ma  mort 
peut  s'ensuivre.  » 

Messire  Pierre  élait  violemment  épris  de  la 
belle  châtelaine  ;  il  frémit.  Mille  morts  lui  pa- 
raissaient trop  peu  pour  messire  Guillaume  , 
dont  il  ne  supportait  la  vue  depuis  longtemps 


LES  FLAVY.  a^S 

qu'avec  horreur;  et  reprenant  la  parole  sans 
hésiter  :  «Pourquoi  donc,  dit-il,  refuser  de 
vous  affranchir  de  ces  craintes?  pourquoi  re- 
fuser de  vous  soustraire  à  des  violences  qui 
me  font  trembler  pour  vous?  Dites  un  mot, 
et  messire  Guillaume  aura  vécu,  et  vous  re- 
couvrez votre  liberté.  Mais  ce  mot,  vous  ne 
m'aimez  pas  assez  pour  le  dire  ! 

—  Ah  !    Pierre  ,    un   crime  !    un   si  grand 
crime  ! 

»r-  A-t-il  jamais  reculé  devant  aucun  ?  Un 
crime  devient  justice  quand  il  en  punit  tant 
d'autres.  Qui  plaindra  ce  tigre,  qui  le  dé- 
fendra ?  Tous  ceux  qui  l'entourent  le  haïs- 
sent autant  que  nous  ;  tous  brûlent  de  se 
soustraire  à  son  joug.  Une  fois  assurés  de 
notre  appui,  ses  plus  intimes  serviteurs  sont 
prêts  à  le  frapper:  Olivier-le-Rouge ,  Raoul 
Courtois,  le  bâtard  d'Orbendas  surtout ,  qui 
ne  lui  a  pas  pardonné  de  l'avoir  traité  de 
lâche  devant  dix  chevaliers,   et  qui  couche 

habituellement  près  de  lui 

11.  18 


a 74  l'Es  FLAVT. 

- —  Assez,  assez  ,  dit  la  dame  de  Flavy  ea 
pâlissant  ;  je  ne  puis  supporter  l'idée  d'expo- 
ser ainsi  votre  tête  et  la  mienne.  Laissons  à 
la  vieillesse,  à  la  guerre  le  soin  de  nous  en 
délivrer. 

—  A  la  guerre  !  répliqua  messire  Louvain  ; 
et  la  paix  se  signe  dans  huit  jours  à  Arras , 
entre  Charles  et  Philippe  !  » 

La  dame  de  Flavy,  à  qui  ces  mots  enle- 
vaient sa  plus  grande  espérance,  réfléchit 
quelques  instants.  Peut-être  fut -elle  tentée 
de  céder,  mais  la  crainte  des  suites  que  pou- 
vait avoir  un  coup  aussi  hardi  finissant  par 
l'emporter  :  «  iNon,  non,  dit- elle,  ne  parlons 
plus  d'un  projet  que  la  moindre  circonstance 
peut  faire  échouer.  I\e  songeons  qu'à  nous 
garantir  du  danger  présent.  11  faut  que  celte 
Germaine  revienne ,  que  je  fasse  ma  paix 
avec  elle  et  que  je  m'efforce  de  devenir  son 
amie, 

—  Je  vous  ai  conseillé  bien  souvent  d'en 
agir  de  cette  manière ,  répondit  le  chevalier. 


Avec  l'appui  de  (jerinaine ,  vous  n'aviez  plus 
rien  à  craindre  de  son  père. 

—  Par  malheur  je  l'ai  détestée  dès  le  pre- 
mier jour  que  je  l'ai  vue.  » 

Messire  Louvain  sourit;  puis,  baisant  la 
main  de  la  belle  châtelaine  :  «  Ces  petites  ja- 
lousies de  femmes,  répondit-il,  doivent  céder 
à  la  crainte  de  rester  exposée  sans  secoues 
aux  fureurs  du  monstre  qui  ose  meurtrir  ces 
belles  mains.  Cette  Germaine,  si  j'en  crois  ce 
que  l'on  dit  d'elle,  n'est  point  une  fille  ordi- 
naire ;  elle  est  malheureuse  d'ailleurs,  n'a  pas 
un  parent,  pas  un  ami  à  qui  elle  puisse  confier 
ses  peines.  La  mort  de  ce  Regnaujt  de  Flavy 
vous  servait  admirablement.  Il  fallait  plaindre 
ce  jeune  homme,  il  fallait  le  pleurer  avec  elle, 
et  vous. étiez  certaine  d'obtenir  son  affection, 
sa  confiance  ;  mais  où  la  joindre  maintenant? 

—  Elle  ne  peut  s'être  retirée,  répondit  la 
dame  de  Flavy ,  que  chez  un  bourgeois  de 
Compiègne,  qui  lui  est  tout  dévoué  et  qui  se 
nomme  Richard  Paulet.  Si  je  pouvais  envoyer 


276  LES  FLAVY. 

à  ia  ville  une  personne  sûre  et  habile  pour 
m'en  assurer... 

—  J'irai  moi-même ,  interrompit  messire 
Louvain;  je  lui  parlerai  en  votre  nom,  et  je 
ferai  tout  pour  la  ramener.  C'est  à  vous  en- 
suite à  faire  le  reste  ,  à  gagner  son  amitié. 
Songez  que  nous  n'avons  pas  de  temps  à  per- 
dre :  la  nouvelle  de  la  paix  ramènera  ici  mes- 
sire Guillaume;  alors  je  ne  vivrai  pas  si  je 
vous  laisse  seule  avec  lui. 

—  S'il  ne  trouvait  pas  sa  fille  ici,  ce  serait 
fait  de  moi!  dit  la  dame  de  Flavy  en  frisson- 
nant. 

—  11  vaudrait  mieux,  dans  ce  cas,  ne  point 
l'attendre  et  vous  réfugier,  dès  demain,  dans 
mon  château  de  Roche-Brune. 

—  Roche -Brune  ne  tiendrait  pas  deux 
jours  contre  lui ,  reprit-elle  ,  et  croyez-vous 
qu'il  ne  viendrait  pas  aussitôt  m'y  chercher? 
J'irais  au  bout  du  monde  qu'il  m'y  poursui- 
vrait. Malheureuse  !  s'écria-t-elle  tout  en  lar- 
mes, quel  fatal  mouvement  de   colère  m'a 


LES  FIAVY.  277 

portée  à  trahir  ce  secret,  quand  j'avais  pro- 
mis de  me  taire  ! 

—  Le  mal  est  fait,  dit  messire  Louvain ,  ne 
songeons  plus  qu'à  le  réparer.  Je  vais  parlir  à 
l'instant  même,  et  si  elle  est  encore  à  Coni- 
piègne,  il  faut  qu'elle  revienne,  morte  ou 
vive. 

—  Tout  mon  espoir  est  en  vous!  répondit 
la  belle  châtelaine,  en  attachant  sur  lui  ses 
yeux  mouillés  de  pleurs.  « 

Le  chevalier  imprima  ses  lèvres  sur  la  main 
qu'elle  lui  tendait.  «Ah!  dit-il,  pourquoi 
vous  êtes-vous  laissé  séduire  par  ces  grands 
biens  dont  vous  ne  jouissez  pas  ! 

—  Pourquoi  vous  ai -je  connu  trop  lard! 
dit  la  dame  de  Flavy.  » 

Messire  Pierre,  que  son  amour  aveuglait 
au  point  de  lui  faire  voir  dans  sa  belle  amie 
la  plus  intéressante  victime  ,  poussa  un  long 
soupir  et  sortit. 

Ayant  fait  aussitôt  seller  un  cheval,  il  se 
mit  en  route  pour  la  ville ,  avec  l'espoir  de 


l'jS  LES  FLAtY. 

parvenir  à  toucher  le  cœur  de  la  iioble  fille 
qu'il  allait  trouver.  Quoiqu'il  eût  vu  Ger- 
maine rarement  et  qu'elle  le  connût  à  peine, 
la  voix  publique  ne  lui  laissait  point  ignorer 
qu'il  avait  à  faire  à  l'une  de  ces  âmes  géné- 
reuses qu'il  est  aisé  d'attendrir,  et  messire 
Pierre  espérait  tout  de  son  éloquence. 

Arrivé  devant  la  maison  du  jeune  bour- 
geois, la  servante  qui  lui  ouvrit  la  porte  lui 
apprit  que  Germaine  et  Richard  venaient  de 
la  quitter  à  l'instant,  et,  sur  les  questions  de 
messire  Louvain,  cette  fille,  à  qui  l'on  n'avait 
point  dit  de  se  taire ,  lui  indiqua  le  chemin 
de  la  porte  de  l'Oise  comme  celui  qu'ils 
avaient  pris.  Le  chevalier  n'hésita  pas  à  les 
suivre,  et  bientôt  de  nouvelles  informations 
l'engagèrent  à  sortir  de  la  ville.  La  nuit  com- 
mençait à  tomber;  mais  à  peine  arrivait- il 
sur  le  pont  de  l'Oise  qu'à  la  faible  lumière  du 
crépuscule  il  distingua  devant  lui  une  femme 
couverte  d'un  long  voile  blanc,  qui  marchait 
d'un  pas  rapide ,  appuyée  sur  le  bras  d'uo 


LES  FLAVY.  2^9 

jeune  homme.  Un  moment  lui  suffit  pour  les 
atteindre,  et,  sautant  à  bas  de  son  cheval,  il 
l'attacha  au  montoir,  s'approcha  de  Germaine, 
se  plaça  devant  elle,  et,  la  saluant  respec- 
tueusement :  «La  dame  de  Flavy  m'envoie, 
ma  noble  demoiselle,  lui  dit-il,  vous  supplier 
de  revenir  à  Vertbois,  où  votre  départ  a  jeté 
l'alarme  et  le  désespoir. 

—  Jamais ,  répondit  Germaine  ,  qui  fit 
quelques  pas  en  avant.  »  Mais  mes.'^ire  Lou- 
vain  continuant  à  lui  barrer  le  passage  :  «  Au- 
cun motif  grave  ne  peut  expliquer  une  pa- 
reille résolution,  reprit-il,  et  si  vous  consen- 
tez à  m'écouter  un  instant.... 

—  Vous  avez  entendu  la  réponse  à  votre 
message_,  interrompit  Richard  avec  fermeté; 
je  pense  que  cette  dame  a  le  droit  d'aller  où 
bon  lui  semble  sans  que  vous  osiez  y  mettre 
obstacle. 

—  J'ignore  quel  est  celui  qui  s'enhardit 
jusqu'à  parler  de  ce  ton  à  un  chevalier!  ré- 
pliqua fièrement  messire  Louvain. 


aSo  LES^FLAVT. 

—  Un  ami  sous  la  protection  duquel  je  me 
suis  mise  volontairement,  dit  Germaine. 

—  Vos  amis  et  vos  protecteurs  naturels  , 
ma  noble  dame ,  ne  sont-ils  pas  dans  le  châ- 
teau de  vos  pères  ?  reprit  messire  Louvain 
d'un  air  doux  et  persuasif,  ou  ne  voulez-vous 
point  croire  au  désir  sincère  que  la  dame  de 
Flavy  a  de  se  réconcilier  avec  vous? 

«  Tant  de  discours  sont  inutiles,  seigneur 
chevalier,  repartit  Richard,  qui  sentait  trem- 
bler le  bras  de  Germaine  sous  le  sien.  Ma- 
dame vous  a  signifié  ses  intentions  ;  reprenez 
votre  chemin  et  laissez-nous  continuer  le 
nôtre. 

—  Pas  sur  votre  ordre  au  moins,  répondit 
messire  Louvain  avec  colère.  Puis,  se  retour- 
nant vers  Germaine  ;  je  vous  supplie,  dit-il, 
de  m'écouter  un  moment  ,  sans  que  cet 
homme  continue  à  troubler  notre  entretien. 

—  Cet  homme  vous  ferait  repentir  de 
votre  audace  s'il  était  seul  avec  vous  ,  dit 
Richard  dont  le  courroux  s'allumait. 


LES  FLAVT.  "iSl 

—  Je  VOUS  prie,  messire  Louvain,  de  me 
laisser  en  paix,  dit  Germaine  ,  surmontant  la 
terreur  que  lui  causait  cette  fatale  rencontre, 
ni  vous,  ni  celle  qui  vous  envoie  n'avez  le 
droit  de  me  retenir. 

—  Ne  me  refusez  pas  du  moins  un  instant 
d'entretien,  reprit  messire  Pierre ,  bien  dé- 
cidé à  ne  point  la  laisser  partir;  je  suis  un 
messager  de  paix,  et  quand  vous  saurez... 

—  Je  sais  tout,  je  sais  tout,  dit  Germaine, 
en  se  pressant  avec  effroi  contre  Richard.  » 

Mais  le  chevalier ,  qui  insistait  pour  être 
écouté,  ayant  fait  alors  le  mouvement  de 
prendre  sa  main  et  de  la  séparer  de  son  com- 
pagnon :  «  Ne  la  touchez  pas  !  ne  la  touchez 
pas!  s'écria  Richard  du  ton  de  la  menace. 

«  Insolent  !  dit  messire  Louvain  à  demi- 
voix,  en  repoussant  l'importun.  » 

Ce  mot  était  à  peine  prononcé  ,  que  Ri- 
chard, d'un  coup  de  poing  donné  dans  l'es- 
tomac, envoya  messire  Pierre  tomber  à  quel- 
ques pas  de  distance. 


28a  LES  FLAVY. 

«  Misérable  !  s'écria  le  chevalier,  malheur 
à  toi  !  » 

Tandis  qu'il  se  relevait  et  s'armait  de  son 
glaive,  Richard,  quittant  aussitôt  le  bras  de 
Germaine  :  «  Fuyez  !  fuyez  !  dit  il  !  rentrez 
dans  la  ville!  je  vous  suis!»  Et  l'éloignant 
d'une  main,  il  tirait  son  épée  de  l'autre.  Mais 
Germaine,  bien  loin  de  fuir,  s'attachait  à  lui, 
et  repoussait  de  son  faible  bras  messire  Lou- 
vain,  qui  revenait  vers  eux  hors  de  lui-même. 
et  Richard  !  messire  Louvain  !  criait-elle  éper- 
due, ayez  pitié  de  moi!  Au  secours!  au  se- 
cours !  Ne  viendra-t-il  pas  de  secours  !  » 

Richard,  plus  occupé  d'elle  que  de  repous- 
ser les  coups  dont  le  chevalier  voulait  le 
frapper  sans  atteindre  Germaine,  n'en  pa- 
rait pas  moins  les  attaques  avec  une  habileté 
qui  déconcertait  la  fureur  de  son  adversaire. 
Tout  en  suppliant  sa  malheureuse  compagne 
de  s'échapper,  il  ne  perdait  pas  de  vue  le  fer 
dont  jusqu'alors  messire  Louvain  n'avait  pu 
que  le  menacer,  lorsqu'aux  accents  de  Ger- 


LES  FLAVT.  a 83 

maine  il  jeta  sur  elle  un  regard  rapide.  Mes- 
sire  Pierre  saisit  cet  instant,  s'élance  et  lui 
traverse  le  cœur  d'un  coup  terrible. 

c  Germaine  !  »  s'écria  Richard  en  tom- 
bant. Et  ce  mot  fut  le  seul  que  la  mort  lui 
laissa  prononcer.  A  cette  vue  ,  Germaine  , 
qui  venait  de  se  précipiter  entre  eux,  poussa 
un  cri  perçant  et  perdit  connaissance. 

Tout  ce  qu'on  vient  de  lire  s'était  passé 
comme  on  l'imagine  avec  la  rapidité  de  l'é- 
clair. Messire  Louvain ,  sans  s'arrêter  au 
soin  de  rappeler  à  la  vie  la  malheureuse  fille 
de  messire  Guillaume,  ne  perdit  pas  un  in- 
stant pour  la  plact^r  avec  lui  sur  son  cheval, 
et,  chargé  de  ce  triste  fardeau,  il  se  hâta  de 
regagner  Vertbois  sans  rentrer  dans  la  ville. 


CHAPITRE  XVIII. 


Hélas  !  à  des  lois  infinies 
L'univers  marche  résigné  ; 
Il  est  d'étranges  harmonies, 
Tout  a  son  poste  désigné. 
Au  printemps  des  chants  et  des  fêtes, 
Des  zéphirs  à  la  jeune  fleur, 
Au  sombre  océan  les  tempêtes, 
Au  cœur  de  l'honome  la  douleur. 
ËuiLE  Deschamps. 


Messire  Pierre  venait  à  peine  de  repasser 
le  pont  de  l'Oise  quand  Daniel ,  qui  ame- 
nait les  chevaux,  arriva  sur  le  lieu  de  cette 
triste  scène.  Tout  pressé  qu'il  était  de  gagner 
l'endroit  du  rendez -vous,  à  la  vue  d'un 
homme  étendu  sur  la  terre ,  que  lés  rayons 


^        LES  FLAVY.  285 

de  la  lune  éclairaient  d'une  lugubre  lueur , 
il  s'arrêta  en  frissonnant,  descendit  de  che- 
val et  s'approcha.  Que  devint-il,  juste  ciel  ! 
quand  il  reconnut  Richard?  Le  désespoir, 
l'horreur  lui  ravirent  quelques  instants  l'u- 
sage de  ses  sens  et  de  sa  raison  !  «  Mort  !  mort  !  » 
s'écriait-ii  d'une  voix  étouffée  par  le  déses- 
poir, en  jetant  sur  ce  corps  immobile   des 
yeux  égarés.  Mais  un  léger  espoir  le  soute- 
nant encore,  il  appela  cent  fois  l'infortuné 
jeune  homme ,  lui  demandant  un   mol ,  un 
seul  mot ,  s'efforça  d'arrêter  le  sang  qui  cou- 
lait de   sa  blessure;  puis   enGn,    posant  sa 
main  sur  un  cœur   qui   ne  battait  plus,    il 
poussa  des  cris  déchirants  ,  et  tomba  sur  ce 
cadavre  qu'il  tenait  fortement  dans  ses  bras. 
Quelques  paysans  qui  revenaient  du  tra- 
vail le  rappelèrent  à  la  vie;  ils  parvinrent  à  le 
séparer  du  corps  de  Richard  qu'ils  rappor- 
tèrent à  Compiègne.  Daniel  suivit  dans  un 
état  qui  tenait  de  la  démence.    «  Non ,  non  , 
criait-il,  il  n'est  par  mort  !  il  est  impossible 


fi86  LES  FLAVY. 

qu'il  soit  mort  !  »  Mais  alors  si,  malgré  Jes 
efforts  desbraves  gens  qui  portaient  Richard,  il 
parvenait  à  toucher  de  nouveau  ces  membres 
raides  et  glacés,  l'affreuse  vérité  lui  ravissait 
la  parole  et  le  faisait  éclater  en  sanglots. 

Sa  douleur  se  serait  accrue,  si  la  chose  eût 
été  possible  ,    lorsqu'arrivé  dans  cette  salle 
où,  moins  de  deux  heures  auparavant,  Ri- 
chard avait  serré  sa  main  pour  la  dernière 
fois,  il  devint  témoin  de  la  douleur  de  dame 
Marguerite  et  surtout  de  la  douleur  de  Geor- 
gelte.   Le  long  évanouissement  qui  arracha 
la  malheureuse  jeune  fille  à  son  désespoir 
fit  trembler  pour  ses  jours,  et  Daniel,  qui 
avait  toujours  aimé  celte  pauvre  enfant,  non- 
seulement  joignit  ses  soins  à  ceux  que  l'on 
prenait  pour  la  rendre  à  la  vie,  mais  il  con- 
sentit à  ne  plus  la  quitter.  Sur  la  prière  de 
dame  Marguerite  il  s'établit  dans  la  maison 
de   deuil  où   tout  se  trouvait   en   harmonie 
avec  le  triste  état  de  son  âme.  Il  mêlait  ses 
larmes  à  celles  de  Georgette  ;  sans  cesse  il 


LES  FLAVY.  ^287 

parlait  avec  elle  de  l'être  chéri  que  la  mort 
arracltait  à  leur  tendresse,  a  C'est  avec  toi 
que  je  veux  le  pleurer,  Georgelte,  lui  disait-il, 
tu  l'aimais^  toi,  tu  l'aimais,  ce  bon,  ce  noble 
Richard  !  Ah  I  si  l'enfer  ne  s'en  fût  pas  mêlé 
pour  renverser  toutes  mes  espérances,  tu 
serais  aujourd'hui  sa  femme;  il  vivrait,  il 
vivrait  encore  ! 

—  Je  n'attendais  pas  du  ciel  un  pareil  bon- 
heur ,  répondait  Georgette  en  sanglotant  ; 
je  me  disais  bien  qu'il  était  trop  beau  ,  trop 
savant,  trop  brave  pour  aimer  une  simple 
fille  comme  moi ,  pour  ne  pas  porter  ses 
vœux  plus  haut.  » 

Daniel  poussa  un  gémissement. 
«  Mais  je  le  voyais  tous  les  jours  ;  j'habi- 
tais la  maison  qu'il  habitait  ;  tous  les  soirs 
en  me  quittant  il  me  disait:  A  demain,  Geor- 
gette ;  ce  mot  suffisait  pour  me  consoler 
d'avoir  souvent  passé  la  journée  entière  à 
l'attendre,  et  quand  il  me  répétait  de  sa 
douce  voix  que  j'étais  sa  sœur,  sa  meilleure 


288  LES  FLAVY. 

amie ,  Dieu  sait  que  je  me  contentais  de  ce 
bonheur-là  !  Il  est  donc  vrai  que  je  ne  l'en- 
tendrai plus  cette  voix  !  Il  est  donc  vrai  que 
Richard  est  mort!  >,  s  ecriait-eile  en  fondant 
en  pleurs,  et  Daniel  se  plaisait  à  voir  son 
pauvre  ami  regretté  ainsi. 

Toutefois ,  par  une  sorte  de  respect  reli- 
gieux pour  la  volonté  de  celui  qui  n'était 
plus,  il  s'abstint  d'apprendre  à  !a  jeune  fille 
que  Richard  était  mort  en  accompagnant 
Germaine  de  Flavy ,  et  le  secret  qui  venait 
de  se  renfermer  dans  la  tombe  lui  paraissant 
sacré,  il  n'ajouta  point  cette  douleur  à  la 
douleur  de  la  pauvre  enfant.  Quant  aux 
questions  que  lui  adressait  Georgette  pour 
apprendre  quelle  exécrable  main  avait  frappé 
Richard^  Daniel  ne  pouvait  y  répondre;  car 
il  lui  était  impossible  de  s'expliquer  à  lui- 
même  cet  affreux  événement.  Ignorant  ce 
qu'était  devenue  Germaine ,  cherchant  en 
vain  à  deviner  comment  elle  avait  été  séparée 
de   son  guide ,   ce  mystère    sanglant  restait 


LES  PLAVY.  289 

couvert  pour   lui   d'un  voile    impénétrable. 

La  mort  du  jeune  bourgeois  excita  dans  la 
ville  une  affliction  si  vive  que  le  gouverneur 
donna  des  ordres  pour  en  faire  découvrir 
l'auteur;  mais  à  cette  époque  où  chacun  se 
faisait  justice  soi-même  ,  la  justice  légale  usait 
trop  rarement  du  peu  de  moyens  que  lui 
laissait  le  malheureux  état  de  la  France  pour 
intervenir  avec  succès  dans  une  affaire  de 
ce  genre  et  qii'on  pût  espérer  quelque  chose 
de  ses  recherches,  en  sorte  que  le  meurtrier 
devait  rester  longtemps  inconnu. 

Les  habitants  de  Compiègne  ne  se  conten- 
tèrent point  de  pleurer  Richard;  ils  voulu- 
rent rendre  aux  restes  de  leur  ami ,  de  leur 
brave  défenseur ,  des  honneurs  rarement 
accordés  alors  à  la  bourgeoisie.  Les  notables 
reçurent  l'offrande  des  riches  et  des  pauvres 
pour  élever  à  leur  jeune  collègue  une  tombe 
magnifique,  sur  laquelle  devaient  être  in- 
scrits ces  mots  :  Compiègne  à  Richard  Paulet, 
Toute  la  ville  suivit  le  cercueil,  qui  fut  porté 
a.  19 


390  LES  FL<VVY. 

à  l'église  Saiat-Antoine  ,  où  maître  Joseph 
prononça  une  courte  oraison  funèbre  ,  que 
ses  pleurs  interrompirent  souvent.  «  Son 
bras  a  toujours  défendu  le  faible  et  l'opprimé, 
dit-il  ;  son  cœur  était  ouvert  à  tous  ceux 
qui  soufifraient,  et  sa  fortune  était  celle  de 
tous  les  malheureux.  Dieu  lui  tiendra  compte 
du  bien  qu'il  a  fait  à  ses  semblables  ;  il  n'a 
vécu  que  trente  ans,  mais  sa  noble  vie  assure 
son  bonheur  dans  l'éternité.  » 

Les  assistants  fondaient  en  larmes.  Daniel, 
agenouillé  dans  un  coin  de  l'église,  était  l'ob- 
jet de  la  pitié  de  tous;  néanmoins,  l'affliction 
générale  et  les  honneurs  que  l'on  rendait  à 
celui  qu'il  avait  tant  aimé  adoucissaient  un 
peu  la  douleur  du  pauvre  homme  et  la  ren- 
daient moins  amère. 

L'innocente  cause  de  cette  douleur  ne 
pouvait  point,  hélas!  la  partager.  Germaine, 
rapportée  par  messire  Louvain,  était  rentrée 
dans  Vertbois  sans  avoir  repris  sa  connais- 
sance, et  une  fièvre  violente  ,  un  délire   af- 


LES  FtAVY.  291 

freux  avaient  succédé  à  sou  long  évanouisse- 
ment. Elle  appelait  Richard  d'une  voix  dé- 
chirante, elle  appelait  aussi  Reguault;  raais 
dans  le  désordre  de  ses  idées,  c'était  messire 
Guillaume  qu'elle  accusait  de  les  avoir  tués 
tous  deux,  et  le  bonheur  de  messire  Louvain 
voulait  qu'elle  n'eût  pas  encore  une  fois  pro- 
noncé son  nom. 

En  dépit  de  l'effroi  qu'inspiraient  à  la  châ- 
telaine les  discours  sans  suite  de  la  noble 
fille,  et  de  ses  efforts  pour  qu'ils  ne  fussent 
entendus  que  d'elle  ,  il  lui  devint  bientôt  im- 
possible de  soustraire  Germaine  à  la  vue  des 
serviteurs  du  château.  Dès  que  la  nouvelle 
d'un  danger  imminent  se  fut  répandue ,  l'a- 
mour que  ces  braves  gens  portaient  à  leur 
jeune  maîtresse  les  rendit  sourds  aux  prières 
comme  aux  ordres  de  la  dame  de  Flavy.  Tous 
voulaient  entourer,  tous  voulaient  soigner  la 
bienfaisante  créature  qu'ils  étaient  menacés 
de  perdre.  La  vieille  Marthe,  qui  s'était  éta- 
blie dans  la  chambre  de  la  mourante,  qu'elle 


aga  les  flavy. 

ne  quittait  pas  un  instant,  acceptait  les  se- 
cours des  plus  habiles,  et  ne  refusait  point 
aux  autres  la  triste  consolation  de  voir  une 
dernière  fois  leur  protectrice,  qui  ne  les  re- 
connaissait plus. 

Le  médecin  de  Gorapiègne  que  Marthe 
avait  fait  appeler  aussitôt,  touché  de  la  jeu- 
nesse et  de  la  beauté  de  celle  que  tant  de  re- 
grets allaient  accompagner  dans  la  tombe, 
passait  des  journées  et  des  nuits  entières  à 
Vertbois,  tout  en  déclarant  qu'il  n'espérait 
rien  de  ses  soins  et  que  chaque  heure  pou- 
vait être  la  dernière  heure  de  Germaine.  Ce 
fut  par  lui  que  l'on  apprit  dans  la  ville  le  dan- 
ger qui  menaçait  la  fille  du  sire  de  Flavy  ; 
aussitôt  une  immense  quantité  d'habitants  de 
Compiègne  coururent  aux  portes  du  château, 
et  quoique  l'entrée  leur  fût  refusée,  leur 
foule  se  renouvelait  sans  cesse,  demandant  à 
grands  cris  des"  nouvelles  de  la  malade. 

La  dame  de  Flavy  témoignait  la  même 
anxiété  sur  l'état  de   sa  belle-fille;  dans  le 


LES  FLAVT.  293 

tourment  d'esprit  qui  l'agitait,  il  ne  se  pas- 
sait point  une  heure  sans  qu'elle  envoyât  ou 
qu'elle  allât  elle-même  savoir  aussi  des  nou- 
velles de  la  malade.  Toutefois  un  intérêt  bien 
contraire  à  celui  de  ces  bonnes  gens  la  faisait 
agir,  puisque  son  plus  grand  désir  était  de 
voir  la  mort  se  hâter;  la  mort,  en  satisfai- 
sant sa  haine,  la  délivrait  de  toutes  ses  crain- 
tes ,  et  non-seulemenl  alors  elle  tremblait 
pour  elle,  mais  elle  redoutait  pour  messire 
Louvain  ,  dont  le  manoir  était  voisin  de  Com- 
piègne,  la  vengeance  qui  serait  tirée  du  meur- 
tre de  Richard  si  Germaine  nommait  le  meur- 
trier. Messire  Louvain  lui-même,  témoin  des 
malédictions  dont  on  accablait  sans  le  con- 
naître celui  qui  avait  pu  frapper  le  jeune  no- 
table, n'en  était  pas  à  se  repentir  d'avoir  ra- 
mené à  Verlbois  la  fille  de  messire  Guillau  tne. 
Bien  qu'il  n'eût  pas  l'âme  assez  noire  pour 
.  avoir  songé  d'abord  à  s'assurer  la  paix  en  se 
délivrant  de  Germaine ,  il  n'en  désirait  pas 
moins  vivement  alors ,  que  la  tombe  ensevelît 


294  LES  FLAVY. 

proniplement  le  secret  de  la  belle  châtelaine 
et  le  sien. 

Le  sort  néanmoins  s'obslinait  à  refuser  à 
tous  deux  l'atroce  satisfaction  qu'ils  lui  de- 
mandaient. Depuis  huit  jours  Germaine,  grâce 
à  sa  jeunesse  et  aux  soins  qui  lui  étaient  pro- 
digués ,  luttait  contre  un  état  de  faiblesse 
approchant  de  l'agonie,  dont  l'infortunée  ne 
.sortait  que  pour  retomber  dans  les  accès  d'une 
fièvre  délirante.  Maître  Joseph  était  accouru 
l'un  des  premiers  près  de  ce  lit  de  douleur , 
où  celle  qu'il  avait  vu  naître  vingt  ans  aupa- 
ravant, à  la  joie  d'une  nombreuse  famille, 
allait  rendre  le  derniersoupir,  éloignée  de  tous 
les  siens.  Aux  discours  sanssuite  que  Germaine 
tenait  dans  son  délire  ,  il  ne  douta  pas  que 
l'assassin  de  Richard  ne  fût  connu  d'elle;  mais 
en  vain  aurait-il  cherché  à  tirer  quelque  lu- 
mière des  mots  confus  échappés  à  l'égarement, 
et  que  Germaine  accompagnait  de  cris  et  de 
larmes. 

Emu  de  tendresse  et  de  pitié,  le  bon  prêtre 


LES  FLAVY.  296 

conjurait  l'infortunée  de  reconnaître  son  vieux 
ami ,  la  nommait  des  noms  les  plus  doux ,  lui 
parlait  au  nom  de  la  sœur  qu'elle  appelait  sans 
cesse  dans  son  délire  ;  mais  Germaine  n'en- 
tendait rien ,  ne  voyait  rien  que  les  effrayants 
fantômes  qui  assiégeaient  son  esprit  troublé. 
Elle  jetait  autour  d'elle  des  regards  égarés , 
demandait  du  secours  avec  des  accents  qui 
déchiraient  l'âme,  parlait  de  sang,  de  mort, 
et  se  tordait  les  mains  de  désespoir.  Ne  pou- 
vant réussir  à  la  calmer,  maître  Joseph  se 
jetait  à  genoux  près  d'elle,  implorant  Dieu 
pour  cet  enfant  de  son  cœur ,  et  si  parfois  alors 
la  fièvre  venait  à  céder,  Germaine ,  sans  recon- 
naître la  voix  qui  priait  pour  elle ,  y  répondait 
de  sa  faible  voix  par  des  prières. 


CHAPITKE  XIX. 


Mon  front,"  que  la  pâleur  efface. 
Ne  conserve  plus  que  la  trace 
De  la  foudre  qui  l'a  frappé. 
Lajiàktine,  MédUationt. 


Bien  loin,  comme  on  l'imagine,  de  faire 
instruire  messire  Guillaume  du  danger  de  sa 
fille,  la  dame  de  Flavy  ne  redoutait  rien  tant 
qu'un  message  de  lui ,  et  chaque  heure  qui 
s'écoulait  lui  semblait  une  heure  de  grâce. 

Un  matin  que  ses  tristes  pressentiments  la 
tourmentaient  plus  que  de  coutume,  elle  était 


LES  FLAVY.  297 

seule  dans  sa  chambre.  Cachée  derrière  un 
rideau,  ses  yeux  se  portaient  avec  autant  de 
dépit  que  de  colère  sur  la  foule  qui  se  pres- 
sait autour  des  murs ,  attendant  la  sortie  du 
médecin,  lorsque  messire  Louvain  entra  chez 
elle.  Rappelé  à  Roche-Brune  par  une  affaire 
pressante ,  il  venait  prendre  congé  d'elle , 
promettant  de  reveni^à  Vertbois  le  soir  même. 
«  Quoi  !  s'écria-t-èlle  avec  effroi,  vous  m'a- 
bandonnez dans  un  pareil  moment?  Vous  me 
quittez,  Pierre  !  vous  me  quittez  ! 

—  Pour  quelques  heures  seulement  ;  je 
serai  de  retour  avant  la  nuit. 

—  Mais  pourquoi  partir?  reprit-elle;  pour- 
quoi nous  séparer  lorsque  tant  de  dangers 
nous  menacent  tous  deux? 

—  Que  pouvons-nous  craindre?  répondit 
messire  Louvain;  le  médecin  vient  de  me 
dire  que,  depuis  hier  soir,  elle  était  sans 
pouls,  sans  mouvement,  et  ne  prononçait  plus 

f    une  parole. 

—  Eh  bien!  donc,  attendez;  attendez  du 


298  LES  FLAVT. 

moins  quelques  heures.  Il  se  peut  qu'alors 
nous  soyons  tout-à-fait  tranquilles,  que  je 
puisse  enfin  dire  à  ces  misérables,  dont  la  vue 
me  fatigue  et  m'irrite  tous  les  jours  ,  que 
leur  bien- aimée  châtelaine  n'est  plus  de  ce 
monde.  » 

Tout  en  parlant  ainsi ,  elle  attachait  des 
regards  furieux  sur  les  malheureux  habitants 
de  Vertbois  et  de  Compiègne  qui  remplis- 
saient l'avenue,  lorsqu'elle  aperçut  une  troupe 
de  cavaliers'qui  prenait  le  chemin  du  château. 

«  Pierre  !  s'écria-t-elle  en  pâlissant ,  regar- 
dez !  regardez!  Fasse  le  ciel  que  ce  ne  soit 
pas  mon  mari  lui-même  qui  revient  chez  lui  !  » 

Messire  Louvain  s'approcha  de  la  fenêtre 
et  reconnut  en  effet  le  brillant  cortège  dont 
se  faisait  toujours  accompagner  le  haut  et 
puissant  seigneur  de  Vertbois. 

«  C'est  lui,  dit-il,  non  sans  être  un  peu 
troublé  à  son  tour. 

—  Que  faire!  que  devenir!  s'écria  la  châte- 
laine hors  d'elie-mème. 


LES  FI.A.VT.  399 

—  Il  faut  surtout  garder  sa  tète  et  son 
sang-froid,  dit  le  chevalier  qui  s'était  remis 
aussitôt.  Il  ne  sait  rien,  après  tout,  et  votre 
trouble  seul  pourrait  lui  donner  des  soup- 
çons. 

—  Mais  partez  du  moins  avant  qu'il  vous 
trouve  ici;  partez  par  la  petite  porte  du  pour- 
pris  dont  vous  avez  la  clef. 

— Pourquoi  donc?  répliqua  messire  Pierre; 
ce  serait  vous  perdre  que  d'agir  avec  mystère. 
Le  sire  de  Flavy  n'a-t-il  pas  déjà  plus  d'une 
fois  reçu  ma  visite?  Peut-il  s'étonner  que  je 
vienne  en  bon  voisin  m'informer  de  l'état  de 
sa  fille,  surtout  quand  le  château  de  Vertbois 
renferme  deux  ou  trois  autres  amis?  Je  ne 
veux  partir,  au  contraire,  qu'après  l'avoir  vu  ; 
ma  présence  vous  donnera  du  courage  dans 
ce  premier  moment. 

—  Et  j'en  ai  besoin,  dit  la  dame  de  Flavy, 
dont  tout  le  corps  tremblait  d'une  manière 
effrayante. 


300  LES  FlàVT. 

—  Calmez-vous,  ma  belle,  ma  noble  amie, 
reprit  messire  Louvain  en  couvrant  de  bai- 
ser ses  mains  de  la  châtelaine.  Je  voudrais 
que  vous  fussiez  en  état  d'aller  le  recevoir 
dans  les  cours.  Faites  qu'il  vous  voie  la  pre- 
mière; attendrissez-vous  sur  le  malheur  qui 
l'attend — 

—  Êtes-vous  sûr  qu'elle  ne  parle  plus?  in- 
terrompit la  dame  de  Flavy. 

—  J'en  suis  certain.  Peut-être  n'est-il  plus 
temps  qu'il  assiste  au  dernier  soupir  de  sa 
fille. 

—  Ah  1  s'il  en  était  ainsi  !  dit-elle  en  levant 
les  yeux  au  ciel. 

—  Agissez  dans  cette  croyance.  Abordez 
cet  homme  odieux  sans  témoigner  aucune 
crainte;  flattez  sa  douleur;  quelque  chose 
qu'il  dise  ou  qu'il  fasse  dans  son  désespoir, 
approuvez  tout.  Soumettez-vous  enfin  :  vous 
n'avez  pas  voulu  frapper  le  tigre;  apprenez 
à  feindre  avec  lui.  » 


LESFLAVY.  3oi 

Messire  Louvain ,  tout  épris  qu'il  était  de 
la  belle  châtelaine ,  n'ignorait  point  qu'elle 
était  loin  d'avoir  reçu  en  partage  la  patience 
et  la  douceur;  il  craignait  surtout  pour  elle 
ce  caractère  impérieux,  si  propre  à  exciter 
les  violences  de  messire  Guillaume ,  et  cette 
crainte  dictait  des  conseils  que  la  dame  de 
Flavy  lui  promit  de  suivre. 

L'objet  de  sa  terreur  approchait  ;  elle  s'ef- 
força de  reprendre  du  calme.  Suivie  de  celui 
dont  l'amour  et  le  courage  la  soutenaient  un 
peu,  elle  descendit  dans  la  première  cour,  au 
moment  où  l'on  ouvrait  la  grande  porte  pour 
le  sire  de  Flavy. 

Messire  Guillaume  ,  déjà  instruit  de  son 
malheur  par  les  gens  de  Compiègne  qu'il  ve- 
nait de  voir,  sauta  précipitamment  à  bas  de 
son  cheval,  et^  sans  paraître  même  remar- 
quer sa  femme  qui  s'avançait  vers  lui,  s'écria 
d'une  voix  désespérée  :  «Où est-elle?  où  est- 
elle?  Que  je  voie  ma  fdle  !  »  Un  geste  alors 


3o2  LES  FtAVt. 

ayant  suffi  pour  l'instruire,  il  s'élança  vers  la 
tour  avec  une  rapidité  telle  qu'on  eût  vaine- 
ment essayé  d'accompagner  ses  pas. 

Un  pareil  accueil  était  si  peu  propre  à  ras- 
surer la  châtelaine  que  ,  ses  jambes  ployant 
sous  elle,  elle  fut  obligée  de  s'appuyer  sur  le 
bras  de  messire  Louvain.  Bien  loin  que  celui- 
ci  pût  la  décider  à  suivre  messire  Guillaume, 
elle  exigea  de  lui  qu'il  partît  à  l'instant  même 
pour  Roche-Brune ,  afin  de  ne  point  ajouter 
à  ses  dangers  par  sa  présence.  Le  chevalier, 
au  désespoir  de  l'abandonner  ainsi,  combattit 
vainement  son  eflVoi,  et  fut  enfin  contraint  de 
céder  à  ses  prières,  non  sans  avoir  obtenu  la 
parole  qu'il  recevrait  d'elle  un  message  dans 
la  journée  même. 

Cependant  le  sire  de  Flavy  était  arrivé  près 
de  sa  fille,  et  le  calme  sinistre  qui  régnait 
dans  cette  chambre ,  où  le  jour  paraissait  à 
peine,  l'avait  fait  tressaillir  de  crainte.  Marthe, 
maître  Joseph  et  deux  ou  trois  femmes  en 


LES  FLAVY.  3o3 

touraient  en  silence  le  lit  de  la  mourante, 
dont  on  n'entendait  plus  même  la  pénible^^et 
faible  respiralion.  Il  s'approcha  de  ce  lit  sur 
lequel  Germaine,  les  yeux  fermés,  le  visage 
couvert  d'une  pâleur  livide ,  était  étendue 
sans  mouvement.  «Vit-elle  encore?»  deman- 
da-t-il  en  frémissant.  Un  signe  affîrmatif  du 
bon  prêtre  ayant  allégé  le  poids  affreux  qui 
oppressait  sa  poitrine,  il  prit  la  main  de  sa 
fille,  et  la  serrant  dans  les  siennes  : 

«Reconnais-moi,  Germaine  ,  dit-il  d'une 
voix  altérée  par  la  douleur,  reconnais  ton 
père.  » 

A  ces  mots  Germaine  se  souleva,  retira  sa 
main  avec  force.  «Mon  père!  dit-elle  en  ou- 
vrant ses  grands  yeux  égarés,  mon  père!  tout 
couvert  du  sang  de  Regnault!  du  sang  de  Ri- 
chard !  11  vient  donc  pour  me  faire  enterrer 
avec  eux?  Eh  bien!  me  voilà,  me  voilà!  »  Et 
se  plaçant  comme  dans  un  linceul,  elle  laissa 
retomber  sa  tête. 


3o4  LtS  FLAVY. 

a  Que  dit-elle  ?  mon  Dieu  !  s'écria  le  sire 
de  Flavy. 

—  Dans  le  délire  qui  ne  l'a  point  quittée , 
répondit  maître  Joseph  ,  elle  n'a  cessé  de  par- 
ler de  la  mort  de  son  cousin. 

—  Qui  de  vous  l'en  a  instruite?  dit  messire 
Guillaume,  les  yeux  étincelants  de  colère. 

—  Hélas  !  répliqua  la  vieille  Marthe  en  pleu- 
rant ,  tout  le  monde  ici  l'ignorait  ;  ses  discours 
seuls  m'apprennent  que  je  ne  reverrai  jamais 
celui  que  j'ai  nourri  de  mon  lait! 

—  Misérable  femme!  s'écria  messire  Guil- 
laume se  parlant  à  lui-même  ,  elle  paiera  cher 
son  indiscrétion!»  Puis  se  penchant  de  nou- 
veau vers  sa  fille  :  «  Tu  ne  peux  me  punir  d'a- 
voir voulu  te  venger,  ma  Germaine,  «  reprit-il  > 
et  maître  Joseph  vit  une  larme  sillonner  ce 
farouche  visage  «  Tu  pardonneras  à  ton  père, 
à  ton  père  qui  t'a  toujours  chérie.  » 

Mais  il  semblait  que   l'infortunée  ne  pût 
supporter  le  tourment  d'entendre  la  voix  qu 
lui    parlait.     Se   relevant  avec  véhémence  : 


LES  FLAVY.  3o5 

«  Sortez,  dit-elle,  sortez  tous,  je  souffrirai 
moins  seule  !  ne  laissez'entrer  que  Marie.  Ma- 
rie! tu  viendras,  n'est-il  pas  vrai?  tu  m'amè- 
neras ton  fils?  cela  me  fera  tant  de  bien!  Ap- 
proche ,  approche,  ma  pauvre  sœur;  donne- 
moi  ce  cher  enfant,  que  je  l'embrasse!  Ah! 
comme  je  vais  l'aimer  !  comme  je  veux  qu'il 
m'aime  !  Tu  ne  seras  pas  jalouse ,  Marie  ?  Mais 
non,  reprit-elle  avec  effroi,  cache-le,  ca- 
che- le  ,  ils  le  tueront  !  Sauvez-vous  tous  deux, 
bien  loin!  bien  loin!  »  Et  son  agitation  devint 
telle  que  son  visage,  tout  à  l'heure  si  pâle,  se 
couvrit  d'une  rougeur  ardente ,  et  ses  yeux 
étincelèrent. 

«  Sainte  Vierge  !  dit  Marthe  ,  voilà  la  fièvre 
qui  la  reprend. 

—  Pourquoi  le  médecin  n'est-il  pas  ici? 
cria  messire  Guillaume  avec  colère. 

—  Il  sort  à  l'instant  et  ne  tardera  pas  à  re- 
venir ,  répondit  maître  Joseph. 

—  Il  faut  en  appeler  plusieurs,   ceux  de 
Yerberie  ,  de  Noyon  ,  tous  enfin.  Mort  à  celui 

II.  20 


5o6  LES  PLAVY. 

qui  refuserait  de  venir!  qui  refuserait  de  lui 
porter  secours  !  » 

En  parlant  ainsi  messire  Guillaume  se  rap- 
prochant de  Germaine,  qui  venait  de  tomber 
dans  un  état  convulsif  :  «  Ma  fille  !  s'écria-t-il, 
ne  meurs  pas!  ne  meurs  pas,  Germaine!  »  Et 
ne  pouvant  plus  supporter  ce  cruel  spectacle, 
il  sortit  précipitamment  pour  faire  chercher 
des  médecins. 

Comme  il  traversait  une  galerie  qui  con- 
duisait de  la  tour  à  son  appartement,  le  mal- 
heur voulut  qu'il  renconUât  la  dame  de  Flavy 
que  son  inquiétude  sur  ce  qui  pouvait  se  pas- 
ser chez  Germaine  amenait  sans  cesse  de  ce 
côté.  Il  courut  vers  elle  ,  et  saisissant  le  bras 
de  la  malheureuse  femme  qu'il  serra  de  toute 
la  force  de  son  poignet  :  a  Priez  Dieu  qu'elle 
vive,  lui  dit-il  avec  un  accent  terrible;  si  je 
la  perds  ,  malheur  à  vous  !  »  Et  il  passa. 

La  châtelaine,  sunnon  tant  l'affreuse  douleur 
que  lui  faisait  encore  éprouver  cette  étreinte, 
se  hâta  de  regagner  sa  chambre.  Elle  fit  aus- 


LES  FLAVY.  3o7 

sitôt  venir  une  de  ses  femmes  qui  possédait 
toute  sa  confiance.  «Cours  après  messire  Lou- 
vain,  lui  dit-elle,  cours  jusqu'à  Pioche-Brune 
s'il  le  faut,  et  dis-lui  qu'à  la  nuit  tombante 
je  l'attends  à  la  petite  porte  du  pourpris.  » 


CHAPITRE  XX. 


Ce  n'est  plus  cet  amour  de  myrtes  couronaé  ; 
De  poignards,  de  poisons,  il  marche  environné. 
Thomas. 


La  nuit  était  sombre  et  pluvieuse;  deux 
heures  sonnaient  à  l'horloge  de  Compiègne 
lorsqu'une  fenêtre  basse  du  château  de  Vert- 
bois  s'ouvrit  sans  bruit  pour  donner  passage 
à  trois  personnes  qui,  d'un  pas  rapide,  ga- 
gnèrent la  petite  porte  de  l'enclos.  De  ces 
trois  personnes ,  la  dame  de  Flavy  marchait 
la  première ,  appuyant  son  bras  tremblant 
sur  le  bras  de  messire  Pierre  Louvain  ; 
l'homme  qui  les  suivait  était  le  bâtard  d'Or- 


LES  FLAVY.  SOQ 

bendas  qui ,  la  veîtle  au  soir,  ainsi  qu'il  fai- 
sait toujours  lorsqu'il  accompagnait  son  maî- 
tre ,  avait  placé  son  lit  dans  la  salle  qui 
précédait  la  chambre  à  coucher  du  sire  de 
Flavy.  Arrivés  à  la  petite  porte ,  ils  y  trou- 
vèrent un  serviteur  de  messire  Pierre  et  des 
chevaux.  Sans  perdre  un  instant,  sans  pro- 
noncer une  parole,  tous  trois  montèrent  à 
cheval  avec  la  plus  grande  précipitation  et 
partirent  au  grand  galop. 

Le  lendemain ,  la  matinée  étant  déjà  fort 
avancée ,  et  les  gens  de  messire  Guillaume 
ne  le  voyant  point  paraître  sans  que  personne 
l'eût  vu  sortir,  un  d'eux  se  hasarda  à  monter 
chez  son  maître  ;  mais  à  peine  entré  dans  la 
chambre,  cet  homme  recula  d'horreur  de- 
vant l'afifreux  spectacle  qui  s'offrit  alors  ù  ses 
yeux.  Un  long  ruisseau  de  sang  s'échappait 
du  lit  sur  lequel  le  sire  de  Flavy  était  étendu, 
percé  de  plusieurs  coups  de  poignard,  dont 
un  lui  traversait  le  cœur.  Son  épée,  que  la 
veille  au  soir  on  lui  avait  vu  poser  près  de 


3lO  LBSFLAVY. 

lui ,  se  trouvait  encore  à  la  même  place,  et 
tout  indiquait  que  les  assassins  avaient  fait 
passer  le  brave  du  sommeil  à  la  mort  sans 
lui  laisser  le  temps  de  se  défendre. 

Un  coup  aussi  hardi  n'expliquait  que  trop 
la  fuite  de  la  dame  de  Flavy  et  celle  du  bâ- 
tard d'Orbendas.  Aussi  maître  Joseph ,  à 
défaut  de  parents  ou  d'amis  du  défunt,  se 
chargea-t-il  d'instruire  Charles,  Hector  et 
Raoul  de  Flavy  du  crime  qui  leur  enlevait 
un  frère,  afin  qu'ils  pussent  en  poursuivre 
les  auteurs  ^.  Ce  fut  lui  de  même  qui  se 
chargea  du  soin  de  faire  rendre  les  honneurs 

(1)  Sur  l'ordre  du  roi  et  du  parlement  la  vicomtesse  d'Arsy  fut 
longtemps  retenue  prisonnière.  Toutefois,  d'après  sa  déclaration 
faite  devant  le  roi  et  son  conseil  que  Guillaume  de  Flavy  l'avait 
accablée  de  rudesse  et  de  mauvais  traitements,  elle  obtint  sa  grâce, 
et  toutes  ses  seigneuries  lui  furent  rendues.  Mais  pour  parvenir  à 
cela,  ajoute  Mathieu  de  Coucy,  il  lui  en  coitsla  grande  chevance 
et  beaucoup  d'argent.  Quant  à  messire  Louvain ,  plus  de  quinze 
ans  après,  dans  la  ville  de  Bordeaux ,  il  fut  attaqué  ^  fr-appé  et  mis 
en  grand  péril  de  mort  par  les  serviteurs  de  Charles ,  Hector  et 
Raoul  de  Flavy. 


LE8  FLAVY.  3l  1 

funèbres  au  chef  de  la  noble  famille,  et 
messire  Guillaume  alla  reposer  près  de  la 
malheureuse  mère  de  Marie,  dont  il  avait 
abrégé  les  jours,  et  dont  la  vicomtesse  d'Arsy 
avait  pris  la  place. 

Le  jour  que  la  terre  reçut  le  cadavre  de 
celui  qui  lui  en  avait  envoyé  tant  d'autres, 
aucune  larme  ne  coula  sur  cette  nouvelle 
tombe}  aucune  prière,  si  ce  n'est  celle  de 
maître  Joseph  ^  ne  s'éleva  Vers  Dieu  pour 
obtenir  qu'il  étendît  sa  miséricorde  sur 
l'homme  qui  n'avait  jamais  fait  grâce.  La 
mort  sanglante  du  sire  de  Flavy  parut  à  tous 
une  justice  céleste.  Les  habitants  de  Gom- 
piègne  et  de  Vertbois  se  le  persuadèrent 
d'autant  mieux  que  la  même  nuit  qui  vit 
mourir  messire  Guillaume  vit  renaître  à 
l'existence  celle   pour   qui  le  pauvre  priait. 

Une  heureuse  crise ,  que  le  médecin  n'a- 
vait osé  espérer,  vint  rendre  à  Germaine  la 
vie  et  la  raison.  Elle  reconnut  tous  ceux  qui 
l'entouraient,  tendit  la  main  à  maître  Joseph, 


3  1  2  LES  FLAVY. 

et  d'une  voix  tremblante  qu'on  entendait  à 
peine  : 

«  Richard,  dit-elle,  Richard  est-il  mort  ?  » 
Il  fallut  la  tromper  alors  ;  maître  Joseph  , 
espérant  bien  que  Dieu  lui  pardonnerait  ce 
mensonge,  lui  fit  croire  que  le  jeune  bour- 
geois n'avait  point  succombé  à  sa  blessure, 
mais  qu'il  se  rétablissait  lentement.  Bientôt 
Germaine  voulut  au  moins  voir  Daniel,  voir 
Georgette  ;  elle  priait  sans  cesse  le  bon 
prêtre  d'aller  chercher,  d'amener  près  d'elle 
un  de  ceux  qui  soignaient  Richard,  et  pen- 
dant deux  semaines  qu'elle  passa  dans  un 
état  de  faiblesse  qui  pouvait  faire  craindre 
une  rechute,  maître  Joseph  fut  contraint 
d'employer  mille  ruses  pour  se  dispenser  de 
satisfaire  ses  désirs.  Ignorant  d'ailleurs  que 
messire  Guillaume  fût  revenu  à  Vertbois ,  elle 
ne  prononça  pas  une  fois  le  nom  de  son 
père. 

Dès'qu'elle  eut  repris  assez  de  force  pour 
confier  à  son  vieux  ami  les  souffrances  qui 


LES  FLAVY.  3l3 

l'avaient  conduite  aux  portes  du  tombeau  , 
maître  Joseph  apprit  la  mort  de  Regnault , 
le  nom  du  meurtrier,  et  le  nom  du  meur- 
trier de  Richard.  L'infortunée,  qui  lui  ouvrait 
son  cœur  tout  entier,  ne  lui  cacha  plus  ce 
qu'avait  été  pour  elle  l'époux  qu'elle  avait 
donné  à  sa  sœur  ;  il  sut  quel  bonheur  elle 
s'était  promis  tant  qu'elle  avait  vu  dans  Re- 
gnault son  fiancé  et  quelle  peine  amère 
avait  succédé  à  ces  douces  espérances.  Tan- 
dis que  d'une  voix  déchirante  Germaine  dé- 
roulait aux  regards  du  bon  prêtre  ce  long 
tissu  de  douleur,  il  attachait  des  yeux  hu- 
mides de  larmes  sur  le  pâle  et  beau  visage 
où  se  peignait  une  âme  si  belle,  et  deman- 
dait tout  bas  à  Dieu  le  prix  de  tant  de  vertus 
et  de  tant  d'infortunes. 

Bientôt,  cependant,  il  devint  impossible 
de  cacher  davantage  à  Germaine  qu'elle 
était  orpheline ,  et  que  son  père  avait  suc- 
combé sous  les  coups  d'un  assassin.  Cette 
fin  terrible  de  messire  Guillaume  arracha  le 


3l4  LÉi^AV*. 

pardon  du  cœur  de  sa  flialheurétise  fille  ;  elle 
devait  aussi  sans  doute  attirei"  sur  lui  là  mi- 
séricorde de  Died,  et  Germaine  pria  et  fit  prier 
dans  toutes  les  églises  de  Conipiègne  pour 
1  anie  de  cet  homme  cruel  tjui  l'&'i'Éiit  aimée; 
mais  sa  douleur  fut  loin  d'approcher  de  celle 
qu'elle  éprouva  lorsqu'il  fallut  enfin  lui  ap- 
prendre que  Richard  avait  cessé  de  vivre. 
Quelque  soin  que  prit  maître  Joseph  d'a- 
doucir pour  elle  ce  dernier  coup,  elle  faillit 
y  succomber,  et  l'on  trembla  de  la  voir  re- 
tomber dans  l'affreux  état  dont  elle  était  à 
peine  sortie.  Richard  mort,  mort  en  la  pro- 
tégeant, devenait  un  objet  de  regrets  si  cui- 
sants, si  cruels,  que  chaque  jour  semblait 
accroître  son  désespoir.  Elle  ne  pouvait  le 
nommer,  elle  ne  pouvait  penser  à  lui  sans 
verser  des  larmes  dont  l'amertume  était  dé- 
chirante. «  Ah  !  mon  bon,  mon  pauvre  Ri- 
chard! s'écriait-elle,  pourquoi  ne  suis-je  pas 
morte  moi-même  avant  d'aller  te  chercher 
pour  te  conduire  dans  la  tombe  !  C'est  moi, 


LES  FLAVY.  3 1  5 

c'est  moi  qui  l'ai  tué  !  »  Et  maître  Joseph , 
qui  s'efforçait  en  vain  d'arracher  cette  hor- 
rible persuasion  de  l'esprit  de  Germaine , 
se  disait,  désespéré  lui-même:  «  C'esi  donc 
pour  Richard  qu'elle  mourra!  » 

Un  jour,  après  être  restée  longtemps  plon- 
gée dans  un  morne  silence,  elle  dit  au  bon 
prêtre  :  «  Un  seul  désir  pourrait  encore 
m'être  permis;  mais  mon  malheur  ne  voudra 

pas  qu'il  soit  jamais  exaucé.  Je  voudrais  voir 

Daniel. 

—  Pourquoi ,  ma  chère  enfant?  demanda 
maître  Joseph. 

—  Pour  qu'il  me  pardonne  !  répondit  Ger- 
maine en  fondant  en  pleurs;  il  aimait  tant 
llichard!  Ah!  si  Daniel  consentait  à  me  voir, 
à  me  pardonner,  quel  bien  cela  me  ferait!  » 

Maître  Joseph  lui  offrit  de  faire  quelques 
tentatives  pour  lui  procurer  cette  consolation , 
et  Germaine  ayant  répondu  à  son  offre  par 
un  doux  et  triste  sourire,  il  partit  aussitôt 
pour  Compiègne.    Comme  il    avait  été  plus 


3l6  LES  FIAVY. 

d'une  fois  témoin  du  désespoir  de  Daniel , 
il  tremblait  aussi  que  le  petit  sorcier  ne  con- 
sentît point  à  venir  trouver  l'infortunée  qui 
implorait  sa  présence  et  que  la  démarche  qu'il 
allait  faire,  n'obtenant  pas  de  succès,  n'ajoutât 
encore  à  la  douleur  de  Germaine. 

Cette  crainte  tourmentait  vivement  son 
esprit  lorsqu'il  arriva  devant  la  maison  de  dame 
Marguerite.  Les  fenêtres  qui  donnaient  sur 
la  rue  étaient  fermées  avec  soin,  et  le  plus 
grand  silence  régnait  dans  cette  demeure  que 
le  maître  n'habitait  plus.  Le  vieux  prêtre,  après 
avoir  longtemps  frappé  inutilement  à  la  porte, 
questionna  quelques  gens  du  voisinage,  et  il 
apprit  que  dame  Marguerite ,  dans  l'espoir 
de  distraire  Georgette  d'une  douleur  que  rien 
ne  pouvait  calmer,  avait  quitté  Compiègne 
pour  aller  habiter  Paris.  La  tante  et  la  nièce 
s'étaient  mises  en  route  la  veille,  et  Daniel  n'a- 
vait pas  hésité  à  suivre  celle  qui  pleurait  Ri- 
chard. 
•    Germaine  en  apprenant  ce  départ  poussa 


LES  FLAVY,  3l7 

un  long  soupir,  puis  elle  baissa  tristement  la 
tête ,  et  de  grosses  larmes  tombèrent  sur  ses 
mains  jointes. 

«  J'irai  donc  sur  sa  tombe ,  dit-elle  enfin 
d'une  voix  douloureuse  ;  ne  consentirez-vous 
pas  à  m'y  conduire  ,  mon  père  ,  à  m'y  con- 
duire demain  ?  »  ajouta-t-elle  en  attachant 
sur  le  vieillard  des  regards  suppliants. 

C'est  en  vain  que  maître  Joseph  lui  repré- 
senta qu'elle  n'aurait  point  assez  de  force  pour 
arriver  à  Compiègne,  et  que  le  snectacle 
qu'elle  allait  chercher  ajouterait  à  ses  peines; 
il  la  vit  si  fermement  résolue  à  remplir  ce 
pieux  devoir  sans  retard  qu'il  ne  voulut  lais- 
ser à  aucun  autre  que  lui  le  triste  soin  de  l'ac- 
compagner. 

Le  soleil  était  à  peine  levé  le  jour  suivant 
en  effet  que  Germaine,  appuyée  sur  le  bras 
du  bon  prêtre  ,  suivait  le  chemin  de  la  forêt 
qui  conduisait  à  la  ville.  Ses  jambes  encore 
faibles  et  tremblantes  pouvaient  à  peine  la 
soutenir  ;   néanmoins  elle  fit  toute  la  route 


3l8  LES  PLAVY. 

sans  vouloir  s'arrêter  un  moment ,  et  l'aspect 
d'un  des  plus  beaux  jours  du  printemps  ,  la 
vue  de  ces  vieux  arbres  qui  avaient  abrité 
son  enfance  ,  rien  ne  put  la  distraire  de  la  re- 
ligieuse pensée  qui  occupait  son  âme. 

En  entrant  dans  cette  vaste  église ,  entière- 
ment déserte  alors ,  elle  se  souvint  du  temp$ 
où  chaque  dimanche  Richard  venait  y  prier 
près  d'elle  et  près  de  Marie;  elle  reconnut  la 
place  où  l'infortuné  jeune  homme  s'agenouiU 
lait,  élevant  vers  Dieu  son  cœur  si  noble  et 
si  pur ,  et  ses  yeux  s'arrêtèrent  longtemps  sur 
celte  place  vide. 

Maître  Joseph  la  conduisit  devant  la  tombe 
et  s'éloigna  de  quelques  pas  pour  lui  laisser 
la  liberté  de  se  livrer  à  toute  sa  douleur.  Alors 
Germaine,  tombant  à  genoux  sur  la  pierre, 
joignit  les  mains  avec  un  sentiment  de  res- 
pect et  de  tendresse  que  les  mots  ne  sauraient 
rendre.  «  Richard ,  dit-elle ,  du  haut  du  ciel 
que  ta  belle  âme  habite  sans  doute ,  ne  re- 
pousse pas  ma  prière  !  ae  repousse  pas  la  mal- 


LES  FI^A^VY,  3 19 

heureuse  femme  que  tu  as  longtemps  chérie! 
Pardonne-moi,  Richard!  pardonne-moi  d'a- 
voir causé  ta  mort  !  »  Les  sanglots  les  plus  dou- 
loureux l'empêchèrent  bientôt  de  poursuivre  ; 
mais  elle  n'en  restait  pas  moins  prosternée  de-- 
vant  ces  restesmuets  qu'elle  iraploraitde  cœur, 
dans  une  angoisse  indicible.  Ses  yeux  élevés 
vers  le  ciel  semblaient  y  chercher  les  yeux 
de  celui  qui  n'était  plus  pour  y  lire  son  par- 
don. Bientôt  l'image  du  jeune  milicien  lui  ap- 
parut, telle  qu'elle  était  si  vivement  empreinte 
dans  son  imagination  ;  l'objet  de  ses  larmes  la 
contemplait  comme  au  temps,  déjà  loin, 
hélas!  où,  trop  heureux  de  vivre  près  d'elle, 
de  l'adorer  en  secret ,  il  avait  été  son  soutien, 
son  ami ,  son  frère.  Alors  le  souvenir  de  ces 
regards  d'amour  que  l'infortuné  avait  si  sou- 
vent jetés  sur  elle  lui  devint  présent  au  point 
qu'elle  ne  put  se  représenter  longtemps  le 
noble  et  beau  visage  de  Richard  sans  le  voir 
encore  lui  sourire. 

Cette  heureuse  illusion  parvint  à  porter 


320  LES  FLAVT. 

dans  1  ame  de  Germaine  un  sentiment  conso- 
lateur ;  il  lui  sembla  qu'un  poids  affreux  ces- 
sait de  l'oppresser ,  et  des  larmes  de  regrets, 
de  tendresse  ,  de  reconnaissance  coulèrent 
plus  doucement  de  ses  yeux.  Elle  pria  long- 
temps, et  lorsqu'elle  se  leva  pour  rejoindre 
son  vieux  ami  :  «  Je  reviendrai,  Richard,  dit- 
elle  en  posant  sa  belle  main  sur  la  tombe  ; 
jusqu'à  mon  dernier  jour,  s'il  est  éloigné  ,  je 
reviendrai  souvent  !  » 


CHAPITRE  XXI. 


L'amour  relient  l'iiumble  colombe  ; 
Il  faut  prier  sur  une  tombe, 
Il  faut  veiller  sur  un  berceau. 
Victor  Hcco,  Odes. 


CONCLUSION. 


Abattue  par  tant  de  douleurs,  la  jeune 
châtelaine  de  Vertbois,  l'héritière  des  grands 
biens  de  messire  Guillaume,  n'offrait  plus  que 
la  belle  ombre  de  ce  qu'elle  était  naguère. 
Une  pâleur  mortelle  ne  quittait  plus  son 
front,  et  le  feu  de  ses  grands  yeux  noirs  sem- 
blait s'être  éteint  dans  les  pleurs.  Souvent 
on  la  voyait  passer  des  heures  entières  en  si- 

11.  21 


022  LES  FLAVY. 

lence,  plongée   dans    une  sombre   rêverie; 
souvent  aussi  elle  parcourait  à  pas  lents  les 
vasles  salles  du  château  où  tout  retraçait  à  sa 
mémoire  les  scènes  de  son  enfance,  où  tout 
lui  rappelait  celte  famille  si  nombreuse  et  si 
chère,  dont  les  uns  avaient  cessé  de  vivre, 
dont  les  autres  vivaient  loin  d'elle.   Elle  se 
traînait.jusqu'à  la  chapelle  ;  elle  s'agenouil- 
lait à  la  place  où  Regnault  et  Marie  avaient 
reçu  la  bénédiction  nuptiale;  elle  les  revoyait 
tous  deuXj  elle  revoyait  Richard;  puis,  je- 
tant autour  d'elle  des  regards  de  désespoir, 
elle  s'écriait  :  a  Aujourd'hui,  seule!  seule!  » 
De  toutes  les  peines  qui  affligeaient  le  cœur 
de    Germaine  ,   en   effet ,   l'isolement    était 
peut-être  la  plus  cruelle  et  celle  de  tous  les 
moments  ;    car  ce  cœur   n'avait    battu  jus- 
qu'alors que  pour  aimer.  Aussi  la  présence 
de  maître  Joseph  et  les  soins  que  cet  excel- 
lent ami  lui  prodiguait  lui  causaient-ils  un  at- 
tendrissement qui  quelquefois  allait  jusqu'aux 
larmes.   Dès  qu'il  arrivait  près  d'elle^  Ger- 


LESFLAVY.  7)'l7) 

maine  lui  tendait  sa  inaiii  amaigrie^  lui  adres- 
sait un  de  ces  vsourires  d'autrefois,  et  s'effor- 
çait devant  lui  de  se  montrer  moins  malheu- 
reuse. 

Telle  était  la  triste  existence  de  cet  enfant 
du  malheur,  lorsqu'un  matin  maître  Joseph 
entra,  le  visage  rayonnant  de  satisfaction. 
«Réjouissez-vous,  ma  fille,  lui  dit-il,  réjouis- 
sez-vous! la  paix  avec  le  duc  de  Bourgogne 
est  signée.  » 

A  ces  mots  une  faible  rougeur  colora  les 
joues  pâles  de  Germaine.  «  La  paix,  dit-elle, 
la  paix!  Ainsi  je  reverrai  Marie, si  elle  n'a  point 
quitté  la  courd'Arras! 

—  Quel  autre  séjour  aurait-elle  pu  choi- 
sir, répondit  le  vieillard,  lorsqu'elle  vit  là, 
protégée  par  vos  oncles  Hector  et  Raoul, 
qui  sans  doute  tiennent  lieu  de  père  à  son 
enfant? 

—  Son  enfant  !  je  vais  donc  le  voir  aussi  ! 
dit  Germaine,  dont  cette  pensée  semblait  ra- 
nimer  l'existence.    Je   retrouverais  une  fa- 


324  LES  FLAVT. 

mille!  Ah!  je  n'espérais  pas  qu'un  si  grand 
bonheur  me  fût  réservé  ! 

—  Et  moi,  mon  enfant,  et  moi  je  n'ai  ja- 
mais douté  que,  pour  prix  de  tant  de  souf- 
frances, le  ciel  vous  accorderait  des  jours 
calmes  et  sereins,  une  félicité  aussi  pure  que 
votre  âme. 

—  Quoi  !  je  vivrais  près  de  Marie!  près  du 
fils  de  Regnault!  Je  n'ose  le  croire,  mon 
père  ;  tant  de  fois  déjà  nous  nous  sommes 
flattés  que  la  paix  était  faite! 

—  Mais  pour  cette  fois  rien  n'est  plus  cer- 
tain. Le  gouverneur  a  reçu  celte  nuit  un 
message  du  roi  qui  défend  désormais  toute 
hostilité  contre  les  Bourguignons.  La  paix 
définitive  a  été  signée  à  Arras,  le  vingt-un 
de  ce  mois  ;  Philippe  et  ses  seigneurs  ont 
juré  sur  la  croix  de  la  maintenir.  On  sait 
même  que  le  sire  de  Lannoi,  en  levant  la 
main ,  a  dit  qu'il  n'en  serait  pas  de  celle-ci 
comme  des  cinq  autres,  et  qu'il  promettait  à 
Dieu  de  ne  jamais  l'enfreindre.  Enfin  d'heure 


LESFLAVT.  3a  5 

en  heure  il  arrive  des  nouvelles  qui  confir- 
ment ce  que  j'avais  appris  au  château. 

—  Et  dès  à  présent  le  chemin  d'Arras  est 
libre? 

—  Libre  comme  tous  les  chemins  du 
royaume,  répondit  le  bon  prêtre,  se  livrant 
à  un  transport  joyeux.  Les  barrières  élevées 
entre  nos  provinces  sont  abattues  ;  la  France 
ne  reconnaît  plus  qu'un  maître  ;  tous  les 
Français  vont  marcher  sous  le  même  dra- 
peau... 

—  Et  mon  oncle  Hector,  mon  oncle  Raoul 
reviendront  comme  amis  à  Compiègne  !  in- 
terrompit Germaine  avec  un  contentem^yit 
inexprimable;  ils  défendraient  nos  murs  si 
les  Anglais  osaient  encore  les  attaquer! 

—  Oh  !  maintenant  que  nous  n'allons  plus 
avoir  affaire  qu'aux  étrangers,  nous  aurons 
bon  marché  d'eux,  j'espère. 

—  Oui,  oui,  dit  Germaine  avec  l'accent 
d'une  joie  inaccoutumée  ,  ce  jour  est  un  jour 
de  fête  pour  tout  le  royaume.  » 


026  LES  FLAVY. 

Alors  maître  Joseph  se  mit  à  lui  peiadre 
l'ivresse  qu'excitait  cette  heureuse  nouvelle  , 
les  transports  des  citoyens  de  toutes  les  classes  ; 
le  clergé ,  la  noblesse ,  le  peuple  se  mêlant 
dans  les  rues,  sur  les  places  pour  crier  :  Noël  ! 
enfin  le  délire  général  qui  avait  lieu  à  Com- 
piègne  comme  il  avait  eu  lieu  à  Arras. 

Germaine  souriait  doucement  au  tableau 
du  bonheur  public ,  et  son  pauvre  cœur  bat- 
tait de  plaisir  à  l'idée  que  les  malheurs  de  la 
France  étaient  finis.  Elle  voulut  contribuer 
richement  aux  réjouissances  que  préparait  la 
ville ,  et  chargea  maître  Joseph  de  répandre 
avec  profusion  ses  largesses  sur  tous  les  infor- 
tunés de  Yertbois  et  de  Compiègne. 

Depuis  ce  moment  plus  d'une  douce  pensée 
vint  se  mêler  aux  tristes  pensées  de  Germaine  ; 
une  première  joie  est  si  vive,  quand  on  a  beau- 
coup souffert ,  qu'elle  ne  pouvait  songer  à  re- 
voir Marie  sans  éprouver  un  contentement  qui 
lui  ravissait  l'âme.  Sans  cesse  elle  s'entretenait 
avec  maître  Joseph  de  son  départ  pour  Arras , 


LES  FLA.VY.  327 

OÙ  le  bon  prêtre  s'était  engagé  à  l'accompa- 
gner dès  qu'elle  serait  assez  forte  pour  se 
mettre  en  route,  et  le  bonheur  qu'elle  atten- 
dait semblait  devoir  suffire  pour  hâter  cet  in- 
stant. En  attendant  un  jour  si  désiré,  elle  se 
plaisait  à  faire  embellir  sa  demeure ,  que  bien- 
tôt sans  doute  sa  sœur  et  l'enfant  chéri  vien- 
draient habiter  tous  deux,  et,  grâce  à  celte 
heureuse  pensée ,  Vertbois  reprenait  à  ses 
yeux  le  charme  que  depuis  longtemps  il  avait 
perdu. 

Un  jour  elle  était  seule  dans  sa  chambre , 
prêtant  l'oreille  au  bruit  des  fêtes  et  des 
chants  d'allégresse  qui  depuis  une  semaine 
retentissaient  autour  du  château. 

«  Béni  soit  le  ciel  !  disait-elle  ;  il  existe  des 
heureux,  et  peut-être  bientôt  moi-même  je 
sentirai  mon  cœur  battre  de  plaisir  !  » 

Dans  ce  moment  la  porte  s'ouvrit  ^  et  Chariot 
entra,  conduisant  un  chevalier,  que  Germaine 
reconnut  aussitôt  pour  son  oncle  Hector.  A  la 
vue  d'un  parent,  d'un  Flavy,  elle  pousse  un 


328  LES  FLAVY. 

cri  de  joie ,  court  à  lui. ...  0  bonheur  !  ô  con- 
solatioa  céleste!  une  femme  en  deuil  le  suit, 
tenant  par  la  main  un  enfant  de  deux  ans  beau 
comme  les  anges.  «Germaine,  dit  Marie  qui 
se  précipite  au  coude  sa  sœur,  veux-tu  que  je 
vive  près  de  toi  avec  le  fils  de  Regnault? 

—  Il  aura  deux  mères!  »  s'écrie  Germaine 
en  pressant  avec  transports  l'enfant  sur  son 
cœur. 


ru  DU  SECOND  et  dernier  voloub. 


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