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RÉCITS ALGÉRIENS
1848- 1886
PROPRIÉTÉ DES ÉDITEURS
Droit de traduction réservé
LES FRANÇAIS EN AFRIQUE
RÉCITS ALGÉRIENS
PAR
E. PERRET ê, oMa»
ANCIEN CAPITAINE DE ZOUAVES
• ife
L'ALGÉRIE EiN 1848. — GUERRE SALNTE. - LES
SIÈGES CÉLÈBRES. — LES CHÉRIFS. — BOU-BAGHLA.
— CONFRÉRIES RELIGIEUSES iMUSULMANES. — LA
KABYLIE. —SAINT-ARNAUD, YUSUF, PÉLISSIER, RAN-
DON. — RÉGIME CIVIL. — SPAHIS ET TURCOS. —
BOURBAKI. — NAPOLÉON III EN ALGÉRIE. — LES MOI-
NES COLONISATEURS. — LA FAMINE DE 1867-1868. —
L'ARMÉE D'AFRIQUE EN 1870. — I/ALGÉRIE PENDANT
LA GUCRRE. — CHANZY. — SITUATION ACTUELLE.
1848-188G
Edition illustrée de HUIT PORTRAITS
PARIS
BLOUD ET BARHAL LIBRAIRES-ÉDITEURS
4, RUK MADAME, ET 59, RUE DE RENNES
'P4-
94237
RÉCITS ALGÉRIENS
CHAPITRE PREMIER
SOMMAIRE
Effet produit par la Révolution de 1848 en Algérie. — Insurrections locales.
— Reddition d'Ahmed bey._ — La guerre sainte prêchée ouvertement. —
Les Biskris. — Bou-Zian et le lieutenant Seroka. — Le colonel Carbiiccia
devant Zaatcha. — Siège de Zaatcha. — Le colonel Canrobert. — Assaut. —
Le caporal Parcheris. — Le choléra. — Bou-Zian et le commandant Lava-
rande. — Les Chérifs. — Bou-Aoud, Mouley-Brahim, Bou-Baghla. — His-
toire de Bou-Baghla. — La colonne de la neige. — Fin piteuse de Bou-Ba-
ghla. — Confréries religieuses musulmanes. — Les prestidigitateurs-chérifs.
— Les Derkaouas. — La légende de Chadeli et le café. — L'expédition de
Kabylie en 1851. — Le récit d'un turc. — Le bey Osman. — Le général
Saint- Arnaud. — Saute, monsieur Auriol ! — Le rocher du 10« de ligne. — Le
commandant Valicon. — La secte des Snoussi. — Mohamed ben Abdallah
à Ouargla. — Un sultan acheté contre son poids de poudre d'or. — Mohamed
ben Abdallah, sultan d'Ouargla. — Les razzias. — Laghouat. — Le général
Yusuf. — Le général Pélissier. — L'assaut de Laghouat. — Mort du général
Bouscarin. — Le général Pélissier à l'oued Riah. — Sa jeunesse. — Espagne,
Afrique, Morée. — Le chef d'état-major du maréchal Bugeaud. — Crimée. —
Echec à la tour ! — Portrait du maréchal Pélissier. — Légendes qui ont
couru à son sujet. — Le commandant Cassaigne.
I
La monarchie parlementaire de 1830 disparaissait au
commencement de 1848 précisément au moment où, aux
yeux de tous, elle paraissait être à l'apogée de sa puis-
sance. Le ministère, soutenu par une majorité homogène
et imposante, semblait être aussi inattaquable et aussi
RÉCITS ALGKUIH.NS. — 2o Sl':R!E 1
- 2 —
solide que la royauté elle-même. [1 avait remporté un beau
triomphe ; les guerres d'Afrique, qui menaçaient de s'éter-
niser avec Abd-el-Kader, étaient terminées, et le plus popu-
laire des fils du roi après le duc d'Orléans, le vainqueur
de la Smala, venait d'être accueilli à Alger, où il arrivait
comme gouverneur général, par des transports de joie non
équivoques de la part de la population et de Tarmëe.
Pour ne pas sortir de notre cadre, nous ne dirons que
peu de mots sur la bizarre Révolution de 1848. L'opposition
de la Chambre, inconsciente comme la plupart des oppo-
sitions de parti pris, ne voyait pas qu'en faisant appel à
l'agitation de la rue à propos des banquets réformistes, elle
poussait aux affaires un ministère imposé par l'émeute, ce
qui était la mort du régime parlementaire. De son côté, la
bourgeoisie, représentée par la garde nationale, ne s'aper-
cevait point qu'en prêtant les mains à l'insurrection, elle
arrivait au détrônement du roi, c'est-à-dire à se détrôner
elle-même puisque la royauté était l'incarnation de la
société bourgeoise. La faiblesse de Louis-Phihppe, qui ne
put se résoudre à verser le sang, fit le reste, comme si un
roi devait regarder à verser un peu de sang quand il s'agit
de préserver le pays de l'anarchie et de lui éviter la guerre
civile ! L'on vit alors une poignée de sectaires, escortés
par quelques barricadiers de profession, proclamer la Ré-
publique sans se donner la peine de consulter la nation
surprise, et, par la même occasion, escalader audacieu-
sement les marches du pouvoir.
Cette Révolution devait avoir un contre-coup déplorable
en Algérie. Le duc d'Aumale, qui avait su prendre un rang
extrêmement distingué dans l'armée par sa bravoure hors
ligne et ses talents militaires, quittait le gouvernement
général précisément au moment où son intelhgence admi-
nistrative, que l'expérience des hommes et des choses avait
mûrie, allait porter ses fruits. A l'heure où la Révolution
l'envoya en exil, il s'occupait d'une foule de questions que
la récente pacification de la colonie rendait urgentes et qui
— 3 —
n'eurent leur solution que plus tard. L'èred es insurrections,
à la veille d'être fermée, fut rouverte. Les changements de
régime n'ont jamais amené rien de bon pour l'Algérie, et
nous allions, pour la première fois, en faire la cruelle
expérience. « On dirait, dit l'auteur des Annales algé-
riennes, qu'il existe une dépendance mystérieuse entre
les pouvoirs qui tombent en Algérie et les gouvernements
qui les renversent, tellement que la chute des uns entraîne
fatalement celle des autres : la destruction de la domina-
tion turque par Charles X fut immédiatement suivie de la
Révolution qui renversa le prince du trône, et la chute
d'Abd-el-Kader ne précéda que de deux mois celle de Louis-
Philippe. ))
Que n'aurait pas écrit Fauteur des Annales algériennes
s'il eût vécu après 1870?
Les inquiétudes et les incertitudes dans le gouvernement
général, les troubles qui éclataient naturellement dans les
grandes villes, ne purent en 4848, comme plus tard en
1870, échapper à l'attention des Arabes. Ils s'imaginèrent
de bonne foi que, puisque les Français ne savaient plus se
gouverner eux-mêmes, ils étaient incapables de donner des
lois aux peuples de l'Afrique ; le moment était donc venu
de les jeter à la mer.
Nos hommes politiques, habitués à un pouvoir qu'en-
tourait le prestige de la force, ne purent comprendre qu'il
était nuisible à l'Algérie d'avoir à sa tête un personnel
changeant à tout moment. Le principe d'autorité indis-
pensable pour la domination des indigènes se trouvait
profondément atteint. « L'Afrique est comme la France,
écrivait à son irère le général de Saint- Arnaud, alors com-
mandant la subdivision d'Alger, elle craque avant de s'entr'
ouvrir... Sera-t-on donc obligé d'y renvoyer Bugeaud et
cent mille hommes, si Ton ne veut pas en être chassé ? »
Ce que voyait le perspicace général, tout le monde le
pressentait ; l'orage s'approchait. Les esprits éclairés
déploraient l'incertitude des systèmes employés ; en moins
_ 4 —
de sept mois, cinq gouverneurs généraux, chacun avec un
programme différent, s'étaient succédé à Alger. Le général
Gavaignac, qui avait remplacé le duc d'Aumale, céda la
place au général Ghangarnie)*, et celui-ci, entraîné dans
le tourbillon de la politique qui devait l'engloutir comme
tant d'autres, s'effaça devant le général Marey; à peine
installé, ce dernier fut rappelé et céda la place au général
Gharon.
L'effet moral de la prise d'Abd-el-Kader, qui semblait être
pour la colonie une garantie de repos, fut donc neutralisé
par celui que produisirent sur les populations indigènes
les conséquences des événements de 1848 en France.
Toutefois, en 1848, comme plus tard en 1870, l'insur-
rection ne fut pas immédiate quoique la guerre sainte
se respirât dans l'air, et les futurs champions de l'islam
mirent quelque temps à s'organiser. Dans la province
d'Alger, il y eut un commencement de révolte, bientôt
étouffé par les généraux Gamou et Marey, et dans la pro-
vince de Gonstantine quelques échauffourées aux envi-
rons de Bougie ; le général Gentil fut envoyé d'Alger par
mer et les réprima. Dans la province d'Oran, une tenta-
tive de soulèvement fut déjouée par le général Péhssier,.
commandant la province, et parle général de Mac-Mahon,.
commandant la subdivision de Tlemcen. Tous ces mouve-
ments étaient le prélude d'une insurrection générale. Gelle-
ci fut prêchée dans le sud de la province de Gonstantine,
surtout dans le pâté montagneux des Aurès ; mais il était
trop tôt ; le colonel Ganrobert, commandant la subdivision
de Batna, veillait, et rarement sa vigilance était en défaut.
Aidé par le colonel Jamin que lui envoya de Gonstantine le
général Herbillon, il fut, au bout de quelques jours, maître
de la situation.
A cette époque nous fûmes assez heureux pour mettre
la main sur Ahmed, notre vieil ennemi de 1836 et 1837, qui
s'était, après la prise de Gonstantine, réfugié dans les mon-
tagnes de l'Aurès où il vivait misérablement. L'ex-bey avait
su se créer des partisans parmi les rudes montagnards dont
il partageait l'existence et auxquels il distribuait de rares
secours en vivres et en argent qui lui étaient fournis par
quelques habitants de Gonstantine rêvant obstinément de
son retour. L'arrestation de six de ces derniers prouva
au bey déchu que la surveillance de l'autorité française ne
se relâchait pas; il voulut alors jouer sa dernière carte,
espérant que la disposition générale des esprits lui procu-
rerait quelques succès. Prévenu par ses émissaires, le co-
lonel Ganrobert accourut de Batna, pendant que le com-
mandant de Saint-Germain débusquait de Biskra avec les
goums des Saharis. Gerné dans sa misérable retraite de
Kebaïch, où il habitait un pauvre gourbi qui ne ressem-
blait guère à son palais de marbre de Gonstantine, Ahmed
bey envoya d'abord une proposition de soumission avec
la seule condition que les chefs arabes resteraient étran-
gers à toute négociation entre lui et les autorités fran-
çaises. Il ne faut pas oubher qu'il était turc, et se méfiait
souverainement des Arabes qu'il avait jadis dominés avec
tant de dureté. Quelques pourparlers eurent lieu pour la
forme sur les bases qu'avait fixées l'ex-bey ; enfin, celui-ci
se soumit, faisant dire au colonel Ganrobert et au com-
mandant de Saint-Germain qu'il se trouverait en un tel lieu,
à tel jour et à telle heure. Il tint parole, fut envoyé à
Gonstantine par le colonel Ganrobert, et de là à Alger par
le général Herbillon. Sur sa demande, il fut dirigé plus
tard sur une petite ville d'Italie, Gastellamare, où il mourut
en bénissant la clémence des Français.
Gertainement, la prise de ce personnage était un évé-
nement des plus heureux ; mais la crise prévue n'en fut
que retardée, et les esprits continuèrent à travailler. La
guerre sainte était toujours dans l'air ; on ne parlait que
de Tapparition de chérifs, et les mouley-el-sâa, maîtres de
l'heure et prédicateurs de djehed, pullulaient. « Nous met-
tons la main sur un chérif, disait le général Saint-Arnaud ;
pour un chérif coftré, il en surgit dix. » Un autre jour, il
— 6 —
écrivait : « Nous avons tué en grande Kabylie un faux
Bou-Maza ; il en est repoussé trois, tous prêciiant la guerre
sainte... Je vois l'avenir bien sombre; cela craque, et je
suis, comme mes collègues, aussi saoul des hommes que
des choses dans ce pays. »
Il fallait se hâter de réprimer les mouvements provoqués
par les agitateurs si Ton ne voulait pas voir se renouveler
l'histoire de Bou-Maza. A chaque apparition d'un maître
de l'heure, les indigènes, qui ne demandaient qu'à croire,
ne s'informaient plus si cet individu était porteur des signes
qui devaient le faire reconnaître par les vrais croyants.
Un de ces aventuriers tut annoncé en termes singuliers
dans la province de Constantine : « Mouley-el-Sâa s'est
présenté à l'ouest; il avait une petite boîte sous le bras,
ill'a ouverte, et il en est sorti une magnifique jument, des-
cendant de la jument du Prophète, la jument El Borack.
En trois bonds, elle a atteint le bout du monde, et est
revenue de même présenter sa croupe à Mouley-el-Sàa.
Alors l'envoyé de Dieu a ouvert une petite boîte contenue
dans la première, il en est sorti une belle jeune fille cou-
verte de perles et de diamants. Cètait la fille du sulta7i des
Français qui V avait accordée en mariage à Mouley-el-Sàa,
« Cette princesse s'avançait vers l'envoyé de Dieu, jetant
au peuple qui se pressait sur ses pas les perles et les
diamants dont elle était couverte, et, par un miracle du
Tout-Puissant, à la place des joyaux qu'elle semait à pro-
fusion, il en venait d'autres.
« — Mouley-el-Sâa, disait-elle, mon seigneur et maître,
est le précurseur de Bounaberdi el Kebir (Bonaparte le
grand). »
Que El Fadel, l'agitateur arrêté devant Tlemcen par le
général Cavaignac, en 1846, se soit dit le précurseur de
Jésus-Christ, rien d'étonnant, puisque, d'après le Coran,
Jésus est un prophète précurseur de Mahomet ; mais qu'un
vulgaire agitateur se soit fait passer pour celui de Bona-
parte, qui n'avait jamais mis les pieds en Algérie, le
— 7 —
tait est singulier. Il faut évidemment que le nom du héros
corse ait été apporté dans l'Afrique du nord par des pèlerins
revenant de la Mecque par l'Egypte.
Le pays des Zibans (groupe d'oasis dont Biskra est le
centre) envoie à Alger de nombreux émigrants où ils
sont connus sous le nom de Biskris. Ils font tous les
métiers, particulièrement celui de portefaix, amassent un
petit pécule, et, comme les Auvergnats, reviennent au
pays acheter un lopin de terre. Ces habitudes d'émigration
existaient dans ces contrées antérieurement à notre arrivée
en Algérie. Quelques-uns de ces Biskris sont de petits
marchands qui ne font qu'aller et venir pour le com-
merce des dattes. Tous, hommes de peine ou commerçants,
furent témoins en 1848 des désordres politiques dont Alger
offrait le triste spectacle. On entendait dire partout que les
Français, depuis le départ de leur sultan, se battaient entre
eux ; le bruit des journées de juin s'était propagé par-
tout. Les Arabes du littoral racontaient, en commentant le
récit de nos journaux, que nous allions avoir la guerre
avec toute l'Europe, et que déjà TAngleterre nous fer-
mait la mer avec ses vaisseaux ; ils voyaient une partie
de l'armée abandonner l'Afrique et rentrer en France sans
être remplacée par de nouvelles troupes. Faisant partager
leur ivresse aux hommes des Zibans, ils leur dirent qu'en-
fin les bons niusulmans allaient jeter l'infidèle maudit hors
de la terre sacrée de l'Islam. En retournant dans leur pays,
les Biskris y portèrent la bonne nouvelle, revue et consi-
dérablement augmentée par la complaisante imagination
orientale.
Le moment était donc venu et le terrain admirablement
préparé. Un homme surgit dans Zaatcha, oasis à huit lieues
à l'ouest de Biskra, et enflamma toute une population
surexcitée par l'attente. Cet homme se nommait Bou-
Zian. Il put correspondre avec un kabyle nommé Ahmed
ben Djamina, qui se fit passer pour chérif , et entraîna
plusieurs centaines de Kabyles fanatisés à l'attaque du
— 8 —
camp crEl-Arouch, entre Philippeville et Coiistantine. Cette
entreprise était absolument folle. La garnison d'El-Arouch
se composait d'un demi-bataillon du 8° de ligne sous les
ordres du capitaine-adjudant-major d'Aubernon, auquel la
milice vint bravement prêter aide. Ahmed ben Djamina avait
persuadé à ces pauvres Kabyles qu'au premier coup de
fusil les murailles de la ville s'écrouleraient ; rien ne
s'écroula, bien entendu, et quand ils virent leurs rangs
s'éclaircir, les héros de la guerre sainte se dispersèrent.
Sans doute, cette échauffourée n'était pas grave, mais, telle
qu'elle était, elle obligea le général Herbillon, commandant
la province, à se transporter à Philippeville et à Gollo, et
c'était assez pour Bou-Zian, qui voulait qu'un soulèvement
du Sah'ra constantinois prît les Français au dépourvu.
Bou-Zian avait été cheikh de Zaatcha sous l'autorité des
khalifas d'Abd-el-Kader ; on lui avait donné, après l'éta-
blissement des Français à Biskra, un successeur aveugle et
sourd, un pauvre hère sans moyens et sans ressources, Ali
ben Azoug. Bou-Zian avait donc conservé une grande in-
fluence à Zaatcha. Il s'était vaillamment comporté au siège
de cette place en 1833. Le bey Ahmed, attiré jadis dans
les Zibans pour des questions d'impôt, avait soumis à l'au-
torité turque toutes les oasis environnant Biskra, moins celle
de Zaatcha. Avec trois ou quatre mille Turcs, il vint en 1833
mettre le siège devant l'oasis rebelle, dont la défense, grâce
à l'ancien cheikh, fut si habile et si vigoureuse, que les
assiégeants durent battre en retraite, abandonnant tous
leurs blessés, sans compter deux pièces de canon. Bou-
Zian était donc le vrai maître de Zaatcha, et ses relations
nombreuses dans les oasis du Sa'hra constantinois et dans
les montagnes de l'Aurès en faisaient un personnage dan-
gereux.
Le commandant de Saint-Germain, dès qu'il fut informé
des menées de Bou-Zian, expédia sur les lieux un jeune
officier aussi inteUigent que résolu, M. Séroka, adjoint aux
affaires arabes, plus tard colo:iol commandni^t la subdivi-
— 9 —
sion de Batna. Le lieutenant Séroka avait pour mission
de s'assurer de l'esprit des populations, et de leur porter
de bonnes paroles en les mettant en garde contre les men-
songes. Il trouva tranquilles les oasis d'Oumach, de Tolga,
de Farfar. Mais partout il constata que l'on parlait beau-
coup trop de Bou-Zian, qui tranchait déjà du prophète, et
faisait de sa maison de Zaatcha un centre de prédications
incendiaires. Le jeune officier ne s'attarda pas à demander
à son commandant supérieur des renforts et des instruc-
tions ; il voyait l'insurrection s'annonçant hautement, et il
résolut d'enlever Bou-Zian au miheu des siens. Ayant péné-
tré dans Zaatcha avec quelques spahis et ayant trouvé le
chérif se promenant sur la place avec ses affidés, il lui
donna l'ordre de le suivre. Bou-Zian feignit d'abord d'obéir;
mais dès les premiers pas, il brisa son chapelet et se mit
à en ramasser les grains. Impatienté, le lieutenant Séroka
fit jeter l'agitateur sur un mulet; il arrivait à la porte du
ksar, quand il vit celle-ci se fermer. Une émeute venait
d'éclater et toute la population courait aux armes. L'officier
français et ses spahis eurent toutes les peines du monde,
à travers les coups de fusil, à enfoncer la porte et à s'échap-
per dans la campagne. Leurs chevaux restèrent entre les
mains des habitants de Zaatcha.
Une heure après, la guerre sainte fut solennellement
proclamée du haut de la mosquée, et toutes les oasis du
groupe dont Zaatcha fait partie, c'est-à-dire le Zab Dah'-
raoui, se mirent en état d'insurrection.
Le général Herbillon était dans le pays du Zouagha,
entre Milah et El Arrouch ; le colonel Canrobert surveillait
Bou-Baghla dans la vallée de l'oued Sahel. Seul le colonel
Garbuccia, qui croisait entre Batna et Sétif, pouvait être
détourné de sa mission. C'était un de ces hommes auda-
cieux et entreprenants, prompts aux coups de main et aux
entreprises hasardeuses. Arrivé devant Zaatcha le 16 juil-
let 1849, il fut aussitôt attaqué par les contingents réunis
de Zaatcha et de l'oasis voisine de Lichana. Il les repoussa
— 10 —
avec assez de peine et prit aussitôt le parti téméraire de
pénétrer de vive force dans le ksar à la suite des vaincus.
Deux petites colonnes de 450 hommes chacune furent for-
mées à cet effet : l'une était fournie par le S*" bataillon
d'Afrique, l'autre par le 2^ bataillon du 2^ étranger. Elles
s'engagèrent dans les jardins bordés de petits murs qui
entourent les ksours dans les oasis et forment un inextri-
cable dédale, et, malgré une fusillade terrible, parvinrent
devant Zaatcha ; mais une muraille crénelée, précédée d'un
fossé de trois mètres rempli d'eau, les arrêta (1). Elles
durent reculer, laissant entre les mains des gens de Bou-
Zian trente-deux morts et beaucoup de blessés qui furent
achevés.
Une résistance imprévue venait de châtier dans nos trou-
pes la témérité du colonel Carbuccia, qui ne pouvait réussir
avec deux petits bataillons là où une armée de six ou
sept mille hommes, pourvue d'une nombreuse artillerie, ne
triompha plus tard qu'après six semaines de siège régulier.
Le colonel dut ramener sa petite colonne à Batna ; si l'échec
du 16 juillet avait été grave, l'effet moral devait en être
grand. Bou-Zian adressa des lettres enflammées aux gens
des Aurès et des Zibans, et la vérité sur sa mission ne parut
plus douteuse pour les fanatiques du sud de la province de
Constantine. Les populations coururent aux armes et une
insurrection générale, qui gagna tout le pays, répondit au
cri de victoire parti de Zaatcha.
Le commandant Saint-Germain fut menacé d'un blocus,
même d'une attaque de vive force dans Biskra. Cet officier
supérieur n'était pas homme à accepter pareille situation ;
apprenant qu'un ancien khalifa d'Abd-el-Kader descendait
de l'Aurès avec des contingents pour se réunir, dans l'oa-
sis de Seriana, à ceux de Bou-Zian, il forma une colonne
avec tout ce qu'il avait de monde, deux compagnies du
(1) Voir ci-après les détails que nous donnons sur la nappe souterraine dans
le Sah'ra. A Zaatcha cette nappe souterraine est à deux mètres du sol, de sorte
qu'un fossé de cette profondeur est toujours plein d'eau.
— 11 —
3® bataillon d'Afrique et un escadron de chasseurs, c'est-à-
dire, 300 fantassins et 150 cavaliers, et marcha à l'ennemi.
Il y eut à Seriana un choc terrible, 250 indigènes furent tués,
et l'étendard de l'ex-khalifa tomba entre nos mains. Mal-
heureusement le brave commandant Saint-Germain fut tué,
et tout le fruit de notre victoire nous échappa.
n
Pour qui connaît le caractère arabe, la mort du comman-
dant supérieur de Biskra, de cet homme qui avait une sin-
guhère réputation d'énergie et de bravoure, devait exalter
les populations des Zibans ; l'insurrection devint formidable.
Il y avait urgence à frapper un grand coup. Ici se place un
des plus terribles épisodes de la conquête algérienne, "le
siège de Zaatcha, qui eut trop peu de retentissement à une
époque où la France était mal remise de ses agitations
révolutionnaires.
Trois passages conduiseat du Tell dans le Sah'ra cons-
tantinois ; ce sont les défilés de M'Gaous, d'El Kantara et
de Ghezla. C'est celui d'El Kantara (le pont) qui a été choisi
par les Français comme le plus direct, et c'est à travers ce
défilé, resserré par des rochers de l'aspect le plus imposant,
qu'a été pratiquée la route de Batna à Biskra, et même dans
ces derniers temps une voie ferrée. El Kantara (1), nous par-
lons de l'oasis de ce nom, la première que l'on rencontre en
descendant du Tell vers le sud, prend son nom d'un pont
romain jeté à travers l'oued Abdi, au point le plus difficile
du défilé ; sans transition le voyageur passe du Tell dans
le Sah'ra ; il ressent une impression profonde produite par
l'élévation subite de la température et l'aspect d'un monde
nouveau. D'El Kantara, à travers un pays tourmenté et
(1) El Kantara, appelée par les Romains Calcens Hercidis (le talon d'Her-
cule) et par les Arabes Foum es SalVra (la bouche du désert).
— 12 —
horriblement pierreux, on arrive à la petite oasis d'El Ou-
taïa que les Turcs ont détruite autrefois et qui se relève à
peine ; de là on débouche sur l'oasis de Biskra, qui com-
prend la ville du même nom et cinq ksours ou villages
enfouis sous les palmiers.
Biskra, comme nous l'avons dit, est le chef-lieu d'un
cercle d'oasis que les gens du Sah'ra nomment les Zibans.
La petite oasis de Zaatcha en fait partie ; elle ne contenait
qu'un seul ksar, du même nom bien entendu, situé vers la
partie nord-est. La forêt de palmiers qui entourait le ksar
de tous les côtés ne laissait même pas découvrir le minaret
de la mosquée ; c'est ce qu'on devine encore aujourd'hui,
car le ksar de Zaatcha n'existe plus et les palmiers de l'oasis
sont rasés. A la lisière nord-est de la forêt de palmiers, à
quelques centaines de mètres du ksar, on voyait une zaouïa
dont il ne reste que quelques vestiges enterrés dans le
sable ; cette zaouïa, avec quelques maisons qui eh dépen-
daient, formait comme un ouvrage avancé de la place.
Pour pénétrer de là dans l'oasis, on était, dès les premiers
pas, arrêté par un inextricable fouillis de jardins clos de
murs à des niveaux ditférents,,coupés par une infinité de
canaux d'irrigation ou séguias, et comprenant, outre des
palmiers, toutes sortes d'arbres fruitiers qui gênaient la
vue et rendaient toute reconnaissance impossible.
Tel est, du reste, le caractère général des oasis, et c'est
ce qui en rend l'attaque si difficile ; le général Wimpfen,
en avril 1870, devait en faire la dure expérience à celle
d'Aïn-Ghaïr au Maroc.
Les rares sentiers qui vont des jardins au ksar sont gé-
néralement resserrés entre les murs ; à Zaatcha, Bou-Zian
avait fait couper tous les sentiers, accumulé les obstacles,
et ce n'est qu'après de nombreux détours que l'on débou-
chait devant le ksar, entouré d'un fossé profond de sept
mètres, large d'autant et rempli d'eau. L'agitateur avait
fait créneler l'enceinte à différentes hauteurs, de manière
à obtenir deux et même trois étaires de feux. Et cette
— 13 —
enceinte était remarquablement solide, car les maisons
s'y adossaient presque toutes/ de sorte que les habitants
pouvaient se battre sans sortir de chez eux. A l'intérieur,
quelques grandes maisons avaient été réunies de façon à
former réduit, et dominaient la plupart de celles adossées
à l'enceinte. Une seule porte permettait de pénétrer dans
le ksar ; elle était défendue par une haute tour à quatre
étages do feux. Opposée au côté par où se présentaient les
Français, cette entrée regardait les petits ksours de Lichana
et de Farfar dépendant des oasis de Tolga et de Boucha-
groun, qui envoyaient continuellement des renforts aux
assiégés de Zaatcha.
Que Ton suppose maintenant, dans la forteresse que nous
venons de décrire, une population fanatisée au dernier
point, convaincue qu'elle repousserait les Français comme
elle avait repoussé les Turcs, on se fera une pâle idée des
difficultés avec lesquelles le général Herbillon allait être
aux prises.
Quantité de coupeurs de route, d'aventuriers, de fana-
tiques, écume des insurrections d'alentour, s'étaient jetés
dans Zaatcha. Bou-Zian commandait à une petite armée ; il
avait pour lieutenant un certain Moussa (Moïse) , grand
mulâtre qui ne lui cédait en rien pour le fanatisme et la
féroce énergie. Ces deux hommes s'appliquaient à per-
suader aux défenseurs de Zaatcha que les Français avaient
été voués par Dieu à l'extermination, et que le retour vers
la mer leur était interdit, les Kabyles ayant pris Philippe-
ville et les Tunisiens Bône et la Galle ; ils leur rappelaient
du reste le sanglant assaut de 1833, où les Turcs s'étaient
vus repoussés, et l'assaut plus récent tenté par le colonel
Carbuccia. Bou-Zian avait sur les autres chérifsla supériorité
de la prévoyance, et ne néghgeait aucune réalité positive
pour la mettre à l'appui de ses prophéties ; il avait fait des
approvisionnements considérables, et comme le plomb man-
quait dans les Zibans, il avait imagine de confectionner des
balles avec des noyaux de dattes réunis trois par trois dans
— 14 —
une simple feuille de plomb. Pour inspirer la confiance à
tous, il avait gardé ses femmes et ses enfants et s'était, en
revanche, débarrassé des vieillards et de ceux qui n'auraient
pu servir activement dans la lutte à outrance sur le point
de s'engager. Beaucoup de femmes restèrent à Zaatcha, •
et, comme on va le voir, se conduisirent en. véritables
furies.
Le général Herbillon avait reçu une colonne d'Alger ; il
la joignit aux troupes disponibles de sa province et s'ache-
mina sur Biskra. Un énorme convoi de chameaux y amena
en outre quantité d'outils, de sacs à terre, de munitions
d'artillerie. Avec cet immense attirail et quatre mille hommes
à peine, il se présenta devant Zaatcha le 7 octobre 1849 au
matin et établit son camp au nord de l'oasis, où venaient
mourir les dernières pentes d'un contre-fort des montagnes
du Tell. Des balles parties de Foasis tombaient parfois dans
le camp ; c'était gênant, mais il était impossible de camper
ailleurs. Le général français ne voulut pas laisser à l'en-
nemi le temps de se reconnaître ; pendant que le colonel
Borel de Brétizel, chef d'état-major, veillait à l'installation
du camp, il forma, sous les ordres du colonel Carbuccia,
une petite colonne, composée de quelques compagnies du
3^ bataillon d'Afrique, du 2" étranger et du 5° bataillon de
chasseurs à pied, pour enlever la zaouïa et les maisons
attenantes, au milieu desquelles se trouvait une fontaine
indispensable au camp. Du premier coup, la zaouïa fut
prise ; malheureusement, les chasseurs à pied, encouragés
par leur succès, se jetèrent dans les jardins à la poursuite
des Arabes. Les premiers murs furent franchis rapidement;
mais les défenseurs de la ville vinrent se mêler aux fuyards ;
derrière chaque palmier se trouva un ennemi redoutable, et
les chasseurs du 5° bataillon, que leur audace avait isolés,
furent contraints à une retraite désastreuse. Les femmes
de Zaatcha ne tardèrent pas à se joindre aux combattants,
excitant leur courage par des cris affreux ; ceux-là seuls
qui ont vu au combat ces ardentes filles du désert peuvent
— 15 —
s'en faire une idée. Ces horribles mégères ne se contentaient
pas de remplir l'air de leurs vociférations, elles tenaient
toutes à la main des couteaux dont elles se servaient pour
achever les blessés français que la fureur de la lutte ne
permettait pas d'enlever. Deux compagnies tenues en ré-
serve vinrent dégager le bataillon compromis. Cette triste
affaire coûta aux chasseurs une vingtaine de morts et
quatre-vingts blessés; l'adjudant Davout fut de ceux qui
restèrent entre les mains de l'ennemi et dont les cadavres
furent atrocement mutilés. Tous les corps furent attachés
ensuite par les femmes à des palmiers ; quelques blessés
respiraient encore. Ce souvenir resta dans les cœurs, et
nos soldats exaspérés jurèrent de ne plus faire de quartier
aux femmes. Ce serment devait être rigoureusement tenu,
et l'on verra tout à Theure que le sentiment de la vengeance
provoqua d'inimaginables horreurs.
Pendant la nuit le colonel Parizet, commandant l'artillerie,
fît établir une batterie de brèche contre la place. Le S, au
matin, cette batterie ouvrit son feu à travers un épais rideau
de palmiers, contre le saillant nord-est du ksar. En choi-
sissant l'emplacement d'une autre batterie, le colonel du
génie Petit fut frappé à mort ; jusqu'au dernier moment cet
énergique officier supérieur continua à diriger les travaux
du siège, attendant la fin glorieuse du soldat. La nouvelle
batterie prit le nom de « batterie Petit. » A droite et à
gauche, nos troupes s'installèrent dans les premiers jardins,
percèrent de trous les murs qui les séparaient des Arabes
et commencèrent un feu méthodique sur tout ennemi qui se
découvrait. Mais les défenseurs de Zaatcha ne se bornaient
pas à un échange incessant de coups de fusil ; on se ferait
difficilement une idée de leur rage et de leur audace. En
plein jour, ils tentaient des sorties et se jetaient avec des
cris féroces sur nos travaux de sape pour les détruire.
Dans une de ces sorties, le capitaine Besse fut tué au milieu
de ses artilleurs.
Le colonel Barrai, commandant la subdivision de Sétif,
— 16 —
arriva avec quinze cents hommes au moment où le siège
prenait un caractère d'animosité extraordinaire. Le général
Herbillon était pressé de livrer l'assaut, tant pour calmer
les furieuses impatiences de ses soldats que parce qu'il
recevait de tous les côtés les plus mauvaises nouvelles ;
l'insurrection gagnait en effet du terrain dans les pro-
vinces d'Alger et de Constantine, et le même agitateur qui
avait si bien été battu par le commandant Saint-Germain
au combat de Seriana se montrait vers Biskra sur les der-
rières du camp français. Malgré l'imperfection des tra-
vaux du génie, le général Herbillon se décida à tenter un
assaut.
Deux brèches étaient à peu près praticables : l'une, celle
de gauche, devait être enlevée par les compagnies d'élite
de la légion étrangère ; l'autre, celle de droite, par un
bataillon du 43' de ligne. Le bataillon de tirailleurs indigènes
du commandant Bourbaki devait occuper les jardins de
palmiers à gauche des colonnes d'assaut, pour les empêcher
d'être tournées. Le 20 octobre, au matin, l'assaut ainsi pré-
paré fut donné. La colonne de gauche sortit de la tranchée,
franchit le fossé, enleva la brèche et s'établit sur les ter-
rasses de deux maisons attenant au rempart ; mais au
moment où elle croyait le succès assuré, les maisons,
minées d'avance, s'écroulèrent avec un horrible fracas,
ensevehssant sous leurs ruines quantité de ces braves
soldats de la légion étrangère. Arrêtés par la poussière
des décombres, décimés par un ennemi invisible qui tirait
par les mille créneaux pratiqués dans les maisons servant
de réduits, les survivants finirent par reculer dans la tran-
chée, avec le désespoir de n'avoir pas vengé leurs mal-
heureux camarades.
A la brèche de droite, le bataillon du 43° se faisait
écraser. Le génie n'avait pu pratiquer une descente de
fossé convenable, et avait dû faire avancer une char-
rette. Mais il fut difficile de bien manœuvrer sous le feu
de l'ennemi; elle tourna sur elle-même en glissant dans
H.^^- ( ■^^^
MAHKCIIAI. SAl^^T-AKNA^^)
— 17 —
l'eau et ne put servir comme on Tespérait. Aussitôt on
essaie de faire un tablier de pont avec des tonneaux vides ;
mais les sapeurs qui les portent, et qui se prodiguent avec
le plus admirable dévouement, sont tués ou blessés. Il faut
se résoudre à se jeter dans le fossé sans aucun moyen de
passage. Le brave commandant Guyot, digne fils du général
de division du premier empire, enlève son bataillon; mais,
obligés de franchir le fossé plein d'eau, puis de gravir
péniblement, avec des cartouches ainsi gâtées, le talus
de la brèche, les pauvres soldats du 43° tombent un à un.
A peine arrivé au haut de la brèche avec son capitaine
adjudant-major et quelques hommes, le commandant est
tué ; il faut reculer sous un feu épouvantable. Détail hor-
rible ! tous les blessés tombés dans le fossé se noient ; en
se débattant, ils rougissent l'eau de leur sang. La confusion
devient indescriptible ; le malheureux 43'' se retire, empor-
tant six ofïïciers et trente hommes tués, et quatre-vingt-dix
blessés.
Dans ce sanglant assaut, le caporal Parcheris, avec
quatre grenadiers, se porta sur le revers du fossé et
engagea la fusillade avec les défenseurs du ksar. On pres-
crivit à ces braves de se mettre à l'abri ; ils refusèrent,
alléguant qu'à une autre place il leur serait impossible
de distinguer les créneaux qu'ils essayaient d'enfiler. Au
bout de quelques minutes, trois d'entre eux étaient tués,
et Parcheris ne restait plus qu'avec un de ses hommes, le
grenadier Siège. Le sous-lieutenant de la compagnie vint
encore une fois leur recommander de se mettre à l'abri. —
« Dans un instant, mon lieutenant, dit le caporal avec un mer-
veilleux sang-froid ; nous avons encore plusieurs cartouches
à brûler. » — Au même moment le grenadier Siège fut tué ;
il lui restait quelques cartouches. — « Il faut bien brûler
les cartouches de Siège », dit Parcheris. — Et il alla les
prendre, voulant épuiser les munitions de sa petite escouade.
Entouré de quatre cadavres, cet intrépide soldat faisait
tranquillement le coup de feu ; quand il arriva à sa dernière
RÉCITS ALGliUIESS. — 2« SKRIE ~
— 18 —
cartouche, il la montra de loin à son sous-lieutenant :
« Plus que celle-ci, mon lieutenant. » — En disant ces mots,
il reçut une balle qui lui fracassa la cuisse. « Ils l'auront
quand même », dit l'héroïque caporal. — Et, se soutenant
sur une jambe, il envoya aux Arabes son dernier coup de
fusil.
Le caporal Parcheris ne voulut pas subir l'amputation. Il
eut le bonheur de survivre à son horrible blessure, et quel-
que temps après il rentra dans ses foyers avec la croix de
la Légion d'honneur.
Après le malheureux assaut du 20 octobre, il fallut
reprendre les travaux de siège ; comble de fataUté, il n'était
pas possible de leur imprimer un peu d'ensemble et de
direction. De six officiers du génie attachés à la colonne du
général Herbillon, deux seuls restaient, un capitaine et un
lieutenant. Ces deux braves étaient exténués ; pendant trois
semaines, ils ne couchèrent jamais sous la tente ; quand ils
le pouvaient, ils dormaient péniblement une heure ou deux
dans la tranchée, à côté de leurs sapeurs. Ces derniers
aussi étaient harassés, les auxiliaires d'infanterie qu'on leur
avait adjoints ne pouvant exécuter certains travaux de sape.
Tout allait mal, et le feu de l'ennemi faisait chaque jour des
vides cruels dans les rangs de ces soldats si vigoureusement
trempés. L'aspect du camp, placé sur le revers d'une mon-
tagne sablonneuse et exposé au siroco ardent du désert,
était des plus tristes ; le mouvement incessant de plusieurs
milliers d'hommes et d'animaux avait fini par creuser pro-
fondément le sable, de sorte que d'épais tourbillons de
poussière incommodaient nos soldats et rendaient le repos
de la tente plus fatigant que le travail de la tranchée. Cette
poussière maudite, de sable fin, s'infiltrait partout, particu-
lièrement dans les aliments qu'elle finissait par rendre
détestables. L'on ne pouvait faire boire le troupeau destiné
à l'alimentation, et il donnait de la viande de qualité mau-
vaise ; les bêtes séchaient sur pied, et l'on n'envoyait à
l'abatage que celles qui étaient sur le point de mourir. Le
— 19 —
biscuit était moisi et plein de vers. En campagne, dans le
désert tout au moins, les officiers vivent généralement de
la vie du soldat ; on peut croire que le général HerLillon
et ses officiers étaient bien malheureux.
Et cependant, dans cette épouvantable position, personne
ne se plaignait. Ceux qui affectent aujourd'hui de mépriser
l'ancienne armée, ne peuvent savoir combien elle a souffert
autrefois. Car elle n'a pas connu les procédés philanthro-
piques d'aujourd'hui, si exagérés parfois qu'à tout moment
l'on entend des militaires s'écrier : « On veut donc nous
mettre dans des boîtes à coton ! » En moins d'un mois, plus
de six cents soldats avaient succombé devant Zaatcha, et
l'ambulance de Biskra regorgeait de blessés et de malades.
Une des plus tristes choses dont nous nous souvenons, c'est
l'aspect du cimetière du vieux Biskra, à quelques kilomètres
du fort Saint-Germain ; les rangées de tombes s'allongent
à perte de vue, et, détail navrant, elles sont abandonnées
et disparaissent sous le sable.
Les soldats furent heureux de trouver des distractions ;
le travail de tranchées leur répugnait, ils avaient la convic-
tion que l'on n'aurait raison de Zaatcha que par une attaque
de vive force après investissement complet de l'oasis. Le
général Herbillon, tant pour occuper sa colonne qui se
démoralisait que pour s'attaquer aux intérêts des habitants
de l'oasis, fit abattre les palmiers des jardins à la portée du
camp. Pour des gens qui vivent de la récolte des dattes, le
tort qu'on allait faire aux habitants de Zaatcha était irrépa-
rable ; aussi leur rage ne connut-elle plus de bornes. Des
luttes acharnées s'engagèrent dans les jardins ; malgré des
sorties furieuses, dont l'une fut marquée par le massacre de
onze blessés que les femmes achevèrent, la coupe des
palmiers continua sans interruption pendant la dernière
période du siège ; le bruit de la chute de leurs magnifiques
dattiers portait dans le cœur des défenseurs de Zaatcha
plus de douleur et de rage que les incessantes détonations
de notre artillerie.
— 20 —
La petite armée du général Herbillon avait déjà été
renforcée par les troupes de la subdivision de Sélif ; elle le
fut le 8 novembre par deux bataillons de zouaves que lui
amenait le colonel Canrobert. Ces bataillons ne comptaient
à eux deux qu'un millier d'hommes, apportaient le cho-
léra et avaient laissé en route plus du huitième de leur
effectif. Ils arrivaient en droite ligne d'Aumale et n'avaient
pas eu de peine à passer au travers des populations insur-
gées ; terrifiées, celles-ci faisaient le vide autour de la petite
colonne, car le colonel Canrobert leur criait : « Fuyez!
j'amène la mort avec moi. » Les zouaves n'avaient
qu'une crainte pendant la route, c'était d'arriver à Zaatcha
après Tassant. Ce renfort d'ardents soldats, jouissant d'une
réputation militaire hors ligne, et commandé par un jeune
colonel connu pour son audace et ses talents, fut salué avec
joie par la colonne épuisée du général Herbillon. Le choléra,
personne ne le craignait !
Le jour de leur arrivée, les zouaves furent édifiés sur le
caractère de la lutte sans merci à laquelle ils venaient
prendre part. Une redoute avait été élevée en face de
l'oasis de Farfar, d'où sortaient habituellement des partis
d'Arabes qui venaient tirer des coups de fusil pendant la
nuit ; avec une incroyable audace, ils osèrent y attaquer
trois compagnies du bataillon d'Afrique. Il y eut une mêlée
sur le parapet de la redoute, et Tennemi réussit à enlever
plusieurs de nos blessés. Le soir, les têtes de ces malheu-
reux, plantées sur des piques, furent exposées sur les murs
de Zaatcha, et nos canonniers se virent obligés de les
abattre. Les zouaves prirent leur part de l'exaspération
générale ; de terribles représailles se préparaient.
Le 12 novembre, l'armée vit arriver du renfort : c'était
le S° bataillon de chasseurs à pied, le fameux bataillon de
Sidi-Brahim ; elle se trouvait ainsi forte de plus de sept
mille hommes. Le général Herbillon put organiser une
colonne pour marcher contre les nomades, massés sur les
derrières du corps de siège. Après une marche de nuit,
— ï21 —
elle tomba au milieu des Arabes, qui avaient placé leui
camp entre l'oasis d'Our'lal et le lit desséché de l'oued
Djeddi ; les zouaves du colonel Canrobert en faisaient partie
et s'emparèrent en un clin d'œil d'une ville de tentes et de
nombreux troupeaux. Cette prise importante fit éclater une
joie inusitée parmi nos soldats, qui voyaient venir l'abon-
dance et la fin de leurs privations ; ils saluèrent de leurs
bruyantes acclamations le premier succès d'une campagne
jusque-là si malheureuse.
A partir de ce moment, les choses prirent une tournure
tout à lait favorable au succès de nos armes. Les lenteurs
du siège avaient fortement diminué notre prestige auprès
des indigènes ; l'affaire d'Our'lal vint le rétablir. Chacun
sentait que le dénouement, un dénouement effroyable,
approchait à grands pas.
Il était réellement temps d'en unir. Le choléra tuait plus de
monde à l'armée française que le feu de l'ennemi, et faisait
de trente à quarante victimes par jour. Une agglomération
d'hommes et d'animaux réunis dans un petit espace augmen-
tait forcément l'intensité du fléau. Les détritus des bêtes
abattues, le voisinage d'une foule de cadavres enterrés dans
le sable qui laissait passer les émanations putrides, exha-
laient la mort. Les plaintes des soldats frappés par la maladie
s'ajoutaient à celles des soldats atteints par le feu de l'en-
nemi et jetaient dans les cœurs une morne tristesse. Nos
troupes demandaient l'assaut à grands cris. Du côté des
Arabes, le fléau sévissait avec fureur ; mais les fanatiques
défenseurs de Zaatcha, réduits des deux tiers, supportaient
avec l'indifférence des fatalistes des horreurs qui n'avaient
pas de nom.
L'artillerie en était réduite aux expédients ; les sacs à
terre lui manquaient, et le colonel Lebrettevillois dut en
improviser avec des morceaux de palmier, dont les fibres
résistantes ont la ténacité des fils de chanvre. On réussit
au dernier moment à élever une batterie de 12 dont le feu
détruisit les faîtes des maisons qui dominaient les brèches.
— 22 —
Une troisième brèche fat préparée à la hâte. On combla
les fossés avec des prolonges et des charrettes. Les Arabes
renfermés dans Zaatcha reçurent du général une dernière
sommation; déterminés à se faire tuer jusqu'au dernier
plutôt que de se rendre, ils ne daignèrent pas répondre.
L'immensité du péril les exaspéra ; ils voulurent tenter un
suprême effort, et ne réussirent à retarder que de vingt-
quatre heures l'assaut fatal.
Le 24 novembre, dès la pointe du jour, ils ralentirent
leurs feux pour faire croire aux assiégeants qu'ils commen-
çaient à se décourager ; puis ils choisirent le moment du
relèvement des gardes dans les tranchées, lequel est tou-
jours accompagné d'un peu de désordre. S'étant ghssés
au pied du mur, dès qu'ils virent les chasseurs du 5' ba-
taillon remettre le service à leurs camarades du 8% ils se
précipitèrent dans la tranchée. Du coup, quelques chasseurs
furent pris et décapités, et les canonniers, se serrant autour
de leurs pièces, furent obligés de se défendre à coups de
sabre et d'écouvillon. A la tête d'une compagnie de chas-
seurs, le lieutenant Devaux chargea à la baïonnette et
balaya la tranchée. Une autre colonne d'Arabes, celle-ci
de femmes, s'était, pendant le même temps, ruée plus à
droite sur la tranchée ; elle entraînait avec elle tout ce
qu'il y avait de plus fanatique et de plus résolu à Zaatcha.
Les chasseurs du 8° bataillon, conduits par le comman-
dant Levassor-Sorval, reçurent cette légion de furies par
un feu roulant ; une mêlée corps à corps s'ensuivit, et les
chasseurs durent jouer sans miséricorde de la baïon-
nette. Telle fut la violence de l'attaque qu'il fallut appeler
du camp les tirailleurs du commandant Bourbaki. Assail-
lants et assaillantes rentrèrent à Zaatcha avec des pertes
cruelles.
Dans la nuit du 25 au 26, les chefs de corps réunirent
leurs officiers et leur communiquèrent les ordres du général
Herbillon ; les trois brèches, à peu près praticables, devaient
être abordées par trois colonnes, pendant que le comman-
— 23 —
(lant Bourbaki, se plaçant en dehors du point d'attaque,
intercepterait les communications de la place avec le dehors
et faciliterait, par une diversion, les opérations des colonnes
d'assaut. Les bataillons désignés pour cette dernière ma-
nœuvre, pris parmi les plus renommés de l'armée de siège,
furent réduits à trois cents hommes. Les chefs qui les
commandaient étaient dignes de cette belle troupe ; c'étaient
le colonel Ganrobert, dont la bravoure était légendaire dans
toute l'armée d\\frique, et les colonels Barrai et de Lour-
mel, qui, tous deux, devaient finir si glorieusement, l'un en
Kabylie, l'autre en Crimée.
La colonne Ganrobert, destinée à l'attaque de la brèche
de droite, la plus défendue, se composa de deux bataillons
de zouaves, du 5° bataillon de chasseurs à pied et de cent
grenadiers et voltigeurs choisis dans le 16^ de ligne ;
Celle du colonel Barrai, qui devait attaquer la brèche
où avait échoué le 43" de ligne, fut formée du 8° bataillon
de chasseurs, de cent zouaves et d'un bataillon du 38® ;
Enfin la colonne de Lourmel comprenait deux batail-
lons du 8*" de hgne et un bataillon du 43® qui demandait à
prendre sa revanche.
S'adressant à ses zouaves un peu avant le signal, le
chevaleresque Ganrobert s'écria : « Mes amis, souvenez-
vous que, quoi qu'il arrive, il faut que nous montions sur
ces murailles et que, si la retraite sonne, elle ne sonne
pas pour les zouaves. » — Puis, mettant le sabre à la
main, d'un geste superbe il en jeta le fourreau.au loin en
disant : « Nous n'en avons pas besoin aujourd'hui. »
Pendant ce temps, Bou-Zian appelait ses fidèles à la mos-
quée ; dans ce ksar, dont les maisons et les édifices étaient
ramassés sur un petit espace, les Arabes n'avaient pas deux
pas à faire pour regagner leurs postes de combat. Impla-
cable dans sa haine, ce sombre fanatique voulut remplir
jusqu'au bout les devoirs de ses fonctions à la fois reli-
gieuses et guerrières ; après une courte prière, il demanda
à ses fidèles de se défendre jusqu'à la mort. Tous prirent
— 24 —
devant Dieu rengagement de se faire tuer jusqu'au dernier.
Ils ne devaient que trop tenir leur serment.
A sept heures du matin, le 26 novembre, les tambours et
clairons de toute la colonne sonnèrent un formidable pas de
charge. Avec un admirable sang-froid, le colonel Canrobert,
calmant du geste ses zouaves, fit sortir de la sape un petit
peloton de vingt-cinq hommes du 5"^ chasseurs à pied sous
le commandement d'un énergique officier, le lieutenant
Liotet, pour s'emparer d'une maison à gauche de la brèche
et facihter le passage ; puis il s'élança lui-même à la tête de
la colonne d'assaut, dont le commandement lui était confié.
De leur côté, les colonels Barrai et de Lourmel firent de
même sur les brèches de gauche et du centre. L'élan
que ces trois hommes imprimèrent à leurs colonnes fut tel
qu'en quelques minutes elles arrivèrent au milieu de la ville ;
les feux des maisons tirés à bout portant, les obstacles les
plus redoutables, et préparés de longue main, ne purent
arrêter nos soldats. La colonne Barrai fut retardée un ins-
tant par un éboulement, mais ne tarda pas à venir donner
la main aux deux autres.
La colonne Canrobert, comme nous l'avons déjà dit,
devait rencontrer les plus grandes difficultés ; elle arrivait
par la brèche la moins défendue et dut cheminer à travers
un dédale de ruelles. Son chef avait autour de lui seize
volontaires qui s'étaient promis de ne pas le quitter; c'étaient
des officiers et des sous-officiers de tous les corps de la
colonne. Sur ces seize braves, douze furent tués ou blessés.
Quatre officiers, un d'état-major, un de zouaves et deux de
spahis, avaient demandé à marcher aux côtés de Canrobert
pour lui servir d'officiers d'ordonnance ; deux d'entre eux
furent tués, et les deux autres blessés. Parmi les morts, se
trouva le lieutenant de spahis Rosetti qui avait eu un frère tué
à la prise de la Smala. Derrière le colonel marchait le V ba-
taillon de zouaves conduit par le commandant de Lorenccz.
le futur généra- des premiers temps de la campagne du
Mexique, le petit-fils du maréchal Oudinot ; Lorencez don-
— or. _
nait à ses soldats le plus noble exemple, quand une balle
le renversa sur un tas de décombres.
Le plus fort était fait; en moins d'une demi-heure les rues
et les terrasses étaient entièrement occupées. Restait à don-
ner l'assaut aux maisons, remplies d'Arabes désespérés et
décidés à mourir les armes à la main. Chaque groupe de
soldats s'attaqua à celle qu'il avait devant lui ; dans ces
moments critiques les officiers n'ont qu'à laisser faire, les
soldats marchant d'instinct et toujours pour le mieux. On
l'avait vu à Tassant de Gonstantine. Déjà maîtres des ter-
rasses, les nôtres cherchèrent d'abord à descendre dans
l'intérieur par les escaliers, mais il n'y avait guère possi-
bilité de s'engager dans des passages étroits criblés de
meurtrières ; et puis les Arabes avaient percé les planchers
et tiraient de bas en haut. 11 fallut abandonner les terrasses ;
alors les portes des maisons furent enfoncées à coups de
crosse et l'on put pénétrer dans l'intérieur. Les premiers
qui s'y aventurèrent furent tués ; mais d'autres finirent par
arriver, et alors commença un épouvantable carnage. On
poursuivit l'ennemi dans les caves, et l'on se battit avec
rage au milieu d'une profonde obscurité.
Bou-Zian, ses deux fils et le mulâtre Moussa, avec leurs
familles et quelques fidèles, s'étaient réfugiés dans la maison
d'Ali-ben-Azoug, le cheikh français chassé de la ville. Il était
réservé au commandant de Lavarande, chef du 2° bataillon
de zouaves, tué plus tard comme général sons les murs de
Sébastopol, de s'en rendre maître. Après être monté sur la
brèche, il avait filé le long des murs avec son bataillon vers
la porte de Zaatcha pour couper la retraite aux derniers
défenseurs ; dans une maison qu'il avait du enlever en
passant, il avait fait prisonniers deux Arabes parlant fran-
çais, deux anciens Biskris, et leur avait promis la vie sauve
s'ils lui indiquaient la retraite de Bou-Zian. L'un d'eux
refusa, disant qu'il aimait mieux mourir, et fut aussitôt
massacré par les zouaves ; l'autre consentit à indiquer la
maison de son chef.
— 26 —
En débouchant devant cette maison, les zouaves du com-
mandant Lavarande furent accueillis par une fusillade ter-
rible ; ils tentèrent d'escalader la terrasse et ne purent y
réussir. Une section d'artillerie de montagne arrivait au
même moment ; on essaya de braquer sur la porte une
pièce de canon, mais les canonniers se firent inutilement
tuer à leur poste. Des soldats du génie apportèrent un
sac à poudre fortement chargé ; les premiers qui voulurent
y mettre le feu tombèrent foudroyés ; enfin un sous-officier
du génie, plus heureux que les autres, parvint à faire
éclater la mine, qui fit écrouler un large pan du mur;
environ cent cinquante hommes et femmes se présentèrent
à découvert. Les zouaves, lurieux, bondirent au milieu de
cette foule confuse ; il y eut un horrible massacre. Quelques
Arabes se réfugièrent sur la terrasse ; on cherchait les
moyens de les en déloger quand l'un d'eux, qui avait les
allures d'un chet, présenta aux zouaves un fusil la crosse
en l'air. « Voilà Bou-Zian », s'écria le guide. Le comman-
dant de Lavarande se précipita devant ses zouaves et les
empêcha de faire feu. « Je suis Bou-Zian », dit l'homme ;
et il s'accroupit à la manière arabe pour prier. « Ce n'est
pas le moment de prier », dit le commandant de Lavarande,
et il demanda à Bou-Zian où était sa famille qu" il espérait
sauver. Mais déjà la mère du chérif, sa femme et sa fille
étaient tombées sous les baïonnettes des zouaves. De telles
horreurs sont justifiées par les lois inexorables de la guerre,
qui condamnent au massacre la population d'une ville prise
d'assaut.
M. de Lavarande envoya dire au général Herbillon que
Bou-Zian était entre ses mains, et n'en reçut que cette
seule réponse : « Faites-le tuer. » Le commandant fit lever
Bou-Zian et on le maintint contre un mur pendant que
quatre zouaves apprêtaient leurs armes. « Vous avez été les
plus forts, murmura Bou-Zian ; Dieu seul est grand, que sa
volonté soit faite. » Et il tomba foudroyé. On voulut lui faire
couper la tête par l'arabe qui l'avait trahi ; mais celui-ci
— 27 —
refusa et présenta la sienne. Ce lut un tambour de zouaves
qui s'en chargea et qui vint apporter le sanglant trophée au
général Herbillon.
Sur les autres points du ksar les sacs à poudre firent leur
œuvre ; leur explosion renversait les murs sur leurs défen-
seurs enfouis, et ceux qui n'étaient pas écrasés périssaient
étouffés dans les caves où ils avaient cherché un dernier
refuge. Pas un arabe n'échappa à l'extermination ; ceux
qui purent, en bien petit nombre, gagner la campagne,
tombèrent sous les coups des turcos du commandant
Bourbaki.
A midi, tout était fini. Il ne restait que les vainqueurs et
des ruines. A la tombée de la nuit, on fit sauter les mosquées
de Zaatcha et de la zaouïa, et un long cri de joie s'éleva
dans le camp français ; c'était la fin d'un siège horriblement
pénible et fatigant.
Dans ce siège mémorable, quinze cents français furent
frappés, sans compter plus de quatre-vingts officiers, dont
trente furent tués. Les zouaves, arrivés les derniers, eurent
trois cents des leurs atteints, le quart de leur effectif. L'abbé
Parabère, l'aumônier de la province de Gonstantine, celui
qui, plus tard, devait gravir le plateau de l'Aima gravement
assis sur une pièce de canon, était arrivé au camp dès les
premiers jours du siège et s'était installé à l'ambulance où
il fit preuve du plus admirable dévouement.
Les Arabes des alentours étaient dans la consternation ;
dès le lendemain de l'assaut, ils assiégeaient les abords du
camp, demandant en grâce d'être conduits au général Her-
billon pour lui faire leur soumission. On les laissait se
promener librement dans ce qui avait été Zaatcha ; le spec-
tacle d'une ville saccagée de fond en comble et encombrée
d'un millier de cadavres, celui des têtes de Bou-Zian et de
Moussa placées devant la porte, les impressionna profondé-
ment. Le général leur dit que les vaincus payaient toujours
les frais de la guerre, et qu'il leur ferait connaître sa volonté
une fois rentré à Biskra ; en attendant il leur enjoignit
de donner la sépulture aux huit cents cadavres d'Arabes qui
se trouvaient sous les décombres.
C'est à peine si le général Herbillon prit le temps de faire
enterrer ses propres morts ; il se hâta de lever le camp, car
déjà une odeur cadavérique rendait intolérable la situation
de l'armée. Des cris d'enthousiasme répondirent à l'ordre
du départ, et nos soldats, qui croyaient avoir fait un mauvais
rêve, se mirent en route pour Biskra, où ils arrivèrent dans
un état de délabrement qui faisait mal à voir ; leurs effets,
usés par les durs travaux du siège, n'avaient pu être rem-
placés, et c'est couverts de peaux de chèvres ou de peaux
de moutons qu'ils marchaient.
La terrible leçon de Zaatcha ne fut pas perdue ; l'insur-
rection était générale, elle tomba subitement. Le général
Herbillon rentra à Constantine, laissant le soin de la paci-
fication à trois petites colonnes conduites par les colonels
Ganrobert, Carbuccia et Barrai. Le choléra acheva l'œuvre
de la guerre ; grâce à leurs services médicaux, les vain-
queurs s'en débarrassèrent vite, mais les vaincus eurent
cruellement à souffrir. Le fléau porta la désolation au miheu
des tribus nomades, et certaines oasis perdirent jusqu'aux
trois quarts de leurs habitants. « Dieu est pour les Français,
dirent les populations sahariennes ; sa main s'appesantit
sur nous. »
III
C'est surtout en Kabylie que les chérifs se montrèrent
nombreux après 1848 ; dans cette belliqueuse région, insou-
mise alors, on voyait des agitateurs en permanence, car,
chassés des pays soumis à l'autorité française, ils se réfu-
giaient naturellement dans des montagnes où nos armes
n'avaient pas encore pénétré et ne pouvaient les atteindre.
Nous raconterons l'histoire de quelques-uns de ces chérifs.
Le premier de ces personnages qui fit son apparition en
— 29 —
Kabylie se nommait Mouley-Mohamed ben Abdallah, sur-
nommé Bou-Aoud (le père au cheval); c'était en 1845. Il
faut remarquer que, pour se mettre d'accord avec les pro-
phéties arabes, les chérifs prennent généralement le nom
du prophète, Mohamed ben Abdallah (1). Celui dont nous
parlons se prétendait envoyé de Dieu avec la mission
expresse de chasser les chrétiens du sol de l'Islam. Il
était jeune encore, éblouissait les Arabes et les Kabyles
par quelques prouesses équestres (d'où lui vint son sur-
nom), et s'était particuhèrement fait connaître comme un
des plus fidèles compagnons de Bou-Maza.
L'agitateur réussit à amener la défection de deux tribus
de la plaine, et battit ensuite un de nos goums ; à cette
nouvelle, les généraux Marey et d'Arbouville sortirent, le
premier de Médéa, le second de Sétif, firent leur jonction
au pied du Djurjura (les Kabyles prononcent Jeurjera),
et le culbutèrent après lui avoir pris ses tentes et ses ba-
gages, avec ceux de ses adhérents.
L'insurrection se calma d'abord, mais se renouvela à l'an-
nonce du désastre de Sidi-Brahim ; le chérif répandit le
bruit qu'Abd-el-Kader, après avoir fait prisonnier le maré-
chal Bugeaud, se disposait à mettre le siège devant Alger,
et cette étonnante nouvelle ne trouvait pas d'incrédules
parmi les Kabyles. Le général Bedeau accourut de Boghar,
et, de concert avec les généraux Marey et d'Arbouville,
rejeta dans leurs montagnes les contingents de Mouley-
Mohamed qui alla chercher fortune chez les Kabyles des
environs de Gollo et de Djijelly ; en 1847, il eut Taudace
d'attaquer Djijelly ; mais, reçu de belle manière, il disparut
pendant quelques mois pour se montrer dans la vallée du
Sahel, au sud de Bougie, où il essaya de se faire passer pour
Bou-Maza. Les croyants n'arrivant pas pour lui former une
armée, il vint se présenter à Aumale, demandant à être in-
terné dans une forteresse en France. Sa demande fut agréée.
(1) De ceux-ci, TAlgérie a eu des centaines, plus ou moins obscurs.
— 30 —
Un autre chérif, Mouley-Brahim, apparut en Kabylie vers
la même époque ; d'abord comparse du chérif précédent, il
entreprit par la suite d'opérer pour son propre compte. Il
obtint quelques adhérents, grâce au patronage de Si Ahmed
ben Arous, marabout vénéré en Kabylie; mais, battu et
traqué par le général Bedeau, il se réfugia dans le Djebel
Ahmour, entrn les provinces d'Alger et d'Oran, où il exerça
la noble profession de coupeur de routes et de voleur de
grand chemin. On le revit en KabyHe vers 1850, et il se mit à
prêcher la guerre sainte ; fort mal reçu, il se rendit dans la
tribu des Beni-Melikeuch dont le territoire se trouve en face
du village actuel de Tazraalt dans la vallée de l'oued Sahel.
Les Beni-Melikeuch, perpétuellement insoumis, donnaient
asile à tous les mécontents du pays, et accueillirent assez
bien Mouley-Brahim ; mais celui-ci n'ayant jamais obtenu le
moindre succès et s'étant fait battre à plusieurs reprises,
les Beni-Melikeuch se rallièrent à un nouveau chérif, Bou-
Baghla, le plus célèbre de tous les agitateurs kabjdes.
Mouley-Brahim était un homme d'une quarantaine d'an-
nées, d'un extérieur assez doux, ayant plutôt les allures
d'un marabout que d'un chef de bande. Ce qui Tempêcha de
réussir, c'est qu^on lui reprochait d'être à la remorque des
gens entreprenants qui faisaient de lui leur instrument. Le
plus dangereux d'entre eux était un nommé Si El Djoudi,
devenu plus tard bach-agha du Djurjura, et qui était un
véritable lanceur de chérifs.
Un de ces derniers, Si Mohamed el Hacherai, parut dans la
région du Djurjura en 1849 ; mais il n'eut pas à exercer long-
temps sa profession. Dès les premiers jours, il fut attaqué
par le goum du fameux lieutenant Beauprêtre ; un goumier,
le croyant invulnérable aux balles, le saisit à bras-le-corps
dans la mêlée et le poignarda. Un autre chérif, qui se déco-
rait du nom de Mohamed ben Abdallah, et qui lui aussi
passait pour invulnérable, entraîna quelques Kabyles à l'at-
taque du village d'Indjerdjera ; mais ses partisans, ayant
été repoussés avec perte, se mirent à Tinsulter et à le
— 31 —
frapper. Dans la bagarre, il reçut un coup de sabre,
ce qui ne convainquit personne de son invulnérabilité. Ce
personnage disparut et l'on n'entendit plus parler de lui.
Bou-Baghla (prononcez Bou-Bar'la) était un aventurier
siir lequel ont couru toutes sortes de bruits ; les uns le
cro3^aient marocain, d'autres en ont fait un ancien spahis
de l'escadron de Miliana, d'autres un évadé du bagne de
Toulon. Toujours est-il qu'il parut en 1849 aux environs
d'Aumale ; il allait de marché en marché, se disant thalob
et écrivant des talismans qui guérissaient de nombreuses
maladies et préservaient de tous les maux présents et à
venir. C'était un homme d'apparence assez vulgaire, mais
de physionomie intelligente. Dans ses excursions, on
le voyait presque toujours monté sur une mule, ce qui, dans
le pays, lui fit donner le sobriquet de Bou-Baghla (l'homme
à la mule).
En fabriquant des talismans et en exerçant le métier de
devin, Bou-Baghla n'avait que le désir de circuler dans les
ksour pour donner à l'insurrection, qui existait en perma-
nence chez les tribus limitrophes de la Kabylie, un nouvel
essor. Il fut accueilli à bras ouverts par la remuante tribu
des Beni-Melikeuch, fatiguée de Mouley-Brahim, ce chérif
soliveau dont nous venons de parler. Par ses allures déci-
dées et ses discours entraînants, Bou-Baghla se fit immé-
diatement de nombreux partisans, à la tête desquels il alla
attaquer le camp du lieutenant Beauprêtre, placé avec un
petit goum au lieu où s'élève aujourd'hui le bordj des Beni-
Mançour. Les insurgés se sauvèrent en désordre après un
échange de coups de fusil ; mais M. Beauprêtre, ne se
sentant pas en force, recula dans la direction d'Aumale.
Bou-Baghla réussit à convaincre les Beni-Melikeuch
que cette échauffourée (elle eut lieu le 1" mars 1851) était
une grande victoire ; il fallait n'être vraiment pas diffi-
cile. Le chérif fut reçu en triomphateur, et, pour la pre-
mière fois, déclara modestement qu'il était le véritable
Mouley-Sàa, invulnérable par la volonté de Dieu, le Moha-
— 32 —
med l)en Abdallah annoncé par les prophéties, chargé de
pousser les Français à la mer. L'allégresse fut universelle,
et Bou-Baghla, ayant offert de prouver son affirmation,
demanda à quelqu'un de l'assistance de décharger son arme
sur lui ; seulement quelques braves compères firent com-
prendre aux Beni-Melikeuch que le premier qui tenterait
une épreuve aussi offensante pour Tenvoyé de Dieu serait
écharpé sur l'heure. On se le tint pour dit.
Notre chérif portait sur lui, disait-il, un talisman qui le
rendait invulnérable, mais à la condition de se parfumer
avant le combat, de réciter certaines formules magiques et
de ne se laisser approcher par aucun profane. Il y avait
encore bien d'autres conditions pour que ce fameux tahs-
man conservât sa vertu ; elles s'enchevêtraient si bien que
lorsqu'il était blessé, et il le fut plusieurs fois, il avait tou-
jours de bonnes raisons à donner pour expliquer qu'il avait
forcément été vulnérable ce jour-là.
Gomme tous ses pareils, Bou-Baghla ne dédaignait pas
un peu de jonglerie ; il tenait à faire croire qu'il avait le
don des miracles. Un de ses tours favoris consistait à
transformer le papier en argent. Il découpait avec des
ciseaux, autour d'une pièce d'argent, autant de ronds de
papier qu'il voulait reproduire de pièces. Puis il les jetait
dans un creuset, ajoutait des herbes, des parfums, des
ingrédients plus ou moins bizarres, bouchait le tout, plaçait
le creuset sur* un fourneau et commençait ses invocations.
On trouvait toujours dans le creuset le nombre de pièces
voulu. Le secret de cette comédie était que Bou-Baghla
s'entendait on ne peut mieux à fabriquer de la fausse
monnaie. Les Kabyles étaient enchantés de ces petits
procédés, qui les dispensaient de fournir des subsides à
l'insurrection.
Nous ne nous égarerons pas dans le récit des opérations
militaires qui furent entreprises contre le chérif Bou-Baghla
de 1851 à 1855. Son premier adversaire fut le terrible Beau-
prêtre, officier attaché aux affaires arabes ; les autres
^ 83 —
s'appelèrent d'Aurelles de Paladine, Camou, Bosquet. Dans
une de ces expéditions contre le tenace agitateur, les gé-
néraux Camou, Pélissier et Bosquet furent envoyés contre
lui, le premier à Test, le second à l'ouest, le troisième au
sud de la Kabylie ; en 1854 et en 1855, le gouverneur géné-
ral Randon fut obligé d'expéditionner en grande Kabylie
avec le commandant de la province de Constantine.
L'expédition de 1855 fut particulièrement pénible ; la
colonne française, pour sortir d'un pâté de montagnes où
les Kabyles de Bou-Baghla la cernaient, dut sacrifier
liis zouaves du commandant Dupin de Saint-André. Ceux-
ci se préparaient déjà à bien mourir, quand ils furent
sauvés par Ben Ali Chérif, le chef religieux de Chellata
près d'Akbou, qui eut assez d'influence sur les Kabyles
pour leur faire cesser le feu. Dans la répression dïm
mouvement chez les indigènes du cercle de Bougie, une
petite colonne eut à subir une effroyable tourmente de
neige et faillit périr tout entière. Les vieux soldats de
l'armée d'Afrique parlaient encore il y a quelques années
de la fameuse colonne de la neige du général Bosquet. Ces
malheureux eurent leurs petites tentes enfouies par la
tempête ; le général dut prescrire des travaux de dé-
blaiement et faire courir les hommes et les animaux en
cercle pour les dégourdir. Les tentes, malgré tout, disparu-
rent sous la neige ; c'est à peine si. l'on apercevait celles
des officiers, beaucoup plus hautes. Coûte que coûte, le gé-
néral Bosquet voulut que le camp fût levé. Les convois de
vivres n'avaient pu arriver ; il fallut se mettre en route
sans avoir mangé. Les hommes n'avaient pas la force de
porter leurs sacs ; on dut les abandonner avec tout le ma-
tériel de campement. En tête, marchaient des sapeurs du
génie conduits par le capitaine Faidherbe, le futur comman-
dant en chef de l'armée du Nord en 1870 ; avec des efforts
inouïs, ils ouvraient au fur et à mesure la piste que les
soldats de la colonne suivaient un à un. Le défaut d'ali-
mentation, la fatigue, le froid intense, portaient parmi ceux-
RÉCITS ALGÉRIENS. — 2» SIÎRIB 3
— 34 —
ci le trouble et la démoralisation ; on vit des hommes, le soir
de la première marche, briser leurs fusils, ramasser le bois
des crosses, et en faire du feu. Beaucoup tombèrent asphy-
xiés ou perclus. Le général Bosquet marchait le dernier de
tous ; admirable d'énergie, il faisait relever les malades, et
prodiguait à ceux qui allaient faiblir des paroles d'encou-
ragement.
A la première nouvelle du désastre, la population civile
de Bougie, faisant preuve de Pélan le plus généreux, sortit
en masse avec tous les animaux et les charrettes qu'elle
put se procurer et prodigua les soins les plus empressés
aux écloppés. A l'arrivée en ville les habitants s'empa-
rèrent de tous les soldats et chaque maison lut convertie
en ambulance. Plus de trois cents hommes eurent les mem-
bres gelés et beaucoup manquèrent à l'appel. Fait à remar-
quer, les tribus kabyles, parmi lesquelles on venait d'o-
pérer et qui étaient à peine soumises, se conduisirent aussi
bien qu'auraient pu le faire des tribus dévouées et ralHées
de longue date ; fermant l'oreille aux conseils des fana-
tiques répétant partout que le malheur qui avait frappé
la colonne était le signe d'une intervention céleste, elles
ramenèrent à Bougie quantité de soldats égarés et recueilli-
rent chez elles ceux qui n'avaient pas la force de marcher.
Si elles l'avaient bien voulu, elles eussent détruit la colonne
Bosquet ; il est vrai que le châtiment eût été terrible (1).
Bou-Baghla se tint sur la réserve pendant de longs mois
à la suite des opérations du général Bosquet; il fut même
obligé de vendre les chevaux de ses cavahers et de dis-
perser ceux-ci dans les tribus pour les faire vivre. Le lan-
ceur de chérifs Si Djoudi, ne le trouvant pas assez docile à
ses volontés, alla se soumettre à Beauprêtre, chef du bureau
arabe de Dra-el-Mizan. Dès lors Bou-Baghla vit ses petites
affaires dérangées ; tout appui lui faisait défaut.
(1) Le désastre de la colonne Bosquet ne saurait être comparé à celui qui
atteiv'nit dans le Bou-Thaleb, en 1846, la colonne Levasseur. Celle-ci rentra à
Sétif laissant derrière elle 206 morts ; ou constata 532 cas de congélation.
— 35 —
Cependant l'actif Beauprêtre ne lai laissait ni trêve ni
repos. Il vint un jour menacer, avec son goum, la tribu
des Ouadias qui avait donné asile au chérif; celui-ci fut
contraint de se battre et eût été pris si le goum n'avait
pas manqué de résolution. Il ne faut pas s'étonner si les
contingents indigènes ne manifestent pour notre cause
qu'un enthousiasme tout à fait modéré : nous en dirons plus
tard la raison. Dans cet engagement avec le goum du
capitaine Beauprêtre, Bou-Baghia fut grièvement blessé
et resta plusieurs jours entre la vie et la mort. Il expliqua
sa mésaventure aux Kabyles en disant que sa femme était
entrée dans son gourbi pendant qu'il préparait son talis-
man et que le premier qui avait fait feu sur lui était envoyé
par Iblis (le diable), et avait glissé dans son fusil une
balle en or. On feignit de le croire ; mais chacun douta
fortement de la mission divine conférée à un chef qui se
faisait blesser tant de fois alors qu'il était convenu que ses
semblables étaient invulnérables.
Ce chérif avait deux femmes légitimes, outre une mulâ-
tresse qui le suivait partout et qu'il avait enlevée dans les
environs de Bougie; ses deux épouses restaient dans leurs
tribus, le mariage qu'il avait contracté avec elles étant
tout à fait politique. La première fut une nommée Fatma
bent Sidi Yahia ben Aïssa, qui habitait avec ses frères, dont
l'aîné, Si el Atreuch ben Aïssa, était chef de la fraction des
Ouled Sultan dans la tribu des Adaouras. 11 se maria une
seconde fois à Yamina bent Hammou, de la tribu des Beni-
Abbès. C'était le moyen d'avoir des parents un peu partout.
Un beau jour, cette Yamina, qui habitait avec le deuxième
mari de sa mère (Amar ben Mohamed), vint raconter à
Bou-Baghla que celui-ci avait cherché à la détourner de ses
devoirs en lui offrant cent douros. Transporté de colère,
il se rendit chez les Beni-Abbès, et, en pleine djemmaa
(sorte de conseil municipal), tira un coup de pistolet sur son
beau-père. Amar ne tut que blessé; mais les Beni-Abbès
trouvèrent très mauvais qu'un chérif dont la mission divine
— 36 —
était fort discutée se permît de venir tirer des coups de
pistolet chez eux. Ils le chassèrent de leur pays, lui disant
de garder ses colères pour les chrétiens. Dégoûté de
sa profession, il écrivit au capitaine Beauprêtre pour
lui demander Taman, et lui offrir la soumission de tout le
pays entre Akbon et Aumale; ses lettres restèrent sans
réponse, car Beauprêtre lui avait fait savoir que l'autorité
française n'acceptait pas de traiter avec lui et exigeait qu'il
se rendît à discrétion.
Les affaires de Bou-Baghla baissèrent tellement que les
Beni-Melikeuch, cette tribu qui deux ans auparavant l'avait
accueilU à bras ouverts, ayant eu quelques prisonniers dans
une affaire, répondirent par un refus à son offre d'aller
délivrer ceux que la fortune de la guerre avait trahis, disant
qu'ils n'étaient plus dupes de sa jactance. Dégoûté des Beni-
Melikeuch, le chérif franchit la chaîne du Djurjura et alla
s'étabhr chez les Beni-Idjer, s'y lit construire une habita-
tion et y vécut en paix pendant quelques mois. Tout à coup
éclata la guerre d'Orient ; l'armée d'Afrique envoya en Tur-
quie et en Crimée une grande partie de ses effectifs et
quantité de postes que nous occupions furent désarmés.
Il se remit alors à prêcher la guerre sainte, annonçant
que les musulmans n'avaient plus qu'un tout: petit effort à
faire pour jeter les Français à la mer. Gomme les troupes
étaient peu nombreuses, il fallut dans les premiers moments
recourir aux goums ; Tun d'eux, commandé par le capitaine
Wolff' (i), eut avec ses contingents une rencontre dans
laquelle le chérif vit son cheval tué sous lui et fut blessé
au-dessus de l'œil gauche. La situation de l'agitateur devint
de moins en moins enviable ; pendant sa maladie, les
Kabyles le laissèrent à peu près mourir de faim.
Le gouverneur général Randon ayant pu organiser une
grosse colonne à la tête de laquelle il pénétra dans le
pays, Bou-Baghla déclara d'abord que malgré sa blessure
(1) Chef du bureau arabe de la subdivision d'Alger, aujourd'iiui comman-
daut le 7« corps d'armée h Besançon.
— 37 —
il se mettrait à la tête de ses fidèles pour exterminer les
Français; mais cette fanfaronnade ayant eu très peu de
succès, il préféra fuir, et se réfugia d'abord chez les Beni-
lenni, puis chez les Beni-Melikeuch. Il fut mal accueilli; on
le trouvait gênant, et, sans les lois sacrées de l'hospitalité
kabyle, on l'aurait livré aux Français. Les Beni-Melikeuch
prièrent les Beni-Idjer de le laisser revenir habiter la mai-
son qu'il avait fait construire dans leur pays ; pour toute
réponse ceux-ci la détruisirent. Le prestige du chérif
était tellement tombé que les Beni-Melikeuch poussaient
l'irrévérence jusqu'à jeter des pierres sur sa tente pen-
dant la nuit. Tout n'est pas roses dans le métier de pro-
phète. Après avoir vendu ce qu'il possédait, armes, che-
vaux et mulets, Bou-Baghla en arriva à faire des tours de
prestidigitation sur les marchés.
Cet aventurier conserva avec lui quatre fidèles. Un jour,
à la tête de cette armée peu imposante, qui servait d'avant-
garde à une cinquantaine de voleurs de profession des
Beni-Melikeuch, il eut Fidée de faire un coup de main sur
les Beni-Abbès qui labouraient dans la plaine de l'Oued
Sahel en avant du bordj de Tazmalt. Cette vaillante troupe
enleva deux paires de bœufs, et, satisfaite, se mit en devoir
de regagner ses montagnes. Mais à Tazmalt se trouvait
précisément un goum qui avait pour mission d'escorter
le capitaine Delettre, chef du bureau arabe divisionnaire
de la province de Constantine ; ce goum monta aussitôt
à cheval et se lança à la poursuite de l'ex-chérif et de ses
gens, retardés dans leur fuite par les travaux d'irrigation que
les Beni-Abbès avaient entrepris pour faciliter leurs Jabours.
Les cavaliers du goum, en arrivant sur Bou-Baghla qui mar-
chait en arrière de sa petite troupe, lui envoyèrent une volée
de coups de fusil; il jugea alors à propos de quitter sa mon-
ture et de se jeter dans un ravin boisé où les chevaux ne
pouvaient le suivre. Mais un goumier nommé Bou-Mezrag
(l'homme à la lance) mit pied à terre à son tour, se lança
dans les broussailles pour le poursuivre, et d'une balle lui
- 38 —
fracassa la jambe. Trois autres goumiers arrivèrent et se
jetèrent sur lui pendant qu'il se traînait dans le ravin. Il
demanda la vie sauve, assurant qu'il y aurait plus de profit
pour les Beni-Abbès de l'avoir vivant que mort; mais Bou-
Mezrag, sans daigner l'écouter, lui trancha la tête.
Cette courte histoire du chérif Bou-Baghla pourrait être
intitulée : Grandeur et décadence d'un chérif.
IV
Cette race de chérifs (1) durera en Algérie aussi long-
temps que la bêtise humaine.
L'arabe, avons-nous dit souvent, est crédule à l'excès; il
n'est pas de jonglerie, si grossière qu'on la suppose, qui ne
soit acceptée par lui comme un miracle. Il n'est pas de chérif
ayant appris quelques tours d'escamotage qui, aux yeux
du vulgaire, n'ait passé ou ne passe encore pour un être
privilégié ayant reçu les pleins pouvoirs du Tout-Puissant.
Le fatahsme musulman donne une exphcation à toutes
choses, et se traduit inévitablement par la formule : Rien
n'arrive sans la permission de Bien.
On a cru longtemps qu'il faUait détruire les zaouïas des
ordres religieux qui avaient fomenté une insurrection ; nous
pensons que le remède serait pire que le mal.
Le colonel de Négrier a eu tort, dans l'insurrection du sud
crânais (1881-1882), de saccager le tombeau de Sidi Cheikh ;
la translation des restes de ce saint révéré de l'islam, sous
le canon de la redoute de Géryville, a donné Heu à une de
ces profanations que les Arabes ne pardonnent jamais. Ce
n'est pas impunément que l'on se joue des objets de la
vénération d'un peuple prolondément attaché encore à ses
croyances et persistant dans ses rancunes. Chaque fois que
(1) Le pluriel de chérif est exactement cheicrfa en ara'ie.
— so-
le châtiment a frappé des congrégations religieuses en
Algérie, nous avons eu la preuve qu'il ne faisait que fortifier
les collectivités que nous avions la prétention d'atteindre.
Fort heureusement, les ordres religieux musulmans sont
rarement unis, comme les tribus arabes, du reste ; cela
expUque pourquoi, depuis Abd-el-Kader et Bou-Maza, les
insurrections algériennes ont été généralement restreintes.
La révolte se localise presque toujours dans la contrée où
domine l'ordre religieux qui met le chérif en avant et lui
prête son appui matériel et moral. Encore la confrérie se
fractionne-t-elle souvent, et une parfaite harmonie ne règne
pas toujours entre les différentes fractions. Telle portion
provoque une levée de boucliers dans l'ouest ; telle autre,
à Test, obéissant à une influence rivale, reste en paix.
Il n'est pas de fou, il n'est pas d'illuminé, appartenant
soit à des ordres religieux, soit à des associations ou con-
fréries, qui ne se réveille un beau matin avec la vocation de
chérif, et la conviction que Dieu lui a fait part de son désir
de voir les Français expulsés d'Algérie. Le nombre d'im-
posteurs arrêtés jadis par l'autorité militaire est incalcu-
lable ; aujourd'hui, la tâche est plus facile : le chérif est usé,
et les Arabes commencent à le mépriser. Bou-Zian, Bou-
Baghla, Mouley-Brahim et autres agitateurs qui ont surgi
pendant la période troublée de la révolution de 1848, ont
depuis fait place à de vulgaires intrigants, dont beaucoup ne
tenaient nullement à voir éclater une insurrection ; celle-ci
eût dérangé leurs spéculations, car il s'agissait surtout, pour
eux, de vivre le plus longtemps possible aux dépens dea
naïfs qui s'attachaient à leurs pas et prêtaient l'oreille à
leurs divagations.
Ils n'étaient d'ailleurs pas fort dangereux ; pauvres
hères, la plupart du temps, ils se résignaient à aller en
prison où ils trouvaient au moins le vivre et le couvert.
Mais les chérifs convaincus de leur mission providentielle
et qui refusaient d'écouter les propositions des personna-
lités remuantes avides d'avoir entre les mains un instrument
— 40 —
de troubles, créaient parfois de sérieuses difficultés. Avec
un peu d'adresse, ils opéraient quelques soi-disant mi-
racles, toujours admis sans conteste par des populations
ignorantes et crédules ; des compères dévoués, ainsi que
nous l'avons vu par le coup de pistolet tiré sur Bou-Maza,
les secondaient puissamment. Souvent encore, ces charla-
tans faisaient croire à leur vocation par l'exposé d'un songe
où apparaissait inévitablement le fondateur de la religion
musulmane ; afin de varier, Mahomet était parfois remplacé
par l'ange Gabriel, voire par Dieu lui-même. Ce récit trouvait
rarement des incrédules, car le narrateur, sur lequel était
tombée la révélation d'en haut, avait généralement soin de
se faire précéder de quelques missives apportées par des
gens qui disparaissaient aussitôt.
Frappé un jour de rincroyable crédulité des Arabes, et
désireux de les éclairer, Napoléon III envoya en mission près
d'eux le fameux Robert-Houdin. Celui-ci entreprit de leur
dévoiler certains tours de passe-passe à l'usage des chérifs.
On a dit qu'il n'est de pire sourd que celui qui ne veut pas
entendre ; les indigènes se refusaient à l'évidence, non par
pard-pris, mais parce que leurs cerveaux, épris de merveil-
leux, ne pouvaient comprendre. Ainsi Robert-Houdin laissa
tirer cent fois sur lui, montrant de quelle façon il s'y prenait
pour escamoter la balle et faisant exécuter le tour d'esca-
motage par quelques hommes adroits; il ne put parvenir
à démontrer que les chérifs ne procédaient pas autrement.
En 1860, un prestidigitateur nommé Bosco, s'étant avisé,
sur le marché de Constantine, de casser des œufs dont
il extrayait des louis, tous les Arabes voulurent en faire
autant; la nouvelle se répandit au loin, et le pays fut
bientôt couvert d'omelettes.
L'autorité a toujours eu la plus grande peine, et cela se
comprend, à distinguer entre les mystiques inoffensifs qui
seraient désolés de voir éclater un mouvement insurrection-
nel, et les imposteurs se préparant à jouer sérieusement
leur rôle et à prêcher la guerre sainte. Comme le dit fort
— 41 —
bien notre ami le commandant Rinn(1) : l'administration
est dans l'alternative continuelle ou d'intervenir trop tard,
et quand le mal est fait, ou d'arrêter trop tôt, et quelquefois
injustement, de pauvres diables qui n'ont commis aucun
délit réel.
Les fanatiques qui essayèrent de surprendre la redoute de
Sidi bel Abbès, en 1845, étaient tous affiliés à la confrérie
religieuse des Derkaouas ; derkaoua El Fadel, qui vint
provoquer le général Cavaignac à Tlemcen, en se faisant
passer pour le précurseur de Jésus-Christ; derkaoua Bou-
Maza, derkaoua Bou-Baghla. Empruntons quelques détails
sur cette secte au beau livre du commandant Rinn.
Le fondateur des Chadelyas, appelés Derkaouas dans
la province d'Oran et au Maroc, se nommait Tadj-Eddin
Abou el Hassen-Ali ben Atha-Alla ben Abd el Djebbar-
ech Ghadeli. Ses deux précurseurs furent Abou-Median, qui
peut être considéré comme le plus ancien chef des ordres
religieux mystiques répandus en Algérie et qui vulgarisa
dans ce pays les principes du grand saint Abd-el-Kader
el Djilani, et le marocain Ben-Machich ; ce dernier forma
Ghadeli à son école. Celui-ci, né aux environs de Ceuta,
alla s'établir en Tunisie, dans une caverne dont il fit un
ermitage bientôt célèbre. Ayant porté ombrage, par sa po-
pularité, aux autorités tunisiennes, il dut se fixer en Egypte.
La légende prétend qu'à sa prière l'ange Gabriel punit le
cadi tunisien qui l'avait fait expulser, en prescrivant que sa
tombe devînt un lieu d'immondices ; le miracle, disent les
Chadelyas, dure encore, car les descendants du cadi ont
beau nettoyer cette tombe, elle est toujours, le matin, cou-
verte d'ordures et de fumier. La sainteté de Sid Ghadeli lui
attira un grand nombre de disciples ; comme preuve de cette
sainteté surnaturelle, les Chadelyas racontent qu'un jour,
l'air ayant été obscurci par des nuées d'hirondelles volti-
geant autour du maître, celui-ci aurait répondu à ceux qui
(1) Alaraboiits et Khuan.
— 42 —
lui demandaient ce que signifiait la présence de ces oiseaux :
« — Ce sont les âmes du purgatoire qui viennent participer
aux bénédictions célestes dont Dieu m'a comblé. »
Deux légendes circulent dans l'islam sur la mort de Gha-
deli. La légende arabe raconte que, pour faire son pèlerinage
annuel de la Mecque, il avait l'habitude de passer par la
Haute-Egypte et THedjaz. La dernière année du pieux
voyage, il dit à son serviteur Omar :
« — Prends une pioche, un panier, des aromates, et tout
ce qu'il faut pour ensevelir un mort.
« — Pourquoi cela, ô mon maître ? dit le serviteur.
« — Tu le sauras à Homaithira », répondit Chadeli.
Homaithira se trouve dans la Haute-Egypte, entre le Nil
et la mer Rouge.
Arrivé à cet endroit, le saint fit ses ablutions, puis se
prosterna pour prier, et Dieu le rappela aussitôt à lui.
Près de Homaithira se trouvent des puits d'eau douce
appelés Biar-Chadelya (1), rendez-vous de nombreux pèle-
rinages.
D'après la légende turque, en se rendant à la Mecque
par Souakim, Chadeli dit à son serviteur Omar, en lui mon-
trant un point situé entre la montagne d'Ebreck et celle
des Emeraudes :
« — C'est ici que je mourrai ; après ma mort, fais tout ce
que te dira une personne voilée que tu verras venir. »
La personne voilée se présenta au serviteur et se mit à
creuser le sol. Au même instant, l'eau apparut par la per-
mission de Dieu, et Omar, lavant le corps de son maître,
l'enterra. Chadeli était sous terre, quand le personnage
mystérieux souleva son voile ; ô surprise ! c'était le saint
lui-même qui lui remit une boule, en lui enjoignant de ne
s'arrêter que lorsque celle-ci resterait sans mouvement.
La boule conduisit Omar jusqu'à Moka ; là, elle s'arrêta, et
le serviteur se construisit une cabane où il demeura quelque
(1) BiaTy pluriel de Bir (puits).
- 43 -
temps, faisant, toujours avec la permission de Dieu, surgir
de l'eau là où il n'y en avait pas auparavant. Une épidémie
se déclara et Omar se mit à guérir les malades ; mais
il mécontenta le roi qui Texila avec quelques disciples
sur le mont Oursah. Il s'y nourrit, lui et les siens, de café
bouilli dans une marmite ; les habitants de Moka furent alors
attaqués par la gale, et ceux d'entre eux qui s'adressèrent
à lui guérirent en absorbant sa boisson favorite.
Le nom de Chadeli est devenu populaire dans tout le
Moghreb (l'ouest, par rapport à la Mecque, c'est-à-dire
l'Afrique du nord). Les adeptes des doctrines mystiques
de ce personnage forment trois branches principales : Ma-
danya en Tripohtaine, Ghadelya en Tunisie et dans les
provinces de Constantine et d'Alger, Derkaoua dans celle
d'Oran et au Maroc. Un des successeurs de Chadeli, Mo-
hamed ben Brahim, refusa son concours à Abd-el-Kader
quand cet ambitieux essaya d'édifier en face de la puis-
sance française une nationalité arabe ; aussi bien que le
marabout Tedjini d'Aïn Mahdi, le chef des Derkaouas
entrava les projets de l'émir, et fut, inconsciemment peut-
être, un de nos meilleurs auxiliaires. Les Derkaouas n'ap-
prouvaient pas toujours leur chef dans son effacement systé-
matique et son horreur calculée de la pohtique ; d'un autre
côté, ils ne se souciaient pas de voir s'implanter dans le
pays une royauté théocratique en la personne du fils de
Mahi-Eddin ; on l'a vu par l'histoire des tentatives, peu
sérieuses, faites sur Sidi bel Abbès et Tlemcen. Détail à
noter : à Sidi bel Abbès, l'autorité militaire fut prévenue
du complot par un derkaoua des plus austères.
Le mulâtre Moussa, qui fut le lieutenant de Bou-Zian à
Zaatcha, était un derkaoua; il ne put s'entendre avec Abd-
el-Kader auquel il prétendait défendre l'entrée de Médéa.
Battu par l'émir, il se réfugia dans le sud et essaya d'en-
traîner contre nous la grande tribu des Ouled-Naïl; chassé
de ce territoire par le général Yusuf, il se retira pendant
quelque temps en Kabylie où il joua au chérif. Les Kabyles
~ 44 —
n'ayant pas eu confiance en lui, il se mit à errer dans le
sud, et, quand il apprit le soulèvement de Zaatcha, il vint
se mettre à la disposition de Bou-Zian.
La branche tripolitaine, celle des Madanya (les Derkaouas
de l'est) qui a son chef-lieu à Tripoli même, est tout à fait
dans la main des Turcs ; elle prêche ouvertement, avec
Tapprobation de ses protecteurs, l'union de tous les musul-
mans pour l'expulsion des chrétiens de l'Afrique ; de fait,
ces derkaouas ne sont que des instruments. Ali ben Khahfa,
l'agitateur de Tunisie, le défenseur de Sfax en 1881, était
un de leurs adeptes. Les Snoussi sont indépendants et ne
veulent pas recevoir leur mot d'ordre de Gonstantinople
comme leurs confrères de la Tripolitaine ; ils ont toujours été
rebelles à l'autorité du sultan ; Snoussi, pour un Turc, est
synonyme de révolté, diènergumène. Habillés de haillons
on reconnaît les Derkaouas à leurs guenilles d'abord, ensuite
à leurs colUers de coquillages. Somme toute, ce sont des
administrés peu souples, des êtres insociables, ennemis nés
de tout pouvoir temporel quelconque.
Toute cette agitation kabyle, qui durait depuis 1840,
commençait à devenir singulièrement inquiétante vers 1851.
Bou-Baghla, affaibU et déconsidéré, s'était retiré dans l'in-
térieur de la grande Kabylie. Devait-on l'y poursuivre et
commencer la conquête de cet immense pâté montagneux
devant lequel avaient successivement échoué les Romains,
les Vandales, les Byzantins, les Arabes et les Turcs? Pour
cela, il fallait une expédition colossale, et l'état de trouble
où se trouvait la France ne laissait pas au gouvernement
général de l'Algérie le sang-froid nécessaire pour la pré-
parer. On résolut premièrement de briser le faisceau des
confédérations kabyles en soumettant la Kabylie orien-
— 45 —
taie ; ensuite de conquérir le désert. Nous terminerons
ce chapitre en racontant Thistoire des opérations du gé-
néral Saint-Arnaud dans le triangle montagneux compris
entre Collo (El Koull des Arabes), Milah et Djigelly, et celle
de Pélissier à Laghouat.
Les tribus de la Kabylie orientale n'avaient jamais été
soumises ; de même que, de la place du gouvernement à
Alger, on pouvait voir presque à l'œil nu les villages in-
soumis de la grande Kabylie ; de même, de Constantine, on
apercevait la fumée des villages de la petite Kabylie (1). Les
populations de cette âpre région n'avaient pas encore, comme
celles des environs d'Alger ou d'Aumale, fait l'épreuve de
la supériorité de nos armes ; on avait entamé le pays par
l'ouest, 11 fallait l'entamer par l'est. Les tribus entre Milah,
Djigelly et Collo étaient très fières d'avoir, en 1808, anéanti
une armée turque ; elles ne formaient pas, comme en grande
Kabylie, un ensemble de petites républiques hostiles les
unes aux autres, et vivaient assez unies entre elles. « Au
jour de l'attaque, disait un vieux turc au capitaine de Gas-
tellane, la volonté de tous se réunit dans le çofï (aUiance).
Les tribus se fondent dans les tribus, les chefs dans les
chefs, et un seul est proclamé le maît7^e de la mort; il fixe
le combat et fi.:i.e le bras. Je te le dis, la poudre est abon-
dante, les défenseurs nombreux : dès que l'enfant peut
soulever un fusil, il est inscrit au rang des défenseurs et
doit son sang jusqu'à ce que la vieillesse fasse trembler sa
main. Les chefs, commis par tous, veillent à ce que les
armes soient toujours en bon état. A l'heure de la poudre,
les plus jeunes prennent leurs bâtons noueux; ils achèvent
l'ennemi, lancent les pierres et emportent les blessés. Les
femmes elles-mêmes, dans le combat, excitent les hommes
de leurs cris et de leurs chants ; car, chez les Kabyles, la
femme doit oser et souffrir autant que son mari, et si le
cœur de l'un d'eux faiblit, et qu'il vienne à prendre la fuite,
(1) La petite Kabylie est beaucoup plus étendue que la grande. Cette der-
nière dénomination provient de la hauteur des montagnes.
— 46 —
•elle le marque au haik d'une marque de charbon. La flé-
trissure s'attache désormais aux pas du lâche. Non, jamais
tu n'auras entendu tant de poudre; jamais tu n'auras fran-
chi de semblables montagnes ; mais, s'il plaît à Dieu, tu en
reviendras, car il est le maître des événements. »
Et le vieillard ajouta :
« Chaque arbre porte son fruit ; la plante qui fleurit près
de la fontaine meurt desséchée sur la pente de la colline.
La montagne a des rochers, la montagne a des Kabyles;
dans la plaine, tu trouveras le blé, les troupeaux aux riches
toisons, et l'arabe pour l'habiter. Les deux races sont dif-
férentes; le son de leur bouche n'est pas le même... Le
flanc des montagnes kabyles est garni de villages bâtis à
l'abri d'un coup de main ; les hommes ont la bravoure dans
le cœur, l'œil exercé et un bon fusil. »
Pressé par le capitaine de Castellane de lui raconter
l'histoire du désastre de l'expédition turque en 1808, le
narrateur continua :
« Mes moustaches sont grises; bien des fois depuis elles
ont été noircies par la poudre, et pourtant jamais je n'ai
vu une journée aussi terrible. Quand le souvenir de cette
heure me revient en mémoire, les autres combats auxquels
j'ai assisté ne sont que des jeux d'enfants.
« C'était un homme puissant qu'Osman-bey ; c'était un
maître du bras. Un jour de poudre, la balle d'un fusil lui
avait brisé l'œil droit ; mais sa pensée guidait l'autre et
courbait les fronts. 11 était le digne fils du bey Mohamed
le Grand, qui, dans l'ouest, chassa les gens d'Espagne de
la place d'Oran. Après avoir gouverné l'ouest et éprouvé
la disgrâce du pacha, il fut envoyé à Constantine, où il
commanda dans la force et le bien. Durant ce temps, se
formait dans la montagne la nuée de l'orage ; chez les Beni-
Ouelban, non loin de la mer, était venu un homme ayant
le nom de Bou-Daïli ; il arrivait d'Egypte et faisait partie
de cette secte qui a la haine du chef. C'était un de ceux
que Ton nomme Derkaouas, soit à cause des lambeaux qu'ils
— 47 —
portent, soit parce qu'ils affectent de tirer les paroles du
fond du gosier. Cet homme appelait les montagnards à l'at-
taque contre les Turcs, leur promettant le succès, le par-
tage des biens et la domination du pays, la ville de Cons-
tantine une fois prise. Ses paroles se glissèrent si avant
dans leur cœur que, tandis que le bey Osman était parti
vers le sud pour châtier les Ouled-Derradj, Bou-Daïli em-
mena vers la ville douze mille des gens de la montagne.
Mais l'heure de rabaissement des Turcs n'était pas encore
arrivée : nos canons brisèrent les attaques des Kabyles, et
le bey, revenu en toute hâte, trouva la plaine balayée de
ces corbeaux.
(( Lorsque le messager, porteur de la mauvaise nouvelle,
fut arrivé à Alger, le divan en prit connaissance, et le pacha
répondit : « Tu es bey de cette province, Osman ; le chérif
« a paru dans la circonscription de ton commandement ;
« il est de ton devoir de marcher contre lui en personne,
« de tirer vengeance de son agression, de l'attaquer par-
« tout où il sera, et de le tuer ou de le chasser du pays. »
Le bey lut cette lettre et réunit en conseil les grands et
les puissants. Tous furent d'avis qu'il fallait user de pa-
tience, afin d'obtenir par la ruse ce qu'il était dangereux
de demander à la force : on n'attaquait pas la bête fauve
dans la tanière, on attendait qu'elle descendît dans la plaine.
Mais le cœur du bey était trop grand pour s'abaisser à la
crainte, et il dit : « Mon père se nommait Mohamed le
« Grand; moi, je suis Osman. Le pacha a parlé, j'irai. Tenez-
« vous prêts au départ. »
« Aussitôt avis fut donné à toutes les milices que le bey
allait brûler la poudre sur la montagne. C'était un beau
spectacle, je te le dis, que ce départ de tant de braves sol-
dats. En tête, marchait le bey ; à droite et à gauche, un peu
en avant de lui, ses quinze chaous écartaient la foule qui
se pressait pour baiser son étrier d'or. Malgré les coups
de bâton, elle était si serrée, que le poitrail du grand cheval
noir la coupait comme le couteau coupe la chair. Derrière
— 48 —
flottaient les sept drapeaux du bey, puis venait sa musique
retentissante, les officiers de sa maison avec de brillants
harnachements, suivis d'une cavalerie nombreuse. Son plus
ferme appui, les compagnies turques au cœur de fer, fer-
maient la marche. Le premier jour où le bey entra dans la
montagne, la poudre parla peu; les Kabyles méditaient la
trahison, ils attendaient l'heure et le moment. Lorsque nous
arrivâmes à l'Oued Zour (1) jamais nos pieds n'avaient
franchi ravins si difficiles, et plus d'un mulet avait roulé le
long des pentes. Ils nous attendaient là, cachés, presque
tous, dans les bois épais qui entourent une vallée dont le
terrain de boue cède sous le pied de l'homme. Des envoyés
des tribus arrivèrent au camp. — Pourquoi la poudre par-
lerait-elle plus longtemps? disaient-ils. Un étranger était
venu parmi eux et avait égaré leurs cœurs ; mais, puisque
le bey ne venait point les arracher à leurs coutumes et ne
demandait que la tête du coupable, pourquoi se querelle-
raient-ils ? Refusait-on jamais d'enlever l'épine d'une plaie ?
la guérison n'en est- elle pas la suite? Donne-nous une
partie des tiens, disaient-ils au bey ; car Bou-Daïli est re-
tranché dans un endroit plein de forces, et nous le ramè-
nerons à ton camp, où tes chaous agiront selon tes ordres.
« Le jour de la mort s'était déjà levé pour le bey Osman
et voilait son regard d'aigle ; il crut à la vérité de ces
paroles. La moitié de ses fidèles partit par son ordre, et
marcha, pleine de confiance, vers l'embuscade. De notre
camp, leurs derniers cris furent entendus. Les Kabyles
venaient de s'élancer sur eux comme la bête fauve s'élance
de sa tanière. Alors Osman sentit battre son grand cœur,
et bondit pour aller à leur secours. Nous suivions ses pas.
Il coupa à travers la vallée, croyant trouver un chemin,
mais le terrain s'afïaibhssait sous nos pas. Les Kabyles, à
ce moment, accoururent le long de chaque pente, et leurs
longs fusils faisaient pleuvoir les balles ; la grêle, au jour
(1) Entre CoUo et Djigelly.
— 49 —
d'orage, tombe moins serrée. Nous étions abattus comme
riierbe, et celui qui était tombé ne pouvait plus se lever.
Osman, debout sur ses étriers, semblait les défier de sa
haute taille, et son regard portait la menace ; leurs balles
s'écartaient de lui. Avec quelques cavaliers, il allait at-
teindre un terrain plus solide, lorsque son cheval posa le
pied sur un trou profond que voilait une herbe serrée ; il
disparut, cet abîme se referma sur lui. Un bey devait mourir,
c'était écrit, mais son corps ne pouvait tomber entre les
mains des Kabyles. Moi et quelques autres, nous avions
gagné le bois, mais nous quittions la mort pour courir à
la mort. Les Kabyles frappaient sans pitié, excités au car-
nage par les cris de leurs femmes... Bientôt l'on n'entendit
que les coups de fusil tirés par les Kabyles en signe de
réjouissance : il n'y avait plus un turc pour répondre, et
le sang coula si fort dans le marais, que depuis, les Kabyles
l'ont nommé le mortiey\
« Là où le bey qui, d'un signe de la main, courbait les
têtes jusqu'au désert, a vu se briser sa puissance, crois-
moi, le danger est grand, et le succès incertain.
« Toutefois, ajouta le turc en manière de péroraison,
Abi-Saïd Ta dit en ses Commentaires : Soumettez-vous
à toute puissance qui aura pour elle la force, car la mani-
festation de la volonté de Dieu sur cette terre c'est la force.
— Si vous devez commander, vous arriverez portés par un
nuage de poudre, et le kabyle reconnaîtra son maître. »
Le général de Saint-Arnaud était loin de partager cette
terreur superstitieuse ; ainsi que nous l'apprend sa corres-
pondance, il avait une confiance absolue en lui-même. Son
amour-propre doublait ses facultés, qui étaient grandes; il
était remarquablement habile dans ces luttes d'Afrique, où
il faut étonner l'ennemi ; ses décisions étaient rapides, et,
l'action une fois engagée, il était ferme en ses desseins et
plein d'une entraînante ardeur. Cet intrépide batailleur
a été Tun de nos meilleurs généraux et il a prouvé, sur
les champs de bataille de la Crimée, que l'Algérie n'était
RliCITS ALGÉRIENS. — 2" SÉRIE 4
— 50 —
pas une trop mauvaise école pour nos tacticiens. On se
souvient du pronostic du maréchal Bu^-eaud, après la ré-
pression de la formidable insurrection du Dahra, prédisant
un grand avenir à Saint- Arnaud et à Cousin-Montauban.
« La guerre que j'entreprends, écrivait Saint-Arnaud, le
2 mai 1851, quelques jours avant de se mettre en route, la
guerre que j'entreprends sera sérieuse ; de Milah àDjigelly,
de Djigelly à Gollo, j'aurai devant moi dix mille fusils qui
défendent un pays difficile. Je n'ai que sept mille baïon-
nettes et de jeunes soldais. Ces conditions n'altèrent pas
ma confiance dans le succès. Je frapperai des coups si
vigoureux et si rapides que les Kabyles auront bientôt
perdu leur audace. »
Nous avons dit que Tamour-propre du général Saint-Arnaud
était engagé. « Mon expédition, dit-il. a partout du reten-
tissement; on a l'œil sur elle. Le président m'envoie Fleury;
le ministre m'envoie Waubert ; le roi des Belges trois officiers
de son armée. Nous ferons en sorte de satisfaire tout le
monde. »
Notons en passant que les. officiers étrangers devaient se
distinguer. « Dis, écrivit Saint-Arnaud à son frère dans le
courant de l'expédition, dis au marquis de Trazegnies que
la Belgique est bien représentée par ses trois officiers :
MM. Hanoteau, Hennel et Vandersmissen. Ce dernier a tué
deux Kabyles de sa main. Tu sais que j'ai, en outre, à mon
état-major, un officier hollandais, M. Booms, et un major
piémontais, M. Cardena (1). »
Dans la colonne française, qui se composait de douze
bataillons, formés en deux brigades sous les ordres des
généraux de Luzy et Bosquet, se voyaient des zouaves,
des tirailleurs, de la légion étrangère, des chasseurs à
pied; deux vieux régiments d'Afrique, les 8° et 9° de ligne,
en faisaient partie, ainsi que le 20'' de ligne qui venait de se
(1) On sait que M. Vandersmissen, aujourd'hui général, a commandé le corps
de volontaires belges pendant l'expédition du Mexique, et que le major Cardena,
général dans l'armée italienne, a été ministre de la guerre.
— 51 —
signaler à Rome. Un seul régiment était nouvellement
arrivé de France, le 10® de ligne. Saint-Arnaud emmena
avec lui huit pièces de montagne et quatre escadrons de
cavalerie, qui, eux, étaient vraiment de trop dans ces
parages.
Nous nous bornerons à résumer brièvement les opéra-
tions militaires. Elles devaient réussir ; les brigadiers
Luzy et Bosquet étaient dignes de leur chef. Le premier en
a donné la preuve en Italie et l'autre en Crimée. Le soldat
avait surtout confiance dans le général Bosquet, dont la
belle et calme figure réfléchissait si bien la vigueur de
l'àuie et l'élévation du caractère. Les officiers étaient éner-
giques, dévoués et obéissants ; quant aux soldats, passés au
crible par les fatigues, ils étaient de ces natures vigoureuses
qui saisissent dans le regard la pensée des supérieurs et se
lancent en avant sans songer au danger.
Saint-Arnaud partit de Milah et se mit en campagne le
8 mai, en descendant la vallée du Rummel qui prend à cet
endroit le nom d'Oued el Kebir (la grande rivière). Il arriva
à Tembouchure de cette rivière le 14, après trois combats,
l'un sur Toued Enja, les deux autres, entre l'oued Enja
et la mer. Le 16, la division était à Djigelly.
Après avoir donné deux jours de repos à ses troupes, le
général se remit en mouvement le 19 mai, se dirigeant vers
le sud. Il traversa successivement les territoires des tribus
les plus remuantes et les plus fières de la Kabyhe, culbu-
tant dans plusieurs rencontres tout ce qui voulait s'opposer
à sa marche. Le 25, arrivé dans le Ferdjiouah, pays qui nous
était soumis, il envoya le général Bosquet avec deux ba-
taillons et deux pièces pour soutenir le général Gamou
engagé contre Bou-Baghla. Puis, lui-même retourna se ravi-
tailler à Djigelly.
Il quitta une seconde fois cette ville le 5 juin, pour aller
batailler du côté de l'ouest; après divers engagements, il
y revint une troisième lois.
Enfin, le 18, il quitta ce poste, se dirigeant vers Collo.
— 52 —
Après plusieurs affaires, dont la plus sérieuse fut un com-
bat d'arrière-garde qui eut lieu le 26 juin, il traversa
rOued-Kebir à hauteur de l'endroit où nous avons créé
depuis le poste d'El Milia et arriva à Collo le 15 juillet.
Les corps permanents d'Afrique, zouaves, tirailleurs indi-
gènes, tinrent à justifier leur réputation ; dans cette expé-
dition, marquée par des latigues inouïes et par vingt-six
combats, ils se surpassèrent. A l'affaire de Fedj-Menaïel,
le 12 juin, dans laquelle fut blessé à mort le commandant
Valicon du 20° de ligne, les zouaves se firent particulièrement
remarquer. Ils arrivèrent d'un seul élan sur le grand piton
de droite, position que nos ennemis croyaient inexpugnable
et qui était bordée par des rochers à pic. Jouant de la baïon-
nette, ils jetaient les Kabyles du haut des roches. — Saute,
s'il vous plaît, monsieur Auriol I dit l'un d'eux en regardant
un arabe qui venait de faire la cabriole devant sa baïon-
nette ; et, tout riant, il essuya le sang de sa joue légèrement
entamée par le yatagan du montagnard. Ils furent en-
traînés à l'assaut de la position par le général Bosquet, qui
leur communiquait son énergique sang-froid. Une balle
vint briser son épaulette. « En avant I dit aussitôt l'hé-
roïque général ; pas un coup de fusil ! on perdrait du temps ;
en haut, à bout portant, nous les trouverons. » Et ses
braves, derrière lui, bondissaient dans la broussaille.
Quels fiers soldats que ces zouaves! On les employait à
toute besogne ; parfois ils étaient harassés, et bien souvent
leurs mollets, suivant leur pittoresque expression, partirent
pour Rome ; mais au premier coup de clairon on les voyait
debout, au second ils étaient prêts à partir. Ces vieux
coureurs d'Afrique se réveillaient toujours pour le danger,
et l'annonce du péril chassait la fatigue de leurs corps. Ils
séduisirent le général Saint-Arnaud qui, trois années plus
tard, à la bataille de l'Aima, s'écria : « Les zouaves sont les
premiers soldats du monde ! » Aujourd'hui, que les anciens
soldats ont disparu de l'armée, les régiments de zouaves,
composés de jeunes recrues, ont beaucoup à faire pour
)0 —
maintenir les traditions de leur glorieux passé. Et ils y
réussissent ! Au combat de nuit de la citadelle de Hué,
le 5 juillet 1885, un de leurs bataillons s'est couvert de
gloire.
Les tirailleurs indigènes ne tenaient pas à se laisser
distancer par les zouaves. Ces excellents soldats sont sans
rivn'ix pour la guerre de détail ; aux montagnards kabyles,
en 1851, ils opposaient ruse à ruse, faisant surtout mer-
veille dans les arrière-gardes. Turcos et Kabyles s'insul-
taient alors comme les guerriers d'Homère dont ils igno-
raient le nom. On vit un jour trois turcos laisser filer
leur compagnie et s'embusquer derrière des broussailles
de façon à bien être remarqués des Kabyles. Ceux-ci
s'avancèrent en rampant et, à bonne portée, firent une
décharge générale. Nos trois braves tombèrent, et aussitôt
quelques ennemis se détachèrent pour les dépouiller. Ils se
penchaient déjà sur les corps quand ceux-ci se redressèrent :
trois maraudeurs furent frappés d'une balle en pleine poi-
trine, et deux autres de la baïonnette. Les turcos qui avaient
fait les morts rejoignirent leurs camarades en riant d'un
air féroce et en rampant comme des serpents.
Dans la guerre d'Afrique l'action individuelle joue un
grand rôle (1). Une fois l'ensemble des ordres donné, le
chef s'efface et l'intelhgence du soldat a beau jeu ; ce fait
est surtout caractéristique dans la guerre de montagne.
Dans ce pays de Kabylie, les colonnes françaises ne
trouvent pour tout chemin que d'étroits sentiers de deux
pieds de large à peine, courant le long des escarpements,
descendant à pic les ravins, dominés par des rochers
ou des broussailles épaisses. Souvent le sentier fait abso-
lument défaut et les soldats d'avant-garde, déposant leurs
sacs, sont obligés de prendre la pioche pour le tailler au
milieu des rochers. On comprend que le convoi s'allonge
indéfiniment, homme par homme, bête de somme par bête
(1) Voir Récits algériens, V^ série.
— 54 —
4e somme, et c'est une tâche pénible que de le protéger.
Pour mettre les blessés, les malades, les vivres, les mu-
nitions à Tabri d'un ennemi audacieux, entreprenant et
agile, il faut les entourer d'une haie vivante. Des batail-
lons d'infanterie occupent compagnie par compagnie les
positions dominantes et cheminent parallèlement à droite
et à gauche. On peut juger quelles sont les fatigues écra-
santes imposées dans ces marches à la malheureuse infan-
terie ; chargé d'un sac pesant, le troupier avance péni-
hlement à travers un pays bouleversé, sans cesse la car-
touche aux dents, le fusil à la main. Les compagnies,
échelonnées sur les pitons, se replient en voyant arriver
i'arrière-garde, dont la mission est de ne laisser personne
en arrière, à quel prix que ce soit.
Le jour où le 10' de ligne fut si éprouvé, la colonne
française avait à traverser un pays présentant de telles dif-
ficultés que le général Saint-Arnaud, craignant de voir son
convoi coupé, avait donné l'ordre d'y intercaler, d'intervalle
en intervalle, des compagnies d'infanterie. Grâce à ce sys-
tème, tout allait bien ; le passage était assuré, et l'ennemi,
bien qu'il fût hardi et nombreux, était maintenu à distance.
Sur le flanc gauche, à l'un des endroits les plus difficiles,
se trouvait une position importante ; les zouaves l'avaient
occupée dans la matinée, puis avaient été remplacés par
le 16' de ligne qui, lui-même, avait été relevé par le 20*.
La marche des flanqueurs amena sur ce point, pour suc-
céder au 20% deux compagnies du' 10' de hgne.
Ce régiment arrivait de France; jeté sans désemparer
dans la fournaise, il n'était pas encore rompu à la fa-
tigue et ne connaissait pas bien le naturel féroce et sau-
vage des Arabes. Le chef de bataillon Camas, du 20%
voyant arriver deux compagnies d'éhte du 10° de ligne, se
borna à montrer à leur commandant, capitaine Dufour,
les sentiers à prendre pour suivre la retraite, puis, confiant,
il s'en al'a avec les siens. Le silence régnait aux alentours,
aucun ennemi ne se montrait. Avec l'inexpérience d'une
— 55 —
troupe ignorante de la guerre d'Afrique, les grenadiers
du 10% puisant une funeste sécurité dans la force de leur
position, se croient en sûreté :.les uns, cédant à la fatigue,
écrasés par la chaleur du jour, se couchent et reposent,
les autres regardent au loin le combat livré par Tarrière-
garde. Les officiers eux-mêmes se mettent à Tombre, per-
sonne ne veille.
Pendant ce temps les Kabyles se glissent, rampent le
long des buissons et, tout à coup, au nombre de plus de
quatre cents, se précipitent en poussant leurs rugis-
sements de bataille. La plupart des grenadiers, surpris,
sont égorgés ou se laissent ghsser le long des rochers ;
quelques-uns se réunissent pêle-mêle autour de leurs
officiers : « Allons , mes enfants , à la baïonnette ! » dit
le capitaine Dufour. Les officiers, les sous -officiers
marchent en avant, suivis d'une trentaine de soldats;
en un chn d'œil tous ces hommes sont frappés à mort.
Les autres tourbillonnent, crient, engagent une foule de
combats individuels, puis laissent tomber leurs armes,
s'élancent du haut des rochers et arrivent, tout meurtris de
leur chute, les chairs ensanglantées, au milieu du convoi.
Dans cette déplorable aff'aire, les cinq officiers du lO*" se
firent tuer avec quarante-trois grenadiers, et plus de soi-
xante de ces derniers furent blessés.
Les Kabyles font alors pleuvoir les balles dans le convoi
et les plus audacieux d'entre eux, descendant le long
des rochers, essayent de le couper. Le désordre s'y met
un moment ; les bêtes aff'olées prennent le trot, abandon-
nées par les soldats du train qui sont obligés de taire le
coup de feu. Heureusement Saint-Arnaud se trouve près
de là ; il accourt et lance contre Tennemi deux compa-
gnies du 9° de ligne. La néghgence du 10^ leur coûte neuf
blessés et quatre tués, dont l'intrépide capitaine de La
Gournerie.
Quelques Kabyles étaient parvenus à se dissimuler dans
Tespoir de tirer sur nos soldats isolés et sur le convoi. Au
— 56 —
moment où le général Saint-Arnaud se remettait en marche
avec très peu de monde autour de lui, une vingtaine de
coups de feu partirent d'un fourré. Un guide fut tué à ses
côtés, et le clairon de zouaves, de service auprès de lui,
fut blessé. Le commandant Fleury, des cavaliers d'escorte,
des zouaves qui reprenaient leur rang pourchassèrent
vigoureusement l'ennemi.
Parmi les officiers, nul n'excita plus d'intérêt et de com-
misération que le commandant Valicon, du 20° de hgne.
Au combat de Fedj-Menaïel il fut blessé mortellement, et
survécut quelques jours. Les grenadiers du 20^ avaient
sollicité comme une grâce l'honneur de le porter eux-
mêmes ; pour lui éviter le supphce du cacolet, ils avaient
improvisé un brancard à la hâte. Dans une colonne expé-
ditionnaire, l'on est forcé de se faire suivre par les blessés,
en attendant une occasion de les évacuer sur un hôpital.
Rien ne semble plus triste que l'aspect de ces pauvres
gens, victimes du devoir militaire, placés deux par deux à
droite et à gauche des mulets d'ambulance. Ces animaux
ont beau être choisis parmi les plus doux ; il y a d'iné-
vitables cahots, et la douleur arrache parfois aux bles-
sés des plaintes mâles qui causent une profonde impres-
sion. Mais il faut ces circonstances pour qu'il se produise
des plaintes ; en général, elles ne sortent jamais de leur
bouche, et sur leur visage on trouve une noble expression
de fierté. En tête de la colonne des blessés, on voyait
s'avancer le brancard sur lequel était porté Valicon mou-
rant; à côté marchait l'abbé Parabère, cet aumônier que
nous avons déjà vu à Zaatcha, et pour lequel les soldats
avaient un profond respect. Le pauvre commandant termina
au bivouac sa belle vie de soldat ; sa dernière pensée fut
pour son enfant et sa jeune femme.
A Djigelly, les officiers et les soldats entourèrent de
leurs adieux la tombe creusée poui* le brave officier. Au
lendemain de la funèbre cérémonie, arriva sa jeune
veuve, partie en toute hâte au premier bruit de la blés-
— 57 —
sure de son mari. Que Ton n'accuse pas d'insensibilité ou
de sécheresse de cœur ceux qui portent l'uniforme et dont
l'existence est parfois si rude; en arrivant, la jeune lemme
fut entourée de soins, et les délicatesses dont on usa
pour tromper sa douleur furent vraiment les délicatesses
d'une mère. En débarquant, elle voulait encore se faire
illusion. — « N'est-ce pas qu'il n'est pas mort! disait-elle...
Comment voulez-vous qu'il soit mort ; il m'aimait tant ! »
L'abbé Parabère, le général Bosquet, le colonel Espinasse
du 20°, durent raconter à l'infortunée les heures suprêmes
du soldat mort pour la patrie ; elle ne pouvait se lasser
d'entendre leurs récits. « Il est plus facile, a dit à ce sujet
le capitaine de Gastellane, de braver un danger que de sup-
porter, sans souffrir, la vue de cette douleur si pure et si
profonde. »
Le commandant Valicon n'avait que son épée pour toute
fortune ; cette idée de pauvreté pour les siens empoisonna
ses derniers moments. Sur les instances du général Saint-
Arnaud, le président de la République, prince Louis-Napo-
léon, veilla à ce que l'avenir de sa famille fût assuré.
A Collo, la colonne expéditionnaire put se reposer ; en
quatre-vingts jours de campagne, elle avait parcouru près
de sept cents kilomètres et soutenu vingt-six combats. Les
pertes étaient cruelles; plus de mille hommes, un sur sept,
avaient été atteints, et sur ce chiffre on compta 147 tués,
dont deux officiers supérieurs et douze officiers subal-
ternes, et 689 blessés, dunt un général et vingt-quatre offi-
ciers. Il faut ajouter ceux qui succombèrent à leurs fatigues.
Nous n'avons pas l'intention de faire ici la biographie du
général de Samt-Arnaud ; on connaît son admirable con-
duite en Crimée et sa mort à bord du Berthollet. Nommé
divisionnaire après l'expédition de 1851, il accepta à contre-
cœur le commandement d'un corps d'armée à Paris, tant
il redoutait d'être pris dans l'engrenage fatal de la politique.
« Je n'ai nulle envie, écrivait-il à son frère le 18 juin 1851,
de m'avancer ni de me compromettre dans la poHtique. Vois
— 58 —
le rôle q je joue à présent le général Changarnier : il a brûlé
ses vaisseaux Ce qu il y a de fâcheux, c'est que c'est le
rôle de presque tous les généraux d'Afrique, excepté Bara-
guay d'Hilliers. Gavaignac, Changarnier, Lamoricière font
fautes sur fautes ; sur des échelons moins élevés. Le Flô,...
et plus bas encore, Charras qui tourne au fanatique. »
Nous citons sans faire de commentaires. Le maréchal
Saint- Arnaud a dit aussi un mot que bien des mi';T,aires
devraient méditer : « La scène du monde et de la politique
•est glissante. »
VI
L'affaire de Zaatcha avait profondément ébranlé le sud
•de l'Algérie. Les tribus s'agitaient, surtout celle des Larbâa,
dont l'oasis principale était Laghouat (en arabe El Ar'ouat),
et dont l'agha, Ben Nasseur ben Chohra, était un per-
sonnage remuant. La situation parut inquiétante au nou-
veau gouverneur-général, comte Randon ; il prescrivit au
général Yusuf, commandant de la subdivision de Médéa,
de se transporter sur les Hauts-Plateaux, vers Djelfa, avec
une petite colonne, et au général Pélissier, commandant la
province d'Oran, de se diriger du côté d'El Biod, dans le
sud, et de choisir dans ces parages l'emplacement d'une
redoute destinée à devenir un centre d'action. Disons de
suite que cette redoute devint Géry ville, notre poste avancé
dans le sud oranais, comme Biskra l'était dans le Sah'ra
constantinois, co;nme Laghouat devait le devenir dans le
sud de la province d'Alger.
Pour la clarté de notre récit, revenons un peu en arrière.
Vers 1835, vivait un obscur marabout attaché à la
zaouïa de Sidi Yakoub (Jacob) aux environs de Tlemcen.
Abd-el-Kader, simple marabout de la famille des Mahi-
Eddin, de la tribu des Hachems, étant devenu émir ou com
— 39 —
mandeur des croyants, ce personnage, nommé Mohamed
ben Abdallah, pauvre hère mais ambitieux, se demanda
pourquoi lui aussi ne deviendrait pas quelque chose. Hanté
de cette idée, il voulut tout d'abord imiter les Arabes qui
tiennent à jouer un rôle dans leur pays, se fit ermite, et se
soumit aux rigueurs les plus exagérées de la vie ascétique.
La réputation de sainteté de notre jeûneur devint bientôt
grande, et un certain Cheikh Ali, agha au service d'Abd-el-
Kader, plus perspicace que ses compatriotes, flaira en lui
non l'anachorète qui cherche à se mortifier dans un but de
sanctification, mais l'ambitieux qui veut parvenir; Tagha,
rêvant de se révolter contre son maître, résolut de faire de ce
marabout en quête d'honneurs et de célébrité un instrument
pour l'opposer à l'émir. Cheikh Ah présenta Mohamed ben
Abdallah au colonel Tempoure, avec lequel il entretenait
des relations secrètes et qui avait les pleins pouvoirs du
général de Lamoricière. Le colonel crut d'abord avoir sous
la main un émule d'Abd-el-Kader et permit à Mohamed de
se donner le titre de sultan ; il ne fut toutefois guère pris au
sérieux par les indigènes. Mais nous avions besoin d'hom-
mes se ralliant ouvertement à nous, et le général Bugeaud,
venu dans la province d'Oran pour s'emparer de Tegdempt
et Mascara, l'installa à Tlemcen comme khalifa.
Notre marabout ne tarda pas à se montrer fort au-des-
sous de son rôle, affichant en outre des prétentions qui
n'étaient pas de nature à nous plaire, déclarant hautement
qu'il voulait être laissé souverain à Tlemcen, et gouverner
en notre nom sans l'adjonction d'une garnison française.
Les généraux Lamoricière et Bugeaud accueillirent très
mal ses vues ; fort mécontent, Mohamed ben Abdallah se
mit à intriguer, mais d'une façon maladroite qui le fit si-
gnaler presque aussitôt à l'autorité militaire. Lamoricière,
pour couper court à ces menées indiscrètes, vint à Tlemcen,
se fit présenter le khalifa, et lui affirma sérieusement qu'un
voyage au loin, au tombeau de Mahomet, lui était indispen-
sable dans l'état de sa santé, sacrifiée au service de la
— 60 —
France. C'était une révocation déguisée, et il partit la rage
au cœur, jurant de se venger de ces Français maudits qui
l'avaient méconnu.
Mohamed rencontra à la Mecque Mohamed ben Ali ben
Snoussi, autre expulsé de la province d'Oran, qui devint le
fondateur de la redoutable conlrérie des Snoussi. Une haine
commune rapprocha ces deux hommes, qui se mirent en
relations avec les Turcs ; ceux-ci n'avaient pas encore pris
leur parti de notre occupation, et soutenaient Abd-el-Kader,
moralement du moins ; après 1848, ne demandant qu'à trou-
bler la colonie, ils résolurent d'employer les deux mécon-
tents qui s'offraient à eux, et les envoyèrent à Izzet-Pacha,
gouverneur de la Tripolitaine.
Bientôt tous les fanatiques, tous les intrigants de l'Algérie
reçurent des missives de Mohamed ben Snoussi, annonçant
que le maître de l'heure allait venir. C'était au lendemain
de l'insurrection de Zaatcha, si vigoureusement réprimée
par le général Herbillon et les colonels Carbuccia et Canro-
bert. Le sud frémissait encore ; Izzet-Pacha et Snoussi cru-
rent le moment favorable et expédièrent à Ouargla leur
homme de paille, Mohamed ben Abdallah.
Ouargla est la reine des trois cent soixante oasis que la
France possède dans le Sah'ra algérien ; c'est la porte qu'il
faut franchir pour pénétrer dans le désert, le vrai désert, le
pays des Touaregs, c'est-à-dire dans la région saharienne
avancée. A cette époque, non encore soumise à notre domi-
nation, elle n'était qu'un grand marché d'esclaves où abou-
tissaient, avant de prendre la direction de l'ouest, tous les
produits du Soadan. Ouargla prétend être la plus ancienne
ville du désert et avoir été fondée par le grand roi Salomon
(Suleïman, en arabe). Ce souverain, dit la légende, auquel
les habitants de l'oasis étaient venus offrir des présents,
voulut bien donner l'ordre à ses génies de profiter d'un fort
vent d'est pour se transporter à cette oasis, où ils bâtirent
en trois jours une belle cité circulaire, entourée de murs,
fortifiée de tours et ceinte d'un large fossé plein d'eau; par
— 61 —
une attention délicate, la ville fut divisée en trois quartiers
séparés, autant qu'il y avait de fractions dans la tribu ouar-
glienne. Malheureusement, les trois fractions étaient enne-
mies ; la guerre civile désola la cité, qui se mit à soupirer
après un maître. Elle demanda un sultan à Tempereur du
Maroc ; celui-ci fit la sourde oreille, et ne consentit à donner
un membre de sa famille que contre son poids en poudre
d'or. Les Ouargliens se résignèrent, votèrent à leur prince
une liste civile composée d'un nombre convenable de me-
sures de dattes et du produit des amendes, et n'eurent
garde d'oublier une constitution [el akod, le nœud, le lien).
Le premier sultan d'Ouargla régna paisiblement, sans
bruit et sans gloire, et s'éteignit doucement, laissant le
trône à son fils aîné; mais celui-ci mécontenta ses sujets
qui lui intimèrent l'ordre de se démettre de ses royales
fonctions. Le souverain méconnu prit sans résistance le
chemin du Maroc.
Les Turcs essaimèrent de se rendre maîtres de l'oasis ;
ne pouvant y parvenir à cause de la distance, ils se con-
tentèrent d'un tribut d'une trentaine de nègres par an, avec
une somme d'argent équivalant à cent cinquante francs.
Les Ouargliens ne payaient pas trop cher leur indépen-
dance. Après l'expulsion des Turcs, ils se trouvèrent dans
la position des grenouilles réclamant un roi; ils l'attendirent
pendant de longues années et crurent l'avoir trouvé dans la
personne de Mohamed ben Abdallah.
Le saint homme s'était pourtant présenté à Ouargla en
piètre équipage; il était arrivé, accompagné de sa femme,
hissés chacun sur un chameau, suivis d'un pauvio diable de
secrétaire ou khodja, qui marchait modestement à pied, un
long bâton à la main. Il reçut Thospitalité chez un adepte
de la confrérie de Mouley el Taïeb ; il avait été recom-
mandé par Mohamed ben Snoussi aux principaux chefs
des nomades, des oasis et à une m'rabatha (maraboute)
très vénérée à Ouargla. Mohamed ben Abdallah renouvela
alors la comédie qui lui avait si bien réussi dans la province
— 62 —
d'Oran, afin d'exploiter à son aise la situation politique de
la cité, en quête d'un maître. Il se fit remarquer par une
piété extraordinaire, et bientôt tous les adeptes de l'ordre
de Mouley el Taïeb chantèrent ses louanges, auxquelles
la vieille m'rabatha joignit les siennes. Cette maraboute,
Lalla Zohra, se piquait de prédire l'avenir, et annonça que
le nouveau venu serait un jour la terreur des Français.
Le rusé compère avouait avec avoir reçu de Dieu toutes
les qualités que les peuples recherchent dans les sultans ;
mais, ajoutait-il, cette haute dignité pourrait le détourner
de ses devoirs rehgieux. Un détachement si remarquable
des grandeurs humaines ravit les Ouargliens. Une dépu-
tation alla avec recueillement offrir le pouvoir à Mohamed
ben Abdallah qui, plongé dans un état extatique, la fit
attendre pendant assez longtemps ; le madré coquin refusa
d'abord, mais les Ouargliens lui ayant dit que manifeste-
ment Dieu avait jeté les yeux sur lui pour ramener la paix
dans le Sah'ra et chasser les chrétiens de la terre de
Moghreb, notre aventurier parut faire une violent effort sur
lui-même et accepta.
Mohamed ben Abdallah prit son rôle au sérieux. Compre-
nant toute l'importance des débuts pour un monarque, il
enjoignit à un roitelet du voisinage, Abou-Hafs, sultan noir
de la petite oasis de N'gouça, de venir faire sa soumission.
Le nègre couronné fit le récalcitrant, et fut immédiatement
razzié par son confrère d'Ouargla, qui parut un foudre de
guerre à ses nouveaux sujets, gens pacifiques de leur nature
comme tous les habitants des oasis, et ayant depuis bien
des années perdu l'habitude des aventures de guerre. Abou-
Hafs crut prudent d'abandonner son royaume minuscule, et
se réfugia à Tiaret auprès des Français. Mis en appétit,
Mohamed opéra de même avec un autre petit sultan, Ben-
Djellab, de Tuggurt.
Le moment parut alors propice au chérif pour exécuter
la dernière partie de son programme : marcher sur le
Tell et en chasser les Français. Ayant rassemblé autour de
— 63 —
lui quelques centaines de naïfs qui croyaient en sa mission
providentielle, il eut l'audace d'affirmer que les balles fran-
çaises perdraient infailliblement toute force de pénétration
et que les balles des fidèles « ne tomberaient jamais à
terre », etc., etc. 11 s'achemina vers le nord, et voulut
prendre Tuggurt en passant ; très mal reçu, il n'insista pas
et se présenta, le 22 mai 1851, devant Mlili, petite oasis à
quelques lieues de Biskra. Le commandant Gollineau, qui
plus tard devait être, comme colonel du 1" zouaves, le
héros de Malakoff, et, comme général de division, le héros
de Palikao, arriva avec quelques centaines d'hommes et
un goum commandé par le fameux Ben Ganah, le Ser-
pent du désert, surprit le chérif et le rejeta complète-
ment battu dans les profondeurs du Sah'ra. Pour la pre-
mière fois qu^il essayait de se mesurer avec nous, Moha-
med n'était pas heureux. Afin d'expliquer son insuccès il
dit aux siens que Dieu lui était apparu en songe et avait
daigné le rassurer, en lui exphquant qu'il n'avait permis
réchec de MliU que pour éprouver ses fidèles.
Ces raisons ne parurent pas convaincantes à la masse ;
on murmurait tout bas, et Mohamed ben Abdallah voulut
tenter une revanche. Il savait que le nord du Sah'ra cons-
tantinois était dangereux pour lui ; à Biskra se trouvait le
commandant Gollineau, à Bou-Saada le commandant Pein,
et ces deux officiers, connus pour leur infatigable énergie,
n'étaient pas hommes à laisser les agitateurs se promener
paisiblement à leur portée. Notre aventurier jeta les yeux
sur Laghouat dans le nord-ouest, vers le sud de la province
d'Alger. C'est alors que le gouverneur prévenu envoya dans
cette direction les généraux Pélissier et Yusuf. Djelfa, où
s'était établi ce dernier, n'est qu'à trois ou quatre étapes de
Laghouat ; El Biod, où se trouvait PéUssier avec le général
Bouscarin, commandant la subdivision de Mascara, en est à
sept au plus. Mohamed était donc surveillé.
Malheureusement pour lui, dans une de ses pérégrinations,
il eut l'imprudence de s'aventurer dans le voisinage de la
— 64 —
colonne Yusuf ; l'actif général marcha aussitôt contre lui,
le surprit à Aïn-el-Reug, lui tua ses meilleurs cavaliers et
le razzia à fond. Le pauvre chérif n'eut d'autre ressource que
celle de se jeter dans Laghouat.
Quand on arrive de Djelfa, après quatre étapes à travers
un affreux pays, on double une pointe de montagne, com-
munément appelée à cause de sa forme le chapeau du
gendarme^ et l'on pénètre dans une plaine admirablement
cultivée ; deux monticules la resserrent au centre, et dans
l'intervalle sont groupés cent mille palmiers. C'est l'oasis de
Laghouat. La rivière qui Tarrose et lui fournit de nombreux
canaux de dérivation, descend du Djebel-Ahmour, et s'ap-
pelle l'oued M'zi.
A Zaatcha, nous avions abandonné l'oasis dont nous ne pou-
vions plus rien faire ; à Laghouat, nous devions garder un
territoire qui, comme on va le voir, fut chèrement acheté.
Mohamed ben Abdallah arriva à cette oasis au moment
psychologique. Les intrigues de Ben Nasseur ben Chohra,
agha des Larbâa, avaient fait chasser un détachement de
spahis qui occupait la casbah; la population s'était donc
fortement compromise vis-à-vis de nous et Mohamed ben
Abdallah la détermina sans peine à la résistance, dans le
cas très probable d'une attaque de nos troupes. Grâce aux
prédications furibondes du chérif, l'exaltation ne connut
plus de bornes à Laghouat; toutes les têtes s'enflammèrent,
et l'on jura de s'ensevelir sous les ruines du ksar plutôt que
d'accueillir les Français.
On vit alors se reproduire les mêmes faits que devant
Zaatcha. Convaincu, comme le colonel Carbuccia, qu'il fal-
lait briser l'insurrection dès son début, le général Yusuf
accourut de Djelfa, déterminé à enlever l'oasis par un
coup de main. Mais la colonne qu'il commandait était très
faible ; l'ennemi le savait, et quand Yusuf se présenta,
c'est lui qui fut attaqué. Une nuée d'Arabes à pied se
rua sur sa colonne en poussant des cris effroyables.
Etonné, le général lit balayer le terrain par sa cavalerie.
x^.i
.MAKKCIIAI, PFJ.ISSIi: IJ
— G5 —
et les gens fanatisés par Mohamed ben Abdallah se hâtèrent
de rentrer dans leurs murs. Yusuf tâta ensuite le terrain,
et, sentant qu'il était en présence d'une résistance sérieuse,
s'établit en avant de l'oasis. Il prévint en toute hâte de sa
situation le général Pélissier à El Biod, et donna l'ordre
au commandant Pein (1) de venir le rejoindre sans délai
avec toutes les troupes dont il pourrait disposer.
Ce dernier accourut aussitôt avec un bataillon et un
escadron; et le général Pélissier, avec huit bataillons,
huit escadrons et six pièces de canon, dont deux de gros
calibre, dont il s'était muni à Oran, dans la prévision d'un
siège. Arrivé le 2 décembre devant Laghouat, le général
reconnut dès le lendemain les défenses de la place. Ayant
vu du premier coup d'œil que le marabout de Sidi el Hâly
en était la clef, il prit immédiatement son parti. La ville,
ou plutôt les ksours dont elle se compose, n'est pas, comme
Zaatcha, bâtie au miheu de l'oasis, et l'on peut y arriver
directement sans s'engager dans le dangereux fouillis des
jardins. Péhssier pouvait donc lancer de suite ses co-
lonnes d'assaut sur Sidi el Hâly ; cette importante position
fut enlevée par nos troupes après une lutte acharnée qui
nous mit six officiers et soixante-dix hommes hors de com-
bat. Pendant que l'infanterie livrait cet assaut, la cavalerie
se répandait par escadron dans la plaine, pour empêcher
les secours du dehors de pénétrer dans l'oasis.
Le reste de la journée du 3 fut employé à faire abattre,
par les pièces de siège, deux tours qui défendaient l'entrée
de la place
Le lendemain, la batterie de brèche lançait son dernier
boulet à six heures du matin. Dès que le capitaine d'ar-
tillerie eut déclaré la brèche praticable, Péhssier donna
ses ordres pour Tassaut. La colonne d'attaque fut formée
(1) Le commandant Pein devint plus tard colonel, commandant la subdivision
de Batna. Très fatigué par ses longues campagnes, il prit sa retraite à cin-
quante ans. Ce glorieux vétéran, sous les ordres duquel nous sommes fier
d'avoir servi, vit encore à l'heure où nous écrivons ces lignes.
RÛCITS ALGÉRIENS. — 2« SlRIE. 5
— 66 —
par le 2^ zouaves, un certain nombre d'hommes du 2° ba-
taillon d'Afrique, et par les tirailleurs des 1" et 2° régi-
ments ; un bataillon d'infanterie de ligne servait de réserve»
Le général Yusuf, avec une partie de ses troupes et la pe-
tite colonne du commandant Pein, devait tenter Tesca-
lade de la ville du côté de l'est, pour amener une diversion
de l'ennemi sur ce point et le prendre entre deux feux. La
cavalerie reçut l'ordre à! escadronner plus activement que
jamais dans la plaine, afin de compléter l'investissement de
la place.
Ce plan, si simple et si admirablement conçu, ne laissait
rien au hasard ; il était exécuté d'ailleurs par des soldats
pleins d'ardeur, ayant dans leur chef une confiance
absolue, et obéissant à des officiers éprouvés par vingt
combats. A la tête de la colonne d'assaut se trouvait un
bataillon du 2^ zouaves, conduit par le commandant Morand,
digne fils du célèbre divisionnaire de l'empire dont ne vou-
lait pas se séparer le maréchal Davoust. Le colonel Clerc,
glorieusement tué plus tard en Italie comme général de
brigade, marchait à ses côtés et communiquait aux nôtres
le feu de son âme héroïque. A onze heures du matin,
Taigle d'or du 2^ zouaves brillait au sommet de la kasbah
de Laghouat.
L'assaut fut suivi d'un combat meurtrier dans les rues de
la ville. Depuis cette époque, deux fortins ont été bâtis sur
les deux monticules qui dominent la cité et l'oasis ; l'un
porte le nom de fort Morand, du nom du brave comman-
dant des zouaves, l'autre, celui de fort Bouscarin. Ce gé-
néral fut blessé, non loin de Péhssier, par une balle qui lui
brisa l'os du fémur au-dessus du genou; il essayait alors de
guider les tirailleurs algériens dans le dédale des ruelles de
Laghouat.
Peu d'officiers étaient aussi populaires que le général
Bouscarin. Comme tant d'autres, Cavaignac notamment, il
avait quitté une arme spéciale, le génie pour entrer dans
un corps permanent d'Afrique, les spahis. Brave à l'excès,
— 67 —
doué d'un admirable entrain, affable, toujours de bonne
humeur, il était adoré de ses soldats. Quand, après avoir
été blessé, il passa sur un brancard à travers les tentes
du 2' zouaves, ceux-ci coururent spontanément aux fais-
ceaux, se mirent en rang sans commandement, et présen-
tèrent les armes au noble blessé en criant : Vive le général
Bouscarin ! Profondément ému, le glorieux soldat répondit :
Vive la France !
Les Arabes l'avaient surnommé Bou-Chekara (l'homme
au sac), à cause du sac à tabac qu'il portait habituellement
au bras gauche. Gomme il était grand fumeur, et qu'une
pipe n'attendait pas l'autre, pour cller plus vite et laisser
refroidir le fourneau de la pipe qu'il venait de fumer, un
négrillon se tenait toujours à ses côtés pour lui en bourrer
^t présenter une nouvelle. Il consommait à peu près une
livre de tabac par jour. Il fumait encore pendant l'amputa-
tion qu'il dut subir le surlendemain de l'assaut ; en même
temps il souriait, mais tristement, à ceux qui l'entouraient
et qui avaient le désespoir dans l'âme. Le malheureux gé-
néral se sentait perdu ; il s'éteignit dans une petite chambre
de la kasbah de Laghouat. Mieux eût valu peut-être l'ins-
taller sous sa tente, dans l'endroit le plus riant de cette
belle oasis qu'il avait si vaillamment contribué à conquérir.
Les braves qui succombèrent à l'assaut, y compris le
général Bouscarin, reposent sur la brèche qu'ils arrosèrent
de leur sang; aucun champ de repos ne pouvait mieux leur
convenir.
Le soir du 4 décembre 1852, plus de douze cents ca-
davres d'Arabes jonchaient les rues de la ville. On ne
sait comment s'échappa le chérif Mohamed ben Abdallah,
qui, lui, ne s'était guère prodigué au milieu du feu, la bra-
voure n'ayant jamais été sa qualité maîtresse. Péhssier laissa
un millier d'hommes à Laghouat, position que le général
Randon voulait conserver comme nous ouvrant une des
routes du désert, et retourna à Oran..
— 68 --
VII
Le général qui venait d^avoir la main si dure avec les
révoltés du sud, avait dû subir, comme colonel, à propos
de la terrible exécution des grottes de TOuedRiab, en 1845,
les criailleries affectées d'un parlementarisme méticuleux
et d'une presse malveillante, qui ne craignaient pas de se
faire les contempteurs des plus belles gloires de notre armée
d'Afrique. Nous avons raconté (1) exactement le fait de
rOued Riah, et nous avons démontré que l'acte de vigueur
du colonel Pélissier avait été travesti par la jactance ba-
varde de quelques brouillons, dont le Credo politique était
l'abandon de l'AlgériCo Le bon sens populaire fit justice de
ces sottes déclamations ; on finit même par rire de ces soi-
disant philanthropes qui versent des larmos de crocodile
sur les misères de l'ennemi sans songer à celles de nos
soldats, et l'on admit qu'un homme de guerre doit parfois
éprouver des angoisses poignantes dans l'accomplissement
d'un de ces devoirs suprêmes auxquels le salut d'une armée
est attaché. Aux grottes duDahra, Péhssier fut conduit par
une nécessité implacable et dut obéir aux impérieuses exi-
gences de la guerre ; à tout prix, il fallait étouffer l'insur-
rection qui allait renaître, malgré la fuite de Bou-Maza, et,
pour épargner la vie de plusieurs milliers de Français,
sacrifier celle de quelques centaines d'Arabes fanatiques
qui refusaient de se soumettre.
Napoléon I" est-il critiqué parce qu'il fit briser la glace
des étangs de Tellnitz, près d'Austerlitz ? Pourtant le grand
capitaine ordonnait froidement la mort de quelques milliers
d'Austro-Russes. Quelqu'un s'est-il jamais avisé de dire
qu'il aurait dû agir autrement, quitte à faire tomber en plus
sur le champ de bataille quelques centaines de ses braves ?
Cl) Voir Réciti nigériens, l« série.
— 69 —
Le général Pélissier a toujours pu, dans le calme et la
sérénité de son grand cœur, s'entretenir, librement et sans
embarras, d'un funèbre épisode de la plus terrible des insur-
rections algériennes. Sous des dehors un peu rudes, cet
homme cachait une bonté vraie. Les Arabes l'appelaient
Tblls, le diable ; mais il faut remarquer que leur langue est
privée de p, et qu'ils prononcent Blizi pour Péhssier. Or,
Blizi peut, à la rigueur, passer pour une corruption du mot
Ihlls. En disant Blizi, les Arabes n'avaient aucunement l'in-
tention de comparer le général à Satan ou à Béelzébuth ;
pour eux, le mot diable signifiait terrible à la guerre, et
ils n'ignoraient pas que Pélissier était accessible à tous.
Dans son Itinéraire de Tunis à Tanger, M. Joseph Bard,
qui eut l'occasion de le voir à Oran, écrit : « On a diver-
sement jugé un de ses actes, d'une rigueur extrême, assu-
rément ; mais la guerre a ses nécessités, et il faut être à la
bouche d'un canon pour les comprendre. Ce qui a le plus
souffert dans ce rude châtiment, c'est son propre coeur. »
Et Xavier Marmier, dans ses Lettres sur V Algérie :
« Nous fûmes reçus à Mostaganem par le général Pélissier,
dont l'aimable et gracieuse physionomie ne ressemble guère
à celle que lui ont faite les journaux. Les accusations de
la presse opposante ne Pont point intimidé, et lui-même
parle sans embarras de la catastrophe de l'Oued Riah, qui
a attiré sur lui tant de cris d'indignation. »
Justice a donc été rendue au général ; et aujourd'hui il
nous apparaît comme l'une des grandes figures militaires
de notre temps.
Pélissier (Amable- Jean-Jacques), né le 6 novembre 1794,
à Maromme, département de la Seine-Inférieure, était fils
d'un commissaire aux poudres et salpêtres, qui lui fit
donner une brillante éducation. Enfant, il ne se laissait
guère aller à la joyeuse turbulence de son âge ; il était
taciturne et riait peu. Travaillant beaucoup, réfléchissant
davantage, il se signalait déjà par une volonté opiniâtre,
par une fougue froide qui bravait toutes les résistances.
^ 10 —
« Ce sera, disait son père, un homme de résolution et
d'énergie. )> Les désastres de l'expédition de Russie en 1812
décidèrent sa vocation en enflammant son patriotisme. Il
entra immédiatement à Saint-Cyr, d'où il sortit avec un des
premiers numéros dans l'artillerie de la garde impériale.
Mais il était trop tard ; aux désastres de l'expédition de
Russie avaient succédé ceux de 1813 et de 1815. L'Empire
s'écroula avec grand fracas et notre jeune sous-lieutenant
n'eut d'autre ressource que celle de se livrer au travail. Le
maréchal Gouvion Saint-Cyr fit voter, en 1818, une loi
sur l'état-major ; en 1819, le jeune officier voulut faire
partie du corps nouvellement organisé, et il y fut admis, à la
suite d'un examen des plus brillants.
Pélissier fit la campagne d'Espagne, en 1823, comme
lieutenant d'état-major, et se fit remarquer à la prise du
Trocadéro, où sa belle conduite lui valut d'abord la croix
de chevaher de la Légion d'honneur, puis celle de Saint-
Ferdinand. Il fut promu capitaine à son retour en France ;
c'était en 1827 : il avait trente-trois ans. Plus tard il sut
regagner le temps perdu, absolument comme son émule
en gloire le général Changarnier.
Plusieurs généraux, dont le capitaine Pélissier fut suc-
cessivement l'aide de camp, le signalèrent à l'attention du
ministre de la guerre, qui l'adjoignit au général Durrieu,
un des chefs de l'expédition de Morée en 1828. Comme on
le sait, cette expédition comprit trois brigades d'infanterie,
aux ordres du général Maison. Celles-ci furent rudement
éprouvées, non par l'ennemi qu'elles n'aperçurent jamais
et qui n'eut affaire qu'à nos marins, mais par les fièvres ;
elles campèrent en effet, pendant près de cinq mois, sur une
plage inhospitalière et malsaine, celle de Navarin. Le général
Durrieu était un de ces chefs dont la sollicitude ne manque
jamais au Soldat, et il fut dignement secondé par son
aide de camp. Bien des années après, alors qu'il vivait dans
la retraite, comme un sage, il vit venir à lui son ancien
capitaine d'état-major, devenu maréchal de France. Celui-ci
— 71 —
avait obtenu de l'empereur, pour l'ancien chef auquel il
était resté fidèle par le cœur, la dignité de grand-croix
de la Légion d'honneur en récompense de tant de longs
services. Cette marque très touchante d'une amitié survi-
vant aux années émut profondément le vieux soldat, qui ne
s'attendait pas à une aussi magnifique surprise; il se jeta
dans les bras du maréchal, dont le noble cœur était à la
hauteur du sien. Cette anecdote peint le beau caractère de
Pélissier, dont nous parlerons plus longuement à la fin de
ce récit.
A peine revenu de Morée, il prit part à l'expédition
d'Alger, dans Tétat-major du général de Bourmont. Rentré
en France avec la plus grande partie du corps expédition-
naire, il reçut son brevet de chef d'escadron, et fut succes-
sivement employé au dépôt de la guerre puis attaché au
service de la place, à Paris. Envoyé une seconde fois en
Algérie, en 1839, avec le grade de lieutenant-colonel, il fut
cette fois nommé chef d'état-major par le général Bugeaud.
Pélissier était bien à sa vraie place en tête de l'état-major
de l'illustre vainqueur de Flsly, état-major de guerre tou-
jours à cheval, toujours prêt à sabrer.
Nous avons dit ailleurs (1) qu'aux environs de Milianah,
dans un combat contre les réguliers d'Abd-el-Kader, tout
l'état-major du général Bugeaud chargea l'ennemi, et cet
état-major comprenait le lieutenant-colonel Pélissier, les
capitaines Trochu, de Cissey, Rivet, tous les trois futurs
généraux, le lieutenant Raoult, qui devait si glorieusement
se faire tuer à Frœschwiller, le 6 août 1870, à la tête de
la 3° division du corps de Mac-Mahon. Dans le terrible
combat où les spahis de Yusuf détruisirent les cava-
liers d'Abd-el-Kader, le lieutenant-colonel Pélissier avait
poussé la charge aux côtés de son ami Yusuf. A la ba-
taille de risly, le général Bugeaud lui réserva le poste
d'honneur. « Je donne à mon armée, disait-il, la veille de
(1) Récits algériens^ 1" série.
— 72 —
la bataille, à. ses officiers réunis autour de lai, la forme
d'une hure de sanglier, et le museau, entendez-le bien, ,
c'est Pélissier. » '
Dans ce choc terrible de soixante mille cavaliers maro-
cains contre sept mille cinq cents Français, Taudacieiix •
colonel fit preuve de ce sang-froid et révéla ces qualités
guerrières qui devaient plus tard l'élever si haut.
Lors de la terrible répression des grottes de l'Oued
Riah, le maréchal Bugeaud eut le noble courage de cou-
vrir son lieutenant, disant que celui-ci n'avait agi que
d'après ses ordres, et prenant hautement la responsabilité
d'une mesure qu'il n'avait pas commandée sans doute, mais
dont il avait reconnu l'impérieuse nécessité. Le ministre de
la guerre, maréchal Soult, blâma bien, dans les premiers
temps, la conduite du colonel Pélissier, mais il ne tarda pas
à le nommer général de brigade, ou maréchal de camp,
d'après la dénomination usitée à cette époque. Avant de
quitter l'Algérie, Bugeaud plaça le nouveau général à la
tête de la subdivision de Mostaganem.
En 1850, Pélissier fut nommé général de division com-
mandant la province d'Oran ; appelé en 1851 à Alger pour
y exercer par intérim les fonctions de gouverneur-général
en remplacement du maréchal d'Hautpoul, il n'hésita pas,
à la nouvelle du coup d'Etat, à mettre l'Algérie en état de
siège. Il ne se souciait en aucune façon de voir les scènes
qui s'étaient produites l'année précédente à Oran, se renou-
veler à Alger et dans les autres villes où le fanatisme arabe,
depuis 1848, était tenu en éveil, amsi que nous l'avons établi
au début de ce chapitre. L'arrivée du général Randon mit fin
à l'intérim de Pélissier, qui retourna dans sa province d'Oran ;
en novembre 1852, il s'enfonçait dans le sud, et venait
prendre d'assaut la ville de Laghouat.
La réputation du général était bien établie ; l'empereur,
couronné depuis quelques jours, lui conféra la dignité de
grand-officier de la Légion d'honneur. Pélissier resta encore
trois ans à Oran, et vers ce temps fut nommé divisionnaire
— 73 —
Il n'était pas ennemi de la colonisation, et la fit prospérer
d'une façon notable tant qu'il fut à la tête de cette province.
En 1855, les embarras de l'armée d'Orient, causés en grande
partie par la division des chefs alliés, déterminèrent l'em-
pereur à envoyer en Crimée un homme énergique, armé
de toute l'autorité suffisante pour faire taire les rivalités.
Pélissier fut choisi.
Nous touchons à la plus belle époque de la carrière de
cet illustre homme de guerre. Il s'agissait pour lui d'en-
traîner à sa suite les armées aniées(l) dans le suprême effort
qu'on tentait sur ce sol infernal de Grimée que la rage
désespérée des Russes, le choléra et le tj^phus nous
disputaient à la fois.
Du premier coup d'œil le général jugea la situation et
dirigea tous les efforts de l'armée de siège sur Malakoff",
clef de Sébastopol. Nous ne nous attarderons pas à ra-
conter les péripéties de cette lutte gigantesque. PéUssier
exécuta avec regret l'ordre qu'il reçut de Paris de tenter
un assaut le 18 juin, jour anniversaire de Waterloo dont on
voulait une revanche ; cet assaut était prématuré et devait
échouer. Il fallut cheminer lentement et pas à pas contre le
formidable bastion Malakoff. Enfin, le 5 septembre 1855,
il fut avisé par le génie que les cheminements de la
septième parallèle étaient arrivés à vingt-cinq mètres du
bastion d'enfer^ comme l'avaient surnommé les Russes.
C'était l'heure. Un horrible bombardement exécuté par
plus de huit cents pièces, dont deux cents anglaises, pré-
céda l'assaut, jeta, par des intermittences calculées, les
assiégés dans de continuelles et énervantes inquiétudes,
les empêchant de goûter le plus petit moment de repos, et
détruisit tout ce qui était encore debout dans l'intérieur de
la place, bouleversant les fortifications, et imposant d'irré-
parables pertes aux défenseurs dont la vigilance allait s'af-
faiblissant.
(1) Armées française, anglaise, turque.
— 74 —
Le 7 septembre au soir, le général Niel vint dire au
comnaandant en chef que la prudence exigeait qu'on ne
différât pas l'assaut. Pélissier donna ses ordres immédiate-
ment pour le lendemain à midi. L'attaque de gauche fut
confiée au général de Salles, commandant le 1" corps, et à
la brigade piémontaise Giàldini, celle du centre aux Anglais,
et celle de droite, la principale, au général Bosquet.
Celui-ci décida que l'attaque du bastion serait confiée au
général de Mac-Mahon.
L'ordre du jour que Bosquet adressa à son corps d'armée
mérite d'être conservé par l'histoire :
« Aujourd'hui, c'est le coup de grâce, le coup mortel que
vous allez frapper de cette main ferme, si connue de l'en-
nemi, en lui enlevant sa ligne de défense de Malakoff, pen-
dant que nos camarades de l'armée anglaise et du 1" corps
donneront l'assaut au Grand Redan et au bastion Central.
(( G^est un assaut général, armée contre armée; c'est une
immense et mémorable victoire dont il s'agit de couronner
les jeunes aigles de la France.
« En avant donc, enfants ! A nous Malakoff et Sébas-
topol! »
PéUssier avait fait régler sur sa propre montre toutes
celles des officiers de l'armée; et il avait fort habilement
choisi l'heure de midi pour fixer l'assaut, car on savait qu'à
cette heure-là les Russes se disposaient à prendre leurs
repas et qu'ils s'abritaient, pour manger tranquihement.
La garnison de Malakoff fut ainsi prise au dépourvu.
A midi précis, les troupes s'élancèrent; 56.000 Franco-
Anglais se ruaient sur 50.000 Russes formidablement
retranchés.
L'attaque des généraux Dulac et La Motterouge contre
le Petit Redan échoua, les troupes ayant deux et trois cents
mètres à parcourir sous le feu de l'ennemi ; mais celle du
général de Mac-Mahon, dont la division n'avait que vingt-
cinq mètres à franchir, réussit à merveille; l'assaut fut
instantané.
— 75 —
Mac-Mahon maintint héroïquement sa division sur le ter-
rain conquis. Malakoff était miné, le général le savait et
s'attendait à sauter. En prévision de cet événement qui
aurait pu changer peut-être les destins de la journée, il fit
sortir du bastion sa première brigade, et la replaça dans la
place d'armes qu'elle occupait avant l'assaut, avec ordre
de se jeter immédiatement dans l'entonnoir, si l'explosion
avait lieu ; lui-même, avec sa dernière brigade, resta dans
l'ouvrage pour le défendre.
Si nous nous étendons un peu longuement sur des évé-
nements qui paraissent sortir du cadre dans lequel nous
nous sommes renfermé, c'est que dans cette guerre de
Grimée les troupes d'Afrique furent admirables. La division
Mac-Mahon comprenait à Malakoff des zouaves et des
tirailleurs algériens. Ce fut certainement le 1" de zouaves
qui se distingua le plus : son colonel était M. Collineau,
que nous avons vu châtier si rudement à Mlili, près de
Biskra, le chérif d'Ouargla. Le réduit du bastion Malakoff
était une tour crénelée dans laquelle s'étaient réfugiés deux
cents Russes, qui faisaient un feu d'enfer; il enleva cette tour
avec son brave régiment, à la tête duquel il s'élança en
criant : Echec à la tour!
Pélissier fut nommé maréchal de France, duc de Ma-
lakoff, et le Corps législatif, [à l'unanimité, vota en sa
faveur une dotation annuelle de cent mille francs. Mais
les faveurs qui pleuvaient sur le glorieux soldat ne lui lais-
sèrent qu'un désir : celui de finir ses jours en occupant une
des hautes fonctions de TEtat. Heureux de le satisfaire.
Napoléon III lui confia l'ambassade de Londres, en 1858,
et, à son retour, le nomma grand chancelier de la Légion
d'honneur. Pendant la guerre d'Italie, le maréchal eut le
commandement de l'armée d'observation de l'est, dont le
centre était à Nancy. Enfin, l'empereur, en 1861, l'envoya
à Alger comme gouverneur-général.
L'Algérie venait de faire prématurément l'essai du gouver-
nement civil, sous le ministère spécial du prince Napoléon;
— 76 —
en peu de temps, d'énormes difficultés administratives para-
lysèrent tout ressort dans notre grande et belle colonie et il
fallut revenir au gouvernement militaire. Le duc deMalakoff
connaissait à fond les affaires algériennes par une pratique
de vingt années.
Au physique, Pélissier n'avait rien de remarquable. Ses
traits étaient calmes, fortement accentués, son visage ne
devenait expressif que lorsqu'il s'animait en parlant. Ceux
qui ont voulu le représenter comme un homme violent et
emporté, comme un Cambronne pour le langage et le libre-
parler, ont singulièrement exagéré ; sous ses cheveux blancs
taillés en brosse brillait un regard froid et terne. C'était un
bourru, mais un bourru bienfaisant ; en dehors de l'inti-
mité, quand il se présentait en public, on était émerveillé
de son aisance parfaite, de son langage facile, correct,
simple et concis dans la forme, accompagné de fort peu de
gestes.
Beaucoup des légendes qui ont couru sur lui provien-
nent de ce qu'il avait peu d'amis; avare de son amitié comme
tous les hommes vraiment forts, il demeurait fidèle à ceux
qu'il en avait honorés. S'il se sentait entouré d'amis vrais,
il était le plus aimable des hommes, et, de plus, charmant
causeur. Le général était adoré de ses aides de camp,
auxquels il n'avait nullement l'habitude, quoi qu'on en
ait dit, de jeter, en des moments d'humeur, tout ce qui lui
tombait sous la main. On a prétendu que le commandant
Gassaigne, son aide de camp principal pendant plusieurs
années, fut le seul qui savait prendre le maréchal, dont la
rudesse de caractère devenait avec lui de la condescen-
dance. Contes absurdes î Le maréchal avait un faible pour
le commandant Cassaigne, parce que cet officier avait une
réelle valeur et comprenait à demi-mot les instructions ; son
concours facilitait au maréchal l'expédition d'un travail de
cabinet parfois excessif pour un commandant de province
en Algérie. Mais de cette affection du général pour l'aide
de camp, il ne faut pas conclure à une égoïste satisfaction
— / /
de l'intérêt personnel, à la satisfaction du supérieur pares-
seux qui s'en rapporte à son subordonné. Comme science
administrative, Pélissier prouva qu'il était assez riche de
son propre fonds pour n'avoir pas besoin d'emprunter à
autrui.
Cassaigne, parvenu au grade de colonel, mourut en
Crimée. Sur la tombe du brave soldat, une explosion de
douleur navrante partit du cœur de Pélissier qui jusqu'alors
s'était plu à l'appeler son fils, et répétait souvent que son
aide de camp fidèle lui fermerait les yeux. Le hasard de la
guerre, ce hasard si brutal et si cruel parfois, le ravit à son
affection. Plus tard, le maréchal devint de plus en plus avare
de son amitié, et, sans avoir la farouche misanthropie
d'Alceste, il semblait, à l'âge de soixante-douze ans, prendre
en dégoût l'humanité qui passait sous ses yeux. En 1864,
l'illustre maréchal s'éteignit dans les bras de sa jeune femme,
douce et vaillante compagne de sa vieillesse ; il avait consacré
cinquante-quatre ans au service de la France.
CHAPITRE II
SOMMAIRE
Les Ouled Sidi Cheikh. Si Hamza. Nouveau procédé de couchage. N'gouça.
Combat de N'gouça. Mohamed ben Abdallah. — Ouargla. Tuggurt. Les oasis
de l'oued R'ir. Les puits artésiens. — Les dunes. Le Souf Biskra. — La
Kabylie. Un peu d'histoire. Le roi de Kokou. — Aspect de Lv Kabylie.
Panorama de Fort-National. Les villages kabyles. Le montagnard. Société
kabyle Les çofs. Colons et Kabyles. La fausse monnaie des Beni-Yenni.
— La conquête. L'armée expéditionnaire. Le convoi. Le train. Les zouaves
sœurs de charité. Les Beni-Raten. Fort-National. Combat d'Icheriden. — Une
prophétesse kabyle. Les lUilten. Diplomatie kabyle. Lalla Fatma. Une prê-
tresse de théâtre. La femme dans la société kabyle. Mariage, polygamie et
divorce. — Le kabyle monogame. Les marabouts. La Ziara. Les marabouts
des Beni-Djennad et des M'chédalla. Superstitions. Le démon Lazerour. Les
amulettes. Sorciers et chercheurs de trésors. Médecins et charlatans. L'anaya
kabyle. — Le conquérant de la Kabylie. La conduite de Grenoble. Randon
colonel du 2* chasseurs d'Afrique. Le général Randon h Bône et à Metz. Le
général Randon ministre de la guerre, puis gouverneur-général de l'Aî^éiie.
Napoléon III arrivé au pouvoir eut un plan parfaitement
arrêté, quant à l'Algérie : il voulut que la conquête en fût
achevée. Mais pour cela il fallait à nos premières posses-
sions ajouter la Kabylie au nord, le Sah'ra au sud. On se
décida à débuter par le Sah'ra, et le général Randon eut
l'ingénieuse idée de faire guerroyer dans ce vaste pays
les Arabes soumis à notre domination. Opposer l'arabe à
l'arabe, tel a été le vrai moyen de conquérir l'Algérie, et
c'est encore aujourd'hui le seul moyen de la conserver.
Nous avions dans le sud de la province d'Oran un grand
— 79 —
feudataire, Si Hamza, l'agha de la tribu des Ouled Sidi
Cheikh, qui ont tant fait parler d'eux depuis 1864. Les Ouled
Sidi Cheikh se divisent en Ouled Sidi Cheikh Gheraga, ou
orientaux, qui vivent en Algérie, et en Ouled Sidi Cheikh
Gharaba, ou occidentaux, qui vivent au Maroc. La ligne de
délimitation est assez confusément tracée; il est regrettable
que le traité du 18 mars 1845 n'ait pas déterminé d'une façon
plus précise lesquelles des fractions des Ouled Sidi Cheikh
sont Gharaba, ou marocaines, et lesquelles sont Cheraga,
ou françaises. Quoi qu'il en soit, la branche Cheraga
est Taînée, et conséquemment la plus influente.
Les Ouled Sidi Cheikh sont les descendants d'un saint
vénéré, surnommé Abd-el-Kader ben Mohamed, ou Cheikh
(vieillard), ou B ou- Amema (l'homme au turban). Cet Abd-el-
Kader, disent ses descendants, avait pour ancêtre Abou-Bekr
Es-Saddik, le successeur du prophète; mais cette prétention
n'est appuyée par aucune preuve sérieuse. Les Ouled Sidi
Cheikh ne sont donc pas le moins du monde chérifs; ce qu'il
y a de certain, c'est qu'ils sont djouads ou nobles d'origine,
parce que leurs aïeux vinrent d'Arabie au xi^ siècle.
Si Hamza, le chef des Ouled Sidi Cheikh en 1852, était le
descendant le plus direct du vénéré Sidi Cheikh ; il jouissait
dans tout le Sah'ra algérien d'une immense influence, et
c'était un vrai coup de maître de s'adresser à lui pour l'en-
voyer conquérir, à notre profit, les pays situés au sud de
Laghouat. Comme tous les descendants de Sidi Cheikh, il
avait assez peu de suite dans les idées et passait pour être
d'un caractère léger, emporté, manquant de sens politique.
Quelque chose le distinguait surtout : son avidité légendaire,
qui s'alliait assez peu avec la haute position qu'il occupait
eta vec l'influence qu'il exerçait sur des milliers de musul-
mans, dont il était le chef respecté. Il ne dédaignait pas de
faire le commerce des œufs d'autruche et de se mettre en
relation avec des Juifs, si méprisés des fils de Mahomet.
Un jour, le colonel Trumelet vit un pauvre diable, vêtu de
haillons, mettre dans la main du chef une pièce de deux sous,
— 80 -
après lui avoir pieusement baisé le pan du burnous ; et
comme on lui exprimait un certain étonnement de le voir
• accepter une offrande aussi modique, il répondit que le don
' du pauvre était plus agréable à Dieu que celui du riche.
Ce n'était pas seulement, raconte le colonel Trumelet, de
l'amour que Si Hamza professait pour l'argent, c'était de l'ido-
lâtrie ; toutes ses facultés étaient tendues vers les moyens
de se procurer ce précieux métal. Voyait-il une montagne :
« Je voudrais, disait-il, avoir de l'or gros comme cette
montagne. » Voyait-il un ravin : <( Je voudrais avoir ce qu'il
faudrait d'or pour combler ce ravin. » Si Hamza était une
tire-lire, recevant et ne rendant jamais ; il ne pratiquait
même pas l'hospitalité, mais aimait énormément à la recevoir.
Et pourtant, si cet homme avait la passion de l'or, c'était
pour en faire le pire usage, pour l'enfouir. Chez lui, il
vivait mal : du couscouss très commun et quelques dattes.
Entassant dans des magasins tous les dons qu'il recevait
en nature, comme le Gobseck de Balzac, il les laissait se
détériorer et se perdre sans bénéfice pour personne
Il ne recherchait un peu de confort que pour sa literie.
Quoique fils du désert, il redoutait la chaleur, surtout
celle des nuits d'été. « Il était parvenu, dit M. l'inter-
prète Gourgeot, à résoudre un problème qui intéresse
au plus haut degré les personnes corpulentes et grasses
qui, plus que les autres, sont sujettes à être incom-
modées par les effets d'une température élevée. Ces per-
sonnes cherchent à alléger leurs souffrances en faisant
dresser plusieurs lits dans leurs appartements . La nuit venue,
elles se couchent successivement sur chacun de ces lits,
abandonnant le matelas devenu brûlant par suite d'un long
contact avec le corps, pour se remettre sur un matelas frais.
Seulement, l'exercice fatigant auquel elles sont obligées de
se livrer pour aller d'un lit à l'autre interrompt leur sommeil
et les force bientôt à rester en repos, ce qui, pour elles, est
un enfer. Si Hamza avait imaginé une couche d'une forme
singulière. Au lieu d'être carrée, comme le sont générale-
— 81 —
ment celles des indigènes aussi bien que celles des Euro-
péens, elle était ronde. Les extrémités formaient une cir-
conférence relevée à Taide de riches coussins sur lesquels
il reposait sa tête. Ses pieds, ne quittant pas le centre, étaient
pour lui un pivot sur lequel il tournait, ce qui lui permettait
de changer de place autant de fois qu'il le désirait sans être
obligé de se lever. Ses serviteurs étaient devenus d'une
adresse incomparable pour lui improviser des lits de cette
forme partout où il se trouvait, en voyage aussi bien que
chez lui. »
Si Hamza avait la démarche lente et cadencée des chefs
arabes ; cette allure un peu théâtrale est singuhèrement
favorisée, comme bien on le pense, par l'ampleur du cos-
tume. Son front était développé et ses yeux assez beaux.
Toutefois le regard n'était ni franc ni intelligent.
Au moral, c'était un homme excessivement difficile à
déchiffrer, et sujet à d'étonnantes distractions. Souvent,
après avoir provoqué des explications sur tel ou tel sujet
intéressant, il interrompait brusquement son interlocuteur
pour lui demander si c'était en France que l'on fabriquait
les boutons d'uniforme, ou pour lui poser telle autre ques-
tion absolument niaise. Son caractère échappait à toute ana-
lyse, car ces affectations cachaient une profonde finesse ;
grand dormeur, plus paresseux que le plus paresseux
des Arabes, il montrait une activité sans bornes, passant
à cheval des jours et des nuits. Personne ne sut mieux
le prendre que M. de Colomb, commandant du cercle de
Géryville de 1852 à 1860 (1), qui était passé maître dans
Fart de faire monter à cheval, quand l'intérêt de la France
l'exigeait, le plus mou et le plus fantasque des êtres.
L'avarice étant la passion dominante de Si Hamza, nous
l'avions littéralement acheté vers 1850, et lui avions donné
lekhaUfalick des Ouled Sidi Cheikh Cheraga; mais, dès 1851,
on s'aperçut qu'il échappait à notre influence et entretenait
(1) Aujourd'hui général commandant un corps d'armée.
RÉCITS AI.GKRIE.NS. — 2o SÉRIE. 6
— 82 —
des relations avec nos pires ennemis, notamment avec
Mohamed ben Abdallah, le chérif d'Ouargla. Il eut même
sur rOued Zergoun une entrevue avec cet agitateur de
l'extrême sud, déclarant, sans trop se gêner, qu'après tout
il lui devait beaucoup de considération parce qu'il était
comme lui marabout et chérif. Au commencement de 1852,
le général Randon fit arrêter Si Hamza, et ordonna son
internement à Oran; il y resta dix-huit mois, regrettant son
désert où il faisait bien chaud, mais où il recueillait de si
belles offrandes; aussi fit-il amende honorable, jura de nous
servir fidèlement, et fut réintégré dans son commandement.
Tel est l'homme auquel on allait confier, avec des moyens
purement arabes, le commandement d'une expédition des-
tinée à nous ouvrir le Sah'ra jusqu'à Ouargla, et à y pré-
parer notre venue. Ce fut le colonel Durrieu, commandant
la subdivision de Mascara, qui décida Si Hamza à mar-
cher contre son ancien ami Mohamed ben Abdallah. On lui
promit de le Boutenir de près avec des troupes françaises et
de le secourir au besoin s'il était repoussé ; bref, après bien
des tergiversations, qui mirent à une rude épreuve la patience
du commandant de Colomb, il entra enfin en campagne
le 3 novembre 1853, avec quelques centaines de cavahers
recrutés dans les tribus du sud oranais, et un fort contingent
de fantassins fournis par les Stitten, tribu des environs de
Géry ville. Les Stitten ont la réputation d'être les meiUeurs
fantassins du désert. Si Hamza eut l'esprit de ne pas trop
prendre au sérieux les menaces de Mohamed ben Abdallah,
qui lui écrivit : « Renonce à tes projets, ô Hamza le renégat ;
sans quoi tu mourras damné en fuyant devant moi. »
Sa mission fut singuhèrement facilitée par Taïeb ben
Babia, ce sultan nègre que Mohamed ben Abdallah avait
voulu évincer de N 'g ouça, petite oasis à cinq lieues au
nord d'Ouargla. Ben Babia fit savoir au khalife qu'il était
tout à lui et aux Français, et qu'aussitôt qu'il se présente-
rait devant le ksar de N'gouça, il lui en ouvrirait les portes.
Si Hamza ne manqua pas de profiter de cette offre, et vint
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s'établir dans une sorte de camp retranché qu'il fît élever
en avant d'une des laces da ksar. De là il menaçait direc-
tement Onargla.
A distance, N'gouça présente un aspect un peu moyen
âge; le ksar a une double enceinte, percée au nord d'une
porte flanquée de bastions crénelés, avec mâchicoulis. Un
réduit, pomps-iGcment décoré du nom de kasbah, sert aujour-
d'hui de logement à l'auguste descendant de la dynastie nègre
des Ben-Babia. Ce représentant d'une rac€ déchue a accepté
de nous les humbles fonctions de cheikh, infiniment plus
lucratives que celles de souverain inpartibus que remplis-
sait son père. Quand on approche de N'gouça, la perspec-
tive change, les mars sont en terre cuite au soleil, et les
portes se composent de troncs de palmiers reliés entre eux par
des traverses fixées, à défaut de clous, par des cordes en
feuilles du même arbre. Si l'on pénètre dans le ksar, on est
frappé par la saleté des rues, l'aspect misérable de la popu-
lation; les hommes sont atrocement malpropres, et les
femmes repoussantes. Quand nous aurons dit qu'un fossé
de sept à huit mètres de largeur, plein d'eau, défend les
abords des murailles, nous aurons complété notre des-
cription. Seulement l'enceinte a un grave défaut : vient-il
à pleuvoir seulement deux heures , des brèches se pro-
duisent partout, les murs croulant de toutes parts. Il est
vrai qu'il pleut si rarement à N'gouça!
Entre N'gouça et Ouargla se trouvent d'énormes dunes
qui se suivent jusqu'à la sebkha ou chott d'Ouargla. C'est là
que Mohamed ben Abdallah avait placé ses contingents pour
livrer combat à Si Hamza. Deux partis de musulmans, per-
dus dans l'immensité du Sah'ra, allaient se heurter, les uns
luttant contre la France, les autres se battant à son profit.
Depuis le combat de Biskra entre le goum de Ben Ganah,
le serpent du désert, et les troupes d'Abd-el-Kader, aucun
fait de ce genre ne s'était produit.
A peine arrivé devant les positions occupées parle chérif
d'Ouargla, Si Hamza lança les Stitten ; mais vainement
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ces fantassins couvrirent les dunes de leurs cadavres ;
ils finirent par reculer. Alors leur chef donna un exemple
extraordinaire de bravoure. Ayant ramené ses troupes
au combat, il devint furieux lorsqu'il se sentit blessé à la
cuisse, et se précipita dans la mêlée le sabre au poing. Son
cheval fut tué ; le khalita, le visage ensanglanté, le bur-
nous troué de balles, se jeta sur un abominable bucéphale
dont personne ne voulait, criant à ses fidèles qu'ils eussent
à le suivre, car il s'ôtait tout moyen de fuite. « Il faut vaincre
à tout prix, disait-il; reculer c'est nous perdre. » L'attaque
recommençait, quand une députation se détacha de l'armée
du chérif Mohamed ben Abdallah : « Au nom de Dieu et de
la justice, ô khalifa du sultan de France, nous sollicitons
l'aman ! Nous demandons à venir sous ton drapeau et sous
celui de ton maître. »
Si Hamza accorda l'aman, pendant que Mohamed Ben
Abdallah fuyait au plus vite. Au nombre des blessés, était
Ben Nasseur ben Chohra, cet ancien agha des Larbâas qui
avait introduit l'agitateur à Laghouat.
On sera peut-être curieux de connaître la fin de l'histoire
de Mohamed ben Abdallah. Abandonné des siens, il se
réfugia à Nefta dans le Djérid (désert) tunisien. En 1854, le
petit sultan indépendant de Tuggurt l'appela à son secours,
et le lança dans la direction d'Ouargla; mais le chérif eut
peu de succès. Le général Desvaux, commandant la subdi-
vision de Batna, se hâta d'arriver dans ces parages avec
une colonne formée à Biskra; à Meggarin, il battit les con-
tingents réunis de Mohamed ben Abdallah et du sultan de
Tuggurt, Ali ben Djellab. Du coup, cette dernière ville
tombait en notre pouvoir, et le chérif était rejeté en Tunisie.
Nous obtînmes du hey Tinternement du personnage; mais
en 1858 il réussit à s'échapper et se réfugia dans le Touat,
hors de notre portée. En 1861, ayant réuni autour de lui
quelques écumeurs du désert, il s'avança jusque dans les
environs de Laghouat; cerné par un goum venu de l'ouest,
sous le commandement d'un fils de Si Hamza, et par un
— S5 —
gouDi des Larbâa, il dut alors se rendre à discrétion. Ce peu
intérossant chérif fut détenu pendant quelque temps à la
oUadeile de Perpignan; il obtint ensuite d'être interné à
Bougie, où il mourut peu d'années après.
Si Hamza vint s'établir à Ouargla, dont les habitants se
firent un peu prier. Simple question de formes; une ville
bâtie par Salomon ne se rend pas sans faire quelques
cérémonies.
Mais Si Hamza, après tout, n'était que le représentant de
la France; la conquête d'Ouargla avait été faite en notre
nom et ne pouvait être complète qu à la condition que les
forces françaises paraîtraient dans ces lointains parages.
Le général Randon donna l'ordre aux commandants supé-
rieurs de Laghouat et de Tiaret de s'avancer vers le sud, et
au commandant de la subdivision de Mascara, colonel Dur-
rieu, de se rendre à Ouargla. Ce mouvement était appuyé,
on l'a vu, dans la division de Constantine par le général Des-
vaux, qui s'était acheminé vers les oasis de l'oued R'ir (la
principale est Tuggurt) ; il le fut encore par le commandant
Pein, de Bou-Sâada,qui se porta au miUeu de la grande tribu
des Ouled-Naïls.
II
Nous avons dit qu'Ouargla-oasis est la reine des oasis
algériennes, ce qui ne veut pas dire qu'Ouargla-ville soit la
reine des villes du sud. L'oasis est située dans une dépres-
sion formée par Toued Mia (la rivière aux cent bras), qui a
un cours souterrain, comme toutes les rivières du sud ; à la
moindre pluie, le chott au milieu duquel se trouve l'oasis
devient un vaste marécage. Naturellement, le marécage
est pestilentiel, et occasionne des fièvres terribles qui
déciment la population. Celle-ci, de sang noir ou mêlé, a
un aspect des plus chétifs; il est vrai que ce n'est pas seu-
lement la fièvre qui la tourmente. Tout le monde sait que
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les populations du Sah'ra sont rongées par des maladies
héréditaires. On ne voit que des corps déformés, et comme
la plupart des habitants ont des ulcères apparents qui leur
rongent quelque partie de la figure, on éprouve à leur aspect
un profond sentiment de dégoût. A la dégradation phy-
sique il convient d'ajouter une malpropreté qui réellement
dépasse les bornes permises.
L'oasis d'Ouargla, comme toutes les oasis en général,
affecte la forme d'une ellipse ; le grand axe a cinq kilo-
mètres de longueur, et le petit trois. Les palmiers, qui,
au dire des Arabes, ont besoin d'avoir la tête dans le feu et
les pieds dans Teau, y poussent remarquablement bien;
les dattes de cette provenance sont les plus renommées du
désert. On y compte 500.000 palmiers.
Quand on arrive du nord par N'gouça, on n'éprouve aucun
étonnement à l'aspect de la ville circulaire d'Ouargla; Salo-
mon, est-on obligé de se dire, n'a pas fait les choses aussi
bien que le prétend la légende arabe. Rien de monumental
dans cette cité qui s'élève sur un plateau au centre de l'oasis ;
toutes les constructions sont en terre. Le mur d'enceinte,
orné de tours ébréchées, est précédé d'un fossé vaseux d'où
s'échappent plus de miasmes que du chott dans lequel se
baignent les jardins. Aujourd'hui, la première porte devant
laquelle on se présente est la porte de Gueydon. Les rues
étroites et parfois couvertes que l'on enfile pour se rendre
à la kasbah, sont la rue de Chartres, la rue Aubry, et les
petites places irrégulières, la place Lacroix, la place Beau-
lieu, etc., etc. Ces dénominations rappellent les noms de
quelques officiers qui faisaient partie de la colonne du géné-
ral Lepoitevin de Lacroix, en 1872; le duc de Chartres était
alors chef d'escadron au 3° régiment de chasseurs d'Afrique.
La porte de Gallifet s'ouvre sur le réduit pompeusement
décoré du nom de kasbah : notre caïd y possède ses appar-
tements. Le premier caïd d'Ouargla, après 1871, a été un
lieutenant de spahis, Ben Driss. Fort intelHgent, ce fonc-
tionnaire avait installé dans l'immeuble un cercle d'officiers,
~ 87 —
avec cartes géographiques appendues aux murailles, et
journaux étalés sur une grande table recouverte d'un tapis
vert. Ceux d'entre nous qui, dans ces derniers temps, sont
venus tenir garnison à Ouargla, ont dû être enchantés de
trouver de pareilles ressources en un pays perdu.
Depuis l'expédition du colonel Durrieu, des détachements
français ont souvent visité la ville. Citons en particulier
le général de Lacroix, qui, au commencement de 1872,
après avoir durement châtié la révolte de Tuggurt, pour-
suivit les bandes de Bou-Choucha et les battit à Tamesguida
et à Aïn-Taïba. Les chaleurs arrivant dans le pays dès le
mois de mars, Lacroix ne put pousser jusqu'à El Goléa, à
quatre-vingts lieues au sud d'Ouargla, où s'étaient réfugiés
les insurgés. Cette expédition fut faite l'année suivante par
le général de Gallifet.
Nous avons dit plus haut qu'à la suite du combat de
Meggarin contre les contingents réunis du chérif Mohamed
ben Abdallah et du petit sultan Ben Djellab, le général
Desvaux avait été conduit à occuper Tuggurt, la principale
des oasis de l'oued R'ir. Comme aspect, cette oasis n'est
guère différente de celle d'Ouargla. A côté, sur une éminence
où se trouvent encore les ruines d une mosquée, on voit les
traces de l'ancienne Tuggurt (Tuggurt el Khedima). La nou-
velle Tuggurt (Tuggurt el Djeddida) est délabrée comme ses
soeurs du Sah'ra. Toujours les constructions en terre cuite
au soleil; toujours les mêmes habitants rachitiques et
dégoûtants de crasse et de vermine . Après avoir traversé
une quantité de ruelles infectes, on débouche sur la kasbah,
très chétive construction avant 1872. A cette époque, après
l'insurrection, le général de Lacroix, pour l'agrandir et la
dégager, a fait jeter à bas la moitié de la ville arabe. C'est
aujourd'hui un assez long parallélogramme sur la porte
duquel on lit : Colonne du sud de 1871 ; général Lepoitevin
de Lacroix, commandant la division de Constaiitine. Le
monument est dominé par une haute tour en briques passa-
blement dégradée, et au sommet de laquelle on monte par
— 88 —
un escalier dangereux. Dans l'intérieur de la cité, on voit
une vieille mosquée bâtie par un des premiers sultans de
Tuggurt ; au-dessus de la porte d'entrée une inscription in-
dique qu'elle fut construite Tan 1220 de l'hégire (1805 et 1806
de notre ère).
Les fossés de Tuggurt, creusés en avant d'une muraille
décrépite rappelant très bien, par ses dentelures, la forme
d'une scie, étaient jadis remplis d'eau, et leur largeur leur
avait fait donner par les habitants le nom ambitieux de mer
(bahar). Comme ils étaient devenus un foyer de miasmes
pestilentiels, un réceptacle d'immondices, il fallut les dessé-
cher quand on procéda, en 1872, à l'occupation de la place
par des tirailleurs algériens et des hommes du 3^ bataillon
d'Afrique. Cette occupation n'a duré que quelques années,
et Tuggurt, momentanément annexe avec commandant
supérieur et chef-lieu de bureau arabe, est devenue l'apa-
nage d'un chef indigène.
On ignore à quelle époque cette ville fut fondée ; mais
on sait qu'elle est très ancienne d'origine. M. Philippe, in-
terprète de l'armée d'Algérie, est tenté de lui donner pour
fondateur un des hommes les plus illustres de l'ancienne
Numidie, Jiigurtha. Cet officier fait remarquer la singulière
homonymie qui existe entre ce nom de Tuggurt ou Tou-
gourt, comme disent les Arabes, qui est la forme féminine
berbère du mot lougourt (prononciation latine), et le nom
propre du petit-fils de Massinissa ; il observe, en outre,
qu'en arabe correct, Tuggurt s'écrit Teggnert, ce qui est à
peu près le nom de Jugurtha prononcé en berbère, legguert
(fils de Guert) ; la mère du héros numide était une femme
de ce nom.
C'est dans la province de Constantine que les oasis sont
les plus nombreuses ; cela tient à la disposition du sous-sol
saharien. Les fossés de Zaatcha, d'Ouargla, de Ngouça, de
Tuggurt, nos lecteurs le savent, sont toujours remphs d'eau ;
en effet, sous la couche sablonneuse du Sah'ra existe una
nappe souterraine qui, dans les oasis, est fort peu profonde.
— 89 —
La surélévation du sol saharien va généralement du nord
au sud ; c'est ce que l'on remarque pour Toued Guir-dans le
Maroc, pour l'oued M'zi à Laghouat, pour l'oued Mia à
Ouargla, pour Toued R'ir à Tuggurt ; l'eau de ces rivières
coule du nord au sud dans un lit aux berges encaissées, se
montrant parfois, le plus souvent coulant sous le sable, qu'il
faut creuser pour la trouver. Dans le midi de la province de
Constantine, l'eau suit deux directions : du nord au sud et
de l'ouest à l'est. L'oued R'ir coule dans la première de ces
directions, et forme le long cliapelet des oasis du même
nom; l'oued Djeddi court dans la seconde, nous donnant
les oasis du Ziban, dont les principales sontBiskra, Zaatcha,
Ouled-Djellal, etc.
Les eaux de la nappe souterraine tendant toujours à
reprendre le niveau de leur point d'infiltration, il est tout
naturel que l'idée vienne de les faire jaillir par des puits
artésiens. Quand la couche superficielle du sol se compose
de matières faciles à déplacer, les puits sont naturels ;
beaucoup d'oasis leur doivent leur prospérité. Dès la plus
haute antiquité, les Arabes se sont ingéniés à suppléer à la
nature ; dans les oasis a toujours existé la corporation des
r'tassa (puisatiers-plongeurs), fort respectés au Sah'ra où
ils jouissent de grands privilèges ; leur profession est très
périlleuse. Ils enlèvent les sables extraits du puits, au moyen
de paniers faits avec de Técorce de palmier; un seul d'entre
eux peut opérer dans le puits et, comme la nappe d'eau
jaillit toujours brusquement, il faut que deux ou trois
camarades veillent constamment à l'orifice.
Mais les r'tassa se heurtent parfois à des difficultés insur-
montables : ils n'ont pas les moyens de combattre la mobi-
lité des terres et la résistance de certaines couches qui
précèdent immédiatement la nappe d'eau. Pour soutenir
ces terres, ils se servent d'un blindage en troncs de palmier;
mais le bois pourrit vite, le puits se comble, les sables s'é-
boulent. Finalement l'oasis, qui ne peut se passer d'eau,
finit par disparaître.
— 90 —
Quand le général Desvaux arriva dans TOued R'ir, en 1854,
il eut la bienfaisante idée d'aider ses habitants (les R'oura)
dans le forage de leurs puits. Dès 1855, l'ingénieur Jus,
avec des ateliers de sondage fournis par les corps de
l'armée d'Afrique, obtenait un premier résultat : un puits
débitant 2.000 litres d'eau à la minute. Depuis cette époque,
les Français ont pu forer dans l'Oued R'ir, et aussi dans le
Hodna et dans l'Oued Souf, environ cent quatre-vingts puits
artésiens. Nous avons ainsi sauvé de la ruine quantité
d'oasis ; et en les vivifiant, nous avons fait plus qu'augmenter
le bien-être des habitants, nous avons assuré la paix au
pays (1).
La température de l'eau fournie par les puits artésiens
ne diffère pas sensiblement de celle de l'air, ce qui ne veut
pas précisément dire que l'eau soit très agréable à boire.
Passe encore si elle n'était que chaude, mais elle a des
qualités réellement trop purgatives, saturée qu'elle est de
sels de magnésie. On a souvent constaté dans les puits
artésiens de l'Oued R'ir la présence de petits poissons de
trois ou quatre centimètres de long, ressemblant à nos
ablettes. Dans le ksar d'Ourlana, on voit un bassin alimenté
par un puits et rempli de ces petits poissons, que les indi-
gènes laissent se multiplier à l'aise.
Les Arabes appellent généralement les puits artésiens
français fontaines de la paix.
Sans le palmier-dattier, qui a tant besoin d'eau, le
Sah'ra ne serait point habitable. La poésie arabe s'est em-
parée de ce roi de l'oasis et en a fait un être animé, créé
par Dieu le sixième jour, en même temps que l'homme. Le
dattier est l'arbre nourricier de ces pays ; c'est seulement
dans le désert, où les chaleurs commencent en avril, et
(1) n n'est pas toujours possible d'atteindre la nappe souterraine; un puits
artésien n'a parfois que cinq à six mètres de profondeur, mais souvent aussi il
en a deux cents. Ainsi l'on n'est point parvenu à sauver la malheureuse oasis
de Sidi Rached, qui va être engloutie par les sables qui la surplombent. Les
dunes dominent les maisons, ou plutôt les huttes, d'un air menaçant, et les
palmiers sont déjà aux trois quarts enterrés dans le sable.
J
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dont la température moyenne est de 22 degrés, que peut
croître ce végétal, auquel il faut une somme de chaleur d'au
moins 5.000 degrés pour qu'il puisse voir mûrir ses fruits ;
la datte non mûre est âpre au goût et ne contient pas de
substances nutritives, telles que la técule et le sucre. Les
dattes de Bou-Sâada, par exemple, ne mûrissent point,
parce que l'oasis n'est pas abritée des vents du nord (1).
Il ne pleut presque jamais dans le Sah'ra ; on comprend
dès lors la reconnaissance de l'arabe pour l'arbre aux fruits
savoureux qui prospère dans le sable, grâce à un peu d'eau
saumâtre mortelle aux autres végétaux, et qui reste vert
quand toute végétation se torréfie autour de lui. Rarement
un palmier est déraciné par le vent ; son panache offre peu
de prise à l'air et son tronc flexible, composé de fibres
entrelacées, se courbe jusqu'à terre. Les fruits mûrs sont
rassemblés en grappes ou régimes, dont le poids atteint
souvent 15 à 20 kilogrammes. En moyenne, chaque pal-
mier produit 70 kilogrammes de dattes, ce qui, par hectare,
donne 7.000 kilogrammes, chaque hectare contenant cent
palmiers environ.
Lorsque, du haut de la mosquée de Tuggurt, on con-
temple le grandiose panorama du désert, on aperçoit au
sud quelques taches vertes ; ce sont les oasis de Meggarin
et de Temacin. Le sable, dans le Sah'ra algérien, se ren-
contre par zones; à l'est et à l'ouest de Tuggurt, il règne
en maître et à perte de vue. Des dunes, toujours des dunes !
Rien ne saurait rendre l'impression de profonde tristesse
que l'on éprouve à ce spectacle. Chacune de ces dunes
ressemble à un tombeau gigantesque, et si l'on monte
au sommet, le cœur se serre à l'aspect d'un immense
panorama désolé ; on dirait une vaste mer solidifiée, avec
ses vagues géantes fixées par la main de Dieu. Combien
l'on se sent petit en face de cette solitude sans bornes !
Et pourtant ce désert est habité ; de distance en distance,
(1) Les Arabes aiment fortement les euphémismes, car Bou-Sâada veut dire
Vlteureuse.
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on y rencontre des puits autour desquels se groupent
quelques tribus avec leurs troupeaux. Mais que des cara-
vanes entières, des armées aient été englouties sous les
sables amoncelés par le vent du désert, simples légendes !
Quand une caravane disparaît dans le grand Sah'ra, le
Touareg en sait la véritable cause ; il la supprime si elle
ne consent pas à payer une forte rançon. Dans certaines
contrées, comme celle à Test de Tuggurt, le vent soufflant
à travers les dunes soulève un sable fin qui pénètre partout,
gâte les aliments, arrête les montres et naturellement se
fixe où il trouve un point d'appui, une masse rocheuse par
exemple ; c'est ce qui explique l'existence des montagnes
de sable que l'on rencontre parfois vers le sud.
Dans son voyage à Ghât ou R'ât, l'interprète Bou-Derba
aperçut, par un très violent vent du midi, des dunes de sable
de cinq à six mètres de hauteur se transporter d'un point
à un autre. Mais ces dunes, dit-il, que Ton représente
comme le tombeau de caravanes entières, sont loin d'être
aussi terribles qu'on a bien voulu le dire. Elles n'ont
jamais enterré que des corps inertes. Et il ajoute : (( Le
mouvement du sable n'a pas lieu subitement ; mais bien
par couches très minces qui viennent se superposer Tune
sur l'autre. »
En 1861, la colonne Pein, composée d'un bataillon de
zouaves et de quatre escadrons de cavalerie, fut assaillie
par un terrible coup de vent (guebli). Le colonel fit simple-
ment masser son monde, et l'on attendit plusieurs heures la
fin de la bourrasque. Cela fait, chacun se secoua et reprit
la marche.
Développée par le sirocco (1), simoun et khamsin, la cha-
leur est insupportable dans le sud, et son action se fait
sentir pour tout le monde de la façon la plus pénible, la
plus douloureuse. Le corps est envahi par une sensation
de chaleur brûlante; la peau se crispe, la bouche se sèche.
(1) Vent du désert.
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Les animaux ressentent la même impression de malaise, et
refusent de marcher ; le plus souvent ils se couchent, la
croupe tournée du côté du vent. Il n'est pas d'être vivant
assez énergique pour résister à l'affaissement physique
produit par ce vent maudit ; on cesse de penser, la volonté
est annihilée.
Quand une colonne est assaillie par lui, il faut, coûte
que coûte, qu'elle avance machinalement. Celui qui se
laisse aller à s'étendre sur le sol brûlant, risque fort une
congestion pulmonaire, quand il n'est pas asph^^xié du
coup; bien souvent, les commencements de congestion
ou d'asphyxie produisent une surexcitation cérébrale pen-
dant laquelle l'homme cherche à se soustraire aux maux
qui l'accablent. De là les suicides si nombreux que l'on si-
gnale dans les expéditions.
Lorsqu'on a marché pendant quelques heures à travers
cette région désolée, à l'est de Tuggurt, on voit tout à coup
une bande d'un vert sombre dépasser les crêtes sablon-
neuses ; au delà le désert s'allonge à perte de vue. Voici
un peu de végétation, pense-t-on. Pas du tout, on est dans
la région du Souf, et le vert que l'on aperçoit provient de la
cîme des palmiers. Les oasis sont ici profondément encais-
sées dans le sable ; la principale d'entre elles est El Oued,
les autres sont Guemar, Kouïnine, Taghzout, Bihima, Debila.
Dans le Souf, le sable recouvre immédiatement une couche
dure sous laquelle coule un fleuve, l'oued Souf; c'est, a-t-on
affirmé, l'ancien Triton, dont parle Ptolémée, et qui se
déversait dans le golfe du même nom. Une pareille opinion
est bien hasardée. Les habitants de ces contrées (Souafa)
luttent pendant toute leur vie contre le sable qui menace
d'engloutir leurs oasis, absolument comme les Hollandais
contre la mer qui veut rompre leurs digues. On a maintenant
l'explication de l'étrange aspect du pays ; les têtes des pal-
miers seules apparaissent au-dessus de l'horizon. Bien en-'
tendu que les Souafa n'arrivent pas à faire disparaître le
sable ; mais ils lui ont déclaré une guerre à outrance. De
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temps à autre, il y a corvée générale : hommes, femmes,
enfants en remplissent des paniers ou coutfins, et vont les
vider à une certaine distance, au nord naturellement, pour
que le vent du sud ne détruise pas, dès le lendemain, ce qui
a été si péniblement exécuté la veille.
Les dattes du Souf passent pour être aussi bonnes que
celles d'Ouargla.
La population est blanche, c'est-à-dire arabe ou berbère.
Un peu moins rachitique et d'aspect moins misérable que
celles d'Ouargla, N'gouça ou Tuggurt, elle est tout aussi
malpropre. Le sable qui aveugle journellement ces pauvres
gens les accable d'ophlhalmies incurables. Leurs maisons,
basses, petites, ressemblent assez à des niches à chiens ;
et pourtant les Souafa cherchent à les embellir! Ils les
couvrent de petits dômes minuscules auxquels il ne manque
que quelques dessins pour ressembler à des globes terres-
tres. Pareille chose se voit à El Hadjira, petite oasis située
entre Tuggurt et Ouargla.
Les Souafa ont les mêmes habitudes que les Biskris ; ils
émigrent en grand nombre dans les villes du Tell, et y exer-
cent le métier de portefaix. Gomme ils sont réputés très
honnêtes, les négociants tunisiens de Sousse, Sfax, Gabès
cherchent à les attirer. D'une sobriété remarquable, ils
finissent par ramasser un petit pécule avec lequel ils re-
tournent dans leur triste pays, qu'ils trouvent charmant.
L'amour de la patrie ne raisonne pas.
Entre le Souf et Biskra s'étendent les fortes dépressions
dans lesquelles le commandant Roudaire voulait introduire
la mer. Des oasis s'y rencontrent ; celle de Sidi Okba ren-
ferme le tombeau du fameux Okba ben Nafi, fondateur
de Kérouan, conquérant de l'Afrique septentrionale. C'est
là qu'il mourut, assassiné, disent les uns, tué par les Ber-
bères dans un combat, disent les autres. La mosquée, bâtie
en troncs de palmiers ouvragés plus ou moins artistement,
et décorée d'une multitude d'œufs d'autruche, est extrê-
mement curieuse.
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Biskra est une oasis francisée qui a été considérablement
embellie par nous. Pas d'immondices, pas de malpropretés
comme dans les autres : une municipalité vigilante, dési-
reuse d'attirer les étrangers, veille à la propreté des rues.
Les palmiers même ont un air lèche qui sent d'une lieue la
civilisation. La cité moderne est bâtie à côté du fort Saint-
Germain, dont la séparent des jardins ravissants qui dépas-
sent, par leur originalité, tout ce que l'on peut rêver. Les
maisons à l'usage des Européens sont en briques cuites au
soleil, mais précédées d'arcades qui fournissent de l'ombre.
L'eau y est abondante, sinon excellente. Cette oasis, dont la
vue a ravi l'empereur Napoléon III en 1865, compte cent
cinquante miiie palmiers et est en pleine prospérité (1).
III
Après la conquête du Sah'ra devait venir celle do la
grande Kabylie ; mais les nécessités de la guerre de Grimée
firent ajourner ces plans jusqu'à 1857.
Nos lecteurs nous permettront un peu d'histoire ; il est
curieux d'étudier le passé d'un pays retourné à l'état primitif,
sur les bords d'une mer qui fut de temps immémorial le
centre de la civilisation.
Nous ne remonterons pas jusqu'à la fondation de Car-
tilage, 860 ans avant Jésus-Christ; nous négligerons ses
luttes contre Rome. Les Carthaginois ne dominaient pas
l'Afrique du nord ; ils se faisaient simplement accepter en
respectant partout les mœurs et coutumes des popula-
tions ; leur domination, bornée à l'installation de nombreux
comptoirs commerciaux, dura plus de sept cents ans. En
Kabylie, ils n'occupèrent que deux villes du littoral: Djigclly
(Igilgilis) et Saldae (Bougie). C'est à peine si l'histoire
(1) Un chemin de fer va Tunir à Batna et au littoral.
— 96 —
romaine, dans les longs récits qu'elle nous offre sur la
Numidie et les guerres de Jugurtha, nous parle de la
Kabylie. La première fois que ses annales nous entre-
tiennent du pays qui s'étend d'Hippo-Regino (Hippone
ou Bône) à Julia Gaesarea (Cherchell) et Icosium (Alger),
c'est à propos de la révolte de Tacfarinas. Ce chef recruta
ses bandes dans les montagnes, et ce fut dans les montagnes
qu'une trahison fit connaître aux Romains l'emplacement de
son camp au milieu des bois. A cette époque, un roi tribu-
taire du nom de Ptolémée régnait à Juha Gœsarea et à
Icosium ; ses troupes aidèrent les soldats du consul Dola-
bella à cerner les bandes de Tacfarinas. On croit que le
combat de nuit, à la suite duquel le chef numide fut tué,
eut lieu près d'Auzia (Aumale).
La Mauritanie Tingitane, dont Tingis (Tanger) était la
capitale, comprenait tout le territoire qui s'étend de Russi-
cada (Philippeville) aux côtes de Focéan. La portion de ce
pays qui répond à la Kabyhe d'aujourd'hui n'a jamais été
soumise, et paraît avoir été le centre de toutes les agi-
tations contre Rome. C'est en Kabylie que le proconsul
Gordien se fit décerner la pourpre et rassembla une armée
avec laquelle il vint mettre le siège devant Garthage. Héro-
dien raconte en détail la longue insurrection de Gordien,
qui finit par se faire tuer avec son fils.
A la suite de ces événements, la Mauritanie fut partagée
en deux provinces : celle de l'ouest garda le nom de Mauri-
tanie Tingitane, celle de l'est prit le nom de Mauritanie
Césarienne, avec Julia Caesarea ou Cherchell pour capitale.
Cette dernière fut plus tard coupée en deux, et l'empereur
Maximien Galère décida la création de la Mauritanie Siti-
fienne avec Sitifis (Sétif) pour chef-lieu. La Mauritanie Tin-
gitane, autrement dit le Maroc, fut rattachée au gouverne-
ment d'Espagne. La Kabylie restait indépendante de fait.
D'après Zozime, les Francs firent leur apparition sur les
côtes de la Kabylie l'an 275 de l'ère chrétienne. L'historien
grec dit que cette race belhqueuse débarqua dans le pays
— 97 —
des Berbères entre Saldse (Bougie) et Rusucurru (Dellys), et
qu'elle fut repoussée après un grand combat auquel pri-
rent part, à côté des gens du pays, des troupes venues de
Carthage. 11 laut croire néanmoins que quelques Francs
réussirent à s'implanter dans ces contrées, car la tribu des
Beni-Fraoucen, en grande Kabylie, se vante de descendre
des Francs, et il est à remarquer en effet qu'on y rencontre
beaucoup de blonds, ou plutôt de roux, ce qui est assez
rare en Algérie.
Une longue période de calme relatif dura jusqu'au milieu
du iv° siècle de l'ère chrétienne. Alors des tentatives de ré-
volte eurent lieu, non parce que les populations rêvaient de
reconquérir leur indépendance, mais parce qu'elles étaient
exaspérées des cruautés commises par les gouverneurs
romains contre les chrétiens. Au temps de Valentinien, les
conversions au christianisme s'opéraient en masse, et Am-
mien MarceUin représente les montagnards berbères comme
se révoltant contre les violences des proconsuls et traduisant
leur hostilité par de fréquentes incursions dans la plaine.
Le comte Romanus, gouverneur de la Mauritanie Césarienne,
ajoutait les exactions aux cruautés. Les premiers qui s'in-
surgèrent sérieusement furent les habitants du Djurjura
(le mont Ferratus des anciens), divisés en cinq peuplades
et que les Romains appellent Quinque gentil. Au nombre
de ces Quinque gentii se trouvaient les IsaflenseSy devenus
les Iflissen ou Flissa, et les Massinenses^ devenus les Im-
sissen ou Msisna (1).
Un certain Nubel était chef de la principale tribu des
Quinque gentii, qui paraît être celle des Zouaoua, appelés
par les Romains Jubaleni, Le comte Théodose ne put rien
contre Nubel et ses Jubaleni, et se laissa rebuter par l'âpreté
de leurs montagnes. 11 fut plus heureux contre Firmus et
ses deux frères, Mascizel et Dius, qu'il battit dans la vallée
de l'oued Sahel. Après des alternatives de succès et de
(1) Massen Issa signifie les fils d'Aïssa^ et ce nom est devenu Massinissa.
aÉCITS ILOliRIENS. — 2» SKRIB 7
— 98 —
revers, Firmus unit par être pris et se donna la mort dans
sa prison.
Firmus avait un troisième frère, Gildon, qui fut le chef de la
grande révolte de 398, si péniblement réprimée par Stilicon,
général d'Honorius ; encore Stilicon fut-il obligé d'employer
ce procédé extrêmement simple : opposer le numide au
numide. Il lança contre Gildon son frère Mascizel, que Zozime
appelle Mascedel, le même qui s'était battu contre les Romains
avec Firmus. C'est à la tête des trois légions Herculienne,
Jovienne et Augustienne, que Mascedel pénétra en Kabylie et
battit Gildon ; celui-ci erra peudant quelque temps dans les
montagnes, et se réfugia ensuite dans Tîle de Tabarca, où
il mourut.
L'histoire des expéditions de Théodose et de Stilicon nous
révèle que jamais ces deux chefs romains ne purent se
maintenir en Kabylie ; en effet, les historiens citent de
nombreuses villes dans lesquelles ils parurent : toutes sont
en dehors de la Kabylie.
La révolte de Gildon fut la dernière contre la puissance
romaine. Bientôt surgirent les bandes qui détruisirent en
Airique ce que Rome avait édifié avec tant de peine.
L'invasion des Vandales, qui eut heu en même temps
que la prise de Rome par Alaric, a laissé les plus tristes
souvenirs ; elle devait réussir fatalement, car tel était
le désordre dans l'empire romain qu'il n'y avait plus ni
force, ni cohésion, ni autorité. La Kabylie lit ce qu'elle
avait déjà fait avec Rome ; elle abandonna aux vainqueurs
les vallées et les plaines, et se laissa cantonner par eux
sur la cime des monts, quitte à les harceler sans cesse.
Le gouvernement de Byzance hérita de ces luttes inces-
santes, et eut à subir les hostilités sans fin des monta-
gnards. De nombreuses incursions vinrent dépeupler le
pays, détruisant partout la richesse, et laissant TAtrique
sans force contre un ennemi bientôt menaçant. Mahomet
venait de naître ; il devait lancer les hordes de THedjàz
à la conquête d'une grande partie du monde romain.
— 91) —
Les habitants de Carthage, au moment où ils apprirent que
les Arabes avaient pris Aga (Tripoli) et s'avançaient dans la
Byzacène (Djerid, ou Sah'ra tunisien), disputaient grave-
ment, en séance publique, sur l'hérésie du monothéisme.
Le préfet Grégoire, qui présidait les conférences, s'inter-
rompit pour marcher en toute hâte contre Abdallah ben
Saïd, khalifa d'Omar et chef des envahisseurs ; mais il fat
battu à Akouba et fait prisonnier. Son vainqueur le fit mourir
dans les supphces.
L^ Kabylie resta neutre dans cette guerre entre les Byzan-
tins et les Arabes, et même ceux-ci, définitivement victo-
rieux, échouèrent devant le massif des montagnes ka-
byles ; leur invasion s'écoula dès lors vers TEspagne. Ibn
Khaldon, l'historien des Berbères, dit que le peuple kabyle,
bien défendu par la nature et par une population aussi nom-
breuse que guerrière, n'eut jamais à souffrir le moindre acte
d'oppression de la part des émirs d'Afrique. Il ajoute que
lorsque l'émir Mançour (le victorieux) attaqua les tribus des
environs de Bougie, elles se rejetèrent dans leur pays,
où il ne put les poursuivre.
Il a été dit ailleurs comment des corsaires turcs furent
amenés à s'installer dans la ville des Beni-Mezagrena,
à laquelle ils donnèrent le nom d'El Djezaïr (Alger) ;
nous avons également raconté les longues luttes des
pirates barbaresques contre l'Espagne (1). Baba Aroudj ou
Barberousse essaya de s'emparer de Bougie, occupée par
les Espagnols; mais les secours des Kabjdes lui faisant
défaut, il échoua dans son entreprise, après avoir eu un
bras emporté par un boulet de canon. Le pirate comprit
l'impossibilité de la lutte ; comme il savait toutefois- que
le sentiment religieux est un puissant levier sur des popu-
lations ennemies de toute autorité, et que ces populations
n'ignoraient point que les Arabes l'avaient appelé au nom
de l'islamisme menacé par les Espagnols, il s'efforça de
(1) Récits algériens^ 1« série.
— ICO —
gagner les marabouts. Plus tard, à la suite de durs combats
avec les farouches montagnards du Djurjura, il accepta un
faible tribut, qu'il eut l'habileté de verser entièrement entre
les mains des chefs religieux de la contrée. En d'autres
termes, les Turcs se contentèrent d'une domination plus
apparente que réelle.
Khaïr-ed-din, successeur de Barberousse, eut à lutter
contre un kabyle nommé Ben-el-Cadi, roi du petit canton
de Kokou, qui n'est autre que le pays des Zouaouas. Très
forte position, le village actuel de Kokou n'est abor-
dable que par un étroit sentier; quelques hommes peuvent
le défendre. Les indigènes possèdent des mines de sal-
pêtre, et ont toujours fabriqué de la poudre. Au temps des
Turcs, ils en procuraient aux contrées environnantes ;
des marchands marseillais leur fournissaient le soufre.
Khaïr-ed-Din finit par avoir raison de Ben-el-Gadi, dont il
surprit les contingents au col des Beni-Aïcha, d'où l'on
découvre Alger ; mais cette victoire n'amena pas la sou-
mission de la Kabylie.
Quand Charles-Quint parut devant Alger, le roi de Kokou
amena aux Turcs un secours de deux mille Kabyles; il en
fut de même du chef des Beni-Abbès, tribu qui se trouve
aujourd'hui entre Akbou et Bordj-bou Arréridj. En récom-
pense du concours que ces deux chefs indépendants leur
prêtèrent, les Turcs exigèrent leur soumission; mais ils
refusèrent et, lorsque les troupes du sultan voulurent péné-
trer dans leurs montagnes, elles subirent un sanglant échec.
Le chef de Kokou fit alors alliance avec les Espagnols. Les
Turcs obtinrent de temps à autre quelques succès; mais,
vers la fin du xvii^ siècle, ils ne dominaient guère le paj^s.
A Bougie, ils avaient une faible garnison d'une centaine
d'hommes, qui n'osaient sortir du fort Moussa, où l'insou-
mission permanente des tribus du voisinage les tenait étroi-
tement bloqués.
La grande Kabylie n'avait pas seule le privilège de con-
server son indépendance vis-à-vis du gouvernement turc ; le
— 101 —
pays du littoral jusqu'à Philippeville jouissait du même
avantage. En 1719, un corsaire algérien s'empara de la
comtesse de Bourg, de sa fille et de leur suite; la tempête
jeta le navire dans la rade de Collo, où il se brisa contre les
rochers. La comtesse et sa fille, sauvées du naufrage,
furent prises par les Kabyles qui refusèrent, malgré toutes
les menaces, de les livrer au bey de Gonstantine. Les
, infortunées prisonnières furent vendues au chef de Kokou,
qui les céda avec bénéfice aux Pères Trinitaires français.
L'état d'insoumission de la grande Kabylie ne permettait
guère aux Turcs de communiquer avec Gonstantine; les
deux routes les plus directes, la vallée de l'oued Sahel et le
passage des Portes de fer, leur étaient fermées. Ils furent
obhgés de bâtir sur l'emplacement d'Auzia un fort appelé
Sour Ghozlan (rempart des Gazelles), et qui est devenu
Aumale. De ce point, ils gagnaient Sétif par la plaine de la
Medjana.
G'est dans ce formidable pâté de la grande Kabylie,
vierge jusque-là, que les Français essayèrent de péné-
trer en 1857. De la place du Gouvernement, à Alger, on
remarque une grande dépression dans les montagnes qui
barrent l'horizon à l'est; c'est le col des Beni-Aïcha, la porte
de la Kabylie. Au delà, l'on découvre à gauche les crêtes
des Flissa, à droite le massif majestueux du Djurjura, qui
domine toutes les cimes environnantes, et dont les sommets
restent cachés sous la neige une grande partie de l'année.
G'est là que se sont toujours groupées les tribus qui n'ont
pas accepté une domination étrangère. De la grande Kabyhe,
à tout instant, on découvre Alger à l'horizon. Notre drapeau
flottait sur la terre d'Afrique depuis près d'un quart de
siècle; il avait été déployé dans les profondeurs du Sah'ra,
et il fallait brûler de la poudre en vue de la capitale de la
colonie.
A la suite du traité de la Tafna (1838), Abd-el-Kader
avait essayé de gagner du terrain vers l'est; après s'être
rapproché de la province de Gonstantine, il songea à
— 109 —
prendre pied en Kabylie, d'où il aurait dominé Alger. Tout
d'abord il se présenta aux Kabyles comme un pieux pèlerin,
un hôte inoffensif, avec une suite très peu nombreuse ; mais
quand il prononça les mots de soumission et d'impôt, les
Kabyles, qui aiment leur indépendance et encore plus leur
argent, le regardèrent de travers et lui dirent :
c( — Allez en paix, puisque vous êtes venu simplement nous
visiter. Les pèlerins et les voyageurs ont toujours été bien
reçus chez nous; nous pratiquons l'hospitalité; nous avons
de la fierté, et nous craignons les actions qui peuvent attirer
sur nous le blâme ou la déconsidération.
« Une autre fois, présenlez-vous avec la splendeur d'un
prince, traînez à votre suite une armée nombreuse, et
demandez-nous ne fut-ce que la valeur d'un grain de mou-
tarde; vous n'obtiendrez de nous que de la poudre. Voilà
notre dernier mot. »
Ces paroles nous ont été conservées par le général
Daumas (1).
Dans la guerre acharnée que nous eûmes à soutenir
contre Abd-el-Kader, la Kabyhe ne fut pas toujours neutre.
En 1842, le général Bugeaud fit une expédition dans la
direction de Tisser, et représenta à nos ministres qu*il
était grandement temps d'entrer dans une voie d'occupation
plus large, qui soumettrait à notre domination le Tell tout
entier. Le gouvernement partagea les vues du général, ne
pouvant admettre l'existence, à quelques lieues d'Alger,
d'une enclave indépendante, refuge éventuel de tous les
fauteurs d'insurrections. La presse d'opposition n'était pas
de cet avis. M. Berbrugger, dans ses Fastes de la Kabylie^
cite un journal parisien qui écrivait sentimentalement
en 1842 :
<c Nous avons la conviction que la France trouvera dans le
riche arsenal de sa généreuse et attrayante civihsation des
moyens plus puissants, plus irrésistibles, plus dignes d'elle
que la conquête violente. »
(1) Dans son beau livre la Grande Kabylie*
Des mots! des mots! s'écriait Hamlet.
Abd-el-Kader réussit pourtant, malgré le mauvais vouloir
des Kabjles, à installer chez eux un khalifa, le fameux Ben-
Salem, celui que nous avons vu lancer ses hordes contre le
petit détachement du sergent Blandan. Il s'agissait donc, non
pas d'aller provoquer chez eux des gens qui se tenaient
tranquilles, mais d'aller détruire une organisation hostile et
dangereuse que l'émir avait créée aux portes d'Alger.
L'expédition de 1844, que le gouverneur-général com-
manda en personne, eut pour résultat l'occupation de Dellys
et de Bordj-Ménaïel, et la conquête de la vallée du Sebaou.
Nous ne parlerons pas des expéditions de 1845, 1846 et
1847; le maréchal Bugeaud les faisait à contre-cœur. « Le
système des grandes guerres, disait-il, est de beaucoup le
plus économique. »
Pendant les premiers temps qui suivirent la révolution de
février, on ne put rien entreprendre de sérieux en Algérie;
on dut se contenter d'y réprimer les insurrections locales.
Dès 1851 , le gouverneur-général Randon fut d'avis qu'il
était temps de reprendre les projets de Bugeaud. Dans un
rapport adressé au Président de la République, il exposa
très clairement qu'en 1847 le maréchal avait terminé son
glorieux commandement en Algérie en séparant en deux
parties le massif qui s'étend de Dellys à Gollo, c'est-à-dire
en séparant la grande Kabylie de la petite. La soumission
de la vallée de l'oued Sahel avait, en outre, rendu libres
les communications entre Bougie et Alger par Aumale. Le
massif du Djurjura était enveloppé et surveillé.
« Les tribus kabyles les plus farouches, ajoutait le géné-
ral Randon, n'étaient plus pour nous qu'un objet de préoc-
cupation secondaire ; nous étions en position d'attendre le
meilleur moment pour les attaquer et les réduire, au moyen
d'une grande expédition. »
Les événements de Laghouat dirigèrent vers le sud l'atten-
tion du gouverneur-général. La conquête du Sah'ra était
à peine terminée, que la guerre d'Orient éclata; ce fut
— 104 —
seulement après la paix que le gouvernement de Napo-
léon III résolut d'entreprendre une expédition qui devait
être le dernier acte de la conquête algérienne.
IV
En examinant la position de la Kabylie sur une carte, on
se demande comment un pays qui va j usqu'aux portes d'Alger,
n'a pas été plus tôt connu et conquis. Tout s'explique dès qu'on
y entre. Les monts qui bornent au sud la plaine de la Mitidja
se continuent en Kabylie et se relèvent brusquement pour
former le Djurjura. Cet énorme massif est appelé par les
Arabes Adrar hou Teldj (la montagne mère de la neige]
ou simplement Adrar (la montagne) ; il convient de faire
observer que cette appellation comporte une supériorité
marquée sur les autres massifs montagneux. Le Djurjura
présente la forme d'un fer à cheval, dont la concavité
regarde la mer; la région kabyle est donc entièrement
fermée, c'est une sorte d'immense citadelle à laquelle
une chaîne de montagnes, se développant en demi-cercle,
sert de rempart à Test et au sud, tandis que la mer la
défend au nord, dans la direction de Dellys et de Bougie ;
on n'y pénètre aisément que par le col de Ménerville ou
des Beni-Aïcha, d'où l'on découvre Alger; mais, pour en
sortir, il faut ou revenir sur ses pas ou s'engager dans
des sentiers à mulet du côté des Beni-Mançour au sud,
d'Akbou à Test, et de Bougie au nord, en franchissant la
grande chaîne par des cols de quinze ou dix-huit cents
mètres d'altitude. Aujourd'hui cet état de choses, qui lait
ressembler la Kabylie à un immense cul-de-sac, est en train
de se modifier ; un chemin de fer rehera bientôt Alger et
Tizi-Ouzou, et de Tizi-Ouzou une route d'un grand intérêt
stratégique et commercial ira rejoindre Bougie. Plus tard,
la route d'Alger à Fort-National sera prolongée d'un côté
— 105 —
sur Akbou, de Fautre jusqu'à Beni-Mançoiir ; alors la région
kabyle, séparée longtemps du reste de l'Algérie, sera
ouverte de tous les côtés et traversée de part en part.
Le massif du Djurjura présente un aspect imposant. Le
pays se déroule sous les formes les plus variées, se déchire,
se torture de mille façons, offrant entre des rochers pelés et
de profondes crevasses des cultures soigneusement sur-
veillées. L'incomparable pureté de l'air permet de discerner
des détails à de grandes distances ; des cimes bizarrement
découpées se détachent avec une admirable netteté sur le
bleu profond du ciel ; l'œil descend des rochers gris sur
des champs verdoyants , et est ébloui par les alternatives
incessantes d'ombre et de lumière dans les excavations
de la montagne. Cet amoncellement de vallons sombres, de
collines abruptes, sur chacune desquelles se trouve perché
un village blanc, et de massifs de granit touchant à des
crêtes neigeuses, semble de loin être l'œuvre capricieuse
d'un sculpteur géant.
Lorsqu'on monte de Tizi-Ouzou à Fort-National, la ville
fondée par le maréchal Randon, et qu'on s'élève sur les
flancs admirablement cultivés de la montagne, le paysage
devient d'une superbe originalité. Arrivé en vue du fort,
le regard embrasse la Kabylie entière; on croirait avoir
sous les yeux une immense carte de géographie en
relief. D'un côté, on voit le Djurjura couvert de neige,
dont quelques pentes sont revêtues de forêts d'un vert
sombre, de l'autre l'œil se perd dans la magnifique vallée du
Sebaou, qui va jusqu'à Dellys. Au fond de cette vallée, le ruban
d'argent du fleuve kabyle, de temps à autre bordé de jaune
parles sables, se déroule capricieusement. L'étrange région
au centre de laquelle on se trouve est comparable à une cuve
immense, dont les bouillonnements auraient été solidifiés
d'un seul coup ; le Djurjura géant domine un amphithéâtre
colossal, où les spectateurs sont figurés par une foule de
petites montagnes, serrées les unes contre les autres et
séparées par d'étroits vallons, dans lesquels courent une
— 106 —
infinité de ruisseaux se répandant en cascatelles jusqu'au
torrent. La transparence de l'air fait que les distances
s'effacent à l'œil, grâce à la raideur des pentes et à la
profondeur des vallées et des ravins, et pourtant ces dis-
tances sont énormes.
Chaque cime est couronnée d'un village kabyle qui res-
semble à une petite forteresse ; de Fort-National on en
compte bien une cinquantaine, mais le nombre de ces vil-
lages paraît bien plus considérable si l'on avance davan-
tage. On en découvre de tous les côtés, et quelques-uns
sont tellement rapprochés, que l'on croit voir des grappes
de nids d'hirondelles. Superposés en étages multiples et
accrochés à tous les accidents du terrain, ils sont entourés
d'épaisses haies de cactus, qui forment autour d'eux des
remparts impénétrables, et Ton n'y accède que par des
sentiers de chèvres, vrais escaliers semés de cailloux
roulants.
De loin les maisons aux toits rouges, blanchies à la
chaux, semblent être d'une pimpante propreté ; elles se
détachent crûment au milieu des oliviers grisâtres et des
cultures vertes, et leur aspect est véritablement séduisant.
Mais la réalité ne répond guère à l'apparence, et l'illusion
s'évanouit dès qu'on pénètre dans ces ruches humaines. Les
maisons blanches et coquettes sont de misérables gourbis
sans fenêtres, horriblement malpropres, où bêtes et gens
vivent dans une dégoûtante promiscuité. Des ruelles rocail-
leuses et étroites servant d'égout sont remplies de détritus
et d'immondices de toute sorte, qui exhalent une odeur
indéfinissable. A tout instant, on enjambe des trous pleins
d'une boue noire et fétide.
On conçoit difficilement que des êtres humains puissent
vivre dans de tels foyers de pestilence. Il faut dire que le pro-
priétaire de la maison s'y montre à peine. La vie municipale
est très développée en Algérie, et, du matin au soir, quand
les travaux des champs sont suspendus, on voit les hommes
assis sur des bancs de pierre, dispersés sous les voûtes
— 107 —
profondes des rares portes donnant accès dans le village ;
ils devisent des nouvelles du jour ou délibèrent sur leurs
intérêts.
Ces villages kabyles sont de véritables fourmilières
humaines. Dans aucun département, la Seine exceptée, la
population n'est aussi dense ; la Flandre, proportionnel-
lement, n'est pas aussi peuplée que la Kabylie. Pour qu'une
agglomération de trois cent mille âmes puisse vivre sur
une surface aussi restreinte, il faut que les cultures y soient
admirablement soignées. Ici, avec des moyens tout à fait
primitifs, on a poussé la science agricole jusqu'au miracle.
Bien avant l'arrivée des Français en Algérie, les habitants
des villages kabyles perchés sur les cimes avaient renoncé
à disputer aux envahisseurs du sol les pâturages et les
moissons des terres basses où règne la fièvre ; les Turcs,
de loin en loin, installèrent dans ces vallées des colo-
nies militaires. Au moment de nos plus considérables con-
fiscations, après rinsurreetion de 187 1 , sur l'ordre de l'amiral
de Gueydon, les Kabyles ne s'émurent même pas. Aujour-
d'hui ils disent narquoisement aux colons qu'après tout on
leur a enlevé ce qui ne leur avait jamais appartenu; de
fait, ils se résignent de bonne grâce à la colonisation
limitée aux vallées. Le kabyle était sur sa hauteur comme
dans une aire d'aigle, et il y est re^té. Les cimes, les
rochers, les pentes, voilà son domaine, et il est merveil-
leux de voir comme il sait en tirer parti ; il a tellement su
le transformer, qu'un hectare de terre se paye, autour d^un
village, 4, 5 et même 6.000 francs. Le kabyle défriche
jusqu'au sommet des montagnes, on le voit labourer
au travers de pentes invraisemblables. Des petits boeufs,
pesant bien deux cents kilogrammes chacun, se crampon-
nant avec peine au sol fuyant, tirent une charrue rudimen-
taire, simple couteau sans oreilles, qui gratte à peine la terre
et qui contourne les grosses pierres, les touffes de lentisques
ou d'artichauts sauvages. Dans le maigre sillon, le laboureur
îette parcimonieusement une semence d'un blé peu fécond;
— 108 —
il ne connaît pas la fumure, et se contente d'une jachère
intermittente.
L'âpre travail du montagnard du Djurjura ne donne donc
pas tous les résultats qu'il pourrait obtenir. Le long des
torrents, il existe beaucoup d'espaces incultes, abandonnés
aux jujubiers ou aux lauriers-roses, et des espaces relati-
vement étendus, qui sont livrés aux moutons et aux chè-
vres avec leurs bruyères géantes. Et puis, la propriété est
extrêmement divisée, et ce qu'il y a de bizarre, c'est que
cette division concorde avec une sorte d'indivision de fait.
Ainsi, il n'est pas rare de voir un champ appartenir à un
individu, et les figuiers qui y sont plantés à un autre. Bien
mieux, le même arbre peut être le bien commun de plu-
sieurs propriétaires, qui s'en partagent la récolte. Lorsqu'il
s'agit d'un frêne dont les feuilles servent à la nourriture des
bestiaux, chacun a sa branche.
Si le kabyle ne connaît pas la fumure du sol, il connaît
du moins l'art des irrigations. L'eau des torrents ne se perd
pas tout entière dans les profondeurs des ravins ; la main
industrieuse du montagnard la conduit dans des canaux, et
l'on est émerveillé de la rencontrer sur des flancs extraor-
dinairement raides ou à des hauteurs vertigineuses.
Dur à lui-même et aux siens, le kabyle vit très pauvre-
ment. Sa toilette ne le ruine pas; le même burnous, rapiécé
avec une patience infinie, passe de génération en géné-
ration et devient un chef-d'œuvre de ravaudage. Pour toute
nourriture, quelques figues, un peu de rouïnat, sorte de
mauvais couscouss, et quelquefois, les grands jours, une
galette d'orge trempée dans de l'huile. Ici la viande est d'un
usage inconnu; moutons, chèvres, poules vont au marché
avec les œufs.
La terre ne suffirait pas à nourrir cette population crois-
sante de Kabylie, si ses hommes n'émigraientà la façon de
nos auvergnats ou de nos savoyards. Ils s'en vont dans les
plaines aider aux récoltes, et sans eux, colons, arabes
surtout, seraient bien embarrassés à l'époque des moissons.
— 109 —
Ces rudes travailleurs, quand ils ne trouvent pas à s'em-
ployer dans les champs, se font terrassiers ou portefaix dans
les villes* beaucoup vont aussi aider à l'exploitation des
chênes-lièges. A la fm de l'automne, ils regagnent généra-
lement leurs montagnes afin d'aller faire leur propre mois-
son, toujours en retard.
C'est ainsi que le kabyle s'amasse un petit pécule qu'il
grossit sou à sou, qu'il cache à tous, et dont le marabout
seul a le talent de lui arracher quelques bribes. Quand il
veut acheter un lopin de terre à sa convenance , il se
départit de ses habitudes d'avarice sordide, et met toutes
ses économies à l'air pour l'acquérir à des prix parfois
invraisemblables.
Le costume de l'arabe, avons-nous dit souvent, est
théâtral; le kabyle porte le même, ou à peu près, mais fran-
chement. Rien d'oriental, c'est-à-dire de gourmé, chez ce
pauvre paysan plus rustique d'allures que les plus gros-
siers habitants de nos montagnes. Quand il n'a pas la tête
absolument découverte, il porte une petite chéchia (calotte)
crasseuse. Par-dessous son burnous sale et déchiré, une
chemise de laine ne dépasse pas ses genoux. Il va nu-pieds,
mais des guêtres le défendent des broussailles et des
épines. En voyage et aussi pendant qu'il travaille, il a les
reins ceints d'un tablier de cuir qui lui rend beaucoup de
services.
Au physique, le kabyle est de taille moyenne et il a le
visage large et carré. Ses yeux sont gris clair et ses che-
veux châtains, quand ils ne sont pas roux ou blonds. Jusqu'à
vingt-cinq ans, il se rase ; à partir de cet âge, il laisse croître
sa barbe, qui n'est jamais forte.
L'étymologie généralement acceptée du mot kahijle est
celle qu'a donnée le général Daumas; au singulier le mot
tribu est kbila; au pluriel il fait khaïl. C'est l'exacte pro-
nonciation arabe et kabyle.
La langue, plus ou moins altérée par le contact des
envahisseurs, mais subsistant avec son caractère propre,
— 110 —
-est appelée berheria (berbère), ou k'baïla (kabyle), ou
encore chaouïa. C'est une langue parlée ; elle n'a point
d'alphabet, et il a toujours été impossible aux plus habiles
interprètes d'établir des règles pour un langage n'offrant
avec les autres aucun terme de comparaison. Quand on
veut écrire un document, on est obhgé d'employer les
caractères arabes. Du reste, ces montagnards parlent
presque tous Tarabe, forcés qu'ils y sont par leurs habi-
tudes de migration; en revanche, on ne voit pas d'arabe
parler le kabyle.
Les deux principales races qui peuplent l'Algérie diffèrent
profondément; entre elles existent des antipathies qui s'ex-
pliquent par des différences physiques et morales nette-
ment accentuées. L'arabe est nomade et pasteur; le kabyle
préfère l'habitation fixe à la tente, et est agriculteur. L'arabe
est paresseux; le kabyle travailleur et industrieux; il sait
davantage ce qu'est la probité, l'honneur, et s'il vole, c'est
surtout par colère et pour faire acte de représailles, car
trop souvent le colon ou l'arabe abuse de son ignorance.
L'amour de l'indépendance lui donne une dignité vraie,
tout autre que celle de l'arabe, laquelle n'existe qu'à la
surface.
La réunion des Kabyles en villes et en villages prouve
un certain degré de sociabilité et d'association susceptible
de développement; rien de pareil dans la tribu arabe, qui
n'est que la famille agrandie. La société kabyle est basée
sur des coutumes appelées kanoun, qui règlent toutes les
questions administratives et judiciaires, et sont appliquées
par la djemmâa (assemblée de notables), présidée par un
amin (maire) et possédant un oi^fei^ (adjoint) remplissant les
fonctions d'agent financier. Ces municipahtés sont même
plus perfectionnées que les nôtres, puisque l'on y pra-
tique la représentation des minorités. Chaque village est
invariablement divisé en deux çofs ou partis; celui qui a la
majorité éht le maire, et l'autre l'adjoint. La rivalité des
deux çofs ennemis tend à se rapprocher du jeu pacifique
— 111 —
des institutions municipales; mais il n'en a pas toujours été
ainsi: avant Tarrivée des Français, cette jalousie, souvent
féroce, se traduisait généralement par des coups de fusil.
Dans ces luttes d'autrefois entre les tribus kabyles,
aucune ne cherchait à surprendre l'autre, et les hostilités
étaient toujours dénoncées d'avance, tant le kabyle, à l'in-
verse de l'arabe, a horreur du manque de franchise. Une
fois la guerre entamée, chacun se tenait sur ses gardes. La
vendetta corse fleurit chez ces peuples, et rien, pour un
montagnard, ne saurait compenser l'assassinat d'un membre
de sa famille ; il faut qu'à tout prix l'assassin meure, et l'or-
gueil kabyle ne se plierait pas à une de ces transactions
commodes en usage chez les Arabes, qui font régler la dia
ou prix du sang par les autorités musulmanes.
Rien de plus aisé que la formation d'un çof ou parti. De
riches propriétaires kabyles font cultiver leur terre par des
khammès ou fermiers; ceux-ci reçoivent la semence, le cin-
quième de la récolte, et quelques autres petits avantages. Ni
le propriétaire ni le khammès ne s'enrichissent, car ce pro-
cédé de culture empêche tout juste ce dernier de mourir
de faim. Le propriétaire reçoit peu, mais il a autour de lui
des hommes qui sont à lui, qui deviennent ses clients, qui
forment son çof particulier, et qui épousent ses querelles et
ses vengeances.
A l'inverse de l'arabe, le kabyle a le plus grand soin de
ses armes; il les entretient, même aujourd'hui où la poudre
ne parle plus, comme s'il devait en faire usage à tout
instant ; tandis que l'arabe, quand on lui demande pourquoi
il laisse rouiller ses armes, répond insouciamment que les
chiens noirs mordent tout aussi bien que les chiens blancs.
On voit encore aujourd'hui les Kabyles de certains villages
s'exercer au tir à la cible.
Depuis l'insurrection de 1871, la colonisation a transfor-
mé, au moins dans les vallées, cette pittoresque province de
Kabyhe. On pense bien que dans un pays où l'hectare de
terre coûte 5 ou 6.000 francs en plein massif montagneux,
— 112 —
il n'est guère facile d'introduire un grand nombre de
colons; la colonisation a donc été limitée aux vallées, et ne
saurait aller au delà sans qu'une insurrection nouvelle,
suivie de confiscations en grand, ne donne de la terre dis-
ponible. Le colon plante la vigne, reboise les forêts,
exploite les chênes-lièges, les carrières et les mines, toutes
choses de longue durée, qui dépassent les facultés de con-
ception du kabyle. Au grand profit du pays, le colon s'est
arrogé la direction matérielle et morale; le kabyle, lui,
reste l'humble manœuvre.
Avancer que les colons et les indigènes vivent en par-
faite intelligence, serait aller trop loin; en réahté, ils se
plaignent amèrement les uns des autres , et vivent un peu
trop en état d'hostilité. Les colons accusent les Kabyles
d'être voleurs ; en cela ces derniers ne se distinguent pas des
Arabes, et ils se rappellent que, d'après le Coran, tous les
biens de la terre appartiennent aux croyants. Pas plus en
Kabylie qu'en pays arabe, le vol n'est considéré comme une
mauvaise action. Un voleur adroit est très estimé, surtout
quand il opère contre les chrétiens ; lorsqu'un voleur
rentre dans sa tribu, après un long stage en prison, tout
père se trouve honoré de lui donner sa fille. Voler, en
Algérie, c'est faire preuve de courage; la nuit, disent
les voleurs, c'est la part du pauvre, et le produit du vol
le bien de Dieu. D'ailleurs, ce ne sont pas seulement
les habitudes invétérées de rapine qui altèrent les rapports
mutuels entre Européens et Kabyles, mais les mauvais pro-
cédés. Le montagnard est fin, il ressent profondément les
injures, et se révolte quand le colon lui fait sentir qu'il
appartient au peuple conquérant. Si le kabyle vient pendant
la nuit dévaster les champs ou voler du bétail, il n'obéit pas
uniquement à sa passion, mais bien à un sentiment de
vengeance.
Comme on le voit, les Kabyles sont loin d'être de petits
saints. S'il y a parmi eux des tribus qui ont la spécia-
lité de fournir des voleurs, dans d'autres se recrutent les
.MA ma: Il Al, ua.ndo.n
— 113 —
faussaires et les faux monnayeurs. Ainsi, la tribu des Beni-
Aydel a la réputation de posséder des faussaires hors
ligne. Un kabyle, en procès pour une propriété, s'étant
fait fabriquer par eux un titre antérieur à la venue des
Français, vint le présenter au tribunal de Bougie. Le titre
était parfaitement établi; toutefois le faussaire avait eu la
naïveté de récrire sur du papier timbré en 1860.
La tribu des Beni-Yenni avait la spécialité des bijoux
d'argent pour femmes et aussi de la fausse monnaie ; le
village d'Aït-el-Arba tenait jadis le premier rang pour cette
dernière fabrication. Le procédé grossier et primitif con-
sistait à reproduire des pièces d'argent, sans exergue,
mais assez bien imitées pour qu'il fût possible, surtout au
temps des Turcs, de les confondre avec les pièces de bon
aloi. La matière première était un alliage à base de plomb,
mélangé de fer-blanc ou d'étain, qui était plus léger et plus
terne que l'argent. Nous avons mis ordre à cette petite
industrie; aujourd'hui les habitants l'Aït-el-Arba se con-
tentent d'être armuriers.
Au point de vue des moeurs kabyles, le vol prémédité n'a
donc nullement le caractère déhctueux qu'il revêt parmi
nous. Les Beni-Yenni s'excusaient en disant que leurs
pièces fausses étaient très connues des Arabes, et qu'en
conséquence ils devaient les écouler dans l'intérieur de
l'Afrique par le grand désert, vers le Maroc ou la Tunisie.
Pour ces peu estimables fabricants, faire de la fausse mon-
naie était un commerce comme une autre; du reste, pour
tout kabyle digne de ce nom, un étranger est un ennemi,
et c'est accomplir un acte de patriotisme que de lui porter
préjudice. Les 1.000 francs en fausse monnaie se vendaient
couramment sur les marchés kabyles à raison de 80 francs,
avant notre arrivée dans ces parages.
L'autorité française est plus facile à exercer en Kabylie
qu'en pays arabe, à cause de l'absence de grands chefs
et de familles influentes; c'est tout au plus s'il faut sur-
veiller les marabouts et les congrégations religieuses.
RÉCiTS AI.GKRIKN'S. — 2» SKUI'K 8
— 114 —
Le kabyle est un homme positif. La présence du conqué-
rant lui est incontestablement désagréable, et la suppres-
sion du pillage de tribu à tribu et des luttes armées entre
çofs rivaux lui fait paraître la vie monotone. Mais chez
lui les souvenirs de l'insurrection de 1871 sont encore
vivants ; on se rappelle les villages brûlés, les oliviers
coupés, les terres confisquées en grand au profit de la
colonisation, les transporlations et les amendes. Le kabyle
pense philosophiquement que tôt ou tard nous quitterons
TAIgérie ; ni Romains, dit-il, ni Grecs, ni Vandales, ni Turcs
n'ont pu y rester, parce que Dieu ne le permettait pas ; le
Français aura son tour.
La Kabylie est la clef de FAlgérie; tant qu'elle sera
calme, le reste de notre colonie fût-il en feu, notre domina-
tion n'aura rien à craindre. Les Allemands le savent bien :
en 1884 un officier prussien, monté sur une balancelle
napolitaine, faisait le relevé de la côte entre Dellys et
Bougie.
V
A l'avènement du second Empire, nous étions donc direc-
tement en face des Kabyles habitant les montagnes. Après
quatorze expéditions, la résistance était circonscrite autour
de la cordillère africaine. Il fallait en finir et poursuivre
l'ennemi jusque dans son dernier asile ; hors de là, ni repos ni
sécurité pour l'Algérie. Les conseils ou l'or d'une puissance
rivale, au moindre choc européen, eussent été du plus
funeste effet dans un pays instantanément soulevé par l'illu-
mination soudaine d'un prédicateur de guerre sainte, et, à
la suite d'un soulèvement en Kabylie, le peuple musulman
qui remplit l'Afrique du nord aurait pu se laisser entraîner
dans une guerre de race ou de religion.
L'immense étendue de territoire occupée par des peu-
plades insoumises inquiétait fort le gouverneur-général
— 115 —
comte Randon. Il ne cessait de faire observer au ministre
de la guerre et à l'empereur que les insurgés arabes pour-
raient constamment espérer un refuge et un appui en
Kabylie, et que le voisinage où se trouvait Alger, à Textré-
mité occidentale d'un massif montagneux hostile, obligeait
à immobiliser de nombreuses troupes dans cette capitale.
Mais le gouvernement impérial ne voulut pas autoriser le
général à faire une grande expédition, comme il le proposait
au lendemain de Laghouat ; il jugea plus prudent de sou-
mettre les diverses parties du pays, les unes après les
autres. Déjà, en 1851, Saint- Arnaud avait infligé une rude
leçon aux tribus de la Kabylie orientale ; les généraux de
Mac-Mahon et Gamou furent chargés de continuer l'œuvre
entreprise.
Randon, laissant Gamou opérer dans la vallée de l'oued
Sahel, vint se mettre (1) à la tête des troupes de Mac-
Mahon, donnant rendez- vous dans les Babors à la brigade
Bosquet. Après une campagne des plus pénibles, dans
un pays effroyablement accidenté, les colonnes se réu-
nirent à l'embouchure de l'oued Agrioun, site ravissant
qui a inspiré de si belles pages au sympathique Paul de
Molônes, et un si beau tableau à Horace Vernet. En présence
de l'armée, le gouverneur donna aux chefs kabyles des
Babors l'investiture des fonctions qu'ils allaient exercer au
nom de la France, et, suivant une règle générale à laquelle
il se conformait toujours, il entoura cette investiture d'un
cérémonial des plus imposants. Gonnaissant l'influence des
idées religieuses sur les populations indigènes, le gouver-
neur voulut que la rehgion prêtât à la cérémonie son au-
guste majesté. Un autel, décoré de faisceaux d'armes, fut
dressé sur la partie la plus élevée du camp ; deux compa-
gnies en armes, avec les drapeaux et les musiques des
régiments, furent placées à droite et à gauche, et en face
se groupa l'état-major des deux divisions. Sur toutes les
(1) Vers le milieu de l'année 1853.
— 116 —
hauteurs d'où l'autel pouvait être aperçu, se massèrent les
soldats de la colonne expéditionnaire. La mer d'un côté, les
montagnes de l'autre servaient de cadre à cette scène
grandiose, qui produisit sur les chefs kabyles une impression
profonde. Après la cérémonie, le gouverneur-général les
réunit autour de lui et leur dit :
« — Vous avez promis de servir la France avec fidélité; je
vais vous procurer le moyen de remplir vos promesses,
en vous donnant l'investiture.
« Rappelez-vous que votre premier devoir sera de faire
respecter la justice et de protéger les faibles.
« Eloignez de vous tous les gens de désordre ; nos enne-
mis doivent être les vôtres.
« Vos anciennes querelles doivent cesser, afin que la paix
règne dans le pays et que vous puissiez fréquenter avec
sécurité les marchés.
« Voilà ce que je veux pour le bien de tous ; voilà ce qu'il
faut que vous rapportiez à vos frères ; voilà ce qui amènera
sur vous les bénédictions de Dieu, et nous montrera que
vous méritez vraiment d'être appelés les serviteurs de la
France. »
La soumission des tribus de la Kabylie orientale eut un
immense retentissement. On croyait généralement, vers la
fin de 1853, que la grande expédition contre les tribus du
Djurjura aurait lieu l'année suivante ; mais la guerre
d'Orient étant survenue, le général Randon, ainsi que nous
l'avons dit ailleurs, fut le premier à demander que l'armée
d'Afrique fût largement représentée dans les batailles qui
allaient se livrer. Les années 1855 et 1856 se passèrent sans
trop de calme ; mais le gouverneur put néanmoins achever
les préparatifs de l'expédition à laquelle il rêvait sans cesse.
Nommé maréchal le 16 mars 1856, il fut investi de l'autorité
suffisante pour commander plusieurs divisions à la fois.
L'armée qui fut chargée de conquérir la Kabylie, en 1857,
comptait environ 35.000 hommes ; formée de troupes
empruntées aux trois provinces d'Algérie, elle était la plus
— 117 —
considérable qui eût jamais été réunie dans l'Afrique fran-
çaise. Le maréchal, voulant attaquer de différents côtés
à la fois la grande citadelle djurjurienne, la fractionna en
plusieurs corps de troupe qui, sous sa direction, devaient
opérer isolément et sur des points séparés.
Le corps principal se composait de trois divisions d'in-
fanterie, accompagnées chacune d'une compagnie du génie
avec artillerie et ambulance. La 1" division, général
Renault, avait onze bataillons formés en deux brigades,
celles des généraux de Liniers et Ghapuis ; la 2% général de
Mac-Mahon, douze bataillons formés en deux brigades sous
les ordres des généraux Bourbaki et Périgot ; enfin la 3%
général Yusuf, douze bataillons formés en deux brigades
sous les ordres des généraux Gastu et Dehgny.
La cavalerie était commandée par le colonel de Salignac-
Fénelon, du 1" chasseurs d'Afrique.
Pendant que l'armée principale, dont nous venons de
donner la composition, s'organisait comme un immense
croissant montant vers le Djurjura, face aux montagnes
de la Kabyiie septentrionale, divers corps formèrent autour
de la citadelle attaquée un redoutable cercle de baïonnettes,
qui devait se resserrer peu à peu sur les tribus indépen-
dantes, afin de les contraindre à la soumission. Une division
de 5.000 hommes, sous les ordres du général Maissiat,
commandant la province de Constantine, se concentra à
Akbou, en face du col de Ghellata, l'un des passages de la
grande crête rocheuse du Djurjura, sur les frontières sud-
est du pays ennemi. Maissiat avait sous ses ordres les
généraux Desmarets et Margadel.
A vingt-cinq kilomètres de là, à Beni-Mançour, le colonel
Dargent commandait une première colonne d'observation
composée de deux bataillons d'infanterie, deux escadrons
de cavalerie, une section d'artillerie et un goum de cent
cinquante chevaux. Le colonel Marmier, avec une toute
petite colonne, composée de deux compagnies d'infanterie,
d'un demi-escadron de spahis et d'un goum de trois cents
— 118 —
chevaux, s'établit entre les colonnes Maissiat et Dargent, à
Tazmalt, chez les Beni-Abbès, contre le territoire de la re-
muante tribu des Beni-Melikeuch, qui donna si longtemps
asile à Bou-Baghla.
Enfin une colonne composée de deux bataillons d'infan-
terie, deux escadrons de cavalerie, une section d'artillerie
et un goum de trois cents chevaux se concentra à Bordj-
Boghni, en avant de Dra-el-Mizan. Cette colonne d'obser-
vation militante fut placée sous les ordres du colonel Drouhot.
La colonne principale traînait après elle un convoi de plus
de 10.000 bêtes de somme, fournies par le train des équi-
pages et les réquisitions. L'arabe requis avec son mulet
était, en 1857, payé à raison de 2 fr. 50 par jour ; depuis,
ce prix a été porté à 3 fr. Il est difficile de se faire une idée
des souffrances endurées pendant les expéditions par ces
pauvres convoyeurs {sokkars). Avec leurs 3 fr. ils doivent
se nourrir eux et* leur bête, voilà pour le principe ; malheu-
reusement le sokkar n'est payé qu'après la troupe, souvent
plusieurs mois après, car Tintendance ne se presse pas d'or-
donnancer les paiements. Encore l'argent dû par l'Etat est-il
donné à un intermédiaire, le bach-amar ou chef des con-
voyeurs ; celui-ci a toujours des retenues à exercer ou des
avances à se faire rembourser. C'est un vœ victis appliqué
aux populations vaincues, que cette obligation de fournir
des moyens de transport au vainqueur. Cependant les Arabes
convoyeurs étaient encore plus malheureux au temps des
Turcs. Si écornée que soit la rétribution servie par nous à
ceux que frappe la réquisition, ils sont sûrs au moins de ne
pas marcher gratuitement ; tandis que les Turcs requé-
raient, mais ne payaient point, et souvent, au gré d'un
caprice, ils confisquaient les bêtes et bâtonnaient leurs
maîtres.
On se fait difficilement une idée de ce qu'exige une armée
de 35.000 hommes, comme moyens de transport. Les rations
militaires, pain biscuité, biscuit, légumes secs, sel, sucre
et café, etc., ne sont rien encore; on doit emporter des
— 119 —
rations d'orge pour les animaux, car il faut d'innombrables
mulets : à l'artillerie, pour ses canons, ses affûts, ses ap-
provisionnements (le munitions à elle et ses approvisionne-
ments de cartouches d'infanterie ; au génie, pour ses parcs
et son fourniment d'outils; à l'administration, pour ses vivres
de réserve et ses ambulances ; aux corps, pour leurs bagages.
Ces mulets marchent presque toujours à la queue leu leu
dans les sentiers abrupts de la montagne. L'ordre généra-
lement étabH est celui-ci : l'artillerie, le parc du génie, les
ambulances, les bagages, et enfin le convoi de l'adminis-
tration. A la suite de chaque corps viennent des mulets
de cacolets pour ramasser les blessés, les malades et les
écloppés, et, en avant de l'extrême arrière-garde, une ré-
serve générale de cacolets.
C'est ici l'occasion de rendre hommage à l'humble dé-
vouement du train des équipages militaires. Il n'est pas de
soldat ayant combattu en Algérie qui n'ait été profondément
impressionné à la vue de ces modestes auxiliaires venant,
avec un calme stoïque, charger sur leurs cacolets, sous le
feu de l'ennemi, dans les rangs mêmes des combattants^ les
blessés tombés dans l'accomplissement du devoir. Hono-
rons l'éclatante bravoure du guerrier qui s'élance contra
l'ennemi à la sonnerie entraînante du pas de charge et
que l'odeur de la poudre enivre ; honorons le dévouement
obscur du non combattant qui n'a même pas la consolation
de rendre à l'ennemi coup pour coup, et qui doit s'absorber
dans son modeste rôle de sauveteur.
En expédition, le soldat du train est une providence, et
le mulet qu'il conduit est le pourvoyeur de tous. Par le
mulet on dort, on mange, on se bat ; car il apporte tout :
tentes, vivres, canons et munitions. Le vaillant animal
passe par tous les chemins, pliant sous le faix, traînant
son conducteur attaché à la queue ; et il n'est pas sûr de
trouver, au bivouac du soir, comme le cheval superbe, la
couverture de nuit, avec la caresse du maître.
Quand le conducteur arrive au camp avec sa bête, souvent
— 120 —
à une heure avancée de la nuit, toujours plusieurs heures
après la colonne, il doit s'informer du corps de troupe ou
du service auquel il a été attaché ; puis, soigneux de son
dépôt, il décharge son mulet et va rejoindre son campe-
ment. Fatigues, dangers, il a tout affronté sans sourciller,
sans espoir de lucre, sans gloire bruyante, sans poudre,
sans clairon, toutes choses dans lesquelles se trouve Teni-
vrement pour ses camarades dont le rôle est plus éclatant.
C'est le devoir pour le devoir lui-même.
On a vu des soldats du train braver les balles de l'ennemi
pour aller chercher leurs bêtes, roulées avec leur char-
gement dans les précipices. L'un d'eux, appartenant à la
brigade Bourbaki, pendant cette campagne de 1857 dont
nous entretenons nos lecteurs, se jeta dans un ravin à la
poursuite de son mulet, descendant la pente abrupte de la
montagne, sans souci des balles kabyles qui sifflaient à ses
oreilles ; puis il remit son animal sur pied, et reprit, tou-
jours sous le feu de l'ennemi, son chemin, pour se placer
au milieu du convoi. Le mulet roula une deuxième fois
dans le précipice ; une deuxième fois, toujours à travers la
fusillade, le soldat du train alla le chercher, et, triomphant,
réussit enfin à rejoindre ses camarades.
Ce brave homme se nommait Gousseau.
Un autre trainglôt^ nommé Carquet, sur le même chemin,
montra le même courage sous une fusillade plus vive en-
core. Son mulet ayant roulé dans le ravin, il descendit à sa
recherche. On avait cru devoir mettre en position, à ce
dangereux passage, une compagnie de chasseurs à pied ;
vainement les officiers crièrent à Carquet de revenir. Il ne
voulut écouter que son devoir; et aussi heureux que son
camarade Cousseau, il réussit à ramener son mulet chargé
des bagages qu'on lui avait confiés.
Que de fois le ty^ainglot arrive seul au bivouac ! Il s'ap-
proche de l'officier, met la main à son képi et raconte son
aventure.
«f — Mon commandant, ou mon capitaine, dit-il, moa
— 121 —
mulet a roulé dans un ravin et s'est cassé une jambe. J'ai
fait ce que j'ai pu.
« — Kt la charge ?
« — Mon capitaine, les cantines sont brisées ; mais j'ai
pu ramasser ce qu'elles contenaient. Du tout, j'ai fait un
ballot que j'ai placé sur le mulet de M. X*** de tel régi-
ment ; votre tente et votre lit de campagne sont sur le mulet
de M. Z***. ))
Et il s'en va, empochant parfois une gratification bien
méritée.
Nous ne décrirons pas les opérations compliquées et
les actions sanglantes de cette expédition de 1857, qui
dura du 17 mai au 12 juillet, nous bornant à relater que
nos admirables soldats furent toujours les mêmes, ter-
ribles dans le combat, humains une fois désarmés. Près de
Taguemout, après une chasse aux Kabyles, une compagnie
du 1" zouaves découvrit un moulin qui paraissait abandonné,
et y pénétra. Ce moulin était rempli d'hommes, de femmes
et d'enfants qui, confiants dans leur asile sohtaire, avaient
espéré échapper aux recherches des Français. L'ivresse du
premier feu s'étant dissipée, les zouaves firent une razzia
de poules, puis réunirent les prisonniers pour les conduire
au quartier-général.
Tout à coup un kabyle, à bout de haine et de fureur,
sortit un poignard de dessous son burnous et frappa le
zouave qui marchait à côté de lui ; le soldat riposta par
un coup de fusil à bout portant, qui brisa le crâne de
son agresseur. Ce malheureux portait dans ses bras une
petite fille de deux ou trois ans, qui fut inondée de sang
et de débris de cervelle. Aussitôt la colonne s'arrêta : les
zouaves, ces vrais hommes de cœur, entourèrent l'enfant,
cherchant à la rassurer, lavant les éclaboussures dont elle
était couverte. L'un d'eux la prit doucement dans ses bras,
la berçant paternellement. C'était un spectacle attendris-
sant que de voir ces rudes soldats barbus, souriants, doux
comme des pères à leurs nouveau-nés, attroupés autour
— 122 ~
d'une enfant en larmes et baisant ses petites mains. La
mère était parmi les prisonniers ; elle réclama l'orphe-
line, mais le zouave qui la portait ne voulut pas s'en
dessaisir. Le soir, la compagnie décida qu'elle l'adopterait,
et les officiers eurent toutes les peines du monde à faire
comprendre à leurs hommes que nul ne saurait remplacer
une mère, dont les droits sont sacrés. Les captifs, y
compris la mère et la petite fille, furent reconduits aux
avant-postes et rendus à la liberté, et chacun d'eux em-
portait dans les plis de son burnous du biscuit, du sucre,
du café, des sous, tout ce que chacun, officiers et soldats,
leur avait donné pendant leur présence dans le camp.
Les conditions accordées aux Beni-Raten devinrent la
règle de toutes les autres. Dans ses Mémoires, le maréchal
Randon les a fait connaître, en racontant la scène pathétique
de cette première soumission.
Quelques parlementaires des Beni-Raten étaient venus
demander une trêve, déclarant loyalement qu'ils ne repré-
sentaient pas toutes les fractions de leur tribu, mais qu'ils
s'engageaient à faire respecter la trêve si le maréchal
voulait conclure un armistice jusqu'au lendemain. Celui-ci
promit de suspendre les hostilités, et put, confiant dans la
parole des Kabyles, se promener en avant des grand'gardes
avec tout son état-major, sans essuyer un coup de fusil.
Le lendemain soir, vers quatre heures, les envoyés des
Beni-Raten, au nombre de quarante ou cinquante, tra-
versent le camp et arrivent jusqu'à la tente du maréchal,
conduits par le colonel de Neveu, chef du bureau poli-
tique. Sous leurs burnous sales et déchirés, avec leur allure
sauvage, et malgré le sentiment de leur impuissance, les
Kabyles gardent une attitude digne. Quelques-uns sont
blessés et suivent péniblement leurs compagnons ; des ta-
ches de sang maculent leurs vêtements, mais aucun visage
ne trahit la souffrance, et nul ne se pare ni ne s'humilie de
ses blessures. Fier et calme, sans fuir ni rechercher les
regards, ce troupeau de vaincus marche résigné et sans
— 123 —
honte, courbé sous la volonté do Dieu. Sur le passage de
la députation, les soldats gardent le silence. C'est que le
respect du malheur est un sentiment français.
Le maréchal est dans sa tente, entouré des officiers de
son état-major et du bureau arabe ; l'interprète principal
de l'armée est debout, à la porte, assisté d'un kabyle au-
quel il transmet en arabe les paroles du gouverneur, et qui
les répète une seconde fois en langue kabyle. Silencieux et
graves, les membres de la députation, sans saluer, s'as-
seyent à terre, en cercle. L'un d'eux, à la figure intelligente
et expressive, à la barbe grisonnante, prend place un
peu en avant des siens ; il est chargé de répondre pour
tous.
Le maréchal se tourne vers eux et prononce chaque
phrase d'un ton ferme. L'interprète principal, de sa voix
claire, traduit en arabe, et le kabyle répète après lui dans
le dialecte de sa nation ; puis il écoute la réponse, la redit
en arabe à l'interprète, qui la transmet à son tour.
« — Vous tous qui êtes ici, dit le gouverneur, représen-
tez-vous complètement la tribu des Beni-Raten, et pouvez-
vous vous engager pour elle?
« — Oui, nous sommes les amins délégués par toute
notre nation, et nous avons mission de parler pour tous les
fils de Raten. Ce que nous aurons accepté sera accepté
par tous.
« — Pourquoi avez-vous manqué aux promesses de sou-
mission que vous aviez faites, en 1854, au sebt (marché) des
Beni-Yahia, puis, en 1855, à Alger; et fomenté des révoltes
chez les tribus soumises ?
« — Si quelques hommes des Beni-Raten ont fait cela, tous
ne l'ont pas fait ; mais nous reconnaissons nos fautes, et
nous venons ici pour nous excuser du passé et nous sou-
mettre aux Français.
« — Avez-vous cette fois l'intention de tenir fidèlement
vos engagements et d'exécuter les conditions qui vous
soront imposées?
— 124 —
(( — Nous promettons que notre tribu sera fidèle aux pro-
messes que nous te ferons en son nom.
<( — Voici les conditions que je vous impose ; si elles ne
vous conviennent pas, vous retournerez à vos villages, vous
reprendrez vos armes, nous reprendrons les nôtres, et la
guerre décidera. Mais si vous nous forcez à combattre, nous
couperons vos arbres et nous ne laisserons pas pierre sur
pierre dans vos villages.
'( — Nous sommes tes vaincus, nous nous soumettons aux
conditions qu'il te plaira d'imposer.
>( — Vous reconnaîtrez l'autorité de la France. Nous irons
sur votre territoire comme il nous plaira. Nous ouvrirons
des routes et construirons des bordjs. Nous couperons les
bois, ainsi que les récoltes qui nous seront nécessaires pen-
dant notre séjour ; mais nous respecterons vos figuiers, vos
oliviers et vos maisons. »
Tous gardent le silence ; leur orateur s'incline.
« • — Vous paierez, comme contribution de guerre et juste
indemnité des désordres que vous avez causés, cent cin-
quante francs par fusil.
u — Les Beni-Raten ne sont pas tous riches, et beaucoup,
parmi eux, n'ont pas assez d'argent pour payer cette somme,
'c — Lorsque vous avez fomenté la révolte des tribus qui
sont autour de vous, chacun a su trouver de l'argent ; les
riches ont payé pour les pauvres. Vous ferez comme vous
avez fait ; les riches prêteront aux pauvres afin que tous
payent, et que chacun supporte la peine des fautes de sa
nation. »
A ces mots, des réclamations confuses s'élèvent parmi les
Kabyles. Quelques-uns parlent ou gesticulent, mais le chef
les apaise peu à peu, et, répondant- pour tous :
K — Nous paierons la contribution que tu demandes.
u — Comme preuve de vos bonnes intentions, vous me
livrerez les otages qui vous seront désignés. Je les garderai
jusqu'au paiement intégral de la contribution, et même plus
longtemps, selon votre conduite. »
— 125 —
Tous restent silencieux ; le chef incline la tête.
« — A CCS conditions, vous serez admis sur nos marchés,
comme les trihus kabyles soumises. Vous pourrez travailler
dans la Mitidja et gagner, pendant la récolte prochaine, de
quoi payer votre contribution de guerre, et au delà. Pour
vous convaincre dès à présent que nous ne voulons ni em-
mener les femmes et les enfants, ni vous prendre vos terres,
comme on vous a dit que nous avions coutume de faire,
vous rentrerez dans vos villages aussitôt que vos otages
nous seront livrés ; vous pourrez circuler en hberté à travers
les camps avec vos femmes et vos enfants, et Ton ne prendra
à personne ni sa maison, ni son champ sans lui en payer
la valeur. »
Les visages impassibles des Kabyles ne trahissent aucun
sentiment de regret ni de satisfaction.
(( — Vous pourrez, comme par le passé, vous choisir des
amins, mais ils devront être reconnus et investis par la
France ; vous pourrez même garder vos institutions politiques
de village, pourvu que vos chefs sachent vous maintenir en
paix. »
Ces dernières paroles font courir un frémissement de joie
parmi ces hommes jusqu'alors si impassibles. Des conver-
sations à demi-voix s'engagent entre eux, et il est facile de
voir à leurs gestes et à leur physionomie toute la satisfaction
que leur cause cette proposition inattendue. Puis l'orateur,
prenant la parole, dit :
« — Avons-nous bien compris ? nous conserverons nos
institutions ?
« — Oui.
(( — Nous nommerons nos chefs comme par le passé?
« — Oui ; seulement, comme nous ne voulons pas que ce
soient des hommes de désordre, ces nominations seront
approuvées par nous.
« — Vous ne nous donnerez pas d'Arabes pour nous
commander?
« — Non.
— 126 —
<( — Alors, vous pouvez compter sur notre soumission,
et, demain, nous déposerons entre vos mains la contribution
de guerre. »
Le maréchal congédia la députation, qui se rendit auprès
du chef du bureau politique ; celui-ci désigna immédiatement
les otages d'après des listes arrêtées d'avance, aidé par le
caïd El Hadj Tastarem, notre partisan. Ce caïd mérite une
mention particulière : c'est lui qui, avec quelques hommes
de son çof chassés de Kabylie et réfugiés chez nous depuis
1855, fît cesser les hostihtés avant la soumission des Beni-
Raten. Il avait reçu une forte blessure dans les rangs fran-
çais en combattant les Beni-Ouaggenoun, en 1856, et son
frère, en guidant l'avant-garde de la brigade Bourbaki
quelques jours auparavant, avait été tué par méprise.
C'est ainsi que le maréchal Randon, qui avait étudié à
fond la constitution sociale, administrative, politique et mi-
litaire des Kabjdes, sut leur appliquer le seul principe qui
rende les conquêtes durables, celui de respecter chez le
peuple conquis ses moeurs, ses lois et ses institutions, tout
en le mettant dans l'impuissance de nuire. C'est sur ce prin-
cipe que s'est établie la grandeur de la nation romaine; c'est
ainsi qu'on vient, mais timidement, de procéder en Indo-
Chine. Il ne faut pas qu'une nation soit infatuée d'elle-même
au point d'imposer aux vaincus, là où ses armées ont triom-
phé, son propre gouvernement politique et ses lois civiles.
Pour conserver par la force sa nouvelle conquête, le
maréchal entreprit de faire élever un fort au milieu même
du pays conquis ; à cet effet, il interrompit les opérations
militaires, et donna l'ordre au général de Chabaud-Latour
de faire commencer immédiatement les travaux.
Pendant que le génie creusait les fondations de la nouvelle
forteresse, destinée à renfermer quatre bataillons, avec les
accessoires, toute l'armée fut employée à établir une route
pour reher Tizi-Ouzou au nouveau centre qu'on allait édi-
fier. En quelques jours, une armée de vingt-cinq mille tra-
vailleurs, ardents à la tâche comme au combat, traça
— 127 —
une route militaire dominant le pays, suivant les crêtes
et non les vallées, une route carrossable de six mètres
de large, à travers un pays bouleversé, coupé par des
vallées profondes et des ravins aux pentes abruptes et
rocheuses. Elle avait été commencée le 3 juin ; le 14, jour
anniversaire des batailles de Marengo, de Friedland et du
débarquement des Français à Sidi-Ferruch, Randon donnait
Tordre de suspendre les travaux pour inaugurer le nou-
veau fort, qui lut baptisé fort Napoléon. Dans la matinée,
toutes les troupes échelonnées de Souk-el-Arba à Tizi-Ouzou
déposèrent la pioche, et vinrent sur le plateau dominant le
pa3's' des Beni-Raten se masser à droite et à gauche d'un
autel, assis sur des caisses à biscuit et des tambours amon-
celés, flanqué de drapeaux et de fanions. Le génie avait
artistement dressé autour de l'autel des trophées d'armes,
des instruments de travail et des caissons d'artillerie. Les
aumôniers des trois divisions assistaient le vicaire-général
du diocèse d'Alger, qui trouva d'éloquentes paroles pour
les soldats morts depuis un quart de siècle sur la terre
algérienne (1).
Le nouveau fort comprit dans son enceinte le village
d'Icheraouia. Il fallait le démolir. Le maréchal fit offrir aux
habitants de leur payer leurs maisons et de leur en faire
construire d'autres. Les Kabyles prirent l'argent et démé-
nagèrent gaiement vers les bourgades voisines. D'un ramas-
sis de bicoques, ils tirèrent 25.000 francs. Le gouverneur
pouvait payer largement; la contribution de guerre avait
rapporté deux millions, qui furent employés entièrement
aux dépenses de la forteresse et de la route qui devait la
relier à Tizi-Ouzou.
Frappés de l'importance de ce fort, les Kabyles com-
prirent qu'il serait le tombeau de leur indépendance. Ils
ne parvenaient pas à conserver leur impassibilité en voyant
les fossés se creuser et les longues murailles crénelées
(1) Nous avons longuement parlé, dans notre première série, de ce vicaire-
général, Tabbé Suchet, dont le nom est resté populaire en Algérie.
— 128 —
sortir de terre. Un vieil amin, venu à Souk-el-Arba pour
apporter la contribution de guerre de son village, demanda
au commandant Péchot qui recevait son argent :
« — Le maréchal vient-il donc habiter Souk-el-Arba (1)?
« — Non, c'est un bordj qu'il fait construire.
« — Un bordj! dit le vieillard, on m'a donc dit la vérité!
Sidi commandant, regarde-moi. Quand un homme va mourir,
il se recueille et ferme les yeux. Amin des Kabyles, je ferme
les yeux, car la Kabylie va mourir. »
Pendant quelques minutes, l'amin resta les yeux fermés.
Puis il quitta brusquement le commandant Péchot, en lais-
sant échapper un sanglot.
Les marabouts annonçaient partout que le prophète avait
suscité les Français, comme un fléau vivant, pour punir
les crimes des Kabyles; mais, ajout aient- il s, si Mahomet
veut le châtiment de ses enfants coupables, il ne permettra
pas leur asservissement aux infidèles. La dispersion future
des chrétiens est annoncée par les saints de l'islam.
« — Déjà, disait un de ces fanatiques, déjà du haut du
ciel Allah frappe les Roumis amenés par lui sur la terre
kabyle. »
Et au bruit sourd que faisaient les mines en éclatant :
« — Entendez-vous s'écriait-il, comme ils jettent leur
poudre aux rochers de la montagne. Dieu les a frappés de
vertige! ! »
Un autre mêlait les railleries aux malédictions.
« — Ces chrétiens, disait-il en ricanant, ne font cette
longue route de Tizi-Ouzou à Souk-el-Arba que pour s'en
retourner plus aisément dans la plaine après les fatigues
supportées dans les sentiers kabyles. »
Cependant il fallait achever la conquête. Nos soldats
déposèrent la pioche pour reprendre le fusil, et le 24 jain
tous les camps furent levés. Les trois divisions de Mac-
Mahon, Yusuf et Renault marchèrent dans la direction des
(1) Soukf marché, arba» quatre. Souk-el-Arba, le marché du quatrième Jour,
— 1-29 —
Beni-Menguiliet, les voisins immédiats des Boni-Raten. Ce
fut la 2' division, celle du général de Mac-Mahon, qui eut
l'occasion de culbuter un ennemi resté en armes en face de
nos grand'gardes, et dont les feux vigilants et provocateurs
éclairaient nos bivouacs depuis vingt-cinq nuits.
Le combat dlchériden est un des plus terribles qu'ait
livré le général de Mac-Mahon dans sa longue et glorieuse
carrière.
Pour gagner les hauteurs d'Ichériden où l'attendaient
les Kabyles, sa division avait à suivre une longue crête
rocheuse formée de pitons successifs et bordée de préci-
pices, sur laquelle couraient des sentiers à peine frayés.
Cette crête, à 1.500 mètres de la montagne, s'élargissait
et formait un plateau étroit sur lequel le général massa ses
troupes et disposa son artillerie.
Les batteries prennent position à 900 mètres en avant ; la
limpidité de l'atmosphère africaine permet de compter les
défenseurs d'Ichériden qui ne daignent pas répondre à la
canonnade et font preuve une fois de plus de leur singu-
lier dédain pour les gros projectiles. Ce dédain est poussé
jusqu'au mépris pour les fusées. « Fousi {fusées), disent-ils,
comme les hannetons; macache morto {pas de morts);
canons^ boum, boum^ bruit beaucoup, onais passer dans
Vair par -dessus la tête. Nous couchés par terre et
rire. »
A Ichérîden, les Kabyles avaient établi à mi-côte de la
montagne un retranchement sinueux; à droite, partant de
ce retranchement, descendait en zigzag un contrefort natu-
rel, rocheux, dont les rares passages étaient coupés de
barricades. Derrière ces remparts, brillent les longs fusils,
dont les canons polis miroitent au soleil. Nombre de Ka-
byles, l'arme au côté, sont debout sur les barricades et
paraissent impassibles. Mac-Mahon, voyant le peu d'effet
de l'artillerie, ordonne au général Bourbaki de lancer sa
brigade à l'attaque. L'ennemi disparaît soudain derrière
ses travaux de défense.
RâdTS ALQÉRIB.NS. - 2» SlÏRIK. Q
— luU —
On n'entend plus, selon l'expression du poète, que le
silence, un silence formidable.
Silencieusement aussi, la brigade Bourbaki, 2" zouaves
et 54® de ligne, descend la pente de la courbe rocheuse
qui va du plateau occupé par nos troupes à la montagne
dlchériden. A trois cents mètres, les tambours et les clai-
rons battent la charge; les têtes de colonne se déploient
alors en tirailleurs et ouvrent le feu. Mais les barricades
restent muettes ; pas un bruit, pas une tumée de feu ne sort
des créneaux.
A cent cinquante mètres, le 2^ zouaves et le 54" de ligne,
qui jusque-là ont pu s'abriter derrière des plis de terrain,
se trouvent à découvert. Une sinistre clameur de mort, un
effroyable hurlement s'élève alors des remparts qui s'en-
veloppent de fumée ; la fusillade devient extraordinairement
serrée. La colonne française, fauchée en un clin d'œil,
s'arrête brusquement. C'est en vain que quelques zouaves
déterminés, se ghssant comme des serpents à travers les
buissons, essaient, courbés en deux, de s'avancer vers le
retranchement; c'est en vain que quelques officiers, le
sabre haut, crient : En avant! Tous ces braves tombent sous
l'ouragan. On voit un capitaine faire quelques pas, tomber,
se relever, retomber, se traîner sur les genoux, et finale-
ment se coucher tout du long, immobile et sanglant.
Le feu des I^abyles roule toujours avec la même furie.
Alors, sur la gauche de la brigade Bourbaki, on voit se
détacher, officiers à cheval à la tête des compagnies, un
bataillon de la légion étrangère dont les vieux reîtres con-
servent sous la mitraille leur superbe discipline; la fusillade
s^acharne sur lui; il s'avance impassible sans riposter et
en quelques minutes aborde le flanc des retranchements,
dans lesquels il se répand victorieux. Les Kabyles pris à
revers fuient de toutes parts. Ce que l'élan du 2* zouaves
et du 54° de ligne n'a pu faire, la bravoure silencieuse de
la légion étrangère, bravoure dirigée savamment sur le
flanc de l'ennemi, l'obtient avec avantage.
— 131 —
« C'est le mouvement de vos grandes capotes {ï)^ disait
le lendemain un Beni-Yenni, qui nous a fait quitter les bar-
ricades; sans quoi vous ne seriez pas montés et nous allions
descendre jusque sur vous. Mais quand nous avons vu ces
grandes capotes qui montaient prendre nos retranchements
par derrière, sans même répondre à nos coups de feu, alors
nous sommes partis.
« Depuis que les Français sont venus du Sebaou, je me
suis battu à tous les combats ; je voudrais savoir quel était ce
diable enchanté qui hier marchait à cheval à la tête des
grandes capotes. Je lui ai tiré deux coups de fusil; tous
nous le visions; nous étions plus de mille tirant sur lui.
Nous voyions nos balles soulever la terre autour de son
cheval; il avançait toujours. Que l'on me donne son nom
pour que je le garde. »
D'après M. Emile Garrey (2) « ce diable enchanté )> était
le commandant Mangin ; c'est une erreur, car celui-ci se
trouvait sur le flanc de son bataillon, à sa place de combat,
surveillant le mouvement. L'officier qui marchait en tête
était le capitaine adjudant major Dufaure du Bessol (3).
L'auteur de ces Récits a eu l'honneur d'être sous-heute-
nant dans la compagnie Dufaure du Bessol au 3" zouaves ; il
tient à rendre à son ancien et respecté chef un éclatant
hommage en rétabhssant la vérité des faits.
VI
Les dernières opérations de la colonne expéditionnaire
eurent lieu chez les Illilten. Ces tribus, dont le nom en
kabyle veut dire tribus du rocher, habitent un misérable
(1) Nom donné aux soldats revêtus de l'ancienne et légendaire capote
gris-bleu.
(2) Dans ses Récits de Kahylie.
(3) Il fut en 1870 un des héros de l'armée du Nord, et aujourd'hui commande
nue division du 14» c*>rps d'armée.
— 132 —
territoire, produit des dépouillements successifs que le
temps, la neige, les eaux ont arrachés à l'ossature dénudée
du Djurjura. Haché par les avalanches et raviné par les
eaux, il n'est qu'un amoncellement confus de pics, de
crêtes isolées, de rochers surplombant d'effrayants préci-
pices. Vu du haut du col de Tirourda, le pays ressemble à
une mer tumultueuse qui serait immobilisée en pleine tem-
pête. Dans la partie la plus tourmentée de cette étrange
région sont enfouis deux villages, Takleh et Tirourda,
appartenant à une famille de marabouts, celle de Lalla
Fatma, dont l'influence s'étendait à toute la Kabylie.
L'histoire de cette prophétesse berbère est curieuse. A
l'âge de seize ans, elle fut mariée à un certain Yahia ben
Ikoulaf, marabout de la tribu des Beni-Itouragh ; mais
Tannée d'après, ehe quittait le domicile conjugal et se
retirait chez ses frères les marabouts de Tirourda. Son
mari fit de vaines instances pour la ramener près de lui. Le
fameux agitateur Bou-Baghla essaya d'épouser la mara-
boute : elle y consentait, mais il fallait obtenir le divorce
de Yahia ben Ikoulaf. Ce dernier resta sourd à toutes les
instances et, quoique très pauvre, refusa l'argent que
les frères de Lalla Fatma lui offraient au nom de Bou-
Baghla.
On raconte que c'est à la suite d'un combat livré en 1854
contre les troupes de la division Maissiat, commandant la
province de Gonstantine, que Bou-Baghla et la druidesse
conçurent l'un pour l'autre une véritable estime. Lalla
Fatma, avec les femmes des Illilten, se précipita plusieurs
fois, vêtue d'un haïk rouge qui la désignait aux coups de
feu de nos soldats, au miUeudes combattants. Bou-Baghla,
chacun le sait, était brave. Dans l'affaired ont nous parlons,
il fut atteint par une balle partie des rangs du 3® zouaves^
et passait tout sanglant à côté de Lalla Fatma, quand elle
s'écria :
« — Ghérif, ta barbe ne deviendra jamais du foin. »
Pour expliquer cette apostrophe de la sauvage guerrière^
_ JOO
ÛO
rappelons que chez les indigènes d'Algérie la barbe est le
symbole de la bravoure. Dire d'un homme que sa barbe
s'est changée en foin, c'est insinuer qu'il est lâche devant
le danger. La barbe est aussi le symbole de la fierté ; dire
de quelqu'un que sa barbe s'est changée en foin, signifie
également qu'il a perdu tout amour-propre.
La sainteté de Lalla Fatma, à l'époque de la conquête de
la grande Kabylie, était universellement reconnue ; elle
guérissait les maladies, conjurait les périls et rendait do
ces oracles à double entente qui étaient rarement démentis
par les événements. Si elle le veut, disaient les Kabyles,
elle fera reculer d'un geste l'invasion française.
Quelles raisons donna la prophétesse pour expliquer aux
Kabyles l'impossibilité pour elle d'empêcher la marche de
notre armée, nous l'ignorons. Les Illilten vinrent entasser
dans le village qu'elle habitait leurs richesses, ainsi que
leurs femmes et leurs entants ; Lalla Fatma promit de les
protéger et de faire pour eux des conjurations surnaturelles
qui ne pouvaient manquer d'être exaucées. Mais elle n'était
pas absolument convaincue de sa propre puissance. Son
frère. Si Taïeb, très intéressé aux succès de sa sœur, dont
les richesses étaient considérables, voulut seconder par
des moyens diplomatiques l'intervention divine de Lalla
Fatma, et comprit fort bien que la soumission absolue
aux Français était le premier procédé à employer. Le rusé
compère vint donc se présenter au général Yusuf et lui dit
avec componction :
« — Je suis un ami de la France, mais je n'ai pu persuader
aux Illilten de se soumettre ; ils veulent leur journée de
poudre. Je suis venu à toi pour te dire au moins mes inten-
tions personnelles. Je demande que les deux villages où je
commande soient épargnés et, pour te prouver ma sincé-
rité, j'offre de conduire tes soldats par des sentiers faciles
jusque sur les rochers dominant le territoire du reste de la
tribu.
« — Voilà, dit le général Yusuf en présentant le négo-
— 134 —
dateur au maréchal Randon, un coquin qui trahit les siens
pour que son village soit épargné. »
Et les propositions de Si Taïeb furent acceptées.
Le saint homme, émissaire de sa sainte sœur, conduisit
les troupes françaises à des endroits choisis par lui, afin
de sauvegarder ainsi ses richesses personnelles, et par-
dessus tout le prestige religieux de Lalla Fatma. L'honneur
de sa tribu exigeait une journée de poudre ; il le concédait
de grand cœur.
Les avant-postes de la division Yusuf virent bien s'échap-
per devant eux l'émigration des Illilten; mais comme nous
avions Toccasion d'un triomphe facile, suivi d'une belle
razzia, personne ne s'en préoccupa. Toutefois l'humeur bel-
liqueuse de quelques soldats vint brusquement renverser
les combinaisons du sage et habile Si Taïeb, qui espérait
avoir soustrait aux Français les richesses accumulées dans
les deux villoges soumis à son autorité.
Quelques fugitifs retardataires cherchant à se mettre sous
l'égide tulclaire de Lalla Fatma furent aperçus par cinq
zouaves faisant partie de Tavant-garde de la brigade Gastu;
ceux-ci poursuivirent d'abord les Illilten d'une crête à
l'autre, mai? tout à coup les burnous blancs disparurent
derrière la montagne. Etonnés, nos troupiers se faufilèrent
le long d'un ravin et découvrirent un étroit sentier qui avait
livré passage à la foule éperdue ; il menait droit à Takleh,
le village introuvable de la druidesse musulmane.
Dès que les zouaves débouchent, Lalla Fatma groupe au-
tour d'elle les femmes et les enfants, les rassure et leur
promet sa protection divine. Cette protection, hélas ! ne
suffit pas. Les balles sifflent partout ; les hommes se voient
dans l'obligation de prêter main-forte à la prophétesse. Ils
s'arment donc pour le dernier combat et engagent la
fusillade contre les cinq audacieux qui ont osé se montrer
devant Takleh.
Mais nos soldats n'abandonnent jamais les camarades
dans le danger. On entend les coups de fusil, et l'on sait que
— 135 —
quelques amis ont disparu dans le ravin. Sans ordre, un clai-
ron sonne le ralliement et une quarantaine de zouaves, sans
officier, accourent aussitôt. Les Illilten sont bien quelques
centaines; par habitude, les nôtres s'embusquent et ouvrent
lefeu. Mais les Kabyles ripostent avec énergie, et en quelques
minutes ont couché par terre une vingtaine d'assaillants. Le
clairon sonne au renfort ou au cacolet; à la fin, la fanfare
éperdue du clairon excite l'attention d'un capitaine d'état-
major, M. Fourchault, qui arrive au pas de course, avec
quelques hommes qui l'ont suivi.
({ — Cinq zouaves, lui disent les survivants, sont blessés
et entre les mains des Kabyles.
« — Eh bien ! dit gaiement le capitaine Fourchault, allons
les chercher. Clairon, sonne la charge. »
Et cette petite troupe se précipite au cri de : En avant !
en avant !
Heureusement de nouveaux zouaves accourent à perte
d'haleine; les Kabyles les voient venir, croient à la pré-
sence d'une armée entière, s'effraient et se mettent à fuir
de tous côtés, abandonnant les femmes et les enfants que
les invocations de Lalla Fatma ont été impuissantes à
sauver.
Alors les vainqueurs pénètrent dans le village, et le
pillage commence. La poudre appelle la poudre; au bruit
de la fusillade, des centaines de soldats sont accourus.
Fusils encore chauds du combat, yatagans, armes de toute
espèce, jonchent le sol, pêle-mêle avec des bijoux, des
bracelets, et même des sacs remplis d'argent. Bientôt
les zouaves sont chargés de butin à n'en savoir que faire.
Une maison cependant a refusé d'ouvrir; de nouveaux
arrivants enfoncent la porte à coups de crosse, et l'on dé-
couvre une véritable foule entassée dans les chambres et
les couloirs. Le diplomate Si Taïeb, qui, en somme, a été
peu heureux, se présente la tête couverte de branches
vertes et vient dire que nos blessés ont été respectés. Ce
procédé, si contraire aux habitudes de l'ennemi, touche
— 136 —
nos officiers qui pardonnent et décident que personne ne
sera fusillé.
A l'annonce de cette mesure de clémence, une femme
petite, très massive, mais belle autant que peut Têtre une
femme kabyle de vingt-cinq à trente ans, tatouée, outra-
geusement chargée de bijoux, accourt en pleurs se jeter
dans les bras de Si Taïeb. C'est Lalla Fatma qui prend des
airs navrés, car l'amitié de Mahomet lui a fait défaut ; elle
n'est plus qu'une vulgaire captive.
On réunit près de deux cents prisonniers autour de la mar-
tyre du Djurjura à laquelle un mulet de razzia est amené, et
le cortège s'achemine vers le quartier- général. Si Taïeb
marche philosophiquement à côté de sa sœur.
Il était nuit noire quand le cortège arriva. Le capitaine
Fourchault présenta au maréchal Lalla Fatma et les deux
cents captifs. La prophétesse, enveloppée de burnous
blancs, mit pied à terre et suivit le gouverneur sous sa
tente. Elle s'accroupit à la mode arabe, regarda autour
d'elle sans affectation ni timidité, et quand on lui demanda
pourquoi les gens de sa tribu avaient rompu la convention
faite avec son frère en tirant sur les troupes françaises :
(( — Allah l'a voulu, répondit-elle; ce n'est ni par ta faute,
ni par la mienne. Quelques-uns de tes soldats ont quitté
leurs rangs pour pénétrer dans mon village ; les miens se
sont défendus. Je suis ta captive. Je ne te reproche rien,
et tu ne dois rien me reprocher. C'était écrit. >>
Après quelques demandes relatives à la prochaine sou-
mission des Illilten, le maréchal confia la druidesse à des
officiers du bureau arabe chargés de la conduire au camp
de la division Yusuf. Lalla Fatma remonta sur son mulet,
et la longue file des prisonniers s'ébranla pour la suivre.
A la lueur des feux du bivouac, nos soldats virent passer
une foule pleurante de femmes hâves et fatiguées, tenant
sur les bras des enfants criant la faim, et des hommes tris-
tement résignés. De temps à autre, une femme roulait sur
les cailloux du chemin; une longue lamentation s'élevait
— 137 —
alors au-dessus du morne cortège, et de confuses rumeurs
de souffrance se faisaient entendre dans le silence de la
nuit.
Emu, le maréchal Randon regardait la foule lamentable
disparaître dans les ténèbres. Il se retourna, appela le plus
jeune de ses officiers d'ordonnance et lui commanda d'aller
veiller à l'installation des captifs et de leur faire distribuer
des rations de campagne. Quand le lieutenant Bibesco vint
dire à Lalla Fatma d'être sans inquiétude sur le sort des
siens, elle répondit simplement :
« — La bonté est la fille de la force. »
Le campement choisi pour la prophétessc et sa suite fut
placé à côté de celui d'une compagnie du génie. Nos braves
soldats se hâtèrent d'allumer des feux, de chercher de l'eau
et d'aller à la distribution des vivres. Puis ils prirent leurs
propres marmites pour faire du café à l'intention des pri-
sonniers. Pendant que ceux-ci mangeaient avec avidité, les
nôtres formaient autour d'eux un cercle silencieux et sym-
pathique, montrant une fois de plus que la pitié du vaincu
est la première gloire de la France.
Passives et effarées, les femmes se serraient autour de
leur prêtresse tutélaire. Celle-ci eut peine à les déterminer
à suivre Si Taïeb qui les installa sous les tentes à elles
réservées. Ces malheureuses s^endormirent péniblement.
Le lendemain, tous les Illilten, Fatma et Si Taïeb en tête,
furent conduits chez une tribu alhée qui se chargea de les
garder jusqu'à la soumission définitive des Illilten. Chose
originale ! un nombre énorme de turcos entourait laprophé-
tesse qui leur donnait sa main à baiser. De temps à autre,
on traversant le camp, Lalla Fatma daignait murmurer à
leur adresse une parole amicale, et ces grands enfants,
montrant leurs dents blanches sous un large sourire, la
quittaient ravis comme des fidèles bénis et contents.
Tout alla bien tant que la druidesse longea la face
du camp occupée par les turcos; mais lorsqu'elle passa
devant les zouaves, ces rudes soldats, silencieux d'abord
— 138 —
et pitoyables aux misères de l'ennemi vaincu, se prirent à
parodier un à un les gestes onctueux de Lalla Fatma ; la
pitié s'effaça devant les allures protectrices de la maraboute,
la foule devint peu respectueuse, les baisements de main
firent courir un flot de lazzis, et le rire français, ce rire
inextinguible, éclaira ces figures bronzées.
La captive respectée s'était transformée en prêtresse de
théâtre.
VII
Nos lecteurs connaissent la situation malheureuse de la
femme dans la société arabe (1); le kabyle, mahométan assez
tiède, a pour elle une certaine considération, et, se confor-
mant aux vieilles coutumes berbères, lui permet de jouer un
certain rôle. A l'époque de la conquête arabe, les Beni-Raten
étaient gouvernés par une femme appelée Chimsi, et une
autre nommée Damia bent Nifak commandait les bandes
organisées par les gens de la montagne pour lutter contre
l'envahisseur. Damia battit même les Arabes à plusieurs
reprises, et ceux-ci, pour se venger, l'appelèrent Kahina
(sorcière). Ce ne sont pas là des faits exceptionnels dans
les annales berbères. On a vu à Tuggurt, au fond du Sah'ra
constantinois, une femme gouvernant au nom de son fils;
Tuggurt est loin de la KabyKe, il est vrai, mais on sait que
les populations des oasis sont berbères d'origine.
Comparons le mariage arabe au mariage kabyle; il con-
vient d*en étudier la portée morale et sociale, et de montrer
à quel point les deux sociétés sont différentes l'une de
l'autre.
Le mariage tel que l'a institué Mahomet peut se résumer
en deux formules : polygamie et divorce.
Le vrai musulman peut avoir quatre épouses légitimes,
(1) Voir Récits algériens, 1" série.
— 189 —
renvoyer celle d'entre elles qui lui déplaît et la remplacer
par une autre. De là des divisions domestiques, des in-
trigues, des cabales dépassant tout ce que Ton peut
imaginer.
Mahomet a beaucoup insisté pour que la dot en usage
chez les peuples de l'Orient conservât un caractère de don
volontaire fait par le mari à la femme ; mais dans la pratique
la dot versée constamment entre les mains des parents
de l'épouse représente le prix de la vente dont celle-ci est
Tobjet. C'est ainsi qu'a été maintenu dans la société musul-
mane l'éternel esclavage de la femme.
En Algérie, les mariages se font de bonne heure. Le jeune
homme est à peine sorti de l'adolescence, que le père songe
à l'établir ; il charge la mère de trouver une jeune fille,
presque une enfant; et quand les parents se sont concertés,
ils daignent apprendre à leur fils qu'ils lui ont choisi une
épouse. Celui-ci ne se récrie pas, loin de là; il baisse la
tête et se déclare prêt à obéir.
Accompagné de quelques voisins, on se rend chez le
père de la jeune fille, sondé au préalable. La conversation
roule d'abord sur des sujets indifférents; puis un complai-
sant, par une transition plus ou moins adroite, met la ques-
tion sur le tapis, et l'on parle aussitôt des conditions du
mariage. La discussion n'est jamais longue, quoique le père
de la jeune fille, pour la forme, demande une dot élevée ;
le prix a été débattu d'avance, et les débats se terminent
par de petits cadeaux distribués à l'innombrable parenté
féminine de la fiancée.
Pendant ce temps, les femmes préparent un repas. Avant
de manger le couscouss traditionnel, l'homme le plus âgé
de la société invoque les bénédictions d'en haut sur le couple
futur, et déclare l'union accomplie légalement; c'est très
simple, comme on le voit. Puis, quelques jours après, le
montant de la dot, en présence du cadi rédacteur du contrat,
est remis aux parents de la jeune fille ; et, comme le
divorce est chose prévue, on fait un relevé exact des
— U(' —
dépenses provenant du repas de noces et des cadeaux, afin
de s'en faire rembourser, le cas échéant.
Après le repas de noces, l'épouse voilée se rend à la tente
de son beau-père ou de son mari. Elle est reçue par la belle-
mère qui lui tend un pot de beurre ; la jeune femme y plonge
la main et en enduit les montants de la tente. Les Arabes
prétendent que cette pratique a pour objet d'appeler sur le
jeune ménage les bénédictions du ciel. On festoie encore
pendant quelques heures ; le mari soulève alors le voile de
sa femme, et peut contempler ses traits pour la première
fois.
Les cérémonies que nous venons de décrire sont peu dif-
férentes quand Thomme est vieux, ou que la mariée est jeune
fille, divorcée ou veuve.
Dans certaines contrées de l'Algérie, le mari se présente
à sa femme, le premier jour du mariage, avec un bâton
à la main; cette coutume est cruellement significative,
car le bâton est le grand moyen d'éducation qu'il emploie
vis-à-vis d'elle pour en obtenir l'accomplissement de ce
qu'il considère comme ses devoirs. La femme arabe est
autrement mal traitée que la femme kabyle ; elle prépare
les repas, sert son seigneur et maître, et attend, silencieu-
sement accroupie, que celui-ci ait terminé pour reprendre
les os à demi rongés qu'il a replacés dans le plat et man-
ger ses restes. Sous la tente de l'arabe, c'est^elle qui fait
tout ; l'homme, lui, reste assis majestueusement, et passe
son temps à regarder dans le vague. La femme tisse à ses
moments perdus (et Dieu sait si elle a beaucoup de ces
moments) les étoffes destinées à faire des burnous et à
couvrir les tentes ; elle va à l'eau et au bois, souvent à de
grandes distances.
C'est encore elle qui moud le grain à l'aide d'un petit mou-
lin à bras, fabrique la poterie, trait les chèvres, les brebis
et les vaches, fait le beurre et le lait caillé, lave la laine et
la tisse. Lorsque son époux désire monter à cheval, c'est
elle qui est chargée de seller celui-ci; et, quand le douar dé-
— 141 —
campe, ce sont encore les femmes qui démontent latente,
la chargent sur les bêtes de somme, la déchargent à Tar-
rivée et la remontent.
A l'extérieur comme à l'intérieur, rien dans la vie kabyle
ne ressemble sous ce rapport à la vie arabe. La femme
kabyle a un rôle tout autre. Tout d'abord, son mari étant
monogame, elle est seule, n'est pas écartée de la société
des hommes, mange avec son époux, ses enfants, et même
avec les étrangers; elle a plus de liberté, fréquente les
marchés pour acheter ou vendre, et ne sait pas ce que c'est
que le bâton. 11 est excessivement rare qu'un kabyle mal-
traite sa lemme.
Il faut ajouter qu'elle connaît le foyer domestique, car le
kabyle est fixe et sédentaire, et habite des maisons ou des
gourbis. Cette existence lui donne une certaine dignité
d'allures tout à lait remarquable; elle est propre et, sous
de grossiers vêtements, a même une certaine élégance.
Les Kabyles ont très rarement recours au divorce ; et si
quelques-uns s'en servent, c'est que la religion musul-
mane le recommande pour ainsi dire. Ainsi Mahomet,
dans les chapitres iv, xxxiii et xliii du Coran, admet fort
bien que le croyant donne à une de ses femmes un « congé
honnête » quand il désire la « changer contre une autre » : et
le bon apôtre leur recommande d'agir généreusement avec
l'épouse renvoyée. De pareils encouragements ont eu pour
premier effet de favoriser les déportements des peuples qui
ont embrassé l'islamisme ; le divorce ne sert qu'à pallier
leurs instincts de débauche.
Il faut distinguer entre le divorce et la répudiation ; le pre-
mier a lieu par consentement mutuel, et la seconde, par la
volonté d'une seule des deux parties. Le divorce a de plus
un caractère définitif, tandis que la répudiation peut être
temporaire. Il peut être prononcé par autorité de justice
dans le cas où le mari bat sa femme sans motif ; ce sans
motif vaut son pesant d'or, car la loi musulmane accorde
bien au mari mille raisons de battre sa iemme.
— 142 —
Le mariage, dans la société islamique, étant considéré
€omme une vente, il s'ensuit que le mari, lorsqu'il rend par
le divorce ou la répudiation l'objet acheté par lui, réclame
l'argent qu'il a donné; la dot est restituée. Rien n'est
plus immoral. Comme ce sont les parents de la femme qui
reçoivent l'argent, ce sont eux qui le remboursent ; ils en-
caissent de nouveau quand leur fille est redemandée en
mariage.
On se demande ce que deviennent alors les enfants. Léga-
lement, ils appartiennent toujours au père ; mais on veut
bien permettre à la mère d'avoir la charge de leur éducation
pendant leur enfance. C'est ainsi que la femme divorcée
emmène avec elle ses enfants en bas-âge et les garde jus-
qu'à l'adolescence; l'entretien est alors payé par le mari.
Mais, si la femme divorcée contracte une nouvelle alliance,
le mari reprend ses enfants.
Dans la société musulmane la femme est donc littéra-
lement mise hors la loi. Par une singulière contradiction,
les enfants illégitimes sont élevés aux frais du domaine
public.
Les bons ménages sont rares ; méprisée, la femme se
révolte sans cesse, et devient naturellement pour le mari
un composé de défauts sans nombre. Pour elle, en retour,
l'homme est un amalgame des vices les plus révoltants.
Le cœur se soulève en pensant que toutes ces turpitudes
sont sanctionnées par la religion mahométane.
Donnons encore sur les mœurs kabyles certains détails
que nous croyons peu connus :
Le kabyle n'observe pas, avec une rigueur absolue, le
jeûne du Ramadan et ne se fait aucun scrupule d'étan-
cher sa soif lorsqu'il se livre aux travaux des champs.
Ses marabouts lui laissent au sujet des prescriptions du
Coran une immense latitude et lui-même attribue à ces
prêtres la plus grande influence, car s'il n'est pas très
religieux, il est superstitieux à l'excès. Ainsi, dans la
tribu des Beni-Djennad, qui occupe environ quarante vil-
— M3 —
lages sur la pente septentrionale du Djurjura, nul n'a le
droit ni de blanchir sa maison ni de posséder des ânes, ni
de passer la nuit sur une meule de paille, chose que les
indigènes d'Algérie aiment beaucoup pendant la belle
saison. Ces défenses légèrement tyranniques leur ont été
faites par un marabout. Ce brave homme avouait candide-
ment que la raison qui le poussait à interdire le blanchi-
ment des maisons était de vanité toute personnelle. Plu-:
sieurs habitants de son village s'étant permis ce luxe, il
n'était plus possible aux étrangers de distinguer sa de-
meure de celles du commun des Kabyles.
Le même personnage craignait toujours de ne pas voir
affluer chez lui la ziara{i) en quantité suffisante.
On n'a jamais su pourquoi le marabout ne permettait pas
aux Beni-Djennad d'avoir des ânes; il faut croire qu'un de
ces animaux lui avait joué quelque méchant tour. Gomme
ses ouailles se procuraient des pois (2) dans les tribus voi-
sines, il leur interdisait d'en manger sans les mélanger à
d'autres substances, les prévenant qu'en cas de désobéis-
sance ils seraient atteints de la gale. Le motif de cette
singuhère prohibition est tout simple; un marabout ayant
jadis convoqué extraordinairement ses fidèles, quelques-
uns seulement se présentèrent à l'heure fixéQ ; le plus grand
nombre arriva en retard.
« — Que faisiez-vous? leur demanda-t-il avec colère. D'où
vient votre peu d'empressement?
« — C'est la saison des pois; nous en semions.
« — Eh bien ! que ces pois, cause du manquement à vos
devoirs rehgieux, soient à l'avenir pour vous une nourriture
malfaisante! »
(1) La ziara est le tribut tout à fait volontaire que les populations versent
entre les mains des marabouts. Quelquefois cette contribution est annuelle et
se confond avec la dîme prescrite {)ar le Coran
Il est bien entendu que les dons qui constituent la ziara peuvent être en
nature ; ils font vivre le prêtre ou le personnel des zaouïas, et permettent à
celles-ci de nourrir les pèlerins, les élèves pauvres, les professeurs, et de
donner des secours aux bons musulmans dans le besoin.
(2) La culture de ce légume était aussi aeiendue.
— 144 —
Aujourd'hui, un Beni-Djennad, pour tout Tor du monde, ne
mangerait pas de ce légume sans le mélanger avec d'autres.
Quant à la défense de coucher sur des meules de paille
^pendant les nuits d'été, elle a sa raison d'être au point de
vue de la morale.
Les prêtres kabyles vont jusqu'à autoriser leurs ouailles
à manger du sanglier, bien que la chair de cet animal soit
interdite sévèrement aux musulmans et passe pour im-
monde ; ils soutiennent gravement que ce n'est pas la
chair de l'animal tout entier qui est frappée d'interdiction,
mais seulement une partie dont Mahomet s'est réservé le
secret. En dépouillant un sangUer, les Kabyles coupent un
morceau de viande, pas le meilleur bien entendu, et le
jettent au loin en priant Dieu de leur pardonner s'ils n'ont
pas mis la main sur la partie défendue.
La prévoyance ne manque pas aux marabouts kabyles.
Ainsi, dans la petite tribu des M'chédalla se trouve un pèle-
rinage très suivi. Son histoire date de loin. Il y a plusieurs
siècles, un homme s'étant fait bâtir un ermitage au sommet
d'une montagne située sur le territoire de cette tribu et
appelée le Thanugouth^ devint nahhl (prophète) par la
grâce de Dieu et de Mahomet et reçut d'en haut le don de
faire des miracles ; à sa mort on éleva sur l'emplacement
de sa maison une Kouba (tombeau) qui existe encore et qu'il
suffit de visiter pour attirer sur soi les bénédictions du ciel.
Un de ses descendants désireux, lui aussi, de posséder le
même privilège d'opérer des miracles, crut sage pour l'ob-
tenir de faire le voyage de la Mecque ; un jour il annonça
aux montagnards son prochain départ. Prévoyant que, pen-
dant son absence, les fidèles, ses fournisseurs des choses
nécessaires à la vie, délaisseraient son ermitage, il leur
conseilla de continuer leur pèlerinage tous les jeudis jusqu'à
son retour, ajoutant que des bénédictions en nombre incal-
culable étaient attachées à cet acte de dévotion. Les M'ché-
dalla en firent la promesse solennelle au marabout qui
partit rassuré sur l'avenir.
Le saint homme ne revint pas et mourut en route. Mais
les gens pieux de la tribu, liés par le serment qu'avaient
fait leurs pères, n'ont jamais cessé de fréquenter le jeudi la
Kouba sanctifiée; seulement on remarque que leur zèle va
décroissant. Ce lieu de pèlerinage a pourtant la réputation
d'être extrêmement favorable aux femmes qui demandent
la conservation et la santé de leurs enfants.
Est-ce au vœu des M'chédalla qu'il faut attribuer cette
singulière coutume? Chez eux, les pauvres seuls ont le
droit de travailler le jeudi. Tout individu classé dans la
catégorie des riches qui, ce jour-là, voudrait se livrer à
un labeur quelconque, paie une amende à l'amin (maire).
Du moins cela se passait ainsi il y a une dizaine d'années;
il est à croire que le contact de notre civihsation a détruit
ou détruira à bref délai quantité de superstitions locales
soigneusement entretenues par les marabouts.
Il est peu d'Arabes ou de Kabyles, savants ou ignorants,
grands ou petits, riches ou pauvres, qui soient exempts
de superstitions ; tous croient aveuglément aux démons,
aux sorciers, aux charmes, aux remèdes empiriques, ou
aux amulettes.
Les musulmans ont fait au démon Lazerour une réputation
fantasque. Il n'est pas seulement un inspirateur des fautes,
un donneur de conseils pernicieux, un méchant esprit qui
s'introduit dans le corps des hommes pour les rendre
furieux et les jeter à terre en les faisant écumer, il n'est
pas seulement le génie malfaisant qui annihile les remèdes
aux maladies, même la prière et l'amulette, c'est encore un
démon folâtre qui aime à jouer des farces aux voyageurs.
Ainsi, quand un homme traverse une forêt pendant la
nuit, ce maudit vient lui sauter à califourchon sur le dos,
le force à plier sous son poids, et ne le lâche qu'au
point du jour. Non content de tyranniser la pauvre espèce
humaine, il s'attache aux animaux ; c'est lui qui provoque la
panique dans les troupeaux de chameaux ou de moutons,
qui donne la maladie aux chèvres, qui fait endiabler les
RÉCITS ALGÉRIENS. — 2« SÉRIE. 10
— 146 —
agneaux et leur donne l'idée d'exécuter des danses ana-
logues à la danse de Saint-Guy ; c'est encore lui qui fait
boiter les chevaux et favorise les voleurs de mulets. Chaque
fois que Lazerour voit couler le sang d'un homme ou d'un
animal, il se précipite et suce la blessure.
L'amulette, pour le musulman, a un effet curatif ou
préventif. Les tolba en font un commerce très lucratif;
seulement l'amulette préventive coûte un peu plus cher
que la curative, car il est incontestable qu'il est infiniment
plus difiicile de se guérir des maux à venir que des maux
présents.
On sait que l'amulette sert aussi bien aux animaux domes-
tiques qu'à l'homme. 11 en est de toutes les formes ; la plus
commune consiste en un verset du Coran. Il est absolument
inutile que ce verset s'applique au mal que l'on veut guérir
ou dont on veut être préservé, ou bien à la chose que l'on
désire ; pourvu que le verset soit d'abord écrit dans un sens,
puis dans le sens immédiatement perpendiculaire, de ma-
nière que lettres se croisent, l'amulette est bonne.
Mais, pour qu'elle soit vraiment efficace, il faut que celui
qui en est détenteur remplisse une foule de conditions :
être à Tabri du mauvais œil, source de tous les maux, ne
pas rencontrer un borgne, etc.; de plus, il est sage de
porter toujours sur soi une patte de porc-épic renfermée
dans une gaine d'argent.
Aux yeux d'un musulman de bonne foi, il est des amulettes
tout à fait irrésistibles ; mais alors ce n'est pas seulement
le porteur qui doit scrupuleusement suivre jusqu'à la
moindre des prescriptions, mais le taleb lui-même doit
intervenir. Ainsi, pour que l'amulette destinée à mener à
bien un projet de mariage produise son effet, il faut que le
taleb, en écrivant certains mots cabalistiques sur un mor-
ceau de papier, se dépouille au préalable de tous ses vête-
ments ; puis il choisit le dernier mercredi du mois, et attend
que tout le monde, aux environs, ait fait la prière de quatre
heures. Il doit être muni d'une plume taillée dans du bois
— 147 —
provenant de l'arbre niâle tlu laurier-rose et se servir
d'encre bleue I
Pour se préserver de la fièvre, il -existe de nombreux pro-
cédés. Le plus simple consiste à faire écrire par irn taleb
des mots cabalistiques sur un œuf de poule pondu le ven-
dredi avant midi ; l'œuf est ensuite placé sur des cendres
brûlantes, et quand il est cuit, on le mange en ayant soin
de ramasser les coquilles, réduites en poudre, que l'on
renferme dans un sachet bleu, porté constamment sur soi,
sans quoi la maladie revient.
Le taleb peut aussi tracer sur an morceau de papier
deux versets du Coran écrits dans deux sens différents ; on
mâche le papier, et on l'avale. Ou bien encore on met pen-
dant trois jours sur le feu, à l'heure habituelle de l'accès,
un écrit contenant les paroles suivantes : « Le Dieu qui
te soulage te pardonne par trois fois; il a dit : le salut soit
sur toi ! »
L'amulette contre la morsure des scorpions consiste à
porter aussi un sachet de toile bleue renfermant un mor-
ceau de papier sur lequel est tracé un verset du Coran, et
doit contenir des cheveux d'un enfant du sexe mascuhn
ayant juste quatre mois et dix jours.
Mais les amulettes et les tahsmans n'ont pas seuls un
pouvoir surnaturel. Certains buissons, des arbres auxquels
on suspend un morceau d'étoffe, des rochers ou des mon-
tagnes, des fontaines ont le pouvoir de rendre les ser-
ments éternels, le don de guérir, etc., etc. Les habitants
de la contrée où l'on voit ces buissons, ces arbres, ces
rochers, ces montagnes ou ces fontaines se réuaissent sou-
vent pour faire des pèlerinages en ces lieux où, d'après
la croyance populaire, se manifeste la bonté divine ; ils ont
généralement l'habitude d'y dépecer un mouton dont la
€hair est partagée entre les assistants.
Il y a des oiseaux néfastes, tels que le corbeau qui, isolé,
porte malheur, ou la chouette qui annonce la mort des
personnes de la famille. Il y aussi des oiseaux bienfaisants,
— 148 —
tels que la huppe, dont les pattes et les ailes ont le pouvoir
de guérir.
Ces peuples amoureux du merveilleux ont naturellement
des ogres et des ogresses, des sorciers et des sorcières.
Mais les Kabyles croient beaucoup moins que les Arabes
à ces êtres surnaturels.
Les médecins indigènes ne sont disciples d'aucune fa-
culté, ne savent ni lire ni écrire, choses qu'ils considèrent,
dit le commandant Villot dans son Etude sur les mœurs et
les coutumes des indigènes de V Algérie, comme parfai-
tement inutiles. Ils se divisent en hahems ou médecins
savants, et toubibs ou praticiens ordinaires. Les premiers
sont extrêmement rares; de même que les toubibs^ ils four-
nissent les médicaments qu'ils prescrivent.
Les toubibs les plus adroits pratiquent l'opération du
trépan, et les appareils dont ils se servent pour maintenir
les membres fracturés sont assez ingénieux. En thèse
générale, les meilleurs d'entre eux sont des empiriques,
produits de l'ignorance, de l'absence d'études, en un mot
de rimpuissance de Fart; les autres, véritables charlatans
et effrontés coquins, exploitent indignement sans le moindre
savoir la crédulité publique.
En Kabylie, la profession de médecin est plus honorée
que chez les Arabes, car elle est généralement exercée
par des vieillards ayant, à défaut de connaissances éten-
dues, une grande réputation de sagesse. Leur bagage
scientifique se compose surtout de recettes empruntées à la
tradition ou rapportées par les pèlerins revenant de la
Mecque, auxquelles ils ajoutent un peu de magie. Il n'est
pas rare de voir la clinique de ces disciples d'Esculape
suivie par des jeunes gens , vrais élèves en médecine,
qui paient au maître une certaine rétribution. Le médecin
kabyle est également chirurgien et ne dédaigne pas les
opérations bénignes qui, dans les villes, sont abandonnées
aux perruquiers, telles que l'extraction des dents ou la pose
des ventouses. Les plaies d'armes à feu sont cautérisées à
— U\) —
Torifice avec un couteau à lame courbe, qui sert aussi de
rasoir. Le toubib va s'installer au marché et place gra-
vement devant lui les quelques pièces de ferraille qu'il
appelle pompeusement ses instruments de chirurgie ; le
tout est disposé au milieu de substances pharmaceutiques,
qui se composent presque invariablement d'alun, de hachich,
de safran, de miel, de piment, ou de sulfate de cuivre.
Arabes et Kabyles n'admettent pas les amputations, et
prétendent qu'il n'est pas permis d'altérer la création
divine ; ils préfèrent la mort à quelques années d'existence
achetées au prix de la mutilation du corps. Cette repu
gnance favorise l'ignorance crasse des toubibs qui ne savent
pas même arrêter une hémorrhagie, percer un abcès ou
opérer l'extraction d'un corps étranger, et n'ont aucune
idée des accidents que telle ou telle opération pourrait pro-
voquer. Ils ne soumettent même pas les blessés ou les
malades à un traitement particulier et ne consentent à
répandre un peu de sang que dans un cas de nécessité
absolue. L'art des pansements est des plus rudimentaires;
les appareils sont placés sans raison aucune, les compres-
sions sont exagérées le plus sottement du monde, la charpie
est remplacée par du poil de chameau, de la laine de mou-
ton, quelquefois des herbes, les bandes par des cordes en
alfa, en jonc, ou en palmier nain, et le hnge par le premier
chiffon venu. Le feu est la base de toute la thérapeutique.
C'est simple, portatif, et économique par-dessus le marché.
Les rares amputations qu'opèrent les toubibs se font avec
un fer bien rougi au feu. Us ne saignent jamais par les
grandes veines que leurs connaissances anatomiques sont
impuissantes à leur faire discerner, mais par la veine de la
racine du nez; dans ce cas le patient est tenu de se laisser
à moitié étrangler, car il faut que cette veine se gonfle pour
être reconnue. L'écoulement du sang s'arrête par un pro-
cédé des plus primitifs; on se contente de prendre un peu
de terre, de l'imbiber avec de la salive, et de l'apphquer sur
l'incision.
— 150 —
Les médecins ont soin de se faire payer d'avance. Mais
rîndigène d'Algérie préfère s'adresser à Dieu; grâce à son
fatalisme oriental, il s'en remet généralement à la bonne
nature, qui le guérit parfois. Quand tout est désespéré pour
un malade, il n'est qu'un moyen pour le sauver : un taleb
est appelé et écrit l'amulette la plus efficace qu'il connaisse;
on égorge un poulet, et l'on bat dans un pot en terre tout
à la fois l'amulette avec le sang et les plumes de la bête. On
confie le tout à un enfant qui doit le porter sur le chemin le
plus fréquenté du voisinage, mais sans être vu de personne,
sinon il n'y a plus d'espoir de guérison.
Un dernier mot sur les mœurs de ces montagnards.
Le kabyle ne trahit jamais celui qui est venu s'abriter sous
son toit. On ne saurait en dire autant de l'arabe. Ces mœurs
hospitalières ont produit la singuhère coutume de Yanaya,
Après le récit d'un combat entre les Turcs et les Kabyles,
un vieux turc, en 1851, donna au marquis de Castellane le
conseil suivant :
« — Si un désastre frappait toi et les tiens, souviens-toi
de ïanaya et n'oublie pas que les femmes peuvent la
donner; leur cœur est plus facile à émouvoir. C'est à une
femme que je dois la vie. »
Et il poursuivit ainsi :
« — Vanaya est la preuve du respect que dans les mon-
tagnes chacun se porte à soi-même, le signe de la considé-
ration, le droit de protection. Pour un kabyle, sa femme, son
bœuf et son champ ne sont rien, s'il les compare à Vanaya.
Le plus souvent un objet connu pour appartenir à celui qui
accorde Yanaya est le signe de la sauvegarde. Le voya-
geur, en quittant le territoire de la tribu, échange ce signe
avec un autre gage donné par un ami auquel il est toujours
adressé, et de proche en proche il peut ainsi traverser le
pays en foute sécurité. Il y a aussi Yanaya qui se demande
dans un danger pressant : si le kabyle vous en couvre,
eussiez-vous le- couteau prêt à frapper votre tête,, le salut
est pour vous. Vanaya est une grande chose, un grand
— 151 --
lien, et, pour des gens dont le commerce est une des occu-
pations, c'est un gage de prospérité, car elle assure la
sécurité à ceux que leurs affaires appellent dans le pays.
Aussi est-ce un droit qui, s'il était violé, aurait pour vengeur
la tribu entière; mes yeux l'ont vu au jour de la mort du
bey et mon cœur en a gardé le souvenir.
« Les Kabyles frappaient sans pitié, excités au carnage
par les cris de leurs femmes. La dernière minute de l'homme
au combat est le miroir de sa vie : tout ce qui lui est cher
se présente à sa pensée. Zohra, ma femme, notre petit
enfant et son sourire passèrent devant mes yeux et mon
âme faiblit devant la mort. Zohra m'apporta une pensée
de salut ; je saisis le vêtement d'une femme, en demandant
Vanaya. Elle, fière de montrer sa puissance, me jeta son
voile, et je fus entouré de sa protection. »
L'interlocuteur du comte de Castellane, dans son style
imagé, a fort bien représenté ce genre de protection qui
repose sur Vanaya, et qui n'est que l'hospitalité poussée à
sa dernière expression. Tout indigène, de par les institu-
tions du pays, avait le droit de couvrir de sa protection
une personne quelconque ; mais, comme cet engagement
entraînait la solidarité de la tribu, un kabyle ne le contrac-
tait qu'avec une grande prudence. Nous disons entraînait
et contractait, car la coutume de Vanaya tombe peu à peu
depuis que nous occupons le pays ; aujourd'hui un voyageur
est plus protégé par la gendarmerie française, qu'il ne le
serait par n'importe quel aoiaya,
Vanaya autrefois accordé par le kabyle se composait
d'un objet qu'on savait lui appartenir, soit une arme, soit un
cachet, même un chien tenu en laisse ; la personne protégée
devenait inviolable, et pouvait circuler librement de tribu
à tribu. Le fameux Bou-Baghla, dans les premiers temps,
fréquentait tous les marchés kabyles, en tenant en laisse un
chien noir connu pour appartenir à un marabout vénéré de la
tribu des Beni-Yenni. Lorsqu'il sortait du territoire de cette
tribu, il renvoyait le chien, c'est-à-dire changeait d'anaya.
152 —
VIII
C'était le 7 mars 1815.
Napoléon, après avoir débarqué à Fréjus, s'était jeté dans
les montagnes avec quelques centaines de soldats, et mar-
chait rapidement sur Grenoble, chef-lieu de la 1^ division
militaire.
En avant du bourg de Laffrëy, au coude que fait la route
dans la direction de la Mure, se trouvait une avant-garde
de cinq cents hommes appartenant au 5" régiment de ligne,
et commandée par un ancien chef de bataillon de la garde
impériale. Elle avait reçu du général comte Marchand,
commandant la 7^ division militaire, l'ordre de s'opposer à
la marche de l'empereur.
Mais la veille au soir, les fourriers du bataillon du 5' de
hgne, envoyés au village de la Mure pour y préparer des
logements, s'étaient rencontrés avec ceux de la petite
troupe de l'île d'Elbe. L'empereur ayant accéléré la marche
de son avant-garde, au moyen de diligences mises à réqui-
sition, avait déjà pris possession du pont de Ponthaut (1).
Le commandant du détachement grenoblois, informé de
cette rencontre des fourriers, arrêta brusquement son ba-
taillon, et lui fit passer en deçà de la Mure la nuit du 6
au 7 mars. Mais il ne put empêcher des pourparlers de
s'engager encore entre ses soldats et ceux qui précédaient
l'empereur ; lui-même eut à repousser les propositions que
vint lui faire le général Cambronne. Apprenant enfin que
ses hommes se passaient de main en main des proclama-
tions distribuées par les fourriers de l'île d'Elbe, il battit en
retraite au milieu de la nuit, dans la direction de Laffrey.
Là il s'arrêta. Ses soldats étaient calmes, et aucune défec-
(1) Construit sur un précipice au delà de la Mure.
— 15B —
tion ne s'était produite ; mais, après une marche fatigante,
ils avaient besoin de repos et de nourriture avant de se
remettre en route pour Grenoble.
Les feux du 5° de ligne étaient à peine allumés, quand
parurent vingt-cinq cavaliers, qui s'arrêtèrent à quatre ou
cinq cents mètres des avant-postes établis par le com-
mandant du détachement. Puis vinrent cent grenadiers de
la vieille garde, avec leurs légendaires bonnets à poils ;
parmi eux se trouvait l'empereur, revêtu de son costume
historique.
Le moment décisif était arrivé.
Napoléon mit pied à terre. Haletants, les soldats du 5"
voyaient s'avancer lentement celui dont tant de récits
avaient fait un homme prédestiné ; ils distinguaient nette-
ment cette fameuse capote grise qui s'était promenée dans
toutes les capitales de l'Europe, et sous le petit chapeau
usé par la victoire, au milieu de cette pâle figure qu'on
eût dit détachée d'une médaille antique, brillaient des yeux
noirs étincelants, ces mêmes yeux qui avaient fasciné les
Russes à Friedland et les Autrichiens à Wagram.
Les soldats du 5° de ligne se sentaient profondément
émus.
Lorsque l'empereur ne fut plus qu'à vingt pas d'eux, un
capitaine des grenadiers de la vieille garde se précipita
au-devant de lui, et d'une voix éclatante :
(( — Voltigeurs du 5% dit-il, puisque vous ne voulez pas
vous réunir à l'empereur, le voici qui vient à vous. Si vous
faites feu, vous répondrez de sa vie. »
A ces paroles répondirent des acclamations frénétiques ;
c'est sur un ton furieux que les soldats crièrent : Vive l'em-
pereur! L'exilé du sol de la patrie, l'homme du peuple,
l'idole de l'armée leur apparaissait alors dans toute sa
gloire rayonnante d'Austerlitz et d'Iéna; l'aigle impériale
ouvrait ses ailes devant leurs yeux éblouis. Promesses, ser-
ments, tout fut oubhé. Le déhre avait envahi les cerveaux
et fait disparaître tout sentiment de fidélité.
— 154 —
L'officier supérieur qui commandait le 5* de ligne se
trouvait dans un état d'agitation impossible à décrire. Un
jeune capitaine d'état-major, envoyé par le général de di-
vision comte Marchand, était près de lui; vainement ce
capitaine lui conseilla, dès que les cavaliers du détachement
de l'île d'Elbe furent en vue, d'ouvrir le feu; le commandant
ne lui fit que des réponses incohérentes. Quand il fut évi-
dent que la troupe, exaltée par la venue de l'empereur,
avait tourné tout entière et fait défection, le capitaine d'état-
major, laissant le malheureux commandant à ses tergiversa-
tions, piqua des deux pour porter au général Marchand la
nouvelle de ce grave événement. Le général Gambronne, ne
voulant pas que l'on apprît tout de suite à Grenoble ce qui
venait de se passer, dépêcha quelques cavaliers à la pour-
suite de l'aide de camp. Celui-ci leur échappa ; mais ce fut
pour courir un autre danger. Parvenu à quelque distance
de la ville, il rencontra le 7^ régiment de ligne, que
son colonel conduisait à l'empereur. Reconnu pour l'aide
de camp du général commandant la division, il ne parvint
à se soustraire aux poursuites que grâce à son sang-froid
et à la vigueur de son cheval. Avant de rentrer à Grenoble,
il dut tendre les flots pressés des habitants de la campagne,
armés de fusils, de faux et de fourches, qui venaient spon-
tanément aider au succès du grand proscrit. Enfin, le capi-
taine rejoignit le général Marchand, auquel il rendit compte
de sa mission, et le soir même, celui-ci, avec cent cinquante
hommes demeurés fidèles au gouvernement des Bourbons,
évacuait la ville de Grenoble pour prendre la route du fort
Rf^rraux et de Chambéry.
Ce jeune capitaine d'état-major se nommait Randon ; il
devint plus tard maréchal de l'Empire, gouverneur-général
de r Algérie, ministre de la guerre, et conquérant de la
Kabylie.
Randon naquit d'une famille protestante de la bourgeoisie,
qui avait fourni avant lui deux hommes célèbres à des titres
bien difi'érents. Le premier, l'avocat Barnave, fut un des
— 155 —
membres les plus distingués de l'Assemblée constituante ;
le second, général comte Marchand, fut l'un des plus fameux
divisionnaires du premier Empire. Tous deux étaient oncles
du jeune Randon.
Le général Marchand traita Randon comme un fils et
lui ouvrit la carrière des armes. A l'âge de seize ans,
au sortir du lycée, le jeune homme s'engagea dans un
des régiments de son oncle, le 93° de ligne, qui était
alors à Varsovie et se disposait à prendre part à la cam-
pagne de Russie. Randon supporta avec un courage remar-
quable les souffrances de la plus désastreuse des campagnes
de Napoléon ; à Vilna il était sous-officier ; à la Moskowa,
sous-lieutenant. De retour en Allemagne , il fit partie du
corps d'armée du prince Eugène ; à Lutzen , il reçut deux
coups de fusil. Rapidement rétabli, il rejoignit son corps
d'armée assez à temps pour prendre part à la bataille de
Bautzen, après laquelle on le nomma lieutenant. Puis il se
distingua à la terrible journée de Leipzig (18 octobre 1813),
et à peine revenu sur les bords du Rhin, le 28 novem-
bre 1813, il fut nommé capitaine.
Il n'avait que dix-huit ans î
Le jeune capitaine fit encore la campagne de France
dans les rangs du 93^ de ligne, et, après l'abdication de
Fontainebleau, devint aide de camp de son oncle le général
Marchand, qui reçut des mains du roi Louis XVIII le com-
mandement de la 7° division miUtaire dont le siège était à
Grenoble. Le 3 mars 1815, le préfet de l'Isère communi-
quait au général la nouvelle du débarquement de l'empereur
sur les côtes de Provence. La dépêche ne disait pas de quel
côté il se dirigeait, et l'on pouvait supposer qu'il remon-
terait la vallée du Rhône pour arriver jusqu'à Lyon, plutôt
que de suivre l'une de? ''outes de montagne qui aboutissent
à la vallée de l'Isère, barrée par la place forte de Gre-
noble. On sut plus tard qu'il s'était engagé dans les Alpes.
C'est que Napoléon se connaissait en hommes. Le maréchal
Masséna, le vainqueur de RivoU, le héros d'Esshng, exer-
— 156 —
çait à Marseille le commandement de la 8^ division militaire,
et chez ce rude soldat la question de devoir passait avant
celle du sentiment. Sans doute, il se rappelait que l'em-
pereur Tavait comblé d'honneurs et de dignités ; mais il
avait prêté serment à Louis XVIII et son honneur militaire
était engagé. Du reste, mandé à Paris par Napoléon au
commencement de la période des Cent-Jours, il avoua
franchement à son ancien maître qu'il l'aurait fait arrêter,
si la colonne de Tîle d'Elbe ne s'en était allée vers les
montagnes, et il refusa de reprendre du service.
Le 4 mars, le général Marchand assembla un conseil de
guerre auquel il convoqua tous les chefs de corps de la
garnison. Ces officiers se montrèrent très réservés, et ce
fut à la suite de ce conseil, que le général appela à Gre-
noble, à marche forcée, les 7° et IP régiments de ligne
alors à Chambéry, pour renforcer le 5''dehgne, commandé
par l'infortuné colonel de Labédoyère.
Cependant, la nouvelle du débarquement de l'empereur
à Cannes s'était propagée rapidement. Dominée par des
impressions favorables à l'illustre exilé, la population gre-
nobloise manifesta une agitation très vive, et le général
Marchand prévit dès lors que ses troupes ne le suivraient
pas contre Thomme qui avait conservé sur eux une si
grande influence. Un moment il eut la pensée d'évacuer
Grenoble avec ses troupes et son matériel, et de se retirer
sur le fort Barraux et Chambéry. Mais c'était une mesure
bien grave d'abandonner une place que le roi lui avait
confiée; fuir, n'était-ce pas s'exposer à Taccusation d'avoir
trahi la cause des Bourbons? Après bien des hésitations, le
commandant de la division envoya donc sur la route que
suivait la colonne de l'île d'Elbe, un détachement formé par
un bataillon du 5° de ligne et une compagnie de sapeurs-
mineurs qui devait courir au pont de Ponthaut, en avant du
village de la Mure, le faire sauter, et rentrer ensuite. Nous
venons de voir qu'il avait été devancé par l'avant-garde
impériale.
— 157 —
Très inquiet, le général Marchand dépêcha son aide de
camp et neveu le capitaine Randon pour assurer la stricte
exécution de ses ordres; on sait ce qui lui advint.
Devenu maréchal et ministre de la guerre, Randon
ne parvint pas à démontrer que tout autre soldat, en
mars 1815, ne pouvait agir autrement qu'il ne l'avait fait
lui-même. Peu populaire dans l'armée, il resta le héros
d'une légende, celle de la conduite de Grenoble. Aujourd'hui
encore, quand une personne quelconque a été pourchassée,
nos soldats disent qu'elle a reçu une conduite de Gre-
noble. Dans ses Mémoires, le maréchal a dit judicieuse-
ment : « Animé moi-même de sentiments de respect et de
reconnaissance pour l'empereur, j'ai dû toutefois, esclave
de mes nouveaux devoirs, étouffer mes sentiments pour
accomplir jusqu'au bout une mission dont la suite a prouvé
toute Fimportance. Sous la Restauration, j'ai gardé le
silence; une réclamation de ma part aurait pu paraître
inspirée par le désir d'obtenir une récompense d'une con-
duite qui n'était que l'accomplissement rigoureux des
devoirs militaires. »
Les lignes qui précèdent furent écrites en 1846, alors
qu'il ne pouvait y avoir pour celui dont nous parlons — il
était alors général de brigade — aucun avantage à dé-
clarer tout haut sa fidélité aux Bourbons dans une cir-
constance critique. Cette délicatesse de sentiments est le
caractère distinctif de toute la vie du maréchal Randon. Il
eut si peu la pensée, sous là Restauration, de se faire un
titre de sa conduite à la Mure, qu'en 1830 il était encore
simple capitaine d'état-major; ce fut le gouvernement de
Juillet qui le nomma chef d'escadron, le 25 septembre 1830,
après dix-sept ans de grade.
Le capitaine Randon avait profité des loisirs de la paix
pour perfectionner son instruction. A l'heure de sa promo-
tion, il était donc mûr pour le commandement; il resta
toutefois chef d'escadron pendant quatre ans, lieutenant-
colonel pendant trois ans et demi, et ne devint colonel que
— 158 —
le 28 avril 1838. On lui confia le 2° régiment de chasseurs
d'Afrique, stationné dans la province d'Oran.
Ce n'était pas un sabreur comme son collègue Tartas ;
sa bravoure était essentiellement calme, et Ton ne cite de
lui aucun trait d'héroïsme , aucune action d'éclat. A vrai
dire, plus colonisateur que soldat, il eut l'occasion, comme
colonel, de déployer dans une sphère tout à fait modeste
les qualités dont il devait faire preuve plus tard comme
gouverneur-général de l'Algérie. C'est ainsi que, dans les
rares loisirs que laissaient les expéditions, persuadé que
la sécurité de notre conquête était intimement liée aux pro-
grès de la colonisation, il fit exécuter par ses chasseurs
des travaux agricoles du plus haut intérêt. Chaque régiment,
pour les besoins de son ordinaire, avait à cette époque la
concession de plusieurs hectares de terrain autour d'une
ferme-modèle ; celle du 2^ chasseurs d'Afrique fut bientôt
citée dans toute l'Algérie. Colonel et officiers étaient sans
cesse au milieu des travailleurs, les surveillant et les encou-
rageant.
Ces services d'un nouveau genre ne furent point mé-
connus, d'autant plus que le colonel Randon et son régiment
de chasseurs n'étaient pas les derniers à monter à cheval.
Le maréchal Soult, ministre de la guerre, lui adressa une
lettre de félicitations qui fut rendue publique, et le fit nom-
mer général de brigade le 2 septembre 1841, après trois ans
de grade de colonel.
Le gouverneur de l'Algérie obtint de garder le nouveau
général, et lui confia le commandement de la subdivision de
Bône. La province de Constantine était encore à soumettre;
nous occupions bien les villes de la côte, ainsi que Guelma,
Constantine et Sétif, mais notre autorité n'était guère recon-
nue au delà de la banlieue de ces villes. Tous les ans, au
printemps, à l'automne, souvent même aumiheu des grosses
chaleurs de l'été, il fallait aller guerroyer dans l'intérieur,
où l'insurrection était en permanence. Pendant le temps
qu'il commanda à Bône, le général Randon fit en moyenne
— 159 —
deux expéditions par an, et eut à déployer toute son activité,
toute son énergie. Ce fut lui qui livra le beau combat de
rOued Chabro, dans lequel se distingua si brillamment le
colonel Noël à la tête de son 3° chasseurs d'Afrique.
Bône en 1842 était à peu près dans le même état
qu'en 1837 : un amas de ruines d'oii suintait la fièvre.
Là, tout était à créer. Le général Randon ne considérait
pas la guerre contre les populations indigènes de l'Algérie
comme l'unique but à poursuivre; il chercha donc à déve-
lopper le travail dans sa subdivision, et, convaincu que la
population européenne ne saurait prospérer qu'à la condi-
tion de vivre en paix avec les races conquises, il décida
plusieurs tribus arabes à venir se fixer aux environs de la
cité, tant pour fournir des bras à la colonisation, que pour
s'assimiler les procédés de culture en usage en Europe.
Le général réussit; aujourd'hui la banlieue de Bône, com-
plètement assainie, présente un magnifique aspect.
Les habitants de cette cité faisaient le plus grand cas du
général qui commandait leur subdivision; aussi s'émurent-
ils quand il fut question pour lui de les quitter. L'un d'eux
pubha une lettre que le général Favé a conserrée, et dont
nous extrayons les passages suivants :
« Pourquoi demandons-nous avec tant d'instance à con-
server le général Randon ?
(( Vous le comprendrez aisément.
« Appelé au commandement de la subdivision de Bône^
Randon s'apphqua d'abord à chercher, parmi les terres
domaniales, celles qui pouvaient convenir le mieux à de
grandes cultures. Allelik, située à six kilomètres environ
de Bône, fut choisie. Des charrues, des herses furent con-
fectionnées comme par enchantement et, en moins de deux
ou trois mois, nos soldats devinrent des laboureurs, sans
cesser pour cela de remplir leurs devoirs militaires.
« Une partie d'Allelik était couverte de broussailles, ces
broussailles furent enlevées : on en fît des fagots que
l'administration acheta pour chauffer ses fours, ce qui lui
— 160 —
permit de faire une économie des deux tiers sur la dépense
du bois. Cette première opération augmenta la valeur du
terrain et assura une récolte de fourrage plus abondante
et plus facile à enlever. Les soldats étaient heureux de leur
situation : d'un côté, ils retiraient de leurtravail un bénéfice,
de l'autre ils se conciliaient l'affection de leur chef, qui se
faisait un devoir et un plaisir de leur manifester hautement
sa satisfaction.
« L'activité du général Randon ne s'en tint pas là : il
n'avait pas tardé à reconnaître que nos montagnes de
l'Edough renfermaient un trésor. Il résolut de l'y aller
chercher. Une reconnaissance fat faite avec soin, un tracé
de route fut ensuite arrêté, et, toutes les mesures étant
prises pour assurer le succès de Tentreprise, un beau matin
l'on vit partir, général et musique en tête, mille hommes de
toutes armes s'élançant à la conquête d'une forêt qui jus-
qu'alors avait été inaccessible même aux piétons. C'était
comme un jour de grande fête. L'entrain était complet ; le
chef avait communiqué son ardeur à tous les hommes.
« Plusieurs ateliers furent formés, des groupes furent
opposés à d'autres groupes, et, la rivalité ainsi établie, les
travaux les plus gigantesques ne parurent plus qu'un jeu à
nos soldats... Chacun était à son poste, rivalisant de zèle
et d'adresse ; la pioche et la barre de mine résonnaient
de tous côtés, et les Kabyles étaient saisis de frayeur et
d'admiration en nous voyant ouvrir pour notre artillerie
un passage dans leurs roches qu'ils avaient crues inac-
cessibles.
(c En moins de soixante jours, dix-neuf mille mètres de
route furent achevés sur les flancs et jusque sur le sommet
de la montagne. Grâce à ces travaux, une forêt qui couvre
une superficie de plus de quarante kilomètres pourra désor-
mais fournir du bois de construction en abondance. Ces
dix-neuf mille mètres de route n'ont occasionné qu'une
dépense de dix mille francs. )>
A cette époque Bugeaud, dont on se rappelle la fameuse
^^-^■'^/riK
(iÉNlillAI. liUUUliAKl
— 161 —
maxime ense et ar^atro^ disait : « Laissez faire Randon dans
son pachalik de Bône. »
En 1847, l'année où le maréchal Bugeaud rentra en
France en déclarant sa mission terminée en Algérie, Randon
fut nommé divisionnaire, puis appelé au poste de directeur
central des affaires de notre grande colonie, avec résidence
à Paris. Il s'y montra homme d'expérience, de jugement
et de travail. Mais la révolution de 1848 venant tout bou-
leverser, le général fut mis à la tête de la S*" division mili-
taire, à Metz. L'état troublé de l'Europe, qui tremblait de
voir la France inaugurer la révolution cosmopolite, donnait
à sa nouvelle situation une importance toute particulière.
Le général Randon reçut peu après le commandement
de l'armée d'Italie. Surpris, il fit observer au Président
de la République, prince Louis-Napoléon Bonaparte, que
les événements pouvaient exiger un homme ayant des qua-
lités diplomatiques pour lesquelles il se sentait peu d'apti-
tude : «"Je crains, dit-il, que ma religion ne soit une cause
de difficultés quand il faudra traiter avec le Saint-Père. »
En guise de compensation, le gouvernement lui offrit l'am-
bassade de Vienne. Le général la refusa, et nous trou-
vons dans ses Mémoires les motifs de son refus : « Je fus
confus de cette persistance de bon vouloir ; mais plus la
fortune avait Tair de me sourire, plus je devenais méfiant
envers moi-même. Je ne crus pas que le langage et la
science de la diplomatie s'apprissent du jour au lendemain,
et cette fois encore je priai de ne pas songer à moi pour
un poste que je craignais de mal occuper. »
Randon resta à Metz. L'année suivante (1850) le prince-
président le fit sonder pour savoir s'il accepterait le
ministère de la guerre, à la place de Changarnier. Le gé-
néral répondit franchement qu'à son avis, celui qui avait
exercé avec énergie le commandement suprême de l'armée
et rendu à celle-ci sa confiance en elle-même, qui, de plus,
avait donné au pays la certitude que l'ordre ne serait plus
troublé, devait conserver le portefeuille de la guerre. Le
RÉCITS ALGÉRIENS. — 2" SÉRIE li
162 —
prince Louis-Napoléon fît de nouvelles instances. Le géné-
ral demanda à réfléchir. « Ma perplexité, écrivit-il plus
tard, lut grande, car il me semblait difficile d'accepter des
fonctions que, pour dire vrai, je ne me croyais pas capable
de remplir au milieu de ce déchaînement de passions dont
l'Assemblée constituante était le rendez-vous quotidien. »
Enfin il céda, et devint ministre, à la fin de janvier 1851.
Ce premier ministère fut court. Le général Randon ne
montra pas une souplesse suffisante, et prétendit rester
neutre entre le Président de la République et TAssemblée.
Le colonel du 6' de ligne, régiment appelé à Paris, s'avisa
de mettre à Tordre que la preuve de confiance donnée au
régiment était motivée par Testime toute particulière que
le chef du gouvernement avait pour sa personne. Cet ordre
du jour si peu militaire fut publié dans les journaux. Le
ministre fit alors insérer dans le Moniteur de Varmèe une
note énergique de blâme, à l'adresse du colonel courtisan.
Le prince-président protesta, et Randon répondit avec di-
gnité : « Quand vous m'avez nommé ministre de la guerre,
vous m'avez confié le commandement de l'armée. J'ai fait
tous mes efforts pour l'affermir dans Taccomplissement de
ses devoirs et pour entretenir en elle le sentiment de dé-
vouement auquel vous avez droit comme chef de l'Etat et
comme héritier du plus grand nom militaire, mais j'ai dû
encore assurer la conservation de la discipline ; le colonel
du 6® de ligne y a manqué en pubhant ou en laissant pubher
un ordre qui devait rester dans l'enceinte de son quartier. »
Cependant le coup d'Etat était proche. Le général Randon
fit preuve alors d'une véritable noblesse de caractère. Dès
les premières ouvertures qui lui furent faites, il répondit
nettement que chez lui le sentiment du devoir dominait
l'intérêt personnel, qu'il pensait à la France avant tout, et
qu'il était d'avis qu'un coup de force serait toujours impuis-
sant à fonder un gouvernement durable. « Comme ministre
de la guerre, écrivait-il au prince-président, je suis le chef
de l'armée et le défenseur de la discipline ; je serai donc
— 163 —
très embarrassé pour tenir aux troupes le langage que
de telles circonstances exigeraient. Il me serait impossible
de me prêter à tout acte qui aurait pour conséquence d'en-
traîner les régiments hors de la ligne de leur devoir, lequel
est de donner appui à la loi du pays; si cette entreprise
doit se poursuivre, je prierai le Président d'accepter ma
démission. »
La réponse ne se fit pas attendre ; le lendemain de sa
lettre, Randon fut avisé qu'il était remplacé au ministère
de la guerre par le général Saint-Arnaud. Le gouver-
nement de l'Algérie, alors exercé par un intérimaire, lui
étant offert, il accepta les hautes fonctions dans lesquelles
il allait rendre des services exceptionnels, et partit pour
Alger, où il arriva le 1" janvier 1852.
Là, il était véritablement à sa place.
On l'avait prié de mettre l'Algérie en état de se suffire
à elle-même, et de se défendre sans l'assistance de la
métropole. En effet, la situation politique de la France
était incertaine, car on ignorait de quelle façon les ca-
binets étrangers, qui avaient réussi à se rendre maîtres
de la Révolution, accueilleraient le nouvel état de choses.
Le gouverneur-général se préoccupa donc du danger qu'une
conflagration européenne pourrait faire courir à la colonie,
si les navires de guerre ennemis interceptaient les com-
munications avec la mère-patrie. Son premier soin fut
d'augmenter le nombre des troupes permanentes ; il décida
que le régiment de zouaves, qui fournissait un bataillon à
chacune des trois provinces, deviendrait le noyau de trois
nouveaux régiments.
D'autre part, ne voulant pas que la cavalerie restât sur
la côte, il prescrivit de reporter toutes les troupes à cheval
dans l'intérieur, disant avec raison qu'il y avait avantage à
effectuer la remonte aux sources de production. Gomme
le train des équipages est appelé à jouer un rôle essentiel
dans un pays où chaque colonne expéditionnaire doit em-
porter avec elle tout ce qui est nécessaire à ses besoins,
— 164 —
comme de plus Tinsuffisance numérique de ces troupes
spéciales force le commandement à recourir aux transports
auxiliaires qui mettent un temps infini à s'organiser et
empêchent les colonnes de partir à temps, le général Ran-
don obtint du ministre de la guerre d'avoir dans chaque
province d'Algérie un escadron du train des équipages, fort
de 1.000 mulets et de 1.200 conducteurs.
Mais ce n'était pas tout de compléter les effectifs de
l'armée d'Afrique ; le gouverneur prescrivit au service de
l'artillerie de mettre les batteries de côtes en état d'ar-
mement, et à celui du génie de tenir le littoral en état
de défense. Les subsistances et les munitions de l'armée
furent assurées pour le cas où les communications avec la
métropole seraient interrompues, et les magasins de l'ad-
ministration reçurent un approvisionnement double du pied
de paix ordinaire.
Le général voulut même que l'Algérie fût en mesure de
fabriquer sa poudre elle-même ; il fit donc étudier des
soufrières dans la province d'Oran, et des gisements de
salpêtre dans celle de Gonstantine ; enfin, on prépara aux
environs de Bône des hauts fourneaux de fonte de fer
qui, au besoin, fabriqueraient des projectiles, voire des
canons. On sait que le fer des mines de Mokta-el-Haddid,
près de Bône, est de qualité au moins égale à celui qu'on
retire de Suède.
Aussi le général Randon ne fut-il pas pris à l'impro-
viste quand le chérif d'Ouargla, Mohamed ben Abdallah,
essaya de soulever le sud de la colonie. Arrivé à Alger
avec un plan tout tracé, celui d'achever la conquête, il
se proposait de débuter par la grande Kabyhe. Brusque-
ment, il changea d'avis, et résolut de commencer par le
sud. Pendant que le général Péhssier opérait dans les envi-
rons de Laghouat, il formait à Boghar une colonne de
troupes pour appuyer les opérations de son lieutenant,
lorsqu'il apprit soudain que l'oasis avait été prise d'assaut.
Il décida alors que Laghouat serait occupée en per-
— 165 —
manence ; ce qui nous procurait un poste avancé dans
le sud, et nous faisait gagner quatre-vingts lieues dans
un pays sans eau, sans végétation, et d'où sortait à tout
moment un ennemi insaisissable. Un petit corps d'armée
d'un millier de fantassins, avec cavalerie, artillerie, ambu-
lance, services administratifs, y fut installé, non seu-
lement pour garder la ville et la défendre au besoin,
mais pour rayonner au dehors. Au lieu de demander à la
turbulente tribu des Larbâa une contribution de guerre, il
lui imposa la création d'un équipage de cinq cents cha-
meaux tout harnachés, organisés en smala, toujours prêts
à marcher, et surveillés par nos officiers et nos vétérinaires.
Cette ingénieuse mesure donnait à la petite colonne de
Laghouat des moyens de transport immédiats ; sans qu'il
en coûtât un centime au Trésor, nos troupes acquéraient
une mobilité égale à celle des Arabes du sud.
Randon savait aussi faire acte d'initiative. Les gou-
vernements du Maroc et de Tunisie, soif faiblesse, soit
mauvaise volonté, manquaient depuis de longues années à
leurs obligations de puissances amies; trop souvent nous
avions affaire à des tribus, sortant du territoire marocain
ou du territoire tunisien, qui s'empressaient de s'y réfugier
quand nos soldats venaient mettre fin à leurs déprédations.
Le gouverneur, édifié sur les résultats que l'on devait
attendre de la diplomatie, sachant du reste que les orien-
taux ne connaissent que la force, n hésita pas à prendre
la responsabilité d'actes de rigueur ; par ses ordres, les
généraux de Mac-Mahon, du côté de la Tunisie, et Mon-
tauban, du côté du Maroc, franchirent la frontière à la pour-
suite des tribus pillardes, sans se laisser arrêter par aucune
protestation avant de le savoir atteintes. Les gouvernements
marocain et tunisien comprirent que le droit n'était pas de
leur côté et se gardèrent bien de faire entendre la moindre
plainte.
Les nécessités de la guerre de Grimée obhgèrent Randon
à faire partiellement la conquête de la Kabylie. Que de-
— 166 —
viendrait notre grande colonie si nous la dégarnissions de
troupes? Comment maintenir ici une armée et prendre part,
en même temps, à une grande lutte européenne? Chacun
manifestait des inquiétudes à cet égard; seul, le gouver-
neur déclara bien haut que FAlgérie devait prouver enfin
que la guerre faite chez elle depuis 1830 était une bonne
école pour les généraux, les officiers et les soldats, que
l'occasion était excellente, et qu il était désirable, au plus
haut point, que Tarmée d'Afrique fût représentée dans les
batailles qui allaient se livrer. 11 fit donc ses préparatifs,
afin de pouvoir embarquer sans retard les troupes qui lui
seraient demandées ; dans l'espace d'un mois, trente mille
hommes de toutes armes partirent pour TOrient.
Le départ de masses aussi imposantes produisit, dans
l'esprit des indigènes, l'eff^et le plus favorable; on sut gré
au gouvernement français de l'appui qu'il prêtait au sultan,
et les tirailleurs algériens qui firent partie du régiment de
marche de Crimée, se composaient tous de volontaires.
Mais Randon ne se contenta pas d'envoyer des hommes
en Orient, il y fit parvenir aussi des approvisionnements
de toute nature, et des chevaux plus robustes que ceux
de France. L'intendant général Darricau écrivait en 1855
au gouverneur-général de l'Algérie : « Vous êtes notre
salut et notre providence. Vous nous fournissez sans
cesse des soldats, et quels soldats! des chevaux, et quels
chevaux ! Les seuls qui aient résisté sur les plateaux
de Chersonèse. Les fourrages de l'Algérie ont sauvé la
cavalerie française. L'intervention de l'Algérie dans cette
grande lutte, sous votre énergique, sage et patiente direc-
tion, donne la mesure de notre jeune puissance dans la
Méditerranée. Elle constitue un fait de guerre considérable,
dont on ne connaîtra toute la portée que lorsqu'on récapitu-
lera avec impartialité la somme des efi'orts que vous avez
produits à l'extérieur de votre commandement, sans affai-
blir la situation de l'Algérie, en étendant, au contraire, les
limites de notre territoire et en créant dans l'Algérie de
— 1G7 —
nouveaux éléments de puissance militaire et de coloni-
sation. »
Le 16 mars 1856, Randon fut élevé à la dignité de maré-
chal de France.
En 1858, une inspiration malheureuse fît créer à Paris le
ministère de l'Algérie et des colonies. Le nouveau maréchal
donna aussitôt sa démission de gouverneur.
Ce poste de confiance, il l'avait illustré : on lui doit de
grands travaux de vicinalité, de dessèchements de marais,
de chemins de fer, de lignes télégraphiques, de mines, de
carrières. Ce fut lui qui fonda le lycée d'Alger, les collèges
arabes-français, les écoles musulmanes, les bibliothèques,
et qui organisa pour les Arabes les services de la justice et
des cultes.
Le nouveau maréchal fut nommé, pour la seconde fois,
ministre de la guerre le 5 mai 1859, en remplacement du
maréchal Vaillant, promu major-général de l'armée d'Itahe.
Son passage au ministère ne fut marqué par aucune réforme
sérieuse, et c'est avec raison qu'on lui a reproché un certain
esprit de routine, une répulsion instinctive pour le progrès.
Ce fut lui qui introduisit dans l'armée ce vicieux système de
remonte dont la cavalerie française a tant de peine à se
débarrasser aujourd'hui, système qui conduisit nos cava-
liers devant l'ennemi, en 1870, dans de manifestes con-
ditions d'infériorité. Randon fut meilleur gouverneur de
l'Algérie que ministre de la guerre. Il mourut en 1867,
cédant la place au regretté maréchal Niel qui n'eut pas,
hélas ! le temps de remettre de l'huile dans tous les
rouages de la grande machine militaire. Il était trop tard;
1870 vint nous surprendre en pleine transformation.
CHAPITRE III
SOMMAIRE
Le régime civil. Assimilation. Cantonnement. Bureaux arabes. La chimère du
royaume arabe. — Insurrection des Ouled Sidi Cheikh. Beauprêtre. La
légende de Sidi Cheikh. La baraka. Les nègres. Si Hamza et ses fils. —
Proclamation du général de Mac-Mahon. Le général Jollivet à El Beida.
Sac d'Aïn el Oussera. Mort de Mohamed ben Hamza. La frontière marocaine.
— Les indigènes au service de la France. Engagements. Spahis. La chanson
des spahis. Les goums. Le turco. Types de turcos. Les sergents de turcos.
Les turcos au camp. — La chanson du turco. Le commandant Bourbaki.
Bourbaki colonel de zouaves. Bourbaki en Crimée, en Italie. Bourbaki,
l'impératrioe, Bazaine et Régnier. Armée du nord. Armée de Test. Disgrâce.
I
Vers la fin de 1857, quelques mois après rachèvement
de la conquête, l'affaire du capitaine Doineau, chef du bu-
reau arabe de Tlemcen, donna lieu à un procès retentis-
sant, et vint provoquer une réaction considérable contre le
pouvoir militaire. Les esprits s'échauffèrent et Jules Favre,
dans un plaidoyer étrangement passionné, où ce scan-
dale était représenté comme un simple épisode du sys-
tème d'administration adopté dans notre colonie afri-
caine, fut commenté de la façon la plus injuste. Les ran-
cunes et les préventions se firent jour ; Vab uno disce
omnes devint un article de foi, et personne, parmi les dé-
fenseurs de l'armée, n'eut assez de sang-froid pour dire
qu'il était absurde de conclure du particuHer au général.
Les services rendus par les bureaux arabes furent oubhés
— 169 —
en un jour, et Ton alla jusqu'à insulter tout un corps d'of-
ficiers aussi honorables que dévoués.
Jusqu'alors, le gouverneur de la colonie avait toujours
dépendu du ministre de la guerre; la République, par
des arrêtés de mai et décembre 18 i8, avait décidé qu'il res-
terait investi de la haute direction du paj^s et continuerait à
ressortir à ce ministère, mais qu'un conseil de gouver-
nement serait placé près de lui. Elle décréta en même
temps que l'Algérie serait territoire français, passant ainsi
du régime des ordonnances à celui des lois discutées par
le Parlement, et qu'elle nommerait trois députés.
Mais la République de 1848 commit une inconséquence
en choisissant l'Algérie comme un lieu de déportation poli-
tique. Elle ne vit pas que c'était donner la suprématie à
la force militaire, et que le mezzo tey^mine administratif
qu'elle venait d'adopter provoquerait fatalement un dua-
lisme d'où naîtraient une foule de conflits.
Toutes ces mesures eurent pour résultat d'appeler l'at-
tention sur notre colonie. Comme toujours, les questions
la concernant furent discutées avec une gravité comique
par des journalistes et des publicistes qui n'avaient pas les
premières notions du pays. Sans comprendre que certaines
réformes sont prématurées, on demanda à grands cris l'éta-
blissement du régime civil, comme devant inévitablement fer-
mer l'ère des insurrections. On réclama beaucoup d'autres
choses que nous allons énumérer successivement.
D'abord l'assimilation politique. Voilà un bien grand mot,
qui a été souvent prononcé depuis quelques années dans la
presse française. L'assimilation n'est pas encore possible
aujourd'hui ; elle l'était donc bien moins en 1848. Depuis
plus d'un demi-siècle d'occupation, les Français, doués au
plus haut point des qualités assimilatives, n'ont pas fait un
pas dans le cœur des indigènes musulmans, chez lesquels
il n'existe qu'une aspiration, celle de nous voir repasser la
mer. Nous avons violenté l'Algérie, rien de plus; mora-
lement, nous ne l'avons pas conquise. Les Arabes ne nous
— 170 —
sont reconnaissants ni de respecter leur religion, ni de leur
ouvrir nos rangs, ni de leur construire des routes, ni de
leur faire payer très peu d'impôts. A leurs yeux, nous ne
sommes pas le moins du monde les bienfaiteurs de leur
race ; ils se montrent réfractaires à l'affection des huma-
nitaristes de profession. On ne veut pas convenir que le
peuple sémite est de plusieurs siècles en arrière du peuple
aryen, et que trop de distance sépare la civilisation musul-
mane de la civilisation chrétienne ; et puis, on se refuse à
comprendre, dans notre société profondément sceptique,
l'influence énorme des idées religieuses dans la société
musulmane.
Ce mot assimilation nous a toujours fait rêver ; c'est une
manière de poser la question algérienne qui pousse aux
propositions les plus excentriques. Il ne s'agit pas d'assi-
miler et d'absorber le peuple arabe, mais de le civiliser,
ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Propriété indi-
viduelle, assimilation, désagrégation des tribus, etc., tout
cela est l'œuvre du temps, et ne saurait intervenir que
comme éléments de la solution. La modification progres-
sive des mœurs, les progrès de l'instruction surtout, résou-
dront le problème dans Tavenir. Nous ne comprenons pas
bien les assimilateurs, car en admettant que les Arabes
adoptent le chapeau à haute forme et les bottes vernies, en
admettant même qu'ils grossissent les rangs de la gent
élective, leur fanatisme ne sera point émoussé pour cela et
leur répulsion pour nous n'aura pas disparu. Quand ils fre-
donneront les refrains de Thérésa et s'appliqueront à faire
la fortune des marchands d'absinthe, ils ne seront pas assi-
milés précisément.
Il faut à l'arabe, pour assurer son existence, dix fois plus
de terrain qu'au colon français. On a bien souvent protesté
contre le brutal ôte-toi de là que je m'y mette ; on ne voit
pas que si les indigènes étaient resserrés dans des limites
plus étroites pour faire place au travail européen, la pré-
sence des colons amènerait chez eux des changements
— 171 —
dont ils tireraient profit. Ils seraient forcés de renoncer à
leurs procédés surannés de culture, et le rendement de
leurs terres serait décuplé. Nous, Français, nous avons sou-
vent des idées humanitaires qui manquent de logique.
Le cantonnement des tribus arabes est une conception
purement militaire, due au général de Lamoricière ; les
arabophiles de l'époque jetèrent les hauts cris, et firent le
mot cantonnement synonyme de refoulement qui, selon
eux, était une imprudente barbarie, une 7^azzia organisée.
Ils ajoutaient que le cantonnement coûterait au moins
quatre-vingts millions et durerait un demi-siècle. Tout cela
est parfaitement inexact, et le cantonnement des tribus peut
se faire rapidement, au double point de vue des intérêts de
la tribu, qui deviendrait réellement maîtresse de la part de
terre à elle laissée, et de la future colonisation européenne.
La constatation des terres à donner à chaque tribu est
chose relativement facile, et il n> aurait pas à continuer le
travail lent et pénible de reconnaissance de la propriété
arabe, travail qui ressemble trop à celui de la toile de
Pénélope. Pour éviter les agitations, il suffirait d'édicter
le principe, quitte à en faire l'application quand les con-
jonctures politiques le permettraient.
L'année 1857 marque le commencement de la décadence
des bureaux arabes. Le gouvernement militaire, après 1830,
eut le tort de croire que l'on pouvait joindre les attribu-
tions politiques et de commandement, aux attributions
purement administratives. Ceux qui font du commandement
font de la mauvaise administration, et vice versa. On ne
sait peut-être pas à quel point étaient absorbés les officiers
des bureaux arabes, chargés de la colonisation, de l'exécu-
tion du sénatus-consulte, des budgets, des centimes addi-
tionnels, des impôts, etc., etc., sans compter la statistique,
et bien des renseignements géographiques et topogra-
phiques. Tous ces travaux, avec leur correspondance jour-
nalière, les harassaient, et ils faisaient un peu de tout sans
rien parachever. Tout était négligé par la force des choses,
— 172 —
-et tel officier du bureau arabe négligeait la politique pour
l'administration, ou l'administration pour la politique. Ils ne
pouvaient discerner le vrai du faux, et distinguer les
influences réelles des influences factices; l'insurrection se
maintenait forcément à l'état latent, ce qui fit croire à beau-
coup de gens, à M. Paul Bert, par exemple, que les bureaux
arabes étaient en Algérie les dispensateurs des vents et des
tempêtes.
En résumé, les bureaux arabes, tant décriés en France,
où Fon a toujours ignoré ce qu'ils étaient en réalité, ont été
jugés avec une profonde injustice. Aujourd'hui, ils n'existent
guère que dans les territoires dits de commandement, où
les administrateurs civils ne tiennent aucunement à s'ins-
taller. De fait, ils sont un système transitoire d'administra-
tion, appliqué aux populations sahariennes; il faudra bien
qu'un jour l'autorité civile prenne possession des pays
désolés où des officiers dévoués consentent à vivre, pour
des avantages très discutables.
Depuis 1848, la presse métropolitaine discutait les ques-
tions algériennes, quand, en 1858, l'empereur se décida à
supprimer le gouvernement général; le ministère de l'Al-
gérie et des colonies fut créé, le prince Napoléon mis à sa
tête, et Alger fut le siège d'un commandement supérieur
des forces de terre et de mer.
Le prince Napoléon qui, entre parenthèses, ne visita
jamais la colonie, augmenta le pouvoir civil et s'appliqua
à diminuer l'autorité militaire. Tout cela était peut-être fort
bien; mais l'auteur de ces réformes n'eut pas l'intelligence
des transitions. Les bureaux arabes militaires se virent
remplacés par les bureaux arabes départementaux et civils,
dont l'administration fut lamentable. Le régime civil, avec
un personnel inexpérimenté et créé de toutes pièces, ne
sachant que copier les défauts de celui qu'il relevait, fut vite
déprécié et le gouvernement militaire rétabli par décret
du 10 décembre 1861. Le maréchal PéUssier, nommé à ce
poste, eut pour intermédiaire auprès du gouvernement, le
— 173 —
ministère de la guerre ; les bureaux arabes civils, caricature
des bureaux arabes militaires, s'évanouirent.
Un peu plus de deux ans après, le 6 février 1863, Napo-
léon ni adressa au maréchal Pélissier une lettre-programme
stupéfiante, qui débutait par des considérations sur le peu
d'avenir de la colonisation, et finissait par déclarer que
l'Algérie n'est pas une colonie proprement dite, mais un
royaume arabe.
Les amis du souverain ont vainement essayé de justifier
cette étrange exposition de principes. Ils ont dit que l'Inde
est un royaume indien exploité par l'Angleterre, et que
la Pologne est un royaume polonais entre les mains des
Pi.usses. Cette dernière assertion est au moins malheu-
reuse. Et Ton faisait appel au respect des convenances en-
vers des vaincus, « presque des concitoyens français »; on
osait affirmer que le peuple arabe, ayant donné dans ses con-
quêtes l'exemple de la tolérance et de la justice, avait des
droits à la reconnaissance de Thumanité; on ajoutait sans
rire que la colonisation n'était possible qu'avec les indigènes
musulmans, et que les préjugés qui existent aux Antilles
contre les nègres, sévissent en Afrique contre les Arabes,
aussi violents et aussi aveugles. Bref, on accumulait
sophisme sur sophisme, erreur sur erreur, et l'on abusait
avec la plus grande audace de cette puissance des mots,
qui, chez nous, est véritablement inouïe.
C'est alors que parut ce déplorable sénatus-consulte dont
nous avons déjà parlé, et qui rendit les indigènes proprié-
taires du sol. Les Arabes comprirent si bien la portée du
cadeau que nous leur faisions, qu'une insurrection formi-
dable éclata l'année d'après. Le maréchal Pélissier en
conçut un profond chagrin, qui hâta sa mort; il fut remplacé
par le maréchal de Mac-Mahon.
- 174 —
II
A la suite d'une violente querelle avec le chef du bureau
arabe de Géry ville, aujourd'hui général ChoUeton, le fameux
Si Hamza, chef de la grande confédération des Ouled Sidi
Cheikh, notre khalifa dans le sud de la province d'Oran, vint
à Alger exposer ses doléances au gouverneur-général. Deux
jours après son arrivée, il mourut subitement dans un bain
maure, d'une attaque de choléra.
Son second fils, Si Sliman ben Hamza, lui succéda avec le
titre de bach-agha. Mais Si Sliman supportait impatiemment
le joug; fier de sa noblesse religieuse, il rêvait de jouer le
rôle d'Abd-el-Kader, et de nous chasser tout au moins du
sud de l'Algérie, Au commencement de 1864, ayant quitté
furtivement Gér3'ville,où Tautorité française le surveillait, il
se jeta dans le pays des Ouled Sidi Cheikh, en prêchant la
guerre sainte.
Le colonel Beauprêtre, commandant supérieur du cercle
de Tiaret, s'achemina aussitôt sur Géryville. Mais il n'avait
avec lui qu'une compagnie de tirailleurs algériens, avec
quelques hommes du 1" bataillon d'Afrique, un escadron du
2^ spahis, et un goum des ïïarrars, grande tribu qui s'étend
de Tiaret à Géryville.
Le 8 avril 1864, la petite colonne campait à Aouïnet-Bou-
Beker, quand elle fut cernée par tous les contingents de
Si Sliman.
Les spahis et les turcos faisaient bonne contenance ;
en outre, le seul nom de Beauprêtre répandait la terreur
parmi les Arabes. L'audacieux Si Sliman résolut d'assassiner
le colonel.
Il lui fit demander une entrevue, et arriva au camp monté •
sur une jument, une buveuse d'air comme disent les Arabes,
célèbre par sa vitesse.
— 175 —
Nul ne sut jamais ce qui se passa sous la tente du colonel
Beauprêtre. D'après la version la plus accréditée, Si Sliman,
après ravoir poignardé, mettait le pied à Tétrier pour
s'échapper, quand un soldat du train le tua d'un coup de
mousqueton. D'autres prétendent que le colonel eut encore
la force, après avoir été blessé, de brûler la cervelle à son
assassin.
Au bruit du coup de feu, toutes les crêtes environnantes
se garnirent d'Arabes, et le goum des Harrars fit défection.
Les turcos et les zéphyrs se virent perdus. Silencieu-
sement, ils formèrent un petit carré, et se firent tuer jus-
qu'au dernier.
Les spahis eurent la ressource de jeter leur burnous
rouge, et de se mêler aux contingents ennemis, quitte à
s'échapper ensuite. Tous les spahis français, officiers com-
pris, furent tués.
Ce n'était pas tout. Huit jours après, un escadron de spa-
his qui était en observation à l'Oued Tagguin fut mis en
fuite, après avoir perdu un officier et quatorze hommes, et
une colonne de cavalerie subit le même sort à Aïn-el-Kata.
Tout le sud des provinces d'Alger et d'Oran prit feu.
L'insurrection s'étendit dans le Hodna, entre Aumale et
Sétif, puis dans la province de Constantine, surtout dans la
petite Kabyhe, où les chefs Bou-Akkas, du Ferdjioua, et Ben-
Azdin, du Zouagha, se mirent à prêcher la guerre sainte.
La révolte des Ouled Sidi Cheikh dure encore ; nous
en avons eu raison, en 1882, dans la province d'Oran,
mais les fractions marocaines de cette tribu sont toujours
en état d'hostilité contre nous.
Les deux régions du nord et du sud de TAlgérie, le Tell
et le Sah'ra, ont entre elles beaucoup plus d'affinité qu'on
ne pense. C'est ce qui explique pourquoi une insurrection
éclatant au midi de Géryville s^est étendue jusque dans
la petite Kabylie. Pour bien saisir les fils conducteurs qui
relient le Tell au sud, expliquons la constitution de la tribu
des Ouled Sidi Cheikh.
— 176 -
Nous avons dit (1) que ceux-ci descendent d'un person-
nage vénéré, mort centenaire au commencement du xvii^
siècle. Il s'appelait d'abord Abd-el-Kader ben Mohamed, et
acquit une telle réputation de sainteté, que les Arabes du
sud de la province d'Oran invoquaient son nom chaque fois
qu'ils se trouvaient en danger.
Une curieuse légende, pieusement conservée dans le
désert, raconte de quelle façon Abd-el-Kader ben Mohamed
fut amené à changer son nom contre celui de Sidi Cheikh
(le vieillard, monsieur le vieillard).
Un jour, une femme portant son enfant sur son dos vint
puiser de l'eau au puits blanc (Hassi el Abiod) (2), que le
vénéré Abd-el-Kader avait fait creuser près de sa de-
meure.
En se baissant pour attacher la corde de sa cruche, elle
fît un faux mouvement, et Tenfant fut précipité dans le
puits. Aux cris de détresse de la mère, Abd-el-Kader ben
Mohamed, le saint local, étendit la main pour retirer le
noyé. Il se relevait, quand il vit derrière lui le grand
Sidi Abd-el-Kader el Djilani (le sultan des hommes parfaits),
celui que tous les musulmans invoquent dans la détresse,
et dont le tombeau se voit à Bagdad.
Dieu voulut, continue la légende arabe, qu' Abd-el-Kader
ben Mohamed devançât Abd-el-Kader ben Djilani, et l'enfant
fut remis sain et sauf à la mère éplorée.
Mais ce conflit d'attributions ne pouvait durer.
Légèrement mortifié, le saint de Bagdad, ou de l'est, dit
doucement au saint d'El Biod, ou de l'ouest :
(( — Pour qu'à l'avenir semblable méprise ne se renou
velle plus, il faut qu'un de nous deux change de nom.
« — Ce sera moi, dit Abd-el-Kader ben Mohamed, car ta
sainteté étant supérieure à la mienne, je ne me permettrai
(1) Voir le chapitre ii.
(2) Peu à peu, les indigènes ont supprimé le mot hassi (puits) pour abréger
un nom de lieu un peu long à prononcer. Le substantif a disparu ; l'adjectif
est resté. C'est chose très fréquente dans la langue arabe.
- 177 —
pas de porter plus longtemps un nom aussi vénéré que le
tien. Je te demanderai seulement, comme une faveur par-
ticulière, de vouloir bien désigner toi-même le nom que je
devrai porter.
« — Tu t'appelleras Cheikh, répondit Abd-el-Kader el
Djilani, tu fonderas plus tard une congrégation religieuse
dont les fidèles seront aussi nombreux que les sables du
désert et les étoiles du ciel. »
Ainsi fut fait. Sidi Cheikh devint bientôt le patron d'une
foule d'adeptes ou koddams, qui l'aidèrent à enseigner le
Coran et à propager les doctrines religieuses ; mais ce qui
était surtout à considérer, dans le concours des koddams,
•c'est qu'ils comblaient Sidi Cheikh d'offrandes copieuses,
destinées en principe à entretenir les nécessiteux du pays,
•et servant en réalité à enrichir le saint homme et à le faire
vivre grassement.
Ce système d'offrandes constitue ce que les indigènes
nomment ]a baraka. Littéralement, baraka signifie béné-
diction ; c'est, par faveur du ciel, la puissance miraculeuse
attribuée à un saint musulman. Cette puissance se transmet
par héritage de mâle en mâle, en descendance directe.
Le vénérable Sidi Cheikh, suivant la légende arabe, vit un
beau matin, à la suite d'une visite de son ami, le grand
Abd-el-Kader el Djilani, qui disparut après une demi-heure
de conversation nocturne, briller à son doigt une bague
(khatem), insigne de son pouvoir rehgieux et marque de
son commandement sur les Ouled Sidi Cheikh. La ba-
raka se trouva donc doublée de la haraka; cette dernière
appellation, qui n'existe pas dans la langue arabe, signifie,
dans celle des Sahariens de la province d'Oran, le droit de
commander une expédition militaire.
Sidi Cheikh transmit à sa descendance le pouvoiv reli-
gieux et le pouvoir politique. La bague miraculeuse échut
en partage à son fils aîné. Elle proviendrait tout droit de
Suleïman (Salomon), qui la montrait aux génies lorsqu'il
voulait s'en faire obéir ; nul arabe ne l'a jamais aperçue au
RÉCITS ALGÉRIENS. — 2« SÉRIE 12
— 178 —
doigt du chef spirituel de la confrérie des Oued Sidi Cheikh^
et c'est par humanité pure que ce chef la cache, car si un
téméraire avait le malheur de porter les yeux sur le mer-
veilleux bijou, il perdrait la vue instantanément. Cependant
cette bague existe, et l'incrédule qui le nierait, serait aussitôt
atteint d'épilepsie.
Les Ouled Sidi Cheikh sont réellement nobles d'origine
(djouad) ; leurs aïeux vinrent d'Arabie au xi*" siècle. La
marque distinctive de leur noblesse est un bouquet de
plumes d'autruche noires qui surmonte leurs tentes. Leur
puissance spirituelle se manifeste non seulement par la
bénédiction (baraka), mais encore par la malédiction. Une
puissante tribu du Sah'ra , les Beni-Amer , étant venue
s'installer dans le Tell, les excellents marabouts des Ouled
Sidi Cheikh expliquent à leur façon cette migration tout à
fait ordinaire. Ce chef des Beni-Amer, Abd-el-Hack, refu-
sant de rendre une femme qu'il avait ravie à un habitant
de Chellala, Fonde du grand Sidi Cheikh, Sidi Ahmed el
Medjedoub (Ahmed à la bouche d'or) s'entremit, et fut
maltraité par le ravisseur. Furieux, le vénérable Ahmed
enfonça son bâton en terre, en lançant une malédiction :
« Abd-el-Hack, tu vas mourir, et ta tribu, frappée d'une
terreur panique, fuira vers le nord. »
L'effet de cette malédiction fut immédiat. Abd-el-Hack
rendit l'âme en se tordant dans d'affreuses convulsions,
et les Beni-Amer, éperdus, se hâtèrent de plier leurs tentes
et de les charger en désordre sur des chameaux. La déroute
ne s'arrêta qu'aux environs de Sidi bel Abbès, où les Beni-
Amer constatèrent avec désespoir que, dans leur précipita-
tion, ils avaient oublié beaucoup d'enfants commis à la garde
des troupeaux.
A ceux qui douteraient de cette véridique histoire, les
Ouled Sidi Cheikh objecteraient victorieusement : V qu'il
existe, aux environs de Sidi Bel Abbès, un monticule por-
tant le nom de « tombeau d'Abd-el-Hack »; 2° que Ton
voit encore, à côté de ce tombeau, une profonde crevasse
— 179 —
produite par le bâton du vénérable Ahmed el Medjedoub ;
3° enfin, que près de Moghar, au sud-est de l'oasis maro-
caine de Figuig, existe un endroit appelé « la Berge des
enfants »; c'est là qu'on retrouva les petits bergers des
Beni-Amer, tous morts de faim.
Veut-on savoir pourquoi le pays des Angads est atroce-
ment aride et stérile? C'est fort simple; le premier mara-
bout venu des Ouled Sidi Cheikh le dira. L'empereur
du Maroc ayant fait arrêter El Hadj el Arbi, de la famille
du saint Sidi Cheikh, l'interna à Oujda. Désespéré de ne
pouvoir rentrer dans son pays, le prisonnier monta un jour
au sommet de la mosquée d'Oujda, d'où Ton voit le pays
des Angads, et lança l'imprécation suivante : « Pays des
Angads, qui fais blanchir mes cheveux, puisse Dieu ne t'ac-
corder ni blé, ni orge, et empêcher chameaux et moutons
de se repaître de tes herbes ! »
Immédiatement la sécheresse s'abattit sur la contrée, qui
devint un véritable désert.
La puissance mihtaire des Ouled Sidi Cheikh ne s'appuie
pas seulement sur leur bravoure individuelle, qui est incon-
testable, mais sur le fanatique attachement, sur le dé-
vouement sans bornes qu'ont pour eux leurs esclaves
nègres.
L'origine de ces derniers remonte à Sidi Cheikh lui-même.
Un jour il fit cadeau de trois esclaves noirs à un rival en
piété, nommé Abd-er-Rhaman Moul-Es-Souhoul (le serviteur
du Miséricordieux, homme au caractère doux), dont on voit
la tombe près de la petite oasis marocaine de Bou-Kaïs.
Celui-ci les accepta, puis les affranchit et les renvoya à
Sidi Cheikh, à condition qu'ils seraient chargés d'admi-
nistrer les biens de la zaouïa d'El Biod. Les trois nègres
furent les tiges d'une trentaine de familles qui entourent
les chefs des Ouled Sidi Cheikh, et constituent, pour ainsi
dire, leur garde particulière ; nombre d'entre eux donnèrent
leur vie pour leurs maîtres.
Les nègres qui desservent les zaouïas ont pour mission
— 180 -
de parcourir les tribus sahariennes et du Tell, où se trouvent
les khoddams de la confrérie, et d'y percevoir les contri-
butions. Ce sont de vrais collecteurs ; mais leurs impôts
sont payés avec allégresse, et nul n'aurait Tidée de s'y
soustraire. Les uns donnent un ou plusieurs moutons,
selon leurs ressources ; d'autres, plus pauvres, se cotisent
pour faire la même offrande. Le don d'une chamelle seule,
ou avec son petit, est extrêmement méritoire. Les presta-
tions d'un autre genre : beurre, étoffes, argent, tapis, etc.,
sont reçues avec empressement.
Lorsque cette exploitation n'était pas assez rémuné-
ratrice, les Ouled Sidi Cheikh ne craignaient pas d'em-
ployer la violence. Les ^mra (offrandes volontaires et facul-
tatives) et les rfar (rede\*ances fixes que les seigneurs
religieux exigeaient de leurs adeptes) rentraient au moyen
de razzous (petites troupes de brigands) lancés contre les
récalcitrants. Dans les mœurs arabes, ce procédé sommaire
est chose parfaitement admise. A la longue, cependant, les
exactions des chefs religieux des Ouled Sidi Cheikh leur
ayant aliéné l'affection des tribus du Tell, ils prirent le parti
de fonder de nombreuses zaouïas dans la province d'Oran,
où ils sont sédentaires.
Depuis l'arrivée des Français, le prestige des Ouled Sidi
Cheikh telliens a considérablement diminué, et le produit
des ziaras est devenu presque nul. Quand un fidèle apporte
son offrande, le chef de la zaouïa lui prend les deux mains
et l'invite à formuler ses vœux, qui, en général, sont peu
variés et plus ou moins naïfs.
Les Ouled Sidi Cheikh font remonter leur origine à Bou-
Becker, ami du Prophète et son successeur. Cette préten-
tion n'est pas justifiée, nous l'avons dit ; mais toujours
est-il qu'ils portaient le nom de Bou-Bekria lorsqu'ils
furent expulsés de la Mecque, vers le onzième siècle de
l'ère chrétienne. S'étant installés d'abord en Tunisie, ils
vinrent s'établir vers le quatorzième siècle dans le pays
des Arbaouat, au sud de la province d'Oran, sous la con-
— 181 —
duite d'un certain Si Màamar. Un autre de leurs chefs,
Si Sliman ben Bou Smaha, a son tombeau à Figuig. Les
habitants de cette oasis marocaine le vénèrent tout parti-
culièrement, à cause d'un miracle qui lui est attribué. La
guerre civile désolait l'oasis, et deux ksours se faisaient
une guerre acharnée. Au milieu d'un combat, Bou Smaha
voulut s'interposer; les belligérants ne l'écoutant pas, le
saint homme exaspéré s'écria :
« — Ceux qui ne m'écoutent pas seront dévorés par le feu
éternel, comme ces deux rochers que vous voyez là-bas. »
Soudain, les deux rochers se détachèrent de la montagne,
et vinrent rouler au milieu des combattants. Par la volonté
de Dieu, ces pierres eurent un moment le don de la paroi?,
et criaient :
« — Grâce ! grâce I »
« — Grâce! » répétèrent les Figuiguiens en jetant leurs
armes.
Bou Smaha pardonna, et commanda aux deux rochers de
rester immobiles.
Les ancêtres des Ouled Sidi Cheikh comptent aussi parmi
eux une temme qui mourut en odeur de sainteté. Dans sa jeu-
nesse, elle avait épousé un chérif si beau de visage, qu'on lui
donna le surnom d'En Nahr (le jour). Les descendants de la
sainte s'appelèrent Ouled En Nahr, et forment aujourd'hui
une des fractions de la grande tribu des Ouled Sidi Cheikh;
ils habitent les environs d'Aïn Sfissifa, dans le voisinage du
poste que nous avens créé à Aïn Sefra.
Tous ces ancêtres recommandables firent du fameux
Sidi Cheikh un personnage considérable. Il ajouta encore,
par ses vertus et sa piété, au prestige de sa naissance, e1
mourut à l'âge de quatre-vingt-quatre ans, laissant dix-
huit fils dont la descendance constitue la grande famille des
Ouled Sidi Cheikh.
— 182 —
III
Pélissier était mort le 22 mai 1864; son successeur, le
maréchal de Mac-Mahon, nommé le 1" septembre gouver-
neur-général de l'Algérie, fut accueilli comme un sauveur.
Il s'annonça par la proclamation suivante ;
« Indigènes arabes et kabyles!
« Je ne suis pas un étranger pour vous; vous me connais-
sez depuis longtemps, et vous savez que j'ai toujours été
bienveillant pour les hommes qui cherchent le bien, et sévère
pour les fauteurs de désordre. Dans tous les rapports que
j'ai eus avec vous, j'ai toujours cherché à suivre l'inspiration
de l'équité et de la justice. Vous me retrouverez toujours le
même à votre égard.
« Quelques tribus, égarées par les conseils perfides def
quelques hommes ambitieux, ont prêté l'oreille à l'esprit du
mal et à la révolte. Elles n'ont pourtant aucun motif de
plainte sérieuse contre le gouvernement français, qui res-
pecte leur religion et qui, sous l'inspiration de la générosité
et de la haute justice de l'Empereur, a consacré, d'une ma-
nière irrévocable, le droit des indigènes à la propriété de
leurs territoires. Comment a-t-on pu abuser de leur crédulité
au point de leur faire espérer qu'ils pourraient résister à la
France? Ceux de leurs frères qui ont combattu avec nous en
Crimée, en Italie, au Mexique, ne leur ont-ils pas dit ce
qu'était la France, quels étaient sa puissance et le prestige
de ses armes, partout où ses soldats se sont montrés? Ne
leur ont-ils pas dit que, sur un signe de l'Empereur, la
France peut réunir 800.000 soldats prêts à venger les actes
de trahison envers elle?
« Les tribus n'auront à s'en prendre qu'à elles du châ-
timent qui va les atteindre, si elles persistent plus longtemps
dans leur aveuglement. >>
— 183 —
Nous avons vu qu'à ce moment la révolte avait pris une
extension considérable (1). Les forces insurrectionnelles
restèrent intactes pendant les grandes chaleurs, car nos
colonnes, qui fondaient sous les ardeurs d'un soleil impla-
cable, pouvaient à peine se mouvoir. Yusuf opérait entre
Djelfa et Laghouat, avec trois colonnes, pendant que les
généraux Deligny et Périgot manœuvraient ; le premier,
dans la province d'Oran, le second, dans celle de Constan
tine.
Durant cette pénible campagne d'été, Deligny avait fait
surveiller ses derrières par une colonne placée à Saïda,
sous les ordres du généralJollivet. Dix jours après le débar-
quement de Mac-xMahon à Alger, le 29 septembre, cette
colonne eut à El Béida(2)une affaire des plus malheureuses.
Jollivet s'était porté au Kheider, au nord du chott El Chergui,
actuellement traversé par le chemin de fer stratégique
de Méchéria, lorsqu'il apprit que Si el Ala, avec toutes les
forces insurrectionnelles du sud de la province d'Oran, avait
franchi la ligne du chott et atteint Sfid et El Béida, à trente-
deux kilomètres du Kheider. Il eut la malencontreuse idée
de vouloir surprendre les contingents sahariens ; mais son
mouvement fut éventé par Si el Ala, qui vit arriver à son
camp les goums du général envoyés en reconnaissance et
profitant de l'occasion pour passer sous les drapeaux de
la révolte. Jollivet forma une colonne légère avec le
10" bataillon de chasseurs à pied, un bataillon du 17'' de
ligne, deux escadrons du H'' chasseurs à cheval, et un
petit goum de 50 chevaux resté fidèle. Les fantassins étaient
sans sacs, et les cavaliers montaient en selle nue.
Le petite colonne partit le 29 septembre au soir et, après
une pénible marche de nuit, arriva à un endroit appelé
(1) Dans les premiers moments les Français n'avaient subi que des revers, à
Aouïn bou Beker où périt la colonne Beauprètre, ii Tagguin et h Aïu el Kata
où furent défaits des escadrons de spahis.
(2) Comme nous l'avons dit pour El Biod ou El Abiod, les Arabes suppri-
ment volontiers le substantif pour garder l'article. El Béida est la diminutioD
du mot Ain el Béida, la source d'eau blanche.
— 184 —
Bedrous, à vingt-cinq kilomètres duKheider. Là, le ge'néral
vit à l'est de nombreux feux allumés; ne doutant pas qu'il
ne fût à proximité du camp de Si el Ala, au lieu de faire
reposer ses hommes, il se lança à l'aventure à travers les
boues du chott, sans même savoir s'il trouverait de l'eau.
Mais au jour, les feux disparurent, et Jollivet, comprenant
qu'on l'avait trompé, eut la fatale idée de se rabattre vers
le nord, espérant trouver de l'eau à El Kerch. Or, les puits
étaient taris. Sur la foi d'un renseignement arabe, il s'ache-
mina alors vers El Béida, qu'on disait éloignée d'El Kerch
de trois lieues seulement.
Ses hommes souffraient toutes les tortures de la soif; à
partir d'El Kerch, la colonne sema son parcours de traî-
nards. L'arrière-garde, impuissante à faire serrer les trop
nombreux retardataires, passait outre, abandonnant une
foule de malheureux dans le désert, à la merci d'un ennemi
implacable, qui rempUssait toutes les cavités du sol le long
de la route.
Au bout de trois heures de marche, aucun indice n'était
venu révéler la présence de l'eau. L'infortuné général aper-
çut, trop tard, hélas ! l'abîme ouvert devant lui. Se retour-
nant, il contempla avec désespoir sa troupe qui s'égrenait,
comme un chapelet brisé, sous l'action d'un soleil de feu,
laissant une queue de traînards qui s'allongeait à perte de
vue dans l'immensité du désert.
Mesurant désormais toute l'horreur de la situation, il
prit les devants avec les deux escadrons du W chasseurs,
et arriva enfin aux puits d'El Béida. Nos cavaliers remplirent
les bidons qu'ils avaient demandés aux fantassins ; un esca-
dron repartit en toute hâte, chargé du précieux liquide ;
l'autre mit pied à terre, et resta avec le général.
' C'était ce que voulait Si el Ala. Les hauteurs voisines
des puits se couvrirent alors de fantassins ennemis, pen-
dant que de tous les ravins débouchaient tumultueusement
d'innombrables cavahers poussant de grands cris.
Le général Jollivet n'avait près de lui qu'un petit esca-
— 1S5 —
dron de chasseurs et une dizaine de spahis, cent hommes
au pkis. Il disposa en cercle cette poignée de braves, qui
résistèrent désespérément, repoussant corps à corps cinq
attaques successives.
Mais Si el Ala, ne laissant que ses fantassins devant
Tescadron surpris à El Béida, s'était lancé à tond de train,
avec tous ses cavaliers, contre la colonne du 10° chas-
seurs à pied et du 17' de hgne. Sans s'attarder à Uvrer
combat à la colonne principale, il alla massacrer, à dix,
douze, quinze kilomètres en arrière, les écloppés et les
traînards. Plus de cent chasseurs à pied et cinquante sol-
dats du 17^ de ligne furent égorgés et ensuite décapités.
Il y eut, dans cette déplorable affaire, de magnifiques
traits d'héroïsme. Le lieutenant David, du lO*" bataillon de
chasseurs, commandant Tarrière-garde, rebroussa chemin
à la hâte, avec quelques hommes résolus, rallia un grand
nombre de traînards, et reprit la route suivie parla colonne.
Un autre heutenant, M. d'Albertini, du 17^ de ligne, en fit
autant de son côté. Trois sous-officiers groupèrent autour
d'eux des petits pelotons, et réussirent à les ramener au
camp pendant la nuit. Ces officiers et sous-officiers avaient
été prévenus par le capitaine Brécart, du ir chasseurs, qui
longea à fond de train la foule des traînards, en semant
l'alarme afin de hâter leur marche.
Un malheur n'arrive jamais seul. Trois jours après l'af-
freuse tuerie d'El Béida, la colonne Jollivet, parvenue
au camp d'El Kheider (où elle avait laissé un bataillon
du 17® de hgne, ses malades et ses bagages, sous les
ordres du commandant Bressoles, du 10^ bataillon de chas-
seurs), apprit qu'une compagnie du 17° de ligne avait été
détruite. Bressoles avait Tordre d'empêcher une tribu hési-
tante, ceUe des R'zaïna, campée autour de la redoute du
Kheider, de faire défection pour aller rejoindre les Ouled Sidi
Cheikh. Mais le 1" octobre, les R'zaïna connaissant notre
désastre, se mirent en devoir ùe décamper. Bressoles leur
opposa une compagnie de ligne. Cette force était déjà insuf-
— 186 —
fîsante par elle-même ; le capitaine qui la commandait
commit encore la faute de la fractionner en deux groupes
qui ne pouvaient se prêter assistance. Les R'zaïna atta-
quèrent séparément les deux sections de la petite troupe,
et les anéantirent jusqu'au dernier homme.
Douloureusement impressionné, le maréchal de Mac-
Mahon donna les ordres les plus énergiques pour la cam-
pagne d'hiver qui allait s'ouvrir. Mais, outre les deux échecs
subis par nos colonnes, nos auxiliaires arabes avaient eu
cruellement à souffrir. Le 6 août, Si el Ala ayant surpris
l'agha de Djebel Amour, Mohamed ed Din, qui s'échappa
avec peine, laissant ses campements aux mains de l'ennemi,
tout le cercle de Boghar prit feu, et quantité de petites
bandes de coupeurs de route se formèrent, dans Tintention
de mettre à sac les caravansérails de Boghar à Djelfa.
Les gardiens des caravansérails de Bou-Ghzoul et de
Guet-es-Stell parvinrent à gagner Boghar et Djelfa. Le cara-
vansérail intermédiaire d'Ain el Oussera, trop éloigné de
ces deux points, devint le théâtre d'une scène sauvage, dans
la nuit du 13 au 14 août.
Outre trois spahis qui y avaient été détachés pour le
service de la correspondance, sept Français étaient réunis
dans cet établissement : c'étaient le gardien Mathelin, sa
sœur Alexandrine, Borel, le fiancé de cette dernière, deux
domestiques, et deux voituriers de passage.
Dans la nuit, des Arabes, se disant courriers du général
commandant la subdivision, demandèrent à entrer. Les
Français refusèrent d'ouvrir, mais laissèrent sortir un des
spahis, pour causer avec les étrangers. Comme il ne rentrait
pas, un des domestiques se mit aux écoutes ; comprenant
un peu l'arabe, il entendit que l'on dissertait au dehors sur
le nombre des nôtres, et sur celui des fusils dont ils dispo-
saient. Le domestique revint en disant :
« — Qu'aucun de nous ne se couche : nous allons être
assassinés cette nuit. »
Les nôtres commirent l'imprudence de laisser rentrer le
— 187 î-i
spahis qui avait été se concerter avec les Arabes. Celui-ci
parla à voix basse à ses deux camarades, et tous trois
échangèrent une nouvelle conversation avec les gens du
dehors.
Vers deux heures du matin, le personnel du caravan-
sérail entendit un grand bruit ; des coups de fusil tirés
contre la porte annoncèrent Timminence d'une attaque.
Mathelin et Borel avaient deux fusils et un revolver ; un
des voituriers possédait également un revolver. Un des
domestiques sortit dans la cour ; à peine avait-il fait deux
pas, qu'il reçut une balle en pleine poitrine, et tomba en
criant :
« — Je suis mort ! Le spahis m'a tué ! »
Mathelin, le maître du caravansérail, était le plus près
de la porte ; elle s'entrouvrit, et il reçut à bout portant un
coup de fusil, tiré par un autre spahis. Il expira, en disant
à Borel :
« — Sauve ma sœur. »
Borel, les deux voituriers et le domestique qui restait,
hissèrent alors Mlle Mathelin sur la crête du mur. « Je ne
vois rien », dit la malheureuse à voix basse. Tous alors
essayèrent de gagner la campagne à la faveur de l'obscurité.
Mais les assassins se lancèrent à leur poursuite et Mlle
Mathelin tomba en leur pouvoir, ainsi que le domestique qui
fut aussitôt massacré. Quant à la pauvre jeune fille, après
huit mois des plus indignes traitements, les Arabes la ren-
voyèrent à Géryville ; elle avait été traînée de tribu en
tribu, jusque dans le fond de la province d'Oran.
Borel et les deux voituriers purent heureusement gagner
Boghar.
Un bataillon du 1" zouaves campa quelques jours après
à Aïn el Oussera ; le caravansérail était hideusement sac-
cagé. Au milieu des débris, on retrouva les corps mutilés de
Mathelin et de son domestique; le premier portait, à travers
la tête, la tige de fer d'un moulin à café.
Deux négociants français, MM. d'Esguilles et Mollard,
— 188 —
accompagnés par un tirailleur interprète, eurent la témérité
de s'engager sur la route de Djelfa à Boghar. A hauteur de
ce même caravansérail, ils rencontrèrent un parti d'insurgés
qui les dépouillèrent de tout, et les laissèrent entièrement
nus au milieu du désert. Le tirailleur fut roué de coups et
emmené par les insurgés ; mais il réussit à leur échapper.
MM. MoUard et d'Esguilles se blottirent dans un ravin, et
attendirent la nuit pour se remettre en route vers Boghar.
Malheureusement, au lever du jour, ils furent aperçus par
un parti de cavaliers ennemis, qui s'amusèrent à tirer sur
eux et les tuèrent au vol. On ne put jamais retrouver leurs
cadavres.
Le capitaine du génie Rougevin, accompagné d'un sapeur
conduisant une voiture, arriva, dans la journée qui suivit le
sac du caravansérail, à quelques centaines de mètres de
cet établissement. Assailli inopinément par les insurgés, le
sapeur n'eut que le temps de tirer un coup de fusil, et fut
massacré aussitôt; quant au capitaine, qui était à une cen-
taine de mètres en arrière de la voiture, il ne dut son salut
qu'à la vitesse de son cheval.
Nous n'avons pas l'intention de faire l'historique de tous
les combats qui turent livrés dans le sud algérien pendant
l'hiver de 1864. B.acontons seulement comment fut tué le
marabout Mohamed ben Hamza, chef de l'insurrection.
Le général Dehgny, commandant la province d'Oran,
quitta Géryville le 27 janvier 1865, avec une colonne légère,
dans l'espoir de surprendre les contingents de Mohamed
ben Hamza ; cette troupe était composée de deux bataillons
d'infanterie aux ordres du colonel de Colomb, de trois esca-
drons de cavalerie, commandant de Galhfet, et d'un goum
de 800 Harrars, commandé par le fameux Kaddour ben
Sah'raoui, que nous retrouverons en 1882 et qui, devenu
l'ennemi mortel du marabout des Ouled Sidi Cheikh, s'était
rallié aux Français.
Voyant le général sortir de Géryville avec un immense
convoi, les insurgés ne s'en inquiétèrent pas, espérant
— 189 —
avoir tout le temps de fuir dans la direction du sud-ouest,
et échapper ainsi à la colonne française Mais Deligny prit
Jes devants avec ses trois escadrons et ses 800 Harrars et,
faisant un crochet pour éviter El Abiod Sidi Cheikh, par où
Tennenai s'attendait à le voir déboucher, il se présenta le
4 février, au matin, devant les campements des Ouled Sidi
Cheikh, à Garet Sidi Cheikh.
Emporté par sa haine, Kaddour ben Sah'raoui se préci-
pita en avant avec les plus braves de ses Harrars. Alors
s'engagea entre Arabes un combat acharné. Entouré de
ses fidèles nègres, Mohamed fondit impétueusement sur les
assaillants, mais Tardent Sah'raoui parvint à le rejoindre
au milieu de la mêlée, suivi de son propre fils Ben el Hadj
Kaddour, et d'un de ses neveux. Le marabout, qui ne pouvait
recharger ses armes, se défendit désespérément, faisant
tournoyer la crosse de son fusil, accablant ses agresseurs
d'injures, les traitant de chiens, fils de chiens, renégats,
traîtres à la cause sainte. A la fin, il tomba frappé de trois
balles, et ses nègres l'emportèrent hors du champ de bataille.
La chute de Mohamed brisa Fénergie de la résistance.
Les Ouled Sidi Cheikh durent céder le terrain, en abandon-
nant leurs tentes restées debout, ainsi que leurs troupeaux
et leurs bagages. Deligny n'eut même pas à engager les
trois escadrons du commandant de Gallifet.
Transporté mourant sur le territoire de la tribu des
Ouled Ziad, le marabout y expira le 22 février, dix-huit
jours après le terrible combat de Garet Sidi Cheikh, âgé
seulement de vingt ans. Le fougueux Si el Ala, qui avait été
rançonner les gens du M'Zab et d'Ouargla, accourant en
toute hâte, fit acclamer un quatrième fils de Si Hamza, le
jeune Achmed, héritier reconnu de la baraka, comme
chef de Tinsurrection.
Passons à l'année 1866, et disons un mot du combat de
Kheneg el Azir.
Le colonel de Colomb, ayant avec lui un petit bataillon
du 87^ de ligne, deux compagnies du 2* zouaves, deux
— 190 —
escadrons et deux pièces de montagne, venait, le 16 mars,
d'atteindre les contingents d'Ahmed ben Hamza, qui com-
prenaient, outre la redoutable cavalerie saharienne, un
millier de fantassins marocains.
Suivi de ses nègres, le jeune Ahmed, à peine âgé de
quinze ans, passait lentement devant le front de ses goums,
adjurant les fidèles de mourir pour la sainte cause de
l'islam.
Dédaigneux et calmes, nos escadrons se massent devant
les cavaliers ennemis.
Notre infanterie a commencé le combat ; déjà les maro-
cains tourbillonnent confusément par petits groupes.
Tout à coup la cavalerie des Ouled Sidi Cheikh s'éloigne
au galop du champ de bataille. Les balles de nos zouaves,
disent en riant les hussards, ne conviennent sans doute
pas à ces messieurs.
Mais, arrivés à un kilomètre de là, les cavaliers d'Ahmed
ben Hamza font brusquement volte-face et chargent à fond
de train le flanc de nos escadrons; ceux-ci se rejettent en
désordre sur le front du bataillon du 87^ de hgne, dont ils
paralysent les feux. Un combat corps à corps s'engage.
Les cavahers ennemis, ivres de haine et de sang, se ruent
au milieu des rangs français et enlèvent les mulets, chargés
des munitions de Tartillerie, ainsi que ceux du train, qui
portent les vivres et les bagages. Les conducteurs se font
massacrer.
Ce ne fut qu'après une heure de furieuse mêlée, que la
colonne française put se reformer. De Colomb lança ensuite
les zouaves à la baïonnette contre les fantassins d'Ahmed,
qui s'enfuirent après une résistance désespérée.
Laissant alors ses morts sur le terrain, avec la pensée
de revenir leur rendre les derniers devoirs, le colonel se
mit à la poursuite de l'ennemi, qui reculait toujours en
escarmouchant, afin d'attirer le plus loin possible la colonne
française.
Tout à coup la cavalerie des Ouled Sidi Cheikh se dérobe
— 191 —
et se dirige au galop vers le champ de bataille. Anxieux,
De Colomb rebroussa chemin avec sa troupe; mais lorsque
nos soldats regagnèrent le théâtre du combat, il était trop
tard; un horrible tableau se déroula sous leurs yeux. Ils
virent que leur chef, pourtant homme d'intelhgence et
d'énergie, avait commis une faute grave en abandonnant
ses morts pour courir après un adversaire très alerte, avec
une infanterie fatiguée, une cavalerie démoralisée, une
artillerie sans munitions, et sous un soleil accablant.
Derrière nous, la cavalerie d'Ahmed ben Hamza avait eu
le temps d'achever son œuvre de haine et de barbarie. Une
odeur pénétrante de chair brûlée prenait à la gorge et nous
suffoquait. Tous nos morts étaient là, décapités, nus, affreuse-
ment mutilés, entassés par paquets sur des brasiers qui ache-
vaient de se consumer.
Aucun d'eux ne put être reconnu.
Mais quittons ces scènes lugubres et voyons pourquoi
la frontière entre le Maroc et la France est si peu respectée.
Après la bataille d'Isly (1844), nous nous sommes conten-
tés d'une hgue de démarcation dérisoire entre nos posses-
sions algériennes et l'empire barbare dont nous venions
d'écraser les tumultueuses armées. Le traité de 1845 fut
conclu avec une légèreté impardonnable, qui continue à
peser sur nos épaules, et l'insurrection toute récente du
sud oranais vient encore de prouver qu'il n'y a pour nous
aucune sécurité du côté de la* frontière algérienne occi-
dentale. Au lieu de rétrograder et d'évacuer en 1844 le pays
des Beni-Snassen, dont la ville principale est Ouchda, nous
devions conserver ce territoire, non dans un but de con-
quête, mais dans un intérêt stratégique, car Tlemcen, trop
en arrière de la frontière, ne la surveille qu'imparfaitement.
Les efforts de la diplomatie aboutiront-ils aujourd'hui? Nous
l'ignorons. La France essaye, en effet, d'obtenirla rive droite
de la Malouïa jusqu'à l'oued Za ; de là, une ligne coupant le
chott El Gharbi irait rejoindre le confluent de l'oued Guir,
englobant dans nos possessions le pays des Ouled Djerrir
— 192 —
et celui des Doui-Ménia, avec la grande oasis de Figuig. Sur
cette portion de son empire, l'empereur du Maroc exerce
une autorité plutôt nominale que réelle; c'est au chérif,
non au sultan, que les tribus du sud-est marocain envoient
des cadeaux, il est vrai d'une façon tout à fait intermittente.
A Figuig se ravitaillait Bou-Amema, en 1882; en face de
cette oasis, petite république dans le désert, nous dûmes,
en 1883, créer le poste d'Aïn Sefra, qui est loin d'être bien
placé au point de vue stratégique.
Historiquement, les droits de la France sur la rive droite de
la Malouïa sont incontestables. Cette rivière (la Malva des
Romains) était la ligne de séparation entre la Mauritanie
Tingitane (capitale Tanger) et la Mauritanie Gésaréenne
(capitale Julia Cœsarea, Gherchell).
Le royaume de Tlemcen, un de ceux qui se formèrent
après l'écroulement de l'empire de Kalifes, se terminait,
dit Léon l'Africain, à la Malouïa et au fleuve Za.
Telle est la frontière que nous réclamons aujourd'hui.
Marmol donne la même limite au royaume de Tlemcen;
l'auteur espagnol appelle la Malouïa Muluye, et l'oued Za
oued Ziz. Marmol écrivait vers le commencement du sei-
zième siècle.
Au commencement du dix-huitième, un empereur du
Maroc, Mouley Ismaïl, ayant essayé d'envahir l'Algérie, fut
battu par le pacha turc Ben Chaban, qui lui imposa un traité
limitant l'Algérie et le Maroc par la Malouïa et Toued Za.
Ce ne fut qu'après 1830, lorsque la province d'Oran était
en pleine désorganisation, que les Marocains franchirent
les bornes qui leur étaient assignées. Ils eurent même l'au-
dace de revendiquer Mascara, Tlemcen, Oran et Mostaga-
nem, c'est-à-dire la province d'Oran tout entière, et en
attendant, ils s'étendirent jusqu'à la Tafna.
Les victoires du général Bugeaud et du prince de Join-
ville ont donc été absolument stériles, puisqu'elles n'ont pas
fait restituer à l'Algérie les territoires dont les Marocains
se sont indûment emparés-
103
IV
Les corps indigènes au service de la France ne doivent
pas être oubliés.
Nous avons déjà longuement parlé des spahis (1), création
du célèbre Yusuf, mort général de division.
Le nom de spahis appartint jadis à un corps de cavalerie
seldjoucide, organisé par Mourad I" (2).
Autrefois ces soldats, presque tous mariés, vivaient en
smala, de la vie de famille, comme s'ils n'avaient contracté
aucun engagement. Les smalas étaient des réunions de
tentes en plein air. A côté d'elles, les Français du cadre
occupaient un bordj, sorte de château-fort.
Le recrutement de ce corps était exceptionnel ; tout chef
arabe qui voulait donner à la France une preuve de dévoue-
ment envoyait aux spahis un fils ou un parent; souvent
aussi l'engagé était un homme qui, s'étant fait des ennemis
dans sa tribu, désirait placer sa personne sous la protection
de l'autorité. Il arrivait avec son cheval, lequel restait sa
propriété personnelle.
Ainsi, un arabe molesté par son caïd lui disait :
« — Par Allah I si tu continues à jeter ton œil sur moi et
à me traiter sans justice, je jure que j'irai trouver le captan
escady^oun (le capitaine commandant l'escadron). »
Et un beau jour, si les chicanes persistaient, il enfour-
chait son cheval pour aller s'engager à la smala voisine.
Quelquefois le chef de famille réunissait les siens et leur
parlait en ces termes :
c( — Mes enfants, on nous mange, les amendes pleuvent
sur notre tente, cela ne peut durer : quel est Vhomme parmi
vous ?
(1) Voir Récits algériens, 1^" série.
(2) On trouve ce nom dans l'Inde, où nos corps indigènes sont appelés cipahis,
RÉCITS ALGÉRIENS. — S» SÉRIE. 13
— 194 —
« — C'est moi, répondait Fun des fils.
« — Eh bien! prends nos bœufs et nos moutons, va les
vendre, et avec le prix achète-toi un cheval avec lequel tu
iras trouver le capta^i escadroun,
« — Oui, père. »
Le spahis fils de bonne famille, ou, comme on dit là-bas,
de grande tente, était généralement plus fanatique que
le turco. Souvent, avant de s'engager, il avait combattu
contre nous, et à ceux qui le lui rappelaient il ripostait
philosophiquement :
<( — Mektouh Allah! C'était écrit par Dieu! Les musul-
mans, s'étant mal comportés, ont été punis par la domination
des chrétiens; en servant ces infidèles, je suis Tinstrument
du Dieu Très-Haut! En combattant les musulmans dans les
rangs des chrétiens, je penserai que je sers les desseins de
Dieu, et aussi que l'épreuve qu'il réserve à ses fidèles sera
de courte durée. »
Aujourd'hui, les smalas, excepté sur de rares points des
frontières marocaine et tunisienne, ont disparu pour faire
place à des centres européens. Les spahis vont de pair avec
les turcos. Ils logent à la caserne, sont presque tous céliba-
taires, et n'arrivent plus au corps avec leur cheval. Ce sont
des turcos montés ; astreints à la discipline, ils vivent à
l'ordinaire.
Le spahis français a sa chanson, qui est peu connue.
En voici quelques couplets :
Le mousquetaire,
Sur cette terre,
(yest le spahis au burnous éclatant.
Arrière! arrière!
Troupe sévère,
Vous ne pouvez lutter avec l'Orient.
Humble piéton, sous ta capote grise.
Et toi, lancier, au chapska séduisant,
Hussard fringant dont la moustache frise,
Inclinez-vous devant le régiment.
^ 195 —
Lorsque la poudre,
Gomme la foudre,
Eclate et tonne au milieu du combat,
Tout est carnage
Sur leur passage;
L'ennemi fuit et ne résiste pas.
Peut-être un jour on lira dans l'histoire
Nos noms écrits auprès des noms fameux.
On peut mourir dans un jour de victoire.
Mais le nom reste et l'àme monte aux cieuxl
Nous n'avons fait réellement la conquête de la colonio
qu'en nous servant des Arabes contre les Arabes. Le spahi
régulièrement enrôlé n'eût pas suffi; et puis, il fallait biei;
donner aux chefs indigènes que nous choisissions, une force
armée pour les protéger et les aider à se faire obéir.
Les Turcs dominaient l'Algérie avec les tribus maghzen,
qui jouissaient de divers privilèges et ne payaient qu'un
faible impôt, à condition de fournir un certain nombre de
cavahers dès la première réquisition de l'autorité. Imitant
ce système, quoique de loin, nous donnons à chaque caïd
ou agha, des cavaliers nommés mekhaznia ou cavaliers
du maghzen, qui reçoivent une solde régulière et peuvent
être considérés comme la force armée permanente des
tribus. Ils servent do noyau aux goums.
Les mekhaznia sont donc, à proprement parler, des spahis
irréguliers. Ils forment aussi un corps de courriers faisant
le service des bureaux arabes, tant militaires que civils.
Parfois certains grands chefs avaient à leur disposition,
outre les mekhaznia, des khièlas ou cavaliers organisés,
payés par nous. Le fameux Ali-bey, qui fut pendant de lon-
gues années notre khalifa à Tuggurt, recevait des subven-
tions du gouvernement pour entretenir un corps de deux
cents khiélas; seulement, on ne put jamais lui en faire
exhiber plus de quatre-vingts ou cent. Les manquants
étaient toujours en mission ou malades, à ce qu'il pré-
tendai!;.
Souvent nous avons parlé des goums.
— 196 —
Le goum à pied était rarement employé; les Arabes qui
servaient dans ces corps, essentiellement temporaires, se
nommaient askeur (soldats).
En principe, tout arabe possédant un cheval est goumier;
à la première réquisition, on peut l'enlever à sa tente,
à ses travaux, pour l'emmener en guerre. Les mekhaznia
encadrent les goums, dont les chefs sont les caïds ou aghas.
Lorsqu'un caïd reçoit l'ordre de commander un goum de
quatre cents cavaliers, il écrit à tous les cheikhs, ses
subordonnés, d'avoir à lui fournir tant d'hommes et tant de
chevaux, pour chacune des fractions sous leurs ordres; par
précaution, il réclame toujours le double des cavahers qu'il
emmènera.
Quantité d'Arabes ne tardent pas à arriver pour se
plaindre ; tous jurent, que leurs chevaux sont malades,
que ce n'est pas leur tour, que le départ du chef de la
tente serait la ruine, etc., etc. Or, un arabe qui va exposer
ses doléances à son caïd doit, avant tout, avoir de l'argent
sur lui. Ceux qui ont les mains pleines ont inévitablement
raison : leur tour est passé ; les autres ont toujours tort :
leur tour est revenu.
Si un goum part en guerre, il est commandé par un
officier des bureaux arabes.
Trop souvent, dans le combat, ces goums ouvrent complai-
samment leurs rangs, et l'ennemi nous échappe; trop sou-
vent aussi, comme nous l'avons dit, un officier du bureau
arabe est tué.
Gomme combattant, il ne faut donc pas compter sur le
goumier; c'est un excellent éclaireur, rien de plus.
Après le cavalier arabe régulier ou irrégulier, parlons du
fantassin, du turco.
Tout d'abord faisons justice d'une légende, celle des
enfants du désert.
— 197 —
Il n'y a pas plus de turcos enfants du dêsey^t, qu'il n'y
a de lion du désert. La raison en est bien simple. Les
turcos sont tous nés dans le Tell, et il est rare que des
indigènes appartenant aux tribus du sud viennent s'engager
dans les régiments de tirailleurs algériens. Sans doute, la
couleur locale y perd énormément ; la pittoresque qualifi-
cation d'enfants du désert fait, comme on dit vulgaire-
ment, très bien dans le tableau ; prenons-en pourtant notre
parti.
Quand un arabe a une discussion avec l'auteur de ses
jours, on entend généralement ce dialogue :
« — 0 mon père, si vous continuez à me rendre malheu-
reux, j'irai trouver le captan escadroun des spahis.
« — Non, je ne te laisserai pas servir les infidèles.
( — J'irai.
« — Tu n'auras pas un felouss (un liard) de moi pour
t'acheter un cheval.
« — On n'a plus besoin d'amener un cheval. Du reste,
cela m'est égal ; si je ne vais pas aux spahis, j'irai dans
les tirayours (tirailleurs).
« — Tu irais aux tirayours?
« — Certainement, ô mon père. »
Et les nôtres voient arriver une nouvelle recrue.
Parfois, un chef indigène, désireux de faire parade de son
dévouement à la France, enverra un fils ou un parent dans
les régiments de tirailleurs.
Parfois encore, la pauvreté pousse l'arabe à s'en =
gager. Il s'achemine alors du côté de la caserne, et si
un orthodoxe lui demande où il va, il répond d'un ton
pleurard :
« — Je vais à la cazirna des tirayours (à la caserne des
tirailleurs) pour donner mon sang.
« — ???
« — Ah ! Sidi ! notre gourbi est bâti à côté de la misère,
qui ne nous laisse aucun répit. Mon père est vieux, ma
mère est morte, et je ne puis remplir mon ventre.
— 198 —
<( — Toi, un fidèle musulman, tu vas servir le chien de
chrétien ?
« — Mektoub Allah! C'était écrit par Dieu. »
Quelquefois l'éternel Mektoub Allah est remplacé par
le mot Reubbi ber'a (Dieu Fa voulu). Les deux formules
sont aussi commodes l'une que Tautre, et servent à tour
de rôle.
u — Gomment, Mohamed ben Ali, depuis que tu es aux
tirayoui^s, toi, bon musulman, tu bois de l'absinthe ?
« — Mektoub Allah.
i< — Et tu mances du lard?
« — Reubbi bei^'a. »
Que répondre à cela?
A proprement parler, le tirailleur résigné, qui a rem-
placé le fanatique, ne constitue pas une exception ; mais le
type accompli est le turco bono.
Le turco bono est celui qui a pris du service pour avoir
un métier ; il est sans enthousiasme, mais sans négligence.
Entassant sou par sou, il envoie de l'argent à la tente qu'il
a laissée derrière lui. Il boit peu d'absinthe, et ne se la per-
mettrait pas si elle était colorée en rouge ; dans les compa-
gnies où les distributions de vin d'administration peuvent
être remplacées par une ration de sucre et café, il se fera
inscrire pour du sucre et café. Très soumis, d'ordinaire,
il obéit bien à ses chefs.
Son ambition est d'avoir la midaye (médaille).
'( — Ah ! mon captann, dit-il à son capitaine, quand celui-
ci lui parle, midaye bono! Beylick donar vingt douros (le
gouvernement donne vingt douros, cent francs.) »
Le jour où il reçoit cette midaye tant désirée, notre homme
ne se possède plus de joie. Sans doute, il est très fier de
porter un glorieux insigne sur sa veste bleue ; mais il le
sera plus encore, tous les six mois, lorsque le fourrier
viendra dire :
« — Le trésorier prie les médaillés d'être dans son
bureau à telle heure. »
— 199 --
Ce jour-là, le turco bono va trouver son capitaine avec
une vieille poule qu'il a achetée vingt sous au marché arabe.
(( — Mon caj^tann, moi meskinn, mais moi donar une
poule à mon captann qui a fait donar la midaye. »
Le capitai^ie accepte, et donne une pièce de quarante sous
au soldat, pour ne pas le désobliger ; c'est Tordonnance
qui hérite de « l'oiseau », dont il fait un frichti auquel il
invite les camarades. De son côté, le médaillé va se payer une
tasse de café d'un sou; total : 95 centimes de bénéfice (1).
Généralement kabyle, le turco houo conserve au régiment
les habitudes sobres des montagnards ; au lieu de se faire
khammès pour gagner de l'argent, il se fait turco et éco-
nomise son prêt. 11 est discipliné sans enthousiasme, mais
quand on lui donne une consigne, il ne transigerait à aucun
prix avec son devoir. Quelquefois l'ambition le gagne ;
alors il devient caporal, puis sergent. C'est parmi les
hommes de ce caractère que l'on recrute les excellents
officiers indigènes qui tiennent si bien leur place dans les
régiments de tirailleurs algériens.
Le turco bono qui parvient au grade d'officier a appris à
lire étant caporal, et à écrire étant sergent. Glorieux de son
savoir, il s'applique parfois à la dministi^azioun (l'adminis-
tration), et étudie sa dèourie (théorie). Mais, pour lui, le
nec plus idtra du genre sera de faire des calembours.
Le turco h'arami est un mauvais sujet, qui s'est engagé
parce qu'il avait maille à partir avec la justice, et qui, au
lendemain même de son arrivée au régiment, s'est déjà initié
à nos mœurs, nous voulons dire à nos mauvaises mœurs.
C'est avec une rapidité étonnante que ce dernier devient
ivrogne. A l'ivresse du vin, qui est joviale, facétieuse et
gaie, il préférera l'ivresse de l'absinthe, idiote, lourde,
comme l'ivresse anglaise produite par le gin.
Depuis la guerre de 1870, ce t^^pc de tirailleurs abrutis
tend à disparaître.
(1) Anecdote prise au livre de M. Florian Pharaon : Les soldats d'Afrique^
— 2C0 —
Il convient d'ajouter que lorsque le turco h'ay^arai a ter-
miné son engagement et que, l'estomac brûlé par l'absinthe,
il retourne dans sa tribu, il s'empresse de faire, entre les
mains du marabout, son acte de touha (soumission) ; il renonce
d'autant plus facilement à Satan, à ses pompes et à ses
œuvres, qu'il n'y a plus autour de lui ni cabaretiers ni
empoisonneurs patentés. Sur ses vieux jours, ce soldat
mauvais sujet et libéré du service est le musulman le
plus intolérant de la tribu. Quand le diable se fait vieux
Jadis les turcos n'étaient pas casernes, et formaient une
sorte de milice que l'on convoquait en cas de guerre. Tous
les cinq jours, ils se présentaient à la caserne pour recevoir
de leur sergent-major une belle pièce de cinq francs. En
dehors àviseurhice (service), ils vaquaient à leurs affaires.
A cette époque ils étaient à la fois ^nilitir (militaires) et
bourdjouâ (bourgeois).
Aujourd'hui le turco se recrute parmi les plus vigoureu-
ses populations de notre colonie, et l'élément kabyle domine
dans les régiments de tirailleurs. Il est caserne, et vit à
Tordinaire.
Il ne faut pas astreindre trop souvent ces hommes à un
travail manuel ; leur orgueil oriental se révolterait. Pen-
dant Texpédition de 1857, le maréchal Randon voulant faire
construire, en deux ou trois semaines, un chemin depuis
Tizi-Ouzou jusqu'au pays des Beni-Raten, fit participer
toutes les troupes de sa colonne aux travaux dirigés par
le génie. Aussi, un jour, le général Renault fut-il abordé
par un turco, qui lui dit respectueusement :
« — Mon gininal, travadjar baroud bono; travadjar terra
macache. »
Ce charabia voulait dire :
« — Mon général, travailler la poudre, c'est bien ; travailler
la terre, non. «
Le général répondit dans le même langage :
« — Elioum travadjar terra, rodoua travadjar baroud
besef. »
— 201 —
Ce qui signifie :
(( — Aujourd'hui travaille la terre; demain tu travailleras
la poudre beaucoup. »
Et les tirailleurs de crier :
« — Vif li gininal Rénou (vive le gént^ral Renault) ! »
Rien de plus curieux que de voir turcos et indigènes
au lendemain d'un combat. Lorsque, après leur soumis-
sion, ces derniers viennent au camp, les turcos ne tardent
pas à reconnaître parmi eux un ami ou un parent. Les pays
entament une conversation, et le turco, avec une gravité
comique, fait les honneurs du camp; son uniforme, ses
armes, son fourniment séduisent les nouveaux venus, qui
s'informent du service, et surtout de la paye. Le turco alors
de vanter son sort avec toute l'emphase des races orientales.
Une seule chose offusque les questionneurs; c'est que le
turco porte sur le dos un heurda (un sac) assez lourd ; mais
celui-ci pallie la chose, rappelant le chien de certaine fable
de La Fontaine, lequel, montrant son coUier au loup, dit
négligemment que c'est bien peu de chose. La conver-
sation s'anime ; tous ensemble s'en vont causant bruyam-
ment, entr'ouvrant leurs dents blanches à des éclats de
rire sans fin. Et. la veille, ces mêmes hommes échan-
geaient des coups de fusil, en s'invectivant comme les héros
d'Homère !
Les cadres indigènes aes régiments de tirailleurs sont en
général excellents. Il n'y a guère d'homme au monde plus
glorieux de son uniforme et de ses galons que le sergent
du cru. Et quelle gravité dans le service! Quand un sardjan
(sergent) interpelle le tirayour Ali ben Mohamed, et que
celui-ci a la mauvaise inspiration de répondre en arabe, on
entend des phrases étonnantes dans le genre de celle-ci :
« — Saufache ! Parli franzès. (Sauvage, parle français). »
L'appellation de sauvage excite les plus violentes colères
du tirailleur. Lorsqu'un sous-officier indigène a dit à un
zouave ou à un lignard : Esbèce di saufache (espèce de sau-
vage), il est convaincu qu'il l'a profondément humilié. Mais
— 202 —
qu'on se garde bien de l'appeler ainsi lui-même ; il pardon-
nera difficilement.
Quand par hasard un soldat du cadre français ne com-
prend pas le charabia étourdissant du sergent, celui-ci se
détourne avec un majestueux dédain, en disant :
« — Quis qui ci? Toi pas parli franzès? (Qu'est-ce que
c'est? Tu ne parles pas le français?) »
Si le sous-officier indigène peut prendre en défaut un
caporal français, c'est pour lui un vrai jour de bonheur. On
l'entend dire :
« — Quis qui ci, cap'ral? Toi pas gounètre dissplinn?
(Qu'est-ce que c'est, caporal? Tu ne connais pas la disci-
phne?) »
Du turco soldat, nous ne dirons rien; sa réputation est
établie et il s'est illustré à Zaatcha, à Inkermann, à
Magenta, à San-Lorenzo, à Frœschwiller, à Sontaï et
ailleurs. Généralement, le turco n'est pas satisfait des
manœuvres qu'on lui fait exécuter; il concède volontiers
que nous savons nous battre, mais il croit que nous n'avons
aucune science de la guerre. Ces tambours! ces clairons I
à quoi bon? En vérité, les Français sont naïfs de prévenir
ainsi l'ennemi. Il n'y a qu'une guerre, celle des coups de
main, des embuscades, des surprises. Si l'on avait voulu
permettre, en 1870, aux régiments de tirailleurs de se
déguiser, les fusils bien cachés sous les vêtements, les
Prussiens seraient entrés avec plus d'hésitation en France.
A la guerre, le turco ne fait de prisonniers qu'à son corps
défendant; il a besoin d'être surveillé, car il est barbare et
inclément. Quand on lui fait observer qu'il faut être géné-
reux envers le vaincu, il répond naïvement :
« — A quoi bon faire la guerre alors? On a voulu me tuer;
on n'a pas pu, et je tue. )>
Ces « moutons dans des peaux de tigre » (ainsi les
appelle le colonel Trumelet) sont bien en général les soldats
du monde les plus faciles à conduire. Soumis, respectueux
de l'autorité, ils ne murmurent jamais. Qu'on les laisse pen-
- 203 —
dant des mois se morfondre dans un camp défectueux, ils
trouveront moyen de se distraire. Ecoutons le colonel
Trumelet, jadis à la tête d'un bataillon de tirailleurs au
misérable camp d'Aïn-el-Oussera, pendant l'insurrection
de 1864 :
« J'avais fait construire auprès de ma tente une z'riba
(haie) circulaire, où tous les soirs mes Bédouins donnaient
des concerts orientaux. Convaincu que la musique épure,
nettoie les mœurs, moutonnise la férocité et mène tout droit
à la civilisation, je n'avais pas voulu laisser péricliter la
tentative dont j'avais fait un essai ailleurs, et dont je persis-
tais à attendre les plus surprenants effets. Dès notre arrivée
à Aïn-el-Oussera, j'avais fait rétablir la z'riha et ses con-
certs nocturnes La musique, celle des Arabes surtout,
vous conduit tranquillement et sans effort jusqu'aux portes
d'ivoire du temple du Sommeil.
« Les représentants du vieux parti religieux, les med-
daha {les croyants), accompagnés par la guesla (grande
flûte taillée dans un roseau), chantaient les louanges des
plus grands saints de Tislam, particuhèrement de Sidi Abd-
el-Kader el Djilani, le sultan des saints, celui qui a un pied
sur la terre et un autre sur la mer, de Sidi Abd-el-Kader
que n'invoquent jamais en vain ceux qui souffrent ou les
infortunés que le malheur a mordus. Une fois monté, le
joueur de guesla du parti religieux terme les yeux, et
pousse dans son roseau pendant un temps infini — curieux
effet de la foi — sans reprendre haleine. Quand le cantique est
terminé, le flûtiste Tindique en laissant tomber son air, à la
façon du joueur d'orgue de Barbarie quand il lâche sa mani-
velle pour ramasser un sou... Seulement le musicien arabe
ne s'interrompt pas; il rehe, rattache adroitement sa chute
finale au commencement de l'air nouveau qu'il entame, et
il va comme cela jusqu'au moment où on le réveille de son
épilepsie musicale
(( En face, se groupent les amateurs de musique profane.
— 204 —
« Tantôt c'est à transporter d'aise un pigeon pattu ; tantôt
ce sont des colères à donner la chair de poule à un coq.
Là, c'est le djouah (petite flûte en roseau), aidé de la
gouithra (petite guitare), et soutenu par la de^^bouka
(tambour de basque), qui accompagne le chanteur.
« Parfois un tirailleur se détache du groupe des audi-
teurs, se voile la face d'un mouchoir, se fait ceindre les
reins d'une fontha^ et saisissant au vol les foulards que lui
jette l'assistance, il entame, aux claquements des mains des
spectateurs, une de ces danses épicées où la moitié du corps
roule sur les hanches, comme la meule supérieure d'un
mouhn arabe roule sur l'inférieure. »
Et le colonel Trumelet ajoute facétieusement : « Je
m'étais proposé de fonder un karagous (le guignol arabe)
pourvu de toute la limpidité des mœurs des civilisés ;
par un guignol amélioré, j'espérais arriver à la transfor-
mation, à la rénovation, à la rédemption de la société musul-
mane. Mais, toute réflexion faite, je ne voulus pas permettre
à mon karagous guignohsé, en présence de nos turcos, de
rosserie commissaire, car cette familiarité blessante mène
tout droit à la négation du prmcipe d'autorité. Pourquoi, en
France, se moque-t-on du gendarme ou du commissaire, et
n'a-t-on pas toujours pour eux le respect qu'ils méritent?
C'est parce que, dès notre plus tendre enfance, nous assis-
tons à l'immoral spectacle de Guignol rossant de coups de
bâton cette variété de fonctionnaires répressifs. Respectons
le commissaire; tout est là. »
VI
Les turcos, avons-nous dit, sont d'incomparables soldats.
Il ne faut pas leur demander de rester calmes sous le
feu; après une fusillade peu prolongée, ils se lancent en
avant à la baïonnette, brandissant leurs fusils en l'air, pous-
— 205 —
sant des cris sauvages. Ils produisent sur rennemi un effet
moral des plus puissants ; on sait la terreur qu'ils inspirèrent
aux Prussiens, au début la guerre de 1870, terreur dont
ceux-ci triomphaient à peine lorsqu'ils les eurent écrasés
sous le nombre.
Mais ce qu'il faut le plus admirer chez le turco, c'est son
dévouement à ses supérieurs.
A Malakoff, un obus tomba au milieu d'un groupe de ces
soldats embusqués dans une tranchée. Il n'éclata pas du
coup. Le plus menacé était le capitaine Bonnemain. Un ser-
izent, nommé Mohamed-el-Hadj Kaddour, voulut sauver la
vie d'un chef auquel il était profondément dévoué. Saisissant
Tobus qui fumait encore, il essaya de le rejeter en dehors
de la tranchée. Mais le projectile éclata; le capitaine fut
coupé en deux, et le brave Kaddour eut les mains em-
portées.
On l'envoya à Paris. L'empereur voulut le voir, et lui
dojianda :
— Que puis-je faire pour toi ?
•A — Sire, me donner des mains. »
Le brave garçon fut admirablement soigné au Val-de-
Gràce, où Gharrière vint lui poser des mains artificielles.
Un beau jour, il demanda à rentrer en Afrique.
« — Là-bas, dit-il, je serai riche avec ma pension et ma
croix; je me marierai.
Et il fit comme il l'avait dit. Pendant longtemps Mohamed-
el-Hadj Kaddour vécut heureux. Seulement les bras méca-
niques donnés par l'empereur furent religieusement enfer-
més dans le coffre aux bijoux, d'où ils n'étaient exhibés
que les jours de grande cérémonie.
Dernièrement, vient de mourir à Alger un ancien turco,
un nègre, qui avait reçu le bizarre surnom de la Patte à
Coco,
Tout jeune, il avait fait un congé aux tirailleurs sénégalais.
Lorsque trois compagnies de turcos allèrent au Sénégal,
en ISGO, la Patte à Coco voulut en faire partie et fut attaché
— 206 —
au sous-lieutenant de sa compagnie, avec lequel il rentra à
Oran à la fin de la campagne.
Des années se passèrent.
Le sous-lieutenant était devenu capitaine, ayant toujours
pour ordonnance son noir turco, qui ne cessait de se ren-
gager pour rester avec son chef bien-aimé.
La guerre de 1870 éclata. On sait qu'à la terrible bataille
de Reichshoffen, le 2^ tirailleurs, comme les 2^ et 3° zouaves,
fut littéralement écrasé.
L^ Patte à Coco reçut dans ses bras son capitaine, frappé
de deux coups de feu.
La bataille était finie depuis plusieurs heures et le ton-
nerre du combat avait cessé, quand une patrouille enne-
mie, conduite par un lieutenant, arriva près du nègre sou-
tenant son capitaine mort.
L'officier prussien, voulant réunir le turco au groupe des
autres prisonniers, croassa en teuton quelque chose qui
ressemblait au mot : Marche !
La Patte à Coco releva un instant son visage baigné
de larmes, regarda devant lui sans voir, et se prit à
pleurer.
Ayant reçu un violent coup de pied, le nègre se réveilla
brusquement et se ramassa sur lui-même, les mains en
avant, prêt à bondir. Son regard avait une expression telle,
que le lieutenant recula et se mit à Tabri des baïonnettes
de ses hommes.
Ceux-ci s'avancèrent bravement; ils étaient dix contre un
soldat désarmé; alors le commandant de la patrouille frappa
de nouveau le turco avec son sabre, et lui fit une large
entaille à la cuisse.
Le pauvre diable resta toute la nuit sur le champ de
bataille; au jour, des habitants de Frœschwiller le ramas-
sèrent et le conduisirent à l'usine de Reichshoffen, transfor-
mée en ambulance par le généreux comte de Leusse.
Là, grâce à son extraordinaire vigueur, il guérit. Mais
sa cuisse resta toujours ankylosée.
— ^07 —
La Patte à Coco revint à Oran et obtint sa retraite. Il s'en-
nuyait à mourir, lorsqu'il eut l'idée de s'engager dans une
troupe espagnole qui exhibait des lions et des tigres appri-
voisés.
Trois ans après, la ménagerie s'installa près de Madrid.
La population fut bientôt émerveillée par les exercices
d'un couple de lions dont le dompteur était un nègre
estropié.
Malgré son infirmité, celui-ci jouait à saute-mouton avec
les fauves, se pendait à leur crinière, et introduisait sa tête
crépue entre leurs formidables mâchoires.
Un soir, le dompteur se fit remplacer par un ami, origi-
naire du Soudan, que le propriétaire de la ménagerie avait
embauché au cours d'une excursion en Egypte.
La Patte à Coco alla s'accroupir derrière un rideau,
fixant dans la salle ses yeux étincelants, souriant d'un
air féroce, et murmurant tout bas ce seul mot : Enfin I
C'est que l'ancien turco venait de reconnaître l'officier
prussien qui l'avait estropié le soir de la bataille de
Frœschwiller, et que les hasards de la carrière avaient
amené à Madrid comme attaché militaire à l'ambassade
allemande.
Après la représentation, le nègre du Sénégal et le nègre
du Soudan causèrent toute la nuit. La Patte à Coco ayant
suivi l'officier prussien, savait qu'il occupait seul une petite
maison de la Calle di Toleda.
Quelques jours après, une violente tempête s'abattit sur
Madrid. La nuit, le vent et la pluie faisant rage, les deux
nègres se dirent : C'est le moment !
Un instant s'écoula, puis la porte de la maison habitée
par l'attaché militaire s'ouvrit sans bruit pour donner pas-
sage à deux ombres, qui redescendirent ensuite portant une
forme humaine en chemise, bâillonnée et ficelée avec art.
Après l'avoir disposée sur une petite charrette à bras, ils la
couvrirent de paille, et traînèrent le tout jusqu'à la ména-
gerie.
-- 208 —
A jeun depuis le matin, les fauves grondaient sour
dément.
Mais cette nuit-là eut lieu une représentation vraiment
extraordinaire.
A la lueur d'une lanterne sourde, les deux nègres défi-
celèrent la forme humaine en lui laissant le bâillon, et la
jetèrent muette et pantelante dans la cage aux lions.
Au petit jour, elle avait disparu ; deux ou trois gros os
restaient, qui furent prudemment enterrés.
Le lendemain, le conseiller militaire de l'ambassade
allemande ne se retrouva pas. On chercha, on s'émut, on
s'épuisa en conjectures. Les journaux d'outre-Rhin se con-
solèrent en insinuant qu'il y avait eu à Madrid un noir guet-
apens préparé par des rancunes françaises.
VII
Tout le monde connaît la chanson du turco.
Sur l'air de la retraite, il fredonne le couplet suivant
Gentil turco,
Quand autour de ta boule
Gomme un serj^ent s'enroule
Le calicot
Qui te sert de shako,
Ce chic exquis
Par les turcos acquis.
Ils le doivent... à qui?
A Bourbaki.
Honneur à Bourbaki!
Cette chanson fut improvisée à Gonstantine par le capi-
taine Artus, à la suite d'un punch auquel assistait le brave
Bourbaki, alors chef de bataillon commandant les tirail-
leurs de la province.
— 209 —
D'abord, Tauteur chanta les deux couplets suivants :
Gentil turco,
Quand autour de ta boule
Gomme un serpent s'enroule
Le calicot
Qui te sert de shako,
Madam' Nico
Sans te dire : Niscof
Aboule son fricot.
Voilà r turco,
Turco, turco bono.
Quand un turco
Part joyeux pour la guerre
Bravant ciel et terre,
Le sirocco
Mêm' lui paraît frisco,
Et l'arbico (1)
Qui tremble dans sa peau
Dit : Je paierai l'impôt.
Voilà r turco
TurcOj turco bono.
Alors, tous les officiers applaudirent ; mais bientôt, des
réclamations s'élevèrent.
(( — Et le commandant?
« — On demande le couplet du commandant.
« — Pas de turcos sans Bourbaki. »
Le capitaine Artus se recueillit alors un moment, et sa
muse lui inspira ce nouveau couplet :
Dans les maquis,
Dans les bois, dans la plaine,
Ils vont sans gêne
Et sans soucis
Gomme en pays conquis.
Eh bien ! ce chic exquis,
Par les turcos acquis,
Ils le doivent à qui /
A Bourbaki,
Oui. c'est à Bourbaki.
(1) L'arabe.
RÉCITS ALGÉRIENS. — 2« SÉRIE 14
— 210 —
Un autre officier, M. de Lammerz, se chargea de la
suite :
Bientôt F turco
Au sein du tintamarre,
Dans la bagarre
Au premier rang
S'élance bondissant.
Tournant le dos,
L'ennemi dit tout haut :
Il fait ici trop chaud I
Voilà r turco,
Turco, turco bono.
Quand d'un turco
L'âme ficre s'envole,
Joyeuse et folle.
Au Paradis
Par ses pères promis.
Il dit tout bas.
Sans crainte du trépas :
La illah Alla illah (1) !
Nous devons ici faire connaître un des organisateurs des
turcos.
Bourbaki (Charles-Denis) est né à Pau, le 22 avril 1816.
Sous le premier empire, son père fut colonel du 31" de
ligne. En 1827, lors de la guerre d'indépendance de la
Grèce, le vieillard, admis à la retraite depuis 1815, se
souvenaut qu'il était d'origine hellénique, quitta les siens
pour voler au secours du pays qui avait été le berceau de sa
famille. Blessé et fait prisonnier dans un combat devant
Athènes, ce vieux héros fut indignement traité par les Turcs,
qui finirent par le mettre à mort.
Le jeune Bourbaki, après ses études au Prytanée mili-
taire de la Flèche, entra à de Saint-Gyr, d'où il sortit, en
octobre 1836, comme sous-lieutenant au 59® de ligne.
Plusieurs mois après, ce régiment partait pour Bône, où
il séjourna quelque temps avant de prendre part à la
deuxième expédition de Gonstantine.
(1) Il n'y a d'autre Dieu que Dieu.
— 211 —
Ayant obtenu de passer avec son grade dans le corps
des zouaves, dont le colonel était alors Lamoricière, le
nouveau sous-lieutenant fut attaché au bataillon commandé
par Cavaignac.
Bourbaki fut nommé lieutenant le 21 décembre 1838. Par
suite de la transformation du régiment de zouaves, sa com-
pagnie fut licenciée, et il se trouva placé un moment dans
la position de non-activité par suite de suppression d'emploi.
Il entra ensuite avec son grade au 24° de ligne, et, détaché
aux tirailleurs indigènes de la province de Constantine, il
se distingua dans plusieurs expéditions, notamment dans
celle contre les Haractas, près de Tébessa, où il eut un
cheval tué sous lui, fut cité à Tordre de Tarmée, et reçut
la croix de chevalier de la Légion d'honneur. Voici en
quels termes le commandant MoUière, du bataillon de tirail-
leurs, soUicita pour lui cette récompense :
« En proposant, ainsi que j'y étais autorisé, M. le lieute-
nant Bourbaki pour la décoration de la Légion d'honneur,
je lui donne les notes suivantes :
« Jeune officier d'une haute intelligence et de la plus impé-
tueuse bravoure, destiné à un bel avenir militaire ; a pris une
part brillante aux actions en avant de la redoute du 62° de
ligne les 9 et 11 mai, en engageant à fond sa compagnie
contre un ennemi décuple, avec une extrême hardiesse et
beaucoup d'entente du terrain. Cité à l'ordre de l'armée le
16 mai 1840. »
Bourbaki eut encore un cheval tué sous lui dans une
affaire entre Milah et Djemilah. Il reçut en même temps à
la jambe gauche une blessure dont les suites faillirent l'em-
porter en 1867, et dont il souffre encore.
Un troisième bataillon de zouaves ayant été créé, le lieu-
tenant alla reprendre sa place dans ce beau corps, et fut
promu capitaine le 15 juin 1842. Il était donc, à vingt-six ans,
capitaine et chevalier de la Légion d'honneur!
En 1844, on le nomma chef du bureau arabe de Bhdah,
avec mission de surveiller les essais de colonisation ten-
— 212 '
tés autour de Médéa, de Milianah et de Cherchell. L'année
suivante, le roi l'appela près de lui en qualité d'officier
d'ordonnance, mais au bout d'un mois le rendit au maré-
chal Bugeaud qui l'estimait d'une façon toute particulière.
A son tour, le général Comman réclama le jeune capitaine
comme chef d'état-major de la colonne d'Orléansville. Le
28 août 1846, Bourbaki devenait commandant du 2° ba-
taillon d'infanterie légère d'Afrique, et, le 27 septembre
suivant, du bataillon de tirailleurs algériens de la province
de Constantine.
Il ne tarda pas dans sa nouvelle situation à être adoré de
ses officiers. On en jugera par le trait suivant.
Pendant une des expéditions que dirigea dans TAurès le
colonel Ganrobert, et auxquelles prit part le bataillon de
tirailleurs, les capitaines se plaignirent d'un sous-lieutenant
sorti à peine de Saint-Cyr, et qui, pour ses débuts, venait
de montrer au feu la plus grande faiblesse. Le commandant
n'avait pas eu occasion de vérifier le fait par lui-même,
attendu que le bataillon avait été engagé compagnie par
compagnie ; il répondit à ses officiers que l'accusation
était bien grave, et les pria de le laisser diriger la suite de
cette affaire.
Quelque temps après, le bataillon de tirailleurs prenait
part au terrible siège de Zaatcha. Lancé un jour dans l'oasis,
il cheminait péniblement dans l'inextricable fouilhs formé
par les jardins de palmiers, lorsqu'il se heurta à un mur
crénelé d'où partait un feu des plus violents.
D'un rapide coup d'œil, Bourbaki jugea la situation; il
remarqua qu'une portion du mur crénelé s'infléchissait légè-
rement, et qu'à cet endroit existait un amoncellement de
sable permettant à un assaillant résolu, d'atteindre le som-
met du retranchement et de sauter au milieu des défen-
seurs.
Appelant alors le sous-lieutenant dont la bravoure était
tenue en suspicion, il lui donna ordre de s'élancer à la
tête de sa section vers le point où l'amoncellement du sable
— 213 —
rendait l'escalade possible, puis de tomber au milieu des
Arabes, le prévenant qu'il allait le soutenir avec tout le reste
du bataillon. Malgré une fusillade terrible, cet ordre fut
brillamment exécuté parle jeune débutant, qui s'en vit félici-
ter devant tout le corps d'officiers.
« — Vous le voyez, dit ensuite Bourbaki aux capitaines,
je suis plus sage que vous ; au lieu de perdre cet homme,
nous en avons fait un brave de plus. »
Dans son rapport sur le siège de Zaatcha, le général Her-
billon cita le commandant comme ayant fait preuve, à la
tête de ses tirailleurs, d'une vigueur extraordinaire, et
Tannée suivante le proposa pour lieutenant-colonel. Ce
grade fut donné à Bourbaki le 16 janvier 1850, et il passa
au 3e léger, à Besançon.
Moins d'un mois après, il retourna en Afrique comme
lieutenant-colonel du régiment de zouaves ; puis, suivant
le désir du général Pélissier, gouverneur par intérim
de l'Algérie, il remplaça, le 24 décembre 1851, le colonel
d'Aurelles de Paladines, promu général (1).
On raconte qu'avant de le proposer pour colonel, le
général Pélissier, ce grand « bourru bienfaisant », lui
demanda un jour à brùle-pourpoint s'il désirait monter en
grade.
« — J'ai besoin de vous comme colonel du régiment de
zouaves, lui dit-il, car trois mille zouaves et Bourbaki me
donnent dix mille hommes. Si le ministre de la guerre
accède à ma demande, vous serez bientôt colonel des
zouaves. »
Chacun des trois bataillons de zouaves, en 1852, étant
devenu le noyau d'un régiment, le 1" bataillon, stationné
dans la province d'Alger, forma le 1"" régiment, dont le
commandement fut confié à Bourbaki.
Au 1" zouaves, le jeune colonel fut adoré de ses officiers
(1) A trente-cinq ans, Bourbaki était donc colonel de Tillustre régiment
qu'avaient commandé tour h tour I.nmoricière. Cavaig'nac, Ladmirault, Can-
robert, d'Aurelles de Paladines !
— 214 —
comme il l'avait été de ceux du bataillon de tirailleurs de
la province de Constantine. Entrons dans quelques détails.
Un jeune sous-lieutenant, élève de Saint-Cyr, avait été
détaché avec sa section dans un petit poste du sud de la
province d'Alger. Non seulement il commandait, mais
encore il administrait son détachement. Le malheureux
avait quelques dettes ; pour les payer, il prit l'argent de la
caisse, et paya les fournisseurs avec des bons. Mais ceux-ci
ne tardèrent pas être présentes au capitaine-trésorier du
régiment, et Bourbaki en fut prévenu.
Le colonel eut la générosité de rembourser ces bons de
ses deniers personnels ; puis, ayant mandé le coupable
devant lui, il lui déclara que, par considération pour son
père, vieux militaire, il ne le traduirait pas devant un
conseil de guerre pour détournement de fonds, mais qu'il
le priait de donner sa démission. Ce qui fut fait sur
l'heure.
Or, le sous-lieutenant démissionnaire n'avait que quatre
années de service, deux à TEcole et deux au régiment ;
en vertu de la loi de 1832, il devait donc encore trois ans
à l'Etat. Bourbald dut lui demander sur quel régiment il
désirait être dirigé pour y terminer, comme simple soldat,
le temps de service exigé par la loi.
Sans hésitation, l'ex-officier déclara qu'il choisissait le
1" régiment de zouaves.
Etonné, le colonel voulut savoir s'il avait bien réfléchi
à la situation qui lui serait faite au régiment?
« — Oui, mon colonel, répondit le jeune homme ; c'est
au 1''' zouaves que la faute a été commise ; c'est au 1^' zoua-
ves el sous vos ordres que je dois chercher la réhabilitation. »
Bourbaki eut l'œil ouvert sur la condaite de l'ex-officier
devenu simple soldat. Successivement il le nomma caporal
et sous-officier, et, après la bataille de l'Aima, où il se
comporta brillamment, le proposa pour sous-heutenant.
.Cette proposition fut agréée quelques jours après. Pour
la deuxième fois, ce chef de corps aussi juste que bienveil-
— 215 —
lant et éclaire, rendait à rarmée un serviteur dont, par la
suite, elle n'eut qii'à se glorifier.
Le Z avril 1854, le colonel s'embarqua pour l'Orient avec
deux bataillons de son régiment. Débarque à Varna, il fat
chargé d'appuyer le général Yusuf dans sa pointe au milieu
de la Dobrutscha. Cette opération , comme on sait , fut
arrêtée par le choléra ; après une marche inutile, pendant
laquelle le terrible fléau frappa nos troupes sans excep-
tion, le 1" zouaves, horriblement maltraité, rentra à Varna.
La seule lettre que l'héroïque guerrier écrivit à M""* Bour-
baki contenait ces simples mots :
« Moral toujours bon, du chagrin, pas de désespoir. »
Le 1"" zouaves quitta avec joie, le 1" septembre 1854,
cet enfer de Varna, pour s'embarquer à destination de
Crimée.
Nous n'aimons pas les grands récits de bataille. Bornons-
nous à dire qu'à celle de l'Aima le colonel Bourbaki exer-
çait le commandement de la 1" brigade de la 1" division,
•en remplacement du général Espinasse, malade du choléra.
A la suite de cette journée, le maréchal de Saint-Arnaud
adressa au ministre de la guerre un rapport dont nous
détachons le passage suivant :
« Bourbaki est un Bayard ; il a été magnifique à la tête
de ses zouaves. Quels officiers ! Quels soldats ! et que je
me sens fier de les commander ! »
Le 14 octobre 1854, le colonel fut nommé général de
brigade. Il n'avait que trente-huit ans!
Nous ne le suivrons pas à la bataille d'Inkermann, où il eut
ses vêtements criblés de balles ; nous ne le montrerons pas
davantage à l'assaut de Sébastopol. Le 22 septembre 1855,
il devenait commandeur de la Légion d'honneur, et en
mai 1856, rentrant en France, il était promu au comman-
dement de la subdivision de la Gironde.
En 1857, le maréchal Randon réclama le général Bour-
baki pour l'expédition de la grande Kabylie. A son tour,
Mac-Mahon le demanda à Randon, pour lui confier le com-.
— 216 —
mandement de la 1" brigade de sa division. Bourbaki,
comme nous l'avons vu, fut le héros du sanglant combat
d'Ichériden. Nommé général de division le 12 août 1857,
il reçut bientôt le commandement de la 7^ division terri-
toriale à Besançon, puis celui de la 3® division du 3® corps
d'armée qui, sous les ordres du maréchal Canrobert,
s'acheminait vers la Lombardie.
Dans cette magnifique et courte campagne d'Italie, la
division Bourbaki ne fut engagée ni à Magenta ni à Solfe-
rino. Au retour, le général reçut le commandement de la
5' division territoriale, à Metz ; c'est de là qu'il fut envoyé
en mission en Prusse. Il fit, sur les armes portatives se
chargeant par la culasse, un magnifique rapport à la suite
duquel le ministre prit parti contre le Comité d'artillerie,
qui s'opposait à l'adoption du fusil Chassepot.
Nommé, en 1865, au commandement d'une division de la
garde impériale, Bourbaki fut attaché, en 1869, comme aide
de camp, à la personne de Napoléon III. Lorsque survint la
guerre de 1870, l'empereur lui donna le choix entre le
commandement du 1" corps d'armée et celui de la garde
impériale. Par une funeste inspiration, il opta pour la garde.
La partie heureuse de sa carrière militaire était terminée.
Jetons un voile sur les funèbres détails du siège de Meta.
Un mot seulement.
Le 26 août, à midi, Bourbaki venait de déployer ses deux
divisions, ayant comme soutien les 2** (Frossard) et 3° corps
(Lebœuf). Il allait se porter en avant, quand un capitaine
d'état-major vint lui dire, de la part du maréchal Bazaine,
de ne pas continuer son mouvement.
« — Voici un bien mauvais présage, fit observer le
général à son aide de camp, Leperche. On m'annonce tout
à Theure que le maréchal réunit à lui les commandants
de corps d'armée, et Ton m'engage maintenant à ne plus
bouger. Avez-vous remarqué combien chacun était triste
ce matin, à F état-major?»
En arrivant le soir au château de Grimont, où Bazaine
— 217 —
avait établi son quartier-général, le général commandant
la garde vit ses pressentiments se réaliser.
« — Vous êtes en retard, lui dit le maréchal; mais je
dois vous instruire de ce qui s'est passé. La question de
savoir si Tarmée restera à Metz, ou si elle prendra une
autre position, a été posée à messieurs les commandants
de corps d'armée qui, à Tunanimité, après l'avis donné par
le général Cofflnières, ont décidé qu'on resterait sous Metz.
Etes-vous de cet avis ? »
Bourbaki déclara franchement qu'il était de l'opinion con-
traire, et qu'il croyait urgent de s'éloigner de Metz, afin de
reprendre les communications avec la France. On lui fit
remarquer que Tarmée était sans vivres et sans cartouches.
Le général eut un haut-le-corps, affirma qu'il jugeait cette
assertion absolument exagérée, et finit par ajouter d'un air
incrédule :
« — Il est évident que sans cartouches et sans vivres on
ne peut rien faire. Même si ce malheur était démontré, je
suis d'avis pourtant que nous avons assez de cartouches
pour une ou deux batailles, et il est manifeste que dans ce
cas il n'y a plus lieu de rester collé à Metz. »
Dès ce jour, Bourbaki ne dissimula pas à son entourage
qu'au moment d'une capitulation qu'il jugeait inévitable, il
se mettrait à la tête de la garde impériale pour tenter une
trouée à travers les lignes ennemies, à l'exemple de la
garde du premier empire. Bazaine, dûment informé, n'eut
alors qu'une pensée : éloigner le général de Metz.
Le 24 septembre au soir, il le manda près de lui.
En arrivant, Bourbaki vit le maréchal se promenant dans
le jardin avec un étranger. Il demanda au général Boyer
quel était ce personnage.
(y — Mais vous l'avez vu aux Tuileries ! lui fut-il répondu.
« — J'ai la mémoire des figures, si je n'ai pas celle des
noms, répliqua l'ancien aide de camp de l'empereur ; ce
monsieur m'est inconnu.
« — C'est M. Régnier », dit le général Boyer.
— 218 —
Bazaine, suivi de Régnier, vint à Bourbaki, et lui apprit
que l'impératrice mandait auprès d'elle le maréchal Can-
robert.
« — Seulement, ajouta-t-il, Ganrobert est souffrant et ne
peut partir ; vous partirez à sa place. »
Interdit, le général demanda un ordre écrit. Bazaine le
traça aussitôt de sa main. Le voici dans toute sa perfidie.
ARMEE DU RHIN
Cabinet du maréchal commandant en chef,
ORDRE
« Sa Majesté l'impératrice régente aj^ant mandé auprès
de sa personne M. le général Bourbaki, commandant la
garde impériale, cet officier général est autorisé à s'y
rendre.
<( Le maréchal de France
« commandant en chef V armée du Rhin,
« Maréchal BAZAINE.
« Metz, le 15 septembre 1870. »
Nous avons souligné à dessein le mot autorisé; faisons
de plus remarquer que le maréchal Bazaine se trompait
sciemment, en mettant la date du 15 septembre au lieu de
celle du 24.
Hâtons-nous ; toute cette histoire nous répugne.
L'impératrice fut fort étonnée de voir arriver le géné-
ral (1).; elle avait refusé de recevoir le sieur Régnier, dont
elle connaissait vaguement les démarches. Elle ajouta
qu'elle ne voulait pas entraver le gouvernement de la
Défense nationale qui, somme toute, pouvait faire un
miracle, en battant l'ennemi ou en traitant avec lui.
Bourbaki prévint aussitôt le ministre de la guerre de tout
<;e tripotage, en lui mandant exactement la situation dans
laquelle il avait laissé l'armée de Metz à son départ. Puis il
(1) En Angleterre où elle s'était réfugiée.
— 219 —
se rendit à Luxembourg, où il ne tarda pas à acquérir la
conviction que le prince Frédéric-Charles ne le laisserait
jamais rentrer dans Metz.
Le gouvernement de la Défense nationale, par l'intermé-
diaire de notre ministre à Bruxelles, réclama Bourbaki ; ce
ministre avait reçu de Tours la dépêche suivante : « Priez
de la part du gouvernement, et dans Fintérêt de la patrie,
le général Bourbaki de se rendre à Tours, où il sera admi-
rablement reçu, et où il peut rendre les plus grands services
à son pays. »
Au désespoir d'avoir été joué, le général alla où le devoir
rappelait. A Tours, on lui offrit le commandement de l'armée
de la Loire, à peine en formation ; mais il venait d'être
donné au général d'Aurelles de Paladines, son ancien
colonel aux zouaves, dont il refusa de prendre la place.
Bourbaki demanda et obtint le commandement supérieur
de la région du Nord. Il espérait encore pouvoir secourir
plus ou moins cette malheureuse armée de Metz, où il avait
laissé tout son cœur ; prévoyant les effroyables difficultés
contre lesquelles il allait se heurter, il comparait les magni-
fiques troupes qu'il avait quittées, avec les armées d'enfants
que le gouvernement de la Défense nationale lançait contre
les vieilles bandes prussiennes.
En arrivant à Lille, le général, sans s'inquiéter des atta-
ques dont il était l'objet au point de vue politique, se mit
résolument à Foeuvre. Ayant constaté que le nord avait été
dépouillé de l'artillerie de ses places pour le service de
Paris, ainsi que de l'artillerie de campagne, de ses chevaux,
de ses artilleurs, de ses harnachements, de ses cadres de
toute espèce, il se hâta de faire venir de Cherbourg des
pièces de 30 de la marine, pour reconstituer l'armement
des places fortes, et donna des ordres pour que chaque
pièce de place et de côte fût armée à quatre cents coups ;
il fit activer la fabrication des cartouches dont l'approvi-
sionnement ne dépassait pas 800.000, acheta partout des
couvertures et des ustensiles de campement, et ébaucha
— 290 —
Torganisation des premiers cadres de l'armée du Nord.
Retenant autant qu'il le pouvait les évadés de Metz, il créa,
avec un dépôt de 45 dragons, un demi-régiment de deux
escadrons, et avec six dépôts de régiments, quatre brigades
d'infanterie. A l'aide des secours en marins que lui fît passer
l'amiral Fourichon, il put organiser cinq batteries d'artillerie.
Bourbaki se disposait à marcher sur Beauvais, quand il
reçut Tordre de se rendre à Nevers, pour être mis à la tête
du 18° corps d'armée. Sans récrimination, sans hésitation
ni murmures, le général obéit comme il avait toujours
su le faire (1).
Nous passerons sous silence les opérations qui eurent lieu
dans le bassin de la moj^enne Loire. MM. Gambetta et de
Freycinet avaient d'abord songé à lancer les 15% 18° et 20*
corps réunis, sous le commandement de Bourbaki, dans la
direction de Fontainebleau ; ce projet fut heureusement
abandonné aussi vite que conçu. On songea à une pointe
dans la direction de Belfort.
On promit au général que l'armée de Garibaldi garderait
son flanc gauche et ses derrières, que Besançon serait
bondé de vivres, et que le cours de la Saône serait gardé
par 100.000 mobiles et mobiUsés.
Hélas ! aucun de ces engagements ne devait être tenu.
Le gouvernement de la Défense nationale était pétri de
bonnes intentions; mais il promettait et ne pouvait tenirc
L'armée de l'Est, composée des 18° corps (général Billot),
20° corps (général Clinchant), 24° corps (général Bressoles),
et d'une petite réserve, sous les ordres du capitaine de fré-
gate Fallu de la Barrière, mit douze jours pour aller à
Ghagny. La Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée n'avait
pas été prévenue à temps, et la ligne Nevers-Chagny,
ainsi que la ligne MouUns-Ghagny, n'était qu'à une voie.
(1) A Tours, l'ancien commandant en chef apprit qu'il ne pouvait retourner
dans le Nord, parce que sa présence y avait fait concevoir des méfiances
politiques. Par amour pour son pays, le général accepta tout sans rien dire,
et alla prendre le commandement du 18" corps.
— 221 —
D'autres ont éloquemment tracé les lamentables péripé-
ties de la campagne de l'Est (1).
Après Héricourt, Bourbaki, voyant qu'il n'y avait plus
moyen d'atteindre Belfort, ordonna la retraite. Clinchant,
consulté, déclara qu'il était déjà trop tard.
La retraite fut, en effet, horriblement pénible ; les souf-
frances de nos malheureuses troupes dépassèrent tout ce
que l'on peut imaginer. Les hommes étaient épuisés par
le froid, la faim, la fatigue : la démoraUsation était à son
comble. Les chevaux tombaient par centaines, et les sol-
dats se précipitaient alors sur eux pour les déchiqueter et
en manger la chair crue.
Quand Bourbaki réclamait un renseignement par le télé-
graphe, on lui répondait : « Renseignez-vous vous-même. »
Le seul qui le prévint du mouvement tournant du général
Manteuffel, mouvement que l'incapable Garibaldi ne soup-
çonna même pas, fut le préfet de la Côte-d'Or, M. Luce
Villard ; et de Tours, on lui manda néanmoins de ne pas
croire ce fonctionnaire, parce qu'il exagérait beaucoup
la vérité. M. de Freycinet tançait vertement le général, pour
n'avoir pas envoyé des forces importantes à Dôle et à Mou-
chard, où « il n'y avait pas 15.000 allemands. » Bourbaki
haussa les épaules ; pourquoi, en effet, le délégué à la
guerre n'avait-il pas tenu sa promesse de faire protéger
le flanc gauche et les derrières de l'armée de l'Est ? Pour-
quoi laissait-il Garibaldi immobile à Dijon? Où étaient les
100.000 mobiles et mobilisés qu'il avait promis d'échelonner
le long de la Saône? Où étaient les vivres dont il avait
promis de bouder Besançon? Avec une insistance comique,
M. de Freycinet sommait le chef du 18' corps de reconquérir
« immédiatement et sans perdre une minute », les lignes de
communications qu'il avait si « regrettablement perdues »,
et de prévenir la chute de Dijon que « tout l'héroïsme de
Garibaldi » ne pourrait bientôt plus défendre.
(1) La Loire et l'Esté par le général Ambert.
— 222 —
Il n'est point besoin d'être militaire et initié aux choses
du métier, pour être véritablement stupéfait d'un tel lan-
gage.
Le 24 janvier, alors qu'un cercle de fer s'était formé
autour de l'armée de l'Est, M. de Freycinet ordonnait à
Bourbaki de « prendre l'offensive. »
« — Prendre l'offensive ! dit amèrement le général, et
avec quoi ? »
11 annonça qu'il se rapprochait de Pontarlier, la retraite
n'étant possible que le long de la frontière suisse.
Et M. de Freycinet de lui télégraphier : « Faites une
trouée. »
Ceux qui ont vu l'armée de l'Est à son entrée en Suisse,
savent si cette trouée était possible, dans l'état où se trou-
vaient les hommes et les chevaux !
Quand le général vit ses troupes s'engager péniblement
sur la route de Pontarher, il se retourna vers M. d'Eichtal,
un de ses "aides de camp, et lui dit :
« — Notre mouvement ne pourra être exécuté en temps
opportun, mon cher ami ; l'armée est perdue. »
Bourbaki avait déjà subi plusieurs accès de désespoir,
notamment quand l'intendant était venu lui dire qu'à Besan-
çon il n'y avait que pour cinq jours de vivres ; mais
cette fois, la mesure était comble ; le soir, le héros de
l'Aima et d'Ichériden se tira un coup de pistolet dans la tête.
Arrêtons-nous. Bornons-nous à mentionner une dépêche
arrivée dans la nuit même, lorsque les médecins ne s'étaient
pas encore prononcés sur les suites que pourrait avoir
la tentative de suicide du général ; on hsait dans cette
dépêche, signée Léon Gambetta :
« En face de vos hésitations et du manque de confiance
que vous manifestez vous-même sur la direction d'une
entreprise dont nous attendions de si grands résultats, je
vous prie de remettre le commandement au général Clin-
chant »
Non, les vrais coupables n'étaient pas ceux qui faisaient
face à l'ennemi et qui manquaient de tout ; les vrais coupables
étaient ceux qui, avec les meilleures intentions du monde,
nous le voulons bien, prescrivaient à distance, du fond d'wn
cabinet bien chauffé, des mouvements impossibles, des opé-
rations insensées.
Au mois de juin 1871, Bourbaki, à peine remis de sa
blessure, fut placé à la tête du 6° corps d'armée provi-
soire, et du gouvernement de Lyon.
C'était une réparation.
En 1875, le 6° corps d'armée devint le 14\ Bourbaki fut
relevé de son commandement en février 1879, et mis en
disponibilité.
Le 22 avril 1881, il a été admis dans le cadre de réserve.
Pourtant il a commandé en chef devant l'ennemi. Au sujet
de cette mesure, le maréchal Canrobert a résumé ainsi qu'il
suit l'opinion de cette fraction de l'armée qui fait passer la
France avant tout : « Je fais appel à toute ma philosophie
d'honnête soldat et au souvenir du traitement que la Ré-
publique d'Athènes inflig^ea à Miltiade, à Aristide et à
Thémistocle I »
CHAPITRE IV
SOMMAIRE
Voyage de Napoléon III en Algérie. Bou-FarHc, MéJéa, Biskra. La légende
d'El Kantara. — L'empereur chez les Trappistes. Histoire de la Trappe de
Staouëli. Soult, Bugeaud, Dom François Régis. Colonisation par les moines
travailleurs. — Les Trappistes et les généraux d'Afrique. Yusuf, Pélissier. —
La famine de 1867-1868. M. Rouher. Horreurs. Scènes d'anthropophagie. Les
chefs arabes. Les secours. La mortalité. Les orphelins arabes et l'archevêque
d'Alger. — L'agriculture indigène en Algérie. L'eau. Les barrages du Hodna.
La terre arch et la terre azel. Les travaux hydrauliques des Romains et les
chauves-souris microscopiques. — Apaisement de l'insurrection des Ouled
Sidi Cheikh. Si el Ala et le colonel de Sonis. Expédition du général de
Wimpflfen au Maroc. Le lieutenant de Rodellec et Si Larbi. Khenatza et
Aïn-Chaïr. — Départ de l'armée d'Afrique pour la guerre de 1870. Le
maréchal de Mac-Mahon. Les Mac-Mahon d'Irlande. Mouzaïa et Constantine,
Malakoff et Magenta. Reichshoflfen ; les responsabilités. La guerre civile.
Le septennat. Mac-Mahon et la loi de sûreté générale. Un fondateur de la
République malgré lui.
I
Les députations que les colons algériens envoyèrent aux
Tuileries pour protester contre le sénatus-consulte (1) ne
furent point reçues ; les innombrables pétitions qu'ils adres-
sèrent soit à l'empereur, soit au Parlement, ne furent pas
même lues. Aussi, en 1864, les colons avaient fini par déses-
pérer, et certes, les angoisses provoquées par la terrible
insurrection des Ouled Sidi Cheikh n'étaient pas de nature
à les calmer.
(1) De 1863.
x^.L-^ X. ^X^-^^
NAPOI>KON m
— 225 —
Mais au commencement de 1865, le bruit se répandit que
Napoléon III viendrait en Algérie, désirant se rendre compte
de la vraie situation.
Pendant plusieurs mois, son voyage fut annoncé, puio
démenti. Enfin, le Moniteur universel du 30 avril vint
exciter une immense joie d'un bout à l'autre de la colonie ;
dans sa partie officielle, il publiait des lettres-patentes
conférant la régence à Tinipératrice, et, dans sa partie non
officielle, annonçait le départ du souverain.
L'empereur arriva à Alger le 3 mai 1865, sur le yacht
VAigle, escorté par la flotte cuirassée, sous le commande-
ment supérieur du vice-amiral comte Bouët-Villaumez ;
cette flotte se composait des cuirassés Solférino, Pro-
vence, Couronne, Norynandie, Gloire et Invincible.
Dans une proclamation adressée aux habitants de l'Al-
gérie, Napoléon III leur promit que de meilleurs jours
allaient luire pour eux. Il ajouta ces mots significatifs, qui
montrent combien la chimère du royaume arabe, qu'il
croyait avoir fondé au moyen du fatal sénatus-consulte,
était enracinée dans son esprit : « Les Arabes, contenus et
éclairés sur nos intentions bienveillantes, ne pourront plus
troubler la tranquillité du pays. »
Hélas ! combien il était loin de compte et combien peu il
connaissait les Arabes ! Précisément au lendemain de la
promulgation de ce sénatus-consulte, dont les arabophiles
attendaient les effets les plus surprenants, l'Algérie entrait
en pleine insurrection. Et depuis 1865, que de troubles l'ont
désolée, en 1871, en 1876, en 1879, en 1882 !
La proclamation suivante fut alors adressée au peuple
arabe. La voici in-extenso :
<i Lorsqu'il y a trente-cinq ans, la France a mis le pied
sur le sol africain, elle n'est pas venue détruire la nationalité
d'un peuple, mais, au contraire, affranchir ce peuple d'une
oppression séculaire ; elle a remplacé la domination turque
par un gouvernement plus doux, plus juste, plus éclairé.
Néanmoins, pendant les premières années, impatients de
KI^CITS ALGÉRIENS. — 2« SÉRIE là
- 226 —
toute suprématie étrangère, vous avez combattu vos libé-
rateurs. Loin de moi la pensée de vous en faire un crime ;
j'honore, au contraire, le sentiment de dignité guerrière qui
vous a portés, avant de vous soumettre, à invoquer par les
armes le jugement de Bleu. Mais Dieu a prononcé ; recon-
naissez donc les décrets de la Providence qui, dans ses
desseins mystérieux, nous conduit souvent au bien en
décevant nos espérances et en trompant nos efforts.
Comme vous, il y a vingt siècles, nos ancêtres ont résisté
avec courage à une invasion étrangère, et cependant de
leur défaite date leur régénération. Les Gaulois vaincus se
sont assimilés aux Romains vainqueurs, et de l'union forcée
entre les vertus contraires de deux civilisations opposées
est née, avec le temps, cette nationalité française qui, à
son tour, a répandu ses idées dans le monde entier. Qui
sait si un jour ne viendra pas où la race arabe, régénérée
et confondue avec la race française, ne retrouvera pas une
puissante individualité, semblable à celle qui, pendant des
siècles. Ta rendue maîtresse des rivages méridionaux de
la Méditerranée ?
« Acceptez donc les faits accomplis. Votre prophète le
dit : Bien donne le pouvoir à qui il veut (chap. ii, de la
vache, verset 268). Or, ce pouvoir, que je tiens de Zui, je
veux l'exercer dans votre intérêt et pour votre bien. Vous
connaissez mes intentions : j'ai irrévocablement assuré dans
vos mains la propriété des terres que vous occupez ; j'ai
honoré vos chefs, respecté votre religion ; je veux aug-
menter votre bien-être, vous faire participer de plus en
plus à l'administration de votre pays comme aux bienfaits
de la civilisation ; mais c'est à la condition que, de votre
côté, vous respecterez ceux qui représentent mon autorité.
Dites à vos frères égarés que tenter de nouvelles insurrec-
tions serait fatal pour eux. Deux millions d'Arabes ne sau-
raient résister à quarante millions de Français ; une lutte
d'un contre vingt est insensée ! Vous m'avez d^ailleurs
prêté serment, et votre conscience, comme votre livre
— 227 —
sacré, vous obligent à garder religieusement vos engage-
ments (chap. IX, du repentir, verset 4).
(( Je remercie la grande majorité d'entre vous, dont la
fidélité n'a pas été ébranlée par les conseils perfides du
ianatisme et de Tignorance. Vous avez compris qu'étant
votre souverain, je suis votre protecteur; tous ceux qui
vivent sous nos lois ont également droit à ma sollicitude.
Déjà de grands souvenirs et de puissants intérêts vous
unissent à la mère-patrie ; depuis dix ans, vous avez par-
tagé la gloire de nos armes, et vos fils ont dignement com-
battu à côté des nôtres en Crimée, en Italie, en Chine, au
Mexique. Les li^ns formés sur le champ de bataille sont
indissolubles, et vous avez appris à connaître ce que nous
valons comme amis et comme ennemis. Ayez donc confiance
dans vos destinées, puisqu'elles sont unies à celles de la
France, et reconnaissez avec le Coran que celui que Dieu
dirige est bien dirigé (chapitre vu, El Araf^ verset 177).
u Alger, le 5 mai 1865.
« NAPOLÉON. »
Cette proclamation fut de nul efi*et. C'est ainsi que l'on
eût pu parler aux habitants de la Savoie, si, par hasard, ils
s'étaient insurgés contre la domination française ; mais il
n'en va pas de même avec les Arabes. Ceux-ci ne compri-
rent absolument rien au langage impérial.
Ne nous transformons pas en historiographe, et négli-
geons les détails de ce voyage dans les trois provinces de
l'Algérie. Disons seulement, pour faire la synthèse de
l'enquête entreprise dans notre grande colonie par le
souverain, qu'il convient d'en résumer les résultats les plus
saillants dans ces trois noms : Boufarik, Médéa, Biskra,
représentant eux-mêmes trois races : la race européenne
immigrante, la race arabe, la race berbère, habitant les trois
régions parallèles du Tell, des Haux-Plateaux, du Sah ra.
A Boufarik, l'empereur se trouva en face de la coloni-
sation triomphante, représentée par l'Européen vainqueur
— 228 —
de la fièvre et du palmier-nain, fier de ses succès et s'ad-
mirant dans son œuvre féconde.
Impossible de mieux parler que ne le fit le maire de Bou-
farik en recevant Napoléon III :
« Sire, dit-il, en 1835, la Société de colonisation offrait
un prix à celui qui oserait se rendre au marché arabe de
Boufarik.
« Boufarik n'était alors qu'un vaste marais infect.
« En 1865, nous avons l'honneur de recevoir Votre Ma-
jesté à Boufarik, au milieu d'une oasis riante et fleurie, cou-
verte de magnifiques récoltes, de riches cultures, et en face
du premier établissement industriel vraiment sérieux qui se
soit encore assis dans notre colonie.
u Votre visite, sire, pour les hardis colons qui ont réalisé
cette métamorphose pénible, est une suprême espérance,
une garantie certaine de Tavenir.
<c Je suis heureux, etc. »
L'empereur était à Boufarik au milieu de milliers de co-
lons, ouvriers de la première heure, glorieux survivants d'une
armée de pionniers morts à la peine, et dont les ossements
blanchissaient sur l'emplacement des marais desséchés.
Boufarik, où s'élève (1) la statue de l'héroïque sergent
Blandan, est une magnifique affirmation des forces vives de
la colonisation algérienne. Ce merveilleux bijou est enchâssé
dans une plaine verdoyante, émergeant, avec ses luxuriantes
plantations, du fond d'un marais jadis empesté ; cette déli-
cieuse petite cité est à 34 kilomètres d'Alger, et elle compte
5.000 habitants. Ancienne nécropole des colons, devenue le
centre le plus important de la plaine de la Mitidja, elle est
renommée maintenant par sa remarquable salubrité ; on y
envoie de nos jours des convalescents.
A Médéa, l'empereur ne vit presque pas de colons, mais
plusieurs milliers d'Arabes. Ce fut quelque chose de fantas-
tique que le défilé des goums, des spahis avec leurs larges
(1) Nous anticipons ; la statue sera inaugurée en avril 1887.
— 229 —
manteaux rouges, des caïds aux grands manteaux écarlates.
Montés sur leurs magnifiques chevaux caparaçonnés de
housses éclatantes, précédés de leur musique criarde, les
goums de l'ancien beylick de Titteri passèrent comme un
torrent sous la fenêtre d'où Napoléon III les regardait. Des
clameurs étranges, des cris gutturaux sortaient de la foule
pressée des Arabes, immense vague humaine aux flots mul-
tipliés. Toutes les chimères du royaume arabe durent plus
que jamais s'agiter dans l'esprit du souverain, toutes sortes
de plans fantastiques durent être ébauchés en un instant
par cette nature rêveuse, pour la régénération de ce
peuple de guerriers, amoureux de la poudre et du bruit
des armes, accessible aux plus redoutables passions,
susceptible de tous les entraînements ; héros aujourd'hui,
assassin demain.
Suivons l'empereur à El Kantara, à Foum-ez-Sah'ra [la
bouche du désert), ainsi dénommée par les indigènes. On
sait qu'El Kantara (le pont) se présente sous l'aspect d'une
étroite coupure verticale, dans un prodigieux entassement
de rochers d'une hauteur énorme ; un cours d'eau, qui fer-
tihse trente mille palmiers, s'ouvre un passage par cette
déchirure de la montagne. Quand on a traversé le vieux
pont romain, on se trouve brusquement transporté dans la
région des oasis dont on voit surgir sous ses pieds, au dé-
bouché du défilé, un des plus luxuriants échantillons.
Le souverain fit halte à El Kantara. Le repas était terminé,
et, depuis longtemps, les chefs arabes réunis autour de sa
personne avaient absorbé le café qui leur avait été offert.
Napoléon demeurait pensif, et son regard se perdait dans le
merveilleux décor qui se déroulait à ses pieds. Un caïd (1) osa
rompre le silence, pour demander à Sa Majesté la permis-
sion de lui raconter la légende d'El Kantara. Sur un signe
d'acquiescement, il fit le récit suivant, fidèlement traduit
par l'interprète, avec toute sa saveur orientale :
(1) Celui (les Ouled-Ali-ben-Sabor.
— 230 —
« A l'époque où les cohortes victorieuses des musulmans,
précédées par les mêmes anges noirs armés de glaives de
feu qui avaient chassé Adam et Eve du paradis terrestre,
quittaient le désert pour marcher à la conquête du Tell, un
guerrier, grièvement blessé, fut laissé par les Djouads (chefs
nobles) aux pieds des rochers d'El Kantara sous la garde
d'un ange noir.
« Le soldat fut bientôt dévoré par la soif. Il se tourna vers
l'esclave de Dieu :
« — A boire, lui dit-il.
(( L'ange se tourna vers la montagne, étendit son bras
armé de l'épée infernale, dont la lame s'allongea jusqu'au
sommet de la montagne, et la trancha violemment sur deux
lignes parallèles. L'eau, captive de l'autre côté de la mon-
tagne, se précipita à travers la coupure qui venait d'être
faite; l'ange alors plongea dans l'eau limpide sa main qui se
creusa comme un vase profond : le guerrier blessé étancha
sa soif et s'endormit instantanément.
« Quand il s'éveilla, il se tourna vers l'ange et lui dit :
« — J'ai faim.
(c L'esclave du Dieu Très-Haut nivela la terre d'un coup
de son épée de feu, et, par la volonté de Dieu, l'oasis d'El
Kantara surgit avec ses dattiers, ses pêchers, ses abrico-
tiers, ses figuiers, ses vignes. Le palmier qui se dressa le
plus près du blessé se pencha vers lui, et il put, en allon-
geant le bras, cueillir des dattes dorées. C'est ainsi que
Dieu pourvut aux besoins d'un défenseur de la foi. Le guer-
rier rétabli convertit à la croyance de Mahomet les Berbères
de la contrée avec lesquels il s'alHa, et sa postérité peupla
l'oasis. Quant à l'ange noir, Dieu le rappela à lui ; il dort dans
un coin inconnu de l'oasis, et il ne se réveillera que lorsque
la foi en danger exigera la fermeture du col d'El Kantara. »
Le narrateur était engagé dans son récit, et l'empereur
l'écoutait avec attention, ainsi que son entourage, lorsque
la petite fille d'un colon (un certain Bertrand, gardien du
caravansérail) se faufila jusqu'auprès de Napoléon.
— 231 —
u — Que désires-tu, mon enfant? Veux-tu de l'argent?
« — Merci, monsieur l'empereur, répondit la petite fille
avec aplomb, j'en ai. »
Et la pauvre enfant exhiba gravement un vieux porte-
monnaie, duquel elle fit triomphalement sortir une pièce de
deux sous.
L'empereur lui prit le porte-monnaie des mains, et lui
dit :
« — Attends, je vais te donner deux petits sous. »
Et il lui glissa dans la bourse deux pièces d'or toutes
neuves ; la fillette dit sans embarras :
« — Merci, monsieur l'empereur. » •
Le voyage de Napoléon à Biskra devait faire résoudre plus
tard une question mihtaire, celle de l'occupation des points
extrêmes du sud.
Du col de Sfa, à huit kilomètres de Biskra, on découvre
un panorama incomparable, le Sah'ra, avec ses oasis d'un
vert sombre qui se détachent sur la couleur uniforme du
désert. Le désert est une peau de panthère, disent les indi-
gènes ; le désert, plaine immense dont le regard songe vaine-
ment à percer les profondeurs, et dont les rares ondulations
provoquent des jeux de lumière d'un effet merveilleux.
Quand l'empereur parcourut l'oasis, on remarqua qu'une
foule d'improvisateurs arabes s'étaient donné rendez-vous à
Biskra; ces bardes berbères, avec leurs instruments pri-
mitifs, chantaient les louanges du grand sultan des Fran-
çais. Autour d'eux se pressaient les femmes des Ouled-Naïi,
au visage bizarrement tatoué, au costume étrange; avec des
battements de mains cadencés, elles accompagnaient le chan-
teur, l'interrompant parfois par de stridents you! you!
Le soir, Napoléon III monta sur la terrasse de la caserne
d'où l'on aperçoit le désert dans toute sa beauté. Touristes
qui visitez Biskra, n'oubliez pas de monter sur la terrasse de
la caserne ! Bien mieux que du haut du col de Sfa, vous
verrez la mer de sable s'étendre à perte de vue ; le meilleur
moment est le coucher du soleil. Le ciel embrasé se revêt
— 232 —
d'une splendeur indéfinissable qui contraste avec la teinte
grise du sol, et la lumineuse transparence de l'atmosphère
recule à l'infini les bornes de l'horizon.
Le chef de l'Etat ne voulut pas quitter l'Algérie sans dire
adieu à l'armée. Trois colonnes expéditionnaient dans la
région des Babors en petite Kabyhe; elles interrompirent
leurs opérations pour venir se masser à Bougie, où l'empe-
reur, toujours escorté par la flotte cuirassée, vint débarquer
le 7 juin et les passa en revue sur les rives de la Summam, au
bord de la mer. Le décor était véritablement merveilleux; le
corps expéditionnaire s'allongeait dans une plaine boisée
surplombée de hautes montagnes, et en face la flotte cui-
rassée était ancrée dans la magnifique baie de Bougie. Grâce
à la transparence de l'atmosphère, on eût dit que les deux
panoramas, celui de la terre et celui de la mer, se confon-
daient. Emerveillé de ce spectacle féerique, chaque soldat,
chaque marin emporta de Bougie un heureux et ineffaçable
souvenir.
Nous sommes de ceux-là.
L'armée d'Afrique fut remerciée des services qu'elle avait
rendus au pays par la proclamation suivante :
« Soldats de l'armée d'Afrique !
« Je veux, avant de retourner en France, venir vous
« remercier de vos travaux et de vos fatigues. En visitant
« tous ces lieux paisibles aujourd'hui, mais témoins, depuis
« trente-cinq ans, de luttes héroïques, j'ai ressenti une vive
« émotion. Sur cette terre, conquise par vos devanciers et
« par vous, se sont formés ces généraux illustres et ces
« soldats intrépides qui ont porté nos aigles glorieuses dans
« toutes les parties du monde.
« L'Afrique a été une grande école pour l'éducation du
u soldat ; il y a acquis ces mâles vertus qui font la gloire des
« armées et sont les plus fermes appuis d'un empire. En
« apprenant à affronter le danger et à supporter les priva-
<( tiens, à mettre Thonneur et le devoir au-dessus de toutes
<( les jouissances matérielles, il a senti son âme s'ouvrir à
— 233 —
« tous les nobles sentiments; aussi jamais dans vos rangs
« la colère n'a survécu à la lutte; parmi vous aucune haine
« contre Tennemi vaincu, aucun désir de s'enrichir de ses
« dépouilles; vous êtes les premiers à tendre aux Arabes
« égarés une main amie et à vouloir qu'ils soient traités
« avec générosité et justice, comme faisant partie désor-
«■ mais de la grande famille française.
« Honneur soit donc rendu à ceux qui ont versé leur sang
« sur cette terre, dont la possession, depuis tant de siècles,
« a été disputée par tant de races différentes!
« Soldats de Staouëli, de Mouzaïa, de Constantine, de
« Mazagran, d'Isly, de Zaatcha, comme vous tous qui venez
«■ de combattre dans les plaines arides du désert ou sur les
« cimes presque inaccessibles de la Kabylie, vous avez bien
« mérité de la Patrie et par ma voix la France vous
« remercie. »
Napoléon III retourna en France dès la revue de Bougie.
Il avait pu constater avec satisfaction les progrès accom-
plis, et s'était même transporté à la Trappe, désirant vérifier
lui-même si le maréchal Bugeaud avait dit vrai en prédisant
le plus bel avenir à l'œuvre de colonisation entreprise
par les moines de Staouëli. On avait d'ailleurs rappelé au
souverain ces mots du baron Dupin écrivant au maire
d'Alger: «Vos cent cénobites ont réalisé des merveilles
Il ne s'agit plus de renouveler dans les thébaïdes l'ascé-
tisme des contemplations inoccupées, mais d'ajouter à la
prière les miracles du travail, appliqués à la nourriture des
pauvres et des malheureux. »
Les Trappistes de Staouëli furent seulement avertis la
veille de la visite de l'empereur. En quelques heures, ils
garnirent la grande avenue conduisant au monastère
d'orangers en fleurs, de lauriers-roses, de géraniums et de
palmiers. Des guirlandes de fleurs coururent à travers le
feuillage des arbres, et deux arcs de triomphe de verdure,
pavoises de drapeaux tricolores, s'élevèrent sur l'allée
extérieure et à l'entrée principale. Une plantation de lau-
— 234 —
riers-roses fat simulée à droite et à gauche de la route que
devait suivre le souverain.
Nous faisons grâce à nos lecteurs des détails de la
réception. Rappelons seulement que Napoléon, s'étant in-
formé du nombre des religieux de la communauté, apprit
avec étonnement que parmi eux figuraient beaucoup d'an-
ciens soldats, dont au moins une douzaine avaient appar-
tenu à la garde impériale. Le général Fleury reconnut un
de ses anciens guides (1), du nom et de la descendance de
Godefroy de Bouillon; il était frère commissionnaire et
faisait les courses à Alger. L'empereur se fît présenter cet
ancien militaire converti, lui demanda s'il était satisfait
d'être à la Trappe, et parut surpris de la réponse affirmative
qui lui fut faite ; il l'aurait été bien davantage s'il eût
entendu la conversation du général Fleury avec son ancien
soldat, un instant auparavant.
u — Gomment, dit le général, vous est venue l'idée d'en-
trer à la Trappe? Je ne me serais jamais douté que du régi-
ment des guides on passât dans le cloître. Ce n'est certaine-
ment pas moi qui vous ai inspiré cette vocation!
« — Je vous demande pardon, mon général, c'est vous
qui me l'avez donnée.
(( — Gomment moi ! et comment cela?
« — Vous m'avez si bien appris à obéir, que la discipline
du cloître ne m'a pas paru au-dessus de mes forces. »
Au réfectoire on présenta à l'empereur les mets de la
communauté : c'était ce jour-là du riz et une soupe au sel et
à l'eau.
'-( — Monseigneur, dit malicieusement le souverain en se
tournant vers l'évêque d'Alger, en avez-vous goûté? »
La réponse du prélat, réponse muette, fut extrêmement
spirituelle. Il se borna à lever les yeux sur une sentence
accrochée au mur d'en face et ainsi conçue :
Goûtez les choses d'en haut, et non celles de la tey^e.
(i) Les hussards de la garda impériale s'appelaieat guides.
— 235 —
Les visiteurs furent émerveillés en parcourant les alen-
tours du monastère. A la ferme, les Pères avaient retenu
tous les troupeaux qui comprenaient 115 bœufs, vaches ou
génisses, 400 moutons mérinos, 400 porcs, 16 chevaux ou
mulets, et 52 chèvres d'Angora donnant le cachemire. Dans
une vaste garenne on voyait une armée de lapins et dans
une grande basse-cour piaillaient d'innombrables volailles ;
le rucher contenait plus de 200 ruches. Les atehers orga-
nisés par les Religieux consistaient en forge, ferblanterie,
charronnage, menuiserie, tannerie, cordonnerie, bourrel-
lerie, distillerie de 9 alambics pour les essences et les
alcools. On voyait une pharmacie avec un appareil pour
la distillation des plantes pharmaceutiques, un atelier de
peinture, une magnanerie, un atelier de tourneur, un ateher
de reliure, une buanderie, une boulangerie, une laiterie, une
fromagerie. La tonnellerie était à proximité des caves qui
étaient au nombre de trois, dont Tune avait 65 mètres de
long sur 12 de large, et qui recevaient annuellement
1.500 hectolitres de vin blanc et rouge, produit de 50 hectares
de vigne.
Aujourd'hui, aprôs vingt ans, il est inouï de constater ce
que la culture de la vigne a produit entre les mains des
moines travailleurs.
Lors de la visite de l'empereur en 1865, toutes les bâtisses
de StaouëH étaient à peu près terminées. Outre les ateliers
dont nous venons d'exposer la nomenclature, l'abbaye pos-
sédait plusieurs mouhns ; elle avait son monastère, ses
cloîtres, sa chapelle, son hôtellerie, et un mur d'enceinte.
On avait concédé aux Trappistes 1.000 hectares; 500 étaient
défrichés et en plein rapport, et 100 prêts à l'être. Tel était
le résultat de vingt années de travail. Depuis cette époque,
les terres qui n'ont pas été jugées susceptibles de culture
ont été complantées d'arbres d'essence forestière ou aban-
données à la vaine pâture.
Les Pères ont des jardins immenses, des vergers, et
cinq orangeries donnant annuellement plus de 200.000
— 286 —
oranges. Les jardins et les vergers sont constamment irri-
gués, grâce à quatre grands bassins alimentés par quatre
puits noria. Un autre bassin reçoit les eaux d'une ancienne
fontaine romaine. Les Religieux, comme on le voit, ont
utilisé un des travaux hydrauliques entrepris par les pre-
miers colonisateurs. Si on avait procédé de la sorte depuis
trente ou quarante ans, la colonie serait autrement pros-
père qu'elle ne l'est aujourd'hui.
Les Trappistes ont pratiqué avec avantage sur leurs
terres, et partout où c'était possible, la difficile opération
du drainage. On sait que l'eau est un trésor pour l'Algérie.
Toutes les propriétés des colons devraient être sillonnées,
comme à Staouëli, de canaux d'irrigation en maçonnerie,
sinon de conduits en terre, en plomb ou en fonte.
II
Notre intention n'est pas d'ajouter un chapitre aux
annales de Cîteaux, et de décrire les mœurs des Trap-
pistes ; mais comme historien nous devons rappeler ici un
épisode important de la colonisation officielle de l'Algérie.
Après la rupture du traité de la Tafna, avant l'arrivée
du général Bugeaud, on se demandait anxieusement quel
allait être l'avenir de notre grande colonie africaine. Reste-
rait-elle un champ de bataille et les sacrifices déjà consentis
pour elle étaient-ils destinés à devenir stériles ?
Alors se produisit un immense déploiement de bonne
volonté. Bien des systèmes furent mis en avant, et il y
aurait véritablement injustice de notre part à passer sous
silence les services rendus à la colonisation par des moines
laboureurs qui furent de remarquables colons et de vigou-
reux pionniers de la civilisation. M. de Corcelles, un député
catholique, après un séjour de plusieurs mois en Algérie se
demanda pourquoi tant d'expériences avaient si malheu-
reusement échoué, et osa déclarer qu'il fallait « introduire
une goutte de sainteté dans la caverne africaine. »
Avec la compétence que lui donnait une certaine con-
naissance du pays, il rédigea un Mémoire à l'adresse de
M. Yillemain, ministre de l'Instruction publique dans le
cabinet Soult-Guizot. « Le clergé, disait M. de Gorcelles,
me paraît appelé à jouer un grand rôle en Algérie; il a
réussi auprès de l'armée, auprès de beaucoup de colons,
de ceux surtout qui viennent de l'Europe méridionale, et
qu'il est très heureux de voir se rattacher par ce lien à leur
patrie d'adoption (1). Les Arabes eux-mêmes lui rendent
hommage. »
Et plus loin :
(( La colonie cessera d'être française si elle n'est chré-
tienne. Sous ce rapport, l'introduction d'une congrégation
religieuse dans les cultures de l'Algérie serait assurément
très salutaire. Les Trappistes, par exemple, apporteraient
là une expérience agricole fort précieuse, et surtout des
exemples de sainteté de nature à émouvoir vivement l'imagi-
nation des indigènes qui, à travers les vices de l'islamisme,
ont pourtant un respect particuher pour les hommes revêtus
d'un caractère religieux, et surtout pour les prêtres catho-
liques dont la vie est bienfaisante, et dont la mission serait
de les réduire par de telles armes. »
Toutes les opinions sont respectables aux yeux de celui
qui se place au-dessus des petites passions de notre temps
et qui prend la liberté, la liberté d'opinion surtout, dans son
acception la plus large. Nous dont le but est de rendre
justice à tous ceux qui ont apporté leur petite pierre à notre
magnifique établissement dans l'Atrique du nord, nous croi-
rions manquer à nos devoirs d'impartialité en néghgeant
d'exposer le résultat des démarches de M. de Gorcelles et
l'installation des Trappistes à StaouëH.
Le maréchal Soult, dans sa tolérance éclairée, ne repoussa
(1) Ne (lirait-on pns que ces lignes ont été écrites pour justifier d'avance
l'GAivre do Mgr Lavigerie, en Algérie ot en Tunisie?
— 238 —
pas en principe le projet que lui soumettait M. de Corcelles
et fit nommer une commission de pairs et de députés,
avec la charge d'étudier la question algérienne et les
moyens de coloniser par l'intermédiaire des congrégations
religieuses.
Sur ces entrefaites, le curé de Constantine, l'abbé Land-
mann, vint en France demander au Supérieur des Trap-
pistes s'il ne consentirait pas à envoyer une partie de ses
moines en Algérie, avec mission d'y fonder une maison.
Le Supérieur répondit qu'il y avait déjà songé, et autorisa
son interlocuteur à le faire savoir à M. de Corcelles qui,
sans perdre un moment, en parla au ministre de la guerre.
« — Ecrivez au Supérieur des Trappistes, répondit Soult,
que, s'il veut établir une ferme dans la colonie, le gouver-
nement lui donnera des terres dans la partie la plus fertile
et la mieux protégée, et favorisera son entreprise par
toutes les ressources à sa disposition. Je désire qu'il
m'adresse promptement un rapport à ce sujet. »
Quelques-uns de nos lecteurs croiront naïvement qu'après
cet acquiescement du maréchal, les choses marchèrent
rondement. Hélas ! ils sont loin de compte et n'ont pas
une idée suffisante des imperfections de cette adminis-
tration que l'Europe persiste à ne pas nous envier.
M. de Corcelles se mit en relation avec le R. P. Pierre
Hercelin, en religion Dom Joseph-Marie, abbé de la Grande-
Trappe à Aiguebelle. Dom Joseph-Marie promit aussitôt
d'aller en personne, avec un de ses Frères, visiter l'Algérie
afin d'examiner sur les lieux s'il était possible de réaliser
l'apostolat d'un genre nouveau auquel on le conviait. De
son côté Soult accorda le passage gratuit aux deux explo-
rateurs, leur donna une lettre de recommandation pour le
général Bugeaud, gouverneur de la colonie, prescrivit au
€omte Guyot, directeur de l'intérieur à Alger, de mettre à
la disposition des Religieux l'escorte nécessaire à leur
sûreté, et l'engagea au surplus à les entourer de tous
les renseignements que pourraient fournir les employés
— 239 —
du cadastre sur la valeur des emplacements qu'ils choisi-
raient.
Le P. Pierre Hercelin s'embarqua peu de jours après avec
Dom Orcise, religieux d'Aiguebelle. Les deux moines visi-
tèrent les provinces d'Alger et de Constantine, et la ferti-
lité merveilleuse de la terre d'Afrique, ses magnificences
de végétation les éblouirent. Absolument convaincus de
l'immense avenir réservé à notre grande colonie transmé-
diterranéenne, persuadés que les visages pâles et fiévreux
en disparaîtraient dès les premiers défrichements, et que
le sol n'était insalubre que parce que l'incurable paresse
orientale y avait provoqué la destruction des travaux d'assai-
nissement faits par les Romains et la dévastation systéma-
tique de cet ancien grenier de Rome, ils résolurent d'établir
une maison de Trappistes dans les environs de Bône.
Quand les deux voyageurs rentrèrent en France, en
juillet d842, il semblait que l'utile projet d'une colonie à
établir en Afrique par la main des moines dût se réahser
sur l'heure. 11 n'en fut rien. Après plusieurs mois, l'admi-
nistration déclara qu'ayant obtenu des renseignements
opposés à ceux qu'avait recueilhs Dom Hercehn, elle n'ap-
prouvait pas le choix de la plaine de Bou-Hadjar dans la
subdivision de Bône pour l'établissement de la Trappe afri-
caine. Puis eHe réclama: 1° l'état nominatif et détaillé du
personnel de la fondation projetée ; 2° le chiffre des res-
sources dont disposait l'Abbé, et 3° l'énoncé des projets
de culture qu'il avait conçus.
Dom Hercelin fournit un rapport donnant le nom de qua-
rante-cinq Religieux, déclarant que l'avoir de la future
communauté s'élevait à vingt mille francs, et spécifiant que
les futurs colons feraient de l'agriculture en grand et s'ef-
forceraient de grouper autour d'euxles familles européennes
et arabes qui voudraient partager leurs travaux et profiter
de leurs exemples. Ce rapport se terminait ainsi : « Les
moines de Gîteaux ont défriché les déserts de la France et
hâté l'œuvre de la civihsation. L'histoire qui raconte les
— 240 —
prodiges qu'ils ont accomplis nous donne la confiance que
nous serons comme eux utiles à notre patrie en priant et
en travaillant pour elle. »
Ce patriotique langage obtint un véritable succès au minis-
tère de la guerre. Mais les bureaux présentèrent une nou-
velle exigence ; le Supérieur de la Trappe fut invité à envoyer
à Alger une personne de confiance pour s'entendre avec
le Directeur de l'Algérie sur la nature, la qualité et l'em-
placement des terrains qui devaient être concédés. Dom
Hercelin désigna le P. Gabriel (Le Tertre de Mayence)
porté sur son état nominatif comme économe et directeur
des travaux.
Pendant que ce dernier, accompagné d'un Frère con-
vers, entreprenait son voyage, un revirement se produisit.
M. Melcion d'Arc, directeur des affaires d'Algérie au minis-
tère de la guerre, déclara qu'on ne pouvait rien pour nos
moines, et éluda toutes les questions qui lui furent faites.
On apprit alors qu'une maison de Trappistes, située dans le
diocèse de Besançon, avait demandé des secours au gou-
vernement. Grand émoi dans les sphères ministérielles ; le
ministre des cultes avait conclu que la chose était impos-
sible pour une congrégation non autorisée. Son collègue de
la guerre ayant répliqué qu'il n'envoyait pas à Alger des
congréganistes,mais des colons de la meilleure espèce, des
colons qui ne parlent pas mais qui agissent, M. Villemain
répondit : « Les populations s'effraient de voir les maisons
de la Trappe faire effort pour se multiplier partout. »
Comme tous les présidents de conseil, le maréchal Soult
redoutait les orages parlementaires. On résolut dès lors de
laisser à l'administration coloniale l'initiative de toutes les
faveurs promises depuis plus d'un an. C'était renvoyer la
balle à M. Melcion d'Arc, qui se déroba à son tour en enga-
geant M. de Corcelles à s'adresser directement au général
Bugeaud.
Le député écrivit au gouverneur de l'Algérie une lettre
chaleureuse, dans laquelle, le suppliant d'essayer les Frères
— 241 —
Trappistes, il lui disait, entre autres choses : « Pourquoi
votre intention de faire des concessions de terre à d'an-
ciens soldats, et de les récompenser de la sorte en nous
assurant des villages résistants, disciplinés et honnêtes, ne
se concilierait-elle pas avec l'assistance d'une association
religieuse renommée par ses cultures et ses vertus ? Vous
redoutez avec raison les faux colons, c'est-à-dire les aven-
turiers qui menacent d'envahir notre sol africain, et de n'y
apporter que les éléments les plus contraires à l'enfantement
d'une seconde France. Vous ne repousserez aucun concours,
à la condition qu'il ne vous expose pas aux désordres, à
l'incapacité et aux discordes de l'écume de nos villes. »
Cependant le P. Gabriel, accompagné d'un géomètre,
parcourait candidement les massifs du Sahel d'Alger, sans
songer aux déceptions qui se préparaient pour lui.
Bugeaud avait des idées bien arrêtées sur la colonisation,
et ne croyait que peu d'abord à son avenir par les céliba-
taires qu'on lui proposait d'accepter. Il répondit toutefois à
M. de Corcelles qu'il placerait cette colonie de Trappistes
dans le heu qu'ils choisiraient, et qu'il leur donnerait tous
les secours dont il disposerait pour faciliter leur établisse-
ment. Mais, en 1843, le général était presque toujours en
expédition, de sorte que le P. Gabriel ne pouvait guère s'a-
dresser qu'au directeur de l'intérieur à Alger, M. le comte
Guyot, qui avait réellement des scrupules, des raffinements
de légalité qui engageaient les négociations dans des voies
inextricables.
Le maréchal Soult, sur les instances de M. de Corcelles,
finit par donner au comte Guyot l'avis formel de terminer,
tout obstacle cessant, l'affaire de la concession. En même
temps que cet ordre arrivait à Alger, le général Bugeaud
était de retour de sa grande expédition de la province
d'Oran. Dès lors, tout marcha rapidement ; il fut arrêté que les
Religieux auraient à StaouëU une concession de 1.020 hec-
tares de terres, avec des vivres pour un an, et une subven-
tion de 60.000 francs pour les aider à élever les bâtiments
RÉCITS ALGÉRIENS. — 2° SlCRIE. 16
— 242 —
nécessaires à l'exploitation. L'acte officiel revint de France,
avec l'approbation du gouvernement, fin mars 1843.
Mais le P. Gabriel découvrit dans sa rédaction des
phrases changeant entièrement le sens des concessions.
Ainsi Tacte déclarait que les Trappistes auraient seulement
l'usufruit des terres concédées. Celles-ci devaient être mises
en culture dans le délai de cinq années, et par cinquième au
moins annuellement, et Ton n'accordait qu'un délai d'un an
pour édifier les constructions. L'administration se réservait
le droit, en cas d'infraction à ces clauses, de résoudre la
concession et de chasser les bénéficiaires ; elle spécifiait de
plus que la Société ne pourrait hypothéquer, aff'ermer, di-
viser, même à titre temporaire, la totalité ou une partie des
immeubles concédés.
Ces conditions draconiennes étaient absolument inaccep-
tables.
Le R. P. Dom Hercelin, à Aiguebelle, préparait le départ
de sa colonie algérienne, quand il reçut une lettre indignée
du P. Gabriel, avec copie de l'acte de concession. Il n'hé-
sita pas un instant; il enjoignit au P. Gabriel de rentrer en
France, en le priant de ne pas même essayer de faire
modifier les clauses qu'on voulait imposer.
« — Si les Trappistes, dit fièrement le supérieur général,
veulent acquérir une ferme-modèle en Algérie, ils achèteront
des terres qu'ils cultiveront comme bon leur semblera; mais
ils ne seront jamais les fermiers de M. le comte Guyot et de
n'importe quel directeur civil. Ce serait fohe d'y songer. «
En même temps, Dom Hercelin écrivait qu'en présence
des difficultés soulevées contre les sociétaires par l'admi-
nistration civile, il se voyait dans l'obligation de renoncer
à ses faveurs.
Mais les protecteurs des moines ne se décourageaient
pas. Ils savaient le maréchal Soult et le général Bugeaud
parfaitement disposés pour la colonisation partielle de TAl-
gérie par la main de ces travailleurs, et pensaient justement
que ces illustres hommes de guerre ignoraient les méfaits
— 243 —
administratifs de M. le comte Guyot. D'ailleurs, la prise de
la Smala d'Abd-el-Kader venait de réjouir tous les cœurs
vraiment français en prouvant que Témir n'était pas invulné-
rable, et qu'il y avait possibilité d'en finir avec lui une fois
pour toutes. L'Algérie française respirait.
Le maréchal Soult déclara que l'œuvre commencée sous
son patronage serait menée à bonne fin, et qu'en consé-
quence il ne voulait plus que l'affaire de la colonie des Trap-
pistes fût traitée à Alger. Il chargea une commission, dont
faisaient partie MM. de Corcelles, le duc Decazes et le gé-
néral Bellonet, de formuler un nouvel acte de concession,
où il serait tenu compte des plaintes formulées par les
Trappistes.
Dès le début de son travail, la commission eut connais-
sance d'une lettre du Père Abbé, revenant sur le refus ex-
primé d'abord au comte Guyot de suivre les négociations.
Après avoir expliqué que la condition de succès d'un éta-
blissement agricole en Algérie ne pouvait se trouver que
dans sa durée, Dom Hercelin s'exprimait en ces termes :
« Toute fondation précaire est par avance frappée de sté-
rilité, car qui n'a pas l'avenir pour soi n'est pas maître du
présent. C'est pour cela même que les simples usufruitiers
ne défrichent ni n'améhorent; heureux encore le maître ou
le nu-propriétaire, si ces possesseurs précaires passent sur
le sol sans l'épuiser. »
Et il ajoutait :
« Gomment n'a-t-on pas senti que pour répondre digne-
ment à l'attente du gouvernement, nous avons besoin plus
que tout autre de la liberté d'action qu'on ne refuse pas à un
simple particulier?
« Le travail intelligent et opiniâtre, disait-il encore, la dis-
tribution régulière du temps, la subordination et l'économie,
inspirés et soutenus par des motifs d'un ordre supérieur,
sont sans contredit des conditions de succès, mais elles ne
se concilieront jamais avec l'existence précaire et dépen-
dante d'usufruitiers à qui on retient d'une main ce qu'on
— 244 —
donne de l'autre, en les soumettant à la révocation la plus
arbitraire.
« Pour défricher une terre vierge comme celle d'Afrique,
il faut une mise de fonds qui excède la valeur du sol ; l'usu-
fruit serait à peine la rente du capital déboursé, mais le
capital lui-même resterait sans représentation et sans ga-
rantie. Nous le disons donc avec une respectueuse franchise
et une abnégation entière de tout autre intérêt que celui du
bien général : nous voulons bien arroser de nos sueurs un
coin de la terre africaine ; mais, sous peine de manquer le
but, il faut que nous soyons propriétaires comme les autres
colons et libres comme eux. »
Les choses marchèrent alors rondement ; la commission
de Corcelles rédigea en quelques jours l'acte de concession,
et, le 23 juin 1843, une Société civile fut étabhe par-devant
notaire entre tous les religieux bénéficiaires.
Dès le lendemain, le Père Abbé appela à Paris le P. Fran-
çois Régis (i), en lui apprenant qu'il était placé à la tête de
la Trappe de Staouëli.
Dom Hercelin et le P. François Régis se rendirent ensuite
chez le maréchal Soult et l'acte de concession fut soumis
à la signature des deux rehgieux. Le P. François Régis
objecta d'abord que le nouveau traité ne différait du
projet élaboré par le comte Guyot que par la promesse
accordant aux sociétaires un titre de propriété définitive,
après l'accomplissement des conditions qu'on leur imposait.
« Le gouvernement, dit-il, ne voit dans les Religieux que
leur talent d'agriculteurs et ne pense qu'à bâtir une ferme,
sans se préoccuper d'élever un monastère. Faire un monas-
tère provisoire serait aussi déraisonnable que dangereux :
déraisonnable, car on perdrait ainsi follement une somme
considérable; dangereux, car, la santé des Rehgieux étant
mal protégée contre la pluie et le soleil par des construc-
tions imparfaites, on s'exposerait à rentrer, au bout de
(1) Le P. François Régis appartenait à la très ancienne famille de Martrin
Donos dans le département du Tarn.
— 245 —
quelques mois, impuissants et vaincus par d'insurmontables
difficultés. »
Partant de ce principe, le P. François Régis protesta
contre la modicité de la subvention allouée :
« — Que sera, dit-il, la faible somme de soixante mille
francs, pour entreprendre à la fois les importantes cons-
tructions d'un monastère, la mise en culture des terres et
Tachât des animaux de la ferme? De plus, cette somme doit
être restituée au gouvernement et les intérêts paj^és jusqu'à
la restitution complète. Quelle défiance et quelle lésinerie
envers des hommes dont on sollicite le dévouement!
« — Il faut tenir compte, répondit le maréchal Soult,
des préjugés et des dispositions peu favorables du plus
grand nombre des députés. Si je vous accordais des condi-
tions plus avantageuses, j'ameuterais contre vous tous les
aboyeurs de la Chambre. »
Après avoir accompagné cette énergique parole d'un
geste de suprême dédain, le maréchal ajouta :
« — Permettez-nous de vous laisser dans le droit com-
mun; cela ne nous empêchera pas de vous favoriser. Mar-
chez bien : loin de vous demander de l'argent, nous vous en
donnerons. »
Les conventions, définitivement signées le 18 juillet 1843,
furent aussitôt publiées par le Moniteur algérien. Le mois
suivant, le P. François Régis, accompagné du P. Gabriel,
partit pour Alger afin de préparer une installation provi-
soire à ses Rehgieux. En débarquant, il se présenta au
général Bugeaud , qui venait de recevoir son bâton de
maréchal de France.
(( — Ah! dit le nouveau maréchal avec une brusque bon-
homie, c'est vous les Trappistes? Vous savez, ce n'était
pas mon avis. Il ne faut pas de célibataires pour coloniser
l'Algérie; mais je suis soldat, vous m'apportez des lettres
du ministre de la guerre qui est mon chef : j'obéirai. Je vous
accepte donc comme les enfants les plus intéressants delà
famille coloniale. Messieurs, vous ne ferez pas plus de mi-
— 246 —
racles que les autres; je vous préviens que vous rencon-
trerez de grandes difficultés. Lorsqu'elles vous paraîtront
insurmontables, venez me trouver. Quand voulez-vous com-
mencer?
« — Le plus tôt sera le mieux, répondit le P. François
Régis.
« — Eh bien! reprit le maréchal, revenez dans quelques
heures. Je vais faire rassembler mon conseil, et tous
ensemble nous verrons ce qu'il y a de mieux à faire. »
Quelques heures après, le conseil était réuni. On intro-
duisit les deux moines, et le maréchal prit la parole.
« — L'établissement projeté, dit-il, est appelé à faire un
grand bien. On peut compter sur les Trappistes, qui sont
avant tout des hommes de discipline et de travail. Il faut
donc les seconder par tous les moyens en notre pouvoir. »
Et le vieux soldat, avec son esprit éminemment pratique,
distribua à chacun sa tâche :
« — Vous, monsieur l'intendant, dit-il, vous donnerez
aux Trappistes des tentes pour s'installer provisoirement,
et vous organiserez pour eux un service de mulets et de
prolonges avec des rations comme pour la troupe.
« Vous, monsieur le directeur du génie, vous monterez
leurs ateliers et leur procurerez tous les outils nécessaires
au tarif employé dans votre service.
« Vous, monsieur le directeur des pénitenciers, vous allez
détacher à Staouëli soixante de vos condamnés. »
Se tournant ensuite vers les Pères :
« — Vous m'avez dit ce matin, demanda-t-il, que vous
désiriez commencer le plus tôt possible; il ne faudrait pas
attendre pour cela les pluies d'hiver. Quel jour fixez-vous?
« — Le 20 août, répondit le P. François Régis, c'est-à-
dire d'aujourd'hui en huit. C'est la fête de notre Père saint
Bernard; cela nous portera bonheur.
« — Eh bien! dit le maréchal, le 21 nos hommes et notre
matériel seront mis en route ; soyez là pour les recevoir. »
Le lendemain de cette scène, les deux Trappistes visi-
— 24; —
tèrent la concession qu'on venait de donner à leur maison.
Arrivés au-dessus de Dely-Ibrahim, le curé de Mustapha,
que l'évêque d'Alger avait délégué pour les accompagner,
leur montra un vaste terrain couvert de broussailles, et leur
dit : « C'est là! »
Le P. François Régis eut le cœur serré en contemplant
cette terre promise, ce pays enchanté qu'on lui avait
dépeint sous de si riches couleurs. Où étaient les rosiers qui
croissaient sans effort et sans culture dans le ravissant pays
de Staouëli ; où étaient les touffes de lauriers-roses qui
bordaient les Iraîches rivières ; où étaient les massifs d'oran-
gers qui embaumaient l'air? A la place de toute cette végé-
tation enchanteresse, on ne voyait que l'horrible palmier-
nain, qui couvrait le sol avec une désespérante fécondité.
Le pauvre moine s'assit à côté d'une longue pierre
noire, au milieu des ruines d'un vieux camp établi à côté
de la redoute construite en 1830 par le lieutenant du génie
de Lamoricière. Sous cette pierre reposait le fils du maré-
chal de Bourmont. Le souvenir des paroles que prononça le
jeune martyr du devoir militaire avant d'expirer réconforta
un peu le P. François Régis; Amédée de Bourmont avait
dit : <( Qui de mes camarades ne voudrait avoir ainsi payé
la victoire? »
Le Supérieur de la nouvelle Trappe s'avança jusqu'à
l'endroit désigné pour remplacement du monastère. Là
s'élevait, magnifique et solitaire, un antique palmier qui
donnait naissance à plusieurs rejetons vigoureux (1).
Sous ce vieux palmier, pendant la bataille de Staouëli
en 1830, était venu s'asseoir Ahmed, bey de Gonstantine;
le chef turc pensait que les canonniers d'Ibrahim-Agha lui
laisseraient le temps de déguster une tasse de café et de
fumer une pipe avant de se lancer sur les Français avec
les goums qu'il avait ramenés de l'est. Ses serviteurs
avaient déjà étalé les parasols, quand une charge du
(1) On voit encore ce groupe de palmiers dans la cour du monastère de
Staouëli.
— 248 —
17^ chasseurs à cheval vint interrompre leurs préparatifs.
Ahmed eut à peine le temps de remonter à cheval, en
abandonnant à nos chasseurs sa tente, son parasol, son
tapis, sa pipe et ses tasses encore toutes brûlantes.
Ce palmier rappelle un autre souvenir ; c'est à son ombre
que fut célébrée, par les aumôniers de l'armée française,
la messe d'actions de grâces le lendemain de la bataille.
Le 18 août, les Frères Trappistes revinrent à Staouëli,
accompagnés cette fois par le capitaine du génie Renoux.
Cet officier prit à tâche d'encourager Dom François Régis,
et ses bonnes paroles dissipèrent dans l'âme du brave
religieux les anxiétés qui s'y étaient produites tout
d'abord.
Au jour fixé, arriva la petite armée de travailleurs
promise par le maréchal Bugeaud. Elle se composait de
cinquante condamnés militaires accompagnés de leurs sur-
veillants, et de quelques sapeurs du génie conduisant les
prolonges chargées de matériel, d'outils et de tentes. Le
camp fut aussitôt installé ; puis, le capitaine Renoux dressa
le plan du futur monastère, plaça les premiers jalons
et détermina la largeur des fondations. Il sauta ensuite à
cheval, et en moins de deux heures eut découvert plusieurs
carrières de sable et de moellons.
Le lendemain 22 avril, le P. François Régis organisa le
travail. Voulant traiter avec ménagement les hommes mis
à sa disposition, il décida que les condamnés travailleraient
de six heures du matin à dix heures, se reposeraient jusqu'à
deux heures du soir,, pour travailler ensuite jusqu'à cinq
heures. Ce n'était pas beaucoup leur demander. Les ou-
vriers maçons se mirent à construire un four à chaux, et
les charpentiers commencèrent une maison en planches
destinée à servir provisoirement d'abri aux Religieux an-
noncés. A l'endroit où devait s'élever le monastère, le défri-
chement du sol fut entrepris le même jour ; on nivela la
terre, on arracha les lentisques et les palmiers-nains, et
sans désemparer, on commença à creuser les fondations.
— 249 —
Le capitaine Renoux avait orienté la principale façade
du monastère face au midi ; on voyait dans le lointain se
dérouler en arc de cercle la baie de Sidi-Ferruch, dont les
bords étaient nettement dessinés par une frange d'écume.
Les trois autres façades devaient former avec la première
un carré de cinquante mètres de développement. L'intérieur
de rédifîce aurait huit mètres de largeur, et le cloître, de
trois mètres cinquante de large, devait encadrer la cour
intérieure ou préau, destinée elle-même à former un jardin
carré de vingt-deux mètres de côté.
Le Père Abbé s'aperçut que quelques condamnés n'avaient
pas d'occupation ; il les conduisit dans la campagne, leur
donna un certain espace à défricher et promit une gratifi-
cation à ceux qui auraient bien travaillé. Il ne tarda pas à
s'apercevoir que les pénitenciaires manifestaient les plus
mauvaises dispositions. Le soir, il entendit ces ouvriers
forcés se répétant les uns aux autres :
« — Si ce capucin-là s'imagine que nous allons nous tuer
pour lui, il se fourre le doigt dans Vœil. »
Plus tard, quand les condamnés virent le P. François
Régis récompenser généreusement ceux d'entre eux qui
avaient bien accompli leur tâche, ils montrèrent une meil-
leure volonté ; il vint même un jour où l'Abbé les amena à
travailler gaîment avec la promesse, chaque fois que la
besogne était un peu rude, de leur faire boire un coup en
outre de la gratification promise.
Le 13 septembre, arrivèrent à Staouëli dix Frères con-
duits par les PP. Hilaire et Jean-Marie. Le lendemain,
les sapeurs du génie dressèrent, au centre des cons-
tructions commencées, un autel qui fut orné avec cette
simplicité austère que les militaires savent donner à leurs
œuvres. Pour le protéger contre les ardeurs du soleil, on
l'abrita sous une voûte de verdure formée avec des bran-
ches de myrte et de lauriers-roses entrelacées. Les Trap-
pistes arrivés la veille se demandaient pourquoi tous ces
préparatifs quand ils virent déboucher un cortège impo-
— 250 —
sant : l'évêque d'Alger avec tout son clergé, le gouverneur-
général et son état-major, le directeur des affaires civiles
et son personnel. Le P. François Régis avait voulu faire
une surprise aux nouveaux venus ; le 14 septembre était
le jour fixé pour la pose de la première pierre du futur
monastère.
Après la messe, l'évêque d'Alger parla avec éloquence
de l'union salutaire de l'épée, de la charrue et de la croix.
Rappelant une scène d'effusion qui avait eu lieu à l'arrivée
du cortège officiel entre les moines et le clergé colonial,
le prélat s'écria :
« Après ce premier moment d'attendrissement, nous
regardions au loin le tombeau de la Chrétienne (1), pieux
témoin de tant de scènes merveilleuses et auquel nous de-
mandions s'il en avait vu d'aussi extraordinaires. Derrière
lui se dessinaient les rumes de Théroïque Tipaza, la tour
blanchissante de Sidi-Ferruch. Nous nous laissions aller à
ce calme, à cette joie indéfinissable sous le charme de
Dieu. Et voici qu'un des frères, un des quatorze qui sont là,
se mit à raconter qu'en 1830, soldat du 26° de ligne, il avait
combattu dans ce même champ de Staouëh, qu'il avait de
ses mains intrépides travaillé à cette même redoute au
milieu de laquelle il recevait avant l'aurore, dans le vieux
blockhauss qui en défendait l'enceinte, la communion du
P. François Régis. »
Le ciment fut solennellement étendu, à la partie nord du
futur cloître, sur une assise de boulets, restes de la bataille
de Staouëli, recueillis dans la campagne environnante ;
sur ce ciment l'on posa la première pierre, pierre carrée
prise dans les ruines d'une villa romaine construite sur le
chemin de Sidi-Ferruch. Officiers, prêtres, civils, à la suite
du maréchal Bugeaud et de l'évêque d'Alger, frappèrent
(1) Un monument presque identique existe près de Batna, dans la province
de Constantine. Les Français lui ont donné le nom de tombeau de Sypliax. Ces
monuments, très antérieurs à Tarrivée des Romains en Afrique, étaient, croit-on,
la sépulture des rois berbères.
— 251 —
tour à tour, avec un maillet couronné de fleurs, quelques
coups sur la pierre déjà solidement établie.
En prenant congé du Supérieur de Staouëli, le gouver-
neur-général lui prit la main, la serra vigoureusement et
lui promit sa protection, non seulement pour obéir à ses
chefs et par respect de la discipline, mais par raison et par
conviction.
Le maréchal avait, quelques jours auparavant, laissé
échapper par boutade des paroles blessantes contre les
religieux en général, et les jésuites en particulier.
« — Cependant, lui dit son chef d'état-major, le général
Pélissier, qui avait toujours eu avec lui son franc-parler, je
vous ai entendu dire beaucoup de bien du P. Brumauld.
« — Et puis après ?
« — Après ? mais le P. Brumauld est un jésuite.
« — En êtes-vous sûr?
« — Parfaitement. »
Déconcerté un moment, Bugeaud répliqua :
« — Ce jésuite serait-il le diable, c'est un brave homme;
il fait le bien. »
Au lendemain de cette scène, il dictait à M. Léon Roches,
son interprète, cette fameuse lettre dans laquelle il prenait
la défense des jésuites, lettre que nous avons reproduite
précédemment (1).
A la fin de 1843, les Trappistes de Staouëli possédaient
déjà un superbe troupeau ; douze paires de boeufs mettaient
en mouvement quatre charrues défricheuses, et quatre
autres pour les petits labours. Soixante hectares, soigneu-
sement défrichés par plus de deux cents ouvriers, tant mili-
taires que civils et arabes, furent ensemencés. Des travaux
de drainage avaient capté les eaux stagnantes de la con-
cession, et de nombreux canaux irriguaient les cultures.
Mais on ne remue pas des terres nouvelles, en Algérie,
sans qu'il en sorte des germes de mort. Les Trappistes,
(1) Voir Récits algériens, l""» série.
- 252 —
ayant reçu deux convois de nouveaux frères, étaient
au nombre de quarante ; le premier qui succomba fut le
F. Reing. On l'enterra le 22 janvier 1844 dans l'ancienne
redoute Lamoricière, transformée en cimetière. Ce n'était
qu'un prélude, et ces religieux devaient par la suite payer
un rude tribut au climat. Le 14 juillet, le P. François Régis
<^crivait :
« Nous avons trente religieux hors de combat. Nos pau-
vres soldats tombent aussi comme des mouches. Hier on
m'a tiré presque tout le sang que j'avais, et on m'a con-
damné à un repos et à une diète de quatre jours. »
A mesure que l'automne approchait, le mal s'accrut ,
les chantiers de Staouëli furent bientôt désertés. Les
soldats trouvaient au moins un refuge à l'hôpital d'Alger,
mais les Religieux restaient sous l'influence du chmat. « Le
bât me blesse, écrivait mélancoliquement le Supérieur; si
je reste encore longtemps attelé, je vais m'abattre des qua-
tre pieds. » Quatre frères moururent dans le mois d'août,
six en septembre; total : onze religieux sur quarante. Ces
détails montrent combien la colonisation a dévoré d'exis-
tences.
Au commencement de 1844, une dépêche ministérielle,
adressée au directeur de l'intérieur à Alger, demanda un
rapport sur les progrès de la colonie de Staouëli. On
répondit que deux ailes du monastère étaient prêtes à rece-
voir la toiture, qu'une troisième était arrivée à hauteur du
premier étage, et que les fondements de la quatrième
étaient posés. On ajouta que soixante hectares étaient mis
en culture, vingt autres convertis en prairie, deux mille
cinq cents arbres plantés.
Et tout cela était l'œuvre de huit mois de travail !
Malheureusement, le Prieur s'aperçut que ces travaux
avaient épuisé les ressources de la communauté : tout était
dépensé, subvention du gouvernement et secours fourni
par la maison-mère d'Aiguebelle. Le P. François Régis se
souvint alors qu'à son arrivée à Alger , Bugeaud lui
avait dit : « Quand vous aurez de graves difficultés, venez
me trouver. » Il alla donc voir le gouverneur, qui le rassura,
Tencouragea, et lui dit que si le gouvernement ne pouvait
donner une nouvelle subvention, le conseil colonial dont
lui, maréchal, était président, l'accorderait.
A l'unanimité, en effet, le conseil colonial vota aux Trap-
pistes une subvention de trente mille francs ; mais le
gouvernement refusa de sanctionner cette décision.
La faillite s'annonçait. On était à la veille de ne plus
pouvoir payer les ouvriers.
L'excellent colonel Marengo, commandant les troupes
employées à la colonisation, prêta six mille francs au Père
Abbé. « Je n'ai que la cape et l'épée, écrivait le vieux sol-
dat à M. de Corcelles ; je suis à la veille de terminer ma
carrière militaire, je donne tout ce que j'ai. Il n'y a pas là
une question de religion seulement; il y a aussi une question
de civilisation. »
« Si l'affaire des Trappistes échoue, ajoutait le colonel, la
colonie recevra un terrible coup. On les a vus réussir par-
tout en Europe, et les ennemis de l'Algérie ne manqueront
pas de dire que leur non-réussite à Staouëli prouve que le
sol africain est improductif et incapable d'être colonisé. »
Le P. François Régis était un homme de résolution : il vou-
lut tenter en France un dernier effort. « Si j'échoue, dit-il,
nous prendrons Dieu et les hommes à témoin de l'impuis-
sance où Ton nous a réduits, et nous reprendrons le chemm
de la mère-patrie. »
Hélas ! combien de colons en ont fait autant I
Arrivé à Paris, le P. François Régis se rendit près du
maréchal Soult, qui le recommanda chaudement à M. de
Vauchelles, directeur des affaires dAlgérie au ministère de
la guerre. Il se rendit également chez la reine Amélie, qui
lui donna tout de suite six cents francs, et lui promit d'em-
ployer en sa faveur tout son crédit auprès du roi. Mais
les dispositions les plus favorables passent par une inter-
minable filière de procédés administratifs. Le Supérieur
— 254 —
se rebuta. Il rentra en Afrique avec une subvention de dix
mille francs de la maison-mère de la Trappe, et une autre
de neuf mille francs de la Propagation de la Foi.
Les travaux reprirent, grâce à ces secours et à la main-
d'œuvre militaire que le maréchal Bugeaud continua à four-
nir; mais, en 1846, quand ce grand homme de guerre rentra
en France, le général de Lamoricière, remplissant à Alger
lintérim de gouverneur-général, déclara que le soldat était
fait pour la guerre et ne devait pas s'abaisser aux vils tra-
vaux des champs (1) et fit revenir les travailleurs de Staouëli;
dès le lendemain, il reçut la visite du Prieur, qui lui dit :
« — Nous sommes venus en Algérie, parce qu'on nous
en a priés ; mais la première condition que nous avons posée
est le concours d'ouvriers militaires. Nous ne demandons
pas une faveur, mais l'exécution d'une clause de la con-
vention acceptée.
i( — Je n'aime pas, dit le général, que mes soldats fassent
le métier de terrassiers ou de laboureurs. J'aimerais mieux
que l'on vous donnât des secours en argent.
« — Et moi aussi, dit Dom François Régis, car avec les
trente mille francs que nous a alloués le conseil colonial
et dont nous n'avons pas vu le premier centime, nous au-
rions de vrais ouvriers, tandis qu'il nous faut employer
toutes sortes de non-valeurs, et des travailleurs dont la plu-
part sont inhabiles ou paresseux. »
Lamoricière n'était pas entêté; le lendemain même, il
renvoya à Staouëli cinquante hommes du pénitencier.
Que dire de plus ? A la longue se réalisèrent les mer-
veilles que Ton peut voir aujourd'hui. Au commencement
de 1846, les Rehgieux, au nombre de cent vingt-quatre,
occupaient trente ouvriers civils ; l'avenir du monastère
était assuré.
(1) Tel n'était pas l'avis du maréchal Bugeaud, qui pensait que le soldat
est plus apte aux travaux de la guerre lorsqu'il est habitué aux fatigues de
l'aerriculture.
255 -
m
Il nous reste à parler des rapports que les Trappistes
entretinrent avec les généraux de l'armée d'Afrique.
L'armée, cette martyre éternelle, cet objet de l'exécration
de ceux qui la voient résister à toutes les tentatives faites
pour la gardenatlonaliser, n'a jamais eu pour les prêtres
des haines aveugles et des colères irréfléchies. L'entreprise
de Staouëli était donc considérée d'un œil très favorable par
les militaires d'Algérie, et tous, du haut en bas de l'échelle
hiérarchique, voyaient avec sympathie travailler les moines,
pionniers eux aussi de la civilisation française.
Le départ de l'illustre vainqueur d'Isly, auquel les Trap-
pistes avaient des obhgations particulières, leur causa la
plus vive affliction. Elle se calma néanmoins lorsqu'ils
apprirent que le duc d'Aumale était désigné pour le poste
de gouverneur-général. Arrivé en mars 1847, le jeune
prince visita la Trappe dès le mois d'avril.
« — Monseigneur, lui dit le P. François Régis en le rece-
vant, l'Algérie a vu des moines mêlés à des soldats. Ils ont
déposé, les uns leurs fusils, les autres leurs chapelets, et,
armés de la bêche et de la pioche, ils dépensent leurs
efforts réunis à la grande œuvre de la colonisation. Le
sabre a fait la conquête ; le sabre et la pioche la conser-
veront. »
Le puissant concours du chef de la colonie fut acquis
aux Religieux. Ceux-ci ne se montrèrent pas des ingrats.
Quand le duc d'Aumale, après la révolution de Février, dut
quitter Alger, le Père Abbé était au premier rang de ces
courtisans du malheur qui accompagnèrent le prince à bord
du Solon.
Pourtant les Trappistes se demandaient avec inquié-
tude ce que la nouvelle République leur réservait. Les
— 256 —
gouverneurs qui se succédaient avec rapidité en Algérie
n'étaient pas hostiles aux Religieux ; mais une politique
ombrageuse leur permettrait-elle de se montrer favorables
à la colonisation par la main des moines? Chacun s'obser-
vait, tremblant de se compromettre. Ce n'était pas le mo-
ment de soUiciter l'échange, contre un titre définitif, du
titre de propriété provisoire donné aux fondateurs du mo-
nastère de Staouëli ; c'était moins encore celui d'obtenir
l'exonération de la somme de soixante-deux mille francs
qu'ils redevaient à l'Etat. Dom François Régis, n'étant pas
de ceux que les démarches effrayent, partit pour Paris,
encouragé par le général Charon, alors gouverneur de
l'Algérie.
Changarnier, ministre de la guerre, fît bon accueil au
persévérant Abbé qui réussit, avec un merveilleux talent, à
emporter d'assaut toutes les difficultés. A peine de retour
en Afrique, on lui notifia que, par décret du 8 octobre 1849,
le gouvernement présidentiel autorisait le préfet d'Alger à
délivrer un titre de propriété définitif aux Religieux de la
Trappe, pour la concession qui leur avait été attribuée
provisoirement le 11 juillet 1843. Restait l'exonération des
soixante-deux mille francs. Le Père François Régis revint
à Paris, et rappela cette parole du maréchal Soult : « Si
vous réussissez, loin de vous demander de l'argent, nous
vous en donnerons. »
De plus, il fît observer au général d'Hautpoul (1) que le
moment était venu, pour le ministre de la guerre de 1849,
d'acquitter les promesses faites par le ministre de la guerre
de 1843.
« — Nous ne demandons pas d'argent, dit-il. Nous pour-
rions rembourser la somme que nous devons à l'Etat, en
vendant tout ce que nous avons ; mais après, comment faire
de l'agriculture sans bétail, sans semences et sans instru-
ments ? »
(1) Successeur de ChaDgaruier au ministère de la guerre.
— 257 —
Dom François Régis triompha encore ; quelques jours
après, le décret d'exonération était signé.
En 1851 , un des visiteurs de la Trappe africaine fut M. Cré-
mieux, ancien membre du gouvernement provisoire de
1848. On le reçut courtoisement, et il charma tout le monde
par sa franche gaieté. Avisant un cerisier couvert de fruits
et une échelle au pied, le pétulant israélite monta à Tarbre ;
on le pria alors de prendre garde à la descente :
« — Ne craignez rien, dit-il, nous sommes à une époque
où Ton apprend à monter, mais où il faut savoir descendre. »
Le général Randon, gouverneur de TAlgérie, invita le
Supérieur de la Trappe à rejoindre avec lui le corps
expéditionnaire des Babors, insistant sur Theureuse in-
fluence qu'aurait pour la religion ce rapprochement inusité
d'un moine et de soldats. Le Père Abbé accepta ; et ce fut lui
qui célébra la messe au camp de l'Oued Agrioun, dans ce
pays enchanteur au delà de tout ce qu il est permis de rêver.
C'était le 14 juin, jour anniversaire de Marengo, de Fried-
land, et du débarquement des Français à Sidi-Ferruch. Cette
expédition de 1853 terminée, le Père Abbé reçut la croix
delà Légion d'honneur « pour avoir puissamment contribué
à la fondation, en Algérie, d'un étabhssement agricole qui
est à juste titre considéré comme un modèle. »
Yusuf, qui avait embrassé le christianisme en 1845 et
épousé la fille du général Guilleminot, connut le Père Régis
chez le gouverneur comte Randon. Plus de vingt ans après,
le célèbre guerrier, désirant faire sa première communion,
y fut préparé par ce même religieux, et vint accomplir cet
acte à Staouëli. Nous étonnerons peut-être plus d'un lec-
teur en disant que, depuis cette époque, le général n'en-
trait jamais en expédition sans avoir communié à la Trappe.
Il arrivait à che . al, disant gaiement :
« — Je viens me faire cirer les bottes avant de partir pour
la guerre. »
Le Père Abbé eut aussi avec Pélissier des relations
extrêmement cordiales, lesquelles dataient du jour où le
RÉCITS ALGÉRIENS. — 2<> SÉRIE 17
— 258 —
général, chef d'état-major de Bugeaud, avait assisté à la
pose de la première pierre da monastère.
« Un jour, en 1853, dit la Chronique de Staouëli, le
R. P. Régis, passant par une des rues d'Alger, fut accosté
par le général Pélissier, qui lui prit rondement la main selon
son habitude :
« — Ah ! çà, Père, lui dit-il, nous sommes ici trois géné-
raux de division : C***, Mac-Mahon et moi, et, mardi de la
semaine prochaine, nous irons chez vous ; d'abord pour
entendre la messe à Tautel de la sainte Vierge, sur notre
champ de bataille de 1830 ; ensuite, vous nous donnerez à
déjeuner, n'est-ce pas? »
On juge si la proposition fut acceptée avec empresse-
ment. Rentré au monastère, Dom François Régis appelle
un de ses religieux, le P. Pierre, qui, destiné par sa famille
à la carrière militaire, avait tourné le dos à Saint-Cyr pour
entrer au séminaire.
« — Mardi, lui dit-il, nous recevrons trois grosses mous-
taches qui désirent entendre la messe à l'autel de la
Vierge. Il faut une barbe comme la vôtre pour faire le
pendant (1). Vous direz la messe à leur intention, et moi,
de mon côté, je prierai Dieu pour eux. »
Le lendemain de Malakoff, Pélissier écrivait au P. Régis :
« J'ai pensé à votre sanctuaire; je vous envoie une vieille
croix qui a été sauvée du désastre, et dont je vous lais
hommage. «
Plus tard, une solennité réunit dans le Languedoc une
nombreuse assemblée. En descendant de voiture, le ma-
réchal reçut les hommages de tous ; mais apercevant dans
la foule l'Abbé de Staouëli, aussitôt il se précipita dans ses
l)ras, en s'écriant : « Ce bon Père Régis ! » L'assemblée
éclata en applaudissements.
(1) Cette barbe, blanche et très épaisse, aT»it deux pieds de long.
259 -
IV
L'année 1868 fut marquée par une des plus terribles épreu-
ves que traversa l'Algérie •- une effroyable famme enleva
les Arabes par centaines de mille.
Déjà, dans le cours de 1866, les sauterelles s'étaient abat-
tues sur le Tell et l'invasion avait dévoré tous les fruits de
la récolte. Aussitôt après, une épidémie cholériforme vint
porter la désolation dans les tribus , elle eut vite raison
de malheureux anémiés par la faim et les privations. Pen-
dant que le cboléra exerçait ses ravages, épargnant les
colons qui se tenaient sur leurs gardes, le pays fut en proie
à une terrible sécheresse ; les récoltes, brûlées sur pied,
n'arrivèrent pas à maturité, et, F herbe faisant défaut dans
les pâturages, les troupeaux dépérirent. L'hiver de 1867
à 1868 n'était pas encore commencé, qu'une clameur de
détresse retentit dans les campagnes. « Toutes nos ressour-
ces sont épuisées, disaient avec désespoir les indigènes ; si
personne ne vient à notre aide, nous n'avons plus qu'à nous
préparer à la mort. »
Dans le territoire civil, encore fort restreint à cette épo-
que, les colons furent aussi grandement éprouvés. Il y eut
gêne, mais sans famine. D'où provenait cette différence?
Evidemment, dirent les journaux algériens, de la mauvaise
gestion des bureaux arabes. L'occasion était belle de charger
l'administration militaire de tous les péchés d'Israël ; la
presse ne s'en fit pas faute, comme si le motif tout rationnel
de la famine qui désolait les territoires de l'intérieur ne
résidait pas uniquement dans ce défaut de prévoyance, dans
cette avilissante paresse, qui sont les caractères distinctifs
des peuples musulmans.
Le gouvernement militaire, dit une brochure publiée en
1868 à Gonstantine, a porté des fruits qui sont mûrs au-
jourd'hui
— 269 —
« On a préféré, continuait l'auteur anonyme de cette
étude, cristalliser la société arabe au lieu de la civiliser,
de même qu'au lieu d'attribuer à un détestable système
l'épouvantable catastrophe qui détruit en ce moment les
populations arabes, on préfère en imputer les calamités à
la sécheresse, aux sauterelles, à la neige, au choléra, et
à toutes les intempéries de la nature. »
Et le pamphlétaire lançait cette affirmation légèrement
téméraire :
« Il a été démontré pourtant, et officiellement reconnu,
qu'en territoire civil, c'est-à-dire partout où il y a des Euro-
péens, les influences morbides et climatériques avaient res-
pecté, ou peu s'en faut, avec les Européens, les mdigènes
qui vivent et travaillent à côté d'eux. On a essayé de séparer
en Algérie les intérêts qui se rattachaient à chacune des
deux races, mais il n'a pas été possible encore de créer
deux températures : l'une à l'usage des territoires civils, et
Tautre à l'usage des territoires militaires. Les fléaux s'étant
abattus sur le pays sans distinction de territoire, pourquoi
la colonisation les a-t-elle supportés, pourquoi se sont-ils
appesantis sur les tribus? »
Nous n'avons plus à nous occuper ici d'un procès jugé en
dernier ressort. D'abord, pour ne parler que de la famine
de 1868, les colons, serrés autour des villes, avaient des
moj^ens beaucoup plus efficaces pour lutter contre des
fléaux tels que les sauterelles ou le choléra. Pendant plu-
sieurs mois, toutes les troupes disponibles dans les trois
provinces coururent d'un village à l'autre pour aider les
colons dans cette besogne. L'autorité s'empressait de dé-
férer aux vœux des habitants ; mais il eût fallu transporter
en Algérie toute l'armée française, si l'on avait vouki
aider les indigènes de la même façon. Au fond des tribus,
les cris de désespoir ne s'entendaient pas. Quant au choléra,
les Européens luttaient contre lui avec avantage, grâce aux
moyens prophylactiques que faisait connaître la presse ;
tandis que les indigènes, absolument ignorants de toute
— 261 —
règle d'hygiène, se laissaient enlever sans résistance, en
murmurant leur éternel mektoub (c'était écrit).
Quoi qu'il en soit, l'autorité eut un grand tort : celui de ne
pas permettre que le moindre doute s'élevât sur sa sagesse.
Elle essaya de mettre la lumière sous le boisseau, et un jour-
nal d'Alger, traduit devant les tribunaux parce qu'il s'était
permis de dire qu'aucune mesure de prévoyance n'avait été
prise, fut condamné « pour avoir répandu de mauvaise loi des
propos de nature à inquiéter. » Nombre de personnes éclai-
rées trouvèrent donc extrêmement déplacées les assertions
de M. Faré, secrétaire du gouvernement de la colonie, qui
déclara, du haut de la tribune du Corps législatif (1), que
la situation était loin d'être aussi mauvaise qu'on voulait
bien le dire, et qui s'écria malencontreusement : « Nous ne
craignons pas la lumière ; nous vivons dans la lumière. »
M. Rouher, ministre d'Etat, eut le tort d'appuyer le dis-
cours de M. Faré.
Cependant, Thorrible situation dans laquelle se trouvait
l'Algérie s'aggravait de jour en jour.
Les quelques bestiaux que les Arabes avaient pu conser-
ver, et qui n'étaient pas morts de misère dans les pâturages
désolés, furent vendus par ces malheureux, et, faute d'atte-
lages, les semailles de l'année suivante ne purent se faire.
Pour comble de malheur, l'hiver fut exceptionnellement
froid et pluvieux. Les indigènes commencèrent alors à
mourir de faim ; et les plus courageux, les moins affaiblis,
se portèrent vers les villes européennes pour y chercher
des secours. Tous ceux auxquels il a été donné d'assister
à cet affligeant spectacle ne Foublio'ont jamais. Des bandes
de déguenillés, qui avaient vendu pour un morceau de
pain jusqu'à leur dernier burnous, arrivaient par groupes
compacts, semant de morts les routes et les abords des
cités. Le service de la police n'était occupé qu'à faire
ramasser des cadavres d'une prodigieuse maigreur, qu'on
(1) Séance du 23 mars 1868.
— 262 —
trouvait partout, dans les rues, dans les corridors des
maisons, dans les chantiers ou dans les lieux publics. Les
Européens que leurs affaires ou leur service faisaient sortir
avant le jour, voyaient avec effroi une longue et sinistre
caravane s'acheminer vers le cimetière musulman. Un
enterrement arabe est généralement bruyant ; cette fois,
pas de cris, mais un silence de mort. Un matin, à Gonstan-
tine, nous avons compté, dans un convoi funèbre, soixante-
trois cercueils, si l'on peut appeler cercueil la méchante
boite ouverte dans laquelle Tindigène est conduit au champ
de l'éternel repos.
Les survivants se jetaient sur les détritus les plus im-
mondes, se les disputant avec les chiens ; le service de la
voirie n'avait presque plus à se préoccuper de la propreté
des rues. Les vautours ou zopilotes de la Vera-Criiz, au
Mexique, étaient remplacés.
La charité de la population européenne fut inépuisable ;
les femmes, comme toujours, du reste, se signalèrent par
leur dévouement. Encore apprit-on bien vite à ne donner
des secours qu'avec prudence : lorsqu'un de ces cadavres
ambulants recevait un morceau de pain, il le dévorait avec
une si grande voracité que souvent, un moment après, on
le voyait chanceler et tomber pour ne plus se relever.
L'histoire des naufrages est féconde en épisodes de ce
genre.
Des faits inouïs se produisirent ; on vit des Arabes
assassiner des gens isolés, les dépouiller et les manger.
Ces actes d'anthropophagie ne furent pas tous connus, ni
leurs auteurs inquiétés ; certains d'entre eux toutefois don-
nèrent lieu à des poursuites judiciaires.
Ayant Thonneur, à cette époque, d'être substitut du
rapporteur près le Conseil de guerre de Constantine, nous
eûmes à nous occuper d'une affaire profondément répu-
gnante. Une famille arabe composée du père, de la mère
et d'un fils âgé de vingt ans, vint se réfugier aux portes de
Tébessa. Un beau matin, un arabe monté sur âne passa
— QG3 —
devant le misérable abri de ces trois malheureux. On
l'arrêta, on le fit causer, puis, tout à coup le père et le
fils le jetèrent à bas de sa monture, ^assassinèrent, et, se
précipitant comme des tigres sur leur victime, burent son
sang jusqu'à la dernière goutte. Epuisés, repus, ces canni-
bales eurent encore la force de traîner le cadavre dans
leur gourbi, pour le cacher sous des feuilles sèches. Puis
ils délibérèrent sur ce qu'il y avait à faire. On convint que
le père irait à Tébessa vendre le burnous de la victime, et
y achèterait une provision de sel. A son retour, le corps fut
dépecé, salé, et finalement serré dans une grande peau de
bouc. Ensuite, les assassins avisèrent l'âne, qui paissait
tranquillement ; ils regorgèrent, le dépecèrent aussi, et
les quartiers de la bête, dûment salés, allèrent augmenter
le nombre des morceaux de chair humaine déjà entassés
dans la peau de bouc.
Qu'on ne croie pas que ce soit là une histoire inventée à
plaisir. Le père fut condamné à mort et exécuté ; la mère
et le fils allèrent à Cayenne. Ce cas d'anthropophagie fut
découvert, parce qu'il eut lieu aux portes d'une ville ;
mais combien de cas isolés durent se produire dans les
campagnes I
Notre colonie était, depuis quelque temps déjà, le théâtre
de ce drame effrayant, et c'est à peine si l'on en parlait en
France. Soigneusement muselés, les journaux se taisaient, et
la vérité n'eût jamais été connue sans l'archevêque d'Alger,
qui dévoila courageusement, dans une lettre demeurée
célèbre, toute l'étendue de la catastrophe. Aussitôt des
comités se formèrent, des souscriptions s'ouvrirent, et les
secours matériels commencèrent à arriver. Il était temps.
Lorsque le sang-froid fut un peu revenu, on chercha
les causes de l'horrible malheur qui frappait la colonie
algérienne. Les indigènes avaient été mis, sans argent, en
face d'une situation des plus redoutables ; ils étaient mani-
festement dans une gêne constante et systématiquement
appauvris; mais par qui et comment? N'osant accuser
— 264 —
d'exactions les bureaux arabes, composés d'officiers hono-
rables au-dessus de tout soupçon, on s'en prit à d'autres.
Le livre de M. Hugonnet (1) lut remis au jour. Il s'exprimait
ainsi sur les caïds, les cheikhs, les aghas :
(( Ce qu'il y a de rellement repoussant dans la société
indigène, ce sont les abus d'autorité et les exactions des
chefs.
« Sur certains pomts, les chefs font argent de tout. L'au-
torité supérieure demande-t-elle une corvée de deux cents
bêtes de somme ? le chef de la tribu en demande trois cents,
et en relâche cent, moyennant contribution. Ce chef est
chargé de distribuer annuellement les terres de la tribu ; il
le fait en donnant les meilleurs morceaux à ceux qui payent
le mieux.
« Le chef fait des cadeaux, la tribu paye ; le chef fait
bâtir, la tribu paye ; le chef reçoit des récompenses des
Français, la tribu paye en signe de joie ; au contraire, il
est puni, la tribu en paye les dédommagements ; le chef
voit-il des enfants lui naître, la tribu paye les réjouissances ;
perd-il des membres de sa famille, la tribu paye les larmes ;
si le chef se met en route pour un voyage — le pèle-
rinage, par exemple — la tribu paye le départ et encore
le retour. C'est toujours le même refrain à toute espèce
d'incidents, bons ou mauvais, qui se produisent dans l'exis-
tence du chef. Je ne parle pas des cas où le fonctionnaire
musulman aurait à poursuivre un délit qu'il consent à cacher
moyennant finances.
« Panurge connaissait soixante-troys manières d'avoir
toujours de Vargent à son besoing. Le sectateur de Maho-
met est, je crois, encore plus fort. La main sans cesse sur
le pouls de sa tribu, pour sentir jusqu'à quel point il peut lui
faire rendre gorge, il est passé maître dans l'art difficile de
plumer la poule sans trop la faire crier. »
En 1862, au Corps législatif, M. le baron Jérôme David (2)
(1) Ancien chef de bureau arabe.
(2) Ancien chef de bureau arabe.
— 265 —
avait montré ce qu'était à cette époque la moralité des chefs
arabes :
« Messieurs, dit-il, vous ne m'accuserez pas d'exagération
quand je vous dirai que les chefs indigènes sont encore pris
dans les grandes familles du temps des Turcs. Comment
s'alimentait le trésor des deys? Par la piraterie, les razzias,
les spéculations sur les captifs et la vente des prisonniers.
Voilà, messieurs, quelle était la moralité du gouverne-
ment turc à Alger ; les chefs indigènes s'inspiraient de ces
exemples, et quand ils rentraient dans leurs tribus, ils
faisaient en petit ce que les Turcs faisaient en grand. Ils
ont conservé ces habitudes ; elles sont invétérées.
« Mais, messieurs, je veux vous montrer les chefs indi-
gènes à l'œuvre.
« L'impôt arabe entre dans les prévisions de 1863 pour
12 millions de francs qui, répartis sur 2.700.000 indigènes,
donnent une moyenne de 4 fr. 50 par individu. Admettons
que les indigènes participent pour 2.700.000 francs aux
autres revenus de l'Algérie, cela fait 5 fr. 50 en moyenne
pour l'apport de chaque individu indigène aux recettes de
l'Algérie, tandis que l'apport européen, par individu, est de
plus de 30 francs ; en France, il est de 48 francs.
« Il n'y a qu'à réfléchir un seul instant sur ce chiffre de
5 fr. 50. Lorsqu'on est allé en Algérie, on sait que l'indigène
est écrasé sous le poids des impôts : les exactions des chefs
indigènes sont très grandes, ils gardent par devers eux la
plus grande partie du revenu arabe. »
Une première partie de Tenquête sur l'horrible famine
était donc faite : mis en coupe réglée par ses chefs, l'indi-
gène ne pouvait avoir devant lui, dans les temps de crise,
quelques pauvres économies. Mais une autre question se
posait : pourquoi la propriété individuelle n'existait-elle
pas en Algérie? [1 est incontestable que si l'arabe avait pu
vendre tout ou partie de sa terre, emprunter, hypothéquer,
il n'aurait pas été réduit à vendre son bétail, et il aurait pu
acheter quelque semence, subsister en attendant, et les
— 266 —
malheurs de 1868 eussent été évités. Les plus aveugles
purent voir alors que le sénatus-consulte de 1863 n'était
qu'une mystification ; car, en constituant la propriété péri-
métrique, il substituait au droit personnel qui vivifie, le
droit collectif qui tue. Les tribus arabes, partant de leurs
limites officiellement constatées, n'arrivaient auprès de ces
Européens, avec lesquels il leur était interdit de faire des
transactions, que pour mourir de faim.
M. Faré, qui s'était écrié avec désinvolture : Nous ne crai-
gnons pas la lumière, déclara bien au Corps législatif (1),
que Ton préparait dans plusieurs tribus, coymne exemple
et comme essai, l'organisation de la propriété individuelle.
Mais il était un peu tard, et la catastrophe de 1868 démontrait
victorieusement que les Arabes étaient victimes d'essais
auxquels on ne pouvait certainement pas adresser le re-
proche d'être prématurés.
Résumant notre opinion sur la propriété collective, con-
tentons-nous de faire observer que ceux qui conseillèrent
à Napoléon III ce fameux sénatus-consulte, dont l'Algérie
souffre encore aujourd'hui, auraient dû s'apercevoir qu'en
prétendant enrichir les indigènes, en leur donnant la pro-
priété d'une terre dont la coutume musulmane les déclare
simples usufruitiers, ils leur avaient octroyé précisément
la faveur de mourir de faim.
Le gouvernement, toutefois, ne pouvait laisser la cha-
rité privée s'exercer seule. Interpellé par M. Pouyer-
Quertier, M. Rouher annonça que le Corps législatif allait
être saisi d^un projet de loi allouant 2 millions 400 mille
francs à l'Algérie, et que l'administration prenait des
mesures pour assurer les ensemencements et fournir aux
indigènes les instruments propres à faciliter les semailles.
« Dès l'année dernière, ajouta audacieusement le ministre,
des mesures prévoj^antes furent prises : 9 millions ont été
mis, par la Compagnie algérienne, à la disposition des
indigènes pour l'achat de leurs blés de semence. » ,
(1) Séance du 28 mars 18C8.
— 267 —
M. Rouher disait encore :
« Sur la somme qui a été offerte aux indigènes, 3 millions
seulement ont été prélevés. Le reste est à la disposition
de ceux d'entre eux qui voudraient y recourir ; et les habi-
tants de l'Algérie et les Arabes trouveront toutes les faci-
lités possibles de procéder à Tensemencement de leurs
terres et de pourvoir aux exigences de la récolte pro-
chaine. »
M. Rouher pouvait d'autant mieux se permettre ces
affirmations téméraires, qu'en 18G8, l'Algérie n'était pas
représentée au Corps législatif par des députés de son
choix. Autrement, l'un d'entre eux se fût écrié que le
ministre d'Etat plaisantait amèrement en déclarant, au mi-
lieu du mois de mars, que les semailles pourraient avoir
lieu en Algérie « dans un avenir plus ou moins rapproché. »
En effet, en mars, il est trop tard pour semer en un pays où la
récolte se fait au commencement de juillet. Ce même député
eût pu ajouter que la Société algérienne ne tiendrait jamais
six millions à la disposition des indigènes, c'est-à-dire des
pauvres khammès qui mouraient de faim les premiers (1).
L'enquête devait être forcément fallacieuse au dernier
point, et c'est ce que fit ressortir le décret du 24 juillet 1868.
On institua bien dans chaque subdivision des commissions
de centimes additionnels représentant les intérêts collectifs
des tribus et des douars, et ayant seules le droit de con-
tracter des emprunts avec la Société algérienne et le Crédit
foncier. Mais qu'arriva-t-il ? C'est que les Arabes qui avaient
le plus besoin d"argent ne furent même pas consultés.
Les caïds et autres grands seigneurs qui possédaient,
eux, de nombreux silos, tenus soigneusement fermés pen-
dant la période de calamité, eurent seuls voix délibérative;
et comnîe ils ne voulurent pas consentir à se rendre respon-
sables des emprunts contractés, on abandonna les khammès
à leur misérable destinée.
(1) Ces khammès, en effet, ne possédant pas de propriétés, puisque la pro-
priété individuelle n'était pas constituée, n'offraient aucune garantie.
— 268 —
M. Rouher donnait donc à la France une très fausse idée
de la situation en Algérie. Quelques jours après avoir
répondu à M. Pouyer-Quertier, il taisait cette déclaration à
Jules Favre : « Si la récolte est bonne, le crédit de 2 mil-
lions 400.000 francs suffira. »
Encore une fois, la plaisanterie était amère. Qu'importait
aux indigènes qui n'avaient pas eu les moyens de semer,
que la récolte fût excellente ou mauvaise? Evidemment, ils
n'avaient pas d'autre ressource que celle de mourir de
faim. Et puis, ces fameux 2 million j 400.000 francs, que
devaient-ils rapporter au million d'indigènes qui semaient
de cadavres les grandes routes et les abords des villes? La
fabuleuse somme de 2 fr. 40 par tête, ce qui, assurément,
était trop peu de chose.
Peu d'hommes ont été aussi bien placés que nous pour
savoir que les Arabes commettaient des délits dans l'unique
but de se faire incarcérer et pour être nourris. A cette ques-
tion, prélude de tout interrogatoire d'inculpé : Vous êtes
accusé d'avoir , neuf individus sur dix nous répondaient
tranquillement :
{( — Je me suis fait prendre avec plaisir ; car, en prison,
l'on mange. »
Le nombre d'affaires que nous eûmes à instruire dans la
période d'un an fut incalculable ; le Conseil de guerre dut
siéger six fois par semaine, et souvent deux fois par jour.
On essaya d'occuper les malheureux affamés sur des
chantiers de travaux pubhcs. Hommes, femmes, enfants
étaient réunis dans des camps, où des officiers et des soldats
dévoués les surveillaient et les payaient avec du pain.
L'honnête Mac-Mahon, interrogé à Paris sur les ré-
sultats de cette mesure, annonça avec joie que plus de
40.000 Arabes travaillaient ainsi. Hélas I c'était vrai au début ;
mais peu à peu les travaux furent abandonnés ; et dans la
province de Constantine, la plus peuplée des trois, on ne
comptait pas quinze cents hommes sur les chantiers.
M. Frémy, directeur de la Société algérienne et rapporteur
— 2m —
sur le subside extraordinaire des 2 millions 400 mille francs^
vint dire au Corps législatif :
« Il importe, messieurs, que vous ne vous fassiez pas
d'illusions : les Arabes ont vécu au jour le jour du produit
de leurs terres mal cultivées et de leurs bestiaux mal soi-
gnés. Le travail ne leur a jamais manqué. Malheureusement,
les Arabes ont pour le travail une répugnance instinctive et
même religieuse, et jusqu'à ce jour, ils ont abandonné
presque exclusivement les ateliers qui leur étaient ouverts,
aux Marocains et aux Kabjdes. »
Un malheur n'arrive jamais seul. Les chaleurs, en 1868,
ayant] sévi plus tôt que de coutume, avec elles se dévelop-
pèrent des miasmes délétères qui firent ce que la disette
n'avait pu achever. Ces terribles compagnons des famines
et des guerres, le choléra et le typhus, vinrent moissonner
ceux des indigènes qui avaient résisté aux tortures de la
faim, et les Européens eux-mêmes ne furent pas épargnés.
Il y avait du dévouement de la part des officiers et des
soldats envoyés pour surveiller les chantiers, à se main-
tenir dans leurs postes. Mac-Mahon demanda en leur fa-
veur des récompenses qu'on lui accorda immédiatement;
seulement ces récompenses, qu'on nous passe ce détail,
allèrent s'égarer dans les bureaux, au bénéfice de ceux
qui n'avaient jamais mis les pieds parmi les travailleurs.
Pendant l'année 1868, la mortalité fut effrayante en
Algérie. Combien de victimes disparurent? C'est ce qu'il
serait difficile de dire, car l'état-civil n'existe pas pour les
indigènes du territoire militaire. Constantine fut, au dire des
journaux algériens, un des points les plus épargnés; cepen-
dant, seulement pour la population arabe sédentaire, on
constata, dans le mois de mars, 288 décès sur 46 naissances.
A Sétif, pendant la même période, 8 naissances pour
222 décès. Qu'eût-ce été, si l'on avait voulu porter en hgne
de compte les innombrables affamés qui venaient s'abattre
dans la banheue de ces vUles, pour y mourir avec cette in-
croyable résignation musulmane qui empêche l'homme de se
- 270 —
débattre contre l'adversité ? Un recensement général était
impossible. On évalua le nombre des morts à cinq cent mille.
L'archevêque d'Alger (1), qui croyait que le chiffre des
victimes ne dépassait guère cent mille, fut un des premiers
à s'apercevoir qu'une multitude innombrable d'enfants
étaient abandonnés. Aidé par la population européenne, il
se mit à les recueillir. Beaucoup de ces infortunés furent,
par la suite, reconnus et réclamés par leurs parents ; mais
beaucoup aussi, incapables de faire connaître leur lieu
d'origine, restèrent à la charge des populations et de l'ar-
chevêque, qui en plaça la majeure partie dans un vaste
orphelinat pour la fondation duquel il obtint des subsides
de toute la chrétienté.
Plus tard, Mgr Lavigerie baptisa tous ces orphelins, les
maria, et les établit entre Orléansville et Affreville, dans
plusieurs villages dont le principal est celui de Saint-
Cyprien des Attafs. Cette colonie de néophytes a été fon-
dée sur le modèle des missions du Paraguay.
Les journaux algériens, dont beaucoup présentent l'illustre
prélat comme un ambitieux et un brouillon, ne manquèrent
pas, en 1870, d'épiloguer sur le refus des indigènes conver-
tis de se laisser enrôler dans l'armée, et s'écrièrent à tour
de rôle : « Quels sont donc les citoyens que l'archevêque
d'Alger a fournis à la colonie? « Il faudrait pourtant con-
venir que les récalcitrants étaient dans leur droit strict,
car leur âge, en vertu de la législation française, ne leur
permettait pas encore de demander leur naturalisation.
Ces jeunes gens n'ayant pas le droit d'être soldats fran-
çais ni de tirer au sort, on ne peut leur faire un crime de
n'avoir pas consenti bénévolement à se laisser incorporer,
sans prime, dans les régiments de spahis ou de tirailleurs.
Trois millions, et non six, furent mis, au taux de 6 pour
cent, àla disposition des trois provinces, pour les semailles.
Ne trouvant pas dans les centimes additionnels les res-
vl) Mgr Lavigerie.
— 271 —
sources suffisantes pour rembourser les emprunts, les com-
missions les réduisirent de telle sorte, que la question des
ensemencements en territoire militaire fut ramenée à des
chiffres insignifiants.
Pendant toute l'année, les indigènes continuèrent à
végéter. Au printemps, les prairies reverdirent et les bes-
tiaux étiques qui avaient survécu purent se remettre. Peu à
peu, grâce aux progrès de la végétation, les besoins dimi-
nuèrent; le typhus et le choléra finirent par disparaître.
La catastrophe de 1868 eut partout un immense reten-
tissement; le Corps législatif, qui s'en occupa à diverses
reprises, décida qu'une grande enquête serait faite sur place
par le comte Le Hon, député, grand 'propriétaire dans le
département de TAin. Avec la commission dont il était pré-
sident, ce dernier parcourut l'Algérie en 1869, recueillant
une foule de documents. En janvier 1870, un volumineux
rapport fut déposé au Parlement, qui le discuta trois mois
après, et décida, à la presque unanimité de ses membres,
qu'en Algérie le régime civil remplacerait le régime mili-
taire. Cette substitution n'eut lieu qu'après la guerre.
C'est ici le cas de montrer ce qu'est, en général, l'agri-
culture indigène en Algérie, et ce qu'elle peut devenir dans
certains cas particuliers.
Nous avons en Afrique une admirable colonie; il est donc
superflu d'aller en chercher d'autres à des milliers de Heues
de la mère-patrie, car, en admettant que celles-ci concourent
un jour à la prospérité de notre pays, elles n'atteindront ce
résultat qu'au prix de sacrifices énormes, renouvelés pen-
dant de longues années. N'abandonnons pas la proie pour
l'ombre ; il est clair que la meilleure de toutes les pohtiques
coloniales devrait consister, pour nos gouvernements ins-
tables, à s'occuper exclusivement de l'Algérie. Là, disait
272
Prévost-Paradol avant la guerre de 1870, là est l'avenir;
qui sait si cette terre privilégiée ne nous consolera pas un
jour de ce que nous devrons perdre?
Une fois la période de conquête terminée, il fallait déve-
lopper la richesse du sol. Si notre colonie transméditerra-
néenne avait été jusqu'alors un élément de faiblesse, on
pouvait en faire un élément de force et de prospérité. C'est
ce qui n'a pas encore été compris.
Le climat y rend la terre propre à tout produire.
La première cause de la fertilité du pays, c'est le soleil,
dont l'action bienfaisante agit seule, sans que l'homme s'en
mêle. La seconde, aussi nécessaire que la première, c'est
l'eau, dont il tombe assez chaque année pour arroser toutes
les terres susceptibles d'être cultivées; mais pour réunir
cette eau et l'empêcher de se perdre, pour la diriger là où
elle serait utile, il faudrait faire des travaux de géant et
dépenser des millions.
La configuration orographique de l'Algérie offre cette
particularité essentielle que la chaîne de montagnes, la
crête, est parallèle à la Méditerranée ; il en résulte que
les sources, grossies à certaines époques par les pluies
et la fonte des neiges, et dont les eaux s'écoulent perpen-
diculairement à la ligne de partage, se perdent les unes
dans la mer, les autres dans les nombreux lacs salés, chotts
ou sebkhas (1), de la région du sud. Or, si ces eaux au
moyen d'un système de travaux hydrauhques ou barrages,
étaient retenues au pied des montagnes avant de s'écouler
dans les lacs salés, elles pourraient évidemment porter la
fertilité dans les terres labourables, et vivifier les régions
du centre et du sud.
Ne nous occupons que des eaux qui se perdent dans les
lacs salés, du côté du midi.
Outre que les barrages ou travaux hydrauliques sont
difficiles à établir, ils seraient, de plus, trop dispendieux
(1) Le vrai pluriel arabe de sebkha est sbakh.
— 273 —
pour être exécutés par quelques rares colons; caria colo-
nisation européenne ne s'est pas encore beaucoup éloignée
du littoral, pour se diriger vers des endroits où la protec-
tion DQilitaire ne serait pa^ assez efficace. C'est pourtant du
côté de la ligne de partage des eaux que serait la richesse ;
c'est là qu'il faut rechercher une des plus grandes res-
sources du pays.
Nous n'avons pas une foi absolue dans la colonisation
officielle, étant plutôt d'avis que les colonies ne grandissent
que grâce à l'initiative individuelle ; mais il nous semble
que l'Etat du moins aurait dû, avant tout, se préoccuper :
l'* de prescrire des études approfondies et suivies du
genre de travaux à exécuter pour retenir et diriger les
eaux ; 2° d'aider par tous les moyens en son pouvoir à la
formation de grandes compagnies chargées de l'exécution
des travaux hydrauliques. Il eût été facile à l'Etat de sub-
ventionner ces grandes compagnies comme il subven-
tionne bien d'autres entreprises, les hgnes de paquebots,
par exemple.
Il est fâcheux que des hommes experts tels que le
maréchal Randon sous l'Empire, et le général Ghanzy sous
la troisième République, n'aient pas éclairé l'opinion sur
la nécessité des travaux que nous préconisons, et n'aient
pas prouvé qu'il y avait urgence à leur consacrer quelques-
uns des milhons dépensés annuellement. Cependant les
indications ne manquaient pas, car partout en Algérie on
trouve la trace des colossales entreprises dans lesquelles
se signalèrent les Romains, nos maîtres en colonisation.
Si l'Afrique fut le grenier de Rome, elle ne le devint
qu'au moyen de ces travaux gigantesques, dont les ruines
attestent encore aujourd'hui l'importance.
Des restes de barrages romains existent sur presque tous
les cours d'eau qui descendent de l'Atlas. Il est impossible,
même après une étude superficielle, de se méprendre sur
le genre de ces travaux et sur le but de ceux qui les cons-
truisaient.
RÉCITS ALGÉRIENS. — 2« SÉRIE 18
— 274 —
La race sémitique s'est enveloppée du Coran comme d'un
suaire; convaincue que, depuis Mahomet, elle est en pos-
session du vrai absolu, elle a cessé de chercher. L'immo-
bilisme est devenu le trait dominant du caractère des peu-
plades, comme des individus. L'arabe assiste impassible
au travail fiévreux de la vie européenne, sans saisir les
motifs de notre activité. La prévoyance, la prévision est un
sens qui lui manque, et il regardera cent fois le même
phénomène se reproduire devant lui, sans même se douter
que de ce phénomène il y a une explication plausible. Si
l'on interroge un indigène sur l'origine et le i)ut de tel ou tel
travail de canalisation qui, autrefois, apportait la vie dans
un pays actuellement désert, il répondra qu'il ne les connaît
pas, ou se retranchera derrière son éternel Lieu Va voulu.
Après quelques années de luttes en Algérie, le caractère
arabe aurait dû être mieux étudié ; rien à faire avec ces
peuplades, dont l'intelligence est si défectueuse et si limitée.
Il fallait donc, dès l'achèvement de la conquête, envoyer en
Afrique des commissions composées d'hommes spéciaux,
avec mission de rechercher partout les vestiges du système
hydrauhque des Romains; et l'étude des ruines, celle de
leur nature, de leur situation, aurait servi à recomposer en
idée tout le système.
On a bien visité, il est vrai, les ruines romaines, mais
sans esprit de suite, sans but positif, bien plus au double
point de vue de l'épigraphie et de l'histoire, que dans l'in-
térêt de la colonisation.
Si Ton avait poussé à fond les études sur l'antique cana-
lisation du pays, on aurait constaté qu'en certains lieux,
les populations de souche berbère, fondues avec le peuple
conquérant venu du fond de THedjâz, avaient des habitudes
ot des aspirations en désaccord avec Tabrutissante immo-
bilité des orientaux. Certaines tribus attachent même une
importance réelle aux irrigations; mais ces tribus de labou-
reurs sont rares ; elles habitent au pied de quelques mon-
tagnes, et pussèdent les terrains de la plaine immédiate-
" 275 —
ment limitrophes. La découverte d'un filet d'eau est pour
elles de Tor en barre, et il est curieux d'observer avec quelle
patience, quelle ardeur les indigènes de ces tribus excep-
tionnelles amènent, par des moyens tout à fait primitifs,
les sources dans les vallées qu'elles veulent arroser. Rien
d'admirable comme ces conduites d'eau, dirigées avec un
véritable talent.
Les rivières du sud de l'Algérie, dont nous allons nous
occuper exclusivement, présentent plusieurs particularités.
Quelques-unes, et ce sont les moins nombreuses, ont tou-
jours de l'eau ; mais en temps ordinaire, c'est-à-dire en de-
hors de l'époque des crues, la quantité d'eau ne suffit pas
pour arroser tous les terrains en contre-bas. Il en est d'au-
tres dont l'eau disparaît après avoir parcouru quelques
centaines de mètres; elle reparaît plus loin, disparaît en-
core, et se comporte ainsi jusqu'à l'endroit où la rivière
elle-même n'existe plus.
La source se nomme Raz el Oued (tête de la rivière);
le lieu où l'eau reparaît se nomme Raz el Ma (tête de
l'eau).
Il ne faut pas confondre ces deux expressions ; il n'existe
qu'un Raz el Oued ou source, tandis quil y a plusieurs
Raz el Ma.
Il existe aussi, dans la même région, des rivières qui
ont de l'eau courante pendant quinze jours, un mois, et
même plus longtemps ; mais quand les pluies sont abon-
dantes, toutes ces rivières du sud deviennent des torrents
impétueux qu'aucun obstacle n'arrête, et qui renversent tout
sur leur passage. Celles surtout dont le lit est plus ou
moins profondément encaissé ont des crues d'une rapidité
et d'une force incalculables.
Les quelques tribus dont nous avons parlé plus haut
n'ont reculé devant aucun effort pour utihser les eaux de
ces torrents.
Lorsqu'il ne s'agit que de détourner une rivière à sa
source, pour la conduire par une pente aussi douce que
— 276 —
possible dans des terres arables plus élevées que le cours
inférieur de cette rivière, les travaux à entreprendre ne sont
pas bien difficiles ; c'est l'œuvre d'un individu ou d'une fa-
mille, si les surfaces qu'on veut irriguer sont peu étendues.
D'abord, l'arabe étudie la direction que l'on peut donner à
l'eau ; il tâtonne avec un bâton ou un instrument analogue
au moyen duquel, après avoir barré la source, il ouvre à
l'eau plusieurs issues, et cherche la plus haute courbe
qu elle puisse atteindre. Pour cet indigène, le niveau d'eau
et celui à bulle d'air seraient des instruments beaucoup trop
compliqués.
Son travail est plus simple, peu pénible ; c'est une ques-
tion de soin et de temps. Mais où nous allons admirer la
constance et le génie de l'ouvrier — ces e:s.pressions ne
sont pas de trop — c'est quand nous le verrons aux prises
avec le torrent qu'il prétendra arrêter au passage ; alors
s'engage une lutte de Titan, sous laquelle il succombera
quelquefois ; ou bien, il se relèvera, recommencera, et le
plus souvent sera vainqueur.
Le vénérable colonel* Pein, de qui nous tenons tous ces
détails, fut bien souvent, quand il était commandant supé-
rieur de Bou-Sâada, témoin des efforts des travailleurs
arabes cherchant à irriguer la plaine du Hodna, et il no
craint pas de qualifier ces efforts de sublimes. « Dans ma
petite sphère, écrit-il, j'ai essayé de seconder les travail-
leurs du Hodna, en appelant sur ces indigènes si en dehors
du commun l'attention de mes supérieurs hiérarchiques ;
j'ai fait des vœux et des démarches pour que TEtat leur
vînt en aide, et pendant huit ans j'ai frappé à toutes les
portes : aucune ne s'est ouverte. Une seul homme, le gé-
néral de division Desvaux, prenait à tous ces travaux un
véritable intérêt ; mais il était absorbé par une autre œuvre,
celle des forages artésiens, œuvre utile sans doute, mais
qui favorisait des populations vivant à une distance immense
des centres de population européenne. Il n'était peut-être
pas poUtique de protéger les populations sahariennes au
- 2:: —
préjudice de celles qui habitent la limite du Tell, sur le
territoire desquelles s'élèvent des établissements français,
et qui supportaient journellement, pour le ravitaillement de
nos postes et de nos colonnes, des réquisitions pénibles. »
Plusieurs fois le colonel Pein rencontra des officiers du
génie, jeunes pour la plupart, que la question des barrages
arabes préoccupait, passionnait même; mais il aurait fallu
que Tétat-mDJor supérieur du corps partageât cet engoue-
ment. C'était chose impossible, et si d'aventure un comman-
dant supérieur de cercle, de subdivision, même de division,
s'était permis de charger un capitaine du génie d'étudier des
travaux arabes, quel toile général dans le comité du génie,
encore si routinier aujourd'hui! Le pauvre officier eût été
mal noté pour avoir fait acte d'initiative, et prétendu donner
aux bureaux des leçons de colonisation pratique. En Algérie,
le service du génie s'acquittait alors de bien des choses;
mais on avait un programme tracé, et malheur à celui qui
eût osé s'en écarter!
Le véritable théâtre sur lequel il est possible d'apprécier
l'importance des grandes irrigations, de se rendre compte
des efforts presque surhumains faits par les Arabes pour
arrêter les eaux des crues et les jeter dans les terres labou-
rables; le véritable théâtre, disons-nous, sur lequel on pour-
rait essayer les moyens réguliers et sûrs par lesquels on
remplacerait les procédés primitifs employés pour endiguer
les rivières torrentueuses, c'est la plaine du Hodna.
Le mot hodna a pour racine le mot haden, qui veut dire
ceindre ou embrasser. La plaine de ce nom, aussi unie
qu'un tapis de billard, est située à la partie sud-ouest de
la province de Constantine, sur la frontière de la province
d'Alger; c'est là que viennent mourir les dernières pentes
du Tell de la subdivisioa d'Aumale, de celle de Sétif, et
même d'une petite partie de celle de Batna. Les tribus
qui habitent ces contreforts sud du Tell confinant au Hodna
sont les Ouled Sulthan de la subdivision de Batna, les Ouled
Ali ben Sabor et les Mahdid de la subdivision de Sétif. enfin
— 278 —
celles cle la Ouannougha et du Dira inférieur, de la subdivi-
sion d'Aumale.
La plaine du Hodna était, il y a vingt ans, presque en
entier dans la subdivision de Sétif; mais, en 1874, on a
rattaché à la subdivision d'Aumale le cercle de Bou-Sâada,
qui avait été attribué à la province cle Gonstantine quand le
général duc d'Aumale la commandait.
Le Hodna s'étend donc du caïdat de Barika, à l'est, au
caïdat du Dira inférieur, à Touest, et il est limité au midi
par une chaîne de montagnes qui le sépare de la partie
septentrionale du pays des Ouled Naïl et de celui des Zibans.
Sur les dernières pentes sud du Tell de la subdivision de
Sétif, on voit, comme une sentinelle avancée, la petite ville
de Msila, fortement éprouvée, en 1885, par un tremblement
de terre. Msila est bâtie sur la rivière du même nom, qui
descend de la grande plaine de la Medjana par le défilé du
Qsob, à l'ouest de la montagne des Mahdid; l'oued Msila se
jette dans le chott du Hodna, toujours à sec pendant Tété.
Au sud-ouest, de l'autre côté du chott, est la petite ville
de Bou-Sâada, placée dans la même situation, sur la rivière
du même nom, qui coule en sens inverse de l'oued Msila;
elle vient du sud-ouest, prend sa source dans le pays des
Ouled Naïl, et se jette dans le chott du Hodna.
Les deux villes de Msila et de Bou-Sâada comptent cha-
cune environ 3.500 habitants, et sont entourées d'immenses
jardins plantés de palmiers fort clairsemés. Quoique Msila
et Bou-Sâada soient deux oasis, c'est à peine si elles rappel-
lent celles du Sah'ra, car, comme le pays est très élevé et
placé trop au nord, les palmiers y donnent des dattes de
qualité très inférieure.
La largeur moyenne de la plaine du Hodna est d'environ
soixante kilomètres; sa longueur, de l'est à l'ouest, est du
double.
Au centre de cette plaine, un peu à l'est, se trouve le
grand chott du Hodna ou lac salé, dans lequel disparais-
sent les rivières qui s'y jettent des différents points cardi-
— 279 —
naux. Elles sont nombreuses, mais nous ne parlerons en
détail que des deux principales, l'oued Msila et l'oued Chel-
lal. La première, comme nous l'avons dit, sort de la Med-
jana, la seconde vient du Djebel Dira, de la subdivision
d'Aumale, et porte à sa partie supérieure le nom d'oued
el Ham.
Ces importantes rivières arrosent ou pourraient arroser
les trois quarts des terres arables de la région; et c'est sur
leur cours que les Arabes exécutent des travaux de barrage
d'une difficulté telle qu'on ne peut s'en faire une idée.
Les bords du chott sont de puis très dangereux; en les
parcourant sans guide, on court le risque de disparaître tout
à coup dans une boue épaisse et visqueuse.
Ainsi, on raconte qu'un bey de Gonstantine, au retour
d'une expédition dans le sud, y vit s'engloutir son convoi.
Le colonel Pein croit qu'il est ici question du bey Othman,
le même qui depuis fut tué dans cette partie de la Kabylie
orientale que soumit le général de Saint- Arnaud, dans l'ex-
pédition de 1851.
Les Arabes ont planté de grands piquets, pour indiquer
aux passants l'endroit où commence la zone redoutable.
Bien des malheurs ont été par là évités; mais les piquets ne
sont pas toujours suffisants puisque, dans la saison chaude,
on marche généralement la nuit.
Le chmat de la plaine du Hodna est favorable à toutes les
productions.
La température, particuUèrement dans les bas-fonds, est
assez chaude pour donner naissance à toutes les plantes
sahariennes qui forment la nourriture des chameaux, et les
moutons s'y procurent également tous les herbages qui leur
conviennent. Quand les terres traversées par les cours
d'eau peuvent être irriguées, elles sont d'une fertilité
remarquable.
Sur plusieurs points, on trouve le sol couvert de menus
bois ou de broussailles, et les tarfâs (bois de fagots) abon-
dent sur le cours des rivières.
— 280 —
L'oued M'cif, qui prend sa source chez les Ouled Naïl,
dans le Djebel Bou-Kahil, et porte le nom d'oued Chaïr
(rivière de l'orge) dans la partie supérieure de son cours,
offre, à son approche du chott où il vient se perdre, un
séduisant spectacle.
Il coule au miheu d'un bois touffu de magnifiques lauriers-
roses. Sur un parcours de plusieurs centaines de mètres, la
rivière et le bois sont encaissés dans un fond bordé de
rives escarpées, dont la hauteur est supérieure à celle du
bois. A distance, on ne voit que la plaine immense; mais
quand on arrive au bord de l'encaissement, le tableau est
enchanteur.
Aux pieds du voyageur charmé se déroule un large tapis
vert sombre, semé d'une infinité d'étoiles d'un rose vif. Sous
ces masses de verdure aux vives couleurs, la rivière dispa-
raît, et ne signale sa présence que par des bruissements
harmonieux. Il est difficile de voir quelque chose de plus
ravissant dans ce beau pays d'Algérie, si riche en merveilles
de tout genre.
Il résulte de ce que nous venons de dire que les popula-
tions du Hodna, intermédiaires entre celles du Tell et celles
du Sah'ra, sont extrêmement riches ; elles possèdent des
troupeaux de chameaux et de moutons plus nombreux que
ceux des peuples pasteurs et nomades, et, comme les popu-
lations du Tell, elles cultivent des céréales qui poussent
admirablement bien. Les tribus du Hodna ont donc deux
sources de richesses ; or, ayant beaucoup à perdre, elles
s'insurgent rarement. S'il est vrai qu'en 1864 la tribu des
Mahdid, aux environs de Bou-Sâada, se laissa entraîner
dans la grande insurrection des Ouled Sidi Cheikh, elle fut
si rudement châtiée par le colonel Le Poitevin de la Croix,
du 3" tirailleurs, depuis général commandant la province
de Gonstantine, que depuis lors elle a toujours éconduit
îes prédicateurs de guerre sainte.
Les tribus du Hodna sont toutes composées de cavaliers ;
gelles qui occupent la partie orientale de la plaine et qui
— 281 —
portent le nom d'Ouled Derradj sont manifestement d'origine
chaouïa ou berbère ; habitant autrefois les montagnes qui
bordent le Tell et confinent au Hodna, elles finirent par s'em-
parer de la fertile plaine qui se déroulait à leurs pieds, et
dans laquelle elles apportèrent les habitudes travailleuses
de la race aborigène. Les Ouled Derradj conservent quelque
chose du type montagnard ; mais , au contact des tribus
arabes, ils ont fini par oubKer le vieil idiome chaouïa ou
kabyle, qui ne se parle plus guère que dans les montagnes
de l'Aurès.
Sur le cours de l'oued Msila et sur celui de Toued Chellal,
venant du nord comme nous Tavons déjà dit, on rencontre
cinq fractions de la belle tribu des Ouled Madis (ne pas con-
fondre avec les Ouled Mahdid). Formées de djouadis (no-
bles), qui ne s'allieraient à aucun prix aux tribus d'origine
chaouïa, elles ont conservé le type arabe presque pur,
c'est-à-dire qu'elles se distinguent surtout par la finesse
des extrémités. Superbes cavaliers, fiers, aristocratiques,
les Ouled Madis, toujours soutenus par la famille prin-
cière des khalifas de la Medjana, c'est-à-dire par les fa-
meux Mokhrani qui prétendaient descendre de la famille des
Montmorency, ils ne payaient à leurs protecteurs qu'une
faible redevance à titre d'hommage, et régnaient en maîtres
dans le pays. Les beys turcs de Gonstantine les ménageaient
beaucoup, trouvant chez eux d'excellents goums pour leurs
expéditions ; les Ouled Madis étaient, en effet, une tribu
maghzen.
Avant l'époque où les Français commencèrent à gouverner
régulièrement le Hodna, c'est-à-dire vers la fin de 1848,
après la terrible insurrection de Zaatcha, à laquelle prirent
part la plus grande partie des gens de Bou-Sâada et des
environs, aucun pays n'était moins sûr que le Hodna. Expo-
sés sans cesse à se voir pillés, les indigènes labouraient,
le fusil au dos. Sous le régime des Turcs, les attaques
étaient fréquentes dans la région, et les caravanes qui la
traversaient pour aller dans le sud, en venant du Tell ou de
— 282 —
la Kabylie, étaient forcées, en arrivant sur le territoire d'une
tribu, de lui louer une escorte pour se rendre jusqu'à la tribu
voisine, qui les rançonnait de même pour les piloter plus
loin.
En temps de troubles, c'est-à-dire presque en tout temps,
ces malheureux n'osaient guère labourer. Les plus ef-
frontés pillards, les plus insignes détrousseurs de caravanes,
surtout voleurs de chameaux, appartenaient à la tribu des
Ouled Sahanoun , fraction de celle des Ouled Derradj,
habitant à Test du grand chott.
Sans être aussi nomades que celles du Sah'ra, les tribus
du Hodna venaient pendant Tété faire paître leurs troupeaux
dans la plaine de la Medjana ou aux environs de Sétif, sur
le territoire de tribus qui, par réciprocité, se réfugiaient
parfois, quand les hivers étaient rigoureux, dans le Hodna.
Echange de bons procédés.
Lorsque le régime des Turcs eut pris fin, les fiers Ouled
Madis, ces Djouadls de race, furent bien obligés, pour vivre,
de cultiver le sol. Trois fractions de cette tribu occupèrent
les terres riveraines de l'oued Msila, deux autres s'établi-
rent sur l'oued Chellal.
Ces rivières ne sont pas de même nature. L'oued
Msila a toujours de l'eau ; les habitants de la ville, maîtres
du cours supérieur, la prennent les premiers pour arroser
leurs jardins, et ne laissent aller vers le Hodna que leur
superflu. Aussi s'ëlève-t-il souvent, à ce sujet, des plaintes
portées parles Ouled Madis contrôles Beni-Msil ou gens de
Msila.
Entre Msila et le territoire des Ouled Madis végètent quel-
ques petites tribus d'origine chaouïa; elles aussi puisent
de l'eau avant la grande tribu de la plaine.
La quantité d'eau qui arrive à cette dernière serait
donc bien faible, si la rivière n'avait un débit relativement
considérable.
Onlevoit, il estpossibleauxOuled Madis, même en plein été,
sauf bien entendu dans les années de sécheresse exception-
— 283 —
nelle, de s'occuper de jardinage, de cultiver des courges,
des pastèques, des pois cliiches, etc.
Sous le rapport de l'eau, les deux fractions établies sur
l'oued Chellal ne sont pas aussi bien partagées que celles
établies sur l'oued Msila, qui, en temps ordinaire, fournit
trop peu pour subvenir à leurs besoins.
Ces deux rivières, très encaissées, ont leurs rives élevées
en beaucoup d'endroits, particulièrement dans leur cours
supérieur ; or, comme cet encaissement provoque mille dif-
ficultés pour l'établissement des barrages, les Ouled Madis
sont forcés de puiser l'eau assez bas, et de négliger consé-
quemment les terrains les meilleurs, qui sont ceux du haut.
Même sur l'oued Msila, un peu moins encaissé en géné-
ral que l'oued Chellal, si les Arabes riverains n'avaient à
leur disposition que l'eau de la rivière, l'avantage qu'ils en
retireraient serait insignifiant ; c'est l'eau des crues qu'ils
utilisent pour leurs travaux d'irrigation, c'est elle qui rend
leurs terres de labour si riches. Il leur suffit de la conduire
partout où ils la désiren.t.
Les crues n'ont pas toutes la même violence ; les moj^en-
nes, qui ne détruisent que fort rarement les barrages,
sont suffisantes pour les besoins de l'irrigation dans les
terres du haut ; mais alors les indigènes étabhs au bas
de la rivière n'ont pas toujours l'eau qu'il leur faudrait.
Les Arabes de la plaine du Hodna prétendent que deux
bonnes crues suffisent pour donner une superbe moisson.
Ils connaissent fort bien l'importance des jachères, et,
comme la terre ne leur manque pas, les surfaces que peut
arroser un barrage sont ordinairement divisées en deux
parts, quelquefois trois ; ils en cultivent une seule
chaque année. Le tour d'eau qui revient à une fraction ou
à un douar se nomme nouba.
Mais l'indigène ignore la théorie des assolements : il
sème du grain, blé ou orge, et toujours du grain.
D'habitude, chaque fraction de tribu construit un ou deux
barrages ; on comprend que les barrages supérieurs valent
— 284 —
mieux que ceux du bas, lesquels n'ont que les restes des
jDremiers ; mais dans les bonnes crues, chacun d'eux est
bien partagé. Personne ne se plaint.
L'arrivée de la crue, qui se nomme hamla, s'annonce
toujours par un grondement ; elle jette la tribu dans la joie,
surtout lorsqu'elle s'est fait attendre. Si cette crue réussit à
rompre un barrage, ce qui est assez fréquent, la consterna-
tion est générale. Ce n'est pas tant la perte de la récolte
qu'on regrette, mais, la digue détruite, il faut la rétablir ;
et quand nous aurons fait comprendre toutes les difficultés
que présente un travail de ce genre ; quand nous aurons
rappelé qu'il exige le concours de toute la tribu : hommes,
femmes, enfants, vieillards encore valides, assistés de toutes
les bêtes de somme, grandes ou petites, dont on dispose ;
quand nous aurons dit combien de temps lui doit être con-
sacré, on se rendra compte du désappointement des indi-
gènes le jour où un de leurs barrages s'effondre.
Le barrage se nomme ced (au pluriel &doud)^ et les ter-
rains de culture, arcli. Un mot d'explication est ici néces-
saire, car ce dernier terme a été employé par la presse, et
même par les Chambres législatives, sans que beaucoup
sachent ce qu'ils signifient.
Littéralement, arch, en arabe, veut dire trône; la terre
arch est donc une terre du trône ou de l'Etat. A la condition
d'acquitter leurs redevances, les tenanciers peuvent culti-
ver la terre m^ch, l'échanger et la transmettre par voie
d'héritage.
La terre azel est généralement une terre arch donnée en
apanage à un fonctionnaire; c'est aussi une terre confis-
quée. L'apanagiste installe sur son azel des tenanciers qui
lui payent le loyer et l'impôt, accompagnés d'un certain
nombre de corvées. On le voit, c'est tout à fait la propriété
féodale.
La terre habbou provient de donations pieuses faites à
des étabUssements religieux.
On conçoit que les tribus du Hodna doivent plus au tra-
— 285 —
vail et à Feau qu'il procure, qu'à la terre qui ne manque
'amais. Aussi une fraction de tribu étrangère, appelée par
les propriétaires du sol à prendre part aux difficiles tra-
vaux d'un barrage destiné à arroser des terres vierges,
reçoit-elle pour prix de sa coopération la moitié des ter-
rains arrosés.
Nous n'avons pas la prétention de traiter à fond une ques-
tion agricole ; le peu que nous venons de dire nous conduit
simplement à montrer en quoi consiste le curieux travail
des barrages.
VI
En Algérie, on ne voit guère que les gens du Hodna prendre
tant de fatigues pour faire de la culture en grand. Dans le
Tell, l'indolent arabe détourne bien l'eau des sources pour
arroser des champs ou des jardins de peu d'étendue; mais,
le pays étant moins chaud, la terre conserve mieux l'humi-
dité. Et puis, le terrain est mamelonné, et les cultures se
font sur une grande surface sans que l'on ait recours aux
irrigations, eu égard aux modestes besoins des cultivateurs.
S'en remettant à la volonté de Dieu, l'arabe laisse tout venir,
et ne comprend guère l'urgence d'un travail tel qu'un bar-
rage; il ne cherche pas à arrêter les crues, regarde bête-
ment se perdre cette eau qui lui serait si utile, et se résigne
de bonne grâce à de maigres récoltes. Lorsque les gens du
Tell captent l'eau d'une source, c'est pour irriguer, au moyen
d'un filet d'eau, un petit jardin ou un enclos planté de maïs.
Nous ne parlons pas des Kabyles. Dans les régions chaudes,
l'eau devient inappréciable. C'est là surtout que les travaux
hydrauliques, destinés à l'empêcher de se perdre dans les
chotts ou dans les sables, acquièrent toute leur importance;
tout barrage est alors pour l'indigène, aussi bien que pour
le colon, un élément essentiel de prospérité. L'eau, disent les
colons, c'est de l'or.
— 286 —
Les barrages du Hodna, extrêmement simples et pri-
mitifs, ne se composent que de terre et de menus bois;
mais tout cela est enchevêtré, disposé, superposé d'une
façon fort ingénieuse. Le seul défaut de ces ouvrages est
leur peu de solidité, car pour que leur action soit un peu
étendue, il tant les établir aux points élevés où les rivières
coulent entre des rives escarpées. Or, plus le lit de la rivière
est resserré, plus violent est le choc produit dans les crues
par rirruption d'une grande masse d'eau.
Les barrages établis comme nous venons de le dire n'ont
point d'attache sur les deux rives.
Quand Tun deux résiste un an, c'est très beau; deux ans,
c'est merveilleux. On le réorganise bien, mais, après plu-
sieurs réparations, la rivière devient trop large à cet endroit,
et il faut chercher un autre emplacement.
Lorsqu'une tribu, ou plutôt une fraction de tribu, a l'inten-
tion de construire un barrage neuf, les hommes les plus
expérimentés désignent l'endroit où on devra le faire et
déterminent la direction du canal principal, suivant que
le barrage doit porter les eaux sur une rive seulement,
ou les déverser sur les deux rives. Ces canaux ou
conduites d'eau reçoivent souvent un développement im-
mense ; il s'en détache de loin en loin de petits ca-
naux appelés sèguias^ qui vont porter les irrigations dans
toutes les terres qu'il est possible d'arroser. Pendant plu-
sieurs semaines, tous les hommes vahdes, munis d'une
sorte de houe, creusent le sol ; les matières extraites
sont éparpillées sur les terrains de culture. Lorsque ce tra-
vail de creusement se trouve suv le point d'être terminé,
car on n'y met la dernière main que si une première crue a
permis de voir les points que l'eau pourra atteindre, on
entreprend le barrage.
Toutes les bêtes de somme sont alors conduites au bois,
où se prennent ces menus fagots nommés tarfâ ;io\\\ ce que
ces animaux peuvent rapporter est entassé en un lieu dési-
gné, à côté du futur barrage. Quand les ouvriers de la tribu,
I
— 287 —
qui ont l*œil exercé, pensent qu'on a recueilli ce qui sera
suffisant, ils ramènent les bêtes de somme, quitte à les faire
retourner plus tard au même endroit; dans ce cas, tous les
indigènes, sauf les conducteurs de chameaux ou de mulets,
sont souvent tenus de travailler la nuit. En thèse générale,
dès qu'un barrage est commencé, hommes, femmes, enfants,
vieillards valides s'y consacrent sans relâche, car un moment
d'arrêt ferait tout perdre.
Une partie des hommes se placent dans le lit de la rivière
dont on a détourné le cours; d'autres vont chercher le bois
dont ils tendent des brassées aux travailleurs ; d'autres enfin
piochent sur les rives, à une certaine distance, la terre dont
ils vont se servir tout à l'heure. Cette terre est mise dans
des sacs en laine (tellis) et portée par les femmes ; ces
pauvres créatures, ces malheureuses esclaves ont ainsi la
plus dure part de la tâche commune. On les voit, ployant
sous le faix, recommencer le même voyage jusqu'à vingt
fois par jour.
Les constructeurs de la digue déposent et entremêlent les
couches de terre et les couches de bois dans le lit desséché
de la rivière, posant les branches de bois en long, les gros
bouts en aval; chaque couche est placée un peu en retrait
sur la précédente, et de cette manière l'avalanche d'eau se
heurte, non pas contre un mur droit dont elle aurait raison,
mais contre un talus en pente douce, dont la base vient se
confondre avec le lit du torrent.
Quand l'eau arrive, elle ghsse sur le talus, le remonte
jusqu'au haut et remplit les canaux de dérivation ; l'excédent
passe par-dessus pour aller alimenter un barrage inférieur,
car la distance de ce premier ouvrage au chott est géné-
ralement assez grande pour contenir deux, trois ou quatre
barrages. Sans doute, un seul suffirait; mais les indigènes
sont bien forcés d'en établir plusieurs, le nombre devant
suppléer à la puissance.
Souvent des accidents se produisent au cours des tra-
vaux ; quand surtout ils doivent être entrepris durant la
— 288 —
saison des crues, la tribu vit dans des transes continuelles.
A tout moment un échafaudage disparaît, car Teau cause
des affouillements dans la digue. Si l'on s'en aperçoit à
temps, le mal est réparable; mais l'eau se fait jour parfois
là où on s'y attendait le moins. Non seulement des travail-
leurs disparaissent alors, mais le barrage est emporté, et
tout est à recommencer.
Jamais les Arabes, qui pourtant se découragent vite,
n'hésitent à se remettre à l'œuvre dès qu'ils croient pouvoir
refaire le travail dans de bonnes conditions, et y raccorder
de grands canaux. C'est que leur incurie provoquerait la
perte de la récolte. Trop souvent les malheureux se heurtent
à des impossibilités ; tantôt la rivière, gonflée et capricieuse,
trouve passage dans la rive crevassée et pleine de fissures ;
tantôt la résistance que l'eau rencontre sur le barrage la
rejette dans des terres friables, et la rivière change de lit.
Ces accidents, plus fréquents dans les ouvrages inférieurs,
sont très difficiles à réparer; cependant, poussés par l'im-
placable nécessité, les indigènes du Hodna s'appliqent à
réparer le désastre, et il n'est pas rare que le succès
vienne couronner leurs efî'orts.
Il est clair que s'ils avaient, pour installer des ouvrages
hydrauliques, la science et les moyens que nous possédons,
ils pourraient suppléer, par une énorme et puissante digue
construite sur un point bien choisi, à tous ces petits barrages
rudimentaires, si pénibles à exécuter, et qu'il faut renouveler
à tout instant.
Un jour la colonisation atteindra les parages des chotts,
et l'on verra que leur seul moyen de prospérité est la cons-
truction des barrages. La terre ne manque pas en Algérie,
et il y a moyen, sans refouler les populations, de rendre à
la culture, par le travail européen, d'immenses espaces
d'une aridité désolante.
Sur le cours de l'oued Msila et de l'oued Chellal, les
indigènes connaissent bien les endroits où pourraient être
établis de grands barrages ; ils ont le sentiment de Tim-
CKNKKAL 1)1-: W IMPKK.N
— 289 —
puissance de la race arabe, et on les entend souvent expri-
mer le vœu d'être aidés dans leur œuvre par le beylick ou
TEtat. Ils paieraient, en retour, de fortes subventions en
argent, et abandonneraient de grand cœur la plus grande
partie des terres qui leur sont attribuées. Point n'est besoin
d'être un économiste hors ligne pour voir que, tout bien
pesé, les barrages ne coûteraient pas beaucoup à la Com-
pagnie qui les entreprendrait.
Eh bien, jamais un gouverneur d'Algérie, militaire ou
civil, n'a songé à faire étudier, au point de vue de la colo-
nisation, ce riche bassin du Hodna ! Nous avons connu, il
est vrai, un commandant supérieur de Bou-Sâada qui reçut
un jour des instructions très pressantes ; mais il s'agissait
bien de colonisation ! On le priait de faire un rapport très
détaillé sur une race de chauves-souris microscopiques
qui, au dire de savants arrivés à Alger , devaient exister
dans le rayon de son commandement.
Le commandant supérieur se mit en campagne. Cette
race de chauves-souris, ainsi qu'il put le constater, existe
réellement aux environs de Bou-Sâada ; il fit son rapport,
expédia des échantillons, et les savants s'en retournèrent
enchantés.
— Cette Algérie, s'écrièrent-ils, quel pays magnifique !
Mieux eût valu, pour la prospérité de la colonie, prospé-
rité étroitement liée à celle de la France, une étude sur le
plus petit barrage, établi jadis par les Romains, dans cette
patrie des chauves-souris microscopiques.
Quels immenses avantages n'a pas rapportés à Rome sa
colonie du nord de l'Afrique ! La magnificence, la splendeur
des ruines dont le sol algérien est couvert, dénotent une
émigration de patriciens arrivés avec leurs richesses. Nous
n'admettons pas que les colonies romaines en Numidie
aient toutes été fondées par des vétérans ; ou ces vété-
rans devaient recevoir de larges subventions fournies par
la République, ou bien de sérieux capilahstes se mêlèrent
à eux. Remarquons encore que les proconsuls, disposant
RÉCITS ALGÉRIENS. — 2e SÉBIE 19
- 290 —
d'immenses ressources et d'une foule d'esclaves, purent
mettre à exécution les plus vastes projets. Des palais, des
cirques, des théâtres, des monuments publics qui ne le
cédaient pas en beauté à ceux de la métropole aux sept
collines, s'élevèrent depuis Garthage jusqu'aux colonnes
d'Hercule. Les colons voulurent transporter en Afrique
tout ce qui leur rappelait la mère-patrie, et les proconsuls
ne firent qu'accéder aux vœux du civis romanus.
Les colons transplantés dans la Byzacène ou la Numidie
songèrent d'abord à développer la production du sol. S'aper-
cevant que l'eau qui descend de la chaîne centrale se perd
au nord et au sud, ils résolurent de la coUiger pour la
forcer à aller féconder les terres que leur sécheresse empê-
chait de labourer. On sait que l'agriculture était en honneur
chez les Romains, qui avaient sans cesse à la bouche le
fameux ense et aratro ; en cultivant l'Afrique du nord, ce
grand peuple obéissait donc à ses penchants naturels.
Hélas ! on ne se préoccupe pas suffisamment, chez nous,
de retrouver les vestiges des travaux hydrauliques des Ro-
mains. On reconnaîtrait que partout ces prodigieux coloni-
sateurs ont cherché, au sortir des montagnes, à arrêter l'eau
des sources et des cours d'eau. Des études approfondies
nous eussent déjà tracé la marche à suivre.
Suivant un jour les pentes de l'horrible pays de l'Amar-
Khaddou, dans la partie orientale du massif des Aurès, le
colonel Carbuccia, l'un des héros de Zaatcha, qui était un
archéologue distingué aussi bien qu'un brave soldat, s'écria,
en se tournant vers le lieutenant Séroka, officier du bureau
arabe de Biskra :
<( — Par exemple, je serais bien étonné si je rencontrais
ici une ruine romaine !
« — Vous n'aurez pas à aller bien loin », répondit le lieu-
tenant.
Et, au débouché d'une gorge, il montra au colonel une
inscription taillée dans le roc, à côté d'une petite ruine dont
il était de prime abord impossible de déterminer le carac-
— 291 —
tère. Le colonel déchiffra rinscription : on était sur Teni-
placement d'un barrage.
« — Mais ces gens-là, dit-il en montrant la plaine déso-
lée et couverte de cailloux, que pouvaient-ils donc irriguer?
« — Mon colonel, répondit le lieutenant Seroka, le cheikh
du village de... vient de m'apprendre que, d'après les récits
des anciens de la tribu, toute la plaine, avant l'arrivée des
Arabes, était couverte de forêts avec d^immenses clai-
rières, au centre desquelles étaient bâties des villes et des
villages. »
Revenons au Hodna.
Au-dessus de Msila, on voit sur la rivière des ruines qui
sont manifesteoaent les restes d'un immense barrage ; ce
barrage, tout en laissant à la ville, ainsi qu'aux terres et
aux jardins placés un peu au sud dans la plaine, ce qu'il
fallait pour les irriguer, portait les eaux des crues au loin,
dans l'est et dans l'ouest. A deux ou trois kilomètres à l'est
de Msila, dans un lieu aujourd'hui désert, on rencontre
les ruines d'une ville importante où l'on reconnaît parfai-
tement quantité de petits conduits en maçonnerie, à ciel
ouvert, qui étaient alimentés par les eaux venues de la
montagne.
Dans la direction opposée, à l'ouest de Msila, à une dis-
tance de plusieurs kilomètres du pied des pentes sud du
Tell, on trouve , couchés dans un ravin, des arceaux dont
la forme indique qu'ils soutenaient un aqueduc. Ces ruines
sont peu connues des Européens, et, à l'époque où un com-
mandant supérieur de Bou-Sâada les découvrit, les indi-
gènes furent stupéfaits d'apprendre qu'elles provenaient
d'un ancien travail hydraulique.
De tels vestiges annonçaient que d'autres devaient s'3^ rat-
tacher ; mais il est difficile et coûteux de faire des recherches
semblables sur une grande étendue. Ah ! s'il s'agissait d'une
statue de Garacalla ou de Marc-Aurèle ! l'argent ne man-
querait pas. Pour déterminer l'emplacement des travaux
hydrauliques exécutés par les Romains , il faudrait entre-
— 292 —
prendre de longues études, puis des déblais considérables,
toutes choses ne pouvant être commandées que par l'Etat.
Sur l'oued Ghellal, les Arabes eux-mêmes indiquent un
point appelé Ced ed Djir (le barrage de la chaux), où ils
prétendent qu'existait autrefois une puissante digue qui
retenait les eaux venant du Djebel Dira, pour les jeter
dans des terres absolument abandonnées. Ced ed Djir
est situé au lieu où l'oued El Hamm prend le nom d'oued
Ghellal, là où était autrefois la limite des subdivisions d'Au-
male et de Sétif. A cet endroit, la rivière, fort encaissée,
coule sur un terrain solide et rocailleux en grande partie,
ce qui enlève toute crainte de la voir, dans les crues, chan-
ger de lit, comme il arrive dans la plaine, où la terre a peu
de consistance et où le lit est peu profond. Tout près de cet
ancien barrage, on remarque un léger mamelon géologi-
quement composé de poudingue. Nommé par les indigènes
Bra el ahiod (le bras, le contrefort blanc), il pourrait être
utilisé pour la construction d'un barrage en maçonnerie,
peu coûteux à notre avis. On remarque aussi à Ced ed Djir
des blocs pierreux gigantesques, semblables à ceux que
l'on immerge dans la mer pour former des jetées ; il est
manifeste que ces blocs proviennent de l'ouvrage hydrau-
lique établi jadis à cel endroit, quoique l'intérieur de la
plupart d'entre eux présente des caractères d'affinité avec
le granit naturel.
A Ced ed Djir, on ne retrouve plus le tracé du canal
ancien ; mais quelques travaux de déblai permettraient
de s'assurer s'il n'est que comblé.
Nous nous étendons avec complaisance sur tous ces
détails, parce que Ced ed Djir est tout indiqué pour un bar-
rage embrassant de ses artères une superficie considérable
de terrain que les Arabes abandonneraient de grand cœur,
pour recevoir en échange un peu d'eau. On prétend qu'il
n'y a plus de terres domaniales, et qu'il faut procéder ac-
tuellement, pour la création de nouveaux centres, par voie
d'échange ou d'expropriation ; ici nous soutenons le contraire.
— 293 —
La meilleure preuve qu'un barrage exista à Ced ed Djir,
donnant la vie aux régions désolées du Hodna, c'est que
les indigènes essayèrent de reprendre des travaux sur ce
point ; mais ils finirent par se rebuter, car les crues enle-
vèrent régulièrement les matériaux peu résistants dont ils
se servaient; de plus, avec les outils imparfaits dont ils
disposent, le creusage des canaux devenait une œuvre trop
difficile dans des terrains durs. Quand ils parlèrent de leurs
tentatives aux commandants supérieurs et aux officiers
des affaires arabes de Bou-Sâada, ceux-ci adressèrent à
l'administration rapports sur rapports; mais cette admi-
nistration fit toujours la sourde oreille.
VII
Au commencement de 1869, les Ouled Sidi Cheikh dissi-
dents étaient rejetés au Maroc ; leur jeune chef, Ahmed
ben Hamza, mourait mystérieusement quelques mois après,
et le cinquième fils du fameux Si Hamza, Kaddour ben
Hamza, fils d'une négresse, devenait le chef religieux et
politique de la puissante tribu qui, pendant trois ans, nous
avait tenu tête. L'inaction n'étant pas dans le caractère de
Si el Ala, chef véritable des Ouled Sidi Cheikh, il entraîna
son neveu à sa suite, et tous les contingents dissidents
reparurent dans le Sah'ra algérien. Apprenant que le lieu-
tenant-colonel de Sonis était sorti de Laghouat avec une
petite colonne composée d'un bataillon de tirailleurs, une
compagnie de zéphirs, deux escadrons et deux petits canons
de 4, Si el Ala réunit brusquement tous ses contingents
dispersés dans le Djebel Ahmour et, vers la direction
d'Aïn-Mahdi, attaqua audacieusement les Français, dont il
espérait avoir raison. Il disposait d'environ 3.000 chevaux,
et de 800 hommes d'infanterie, presque tous marocains.
Mais les Ouled Sidi Cheikh avaient affaire à un rude adveo.^-
— 294 —
saire ; ce qui les frappa d'étonnement, ce fut l'inconcevable
intensité du feu de nos fantassins. C'était la première fois
que le fusil Chassepot se faisait entendre en Algérie. Après
trois heures d'une lutte acharnée, Si el Ala vaincu battit en
retraite dans la direction du Maroc, poursuivi non seulement
par nos troupes, mais encore par les habitants du ksar d'Aïn-
Mahdi qui, la veille, avaient pactisé avec lui, et qui se mon-
trèrent tout à coup amis dévoués de la France.
Ce combat date du 1" février 1869. Comme il est écrit
qu'un malheur n'arrive jamais seul, Si el Ala apprit, dans sa
fuite, que le fameux Si Sliman ben Kaddour, agha de Géry-
ville et Ouled Sidi Cheikh rallié à nous, profitant de Tab-
sence des contingents des Ouled Sidi Cheikh, avait, le matin
du 5 février, fait irruption dans les campements de la tribu
étabhs sur l'oued Guir et les avait razziés de la façon la
plus complète.
Les Ouled Sidi Cheikh se voyaient donc réduits à l'im-
puissance.
Le gouvernement français crut alors faire acte de bonne
politique en provoquant un rapprochement entre la grande
tribu française des Hamyân et les Ouled Sidi Cheikh maro-
cains ou Gharaba, qui se battaient toujours le long de
la frontière. Les chefs signèrent, au mois de juillet 1869,
une sorte de convention de paix, et jurèrent réciproque-
ment, sur le Coran, que les deux tribus qui avaient échangé
tant de coups de fusil vivraient désormais sur le pied d'une
amitié éternelle. Cette fameuse convention, qui fit un cer-
tain bruit à l'époque, dura jusqu'au mois de mars suivant,
à peu près huit mois. Ainsi il avait été complètement inutile
de faire intervenir le Coran.
Si les Ouled Sidi Cheikh Cheraga étaient presque anéantis,
il n'en était pas de même de leurs cousins Gharaba. Pour
eux, la convention intervenue avec les Hamyân n'avait
aucune espèce de signification, et d'infaillibles indices ap-
prirent au général de Wimpffen, commandant la province
d'Oran, qu'une reprise d'hostilités était imminente.
— 295 —
Peut-être finirons-nous par nous faire à cette idée que
le nomade du Sah'ra n'est jamais vaincu que d'une façon
relative, et qu'il n'est point d'ennemi plus tenace, plus irré-
conciliable. Ne prenons jamais son inaction pour de l'im-
puissance, et ne nous relâchons pas de notre surveillance ;
quand on y pense le moins, le Saharien, qui nous guette
toujours, se révolte. Pourtant il est à présumer, disons-le en
passant, que la prochaine insurrection dans le sud algérien
sera imputée aux derniers bureaux arabes, car le gouver-
nement estime que les régions sahariennes ne sont pas
encore mûres pour le régime civil, et ne juge pas à propos
de les faire administrer par des fonctionnaires en redingote.
Cependant le bruit d'une prochaine prise d'armes des
Ouled Sidi Cheikh ayant provoqué une vive agitation parmi
nos tribus de la frontière de l'ouest, le général de Wimpifen
représenta au gouverneur-général, maréchal de Mac-Mahon,
qu'il y avait danger de laisser subsister sur notre frontière
un foyer permanent de rébellion, alimenté par tous les
pillards des tribus marocaines voisines. Les tribus du sud-
est marocain, les Doui-Ménia, les Ouled Djerrir, les Beni-
Guil sont à peu près indépendantes, et ne paient l'impôt à
Sa Majesté Chérifienne que lorsque cela leur convient. Il
était donc parfaitement indifférent au sultan du Maroc de
voir les colonnes françaises opérer sur leur territoire ; mais,
par déférence pour ce potentat, le maréchal de Mac-Mahon
lui fit demander l'autorisation de franchir la frontière hypo-
thétique si malencontreusement tracée en 1845; autorisation
dont, de temps immémorial, se passaient parfaitement les
commandants supérieurs de Géryville, quand ils se lançaient
à la poursuite des maraudeurs sortis du Maroc. Le général
de Wimpffen, qui voulait se porter au centre du pays occupé
par les rebelles, eut donc toute liberté pour opérer dans le
sud-est marocain. Toutefois, il lui fut prescrit de ne rien
entreprendre contre les oasis marocaines. La recomman-
dation était puérile, puisque ces oasis étaient précisément les
centres d'approvisionnement des tribus. Nous sommes des
— 296 —
scrupuleux incorrigibles ; ainsi, plus tard, nous verrons qu'il
ne fut jamais permis, dans la dernière insurrection de 1881-
1882, de rien entreprendre contre la grande oasis de Figuig,
dont Bou-Amema avait fait son quartier-général. A ce
compte-là, les insurrections dureraient longtemps et se
renouvelleraient souvent.
Contradiction plus flagrante encore : le général avait ordre
d'éviter toute rencontre avec les populations marocaines,
tout en ayant le droit d'en exiger des otages. L'expédition
entreprise ne pouvait donc être qu'une reconnaissance du
territoire marocain; d'avance elle était frappée de stérilité.
Le général de Wimpffen quitta Oran le 15 mars, et vint
à Aïn ben Khelil prendre le commandement d'une grosse
colonne qu'il avait formée avec six bataillons de zouaves et
de tirailleurs, et treize escadrons pris au 1" chasseurs à
cheval, au 2V spahis, au 2' et au 4^ chasseurs d'Afrique.
Quatre de ces escadrons furent donnés au colonel de la
Jaille, qui devait rester en [observation au sud des chotts ;
le reste fut réparti en deux brigades, Chanzy et de Colomb.
Dans une lettre que Wimpffen écrivit le 5 juin 1870 à
M. le marquis de Chasseloup-Laubat, président de la Société
de géographie, lettre que le Bulletin de la Société reprodui-
sit en janvier 1872, il décrit avec une grande clarté le pays
parcouru jusqu'à l'oued Guir par la colonne placée sous
son commandement. Dans la vallée de l'oued Guir habitait
la tribu des Doui-Ménia, la plus puissante et la plus influente
de celles qui abritent nos dissidents et leur prêtent un con-
cours actif dans les incursions qu'ils tentent au sud oranais.
L'oued Guir prend sa source dans un pâté montagneux
situé un peu au nord-ouest des chotts marocains ; il coule
au pays des Doui-Ménia, près du petit ksar d'Igh, et mêle
ses eaux à celles de l'oued Zouzfana, rivière qui passe
près de l'oasis de Figuig. Les deux cours d'eau réunis
prennent le nom d'oued Saoura. L'oued Guir roule une
masse d'eau considérable en hiver.
Pour atteindre Toued Guir, le général Wimpffen engagea
— 297 —
sa colonne dans la plaine de Tamelelt (en berbère, la blan-
che) ; cette voie, un peu moins déserte que celle de Galloul,
est plus avantageuse, à cause du rapprochement des eaux,
pour des troupes comprenant de Tinfanterie.
La colonne arriva sur l'oued Guir le 14 avril 1870 ; devant
elle se déroulaient de vastes espaces qu'arrose le fleuve
dans ses crues périodiques, particularité qui a valu au pays
le nom de Petites mers. De l'autre côté de l'oued Guir se
développaient en longue ligne les contingents réunis des
Ouled Sidi Cheikh dissidents, des Doui-Ménia et des Ouled
Djerrir ; ces deux dernières tribus sont généralement con-
fédérées.
Pour reconnaître l'ennemi, notre agha de Géryville, Si
Sliman ben Kaddour, cet Ouled Sidi Cheikh ralhé à notre
cause que ses frères appelaient renégat et avaient tenté
vingt fois de faire assassiner, se porta au delà de l'oued
Guir avec son goum. Si Shman était escorté de quatre de
ses nègres, ces fidèles gardiens dont nous avons déjà parlé,
et qui appartiennent corps et âme au chef de la famille des
Sidi Cheikh; il allait prouver que si les nègres sont dévoués
à leur maîtres, ceux-ci les payent de retour.
L'oued Guir était grossi par la fonte des neiges qui cou-
vrent les hautes montagnes du sud-est marocain. Pendant
le passage du fleuve, le cheval que montait un des nègres
de Si Shman ben Kaddour s'abattit et projeta son cavalier
près d'un gouff're où un courant rapide l'emporta en le fai-
sant tourbillonner. Le pauvre diable allait infailliblement
se noyer : pas un cavalier du goum n'osait le secourir, car
il est bien rare qu'un arabe du sud sache nager. Dans quoi
se baignerait-il? Les rivières comme l'oued Guir brillent
dans le Sah'ra par leur absence. Si Sliman, voyant que
personne ne bougeait et que son nègre était abandonné à
son malheureux sort, n'hésita pas un instant à se jeter à
l'eau, et, après beaucoup d'efl'orts, réussit à ramener sur
la berge son fidèle serviteur, qui avait déjà perdu connais-
sance.
— 298 —
Nous empruntons cette anecdote au très intéressant
volume que M. F. Gourgeot, ex-interprète principal de
l'armée d'Afrique, a consacré à l'examen de la situation
politique en Algérie, en 1882.
La reconnaissance exécutée par le goum de Si Sliman
apprit au général de WimpfFen qu'il avait devant lui 5 à
6.000 ennemis, qui avaient pris position sur une ligne de
dunes protégées à leur front par des canaux d'irrigation
dérivés de l'oued Guir. Le choix de cette position révélait
une certaine entente de la guerre, et était du à Si el Arbi,
guerrier des Ouled Sidi Cheikh renommé par sa bravoure,
auquel les Doui-Ménia et Ouled Djerrir réunis avaient donné
le commandement suprême de leurs contigents.
Quelques mots seulement sur le combat du 15 avril.
Le général de Wimpffen forma, avec le 2° zouaves et le
2^ tirailleurs, trois colonnes d'attaque qui, franchissant des
fondrières où nos soldats avaient de l'eau jusqu'aux épau-
les, emportèrent vaillamment la Mgne des dunes, à travers
des fourrés impénétrables de tamarins et de lauriers-roses.
Les Marocains, à part les écumeurs de routes qui avaient
pris part à l'attaque de la colonne de Sonis, le 1" février
1869, ne connaissaient pas encore les fusils Chassepot ; ils
furent terrifiés par la rapidité de notre tir.
En même temps que le général Wimpffen faisait attaquer
de front la position par sa brave infanterie, il commandait,
aux extrémités de la hgne, à sa cavalerie, des démonstra-
tions qui avaient pour but de diviser les forces des Doui-
Ménia. Les cavaliers les chargèrent rudement et les culbu-
tèrent, malgré leur résistance désespérée. Revêtu d'un
magnifique burnous écarlate, le chef que les Doui-Ménia
avaient mis à leur tête, Si el Arbi, entouré de quelques ca-
valiers choisis parmi les plus braves, se battait au premier
rang, désireux de prouver qu'il était digne de la confiance
que les tribus confédérées avaient placée en lui. Les fluc-
tuations du combat le mirent en face d'un peloton du 4^ chas-
seurs d'Afrique, conduit par le lieutenant de Rodellec ; ce
— 'Jl)9 —
brave officier , suivi seulement de sept de ses hommes,
fondit sur le groupe au milieu duquel se tenait El Arbi, et
tous deux, sabre au poing, se livrèrent un terrible combat
singulier. Si el Arbi finit par avoir le dessous; il tomba, la
tête fracassée par un coup de revolver tiré à bout portant.
Le brave M. de Rodellec, sans voir que les sept chas-
seurs qui l'avaient suivi étaient tous tués, se précipita en-
suite sur un cavalier qui portait un grand étendard vert et
bleu, signe du commandement suprême attribué à El Arbi.
Seul au milieu de nombreux ennemis, perdu de vue par sa
petite troupe qui se battait un peu plus loin, il finit également
par être tué.
Si el Arbi laissait un fils aussi vaillant que lui. Quand ce
jeune homme, qui combattait sur un autre point de la ligne,
apprit la mort de son père , il accourut désespéré, baisa
respectueusement le cadavre et s'écria, en s'adressant aux
Ouled Sidi Cheikh :
« — Vous serez des lâches, si vous ne m'aidez pas à le
venger.
« — Nous ne sommes pas des lâches », répondirent les
Ouled Sidi Cheikh qui avaient suivi la fortune de Si el Arbi,
et qui étaient une cinquantaine au plus.
Le jeune El Arbi avisa aussitôt le lieutenant-colonel Dé-
trie du 2'' zouaves, le héros du Borrégo au Mexique, aujour-
d'hui général de division, qui avait mis pied à terre au som-
met d'une dune de sable rouge, pour surveiller le combat. A
la tête de son petit peloton de cavaliers déterminés à mou-
rir, il s'élança vers cette dune, espérant venger la mort de
son père dans le sang d'un chef français. Mais le pied de
la dune était garni de broussailles dans lesquelles se trou-
vait embusquée une compagnie de zouaves. Celle-ci ac-
cueillit la charge avec un feu accéléré, qui, en quelques
minutes, renversa hommes et chevaux. Seul, El Arbi, en-
levant sa monture par un suprême efî'ort, put franchir la
ligne des combattants; mais il passa à côté d'un sous-officier
qui lui envoya son coup de fusil. Atteint au poitrail, le che-
— 300 —
val s'abattit; le jeune homme se dégagea vivement, et eut
l'audace, seul, un pistolet à la main, de gravir la dune sur
laquelle se tenait le lieutenant-colonel Détrie. Un zouave,
qui accompagnait un de ses camarades blessé, attaqua alors
El Arbi ; son fusil étant déchargé, il dut se servir de sa
baïonnette ; et en même temps que le chef arabe envoyait
à son adversaire sa dernière balle, il reçut lui-même à la
gorge un coup de baïonnette qui retendit mort sur le sable.
Ghanzy se distingua brillamment dans ce combat du
15 avril, qui ne nous coûta que vingt-trois tués, dont un
officier, le pauvre lieutenant de Rodellec, et vingt-sept
blessés, dont deux officiers.
En pénétrant dans le Maroc, le général de Wimpffen avait
déposé une partie de ses impedimenta au petit bordj de
Bou-Kaïs, sous la garde d'une compagnie de tirailleurs
algériens. On releva à la hâte les fortifications de ce poste,
et le commandement en fat donné au capitaine du génie
Pamard, aujourd'hui chef de bataillon. Du 9 au 21 avril,
la petite garnison du bordj ayant eu à repousser deux
attaques de l'ennemi, Wimpfi'en rétrogada immédiatement,
arriva le 22 à Bou-Kaïs, et, apprenant que les assaillants se
composaient de Beni-Guils faisant d'Aïn-Ghaïr le centre de
leurs opérations, il ne put résister au désir d'attaquer cette
oasis, qui ne se trouvait qu'à 15 ou 20 kilomètres de Bou-
Kaïs.
« L'oasis d'Aïn-Ghaïr, lisons-nous dans la lettre que le
le général de Wimpffen écrivit à la Société de Géographie,
le 5 juin 1870, sert de lieu principal d'emmagasinement à
la plupart des nomades du sud marocain. Habitée par une
population énergique et turbulente, elle est le centre d'ac-
tion de la haute vallée de Toued Guir et de la plaine de
Tamelelt, comme Figuig l'est de l'oued Zouzfana et du
massif montagneux habité par les Amours et les Ouled
Djerrir. Ainsi que la plupart des oasis de cette région, elle
est sous l'autorité religieuse du marabout de Khenatza, qui,
tous les ans, désigne le chef du ksar. »
— ;iOi —
Pendant qu'on marchait sur Toued Guir, de Wimpffen
reçut la visite de ce marabout, accompagné des tolbas
ou lettrés formant son conseil. Confortablement vêtus,
respirant la santé, Tair souriant, ces pieux personnages,
aux manières douces et agréables, arrivèrent au camp
français montés sur de belles mules richement capara-
çonnées, près desquelles couraient de vigoureux nègres
du Soudan. L'un d'entre eux, ô civilisation ! laissa tomber,
en passant devant le front de bandière d'un bataillon de
zouaves, une boîte d'allumettes-bougies de fabrication mar-
seillaise. Grands trafiquants, intermédiaires dans la plupart
des opérations commerciales de ces contrées du sud-est
marocain, les marabouts de Khenatza ont une facilité de
relations qu'on ne trouve pas d'habitude parmi les repré-
sentants des sectes musulmanes.
Leur principal revenu consistait dans la vente des nègres
du Soudan ; mais l'interdiction de ce genre de commerce
sur les marchés français les priva de leur principale
ressource, et le fanatisme musulman qui en avait fait des
saints respectés, alors qu'ils étaient riches, s'attiédit consi-
dérablement dès qu'ils devinrent pauvres. Aussi, le chef
des marabouts eut beau prier les gens d'Aïn-Chaïr de cesser
leurs attaques contre le ksar de Bou-Kaïs, on lui répondit
par une fin de non-recevoir.
Gomme toutes les oasis, Aïn-Ghaïr (la source de l'orge)
possède un petit ksar dont les maisons, en assez bon état,
sont assises sur un rocher, et dominées par le minaret
d'une mosquée qui, chose extraordinaire dans le Sah'ra, ne
tombe pas en ruines. C'est que le rôle actif joué par Aïn-
Chaïr dans la contrée met les habitants dans l'obligation de
songer à défendre leur ksar. Celui-ci est donc entouré d'un
mur d'enceinte bien entretenu, flanqué de distance en dis-
tance par des tours carrées donnant plusieurs étages de
feux, et isolé à l'est de l'oasis qui comprend, outre des jar-
dins de palmiers, de vastes espaces ensemencés d'orge ;
ne faut-il pas qu'Ain-Chaïr reste fidèle à son étymologie?
— 302 —
Jardins de palmiers et champs d'orge sont irrigués par deux
sources, d'où se détachent, à ciel ouvert, de nombreuses
conduites en briques cuites au soleil.
G^est contre cette oasis que le général de Wimpffen allait
lancer sa colonne; ïi avait trop le souci des intérêts algé-
riens, pour passer à côté d'incorrigibles pillards sans les
châtier.
Le 23 avril, on vint camper aux puits de Mengoub (1), et
le 24 au matin on était devant Aïn-Chaïr.
Fidèles aux us et coutumes militaires, le général somma
d'abord les défenseurs de l'oasis de lui faire soumission.
Mais les Arabes ont leur point d'honneur; quelque violente
que puisse être parfois leur envie de se soumettre, il leur
faut leur journée de poudre. Pour se conformer à l'usage,
les gens d'Aïn-Chaïr firent répondre au général qu'ils l'at-
tendaient de pied ferme.
Quatre colonnes d'attaque furent lancées dans l'oasis.
Avant la nuit elles en étaient maîtresses et l'ennemi se
rejetait dans le ksar. Le lendemain, deux assauts contre
ce ksar furent tentés et repoussés; quatre des plus brillants
officiers du 2^ zouaves s'y firent tuer en entraînant leurs
hommes.
Les munitions manquaient dans le camp français, elles
manquaient également à Aïn-Chaïr ; on allait battre en
retraite quand les gens de l'oasis, craignant une nouvelle
attaque, se présentèrent à la tente du général de Wimp-
ffen pour faire leur soumission et solhciter leur pardon.
Ils s'engageaient à vivre en paix avec celles de nos tribus
qui étaient voisines de la frontière, et à refuser tout appui
aux Ouled Sidi Cheikh dans leurs entreprises contre le
territoire algérien. Comme preuve de leur sincérité, ils
prévinrent le général de Wimpffen que des contingents
nomades, conduits par notre vieil ennemi Sidi Cheikh ben
Taïeb, marchaient au secours de leur ville. Ces maîtres
(1) C'est le nom générique donné à tous les puits du sud creusés perpendi-
culairement dans le tuf.
- 303 —
coquins trahissaient ainsi leurs auxiliaires, qui furent
surpris par notre cavalerie, et perdirent à jamais l'envie de
leur être agréables.
Evidemnaent, la soumission des habitants d'Aïn- Chair
n'avait aucune importance ; mais elle donnait au général le
droit de se consoler de l'échec qu'il avait subi, et l'honneur
de nos armes était sauf.
Dans sa lettre à la Société de Géographie, de Wimpfifen
déclare que cette expédition avait eu l'immense avantage,
en dehors des raisons politiques, de fixer complètement les
esprits sur le vaste territoire qui s'étend au sud-ouest de
notre frontière algérienne, et dont on exagérait beaucoup
les difficultés sous le rapport des ressources en eaux, pro-
ductions végétales et conditions climatériques. « Nous avons
pu constater, dit le général, qu'une colonne ayant un effectif
de cavalerie élevé, a pu, sans inconvénient, parvenir à
l'extrême limite d'un territoire peu connu, et que le terrain,
d'un parcours facile, offre sur la plupart des points, à l'état
sauvage, des productions très utiles à la nourriture des
animaux. »
Wimpffen s'est payé de mots. L'expédition de 1870, qui
ne présenta que quelques avantages momentanés fort in-
complets, devait être frappée de stérilité. Comme nous le
verrons par la suite, la paix conclue à Aïn-Chaïr fut une
simple trêve, que rebelles et marocains s'empressèrent de
rompre, dès qu'ils furent en état de reprendre la campagne.
Et il en sera toujours ainsi, tant que cette question des
frontières marocaines ne sera pas résolue.
Nous l'avons vu en 1881-1882 ; nous le verrons encore.
VIIl
On sait que le ministère du 19 janvier 1870 amena
d'importantes modifications dans la politique de l'Empire.
M. Emile Ollivier fit prévaloir, entre autres choses, dans
— 804 —
les conseils du gouvernement, Tidée de rétablir ex abrupto
le régime civil en Algérie. Mac-Mahon ne croyait pas le
moment venu ; il s'en expliqua au Sénat, et son discours
du 21 janvier fut très remarqué. Ensuite, le maréchal fit
observer à Napoléon que si son œuvre à lui était terminée,
il n'avait plus qu'à s'effacer, pour ne pas mettre obstacle
aux innovations jugées nécessaires à la prospérité de la
colonie. A deux reprises, il offrit sa démission ; mais l'em-
pereur refusa de l'accepter. Le maréchal resta donc au
poste qui lui était assigné. Quelques semaines après, il s'em-
barquait pour la France avec la plus grande partie de l'armée
d'Afrique.
La guerre venait d'être déclarée à la Prusse.
Il était dit que le maréchal de Mac-Mahon, cet homme
de Plutarque qui n'eut jamais en vue que Taccomplissement
du devoir, devait, après avoir enduré les dernières émo-
tions du champ de bataille, trouver le couronnement de
sa carrière militaire entre deux barricades, puis connaître
toutes les amertumes du pouvoir. Quand cet illustre sol-
dat, dont l'unique préoccupation fut toujours de servir la
France et de ne rien faire contre l'honneur, rentra dans
la vie privée, plus pauvre que le jour où la majorité de
l'Assemblée nationale le hissa sur le pavois, le respect
de tous, un respect unanime et profond, l'accompagna dans
sa retraite, et ce respect il l'obtient encore à l'heure pré-
sente, si pleine de trouble et d'inquiétude.
Les Mac-Mahon descendent de l'antique famille irlandaise
des O'Brien, princes de Thonon, dont ils portent les armoi-
ries. Cette famille, dit O'Gullivan dans son Histoire de V Ir-
lande, a donné à la verte Erin un de ses rois les plus
populaires, le brave O'Brien, roi-poète à la façon de David,
qui délivra son pays des Danois. A la suite de la prise
d'armes de l'Irlande en faveur de Charles P"", l'armée de
Cromwell commit d'atroces cruautés dans les provinces
de l'île, et l'on rencontre le nom de plusieurs Mac-Mahon
dans la liste des victimes conduites à l'échafaud. Quantité
— 305 —
de nobles irlandais, après la révolution de 1680, vinrent
se réfugier en France auprès du roi Jacques II, et parmi
eux se trouvèrent des membres de la famille des Mac-
Mahon. En 1769, Jean-Baptiste de Mac-Mahon obtint du
roi Louis XV des lettres de naturalisation, et fut par la
suite député des Etats de Bourgogne. Il eut deux fils
dont l'un, Gharles-Laure, devint maréchal de camp en
1814, et pair de France en 1827. C'est le père du ma-
réchal.
Le 13 juin 1808, naquit Marie-Edme-Patrice-Maurice de
Mac-Mahon ; il était le seizième des dix-sept enfants de
Charles-Laure , marié à une demoiselle de Garaman. Qui
donc a dit que la sève des vieilles races est aujourd'hui
épuisée? C'est assurément faux pour le duc de Magenta.
On dirait que ce vigoureux vieillard, comme les paladins
irlandais dont il descend, a puisé dans l'ancienneté de sa
race la vigueur morale et physique qui a fait de lui un pri-
vilégié de la vie.
Son enfance s'écoula dans le domaine patrimonial, le
château de Sully, en Bourgogne, qui appartint jadis à
Saulx de Tavannes. Sa mère, fervente catholique, l'éleva
avec le plus grand soin, et le plaça au petit séminaire
d'Autun, où il fit de brillantes études. Il vint plus tard
se préparer à Saint-Cyr dans une institution de Ver-
sailles, et entra à l'école en novembre 1825. Il en sortit
le 1" octobre 1827, avec le numéro 4, et passa sous-lieu-
tenant dans le corps d'état-major créé quelques années
auparavant par le maréchal Gouvion Saint-Cyr.
En 1830, Patrice de Mac-Mahon prit part à l'expédition
d'Alger comme lieutenant d'état-major, aide de camp du
général Achard. A la fin de la même année, le général
Clausel ayant conduit une expédition à Médéa, la brigade
Achard fut vivement engagée à l'attaque du col de Mouzaïa,
où un bataillon du 37' de ligne, en tête duquel marchait le
brave lieutenant, décida de la victoire au moyen d'une
brusque attaque à la baïonnette. La bravoure du jeune
RÉCITS ALGÉRIENS. — 2» SÉRIE. ?0
— 306 —
officier fut récompensée par la croix de chevalier de la
Légion d'honneur. Il avait à peine vingt-deux ans î
Mac-Mahon rentra en France au commencement de 1831.
Après avoir conquis ses épaulettes de capitaine à la
citadelle d'Anvers, il prit part, en 1836, à la première
expédition de Constantine, en qualité d'aide de camp
du duc de Nemours ; puis à la seconde, en 1837, comme
aide de camp du général en chef Damrémont. Celui-ci
ayant été tué au moment de l'assaut, le capitaine de Mac-
Mahon se trouva sans emploi. Il solhcita néanmoins l'hon-
neur de faire partie de la première colonne d'assaut, sous
les ordres du lieutenant-colonel de Lamoricière, et fut cité
à l'ordre du jour.
Nous avons vu que le corps royal d'état-major étant
appelé à fournir un des dix commandants des bataillons
de chasseurs d'Orléans, autrement dits chasseurs à pied,
Mac-Mahon fut choisi entre tous ; mais comme il n'avait
pas l'ancienneté voulue, on Tenvoya en Afrique. Là, il
fut nommé chef de bataillon, après le magnifique combat
de Mouzaïa, livré en 1839 par le duc d'Orléans aux troupes
d'Abd-el-Kader.
Entré dans Tarmée réguHère, Mac-Mahon dit pour ja-
mais adieu à l'état-major.
Résumer ici la carrière militaire du maréchal serait
faire l'histoire de la conquête de l'Algérie. Bornons-nous
à dire que lors de la terrible insurrection de Bou-Maza, il
était lieutenant-colonel de la légion étrangère. Après deux
citations à l'ordre de l'armée, il fut nommé colonel du
41^ de ligne ; mais ce dernier rentrant en France, Mac-
Mahon prit le commandement du 9% qui restait en Afrique.
Ce fut à la tête de ce régiment, renforcé par les zouaves,
qu'il ferma un des passages par lesquels, en 1847, Abd-el-
Kader tentait de s'échapper.
Devenu général de brigade le 17 mars 1852, on l'appela
au commandement de la province de Constantine. Le
16 juillet suivant, à quarante-quatre ans, nous le retrouvons
— 307 —
divisionnaire et grand-officier de la Légion d'honneur. 11
est vrai que, sur vingt-sept années de services, il comptait
vingt-trois campagnes.
Quand l'armée d'Afrique aborda la grande guerre en
Crimée, Mac-Mahon fut un des officiers supérieurs que le
maréchal de Saint-Arnaud choisit pour l'accompagner.
Le 7 septembre 1855, Pélissier réunissait les généraux
de division, et leur donnait ses derniers ordres pour Tas-
saut du lendemain. A Mac-Mahon échut le rôle le plus dan-
gereux, celui d'enlever Malakoff, clef de Sébastopol.
« — Messieurs, dit en concluant le commandant en chef,
je vous tiens tous pour de vaillants hommes de guerre ;
aussi ai-je pleine confiance en vous. »
Le général Niel , commandant le génie du corps de
siège, s'adressa à Mac-Mahon qui montrait une parfaite
tranquillité d'âme, et lui déclara que Sébastopol serait
perdu si Malakoff était pris.
« — Je le sais, reprit ce dernier, avec un calme qui
surprit les plus braves. J'y entrerai, ou soyez certain que
je n'en sortirai pas vivant. »
Le lendemain, 8 septembre, dans la tranchée, un moment
avant l'action, le général haranguait sa division et faisait
passer dans les rangs tout le feu de son âme.
L'assaut était fixé pour midi précis. « Il faudrait, s'écrie
M. de Bazancourt, l'historien officiel des guerres du
deuxième Empire, il faudrait la plume d'Homère pour
retracer dignement ce moment d'attente solennelle qui
faisait étinceler les regards et frémir tous les cœurs...
L'armée comptait les minutes dans un immense recueil-
lement. »
Ceux qui devaient s'élancer les premiers étaient les
zouaves. Accroupis, les yeux étincelants, ces incompa-
rables soldats attendaient Tordre de leur chel, qui se pro-
menait au milieu d'eux. A midi, Mac-Mahon tira son épée.
Il n'eut pas besoin de crier : En avant ! ses yeux disaient
assez : Suive7>~.^oi ! Une clameur inouïe, effrayante, s'éleva.
— 308 —
poussée par mille poitrines, dominant le bruit des clairons
sonnant la charge. Deux minutes après, la division enlevait
l'ouvrage de Malakoff.
S'emparer de Malakoff n'était rien ; s'y maintenir était
tout. Surpris par l'impétuosité de notre attaque, les Russes
reprirent l'offensive avec une énergie désespérée. L'orgie
sanglante dura près de deux heures ; le général allait et
venait au milieu d'elle avec une impassibilité qui arracha
des cris d'admiration à Péhssier, si bon juge en la matière.
C'est à ce moment que le commandant en chef ayant fait
demander à l'héroïque général s'il croyait pouvoir se
maintenir sur la position conquise, reçut cette laconique
réponse, devenue légendaire : « J'y suis, j'y reste. »
L'aide de camp revint un moment après :
« — Au moins, mon général, mettez-vous quelque peu
à l'abri.
« — Laissez-moi la paix ! riposta Mac-Mahon ; je suis
bien maître de ma peau. »
Tant que dura la guerre, une armée de 80.000 hommes,
commandée par le général, resta sous les murs de Sébas-
topol. Pendant le terrible hiver de 1855 à 1856, cette armée
n'eut à lutter que contre la maladie. Chaque jour, on voyait
Mac-Mahon visiter les ambulances, montrant qu'il savait
se placer à la tête de ses soldats sur tous les champs de
bataille. Il avait sous ses ordres un divisionnaire qui, plus
tard, ne profita guère de son exemple : nous voulons parler
du général Bazaine, auquel on reprocha justement de n'avoir
jamais su où étaient les ambulances de l'armée de Metz.
Nous avons montré le vainqueur de Malakoff à la tête de
la 2^ division du corps expéditionnaire, que le maréchal
Randon conduisit à la conquête de la grande Kabylie.
Résumons en deux mots le rôle que joua le général en
Italie : à Magenta, il s'avança dès qu'il entendit le canon,
et le succès devint son œuvre. Par la promptitude de son
coup d'œil, par la rapidité de sa marche, il transforma un
revers certain en victoire féconde. Desaix en avait fait
— 309 —
autant à Marengo, mais il fut frappé en pleine victoire ; plus
heureux que Desaix, Mac-Mahon se fit nommer maréchal
de France et duc de Magenta.
Passons sous silence les années qui s'écoulèrent entre
la campagne d'Italie et la fatale guerre de 1870. Arrivons
de suite à la bataille de Reichshoffen.
Quand, le 4 août 1870, l'empereur décida que les 5^ et
7" corps , sous le commandement des généraux de Failly
et Douay, seraient réunis au 1" corps pour former une
armée unique, placée sous ]e commandement du maréchal
de Mac-Mahon, il était déjà trop tard. L'ennemi venait de
prendre l'offensive, et d'écraser à Wissembourg la faible
division Abel Douay, trop aventurée ; le 1" corps se con-
centrait aussitôt en avant du défilé de Niederbronn.
C'est à l'aide de l'ouvrage du grand état-major allemand
et de celui du colonel suisse Lecomte, que nous allons briè-
vement élucider ce point d'histoire.
Mac-Mahon, dès l'ouverture de la campagne, avait pro-
testé contre la dissémination le long de la frontière des
sept corps de l'armée française. Il n'eut satisfaction que le
4 août, au soir, en recevant avis que les corps Félix Douay
et de Failly allaient rallier le sien.
Le maréchal donna immédiatement ses ordres de concen-
tration. Or, voici d'une façon précise quelle était la situation
des 5^ et 7° corps.
A Bilche, le général de Failly n'avait sous la main
que deux régiments d'infanterie sur douze ; les autres
étaient disséminés depuis Sarreguemines jusqu'à la crête
des Vosges. A Sarreguemines, notamment, se trouvait la
fameuse brigade Lapasset , qui dut battre en retraite sur
Metz, après l'échec du corps Frossard à Spicheren. Le
général de Failly, qui fut loin d'être brillant à Beaumont,
ne mérite pas d'être accusé, à propos de Reichshoffen.
Il concentra à Bitche, le 5 août au soir, toute la division
Guyot de Lespars, et, le lendemain matin, l'achemina dans
la direction de Niederbronn.
— 310 —
Mais la voie sur laquelle s'engageait cette division était
une simple route départementale ; les hommes marchaient
à rangs dédoublés, et ceux qui ont fait la guerre peuvent
penser si, avec son artillerie et ses bagages, elle mar-
chait vite ! Toujours est-il que ce ne fut que vers quatre
heures du soir, le 6 août, que la tête de colonne de la
division Guyot de Lespars débouchait à Niederbronn.
Mais, dira-t-on, la division Guyot de Lespars aurait dû
se hâter au bruit du canon.
A cela, nous répondons qu'elle cheminait sur le versant
opposé du massif des Vosges, au pied duquel se livrait la
bataille ; elle n'entendit rien.
Passons au 7^ corps.
Dès le soir du 4 août, le général Félix Douay annonça
que, pendant la nuit, il mettrait la V^ division de son corps
d'armée, la division Conseil-Duménil, en mesure de mar-
cher. Elle partit effectivement en chemin de fer, le 5 août,
au matin ; le soir, elle ralliait le maréchal de Mac-Mahon
à Reichshoffen, et, le 6, elle prenait part à la bataille.
Le général commandant le 7^ corps, avec une activité pro-
digieuse, passa la journée du 5 à disposer pour le combat
sa 2® division, la division Liébert. Le soir, à quatre heures,
elle arrivait à Mulhouse. Si donc la bataille avait eu lieu
le 7 août, comme tout le monde le croyait, dans l'armée
allemande aussi bien que dans l'armée française, le maré-
chal de Mac-Mahon aurait été renforcé par la division
Guyot de Lespars du 5^ corps, et les divisions Conseil-
Duménil et Liébert du 1\ Nul doute qu'il n'eût triomphé.
Achevons d'exposer les faits.
Mac-Mahon, désespérant d'attirer à lui les 2° et 3' divi-
sions du corps du général de Failly, prescrivit à celui-ci de
marcher le 7 août au matin de Bitche à Lembach, avec six
de ses régiments; la brigade Lapasset, à Sarreguemines,
étant trop loin pour être rappelée, le général devait débou-
cher sur la haute Sauer, derrière les Bavarois.
Les eflets de cet habile mouvement tournant eussent
— 311 —
été incalculables, car, du même élan, de Failly arrivait à
Wissembourg-, sur la ligne de communications de l'armée
allemande.
Le maréchal renonçait à attirer sur le champ de bataille
la 3^ division du corps de Douay. La 1'^ brigade de cette
division était formée par le corps d'occupation de l'armée
de Rome, lequel venait à peine de débarquer à Marseille.
Donc, si la bataille avait eu lieu le 7 août, Mac-Mahon
disposait de sept divisions d'infanterie, dont quatre du
1" corps, deux du 7% et une du 5*. L'une des divisions du
1" corps était affaiblie de 3.000 hommes, tombés sur le
champ de bataille de Wissembourg.
Ajoutons que le 1" corps aurait reçu ses réserves, qui
commencèrent à arriver à Strasbourg le 6 août au soir.
Tout compris , l'armée française aurait compté 75.000
hommes.
L'ouvrage du grand état-major prussien établit de la
façon la plus formelle que le prince royal attendait, pour
attaquer l'armée française, l'arrivée du 6® corps (Basse-
Silésie). Or, celui-ci n'était signalé à Landau que le 6 août
au soir.
La bataille de Reichshoffen fut tout à fait fortuite.
Les Prussiens, le matin du 6 août, envoyèrent une brigade
de leur 5° corps en reconnaissance au delà de la Sauer.
Elle fut si chaudement reçue par une des brigades de la
division Raoult, composée du 2' zouaves et du 2^ tirail-
leurs algériens, que le général commandant la division
ennemie crut devoir la faire soutenir par la 2° brigade.
Le 2^ corps bavarois s'engagea alors contre la division Du-
crot. Le prince royal donna Fordre de cesser le feu. Les
Bavarois obéirent, mais le général de Bose, commandant
le 5" corps prussien, déclara qu'il ne lui était plus possible
de rompre le combat.
Eh bien ! envers et contre tout, la bataille eût été gagnée,
si le 11^ corps prussien n'avait débouché sur la droite de
l'armée française, et ce corps eût été victorieusement
— 312 —
repoussé si le 7% avec le général Félix Douay, s'était
trouvé là.
La gloire du maréchal sort donc intacte de cette terrible
bataille de Frœschwiller ou de Reichshoffen ; si quelqu'un
commit des fautes, ce fut le chef d'état-major général des
armées françaises. La concentration des 1", 5' et 7^ corps
eut dû être faite dans les premiers jours du mois d'août.
L'impartiale histoire ne verra à Reichshoffen ni vainqueurs
ni vaincus ; les Allemands ont bénéficié d'un de ces hasards
heureux qui se présentent si souvent à la guerre.
A quoi bon maintenant parler de la marche sur Sedan ?
Bornons-nous à dire que Mac-Mahon, grâce à une blessure
providentielle, que d'idiots détracteurs ont voulu nier, put
échapper aux humiliations douloureuses de la capitulation.
Il ne devait pas supporter la responsabilité de fautes qui
n'étaient pas les siennes.
Rappellerons-nous la répression de la terrible insurrec-
tion de 1871 ? Au milieu de tant de défaillances morales, les
soldats de Reichshoffen et de Gravelotte,ces « capitulards »
qu'insultaient ceux qui avaient crié : « A Berlin ! » ces mar-
tyrs du devoir se retrouvèrent sous le drapeau tricolore,
aussi, fidèles et aussi obéissants à leur chef qu'aux beaux
jours de Malakoff ou de Magenta. Heureux les soldats morts
pour la patrie sous les balles allemandes ! Au moins, il ne
leur fut pas donné d'assister aux horribles batailles de la
guerre des rues !
Le maréchal annonça ainsi leur délivrance aux habitants
de la capitale :
« L'armée de la France est venue vous sauver. Paris est
délivré. Nos soldats ont enlevé aujourd'hui à quatre heures
les dernières positions des insurgés.
« Aujourd'hui la lutte est terminée; l'ordre, le travail et la
sécurité vont renaître.
« Au quartier-général, le 28 mai 1871. »
— 313 —
IX
On pouvait penser que la défaite éveillerait en nous les
pensées courageuses, les dévouements superbes, les sacri-
lices héroïques. Il ne s'agissait pas seulement de vivre :
tout était perdu, il fallait réparer le passé, préparer l'avenir
et nous placer résolument dans le chemin du devoir.
Les hommes de bonne volonté ceignaient leurs reins et
songeaient à faire l'essai loyal de la République conser-
vatrice. Mais le peuple français devait garder son éternel
renom d'inconsistance et de futilité. Frondeur incorrigible,
béat devant tous les cabotinages, ami de la pose, se pâmant
au pied des tréteaux où cabriolent les saltimbanques poli-
tiques, les inutilités solennelles et les charlatans effrontés,
le français oublia que Foccasion était unique pour relever
la patrie. Peu à peu il délaissa les questions sérieuses,
affecta de ne pas voir que le drapeau allemand flottait sur
la cathédrale de Strasbourg, et se laissa absorber par les
niaiseries de la politique intérieure. Aujourd'hui, aux yeux
des purs de l'extrême gauche, la réorganisation de l'armée
est moins urgente que la séparation de l'Eghse et de l'Etat.
Il est permis de se demander comment le monde se gou-
vernera au vingtième siècle; du train dont vont les choses,
il faut bien espérer que le parlementarisme qui nous tue
n'existera plus qu'à l'état de souvenir.
Le 24 mai 1873, l'Assemblée nationale, après la démission
de M. Thiers, confia le pouvoir au maréchal de Mac-Mahon.
Celui-ci avait été officieusement averti la veille que si
M. Thiers maintenait sa démission, il serait appelé à re-
cueilhr la succession du libérateur du territoire. Le maré-
chal fut profondément troublé par cette communication.
Lorsque, quelques heures plus tard, M. Buffet, président
de la Chambre, accompagné d'un grand nombre de députés,
— oU —
vint l'informer que son nom était sorti de l'urne, proclamé
par 390 voix sur 392 votants, il répondit tout d'abord par un
refus formel. Ce ne fut qu'à la suite d'un chaleureux appel
à l'esprit de dévouement au pays dont il avait donné des
preuves si éclatantes, qu'il se décida à accepter le pouvoir
qui lui était offert.
Maintes fois, il avait affirmé sa résolution de rester en
dehors de la vie politique active, ne se sentant pas fait pour
les luttes de parti. Placé à la tête des armées françaises,
il tenait à représenter la force impassible et impersonnelle
de la loi. La haute autorité morale qu'il avait su acquérir ne
pouvait qu'être compromise au contact des politiciens ; il le
comprenait si bien, qu'il avait péremptoirement décliné les
avances des collèges électoraux de plusieurs départements
qui voulaient, au moment des élections complémentaires de
juillet 1871, l'envoyer à l'Assemblée nationale. Mac-Mahon
n'a donc pas ambitionné le pouvoir ; il l'a plutôt subi le
jour où on vint lui dire que la patrie avait le droit de compter
sur lui.
Cet homme d'action avait déjà, en 1858, montré qu'il avait
peu de goût pour les intrigues parlementaires.
Nommé sénateur à son retour de Grimée, il trouva l'occa-
sion, lui si réservé d'habitude, de prononcer un courageux
discours.
Le Sénat, après l'attentat d'Orsini, avait été saisi d'un pro-
jet de loi dit de sûreté générale, inspiré par la peur, exigeant
le rétablissement de mesures exceptionnelles de défense, et
déjà voté par le Corps législatif à la majorité de 227 voix
contre 24.
La loi de sûreté générale était une de ces lois mala-
droites, lois de terreur et de violence, que les gouverne-
ments éperdus, pressentant leur fin, arrachent à leurs servi-
teurs. Personne n'osa le dire au Corps législatif ; au Sénat,
un seul eut le courage d*élever la voix : ce fut Mac-Mahon.
Il déclara que le pouvoir exécutif n'avait point le droit de
substituer l'arbitraire à la justice.
— 315 —
Après avoir rappelé que Tadage de ses pères était :
Fais ce que dois, advienne que pourra! le maréchal
s'écria :
« — Consciencieusement, je crois cette loi inconstitution-
nelle, et susceptible de conséquences fâcheuses. Je pense
que Ton aurait pu obtenir les résultats qu'elle se propose
sans violer la constitution; par suite, en honnête homme
qui a juré fidélité à la constitution, en homme indépendant,
comme nous le sommes tous, en législateur, je me vois
obligé de voter contre. »
Après avoir exposé les principes de d789, et démontré
que ces principes ne permettaient pas de faire entrer la
violence, l'arbitraire et la proscription dans notre législa-
tion, l'orateur dégageait une à une les conséquences de la
loi projetée :
« Elle est fâcheuse pour l'autorité judiciaire, car elle donne
lieu de penser que le gouvernement n'a point une confiance
entière dans son impartialité, dans son énergie à punir les
coupables.
« Elle est fâcheuse pour l'autorité administrative, qui peut
être accusée, avec plus de vraisemblance, d'être l'instrument
de la passion et de la haine.
« Elle est malheureuse pour la considération du Sénat
« Elle peut provoquer une irritation des plus dange-
reuses... et je pense que cette chance d'excitation n'existe
pas au même degré, lorsque les individus sont soumis au
régime, des lois définies du pays, et non sous le coup d'un
tribunal qu'ils considèrent comme arbitraire. »
Quelques années plus tard, le maréchal eut avec un de
ses amis une conversation qui fut rapportée par le journal
le Times :
« On me prend, dit-il, pour un bonapartiste, et l'empe-
reur pense que je suis légitimiste. Le fait est que je ne
suis ni l'un ni l'autre; je suis avant tout un français et un
soldat. Je ne me séparerai jamais de la France, et je crois
que la France a le droit de dire ce qu'elle veut. »
— 316 —
Saint- Arnaud, avons-nous raconté, n'accepta pas avec
plaisir d'être appelé à Paris ; lui aussi craignait d'être
dévoré par la politique. Mac-Mahon, qui le remplaça à
la tête de la pr.ovince de Constantine, écrivait en 1852 :
«Ici on a sa réputation dans la main; à Paris, on la joue sur
un mot, sur une phrase, sur une démarche, sur un sourire.
Décidément, j'aime mieux l'Afrique. »
Quand l'empereur visita l'Algérie en 1865, le maréchal
gouverneur lui dit :
« — Enti'e le drapeau rouge et vous, je n'hésiterais
pas; j'ai voté pour vous en 1851, et toujours depuis,
sans appartenir à votre parti, j'ai été un de vos ser-
viteurs. »
Français et soldat, voilà donc ce que le duc de Magenta
prétendait rester, en acceptant la présidence de la Répu-
blique, le 24 mai 1873.
Le soir même, il écrivait aux représentants :
« J'obéis à la volonté de l'Assemblée, dépositaire de la
souveraineté nationale, en acceptant la charge de Président
de la République. C'est une lourde responsabilité imposée à
mon patriotisme. Mais, avec l'aide de Dieu, le dévouement
de notre armée qui sera toujours l'armée de la loi, l'appui de
tous les honnêtes gens, nous continuerons ensemble l'œuvre
de la libération du territoire et du rétablissement de l'ordre
moral dans notre pays. Nous maintiendrons la paix inté-
rieure et les principes sur lesquels repose la société. Je vous
en donne ma parole d'honnête homme et de soldat.
« Maréchal de Mag-Mahon.
« duc de Magenta. »
Le 19 novembre suivant, l'Assemblée nationale, par
383 voix contre 317, décida que le pouvoir exécutif serait
confié pour sept ans au maréchal. Le septennat était
fondé.
Nous n'avons nullement l'intention d'écrire l'histoire du
— 317 —
septennat, ni d'expliquer de quelle façon le Président, après
les élections de 1876, fut amené à faire le 16 mai ; ayant
peu de goût pour la politique, nous laissons ce soin à
d'autres. Ce que nous tenons à dire, c'est que Mac-Mahon,
au commencement de 1879, était absolument décidé à se
retirer, se sentant vaincu ; et depuis quelque temps il cher-
chait un terrain pour tomber dignement.
Le ministère Dufaure entrait dans la voie des révocations ;
or, le maréchal, se considérant comme le gardien des forces
militaires de la France, s'était toujours réservé la question
si grave de l'armée et de la défense nationale. Il n'entendait
donc pas sanctionner les hécatombes qui se préparaient
pour l'armée. Lorsque, au conseil du 25 janvier 1879, le
ministre de la guerre déclara qu'il y avait lieu de mettre en
disponibilité cinq commandants de corps d'armée, les géné-
raux du Barrait, Bourbaki, Montaudon, Battaille et de Lar-
tigue, le Président protesta énergiquement, observant que
ces généraux, n'étant pas encore arrivés au terme de leur
commandement, se trouvaient couverts par la loi. •
Le maréchal voulut bien consentir au sacrifice de MM. Mon-
taudon et de Lartigue, fatigués et malades, mais il refusa de
souscrire à la disgrâce des trois autres.
« — S'il s'agit, dit-il, de donner satisfaction à des passions
que je désapprouve et que je déplore, qu'un autre le tasse ;
moi, j'aime mieux me retirer Je suis responsable de
l'armée devant le pays, et je n'obéirai pas aux injonctions
des journaux qui dressent tous les jours des listes de dénon-
ciation contre les fonctionnaires
« Au surplus, reprit amèrement le maréchal, si depuis un
an j'ai consenti à avaler tant de couleuvres, c'est unique-
ment pour protéger l'armée. Si je l'abandonnais aujour-
d'hui, si je faisais une chose que je considère comme atten-
tatoire à ses intérêts, à ceux du pays, je me croirais dés-
honoré. »
Le lendemain, il donna sa démission avec le bon goût
d'un gentilhomme et la résolution d'un soldat.
— 318 —
« — J'ai la consolation, dit-il, en quittant le pouvoir, de
penser que pendant les cinquante-trois années que j'ai
consacrées au service de mon pays, je n'ai jamais été guidé
par d'autres sentiments que ceux de l'honneur et du devoir,
et par un dévouement absolu envers la France. »
Lorsque, en 1884, au pied du groupe de Gahors, on sacrait
Gambetta « le Père unique de la République », on octroyait
à cet homme d'Etat une gloire imméritée ; un autre que lui
contribua à fonder et à consolider le régime républicain
en France, et cet autre fut le duc de Magenta, qui ne se
douta pas plus de ce qu'il faisait, que M. Jourdain ne croyait
faire de la prose.
Mac-Mahon avait été appelé au pouvoir par des repré-
sentants de l'Assemblée nationale qui comptaient sur le
successeur de M. Thiers pour changer les institutions du
pays. A ce point de vue, l'attitude du maréchal sera diver-
sement jugée par les historiens ; mais ce qui restera intact,
c'est l'honnêteté, la probité de celui qui sortit de l'Elysée
plus pauvre qu'il n'y entra. Il ne faut pas croire que ceux qui
disaient à ce glorieux soldat de se soumettre ou de se démettre
étaient virilement et fortement organisés, qu'ils avaient une
direction, un but déterminé ; le fait est qu'ils se laissaient
aller à la dérive, manquant d'initiative autant que les con-
servateurs. Un seul chef de bataillon, en 1877, s'est insurgé
à la pensée d'un coup de force de la part du maréchal, et
tout observateur impartial reconnaîtra qu'il eût suffi d'une
décision énergique, d'un petit ordre du jour sec, clair et
précis pour faire marcher l'armée.
Cette décision, le Président, dans sa proverbiale intégrité,
ne voulut pas la prendre ; la déroute se mit alors dans les
rangs des conservateurs , qui l'accusèrent de trahir ses
devoirs.
M. Eugène Pelletan, républicain dont on ne saurait sus-
pecter les convictions et l'honorabilité, disait en 1878 à un
député de la droite :
« — Vous êtes tous irrités, exaspérés contre le mare-
— 319 —
chai, et nous, républicains, nous l'apprécions infiniment.
Sans doute, vous avez le droit de le juger sévèrement, car
il a trompé vos espérances ; mais nous, républicains,
nous ne pouvions souhaiter à la tête de la République
un fonctionnaire plus respectueux de la légalité. Grâce
à lui, notre gouvernement jouit de l'estime des nations
étrangères; les esprits, plus rassurés, commencent à se
façonner aux institutions actuelles. Il laisse ses ministres
gouverner sous son nom, et n'apporte aucune entrave
au fonctionnement de la constitution Si M. Thiers eût
conservé le pouvoir, tempérament personnel, despote, auto-
ritaire comme nous le connaissons, il n'aurait pas manqué
de créer des conflits, des froissements avec la Chambre, et
un beau matin, ne pouvant gouverner à son gré, à. sa
fantaisie les républicains, il eût été fort à craindre que
l'ancien ministre de Louis-Philippe, se sentant vieillir et
voyant son influence diminuer, n'eût par dépit installé la
monarchie. »
Les contemporains sont parfois injustes ; mais le temps
réforme leurs arrêts. Tout commentaire de notre part serait
superflu pour mettre en relie! ce que la vie de Mac-Mahon
offre de vraiment grand. L'impartiale histoire embellira en-
core cette noble figure, en lui donnant les magistrales
proportions de la légende héroïque, et en gardant de lui
un souvenir superbe et pur, dégagé de toute prévention
mesquine. L'illustre maréchal, ayant vécu sous l'œil de
l'opinion publique , est dispensé d'interjeter appel devant
l'histoire.
« — Ce n'est pas assez, disait Guizot, en 1830, que la
France ne roule plus dans l'abîme, il faut que la France se
relève. Washington ou Monck, il lui faut l'un des deux
pour se relever, »
Mac-Mahon a préféré le rôle de Washington.
CHAPITRE V
SOMMAIRE
L'Algérie en 1870. Les clubs. Le général Walsin-Esterhazy. L'amiral Fabre de
la Maurelle. M. du Bouzet. M. Alexis Lambert. Naturalisation des Juifs.
L'insurrection deMokhrani. La milicedeConstantineà Aïn-Yakout.TiziOuzou.
Fort national. Jean du Frêne. Dellys. — Les caravansérails. Azib-Zamoun.
L'oued Okhriss. Le jeune Rey. Le zouave Pivert. — Bordj-Menaïel. M. Canal.
Palestro. L'abbé Monginot. La défense. Sac du village. Massacre. Captivité
des survivants. — Aïn-Tagrout et le capitaine Trinquand. — Bou-Choucha
à Tuggurt, Massacre des tirailleurs. Une histoire de chérif. Le général de
Lacroix. Saïd ben Driss. Capture de Bou-Choucha. Sa mort. — L'amiral de
Gueydon. Contributions de guerre et confiscations. Les Alsaciens-Lorrains
en Algérie. Le général Chanzy. Son administration. El Amri. Le chérif
d'Ouazzan. — Jeunesse du général Chanzy. Le Neptune. Saint-Cyr. Les
zouaves. Le bureau arabe de Tlemcen. Expédition de Syrie. Diplomatie
turque. Jérusalem. L'armée de la Loire. Coulmiers, Loigny, le Mans. Chanzy
et la Commune. Chanzy à l'Assemblée, en Algérie, à Saint-Pétersbourg, à
Châlons. Mort subite. — L'Algérie en 1879. Régime civil absolu. L'insurrection
des Auras. Un type de chérif. La fin des Lehala. — Le sud oranais de 1870
à 1881. Le général de Gallifet à El Goléa. Bou-Amema. Le lieutenant Wein-
brenner. Massacres de Saïda. Le combat du chott Tigri. — La légion étrangère.
La nuit glorieuse du 23 mai 1855. Camerone. Les Alsaciens-Lorrains à la
légion. — Annexion du M'Zab en 1882. Anarchie du pays. Les Kanouns
mozabites. — Situation actuelle de l'Algérie. La fusion des races. L'apaise-
ment. Mesures de défense. Les sociétés religieuses. L'instruction primaire
dans les tribus. Conclusion,
Lorsque Napoléon III déclara la guerre à la Prusse,
l'Algérie jouissait d'une paix profonde. Elle se préparait à
goûter les bienfaits de ce régime civil qu'elle avait appelé
— 3-21 —
de tous ses vœux, et que le Corps législatif venait de lui
accorder par son vote du 9 mars 1870 (1). Mais on apprit
bientôt que les troupes permanentes de l'armée d'Afrique,
que Ton avait vues partir avec tant de confiance et d'or-
gueil, après avoir été horriblement maltraitées à la bataille
de Reichshoffen, avaient disparu dans le gouffre de Sedan.
Les mauvaises nouvelles se succédèrent avec une rapidité
effrayante. Il n'y eut plus bientôt d'illusion possible : la
France roulait dans l'abîme.
Le jour où le gouvernement de la Défense nationale fit
appel au dévouement et au patriotisme de tous les Français
qui sentaient un cœur battre dans leur poitrine, l'Algérie ne
songea plus qu'au salut de la mère-patrie. Ce premier mou-
vement fut admirable. Quantité de jeunes gens, exempts de
droit du service militaire, s'organisèrent en compagnies
franches ; parmi eux on comptait, disons-le à l'honneur de
la colonie étrangère et des indigènes, quantité d'Espagnols,
d'ItaUens et d'Arabes. Si ces différents corps ne rendirent
pas de très grands services, il faut néanmoins constater
que tous étaient animés d'une bonne volonté sans égale.
Ce ne fut pas leur faute si l'autorité militaire, trouvant
des inconvénients à ce genre de troupes, renonça à les
employer. Quelques-unes se signalèrent pourtant à l'armée
des Vosges, si déplorablement commandée par Garibaldi,
notamment à la deuxième bataille de Dijon ; d'autres se
distinguèrent à l'armée de la Loire.
A ce moment, les Algériens, croyant de bonne foi
qu'ils pouvaient se suffire , conjurèrent le gouvernement
de la Défense nationale de ne pas laisser un soldat
en Afrique. Ils se figuraient être assez forts pour se
défendre eux-mêmes. Quelle illusion ! Mais aussi quelle
preuve de patriotisme ! Ils en donnèrent une seconde plus
sérieuse ; quand les délégués de Marseille vinrent à Alger
(1) Les bienfaits du régime civil, tel que l'a organisé le gouvernement repu
blicain, sont pour le moins douteux. L'expérience qu'on en a faite n'a pas été
des plus heureuses. {Note des Editeurs.)
RÉCITS ALGKRIENS. — 2» fiÙVdE 21
— 322 —
demander à notre grande colome de faire partie de la
Ligue du midi, qui voulait ostensiblement se séparer de la
France, ils furent reçus avec indignation, et personne ne
voulut prêter l'oreille à leurs lâches discours.
Jusque-là, l'Algérie était tranquille. Beaucoup d'esprits
avisés, connaissant l'incurable hostilité de la race arabe
contre la race française, disaient que deux cent mille co-
lons, réduits à leurs propres forces et disséminés sur un
immense territoire, avaient, au moment des désastres qui
accablaient la mère-patrie, une Hgne de conduite toute
tracée. Leur premier soin devait être de ?e compter, de
s'organiser, de se concerter, et d'en imposer aux indigènes
par une attitude ferme et prudente. Le devoir, dans ce cas,
se conciliait avec le patriotisme et l'intérêt des colons.
Hélas ! c'était trop compter sur la sagesse des Algériens.
L'ouverture des clubs permit aux brouillons et aux poli-
ticiens de faire entendre leurs déclamations ; les têtes
s'échauffèrent ; les conservateurs, qui auraient da guider
l'opinion publique, prirent peur et disparurent successive-
ment ; alors commença l'orgie populaire.
La première chose que réclama la presse, qui, elle aussi,
ne tarda pas à se griser de paroles, ce fut l'envoi d'un
agent spécial auprès du gouvernement de la Défense na-
tionale. Cet agent devint bientôt l'instrument des ambitieux
qui voulaient profiter de la désorganisation générale pour
appliquer tout un ensemble de réformes ; ces réformes
n'avaient pas même le mérite de s'harmoniser entre elles.
Le but des agitateurs était simplement de donner satis-
faction aux théories de certains journalistes à court de
copie.
Mais ces pêcheurs en eau trouble auraient pu être gênés
par l'autorité militaire. Dans l'impossibilité d'appliquer
immédiatement le régime civil, on nomma gouverneur le gé-
néral Walsin-Esterhazy. Les meneurs qui avaient la pré-
tention de présider aux destinées de l'Algérie firent à ce
vétéran de soixante-quatorze ans, couvert de glorieuses
— 323 —
blessures, et qui venait reprendre du service pour permettre
aux plus jeunes d'aller se mesurer avec l'envahisseur, une
réception dont les honnêtes gens d'Algerrougissent encore.
Une tourbe composée de la lie de la populace, de tous
les Espagnols tarés, de tous les Juifs désireux de se rouler
dans la fange, de tous les portefaix maltais, de tous les
Biskris dont leurs tribus ne voulaient plus, se rua sur le
palais du gouvernement où venait de descendre le général,
enleva ce vénérable soldat à cheveux blancs, et entreprit
de le rembarquer de force. Pâle, tête nue, ses décorations
arrachées, le gouverneur se dirigea vers le port, escorté
par une foule immonde qui le couvrait de huées et l'abreuvait
d'insultes.
Mais ce n'était que le prélude d'autres scènes.
Le capitaine d'état-major Lemoine, aide de camp de
Walsin-Esterhazy, accourut au secours de son chef. Perçant
la foule, il s'efforça de le protéger. Alors la populace
tourna sa colère contre ce brave jeune homme; d'igno-
bles drôles, rendus furieux, l'appréhendèrent et le firent
mettre à genoux. En un clin d'œil, Lemoine eut son
sabre enlevé, sa décoration arrachée, et fut dépouillé de
tous ses vêtements. Des Maltais ivres, appuyés d'Espa-
gnols déguenillés et de quelques Biskris, traînèrent ensuite
ce malheureux sur l'asphalte de la place du gouvernement,
et, devant l'arbre de la liberté, le sommèrent de demander
pardon, à genoux, à la population d'Alger, d'avoir voulu
Vinsulter. Accablé de coups par ces brutes, le capitaine
allait périr, quand le préfet Warnier, un algérien des plus
honorables, se précipita, escorté de quelques miliciens, au
milieu de la foule, et réussit non sans peine à lui arracher
sa victime.
Walsin-Esterhazy et son aide de camp furent conduits à la
marine. La multitude exaspérée envahit ensuite le domicile
de M. Pierrey, président du tribunal, et insulta cet hono-
rable magistrat de la façon la plus outrageante. Pour ter-
miner cette journée si bien remplie, on s'empara du colonel
— 324 —
de gendarmerie et du commissaire central, qu'on jeta en
prison.
Le lendemain, le peuple se dirigea vers les bâtiments
de la marine, pour faire embarquer de force le général Wal-
sin-Esterhazy et le capitaine Lemoine. Mais le contre-amiral
Fabre de la Maurelle, commandant la marine en Algérie,
était un de ces hommes qui ne plaisantent pas. Ayant donné
l'hospitalité aux deux victimes de l'orgie populaire de la
veille, il en répondait. Dès le matin, il appela à lui la com-
pagnie de débarquement de la frégate cuirassée la Gloire,
et lorsque la foule hurlante se présenta aux abords du pa-
lais de l'amirauté, elle se heurta contre une ligne de marins
dont l'attitude n'était rien moins que sympathique à laplèbe
algérienne. Trouvant que ce n'était pas encore assez, l'amiral
fit ostensiblement braquer les canons de la Gloire et du sta-
tionnaire du port, annonçant qu'à la moindre manifestation
hostile contre l'amirauté, il ferait couvrir de bordées la
place du gouvernement et les quais d'Alger.
Mais la foule était maîtresse de l'intérieur de la ville. La
milice, qui aurait dû opposer un obstacle insurmontable à
Tesprit de désordre, laissait faire ; manquant de direction et
de cohésion, elle était à la discrétion du premier audacieux
venu. Cet audacieux fut M. Vuillermoz, maire d'Alger, qui
rêvait la dictature et qui, trouvant que l'armée contre-
carrait ses desseins, disait hautement que les milices suffi-
saient en Algérie, et que tous les officiers et soldats restés
dans le pays devaient rejoindre les armées de la défense
nationale. Ce maire incomparable télégraphia au gouverne-
ment de Tours: « La colonie est sûre de pouvoir se garder
elle-même. »
A Tours, on ne demandait pas mieux que de croire le
maire d'Alger. On rappela donc en France les dernières
troupes permanentes, y compris la légion étrangère, et l'on
organisa des bataillons de marche avec les zéphyrs et les
compagnies de discipline.
Pendant ce temps, le désordre grandissait. Les orateurs
— 325 —
des clubs disaient chaque jour : «Que les soldats marchent
à Tennemi ; nous n'en avons plus besoin ici pour nous
défendre contre les Arabes. D'abord, il n'y a 'plus
d'Arabes ; ils sont tous motHs de la fa^mine. »
Ces discours insensés étaient appuyés par quelques jour-
naux, qui ne craignaient pas d'avancer que l'arabe était un
mythe à l'aide duquel on voulait perpétuer le régime militaire.
Nous avons vu qu'au début des événements, les Algériens
avaient repoussé avec indignation les délégués de la Ligue
du midi; c'eût été trop beau, si ces idées patriotiques avaient
persisté au milieu de l'effervescence générale. Les feuilles
subventionnées par les Juifs se mirent à prêcher l'autonomie
de l'Algérie et sa séparation d'avec la mère-patrie ; on vit
les crieurs de ces gazettes proclamer avec complaisance
les malheurs de la France, pour bien graver les mauvaises
nouvelles dans la mémoire des indigènes.
Ces mêmes journaux renchérissaient sur les discours des
orateurs des clubs, et parlaient avec emphase du bonheur
qu'avaient les Arabes de pouvoir être affranchis désormais
de la tyrannie et des exactions de leurs chefs, aussi
bien que des chefs français. On pérorait partout sur la
solidarité entre Européens et indigènes, sur la fraternité
des peuples, sur les droits des citoyens ; on disait bien haut
qu'il n'y aurait plus à l'avenir de difficultés rehgieuses,
plus de nuances entre les vainqueurs et les vaincus, et l'on
croyait naïvement amadouer les plus fanatiques en annon-
çant que le gouvernement de la République allait rame-
ner l'âge d'or pour les races africaines.
Ainsi, de pauvres fous s'imaginaient, au moment même
où l'insurrection couvait sourdement, que les Arabes
allaient adorer la Répubhque et partager des idées aux-
quelles ils ne comprenaient absolument rien. On va,
disaient-ils bien haut, réahser l'association des Arabes
avec la constitution républicaine de la France. Ce sont nos
frères, ajoutait-on ; donc il faut en faire sans plus tarder
des citoyens français.
- 326 —
Et ces Arabes, comme on'va le voir, venaient d'être froissés-
dans leur orgueil et dans leurs sentiments les plus intimes,
par un décret du gouvernement de Tours, qui précipitait la
désorganisation politique et administrative de la colonie de
la façon la plus imprudente et la plus inconsidérée.
Les Algériens, pour nous servir d'une vieille expression
consacrée, dansaient sur un volcan. Avant d'aller plus loin,
examinons comment leur pays était alors gouverné.
Un décret du 24 octobre 1870 l'avait divisé en trois
départements entièrement civils, sous l'autorité d'un gou-
verneur-général civil correspondant directement avec la
métropole. Le premier fut M. Didier, illustre inconnu qui ne
parut même pas à Alger.
C'est pendant que la colonie attendait son nouveau gou-
verneur-général, qui ne se préoccupait guère d'elle, que la
Délégation de Tours, sous l'influence de l'agent algérien
accrédité près d'elle, signa quantité de décrets plus ou
moins bizarres, dont la plupart furent annulés depuis par
l'Assemblée nationale de 1871, sur la demande du vice-
amiral de Guej^don, et dont beaucoup ne furent seulement
pas appliqués.
L'anarchie grandissait ; le gouvernement de Tours, qui
ne connaissait point M. Didier, nomma non pas un nouveau
gouverneur-général, mais un commissaire extraordmaire,
du Bouzet, ancien professeur, journaliste, que les circons-
tances avaient placé à la tête de la préfecture d'Oran. Mais
il paraît que le journalisme ne mène pas à tout, car si M. du
Bouzet venait de se montrer préfet médiocre, il devait four-
nir un gouverneur-général plus médiocre encore. Au sur-
plus, les Algériens, qui sont déjà difficiles à maîtriser en
temps normal, le devaient être bien davantage dans un état
d'effervescence extraordinaire. Le pauvre M. du Bouzet,
absolument ahuri, céda la place à M. Alexis Lambert,
ancien secrétaire de la mairie de Constantine, puis de la
mairie de Bône, et bombardé, après le 4 septembre, suc-
cessivement sous-préfet de Bône et préfet de Constantine.
-^ o J / —
M. Alexis Lambert était cher aux Algériens, quoiqu'il se
fût toujours montré assimilateur à outrance. Fort intelligent,
très actif et passablement débrouillard, en arrivant à Alger
il annonça dans une proclamation qu'il venait « liquider le
gouvernement général » , ce qui, dans la bouche d'un homme
qui se laissait attribuer quantité d'avantages et d'honneurs,
voulait dire sans doute que le poste de gouverneur-général
serait à supprimer après lui. Quoi qu'il en soit, M. Alexis
Lambert eut bientôt le chagrin de voir éclater l'insurrection
qu'on préparait depuis plusieurs mois, et il fut promptement
remplacé par un énergique marin : l'amiral de Gueydon.
Le principal grief des Arabes était la naturalisation en
bloc des Juifs d'Algérie.
Au plus fort de la guerre, lorsque nous livrions combats
sur combats à l'envahisseur du sol de la patrie, lorsque les
régiments indigènes venaient de se faire hacher à Woerth
et à Sedan, lorsqu'on faisait appel au dévouement de tous
les Arabes pour former des régiments de marche de tirail-
leurs et des corps d'éclaireurs à cheval, M. Crémieux, mem-
bre de la Délégation de Tours, improvisé homme d'Etat et
ministre, eut la malencontreuse et fatale idée de lancer son
décret du 24 octobre 1870, qui conférait la nationalité fran-
çaise à ses coreligionnaires d'Algérie.
Assurément, le but était louable, mais il convient d'obser-
ver d'abord que M. Crémieux jetait une naturalisation à la
tête de gens qui ne la demandaient en aucune façon. Ensuite,
le célèbre avocat oubliait que la naturalisation ne doit être
conférée qu'à ceux qui rempUssent certaines conditions
déterminées, à ceux enfin qui la méritent.
Or, de ces conditions, quelle était la première dans cette
funeste année 1870? Il fallait se demander : les Juifs algé-
riens versent-ils leur sang pour la France? Eh bien, non,
pas un seul juif, pas un, n'avait demandé à prendre place
dans les rangs français.
On comprend combien le coup fut rude pour les Arabes,
qui avaient tous connaissance de la remarquable conduite
— 328 —
des régiments de turcos à Tarmée du Rhin et à celles de la
Loire et de TEst. Eux, ces fiers conquérants, habitués, sur
tout le territoire de l'islam, à mépriser les Juifs, ces « chiens
moins que des chiens », ces vils usuriers ; voir les Français
en faire leurs égaux et les imposer en qualité de maîtres à
ceux qui les avaient dominés pendant si longtemps, à ceux
qui versaient généreusement, à ce moment même, leur
sang pour la France, cela dépassait réellement les bornes
permises.
Aussi l'efifet de cette naturalisation inattendue fut-il immé-
diat sur les Arabes et les Kabyles. Si les enrôlements pour
les régiments de tirailleurs ne s'arrêtèrent pas sensible-
ment, parce que les primes promises à ceux qui s'enga-
geraient pour la durée de la guerre étaient assez considé-
rables pour tenter le menu peuple, du moins le recrutement
des éclaireurs à cheval, où entraient surtout des fils de
famille, s'arrêta net ; c'est à peine si l'on put réunir quelques
centaines de cavahers.
Néanmoins, tant que dura la guerre, les tribus arabes et
kabyles se tinrent à peu près calmes ; les grands chefs
indigènes, qui voyaient leur position menacée par les me-
sures législatives dont le gouvernement de Tours prenait
l'initiative avec une désolante prodigalité, donnèrent peu à
peu leur démission. Mais, somme toute, aucun symptôme
alarmant ne se manifestait encore. Les indigènes résistèrent
même aux entraînements provoqués par les extravagances
des clubs et de la presse, qui poussaient les populations
des villes aux orgies anarchiques du genre de celle que
nous avons racontée plus haut, à propos du général Walsin-
Esterhazy. Plongés dans la stupeur, c'est d'un œil plutôt
attristé que colère que les Arabes regardaient d'imprudents
énergumènes chasser et conspuer généraux et officiers,
insulter et maltraiter les chefs indigènes et les officiers des
bureaux arabes, dénoncés hautement comme des traîtres
indignes de rester sur cette terre bénie d'Algérie.
Le recrutement des éclaireurs arabes s'étant arrêté, le
— 329 —
gouvernement de la Défense nationale décida que les
régiments de spahis seraient mis à contribution. Or,
d'après les conditions de leur engagement, les spahis ne
doivent servir qu'en Algérie. Une smala de spahis, établie
sur la frontière tunisienne, à El Guettar, près de Souk-
Ahras, s'insurgea alors, et eut même Faiidace de venir
tirer des coups de fusil sur la ville. Aidés de quelques
mobiles, les habitants dispersèrent les mutins, qui se
réfugièrent en Tunisie. Mais le signal était donné ; un
autre détachement de spahis se révolta à El Milia, simple
poste en petite Kabylie, où il n'y avait pas d'Européens.
La répression devint bientôt longue et difficile.
Les fanatiques, les khouans, les affiliés des congrégations
religieuses musulmanes entrèrent alors en campagne. On
pense si les prédicateurs de guerre sainte eurent beau jeu
pour exciter à la haine du chrétien et pour attiser Tincendie
qui couvait au fond des cœurs. L'extermination des infidèles
fut mise à l'ordre du jour, comme au temps des Bou-Maza
ou des Bou-Zian. Un peuple, disaient les meneurs, qui glo-
rifie les Juifs, qui se livre à des manifestations coupables,
qui crache au visage des généraux les plus illustres,
n'est plus digne de commander aux Arabes. Et ceux-ci
retrouvaient tous leurs instincts du passé. L'agitntion était
entretenue non seulement par les nouvelles exagérées de
nos défaites, mais encore par la crainte de spohations
dont on menaçait les indigènes. Le moins qui pouvait leur
arriver, pensaient-ils, c'était le retrait du sénatus-consulte
de 1863, et, par suite, le refoulement des tribus du Tell
dans le désert.
Dans un rapport, en date du 30 décembre 1872, l'amiral
de Gueydon explique ainsi qu'il suit les principales causes
de l'insurrection de 1871 :
« Une réaction bruyante contre les condescendances du
régime impérial envers le peuple indigène, et surtout
contre les privilèges et Fautorité des chefs arabes; en môme
temps, une mesure qui blessait profondément tous les cœurs
— 330 —
musulmans, la naturalisation des israélites ; le spectacle,
dans nos villes, d'autorités françaises méconnues, insultées,
arrêtées même ; l'injure et la menace surtout prodiguées
aux officiers plus spécialement préposés au maintien de
notre domination en pays arabe ; le départ pour la France
de toutes les garnisons ; les récits apportés dans chaque
tribu par les tirailleurs algériens échappés à nos désastres ;
enfin, comme dernière manifestation de notre probable
impuissance, l'insurrection de Paris : telles sont les causes
qui, en surexcitant au plus haut degré les espérances, ont
fait l'insurrection de 1871. «
11 faut pourtant l'avouer : tant que dura la guerre étran-
gère, les Arabes restèrent sourds aux excitations passion-
nées des prédicateurs de révolte, malgré les récits exa-
gérés que faisaient dans les tribus les tirailleurs algériens
échappés à nos désastres. Mais quand la guerre civile
fut déclarée, et que l'armée de l'ordre eut mis le siège devant
Paris pour combattre la Commune, les Arabes n'hésitèrent
plus, et l'insurrection fut décidée.
Le grand chef qui leva l'étendard de la révolte fut le
fameux Mokhrani, bach-agha de la Medjana, commandeur
de la Légion d'honneur.
La Medjana est une plaine immense qui s'étend entre
les subdivisions de Sétif et d'Aumale, et dont la petite ville
de Bordj-bou-Arréridj, à 60 kilomètres à l'ouest de Sétif,
marque à peu près le centre. Les Mokhranis, lamille vrai-
ment princière, nous avaient toujours été dévoués, et nous
avons vu dans le premier volume de ces Récits qu'un
Mokhrani, le père de celui-là même dont nous parlons,
accompagna le duc d'Orléans dans la fameuse expédition
des Portes de 1er.
Son fils appela à la guerre sainte tous les ardents dans
la voie de Dieu. On sait que l'insurrection se localise
toujours dans le pays où domine l'ordre rehgieux qui lui
prête son appui. Il en devait être ainsi dans la Medjana.
Toutefois, Mokhrani, personnage politique, grand chef
— 331 —
arabe, sentait fort bien que sans Tappui des khouans la
révolte à la tête de laquelle il venait de se placer resterait
essentiellement locale ; pour qu'elle s'étendît à la province
de Gonstantine et à la Kabylie, il invoqua l'appui des Rah-
manyas, dont les cheikhs étaient plus ou moins inféodés
à son parti. Mais les Rahraanyas, sans unité de direc-
tion, voyaient alors trois ou quatre de leurs cheikhs se
disputer la grande maîtrise de l'ordre. Mokhrani ne put
donc entraîner que le vieux chef El Hadded (le sellier) qui
résidait à Seddouk, dans la vallée de l'oued Sahel, non loin
de l'endroit où s'élève aujourd'hui la petite ville d'Ald)ou.
El Hadded comptait un nombre considérable d'adhérents,
et ses khouans ou fidèles circulaient de Bône à Aumale. Le
cheikh de Tolga, rival du vieux El Hadded, refusa net
de répondre à l'appel de Mokhrani, et ce fut heureux
pour nous, car Tolga se trouve seulement à quelques lieues
de Zaatcha, dont on se rappelle la prise d'armes en 1848.
Que serait-il advenu si, du même coup, le Sah'ra de la
province de Gonstantine avait pris feu?
Ghose curieuse ! El Hadded sentait si bien que tous
les khouans de l'ordre des Rahraanyas n'étaient pas
avec lui que, lorsqu'il proclama la guerre sainte, ce ne fut
pas la cause de l'islam qu'il mit en avant, mais l'intérêt
matériel des populations indigènes. 11 promettait bien
l'entrée du Paradis à ceux qui succomberaient en luttant
contre les infidèles, il essayait bien de tirer parti de son
autorité spirituelle sur les masses qu'il lançait au combat ;
mais on voyait clairement que le fanatisme religieux était
relégué par lui à l'arrière-plan, et ne figurait là que comme
drapeau de l'insurrection.
De fait, les khouans, leur chef en tête, ne furent que
des instruments dans la main de Mokhrani. Si l'insurrec-
tion avait été à la fois religieuse et politique, c'est-à-dire
générale, il n'est pas téméraire d'avancer qu'à cette époque
elle nous eût acculés à la côte.
Mokhrani fit porter au commandant supérieur de Bordj-
— 332 —
bou-Arréridj une véritable déclaration de guerre. Circons-
tance unique peut-être dans les annales algériennes, il
renvoya à cet officier un mandat de huit cents francs,
montant de l'arriéré de son traitement de bach-agha, en
disant d'un ton chevaleresque qu'il ne pouvait toucher
l'argent de ceux qu'il allait combattre. Il ajoutait que, le
décret qui proclamait la supériorité des Juifs sur les mu-
sulmans étant une injure sanglante jetée à la face de ces
derniers, lui et les siens préféraient mourir les armes à la
main plutôt que de la subir.
Les bureaux arabes furent accusés d'avoir été les pro-
moteurs de cette rébellion. Nous ne nous arrêterons pas à
réfuter des accusations ineptes.
Pourtant les bureaux arabes ne pouvaient empêcher les
décrets du gouvernement de la Défense nationale de par-
venir jusqu'aux grands chefs. Quand Mokhrani se décida
à la lutte, il montra aux caïds placés sous ses ordres une
pièce officielle au bas de laquelle était le nom de M. Gré-
mieux. « Jamais, s'écria-t-il, nous ne nous soumettrons à
un pareil gouvernement civil! Si notre position dans le pays
doit dépendre d'un juif, il faut y renoncer; acceptons tout
d'un homme portant un sabre, dût-il nous en frapper! »
L'insurrection fut à peu près générale dans les provinces
de Constantine et d'Alger, de la plaine de Batna à celle
de la Mitidja. Quantité de colons furent massacrés, nombre
de villages saccagés. Les insurgés osèrent entreprendre le
siège régulier de Bordj -bou-Arréridj , Bougie, Djigelly
dans la province de Constantine, et des villes de Fort-
National, Dellys, Tizi-Ouzou, Dra-el-Mizan , Beni-Mançour
dans la province d'Alger. Pour sauver la Mitidja, ou ban-
lieue d'Alger, on dut réunir quelques soldats pris dans les
dépôts, quelques miliciens et francs-tireurs. Les principales
villes d'Algérie n'avaient plus d'autre garnison que des mo-
biles ou des mobilisés, mal armés, mal commandés, mal
vêtus, sans expérience militaire ; les milices locales se joi-
gnirent à ces troupes qui purent sauver les places assié-
.,00
•)00 —
gées par rennemi. Ce fat seulement un mois après que le
gouvernement, pressé alors par les exigences de la guerre
communaliste, put envoyer quelques régiments de marche ;
et les régiments permanents, zouaves, tirailleurs, légion
étrangère, revinrent en toute hâte en Algérie.
Les orateurs des clubs, les dileitanti di pluma, les théo-
riciens, toutes gens qui n'ont pas l'habitude d'aller affronter
les périls des combats, furent pris soudain d'un accès de
furie belUqueuse. Les Arabes î décidément, ils n'étaient pas
tous morts de la famine. Et puis, disaient ces guerriers en
chambre, les Arabes, que nous renions maintenant pour
nos frères, ne sont que des brutes rétrogrades, indignes
de prendre leur part des jouissances que nous réserve le
nouveau régime ; il faut les exterminer, ou tout au moins
les refouler dans le désert. On se figurera difficilement à
quel degré de violence en arriva la presse algérienne ; elle
ne parlait que de fusiller en masse tous les indigènes.
Ces excitations portèrent leurs fruits, et quantité de cri-
mes, peu connus, furent commis même contre ceux qui ne
prenaient aucune part à la révolte. Un jour, à Batna, les
miliciens de garde à l'une des portes de la ville virent
flâner aux alentours du poste deux jeunes Arabes qui avaient
leur tente à quelques centaines de mètres des fortifications.
Les miliciens appréhendèrent ces malheureux, dont le plus
âgé avait seize ou dix-sept ans, et s'amusèrent à les fusiller.
Ce bel exploit ne fut pas récompensé comme il le méri-
tait, mais il s'efface devant celui qu'accomplit la milice de
Constantine.
Pendant que les troupes régulières opéraient dans l'inté-
rieur des terres, il fallait que les communications fussent
gardées. Un bataillon de la milice de Constantine, sous les
ordres d'un lieutenant - colonel , minotier de son état, fut
envoyé à Aïn-Yakout, sur la route de cette ville à Batna.
On guerroyait dans les environs, et l'on venait de lâcher
les goums des tribus restées fidèles, contre des insurgés
qui avaient saccagé les fermes et les villages isolés autour
— 334 —
de Batna. Dans la razzia que firent ces goums, se trouvaient
naturellement des objets pillés chez les Européens, et les
goums ne se firent pas faute de les reprendre. Après le com-
bat, quelques guerriers, pour rentrer chez eux, traversèrent
le poste d'Aïn-Yakout, occupé par les miliciens de Constan-
tine ; ceux-ci les arrêtèrent et, voyant dans leurs bagages
les objets repris sans scrupule aux insurgés, furieux, sans
écouter les explications des pauvres goumiers, ils voulurent
les fusiller sur place; le lieutenant-colonel et ses officiers
eurent la plus grande peine du monde à les leur arracher.
Il fallut leur promettre de faire immédiatement juger les
Arabes par un conseil de guerre ; mais on n'improvise
pas de la sorte un tribunal militaire. Alors se joua une
comédie indigne. M. le colonel-minotier, se nommant prési-
dent du conseil de guerre, s'adjoignit six juges, nomma le
commissaire-rapporteur de la République, et daigna même
accorder un défenseur d'office à chacun des accusés. Ces
malheureux étaient au nombre de dix-neuf. Après un simu-
lacre d'interrogatoire , de réquisitoire et de défense , le
colonel, d'un air grotesque qu'il s'efforçait de rendre solen-
nel, rendit son jugement. Les dix-nenî accusés étaient con-
damnés à la peine de mort, et le jugement était exécutoire
sur l'heure.
On aligna donc ces infortunés contre le mur du cara-
vansérail, et là se passa une scène émouvante. Plu-
sieurs ne tombèrent pas du premier coup ; d'autres ne
furent que blessés. Les pelotons d'exécution fournis par
les mihciens avaient été si bien composés, qu'ils durent s'y
reprendre à deux ou trois fois pour fusiller ces malheu-
reux. Deux de ces derniers parvinrent pourtant à rompre
leurs liens et à s'échapper.
Et le minotier, auteur de ce massacre, ne fut même
pas poursuivi ! Ajoutons qu'un officier du bureau arabe de
Batna, accompagné d'un seul spahis, eut le courage de se
rendre au milieu de la tribu à laquelle appartenaient les
victimes ; cette tribu pliait déjà ses tentes pour aller
— 335 —
rejoindre les insurgés. Un peu plus, toute la contrée
prenait feu, et les miliciens de Constantine auraient eu fort
à faire.
La province d'Oran, qui n'avait pas suivi l'exemple de
celles d'Alger et de Constantine, commençait à s'agiter à
son tour, lorsqiron apprit tout à coup la mort de Mokhrani.
Comprenant que Tinsurrection n'aurait aucun succès pour
avoir éclaté trop tard, puisque tous les jours une nouvelle
colonne, formée par les régiments de marche qu'on expé-
diait de France, surgissait sur le théâtre des opérations,
Mokhrani résolut de se faire tuer. Il entraîna ses contin-
gents près d'Aumale, où opérait le général Cérez, et, pen-
dant le combat, une balle partie des rangs du 4® zouaves
l'atteignit entre les deux yeux.
II
Mokhrani fut remplacé par son parent Bou-Mezrag
(l'homme à la lance). L'insurrection étant à peu près vain-
cue dans la province d'Alger, Bou-Mezrag se rejeta dans
celle de Constantine.
Parlons d'abord de la province d'Alger, et racontons quel-
ques-uns des épisodes qui méritent d'être signalés.
L'insurrection ne sortit guère de la grande Kabylie. Dans
la subdivision de Mihana, l'importante tribu des Beni-Me-
nasser se révolta, et vint même attaquer le village de Vesoul-
Bénian; les autres tribus des subdivisions de Médéa et d'Or-
léansville restèrent calmes, et la mort de Mokhrani leur ôta
toute velléité de révolte. Celles des environs de Cherchell
brûlèrent deux ou trois habitations près de la ville, tout
se borna là.
Mais la situation était grave en Kabylie. Le général Lal-
lemand, commandant supérieur des forces de terre et de
mer sous l'amiral de Gueydon, écrivait : « Je fais approvi-
sionner de vivres, de munitions, les principaux centres ; j'y
— 336 —
envoie, autant que possible, quelques troupes se joindre
aux milices locales. Ce seront des îlots que nous retrou-
verons dans trois mois au milieu de l'inondation. »
Nous n'avons pas l'intention de narrer en détail les opé-
rations exécutées en Kabylie par les colonnes Lallemand,
Gérez et Fourchault ; montrons seulement comment quel-
ques-uns des îlots définis par le commandant supérieur
résistèrent à l'ennemi.
Tizi-Ouzou subit un siège de vingt-cinq jours, du 17 avril
au 11 mai 1871. Elevée à côté d'un bordj bâti jadis parles
Turcs, qui y entretenaient 70 artilleurs, cette petite ville fut
restaurée, en 1851, par le gouvernement français. On créa
le cercle de Tizi-Ouzou en 1855, et le bordj, habité depuis
1851 par le bach-agha de la vallée du Sebaou, fut doté
d'une garnison et agrandi par la construction des casernes,
des magasins et de l'hôpital. Ce bordj est entouré d'un
mur de 700 mètres de développement, haut de 2°'50 à 5°",
épais de 1 mètre, et percé de trois portes. C'est pourtant
cette méchante enceinte qui résista pendant près d'un mois
aux attaques de plusieurs milUers de Kabyles.
A quatre cents mètres de là, au col même de Tizi-
Ouzou (en kabyle : le col du genêt épineux), est bâti le
village français, qui, en 1871, comprenait environ cin-
quante maisons dont quarante-sept servaient d'auberges,
de cabarets, de boutiques de boulanger ou de boucher.
Sur une petite éminence était bâtie l'église, derrière
laquelle s'élevaient les édifices pubUcs : justice de paix,
bureau de poste, école, etc. De toutes ces constructions,
l'éghse seule, grâce à ses murs épais et à sa toiture
de zinc, échappa à l'incendie. A cent mètres à gauche du
village européen est situé le village indigène de Tizi-Ouzou,
beaucoup plus peuplé, et ressemblant à tous les villages
kabyles. Encore aujourd'hui, les rues y sont tortueuses et
mal entretenues. Là fut le quartier-général des insurgés.
La garnison ne se composait que de 350 hommes, dont
100 chasseurs d'Afrique, 103 mobihsés de la Gôte-d'Or,
— 337 —
50 miliciens, et le reste soldats isolés appartenant à diffé-
rents corps. Les chasseurs d'Afrique étaient absents. On les
avait envoyés à Tamda, pour s'emparer par un coup de main
du caïd Ali-ou-Kassi, l'un des chefs de Tinsurrection. Ils
échouèrent dans leur entreprise, et ce fut miracle s'ils
réussirent à se faire jour à travers plusieurs milliers
de Kabyles pour rentrer à Tizi-Ouzou.
Vers le 10 avril les indigènes de ce village étaient venus
trouver le commandant supérieur, pour lui exprimer leur
crainte d'être attaqués par les partisans de Mokhrani.
« — Nous demandons, dirent-ils, des armes et des car-
touches, car si nous ne nous soumettons pas aux insurgés
et si nous ne faisons pas cause commune avec eux, nous
serons pillés et massacrés. »
Cette appréhension parut assez naturelle au commandant
supérieur; il lui était bien permis de croire à la fidélité de
gens qui trafiquaient avec nous et qui nous devaient touc.
Mais une fois les cartouches livrées, les indigènes se réu-
nirent pour savoir quel usage ils en feraient. Deux partis
se formèrent, l'un qui désirait se ralher à l'insurrection,
l'autre qui voulait rester fidèle à la France. Ces deux partis
se chamaillaient avec véhémence, lorsque la compagnie des
mobihsés de la Côte-d'Or apparut, montrant une résolution
qui en imposa aux insurgés. Toutefois , sans la rentrée
inespérée des chasseurs d'Afrique, Tizi-Ouzou eût été pris
d'assaut quelques jours après.
Au début des hostilités, les deux cents habitants du village
européen de Tizi-Ouzou s'étaient empressés de déménager,
abandonnant le gros mobilier; et bien leur en prit, car plu-
sieurs colons retardataires furent massacrés.
Le 17 avril, les Arabes commencèrent l'attaque par un feu
roulant. Leur principal rassemblement se forma dans le
cimetière, placé sur un petit tertre, à 300 mètres du bordj.
Là ils pratiquèrent des créneaux et renversèrent trois pans
de murs pour circuler à l'aise. Puis ils démohrent toutes les
tombes, pour préparer des embuscades en avant.
RÉCITS ALGÉRIENS. — 2« SÉRIE 22
— 338 —
Un capitaine du génie avait eu jadis l'idée, sous le fal-
lacieux prétexte de protéger Tizi-Ouzou contre les entre-
prises des tribus kabyles du haut Sebaou, de faire creuser
un fossé s'étendant du bordj au village musulman, et englo-
bant le village européen. Ce fossé, de 1°^ 50 à peine de pro-
fondeur, finit avec le temps par être à moitié comblé, et
d'ailleurs la garnison était trop faible pour en tirer parti.
Les insurgés s'en servirent comme boyau de tranchée,
pour s'avancer jusque sous les murs du bordj. Il fallut
improviser, sous le feu de l'ennemi, un ouvrage en terre en
forme de redan, destiné à couvrir la porte de Tizi-Ouzou fai-
sant face à Test. Comme on ne put donner au parapet un
relief suffisant pour mettre à l'abri les hommes debout, la
fusillade autour de ce point fut incessante.
Pendant vingt-cinq jours, les officiers et les soldats cou-
chèrent au pied des remparts, se reposant quand ils pou-
vaient. Les insurgés, prenant dans le village des tonneaux
vides, les apportèrent à trente mètres du bordj, créant des
embuscades roulantes d'où ils dirigeaient leur feu sur nos
créneaux. Ils eurent ainsi le temps de brûler toutes les
cartouches qu'ils avaient reçues des Français!
La prise d'eau qui amène à Tizi-Ouzou le Bellaoua ayant
été coupée tout d'abord, on rationna la garnison à deux
litres d'eau par homme et par jour. Heureusement que les
deux citernes du bordj étaient pleines, car il fallait aussi
penser aux chevaux des chasseurs d'Afrique. Le pain ne
manqua point, mais, le bois faisant défaut, on dut employer
celui de toutes les constructions que l'on crut possible de
démolir.
Le 11 mai, le bordj de Tizi-Ouzou était débloqué par la
colonne du général Lallemand.
Nous avons dit que le Fort-National ou Fort-Napoléon fut
fondé en 1857 par le maréchal Randon. Au moment de l'in-
surrection de 1871, la population européenne de cette place
de guerre ne comprenait que 228 individus, dont 168 français,
39 étrangers, 13 musulmans et 8 juifs. La garnison était
— 339 —
forte de près de 700 hoQimes, soit deux compagnies de
mobilisés de la Gôte-d'Or, une compagnie du train des
équipages, la compagnie de dépôt du 1" régiment de tirail-
leurs, une section de milice, quelques infirmiers, quelques
spahis et gendarmes maures. L'artillerie se composait de
9 pièces avec 10 hommes. Seulement, pour les servir, on fut
obligé de leur adjoindre 40 hommes du train des équipages,
auxquels on apprit la manœuvre du canon.
Ces 700 hommes avaient à défendre une enceinte de
2.300 mètres de développement, flanquée de 17 bastions, et
attaquée par 15 ou 20.000 Kabyles.
Les 14, 15 et 16 avril, les goums des Beni-Raten avaient
été convoqués pour marcher dans la direction du col de
Tirourda, par lequel on croyait qu'allaient déboucher les
contingents de Mokhrani ; mais, le 16 avril, ces goums firent
brusquement défection, et les officiers des bureaux arabes,
chargés de les conduire, ne durent leur salut qu'à la vitesse
de leurs chevaux.
Dès le 17 avril, le lendemain môme de cette défection,
les insurgés vinrent investir le Fort-National.
A 800 mètres au nord, existait une école des arts et
métiers, dans laquelle les jeunes Kabyles, au nombre d'en-
viron cinquante, s'initiaient aux progrès de Tindustrie euro-
péenne. Le 16 avril, tou j s'éclipsèrent, et on les vit se servir
contre la France de l'instruction qui leur avait été si béné-
volement donnée. Ainsi, avec les échelles qu'on leur avait
appris à fabriquer, ils tentèrent d'escalader les murs du
fort; avec la mine dont on leur avait fait connaître remploi,
ils essayèrent de faire brèche aux remparts. Le 16 avril au
soir, le commandant supérieur de Fort-National envoya à
l'école des arts et métiers un renfort de 20 soldats du train;
cet établissement eut donc une garnison de 53 hommes,
dont 33 ouvriers européens et employés. Le 17 avril, dans
la nuit, les insurgés livrèrent un violent assaut; repous-
sés, ils mirent le feu aux dépendances de l'école. Le 18 au
soir, la position n'était plus tenable, et le capitaine du
— 340 —
génie Damarest, directeur de l'école, se replia sur le Fort-
National.
Ce fort est dominé de très près, et comme les courtines
qui relient les bastions entre eux sont peu élevées, les
balles pleuvaient dans l'intérieur de la place. On n'était
guère en sûreté que près des murs ou dans l'intérieur
des maisons. 11 fallut percer les casernes dans le sens
de la longueur, afin que ceux qui s'y étaient réfugiés
pussent les traverser sans sortir. Ces casernes furent occu-
pées par la population civile; la troupe, tenue à une vigi-
lance de tous les instants, se voyait forcée de camper au
pied des murs. On masqua les passages les plus fréquentés
avec des rideaux de planches, et même avec des couvertures
de campement; sans doute les balles les eussent traversées,
mais les Kabyles , ne voyant plus circuler personne , crai-
gnirent de gaspiller leur poudre et ne tirèrent plus de
ce côté.
Il y avait, à une quarantaine de pas de la porte d'Alger,
un frêne derrière lequel venait, pendant les premiers
jours du siège, s'embusquer un kabyle. Celui-ci, doué d'une
adresse meurtrière, arrivait avant le jour et ne partait qu'à
la nuit ; on Tappela Jean du Frêne. Il tua successivement
un soldat du train, un sergent de tirailleurs et plusieurs
mobilisés. Quelques-uns de ces derniers jurèrent de venger
leurs camarades ; mais deux d'entre eux encore périrent
des mains de l'adroit tireur. Un jour, un sous-lieutenant
de tirailleurs algériens, M. Debay, accompagné d'un ar-
tilleur et d'un mobilisé, se laissa couler par une embrasure
et courut sus à Jean du Frêne, qu'il tua d'un coup de
revolver
Les insurgés avaient découvert on ne sait où une vieille
pièce de 4 espagnole. Le 2 mai, dans la nuit, des boulets
tombèrent dans le Fort ; mais ces boulets n'étant qu'en
pierre , la garnison put espérer qu'une brèche n'était pas
près de se produire.
Cependant les assiégants, devenus de plus en plus auda-
— 341 -
cieux, creusaient pendant la nuit des tranchées, et leurs
chenainements s'approchèrent si près des remparts, qu'on
entendait distinctement le bruit des pioches. Le jour, la
fusillade continuait de mettre la garnison sur les dents.
Dans la nuit du 10 mai, les tranchées ennemies atteignirent
un égoût , au moyen duquel les insurgés essayèrent de
pénétrer dans le Fort; heureusement qu'un artilleur put
y lancer des artifices qui asphyxièrent plusieurs Kabyles.
Par dérision , pendant leur travail de sape, les Arabes
chantaient la Marseillaise.
Le chef d'escadrons Maréchal, commandant supérieur,
décida alors qu'une sortie aurait lieu. Le 11 mai, on avait
entendu le canon du côté de Tizi-Ouzou, et un espion, qui,
entre parenthèse, fut tué par mégarde par un mobilisé, vint
apprendre le déblocus de ce bordj. Le commandant Maré-
chal, voyant les Kabyles déconcertés par l'approche de la
colonne du général Lallemand, fit sortir le matin une petite
troupe composée de 166 hommes seulement, qui réussit à
les débusquer et alla enlever leur vieux canon. Faute d'atte-
lages pour l'emmener, on jeta dans un ravin cette pièce
antédiluvienne , aux projectiles parfaitement inoffensifs.
Pendant cette sortie, la milice combla les tranchées où
s'embusquaient les assiégeants.
Le 21 mai, dans la nuit, la garnison entendit les Kabyles
entonner un chant religieux qui fut répété trois fois ; ils
appelaient les bénédictions d'Allah sur ceux qui allaient
mourir pour la sainte cause de l'Islam. Aussi le capitaine
Ravez, chef du bureau arabe, ne s'y trompant pas, avisa
tout le monde qu'on pouvait se préparer à l'assaut. Les
insurgés tentèrent, en eff'et, une fausse attaque du côté
du nord, pendant que de l'autre, mieux surveillé, ils appli-
quaient leurs échelles. On les repoussa à la baïonnette ;
et tandis qu'ils se groupaient confusément au pied de
la muraille, essayant quand même de se hisser jusqu'aux
embrasures, on jeta au milieu d'eux des bombes et des
grenades. Le chef des artilleurs se trouvait être, dans cette
— 3^2 —
circonstance, le pharmacien de l'hôpital, M. Signorio, qui
eut les mains et la figure brûlées.
Du reste, tous les officiers non combattants d'ordinaire
rivalisèrent de zèle ; M. Bordy, employé d'administration,
fut blessé à la tête des soldats du train, restés sans chef
depuis la mort de leur capitaine, qui s'était bravement lait
tuer.
Après cet infructueux assaut , deux longues journées
furent nécessaires aux Kabj^les pour enlever leurs morts,
tant ils étaient nombreux. La garnison subit aussi des
pertes cruelles.
Informé par un espion du succès du 21 mai, le général
Lallemand fit répondre au commandant Maréchal :
« — J'attends des renforts pour tenter la grande affaire
de votre déblocus: donnez-moi huit jours encore pour as-
surer mes communications par la soumission des Maatkas
et des Beni-Aïssi. »
Huit jours, c'était encore possible. Le pain ne manquait
pas; on mangeait des 'salaisons, de la viande de cheval et
de mulet. Pas de légumes, même secs ; mais ce qui inquié-
tait surtout le commandant Maréchal, c'est que la gar-
nison se trouvait épuisée par quarante nuits passées sans
sommeil. Enfin, le 26 juin, la colonne Lallemand vint camper
sous les murs de Fort-National, et n'eut même pas besoin
de livrer combat aux Kabyles.
Le général put écrire au ministre de la guerre : « ... Ce
siège de soixante-trois jours formera un glorieux épisode
de nos annales algériennes. »
Quant au blocus des villes maritimes de l'Algérie, jamais
il ne fut complet, puisque les révoltés ne pouvaient inter-
cepter nos communications par mer. Aucune d'entre elles
ne courut donc de dangers sérieux pendant l'insurrection
de 1871. La petite cité de Dellys se vit néanmoins bloquée
pendant un mois ; la milipe et trois compagnies des mobiles
de l'Hérault la défendirent. Sur 650 habitants européens
qu'elle contenait en 1871 , il y avait un peu plus de
— 343 —
200 juifs, dont l'attitude fut déplorable ; tous ces nouveaux
citoyens français refusèrent de se laisser incorporer dans
la milice. A côté du nouveau Dellys, bâti à l'européenne,
se trouve le vieux Dellys, peuplé de 2.000 musulmans ; par
extraordinaire, aucun d'eux ne voulut rejoindre les insur-
gés, tous se montrèrent fidèles à la France. L'intérêt, il est
vrai, parlait plus haut que la sympathie. Ils mirent même
leur mosquée à la disposition de l'autorité mihtaire, pour y
enfermer les otages livrés par les tribus étabhes sur la
route d'Alger.
La marine prêta le concours le plus actif à la défense des
villes du httoral. A Dellys, le transport le Jura prit les bes-
tiaux des colons, qui ne pouvaient plus subsister faute de
fourrages , et les débarqua à Alger. L'aviso le Daim et la
chaloupe-canonnière VArmide , embossés dans la rade,
défendirent Dellys du côté du sud-est. A Bougie, gardée
simplement par la milice et une compagnie de discipline,
la frégate cuirassée la Jeanne d'Arc ne se borna pas à
défendre par ses bordées l'accès de la place du côté de la
terre ; elle offrit encore sa compagnie de débarquement,
qui fit preuve de ce dévouement traditionnel dont sont ani-
més les équipages de la flotte.
Bougie eut à repousser cinq assauts ; Dellys un seul.
III
Si toutes les fermes et les établissements isolés construits
par les Européens en Kabylie furent saccagés et leurs pro-
priétaires massacrés, les caravansérails, fortifiés générale-
ment, purent résister. Celui d'Azib-Zamoun, situé au point
où la grande route de Kabylie se bifurque, pour aller d'un
côté à Dellys et de l'autre à Fort-National, résista vingt-
trois jours. Aux alentours, des colons avaient bâti plusieurs
maisons qui furent aussi détruites ; mais ils purent se réfu-
— 344 —
gier, aunombre de trente, hommes, femmes et enfants, dans
le caravansérail, grande construction à quatre ailes, cré-
nelée et située au sommet d'un coteau, d'où l'on domine
les environs. Ce bâtiment, qui renfermait ime fontaine
donnant de l'eau en abondance, se trouvait dans les meil-
leures conditions pour résister. Mais les colons réfugiés
à Azib-Zamoun ne possédaient que quelques mauvais fu-
sils de chasse et peu de munitions ; heureusement que le
caïd Amar-ben-Zamoun nous resta fidèle. Ce brave homme
se déclara prêt à se jeter dans le caravansérail, avec ses
parents et ses amis, et sa fermeté tint en respect les bandes
armées conduites par Amokran-ou-Kassi, parent de Mokh-
rani. Lorsque la colonne Lallemand fut arrivée, elle salua
avec satisfaction le drapeau français, fièrement hissé
depuis le premier jour du blocus par les colons réfugiés
dans l'étabUssement.
Au début des hostilités, Mokhrani avait sommé le com-
mandant de la subdivision d'Aumale, colonel Trumelet, de
se replier sur Alger avec toutes ses forces et de lui livrer la
place d'Aumale. Cette outrecuidante proposition fut reçue
comme elle méritait de l'être ; et Mokhrani voulant avoir
la consolation de s'emparer au moins d'un caravansérail,
jeta son dévolu sur celui de l'Oued Okhris, situé sur l'an-
cienne route de Sétif à Aumale, à 34 kilomètres à l'est de
cette dernière place, au miheu de la tribu des Ouled Salem.
Le caravansérail de l'Oued Okhris est un petit quadrila-
tère à quatre bastions percés de meurtrières. En 1871, il
était loué par l'autorité miUtaire à un vieux colon nommé
Jean Rey, âgé de soixante-quatre ans, qui y vivait avec sa
femme et son fils. Gentil Rey, âgé de vingt et un ans.
Comme il ne passe pas grand monde sur l'ancienne route
d'Aumale à Sétif, ces braves gens vivaient beaucoup moins
des bénéfices du caravansérail, que des produits d'un petit
lopin de terre y attenant.
Mokhrani annonçant bien haut qu'il voulait s'empa-
rer du borj de l'Oued Okhris, le jeune Gentil Rey, qui
— 345 —
rôdait dans la tribu des Ouled Salem, fut mis au courant des
projets de l'ex-bach-agha, et se rendit aussitôt à Aumale
pour demander du secours au colonel Trumelet. Celui-ci
envoya à TOued Okhris dix zouaves commandés par Tun
d'eux, nommé Lallemand, soldat de 1" classe. Un tirailleur,
Ahmed ben Mohamed, qui avait été élevé par le père Rey,
lequel, Tannée de la famine, l'avait trouvé mourant au bord
d'un fossé, sollicita instamment de partir avec les dix
zouaves, ce qui lui fut accordé.
Les défenseurs du caravansérail furent donc au nombre
de treize, dix zouaves, un tirailleur, le père Rey, armé d'un
ancien fusil de munition, et son fils, possesseur d'un fusil
de chasse à deux coups.
Les deux Rey étaient d'excellents tireurs. Quelques jours
auparavant, le fils, chassant le sanglier dans la forêt de
Ksenna, avait rencontré une panthère ; sans se décon-
certer, l'énergique garçon attaqua cette dangereuse bête
fauve et la tua raide d'une balle entre les deux yeux.
Le 13 mars au matin, cent cavaliers de la plaine de la
Medjàna parurent devant le bordj et commencèrent à tirer,
mais à grande distance ; l'après-midi, ils furent rejoints
par deux mille fantassins qui attaquèrent à grands cris, en
s'excitant mutuellement par le mot: Djehed! Djehed 1 (la
guerre sainte ! la guerre sainte I) S'embusquant dans deux
petits ravins situés à soixante pas à peine du caravansérail,
ils dirigèrent une fusillade infernale sur les créneaux.
Le zouave Lallemand recommanda à ses camarades de
tirer sans se presser, afin de ménager les munitions. Les
plus ardents d'entre les assaillants vinrent alors se faire
tuer à bout portant. Gentil Rey n'en manquait pas un, et il
disait en riant qu'il mettait tous ses soins à les tuer propre-
ment. Tous ceux, en effet, sur lesquels il faisait feu, tom-
baient frappés d'une balle entre les deux yeux, comme la
panthère de la forêt de Ksenna.
Un grand nègre nommé El Guettel, monté sur un des
chevaux de Mokhrani, commandait les cavaliers ; les fan-
— 346 -
tassins obéissaient au fanatique Ben-Tam-tam, qui portait
un étendard aux couleurs du prophète.
Ben-Tam-tam voyant que la fusillade dirigée par ses
compagnons contre les créneaux du caravansérail était
sans effet, quelle que fût son intensité, excita bientôt les
assaillants à tenter l'assaut: et, pour leur donner l'exemple,
il s'avança, son drapeau à la main, dans la direction de la
porte du bordj. Les Arabes le suivaient en poussant ces
terribles cris dont ils ont le secret. Le flot des assaillants,
Ben-Tam-tam en tête, était arrivé à dix ou quinze mètres
du but, lorsqu'un jeune zouave, nommé Pivert, l'arrêta
net en abattant le porte-étendard. Indécise, la troupe
s'arrêta, puis fut mise en déroute par le feu accéléré des
défenseurs de la place.
Le cadavre de Ben-Tam-tam, tenant toujours son éten-
dard jaune et vert, restait là en évidence, entouré de dix-
sept autres cadavres. Ce que voyant, le zouave Pivert sortit
audacieusement du bordj, et, sous une grêle de balles, alla
prendre le drapeau, qu'il rapporta triomphalement à Au-
male, quelques jours après.
Repoussés à l'assaut, les indigènes revinrent à leur ancien
système, qui consistait à tirailler sans fin ni trêve contre les
créneaux du caravansérail ; ils espéraient avoir raison des
défenseurs par la privation du sommeil. Mais alors Gentil
Rey se hissa sur le toit du bordj et, de là, abattit tant d'A-
rabes, que les deux petits ravins dans lesquels ils s'abritaient
ne furent plus tenables pour eux. Le chef El Guettel, s'étant
trop rapproché des zouaves, eut son cheval noir tué sous
lui, et comme il essayait de se dérober, il fut lui-même
grièvement blessé.
Voilà donc les bandes sans chef. On alla prévenir un
parent de Mokhrani, l'ex-caïd Bou-Benan, qui vint prendre
le commandement des insurgés, et tenta un second assaut,
repoussé comme le premier. Vingt-deux de ses plus braves
compagnons se firent tuer sous les murs du bordj. Déses-
pérant de réduire ces treize hommes, qu'il savait du reste
— 347 —
à bout de munitions, Bou-Renan prit le parti de les investir
et d'attendre que la famine les réduisît à capituler.
Les vivres manquaient, en effet, et la citerne était à sec.
Dans la nuit du 17 mars, la famille Rcy se risqua donc à
quitter le caravansérail. Gentil, qui connaissait les moindres
sentiers de la forêt de Ksenna, eut le bonheur d'échapper
aux nombreux postes des insurgés, et de gagner Aumale
avec son père et sa mère.
Le colonel Trumelet, informé aussitôt de la situation des
défenseurs de TOued Okhris, jugea inutile de sacrifier la
vie de plusieurs braves gens pour garder une bicoque sans
valeur. Le 23 mars, un escadron de chasseurs d'Afrique alla
immédiatement balayer l'insurrection. Des onze défenseurs
qui restaient dans l'établissement, après le départ de la
famille Rey, un seul avait été tué. On l'enterra près de là.
Les neuf zouaves survivants et le tirailleur Ahmed ben
Mohamed rentrèrent ensuite à Aumale. Voyant le caravan-
sérail abandonné, les vaillants disciples de Mokhrani le sac-
cagèrent de fond en comble, puis le brûlèrent. Il ne resta
debout que les quatre murs. La tombe du pauvre zouave tué
fut violée. Ces brutes lui coupèrent la tête, et la prome-
nèrent triomphalement dans les tribus.
Ce que les insurgés brûlèrent fut reconstruit à leurs
frais ; le père Rey ne fut donc pas ruiné, loin de là.
IV
L'insurrection atteignit le 18 avril le petit village de
Bordj-Menaïel, qui comptait, en 1871, environ quinze mai-
sons, et qui se trouve situé à 1.200 mètres d'un vieux bordj
turc, réparé par les Français.
L'insurrection s'était annoncée dès le commencement
du mois par une grande effervescence chez les Kabyles.
Inquiets, les colons de Bordj-Ménaïel ne pouvaient plus
- 348 —
sortir sans voir des groupes d'indigènes se concerter
en pérorant à haute voix. Ceux-ci affirmaient bien qu'ils
ne voulaient pas se révolter, mais ils se montraient partout
en armes, et quand on leur demandait le motif de cette
attitude guerrière, ils répondaient qu'ils se préparaient à la
venue des insurgés, ajoutant qu'il y avait lieu d'organiser
des patrouilles pour maintenir les communications avec le
caravansérail d'Azib-Zamoun et Dellys. Ils osèrent même
inviter les Européens à venir deux par deux commander ces
patrouilles, mais on déclina prudemment cette proposition.
L'adjoint au maire, M. Canal, eut le courage de se rendre
à Dellys, seul au milieu de la nuit. Il demanda au général
commandant la subdivision cinquante soldats, pour tenir
garnison dans le bordj et maîtriser les fauteurs d'insurrec-
tion ; alors le général lui montrant ses compagnies de mo-
biles de l'Hérault, si peu nombreuses, lui dit que, même avec
elles, il aurait de la peine à défendre Dellys.
Le 18 avril, des bandes de maraudeurs parurent, tout
en n'étant pas encore bien sûres d'elles-mêmes, car, dès
qu'elles manifestèrent l'intention de piller la ferme Mignot,
quatre miliciens en armes suffirent à les faire reculer. Les
Kabyles étaient pourtant cent cinquante ou deux cents. Ils
redescendaient vers le village, dans l'après-midi, lorsqu'une
troupe une fois plus nombreuse se montra à l'horizon.
Les miliciens de Bordj-Menaïel, n'étant plus que huit, se
réfugièrent à la mairie avec l'adjoint Canal. Bientôt les
Kabyles les cernèrent, demandant qu'on leur livrât des
armes et des munitions. Les colons songèrent d'abord
à s'ouvrir un passage jusqu'au bordj et à s'y renfermer;
mais ils avaient avec eux leurs femmes et leurs enfants,
qui les eussent gênés pour combattre. De plus, le bordj
n'ayant ni puits, ni citerne, et ne contenant aucune pro-
vision, la faim et la soif les auraient bientôt livrés à leurs
ennemis.
Les Kabyles ne manifestaient pourtant pas des dispositions
féroces. M. Canal, après avoir pris l'avis des colons, résolut
— 349 —
de parlementer avec rennemi. Il stipula que tous les habi-
tants de Bordj-Menaïel, hommes, femmes et enfants, se-
raient confies à un nommé Moussa-ben-Ahmed-ben-Moha-
med, frère du caïd, et qu'ils pourraient emmener avec eux
une voiture chargée d'ustensiles et de linge.
Moussa accorda à M. Canal tout ce qu'il demandait, et
les Européens du bordj , au nombre de trente-neuf, se
remirent entre les mains du chef indigène, qui les con-
duisit à l'une de ses fermes. Mais en traversant le vil-
lage, les colons purent voir que ceux qui pillaient leurs
maisons étaient les propres serviteurs de leur étrange
protecteur, et les membres indigènes du conseil municipal,
ce qui n'était guère rassurant. La voiture chargée d'usten-
siles et de linge disparut soudain ; puis, le soir, en arrivant
à la ferme, les colons virent leurs maisons en feu. Tout le
village fut saccagé.
Ahmed hen Mohamed mit ses prisonniers sous la garde de
quatre de ses khammès, en ayant soin de se faire apporter
leurs armes et leur argent. Le premier jour, on leur donna
un peu de cousscouss ; mais les femmes kabyles ayant pro-
testé et déclaré qu'elles se refusaient à faire la cuisine pour
ces chiens de chrétiens, Moussa remplaça le cousscouss
par de la galette, à raison d'une par jour pour cinq per-
sonnes. Cette galette pouvait peser un kilogramme environ.
Moussa partit ensuite pour la guerre sainte. Mal lui en
prit, car dès le premier jour, au siège de Dellys, il reçut
une balle à l'épaule. On conçoit qu'à son retour il ne se
montra pas précisément aimable envers ses captifs. Appre-
nant toutefois que pendant son absence ses femmes et ses
khammès avaient supprimé la galette, dans la charitable
intention de forcer les chrétiens à se mortifier, il leur fit
servir un plat de fèves. Le repas était encore assez maigre,
après un jeûne de quarante heures ; aussi M. Canal en fit-
il honte à Moussa.
« — Si tu veux nous tuer, lui dit-il, voici nos têtes ; mais
ne nous fais pas mourir de faim. »
— 350 —
Moussa donna donc Tordre de recommencer les distri-
butions de galette, et comme ses femmes murmuraient, il
se servit de son bras valide pour leur administrer une volée
de coups de bâton.
Bientôt le bruit du canon tiré par les places assiégées
ou par les colonnes qui opéraient dans les environs vint
rassurer un peu les colons, qui ne purent s'empêcher de
se communiquer leurs espérances ; mais, n'ayant pas une
confiance illimitée dans leur protecteur, ils furent obligés
de dissimuler leur satisfaction. Us craignaient que les
insurgés, exaspérés par leur défaite, ne se vengeassent
sur eux en les massacrant.
Persuadé avec raison que cette mansuétude inaccoutumée
des Kabyles ne pouvait durer longtemps, M. Canal résolut
d'aller prévenir le général Lallemand de ce qui se passait.
Un soir, il se glissa dans un ravin près de la ferme, se
cacha sous un tas de fumier et attendit que la nuit fût bien
noire. Puis il se risqua dans la campagne, évitant avec soin
les routes et les sentiers, pour ne pas rencontrer d'indi-
gènes. Au jour il gagna la colonne française, campée à
Souk-el-Djemma (le marché du vendredi), et le lendemain
même, le général dirigeait ses soldats vers les ruines de
Bordj-Menaïel, où Moussa dut rendre les trente-huit prison-
niers qui lui restaient. Leur captivité, relativement douce,
avait duré vingt-deux jours.
Si les habitants de Bordj-Menaïel eurent la chance d'é-
chapper au massacre, il n'en fut pas de même de ceux du
village de Palestre, bâti sur les bords de l'oued Isser, à
32 kilomètres du poste de Dra-el-Mizan.
Ce village venait d'être fondé. En 1871, il se constituait
en commune, avec une éghse ; et il comptait une^ centaine
d'habitants, la plupart itaUens.
Lorsque l'insurrection éclata dans la plaine de la Medjana,
les tribus des environs étaient déjà fort mal disposées,
parce que l'administration voulait établir un marché à
Palestro, et les Kabyles croyaient que la création de
— 351 —
ce marché ferait du tort à ceux qui existaient déjà dans
la contrée. Aussi, la guerre était à peine déclarée, que
la tribu des Ammals, sur le territoire de laquelle est bâti
Palestro, se concertait avec celle des Beni-Khalfoun ses
voisins ; les uns et les autres s'attroupèrent en armes,
donnant pour raison qu'ils se disposaient à résister à
Mokhrani, dans le cas où celui-ci tenterait de pénétrer
en Kabylie. Le maire de Palestro, M. Basetti, n'ajoutant
pas foi aux assurances d'El-Hadj Ahmed Dahman, caïd des
Ammals, qui lui affirmait que ses subordonnés ne se révol-
teraient pas et qu'il répondait de la sécurité des habitants
du village, alla lui-même à Alger chercher des fusils et
des cartouches pour ses administrés. A son retour, il fit
l'appel de tous les hommes en état de porter les armes ;
ils étaient 50, sur 112 habitants. Chaque jour les colons
faisaient deux heures d'exercice, et les circonstances pa-
rurent si graves, que M. l'abbé Monginot, curé de Palestro,
voulant donner l'exemple, se mit, lui aussi, à apprendre
la manœuvre ; à chaque prise d'armes, il accourait à sa
place dans le rang, avec les autres mihciens.
Bientôt les colons n'eurent plus de doutes, en voyant
les Kabyles traverser leur village par petits groupes armés
de fusils. L'un d'eux, Séguy, vit un jour entrer chez lui le
caïd des Ammals avec son fils Mohamed. Le caïd venait
encore répéter aux colons qu'ils n'eussent rien à craindre,
puisqu'il répondait de leurs personnes. Survint alors la
fille de la maison, qui comprenait un peu le kabyle.
« — Celle-là, dit le jeune Mohamed, ne sera pas tuée ; je
la réserve pour en faire ma temme. »
Mlle Séguy, effrayée, supplia son père de la laisser partir
à Alger ; elle échappa ainsi au funeste sort réservé à ses
concitoyens.
A ce moment M. Auger, capitaine du génie, passa par
Palestro, en allant surveiller l'exécution de quelques tra-
vaux confiés à son service. Les malheureux habitants, con-
vaincus que le danger devenait imminent, prièrent cet
or
52 —
officier d'organiser leur défense. Le capitaine comprit
du premier coup d'œil qu'il fallait la concentrer dans
trois édifices qui se flanquaient l'un l'autre : la gendar-
merie, la cure et la maison des Ponts-et-Ghaussées ; il n'y
avait qu'à relier ces trois postes par des fossés d'approche,
à exhausser les parapets de la terrasse des Ponts-et-Ghaus-
sées, et à improviser trois petits redans en briques, avec
meurtrières et machicouhs. Nul doute que de cette façon
les colons de Palestro n'eussent pu résister quelques jours,
et donner aux hommes du colonel Fourchault, qui se mas-
saient à l'Aima, le temps d'accourir à leur secours.
Ces travaux allaient être entrepris, lorsqu'arriva le lieu-
tenant Desnoyers, attaché au bureau arabe d'Alger, escorté
par quelques spahis.
Les colons prièrent aussitôt M. Basetti de se rendre
auprès de cet officier pour se renseigner au sujet des
bruits alarmants qui circulaient, et savoir s'il était néces-
saire de se préparer à la lutte. Mais M. Basetti éluda cette
démarche, disant que l'avis de M. le capitaine Auger lui
suffisait. Un colon nommé Rainoldi se rendit alors auprès
du lieutenant Desnoyers, et se permit de lui demander le
but de son voyage.
Fort étonné, ce dernier répondit qu'il n'avait à rendre
compte à personne de sa mission qui, d'ailleurs, ne con-
cernait pas les affaires du village. Apprenant toutefois
que les habitants s'inquiétaient, il fit venir les chefs indi-
gènes des environs et les interrogea longuement. Assez
édifié sur leur compte, il adressa le jour même, à l'autorité
supérieure, un rapport relatif à la situation des colons de
Palestro. Ge rapport prévoyait le danger et indiquait les
moyens de le conjurer.
M. Desnoyers, anxieusement interrogé par son maître
d'hôtel, lui déclara que les colons pouvaient dormir tran-
quilles ; évidemment, cet officier ne croyait pas à l'immi-
nence du péril, et se figurait que l'administration supérieure
aurait le temps de prendre des mesures.
MAIlK(:ilAI> l)K MAC-MAIIOX
Hélas ! il était trop tard. Le rapport fat envoyé le 16 avril,
3t la catastrophe se produisit le 19.
Ce jour-là, au matin, plusieurs milliers de Kabyles se
portèrent sur le hameau du col des Beni-Aïcha, dont les
habitants purent heureusement s'échapper, les communi-
cations avec la Mitidja n'étant pas encore interrompues.
Mais la retraite était coupée aux colons de Palestre qui, en
voyant Tincendie dévorer les maisons de leurs voisins, ne
se firent plus d'illusions sur le triste sort qui les attendait.
Les Kabyles se divisèrent ensuite en deux bandes : la
plus forte se dirigea sur l'Aima, pour livrer combat à la
colonne Fourchault ; l'autre se rendit à Palestro, pillant et
brûlant tout sur son passage.
Deux tribus des environs, les Ammals etlesBeni-Khalfoun,
n'attendaient, pour se soulever, que l'arrivée des insurgés.
Le 19 avril au soir, tous les contingents kabyles se por-
tèrent sur Palestro et mirent le feu aux meules étabhes
à quelque distance du village. Immédiatement, on battit la
générale, et, au son du tocsin, les colons se préparèrent
à la résistance.
Toutes les maisons furent évacuées à la hâte, sauf trois :
la cure, la caserne de gendarmerie et les Ponts-et-Chaus-
sées. Les hommes valides se divisèrent en trois groupes :
l'un s'enferma dans la gendarmerie, sous le commande-
ment du brigadier et du maire ; l'autre dans la cure, avec
l'abbé Monginot et le capitaine Auger ; le troisième aux
Ponts-et-Ghaussées, sous les ordres du conducteur Ricard
et du garde champêtre, ancien soldat. Gomme cette der-
nière construction, plus solide, était aussi plus capable de
résister, les femmes et les enfants s'y réfugièrent. Les trois
maisons formaient entre elles un triangle, et se flanquaient
tant bien que mal. Les défenseurs passèrent la nuit du 19
au 20 avril à pratiquer quelques meurtrières et à matelasser
les fenêtres.
Pendant la matinée qui suivit, les insurgés se mirent
à piher les habitations délaissées, mais ils se gardèrent
RÉCM3 ALGÉRIENS. — 2» SÉRIE 23
— 354 —
bien de les incendier ; se bornant à créneler celles qui
avaient vue sur le groupe occupé par les colons, ils creu-
sèrent des tranchées pour abriter leurs tireurs. Vers midi,
ils commencèrent la fusillade, et, le soir venu, se lancèrent
à l'assaut du presbytère. Repoussés avec de grandes
pertes, ils se tinrent tranquilles toute la journée du 21.
Mais le 22 au matin, arrivèrent les caïds des Animais et
des Beni-Khalfoun. Ces chefs, qui avaient reçu l'investiture
du gouvernement français, venaient prendre le commande-
ment des bandes insurgées, qu'ils renvoyèrent à l'assaut.
Sachant que la cure était la moins solide des trois
maisons défendues, les Kabyles réunirent contre elle tous
leurs efforts, et après trois furieuses tentatives, ils réus-
sirent à y pénétrer. Voyant que les communications n'étaient
pas absolument coupées avec la caserne de gendarmerie et
que leur position n'était plus tenable, les colons sortirent
par une porte de derrière, déterminés à se faire jour à
la baïonnette. Trois d'entre eux restèrent aux mains des
Kabyles, qui les massacrèrent et jetèrent leurs cadavres
dans le presbytère, auquel ils mirent le feu.
Quatre hommes du groupe qui défendait les Ponts-et-
Ghaussées voulurent profiter de l'incendie et du tumulte
qui s'ensuivit pour s'échapper ; parmi eux était le con-
ducteur Ricard. Trois de ces fuyards, qui désertaient ainsi
leur poste de combat et abandonnaient des femmes et des
enfants aux fureurs de l'ennemi, réussirent à gagner
l'Aima ; le quatrième fut tué.
Mais les caïds des Ammals et des Beni-Khalfoun repré-
sentèrent aux insurgés qu'en brûlant le presbytère, ils
avaient sacrifié un butin considérable. Les indigènes chan-
gèrent alors de tactique. Ils envoyèrent en parlementaire
devant la caserne de gendarmerie un kabyle très connu
des colons, le propre serviteur du caïd des Ammals ; cet
individu déclara aux défenseurs qu'ils auraient la vie sauve,
s'ils consentaient à se rendre. Le capitaine Auger exigea
que le caïd des Beni-Khalfoun vînt lui-même garantir ces
— 355 —
propositions ; et non seulement ce traître les appuya, mais
11 promit aux Européens de leur laisser leurs armes et de
les faire escorter jusqu'au village du Fondouk, à l'abri de
l'insurrection.
Il y eut alors une sorte de trêve dont quatre colons, les
nommés Spazzi, Cavazza, Omer et Frenbini, profitèrent
pour aller à la maison des Ponts-et-Ghaussées visiter leurs
femmes et leurs enfants. C'est à cette inspiration qu'ils
(lurent la vie.
Après leur départ, les insurgés cernèrent la caserne de
gendarmerie et sommèrent les défenseurs de livrer leurs
armes. Le capitaine Auger, le curé Monginot, et le jeune
Basetti, fils du maire, sortirent alors pour parlementer de
nouveau avec les caïds. Derrière eux se tenait un vieux
colon nommé Dieuloir, avec son fusil. Les caïds retinrent
prisonniers le capitaine Auger et le jeune Basetti, et
livrèrent aux insurgés Dieuloir et l'abbé Monginot. Dieuloir
croisa la baïonnette pour défendre son curé et tomba ensan-
glanté. Le prêtre fut tué d^un coup de pistolet; un kabyle
lui coupa ensuite la gorge du revers de son yatagan.
Mais les défenseurs de la caserne étaient encore au
nombre de trente-cinq, commandés par le lieutenant de la
milice Rimez et le brigadier de gendarmerie. Désespérés,
ces pauvres gens essayèrent une sortie à la baïonnette.
Malheureusement, dès les premiers pas, le brigadier tomba,
ainsi que le lieutenant; celui-ci, déjà blessé la veille, fut
décapité et on lui ouvrit le ventre. Le brigadier fut achevé
à coups de pioche. Les colons essayèrent en vain de refer-
mer la porte, le flot des assaillants se précipita dans la
caserne, et tous les Européens, parmi lesquels se trou-
vait le maire Basetti, furent massacrés. On trouva dans
la geôle de la gendarmerie trois indigènes, qui, mis en
liberté, s'armèrent de bâtons et s'acharnèrent sur les vic-
times, qu'ils jetèrent ensuite au miheu des flammes, après
leur avoir fait subir d'infâmes violences.
Restait le local des Ponts-et-Ghaussés, où ne commandait
— 356 —
plus personne, depuis le lâche abandon du conducteur
Ricard. Les insurgés s'y portèrent en masse, et firent
sauter la porte de la cour, puis les deux portes de la maison.
Les assiégés se retirèrent alors au premier étage, et,
coupant l'escalier, organisèrent une vive résistance. La
lutte se prolongea ainsi pendant deux jours, les Kabyles
évitant de mettre le feu à la maison, dans la crainte de
perdre l'or et l'argent qu'ils supposaient entre les mains des
derniers défenseurs de Palestro. Vers la fin du deuxième
jour, une idée infernale surgit dans leur cerveau : ils allu-
mèrent, au rez-de-chaussée, plusieurs petits feux d'herbes
sèches et de menues broussailles. Ce n'était pas l'incendie ;
c'était un développement de fumée à rendre la position
intenable. Sur la terrasse étaient entassées quarante-cinq
personnes; on y avait transporté les munitions, et quatre
colons, embusqués derrière des matelas, défendaient à tour
de rôle la brèche pratiquée dans l'escalier. Les quelques
détenseurs de la terrasse se tenaient derrière le parapet,
qui avait à peine quarante centimètres de hauteur. Pour
faire le coup de feu, ils devaient se tenir à peu près
couchés, et ceux qui essayaient de se mettre à genoux
tombaient sous les balles des Kabyles. C'est ainsi que pé-
rirent trois d'entre eux.
Cependant, voyant que personne ne se montrait au-
dessus du parapet, les insurgés imaginèrent d'amonceler
devant la maison des pierres et des briques ; puis ils lan-
cèrent sur la terrasse" des projectiles qui firent plusieurs
victimes. Mais comme ces projectiles leur étaient conscien-
cieusement renvoyés, ils finirent par se lasser de ce sys-
tème d'attaque.
Au milieu du troisième jour, la situation des derniers
survivants de Palestro devint terrible. Ils n'étaient pas
seulement asphyxiés par l'acre fumée qui se dégageait du
rez-de-chaussée; les cadavres, n'ayant pas été enterrés,
répandaient dans l'air des odeurs pestilentielles. Le so-
leil de midi dardait sur eux ses rayons ardents ; la fumée
— 357 —
et Todeur des corps en décomposition les prenaient à la
gorge ; l'eau allait leur manquer ; la charpente en fer de la
terrasse commençait à se fendre et à s'afifaisser. Pour
rendre la chaleur plus intolérable, les Kabyles allumaient
de grands feux autour de la maison, et il fallut user de
mille moyens pour garantir les munitions et les préserver
des flammèches. Les cartouches étaient renfermées dans
de simples couffins ou paniers en palmier-nain; les femmes
des colons s'assirent dessus. On put ainsi conjurer une
catastrophe qui semblait inévitable.
Les mères et leurs enfants pleuraient, demandant en
grâce qu'on se rendît. Mais personne n'osait entamer les
pourparlers ; on se souvenait trop bien du hideux mas-
sacre de la caserne. Fou de douleur, un colon s'écria qu'il
fallait en finir, et se jeta sur sa baïonnette ; un autre se fit
sauter la cervelle.
Enfin, dans l'après-midi, un parlementaire se présenta
dans la cage de l'escalier ; mais les assiégés s'écrièrent
qu'ils ne s'entendraient qu'avec le caïd des Ammals. Celui-ci
s'avança donc, et leur dit qu'ils n'avaient aucun secours à
attendre; « Dellys, Tizi-Ouzou, Fort-National, Dra-el-Mizan
sont, ajouta-t-il, pris et rasés. »
Il fut convenu que les colons se rendraient à discrétion,
pour être conduits à Dellys, et de là embarqués pour la
France. Ils étaient au nombre de quarante, dont vingt
femmes et onze enfants ; plusieurs avaient des blessures.
Le caïd des Ammals fit monter sur la terrasse quelques-
uns de ses Kabyles ; toutes les armes furent immédiate-
ment enlevées, et les survivants, sans exception, furent
dépouillés de leurs vêtements. On arracha même aux
femmes leurs boucles d'oreilles. Gela fait, la terrasse fut
évacuée au moyen d'échelles.
Le lendemain, toutes les tribus qui avaient pris part à
l'attaque se réunirent sur les ruines encore fumantes de
Palestro, et là il fut convenu que l'on se porterait en masse
vers le village de l'Aima, où se concentrait une colonne
— 358 —
française. Chacun prenait les plus belliqueuses résolutions,
lorsque des sentinelles signalèrent l'apparition de nos éclai-
reurs. C'était la colonne Fourchault qui arrivait; trop tard,
hélas ! de vingt-quatre heures.
Dès que l'insurrection menaça la Mitidja, le général
Lallemand avait rappelé en toute hâte la brigade Lapasset,
débarquée à Bougie, et Tavait dirigée sur le village de
l'Aima. Cette brigade devait être le noyau de la colonne
expéditionnaire. Lapasset ayant eu une autre destination,
ie commandement provisoire en fut donné au colonel d'état-
major Fourchault, celui-là même que nous avons vu comme
capitaine lors de la grande expédition de 1857, enlever, à
la tête de quelques zouaves, le village de la prophétesse
kabyle. Fourchault, un peu original, était d'une bravoure
éprouvée.
Le 4 avril, il réunit à l'Aima 2.700 hommes de toutes
armes, dont 300 miliciens d'Alger et 600 mobiles de l'Hé-
rault, plus 4 obusiers de montagne.
Les trois colons qui avaient quitté Palestro avec le con-
ducteur des Ponts-et-Chaussées Ricard ne purent malheu-
reusement donner des nouvelles de leur village que le
23 avril au matin. Le général Lallemand télégraphia aussitôt
au colonel Fourchault :
(( 11 y a à Palestro quelques familles du village qui luttent
courageusement contre les Kabyles, et que l'on pourrait
sauver. Prenez trois cents zouaves et trois cents tirailleurs,
braves et bons marcheurs, sans sacs, une pièce de monta-
gne avec forte réserve de cartouches d'infanterie et un
peloton ^e chasseurs, avec un baril d'eau-de-vie sur un
mulet, vivres dans la musette ; gagnez le Fondouck, après
avoir bien disposé définitivement les troupes que vous lais-
serez, et partez-en à neuf du soir avec de bons guides. Il y
a six heues du Fondouck au pont de Ben-Henni (nom kabyle
de Palestro). Vous arriveriez à trois heures du matin, cul-
buteriez les bandits, et enlèveriez les familles qui vivent
encore. Il y a aussi là le capitaine du génie Auger, s'il n'a
— 359 —
pas péri. C'est un coup de main généreux à tenter. Se
borner à la chose elle-même, ne rien entreprendre au delà,
garder surtout le plus grand secret, et vous réussirez. »
La mission de sauver les pauvres habitants de Palestro
convenait bien au colonel Fourchault, qui possédait toutes
les quaUtés mihtaires requises pour réussir dans ce hardi
coup de main. Parti de TAlma à huit heures d4i soir, il
arriva au village du Fondouck à minuit.
Sa colonne se reposa une demi-heure et fit le café ; il
s'agissait de tenir les hommes éveillés. Quand on se remit
en route, il ne restait guère que quatre heures de nuit ; il
fallait donc marcher rapidement, et traverser la montagne
avant que l'éveil fût donné aux tribus environnantes. Four-
chault, sentant que la marche ne devait être ralentie sous
aucun prétexte, défendit formellement aux soldats de ré-
pondre aux coups de fusil qui seraient tirés sur eux.
A six heures du matin, halte d'une heure pour faire de
nouveau le café. Quand on reprit la marche, la chaleur était
accablante. On s'arrêta plusieurs fois pour masser la co-
lonne, et permettre aux retardataires de la rejoindre. Le
pays était absolument désert. Le colonel augura mal de ce
silence ; évidemment, pensait-il, les Kabyles laissent s'en-
gager la petite troupe pour en avoir plus facilement raison.
Il était une heure, quand on arriva sur le plateau au centre
duquel est bâti le viUage de Palestro ; les éclaireurs avaient
bien signalé des rassemblements, mais ceux-ci avaient
disparu. Tout était morne et silencieux; pas un cri, pas un
coup de feu. En approchant du village, nos soldats se
trouvèrent soudain en face de l'horrible réalité ! Partout
du sang et des ruines. Mais laissons ici la parole au docteur
Gollin, qui accompagnait l'expédition :
« A notre arrivée dans le village, une odeur infecte nous
saisit. De nombreux cadavres gisaient épars dans les rues ;
les maisons étaient incendiées, saccagées avec un vanda-
lisme minutieux. Des morts au rez-de-chaussée, d'autres le
long des escaliers, d'autres dans les chambres du premier
— 360 —
étage; dans les cours, dans les jardins, partout on rencontre
des cadavres dépouillés de leurs vêtements ; les coiffures,
ainsi que les pantalons, ont été dédaignées par les Kabyles.
Aucun cadavre de femme ni d'enfant ; nous comptons qua-
rante-sept cadavres d'hommes adultes ; le plus jeune peut
avoir quinze ou seize ans. D'après l'inspection des corps et
des lieux, la bande infernale me paraît avoir procédé comme
il suit : après s'être emparés des défenseurs les plus vigou-
reux, en armes et sortis de leurs habitations (des gendarmes,
entre autres, reconnus à leur pantalon et képi), ils les dé-
pouillèrent et les firent brûler vifs au-dessus des brasiers
dont les cendres et charbons sont encore là. De larges am-
poules entourées d'une rougeur inflammatoire, indiquent
parfaitement ce genre de mort chez les victimes trouvées à
l'entrée du village. La face et d'autres régions presque car-
bonisées, ainsi que les signes d'une horrible lutte, démon-
trent d'ignobles et barbares raffinements. Cela a dû se passer
sous les yeux des habitants retranchés dans leurs maisons.
La mort de ces derniers, en effet, est plus récente, et ils pa-
raissent avoir succombé différemment : coups de feu, égor-
gement, aveuglement, coups de couteau, de matraque. «
Et le docteur Collin ajoute :
« Les plus infâmes violences paraissent avoir été com-
mises sur quelques-uns, avant ou après la mort. >'
Nous n'essayerons pas de compléter cet horrible tableau.
Disons qu'à côté du cadavre d'un gendarme gisaient deux
chiens de chasse, éventrés parce que, sans doute, ils avaient
voulu défendre leur maître. Parmi des décombres couverts
de sang, nos soldats ramassèrent des titres de propriété,
des billets de banque dédaignés par les insurgés. Au milieu
des ruines, ils dénichèrent aussi un pillard kabyle ; on com-
prend qu'ils n'allèrent pas solliciter l'approbation du colonel
Fourchault pour le passer par les armes.
Une large fosse fut creusée à côté de l'égUse dévastée, et
les quarante-sept cadavres y furent déposés. La nuit venue,
les cavaliers envoyés à la découverte rentrèrent sans rap-
— 361 —
porter aucun renseignement. La colonne Fourchault bivoua-
qua dans ce lieu de désolation, puis repartit pour le Fon-
douck, en combattant, cette fois, car les masses ennemies se
ruèrent sur le petit noyau de Français assez audacieux pour
pousser une pointe en plem pays insurgé. L'on peut bien
dire que ce furent les fusils à tir rapide qui sauvèrent nos
troupes; le général Lallemand avait donc été bien inspiré,
en prescrivant au colonel Fourchault de se faire suivre par
des mulets chargés de cartouches. Des feux incroyablement
nourris eurent raison de Vacharnement des Kabyles. Les
mulets de cacolet étant trop peu nombreux pour trans-
porter, non seulement les morts et les blessés, mais encore
les hommes épuisés, les chasseurs et les spahis mirent
pied à terre et prêtèrent leurs chevaux.
Le général Lallemand télégraphia au colonel Fourchault :
« Recevez mes félicitations pour vous et vos vaillantes
troupes. Cette reconnaissance est une des plus audacieuses
qui aient été tentées L'œuvre des sauvages était termi-
née ; il vous reste du moins la consolation d'une tentative
noble et généreuse, faite sitôt qu'elle a été possible. »
Qu'étaient devenus les survivants du sac de Palestro? Ils
avaient été emmenés par Amin-el-Oumena, caïd des Beni-
Khalfoun, fraction de la grande tribu des Flissas. Ces mal-
heureux racontèrent plus tard qu'en traversant les villages
kabyles ils reconnurent chez les gens les plus considérables,
leurs propres bestiaux, leurs effets, leurs ustensiles. Un
kabyle avait passé par-dessus son burnous la chasuble du
pauvre abbé Monginot; un autre portait une soutane, mais
fendue du haut en bas.
Amin-el-Oumena enferma ses captifs dans des gourbis
exposés à tous les vents, les prévenant au préalable que
toute tentative d'évasion serait punie de mort. Ces pauvres
gens avaient ramassé par terre, en quittant Palestro,
quelques débris de vêtements qui les aidèrent à couvrir
leur nudité. Dans ces lambeaux disparates, la vermine ne
tarda pas à se mettre et à pulluler avec cette prodigalité
— 362 —
qu'on a souvent lieu de déplorer en Algérie. Tous les
hommes de la tribu étant partis pour la guerre sainte, les
captifs furent abandonnés aux femmes, hideuses mégères
qui s'entendaient à merveille à tourmenter les roumis ou
chrétiens tombés entre leurs mains. Ces abominables créa-
tures trouvèrent que les prisonniers pouvaient bien coucher
sur la terre nue, et que deux petites galettes par tête suffi-
saient amplement à leur nourriture. Deux ou trois fois un
vieux kabyle donna aux malheureux quelques figues; une
européenne, qui était à toute extrémité et se mourait des
suites de ses blessures, reçut deux oranges. Cette infor-
tunée ne tarda pas à succomber.
Les colonnes des généraux Gérez et Lallemand opéraient
dans les environs. Chaque fois que Ton entendait le canon,
les femmes kabyles, furieuses, venaient dire aux captifs
qu'au premier obus qui tomberait sur leur village, on les
mettrait à mort. Aussi les survivants du massacre de Pales-
tro vécurent-ils, pendant vingt-deux jours, dans des angoisses
inexprimables. Informé de leur situation, le général Cérez
n'osa tenter l'attaque des villages des Beni-Khalfoun; il
préféra, par humanité, traiter de la reddition des colons
en échange de Vaman accordé aux insurgés. Le 13 mai,
l'honorable général dut écrire au gouverneur (1) : « M. le
capitaine Auger, M^^^ Valle (2) et ses enfants, tous nos
pauvres prisonniers de Palestre, hommes, femmes et
enfants, sont à mon camp. Ils y sont l'objet des soins de
tous, et leur émotion, en se trouvant au milieu de nous,
répondait à la joie qui, depuis ce matin, agitait mes troupes,
heureuses de penser que leurs efforts jusqu'à ce jour
avaient pu contribuer à la délivrance de nos malheureux
prisonniers. »
Ceux-ci n'étaient plus que trente-neuf, la femme dont
nous avons parlé plus haut étant morte. Les Ammals rendi-
(1) Amiral de Gueydon.
(2) Femme du commandant de place de Dra-el-Mizan, prise à quelques cen-
taines de mètres de la place.
— 3G3 —
rent encore au général Lallemand un colon qu'ils avaient
gardé, parce que ses blessures l'empêchaient de suivre le
convoi dirigé sur la tribu des Beni-Khalfoun.
Si Amin-el-Oumena rendit ses prisonniers, il ne put tou-
tefois soustraire sa propre tête à un châtiment bien mérité.
Deux ans après, en janvier 1873, la cour d'assises d'Alger
le condamna à mort avec huit gredins de son espèce.
Vingt-trois Kabyles des environs de Palestre furent dé-
portés dans une enceinte fortifiée, et treize autres eurent à
subir de cinq à sept ans de détention. Et c'est en faveur de
ces intéressants coquins que M. Henri Rochefort, au com-
mencement de 1886, lorsqu'il était encore député, réclama
l'amnistie ! C'étaient, disait- il, des condamnés pour faits poli-
tiques! De telles aberrations d'esprit, auxquelles d'ailleurs
le célèbre pamphlétaire a habitué ses contemporains, dépas-
sent tout ce que peuvent concevoir les imaginations les plus
désordonnées.
V
Dans la province d'Alger, l'insurrection ne gagna que la
Kabylie,mais dans celle de Gonstantine elle devint générale
et s'étendit jusqu'aux plus extrêmes limites du désert. Nous
ne parlerons pas du siège de Bordj-bou-Arréridj, petite ville
bâtie au centre du commandement du bach-agha Mokhrani;
ce serait refaire, à peu de chose près, l'histoire de Fort-
National ou de Tizi-Ouzou.
Le siège de Bordj-bou-Arréridj fut levé par une colonne
expéditionnaire aux ordres du colonel Bonvallet. Pendant
qu'elle guerroyait à l'ouest, une affaire déplorable eut lieu à
Aïn-Tagrout, caravansérail situé juste à mi-chemin entre
Sétif et la ville débloquée. Cette affaire, qui fut appelée
devant le conseil de guerre de Constantine, et qui passionna
l'opinion pubhque, vaut la peine d'être racontée en détail.
Le 30 mars 1871, M. Trinquand, capitaine au 90** de ligne,
— 364 -
adjoint au bureau arabe de Sétif, reçut l'ordre d'aller s'ins-
taller à Aïn-Tagrout; il avait pour mission de surveiller les
goums, et d'assurer le service de correspondance entre
Sétif et la colonne qui opérait contre les contingents rebelles
de Mokbrani.
M. Trinquand trouva au caravansérail d'Aïn-Tagrout une
petite compagnie, 60 hommes à peine, du 78'' de ligne, avec
le capitaine Chichet. Etant le plus ancien, il prit le comman-
dement.
D'abord il vérifia la position et l'emplacement qu'occu-
paient les différents goums, jusqu'alors restés fidèles; les
jugeant trop éloignés pour pouvoir compter sur leur appui,
il leur prescrivit de se rapprocher ; mais il comprit, à des
signes non équivoques, que ces goums se disposaient
à faire défection. En effet, derrière lui, le 13 avril, deux
convois isolés furent pillés et un voiturier européen dispa-
rut. Accompagné d'un seul spahis, Trmquand se rendit
aussitôt sur les lieux pour faire une enquête, et le caïd sur
le territoire duquel les méfaits avaient été commis n'alla
même pas le voir ; à son retour, il apprit que le goum des
Cédratas, qui avait reçu ordre d'occuper le passage de
l'oued Chaïr, entre Aïn-Tagrout et Bordj-bou-Arréridj,
avait formellement refusé d'obéir. Ce qui inquiéta encore
davantage le capitaine, ce fut une conversation qu'il eut
avec le spahis qui l'avait accompagné. Celui-ci savait que le
caïd qui s'était dérobé avait dit à ses administrés : « Com-
ment ! il est venu ici un officier français avec un simple
spahis, et vous ne les avez pas égorgés? » Un indigène lui
avait aussi conseillé de rentrer vite à Aïn-Tagrout, sans
quoi il serait assassiné.
Le 16 avril, Trinquand reçut un convoi de vivres de 600
à 650 mulets, et quatre prolonges du train portant plusieurs
quintaux de fourrages ; ce convoi devait être dirigé sur
Bordj-bou-Arréridj, et les prolonges rétrograder ensuite sur
Sétif, en emportant les malades de la colonne. M. Valette,
interprète militaire, et M. Mariage, officier payeur des
— 3G5 —
spahis, venu à Sétif pour toucher la solde, profitaient tous
deux de Toccasion pour se rendre à leur poste.
Le 17 avril, M. Trinquand se mettait en route avec le
convoi, pour Bordj-bou-Arréridj, lorsqu'il apprit la défec-
tion des Cédratas. Aussitôt il fit arrêter et masser son
monde, puis, vo3^ant que des rassemblements insurgés se
préparaient à lui disputer le passage, il rétrograda sur Aïn-
Tagrout et fit décharger les mulets et les prolonges. Les
caisses et les sacs furent rangés devant la porte du cara-
vansérail, et des spahis allèrent prévenir de la situation le
colonel commandant les troupes de la Medjana et le colonel
commandant la subdivision de Sétif.
Ceux envoyés à Bordj-bou-Arréridj, ne pouvant passer,
rentrèrent deux heures après leur départ; les autres rap-
portèrent de Sétif cette réponse : « Tenez ferme, une com-
pagnie de zouaves et vingt- cinq hussards, vous portant
des cartouches, vont vous rejoindre. Le maire de Sétif réunit
le goum, que je ferai ensuite partir avec quatre spahis. »
Mais le pauvre capitaine perdait la tête. Par surcroît,
tous les goums des environs, à l'exception de celui du
caïd Ben lUès, qui ne fit défection que le lendemain,
nous trahirent dans cette journée du 17 avril. Les ou-
vriers civils qui travaillaient à la route s'empressèrent de
remonter au caravansérail d'Aïn-Tagrout. Le 18 au matin,
quatre ou cinq cents cavaliers, nouvellement insurgés,
avec une centaine de fantassins, parurent à un kilomètre
du bordj ; tous s'excitaient au combat en provoquant nos
soldats. Trinquand fit alors déployer en tiraiUeurs la com-
pagnie du 78% flanquée d'un côté par quelques spahis, de
l'autre par des goumiers encore fidèles. Après un échange
de coups de feu, le contingent ennemi se dispersa.
A ce moment, nos derniers goumiers disparurent ; ce
que voyant, les muletiers du convoi crevèrent un certain
nombre de sacs, puis, montant sur leurs bêtes, s'enfuirent
dans toutes les directions. Un troupeau de bœufs et de
moutons, destiné à la colonne, se dispersa également.
— 366 —
Tout cela devait importer assez peu au capitaine Trin-
quand, s'il avait eu la conscience bien nette de son devoir.
Ne savait-il pas qu'une compagnie de zouaves allait lui
arriver, ainsi qu'un peloton de hussards, lui apportant
des cartouches? De plus, il avait sous la main soixante
soldats de ligne, quelques spahis, et une vingtaine d'ou-
vriers et de colons. Ceux-ci, il est vrai, n'étaient pas armés ;
mais ils pouvaient rendre mille petits services dans Tinté-
rieur du bordj, en attendant qu'ils prissent les fusils des
morts et des blessés.
Evidemment la position des défenseurs d'Aïn-Tagrout
était critique ; mais enfin , cent Français , devant être
portés à deux cents, à Tarrivée du détachement de Sétif,
ne se laissent pas enlever dans un caravansérail fortifié
comme l'était celui d'Aïn-Tagrout.
Les avocats de Trinquand prétendirent que le bordj
était en mauvais état de défense. Le capitaine Chichet,
qui, lui aussi, a eu sa part de responsabilité dans l'éva-
cuation de ce poste et l'abandon d'un convoi de vivres,
déclara plus tard au conseil de guerre que tous les cré-
neaux auraient eu besoin d'être refaits, étant beaucoup
trop larges. C'est possible, mais vraiment une semblable
allégation ne peut être prise au sérieux ; en efî'et, le cara-
vansérail d'Aïn-Tagrout, bâti sur le rebord d'un plateau
très large, domine la contrée par trois de ses faces. Qu'im-
portait donc que les créneaux de ces trois faces fussent un
peu larges? Ils ne couraient certainement pas le risque
d'être enfilés par l'ennemi. Et quant à la quatrième face
regardant le plateau, les Kabyles en eussent été tenus à
une respectueuse distance par les 70 chassepots de la com-
pagnie de zouaves, les 60 chassepots du 78% les 40 chasse-
pots des hussards et des spahis. C'est à faire rêver de
voir des officiers français douter d'une position de cette
valeur, alors que des colons mal armés, ou de faibles
détachements, tiennent tête aux Arabes dans des bicoques
dominées de toutes parts.
— 367 —
Le caravansérail d'Ain-Tagrout forme un carré parfait
de 37 mètres de côté comptés sur les murs d'enceinte, qui
ont donc 148 mètres de développement. Et M. Trinquand
pensait que 170 hommes de troupes régulières ne suffiraient
pas à défendre un pourtour de 192 mètres, dont les trois
quarts au moins ne pouvaient être attaqués bien vigoureu-
sement !
Au conseil de guerre, cet officier exposa qu'il eût été
matériellement impossible de renfermer le convoi dans la
cour du caravansérail, encombrée alors par les prolonges
et les voitures de colons. Mais le président aurait pu lui ré-
pondre qu'avec ces prolonges et ces voitures, il y avait lieu
de former un retranchement en avant de la grande porte
du bordj, retranchement qui aurait défié toutes les attaques
des Arabes, si l'on avait comblé les intervalles par des
caisses à biscuit, des sacs de café, enfin par toutes sortes
de bagages encombrants. Oui, un officier doué d'un peu de
sang-froid eût débarrassé la cour de cette façon, et comme
le convoi de vivres que l'on était chargé de défendre assu-
rait la subsistance des hommes et des chevaux pour un
temps indéfini, on n'avait qu'à se laisser tranquillement
cerner.
Cependant, M. Trinquand eut l'audace de télégraphier à
Sétif que la position n'était plus tenable ; et il savait que les
zouaves et les hussards allaient le rejoindre ! Ne voulant
pas les attendre, il donna ordre au capitaine Ghichet de
faire préparer ses hommes pour le départ.
Alors se passa une scène déplorable. On défonça les
barils; soldats et colons se précipitèrent pour boire à même
le vin et l'eau-de-vie. On se noya dans l'ivresse, et le déta-
chement se mit en route en titubant honteusement.
On chargea les quatre prolonges du train de bagages,
d'effets, de cantines appartenant aux officiers et aux colons;
par-dessus on installa quelques femmes et quelques en-
fants d'employés des ponts-et-chaussées ou d'ouvriers, avec
plusieurs soldats et colons ivres-morts.
— 368 —
C'est dans cet équipage peu brillant que la petite colonne
rencontra, au moulin Saint-Rham, ses sauveurs venant
de Sétif, et taisant le café. Très surpris, le capitaine de
zouaves, M. Bouché, qui avait fait ramasser pendant la
route deux ou trois cents convoyeurs arabes fuyards, pro-
posa à M. Trinquand de rétrograder pour sauver au moins
la plus grande partie du convoi. Il lui fut répondu que les
goums aj^ant trahi, le bordj se trouvait hors d'état de ré-
sister à une attaque. Le vieil officier se récria ; mais comme
il était le plus jeune de grade, il dut s'incliner.
La conduite du capitaine Trinquand, en tant que soldat,
fut mise hors de cause par ses antécédents mihtaires ; mais
l'autorité crut devoir déférer au conseil de guerre un offi-
cier qui n'avait pas bien vu de quel côté était le devoir, en
abandonnant une position sans se renseigner sur les forces
qui auraient pu l'attaquer, et sans attendre les renforts qui
l'eussent mis en mesure de résister indéfiniment.
Grâce à la brillante plaidoirie d'un avocat distingué du
barreau de Gonstantine, M. Gilotte, on acquitta le capitaine
Trinquand qui, seul, avait pourtant donné un exemple de
défaillance pendant cette terrible année.
Dans le sud de la province de Gonstantine, quelques mois
avant la prise d'armes de Mokhrani, un individu qui se pré-
tendait chérif et descendant du Prophète, Bou-Ghoucha, avait
fait son apparition, à la tête d'une bande de coupeurs de
route et d'écumeurs du désert. Dans l'hiver de 1870 à 1871,
il s'empara d'Ouargla et, dès qu'il apprit l'insurrection de
la Medjana et de la Kabylie, il marcha sans hésiter sur Tug-
gurt, proclamant la guerre sainte et ralhant sur son chemin
tous les bandits, tous les mécontents, tous les fanatiques du
Sah'ra.
La kasbah de Tuggurt avait pour garnison une section de
tirailleurs indigènes commandés par un lieutenant nommé
Mousseli ou Mousli ; cet excellent officier, qui avait appris
à lire et à écrire au régiment et qui travaillait à s'instruire,
allait se faire naturaliser français.
- 369 —
Moiisli avait peu de vivres, peu de cartouches ; au bout
de deux jours de fusillade, voyant que les bandes de Bou-
Choucha s'épaississaient toujours, il consentit à capituler,
s'engageant à livrer la bicoque dont les murs en terre sé-
chée au soleil s'écroulaient à la moindre pluie, mais stipu-
lant formellement que lui et ses hommes se retireraient
avec armes et bagages, et rentreraient à Biskra sans être
inquiétés.
Les quelques tirailleurs blessés qui ne pouvaient suivre,
furent confiés à des habitants de Tuggurt, et la petite troupe
de Mousli, composée d'une trentaine d'hommes à peine,
marcha sur Biskra.
Mais Bou-Choucha, violant la parole donnée, fit poursuivre
les trente malheureux turcos, que ses cavaliers cernèrent,
dans un bas-fond, au milieu des dunes. Les nôtres se
mirent aussitôt sur la défensive ; calmes et résolus, ayaiit
épuisé leurs dernières cartouches, ils moururent sans for-
fanterie comme sans faiblesse, avec toute la résignation
des fatalistes. Aussi simplement que l'héroïque sergent
Blandan, le lieutenant Moush resta debout malgré ses bles-
sures, et ne tomba qu'un des derniers, foudroyé par une
décharge à bout portant.
Pendant que ses cavaliers accomplissaient ce bel exploit,
Bou-Choucha, resté à Tuggurt, se signalait également, mais
d'une manière beaucoup moins périlleuse.
Il commença par faire saisir les sept ou huit blessés que
les turcos n'avaient pu emmener, et les fit égorger sous
ses yeux ; puis on les décapita, et leurs têtes furent exposées
sur les murs de la citadelle. Trouvant que sept têtes no
suffisaient pas, il fit déterrer trois turcos tués à l'attaque
de la kasbah, et leurs têtes allèrent rejoindre celles do
leurs camarades. Ce n'était pas assez. Gomme les parents
et les amis de notre khalifa de Tuggurt, le fameux Ali-Bey,
s'étaient retranchés avec des armes, des munitions, des
vivres, dans la plus solide maison du ksar où ils auraient pu
résister longtemps, Bou-Choucha leur envoya dire qu'il avait
RÉCITS ALGÉRIENS. — 2e SÉRIE. 24
- 370 —
consenti à laisser les turcos regagner Biskra, et qu'il propo-
sait aux gens du çof (parti) d'Ali-Bey de faire route avec
eux, promettant de ne pas les inquiéter. Les assiégés
eurent le tort de se fier, comme le malheureux lieutenant
Mousli, à la parole de cet hypocrite; s'étant rendus, ils
furent égorgés jusqu'au dernier.
Puisque nous avons raconté l'histoire du chérif Bou-
Baghla, nous en ferons autant pour celle, beaucoup plus
intéressante, du chérif Bou-Ghoucha.
Celui-ci s'appelait tout simplement Mohamed ben Brahim.
D'abord petit berger dans une tribude la province d'Oran, il ne
tarda pas à courir les aventures, témoignant ainsi que la
valeur n'attend point le nombre des années. Ses débuts ne
furent pas encourageants : les temps devenaient durs pour
le pauvre monde, et les spahis rivalisaient avec les gen-
darmes maures pour chercher noise aux croyants en quête
du bien de Dieu (1). Mohamed ben Brahim arrêté, selon lui,
pour une simple peccadille, rien qu'un vol à main armée sur
une route, fut déféré à la commission disciplinaire de la
subdivision de Mascara.
Condamné à un an de prison, il ^'évada et alla rejoindre
Si Lala, chef des Ouled Sidi Cheikh révoltés. Si Lala (ou
Si el Ala) eut lieu d'être satisfait des services de Mohamed,
qui fut blessé en combattant dans la prétendue voie de
Dieu. Mais c'était particulièrement dans les razzias qu'il se
distinguait.
Vers la fin de 1869, cet intéressant personnage sentit le
besoin de s'établir pour son propre compte.
Avec quelques gredins de son espèce, il quitta Si Lala
pour écumer le pays des Eurgs (dunes), entre Laghouat,
Tuggurt et Ouargla. Ayant réussi à détrousser assez pro-
prement quelques caravanes, sa réputation s'étendit dans la
contrée. Bientôt sa troupe grossit au point qu'il en conçut
des inquiétudes. Comment faire vivre tout ce monde-là dans
(1) Chercher le bieu de Dieu, pour les Arabes, c'est voler.
O/l —
un désert? Bou-Choucha prit le parti de se proclamer chërif
et de prêcher la guerre sainte. Apprenant que la France
avait maille à partir avec la Prusse, et que les troupes de
l'armée d'Afrique venaient de s'embarquer, il entra bra-
vement à Ouargla.
Mais les prophéties arabes annoncent que le Mouley-el-
Sâa, le maître de Theure, le chérif qui chassera les Français
de TAlgérie, s'appellera Mohamed ben Abdallah comme le
prophète. Ben Brahim était, d'ailleurs, un nom bien vul-
gaire, sentant sa roture d'une lieue ; l'ex-petit berger devint
donc Mohamed ben Abdallah.
Ce nom n'était pas encore assez significatif. Gomme le
dit plaisamment M. Philippe, interprète mihtaire(l), dans
ses Etapes sahariennes, un chérif qui se respecte doit tou-
jours porter un surnom caractéristique, tiré, soit de ses
habitudes, soit de son physique, soit des animaux qui lui
sont famihers. C'est ainsi que nous avons eu successivement
Bou-Maza, l'homme à la chèvre, Bou-Baghla, l'homme à la
mule, et bien d'autres, qui tous ont pris ces surnoms, sans
préjudice de celui de Mohamed ben Abdallah. Les bandits
qui formaient le conseil du nouveau chcrif l'appelèrent Bou-
Choucha, nom qui signifie, selon les uns, l'homme à la
chamelle rapide, selon d'autres, l'homme à la chevelure
abondante.
Bou-Choucha n'osa guère s'aventurer au nord de Tuggurt,
où venait de paraître une petite colonne aux ordres du com-
mandant Adeler ; et môme, quand le général Lepoitevin
de Lacroix, commandant la province do Constantine, accom-
pagné du général de Gallifet, commandant la subdivision
de Batna, marcha sur Tuggurt, notre homme s'empressa
de regagner le désert, abandonnant à la vengeance ou à
la clémence des Français tous les comparses qu'il avait
entraînés à la révolte. Le général de Lacroix se montra
sans pitié envers ceux qui furent convaincus d'avoir mas-
(1) Actuellement colonel du 33» de ligne.
— 372 —
sacré les turcos, déterré les morts ou achevé des blessas ;
en trois jours, il en fit fusiller cent dix-sept.
Après la répression de Tinsurrection, Bou-Choucha con-
tinua à exercer le métier lucratif de détrousseur de cara-
vanes. Nous avions alors à Ouargla un caïd intelligent et
résolu, Si Saïd ben Driss, lieutenant indigène au 3' spahis,
qui essaya vainement plusieurs fois de prendre le chérif ;
la chose n'était pas facile dans ces immenses plaines si-
tuées entre le grand désert et le Sah'ra algérien. Le bandit
s'échappait toujours.
Au commencement de 1874, il faillit même enlever le
général Liébert, commandant la division de Constantine, qui
se dirigeait sur Ouargla avec une simple escorte de vingt-
cinq cavaliers, car il ne fallait pas compter sur un goum
de cent chevaux pris dans le pays. Bou-Choucha faisait, à
ce moment, une audacieuse incursion à la tête de cent cin-
quante bandits à cheval et de trente autres montés sur des
meharas (1) ou chameaux coureurs. Il vint razzier une frac-
tion de la tribu des Châmbas, à deux lieues à peine de
l'endroit où campait notre petite troupe, et tua les hommes
qui essayèrent de résister. Mais apprenant la présence de
Liébert dans le voisinage, il se retira précipitamment, ne
supposant pas qu'un officier général français pût avoir
l'audace de s'aventurer dans le désert avec vingt- cinq
cavahers seulement et quelques hommes du train. Il est
plus que probable que, s'il avait su n'avoir affaire qu'aune
poignée de braves, il aurait éprouvé la tentation de s'em-
parer de leur chef, ce qui eût été un joli coup de filet.
Prévenu le lendemain, à huit heures du matin, delà pré-
seiico de Bou-Choucha, le caïd d'Ouargla quittait l'oasis
peu de temps après avec deux cents hommes auxquels
on avait distribué de l'eau et des vivres pour quinze jours,
et prenait le chemin du pays où il espérait rejoindre Ja bande
de pillards commandée par le chérif. La première jour-
(1) Pluriel de méhari.
— 373 —
née, la troupe de Si Saïd fit vingt lieues ; elle devait infail-
liblement atteindre Bou-Clioucha qui, attardé dans sa retraite
par les troupeaux qu'il venait de razzier, ne pouvait guère
s^avancer qu'à raison d'une douzaine de lieues par jour.
Le lendemain de son départ, le caïd découvrit les traces
laissées par les hommes et les animaux de son ennemi; en
les suivant il était sûr de le gagner de vitesse. En
effet, le troisième jour, au soir, l'audacieux officier était
en vue des cent quatre-vingts brigands du chérif ; sans
désemparer et sans s'inquiéter de leur nombre, il les atta-
qua résolument. Mais les gens de Si Saïd, voyant qu'ils
avaient à lutter contre une troupe égale en nombre, ne
tardèrent pas à se décourager. A l'arrière-garde , Bou-
Choucha faisait le coup de feu, entouré de ses plus braves.
Plusieurs fois Saïd essaya de Faborder corps à corps, mais
le bandit, qui ne se souciait pas de se mesurer avec un
aussi rude jouteur, réussit à gagner une éminonce sa-
blonneuse, où il massa son monde pour résister à ou-
trance. Si ses hommes tenaient infiniment à garder le butin
conquis, ceux de son adversaire ne cherchaient pas à le
recouvrer, puisqu'il ne leur appartenait pas.
Obhgé de se replier, Si Saïd ben Driss jura qu'il prendrait
sa revanche. Sachant, un autre jour, que lo chérif était campé
au fond du désert, à Insalah, en plehi pays des Touaregs,
et que faute d'argent pour les nourrir il avait licencié pres-
que tous ses combattants, il quitta Ouargla avec cent cin-
quante cavahers, la plupart armés de fusils Chassepot, et
un beau matin, Bou-Ghoucha, qui ne s'attendait pas à
être poursuivi si loin des possessions françaises, se vit
entouré. Certes , il était brave, et si quelqu'un eût osé
l'attaquer à l'arme blanche, on ne l'aurait pas eu vivant. Mais
son campement était dans un bas-fond, et Si Saïd, plaçant
sa troupe sur toutes les positions dominantes, fit ouvrir
le feu à grande distance. Bou-Choucha eut beau riposter
tant qu'il put ; ses coups n'arrivaient pas à bonne portée ! A
la fin, grièvement blessé, il tomba en criant qu'il r^(^ rendait.
Traduit devant le conseil de guerre de Constantine, il
parut singulièrement énervé par la longueur des débats,
qui durèrent quinze jours, à cause des plaidoiries.
(( — Finissez-en, dit-il aux juges ; je vous supplie en
grâce de me faire fusiller sur-le-champ ; ne croyez pas que
j'aie peur de la mort. »
Et, hors de lui, il jeta son burnous à terre, montrant aux
juges étonnés son corps couvert de cicatrices.
« — Regardez, cria-t-il, regardez ! »
Et il désignait sa gorge, où l'on voyait les traces horribles
d'une blessure, d'une de ces blessures dont on ne revient
pas.
« — Voyez cette blessure, s'écria Bou-Choucha; c'est
la trace de coups de couteau qui m'ont scié le cou aux
trois quarts. Un jour, poursuivi par la colonne du géné-
ral de Lacroix sur la route d'El Goléah, au sud d'Ouargla,
j'ai été trahi et abandonné par les miens ; Tun d'eux,
pour s'emparer de ma cassette, m'a surpris pendant mon
sommeil et s'est enfui avec mon argent, me laissant sur
le terrain ; j'avais perdu tout mon sang et je soutenais ma
tête avec la main, afin qu'elle restât fixée sur mes épaules.
Gomment ai-je pu survivre à une blessure pareille? Je
l'ignore. Dieu le voulait ainsi, et me réservait à votre juge-
ment. Je sais bien que vous me condamnerez à mort ; vous
ne pouvez faire autrement, et je n'aurai que ce que je mé-
rite. Mais encore une fois, finissez-en, et faites-moi fusiller
tout de suite. Je ne comprends pas toutes vos lenteurs ; à
quoi servent donc vos questions et les dépositions de ce
troupeau de témoins que vous avez fait venir devant vous? »
Le verdict du conseil de guerre, qui avait à répondre à
plus de cent questions dont les trois quarts entraînaient la
peine capitale, nécessita plusieurs heures de délibération.
Le chérit fut^ bien entendu, condamné à mort. Il poussa
un soupir de soulagement, mais sachant que les lenteurs
de notre justice ne permettaient pas une exécution immé-
diate, il reprit avec regret le chemin de sa prison.
— 375 —
Enfin, un mois plus tard, quatre ans après s'être couvert
les mains de sang à Tuggurt, cet homme, qui sous des
dehors maladifs cachait une énergie de fer, fut conduit au
camp des Oliviers, lieu ordinaire des exécutions, près de
Gonstantine. On vit un petit être pâle et décharné, mais
ferme et résolu, les j^eux rayonnant de satisfaction, des-
cendre avec empressement d'une voiture cellulaire , et
venir, sans forfanterie, se placer en face de douze chasse-
pots, pour expier les innombrables assassinats qu'il avait
commis. Chose étrange chez un arabe, il mourut en pronon-
çant le mot de Fatma. Cette Fatma était une fille de la
grande famille des Ouled Sidi Cheikh ben Hamza, qu'il avait
enlevée dans le Gourara, au sud du Maroc. Elle ne l'avait
guère aimé, non parce qu'il s'était emparé d'elle par vio-
lence, mais parce qu'il était, en sa qualité de berger, fils de
berger, né de petite race. Lui, tenait à elle par vanité
et par orgueil.
VI
Il est fort heureux que l'Algérie ait eu, en 1871, un gou-
verneur-général tel que l'amiral comte de Gueydon. Dès les
premiers jours, celui-ci, dont l'énergie était à la hauteur
des difficultés , sentit combien il était urgent de raffermir
le principe d'autorité, en faisant respecter son commande-
ment. Ne se souciant en aucune façon d'être enlevé et
insulté, comme le général Walsin-Esterhazy, par les cheva-
hers du trottoir algérien, il fit débarquer de la frégate la
Gloire trente matelots, avec armes et bagages, etles installa
au palais du gouvernement. Les Biskris, la plèbe espagnole
et maltaise, voyant les marins monter la garde avec leur
attitude martiale et résolue, purent se dire que le moment
des joyeusetés populaires était passé.
L'amiral eut bientôt l'occasion de réduire les clubistes
— S76 —
au silence. Voulant tâter le nouveau gouverneur, ils lui
envoyèrent des délégués qui essayèrent d'exercer sur
lui une pression. Dans quel sens? Personne ne le disait,
nul ne le savait; il s'agissait probablement d'intimider
Tamiral, en lui faisant sentir qu'il était dans la main du
peuple. Prévenu qu'une députation désirait conférer avec
lui, l'amiral descendit dans la grande cour mauresque du
Palais, puis, abordant les délégués d'un air qui n'avait rien
d'aimable :
« — Messieurs, leur dit-il, vous avez voulu me voir ; me
voici. Que voulez-vous? Est-ce l'état de siège?
« — Non, non! s'empressèrent de répondre les délégués.
« — Si ce n'est pas cela, je ne vois pas que vous puissiez
me demander autre chose. Retirez-vous. »
Et les délégués se retirèrent un peu déconcertés.
N'ayant plus à craindre de désordres sur la voie publique,
l'amiral put se livrer sans obstacle à l'œuvre de pacification
du pays. Assumant résolument la responsabilité du pou-
voir, il se réserva la haute direction des opérations mili-
taires; aussi toutes celles qui eurent pour but d'arrêter
le mouvement insurrectionnel furent-elles ordonnées par
lui, de concert avec le général Lallemand.
Comprenant ensuite la nécessité impérieuse d'une répres-
sion sévère, de nature à produire une profonde impression
sur les Arabes en leur ôtant la tentation de se révolter de
nouveau, l'amiral imposa aux populations insurgées 32 mil-
lions de contribution de guerre, sur lesquels plus de 20
millions furent donnés à 8.580 indemnitaires, soit 10.600.000
francs pour pertes mobilières ou de récoltes, 6.400.000 fr.
pour pertes immobilières, 1.400.000 francs pour dommages
causés par l'incendie des forêts, et près de deux milUons
pour prix du sang. Les 12 millions restants furent versés
au trésor, pour être affectés à la colonisation et aux diffé-
rents services dont les établissements, tels que églises,
casernes, écoles, avaient été détruits.
Mais, comme dit le proverbe, plaie d'argent n'est pas
— 377 —
mortelle. Pour affermir la paix, il fallait frapper les indi-
gènes dans ce qu'ils avaient de plus cher, c'est-à-dire con-
fisquer une partie des terres qu'ils avaient toujours voulu
soustraire à la colonisation européenne. Plus de 500 mille
hectares leur furent enlevés. L'amiral de Gueydon put
essaj^er alors un système de colonisation ayant pour but de
rendre disponibles de vastes territoires. Il provoqua la loi
du 15 septembre 1871, qui attribuait aux immigrants venant
d'Alsace et de Lorraine cent mille hectares en Algérie. Un
mois après le vote de cette loi, le Président de la Répu-
blique promulgua un décret réglant le mode de distribution
de ces terres, si généreusement allouées aux malheureux
qui désiraient rester français. Par une première disposi-
tion, le concessionnaire pouvant justifier de la possession
d'un certain capital, qu'il s'engageait à consacrer à la mise
en valeur de son terrain, devait en devenir propriétaire
définitif, après avoir prouvé quelles dépenses avaient été
réellement faites. Peu d'Alsaciens-Lorrains furent dans ce
cas. Suivant une autre disposition, applicable à l'immense
masse des immigrants, l'antique concession fut remplacée
par un bail de neuf ans; mais le bailleur devait accepter
certaines conditions de résidence et de mise en valeur de
son terrain; une fois les conditions remplies, il devenait
propriétaire définitif. Les anciens concessionnaires étant
de la sorte remplacés par des locataires qui ne pouvaient
donner de gages, ces conditions semblaient encore bien
dures ; aussi le général Chanzy, successeur de l'amiral
de Gueydon, dut-il provoquer, dès 1874, un décret réduisant
à cinq ans la durée du bail.
Un peu plus de 10.000 Alsaciens et Lorrains, formant
2.200 familles, arrivèrent en Algérie vers 1872. Des comi-
tés disposant de sommes importantes les reçurent à leur
débarquement, et les installèrent dans les maisons qu'on
leur avait préparées lors de la création des nouveaux vil-
lages, dont l'emplacement avait été choisi avec un soin
tout particulier. Leur nourriture fut assurée pendant quel-
— 378 —
que temps, et ils trouvèrent toutes les facilités voulues pour
se mettre au travail. Malheureusement, la bonne volonté
ne suffit pas toujours pour faire un bon colon, et, parmi
les arrivants, les paysans formaient la minorité. Presque
tous les Alsaciens qui vmrent en Algérie, en 1872 et 1873,
étaient des ouvriers de fabrique, braves gens, si Ton veut,
fort attachés à la France, mais n'ayant pas plus de chance
de réussir que les colons de 1848. Les efforts des comités
en leur faveur restèrent à peu près infructueux. Quatre
villages, Haussonviller, dans la vallée des Issers, en
Kabylie, deux autres autour de Djigelly, Strasbourg et
Duquesne, puis encore Bitche, près de Constantine, voilà
ce qui reste aujourd'hui de la colonisation par les immi-
grants d'Alsace-Lorraine. Dès que les distributions d'ar-
gent et de vivres s'arrêtèrent, presque tous repartirent
ou se dispersèrent dans le pays ; quelques-uns attendirent
Texpiration de leur bail de cinq ans, vendirent leur conces-
sion, et disparurent.
Toutefois, un résultat était acquis : le nombre des hec-
tares livrés à la colonisation européenne se trouvait à peu
près doublé. Les Algériens se plaignirent amèrement de ce
que la loi du 15 septembre 1871 ne faisait aucune part aux
gens du pays, aux fils des colons de la première heure, et
sollicitèrent des terrains dans les nouveaux villages. Se ren-
dant à ces justes réclamations, le gouverneur fit modifier
le décret de répartition, et alloua des terres aux Algériens,
mais à la condition que les concessionnaires fussent mariés.
Le gouvernement de M. Thiers ayant été renversé le
24 mai 1873, l'amiral de Gueydon crut devoir donner sa
démission.
Chanzy le remplaça. Ce fut avec plaisir que les Algériens
virent l'ancien général de la deuxième armée de la Loire,
investi du titre de gouverneur civil et de commandant en
chef des forces de terre et de mer. En réalité, personne ne
doutait que le pays n'eût un nouveau gouverneur militaire ;
mais du moins les apparences étaient sauvées, et les Algé-
— 379 —
riens savaient que le brillant officier aimait TAlgérie, où il
avait fait ses premières armes et conquis tous ses grades
jusqu'à celui de général de brigade. Quelques journaux de
la colonie essayèrent bien de refroidir l'enthousiasme, en
mettant en suspicion le républicanisme du général ; mais,
somme toute, on aimait mieux avoir un administrateur qu'un
homme poHtique.
L'amiral de Gueydon avait remanié les divisions des trois
provinces, et considérablement augmenté les territoires
civils. RétabHssant le Conseil supérieur, il avait placé à la
tête des districts retirés à l'administration militaire, de
simples employés. Chanzy n'hésita pas à réduire dans de
notables proportions le territoire civil, et à retirer aux
administrateurs leurs pouvoirs disciphnaires. Los journaux
entrèrent en campagne contre le nouveau gouverneur, qui
eut le tort de s'en émouvoir, et voulut imposer silence à la
presse radicale, en mettant Alger en état de siège; puis, il
supprima le journal la Solidarité, dont les excès de langage
dépassaient toute mesure. Le maréchal de Mac-Mahon et
l'Assemblée nationale, devant laquelle on porta le conflit,
donnèrent raison au gouverneur-général. L'état de siège
fut maintenu. Dès lors, Chanzy perdit la faveur de l'opinion
publique, et devint l'objet d'attaques incessantes. Chacun
de ses actes était combattu de la façon la plus passionnée.
Après avoir réduit le périmètre du territoire civil tracé
par son prédécesseur, il avait rattaché plusieurs tribus aux
circonscriptions existantes ; l'ensemble du territoire occupé
par ces circonscriptions fut dit de droit commun, et le terri-
toire qui était en dehors fut dit de commandement. Le sé-
questre collectit ordonné par l'amiral de Gueydon avait été
apposé sur plus de deux millions d'hectares ; mais comme
les indigènes ayant pris part à l'insurrection avaient fini par
acquitter leurs amendes, il était matériellement impossible
de conserver le statu quo. C'eût été mettre les Arabes dans
l'impossibilité de vivre, ou les refouler hors de l'Algérie.
Chanzy institua donc des commissions mixtes, avec mis-
— 380 —
sion de tracer dans les terres séquestrées le périmètre de
villages nouveaux, et de conclure avec les indigènes des
conventions aux termes desquelles ils rachèteraient le sur-
plus de leurs terres. Sur deux millions d'hectares mis d'abord
sous séquestre, il en resta quatre cent cinquante mille que
l'on attribua à la colonisation. Ces mesures furent néanmoins
discutées. On ne voulut pas comprendre que les terrains con-
servés aux colons avaient seuls une valeur sérieuse, tandis
que ceux que Ton rendait aux Arabes ne pouvaient être
utilisés.
Chanzy fit promulguer, le 23 juillet 1873, une loi sur la
propriété indigène. Mais on ne pouvait du soir au lendemain
en tirer le parti qu'il était permis d'en attendre. Il fallait tout
d'abord créer des agents capables de mener à bonne fin les
études que nécessitait l'application de cette mesure. C'était
une aff'aire de temps. L'opinion publique ne raisonna pas,
et les tâtonnements forcés de l'administration furent quali-
fiés de lenteurs calculées et voulues.
Nul n'osa toutefois accuser le général de provoquer des
insurrections, comme on Favait fait pour ses prédécesseurs.
Il n'y eut, d'ailleurs, pendant son séjour en Algérie, qu'une
seule tentative de soulèvement dans la petite oasis d'El
Amri, au sud de Biskra. Un chérif, comme le fait observer
le commandant Rinn dans son beau livre : Marabouts et
khouans, n'est souvent qu'un simple halluciné inoffensif,
que la superstition décore du nom de marabout, et qu'un
intrigant intéressé se charge de mettre en relief, en inven-
tant une révélation quelconque qui le fait passer pour un
descendant du Prophète. Ce fut précisément ce qui eut heu
pour un pauvre diable nommé Mohamed ben Aïech, qui
vivait, Dieu sait comment, à El Amri, et qui fut improvisé
chérif par un cheilih révoqué, M'ahmed ben Yahia. Cet
ex-fonctionnaire espérait ainsi compromettre la puissante
famille des Ben Ganah, dont le chef, Mohamed ben Ganah,
est, depuis de longues années, caïd des Zibans, c'est-à-dire
des oasis du nord du Sah'ra constantinois.
— 381 —
Cette révolte (mai 1876) fut facilement réprimée par le
général Garteret-Trécourt, mort depuis gouverneur de Lyon.
Un seul incident de nature à être rapporté signala le siège
d'El Amri. Le général Carteret, qui n'avait reçu pour toute
instruction que ces deux mots : Pas de Zaatcha, em-
ploya le bombardement plutôt que Fattaque de vive force,
si meurtrière dans les jardins de palmiers. Comme un beau
matin Mohamed ben Aïech s'amusait à tracer des raies sur
le sable avec un bâton, un vent violent du sud, le sirocco,
s'étant élevé, le bâton du fou soulevait des tourbillons de
poussière. Ceux qui commandaient les insurgés sous son
nom eurent alors une inspiration subite ; les femmes et les
enfants, armés de bâtons, furent chargés d'entretenir un
épais nuage de poussière, à la faveur duquel les hommes
se ruèrent sur le camp français, espérant surprendre nos
soldats. Mais ceux-ci, qui se tenaient sur leurs gardes,
repoussèrent les assaillants jusqu'à l'oasis.
Chanzy avait autrefois combattu les Ouled Sidi Cheikh ;
pour réduire cette dangereuse tribu à l'impuissance, il songea
à utiliser contre elle les jalousies, les rancunes, les défiances
des autres sectes religieuses. La rivalité des diverses sectes
musulmanes est, en effet, un moyen des plus efficaces pour
prévenir toute tentative de soulèvement; peu accentuée
chez les affidés inférieurs, cette rivalité est très vive chez
les chefs, et c'est ce qui exphque le cercle restreint des
insurrections de 1871 et 1876, que nous venons de raconter,
et celles de 1879 et 1881, dont nous parlerons au cours de ce
chapitre.
En 1866, ce fut un affidé de la confrérie de Tedjini,
dont le chef est à Aïn Mahdi, au sud-ouest de Laghouat,
qui guida le général Deligny lorsqu'il alla, avec sa cavalerie
et le goum des Harrars, surprendre, à Garât Sidi Cheikh,
les contingents de Mohamed ben Hamza. Persuadons-nous
bien que la fidélité de tel ou tel goum dépend absolument
de la volonté de tel ou tel marabout. Ainsi, nous avions vu,
en 186i, le goum des Harrars faire défection et se joindre
— 382 —
aux Ouled Sidi Cheikh révoltés pour écraser, à Aouïnet bou
Beker, le faible détachement du colonel Beauprêtre ; ce
même goum, en 1866, se battait pour nous avec une ani-
mosité extraordinaire, à Garât Sidi Cheikh, contre ses alliés
de la veille. Quelle était la cause de ce changement? Ah!
c'est qu'en 1864 Sah'raouï, grand chef des Harrars, était
l'ami des fils de Si Hamza, tandis qu'en 1865, ayant eu
à se plaindre de l'un d'eux, il devint leur plus mortel
ennemi.
Chanzy était trop profond politique pour ne pas comprendre
que l'alliance de quelques chérifs pouvait avoir une immense
influence sur les destinées de l'Algérie. Ce fat lui qui noua
des relations avec El Hadj Abd-es-Selam, grand chef de
l'ordre des Mouley-Taïeb, plus connu sous le nom de chérif
d'Ouazzan. L'ordre des Mouley-Taïeb est répandu dans tout
l'ouest de l'Algérie et dans le Maroc ; le chérif d'Ouazzan
dispose donc d'une influence immense ; c'est, après l'empe-
reur, le premier personnage du Maroc. A son avènement
même, tout nouvel empereur n'est assuré de la paisible
possession du trône qu'après avoir été salué par le grand
marabout des Mouley-Taïeb, et en avoir reçu publiquement
le serment de fidélité. Quand une révolte éclate dans le sein
de son empire, l'empereur a toujours soin de se faire ac-
compagner partout d'un membre de la famille du grand
chérif d'Ouazzan : précaution indispensable, puisque tou-
jours les insurgés font courir le bruit que les Mouley-Taïeb
ont déposé l'empereur. Les statuts de la confrérie portent
que le chef de Tordre ne peut exercer le pouvoir suprême ;
le chérif d'Ouazzan, pour le moment du moins, observe
encore ces statuts ; toutefois, il a adopté cette fière devise :
« Personne de nous n'aura l'empire, mais personne ne l'aura
sans nous. »
D'un mot, d'un geste, le chérif actuel soulèverait les
populations contre n'importe qui ; et ce ne serait pas contre
nous, car il est français de cœur et d'âme. Ce beau résultat,
d'une importance incalculable, car aujourd'hui la question
— 383 —
marocaine se pose au milieu de bien d'autres, est dû au
général Clianzy d'abord, à M. Férand ensuite. M. Férand,
notre ministre à Tanger, surveille d'un œil vigilant les
progrès de la décomposition de l'empire, et le chérif
d'Ouazzaii est là, sous sa main, pour en recueillir l'héritage.
Cet intelligent arabe préfère de beaucoup au zèle sauvage
des sectateurs de Mouley-Taïeb, les raffinements de la civi-
lisation européenne; il a épousé une anglaise, fille du consul
de Tanger, et, chose extraordinaire, cette union n'a diminué
en rien l'affection que lui mspire notre pays. Pensant que
l'héritage de l'empire marocain ne saurait échoir qu'à un
ami de la France, à son mari, cette femme distinguée l'a
même décidé à mettre son fils au lycée d'Alger.
Tel est l'homme avec lequel le général Ghanzy voulut
entretenir des relations.
Pour calmer l'agitation sourde et permanente que
fomente la tribu ou confrérie des Ouled Sidi Cheikh, le
gouverneur décida le chérif d'Ouazzan à faire une tournée
dans la province d'Oran. C'est alors que l'influence du
chérif apparut aux regards les moins prévenus. De tous
les points de la province des nuées de fanatiques accou-
rurent se prosterner sur le passage du descendant du
Prophète, et souvent, surtout dans les villes de Tlemcen et
de Sidi bel Abbès, la police fut impuissante à dégager les
endroits où il descendait. On ne parlait que des miracles
accomphs par le saint homme, et des prodiges qui succé-
daient aux prodiges.
Le but apparent du voyage d'Abd-es-Selam était d'aller à
Ouchda, dans le Maroc, à deux pas de la frontière algérienne,
mettre Taccord entre les Angads, tribu arabe, et les Beni-
Snassen, tribu berbère, l'une au sud, l'autre au nord de la
ville marocaine. Les querelles perpétuelles des tribus maro-
caines de la frontière ont toujours été une cause d'inquié-
tude pour l'Algérie.
Puisque nous venons de parler des miracles attribués au
chérif d'Ouazzan, rapportons, d'après M. du Mazet, auteur
— 384 —
des Etudes algériennes, une histoire assez plaisante relative
à ce voyage de 1876 :
« Le soir de son arrivée à Ouclida, dit M. du Mazet, le
chérif envoya un de ses serviteurs, jeune homme d'une
douzaine d'années, tirer des coups de fusil dans la ville ;
l'arme dont celui-ci se servait vola en éclats, par suite d'une
trop forte charge, sans causer aucun mal à l'enfant.
« Un tel événement, qui nous semblerait si simple, prit
vite les proportions d'un miracle. Cet enfant, vêtu de blanc,
n'était autre, disait-on, qu'un ange envoyé par le Prophète,
et l'accident indiquait d'une façon certaine que la foudre de
Mahomet ahait sortir des mains du chérif et pulvériser les
Beni-Snassen, comme elle avait brisé l'arme miraculeuse.
« Le plus curieux, c'est que l'événement donna raison
à ces rumeurs. Le même jour, les Angads, qui ne s'at-
tendent nullement à une attaque de la part des Kabyles,
sont surpris à l'improviste par ceux-ci, et doivent battre
en retraite sur la frontière française. Tout à coup un
énorme sangher, qui paraissait sortir d'Ouchda, débouche
dans la plaine, vient donner tête baissée au milieu des
Beni-Snassen, et découd un ou deux de ceux-ci. Effrayés,
les Kabyles dirigent leurs coups sur cet étrange assail-
lant, sans qu'aucune balle paraisse l'atteindre; alors ces
braves commencent à donner tous les signes d'une vio-
lente panique. Voyant cela, les Angads reviennent à la
charge et refoulent leurs ennemis jusque sous les murs
de la ville où ils les acculent et en font un véritable mas-
sacre. Dès que cette nouvelle est connue, le bruit se répand
que le sanglier n'était autre que le chérif qui, pour rendre
plus grande la honte de ceux qui avaient violé la trêve,
s'était métamorphosé en hallouf (1), animal immonde aux
yeux de tout bon croyant.
« Ceci se passait vers dix heures du soir. Loin de démen-
tir cette extravagante rumeur, le chérif semble, par son
(1) Porc ou sanglier. Les Arabes ne font aucune clistincticn.
— 385 —
silence, lui donner une nouvelle créance. Le chef des Beni-
Snassen, El-Hadj-Mohammed-ould-Bachir, plein de rage, se
voit obligé de réclamer l'intercession du noarabout, pour
arrêter Teffusion du sang qui semblait avoir été prescrite
par le Prophète ; le pieux personnage se donne le malin
plaisir de faire attendre deux longues heures son solliciteur,
et ne fait cesser le combat qu'au milieu de la nuit.
« Bachir ne croyait pas plus que le chérif à l'intervention
céleste, mais il dut, pour obtenir ce résultat, paraître rendre
hommage à la sainteté du marabout et subir un sermon, fort
ennuyeux sans doute, malgré sa violence, sur la part que
le ciel avait prise à sa déconfiture.
« Si le chérif eût nié un seul instant le miracle dans l'af-
faire, son prestige aurait été singulièrement amoindri aux
yeux de ses sectateurs. »
Après 1876, la position du général Chanzy ne fut plus
tenable ; il ne pouvait prendre aucune mesure sans qu'on
la tournât contre lui. On lui reprochait aigrement ses épau-
lettes, qui juraient avec son titre de gouverneur civil ; on
en arriva même, à propos du mariage de sa fille, à l'atta-
quer jusque dans ses sentiments les plus intimes. Dès que
le pouvoir passa aux répubhcains, on l'invita à donner sa
démission ; il s'y refusa obstinément, en disant : « Je me
cramponne à mon gouvernement comme à un portefeuille ;
si l'on est mécontent de moi, qu'on me remplace. » Mais,
en 1878, on n'osait pas encore révoquer des personnages de
la taille de Chanzy ; on prit donc le parti de l'appeler à d'au-
tres fonctions. Nommé ambassadeur à Saint-Pétersbourg, il
fut remplacé par M. Albert Grévy qui était, lui, un vrai civil.
Tout homme impartial reconnaîtra que, depuis le maréchal
Bugeaud, l'Algérie n'eut jamais de gouverneur plus complet
que Chanzy.
RÉCITS ALGicniKNs. — 2« sy.T.::z 23
386 —
VII
Ce vaillant général naquit àNouart(Ardennes), le 18 mars
1823. Comme beaucoup de ses collègues, il était fils de sol-
dat. Son f^ère, ancien officier de cuirassiers du premier
emitire. chevalier de la Légion d'honneur en 1813, après
avoir été Lçlorieusement blessé, à quatre reprises difi'érentes,
s était retiré àNouart en 1816, avec son modeste traitement
de réforme. Ce vieux brave trouva moyen de donner une
excellente éducation à son fils, qui fit ses premières études
au collège de Sainte-Menehould, puis passa au collège
royal de Metz pour se préparer à Técole navale. Le récit
des campagnes de son père et de son oncle, qui avaient
parcouru la plus grande partie de l'Europe lorsqu'ils fai-
saient partie de la Grande-Armée, développa chez le jeune
homme le goût des voyages. Ayant échoué dans son examen
pour l'école navale de Brest, il s'engagea à bord du Neptune,
où on l'employa, comme novice, à la timonerie. Son enga-
gement étant du 4 décembre 1839, il avait un peu plus de
seize ans.
L'homme qui devait être, en 1870-1871, le dernier
espoir de la France envahie, fut un détestable marin. A
peine avait-il mis le pied sur le Neptune, que ce bâtiment fut
envoyé dans le Levant. A cette époque venait d'être sou-
levée, à propos des aff'aires d'Egj^pte, l'éternelle question
d'Orient, et la France, contre laquelle quatre des grandes
puissances européennes s'étaient coalisées, se préparait à la
guerre. Mais ce péril ayant été conjuré par la démission
de M. Thiers, l'escadre du Levant fut réduite, et le Nep-
tune rappelé en France. L'apprenti timonier Chanzy était
revenu de ses illusions sur la carrière maritime ; ses débuts
avaient été trop pénibles. En outre, il souffrait horriblement
du mal de mer, et ne pouvait s'habituer aux brutalités des
- 387 —
matelots, dont il recevait parfois des coups de garcette.
Comme il ne s'était engagé que pour un an, il se hâta, après
son débarquement à Brest, de retourner chez lui, et le 3 mai
18i0 il entrait au b"" d'artillerie, à Metz.
Sans perdre de temps, le canonnier Chanzy se mit à
la besogne, suivant les cours du collège royal, afin de se
préparer à Saint-Cyr, où il fut reçu la mêuie année (1840)
avec un assez faible numéro, 133 sur 138; mais, ainsi
qu'il l'écrivit à son père, l'essentiel était d'avoir le pied à
rétrier ; il comptait bien arriver quand même dans les pre-
miers de sa promotion. A cette époque, comme du reste
jusqu'à la guerre de 1870, chaque régiment avait son avan-
cement particulier, et celui de zouaves, très favorisé sous
ce rapport, ne recevait de Saint-Cyr que les premiers nu-
méros, auxquels fut toujours réservé le droit de choisir le
corps dans lequel ils désirent entrer. Le jeune Chanzy se
promit d'avoir les zouaves, et il travailla si bien, qu'il sortit
de l'Ecole dans les premiers. Nommé sous-lieutenant le
10 décembre 1843, au régiment de zouaves dont le colonel
était Cavaignac, il eut Saint-Arnaud pour premier chef de
bataillon.
Pendant plusieurs années, le jeune officier guerroya
en Algérie, tantôt escaladant les rochers du Dahra, à la
poursuite des bandes de Bou-Maza, tantôt foulant le sable
de l'oued Isly, pour écarter les hordes marocaines. Il était
assez difficile de se faire remarquer aux zouaves, où offi-
ciers et soldats, triés sur le volet, rivalisaient de bravoure
et d'entrain ; Chanzy réussit pourtant, dans la campagne de
1847, sur les frontières du Maroc, à se faire porter à l'ordre
du jour pour sa bravoure exceptionnelle, ce qui lui valut,
le 28 juillet 1848, le brevet de lieutenant au 43° de ligne.
Presque aussitôt il fut choisi comme officier d'ordonnance
par le général Charon, gouverneur-général de l'Algérie,
qui le combla de bontés. Chanzy lui en garda la plus vive
reconnaissance. Plus tard, lorsqu'il devint à son tour gou-
verneur de notre colonie algérienne, le général choisit
— 388 —
comme officier d'ordonnance le fils de son ancien bienfai-
teur, qui servait dans les chasseurs à pied.
Les fonctions d'officier d'ordonnance semblaient un peu
trop paisibles à un ancien sous-lieutenant de zouaves; c'est
donc avec un véritable soulagement qu'au mois de mars 1851
il passa capitaine au 1" régiment de la légion étrangère.
Aussi bien que les zouaves, les régiments étrangers étaient
des corps d'élite; on y voyait des hommes déterminés,
portés à tous les dévouements. Chanzy ne fut pas dépaysé
parmi eux, si bien qu'un an après sa promotion, en juil-
let 1852, il était nommé chevalier de la Légion d'honneur.
A cette époque, comme nous avons eu occasion de le
raconter, les bureaux arabes ne recevaient que des officiers
de choix ; plutôt guerriers qu'administrateurs , ils usaient
plus de selles que de ronds de cuir. Le capitaine Chanzy
accepta comme un grand honneur de remplacer le com-
mandant Bazaine au bureau arabe de Tlemcen, ville située
près de la frontière marocaine, et qui a toujours eu pour
chefs de bureau des officiers choisis avec soin. Chanzy
remplit à merveille son double rôle d'administrateur et de
soldat. Toujours à cheval à la tête de quelques spahis
encadrant un petit goum, il faisait la police de la frontière,
dirigeant contre les pillards de son commandement et les
tribus limitrophes du Maroc, les coups de main les plus
hardis.
Chose singulière! Chanzy, qui avait remplacé Bazaine à
Tlemcen, fut lui-même remplacé par Doineau. De ces trois
hommes remarquablement intehigents, Bazaine, Chanzy,
Doineau, un seul, Chanzy, se montra grand et homme de
bien. On connaît Thistoire des deux autres.
Chanzy fut promu, le 25 août 1856, chef de bataillon au
23^ de ligne, qui resta en Algérie jusqu'en 1859, d'où il
fut envoyé en Italie, dans le corps d'armée que commandait
le maréchal Canrobert. Violemment engagé à la bataille de
Magenta, il prit part aussi à celle de Solferino, et, dans ces
deux batailles, le commandant Chanzy se fit remarquer.
— 389 —
Proposé comme lieutenant-colonel, il fut nommé, le
25 avril 18G0, au 7V de ligne.
A peine venait-il de prendre possession de son nouveau
grade, qu'il était chargé d'une mission particulière. L'expé-
dition do Syrie, qui devait mettre un terme aux massacres
des chrétiens, ayant été décidée, le général de Beauforl en
prenait le commandement. Cet officier général qui avait eu
sous ses ordres la subdivision de Tlemcen au temps où
Ghanzy y était chef du bureau arabe, avait pu apprécier le
remarquable officier de la légion étrangère, lui avait donné
les notes les plus flatteuses, et avait décidé le général
Pélissier, commandant à Oran, puis à Alger, aie faire pas-
ser chef de bataillon. Beaufort pensa donc qu'un homme
de la valeur de Ghanzy n'aurait jamais un avancement assez
rapide; voulant, en 1860, le mettre en relief et lui faire
jouer un rôle brillant dans l'expédition, il l'attacha à sa
personne avec le titre de commandant du quartier général,
chargé des affaires politiques. Il lui donna pour adjoint un
jeune chef de bataillon de tirailleurs, qui fut plus tard le
général Gérez.
On ne pouvait confier les affaires politiques de l'expédition
à un homme plus capable que le lieutenant-colonel Ghanzy.
Outre qu'il connaissait parfaitement l'arabe et s'était fami-
liarisé avec les habitudes musulmanes, par son esprit souple
et fin il était parfaitement de taille à lutter contre les diplo-
mates turcs, irrités de voir des giaours se placer comme
intermédiaires entre les victimes et les bourreaux. Le com-
missaire-général turc pour les affaires de Syrie, Fuad-pacha,
n'eut garde de se trouver au rendez-vous qu'il avait accepté
à Beyrouth ; il resta à Damas, donnant quantité de raisons
plus ou moins plausibles pour expliquer son inaction. Le
colonel Ghanzy, avec une escorte de quinze spahis, alla le
relancer dans sa retraite, et, après des discussions très
vives, le commissaire turc consentit à venir à Beyrouth con-
férer avec le général de Beaufort. Là, il recommença la
même comédie, essayant d'accumuler lenteurs sur lenteurs,
— 390 —
jusqu'à ce que, poussé dans ses derniers retranchements, il
finit par formuler quelques propositions. Mais ces proposi-
tions furent jugées si étranges, que Beaufort, impatienté,
envoya à Fuad-pacha le colonel Chanzy, porteur d'un ulti-
matum exigeant une réponse immédiate. Chanzy expliqua
nettement que le corps expéditionnaire était venu en Syrie
pour punir les Druses, assassins des chrétiens maronites;
son général autorisait les Turcs à appliquer le châtiment,
mais il déclarait que si Fuad-pacha se dérobait, il marcherait
lui-même en avant, et infligerait aux Druses une correction
mémorable.
Fuad-pacha se décida enfin à mettre ses troupes en mou-
vement. Accompagné de Chanzy, il pénétra dans la mon-
tagne ; mais les soldats turcs chargés de garder les défilés
ouvrirent leurs rangs pour laisser échapper les Druses, qui
réussirent à gagner dans le Liban des hauteurs inacces-
sibles. Pour continuer cette abominable comédie, Fuad-
pacha fit appréhender quelques pauvres diables qu on fu-
silla. Le colonel Chanzy dut se contenter de ce semblant
de satisfaction.
Il ne manqua pas d'aller, au nom de la France, remercier
Abd-el-Kader, qui, lors des massacres de Damas, avait sauvé
la vie à beaucoup de clirétiens. A ce moment, Fuad-pacha
se trouvait dans cette ville; le cauteleux diplomate fut laissé
à Fécart, et Abd-el-Kader ne daigna même pas l'inviter à la
fête solennelle qu'il ofi'rit à l'envoyé de la France.
Justice fut ensuite rendue aux réclamations des Maro-
nites. Chanzy, étabh grand juge, écoutait les plaintes des
victimes, les enregistrait et exigeait énergiquement répara-
tion de la part des autorités turques. Autour de Beyrouth,
une centaine de mille Maronites s'étaient placés sous notre
protection; peu à peu, ils rentrèrent dans leurs villages, où
des détachements français vinrent les aider à relever leurs
maisons dévastées par les assassins.
Un jeune prêtre arriva alors à Beyrouth, chargé de distri-
buer aux malheureux Maronites les aumônes des catholiques
— 391 —
de France. Ce jeune prêtre , qui se mit de suite en
rapports avec le lieutenant-colonel Ghanzy, se nommait
Lavigerie. Vingt-trois ans plus tard, devenu archevêque
d'Alger, il retrouva son ami de Beyrouth gouverneur-
général de l'Algérie, et rendit un éclatant hommage à
rillustre homme de guerre. « C'est en Syrie, dit-il à son
entourage, que j'ai vu Chanzy pour la première fois ; je me
rappelle son ardeur à prendre la défense des chrétiens, qui
n'espéraient plus que dans l'épée de la France. Chanzy était
dans tout Téclat de la force et de la vie, déjà également
remarquable par sa bravoure, par sa distinction, par sa
finesse, et plus encore par sa bienveillance et sa bonté. »
Pendant l'hiver de 1860 à 1861, à l'occasion des fêtes de
Noël, Chanzy, muni de lettres de recommandation délivrées
par Fuad-pacha, alla faire avec une vingtaine d'officiers un
pèlerinage à Jérusalem, en passant par Tyr, le Mont-Carmel
et Nazareth. Notre consul le reçut avec les plus grands hon-
neurs, et les autorités turques de la ville sainte lui permirent
de visiter la mosquée d'Omar, privilège qui n'est réservé
qu'aux princes. Dans la nuit de Noël, tous nos officiers,
tenant un cierge à la main, se rendirent en procession à
la grotte de Bethléem, et firent bénir leurs épées sur le
tombeau du Christ, dans l'éghse du Saint-Sépulcre. On sait
combien les musulmans sont profondément religieux; ces
manifestations produisirent sur eux la plus favorable im-
pression.
Par une singulière coïncidence, ce même jour de
Noël 1860, Napoléon III signait un décret qui conférait la
Légion d'honneur aux militaires faisant partie du corps expé-
ditionnaire de Syrie. Dans ce décret, Chanzy figurait comme
officier.
Il revint en Europe avec le général de Beaufort, en pas-
sant par l'Egypte; puis il rejoignit à Rome le 7r de ligne.
C'est là que lui parvint, le 6 mai 1864, sa nomination de
colonel du 48° de ligne.
Ce régiment se trouvait précisément dans cette province
— 392 —
d'Oran où Chanzy avait fait ses premières armes, où il avait
passé seize ans. Mais dès 1866, le 48^ de ligne était rappelé
en France. Son colonel préféra rester en Algérie ; et le général
Deligny, qui commandait alors la province d'Oran, transmit
au maréchal de Mac-Mahon la demande de son subordonné, et
l'appuya en ces termes : « Le colonel Chanzy désire vivement
continuer à servir en Algérie, et ce désir concorde avec Tin-
térêt qui s'attache à ce qu'il y soit maintenu. Il serait diffi-
cile de le remplacer dans son commandement et de rencon-
trer, dans un autre candidat, autant de valeur intrinsèque
réunie à une aussi grande connaissance des hommes et des
choses de ce pays. »
Chanzy remplissait les fonctions de commandant par
intérim de la subdivision de Sidi-bel-Abbès. Le maréchal
de Mac-Mahon accéda au désir formulé par le général
Deligny, nomma l'intérimaire au commandement définitif
de cette subdivision, et obtint du ministre de la guerre de
le garder en Algérie à sa disposition. C'est à Sidi-bel-
Abbès que Chanzy reçut, le 14 décembre 1868, les étoiles de
général de brigade. Il n'était âgé que de quarante-cinq ans.
Nous avons raconté la part qu'il prit à l'expédition du
Maroc, dirigée par le général de Wimpffen; il se distingua
surtout au combat de Baharia , livré aux contingents
réunis des Douï-Ménia, Ouled-Djerrir marocains, et Ouled
Sidi Cheikh qui avaient quitté l'Algérie. Nous avons dit
qu'en 1871 la province d'Oran ne prit qu'une très faible part
à l'insurrection; dans l'extrême sud seulement on eut à
réprimer quelques mouvements de peu d'importance. La
leçon infligée aux turbulentes populations de la frontière
par les généraux de Wimpffen et Chanzy avait été rude, et
les avait portées à réfléchir.
Dès qu'il apprit, en 1870, que la France déclarait la guerre
à la Prusse, Chanzy sollicita un poste dans l'armée du Rhin,
Il n'avait que quarante-sept ans, et venait de recevoir la
croix de commandeur. Sa demande n'ayant pas été agréée,
il dut rester en Algérie. Mais après le 4 septembre, le gou-
— o93 —
vernement de la Défense nationale ayant toutes les peines
du monde à constituer le commandement, quantité d'offi-
ciers généraux étant prisonniers ou retenus sous les murs
de Metz, le maréchal de Mac-Mahon, qui soignait sa blessure
au château de Pourru-aux-Bois, se souvint du jeune gé-
néral, et donna sur lui les notes suivantes : « Officier des
plus distingués sous tous les rapports ; très intelligent ;
rectitude de jugement hors hgne, vigoureux, énergique,
brave à Tennemi, appelé au plus grand avenir. » Mac-Mahon
transmit ces renseignements à Gambetta. et lui conseilla
de faire revenir Chanzy en France.
Le fait a été contesté depuis, mais le maréchal le certifie
de la façon la plus formelle.
Chanzy fut appelé au commandement de la 3" divi-
sion du 16° corps d'armée ; malheureusement cette divi-
sion n'existait guère que sur le papier, et la formation en
était à peine commencée. Le général obtint, en échange, la
1" division qui était prête, et c'est en qualité de général
commandant par intérim le 16° corps, qu'il prit part aux
combats livrés autour d'Orléans par le général de la Motte-
rouge. Quand le commandement de l'armée passa à d'Au-
relles de Paladines, l'offensive, par suite de la nouvelle de la
capitulation de Metz, fut brusquement décidée ; Chanzy fut
placé alors d'une manière définitive à la tête du 16'' corps, en
remplacement du général Pourcet, tombé malade. Sa divi-
sion passa sous les ordres de l'amiral Jauréguiberry, qui
devait également lui succéder au 16*^ corps, lorsque Chanzy
reçut le commandement de la 2^" armée de la Loire.
La chute de Metz précipita les opérations que le gouver-
nement de la Défense nationale préparait contre Orléans ;
il fallait se hâter et prévenir le prince Frédéric-Charles.
Force fut donc de marcher en avant avec déjeunes troupes
incomplètement organisées. Ainsi le général Chauzy. ne
pouvant avoir la 3° division de son corps d'armée , dut
s'avancer avec deux divisions seulement. 11 se mit en route
lentement; le jour du rendez-vous n'était pas encore arrivé,
— 394 —
et il espérait aguerrir, dans de petites opérations, ses régi-
ments improvisés. Il dérouta les Bavarois par un système
de reconnaissances très bien exécutées, et le 7 novembre,
à Vallières, il écrasa une de leurs colonnes, forte de 2.000
hommes. C'était un prélude d'heureux augure.
Le lendemain, 8, le général von der Thann s'aperçut qu'il
allait avoir sur les bras tout le corps de Chanzy, qui avait
déjà donné la veille, plus le 15' corps, dont la formation
était antérieure à celle du 16^ Il se concentra à Coulmiers
et à Baccon. Nous ne raconterons pas le combat de Coul-
miers, un des rares succès de cette guerre. On sait que
Coulmiers, clef de la position, fut enlevé par le 16° corps.
Mais on ne put poursuivre l'ennemi, faute de cavalerie ;
le général Reyau, qui commandait une division de six ré-
giments, s'était replié, craignant d'être tourné par un corps
de troupes qui, vériflcation faite un peu trop tard, n'était
autre que les éclaireurs de Lipowsky.
On a dit et répété qu'après la victoire de Coulmiers,
si l'armée avait été mise de suite en mouvement, elle
atteignait Paris. Dans son beau livre : La deuxième armée
de la Loire, le général Chanzy, mieux placé que personne
pour juger sainement la situation, dit avec beaucoup de
réserve : « Si le général en chef avait cru l'armée assez
complète et assez outillée pour continuer à se porter en
avant, il eût peut-être été possible, en mettant à profit
l'enthousiasme produit par la victoire de Coulmiers, d'at-
teindre et d'achever de battre l'armée du général de Thann,
avant qu'elle eût pu être secourue par celle du grand-duc
de Mecklembourg, vers laquelle on se serait porté ensuite,
et de prendre les Allemands en détail avant l'arrivée des
renforts que le prince Charles, parti de Metz, amenait avec
la plus grande célérité dans la vallée de la Loire. »
Pousser en avant ! Etait-ce bien possible avec des troupes,
enthousiastes il est vrai, mais manquant de moyens de ré-
sistance? Sans doute, elles auraient accablé les débris du
corps bavarois qu'elles avaient entamé à Coulmiers ; mais,
— 395 —
dès le 10, le général von der Thann recevait une division
d'infanterie, plus une do cavalerie; le 12, deux aiitree
divisions d'infanterie quittaient Versailles pour renfoocer
le duc de Mecklembourg et le gécôral de Thacn ; eotîD.
le 14, on signalait à Fonlainebleaa los lêies de colonce du
prince Frédéric-Charles. Le général d'Aurellesde Faladmes
avait donc raison de déclarer que s'il portait ses 80.000
hommes dans la direction de Paris, on perdrait la seule
armée qui restât à la France. Il préférait se Ibrtifier à Or-
léans et gagner du temps, pour permettre à d'autres corps
d'armée d'achever leur formation ; il espérait même se faire
attaquer par les Allemands et leur infliger un échec; alors,
disait-il, on profitera de l'effet produit par cet échec pour
essayer de marcher sur Paris.
L'histoire reprochera toujours à Gambettaetà son acolyte
M. de Freycinet de s'être réservé la direction des opé-
rations militaires ; c'est ainsi qu'ils envoyèrent les 18^ et
20' corps à l'inutile expédition de Beaune-la-Rolande.
D'Aurelles ne savait pas où il en était, et un de ses lieute-
nants, le général Martin des Pallières, écrivait : « Ne con-
naissant pas le plan qui nous fait mouvoir, je crains de faire
quelque mouvement qui vienne le contrecarrer, en ne se re-
liant pas à ceux du reste de l'armée. » Nos généraux se réu-
nirent un jour en conseil de guerre à Saint-Jean-la-Ruelle,
pour examiner un plan échafaudé à Tours, qui consistait à
marcher sur Pithiviers. Ils demandèrent qu'avant tout on
ne laissât pas l'armée éparpillée ; car, pour être en mesure
d'agir, il fallait la concentrer. Comme on leur répondit qu'il
n'y avait pas à discuter et que telle était la volonté du
ministre, Chanzy répliqua que ce n'était pas la peine alors
de réunir un conseil de guerre.
Nos corps d'armée occupaient une étendue de quatre-
vingts kilomètres. Attaquer dans de pareilles conditions,
c'était jouer une grosse partie. Chanzy se mit néanmoins en
mouvement le 1" décembre, et rencontra l'ennemi concen-
tré sur la ligne deTerminiers-Villcpion-Nonneville ; à la nuit
— 396 —
-seulement, la division Jauréguiberry put enlever le parc de
Villepion. On se souvient que Gambetta, en recevant le
rapport sur les opérations des 29 et 30 novembre, sur la
Marne, confondit Epinay-Saint-Denis (Seine) avec Epinay-
sur-Orge (Seine-et-Oise) ; il donna donc Tordre à l'armée de
la Loire de continuer le mouvement d'offensive commencé
le l''' décembre. Le 16^ corps combattit le lendemain ; mais
le 17^ corps (général de Sonis), qui devait lui servir de sou-
tien et de réserve, étant encore fort loin, il fallut battre en
retraite. De Sonis se dévoua ensuite à Loigny pour rétablir
l'équilibre ; on sait quelle fut sa conduite à la tête des zouaves
pontificaux, troupe admirable qui perdit 198 hommes sur 300.
Pendant que la gauche de notre armée, formée des 16'= et
17^ corps, était refoulée vers l'ouest, le prince Frédéric-
Charles attaquait le 15^ corps et le rejetait sur Orléans,
coupant ainsi notre centre. Les généraux d'Aurelles de
Paladines et Martin des Pallières durent évacuer la ville,
sans même pouvoir défendre les retranchements qui la
couvraient. Désormais Chanzy et de Sonis durent renoncer
à gagner Orléans et à donner la main aux autres corps ;
aussi forma-t-on une deuxième armée de la Loire, sous
le commandement de Chanzy. Le 16^ corps fut confié à
l'amiral Jauréguiberry ; le général de Colomb remplaça, à
la tête du 17% le général de Sonis blessé, et à côté d'eux,
l'amiral Jaurès vint se mettre en ligne avec le 21° corps.
Les 15% 18^ et 20" corps se reformèrent au sud d'Orléans,
avec Bourbaki. Au ministère de la guerre, on se consola en
disant : « Nous n'avions qu'une armée ; maintenant nous en
avons deux ! »
A la première armée de la Loire, Chanzy avait joué le
rôle principal ; ce fut lui qui décida de la victoire de Coul-
miers, et après Loigny il avait opéré sa retraite sans se
laisser entamer. Mais il se révéla surtout à la tête de la
deuxième armée de la Loire. Il fit preuve de grandes qua-
lités militaires et d'une ténacité à laquelle le grand état-
major allemand s'est plu à rendre hommage.
— î^97 -
Nous irions trop loin, si nous entreprenions de raconter
dans tous ses détails la retraite du général le long de
la Loire. Bornons -nous à dire qu'après le combat de
Villorceau, le 8 décembre, Chanzy, qui avait victorieu-
sement repoussé toutes les attaques de Tennemi, se croyait
maître de la position, lorsqu'il apprit avec étonnement que
son extrême droite se trouvait dégarnie : sur un ordre venu
directement de la délégation, le général Camo, commandant
la brigade mobile de Tours, avait évacué Beaugency, entraî-
nant avec lui le général Barry ; et le général en chef n'en
était même pas avisé !
Chanzy dut se repUer aussitôt sur Vendôme. C'est alors
qu'il conçut ce magnifique plan de rétrograder, tout en me-
naçant l'armée allemande sur son flanc gauche, de façon à
l'empêcher de traverser la Loire pour tomber sur la 1" armée
que Bourbaki organisait à la hâte. Ce mouvement persistant
devait avoir pour résultat de faire pivoter l'armée de la
Loire autour de Paris, afin de pouvoir, quand le moment
serait venu, se porter concentriquement sur la capitale, en
même temps que les armées de Faidherbe et de Bourbaki.
Mentionnons la bataille de Vendôme et celle du Mans
après laquelle Chanzy, persistant dans son idée de ne
pas s'éloigner de Paris, voulait battre en retraite sur
Alençon. Ce fut sur l'ordre impératif du ministre de la
guerre qu'il dirigea ses troupes vers Laval, où elles arri-
vèrent, le 16 janvier, totalement épuisées. Chanzy comp-
tait, à la fin de ce mois, reprendre l'offensive, lorsqu'il
reçut la nouvelle de l'armistice et de la capitulation de
Paris. Mais il eut soin de dire à ses soldats que leur de-
voir était de mettre ce repos forcé à profit pour se mieux
disposer à reprendre la lutte, si d'orgueilleuses prétentions
rendaient impossible une paix honorable. En même temps»
il préparait un plan de campagne basé sur la guerre de
détail, la défense du sol pied à pied, la résistance derrière
tous les obstacles. Nos jeunes armées n'ayant pas une or-
ganisation assez solide ni une cohésion assez parfaite pour
faire la grande guerre, il fallait essayer d'user les Allemands
et de les lasser. Peut-être l'illustre général se payait-il d'il-
lusions, car jamais la France de 1870, riche et sceptique, ne
se fût résignée à sacrifier tous ses intérêts matériels, comme
l'avait fait, en 1808, la pauvre et fière Espagne.
A Bordeaux, Chanzy se prononça contre la paix ; ce vail-
lant soldat ne pouvait approuver un traité qui coûtait deux
provinces à la France, et il croyait la guerre encore possible.
On sait que le 18 mars, voulant se rendre à Versailles, où
l'Assemblée nationale avait pris le parti de siéger, il fut
arrêté, à Paris, à son arrivée à la gare d'Orléans. Ce gé-
néral qui jamais n'avait désespéré de la patrie, et qui,
jusqu'à la dernière heure, avait tenu tête aux Prussiens,
fut traité de capitulard et de traître ; tandis qu'on le con-
duisait à la mairie du XIIP arrondissement, des furieux le
couchèrent plus d'une fois enjoué, et un mauvais drôle le
frappa de sa baïonnette. On le dirigea ensuite sur la prison
de la Santé, où il devait rencontrer le général de Langou-
rian. Pendant le trajet, la foule hurlante lui arracha son
képi, ses épaulettes, sa plaque de grand-officier de la Lé-
gion d'honneur, et l'accabla de coups de pied, de coups de
poing, de coups de crosse de fusil ; il arriva à la prison tout
ensanglanté et les habits déchirés. 11 y resta sept jours,
après avoir comparu devant le Comité central. C'est à Cré-
mer qu'il dut son élargissement.
Elu, par ses compatriotes des Ardennes, membre de l'As-
semblée nationale, il se vit abandonné par les droites, le
jour où il demanda le licenciement de la garde nationale,
et le dépit qu'il en ressentit contribua peut-être à en faire
un membre du centre gauche, qui le choisit pour président.
On connaît le discours qu'il prononça, en prenant possession
du fauteuil : « Faisons franchement, dit-il, l'essai de la Répu-
blique. Qui nous dit qu'elle n'est pas le salut? Mais il y a
République et République. Pas de République où dominent
les envieux, les énergumènes, les déclassés qui ne se lais-
sent guider que par la convoitise, par les utopies insensées,
- 399 —
la haine de la religion et de la société. 11 faut ne songer
qu'à la France, ne pas se parquer dans sa foi politique, ne
s'inspirer que de son patriotisme. »
Mais les républicains modérés devaient être débordés par
les opportunistes qui ont été débordés, à leur tour, par les
radicaux, en attendant que ces derniers le soient par les
socialistes.
Nommé, en 1873, gouverneur-général de l'Algérie, par le
maréchal de Mac-Mahon, Chanzy abandonna la politique.
Nous avons vu ce qu'il fît pendant cinq ans dans notre
grande colonie. Appelé, par décret du 18 février 1879, à
l'ambassade de Saint-Pétersbourg, dont les titulaires avaient
toujours été des généraux en vue, Chanzy ne tarda pas à
avoir toutes les sympathies du czar Alexandre IL Lors de
l'affaire Hartmann, ce nihiliste qui avait voulu assassiner
l'empereur, et dont l'extradition fut vainement demandée
par l'ambassadeur russe à Paris, il réussit à empêcher la
rupture de nos relations avec ce grand empire. La situation
du vainqueur de Coulmiers était telle, qu'il fut choisi comme
arbitre entre la Russie et la Chine,- au sujet de l'affaire de
Kouldja.
Chanzy ne manqua pas d'aller visiter le Caucase et les
provinces méridionales de Tempire ; il tenait à connaître les
ressources de ce vaste territoire, et suivait avec assiduité
les manœuvres d'une armée qu'il espérait voir combattre
un jour les mêmes adversaires que nous. On peut se faire
une idée de l'estime qu'il avait su inspirer par le fait suivant :
lorsqu'Alexandre III lui remit les insignes de grand'croix de
l'ordre d'Alexandre-Newsky, que le malheureux Alexandre II
avait conféré à l'ambassadeur de France, peu de temps avant
sa mort, il prit la croix que portait son père le jour où il fut
tué, et la plaça sur la poitrine du général en lui disant :
« — Vous avez été le meilleur ami de mon père, personne
n'est plus digne de la porter que vous. »
Lorsque Gambetta prit le pouvoir, Chanzy, selon l'usage,
offrit sa démission.
— 400 —
La presse russe se répandit en témoignages d'estime et
de regret au départ de notre ambassadeur Plus tard,
lorsque Ghanzy mourut à Ghâlons, tout le personnel de
l'ambassade impériale se rendit aux funérailles, et à
peine eut-on conçu le projet de lui élever un monument,
qu'Alexandre III s'empressa de faire remettre mille francs
au maire de Nouart.
Six semaines après son retour en France, Ghanzy avait
été nommé commandant du 6' corps d'armée. Or comme,
en cas de guerre, c'est le 6' corps qui doit subir le premier
choc, Ghanzy étudia avec le plus grand soin les frontières
de la Lorraine ; il tenait à être prêt.
Le 4 janvier 1883, dans l'après-midi, il fit à cheval sa
promenade habituelle et passa la soirée à la préfecture. Le
lendemain matin, son fidèle serviteur le trouva mort dans
son lit : il avait succombé sans secousses à un épanchement
du cerveau. Mme Ghanzy, qui couchait dans une chambre
voisine de la sienne, n'avait rien entendu. Ainsi nous quitta
prématurément celui que la voix du peuple désignait comme
le futur chef des armées de la revanche ; il n'avait pas
encore soixante ans.
Ghanzy disparaissait six jours après Gambetta.
Ses funérailles eurent lieu aux frais de l'Etat, et sa veuve
jouit d'une pension viagère que la Ghambre, à l'unanimité,
vota en sa faveur. Le guerrier d'Afrique, dltalie, de Syrie,
des bords de la Loire repose à Busancy, à deux pas de la
statue que lui a élevé la reconnaissance nationale. Son sou-
venir restera vivant dans la mémoire des Français ; car
c'était un de ces vaillants et de ces forts qui parlent peu et
agissent beaucoup. L'histoire n'oubliera jamais que lors-
qu'on proposa à Ghanzy, en 1873, de le nommer maréchal
de France, il répondit, avec cette modestie et cette simpli-
cité qui sont l'apanage des hommes véritablement grands :
« — Que ceux qui veulent le bâton de maréchal de
France aillent le chercher de l'autre côté du Rhin ! »
(iÉMKKAl CIIANZY
~ 401 -
VIIî
Supprimer d'une façon absolue l'autorité militaire pour
lui substituer le pouvoir civil, tel fut le but de ceux qui
appelèrent M. Albert Grévy, frère du Président de la Répu-
blique, à recueillir, en Algérie, la succession du général
Chanz3\ Accompagné d'un personnel très nombreux, le
nouveau gouverneur s'empressa de remplacer les chefs
militaires détachés dans l'intérieur pour commander et
surveiller les tribus indigènes, par un personnel civil
choisi un peu au hasard, sans préparation préalable, sans
connaissances des hommes et des lieux, peu au courant
des mœurs et des coutumes des habitants, quoique aj^ant à
régler, dans une foule de cas, les questions les plus délicates.
La manie du fonctionnarisme, qui troubla toujours notre
grande colonie africaine, devait singulièrement se déve-
lopper sous le gouvernement de M. Albert Grévy. En 1878,
M. Pomel, sénateur d'Oran, se plaignait avec amertume que
plus de quatre mille fonctionnaires fussent attachés à l'ad-
ministration civile.
Non seulement nous n'avons pas inspiré confiance à
la colonisation, mais nous n'avons pas réussi à clore l'ère
des insurrections. Nos journaux ont vraiment trop répété
que si, en 1871, l'insurrection eût été générale, les Arabes
nous auraient jetés à la mer; aussi, dans le cas d'une guerre
européenne, l'Algérie pourrait-elle nous réserver de ter-
ribles surprises. On parle de la tranquillité qui règne dans
le Tell depuis trois ou quatre ans, et l'on oublie trop ce
proverbe : Mè fiez-vous de Veau qui dort. On suppose l'in-
digène terrifié par la supériorité de nos moyens militaires,
lui qui n'est même pas capable de conjecturer les limites
qu'auront les mouvements insurrectionnels ! Pour l'arabe,
Dieu peut tout, et le jour où il le voudra, une seule femme
RÉCITS ALGÉRIENS. — 2o SÉHIK 2Ô
— 4U2 —
chassera devant elle les Français et leurs canons. L'arabe
ne calcule pas les probabilités ; la croyance aux miracles
lui suffît : si Dieu le veut, les balles sorties de nos fusils
n'atteindront jamais les croyants.
Etablir brusquement, en 1879, la suprématie civile dans un
pays qui n'y était nullement préparé, c'était commettre une
imprudence. Gambetta, en arrivant au pouvoir (1881), ne s'y
trompa pas ; il pensa que la réunion dans les mêmes mains
des pouvoirs civil et militaire n'avait pas de raison d'être,
et défit l'œuvre de M. Albert Grévy en rendant l'indépen-
dance au commandant du 19' corps d'armée , qui eut
ainsi sous ses ordres directs les indigènes établis en terri-
toire militaire. Mais après la chute de Gambetta, le général
Saussier, chef du 19° corps, se montra tellement dévoué
;ui principe du gouvernement civil, que le successeur de
M. Albert Grévy, M. Tirman, obtint sans peine le retour à
l'ancien état de choses, c'est-à-dire à la subordination com-
|ilète du militaire au civil.
M. Albert Grévy avait depuis peu pris possession de son
poste, lorsqu'une insurrection éclata dans les monts Aurès,
au sud-est de la province de Gonstantine.
On accusa les chefs indigènes, poussés par les anciens
bureaux arabes, d'avoir voulu effrayer le gouvernement
civil à ses débuts ; mais l'enquête que l'on fit à la suite du
mouvement démontra l'absurdité de cette accusation. 11
ne faut donc voir dans la prise d'armes des Aurès qu'une
simple coïncidence.
Nous avions taillé à Si Ali bey, fils de ce fameux Serpent
du désert qui nous servit si fidèlement contre Abd-el-
Kader, une véritable royauté dans le sud de la province de
Gonstantine. Nommé en 1856 caïd de Tuggurt et du Souf,
il était autorisé à avoir des khièlas (cavaliers irréguliers)
et à lever des sagas (fantassins) dans les limites de son
vaste commandement. On lui avait même confié une section
de tirailleurs algériens. Mais Ali bey appartenait à une
famille qui avait dominé dans le Sah'ra constantinois. Il
- 403 —
ne pouvait se faire à l'idée de ne pas commander à Biskra,
où nous avons toujours maintenu la puissante famille des
Ben Ganah, que les beys de Gonstantine envoyèrent, il y a
cent cinquante ans, pour maintenir la suprématie du Tell
sur le Sah'ra. Quand survinrent les événements de -1870,
Ali bey rêva de se rendre indépendant dans le sud. C'est
pourquoi il résista faiblement à Bou-Ghoucha, et abandonna
à Tuggurt non seulement plusieurs familles de ses parents
et partisans, mais encore le détachement de tirailleurs du
lieutenant Moussli, dont nous avons raconté le triste sort.
Ali bey ne songeait qu'à expulser de Biskra la famille des
Ben Ganah ; arrêté dans ses projets par l'apparition d'une
colonne française, il s'allia à la puissante famille des Ben
Chenouf, qui dominait presque tout le massif de l'Aurès,
et prépara lentement une insurrection. En 1874, les projets
d'Ali bey et des Ben Ghenouf ayant été découverts par le
général de Gallifet, commandant la subdivision de Batna,
tous furent arrêtés, condamnés, destitués, puis internés.
Mais avec les Ben Ghenouf on révoqua quantité de cheikhs,
qui formèrent un noyau de mécontents prêts à tout. L'in-
surrection couvait donc depuis plusieurs années dans les
Aurès, quand elle éclata au mois de mai 1879.
Elle n'était pas seulement politique ; les ordres religieux
qui se partagent l'influence dans les Aurès y participèrent.
Une secte dissidente de la grande secte des Abd el Afid,
qui domine dans l'Aurès oriental et dans une portion de la
Tunisie, avait été fondée par un nommé Si Sadok, qui établit
une zaouïa à Timmermassin. A la fin de d858. Si Sadok,
voulant essayer son influence contre nous, insurgea la
montagne ; mais le général Desvaux réprima promptement
cette révolte, et fit prisonniers Si Sadok et ses trois fils.
On les interna en France, et la zaouïa de Timmermassin
fut fermée. Mais un peu avant la guerre de 1870, le général
Périgot, successeur du général Desvaux dans le comman-
dement de la province de Gonstantine, ayant obtenu la
mise en liberté des fils de Si Sadok, qui avaient perdu leur
— 404 —
père en prison, ceux-ci vinrent rouvrir la zaouïa de Tim-
mermassin et s'inféodèrent au çof ou parti des Ben Ghe-
nouf ; puis, de concert avec Ali bey de Tuggurt, ils prépa-
rèrent l'insurrection qui devait éclater en 1874. L'autorité
eut la faiblesse de trouver que l'arrestation d'Ali bey et
des Ben Ghenouf suffisait ; les marabouts la récompensèrent
de sa condescendance en continuant leurs agissements jus-
qu'en 1879.
Un des mokaddems de la confrérie de Si Sadok s'établit
au village d'El Hammam, dans la tribu des Lehala, fraction
de celle des Ouled Daoud, du cercle de Batna. Gette tribu
maraboutique des Lehala était de race arabe ; venue pour
convertir les Berbères de la montagne, elle s'était fixée
au milieu d'eux afin de leur offrir des chefs spirituels. Fort
riche autrefois, elle avait vu décroître ses ressources et,
en 1879, elle était à peu près forcée d'opter entre une ruine
complète et une insurrection.
Le mokaddem établi au miheu des Lehala s'appelait
Mohamed Amozian, et avait pris le nom de Mohamed ben
Abdallah, comme tout aspirant chérif. Affectant de grands
airs de piété et d'austérité, il allait souvent prier et se
recueillir chez ses supérieurs de Timmermassin, les frères
Si Sadok.
L'aîné, Si Tahar, mourut en 1878, et son frère Si Mus-
tapha resta seul représentant de l'influence religieuse de
sa famille. Le mokaddem des Lehala, venu en retraite à
Timmermassin, dans l'hiver de 1878 à 1879, eut, paraît-il,
des extases durant lesquelles il déclarait que Si Tahar, mort
depuis peu, lui apparaissait, prescrivant la guerre sainte,
et promettant de se mettre à la tête des croyants pour
chasser les Français de l'Algérie. Le colonel Noëllat (1)
a fait un récit détaillé de cette insurrection de 1879, qu'il
contribua à combattre en qualité de commandant supé-
rieur du cercle de Biskra. Il raconte que les marabouts de
(1) En 1886, au moment où nous écrivons, le colonel Noëllat est colonel du
18« de ligne.
— 105 —
Tiinmermassin essayèrent de calmer les surexcitations de
Mohamed, tout en se gardant bien de le dénoncer aux
autorités françaises. Lorsque, plus tard, ajoute le colonel
Noëllat, on leur demanda pourquoi ils n'avaient pas livré
l'halluciné, ils répondirent naïvement que tous les khouans
en étaient là aux jours d'exaltation, et qu'éteindre cette
exaltation c'était ruiner l'influence des zaouïas. Aveu pré-
cieux, conclut le colonel, qui nous découvre bien les senti-
ments secrets et les agissements des zaouïas à notre égard.
Mohamed rêva probablement de se rendre indépendant
des Si Sadok, comme ceux-ci s'étaient rendus indépendants
des Abd el Afid. Espérant qu'une insurrection le placerait
tellement au-dessus des Si Sadok, qu'il deviendrait le chef
incontesté de la zaouïa de Timmermassin, il se proposa
comme chef aux Lehala, qui ne demandaient pas mieux que
de s'insurger; et aux mécontents du parti des Ben Chenouf,
aux vagabonds, il se donna comme l'envoyé de Dieu. Mais
les tribus limitrophes de celle des Lehala déclarèrent qu'elles
voulaient attendre que le marabout eût donné des preuves
de sa mission surnaturelle. Mohamed se promit alors de
faire tout son possible pour compromettre et entraîner ces
tribus hésitantes.
Le bureau arabe de Batna, ayant appris les tentatives du
chérif en herbe, envoya deux déïras ou cavaliers pour
l'arrêter. Ceux-ci le trouvèrent à la mosquée et se mirent
en devoir de l'emmener. Un rassemblement se forma aus-
sitôt ; une bagarre s'ensuivit, et finalement les deux cava-
liers furent massacrés.
C'était un commencement. Bientôt les meneurs s'en
prirent aux caïds des tribus voisines.
Si El Hachcmi, caïd des Beni-Bou-Sliman, informé qu'une
bande de deux ou trois cents individus se dirigeait vers son
bordj, où il n'avait que trois ou quatre serviteurs, monta
promptement à cheval pour se réfugier à Batna. Il reçut
quelques coups de fusil auxquels il jugea prudent de ne pas
répondre.
_, 403 —
Un autre caïd, Baclitarzi, fut moins heureux que lui.
Les insurgés prirent leurs mesures pour ne pas le laisser
échapper. Bachtarzi, dont les enfants étaient élevés dans
nos écoles, avait été envoyé par les Français pour rem-
placer les Ben Chenouf, et était particulièrement odieux
aux fanatiques, près desquels il passait pour un athée, ami
des chrétiens. Il habitait un bordj à côté du village de Thout,
peuplé de marabouts, qui se gardèrent bien de le prévenir.
Les insurgés lui dépêchèrent un des leurs pour le dis-
suader de se réfugier à Biskra, comme il en avait manifesté
l'intention en apprenant le meurtre des deux déïras, et lui
persuader que les tribus se soumettraient dès qu'il ferait
acte de présence au milieu d'elles. Bachtarzi différa son
départ. Mal lui en prit. L'envoyé des rebelles gagna un de
ses serviteurs, qui laissa ouverte, la nuit suivante, une porte
dérobée, par laquelle une bande d'Arabes pénétra dans le
bordj. Le malheureux Bachtarzi fut massacré pendant son
sommeil, et ses assassins lui coupèrent la tête.
Un troisième caïd, Si Bou Diaf, reçut, du bureau arabe de
Batna, l'ordre de se porter sur le village d'El Hammam pour
y rétablir la tranquillité. Malheureusement, n'ayant pas eu
connaissance du meurtre de Bachtarzi, il n'emmena avec lui
que 25 ou 30 cavaliers, arriva assez tard en vue du village,
à un lieu dit El Anasseur, ne prit aucune mesure de prudence,
et fut surpris à deux heures du matin par les insurgés.
Presque tous ses cavahers périrent. Quant à lui, après avoir
tué quatre assaillants de sa propre main, il finit par suc-
comber à son tour. On lui coupa la tête comme à Bachtarzi.
Mohamed ben Amozian, sacré ainsi par le succès, déclara
qu'il s'appelait bien Mohamed ben Abdallah, et aussitôt,
proclamé chérif, il voulut frapper un grand coup pour
attester sa mission divine.
Il alla d'abord attaquer le bordj du caïd Bel Abbès, sur
Toued Abdi. Par une coïncidence qui sembla singulière au
clairvoyant colonel Noëllat, le caïd Bel Abbès avait préci-
sément quitté son bordj quelques heures avant l'arrivée de
- 40; -
Mohamed, à une heure fort avancée de la nuit, en n'y
laissant qu'une trentaine de cavaHers. Ces braves gens,
assainis vers deux heures du matin, firent une résistancii
désespérée; mais, succombant sous le nombre, ils furent
massacrés jusqu'au dernier. On n'épargna que le fils du
caïd. Conduit en présence du chérif, celui-ci le fit égorger
sous ses yeux.
Le chérif n'avait plus qu'à se mesurer avec les Français,
pour mettre le feu à tout le pays. A la hâte, il réunit 12 ou
1.500 de ses adhérents, la plupart mal armés, et les fanatisa
de son mieux, leur certifiant, comme tous les chérifs ont
coutume de le faire, que les fusils français ne partiraient,
pas ; puis il se porta avec eux au débouché de R'bâa, où h\
commandant de la subdivision de Batna, général Logerot.
avait envoyé en observation deux compagnies de tirailleurs
algériens et un escadron de spahis, en attendant les colonnes
que le général Forgemol, commandant la province de Gons-
tantine, formait vivement pour pénétrer dans les Aurès. Les
insurgés ne s'aperçurent que trop que les fusils français
partaient toujours ! Nombre d'entre eux n'avaient que des
bâtons ; pleins de confiance, ils se ruèrent sur nos braves
turcos, qui, attendant le choc à vingt pas, ouvrirent un feu
accéléré, et en quelques minutes jonchèrent le sol de ca-
davres. Plus de quatre cents insurgés périrent au combat
de R'bâa, où nous n'eûmes que quelques blessés.
L'effervescence se calma alors comme par enchantement,
et le chérif ne songea plus qu'à tirer d'affaire la tribu la plus
menacée, celle des Lehala. Les autres avaient la ressource
de dire qu'elles ne s'étaient pas engagées dans le mouvement
en tant que tribus, et que seules des individuaUtés remuantes
les avaient compromises.
Trois colonnes accouraient pour envelopper l'insurrection :
celle du lieutenant-colonel Noëllat, qui était partie de Biskra,
celle des généraux Forgemol et Logerot, partie de Batna,
et celle du colonel F. Hervé, du 1" zouaves (l), envoyée
(1) Aujourd'hui général.
— 408 —
d'Alger et partie de Khenchela. Le chérif dirigea du
côté de la Tunisie les femmes, les enfants, les vieillards,
les troupeaux, et essaya d'arrêter la colonne de Batna, la
plus rapprochée des trois ; mais, bousculé au premier choc,
près du village de Médina, il rejoignit l'émigration des
Lehala, qu'il trouva dans l'état le plus déplorable. Pour
l'arabe, tout vaincu devenant une proie, la tribu des Béni
Imloul s'était jetée sur les Lehala, et avait impitoyable-
ment razzié les troupeaux de ces malheureux. Vainement
ceux-ci essayèrent de pénétrer dans le Sah'ra ; le colonel
XoëJlat avait prescrit au caïd du Djebel-Chechar et au
maréchal des logis, commandant le poste de spahis de
Zeribet-el-Oued (les jardins près de la rivière), de faire
bonne garde. Les spahis et les goums voyant les Lehala
déboucher dans le Sah'ra, les refoulèrent vers la petite
oasis de Zeribet Ahmed. Pendant toute une journée, on se
battit par 55 degrés de chaleur. Accablés, les Lehala vou-
lurent, à travers les sables, gagner Negrine, oasis non
loin de la frontière tunisienne ; mais comme le pays situé
entre Zeribet Ahmed et Negrine est absolument sans eau,
les fuyards tombèrent les uns après les autres, écrasés par
la chaleur et la soif. Le goum de Tébessa, étabh à Negrine,
recueillit une dizaine des survivants, et vola au secours des
insurgés; mais il ne trouva plus que quatre cents cadavres,
disséminés sur les sables, et déjà calcinés par la fournaise
saharienne.
De même que tous les chefs de mouvement, le chérif
réussit, grâce à un déguisement, à s'échapper et à gagner
la Tunisie, en traversant TAurès. Signalé au Djérid (Sah'ra
tunisien) par le lieutenant-colonel Noëllat, les autorités de
la Régence le livrèrent à notre consul de Tunis, qui l'envoya
devant le conseil de guerre de Gonstantine.
— 409 —
IX
Si le gouverneur-général Albert Grévy eut le regret de
voir une insurrection éclater à son arrivée en Algérie, il
en vit encore une autre, celle du sud oranais ou des Ouled
Sidi Cheikh, se rallumer au moment de son départ.
Nous avons quitté les Ouled Sidi Cheikh en 1870, après
avoir raconté la pointe poussée au Maroc par le général de
Wimpffen ; disons ce que devint dès lors cette irréconci-
hable tribu.
L'expédition de Wimpfifen calma , pendant toute une
année, les fauteurs de troubles dans le sud oranais.
Bien que la province fût presque entièrement dégarnie de
troupes, elle put traverser la sinistre période sans que la
paix fut troublée sérieusement. Ln homme, en ces doulou-
reuses circonstances, nous rendit d'importants services : ce
futTagha des Hamyans, Si Shman bou Kaddour, dont l'éner-
gie maintint les tribus du sud dans une crainte salutaire.
Au printemps de 1871, alors que l'insurrection se pré-
parait ouvertement dans les provinces d'Alger et de
Constantine, on apprit que Si Kaddour ben Si Hamza, chef
des Ouled Sidi Cheikh, répondant aux ouvertures du général
de Mézange de Saint-André, faisait des offres de soumis-
sion . Mais, l'attitude de Si Kaddou r parut bientôt si singulière,
que le général de Saint- André forma par précaution, à Saïda,
sous les ordres du lieutenant-colonel Gand, du régiment
étranger (1), une colonne composée de jnobiles de TAllier,
de détachements de la légion étrangère et de chasseurs d'A-
frique. Cette colonne se porta vers Raz-el-Mâ, et envoya
vers le sud une reconnaissance de 500 hommes, soit six
escadrons de chasseurs et de spahis, appuyés par une com-
pagnie de la légion étrangère, sous les ordres du comman-
(1) Aujourd'hui général.
— 410 —
<iant Marchand ; celui-ci livra à Si Kaddour un combat
furieux. Bien entendu, le goum qui accompagnait notre
reconnaissance fit défection comme d'habitude, et, les
cavaliers ennemis pénétrant dans les rangs de notre propre
cavalerie, il se produisit un affreux pêle-mêle pendant lequel
furent tués les capitaines Mercier, des chasseurs, et Fran-
çais, des spahis, avec vingt-trois de leurs hommes. On
compta aussi des disparus et beaucoup de blessés. Le com-
mandant Marchand ne réussit à battre les Ouled Sidi Cheikh
que grâce à la compagnie de la légion étrangère, qui forma
le carré autour d'une section d'artillerie.
Kaddour ben ïïamza rentra dans le Maroc, où l'empereur
le menaça de faire intervenir son armée , s'il persistait à
continuer les hostilités sur la frontière. Il se le tint pour
dit; mais, à la fin de 1871, ayant essayé de razzier quel-
ques-unes de nos tribus, celles-ci lui résistèrent et lui li-
vrèrent un combat, dans lequel fut blessé son oncle, le
fameux Si Lala, vrai chef de l'insurrection des Ouled Sidi
Cheikh depuis 1864.
Si Kaddour et Si Lala se retirèrent alors dans l'extrême
sud du Maroc.
Au milieu de 1872, on signalait leur présence dans le
Gourara. A la fin de cette même année , on apprit que
Si Kaddour se trouvait à El Goléah, à 307 kilomètres au
sud d'Ouargla, au miheu des tribus rebelles qui avaient
pris part à l'insurrection au sud de la province de Constan-
tine, avecBou-Choucha. Le général de Gallifet, commandant
la subdivision de Batna, quitta Biskra le 20 décembre 1872.
à la tête d'une colonne de 700 hommes formée d'un escadron
de spahis, de trois compagnies de turcos et d'une compagnie
d'Afrique, avec une pièce de montagne. Arrivé à Oiiargla
le 8 janvier, il en repartit le 11, avec quarante jours de
Yivres et un équipage d'eau ; son infanterie était montée
sur des chameaux. Il se fit précéder par une proclamation
promettant l'aman aux insurgés, sous la réserve d'une con-
tribution de guerre. Mais lorsqu'il pénétra à El Goléah, le
— 411 —
2i- janvier, Si Kaddour et Boa Choucha avaient fui au loin
dans le désert; ce que voyant, toutes les tribus rebelles, y
compris de nombreuses fractions d'Ouled Sidi Cheikh, se
soumirent, et les gens d'Aïn-Salah ou Insalah, à 350 kilo-
mètres au sud d'El Goléah, annoncèrent au général qu'ils
avaient Tintention de lui envoyer leur gada, c'est-à-dire
de faire aussi acte de soumission.
C'est qu'ils n'étaient pas rassurés le moins du monde. En
effet, rien n'eût empêché le général de Gallifet, qui venait
de faire franchir à sa colonne les 307 kilomètres qui sépa-
rent Ouargla d'El Goléah, de pousser jusqu'à 350 kilomètres
plus loin. On voit j)ar là combien se trompent ceux qui
croient qu'il est impossible aux Français d'aller dans le
grand désert venger la mission Flatters et l'assassinat de
l'infortuné lieutenant Palat.
Le général de Gallifet, qui venait de mettre quatorze jours
pour aller à El Goléah, parce que la route était peu connue,
n'en mit que sept pour regagner Ouargla.
1873 et 1874 s'écoulèrent dans un calme parfait. En 1875,
nos Chambàas, établis autour d'Ouargla, allèrent dans le
Maroc razzier la tribu des Berabers qui, faisant cause com-
mune avec les Ouled Sidi Cheikh insoumis, venait à tout
moment leur tuer des hommes et enlever des chameaux.
Le capitaine Goyne, chef du bureau arabe de Médéah, a
publié, en 1881, une intéressante brochure sur cette aven-
tureuse expédition dans le grand désert. Les Chambàas,
auxquels un vieillard de quatre-vingts ans servit de guide,
tuèrent une vingtaine d'hommes aux Berabers, et rame-
nèrent des troupeaux considérables.
Les événements dont la Turquie fut le théâtre en 1877
produisirent une si vive agitation, qu'on jugea à propos
de mettre en mouvement, au sein de quelques tribus, dans
le sud des provinces d'Alger et d'Oran, plusieurs colonnes
mobiles. Le général de Loverdo, commandant la subdivision
de Médéa, visita la première de ces provinces et le général
Flogny, commandant la subdivision de Tlemcen, parcourut
— 412 -
la seconde. Ils étaient accompagnés de troupes qui en
imposèrent aux Arabes.
1878 et 1879 se passèrent tranquillement, et les Sahariens
se préoccupèrent fort peu de l'insurrection des Aurès, si
lestement réprimée par le général Forgemol.
En 1880, on commença à parler d'un saint homme qui
portait le même sobriquet, Bou-Amema (l'homme au turban)
que le fondateur de l'ordre religieux des Ouled Sidi Cheikh.
Le nouveau prophète, qui vivait dans la retraite et la prière,
était en communication directe avec Dieu qui ne lui refu-
sait rien , possédait le don des miracles, au dire de ses
partisans, et savait prédire l'avenir. Aussi les tribus de
l'extrême sud oranais faisaient-elles de ce personnage
l'arbitre de leurs différends, de sorte que de toutes parts
on venait écouter sa parole ardente et inspirée.
Bou-Amema fonda bientôt une zaouïa, c'est-à-dire un
foyer d'insurrection, à Moghrar-Tahtani (1), petite oasis
située dans un massif montagneux avoisinant la frontière
du Maroc, près de la grande oasis de Figuig. Il n'aspirait à
rien moins qu'au suprême pontificat dans le Sah'ra oranais,
et prétendait relier en faisceaux les grandes confréries reli-
gieuses répandues dans le sud-ouest de l'Algérie et le sud-
est du Maroc. Beaucoup de fidèles vinrent alors se grouper
autour de la zaouïa de Moghrar. L'influence croissante
de Bou-Amema n'échappa point à l'attention des autorités
françaises. Le commandant supérieur de Géryville reçut
l'ordre d'entourer le marabout d'une étroite surveillance ;
mais quoique cette surveillance fût exercée avec discrétion,
Bou-Amema finit par s'apercevoir qu'on avait l'œil sur
lui et qu'on se rendait compte de ses faits et gestes.
Voulant alors payer d'audace, revêtu de son burnous ra-
piécé, — le burnous de tous les derviches, — il se présenta
devant le commandant supérieur de Géryville, protesta de
son dévouement à la France, et, comme garantie, proposa
(1) Il existe deux Moghrar, Moghrar-Tahtani et Moghrar-Fouckhani, c'est-a-
dire Moghrar supérieur et Moghrar inférieur.
— 418 —
au commandant de le tenir au courant de tous les projets
des Ouled Sidi Cheikh dissidents réfugiés au Maroc
Le^commandant laissa croire à Bou-Amema qu il recevrait
avec plaisir les communications qu'il voudrait bien lui faire,
en sorte que le marabout retourna à Moghrar, parfaitement
convaincu que les Français étaient dupes de sa duplicité.
Ils l'étaient si peu, que la création d'un avant-poste dans
la petite oasis de Tyout, en face de Moghrar, fut décidée en
principe. Mais pour créer cet avant-poste, il fallait de l'ar-
gent. L'affaire fut soumise à M. Albert Grévy; celui-ci, ne
comprenant pas la nécessité d'assurer la tranquillité du sud
oranais, appuya mollement la demande de crédits, qui fut
repoussée.
Le général Gérez, commandant la province d'Oran, était
tellement persuadé que le gouverneur civil, se rendant à ses
raisons, enlèverait la demande de crédits, qu'il organisa,
dans l'hiver de 1880, une colonne mobile prête à se porter
à Tyout, pour protéger les travaux du poste et y laisser
une garnison permanente. Peu au courant de nos usages
parlementaires, Bou-Amema prit peur, et jeta aussitôt le
masque en essayant de soulever nos tribus du sud oranais.
Le moment n'étant pas encore venu, le marabout fila pres-
tement au Maroc, entraînant ses fidèles, mais laissant dans
le cercle de Géry ville quantité de mokaddems ardents, qui
préparèrent la révolte.
Bou-Amema appartenait à la tribu des Ouled Sidi Tadj,
fraction de la grand tribu des Ouled Sidi Cheikh. Il descen-
dait authentiquement de Sidi Tadj, quatorzième fils du
fameux Sidi Cheikh ; les autres Sidi Tadj formaient sa garde
particulière, au nombre de quatre ou cinq cents hommes.
Un des plus dangereux agitateurs lancés par Bou-Amema
pour prêcher la guerre sainte, Mouley-Yacoub, fut arrêté au
milieu de la tribu des Beni-Smiel, par le capitaine Bontan,
chef du bureau arabe de Tlemcen. Ce brave officier ayant
saisi dans la tente de Mouley-Yakoub des papiers prouvant
que les principaux Beni-Smiel, caïd en tête, nous trahissaient,
— 414 -
fit arrêter les agitateurs, qu'on déféra à une commission
disciplinaire. Quant au caïd, il fut révoqué et interné à
Oran.
De ce côté, la révolte fut étouffée dans l'œuf; il n'en
devait pas être de même au cercle de Géryville, où un autre
officier du bureau arabe fut moins heureux que le capitaine
Bontan.
En raison des événements de Tunisie , nos troupes
de la province d'Oran avaient été mises à contribution
pour aider à la formation du corps expéditionnaire. Les
garnisons du sud se trouvant diminuées d'autant, l'agitation
commença à prendre des proportions extraordinaires. Un
officier du bureau arabe de Géryville, le lieutenant Wein-
brenner, du 2^ zouaves, voulut tenter, dans la tribu des
Beni-Ziad, le coup qui avait si bien réussi au capitaine
Bontan dans celle des Beni-Smiel. Accompagné de quatre
spahis, il se rendit dans la traction des Djeramna, de la tribu
des Beni-Ziad, pour arrêter deux des plus fanatiques mokad-
dems de Bou-Amema. Les lâches Djeramna engagèrent ce
jeune officier à se reposer, lui promettant que les deux mo-
kaddems allaient venir se remettre entre ses mains.
M. Weinbrenner eut l'imprudence de les écouter et mit pied
à terre; c'est ce qu'attendaient les Djeramna pour Tassas-
siner avec deux de ses spahis. Les deux autres, plus mé-
fiants, étant restés en selle, purent s'échapper.
Aussitôt la plupart des tribus du sud oranais , les
Trafis, les Laghouat du Ksel, les R'zaïnas, les Chorfas,
reconnaissant l'autorité religieuse des Ouled Sidi Cheikh,
firent défection. Tout le pays fut en feu, et Bou-Amema,
entouré de ses fidèles Ouled Sidi Tadj, qu'il appelait
pompeusement ses gardes d'honneur, proclama la guerre
sainte.
Ceux qui avaient refusé de voter les crédits demandés
pour la création du poste de Tyout et l'envoi d'une colonne
expéditionnaire dans le sud de la province d'Oran, purent
alors contempler leur œuvre.
— 415 —
Les hordes de Bou-Amema, laissant Géryville bien loin
sur leur droite, se précipitèrent sur les Hauts-Plateaux, au
sud de Saïda, où de nombreux ouvriers, la plupart espagnols,
exploitaient l'alfa pour le compte de la compagnie De-
brousse, déjà concessionnaire du chemin de fer d'Arzeu à
Saïda. Cette société avait d'abord obtenu du général Chanzy
la concession de trois cent mille hectares à alfa; puis, objec-
tant que, sur cette étendue, l'alfa offrait de nombreuses solu-
tions de continuité, elle s'était fait donner trois cent mille
nouveaux hectares. Il y eut peut-être, de la part de l'autorité
militaire, imprudence à satisfaire d'aussi vastes appétits, qui
eurent pour conséquence l'établissement de colonies de tra-
vailleurs dans l'extrême sud , jusqu'au bord des chotts,
hors de la protection de nos troupes. Bou-Amema et ses
bandes en profitèrent pour dévaster les bâtiments de la
Compagnie Debrousse, massacrer presque tous les ouvriers
alfatiers et emmener en esclavage leurs femmes et leurs
enfants. Comme toujours, en pareille occurrence, les Arabes
commirent d'inqualifiables horreurs, que nous renonçons à
raconter. Disons seulement pourquoi un pauvre alfatier espa-
gnol refusa la grâce qu'on lui offrait. Il venait d'être pris avec
sa fille, âgée de quatorze ans, et ses deux fils plus jeunes,
quand les Arabes ordonnèrent à tous leurs prisonniers de
se dépouiller de leurs habits. Les deux fils et la jeune fille
obéirent en pleurant, mais leur père refusa d'exposer sa
nudité aux regards de ses enfants. On le menaça de lui
couper la tête s'il n'obéissait pas ; il tendit le cou, et un
mokaddem de Bou-Amema lui brisa le crâne d'un coup de
pistolet.
Répétons-le, cette irruption sur les Hauts-Plateaux n'au-
rait certainement pas eu lieu, si, suivant l'avis du général
Cérez, on avait construit un poste à Tyout. Pour passer
des Hauts-Plateaux dans le Sah'ra, il faut traverser la
ligne des chotts, et un passage étroit existe seul à hau-
teur du lieu appelé le Kheider. Evidemment, pour assurer
les communications du poste projeté à Tyout avec Saïda, il
— 416 —
suffisait de fermer le passage du Kheider au moyen d'un
bordj. Jamais alors Bou-Amema n'aurait pu passer. On voit
donc que si les massacres de Saïda, plus communément
appelés massacres de Khalfallah , eurent lieu , c'est que
M. Albert Grévy et les Chambres se firent juges d'une
question qu'ils ne connaissaient pas. Il arrive souvent que
certaines économies ont les plus funestes résultats!
Deux ou trois colonnes expéditionnaires accoururent,
mais trop tard, sur les Hauts-Plateaux, pour donner la
chasse au marabout. Chose bizarre! les ordres de mouve-
ment étaient télégraphiés de Paris; du fond de son cabinet,
le général Farre croyait pouvoir diriger nos colonnes. Mais
on devait, cette fois encore, s'apercevoir combien il est
difficile d'atteindre des Arabes montés sur leurs rapides
juments du désert, avec des colonnes pesamment chargées
et gênées par des convois interminables. Pourtant une de ces
colonnes, celle du colonel de Mallaret, du régiment étran-
ger, arriva près du Kheider juste au moment où Bou-Amema
et ses bandes, avec de nombreux troupeaux enlevés à nos
tribus alliées, essayaient de franchir le chott. Avec un peu de
résolution, le colonel leur eût facilement barré le passage
et les eût rejetés sur les autres colonnes françaises qui
battaient les Hauts-Plateaux; mais il hésita, tergiversa,
temporisa, si bien que les derniers cavaliers arabes se
trouvaient hors d'atteinte, lorsqu'il se décida à faire monter
à cheval un escadron de spahis, qui revint sans avoir pu
atteindre les rebelles.
Le colonel de Mallaret, déjà signalé pour avoir laissé
tomber la discipline dans le régiment étranger, fut mis en
non-activité et remplacé par le colonel de Négrier, aujour-
d'hui général de division. Cet énergique et audacieux soldat
rétablit promptement la discipline, et la légion étrangère se
comporta admirablement dans cette difficile répression du
sud oranais. On sait comment les mêmes troupes se con-
duisirent, plus tard, au Tonkin; personne n'en sera surpris
quand nous aurons dit que la moitié au moins des soldats
— 417 —
qui la composent sont alsaciens ou lorrains, races militaires
s'il en fut.
Bou-Amema, dans le sud, se voyait exposé aux coups de
la colonne de Géryville, placée sous les ordres du général
Collignon d'Ancy, commandant la subdivision de Mascara.
C'était un homme maladif, usé, qui, depuis longtemps, ne
pouvait même plus monter à cheval. Sitôt que la colonne
dut se mettre en mouvement, Collignon d'Ancy se porta
malade et céda le commandement au colonel Innocenti, du
4° régiment de chasseurs d'Afrique. Celui-ci ne sut pas di-
riger les forces qu'il avait sous la main ; marchant en tête
avec l'escadron d'avant-garde, il s^occupait fort peu de l'in-
fanterie, qui venait derrière et avait peine à suivre. Cette
arme comprenait pourtant d'excellentes troupes, rompues
à la marche, un bataillon de tirailleurs algériens et un autre
de la légion étrangère.
Nous finirons, il faut espérer, par renoncer à l'habitude de
nous faire accompagner par des goums nombreux ne ser-
vant absolument à rien, et toujours prêts à se tourner contre
nous. Lorsque le colonel Innocenti se trouva en présence
des contingents de Bou-Amema, au lieu de rectifier la posi-
tion de ses deux bataillons d'infanterie et de ses quatre
escadrons de cavalerie régulière, il envoya en avant le goum
des Harrars, commandé par le fameux agha Sah'raouï, que
nous avons déjà vu faire défection en 1864, lors de l'afi'aire
du colonel Beauprêtre. Les nécessités de la politique avaient
fait rentrer en grâce ce chef arabe. Son goum escarmoucha
avec les contingents rebelles, et fut brusquement ramené
sur notre infanterie. Presque tous les cavaliers harrars
firent défection ; les autres se jetèrent confusément dans
les rangs de nos fantassins qui, ne pouvant faire usage de
leurs armes, furent chargés parles cavaliers de Bou-Amema.
Pondant qu'une mêlée furieuse, où un grand nombre de
légionnaires et de turcos furent tués, s'engageait, le chérif
se précipita sur notre convoi et notre arrière-garde, que le
colonel Innocenti n'avait pas eu la précaution de faire serrer
RÉCITS ALGÉRIENS. — 2» SÉRIE 27
— 418 —
avant raction. Presque tous nos bagages furent enlevés,
et les soldats du train, les malades, les cantiniers et les
ordonnances massacrés en partie. L'extrême arrière-garde,
formée par un peloton du 4^ chasseurs d'Afrique, fort d'une
vingtaine d'hommes, et commandée par un sous-lieutenant,
se fit tuer jusqu'au dernier.
Ce triste combat eut lieu à Chellala, aux environs d'El-
Abiod ou El Biod Sidi Cheikh.
Il était temps d'agir avec vigueur. Le général Delebecque,
commandant la province d'Oran, conduisit sans retard trois
fortes colonnes dans le sud, sous les ordres des généraux
Louit et Golonieu, et du colonel de Négrier. Bou-Amema
s'enfonça alors dans le Maroc avec la plupart de ses
contingents, abandonnant à notre vengeance plusieurs
des tribus qui s'étaient déclarées contre nous. Delebecque
alla jusqu'au Djebel-Smir, massif montagneux où sont
situées les deux oasis de Moghrar ; toutefois, au lieu
d'attaquer de front, par le défilé de Djeliba, le général
tourna le pays des Moghrars par le sud, en traversant
quelques districts appartenant nominalement au Maroc. Le
2° zouaves enleva le col de Founassa, après un combat des
plus brillants. Les ksours de Moghrar furent à moitié dé-
truits, et l'on fit sauter les maisons de Bou-Amema.
Les colonnes s'établirent ensuite en face de Figuig. On
renonça à bâtir un fort à Tyout, préférant la petite oasis
d'Aïn Sefra, à quelques lieues de Tyout, et plus rapprochée
de la frontière marocaine.
Mais il fallait relier le nouveau poste d'Aïn-Sefra avec
ceux de Saïda et d'El Aricha. Dans ce but, on releva la re-
doute d'Aïn ben Khelil, évacuée en 1866, et l'on construisit
un important établissement à Mécheria. Au Kheider, on
établit une redoute, et on créa à côté un village qui pros-
péra très rapidement. Enfin, on se décida à pousser jusqu'à
Mécheria le chemin de fer d'Arzeu à Saïda. Grâce à ces
mesures, une insurrection dans le sud oranais est devenue
presque impossible. j
— 419 —
Pendant que nos braves troupes opéraient contre les in-
surgés, le gouvernement général de l'Algérie accepta les
offres d'Abd-es-Salem, le fameux chérif d'Ouazzan, qui pro-
posait de mettre à notre service son influence religieuse
sur les tribus des frontières du Maroc, trop habituées à venir
prêter main-forte aux tribus algériennes révoltées contre
nous. Inutile de raconter ici le voyage du chérif d'Ouazzan,
de tous points semblable à celui qu'il fit d'Oran à Ouchda,
en 1876.
Nous sommes habituellement sobre de détails sur les
opérations militaires entreprises durant les insurrections.
Racontons toutefois de quelle façon Bou-Amema, qui dési-
rait rentrer en scène, fut rejeté au fond du Maroc.
VOfficiel du 30 avril 1882 contenait la dépêche suivante :
« En Algérie, dans une partie de la zone frontière sud-
ouest, qui sépare notre colonie du Maroc, une mission to-
pographique, escortée par deux compagnies de la légion
étrangère et placée sous les ordres du capitaine de Gastries,
qui aUait achever un travail commencé entre Aïn ben Khelil
et le chott Tigrî, a été attaquée par les tribus dissidentes.
L'ennemi comptait environ 1 .800 cavahers et6. 000 fantassins.
« Nos soldats , dont l'effectif était d'un peu plus de 300 hom-
mes, et qui se battaient un contre trente, se sont vaiham-
ment comportés, et, dans une mêlée furieuse qui s'est enga-
gée, ils ont été dignes des vieilles troupes d'Afrique.
« Nos pertes sont sensibles : 2 officiers tués, 2 blessés,
48 soldats tués ou disparus, 26 blessés. Une partie du convoi
a été enlevée, par suite de la fuite des convoyeurs arabes.
« Les pertes des assaillants sont considérables. On les
évalue à plusieurs centaines de tués. Les femmes arabes
accompagnaient les combattants et ont montré un achar-
nement inouï.
« Cet engagement fait le plus grand honneur à la légion
étrangère. »
« Nos blessés sont pleins de fierté », dit le général Colo-
nieu, en rendant compte de leur arrivée à Aïn ben Khelil.
— 420 —
Ils avaient bien le droit de l'être. On eut plus tard, par le
rapport de M. le capitaine de Castries, des détails sur cette
terrible affaire du chott Tigri. Sur cinq officiers de la légion
étrangère, deux furent blessés, deux autres tués : le capi-
taine Barbier, commandant le détachement, et M. Massone.
Le colonel de Négrier avait formé, dans son régiment, une
compagnie franche composée des soldats les plus déter-
minés. Cette compagnie avait détaché une section, sous les
ordres du lieutenant Massone, ancien officier de l'armée
piémontaise, pour accompagner la mission de Castries.
Lorsque le capitaine Barbier se vit attaqué dans le bas-fond
du chott Tigri par quelques milliers d'Arabes, voulant ga-
gner une position sur la lisière du chott, il chargea de Tar-
rière-garde la section franche du heutenant Massone, forte
seulement de vingt-trois hommes. Tous ces braves se firent
tuer avec leur officier.
Barbier reconstitua alors l'arrière-garde avec une de ses
compagnies ; mais, à son tour, il fut cerné et tué. Retrouvé
plus tard, son corps portait la trace de dix-huit blessures
et d'une infâme mutilation ; la tête était séparée du tronc.
Le capitaine de Castries, qui prit le commandement de
l'arrière-garde, réussit à rallier son monde sur un petit pla-
teau, et à former un carré au centre duquel on plaça les
blessés. Toutes les attaques de l'ennemi échouèrent devant
la résistance des survivants.
Le colonel de Négrier était en ce moment à Aïn ben
Khelil ; informé par un espion de la situation critique où se
trouvait le détachement de M. de Castries, il se mit en route
avec cinq cents hommes, franchit 50 kilomètres en une nuit,
et dégagea nos braves. Ayant fait quelques prisonniers,
ceux-ci lui apprirent, avant d'être fusillés, que le détache-
ment Barbier avait eu à lutter contre tous les contingents
de Bou-Amema.
C'est la dernière fois que ce personnage fit parler de lui.
Actuellement il vit dans le Tafilalet, au fond du Sah'ra maro-
cain. Détail curieux : il rendit successivement tous les pri-
— 421 —
sonniers espagnols faits au sac de Khalfallah, à l'exception
de deux jeunes filles, qu'il donna comme épouses à l'un de
ses fils, promettant de les renvoyer lorsque celui-ci n'en
voudrait plus.
L'afïaire du chott Tigri avait appelé l'attention publique
sur la légion étrangère. Ces Récits seraient incomplets,
si nous ne parlions pas de cet admirable corps, dont le
passé est magnifique.
Dès les premiers jours de la conquête algérienne, les
étrangers furent admis à servir dans l'armée française.
Nous avons vu qu'après 1830, le gouvernement de Louis-
Philippe, craignant la guerre en Europe, rappela, à l'ex-
ception de quatre, tous les régiments français qui venaient
de prendre part à l'expédition d'Alger. Comme compensa-
tion, on créa des corps indigènes et un corps étranger.
Dans la suite, les étrangers continuant à affluer en Algérie,
on se trouva amené à former deux régiments étrangers,
dont l'un fut affecté à la province d'Oran, l'autre à celle de
Constantine.
Quantité de nos illustrations militaires servirent dans l'un
ou l'autre de ces deux régiments ; nous avons déjà cité,
parmi ces illustrations, les maréchaux de Saint- Arnaud et
de Mac-Mahon.
Passons sous silence ce qui advint à la légion étrangère jus-
qu'en 1855. De 1831 à cette époque, elle prit part aux guerres
d'Afrique, où nos généraux n'ont rien fait de grand sans elle.
En 1882, M. Casimir Périer, ancien sous-secrétaire d'Etat
à la guerre, disait à la Chambre des députés :
« On sait que la légion étrangère, par la force des choses
« et les bataillons d'Afrique, pour des motifs sur lesquels il
« est inutile d'insister, ne sont point appelés sur le continent
•t en cas de guerre européenne. »
— 422 —
M. Jules Richard, rédacteur militaire du Figay^o, dont la
compétence fait autorité dans ces questions, ne laissa pas
tomber ces paroles imprudentes ; il répondit à M. Casimir
Périer par des faits.
En 1854, les deux régiments étrangers firent partie du
corps de débarquement franco-anglais qui fut envoyé en
Grèce, puis dirigé sur G-allipoli, et de là en Crimée. Pendant
cette dure campagne, ces deux régiments se distinguèrent
de la façon la plus brillante, si bien qu'à la paix, en 1856,
Tempereur naturalisa en masse tous les étrangers qui en
faisaient partie.
Dans une de ces terribles nuits que les armées combinées
appelèrent les nuits glorieuses, celle du 22 au 23 mai 1855,
le bataillon Martinez, du 2° étranger, s'enferma dans une
redoute où il subit sept assauts furieux. A un moment
donné, les murs s'étant effondrés sous les boulets russes,
Martinez fii empiler des cadavres les uns sur les autres,
et c'est derrière cette muraille humaine que résista le
bataillon. Sur treize officiers, deux seulement ne furent pas
atteints.
Le commandant Martinez était espagnol. Nous venons de
voir que le heutenant Massone, tué au combat du chott Tigri,
le 26 avril 1882, était italien. Il y a dans les nations latines
des braves qui devraient s'unir étroitement contre les nations
du Nord, toujours trop disposées à venir se chauffer au soleil
du Midi.
En Italie, les deux régiments étrangers firent partie de la
2* division (général Espinasse), du 2' corps (Mac-Mahon).
On sait de quelle manière la division Espinasse s'illustra
à la bataille de Magenta. Or, le premier régiment qui entra
dans le bourg fut le 2' étranger, et en tête était précisé-
ment ce commandant Martinez dont nous avons raconté
Théroïque conduite en Crimée. Il venait de prendre la place
du lieutenant-colonel de Chabrières, tombé glorieusement.
L'historien officiel de la guerre d'Italie, M. de Bazancourt,ne
rend pourtant pas justice à Martinez, et le peintre Yvon, dans
— 423 —
son tableau de la bataille de Magenta, fait figurer, à la
place du commandant, un autre officier supérieur qui se
trouvait à plus d'un kilomètre en arrière, avec son régiment.
Les Milanais n'ont certainement pas oublié la bonne tenue
du 1" régiment étranger qui, après l'armistice de Villatranca,
eut la garde de leur ville.
En 1870, un 5° bataillon étranger fut formé à Tours. Le
2^ régiment ayant été licencié en 1861, il ne restait plus
alors que le 1", à quatre bataillons. Les habitants d'Orléans
possèdent une plaque commémorative en souvenir des
braves tués le 11 octobre 1876, à la défense des Aydes et du
faubourg Bannier. Au moment où le 5^ bataillon se faisait
ainsi remarquer, les 1" et 2° bataillons s'embarquaient à
Oran pour venir prendre part à la campagne. Ces trois
bataillons réunis formèrent un régiment de marche, sous
les ordres du lieutenant-colonel Canet, et se battirent
à Coulmiers, à Gercottes, à Chevilly. Incorporés plus
tard dans l'armée de l'Est, ils demeurèrent à Besançon
jusqu'aux événements de la Commune. Placés alors sous
les ordres du général Montaudon, ils se distinguèrent à
l'attaque du pont de Neuilly et à la prise des Buttes
Chaumont.
On voit, par ces trois exemples de Crimée, d'Italie et
de la campagne de France , que la légion étrangère a fait
Lonne figure sur les champs de bataille du continent. Bien
qu'on ne l'ait pas comprise dans le plan de mobilisation
générale, la force des choses peut l'appeler chez nous, en
cas de guerre européenne.
Sa place est marquée, toutefois, dans les guerres
lointaines. De 1863 à 1866, elle resta au Mexique, et
telle fut l'affluence des étrangers dans ce corps d'élite,
qu'il fallut le dédoubler et le porter à huit bataillons, com-
mandés par le colonel Jeanningros, actuellement général
de division et inspecteur général des bataillons scolaires.
Les exploits de cette légion au Mexique ne se comptent
pas. Deux surtout sont demeurés célèbres : le combat de
— 424 —
Camerone et celai de Parras. A Camerone, une compagnie
commandée par le capitaine Danjou fut attaquée par plu-
sieurs milliers de Mexicains. Danjou, comprenant qu'il lui
était impossible de défendre tout le village, se retrancha dans
la plus forte maison ; mais il fut tué le premier jour, et ses
soldais, pour Thonneur du drapeau français, repoussèrent
obstinément toutes les propositions de reddition qui leur
furent adressées. Ils se firent bravement tuer, à Texception
de dix-neuf blessés que recueillirent les Mexicains.
A Parras, le bataillon entier du commandant Briand fut
anéanti. Après un combat de deux jours, où tous les offi-
ciers avaient été tués ou blessés, quarante soldats à peine
restaient debout. Les ennemis leur proposèrent de se rendre,
moyennant la vie sauve. Nos quarante héros refusèrent.
Pendant la nuit, ils essayèrent de gagner Parras, où le lieu-
tenant Bastidon, aujourd'hui colonel, s'était retranché avec
les malades, les écloppés, et quelques soldats du train. Mais
trois seulement réussirent à atteindre la ville.
Parlerons-nous du Tonkin, et de la part que prirent les
bataillons étrangers aux prises de Sontaï et de Bac-Ninh,
aux combats de Chu, de Dong-Dang, etc.? Avec quelques
sapeurs du génie et quelques tirailleurs tonkinois, deux
compagnies du 1" régiment formaient Théroïque garnison
de Thuyen-Quan. La défense de cette bicoque rendit
célèbre le commandant Dominé. Elle suffirait à immor-
taliser un régiment.
Depuis la guerre de 1870, la légion étrangère compte dans
ses rangs quantité d'Alsaciens-Lorrains qui, fuyant le service
prussien, veulent, au prix de leur sang, reconquérir leur
qualité de Français. Gomme nos régiments de France leur sont
fermés, ils vont servir dans ces magnifiques régiments étran-
gers, si fiers, ajuste titre, de leur glorieux passé. Il n'est pas
de patriote digne de ce nom qui ne doive se sentir profondé-
ment ému des preuves d'attachement sans nombre que
donnent à notre pays nos frères séparés. Pour eux, la patrie
est toujours la France, et jamais notre génération n'aura,
— 425 —
pour ces martyrs de la fidélité, assez de reconnaissance
attendrie, assez de vraie admiration.
Le gouvernement de la République ne sut pas faire, pour
les héros du chott Tigri, qui reposent à côté de la redoute
d'Aïn ben Khelil, ce que le gouvernement de Juillet Ht
pour le sergent Blandan et ses valeureux compagnons.
Les morts de Beni-Méred reposent sous une pyramide
élevée sur la place du village de ce nom, et le ministre
de la guerre, maréchal Soult, ordonna à tous les déta-
chements de Tarmée d'Afrique, traversant le village de
Beni-Méred, de battre aux champs; aujourd'hui encore,
nos soldats présentent les armes devant la pyramide, et
nos officiers la saluent de l'épée et du sabre. Mais c'est à
peine si les détachements se rendant à Aïn-Sefra savent
qu'à Aïn ben Khelil se trouvent les tombes de cinquante et
un héros de la légion étrangère. Dans quelques années, le
vent du désert aura accumulé le sable sur leur emplace-
ment, et le soldat insouciant y allumera le feu du bivouac.
XI
Ces Récits touchent à leur fin ; complétons-les en traitant
de l'annexion du M'zab, Cette annexion eut lieu en 1882.
Après la prise de Laghouat, le général Randon, gouver-
neur de l'Algérie, organisa en cercle les régions du sud do
la province d'Alger; mais il ne crut pas devoir enlever son
indépendance au M'zab, peuplé de gens pacifiques et com-
merçants, qui n'avaient pas d'amis dans les tribus arabes
et qui, par leur émigration périodique dans les villes d'Al-
gérie, se mettaient, pour ainsi dire, entre nos mains. Ne
pensant pas que le M'zab pût nous inspirer jamais des
craintes sérieuses, le général fit savoir aux Mozabites qu'à
la condition de fermer leurs villes et leurs marchés à nos
ennemis et de payer à la France un tribut annuel de
-^ 426 —
45.000 francs, rautorilé française ne contrôlerait pas leurs
actes.
Les Mozabites jouirent donc, durant trente ans, dans
leurs villes , d'une indépendance complète , s'administrant,
faisant leur police intérieure, rendant la justice civile et
criminelle d'après leurs kanouns. Mais un beau jour, l'au-
torité française apprit que les djemmâas (sortes de conseils
municipaux) du M'zab avaient, à plusieurs reprises, payé
des contributions aux Ouled Sidi Cheikh depuis leur révolte
de 1864 ; elle acquit aussi la preuve qu'elles avaient-
envoyé de l'argent au chérif Bou-Choucha, en 1870.
Pourtant , les gens du M'zab auraient pu facilement se dé-
fendre contre nos ennemis, car, outre que leurs villes sont
assez bien fortifiées pour résister victorieusement à tout
assaillant arabe, ils donnaient place, à côté de leurs oasis,
à quelques tribus arabes chargées, moyennant finances,
de les défendre contre les pillards du désert. Ces tribus,
au nombre de trois, comptant ensemble environ deux mille
âmes, campaient à côté des oasis de Ghardaïa, de Guerara
et de Berrian.
Gomme si ce n'était pas assez de ces petites trahisons,
les Mozabites firent de la liberté que nous leur avions laissée
un si déplorable usage, que fatalement nous fûmes amenés
à la leur reprendre. Le pays était devenu un foyer de
désordre et d'anarchie, où les partis en lutte soudoyaient
non seulement les trois tribus arabes installées chez elles
à demeure, mais encore des tribus soumises à notre domi-
nation. Les Ouled Sidi Cheikh, au vu et au su des autorités
françaises établies à Laghouat, achetaient aux Mozabites
de la poudre, des armes, des munitions de guerre, des
vivres. Dans chaque ville du M'zab, deux çofs ou partis
étaient en présence, et se livraient de continuelles batailles.
En 1880, par exemple, les deux çofs de Beni-Isguen en
étaient arrivés à se barricader dans deux quartiers de la
ville ; puis, s'étant donné rendez-vous sur le marché, ils
le couvrirent de morts et de blessés. En 1882, les deux çofs
— 421 —
de Ghardaïa se battirent trois jours de suite ; l'un d'eux
fit trente-huit prisonniers, qui furent massacrés à coups de
pioche. Parmi eux se trouvaient deux vieillards et trois
enfants de sept ou huit ans. Quelque temps après, le çof
battu prenait sa revanche, et massacrait dix blessés ennemis
tombés entre ses mains. La mère d'un de ces blessés étant
venue pleurer sur son fils, les Mozabites eurent la cruauté
de décapiter le cadavre, et de jeter sa tête sanglante
sur les genoux de la pauvre femme qui en devint folle.
Un dernier trait lassa notre patience. Le chef de la
djemmâa de Berrian, vieillard de quatre-vingts ans, fut
assassiné en plein jour sur la place de la ville. Son crime
était d'avoir livré aux autorités françaises , qui le récla-
maient, un criminel dangereux. Les assassins du malheu-
reux vieillard ne furent pas même inquiétés!
De pareilles atrocités devenaient intolérables et, d'ailleurs,
nous ne pouvions plus fermer les yeux sur une contrebande
de guerre ayant pour objet do ravitailler les tribus insur-
gées du sud et les bandes de coupeurs de route qui écu-
ment le désert. L'annexion du M'zab fut donc résolue. Déjà
les événements du sud oranais nous avaient amenés à
reporter plus loin nos points d'occupation ; on avait fondé un
poste à Aïn-Sefra, dans la province d'Oran ; on avait résolu
d'occuper Debila, dans le Souf, et Ouargla, au fond du
Sah'ra algérien ; on voulut aussi fonder un poste militaire
à Ghardaïa, la principale oasis du M'zab, tant pour assurer
le fonctionnement régulier de l'administration, que pour
contribuer, avec Aïn-Sefra, Ouargla, etc., à maintenir tout
le sud dans l'obéissance.
Au mois de novembre 1883, le général de Latour d'Au-
vergne, commandant la subdivision de Médéa, mort au-
jourd'hui, quittait Laghouat avec une colonne d'un millier
d'hommes, suivie de tous les charpentiers, maçons, for-
gerons et carriers qu'on avait pu découvrir parmi les diffé-
rents corps tenant garnison dans la province d'Alger.
La marche fut difficile. A peu de distance de Laghouat,
— 428 —
on entre dans le pays des dayas^ qui s'étend depuis les
limites de la province d'Oran jusqu'à celles de la province
de Gonstantine. Une daya est une dépression peu sensible
du sol dans laquelle se réunissent les eaux pluviales, en-
traînant à leur suite des débris de terre végétale qui finis-
sent, avec le temps, par prendre assez d'épaisseur pour
nourrir de grands arbres. Ces arbres sont généralement
des betoums (pistachiers de T Atlas), dont quelques-uns
atteignent jusqu'à cinq mètres de circonférence. La zone
des dayas, entre Laghouat et le M'zab, est suivie de la
chehka, immense plateau de 100 kilomètres de large, où
les eaux creusent d'innombrables petits ravins ne présen-
tant aucune trace de terre végétale. Cette région de la
chebka est d'une morne tristesse; pas un insecte, pas un
oiseau, mais une complète solitude. On marche le cœur
serré, sans avoir sous les yeux autre chose que des rochers
d'une teinte livide, calcinés par un soleil implacable. Il faut
qu'avant d'atteindre l'oasis de Berrian, établie le long des
sinuosités de l'oued Soudan, la troupe fasse une étape extra-
ordinairement pénible, sur un terrain âpre et raboteux, qui,
€n moins d'une heure, met en lambeaux les meilleures chaus-
sures. Après Berrian, il faut encore cheminer quarante-cinq
kilomètres dans la chebka, pour atteindre le groupe des
cinq oasis principales de la confédération du M'zab. Ces
cinq oasis, qui tiennent sur un espace de sept kilomètres,
sont Ghardaïa, Beni-Isguen, El Ateuf, Melika etBou-Noura,
toutes sur l'oued M'zab, les trois premières sur la rive
droite, les deux dernières sur la rive gauche. La petite
oasis de Guerara, qui fait également partie de la confédé-
ration, est, comme celle de Berrian, très loin de l'oued
M'zab.
Chebka, en arabe, veut dire filet. Ce nom provient sans
doute de ce que le pays est tel, que si l'on s'engageait avec
des chameaux ou des mulets dans les rares chemins qui
longent l'oued M'zab, on ne pourrait plus se dérober, soit
à droite ou à gauche.
— 4"J'J —
Dans les villes du M'zab, les rues ne sont pas des
fondrières, comme dans les villages kabyles, ou des cloa-
ques, comme dans les ksours. Elles sont même généra-
lement propres, et, par exception en pays arabe, dans
certaines encoignures on trouve des cabinets d'aisance dé-
cemment dissimulés. De plus, chose rare dans les ksours,
on aperçoit des boutiques affectées au commerce des
graines, des légumes ou des dattes.
Les Mozabites se font remarquer par la sévérité des
mœurs. On ne rencontre guère dans les rues que des
vieilles femmes ou de toutes petites filles, et encore sont-
elles soigneusement enveloppées dans leurs haïks. Nous
avons mentionné plus haut les kanouns ou lois que chaque
ville du M'zab appliquait librement chez elle ; dans le
kanoun de la ville de Ghardaïa, nous relevons que tout
individu convaincu d'avoir adressé dans la rue la parole à
une femme, était puni d'une amende de 62 fr. 50 et exilé
pendant deux ans. La femme reconnue coupable d'adultère
recevait la bastonnade de son père, ou de son frère, ou de
son plus proche parent. Dans le kanoun d'El Ateuf, l'adul-
tère était puni comme le vol, l'usage des boissons fermen-
tées, de la viande de porc, ou de la chair humaine. Cette
punition consistait dans la bastonnade limitée à cinq cents
coups. C'était la peine de mort.
Tous les kanouns des villes du M'zab proscrivent sévè-
rement les boissons alcooHques. Le kanoun de Ghardaïa,
notamment, punit l'homme convaincu d'avoir consommé des
liqueurs fermentées, d'une amende de 65 fr. 90 et de la bas-
tonnade jusqu'à quatre-vingts coups. L'usage du tabac est
également interdit, aux étrangers ainsi qu'aux indigènes.
Quelques kanouns défendent la musique, particulièrement
dans les cérémonies religieuses ; le kanoun de Melika allait
jusqu'à supprimer toute espèce de jeux.
Gomme on le voit, les Mozabites méritèrent le surnom
de puritains de l'Islam. Précédemment nous avons parlé
du schisme mozabite, qu'on retrouve dans l'intérieur de
— 430 —
l'Arabie, chez les Wahabites. Les Wahabites et les Moza-
bites sont considérés par les Musulmans coname des héré-
tiques. On trouve des Mozabites non seulement dans le
M'zab, mais encore à Ouargla et dans Tîle tunisienne de
Djerba.
On pense bien que ces farouches puritains ne reconnais-
sent pas chez eux ces familles maraboutiques auxquelles
sont réservées, par privilège d'hérédité, les fonctions reli-
gieuses. Là, tout le monde peut aspirer à devenir imam ;
il suffit pour cela de donner des preuves de piété et de
savoir. L'imam qui ne travaille pas à s'instruire et ne sou-
tient pas avec assez de zèle les intérêts de la rehgion est
impitoyablement renvoyé parmi les laïques. Avant l'an-
nexion, le principal imam, nommé le cheikh de la mosquée,
réglait dans chaque ville, avec le concours du chapitre, les
questions administratives et de police, répartissait l'impôt
et prononçait souverainement, suivant le kanoun établi,
sur les crimes et délits. Il avait le droit de prononcer la
peine de la prison et même la peine de mort. Une des plus
graves pénalités employées était rexcommunication(tebria),
car l'excommunié ne pouvait pas se marier, et il était enjoint
à tous de rompre avec lui.
Les sept villes du M'zab étaient donc autant de petites
républiques théocratiques, gouvernées par un fanatisme
aveugle et inquisitorial pesant sur tous les actes de la vie
privée et de la vie pubhque.
Une fois dans le M'zab, le général de Latour d'Auvergne
y installa aussitôt des chantiers. Pendant que les ouvriers
travaillaient, il fit rentrer 80.000 francs d'amende, et décida
que cette somme serait affectée à des travaux d'utilité dont
profiterait le pays. Le 30 novembre, treize jours après son
arrivée, il proclama solennellement l'annexion du M'zab à
la France, et donna Tinvestiture aux nouveaux chefs indi-
gènes. Ce même jour fut posée la première pierre du bordj,
établi depuis à côté de Ghardaïa, sur une position domi-
nante, de manière à menacer de son canon les trois vihes
— 431 —
tout à fait rapprochées de Ghardaïa, Melika et Beni-Isguen.
L'annexion se fit sans la moindre résistance ; les imams et
tolba protestèrent seuls, mais en vain, car la masse du
peuple mozabite était fatigu(?e de leur intolérable tyrannie.
Le bordj de Ghardaïa peut loger 13 officiers, 155 hommes
et 55 chevaux. Il contient, outre le bureau arabe et les
magasins de la garnison, tous les services auxiliaires, à
Texception du télégraphe qu'on a installé dans une des
tours fortifiées de la ville. En temps ordinaire, le comman-
dant du cercle du M'zab ne dispose que de quelques spahis,
de quelques cavaliers à méhari et de quelques fantassins.
Dès les premiers jours de l'occupation, le général de
Latour d'Auvergne ouvrit une route carrossable allant de
Laghouat à Ghardaïa ; cette route, fort belle, de cinq mètres
de largeur, est terminée, et l'on s'occupe même de la pro-
longer jusqu'à Ouargla. La grosse difficulté à vaincre con-
sistait à doter cette route de points d'eau. Mais en 1883,
un atelier du 2° bataillon d'Afrique trouva, dans un puits
creusé à l'oued Settafa, assez d'eau pour que la commune
indigène de Laghouat crût pouvoir créer sur ce point une
vaste pépinière de douze hectares de superficie. On découvrit
enfin, en plusieurs autres endroits, assez d'eau pour en faire
tenir à chaque gîte d'étape. Désormais nos colonnes pour-
ront sans peine atteindre le fond du désert, en passant par
le M'zab.
Malgré l'établissement régulier de l'impôt, les Moza-
bites ne se plaignent pas d'avoir perdu leur indépendance ;
aujourd'hui du moins ils ont paix et sécurité, et peuvent
librement se livrer au commerce. On va entreprendre des
reboisements pour leur procurer le bois qui manque à
leur pays désolé, et des travaux de sondage établis le
long de l'oued M'zab leur donneront l'eau qui fait défaut à
leurs jardins.
Une des conséquences de l'annexion fut l'abolition de
Tesclavage au M'zab. 11 y avait dans le pays un peu plus de
trois cents esclaves nègres et un millier d'affranchis qui,
— 432 —
presque tous, se consacraient à la culture et à Tarrosage
des jardins. Quelques-uns de ces pauvres diables réclamèrent
leur liberté ; mais le bureau arabe leur ayant déclaré qu'ils
seraient obligés de chercher du travail pour vivre, ils
retournèrent chez leurs anciens maîtres, où ils sont tout
simplement des domestiques à gages. Nous avons déjà dit
quelque part que l'esclavage est fort doux chez les peuples
musulmans.
On compte au M'zab quelques centaines de juifs, presque
tous établis à Ghardaïa. On ne leur a pas encore appliqué
le décret Crémieux de 1870, qui naturalise en masse tous
les juifs d'Algérie. Ceux du M'zab se consolent de n'être
point électeurs, en songeant qu'ils ne doivent pas le service
militaire.
XII
Après 1882, des flots d'encre furent répandus en pure
perte, dans le but d'établir quel est le meilleur système à
appliquer à l'Algérie, pour empêcher le retour des insur-
rections ; puis la France se rendormit sur l'oreiller trom-
peur de la sécurité.
Nos gouvernants pensent sans doute qu'il n'y a rien à
faire qu'à attendre l'action du temps. Incontestablement,
deux races jetées avec violence Tune contre l'autre ne
peuvent se fusionner qu'à la condition d'être, au moins
physiologiquement, voisines l'une de l'autre. De plus, la
civilisation arabe est en retard de huit ou dix siècles sur
la civilisation européenne. Il en résulte que pendant bien
des années encore, les races européennes et indigènes
réunies sur le sol algérien vont demeurer, les unes
vis-à-vis des autres , séparées par leur génie national,
leur mode d'existence, leurs instincts.
Fusion, fusion! Voilà un grand mot qui aura été prononcé
tien souvent. Mais c'est à peine si l'on peut espérer, dans
— 433 —
l'avenir, une fusion avec le type kabyle qui, somme toute,
n'est pas extrêmement éloigné du type européen. Le kabyle,
agriculteur, sédentaire, propriétaire, point fanatique, aime
le travail, le progrès, et, même avant la conquête, il com-
prenait la défense du sol par l'établissement d'une confédé-
ration des tribus. Il est donc capable de s'élever jusqu'à
ridée supérieure de patrie, et certainement un contact
habituel le rapprochera de nous, si nous savons éviter les
froissements et soutenir ses intérêts.
Réussira-t-on de même avec l'arabe, que tout éloigne de
nous? C'est possible, mais il faudra bien longtemps attendre.
Comme nous l'avons dit dès Tintroduction à ces Récits, le
monde sémite est réfractaire à notre civilisation ; l'immobi-
lisme est son caractère dominant. L'arabe, irréconciKable,
reste l'ennemi. Si les tribus du Tell tremblent aujourd'hui de
s'insurger, parce que la confiscation de leurs terres serait
la conséquence d'une prise d'armes, on aurait tort toutefois
de confondre cette crainte salutaire avec de la tendresse
pour nous. Quant aux tribus du sud, qui n'ont pas de confis-
cation de terres à redouter, il faudra toujours nous tenir en
garde contre elles.
Dans ces dernières années, quelques faiseurs de systèmes
ont proposé d'éloigner l'armée du littoral pour la reporter
vers le sud. C'est là une mesure extrême difficilement
réalisable. S'il ne s'agissait que de la personne des généraux
commandant les divisions et les subdivisions, la chose serait
aisée; mais pourrait-on envoyer dans le sud nos arsenaux,
nos parcs, nos magasins, nos ateliers de construction, avec
la même facilité qu'un colonel du génie ou un commandant
d'artillerie?
Le problème militaire à résoudre est tout autre. Partons
d'un grand principe; c'est qu'en temps de paix, l'Algérie,
ainsi que son annexe la Tunisie, ne devrait être défendue
que par ses troupes permanentes, et l'on ne détacherait
aucune fraction de l'armée métropolitaine pour la mettre
à la disposition du général commandant à Alger. En temps
RÉCITS ALGÉRIENS. — 2« SÉRIE 88
— 434 —
de guerre, le 19® corps ayant à paraître sur les champs de
bataille de TEurope comme une réserve d'élite, l'Algérie ne
serait gardée que par les quatrièmes bataillons et les dépôts
des régiments partis pour la France, par des corps étran-
gers ou disciplinaires, et par ses territoriaux.
On a toujours cru que les Turcs se maintenaient en Algé-
rie avec une armée ne dépassant guère le chiffre de 15 ou
20.000 hommes; ils avaient, il est vrai, un appoint consi-
dérable dans les colonies de Koulouglis qui formaient gar-
nison dans les principales villes. Cet appoint, nous l'avons
également, puisque les habitants de nos grands centres
sauraient, à Foccasion, sous l'uniforme du territorial, pren-
dre un fusil et se battre pro arts et focis. Mais les Turcs
possédaient une institution militaire que nous n'avons jamais
voulu réorganiser : ils avaient le maghzen.
Les goums, dont nous avons souvent parlé, sont, en tant
que troupe constituée, un déplorable moyen de répression.
Sans doute, ils rendent quelques services à nos colonnes
expéditionnaires, comme éclaireurs ou flanqueurs; mais il
serait tout à fait déraisonnable de faire fond sur des gens
qui partent en guerre à leurs frais, le plus souvent sans
vivres et toujours sans solde, montés sur leurs propres che-
vaux, qu'on se garde bien de nourrir, et laissant derrière
eux femmes et enfants, exposés à mourir de faim dans les
hasards de la vie de tribu. Eh bien! nous avons la singulière
prétention de vouloir que ces goums s'exposent, sans rému-
nération ni récompense, à se faire tuer pour combattre des
hommes auxquels, au fond de leur cœur, ils souhaitent
tous les succès possibles, puisque ces hommes défendent la
cause sacrée de Tislam. En vérité, une prétention pareille
confine au grotesque. Défendons-nous notre patrie à nos
frais? N'exigeons donc pas que nos ennemis nous protè-
gent gratis.
Il faut absolument que des maghzen s soient organisés à
la lisière du sud. On trouvera de bons cavahers dans les
tribus du Tell, et des cavaliers ne faisant pas partie des
— 435 —
ordres religieux. Le cavalier du maghzen devra être nourri
par TEtat, ainsi que son cheval, et recevoir une solde, avec
des armes.
Question d'argent, nous dira-t-on. Préfère-t-on garder
éternellement l'état militaire constitué par la loi du
13 mars 1875? N'arrivera-t-il pas un jour où, fatalement, il
faudra le réduire, et désai'mer dans une certaine mesure?
Quelle que soit l'issue de la grande guerre annoncée et pro-
mise, nous en arriverons là. Vaincus, ce que nous ne croyons
pas, nous serions obligés de licencier les trois quarts peut-
être de notre armée ; vainqueurs, nous imposerions le
désarmement à nos ennemis et, de notre côté, nous pour-
rions procéder à des réductions d'effectif. Les troupes régu-
lières d'Algérie devenant alors à peine suffisantes, il faudrait
bien créer des milices indigènes dans le genre de celle des
maghzens.
Que ceux que préoccupe l'avenir de l'Algérie réfléchissent
sérieusement. Ils comprendront que d'indispensables me-
sures militaires doivent être prises pour assurer la sécurité
de la deuxième France, autrement nous tremblerions pour
l'Algérie quand éclaterait une guerre européenne; nous
craindrions alors une réaction des peuplades sahariennes
contre lamarcheprogressive delà colonisation. Cespeuplades
avides de butin sont excitées par l'attrayante peinture qu'on
leur fait chaque jour des richesses agricoles du Tell. Car on
aurait tort de ne pas admettre qu'il existe une corrélation
étroite entre le Tell et le Sud. Un des caractères distinctifs
des Arabes, c'est rcsprit d'imitation; ce peuple obéit, sans
réflexion aucune, à l'impression du moment. Lorsqu'une
tribu s'insurge, toutes celles de la même région se sentent
disposées à l'imiter. Si donc, dans le cas d'une guerre euro-
péenne, des tribus sahariennes pénétraient dans le Tell par
des passages forcément dégarnis, l'Algérie pourrait bien
prendre feu de Souk-Ahras à Sebdou, et la Tunisie suivrait
immédiatement son exemple. Evidemment le châtiment
serait terrible ; mais quand nous aurions séquestré deux ou
— 436 —
trois millions d'hectares et tué quelques milliers d'insurgés,
cela serait-il une compensation suffisante à la ruine de nos
établissements agricoles, et les têtes coupées de nos colons
se remettraient-elles spontanément sur leurs épaules?
Ne songeons pas qu'aux mesures militaires à prendre;
occupons-nous aussi de la politique à suivre en Algérie.
Nous n'entourons pas les sociétés religieuses d'une
surveillance assez étroite ; c'est à peine si nous les
observons, oubliant trop que les Arabes nous font une
guerre plutôt religieuse que patriotique. Et non seulemen*
nous ne surveillons pas assez les khouans, mais nous ne
savons pas opposer les sectes religieuses les unes aux
autres, en tirant parti de leurs rivalités. Quand nous avions
avec le Maroc des difficultés auxquelles le canon d'Isly
et de Mogador mit fin, un de nos envoyés, s'entretenant
avec Tun des hauts dignitaires de l'empire chérifien, lui
parlait de la puissance de la France, de ses ressources
en soldats, en chevaux, en canons. Le marocain Técouta
attentivement, puis lui répondit : « Vous réussiriez bien
mieux chez les Arabes en vous servant des marabouts, qu'en
manœuvrant vos innombrables canons. »
L'ordre des Tedjini, par exemple, en opposition avec
celui des Ouled Sidi Cheikh, nous donna mille preuves de
fidélité et d'amitié. Nous avons vu aussi qu'en haine d'Abd-
el-Kader, le cheik d'Aïn-Mahdi nous rendit d'importants ser-
vices en empêchant les tribus du sud de se joindre aux
contingents de l'émir, pour prendre part à la guerre sainte.
Jamais les Tedjini ne bougèrent pendant la grande insur-
rection saharienne, qui débuta en 1864 et qu'on ne peut dire
complètement terminée, puisque Bou-Amema, au fond du
Maroc, n'attend que l'occasion de rentrer en scène.
Il faudrait que nos relations avec l'ordre des Tedjini
fussent meilleures encore. Plus intimes aussi pourraient
être nos rapports avec El Hadj Abd-es-Selam, grand chef
de l'ordre de Mouley-Taïeb répandu dans le Maroc et la
province d'Oran. C'est un personnage qu'on devrait couvrir
— 437 —
d'or, car il saurait tout à la fois maintenir Touest de l'Al-
gérie, et préparer pacifiquement notre protectorat sur le
Maroc. Si le gouvernement civil d'Algérie, dans l'hypothèse
d'une guerre européenne, n appelait pas à lui Abd-es-Selam
pour l'installer à Tlemcen ou à Sidi bel Abbès, avec éclat
et pompe, il commettrait une lourde faute. Employons aussi
les Khnatza installés à Bou-Kaïs, et dépensons de l'argent
pour subventionner cet ordre religieux très pauvre, que les
Ouled Sidi Cheikh n'ont cessé de molester, et qui voudrait
enfin se venger de leurs mauvais procédés. Bref, ne pas uti-
liser tous les ordres religieux qui nous offrent leur concours
serait nous montrer aussi incapables qu'imprévoyants.
En outre, les Ouled Sidi Cheikh, avec lesquels il ne faut
pas songer à nous réconcilier, possèdent sur notre terri-
toire un grand nombre de zaouïas et des propriétés immo-
bilières fort considérables. Pourquoi ne pas confisquer tout
cela ? Ils comptent aussi un grand nombre de mokaddems
parmi nos tribus, et ces mokaddems y recueillent, comme
nous l'avons vu, des ziaras et offrandes pour les chefs de
l'ordre qui, de cette façon, ont toujours de l'argent, ce nerf
de la guerre. Nous devrions mettre ordre aux agissements
de ces adeptes, et leur défendre de circuler à travers
nos populations indigènes. D'une manière générale, les
Ouled Sidi Cheikh établis dans le Tell doivent être rendus
responsables de la conduite de leurs coreligionnaires du
sud, avec lesquels ils sont en relations continuelles.
Un jour viendra où nous reconnaîtrons la nécessité de
faire aboutir l'Algérie. Ce jour-là, en dépit de certaines
déclamations soi-disant philanthropiques, nous prendrons
une mesure que l'équité la plus scrupuleuse ne saurait
contester : nous attribuerons à la colonisation les terres
que l'arabe ne cultive pas , en môme temps que nous
reconnaîtrons le droit de propriété de l'indigène sur ce
que nous lui laisserons. Il n'est pas moins indispensable
de revenir au cantonnement des tribus, qui fut pratiqué
autrefois, et auquel on a renoncé en objectant, bien à tort,
— 438 —
qu'il présentait des dangers de révolte. On le fera, mais on
attendra qu'une insurrection en fournisse le prétexte. Le
statu quo est mortel pour nos colonies en général, et en
particulier pour l'Algérie, dont il ne faut pas décourager la
population européenne. L'arabe, lui, ne se trouble pas ;
drapé dans son burnous, il attend le jour et l'heure où il
jugera possible de nous chasser ; alors il se jettera furieu-
sement sur nos colons et nos soldats.
A Dieu ne plaise que nous préconisions vis-à-vis de l'in-
digène l'emploi de procédés violents! Il en est d'autres, plus
lents et plus sûrs, pour détruire ou pour adoucir l'esprit
sémite. Il faut créer des routes et des chemins de fer. Il
faut enfin conquérir l'arabe par l'intelligence, en lui ouvrant
partout des écoles. Il est vrai que le mahométisme oppose
une résistance à peu près invincible aux progrès de la
civilisation européenne; cela nous excuse-t-il de ne pas
entreprendre méthodiquement la conquête morale de ces
populations? Commençons tout au moins par leur enseigner
la langue française.
Nous dépensons des sommes considérables dans les lycées
et collèges de l'Algérie, dans les écoles primaires supé-
rieures ou à la Faculté d'Alger, pour apprendre l'arabe à
de jeunes Français. Mais nous n'avons jamais su trouver
un centime pour enseigner notre langage aux indigènes.
Si quelques milliers d'entre eux, alléchés par la prime de
50 francs attachée au certificat de langue française, suivent
les écoles primaires des villes, nous ne songeons nullement
à ceux qui sont répartis dans les tribus au nombre de trois
millions. Nous entretenons dans les lycées d'Alger et de
Gonstantine une soixantaine de fils de caïds ou d'aghas,
qui reçoivent ou sont censés recevoir l'instruction secon-
daire, y compris le grec et le latin. Ces jeunes gens pour-
raient entrer dans nos administrations ; mais ils se rendent
compte de leur infériorité, et préfèrent rentrer dans leur
tribu, où ceux qui ont des parchemins et des certificats se
gardent bien de les montrer ; ils imitent plutôt ces turcos
— 439 —
buveurs d'absinthe et mauvais sujets, qui, une fois libères
du service, se montrent plus fanatiques et plus intolérants
que les marabouts, afin de n'être pas suspects.
Bien des systèmes ont déjà été proposés. Dans le Gagne-
Petit du 29 avril 1886, M. Francisque Sarcey, traitant la ques-
tion de l'instruction primaire dans Vautre France, disait
que l'Algérie ne mériterait vraiment ce surnom que lors-
qu'on y parlerait français d'un bout à l'autre du territoire.
Il reconnaissait que l'enseignement primaire est assez bien
organisé dans les centres de colonisation, et que l'instruc-
tion est abondamment distribuée aux enfants européens,
musulmans et israélites. Mais, ajoutait-il avec raison, la
population arabe n'habite pas seulement les villes ; pour
celle des campagnes, on ne fait rien. Et M. Francisque Sar-
cey donnait des exemples. Nous citons textuellement :
« Dans la subdivision de Médéah, qui est l'une des plus
importantes, à tous les points de vue, non seulement de la
province d'Alger, mais même de l'Algérie tout entière, en
dehors de deux écoles arabes-françaises, l'une à Djelfa,
l'autre à Laghouat, il n'existe dans les tribus aucune école
destinée, non pas même à apprendre à lire aux enfants indi-
gènes, mais seulement à apprendre à parler notre langue.
« Les rapports trimestriels de ces deux écoles font con-
naître qu'au 25 juin, vingt enfants indigènes musulmans
suivaient les cours de l'école de Djelfa, et dix-neuf ceux de
l'école de Laghouat. En outre, quatre petites filles musul-
manes suivaient les cours de l'école communale des filles
de Laghouat; soit en tout quarante-trois enfants fréquentant
ces écoles.
« Or, le recensement quinquennal qui vient d'être effectué
récemment donne comme population indigène de la subdi-
vision de Médéah, au 1" janvier 1882, un total de 132.493
âmes, dont 43.727 enfants, garçons et filles.
« Ainsi, sur 44.000 enfants (chifi're rond), 43 seulement
apprennent à hre et à écrire en français : c'est une^ jolie
proportion de un sur mille.
— 440 —
« Ce qui est vrai de la subdivision de Médéah l'est égale-^
ment des autres subdivisions du territoire de commande-
ment, ainsi que des communes mixtes du territoire civil,
qui, sous ce rapport, ne sont pas mieux partagées.
« Il est clair que ce n'est pas en créant dans quelques
centres européens, à Alger, Constantine, Oran, Blidah et
Médéah, des lycées et des collèges communaux dont les
constructions et le personnel enseignant coûtent fort cher
et dont les cours ne peuvent être suivis par des indigènes
qui savent à peine quelques mots de français, que Ton
arrivera à franciser l'Algérie. »
Ce que rapporte M. Francisque Sarcey était vrai en 1882.
Depuis, on a fait quelque chose, et les partisans quand
même du régime civil appliqué à n'importe quelle région de
l'Algérie s'étonneront que ce quelque chose ait été fait en
territoire militaire. Une école a été fondée, en 1884, dans
la tribu nomade des Maamera, et elle suit cette tribu dans
ses migrations ; une autre fonctionne à Aïn-Mahdi. Toutes
deux sont aux frais de la commune indigène de Laghouat.
A Messâad, dans le même cercle, le caïd a installé une
classe dans une maison qui lui appartient. Les communes
indigènes de Djelfa, Ouargla, Boghar et Ghardaia sont
bien partagées sous ce rapport.
De jeunes indigènes ayant obtenu le certificat d'études
primaires, ou des sous-officiers de spahis sont chargés de
l'éducation des enfants. Sans doute, ce n'est pas encore la
perfection ; mais c'est un commencement. Il viendra bien
un jour où, en présence des efforts accomplis par les
communes indigènes, les Chambres voteront des crédits
pour les aider à couvrir les frais qu'elles s'imposent.
L'avenir de l'Algérie est là.
Evidemment, l'installation des écoles dans les tribus devra
être des plus sommaires ; chez les nomades, elle se compo-
sera simplement d'une tente, et chez les tribus sédentaires
ce serait un simple gourbi. Parlons maintenant du recrute-
ment des maîtres.
— 441 —
M. Francisque Sarce}^ dont les intentions sont assurément
fort louables, convient que nous n'avons pas sous la main,
en ce moment, assez d'instituteurs arabes, quoiqu'il ne
faille pas se montrer bien exigeant, mais se contenter d'un
peu de lecture, d'écriture et d'arithmétique. En attendant
que nous puissions former un millier de ces instituteurs,
voici ce qu'il propose :
« Nous avons en Algérie, dit-il, trois bataillons d'infan-
terie légère d'Afrique où sont envoyés, à leur sortie des
établissements pénitentiaires, les militaires non condamnés
à des peines infamantes et qui, à l'expiration de leur peine,
ont encore à passer un certain temps sous les drapeaux.
« Il s'y trouve un certain nombre de jeunes gens qui ont
reçu dans leur famille une bonne instruction primaire. C'est
cette catégorie de déclassés que je propose d'utiliser
d'abord, pour la vulgarisation de la langue française.
u Ils font un piètre service comme militaires, car ils ont
prouvé qu'ils n'aimaient guère le régiment. C'est comme
instituteurs qu'ils achèveraient leur temps, moj^ennant une
rétribution qui serait naturellement assez faible. Quelques-
uns sans doute prendraient goût au métier, demanderaient
à rester et passeraient dans une classe supérieure et mieux
payée. Ils pourraient se marier et, dans ce cas, si leur femme
voulait se charger de réunir les petites filles de la tribu pour
leur faire la classe, elle serait également rétribuée en raison
des services rendus. »
M. Francisque Sarcey se figure qu'on pourrait trans-
former des soldats douteux en maîtres d'écoles utiles. Eh
bien, M. Sarcey se trompe. S'il connaissait l'Algérie, il
parlerait autrement. L'instituteur français sera toujours
reçu avec défiance par les indigènes : ou bien on redou-
tera en lui le chrétien ; ou bien, s'il n'est pas religieux, on
le méprisera et nul ne lui confiera ses enfants. Donc, des
moniteurs arabes, tels que ceux qu'emploient les communes
indigènes de Boghar, Djelfa, Laghouat, Ghardaïa et Ouargla,
munis des principes les plus simples de la pédagogie, réus-
— 442 —
siront toujours mieux que des bacheliers fourvoyés dans les
bataillons d'Afrique. D'autre part, en supposant que l'auto-
rité militaire consentît à écrémer ces bataillons, ne trou-
verait-elle aucun danger à disséminer des zéphyrs jusque
dans les tribus les plus éloignées de tout centre européen,
et croit-on que ces malheureux pourraient adopter tout
d'un coup la manière de vivre des indigènes?
Renonçons à faire grand pour faire vite et beaucoup.
Voici ce qu'écrivait, en 1883, le rédacteur de VEcho du
Sahara, journal de Batna :
« Aux chefs-heux des communes mixtes, dans les postes
forestiers ou douaniers, dans les brigades de gendarmerie
placées en dehors des centres constitués et jusque dans le
moindre hameau, la moindre ferme isolée, il est facile de
trouver des Français qui consentent à donner quelques
heures de leurs loisirs à Tinstruction des indi^rènes.
• •••••■••••••■•••••••
« Que tout Français établi loin d'un centre européen —
qu'il soit ou non agent de Tautorité — puisse ouvrir sa
petite classe moyennant déclaration préalable, et avec la
perspective assurée d'une indemnité proportionnée aux
résultats dûment constatés... et bientôt Ton verra surgir
en Algérie une légion d'instituteurs improvisés qui facili-
teront singulièrement la solution de l'important problème
de l'instruction, — nous voulons dire de la francisation du
peuple arabe. »
A la bonne heure ! On ne peut pas dire que voilà une
utopie ; la chose est pratiquement réalisable. Il n'y a
plus qu'à trouver de l'argent. Que l'Etat commence par
consacrer au système d'instruction préconisé par l'hono-
rable pubhciste de Batna, M. Beun, les 66.000 francs qu'il
aôecte aux bourses des bachehers arabes ; puis, s'il refuse
d'y ajouter d'autres subventions, qu'il laisse faire les conseils
générpux des trois départements de l'Algérie. Ces conseils,
exclusivement français ou peu s'en faut, accorderont volon-
tiers quelques secours à des entreprises particulièrement
— 443 —
utiles aux indigènes, quand ces entreprises auront pour
résultat de rattacher les Arabes à la France, c'est-à-dire
d'avancer l'époque de francisation, ce qui mettrait fin aux
révoltes. Avec un demi-million pour toute l'Algérie, on aura
chaque année trois ou quatre cents moniteurs indigènes, on
bâtira une trentaine d'écoles sur des plans extrêmement
simples, et on apprendra le français à vingt mille petits
arabes. Si dans quelques années nous étions parvenus à
élever ainsi un million d'enfants, à la fm du siècle l'Algérie
serait francisée, du moins en grande partie.
Nous devons aux indigènes de l'Algérie un bon gouver-
nement, nous devons nous montrer attentifs à tous leurs
besoins et chercher sincèrement les moyens d'y pourvoir.
Aucun peuple ne se console facilement de la perte de
sa nationalité. Longtemps encore les Arabes croiront
que le Mouley-Sâa, le Messie qui doit chasser les Fran-
çais de l'Algérie, est sur le point d'arriver ; longtemps
encore ils protesteront et conserveront au fond de leur
cœur la haine du vaincu pour le vainqueur. Il faut donc
que le vainqueur persuade peu à peu au vaincu que c'est
dans leur intérêt commun, un intérêt supérieur, qu'il doit
se laisser guider. Qu'il lui donne l'instruction, et, s'il ne
l'accepte pas, qu'il la lui impose.
Gardons-nous bien d'une mansuétude aussi ridicule
qu'impolitique. Gardons-nous surtout de certaines théories
qui, maladroitement appliquées, peuvent compromettre
l'œuvre à laquelle la France est attachée depuis un demi-
siècle. Restons forts ; nous ne tarderions pas à payer chère-
ment notre faiblesse, et rappelons-nous que lorsque la
douceur et la persuasion ne suffisent plus, l'énergie devient
nécessaire.
11 faudrait enfin, répétons-le une dernière fois, attirer
en Algérie une nombreuse immigration européenne. Ce ne
sont pas les colons qui devraient être noyés dans les flots
de la population indigène, c'est la population indigène qui
devrait être noyée dans le flot des colons. L'Algérie colo-
— 444 —
nisée ! Quel immense surcroît de forces pour la France ! Le
gouvernement général vient d'adopter le meilleur mode de
distribution des terres aux Européens : la vente avec droits
absolus de propriété dès la signature du contrat. C'est
beaucoup, mais ce n'est pas assez : il importe que la
terre française ne redevienne jamais arabe, et que de
misérables spéculateurs ne puissent pas acheter des terres
expropriées pour les revendre avec bénéfice aux indi-
gènes, comme cela s'est produit en 1871. Persuadons
aux Algériens que nul plus qu'eux n'est intéressé à toutes
les questions d'immigration et de colonisation. Ils ont
toujours trop compté sur l'Etat, tandis que ce serait à eux
d'envoyer des agents en Europe pour recruter des colons,
et accueillir l'immigrant pauvre de façon à soustraire son
maigre pécule à l'avidité des spéculateurs. Toutes ces
choses sont faisables; au port de débarquement, les
conseils généraux des départements algériens pourraient
installer des établissements destinés à recevoir les familles
des émigrants.
Les Algériens ont raison de vouloir faire connaître à
tout prix leur beau pays. Trop d'idées fausses sont répan-
dues en France sur l'Algérie, et il y a beaucoup à faire
pour détruire de sots préjugés. On a toujours parlé de
ce pays comme d'une contrée désolée, inhabitée, mal-
saine; rien n'est plus faux, et les alpinistes qui ont visité
l'Algérie, au printemps de 1886, ont le devoir d'éclairer
la presse métropolitaine. Ce devoir, nous qui avons passé
en Algérie les vingt plus belles années de notre existence,
puissions-nous, de notre côté, l'avoir remph, en apportant
notre pierre à l'édifice que la civihsation française, par
une inspiration grandiose, essaye d'élever en face des
côtes de la Provence, sur l'autre bord de la Méditerranée I
TUNISIE
L'an 1259 avant Jésus-Christ, une colonie de Sidoniens
vint fonder la ville de Cambé, qui ne tarda pas à devenir
la citadelle de Tunes, mot qui, en phénicien, signifie habi-
tation. Tunes est le Tunesium des Romains, le Tonnes des
Arabes, le Tunis d'aujourd'hui.
La poésie antique changea le nom de l'épouse de Sichée
ou Sicharbaal, frère de Pygmalion, roi de Tyr. En réalité
cette princesse s'appelait, non pas Didon, mais Elissa. Echap-
pée de Tyr après le meurtre de Sichée par son frère, elle
vint, avec ses richesses, se réfugier à Cambé ou Tunes, et
fonda, en 883, la citadelle de Bosra, dont les Grecs ont fait
Byrsa, ce qui veut dire en grec peau apprêtée. Or, la légende
prétend que Didon ayant obtenu des naturels du pays, pour
l'emplacement de sa citadelle, la cession d'un terrain équi-
valant à la grandeur d'une peau de boeuf, l'adroite princesse
aurait fait alors découper le cuir on lanières fort étroites,
au moyen desquelles elle parvint à entourer une assez vaste
étendue de terrain. De pareilles légendes tombent devant
la philologie ; en effet, Byrsa ou Bursa est le nom primitive-
ment donné par les Grecs à Carthage, à cause de l'important
commerce de pelleterie qui s'y taisait.
Virgile a fait de bien beaux vers sur les amours de Didon
et du Troyen Enée. Malheureusement, Didon ou Ehssa vint
fonder Byrsa en 883, et la prise de Troie date de 1270.
L'anachronisme est violent ; mais souvent la poésie n'y
regarde pas de si près.
— 446 —
Cambé. Tunes et Byrsa formèrent un seul tout, sous le
nom de Carthage. Le savant M. Glarin de la Rive, dans son
Histoire générale de la Tunisie^ donne l'étymologie de ce
nom; il vient du phénicien KayHha hadath^ qui signifie
Ville neuve
La Tunisie appartint successivement aux Carthaginois,
aux Romains, aux Vandales, aux Grecs, aux cahfes arabes
et aux Turcs.
Bien des siècles avant l'ère chrétienne, le gouvernement
carthaginois donna au monde un exemple de monarchie
constitutionnelle aux mains d'un roi héréditaire, qui ne
pouvait régner que d'après les conseils d'un corps de trois
cents vieillards ou anciens. Décidément, il n'y a rien de
nouveau sous le soleil ! Plus tard ce gouvernement fut
modifié ; trois autorités, la magistrature suprême, le Sénat,
le tribunal des Cent, se balancèrent Tune l'autre. La magis-
trature suprême était représentée par deux suffètes, aux
pouvoirs annuels. Par-dessus ces trois pouvoirs était le
peuple, qui finit par s'arroger toute l'autorité. Bien avant
nous, Carthage vit donc l'avènement de la démocratie ;
et cette démocratie ne réussit pas précisément à faire
triompher Carthage de Rome, de même qu'il est à croire
que la démocratie française ne nous fera pas entrer à
Berlin.
Carthage s'empara successivement des îles de la Méditer-
ranée et de l'Espagne ; puis survinrent les trois guerres
puniques. Carthage tomba enfin sous les coups de Scipion,
en 146 avant Jésus-Christ ; cette ville, si florissante du-
rant sept siècles, périt parce que l'égoïsme, l'avarice, la
cruauté, la perfidie y étaient arrivés à leur comble. Le sac
de Carthage, par Scipion-Emilien, dépassa en horreurs tout
ce que peut concevoir l'imagination la plus vive. La couche
épaisse de cendres, dit M. Tissot, de pierres noircies, de
bois carbonisés , de fragments de métaux tordus ou fon-
dus par le feu, d'ossements à demi calcinés qu'on retrouve
encore, à ciuq ou six mètres de profondeur sous les
— 447 —
décombres de la Garthage romaine, témoigne assez de ce
que fut cette lamentable destruction.
Les provinces carthaginoises formèrent alors une pro-
vince romaine comprenant la Zeugitane ou territoire de
Garthage, et la Byzacène, plus au sud. Après la bataille de
Thapsus, perdue par Juba, nommé roi de Numidiepar Pom-
pée, Jules-Gésar, vainqueur, réunit la Numidie à la province
romaine (45 avant Jésus-Christ). Plus tard, l'an 39 après
Jésus-Ghrist, Galigula fit massacrer Ptolémée, roi de Mauri-
tanie, et son royaume servit à former une nouvelle province
romaine divisée en Mauritanie césaréenne, et en Mauritanie
tingitane, avec Julia Gsesarea (Cherchell) et Tingis (Tanger)
pour capitales.
Pendant un laps de temps considérable, l'histoire de la
Tunisie n'offrit rien de particulier. Relevée par Jules César,
colonisée par Auguste sous le nom de Colonia Julia Car-
thago, Garthage redevint une cité florissante. Dioclétien
l'embellit de monuments magnifiques. Un préfet du prétoire,
Alexandre, s'y fit proclamer empereur ; mais, après trois ans
de règne, il fut renversé par Maxime, fils de Maximien (308),
et Garthage fut détruite en partie. Rebâtie par Constantin,
elle redevint plus florissante que jamais ; si florissante
même, qu'après la prise deRomepar Alaric(4i0),les riches
Romains vinrent y retrouver les plaisirs de la capitale de
l'ancien monde.
Pourtant ni Jules César, ni Auguste, ni Dioclétien, ni
Constantin, n'avaient permis aux Carthaginois de recons-
truire les murs de leur cité. Cette permission leur fut
accordée (424) par Théodose, à la veille de l'invasion des
Vandales.
Ceux-ci démantelèrent toutes les villes d'Afrique, à
l'exception de Garthage, dont Genséric, qui s'en était rendu
maître en 429, fit sa capitale.
La domination des Vandales en Afiique dura 105 ans.
Prise par Bélisaire, en 533, Garthage redevint métropole
romaine.
— 448 —
C'est vers 643 que les Arabes se présentèrent en Tunisie.
Le fameux Okba fonda Kaïrouan en 663 ; c'est là que ses
successeurs s'établirent. L'un d'eux, Hassan ben Nouma,
s'empara de Garthage et de Tunis ; les Arabes épargnèrent
Tunis et saccagèrent Garthage, qui ne se releva plus de
ses ruines. Tunis, gagnant tout ce que perdait Garthage,
fut gouvernée par des émirs nommés par les gouverneurs
de Kaïrouan. L'un d'eux, Ibrahim ben Aglab, se rendit
indépendant des califes abassides, et fonda la dynastie des
Aglabites.
Laissons de côté les dynasties des Fatimites, des Almo-
hades, de Hafsides, sous lesquelles l'empire de Tunis devint
florissant et s'étendit jusqu'au Maroc ; le dernier des Plaf-
sides , Mouley-Hassan , s'empressa, en montant sur le
trône, de faire étrangler ses frères. Le plus jeune, Reschid,
s'échappa et alla se réfugier auprès de Barberousse, à
Alger. Gelui-ci lui conseilla d'aller à Gonstantinople « pour
informer le Grand-Seigneur de son aifaire. » Mais le Grand-
Seigneur fit aussitôt jeter Reschid en prison, et ordonna à
Barberousse de s'emparer de Tunis. Le pirate s'empressa
d'obéir, et chassa Mouley-Hassan.
Celui-ci réclama l'intervention de Charles-Quint, lui pro-
mettant d'installer à demeure et de payer une garnison de
1.200 Espagnols au fort de la Goulette. Charles-Quint prit
Tunis et la rendit au roi dépossédé ; mais après lui, en 1570,
le fils de Mouley-Hassan, qui avait fait crever les yeux à son
père pour prendre sa place, fut chassé de Tunis par Ali-
Kilidj, pacha d'Alger. Revenus pour quelque temps à Tunis,
les Espagnols en furent définitivement chassés par Sinam-
Pacha, qui y établit le gouvernement turc. Tunis fut un
moment gouvernée par un pacha-bey reconnaissant la
suzeraineté de la Porte, et élu par les principaux officiers
des janissaires ; mais ceux-ci tuèrent les pachas-beys qu'on
leur envoya de Gonstantinople, pour nommer plusieurs
deys révocables par eux. Après une série de massacres
de beys ou de deys, l'armée appela au trône, en 1705, un
— 449 —
certain Hussein ben Ali, fondateur de la dynastie qui règne
actuellement à Tunis, sous l'œil paternel de nos résidents.
Ce premier souverain finit mal. Au bout de vingt-neuf
ans de règne, il fut décapité par un nommé Ali ben Mohn-
med. Ses fils le vengèrent en étranglant l'usurpateur.
Quand nous aurons dit qu'une demi-douzaine de beys
moururent de mort violente dans le xviii® siècle, nous
aurons retracé toute l'histoire de la régence pendant ce
temps. Le bey Achmed ben Mustapha, qui monta sur le
trône en 1S37, se montra fort ami du progrès ; il autorisa
la création d'un collège européen à Tunis, aff'ranchit les
esclaves et émancipa les Juifs, après quoi il visita la France.
Tout cela ne convint pas à la Porte, qui voyait le bey de
Tunis lui échapper ; aussi envoya-t-elle des troupes devant
la capitale de la Tunisie pour y rétablir la domination tur-
que. Les amiraux français Lalande et Gallois empêchèrent
alors les Turcs de débarquer, et le sultan dut se contenter
du droit platonique de donner l'investiture à tous les nou-
veaux beys, avec le titre de pacha à trois queues.
Mohamed es Sadok, celui qui vit arriver les troupes fran-
çaises sous la troisième République, monta sur le trône
en 1859. Son prédécesseur avait promulgué une constitution ;
il en octroya une autre qui n'eut que deux ans de durée. Ces
princes orientaux ont parfois d'étranges fantaisies. Mohamed
es Sadok aurait peut-être mieux fait de surveiller l'applica-
tion de la peine de mort dans la Régence, car on ne mourait
pas en Tunisie de façon égale. Ainsi les Turcs et les Gou-
louglis étaient étranglés dans une salle de la citadelle; les
Maures avaient la tête tranchée en public; les soldats
kabyles étaient pendus, et les autres fusillés. Quant aux
femmes, on les jetait tout simplement dans le lac El Bahira,
avec une pierre au cou. Les voleurs étaient envoyés aux
galères.
Quelquefois le bey, par manière de distraction, ordonnait
pour les condamnés à mort la bastonnade jusqu'à cessation
du mouvement ; parfois encore il leur faisait couper le bras
RÉCITS ALGÉRIENS. — 2« SÉRIE 29
- 450 —
ou le poignet, ou parcourir les rues de Tunis assis à rebours
sur un âne.
Mohamed es Sadok nous fit assez bonne figure jusqu'en
1870 ; mais après nos revers, il laissa son premier ministre
Khéreddin ou Kaïr-Eddin, gendre et successeur du vieux
Mustapha Khaznadar, qui noya l'insurrection de 1864 dans
des flots de sang, soustraire la Tunisie à l'influence fran-
çaise pour la ramener sous la suzeraineté de la Porte. Le bey,
de par un firman du 17 octobre 1871, devenait grand vizir,
et la Tunisie n'était plus qu'une dépendance de l'empire
ottoman. La situation du pachalick de Tunisie fut réglée
ainsi : le bey recevait l'investiture de Constantinople ; il
ne pouvait faire la guerre ni la paix sans l'agrément du
sultan, et, en cas de guerre, il mettait ses troupes à la dis-
position de la Turquie. Seulement, il eût fallu avoir des
troupes. En 1877, l'armée tunisienne, au moment de la
guerre russo-turque, était réduite à un si piteux état, que
le sultan dut se contenter de l'envoi d'un millier de
mulets.
La France ne voulut jamais reconnaître ce traité, et le
bey lui-même ne s'y conforma pas.
La Tunisie, a-t-on dit, est la continuation, le complément
naturel de l'Algérie ; elle doit y être rattachée, et c'est seu-
lement alors que la mission providentielle de la France en
Afrique sera accomplie.
Tel n'est pas notre avis. Nous peasons que chaque nation
méditerranéenne a sa tâche civilisatrice vis-à-vis d'elle sur
le continent africain. L'Italie a toujours regardé la Tunisie
comme son patrimoine, de même que l'Espagne a toujours
dit qu'elle hériterait de l'empire chérifien au Maroc.
Fatalement, dans un avenir plus ou moins rapproché du
jour où le drapeau français fut arboré sur la kasbah d'Al-
ger, la France en Tunisie devait se trouver en présence de
l'Italie. Les Italiens, a-t-on répété, furent provocateurs à
Tunis, et leur consul Maccio fit tout pour lasser notre pa-
tience. Laissons de côté les procédés du consul Maccio,
— 451 —
instrument conscient ou inconscient du chancelier d'Alle-
magne, dont la politique consiste à empêcher un accord de
s'établir entre les nations latines. Il était facile aux gouver-
nements de Paris et de Rome de s'entendre : aux Italiens
la plaine, aux Français la montagne. Il est incontestable
que, pour compléter notre colonie, une simple rectification
de frontières suffisait ; nous n'avions qu'à rattacher à la
province de Constantine le pays des Kroumirs, qui faisait
saillie dans le territoire du cercle des Souk-Ahras, plus le
pays du Kef, et celui de Gafsa, avec une portion du Djérid
ou Sah'ra tunisien.
Le serpent des bords de la Sprée nous présenta la Tunisie
comme une compensation de FAlsace, et nos gouvernants
crurent trouver là une sorte de réhabilitation militaire.
Nous admirons, en vérité, avec quel art notre diplomatie
a exploité les incidents relatifs à la compagnie de Bône-
Guelma, en opposition avec la compagnie italienne Rubat-
tino, ou ceux relatifs au domaine de TEnfida, vendu par
Khéreddine à la Société marseillaise, ou encore les incur-
sions des Kroumirs. De tout temps, des chamailleries ont
existé entre tribus, tant sur notre frontière tunisienne que
sur notre frontière marocaine. Dans une circulaire adressée
aux agents diplomatiques de la République française sur
les affaires de Tunis, M. Barthélémy Saint-Hilaire, ministre
des aff'aires étrangères, parla du pillage du vapeur V Auver-
gne, de la Société française des Transports maritimes à
vapeur, allant de Cette à Bône, et échoué près de Tabarca.
Ce pillage, du 2i janvier 1878, arrivait au moment psycho-
logique. A la fin de cette année, M. Waddington, de retour
de Berlin, rapportait pour la France l'autorisation de s'em-
parer de Tunis. Toute la presse s'extasiait sur le désinté-
ressement dont le gouvernement français venait de faire
preuve, lorsque ce même gouvernement prit la résolution
d'envoyer une armée à Tunis.
Mais cette expédition, il fallait la préparer. Pendant deux
ans, les journaux officieux parlèrent de l'impuissance du
— 452 —
bey à empêcher les déprédations des tribus tunisiennes de
la frontière, et M. Barthélémy Saint-Hilaire, dans sa circu-
laire du 26 juin 1881, put dire que « les réparations, quand
nous en obtenions, étaient hors de toute proportion avec
les dommages ; sans parler des atteintes constamment
infligées à notre légitime prestige par l'impunité des cou-
pables, qui, parfois même, profitaient de la connivence des
autorités locales. »
Toutes ces raisons durent faire sourire M. de Bismarck.
Dans tous les cas, il se frotta joyeusement les mains en
voyant la France sortir du recueillement qu'elle avait le
devoir de s'imposer après 1870, pour gaspiller des ressour-
ces qui auraient dû n'être consacrées qu'à la réorganisation
de son armée ou à l'achèvement de la colonisation en Algérie ,
et se priver de l'alHance italienne, la seule qui fût possible
en 1881.
Une escarmouche qui eut lieu le 31 mars entre des tribus
tunisiennes et deux compagnies échelonnées sur la frontière
pv^rmit à M. Barthélémy Saint-Hilaire de s'écrier : « L'attaque
inopinée des Kroumirs vient de décider la France encore
hésitante, en ne lui permettant plus de tarder à venger le
sang de ses soldats.-»
Dans cette escarmouche, nos troupes avaient eu quatre
morts et six blessés. M. Roustan, notre représentant à
Tunis, fut chargé d'annoncer au bey l'entrée prochaine de
nos troupes sur les terres de la Régence. Dans la note remise
par lui, il était dit que nos soldats marcheraient en alliés et
en auxiliaires du pouvoir souverain du bey, et que la France
espérait rencontrer dans les soldats tunisiens des alliés et
des auxihaires pour châtier définitivement les auteurs de
tant de méfaits, ennemis communs de l'autorité du bey et de
la nôtre.
Mohamed es Sadok protesta au nom des droits de l'empire
ottoman et déclara que la France devait assumer la respon-
sabilité de tout ce qui arriverait.
Le corps expéditionnaire, réuni sous les ordres du général
— 453 —
Forgemol, commandant la province de Constantine, se com-
posait de 25.000 hommes. La colonne de £>'auclie, sous les
ordres du général Delebecque, comprit les trois brigades
Vincendon, Galland et Ritter. Celle de droite, sous les or-
dres du général Logerot, commandant la subdivision de
Batna, était destinée à opérer un mouvement tournant par le
Kef ; une colonne intermédiaire fat confiée au général de
Brem ; enfin un détachement de cavalerie, sous les ordres
du colonel Gaume, commandant le 3' chasseurs d'Afrique,
se dirigea dans la vallée de la Medjerda, pour empêcher
les Kroumirs de recevoir du secours des tribus de la plaine.
Le général Farre, ministre de la guerre, envoya de France
des régiments à deux bataillons. La presse miliîaire, et,
après elle, la presse politique, se récria violemment, car
c'était compromettre la mobilisation. Les opérations dans le
pays des Kroumirs étaient à peine terminées, que le général
Farre fit rentrer un bataillon par régiment de hgne, et pres-
crivit la formation de régiments de marche par la juxtapo-
sition de trois bataillons empruntés à trois régiments diffé-
rents. L'expédient était déplorable ; mais il faut convenir
qu'il n'y avait guère possibilité d'agir autrement, la France
se décidant, en 1881, à faire des conquêtes coloniales avant
d'avoir une armée ad hoc.
Les colonnes Delebecque, Brem, Logerot et Gaume
n'étant pas jugées suffisantes, on envoya à Tabarca une
petite colonne expéditionnaire de trois bataillons.
Pendant que le général Logerot arrivait par le sud, le
général Delebecque ébranlait ses trois brigades. Le mou-
vement se dessina le 26 avril. On a fait beaucoup de plai-
santeries sur le peu de résistance des Kroumirs ; le fait
est que les colonnes françaises avaient une supériorité
numérique écrasante, tandis que les Kroumirs ne pouvaient
réunir que dix mille fusils. En lançant contre eux vingt-cinq
mille hommes, c'était le moyen d'en finir du premier coup. ;
Il est évident que si nous avions persévéré dans les vieux \
errements des guerres d'Afrique, pendant lesquelles la plus
— 454 —
grosse colonne que nous ayons jamais constituée lut celle
de la grande Kabylie, en -1857, forte de vingt-cinq à trente
mille hommes, et destinée à trouver en face d'elle quarante
mille hommes ; si nous n'avions pas fait venir de France
de nombreux bataillons; si, en d'autres termes, nous avions
confié l'expédition des Kroumirs à l'Afrique seule, qui eût
pu fournir une colonne de douze à quinze mille hommes
au plus, cette colonne aurait eu à soutenir de rudes et longs
combats. Le premier jour, la brigade Vincendon eut deux
hommes tués et sept blessés; le deuxième jour, huit tués
et sept blessés. Que pouvaient faire les Kroumirs? Pen-
dant que la brigade Vincendon les attaquait de front, ils
étaient attaqués de flanc par la brigade Galland, qui, elle
aussi, compta des morts et des blessés. Ea outre, les
colonnes Ritter, Logerot et Brem se montrant sur leurs
derrières, les Kroumirs ne purent résister.
Dans la colonne Logerot, le colonel Hervé, du 1" zouaves,
aujourd'hui général, livra à El Béchir un brillant combat
à la suite duquel on accusa le général Logerot de tout in-
cendier sur son passage, de tuer des femmes et des enfants.
L'honorable général n'eut pas de peine à se justifier de
cette calomnie, lancée par des Italiens qui étaient au camp
d'Ali-bey, frère du bey, et bey actuel de Tunisie.
Trouvant que ce n'était pas assez de sept colonnes pour
cerner le pays des Kroumirs, on en forma une huitième
sous les ordres du général Maurand, et on l'envoya dé-
barquer à Bizerte. La colonne Maurand coopéra à l'attaque
générale, et vint occuper Mateur et Djedéida.
En même temps que la colonne Maurand, débarquait à
Bizerte une colonne de sept bataillons, trois escadrons et
cinq batteries, sous les ordres du général Bréart. Celui-ci
allait marcher sur Tunis. Arrivé le 12 mai à la Manouba,
il fit aussitôt prévenir M. Roustan qu'il se tenait à sa dis-
position. Ce diplomate venait de recevoir une protestation
du bey contre la présence des troupes françaises si près de
sa résidence. Ce pauvre bey ne savait plus où donner de
— 455 —
la tête. Il envoya chercher les agents italiens, et une scène
très vive se passa alors au palais duBardo. Le bey reprocha
amèrement à ces agents d'avoir voulu faire de lui Tinstru-
ment de la politique italienne contre la France.
« Puisque vous, Itahens, leur dit-il, vous ne vous sentiez
pas capables de me soutenir, pourquoi m'avez-vous mis en
conflit avec la France? Qui perd aujourd'hui, c'est moi, et
je perds pour avoir voulu vous favoriser ! »
La ville de Tunis, saisie d'une véritable panique, faillit
être prise par deux hussards du 1" régiment. Ces deux
cavaliers, envoyés en estafette du Fondouck à Djedéida, et
ayant fait fausse route, se présentèrent devant une des
portes de Tunis, dont les gardiens les regardèrent avec
consternation. Reconnaissant leur erreur, l'un d'eux pro-
posa de rebrousser chemin. L'autre, voyant le visage bou-
leversé des gardiens, répondit :
« — Bah! puisque nous y sommes, entrons à Tunis. »
Cependant, comme les deuxhussards n'avaientpas d'ordre,
ils se retirèrent.
M. Roust m fit demander au bey à quel moment il serait
disposé à le recevoir avec le général Bréart. Le bey dé:>igna
quatre heures. Laissant M. Roustan prendre les devants pour
préparer le bey, le général arriva au palais de Kasar-Saïd
avec deux escadrons de hussards. Il trouva Mohamed es
Sadok avec Mustapha, son ministre et favori; le bey était
en pantalon gris perle, redingote noire et fez. Après un
échange de politesses, le général Bréart annonça qu'il
venait remplir la mission que lui avait donnée le gouver-
nement de la République, dans le but de rétablir de bonnes
relations entre ces deux pays, et d'éviter tout conflit ulté-
rieur. Puis il lut la dépêche qui lui donnait les pouvoirs
nécessaires pour conclure un traité. Dans cette dépêche,
il était dit que le gouvernement de la République française
désirait terminer les difficultés pendantes par un arraîi-
gement amiable sauvegardant pleinement la dignité du
bey.
— 456 —
L'infortuné ! On en faisait tout bonnement un préfet
français.
Le général Bréart fit connaître au bey le traité en dix
articles qu'il venait lui imposer le couteau sur la gorge.
Mohamed es Sadok demanda le temps de réfléchir et de
consulter ses ministres. Le général répondit que le gou-
vernement de la République avait besoin d'une réponse
immédiate ; il accorda toutefois un délai de deux heures.
C'était bien dur. Le bey répliqua que le délai était Irop
court ; le général insista pour avoir une réponse le jour
même. M. Roustan fit remarquer que depuis longtemps les
articles du traité avaient été soumis à la sanction du bey,
et que, du reste, rien n'était plus aisé que de réunir le
conseil à l'instant même. Le général Bréart ajouta dure-
ment qu'il ne se prêterait à aucun atermoiement. En fin de
compte, le délai fut augmenté de deux heures.
Mais une heure seulement après l'entrevue, le bey fit
dire au général Bréart qu'il était prêt à signer. Le général
remonta auprès du pseudo-souverain de Tunisie, et l'ins-
trument diplomatique reçut les signatures de Mohamed es
Sadok, de son premier ministre Mustapha, du général Bréart
et de M. Roustan. Mustapha fit contre fortune bon cœur, se
montra fort expansif dans la seconde entrevue, et échanga
des poignées de main avec tous les officiers français. Il se
borna à demander au général Bréart de ne pas faire entrer,
pour le moment, ses troupes à Tunis, où régnait une vive
agitation; le général le promit, et reçut incontinent le grand
cordon du Nicham Iftikar.
Le bey se consola en expédiant une dépêche à Constan-
tinople. « Un général français, télégraphiait-il au grand-vizir
Saïd-Pacha, est venu dans mon palais avec une escorte de
cavalerie, a soumis à ma signature un traité de protectorat,
et m'a déclaré qu'il ne quitterait le palais qu'avec une
réponse, pour laquelle il m'accordait quatre heures. Me
voyant sous la pression de la force, par suite de la pré-
sence d'une armée près de ma résidence, j'ai dû, pour mon
— 457 —
honneur et en vue d'évtter une effusion de sang, signer
le traité, sans l'examiner ni le discuter, tout en déclarant
que je signais contraint par la force. »
Le Raid, journal officiel tunisien, annonça qu'une entre-
vue amicale avait eu lieu entre le bey et le consul général
du magnanime gouvernement français. Cette entrevue,
disait le Raid, avait pour but de prouver les rapports
d'amitié existants entre les deux nations.
Si un journal officiel ne faisait pas un peu de platitude,
il n'aurait aucune raison d'être.
Trois jours après la signature du traité, le général Bréart
alla relever à Djedéida la brigade Maurand, qui s'enfonça
dans le pays des Kroumirs. Ecrasés, ceux-ci demandèrent
l'aman le 1" juin.
La plupart des troupes françaises furent rapatriées dans
le courant de juin. Le 25 de ce mois, il ne restait en Tunisie
que 6 ou 7.000 hommes. Mais au commencement de juillet,
on apprit qu'une grande effervescence régnait parmi les
populations de la régence. Le 3 juillet, le capitaine Mattéi,
chef d'état-major du général Maurand établi à la Manouba,
fut assassiné par un maltais, qui échappa à toutes les
recherches. Les marabouts deKaïrouan prêchèrent alors la
guerre sainte, et des troubles éclatèrent à Sfax et à Gabès ;
à Sfax, notamment, plusieurs étrangers furent blessés dans
la rue, et la population européenne dut se réfugier sur la
canonnière le Chacal,
La France envoya aussitôt le général Logerot prendre le
commandement des deux brigades laissées en Tunisie, et fit
partir de Toulon pour Sfax l'escadre cuirassée, escortant
plusieurs transports chargés de six bataillons aux ordres du
général Jamais. Cette escadre se présenta devant Sfax, le
13 juillet, et ouvrit le bombardement le lendemain. On ne
put pratiquer une brèche, mais les compagnies de débar-
quement firent sauter les portes à coups de canon; après
un assez rude combat, un bataillon de marins commandé
par le capitaine Miot, aujourd'hui contre-amiral, soutenu
— 458 —
par le bataillon Ferré, du 93^ de ligne, arbora le drapeau
français sur la kasbah de Sfax. Nous eûmes 12 tués et
50 blessés.
Gabès fut prise sans résistance, et Tamiral Conrad crut
devoir faire occuper l'île de Djerba.
C'est alors que les quatrièmes bataillons constitués en
régiments de marche firent leur apparition en Tunisie. Un
de ces régiments, commandé par le lieutenant-colonel Cor-
réard, ne put arriver à Hammamet par la voie de terre; il
fallut envoyer un petit corps de débarquement dans cette
ville maritime. On fit occuper Sousse par trois bataillons,
aux ordres du lieutenant-colonel Moulin.
Toutes ces petites opérations étaient le prélude d'une
autre, bien plus importante. Le général Saussier, envoyé en
Tunisie avec une double mission, fit occuper Tunis par le
général Logerot, et marcha sur Kaïrouan par le nord, pen-
dant que le général Etienne, débarqué à Sousse, s'y rendait
par l'est, et le général Forgemol, avec les troupes de la
division de Gonstantine, par l'ouest. La colonne Etienne
arriva la première devant la ville sainte, où l'on supposait
que le fanatisme musulman allait tenter un suprême effort.
Mais dès que les hussards du 6^ régiment frappèrent à la
porte de la ville, qui avait arboré le drapeau blanc, cette
porte s'ouvrit, et le gouverneur tunisien vint remettre les
clefs de la place au général Etienne.
Le général Saussier poussa jusqu'à Gafsa, pour y installer
une garnison.
Aujourd'hui la Tunisie est parfaitement calme; les Arabes
tunisiens sont plus doux et plus faciles à conduire que les
Algériens. A la suite des événements du sud tunisien, plus
de soixante mille dissidents s'étaient réfugiés en Tripoh-
taine, sous les ordres d'Ali ben Khalifa, le défenseur de
Sfax ; mais Ali ben Khahfa mourut, et le gouvernement turc,
qui soutenait ces dissidents pour s'en servir en cas d'une
insurrection générale qu'il rêvait de fomenter en Tunisie,
cessa de les secourir. Ces pauvres gens se découragèrent,
et finirent par écouter notre habile consul de Tripoli,
M. Féraud; ils acceptèrent Taman que leur offrit le général
tunisien Allegro, et rentrèrent peu à peu sur le territoire de
la régence.
En septembre 1881, nous avions en Tunisie 46 quatrièmes
bataillons d'infanterie, 5 bataillons de chasseurs à pied, et
l'équivalent de 6 régiments de cavalerie. Toutes ces troupes
furent retirées successivement. On vient même d'enlever de
Tunisie les derniers bataillons de ligne, et le corps d'occu-
pation est réduit à une simple brigade formée du 4° zouaves,
du 4^ tirailleurs créé en 1885, du 4® chasseurs d'Afrique, et
du 4° spahis créé en 1886.
Mohamed es Sadok mourut le 28 octobre 1882. Le 23 fé-
vrier précédent, M. Paul Cambon était devenu ministre plé-
nipotentiaire à Tunis, en remplacement de M. Roustan,
envoyé à Washington. Mgr Lavigerie, nommé cardinal et
administrateur apostolique, fonda, sur les ruines de Car-
thage, le collège Saint-Louis, et fixa sa résidence à Tunis,
d'où il rayonne sur l'Afrique. L'œuvre toute française de
réminent prélat, qui établit partout des écoles et des hôpi-
taux, a produit d'excellents résultats, auxquels tous les
vrais patriotes doivent applaudir.
Par décret du 23 juin 1885, M. P. Cambon (1) fut nommé
ministre résident à Tunis. La législation qui régit la régence
est calquée de très près sur la législation française; espé-
rons que cette quatrième province de l'Algérie ne nous cau-
sera dans l'avenir aucune déception.
(1) Il yieat d'être ûominé ambassadeur eu Espagne et, a été rem])lacé par
M. ^iassicault.
MAROC
Le gouvernement du Maroc est autocratique ; un empereur
pris parmi les cheurfas alouïn, ou descendants d'Ali, gendre
du Prophète, y exerce le pouvoir absolu. Cette définition
implique que Thérédité en ligne directe peut n'être pas
observée. Généralement le souverain désigne comme kha-
lifa pendant sa vie un de ses fils, qui n'est pas toujours
l'aîné, et c'est celui-là qui, d'habitude, est appelé à lui suc-
céder; mais son élévation au pouvoir doit être ratifiée par
les oulamas ou ulémas (savants) de Fez. Nous avons vu,
dans un des chapitres de ce livre, que le grand chef de la
confrérie des Mouley-Taïeb, le chérif d'Ouazzan, doit égale-
ment donner son assentiment au choix du sultan du Maroc.
Le sultan actuel, Mouiey el Hassein ou Mouley-Hassan, a
vu ainsi ses droits contestés à son avènement. Il était en
expédition au sud-est du Maroc quand il apprit la mort de
son père Sidi Mohamed ; la mahalla (colonne expédition-
naire) l'acclama immédiatement comme souverain, et il se
mit en route pour venir se faire couronner à Fez.
Mais les oulamas avaient jeté les yeux sur un frère du sou-
verain décédé; ils s'accordaient àexclure Mouiey el Hassein,
favori de l'ancienempereur, accusé par eux, non sans quelque
raison, d'avoir fabriqué un testament apocryphe. Mouiey el
Hassein dut subir leurs conditions, et, malgré sa feinte sou-
mission, fut obligé de recourir à la force pour vaincre leur
résistance. Grâce à un vigoureux soldat, Hadj Mennou, il
— 4G1 —
triompha assez facilement. La reconnaissance étant un lourd
fardeau à supporter, Mouley el Hassein, une fois assis sur
le trône, chercha l'occasion de se débarrasser de celui qui
lui avait donné un si fameux coup de main. Arrêté pour un
crime imaginaire, Hadj Mennou fut condamné à mort; par
faveur spéciale, son gracieux souverain commua sa peine
en une détention perpétuelle, et, pour lui ôter sans doute
toute velléité de fuir, lui fît couper les mains. Aujourd'hui,
dans un cachot de Tétouan, Hadj Mennou réfléchit sur la
reconnaissance des souverains orientaux.
Depuis douze ans et plus, Mouley el Hassein est empereur
du ^laroc, reconnu par tous comme l'émir des croyants du
Moghreb. Malgré ce beau titre, il n'exerce guère plus d'in-
fluence sur les affaires du pays qu'un vulgaire président de
République. Ce roi absolu règne, mais gouverne peu. Dans
les rares entretiens qu'il a avec les envoyés des puissances
qui vont parfois le relancer à Maroc ou à Fez, il se montre
attentif et appliqué à suivre les explications développées
devant lui. Ses réponses dénotent une certaine puissance de
réflexion et l'entente de ce qui touche ses intérêts immédiats ;
mais en matière politique, les notions de Mouley el Hassein
sont à peu près nulles. H ne sait pas lire les cartes, et on
l'embarrasserait fort en lui demandant la différence qui
existe entre la Belgique et l'Allemagne, ou en l'interrogeant
sur le dualisme austro-hongrois. Pressenti un jour sur
l'établissement d'un chemin de fer, amorce du chemin de
fer transsaharien, à construire dans la partie méridionale
de ses états, outre qu'il devinait un danger pour lui dans
l'introduction d'un élément civiHsateur par excellence, il ne
pat jamais comprendre les questions de point de départ,
point d'arrivée et parcours de la ligne.
Le gouvernement, à part certaines questions relatives à
la fabrication de la poudre et à l'artillerie, questions que
l'empereur se réserve, est exercé par un premier ministre
ou grand-vizir, secondé par cinq personnages principaux,
tous d'ailleurs à sa dévotion. Ce sont : r un ministre des
— 462 —
affaires étrangères; 2° de la justice; 3° des finances; 4° de
la guerre; 5° un administrateur des biens de la couronne.
Aces cinq ministres il convient d'en ajouter un sixième,
chargé des affaires étrangères et en résidence à Tanger
(Tandja), où il sert d'intermédiaire entre le sultan et les
représentants des puissances.
Il y a donc au Maroc an semblant d'organisation qui pour-
rait donner de bons résultats ; mais tout est entravé par une
déloyauté et une rapacité dont rien de ce qui se passe ail-
leurs, même en Turquie, où le bakchich est en pleine florai-
son, ne peut donner la plus petite idée. Tout le monde
mange (c'est l'expression arabe employée), et rien ne se
règle qu'avec de l'argent. Les places sont données aux
enchères, et occupées par des gens sans scrupules, qui
volent, pillent et rançonnent à merci. Ce système dispense
le gouvernement de payer les employés. En principe, il est
défendu au Maroc de manger ; mais les fonctionnaires qui
mangent pour vivre et s'enrichir sont assurés de l'impunité
s'ils payent suffisamment le personnage placéimmédiatement
au-dessus d'eux, lequel paye à son tour celui qui est chargé
de le surveiller.
Les ministres, et spécialement le grand-vizir, reçoivent de
tous les côtés, et font rapidement des fortunes considérables.
Il est vrai que souvent, à leur mort, comme du reste à celle
des pachas de province, leurs successeurs, pour complaire
au sultan et grossir son trésor et le leur, prennent de grands
airs indignés, et s'empressent de dénoncer leurs dépréda-
tions. Tout est alors confisqué, et les enfants, si leur père
n'a pas songé à mettre pour eux quelques bribes à l'abri
des recherches, restent absolument sans ressources.
Mouley el Hassein parut d'abord animé des meilleures
intentions, et on espéra un moment qu'il ferait entrer son
empire dans la voie du progrès. Mais on s'aperçut vite que
rien ne serait changé; il se fatigua de lutter contre son
entourage, intéressé à maintenir Tancien état de choses.
Comme la plupart de ses prédécesseurs, il se laissa aller
— 463 —
à la vie indolente des monarques orientaux. Versé dans la
connaissance du Coran, l'empereur se plaît parfois à embar-
rasser les oulamas ou ulémas, et se montre savant théolo-
gien, ce qui, assurément, ne suffit pas pour un chef d'empire.
Des plaisants Font dépeint comme un homme désireux de
s'instruire, et ont prétendu que la chimie attirait particu-
lièrement son attention. La vérité est qu'il s'est procuré
quelques appareils pour servir à son amusement, et non
à son instruction. De temps en temps, un serviteur dressé
ad hoc tire des étincelles d'une machine électrique, ou
fait un mélange détonant ; mais lorsque l'étincelle a jailli
ou que le mélange détonant a fait boum, le sultan n'en
demande pas davantage. Les mêmes plaisants ajoutent que
l'empereur du Maroc se livre à l'étude de l'astronomie,
probablement parce qu'un souverain étranger lui a donné
un télescope à l'aide duquel, de temps à autre, il fouille le
ciel pour se distraire pendant les belles soirées d'été. Mais
on l'embarrasserait fort si on lui demandait où est l'étoile
polaire, et quelle différence il y a entre une planète et une
étoile.
Confiné dans son palais, il ignore ce qui se passe, et
lorsque, par le plus grand des hasards, une affaire lui
passe parles mains, il ne s'inquiète pas de sa solution.
Moins le pouvoir du sultan est réel, plus les ministres
qui gouvernent sous son nom cherchent à lui donner les
apparences d'une souveraineté absolue. Il ne se montre
jamais qu'en grand apparat ; son vizir est le premier à lui
rendre publiquement hommage, et à affecter vis-à-vis de
lui une humilité qui n'a d'égale que sa morgue à l'égard
de ses subordonnés.
M. le docteur A. Marcet, qui accompagna, il y a quelques
années, M. Ordega, ministre de France à Tanger, dans le
voyage qu'il fit à Maroc pour présenter à Sa Majesté ché-
rifienne les lettres qui l'accréditaient auprès d'elle, nous a
décrit la réception dont l'ambassade française fut l'objet.
Cette réception eut lieu dans une immense cour du Palais.
— 464 —
Personne n'ayant le droit de se présenter à cheval devant
le sultan, tout le monde, à Teiitrée de la cour, dut mettre
pied à terre. Des soldats blancs et rouges, au nombre de
mille, rangés en ligne, formaient les côtés d'un rectangle
dans lequel pénétra la mission, pour venir se placer au
milieu. Après un moment d'attente, une cinquantaine de
bouabs ou gardiens de la porte sortirent du palais, au pas
gymnastique, et se placèrent en ligne devant les Français,
auxquels s'étaient joints des ministres marocains, des
grands dignitaires, des officiers, et une foule de person-
nages à burnous et à turban. Tout à coup les tambours
battirent aux champs, les clairons sonnèrent, la musique
joua une marche espagnole, les soldats présentèrent les
armes, et le sultan parut. Un cri s'échappa de toutes les
poitrines musulmanes : Allah areck fi ameur Sid?ia ! (Que
Dieu bénisse les jours de notre maître !)
Les bouabs s'inclinèrent trois fois jusqu'à terre, couru-
rent, toujours au pas gymnastique, se placer à droite et
à gauche des rangs des soldats, et démasquèrent ainsi le
sultan.
Mouley el Hassein s'avança lentement, gravement, ma-
jestueusement, abrité sous le dume d'un immense parasol
rouge au moyen duquel un serviteur cherchait à protéger
du soleil le visage de son auguste maître. Deux autres
serviteurs, l'un à droite, l'autre à gauche, agitaient des
voiles de mousseline autour de la tête du souverain, afin
de le préserver de l'atteinte des mouches. Ces trois hommes
avaient fort à faire, car ils étaient à pied, et l'empereur,
seul de tout son cortège, restait à cheval. Son cheval était
blanc, tout harnaché de jaune. En avant marchait le caïd
el Méchouar, maître des cérémonies et introducteur des
ambassadeurs, précédé lui-même de deux hallebardiers.
Ce chambellan d'un nouveau genre portait, en guise de clef,
un long bâton grossier, tordu, noueux, tel qu'on l'avaittiré
du buisson qui l'avait fourni, mais que l'on avait eu soin de
dépouiller de son écorce.
— 465 ~
Immédiatement après l'empereur, venaient cinq magni-
fiques chevaux harnachés aux couleurs éclatantes et va-
riées, que des piqueurs conduisaient à la main. C'est,
paraît-il, l'accompagnement obligé du sultan dans ses
sorties officielles. Mais pour donner toute la pompe et
tout l'éclat possibles à ce genre de cérémonie, on a l'ha-
bitude d'exhiber, avec les chevaux, un carrosse, seul véhi-
cule roulant qui existe au Maroc. C'est un brillant et volu-
mineux coupé vert et or, présent, dit-on, de la reine
d'Angleterre. Ordinairement il est attelé d'un seul cheval,
conduit aussi à la main.
Le cortège est fermé par le grand-vizir et les ministres,
qui se font alors bien petits. Ces messieurs prennent rang
au Maroc après les chevaux.
Aucun signe particulier, dans les cérémonies officielles,
pas même un grand cordon, ne distingue l'empereur des
hauts fonctionnaires de sa cour. On le reconnaît parce qu'il
est seul à cheval ; mais son costume est celui de tout le
monde, ses vêtements sont à peine plus fins et plus légers.
Ses pieds nus sont simplement passés dans des babouches.
Aucune affaire n'est censée réglée sans le grand-vizir ;
tout doit lui être soumis. Son avis est nécessaire pour
déplacer deux mulets de réquisition, comme pour donner
suite à la réclamation d'une puissance européenne. Inutile
de dire que la première question est souvent considérée
comme plus importante que la seconde, lorsque celle-ci
n'est pas appuyée par la menace de l'arrivée d'une ou
plusieurs frégates.
Deux fois par jour le sultan vient passer un moment dans
son cabinet, où il reçoit les communications des ministres
et des principaux personnages. Ceux-ci se tiennent, suivant
le temps, soit en plein air, soit dans un vestibule ou dans
quelque chambre très sommairement meublée. Beaucoup
de tapis ; quelquefois une table ou une glace. Dans ce dernier
cas, l'étiquette du marchand qui Ta fournie s'étale en plein
milieu de la surface réfléchissante. Le long de toutes les
RÉCITS ALGÉRIENS. — 2« SÉRIE. 80
— 466 —
pièces régnent des divans. Parfois l'ébéniste indigène
cherche à se distinguer ; dans les chambres à coucher, on
voit des tables de toilette formées de deux planches de
bois mal réunies, à peine rabotées, supportées par quatre
pieds mal équarris, mal équilibrés, et percées d'un trou
rond destiné à recevoir la cuvette. La salle de réception du
sultan se trouve au rez-de-chaussée de son palais ; elle est
spacieuse, ses murs sont blanchis à la chaux, nus, sans
tentures ni ornements. Le trône est représenté par un
vieux fauteuil Louis XY, au-dessus duquel plane un dôme
formé de quelques draperies en cotonnade rouge. En face
de ce fauteuil se trouve une chaise de paille, pour le mi-
nistre étranger que le sultan daigne recevoir; le ministre
s'assied seul, mais sa suite reste debout. Quand le person-
nage n'est pas étranger, la chaise est retirée. Par une bizar-
rerie qui sembla singulière aux membres de la mission
Ordega, de chaque côté du fauteuil servant de trône à l'em-
pereur du Maroc était remisée une voiture, le fameux coupé
vert et or de la reine Victoria, et un méchant cabriolet auquel
on ne fait pas l'honneur de l'exhiber dans les cérémonies
publiques. Il est probable que le sultan, ne pouvant se
servir de voitures dans son empire, où les routes font abso-
lument défaut, veut en faire des ornements de salon.
Nul ne peut approcher de l'empereur sans passer par
une sorte de maître du palais, ayant seul ses grandes et ses
petites entrées. L'importance de ce personnage se devine :
il lui serait facile d'éclairer le sultan sur la véritable situa-
tion de l'empire ; mais il lui faudrait entrer en lutte ouverte
avec les ministres, et se créer ainsi des inimitiés qui devien-
draient redoutables à la mort du maître. Gomme il nourrit,
d'ailleurs, le secret espoir d'être un jour lui-même grand-
^dzir ou premier ministre, il ne désire point des réformes
qui le gêneraient à son tour. Il se contente d'ourdir des
intrigues secrètes, généralement sans grande portée, pour
se donner parfois la satisfaction, un peu platonique, de
tenir en échec le pouvoir du vizir.
— 467 —
Sous ce rapport, la cour du Maroc n'est pas trop arriérée ;
comme toute espèce de cour européenne, elle offre l'édifiant
spectacle de la rivalité du favori et du premier ministre.
Malgré les vices de son administration, ou peut-être à
cause de ces vices, le sultan est toujours l'objet d'une
véritable vénération. Le peuple marocain le croit la première
victime de son entourage et le revêt de toutes les qualités;
à propos de n'importe quelle injustice, et Dieu sait s'il y en
a au Maroc, on entend dire : « Ah! si le sultan le savait! »
Mais le pauvre sultan n'est informé de rien. Des milliers
de misérables avaient déjà succombé lors de la terrible
famine de 1879-1880, quand on vint lui apprendre que le
peuple n'avait plus rien à se mettre sous la dent. Il fit
alors une réponse dont on n'a pu nous rapporter les
termes précis, mais qui ressemble à celle de cette grande
dame de la cour de Louis XIV, qui s'étonnait de ce que
le peuple n'eût pas encore songé à remplacer le pain par
de la brioche. Si quelque victime d'une grande iniquité,
prenant son courage à deux mains, entreprend de porter
ses doléances jusqu'aux pieds du souverain, elle a à lutter
contre mille difficultés, pour l'approcher au moment de
ses rares sorties. Le réclamant court même le risque
d'être absolument roué de coups de bâton et jeté ensuite en
prison. Si, par le plus grand des hasards, un regard du
maître vient s'égarer sur lui, sa plainte n'aura le plus souvent
qu'un effet purement platonique ; sa seule consolation con-
sistera à entendre le magnanime sultan murmurer entre ses
dents : « Qu'on lui rende justice! » Mais cette justice, il
l'attendra vainement jusqu'à sa mort.
Jusqu'en 1883, l'autorité, dans les tribus, était tout entière
entre les mains de Tàamel ou amel ou pacha. Emu par les
soulèvements partiels, et plus encore par le faiible rendement
des impôts, le gouvernement institua auprès de chaque caïd
des sortes de contrôleurs financiers, chargés de faire l'as-
siette de l'impôt et d'assurer la perception. Le résultat ne
paraît pas devoir répondre à rattentc du gouvernement
— -168 —
marocain ; Fassiette de l'impôt produira certainement un
revenu-plus considérable, mais l'augmentation du rendement
ne profitera guère au trésor; ce sera le bénéfice des oumana
qui, eux aussi, veulent prendre leur part du festin ; ils achè-
teront le silence de Tamel par de sérieuses contributions,
augmenteront la part des ministres, et tout ira pour le mieux
dans le meilleur des empires.
Dans les villes, le caïd ne détient pas seul toute l'autorité ;
il a auprès de lui un fonctionnaire, le m'thasseb, qui ne relève
également que du sultan, et qui exerce son action sur les
marchés, les bazars et tous les corps de métiers. Chargé
chaque jour de fixer la taxe du pain, de la viande, du pois-
son, de l'huile, du beurre, du charbon, et à peu près de tous
les objets d'alimentation usuelle, c'est lui aussi qui règle
toutes les contestations entre le marchand et l'acheteur,
entre l'artisan et celui qui l'emploie. Inutile de dire que la
place est lucrative et fort recherchée, car tout réclamant
n'est convaincu d'avoir raison que s'il finance le plus possible.
La liberté commerciale n'existe pas au Maroc. Celui qui
vend du beurre ne peut vendre du sucre ; tel ouvrier, fabri-
quant des chaussures, ne peut s'adresser directement au
consommateur, mais seulement au marchand de chaussures.
Nul ne peut exercer un commerce ou une industrie quel-
conque, s'il n'est agréé par le gouvernement. Chaque corps
de métier forme une corporation ayant à sa tête un syndic,
et l'on retrouve dans ces corporations beaucoup d'usages
qui rappellent ceux des jurandes et maîtrises du moyen âge.
Puisque ce mot moyen âge se présente sous notre plume,
disons tout de suite que, sous une foule d'aspects, le Maroc
représente cette époque comme l'histoire nous la dépeint.
Il n'est point jusqu'à la lutte des grands vassaux contre
l'autorité souveraine, qui ne se reproduise au Maroc. Seule-
ment le Richelieu marocain ne se presse pas d'apparaître.
Le pouvoir du sultan est, en efi'et, loin de s'étendre sur le
Gharb entier ; de nombreuses défaites infligées à ses troupes,
et même à sa personne, l'ont rendu fort circonspect vis-à-vis
— 4G9 —
des tribus berbères, de sorte qu'il ne s'aventure que rarement
à l'est et au sud d'une ligne brisée marquée par les points
suivants : Tétouan, Fez, Mékinés (Meknès en arabe), R'bat
eu Rabat. ]>ou>Sad, Maroc et Agadir. Peut-être pourrait-on
ajouter, au pays enfermé dans cette ligne, une partie du
Sons, colle du nord, appelée Tafîlalet, ou Tafilei, et Tamalat
d'Oujda, dans le voisinage de l'Algérie. Sur ces points, qui
ont tous une importance spéciale, l'autorité impériale est à
peu près reconnue.
Les tribus berbères jouissent d'une indépendance presque
complète ; elles ne payent point d'impôts réguliers, et con-
sentent à peine à verser quelques tributs, sous forme de
cadeaux. C'est tout ce que l'empereur du Maroc est en
droit d'exiger d'elles, et jamais il ne s'aviserait de leur
demander de fournir des contingents aux troupes impériales.
De temps à autre, les tribus les plus proches de la zone que
nous avons tracée sont obligées de défendre leur indépen-
dance les armes à la main. Vaincues, elles se réfugient
dans les montagnes ou se soumettent momentanément;
mais dès que les forces envoyées contre elles ont été
retirées ou seulement diminuées, elles retournent occuper
leur ancien territoire et reprennent leur liberté. La lutte
leur aura coûté quelques têtes et une partie de leurs biens ;
mais si elles ne peuvent rappeler à la vie ceux qui l'ont
perdue, elles sauront promptement reprendre, et avec usure,
aux tribus soumises, ce que la guerre leur aura enlevé. Aussi
est-ce seulement chez elles qu'on trouve, parmi le peuple,
une aisance relative et même un certain bien-être.
L'esclavage est en grand honneur dans le Maroc. On vend
très peu d'hommes, mais plutôt des jeunes filles. Il est
vraiment honteux que l'Europe permette, à côté d'elle, ce
monstrueux commerce de chair humaine.
— 470 -^
La division du Maroc en deux zones, Tune soumise, l'autre
indépendante, fait pressentir que les forces militaires de
Tempire sont loin d'être aussi solides que l'examen de la
carte pourrait le faire supposer. Bans des lettres particu-
lières, notre ami M. Leguay, capitaine au 3' zouaves,
attaché à la mission militaire marocaine de R'bat, nous
a appris à ce sujet des choses absolument réjouissantes.
C'est à peine si le tiers de la population totale concourt,
au Maroc, pour les charges militaires. Comme TEurope, le
Maroc a été obligé de répartir ses forces en deux fractions.
Tune permanente, Tautre appelée seulement en cas de
guerre. Les nécessités financières se font sentir partout.
L'armée permanente, si toutefois on peut employer ce
mot, se compose des contingents fournis par quatre tribus
dites Maghzen ou gouvernementales : Bredaïa, Cherarda,
Cheraga, Bou-Akheur. Dans ces tribus, qui sont de véritables
colonies militaires exemptes naturellement d'impôts, tout le
monde doit le service personnel, depuis l'adolescent jus-
qu'au vieillard. Ce sont elles qui alimentent à peu près
exclusivement :
1° Le nombreux personnel employé à la garde et au ser-
vice particuher du sultan, c'est-à-dire près d'un millier
d'hommes ;
2° Des détachements de cavaliers à la fois soldats et
agents du gouvernement, et remphssant à peu près toutes
les missions que l'on confiait autrefois aux spahis en Algérie,
environ deux mille hommes;
3° Le corps des artilleurs, environ huit cents hommes,
chargé non seulement de l'artillerie de campagne, mais
encore de tout ce qui incombe en Europe au génie et au
train des équipages.
Les tribus maghzen fournissent enfin, chacune, un batail-
— 471 —
Ion dont l'effectif varie de 3 à 500 hommes, bataillon qui
est de temps en temps renvoyé dans ses foyers, puis rap-
pelé. Avec ce bataillon, les tribus maghzen, mais en temps
d'expédition seulement, fournissent un guich ou corps de
cavalerie indépendant, qui peut atteindre de 3 à 400 hommes.
Outre les contingents des tribus maghzen, trois bataillons
sont constamment maintenus sous les armes ; ce sont :
1° Un bataillon d'instructeurs, où entrèrent dans le prin-
cipe des soldats envoyés de Gibraltar, il y a une dizaine
d'années, pour enseigner les manœuvres de l'armée an-
glaise. Il est composé actuellement d'hommes pris dans
toutes les tribus, maghzen ou non, et ne comprend guère
plus de 300 hommes ;
2° Un bataillon fourni par les esclaves du sultan, bataillon
qui constituait ce qu'on appelait autrefois garde noire,
bien déchu aujourd'hui, et comprenant à peu près 5 à
600 hommes ;
3° Un bataillon dit du Sous, le plus important de tous et
habituellement fort de 12 à 1.500 hommes. On le nomme
bataillon du Sous, parce qu'il comprend surtout des gens
de cette région ; mais il est ouvert aux sacripants de toutes
les tribus qui viennent s'y incorporer, avec la certitude d'y
satisfaire leurs goûts d'aventures et de rapine. C'est lui,
en effet, qui est chargé de toutes les petites expéditions et
aussi de toutes les exécutions. Bataillon de coupeurs de
routes et de coupeurs de têtes.
En joignant à ,ces troupes des fractions peu importantes
de forces que nous étudierons tout à l'heure, fractions qui
sont quelquefois mobilisées séparément, on trouve que le
sultan du Maroc, en temps ordinaire, n'a guère plus de
8.000 hommes sous les armes.
La seconde partie des forces militaires de l'empire chéri-
fîen se compose des contingents des tribus dites nouaile et
des villes.
Les tribus nouaile comprises dans la zone que nous avons
décrite plus haut fournissent :
— 472 —
1» un guich de force variable, suivant l'importance de la
tribu, mais dépassant rarement 200 cavaliers;
2" un ou plusieurs bataillons d'effectif variable, de 3 à
500 hommes.
Le guich n'est levé qu'au moment des expéditions; les
fractions de la tribu envoient chacune le nombre de cava-
liers qui leur est assigné, un pour huit à dix tentes à peu
près, et le caïd en prend le commandement. Ces cavahers
ne touchent aucune solde ; mais, avant de partir, chacun
d^eux reçoit des autres tentes un subside destiné à le faire
vivre, avec son cheval, pendant toute la durée de son
absence. Ce guich est presque toujours licencié une fois
l'expédition terminée; mais il peut être mobilisé pour répri-
mer des troubles dans l'intérieur de la tribu, ou pour se
joindre aux maghzen combattant des troupes insoumises.
Le bataillon fourni par les tribus nouaile est organisé dès
le temps de paix, mais n'est généralement appelé que
quelques semaines avant l'expédition ; quelquefois il est
maintenu auprès du sultan après le départ du guich, et peut
comme lui être mobilisé séparément. Les soldats reçoivent
une solde journalière, rognée, bien entendu, par les pachas
et les chefs, pendant tout le temps qu'ils passent éloignés
ae leurs foyers.
Les villes fournissent un petit corps d'artilleurs et un
bataillon. Le corps d'artilleurs de Tanger est commandé par
un sergent anglais libéré du service. Les artilleurs sont
sédentaires et chargés du service de la place, ce qui n'est
guère qu'une sinécure. Tanger, la ville maritime la plus
importante du Maroc, n'est défendue que par six batteries,
dont l'une est composée de deux canons Armstrong et de
deux vieilles pièces lisses en fer. Les autres batteries n'ont
que de vieilles pièces en bronze ou en fer non rayées, et
quelques mortiers antédiluviens. B.'bat, Salé ne pourraient
résister à la plus petite de nos canonnières ; Mazaghan est
entouré de murailles portugaises qu'un coup de canon ren-
verserait; Mogador a pour toute défense sérieuse une bat-
— 473 —
terie de cinq canons Armstrong. Voilà pour les villes mari-
times. Quant à celles de l'intérieur, Fez, Mekinès, Maroc,
elles ne sont défendues que par des enceintes en pisé et des
kasbahs flanquées de quelques tours également en pisé.
Bien que l'organisation des artilleurs marocains soit per-
manente, ils ne font que peu ou point de manoeuvres et
perdent chaque jour de leur valeur, qui, paraît-il, fut réelle.
Nous avons vu que le prince de Joinville rencontra une
résistance sérieuse à Tanger et à Mogador; aujourd'hui, ce
que la flotte française a fait en 1844, un croiseur médiocre
et une canonnière minuscule en viendraient à bout.
Le corps des canonniers marocains rappelle, quoique de
très loin, les canonniers sédentaires de Lille et autres villes
de France; comme eux, ils se recrutent surtout dans les
classes aisées de la population.
Les bataillons des villes ont une organisation et une
existence analogues à celles des bataillons des- tribus, mais
ils sont appelés encore plus rarement sous les drapeaux.
S'ils se réunissent pour manœuvrer, on ne les caserne
point, et lorsque la manœuvre est terminée, ils rentrent
chez eux.
L'armement de toutes les troupes marocaines est aussi
hétérogène que possible. Pendant que les cavaliers des
guichs sont tous armés de leur long fusil national à pierre,
certains cavaliers de l'entourage du sultan ont des carabines
Winchester à répétition ; pendant que sur la côte on peut
voir en batterie de vieux canons en fer et en bronze espa-
gnols ou portugais du xvii'' ou du xvi° siècle, avec quelques
Armstrong, on trouve à Fez, à côté de canons de même
provenance, de vieilles pièces de 4 de montagne françaises
et quelques canons Krupp. Presque tous les modèles de
canons et de fusils modernes sont représentés au Maroc,
et en puisant dans les divers corps ou dans les diff'ércntes
batteries, on monterait facilement un musée presque aussi
riche que celui de Saint-Thomas d'Aquin. Disons toutefois
que ce qui domine dans l'infanterie, c'est le fusil à piston
— 474 —
américain Peabody, dont un gros stock fut acheté après la
guerre de sécession.
Malgré les efforts faits par le sultan actuel, l'instruction
de toutes ces troupes reste à l'état rudimentaire. Les ins-
tructeurs venus de Gibraltar, placés sous les ordres d'un
ex-sous-lieutenant de Tarmée anglaise, ont répandu dans les
bataillons d'infanterie quelques notions que Tindifférence ou
plutôt la mauvaise volonté de tous les gradés sont en train
de faire disparaître.
A la suite de l'entrevue d'Oiijda, en 1877, le sultan de-
manda au gouvernement français une mission composée
de deux officiers et de quatre sous officiers d'infanterie,
d'un officier et d'un sous-officier d'artillerie, pour organiser
et instruire quelques bataillons et toute l'artillerie. La pre-
mière année, les résultats obtenus furent assez satisfaisants ;
mais ensuite les influences antiprogressives reprirent le
dessus, et depuis son arrivée, la mission dut se contenter de
faire maintenir les manœuvres françaises dans cinq batail-
lons et dans l'artillerie. Tous les efforts de nos officiers et
sous-officiers pour arriver à une organisation régulière
ont échoué. Et cependant, outre la mission française et les
instructeurs de Gibraltar, le sultan disperse un assez grand
nombre de jeunes gens qu'il envoie chaque année chez
les diverses puissances européennes, pour y apprendre nos
manœuvres; mais au lieu d'être pour les idées civiHsatrices
des auxihaires utiles, ces malheureux, à leur retour, sont
tous mis à l'index et soupçonnés de pactiser avec les infi-
dèles ; on les relègue dans des positions infimes, où le peu
qu'ils ont appris ne leur sert absolument à rien.
Tant que le personnel chargé d'organiser ou d'instruire
ne sera pas investi de pleins pouvoirs, aucun progrès ne
pourra être réahsé. Le ministre de la guerre et à peu près
tous les chefs de bataillon (il n'existe pas de grade plus
élevé là-bas) n'ont aucune idée de ce que peut être l'instruc-
tion militaire ; ils se montrent donc absolument opposés à
toute réforme qui ne peut que faire ressortir leur infério-
-- 475 ^
rite. Masquant la véritable raison de leur opposition sous
les apparences d'un attachement fidèle aux vieilles coutu-
mes musulmanes, ils arrivent facilement à paralyser tous
les efforts. Comment un vrai croyant résisterait-il à cet
argument péremptoire : que les compagnons du Prophète
ne connaissaient pas les manœuvres, et cependant rempor-
taient des victoires ?
Inutile de dire que rien dans Tarmée marocaine ne rap-
pelle, même de très loin, l'administration et les institutions
militaires ; personne ne soupçonne ce que peut être l'inten-
dance, avec son cortège de services administratifs. Un sol-
dat nouvellement incorporé reçoit un fusil sans qu'il soit
tenu compte si ce fusil est d'un modèle différent des fu-
sils en usage dans le bataillon ; on en est arrivé ainsi à
voir dans les bataillons cinq ou six modèles d'armes. Quel-
quefois la recrue reçoit un habillement, et pas toujours
complet; le ministère de la guerre marocain a considéra-
blement simplifié le système de la chaussure : les hommes
vont pieds nus, et ceux qui peuvent économiser quelque
chose sur leur maigre solde s'achètent des babouches.
Avec cette solde dont on lui vole généralement la moitié,
le soldat marocain doit subvenir à tous ses besoins. Il est
donc réduit pour vivre, en garnison comme en expédition,
à exercer toutes sortes d'industries, dont la plus lucrative
est nécessairement le vol. Malade, on le laisse sans soins;
blessé, on l'abandonne sur les chemins ; estropié ou infirme,
on le jette à la merci de la charité pubhque. Il n'y a que
lorsqu'il est mort qu'on a pour lui quelques attentions ; on ne
laisse pas son cadavre sans sépulture, parce que la loi du
Coran le défend. Tout le travail administratif du chef d'unité
se borne à toucher et à distribuer la solde ; tous ses soins
s'appliquent, en la touchant, à grossir l'effectif à l'aide de
passe-volants, et en la distribuant, à rogner le plus possible.
Le recrutement est livré à l'arbitraire le plus absolu ;
tout ce qui a un appui quelconque, tout ce qui peut donner
quelques douros, est naturellement exempt du service. Mais
— 476 —
le malheureux à qui personne ne s'intéresse est pris, quels
que soient son âge et ses infirmités. Une fois incorporé, il
est soldat jusqu'à sa mort. A côté d'un enfant de moins de
quinze ans, on aperçoit souvent un vieillard de plus de
soixante, et il n'est pas rare de voir un boiteux guider un
de ses camarades à peu près aveugle. Dans ces conditions,
les désertions sont nombreuses, et les effectifs présentent
forcément des variations considérables qui font la fortune
du chef.
La hiérarchie des grades est la suivante : mokaddem
(sous-oflîcier), caïd el mia (chef de compagnie), caïd el rha
(chef de bataillon ou de guich). L'avancement n'est soumis
à aucune règle ; tel qui est soldat aujourdliui peut être
demain caïd el mia. Un soldat dénonce-t-il son caïd el mia,
qui a touché une solde supérieure à son effectif? immédia-
tement le caïd el mia, dépouillé de ses vêtements, est bâ-
tonné, et le dénonciateur, revêtant ses effets, est nommé à
sa place. Le dénoncé a quelquefois la ressource d'hériter
de la défroque du dénonciateur, s'il n'y a pas, à point nommé,
un juif pour l'acheter. Le plus souvent les gradés sont pris
parmi les parents ou les clients des gouverneurs de province
ou pachas.
La justice militaire n^existe point; les assassinats, les
vols sont punis comme les simples fautes disciplinaires ; le
bâton ou la chaîne sont les moyens de répression employés.
En cas de réunion de plusieurs bataillons, un des caïds
el rha, n'importe lequel, prend le commandement de ses
collègues ; c'est là de la hiérarchie simplifiée ! Quand les
troupes réunies présentent un effectif tant soit peu élevé,
le sultan investit du commandement un des caïds des tribus
maghzen ou l'un de ses parents, qui reçoit le titre de chef
de la colonne (kebir el mahalla). Si le sultan fait partie de
l'expédition, c'est naturellement lui qui en est le chef; le
ministre de la guerre commande alors à toute l'infanterie,
une sorte de grand-maître à l'artillerie, et chaque caïd à
son guich.
— 477 —
C'est ainsi qu'est organisée l'expédition qui, tous les deux
ans, parcourt le pays situé entre Fez et Maroc, lorsque le
sultan change de résidence.
Rien de curieux comme le spectacle qu'offre alors cette
foule de dix, douze ou quinze mille hommes, avec un nombre
presque égal d'animaux, marchant à travers champs, fai-
sant des haltes, ou s'installant au bivouac. La tactique de
marche et celle de stationnement, si controversées dans la
presse militaire des pays d'Europe, ne sont point au Maroc
l'objet de la moindre discussic^n; quel que soit le pays, quelle
que soit la saison, quel que soit l'ennemi, les mêmes règles
sont toujours appliquées. Le sultan fait connaître que le
lendemain il compte aller vers tel ou tel point. Le lende-
main, en effet, avant le jour, l'infanterie se met en marche
dans la direction indiquée ; une partie des guichs la pré-
cède, et l'autre s'en va sur les flancs. Pour toutes les frac-
tions, l'ordre de marche est invariable. Enfin, le sultan part,
encadré par les gens préposés à sa garde et employés à
son service, et précédé de l'artillerie. Il marche au milieu
d'un vaste espace laissé libre, ayant devant lui sa musique
et six chevaux tenus en main, entouré de serviteurs, Tun
chargé d'un vaste parasol, les autres de chasse-mouches.
Derrière lui se presse la foule des personnages ressortissant
aux divers ministres, écrivains, khrodjas et employés de
tous ordres.
Equipages, marchands, femmes se dispersent entre les
éléments de cette armée. Tout va bien tant qu'on est en
plaine, mais si l'on arrive à un passage de défilé ou de ri-
vière, c'est un tohu-bohu dont aucune description ne peut
donner l'idée.
Le sultan ne s'aperçoit point de ce désordre ; dès que la
musique signale son approche, chacun s'élance à droite et
à gauche pour lui livrer passage, et malheur au retardataire,
qui est roué de coups, lui et sa bête, et jeté, s'il ne peut
s'esquiver à temps, en dehors du chemin.
L'étabhssement du camp est des plus simples. L'emplace-
— 478 —
ment de la tente du maître sert de point de repère à toutes
les fractions de l'armée, qui s'installent dans un ordre inva-
riable à l'est, au sud, à l'ouest et au nord. Le camp de la
mahalla forme trois groupes principaux : celui du maghzen,
celui de l'infanterie, et le souq ou marché. Les guichs en-
tourent ces trois groupes, remplissant le rôle de grand'
gardes.
Sitôt que le sultan s'est mis en route, sa tente est repliée,
chargée et dirigée en toute hâte vers le nouveau camp, de
manière à l'y précéder. Quand le chef du campement arrive
dans le voisinage du point où doit être élevée la tente de
l'empereur, il cherche l'endroit le plus favorable pour la
dresser, et quand celle-ci apparaît, chacun sait où se placer;
la tente de chaque chef de groupe joue pour ce groupe le
même rôle que la tente du sultan pour toute la colonne. Le
camp s'établit ainsi très rapidement et avec une grande
régularité ; mais il n'entre dans son établissement aucune
autre préoccupation que celle de choisir pour le sultan un
emplacement convenable. Tout au plus cherche-t-on à n'être
pas trop éloigné de l'eau.
Il nous reste à dire quelques mots de la façon de combat-
tre de cette armée. Comme, la plupart du temps, elle ne
rencontre aucune résistance dans les tribus, ses opérations
se bornent à des escarmouches sur les flancs de la colonne
pendant la marche, à des surprises de petits détachements
ou de convois, et à des pillages dirigés sur des points où
l'on soupçonne qu'ont été cachés des grains ou des trou-
peaux. Ce n'est que très exceptionnellement qu'une véritable
lutte s'engage. Alors les guichs, opérant chacun pour leur
compte, commencent l'action et se livrent à des passes
d'armes qui ressemblent plutôt à une fantasia qu'à un com-
bat. Lorsqu'il y a des tués et des blessés, on vient en informe-r
le sultan, qui fait avancer quelques pièces d'artillerie et un
certain nombre de bataillons. Le tout se met en marche dans
un beau désordre, qui n'est pas précisément un effet de l'art
militaire, mais qui est puissamment favorisé par Tabsence
— 479 —
des grands chefs restés en arrière, sans doute pour ne
pas gêner leurs hommes. Au fur et à mesure que Ton
approche, les rangs s'éclaircissent, et les timorés s'échpsent
prudemment; le peu que l'on a appris des instructeurs euro-
péens est oublié ; foin de l'école des tirailleurs I De son
côté, l'artillerie s'occupe surtout de faire du bruit. Peu à peu
tout se disloque ; fantassins et artilleurs se mêlent succes-
sivement; chaque compagnie, chaque batterie, puis chaque
soldat, que seul l'appât du butin, sinon la discipline, retient
dans le flot des assaillants, se livre à sa propre inspi-
ration.
La supériorité du nombre a généralement raison de la
résistance ; un pillage en règle couronne les opérations ; la
tribu se rend à merci, et les têtes, qui vont garnir les portes
de Fez et de Maroc, apprennent au peuple la victoire des
troupes impériales. Si ces têtes de rebelles ne sont point
en nombre suffisant pour frapper l'imagination, on y ajoute
quelques têtes de soldats tués, car on n'y regarde pas de si
près au Maroc.
Mais les choses ne se passent pas toujours ainsi ; il n'est
point rare que la latte ne donne aucun résultat décisif. Alors
le sultan n'insiste pas et renouvelle rarement une seconde
tentative ; une défaite essuyée entre Fez et Oujda chez les
Riata, qui ont faiUi s'emparer de sa personne, lui a enlevé
naguère toute confiance. On cherche et on trouve facilement
un terrain de conciliation. La tribu attaquée ne tient pas non
plus, de son côté, à prolonger les hostilités; elle dépêche
au sultan des femmes et des enfants qui viennent implorer
sa clémence ; quelques têtes de bétail sont livrées, et les
troupes impériales se retirent, l'oreille basse
*
L'armée impériale ne nous paraît donc pas bien dang^e-
reuse. Il ne faudrait cependant pas conclure de ce que nous
— 480 —
venons de dire que le Maroc, ou pays de Gharb, serait à la
merci de quelques bataillons et escadrons européens. En
cas de guerre avec une nation européenne, les troupes ré-
gulières chérifiennes ne représenteraient qu une faible partie
des forces avec lesquelles il faudrait compter, car il est
probable qu'à l'appel du sultan, toutes les tribus soumises
et insoumises se lèveraient, et ce ne seraient point les der-
nières qui fourniraient le plus faible contingent. De tous
côtés afflueraient les combattants ; l'armée dite régulière
serait le noyau de la levée en masse des tribus, et si une
volonté ferme et intelligente présidait à l'organisation des
masses armées, les réunissant sous un commandement uni-
que, il faudrait certainement une grosse armée pour avoir
raison de leur résistance, ce qui n'arriverait pas dès les pre-
miers jours.
Mais cette hypothèse ne se réalisera pas. Il n'y a pas de
pays où la jalousie et Tenvie se donnent plus librement
carrière ; pas un marocain n'est capable d'aider son voisin
sans arrière-pensée. Les Marocains eux-mêmes en sont si
bien convaincus, qu'ils disent être sous le coup de la malé-
diction d'un saint qui, ayant eu à se plaindre d'eux, obtint
du ciel qu'ils ne pourraient jamais s'entendre. Et de fait,
toutes les tribus et toutes les villes voisines se détestent à
qui mieux mieux; tous les individus, jouissant de quelque
pouvoir, ont une foule d'ennemis ; toutes les autorités se
font entre elles une sourde guerre. Dans la vie privée, tous
se réjouissent du malheur d'autrui et donnent raison à ce
proverbe : « Si vous voyez un marocain faire quelque béné-
fice, vous pouvez être certain qu'il n'a pas de compatriote
dans son voisinage. »
Ces divisions, qui favorisent le sultan et son gouvernement
et les aident à exercer leur autorité — divide ut imperes —
ne s'effaceraient même pas en présence de l'ennemi. De
fait, si nous avons conquis l'Algérie, c'est que nous avons
opposé l'arabe à l'arabe.
On le vit bien pendant la guerre contre l'Espagne, où le
— 4SI —
frère du sultan et les caïds se jalousaient au point de ne
jamais s'entr'aider ; la mahalla de troupes régulières, celle
des contingents de la montagne, celle des contingents
des tribus de Tintérieur, combattaient successivement et
pour leur propre compte, enchantées des échecs de leurs
voisines.
Le sultan, exerçant en personne le commandement, pour-
rait faire cesser toutes les dissensions ; mais s'il peut agir
ainsi dans ses expéditions de courte durée , toujours à
proximité de Fez ou de Maroc, il ne saurait plus le faire
dans une guerre qui le retiendrait pendant des mois à une
des extrémités de son empire. Il craindrait trop que quelque
compétition ne surgît dans Tune des deux capitales, où un
rival n'aurait qu'à se faire consacrer empereur. Il lui fau-
drait d'ailleurs une énergie et des connaissances impossibles
à trouver chez les descendants dégénérés de Mahomet.
L'empire marocain est donc appelé à disparaître dans
un avenir plus ou moins rapproché. Trois puissances, la
France, l'Angleterre et l'Espagne, observent les progrès
de la décomposition de l'empire chérifien, et se surveillent
entre elles. De ces trois puissances, la France est certai-
nement celle pour qui la conquête serait chose facile. L'Al-
gérie deviendrait pour elle une base d'opération excellente,
et, la situation de cette deuxième France lui ouvrant une
route d'invasion, une armée française pourrait rapidement
occuper la ligne Oujda-Fez-R'bat, couper le pays en deux
ti'onçons, et prendre l'offensive successivement au nord et
au sud. Notre renom militaire, bien qu'affaibli auprès du
gouvernement et dans les classes supérieures, par nos dé-
faites de 1870, est encore intact dans les tribus, auxquelles
la bataille d'Isly^ a laissé une impression aussi vivace qu'au
1. Chose singulière ! Les Marocains, de cette bataille d'isly, n'ont gardé que
le souvenir du général Lamoricière.Oa les étonne fort, quand on leur apprend que
le général en chef s'appelait Bugeaud. La bataille d'isly n'est connue au Maroc
que sous le nom de bataille de Bou-Haraoïia. C'était, on s'en souvient, le nom
de Bou-Haraoua (le père la Trique, l'homme au bâton) que les Arabes donnaient
au général de Lamoricière.
lŒGITS ALGÉRIENS. — 2<- SÛUIE 31
— 482 —
premier jour. La conquête récente de la Tunisie, la défaite
de Bou-Amema, la belle apparence des troupes d'Algérie
qui frappe les nombreux travailleurs que le Maroc envoie
dans la province d'Oran, l'apparition assez fréquente de fré-
gates françaises dans les eaux de Tanger, les relations
commerciales de plus en plus fréquentes, maintiennent dans
le peuple l'opinion, conçue en 1844, pour la première fois,
de notre force et de notre puissance. C'est avec des senti-
ments de défiance et même de crainte que les contingents
marocains engageraient la lutte contre nous ; les premiers
succès des armes françaises provoqueraient certainement
de nombreuses défaillances.
L'Espagne est, au contraire, particulièrement mal jugée.
Les Marocains disent volontiers d'elle que c'est la lie des
nations [quella senous). C'est d'ailleurs l'ennemi hérédi-
taire, dont on se raconte les défaites et dont on a oublié les
victoires. La guerre de 1860 n'a pas servi de leçon; c'est
la trahison seule qui eut raison des musulmans. La reine
Isabelle en personne est venue acheter à prix d'or les
caïds et même un frère du sultan ; les Espagnols sont
entrés dans Tétouan par surprise ou trahison, au moment
où ils allaient être jetés à la mer. Telle est la façon dont
on écrit l'histoire au Maroc. Cette mauvaise opinion est
confirmée par l'aspect des présidios, Ceuta, Melilla, Alhu-
cemas, etc., où les Espagnols ont installé des bagnes et
leurs troupes discipUnaires ; par la mauvaise tenue d'une
foule de malheureux qui viennent dans les villes maritimes,
dénués de toutes ressources, pour tenter la fortune ; par la
diminution constante des relations commerciales ; par la
disparition à peu près complète du pavillon espagnol sur
la côte. Les Marocains salueraient tous avec enthousiasme
une guerre contre l'Espagne, qui aurait fort à faire si elle
voulait occuper le pays. Une telle entreprise est au-dessus
de ses forces.
La question des Carolines a eu pourtant son contre-coup
au Maroc ; l'impression qu'elle y a produite a été -profonde
— 483 —
dans les régions gouvernementales, où Ton est plus fixé
sur la puissance de l'Allemagne que dans les classes popu-
lai'res. Le peuple ne fait pas de diflérence entre l'Allemagne
et la Belgique ; en haut lieu, on se montra assez inquiet de
l'intérêt tout particulier que la presse allemande prenait
aux affaires du Maroc. On fut assez surpris que l'Espagne
donnât une leçon à la redoutable Allemagne.
L'Angleterre est considérée au Maroc comme un peuple
de marchands et, malgré le voisinage de Gibraltar, sa puis-
sance militaire est peu connue. Il a fallu le bombardement
d'Alexandrie et l'expédition contre le Mahdi, pour apprendre
au marocain que l'anglais pouvait faire autre chose que
trafiquer. La chute de Khartoum et l'échec de lord Wol-
seley ont été considérés comme de grandes victoires rem-
portées par les vrais croyants sur les infidèles, et on a peine
à croire, au Maroc, qu'il y a encore des Anglais qui foulent
le sol de l'Egypte.
Le gouvernement apprécie davantage la nation anglaise.
Il croit, l'aveugle, qu'il peut compter sur sa protection
désintéressée, comme si le désintéressement était une vertu
britannique! Aussi prend -il volontiers conseil des diplo-
mates anglais dans ses relations avec les autres puissances.
Gomme ces diplomates n'ont naturellement en vue que
l'intérêt de leur pays, c'est certainement à cause d'eux que
les idées nouvelles ne font pas leur chemin dans cette
malheureuse contrée.
Terminons en disant quelques mots sur le rôle que jouent
au Maroc les ministres que les puissances étrangères entre-
tiennent à Tanger. Il n'y a pas de tribunaux là-bas, et le
gouvernement est responsable des préjudices causés aux
nationaux étrangers. Comptant alors sur l'appui des repré-
sentants de leur nation, beaucoup de commerçants s'en-
gagent dans les affaires les plus douteuses, sans se soucier
aucunement de la solvabilité de leur client; d'autres, encore
moins honnêtes, recherchent des clients insolvables, sûrs
que le gouvernement marocain payera toujours. On voit
— 484 —
même des trafiquants de toute nation, vraiment dignes du
bagne, rechercher des débiteurs fictils ou complaisants.
L'honnêteté la plus élémentaire exige de mettre un terme
à des abus scandaleux, résultats du système de responsa-
bilité à outrance imposé au gouvernement du Maroc.
ÉPHÉMÉRIDES
(1848-1882)
9 septembre 1848. — Le général Charon prend le gouvernement de l'Algérie
après les généraux Cavaignac, Changarnier'et Marey.
28 novembre 1849. — Assaut de Zaatcha.
22 octobre 1850. — Le général d'Hautpoul remplace le général Charon
8 mai 1851. — Le général Saint-Arnaud entame son expédition de petite
Kabylie.
11 décembre 1851. — Le général Randon est nommé gouverneur-général de
l'Algérie.
4 décembre 1852. — Assaut de Laghouat.
18 mai 1853. — Expédition des Babors.
3 décembre 1854. — Reddition de Mohamed ben Abdallah, chérif d'Ouargla.
2 juin 1855. — Expédition de Kabylie.
10 juillet 1856. — Expédition de Kabylie,
17 mai 1857. — Dernière expédition de Kabylie,
14 juin 1857. — Fondation de Fort-Napoléon.
25 juin 1857. — Combat d'Ichériden.
28 juin 1857. — Soumission des tribus kabyles. ,
2 mars 1864. — Insurrection des Ouled Sidi Cheikh.
15 mars 1864. — Destruction, à Aouïnet-bou-Beker, de la colonne Beauprctre.
22 mai 1864. — Mort du maréchal Pélissier.
l»"" septembre 18G4. — Le maréchal de Mac-Mahon est nommé gouverneur-
général de l'Algérie.
30 septembre 1864. — Désastre de la colonne Jollivet à El Béida
l^"" octobre 1864, — Nouveau désastre à El Kheider.
11 octobre 1864. — Combat de Titenyahia.
4 février 1865. — Combat de Garat-Sidi-Cheikh.
8 avril 1865, — Combat de Chellala,
16 mars 1866. — Combat d'Aïn-el-Attab.
1" février 1868. — Combat d'El Meharoug
15 mais 1870. — Expédition du Marcc
15 avril 1870. — Combat de l'Oued Guir.
— 486 —
25 avril 1870. — Assaut d'Aïn-Chaïr.
12 juillet 1870. — Le maréchal de Mac-Mahon part pour la campagne du Rhin
31 octobre 1870. — M. Didier remplace le général AValsin-Esterhazy.
15 janvier 1871. — M. du Bouzet, commissaire extraordinaire de la Répu-
blique en Algérie, est remplacé par M. Alexis Lambert.
29 mars 1871. — L'amiral de Gueydon est nommé gouverneur-général de
l'Algérie.
2 avril 1871. — L'insurrection proclamée dans la Medjana.
10 avril 1871. — L'insurrection proclamée en Kabylie.
22 avril 1871. — Sac du village de Palestro.
11 mai 1871. — Déblocus de Tizi-Ouzou.
16 juin 1871. — Déblocus de Fort-National.
2 janvier 1872. — Le général de Lacroix entre à Tuggurt.
20 décembre 1872. — Expédition d'El Goléa.
17 mars 1873. — Le général Chanzy nommé gouverneur-général de l'Algérie.
8 mai 1876. — Révolte de l'oasis d'El Amri.
2S avril 1879. — M. Albert Grévy vient remplacer le général Chanzy.
2 juin 1879. — Insurrection des Aurès.
10 juin 1881. — Insurrection du sud oranais et massacres de Saïda.
18 juillet 1881. — Combat de Chellala.
30 novembre 1882. — Annexion du M'zab à la France,
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Chapitre premier. — Eflet produit pai- la Révolution de 1848 en Algérie.
— Insurrections locales. — Reddition d'Ahmed bey. — La guerre sainte
prêchée ouvertement. — Les Biskris. — Bou-Zian et le lieutenant Se-
roka. — Le colonel Carbuccia devant Zaatcha. — Siège de Zaatcha. —
Le colonel Canrobert. — Assaut. — Le caporal Parcheris. — Le cho-
léra. — Bou-Zian et le commandant Lavarande. — Les Chérifs. —
Bou-Aoud, Mouley-Brahim, Bou-Baghia. — Histoire de Bou-Baglila.
La colonne de la neige. — Fin piteuse de Bou-Baghla. — Confréries
religieuses musulmanes. — Les prestidigitateurs-chérifs. — Les Der-
kaouas. — La légende de Chadeli et le café. — L'expédition de Kabylie
en 1851. — Le récit d'un turc. — Le bey Osman. — Le général Saint-
Arnaud. — Saute, monsieur Auriol ! — Le rocher du 10<= de ligne. —
Le commandant Valicon. — La secte des Snoussi. — Mohamed ben
Abdallah k Ouargla. — Un sultan acheté contre son poids de poudre
d'or. — Mohamed ben Abdallah, sultan d'Ouargla. — Les razzias. —
Laghouat. — Le général Yusuf. — Le général Pélissier. — L'assaut
de Laghouat. — Mort du général Bouscarin. — Le général Pélissier
h. l'oued Riah. — Sa jeunesse. — Espagne, Afrique, Morée. — Le chef
d'état-major du maréchal Bugeaud. — Crimée. — Echec à. la tour! —
Portrait du maréchal Pélissier. — Légendes qui ont couru à son sujet.
— Le commandant Cassûigne 1
CiiAPiTPvE II. — Les Ouled Sidi Clicikh. Si Hamza, — Nouveau procédé
de couchage. — N'gouça. Combat de N'gouça. Mohamed bon Abdallah.
— Ouargla. Tuffgurt. Les oasis de l'oued Pi.'jr. Les puiti artésiens. —
Les dunes. Le Souf. Eiskra. — La Kabylie. Un peu d'histoire. Le roi
de Kokou. — Aspect de la Kabylie. Panorama de Fort-\;aioiial. Les
villages kabyles. Le montagnard. Société kabyle. Les çofs. Colons et
Kabyles. La fausse monnaie des Beni-Yenni. — La conquèt-;. L'armée
expéditionnaire. Le convoi. Le train. Les zouaves sœurs de charité.
Les Beni-Raten. Fort-National. Combat d'Icheridea. — Une prophé-
tesse kabyle. Les Illilten. Diplomatie kabyle. LaJla Fatma. Une prê-
tresse de théâtre. La femme dans la société kabyle. Mariage, poly-
gamie et divorce. — Le kabyle monoga.iie. Les marabo\its. La Ziara.
Les marabouts des Beni-Djennad et des M'caOdalJa. Supersuiiuns. La
— 488 —
démon Lazerour. Les amulettes. Sorciers et chercheurs de trésors.
Médecins et charlatans. L'anaya kabyle. — Le conquérant de la Kabylie.
La conduite de Grenoble. Randon, colonel du 2* chasseurs d'Afrique.
Le général Randon à Bône et à Metz. Le général Randon, ministre de
la guerre, puis gouverneur-général de l'Algérie 78
Chapitre III. — Le régime civil. Assimilation. Cantonnements. Bureaux
arabes. La chimère du royaume arabe. — Insurrection des Ouled Sidi
Cheikh. Beauprêtre. La légende de Sidi Cheikh. La baraka. Les nègres.
Si Hamza et ses fils. — Proclamation du général de Mac-Mahon. Le
général Jollivet h El Beida. Sac d'Aïn el Oussera. Mort de Mohamed
ben Hamza. La frontière marocaine. — Les indigènes au service de la
France. Engagements. Spahis. La chanson des spahis. Les goums. Le
t-urco. Types de turcos. Les sergents de turcos. Les turcos au camp.
— La chanson du turco. Le commandant Bourbaki. Bourbaki colonel
de zouaves. Bourbaki en Crimée, en Italie. Bourbaki, l'impératrice,
Bazaine et Régnier. Armée du nord. Armée de l'est. Disgrâce 168
Chapitre IV. — Voyage de Napoléon III en Algérie. Bou-Farik, Médéa,
Biskra. La légende d'El Kantara. — L'empereur chez les Trappistes.
Histoire de la Trappe de Staouèli. Soult, Bugeaud, Dom François
Régis. Colonisation par les moines travailleurs. — Les Trappistes et
les généraux d'Afrique, Yusuf, Pélissier. — La famine de 1867-1868.
M. Rouher. Horreurs. Scènes d'anthropophagie. Les chefs arabes. Les
secours. La mortalité. Les orphelins arabes et l'archevêque d'Alger.
— L'agriculture indigène en Algérie. L'eau. Les barrages du Hodna.
La terre arch et la terre azel. Les travaux hydrauliques des Romains
et les chauves-souris microscopiques. — Apaisement de l'insurrection
des Ouled Sidi Cheikh, Si el Ala et le colonel de Sonis. Expédition du
général de Wimpffen au Maroc. Le lieutenant de Rodellec et Si Larbi.
Khenatza et Aïn-Chaïr. — Départ de l'armée d'Afrique pour la guerre
de 1870. Le maréchal de Mac-Mahon. Les Mac-Mahon d'Irlande.
Mouzaïa et Constantine, Malakoflf et Magenta. R,eichshofifen : les respon-
sabilités. La guerre civile. Le septennat. Mac-Mahon et la loi de
sûreté générale. Un fondateur de la République malgré lui 224
Chapitre V. — L'Algérie en 1870. Les clubs. Le général W'alsin-Ester-
hazy. L'amiral Fabre de la Maurelle. M. du Bouzet. M. Alexis Lambert.
Naturalisation des Juifs. L'insurrection de Mokhrani. La milice de
Constantine à Aïn-Yakout. Tizi Ouzou. Fort-National. Jean du Frêne.
Dellys. Les caravansérails. Azib-Zamoun. L'oued Okhriss. Le jeune
Rey. Le zouave Pivert. — Bordj-Menaïel. M. Canal. Palestro. L'abbé
Monginot. La défense. Sac du village. Massacre. Captivité des survi-
vants. — Aïn-Tagrout et le capitaine Trinquand. — Bou-Choucha à
Tuggurt. Massacre des tirailleurs. Une histoire de chérif. Le général
de Lacroix. Saïd ben Driss. Capture de Bou-Choucha. Sa mort. —
L'amiral de Gueydon. Contributions de guerre et confiscations. Les
Alsaciens-Lorrains en Algérie. Le général Chanzy. Son administration.
El Amri. Le chérif d'Ouazzan. — Jeunesse du général Chanzy. Le
Neptune. Saint-Cyr. Les zouaves. Le bureau arabe de Tlemcen. Expé-
dition de Syrie. Diplomatie turque. Jérusalem. L'armée de la Loire.
Coulmiers, Loigny, le Mans. Chanzy et la Commune. Chanzy à l'As-
semblée, en Algérie, à Saint-Pétersbourg, à Châlons. Mort subite. —
— -JS!) —
L'Algérie en 1879. Régime civil absolu. L'insurrection des Aurès. Un
type de chérif. La tin des Lehala. — Le sud oranais de 1870 h ISSl.
Le général de Gallifet à El Goléa. Bou-Amema. Le lieutenant \\'ein-
brenner. Massacres de Saïda. Le combat du chott Tigri. — La légion
étrangère. La nuit glorieuse du 23 mai 1855. Camerone. Les Alsaciens-
Lorrains ù, la légion. — Annexion du M'zab en 1882. Anarchie du
pays. Les Kanouus mozabites. — Situation actuelle de l'Algérie. La
fusion des races. L'apaisement. Mesures de défense. Les sociétés reli-
gieuses. L'instruction primaire dans les tribus. Conclusion 32()
Tunisie 445
Ma.roc 460
Ephéméride.^: 485
Bar-le-Duc. — Typ. Schorderet et G — 15S3,
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