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Full text of "Les Français en Afrique; récits algériens"

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RÉCITS  ALGÉRIENS 


1848- 1886 


PROPRIÉTÉ  DES  ÉDITEURS 


Droit  de  traduction  réservé 


LES   FRANÇAIS   EN   AFRIQUE 


RÉCITS  ALGÉRIENS 


PAR 


E.    PERRET  ê,  oMa» 


ANCIEN    CAPITAINE    DE    ZOUAVES 


•         ife 


L'ALGÉRIE  EiN  1848.  —  GUERRE  SALNTE.  -  LES 
SIÈGES  CÉLÈBRES.  —  LES  CHÉRIFS.  —  BOU-BAGHLA. 
—  CONFRÉRIES  RELIGIEUSES  iMUSULMANES.  —  LA 
KABYLIE.  —SAINT-ARNAUD,  YUSUF,  PÉLISSIER,  RAN- 
DON.  —  RÉGIME  CIVIL.  —  SPAHIS  ET  TURCOS.  — 
BOURBAKI.  —  NAPOLÉON  III  EN  ALGÉRIE.  —  LES  MOI- 
NES COLONISATEURS.  —  LA  FAMINE  DE  1867-1868.  — 
L'ARMÉE  D'AFRIQUE  EN  1870.  —  I/ALGÉRIE  PENDANT 
LA  GUCRRE.  —  CHANZY.  —  SITUATION  ACTUELLE. 

1848-188G 


Edition  illustrée  de  HUIT  PORTRAITS 


PARIS 

BLOUD    ET   BARHAL    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

4,  RUK  MADAME,  ET  59,  RUE  DE  RENNES 


'P4- 


94237 


RÉCITS    ALGÉRIENS 


CHAPITRE   PREMIER 


SOMMAIRE 

Effet  produit  par  la  Révolution  de  1848  en  Algérie.  —  Insurrections  locales. 

—  Reddition  d'Ahmed  bey._  —  La  guerre  sainte  prêchée  ouvertement.  — 
Les  Biskris.  —  Bou-Zian  et  le  lieutenant  Seroka.  —  Le  colonel  Carbiiccia 
devant  Zaatcha.  —  Siège  de  Zaatcha.  —  Le  colonel  Canrobert.  —  Assaut.  — 
Le  caporal  Parcheris.  —  Le  choléra.  —  Bou-Zian  et  le  commandant  Lava- 
rande.  —  Les  Chérifs.  —  Bou-Aoud,  Mouley-Brahim,  Bou-Baghla.  —  His- 
toire de  Bou-Baghla.  —  La  colonne  de  la  neige.  —  Fin  piteuse  de  Bou-Ba- 
ghla. —  Confréries  religieuses  musulmanes.  —  Les  prestidigitateurs-chérifs. 

—  Les  Derkaouas.  —  La  légende  de  Chadeli  et  le  café.  —  L'expédition  de 
Kabylie  en  1851.  —  Le  récit  d'un  turc.  —  Le  bey  Osman.  —  Le  général 
Saint- Arnaud.  —  Saute,  monsieur  Auriol  !  —  Le  rocher  du  10«  de  ligne.  —  Le 
commandant  Valicon.  —  La  secte  des  Snoussi.  —  Mohamed  ben  Abdallah 
à  Ouargla.  —  Un  sultan  acheté  contre  son  poids  de  poudre  d'or.  —  Mohamed 
ben  Abdallah,  sultan  d'Ouargla.  —  Les  razzias.  —  Laghouat.  —  Le  général 
Yusuf.  —  Le  général  Pélissier.  —  L'assaut  de  Laghouat.  —  Mort  du  général 
Bouscarin.  —  Le  général  Pélissier  à  l'oued  Riah.  —  Sa  jeunesse.  —  Espagne, 
Afrique,  Morée.  —  Le  chef  d'état-major  du  maréchal  Bugeaud.  —  Crimée.  — 
Echec  à  la  tour  !  —  Portrait  du  maréchal  Pélissier.  —  Légendes  qui  ont 
couru  à  son  sujet.  —  Le  commandant  Cassaigne. 


I 

La  monarchie  parlementaire  de  1830  disparaissait  au 
commencement  de  1848  précisément  au  moment  où,  aux 
yeux  de  tous,  elle  paraissait  être  à  l'apogée  de  sa  puis- 
sance. Le  ministère,  soutenu  par  une  majorité  homogène 
et  imposante,  semblait   être   aussi  inattaquable   et  aussi 

RÉCITS  ALGKUIH.NS.   —   2o   Sl':R!E  1 


-     2    — 

solide  que  la  royauté  elle-même.  [1  avait  remporté  un  beau 
triomphe  ;  les  guerres  d'Afrique,  qui  menaçaient  de  s'éter- 
niser avec  Abd-el-Kader,  étaient  terminées,  et  le  plus  popu- 
laire des  fils  du  roi  après  le  duc  d'Orléans,  le  vainqueur 
de  la  Smala,  venait  d'être  accueilli  à  Alger,  où  il  arrivait 
comme  gouverneur  général,  par  des  transports  de  joie  non 
équivoques  de  la  part  de  la  population  et  de  Tarmëe. 

Pour  ne  pas  sortir  de  notre  cadre,  nous  ne  dirons  que 
peu  de  mots  sur  la  bizarre  Révolution  de  1848.  L'opposition 
de  la  Chambre,  inconsciente  comme  la  plupart  des  oppo- 
sitions de  parti  pris,  ne  voyait  pas  qu'en  faisant  appel  à 
l'agitation  de  la  rue  à  propos  des  banquets  réformistes,  elle 
poussait  aux  affaires  un  ministère  imposé  par  l'émeute,  ce 
qui  était  la  mort  du  régime  parlementaire.  De  son  côté,  la 
bourgeoisie,  représentée  par  la  garde  nationale,  ne  s'aper- 
cevait point  qu'en  prêtant  les  mains  à  l'insurrection,  elle 
arrivait  au  détrônement  du  roi,  c'est-à-dire  à  se  détrôner 
elle-même  puisque  la  royauté  était  l'incarnation  de  la 
société  bourgeoise.  La  faiblesse  de  Louis-Phihppe,  qui  ne 
put  se  résoudre  à  verser  le  sang,  fit  le  reste,  comme  si  un 
roi  devait  regarder  à  verser  un  peu  de  sang  quand  il  s'agit 
de  préserver  le  pays  de  l'anarchie  et  de  lui  éviter  la  guerre 
civile  !  L'on  vit  alors  une  poignée  de  sectaires,  escortés 
par  quelques  barricadiers  de  profession,  proclamer  la  Ré- 
publique sans  se  donner  la  peine  de  consulter  la  nation 
surprise,  et,  par  la  même  occasion,  escalader  audacieu- 
sement  les  marches  du  pouvoir. 

Cette  Révolution  devait  avoir  un  contre-coup  déplorable 
en  Algérie.  Le  duc  d'Aumale,  qui  avait  su  prendre  un  rang 
extrêmement  distingué  dans  l'armée  par  sa  bravoure  hors 
ligne  et  ses  talents  militaires,  quittait  le  gouvernement 
général  précisément  au  moment  où  son  intelhgence  admi- 
nistrative, que  l'expérience  des  hommes  et  des  choses  avait 
mûrie,  allait  porter  ses  fruits.  A  l'heure  où  la  Révolution 
l'envoya  en  exil,  il  s'occupait  d'une  foule  de  questions  que 
la  récente  pacification  de  la  colonie  rendait  urgentes  et  qui 


—    3    — 

n'eurent  leur  solution  que  plus  tard.  L'èred  es  insurrections, 
à  la  veille  d'être  fermée,  fut  rouverte.  Les  changements  de 
régime  n'ont  jamais  amené  rien  de  bon  pour  l'Algérie,  et 
nous  allions,  pour  la  première  fois,  en  faire  la  cruelle 
expérience.  «  On  dirait,  dit  l'auteur  des  Annales  algé- 
riennes, qu'il  existe  une  dépendance  mystérieuse  entre 
les  pouvoirs  qui  tombent  en  Algérie  et  les  gouvernements 
qui  les  renversent,  tellement  que  la  chute  des  uns  entraîne 
fatalement  celle  des  autres  :  la  destruction  de  la  domina- 
tion turque  par  Charles  X  fut  immédiatement  suivie  de  la 
Révolution  qui  renversa  le  prince  du  trône,  et  la  chute 
d'Abd-el-Kader  ne  précéda  que  de  deux  mois  celle  de  Louis- 
Philippe.  )) 

Que  n'aurait  pas  écrit  Fauteur  des  Annales  algériennes 
s'il  eût  vécu  après  1870? 

Les  inquiétudes  et  les  incertitudes  dans  le  gouvernement 
général,  les  troubles  qui  éclataient  naturellement  dans  les 
grandes  villes,  ne  purent  en  4848,  comme  plus  tard  en 
1870,  échapper  à  l'attention  des  Arabes.  Ils  s'imaginèrent 
de  bonne  foi  que,  puisque  les  Français  ne  savaient  plus  se 
gouverner  eux-mêmes,  ils  étaient  incapables  de  donner  des 
lois  aux  peuples  de  l'Afrique  ;  le  moment  était  donc  venu 
de  les  jeter  à  la  mer. 

Nos  hommes  politiques,  habitués  à  un  pouvoir  qu'en- 
tourait le  prestige  de  la  force,  ne  purent  comprendre  qu'il 
était  nuisible  à  l'Algérie  d'avoir  à  sa  tête  un  personnel 
changeant  à  tout  moment.  Le  principe  d'autorité  indis- 
pensable pour  la  domination  des  indigènes  se  trouvait 
profondément  atteint.  «  L'Afrique  est  comme  la  France, 
écrivait  à  son  irère  le  général  de  Saint- Arnaud,  alors  com- 
mandant la  subdivision  d'Alger,  elle  craque  avant  de  s'entr' 
ouvrir...  Sera-t-on  donc  obligé  d'y  renvoyer  Bugeaud  et 
cent  mille  hommes,  si  Ton  ne  veut  pas  en  être  chassé  ?  » 
Ce  que  voyait  le  perspicace  général,  tout  le  monde  le 
pressentait  ;  l'orage  s'approchait.  Les  esprits  éclairés 
déploraient  l'incertitude  des  systèmes  employés  ;  en  moins 


_    4    — 

de  sept  mois,  cinq  gouverneurs  généraux,  chacun  avec  un 
programme  différent,  s'étaient  succédé  à  Alger.  Le  général 
Gavaignac,  qui  avait  remplacé  le  duc  d'Aumale,  céda  la 
place  au  général  Ghangarnie)*,  et  celui-ci,  entraîné  dans 
le  tourbillon  de  la  politique  qui  devait  l'engloutir  comme 
tant  d'autres,  s'effaça  devant  le  général  Marey;  à  peine 
installé,  ce  dernier  fut  rappelé  et  céda  la  place  au  général 
Gharon. 

L'effet  moral  de  la  prise  d'Abd-el-Kader,  qui  semblait  être 
pour  la  colonie  une  garantie  de  repos,  fut  donc  neutralisé 
par  celui  que  produisirent  sur  les  populations  indigènes 
les  conséquences  des  événements  de  1848  en  France. 
Toutefois,  en  1848,  comme  plus  tard  en  1870,  l'insur- 
rection ne  fut  pas  immédiate  quoique  la  guerre  sainte 
se  respirât  dans  l'air,  et  les  futurs  champions  de  l'islam 
mirent  quelque  temps  à  s'organiser.  Dans  la  province 
d'Alger,  il  y  eut  un  commencement  de  révolte,  bientôt 
étouffé  par  les  généraux  Gamou  et  Marey,  et  dans  la  pro- 
vince de  Gonstantine  quelques  échauffourées  aux  envi- 
rons de  Bougie  ;  le  général  Gentil  fut  envoyé  d'Alger  par 
mer  et  les  réprima.  Dans  la  province  d'Oran,  une  tenta- 
tive de  soulèvement  fut  déjouée  par  le  général  Péhssier,. 
commandant  la  province,  et  parle  général  de  Mac-Mahon,. 
commandant  la  subdivision  de  Tlemcen.  Tous  ces  mouve- 
ments étaient  le  prélude  d'une  insurrection  générale.  Gelle- 
ci  fut  prêchée  dans  le  sud  de  la  province  de  Gonstantine, 
surtout  dans  le  pâté  montagneux  des  Aurès  ;  mais  il  était 
trop  tôt  ;  le  colonel  Ganrobert,  commandant  la  subdivision 
de  Batna,  veillait,  et  rarement  sa  vigilance  était  en  défaut. 
Aidé  par  le  colonel  Jamin  que  lui  envoya  de  Gonstantine  le 
général  Herbillon,  il  fut,  au  bout  de  quelques  jours,  maître 
de  la  situation. 

A  cette  époque  nous  fûmes  assez  heureux  pour  mettre 
la  main  sur  Ahmed,  notre  vieil  ennemi  de  1836  et  1837,  qui 
s'était,  après  la  prise  de  Gonstantine,  réfugié  dans  les  mon- 
tagnes de  l'Aurès  où  il  vivait  misérablement.  L'ex-bey  avait 


su  se  créer  des  partisans  parmi  les  rudes  montagnards  dont 
il  partageait  l'existence  et  auxquels  il  distribuait  de  rares 
secours  en  vivres  et  en  argent  qui  lui  étaient  fournis  par 
quelques  habitants  de  Gonstantine  rêvant  obstinément  de 
son  retour.  L'arrestation  de  six  de  ces  derniers  prouva 
au  bey  déchu  que  la  surveillance  de  l'autorité  française  ne 
se  relâchait  pas;  il  voulut  alors  jouer  sa  dernière  carte, 
espérant  que  la  disposition  générale  des  esprits  lui  procu- 
rerait quelques  succès.  Prévenu  par  ses  émissaires,  le  co- 
lonel Ganrobert  accourut  de  Batna,  pendant  que  le  com- 
mandant de  Saint-Germain  débusquait  de  Biskra  avec  les 
goums  des  Saharis.  Gerné  dans  sa  misérable  retraite  de 
Kebaïch,  où  il  habitait  un  pauvre  gourbi  qui  ne  ressem- 
blait guère  à  son  palais  de  marbre  de  Gonstantine,  Ahmed 
bey  envoya  d'abord  une  proposition  de  soumission  avec 
la  seule  condition  que  les  chefs  arabes  resteraient  étran- 
gers à  toute  négociation  entre  lui  et  les  autorités  fran- 
çaises. Il  ne  faut  pas  oubher  qu'il  était  turc,  et  se  méfiait 
souverainement  des  Arabes  qu'il  avait  jadis  dominés  avec 
tant  de  dureté.  Quelques  pourparlers  eurent  lieu  pour  la 
forme  sur  les  bases  qu'avait  fixées  l'ex-bey  ;  enfin,  celui-ci 
se  soumit,  faisant  dire  au  colonel  Ganrobert  et  au  com- 
mandant de  Saint-Germain  qu'il  se  trouverait  en  un  tel  lieu, 
à  tel  jour  et  à  telle  heure.  Il  tint  parole,  fut  envoyé  à 
Gonstantine  par  le  colonel  Ganrobert,  et  de  là  à  Alger  par 
le  général  Herbillon.  Sur  sa  demande,  il  fut  dirigé  plus 
tard  sur  une  petite  ville  d'Italie,  Gastellamare,  où  il  mourut 
en  bénissant  la  clémence  des  Français. 

Gertainement,  la  prise  de  ce  personnage  était  un  évé- 
nement des  plus  heureux  ;  mais  la  crise  prévue  n'en  fut 
que  retardée,  et  les  esprits  continuèrent  à  travailler.  La 
guerre  sainte  était  toujours  dans  l'air  ;  on  ne  parlait  que 
de  Tapparition  de  chérifs,  et  les  mouley-el-sâa,  maîtres  de 
l'heure  et  prédicateurs  de  djehed,  pullulaient.  «  Nous  met- 
tons la  main  sur  un  chérif,  disait  le  général  Saint-Arnaud  ; 
pour  un  chérif  coftré,  il  en  surgit  dix.  »  Un  autre  jour,  il 


—    6    — 

écrivait  :  «  Nous  avons  tué  en  grande  Kabylie  un  faux 
Bou-Maza  ;  il  en  est  repoussé  trois,  tous  prêciiant  la  guerre 
sainte...  Je  vois  l'avenir  bien  sombre;  cela  craque,  et  je 
suis,  comme  mes  collègues,  aussi  saoul  des  hommes  que 
des  choses  dans  ce  pays.  » 

Il  fallait  se  hâter  de  réprimer  les  mouvements  provoqués 
par  les  agitateurs  si  Ton  ne  voulait  pas  voir  se  renouveler 
l'histoire  de  Bou-Maza.  A  chaque  apparition  d'un  maître 
de  l'heure,  les  indigènes,  qui  ne  demandaient  qu'à  croire, 
ne  s'informaient  plus  si  cet  individu  était  porteur  des  signes 
qui  devaient  le  faire  reconnaître  par  les  vrais  croyants. 
Un  de  ces  aventuriers  tut  annoncé  en  termes  singuliers 
dans  la  province  de  Constantine  :  «  Mouley-el-Sâa  s'est 
présenté  à  l'ouest;  il  avait  une  petite  boîte  sous  le  bras, 
ill'a  ouverte,  et  il  en  est  sorti  une  magnifique  jument,  des- 
cendant de  la  jument  du  Prophète,  la  jument  El  Borack. 
En  trois  bonds,  elle  a  atteint  le  bout  du  monde,  et  est 
revenue  de  même  présenter  sa  croupe  à  Mouley-el-Sàa. 
Alors  l'envoyé  de  Dieu  a  ouvert  une  petite  boîte  contenue 
dans  la  première,  il  en  est  sorti  une  belle  jeune  fille  cou- 
verte de  perles  et  de  diamants.  Cètait  la  fille  du  sulta7i  des 
Français  qui  V avait  accordée  en  mariage  à  Mouley-el-Sàa, 

«  Cette  princesse  s'avançait  vers  l'envoyé  de  Dieu,  jetant 
au  peuple  qui  se  pressait  sur  ses  pas  les  perles  et  les 
diamants  dont  elle  était  couverte,  et,  par  un  miracle  du 
Tout-Puissant,  à  la  place  des  joyaux  qu'elle  semait  à  pro- 
fusion, il  en  venait  d'autres. 

«  —  Mouley-el-Sâa,  disait-elle,  mon  seigneur  et  maître, 
est  le  précurseur  de  Bounaberdi  el  Kebir  (Bonaparte  le 
grand).  » 

Que  El  Fadel,  l'agitateur  arrêté  devant  Tlemcen  par  le 
général  Cavaignac,  en  1846,  se  soit  dit  le  précurseur  de 
Jésus-Christ,  rien  d'étonnant,  puisque,  d'après  le  Coran, 
Jésus  est  un  prophète  précurseur  de  Mahomet  ;  mais  qu'un 
vulgaire  agitateur  se  soit  fait  passer  pour  celui  de  Bona- 
parte, qui   n'avait  jamais   mis   les   pieds  en  Algérie,  le 


—     7     — 

tait  est  singulier.  Il  faut  évidemment  que  le  nom  du  héros 
corse  ait  été  apporté  dans  l'Afrique  du  nord  par  des  pèlerins 
revenant  de  la  Mecque  par  l'Egypte. 

Le  pays  des  Zibans  (groupe  d'oasis  dont  Biskra  est  le 
centre)  envoie  à  Alger  de  nombreux  émigrants  où  ils 
sont  connus  sous  le  nom  de  Biskris.  Ils  font  tous  les 
métiers,  particulièrement  celui  de  portefaix,  amassent  un 
petit  pécule,  et,  comme  les  Auvergnats,  reviennent  au 
pays  acheter  un  lopin  de  terre.  Ces  habitudes  d'émigration 
existaient  dans  ces  contrées  antérieurement  à  notre  arrivée 
en  Algérie.  Quelques-uns  de  ces  Biskris  sont  de  petits 
marchands  qui  ne  font  qu'aller  et  venir  pour  le  com- 
merce des  dattes.  Tous,  hommes  de  peine  ou  commerçants, 
furent  témoins  en  1848  des  désordres  politiques  dont  Alger 
offrait  le  triste  spectacle.  On  entendait  dire  partout  que  les 
Français,  depuis  le  départ  de  leur  sultan,  se  battaient  entre 
eux  ;  le  bruit  des  journées  de  juin  s'était  propagé  par- 
tout. Les  Arabes  du  littoral  racontaient,  en  commentant  le 
récit  de  nos  journaux,  que  nous  allions  avoir  la  guerre 
avec  toute  l'Europe,  et  que  déjà  TAngleterre  nous  fer- 
mait la  mer  avec  ses  vaisseaux  ;  ils  voyaient  une  partie 
de  l'armée  abandonner  l'Afrique  et  rentrer  en  France  sans 
être  remplacée  par  de  nouvelles  troupes.  Faisant  partager 
leur  ivresse  aux  hommes  des  Zibans,  ils  leur  dirent  qu'en- 
fin les  bons  niusulmans  allaient  jeter  l'infidèle  maudit  hors 
de  la  terre  sacrée  de  l'Islam.  En  retournant  dans  leur  pays, 
les  Biskris  y  portèrent  la  bonne  nouvelle,  revue  et  consi- 
dérablement augmentée  par  la  complaisante  imagination 
orientale. 

Le  moment  était  donc  venu  et  le  terrain  admirablement 
préparé.  Un  homme  surgit  dans  Zaatcha,  oasis  à  huit  lieues 
à  l'ouest  de  Biskra,  et  enflamma  toute  une  population 
surexcitée  par  l'attente.  Cet  homme  se  nommait  Bou- 
Zian.  Il  put  correspondre  avec  un  kabyle  nommé  Ahmed 
ben  Djamina,  qui  se  fit  passer  pour  chérif ,  et  entraîna 
plusieurs  centaines   de  Kabyles  fanatisés  à  l'attaque   du 


—    8    — 

camp  crEl-Arouch,  entre  Philippeville  et  Coiistantine.  Cette 
entreprise  était  absolument  folle.  La  garnison  d'El-Arouch 
se  composait  d'un  demi-bataillon  du  8°  de  ligne  sous  les 
ordres  du  capitaine-adjudant-major  d'Aubernon,  auquel  la 
milice  vint  bravement  prêter  aide.  Ahmed  ben  Djamina  avait 
persuadé  à  ces  pauvres  Kabyles  qu'au  premier  coup  de 
fusil  les  murailles  de  la  ville  s'écrouleraient  ;  rien  ne 
s'écroula,  bien  entendu,  et  quand  ils  virent  leurs  rangs 
s'éclaircir,  les  héros  de  la  guerre  sainte  se  dispersèrent. 
Sans  doute,  cette  échauffourée  n'était  pas  grave,  mais,  telle 
qu'elle  était,  elle  obligea  le  général  Herbillon,  commandant 
la  province,  à  se  transporter  à  Philippeville  et  à  Gollo,  et 
c'était  assez  pour  Bou-Zian,  qui  voulait  qu'un  soulèvement 
du  Sah'ra  constantinois  prît  les  Français  au  dépourvu. 

Bou-Zian  avait  été  cheikh  de  Zaatcha  sous  l'autorité  des 
khalifas  d'Abd-el-Kader  ;  on  lui  avait  donné,  après  l'éta- 
blissement des  Français  à  Biskra,  un  successeur  aveugle  et 
sourd,  un  pauvre  hère  sans  moyens  et  sans  ressources,  Ali 
ben  Azoug.  Bou-Zian  avait  donc  conservé  une  grande  in- 
fluence à  Zaatcha.  Il  s'était  vaillamment  comporté  au  siège 
de  cette  place  en  1833.  Le  bey  Ahmed,  attiré  jadis  dans 
les  Zibans  pour  des  questions  d'impôt,  avait  soumis  à  l'au- 
torité turque  toutes  les  oasis  environnant  Biskra,  moins  celle 
de  Zaatcha.  Avec  trois  ou  quatre  mille  Turcs,  il  vint  en  1833 
mettre  le  siège  devant  l'oasis  rebelle,  dont  la  défense,  grâce 
à  l'ancien  cheikh,  fut  si  habile  et  si  vigoureuse,  que  les 
assiégeants  durent  battre  en  retraite,  abandonnant  tous 
leurs  blessés,  sans  compter  deux  pièces  de  canon.  Bou- 
Zian  était  donc  le  vrai  maître  de  Zaatcha,  et  ses  relations 
nombreuses  dans  les  oasis  du  Sa'hra  constantinois  et  dans 
les  montagnes  de  l'Aurès  en  faisaient  un  personnage  dan- 
gereux. 

Le  commandant  de  Saint-Germain,  dès  qu'il  fut  informé 
des  menées  de  Bou-Zian,  expédia  sur  les  lieux  un  jeune 
officier  aussi  inteUigent  que  résolu,  M.  Séroka,  adjoint  aux 
affaires  arabes,  plus  tard  colo:iol  commandni^t  la  subdivi- 


—    9    — 

sion  de  Batna.  Le  lieutenant  Séroka  avait  pour  mission 
de  s'assurer  de  l'esprit  des  populations,  et  de  leur  porter 
de  bonnes  paroles  en  les  mettant  en  garde  contre  les  men- 
songes. Il  trouva  tranquilles  les  oasis  d'Oumach,  de  Tolga, 
de  Farfar.  Mais  partout  il  constata  que  l'on  parlait  beau- 
coup trop  de  Bou-Zian,  qui  tranchait  déjà  du  prophète,  et 
faisait  de  sa  maison  de  Zaatcha  un  centre  de  prédications 
incendiaires.  Le  jeune  officier  ne  s'attarda  pas  à  demander 
à  son  commandant  supérieur  des  renforts  et  des  instruc- 
tions ;  il  voyait  l'insurrection  s'annonçant  hautement,  et  il 
résolut  d'enlever  Bou-Zian  au  miheu  des  siens.  Ayant  péné- 
tré dans  Zaatcha  avec  quelques  spahis  et  ayant  trouvé  le 
chérif  se  promenant  sur  la  place  avec  ses  affidés,  il  lui 
donna  l'ordre  de  le  suivre.  Bou-Zian  feignit  d'abord  d'obéir; 
mais  dès  les  premiers  pas,  il  brisa  son  chapelet  et  se  mit 
à  en  ramasser  les  grains.  Impatienté,  le  lieutenant  Séroka 
fit  jeter  l'agitateur  sur  un  mulet;  il  arrivait  à  la  porte  du 
ksar,  quand  il  vit  celle-ci  se  fermer.  Une  émeute  venait 
d'éclater  et  toute  la  population  courait  aux  armes.  L'officier 
français  et  ses  spahis  eurent  toutes  les  peines  du  monde, 
à  travers  les  coups  de  fusil,  à  enfoncer  la  porte  et  à  s'échap- 
per dans  la  campagne.  Leurs  chevaux  restèrent  entre  les 
mains  des  habitants  de  Zaatcha. 

Une  heure  après,  la  guerre  sainte  fut  solennellement 
proclamée  du  haut  de  la  mosquée,  et  toutes  les  oasis  du 
groupe  dont  Zaatcha  fait  partie,  c'est-à-dire  le  Zab  Dah'- 
raoui,  se  mirent  en  état  d'insurrection. 

Le  général  Herbillon  était  dans  le  pays  du  Zouagha, 
entre  Milah  et  El  Arrouch  ;  le  colonel  Canrobert  surveillait 
Bou-Baghla  dans  la  vallée  de  l'oued  Sahel.  Seul  le  colonel 
Garbuccia,  qui  croisait  entre  Batna  et  Sétif,  pouvait  être 
détourné  de  sa  mission.  C'était  un  de  ces  hommes  auda- 
cieux et  entreprenants,  prompts  aux  coups  de  main  et  aux 
entreprises  hasardeuses.  Arrivé  devant  Zaatcha  le  16  juil- 
let 1849,  il  fut  aussitôt  attaqué  par  les  contingents  réunis 
de  Zaatcha  et  de  l'oasis  voisine  de  Lichana.  Il  les  repoussa 


—    10    — 

avec  assez  de  peine  et  prit  aussitôt  le  parti  téméraire  de 
pénétrer  de  vive  force  dans  le  ksar  à  la  suite  des  vaincus. 
Deux  petites  colonnes  de  450  hommes  chacune  furent  for- 
mées à  cet  effet  :  l'une  était  fournie  par  le  S*"  bataillon 
d'Afrique,  l'autre  par  le  2^  bataillon  du  2^  étranger.  Elles 
s'engagèrent  dans  les  jardins  bordés  de  petits  murs  qui 
entourent  les  ksours  dans  les  oasis  et  forment  un  inextri- 
cable dédale,  et,  malgré  une  fusillade  terrible,  parvinrent 
devant  Zaatcha  ;  mais  une  muraille  crénelée,  précédée  d'un 
fossé  de  trois  mètres  rempli  d'eau,  les  arrêta  (1).  Elles 
durent  reculer,  laissant  entre  les  mains  des  gens  de  Bou- 
Zian  trente-deux  morts  et  beaucoup  de  blessés  qui  furent 
achevés. 

Une  résistance  imprévue  venait  de  châtier  dans  nos  trou- 
pes la  témérité  du  colonel  Carbuccia,  qui  ne  pouvait  réussir 
avec  deux  petits  bataillons  là  où  une  armée  de  six  ou 
sept  mille  hommes,  pourvue  d'une  nombreuse  artillerie,  ne 
triompha  plus  tard  qu'après  six  semaines  de  siège  régulier. 
Le  colonel  dut  ramener  sa  petite  colonne  à  Batna  ;  si  l'échec 
du  16  juillet  avait  été  grave,  l'effet  moral  devait  en  être 
grand.  Bou-Zian  adressa  des  lettres  enflammées  aux  gens 
des  Aurès  et  des  Zibans,  et  la  vérité  sur  sa  mission  ne  parut 
plus  douteuse  pour  les  fanatiques  du  sud  de  la  province  de 
Constantine.  Les  populations  coururent  aux  armes  et  une 
insurrection  générale,  qui  gagna  tout  le  pays,  répondit  au 
cri  de  victoire  parti  de  Zaatcha. 

Le  commandant  Saint-Germain  fut  menacé  d'un  blocus, 
même  d'une  attaque  de  vive  force  dans  Biskra.  Cet  officier 
supérieur  n'était  pas  homme  à  accepter  pareille  situation  ; 
apprenant  qu'un  ancien  khalifa  d'Abd-el-Kader  descendait 
de  l'Aurès  avec  des  contingents  pour  se  réunir,  dans  l'oa- 
sis de  Seriana,  à  ceux  de  Bou-Zian,  il  forma  une  colonne 
avec  tout  ce  qu'il   avait  de  monde,  deux  compagnies  du 

(1)  Voir  ci-après  les  détails  que  nous  donnons  sur  la  nappe  souterraine  dans 
le  Sah'ra.  A  Zaatcha  cette  nappe  souterraine  est  à  deux  mètres  du  sol,  de  sorte 
qu'un  fossé  de  cette  profondeur  est  toujours  plein  d'eau. 


—   11    — 

3®  bataillon  d'Afrique  et  un  escadron  de  chasseurs,  c'est-à- 
dire,  300  fantassins  et  150  cavaliers,  et  marcha  à  l'ennemi. 
Il  y  eut  à  Seriana  un  choc  terrible,  250  indigènes  furent  tués, 
et  l'étendard  de  l'ex-khalifa  tomba  entre  nos  mains.  Mal- 
heureusement le  brave  commandant  Saint-Germain  fut  tué, 
et  tout  le  fruit  de  notre  victoire  nous  échappa. 


n 


Pour  qui  connaît  le  caractère  arabe,  la  mort  du  comman- 
dant supérieur  de  Biskra,  de  cet  homme  qui  avait  une  sin- 
guhère  réputation  d'énergie  et  de  bravoure,  devait  exalter 
les  populations  des  Zibans  ;  l'insurrection  devint  formidable. 
Il  y  avait  urgence  à  frapper  un  grand  coup.  Ici  se  place  un 
des  plus  terribles  épisodes  de  la  conquête  algérienne,  "le 
siège  de  Zaatcha,  qui  eut  trop  peu  de  retentissement  à  une 
époque  où  la  France  était  mal  remise  de  ses  agitations 
révolutionnaires. 

Trois  passages  conduiseat  du  Tell  dans  le  Sah'ra  cons- 
tantinois  ;  ce  sont  les  défilés  de  M'Gaous,  d'El  Kantara  et 
de  Ghezla.  C'est  celui  d'El  Kantara  (le  pont)  qui  a  été  choisi 
par  les  Français  comme  le  plus  direct,  et  c'est  à  travers  ce 
défilé,  resserré  par  des  rochers  de  l'aspect  le  plus  imposant, 
qu'a  été  pratiquée  la  route  de  Batna  à  Biskra,  et  même  dans 
ces  derniers  temps  une  voie  ferrée.  El  Kantara  (1),  nous  par- 
lons de  l'oasis  de  ce  nom,  la  première  que  l'on  rencontre  en 
descendant  du  Tell  vers  le  sud,  prend  son  nom  d'un  pont 
romain  jeté  à  travers  l'oued  Abdi,  au  point  le  plus  difficile 
du  défilé  ;  sans  transition  le  voyageur  passe  du  Tell  dans 
le  Sah'ra  ;  il  ressent  une  impression  profonde  produite  par 
l'élévation  subite  de  la  température  et  l'aspect  d'un  monde 
nouveau.  D'El  Kantara,  à  travers  un  pays  tourmenté  et 

(1)  El  Kantara,  appelée  par  les  Romains  Calcens  Hercidis  (le  talon  d'Her- 
cule) et  par  les  Arabes  Foum  es  SalVra  (la  bouche  du  désert). 


—    12    — 

horriblement  pierreux,  on  arrive  à  la  petite  oasis  d'El  Ou- 
taïa  que  les  Turcs  ont  détruite  autrefois  et  qui  se  relève  à 
peine  ;  de  là  on  débouche  sur  l'oasis  de  Biskra,  qui  com- 
prend la  ville  du  même  nom  et  cinq  ksours  ou  villages 
enfouis  sous  les  palmiers. 

Biskra,  comme  nous  l'avons  dit,  est  le  chef-lieu  d'un 
cercle  d'oasis  que  les  gens  du  Sah'ra  nomment  les  Zibans. 
La  petite  oasis  de  Zaatcha  en  fait  partie  ;  elle  ne  contenait 
qu'un  seul  ksar,  du  même  nom  bien  entendu,  situé  vers  la 
partie  nord-est.  La  forêt  de  palmiers  qui  entourait  le  ksar 
de  tous  les  côtés  ne  laissait  même  pas  découvrir  le  minaret 
de  la  mosquée  ;  c'est  ce  qu'on  devine  encore  aujourd'hui, 
car  le  ksar  de  Zaatcha  n'existe  plus  et  les  palmiers  de  l'oasis 
sont  rasés.  A  la  lisière  nord-est  de  la  forêt  de  palmiers,  à 
quelques  centaines  de  mètres  du  ksar,  on  voyait  une  zaouïa 
dont  il  ne  reste  que  quelques  vestiges  enterrés  dans  le 
sable  ;  cette  zaouïa,  avec  quelques  maisons  qui  eh  dépen- 
daient, formait  comme  un  ouvrage  avancé  de  la  place. 
Pour  pénétrer  de  là  dans  l'oasis,  on  était,  dès  les  premiers 
pas,  arrêté  par  un  inextricable  fouillis  de  jardins  clos  de 
murs  à  des  niveaux  ditférents,,coupés  par  une  infinité  de 
canaux  d'irrigation  ou  séguias,  et  comprenant,  outre  des 
palmiers,  toutes  sortes  d'arbres  fruitiers  qui  gênaient  la 
vue  et  rendaient  toute  reconnaissance  impossible. 

Tel  est,  du  reste,  le  caractère  général  des  oasis,  et  c'est 
ce  qui  en  rend  l'attaque  si  difficile  ;  le  général  Wimpfen, 
en  avril  1870,  devait  en  faire  la  dure  expérience  à  celle 
d'Aïn-Ghaïr  au  Maroc. 

Les  rares  sentiers  qui  vont  des  jardins  au  ksar  sont  gé- 
néralement resserrés  entre  les  murs  ;  à  Zaatcha,  Bou-Zian 
avait  fait  couper  tous  les  sentiers,  accumulé  les  obstacles, 
et  ce  n'est  qu'après  de  nombreux  détours  que  l'on  débou- 
chait devant  le  ksar,  entouré  d'un  fossé  profond  de  sept 
mètres,  large  d'autant  et  rempli  d'eau.  L'agitateur  avait 
fait  créneler  l'enceinte  à  différentes  hauteurs,  de  manière 
à  obtenir   deux  et  même   trois  étaires  de  feux.  Et  cette 


—    13    — 

enceinte  était  remarquablement  solide,  car  les  maisons 
s'y  adossaient  presque  toutes/  de  sorte  que  les  habitants 
pouvaient  se  battre  sans  sortir  de  chez  eux.  A  l'intérieur, 
quelques  grandes  maisons  avaient  été  réunies  de  façon  à 
former  réduit,  et  dominaient  la  plupart  de  celles  adossées 
à  l'enceinte.  Une  seule  porte  permettait  de  pénétrer  dans 
le  ksar  ;  elle  était  défendue  par  une  haute  tour  à  quatre 
étages  do  feux.  Opposée  au  côté  par  où  se  présentaient  les 
Français,  cette  entrée  regardait  les  petits  ksours  de  Lichana 
et  de  Farfar  dépendant  des  oasis  de  Tolga  et  de  Boucha- 
groun,  qui  envoyaient  continuellement  des  renforts  aux 
assiégés  de  Zaatcha. 

Que  Ton  suppose  maintenant,  dans  la  forteresse  que  nous 
venons  de  décrire,  une  population  fanatisée  au  dernier 
point,  convaincue  qu'elle  repousserait  les  Français  comme 
elle  avait  repoussé  les  Turcs,  on  se  fera  une  pâle  idée  des 
difficultés  avec  lesquelles  le  général  Herbillon  allait  être 
aux  prises. 

Quantité  de  coupeurs  de  route,  d'aventuriers,  de  fana- 
tiques, écume  des  insurrections  d'alentour,  s'étaient  jetés 
dans  Zaatcha.  Bou-Zian  commandait  à  une  petite  armée  ;  il 
avait  pour  lieutenant  un  certain  Moussa  (Moïse) ,  grand 
mulâtre  qui  ne  lui  cédait  en  rien  pour  le  fanatisme  et  la 
féroce  énergie.  Ces  deux  hommes  s'appliquaient  à  per- 
suader aux  défenseurs  de  Zaatcha  que  les  Français  avaient 
été  voués  par  Dieu  à  l'extermination,  et  que  le  retour  vers 
la  mer  leur  était  interdit,  les  Kabyles  ayant  pris  Philippe- 
ville  et  les  Tunisiens  Bône  et  la  Galle  ;  ils  leur  rappelaient 
du  reste  le  sanglant  assaut  de  1833,  où  les  Turcs  s'étaient 
vus  repoussés,  et  l'assaut  plus  récent  tenté  par  le  colonel 
Carbuccia.  Bou-Zian  avait  sur  les  autres  chérifsla  supériorité 
de  la  prévoyance,  et  ne  néghgeait  aucune  réalité  positive 
pour  la  mettre  à  l'appui  de  ses  prophéties  ;  il  avait  fait  des 
approvisionnements  considérables,  et  comme  le  plomb  man- 
quait dans  les  Zibans,  il  avait  imagine  de  confectionner  des 
balles  avec  des  noyaux  de  dattes  réunis  trois  par  trois  dans 


—    14    — 

une  simple  feuille  de  plomb.  Pour  inspirer  la  confiance  à 
tous,  il  avait  gardé  ses  femmes  et  ses  enfants  et  s'était,  en 
revanche,  débarrassé  des  vieillards  et  de  ceux  qui  n'auraient 
pu  servir  activement  dans  la  lutte  à  outrance  sur  le  point 
de  s'engager.  Beaucoup  de  femmes  restèrent  à  Zaatcha,  • 
et,  comme  on  va  le  voir,  se  conduisirent  en.  véritables 
furies. 

Le  général  Herbillon  avait  reçu  une  colonne  d'Alger  ;  il 
la  joignit  aux  troupes  disponibles  de  sa  province  et  s'ache- 
mina sur  Biskra.  Un  énorme  convoi  de  chameaux  y  amena 
en  outre  quantité  d'outils,  de  sacs  à  terre,  de  munitions 
d'artillerie.  Avec  cet  immense  attirail  et  quatre  mille  hommes 
à  peine,  il  se  présenta  devant  Zaatcha  le  7  octobre  1849  au 
matin  et  établit  son  camp  au  nord  de  l'oasis,  où  venaient 
mourir  les  dernières  pentes  d'un  contre-fort  des  montagnes 
du  Tell.  Des  balles  parties  de  Foasis  tombaient  parfois  dans 
le  camp  ;  c'était  gênant,  mais  il  était  impossible  de  camper 
ailleurs.  Le  général  français  ne  voulut  pas  laisser  à  l'en- 
nemi le  temps  de  se  reconnaître  ;  pendant  que  le  colonel 
Borel  de  Brétizel,  chef  d'état-major,  veillait  à  l'installation 
du  camp,  il  forma,  sous  les  ordres  du  colonel  Carbuccia, 
une  petite  colonne,  composée  de  quelques  compagnies  du 
3^  bataillon  d'Afrique,  du  2"  étranger  et  du  5°  bataillon  de 
chasseurs  à  pied,  pour  enlever  la  zaouïa  et  les  maisons 
attenantes,  au  milieu  desquelles  se  trouvait  une  fontaine 
indispensable  au  camp.  Du  premier  coup,  la  zaouïa  fut 
prise  ;  malheureusement,  les  chasseurs  à  pied,  encouragés 
par  leur  succès,  se  jetèrent  dans  les  jardins  à  la  poursuite 
des  Arabes.  Les  premiers  murs  furent  franchis  rapidement; 
mais  les  défenseurs  de  la  ville  vinrent  se  mêler  aux  fuyards  ; 
derrière  chaque  palmier  se  trouva  un  ennemi  redoutable,  et 
les  chasseurs  du  5°  bataillon,  que  leur  audace  avait  isolés, 
furent  contraints  à  une  retraite  désastreuse.  Les  femmes 
de  Zaatcha  ne  tardèrent  pas  à  se  joindre  aux  combattants, 
excitant  leur  courage  par  des  cris  affreux  ;  ceux-là  seuls 
qui  ont  vu  au  combat  ces  ardentes  filles  du  désert  peuvent 


—    15    — 

s'en  faire  une  idée.  Ces  horribles  mégères  ne  se  contentaient 
pas  de  remplir  l'air  de  leurs  vociférations,  elles  tenaient 
toutes  à  la  main  des  couteaux  dont  elles  se  servaient  pour 
achever  les  blessés  français  que  la  fureur  de  la  lutte  ne 
permettait  pas  d'enlever.  Deux  compagnies  tenues  en  ré- 
serve vinrent  dégager  le  bataillon  compromis.  Cette  triste 
affaire  coûta  aux  chasseurs  une  vingtaine  de  morts  et 
quatre-vingts  blessés;  l'adjudant  Davout  fut  de  ceux  qui 
restèrent  entre  les  mains  de  l'ennemi  et  dont  les  cadavres 
furent  atrocement  mutilés.  Tous  les  corps  furent  attachés 
ensuite  par  les  femmes  à  des  palmiers  ;  quelques  blessés 
respiraient  encore.  Ce  souvenir  resta  dans  les  cœurs,  et 
nos  soldats  exaspérés  jurèrent  de  ne  plus  faire  de  quartier 
aux  femmes.  Ce  serment  devait  être  rigoureusement  tenu, 
et  l'on  verra  tout  à  Theure  que  le  sentiment  de  la  vengeance 
provoqua  d'inimaginables  horreurs. 

Pendant  la  nuit  le  colonel  Parizet,  commandant  l'artillerie, 
fît  établir  une  batterie  de  brèche  contre  la  place.  Le  S,  au 
matin,  cette  batterie  ouvrit  son  feu  à  travers  un  épais  rideau 
de  palmiers,  contre  le  saillant  nord-est  du  ksar.  En  choi- 
sissant l'emplacement  d'une  autre  batterie,  le  colonel  du 
génie  Petit  fut  frappé  à  mort  ;  jusqu'au  dernier  moment  cet 
énergique  officier  supérieur  continua  à  diriger  les  travaux 
du  siège,  attendant  la  fin  glorieuse  du  soldat.  La  nouvelle 
batterie  prit  le  nom  de  «  batterie  Petit.  »  A  droite  et  à 
gauche,  nos  troupes  s'installèrent  dans  les  premiers  jardins, 
percèrent  de  trous  les  murs  qui  les  séparaient  des  Arabes 
et  commencèrent  un  feu  méthodique  sur  tout  ennemi  qui  se 
découvrait.  Mais  les  défenseurs  de  Zaatcha  ne  se  bornaient 
pas  à  un  échange  incessant  de  coups  de  fusil  ;  on  se  ferait 
difficilement  une  idée  de  leur  rage  et  de  leur  audace.  En 
plein  jour,  ils  tentaient  des  sorties  et  se  jetaient  avec  des 
cris  féroces  sur  nos  travaux  de  sape  pour  les  détruire. 
Dans  une  de  ces  sorties,  le  capitaine  Besse  fut  tué  au  milieu 
de  ses  artilleurs. 

Le  colonel  Barrai,  commandant  la  subdivision  de  Sétif, 


—    16    — 

arriva  avec  quinze  cents  hommes  au  moment  où  le  siège 
prenait  un  caractère  d'animosité  extraordinaire.  Le  général 
Herbillon  était  pressé  de  livrer  l'assaut,  tant  pour  calmer 
les  furieuses  impatiences  de  ses  soldats  que  parce  qu'il 
recevait  de  tous  les  côtés  les  plus  mauvaises  nouvelles  ; 
l'insurrection  gagnait  en  effet  du  terrain  dans  les  pro- 
vinces d'Alger  et  de  Constantine,  et  le  même  agitateur  qui 
avait  si  bien  été  battu  par  le  commandant  Saint-Germain 
au  combat  de  Seriana  se  montrait  vers  Biskra  sur  les  der- 
rières du  camp  français.  Malgré  l'imperfection  des  tra- 
vaux du  génie,  le  général  Herbillon  se  décida  à  tenter  un 
assaut. 

Deux  brèches  étaient  à  peu  près  praticables  :  l'une,  celle 
de  gauche,  devait  être  enlevée  par  les  compagnies  d'élite 
de  la  légion  étrangère  ;  l'autre,  celle  de  droite,  par  un 
bataillon  du  43'  de  ligne.  Le  bataillon  de  tirailleurs  indigènes 
du  commandant  Bourbaki  devait  occuper  les  jardins  de 
palmiers  à  gauche  des  colonnes  d'assaut,  pour  les  empêcher 
d'être  tournées.  Le  20  octobre,  au  matin,  l'assaut  ainsi  pré- 
paré fut  donné.  La  colonne  de  gauche  sortit  de  la  tranchée, 
franchit  le  fossé,  enleva  la  brèche  et  s'établit  sur  les  ter- 
rasses de  deux  maisons  attenant  au  rempart  ;  mais  au 
moment  où  elle  croyait  le  succès  assuré,  les  maisons, 
minées  d'avance,  s'écroulèrent  avec  un  horrible  fracas, 
ensevehssant  sous  leurs  ruines  quantité  de  ces  braves 
soldats  de  la  légion  étrangère.  Arrêtés  par  la  poussière 
des  décombres,  décimés  par  un  ennemi  invisible  qui  tirait 
par  les  mille  créneaux  pratiqués  dans  les  maisons  servant 
de  réduits,  les  survivants  finirent  par  reculer  dans  la  tran- 
chée, avec  le  désespoir  de  n'avoir  pas  vengé  leurs  mal- 
heureux camarades. 

A  la  brèche  de  droite,  le  bataillon  du  43°  se  faisait 
écraser.  Le  génie  n'avait  pu  pratiquer  une  descente  de 
fossé  convenable,  et  avait  dû  faire  avancer  une  char- 
rette. Mais  il  fut  difficile  de  bien  manœuvrer  sous  le  feu 
de  l'ennemi;  elle  tourna  sur  elle-même  en  glissant  dans 


H.^^-  (  ■^^^ 


MAHKCIIAI.     SAl^^T-AKNA^^) 


—    17    — 

l'eau  et  ne  put  servir  comme  on  Tespérait.  Aussitôt  on 
essaie  de  faire  un  tablier  de  pont  avec  des  tonneaux  vides  ; 
mais  les  sapeurs  qui  les  portent,  et  qui  se  prodiguent  avec 
le  plus  admirable  dévouement,  sont  tués  ou  blessés.  Il  faut 
se  résoudre  à  se  jeter  dans  le  fossé  sans  aucun  moyen  de 
passage.  Le  brave  commandant  Guyot,  digne  fils  du  général 
de  division  du  premier  empire,  enlève  son  bataillon;  mais, 
obligés  de  franchir  le  fossé  plein  d'eau,  puis  de  gravir 
péniblement,  avec  des  cartouches  ainsi  gâtées,  le  talus 
de  la  brèche,  les  pauvres  soldats  du  43°  tombent  un  à  un. 
A  peine  arrivé  au  haut  de  la  brèche  avec  son  capitaine 
adjudant-major  et  quelques  hommes,  le  commandant  est 
tué  ;  il  faut  reculer  sous  un  feu  épouvantable.  Détail  hor- 
rible !  tous  les  blessés  tombés  dans  le  fossé  se  noient  ;  en 
se  débattant,  ils  rougissent  l'eau  de  leur  sang.  La  confusion 
devient  indescriptible  ;  le  malheureux  43''  se  retire,  empor- 
tant six  ofïïciers  et  trente  hommes  tués,  et  quatre-vingt-dix 
blessés. 

Dans  ce  sanglant  assaut,  le  caporal  Parcheris,  avec 
quatre  grenadiers,  se  porta  sur  le  revers  du  fossé  et 
engagea  la  fusillade  avec  les  défenseurs  du  ksar.  On  pres- 
crivit à  ces  braves  de  se  mettre  à  l'abri  ;  ils  refusèrent, 
alléguant  qu'à  une  autre  place  il  leur  serait  impossible 
de  distinguer  les  créneaux  qu'ils  essayaient  d'enfiler.  Au 
bout  de  quelques  minutes,  trois  d'entre  eux  étaient  tués, 
et  Parcheris  ne  restait  plus  qu'avec  un  de  ses  hommes,  le 
grenadier  Siège.  Le  sous-lieutenant  de  la  compagnie  vint 
encore  une  fois  leur  recommander  de  se  mettre  à  l'abri.  — 
«  Dans  un  instant,  mon  lieutenant,  dit  le  caporal  avec  un  mer- 
veilleux sang-froid  ;  nous  avons  encore  plusieurs  cartouches 
à  brûler.  »  —  Au  même  moment  le  grenadier  Siège  fut  tué  ; 
il  lui  restait  quelques  cartouches.  —  «  Il  faut  bien  brûler 
les  cartouches  de  Siège  »,  dit  Parcheris.  —  Et  il  alla  les 
prendre,  voulant  épuiser  les  munitions  de  sa  petite  escouade. 
Entouré  de  quatre  cadavres,  cet  intrépide  soldat  faisait 
tranquillement  le  coup  de  feu  ;  quand  il  arriva  à  sa  dernière 

RÉCITS  ALGliUIESS.   —  2«  SKRIE  ~ 


—    18    — 

cartouche,  il  la  montra  de  loin  à  son  sous-lieutenant  : 
«  Plus  que  celle-ci,  mon  lieutenant.  »  —  En  disant  ces  mots, 
il  reçut  une  balle  qui  lui  fracassa  la  cuisse.  «  Ils  l'auront 
quand  même  »,  dit  l'héroïque  caporal.  — Et,  se  soutenant 
sur  une  jambe,  il  envoya  aux  Arabes  son  dernier  coup  de 
fusil. 

Le  caporal  Parcheris  ne  voulut  pas  subir  l'amputation.  Il 
eut  le  bonheur  de  survivre  à  son  horrible  blessure,  et  quel- 
que temps  après  il  rentra  dans  ses  foyers  avec  la  croix  de 
la  Légion  d'honneur. 

Après  le  malheureux  assaut  du  20  octobre,  il  fallut 
reprendre  les  travaux  de  siège  ;  comble  de  fataUté,  il  n'était 
pas  possible  de  leur  imprimer  un  peu  d'ensemble  et  de 
direction.  De  six  officiers  du  génie  attachés  à  la  colonne  du 
général  Herbillon,  deux  seuls  restaient,  un  capitaine  et  un 
lieutenant.  Ces  deux  braves  étaient  exténués  ;  pendant  trois 
semaines,  ils  ne  couchèrent  jamais  sous  la  tente  ;  quand  ils 
le  pouvaient,  ils  dormaient  péniblement  une  heure  ou  deux 
dans  la  tranchée,  à  côté  de  leurs  sapeurs.  Ces  derniers 
aussi  étaient  harassés,  les  auxiliaires  d'infanterie  qu'on  leur 
avait  adjoints  ne  pouvant  exécuter  certains  travaux  de  sape. 
Tout  allait  mal,  et  le  feu  de  l'ennemi  faisait  chaque  jour  des 
vides  cruels  dans  les  rangs  de  ces  soldats  si  vigoureusement 
trempés.  L'aspect  du  camp,  placé  sur  le  revers  d'une  mon- 
tagne sablonneuse  et  exposé  au  siroco  ardent  du  désert, 
était  des  plus  tristes  ;  le  mouvement  incessant  de  plusieurs 
milliers  d'hommes  et  d'animaux  avait  fini  par  creuser  pro- 
fondément le  sable,  de  sorte  que  d'épais  tourbillons  de 
poussière  incommodaient  nos  soldats  et  rendaient  le  repos 
de  la  tente  plus  fatigant  que  le  travail  de  la  tranchée.  Cette 
poussière  maudite,  de  sable  fin,  s'infiltrait  partout,  particu- 
lièrement dans  les  aliments  qu'elle  finissait  par  rendre 
détestables.  L'on  ne  pouvait  faire  boire  le  troupeau  destiné 
à  l'alimentation,  et  il  donnait  de  la  viande  de  qualité  mau- 
vaise ;  les  bêtes  séchaient  sur  pied,  et  l'on  n'envoyait  à 
l'abatage  que  celles  qui  étaient  sur  le  point  de  mourir.  Le 


—    19    — 

biscuit  était  moisi  et  plein  de  vers.  En  campagne,  dans  le 
désert  tout  au  moins,  les  officiers  vivent  généralement  de 
la  vie  du  soldat  ;  on  peut  croire  que  le  général  HerLillon 
et  ses  officiers  étaient  bien  malheureux. 

Et  cependant,  dans  cette  épouvantable  position,  personne 
ne  se  plaignait.  Ceux  qui  affectent  aujourd'hui  de  mépriser 
l'ancienne  armée,  ne  peuvent  savoir  combien  elle  a  souffert 
autrefois.  Car  elle  n'a  pas  connu  les  procédés  philanthro- 
piques d'aujourd'hui,  si  exagérés  parfois  qu'à  tout  moment 
l'on  entend  des  militaires  s'écrier  :  «  On  veut  donc  nous 
mettre  dans  des  boîtes  à  coton  !  »  En  moins  d'un  mois,  plus 
de  six  cents  soldats  avaient  succombé  devant  Zaatcha,  et 
l'ambulance  de  Biskra  regorgeait  de  blessés  et  de  malades. 
Une  des  plus  tristes  choses  dont  nous  nous  souvenons,  c'est 
l'aspect  du  cimetière  du  vieux  Biskra,  à  quelques  kilomètres 
du  fort  Saint-Germain  ;  les  rangées  de  tombes  s'allongent 
à  perte  de  vue,  et,  détail  navrant,  elles  sont  abandonnées 
et  disparaissent  sous  le  sable. 

Les  soldats  furent  heureux  de  trouver  des  distractions  ; 
le  travail  de  tranchées  leur  répugnait,  ils  avaient  la  convic- 
tion que  l'on  n'aurait  raison  de  Zaatcha  que  par  une  attaque 
de  vive  force  après  investissement  complet  de  l'oasis.  Le 
général  Herbillon,  tant  pour  occuper  sa  colonne  qui  se 
démoralisait  que  pour  s'attaquer  aux  intérêts  des  habitants 
de  l'oasis,  fit  abattre  les  palmiers  des  jardins  à  la  portée  du 
camp.  Pour  des  gens  qui  vivent  de  la  récolte  des  dattes,  le 
tort  qu'on  allait  faire  aux  habitants  de  Zaatcha  était  irrépa- 
rable ;  aussi  leur  rage  ne  connut-elle  plus  de  bornes.  Des 
luttes  acharnées  s'engagèrent  dans  les  jardins  ;  malgré  des 
sorties  furieuses,  dont  l'une  fut  marquée  par  le  massacre  de 
onze  blessés  que  les  femmes  achevèrent,  la  coupe  des 
palmiers  continua  sans  interruption  pendant  la  dernière 
période  du  siège  ;  le  bruit  de  la  chute  de  leurs  magnifiques 
dattiers  portait  dans  le  cœur  des  défenseurs  de  Zaatcha 
plus  de  douleur  et  de  rage  que  les  incessantes  détonations 
de  notre  artillerie. 


—    20    — 

La  petite  armée  du  général  Herbillon  avait  déjà  été 
renforcée  par  les  troupes  de  la  subdivision  de  Sélif  ;  elle  le 
fut  le  8  novembre  par  deux  bataillons  de  zouaves  que  lui 
amenait  le  colonel  Canrobert.  Ces  bataillons  ne  comptaient 
à  eux  deux  qu'un  millier  d'hommes,  apportaient  le  cho- 
léra et  avaient  laissé  en  route  plus  du  huitième  de  leur 
effectif.  Ils  arrivaient  en  droite  ligne  d'Aumale  et  n'avaient 
pas  eu  de  peine  à  passer  au  travers  des  populations  insur- 
gées ;  terrifiées,  celles-ci  faisaient  le  vide  autour  de  la  petite 
colonne,  car  le  colonel  Canrobert  leur  criait  :  «  Fuyez! 
j'amène  la  mort  avec  moi.  »  Les  zouaves  n'avaient 
qu'une  crainte  pendant  la  route,  c'était  d'arriver  à  Zaatcha 
après  Tassant.  Ce  renfort  d'ardents  soldats,  jouissant  d'une 
réputation  militaire  hors  ligne,  et  commandé  par  un  jeune 
colonel  connu  pour  son  audace  et  ses  talents,  fut  salué  avec 
joie  par  la  colonne  épuisée  du  général  Herbillon.  Le  choléra, 
personne  ne  le  craignait  ! 

Le  jour  de  leur  arrivée,  les  zouaves  furent  édifiés  sur  le 
caractère  de  la  lutte  sans  merci  à  laquelle  ils  venaient 
prendre  part.  Une  redoute  avait  été  élevée  en  face  de 
l'oasis  de  Farfar,  d'où  sortaient  habituellement  des  partis 
d'Arabes  qui  venaient  tirer  des  coups  de  fusil  pendant  la 
nuit  ;  avec  une  incroyable  audace,  ils  osèrent  y  attaquer 
trois  compagnies  du  bataillon  d'Afrique.  Il  y  eut  une  mêlée 
sur  le  parapet  de  la  redoute,  et  Tennemi  réussit  à  enlever 
plusieurs  de  nos  blessés.  Le  soir,  les  têtes  de  ces  malheu- 
reux, plantées  sur  des  piques,  furent  exposées  sur  les  murs 
de  Zaatcha,  et  nos  canonniers  se  virent  obligés  de  les 
abattre.  Les  zouaves  prirent  leur  part  de  l'exaspération 
générale  ;  de  terribles  représailles  se  préparaient. 

Le  12  novembre,  l'armée  vit  arriver  du  renfort  :  c'était 
le  S°  bataillon  de  chasseurs  à  pied,  le  fameux  bataillon  de 
Sidi-Brahim  ;  elle  se  trouvait  ainsi  forte  de  plus  de  sept 
mille  hommes.  Le  général  Herbillon  put  organiser  une 
colonne  pour  marcher  contre  les  nomades,  massés  sur  les 
derrières  du  corps  de  siège.  Après  une  marche  de  nuit, 


—    ï21     — 

elle  tomba  au  milieu  des  Arabes,  qui  avaient  placé  leui 
camp  entre  l'oasis  d'Our'lal  et  le  lit  desséché  de  l'oued 
Djeddi  ;  les  zouaves  du  colonel  Canrobert  en  faisaient  partie 
et  s'emparèrent  en  un  clin  d'œil  d'une  ville  de  tentes  et  de 
nombreux  troupeaux.  Cette  prise  importante  fit  éclater  une 
joie  inusitée  parmi  nos  soldats,  qui  voyaient  venir  l'abon- 
dance et  la  fin  de  leurs  privations  ;  ils  saluèrent  de  leurs 
bruyantes  acclamations  le  premier  succès  d'une  campagne 
jusque-là  si  malheureuse. 

A  partir  de  ce  moment,  les  choses  prirent  une  tournure 
tout  à  lait  favorable  au  succès  de  nos  armes.  Les  lenteurs 
du  siège  avaient  fortement  diminué  notre  prestige  auprès 
des  indigènes  ;  l'affaire  d'Our'lal  vint  le  rétablir.  Chacun 
sentait  que  le  dénouement,  un  dénouement  effroyable, 
approchait  à  grands  pas. 

Il  était  réellement  temps  d'en  unir.  Le  choléra  tuait  plus  de 
monde  à  l'armée  française  que  le  feu  de  l'ennemi,  et  faisait 
de  trente  à  quarante  victimes  par  jour.  Une  agglomération 
d'hommes  et  d'animaux  réunis  dans  un  petit  espace  augmen- 
tait forcément  l'intensité  du  fléau.  Les  détritus  des  bêtes 
abattues,  le  voisinage  d'une  foule  de  cadavres  enterrés  dans 
le  sable  qui  laissait  passer  les  émanations  putrides,  exha- 
laient la  mort.  Les  plaintes  des  soldats  frappés  par  la  maladie 
s'ajoutaient  à  celles  des  soldats  atteints  par  le  feu  de  l'en- 
nemi et  jetaient  dans  les  cœurs  une  morne  tristesse.  Nos 
troupes  demandaient  l'assaut  à  grands  cris.  Du  côté  des 
Arabes,  le  fléau  sévissait  avec  fureur  ;  mais  les  fanatiques 
défenseurs  de  Zaatcha,  réduits  des  deux  tiers,  supportaient 
avec  l'indifférence  des  fatalistes  des  horreurs  qui  n'avaient 
pas  de  nom. 

L'artillerie  en  était  réduite  aux  expédients  ;  les  sacs  à 
terre  lui  manquaient,  et  le  colonel  Lebrettevillois  dut  en 
improviser  avec  des  morceaux  de  palmier,  dont  les  fibres 
résistantes  ont  la  ténacité  des  fils  de  chanvre.  On  réussit 
au  dernier  moment  à  élever  une  batterie  de  12  dont  le  feu 
détruisit  les  faîtes  des  maisons  qui  dominaient  les  brèches. 


—    22     — 

Une  troisième  brèche  fat  préparée  à  la  hâte.  On  combla 
les  fossés  avec  des  prolonges  et  des  charrettes.  Les  Arabes 
renfermés  dans  Zaatcha  reçurent  du  général  une  dernière 
sommation;  déterminés  à  se  faire  tuer  jusqu'au  dernier 
plutôt  que  de  se  rendre,  ils  ne  daignèrent  pas  répondre. 
L'immensité  du  péril  les  exaspéra  ;  ils  voulurent  tenter  un 
suprême  effort,  et  ne  réussirent  à  retarder  que  de  vingt- 
quatre  heures  l'assaut  fatal. 

Le  24  novembre,  dès  la  pointe  du  jour,  ils  ralentirent 
leurs  feux  pour  faire  croire  aux  assiégeants  qu'ils  commen- 
çaient à  se  décourager  ;  puis  ils  choisirent  le  moment  du 
relèvement  des  gardes  dans  les  tranchées,  lequel  est  tou- 
jours accompagné  d'un  peu  de  désordre.  S'étant  ghssés 
au  pied  du  mur,  dès  qu'ils  virent  les  chasseurs  du  5'  ba- 
taillon remettre  le  service  à  leurs  camarades  du  8%  ils  se 
précipitèrent  dans  la  tranchée.  Du  coup,  quelques  chasseurs 
furent  pris  et  décapités,  et  les  canonniers,  se  serrant  autour 
de  leurs  pièces,  furent  obligés  de  se  défendre  à  coups  de 
sabre  et  d'écouvillon.  A  la  tête  d'une  compagnie  de  chas- 
seurs, le  lieutenant  Devaux  chargea  à  la  baïonnette  et 
balaya  la  tranchée.  Une  autre  colonne  d'Arabes,  celle-ci 
de  femmes,  s'était,  pendant  le  même  temps,  ruée  plus  à 
droite  sur  la  tranchée  ;  elle  entraînait  avec  elle  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  plus  fanatique  et  de  plus  résolu  à  Zaatcha. 
Les  chasseurs  du  8°  bataillon,  conduits  par  le  comman- 
dant Levassor-Sorval,  reçurent  cette  légion  de  furies  par 
un  feu  roulant  ;  une  mêlée  corps  à  corps  s'ensuivit,  et  les 
chasseurs  durent  jouer  sans  miséricorde  de  la  baïon- 
nette. Telle  fut  la  violence  de  l'attaque  qu'il  fallut  appeler 
du  camp  les  tirailleurs  du  commandant  Bourbaki.  Assail- 
lants et  assaillantes  rentrèrent  à  Zaatcha  avec  des  pertes 
cruelles. 

Dans  la  nuit  du  25  au  26,  les  chefs  de  corps  réunirent 
leurs  officiers  et  leur  communiquèrent  les  ordres  du  général 
Herbillon  ;  les  trois  brèches,  à  peu  près  praticables,  devaient 
être  abordées  par  trois  colonnes,  pendant  que  le  comman- 


—    23    — 

(lant  Bourbaki,  se  plaçant  en  dehors  du  point  d'attaque, 
intercepterait  les  communications  de  la  place  avec  le  dehors 
et  faciliterait,  par  une  diversion,  les  opérations  des  colonnes 
d'assaut.  Les  bataillons  désignés  pour  cette  dernière  ma- 
nœuvre, pris  parmi  les  plus  renommés  de  l'armée  de  siège, 
furent  réduits  à  trois  cents  hommes.  Les  chefs  qui  les 
commandaient  étaient  dignes  de  cette  belle  troupe  ;  c'étaient 
le  colonel  Ganrobert,  dont  la  bravoure  était  légendaire  dans 
toute  l'armée  d\\frique,  et  les  colonels  Barrai  et  de  Lour- 
mel,  qui,  tous  deux,  devaient  finir  si  glorieusement,  l'un  en 
Kabylie,  l'autre  en  Crimée. 

La  colonne  Ganrobert,  destinée  à  l'attaque  de  la  brèche 
de  droite,  la  plus  défendue,  se  composa  de  deux  bataillons 
de  zouaves,  du  5°  bataillon  de  chasseurs  à  pied  et  de  cent 
grenadiers  et  voltigeurs  choisis  dans  le  16^  de  ligne  ; 

Celle  du  colonel  Barrai,  qui  devait  attaquer  la  brèche 
où  avait  échoué  le  43"  de  ligne,  fut  formée  du  8°  bataillon 
de  chasseurs,  de  cent  zouaves  et  d'un  bataillon  du  38®  ; 

Enfin  la  colonne  de  Lourmel  comprenait  deux  batail- 
lons du  8*"  de  hgne  et  un  bataillon  du  43®  qui  demandait  à 
prendre  sa  revanche. 

S'adressant  à  ses  zouaves  un  peu  avant  le  signal,  le 
chevaleresque  Ganrobert  s'écria  :  «  Mes  amis,  souvenez- 
vous  que,  quoi  qu'il  arrive,  il  faut  que  nous  montions  sur 
ces  murailles  et  que,  si  la  retraite  sonne,  elle  ne  sonne 
pas  pour  les  zouaves.  »  —  Puis,  mettant  le  sabre  à  la 
main,  d'un  geste  superbe  il  en  jeta  le  fourreau.au  loin  en 
disant  :  «  Nous  n'en  avons  pas  besoin  aujourd'hui.  » 

Pendant  ce  temps,  Bou-Zian  appelait  ses  fidèles  à  la  mos- 
quée ;  dans  ce  ksar,  dont  les  maisons  et  les  édifices  étaient 
ramassés  sur  un  petit  espace,  les  Arabes  n'avaient  pas  deux 
pas  à  faire  pour  regagner  leurs  postes  de  combat.  Impla- 
cable dans  sa  haine,  ce  sombre  fanatique  voulut  remplir 
jusqu'au  bout  les  devoirs  de  ses  fonctions  à  la  fois  reli- 
gieuses et  guerrières  ;  après  une  courte  prière,  il  demanda 
à  ses  fidèles  de  se  défendre  jusqu'à  la  mort.  Tous  prirent 


—    24    — 

devant  Dieu  rengagement  de  se  faire  tuer  jusqu'au  dernier. 
Ils  ne  devaient  que  trop  tenir  leur  serment. 

A  sept  heures  du  matin,  le  26  novembre,  les  tambours  et 
clairons  de  toute  la  colonne  sonnèrent  un  formidable  pas  de 
charge.  Avec  un  admirable  sang-froid,  le  colonel  Canrobert, 
calmant  du  geste  ses  zouaves,  fit  sortir  de  la  sape  un  petit 
peloton  de  vingt-cinq  hommes  du  5"^  chasseurs  à  pied  sous 
le  commandement  d'un  énergique  officier,  le  lieutenant 
Liotet,  pour  s'emparer  d'une  maison  à  gauche  de  la  brèche 
et  facihter  le  passage  ;  puis  il  s'élança  lui-même  à  la  tête  de 
la  colonne  d'assaut,  dont  le  commandement  lui  était  confié. 
De  leur  côté,  les  colonels  Barrai  et  de  Lourmel  firent  de 
même  sur  les  brèches  de  gauche  et  du  centre.  L'élan 
que  ces  trois  hommes  imprimèrent  à  leurs  colonnes  fut  tel 
qu'en  quelques  minutes  elles  arrivèrent  au  milieu  de  la  ville  ; 
les  feux  des  maisons  tirés  à  bout  portant,  les  obstacles  les 
plus  redoutables,  et  préparés  de  longue  main,  ne  purent 
arrêter  nos  soldats.  La  colonne  Barrai  fut  retardée  un  ins- 
tant par  un  éboulement,  mais  ne  tarda  pas  à  venir  donner 
la  main  aux  deux  autres. 

La  colonne  Canrobert,  comme  nous  l'avons  déjà  dit, 
devait  rencontrer  les  plus  grandes  difficultés  ;  elle  arrivait 
par  la  brèche  la  moins  défendue  et  dut  cheminer  à  travers 
un  dédale  de  ruelles.  Son  chef  avait  autour  de  lui  seize 
volontaires  qui  s'étaient  promis  de  ne  pas  le  quitter;  c'étaient 
des  officiers  et  des  sous-officiers  de  tous  les  corps  de  la 
colonne.  Sur  ces  seize  braves,  douze  furent  tués  ou  blessés. 
Quatre  officiers,  un  d'état-major,  un  de  zouaves  et  deux  de 
spahis,  avaient  demandé  à  marcher  aux  côtés  de  Canrobert 
pour  lui  servir  d'officiers  d'ordonnance  ;  deux  d'entre  eux 
furent  tués,  et  les  deux  autres  blessés.  Parmi  les  morts,  se 
trouva  le  lieutenant  de  spahis  Rosetti  qui  avait  eu  un  frère  tué 
à  la  prise  de  la  Smala.  Derrière  le  colonel  marchait  le  V  ba- 
taillon de  zouaves  conduit  par  le  commandant  de  Lorenccz. 
le  futur  généra-  des  premiers  temps  de  la  campagne  du 
Mexique,  le  petit-fils  du  maréchal  Oudinot  ;  Lorencez  don- 


—    or.    _ 


nait  à  ses  soldats  le  plus  noble  exemple,  quand  une  balle 
le  renversa  sur  un  tas  de  décombres. 

Le  plus  fort  était  fait;  en  moins  d'une  demi-heure  les  rues 
et  les  terrasses  étaient  entièrement  occupées.  Restait  à  don- 
ner l'assaut  aux  maisons,  remplies  d'Arabes  désespérés  et 
décidés  à  mourir  les  armes  à  la  main.  Chaque  groupe  de 
soldats  s'attaqua  à  celle  qu'il  avait  devant  lui  ;  dans  ces 
moments  critiques  les  officiers  n'ont  qu'à  laisser  faire,  les 
soldats  marchant  d'instinct  et  toujours  pour  le  mieux.  On 
l'avait  vu  à  Tassant  de  Gonstantine.  Déjà  maîtres  des  ter- 
rasses, les  nôtres  cherchèrent  d'abord  à  descendre  dans 
l'intérieur  par  les  escaliers,  mais  il  n'y  avait  guère  possi- 
bilité de  s'engager  dans  des  passages  étroits  criblés  de 
meurtrières  ;  et  puis  les  Arabes  avaient  percé  les  planchers 
et  tiraient  de  bas  en  haut.  11  fallut  abandonner  les  terrasses  ; 
alors  les  portes  des  maisons  furent  enfoncées  à  coups  de 
crosse  et  l'on  put  pénétrer  dans  l'intérieur.  Les  premiers 
qui  s'y  aventurèrent  furent  tués  ;  mais  d'autres  finirent  par 
arriver,  et  alors  commença  un  épouvantable  carnage.  On 
poursuivit  l'ennemi  dans  les  caves,  et  l'on  se  battit  avec 
rage  au  milieu  d'une  profonde  obscurité. 

Bou-Zian,  ses  deux  fils  et  le  mulâtre  Moussa,  avec  leurs 
familles  et  quelques  fidèles,  s'étaient  réfugiés  dans  la  maison 
d'Ali-ben-Azoug,  le  cheikh  français  chassé  de  la  ville.  Il  était 
réservé  au  commandant  de  Lavarande,  chef  du  2°  bataillon 
de  zouaves,  tué  plus  tard  comme  général  sons  les  murs  de 
Sébastopol,  de  s'en  rendre  maître.  Après  être  monté  sur  la 
brèche,  il  avait  filé  le  long  des  murs  avec  son  bataillon  vers 
la  porte  de  Zaatcha  pour  couper  la  retraite  aux  derniers 
défenseurs  ;  dans  une  maison  qu'il  avait  du  enlever  en 
passant,  il  avait  fait  prisonniers  deux  Arabes  parlant  fran- 
çais, deux  anciens  Biskris,  et  leur  avait  promis  la  vie  sauve 
s'ils  lui  indiquaient  la  retraite  de  Bou-Zian.  L'un  d'eux 
refusa,  disant  qu'il  aimait  mieux  mourir,  et  fut  aussitôt 
massacré  par  les  zouaves  ;  l'autre  consentit  à  indiquer  la 
maison  de  son  chef. 


—    26     — 

En  débouchant  devant  cette  maison,  les  zouaves  du  com- 
mandant Lavarande  furent  accueillis  par  une  fusillade  ter- 
rible ;  ils  tentèrent  d'escalader  la  terrasse  et  ne  purent  y 
réussir.  Une  section  d'artillerie  de  montagne  arrivait  au 
même  moment  ;  on  essaya  de  braquer  sur  la  porte  une 
pièce  de  canon,  mais  les  canonniers  se  firent  inutilement 
tuer  à  leur  poste.  Des  soldats  du  génie  apportèrent  un 
sac  à  poudre  fortement  chargé  ;  les  premiers  qui  voulurent 
y  mettre  le  feu  tombèrent  foudroyés  ;  enfin  un  sous-officier 
du  génie,  plus  heureux  que  les  autres,  parvint  à  faire 
éclater  la  mine,  qui  fit  écrouler  un  large  pan  du  mur; 
environ  cent  cinquante  hommes  et  femmes  se  présentèrent 
à  découvert.  Les  zouaves,  lurieux,  bondirent  au  milieu  de 
cette  foule  confuse  ;  il  y  eut  un  horrible  massacre.  Quelques 
Arabes  se  réfugièrent  sur  la  terrasse  ;  on  cherchait  les 
moyens  de  les  en  déloger  quand  l'un  d'eux,  qui  avait  les 
allures  d'un  chet,  présenta  aux  zouaves  un  fusil  la  crosse 
en  l'air.  «  Voilà  Bou-Zian  »,  s'écria  le  guide.  Le  comman- 
dant de  Lavarande  se  précipita  devant  ses  zouaves  et  les 
empêcha  de  faire  feu.  «  Je  suis  Bou-Zian  »,  dit  l'homme  ; 
et  il  s'accroupit  à  la  manière  arabe  pour  prier.  «  Ce  n'est 
pas  le  moment  de  prier  »,  dit  le  commandant  de  Lavarande, 
et  il  demanda  à  Bou-Zian  où  était  sa  famille  qu" il  espérait 
sauver.  Mais  déjà  la  mère  du  chérif,  sa  femme  et  sa  fille 
étaient  tombées  sous  les  baïonnettes  des  zouaves.  De  telles 
horreurs  sont  justifiées  par  les  lois  inexorables  de  la  guerre, 
qui  condamnent  au  massacre  la  population  d'une  ville  prise 
d'assaut. 

M.  de  Lavarande  envoya  dire  au  général  Herbillon  que 
Bou-Zian  était  entre  ses  mains,  et  n'en  reçut  que  cette 
seule  réponse  :  «  Faites-le  tuer.  »  Le  commandant  fit  lever 
Bou-Zian  et  on  le  maintint  contre  un  mur  pendant  que 
quatre  zouaves  apprêtaient  leurs  armes.  «  Vous  avez  été  les 
plus  forts,  murmura  Bou-Zian  ;  Dieu  seul  est  grand,  que  sa 
volonté  soit  faite.  »  Et  il  tomba  foudroyé.  On  voulut  lui  faire 
couper  la  tête  par  l'arabe  qui  l'avait  trahi  ;  mais  celui-ci 


—    27     — 

refusa  et  présenta  la  sienne.  Ce  lut  un  tambour  de  zouaves 
qui  s'en  chargea  et  qui  vint  apporter  le  sanglant  trophée  au 
général  Herbillon. 

Sur  les  autres  points  du  ksar  les  sacs  à  poudre  firent  leur 
œuvre  ;  leur  explosion  renversait  les  murs  sur  leurs  défen- 
seurs enfouis,  et  ceux  qui  n'étaient  pas  écrasés  périssaient 
étouffés  dans  les  caves  où  ils  avaient  cherché  un  dernier 
refuge.  Pas  un  arabe  n'échappa  à  l'extermination  ;  ceux 
qui  purent,  en  bien  petit  nombre,  gagner  la  campagne, 
tombèrent  sous  les  coups  des  turcos  du  commandant 
Bourbaki. 

A  midi,  tout  était  fini.  Il  ne  restait  que  les  vainqueurs  et 
des  ruines.  A  la  tombée  de  la  nuit,  on  fit  sauter  les  mosquées 
de  Zaatcha  et  de  la  zaouïa,  et  un  long  cri  de  joie  s'éleva 
dans  le  camp  français  ;  c'était  la  fin  d'un  siège  horriblement 
pénible  et  fatigant. 

Dans  ce  siège  mémorable,  quinze  cents  français  furent 
frappés,  sans  compter  plus  de  quatre-vingts  officiers,  dont 
trente  furent  tués.  Les  zouaves,  arrivés  les  derniers,  eurent 
trois  cents  des  leurs  atteints,  le  quart  de  leur  effectif.  L'abbé 
Parabère,  l'aumônier  de  la  province  de  Gonstantine,  celui 
qui,  plus  tard,  devait  gravir  le  plateau  de  l'Aima  gravement 
assis  sur  une  pièce  de  canon,  était  arrivé  au  camp  dès  les 
premiers  jours  du  siège  et  s'était  installé  à  l'ambulance  où 
il  fit  preuve  du  plus  admirable  dévouement. 

Les  Arabes  des  alentours  étaient  dans  la  consternation  ; 
dès  le  lendemain  de  l'assaut,  ils  assiégeaient  les  abords  du 
camp,  demandant  en  grâce  d'être  conduits  au  général  Her- 
billon pour  lui  faire  leur  soumission.  On  les  laissait  se 
promener  librement  dans  ce  qui  avait  été  Zaatcha  ;  le  spec- 
tacle d'une  ville  saccagée  de  fond  en  comble  et  encombrée 
d'un  millier  de  cadavres,  celui  des  têtes  de  Bou-Zian  et  de 
Moussa  placées  devant  la  porte,  les  impressionna  profondé- 
ment. Le  général  leur  dit  que  les  vaincus  payaient  toujours 
les  frais  de  la  guerre,  et  qu'il  leur  ferait  connaître  sa  volonté 
une  fois  rentré  à  Biskra  ;  en  attendant  il  leur  enjoignit 


de  donner  la  sépulture  aux  huit  cents  cadavres  d'Arabes  qui 
se  trouvaient  sous  les  décombres. 

C'est  à  peine  si  le  général  Herbillon  prit  le  temps  de  faire 
enterrer  ses  propres  morts  ;  il  se  hâta  de  lever  le  camp,  car 
déjà  une  odeur  cadavérique  rendait  intolérable  la  situation 
de  l'armée.  Des  cris  d'enthousiasme  répondirent  à  l'ordre 
du  départ,  et  nos  soldats,  qui  croyaient  avoir  fait  un  mauvais 
rêve,  se  mirent  en  route  pour  Biskra,  où  ils  arrivèrent  dans 
un  état  de  délabrement  qui  faisait  mal  à  voir  ;  leurs  effets, 
usés  par  les  durs  travaux  du  siège,  n'avaient  pu  être  rem- 
placés, et  c'est  couverts  de  peaux  de  chèvres  ou  de  peaux 
de  moutons  qu'ils  marchaient. 

La  terrible  leçon  de  Zaatcha  ne  fut  pas  perdue  ;  l'insur- 
rection était  générale,  elle  tomba  subitement.  Le  général 
Herbillon  rentra  à  Constantine,  laissant  le  soin  de  la  paci- 
fication à  trois  petites  colonnes  conduites  par  les  colonels 
Ganrobert,  Carbuccia  et  Barrai.  Le  choléra  acheva  l'œuvre 
de  la  guerre  ;  grâce  à  leurs  services  médicaux,  les  vain- 
queurs s'en  débarrassèrent  vite,  mais  les  vaincus  eurent 
cruellement  à  souffrir.  Le  fléau  porta  la  désolation  au  miheu 
des  tribus  nomades,  et  certaines  oasis  perdirent  jusqu'aux 
trois  quarts  de  leurs  habitants.  «  Dieu  est  pour  les  Français, 
dirent  les  populations  sahariennes  ;  sa  main  s'appesantit 
sur  nous.  » 


III 


C'est  surtout  en  Kabylie  que  les  chérifs  se  montrèrent 
nombreux  après  1848  ;  dans  cette  belliqueuse  région,  insou- 
mise alors,  on  voyait  des  agitateurs  en  permanence,  car, 
chassés  des  pays  soumis  à  l'autorité  française,  ils  se  réfu- 
giaient naturellement  dans  des  montagnes  où  nos  armes 
n'avaient  pas  encore  pénétré  et  ne  pouvaient  les  atteindre. 

Nous  raconterons  l'histoire  de  quelques-uns  de  ces  chérifs. 

Le  premier  de  ces  personnages  qui  fit  son  apparition  en 


—    29    — 

Kabylie  se  nommait  Mouley-Mohamed  ben  Abdallah,  sur- 
nommé Bou-Aoud  (le  père  au  cheval);  c'était  en  1845.  Il 
faut  remarquer  que,  pour  se  mettre  d'accord  avec  les  pro- 
phéties arabes,  les  chérifs  prennent  généralement  le  nom 
du  prophète,  Mohamed  ben  Abdallah  (1).  Celui  dont  nous 
parlons  se  prétendait  envoyé  de  Dieu  avec  la  mission 
expresse  de  chasser  les  chrétiens  du  sol  de  l'Islam.  Il 
était  jeune  encore,  éblouissait  les  Arabes  et  les  Kabyles 
par  quelques  prouesses  équestres  (d'où  lui  vint  son  sur- 
nom), et  s'était  particuhèrement  fait  connaître  comme  un 
des  plus  fidèles  compagnons  de  Bou-Maza. 

L'agitateur  réussit  à  amener  la  défection  de  deux  tribus 
de  la  plaine,  et  battit  ensuite  un  de  nos  goums  ;  à  cette 
nouvelle,  les  généraux  Marey  et  d'Arbouville  sortirent,  le 
premier  de  Médéa,  le  second  de  Sétif,  firent  leur  jonction 
au  pied  du  Djurjura  (les  Kabyles  prononcent  Jeurjera), 
et  le  culbutèrent  après  lui  avoir  pris  ses  tentes  et  ses  ba- 
gages, avec  ceux  de  ses  adhérents. 

L'insurrection  se  calma  d'abord,  mais  se  renouvela  à  l'an- 
nonce du  désastre  de  Sidi-Brahim  ;  le  chérif  répandit  le 
bruit  qu'Abd-el-Kader,  après  avoir  fait  prisonnier  le  maré- 
chal Bugeaud,  se  disposait  à  mettre  le  siège  devant  Alger, 
et  cette  étonnante  nouvelle  ne  trouvait  pas  d'incrédules 
parmi  les  Kabyles.  Le  général  Bedeau  accourut  de  Boghar, 
et,  de  concert  avec  les  généraux  Marey  et  d'Arbouville, 
rejeta  dans  leurs  montagnes  les  contingents  de  Mouley- 
Mohamed  qui  alla  chercher  fortune  chez  les  Kabyles  des 
environs  de  Gollo  et  de  Djijelly  ;  en  1847,  il  eut  Taudace 
d'attaquer  Djijelly  ;  mais,  reçu  de  belle  manière,  il  disparut 
pendant  quelques  mois  pour  se  montrer  dans  la  vallée  du 
Sahel,  au  sud  de  Bougie,  où  il  essaya  de  se  faire  passer  pour 
Bou-Maza.  Les  croyants  n'arrivant  pas  pour  lui  former  une 
armée,  il  vint  se  présenter  à  Aumale,  demandant  à  être  in- 
terné dans  une  forteresse  en  France.  Sa  demande  fut  agréée. 

(1)  De  ceux-ci,  TAlgérie  a  eu  des  centaines,  plus  ou  moins  obscurs. 


—    30    — 

Un  autre  chérif,  Mouley-Brahim,  apparut  en  Kabylie  vers 
la  même  époque  ;  d'abord  comparse  du  chérif  précédent,  il 
entreprit  par  la  suite  d'opérer  pour  son  propre  compte.  Il 
obtint  quelques  adhérents,  grâce  au  patronage  de  Si  Ahmed 
ben  Arous,  marabout  vénéré  en  Kabylie;  mais,  battu  et 
traqué  par  le  général  Bedeau,  il  se  réfugia  dans  le  Djebel 
Ahmour,  entrn  les  provinces  d'Alger  et  d'Oran,  où  il  exerça 
la  noble  profession  de  coupeur  de  routes  et  de  voleur  de 
grand  chemin.  On  le  revit  en  KabyHe  vers  1850,  et  il  se  mit  à 
prêcher  la  guerre  sainte  ;  fort  mal  reçu,  il  se  rendit  dans  la 
tribu  des  Beni-Melikeuch  dont  le  territoire  se  trouve  en  face 
du  village  actuel  de  Tazraalt  dans  la  vallée  de  l'oued  Sahel. 
Les  Beni-Melikeuch,  perpétuellement  insoumis,  donnaient 
asile  à  tous  les  mécontents  du  pays,  et  accueillirent  assez 
bien  Mouley-Brahim  ;  mais  celui-ci  n'ayant  jamais  obtenu  le 
moindre  succès  et  s'étant  fait  battre  à  plusieurs  reprises, 
les  Beni-Melikeuch  se  rallièrent  à  un  nouveau  chérif,  Bou- 
Baghla,  le  plus  célèbre  de  tous  les  agitateurs  kabjdes. 

Mouley-Brahim  était  un  homme  d'une  quarantaine  d'an- 
nées, d'un  extérieur  assez  doux,  ayant  plutôt  les  allures 
d'un  marabout  que  d'un  chef  de  bande.  Ce  qui  Tempêcha  de 
réussir,  c'est  qu^on  lui  reprochait  d'être  à  la  remorque  des 
gens  entreprenants  qui  faisaient  de  lui  leur  instrument.  Le 
plus  dangereux  d'entre  eux  était  un  nommé  Si  El  Djoudi, 
devenu  plus  tard  bach-agha  du  Djurjura,  et  qui  était  un 
véritable  lanceur  de  chérifs. 

Un  de  ces  derniers,  Si  Mohamed  el  Hacherai,  parut  dans  la 
région  du  Djurjura  en  1849  ;  mais  il  n'eut  pas  à  exercer  long- 
temps sa  profession.  Dès  les  premiers  jours,  il  fut  attaqué 
par  le  goum  du  fameux  lieutenant  Beauprêtre  ;  un  goumier, 
le  croyant  invulnérable  aux  balles,  le  saisit  à  bras-le-corps 
dans  la  mêlée  et  le  poignarda.  Un  autre  chérif,  qui  se  déco- 
rait du  nom  de  Mohamed  ben  Abdallah,  et  qui  lui  aussi 
passait  pour  invulnérable,  entraîna  quelques  Kabyles  à  l'at- 
taque du  village  d'Indjerdjera  ;  mais  ses  partisans,  ayant 
été  repoussés  avec  perte,  se  mirent  à  Tinsulter  et  à  le 


—    31     — 

frapper.  Dans  la  bagarre,  il  reçut  un  coup  de  sabre, 
ce  qui  ne  convainquit  personne  de  son  invulnérabilité.  Ce 
personnage  disparut  et  l'on  n'entendit  plus  parler  de  lui. 

Bou-Baghla  (prononcez  Bou-Bar'la)  était  un  aventurier 
siir  lequel  ont  couru  toutes  sortes  de  bruits  ;  les  uns  le 
cro3^aient  marocain,  d'autres  en  ont  fait  un  ancien  spahis 
de  l'escadron  de  Miliana,  d'autres  un  évadé  du  bagne  de 
Toulon.  Toujours  est-il  qu'il  parut  en  1849  aux  environs 
d'Aumale  ;  il  allait  de  marché  en  marché,  se  disant  thalob 
et  écrivant  des  talismans  qui  guérissaient  de  nombreuses 
maladies  et  préservaient  de  tous  les  maux  présents  et  à 
venir.  C'était  un  homme  d'apparence  assez  vulgaire,  mais 
de  physionomie  intelligente.  Dans  ses  excursions,  on 
le  voyait  presque  toujours  monté  sur  une  mule,  ce  qui,  dans 
le  pays,  lui  fit  donner  le  sobriquet  de  Bou-Baghla  (l'homme 
à  la  mule). 

En  fabriquant  des  talismans  et  en  exerçant  le  métier  de 
devin,  Bou-Baghla  n'avait  que  le  désir  de  circuler  dans  les 
ksour  pour  donner  à  l'insurrection,  qui  existait  en  perma- 
nence chez  les  tribus  limitrophes  de  la  Kabylie,  un  nouvel 
essor.  Il  fut  accueilli  à  bras  ouverts  par  la  remuante  tribu 
des  Beni-Melikeuch,  fatiguée  de  Mouley-Brahim,  ce  chérif 
soliveau  dont  nous  venons  de  parler.  Par  ses  allures  déci- 
dées et  ses  discours  entraînants,  Bou-Baghla  se  fit  immé- 
diatement de  nombreux  partisans,  à  la  tête  desquels  il  alla 
attaquer  le  camp  du  lieutenant  Beauprêtre,  placé  avec  un 
petit  goum  au  lieu  où  s'élève  aujourd'hui  le  bordj  des  Beni- 
Mançour.  Les  insurgés  se  sauvèrent  en  désordre  après  un 
échange  de  coups  de  fusil  ;  mais  M.  Beauprêtre,  ne  se 
sentant  pas  en  force,  recula  dans  la  direction  d'Aumale. 

Bou-Baghla  réussit  à  convaincre  les  Beni-Melikeuch 
que  cette  échauffourée  (elle  eut  lieu  le  1"  mars  1851)  était 
une  grande  victoire  ;  il  fallait  n'être  vraiment  pas  diffi- 
cile. Le  chérif  fut  reçu  en  triomphateur,  et,  pour  la  pre- 
mière fois,  déclara  modestement  qu'il  était  le  véritable 
Mouley-Sàa,  invulnérable  par  la  volonté  de  Dieu,  le  Moha- 


—    32    — 

med  l)en  Abdallah  annoncé  par  les  prophéties,  chargé  de 
pousser  les  Français  à  la  mer.  L'allégresse  fut  universelle, 
et  Bou-Baghla,  ayant  offert  de  prouver  son  affirmation, 
demanda  à  quelqu'un  de  l'assistance  de  décharger  son  arme 
sur  lui  ;  seulement  quelques  braves  compères  firent  com- 
prendre aux  Beni-Melikeuch  que  le  premier  qui  tenterait 
une  épreuve  aussi  offensante  pour  Tenvoyé  de  Dieu  serait 
écharpé  sur  l'heure.  On  se  le  tint  pour  dit. 

Notre  chérif  portait  sur  lui,  disait-il,  un  talisman  qui  le 
rendait  invulnérable,  mais  à  la  condition  de  se  parfumer 
avant  le  combat,  de  réciter  certaines  formules  magiques  et 
de  ne  se  laisser  approcher  par  aucun  profane.  Il  y  avait 
encore  bien  d'autres  conditions  pour  que  ce  fameux  tahs- 
man  conservât  sa  vertu  ;  elles  s'enchevêtraient  si  bien  que 
lorsqu'il  était  blessé,  et  il  le  fut  plusieurs  fois,  il  avait  tou- 
jours de  bonnes  raisons  à  donner  pour  expliquer  qu'il  avait 
forcément  été  vulnérable  ce  jour-là. 

Gomme  tous  ses  pareils,  Bou-Baghla  ne  dédaignait  pas 
un  peu  de  jonglerie  ;  il  tenait  à  faire  croire  qu'il  avait  le 
don  des  miracles.  Un  de  ses  tours  favoris  consistait  à 
transformer  le  papier  en  argent.  Il  découpait  avec  des 
ciseaux,  autour  d'une  pièce  d'argent,  autant  de  ronds  de 
papier  qu'il  voulait  reproduire  de  pièces.  Puis  il  les  jetait 
dans  un  creuset,  ajoutait  des  herbes,  des  parfums,  des 
ingrédients  plus  ou  moins  bizarres,  bouchait  le  tout,  plaçait 
le  creuset  sur* un  fourneau  et  commençait  ses  invocations. 
On  trouvait  toujours  dans  le  creuset  le  nombre  de  pièces 
voulu.  Le  secret  de  cette  comédie  était  que  Bou-Baghla 
s'entendait  on  ne  peut  mieux  à  fabriquer  de  la  fausse 
monnaie.  Les  Kabyles  étaient  enchantés  de  ces  petits 
procédés,  qui  les  dispensaient  de  fournir  des  subsides  à 
l'insurrection. 

Nous  ne  nous  égarerons  pas  dans  le  récit  des  opérations 
militaires  qui  furent  entreprises  contre  le  chérif  Bou-Baghla 
de  1851  à  1855.  Son  premier  adversaire  fut  le  terrible  Beau- 
prêtre,  officier   attaché    aux  affaires  arabes  ;  les   autres 


^    83    — 

s'appelèrent  d'Aurelles  de  Paladine,  Camou,  Bosquet.  Dans 
une  de  ces  expéditions  contre  le  tenace  agitateur,  les  gé- 
néraux Camou,  Pélissier  et  Bosquet  furent  envoyés  contre 
lui,  le  premier  à  Test,  le  second  à  l'ouest,  le  troisième  au 
sud  de  la  Kabylie  ;  en  1854  et  en  1855,  le  gouverneur  géné- 
ral Randon  fut  obligé  d'expéditionner  en  grande  Kabylie 
avec  le  commandant  de  la  province  de  Constantine. 

L'expédition  de  1855  fut  particulièrement  pénible  ;  la 
colonne  française,  pour  sortir  d'un  pâté  de  montagnes  où 
les  Kabyles  de  Bou-Baghla  la  cernaient,  dut  sacrifier 
liis  zouaves  du  commandant  Dupin  de  Saint-André.  Ceux- 
ci  se  préparaient  déjà  à  bien  mourir,  quand  ils  furent 
sauvés  par  Ben  Ali  Chérif,  le  chef  religieux  de  Chellata 
près  d'Akbou,  qui  eut  assez  d'influence  sur  les  Kabyles 
pour  leur  faire  cesser  le  feu.  Dans  la  répression  dïm 
mouvement  chez  les  indigènes  du  cercle  de  Bougie,  une 
petite  colonne  eut  à  subir  une  effroyable  tourmente  de 
neige  et  faillit  périr  tout  entière.  Les  vieux  soldats  de 
l'armée  d'Afrique  parlaient  encore  il  y  a  quelques  années 
de  la  fameuse  colonne  de  la  neige  du  général  Bosquet.  Ces 
malheureux  eurent  leurs  petites  tentes  enfouies  par  la 
tempête  ;  le  général  dut  prescrire  des  travaux  de  dé- 
blaiement et  faire  courir  les  hommes  et  les  animaux  en 
cercle  pour  les  dégourdir.  Les  tentes,  malgré  tout,  disparu- 
rent sous  la  neige  ;  c'est  à  peine  si. l'on  apercevait  celles 
des  officiers,  beaucoup  plus  hautes.  Coûte  que  coûte,  le  gé- 
néral Bosquet  voulut  que  le  camp  fût  levé.  Les  convois  de 
vivres  n'avaient  pu  arriver  ;  il  fallut  se  mettre  en  route 
sans  avoir  mangé.  Les  hommes  n'avaient  pas  la  force  de 
porter  leurs  sacs  ;  on  dut  les  abandonner  avec  tout  le  ma- 
tériel de  campement.  En  tête,  marchaient  des  sapeurs  du 
génie  conduits  par  le  capitaine  Faidherbe,  le  futur  comman- 
dant en  chef  de  l'armée  du  Nord  en  1870  ;  avec  des  efforts 
inouïs,  ils  ouvraient  au  fur  et  à  mesure  la  piste  que  les 
soldats  de  la  colonne  suivaient  un  à  un.  Le  défaut  d'ali- 
mentation, la  fatigue,  le  froid  intense,  portaient  parmi  ceux- 

RÉCITS  ALGÉRIENS.   —  2»   SIÎRIB  3 


—    34    — 

ci  le  trouble  et  la  démoralisation  ;  on  vit  des  hommes,  le  soir 
de  la  première  marche,  briser  leurs  fusils,  ramasser  le  bois 
des  crosses,  et  en  faire  du  feu.  Beaucoup  tombèrent  asphy- 
xiés ou  perclus.  Le  général  Bosquet  marchait  le  dernier  de 
tous  ;  admirable  d'énergie,  il  faisait  relever  les  malades,  et 
prodiguait  à  ceux  qui  allaient  faiblir  des  paroles  d'encou- 
ragement. 

A  la  première  nouvelle  du  désastre,  la  population  civile 
de  Bougie,  faisant  preuve  de  Pélan  le  plus  généreux,  sortit 
en  masse  avec  tous  les  animaux  et  les  charrettes  qu'elle 
put  se  procurer  et  prodigua  les  soins  les  plus  empressés 
aux  écloppés.  A  l'arrivée  en  ville  les  habitants  s'empa- 
rèrent de  tous  les  soldats  et  chaque  maison  lut  convertie 
en  ambulance.  Plus  de  trois  cents  hommes  eurent  les  mem- 
bres gelés  et  beaucoup  manquèrent  à  l'appel.  Fait  à  remar- 
quer, les  tribus  kabyles,  parmi  lesquelles  on  venait  d'o- 
pérer et  qui  étaient  à  peine  soumises,  se  conduisirent  aussi 
bien  qu'auraient  pu  le  faire  des  tribus  dévouées  et  ralHées 
de  longue  date  ;  fermant  l'oreille  aux  conseils  des  fana- 
tiques répétant  partout  que  le  malheur  qui  avait  frappé 
la  colonne  était  le  signe  d'une  intervention  céleste,  elles 
ramenèrent  à  Bougie  quantité  de  soldats  égarés  et  recueilli- 
rent chez  elles  ceux  qui  n'avaient  pas  la  force  de  marcher. 
Si  elles  l'avaient  bien  voulu,  elles  eussent  détruit  la  colonne 
Bosquet  ;  il  est  vrai  que  le  châtiment  eût  été  terrible  (1). 

Bou-Baghla  se  tint  sur  la  réserve  pendant  de  longs  mois 
à  la  suite  des  opérations  du  général  Bosquet;  il  fut  même 
obligé  de  vendre  les  chevaux  de  ses  cavahers  et  de  dis- 
perser ceux-ci  dans  les  tribus  pour  les  faire  vivre.  Le  lan- 
ceur de  chérifs  Si  Djoudi,  ne  le  trouvant  pas  assez  docile  à 
ses  volontés,  alla  se  soumettre  à  Beauprêtre,  chef  du  bureau 
arabe  de  Dra-el-Mizan.  Dès  lors  Bou-Baghla  vit  ses  petites 
affaires  dérangées  ;  tout  appui  lui  faisait  défaut. 

(1)  Le  désastre  de  la  colonne  Bosquet  ne  saurait  être  comparé  à  celui  qui 
atteiv'nit  dans  le  Bou-Thaleb,  en  1846,  la  colonne  Levasseur.  Celle-ci  rentra  à 
Sétif  laissant  derrière  elle  206  morts  ;  ou  constata  532  cas  de  congélation. 


—    35    — 

Cependant  l'actif  Beauprêtre  ne  lai  laissait  ni  trêve  ni 
repos.  Il  vint  un  jour  menacer,  avec  son  goum,  la  tribu 
des  Ouadias  qui  avait  donné  asile  au  chérif;  celui-ci  fut 
contraint  de  se  battre  et  eût  été  pris  si  le  goum  n'avait 
pas  manqué  de  résolution.  Il  ne  faut  pas  s'étonner  si  les 
contingents  indigènes  ne  manifestent  pour  notre  cause 
qu'un  enthousiasme  tout  à  fait  modéré  :  nous  en  dirons  plus 
tard  la  raison.  Dans  cet  engagement  avec  le  goum  du 
capitaine  Beauprêtre,  Bou-Baghia  fut  grièvement  blessé 
et  resta  plusieurs  jours  entre  la  vie  et  la  mort.  Il  expliqua 
sa  mésaventure  aux  Kabyles  en  disant  que  sa  femme  était 
entrée  dans  son  gourbi  pendant  qu'il  préparait  son  talis- 
man et  que  le  premier  qui  avait  fait  feu  sur  lui  était  envoyé 
par  Iblis  (le  diable),  et  avait  glissé  dans  son  fusil  une 
balle  en  or.  On  feignit  de  le  croire  ;  mais  chacun  douta 
fortement  de  la  mission  divine  conférée  à  un  chef  qui  se 
faisait  blesser  tant  de  fois  alors  qu'il  était  convenu  que  ses 
semblables  étaient  invulnérables. 

Ce  chérif  avait  deux  femmes  légitimes,  outre  une  mulâ- 
tresse qui  le  suivait  partout  et  qu'il  avait  enlevée  dans  les 
environs  de  Bougie;  ses  deux  épouses  restaient  dans  leurs 
tribus,  le  mariage  qu'il  avait  contracté  avec  elles  étant 
tout  à  fait  politique.  La  première  fut  une  nommée  Fatma 
bent  Sidi  Yahia  ben  Aïssa,  qui  habitait  avec  ses  frères,  dont 
l'aîné,  Si  el  Atreuch  ben  Aïssa,  était  chef  de  la  fraction  des 
Ouled  Sultan  dans  la  tribu  des  Adaouras.  11  se  maria  une 
seconde  fois  à  Yamina  bent  Hammou,  de  la  tribu  des  Beni- 
Abbès.  C'était  le  moyen  d'avoir  des  parents  un  peu  partout. 

Un  beau  jour,  cette  Yamina,  qui  habitait  avec  le  deuxième 
mari  de  sa  mère  (Amar  ben  Mohamed),  vint  raconter  à 
Bou-Baghla  que  celui-ci  avait  cherché  à  la  détourner  de  ses 
devoirs  en  lui  offrant  cent  douros.  Transporté  de  colère, 
il  se  rendit  chez  les  Beni-Abbès,  et,  en  pleine  djemmaa 
(sorte  de  conseil  municipal),  tira  un  coup  de  pistolet  sur  son 
beau-père.  Amar  ne  tut  que  blessé;  mais  les  Beni-Abbès 
trouvèrent  très  mauvais  qu'un  chérif  dont  la  mission  divine 


—    36    — 

était  fort  discutée  se  permît  de  venir  tirer  des  coups  de 
pistolet  chez  eux.  Ils  le  chassèrent  de  leur  pays,  lui  disant 
de  garder  ses  colères  pour  les  chrétiens.  Dégoûté  de 
sa  profession,  il  écrivit  au  capitaine  Beauprêtre  pour 
lui  demander  Taman,  et  lui  offrir  la  soumission  de  tout  le 
pays  entre  Akbon  et  Aumale;  ses  lettres  restèrent  sans 
réponse,  car  Beauprêtre  lui  avait  fait  savoir  que  l'autorité 
française  n'acceptait  pas  de  traiter  avec  lui  et  exigeait  qu'il 
se  rendît  à  discrétion. 

Les  affaires  de  Bou-Baghla  baissèrent  tellement  que  les 
Beni-Melikeuch,  cette  tribu  qui  deux  ans  auparavant  l'avait 
accueilU  à  bras  ouverts,  ayant  eu  quelques  prisonniers  dans 
une  affaire,  répondirent  par  un  refus  à  son  offre  d'aller 
délivrer  ceux  que  la  fortune  de  la  guerre  avait  trahis,  disant 
qu'ils  n'étaient  plus  dupes  de  sa  jactance.  Dégoûté  des  Beni- 
Melikeuch,  le  chérif  franchit  la  chaîne  du  Djurjura  et  alla 
s'étabhr  chez  les  Beni-Idjer,  s'y  lit  construire  une  habita- 
tion et  y  vécut  en  paix  pendant  quelques  mois.  Tout  à  coup 
éclata  la  guerre  d'Orient  ;  l'armée  d'Afrique  envoya  en  Tur- 
quie et  en  Crimée  une  grande  partie  de  ses  effectifs  et 
quantité  de  postes  que  nous  occupions  furent  désarmés. 

Il  se  remit  alors  à  prêcher  la  guerre  sainte,  annonçant 
que  les  musulmans  n'avaient  plus  qu'un  tout:  petit  effort  à 
faire  pour  jeter  les  Français  à  la  mer.  Gomme  les  troupes 
étaient  peu  nombreuses,  il  fallut  dans  les  premiers  moments 
recourir  aux  goums  ;  Tun  d'eux,  commandé  par  le  capitaine 
Wolff'  (i),  eut  avec  ses  contingents  une  rencontre  dans 
laquelle  le  chérif  vit  son  cheval  tué  sous  lui  et  fut  blessé 
au-dessus  de  l'œil  gauche.  La  situation  de  l'agitateur  devint 
de  moins  en  moins  enviable  ;  pendant  sa  maladie,  les 
Kabyles  le  laissèrent  à  peu  près  mourir  de  faim. 

Le  gouverneur  général  Randon  ayant  pu  organiser  une 
grosse  colonne  à  la  tête  de  laquelle  il  pénétra  dans  le 
pays,  Bou-Baghla  déclara  d'abord  que  malgré  sa  blessure 

(1)  Chef  du  bureau  arabe  de  la  subdivision  d'Alger,  aujourd'iiui  comman- 
daut  le  7«  corps  d'armée  h  Besançon. 


—    37    — 

il  se  mettrait  à  la  tête  de  ses  fidèles  pour  exterminer  les 
Français;  mais  cette  fanfaronnade  ayant  eu  très  peu  de 
succès,  il  préféra  fuir,  et  se  réfugia  d'abord  chez  les  Beni- 
lenni,  puis  chez  les  Beni-Melikeuch.  Il  fut  mal  accueilli;  on 
le  trouvait  gênant,  et,  sans  les  lois  sacrées  de  l'hospitalité 
kabyle,  on  l'aurait  livré  aux  Français.  Les  Beni-Melikeuch 
prièrent  les  Beni-Idjer  de  le  laisser  revenir  habiter  la  mai- 
son qu'il  avait  fait  construire  dans  leur  pays  ;  pour  toute 
réponse  ceux-ci  la  détruisirent.  Le  prestige  du  chérif 
était  tellement  tombé  que  les  Beni-Melikeuch  poussaient 
l'irrévérence  jusqu'à  jeter  des  pierres  sur  sa  tente  pen- 
dant la  nuit.  Tout  n'est  pas  roses  dans  le  métier  de  pro- 
phète. Après  avoir  vendu  ce  qu'il  possédait,  armes,  che- 
vaux et  mulets,  Bou-Baghla  en  arriva  à  faire  des  tours  de 
prestidigitation  sur  les  marchés. 

Cet  aventurier  conserva  avec  lui  quatre  fidèles.  Un  jour, 
à  la  tête  de  cette  armée  peu  imposante,  qui  servait  d'avant- 
garde  à  une  cinquantaine  de  voleurs  de  profession  des 
Beni-Melikeuch,  il  eut  Fidée  de  faire  un  coup  de  main  sur 
les  Beni-Abbès  qui  labouraient  dans  la  plaine  de  l'Oued 
Sahel  en  avant  du  bordj  de  Tazmalt.  Cette  vaillante  troupe 
enleva  deux  paires  de  bœufs,  et,  satisfaite,  se  mit  en  devoir 
de  regagner  ses  montagnes.  Mais  à  Tazmalt  se  trouvait 
précisément  un  goum  qui  avait  pour  mission  d'escorter 
le  capitaine  Delettre,  chef  du  bureau  arabe  divisionnaire 
de  la  province  de  Constantine  ;  ce  goum  monta  aussitôt 
à  cheval  et  se  lança  à  la  poursuite  de  l'ex-chérif  et  de  ses 
gens,  retardés  dans  leur  fuite  par  les  travaux  d'irrigation  que 
les  Beni-Abbès  avaient  entrepris  pour  faciliter  leurs  Jabours. 
Les  cavaliers  du  goum,  en  arrivant  sur  Bou-Baghla  qui  mar- 
chait en  arrière  de  sa  petite  troupe,  lui  envoyèrent  une  volée 
de  coups  de  fusil;  il  jugea  alors  à  propos  de  quitter  sa  mon- 
ture et  de  se  jeter  dans  un  ravin  boisé  où  les  chevaux  ne 
pouvaient  le  suivre.  Mais  un  goumier  nommé  Bou-Mezrag 
(l'homme  à  la  lance)  mit  pied  à  terre  à  son  tour,  se  lança 
dans  les  broussailles  pour  le  poursuivre,  et  d'une  balle  lui 


-    38    — 

fracassa  la  jambe.  Trois  autres  goumiers  arrivèrent  et  se 
jetèrent  sur  lui  pendant  qu'il  se  traînait  dans  le  ravin.  Il 
demanda  la  vie  sauve,  assurant  qu'il  y  aurait  plus  de  profit 
pour  les  Beni-Abbès  de  l'avoir  vivant  que  mort;  mais  Bou- 
Mezrag,  sans  daigner  l'écouter,  lui  trancha  la  tête. 

Cette  courte  histoire  du  chérif  Bou-Baghla  pourrait  être 
intitulée  :  Grandeur  et  décadence  d'un  chérif. 


IV 


Cette  race  de  chérifs  (1)  durera  en  Algérie  aussi  long- 
temps que  la  bêtise  humaine. 

L'arabe,  avons-nous  dit  souvent,  est  crédule  à  l'excès;  il 
n'est  pas  de  jonglerie,  si  grossière  qu'on  la  suppose,  qui  ne 
soit  acceptée  par  lui  comme  un  miracle.  Il  n'est  pas  de  chérif 
ayant  appris  quelques  tours  d'escamotage  qui,  aux  yeux 
du  vulgaire,  n'ait  passé  ou  ne  passe  encore  pour  un  être 
privilégié  ayant  reçu  les  pleins  pouvoirs  du  Tout-Puissant. 
Le  fatahsme  musulman  donne  une  exphcation  à  toutes 
choses,  et  se  traduit  inévitablement  par  la  formule  :  Rien 
n'arrive  sans  la  permission  de  Bien. 

On  a  cru  longtemps  qu'il  faUait  détruire  les  zaouïas  des 
ordres  religieux  qui  avaient  fomenté  une  insurrection  ;  nous 
pensons  que  le  remède  serait  pire  que  le  mal. 

Le  colonel  de  Négrier  a  eu  tort,  dans  l'insurrection  du  sud 
crânais  (1881-1882),  de  saccager  le  tombeau  de  Sidi  Cheikh  ; 
la  translation  des  restes  de  ce  saint  révéré  de  l'islam,  sous 
le  canon  de  la  redoute  de  Géryville,  a  donné  Heu  à  une  de 
ces  profanations  que  les  Arabes  ne  pardonnent  jamais.  Ce 
n'est  pas  impunément  que  l'on  se  joue  des  objets  de  la 
vénération  d'un  peuple  prolondément  attaché  encore  à  ses 
croyances  et  persistant  dans  ses  rancunes.  Chaque  fois  que 

(1)  Le  pluriel  de  chérif  est  exactement  cheicrfa  en  ara'ie. 


—    so- 
le châtiment  a  frappé  des  congrégations   religieuses   en 
Algérie,  nous  avons  eu  la  preuve  qu'il  ne  faisait  que  fortifier 
les  collectivités  que  nous  avions  la  prétention  d'atteindre. 

Fort  heureusement,  les  ordres  religieux  musulmans  sont 
rarement  unis,  comme  les  tribus  arabes,  du  reste  ;  cela 
expUque  pourquoi,  depuis  Abd-el-Kader  et  Bou-Maza,  les 
insurrections  algériennes  ont  été  généralement  restreintes. 
La  révolte  se  localise  presque  toujours  dans  la  contrée  où 
domine  l'ordre  religieux  qui  met  le  chérif  en  avant  et  lui 
prête  son  appui  matériel  et  moral.  Encore  la  confrérie  se 
fractionne-t-elle  souvent,  et  une  parfaite  harmonie  ne  règne 
pas  toujours  entre  les  différentes  fractions.  Telle  portion 
provoque  une  levée  de  boucliers  dans  l'ouest  ;  telle  autre, 
à  Test,  obéissant  à  une  influence  rivale,  reste  en  paix. 

Il  n'est  pas  de  fou,  il  n'est  pas  d'illuminé,  appartenant 
soit  à  des  ordres  religieux,  soit  à  des  associations  ou  con- 
fréries, qui  ne  se  réveille  un  beau  matin  avec  la  vocation  de 
chérif,  et  la  conviction  que  Dieu  lui  a  fait  part  de  son  désir 
de  voir  les  Français  expulsés  d'Algérie.  Le  nombre  d'im- 
posteurs arrêtés  jadis  par  l'autorité  militaire  est  incalcu- 
lable ;  aujourd'hui,  la  tâche  est  plus  facile  :  le  chérif  est  usé, 
et  les  Arabes  commencent  à  le  mépriser.  Bou-Zian,  Bou- 
Baghla,  Mouley-Brahim  et  autres  agitateurs  qui  ont  surgi 
pendant  la  période  troublée  de  la  révolution  de  1848,  ont 
depuis  fait  place  à  de  vulgaires  intrigants,  dont  beaucoup  ne 
tenaient  nullement  à  voir  éclater  une  insurrection  ;  celle-ci 
eût  dérangé  leurs  spéculations,  car  il  s'agissait  surtout,  pour 
eux,  de  vivre  le  plus  longtemps  possible  aux  dépens  dea 
naïfs  qui  s'attachaient  à  leurs  pas  et  prêtaient  l'oreille  à 
leurs  divagations. 

Ils  n'étaient  d'ailleurs  pas  fort  dangereux  ;  pauvres 
hères,  la  plupart  du  temps,  ils  se  résignaient  à  aller  en 
prison  où  ils  trouvaient  au  moins  le  vivre  et  le  couvert. 
Mais  les  chérifs  convaincus  de  leur  mission  providentielle 
et  qui  refusaient  d'écouter  les  propositions  des  personna- 
lités remuantes  avides  d'avoir  entre  les  mains  un  instrument 


—    40    — 

de  troubles,  créaient  parfois  de  sérieuses  difficultés.  Avec 
un  peu  d'adresse,  ils  opéraient  quelques  soi-disant  mi- 
racles, toujours  admis  sans  conteste  par  des  populations 
ignorantes  et  crédules  ;  des  compères  dévoués,  ainsi  que 
nous  l'avons  vu  par  le  coup  de  pistolet  tiré  sur  Bou-Maza, 
les  secondaient  puissamment.  Souvent  encore,  ces  charla- 
tans faisaient  croire  à  leur  vocation  par  l'exposé  d'un  songe 
où  apparaissait  inévitablement  le  fondateur  de  la  religion 
musulmane  ;  afin  de  varier,  Mahomet  était  parfois  remplacé 
par  l'ange  Gabriel,  voire  par  Dieu  lui-même.  Ce  récit  trouvait 
rarement  des  incrédules,  car  le  narrateur,  sur  lequel  était 
tombée  la  révélation  d'en  haut,  avait  généralement  soin  de 
se  faire  précéder  de  quelques  missives  apportées  par  des 
gens  qui  disparaissaient  aussitôt. 

Frappé  un  jour  de  rincroyable  crédulité  des  Arabes,  et 
désireux  de  les  éclairer,  Napoléon  III  envoya  en  mission  près 
d'eux  le  fameux  Robert-Houdin.  Celui-ci  entreprit  de  leur 
dévoiler  certains  tours  de  passe-passe  à  l'usage  des  chérifs. 
On  a  dit  qu'il  n'est  de  pire  sourd  que  celui  qui  ne  veut  pas 
entendre  ;  les  indigènes  se  refusaient  à  l'évidence,  non  par 
pard-pris,  mais  parce  que  leurs  cerveaux,  épris  de  merveil- 
leux, ne  pouvaient  comprendre.  Ainsi  Robert-Houdin  laissa 
tirer  cent  fois  sur  lui,  montrant  de  quelle  façon  il  s'y  prenait 
pour  escamoter  la  balle  et  faisant  exécuter  le  tour  d'esca- 
motage par  quelques  hommes  adroits;  il  ne  put  parvenir 
à  démontrer  que  les  chérifs  ne  procédaient  pas  autrement. 
En  1860,  un  prestidigitateur  nommé  Bosco,  s'étant  avisé, 
sur  le  marché  de  Constantine,  de  casser  des  œufs  dont 
il  extrayait  des  louis,  tous  les  Arabes  voulurent  en  faire 
autant;  la  nouvelle  se  répandit  au  loin,  et  le  pays  fut 
bientôt  couvert  d'omelettes. 

L'autorité  a  toujours  eu  la  plus  grande  peine,  et  cela  se 
comprend,  à  distinguer  entre  les  mystiques  inoffensifs  qui 
seraient  désolés  de  voir  éclater  un  mouvement  insurrection- 
nel, et  les  imposteurs  se  préparant  à  jouer  sérieusement 
leur  rôle  et  à  prêcher  la  guerre  sainte.  Comme  le  dit  fort 


—    41     — 

bien  notre  ami  le  commandant  Rinn(1)  :  l'administration 
est  dans  l'alternative  continuelle  ou  d'intervenir  trop  tard, 
et  quand  le  mal  est  fait,  ou  d'arrêter  trop  tôt,  et  quelquefois 
injustement,  de  pauvres  diables  qui  n'ont  commis  aucun 
délit  réel. 

Les  fanatiques  qui  essayèrent  de  surprendre  la  redoute  de 
Sidi  bel  Abbès,  en  1845,  étaient  tous  affiliés  à  la  confrérie 
religieuse  des  Derkaouas  ;  derkaoua  El  Fadel,  qui  vint 
provoquer  le  général  Cavaignac  à  Tlemcen,  en  se  faisant 
passer  pour  le  précurseur  de  Jésus-Christ;  derkaoua  Bou- 
Maza,  derkaoua  Bou-Baghla.  Empruntons  quelques  détails 
sur  cette  secte  au  beau  livre  du  commandant  Rinn. 

Le  fondateur  des  Chadelyas,  appelés  Derkaouas  dans 
la  province  d'Oran  et  au  Maroc,  se  nommait  Tadj-Eddin 
Abou  el  Hassen-Ali  ben  Atha-Alla  ben  Abd  el  Djebbar- 
ech  Ghadeli.  Ses  deux  précurseurs  furent  Abou-Median,  qui 
peut  être  considéré  comme  le  plus  ancien  chef  des  ordres 
religieux  mystiques  répandus  en  Algérie  et  qui  vulgarisa 
dans  ce  pays  les  principes  du  grand  saint  Abd-el-Kader 
el  Djilani,  et  le  marocain  Ben-Machich  ;  ce  dernier  forma 
Ghadeli  à  son  école.  Celui-ci,  né  aux  environs  de  Ceuta, 
alla  s'établir  en  Tunisie,  dans  une  caverne  dont  il  fit  un 
ermitage  bientôt  célèbre.  Ayant  porté  ombrage,  par  sa  po- 
pularité, aux  autorités  tunisiennes,  il  dut  se  fixer  en  Egypte. 
La  légende  prétend  qu'à  sa  prière  l'ange  Gabriel  punit  le 
cadi  tunisien  qui  l'avait  fait  expulser,  en  prescrivant  que  sa 
tombe  devînt  un  lieu  d'immondices  ;  le  miracle,  disent  les 
Chadelyas,  dure  encore,  car  les  descendants  du  cadi  ont 
beau  nettoyer  cette  tombe,  elle  est  toujours,  le  matin,  cou- 
verte d'ordures  et  de  fumier.  La  sainteté  de  Sid  Ghadeli  lui 
attira  un  grand  nombre  de  disciples  ;  comme  preuve  de  cette 
sainteté  surnaturelle,  les  Chadelyas  racontent  qu'un  jour, 
l'air  ayant  été  obscurci  par  des  nuées  d'hirondelles  volti- 
geant autour  du  maître,  celui-ci  aurait  répondu  à  ceux  qui 

(1)  Alaraboiits  et  Khuan. 


—    42    — 

lui  demandaient  ce  que  signifiait  la  présence  de  ces  oiseaux  : 

«  —  Ce  sont  les  âmes  du  purgatoire  qui  viennent  participer 
aux  bénédictions  célestes  dont  Dieu  m'a  comblé.  » 

Deux  légendes  circulent  dans  l'islam  sur  la  mort  de  Gha- 
deli.  La  légende  arabe  raconte  que,  pour  faire  son  pèlerinage 
annuel  de  la  Mecque,  il  avait  l'habitude  de  passer  par  la 
Haute-Egypte  et  THedjaz.  La  dernière  année  du  pieux 
voyage,  il  dit  à  son  serviteur  Omar  : 

«  —  Prends  une  pioche,  un  panier,  des  aromates,  et  tout 
ce  qu'il  faut  pour  ensevelir  un  mort. 

«  —  Pourquoi  cela,  ô  mon  maître  ?  dit  le  serviteur. 

«  —  Tu  le  sauras  à  Homaithira  »,  répondit  Chadeli. 

Homaithira  se  trouve  dans  la  Haute-Egypte,  entre  le  Nil 
et  la  mer  Rouge. 

Arrivé  à  cet  endroit,  le  saint  fit  ses  ablutions,  puis  se 
prosterna  pour  prier,  et  Dieu  le  rappela  aussitôt  à  lui. 
Près  de  Homaithira  se  trouvent  des  puits  d'eau  douce 
appelés  Biar-Chadelya  (1),  rendez-vous  de  nombreux  pèle- 
rinages. 

D'après  la  légende  turque,  en  se  rendant  à  la  Mecque 
par  Souakim,  Chadeli  dit  à  son  serviteur  Omar,  en  lui  mon- 
trant un  point  situé  entre  la  montagne  d'Ebreck  et  celle 
des  Emeraudes  : 

«  —  C'est  ici  que  je  mourrai  ;  après  ma  mort,  fais  tout  ce 
que  te  dira  une  personne  voilée  que  tu  verras  venir.  » 

La  personne  voilée  se  présenta  au  serviteur  et  se  mit  à 
creuser  le  sol.  Au  même  instant,  l'eau  apparut  par  la  per- 
mission de  Dieu,  et  Omar,  lavant  le  corps  de  son  maître, 
l'enterra.  Chadeli  était  sous  terre,  quand  le  personnage 
mystérieux  souleva  son  voile  ;  ô  surprise  !  c'était  le  saint 
lui-même  qui  lui  remit  une  boule,  en  lui  enjoignant  de  ne 
s'arrêter  que  lorsque  celle-ci  resterait  sans  mouvement. 

La  boule  conduisit  Omar  jusqu'à  Moka  ;  là,  elle  s'arrêta,  et 
le  serviteur  se  construisit  une  cabane  où  il  demeura  quelque 

(1)  BiaTy  pluriel  de  Bir  (puits). 


-     43     - 

temps,  faisant,  toujours  avec  la  permission  de  Dieu,  surgir 
de  l'eau  là  où  il  n'y  en  avait  pas  auparavant.  Une  épidémie 
se  déclara  et  Omar  se  mit  à  guérir  les  malades  ;  mais 
il  mécontenta  le  roi  qui  Texila  avec  quelques  disciples 
sur  le  mont  Oursah.  Il  s'y  nourrit,  lui  et  les  siens,  de  café 
bouilli  dans  une  marmite  ;  les  habitants  de  Moka  furent  alors 
attaqués  par  la  gale,  et  ceux  d'entre  eux  qui  s'adressèrent 
à  lui  guérirent  en  absorbant  sa  boisson  favorite. 

Le  nom  de  Chadeli  est  devenu  populaire  dans  tout  le 
Moghreb  (l'ouest,  par  rapport  à  la  Mecque,  c'est-à-dire 
l'Afrique  du  nord).  Les  adeptes  des  doctrines  mystiques 
de  ce  personnage  forment  trois  branches  principales  :  Ma- 
danya  en  Tripohtaine,  Ghadelya  en  Tunisie  et  dans  les 
provinces  de  Constantine  et  d'Alger,  Derkaoua  dans  celle 
d'Oran  et  au  Maroc.  Un  des  successeurs  de  Chadeli,  Mo- 
hamed ben  Brahim,  refusa  son  concours  à  Abd-el-Kader 
quand  cet  ambitieux  essaya  d'édifier  en  face  de  la  puis- 
sance française  une  nationalité  arabe  ;  aussi  bien  que  le 
marabout  Tedjini  d'Aïn  Mahdi,  le  chef  des  Derkaouas 
entrava  les  projets  de  l'émir,  et  fut,  inconsciemment  peut- 
être,  un  de  nos  meilleurs  auxiliaires.  Les  Derkaouas  n'ap- 
prouvaient pas  toujours  leur  chef  dans  son  effacement  systé- 
matique et  son  horreur  calculée  de  la  pohtique  ;  d'un  autre 
côté,  ils  ne  se  souciaient  pas  de  voir  s'implanter  dans  le 
pays  une  royauté  théocratique  en  la  personne  du  fils  de 
Mahi-Eddin  ;  on  l'a  vu  par  l'histoire  des  tentatives,  peu 
sérieuses,  faites  sur  Sidi  bel  Abbès  et  Tlemcen.  Détail  à 
noter  :  à  Sidi  bel  Abbès,  l'autorité  militaire  fut  prévenue 
du  complot  par  un  derkaoua  des  plus  austères. 

Le  mulâtre  Moussa,  qui  fut  le  lieutenant  de  Bou-Zian  à 
Zaatcha,  était  un  derkaoua;  il  ne  put  s'entendre  avec  Abd- 
el-Kader  auquel  il  prétendait  défendre  l'entrée  de  Médéa. 
Battu  par  l'émir,  il  se  réfugia  dans  le  sud  et  essaya  d'en- 
traîner contre  nous  la  grande  tribu  des  Ouled-Naïl;  chassé 
de  ce  territoire  par  le  général  Yusuf,  il  se  retira  pendant 
quelque  temps  en  Kabylie  où  il  joua  au  chérif.  Les  Kabyles 


~    44    — 

n'ayant  pas  eu  confiance  en  lui,  il  se  mit  à  errer  dans  le 
sud,  et,  quand  il  apprit  le  soulèvement  de  Zaatcha,  il  vint 
se  mettre  à  la  disposition  de  Bou-Zian. 

La  branche  tripolitaine,  celle  des  Madanya  (les  Derkaouas 
de  l'est)  qui  a  son  chef-lieu  à  Tripoli  même,  est  tout  à  fait 
dans  la  main  des  Turcs  ;  elle  prêche  ouvertement,  avec 
Tapprobation  de  ses  protecteurs,  l'union  de  tous  les  musul- 
mans pour  l'expulsion  des  chrétiens  de  l'Afrique  ;  de  fait, 
ces  derkaouas  ne  sont  que  des  instruments.  Ali  ben  Khahfa, 
l'agitateur  de  Tunisie,  le  défenseur  de  Sfax  en  1881,  était 
un  de  leurs  adeptes.  Les  Snoussi  sont  indépendants  et  ne 
veulent  pas  recevoir  leur  mot  d'ordre  de  Gonstantinople 
comme  leurs  confrères  de  la  Tripolitaine  ;  ils  ont  toujours  été 
rebelles  à  l'autorité  du  sultan  ;  Snoussi,  pour  un  Turc,  est 
synonyme  de  révolté,  diènergumène.  Habillés  de  haillons 
on  reconnaît  les  Derkaouas  à  leurs  guenilles  d'abord,  ensuite 
à  leurs  colUers  de  coquillages.  Somme  toute,  ce  sont  des 
administrés  peu  souples,  des  êtres  insociables,  ennemis  nés 
de  tout  pouvoir  temporel  quelconque. 


Toute  cette  agitation  kabyle,  qui  durait  depuis  1840, 
commençait  à  devenir  singulièrement  inquiétante  vers  1851. 
Bou-Baghla,  affaibU  et  déconsidéré,  s'était  retiré  dans  l'in- 
térieur de  la  grande  Kabylie.  Devait-on  l'y  poursuivre  et 
commencer  la  conquête  de  cet  immense  pâté  montagneux 
devant  lequel  avaient  successivement  échoué  les  Romains, 
les  Vandales,  les  Byzantins,  les  Arabes  et  les  Turcs?  Pour 
cela,  il  fallait  une  expédition  colossale,  et  l'état  de  trouble 
où  se  trouvait  la  France  ne  laissait  pas  au  gouvernement 
général  de  l'Algérie  le  sang-froid  nécessaire  pour  la  pré- 
parer. On  résolut  premièrement  de  briser  le  faisceau  des 
confédérations  kabyles  en  soumettant  la  Kabylie  orien- 


—    45    — 

taie  ;  ensuite  de  conquérir  le  désert.  Nous  terminerons 
ce  chapitre  en  racontant  Thistoire  des  opérations  du  gé- 
néral Saint-Arnaud  dans  le  triangle  montagneux  compris 
entre  Collo  (El  Koull  des  Arabes),  Milah  et  Djigelly,  et  celle 
de  Pélissier  à  Laghouat. 

Les  tribus  de  la  Kabylie  orientale  n'avaient  jamais  été 
soumises  ;  de  même  que,  de  la  place  du  gouvernement  à 
Alger,  on  pouvait  voir  presque  à  l'œil  nu  les  villages  in- 
soumis de  la  grande  Kabylie  ;  de  même,  de  Constantine,  on 
apercevait  la  fumée  des  villages  de  la  petite  Kabylie  (1).  Les 
populations  de  cette  âpre  région  n'avaient  pas  encore,  comme 
celles  des  environs  d'Alger  ou  d'Aumale,  fait  l'épreuve  de 
la  supériorité  de  nos  armes  ;  on  avait  entamé  le  pays  par 
l'ouest,  11  fallait  l'entamer  par  l'est.  Les  tribus  entre  Milah, 
Djigelly  et  Collo  étaient  très  fières  d'avoir,  en  1808,  anéanti 
une  armée  turque  ;  elles  ne  formaient  pas,  comme  en  grande 
Kabylie,  un  ensemble  de  petites  républiques  hostiles  les 
unes  aux  autres,  et  vivaient  assez  unies  entre  elles.  «  Au 
jour  de  l'attaque,  disait  un  vieux  turc  au  capitaine  de  Gas- 
tellane,  la  volonté  de  tous  se  réunit  dans  le  çofï  (aUiance). 
Les  tribus  se  fondent  dans  les  tribus,  les  chefs  dans  les 
chefs,  et  un  seul  est  proclamé  le  maît7^e  de  la  mort;  il  fixe 
le  combat  et  fi.:i.e  le  bras.  Je  te  le  dis,  la  poudre  est  abon- 
dante, les  défenseurs  nombreux  :  dès  que  l'enfant  peut 
soulever  un  fusil,  il  est  inscrit  au  rang  des  défenseurs  et 
doit  son  sang  jusqu'à  ce  que  la  vieillesse  fasse  trembler  sa 
main.  Les  chefs,  commis  par  tous,  veillent  à  ce  que  les 
armes  soient  toujours  en  bon  état.  A  l'heure  de  la  poudre, 
les  plus  jeunes  prennent  leurs  bâtons  noueux;  ils  achèvent 
l'ennemi,  lancent  les  pierres  et  emportent  les  blessés.  Les 
femmes  elles-mêmes,  dans  le  combat,  excitent  les  hommes 
de  leurs  cris  et  de  leurs  chants  ;  car,  chez  les  Kabyles,  la 
femme  doit  oser  et  souffrir  autant  que  son  mari,  et  si  le 
cœur  de  l'un  d'eux  faiblit,  et  qu'il  vienne  à  prendre  la  fuite, 

(1)  La  petite  Kabylie  est  beaucoup  plus   étendue  que  la  grande.  Cette  der- 
nière dénomination  provient  de  la  hauteur  des  montagnes. 


—    46    — 

•elle  le  marque  au  haik  d'une  marque  de  charbon.  La  flé- 
trissure s'attache  désormais  aux  pas  du  lâche.  Non,  jamais 
tu  n'auras  entendu  tant  de  poudre;  jamais  tu  n'auras  fran- 
chi de  semblables  montagnes  ;  mais,  s'il  plaît  à  Dieu,  tu  en 
reviendras,  car  il  est  le  maître  des  événements.  » 

Et  le  vieillard  ajouta  : 

«  Chaque  arbre  porte  son  fruit  ;  la  plante  qui  fleurit  près 
de  la  fontaine  meurt  desséchée  sur  la  pente  de  la  colline. 
La  montagne  a  des  rochers,  la  montagne  a  des  Kabyles; 
dans  la  plaine,  tu  trouveras  le  blé,  les  troupeaux  aux  riches 
toisons,  et  l'arabe  pour  l'habiter.  Les  deux  races  sont  dif- 
férentes; le  son  de  leur  bouche  n'est  pas  le  même...  Le 
flanc  des  montagnes  kabyles  est  garni  de  villages  bâtis  à 
l'abri  d'un  coup  de  main  ;  les  hommes  ont  la  bravoure  dans 
le  cœur,  l'œil  exercé  et  un  bon  fusil.  » 

Pressé  par  le  capitaine  de  Castellane  de  lui  raconter 
l'histoire  du  désastre  de  l'expédition  turque  en  1808,  le 
narrateur  continua  : 

«  Mes  moustaches  sont  grises;  bien  des  fois  depuis  elles 
ont  été  noircies  par  la  poudre,  et  pourtant  jamais  je  n'ai 
vu  une  journée  aussi  terrible.  Quand  le  souvenir  de  cette 
heure  me  revient  en  mémoire,  les  autres  combats  auxquels 
j'ai  assisté  ne  sont  que  des  jeux  d'enfants. 

«  C'était  un  homme  puissant  qu'Osman-bey  ;  c'était  un 
maître  du  bras.  Un  jour  de  poudre,  la  balle  d'un  fusil  lui 
avait  brisé  l'œil  droit  ;  mais  sa  pensée  guidait  l'autre  et 
courbait  les  fronts.  11  était  le  digne  fils  du  bey  Mohamed 
le  Grand,  qui,  dans  l'ouest,  chassa  les  gens  d'Espagne  de 
la  place  d'Oran.  Après  avoir  gouverné  l'ouest  et  éprouvé 
la  disgrâce  du  pacha,  il  fut  envoyé  à  Constantine,  où  il 
commanda  dans  la  force  et  le  bien.  Durant  ce  temps,  se 
formait  dans  la  montagne  la  nuée  de  l'orage  ;  chez  les  Beni- 
Ouelban,  non  loin  de  la  mer,  était  venu  un  homme  ayant 
le  nom  de  Bou-Daïli  ;  il  arrivait  d'Egypte  et  faisait  partie 
de  cette  secte  qui  a  la  haine  du  chef.  C'était  un  de  ceux 
que  Ton  nomme  Derkaouas,  soit  à  cause  des  lambeaux  qu'ils 


—    47    — 

portent,  soit  parce  qu'ils  affectent  de  tirer  les  paroles  du 
fond  du  gosier.  Cet  homme  appelait  les  montagnards  à  l'at- 
taque contre  les  Turcs,  leur  promettant  le  succès,  le  par- 
tage des  biens  et  la  domination  du  pays,  la  ville  de  Cons- 
tantine  une  fois  prise.  Ses  paroles  se  glissèrent  si  avant 
dans  leur  cœur  que,  tandis  que  le  bey  Osman  était  parti 
vers  le  sud  pour  châtier  les  Ouled-Derradj,  Bou-Daïli  em- 
mena vers  la  ville  douze  mille  des  gens  de  la  montagne. 
Mais  l'heure  de  rabaissement  des  Turcs  n'était  pas  encore 
arrivée  :  nos  canons  brisèrent  les  attaques  des  Kabyles,  et 
le  bey,  revenu  en  toute  hâte,  trouva  la  plaine  balayée  de 
ces  corbeaux. 

((  Lorsque  le  messager,  porteur  de  la  mauvaise  nouvelle, 
fut  arrivé  à  Alger,  le  divan  en  prit  connaissance,  et  le  pacha 
répondit  :  «  Tu  es  bey  de  cette  province,  Osman  ;  le  chérif 
«  a  paru  dans  la  circonscription  de  ton  commandement  ; 
«  il  est  de  ton  devoir  de  marcher  contre  lui  en  personne, 
«  de  tirer  vengeance  de  son  agression,  de  l'attaquer  par- 
«  tout  où  il  sera,  et  de  le  tuer  ou  de  le  chasser  du  pays.  » 
Le  bey  lut  cette  lettre  et  réunit  en  conseil  les  grands  et 
les  puissants.  Tous  furent  d'avis  qu'il  fallait  user  de  pa- 
tience, afin  d'obtenir  par  la  ruse  ce  qu'il  était  dangereux 
de  demander  à  la  force  :  on  n'attaquait  pas  la  bête  fauve 
dans  la  tanière,  on  attendait  qu'elle  descendît  dans  la  plaine. 
Mais  le  cœur  du  bey  était  trop  grand  pour  s'abaisser  à  la 
crainte,  et  il  dit  :  «  Mon  père  se  nommait  Mohamed  le 
«  Grand;  moi,  je  suis  Osman.  Le  pacha  a  parlé,  j'irai.  Tenez- 
«  vous  prêts  au  départ.  » 

«  Aussitôt  avis  fut  donné  à  toutes  les  milices  que  le  bey 
allait  brûler  la  poudre  sur  la  montagne.  C'était  un  beau 
spectacle,  je  te  le  dis,  que  ce  départ  de  tant  de  braves  sol- 
dats. En  tête,  marchait  le  bey  ;  à  droite  et  à  gauche,  un  peu 
en  avant  de  lui,  ses  quinze  chaous  écartaient  la  foule  qui 
se  pressait  pour  baiser  son  étrier  d'or.  Malgré  les  coups 
de  bâton,  elle  était  si  serrée,  que  le  poitrail  du  grand  cheval 
noir  la  coupait  comme  le  couteau  coupe  la  chair.  Derrière 


—    48    — 

flottaient  les  sept  drapeaux  du  bey,  puis  venait  sa  musique 
retentissante,  les  officiers  de  sa  maison  avec  de  brillants 
harnachements,  suivis  d'une  cavalerie  nombreuse.  Son  plus 
ferme  appui,  les  compagnies  turques  au  cœur  de  fer,  fer- 
maient la  marche.  Le  premier  jour  où  le  bey  entra  dans  la 
montagne,  la  poudre  parla  peu;  les  Kabyles  méditaient  la 
trahison,  ils  attendaient  l'heure  et  le  moment.  Lorsque  nous 
arrivâmes  à  l'Oued  Zour  (1)  jamais  nos  pieds  n'avaient 
franchi  ravins  si  difficiles,  et  plus  d'un  mulet  avait  roulé  le 
long  des  pentes.  Ils  nous  attendaient  là,  cachés,  presque 
tous,  dans  les  bois  épais  qui  entourent  une  vallée  dont  le 
terrain  de  boue  cède  sous  le  pied  de  l'homme.  Des  envoyés 
des  tribus  arrivèrent  au  camp.  —  Pourquoi  la  poudre  par- 
lerait-elle plus  longtemps?  disaient-ils.  Un  étranger  était 
venu  parmi  eux  et  avait  égaré  leurs  cœurs  ;  mais,  puisque 
le  bey  ne  venait  point  les  arracher  à  leurs  coutumes  et  ne 
demandait  que  la  tête  du  coupable,  pourquoi  se  querelle- 
raient-ils ?  Refusait-on  jamais  d'enlever  l'épine  d'une  plaie  ? 
la  guérison  n'en  est- elle  pas  la  suite?  Donne-nous  une 
partie  des  tiens,  disaient-ils  au  bey  ;  car  Bou-Daïli  est  re- 
tranché dans  un  endroit  plein  de  forces,  et  nous  le  ramè- 
nerons à  ton  camp,  où  tes  chaous  agiront  selon  tes  ordres. 
«  Le  jour  de  la  mort  s'était  déjà  levé  pour  le  bey  Osman 
et  voilait  son  regard  d'aigle  ;  il  crut  à  la  vérité  de  ces 
paroles.  La  moitié  de  ses  fidèles  partit  par  son  ordre,  et 
marcha,  pleine  de  confiance,  vers  l'embuscade.  De  notre 
camp,  leurs  derniers  cris  furent  entendus.  Les  Kabyles 
venaient  de  s'élancer  sur  eux  comme  la  bête  fauve  s'élance 
de  sa  tanière.  Alors  Osman  sentit  battre  son  grand  cœur, 
et  bondit  pour  aller  à  leur  secours.  Nous  suivions  ses  pas. 
Il  coupa  à  travers  la  vallée,  croyant  trouver  un  chemin, 
mais  le  terrain  s'afïaibhssait  sous  nos  pas.  Les  Kabyles,  à 
ce  moment,  accoururent  le  long  de  chaque  pente,  et  leurs 
longs  fusils  faisaient  pleuvoir  les  balles  ;  la  grêle,  au  jour 

(1)  Entre  CoUo  et  Djigelly. 


—    49    — 

d'orage,  tombe  moins  serrée.  Nous  étions  abattus  comme 
riierbe,  et  celui  qui  était  tombé  ne  pouvait  plus  se  lever. 
Osman,  debout  sur  ses  étriers,  semblait  les  défier  de  sa 
haute  taille,  et  son  regard  portait  la  menace  ;  leurs  balles 
s'écartaient  de  lui.  Avec  quelques  cavaliers,  il  allait  at- 
teindre un  terrain  plus  solide,  lorsque  son  cheval  posa  le 
pied  sur  un  trou  profond  que  voilait  une  herbe  serrée  ;  il 
disparut,  cet  abîme  se  referma  sur  lui.  Un  bey  devait  mourir, 
c'était  écrit,  mais  son  corps  ne  pouvait  tomber  entre  les 
mains  des  Kabyles.  Moi  et  quelques  autres,  nous  avions 
gagné  le  bois,  mais  nous  quittions  la  mort  pour  courir  à 
la  mort.  Les  Kabyles  frappaient  sans  pitié,  excités  au  car- 
nage par  les  cris  de  leurs  femmes...  Bientôt  l'on  n'entendit 
que  les  coups  de  fusil  tirés  par  les  Kabyles  en  signe  de 
réjouissance  :  il  n'y  avait  plus  un  turc  pour  répondre,  et 
le  sang  coula  si  fort  dans  le  marais,  que  depuis,  les  Kabyles 
l'ont  nommé  le  mortiey\ 

«  Là  où  le  bey  qui,  d'un  signe  de  la  main,  courbait  les 
têtes  jusqu'au  désert,  a  vu  se  briser  sa  puissance,  crois- 
moi,  le  danger  est  grand,  et  le  succès  incertain. 

«  Toutefois,  ajouta  le  turc  en  manière  de  péroraison, 
Abi-Saïd  Ta  dit  en  ses  Commentaires  :  Soumettez-vous 
à  toute  puissance  qui  aura  pour  elle  la  force,  car  la  mani- 
festation de  la  volonté  de  Dieu  sur  cette  terre  c'est  la  force. 
—  Si  vous  devez  commander,  vous  arriverez  portés  par  un 
nuage  de  poudre,  et  le  kabyle  reconnaîtra  son  maître.  » 

Le  général  de  Saint-Arnaud  était  loin  de  partager  cette 
terreur  superstitieuse  ;  ainsi  que  nous  l'apprend  sa  corres- 
pondance, il  avait  une  confiance  absolue  en  lui-même.  Son 
amour-propre  doublait  ses  facultés,  qui  étaient  grandes;  il 
était  remarquablement  habile  dans  ces  luttes  d'Afrique,  où 
il  faut  étonner  l'ennemi  ;  ses  décisions  étaient  rapides,  et, 
l'action  une  fois  engagée,  il  était  ferme  en  ses  desseins  et 
plein  d'une  entraînante  ardeur.  Cet  intrépide  batailleur 
a  été  Tun  de  nos  meilleurs  généraux  et  il  a  prouvé,  sur 
les  champs  de  bataille  de  la  Crimée,  que  l'Algérie  n'était 

RliCITS   ALGÉRIENS.    —  2"   SÉRIE  4 


—    50    — 

pas  une  trop  mauvaise  école  pour  nos  tacticiens.  On  se 
souvient  du  pronostic  du  maréchal  Bu^-eaud,  après  la  ré- 
pression de  la  formidable  insurrection  du  Dahra,  prédisant 
un  grand  avenir  à  Saint- Arnaud  et  à  Cousin-Montauban. 

«  La  guerre  que  j'entreprends,  écrivait  Saint-Arnaud,  le 
2  mai  1851,  quelques  jours  avant  de  se  mettre  en  route,  la 
guerre  que  j'entreprends  sera  sérieuse  ;  de  Milah  àDjigelly, 
de  Djigelly  à  Gollo,  j'aurai  devant  moi  dix  mille  fusils  qui 
défendent  un  pays  difficile.  Je  n'ai  que  sept  mille  baïon- 
nettes et  de  jeunes  soldais.  Ces  conditions  n'altèrent  pas 
ma  confiance  dans  le  succès.  Je  frapperai  des  coups  si 
vigoureux  et  si  rapides  que  les  Kabyles  auront  bientôt 
perdu  leur  audace.  » 

Nous  avons  dit  que  Tamour-propre  du  général  Saint-Arnaud 
était  engagé.  «  Mon  expédition,  dit-il.  a  partout  du  reten- 
tissement; on  a  l'œil  sur  elle.  Le  président  m'envoie  Fleury; 
le  ministre  m'envoie  Waubert  ;  le  roi  des  Belges  trois  officiers 
de  son  armée.  Nous  ferons  en  sorte  de  satisfaire  tout  le 
monde.  » 

Notons  en  passant  que  les. officiers  étrangers  devaient  se 
distinguer.  «  Dis,  écrivit  Saint-Arnaud  à  son  frère  dans  le 
courant  de  l'expédition,  dis  au  marquis  de  Trazegnies  que 
la  Belgique  est  bien  représentée  par  ses  trois  officiers  : 
MM.  Hanoteau,  Hennel  et  Vandersmissen.  Ce  dernier  a  tué 
deux  Kabyles  de  sa  main.  Tu  sais  que  j'ai,  en  outre,  à  mon 
état-major,  un  officier  hollandais,  M.  Booms,  et  un  major 
piémontais,  M.  Cardena  (1).  » 

Dans  la  colonne  française,  qui  se  composait  de  douze 
bataillons,  formés  en  deux  brigades  sous  les  ordres  des 
généraux  de  Luzy  et  Bosquet,  se  voyaient  des  zouaves, 
des  tirailleurs,  de  la  légion  étrangère,  des  chasseurs  à 
pied;  deux  vieux  régiments  d'Afrique,  les  8°  et  9°  de  ligne, 
en  faisaient  partie,  ainsi  que  le  20''  de  ligne  qui  venait  de  se 

(1)  On  sait  que  M.  Vandersmissen,  aujourd'hui  général,  a  commandé  le  corps 
de  volontaires  belges  pendant  l'expédition  du  Mexique,  et  que  le  major  Cardena, 
général  dans  l'armée  italienne,  a  été  ministre  de  la  guerre. 


—    51     — 

signaler  à  Rome.  Un  seul  régiment  était  nouvellement 
arrivé  de  France,  le  10®  de  ligne.  Saint-Arnaud  emmena 
avec  lui  huit  pièces  de  montagne  et  quatre  escadrons  de 
cavalerie,  qui,  eux,  étaient  vraiment  de  trop  dans  ces 
parages. 

Nous  nous  bornerons  à  résumer  brièvement  les  opéra- 
tions militaires.  Elles  devaient  réussir  ;  les  brigadiers 
Luzy  et  Bosquet  étaient  dignes  de  leur  chef.  Le  premier  en 
a  donné  la  preuve  en  Italie  et  l'autre  en  Crimée.  Le  soldat 
avait  surtout  confiance  dans  le  général  Bosquet,  dont  la 
belle  et  calme  figure  réfléchissait  si  bien  la  vigueur  de 
l'àuie  et  l'élévation  du  caractère.  Les  officiers  étaient  éner- 
giques, dévoués  et  obéissants  ;  quant  aux  soldats,  passés  au 
crible  par  les  fatigues,  ils  étaient  de  ces  natures  vigoureuses 
qui  saisissent  dans  le  regard  la  pensée  des  supérieurs  et  se 
lancent  en  avant  sans  songer  au  danger. 

Saint-Arnaud  partit  de  Milah  et  se  mit  en  campagne  le 
8  mai,  en  descendant  la  vallée  du  Rummel  qui  prend  à  cet 
endroit  le  nom  d'Oued  el  Kebir  (la  grande  rivière).  Il  arriva 
à  Tembouchure  de  cette  rivière  le  14,  après  trois  combats, 
l'un  sur  Toued  Enja,  les  deux  autres,  entre  l'oued  Enja 
et  la  mer.  Le  16,  la  division  était  à  Djigelly. 

Après  avoir  donné  deux  jours  de  repos  à  ses  troupes,  le 
général  se  remit  en  mouvement  le  19  mai,  se  dirigeant  vers 
le  sud.  Il  traversa  successivement  les  territoires  des  tribus 
les  plus  remuantes  et  les  plus  fières  de  la  Kabyhe,  culbu- 
tant dans  plusieurs  rencontres  tout  ce  qui  voulait  s'opposer 
à  sa  marche.  Le  25,  arrivé  dans  le  Ferdjiouah,  pays  qui  nous 
était  soumis,  il  envoya  le  général  Bosquet  avec  deux  ba- 
taillons et  deux  pièces  pour  soutenir  le  général  Gamou 
engagé  contre  Bou-Baghla.  Puis,  lui-même  retourna  se  ravi- 
tailler à  Djigelly. 

Il  quitta  une  seconde  fois  cette  ville  le  5  juin,  pour  aller 
batailler  du  côté  de  l'ouest;  après  divers  engagements,  il 
y  revint  une  troisième  lois. 

Enfin,  le  18,  il  quitta  ce  poste,  se  dirigeant  vers  Collo. 


—    52    — 

Après  plusieurs  affaires,  dont  la  plus  sérieuse  fut  un  com- 
bat d'arrière-garde  qui  eut  lieu  le  26  juin,  il  traversa 
rOued-Kebir  à  hauteur  de  l'endroit  où  nous  avons  créé 
depuis  le  poste  d'El  Milia  et  arriva  à  Collo  le  15  juillet. 

Les  corps  permanents  d'Afrique,  zouaves,  tirailleurs  indi- 
gènes, tinrent  à  justifier  leur  réputation  ;  dans  cette  expé- 
dition, marquée  par  des  latigues  inouïes  et  par  vingt-six 
combats,  ils  se  surpassèrent.  A  l'affaire  de  Fedj-Menaïel, 
le  12  juin,  dans  laquelle  fut  blessé  à  mort  le  commandant 
Valicon  du  20°  de  ligne,  les  zouaves  se  firent  particulièrement 
remarquer.  Ils  arrivèrent  d'un  seul  élan  sur  le  grand  piton 
de  droite,  position  que  nos  ennemis  croyaient  inexpugnable 
et  qui  était  bordée  par  des  rochers  à  pic.  Jouant  de  la  baïon- 
nette, ils  jetaient  les  Kabyles  du  haut  des  roches.  —  Saute, 
s'il  vous  plaît,  monsieur  Auriol  I  dit  l'un  d'eux  en  regardant 
un  arabe  qui  venait  de  faire  la  cabriole  devant  sa  baïon- 
nette ;  et,  tout  riant,  il  essuya  le  sang  de  sa  joue  légèrement 
entamée  par  le  yatagan  du  montagnard.  Ils  furent  en- 
traînés à  l'assaut  de  la  position  par  le  général  Bosquet,  qui 
leur  communiquait  son  énergique  sang-froid.  Une  balle 
vint  briser  son  épaulette.  «  En  avant  I  dit  aussitôt  l'hé- 
roïque général  ;  pas  un  coup  de  fusil  !  on  perdrait  du  temps  ; 
en  haut,  à  bout  portant,  nous  les  trouverons.  »  Et  ses 
braves,  derrière  lui,  bondissaient  dans  la  broussaille. 

Quels  fiers  soldats  que  ces  zouaves!  On  les  employait  à 
toute  besogne  ;  parfois  ils  étaient  harassés,  et  bien  souvent 
leurs  mollets,  suivant  leur  pittoresque  expression,  partirent 
pour  Rome  ;  mais  au  premier  coup  de  clairon  on  les  voyait 
debout,  au  second  ils  étaient  prêts  à  partir.  Ces  vieux 
coureurs  d'Afrique  se  réveillaient  toujours  pour  le  danger, 
et  l'annonce  du  péril  chassait  la  fatigue  de  leurs  corps.  Ils 
séduisirent  le  général  Saint-Arnaud  qui,  trois  années  plus 
tard,  à  la  bataille  de  l'Aima,  s'écria  :  «  Les  zouaves  sont  les 
premiers  soldats  du  monde  !  »  Aujourd'hui,  que  les  anciens 
soldats  ont  disparu  de  l'armée,  les  régiments  de  zouaves, 
composés  de  jeunes  recrues,  ont  beaucoup  à  faire  pour 


)0      — 


maintenir  les  traditions  de  leur  glorieux  passé.  Et  ils  y 
réussissent  !  Au  combat  de  nuit  de  la  citadelle  de  Hué, 
le  5  juillet  1885,  un  de  leurs  bataillons  s'est  couvert  de 
gloire. 

Les  tirailleurs  indigènes  ne  tenaient  pas  à  se  laisser 
distancer  par  les  zouaves.  Ces  excellents  soldats  sont  sans 
rivn'ix  pour  la  guerre  de  détail  ;  aux  montagnards  kabyles, 
en  1851,  ils  opposaient  ruse  à  ruse,  faisant  surtout  mer- 
veille dans  les  arrière-gardes.  Turcos  et  Kabyles  s'insul- 
taient alors  comme  les  guerriers  d'Homère  dont  ils  igno- 
raient le  nom.  On  vit  un  jour  trois  turcos  laisser  filer 
leur  compagnie  et  s'embusquer  derrière  des  broussailles 
de  façon  à  bien  être  remarqués  des  Kabyles.  Ceux-ci 
s'avancèrent  en  rampant  et,  à  bonne  portée,  firent  une 
décharge  générale.  Nos  trois  braves  tombèrent,  et  aussitôt 
quelques  ennemis  se  détachèrent  pour  les  dépouiller.  Ils  se 
penchaient  déjà  sur  les  corps  quand  ceux-ci  se  redressèrent  : 
trois  maraudeurs  furent  frappés  d'une  balle  en  pleine  poi- 
trine, et  deux  autres  de  la  baïonnette.  Les  turcos  qui  avaient 
fait  les  morts  rejoignirent  leurs  camarades  en  riant  d'un 
air  féroce  et  en  rampant  comme  des  serpents. 

Dans  la  guerre  d'Afrique  l'action  individuelle  joue  un 
grand  rôle  (1).  Une  fois  l'ensemble  des  ordres  donné,  le 
chef  s'efface  et  l'intelhgence  du  soldat  a  beau  jeu  ;  ce  fait 
est  surtout  caractéristique  dans  la  guerre  de  montagne. 

Dans  ce  pays  de  Kabylie,  les  colonnes  françaises  ne 
trouvent  pour  tout  chemin  que  d'étroits  sentiers  de  deux 
pieds  de  large  à  peine,  courant  le  long  des  escarpements, 
descendant  à  pic  les  ravins,  dominés  par  des  rochers 
ou  des  broussailles  épaisses.  Souvent  le  sentier  fait  abso- 
lument défaut  et  les  soldats  d'avant-garde,  déposant  leurs 
sacs,  sont  obligés  de  prendre  la  pioche  pour  le  tailler  au 
milieu  des  rochers.  On  comprend  que  le  convoi  s'allonge 
indéfiniment,  homme  par  homme,  bête  de  somme  par  bête 

(1)  Voir  Récits  algériens,  V^  série. 


—    54    — 

4e  somme,  et  c'est  une  tâche  pénible  que  de  le  protéger. 
Pour  mettre  les  blessés,  les  malades,  les  vivres,  les  mu- 
nitions à  Tabri  d'un  ennemi  audacieux,  entreprenant  et 
agile,  il  faut  les  entourer  d'une  haie  vivante.  Des  batail- 
lons d'infanterie  occupent  compagnie  par  compagnie  les 
positions  dominantes  et  cheminent  parallèlement  à  droite 
et  à  gauche.  On  peut  juger  quelles  sont  les  fatigues  écra- 
santes imposées  dans  ces  marches  à  la  malheureuse  infan- 
terie ;  chargé  d'un  sac  pesant,  le  troupier  avance  péni- 
hlement  à  travers  un  pays  bouleversé,  sans  cesse  la  car- 
touche aux  dents,  le  fusil  à  la  main.  Les  compagnies, 
échelonnées  sur  les  pitons,  se  replient  en  voyant  arriver 
i'arrière-garde,  dont  la  mission  est  de  ne  laisser  personne 
en  arrière,  à  quel  prix  que  ce  soit. 

Le  jour  où  le  10'  de  ligne  fut  si  éprouvé,  la  colonne 
française  avait  à  traverser  un  pays  présentant  de  telles  dif- 
ficultés que  le  général  Saint-Arnaud,  craignant  de  voir  son 
convoi  coupé,  avait  donné  l'ordre  d'y  intercaler,  d'intervalle 
en  intervalle,  des  compagnies  d'infanterie.  Grâce  à  ce  sys- 
tème, tout  allait  bien  ;  le  passage  était  assuré,  et  l'ennemi, 
bien  qu'il  fût  hardi  et  nombreux,  était  maintenu  à  distance. 
Sur  le  flanc  gauche,  à  l'un  des  endroits  les  plus  difficiles, 
se  trouvait  une  position  importante  ;  les  zouaves  l'avaient 
occupée  dans  la  matinée,  puis  avaient  été  remplacés  par 
le  16'  de  ligne  qui,  lui-même,  avait  été  relevé  par  le  20*. 
La  marche  des  flanqueurs  amena  sur  ce  point,  pour  suc- 
céder au  20%  deux  compagnies  du' 10'  de  hgne. 

Ce  régiment  arrivait  de  France;  jeté  sans  désemparer 
dans  la  fournaise,  il  n'était  pas  encore  rompu  à  la  fa- 
tigue et  ne  connaissait  pas  bien  le  naturel  féroce  et  sau- 
vage des  Arabes.  Le  chef  de  bataillon  Camas,  du  20% 
voyant  arriver  deux  compagnies  d'éhte  du  10°  de  ligne,  se 
borna  à  montrer  à  leur  commandant,  capitaine  Dufour, 
les  sentiers  à  prendre  pour  suivre  la  retraite,  puis,  confiant, 
il  s'en  al'a  avec  les  siens.  Le  silence  régnait  aux  alentours, 
aucun  ennemi  ne  se  montrait.  Avec  l'inexpérience  d'une 


—    55    — 

troupe  ignorante  de  la  guerre  d'Afrique,  les  grenadiers 
du  10%  puisant  une  funeste  sécurité  dans  la  force  de  leur 
position,  se  croient  en  sûreté  :.les  uns,  cédant  à  la  fatigue, 
écrasés  par  la  chaleur  du  jour,  se  couchent  et  reposent, 
les  autres  regardent  au  loin  le  combat  livré  par  Tarrière- 
garde.  Les  officiers  eux-mêmes  se  mettent  à  Tombre,  per- 
sonne ne  veille. 

Pendant  ce  temps  les  Kabyles  se  glissent,  rampent  le 
long  des  buissons  et,  tout  à  coup,  au  nombre  de  plus  de 
quatre  cents,  se  précipitent  en  poussant  leurs  rugis- 
sements de  bataille.  La  plupart  des  grenadiers,  surpris, 
sont  égorgés  ou  se  laissent  ghsser  le  long  des  rochers  ; 
quelques-uns  se  réunissent  pêle-mêle  autour  de  leurs 
officiers  :  «  Allons ,  mes  enfants ,  à  la  baïonnette  !  »  dit 
le  capitaine  Dufour.  Les  officiers,  les  sous -officiers 
marchent  en  avant,  suivis  d'une  trentaine  de  soldats; 
en  un  chn  d'œil  tous  ces  hommes  sont  frappés  à  mort. 
Les  autres  tourbillonnent,  crient,  engagent  une  foule  de 
combats  individuels,  puis  laissent  tomber  leurs  armes, 
s'élancent  du  haut  des  rochers  et  arrivent,  tout  meurtris  de 
leur  chute,  les  chairs  ensanglantées,  au  milieu  du  convoi. 
Dans  cette  déplorable  aff'aire,  les  cinq  officiers  du  lO*"  se 
firent  tuer  avec  quarante-trois  grenadiers,  et  plus  de  soi- 
xante de  ces  derniers  furent  blessés. 

Les  Kabyles  font  alors  pleuvoir  les  balles  dans  le  convoi 
et  les  plus  audacieux  d'entre  eux,  descendant  le  long 
des  rochers,  essayent  de  le  couper.  Le  désordre  s'y  met 
un  moment  ;  les  bêtes  aff'olées  prennent  le  trot,  abandon- 
nées par  les  soldats  du  train  qui  sont  obligés  de  taire  le 
coup  de  feu.  Heureusement  Saint-Arnaud  se  trouve  près 
de  là  ;  il  accourt  et  lance  contre  Tennemi  deux  compa- 
gnies du  9°  de  ligne.  La  néghgence  du  10^  leur  coûte  neuf 
blessés  et  quatre  tués,  dont  l'intrépide  capitaine  de  La 
Gournerie. 

Quelques  Kabyles  étaient  parvenus  à  se  dissimuler  dans 
Tespoir  de  tirer  sur  nos  soldats  isolés  et  sur  le  convoi.  Au 


—    56    — 

moment  où  le  général  Saint-Arnaud  se  remettait  en  marche 
avec  très  peu  de  monde  autour  de  lui,  une  vingtaine  de 
coups  de  feu  partirent  d'un  fourré.  Un  guide  fut  tué  à  ses 
côtés,  et  le  clairon  de  zouaves,  de  service  auprès  de  lui, 
fut  blessé.  Le  commandant  Fleury,  des  cavaliers  d'escorte, 
des  zouaves  qui  reprenaient  leur  rang  pourchassèrent 
vigoureusement  l'ennemi. 

Parmi  les  officiers,  nul  n'excita  plus  d'intérêt  et  de  com- 
misération que  le  commandant  Valicon,  du  20°  de  hgne. 
Au  combat  de  Fedj-Menaïel  il  fut  blessé  mortellement,  et 
survécut  quelques  jours.  Les  grenadiers  du  20^  avaient 
sollicité  comme  une  grâce  l'honneur  de  le  porter  eux- 
mêmes  ;  pour  lui  éviter  le  supphce  du  cacolet,  ils  avaient 
improvisé  un  brancard  à  la  hâte.  Dans  une  colonne  expé- 
ditionnaire, l'on  est  forcé  de  se  faire  suivre  par  les  blessés, 
en  attendant  une  occasion  de  les  évacuer  sur  un  hôpital. 
Rien  ne  semble  plus  triste  que  l'aspect  de  ces  pauvres 
gens,  victimes  du  devoir  militaire,  placés  deux  par  deux  à 
droite  et  à  gauche  des  mulets  d'ambulance.  Ces  animaux 
ont  beau  être  choisis  parmi  les  plus  doux  ;  il  y  a  d'iné- 
vitables cahots,  et  la  douleur  arrache  parfois  aux  bles- 
sés des  plaintes  mâles  qui  causent  une  profonde  impres- 
sion. Mais  il  faut  ces  circonstances  pour  qu'il  se  produise 
des  plaintes  ;  en  général,  elles  ne  sortent  jamais  de  leur 
bouche,  et  sur  leur  visage  on  trouve  une  noble  expression 
de  fierté.  En  tête  de  la  colonne  des  blessés,  on  voyait 
s'avancer  le  brancard  sur  lequel  était  porté  Valicon  mou- 
rant; à  côté  marchait  l'abbé  Parabère,  cet  aumônier  que 
nous  avons  déjà  vu  à  Zaatcha,  et  pour  lequel  les  soldats 
avaient  un  profond  respect.  Le  pauvre  commandant  termina 
au  bivouac  sa  belle  vie  de  soldat  ;  sa  dernière  pensée  fut 
pour  son  enfant  et  sa  jeune  femme. 

A  Djigelly,  les  officiers  et  les  soldats  entourèrent  de 
leurs  adieux  la  tombe  creusée  poui*  le  brave  officier.  Au 
lendemain  de  la  funèbre  cérémonie,  arriva  sa  jeune 
veuve,  partie  en  toute  hâte  au  premier  bruit  de  la  blés- 


—    57    — 

sure  de  son  mari.  Que  Ton  n'accuse  pas  d'insensibilité  ou 
de  sécheresse  de  cœur  ceux  qui  portent  l'uniforme  et  dont 
l'existence  est  parfois  si  rude;  en  arrivant,  la  jeune  lemme 
fut  entourée  de  soins,  et  les  délicatesses  dont  on  usa 
pour  tromper  sa  douleur  furent  vraiment  les  délicatesses 
d'une  mère.  En  débarquant,  elle  voulait  encore  se  faire 
illusion.  —  «  N'est-ce  pas  qu'il  n'est  pas  mort!  disait-elle... 
Comment  voulez-vous  qu'il  soit  mort  ;  il  m'aimait  tant  !  » 
L'abbé  Parabère,  le  général  Bosquet,  le  colonel  Espinasse 
du  20°,  durent  raconter  à  l'infortunée  les  heures  suprêmes 
du  soldat  mort  pour  la  patrie  ;  elle  ne  pouvait  se  lasser 
d'entendre  leurs  récits.  «  Il  est  plus  facile,  a  dit  à  ce  sujet 
le  capitaine  de  Gastellane,  de  braver  un  danger  que  de  sup- 
porter, sans  souffrir,  la  vue  de  cette  douleur  si  pure  et  si 
profonde.  » 

Le  commandant  Valicon  n'avait  que  son  épée  pour  toute 
fortune  ;  cette  idée  de  pauvreté  pour  les  siens  empoisonna 
ses  derniers  moments.  Sur  les  instances  du  général  Saint- 
Arnaud,  le  président  de  la  République,  prince  Louis-Napo- 
léon, veilla  à  ce  que  l'avenir  de  sa  famille  fût  assuré. 

A  Collo,  la  colonne  expéditionnaire  put  se  reposer  ;  en 
quatre-vingts  jours  de  campagne,  elle  avait  parcouru  près 
de  sept  cents  kilomètres  et  soutenu  vingt-six  combats.  Les 
pertes  étaient  cruelles;  plus  de  mille  hommes,  un  sur  sept, 
avaient  été  atteints,  et  sur  ce  chiffre  on  compta  147  tués, 
dont  deux  officiers  supérieurs  et  douze  officiers  subal- 
ternes, et  689  blessés,  dunt  un  général  et  vingt-quatre  offi- 
ciers. Il  faut  ajouter  ceux  qui  succombèrent  à  leurs  fatigues. 

Nous  n'avons  pas  l'intention  de  faire  ici  la  biographie  du 
général  de  Samt-Arnaud  ;  on  connaît  son  admirable  con- 
duite en  Crimée  et  sa  mort  à  bord  du  Berthollet.  Nommé 
divisionnaire  après  l'expédition  de  1851,  il  accepta  à  contre- 
cœur le  commandement  d'un  corps  d'armée  à  Paris,  tant 
il  redoutait  d'être  pris  dans  l'engrenage  fatal  de  la  politique. 
«  Je  n'ai  nulle  envie,  écrivait-il  à  son  frère  le  18  juin  1851, 
de  m'avancer  ni  de  me  compromettre  dans  la  poHtique.  Vois 


—    58    — 

le  rôle  q je  joue  à  présent  le  général  Changarnier  :  il  a  brûlé 

ses  vaisseaux Ce  qu  il  y  a  de  fâcheux,  c'est  que  c'est  le 

rôle  de  presque  tous  les  généraux  d'Afrique,  excepté  Bara- 
guay  d'Hilliers.  Gavaignac,  Changarnier,  Lamoricière  font 
fautes  sur  fautes  ;  sur  des  échelons  moins  élevés.  Le  Flô,... 
et  plus  bas  encore,  Charras  qui  tourne  au  fanatique.  » 

Nous  citons  sans  faire  de  commentaires.  Le  maréchal 
Saint- Arnaud  a  dit  aussi  un  mot  que  bien  des  mi';T,aires 
devraient  méditer  :  «  La  scène  du  monde  et  de  la  politique 
•est  glissante.  » 


VI 


L'affaire  de  Zaatcha  avait  profondément  ébranlé  le  sud 
•de  l'Algérie.  Les  tribus  s'agitaient,  surtout  celle  des  Larbâa, 
dont  l'oasis  principale  était  Laghouat  (en  arabe  El  Ar'ouat), 
et  dont  l'agha,  Ben  Nasseur  ben  Chohra,  était  un  per- 
sonnage remuant.  La  situation  parut  inquiétante  au  nou- 
veau gouverneur-général,  comte  Randon  ;  il  prescrivit  au 
général  Yusuf,  commandant  de  la  subdivision  de  Médéa, 
de  se  transporter  sur  les  Hauts-Plateaux,  vers  Djelfa,  avec 
une  petite  colonne,  et  au  général  Pélissier,  commandant  la 
province  d'Oran,  de  se  diriger  du  côté  d'El  Biod,  dans  le 
sud,  et  de  choisir  dans  ces  parages  l'emplacement  d'une 
redoute  destinée  à  devenir  un  centre  d'action.  Disons  de 
suite  que  cette  redoute  devint  Géry ville,  notre  poste  avancé 
dans  le  sud  oranais,  comme  Biskra  l'était  dans  le  Sah'ra 
constantinois,  co;nme  Laghouat  devait  le  devenir  dans  le 
sud  de  la  province  d'Alger. 

Pour  la  clarté  de  notre  récit,  revenons  un  peu  en  arrière. 

Vers  1835,  vivait  un  obscur  marabout  attaché  à  la 
zaouïa  de  Sidi  Yakoub  (Jacob)  aux  environs  de  Tlemcen. 
Abd-el-Kader,  simple  marabout  de  la  famille  des  Mahi- 
Eddin,  de  la  tribu  des  Hachems,  étant  devenu  émir  ou  com 


—    39    — 

mandeur  des  croyants,  ce  personnage,  nommé  Mohamed 
ben  Abdallah,  pauvre  hère  mais  ambitieux,  se  demanda 
pourquoi  lui  aussi  ne  deviendrait  pas  quelque  chose.  Hanté 
de  cette  idée,  il  voulut  tout  d'abord  imiter  les  Arabes  qui 
tiennent  à  jouer  un  rôle  dans  leur  pays,  se  fit  ermite,  et  se 
soumit  aux  rigueurs  les  plus  exagérées  de  la  vie  ascétique. 
La  réputation  de  sainteté  de  notre  jeûneur  devint  bientôt 
grande,  et  un  certain  Cheikh  Ali,  agha  au  service  d'Abd-el- 
Kader,  plus  perspicace  que  ses  compatriotes,  flaira  en  lui 
non  l'anachorète  qui  cherche  à  se  mortifier  dans  un  but  de 
sanctification,  mais  l'ambitieux  qui  veut  parvenir;  Tagha, 
rêvant  de  se  révolter  contre  son  maître,  résolut  de  faire  de  ce 
marabout  en  quête  d'honneurs  et  de  célébrité  un  instrument 
pour  l'opposer  à  l'émir.  Cheikh  Ah  présenta  Mohamed  ben 
Abdallah  au  colonel  Tempoure,  avec  lequel  il  entretenait 
des  relations  secrètes  et  qui  avait  les  pleins  pouvoirs  du 
général  de  Lamoricière.  Le  colonel  crut  d'abord  avoir  sous 
la  main  un  émule  d'Abd-el-Kader  et  permit  à  Mohamed  de 
se  donner  le  titre  de  sultan  ;  il  ne  fut  toutefois  guère  pris  au 
sérieux  par  les  indigènes.  Mais  nous  avions  besoin  d'hom- 
mes se  ralliant  ouvertement  à  nous,  et  le  général  Bugeaud, 
venu  dans  la  province  d'Oran  pour  s'emparer  de  Tegdempt 
et  Mascara,  l'installa  à  Tlemcen  comme  khalifa. 

Notre  marabout  ne  tarda  pas  à  se  montrer  fort  au-des- 
sous de  son  rôle,  affichant  en  outre  des  prétentions  qui 
n'étaient  pas  de  nature  à  nous  plaire,  déclarant  hautement 
qu'il  voulait  être  laissé  souverain  à  Tlemcen,  et  gouverner 
en  notre  nom  sans  l'adjonction  d'une  garnison  française. 
Les  généraux  Lamoricière  et  Bugeaud  accueillirent  très 
mal  ses  vues  ;  fort  mécontent,  Mohamed  ben  Abdallah  se 
mit  à  intriguer,  mais  d'une  façon  maladroite  qui  le  fit  si- 
gnaler presque  aussitôt  à  l'autorité  militaire.  Lamoricière, 
pour  couper  court  à  ces  menées  indiscrètes,  vint  à  Tlemcen, 
se  fit  présenter  le  khalifa,  et  lui  affirma  sérieusement  qu'un 
voyage  au  loin,  au  tombeau  de  Mahomet,  lui  était  indispen- 
sable dans  l'état  de   sa  santé,  sacrifiée  au  service  de  la 


—    60    — 

France.  C'était  une  révocation  déguisée,  et  il  partit  la  rage 
au  cœur,  jurant  de  se  venger  de  ces  Français  maudits  qui 
l'avaient  méconnu. 

Mohamed  rencontra  à  la  Mecque  Mohamed  ben  Ali  ben 
Snoussi,  autre  expulsé  de  la  province  d'Oran,  qui  devint  le 
fondateur  de  la  redoutable  conlrérie  des  Snoussi.  Une  haine 
commune  rapprocha  ces  deux  hommes,  qui  se  mirent  en 
relations  avec  les  Turcs  ;  ceux-ci  n'avaient  pas  encore  pris 
leur  parti  de  notre  occupation,  et  soutenaient  Abd-el-Kader, 
moralement  du  moins  ;  après  1848,  ne  demandant  qu'à  trou- 
bler la  colonie,  ils  résolurent  d'employer  les  deux  mécon- 
tents qui  s'offraient  à  eux,  et  les  envoyèrent  à  Izzet-Pacha, 
gouverneur  de  la  Tripolitaine. 

Bientôt  tous  les  fanatiques,  tous  les  intrigants  de  l'Algérie 
reçurent  des  missives  de  Mohamed  ben  Snoussi,  annonçant 
que  le  maître  de  l'heure  allait  venir.  C'était  au  lendemain 
de  l'insurrection  de  Zaatcha,  si  vigoureusement  réprimée 
par  le  général  Herbillon  et  les  colonels  Carbuccia  et  Canro- 
bert.  Le  sud  frémissait  encore  ;  Izzet-Pacha  et  Snoussi  cru- 
rent le  moment  favorable  et  expédièrent  à  Ouargla  leur 
homme  de  paille,  Mohamed  ben  Abdallah. 

Ouargla  est  la  reine  des  trois  cent  soixante  oasis  que  la 
France  possède  dans  le  Sah'ra  algérien  ;  c'est  la  porte  qu'il 
faut  franchir  pour  pénétrer  dans  le  désert,  le  vrai  désert,  le 
pays  des  Touaregs,  c'est-à-dire  dans  la  région  saharienne 
avancée.  A  cette  époque,  non  encore  soumise  à  notre  domi- 
nation, elle  n'était  qu'un  grand  marché  d'esclaves  où  abou- 
tissaient, avant  de  prendre  la  direction  de  l'ouest,  tous  les 
produits  du  Soadan.  Ouargla  prétend  être  la  plus  ancienne 
ville  du  désert  et  avoir  été  fondée  par  le  grand  roi  Salomon 
(Suleïman,  en  arabe).  Ce  souverain,  dit  la  légende,  auquel 
les  habitants  de  l'oasis  étaient  venus  offrir  des  présents, 
voulut  bien  donner  l'ordre  à  ses  génies  de  profiter  d'un  fort 
vent  d'est  pour  se  transporter  à  cette  oasis,  où  ils  bâtirent 
en  trois  jours  une  belle  cité  circulaire,  entourée  de  murs, 
fortifiée  de  tours  et  ceinte  d'un  large  fossé  plein  d'eau;  par 


—    61    — 

une  attention  délicate,  la  ville  fut  divisée  en  trois  quartiers 
séparés,  autant  qu'il  y  avait  de  fractions  dans  la  tribu  ouar- 
glienne.  Malheureusement,  les  trois  fractions  étaient  enne- 
mies ;  la  guerre  civile  désola  la  cité,  qui  se  mit  à  soupirer 
après  un  maître.  Elle  demanda  un  sultan  à  Tempereur  du 
Maroc  ;  celui-ci  fit  la  sourde  oreille,  et  ne  consentit  à  donner 
un  membre  de  sa  famille  que  contre  son  poids  en  poudre 
d'or.  Les  Ouargliens  se  résignèrent,  votèrent  à  leur  prince 
une  liste  civile  composée  d'un  nombre  convenable  de  me- 
sures de  dattes  et  du  produit  des  amendes,  et  n'eurent 
garde  d'oublier  une  constitution  [el  akod,  le  nœud,  le  lien). 

Le  premier  sultan  d'Ouargla  régna  paisiblement,  sans 
bruit  et  sans  gloire,  et  s'éteignit  doucement,  laissant  le 
trône  à  son  fils  aîné;  mais  celui-ci  mécontenta  ses  sujets 
qui  lui  intimèrent  l'ordre  de  se  démettre  de  ses  royales 
fonctions.  Le  souverain  méconnu  prit  sans  résistance  le 
chemin  du  Maroc. 

Les  Turcs  essaimèrent  de  se  rendre  maîtres  de  l'oasis  ; 
ne  pouvant  y  parvenir  à  cause  de  la  distance,  ils  se  con- 
tentèrent d'un  tribut  d'une  trentaine  de  nègres  par  an,  avec 
une  somme  d'argent  équivalant  à  cent  cinquante  francs. 
Les  Ouargliens  ne  payaient  pas  trop  cher  leur  indépen- 
dance. Après  l'expulsion  des  Turcs,  ils  se  trouvèrent  dans 
la  position  des  grenouilles  réclamant  un  roi;  ils  l'attendirent 
pendant  de  longues  années  et  crurent  l'avoir  trouvé  dans  la 
personne  de  Mohamed  ben  Abdallah. 

Le  saint  homme  s'était  pourtant  présenté  à  Ouargla  en 
piètre  équipage;  il  était  arrivé,  accompagné  de  sa  femme, 
hissés  chacun  sur  un  chameau,  suivis  d'un  pauvio  diable  de 
secrétaire  ou  khodja,  qui  marchait  modestement  à  pied,  un 
long  bâton  à  la  main.  Il  reçut  Thospitalité  chez  un  adepte 
de  la  confrérie  de  Mouley  el  Taïeb  ;  il  avait  été  recom- 
mandé par  Mohamed  ben  Snoussi  aux  principaux  chefs 
des  nomades,  des  oasis  et  à  une  m'rabatha  (maraboute) 
très  vénérée  à  Ouargla.  Mohamed  ben  Abdallah  renouvela 
alors  la  comédie  qui  lui  avait  si  bien  réussi  dans  la  province 


—    62    — 

d'Oran,  afin  d'exploiter  à  son  aise  la  situation  politique  de 
la  cité,  en  quête  d'un  maître.  Il  se  fit  remarquer  par  une 
piété  extraordinaire,  et  bientôt  tous  les  adeptes  de  l'ordre 
de  Mouley  el  Taïeb  chantèrent  ses  louanges,  auxquelles 
la  vieille  m'rabatha  joignit  les  siennes.  Cette  maraboute, 
Lalla  Zohra,  se  piquait  de  prédire  l'avenir,  et  annonça  que 
le  nouveau  venu  serait  un  jour  la  terreur  des  Français. 

Le  rusé  compère  avouait  avec  avoir  reçu  de  Dieu  toutes 
les  qualités  que  les  peuples  recherchent  dans  les  sultans  ; 
mais,  ajoutait-il,  cette  haute  dignité  pourrait  le  détourner 
de  ses  devoirs  rehgieux.  Un  détachement  si  remarquable 
des  grandeurs  humaines  ravit  les  Ouargliens.  Une  dépu- 
tation  alla  avec  recueillement  offrir  le  pouvoir  à  Mohamed 
ben  Abdallah  qui,  plongé  dans  un  état  extatique,  la  fit 
attendre  pendant  assez  longtemps  ;  le  madré  coquin  refusa 
d'abord,  mais  les  Ouargliens  lui  ayant  dit  que  manifeste- 
ment Dieu  avait  jeté  les  yeux  sur  lui  pour  ramener  la  paix 
dans  le  Sah'ra  et  chasser  les  chrétiens  de  la  terre  de 
Moghreb,  notre  aventurier  parut  faire  une  violent  effort  sur 
lui-même  et  accepta. 

Mohamed  ben  Abdallah  prit  son  rôle  au  sérieux.  Compre- 
nant toute  l'importance  des  débuts  pour  un  monarque,  il 
enjoignit  à  un  roitelet  du  voisinage,  Abou-Hafs,  sultan  noir 
de  la  petite  oasis  de  N'gouça,  de  venir  faire  sa  soumission. 
Le  nègre  couronné  fit  le  récalcitrant,  et  fut  immédiatement 
razzié  par  son  confrère  d'Ouargla,  qui  parut  un  foudre  de 
guerre  à  ses  nouveaux  sujets,  gens  pacifiques  de  leur  nature 
comme  tous  les  habitants  des  oasis,  et  ayant  depuis  bien 
des  années  perdu  l'habitude  des  aventures  de  guerre.  Abou- 
Hafs  crut  prudent  d'abandonner  son  royaume  minuscule,  et 
se  réfugia  à  Tiaret  auprès  des  Français.  Mis  en  appétit, 
Mohamed  opéra  de  même  avec  un  autre  petit  sultan,  Ben- 
Djellab,  de  Tuggurt. 

Le  moment  parut  alors  propice  au  chérif  pour  exécuter 
la  dernière  partie  de  son  programme  :  marcher  sur  le 
Tell  et  en  chasser  les  Français.  Ayant  rassemblé  autour  de 


—    63    — 

lui  quelques  centaines  de  naïfs  qui  croyaient  en  sa  mission 
providentielle,  il  eut  l'audace  d'affirmer  que  les  balles  fran- 
çaises perdraient  infailliblement  toute  force  de  pénétration 
et  que  les  balles  des  fidèles  «  ne  tomberaient  jamais  à 
terre  »,  etc.,  etc.  11  s'achemina  vers  le  nord,  et  voulut 
prendre  Tuggurt  en  passant  ;  très  mal  reçu,  il  n'insista  pas 
et  se  présenta,  le  22  mai  1851,  devant  Mlili,  petite  oasis  à 
quelques  lieues  de  Biskra.  Le  commandant  Gollineau,  qui 
plus  tard  devait  être,  comme  colonel  du  1"  zouaves,  le 
héros  de  Malakoff,  et,  comme  général  de  division,  le  héros 
de  Palikao,  arriva  avec  quelques  centaines  d'hommes  et 
un  goum  commandé  par  le  fameux  Ben  Ganah,  le  Ser- 
pent du  désert,  surprit  le  chérif  et  le  rejeta  complète- 
ment battu  dans  les  profondeurs  du  Sah'ra.  Pour  la  pre- 
mière fois  qu^il  essayait  de  se  mesurer  avec  nous,  Moha- 
med n'était  pas  heureux.  Afin  d'expliquer  son  insuccès  il 
dit  aux  siens  que  Dieu  lui  était  apparu  en  songe  et  avait 
daigné  le  rassurer,  en  lui  exphquant  qu'il  n'avait  permis 
réchec  de  MliU  que  pour  éprouver  ses  fidèles. 

Ces  raisons  ne  parurent  pas  convaincantes  à  la  masse  ; 
on  murmurait  tout  bas,  et  Mohamed  ben  Abdallah  voulut 
tenter  une  revanche.  Il  savait  que  le  nord  du  Sah'ra  cons- 
tantinois  était  dangereux  pour  lui  ;  à  Biskra  se  trouvait  le 
commandant  Gollineau,  à  Bou-Saada  le  commandant  Pein, 
et  ces  deux  officiers,  connus  pour  leur  infatigable  énergie, 
n'étaient  pas  hommes  à  laisser  les  agitateurs  se  promener 
paisiblement  à  leur  portée.  Notre  aventurier  jeta  les  yeux 
sur  Laghouat  dans  le  nord-ouest,  vers  le  sud  de  la  province 
d'Alger.  C'est  alors  que  le  gouverneur  prévenu  envoya  dans 
cette  direction  les  généraux  Pélissier  et  Yusuf.  Djelfa,  où 
s'était  établi  ce  dernier,  n'est  qu'à  trois  ou  quatre  étapes  de 
Laghouat  ;  El  Biod,  où  se  trouvait  PéUssier  avec  le  général 
Bouscarin,  commandant  la  subdivision  de  Mascara,  en  est  à 
sept  au  plus.  Mohamed  était  donc  surveillé. 

Malheureusement  pour  lui,  dans  une  de  ses  pérégrinations, 
il  eut  l'imprudence  de  s'aventurer  dans  le  voisinage  de  la 


—    64    — 

colonne  Yusuf  ;  l'actif  général  marcha  aussitôt  contre  lui, 
le  surprit  à  Aïn-el-Reug,  lui  tua  ses  meilleurs  cavaliers  et 
le  razzia  à  fond.  Le  pauvre  chérif  n'eut  d'autre  ressource  que 
celle  de  se  jeter  dans  Laghouat. 

Quand  on  arrive  de  Djelfa,  après  quatre  étapes  à  travers 
un  affreux  pays,  on  double  une  pointe  de  montagne,  com- 
munément appelée  à  cause  de  sa  forme  le  chapeau  du 
gendarme^  et  l'on  pénètre  dans  une  plaine  admirablement 
cultivée  ;  deux  monticules  la  resserrent  au  centre,  et  dans 
l'intervalle  sont  groupés  cent  mille  palmiers.  C'est  l'oasis  de 
Laghouat.  La  rivière  qui  Tarrose  et  lui  fournit  de  nombreux 
canaux  de  dérivation,  descend  du  Djebel-Ahmour,  et  s'ap- 
pelle l'oued  M'zi. 

A  Zaatcha,  nous  avions  abandonné  l'oasis  dont  nous  ne  pou- 
vions plus  rien  faire  ;  à  Laghouat,  nous  devions  garder  un 
territoire  qui,  comme  on  va  le  voir,  fut  chèrement  acheté. 

Mohamed  ben  Abdallah  arriva  à  cette  oasis  au  moment 
psychologique.  Les  intrigues  de  Ben  Nasseur  ben  Chohra, 
agha  des  Larbâa,  avaient  fait  chasser  un  détachement  de 
spahis  qui  occupait  la  casbah;  la  population  s'était  donc 
fortement  compromise  vis-à-vis  de  nous  et  Mohamed  ben 
Abdallah  la  détermina  sans  peine  à  la  résistance,  dans  le 
cas  très  probable  d'une  attaque  de  nos  troupes.  Grâce  aux 
prédications  furibondes  du  chérif,  l'exaltation  ne  connut 
plus  de  bornes  à  Laghouat;  toutes  les  têtes  s'enflammèrent, 
et  l'on  jura  de  s'ensevelir  sous  les  ruines  du  ksar  plutôt  que 
d'accueillir  les  Français. 

On  vit  alors  se  reproduire  les  mêmes  faits  que  devant 
Zaatcha.  Convaincu,  comme  le  colonel  Carbuccia,  qu'il  fal- 
lait briser  l'insurrection  dès  son  début,  le  général  Yusuf 
accourut  de  Djelfa,  déterminé  à  enlever  l'oasis  par  un 
coup  de  main.  Mais  la  colonne  qu'il  commandait  était  très 
faible  ;  l'ennemi  le  savait,  et  quand  Yusuf  se  présenta, 
c'est  lui  qui  fut  attaqué.  Une  nuée  d'Arabes  à  pied  se 
rua  sur  sa  colonne  en  poussant  des  cris  effroyables. 
Etonné,  le  général  lit  balayer  le  terrain  par  sa  cavalerie. 


x^.i 


.MAKKCIIAI,     PFJ.ISSIi:  IJ 


—    G5    — 

et  les  gens  fanatisés  par  Mohamed  ben  Abdallah  se  hâtèrent 
de  rentrer  dans  leurs  murs.  Yusuf  tâta  ensuite  le  terrain, 
et,  sentant  qu'il  était  en  présence  d'une  résistance  sérieuse, 
s'établit  en  avant  de  l'oasis.  Il  prévint  en  toute  hâte  de  sa 
situation  le  général  Pélissier  à  El  Biod,  et  donna  l'ordre 
au  commandant  Pein  (1)  de  venir  le  rejoindre  sans  délai 
avec  toutes  les  troupes  dont  il  pourrait  disposer. 

Ce  dernier  accourut  aussitôt  avec  un  bataillon  et  un 
escadron;  et  le  général  Pélissier,  avec  huit  bataillons, 
huit  escadrons  et  six  pièces  de  canon,  dont  deux  de  gros 
calibre,  dont  il  s'était  muni  à  Oran,  dans  la  prévision  d'un 
siège.  Arrivé  le  2  décembre  devant  Laghouat,  le  général 
reconnut  dès  le  lendemain  les  défenses  de  la  place.  Ayant 
vu  du  premier  coup  d'œil  que  le  marabout  de  Sidi  el  Hâly 
en  était  la  clef,  il  prit  immédiatement  son  parti.  La  ville, 
ou  plutôt  les  ksours  dont  elle  se  compose,  n'est  pas,  comme 
Zaatcha,  bâtie  au  miheu  de  l'oasis,  et  l'on  peut  y  arriver 
directement  sans  s'engager  dans  le  dangereux  fouillis  des 
jardins.  Péhssier  pouvait  donc  lancer  de  suite  ses  co- 
lonnes d'assaut  sur  Sidi  el  Hâly  ;  cette  importante  position 
fut  enlevée  par  nos  troupes  après  une  lutte  acharnée  qui 
nous  mit  six  officiers  et  soixante-dix  hommes  hors  de  com- 
bat. Pendant  que  l'infanterie  livrait  cet  assaut,  la  cavalerie 
se  répandait  par  escadron  dans  la  plaine,  pour  empêcher 
les  secours  du  dehors  de  pénétrer  dans  l'oasis. 

Le  reste  de  la  journée  du  3  fut  employé  à  faire  abattre, 
par  les  pièces  de  siège,  deux  tours  qui  défendaient  l'entrée 
de  la  place 

Le  lendemain,  la  batterie  de  brèche  lançait  son  dernier 
boulet  à  six  heures  du  matin.  Dès  que  le  capitaine  d'ar- 
tillerie eut  déclaré  la  brèche  praticable,  Péhssier  donna 
ses  ordres  pour  Tassaut.  La  colonne  d'attaque  fut  formée 


(1)  Le  commandant  Pein  devint  plus  tard  colonel,  commandant  la  subdivision 
de  Batna.  Très  fatigué  par  ses  longues  campagnes,  il  prit  sa  retraite  à  cin- 
quante ans.  Ce  glorieux  vétéran,  sous  les  ordres  duquel  nous  sommes  fier 
d'avoir  servi,  vit  encore  à  l'heure  où  nous  écrivons  ces  lignes. 

RÛCITS  ALGÉRIENS.  —  2«  SlRIE.  5 


—    66    — 

par  le  2^  zouaves,  un  certain  nombre  d'hommes  du  2°  ba- 
taillon d'Afrique,  et  par  les  tirailleurs  des  1"  et  2°  régi- 
ments ;  un  bataillon  d'infanterie  de  ligne  servait  de  réserve» 
Le  général  Yusuf,  avec  une  partie  de  ses  troupes  et  la  pe- 
tite colonne  du  commandant  Pein,  devait  tenter  Tesca- 
lade  de  la  ville  du  côté  de  l'est,  pour  amener  une  diversion 
de  l'ennemi  sur  ce  point  et  le  prendre  entre  deux  feux.  La 
cavalerie  reçut  l'ordre  à! escadronner  plus  activement  que 
jamais  dans  la  plaine,  afin  de  compléter  l'investissement  de 
la  place. 

Ce  plan,  si  simple  et  si  admirablement  conçu,  ne  laissait 
rien  au  hasard  ;  il  était  exécuté  d'ailleurs  par  des  soldats 
pleins  d'ardeur,  ayant  dans  leur  chef  une  confiance 
absolue,  et  obéissant  à  des  officiers  éprouvés  par  vingt 
combats.  A  la  tête  de  la  colonne  d'assaut  se  trouvait  un 
bataillon  du  2^  zouaves,  conduit  par  le  commandant  Morand, 
digne  fils  du  célèbre  divisionnaire  de  l'empire  dont  ne  vou- 
lait pas  se  séparer  le  maréchal  Davoust.  Le  colonel  Clerc, 
glorieusement  tué  plus  tard  en  Italie  comme  général  de 
brigade,  marchait  à  ses  côtés  et  communiquait  aux  nôtres 
le  feu  de  son  âme  héroïque.  A  onze  heures  du  matin, 
Taigle  d'or  du  2^  zouaves  brillait  au  sommet  de  la  kasbah 
de  Laghouat. 

L'assaut  fut  suivi  d'un  combat  meurtrier  dans  les  rues  de 
la  ville.  Depuis  cette  époque,  deux  fortins  ont  été  bâtis  sur 
les  deux  monticules  qui  dominent  la  cité  et  l'oasis  ;  l'un 
porte  le  nom  de  fort  Morand,  du  nom  du  brave  comman- 
dant des  zouaves,  l'autre,  celui  de  fort  Bouscarin.  Ce  gé- 
néral fut  blessé,  non  loin  de  Péhssier,  par  une  balle  qui  lui 
brisa  l'os  du  fémur  au-dessus  du  genou;  il  essayait  alors  de 
guider  les  tirailleurs  algériens  dans  le  dédale  des  ruelles  de 
Laghouat. 

Peu  d'officiers  étaient  aussi  populaires  que  le  général 
Bouscarin.  Comme  tant  d'autres,  Cavaignac  notamment,  il 
avait  quitté  une  arme  spéciale,  le  génie  pour  entrer  dans 
un  corps  permanent  d'Afrique,  les  spahis.  Brave  à  l'excès, 


—    67    — 

doué  d'un  admirable  entrain,  affable,  toujours  de  bonne 
humeur,  il  était  adoré  de  ses  soldats.  Quand,  après  avoir 
été  blessé,  il  passa  sur  un  brancard  à  travers  les  tentes 
du  2'  zouaves,  ceux-ci  coururent  spontanément  aux  fais- 
ceaux, se  mirent  en  rang  sans  commandement,  et  présen- 
tèrent les  armes  au  noble  blessé  en  criant  :  Vive  le  général 
Bouscarin  !  Profondément  ému,  le  glorieux  soldat  répondit  : 
Vive  la  France  ! 

Les  Arabes  l'avaient  surnommé  Bou-Chekara  (l'homme 
au  sac),  à  cause  du  sac  à  tabac  qu'il  portait  habituellement 
au  bras  gauche.  Gomme  il  était  grand  fumeur,  et  qu'une 
pipe  n'attendait  pas  l'autre,  pour  cller  plus  vite  et  laisser 
refroidir  le  fourneau  de  la  pipe  qu'il  venait  de  fumer,  un 
négrillon  se  tenait  toujours  à  ses  côtés  pour  lui  en  bourrer 
^t  présenter  une  nouvelle.  Il  consommait  à  peu  près  une 
livre  de  tabac  par  jour.  Il  fumait  encore  pendant  l'amputa- 
tion qu'il  dut  subir  le  surlendemain  de  l'assaut  ;  en  même 
temps  il  souriait,  mais  tristement,  à  ceux  qui  l'entouraient 
et  qui  avaient  le  désespoir  dans  l'âme.  Le  malheureux  gé- 
néral se  sentait  perdu  ;  il  s'éteignit  dans  une  petite  chambre 
de  la  kasbah  de  Laghouat.  Mieux  eût  valu  peut-être  l'ins- 
taller sous  sa  tente,  dans  l'endroit  le  plus  riant  de  cette 
belle  oasis  qu'il  avait  si  vaillamment  contribué  à  conquérir. 

Les  braves  qui  succombèrent  à  l'assaut,  y  compris  le 
général  Bouscarin,  reposent  sur  la  brèche  qu'ils  arrosèrent 
de  leur  sang;  aucun  champ  de  repos  ne  pouvait  mieux  leur 
convenir. 

Le  soir  du  4  décembre  1852,  plus  de  douze  cents  ca- 
davres d'Arabes  jonchaient  les  rues  de  la  ville.  On  ne 
sait  comment  s'échappa  le  chérif  Mohamed  ben  Abdallah, 
qui,  lui,  ne  s'était  guère  prodigué  au  milieu  du  feu,  la  bra- 
voure n'ayant  jamais  été  sa  qualité  maîtresse.  Péhssier  laissa 
un  millier  d'hommes  à  Laghouat,  position  que  le  général 
Randon  voulait  conserver  comme  nous  ouvrant  une  des 
routes  du  désert,  et  retourna  à  Oran.. 


—    68    -- 


VII 


Le  général  qui  venait  d^avoir  la  main  si  dure  avec  les 
révoltés  du  sud,  avait  dû  subir,  comme  colonel,  à  propos 
de  la  terrible  exécution  des  grottes  de  TOuedRiab,  en  1845, 
les  criailleries  affectées  d'un  parlementarisme  méticuleux 
et  d'une  presse  malveillante,  qui  ne  craignaient  pas  de  se 
faire  les  contempteurs  des  plus  belles  gloires  de  notre  armée 
d'Afrique.  Nous  avons  raconté  (1)  exactement  le  fait  de 
rOued  Riah,  et  nous  avons  démontré  que  l'acte  de  vigueur 
du  colonel  Pélissier  avait  été  travesti  par  la  jactance  ba- 
varde de  quelques  brouillons,  dont  le  Credo  politique  était 
l'abandon  de  l'AlgériCo  Le  bon  sens  populaire  fit  justice  de 
ces  sottes  déclamations  ;  on  finit  même  par  rire  de  ces  soi- 
disant  philanthropes  qui  versent  des  larmos  de  crocodile 
sur  les  misères  de  l'ennemi  sans  songer  à  celles  de  nos 
soldats,  et  l'on  admit  qu'un  homme  de  guerre  doit  parfois 
éprouver  des  angoisses  poignantes  dans  l'accomplissement 
d'un  de  ces  devoirs  suprêmes  auxquels  le  salut  d'une  armée 
est  attaché.  Aux  grottes  duDahra,  Péhssier  fut  conduit  par 
une  nécessité  implacable  et  dut  obéir  aux  impérieuses  exi- 
gences de  la  guerre  ;  à  tout  prix,  il  fallait  étouffer  l'insur- 
rection qui  allait  renaître,  malgré  la  fuite  de  Bou-Maza,  et, 
pour  épargner  la  vie  de  plusieurs  milliers  de  Français, 
sacrifier  celle  de  quelques  centaines  d'Arabes  fanatiques 
qui  refusaient  de  se  soumettre. 

Napoléon  I"  est-il  critiqué  parce  qu'il  fit  briser  la  glace 
des  étangs  de  Tellnitz,  près  d'Austerlitz  ?  Pourtant  le  grand 
capitaine  ordonnait  froidement  la  mort  de  quelques  milliers 
d'Austro-Russes.  Quelqu'un  s'est-il  jamais  avisé  de  dire 
qu'il  aurait  dû  agir  autrement,  quitte  à  faire  tomber  en  plus 
sur  le  champ  de  bataille  quelques  centaines  de  ses  braves  ? 

Cl)  Voir  Réciti  nigériens,  l«  série. 


—    69    — 

Le  général  Pélissier  a  toujours  pu,  dans  le  calme  et  la 
sérénité  de  son  grand  cœur,  s'entretenir,  librement  et  sans 
embarras,  d'un  funèbre  épisode  de  la  plus  terrible  des  insur- 
rections algériennes.  Sous  des  dehors  un  peu  rudes,  cet 
homme  cachait  une  bonté  vraie.  Les  Arabes  l'appelaient 
Tblls,  le  diable  ;  mais  il  faut  remarquer  que  leur  langue  est 
privée  de  p,  et  qu'ils  prononcent  Blizi  pour  Péhssier.  Or, 
Blizi  peut,  à  la  rigueur,  passer  pour  une  corruption  du  mot 
Ihlls.  En  disant  Blizi,  les  Arabes  n'avaient  aucunement  l'in- 
tention de  comparer  le  général  à  Satan  ou  à  Béelzébuth  ; 
pour  eux,  le  mot  diable  signifiait  terrible  à  la  guerre,  et 
ils  n'ignoraient  pas  que  Pélissier  était  accessible  à  tous. 
Dans  son  Itinéraire  de  Tunis  à  Tanger,  M.  Joseph  Bard, 
qui  eut  l'occasion  de  le  voir  à  Oran,  écrit  :  «  On  a  diver- 
sement jugé  un  de  ses  actes,  d'une  rigueur  extrême,  assu- 
rément ;  mais  la  guerre  a  ses  nécessités,  et  il  faut  être  à  la 
bouche  d'un  canon  pour  les  comprendre.  Ce  qui  a  le  plus 
souffert  dans  ce  rude  châtiment,  c'est  son  propre  coeur.  » 

Et  Xavier  Marmier,  dans  ses  Lettres  sur  V Algérie  : 

«  Nous  fûmes  reçus  à  Mostaganem  par  le  général  Pélissier, 
dont  l'aimable  et  gracieuse  physionomie  ne  ressemble  guère 
à  celle  que  lui  ont  faite  les  journaux.  Les  accusations  de 
la  presse  opposante  ne  Pont  point  intimidé,  et  lui-même 
parle  sans  embarras  de  la  catastrophe  de  l'Oued  Riah,  qui 
a  attiré  sur  lui  tant  de  cris  d'indignation.  » 

Justice  a  donc  été  rendue  au  général  ;  et  aujourd'hui  il 
nous  apparaît  comme  l'une  des  grandes  figures  militaires 
de  notre  temps. 

Pélissier  (Amable- Jean-Jacques),  né  le  6  novembre  1794, 
à  Maromme,  département  de  la  Seine-Inférieure,  était  fils 
d'un  commissaire  aux  poudres  et  salpêtres,  qui  lui  fit 
donner  une  brillante  éducation.  Enfant,  il  ne  se  laissait 
guère  aller  à  la  joyeuse  turbulence  de  son  âge  ;  il  était 
taciturne  et  riait  peu.  Travaillant  beaucoup,  réfléchissant 
davantage,  il  se  signalait  déjà  par  une  volonté  opiniâtre, 
par  une  fougue  froide  qui  bravait  toutes  les  résistances. 


^    10    — 

«  Ce  sera,  disait  son  père,  un  homme  de  résolution  et 
d'énergie.  )>  Les  désastres  de  l'expédition  de  Russie  en  1812 
décidèrent  sa  vocation  en  enflammant  son  patriotisme.  Il 
entra  immédiatement  à  Saint-Cyr,  d'où  il  sortit  avec  un  des 
premiers  numéros  dans  l'artillerie  de  la  garde  impériale. 

Mais  il  était  trop  tard  ;  aux  désastres  de  l'expédition  de 
Russie  avaient  succédé  ceux  de  1813  et  de  1815.  L'Empire 
s'écroula  avec  grand  fracas  et  notre  jeune  sous-lieutenant 
n'eut  d'autre  ressource  que  celle  de  se  livrer  au  travail.  Le 
maréchal  Gouvion  Saint-Cyr  fit  voter,  en  1818,  une  loi 
sur  l'état-major  ;  en  1819,  le  jeune  officier  voulut  faire 
partie  du  corps  nouvellement  organisé,  et  il  y  fut  admis,  à  la 
suite  d'un  examen  des  plus  brillants. 

Pélissier  fit  la  campagne  d'Espagne,  en  1823,  comme 
lieutenant  d'état-major,  et  se  fit  remarquer  à  la  prise  du 
Trocadéro,  où  sa  belle  conduite  lui  valut  d'abord  la  croix 
de  chevaher  de  la  Légion  d'honneur,  puis  celle  de  Saint- 
Ferdinand.  Il  fut  promu  capitaine  à  son  retour  en  France  ; 
c'était  en  1827  :  il  avait  trente-trois  ans.  Plus  tard  il  sut 
regagner  le  temps  perdu,  absolument  comme  son  émule 
en  gloire  le  général  Changarnier. 

Plusieurs  généraux,  dont  le  capitaine  Pélissier  fut  suc- 
cessivement l'aide  de  camp,  le  signalèrent  à  l'attention  du 
ministre  de  la  guerre,  qui  l'adjoignit  au  général  Durrieu, 
un  des  chefs  de  l'expédition  de  Morée  en  1828.  Comme  on 
le  sait,  cette  expédition  comprit  trois  brigades  d'infanterie, 
aux  ordres  du  général  Maison.  Celles-ci  furent  rudement 
éprouvées,  non  par  l'ennemi  qu'elles  n'aperçurent  jamais 
et  qui  n'eut  affaire  qu'à  nos  marins,  mais  par  les  fièvres  ; 
elles  campèrent  en  effet,  pendant  près  de  cinq  mois,  sur  une 
plage  inhospitalière  et  malsaine,  celle  de  Navarin.  Le  général 
Durrieu  était  un  de  ces  chefs  dont  la  sollicitude  ne  manque 
jamais  au  Soldat,  et  il  fut  dignement  secondé  par  son 
aide  de  camp.  Bien  des  années  après,  alors  qu'il  vivait  dans 
la  retraite,  comme  un  sage,  il  vit  venir  à  lui  son  ancien 
capitaine  d'état-major,  devenu  maréchal  de  France.  Celui-ci 


—    71     — 

avait  obtenu  de  l'empereur,  pour  l'ancien  chef  auquel  il 
était  resté  fidèle  par  le  cœur,  la  dignité  de  grand-croix 
de  la  Légion  d'honneur  en  récompense  de  tant  de  longs 
services.  Cette  marque  très  touchante  d'une  amitié  survi- 
vant aux  années  émut  profondément  le  vieux  soldat,  qui  ne 
s'attendait  pas  à  une  aussi  magnifique  surprise;  il  se  jeta 
dans  les  bras  du  maréchal,  dont  le  noble  cœur  était  à  la 
hauteur  du  sien.  Cette  anecdote  peint  le  beau  caractère  de 
Pélissier,  dont  nous  parlerons  plus  longuement  à  la  fin  de 
ce  récit. 

A  peine  revenu  de  Morée,  il  prit  part  à  l'expédition 
d'Alger,  dans  Tétat-major  du  général  de  Bourmont.  Rentré 
en  France  avec  la  plus  grande  partie  du  corps  expédition- 
naire, il  reçut  son  brevet  de  chef  d'escadron,  et  fut  succes- 
sivement employé  au  dépôt  de  la  guerre  puis  attaché  au 
service  de  la  place,  à  Paris.  Envoyé  une  seconde  fois  en 
Algérie,  en  1839,  avec  le  grade  de  lieutenant-colonel,  il  fut 
cette  fois  nommé  chef  d'état-major  par  le  général  Bugeaud. 
Pélissier  était  bien  à  sa  vraie  place  en  tête  de  l'état-major 
de  l'illustre  vainqueur  de  Flsly,  état-major  de  guerre  tou- 
jours à  cheval,  toujours  prêt  à  sabrer. 

Nous  avons  dit  ailleurs  (1)  qu'aux  environs  de  Milianah, 
dans  un  combat  contre  les  réguliers  d'Abd-el-Kader,  tout 
l'état-major  du  général  Bugeaud  chargea  l'ennemi,  et  cet 
état-major  comprenait  le  lieutenant-colonel  Pélissier,  les 
capitaines  Trochu,  de  Cissey,  Rivet,  tous  les  trois  futurs 
généraux,  le  lieutenant  Raoult,  qui  devait  si  glorieusement 
se  faire  tuer  à  Frœschwiller,  le  6  août  1870,  à  la  tête  de 
la  3°  division  du  corps  de  Mac-Mahon.  Dans  le  terrible 
combat  où  les  spahis  de  Yusuf  détruisirent  les  cava- 
liers d'Abd-el-Kader,  le  lieutenant-colonel  Pélissier  avait 
poussé  la  charge  aux  côtés  de  son  ami  Yusuf.  A  la  ba- 
taille de  risly,  le  général  Bugeaud  lui  réserva  le  poste 
d'honneur.  «  Je  donne  à  mon  armée,  disait-il,  la  veille  de 

(1)  Récits  algériens^  1"  série. 


—    72    — 

la  bataille,  à.  ses  officiers  réunis  autour  de  lai,  la  forme 
d'une  hure  de  sanglier,  et  le  museau,   entendez-le  bien,  , 
c'est  Pélissier.  »  ' 

Dans  ce  choc  terrible  de  soixante  mille  cavaliers  maro- 
cains contre  sept  mille  cinq  cents  Français,  Taudacieiix  • 
colonel  fit  preuve  de  ce  sang-froid  et  révéla  ces  qualités 
guerrières  qui  devaient  plus  tard  l'élever  si  haut. 

Lors  de  la  terrible  répression  des  grottes  de  l'Oued 
Riah,  le  maréchal  Bugeaud  eut  le  noble  courage  de  cou- 
vrir son  lieutenant,  disant  que  celui-ci  n'avait  agi  que 
d'après  ses  ordres,  et  prenant  hautement  la  responsabilité 
d'une  mesure  qu'il  n'avait  pas  commandée  sans  doute,  mais 
dont  il  avait  reconnu  l'impérieuse  nécessité.  Le  ministre  de 
la  guerre,  maréchal  Soult,  blâma  bien,  dans  les  premiers 
temps,  la  conduite  du  colonel  Pélissier,  mais  il  ne  tarda  pas 
à  le  nommer  général  de  brigade,  ou  maréchal  de  camp, 
d'après  la  dénomination  usitée  à  cette  époque.  Avant  de 
quitter  l'Algérie,  Bugeaud  plaça  le  nouveau  général  à  la 
tête  de  la  subdivision  de  Mostaganem. 

En  1850,  Pélissier  fut  nommé  général  de  division  com- 
mandant la  province  d'Oran  ;  appelé  en  1851  à  Alger  pour 
y  exercer  par  intérim  les  fonctions  de  gouverneur-général 
en  remplacement  du  maréchal  d'Hautpoul,  il  n'hésita  pas, 
à  la  nouvelle  du  coup  d'Etat,  à  mettre  l'Algérie  en  état  de 
siège.  Il  ne  se  souciait  en  aucune  façon  de  voir  les  scènes 
qui  s'étaient  produites  l'année  précédente  à  Oran,  se  renou- 
veler à  Alger  et  dans  les  autres  villes  où  le  fanatisme  arabe, 
depuis  1848,  était  tenu  en  éveil,  amsi  que  nous  l'avons  établi 
au  début  de  ce  chapitre.  L'arrivée  du  général  Randon  mit  fin 
à  l'intérim  de  Pélissier,  qui  retourna  dans  sa  province  d'Oran  ; 
en  novembre  1852,  il  s'enfonçait  dans  le  sud,  et  venait 
prendre  d'assaut  la  ville  de  Laghouat. 

La  réputation  du  général  était  bien  établie  ;  l'empereur, 
couronné  depuis  quelques  jours,  lui  conféra  la  dignité  de 
grand-officier  de  la  Légion  d'honneur.  Pélissier  resta  encore 
trois  ans  à  Oran,  et  vers  ce  temps  fut  nommé  divisionnaire 


—    73    — 

Il  n'était  pas  ennemi  de  la  colonisation,  et  la  fit  prospérer 
d'une  façon  notable  tant  qu'il  fut  à  la  tête  de  cette  province. 
En  1855,  les  embarras  de  l'armée  d'Orient,  causés  en  grande 
partie  par  la  division  des  chefs  alliés,  déterminèrent  l'em- 
pereur à  envoyer  en  Crimée  un  homme  énergique,  armé 
de  toute  l'autorité  suffisante  pour  faire  taire  les  rivalités. 
Pélissier  fut  choisi. 

Nous  touchons  à  la  plus  belle  époque  de  la  carrière  de 
cet  illustre  homme  de  guerre.  Il  s'agissait  pour  lui  d'en- 
traîner à  sa  suite  les  armées  aniées(l)  dans  le  suprême  effort 
qu'on  tentait  sur  ce  sol  infernal  de  Grimée  que  la  rage 
désespérée  des  Russes,  le  choléra  et  le  tj^phus  nous 
disputaient  à  la  fois. 

Du  premier  coup  d'œil  le  général  jugea  la  situation  et 
dirigea  tous  les  efforts  de  l'armée  de  siège  sur  Malakoff", 
clef  de  Sébastopol.  Nous  ne  nous  attarderons  pas  à  ra- 
conter les  péripéties  de  cette  lutte  gigantesque.  PéUssier 
exécuta  avec  regret  l'ordre  qu'il  reçut  de  Paris  de  tenter 
un  assaut  le  18  juin,  jour  anniversaire  de  Waterloo  dont  on 
voulait  une  revanche  ;  cet  assaut  était  prématuré  et  devait 
échouer.  Il  fallut  cheminer  lentement  et  pas  à  pas  contre  le 
formidable  bastion  Malakoff.  Enfin,  le  5  septembre  1855, 
il  fut  avisé  par  le  génie  que  les  cheminements  de  la 
septième  parallèle  étaient  arrivés  à  vingt-cinq  mètres  du 
bastion  d'enfer^  comme  l'avaient  surnommé  les  Russes. 
C'était  l'heure.  Un  horrible  bombardement  exécuté  par 
plus  de  huit  cents  pièces,  dont  deux  cents  anglaises,  pré- 
céda l'assaut,  jeta,  par  des  intermittences  calculées,  les 
assiégés  dans  de  continuelles  et  énervantes  inquiétudes, 
les  empêchant  de  goûter  le  plus  petit  moment  de  repos,  et 
détruisit  tout  ce  qui  était  encore  debout  dans  l'intérieur  de 
la  place,  bouleversant  les  fortifications,  et  imposant  d'irré- 
parables pertes  aux  défenseurs  dont  la  vigilance  allait  s'af- 
faiblissant. 

(1)  Armées  française,  anglaise,  turque. 


—    74    — 

Le  7  septembre  au  soir,  le  général  Niel  vint  dire  au 
comnaandant  en  chef  que  la  prudence  exigeait  qu'on  ne 
différât  pas  l'assaut.  Pélissier  donna  ses  ordres  immédiate- 
ment pour  le  lendemain  à  midi.  L'attaque  de  gauche  fut 
confiée  au  général  de  Salles,  commandant  le  1"  corps,  et  à 
la  brigade  piémontaise  Giàldini,  celle  du  centre  aux  Anglais, 
et  celle  de  droite,  la  principale,  au  général  Bosquet. 
Celui-ci  décida  que  l'attaque  du  bastion  serait  confiée  au 
général  de  Mac-Mahon. 

L'ordre  du  jour  que  Bosquet  adressa  à  son  corps  d'armée 
mérite  d'être  conservé  par  l'histoire  : 

«  Aujourd'hui,  c'est  le  coup  de  grâce,  le  coup  mortel  que 
vous  allez  frapper  de  cette  main  ferme,  si  connue  de  l'en- 
nemi, en  lui  enlevant  sa  ligne  de  défense  de  Malakoff,  pen- 
dant que  nos  camarades  de  l'armée  anglaise  et  du  1"  corps 
donneront  l'assaut  au  Grand  Redan  et  au  bastion  Central. 

((  G^est  un  assaut  général,  armée  contre  armée;  c'est  une 
immense  et  mémorable  victoire  dont  il  s'agit  de  couronner 
les  jeunes  aigles  de  la  France. 

«  En  avant  donc,  enfants  !  A  nous  Malakoff  et  Sébas- 
topol!  » 

PéUssier  avait  fait  régler  sur  sa  propre  montre  toutes 
celles  des  officiers  de  l'armée;  et  il  avait  fort  habilement 
choisi  l'heure  de  midi  pour  fixer  l'assaut,  car  on  savait  qu'à 
cette  heure-là  les  Russes  se  disposaient  à  prendre  leurs 
repas  et  qu'ils  s'abritaient,  pour  manger  tranquihement. 
La  garnison  de  Malakoff  fut  ainsi  prise  au  dépourvu. 

A  midi  précis,  les  troupes  s'élancèrent;  56.000  Franco- 
Anglais  se  ruaient  sur  50.000  Russes  formidablement 
retranchés. 

L'attaque  des  généraux  Dulac  et  La  Motterouge  contre 
le  Petit  Redan  échoua,  les  troupes  ayant  deux  et  trois  cents 
mètres  à  parcourir  sous  le  feu  de  l'ennemi  ;  mais  celle  du 
général  de  Mac-Mahon,  dont  la  division  n'avait  que  vingt- 
cinq  mètres  à  franchir,  réussit  à  merveille;  l'assaut  fut 
instantané. 


—    75    — 

Mac-Mahon  maintint  héroïquement  sa  division  sur  le  ter- 
rain conquis.  Malakoff  était  miné,  le  général  le  savait  et 
s'attendait  à  sauter.  En  prévision  de  cet  événement  qui 
aurait  pu  changer  peut-être  les  destins  de  la  journée,  il  fit 
sortir  du  bastion  sa  première  brigade,  et  la  replaça  dans  la 
place  d'armes  qu'elle  occupait  avant  l'assaut,  avec  ordre 
de  se  jeter  immédiatement  dans  l'entonnoir,  si  l'explosion 
avait  lieu  ;  lui-même,  avec  sa  dernière  brigade,  resta  dans 
l'ouvrage  pour  le  défendre. 

Si  nous  nous  étendons  un  peu  longuement  sur  des  évé- 
nements qui  paraissent  sortir  du  cadre  dans  lequel  nous 
nous  sommes  renfermé,  c'est  que  dans  cette  guerre  de 
Grimée  les  troupes  d'Afrique  furent  admirables.  La  division 
Mac-Mahon  comprenait  à  Malakoff  des  zouaves  et  des 
tirailleurs  algériens.  Ce  fut  certainement  le  1"  de  zouaves 
qui  se  distingua  le  plus  :  son  colonel  était  M.  Collineau, 
que  nous  avons  vu  châtier  si  rudement  à  Mlili,  près  de 
Biskra,  le  chérif  d'Ouargla.  Le  réduit  du  bastion  Malakoff 
était  une  tour  crénelée  dans  laquelle  s'étaient  réfugiés  deux 
cents  Russes,  qui  faisaient  un  feu  d'enfer;  il  enleva  cette  tour 
avec  son  brave  régiment,  à  la  tête  duquel  il  s'élança  en 
criant  :  Echec  à  la  tour! 

Pélissier  fut  nommé  maréchal  de  France,  duc  de  Ma- 
lakoff, et  le  Corps  législatif,  [à  l'unanimité,  vota  en  sa 
faveur  une  dotation  annuelle  de  cent  mille  francs.  Mais 
les  faveurs  qui  pleuvaient  sur  le  glorieux  soldat  ne  lui  lais- 
sèrent qu'un  désir  :  celui  de  finir  ses  jours  en  occupant  une 
des  hautes  fonctions  de  TEtat.  Heureux  de  le  satisfaire. 
Napoléon  III  lui  confia  l'ambassade  de  Londres,  en  1858, 
et,  à  son  retour,  le  nomma  grand  chancelier  de  la  Légion 
d'honneur.  Pendant  la  guerre  d'Italie,  le  maréchal  eut  le 
commandement  de  l'armée  d'observation  de  l'est,  dont  le 
centre  était  à  Nancy.  Enfin,  l'empereur,  en  1861,  l'envoya 
à  Alger  comme  gouverneur-général. 

L'Algérie  venait  de  faire  prématurément  l'essai  du  gouver- 
nement civil,  sous  le  ministère  spécial  du  prince  Napoléon; 


—    76    — 

en  peu  de  temps,  d'énormes  difficultés  administratives  para- 
lysèrent tout  ressort  dans  notre  grande  et  belle  colonie  et  il 
fallut  revenir  au  gouvernement  militaire.  Le  duc  deMalakoff 
connaissait  à  fond  les  affaires  algériennes  par  une  pratique 
de  vingt  années. 

Au  physique,  Pélissier  n'avait  rien  de  remarquable.  Ses 
traits  étaient  calmes,  fortement  accentués,  son  visage  ne 
devenait  expressif  que  lorsqu'il  s'animait  en  parlant.  Ceux 
qui  ont  voulu  le  représenter  comme  un  homme  violent  et 
emporté,  comme  un  Cambronne  pour  le  langage  et  le  libre- 
parler,  ont  singulièrement  exagéré  ;  sous  ses  cheveux  blancs 
taillés  en  brosse  brillait  un  regard  froid  et  terne.  C'était  un 
bourru,  mais  un  bourru  bienfaisant  ;  en  dehors  de  l'inti- 
mité, quand  il  se  présentait  en  public,  on  était  émerveillé 
de  son  aisance  parfaite,  de  son  langage  facile,  correct, 
simple  et  concis  dans  la  forme,  accompagné  de  fort  peu  de 
gestes. 

Beaucoup  des  légendes  qui  ont  couru  sur  lui  provien- 
nent de  ce  qu'il  avait  peu  d'amis;  avare  de  son  amitié  comme 
tous  les  hommes  vraiment  forts,  il  demeurait  fidèle  à  ceux 
qu'il  en  avait  honorés.  S'il  se  sentait  entouré  d'amis  vrais, 
il  était  le  plus  aimable  des  hommes,  et,  de  plus,  charmant 
causeur.  Le  général  était  adoré  de  ses  aides  de  camp, 
auxquels  il  n'avait  nullement  l'habitude,  quoi  qu'on  en 
ait  dit,  de  jeter,  en  des  moments  d'humeur,  tout  ce  qui  lui 
tombait  sous  la  main.  On  a  prétendu  que  le  commandant 
Gassaigne,  son  aide  de  camp  principal  pendant  plusieurs 
années,  fut  le  seul  qui  savait  prendre  le  maréchal,  dont  la 
rudesse  de  caractère  devenait  avec  lui  de  la  condescen- 
dance. Contes  absurdes  î  Le  maréchal  avait  un  faible  pour 
le  commandant  Cassaigne,  parce  que  cet  officier  avait  une 
réelle  valeur  et  comprenait  à  demi-mot  les  instructions  ;  son 
concours  facilitait  au  maréchal  l'expédition  d'un  travail  de 
cabinet  parfois  excessif  pour  un  commandant  de  province 
en  Algérie.  Mais  de  cette  affection  du  général  pour  l'aide 
de  camp,  il  ne  faut  pas  conclure  à  une  égoïste  satisfaction 


—      /  / 


de  l'intérêt  personnel,  à  la  satisfaction  du  supérieur  pares- 
seux qui  s'en  rapporte  à  son  subordonné.  Comme  science 
administrative,  Pélissier  prouva  qu'il  était  assez  riche  de 
son  propre  fonds  pour  n'avoir  pas  besoin  d'emprunter  à 
autrui. 

Cassaigne,  parvenu  au  grade  de  colonel,  mourut  en 
Crimée.  Sur  la  tombe  du  brave  soldat,  une  explosion  de 
douleur  navrante  partit  du  cœur  de  Pélissier  qui  jusqu'alors 
s'était  plu  à  l'appeler  son  fils,  et  répétait  souvent  que  son 
aide  de  camp  fidèle  lui  fermerait  les  yeux.  Le  hasard  de  la 
guerre,  ce  hasard  si  brutal  et  si  cruel  parfois,  le  ravit  à  son 
affection.  Plus  tard,  le  maréchal  devint  de  plus  en  plus  avare 
de  son  amitié,  et,  sans  avoir  la  farouche  misanthropie 
d'Alceste,  il  semblait,  à  l'âge  de  soixante-douze  ans,  prendre 
en  dégoût  l'humanité  qui  passait  sous  ses  yeux.  En  1864, 
l'illustre  maréchal  s'éteignit  dans  les  bras  de  sa  jeune  femme, 
douce  et  vaillante  compagne  de  sa  vieillesse  ;  il  avait  consacré 
cinquante-quatre  ans  au  service  de  la  France. 


CHAPITRE  II 


SOMMAIRE 

Les  Ouled  Sidi  Cheikh.  Si  Hamza.  Nouveau  procédé  de  couchage.  N'gouça. 
Combat  de  N'gouça.  Mohamed  ben  Abdallah.  —  Ouargla.  Tuggurt.  Les  oasis 
de  l'oued  R'ir.  Les  puits  artésiens.  —  Les  dunes.  Le  Souf  Biskra.  —  La 
Kabylie.  Un  peu  d'histoire.  Le  roi  de  Kokou.  —  Aspect  de  Lv  Kabylie. 
Panorama  de  Fort-National.  Les  villages  kabyles.  Le  montagnard.  Société 
kabyle  Les  çofs.  Colons  et  Kabyles.  La  fausse  monnaie  des  Beni-Yenni. 
—  La  conquête.  L'armée  expéditionnaire.  Le  convoi.  Le  train.  Les  zouaves 
sœurs  de  charité.  Les  Beni-Raten.  Fort-National.  Combat  d'Icheriden.  —  Une 
prophétesse  kabyle.  Les  lUilten.  Diplomatie  kabyle.  Lalla  Fatma.  Une  prê- 
tresse de  théâtre.  La  femme  dans  la  société  kabyle.  Mariage,  polygamie  et 
divorce.  —  Le  kabyle  monogame.  Les  marabouts.  La  Ziara.  Les  marabouts 
des  Beni-Djennad  et  des  M'chédalla.  Superstitions.  Le  démon  Lazerour.  Les 
amulettes.  Sorciers  et  chercheurs  de  trésors.  Médecins  et  charlatans.  L'anaya 
kabyle.  —  Le  conquérant  de  la  Kabylie.  La  conduite  de  Grenoble.  Randon 
colonel  du  2*  chasseurs  d'Afrique.  Le  général  Randon  h  Bône  et  à  Metz.  Le 
général  Randon  ministre  de  la  guerre,  puis  gouverneur-général  de  l'Aî^éiie. 


Napoléon  III  arrivé  au  pouvoir  eut  un  plan  parfaitement 
arrêté,  quant  à  l'Algérie  :  il  voulut  que  la  conquête  en  fût 
achevée.  Mais  pour  cela  il  fallait  à  nos  premières  posses- 
sions ajouter  la  Kabylie  au  nord,  le  Sah'ra  au  sud.  On  se 
décida  à  débuter  par  le  Sah'ra,  et  le  général  Randon  eut 
l'ingénieuse  idée  de  faire  guerroyer  dans  ce  vaste  pays 
les  Arabes  soumis  à  notre  domination.  Opposer  l'arabe  à 
l'arabe,  tel  a  été  le  vrai  moyen  de  conquérir  l'Algérie,  et 
c'est  encore  aujourd'hui  le  seul  moyen  de  la  conserver. 

Nous  avions  dans  le  sud  de  la  province  d'Oran  un  grand 


—     79     — 

feudataire,  Si  Hamza,  l'agha  de  la  tribu  des  Ouled  Sidi 
Cheikh,  qui  ont  tant  fait  parler  d'eux  depuis  1864.  Les  Ouled 
Sidi  Cheikh  se  divisent  en  Ouled  Sidi  Cheikh  Gheraga,  ou 
orientaux,  qui  vivent  en  Algérie,  et  en  Ouled  Sidi  Cheikh 
Gharaba,  ou  occidentaux,  qui  vivent  au  Maroc.  La  ligne  de 
délimitation  est  assez  confusément  tracée;  il  est  regrettable 
que  le  traité  du  18  mars  1845  n'ait  pas  déterminé  d'une  façon 
plus  précise  lesquelles  des  fractions  des  Ouled  Sidi  Cheikh 
sont  Gharaba,  ou  marocaines,  et  lesquelles  sont  Cheraga, 
ou  françaises.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  branche  Cheraga 
est  Taînée,  et  conséquemment  la  plus  influente. 

Les  Ouled  Sidi  Cheikh  sont  les  descendants  d'un  saint 
vénéré,  surnommé  Abd-el-Kader  ben  Mohamed,  ou  Cheikh 
(vieillard),  ou  B ou- Amema  (l'homme  au  turban).  Cet  Abd-el- 
Kader,  disent  ses  descendants,  avait  pour  ancêtre  Abou-Bekr 
Es-Saddik,  le  successeur  du  prophète;  mais  cette  prétention 
n'est  appuyée  par  aucune  preuve  sérieuse.  Les  Ouled  Sidi 
Cheikh  ne  sont  donc  pas  le  moins  du  monde  chérifs;  ce  qu'il 
y  a  de  certain,  c'est  qu'ils  sont  djouads  ou  nobles  d'origine, 
parce  que  leurs  aïeux  vinrent  d'Arabie  au  xi^  siècle. 

Si  Hamza,  le  chef  des  Ouled  Sidi  Cheikh  en  1852,  était  le 
descendant  le  plus  direct  du  vénéré  Sidi  Cheikh  ;  il  jouissait 
dans  tout  le  Sah'ra  algérien  d'une  immense  influence,  et 
c'était  un  vrai  coup  de  maître  de  s'adresser  à  lui  pour  l'en- 
voyer conquérir,  à  notre  profit,  les  pays  situés  au  sud  de 
Laghouat.  Comme  tous  les  descendants  de  Sidi  Cheikh,  il 
avait  assez  peu  de  suite  dans  les  idées  et  passait  pour  être 
d'un  caractère  léger,  emporté,  manquant  de  sens  politique. 
Quelque  chose  le  distinguait  surtout  :  son  avidité  légendaire, 
qui  s'alliait  assez  peu  avec  la  haute  position  qu'il  occupait 
eta  vec  l'influence  qu'il  exerçait  sur  des  milliers  de  musul- 
mans, dont  il  était  le  chef  respecté.  Il  ne  dédaignait  pas  de 
faire  le  commerce  des  œufs  d'autruche  et  de  se  mettre  en 
relation  avec  des  Juifs,  si  méprisés  des  fils  de  Mahomet. 
Un  jour,  le  colonel  Trumelet  vit  un  pauvre  diable,  vêtu  de 
haillons,  mettre  dans  la  main  du  chef  une  pièce  de  deux  sous, 


—    80    - 

après  lui  avoir  pieusement  baisé  le  pan  du  burnous  ;  et 
comme  on  lui  exprimait  un  certain  étonnement  de  le  voir 
•  accepter  une  offrande  aussi  modique,  il  répondit  que  le  don 
'  du  pauvre  était  plus  agréable  à  Dieu  que  celui  du  riche. 

Ce  n'était  pas  seulement,  raconte  le  colonel  Trumelet,  de 
l'amour  que  Si  Hamza  professait  pour  l'argent,  c'était  de  l'ido- 
lâtrie ;  toutes  ses  facultés  étaient  tendues  vers  les  moyens 
de  se  procurer  ce  précieux  métal.  Voyait-il  une  montagne  : 
«  Je  voudrais,  disait-il,  avoir  de  l'or  gros  comme  cette 
montagne.  »  Voyait-il  un  ravin  :  <(  Je  voudrais  avoir  ce  qu'il 
faudrait  d'or  pour  combler  ce  ravin.  »  Si  Hamza  était  une 
tire-lire,  recevant  et  ne  rendant  jamais  ;  il  ne  pratiquait 
même  pas  l'hospitalité,  mais  aimait  énormément  à  la  recevoir. 
Et  pourtant,  si  cet  homme  avait  la  passion  de  l'or,  c'était 
pour  en  faire  le  pire  usage,  pour  l'enfouir.  Chez  lui,  il 
vivait  mal  :  du  couscouss  très  commun  et  quelques  dattes. 
Entassant  dans  des  magasins  tous  les  dons  qu'il  recevait 
en  nature,  comme  le  Gobseck  de  Balzac,  il  les  laissait  se 
détériorer  et  se  perdre  sans  bénéfice  pour  personne 

Il  ne  recherchait  un  peu  de  confort  que  pour  sa  literie. 
Quoique  fils  du  désert,  il  redoutait  la  chaleur,  surtout 
celle  des  nuits  d'été.  «  Il  était  parvenu,  dit  M.  l'inter- 
prète Gourgeot,  à  résoudre  un  problème  qui  intéresse 
au  plus  haut  degré  les  personnes  corpulentes  et  grasses 
qui,  plus  que  les  autres,  sont  sujettes  à  être  incom- 
modées par  les  effets  d'une  température  élevée.  Ces  per- 
sonnes cherchent  à  alléger  leurs  souffrances  en  faisant 
dresser  plusieurs  lits  dans  leurs  appartements .  La  nuit  venue, 
elles  se  couchent  successivement  sur  chacun  de  ces  lits, 
abandonnant  le  matelas  devenu  brûlant  par  suite  d'un  long 
contact  avec  le  corps,  pour  se  remettre  sur  un  matelas  frais. 
Seulement,  l'exercice  fatigant  auquel  elles  sont  obligées  de 
se  livrer  pour  aller  d'un  lit  à  l'autre  interrompt  leur  sommeil 
et  les  force  bientôt  à  rester  en  repos,  ce  qui,  pour  elles,  est 
un  enfer.  Si  Hamza  avait  imaginé  une  couche  d'une  forme 
singulière.  Au  lieu  d'être  carrée,  comme  le  sont  générale- 


—    81     — 

ment  celles  des  indigènes  aussi  bien  que  celles  des  Euro- 
péens, elle  était  ronde.  Les  extrémités  formaient  une  cir- 
conférence relevée  à  Taide  de  riches  coussins  sur  lesquels 
il  reposait  sa  tête.  Ses  pieds,  ne  quittant  pas  le  centre,  étaient 
pour  lui  un  pivot  sur  lequel  il  tournait,  ce  qui  lui  permettait 
de  changer  de  place  autant  de  fois  qu'il  le  désirait  sans  être 
obligé  de  se  lever.  Ses  serviteurs  étaient  devenus  d'une 
adresse  incomparable  pour  lui  improviser  des  lits  de  cette 
forme  partout  où  il  se  trouvait,  en  voyage  aussi  bien  que 
chez  lui.  » 

Si  Hamza  avait  la  démarche  lente  et  cadencée  des  chefs 
arabes  ;  cette  allure  un  peu  théâtrale  est  singuhèrement 
favorisée,  comme  bien  on  le  pense,  par  l'ampleur  du  cos- 
tume. Son  front  était  développé  et  ses  yeux  assez  beaux. 
Toutefois  le  regard  n'était  ni  franc  ni  intelligent. 

Au  moral,  c'était  un  homme  excessivement  difficile  à 
déchiffrer,  et  sujet  à  d'étonnantes  distractions.  Souvent, 
après  avoir  provoqué  des  explications  sur  tel  ou  tel  sujet 
intéressant,  il  interrompait  brusquement  son  interlocuteur 
pour  lui  demander  si  c'était  en  France  que  l'on  fabriquait 
les  boutons  d'uniforme,  ou  pour  lui  poser  telle  autre  ques- 
tion absolument  niaise.  Son  caractère  échappait  à  toute  ana- 
lyse, car  ces  affectations  cachaient  une  profonde  finesse  ; 
grand  dormeur,  plus  paresseux  que  le  plus  paresseux 
des  Arabes,  il  montrait  une  activité  sans  bornes,  passant 
à  cheval  des  jours  et  des  nuits.  Personne  ne  sut  mieux 
le  prendre  que  M.  de  Colomb,  commandant  du  cercle  de 
Géryville  de  1852  à  1860  (1),  qui  était  passé  maître  dans 
Fart  de  faire  monter  à  cheval,  quand  l'intérêt  de  la  France 
l'exigeait,  le  plus  mou  et  le  plus  fantasque  des  êtres. 

L'avarice  étant  la  passion  dominante  de  Si  Hamza,  nous 
l'avions  littéralement  acheté  vers  1850,  et  lui  avions  donné 
lekhaUfalick  des  Ouled  Sidi  Cheikh  Cheraga;  mais,  dès  1851, 
on  s'aperçut  qu'il  échappait  à  notre  influence  et  entretenait 

(1)  Aujourd'hui  général  commandant  un  corps  d'armée. 

RÉCITS   AI.GKRIE.NS.   —   2o  SÉRIE.  6 


—    82    — 

des  relations  avec  nos  pires  ennemis,  notamment  avec 
Mohamed  ben  Abdallah,  le  chérif  d'Ouargla.  Il  eut  même 
sur  rOued  Zergoun  une  entrevue  avec  cet  agitateur  de 
l'extrême  sud,  déclarant,  sans  trop  se  gêner,  qu'après  tout 
il  lui  devait  beaucoup  de  considération  parce  qu'il  était 
comme  lui  marabout  et  chérif.  Au  commencement  de  1852, 
le  général  Randon  fit  arrêter  Si  Hamza,  et  ordonna  son 
internement  à  Oran;  il  y  resta  dix-huit  mois,  regrettant  son 
désert  où  il  faisait  bien  chaud,  mais  où  il  recueillait  de  si 
belles  offrandes;  aussi  fit-il  amende  honorable,  jura  de  nous 
servir  fidèlement,  et  fut  réintégré  dans  son  commandement. 

Tel  est  l'homme  auquel  on  allait  confier,  avec  des  moyens 
purement  arabes,  le  commandement  d'une  expédition  des- 
tinée à  nous  ouvrir  le  Sah'ra  jusqu'à  Ouargla,  et  à  y  pré- 
parer notre  venue.  Ce  fut  le  colonel  Durrieu,  commandant 
la  subdivision  de  Mascara,  qui  décida  Si  Hamza  à  mar- 
cher contre  son  ancien  ami  Mohamed  ben  Abdallah.  On  lui 
promit  de  le  Boutenir  de  près  avec  des  troupes  françaises  et 
de  le  secourir  au  besoin  s'il  était  repoussé  ;  bref,  après  bien 
des  tergiversations,  qui  mirent  à  une  rude  épreuve  la  patience 
du  commandant  de  Colomb,  il  entra  enfin  en  campagne 
le  3  novembre  1853,  avec  quelques  centaines  de  cavahers 
recrutés  dans  les  tribus  du  sud  oranais,  et  un  fort  contingent 
de  fantassins  fournis  par  les  Stitten,  tribu  des  environs  de 
Géry ville.  Les  Stitten  ont  la  réputation  d'être  les  meiUeurs 
fantassins  du  désert.  Si  Hamza  eut  l'esprit  de  ne  pas  trop 
prendre  au  sérieux  les  menaces  de  Mohamed  ben  Abdallah, 
qui  lui  écrivit  :  «  Renonce  à  tes  projets,  ô  Hamza  le  renégat  ; 
sans  quoi  tu  mourras  damné  en  fuyant  devant  moi.  » 

Sa  mission  fut  singuhèrement  facilitée  par  Taïeb  ben 
Babia,  ce  sultan  nègre  que  Mohamed  ben  Abdallah  avait 
voulu  évincer  de  N  'g ouça, petite  oasis  à  cinq  lieues  au 
nord  d'Ouargla.  Ben  Babia  fit  savoir  au  khalife  qu'il  était 
tout  à  lui  et  aux  Français,  et  qu'aussitôt  qu'il  se  présente- 
rait devant  le  ksar  de  N'gouça,  il  lui  en  ouvrirait  les  portes. 
Si  Hamza  ne  manqua  pas  de  profiter  de  cette  offre,  et  vint 


—    83    - 

s'établir  dans  une  sorte  de  camp  retranché  qu'il  fît  élever 
en  avant  d'une  des  laces  da  ksar.  De  là  il  menaçait  direc- 
tement Onargla. 

A  distance,  N'gouça  présente  un  aspect  un  peu  moyen 
âge;  le  ksar  a  une  double  enceinte,  percée  au  nord  d'une 
porte  flanquée  de  bastions  crénelés,  avec  mâchicoulis.  Un 
réduit,  pomps-iGcment  décoré  du  nom  de  kasbah,  sert  aujour- 
d'hui de  logement  à  l'auguste  descendant  de  la  dynastie  nègre 
des  Ben-Babia.  Ce  représentant  d'une  rac€  déchue  a  accepté 
de  nous  les  humbles  fonctions  de  cheikh,  infiniment  plus 
lucratives  que  celles  de  souverain  inpartibus  que  remplis- 
sait son  père.  Quand  on  approche  de  N'gouça,  la  perspec- 
tive change,  les  mars  sont  en  terre  cuite  au  soleil,  et  les 
portes  se  composent  de  troncs  de  palmiers  reliés  entre  eux  par 
des  traverses  fixées,  à  défaut  de  clous,  par  des  cordes  en 
feuilles  du  même  arbre.  Si  l'on  pénètre  dans  le  ksar,  on  est 
frappé  par  la  saleté  des  rues,  l'aspect  misérable  de  la  popu- 
lation; les  hommes  sont  atrocement  malpropres,  et  les 
femmes  repoussantes.  Quand  nous  aurons  dit  qu'un  fossé 
de  sept  à  huit  mètres  de  largeur,  plein  d'eau,  défend  les 
abords  des  murailles,  nous  aurons  complété  notre  des- 
cription. Seulement  l'enceinte  a  un  grave  défaut  :  vient-il 
à  pleuvoir  seulement  deux  heures  ,  des  brèches  se  pro- 
duisent partout,  les  murs  croulant  de  toutes  parts.  Il  est 
vrai  qu'il  pleut  si  rarement  à  N'gouça! 

Entre  N'gouça  et  Ouargla  se  trouvent  d'énormes  dunes 
qui  se  suivent  jusqu'à  la  sebkha  ou  chott  d'Ouargla.  C'est  là 
que  Mohamed  ben  Abdallah  avait  placé  ses  contingents  pour 
livrer  combat  à  Si  Hamza.  Deux  partis  de  musulmans,  per- 
dus dans  l'immensité  du  Sah'ra,  allaient  se  heurter,  les  uns 
luttant  contre  la  France,  les  autres  se  battant  à  son  profit. 
Depuis  le  combat  de  Biskra  entre  le  goum  de  Ben  Ganah, 
le  serpent  du  désert,  et  les  troupes  d'Abd-el-Kader,  aucun 
fait  de  ce  genre  ne  s'était  produit. 

A  peine  arrivé  devant  les  positions  occupées  parle  chérif 
d'Ouargla,   Si   Hamza   lança   les  Stitten  ;  mais  vainement 


—    84    — 

ces  fantassins  couvrirent  les  dunes  de  leurs  cadavres  ; 
ils  finirent  par  reculer.  Alors  leur  chef  donna  un  exemple 
extraordinaire  de  bravoure.  Ayant  ramené  ses  troupes 
au  combat,  il  devint  furieux  lorsqu'il  se  sentit  blessé  à  la 
cuisse,  et  se  précipita  dans  la  mêlée  le  sabre  au  poing.  Son 
cheval  fut  tué  ;  le  khalita,  le  visage  ensanglanté,  le  bur- 
nous troué  de  balles,  se  jeta  sur  un  abominable  bucéphale 
dont  personne  ne  voulait,  criant  à  ses  fidèles  qu'ils  eussent 
à  le  suivre,  car  il  s'ôtait  tout  moyen  de  fuite.  «  Il  faut  vaincre 
à  tout  prix,  disait-il;  reculer  c'est  nous  perdre.  »  L'attaque 
recommençait,  quand  une  députation  se  détacha  de  l'armée 
du  chérif  Mohamed  ben  Abdallah  :  «  Au  nom  de  Dieu  et  de 
la  justice,  ô  khalifa  du  sultan  de  France,  nous  sollicitons 
l'aman  !  Nous  demandons  à  venir  sous  ton  drapeau  et  sous 
celui  de  ton  maître.  » 

Si  Hamza  accorda  l'aman,  pendant  que  Mohamed  Ben 
Abdallah  fuyait  au  plus  vite.  Au  nombre  des  blessés,  était 
Ben  Nasseur  ben  Chohra,  cet  ancien  agha  des  Larbâas  qui 
avait  introduit  l'agitateur  à  Laghouat. 

On  sera  peut-être  curieux  de  connaître  la  fin  de  l'histoire 
de  Mohamed  ben  Abdallah.  Abandonné  des  siens,  il  se 
réfugia  à  Nefta  dans  le  Djérid  (désert)  tunisien.  En  1854,  le 
petit  sultan  indépendant  de  Tuggurt  l'appela  à  son  secours, 
et  le  lança  dans  la  direction  d'Ouargla;  mais  le  chérif  eut 
peu  de  succès.  Le  général  Desvaux,  commandant  la  subdi- 
vision de  Batna,  se  hâta  d'arriver  dans  ces  parages  avec 
une  colonne  formée  à  Biskra;  à  Meggarin,  il  battit  les  con- 
tingents réunis  de  Mohamed  ben  Abdallah  et  du  sultan  de 
Tuggurt,  Ali  ben  Djellab.  Du  coup,  cette  dernière  ville 
tombait  en  notre  pouvoir,  et  le  chérif  était  rejeté  en  Tunisie. 
Nous  obtînmes  du  hey  Tinternement  du  personnage;  mais 
en  1858  il  réussit  à  s'échapper  et  se  réfugia  dans  le  Touat, 
hors  de  notre  portée.  En  1861,  ayant  réuni  autour  de  lui 
quelques  écumeurs  du  désert,  il  s'avança  jusque  dans  les 
environs  de  Laghouat;  cerné  par  un  goum  venu  de  l'ouest, 
sous  le  commandement  d'un  fils  de  Si  Hamza,  et  par  un 


—    S5     — 

gouDi  des  Larbâa,  il  dut  alors  se  rendre  à  discrétion.  Ce  peu 
intérossant  chérif  fut  détenu  pendant  quelque  temps  à  la 
oUadeile  de  Perpignan;  il  obtint  ensuite  d'être  interné  à 
Bougie,  où  il  mourut  peu  d'années  après. 

Si  Hamza  vint  s'établir  à  Ouargla,  dont  les  habitants  se 
firent  un  peu  prier.  Simple  question  de  formes;  une  ville 
bâtie  par  Salomon  ne  se  rend  pas  sans  faire  quelques 
cérémonies. 

Mais  Si  Hamza,  après  tout,  n'était  que  le  représentant  de 
la  France;  la  conquête  d'Ouargla  avait  été  faite  en  notre 
nom  et  ne  pouvait  être  complète  qu  à  la  condition  que  les 
forces  françaises  paraîtraient  dans  ces  lointains  parages. 
Le  général  Randon  donna  l'ordre  aux  commandants  supé- 
rieurs de  Laghouat  et  de  Tiaret  de  s'avancer  vers  le  sud,  et 
au  commandant  de  la  subdivision  de  Mascara,  colonel  Dur- 
rieu,  de  se  rendre  à  Ouargla.  Ce  mouvement  était  appuyé, 
on  l'a  vu,  dans  la  division  de  Constantine  par  le  général  Des- 
vaux, qui  s'était  acheminé  vers  les  oasis  de  l'oued  R'ir  (la 
principale  est  Tuggurt)  ;  il  le  fut  encore  par  le  commandant 
Pein,  de  Bou-Sâada,qui  se  porta  au  miUeu  de  la  grande  tribu 
des  Ouled-Naïls. 


II 


Nous  avons  dit  qu'Ouargla-oasis  est  la  reine  des  oasis 
algériennes,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'Ouargla-ville  soit  la 
reine  des  villes  du  sud.  L'oasis  est  située  dans  une  dépres- 
sion formée  par  Toued  Mia  (la  rivière  aux  cent  bras),  qui  a 
un  cours  souterrain,  comme  toutes  les  rivières  du  sud  ;  à  la 
moindre  pluie,  le  chott  au  milieu  duquel  se  trouve  l'oasis 
devient  un  vaste  marécage.  Naturellement,  le  marécage 
est  pestilentiel,  et  occasionne  des  fièvres  terribles  qui 
déciment  la  population.  Celle-ci,  de  sang  noir  ou  mêlé,  a 
un  aspect  des  plus  chétifs;  il  est  vrai  que  ce  n'est  pas  seu- 
lement la  fièvre  qui  la  tourmente.  Tout  le  monde  sait  que 


—      50 


les  populations  du  Sah'ra  sont  rongées  par  des  maladies 
héréditaires.  On  ne  voit  que  des  corps  déformés,  et  comme 
la  plupart  des  habitants  ont  des  ulcères  apparents  qui  leur 
rongent  quelque  partie  de  la  figure,  on  éprouve  à  leur  aspect 
un  profond  sentiment  de  dégoût.  A  la  dégradation  phy- 
sique il  convient  d'ajouter  une  malpropreté  qui  réellement 
dépasse  les  bornes  permises. 

L'oasis  d'Ouargla,  comme  toutes  les  oasis  en  général, 
affecte  la  forme  d'une  ellipse  ;  le  grand  axe  a  cinq  kilo- 
mètres de  longueur,  et  le  petit  trois.  Les  palmiers,  qui, 
au  dire  des  Arabes,  ont  besoin  d'avoir  la  tête  dans  le  feu  et 
les  pieds  dans  Teau,  y  poussent  remarquablement  bien; 
les  dattes  de  cette  provenance  sont  les  plus  renommées  du 
désert.  On  y  compte  500.000  palmiers. 

Quand  on  arrive  du  nord  par  N'gouça,  on  n'éprouve  aucun 
étonnement  à  l'aspect  de  la  ville  circulaire  d'Ouargla;  Salo- 
mon,  est-on  obligé  de  se  dire,  n'a  pas  fait  les  choses  aussi 
bien  que  le  prétend  la  légende  arabe.  Rien  de  monumental 
dans  cette  cité  qui  s'élève  sur  un  plateau  au  centre  de  l'oasis  ; 
toutes  les  constructions  sont  en  terre.  Le  mur  d'enceinte, 
orné  de  tours  ébréchées,  est  précédé  d'un  fossé  vaseux  d'où 
s'échappent  plus  de  miasmes  que  du  chott  dans  lequel  se 
baignent  les  jardins.  Aujourd'hui,  la  première  porte  devant 
laquelle  on  se  présente  est  la  porte  de  Gueydon.  Les  rues 
étroites  et  parfois  couvertes  que  l'on  enfile  pour  se  rendre 
à  la  kasbah,  sont  la  rue  de  Chartres,  la  rue  Aubry,  et  les 
petites  places  irrégulières,  la  place  Lacroix,  la  place  Beau- 
lieu,  etc.,  etc.  Ces  dénominations  rappellent  les  noms  de 
quelques  officiers  qui  faisaient  partie  de  la  colonne  du  géné- 
ral Lepoitevin  de  Lacroix,  en  1872;  le  duc  de  Chartres  était 
alors  chef  d'escadron  au  3°  régiment  de  chasseurs  d'Afrique. 

La  porte  de  Gallifet  s'ouvre  sur  le  réduit  pompeusement 
décoré  du  nom  de  kasbah  :  notre  caïd  y  possède  ses  appar- 
tements. Le  premier  caïd  d'Ouargla,  après  1871,  a  été  un 
lieutenant  de  spahis,  Ben  Driss.  Fort  intelHgent,  ce  fonc- 
tionnaire avait  installé  dans  l'immeuble  un  cercle  d'officiers, 


~    87    — 

avec  cartes  géographiques  appendues  aux  murailles,  et 
journaux  étalés  sur  une  grande  table  recouverte  d'un  tapis 
vert.  Ceux  d'entre  nous  qui,  dans  ces  derniers  temps,  sont 
venus  tenir  garnison  à  Ouargla,  ont  dû  être  enchantés  de 
trouver  de  pareilles  ressources  en  un  pays  perdu. 

Depuis  l'expédition  du  colonel  Durrieu,  des  détachements 
français  ont  souvent  visité  la  ville.  Citons  en  particulier 
le  général  de  Lacroix,  qui,  au  commencement  de  1872, 
après  avoir  durement  châtié  la  révolte  de  Tuggurt,  pour- 
suivit les  bandes  de  Bou-Choucha  et  les  battit  à  Tamesguida 
et  à  Aïn-Taïba.  Les  chaleurs  arrivant  dans  le  pays  dès  le 
mois  de  mars,  Lacroix  ne  put  pousser  jusqu'à  El  Goléa,  à 
quatre-vingts  lieues  au  sud  d'Ouargla,  où  s'étaient  réfugiés 
les  insurgés.  Cette  expédition  fut  faite  l'année  suivante  par 
le  général  de  Gallifet. 

Nous  avons  dit  plus  haut  qu'à  la  suite  du  combat  de 
Meggarin  contre  les  contingents  réunis  du  chérif  Mohamed 
ben  Abdallah  et  du  petit  sultan  Ben  Djellab,  le  général 
Desvaux  avait  été  conduit  à  occuper  Tuggurt,  la  principale 
des  oasis  de  l'oued  R'ir.  Comme  aspect,  cette  oasis  n'est 
guère  différente  de  celle  d'Ouargla.  A  côté,  sur  une  éminence 
où  se  trouvent  encore  les  ruines  d  une  mosquée,  on  voit  les 
traces  de  l'ancienne  Tuggurt  (Tuggurt  el  Khedima).  La  nou- 
velle Tuggurt  (Tuggurt  el  Djeddida)  est  délabrée  comme  ses 
soeurs  du  Sah'ra.  Toujours  les  constructions  en  terre  cuite 
au  soleil;  toujours  les  mêmes  habitants  rachitiques  et 
dégoûtants  de  crasse  et  de  vermine .  Après  avoir  traversé 
une  quantité  de  ruelles  infectes,  on  débouche  sur  la  kasbah, 
très  chétive  construction  avant  1872.  A  cette  époque,  après 
l'insurrection,  le  général  de  Lacroix,  pour  l'agrandir  et  la 
dégager,  a  fait  jeter  à  bas  la  moitié  de  la  ville  arabe.  C'est 
aujourd'hui  un  assez  long  parallélogramme  sur  la  porte 
duquel  on  lit  :  Colonne  du  sud  de  1871  ;  général  Lepoitevin 
de  Lacroix,  commandant  la  division  de  Constaiitine.  Le 
monument  est  dominé  par  une  haute  tour  en  briques  passa- 
blement dégradée,  et  au  sommet  de  laquelle  on  monte  par 


—    88    — 

un  escalier  dangereux.  Dans  l'intérieur  de  la  cité,  on  voit 
une  vieille  mosquée  bâtie  par  un  des  premiers  sultans  de 
Tuggurt  ;  au-dessus  de  la  porte  d'entrée  une  inscription  in- 
dique qu'elle  fut  construite  Tan  1220  de  l'hégire  (1805  et  1806 
de  notre  ère). 

Les  fossés  de  Tuggurt,  creusés  en  avant  d'une  muraille 
décrépite  rappelant  très  bien,  par  ses  dentelures,  la  forme 
d'une  scie,  étaient  jadis  remplis  d'eau,  et  leur  largeur  leur 
avait  fait  donner  par  les  habitants  le  nom  ambitieux  de  mer 
(bahar).  Comme  ils  étaient  devenus  un  foyer  de  miasmes 
pestilentiels,  un  réceptacle  d'immondices,  il  fallut  les  dessé- 
cher quand  on  procéda,  en  1872,  à  l'occupation  de  la  place 
par  des  tirailleurs  algériens  et  des  hommes  du  3^  bataillon 
d'Afrique.  Cette  occupation  n'a  duré  que  quelques  années, 
et  Tuggurt,  momentanément  annexe  avec  commandant 
supérieur  et  chef-lieu  de  bureau  arabe,  est  devenue  l'apa- 
nage d'un  chef  indigène. 

On  ignore  à  quelle  époque  cette  ville  fut  fondée  ;  mais 
on  sait  qu'elle  est  très  ancienne  d'origine.  M.  Philippe,  in- 
terprète de  l'armée  d'Algérie,  est  tenté  de  lui  donner  pour 
fondateur  un  des  hommes  les  plus  illustres  de  l'ancienne 
Numidie,  Jiigurtha.  Cet  officier  fait  remarquer  la  singulière 
homonymie  qui  existe  entre  ce  nom  de  Tuggurt  ou  Tou- 
gourt,  comme  disent  les  Arabes,  qui  est  la  forme  féminine 
berbère  du  mot  lougourt  (prononciation  latine),  et  le  nom 
propre  du  petit-fils  de  Massinissa  ;  il  observe,  en  outre, 
qu'en  arabe  correct,  Tuggurt  s'écrit  Teggnert,  ce  qui  est  à 
peu  près  le  nom  de  Jugurtha  prononcé  en  berbère,  legguert 
(fils  de  Guert)  ;  la  mère  du  héros  numide  était  une  femme 
de  ce  nom. 

C'est  dans  la  province  de  Constantine  que  les  oasis  sont 
les  plus  nombreuses  ;  cela  tient  à  la  disposition  du  sous-sol 
saharien.  Les  fossés  de  Zaatcha,  d'Ouargla,  de  Ngouça,  de 
Tuggurt,  nos  lecteurs  le  savent,  sont  toujours  remphs  d'eau  ; 
en  effet,  sous  la  couche  sablonneuse  du  Sah'ra  existe  una 
nappe  souterraine  qui,  dans  les  oasis,  est  fort  peu  profonde. 


—    89    — 

La  surélévation  du  sol  saharien  va  généralement  du  nord 
au  sud  ;  c'est  ce  que  l'on  remarque  pour  Toued  Guir-dans  le 
Maroc,  pour  l'oued  M'zi  à  Laghouat,  pour  l'oued  Mia  à 
Ouargla,  pour  Toued  R'ir  à  Tuggurt  ;  l'eau  de  ces  rivières 
coule  du  nord  au  sud  dans  un  lit  aux  berges  encaissées,  se 
montrant  parfois,  le  plus  souvent  coulant  sous  le  sable,  qu'il 
faut  creuser  pour  la  trouver.  Dans  le  midi  de  la  province  de 
Constantine,  l'eau  suit  deux  directions  :  du  nord  au  sud  et 
de  l'ouest  à  l'est.  L'oued  R'ir  coule  dans  la  première  de  ces 
directions,  et  forme  le  long  cliapelet  des  oasis  du  même 
nom;  l'oued  Djeddi  court  dans  la  seconde,  nous  donnant 
les  oasis  du  Ziban,  dont  les  principales  sontBiskra,  Zaatcha, 
Ouled-Djellal,  etc. 

Les  eaux  de  la  nappe  souterraine  tendant  toujours  à 
reprendre  le  niveau  de  leur  point  d'infiltration,  il  est  tout 
naturel  que  l'idée  vienne  de  les  faire  jaillir  par  des  puits 
artésiens.  Quand  la  couche  superficielle  du  sol  se  compose 
de  matières  faciles  à  déplacer,  les  puits  sont  naturels  ; 
beaucoup  d'oasis  leur  doivent  leur  prospérité.  Dès  la  plus 
haute  antiquité,  les  Arabes  se  sont  ingéniés  à  suppléer  à  la 
nature  ;  dans  les  oasis  a  toujours  existé  la  corporation  des 
r'tassa  (puisatiers-plongeurs),  fort  respectés  au  Sah'ra  où 
ils  jouissent  de  grands  privilèges  ;  leur  profession  est  très 
périlleuse.  Ils  enlèvent  les  sables  extraits  du  puits,  au  moyen 
de  paniers  faits  avec  de  Técorce  de  palmier;  un  seul  d'entre 
eux  peut  opérer  dans  le  puits  et,  comme  la  nappe  d'eau 
jaillit  toujours  brusquement,  il  faut  que  deux  ou  trois 
camarades  veillent  constamment  à  l'orifice. 

Mais  les  r'tassa  se  heurtent  parfois  à  des  difficultés  insur- 
montables :  ils  n'ont  pas  les  moyens  de  combattre  la  mobi- 
lité des  terres  et  la  résistance  de  certaines  couches  qui 
précèdent  immédiatement  la  nappe  d'eau.  Pour  soutenir 
ces  terres,  ils  se  servent  d'un  blindage  en  troncs  de  palmier; 
mais  le  bois  pourrit  vite,  le  puits  se  comble,  les  sables  s'é- 
boulent. Finalement  l'oasis,  qui  ne  peut  se  passer  d'eau, 
finit  par  disparaître. 


—    90    — 

Quand  le  général  Desvaux  arriva  dans  TOued  R'ir,  en  1854, 
il  eut  la  bienfaisante  idée  d'aider  ses  habitants  (les  R'oura) 
dans  le  forage  de  leurs  puits.  Dès  1855,  l'ingénieur  Jus, 
avec  des  ateliers  de  sondage  fournis  par  les  corps  de 
l'armée  d'Afrique,  obtenait  un  premier  résultat  :  un  puits 
débitant  2.000  litres  d'eau  à  la  minute.  Depuis  cette  époque, 
les  Français  ont  pu  forer  dans  l'Oued  R'ir,  et  aussi  dans  le 
Hodna  et  dans  l'Oued  Souf,  environ  cent  quatre-vingts  puits 
artésiens.  Nous  avons  ainsi  sauvé  de  la  ruine  quantité 
d'oasis  ;  et  en  les  vivifiant,  nous  avons  fait  plus  qu'augmenter 
le  bien-être  des  habitants,  nous  avons  assuré  la  paix  au 
pays  (1). 

La  température  de  l'eau  fournie  par  les  puits  artésiens 
ne  diffère  pas  sensiblement  de  celle  de  l'air,  ce  qui  ne  veut 
pas  précisément  dire  que  l'eau  soit  très  agréable  à  boire. 
Passe  encore  si  elle  n'était  que  chaude,  mais  elle  a  des 
qualités  réellement  trop  purgatives,  saturée  qu'elle  est  de 
sels  de  magnésie.  On  a  souvent  constaté  dans  les  puits 
artésiens  de  l'Oued  R'ir  la  présence  de  petits  poissons  de 
trois  ou  quatre  centimètres  de  long,  ressemblant  à  nos 
ablettes.  Dans  le  ksar  d'Ourlana,  on  voit  un  bassin  alimenté 
par  un  puits  et  rempli  de  ces  petits  poissons,  que  les  indi- 
gènes laissent  se  multiplier  à  l'aise. 

Les  Arabes  appellent  généralement  les  puits  artésiens 
français  fontaines  de  la  paix. 

Sans  le  palmier-dattier,  qui  a  tant  besoin  d'eau,  le 
Sah'ra  ne  serait  point  habitable.  La  poésie  arabe  s'est  em- 
parée de  ce  roi  de  l'oasis  et  en  a  fait  un  être  animé,  créé 
par  Dieu  le  sixième  jour,  en  même  temps  que  l'homme.  Le 
dattier  est  l'arbre  nourricier  de  ces  pays  ;  c'est  seulement 
dans  le  désert,  où  les  chaleurs  commencent  en  avril,  et 

(1)  n  n'est  pas  toujours  possible  d'atteindre  la  nappe  souterraine;  un  puits 
artésien  n'a  parfois  que  cinq  à  six  mètres  de  profondeur,  mais  souvent  aussi  il 
en  a  deux  cents.  Ainsi  l'on  n'est  point  parvenu  à  sauver  la  malheureuse  oasis 
de  Sidi  Rached,  qui  va  être  engloutie  par  les  sables  qui  la  surplombent.  Les 
dunes  dominent  les  maisons,  ou  plutôt  les  huttes,  d'un  air  menaçant,  et  les 
palmiers  sont  déjà  aux  trois  quarts  enterrés  dans  le  sable. 


J 


•       —    91     — 

dont  la  température  moyenne  est  de  22  degrés,  que  peut 
croître  ce  végétal,  auquel  il  faut  une  somme  de  chaleur  d'au 
moins  5.000  degrés  pour  qu'il  puisse  voir  mûrir  ses  fruits  ; 
la  datte  non  mûre  est  âpre  au  goût  et  ne  contient  pas  de 
substances  nutritives,  telles  que  la  técule  et  le  sucre.  Les 
dattes  de  Bou-Sâada,  par  exemple,  ne  mûrissent  point, 
parce  que  l'oasis  n'est  pas  abritée  des  vents  du  nord  (1). 

Il  ne  pleut  presque  jamais  dans  le  Sah'ra  ;  on  comprend 
dès  lors  la  reconnaissance  de  l'arabe  pour  l'arbre  aux  fruits 
savoureux  qui  prospère  dans  le  sable,  grâce  à  un  peu  d'eau 
saumâtre  mortelle  aux  autres  végétaux,  et  qui  reste  vert 
quand  toute  végétation  se  torréfie  autour  de  lui.  Rarement 
un  palmier  est  déraciné  par  le  vent  ;  son  panache  offre  peu 
de  prise  à  l'air  et  son  tronc  flexible,  composé  de  fibres 
entrelacées,  se  courbe  jusqu'à  terre.  Les  fruits  mûrs  sont 
rassemblés  en  grappes  ou  régimes,  dont  le  poids  atteint 
souvent  15  à  20  kilogrammes.  En  moyenne,  chaque  pal- 
mier produit  70  kilogrammes  de  dattes,  ce  qui,  par  hectare, 
donne  7.000  kilogrammes,  chaque  hectare  contenant  cent 
palmiers  environ. 

Lorsque,  du  haut  de  la  mosquée  de  Tuggurt,  on  con- 
temple le  grandiose  panorama  du  désert,  on  aperçoit  au 
sud  quelques  taches  vertes  ;  ce  sont  les  oasis  de  Meggarin 
et  de  Temacin.  Le  sable,  dans  le  Sah'ra  algérien,  se  ren- 
contre par  zones;  à  l'est  et  à  l'ouest  de  Tuggurt,  il  règne 
en  maître  et  à  perte  de  vue.  Des  dunes,  toujours  des  dunes  ! 
Rien  ne  saurait  rendre  l'impression  de  profonde  tristesse 
que  l'on  éprouve  à  ce  spectacle.  Chacune  de  ces  dunes 
ressemble  à  un  tombeau  gigantesque,  et  si  l'on  monte 
au  sommet,  le  cœur  se  serre  à  l'aspect  d'un  immense 
panorama  désolé  ;  on  dirait  une  vaste  mer  solidifiée,  avec 
ses  vagues  géantes  fixées  par  la  main  de  Dieu.  Combien 
l'on  se  sent  petit  en  face  de  cette  solitude  sans  bornes  ! 

Et  pourtant  ce  désert  est  habité  ;  de  distance  en  distance, 

(1)  Les  Arabes  aiment  fortement  les  euphémismes,  car  Bou-Sâada  veut  dire 
Vlteureuse. 


-    92    — 

on  y  rencontre  des  puits  autour  desquels  se  groupent 
quelques  tribus  avec  leurs  troupeaux.  Mais  que  des  cara- 
vanes entières,  des  armées  aient  été  englouties  sous  les 
sables  amoncelés  par  le  vent  du  désert,  simples  légendes  ! 
Quand  une  caravane  disparaît  dans  le  grand  Sah'ra,  le 
Touareg  en  sait  la  véritable  cause  ;  il  la  supprime  si  elle 
ne  consent  pas  à  payer  une  forte  rançon.  Dans  certaines 
contrées,  comme  celle  à  Test  de  Tuggurt,  le  vent  soufflant 
à  travers  les  dunes  soulève  un  sable  fin  qui  pénètre  partout, 
gâte  les  aliments,  arrête  les  montres  et  naturellement  se 
fixe  où  il  trouve  un  point  d'appui,  une  masse  rocheuse  par 
exemple  ;  c'est  ce  qui  explique  l'existence  des  montagnes 
de  sable  que  l'on  rencontre  parfois  vers  le  sud. 

Dans  son  voyage  à  Ghât  ou  R'ât,  l'interprète  Bou-Derba 
aperçut,  par  un  très  violent  vent  du  midi,  des  dunes  de  sable 
de  cinq  à  six  mètres  de  hauteur  se  transporter  d'un  point 
à  un  autre.  Mais  ces  dunes,  dit-il,  que  Ton  représente 
comme  le  tombeau  de  caravanes  entières,  sont  loin  d'être 
aussi  terribles  qu'on  a  bien  voulu  le  dire.  Elles  n'ont 
jamais  enterré  que  des  corps  inertes.  Et  il  ajoute  :  ((  Le 
mouvement  du  sable  n'a  pas  lieu  subitement  ;  mais  bien 
par  couches  très  minces  qui  viennent  se  superposer  Tune 
sur  l'autre.  » 

En  1861,  la  colonne  Pein,  composée  d'un  bataillon  de 
zouaves  et  de  quatre  escadrons  de  cavalerie,  fut  assaillie 
par  un  terrible  coup  de  vent  (guebli).  Le  colonel  fit  simple- 
ment masser  son  monde,  et  l'on  attendit  plusieurs  heures  la 
fin  de  la  bourrasque.  Cela  fait,  chacun  se  secoua  et  reprit 
la  marche. 

Développée  par  le  sirocco  (1),  simoun  et  khamsin,  la  cha- 
leur est  insupportable  dans  le  sud,  et  son  action  se  fait 
sentir  pour  tout  le  monde  de  la  façon  la  plus  pénible,  la 
plus  douloureuse.  Le  corps  est  envahi  par  une  sensation 
de  chaleur  brûlante;  la  peau  se  crispe,  la  bouche  se  sèche. 

(1)  Vent  du  désert. 


—    93    — 

Les  animaux  ressentent  la  même  impression  de  malaise,  et 
refusent  de  marcher  ;  le  plus  souvent  ils  se  couchent,  la 
croupe  tournée  du  côté  du  vent.  Il  n'est  pas  d'être  vivant 
assez  énergique  pour  résister  à  l'affaissement  physique 
produit  par  ce  vent  maudit  ;  on  cesse  de  penser,  la  volonté 
est  annihilée. 

Quand  une  colonne  est  assaillie  par  lui,  il  faut,  coûte 
que  coûte,  qu'elle  avance  machinalement.  Celui  qui  se 
laisse  aller  à  s'étendre  sur  le  sol  brûlant,  risque  fort  une 
congestion  pulmonaire,  quand  il  n'est  pas  asph^^xié  du 
coup;  bien  souvent,  les  commencements  de  congestion 
ou  d'asphyxie  produisent  une  surexcitation  cérébrale  pen- 
dant laquelle  l'homme  cherche  à  se  soustraire  aux  maux 
qui  l'accablent.  De  là  les  suicides  si  nombreux  que  l'on  si- 
gnale dans  les  expéditions. 

Lorsqu'on  a  marché  pendant  quelques  heures  à  travers 
cette  région  désolée,  à  l'est  de  Tuggurt,  on  voit  tout  à  coup 
une  bande  d'un  vert  sombre  dépasser  les  crêtes  sablon- 
neuses ;  au  delà  le  désert  s'allonge  à  perte  de  vue.  Voici 
un  peu  de  végétation,  pense-t-on.  Pas  du  tout,  on  est  dans 
la  région  du  Souf,  et  le  vert  que  l'on  aperçoit  provient  de  la 
cîme  des  palmiers.  Les  oasis  sont  ici  profondément  encais- 
sées dans  le  sable  ;  la  principale  d'entre  elles  est  El  Oued, 
les  autres  sont  Guemar,  Kouïnine,  Taghzout,  Bihima,  Debila. 

Dans  le  Souf,  le  sable  recouvre  immédiatement  une  couche 
dure  sous  laquelle  coule  un  fleuve,  l'oued  Souf;  c'est,  a-t-on 
affirmé,  l'ancien  Triton,  dont  parle  Ptolémée,  et  qui  se 
déversait  dans  le  golfe  du  même  nom.  Une  pareille  opinion 
est  bien  hasardée.  Les  habitants  de  ces  contrées  (Souafa) 
luttent  pendant  toute  leur  vie  contre  le  sable  qui  menace 
d'engloutir  leurs  oasis,  absolument  comme  les  Hollandais 
contre  la  mer  qui  veut  rompre  leurs  digues.  On  a  maintenant 
l'explication  de  l'étrange  aspect  du  pays  ;  les  têtes  des  pal- 
miers seules  apparaissent  au-dessus  de  l'horizon.  Bien  en-' 
tendu  que  les  Souafa  n'arrivent  pas  à  faire  disparaître  le 
sable  ;  mais  ils  lui  ont  déclaré  une  guerre  à  outrance.  De 


—    94    — 

temps  à  autre,  il  y  a  corvée  générale  :  hommes,  femmes, 
enfants  en  remplissent  des  paniers  ou  coutfins,  et  vont  les 
vider  à  une  certaine  distance,  au  nord  naturellement,  pour 
que  le  vent  du  sud  ne  détruise  pas,  dès  le  lendemain,  ce  qui 
a  été  si  péniblement  exécuté  la  veille. 

Les  dattes  du  Souf  passent  pour  être  aussi  bonnes  que 
celles  d'Ouargla. 

La  population  est  blanche,  c'est-à-dire  arabe  ou  berbère. 
Un  peu  moins  rachitique  et  d'aspect  moins  misérable  que 
celles  d'Ouargla,  N'gouça  ou  Tuggurt,  elle  est  tout  aussi 
malpropre.  Le  sable  qui  aveugle  journellement  ces  pauvres 
gens  les  accable  d'ophlhalmies  incurables.  Leurs  maisons, 
basses,  petites,  ressemblent  assez  à  des  niches  à  chiens  ; 
et  pourtant  les  Souafa  cherchent  à  les  embellir!  Ils  les 
couvrent  de  petits  dômes  minuscules  auxquels  il  ne  manque 
que  quelques  dessins  pour  ressembler  à  des  globes  terres- 
tres. Pareille  chose  se  voit  à  El  Hadjira,  petite  oasis  située 
entre  Tuggurt  et  Ouargla. 

Les  Souafa  ont  les  mêmes  habitudes  que  les  Biskris  ;  ils 
émigrent  en  grand  nombre  dans  les  villes  du  Tell,  et  y  exer- 
cent le  métier  de  portefaix.  Gomme  ils  sont  réputés  très 
honnêtes,  les  négociants  tunisiens  de  Sousse,  Sfax,  Gabès 
cherchent  à  les  attirer.  D'une  sobriété  remarquable,  ils 
finissent  par  ramasser  un  petit  pécule  avec  lequel  ils  re- 
tournent dans  leur  triste  pays,  qu'ils  trouvent  charmant. 
L'amour  de  la  patrie  ne  raisonne  pas. 

Entre  le  Souf  et  Biskra  s'étendent  les  fortes  dépressions 
dans  lesquelles  le  commandant  Roudaire  voulait  introduire 
la  mer.  Des  oasis  s'y  rencontrent  ;  celle  de  Sidi  Okba  ren- 
ferme le  tombeau  du  fameux  Okba  ben  Nafi,  fondateur 
de  Kérouan,  conquérant  de  l'Afrique  septentrionale.  C'est 
là  qu'il  mourut,  assassiné,  disent  les  uns,  tué  par  les  Ber- 
bères dans  un  combat,  disent  les  autres.  La  mosquée,  bâtie 
en  troncs  de  palmiers  ouvragés  plus  ou  moins  artistement, 
et  décorée  d'une  multitude  d'œufs  d'autruche,  est  extrê- 
mement curieuse. 


-     95     - 

Biskra  est  une  oasis  francisée  qui  a  été  considérablement 
embellie  par  nous.  Pas  d'immondices,  pas  de  malpropretés 
comme  dans  les  autres  :  une  municipalité  vigilante,  dési- 
reuse d'attirer  les  étrangers,  veille  à  la  propreté  des  rues. 
Les  palmiers  même  ont  un  air  lèche  qui  sent  d'une  lieue  la 
civilisation.  La  cité  moderne  est  bâtie  à  côté  du  fort  Saint- 
Germain,  dont  la  séparent  des  jardins  ravissants  qui  dépas- 
sent, par  leur  originalité,  tout  ce  que  l'on  peut  rêver.  Les 
maisons  à  l'usage  des  Européens  sont  en  briques  cuites  au 
soleil,  mais  précédées  d'arcades  qui  fournissent  de  l'ombre. 
L'eau  y  est  abondante,  sinon  excellente.  Cette  oasis,  dont  la 
vue  a  ravi  l'empereur  Napoléon  III  en  1865,  compte  cent 
cinquante  miiie  palmiers  et  est  en  pleine  prospérité  (1). 


III 


Après  la  conquête  du  Sah'ra  devait  venir  celle  do  la 
grande  Kabylie  ;  mais  les  nécessités  de  la  guerre  de  Grimée 
firent  ajourner  ces  plans  jusqu'à  1857. 

Nos  lecteurs  nous  permettront  un  peu  d'histoire  ;  il  est 
curieux  d'étudier  le  passé  d'un  pays  retourné  à  l'état  primitif, 
sur  les  bords  d'une  mer  qui  fut  de  temps  immémorial  le 
centre  de  la  civilisation. 

Nous  ne  remonterons  pas  jusqu'à  la  fondation  de  Car- 
tilage, 860  ans  avant  Jésus-Christ;  nous  négligerons  ses 
luttes  contre  Rome.  Les  Carthaginois  ne  dominaient  pas 
l'Afrique  du  nord  ;  ils  se  faisaient  simplement  accepter  en 
respectant  partout  les  mœurs  et  coutumes  des  popula- 
tions ;  leur  domination,  bornée  à  l'installation  de  nombreux 
comptoirs  commerciaux,  dura  plus  de  sept  cents  ans.  En 
Kabylie,  ils  n'occupèrent  que  deux  villes  du  littoral:  Djigclly 
(Igilgilis)  et  Saldae  (Bougie).  C'est  à  peine  si  l'histoire 

(1)  Un  chemin  de  fer  va  Tunir  à  Batna  et  au  littoral. 


—    96    — 

romaine,  dans  les  longs  récits  qu'elle  nous  offre  sur  la 
Numidie  et  les  guerres  de  Jugurtha,  nous  parle  de  la 
Kabylie.  La  première  fois  que  ses  annales  nous  entre- 
tiennent du  pays  qui  s'étend  d'Hippo-Regino  (Hippone 
ou  Bône)  à  Julia  Gaesarea  (Cherchell)  et  Icosium  (Alger), 
c'est  à  propos  de  la  révolte  de  Tacfarinas.  Ce  chef  recruta 
ses  bandes  dans  les  montagnes,  et  ce  fut  dans  les  montagnes 
qu'une  trahison  fit  connaître  aux  Romains  l'emplacement  de 
son  camp  au  milieu  des  bois.  A  cette  époque,  un  roi  tribu- 
taire du  nom  de  Ptolémée  régnait  à  Juha  Gœsarea  et  à 
Icosium  ;  ses  troupes  aidèrent  les  soldats  du  consul  Dola- 
bella  à  cerner  les  bandes  de  Tacfarinas.  On  croit  que  le 
combat  de  nuit,  à  la  suite  duquel  le  chef  numide  fut  tué, 
eut  lieu  près  d'Auzia  (Aumale). 

La  Mauritanie  Tingitane,  dont  Tingis  (Tanger)  était  la 
capitale,  comprenait  tout  le  territoire  qui  s'étend  de  Russi- 
cada  (Philippeville)  aux  côtes  de  Focéan.  La  portion  de  ce 
pays  qui  répond  à  la  Kabyhe  d'aujourd'hui  n'a  jamais  été 
soumise,  et  paraît  avoir  été  le  centre  de  toutes  les  agi- 
tations contre  Rome.  C'est  en  Kabylie  que  le  proconsul 
Gordien  se  fit  décerner  la  pourpre  et  rassembla  une  armée 
avec  laquelle  il  vint  mettre  le  siège  devant  Garthage.  Héro- 
dien  raconte  en  détail  la  longue  insurrection  de  Gordien, 
qui  finit  par  se  faire  tuer  avec  son  fils. 

A  la  suite  de  ces  événements,  la  Mauritanie  fut  partagée 
en  deux  provinces  :  celle  de  l'ouest  garda  le  nom  de  Mauri- 
tanie Tingitane,  celle  de  l'est  prit  le  nom  de  Mauritanie 
Césarienne,  avec  Julia  Caesarea  ou  Cherchell  pour  capitale. 
Cette  dernière  fut  plus  tard  coupée  en  deux,  et  l'empereur 
Maximien  Galère  décida  la  création  de  la  Mauritanie  Siti- 
fienne  avec  Sitifis  (Sétif)  pour  chef-lieu.  La  Mauritanie  Tin- 
gitane, autrement  dit  le  Maroc,  fut  rattachée  au  gouverne- 
ment d'Espagne.  La  Kabylie  restait  indépendante  de  fait. 

D'après  Zozime,  les  Francs  firent  leur  apparition  sur  les 
côtes  de  la  Kabylie  l'an  275  de  l'ère  chrétienne.  L'historien 
grec  dit  que  cette  race  belhqueuse  débarqua  dans  le  pays 


—    97    — 

des  Berbères  entre  Saldse  (Bougie)  et  Rusucurru  (Dellys),  et 
qu'elle  fut  repoussée  après  un  grand  combat  auquel  pri- 
rent part,  à  côté  des  gens  du  pays,  des  troupes  venues  de 
Carthage.  11  laut  croire  néanmoins  que  quelques  Francs 
réussirent  à  s'implanter  dans  ces  contrées,  car  la  tribu  des 
Beni-Fraoucen,  en  grande  Kabylie,  se  vante  de  descendre 
des  Francs,  et  il  est  à  remarquer  en  effet  qu'on  y  rencontre 
beaucoup  de  blonds,  ou  plutôt  de  roux,  ce  qui  est  assez 
rare  en  Algérie. 

Une  longue  période  de  calme  relatif  dura  jusqu'au  milieu 
du  iv°  siècle  de  l'ère  chrétienne.  Alors  des  tentatives  de  ré- 
volte eurent  lieu,  non  parce  que  les  populations  rêvaient  de 
reconquérir  leur  indépendance,  mais  parce  qu'elles  étaient 
exaspérées  des  cruautés  commises  par  les  gouverneurs 
romains  contre  les  chrétiens.  Au  temps  de  Valentinien,  les 
conversions  au  christianisme  s'opéraient  en  masse,  et  Am- 
mien  MarceUin  représente  les  montagnards  berbères  comme 
se  révoltant  contre  les  violences  des  proconsuls  et  traduisant 
leur  hostilité  par  de  fréquentes  incursions  dans  la  plaine. 
Le  comte  Romanus,  gouverneur  de  la  Mauritanie  Césarienne, 
ajoutait  les  exactions  aux  cruautés.  Les  premiers  qui  s'in- 
surgèrent sérieusement  furent  les  habitants  du  Djurjura 
(le  mont  Ferratus  des  anciens),  divisés  en  cinq  peuplades 
et  que  les  Romains  appellent  Quinque  gentil.  Au  nombre 
de  ces  Quinque  gentii  se  trouvaient  les  IsaflenseSy  devenus 
les  Iflissen  ou  Flissa,  et  les  Massinenses^  devenus  les  Im- 
sissen  ou  Msisna  (1). 

Un  certain  Nubel  était  chef  de  la  principale  tribu  des 
Quinque  gentii,  qui  paraît  être  celle  des  Zouaoua,  appelés 
par  les  Romains  Jubaleni,  Le  comte  Théodose  ne  put  rien 
contre  Nubel  et  ses  Jubaleni,  et  se  laissa  rebuter  par  l'âpreté 
de  leurs  montagnes.  11  fut  plus  heureux  contre  Firmus  et 
ses  deux  frères,  Mascizel  et  Dius,  qu'il  battit  dans  la  vallée 
de  l'oued  Sahel.  Après  des  alternatives  de  succès  et  de 

(1)  Massen  Issa  signifie  les  fils  d'Aïssa^  et  ce  nom  est  devenu  Massinissa. 

aÉCITS   ILOliRIENS.   —   2»  SKRIB  7 


—    98    — 

revers,  Firmus  unit  par  être  pris  et  se  donna  la  mort  dans 
sa  prison. 

Firmus  avait  un  troisième  frère,  Gildon,  qui  fut  le  chef  de  la 
grande  révolte  de  398,  si  péniblement  réprimée  par  Stilicon, 
général  d'Honorius  ;  encore  Stilicon  fut-il  obligé  d'employer 
ce  procédé  extrêmement  simple  :  opposer  le  numide  au 
numide.  Il  lança  contre  Gildon  son  frère  Mascizel,  que  Zozime 
appelle  Mascedel,  le  même  qui  s'était  battu  contre  les  Romains 
avec  Firmus.  C'est  à  la  tête  des  trois  légions  Herculienne, 
Jovienne  et  Augustienne,  que  Mascedel  pénétra  en  Kabylie  et 
battit  Gildon  ;  celui-ci  erra  peudant  quelque  temps  dans  les 
montagnes,  et  se  réfugia  ensuite  dans  Tîle  de  Tabarca,  où 
il  mourut. 

L'histoire  des  expéditions  de  Théodose  et  de  Stilicon  nous 
révèle  que  jamais  ces  deux  chefs  romains  ne  purent  se 
maintenir  en  Kabylie  ;  en  effet,  les  historiens  citent  de 
nombreuses  villes  dans  lesquelles  ils  parurent  :  toutes  sont 
en  dehors  de  la  Kabylie. 

La  révolte  de  Gildon  fut  la  dernière  contre  la  puissance 
romaine.  Bientôt  surgirent  les  bandes  qui  détruisirent  en 
Airique  ce  que  Rome  avait  édifié  avec  tant  de  peine. 
L'invasion  des  Vandales,  qui  eut  heu  en  même  temps 
que  la  prise  de  Rome  par  Alaric,  a  laissé  les  plus  tristes 
souvenirs  ;  elle  devait  réussir  fatalement,  car  tel  était 
le  désordre  dans  l'empire  romain  qu'il  n'y  avait  plus  ni 
force,  ni  cohésion,  ni  autorité.  La  Kabylie  lit  ce  qu'elle 
avait  déjà  fait  avec  Rome  ;  elle  abandonna  aux  vainqueurs 
les  vallées  et  les  plaines,  et  se  laissa  cantonner  par  eux 
sur  la  cime  des  monts,  quitte  à  les  harceler  sans  cesse. 
Le  gouvernement  de  Byzance  hérita  de  ces  luttes  inces- 
santes, et  eut  à  subir  les  hostilités  sans  fin  des  monta- 
gnards. De  nombreuses  incursions  vinrent  dépeupler  le 
pays,  détruisant  partout  la  richesse,  et  laissant  TAtrique 
sans  force  contre  un  ennemi  bientôt  menaçant.  Mahomet 
venait  de  naître  ;  il  devait  lancer  les  hordes  de  THedjàz 
à  la  conquête  d'une  grande  partie  du  monde  romain. 


—    91)     — 

Les  habitants  de  Carthage,  au  moment  où  ils  apprirent  que 
les  Arabes  avaient  pris  Aga  (Tripoli)  et  s'avançaient  dans  la 
Byzacène  (Djerid,  ou  Sah'ra  tunisien),  disputaient  grave- 
ment, en  séance  publique,  sur  l'hérésie  du  monothéisme. 
Le  préfet  Grégoire,  qui  présidait  les  conférences,  s'inter- 
rompit pour  marcher  en  toute  hâte  contre  Abdallah  ben 
Saïd,  khalifa  d'Omar  et  chef  des  envahisseurs  ;  mais  il  fat 
battu  à  Akouba  et  fait  prisonnier.  Son  vainqueur  le  fit  mourir 
dans  les  supphces. 

L^  Kabylie  resta  neutre  dans  cette  guerre  entre  les  Byzan- 
tins et  les  Arabes,  et  même  ceux-ci,  définitivement  victo- 
rieux, échouèrent  devant  le  massif  des  montagnes  ka- 
byles ;  leur  invasion  s'écoula  dès  lors  vers  TEspagne.  Ibn 
Khaldon,  l'historien  des  Berbères,  dit  que  le  peuple  kabyle, 
bien  défendu  par  la  nature  et  par  une  population  aussi  nom- 
breuse que  guerrière,  n'eut  jamais  à  souffrir  le  moindre  acte 
d'oppression  de  la  part  des  émirs  d'Afrique.  Il  ajoute  que 
lorsque  l'émir  Mançour  (le  victorieux)  attaqua  les  tribus  des 
environs  de  Bougie,  elles  se  rejetèrent  dans  leur  pays, 
où  il  ne  put  les  poursuivre. 

Il  a  été  dit  ailleurs  comment  des  corsaires  turcs  furent 
amenés  à  s'installer  dans  la  ville  des  Beni-Mezagrena, 
à  laquelle  ils  donnèrent  le  nom  d'El  Djezaïr  (Alger)  ; 
nous  avons  également  raconté  les  longues  luttes  des 
pirates  barbaresques  contre  l'Espagne  (1).  Baba  Aroudj  ou 
Barberousse  essaya  de  s'emparer  de  Bougie,  occupée  par 
les  Espagnols;  mais  les  secours  des  Kabjdes  lui  faisant 
défaut,  il  échoua  dans  son  entreprise,  après  avoir  eu  un 
bras  emporté  par  un  boulet  de  canon.  Le  pirate  comprit 
l'impossibilité  de  la  lutte  ;  comme  il  savait  toutefois-  que 
le  sentiment  religieux  est  un  puissant  levier  sur  des  popu- 
lations ennemies  de  toute  autorité,  et  que  ces  populations 
n'ignoraient  point  que  les  Arabes  l'avaient  appelé  au  nom 
de  l'islamisme  menacé  par  les  Espagnols,  il  s'efforça  de 

(1)  Récits  algériens^  1«  série. 


—    ICO    — 

gagner  les  marabouts.  Plus  tard,  à  la  suite  de  durs  combats 
avec  les  farouches  montagnards  du  Djurjura,  il  accepta  un 
faible  tribut,  qu'il  eut  l'habileté  de  verser  entièrement  entre 
les  mains  des  chefs  religieux  de  la  contrée.  En  d'autres 
termes,  les  Turcs  se  contentèrent  d'une  domination  plus 
apparente  que  réelle. 

Khaïr-ed-din,  successeur  de  Barberousse,  eut  à  lutter 
contre  un  kabyle  nommé  Ben-el-Cadi,  roi  du  petit  canton 
de  Kokou,  qui  n'est  autre  que  le  pays  des  Zouaouas.  Très 
forte  position,  le  village  actuel  de  Kokou  n'est  abor- 
dable que  par  un  étroit  sentier;  quelques  hommes  peuvent 
le  défendre.  Les  indigènes  possèdent  des  mines  de  sal- 
pêtre, et  ont  toujours  fabriqué  de  la  poudre.  Au  temps  des 
Turcs,  ils  en  procuraient  aux  contrées  environnantes  ; 
des  marchands  marseillais  leur  fournissaient  le  soufre. 
Khaïr-ed-Din  finit  par  avoir  raison  de  Ben-el-Gadi,  dont  il 
surprit  les  contingents  au  col  des  Beni-Aïcha,  d'où  l'on 
découvre  Alger  ;  mais  cette  victoire  n'amena  pas  la  sou- 
mission de  la  Kabylie. 

Quand  Charles-Quint  parut  devant  Alger,  le  roi  de  Kokou 
amena  aux  Turcs  un  secours  de  deux  mille  Kabyles;  il  en 
fut  de  même  du  chef  des  Beni-Abbès,  tribu  qui  se  trouve 
aujourd'hui  entre  Akbou  et  Bordj-bou  Arréridj.  En  récom- 
pense du  concours  que  ces  deux  chefs  indépendants  leur 
prêtèrent,  les  Turcs  exigèrent  leur  soumission;  mais  ils 
refusèrent  et,  lorsque  les  troupes  du  sultan  voulurent  péné- 
trer dans  leurs  montagnes,  elles  subirent  un  sanglant  échec. 
Le  chef  de  Kokou  fit  alors  alliance  avec  les  Espagnols.  Les 
Turcs  obtinrent  de  temps  à  autre  quelques  succès;  mais, 
vers  la  fin  du  xvii^  siècle,  ils  ne  dominaient  guère  le  paj^s. 
A  Bougie,  ils  avaient  une  faible  garnison  d'une  centaine 
d'hommes,  qui  n'osaient  sortir  du  fort  Moussa,  où  l'insou- 
mission permanente  des  tribus  du  voisinage  les  tenait  étroi- 
tement bloqués. 

La  grande  Kabylie  n'avait  pas  seule  le  privilège  de  con- 
server son  indépendance  vis-à-vis  du  gouvernement  turc  ;  le 


—    101     — 

pays  du  littoral  jusqu'à  Philippeville  jouissait  du  même 
avantage.  En  1719,  un  corsaire  algérien  s'empara  de  la 
comtesse  de  Bourg,  de  sa  fille  et  de  leur  suite;  la  tempête 
jeta  le  navire  dans  la  rade  de  Collo,  où  il  se  brisa  contre  les 
rochers.  La  comtesse  et  sa  fille,  sauvées  du  naufrage, 
furent  prises  par  les  Kabyles  qui  refusèrent,  malgré  toutes 
les  menaces,  de  les  livrer  au  bey  de  Gonstantine.  Les 
,  infortunées  prisonnières  furent  vendues  au  chef  de  Kokou, 
qui  les  céda  avec  bénéfice  aux  Pères  Trinitaires  français. 

L'état  d'insoumission  de  la  grande  Kabylie  ne  permettait 
guère  aux  Turcs  de  communiquer  avec  Gonstantine;  les 
deux  routes  les  plus  directes,  la  vallée  de  l'oued  Sahel  et  le 
passage  des  Portes  de  fer,  leur  étaient  fermées.  Ils  furent 
obhgés  de  bâtir  sur  l'emplacement  d'Auzia  un  fort  appelé 
Sour  Ghozlan  (rempart  des  Gazelles),  et  qui  est  devenu 
Aumale.  De  ce  point,  ils  gagnaient  Sétif  par  la  plaine  de  la 
Medjana. 

G'est  dans  ce  formidable  pâté  de  la  grande  Kabylie, 
vierge  jusque-là,  que  les  Français  essayèrent  de  péné- 
trer en  1857.  De  la  place  du  Gouvernement,  à  Alger,  on 
remarque  une  grande  dépression  dans  les  montagnes  qui 
barrent  l'horizon  à  l'est;  c'est  le  col  des  Beni-Aïcha,  la  porte 
de  la  Kabylie.  Au  delà,  l'on  découvre  à  gauche  les  crêtes 
des  Flissa,  à  droite  le  massif  majestueux  du  Djurjura,  qui 
domine  toutes  les  cimes  environnantes,  et  dont  les  sommets 
restent  cachés  sous  la  neige  une  grande  partie  de  l'année. 
G'est  là  que  se  sont  toujours  groupées  les  tribus  qui  n'ont 
pas  accepté  une  domination  étrangère.  De  la  grande  Kabyhe, 
à  tout  instant,  on  découvre  Alger  à  l'horizon.  Notre  drapeau 
flottait  sur  la  terre  d'Afrique  depuis  près  d'un  quart  de 
siècle;  il  avait  été  déployé  dans  les  profondeurs  du  Sah'ra, 
et  il  fallait  brûler  de  la  poudre  en  vue  de  la  capitale  de  la 
colonie. 

A  la  suite  du  traité  de  la  Tafna  (1838),  Abd-el-Kader 
avait  essayé  de  gagner  du  terrain  vers  l'est;  après  s'être 
rapproché   de  la  province  de   Gonstantine,  il   songea  à 


—    109    — 

prendre  pied  en  Kabylie,  d'où  il  aurait  dominé  Alger.  Tout 
d'abord  il  se  présenta  aux  Kabyles  comme  un  pieux  pèlerin, 
un  hôte  inoffensif,  avec  une  suite  très  peu  nombreuse  ;  mais 
quand  il  prononça  les  mots  de  soumission  et  d'impôt,  les 
Kabyles,  qui  aiment  leur  indépendance  et  encore  plus  leur 
argent,  le  regardèrent  de  travers  et  lui  dirent  : 

c(  —  Allez  en  paix,  puisque  vous  êtes  venu  simplement  nous 
visiter.  Les  pèlerins  et  les  voyageurs  ont  toujours  été  bien 
reçus  chez  nous;  nous  pratiquons  l'hospitalité;  nous  avons 
de  la  fierté,  et  nous  craignons  les  actions  qui  peuvent  attirer 
sur  nous  le  blâme  ou  la  déconsidération. 

«  Une  autre  fois,  présenlez-vous  avec  la  splendeur  d'un 
prince,  traînez  à  votre  suite  une  armée  nombreuse,  et 
demandez-nous  ne  fut-ce  que  la  valeur  d'un  grain  de  mou- 
tarde; vous  n'obtiendrez  de  nous  que  de  la  poudre.  Voilà 
notre  dernier  mot.  » 

Ces  paroles  nous  ont  été  conservées  par  le  général 
Daumas  (1). 

Dans  la  guerre  acharnée  que  nous  eûmes  à  soutenir 
contre  Abd-el-Kader,  la  Kabyhe  ne  fut  pas  toujours  neutre. 

En  1842,  le  général  Bugeaud  fit  une  expédition  dans  la 
direction  de  Tisser,  et  représenta  à  nos  ministres  qu*il 
était  grandement  temps  d'entrer  dans  une  voie  d'occupation 
plus  large,  qui  soumettrait  à  notre  domination  le  Tell  tout 
entier.  Le  gouvernement  partagea  les  vues  du  général,  ne 
pouvant  admettre  l'existence,  à  quelques  lieues  d'Alger, 
d'une  enclave  indépendante,  refuge  éventuel  de  tous  les 
fauteurs  d'insurrections.  La  presse  d'opposition  n'était  pas 
de  cet  avis.  M.  Berbrugger,  dans  ses  Fastes  de  la  Kabylie^ 
cite  un  journal  parisien  qui  écrivait  sentimentalement 
en  1842  : 

<c  Nous  avons  la  conviction  que  la  France  trouvera  dans  le 
riche  arsenal  de  sa  généreuse  et  attrayante  civihsation  des 
moyens  plus  puissants,  plus  irrésistibles,  plus  dignes  d'elle 
que  la  conquête  violente.  » 

(1)  Dans  son  beau  livre  la  Grande  Kabylie* 


Des  mots!  des  mots!  s'écriait  Hamlet. 

Abd-el-Kader  réussit  pourtant,  malgré  le  mauvais  vouloir 
des  Kabjles,  à  installer  chez  eux  un  khalifa,  le  fameux  Ben- 
Salem,  celui  que  nous  avons  vu  lancer  ses  hordes  contre  le 
petit  détachement  du  sergent  Blandan.  Il  s'agissait  donc,  non 
pas  d'aller  provoquer  chez  eux  des  gens  qui  se  tenaient 
tranquilles,  mais  d'aller  détruire  une  organisation  hostile  et 
dangereuse  que  l'émir  avait  créée  aux  portes  d'Alger. 

L'expédition  de  1844,  que  le  gouverneur-général  com- 
manda en  personne,  eut  pour  résultat  l'occupation  de  Dellys 
et  de  Bordj-Ménaïel,  et  la  conquête  de  la  vallée  du  Sebaou. 
Nous  ne  parlerons  pas  des  expéditions  de  1845,  1846  et 
1847;  le  maréchal  Bugeaud  les  faisait  à  contre-cœur.  «  Le 
système  des  grandes  guerres,  disait-il,  est  de  beaucoup  le 
plus  économique.  » 

Pendant  les  premiers  temps  qui  suivirent  la  révolution  de 
février,  on  ne  put  rien  entreprendre  de  sérieux  en  Algérie; 
on  dut  se  contenter  d'y  réprimer  les  insurrections  locales. 
Dès  1851 ,  le  gouverneur-général  Randon  fut  d'avis  qu'il 
était  temps  de  reprendre  les  projets  de  Bugeaud.  Dans  un 
rapport  adressé  au  Président  de  la  République,  il  exposa 
très  clairement  qu'en  1847  le  maréchal  avait  terminé  son 
glorieux  commandement  en  Algérie  en  séparant  en  deux 
parties  le  massif  qui  s'étend  de  Dellys  à  Gollo,  c'est-à-dire 
en  séparant  la  grande  Kabylie  de  la  petite.  La  soumission 
de  la  vallée  de  l'oued  Sahel  avait,  en  outre,  rendu  libres 
les  communications  entre  Bougie  et  Alger  par  Aumale.  Le 
massif  du  Djurjura  était  enveloppé  et  surveillé. 

«  Les  tribus  kabyles  les  plus  farouches,  ajoutait  le  géné- 
ral Randon,  n'étaient  plus  pour  nous  qu'un  objet  de  préoc- 
cupation secondaire  ;  nous  étions  en  position  d'attendre  le 
meilleur  moment  pour  les  attaquer  et  les  réduire,  au  moyen 
d'une  grande  expédition.  » 

Les  événements  de  Laghouat  dirigèrent  vers  le  sud  l'atten- 
tion du  gouverneur-général.  La  conquête  du  Sah'ra  était 
à  peine  terminée,  que  la  guerre  d'Orient  éclata;  ce  fut 


—    104    — 


seulement  après  la  paix  que  le  gouvernement  de  Napo- 
léon III  résolut  d'entreprendre  une  expédition  qui  devait 
être  le  dernier  acte  de  la  conquête  algérienne. 


IV 


En  examinant  la  position  de  la  Kabylie  sur  une  carte,  on 
se  demande  comment  un  pays  qui  va  j  usqu'aux  portes  d'Alger, 
n'a  pas  été  plus  tôt  connu  et  conquis.  Tout  s'explique  dès  qu'on 
y  entre.  Les  monts  qui  bornent  au  sud  la  plaine  de  la  Mitidja 
se  continuent  en  Kabylie  et  se  relèvent  brusquement  pour 
former  le  Djurjura.  Cet  énorme  massif  est  appelé  par  les 
Arabes  Adrar  hou  Teldj  (la  montagne  mère  de  la  neige] 
ou  simplement  Adrar  (la  montagne)  ;  il  convient  de  faire 
observer  que  cette  appellation  comporte  une  supériorité 
marquée  sur  les  autres  massifs  montagneux.  Le  Djurjura 
présente  la  forme  d'un  fer  à  cheval,  dont  la  concavité 
regarde  la  mer;  la  région  kabyle  est  donc  entièrement 
fermée,  c'est  une  sorte  d'immense  citadelle  à  laquelle 
une  chaîne  de  montagnes,  se  développant  en  demi-cercle, 
sert  de  rempart  à  Test  et  au  sud,  tandis  que  la  mer  la 
défend  au  nord,  dans  la  direction  de  Dellys  et  de  Bougie  ; 
on  n'y  pénètre  aisément  que  par  le  col  de  Ménerville  ou 
des  Beni-Aïcha,  d'où  l'on  découvre  Alger;  mais,  pour  en 
sortir,  il  faut  ou  revenir  sur  ses  pas  ou  s'engager  dans 
des  sentiers  à  mulet  du  côté  des  Beni-Mançour  au  sud, 
d'Akbou  à  Test,  et  de  Bougie  au  nord,  en  franchissant  la 
grande  chaîne  par  des  cols  de  quinze  ou  dix-huit  cents 
mètres  d'altitude.  Aujourd'hui  cet  état  de  choses,  qui  lait 
ressembler  la  Kabylie  à  un  immense  cul-de-sac,  est  en  train 
de  se  modifier  ;  un  chemin  de  fer  rehera  bientôt  Alger  et 
Tizi-Ouzou,  et  de  Tizi-Ouzou  une  route  d'un  grand  intérêt 
stratégique  et  commercial  ira  rejoindre  Bougie.  Plus  tard, 
la  route  d'Alger  à  Fort-National  sera  prolongée  d'un  côté 


—    105    — 

sur  Akbou,  de  Fautre  jusqu'à  Beni-Mançoiir  ;  alors  la  région 
kabyle,  séparée  longtemps  du  reste  de  l'Algérie,  sera 
ouverte  de  tous  les  côtés  et  traversée  de  part  en  part. 

Le  massif  du  Djurjura  présente  un  aspect  imposant.  Le 
pays  se  déroule  sous  les  formes  les  plus  variées,  se  déchire, 
se  torture  de  mille  façons,  offrant  entre  des  rochers  pelés  et 
de  profondes  crevasses  des  cultures  soigneusement  sur- 
veillées. L'incomparable  pureté  de  l'air  permet  de  discerner 
des  détails  à  de  grandes  distances  ;  des  cimes  bizarrement 
découpées  se  détachent  avec  une  admirable  netteté  sur  le 
bleu  profond  du  ciel  ;  l'œil  descend  des  rochers  gris  sur 
des  champs  verdoyants ,  et  est  ébloui  par  les  alternatives 
incessantes  d'ombre  et  de  lumière  dans  les  excavations 
de  la  montagne.  Cet  amoncellement  de  vallons  sombres,  de 
collines  abruptes,  sur  chacune  desquelles  se  trouve  perché 
un  village  blanc,  et  de  massifs  de  granit  touchant  à  des 
crêtes  neigeuses,  semble  de  loin  être  l'œuvre  capricieuse 
d'un  sculpteur  géant. 

Lorsqu'on  monte  de  Tizi-Ouzou  à  Fort-National,  la  ville 
fondée  par  le  maréchal  Randon,  et  qu'on  s'élève  sur  les 
flancs  admirablement  cultivés  de  la  montagne,  le  paysage 
devient  d'une  superbe  originalité.  Arrivé  en  vue  du  fort, 
le  regard  embrasse  la  Kabylie  entière;  on  croirait  avoir 
sous  les  yeux  une  immense  carte  de  géographie  en 
relief.  D'un  côté,  on  voit  le  Djurjura  couvert  de  neige, 
dont  quelques  pentes  sont  revêtues  de  forêts  d'un  vert 
sombre,  de  l'autre  l'œil  se  perd  dans  la  magnifique  vallée  du 
Sebaou,  qui  va  jusqu'à  Dellys.  Au  fond  de  cette  vallée,  le  ruban 
d'argent  du  fleuve  kabyle,  de  temps  à  autre  bordé  de  jaune 
parles  sables,  se  déroule  capricieusement.  L'étrange  région 
au  centre  de  laquelle  on  se  trouve  est  comparable  à  une  cuve 
immense,  dont  les  bouillonnements  auraient  été  solidifiés 
d'un  seul  coup  ;  le  Djurjura  géant  domine  un  amphithéâtre 
colossal,  où  les  spectateurs  sont  figurés  par  une  foule  de 
petites  montagnes,  serrées  les  unes  contre  les  autres  et 
séparées  par  d'étroits  vallons,  dans  lesquels  courent  une 


—    106    — 

infinité  de  ruisseaux  se  répandant  en  cascatelles  jusqu'au 
torrent.  La  transparence  de  l'air  fait  que  les  distances 
s'effacent  à  l'œil,  grâce  à  la  raideur  des  pentes  et  à  la 
profondeur  des  vallées  et  des  ravins,  et  pourtant  ces  dis- 
tances sont  énormes. 

Chaque  cime  est  couronnée  d'un  village  kabyle  qui  res- 
semble à  une  petite  forteresse  ;  de  Fort-National  on  en 
compte  bien  une  cinquantaine,  mais  le  nombre  de  ces  vil- 
lages paraît  bien  plus  considérable  si  l'on  avance  davan- 
tage. On  en  découvre  de  tous  les  côtés,  et  quelques-uns 
sont  tellement  rapprochés,  que  l'on  croit  voir  des  grappes 
de  nids  d'hirondelles.  Superposés  en  étages  multiples  et 
accrochés  à  tous  les  accidents  du  terrain,  ils  sont  entourés 
d'épaisses  haies  de  cactus,  qui  forment  autour  d'eux  des 
remparts  impénétrables,  et  Ton  n'y  accède  que  par  des 
sentiers  de  chèvres,  vrais  escaliers  semés  de  cailloux 
roulants. 

De  loin  les  maisons  aux  toits  rouges,  blanchies  à  la 
chaux,  semblent  être  d'une  pimpante  propreté  ;  elles  se 
détachent  crûment  au  milieu  des  oliviers  grisâtres  et  des 
cultures  vertes,  et  leur  aspect  est  véritablement  séduisant. 
Mais  la  réalité  ne  répond  guère  à  l'apparence,  et  l'illusion 
s'évanouit  dès  qu'on  pénètre  dans  ces  ruches  humaines.  Les 
maisons  blanches  et  coquettes  sont  de  misérables  gourbis 
sans  fenêtres,  horriblement  malpropres,  où  bêtes  et  gens 
vivent  dans  une  dégoûtante  promiscuité.  Des  ruelles  rocail- 
leuses et  étroites  servant  d'égout  sont  remplies  de  détritus 
et  d'immondices  de  toute  sorte,  qui  exhalent  une  odeur 
indéfinissable.  A  tout  instant,  on  enjambe  des  trous  pleins 
d'une  boue  noire  et  fétide. 

On  conçoit  difficilement  que  des  êtres  humains  puissent 
vivre  dans  de  tels  foyers  de  pestilence.  Il  faut  dire  que  le  pro- 
priétaire de  la  maison  s'y  montre  à  peine.  La  vie  municipale 
est  très  développée  en  Algérie,  et,  du  matin  au  soir,  quand 
les  travaux  des  champs  sont  suspendus,  on  voit  les  hommes 
assis  sur  des  bancs  de  pierre,  dispersés  sous  les  voûtes 


—    107    — 

profondes  des  rares  portes  donnant  accès  dans  le  village  ; 
ils  devisent  des  nouvelles  du  jour  ou  délibèrent  sur  leurs 
intérêts. 

Ces  villages  kabyles  sont  de  véritables  fourmilières 
humaines.  Dans  aucun  département,  la  Seine  exceptée,  la 
population  n'est  aussi  dense  ;  la  Flandre,  proportionnel- 
lement, n'est  pas  aussi  peuplée  que  la  Kabylie.  Pour  qu'une 
agglomération  de  trois  cent  mille  âmes  puisse  vivre  sur 
une  surface  aussi  restreinte,  il  faut  que  les  cultures  y  soient 
admirablement  soignées.  Ici,  avec  des  moyens  tout  à  fait 
primitifs,  on  a  poussé  la  science  agricole  jusqu'au  miracle. 

Bien  avant  l'arrivée  des  Français  en  Algérie,  les  habitants 
des  villages  kabyles  perchés  sur  les  cimes  avaient  renoncé 
à  disputer  aux  envahisseurs  du  sol  les  pâturages  et  les 
moissons  des  terres  basses  où  règne  la  fièvre  ;  les  Turcs, 
de  loin  en  loin,  installèrent  dans  ces  vallées  des  colo- 
nies militaires.  Au  moment  de  nos  plus  considérables  con- 
fiscations, après  rinsurreetion  de  187 1 ,  sur  l'ordre  de  l'amiral 
de  Gueydon,  les  Kabyles  ne  s'émurent  même  pas.  Aujour- 
d'hui ils  disent  narquoisement  aux  colons  qu'après  tout  on 
leur  a  enlevé  ce  qui  ne  leur  avait  jamais  appartenu;  de 
fait,  ils  se  résignent  de  bonne  grâce  à  la  colonisation 
limitée  aux  vallées.  Le  kabyle  était  sur  sa  hauteur  comme 
dans  une  aire  d'aigle,  et  il  y  est  re^té.  Les  cimes,  les 
rochers,  les  pentes,  voilà  son  domaine,  et  il  est  merveil- 
leux de  voir  comme  il  sait  en  tirer  parti  ;  il  a  tellement  su 
le  transformer,  qu'un  hectare  de  terre  se  paye,  autour  d^un 
village,  4,  5  et  même  6.000  francs.  Le  kabyle  défriche 
jusqu'au  sommet  des  montagnes,  on  le  voit  labourer 
au  travers  de  pentes  invraisemblables.  Des  petits  boeufs, 
pesant  bien  deux  cents  kilogrammes  chacun,  se  crampon- 
nant avec  peine  au  sol  fuyant,  tirent  une  charrue  rudimen- 
taire,  simple  couteau  sans  oreilles,  qui  gratte  à  peine  la  terre 
et  qui  contourne  les  grosses  pierres,  les  touffes  de  lentisques 
ou  d'artichauts  sauvages.  Dans  le  maigre  sillon,  le  laboureur 
îette  parcimonieusement  une  semence  d'un  blé  peu  fécond; 


—    108    — 

il  ne  connaît  pas  la  fumure,  et  se  contente  d'une  jachère 
intermittente. 

L'âpre  travail  du  montagnard  du  Djurjura  ne  donne  donc 
pas  tous  les  résultats  qu'il  pourrait  obtenir.  Le  long  des 
torrents,  il  existe  beaucoup  d'espaces  incultes,  abandonnés 
aux  jujubiers  ou  aux  lauriers-roses,  et  des  espaces  relati- 
vement étendus,  qui  sont  livrés  aux  moutons  et  aux  chè- 
vres avec  leurs  bruyères  géantes.  Et  puis,  la  propriété  est 
extrêmement  divisée,  et  ce  qu'il  y  a  de  bizarre,  c'est  que 
cette  division  concorde  avec  une  sorte  d'indivision  de  fait. 
Ainsi,  il  n'est  pas  rare  de  voir  un  champ  appartenir  à  un 
individu,  et  les  figuiers  qui  y  sont  plantés  à  un  autre.  Bien 
mieux,  le  même  arbre  peut  être  le  bien  commun  de  plu- 
sieurs propriétaires,  qui  s'en  partagent  la  récolte.  Lorsqu'il 
s'agit  d'un  frêne  dont  les  feuilles  servent  à  la  nourriture  des 
bestiaux,  chacun  a  sa  branche. 

Si  le  kabyle  ne  connaît  pas  la  fumure  du  sol,  il  connaît 
du  moins  l'art  des  irrigations.  L'eau  des  torrents  ne  se  perd 
pas  tout  entière  dans  les  profondeurs  des  ravins  ;  la  main 
industrieuse  du  montagnard  la  conduit  dans  des  canaux,  et 
l'on  est  émerveillé  de  la  rencontrer  sur  des  flancs  extraor- 
dinairement  raides  ou  à  des  hauteurs  vertigineuses. 

Dur  à  lui-même  et  aux  siens,  le  kabyle  vit  très  pauvre- 
ment. Sa  toilette  ne  le  ruine  pas;  le  même  burnous,  rapiécé 
avec  une  patience  infinie,  passe  de  génération  en  géné- 
ration et  devient  un  chef-d'œuvre  de  ravaudage.  Pour  toute 
nourriture,  quelques  figues,  un  peu  de  rouïnat,  sorte  de 
mauvais  couscouss,  et  quelquefois,  les  grands  jours,  une 
galette  d'orge  trempée  dans  de  l'huile.  Ici  la  viande  est  d'un 
usage  inconnu;  moutons,  chèvres,  poules  vont  au  marché 
avec  les  œufs. 

La  terre  ne  suffirait  pas  à  nourrir  cette  population  crois- 
sante de  Kabylie,  si  ses  hommes  n'émigraientà  la  façon  de 
nos  auvergnats  ou  de  nos  savoyards.  Ils  s'en  vont  dans  les 
plaines  aider  aux  récoltes,  et  sans  eux,  colons,  arabes 
surtout,  seraient  bien  embarrassés  à  l'époque  des  moissons. 


—     109    — 

Ces  rudes  travailleurs,  quand  ils  ne  trouvent  pas  à  s'em- 
ployer dans  les  champs,  se  font  terrassiers  ou  portefaix  dans 
les  villes*  beaucoup  vont  aussi  aider  à  l'exploitation  des 
chênes-lièges.  A  la  fm  de  l'automne,  ils  regagnent  généra- 
lement leurs  montagnes  afin  d'aller  faire  leur  propre  mois- 
son, toujours  en  retard. 

C'est  ainsi  que  le  kabyle  s'amasse  un  petit  pécule  qu'il 
grossit  sou  à  sou,  qu'il  cache  à  tous,  et  dont  le  marabout 
seul  a  le  talent  de  lui  arracher  quelques  bribes.  Quand  il 
veut  acheter  un  lopin  de  terre  à  sa  convenance ,  il  se 
départit  de  ses  habitudes  d'avarice  sordide,  et  met  toutes 
ses  économies  à  l'air  pour  l'acquérir  à  des  prix  parfois 
invraisemblables. 

Le  costume  de  l'arabe,  avons-nous  dit  souvent,  est 
théâtral;  le  kabyle  porte  le  même,  ou  à  peu  près,  mais  fran- 
chement. Rien  d'oriental,  c'est-à-dire  de  gourmé,  chez  ce 
pauvre  paysan  plus  rustique  d'allures  que  les  plus  gros- 
siers habitants  de  nos  montagnes.  Quand  il  n'a  pas  la  tête 
absolument  découverte,  il  porte  une  petite  chéchia  (calotte) 
crasseuse.  Par-dessous  son  burnous  sale  et  déchiré,  une 
chemise  de  laine  ne  dépasse  pas  ses  genoux.  Il  va  nu-pieds, 
mais  des  guêtres  le  défendent  des  broussailles  et  des 
épines.  En  voyage  et  aussi  pendant  qu'il  travaille,  il  a  les 
reins  ceints  d'un  tablier  de  cuir  qui  lui  rend  beaucoup  de 
services. 

Au  physique,  le  kabyle  est  de  taille  moyenne  et  il  a  le 
visage  large  et  carré.  Ses  yeux  sont  gris  clair  et  ses  che- 
veux châtains,  quand  ils  ne  sont  pas  roux  ou  blonds.  Jusqu'à 
vingt-cinq  ans,  il  se  rase  ;  à  partir  de  cet  âge,  il  laisse  croître 
sa  barbe,  qui  n'est  jamais  forte. 

L'étymologie  généralement  acceptée  du  mot  kahijle  est 
celle  qu'a  donnée  le  général  Daumas;  au  singulier  le  mot 
tribu  est  kbila;  au  pluriel  il  fait  khaïl.  C'est  l'exacte  pro- 
nonciation arabe  et  kabyle. 

La  langue,  plus  ou  moins  altérée  par  le  contact  des 
envahisseurs,  mais  subsistant  avec  son  caractère  propre, 


—    110    — 

-est  appelée  berheria  (berbère),  ou  k'baïla  (kabyle),  ou 
encore  chaouïa.  C'est  une  langue  parlée  ;  elle  n'a  point 
d'alphabet,  et  il  a  toujours  été  impossible  aux  plus  habiles 
interprètes  d'établir  des  règles  pour  un  langage  n'offrant 
avec  les  autres  aucun  terme  de  comparaison.  Quand  on 
veut  écrire  un  document,  on  est  obhgé  d'employer  les 
caractères  arabes.  Du  reste,  ces  montagnards  parlent 
presque  tous  Tarabe,  forcés  qu'ils  y  sont  par  leurs  habi- 
tudes de  migration;  en  revanche,  on  ne  voit  pas  d'arabe 
parler  le  kabyle. 

Les  deux  principales  races  qui  peuplent  l'Algérie  diffèrent 
profondément;  entre  elles  existent  des  antipathies  qui  s'ex- 
pliquent par  des  différences  physiques  et  morales  nette- 
ment accentuées.  L'arabe  est  nomade  et  pasteur;  le  kabyle 
préfère  l'habitation  fixe  à  la  tente,  et  est  agriculteur.  L'arabe 
est  paresseux;  le  kabyle  travailleur  et  industrieux;  il  sait 
davantage  ce  qu'est  la  probité,  l'honneur,  et  s'il  vole,  c'est 
surtout  par  colère  et  pour  faire  acte  de  représailles,  car 
trop  souvent  le  colon  ou  l'arabe  abuse  de  son  ignorance. 
L'amour  de  l'indépendance  lui  donne  une  dignité  vraie, 
tout  autre  que  celle  de  l'arabe,  laquelle  n'existe  qu'à  la 
surface. 

La  réunion  des  Kabyles  en  villes  et  en  villages  prouve 
un  certain  degré  de  sociabilité  et  d'association  susceptible 
de  développement;  rien  de  pareil  dans  la  tribu  arabe,  qui 
n'est  que  la  famille  agrandie.  La  société  kabyle  est  basée 
sur  des  coutumes  appelées  kanoun,  qui  règlent  toutes  les 
questions  administratives  et  judiciaires,  et  sont  appliquées 
par  la  djemmâa  (assemblée  de  notables),  présidée  par  un 
amin  (maire)  et  possédant  un  oi^fei^  (adjoint)  remplissant  les 
fonctions  d'agent  financier.  Ces  municipahtés  sont  même 
plus  perfectionnées  que  les  nôtres,  puisque  l'on  y  pra- 
tique la  représentation  des  minorités.  Chaque  village  est 
invariablement  divisé  en  deux  çofs  ou  partis;  celui  qui  a  la 
majorité  éht  le  maire,  et  l'autre  l'adjoint.  La  rivalité  des 
deux  çofs  ennemis  tend  à  se  rapprocher  du  jeu  pacifique 


—  111   — 

des  institutions  municipales;  mais  il  n'en  a  pas  toujours  été 
ainsi:  avant  Tarrivée  des  Français,  cette  jalousie,  souvent 
féroce,  se  traduisait  généralement  par  des  coups  de  fusil. 

Dans  ces  luttes  d'autrefois  entre  les  tribus  kabyles, 
aucune  ne  cherchait  à  surprendre  l'autre,  et  les  hostilités 
étaient  toujours  dénoncées  d'avance,  tant  le  kabyle,  à  l'in- 
verse de  l'arabe,  a  horreur  du  manque  de  franchise.  Une 
fois  la  guerre  entamée,  chacun  se  tenait  sur  ses  gardes.  La 
vendetta  corse  fleurit  chez  ces  peuples,  et  rien,  pour  un 
montagnard,  ne  saurait  compenser  l'assassinat  d'un  membre 
de  sa  famille  ;  il  faut  qu'à  tout  prix  l'assassin  meure,  et  l'or- 
gueil kabyle  ne  se  plierait  pas  à  une  de  ces  transactions 
commodes  en  usage  chez  les  Arabes,  qui  font  régler  la  dia 
ou  prix  du  sang  par  les  autorités  musulmanes. 

Rien  de  plus  aisé  que  la  formation  d'un  çof  ou  parti.  De 
riches  propriétaires  kabyles  font  cultiver  leur  terre  par  des 
khammès  ou  fermiers;  ceux-ci  reçoivent  la  semence,  le  cin- 
quième de  la  récolte,  et  quelques  autres  petits  avantages.  Ni 
le  propriétaire  ni  le  khammès  ne  s'enrichissent,  car  ce  pro- 
cédé de  culture  empêche  tout  juste  ce  dernier  de  mourir 
de  faim.  Le  propriétaire  reçoit  peu,  mais  il  a  autour  de  lui 
des  hommes  qui  sont  à  lui,  qui  deviennent  ses  clients,  qui 
forment  son  çof  particulier,  et  qui  épousent  ses  querelles  et 
ses  vengeances. 

A  l'inverse  de  l'arabe,  le  kabyle  a  le  plus  grand  soin  de 
ses  armes;  il  les  entretient,  même  aujourd'hui  où  la  poudre 
ne  parle  plus,  comme  s'il  devait  en  faire  usage  à  tout 
instant  ;  tandis  que  l'arabe,  quand  on  lui  demande  pourquoi 
il  laisse  rouiller  ses  armes,  répond  insouciamment  que  les 
chiens  noirs  mordent  tout  aussi  bien  que  les  chiens  blancs. 
On  voit  encore  aujourd'hui  les  Kabyles  de  certains  villages 
s'exercer  au  tir  à  la  cible. 

Depuis  l'insurrection  de  1871,  la  colonisation  a  transfor- 
mé, au  moins  dans  les  vallées,  cette  pittoresque  province  de 
Kabyhe.  On  pense  bien  que  dans  un  pays  où  l'hectare  de 
terre  coûte  5  ou  6.000  francs  en  plein  massif  montagneux, 


—    112    — 

il  n'est  guère  facile  d'introduire  un  grand  nombre  de 
colons;  la  colonisation  a  donc  été  limitée  aux  vallées,  et  ne 
saurait  aller  au  delà  sans  qu'une  insurrection  nouvelle, 
suivie  de  confiscations  en  grand,  ne  donne  de  la  terre  dis- 
ponible. Le  colon  plante  la  vigne,  reboise  les  forêts, 
exploite  les  chênes-lièges,  les  carrières  et  les  mines,  toutes 
choses  de  longue  durée,  qui  dépassent  les  facultés  de  con- 
ception du  kabyle.  Au  grand  profit  du  pays,  le  colon  s'est 
arrogé  la  direction  matérielle  et  morale;  le  kabyle,  lui, 
reste  l'humble  manœuvre. 

Avancer  que  les  colons  et  les  indigènes  vivent  en  par- 
faite intelligence,  serait  aller  trop  loin;  en  réahté,  ils  se 
plaignent  amèrement  les  uns  des  autres ,  et  vivent  un  peu 
trop  en  état  d'hostilité.  Les  colons  accusent  les  Kabyles 
d'être  voleurs  ;  en  cela  ces  derniers  ne  se  distinguent  pas  des 
Arabes,  et  ils  se  rappellent  que,  d'après  le  Coran,  tous  les 
biens  de  la  terre  appartiennent  aux  croyants.  Pas  plus  en 
Kabylie  qu'en  pays  arabe,  le  vol  n'est  considéré  comme  une 
mauvaise  action.  Un  voleur  adroit  est  très  estimé,  surtout 
quand  il  opère  contre  les  chrétiens  ;  lorsqu'un  voleur 
rentre  dans  sa  tribu,  après  un  long  stage  en  prison,  tout 
père  se  trouve  honoré  de  lui  donner  sa  fille.  Voler,  en 
Algérie,  c'est  faire  preuve  de  courage;  la  nuit,  disent 
les  voleurs,  c'est  la  part  du  pauvre,  et  le  produit  du  vol 
le  bien  de  Dieu.  D'ailleurs,  ce  ne  sont  pas  seulement 
les  habitudes  invétérées  de  rapine  qui  altèrent  les  rapports 
mutuels  entre  Européens  et  Kabyles,  mais  les  mauvais  pro- 
cédés. Le  montagnard  est  fin,  il  ressent  profondément  les 
injures,  et  se  révolte  quand  le  colon  lui  fait  sentir  qu'il 
appartient  au  peuple  conquérant.  Si  le  kabyle  vient  pendant 
la  nuit  dévaster  les  champs  ou  voler  du  bétail,  il  n'obéit  pas 
uniquement  à  sa  passion,  mais  bien  à  un  sentiment  de 
vengeance. 

Comme  on  le  voit,  les  Kabyles  sont  loin  d'être  de  petits 
saints.  S'il  y  a  parmi  eux  des  tribus  qui  ont  la  spécia- 
lité de  fournir  des  voleurs,  dans  d'autres  se  recrutent  les 


.MA  ma:  Il  Al,   ua.ndo.n 


—    113    — 

faussaires  et  les  faux  monnayeurs.  Ainsi,  la  tribu  des  Beni- 
Aydel  a  la  réputation  de  posséder  des  faussaires  hors 
ligne.  Un  kabyle,  en  procès  pour  une  propriété,  s'étant 
fait  fabriquer  par  eux  un  titre  antérieur  à  la  venue  des 
Français,  vint  le  présenter  au  tribunal  de  Bougie.  Le  titre 
était  parfaitement  établi;  toutefois  le  faussaire  avait  eu  la 
naïveté  de  récrire  sur  du  papier  timbré  en  1860. 

La  tribu  des  Beni-Yenni  avait  la  spécialité  des  bijoux 
d'argent  pour  femmes  et  aussi  de  la  fausse  monnaie  ;  le 
village  d'Aït-el-Arba  tenait  jadis  le  premier  rang  pour  cette 
dernière  fabrication.  Le  procédé  grossier  et  primitif  con- 
sistait à  reproduire  des  pièces  d'argent,  sans  exergue, 
mais  assez  bien  imitées  pour  qu'il  fût  possible,  surtout  au 
temps  des  Turcs,  de  les  confondre  avec  les  pièces  de  bon 
aloi.  La  matière  première  était  un  alliage  à  base  de  plomb, 
mélangé  de  fer-blanc  ou  d'étain,  qui  était  plus  léger  et  plus 
terne  que  l'argent.  Nous  avons  mis  ordre  à  cette  petite 
industrie;  aujourd'hui  les  habitants  l'Aït-el-Arba  se  con- 
tentent d'être  armuriers. 

Au  point  de  vue  des  moeurs  kabyles,  le  vol  prémédité  n'a 
donc  nullement  le  caractère  déhctueux  qu'il  revêt  parmi 
nous.  Les  Beni-Yenni  s'excusaient  en  disant  que  leurs 
pièces  fausses  étaient  très  connues  des  Arabes,  et  qu'en 
conséquence  ils  devaient  les  écouler  dans  l'intérieur  de 
l'Afrique  par  le  grand  désert,  vers  le  Maroc  ou  la  Tunisie. 
Pour  ces  peu  estimables  fabricants,  faire  de  la  fausse  mon- 
naie était  un  commerce  comme  une  autre;  du  reste,  pour 
tout  kabyle  digne  de  ce  nom,  un  étranger  est  un  ennemi, 
et  c'est  accomplir  un  acte  de  patriotisme  que  de  lui  porter 
préjudice.  Les  1.000  francs  en  fausse  monnaie  se  vendaient 
couramment  sur  les  marchés  kabyles  à  raison  de  80  francs, 
avant  notre  arrivée  dans  ces  parages. 

L'autorité  française  est  plus  facile  à  exercer  en  Kabylie 
qu'en  pays  arabe,  à  cause  de  l'absence  de  grands  chefs 
et  de  familles  influentes;  c'est  tout  au  plus  s'il  faut  sur- 
veiller les   marabouts  et  les   congrégations   religieuses. 

RÉCiTS    AI.GKRIKN'S.    —   2»    SKUI'K  8 


—    114    — 

Le  kabyle  est  un  homme  positif.  La  présence  du  conqué- 
rant lui  est  incontestablement  désagréable,  et  la  suppres- 
sion du  pillage  de  tribu  à  tribu  et  des  luttes  armées  entre 
çofs  rivaux  lui  fait  paraître  la  vie  monotone.  Mais  chez 
lui  les  souvenirs  de  l'insurrection  de  1871  sont  encore 
vivants  ;  on  se  rappelle  les  villages  brûlés,  les  oliviers 
coupés,  les  terres  confisquées  en  grand  au  profit  de  la 
colonisation,  les  transporlations  et  les  amendes.  Le  kabyle 
pense  philosophiquement  que  tôt  ou  tard  nous  quitterons 
TAIgérie  ;  ni  Romains,  dit-il,  ni  Grecs,  ni  Vandales,  ni  Turcs 
n'ont  pu  y  rester,  parce  que  Dieu  ne  le  permettait  pas  ;  le 
Français  aura  son  tour. 

La  Kabylie  est  la  clef  de  FAlgérie;  tant  qu'elle  sera 
calme,  le  reste  de  notre  colonie  fût-il  en  feu,  notre  domina- 
tion n'aura  rien  à  craindre.  Les  Allemands  le  savent  bien  : 
en  1884  un  officier  prussien,  monté  sur  une  balancelle 
napolitaine,  faisait  le  relevé  de  la  côte  entre  Dellys  et 
Bougie. 


V 


A  l'avènement  du  second  Empire,  nous  étions  donc  direc- 
tement en  face  des  Kabyles  habitant  les  montagnes.  Après 
quatorze  expéditions,  la  résistance  était  circonscrite  autour 
de  la  cordillère  africaine.  Il  fallait  en  finir  et  poursuivre 
l'ennemi  jusque  dans  son  dernier  asile  ;  hors  de  là,  ni  repos  ni 
sécurité  pour  l'Algérie.  Les  conseils  ou  l'or  d'une  puissance 
rivale,  au  moindre  choc  européen,  eussent  été  du  plus 
funeste  effet  dans  un  pays  instantanément  soulevé  par  l'illu- 
mination soudaine  d'un  prédicateur  de  guerre  sainte,  et,  à 
la  suite  d'un  soulèvement  en  Kabylie,  le  peuple  musulman 
qui  remplit  l'Afrique  du  nord  aurait  pu  se  laisser  entraîner 
dans  une  guerre  de  race  ou  de  religion. 

L'immense  étendue  de  territoire  occupée  par  des  peu- 
plades insoumises   inquiétait  fort  le   gouverneur-général 


—    115    — 

comte  Randon.  Il  ne  cessait  de  faire  observer  au  ministre 
de  la  guerre  et  à  l'empereur  que  les  insurgés  arabes  pour- 
raient constamment  espérer  un  refuge  et  un  appui  en 
Kabylie,  et  que  le  voisinage  où  se  trouvait  Alger,  à  Textré- 
mité  occidentale  d'un  massif  montagneux  hostile,  obligeait 
à  immobiliser  de  nombreuses  troupes  dans  cette  capitale. 

Mais  le  gouvernement  impérial  ne  voulut  pas  autoriser  le 
général  à  faire  une  grande  expédition,  comme  il  le  proposait 
au  lendemain  de  Laghouat  ;  il  jugea  plus  prudent  de  sou- 
mettre les  diverses  parties  du  pays,  les  unes  après  les 
autres.  Déjà,  en  1851,  Saint- Arnaud  avait  infligé  une  rude 
leçon  aux  tribus  de  la  Kabylie  orientale  ;  les  généraux  de 
Mac-Mahon  et  Gamou  furent  chargés  de  continuer  l'œuvre 
entreprise. 

Randon,  laissant  Gamou  opérer  dans  la  vallée  de  l'oued 
Sahel,  vint  se  mettre  (1)  à  la  tête  des  troupes  de  Mac- 
Mahon,  donnant  rendez- vous  dans  les  Babors  à  la  brigade 
Bosquet.  Après  une  campagne  des  plus  pénibles,  dans 
un  pays  effroyablement  accidenté,  les  colonnes  se  réu- 
nirent à  l'embouchure  de  l'oued  Agrioun,  site  ravissant 
qui  a  inspiré  de  si  belles  pages  au  sympathique  Paul  de 
Molônes,  et  un  si  beau  tableau  à  Horace  Vernet.  En  présence 
de  l'armée,  le  gouverneur  donna  aux  chefs  kabyles  des 
Babors  l'investiture  des  fonctions  qu'ils  allaient  exercer  au 
nom  de  la  France,  et,  suivant  une  règle  générale  à  laquelle 
il  se  conformait  toujours,  il  entoura  cette  investiture  d'un 
cérémonial  des  plus  imposants.  Gonnaissant  l'influence  des 
idées  religieuses  sur  les  populations  indigènes,  le  gouver- 
neur voulut  que  la  rehgion  prêtât  à  la  cérémonie  son  au- 
guste majesté.  Un  autel,  décoré  de  faisceaux  d'armes,  fut 
dressé  sur  la  partie  la  plus  élevée  du  camp  ;  deux  compa- 
gnies en  armes,  avec  les  drapeaux  et  les  musiques  des 
régiments,  furent  placées  à  droite  et  à  gauche,  et  en  face 
se  groupa  l'état-major  des  deux  divisions.  Sur  toutes  les 

(1)  Vers  le  milieu  de  l'année  1853. 


—    116    — 

hauteurs  d'où  l'autel  pouvait  être  aperçu,  se  massèrent  les 
soldats  de  la  colonne  expéditionnaire.  La  mer  d'un  côté,  les 
montagnes  de  l'autre  servaient  de  cadre  à  cette  scène 
grandiose,  qui  produisit  sur  les  chefs  kabyles  une  impression 
profonde.  Après  la  cérémonie,  le  gouverneur-général  les 
réunit  autour  de  lui  et  leur  dit  : 

«  —  Vous  avez  promis  de  servir  la  France  avec  fidélité;  je 
vais  vous  procurer  le  moyen  de  remplir  vos  promesses, 
en  vous  donnant  l'investiture. 

«  Rappelez-vous  que  votre  premier  devoir  sera  de  faire 
respecter  la  justice  et  de  protéger  les  faibles. 

«  Eloignez  de  vous  tous  les  gens  de  désordre  ;  nos  enne- 
mis doivent  être  les  vôtres. 

«  Vos  anciennes  querelles  doivent  cesser,  afin  que  la  paix 
règne  dans  le  pays  et  que  vous  puissiez  fréquenter  avec 
sécurité  les  marchés. 

«  Voilà  ce  que  je  veux  pour  le  bien  de  tous  ;  voilà  ce  qu'il 
faut  que  vous  rapportiez  à  vos  frères  ;  voilà  ce  qui  amènera 
sur  vous  les  bénédictions  de  Dieu,  et  nous  montrera  que 
vous  méritez  vraiment  d'être  appelés  les  serviteurs  de  la 
France.  » 

La  soumission  des  tribus  de  la  Kabylie  orientale  eut  un 
immense  retentissement.  On  croyait  généralement,  vers  la 
fin  de  1853,  que  la  grande  expédition  contre  les  tribus  du 
Djurjura  aurait  lieu  l'année  suivante  ;  mais  la  guerre 
d'Orient  étant  survenue,  le  général  Randon,  ainsi  que  nous 
l'avons  dit  ailleurs,  fut  le  premier  à  demander  que  l'armée 
d'Afrique  fût  largement  représentée  dans  les  batailles  qui 
allaient  se  livrer.  Les  années  1855  et  1856  se  passèrent  sans 
trop  de  calme  ;  mais  le  gouverneur  put  néanmoins  achever 
les  préparatifs  de  l'expédition  à  laquelle  il  rêvait  sans  cesse. 
Nommé  maréchal  le  16  mars  1856,  il  fut  investi  de  l'autorité 
suffisante  pour  commander  plusieurs  divisions  à  la  fois. 

L'armée  qui  fut  chargée  de  conquérir  la  Kabylie,  en  1857, 
comptait  environ  35.000  hommes  ;  formée  de  troupes 
empruntées  aux  trois  provinces  d'Algérie,  elle  était  la  plus 


—    117    — 

considérable  qui  eût  jamais  été  réunie  dans  l'Afrique  fran- 
çaise. Le  maréchal,  voulant  attaquer  de  différents  côtés 
à  la  fois  la  grande  citadelle  djurjurienne,  la  fractionna  en 
plusieurs  corps  de  troupe  qui,  sous  sa  direction,  devaient 
opérer  isolément  et  sur  des  points  séparés. 

Le  corps  principal  se  composait  de  trois  divisions  d'in- 
fanterie, accompagnées  chacune  d'une  compagnie  du  génie 
avec  artillerie  et  ambulance.  La  1"  division,  général 
Renault,  avait  onze  bataillons  formés  en  deux  brigades, 
celles  des  généraux  de  Liniers  et  Ghapuis  ;  la  2%  général  de 
Mac-Mahon,  douze  bataillons  formés  en  deux  brigades  sous 
les  ordres  des  généraux  Bourbaki  et  Périgot  ;  enfin  la  3% 
général  Yusuf,  douze  bataillons  formés  en  deux  brigades 
sous  les  ordres  des  généraux  Gastu  et  Dehgny. 

La  cavalerie  était  commandée  par  le  colonel  de  Salignac- 
Fénelon,  du  1"  chasseurs  d'Afrique. 

Pendant  que  l'armée  principale,  dont  nous  venons  de 
donner  la  composition,  s'organisait  comme  un  immense 
croissant  montant  vers  le  Djurjura,  face  aux  montagnes 
de  la  Kabyiie  septentrionale,  divers  corps  formèrent  autour 
de  la  citadelle  attaquée  un  redoutable  cercle  de  baïonnettes, 
qui  devait  se  resserrer  peu  à  peu  sur  les  tribus  indépen- 
dantes, afin  de  les  contraindre  à  la  soumission.  Une  division 
de  5.000  hommes,  sous  les  ordres  du  général  Maissiat, 
commandant  la  province  de  Constantine,  se  concentra  à 
Akbou,  en  face  du  col  de  Ghellata,  l'un  des  passages  de  la 
grande  crête  rocheuse  du  Djurjura,  sur  les  frontières  sud- 
est  du  pays  ennemi.  Maissiat  avait  sous  ses  ordres  les 
généraux  Desmarets  et  Margadel. 

A  vingt-cinq  kilomètres  de  là,  à  Beni-Mançour,  le  colonel 
Dargent  commandait  une  première  colonne  d'observation 
composée  de  deux  bataillons  d'infanterie,  deux  escadrons 
de  cavalerie,  une  section  d'artillerie  et  un  goum  de  cent 
cinquante  chevaux.  Le  colonel  Marmier,  avec  une  toute 
petite  colonne,  composée  de  deux  compagnies  d'infanterie, 
d'un  demi-escadron  de  spahis  et  d'un  goum  de  trois  cents 


—     118    — 

chevaux,  s'établit  entre  les  colonnes  Maissiat  et  Dargent,  à 
Tazmalt,  chez  les  Beni-Abbès,  contre  le  territoire  de  la  re- 
muante tribu  des  Beni-Melikeuch,  qui  donna  si  longtemps 
asile  à  Bou-Baghla. 

Enfin  une  colonne  composée  de  deux  bataillons  d'infan- 
terie, deux  escadrons  de  cavalerie,  une  section  d'artillerie 
et  un  goum  de  trois  cents  chevaux  se  concentra  à  Bordj- 
Boghni,  en  avant  de  Dra-el-Mizan.  Cette  colonne  d'obser- 
vation militante  fut  placée  sous  les  ordres  du  colonel  Drouhot. 

La  colonne  principale  traînait  après  elle  un  convoi  de  plus 
de  10.000  bêtes  de  somme,  fournies  par  le  train  des  équi- 
pages et  les  réquisitions.  L'arabe  requis  avec  son  mulet 
était,  en  1857,  payé  à  raison  de  2  fr.  50  par  jour  ;  depuis, 
ce  prix  a  été  porté  à  3  fr.  Il  est  difficile  de  se  faire  une  idée 
des  souffrances  endurées  pendant  les  expéditions  par  ces 
pauvres  convoyeurs  {sokkars).  Avec  leurs  3  fr.  ils  doivent 
se  nourrir  eux  et* leur  bête,  voilà  pour  le  principe  ;  malheu- 
reusement le  sokkar  n'est  payé  qu'après  la  troupe,  souvent 
plusieurs  mois  après,  car  Tintendance  ne  se  presse  pas  d'or- 
donnancer les  paiements.  Encore  l'argent  dû  par  l'Etat  est-il 
donné  à  un  intermédiaire,  le  bach-amar  ou  chef  des  con- 
voyeurs ;  celui-ci  a  toujours  des  retenues  à  exercer  ou  des 
avances  à  se  faire  rembourser.  C'est  un  vœ  victis  appliqué 
aux  populations  vaincues,  que  cette  obligation  de  fournir 
des  moyens  de  transport  au  vainqueur.  Cependant  les  Arabes 
convoyeurs  étaient  encore  plus  malheureux  au  temps  des 
Turcs.  Si  écornée  que  soit  la  rétribution  servie  par  nous  à 
ceux  que  frappe  la  réquisition,  ils  sont  sûrs  au  moins  de  ne 
pas  marcher  gratuitement  ;  tandis  que  les  Turcs  requé- 
raient, mais  ne  payaient  point,  et  souvent,  au  gré  d'un 
caprice,  ils  confisquaient  les  bêtes  et  bâtonnaient  leurs 
maîtres. 

On  se  fait  difficilement  une  idée  de  ce  qu'exige  une  armée 
de  35.000  hommes,  comme  moyens  de  transport.  Les  rations 
militaires,  pain  biscuité,  biscuit,  légumes  secs,  sel,  sucre 
et  café,  etc.,  ne  sont  rien  encore;  on  doit  emporter  des 


—    119    — 

rations  d'orge  pour  les  animaux,  car  il  faut  d'innombrables 
mulets  :  à  l'artillerie,  pour  ses  canons,  ses  affûts,  ses  ap- 
provisionnements (le  munitions  à  elle  et  ses  approvisionne- 
ments de  cartouches  d'infanterie  ;  au  génie,  pour  ses  parcs 
et  son  fourniment  d'outils;  à  l'administration,  pour  ses  vivres 
de  réserve  et  ses  ambulances  ;  aux  corps,  pour  leurs  bagages. 
Ces  mulets  marchent  presque  toujours  à  la  queue  leu  leu 
dans  les  sentiers  abrupts  de  la  montagne.  L'ordre  généra- 
lement étabH  est  celui-ci  :  l'artillerie,  le  parc  du  génie,  les 
ambulances,  les  bagages,  et  enfin  le  convoi  de  l'adminis- 
tration. A  la  suite  de  chaque  corps  viennent  des  mulets 
de  cacolets  pour  ramasser  les  blessés,  les  malades  et  les 
écloppés,  et,  en  avant  de  l'extrême  arrière-garde,  une  ré- 
serve générale  de  cacolets. 

C'est  ici  l'occasion  de  rendre  hommage  à  l'humble  dé- 
vouement du  train  des  équipages  militaires.  Il  n'est  pas  de 
soldat  ayant  combattu  en  Algérie  qui  n'ait  été  profondément 
impressionné  à  la  vue  de  ces  modestes  auxiliaires  venant, 
avec  un  calme  stoïque,  charger  sur  leurs  cacolets,  sous  le 
feu  de  l'ennemi,  dans  les  rangs  mêmes  des  combattants^  les 
blessés  tombés  dans  l'accomplissement  du  devoir.  Hono- 
rons l'éclatante  bravoure  du  guerrier  qui  s'élance  contra 
l'ennemi  à  la  sonnerie  entraînante  du  pas  de  charge  et 
que  l'odeur  de  la  poudre  enivre  ;  honorons  le  dévouement 
obscur  du  non  combattant  qui  n'a  même  pas  la  consolation 
de  rendre  à  l'ennemi  coup  pour  coup,  et  qui  doit  s'absorber 
dans  son  modeste  rôle  de  sauveteur. 

En  expédition,  le  soldat  du  train  est  une  providence,  et 
le  mulet  qu'il  conduit  est  le  pourvoyeur  de  tous.  Par  le 
mulet  on  dort,  on  mange,  on  se  bat  ;  car  il  apporte  tout  : 
tentes,  vivres,  canons  et  munitions.  Le  vaillant  animal 
passe  par  tous  les  chemins,  pliant  sous  le  faix,  traînant 
son  conducteur  attaché  à  la  queue  ;  et  il  n'est  pas  sûr  de 
trouver,  au  bivouac  du  soir,  comme  le  cheval  superbe,  la 
couverture  de  nuit,  avec  la  caresse  du  maître. 

Quand  le  conducteur  arrive  au  camp  avec  sa  bête,  souvent 


—     120    — 

à  une  heure  avancée  de  la  nuit,  toujours  plusieurs  heures 
après  la  colonne,  il  doit  s'informer  du  corps  de  troupe  ou 
du  service  auquel  il  a  été  attaché  ;  puis,  soigneux  de  son 
dépôt,  il  décharge  son  mulet  et  va  rejoindre  son  campe- 
ment. Fatigues,  dangers,  il  a  tout  affronté  sans  sourciller, 
sans  espoir  de  lucre,  sans  gloire  bruyante,  sans  poudre, 
sans  clairon,  toutes  choses  dans  lesquelles  se  trouve  Teni- 
vrement  pour  ses  camarades  dont  le  rôle  est  plus  éclatant. 
C'est  le  devoir  pour  le  devoir  lui-même. 

On  a  vu  des  soldats  du  train  braver  les  balles  de  l'ennemi 
pour  aller  chercher  leurs  bêtes,  roulées  avec  leur  char- 
gement dans  les  précipices.  L'un  d'eux,  appartenant  à  la 
brigade  Bourbaki,  pendant  cette  campagne  de  1857  dont 
nous  entretenons  nos  lecteurs,  se  jeta  dans  un  ravin  à  la 
poursuite  de  son  mulet,  descendant  la  pente  abrupte  de  la 
montagne,  sans  souci  des  balles  kabyles  qui  sifflaient  à  ses 
oreilles  ;  puis  il  remit  son  animal  sur  pied,  et  reprit,  tou- 
jours sous  le  feu  de  l'ennemi,  son  chemin,  pour  se  placer 
au  milieu  du  convoi.  Le  mulet  roula  une  deuxième  fois 
dans  le  précipice  ;  une  deuxième  fois,  toujours  à  travers  la 
fusillade,  le  soldat  du  train  alla  le  chercher,  et,  triomphant, 
réussit  enfin  à  rejoindre  ses  camarades. 

Ce  brave  homme  se  nommait  Gousseau. 

Un  autre  trainglôt^  nommé  Carquet,  sur  le  même  chemin, 
montra  le  même  courage  sous  une  fusillade  plus  vive  en- 
core. Son  mulet  ayant  roulé  dans  le  ravin,  il  descendit  à  sa 
recherche.  On  avait  cru  devoir  mettre  en  position,  à  ce 
dangereux  passage,  une  compagnie  de  chasseurs  à  pied  ; 
vainement  les  officiers  crièrent  à  Carquet  de  revenir.  Il  ne 
voulut  écouter  que  son  devoir;  et  aussi  heureux  que  son 
camarade  Cousseau,  il  réussit  à  ramener  son  mulet  chargé 
des  bagages  qu'on  lui  avait  confiés. 

Que  de  fois  le  ty^ainglot  arrive  seul  au  bivouac  !  Il  s'ap- 
proche de  l'officier,  met  la  main  à  son  képi  et  raconte  son 
aventure. 

«f  —  Mon  commandant,  ou  mon  capitaine,  dit-il,  moa 


—    121     — 

mulet  a  roulé  dans  un  ravin  et  s'est  cassé  une  jambe.  J'ai 
fait  ce  que  j'ai  pu. 

«  —  Kt  la  charge  ? 

«  —  Mon  capitaine,  les  cantines  sont  brisées  ;  mais  j'ai 
pu  ramasser  ce  qu'elles  contenaient.  Du  tout,  j'ai  fait  un 
ballot  que  j'ai  placé  sur  le  mulet  de  M.  X***  de  tel  régi- 
ment ;  votre  tente  et  votre  lit  de  campagne  sont  sur  le  mulet 
de  M.  Z***.  )) 

Et  il  s'en  va,  empochant  parfois  une  gratification  bien 
méritée. 

Nous  ne  décrirons  pas  les  opérations  compliquées  et 
les  actions  sanglantes  de  cette  expédition  de  1857,  qui 
dura  du  17  mai  au  12  juillet,  nous  bornant  à  relater  que 
nos  admirables  soldats  furent  toujours  les  mêmes,  ter- 
ribles dans  le  combat,  humains  une  fois  désarmés.  Près  de 
Taguemout,  après  une  chasse  aux  Kabyles,  une  compagnie 
du  1"  zouaves  découvrit  un  moulin  qui  paraissait  abandonné, 
et  y  pénétra.  Ce  moulin  était  rempli  d'hommes,  de  femmes 
et  d'enfants  qui,  confiants  dans  leur  asile  sohtaire,  avaient 
espéré  échapper  aux  recherches  des  Français.  L'ivresse  du 
premier  feu  s'étant  dissipée,  les  zouaves  firent  une  razzia 
de  poules,  puis  réunirent  les  prisonniers  pour  les  conduire 
au  quartier-général. 

Tout  à  coup  un  kabyle,  à  bout  de  haine  et  de  fureur, 
sortit  un  poignard  de  dessous  son  burnous  et  frappa  le 
zouave  qui  marchait  à  côté  de  lui  ;  le  soldat  riposta  par 
un  coup  de  fusil  à  bout  portant,  qui  brisa  le  crâne  de 
son  agresseur.  Ce  malheureux  portait  dans  ses  bras  une 
petite  fille  de  deux  ou  trois  ans,  qui  fut  inondée  de  sang 
et  de  débris  de  cervelle.  Aussitôt  la  colonne  s'arrêta  :  les 
zouaves,  ces  vrais  hommes  de  cœur,  entourèrent  l'enfant, 
cherchant  à  la  rassurer,  lavant  les  éclaboussures  dont  elle 
était  couverte.  L'un  d'eux  la  prit  doucement  dans  ses  bras, 
la  berçant  paternellement.  C'était  un  spectacle  attendris- 
sant que  de  voir  ces  rudes  soldats  barbus,  souriants,  doux 
comme  des  pères  à  leurs  nouveau-nés,  attroupés  autour 


—    122    ~ 

d'une  enfant  en  larmes  et  baisant  ses  petites  mains.  La 
mère  était  parmi  les  prisonniers  ;  elle  réclama  l'orphe- 
line, mais  le  zouave  qui  la  portait  ne  voulut  pas  s'en 
dessaisir.  Le  soir,  la  compagnie  décida  qu'elle  l'adopterait, 
et  les  officiers  eurent  toutes  les  peines  du  monde  à  faire 
comprendre  à  leurs  hommes  que  nul  ne  saurait  remplacer 
une  mère,  dont  les  droits  sont  sacrés.  Les  captifs,  y 
compris  la  mère  et  la  petite  fille,  furent  reconduits  aux 
avant-postes  et  rendus  à  la  liberté,  et  chacun  d'eux  em- 
portait dans  les  plis  de  son  burnous  du  biscuit,  du  sucre, 
du  café,  des  sous,  tout  ce  que  chacun,  officiers  et  soldats, 
leur  avait  donné  pendant  leur  présence  dans  le  camp. 

Les  conditions  accordées  aux  Beni-Raten  devinrent  la 
règle  de  toutes  les  autres.  Dans  ses  Mémoires,  le  maréchal 
Randon  les  a  fait  connaître,  en  racontant  la  scène  pathétique 
de  cette  première  soumission. 

Quelques  parlementaires  des  Beni-Raten  étaient  venus 
demander  une  trêve,  déclarant  loyalement  qu'ils  ne  repré- 
sentaient pas  toutes  les  fractions  de  leur  tribu,  mais  qu'ils 
s'engageaient  à  faire  respecter  la  trêve  si  le  maréchal 
voulait  conclure  un  armistice  jusqu'au  lendemain.  Celui-ci 
promit  de  suspendre  les  hostilités,  et  put,  confiant  dans  la 
parole  des  Kabyles,  se  promener  en  avant  des  grand'gardes 
avec  tout  son  état-major,  sans  essuyer  un  coup  de  fusil. 

Le  lendemain  soir,  vers  quatre  heures,  les  envoyés  des 
Beni-Raten,  au  nombre  de  quarante  ou  cinquante,  tra- 
versent le  camp  et  arrivent  jusqu'à  la  tente  du  maréchal, 
conduits  par  le  colonel  de  Neveu,  chef  du  bureau  poli- 
tique. Sous  leurs  burnous  sales  et  déchirés,  avec  leur  allure 
sauvage,  et  malgré  le  sentiment  de  leur  impuissance,  les 
Kabyles  gardent  une  attitude  digne.  Quelques-uns  sont 
blessés  et  suivent  péniblement  leurs  compagnons  ;  des  ta- 
ches de  sang  maculent  leurs  vêtements,  mais  aucun  visage 
ne  trahit  la  souffrance,  et  nul  ne  se  pare  ni  ne  s'humilie  de 
ses  blessures.  Fier  et  calme,  sans  fuir  ni  rechercher  les 
regards,  ce  troupeau  de  vaincus  marche  résigné  et  sans 


—    123    — 

honte,  courbé  sous  la  volonté  do  Dieu.  Sur  le  passage  de 
la  députation,  les  soldats  gardent  le  silence.  C'est  que  le 
respect  du  malheur  est  un  sentiment  français. 

Le  maréchal  est  dans  sa  tente,  entouré  des  officiers  de 
son  état-major  et  du  bureau  arabe  ;  l'interprète  principal 
de  l'armée  est  debout,  à  la  porte,  assisté  d'un  kabyle  au- 
quel il  transmet  en  arabe  les  paroles  du  gouverneur,  et  qui 
les  répète  une  seconde  fois  en  langue  kabyle.  Silencieux  et 
graves,  les  membres  de  la  députation,  sans  saluer,  s'as- 
seyent à  terre,  en  cercle.  L'un  d'eux,  à  la  figure  intelligente 
et  expressive,  à  la  barbe  grisonnante,  prend  place  un 
peu  en  avant  des  siens  ;  il  est  chargé  de  répondre  pour 
tous. 

Le  maréchal  se  tourne  vers  eux  et  prononce  chaque 
phrase  d'un  ton  ferme.  L'interprète  principal,  de  sa  voix 
claire,  traduit  en  arabe,  et  le  kabyle  répète  après  lui  dans 
le  dialecte  de  sa  nation  ;  puis  il  écoute  la  réponse,  la  redit 
en  arabe  à  l'interprète,  qui  la  transmet  à  son  tour. 

«  —  Vous  tous  qui  êtes  ici,  dit  le  gouverneur,  représen- 
tez-vous complètement  la  tribu  des  Beni-Raten,  et  pouvez- 
vous  vous  engager  pour  elle? 

«  —  Oui,  nous  sommes  les  amins  délégués  par  toute 
notre  nation,  et  nous  avons  mission  de  parler  pour  tous  les 
fils  de  Raten.  Ce  que  nous  aurons  accepté  sera  accepté 
par  tous. 

«  —  Pourquoi  avez-vous  manqué  aux  promesses  de  sou- 
mission que  vous  aviez  faites,  en  1854,  au  sebt  (marché)  des 
Beni-Yahia,  puis,  en  1855,  à  Alger;  et  fomenté  des  révoltes 
chez  les  tribus  soumises  ? 

«  —  Si  quelques  hommes  des  Beni-Raten  ont  fait  cela,  tous 
ne  l'ont  pas  fait  ;  mais  nous  reconnaissons  nos  fautes,  et 
nous  venons  ici  pour  nous  excuser  du  passé  et  nous  sou- 
mettre aux  Français. 

«  —  Avez-vous  cette  fois  l'intention  de  tenir  fidèlement 
vos  engagements  et  d'exécuter  les  conditions  qui  vous 
soront  imposées? 


—    124    — 

((  —  Nous  promettons  que  notre  tribu  sera  fidèle  aux  pro- 
messes que  nous  te  ferons  en  son  nom. 

<(  —  Voici  les  conditions  que  je  vous  impose  ;  si  elles  ne 
vous  conviennent  pas,  vous  retournerez  à  vos  villages,  vous 
reprendrez  vos  armes,  nous  reprendrons  les  nôtres,  et  la 
guerre  décidera.  Mais  si  vous  nous  forcez  à  combattre,  nous 
couperons  vos  arbres  et  nous  ne  laisserons  pas  pierre  sur 
pierre  dans  vos  villages. 

'(  — Nous  sommes  tes  vaincus,  nous  nous  soumettons  aux 
conditions  qu'il  te  plaira  d'imposer. 

>(  —  Vous  reconnaîtrez  l'autorité  de  la  France.  Nous  irons 
sur  votre  territoire  comme  il  nous  plaira.  Nous  ouvrirons 
des  routes  et  construirons  des  bordjs.  Nous  couperons  les 
bois,  ainsi  que  les  récoltes  qui  nous  seront  nécessaires  pen- 
dant notre  séjour  ;  mais  nous  respecterons  vos  figuiers,  vos 
oliviers  et  vos  maisons.  » 

Tous  gardent  le  silence  ;  leur  orateur  s'incline. 

«  • —  Vous  paierez,  comme  contribution  de  guerre  et  juste 
indemnité  des  désordres  que  vous  avez  causés,  cent  cin- 
quante francs  par  fusil. 

u  —  Les  Beni-Raten  ne  sont  pas  tous  riches,  et  beaucoup, 
parmi  eux,  n'ont  pas  assez  d'argent  pour  payer  cette  somme, 

'c  —  Lorsque  vous  avez  fomenté  la  révolte  des  tribus  qui 
sont  autour  de  vous,  chacun  a  su  trouver  de  l'argent  ;  les 
riches  ont  payé  pour  les  pauvres.  Vous  ferez  comme  vous 
avez  fait  ;  les  riches  prêteront  aux  pauvres  afin  que  tous 
payent,  et  que  chacun  supporte  la  peine  des  fautes  de  sa 
nation.  » 

A  ces  mots,  des  réclamations  confuses  s'élèvent  parmi  les 
Kabyles.  Quelques-uns  parlent  ou  gesticulent,  mais  le  chef 
les  apaise  peu  à  peu,  et,  répondant- pour  tous  : 

K  —  Nous  paierons  la  contribution  que  tu  demandes. 

u  —  Comme  preuve  de  vos  bonnes  intentions,  vous  me 
livrerez  les  otages  qui  vous  seront  désignés.  Je  les  garderai 
jusqu'au  paiement  intégral  de  la  contribution,  et  même  plus 
longtemps,  selon  votre  conduite.  » 


—    125    — 

Tous  restent  silencieux  ;  le  chef  incline  la  tête. 

«  —  A  CCS  conditions,  vous  serez  admis  sur  nos  marchés, 
comme  les  trihus  kabyles  soumises.  Vous  pourrez  travailler 
dans  la  Mitidja  et  gagner,  pendant  la  récolte  prochaine,  de 
quoi  payer  votre  contribution  de  guerre,  et  au  delà.  Pour 
vous  convaincre  dès  à  présent  que  nous  ne  voulons  ni  em- 
mener les  femmes  et  les  enfants,  ni  vous  prendre  vos  terres, 
comme  on  vous  a  dit  que  nous  avions  coutume  de  faire, 
vous  rentrerez  dans  vos  villages  aussitôt  que  vos  otages 
nous  seront  livrés  ;  vous  pourrez  circuler  en  hberté  à  travers 
les  camps  avec  vos  femmes  et  vos  enfants,  et  Ton  ne  prendra 
à  personne  ni  sa  maison,  ni  son  champ  sans  lui  en  payer 
la  valeur.  » 

Les  visages  impassibles  des  Kabyles  ne  trahissent  aucun 
sentiment  de  regret  ni  de  satisfaction. 

((  —  Vous  pourrez,  comme  par  le  passé,  vous  choisir  des 
amins,  mais  ils  devront  être  reconnus  et  investis  par  la 
France  ;  vous  pourrez  même  garder  vos  institutions  politiques 
de  village,  pourvu  que  vos  chefs  sachent  vous  maintenir  en 
paix.  » 

Ces  dernières  paroles  font  courir  un  frémissement  de  joie 
parmi  ces  hommes  jusqu'alors  si  impassibles.  Des  conver- 
sations à  demi-voix  s'engagent  entre  eux,  et  il  est  facile  de 
voir  à  leurs  gestes  et  à  leur  physionomie  toute  la  satisfaction 
que  leur  cause  cette  proposition  inattendue.  Puis  l'orateur, 
prenant  la  parole,  dit  : 

«  —  Avons-nous  bien  compris  ?  nous  conserverons  nos 
institutions  ? 

«  —  Oui. 

((  —  Nous  nommerons  nos  chefs  comme  par  le  passé? 

«  —  Oui  ;  seulement,  comme  nous  ne  voulons  pas  que  ce 
soient  des  hommes  de  désordre,  ces  nominations  seront 
approuvées  par  nous. 

«  —  Vous  ne  nous  donnerez  pas  d'Arabes  pour  nous 
commander? 

«  —  Non. 


—    126    — 

<(  —  Alors,  vous  pouvez  compter  sur  notre  soumission, 
et,  demain,  nous  déposerons  entre  vos  mains  la  contribution 
de  guerre.  » 

Le  maréchal  congédia  la  députation,  qui  se  rendit  auprès 
du  chef  du  bureau  politique  ;  celui-ci  désigna  immédiatement 
les  otages  d'après  des  listes  arrêtées  d'avance,  aidé  par  le 
caïd  El  Hadj  Tastarem,  notre  partisan.  Ce  caïd  mérite  une 
mention  particulière  :  c'est  lui  qui,  avec  quelques  hommes 
de  son  çof  chassés  de  Kabylie  et  réfugiés  chez  nous  depuis 
1855,  fît  cesser  les  hostihtés  avant  la  soumission  des  Beni- 
Raten.  Il  avait  reçu  une  forte  blessure  dans  les  rangs  fran- 
çais en  combattant  les  Beni-Ouaggenoun,  en  1856,  et  son 
frère,  en  guidant  l'avant-garde  de  la  brigade  Bourbaki 
quelques  jours  auparavant,  avait  été  tué  par  méprise. 

C'est  ainsi  que  le  maréchal  Randon,  qui  avait  étudié  à 
fond  la  constitution  sociale,  administrative,  politique  et  mi- 
litaire des  Kabjdes,  sut  leur  appliquer  le  seul  principe  qui 
rende  les  conquêtes  durables,  celui  de  respecter  chez  le 
peuple  conquis  ses  moeurs,  ses  lois  et  ses  institutions,  tout 
en  le  mettant  dans  l'impuissance  de  nuire.  C'est  sur  ce  prin- 
cipe que  s'est  établie  la  grandeur  de  la  nation  romaine;  c'est 
ainsi  qu'on  vient,  mais  timidement,  de  procéder  en  Indo- 
Chine.  Il  ne  faut  pas  qu'une  nation  soit  infatuée  d'elle-même 
au  point  d'imposer  aux  vaincus,  là  où  ses  armées  ont  triom- 
phé, son  propre  gouvernement  politique  et  ses  lois  civiles. 

Pour  conserver  par  la  force  sa  nouvelle  conquête,  le 
maréchal  entreprit  de  faire  élever  un  fort  au  milieu  même 
du  pays  conquis  ;  à  cet  effet,  il  interrompit  les  opérations 
militaires,  et  donna  l'ordre  au  général  de  Chabaud-Latour 
de  faire  commencer  immédiatement  les  travaux. 

Pendant  que  le  génie  creusait  les  fondations  de  la  nouvelle 
forteresse,  destinée  à  renfermer  quatre  bataillons,  avec  les 
accessoires,  toute  l'armée  fut  employée  à  établir  une  route 
pour  reher  Tizi-Ouzou  au  nouveau  centre  qu'on  allait  édi- 
fier. En  quelques  jours,  une  armée  de  vingt-cinq  mille  tra- 
vailleurs, ardents  à  la  tâche   comme  au  combat,  traça 


—    127    — 

une  route  militaire  dominant  le  pays,  suivant  les  crêtes 
et  non  les  vallées,  une  route  carrossable  de  six  mètres 
de  large,  à  travers  un  pays  bouleversé,  coupé  par  des 
vallées  profondes  et  des  ravins  aux  pentes  abruptes  et 
rocheuses.  Elle  avait  été  commencée  le  3  juin  ;  le  14,  jour 
anniversaire  des  batailles  de  Marengo,  de  Friedland  et  du 
débarquement  des  Français  à  Sidi-Ferruch,  Randon  donnait 
Tordre  de  suspendre  les  travaux  pour  inaugurer  le  nou- 
veau fort,  qui  lut  baptisé  fort  Napoléon.  Dans  la  matinée, 
toutes  les  troupes  échelonnées  de  Souk-el-Arba  à  Tizi-Ouzou 
déposèrent  la  pioche,  et  vinrent  sur  le  plateau  dominant  le 
pa3's'  des  Beni-Raten  se  masser  à  droite  et  à  gauche  d'un 
autel,  assis  sur  des  caisses  à  biscuit  et  des  tambours  amon- 
celés, flanqué  de  drapeaux  et  de  fanions.  Le  génie  avait 
artistement  dressé  autour  de  l'autel  des  trophées  d'armes, 
des  instruments  de  travail  et  des  caissons  d'artillerie.  Les 
aumôniers  des  trois  divisions  assistaient  le  vicaire-général 
du  diocèse  d'Alger,  qui  trouva  d'éloquentes  paroles  pour 
les  soldats  morts  depuis  un  quart  de  siècle  sur  la  terre 
algérienne  (1). 

Le  nouveau  fort  comprit  dans  son  enceinte  le  village 
d'Icheraouia.  Il  fallait  le  démolir.  Le  maréchal  fit  offrir  aux 
habitants  de  leur  payer  leurs  maisons  et  de  leur  en  faire 
construire  d'autres.  Les  Kabyles  prirent  l'argent  et  démé- 
nagèrent gaiement  vers  les  bourgades  voisines.  D'un  ramas- 
sis de  bicoques,  ils  tirèrent  25.000  francs.  Le  gouverneur 
pouvait  payer  largement;  la  contribution  de  guerre  avait 
rapporté  deux  millions,  qui  furent  employés  entièrement 
aux  dépenses  de  la  forteresse  et  de  la  route  qui  devait  la 
relier  à  Tizi-Ouzou. 

Frappés  de  l'importance  de  ce  fort,  les  Kabyles  com- 
prirent qu'il  serait  le  tombeau  de  leur  indépendance.  Ils 
ne  parvenaient  pas  à  conserver  leur  impassibilité  en  voyant 
les  fossés  se  creuser  et  les  longues  murailles  crénelées 

(1)  Nous  avons  longuement  parlé,  dans  notre  première  série,  de  ce  vicaire- 
général,  Tabbé  Suchet,  dont  le  nom  est  resté  populaire  en  Algérie. 


—    128    — 

sortir  de  terre.  Un  vieil  amin,  venu  à  Souk-el-Arba  pour 
apporter  la  contribution  de  guerre  de  son  village,  demanda 
au  commandant  Péchot  qui  recevait  son  argent  : 

«  —  Le  maréchal  vient-il  donc  habiter  Souk-el-Arba  (1)? 

«  —  Non,  c'est  un  bordj  qu'il  fait  construire. 

«  —  Un  bordj!  dit  le  vieillard,  on  m'a  donc  dit  la  vérité! 
Sidi  commandant,  regarde-moi.  Quand  un  homme  va  mourir, 
il  se  recueille  et  ferme  les  yeux.  Amin  des  Kabyles,  je  ferme 
les  yeux,  car  la  Kabylie  va  mourir.  » 

Pendant  quelques  minutes,  l'amin  resta  les  yeux  fermés. 
Puis  il  quitta  brusquement  le  commandant  Péchot,  en  lais- 
sant échapper  un  sanglot. 

Les  marabouts  annonçaient  partout  que  le  prophète  avait 
suscité  les  Français,  comme  un  fléau  vivant,  pour  punir 
les  crimes  des  Kabyles;  mais,  ajout  aient- il  s,  si  Mahomet 
veut  le  châtiment  de  ses  enfants  coupables,  il  ne  permettra 
pas  leur  asservissement  aux  infidèles.  La  dispersion  future 
des  chrétiens  est  annoncée  par  les  saints  de  l'islam. 

«  —  Déjà,  disait  un  de  ces  fanatiques,  déjà  du  haut  du 
ciel  Allah  frappe  les  Roumis  amenés  par  lui  sur  la  terre 
kabyle.  » 

Et  au  bruit  sourd  que  faisaient  les  mines  en  éclatant  : 

«  —  Entendez-vous  s'écriait-il,  comme  ils  jettent  leur 
poudre  aux  rochers  de  la  montagne.  Dieu  les  a  frappés  de 
vertige!  !  » 

Un  autre  mêlait  les  railleries  aux  malédictions. 

« —  Ces  chrétiens,  disait-il  en  ricanant,  ne  font  cette 
longue  route  de  Tizi-Ouzou  à  Souk-el-Arba  que  pour  s'en 
retourner  plus  aisément  dans  la  plaine  après  les  fatigues 
supportées  dans  les  sentiers  kabyles.  » 

Cependant  il  fallait  achever  la  conquête.  Nos  soldats 
déposèrent  la  pioche  pour  reprendre  le  fusil,  et  le  24  jain 
tous  les  camps  furent  levés.  Les  trois  divisions  de  Mac- 
Mahon,  Yusuf  et  Renault  marchèrent  dans  la  direction  des 

(1)  Soukf  marché,  arba»  quatre.  Souk-el-Arba,  le  marché  du  quatrième  Jour, 


—     1-29    — 

Beni-Menguiliet,  les  voisins  immédiats  des  Boni-Raten.  Ce 
fut  la  2'  division,  celle  du  général  de  Mac-Mahon,  qui  eut 
l'occasion  de  culbuter  un  ennemi  resté  en  armes  en  face  de 
nos  grand'gardes,  et  dont  les  feux  vigilants  et  provocateurs 
éclairaient  nos  bivouacs  depuis  vingt-cinq  nuits. 

Le  combat  dlchériden  est  un  des  plus  terribles  qu'ait 
livré  le  général  de  Mac-Mahon  dans  sa  longue  et  glorieuse 
carrière. 

Pour  gagner  les  hauteurs  d'Ichériden  où  l'attendaient 
les  Kabyles,  sa  division  avait  à  suivre  une  longue  crête 
rocheuse  formée  de  pitons  successifs  et  bordée  de  préci- 
pices, sur  laquelle  couraient  des  sentiers  à  peine  frayés. 
Cette  crête,  à  1.500  mètres  de  la  montagne,  s'élargissait 
et  formait  un  plateau  étroit  sur  lequel  le  général  massa  ses 
troupes  et  disposa  son  artillerie. 

Les  batteries  prennent  position  à  900  mètres  en  avant  ;  la 
limpidité  de  l'atmosphère  africaine  permet  de  compter  les 
défenseurs  d'Ichériden  qui  ne  daignent  pas  répondre  à  la 
canonnade  et  font  preuve  une  fois  de  plus  de  leur  singu- 
lier dédain  pour  les  gros  projectiles.  Ce  dédain  est  poussé 
jusqu'au  mépris  pour  les  fusées.  «  Fousi  {fusées),  disent-ils, 
comme  les  hannetons;  macache  morto  {pas  de  morts); 
canons^  boum,  boum^  bruit  beaucoup,  onais  passer  dans 
Vair  par -dessus  la  tête.  Nous  couchés  par  terre  et 
rire.  » 

A  Ichérîden,  les  Kabyles  avaient  établi  à  mi-côte  de  la 
montagne  un  retranchement  sinueux;  à  droite,  partant  de 
ce  retranchement,  descendait  en  zigzag  un  contrefort  natu- 
rel, rocheux,  dont  les  rares  passages  étaient  coupés  de 
barricades.  Derrière  ces  remparts,  brillent  les  longs  fusils, 
dont  les  canons  polis  miroitent  au  soleil.  Nombre  de  Ka- 
byles, l'arme  au  côté,  sont  debout  sur  les  barricades  et 
paraissent  impassibles.  Mac-Mahon,  voyant  le  peu  d'effet 
de  l'artillerie,  ordonne  au  général  Bourbaki  de  lancer  sa 
brigade  à  l'attaque.  L'ennemi  disparaît  soudain  derrière 
ses  travaux  de  défense. 

RâdTS  ALQÉRIB.NS.    -  2»  SlÏRIK.  Q 


—      luU      — 

On  n'entend  plus,  selon  l'expression  du  poète,  que  le 
silence,  un  silence  formidable. 

Silencieusement  aussi,  la  brigade  Bourbaki,  2"  zouaves 
et  54®  de  ligne,  descend  la  pente  de  la  courbe  rocheuse 
qui  va  du  plateau  occupé  par  nos  troupes  à  la  montagne 
dlchériden.  A  trois  cents  mètres,  les  tambours  et  les  clai- 
rons battent  la  charge;  les  têtes  de  colonne  se  déploient 
alors  en  tirailleurs  et  ouvrent  le  feu.  Mais  les  barricades 
restent  muettes  ;  pas  un  bruit,  pas  une  tumée  de  feu  ne  sort 
des  créneaux. 

A  cent  cinquante  mètres,  le  2^  zouaves  et  le  54"  de  ligne, 
qui  jusque-là  ont  pu  s'abriter  derrière  des  plis  de  terrain, 
se  trouvent  à  découvert.  Une  sinistre  clameur  de  mort,  un 
effroyable  hurlement  s'élève  alors  des  remparts  qui  s'en- 
veloppent de  fumée  ;  la  fusillade  devient  extraordinairement 
serrée.  La  colonne  française,  fauchée  en  un  clin  d'œil, 
s'arrête  brusquement.  C'est  en  vain  que  quelques  zouaves 
déterminés,  se  ghssant  comme  des  serpents  à  travers  les 
buissons,  essaient,  courbés  en  deux,  de  s'avancer  vers  le 
retranchement;  c'est  en  vain  que  quelques  officiers,  le 
sabre  haut,  crient  :  En  avant!  Tous  ces  braves  tombent  sous 
l'ouragan.  On  voit  un  capitaine  faire  quelques  pas,  tomber, 
se  relever,  retomber,  se  traîner  sur  les  genoux,  et  finale- 
ment se  coucher  tout  du  long,  immobile  et  sanglant. 

Le  feu  des  I^abyles  roule  toujours  avec  la  même  furie. 
Alors,  sur  la  gauche  de  la  brigade  Bourbaki,  on  voit  se 
détacher,  officiers  à  cheval  à  la  tête  des  compagnies,  un 
bataillon  de  la  légion  étrangère  dont  les  vieux  reîtres  con- 
servent sous  la  mitraille  leur  superbe  discipline;  la  fusillade 
s^acharne  sur  lui;  il  s'avance  impassible  sans  riposter  et 
en  quelques  minutes  aborde  le  flanc  des  retranchements, 
dans  lesquels  il  se  répand  victorieux.  Les  Kabyles  pris  à 
revers  fuient  de  toutes  parts.  Ce  que  l'élan  du  2*  zouaves 
et  du  54°  de  ligne  n'a  pu  faire,  la  bravoure  silencieuse  de 
la  légion  étrangère,  bravoure  dirigée  savamment  sur  le 
flanc  de  l'ennemi,  l'obtient  avec  avantage. 


—    131     — 

«  C'est  le  mouvement  de  vos  grandes  capotes  {ï)^  disait 
le  lendemain  un  Beni-Yenni,  qui  nous  a  fait  quitter  les  bar- 
ricades; sans  quoi  vous  ne  seriez  pas  montés  et  nous  allions 
descendre  jusque  sur  vous.  Mais  quand  nous  avons  vu  ces 
grandes  capotes  qui  montaient  prendre  nos  retranchements 
par  derrière,  sans  même  répondre  à  nos  coups  de  feu,  alors 
nous  sommes  partis. 

«  Depuis  que  les  Français  sont  venus  du  Sebaou,  je  me 
suis  battu  à  tous  les  combats  ;  je  voudrais  savoir  quel  était  ce 
diable  enchanté  qui  hier  marchait  à  cheval  à  la  tête  des 
grandes  capotes.  Je  lui  ai  tiré  deux  coups  de  fusil;  tous 
nous  le  visions;  nous  étions  plus  de  mille  tirant  sur  lui. 
Nous  voyions  nos  balles  soulever  la  terre  autour  de  son 
cheval;  il  avançait  toujours.  Que  l'on  me  donne  son  nom 
pour  que  je  le  garde.  » 

D'après  M.  Emile  Garrey  (2)  «  ce  diable  enchanté  )>  était 
le  commandant  Mangin  ;  c'est  une  erreur,  car  celui-ci  se 
trouvait  sur  le  flanc  de  son  bataillon,  à  sa  place  de  combat, 
surveillant  le  mouvement.  L'officier  qui  marchait  en  tête 
était  le  capitaine  adjudant  major  Dufaure  du  Bessol  (3). 

L'auteur  de  ces  Récits  a  eu  l'honneur  d'être  sous-heute- 
nant  dans  la  compagnie  Dufaure  du  Bessol  au  3"  zouaves  ;  il 
tient  à  rendre  à  son  ancien  et  respecté  chef  un  éclatant 
hommage  en  rétabhssant  la  vérité  des  faits. 


VI 


Les  dernières  opérations  de  la  colonne  expéditionnaire 
eurent  lieu  chez  les  Illilten.  Ces  tribus,  dont  le  nom  en 
kabyle  veut  dire  tribus  du  rocher,  habitent  un  misérable 

(1)  Nom    donné    aux    soldats    revêtus   de  l'ancienne  et   légendaire  capote 
gris-bleu. 

(2)  Dans  ses  Récits  de  Kahylie. 

(3)  Il  fut  en  1870  un  des  héros  de  l'armée  du  Nord,  et  aujourd'hui  commande 
nue  division  du  14»  c*>rps  d'armée. 


—    132    — 

territoire,  produit  des  dépouillements  successifs  que  le 
temps,  la  neige,  les  eaux  ont  arrachés  à  l'ossature  dénudée 
du  Djurjura.  Haché  par  les  avalanches  et  raviné  par  les 
eaux,  il  n'est  qu'un  amoncellement  confus  de  pics,  de 
crêtes  isolées,  de  rochers  surplombant  d'effrayants  préci- 
pices. Vu  du  haut  du  col  de  Tirourda,  le  pays  ressemble  à 
une  mer  tumultueuse  qui  serait  immobilisée  en  pleine  tem- 
pête. Dans  la  partie  la  plus  tourmentée  de  cette  étrange 
région  sont  enfouis  deux  villages,  Takleh  et  Tirourda, 
appartenant  à  une  famille  de  marabouts,  celle  de  Lalla 
Fatma,  dont  l'influence  s'étendait  à  toute  la  Kabylie. 

L'histoire  de  cette  prophétesse  berbère  est  curieuse.  A 
l'âge  de  seize  ans,  elle  fut  mariée  à  un  certain  Yahia  ben 
Ikoulaf,  marabout  de  la  tribu  des  Beni-Itouragh  ;  mais 
Tannée  d'après,  ehe  quittait  le  domicile  conjugal  et  se 
retirait  chez  ses  frères  les  marabouts  de  Tirourda.  Son 
mari  fit  de  vaines  instances  pour  la  ramener  près  de  lui.  Le 
fameux  agitateur  Bou-Baghla  essaya  d'épouser  la  mara- 
boute  :  elle  y  consentait,  mais  il  fallait  obtenir  le  divorce 
de  Yahia  ben  Ikoulaf.  Ce  dernier  resta  sourd  à  toutes  les 
instances  et,  quoique  très  pauvre,  refusa  l'argent  que 
les  frères  de  Lalla  Fatma  lui  offraient  au  nom  de  Bou- 
Baghla. 

On  raconte  que  c'est  à  la  suite  d'un  combat  livré  en  1854 
contre  les  troupes  de  la  division  Maissiat,  commandant  la 
province  de  Gonstantine,  que  Bou-Baghla  et  la  druidesse 
conçurent  l'un  pour  l'autre  une  véritable  estime.  Lalla 
Fatma,  avec  les  femmes  des  Illilten,  se  précipita  plusieurs 
fois,  vêtue  d'un  haïk  rouge  qui  la  désignait  aux  coups  de 
feu  de  nos  soldats,  au  miUeudes  combattants.  Bou-Baghla, 
chacun  le  sait,  était  brave.  Dans  l'affaired  ont  nous  parlons, 
il  fut  atteint  par  une  balle  partie  des  rangs  du  3®  zouaves^ 
et  passait  tout  sanglant  à  côté  de  Lalla  Fatma,  quand  elle 
s'écria  : 

«  —  Ghérif,  ta  barbe  ne  deviendra  jamais  du  foin.  » 

Pour  expliquer  cette  apostrophe  de  la  sauvage  guerrière^ 


_  JOO 


ÛO 


rappelons  que  chez  les  indigènes  d'Algérie  la  barbe  est  le 
symbole  de  la  bravoure.  Dire  d'un  homme  que  sa  barbe 
s'est  changée  en  foin,  c'est  insinuer  qu'il  est  lâche  devant 
le  danger.  La  barbe  est  aussi  le  symbole  de  la  fierté  ;  dire 
de  quelqu'un  que  sa  barbe  s'est  changée  en  foin,  signifie 
également  qu'il  a  perdu  tout  amour-propre. 

La  sainteté  de  Lalla  Fatma,  à  l'époque  de  la  conquête  de 
la  grande  Kabylie,  était  universellement  reconnue  ;  elle 
guérissait  les  maladies,  conjurait  les  périls  et  rendait  do 
ces  oracles  à  double  entente  qui  étaient  rarement  démentis 
par  les  événements.  Si  elle  le  veut,  disaient  les  Kabyles, 
elle  fera  reculer  d'un  geste  l'invasion  française. 

Quelles  raisons  donna  la  prophétesse  pour  expliquer  aux 
Kabyles  l'impossibilité  pour  elle  d'empêcher  la  marche  de 
notre  armée,  nous  l'ignorons.  Les  Illilten  vinrent  entasser 
dans  le  village  qu'elle  habitait  leurs  richesses,  ainsi  que 
leurs  femmes  et  leurs  entants  ;  Lalla  Fatma  promit  de  les 
protéger  et  de  faire  pour  eux  des  conjurations  surnaturelles 
qui  ne  pouvaient  manquer  d'être  exaucées.  Mais  elle  n'était 
pas  absolument  convaincue  de  sa  propre  puissance.  Son 
frère.  Si  Taïeb,  très  intéressé  aux  succès  de  sa  sœur,  dont 
les  richesses  étaient  considérables,  voulut  seconder  par 
des  moyens  diplomatiques  l'intervention  divine  de  Lalla 
Fatma,  et  comprit  fort  bien  que  la  soumission  absolue 
aux  Français  était  le  premier  procédé  à  employer.  Le  rusé 
compère  vint  donc  se  présenter  au  général  Yusuf  et  lui  dit 
avec  componction  : 

«  —  Je  suis  un  ami  de  la  France,  mais  je  n'ai  pu  persuader 
aux  Illilten  de  se  soumettre  ;  ils  veulent  leur  journée  de 
poudre.  Je  suis  venu  à  toi  pour  te  dire  au  moins  mes  inten- 
tions personnelles.  Je  demande  que  les  deux  villages  où  je 
commande  soient  épargnés  et,  pour  te  prouver  ma  sincé- 
rité, j'offre  de  conduire  tes  soldats  par  des  sentiers  faciles 
jusque  sur  les  rochers  dominant  le  territoire  du  reste  de  la 
tribu. 

«  —  Voilà,  dit  le  général  Yusuf  en  présentant  le  négo- 


—    134    — 

dateur  au  maréchal  Randon,  un  coquin  qui  trahit  les  siens 
pour  que  son  village  soit  épargné.  » 

Et  les  propositions  de  Si  Taïeb  furent  acceptées. 

Le  saint  homme,  émissaire  de  sa  sainte  sœur,  conduisit 
les  troupes  françaises  à  des  endroits  choisis  par  lui,  afin 
de  sauvegarder  ainsi  ses  richesses  personnelles,  et  par- 
dessus tout  le  prestige  religieux  de  Lalla  Fatma.  L'honneur 
de  sa  tribu  exigeait  une  journée  de  poudre  ;  il  le  concédait 
de  grand  cœur. 

Les  avant-postes  de  la  division  Yusuf  virent  bien  s'échap- 
per devant  eux  l'émigration  des  Illilten;  mais  comme  nous 
avions  Toccasion  d'un  triomphe  facile,  suivi  d'une  belle 
razzia,  personne  ne  s'en  préoccupa.  Toutefois  l'humeur  bel- 
liqueuse de  quelques  soldats  vint  brusquement  renverser 
les  combinaisons  du  sage  et  habile  Si  Taïeb,  qui  espérait 
avoir  soustrait  aux  Français  les  richesses  accumulées  dans 
les  deux  villoges  soumis  à  son  autorité. 

Quelques  fugitifs  retardataires  cherchant  à  se  mettre  sous 
l'égide  tulclaire  de  Lalla  Fatma  furent  aperçus  par  cinq 
zouaves  faisant  partie  de  Tavant-garde  de  la  brigade  Gastu; 
ceux-ci  poursuivirent  d'abord  les  Illilten  d'une  crête  à 
l'autre,  mai?  tout  à  coup  les  burnous  blancs  disparurent 
derrière  la  montagne.  Etonnés,  nos  troupiers  se  faufilèrent 
le  long  d'un  ravin  et  découvrirent  un  étroit  sentier  qui  avait 
livré  passage  à  la  foule  éperdue  ;  il  menait  droit  à  Takleh, 
le  village  introuvable  de  la  druidesse  musulmane. 

Dès  que  les  zouaves  débouchent,  Lalla  Fatma  groupe  au- 
tour d'elle  les  femmes  et  les  enfants,  les  rassure  et  leur 
promet  sa  protection  divine.  Cette  protection,  hélas  !  ne 
suffit  pas.  Les  balles  sifflent  partout  ;  les  hommes  se  voient 
dans  l'obligation  de  prêter  main-forte  à  la  prophétesse.  Ils 
s'arment  donc  pour  le  dernier  combat  et  engagent  la 
fusillade  contre  les  cinq  audacieux  qui  ont  osé  se  montrer 
devant  Takleh. 

Mais  nos  soldats  n'abandonnent  jamais  les  camarades 
dans  le  danger.  On  entend  les  coups  de  fusil,  et  l'on  sait  que 


—    135    — 

quelques  amis  ont  disparu  dans  le  ravin.  Sans  ordre,  un  clai- 
ron sonne  le  ralliement  et  une  quarantaine  de  zouaves,  sans 
officier,  accourent  aussitôt.  Les  Illilten  sont  bien  quelques 
centaines;  par  habitude,  les  nôtres  s'embusquent  et  ouvrent 
lefeu.  Mais  les  Kabyles  ripostent  avec  énergie,  et  en  quelques 
minutes  ont  couché  par  terre  une  vingtaine  d'assaillants.  Le 
clairon  sonne  au  renfort  ou  au  cacolet;  à  la  fin,  la  fanfare 
éperdue  du  clairon  excite  l'attention  d'un  capitaine  d'état- 
major,  M.  Fourchault,  qui  arrive  au  pas  de  course,  avec 
quelques  hommes  qui  l'ont  suivi. 

({  —  Cinq  zouaves,  lui  disent  les  survivants,  sont  blessés 
et  entre  les  mains  des  Kabyles. 

«  —  Eh  bien  !  dit  gaiement  le  capitaine  Fourchault,  allons 
les  chercher.  Clairon,  sonne  la  charge.  » 

Et  cette  petite  troupe  se  précipite  au  cri  de  :  En  avant  ! 
en  avant  ! 

Heureusement  de  nouveaux  zouaves  accourent  à  perte 
d'haleine;  les  Kabyles  les  voient  venir,  croient  à  la  pré- 
sence d'une  armée  entière,  s'effraient  et  se  mettent  à  fuir 
de  tous  côtés,  abandonnant  les  femmes  et  les  enfants  que 
les  invocations  de  Lalla  Fatma  ont  été  impuissantes  à 
sauver. 

Alors  les  vainqueurs  pénètrent  dans  le  village,  et  le 
pillage  commence.  La  poudre  appelle  la  poudre;  au  bruit 
de  la  fusillade,  des  centaines  de  soldats  sont  accourus. 
Fusils  encore  chauds  du  combat,  yatagans,  armes  de  toute 
espèce,  jonchent  le  sol,  pêle-mêle  avec  des  bijoux,  des 
bracelets,  et  même  des  sacs  remplis  d'argent.  Bientôt 
les  zouaves  sont  chargés  de  butin  à  n'en  savoir  que  faire. 
Une  maison  cependant  a  refusé  d'ouvrir;  de  nouveaux 
arrivants  enfoncent  la  porte  à  coups  de  crosse,  et  l'on  dé- 
couvre une  véritable  foule  entassée  dans  les  chambres  et 
les  couloirs.  Le  diplomate  Si  Taïeb,  qui,  en  somme,  a  été 
peu  heureux,  se  présente  la  tête  couverte  de  branches 
vertes  et  vient  dire  que  nos  blessés  ont  été  respectés.  Ce 
procédé,  si  contraire  aux  habitudes  de  l'ennemi,  touche 


—    136    — 

nos  officiers  qui  pardonnent  et  décident  que  personne  ne 
sera  fusillé. 

A  l'annonce  de  cette  mesure  de  clémence,  une  femme 
petite,  très  massive,  mais  belle  autant  que  peut  Têtre  une 
femme  kabyle  de  vingt-cinq  à  trente  ans,  tatouée,  outra- 
geusement chargée  de  bijoux,  accourt  en  pleurs  se  jeter 
dans  les  bras  de  Si  Taïeb.  C'est  Lalla  Fatma  qui  prend  des 
airs  navrés,  car  l'amitié  de  Mahomet  lui  a  fait  défaut  ;  elle 
n'est  plus  qu'une  vulgaire  captive. 

On  réunit  près  de  deux  cents  prisonniers  autour  de  la  mar- 
tyre du  Djurjura  à  laquelle  un  mulet  de  razzia  est  amené,  et 
le  cortège  s'achemine  vers  le  quartier- général.  Si  Taïeb 
marche  philosophiquement  à  côté  de  sa  sœur. 

Il  était  nuit  noire  quand  le  cortège  arriva.  Le  capitaine 
Fourchault  présenta  au  maréchal  Lalla  Fatma  et  les  deux 
cents  captifs.  La  prophétesse,  enveloppée  de  burnous 
blancs,  mit  pied  à  terre  et  suivit  le  gouverneur  sous  sa 
tente.  Elle  s'accroupit  à  la  mode  arabe,  regarda  autour 
d'elle  sans  affectation  ni  timidité,  et  quand  on  lui  demanda 
pourquoi  les  gens  de  sa  tribu  avaient  rompu  la  convention 
faite  avec  son  frère  en  tirant  sur  les  troupes  françaises  : 

((  —  Allah  l'a  voulu,  répondit-elle;  ce  n'est  ni  par  ta  faute, 
ni  par  la  mienne.  Quelques-uns  de  tes  soldats  ont  quitté 
leurs  rangs  pour  pénétrer  dans  mon  village  ;  les  miens  se 
sont  défendus.  Je  suis  ta  captive.  Je  ne  te  reproche  rien, 
et  tu  ne  dois  rien  me  reprocher.  C'était  écrit.  >> 

Après  quelques  demandes  relatives  à  la  prochaine  sou- 
mission des  Illilten,  le  maréchal  confia  la  druidesse  à  des 
officiers  du  bureau  arabe  chargés  de  la  conduire  au  camp 
de  la  division  Yusuf.  Lalla  Fatma  remonta  sur  son  mulet, 
et  la  longue  file  des  prisonniers  s'ébranla  pour  la  suivre. 
A  la  lueur  des  feux  du  bivouac,  nos  soldats  virent  passer 
une  foule  pleurante  de  femmes  hâves  et  fatiguées,  tenant 
sur  les  bras  des  enfants  criant  la  faim,  et  des  hommes  tris- 
tement résignés.  De  temps  à  autre,  une  femme  roulait  sur 
les  cailloux  du  chemin;  une  longue  lamentation  s'élevait 


—    137    — 

alors  au-dessus  du  morne  cortège,  et  de  confuses  rumeurs 
de  souffrance  se  faisaient  entendre  dans  le  silence  de  la 
nuit. 

Emu,  le  maréchal  Randon  regardait  la  foule  lamentable 
disparaître  dans  les  ténèbres.  Il  se  retourna,  appela  le  plus 
jeune  de  ses  officiers  d'ordonnance  et  lui  commanda  d'aller 
veiller  à  l'installation  des  captifs  et  de  leur  faire  distribuer 
des  rations  de  campagne.  Quand  le  lieutenant  Bibesco  vint 
dire  à  Lalla  Fatma  d'être  sans  inquiétude  sur  le  sort  des 
siens,  elle  répondit  simplement  : 

«  —  La  bonté  est  la  fille  de  la  force.  » 

Le  campement  choisi  pour  la  prophétessc  et  sa  suite  fut 
placé  à  côté  de  celui  d'une  compagnie  du  génie.  Nos  braves 
soldats  se  hâtèrent  d'allumer  des  feux,  de  chercher  de  l'eau 
et  d'aller  à  la  distribution  des  vivres.  Puis  ils  prirent  leurs 
propres  marmites  pour  faire  du  café  à  l'intention  des  pri- 
sonniers. Pendant  que  ceux-ci  mangeaient  avec  avidité,  les 
nôtres  formaient  autour  d'eux  un  cercle  silencieux  et  sym- 
pathique, montrant  une  fois  de  plus  que  la  pitié  du  vaincu 
est  la  première  gloire  de  la  France. 

Passives  et  effarées,  les  femmes  se  serraient  autour  de 
leur  prêtresse  tutélaire.  Celle-ci  eut  peine  à  les  déterminer 
à  suivre  Si  Taïeb  qui  les  installa  sous  les  tentes  à  elles 
réservées.  Ces  malheureuses  s^endormirent  péniblement. 
Le  lendemain,  tous  les  Illilten,  Fatma  et  Si  Taïeb  en  tête, 
furent  conduits  chez  une  tribu  alhée  qui  se  chargea  de  les 
garder  jusqu'à  la  soumission  définitive  des  Illilten.  Chose 
originale  !  un  nombre  énorme  de  turcos  entourait  laprophé- 
tesse  qui  leur  donnait  sa  main  à  baiser.  De  temps  à  autre, 
on  traversant  le  camp,  Lalla  Fatma  daignait  murmurer  à 
leur  adresse  une  parole  amicale,  et  ces  grands  enfants, 
montrant  leurs  dents  blanches  sous  un  large  sourire,  la 
quittaient  ravis  comme  des  fidèles  bénis  et  contents. 

Tout  alla  bien  tant  que  la  druidesse  longea  la  face 
du  camp  occupée  par  les  turcos;  mais  lorsqu'elle  passa 
devant  les  zouaves,  ces  rudes  soldats,  silencieux  d'abord 


—    138    — 

et  pitoyables  aux  misères  de  l'ennemi  vaincu,  se  prirent  à 
parodier  un  à  un  les  gestes  onctueux  de  Lalla  Fatma  ;  la 
pitié  s'effaça  devant  les  allures  protectrices  de  la  maraboute, 
la  foule  devint  peu  respectueuse,  les  baisements  de  main 
firent  courir  un  flot  de  lazzis,  et  le  rire  français,  ce  rire 
inextinguible,  éclaira  ces  figures  bronzées. 

La  captive  respectée  s'était  transformée  en  prêtresse  de 
théâtre. 


VII 


Nos  lecteurs  connaissent  la  situation  malheureuse  de  la 
femme  dans  la  société  arabe  (1);  le  kabyle,  mahométan  assez 
tiède,  a  pour  elle  une  certaine  considération,  et,  se  confor- 
mant aux  vieilles  coutumes  berbères,  lui  permet  de  jouer  un 
certain  rôle.  A  l'époque  de  la  conquête  arabe,  les  Beni-Raten 
étaient  gouvernés  par  une  femme  appelée  Chimsi,  et  une 
autre  nommée  Damia  bent  Nifak  commandait  les  bandes 
organisées  par  les  gens  de  la  montagne  pour  lutter  contre 
l'envahisseur.  Damia  battit  même  les  Arabes  à  plusieurs 
reprises,  et  ceux-ci,  pour  se  venger,  l'appelèrent  Kahina 
(sorcière).  Ce  ne  sont  pas  là  des  faits  exceptionnels  dans 
les  annales  berbères.  On  a  vu  à  Tuggurt,  au  fond  du  Sah'ra 
constantinois,  une  femme  gouvernant  au  nom  de  son  fils; 
Tuggurt  est  loin  de  la  KabyKe,  il  est  vrai,  mais  on  sait  que 
les  populations  des  oasis  sont  berbères  d'origine. 

Comparons  le  mariage  arabe  au  mariage  kabyle;  il  con- 
vient d*en  étudier  la  portée  morale  et  sociale,  et  de  montrer 
à  quel  point  les  deux  sociétés  sont  différentes  l'une  de 
l'autre. 

Le  mariage  tel  que  l'a  institué  Mahomet  peut  se  résumer 
en  deux  formules  :  polygamie  et  divorce. 

Le  vrai  musulman  peut  avoir  quatre  épouses  légitimes, 

(1)  Voir  Récits  algériens,  1"  série. 


—    189    — 

renvoyer  celle  d'entre  elles  qui  lui  déplaît  et  la  remplacer 
par  une  autre.  De  là  des  divisions  domestiques,  des  in- 
trigues, des  cabales  dépassant  tout  ce  que  Ton  peut 
imaginer. 

Mahomet  a  beaucoup  insisté  pour  que  la  dot  en  usage 
chez  les  peuples  de  l'Orient  conservât  un  caractère  de  don 
volontaire  fait  par  le  mari  à  la  femme  ;  mais  dans  la  pratique 
la  dot  versée  constamment  entre  les  mains  des  parents 
de  l'épouse  représente  le  prix  de  la  vente  dont  celle-ci  est 
Tobjet.  C'est  ainsi  qu'a  été  maintenu  dans  la  société  musul- 
mane l'éternel  esclavage  de  la  femme. 

En  Algérie,  les  mariages  se  font  de  bonne  heure.  Le  jeune 
homme  est  à  peine  sorti  de  l'adolescence,  que  le  père  songe 
à  l'établir  ;  il  charge  la  mère  de  trouver  une  jeune  fille, 
presque  une  enfant;  et  quand  les  parents  se  sont  concertés, 
ils  daignent  apprendre  à  leur  fils  qu'ils  lui  ont  choisi  une 
épouse.  Celui-ci  ne  se  récrie  pas,  loin  de  là;  il  baisse  la 
tête  et  se  déclare  prêt  à  obéir. 

Accompagné  de  quelques  voisins,  on  se  rend  chez  le 
père  de  la  jeune  fille,  sondé  au  préalable.  La  conversation 
roule  d'abord  sur  des  sujets  indifférents;  puis  un  complai- 
sant, par  une  transition  plus  ou  moins  adroite,  met  la  ques- 
tion sur  le  tapis,  et  l'on  parle  aussitôt  des  conditions  du 
mariage.  La  discussion  n'est  jamais  longue,  quoique  le  père 
de  la  jeune  fille,  pour  la  forme,  demande  une  dot  élevée  ; 
le  prix  a  été  débattu  d'avance,  et  les  débats  se  terminent 
par  de  petits  cadeaux  distribués  à  l'innombrable  parenté 
féminine  de  la  fiancée. 

Pendant  ce  temps,  les  femmes  préparent  un  repas.  Avant 
de  manger  le  couscouss  traditionnel,  l'homme  le  plus  âgé 
de  la  société  invoque  les  bénédictions  d'en  haut  sur  le  couple 
futur,  et  déclare  l'union  accomplie  légalement;  c'est  très 
simple,  comme  on  le  voit.  Puis,  quelques  jours  après,  le 
montant  de  la  dot,  en  présence  du  cadi  rédacteur  du  contrat, 
est  remis  aux  parents  de  la  jeune  fille  ;  et,  comme  le 
divorce  est  chose   prévue,  on  fait   un   relevé  exact  des 


—     U('     — 

dépenses  provenant  du  repas  de  noces  et  des  cadeaux,  afin 
de  s'en  faire  rembourser,  le  cas  échéant. 

Après  le  repas  de  noces,  l'épouse  voilée  se  rend  à  la  tente 
de  son  beau-père  ou  de  son  mari.  Elle  est  reçue  par  la  belle- 
mère  qui  lui  tend  un  pot  de  beurre  ;  la  jeune  femme  y  plonge 
la  main  et  en  enduit  les  montants  de  la  tente.  Les  Arabes 
prétendent  que  cette  pratique  a  pour  objet  d'appeler  sur  le 
jeune  ménage  les  bénédictions  du  ciel.  On  festoie  encore 
pendant  quelques  heures  ;  le  mari  soulève  alors  le  voile  de 
sa  femme,  et  peut  contempler  ses  traits  pour  la  première 
fois. 

Les  cérémonies  que  nous  venons  de  décrire  sont  peu  dif- 
férentes quand  Thomme  est  vieux,  ou  que  la  mariée  est  jeune 
fille,  divorcée  ou  veuve. 

Dans  certaines  contrées  de  l'Algérie,  le  mari  se  présente 
à  sa  femme,  le  premier  jour  du  mariage,  avec  un  bâton 
à  la  main;  cette  coutume  est  cruellement  significative, 
car  le  bâton  est  le  grand  moyen  d'éducation  qu'il  emploie 
vis-à-vis  d'elle  pour  en  obtenir  l'accomplissement  de  ce 
qu'il  considère  comme  ses  devoirs.  La  femme  arabe  est 
autrement  mal  traitée  que  la  femme  kabyle  ;  elle  prépare 
les  repas,  sert  son  seigneur  et  maître,  et  attend,  silencieu- 
sement accroupie,  que  celui-ci  ait  terminé  pour  reprendre 
les  os  à  demi  rongés  qu'il  a  replacés  dans  le  plat  et  man- 
ger ses  restes.  Sous  la  tente  de  l'arabe,  c'est^elle  qui  fait 
tout  ;  l'homme,  lui,  reste  assis  majestueusement,  et  passe 
son  temps  à  regarder  dans  le  vague.  La  femme  tisse  à  ses 
moments  perdus  (et  Dieu  sait  si  elle  a  beaucoup  de  ces 
moments)  les  étoffes  destinées  à  faire  des  burnous  et  à 
couvrir  les  tentes  ;  elle  va  à  l'eau  et  au  bois,  souvent  à  de 
grandes  distances. 

C'est  encore  elle  qui  moud  le  grain  à  l'aide  d'un  petit  mou- 
lin à  bras,  fabrique  la  poterie,  trait  les  chèvres,  les  brebis 
et  les  vaches,  fait  le  beurre  et  le  lait  caillé,  lave  la  laine  et 
la  tisse.  Lorsque  son  époux  désire  monter  à  cheval,  c'est 
elle  qui  est  chargée  de  seller  celui-ci;  et,  quand  le  douar  dé- 


—     141     — 

campe,  ce  sont  encore  les  femmes  qui  démontent  latente, 
la  chargent  sur  les  bêtes  de  somme,  la  déchargent  à  Tar- 
rivée  et  la  remontent. 

A  l'extérieur  comme  à  l'intérieur,  rien  dans  la  vie  kabyle 
ne  ressemble  sous  ce  rapport  à  la  vie  arabe.  La  femme 
kabyle  a  un  rôle  tout  autre.  Tout  d'abord,  son  mari  étant 
monogame,  elle  est  seule,  n'est  pas  écartée  de  la  société 
des  hommes,  mange  avec  son  époux,  ses  enfants,  et  même 
avec  les  étrangers;  elle  a  plus  de  liberté,  fréquente  les 
marchés  pour  acheter  ou  vendre,  et  ne  sait  pas  ce  que  c'est 
que  le  bâton.  11  est  excessivement  rare  qu'un  kabyle  mal- 
traite sa  lemme. 

Il  faut  ajouter  qu'elle  connaît  le  foyer  domestique,  car  le 
kabyle  est  fixe  et  sédentaire,  et  habite  des  maisons  ou  des 
gourbis.  Cette  existence  lui  donne  une  certaine  dignité 
d'allures  tout  à  lait  remarquable;  elle  est  propre  et,  sous 
de  grossiers  vêtements,  a  même  une  certaine  élégance. 

Les  Kabyles  ont  très  rarement  recours  au  divorce  ;  et  si 
quelques-uns  s'en  servent,  c'est  que  la  religion  musul- 
mane le  recommande  pour  ainsi  dire.  Ainsi  Mahomet, 
dans  les  chapitres  iv,  xxxiii  et  xliii  du  Coran,  admet  fort 
bien  que  le  croyant  donne  à  une  de  ses  femmes  un  «  congé 
honnête  »  quand  il  désire  la  «  changer  contre  une  autre  »  :  et 
le  bon  apôtre  leur  recommande  d'agir  généreusement  avec 
l'épouse  renvoyée.  De  pareils  encouragements  ont  eu  pour 
premier  effet  de  favoriser  les  déportements  des  peuples  qui 
ont  embrassé  l'islamisme  ;  le  divorce  ne  sert  qu'à  pallier 
leurs  instincts  de  débauche. 

Il  faut  distinguer  entre  le  divorce  et  la  répudiation  ;  le  pre- 
mier a  lieu  par  consentement  mutuel,  et  la  seconde,  par  la 
volonté  d'une  seule  des  deux  parties.  Le  divorce  a  de  plus 
un  caractère  définitif,  tandis  que  la  répudiation  peut  être 
temporaire.  Il  peut  être  prononcé  par  autorité  de  justice 
dans  le  cas  où  le  mari  bat  sa  femme  sans  motif  ;  ce  sans 
motif  vaut  son  pesant  d'or,  car  la  loi  musulmane  accorde 
bien  au  mari  mille  raisons  de  battre  sa  iemme. 


—     142     — 

Le  mariage,  dans  la  société  islamique,  étant  considéré 
€omme  une  vente,  il  s'ensuit  que  le  mari,  lorsqu'il  rend  par 
le  divorce  ou  la  répudiation  l'objet  acheté  par  lui,  réclame 
l'argent  qu'il  a  donné;  la  dot  est  restituée.  Rien  n'est 
plus  immoral.  Comme  ce  sont  les  parents  de  la  femme  qui 
reçoivent  l'argent,  ce  sont  eux  qui  le  remboursent  ;  ils  en- 
caissent de  nouveau  quand  leur  fille  est  redemandée  en 
mariage. 

On  se  demande  ce  que  deviennent  alors  les  enfants.  Léga- 
lement, ils  appartiennent  toujours  au  père  ;  mais  on  veut 
bien  permettre  à  la  mère  d'avoir  la  charge  de  leur  éducation 
pendant  leur  enfance.  C'est  ainsi  que  la  femme  divorcée 
emmène  avec  elle  ses  enfants  en  bas-âge  et  les  garde  jus- 
qu'à l'adolescence;  l'entretien  est  alors  payé  par  le  mari. 
Mais,  si  la  femme  divorcée  contracte  une  nouvelle  alliance, 
le  mari  reprend  ses  enfants. 

Dans  la  société  musulmane  la  femme  est  donc  littéra- 
lement mise  hors  la  loi.  Par  une  singulière  contradiction, 
les  enfants  illégitimes  sont  élevés  aux  frais  du  domaine 
public. 

Les  bons  ménages  sont  rares  ;  méprisée,  la  femme  se 
révolte  sans  cesse,  et  devient  naturellement  pour  le  mari 
un  composé  de  défauts  sans  nombre.  Pour  elle,  en  retour, 
l'homme  est  un  amalgame  des  vices  les  plus  révoltants. 

Le  cœur  se  soulève  en  pensant  que  toutes  ces  turpitudes 
sont  sanctionnées  par  la  religion  mahométane. 

Donnons  encore  sur  les  mœurs  kabyles  certains  détails 
que  nous  croyons  peu  connus  : 

Le  kabyle  n'observe  pas,  avec  une  rigueur  absolue,  le 
jeûne  du  Ramadan  et  ne  se  fait  aucun  scrupule  d'étan- 
cher  sa  soif  lorsqu'il  se  livre  aux  travaux  des  champs. 
Ses  marabouts  lui  laissent  au  sujet  des  prescriptions  du 
Coran  une  immense  latitude  et  lui-même  attribue  à  ces 
prêtres  la  plus  grande  influence,  car  s'il  n'est  pas  très 
religieux,  il  est  superstitieux  à  l'excès.  Ainsi,  dans  la 
tribu  des  Beni-Djennad,  qui  occupe  environ  quarante  vil- 


—     M3     — 

lages  sur  la  pente  septentrionale  du  Djurjura,  nul  n'a  le 
droit  ni  de  blanchir  sa  maison  ni  de  posséder  des  ânes,  ni 
de  passer  la  nuit  sur  une  meule  de  paille,  chose  que  les 
indigènes  d'Algérie  aiment  beaucoup  pendant  la  belle 
saison.  Ces  défenses  légèrement  tyranniques  leur  ont  été 
faites  par  un  marabout.  Ce  brave  homme  avouait  candide- 
ment que  la  raison  qui  le  poussait  à  interdire  le  blanchi- 
ment des  maisons  était  de  vanité  toute  personnelle.  Plu-: 
sieurs  habitants  de  son  village  s'étant  permis  ce  luxe,  il 
n'était  plus  possible  aux  étrangers  de  distinguer  sa  de- 
meure de  celles  du  commun  des  Kabyles. 

Le  même  personnage  craignait  toujours  de  ne  pas  voir 
affluer  chez  lui  la  ziara{i)  en  quantité  suffisante. 

On  n'a  jamais  su  pourquoi  le  marabout  ne  permettait  pas 
aux  Beni-Djennad  d'avoir  des  ânes;  il  faut  croire  qu'un  de 
ces  animaux  lui  avait  joué  quelque  méchant  tour.  Gomme 
ses  ouailles  se  procuraient  des  pois  (2)  dans  les  tribus  voi- 
sines, il  leur  interdisait  d'en  manger  sans  les  mélanger  à 
d'autres  substances,  les  prévenant  qu'en  cas  de  désobéis- 
sance ils  seraient  atteints  de  la  gale.  Le  motif  de  cette 
singuhère  prohibition  est  tout  simple;  un  marabout  ayant 
jadis  convoqué  extraordinairement  ses  fidèles,  quelques- 
uns  seulement  se  présentèrent  à  l'heure  fixéQ  ;  le  plus  grand 
nombre  arriva  en  retard. 

«  —  Que  faisiez-vous?  leur  demanda-t-il  avec  colère.  D'où 
vient  votre  peu  d'empressement? 

«  —  C'est  la  saison  des  pois;  nous  en  semions. 

«  —  Eh  bien  !  que  ces  pois,  cause  du  manquement  à  vos 
devoirs  rehgieux,  soient  à  l'avenir  pour  vous  une  nourriture 
malfaisante!  » 

(1)  La  ziara  est  le  tribut  tout  à  fait  volontaire  que  les  populations  versent 
entre  les  mains  des  marabouts.  Quelquefois  cette  contribution  est  annuelle  et 
se  confond  avec  la  dîme  prescrite  {)ar  le  Coran 

Il  est  bien  entendu  que  les  dons  qui  constituent  la  ziara  peuvent  être  en 
nature  ;  ils  font  vivre  le  prêtre  ou  le  personnel  des  zaouïas,  et  permettent  à 
celles-ci  de  nourrir  les  pèlerins,  les  élèves  pauvres,  les  professeurs,  et  de 
donner  des  secours  aux  bons  musulmans  dans  le  besoin. 

(2)  La  culture  de  ce  légume  était  aussi  aeiendue. 


—    144    — 

Aujourd'hui,  un  Beni-Djennad,  pour  tout  Tor  du  monde,  ne 
mangerait  pas  de  ce  légume  sans  le  mélanger  avec  d'autres. 

Quant  à  la  défense  de  coucher  sur  des  meules  de  paille 
^pendant  les  nuits  d'été,  elle  a  sa  raison  d'être  au  point  de 
vue  de  la  morale. 

Les  prêtres  kabyles  vont  jusqu'à  autoriser  leurs  ouailles 
à  manger  du  sanglier,  bien  que  la  chair  de  cet  animal  soit 
interdite  sévèrement  aux  musulmans  et  passe  pour  im- 
monde ;  ils  soutiennent  gravement  que  ce  n'est  pas  la 
chair  de  l'animal  tout  entier  qui  est  frappée  d'interdiction, 
mais  seulement  une  partie  dont  Mahomet  s'est  réservé  le 
secret.  En  dépouillant  un  sangUer,  les  Kabyles  coupent  un 
morceau  de  viande,  pas  le  meilleur  bien  entendu,  et  le 
jettent  au  loin  en  priant  Dieu  de  leur  pardonner  s'ils  n'ont 
pas  mis  la  main  sur  la  partie  défendue. 

La  prévoyance  ne  manque  pas  aux  marabouts  kabyles. 
Ainsi,  dans  la  petite  tribu  des  M'chédalla  se  trouve  un  pèle- 
rinage très  suivi.  Son  histoire  date  de  loin.  Il  y  a  plusieurs 
siècles,  un  homme  s'étant  fait  bâtir  un  ermitage  au  sommet 
d'une  montagne  située  sur  le  territoire  de  cette  tribu  et 
appelée  le  Thanugouth^  devint  nahhl  (prophète)  par  la 
grâce  de  Dieu  et  de  Mahomet  et  reçut  d'en  haut  le  don  de 
faire  des  miracles  ;  à  sa  mort  on  éleva  sur  l'emplacement 
de  sa  maison  une  Kouba  (tombeau)  qui  existe  encore  et  qu'il 
suffit  de  visiter  pour  attirer  sur  soi  les  bénédictions  du  ciel. 
Un  de  ses  descendants  désireux,  lui  aussi,  de  posséder  le 
même  privilège  d'opérer  des  miracles,  crut  sage  pour  l'ob- 
tenir de  faire  le  voyage  de  la  Mecque  ;  un  jour  il  annonça 
aux  montagnards  son  prochain  départ.  Prévoyant  que,  pen- 
dant son  absence,  les  fidèles,  ses  fournisseurs  des  choses 
nécessaires  à  la  vie,  délaisseraient  son  ermitage,  il  leur 
conseilla  de  continuer  leur  pèlerinage  tous  les  jeudis  jusqu'à 
son  retour,  ajoutant  que  des  bénédictions  en  nombre  incal- 
culable étaient  attachées  à  cet  acte  de  dévotion.  Les  M'ché- 
dalla en  firent  la  promesse  solennelle  au  marabout  qui 
partit  rassuré  sur  l'avenir. 


Le  saint  homme  ne  revint  pas  et  mourut  en  route.  Mais 
les  gens  pieux  de  la  tribu,  liés  par  le  serment  qu'avaient 
fait  leurs  pères,  n'ont  jamais  cessé  de  fréquenter  le  jeudi  la 
Kouba  sanctifiée;  seulement  on  remarque  que  leur  zèle  va 
décroissant.  Ce  lieu  de  pèlerinage  a  pourtant  la  réputation 
d'être  extrêmement  favorable  aux  femmes  qui  demandent 
la  conservation  et  la  santé  de  leurs  enfants. 

Est-ce  au  vœu  des  M'chédalla  qu'il  faut  attribuer  cette 
singulière  coutume?  Chez  eux,  les  pauvres  seuls  ont  le 
droit  de  travailler  le  jeudi.  Tout  individu  classé  dans  la 
catégorie  des  riches  qui,  ce  jour-là,  voudrait  se  livrer  à 
un  labeur  quelconque,  paie  une  amende  à  l'amin  (maire). 
Du  moins  cela  se  passait  ainsi  il  y  a  une  dizaine  d'années; 
il  est  à  croire  que  le  contact  de  notre  civihsation  a  détruit 
ou  détruira  à  bref  délai  quantité  de  superstitions  locales 
soigneusement  entretenues  par  les  marabouts. 

Il  est  peu  d'Arabes  ou  de  Kabyles,  savants  ou  ignorants, 
grands  ou  petits,  riches  ou  pauvres,  qui  soient  exempts 
de  superstitions  ;  tous  croient  aveuglément  aux  démons, 
aux  sorciers,  aux  charmes,  aux  remèdes  empiriques,  ou 
aux  amulettes. 

Les  musulmans  ont  fait  au  démon  Lazerour  une  réputation 
fantasque.  Il  n'est  pas  seulement  un  inspirateur  des  fautes, 
un  donneur  de  conseils  pernicieux,  un  méchant  esprit  qui 
s'introduit  dans  le  corps  des  hommes  pour  les  rendre 
furieux  et  les  jeter  à  terre  en  les  faisant  écumer,  il  n'est 
pas  seulement  le  génie  malfaisant  qui  annihile  les  remèdes 
aux  maladies,  même  la  prière  et  l'amulette,  c'est  encore  un 
démon  folâtre  qui  aime  à  jouer  des  farces  aux  voyageurs. 
Ainsi,  quand  un  homme  traverse  une  forêt  pendant  la 
nuit,  ce  maudit  vient  lui  sauter  à  califourchon  sur  le  dos, 
le  force  à  plier  sous  son  poids,  et  ne  le  lâche  qu'au 
point  du  jour.  Non  content  de  tyranniser  la  pauvre  espèce 
humaine,  il  s'attache  aux  animaux  ;  c'est  lui  qui  provoque  la 
panique  dans  les  troupeaux  de  chameaux  ou  de  moutons, 
qui  donne  la  maladie  aux  chèvres,  qui  fait  endiabler  les 

RÉCITS  ALGÉRIENS.  —  2«  SÉRIE.  10 


—    146    — 

agneaux  et  leur  donne  l'idée  d'exécuter  des  danses  ana- 
logues à  la  danse  de  Saint-Guy  ;  c'est  encore  lui  qui  fait 
boiter  les  chevaux  et  favorise  les  voleurs  de  mulets.  Chaque 
fois  que  Lazerour  voit  couler  le  sang  d'un  homme  ou  d'un 
animal,  il  se  précipite  et  suce  la  blessure. 

L'amulette,  pour  le  musulman,  a  un  effet  curatif  ou 
préventif.  Les  tolba  en  font  un  commerce  très  lucratif; 
seulement  l'amulette  préventive  coûte  un  peu  plus  cher 
que  la  curative,  car  il  est  incontestable  qu'il  est  infiniment 
plus  difiicile  de  se  guérir  des  maux  à  venir  que  des  maux 
présents. 

On  sait  que  l'amulette  sert  aussi  bien  aux  animaux  domes- 
tiques qu'à  l'homme.  11  en  est  de  toutes  les  formes  ;  la  plus 
commune  consiste  en  un  verset  du  Coran.  Il  est  absolument 
inutile  que  ce  verset  s'applique  au  mal  que  l'on  veut  guérir 
ou  dont  on  veut  être  préservé,  ou  bien  à  la  chose  que  l'on 
désire  ;  pourvu  que  le  verset  soit  d'abord  écrit  dans  un  sens, 
puis  dans  le  sens  immédiatement  perpendiculaire,  de  ma- 
nière que  lettres  se  croisent,  l'amulette  est  bonne. 

Mais,  pour  qu'elle  soit  vraiment  efficace,  il  faut  que  celui 
qui  en  est  détenteur  remplisse  une  foule  de  conditions  : 
être  à  Tabri  du  mauvais  œil,  source  de  tous  les  maux,  ne 
pas  rencontrer  un  borgne,  etc.;  de  plus,  il  est  sage  de 
porter  toujours  sur  soi  une  patte  de  porc-épic  renfermée 
dans  une  gaine  d'argent. 

Aux  yeux  d'un  musulman  de  bonne  foi,  il  est  des  amulettes 
tout  à  fait  irrésistibles  ;  mais  alors  ce  n'est  pas  seulement 
le  porteur  qui  doit  scrupuleusement  suivre  jusqu'à  la 
moindre  des  prescriptions,  mais  le  taleb  lui-même  doit 
intervenir.  Ainsi,  pour  que  l'amulette  destinée  à  mener  à 
bien  un  projet  de  mariage  produise  son  effet,  il  faut  que  le 
taleb,  en  écrivant  certains  mots  cabalistiques  sur  un  mor- 
ceau de  papier,  se  dépouille  au  préalable  de  tous  ses  vête- 
ments ;  puis  il  choisit  le  dernier  mercredi  du  mois,  et  attend 
que  tout  le  monde,  aux  environs,  ait  fait  la  prière  de  quatre 
heures.  Il  doit  être  muni  d'une  plume  taillée  dans  du  bois 


—     147     — 

provenant  de  l'arbre  niâle  tlu  laurier-rose   et  se  servir 
d'encre  bleue  I 

Pour  se  préserver  de  la  fièvre,  il  -existe  de  nombreux  pro- 
cédés. Le  plus  simple  consiste  à  faire  écrire  par  irn  taleb 
des  mots  cabalistiques  sur  un  œuf  de  poule  pondu  le  ven- 
dredi avant  midi  ;  l'œuf  est  ensuite  placé  sur  des  cendres 
brûlantes,  et  quand  il  est  cuit,  on  le  mange  en  ayant  soin 
de  ramasser  les  coquilles,  réduites  en  poudre,  que  l'on 
renferme  dans  un  sachet  bleu,  porté  constamment  sur  soi, 
sans  quoi  la  maladie  revient. 

Le  taleb  peut  aussi  tracer  sur  an  morceau  de  papier 
deux  versets  du  Coran  écrits  dans  deux  sens  différents  ;  on 
mâche  le  papier,  et  on  l'avale.  Ou  bien  encore  on  met  pen- 
dant trois  jours  sur  le  feu,  à  l'heure  habituelle  de  l'accès, 
un  écrit  contenant  les  paroles  suivantes  :  «  Le  Dieu  qui 
te  soulage  te  pardonne  par  trois  fois;  il  a  dit  :  le  salut  soit 
sur  toi  !  » 

L'amulette  contre  la  morsure  des  scorpions  consiste  à 
porter  aussi  un  sachet  de  toile  bleue  renfermant  un  mor- 
ceau de  papier  sur  lequel  est  tracé  un  verset  du  Coran,  et 
doit  contenir  des  cheveux  d'un  enfant  du  sexe  mascuhn 
ayant  juste  quatre  mois  et  dix  jours. 

Mais  les  amulettes  et  les  tahsmans  n'ont  pas  seuls  un 
pouvoir  surnaturel.  Certains  buissons,  des  arbres  auxquels 
on  suspend  un  morceau  d'étoffe,  des  rochers  ou  des  mon- 
tagnes, des  fontaines  ont  le  pouvoir  de  rendre  les  ser- 
ments éternels,  le  don  de  guérir,  etc.,  etc.  Les  habitants 
de  la  contrée  où  l'on  voit  ces  buissons,  ces  arbres,  ces 
rochers,  ces  montagnes  ou  ces  fontaines  se  réuaissent  sou- 
vent pour  faire  des  pèlerinages  en  ces  lieux  où,  d'après 
la  croyance  populaire,  se  manifeste  la  bonté  divine  ;  ils  ont 
généralement  l'habitude  d'y  dépecer  un  mouton  dont  la 
€hair  est  partagée  entre  les  assistants. 

Il  y  a  des  oiseaux  néfastes,  tels  que  le  corbeau  qui,  isolé, 
porte  malheur,  ou  la  chouette  qui  annonce  la  mort  des 
personnes  de  la  famille.  Il  y  aussi  des  oiseaux  bienfaisants, 


—     148    — 

tels  que  la  huppe,  dont  les  pattes  et  les  ailes  ont  le  pouvoir 
de  guérir. 

Ces  peuples  amoureux  du  merveilleux  ont  naturellement 
des  ogres  et  des  ogresses,  des  sorciers  et  des  sorcières. 
Mais  les  Kabyles  croient  beaucoup  moins  que  les  Arabes 
à  ces  êtres  surnaturels. 

Les  médecins  indigènes  ne  sont  disciples  d'aucune  fa- 
culté, ne  savent  ni  lire  ni  écrire,  choses  qu'ils  considèrent, 
dit  le  commandant  Villot  dans  son  Etude  sur  les  mœurs  et 
les  coutumes  des  indigènes  de  V Algérie,  comme  parfai- 
tement inutiles.  Ils  se  divisent  en  hahems  ou  médecins 
savants,  et  toubibs  ou  praticiens  ordinaires.  Les  premiers 
sont  extrêmement  rares;  de  même  que  les  toubibs^  ils  four- 
nissent les  médicaments  qu'ils  prescrivent. 

Les  toubibs  les  plus  adroits  pratiquent  l'opération  du 
trépan,  et  les  appareils  dont  ils  se  servent  pour  maintenir 
les  membres  fracturés  sont  assez  ingénieux.  En  thèse 
générale,  les  meilleurs  d'entre  eux  sont  des  empiriques, 
produits  de  l'ignorance,  de  l'absence  d'études,  en  un  mot 
de  rimpuissance  de  Fart;  les  autres,  véritables  charlatans 
et  effrontés  coquins,  exploitent  indignement  sans  le  moindre 
savoir  la  crédulité  publique. 

En  Kabylie,  la  profession  de  médecin  est  plus  honorée 
que  chez  les  Arabes,  car  elle  est  généralement  exercée 
par  des  vieillards  ayant,  à  défaut  de  connaissances  éten- 
dues, une  grande  réputation  de  sagesse.  Leur  bagage 
scientifique  se  compose  surtout  de  recettes  empruntées  à  la 
tradition  ou  rapportées  par  les  pèlerins  revenant  de  la 
Mecque,  auxquelles  ils  ajoutent  un  peu  de  magie.  Il  n'est 
pas  rare  de  voir  la  clinique  de  ces  disciples  d'Esculape 
suivie  par  des  jeunes  gens ,  vrais  élèves  en  médecine, 
qui  paient  au  maître  une  certaine  rétribution.  Le  médecin 
kabyle  est  également  chirurgien  et  ne  dédaigne  pas  les 
opérations  bénignes  qui,  dans  les  villes,  sont  abandonnées 
aux  perruquiers,  telles  que  l'extraction  des  dents  ou  la  pose 
des  ventouses.  Les  plaies  d'armes  à  feu  sont  cautérisées  à 


—     U\)     — 

Torifice  avec  un  couteau  à  lame  courbe,  qui  sert  aussi  de 
rasoir.  Le  toubib  va  s'installer  au  marché  et  place  gra- 
vement devant  lui  les  quelques  pièces  de  ferraille  qu'il 
appelle  pompeusement  ses  instruments  de  chirurgie  ;  le 
tout  est  disposé  au  milieu  de  substances  pharmaceutiques, 
qui  se  composent  presque  invariablement  d'alun,  de  hachich, 
de  safran,  de  miel,  de  piment,  ou  de  sulfate  de  cuivre. 

Arabes  et  Kabyles  n'admettent  pas  les  amputations,  et 
prétendent  qu'il  n'est  pas  permis  d'altérer  la  création 
divine  ;  ils  préfèrent  la  mort  à  quelques  années  d'existence 
achetées  au  prix  de  la  mutilation  du  corps.  Cette  repu 
gnance  favorise  l'ignorance  crasse  des  toubibs  qui  ne  savent 
pas  même  arrêter  une  hémorrhagie,  percer  un  abcès  ou 
opérer  l'extraction  d'un  corps  étranger,  et  n'ont  aucune 
idée  des  accidents  que  telle  ou  telle  opération  pourrait  pro- 
voquer. Ils  ne  soumettent  même  pas  les  blessés  ou  les 
malades  à  un  traitement  particulier  et  ne  consentent  à 
répandre  un  peu  de  sang  que  dans  un  cas  de  nécessité 
absolue.  L'art  des  pansements  est  des  plus  rudimentaires; 
les  appareils  sont  placés  sans  raison  aucune,  les  compres- 
sions sont  exagérées  le  plus  sottement  du  monde,  la  charpie 
est  remplacée  par  du  poil  de  chameau,  de  la  laine  de  mou- 
ton, quelquefois  des  herbes,  les  bandes  par  des  cordes  en 
alfa,  en  jonc,  ou  en  palmier  nain,  et  le  hnge  par  le  premier 
chiffon  venu.  Le  feu  est  la  base  de  toute  la  thérapeutique. 
C'est  simple,  portatif,  et  économique  par-dessus  le  marché. 

Les  rares  amputations  qu'opèrent  les  toubibs  se  font  avec 
un  fer  bien  rougi  au  feu.  Us  ne  saignent  jamais  par  les 
grandes  veines  que  leurs  connaissances  anatomiques  sont 
impuissantes  à  leur  faire  discerner,  mais  par  la  veine  de  la 
racine  du  nez;  dans  ce  cas  le  patient  est  tenu  de  se  laisser 
à  moitié  étrangler,  car  il  faut  que  cette  veine  se  gonfle  pour 
être  reconnue.  L'écoulement  du  sang  s'arrête  par  un  pro- 
cédé des  plus  primitifs;  on  se  contente  de  prendre  un  peu 
de  terre,  de  l'imbiber  avec  de  la  salive,  et  de  l'apphquer  sur 
l'incision. 


—     150    — 

Les  médecins  ont  soin  de  se  faire  payer  d'avance.  Mais 
rîndigène  d'Algérie  préfère  s'adresser  à  Dieu;  grâce  à  son 
fatalisme  oriental,  il  s'en  remet  généralement  à  la  bonne 
nature,  qui  le  guérit  parfois.  Quand  tout  est  désespéré  pour 
un  malade,  il  n'est  qu'un  moyen  pour  le  sauver  :  un  taleb 
est  appelé  et  écrit  l'amulette  la  plus  efficace  qu'il  connaisse; 
on  égorge  un  poulet,  et  l'on  bat  dans  un  pot  en  terre  tout 
à  la  fois  l'amulette  avec  le  sang  et  les  plumes  de  la  bête.  On 
confie  le  tout  à  un  enfant  qui  doit  le  porter  sur  le  chemin  le 
plus  fréquenté  du  voisinage,  mais  sans  être  vu  de  personne, 
sinon  il  n'y  a  plus  d'espoir  de  guérison. 

Un  dernier  mot  sur  les  mœurs  de  ces  montagnards. 

Le  kabyle  ne  trahit  jamais  celui  qui  est  venu  s'abriter  sous 
son  toit.  On  ne  saurait  en  dire  autant  de  l'arabe.  Ces  mœurs 
hospitalières  ont  produit  la  singuhère  coutume  de  Yanaya, 

Après  le  récit  d'un  combat  entre  les  Turcs  et  les  Kabyles, 
un  vieux  turc,  en  1851,  donna  au  marquis  de  Castellane  le 
conseil  suivant  : 

«  —  Si  un  désastre  frappait  toi  et  les  tiens,  souviens-toi 
de  ïanaya  et  n'oublie  pas  que  les  femmes  peuvent  la 
donner;  leur  cœur  est  plus  facile  à  émouvoir.  C'est  à  une 
femme  que  je  dois  la  vie.  » 

Et  il  poursuivit  ainsi  : 

«  —  Vanaya  est  la  preuve  du  respect  que  dans  les  mon- 
tagnes chacun  se  porte  à  soi-même,  le  signe  de  la  considé- 
ration, le  droit  de  protection.  Pour  un  kabyle,  sa  femme,  son 
bœuf  et  son  champ  ne  sont  rien,  s'il  les  compare  à  Vanaya. 
Le  plus  souvent  un  objet  connu  pour  appartenir  à  celui  qui 
accorde  Yanaya  est  le  signe  de  la  sauvegarde.  Le  voya- 
geur, en  quittant  le  territoire  de  la  tribu,  échange  ce  signe 
avec  un  autre  gage  donné  par  un  ami  auquel  il  est  toujours 
adressé,  et  de  proche  en  proche  il  peut  ainsi  traverser  le 
pays  en  foute  sécurité.  Il  y  a  aussi  Yanaya  qui  se  demande 
dans  un  danger  pressant  :  si  le  kabyle  vous  en  couvre, 
eussiez-vous  le-  couteau  prêt  à  frapper  votre  tête,,  le  salut 
est  pour  vous.  Vanaya  est  une  grande  chose,  un  grand 


—    151     -- 

lien,  et,  pour  des  gens  dont  le  commerce  est  une  des  occu- 
pations, c'est  un  gage  de  prospérité,  car  elle  assure  la 
sécurité  à  ceux  que  leurs  affaires  appellent  dans  le  pays. 
Aussi  est-ce  un  droit  qui,  s'il  était  violé,  aurait  pour  vengeur 
la  tribu  entière;  mes  yeux  l'ont  vu  au  jour  de  la  mort  du 
bey  et  mon  cœur  en  a  gardé  le  souvenir. 

«  Les  Kabyles  frappaient  sans  pitié,  excités  au  carnage 
par  les  cris  de  leurs  femmes.  La  dernière  minute  de  l'homme 
au  combat  est  le  miroir  de  sa  vie  :  tout  ce  qui  lui  est  cher 
se  présente  à  sa  pensée.  Zohra,  ma  femme,  notre  petit 
enfant  et  son  sourire  passèrent  devant  mes  yeux  et  mon 
âme  faiblit  devant  la  mort.  Zohra  m'apporta  une  pensée 
de  salut  ;  je  saisis  le  vêtement  d'une  femme,  en  demandant 
Vanaya.  Elle,  fière  de  montrer  sa  puissance,  me  jeta  son 
voile,  et  je  fus  entouré  de  sa  protection.  » 

L'interlocuteur  du  comte  de  Castellane,  dans  son  style 
imagé,  a  fort  bien  représenté  ce  genre  de  protection  qui 
repose  sur  Vanaya,  et  qui  n'est  que  l'hospitalité  poussée  à 
sa  dernière  expression.  Tout  indigène,  de  par  les  institu- 
tions du  pays,  avait  le  droit  de  couvrir  de  sa  protection 
une  personne  quelconque  ;  mais,  comme  cet  engagement 
entraînait  la  solidarité  de  la  tribu,  un  kabyle  ne  le  contrac- 
tait qu'avec  une  grande  prudence.  Nous  disons  entraînait 
et  contractait,  car  la  coutume  de  Vanaya  tombe  peu  à  peu 
depuis  que  nous  occupons  le  pays  ;  aujourd'hui  un  voyageur 
est  plus  protégé  par  la  gendarmerie  française,  qu'il  ne  le 
serait  par  n'importe  quel  aoiaya, 

Vanaya  autrefois  accordé  par  le  kabyle  se  composait 
d'un  objet  qu'on  savait  lui  appartenir,  soit  une  arme,  soit  un 
cachet,  même  un  chien  tenu  en  laisse  ;  la  personne  protégée 
devenait  inviolable,  et  pouvait  circuler  librement  de  tribu 
à  tribu.  Le  fameux  Bou-Baghla,  dans  les  premiers  temps, 
fréquentait  tous  les  marchés  kabyles,  en  tenant  en  laisse  un 
chien  noir  connu  pour  appartenir  à  un  marabout  vénéré  de  la 
tribu  des  Beni-Yenni.  Lorsqu'il  sortait  du  territoire  de  cette 
tribu,  il  renvoyait  le  chien,  c'est-à-dire  changeait  d'anaya. 


152    — 


VIII 


C'était  le  7  mars  1815. 

Napoléon,  après  avoir  débarqué  à  Fréjus,  s'était  jeté  dans 
les  montagnes  avec  quelques  centaines  de  soldats,  et  mar- 
chait rapidement  sur  Grenoble,  chef-lieu  de  la  1^  division 
militaire. 

En  avant  du  bourg  de  Laffrëy,  au  coude  que  fait  la  route 
dans  la  direction  de  la  Mure,  se  trouvait  une  avant-garde 
de  cinq  cents  hommes  appartenant  au  5"  régiment  de  ligne, 
et  commandée  par  un  ancien  chef  de  bataillon  de  la  garde 
impériale.  Elle  avait  reçu  du  général  comte  Marchand, 
commandant  la  7^  division  militaire,  l'ordre  de  s'opposer  à 
la  marche  de  l'empereur. 

Mais  la  veille  au  soir,  les  fourriers  du  bataillon  du  5'  de 
hgne,  envoyés  au  village  de  la  Mure  pour  y  préparer  des 
logements,  s'étaient  rencontrés  avec  ceux  de  la  petite 
troupe  de  l'île  d'Elbe.  L'empereur  ayant  accéléré  la  marche 
de  son  avant-garde,  au  moyen  de  diligences  mises  à  réqui- 
sition, avait  déjà  pris  possession  du  pont  de  Ponthaut  (1). 

Le  commandant  du  détachement  grenoblois,  informé  de 
cette  rencontre  des  fourriers,  arrêta  brusquement  son  ba- 
taillon, et  lui  fit  passer  en  deçà  de  la  Mure  la  nuit  du  6 
au  7  mars.  Mais  il  ne  put  empêcher  des  pourparlers  de 
s'engager  encore  entre  ses  soldats  et  ceux  qui  précédaient 
l'empereur  ;  lui-même  eut  à  repousser  les  propositions  que 
vint  lui  faire  le  général  Cambronne.  Apprenant  enfin  que 
ses  hommes  se  passaient  de  main  en  main  des  proclama- 
tions distribuées  par  les  fourriers  de  l'île  d'Elbe,  il  battit  en 
retraite  au  milieu  de  la  nuit,  dans  la  direction  de  Laffrey. 

Là  il  s'arrêta.  Ses  soldats  étaient  calmes,  et  aucune  défec- 

(1)  Construit  sur  un  précipice  au  delà  de  la  Mure. 


—    15B    — 

tion  ne  s'était  produite  ;  mais,  après  une  marche  fatigante, 
ils  avaient  besoin  de  repos  et  de  nourriture  avant  de  se 
remettre  en  route  pour  Grenoble. 

Les  feux  du  5°  de  ligne  étaient  à  peine  allumés,  quand 
parurent  vingt-cinq  cavaliers,  qui  s'arrêtèrent  à  quatre  ou 
cinq  cents  mètres  des  avant-postes  établis  par  le  com- 
mandant du  détachement.  Puis  vinrent  cent  grenadiers  de 
la  vieille  garde,  avec  leurs  légendaires  bonnets  à  poils  ; 
parmi  eux  se  trouvait  l'empereur,  revêtu  de  son  costume 
historique. 

Le  moment  décisif  était  arrivé. 

Napoléon  mit  pied  à  terre.  Haletants,  les  soldats  du  5" 
voyaient  s'avancer  lentement  celui  dont  tant  de  récits 
avaient  fait  un  homme  prédestiné  ;  ils  distinguaient  nette- 
ment cette  fameuse  capote  grise  qui  s'était  promenée  dans 
toutes  les  capitales  de  l'Europe,  et  sous  le  petit  chapeau 
usé  par  la  victoire,  au  milieu  de  cette  pâle  figure  qu'on 
eût  dit  détachée  d'une  médaille  antique,  brillaient  des  yeux 
noirs  étincelants,  ces  mêmes  yeux  qui  avaient  fasciné  les 
Russes  à  Friedland  et  les  Autrichiens  à  Wagram. 

Les  soldats  du  5°  de  ligne  se  sentaient  profondément 
émus. 

Lorsque  l'empereur  ne  fut  plus  qu'à  vingt  pas  d'eux,  un 
capitaine  des  grenadiers  de  la  vieille  garde  se  précipita 
au-devant  de  lui,  et  d'une  voix  éclatante  : 

((  —  Voltigeurs  du  5%  dit-il,  puisque  vous  ne  voulez  pas 
vous  réunir  à  l'empereur,  le  voici  qui  vient  à  vous.  Si  vous 
faites  feu,  vous  répondrez  de  sa  vie.  » 

A  ces  paroles  répondirent  des  acclamations  frénétiques  ; 
c'est  sur  un  ton  furieux  que  les  soldats  crièrent  :  Vive  l'em- 
pereur! L'exilé  du  sol  de  la  patrie,  l'homme  du  peuple, 
l'idole  de  l'armée  leur  apparaissait  alors  dans  toute  sa 
gloire  rayonnante  d'Austerlitz  et  d'Iéna;  l'aigle  impériale 
ouvrait  ses  ailes  devant  leurs  yeux  éblouis.  Promesses,  ser- 
ments, tout  fut  oubhé.  Le  déhre  avait  envahi  les  cerveaux 
et  fait  disparaître  tout  sentiment  de  fidélité. 


—     154    — 

L'officier  supérieur  qui  commandait  le  5*  de  ligne  se 
trouvait  dans  un  état  d'agitation  impossible  à  décrire.  Un 
jeune  capitaine  d'état-major,  envoyé  par  le  général  de  di- 
vision comte  Marchand,  était  près  de  lui;  vainement  ce 
capitaine  lui  conseilla,  dès  que  les  cavaliers  du  détachement 
de  l'île  d'Elbe  furent  en  vue,  d'ouvrir  le  feu;  le  commandant 
ne  lui  fit  que  des  réponses  incohérentes.  Quand  il  fut  évi- 
dent que  la  troupe,  exaltée  par  la  venue  de  l'empereur, 
avait  tourné  tout  entière  et  fait  défection,  le  capitaine  d'état- 
major,  laissant  le  malheureux  commandant  à  ses  tergiversa- 
tions, piqua  des  deux  pour  porter  au  général  Marchand  la 
nouvelle  de  ce  grave  événement.  Le  général  Gambronne,  ne 
voulant  pas  que  l'on  apprît  tout  de  suite  à  Grenoble  ce  qui 
venait  de  se  passer,  dépêcha  quelques  cavaliers  à  la  pour- 
suite de  l'aide  de  camp.  Celui-ci  leur  échappa  ;  mais  ce  fut 
pour  courir  un  autre  danger.  Parvenu  à  quelque  distance 
de  la  ville,  il  rencontra  le  7^  régiment  de  ligne,  que 
son  colonel  conduisait  à  l'empereur.  Reconnu  pour  l'aide 
de  camp  du  général  commandant  la  division,  il  ne  parvint 
à  se  soustraire  aux  poursuites  que  grâce  à  son  sang-froid 
et  à  la  vigueur  de  son  cheval.  Avant  de  rentrer  à  Grenoble, 
il  dut  tendre  les  flots  pressés  des  habitants  de  la  campagne, 
armés  de  fusils,  de  faux  et  de  fourches,  qui  venaient  spon- 
tanément aider  au  succès  du  grand  proscrit.  Enfin,  le  capi- 
taine rejoignit  le  général  Marchand,  auquel  il  rendit  compte 
de  sa  mission,  et  le  soir  même,  celui-ci,  avec  cent  cinquante 
hommes  demeurés  fidèles  au  gouvernement  des  Bourbons, 
évacuait  la  ville  de  Grenoble  pour  prendre  la  route  du  fort 
Rf^rraux  et  de  Chambéry. 

Ce  jeune  capitaine  d'état-major  se  nommait  Randon  ;  il 
devint  plus  tard  maréchal  de  l'Empire,  gouverneur-général 
de  r Algérie,  ministre  de  la  guerre,  et  conquérant  de  la 
Kabylie. 

Randon  naquit  d'une  famille  protestante  de  la  bourgeoisie, 
qui  avait  fourni  avant  lui  deux  hommes  célèbres  à  des  titres 
bien  difi'érents.  Le  premier,  l'avocat  Barnave,  fut  un  des 


—    155    — 

membres  les  plus  distingués  de  l'Assemblée  constituante  ; 
le  second,  général  comte  Marchand,  fut  l'un  des  plus  fameux 
divisionnaires  du  premier  Empire.  Tous  deux  étaient  oncles 
du  jeune  Randon. 

Le  général  Marchand  traita  Randon  comme  un  fils  et 
lui  ouvrit  la  carrière  des  armes.  A  l'âge  de  seize  ans, 
au  sortir  du  lycée,  le  jeune  homme  s'engagea  dans  un 
des  régiments  de  son  oncle,  le  93°  de  ligne,  qui  était 
alors  à  Varsovie  et  se  disposait  à  prendre  part  à  la  cam- 
pagne de  Russie.  Randon  supporta  avec  un  courage  remar- 
quable les  souffrances  de  la  plus  désastreuse  des  campagnes 
de  Napoléon  ;  à  Vilna  il  était  sous-officier  ;  à  la  Moskowa, 
sous-lieutenant.  De  retour  en  Allemagne ,  il  fit  partie  du 
corps  d'armée  du  prince  Eugène  ;  à  Lutzen ,  il  reçut  deux 
coups  de  fusil.  Rapidement  rétabli,  il  rejoignit  son  corps 
d'armée  assez  à  temps  pour  prendre  part  à  la  bataille  de 
Bautzen,  après  laquelle  on  le  nomma  lieutenant.  Puis  il  se 
distingua  à  la  terrible  journée  de  Leipzig  (18  octobre  1813), 
et  à  peine  revenu  sur  les  bords  du  Rhin,  le  28  novem- 
bre 1813,  il  fut  nommé  capitaine. 

Il  n'avait  que  dix-huit  ans  î 

Le  jeune  capitaine  fit  encore  la  campagne  de  France 
dans  les  rangs  du  93^  de  ligne,  et,  après  l'abdication  de 
Fontainebleau,  devint  aide  de  camp  de  son  oncle  le  général 
Marchand,  qui  reçut  des  mains  du  roi  Louis  XVIII  le  com- 
mandement de  la  7°  division  miUtaire  dont  le  siège  était  à 
Grenoble.  Le  3  mars  1815,  le  préfet  de  l'Isère  communi- 
quait au  général  la  nouvelle  du  débarquement  de  l'empereur 
sur  les  côtes  de  Provence.  La  dépêche  ne  disait  pas  de  quel 
côté  il  se  dirigeait,  et  l'on  pouvait  supposer  qu'il  remon- 
terait la  vallée  du  Rhône  pour  arriver  jusqu'à  Lyon,  plutôt 
que  de  suivre  l'une  de?  ''outes  de  montagne  qui  aboutissent 
à  la  vallée  de  l'Isère,  barrée  par  la  place  forte  de  Gre- 
noble. On  sut  plus  tard  qu'il  s'était  engagé  dans  les  Alpes. 
C'est  que  Napoléon  se  connaissait  en  hommes.  Le  maréchal 
Masséna,  le  vainqueur  de  RivoU,  le  héros  d'Esshng,  exer- 


—    156    — 

çait  à  Marseille  le  commandement  de  la  8^  division  militaire, 
et  chez  ce  rude  soldat  la  question  de  devoir  passait  avant 
celle  du  sentiment.  Sans  doute,  il  se  rappelait  que  l'em- 
pereur Tavait  comblé  d'honneurs  et  de  dignités  ;  mais  il 
avait  prêté  serment  à  Louis  XVIII  et  son  honneur  militaire 
était  engagé.  Du  reste,  mandé  à  Paris  par  Napoléon  au 
commencement  de  la  période  des  Cent-Jours,  il  avoua 
franchement  à  son  ancien  maître  qu'il  l'aurait  fait  arrêter, 
si  la  colonne  de  Tîle  d'Elbe  ne  s'en  était  allée  vers  les 
montagnes,  et  il  refusa  de  reprendre  du  service. 

Le  4  mars,  le  général  Marchand  assembla  un  conseil  de 
guerre  auquel  il  convoqua  tous  les  chefs  de  corps  de  la 
garnison.  Ces  officiers  se  montrèrent  très  réservés,  et  ce 
fut  à  la  suite  de  ce  conseil,  que  le  général  appela  à  Gre- 
noble, à  marche  forcée,  les  7°  et  IP  régiments  de  ligne 
alors  à  Chambéry,  pour  renforcer  le  5''dehgne,  commandé 
par  l'infortuné  colonel  de  Labédoyère. 

Cependant,  la  nouvelle  du  débarquement  de  l'empereur 
à  Cannes  s'était  propagée  rapidement.  Dominée  par  des 
impressions  favorables  à  l'illustre  exilé,  la  population  gre- 
nobloise manifesta  une  agitation  très  vive,  et  le  général 
Marchand  prévit  dès  lors  que  ses  troupes  ne  le  suivraient 
pas  contre  Thomme  qui  avait  conservé  sur  eux  une  si 
grande  influence.  Un  moment  il  eut  la  pensée  d'évacuer 
Grenoble  avec  ses  troupes  et  son  matériel,  et  de  se  retirer 
sur  le  fort  Barraux  et  Chambéry.  Mais  c'était  une  mesure 
bien  grave  d'abandonner  une  place  que  le  roi  lui  avait 
confiée;  fuir,  n'était-ce  pas  s'exposer  à  Taccusation  d'avoir 
trahi  la  cause  des  Bourbons?  Après  bien  des  hésitations,  le 
commandant  de  la  division  envoya  donc  sur  la  route  que 
suivait  la  colonne  de  l'île  d'Elbe,  un  détachement  formé  par 
un  bataillon  du  5°  de  ligne  et  une  compagnie  de  sapeurs- 
mineurs  qui  devait  courir  au  pont  de  Ponthaut,  en  avant  du 
village  de  la  Mure,  le  faire  sauter,  et  rentrer  ensuite.  Nous 
venons  de  voir  qu'il  avait  été  devancé  par  l'avant-garde 
impériale. 


—    157    — 

Très  inquiet,  le  général  Marchand  dépêcha  son  aide  de 
camp  et  neveu  le  capitaine  Randon  pour  assurer  la  stricte 
exécution  de  ses  ordres;  on  sait  ce  qui  lui  advint. 

Devenu  maréchal  et  ministre  de  la  guerre,  Randon 
ne  parvint  pas  à  démontrer  que  tout  autre  soldat,  en 
mars  1815,  ne  pouvait  agir  autrement  qu'il  ne  l'avait  fait 
lui-même.  Peu  populaire  dans  l'armée,  il  resta  le  héros 
d'une  légende,  celle  de  la  conduite  de  Grenoble.  Aujourd'hui 
encore,  quand  une  personne  quelconque  a  été  pourchassée, 
nos  soldats  disent  qu'elle  a  reçu  une  conduite  de  Gre- 
noble. Dans  ses  Mémoires,  le  maréchal  a  dit  judicieuse- 
ment :  «  Animé  moi-même  de  sentiments  de  respect  et  de 
reconnaissance  pour  l'empereur,  j'ai  dû  toutefois,  esclave 
de  mes  nouveaux  devoirs,  étouffer  mes  sentiments  pour 
accomplir  jusqu'au  bout  une  mission  dont  la  suite  a  prouvé 
toute  Fimportance.  Sous  la  Restauration,  j'ai  gardé  le 
silence;  une  réclamation  de  ma  part  aurait  pu  paraître 
inspirée  par  le  désir  d'obtenir  une  récompense  d'une  con- 
duite qui  n'était  que  l'accomplissement  rigoureux  des 
devoirs  militaires.  » 

Les  lignes  qui  précèdent  furent  écrites  en  1846,  alors 
qu'il  ne  pouvait  y  avoir  pour  celui  dont  nous  parlons  —  il 
était  alors  général  de  brigade  —  aucun  avantage  à  dé- 
clarer tout  haut  sa  fidélité  aux  Bourbons  dans  une  cir- 
constance critique.  Cette  délicatesse  de  sentiments  est  le 
caractère  distinctif  de  toute  la  vie  du  maréchal  Randon.  Il 
eut  si  peu  la  pensée,  sous  là  Restauration,  de  se  faire  un 
titre  de  sa  conduite  à  la  Mure,  qu'en  1830  il  était  encore 
simple  capitaine  d'état-major;  ce  fut  le  gouvernement  de 
Juillet  qui  le  nomma  chef  d'escadron,  le  25  septembre  1830, 
après  dix-sept  ans  de  grade. 

Le  capitaine  Randon  avait  profité  des  loisirs  de  la  paix 
pour  perfectionner  son  instruction.  A  l'heure  de  sa  promo- 
tion, il  était  donc  mûr  pour  le  commandement;  il  resta 
toutefois  chef  d'escadron  pendant  quatre  ans,  lieutenant- 
colonel  pendant  trois  ans  et  demi,  et  ne  devint  colonel  que 


—    158    — 

le  28  avril  1838.  On  lui  confia  le  2°  régiment  de  chasseurs 
d'Afrique,  stationné  dans  la  province  d'Oran. 

Ce  n'était  pas  un  sabreur  comme  son  collègue  Tartas  ; 
sa  bravoure  était  essentiellement  calme,  et  Ton  ne  cite  de 
lui  aucun  trait  d'héroïsme ,  aucune  action  d'éclat.  A  vrai 
dire,  plus  colonisateur  que  soldat,  il  eut  l'occasion,  comme 
colonel,  de  déployer  dans  une  sphère  tout  à  fait  modeste 
les  qualités  dont  il  devait  faire  preuve  plus  tard  comme 
gouverneur-général  de  l'Algérie.  C'est  ainsi  que,  dans  les 
rares  loisirs  que  laissaient  les  expéditions,  persuadé  que 
la  sécurité  de  notre  conquête  était  intimement  liée  aux  pro- 
grès de  la  colonisation,  il  fit  exécuter  par  ses  chasseurs 
des  travaux  agricoles  du  plus  haut  intérêt.  Chaque  régiment, 
pour  les  besoins  de  son  ordinaire,  avait  à  cette  époque  la 
concession  de  plusieurs  hectares  de  terrain  autour  d'une 
ferme-modèle  ;  celle  du  2^  chasseurs  d'Afrique  fut  bientôt 
citée  dans  toute  l'Algérie.  Colonel  et  officiers  étaient  sans 
cesse  au  milieu  des  travailleurs,  les  surveillant  et  les  encou- 
rageant. 

Ces  services  d'un  nouveau  genre  ne  furent  point  mé- 
connus, d'autant  plus  que  le  colonel  Randon  et  son  régiment 
de  chasseurs  n'étaient  pas  les  derniers  à  monter  à  cheval. 
Le  maréchal  Soult,  ministre  de  la  guerre,  lui  adressa  une 
lettre  de  félicitations  qui  fut  rendue  publique,  et  le  fit  nom- 
mer général  de  brigade  le  2  septembre  1841,  après  trois  ans 
de  grade  de  colonel. 

Le  gouverneur  de  l'Algérie  obtint  de  garder  le  nouveau 
général,  et  lui  confia  le  commandement  de  la  subdivision  de 
Bône.  La  province  de  Constantine  était  encore  à  soumettre; 
nous  occupions  bien  les  villes  de  la  côte,  ainsi  que  Guelma, 
Constantine  et  Sétif,  mais  notre  autorité  n'était  guère  recon- 
nue au  delà  de  la  banlieue  de  ces  villes.  Tous  les  ans,  au 
printemps,  à  l'automne,  souvent  même  aumiheu  des  grosses 
chaleurs  de  l'été,  il  fallait  aller  guerroyer  dans  l'intérieur, 
où  l'insurrection  était  en  permanence.  Pendant  le  temps 
qu'il  commanda  à  Bône,  le  général  Randon  fit  en  moyenne 


—    159    — 

deux  expéditions  par  an,  et  eut  à  déployer  toute  son  activité, 
toute  son  énergie.  Ce  fut  lui  qui  livra  le  beau  combat  de 
rOued  Chabro,  dans  lequel  se  distingua  si  brillamment  le 
colonel  Noël  à  la  tête  de  son  3°  chasseurs  d'Afrique. 

Bône  en  1842  était  à  peu  près  dans  le  même  état 
qu'en  1837  :  un  amas  de  ruines  d'oii  suintait  la  fièvre. 
Là,  tout  était  à  créer.  Le  général  Randon  ne  considérait 
pas  la  guerre  contre  les  populations  indigènes  de  l'Algérie 
comme  l'unique  but  à  poursuivre;  il  chercha  donc  à  déve- 
lopper le  travail  dans  sa  subdivision,  et,  convaincu  que  la 
population  européenne  ne  saurait  prospérer  qu'à  la  condi- 
tion de  vivre  en  paix  avec  les  races  conquises,  il  décida 
plusieurs  tribus  arabes  à  venir  se  fixer  aux  environs  de  la 
cité,  tant  pour  fournir  des  bras  à  la  colonisation,  que  pour 
s'assimiler  les  procédés  de  culture  en  usage  en  Europe. 
Le  général  réussit;  aujourd'hui  la  banlieue  de  Bône,  com- 
plètement assainie,  présente  un  magnifique  aspect. 

Les  habitants  de  cette  cité  faisaient  le  plus  grand  cas  du 
général  qui  commandait  leur  subdivision;  aussi  s'émurent- 
ils  quand  il  fut  question  pour  lui  de  les  quitter.  L'un  d'eux 
pubha  une  lettre  que  le  général  Favé  a  conserrée,  et  dont 
nous  extrayons  les  passages  suivants  : 

«  Pourquoi  demandons-nous  avec  tant  d'instance  à  con- 
server le  général  Randon  ? 

((  Vous  le  comprendrez  aisément. 

«  Appelé  au  commandement  de  la  subdivision  de  Bône^ 
Randon  s'apphqua  d'abord  à  chercher,  parmi  les  terres 
domaniales,  celles  qui  pouvaient  convenir  le  mieux  à  de 
grandes  cultures.  Allelik,  située  à  six  kilomètres  environ 
de  Bône,  fut  choisie.  Des  charrues,  des  herses  furent  con- 
fectionnées comme  par  enchantement  et,  en  moins  de  deux 
ou  trois  mois,  nos  soldats  devinrent  des  laboureurs,  sans 
cesser  pour  cela  de  remplir  leurs  devoirs  militaires. 

«  Une  partie  d'Allelik  était  couverte  de  broussailles,  ces 
broussailles  furent  enlevées  :  on  en  fît  des  fagots  que 
l'administration  acheta  pour  chauffer  ses  fours,  ce  qui  lui 


—    160    — 

permit  de  faire  une  économie  des  deux  tiers  sur  la  dépense 
du  bois.  Cette  première  opération  augmenta  la  valeur  du 
terrain  et  assura  une  récolte  de  fourrage  plus  abondante 
et  plus  facile  à  enlever.  Les  soldats  étaient  heureux  de  leur 
situation  :  d'un  côté,  ils  retiraient  de  leurtravail  un  bénéfice, 
de  l'autre  ils  se  conciliaient  l'affection  de  leur  chef,  qui  se 
faisait  un  devoir  et  un  plaisir  de  leur  manifester  hautement 
sa  satisfaction. 

«  L'activité  du  général  Randon  ne  s'en  tint  pas  là  :  il 
n'avait  pas  tardé  à  reconnaître  que  nos  montagnes  de 
l'Edough  renfermaient  un  trésor.  Il  résolut  de  l'y  aller 
chercher.  Une  reconnaissance  fat  faite  avec  soin,  un  tracé 
de  route  fut  ensuite  arrêté,  et,  toutes  les  mesures  étant 
prises  pour  assurer  le  succès  de  Tentreprise,  un  beau  matin 
l'on  vit  partir,  général  et  musique  en  tête,  mille  hommes  de 
toutes  armes  s'élançant  à  la  conquête  d'une  forêt  qui  jus- 
qu'alors avait  été  inaccessible  même  aux  piétons.  C'était 
comme  un  jour  de  grande  fête.  L'entrain  était  complet  ;  le 
chef  avait  communiqué  son  ardeur  à  tous  les  hommes. 

«  Plusieurs  ateliers  furent  formés,  des  groupes  furent 
opposés  à  d'autres  groupes,  et,  la  rivalité  ainsi  établie,  les 
travaux  les  plus  gigantesques  ne  parurent  plus  qu'un  jeu  à 
nos  soldats...  Chacun  était  à  son  poste,  rivalisant  de  zèle 
et  d'adresse  ;  la  pioche  et  la  barre  de  mine  résonnaient 
de  tous  côtés,  et  les  Kabyles  étaient  saisis  de  frayeur  et 
d'admiration  en  nous  voyant  ouvrir  pour  notre  artillerie 
un  passage  dans  leurs  roches  qu'ils  avaient  crues  inac- 
cessibles. 

(c  En  moins  de  soixante  jours,  dix-neuf  mille  mètres  de 
route  furent  achevés  sur  les  flancs  et  jusque  sur  le  sommet 
de  la  montagne.  Grâce  à  ces  travaux,  une  forêt  qui  couvre 
une  superficie  de  plus  de  quarante  kilomètres  pourra  désor- 
mais fournir  du  bois  de  construction  en  abondance.  Ces 
dix-neuf  mille  mètres  de  route  n'ont  occasionné  qu'une 
dépense  de  dix  mille  francs.  )> 

A  cette  époque  Bugeaud,  dont  on  se  rappelle  la  fameuse 


^^-^■'^/riK 


(iÉNlillAI.    liUUUliAKl 


—    161    — 

maxime  ense  et  ar^atro^  disait  :  «  Laissez  faire  Randon  dans 
son  pachalik  de  Bône.  » 

En  1847,  l'année  où  le  maréchal  Bugeaud  rentra  en 
France  en  déclarant  sa  mission  terminée  en  Algérie,  Randon 
fut  nommé  divisionnaire,  puis  appelé  au  poste  de  directeur 
central  des  affaires  de  notre  grande  colonie,  avec  résidence 
à  Paris.  Il  s'y  montra  homme  d'expérience,  de  jugement 
et  de  travail.  Mais  la  révolution  de  1848  venant  tout  bou- 
leverser, le  général  fut  mis  à  la  tête  de  la  S*"  division  mili- 
taire, à  Metz.  L'état  troublé  de  l'Europe,  qui  tremblait  de 
voir  la  France  inaugurer  la  révolution  cosmopolite,  donnait 
à  sa  nouvelle  situation  une  importance  toute  particulière. 

Le  général  Randon  reçut  peu  après  le  commandement 
de  l'armée  d'Italie.  Surpris,  il  fit  observer  au  Président 
de  la  République,  prince  Louis-Napoléon  Bonaparte,  que 
les  événements  pouvaient  exiger  un  homme  ayant  des  qua- 
lités diplomatiques  pour  lesquelles  il  se  sentait  peu  d'apti- 
tude :  «"Je  crains,  dit-il,  que  ma  religion  ne  soit  une  cause 
de  difficultés  quand  il  faudra  traiter  avec  le  Saint-Père.  » 
En  guise  de  compensation,  le  gouvernement  lui  offrit  l'am- 
bassade de  Vienne.  Le  général  la  refusa,  et  nous  trou- 
vons dans  ses  Mémoires  les  motifs  de  son  refus  :  «  Je  fus 
confus  de  cette  persistance  de  bon  vouloir  ;  mais  plus  la 
fortune  avait  Tair  de  me  sourire,  plus  je  devenais  méfiant 
envers  moi-même.  Je  ne  crus  pas  que  le  langage  et  la 
science  de  la  diplomatie  s'apprissent  du  jour  au  lendemain, 
et  cette  fois  encore  je  priai  de  ne  pas  songer  à  moi  pour 
un  poste  que  je  craignais  de  mal  occuper.  » 

Randon  resta  à  Metz.  L'année  suivante  (1850)  le  prince- 
président  le  fit  sonder  pour  savoir  s'il  accepterait  le 
ministère  de  la  guerre,  à  la  place  de  Changarnier.  Le  gé- 
néral répondit  franchement  qu'à  son  avis,  celui  qui  avait 
exercé  avec  énergie  le  commandement  suprême  de  l'armée 
et  rendu  à  celle-ci  sa  confiance  en  elle-même,  qui,  de  plus, 
avait  donné  au  pays  la  certitude  que  l'ordre  ne  serait  plus 
troublé,  devait  conserver  le  portefeuille  de  la  guerre.  Le 

RÉCITS   ALGÉRIENS.    —  2"   SÉRIE  li 


162    — 

prince  Louis-Napoléon  fît  de  nouvelles  instances.  Le  géné- 
ral demanda  à  réfléchir.  «  Ma  perplexité,  écrivit-il  plus 
tard,  lut  grande,  car  il  me  semblait  difficile  d'accepter  des 
fonctions  que,  pour  dire  vrai,  je  ne  me  croyais  pas  capable 
de  remplir  au  milieu  de  ce  déchaînement  de  passions  dont 
l'Assemblée  constituante  était  le  rendez-vous  quotidien.  » 
Enfin  il  céda,  et  devint  ministre,  à  la  fin  de  janvier  1851. 

Ce  premier  ministère  fut  court.  Le  général  Randon  ne 
montra  pas  une  souplesse  suffisante,  et  prétendit  rester 
neutre  entre  le  Président  de  la  République  et  TAssemblée. 
Le  colonel  du  6'  de  ligne,  régiment  appelé  à  Paris,  s'avisa 
de  mettre  à  Tordre  que  la  preuve  de  confiance  donnée  au 
régiment  était  motivée  par  Testime  toute  particulière  que 
le  chef  du  gouvernement  avait  pour  sa  personne.  Cet  ordre 
du  jour  si  peu  militaire  fut  publié  dans  les  journaux.  Le 
ministre  fit  alors  insérer  dans  le  Moniteur  de  Varmèe  une 
note  énergique  de  blâme,  à  l'adresse  du  colonel  courtisan. 
Le  prince-président  protesta,  et  Randon  répondit  avec  di- 
gnité :  «  Quand  vous  m'avez  nommé  ministre  de  la  guerre, 
vous  m'avez  confié  le  commandement  de  l'armée.  J'ai  fait 
tous  mes  efforts  pour  l'affermir  dans  Taccomplissement  de 
ses  devoirs  et  pour  entretenir  en  elle  le  sentiment  de  dé- 
vouement auquel  vous  avez  droit  comme  chef  de  l'Etat  et 
comme  héritier  du  plus  grand  nom  militaire,  mais  j'ai  dû 
encore  assurer  la  conservation  de  la  discipline  ;  le  colonel 
du  6®  de  ligne  y  a  manqué  en  pubhant  ou  en  laissant  pubher 
un  ordre  qui  devait  rester  dans  l'enceinte  de  son  quartier.  » 

Cependant  le  coup  d'Etat  était  proche.  Le  général  Randon 
fit  preuve  alors  d'une  véritable  noblesse  de  caractère.  Dès 
les  premières  ouvertures  qui  lui  furent  faites,  il  répondit 
nettement  que  chez  lui  le  sentiment  du  devoir  dominait 
l'intérêt  personnel,  qu'il  pensait  à  la  France  avant  tout,  et 
qu'il  était  d'avis  qu'un  coup  de  force  serait  toujours  impuis- 
sant à  fonder  un  gouvernement  durable.  «  Comme  ministre 
de  la  guerre,  écrivait-il  au  prince-président,  je  suis  le  chef 
de  l'armée  et  le  défenseur  de  la  discipline  ;  je  serai  donc 


—    163    — 

très  embarrassé  pour  tenir  aux  troupes  le  langage  que 
de  telles  circonstances  exigeraient.  Il  me  serait  impossible 
de  me  prêter  à  tout  acte  qui  aurait  pour  conséquence  d'en- 
traîner les  régiments  hors  de  la  ligne  de  leur  devoir,  lequel 
est  de  donner  appui  à  la  loi  du  pays;  si  cette  entreprise 
doit  se  poursuivre,  je  prierai  le  Président  d'accepter  ma 
démission.  » 

La  réponse  ne  se  fit  pas  attendre  ;  le  lendemain  de  sa 
lettre,  Randon  fut  avisé  qu'il  était  remplacé  au  ministère 
de  la  guerre  par  le  général  Saint-Arnaud.  Le  gouver- 
nement de  l'Algérie,  alors  exercé  par  un  intérimaire,  lui 
étant  offert,  il  accepta  les  hautes  fonctions  dans  lesquelles 
il  allait  rendre  des  services  exceptionnels,  et  partit  pour 
Alger,  où  il  arriva  le  1"  janvier  1852. 

Là,  il  était  véritablement  à  sa  place. 

On  l'avait  prié  de  mettre  l'Algérie  en  état  de  se  suffire 
à  elle-même,  et  de  se  défendre  sans  l'assistance  de  la 
métropole.  En  effet,  la  situation  politique  de  la  France 
était  incertaine,  car  on  ignorait  de  quelle  façon  les  ca- 
binets étrangers,  qui  avaient  réussi  à  se  rendre  maîtres 
de  la  Révolution,  accueilleraient  le  nouvel  état  de  choses. 
Le  gouverneur-général  se  préoccupa  donc  du  danger  qu'une 
conflagration  européenne  pourrait  faire  courir  à  la  colonie, 
si  les  navires  de  guerre  ennemis  interceptaient  les  com- 
munications avec  la  mère-patrie.  Son  premier  soin  fut 
d'augmenter  le  nombre  des  troupes  permanentes  ;  il  décida 
que  le  régiment  de  zouaves,  qui  fournissait  un  bataillon  à 
chacune  des  trois  provinces,  deviendrait  le  noyau  de  trois 
nouveaux  régiments. 

D'autre  part,  ne  voulant  pas  que  la  cavalerie  restât  sur 
la  côte,  il  prescrivit  de  reporter  toutes  les  troupes  à  cheval 
dans  l'intérieur,  disant  avec  raison  qu'il  y  avait  avantage  à 
effectuer  la  remonte  aux  sources  de  production.  Gomme 
le  train  des  équipages  est  appelé  à  jouer  un  rôle  essentiel 
dans  un  pays  où  chaque  colonne  expéditionnaire  doit  em- 
porter avec  elle  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  ses  besoins, 


—    164    — 

comme  de  plus  Tinsuffisance  numérique  de  ces  troupes 
spéciales  force  le  commandement  à  recourir  aux  transports 
auxiliaires  qui  mettent  un  temps  infini  à  s'organiser  et 
empêchent  les  colonnes  de  partir  à  temps,  le  général  Ran- 
don  obtint  du  ministre  de  la  guerre  d'avoir  dans  chaque 
province  d'Algérie  un  escadron  du  train  des  équipages,  fort 
de  1.000  mulets  et  de  1.200  conducteurs. 

Mais  ce  n'était  pas  tout  de  compléter  les  effectifs  de 
l'armée  d'Afrique  ;  le  gouverneur  prescrivit  au  service  de 
l'artillerie  de  mettre  les  batteries  de  côtes  en  état  d'ar- 
mement, et  à  celui  du  génie  de  tenir  le  littoral  en  état 
de  défense.  Les  subsistances  et  les  munitions  de  l'armée 
furent  assurées  pour  le  cas  où  les  communications  avec  la 
métropole  seraient  interrompues,  et  les  magasins  de  l'ad- 
ministration reçurent  un  approvisionnement  double  du  pied 
de  paix  ordinaire. 

Le  général  voulut  même  que  l'Algérie  fût  en  mesure  de 
fabriquer  sa  poudre  elle-même  ;  il  fit  donc  étudier  des 
soufrières  dans  la  province  d'Oran,  et  des  gisements  de 
salpêtre  dans  celle  de  Gonstantine  ;  enfin,  on  prépara  aux 
environs  de  Bône  des  hauts  fourneaux  de  fonte  de  fer 
qui,  au  besoin,  fabriqueraient  des  projectiles,  voire  des 
canons.  On  sait  que  le  fer  des  mines  de  Mokta-el-Haddid, 
près  de  Bône,  est  de  qualité  au  moins  égale  à  celui  qu'on 
retire  de  Suède. 

Aussi  le  général  Randon  ne  fut-il  pas  pris  à  l'impro- 
viste  quand  le  chérif  d'Ouargla,  Mohamed  ben  Abdallah, 
essaya  de  soulever  le  sud  de  la  colonie.  Arrivé  à  Alger 
avec  un  plan  tout  tracé,  celui  d'achever  la  conquête,  il 
se  proposait  de  débuter  par  la  grande  Kabyhe.  Brusque- 
ment, il  changea  d'avis,  et  résolut  de  commencer  par  le 
sud.  Pendant  que  le  général  Péhssier  opérait  dans  les  envi- 
rons de  Laghouat,  il  formait  à  Boghar  une  colonne  de 
troupes  pour  appuyer  les  opérations  de  son  lieutenant, 
lorsqu'il  apprit  soudain  que  l'oasis  avait  été  prise  d'assaut. 

Il  décida   alors  que  Laghouat   serait  occupée  en  per- 


—    165    — 

manence  ;  ce  qui  nous  procurait  un  poste  avancé  dans 
le  sud,  et  nous  faisait  gagner  quatre-vingts  lieues  dans 
un  pays  sans  eau,  sans  végétation,  et  d'où  sortait  à  tout 
moment  un  ennemi  insaisissable.  Un  petit  corps  d'armée 
d'un  millier  de  fantassins,  avec  cavalerie,  artillerie,  ambu- 
lance, services  administratifs,  y  fut  installé,  non  seu- 
lement pour  garder  la  ville  et  la  défendre  au  besoin, 
mais  pour  rayonner  au  dehors.  Au  lieu  de  demander  à  la 
turbulente  tribu  des  Larbâa  une  contribution  de  guerre,  il 
lui  imposa  la  création  d'un  équipage  de  cinq  cents  cha- 
meaux tout  harnachés,  organisés  en  smala,  toujours  prêts 
à  marcher,  et  surveillés  par  nos  officiers  et  nos  vétérinaires. 
Cette  ingénieuse  mesure  donnait  à  la  petite  colonne  de 
Laghouat  des  moyens  de  transport  immédiats  ;  sans  qu'il 
en  coûtât  un  centime  au  Trésor,  nos  troupes  acquéraient 
une  mobilité  égale  à  celle  des  Arabes  du  sud. 

Randon  savait  aussi  faire  acte  d'initiative.  Les  gou- 
vernements du  Maroc  et  de  Tunisie,  soif  faiblesse,  soit 
mauvaise  volonté,  manquaient  depuis  de  longues  années  à 
leurs  obligations  de  puissances  amies;  trop  souvent  nous 
avions  affaire  à  des  tribus,  sortant  du  territoire  marocain 
ou  du  territoire  tunisien,  qui  s'empressaient  de  s'y  réfugier 
quand  nos  soldats  venaient  mettre  fin  à  leurs  déprédations. 
Le  gouverneur,  édifié  sur  les  résultats  que  l'on  devait 
attendre  de  la  diplomatie,  sachant  du  reste  que  les  orien- 
taux ne  connaissent  que  la  force,  n  hésita  pas  à  prendre 
la  responsabilité  d'actes  de  rigueur  ;  par  ses  ordres,  les 
généraux  de  Mac-Mahon,  du  côté  de  la  Tunisie,  et  Mon- 
tauban,  du  côté  du  Maroc,  franchirent  la  frontière  à  la  pour- 
suite des  tribus  pillardes,  sans  se  laisser  arrêter  par  aucune 
protestation  avant  de  le  savoir  atteintes.  Les  gouvernements 
marocain  et  tunisien  comprirent  que  le  droit  n'était  pas  de 
leur  côté  et  se  gardèrent  bien  de  faire  entendre  la  moindre 
plainte. 

Les  nécessités  de  la  guerre  de  Grimée  obhgèrent  Randon 
à  faire  partiellement  la  conquête  de  la  Kabylie.  Que  de- 


—    166    — 

viendrait  notre  grande  colonie  si  nous  la  dégarnissions  de 
troupes?  Comment  maintenir  ici  une  armée  et  prendre  part, 
en  même  temps,  à  une  grande  lutte  européenne?  Chacun 
manifestait  des  inquiétudes  à  cet  égard;  seul,  le  gouver- 
neur déclara  bien  haut  que  FAlgérie  devait  prouver  enfin 
que  la  guerre  faite  chez  elle  depuis  1830  était  une  bonne 
école  pour  les  généraux,  les  officiers  et  les  soldats,  que 
l'occasion  était  excellente,  et  qu  il  était  désirable,  au  plus 
haut  point,  que  Tarmée  d'Afrique  fût  représentée  dans  les 
batailles  qui  allaient  se  livrer.  11  fit  donc  ses  préparatifs, 
afin  de  pouvoir  embarquer  sans  retard  les  troupes  qui  lui 
seraient  demandées  ;  dans  l'espace  d'un  mois,  trente  mille 
hommes  de  toutes  armes  partirent  pour  TOrient. 

Le  départ  de  masses  aussi  imposantes  produisit,  dans 
l'esprit  des  indigènes,  l'eff^et  le  plus  favorable;  on  sut  gré 
au  gouvernement  français  de  l'appui  qu'il  prêtait  au  sultan, 
et  les  tirailleurs  algériens  qui  firent  partie  du  régiment  de 
marche  de  Crimée,  se  composaient  tous  de  volontaires. 

Mais  Randon  ne  se  contenta  pas  d'envoyer  des  hommes 
en  Orient,  il  y  fit  parvenir  aussi  des  approvisionnements 
de  toute  nature,  et  des  chevaux  plus  robustes  que  ceux 
de  France.  L'intendant  général  Darricau  écrivait  en  1855 
au  gouverneur-général  de  l'Algérie  :  «  Vous  êtes  notre 
salut  et  notre  providence.  Vous  nous  fournissez  sans 
cesse  des  soldats,  et  quels  soldats!  des  chevaux,  et  quels 
chevaux  !  Les  seuls  qui  aient  résisté  sur  les  plateaux 
de  Chersonèse.  Les  fourrages  de  l'Algérie  ont  sauvé  la 
cavalerie  française.  L'intervention  de  l'Algérie  dans  cette 
grande  lutte,  sous  votre  énergique,  sage  et  patiente  direc- 
tion, donne  la  mesure  de  notre  jeune  puissance  dans  la 
Méditerranée.  Elle  constitue  un  fait  de  guerre  considérable, 
dont  on  ne  connaîtra  toute  la  portée  que  lorsqu'on  récapitu- 
lera avec  impartialité  la  somme  des  efi'orts  que  vous  avez 
produits  à  l'extérieur  de  votre  commandement,  sans  affai- 
blir la  situation  de  l'Algérie,  en  étendant,  au  contraire,  les 
limites  de  notre  territoire  et  en  créant  dans  l'Algérie  de 


—     1G7    — 

nouveaux  éléments  de  puissance  militaire  et  de  coloni- 
sation. » 

Le  16  mars  1856,  Randon  fut  élevé  à  la  dignité  de  maré- 
chal de  France. 

En  1858,  une  inspiration  malheureuse  fît  créer  à  Paris  le 
ministère  de  l'Algérie  et  des  colonies.  Le  nouveau  maréchal 
donna  aussitôt  sa  démission  de  gouverneur. 

Ce  poste  de  confiance,  il  l'avait  illustré  :  on  lui  doit  de 
grands  travaux  de  vicinalité,  de  dessèchements  de  marais, 
de  chemins  de  fer,  de  lignes  télégraphiques,  de  mines,  de 
carrières.  Ce  fut  lui  qui  fonda  le  lycée  d'Alger,  les  collèges 
arabes-français,  les  écoles  musulmanes,  les  bibliothèques, 
et  qui  organisa  pour  les  Arabes  les  services  de  la  justice  et 
des  cultes. 

Le  nouveau  maréchal  fut  nommé,  pour  la  seconde  fois, 
ministre  de  la  guerre  le  5  mai  1859,  en  remplacement  du 
maréchal  Vaillant,  promu  major-général  de  l'armée  d'Itahe. 
Son  passage  au  ministère  ne  fut  marqué  par  aucune  réforme 
sérieuse,  et  c'est  avec  raison  qu'on  lui  a  reproché  un  certain 
esprit  de  routine,  une  répulsion  instinctive  pour  le  progrès. 
Ce  fut  lui  qui  introduisit  dans  l'armée  ce  vicieux  système  de 
remonte  dont  la  cavalerie  française  a  tant  de  peine  à  se 
débarrasser  aujourd'hui,  système  qui  conduisit  nos  cava- 
liers devant  l'ennemi,  en  1870,  dans  de  manifestes  con- 
ditions d'infériorité.  Randon  fut  meilleur  gouverneur  de 
l'Algérie  que  ministre  de  la  guerre.  Il  mourut  en  1867, 
cédant  la  place  au  regretté  maréchal  Niel  qui  n'eut  pas, 
hélas  !  le  temps  de  remettre  de  l'huile  dans  tous  les 
rouages  de  la  grande  machine  militaire.  Il  était  trop  tard; 
1870  vint  nous  surprendre  en  pleine  transformation. 


CHAPITRE  III 


SOMMAIRE 

Le  régime  civil.  Assimilation.  Cantonnement.  Bureaux  arabes.  La  chimère  du 
royaume  arabe.  —  Insurrection  des  Ouled  Sidi  Cheikh.  Beauprêtre.  La 
légende  de  Sidi  Cheikh.  La  baraka.  Les  nègres.  Si  Hamza  et  ses  fils.  — 
Proclamation  du  général  de  Mac-Mahon.  Le  général  Jollivet  à  El  Beida. 
Sac  d'Aïn  el  Oussera.  Mort  de  Mohamed  ben  Hamza.  La  frontière  marocaine. 
—  Les  indigènes  au  service  de  la  France.  Engagements.  Spahis.  La  chanson 
des  spahis.  Les  goums.  Le  turco.  Types  de  turcos.  Les  sergents  de  turcos. 
Les  turcos  au  camp.  —  La  chanson  du  turco.  Le  commandant  Bourbaki. 
Bourbaki  colonel  de  zouaves.  Bourbaki  en  Crimée,  en  Italie.  Bourbaki, 
l'impératrioe,  Bazaine  et  Régnier.  Armée  du  nord.  Armée  de  Test.  Disgrâce. 


I 


Vers  la  fin  de  1857,  quelques  mois  après  rachèvement 
de  la  conquête,  l'affaire  du  capitaine  Doineau,  chef  du  bu- 
reau arabe  de  Tlemcen,  donna  lieu  à  un  procès  retentis- 
sant, et  vint  provoquer  une  réaction  considérable  contre  le 
pouvoir  militaire.  Les  esprits  s'échauffèrent  et  Jules  Favre, 
dans  un  plaidoyer  étrangement  passionné,  où  ce  scan- 
dale était  représenté  comme  un  simple  épisode  du  sys- 
tème d'administration  adopté  dans  notre  colonie  afri- 
caine, fut  commenté  de  la  façon  la  plus  injuste.  Les  ran- 
cunes et  les  préventions  se  firent  jour  ;  Vab  uno  disce 
omnes  devint  un  article  de  foi,  et  personne,  parmi  les  dé- 
fenseurs de  l'armée,  n'eut  assez  de  sang-froid  pour  dire 
qu'il  était  absurde  de  conclure  du  particuHer  au  général. 
Les  services  rendus  par  les  bureaux  arabes  furent  oubhés 


—    169    — 

en  un  jour,  et  Ton  alla  jusqu'à  insulter  tout  un  corps  d'of- 
ficiers aussi  honorables  que  dévoués. 

Jusqu'alors,  le  gouverneur  de  la  colonie  avait  toujours 
dépendu  du  ministre  de  la  guerre;  la  République,  par 
des  arrêtés  de  mai  et  décembre  18 i8,  avait  décidé  qu'il  res- 
terait investi  de  la  haute  direction  du  paj^s  et  continuerait  à 
ressortir  à  ce  ministère,  mais  qu'un  conseil  de  gouver- 
nement serait  placé  près  de  lui.  Elle  décréta  en  même 
temps  que  l'Algérie  serait  territoire  français,  passant  ainsi 
du  régime  des  ordonnances  à  celui  des  lois  discutées  par 
le  Parlement,  et  qu'elle  nommerait  trois  députés. 

Mais  la  République  de  1848  commit  une  inconséquence 
en  choisissant  l'Algérie  comme  un  lieu  de  déportation  poli- 
tique. Elle  ne  vit  pas  que  c'était  donner  la  suprématie  à 
la  force  militaire,  et  que  le  mezzo  tey^mine  administratif 
qu'elle  venait  d'adopter  provoquerait  fatalement  un  dua- 
lisme d'où  naîtraient  une  foule  de  conflits. 

Toutes  ces  mesures  eurent  pour  résultat  d'appeler  l'at- 
tention sur  notre  colonie.  Comme  toujours,  les  questions 
la  concernant  furent  discutées  avec  une  gravité  comique 
par  des  journalistes  et  des  publicistes  qui  n'avaient  pas  les 
premières  notions  du  pays.  Sans  comprendre  que  certaines 
réformes  sont  prématurées,  on  demanda  à  grands  cris  l'éta- 
blissement du  régime  civil,  comme  devant  inévitablement  fer- 
mer l'ère  des  insurrections.  On  réclama  beaucoup  d'autres 
choses  que  nous  allons  énumérer  successivement. 

D'abord  l'assimilation  politique.  Voilà  un  bien  grand  mot, 
qui  a  été  souvent  prononcé  depuis  quelques  années  dans  la 
presse  française.  L'assimilation  n'est  pas  encore  possible 
aujourd'hui  ;  elle  l'était  donc  bien  moins  en  1848.  Depuis 
plus  d'un  demi-siècle  d'occupation,  les  Français,  doués  au 
plus  haut  point  des  qualités  assimilatives,  n'ont  pas  fait  un 
pas  dans  le  cœur  des  indigènes  musulmans,  chez  lesquels 
il  n'existe  qu'une  aspiration,  celle  de  nous  voir  repasser  la 
mer.  Nous  avons  violenté  l'Algérie,  rien  de  plus;  mora- 
lement, nous  ne  l'avons  pas  conquise.  Les  Arabes  ne  nous 


—    170    — 

sont  reconnaissants  ni  de  respecter  leur  religion,  ni  de  leur 
ouvrir  nos  rangs,  ni  de  leur  construire  des  routes,  ni  de 
leur  faire  payer  très  peu  d'impôts.  A  leurs  yeux,  nous  ne 
sommes  pas  le  moins  du  monde  les  bienfaiteurs  de  leur 
race  ;  ils  se  montrent  réfractaires  à  l'affection  des  huma- 
nitaristes  de  profession.  On  ne  veut  pas  convenir  que  le 
peuple  sémite  est  de  plusieurs  siècles  en  arrière  du  peuple 
aryen,  et  que  trop  de  distance  sépare  la  civilisation  musul- 
mane de  la  civilisation  chrétienne  ;  et  puis,  on  se  refuse  à 
comprendre,  dans  notre  société  profondément  sceptique, 
l'influence  énorme  des  idées  religieuses  dans  la  société 
musulmane. 

Ce  mot  assimilation  nous  a  toujours  fait  rêver  ;  c'est  une 
manière  de  poser  la  question  algérienne  qui  pousse  aux 
propositions  les  plus  excentriques.  Il  ne  s'agit  pas  d'assi- 
miler et  d'absorber  le  peuple  arabe,  mais  de  le  civiliser, 
ce  qui  n'est  pas  tout  à  fait  la  même  chose.  Propriété  indi- 
viduelle, assimilation,  désagrégation  des  tribus,  etc.,  tout 
cela  est  l'œuvre  du  temps,  et  ne  saurait  intervenir  que 
comme  éléments  de  la  solution.  La  modification  progres- 
sive des  mœurs,  les  progrès  de  l'instruction  surtout,  résou- 
dront le  problème  dans  Tavenir.  Nous  ne  comprenons  pas 
bien  les  assimilateurs,  car  en  admettant  que  les  Arabes 
adoptent  le  chapeau  à  haute  forme  et  les  bottes  vernies,  en 
admettant  même  qu'ils  grossissent  les  rangs  de  la  gent 
élective,  leur  fanatisme  ne  sera  point  émoussé  pour  cela  et 
leur  répulsion  pour  nous  n'aura  pas  disparu.  Quand  ils  fre- 
donneront les  refrains  de  Thérésa  et  s'appliqueront  à  faire 
la  fortune  des  marchands  d'absinthe,  ils  ne  seront  pas  assi- 
milés précisément. 

Il  faut  à  l'arabe,  pour  assurer  son  existence,  dix  fois  plus 
de  terrain  qu'au  colon  français.  On  a  bien  souvent  protesté 
contre  le  brutal  ôte-toi  de  là  que  je  m'y  mette  ;  on  ne  voit 
pas  que  si  les  indigènes  étaient  resserrés  dans  des  limites 
plus  étroites  pour  faire  place  au  travail  européen,  la  pré- 
sence des  colons  amènerait  chez  eux  des  changements 


—    171    — 

dont  ils  tireraient  profit.  Ils  seraient  forcés  de  renoncer  à 
leurs  procédés  surannés  de  culture,  et  le  rendement  de 
leurs  terres  serait  décuplé.  Nous,  Français,  nous  avons  sou- 
vent des  idées  humanitaires  qui  manquent  de  logique. 

Le  cantonnement  des  tribus  arabes  est  une  conception 
purement  militaire,  due  au  général  de  Lamoricière  ;  les 
arabophiles  de  l'époque  jetèrent  les  hauts  cris,  et  firent  le 
mot  cantonnement  synonyme  de  refoulement  qui,  selon 
eux,  était  une  imprudente  barbarie,  une  7^azzia  organisée. 
Ils  ajoutaient  que  le  cantonnement  coûterait  au  moins 
quatre-vingts  millions  et  durerait  un  demi-siècle.  Tout  cela 
est  parfaitement  inexact,  et  le  cantonnement  des  tribus  peut 
se  faire  rapidement,  au  double  point  de  vue  des  intérêts  de 
la  tribu,  qui  deviendrait  réellement  maîtresse  de  la  part  de 
terre  à  elle  laissée,  et  de  la  future  colonisation  européenne. 
La  constatation  des  terres  à  donner  à  chaque  tribu  est 
chose  relativement  facile,  et  il  n>  aurait  pas  à  continuer  le 
travail  lent  et  pénible  de  reconnaissance  de  la  propriété 
arabe,  travail  qui  ressemble  trop  à  celui  de  la  toile  de 
Pénélope.  Pour  éviter  les  agitations,  il  suffirait  d'édicter 
le  principe,  quitte  à  en  faire  l'application  quand  les  con- 
jonctures politiques  le  permettraient. 

L'année  1857  marque  le  commencement  de  la  décadence 
des  bureaux  arabes.  Le  gouvernement  militaire,  après  1830, 
eut  le  tort  de  croire  que  l'on  pouvait  joindre  les  attribu- 
tions politiques  et  de  commandement,  aux  attributions 
purement  administratives.  Ceux  qui  font  du  commandement 
font  de  la  mauvaise  administration,  et  vice  versa.  On  ne 
sait  peut-être  pas  à  quel  point  étaient  absorbés  les  officiers 
des  bureaux  arabes,  chargés  de  la  colonisation,  de  l'exécu- 
tion du  sénatus-consulte,  des  budgets,  des  centimes  addi- 
tionnels, des  impôts,  etc.,  etc.,  sans  compter  la  statistique, 
et  bien  des  renseignements  géographiques  et  topogra- 
phiques. Tous  ces  travaux,  avec  leur  correspondance  jour- 
nalière, les  harassaient,  et  ils  faisaient  un  peu  de  tout  sans 
rien  parachever.  Tout  était  négligé  par  la  force  des  choses, 


—    172    — 

-et  tel  officier  du  bureau  arabe  négligeait  la  politique  pour 
l'administration,  ou  l'administration  pour  la  politique.  Ils  ne 
pouvaient  discerner  le  vrai  du  faux,  et  distinguer  les 
influences  réelles  des  influences  factices;  l'insurrection  se 
maintenait  forcément  à  l'état  latent,  ce  qui  fit  croire  à  beau- 
coup de  gens,  à  M.  Paul  Bert,  par  exemple,  que  les  bureaux 
arabes  étaient  en  Algérie  les  dispensateurs  des  vents  et  des 
tempêtes. 

En  résumé,  les  bureaux  arabes,  tant  décriés  en  France, 
où  Fon  a  toujours  ignoré  ce  qu'ils  étaient  en  réalité,  ont  été 
jugés  avec  une  profonde  injustice.  Aujourd'hui,  ils  n'existent 
guère  que  dans  les  territoires  dits  de  commandement,  où 
les  administrateurs  civils  ne  tiennent  aucunement  à  s'ins- 
taller. De  fait,  ils  sont  un  système  transitoire  d'administra- 
tion, appliqué  aux  populations  sahariennes;  il  faudra  bien 
qu'un  jour  l'autorité  civile  prenne  possession  des  pays 
désolés  où  des  officiers  dévoués  consentent  à  vivre,  pour 
des  avantages  très  discutables. 

Depuis  1848,  la  presse  métropolitaine  discutait  les  ques- 
tions algériennes,  quand,  en  1858,  l'empereur  se  décida  à 
supprimer  le  gouvernement  général;  le  ministère  de  l'Al- 
gérie et  des  colonies  fut  créé,  le  prince  Napoléon  mis  à  sa 
tête,  et  Alger  fut  le  siège  d'un  commandement  supérieur 
des  forces  de  terre  et  de  mer. 

Le  prince  Napoléon  qui,  entre  parenthèses,  ne  visita 
jamais  la  colonie,  augmenta  le  pouvoir  civil  et  s'appliqua 
à  diminuer  l'autorité  militaire.  Tout  cela  était  peut-être  fort 
bien;  mais  l'auteur  de  ces  réformes  n'eut  pas  l'intelligence 
des  transitions.  Les  bureaux  arabes  militaires  se  virent 
remplacés  par  les  bureaux  arabes  départementaux  et  civils, 
dont  l'administration  fut  lamentable.  Le  régime  civil,  avec 
un  personnel  inexpérimenté  et  créé  de  toutes  pièces,  ne 
sachant  que  copier  les  défauts  de  celui  qu'il  relevait,  fut  vite 
déprécié  et  le  gouvernement  militaire  rétabli  par  décret 
du  10  décembre  1861.  Le  maréchal  PéUssier,  nommé  à  ce 
poste,  eut  pour  intermédiaire  auprès  du  gouvernement,  le 


—     173    — 

ministère  de  la  guerre  ;  les  bureaux  arabes  civils,  caricature 
des  bureaux  arabes  militaires,  s'évanouirent. 

Un  peu  plus  de  deux  ans  après,  le  6  février  1863,  Napo- 
léon ni  adressa  au  maréchal  Pélissier  une  lettre-programme 
stupéfiante,  qui  débutait  par  des  considérations  sur  le  peu 
d'avenir  de  la  colonisation,  et  finissait  par  déclarer  que 
l'Algérie  n'est  pas  une  colonie  proprement  dite,  mais  un 
royaume  arabe. 

Les  amis  du  souverain  ont  vainement  essayé  de  justifier 
cette  étrange  exposition  de  principes.  Ils  ont  dit  que  l'Inde 
est  un  royaume  indien  exploité  par  l'Angleterre,  et  que 
la  Pologne  est  un  royaume  polonais  entre  les  mains  des 
Pi.usses.  Cette  dernière  assertion  est  au  moins  malheu- 
reuse. Et  Ton  faisait  appel  au  respect  des  convenances  en- 
vers des  vaincus,  «  presque  des  concitoyens  français  »;  on 
osait  affirmer  que  le  peuple  arabe,  ayant  donné  dans  ses  con- 
quêtes l'exemple  de  la  tolérance  et  de  la  justice,  avait  des 
droits  à  la  reconnaissance  de  Thumanité;  on  ajoutait  sans 
rire  que  la  colonisation  n'était  possible  qu'avec  les  indigènes 
musulmans,  et  que  les  préjugés  qui  existent  aux  Antilles 
contre  les  nègres,  sévissent  en  Afrique  contre  les  Arabes, 
aussi  violents  et  aussi  aveugles.  Bref,  on  accumulait 
sophisme  sur  sophisme,  erreur  sur  erreur,  et  l'on  abusait 
avec  la  plus  grande  audace  de  cette  puissance  des  mots, 
qui,  chez  nous,  est  véritablement  inouïe. 

C'est  alors  que  parut  ce  déplorable  sénatus-consulte  dont 
nous  avons  déjà  parlé,  et  qui  rendit  les  indigènes  proprié- 
taires du  sol.  Les  Arabes  comprirent  si  bien  la  portée  du 
cadeau  que  nous  leur  faisions,  qu'une  insurrection  formi- 
dable éclata  l'année  d'après.  Le  maréchal  Pélissier  en 
conçut  un  profond  chagrin,  qui  hâta  sa  mort;  il  fut  remplacé 
par  le  maréchal  de  Mac-Mahon. 


-    174    — 


II 


A  la  suite  d'une  violente  querelle  avec  le  chef  du  bureau 
arabe  de  Géry ville,  aujourd'hui  général  ChoUeton,  le  fameux 
Si  Hamza,  chef  de  la  grande  confédération  des  Ouled  Sidi 
Cheikh,  notre  khalifa  dans  le  sud  de  la  province  d'Oran,  vint 
à  Alger  exposer  ses  doléances  au  gouverneur-général.  Deux 
jours  après  son  arrivée,  il  mourut  subitement  dans  un  bain 
maure,  d'une  attaque  de  choléra. 

Son  second  fils,  Si  Sliman  ben  Hamza,  lui  succéda  avec  le 
titre  de  bach-agha.  Mais  Si  Sliman  supportait  impatiemment 
le  joug;  fier  de  sa  noblesse  religieuse,  il  rêvait  de  jouer  le 
rôle  d'Abd-el-Kader,  et  de  nous  chasser  tout  au  moins  du 
sud  de  l'Algérie,  Au  commencement  de  1864,  ayant  quitté 
furtivement  Gér3'ville,où  Tautorité  française  le  surveillait,  il 
se  jeta  dans  le  pays  des  Ouled  Sidi  Cheikh,  en  prêchant  la 
guerre  sainte. 

Le  colonel  Beauprêtre,  commandant  supérieur  du  cercle 
de  Tiaret,  s'achemina  aussitôt  sur  Géryville.  Mais  il  n'avait 
avec  lui  qu'une  compagnie  de  tirailleurs  algériens,  avec 
quelques  hommes  du  1"  bataillon  d'Afrique,  un  escadron  du 
2^  spahis,  et  un  goum  des  ïïarrars,  grande  tribu  qui  s'étend 
de  Tiaret  à  Géryville. 

Le  8  avril  1864,  la  petite  colonne  campait  à  Aouïnet-Bou- 
Beker,  quand  elle  fut  cernée  par  tous  les  contingents  de 
Si  Sliman. 

Les  spahis  et  les  turcos  faisaient  bonne  contenance  ; 
en  outre,  le  seul  nom  de  Beauprêtre  répandait  la  terreur 
parmi  les  Arabes.  L'audacieux  Si  Sliman  résolut  d'assassiner 
le  colonel. 

Il  lui  fit  demander  une  entrevue,  et  arriva  au  camp  monté  • 
sur  une  jument,  une  buveuse  d'air  comme  disent  les  Arabes, 
célèbre  par  sa  vitesse. 


—    175    — 

Nul  ne  sut  jamais  ce  qui  se  passa  sous  la  tente  du  colonel 
Beauprêtre.  D'après  la  version  la  plus  accréditée,  Si  Sliman, 
après  ravoir  poignardé,  mettait  le  pied  à  Tétrier  pour 
s'échapper,  quand  un  soldat  du  train  le  tua  d'un  coup  de 
mousqueton.  D'autres  prétendent  que  le  colonel  eut  encore 
la  force,  après  avoir  été  blessé,  de  brûler  la  cervelle  à  son 
assassin. 

Au  bruit  du  coup  de  feu,  toutes  les  crêtes  environnantes 
se  garnirent  d'Arabes,  et  le  goum  des  Harrars  fit  défection. 

Les  turcos  et  les  zéphyrs  se  virent  perdus.  Silencieu- 
sement, ils  formèrent  un  petit  carré,  et  se  firent  tuer  jus- 
qu'au dernier. 

Les  spahis  eurent  la  ressource  de  jeter  leur  burnous 
rouge,  et  de  se  mêler  aux  contingents  ennemis,  quitte  à 
s'échapper  ensuite.  Tous  les  spahis  français,  officiers  com- 
pris, furent  tués. 

Ce  n'était  pas  tout.  Huit  jours  après,  un  escadron  de  spa- 
his qui  était  en  observation  à  l'Oued  Tagguin  fut  mis  en 
fuite,  après  avoir  perdu  un  officier  et  quatorze  hommes,  et 
une  colonne  de  cavalerie  subit  le  même  sort  à  Aïn-el-Kata. 

Tout  le  sud  des  provinces  d'Alger  et  d'Oran  prit  feu. 

L'insurrection  s'étendit  dans  le  Hodna,  entre  Aumale  et 
Sétif,  puis  dans  la  province  de  Constantine,  surtout  dans  la 
petite  Kabyhe,  où  les  chefs  Bou-Akkas,  du  Ferdjioua,  et  Ben- 
Azdin,  du  Zouagha,  se  mirent  à  prêcher  la  guerre  sainte. 

La  révolte  des  Ouled  Sidi  Cheikh  dure  encore  ;  nous 
en  avons  eu  raison,  en  1882,  dans  la  province  d'Oran, 
mais  les  fractions  marocaines  de  cette  tribu  sont  toujours 
en  état  d'hostilité  contre  nous. 

Les  deux  régions  du  nord  et  du  sud  de  TAlgérie,  le  Tell 
et  le  Sah'ra,  ont  entre  elles  beaucoup  plus  d'affinité  qu'on 
ne  pense.  C'est  ce  qui  explique  pourquoi  une  insurrection 
éclatant  au  midi  de  Géryville  s^est  étendue  jusque  dans 
la  petite  Kabylie.  Pour  bien  saisir  les  fils  conducteurs  qui 
relient  le  Tell  au  sud,  expliquons  la  constitution  de  la  tribu 
des  Ouled  Sidi  Cheikh. 


—  176  - 

Nous  avons  dit  (1)  que  ceux-ci  descendent  d'un  person- 
nage vénéré,  mort  centenaire  au  commencement  du  xvii^ 
siècle.  Il  s'appelait  d'abord  Abd-el-Kader  ben  Mohamed,  et 
acquit  une  telle  réputation  de  sainteté,  que  les  Arabes  du 
sud  de  la  province  d'Oran  invoquaient  son  nom  chaque  fois 
qu'ils  se  trouvaient  en  danger. 

Une  curieuse  légende,  pieusement  conservée  dans  le 
désert,  raconte  de  quelle  façon  Abd-el-Kader  ben  Mohamed 
fut  amené  à  changer  son  nom  contre  celui  de  Sidi  Cheikh 
(le  vieillard,  monsieur  le  vieillard). 

Un  jour,  une  femme  portant  son  enfant  sur  son  dos  vint 
puiser  de  l'eau  au  puits  blanc  (Hassi  el  Abiod)  (2),  que  le 
vénéré  Abd-el-Kader  avait  fait  creuser  près  de  sa  de- 
meure. 

En  se  baissant  pour  attacher  la  corde  de  sa  cruche,  elle 
fît  un  faux  mouvement,  et  Tenfant  fut  précipité  dans  le 
puits.  Aux  cris  de  détresse  de  la  mère,  Abd-el-Kader  ben 
Mohamed,  le  saint  local,  étendit  la  main  pour  retirer  le 
noyé.  Il  se  relevait,  quand  il  vit  derrière  lui  le  grand 
Sidi  Abd-el-Kader  el  Djilani  (le  sultan  des  hommes  parfaits), 
celui  que  tous  les  musulmans  invoquent  dans  la  détresse, 
et  dont  le  tombeau  se  voit  à  Bagdad. 

Dieu  voulut,  continue  la  légende  arabe,  qu' Abd-el-Kader 
ben  Mohamed  devançât  Abd-el-Kader  ben  Djilani,  et  l'enfant 
fut  remis  sain  et  sauf  à  la  mère  éplorée. 

Mais  ce  conflit  d'attributions  ne  pouvait  durer. 

Légèrement  mortifié,  le  saint  de  Bagdad,  ou  de  l'est,  dit 
doucement  au  saint  d'El  Biod,  ou  de  l'ouest  : 

((  —  Pour  qu'à  l'avenir  semblable  méprise  ne  se  renou 
velle  plus,  il  faut  qu'un  de  nous  deux  change  de  nom. 

«  —  Ce  sera  moi,  dit  Abd-el-Kader  ben  Mohamed,  car  ta 
sainteté  étant  supérieure  à  la  mienne,  je  ne  me  permettrai 


(1)  Voir  le  chapitre  ii. 

(2)  Peu  à  peu,  les  indigènes  ont  supprimé  le  mot  hassi  (puits)  pour  abréger 
un  nom  de  lieu  un  peu  long  à  prononcer.  Le  substantif  a  disparu  ;  l'adjectif 
est  resté.  C'est  chose  très  fréquente  dans  la  langue  arabe. 


-    177     — 

pas  de  porter  plus  longtemps  un  nom  aussi  vénéré  que  le 
tien.  Je  te  demanderai  seulement,  comme  une  faveur  par- 
ticulière, de  vouloir  bien  désigner  toi-même  le  nom  que  je 
devrai  porter. 

«  —  Tu  t'appelleras  Cheikh,  répondit  Abd-el-Kader  el 
Djilani,  tu  fonderas  plus  tard  une  congrégation  religieuse 
dont  les  fidèles  seront  aussi  nombreux  que  les  sables  du 
désert  et  les  étoiles  du  ciel.  » 

Ainsi  fut  fait.  Sidi  Cheikh  devint  bientôt  le  patron  d'une 
foule  d'adeptes  ou  koddams,  qui  l'aidèrent  à  enseigner  le 
Coran  et  à  propager  les  doctrines  religieuses  ;  mais  ce  qui 
était  surtout  à  considérer,  dans  le  concours  des  koddams, 
•c'est  qu'ils  comblaient  Sidi  Cheikh  d'offrandes  copieuses, 
destinées  en  principe  à  entretenir  les  nécessiteux  du  pays, 
•et  servant  en  réalité  à  enrichir  le  saint  homme  et  à  le  faire 
vivre  grassement. 

Ce  système  d'offrandes  constitue  ce  que  les  indigènes 
nomment  ]a  baraka.  Littéralement,  baraka  signifie  béné- 
diction ;  c'est,  par  faveur  du  ciel,  la  puissance  miraculeuse 
attribuée  à  un  saint  musulman.  Cette  puissance  se  transmet 
par  héritage  de  mâle  en  mâle,  en  descendance  directe. 
Le  vénérable  Sidi  Cheikh,  suivant  la  légende  arabe,  vit  un 
beau  matin,  à  la  suite  d'une  visite  de  son  ami,  le  grand 
Abd-el-Kader  el  Djilani,  qui  disparut  après  une  demi-heure 
de  conversation  nocturne,  briller  à  son  doigt  une  bague 
(khatem),  insigne  de  son  pouvoir  rehgieux  et  marque  de 
son  commandement  sur  les  Ouled  Sidi  Cheikh.  La  ba- 
raka se  trouva  donc  doublée  de  la  haraka;  cette  dernière 
appellation,  qui  n'existe  pas  dans  la  langue  arabe,  signifie, 
dans  celle  des  Sahariens  de  la  province  d'Oran,  le  droit  de 
commander  une  expédition  militaire. 

Sidi  Cheikh  transmit  à  sa  descendance  le  pouvoiv  reli- 
gieux et  le  pouvoir  politique.  La  bague  miraculeuse  échut 
en  partage  à  son  fils  aîné.  Elle  proviendrait  tout  droit  de 
Suleïman  (Salomon),  qui  la  montrait  aux  génies  lorsqu'il 
voulait  s'en  faire  obéir  ;  nul  arabe  ne  l'a  jamais  aperçue  au 

RÉCITS  ALGÉRIENS.    —  2«   SÉRIE  12 


—    178    — 

doigt  du  chef  spirituel  de  la  confrérie  des  Oued  Sidi  Cheikh^ 
et  c'est  par  humanité  pure  que  ce  chef  la  cache,  car  si  un 
téméraire  avait  le  malheur  de  porter  les  yeux  sur  le  mer- 
veilleux bijou,  il  perdrait  la  vue  instantanément.  Cependant 
cette  bague  existe,  et  l'incrédule  qui  le  nierait,  serait  aussitôt 
atteint  d'épilepsie. 

Les  Ouled  Sidi  Cheikh  sont  réellement  nobles  d'origine 
(djouad)  ;  leurs  aïeux  vinrent  d'Arabie  au  xi*"  siècle.  La 
marque  distinctive  de  leur  noblesse  est  un  bouquet  de 
plumes  d'autruche  noires  qui  surmonte  leurs  tentes.  Leur 
puissance  spirituelle  se  manifeste  non  seulement  par  la 
bénédiction  (baraka),  mais  encore  par  la  malédiction.  Une 
puissante  tribu  du  Sah'ra ,  les  Beni-Amer ,  étant  venue 
s'installer  dans  le  Tell,  les  excellents  marabouts  des  Ouled 
Sidi  Cheikh  expliquent  à  leur  façon  cette  migration  tout  à 
fait  ordinaire.  Ce  chef  des  Beni-Amer,  Abd-el-Hack,  refu- 
sant de  rendre  une  femme  qu'il  avait  ravie  à  un  habitant 
de  Chellala,  Fonde  du  grand  Sidi  Cheikh,  Sidi  Ahmed  el 
Medjedoub  (Ahmed  à  la  bouche  d'or)  s'entremit,  et  fut 
maltraité  par  le  ravisseur.  Furieux,  le  vénérable  Ahmed 
enfonça  son  bâton  en  terre,  en  lançant  une  malédiction  : 

«  Abd-el-Hack,  tu  vas  mourir,  et  ta  tribu,  frappée  d'une 
terreur  panique,  fuira  vers  le  nord.  » 

L'effet  de  cette  malédiction  fut  immédiat.  Abd-el-Hack 
rendit  l'âme  en  se  tordant  dans  d'affreuses  convulsions, 
et  les  Beni-Amer,  éperdus,  se  hâtèrent  de  plier  leurs  tentes 
et  de  les  charger  en  désordre  sur  des  chameaux.  La  déroute 
ne  s'arrêta  qu'aux  environs  de  Sidi  bel  Abbès,  où  les  Beni- 
Amer  constatèrent  avec  désespoir  que,  dans  leur  précipita- 
tion, ils  avaient  oublié  beaucoup  d'enfants  commis  à  la  garde 
des  troupeaux. 

A  ceux  qui  douteraient  de  cette  véridique  histoire,  les 
Ouled  Sidi  Cheikh  objecteraient  victorieusement  :  V  qu'il 
existe,  aux  environs  de  Sidi  Bel  Abbès,  un  monticule  por- 
tant le  nom  de  «  tombeau  d'Abd-el-Hack  »;  2°  que  Ton 
voit  encore,  à  côté  de  ce  tombeau,  une  profonde  crevasse 


—    179    — 

produite  par  le  bâton  du  vénérable  Ahmed  el  Medjedoub  ; 
3°  enfin,  que  près  de  Moghar,  au  sud-est  de  l'oasis  maro- 
caine de  Figuig,  existe  un  endroit  appelé  «  la  Berge  des 
enfants  »;  c'est  là  qu'on  retrouva  les  petits  bergers  des 
Beni-Amer,  tous  morts  de  faim. 

Veut-on  savoir  pourquoi  le  pays  des  Angads  est  atroce- 
ment aride  et  stérile?  C'est  fort  simple;  le  premier  mara- 
bout venu  des  Ouled  Sidi  Cheikh  le  dira.  L'empereur 
du  Maroc  ayant  fait  arrêter  El  Hadj  el  Arbi,  de  la  famille 
du  saint  Sidi  Cheikh,  l'interna  à  Oujda.  Désespéré  de  ne 
pouvoir  rentrer  dans  son  pays,  le  prisonnier  monta  un  jour 
au  sommet  de  la  mosquée  d'Oujda,  d'où  Ton  voit  le  pays 
des  Angads,  et  lança  l'imprécation  suivante  :  «  Pays  des 
Angads,  qui  fais  blanchir  mes  cheveux,  puisse  Dieu  ne  t'ac- 
corder  ni  blé,  ni  orge,  et  empêcher  chameaux  et  moutons 
de  se  repaître  de  tes  herbes  !  » 

Immédiatement  la  sécheresse  s'abattit  sur  la  contrée,  qui 
devint  un  véritable  désert. 

La  puissance  mihtaire  des  Ouled  Sidi  Cheikh  ne  s'appuie 
pas  seulement  sur  leur  bravoure  individuelle,  qui  est  incon- 
testable, mais  sur  le  fanatique  attachement,  sur  le  dé- 
vouement sans  bornes  qu'ont  pour  eux  leurs  esclaves 
nègres. 

L'origine  de  ces  derniers  remonte  à  Sidi  Cheikh  lui-même. 
Un  jour  il  fit  cadeau  de  trois  esclaves  noirs  à  un  rival  en 
piété,  nommé  Abd-er-Rhaman  Moul-Es-Souhoul  (le  serviteur 
du  Miséricordieux,  homme  au  caractère  doux),  dont  on  voit 
la  tombe  près  de  la  petite  oasis  marocaine  de  Bou-Kaïs. 
Celui-ci  les  accepta,  puis  les  affranchit  et  les  renvoya  à 
Sidi  Cheikh,  à  condition  qu'ils  seraient  chargés  d'admi- 
nistrer les  biens  de  la  zaouïa  d'El  Biod.  Les  trois  nègres 
furent  les  tiges  d'une  trentaine  de  familles  qui  entourent 
les  chefs  des  Ouled  Sidi  Cheikh,  et  constituent,  pour  ainsi 
dire,  leur  garde  particulière  ;  nombre  d'entre  eux  donnèrent 
leur  vie  pour  leurs  maîtres. 

Les  nègres  qui  desservent  les  zaouïas  ont  pour  mission 


—    180    - 

de  parcourir  les  tribus  sahariennes  et  du  Tell,  où  se  trouvent 
les  khoddams  de  la  confrérie,  et  d'y  percevoir  les  contri- 
butions. Ce  sont  de  vrais  collecteurs  ;  mais  leurs  impôts 
sont  payés  avec  allégresse,  et  nul  n'aurait  Tidée  de  s'y 
soustraire.  Les  uns  donnent  un  ou  plusieurs  moutons, 
selon  leurs  ressources  ;  d'autres,  plus  pauvres,  se  cotisent 
pour  faire  la  même  offrande.  Le  don  d'une  chamelle  seule, 
ou  avec  son  petit,  est  extrêmement  méritoire.  Les  presta- 
tions d'un  autre  genre  :  beurre,  étoffes,  argent,  tapis,  etc., 
sont  reçues  avec  empressement. 

Lorsque  cette  exploitation  n'était  pas  assez  rémuné- 
ratrice, les  Ouled  Sidi  Cheikh  ne  craignaient  pas  d'em- 
ployer la  violence.  Les  ^mra  (offrandes  volontaires  et  facul- 
tatives) et  les  rfar  (rede\*ances  fixes  que  les  seigneurs 
religieux  exigeaient  de  leurs  adeptes)  rentraient  au  moyen 
de  razzous  (petites  troupes  de  brigands)  lancés  contre  les 
récalcitrants.  Dans  les  mœurs  arabes,  ce  procédé  sommaire 
est  chose  parfaitement  admise.  A  la  longue,  cependant,  les 
exactions  des  chefs  religieux  des  Ouled  Sidi  Cheikh  leur 
ayant  aliéné  l'affection  des  tribus  du  Tell,  ils  prirent  le  parti 
de  fonder  de  nombreuses  zaouïas  dans  la  province  d'Oran, 
où  ils  sont  sédentaires. 

Depuis  l'arrivée  des  Français,  le  prestige  des  Ouled  Sidi 
Cheikh  telliens  a  considérablement  diminué,  et  le  produit 
des  ziaras  est  devenu  presque  nul.  Quand  un  fidèle  apporte 
son  offrande,  le  chef  de  la  zaouïa  lui  prend  les  deux  mains 
et  l'invite  à  formuler  ses  vœux,  qui,  en  général,  sont  peu 
variés  et  plus  ou  moins  naïfs. 

Les  Ouled  Sidi  Cheikh  font  remonter  leur  origine  à  Bou- 
Becker,  ami  du  Prophète  et  son  successeur.  Cette  préten- 
tion n'est  pas  justifiée,  nous  l'avons  dit  ;  mais  toujours 
est-il  qu'ils  portaient  le  nom  de  Bou-Bekria  lorsqu'ils 
furent  expulsés  de  la  Mecque,  vers  le  onzième  siècle  de 
l'ère  chrétienne.  S'étant  installés  d'abord  en  Tunisie,  ils 
vinrent  s'établir  vers  le  quatorzième  siècle  dans  le  pays 
des  Arbaouat,  au  sud  de  la  province  d'Oran,  sous  la  con- 


—     181     — 

duite  d'un  certain  Si  Màamar.  Un  autre  de  leurs  chefs, 
Si  Sliman  ben  Bou  Smaha,  a  son  tombeau  à  Figuig.  Les 
habitants  de  cette  oasis  marocaine  le  vénèrent  tout  parti- 
culièrement, à  cause  d'un  miracle  qui  lui  est  attribué.  La 
guerre  civile  désolait  l'oasis,  et  deux  ksours  se  faisaient 
une  guerre  acharnée.  Au  milieu  d'un  combat,  Bou  Smaha 
voulut  s'interposer;  les  belligérants  ne  l'écoutant  pas,  le 
saint  homme  exaspéré  s'écria  : 

«  —  Ceux  qui  ne  m'écoutent  pas  seront  dévorés  par  le  feu 
éternel,  comme  ces  deux  rochers  que  vous  voyez  là-bas.  » 

Soudain,  les  deux  rochers  se  détachèrent  de  la  montagne, 
et  vinrent  rouler  au  milieu  des  combattants.  Par  la  volonté 
de  Dieu,  ces  pierres  eurent  un  moment  le  don  de  la  paroi?, 
et  criaient  : 

«  —  Grâce  !  grâce  I  » 

«  —  Grâce!  »  répétèrent  les  Figuiguiens  en  jetant  leurs 
armes. 

Bou  Smaha  pardonna,  et  commanda  aux  deux  rochers  de 
rester  immobiles. 

Les  ancêtres  des  Ouled  Sidi  Cheikh  comptent  aussi  parmi 
eux  une  temme  qui  mourut  en  odeur  de  sainteté.  Dans  sa  jeu- 
nesse, elle  avait  épousé  un  chérif  si  beau  de  visage,  qu'on  lui 
donna  le  surnom  d'En  Nahr  (le  jour).  Les  descendants  de  la 
sainte  s'appelèrent  Ouled  En  Nahr,  et  forment  aujourd'hui 
une  des  fractions  de  la  grande  tribu  des  Ouled  Sidi  Cheikh; 
ils  habitent  les  environs  d'Aïn  Sfissifa,  dans  le  voisinage  du 
poste  que  nous  avens  créé  à  Aïn  Sefra. 

Tous  ces  ancêtres  recommandables  firent  du  fameux 
Sidi  Cheikh  un  personnage  considérable.  Il  ajouta  encore, 
par  ses  vertus  et  sa  piété,  au  prestige  de  sa  naissance,  e1 
mourut  à  l'âge  de  quatre-vingt-quatre  ans,  laissant  dix- 
huit  fils  dont  la  descendance  constitue  la  grande  famille  des 
Ouled  Sidi  Cheikh. 


—    182    — 


III 


Pélissier  était  mort  le  22  mai  1864;  son  successeur,  le 
maréchal  de  Mac-Mahon,  nommé  le  1"  septembre  gouver- 
neur-général de  l'Algérie,  fut  accueilli  comme  un  sauveur. 
Il  s'annonça  par  la  proclamation  suivante  ; 

«  Indigènes  arabes  et  kabyles! 

«  Je  ne  suis  pas  un  étranger  pour  vous;  vous  me  connais- 
sez depuis  longtemps,  et  vous  savez  que  j'ai  toujours  été 
bienveillant  pour  les  hommes  qui  cherchent  le  bien,  et  sévère 
pour  les  fauteurs  de  désordre.  Dans  tous  les  rapports  que 
j'ai  eus  avec  vous,  j'ai  toujours  cherché  à  suivre  l'inspiration 
de  l'équité  et  de  la  justice.  Vous  me  retrouverez  toujours  le 
même  à  votre  égard. 

«  Quelques  tribus,  égarées  par  les  conseils  perfides  def 
quelques  hommes  ambitieux,  ont  prêté  l'oreille  à  l'esprit  du 
mal  et  à  la  révolte.  Elles  n'ont  pourtant  aucun  motif  de 
plainte  sérieuse  contre  le  gouvernement  français,  qui  res- 
pecte leur  religion  et  qui,  sous  l'inspiration  de  la  générosité 
et  de  la  haute  justice  de  l'Empereur,  a  consacré,  d'une  ma- 
nière irrévocable,  le  droit  des  indigènes  à  la  propriété  de 
leurs  territoires.  Comment  a-t-on  pu  abuser  de  leur  crédulité 
au  point  de  leur  faire  espérer  qu'ils  pourraient  résister  à  la 
France?  Ceux  de  leurs  frères  qui  ont  combattu  avec  nous  en 
Crimée,  en  Italie,  au  Mexique,  ne  leur  ont-ils  pas  dit  ce 
qu'était  la  France,  quels  étaient  sa  puissance  et  le  prestige 
de  ses  armes,  partout  où  ses  soldats  se  sont  montrés?  Ne 
leur  ont-ils  pas  dit  que,  sur  un  signe  de  l'Empereur,  la 
France  peut  réunir  800.000  soldats  prêts  à  venger  les  actes 
de  trahison  envers  elle? 

«  Les  tribus  n'auront  à  s'en  prendre  qu'à  elles  du  châ- 
timent qui  va  les  atteindre,  si  elles  persistent  plus  longtemps 
dans  leur  aveuglement.  >> 


—    183    — 

Nous  avons  vu  qu'à  ce  moment  la  révolte  avait  pris  une 
extension  considérable  (1).  Les  forces  insurrectionnelles 
restèrent  intactes  pendant  les  grandes  chaleurs,  car  nos 
colonnes,  qui  fondaient  sous  les  ardeurs  d'un  soleil  impla- 
cable, pouvaient  à  peine  se  mouvoir.  Yusuf  opérait  entre 
Djelfa  et  Laghouat,  avec  trois  colonnes,  pendant  que  les 
généraux  Deligny  et  Périgot  manœuvraient  ;  le  premier, 
dans  la  province  d'Oran,  le  second,  dans  celle  de  Constan 
tine. 

Durant  cette  pénible  campagne  d'été,  Deligny  avait  fait 
surveiller  ses  derrières  par  une  colonne  placée  à  Saïda, 
sous  les  ordres  du  généralJollivet.  Dix  jours  après  le  débar- 
quement de  Mac-xMahon  à  Alger,  le  29  septembre,  cette 
colonne  eut  à  El  Béida(2)une  affaire  des  plus  malheureuses. 
Jollivet  s'était  porté  au  Kheider,  au  nord  du  chott  El  Chergui, 
actuellement  traversé  par  le  chemin  de  fer  stratégique 
de  Méchéria,  lorsqu'il  apprit  que  Si  el  Ala,  avec  toutes  les 
forces  insurrectionnelles  du  sud  de  la  province  d'Oran,  avait 
franchi  la  ligne  du  chott  et  atteint  Sfid  et  El  Béida,  à  trente- 
deux  kilomètres  du  Kheider.  Il  eut  la  malencontreuse  idée 
de  vouloir  surprendre  les  contingents  sahariens  ;  mais  son 
mouvement  fut  éventé  par  Si  el  Ala,  qui  vit  arriver  à  son 
camp  les  goums  du  général  envoyés  en  reconnaissance  et 
profitant  de  l'occasion  pour  passer  sous  les  drapeaux  de 
la  révolte.  Jollivet  forma  une  colonne  légère  avec  le 
10"  bataillon  de  chasseurs  à  pied,  un  bataillon  du  17'' de 
ligne,  deux  escadrons  du  H''  chasseurs  à  cheval,  et  un 
petit  goum  de  50  chevaux  resté  fidèle.  Les  fantassins  étaient 
sans  sacs,  et  les  cavaliers  montaient  en  selle  nue. 

Le  petite  colonne  partit  le  29  septembre  au  soir  et,  après 
une  pénible  marche  de  nuit,  arriva  à  un  endroit  appelé 

(1)  Dans  les  premiers  moments  les  Français  n'avaient  subi  que  des  revers,  à 
Aouïn  bou  Beker  où  périt  la  colonne  Beauprètre,  ii  Tagguin  et  h  Aïu  el  Kata 
où  furent  défaits  des  escadrons  de  spahis. 

(2)  Comme  nous  l'avons  dit  pour  El  Biod  ou  El  Abiod,  les  Arabes  suppri- 
ment volontiers  le  substantif  pour  garder  l'article.  El  Béida  est  la  diminutioD 
du  mot  Ain  el  Béida,   la  source  d'eau  blanche. 


—    184    — 

Bedrous,  à  vingt-cinq  kilomètres  duKheider.  Là,  le  ge'néral 
vit  à  l'est  de  nombreux  feux  allumés;  ne  doutant  pas  qu'il 
ne  fût  à  proximité  du  camp  de  Si  el  Ala,  au  lieu  de  faire 
reposer  ses  hommes,  il  se  lança  à  l'aventure  à  travers  les 
boues  du  chott,  sans  même  savoir  s'il  trouverait  de  l'eau. 

Mais  au  jour,  les  feux  disparurent,  et  Jollivet,  comprenant 
qu'on  l'avait  trompé,  eut  la  fatale  idée  de  se  rabattre  vers 
le  nord,  espérant  trouver  de  l'eau  à  El  Kerch.  Or,  les  puits 
étaient  taris.  Sur  la  foi  d'un  renseignement  arabe,  il  s'ache- 
mina alors  vers  El  Béida,  qu'on  disait  éloignée  d'El  Kerch 
de  trois  lieues  seulement. 

Ses  hommes  souffraient  toutes  les  tortures  de  la  soif;  à 
partir  d'El  Kerch,  la  colonne  sema  son  parcours  de  traî- 
nards. L'arrière-garde,  impuissante  à  faire  serrer  les  trop 
nombreux  retardataires,  passait  outre,  abandonnant  une 
foule  de  malheureux  dans  le  désert,  à  la  merci  d'un  ennemi 
implacable,  qui  rempUssait  toutes  les  cavités  du  sol  le  long 
de  la  route. 

Au  bout  de  trois  heures  de  marche,  aucun  indice  n'était 
venu  révéler  la  présence  de  l'eau.  L'infortuné  général  aper- 
çut, trop  tard,  hélas  !  l'abîme  ouvert  devant  lui.  Se  retour- 
nant, il  contempla  avec  désespoir  sa  troupe  qui  s'égrenait, 
comme  un  chapelet  brisé,  sous  l'action  d'un  soleil  de  feu, 
laissant  une  queue  de  traînards  qui  s'allongeait  à  perte  de 
vue  dans  l'immensité  du  désert. 

Mesurant  désormais  toute  l'horreur  de  la  situation,  il 
prit  les  devants  avec  les  deux  escadrons  du  W  chasseurs, 
et  arriva  enfin  aux  puits  d'El  Béida.  Nos  cavaliers  remplirent 
les  bidons  qu'ils  avaient  demandés  aux  fantassins  ;  un  esca- 
dron repartit  en  toute  hâte,  chargé  du  précieux  liquide  ; 
l'autre  mit  pied  à  terre,  et  resta  avec  le  général. 

'  C'était  ce  que  voulait  Si  el  Ala.  Les  hauteurs  voisines 
des  puits  se  couvrirent  alors  de  fantassins  ennemis,  pen- 
dant que  de  tous  les  ravins  débouchaient  tumultueusement 
d'innombrables  cavahers  poussant  de  grands  cris. 

Le  général  Jollivet  n'avait  près  de  lui  qu'un  petit  esca- 


—     1S5     — 

dron  de  chasseurs  et  une  dizaine  de  spahis,  cent  hommes 
au  pkis.  Il  disposa  en  cercle  cette  poignée  de  braves,  qui 
résistèrent  désespérément,  repoussant  corps  à  corps  cinq 
attaques  successives. 

Mais  Si  el  Ala,  ne  laissant  que  ses  fantassins  devant 
Tescadron  surpris  à  El  Béida,  s'était  lancé  à  tond  de  train, 
avec  tous  ses  cavaliers,  contre  la  colonne  du  10°  chas- 
seurs à  pied  et  du  17'  de  hgne.  Sans  s'attarder  à  Uvrer 
combat  à  la  colonne  principale,  il  alla  massacrer,  à  dix, 
douze,  quinze  kilomètres  en  arrière,  les  écloppés  et  les 
traînards.  Plus  de  cent  chasseurs  à  pied  et  cinquante  sol- 
dats du  17^  de  ligne  furent  égorgés  et  ensuite  décapités. 

Il  y  eut,  dans  cette  déplorable  affaire,  de  magnifiques 
traits  d'héroïsme.  Le  lieutenant  David,  du  lO*"  bataillon  de 
chasseurs,  commandant  Tarrière-garde,  rebroussa  chemin 
à  la  hâte,  avec  quelques  hommes  résolus,  rallia  un  grand 
nombre  de  traînards,  et  reprit  la  route  suivie  parla  colonne. 
Un  autre  heutenant,  M.  d'Albertini,  du  17^  de  ligne,  en  fit 
autant  de  son  côté.  Trois  sous-officiers  groupèrent  autour 
d'eux  des  petits  pelotons,  et  réussirent  à  les  ramener  au 
camp  pendant  la  nuit.  Ces  officiers  et  sous-officiers  avaient 
été  prévenus  par  le  capitaine  Brécart,  du  ir  chasseurs,  qui 
longea  à  fond  de  train  la  foule  des  traînards,  en  semant 
l'alarme  afin  de  hâter  leur  marche. 

Un  malheur  n'arrive  jamais  seul.  Trois  jours  après  l'af- 
freuse tuerie  d'El  Béida,  la  colonne  Jollivet,  parvenue 
au  camp  d'El  Kheider  (où  elle  avait  laissé  un  bataillon 
du  17®  de  hgne,  ses  malades  et  ses  bagages,  sous  les 
ordres  du  commandant  Bressoles,  du  10^  bataillon  de  chas- 
seurs), apprit  qu'une  compagnie  du  17°  de  ligne  avait  été 
détruite.  Bressoles  avait  Tordre  d'empêcher  une  tribu  hési- 
tante, ceUe  des  R'zaïna,  campée  autour  de  la  redoute  du 
Kheider,  de  faire  défection  pour  aller  rejoindre  les  Ouled  Sidi 
Cheikh.  Mais  le  1"  octobre,  les  R'zaïna  connaissant  notre 
désastre,  se  mirent  en  devoir  ùe  décamper.  Bressoles  leur 
opposa  une  compagnie  de  ligne.  Cette  force  était  déjà  insuf- 


—    186    — 

fîsante  par  elle-même  ;  le  capitaine  qui  la  commandait 
commit  encore  la  faute  de  la  fractionner  en  deux  groupes 
qui  ne  pouvaient  se  prêter  assistance.  Les  R'zaïna  atta- 
quèrent séparément  les  deux  sections  de  la  petite  troupe, 
et  les  anéantirent  jusqu'au  dernier  homme. 

Douloureusement  impressionné,  le  maréchal  de  Mac- 
Mahon  donna  les  ordres  les  plus  énergiques  pour  la  cam- 
pagne d'hiver  qui  allait  s'ouvrir.  Mais,  outre  les  deux  échecs 
subis  par  nos  colonnes,  nos  auxiliaires  arabes  avaient  eu 
cruellement  à  souffrir.  Le  6  août,  Si  el  Ala  ayant  surpris 
l'agha  de  Djebel  Amour,  Mohamed  ed  Din,  qui  s'échappa 
avec  peine,  laissant  ses  campements  aux  mains  de  l'ennemi, 
tout  le  cercle  de  Boghar  prit  feu,  et  quantité  de  petites 
bandes  de  coupeurs  de  route  se  formèrent,  dans  Tintention 
de  mettre  à  sac  les  caravansérails  de  Boghar  à  Djelfa. 

Les  gardiens  des  caravansérails  de  Bou-Ghzoul  et  de 
Guet-es-Stell  parvinrent  à  gagner  Boghar  et  Djelfa.  Le  cara- 
vansérail intermédiaire  d'Ain  el  Oussera,  trop  éloigné  de 
ces  deux  points,  devint  le  théâtre  d'une  scène  sauvage,  dans 
la  nuit  du  13  au  14  août. 

Outre  trois  spahis  qui  y  avaient  été  détachés  pour  le 
service  de  la  correspondance,  sept  Français  étaient  réunis 
dans  cet  établissement  :  c'étaient  le  gardien  Mathelin,  sa 
sœur  Alexandrine,  Borel,  le  fiancé  de  cette  dernière,  deux 
domestiques,  et  deux  voituriers  de  passage. 

Dans  la  nuit,  des  Arabes,  se  disant  courriers  du  général 
commandant  la  subdivision,  demandèrent  à  entrer.  Les 
Français  refusèrent  d'ouvrir,  mais  laissèrent  sortir  un  des 
spahis,  pour  causer  avec  les  étrangers.  Comme  il  ne  rentrait 
pas,  un  des  domestiques  se  mit  aux  écoutes  ;  comprenant 
un  peu  l'arabe,  il  entendit  que  l'on  dissertait  au  dehors  sur 
le  nombre  des  nôtres,  et  sur  celui  des  fusils  dont  ils  dispo- 
saient. Le  domestique  revint  en  disant  : 

«  —  Qu'aucun  de  nous  ne  se  couche  :  nous  allons  être 
assassinés  cette  nuit.  » 

Les  nôtres  commirent  l'imprudence  de  laisser  rentrer  le 


—    187    î-i 

spahis  qui  avait  été  se  concerter  avec  les  Arabes.  Celui-ci 
parla  à  voix  basse  à  ses  deux  camarades,  et  tous  trois 
échangèrent  une  nouvelle  conversation  avec  les  gens  du 
dehors. 

Vers  deux  heures  du  matin,  le  personnel  du  caravan- 
sérail entendit  un  grand  bruit  ;  des  coups  de  fusil  tirés 
contre  la  porte  annoncèrent  Timminence  d'une  attaque. 
Mathelin  et  Borel  avaient  deux  fusils  et  un  revolver  ;  un 
des  voituriers  possédait  également  un  revolver.  Un  des 
domestiques  sortit  dans  la  cour  ;  à  peine  avait-il  fait  deux 
pas,  qu'il  reçut  une  balle  en  pleine  poitrine,  et  tomba  en 
criant  : 

«  —  Je  suis  mort  !  Le  spahis  m'a  tué  !  » 

Mathelin,  le  maître  du  caravansérail,  était  le  plus  près 
de  la  porte  ;  elle  s'entrouvrit,  et  il  reçut  à  bout  portant  un 
coup  de  fusil,  tiré  par  un  autre  spahis.  Il  expira,  en  disant 
à  Borel  : 

«  —  Sauve  ma  sœur.  » 

Borel,  les  deux  voituriers  et  le  domestique  qui  restait, 
hissèrent  alors  Mlle  Mathelin  sur  la  crête  du  mur.  «  Je  ne 
vois  rien  »,  dit  la  malheureuse  à  voix  basse.  Tous  alors 
essayèrent  de  gagner  la  campagne  à  la  faveur  de  l'obscurité. 
Mais  les  assassins  se  lancèrent  à  leur  poursuite  et  Mlle 
Mathelin  tomba  en  leur  pouvoir,  ainsi  que  le  domestique  qui 
fut  aussitôt  massacré.  Quant  à  la  pauvre  jeune  fille,  après 
huit  mois  des  plus  indignes  traitements,  les  Arabes  la  ren- 
voyèrent à  Géryville  ;  elle  avait  été  traînée  de  tribu  en 
tribu,  jusque  dans  le  fond  de  la  province  d'Oran. 

Borel  et  les  deux  voituriers  purent  heureusement  gagner 
Boghar. 

Un  bataillon  du  1"  zouaves  campa  quelques  jours  après 
à  Aïn  el  Oussera  ;  le  caravansérail  était  hideusement  sac- 
cagé. Au  milieu  des  débris,  on  retrouva  les  corps  mutilés  de 
Mathelin  et  de  son  domestique;  le  premier  portait,  à  travers 
la  tête,  la  tige  de  fer  d'un  moulin  à  café. 

Deux  négociants  français,  MM.  d'Esguilles   et  Mollard, 


—    188    — 

accompagnés  par  un  tirailleur  interprète,  eurent  la  témérité 
de  s'engager  sur  la  route  de  Djelfa  à  Boghar.  A  hauteur  de 
ce  même  caravansérail,  ils  rencontrèrent  un  parti  d'insurgés 
qui  les  dépouillèrent  de  tout,  et  les  laissèrent  entièrement 
nus  au  milieu  du  désert.  Le  tirailleur  fut  roué  de  coups  et 
emmené  par  les  insurgés  ;  mais  il  réussit  à  leur  échapper. 

MM.  MoUard  et  d'Esguilles  se  blottirent  dans  un  ravin,  et 
attendirent  la  nuit  pour  se  remettre  en  route  vers  Boghar. 
Malheureusement,  au  lever  du  jour,  ils  furent  aperçus  par 
un  parti  de  cavaliers  ennemis,  qui  s'amusèrent  à  tirer  sur 
eux  et  les  tuèrent  au  vol.  On  ne  put  jamais  retrouver  leurs 
cadavres. 

Le  capitaine  du  génie  Rougevin,  accompagné  d'un  sapeur 
conduisant  une  voiture,  arriva,  dans  la  journée  qui  suivit  le 
sac  du  caravansérail,  à  quelques  centaines  de  mètres  de 
cet  établissement.  Assailli  inopinément  par  les  insurgés,  le 
sapeur  n'eut  que  le  temps  de  tirer  un  coup  de  fusil,  et  fut 
massacré  aussitôt;  quant  au  capitaine,  qui  était  à  une  cen- 
taine de  mètres  en  arrière  de  la  voiture,  il  ne  dut  son  salut 
qu'à  la  vitesse  de  son  cheval. 

Nous  n'avons  pas  l'intention  de  faire  l'historique  de  tous 
les  combats  qui  turent  livrés  dans  le  sud  algérien  pendant 
l'hiver  de  1864.  B.acontons  seulement  comment  fut  tué  le 
marabout  Mohamed  ben  Hamza,  chef  de  l'insurrection. 

Le  général  Dehgny,  commandant  la  province  d'Oran, 
quitta  Géryville  le  27  janvier  1865,  avec  une  colonne  légère, 
dans  l'espoir  de  surprendre  les  contingents  de  Mohamed 
ben  Hamza  ;  cette  troupe  était  composée  de  deux  bataillons 
d'infanterie  aux  ordres  du  colonel  de  Colomb,  de  trois  esca- 
drons de  cavalerie,  commandant  de  Galhfet,  et  d'un  goum 
de  800  Harrars,  commandé  par  le  fameux  Kaddour  ben 
Sah'raoui,  que  nous  retrouverons  en  1882  et  qui,  devenu 
l'ennemi  mortel  du  marabout  des  Ouled  Sidi  Cheikh,  s'était 
rallié  aux  Français. 

Voyant  le  général  sortir  de  Géryville  avec  un  immense 
convoi,  les   insurgés  ne  s'en  inquiétèrent  pas,  espérant 


—    189    — 

avoir  tout  le  temps  de  fuir  dans  la  direction  du  sud-ouest, 
et  échapper  ainsi  à  la  colonne  française  Mais  Deligny  prit 
Jes  devants  avec  ses  trois  escadrons  et  ses  800  Harrars  et, 
faisant  un  crochet  pour  éviter  El  Abiod  Sidi  Cheikh,  par  où 
Tennenai  s'attendait  à  le  voir  déboucher,  il  se  présenta  le 
4  février,  au  matin,  devant  les  campements  des  Ouled  Sidi 
Cheikh,  à  Garet  Sidi  Cheikh. 

Emporté  par  sa  haine,  Kaddour  ben  Sah'raoui  se  préci- 
pita en  avant  avec  les  plus  braves  de  ses  Harrars.  Alors 
s'engagea  entre  Arabes  un  combat  acharné.  Entouré  de 
ses  fidèles  nègres,  Mohamed  fondit  impétueusement  sur  les 
assaillants,  mais  Tardent  Sah'raoui  parvint  à  le  rejoindre 
au  milieu  de  la  mêlée,  suivi  de  son  propre  fils  Ben  el  Hadj 
Kaddour,  et  d'un  de  ses  neveux.  Le  marabout,  qui  ne  pouvait 
recharger  ses  armes,  se  défendit  désespérément,  faisant 
tournoyer  la  crosse  de  son  fusil,  accablant  ses  agresseurs 
d'injures,  les  traitant  de  chiens,  fils  de  chiens,  renégats, 
traîtres  à  la  cause  sainte.  A  la  fin,  il  tomba  frappé  de  trois 
balles,  et  ses  nègres  l'emportèrent  hors  du  champ  de  bataille. 

La  chute  de  Mohamed  brisa  Fénergie  de  la  résistance. 
Les  Ouled  Sidi  Cheikh  durent  céder  le  terrain,  en  abandon- 
nant leurs  tentes  restées  debout,  ainsi  que  leurs  troupeaux 
et  leurs  bagages.  Deligny  n'eut  même  pas  à  engager  les 
trois  escadrons  du  commandant  de  Gallifet. 

Transporté  mourant  sur  le  territoire  de  la  tribu  des 
Ouled  Ziad,  le  marabout  y  expira  le  22  février,  dix-huit 
jours  après  le  terrible  combat  de  Garet  Sidi  Cheikh,  âgé 
seulement  de  vingt  ans.  Le  fougueux  Si  el  Ala,  qui  avait  été 
rançonner  les  gens  du  M'Zab  et  d'Ouargla,  accourant  en 
toute  hâte,  fit  acclamer  un  quatrième  fils  de  Si  Hamza,  le 
jeune  Achmed,  héritier  reconnu  de  la  baraka,  comme 
chef  de  Tinsurrection. 

Passons  à  l'année  1866,  et  disons  un  mot  du  combat  de 
Kheneg  el  Azir. 

Le  colonel  de  Colomb,  ayant  avec  lui  un  petit  bataillon 
du  87^  de  ligne,   deux  compagnies  du   2*  zouaves,  deux 


—    190    — 

escadrons  et  deux  pièces  de  montagne,  venait,  le  16  mars, 
d'atteindre  les  contingents  d'Ahmed  ben  Hamza,  qui  com- 
prenaient, outre  la  redoutable  cavalerie  saharienne,  un 
millier  de  fantassins  marocains. 

Suivi  de  ses  nègres,  le  jeune  Ahmed,  à  peine  âgé  de 
quinze  ans,  passait  lentement  devant  le  front  de  ses  goums, 
adjurant  les  fidèles  de  mourir  pour  la  sainte  cause  de 
l'islam. 

Dédaigneux  et  calmes,  nos  escadrons  se  massent  devant 
les  cavaliers  ennemis. 

Notre  infanterie  a  commencé  le  combat  ;  déjà  les  maro- 
cains tourbillonnent  confusément  par  petits  groupes. 

Tout  à  coup  la  cavalerie  des  Ouled  Sidi  Cheikh  s'éloigne 
au  galop  du  champ  de  bataille.  Les  balles  de  nos  zouaves, 
disent  en  riant  les  hussards,  ne  conviennent  sans  doute 
pas  à  ces  messieurs. 

Mais,  arrivés  à  un  kilomètre  de  là,  les  cavaliers  d'Ahmed 
ben  Hamza  font  brusquement  volte-face  et  chargent  à  fond 
de  train  le  flanc  de  nos  escadrons;  ceux-ci  se  rejettent  en 
désordre  sur  le  front  du  bataillon  du  87^  de  hgne,  dont  ils 
paralysent  les  feux.  Un  combat  corps  à  corps  s'engage. 
Les  cavahers  ennemis,  ivres  de  haine  et  de  sang,  se  ruent 
au  milieu  des  rangs  français  et  enlèvent  les  mulets,  chargés 
des  munitions  de  Tartillerie,  ainsi  que  ceux  du  train,  qui 
portent  les  vivres  et  les  bagages.  Les  conducteurs  se  font 
massacrer. 

Ce  ne  fut  qu'après  une  heure  de  furieuse  mêlée,  que  la 
colonne  française  put  se  reformer.  De  Colomb  lança  ensuite 
les  zouaves  à  la  baïonnette  contre  les  fantassins  d'Ahmed, 
qui  s'enfuirent  après  une  résistance  désespérée. 

Laissant  alors  ses  morts  sur  le  terrain,  avec  la  pensée 
de  revenir  leur  rendre  les  derniers  devoirs,  le  colonel  se 
mit  à  la  poursuite  de  l'ennemi,  qui  reculait  toujours  en 
escarmouchant,  afin  d'attirer  le  plus  loin  possible  la  colonne 
française. 

Tout  à  coup  la  cavalerie  des  Ouled  Sidi  Cheikh  se  dérobe 


—    191     — 

et  se  dirige  au  galop  vers  le  champ  de  bataille.  Anxieux, 
De  Colomb  rebroussa  chemin  avec  sa  troupe;  mais  lorsque 
nos  soldats  regagnèrent  le  théâtre  du  combat,  il  était  trop 
tard;  un  horrible  tableau  se  déroula  sous  leurs  yeux.  Ils 
virent  que  leur  chef,  pourtant  homme  d'intelhgence  et 
d'énergie,  avait  commis  une  faute  grave  en  abandonnant 
ses  morts  pour  courir  après  un  adversaire  très  alerte,  avec 
une  infanterie  fatiguée,  une  cavalerie  démoralisée,  une 
artillerie  sans  munitions,  et  sous  un  soleil  accablant. 

Derrière  nous,  la  cavalerie  d'Ahmed  ben  Hamza  avait  eu 
le  temps  d'achever  son  œuvre  de  haine  et  de  barbarie.  Une 
odeur  pénétrante  de  chair  brûlée  prenait  à  la  gorge  et  nous 
suffoquait.  Tous  nos  morts  étaient  là,  décapités,  nus,  affreuse- 
ment mutilés,  entassés  par  paquets  sur  des  brasiers  qui  ache- 
vaient de  se  consumer. 

Aucun  d'eux  ne  put  être  reconnu. 

Mais  quittons  ces  scènes  lugubres  et  voyons  pourquoi 
la  frontière  entre  le  Maroc  et  la  France  est  si  peu  respectée. 

Après  la  bataille  d'Isly  (1844),  nous  nous  sommes  conten- 
tés d'une  hgue  de  démarcation  dérisoire  entre  nos  posses- 
sions algériennes  et  l'empire  barbare  dont  nous  venions 
d'écraser  les  tumultueuses  armées.  Le  traité  de  1845  fut 
conclu  avec  une  légèreté  impardonnable,  qui  continue  à 
peser  sur  nos  épaules,  et  l'insurrection  toute  récente  du 
sud  oranais  vient  encore  de  prouver  qu'il  n'y  a  pour  nous 
aucune  sécurité  du  côté  de  la*  frontière  algérienne  occi- 
dentale. Au  lieu  de  rétrograder  et  d'évacuer  en  1844  le  pays 
des  Beni-Snassen,  dont  la  ville  principale  est  Ouchda,  nous 
devions  conserver  ce  territoire,  non  dans  un  but  de  con- 
quête, mais  dans  un  intérêt  stratégique,  car  Tlemcen,  trop 
en  arrière  de  la  frontière,  ne  la  surveille  qu'imparfaitement. 
Les  efforts  de  la  diplomatie  aboutiront-ils  aujourd'hui?  Nous 
l'ignorons.  La  France  essaye,  en  effet,  d'obtenirla  rive  droite 
de  la  Malouïa  jusqu'à  l'oued  Za  ;  de  là,  une  ligne  coupant  le 
chott  El  Gharbi  irait  rejoindre  le  confluent  de  l'oued  Guir, 
englobant  dans  nos  possessions  le  pays  des  Ouled  Djerrir 


—    192    — 

et  celui  des  Doui-Ménia,  avec  la  grande  oasis  de  Figuig.  Sur 
cette  portion  de  son  empire,  l'empereur  du  Maroc  exerce 
une  autorité  plutôt  nominale  que  réelle;  c'est  au  chérif, 
non  au  sultan,  que  les  tribus  du  sud-est  marocain  envoient 
des  cadeaux,  il  est  vrai  d'une  façon  tout  à  fait  intermittente. 

A  Figuig  se  ravitaillait  Bou-Amema,  en  1882;  en  face  de 
cette  oasis,  petite  république  dans  le  désert,  nous  dûmes, 
en  1883,  créer  le  poste  d'Aïn  Sefra,  qui  est  loin  d'être  bien 
placé  au  point  de  vue  stratégique. 

Historiquement,  les  droits  de  la  France  sur  la  rive  droite  de 
la  Malouïa  sont  incontestables.  Cette  rivière  (la  Malva  des 
Romains)  était  la  ligne  de  séparation  entre  la  Mauritanie 
Tingitane  (capitale  Tanger)  et  la  Mauritanie  Gésaréenne 
(capitale  Julia  Cœsarea,  Gherchell). 

Le  royaume  de  Tlemcen,  un  de  ceux  qui  se  formèrent 
après  l'écroulement  de  l'empire  de  Kalifes,  se  terminait, 
dit  Léon  l'Africain,  à  la  Malouïa  et  au  fleuve  Za. 

Telle  est  la  frontière  que  nous  réclamons  aujourd'hui. 

Marmol  donne  la  même  limite  au  royaume  de  Tlemcen; 
l'auteur  espagnol  appelle  la  Malouïa  Muluye,  et  l'oued  Za 
oued  Ziz.  Marmol  écrivait  vers  le  commencement  du  sei- 
zième siècle. 

Au  commencement  du  dix-huitième,  un  empereur  du 
Maroc,  Mouley  Ismaïl,  ayant  essayé  d'envahir  l'Algérie,  fut 
battu  par  le  pacha  turc  Ben  Chaban,  qui  lui  imposa  un  traité 
limitant  l'Algérie  et  le  Maroc  par  la  Malouïa  et  Toued  Za. 

Ce  ne  fut  qu'après  1830,  lorsque  la  province  d'Oran  était 
en  pleine  désorganisation,  que  les  Marocains  franchirent 
les  bornes  qui  leur  étaient  assignées.  Ils  eurent  même  l'au- 
dace de  revendiquer  Mascara,  Tlemcen,  Oran  et  Mostaga- 
nem,  c'est-à-dire  la  province  d'Oran  tout  entière,  et  en 
attendant,  ils  s'étendirent  jusqu'à  la  Tafna. 

Les  victoires  du  général  Bugeaud  et  du  prince  de  Join- 
ville  ont  donc  été  absolument  stériles,  puisqu'elles  n'ont  pas 
fait  restituer  à  l'Algérie  les  territoires  dont  les  Marocains 
se  sont  indûment  emparés- 


103 


IV 


Les  corps  indigènes  au  service  de  la  France  ne  doivent 
pas  être  oubliés. 

Nous  avons  déjà  longuement  parlé  des  spahis  (1),  création 
du  célèbre  Yusuf,  mort  général  de  division. 

Le  nom  de  spahis  appartint  jadis  à  un  corps  de  cavalerie 
seldjoucide,  organisé  par  Mourad  I"  (2). 

Autrefois  ces  soldats,  presque  tous  mariés,  vivaient  en 
smala,  de  la  vie  de  famille,  comme  s'ils  n'avaient  contracté 
aucun  engagement.  Les  smalas  étaient  des  réunions  de 
tentes  en  plein  air.  A  côté  d'elles,  les  Français  du  cadre 
occupaient  un  bordj,  sorte  de  château-fort. 

Le  recrutement  de  ce  corps  était  exceptionnel  ;  tout  chef 
arabe  qui  voulait  donner  à  la  France  une  preuve  de  dévoue- 
ment envoyait  aux  spahis  un  fils  ou  un  parent;  souvent 
aussi  l'engagé  était  un  homme  qui,  s'étant  fait  des  ennemis 
dans  sa  tribu,  désirait  placer  sa  personne  sous  la  protection 
de  l'autorité.  Il  arrivait  avec  son  cheval,  lequel  restait  sa 
propriété  personnelle. 

Ainsi,  un  arabe  molesté  par  son  caïd  lui  disait  : 

«  —  Par  Allah  I  si  tu  continues  à  jeter  ton  œil  sur  moi  et 
à  me  traiter  sans  justice,  je  jure  que  j'irai  trouver  le  captan 
escady^oun  (le  capitaine  commandant  l'escadron).  » 

Et  un  beau  jour,  si  les  chicanes  persistaient,  il  enfour- 
chait son  cheval  pour  aller  s'engager  à  la  smala  voisine. 

Quelquefois  le  chef  de  famille  réunissait  les  siens  et  leur 
parlait  en  ces  termes  : 

c(  —  Mes  enfants,  on  nous  mange,  les  amendes  pleuvent 
sur  notre  tente,  cela  ne  peut  durer  :  quel  est  Vhomme  parmi 
vous  ? 

(1)  Voir  Récits  algériens,  1^"  série. 

(2)  On  trouve  ce  nom  dans  l'Inde,  où  nos  corps  indigènes  sont  appelés  cipahis, 

RÉCITS  ALGÉRIENS.  —  S»  SÉRIE.  13 


—    194    — 

«  —  C'est  moi,  répondait  Fun  des  fils. 

«  —  Eh  bien!  prends  nos  bœufs  et  nos  moutons,  va  les 
vendre,  et  avec  le  prix  achète-toi  un  cheval  avec  lequel  tu 
iras  trouver  le  capta^i  escadroun, 

«  —  Oui,  père.  » 

Le  spahis  fils  de  bonne  famille,  ou,  comme  on  dit  là-bas, 
de  grande  tente,  était  généralement  plus  fanatique  que 
le  turco.  Souvent,  avant  de  s'engager,  il  avait  combattu 
contre  nous,  et  à  ceux  qui  le  lui  rappelaient  il  ripostait 
philosophiquement  : 

<(  —  Mektouh  Allah!  C'était  écrit  par  Dieu!  Les  musul- 
mans, s'étant  mal  comportés,  ont  été  punis  par  la  domination 
des  chrétiens;  en  servant  ces  infidèles,  je  suis  Tinstrument 
du  Dieu  Très-Haut!  En  combattant  les  musulmans  dans  les 
rangs  des  chrétiens,  je  penserai  que  je  sers  les  desseins  de 
Dieu,  et  aussi  que  l'épreuve  qu'il  réserve  à  ses  fidèles  sera 
de  courte  durée.  » 

Aujourd'hui,  les  smalas,  excepté  sur  de  rares  points  des 
frontières  marocaine  et  tunisienne,  ont  disparu  pour  faire 
place  à  des  centres  européens.  Les  spahis  vont  de  pair  avec 
les  turcos.  Ils  logent  à  la  caserne,  sont  presque  tous  céliba- 
taires, et  n'arrivent  plus  au  corps  avec  leur  cheval.  Ce  sont 
des  turcos  montés  ;  astreints  à  la  discipline,  ils  vivent  à 
l'ordinaire. 

Le  spahis  français  a  sa  chanson,  qui  est  peu  connue. 
En  voici  quelques  couplets  : 


Le  mousquetaire, 

Sur  cette  terre, 
(yest  le  spahis  au  burnous  éclatant. 

Arrière!  arrière! 

Troupe  sévère, 
Vous  ne  pouvez  lutter  avec  l'Orient. 
Humble  piéton,  sous  ta  capote  grise. 
Et  toi,  lancier,  au  chapska  séduisant, 
Hussard  fringant  dont  la  moustache  frise, 
Inclinez-vous  devant  le  régiment. 


^    195    — 

Lorsque  la  poudre, 

Gomme  la  foudre, 
Eclate  et  tonne  au  milieu  du  combat, 

Tout  est  carnage 

Sur  leur  passage; 
L'ennemi  fuit  et  ne  résiste  pas. 
Peut-être  un  jour  on  lira  dans  l'histoire 
Nos  noms  écrits  auprès  des  noms  fameux. 
On  peut  mourir  dans  un  jour  de  victoire. 
Mais  le  nom  reste  et  l'àme  monte  aux  cieuxl 

Nous  n'avons  fait  réellement  la  conquête  de  la  colonio 
qu'en  nous  servant  des  Arabes  contre  les  Arabes.  Le  spahi 
régulièrement  enrôlé  n'eût  pas  suffi;  et  puis,  il  fallait  biei; 
donner  aux  chefs  indigènes  que  nous  choisissions,  une  force 
armée  pour  les  protéger  et  les  aider  à  se  faire  obéir. 

Les  Turcs  dominaient  l'Algérie  avec  les  tribus  maghzen, 
qui  jouissaient  de  divers  privilèges  et  ne  payaient  qu'un 
faible  impôt,  à  condition  de  fournir  un  certain  nombre  de 
cavahers  dès  la  première  réquisition  de  l'autorité.  Imitant 
ce  système,  quoique  de  loin,  nous  donnons  à  chaque  caïd 
ou  agha,  des  cavaliers  nommés  mekhaznia  ou  cavaliers 
du  maghzen,  qui  reçoivent  une  solde  régulière  et  peuvent 
être  considérés  comme  la  force  armée  permanente  des 
tribus.  Ils  servent  do  noyau  aux  goums. 

Les  mekhaznia  sont  donc,  à  proprement  parler,  des  spahis 
irréguliers.  Ils  forment  aussi  un  corps  de  courriers  faisant 
le  service  des  bureaux  arabes,  tant  militaires  que  civils. 

Parfois  certains  grands  chefs  avaient  à  leur  disposition, 
outre  les  mekhaznia,  des  khièlas  ou  cavaliers  organisés, 
payés  par  nous.  Le  fameux  Ali-bey,  qui  fut  pendant  de  lon- 
gues années  notre  khalifa  à  Tuggurt,  recevait  des  subven- 
tions du  gouvernement  pour  entretenir  un  corps  de  deux 
cents  khiélas;  seulement,  on  ne  put  jamais  lui  en  faire 
exhiber  plus  de  quatre-vingts  ou  cent.  Les  manquants 
étaient  toujours  en  mission  ou  malades,  à  ce  qu'il  pré- 
tendai!;. 

Souvent  nous  avons  parlé  des  goums. 


—    196    — 

Le  goum  à  pied  était  rarement  employé;  les  Arabes  qui 
servaient  dans  ces  corps,  essentiellement  temporaires,  se 
nommaient  askeur  (soldats). 

En  principe,  tout  arabe  possédant  un  cheval  est  goumier; 
à  la  première  réquisition,  on  peut  l'enlever  à  sa  tente, 
à  ses  travaux,  pour  l'emmener  en  guerre.  Les  mekhaznia 
encadrent  les  goums,  dont  les  chefs  sont  les  caïds  ou  aghas. 

Lorsqu'un  caïd  reçoit  l'ordre  de  commander  un  goum  de 
quatre  cents  cavaliers,  il  écrit  à  tous  les  cheikhs,  ses 
subordonnés,  d'avoir  à  lui  fournir  tant  d'hommes  et  tant  de 
chevaux,  pour  chacune  des  fractions  sous  leurs  ordres;  par 
précaution,  il  réclame  toujours  le  double  des  cavahers  qu'il 
emmènera. 

Quantité  d'Arabes  ne  tardent  pas  à  arriver  pour  se 
plaindre  ;  tous  jurent,  que  leurs  chevaux  sont  malades, 
que  ce  n'est  pas  leur  tour,  que  le  départ  du  chef  de  la 
tente  serait  la  ruine,  etc.,  etc.  Or,  un  arabe  qui  va  exposer 
ses  doléances  à  son  caïd  doit,  avant  tout,  avoir  de  l'argent 
sur  lui.  Ceux  qui  ont  les  mains  pleines  ont  inévitablement 
raison  :  leur  tour  est  passé  ;  les  autres  ont  toujours  tort  : 
leur  tour  est  revenu. 

Si  un  goum  part  en  guerre,  il  est  commandé  par  un 
officier  des  bureaux  arabes. 

Trop  souvent,  dans  le  combat,  ces  goums  ouvrent  complai- 
samment  leurs  rangs,  et  l'ennemi  nous  échappe;  trop  sou- 
vent aussi,  comme  nous  l'avons  dit,  un  officier  du  bureau 
arabe  est  tué. 

Gomme  combattant,  il  ne  faut  donc  pas  compter  sur  le 
goumier;  c'est  un  excellent  éclaireur,  rien  de  plus. 


Après  le  cavalier  arabe  régulier  ou  irrégulier,  parlons  du 
fantassin,  du  turco. 

Tout  d'abord  faisons  justice  d'une  légende,  celle  des 
enfants  du  désert. 


—    197     — 

Il  n'y  a  pas  plus  de  turcos  enfants  du  dêsey^t,  qu'il  n'y 
a  de  lion  du  désert.  La  raison  en  est  bien  simple.  Les 
turcos  sont  tous  nés  dans  le  Tell,  et  il  est  rare  que  des 
indigènes  appartenant  aux  tribus  du  sud  viennent  s'engager 
dans  les  régiments  de  tirailleurs  algériens.  Sans  doute,  la 
couleur  locale  y  perd  énormément  ;  la  pittoresque  qualifi- 
cation d'enfants  du  désert  fait,  comme  on  dit  vulgaire- 
ment, très  bien  dans  le  tableau  ;  prenons-en  pourtant  notre 
parti. 

Quand  un  arabe  a  une  discussion  avec  l'auteur  de  ses 
jours,  on  entend  généralement  ce  dialogue  : 

«  —  0  mon  père,  si  vous  continuez  à  me  rendre  malheu- 
reux, j'irai  trouver  le  captan  escadroun  des  spahis. 

«  —  Non,  je  ne  te  laisserai  pas  servir  les  infidèles. 

(   —  J'irai. 

«  —  Tu  n'auras  pas  un  felouss  (un  liard)  de  moi  pour 
t'acheter  un  cheval. 

«  —  On  n'a  plus  besoin  d'amener  un  cheval.  Du  reste, 
cela  m'est  égal  ;  si  je  ne  vais  pas  aux  spahis,  j'irai  dans 
les  tirayours  (tirailleurs). 

«  —  Tu  irais  aux  tirayours? 

«  —  Certainement,  ô  mon  père.  » 

Et  les  nôtres  voient  arriver  une  nouvelle  recrue. 

Parfois,  un  chef  indigène,  désireux  de  faire  parade  de  son 
dévouement  à  la  France,  enverra  un  fils  ou  un  parent  dans 
les  régiments  de  tirailleurs. 

Parfois  encore,  la  pauvreté  pousse  l'arabe  à  s'en  = 
gager.  Il  s'achemine  alors  du  côté  de  la  caserne,  et  si 
un  orthodoxe  lui  demande  où  il  va,  il  répond  d'un  ton 
pleurard  : 

«  —  Je  vais  à  la  cazirna  des  tirayours  (à  la  caserne  des 
tirailleurs)  pour  donner  mon  sang. 

«  —  ??? 

«  —  Ah  !  Sidi  !  notre  gourbi  est  bâti  à  côté  de  la  misère, 
qui  ne  nous  laisse  aucun  répit.  Mon  père  est  vieux,  ma 
mère  est  morte,  et  je  ne  puis  remplir  mon  ventre. 


—    198    — 

<(  —  Toi,  un  fidèle  musulman,  tu  vas  servir  le  chien  de 
chrétien  ? 

«  —  Mektoub  Allah!  C'était  écrit  par  Dieu.  » 

Quelquefois  l'éternel  Mektoub  Allah  est  remplacé  par 
le  mot  Reubbi  ber'a  (Dieu  Fa  voulu).  Les  deux  formules 
sont  aussi  commodes  l'une  que  Tautre,  et  servent  à  tour 
de  rôle. 

u  —  Gomment,  Mohamed  ben  Ali,  depuis  que  tu  es  aux 
tirayoui^s,  toi,  bon  musulman,  tu  bois  de  l'absinthe  ? 

«  —  Mektoub  Allah. 

i<  —  Et  tu  mances  du  lard? 

«  —  Reubbi  bei^'a.  » 

Que  répondre  à  cela? 

A  proprement  parler,  le  tirailleur  résigné,  qui  a  rem- 
placé le  fanatique,  ne  constitue  pas  une  exception  ;  mais  le 
type  accompli  est  le  turco  bono. 

Le  turco  bono  est  celui  qui  a  pris  du  service  pour  avoir 
un  métier  ;  il  est  sans  enthousiasme,  mais  sans  négligence. 
Entassant  sou  par  sou,  il  envoie  de  l'argent  à  la  tente  qu'il 
a  laissée  derrière  lui.  Il  boit  peu  d'absinthe,  et  ne  se  la  per- 
mettrait pas  si  elle  était  colorée  en  rouge  ;  dans  les  compa- 
gnies où  les  distributions  de  vin  d'administration  peuvent 
être  remplacées  par  une  ration  de  sucre  et  café,  il  se  fera 
inscrire  pour  du  sucre  et  café.  Très  soumis,  d'ordinaire, 
il  obéit  bien  à  ses  chefs. 

Son  ambition  est  d'avoir  la  midaye  (médaille). 

'(  —  Ah  !  mon  captann,  dit-il  à  son  capitaine,  quand  celui- 
ci  lui  parle,  midaye  bono!  Beylick  donar  vingt  douros  (le 
gouvernement  donne  vingt  douros,  cent  francs.)  » 

Le  jour  où  il  reçoit  cette  midaye  tant  désirée,  notre  homme 
ne  se  possède  plus  de  joie.  Sans  doute,  il  est  très  fier  de 
porter  un  glorieux  insigne  sur  sa  veste  bleue  ;  mais  il  le 
sera  plus  encore,  tous  les  six  mois,  lorsque  le  fourrier 
viendra  dire  : 

«  —  Le  trésorier  prie  les  médaillés  d'être  dans  son 
bureau  à  telle  heure.  » 


—    199    -- 

Ce  jour-là,  le  turco  bono  va  trouver  son  capitaine  avec 
une  vieille  poule  qu'il  a  achetée  vingt  sous  au  marché  arabe. 

((  —  Mon  caj^tann,  moi  meskinn,  mais  moi  donar  une 
poule  à  mon  captann  qui  a  fait  donar  la  midaye.  » 

Le  capitai^ie  accepte,  et  donne  une  pièce  de  quarante  sous 
au  soldat,  pour  ne  pas  le  désobliger  ;  c'est  Tordonnance 
qui  hérite  de  «  l'oiseau  »,  dont  il  fait  un  frichti  auquel  il 
invite  les  camarades.  De  son  côté,  le  médaillé  va  se  payer  une 
tasse  de  café  d'un  sou;  total  :  95  centimes  de  bénéfice  (1). 

Généralement  kabyle,  le  turco  houo  conserve  au  régiment 
les  habitudes  sobres  des  montagnards  ;  au  lieu  de  se  faire 
khammès  pour  gagner  de  l'argent,  il  se  fait  turco  et  éco- 
nomise son  prêt.  11  est  discipliné  sans  enthousiasme,  mais 
quand  on  lui  donne  une  consigne,  il  ne  transigerait  à  aucun 
prix  avec  son  devoir.  Quelquefois  l'ambition  le  gagne  ; 
alors  il  devient  caporal,  puis  sergent.  C'est  parmi  les 
hommes  de  ce  caractère  que  l'on  recrute  les  excellents 
officiers  indigènes  qui  tiennent  si  bien  leur  place  dans  les 
régiments  de  tirailleurs  algériens. 

Le  turco  bono  qui  parvient  au  grade  d'officier  a  appris  à 
lire  étant  caporal,  et  à  écrire  étant  sergent.  Glorieux  de  son 
savoir,  il  s'applique  parfois  à  la  dministi^azioun  (l'adminis- 
tration), et  étudie  sa  dèourie  (théorie).  Mais,  pour  lui,  le 
nec  plus  idtra  du  genre  sera  de  faire  des  calembours. 

Le  turco  h'arami  est  un  mauvais  sujet,  qui  s'est  engagé 
parce  qu'il  avait  maille  à  partir  avec  la  justice,  et  qui,  au 
lendemain  même  de  son  arrivée  au  régiment,  s'est  déjà  initié 
à  nos  mœurs,  nous  voulons  dire  à  nos  mauvaises  mœurs. 

C'est  avec  une  rapidité  étonnante  que  ce  dernier  devient 
ivrogne.  A  l'ivresse  du  vin,  qui  est  joviale,  facétieuse  et 
gaie,  il  préférera  l'ivresse  de  l'absinthe,  idiote,  lourde, 
comme  l'ivresse  anglaise  produite  par  le  gin. 

Depuis  la  guerre  de  1870,  ce  t^^pc  de  tirailleurs  abrutis 
tend  à  disparaître. 

(1)  Anecdote  prise  au  livre  de  M.  Florian  Pharaon  :  Les  soldats  d'Afrique^ 


—    2C0    — 

Il  convient  d'ajouter  que  lorsque  le  turco  h'ay^arai  a  ter- 
miné son  engagement  et  que,  l'estomac  brûlé  par  l'absinthe, 
il  retourne  dans  sa  tribu,  il  s'empresse  de  faire,  entre  les 
mains  du  marabout,  son  acte  de  touha  (soumission)  ;  il  renonce 
d'autant  plus  facilement  à  Satan,  à  ses  pompes  et  à  ses 
œuvres,  qu'il  n'y  a  plus  autour  de  lui  ni  cabaretiers  ni 
empoisonneurs  patentés.  Sur  ses  vieux  jours,  ce  soldat 
mauvais  sujet  et  libéré  du  service  est  le  musulman  le 
plus  intolérant  de  la  tribu.  Quand  le  diable  se  fait  vieux 

Jadis  les  turcos  n'étaient  pas  casernes,  et  formaient  une 
sorte  de  milice  que  l'on  convoquait  en  cas  de  guerre.  Tous 
les  cinq  jours,  ils  se  présentaient  à  la  caserne  pour  recevoir 
de  leur  sergent-major  une  belle  pièce  de  cinq  francs.  En 
dehors  àviseurhice  (service),  ils  vaquaient  à  leurs  affaires. 
A  cette  époque  ils  étaient  à  la  fois  ^nilitir  (militaires)  et 
bourdjouâ  (bourgeois). 

Aujourd'hui  le  turco  se  recrute  parmi  les  plus  vigoureu- 
ses populations  de  notre  colonie,  et  l'élément  kabyle  domine 
dans  les  régiments  de  tirailleurs.  Il  est  caserne,  et  vit  à 
Tordinaire. 

Il  ne  faut  pas  astreindre  trop  souvent  ces  hommes  à  un 
travail  manuel  ;  leur  orgueil  oriental  se  révolterait.  Pen- 
dant Texpédition  de  1857,  le  maréchal  Randon  voulant  faire 
construire,  en  deux  ou  trois  semaines,  un  chemin  depuis 
Tizi-Ouzou  jusqu'au  pays  des  Beni-Raten,  fit  participer 
toutes  les  troupes  de  sa  colonne  aux  travaux  dirigés  par 
le  génie.  Aussi,  un  jour,  le  général  Renault  fut-il  abordé 
par  un  turco,  qui  lui  dit  respectueusement  : 

«  —  Mon  gininal,  travadjar  baroud  bono;  travadjar  terra 
macache.  » 

Ce  charabia  voulait  dire  : 

«  —  Mon  général,  travailler  la  poudre,  c'est  bien  ;  travailler 
la  terre,  non.  « 

Le  général  répondit  dans  le  même  langage  : 

«  —  Elioum  travadjar  terra,  rodoua  travadjar  baroud 
besef.  » 


—    201     — 

Ce  qui  signifie  : 

((  —  Aujourd'hui  travaille  la  terre;  demain  tu  travailleras 
la  poudre  beaucoup.  » 

Et  les  tirailleurs  de  crier  : 

«  —  Vif  li  gininal  Rénou  (vive  le  gént^ral  Renault)  !  » 

Rien  de  plus  curieux  que  de  voir  turcos  et  indigènes 
au  lendemain  d'un  combat.  Lorsque,  après  leur  soumis- 
sion, ces  derniers  viennent  au  camp,  les  turcos  ne  tardent 
pas  à  reconnaître  parmi  eux  un  ami  ou  un  parent.  Les  pays 
entament  une  conversation,  et  le  turco,  avec  une  gravité 
comique,  fait  les  honneurs  du  camp;  son  uniforme,  ses 
armes,  son  fourniment  séduisent  les  nouveaux  venus,  qui 
s'informent  du  service,  et  surtout  de  la  paye.  Le  turco  alors 
de  vanter  son  sort  avec  toute  l'emphase  des  races  orientales. 
Une  seule  chose  offusque  les  questionneurs;  c'est  que  le 
turco  porte  sur  le  dos  un  heurda  (un  sac)  assez  lourd  ;  mais 
celui-ci  pallie  la  chose,  rappelant  le  chien  de  certaine  fable 
de  La  Fontaine,  lequel,  montrant  son  coUier  au  loup,  dit 
négligemment  que  c'est  bien  peu  de  chose.  La  conver- 
sation s'anime  ;  tous  ensemble  s'en  vont  causant  bruyam- 
ment, entr'ouvrant  leurs  dents  blanches  à  des  éclats  de 
rire  sans  fin.  Et.  la  veille,  ces  mêmes  hommes  échan- 
geaient des  coups  de  fusil,  en  s'invectivant  comme  les  héros 
d'Homère  ! 

Les  cadres  indigènes  aes  régiments  de  tirailleurs  sont  en 
général  excellents.  Il  n'y  a  guère  d'homme  au  monde  plus 
glorieux  de  son  uniforme  et  de  ses  galons  que  le  sergent 
du  cru.  Et  quelle  gravité  dans  le  service!  Quand  un  sardjan 
(sergent)  interpelle  le  tirayour  Ali  ben  Mohamed,  et  que 
celui-ci  a  la  mauvaise  inspiration  de  répondre  en  arabe,  on 
entend  des  phrases  étonnantes  dans  le  genre  de  celle-ci  : 

«  —  Saufache  !  Parli  franzès.  (Sauvage,  parle  français).  » 

L'appellation  de  sauvage  excite  les  plus  violentes  colères 
du  tirailleur.  Lorsqu'un  sous-officier  indigène  a  dit  à  un 
zouave  ou  à  un  lignard  :  Esbèce  di  saufache  (espèce  de  sau- 
vage), il  est  convaincu  qu'il  l'a  profondément  humilié.  Mais 


—    202    — 

qu'on  se  garde  bien  de  l'appeler  ainsi  lui-même  ;  il  pardon- 
nera difficilement. 

Quand  par  hasard  un  soldat  du  cadre  français  ne  com- 
prend pas  le  charabia  étourdissant  du  sergent,  celui-ci  se 
détourne  avec  un  majestueux  dédain,  en  disant  : 

«  —  Quis  qui  ci?  Toi  pas  parli  franzès?  (Qu'est-ce  que 
c'est?  Tu  ne  parles  pas  le  français?)  » 

Si  le  sous-officier  indigène  peut  prendre  en  défaut  un 
caporal  français,  c'est  pour  lui  un  vrai  jour  de  bonheur.  On 
l'entend  dire  : 

«  —  Quis  qui  ci,  cap'ral?  Toi  pas  gounètre  dissplinn? 
(Qu'est-ce  que  c'est,  caporal?  Tu  ne  connais  pas  la  disci- 
phne?)  » 

Du  turco  soldat,  nous  ne  dirons  rien;  sa  réputation  est 
établie  et  il  s'est  illustré  à  Zaatcha,  à  Inkermann,  à 
Magenta,  à  San-Lorenzo,  à  Frœschwiller,  à  Sontaï  et 
ailleurs.  Généralement,  le  turco  n'est  pas  satisfait  des 
manœuvres  qu'on  lui  fait  exécuter;  il  concède  volontiers 
que  nous  savons  nous  battre,  mais  il  croit  que  nous  n'avons 
aucune  science  de  la  guerre.  Ces  tambours!  ces  clairons I 
à  quoi  bon?  En  vérité,  les  Français  sont  naïfs  de  prévenir 
ainsi  l'ennemi.  Il  n'y  a  qu'une  guerre,  celle  des  coups  de 
main,  des  embuscades,  des  surprises.  Si  l'on  avait  voulu 
permettre,  en  1870,  aux  régiments  de  tirailleurs  de  se 
déguiser,  les  fusils  bien  cachés  sous  les  vêtements,  les 
Prussiens  seraient  entrés  avec  plus  d'hésitation  en  France. 

A  la  guerre,  le  turco  ne  fait  de  prisonniers  qu'à  son  corps 
défendant;  il  a  besoin  d'être  surveillé,  car  il  est  barbare  et 
inclément.  Quand  on  lui  fait  observer  qu'il  faut  être  géné- 
reux envers  le  vaincu,  il  répond  naïvement  : 

«  —  A  quoi  bon  faire  la  guerre  alors?  On  a  voulu  me  tuer; 
on  n'a  pas  pu,  et  je  tue.  )> 

Ces  «  moutons  dans  des  peaux  de  tigre  »  (ainsi  les 
appelle  le  colonel  Trumelet)  sont  bien  en  général  les  soldats 
du  monde  les  plus  faciles  à  conduire.  Soumis,  respectueux 
de  l'autorité,  ils  ne  murmurent  jamais.  Qu'on  les  laisse  pen- 


-     203    — 

dant  des  mois  se  morfondre  dans  un  camp  défectueux,  ils 
trouveront  moyen  de  se  distraire.  Ecoutons  le  colonel 
Trumelet,  jadis  à  la  tête  d'un  bataillon  de  tirailleurs  au 
misérable  camp  d'Aïn-el-Oussera,  pendant  l'insurrection 
de  1864  : 

«  J'avais  fait  construire  auprès  de  ma  tente  une  z'riba 
(haie)  circulaire,  où  tous  les  soirs  mes  Bédouins  donnaient 
des  concerts  orientaux.  Convaincu  que  la  musique  épure, 
nettoie  les  mœurs,  moutonnise  la  férocité  et  mène  tout  droit 
à  la  civilisation,  je  n'avais  pas  voulu  laisser  péricliter  la 
tentative  dont  j'avais  fait  un  essai  ailleurs,  et  dont  je  persis- 
tais à  attendre  les  plus  surprenants  effets.  Dès  notre  arrivée 
à  Aïn-el-Oussera,  j'avais  fait  rétablir  la  z'riha  et  ses  con- 
certs nocturnes La  musique,  celle  des  Arabes  surtout, 

vous  conduit  tranquillement  et  sans  effort  jusqu'aux  portes 
d'ivoire  du  temple  du  Sommeil. 

«  Les  représentants  du  vieux  parti  religieux,  les  med- 
daha  {les  croyants),  accompagnés  par  la  guesla  (grande 
flûte  taillée  dans  un  roseau),  chantaient  les  louanges  des 
plus  grands  saints  de  Tislam,  particuhèrement  de  Sidi  Abd- 
el-Kader  el  Djilani,  le  sultan  des  saints,  celui  qui  a  un  pied 
sur  la  terre  et  un  autre  sur  la  mer,  de  Sidi  Abd-el-Kader 
que  n'invoquent  jamais  en  vain  ceux  qui  souffrent  ou  les 
infortunés  que  le  malheur  a  mordus.  Une  fois  monté,  le 
joueur  de  guesla  du  parti  religieux  terme  les  yeux,  et 
pousse  dans  son  roseau  pendant  un  temps  infini  —  curieux 
effet  de  la  foi  —  sans  reprendre  haleine.  Quand  le  cantique  est 
terminé,  le  flûtiste  Tindique  en  laissant  tomber  son  air,  à  la 
façon  du  joueur  d'orgue  de  Barbarie  quand  il  lâche  sa  mani- 
velle pour  ramasser  un  sou...  Seulement  le  musicien  arabe 
ne  s'interrompt  pas;  il  rehe,  rattache  adroitement  sa  chute 
finale  au  commencement  de  l'air  nouveau  qu'il  entame,  et 
il  va  comme  cela  jusqu'au  moment  où  on  le  réveille  de  son 
épilepsie  musicale 

((  En  face,  se  groupent  les  amateurs  de  musique  profane. 


—    204     — 

«  Tantôt  c'est  à  transporter  d'aise  un  pigeon  pattu  ;  tantôt 
ce  sont  des  colères  à  donner  la  chair  de  poule  à  un  coq. 
Là,  c'est  le  djouah  (petite  flûte  en  roseau),  aidé  de  la 
gouithra  (petite  guitare),  et  soutenu  par  la  de^^bouka 
(tambour  de  basque),  qui  accompagne  le  chanteur. 

« Parfois  un  tirailleur  se  détache  du  groupe  des  audi- 
teurs, se  voile  la  face  d'un  mouchoir,  se  fait  ceindre  les 
reins  d'une  fontha^  et  saisissant  au  vol  les  foulards  que  lui 
jette  l'assistance,  il  entame,  aux  claquements  des  mains  des 
spectateurs,  une  de  ces  danses  épicées  où  la  moitié  du  corps 
roule  sur  les  hanches,  comme  la  meule  supérieure  d'un 
mouhn  arabe  roule  sur  l'inférieure.  » 

Et  le  colonel  Trumelet  ajoute  facétieusement  :  «  Je 
m'étais  proposé  de  fonder  un  karagous  (le  guignol  arabe) 
pourvu  de  toute  la  limpidité  des  mœurs  des  civilisés  ; 
par  un  guignol  amélioré,  j'espérais  arriver  à  la  transfor- 
mation, à  la  rénovation,  à  la  rédemption  de  la  société  musul- 
mane. Mais,  toute  réflexion  faite,  je  ne  voulus  pas  permettre 
à  mon  karagous  guignohsé,  en  présence  de  nos  turcos,  de 
rosserie  commissaire,  car  cette  familiarité  blessante  mène 
tout  droit  à  la  négation  du  prmcipe  d'autorité.  Pourquoi,  en 
France,  se  moque-t-on  du  gendarme  ou  du  commissaire,  et 
n'a-t-on  pas  toujours  pour  eux  le  respect  qu'ils  méritent? 
C'est  parce  que,  dès  notre  plus  tendre  enfance,  nous  assis- 
tons à  l'immoral  spectacle  de  Guignol  rossant  de  coups  de 
bâton  cette  variété  de  fonctionnaires  répressifs.  Respectons 
le  commissaire;  tout  est  là.  » 


VI 


Les  turcos,  avons-nous  dit,  sont  d'incomparables  soldats. 

Il  ne  faut  pas  leur  demander  de  rester  calmes  sous  le 
feu;  après  une  fusillade  peu  prolongée,  ils  se  lancent  en 
avant  à  la  baïonnette,  brandissant  leurs  fusils  en  l'air,  pous- 


—    205     — 

sant  des  cris  sauvages.  Ils  produisent  sur  rennemi  un  effet 
moral  des  plus  puissants  ;  on  sait  la  terreur  qu'ils  inspirèrent 
aux  Prussiens,  au  début  la  guerre  de  1870,  terreur  dont 
ceux-ci  triomphaient  à  peine  lorsqu'ils  les  eurent  écrasés 
sous  le  nombre. 

Mais  ce  qu'il  faut  le  plus  admirer  chez  le  turco,  c'est  son 
dévouement  à  ses  supérieurs. 

A  Malakoff,  un  obus  tomba  au  milieu  d'un  groupe  de  ces 
soldats  embusqués  dans  une  tranchée.  Il  n'éclata  pas  du 
coup.  Le  plus  menacé  était  le  capitaine  Bonnemain.  Un  ser- 
izent,  nommé  Mohamed-el-Hadj  Kaddour,  voulut  sauver  la 
vie  d'un  chef  auquel  il  était  profondément  dévoué.  Saisissant 
Tobus  qui  fumait  encore,  il  essaya  de  le  rejeter  en  dehors 
de  la  tranchée.  Mais  le  projectile  éclata;  le  capitaine  fut 
coupé  en  deux,  et  le  brave  Kaddour  eut  les  mains  em- 
portées. 

On  l'envoya  à  Paris.  L'empereur  voulut  le  voir,  et  lui 
dojianda  : 

—  Que  puis-je  faire  pour  toi  ? 

•A  —  Sire,  me  donner  des  mains.  » 

Le  brave  garçon  fut  admirablement  soigné  au  Val-de- 
Gràce,  où  Gharrière  vint  lui  poser  des  mains  artificielles. 

Un  beau  jour,  il  demanda  à  rentrer  en  Afrique. 

«  —  Là-bas,  dit-il,  je  serai  riche  avec  ma  pension  et  ma 
croix;  je  me  marierai. 

Et  il  fit  comme  il  l'avait  dit.  Pendant  longtemps  Mohamed- 
el-Hadj  Kaddour  vécut  heureux.  Seulement  les  bras  méca- 
niques donnés  par  l'empereur  furent  religieusement  enfer- 
més dans  le  coffre  aux  bijoux,  d'où  ils  n'étaient  exhibés 
que  les  jours  de  grande  cérémonie. 

Dernièrement,  vient  de  mourir  à  Alger  un  ancien  turco, 
un  nègre,  qui  avait  reçu  le  bizarre  surnom  de  la  Patte  à 
Coco, 

Tout  jeune,  il  avait  fait  un  congé  aux  tirailleurs  sénégalais. 

Lorsque  trois  compagnies  de  turcos  allèrent  au  Sénégal, 
en  ISGO,  la  Patte  à  Coco  voulut  en  faire  partie  et  fut  attaché 


—    206    — 

au  sous-lieutenant  de  sa  compagnie,  avec  lequel  il  rentra  à 
Oran  à  la  fin  de  la  campagne. 

Des  années  se  passèrent. 

Le  sous-lieutenant  était  devenu  capitaine,  ayant  toujours 
pour  ordonnance  son  noir  turco,  qui  ne  cessait  de  se  ren- 
gager pour  rester  avec  son  chef  bien-aimé. 

La  guerre  de  1870  éclata.  On  sait  qu'à  la  terrible  bataille 
de  Reichshoffen,  le  2^  tirailleurs,  comme  les  2^  et  3°  zouaves, 
fut  littéralement  écrasé. 

L^  Patte  à  Coco  reçut  dans  ses  bras  son  capitaine,  frappé 
de  deux  coups  de  feu. 

La  bataille  était  finie  depuis  plusieurs  heures  et  le  ton- 
nerre du  combat  avait  cessé,  quand  une  patrouille  enne- 
mie, conduite  par  un  lieutenant,  arriva  près  du  nègre  sou- 
tenant son  capitaine  mort. 

L'officier  prussien,  voulant  réunir  le  turco  au  groupe  des 
autres  prisonniers,  croassa  en  teuton  quelque  chose  qui 
ressemblait  au  mot  :  Marche  ! 

La  Patte  à  Coco  releva  un  instant  son  visage  baigné 
de  larmes,  regarda  devant  lui  sans  voir,  et  se  prit  à 
pleurer. 

Ayant  reçu  un  violent  coup  de  pied,  le  nègre  se  réveilla 
brusquement  et  se  ramassa  sur  lui-même,  les  mains  en 
avant,  prêt  à  bondir.  Son  regard  avait  une  expression  telle, 
que  le  lieutenant  recula  et  se  mit  à  Tabri  des  baïonnettes 
de  ses  hommes. 

Ceux-ci  s'avancèrent  bravement;  ils  étaient  dix  contre  un 
soldat  désarmé;  alors  le  commandant  de  la  patrouille  frappa 
de  nouveau  le  turco  avec  son  sabre,  et  lui  fit  une  large 
entaille  à  la  cuisse. 

Le  pauvre  diable  resta  toute  la  nuit  sur  le  champ  de 
bataille;  au  jour,  des  habitants  de  Frœschwiller  le  ramas- 
sèrent et  le  conduisirent  à  l'usine  de  Reichshoffen,  transfor- 
mée en  ambulance  par  le  généreux  comte  de  Leusse. 

Là,  grâce  à  son  extraordinaire  vigueur,  il  guérit.  Mais 
sa  cuisse  resta  toujours  ankylosée. 


—    ^07    — 

La  Patte  à  Coco  revint  à  Oran  et  obtint  sa  retraite.  Il  s'en- 
nuyait à  mourir,  lorsqu'il  eut  l'idée  de  s'engager  dans  une 
troupe  espagnole  qui  exhibait  des  lions  et  des  tigres  appri- 
voisés. 

Trois  ans  après,  la  ménagerie  s'installa  près  de  Madrid. 
La  population  fut  bientôt  émerveillée  par  les  exercices 
d'un  couple  de  lions  dont  le  dompteur  était  un  nègre 
estropié. 

Malgré  son  infirmité,  celui-ci  jouait  à  saute-mouton  avec 
les  fauves,  se  pendait  à  leur  crinière,  et  introduisait  sa  tête 
crépue  entre  leurs  formidables  mâchoires. 

Un  soir,  le  dompteur  se  fit  remplacer  par  un  ami,  origi- 
naire du  Soudan,  que  le  propriétaire  de  la  ménagerie  avait 
embauché  au  cours  d'une  excursion  en  Egypte. 

La  Patte  à  Coco  alla  s'accroupir  derrière  un  rideau, 
fixant  dans  la  salle  ses  yeux  étincelants,  souriant  d'un 
air  féroce,  et  murmurant  tout  bas  ce  seul  mot  :  Enfin  I 

C'est  que  l'ancien  turco  venait  de  reconnaître  l'officier 
prussien  qui  l'avait  estropié  le  soir  de  la  bataille  de 
Frœschwiller,  et  que  les  hasards  de  la  carrière  avaient 
amené  à  Madrid  comme  attaché  militaire  à  l'ambassade 
allemande. 

Après  la  représentation,  le  nègre  du  Sénégal  et  le  nègre 
du  Soudan  causèrent  toute  la  nuit.  La  Patte  à  Coco  ayant 
suivi  l'officier  prussien,  savait  qu'il  occupait  seul  une  petite 
maison  de  la  Calle  di  Toleda. 

Quelques  jours  après,  une  violente  tempête  s'abattit  sur 
Madrid.  La  nuit,  le  vent  et  la  pluie  faisant  rage,  les  deux 
nègres  se  dirent  :  C'est  le  moment  ! 

Un  instant  s'écoula,  puis  la  porte  de  la  maison  habitée 
par  l'attaché  militaire  s'ouvrit  sans  bruit  pour  donner  pas- 
sage à  deux  ombres,  qui  redescendirent  ensuite  portant  une 
forme  humaine  en  chemise,  bâillonnée  et  ficelée  avec  art. 
Après  l'avoir  disposée  sur  une  petite  charrette  à  bras,  ils  la 
couvrirent  de  paille,  et  traînèrent  le  tout  jusqu'à  la  ména- 
gerie. 


--    208    — 

A  jeun  depuis  le  matin,   les  fauves   grondaient   sour 
dément. 

Mais  cette  nuit-là  eut  lieu  une  représentation  vraiment 
extraordinaire. 

A  la  lueur  d'une  lanterne  sourde,  les  deux  nègres  défi- 
celèrent la  forme  humaine  en  lui  laissant  le  bâillon,  et  la 
jetèrent  muette  et  pantelante  dans  la  cage  aux  lions. 

Au  petit  jour,  elle  avait  disparu  ;  deux  ou  trois  gros  os 
restaient,  qui  furent  prudemment  enterrés. 

Le  lendemain,  le  conseiller  militaire  de  l'ambassade 
allemande  ne  se  retrouva  pas.  On  chercha,  on  s'émut,  on 
s'épuisa  en  conjectures.  Les  journaux  d'outre-Rhin  se  con- 
solèrent en  insinuant  qu'il  y  avait  eu  à  Madrid  un  noir  guet- 
apens  préparé  par  des  rancunes  françaises. 


VII 


Tout  le  monde  connaît  la  chanson  du  turco. 

Sur  l'air  de  la  retraite,  il  fredonne  le  couplet  suivant 

Gentil  turco, 
Quand  autour  de  ta  boule 
Gomme  un  serj^ent  s'enroule 

Le  calicot 
Qui  te  sert  de  shako, 

Ce  chic  exquis 
Par  les  turcos  acquis. 
Ils  le  doivent...  à  qui? 

A  Bourbaki. 
Honneur  à  Bourbaki! 


Cette  chanson  fut  improvisée  à  Gonstantine  par  le  capi- 
taine Artus,  à  la  suite  d'un  punch  auquel  assistait  le  brave 
Bourbaki,  alors  chef  de  bataillon  commandant  les  tirail- 
leurs de  la  province. 


—    209    — 
D'abord,  Tauteur  chanta  les  deux  couplets  suivants  : 

Gentil  turco, 
Quand  autour  de  ta  boule 
Gomme  un  serpent  s'enroule 

Le  calicot 
Qui  te  sert  de  shako, 

Madam'  Nico 
Sans  te  dire  :  Niscof 
Aboule  son  fricot. 

Voilà  r  turco, 
Turco,  turco  bono. 

Quand  un  turco 
Part  joyeux  pour  la  guerre 
Bravant  ciel  et  terre, 

Le  sirocco 
Mêm'  lui  paraît  frisco, 

Et  l'arbico  (1) 
Qui  tremble  dans  sa  peau 
Dit  :  Je  paierai  l'impôt. 

Voilà  r  turco 
TurcOj  turco  bono. 

Alors,  tous  les  officiers  applaudirent  ;  mais  bientôt,  des 
réclamations  s'élevèrent. 

((  —  Et  le  commandant? 

«  —  On  demande  le  couplet  du  commandant. 

«  —  Pas  de  turcos  sans  Bourbaki.  » 

Le  capitaine  Artus  se  recueillit  alors  un  moment,  et  sa 
muse  lui  inspira  ce  nouveau  couplet  : 

Dans  les  maquis, 
Dans  les  bois,  dans  la  plaine, 
Ils  vont  sans  gêne 

Et  sans  soucis 
Gomme  en  pays  conquis. 
Eh  bien  !  ce  chic  exquis, 
Par  les  turcos  acquis, 
Ils  le  doivent  à  qui  / 

A  Bourbaki, 

Oui.  c'est  à  Bourbaki. 
(1)  L'arabe. 

RÉCITS  ALGÉRIENS.  —  2«  SÉRIE  14 


—    210    — 

Un  autre  officier,  M.  de  Lammerz,  se  chargea  de  la 
suite  : 

Bientôt  F  turco 
Au  sein  du  tintamarre, 

Dans  la  bagarre 

Au  premier  rang 
S'élance  bondissant. 

Tournant  le  dos, 
L'ennemi  dit  tout  haut  : 
Il  fait  ici  trop  chaud  I 

Voilà  r  turco, 
Turco,  turco  bono. 

Quand  d'un  turco 
L'âme  ficre  s'envole, 

Joyeuse  et  folle. 

Au  Paradis 
Par  ses  pères  promis. 

Il  dit  tout  bas. 
Sans  crainte  du  trépas  : 
La  illah  Alla  illah  (1)  ! 

Nous  devons  ici  faire  connaître  un  des  organisateurs  des 
turcos. 

Bourbaki  (Charles-Denis)  est  né  à  Pau,  le  22  avril  1816. 
Sous  le  premier  empire,  son  père  fut  colonel  du  31"  de 
ligne.  En  1827,  lors  de  la  guerre  d'indépendance  de  la 
Grèce,  le  vieillard,  admis  à  la  retraite  depuis  1815,  se 
souvenaut  qu'il  était  d'origine  hellénique,  quitta  les  siens 
pour  voler  au  secours  du  pays  qui  avait  été  le  berceau  de  sa 
famille.  Blessé  et  fait  prisonnier  dans  un  combat  devant 
Athènes,  ce  vieux  héros  fut  indignement  traité  par  les  Turcs, 
qui  finirent  par  le  mettre  à  mort. 

Le  jeune  Bourbaki,  après  ses  études  au  Prytanée  mili- 
taire de  la  Flèche,  entra  à  de  Saint-Gyr,  d'où  il  sortit,  en 
octobre  1836,  comme  sous-lieutenant  au  59®  de  ligne. 
Plusieurs  mois  après,  ce  régiment  partait  pour  Bône,  où 
il  séjourna  quelque  temps  avant  de  prendre  part  à  la 
deuxième  expédition  de  Gonstantine. 

(1)  Il  n'y  a  d'autre  Dieu  que  Dieu. 


—    211    — 

Ayant  obtenu  de  passer  avec  son  grade  dans  le  corps 
des  zouaves,  dont  le  colonel  était  alors  Lamoricière,  le 
nouveau  sous-lieutenant  fut  attaché  au  bataillon  commandé 
par  Cavaignac. 

Bourbaki  fut  nommé  lieutenant  le  21  décembre  1838.  Par 
suite  de  la  transformation  du  régiment  de  zouaves,  sa  com- 
pagnie fut  licenciée,  et  il  se  trouva  placé  un  moment  dans 
la  position  de  non-activité  par  suite  de  suppression  d'emploi. 
Il  entra  ensuite  avec  son  grade  au  24°  de  ligne,  et,  détaché 
aux  tirailleurs  indigènes  de  la  province  de  Constantine,  il 
se  distingua  dans  plusieurs  expéditions,  notamment  dans 
celle  contre  les  Haractas,  près  de  Tébessa,  où  il  eut  un 
cheval  tué  sous  lui,  fut  cité  à  Tordre  de  Tarmée,  et  reçut 
la  croix  de  chevalier  de  la  Légion  d'honneur.  Voici  en 
quels  termes  le  commandant  MoUière,  du  bataillon  de  tirail- 
leurs, soUicita  pour  lui  cette  récompense  : 

«  En  proposant,  ainsi  que  j'y  étais  autorisé,  M.  le  lieute- 
nant Bourbaki  pour  la  décoration  de  la  Légion  d'honneur, 
je  lui  donne  les  notes  suivantes  : 

«  Jeune  officier  d'une  haute  intelligence  et  de  la  plus  impé- 
tueuse bravoure,  destiné  à  un  bel  avenir  militaire  ;  a  pris  une 
part  brillante  aux  actions  en  avant  de  la  redoute  du  62°  de 
ligne  les  9  et  11  mai,  en  engageant  à  fond  sa  compagnie 
contre  un  ennemi  décuple,  avec  une  extrême  hardiesse  et 
beaucoup  d'entente  du  terrain.  Cité  à  l'ordre  de  l'armée  le 
16  mai  1840.  » 

Bourbaki  eut  encore  un  cheval  tué  sous  lui  dans  une 
affaire  entre  Milah  et  Djemilah.  Il  reçut  en  même  temps  à 
la  jambe  gauche  une  blessure  dont  les  suites  faillirent  l'em- 
porter en  1867,  et  dont  il  souffre  encore. 

Un  troisième  bataillon  de  zouaves  ayant  été  créé,  le  lieu- 
tenant alla  reprendre  sa  place  dans  ce  beau  corps,  et  fut 
promu  capitaine  le  15  juin  1842.  Il  était  donc,  à  vingt-six  ans, 
capitaine  et  chevalier  de  la  Légion  d'honneur! 

En  1844,  on  le  nomma  chef  du  bureau  arabe  de  Bhdah, 
avec  mission  de  surveiller  les  essais  de  colonisation  ten- 


—    212      ' 

tés  autour  de  Médéa,  de  Milianah  et  de  Cherchell.  L'année 
suivante,  le  roi  l'appela  près  de  lui  en  qualité  d'officier 
d'ordonnance,  mais  au  bout  d'un  mois  le  rendit  au  maré- 
chal Bugeaud  qui  l'estimait  d'une  façon  toute  particulière. 
A  son  tour,  le  général  Comman  réclama  le  jeune  capitaine 
comme  chef  d'état-major  de  la  colonne  d'Orléansville.  Le 
28  août  1846,  Bourbaki  devenait  commandant  du  2°  ba- 
taillon d'infanterie  légère  d'Afrique,  et,  le  27  septembre 
suivant,  du  bataillon  de  tirailleurs  algériens  de  la  province 
de  Constantine. 

Il  ne  tarda  pas  dans  sa  nouvelle  situation  à  être  adoré  de 
ses  officiers.  On  en  jugera  par  le  trait  suivant. 

Pendant  une  des  expéditions  que  dirigea  dans  TAurès  le 
colonel  Ganrobert,  et  auxquelles  prit  part  le  bataillon  de 
tirailleurs,  les  capitaines  se  plaignirent  d'un  sous-lieutenant 
sorti  à  peine  de  Saint-Cyr,  et  qui,  pour  ses  débuts,  venait 
de  montrer  au  feu  la  plus  grande  faiblesse.  Le  commandant 
n'avait  pas  eu  occasion  de  vérifier  le  fait  par  lui-même, 
attendu  que  le  bataillon  avait  été  engagé  compagnie  par 
compagnie  ;  il  répondit  à  ses  officiers  que  l'accusation 
était  bien  grave,  et  les  pria  de  le  laisser  diriger  la  suite  de 
cette  affaire. 

Quelque  temps  après,  le  bataillon  de  tirailleurs  prenait 
part  au  terrible  siège  de  Zaatcha.  Lancé  un  jour  dans  l'oasis, 
il  cheminait  péniblement  dans  l'inextricable  fouilhs  formé 
par  les  jardins  de  palmiers,  lorsqu'il  se  heurta  à  un  mur 
crénelé  d'où  partait  un  feu  des  plus  violents. 

D'un  rapide  coup  d'œil,  Bourbaki  jugea  la  situation;  il 
remarqua  qu'une  portion  du  mur  crénelé  s'infléchissait  légè- 
rement, et  qu'à  cet  endroit  existait  un  amoncellement  de 
sable  permettant  à  un  assaillant  résolu,  d'atteindre  le  som- 
met du  retranchement  et  de  sauter  au  milieu  des  défen- 
seurs. 

Appelant  alors  le  sous-lieutenant  dont  la  bravoure  était 
tenue  en  suspicion,  il  lui  donna  ordre  de  s'élancer  à  la 
tête  de  sa  section  vers  le  point  où  l'amoncellement  du  sable 


—    213    — 

rendait  l'escalade  possible,  puis  de  tomber  au  milieu  des 
Arabes,  le  prévenant  qu'il  allait  le  soutenir  avec  tout  le  reste 
du  bataillon.  Malgré  une  fusillade  terrible,  cet  ordre  fut 
brillamment  exécuté  parle  jeune  débutant,  qui  s'en  vit  félici- 
ter devant  tout  le  corps  d'officiers. 

«  — Vous  le  voyez,  dit  ensuite  Bourbaki  aux  capitaines, 
je  suis  plus  sage  que  vous  ;  au  lieu  de  perdre  cet  homme, 
nous  en  avons  fait  un  brave  de  plus.  » 

Dans  son  rapport  sur  le  siège  de  Zaatcha,  le  général  Her- 
billon  cita  le  commandant  comme  ayant  fait  preuve,  à  la 
tête  de  ses  tirailleurs,  d'une  vigueur  extraordinaire,  et 
Tannée  suivante  le  proposa  pour  lieutenant-colonel.  Ce 
grade  fut  donné  à  Bourbaki  le  16  janvier  1850,  et  il  passa 
au  3e  léger,  à  Besançon. 

Moins  d'un  mois  après,  il  retourna  en  Afrique  comme 
lieutenant-colonel  du  régiment  de  zouaves  ;  puis,  suivant 
le  désir  du  général  Pélissier,  gouverneur  par  intérim 
de  l'Algérie,  il  remplaça,  le  24  décembre  1851,  le  colonel 
d'Aurelles  de  Paladines,  promu  général  (1). 

On  raconte  qu'avant  de  le  proposer  pour  colonel,  le 
général  Pélissier,  ce  grand  «  bourru  bienfaisant  »,  lui 
demanda  un  jour  à  brùle-pourpoint  s'il  désirait  monter  en 
grade. 

«  —  J'ai  besoin  de  vous  comme  colonel  du  régiment  de 
zouaves,  lui  dit-il,  car  trois  mille  zouaves  et  Bourbaki  me 
donnent  dix  mille  hommes.  Si  le  ministre  de  la  guerre 
accède  à  ma  demande,  vous  serez  bientôt  colonel  des 
zouaves.  » 

Chacun  des  trois  bataillons  de  zouaves,  en  1852,  étant 
devenu  le  noyau  d'un  régiment,  le  1"  bataillon,  stationné 
dans  la  province  d'Alger,  forma  le  1""  régiment,  dont  le 
commandement  fut  confié  à  Bourbaki. 

Au  1"  zouaves,  le  jeune  colonel  fut  adoré  de  ses  officiers 

(1)  A  trente-cinq  ans,  Bourbaki  était  donc  colonel  de  Tillustre  régiment 
qu'avaient  commandé  tour  h  tour  I.nmoricière.  Cavaig'nac,  Ladmirault,  Can- 
robert,  d'Aurelles  de  Paladines  ! 


—     214     — 

comme  il  l'avait  été  de  ceux  du  bataillon  de  tirailleurs  de 
la  province  de  Constantine.  Entrons  dans  quelques  détails. 

Un  jeune  sous-lieutenant,  élève  de  Saint-Cyr,  avait  été 
détaché  avec  sa  section  dans  un  petit  poste  du  sud  de  la 
province  d'Alger.  Non  seulement  il  commandait,  mais 
encore  il  administrait  son  détachement.  Le  malheureux 
avait  quelques  dettes  ;  pour  les  payer,  il  prit  l'argent  de  la 
caisse,  et  paya  les  fournisseurs  avec  des  bons.  Mais  ceux-ci 
ne  tardèrent  pas  être  présentes  au  capitaine-trésorier  du 
régiment,  et  Bourbaki  en  fut  prévenu. 

Le  colonel  eut  la  générosité  de  rembourser  ces  bons  de 
ses  deniers  personnels  ;  puis,  ayant  mandé  le  coupable 
devant  lui,  il  lui  déclara  que,  par  considération  pour  son 
père,  vieux  militaire,  il  ne  le  traduirait  pas  devant  un 
conseil  de  guerre  pour  détournement  de  fonds,  mais  qu'il 
le  priait  de  donner  sa  démission.  Ce  qui  fut  fait  sur 
l'heure. 

Or,  le  sous-lieutenant  démissionnaire  n'avait  que  quatre 
années  de  service,  deux  à  TEcole  et  deux  au  régiment  ; 
en  vertu  de  la  loi  de  1832,  il  devait  donc  encore  trois  ans 
à  l'Etat.  Bourbald  dut  lui  demander  sur  quel  régiment  il 
désirait  être  dirigé  pour  y  terminer,  comme  simple  soldat, 
le  temps  de  service  exigé  par  la  loi. 

Sans  hésitation,  l'ex-officier  déclara  qu'il  choisissait  le 
1"  régiment  de  zouaves. 

Etonné,  le  colonel  voulut  savoir  s'il  avait  bien  réfléchi 
à  la  situation  qui  lui  serait  faite  au  régiment? 

«  —  Oui,  mon  colonel,  répondit  le  jeune  homme  ;  c'est 
au  1'''  zouaves  que  la  faute  a  été  commise  ;  c'est  au  1^'  zoua- 
ves el  sous  vos  ordres  que  je  dois  chercher  la  réhabilitation.  » 

Bourbaki  eut  l'œil  ouvert  sur  la  condaite  de  l'ex-officier 
devenu  simple  soldat.  Successivement  il  le  nomma  caporal 
et  sous-officier,  et,  après  la  bataille  de  l'Aima,  où  il  se 
comporta  brillamment,  le  proposa  pour  sous-heutenant. 

.Cette  proposition  fut  agréée  quelques  jours  après.  Pour 
la  deuxième  fois,  ce  chef  de  corps  aussi  juste  que  bienveil- 


—    215    — 

lant  et  éclaire,  rendait  à  rarmée  un  serviteur  dont,  par  la 
suite,  elle  n'eut  qii'à  se  glorifier. 

Le  Z  avril  1854,  le  colonel  s'embarqua  pour  l'Orient  avec 
deux  bataillons  de  son  régiment.  Débarque  à  Varna,  il  fat 
chargé  d'appuyer  le  général  Yusuf  dans  sa  pointe  au  milieu 
de  la  Dobrutscha.  Cette  opération  ,  comme  on  sait ,  fut 
arrêtée  par  le  choléra  ;  après  une  marche  inutile,  pendant 
laquelle  le  terrible  fléau  frappa  nos  troupes  sans  excep- 
tion, le  1"  zouaves,  horriblement  maltraité,  rentra  à  Varna. 
La  seule  lettre  que  l'héroïque  guerrier  écrivit  à  M""*  Bour- 
baki  contenait  ces  simples  mots  : 

«  Moral  toujours  bon,  du  chagrin,  pas  de  désespoir.  » 

Le  1""  zouaves  quitta  avec  joie,  le  1"  septembre  1854, 
cet  enfer  de  Varna,  pour  s'embarquer  à  destination  de 
Crimée. 

Nous  n'aimons  pas  les  grands  récits  de  bataille.  Bornons- 
nous  à  dire  qu'à  celle  de  l'Aima  le  colonel  Bourbaki  exer- 
çait le  commandement  de  la  1"  brigade  de  la  1"  division, 
•en  remplacement  du  général  Espinasse,  malade  du  choléra. 
A  la  suite  de  cette  journée,  le  maréchal  de  Saint-Arnaud 
adressa  au  ministre  de  la  guerre  un  rapport  dont  nous 
détachons  le  passage  suivant  : 

«  Bourbaki  est  un  Bayard  ;  il  a  été  magnifique  à  la  tête 
de  ses  zouaves.  Quels  officiers  !  Quels  soldats  !  et  que  je 
me  sens  fier  de  les  commander  !  » 

Le  14  octobre  1854,  le  colonel  fut  nommé  général  de 
brigade.  Il  n'avait  que  trente-huit  ans! 

Nous  ne  le  suivrons  pas  à  la  bataille  d'Inkermann,  où  il  eut 
ses  vêtements  criblés  de  balles  ;  nous  ne  le  montrerons  pas 
davantage  à  l'assaut  de  Sébastopol.  Le  22  septembre  1855, 
il  devenait  commandeur  de  la  Légion  d'honneur,  et  en 
mai  1856,  rentrant  en  France,  il  était  promu  au  comman- 
dement de  la  subdivision  de  la  Gironde. 

En  1857,  le  maréchal  Randon  réclama  le  général  Bour- 
baki pour  l'expédition  de  la  grande  Kabylie.  A  son  tour, 
Mac-Mahon  le  demanda  à  Randon,  pour  lui  confier  le  com-. 


—    216    — 

mandement  de  la  1"  brigade  de  sa  division.  Bourbaki, 
comme  nous  l'avons  vu,  fut  le  héros  du  sanglant  combat 
d'Ichériden.  Nommé  général  de  division  le  12  août  1857, 
il  reçut  bientôt  le  commandement  de  la  7^  division  terri- 
toriale à  Besançon,  puis  celui  de  la  3®  division  du  3®  corps 
d'armée  qui,  sous  les  ordres  du  maréchal  Canrobert, 
s'acheminait  vers  la  Lombardie. 

Dans  cette  magnifique  et  courte  campagne  d'Italie,  la 
division  Bourbaki  ne  fut  engagée  ni  à  Magenta  ni  à  Solfe- 
rino.  Au  retour,  le  général  reçut  le  commandement  de  la 
5'  division  territoriale,  à  Metz  ;  c'est  de  là  qu'il  fut  envoyé 
en  mission  en  Prusse.  Il  fit,  sur  les  armes  portatives  se 
chargeant  par  la  culasse,  un  magnifique  rapport  à  la  suite 
duquel  le  ministre  prit  parti  contre  le  Comité  d'artillerie, 
qui  s'opposait  à  l'adoption  du  fusil  Chassepot. 

Nommé,  en  1865,  au  commandement  d'une  division  de  la 
garde  impériale,  Bourbaki  fut  attaché,  en  1869,  comme  aide 
de  camp,  à  la  personne  de  Napoléon  III.  Lorsque  survint  la 
guerre  de  1870,  l'empereur  lui  donna  le  choix  entre  le 
commandement  du  1"  corps  d'armée  et  celui  de  la  garde 
impériale.  Par  une  funeste  inspiration,  il  opta  pour  la  garde. 

La  partie  heureuse  de  sa  carrière  militaire  était  terminée. 

Jetons  un  voile  sur  les  funèbres  détails  du  siège  de  Meta. 
Un  mot  seulement. 

Le  26  août,  à  midi,  Bourbaki  venait  de  déployer  ses  deux 
divisions,  ayant  comme  soutien  les  2**  (Frossard)  et  3°  corps 
(Lebœuf).  Il  allait  se  porter  en  avant,  quand  un  capitaine 
d'état-major  vint  lui  dire,  de  la  part  du  maréchal  Bazaine, 
de  ne  pas  continuer  son  mouvement. 

«  —  Voici  un  bien  mauvais  présage,  fit  observer  le 
général  à  son  aide  de  camp,  Leperche.  On  m'annonce  tout 
à  Theure  que  le  maréchal  réunit  à  lui  les  commandants 
de  corps  d'armée,  et  Ton  m'engage  maintenant  à  ne  plus 
bouger.  Avez-vous  remarqué  combien  chacun  était  triste 
ce  matin,  à  F  état-major?» 

En  arrivant  le  soir  au  château  de  Grimont,  où  Bazaine 


—    217    — 

avait  établi  son  quartier-général,  le  général  commandant 
la  garde  vit  ses  pressentiments  se  réaliser. 

«  —  Vous  êtes  en  retard,  lui  dit  le  maréchal;  mais  je 
dois  vous  instruire  de  ce  qui  s'est  passé.  La  question  de 
savoir  si  Tarmée  restera  à  Metz,  ou  si  elle  prendra  une 
autre  position,  a  été  posée  à  messieurs  les  commandants 
de  corps  d'armée  qui,  à  Tunanimité,  après  l'avis  donné  par 
le  général  Cofflnières,  ont  décidé  qu'on  resterait  sous  Metz. 
Etes-vous  de  cet  avis  ?  » 

Bourbaki  déclara  franchement  qu'il  était  de  l'opinion  con- 
traire, et  qu'il  croyait  urgent  de  s'éloigner  de  Metz,  afin  de 
reprendre  les  communications  avec  la  France.  On  lui  fit 
remarquer  que  Tarmée  était  sans  vivres  et  sans  cartouches. 
Le  général  eut  un  haut-le-corps,  affirma  qu'il  jugeait  cette 
assertion  absolument  exagérée,  et  finit  par  ajouter  d'un  air 
incrédule  : 

«  —  Il  est  évident  que  sans  cartouches  et  sans  vivres  on 
ne  peut  rien  faire.  Même  si  ce  malheur  était  démontré,  je 
suis  d'avis  pourtant  que  nous  avons  assez  de  cartouches 
pour  une  ou  deux  batailles,  et  il  est  manifeste  que  dans  ce 
cas  il  n'y  a  plus  lieu  de  rester  collé  à  Metz.  » 

Dès  ce  jour,  Bourbaki  ne  dissimula  pas  à  son  entourage 
qu'au  moment  d'une  capitulation  qu'il  jugeait  inévitable,  il 
se  mettrait  à  la  tête  de  la  garde  impériale  pour  tenter  une 
trouée  à  travers  les  lignes  ennemies,  à  l'exemple  de  la 
garde  du  premier  empire.  Bazaine,  dûment  informé,  n'eut 
alors  qu'une  pensée  :  éloigner  le  général  de  Metz. 

Le  24  septembre  au  soir,  il  le  manda  près  de  lui. 

En  arrivant,  Bourbaki  vit  le  maréchal  se  promenant  dans 
le  jardin  avec  un  étranger.  Il  demanda  au  général  Boyer 
quel  était  ce  personnage. 

(y  —  Mais  vous  l'avez  vu  aux  Tuileries  !  lui  fut-il  répondu. 

«  —  J'ai  la  mémoire  des  figures,  si  je  n'ai  pas  celle  des 
noms,  répliqua  l'ancien  aide  de  camp  de  l'empereur  ;  ce 
monsieur  m'est  inconnu. 

«  —  C'est  M.  Régnier  »,  dit  le  général  Boyer. 


—    218    — 

Bazaine,  suivi  de  Régnier,  vint  à  Bourbaki,  et  lui  apprit 
que  l'impératrice  mandait  auprès  d'elle  le  maréchal  Can- 
robert. 

«  —  Seulement,  ajouta-t-il,  Ganrobert  est  souffrant  et  ne 
peut  partir  ;  vous  partirez  à  sa  place.  » 

Interdit,  le  général  demanda  un  ordre  écrit.  Bazaine  le 
traça  aussitôt  de  sa  main.  Le  voici  dans  toute  sa  perfidie. 

ARMEE    DU    RHIN 

Cabinet  du  maréchal  commandant  en  chef, 
ORDRE 

«  Sa  Majesté  l'impératrice  régente  aj^ant  mandé  auprès 
de  sa  personne  M.  le  général  Bourbaki,  commandant  la 
garde  impériale,  cet  officier  général  est  autorisé  à  s'y 
rendre. 

<(  Le  maréchal  de  France 
«  commandant  en  chef  V armée  du  Rhin, 

«  Maréchal  BAZAINE. 

«  Metz,  le  15  septembre  1870.  » 

Nous  avons  souligné  à  dessein  le  mot  autorisé;  faisons 
de  plus  remarquer  que  le  maréchal  Bazaine  se  trompait 
sciemment,  en  mettant  la  date  du  15  septembre  au  lieu  de 
celle  du  24. 

Hâtons-nous  ;  toute  cette  histoire  nous  répugne. 

L'impératrice  fut  fort  étonnée  de  voir  arriver  le  géné- 
ral (1).;  elle  avait  refusé  de  recevoir  le  sieur  Régnier,  dont 
elle  connaissait  vaguement  les  démarches.  Elle  ajouta 
qu'elle  ne  voulait  pas  entraver  le  gouvernement  de  la 
Défense  nationale  qui,  somme  toute,  pouvait  faire  un 
miracle,  en  battant  l'ennemi  ou  en  traitant  avec  lui. 

Bourbaki  prévint  aussitôt  le  ministre  de  la  guerre  de  tout 
<;e  tripotage,  en  lui  mandant  exactement  la  situation  dans 
laquelle  il  avait  laissé  l'armée  de  Metz  à  son  départ.  Puis  il 

(1)  En  Angleterre  où  elle  s'était  réfugiée. 


—    219    — 

se  rendit  à  Luxembourg,  où  il  ne  tarda  pas  à  acquérir  la 
conviction  que  le  prince  Frédéric-Charles  ne  le  laisserait 
jamais  rentrer  dans  Metz. 

Le  gouvernement  de  la  Défense  nationale,  par  l'intermé- 
diaire de  notre  ministre  à  Bruxelles,  réclama  Bourbaki  ;  ce 
ministre  avait  reçu  de  Tours  la  dépêche  suivante  :  «  Priez 
de  la  part  du  gouvernement,  et  dans  Fintérêt  de  la  patrie, 
le  général  Bourbaki  de  se  rendre  à  Tours,  où  il  sera  admi- 
rablement reçu,  et  où  il  peut  rendre  les  plus  grands  services 
à  son  pays.  » 

Au  désespoir  d'avoir  été  joué,  le  général  alla  où  le  devoir 
rappelait.  A  Tours,  on  lui  offrit  le  commandement  de  l'armée 
de  la  Loire,  à  peine  en  formation  ;  mais  il  venait  d'être 
donné  au  général  d'Aurelles  de  Paladines,  son  ancien 
colonel  aux  zouaves,  dont  il  refusa  de  prendre  la  place. 

Bourbaki  demanda  et  obtint  le  commandement  supérieur 
de  la  région  du  Nord.  Il  espérait  encore  pouvoir  secourir 
plus  ou  moins  cette  malheureuse  armée  de  Metz,  où  il  avait 
laissé  tout  son  cœur  ;  prévoyant  les  effroyables  difficultés 
contre  lesquelles  il  allait  se  heurter,  il  comparait  les  magni- 
fiques troupes  qu'il  avait  quittées,  avec  les  armées  d'enfants 
que  le  gouvernement  de  la  Défense  nationale  lançait  contre 
les  vieilles  bandes  prussiennes. 

En  arrivant  à  Lille,  le  général,  sans  s'inquiéter  des  atta- 
ques dont  il  était  l'objet  au  point  de  vue  politique,  se  mit 
résolument  à  Foeuvre.  Ayant  constaté  que  le  nord  avait  été 
dépouillé  de  l'artillerie  de  ses  places  pour  le  service  de 
Paris,  ainsi  que  de  l'artillerie  de  campagne,  de  ses  chevaux, 
de  ses  artilleurs,  de  ses  harnachements,  de  ses  cadres  de 
toute  espèce,  il  se  hâta  de  faire  venir  de  Cherbourg  des 
pièces  de  30  de  la  marine,  pour  reconstituer  l'armement 
des  places  fortes,  et  donna  des  ordres  pour  que  chaque 
pièce  de  place  et  de  côte  fût  armée  à  quatre  cents  coups  ; 
il  fit  activer  la  fabrication  des  cartouches  dont  l'approvi- 
sionnement ne  dépassait  pas  800.000,  acheta  partout  des 
couvertures  et  des  ustensiles  de  campement,  et  ébaucha 


—    290    — 

Torganisation  des  premiers  cadres  de  l'armée  du  Nord. 
Retenant  autant  qu'il  le  pouvait  les  évadés  de  Metz,  il  créa, 
avec  un  dépôt  de  45  dragons,  un  demi-régiment  de  deux 
escadrons,  et  avec  six  dépôts  de  régiments,  quatre  brigades 
d'infanterie.  A  l'aide  des  secours  en  marins  que  lui  fît  passer 
l'amiral  Fourichon,  il  put  organiser  cinq  batteries  d'artillerie. 

Bourbaki  se  disposait  à  marcher  sur  Beauvais,  quand  il 
reçut  Tordre  de  se  rendre  à  Nevers,  pour  être  mis  à  la  tête 
du  18°  corps  d'armée.  Sans  récrimination,  sans  hésitation 
ni  murmures,  le  général  obéit  comme  il  avait  toujours 
su  le  faire  (1). 

Nous  passerons  sous  silence  les  opérations  qui  eurent  lieu 
dans  le  bassin  de  la  moj^enne  Loire.  MM.  Gambetta  et  de 
Freycinet  avaient  d'abord  songé  à  lancer  les  15%  18°  et  20* 
corps  réunis,  sous  le  commandement  de  Bourbaki,  dans  la 
direction  de  Fontainebleau  ;  ce  projet  fut  heureusement 
abandonné  aussi  vite  que  conçu.  On  songea  à  une  pointe 
dans  la  direction  de  Belfort. 

On  promit  au  général  que  l'armée  de  Garibaldi  garderait 
son  flanc  gauche  et  ses  derrières,  que  Besançon  serait 
bondé  de  vivres,  et  que  le  cours  de  la  Saône  serait  gardé 
par  100.000  mobiles  et  mobiUsés. 

Hélas  !  aucun  de  ces  engagements  ne  devait  être  tenu. 
Le  gouvernement  de  la  Défense  nationale  était  pétri  de 
bonnes  intentions;  mais  il  promettait  et  ne  pouvait  tenirc 

L'armée  de  l'Est,  composée  des  18°  corps  (général  Billot), 
20°  corps  (général  Clinchant),  24°  corps  (général  Bressoles), 
et  d'une  petite  réserve,  sous  les  ordres  du  capitaine  de  fré- 
gate Fallu  de  la  Barrière,  mit  douze  jours  pour  aller  à 
Ghagny.  La  Compagnie  Paris-Lyon-Méditerranée  n'avait 
pas  été  prévenue  à  temps,  et  la  ligne  Nevers-Chagny, 
ainsi  que  la  ligne  MouUns-Ghagny,  n'était  qu'à  une  voie. 


(1)  A  Tours,  l'ancien  commandant  en  chef  apprit  qu'il  ne  pouvait  retourner 
dans  le  Nord,  parce  que  sa  présence  y  avait  fait  concevoir  des  méfiances 
politiques.  Par  amour  pour  son  pays,  le  général  accepta  tout  sans  rien  dire, 
et  alla  prendre  le  commandement  du  18"  corps. 


—    221     — 

D'autres  ont  éloquemment  tracé  les  lamentables  péripé- 
ties de  la  campagne  de  l'Est  (1). 

Après  Héricourt,  Bourbaki,  voyant  qu'il  n'y  avait  plus 
moyen  d'atteindre  Belfort,  ordonna  la  retraite.  Clinchant, 
consulté,  déclara  qu'il  était  déjà  trop  tard. 

La  retraite  fut,  en  effet,  horriblement  pénible  ;  les  souf- 
frances de  nos  malheureuses  troupes  dépassèrent  tout  ce 
que  l'on  peut  imaginer.  Les  hommes  étaient  épuisés  par 
le  froid,  la  faim,  la  fatigue  :  la  démoraUsation  était  à  son 
comble.  Les  chevaux  tombaient  par  centaines,  et  les  sol- 
dats se  précipitaient  alors  sur  eux  pour  les  déchiqueter  et 
en  manger  la  chair  crue. 

Quand  Bourbaki  réclamait  un  renseignement  par  le  télé- 
graphe, on  lui  répondait  :  «  Renseignez-vous  vous-même.  » 
Le  seul  qui  le  prévint  du  mouvement  tournant  du  général 
Manteuffel,  mouvement  que  l'incapable  Garibaldi  ne  soup- 
çonna même  pas,  fut  le  préfet  de  la  Côte-d'Or,  M.  Luce 
Villard  ;  et  de  Tours,  on  lui  manda  néanmoins  de  ne  pas 
croire  ce  fonctionnaire,  parce  qu'il  exagérait  beaucoup 
la  vérité.  M.  de  Freycinet  tançait  vertement  le  général,  pour 
n'avoir  pas  envoyé  des  forces  importantes  à  Dôle  et  à  Mou- 
chard, où  «  il  n'y  avait  pas  15.000  allemands.  »  Bourbaki 
haussa  les  épaules  ;  pourquoi,  en  effet,  le  délégué  à  la 
guerre  n'avait-il  pas  tenu  sa  promesse  de  faire  protéger 
le  flanc  gauche  et  les  derrières  de  l'armée  de  l'Est  ?  Pour- 
quoi laissait-il  Garibaldi  immobile  à  Dijon?  Où  étaient  les 
100.000  mobiles  et  mobilisés  qu'il  avait  promis  d'échelonner 
le  long  de  la  Saône?  Où  étaient  les  vivres  dont  il  avait 
promis  de  bouder  Besançon?  Avec  une  insistance  comique, 
M.  de  Freycinet  sommait  le  chef  du  18'  corps  de  reconquérir 
«  immédiatement  et  sans  perdre  une  minute  »,  les  lignes  de 
communications  qu'il  avait  si  «  regrettablement  perdues  », 
et  de  prévenir  la  chute  de  Dijon  que  «  tout  l'héroïsme  de 
Garibaldi  »  ne  pourrait  bientôt  plus  défendre. 

(1)  La  Loire  et  l'Esté  par  le  général  Ambert. 


—    222    — 

Il  n'est  point  besoin  d'être  militaire  et  initié  aux  choses 
du  métier,  pour  être  véritablement  stupéfait  d'un  tel  lan- 
gage. 

Le  24  janvier,  alors  qu'un  cercle  de  fer  s'était  formé 
autour  de  l'armée  de  l'Est,  M.  de  Freycinet  ordonnait  à 
Bourbaki  de  «  prendre  l'offensive.  » 

«  —  Prendre  l'offensive  !  dit  amèrement  le  général,  et 
avec  quoi  ?  » 

11  annonça  qu'il  se  rapprochait  de  Pontarlier,  la  retraite 
n'étant  possible  que  le  long  de  la  frontière  suisse. 

Et  M.  de  Freycinet  de  lui  télégraphier  :  «  Faites  une 
trouée.  » 

Ceux  qui  ont  vu  l'armée  de  l'Est  à  son  entrée  en  Suisse, 
savent  si  cette  trouée  était  possible,  dans  l'état  où  se  trou- 
vaient les  hommes  et  les  chevaux  ! 

Quand  le  général  vit  ses  troupes  s'engager  péniblement 
sur  la  route  de  Pontarher,  il  se  retourna  vers  M.  d'Eichtal, 
un  de  ses  "aides  de  camp,  et  lui  dit  : 

«  —  Notre  mouvement  ne  pourra  être  exécuté  en  temps 
opportun,  mon  cher  ami  ;  l'armée  est  perdue.  » 

Bourbaki  avait  déjà  subi  plusieurs  accès  de  désespoir, 
notamment  quand  l'intendant  était  venu  lui  dire  qu'à  Besan- 
çon il  n'y  avait  que  pour  cinq  jours  de  vivres  ;  mais 
cette  fois,  la  mesure  était  comble  ;  le  soir,  le  héros  de 
l'Aima  et  d'Ichériden  se  tira  un  coup  de  pistolet  dans  la  tête. 

Arrêtons-nous.  Bornons-nous  à  mentionner  une  dépêche 
arrivée  dans  la  nuit  même,  lorsque  les  médecins  ne  s'étaient 
pas  encore  prononcés  sur  les  suites  que  pourrait  avoir 
la  tentative  de  suicide  du  général  ;  on  hsait  dans  cette 
dépêche,  signée  Léon  Gambetta  : 

«  En  face  de  vos  hésitations  et  du  manque  de  confiance 
que  vous  manifestez  vous-même  sur  la  direction  d'une 
entreprise  dont  nous  attendions  de  si  grands  résultats,  je 
vous  prie  de  remettre  le  commandement  au  général  Clin- 
chant » 

Non,  les  vrais  coupables  n'étaient  pas  ceux  qui  faisaient 


face  à  l'ennemi  et  qui  manquaient  de  tout  ;  les  vrais  coupables 
étaient  ceux  qui,  avec  les  meilleures  intentions  du  monde, 
nous  le  voulons  bien,  prescrivaient  à  distance,  du  fond  d'wn 
cabinet  bien  chauffé,  des  mouvements  impossibles,  des  opé- 
rations insensées. 

Au  mois  de  juin  1871,  Bourbaki,  à  peine  remis  de  sa 
blessure,  fut  placé  à  la  tête  du  6°  corps  d'armée  provi- 
soire, et  du  gouvernement  de  Lyon. 

C'était  une  réparation. 

En  1875,  le  6°  corps  d'armée  devint  le  14\  Bourbaki  fut 
relevé  de  son  commandement  en  février  1879,  et  mis  en 
disponibilité. 

Le  22  avril  1881,  il  a  été  admis  dans  le  cadre  de  réserve. 
Pourtant  il  a  commandé  en  chef  devant  l'ennemi.  Au  sujet 
de  cette  mesure,  le  maréchal  Canrobert  a  résumé  ainsi  qu'il 
suit  l'opinion  de  cette  fraction  de  l'armée  qui  fait  passer  la 
France  avant  tout  :  «  Je  fais  appel  à  toute  ma  philosophie 
d'honnête  soldat  et  au  souvenir  du  traitement  que  la  Ré- 
publique d'Athènes  inflig^ea  à  Miltiade,  à  Aristide  et  à 
Thémistocle  I  » 


CHAPITRE  IV 


SOMMAIRE 

Voyage  de  Napoléon  III  en  Algérie.  Bou-FarHc,  MéJéa,  Biskra.  La  légende 
d'El  Kantara.  —  L'empereur  chez  les  Trappistes.  Histoire  de  la  Trappe  de 
Staouëli.  Soult,  Bugeaud,  Dom  François  Régis.  Colonisation  par  les  moines 
travailleurs.  —  Les  Trappistes  et  les  généraux  d'Afrique.  Yusuf,  Pélissier.  — 
La  famine  de  1867-1868.  M.  Rouher.  Horreurs.  Scènes  d'anthropophagie.  Les 
chefs  arabes.  Les  secours.  La  mortalité.  Les  orphelins  arabes  et  l'archevêque 
d'Alger.  — L'agriculture  indigène  en  Algérie.  L'eau.  Les  barrages  du  Hodna. 
La  terre  arch  et  la  terre  azel.  Les  travaux  hydrauliques  des  Romains  et  les 
chauves-souris  microscopiques.  —  Apaisement  de  l'insurrection  des  Ouled 
Sidi  Cheikh.  Si  el  Ala  et  le  colonel  de  Sonis.  Expédition  du  général  de 
Wimpflfen  au  Maroc.  Le  lieutenant  de  Rodellec  et  Si  Larbi.  Khenatza  et 
Aïn-Chaïr.  —  Départ  de  l'armée  d'Afrique  pour  la  guerre  de  1870.  Le 
maréchal  de  Mac-Mahon.  Les  Mac-Mahon  d'Irlande.  Mouzaïa  et  Constantine, 
Malakoff  et  Magenta.  Reichshoflfen  ;  les  responsabilités.  La  guerre  civile. 
Le  septennat.  Mac-Mahon  et  la  loi  de  sûreté  générale.  Un  fondateur  de  la 
République  malgré  lui. 


I 


Les  députations  que  les  colons  algériens  envoyèrent  aux 
Tuileries  pour  protester  contre  le  sénatus-consulte  (1)  ne 
furent  point  reçues  ;  les  innombrables  pétitions  qu'ils  adres- 
sèrent soit  à  l'empereur,  soit  au  Parlement,  ne  furent  pas 
même  lues.  Aussi,  en  1864,  les  colons  avaient  fini  par  déses- 
pérer, et  certes,  les  angoisses  provoquées  par  la  terrible 
insurrection  des  Ouled  Sidi  Cheikh  n'étaient  pas  de  nature 
à  les  calmer. 

(1)  De  1863. 


x^.L-^  X.  ^X^-^^ 


NAPOI>KON     m 


—    225     — 

Mais  au  commencement  de  1865,  le  bruit  se  répandit  que 
Napoléon  III  viendrait  en  Algérie,  désirant  se  rendre  compte 
de  la  vraie  situation. 

Pendant  plusieurs  mois,  son  voyage  fut  annoncé,  puio 
démenti.  Enfin,  le  Moniteur  universel  du  30  avril  vint 
exciter  une  immense  joie  d'un  bout  à  l'autre  de  la  colonie  ; 
dans  sa  partie  officielle,  il  publiait  des  lettres-patentes 
conférant  la  régence  à  Tinipératrice,  et,  dans  sa  partie  non 
officielle,  annonçait  le  départ  du  souverain. 

L'empereur  arriva  à  Alger  le  3  mai  1865,  sur  le  yacht 
VAigle,  escorté  par  la  flotte  cuirassée,  sous  le  commande- 
ment supérieur  du  vice-amiral  comte  Bouët-Villaumez  ; 
cette  flotte  se  composait  des  cuirassés  Solférino,  Pro- 
vence, Couronne,  Norynandie,  Gloire  et  Invincible. 

Dans  une  proclamation  adressée  aux  habitants  de  l'Al- 
gérie, Napoléon  III  leur  promit  que  de  meilleurs  jours 
allaient  luire  pour  eux.  Il  ajouta  ces  mots  significatifs,  qui 
montrent  combien  la  chimère  du  royaume  arabe,  qu'il 
croyait  avoir  fondé  au  moyen  du  fatal  sénatus-consulte, 
était  enracinée  dans  son  esprit  :  «  Les  Arabes,  contenus  et 
éclairés  sur  nos  intentions  bienveillantes,  ne  pourront  plus 
troubler  la  tranquillité  du  pays.  » 

Hélas  !  combien  il  était  loin  de  compte  et  combien  peu  il 
connaissait  les  Arabes  !  Précisément  au  lendemain  de  la 
promulgation  de  ce  sénatus-consulte,  dont  les  arabophiles 
attendaient  les  effets  les  plus  surprenants,  l'Algérie  entrait 
en  pleine  insurrection.  Et  depuis  1865,  que  de  troubles  l'ont 
désolée,  en  1871,  en  1876,  en  1879,  en  1882  ! 

La  proclamation  suivante  fut  alors  adressée  au  peuple 
arabe.  La  voici  in-extenso  : 

<i  Lorsqu'il  y  a  trente-cinq  ans,  la  France  a  mis  le  pied 
sur  le  sol  africain,  elle  n'est  pas  venue  détruire  la  nationalité 
d'un  peuple,  mais,  au  contraire,  affranchir  ce  peuple  d'une 
oppression  séculaire  ;  elle  a  remplacé  la  domination  turque 
par  un  gouvernement  plus  doux,  plus  juste,  plus  éclairé. 
Néanmoins,  pendant  les  premières  années,  impatients  de 

KI^CITS   ALGÉRIENS.    —  2«   SÉRIE  là 


-    226    — 

toute  suprématie  étrangère,  vous  avez  combattu  vos  libé- 
rateurs. Loin  de  moi  la  pensée  de  vous  en  faire  un  crime  ; 
j'honore,  au  contraire,  le  sentiment  de  dignité  guerrière  qui 
vous  a  portés,  avant  de  vous  soumettre,  à  invoquer  par  les 
armes  le  jugement  de  Bleu.  Mais  Dieu  a  prononcé  ;  recon- 
naissez donc  les  décrets  de  la  Providence  qui,  dans  ses 
desseins  mystérieux,  nous  conduit  souvent  au  bien  en 
décevant  nos  espérances  et  en  trompant  nos  efforts. 
Comme  vous,  il  y  a  vingt  siècles,  nos  ancêtres  ont  résisté 
avec  courage  à  une  invasion  étrangère,  et  cependant  de 
leur  défaite  date  leur  régénération.  Les  Gaulois  vaincus  se 
sont  assimilés  aux  Romains  vainqueurs,  et  de  l'union  forcée 
entre  les  vertus  contraires  de  deux  civilisations  opposées 
est  née,  avec  le  temps,  cette  nationalité  française  qui,  à 
son  tour,  a  répandu  ses  idées  dans  le  monde  entier.  Qui 
sait  si  un  jour  ne  viendra  pas  où  la  race  arabe,  régénérée 
et  confondue  avec  la  race  française,  ne  retrouvera  pas  une 
puissante  individualité,  semblable  à  celle  qui,  pendant  des 
siècles.  Ta  rendue  maîtresse  des  rivages  méridionaux  de 
la  Méditerranée  ? 

«  Acceptez  donc  les  faits  accomplis.  Votre  prophète  le 
dit  :  Bien  donne  le  pouvoir  à  qui  il  veut  (chap.  ii,  de  la 
vache,  verset  268).  Or,  ce  pouvoir,  que  je  tiens  de  Zui,  je 
veux  l'exercer  dans  votre  intérêt  et  pour  votre  bien.  Vous 
connaissez  mes  intentions  :  j'ai  irrévocablement  assuré  dans 
vos  mains  la  propriété  des  terres  que  vous  occupez  ;  j'ai 
honoré  vos  chefs,  respecté  votre  religion  ;  je  veux  aug- 
menter votre  bien-être,  vous  faire  participer  de  plus  en 
plus  à  l'administration  de  votre  pays  comme  aux  bienfaits 
de  la  civilisation  ;  mais  c'est  à  la  condition  que,  de  votre 
côté,  vous  respecterez  ceux  qui  représentent  mon  autorité. 
Dites  à  vos  frères  égarés  que  tenter  de  nouvelles  insurrec- 
tions serait  fatal  pour  eux.  Deux  millions  d'Arabes  ne  sau- 
raient résister  à  quarante  millions  de  Français  ;  une  lutte 
d'un  contre  vingt  est  insensée  !  Vous  m'avez  d^ailleurs 
prêté  serment,  et  votre  conscience,  comme  votre  livre 


—    227    — 

sacré,  vous  obligent  à  garder  religieusement  vos  engage- 
ments (chap.  IX,  du  repentir,  verset  4). 

((  Je  remercie  la  grande  majorité  d'entre  vous,  dont  la 
fidélité  n'a  pas  été  ébranlée  par  les  conseils  perfides  du 
ianatisme  et  de  Tignorance.  Vous  avez  compris  qu'étant 
votre  souverain,  je  suis  votre  protecteur;  tous  ceux  qui 
vivent  sous  nos  lois  ont  également  droit  à  ma  sollicitude. 
Déjà  de  grands  souvenirs  et  de  puissants  intérêts  vous 
unissent  à  la  mère-patrie  ;  depuis  dix  ans,  vous  avez  par- 
tagé la  gloire  de  nos  armes,  et  vos  fils  ont  dignement  com- 
battu à  côté  des  nôtres  en  Crimée,  en  Italie,  en  Chine,  au 
Mexique.  Les  li^ns  formés  sur  le  champ  de  bataille  sont 
indissolubles,  et  vous  avez  appris  à  connaître  ce  que  nous 
valons  comme  amis  et  comme  ennemis.  Ayez  donc  confiance 
dans  vos  destinées,  puisqu'elles  sont  unies  à  celles  de  la 
France,  et  reconnaissez  avec  le  Coran  que  celui  que  Dieu 
dirige  est  bien  dirigé  (chapitre  vu,  El  Araf^  verset  177). 

u  Alger,  le  5  mai  1865. 

«  NAPOLÉON.  » 

Cette  proclamation  fut  de  nul  efi*et.  C'est  ainsi  que  l'on 
eût  pu  parler  aux  habitants  de  la  Savoie,  si,  par  hasard,  ils 
s'étaient  insurgés  contre  la  domination  française  ;  mais  il 
n'en  va  pas  de  même  avec  les  Arabes.  Ceux-ci  ne  compri- 
rent absolument  rien  au  langage  impérial. 

Ne  nous  transformons  pas  en  historiographe,  et  négli- 
geons les  détails  de  ce  voyage  dans  les  trois  provinces  de 
l'Algérie.  Disons  seulement,  pour  faire  la  synthèse  de 
l'enquête  entreprise  dans  notre  grande  colonie  par  le 
souverain,  qu'il  convient  d'en  résumer  les  résultats  les  plus 
saillants  dans  ces  trois  noms  :  Boufarik,  Médéa,  Biskra, 
représentant  eux-mêmes  trois  races  :  la  race  européenne 
immigrante,  la  race  arabe,  la  race  berbère,  habitant  les  trois 
régions  parallèles  du  Tell,  des  Haux-Plateaux,  du  Sah  ra. 

A  Boufarik,  l'empereur  se  trouva  en  face  de  la  coloni- 
sation triomphante,  représentée  par  l'Européen  vainqueur 


—    228    — 

de  la  fièvre  et  du  palmier-nain,  fier  de  ses  succès  et  s'ad- 
mirant  dans  son  œuvre  féconde. 

Impossible  de  mieux  parler  que  ne  le  fit  le  maire  de  Bou- 
farik  en  recevant  Napoléon  III  : 

«  Sire,  dit-il,  en  1835,  la  Société  de  colonisation  offrait 
un  prix  à  celui  qui  oserait  se  rendre  au  marché  arabe  de 
Boufarik. 

«  Boufarik  n'était  alors  qu'un  vaste  marais  infect. 

«  En  1865,  nous  avons  l'honneur  de  recevoir  Votre  Ma- 
jesté à  Boufarik,  au  milieu  d'une  oasis  riante  et  fleurie,  cou- 
verte de  magnifiques  récoltes,  de  riches  cultures,  et  en  face 
du  premier  établissement  industriel  vraiment  sérieux  qui  se 
soit  encore  assis  dans  notre  colonie. 

u  Votre  visite,  sire,  pour  les  hardis  colons  qui  ont  réalisé 
cette  métamorphose  pénible,  est  une  suprême  espérance, 
une  garantie  certaine  de  Tavenir. 

<c  Je  suis  heureux,  etc.  » 

L'empereur  était  à  Boufarik  au  milieu  de  milliers  de  co- 
lons, ouvriers  de  la  première  heure,  glorieux  survivants  d'une 
armée  de  pionniers  morts  à  la  peine,  et  dont  les  ossements 
blanchissaient  sur  l'emplacement  des  marais  desséchés. 

Boufarik,  où  s'élève  (1)  la  statue  de  l'héroïque  sergent 
Blandan,  est  une  magnifique  affirmation  des  forces  vives  de 
la  colonisation  algérienne.  Ce  merveilleux  bijou  est  enchâssé 
dans  une  plaine  verdoyante,  émergeant,  avec  ses  luxuriantes 
plantations,  du  fond  d'un  marais  jadis  empesté  ;  cette  déli- 
cieuse petite  cité  est  à  34  kilomètres  d'Alger,  et  elle  compte 
5.000  habitants.  Ancienne  nécropole  des  colons,  devenue  le 
centre  le  plus  important  de  la  plaine  de  la  Mitidja,  elle  est 
renommée  maintenant  par  sa  remarquable  salubrité  ;  on  y 
envoie  de  nos  jours  des  convalescents. 

A  Médéa,  l'empereur  ne  vit  presque  pas  de  colons,  mais 
plusieurs  milliers  d'Arabes.  Ce  fut  quelque  chose  de  fantas- 
tique que  le  défilé  des  goums,  des  spahis  avec  leurs  larges 

(1)  Nous  anticipons  ;  la  statue  sera  inaugurée  en  avril  1887. 


—    229    — 

manteaux  rouges,  des  caïds  aux  grands  manteaux  écarlates. 
Montés  sur  leurs  magnifiques  chevaux  caparaçonnés  de 
housses  éclatantes,  précédés  de  leur  musique  criarde,  les 
goums  de  l'ancien  beylick  de  Titteri  passèrent  comme  un 
torrent  sous  la  fenêtre  d'où  Napoléon  III  les  regardait.  Des 
clameurs  étranges,  des  cris  gutturaux  sortaient  de  la  foule 
pressée  des  Arabes,  immense  vague  humaine  aux  flots  mul- 
tipliés. Toutes  les  chimères  du  royaume  arabe  durent  plus 
que  jamais  s'agiter  dans  l'esprit  du  souverain,  toutes  sortes 
de  plans  fantastiques  durent  être  ébauchés  en  un  instant 
par  cette  nature  rêveuse,  pour  la  régénération  de  ce 
peuple  de  guerriers,  amoureux  de  la  poudre  et  du  bruit 
des  armes,  accessible  aux  plus  redoutables  passions, 
susceptible  de  tous  les  entraînements  ;  héros  aujourd'hui, 
assassin  demain. 

Suivons  l'empereur  à  El  Kantara,  à  Foum-ez-Sah'ra  [la 
bouche  du  désert),  ainsi  dénommée  par  les  indigènes.  On 
sait  qu'El  Kantara  (le  pont)  se  présente  sous  l'aspect  d'une 
étroite  coupure  verticale,  dans  un  prodigieux  entassement 
de  rochers  d'une  hauteur  énorme  ;  un  cours  d'eau,  qui  fer- 
tihse  trente  mille  palmiers,  s'ouvre  un  passage  par  cette 
déchirure  de  la  montagne.  Quand  on  a  traversé  le  vieux 
pont  romain,  on  se  trouve  brusquement  transporté  dans  la 
région  des  oasis  dont  on  voit  surgir  sous  ses  pieds,  au  dé- 
bouché du  défilé,  un  des  plus  luxuriants  échantillons. 

Le  souverain  fit  halte  à  El  Kantara.  Le  repas  était  terminé, 
et,  depuis  longtemps,  les  chefs  arabes  réunis  autour  de  sa 
personne  avaient  absorbé  le  café  qui  leur  avait  été  offert. 
Napoléon  demeurait  pensif,  et  son  regard  se  perdait  dans  le 
merveilleux  décor  qui  se  déroulait  à  ses  pieds.  Un  caïd  (1)  osa 
rompre  le  silence,  pour  demander  à  Sa  Majesté  la  permis- 
sion de  lui  raconter  la  légende  d'El  Kantara.  Sur  un  signe 
d'acquiescement,  il  fit  le  récit  suivant,  fidèlement  traduit 
par  l'interprète,  avec  toute  sa  saveur  orientale  : 

(1)  Celui  (les  Ouled-Ali-ben-Sabor. 


—    230    — 

«  A  l'époque  où  les  cohortes  victorieuses  des  musulmans, 
précédées  par  les  mêmes  anges  noirs  armés  de  glaives  de 
feu  qui  avaient  chassé  Adam  et  Eve  du  paradis  terrestre, 
quittaient  le  désert  pour  marcher  à  la  conquête  du  Tell,  un 
guerrier,  grièvement  blessé,  fut  laissé  par  les  Djouads  (chefs 
nobles)  aux  pieds  des  rochers  d'El  Kantara  sous  la  garde 
d'un  ange  noir. 

«  Le  soldat  fut  bientôt  dévoré  par  la  soif.  Il  se  tourna  vers 
l'esclave  de  Dieu  : 

«  —  A  boire,  lui  dit-il. 

((  L'ange  se  tourna  vers  la  montagne,  étendit  son  bras 
armé  de  l'épée  infernale,  dont  la  lame  s'allongea  jusqu'au 
sommet  de  la  montagne,  et  la  trancha  violemment  sur  deux 
lignes  parallèles.  L'eau,  captive  de  l'autre  côté  de  la  mon- 
tagne, se  précipita  à  travers  la  coupure  qui  venait  d'être 
faite;  l'ange  alors  plongea  dans  l'eau  limpide  sa  main  qui  se 
creusa  comme  un  vase  profond  :  le  guerrier  blessé  étancha 
sa  soif  et  s'endormit  instantanément. 

«  Quand  il  s'éveilla,  il  se  tourna  vers  l'ange  et  lui  dit  : 

«  —  J'ai  faim. 

(c  L'esclave  du  Dieu  Très-Haut  nivela  la  terre  d'un  coup 
de  son  épée  de  feu,  et,  par  la  volonté  de  Dieu,  l'oasis  d'El 
Kantara  surgit  avec  ses  dattiers,  ses  pêchers,  ses  abrico- 
tiers, ses  figuiers,  ses  vignes.  Le  palmier  qui  se  dressa  le 
plus  près  du  blessé  se  pencha  vers  lui,  et  il  put,  en  allon- 
geant le  bras,  cueillir  des  dattes  dorées.  C'est  ainsi  que 
Dieu  pourvut  aux  besoins  d'un  défenseur  de  la  foi.  Le  guer- 
rier rétabli  convertit  à  la  croyance  de  Mahomet  les  Berbères 
de  la  contrée  avec  lesquels  il  s'alHa,  et  sa  postérité  peupla 
l'oasis.  Quant  à  l'ange  noir,  Dieu  le  rappela  à  lui  ;  il  dort  dans 
un  coin  inconnu  de  l'oasis,  et  il  ne  se  réveillera  que  lorsque 
la  foi  en  danger  exigera  la  fermeture  du  col  d'El  Kantara.  » 

Le  narrateur  était  engagé  dans  son  récit,  et  l'empereur 
l'écoutait  avec  attention,  ainsi  que  son  entourage,  lorsque 
la  petite  fille  d'un  colon  (un  certain  Bertrand,  gardien  du 
caravansérail)  se  faufila  jusqu'auprès  de  Napoléon. 


—    231    — 

u  —  Que  désires-tu,  mon  enfant?  Veux-tu  de  l'argent? 

«  —  Merci,  monsieur  l'empereur,  répondit  la  petite  fille 
avec  aplomb,  j'en  ai.  » 

Et  la  pauvre  enfant  exhiba  gravement  un  vieux  porte- 
monnaie,  duquel  elle  fit  triomphalement  sortir  une  pièce  de 
deux  sous. 

L'empereur  lui  prit  le  porte-monnaie  des  mains,  et  lui 
dit  : 

«  —  Attends,  je  vais  te  donner  deux  petits  sous.  » 

Et  il  lui  glissa  dans  la  bourse  deux  pièces  d'or  toutes 
neuves  ;  la  fillette  dit  sans  embarras  : 

«  —  Merci,  monsieur  l'empereur.  »   • 

Le  voyage  de  Napoléon  à  Biskra  devait  faire  résoudre  plus 
tard  une  question  mihtaire,  celle  de  l'occupation  des  points 
extrêmes  du  sud. 

Du  col  de  Sfa,  à  huit  kilomètres  de  Biskra,  on  découvre 
un  panorama  incomparable,  le  Sah'ra,  avec  ses  oasis  d'un 
vert  sombre  qui  se  détachent  sur  la  couleur  uniforme  du 
désert.  Le  désert  est  une  peau  de  panthère,  disent  les  indi- 
gènes ;  le  désert,  plaine  immense  dont  le  regard  songe  vaine- 
ment à  percer  les  profondeurs,  et  dont  les  rares  ondulations 
provoquent  des  jeux  de  lumière  d'un  effet  merveilleux. 

Quand  l'empereur  parcourut  l'oasis,  on  remarqua  qu'une 
foule  d'improvisateurs  arabes  s'étaient  donné  rendez-vous  à 
Biskra;  ces  bardes  berbères,  avec  leurs  instruments  pri- 
mitifs, chantaient  les  louanges  du  grand  sultan  des  Fran- 
çais. Autour  d'eux  se  pressaient  les  femmes  des  Ouled-Naïi, 
au  visage  bizarrement  tatoué,  au  costume  étrange;  avec  des 
battements  de  mains  cadencés,  elles  accompagnaient  le  chan- 
teur, l'interrompant  parfois  par  de  stridents  you!  you! 

Le  soir,  Napoléon  III  monta  sur  la  terrasse  de  la  caserne 
d'où  l'on  aperçoit  le  désert  dans  toute  sa  beauté.  Touristes 
qui  visitez  Biskra,  n'oubliez  pas  de  monter  sur  la  terrasse  de 
la  caserne  !  Bien  mieux  que  du  haut  du  col  de  Sfa,  vous 
verrez  la  mer  de  sable  s'étendre  à  perte  de  vue  ;  le  meilleur 
moment  est  le  coucher  du  soleil.  Le  ciel  embrasé  se  revêt 


—    232    — 

d'une  splendeur  indéfinissable  qui  contraste  avec  la  teinte 
grise  du  sol,  et  la  lumineuse  transparence  de  l'atmosphère 
recule  à  l'infini  les  bornes  de  l'horizon. 

Le  chef  de  l'Etat  ne  voulut  pas  quitter  l'Algérie  sans  dire 
adieu  à  l'armée.  Trois  colonnes  expéditionnaient  dans  la 
région  des  Babors  en  petite  Kabyhe;  elles  interrompirent 
leurs  opérations  pour  venir  se  masser  à  Bougie,  où  l'empe- 
reur, toujours  escorté  par  la  flotte  cuirassée,  vint  débarquer 
le  7  juin  et  les  passa  en  revue  sur  les  rives  de  la  Summam,  au 
bord  de  la  mer.  Le  décor  était  véritablement  merveilleux;  le 
corps  expéditionnaire  s'allongeait  dans  une  plaine  boisée 
surplombée  de  hautes  montagnes,  et  en  face  la  flotte  cui- 
rassée était  ancrée  dans  la  magnifique  baie  de  Bougie.  Grâce 
à  la  transparence  de  l'atmosphère,  on  eût  dit  que  les  deux 
panoramas,  celui  de  la  terre  et  celui  de  la  mer,  se  confon- 
daient. Emerveillé  de  ce  spectacle  féerique,  chaque  soldat, 
chaque  marin  emporta  de  Bougie  un  heureux  et  ineffaçable 
souvenir. 

Nous  sommes  de  ceux-là. 

L'armée  d'Afrique  fut  remerciée  des  services  qu'elle  avait 
rendus  au  pays  par  la  proclamation  suivante  : 

«  Soldats  de  l'armée  d'Afrique  ! 

«  Je  veux,  avant  de  retourner  en  France,  venir  vous 
«  remercier  de  vos  travaux  et  de  vos  fatigues.  En  visitant 
«  tous  ces  lieux  paisibles  aujourd'hui,  mais  témoins,  depuis 
«  trente-cinq  ans,  de  luttes  héroïques,  j'ai  ressenti  une  vive 
«  émotion.  Sur  cette  terre,  conquise  par  vos  devanciers  et 
«  par  vous,  se  sont  formés  ces  généraux  illustres  et  ces 
«  soldats  intrépides  qui  ont  porté  nos  aigles  glorieuses  dans 
«  toutes  les  parties  du  monde. 

«  L'Afrique  a  été  une  grande  école  pour  l'éducation  du 
u  soldat  ;  il  y  a  acquis  ces  mâles  vertus  qui  font  la  gloire  des 
«  armées  et  sont  les  plus  fermes  appuis  d'un  empire.  En 
«  apprenant  à  affronter  le  danger  et  à  supporter  les  priva- 
<(  tiens,  à  mettre  Thonneur  et  le  devoir  au-dessus  de  toutes 
<(  les  jouissances  matérielles,  il  a  senti  son  âme  s'ouvrir  à 


—    233    — 

«  tous  les  nobles  sentiments;  aussi  jamais  dans  vos  rangs 
«  la  colère  n'a  survécu  à  la  lutte;  parmi  vous  aucune  haine 
«  contre  Tennemi  vaincu,  aucun  désir  de  s'enrichir  de  ses 
«  dépouilles;  vous  êtes  les  premiers  à  tendre  aux  Arabes 
«  égarés  une  main  amie  et  à  vouloir  qu'ils  soient  traités 
«  avec  générosité  et  justice,  comme  faisant  partie  désor- 
«■  mais  de  la  grande  famille  française. 

«  Honneur  soit  donc  rendu  à  ceux  qui  ont  versé  leur  sang 
«  sur  cette  terre,  dont  la  possession,  depuis  tant  de  siècles, 
«  a  été  disputée  par  tant  de  races  différentes! 

«  Soldats  de  Staouëli,  de  Mouzaïa,  de  Constantine,  de 
«  Mazagran,  d'Isly,  de  Zaatcha,  comme  vous  tous  qui  venez 
«■  de  combattre  dans  les  plaines  arides  du  désert  ou  sur  les 
«  cimes  presque  inaccessibles  de  la  Kabylie,  vous  avez  bien 
«  mérité  de  la  Patrie  et  par  ma  voix  la  France  vous 
«  remercie.  » 

Napoléon  III  retourna  en  France  dès  la  revue  de  Bougie. 
Il  avait  pu  constater  avec  satisfaction  les  progrès  accom- 
plis, et  s'était  même  transporté  à  la  Trappe,  désirant  vérifier 
lui-même  si  le  maréchal  Bugeaud  avait  dit  vrai  en  prédisant 
le  plus  bel  avenir  à  l'œuvre  de  colonisation  entreprise 
par  les  moines  de  Staouëli.  On  avait  d'ailleurs  rappelé  au 
souverain  ces   mots  du   baron   Dupin   écrivant  au  maire 

d'Alger:  «Vos  cent  cénobites  ont  réalisé  des  merveilles 

Il  ne  s'agit  plus  de  renouveler  dans  les  thébaïdes  l'ascé- 
tisme des  contemplations  inoccupées,  mais  d'ajouter  à  la 
prière  les  miracles  du  travail,  appliqués  à  la  nourriture  des 
pauvres  et  des  malheureux.  » 

Les  Trappistes  de  Staouëli  furent  seulement  avertis  la 
veille  de  la  visite  de  l'empereur.  En  quelques  heures,  ils 
garnirent  la  grande  avenue  conduisant  au  monastère 
d'orangers  en  fleurs,  de  lauriers-roses,  de  géraniums  et  de 
palmiers.  Des  guirlandes  de  fleurs  coururent  à  travers  le 
feuillage  des  arbres,  et  deux  arcs  de  triomphe  de  verdure, 
pavoises  de  drapeaux  tricolores,  s'élevèrent  sur  l'allée 
extérieure  et  à  l'entrée  principale.  Une  plantation  de  lau- 


—    234    — 

riers-roses  fat  simulée  à  droite  et  à  gauche  de  la  route  que 
devait  suivre  le  souverain. 

Nous  faisons  grâce  à  nos  lecteurs  des  détails  de  la 
réception.  Rappelons  seulement  que  Napoléon,  s'étant  in- 
formé du  nombre  des  religieux  de  la  communauté,  apprit 
avec  étonnement  que  parmi  eux  figuraient  beaucoup  d'an- 
ciens soldats,  dont  au  moins  une  douzaine  avaient  appar- 
tenu à  la  garde  impériale.  Le  général  Fleury  reconnut  un 
de  ses  anciens  guides  (1),  du  nom  et  de  la  descendance  de 
Godefroy  de  Bouillon;  il  était  frère  commissionnaire  et 
faisait  les  courses  à  Alger.  L'empereur  se  fît  présenter  cet 
ancien  militaire  converti,  lui  demanda  s'il  était  satisfait 
d'être  à  la  Trappe,  et  parut  surpris  de  la  réponse  affirmative 
qui  lui  fut  faite  ;  il  l'aurait  été  bien  davantage  s'il  eût 
entendu  la  conversation  du  général  Fleury  avec  son  ancien 
soldat,  un  instant  auparavant. 

u  —  Gomment,  dit  le  général,  vous  est  venue  l'idée  d'en- 
trer à  la  Trappe?  Je  ne  me  serais  jamais  douté  que  du  régi- 
ment des  guides  on  passât  dans  le  cloître.  Ce  n'est  certaine- 
ment pas  moi  qui  vous  ai  inspiré  cette  vocation! 

«  —  Je  vous  demande  pardon,  mon  général,  c'est  vous 
qui  me  l'avez  donnée. 

((  —  Gomment  moi  !  et  comment  cela? 

«  —  Vous  m'avez  si  bien  appris  à  obéir,  que  la  discipline 
du  cloître  ne  m'a  pas  paru  au-dessus  de  mes  forces.  » 

Au  réfectoire  on  présenta  à  l'empereur  les  mets  de  la 
communauté  :  c'était  ce  jour-là  du  riz  et  une  soupe  au  sel  et 
à  l'eau. 

'-(  —  Monseigneur,  dit  malicieusement  le  souverain  en  se 
tournant  vers  l'évêque  d'Alger,  en  avez-vous  goûté?  » 

La  réponse  du  prélat,  réponse  muette,  fut  extrêmement 
spirituelle.  Il  se  borna  à  lever  les  yeux  sur  une  sentence 
accrochée  au  mur  d'en  face  et  ainsi  conçue  : 

Goûtez  les  choses  d'en  haut,  et  non  celles  de  la  tey^e. 

(i)  Les  hussards  de  la  garda  impériale  s'appelaieat  guides. 


—    235    — 

Les  visiteurs  furent  émerveillés  en  parcourant  les  alen- 
tours du  monastère.  A  la  ferme,  les  Pères  avaient  retenu 
tous  les  troupeaux  qui  comprenaient  115  bœufs,  vaches  ou 
génisses,  400  moutons  mérinos,  400  porcs,  16  chevaux  ou 
mulets,  et  52  chèvres  d'Angora  donnant  le  cachemire.  Dans 
une  vaste  garenne  on  voyait  une  armée  de  lapins  et  dans 
une  grande  basse-cour  piaillaient  d'innombrables  volailles  ; 
le  rucher  contenait  plus  de  200  ruches.  Les  atehers  orga- 
nisés par  les  Religieux  consistaient  en  forge,  ferblanterie, 
charronnage,  menuiserie,  tannerie,  cordonnerie,  bourrel- 
lerie, distillerie  de  9  alambics  pour  les  essences  et  les 
alcools.  On  voyait  une  pharmacie  avec  un  appareil  pour 
la  distillation  des  plantes  pharmaceutiques,  un  atelier  de 
peinture,  une  magnanerie,  un  atelier  de  tourneur,  un  ateher 
de  reliure,  une  buanderie,  une  boulangerie,  une  laiterie,  une 
fromagerie.  La  tonnellerie  était  à  proximité  des  caves  qui 
étaient  au  nombre  de  trois,  dont  Tune  avait  65  mètres  de 
long  sur  12  de  large,  et  qui  recevaient  annuellement 
1.500  hectolitres  de  vin  blanc  et  rouge,  produit  de  50  hectares 
de  vigne. 

Aujourd'hui,  aprôs  vingt  ans,  il  est  inouï  de  constater  ce 
que  la  culture  de  la  vigne  a  produit  entre  les  mains  des 
moines  travailleurs. 

Lors  de  la  visite  de  l'empereur  en  1865,  toutes  les  bâtisses 
de  StaouëH  étaient  à  peu  près  terminées.  Outre  les  ateliers 
dont  nous  venons  d'exposer  la  nomenclature,  l'abbaye  pos- 
sédait plusieurs  mouhns  ;  elle  avait  son  monastère,  ses 
cloîtres,  sa  chapelle,  son  hôtellerie,  et  un  mur  d'enceinte. 
On  avait  concédé  aux  Trappistes  1.000  hectares;  500 étaient 
défrichés  et  en  plein  rapport,  et  100  prêts  à  l'être.  Tel  était 
le  résultat  de  vingt  années  de  travail.  Depuis  cette  époque, 
les  terres  qui  n'ont  pas  été  jugées  susceptibles  de  culture 
ont  été  complantées  d'arbres  d'essence  forestière  ou  aban- 
données à  la  vaine  pâture. 

Les  Pères  ont  des  jardins  immenses,  des  vergers,  et 
cinq    orangeries   donnant    annuellement  plus  de  200.000 


—    286    — 

oranges.  Les  jardins  et  les  vergers  sont  constamment  irri- 
gués, grâce  à  quatre  grands  bassins  alimentés  par  quatre 
puits  noria.  Un  autre  bassin  reçoit  les  eaux  d'une  ancienne 
fontaine  romaine.  Les  Religieux,  comme  on  le  voit,  ont 
utilisé  un  des  travaux  hydrauliques  entrepris  par  les  pre- 
miers colonisateurs.  Si  on  avait  procédé  de  la  sorte  depuis 
trente  ou  quarante  ans,  la  colonie  serait  autrement  pros- 
père qu'elle  ne  l'est  aujourd'hui. 

Les  Trappistes  ont  pratiqué  avec  avantage  sur  leurs 
terres,  et  partout  où  c'était  possible,  la  difficile  opération 
du  drainage.  On  sait  que  l'eau  est  un  trésor  pour  l'Algérie. 
Toutes  les  propriétés  des  colons  devraient  être  sillonnées, 
comme  à  Staouëli,  de  canaux  d'irrigation  en  maçonnerie, 
sinon  de  conduits  en  terre,  en  plomb  ou  en  fonte. 


II 


Notre  intention  n'est  pas  d'ajouter  un  chapitre  aux 
annales  de  Cîteaux,  et  de  décrire  les  mœurs  des  Trap- 
pistes ;  mais  comme  historien  nous  devons  rappeler  ici  un 
épisode  important  de  la  colonisation  officielle  de  l'Algérie. 

Après  la  rupture  du  traité  de  la  Tafna,  avant  l'arrivée 
du  général  Bugeaud,  on  se  demandait  anxieusement  quel 
allait  être  l'avenir  de  notre  grande  colonie  africaine.  Reste- 
rait-elle un  champ  de  bataille  et  les  sacrifices  déjà  consentis 
pour  elle  étaient-ils  destinés  à  devenir  stériles  ? 

Alors  se  produisit  un  immense  déploiement  de  bonne 
volonté.  Bien  des  systèmes  furent  mis  en  avant,  et  il  y 
aurait  véritablement  injustice  de  notre  part  à  passer  sous 
silence  les  services  rendus  à  la  colonisation  par  des  moines 
laboureurs  qui  furent  de  remarquables  colons  et  de  vigou- 
reux pionniers  de  la  civilisation.  M.  de  Corcelles,  un  député 
catholique,  après  un  séjour  de  plusieurs  mois  en  Algérie  se 
demanda  pourquoi  tant  d'expériences  avaient  si  malheu- 


reusement  échoué,  et  osa  déclarer  qu'il  fallait  «  introduire 
une  goutte  de  sainteté  dans  la  caverne  africaine.  » 

Avec  la  compétence  que  lui  donnait  une  certaine  con- 
naissance du  pays,  il  rédigea  un  Mémoire  à  l'adresse  de 
M.  Yillemain,  ministre  de  l'Instruction  publique  dans  le 
cabinet  Soult-Guizot.  «  Le  clergé,  disait  M.  de  Gorcelles, 
me  paraît  appelé  à  jouer  un  grand  rôle  en  Algérie;  il  a 
réussi  auprès  de  l'armée,  auprès  de  beaucoup  de  colons, 
de  ceux  surtout  qui  viennent  de  l'Europe  méridionale,  et 
qu'il  est  très  heureux  de  voir  se  rattacher  par  ce  lien  à  leur 
patrie  d'adoption  (1).  Les  Arabes  eux-mêmes  lui  rendent 
hommage.  » 

Et  plus  loin  : 

((  La  colonie  cessera  d'être  française  si  elle  n'est  chré- 
tienne. Sous  ce  rapport,  l'introduction  d'une  congrégation 
religieuse  dans  les  cultures  de  l'Algérie  serait  assurément 
très  salutaire.  Les  Trappistes,  par  exemple,  apporteraient 
là  une  expérience  agricole  fort  précieuse,  et  surtout  des 
exemples  de  sainteté  de  nature  à  émouvoir  vivement  l'imagi- 
nation des  indigènes  qui,  à  travers  les  vices  de  l'islamisme, 
ont  pourtant  un  respect  particuher  pour  les  hommes  revêtus 
d'un  caractère  religieux,  et  surtout  pour  les  prêtres  catho- 
liques dont  la  vie  est  bienfaisante,  et  dont  la  mission  serait 
de  les  réduire  par  de  telles  armes.  » 

Toutes  les  opinions  sont  respectables  aux  yeux  de  celui 
qui  se  place  au-dessus  des  petites  passions  de  notre  temps 
et  qui  prend  la  liberté,  la  liberté  d'opinion  surtout,  dans  son 
acception  la  plus  large.  Nous  dont  le  but  est  de  rendre 
justice  à  tous  ceux  qui  ont  apporté  leur  petite  pierre  à  notre 
magnifique  établissement  dans  l'Atrique  du  nord,  nous  croi- 
rions manquer  à  nos  devoirs  d'impartialité  en  néghgeant 
d'exposer  le  résultat  des  démarches  de  M.  de  Gorcelles  et 
l'installation  des  Trappistes  à  StaouëH. 

Le  maréchal  Soult,  dans  sa  tolérance  éclairée,  ne  repoussa 

(1)  Ne  (lirait-on  pns  que  ces  lignes  ont  été  écrites  pour  justifier  d'avance 
l'GAivre  do  Mgr  Lavigerie,  en  Algérie  ot  en  Tunisie? 


—    238    — 

pas  en  principe  le  projet  que  lui  soumettait  M.  de  Corcelles 
et  fit  nommer  une  commission  de  pairs  et  de  députés, 
avec  la  charge  d'étudier  la  question  algérienne  et  les 
moyens  de  coloniser  par  l'intermédiaire  des  congrégations 
religieuses. 

Sur  ces  entrefaites,  le  curé  de  Constantine,  l'abbé  Land- 
mann,  vint  en  France  demander  au  Supérieur  des  Trap- 
pistes s'il  ne  consentirait  pas  à  envoyer  une  partie  de  ses 
moines  en  Algérie,  avec  mission  d'y  fonder  une  maison. 
Le  Supérieur  répondit  qu'il  y  avait  déjà  songé,  et  autorisa 
son  interlocuteur  à  le  faire  savoir  à  M.  de  Corcelles  qui, 
sans  perdre  un  moment,  en  parla  au  ministre  de  la  guerre. 

«  —  Ecrivez  au  Supérieur  des  Trappistes,  répondit  Soult, 
que,  s'il  veut  établir  une  ferme  dans  la  colonie,  le  gouver- 
nement lui  donnera  des  terres  dans  la  partie  la  plus  fertile 
et  la  mieux  protégée,  et  favorisera  son  entreprise  par 
toutes  les  ressources  à  sa  disposition.  Je  désire  qu'il 
m'adresse  promptement  un  rapport  à  ce  sujet.  » 

Quelques-uns  de  nos  lecteurs  croiront  naïvement  qu'après 
cet  acquiescement  du  maréchal,  les  choses  marchèrent 
rondement.  Hélas  !  ils  sont  loin  de  compte  et  n'ont  pas 
une  idée  suffisante  des  imperfections  de  cette  adminis- 
tration que  l'Europe  persiste  à  ne  pas  nous  envier. 

M.  de  Corcelles  se  mit  en  relation  avec  le  R.  P.  Pierre 
Hercelin,  en  religion  Dom  Joseph-Marie,  abbé  de  la  Grande- 
Trappe  à  Aiguebelle.  Dom  Joseph-Marie  promit  aussitôt 
d'aller  en  personne,  avec  un  de  ses  Frères,  visiter  l'Algérie 
afin  d'examiner  sur  les  lieux  s'il  était  possible  de  réaliser 
l'apostolat  d'un  genre  nouveau  auquel  on  le  conviait.  De 
son  côté  Soult  accorda  le  passage  gratuit  aux  deux  explo- 
rateurs, leur  donna  une  lettre  de  recommandation  pour  le 
général  Bugeaud,  gouverneur  de  la  colonie,  prescrivit  au 
€omte  Guyot,  directeur  de  l'intérieur  à  Alger,  de  mettre  à 
la  disposition  des  Religieux  l'escorte  nécessaire  à  leur 
sûreté,  et  l'engagea  au  surplus  à  les  entourer  de  tous 
les  renseignements  que  pourraient  fournir  les  employés 


—    239    — 

du  cadastre  sur  la  valeur  des  emplacements  qu'ils  choisi- 
raient. 

Le  P.  Pierre  Hercelin  s'embarqua  peu  de  jours  après  avec 
Dom  Orcise,  religieux  d'Aiguebelle.  Les  deux  moines  visi- 
tèrent les  provinces  d'Alger  et  de  Constantine,  et  la  ferti- 
lité merveilleuse  de  la  terre  d'Afrique,  ses  magnificences 
de  végétation  les  éblouirent.  Absolument  convaincus  de 
l'immense  avenir  réservé  à  notre  grande  colonie  transmé- 
diterranéenne, persuadés  que  les  visages  pâles  et  fiévreux 
en  disparaîtraient  dès  les  premiers  défrichements,  et  que 
le  sol  n'était  insalubre  que  parce  que  l'incurable  paresse 
orientale  y  avait  provoqué  la  destruction  des  travaux  d'assai- 
nissement faits  par  les  Romains  et  la  dévastation  systéma- 
tique de  cet  ancien  grenier  de  Rome,  ils  résolurent  d'établir 
une  maison  de  Trappistes  dans  les  environs  de  Bône. 

Quand  les  deux  voyageurs  rentrèrent  en  France,  en 
juillet  d842,  il  semblait  que  l'utile  projet  d'une  colonie  à 
établir  en  Afrique  par  la  main  des  moines  dût  se  réahser 
sur  l'heure.  11  n'en  fut  rien.  Après  plusieurs  mois,  l'admi- 
nistration déclara  qu'ayant  obtenu  des  renseignements 
opposés  à  ceux  qu'avait  recueilhs  Dom  Hercehn,  elle  n'ap- 
prouvait pas  le  choix  de  la  plaine  de  Bou-Hadjar  dans  la 
subdivision  de  Bône  pour  l'établissement  de  la  Trappe  afri- 
caine. Puis  eHe  réclama:  1°  l'état  nominatif  et  détaillé  du 
personnel  de  la  fondation  projetée  ;  2°  le  chiffre  des  res- 
sources dont  disposait  l'Abbé,  et  3°  l'énoncé  des  projets 
de  culture  qu'il  avait  conçus. 

Dom  Hercelin  fournit  un  rapport  donnant  le  nom  de  qua- 
rante-cinq Religieux,  déclarant  que  l'avoir  de  la  future 
communauté  s'élevait  à  vingt  mille  francs,  et  spécifiant  que 
les  futurs  colons  feraient  de  l'agriculture  en  grand  et  s'ef- 
forceraient de  grouper  autour  d'euxles  familles  européennes 
et  arabes  qui  voudraient  partager  leurs  travaux  et  profiter 
de  leurs  exemples.  Ce  rapport  se  terminait  ainsi  :  «  Les 
moines  de  Gîteaux  ont  défriché  les  déserts  de  la  France  et 
hâté  l'œuvre  de  la  civihsation.  L'histoire  qui  raconte  les 


—    240     — 

prodiges  qu'ils  ont  accomplis  nous  donne  la  confiance  que 
nous  serons  comme  eux  utiles  à  notre  patrie  en  priant  et 
en  travaillant  pour  elle.  » 

Ce  patriotique  langage  obtint  un  véritable  succès  au  minis- 
tère de  la  guerre.  Mais  les  bureaux  présentèrent  une  nou- 
velle exigence  ;  le  Supérieur  de  la  Trappe  fut  invité  à  envoyer 
à  Alger  une  personne  de  confiance  pour  s'entendre  avec 
le  Directeur  de  l'Algérie  sur  la  nature,  la  qualité  et  l'em- 
placement des  terrains  qui  devaient  être  concédés.  Dom 
Hercelin  désigna  le  P.  Gabriel  (Le  Tertre  de  Mayence) 
porté  sur  son  état  nominatif  comme  économe  et  directeur 
des  travaux. 

Pendant  que  ce  dernier,  accompagné  d'un  Frère  con- 
vers,  entreprenait  son  voyage,  un  revirement  se  produisit. 
M.  Melcion  d'Arc,  directeur  des  affaires  d'Algérie  au  minis- 
tère de  la  guerre,  déclara  qu'on  ne  pouvait  rien  pour  nos 
moines,  et  éluda  toutes  les  questions  qui  lui  furent  faites. 
On  apprit  alors  qu'une  maison  de  Trappistes,  située  dans  le 
diocèse  de  Besançon,  avait  demandé  des  secours  au  gou- 
vernement. Grand  émoi  dans  les  sphères  ministérielles  ;  le 
ministre  des  cultes  avait  conclu  que  la  chose  était  impos- 
sible pour  une  congrégation  non  autorisée.  Son  collègue  de 
la  guerre  ayant  répliqué  qu'il  n'envoyait  pas  à  Alger  des 
congréganistes,mais  des  colons  de  la  meilleure  espèce,  des 
colons  qui  ne  parlent  pas  mais  qui  agissent,  M.  Villemain 
répondit  :  «  Les  populations  s'effraient  de  voir  les  maisons 
de  la  Trappe  faire  effort  pour  se  multiplier  partout.  » 

Comme  tous  les  présidents  de  conseil,  le  maréchal  Soult 
redoutait  les  orages  parlementaires.  On  résolut  dès  lors  de 
laisser  à  l'administration  coloniale  l'initiative  de  toutes  les 
faveurs  promises  depuis  plus  d'un  an.  C'était  renvoyer  la 
balle  à  M.  Melcion  d'Arc,  qui  se  déroba  à  son  tour  en  enga- 
geant M.  de  Corcelles  à  s'adresser  directement  au  général 
Bugeaud. 

Le  député  écrivit  au  gouverneur  de  l'Algérie  une  lettre 
chaleureuse,  dans  laquelle,  le  suppliant  d'essayer  les  Frères 


—    241     — 

Trappistes,  il  lui  disait,  entre  autres  choses  :  «  Pourquoi 
votre  intention  de  faire  des  concessions  de  terre  à  d'an- 
ciens soldats,  et  de  les  récompenser  de  la  sorte  en  nous 
assurant  des  villages  résistants,  disciplinés  et  honnêtes,  ne 
se  concilierait-elle  pas  avec  l'assistance  d'une  association 
religieuse  renommée  par  ses  cultures  et  ses  vertus  ?  Vous 
redoutez  avec  raison  les  faux  colons,  c'est-à-dire  les  aven- 
turiers qui  menacent  d'envahir  notre  sol  africain,  et  de  n'y 
apporter  que  les  éléments  les  plus  contraires  à  l'enfantement 
d'une  seconde  France.  Vous  ne  repousserez  aucun  concours, 
à  la  condition  qu'il  ne  vous  expose  pas  aux  désordres,  à 
l'incapacité  et  aux  discordes  de  l'écume  de  nos  villes.  » 

Cependant  le  P.  Gabriel,  accompagné  d'un  géomètre, 
parcourait  candidement  les  massifs  du  Sahel  d'Alger,  sans 
songer  aux  déceptions  qui  se  préparaient  pour  lui. 

Bugeaud  avait  des  idées  bien  arrêtées  sur  la  colonisation, 
et  ne  croyait  que  peu  d'abord  à  son  avenir  par  les  céliba- 
taires qu'on  lui  proposait  d'accepter.  Il  répondit  toutefois  à 
M.  de  Corcelles  qu'il  placerait  cette  colonie  de  Trappistes 
dans  le  heu  qu'ils  choisiraient,  et  qu'il  leur  donnerait  tous 
les  secours  dont  il  disposerait  pour  faciliter  leur  établisse- 
ment. Mais,  en  1843,  le  général  était  presque  toujours  en 
expédition,  de  sorte  que  le  P.  Gabriel  ne  pouvait  guère  s'a- 
dresser qu'au  directeur  de  l'intérieur  à  Alger,  M.  le  comte 
Guyot,  qui  avait  réellement  des  scrupules,  des  raffinements 
de  légalité  qui  engageaient  les  négociations  dans  des  voies 
inextricables. 

Le  maréchal  Soult,  sur  les  instances  de  M.  de  Corcelles, 
finit  par  donner  au  comte  Guyot  l'avis  formel  de  terminer, 
tout  obstacle  cessant,  l'affaire  de  la  concession.  En  même 
temps  que  cet  ordre  arrivait  à  Alger,  le  général  Bugeaud 
était  de  retour  de  sa  grande  expédition  de  la  province 
d'Oran.  Dès  lors,  tout  marcha  rapidement  ;  il  fut  arrêté  que  les 
Religieux  auraient  à  StaouëU  une  concession  de  1.020  hec- 
tares de  terres,  avec  des  vivres  pour  un  an,  et  une  subven- 
tion de  60.000  francs  pour  les  aider  à  élever  les  bâtiments 

RÉCITS   ALGÉRIENS.  —  2°  SlCRIE.  16 


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nécessaires  à  l'exploitation.  L'acte  officiel  revint  de  France, 
avec  l'approbation  du  gouvernement,  fin  mars  1843. 

Mais  le  P.  Gabriel  découvrit  dans  sa  rédaction  des 
phrases  changeant  entièrement  le  sens  des  concessions. 
Ainsi  Tacte  déclarait  que  les  Trappistes  auraient  seulement 
l'usufruit  des  terres  concédées.  Celles-ci  devaient  être  mises 
en  culture  dans  le  délai  de  cinq  années,  et  par  cinquième  au 
moins  annuellement,  et  Ton  n'accordait  qu'un  délai  d'un  an 
pour  édifier  les  constructions.  L'administration  se  réservait 
le  droit,  en  cas  d'infraction  à  ces  clauses,  de  résoudre  la 
concession  et  de  chasser  les  bénéficiaires  ;  elle  spécifiait  de 
plus  que  la  Société  ne  pourrait  hypothéquer,  aff'ermer,  di- 
viser, même  à  titre  temporaire,  la  totalité  ou  une  partie  des 
immeubles  concédés. 

Ces  conditions  draconiennes  étaient  absolument  inaccep- 
tables. 

Le  R.  P.  Dom  Hercelin,  à  Aiguebelle,  préparait  le  départ 
de  sa  colonie  algérienne,  quand  il  reçut  une  lettre  indignée 
du  P.  Gabriel,  avec  copie  de  l'acte  de  concession.  Il  n'hé- 
sita pas  un  instant;  il  enjoignit  au  P.  Gabriel  de  rentrer  en 
France,  en  le  priant  de  ne  pas  même  essayer  de  faire 
modifier  les  clauses  qu'on  voulait  imposer. 

«  —  Si  les  Trappistes,  dit  fièrement  le  supérieur  général, 
veulent  acquérir  une  ferme-modèle  en  Algérie,  ils  achèteront 
des  terres  qu'ils  cultiveront  comme  bon  leur  semblera;  mais 
ils  ne  seront  jamais  les  fermiers  de  M.  le  comte  Guyot  et  de 
n'importe  quel  directeur  civil.  Ce  serait  fohe  d'y  songer.  « 

En  même  temps,  Dom  Hercelin  écrivait  qu'en  présence 
des  difficultés  soulevées  contre  les  sociétaires  par  l'admi- 
nistration civile,  il  se  voyait  dans  l'obligation  de  renoncer 
à  ses  faveurs. 

Mais  les  protecteurs  des  moines  ne  se  décourageaient 
pas.  Ils  savaient  le  maréchal  Soult  et  le  général  Bugeaud 
parfaitement  disposés  pour  la  colonisation  partielle  de  TAl- 
gérie  par  la  main  de  ces  travailleurs,  et  pensaient  justement 
que  ces  illustres  hommes  de  guerre  ignoraient  les  méfaits 


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administratifs  de  M.  le  comte  Guyot.  D'ailleurs,  la  prise  de 
la  Smala  d'Abd-el-Kader  venait  de  réjouir  tous  les  cœurs 
vraiment  français  en  prouvant  que  Témir  n'était  pas  invulné- 
rable, et  qu'il  y  avait  possibilité  d'en  finir  avec  lui  une  fois 
pour  toutes.  L'Algérie  française  respirait. 

Le  maréchal  Soult  déclara  que  l'œuvre  commencée  sous 
son  patronage  serait  menée  à  bonne  fin,  et  qu'en  consé- 
quence il  ne  voulait  plus  que  l'affaire  de  la  colonie  des  Trap- 
pistes fût  traitée  à  Alger.  Il  chargea  une  commission,  dont 
faisaient  partie  MM.  de  Corcelles,  le  duc  Decazes  et  le  gé- 
néral Bellonet,  de  formuler  un  nouvel  acte  de  concession, 
où  il  serait  tenu  compte  des  plaintes  formulées  par  les 
Trappistes. 

Dès  le  début  de  son  travail,  la  commission  eut  connais- 
sance d'une  lettre  du  Père  Abbé,  revenant  sur  le  refus  ex- 
primé d'abord  au  comte  Guyot  de  suivre  les  négociations. 
Après  avoir  expliqué  que  la  condition  de  succès  d'un  éta- 
blissement agricole  en  Algérie  ne  pouvait  se  trouver  que 
dans  sa  durée,  Dom  Hercelin  s'exprimait  en  ces  termes  : 

«  Toute  fondation  précaire  est  par  avance  frappée  de  sté- 
rilité, car  qui  n'a  pas  l'avenir  pour  soi  n'est  pas  maître  du 
présent.  C'est  pour  cela  même  que  les  simples  usufruitiers 
ne  défrichent  ni  n'améhorent;  heureux  encore  le  maître  ou 
le  nu-propriétaire,  si  ces  possesseurs  précaires  passent  sur 
le  sol  sans  l'épuiser.  » 

Et  il  ajoutait  : 

«  Gomment  n'a-t-on  pas  senti  que  pour  répondre  digne- 
ment à  l'attente  du  gouvernement,  nous  avons  besoin  plus 
que  tout  autre  de  la  liberté  d'action  qu'on  ne  refuse  pas  à  un 
simple  particulier? 

«  Le  travail  intelligent  et  opiniâtre,  disait-il  encore,  la  dis- 
tribution régulière  du  temps,  la  subordination  et  l'économie, 
inspirés  et  soutenus  par  des  motifs  d'un  ordre  supérieur, 
sont  sans  contredit  des  conditions  de  succès,  mais  elles  ne 
se  concilieront  jamais  avec  l'existence  précaire  et  dépen- 
dante d'usufruitiers  à  qui  on  retient  d'une  main  ce  qu'on 


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donne  de  l'autre,  en  les  soumettant  à  la  révocation  la  plus 
arbitraire. 

«  Pour  défricher  une  terre  vierge  comme  celle  d'Afrique, 
il  faut  une  mise  de  fonds  qui  excède  la  valeur  du  sol  ;  l'usu- 
fruit serait  à  peine  la  rente  du  capital  déboursé,  mais  le 
capital  lui-même  resterait  sans  représentation  et  sans  ga- 
rantie. Nous  le  disons  donc  avec  une  respectueuse  franchise 
et  une  abnégation  entière  de  tout  autre  intérêt  que  celui  du 
bien  général  :  nous  voulons  bien  arroser  de  nos  sueurs  un 
coin  de  la  terre  africaine  ;  mais,  sous  peine  de  manquer  le 
but,  il  faut  que  nous  soyons  propriétaires  comme  les  autres 
colons  et  libres  comme  eux.  » 

Les  choses  marchèrent  alors  rondement  ;  la  commission 
de  Corcelles  rédigea  en  quelques  jours  l'acte  de  concession, 
et,  le  23  juin  1843,  une  Société  civile  fut  étabhe  par-devant 
notaire  entre  tous  les  religieux  bénéficiaires. 

Dès  le  lendemain,  le  Père  Abbé  appela  à  Paris  le  P.  Fran- 
çois Régis  (i),  en  lui  apprenant  qu'il  était  placé  à  la  tête  de 
la  Trappe  de  Staouëli. 

Dom  Hercelin  et  le  P.  François  Régis  se  rendirent  ensuite 
chez  le  maréchal  Soult  et  l'acte  de  concession  fut  soumis 
à  la  signature  des  deux  rehgieux.  Le  P.  François  Régis 
objecta  d'abord  que  le  nouveau  traité  ne  différait  du 
projet  élaboré  par  le  comte  Guyot  que  par  la  promesse 
accordant  aux  sociétaires  un  titre  de  propriété  définitive, 
après  l'accomplissement  des  conditions  qu'on  leur  imposait. 
«  Le  gouvernement,  dit-il,  ne  voit  dans  les  Religieux  que 
leur  talent  d'agriculteurs  et  ne  pense  qu'à  bâtir  une  ferme, 
sans  se  préoccuper  d'élever  un  monastère.  Faire  un  monas- 
tère provisoire  serait  aussi  déraisonnable  que  dangereux  : 
déraisonnable,  car  on  perdrait  ainsi  follement  une  somme 
considérable;  dangereux,  car,  la  santé  des  Rehgieux  étant 
mal  protégée  contre  la  pluie  et  le  soleil  par  des  construc- 
tions imparfaites,  on  s'exposerait  à  rentrer,  au  bout  de 

(1)  Le  P.  François  Régis  appartenait  à  la  très  ancienne  famille  de  Martrin 
Donos  dans  le  département  du  Tarn. 


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quelques  mois,  impuissants  et  vaincus  par  d'insurmontables 
difficultés.  » 

Partant  de  ce  principe,  le  P.  François  Régis  protesta 
contre  la  modicité  de  la  subvention  allouée  : 

«  —  Que  sera,  dit-il,  la  faible  somme  de  soixante  mille 
francs,  pour  entreprendre  à  la  fois  les  importantes  cons- 
tructions d'un  monastère,  la  mise  en  culture  des  terres  et 
Tachât  des  animaux  de  la  ferme?  De  plus,  cette  somme  doit 
être  restituée  au  gouvernement  et  les  intérêts  paj^és  jusqu'à 
la  restitution  complète.  Quelle  défiance  et  quelle  lésinerie 
envers  des  hommes  dont  on  sollicite  le  dévouement! 

«  —  Il  faut  tenir  compte,  répondit  le  maréchal  Soult, 
des  préjugés  et  des  dispositions  peu  favorables  du  plus 
grand  nombre  des  députés.  Si  je  vous  accordais  des  condi- 
tions plus  avantageuses,  j'ameuterais  contre  vous  tous  les 
aboyeurs  de  la  Chambre.  » 

Après  avoir  accompagné  cette  énergique  parole  d'un 
geste  de  suprême  dédain,  le  maréchal  ajouta  : 

«  —  Permettez-nous  de  vous  laisser  dans  le  droit  com- 
mun; cela  ne  nous  empêchera  pas  de  vous  favoriser.  Mar- 
chez bien  :  loin  de  vous  demander  de  l'argent,  nous  vous  en 
donnerons.  » 

Les  conventions,  définitivement  signées  le  18  juillet  1843, 
furent  aussitôt  publiées  par  le  Moniteur  algérien.  Le  mois 
suivant,  le  P.  François  Régis,  accompagné  du  P.  Gabriel, 
partit  pour  Alger  afin  de  préparer  une  installation  provi- 
soire à  ses  Rehgieux.  En  débarquant,  il  se  présenta  au 
général  Bugeaud ,  qui  venait  de  recevoir  son  bâton  de 
maréchal  de  France. 

((  —  Ah!  dit  le  nouveau  maréchal  avec  une  brusque  bon- 
homie, c'est  vous  les  Trappistes?  Vous  savez,  ce  n'était 
pas  mon  avis.  Il  ne  faut  pas  de  célibataires  pour  coloniser 
l'Algérie;  mais  je  suis  soldat,  vous  m'apportez  des  lettres 
du  ministre  de  la  guerre  qui  est  mon  chef  :  j'obéirai.  Je  vous 
accepte  donc  comme  les  enfants  les  plus  intéressants  delà 
famille  coloniale.  Messieurs,  vous  ne  ferez  pas  plus  de  mi- 


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racles  que  les  autres;  je  vous  préviens  que  vous  rencon- 
trerez de  grandes  difficultés.  Lorsqu'elles  vous  paraîtront 
insurmontables,  venez  me  trouver.  Quand  voulez-vous  com- 
mencer? 

«  —  Le  plus  tôt  sera  le  mieux,  répondit  le  P.  François 
Régis. 

«  —  Eh  bien!  reprit  le  maréchal,  revenez  dans  quelques 
heures.  Je  vais  faire  rassembler  mon  conseil,  et  tous 
ensemble  nous  verrons  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire.  » 

Quelques  heures  après,  le  conseil  était  réuni.  On  intro- 
duisit les  deux  moines,  et  le  maréchal  prit  la  parole. 

«  —  L'établissement  projeté,  dit-il,  est  appelé  à  faire  un 
grand  bien.  On  peut  compter  sur  les  Trappistes,  qui  sont 
avant  tout  des  hommes  de  discipline  et  de  travail.  Il  faut 
donc  les  seconder  par  tous  les  moyens  en  notre  pouvoir.  » 

Et  le  vieux  soldat,  avec  son  esprit  éminemment  pratique, 
distribua  à  chacun  sa  tâche  : 

«  —  Vous,  monsieur  l'intendant,  dit-il,  vous  donnerez 
aux  Trappistes  des  tentes  pour  s'installer  provisoirement, 
et  vous  organiserez  pour  eux  un  service  de  mulets  et  de 
prolonges  avec  des  rations  comme  pour  la  troupe. 

«  Vous,  monsieur  le  directeur  du  génie,  vous  monterez 
leurs  ateliers  et  leur  procurerez  tous  les  outils  nécessaires 
au  tarif  employé  dans  votre  service. 

«  Vous,  monsieur  le  directeur  des  pénitenciers,  vous  allez 
détacher  à  Staouëli  soixante  de  vos  condamnés.  » 

Se  tournant  ensuite  vers  les  Pères  : 

«  —  Vous  m'avez  dit  ce  matin,  demanda-t-il,  que  vous 
désiriez  commencer  le  plus  tôt  possible;  il  ne  faudrait  pas 
attendre  pour  cela  les  pluies  d'hiver.  Quel  jour  fixez-vous? 

«  —  Le  20  août,  répondit  le  P.  François  Régis,  c'est-à- 
dire  d'aujourd'hui  en  huit.  C'est  la  fête  de  notre  Père  saint 
Bernard;  cela  nous  portera  bonheur. 

«  —  Eh  bien!  dit  le  maréchal,  le  21  nos  hommes  et  notre 
matériel  seront  mis  en  route  ;  soyez  là  pour  les  recevoir.  » 

Le  lendemain  de  cette  scène,  les  deux  Trappistes  visi- 


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tèrent  la  concession  qu'on  venait  de  donner  à  leur  maison. 
Arrivés  au-dessus  de  Dely-Ibrahim,  le  curé  de  Mustapha, 
que  l'évêque  d'Alger  avait  délégué  pour  les  accompagner, 
leur  montra  un  vaste  terrain  couvert  de  broussailles,  et  leur 
dit  :  «  C'est  là!  » 

Le  P.  François  Régis  eut  le  cœur  serré  en  contemplant 
cette  terre  promise,  ce  pays  enchanté  qu'on  lui  avait 
dépeint  sous  de  si  riches  couleurs.  Où  étaient  les  rosiers  qui 
croissaient  sans  effort  et  sans  culture  dans  le  ravissant  pays 
de  Staouëli  ;  où  étaient  les  touffes  de  lauriers-roses  qui 
bordaient  les  Iraîches  rivières  ;  où  étaient  les  massifs  d'oran- 
gers qui  embaumaient  l'air?  A  la  place  de  toute  cette  végé- 
tation enchanteresse,  on  ne  voyait  que  l'horrible  palmier- 
nain,  qui  couvrait  le  sol  avec  une  désespérante  fécondité. 

Le  pauvre  moine  s'assit  à  côté  d'une  longue  pierre 
noire,  au  milieu  des  ruines  d'un  vieux  camp  établi  à  côté 
de  la  redoute  construite  en  1830  par  le  lieutenant  du  génie 
de  Lamoricière.  Sous  cette  pierre  reposait  le  fils  du  maré- 
chal de  Bourmont.  Le  souvenir  des  paroles  que  prononça  le 
jeune  martyr  du  devoir  militaire  avant  d'expirer  réconforta 
un  peu  le  P.  François  Régis;  Amédée  de  Bourmont  avait 
dit  :  <(  Qui  de  mes  camarades  ne  voudrait  avoir  ainsi  payé 
la  victoire?  » 

Le  Supérieur  de  la  nouvelle  Trappe  s'avança  jusqu'à 
l'endroit  désigné  pour  remplacement  du  monastère.  Là 
s'élevait,  magnifique  et  solitaire,  un  antique  palmier  qui 
donnait  naissance  à  plusieurs  rejetons  vigoureux  (1). 

Sous  ce  vieux  palmier,  pendant  la  bataille  de  Staouëli 
en  1830,  était  venu  s'asseoir  Ahmed,  bey  de  Gonstantine; 
le  chef  turc  pensait  que  les  canonniers  d'Ibrahim-Agha  lui 
laisseraient  le  temps  de  déguster  une  tasse  de  café  et  de 
fumer  une  pipe  avant  de  se  lancer  sur  les  Français  avec 
les  goums  qu'il  avait  ramenés  de  l'est.  Ses  serviteurs 
avaient  déjà   étalé  les   parasols,   quand   une   charge  du 

(1)  On  voit  encore  ce  groupe  de  palmiers  dans  la  cour  du  monastère  de 
Staouëli. 


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17^  chasseurs  à  cheval  vint  interrompre  leurs  préparatifs. 
Ahmed  eut  à  peine  le  temps  de  remonter  à  cheval,  en 
abandonnant  à  nos  chasseurs  sa  tente,  son  parasol,  son 
tapis,  sa  pipe  et  ses  tasses  encore  toutes  brûlantes. 

Ce  palmier  rappelle  un  autre  souvenir  ;  c'est  à  son  ombre 
que  fut  célébrée,  par  les  aumôniers  de  l'armée  française, 
la  messe  d'actions  de  grâces  le  lendemain  de  la  bataille. 

Le  18  août,  les  Frères  Trappistes  revinrent  à  Staouëli, 
accompagnés  cette  fois  par  le  capitaine  du  génie  Renoux. 
Cet  officier  prit  à  tâche  d'encourager  Dom  François  Régis, 
et  ses  bonnes  paroles  dissipèrent  dans  l'âme  du  brave 
religieux  les  anxiétés  qui  s'y  étaient  produites  tout 
d'abord. 

Au  jour  fixé,  arriva  la  petite  armée  de  travailleurs 
promise  par  le  maréchal  Bugeaud.  Elle  se  composait  de 
cinquante  condamnés  militaires  accompagnés  de  leurs  sur- 
veillants, et  de  quelques  sapeurs  du  génie  conduisant  les 
prolonges  chargées  de  matériel,  d'outils  et  de  tentes.  Le 
camp  fut  aussitôt  installé  ;  puis,  le  capitaine  Renoux  dressa 
le  plan  du  futur  monastère,  plaça  les  premiers  jalons 
et  détermina  la  largeur  des  fondations.  Il  sauta  ensuite  à 
cheval,  et  en  moins  de  deux  heures  eut  découvert  plusieurs 
carrières  de  sable  et  de  moellons. 

Le  lendemain  22  avril,  le  P.  François  Régis  organisa  le 
travail.  Voulant  traiter  avec  ménagement  les  hommes  mis 
à  sa  disposition,  il  décida  que  les  condamnés  travailleraient 
de  six  heures  du  matin  à  dix  heures,  se  reposeraient  jusqu'à 
deux  heures  du  soir,,  pour  travailler  ensuite  jusqu'à  cinq 
heures.  Ce  n'était  pas  beaucoup  leur  demander.  Les  ou- 
vriers maçons  se  mirent  à  construire  un  four  à  chaux,  et 
les  charpentiers  commencèrent  une  maison  en  planches 
destinée  à  servir  provisoirement  d'abri  aux  Religieux  an- 
noncés. A  l'endroit  où  devait  s'élever  le  monastère,  le  défri- 
chement du  sol  fut  entrepris  le  même  jour  ;  on  nivela  la 
terre,  on  arracha  les  lentisques  et  les  palmiers-nains,  et 
sans  désemparer,  on  commença  à  creuser  les  fondations. 


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Le  capitaine  Renoux  avait  orienté  la  principale  façade 
du  monastère  face  au  midi  ;  on  voyait  dans  le  lointain  se 
dérouler  en  arc  de  cercle  la  baie  de  Sidi-Ferruch,  dont  les 
bords  étaient  nettement  dessinés  par  une  frange  d'écume. 
Les  trois  autres  façades  devaient  former  avec  la  première 
un  carré  de  cinquante  mètres  de  développement.  L'intérieur 
de  rédifîce  aurait  huit  mètres  de  largeur,  et  le  cloître,  de 
trois  mètres  cinquante  de  large,  devait  encadrer  la  cour 
intérieure  ou  préau,  destinée  elle-même  à  former  un  jardin 
carré  de  vingt-deux  mètres  de  côté. 

Le  Père  Abbé  s'aperçut  que  quelques  condamnés  n'avaient 
pas  d'occupation  ;  il  les  conduisit  dans  la  campagne,  leur 
donna  un  certain  espace  à  défricher  et  promit  une  gratifi- 
cation à  ceux  qui  auraient  bien  travaillé.  Il  ne  tarda  pas  à 
s'apercevoir  que  les  pénitenciaires  manifestaient  les  plus 
mauvaises  dispositions.  Le  soir,  il  entendit  ces  ouvriers 
forcés  se  répétant  les  uns  aux  autres  : 

«  —  Si  ce  capucin-là  s'imagine  que  nous  allons  nous  tuer 
pour  lui,  il  se  fourre  le  doigt  dans  Vœil.  » 

Plus  tard,  quand  les  condamnés  virent  le  P.  François 
Régis  récompenser  généreusement  ceux  d'entre  eux  qui 
avaient  bien  accompli  leur  tâche,  ils  montrèrent  une  meil- 
leure volonté  ;  il  vint  même  un  jour  où  l'Abbé  les  amena  à 
travailler  gaîment  avec  la  promesse,  chaque  fois  que  la 
besogne  était  un  peu  rude,  de  leur  faire  boire  un  coup  en 
outre  de  la  gratification  promise. 

Le  13  septembre,  arrivèrent  à  Staouëli  dix  Frères  con- 
duits par  les  PP.  Hilaire  et  Jean-Marie.  Le  lendemain, 
les  sapeurs  du  génie  dressèrent,  au  centre  des  cons- 
tructions commencées,  un  autel  qui  fut  orné  avec  cette 
simplicité  austère  que  les  militaires  savent  donner  à  leurs 
œuvres.  Pour  le  protéger  contre  les  ardeurs  du  soleil,  on 
l'abrita  sous  une  voûte  de  verdure  formée  avec  des  bran- 
ches de  myrte  et  de  lauriers-roses  entrelacées.  Les  Trap- 
pistes arrivés  la  veille  se  demandaient  pourquoi  tous  ces 
préparatifs  quand  ils  virent  déboucher  un  cortège  impo- 


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sant  :  l'évêque  d'Alger  avec  tout  son  clergé,  le  gouverneur- 
général  et  son  état-major,  le  directeur  des  affaires  civiles 
et  son  personnel.  Le  P.  François  Régis  avait  voulu  faire 
une  surprise  aux  nouveaux  venus  ;  le  14  septembre  était 
le  jour  fixé  pour  la  pose  de  la  première  pierre  du  futur 
monastère. 

Après  la  messe,  l'évêque  d'Alger  parla  avec  éloquence 
de  l'union  salutaire  de  l'épée,  de  la  charrue  et  de  la  croix. 
Rappelant  une  scène  d'effusion  qui  avait  eu  lieu  à  l'arrivée 
du  cortège  officiel  entre  les  moines  et  le  clergé  colonial, 
le  prélat  s'écria  : 

«  Après  ce  premier  moment  d'attendrissement,  nous 
regardions  au  loin  le  tombeau  de  la  Chrétienne  (1),  pieux 
témoin  de  tant  de  scènes  merveilleuses  et  auquel  nous  de- 
mandions s'il  en  avait  vu  d'aussi  extraordinaires.  Derrière 
lui  se  dessinaient  les  rumes  de  Théroïque  Tipaza,  la  tour 
blanchissante  de  Sidi-Ferruch.  Nous  nous  laissions  aller  à 
ce  calme,  à  cette  joie  indéfinissable  sous  le  charme  de 
Dieu.  Et  voici  qu'un  des  frères,  un  des  quatorze  qui  sont  là, 
se  mit  à  raconter  qu'en  1830,  soldat  du  26°  de  ligne,  il  avait 
combattu  dans  ce  même  champ  de  Staouëh,  qu'il  avait  de 
ses  mains  intrépides  travaillé  à  cette  même  redoute  au 
milieu  de  laquelle  il  recevait  avant  l'aurore,  dans  le  vieux 
blockhauss  qui  en  défendait  l'enceinte,  la  communion  du 
P.  François  Régis.  » 

Le  ciment  fut  solennellement  étendu,  à  la  partie  nord  du 
futur  cloître,  sur  une  assise  de  boulets,  restes  de  la  bataille 
de  Staouëli,  recueillis  dans  la  campagne  environnante  ; 
sur  ce  ciment  l'on  posa  la  première  pierre,  pierre  carrée 
prise  dans  les  ruines  d'une  villa  romaine  construite  sur  le 
chemin  de  Sidi-Ferruch.  Officiers,  prêtres,  civils,  à  la  suite 
du  maréchal  Bugeaud  et  de  l'évêque  d'Alger,  frappèrent 


(1)  Un  monument  presque  identique  existe  près  de  Batna,  dans  la  province 
de  Constantine.  Les  Français  lui  ont  donné  le  nom  de  tombeau  de  Sypliax.  Ces 
monuments,  très  antérieurs  à  Tarrivée  des  Romains  en  Afrique,  étaient,  croit-on, 
la  sépulture  des  rois  berbères. 


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tour  à  tour,  avec  un  maillet  couronné  de  fleurs,  quelques 
coups  sur  la  pierre  déjà  solidement  établie. 

En  prenant  congé  du  Supérieur  de  Staouëli,  le  gouver- 
neur-général lui  prit  la  main,  la  serra  vigoureusement  et 
lui  promit  sa  protection,  non  seulement  pour  obéir  à  ses 
chefs  et  par  respect  de  la  discipline,  mais  par  raison  et  par 
conviction. 

Le  maréchal  avait,  quelques  jours  auparavant,  laissé 
échapper  par  boutade  des  paroles  blessantes  contre  les 
religieux  en  général,  et  les  jésuites  en  particulier. 

«  —  Cependant,  lui  dit  son  chef  d'état-major,  le  général 
Pélissier,  qui  avait  toujours  eu  avec  lui  son  franc-parler,  je 
vous  ai  entendu  dire  beaucoup  de  bien  du  P.  Brumauld. 

«  —  Et  puis  après  ? 

«  —  Après  ?  mais  le  P.  Brumauld  est  un  jésuite. 

«  —  En  êtes-vous  sûr? 

«  —  Parfaitement.  » 

Déconcerté  un  moment,  Bugeaud  répliqua  : 

«  —  Ce  jésuite  serait-il  le  diable,  c'est  un  brave  homme; 
il  fait  le  bien.  » 

Au  lendemain  de  cette  scène,  il  dictait  à  M.  Léon  Roches, 
son  interprète,  cette  fameuse  lettre  dans  laquelle  il  prenait 
la  défense  des  jésuites,  lettre  que  nous  avons  reproduite 
précédemment  (1). 

A  la  fin  de  1843,  les  Trappistes  de  Staouëli  possédaient 
déjà  un  superbe  troupeau  ;  douze  paires  de  boeufs  mettaient 
en  mouvement  quatre  charrues  défricheuses,  et  quatre 
autres  pour  les  petits  labours.  Soixante  hectares,  soigneu- 
sement défrichés  par  plus  de  deux  cents  ouvriers,  tant  mili- 
taires que  civils  et  arabes,  furent  ensemencés.  Des  travaux 
de  drainage  avaient  capté  les  eaux  stagnantes  de  la  con- 
cession, et  de  nombreux  canaux  irriguaient  les  cultures. 

Mais  on  ne  remue  pas  des  terres  nouvelles,  en  Algérie, 
sans  qu'il  en  sorte  des  germes  de  mort.  Les  Trappistes, 

(1)  Voir  Récits  algériens,  l""»  série. 


-    252    — 

ayant  reçu  deux  convois  de  nouveaux  frères,  étaient 
au  nombre  de  quarante  ;  le  premier  qui  succomba  fut  le 
F.  Reing.  On  l'enterra  le  22  janvier  1844  dans  l'ancienne 
redoute  Lamoricière,  transformée  en  cimetière.  Ce  n'était 
qu'un  prélude,  et  ces  religieux  devaient  par  la  suite  payer 
un  rude  tribut  au  climat.  Le  14  juillet,  le  P.  François  Régis 
<^crivait  : 

«  Nous  avons  trente  religieux  hors  de  combat.  Nos  pau- 
vres soldats  tombent  aussi  comme  des  mouches.  Hier  on 
m'a  tiré  presque  tout  le  sang  que  j'avais,  et  on  m'a  con- 
damné à  un  repos  et  à  une  diète  de  quatre  jours.  » 

A  mesure  que  l'automne  approchait,  le  mal  s'accrut , 
les  chantiers  de  Staouëli  furent  bientôt  désertés.  Les 
soldats  trouvaient  au  moins  un  refuge  à  l'hôpital  d'Alger, 
mais  les  Religieux  restaient  sous  l'influence  du  chmat.  «  Le 
bât  me  blesse,  écrivait  mélancoliquement  le  Supérieur;  si 
je  reste  encore  longtemps  attelé,  je  vais  m'abattre  des  qua- 
tre pieds.  »  Quatre  frères  moururent  dans  le  mois  d'août, 
six  en  septembre;  total  :  onze  religieux  sur  quarante.  Ces 
détails  montrent  combien  la  colonisation  a  dévoré  d'exis- 
tences. 

Au  commencement  de  1844,  une  dépêche  ministérielle, 
adressée  au  directeur  de  l'intérieur  à  Alger,  demanda  un 
rapport  sur  les  progrès  de  la  colonie  de  Staouëli.  On 
répondit  que  deux  ailes  du  monastère  étaient  prêtes  à  rece- 
voir la  toiture,  qu'une  troisième  était  arrivée  à  hauteur  du 
premier  étage,  et  que  les  fondements  de  la  quatrième 
étaient  posés.  On  ajouta  que  soixante  hectares  étaient  mis 
en  culture,  vingt  autres  convertis  en  prairie,  deux  mille 
cinq  cents  arbres  plantés. 

Et  tout  cela  était  l'œuvre  de  huit  mois  de  travail  ! 

Malheureusement,  le  Prieur  s'aperçut  que  ces  travaux 
avaient  épuisé  les  ressources  de  la  communauté  :  tout  était 
dépensé,  subvention  du  gouvernement  et  secours  fourni 
par  la  maison-mère  d'Aiguebelle.  Le  P.  François  Régis  se 
souvint   alors    qu'à    son  arrivée   à  Alger ,   Bugeaud   lui 


avait  dit  :  «  Quand  vous  aurez  de  graves  difficultés,  venez 
me  trouver.  »  Il  alla  donc  voir  le  gouverneur,  qui  le  rassura, 
Tencouragea,  et  lui  dit  que  si  le  gouvernement  ne  pouvait 
donner  une  nouvelle  subvention,  le  conseil  colonial  dont 
lui,  maréchal,  était  président,  l'accorderait. 

A  l'unanimité,  en  effet,  le  conseil  colonial  vota  aux  Trap- 
pistes une  subvention  de  trente  mille  francs  ;  mais  le 
gouvernement  refusa  de  sanctionner  cette  décision. 

La  faillite  s'annonçait.  On  était  à  la  veille  de  ne  plus 
pouvoir  payer  les  ouvriers. 

L'excellent  colonel  Marengo,  commandant  les  troupes 
employées  à  la  colonisation,  prêta  six  mille  francs  au  Père 
Abbé.  «  Je  n'ai  que  la  cape  et  l'épée,  écrivait  le  vieux  sol- 
dat à  M.  de  Corcelles  ;  je  suis  à  la  veille  de  terminer  ma 
carrière  militaire,  je  donne  tout  ce  que  j'ai.  Il  n'y  a  pas  là 
une  question  de  religion  seulement;  il  y  a  aussi  une  question 
de  civilisation.  » 

«  Si  l'affaire  des  Trappistes  échoue,  ajoutait  le  colonel,  la 
colonie  recevra  un  terrible  coup.  On  les  a  vus  réussir  par- 
tout en  Europe,  et  les  ennemis  de  l'Algérie  ne  manqueront 
pas  de  dire  que  leur  non-réussite  à  Staouëli  prouve  que  le 
sol  africain  est  improductif  et  incapable  d'être  colonisé.  » 

Le  P.  François  Régis  était  un  homme  de  résolution  :  il  vou- 
lut tenter  en  France  un  dernier  effort.  «  Si  j'échoue,  dit-il, 
nous  prendrons  Dieu  et  les  hommes  à  témoin  de  l'impuis- 
sance où  Ton  nous  a  réduits,  et  nous  reprendrons  le  chemm 
de  la  mère-patrie.  » 

Hélas  !  combien  de  colons  en  ont  fait  autant  I 

Arrivé  à  Paris,  le  P.  François  Régis  se  rendit  près  du 
maréchal  Soult,  qui  le  recommanda  chaudement  à  M.  de 
Vauchelles,  directeur  des  affaires  dAlgérie  au  ministère  de 
la  guerre.  Il  se  rendit  également  chez  la  reine  Amélie,  qui 
lui  donna  tout  de  suite  six  cents  francs,  et  lui  promit  d'em- 
ployer en  sa  faveur  tout  son  crédit  auprès  du  roi.  Mais 
les  dispositions  les  plus  favorables  passent  par  une  inter- 
minable filière  de  procédés  administratifs.  Le  Supérieur 


—    254    — 

se  rebuta.  Il  rentra  en  Afrique  avec  une  subvention  de  dix 
mille  francs  de  la  maison-mère  de  la  Trappe,  et  une  autre 
de  neuf  mille  francs  de  la  Propagation  de  la  Foi. 

Les  travaux  reprirent,  grâce  à  ces  secours  et  à  la  main- 
d'œuvre  militaire  que  le  maréchal  Bugeaud  continua  à  four- 
nir; mais,  en  1846,  quand  ce  grand  homme  de  guerre  rentra 
en  France,  le  général  de  Lamoricière,  remplissant  à  Alger 
lintérim  de  gouverneur-général,  déclara  que  le  soldat  était 
fait  pour  la  guerre  et  ne  devait  pas  s'abaisser  aux  vils  tra- 
vaux des  champs  (1)  et  fit  revenir  les  travailleurs  de  Staouëli; 
dès  le  lendemain,  il  reçut  la  visite  du  Prieur,  qui  lui  dit  : 

«  —  Nous  sommes  venus  en  Algérie,  parce  qu'on  nous 
en  a  priés  ;  mais  la  première  condition  que  nous  avons  posée 
est  le  concours  d'ouvriers  militaires.  Nous  ne  demandons 
pas  une  faveur,  mais  l'exécution  d'une  clause  de  la  con- 
vention acceptée. 

i(  —  Je  n'aime  pas,  dit  le  général,  que  mes  soldats  fassent 
le  métier  de  terrassiers  ou  de  laboureurs.  J'aimerais  mieux 
que  l'on  vous  donnât  des  secours  en  argent. 

«  —  Et  moi  aussi,  dit  Dom  François  Régis,  car  avec  les 
trente  mille  francs  que  nous  a  alloués  le  conseil  colonial 
et  dont  nous  n'avons  pas  vu  le  premier  centime,  nous  au- 
rions de  vrais  ouvriers,  tandis  qu'il  nous  faut  employer 
toutes  sortes  de  non-valeurs,  et  des  travailleurs  dont  la  plu- 
part sont  inhabiles  ou  paresseux.  » 

Lamoricière  n'était  pas  entêté;  le  lendemain  même,  il 
renvoya  à  Staouëli  cinquante  hommes  du  pénitencier. 

Que  dire  de  plus  ?  A  la  longue  se  réalisèrent  les  mer- 
veilles que  Ton  peut  voir  aujourd'hui.  Au  commencement 
de  1846,  les  Rehgieux,  au  nombre  de  cent  vingt-quatre, 
occupaient  trente  ouvriers  civils  ;  l'avenir  du  monastère 
était  assuré. 

(1)  Tel  n'était  pas  l'avis  du  maréchal  Bugeaud,  qui  pensait  que  le  soldat 
est  plus  apte  aux  travaux  de  la  guerre  lorsqu'il  est  habitué  aux  fatigues  de 
l'aerriculture. 


255     - 


m 


Il  nous  reste  à  parler  des  rapports  que  les  Trappistes 
entretinrent  avec  les  généraux  de  l'armée  d'Afrique. 

L'armée,  cette  martyre  éternelle,  cet  objet  de  l'exécration 
de  ceux  qui  la  voient  résister  à  toutes  les  tentatives  faites 
pour  la  gardenatlonaliser,  n'a  jamais  eu  pour  les  prêtres 
des  haines  aveugles  et  des  colères  irréfléchies.  L'entreprise 
de  Staouëli  était  donc  considérée  d'un  œil  très  favorable  par 
les  militaires  d'Algérie,  et  tous,  du  haut  en  bas  de  l'échelle 
hiérarchique,  voyaient  avec  sympathie  travailler  les  moines, 
pionniers  eux  aussi  de  la  civilisation  française. 

Le  départ  de  l'illustre  vainqueur  d'Isly,  auquel  les  Trap- 
pistes avaient  des  obhgations  particulières,  leur  causa  la 
plus  vive  affliction.  Elle  se  calma  néanmoins  lorsqu'ils 
apprirent  que  le  duc  d'Aumale  était  désigné  pour  le  poste 
de  gouverneur-général.  Arrivé  en  mars  1847,  le  jeune 
prince  visita  la  Trappe  dès  le  mois  d'avril. 

«  —  Monseigneur,  lui  dit  le  P.  François  Régis  en  le  rece- 
vant, l'Algérie  a  vu  des  moines  mêlés  à  des  soldats.  Ils  ont 
déposé,  les  uns  leurs  fusils,  les  autres  leurs  chapelets,  et, 
armés  de  la  bêche  et  de  la  pioche,  ils  dépensent  leurs 
efforts  réunis  à  la  grande  œuvre  de  la  colonisation.  Le 
sabre  a  fait  la  conquête  ;  le  sabre  et  la  pioche  la  conser- 
veront. » 

Le  puissant  concours  du  chef  de  la  colonie  fut  acquis 
aux  Religieux.  Ceux-ci  ne  se  montrèrent  pas  des  ingrats. 
Quand  le  duc  d'Aumale,  après  la  révolution  de  Février,  dut 
quitter  Alger,  le  Père  Abbé  était  au  premier  rang  de  ces 
courtisans  du  malheur  qui  accompagnèrent  le  prince  à  bord 
du  Solon. 

Pourtant  les  Trappistes  se  demandaient  avec  inquié- 
tude ce   que  la  nouvelle  République  leur  réservait.  Les 


—    256    — 

gouverneurs  qui  se  succédaient  avec  rapidité  en  Algérie 
n'étaient  pas  hostiles  aux  Religieux  ;  mais  une  politique 
ombrageuse  leur  permettrait-elle  de  se  montrer  favorables 
à  la  colonisation  par  la  main  des  moines?  Chacun  s'obser- 
vait, tremblant  de  se  compromettre.  Ce  n'était  pas  le  mo- 
ment de  soUiciter  l'échange,  contre  un  titre  définitif,  du 
titre  de  propriété  provisoire  donné  aux  fondateurs  du  mo- 
nastère de  Staouëli  ;  c'était  moins  encore  celui  d'obtenir 
l'exonération  de  la  somme  de  soixante-deux  mille  francs 
qu'ils  redevaient  à  l'Etat.  Dom  François  Régis,  n'étant  pas 
de  ceux  que  les  démarches  effrayent,  partit  pour  Paris, 
encouragé  par  le  général  Charon,  alors  gouverneur  de 
l'Algérie. 

Changarnier,  ministre  de  la  guerre,  fît  bon  accueil  au 
persévérant  Abbé  qui  réussit,  avec  un  merveilleux  talent,  à 
emporter  d'assaut  toutes  les  difficultés.  A  peine  de  retour 
en  Afrique,  on  lui  notifia  que,  par  décret  du  8  octobre  1849, 
le  gouvernement  présidentiel  autorisait  le  préfet  d'Alger  à 
délivrer  un  titre  de  propriété  définitif  aux  Religieux  de  la 
Trappe,  pour  la  concession  qui  leur  avait  été  attribuée 
provisoirement  le  11  juillet  1843.  Restait  l'exonération  des 
soixante-deux  mille  francs.  Le  Père  François  Régis  revint 
à  Paris,  et  rappela  cette  parole  du  maréchal  Soult  :  «  Si 
vous  réussissez,  loin  de  vous  demander  de  l'argent,  nous 
vous  en  donnerons.  » 

De  plus,  il  fît  observer  au  général  d'Hautpoul  (1)  que  le 
moment  était  venu,  pour  le  ministre  de  la  guerre  de  1849, 
d'acquitter  les  promesses  faites  par  le  ministre  de  la  guerre 
de  1843. 

«  —  Nous  ne  demandons  pas  d'argent,  dit-il.  Nous  pour- 
rions rembourser  la  somme  que  nous  devons  à  l'Etat,  en 
vendant  tout  ce  que  nous  avons  ;  mais  après,  comment  faire 
de  l'agriculture  sans  bétail,  sans  semences  et  sans  instru- 
ments ?  » 

(1)  Successeur  de  ChaDgaruier  au  ministère  de  la  guerre. 


—    257    — 

Dom  François  Régis  triompha  encore  ;  quelques  jours 
après,  le  décret  d'exonération  était  signé. 

En  1851 ,  un  des  visiteurs  de  la  Trappe  africaine  fut  M.  Cré- 
mieux,  ancien  membre  du  gouvernement  provisoire  de 
1848.  On  le  reçut  courtoisement,  et  il  charma  tout  le  monde 
par  sa  franche  gaieté.  Avisant  un  cerisier  couvert  de  fruits 
et  une  échelle  au  pied,  le  pétulant  israélite  monta  à  Tarbre  ; 
on  le  pria  alors  de  prendre  garde  à  la  descente  : 

«  — Ne  craignez  rien,  dit-il,  nous  sommes  à  une  époque 
où  Ton  apprend  à  monter,  mais  où  il  faut  savoir  descendre.  » 

Le  général  Randon,  gouverneur  de  TAlgérie,  invita  le 
Supérieur  de  la  Trappe  à  rejoindre  avec  lui  le  corps 
expéditionnaire  des  Babors,  insistant  sur  Theureuse  in- 
fluence qu'aurait  pour  la  religion  ce  rapprochement  inusité 
d'un  moine  et  de  soldats.  Le  Père  Abbé  accepta  ;  et  ce  fut  lui 
qui  célébra  la  messe  au  camp  de  l'Oued  Agrioun,  dans  ce 
pays  enchanteur  au  delà  de  tout  ce  qu  il  est  permis  de  rêver. 
C'était  le  14  juin,  jour  anniversaire  de  Marengo,  de  Fried- 
land,  et  du  débarquement  des  Français  à  Sidi-Ferruch.  Cette 
expédition  de  1853  terminée,  le  Père  Abbé  reçut  la  croix 
delà  Légion  d'honneur  «  pour  avoir  puissamment  contribué 
à  la  fondation,  en  Algérie,  d'un  étabhssement  agricole  qui 
est  à  juste  titre  considéré  comme  un  modèle.  » 

Yusuf,  qui  avait  embrassé  le  christianisme  en  1845  et 
épousé  la  fille  du  général  Guilleminot,  connut  le  Père  Régis 
chez  le  gouverneur  comte  Randon.  Plus  de  vingt  ans  après, 
le  célèbre  guerrier,  désirant  faire  sa  première  communion, 
y  fut  préparé  par  ce  même  religieux,  et  vint  accomplir  cet 
acte  à  Staouëli.  Nous  étonnerons  peut-être  plus  d'un  lec- 
teur en  disant  que,  depuis  cette  époque,  le  général  n'en- 
trait jamais  en  expédition  sans  avoir  communié  à  la  Trappe. 
Il  arrivait  à  che .  al,  disant  gaiement  : 

«  —  Je  viens  me  faire  cirer  les  bottes  avant  de  partir  pour 
la  guerre.  » 

Le  Père  Abbé  eut  aussi  avec  Pélissier  des  relations 
extrêmement  cordiales,  lesquelles  dataient  du  jour  où  le 

RÉCITS  ALGÉRIENS.   —  2<>  SÉRIE  17 


—    258    — 

général,  chef  d'état-major  de  Bugeaud,  avait  assisté  à  la 
pose  de  la  première  pierre  da  monastère. 

«  Un  jour,  en  1853,  dit  la  Chronique  de  Staouëli,  le 
R.  P.  Régis,  passant  par  une  des  rues  d'Alger,  fut  accosté 
par  le  général  Pélissier,  qui  lui  prit  rondement  la  main  selon 
son  habitude  : 

«  —  Ah  !  çà,  Père,  lui  dit-il,  nous  sommes  ici  trois  géné- 
raux de  division  :  C***,  Mac-Mahon  et  moi,  et,  mardi  de  la 
semaine  prochaine,  nous  irons  chez  vous  ;  d'abord  pour 
entendre  la  messe  à  Tautel  de  la  sainte  Vierge,  sur  notre 
champ  de  bataille  de  1830  ;  ensuite,  vous  nous  donnerez  à 
déjeuner,  n'est-ce  pas?  » 

On  juge  si  la  proposition  fut  acceptée  avec  empresse- 
ment. Rentré  au  monastère,  Dom  François  Régis  appelle 
un  de  ses  religieux,  le  P.  Pierre,  qui,  destiné  par  sa  famille 
à  la  carrière  militaire,  avait  tourné  le  dos  à  Saint-Cyr  pour 
entrer  au  séminaire. 

«  — Mardi,  lui  dit-il,  nous  recevrons  trois  grosses  mous- 
taches qui  désirent  entendre  la  messe  à  l'autel  de  la 
Vierge.  Il  faut  une  barbe  comme  la  vôtre  pour  faire  le 
pendant  (1).  Vous  direz  la  messe  à  leur  intention,  et  moi, 
de  mon  côté,  je  prierai  Dieu  pour  eux.  » 

Le  lendemain  de  Malakoff,  Pélissier  écrivait  au  P.  Régis  : 
«  J'ai  pensé  à  votre  sanctuaire;  je  vous  envoie  une  vieille 
croix  qui  a  été  sauvée  du  désastre,  et  dont  je  vous  lais 
hommage.  « 

Plus  tard,  une  solennité  réunit  dans  le  Languedoc  une 
nombreuse  assemblée.  En  descendant  de  voiture,  le  ma- 
réchal reçut  les  hommages  de  tous  ;  mais  apercevant  dans 
la  foule  l'Abbé  de  Staouëli,  aussitôt  il  se  précipita  dans  ses 
l)ras,  en  s'écriant  :  «  Ce  bon  Père  Régis  !  »  L'assemblée 
éclata  en  applaudissements. 

(1)  Cette  barbe,  blanche  et  très  épaisse,  aT»it  deux  pieds  de  long. 


259    - 


IV 


L'année  1868  fut  marquée  par  une  des  plus  terribles  épreu- 
ves que  traversa  l'Algérie  •-  une  effroyable  famme  enleva 
les  Arabes  par  centaines  de  mille. 

Déjà,  dans  le  cours  de  1866,  les  sauterelles  s'étaient  abat- 
tues sur  le  Tell  et  l'invasion  avait  dévoré  tous  les  fruits  de 
la  récolte.  Aussitôt  après,  une  épidémie  cholériforme  vint 
porter  la  désolation  dans  les  tribus  ,  elle  eut  vite  raison 
de  malheureux  anémiés  par  la  faim  et  les  privations.  Pen- 
dant que  le  cboléra  exerçait  ses  ravages,  épargnant  les 
colons  qui  se  tenaient  sur  leurs  gardes,  le  pays  fut  en  proie 
à  une  terrible  sécheresse  ;  les  récoltes,  brûlées  sur  pied, 
n'arrivèrent  pas  à  maturité,  et,  F  herbe  faisant  défaut  dans 
les  pâturages,  les  troupeaux  dépérirent.  L'hiver  de  1867 
à  1868  n'était  pas  encore  commencé,  qu'une  clameur  de 
détresse  retentit  dans  les  campagnes.  «  Toutes  nos  ressour- 
ces sont  épuisées,  disaient  avec  désespoir  les  indigènes  ;  si 
personne  ne  vient  à  notre  aide,  nous  n'avons  plus  qu'à  nous 
préparer  à  la  mort.  » 

Dans  le  territoire  civil,  encore  fort  restreint  à  cette  épo- 
que, les  colons  furent  aussi  grandement  éprouvés.  Il  y  eut 
gêne,  mais  sans  famine.  D'où  provenait  cette  différence? 
Evidemment,  dirent  les  journaux  algériens,  de  la  mauvaise 
gestion  des  bureaux  arabes.  L'occasion  était  belle  de  charger 
l'administration  militaire  de  tous  les  péchés  d'Israël  ;  la 
presse  ne  s'en  fit  pas  faute,  comme  si  le  motif  tout  rationnel 
de  la  famine  qui  désolait  les  territoires  de  l'intérieur  ne 
résidait  pas  uniquement  dans  ce  défaut  de  prévoyance,  dans 
cette  avilissante  paresse,  qui  sont  les  caractères  distinctifs 
des  peuples  musulmans. 

Le  gouvernement  militaire,  dit  une  brochure  publiée  en 
1868  à  Gonstantine,  a  porté  des  fruits  qui  sont  mûrs  au- 
jourd'hui 


—    269    — 

«  On  a  préféré,  continuait  l'auteur  anonyme  de  cette 
étude,  cristalliser  la  société  arabe  au  lieu  de  la  civiliser, 
de  même  qu'au  lieu  d'attribuer  à  un  détestable  système 
l'épouvantable  catastrophe  qui  détruit  en  ce  moment  les 
populations  arabes,  on  préfère  en  imputer  les  calamités  à 
la  sécheresse,  aux  sauterelles,  à  la  neige,  au  choléra,  et 
à  toutes  les  intempéries  de  la  nature.  » 

Et  le  pamphlétaire  lançait  cette  affirmation  légèrement 
téméraire  : 

«  Il  a  été  démontré  pourtant,  et  officiellement  reconnu, 
qu'en  territoire  civil,  c'est-à-dire  partout  où  il  y  a  des  Euro- 
péens, les  influences  morbides  et  climatériques  avaient  res- 
pecté, ou  peu  s'en  faut,  avec  les  Européens,  les  mdigènes 
qui  vivent  et  travaillent  à  côté  d'eux.  On  a  essayé  de  séparer 
en  Algérie  les  intérêts  qui  se  rattachaient  à  chacune  des 
deux  races,  mais  il  n'a  pas  été  possible  encore  de  créer 
deux  températures  :  l'une  à  l'usage  des  territoires  civils,  et 
Tautre  à  l'usage  des  territoires  militaires.  Les  fléaux  s'étant 
abattus  sur  le  pays  sans  distinction  de  territoire,  pourquoi 
la  colonisation  les  a-t-elle  supportés,  pourquoi  se  sont-ils 
appesantis  sur  les  tribus?  » 

Nous  n'avons  plus  à  nous  occuper  ici  d'un  procès  jugé  en 
dernier  ressort.  D'abord,  pour  ne  parler  que  de  la  famine 
de  1868,  les  colons,  serrés  autour  des  villes,  avaient  des 
moj^ens  beaucoup  plus  efficaces  pour  lutter  contre  des 
fléaux  tels  que  les  sauterelles  ou  le  choléra.  Pendant  plu- 
sieurs mois,  toutes  les  troupes  disponibles  dans  les  trois 
provinces  coururent  d'un  village  à  l'autre  pour  aider  les 
colons  dans  cette  besogne.  L'autorité  s'empressait  de  dé- 
férer aux  vœux  des  habitants  ;  mais  il  eût  fallu  transporter 
en  Algérie  toute  l'armée  française,  si  l'on  avait  vouki 
aider  les  indigènes  de  la  même  façon.  Au  fond  des  tribus, 
les  cris  de  désespoir  ne  s'entendaient  pas.  Quant  au  choléra, 
les  Européens  luttaient  contre  lui  avec  avantage,  grâce  aux 
moyens  prophylactiques  que  faisait  connaître  la  presse  ; 
tandis  que  les  indigènes,  absolument  ignorants  de  toute 


—    261    — 

règle  d'hygiène,  se  laissaient  enlever  sans  résistance,  en 
murmurant  leur  éternel  mektoub  (c'était  écrit). 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'autorité  eut  un  grand  tort  :  celui  de  ne 
pas  permettre  que  le  moindre  doute  s'élevât  sur  sa  sagesse. 
Elle  essaya  de  mettre  la  lumière  sous  le  boisseau,  et  un  jour- 
nal d'Alger,  traduit  devant  les  tribunaux  parce  qu'il  s'était 
permis  de  dire  qu'aucune  mesure  de  prévoyance  n'avait  été 
prise,  fut  condamné  «  pour  avoir  répandu  de  mauvaise  loi  des 
propos  de  nature  à  inquiéter.  »  Nombre  de  personnes  éclai- 
rées trouvèrent  donc  extrêmement  déplacées  les  assertions 
de  M.  Faré,  secrétaire  du  gouvernement  de  la  colonie,  qui 
déclara,  du  haut  de  la  tribune  du  Corps  législatif  (1),  que 
la  situation  était  loin  d'être  aussi  mauvaise  qu'on  voulait 
bien  le  dire,  et  qui  s'écria  malencontreusement  :  «  Nous  ne 
craignons  pas  la  lumière  ;  nous  vivons  dans  la  lumière.  » 

M.  Rouher,  ministre  d'Etat,  eut  le  tort  d'appuyer  le  dis- 
cours de  M.  Faré. 

Cependant,  Thorrible  situation  dans  laquelle  se  trouvait 
l'Algérie  s'aggravait  de  jour  en  jour. 

Les  quelques  bestiaux  que  les  Arabes  avaient  pu  conser- 
ver, et  qui  n'étaient  pas  morts  de  misère  dans  les  pâturages 
désolés,  furent  vendus  par  ces  malheureux,  et,  faute  d'atte- 
lages, les  semailles  de  l'année  suivante  ne  purent  se  faire. 
Pour  comble  de  malheur,  l'hiver  fut  exceptionnellement 
froid  et  pluvieux.  Les  indigènes  commencèrent  alors  à 
mourir  de  faim  ;  et  les  plus  courageux,  les  moins  affaiblis, 
se  portèrent  vers  les  villes  européennes  pour  y  chercher 
des  secours.  Tous  ceux  auxquels  il  a  été  donné  d'assister 
à  cet  affligeant  spectacle  ne  Foublio'ont  jamais.  Des  bandes 
de  déguenillés,  qui  avaient  vendu  pour  un  morceau  de 
pain  jusqu'à  leur  dernier  burnous,  arrivaient  par  groupes 
compacts,  semant  de  morts  les  routes  et  les  abords  des 
cités.  Le  service  de  la  police  n'était  occupé  qu'à  faire 
ramasser  des  cadavres  d'une  prodigieuse  maigreur,  qu'on 

(1)  Séance  du  23  mars  1868. 


—    262    — 

trouvait  partout,  dans  les  rues,  dans  les  corridors  des 
maisons,  dans  les  chantiers  ou  dans  les  lieux  publics.  Les 
Européens  que  leurs  affaires  ou  leur  service  faisaient  sortir 
avant  le  jour,  voyaient  avec  effroi  une  longue  et  sinistre 
caravane  s'acheminer  vers  le  cimetière  musulman.  Un 
enterrement  arabe  est  généralement  bruyant  ;  cette  fois, 
pas  de  cris,  mais  un  silence  de  mort.  Un  matin,  à  Gonstan- 
tine,  nous  avons  compté,  dans  un  convoi  funèbre,  soixante- 
trois  cercueils,  si  l'on  peut  appeler  cercueil  la  méchante 
boite  ouverte  dans  laquelle  Tindigène  est  conduit  au  champ 
de  l'éternel  repos. 

Les  survivants  se  jetaient  sur  les  détritus  les  plus  im- 
mondes, se  les  disputant  avec  les  chiens  ;  le  service  de  la 
voirie  n'avait  presque  plus  à  se  préoccuper  de  la  propreté 
des  rues.  Les  vautours  ou  zopilotes  de  la  Vera-Criiz,  au 
Mexique,  étaient  remplacés. 

La  charité  de  la  population  européenne  fut  inépuisable  ; 
les  femmes,  comme  toujours,  du  reste,  se  signalèrent  par 
leur  dévouement.  Encore  apprit-on  bien  vite  à  ne  donner 
des  secours  qu'avec  prudence  :  lorsqu'un  de  ces  cadavres 
ambulants  recevait  un  morceau  de  pain,  il  le  dévorait  avec 
une  si  grande  voracité  que  souvent,  un  moment  après,  on 
le  voyait  chanceler  et  tomber  pour  ne  plus  se  relever. 
L'histoire  des  naufrages  est  féconde  en  épisodes  de  ce 
genre. 

Des  faits  inouïs  se  produisirent  ;  on  vit  des  Arabes 
assassiner  des  gens  isolés,  les  dépouiller  et  les  manger. 
Ces  actes  d'anthropophagie  ne  furent  pas  tous  connus,  ni 
leurs  auteurs  inquiétés  ;  certains  d'entre  eux  toutefois  don- 
nèrent lieu  à  des  poursuites  judiciaires. 

Ayant  Thonneur,  à  cette  époque,  d'être  substitut  du 
rapporteur  près  le  Conseil  de  guerre  de  Constantine,  nous 
eûmes  à  nous  occuper  d'une  affaire  profondément  répu- 
gnante. Une  famille  arabe  composée  du  père,  de  la  mère 
et  d'un  fils  âgé  de  vingt  ans,  vint  se  réfugier  aux  portes  de 
Tébessa.  Un  beau  matin,  un  arabe  monté  sur  âne  passa 


—    QG3    — 

devant  le  misérable  abri  de  ces  trois  malheureux.  On 
l'arrêta,  on  le  fit  causer,  puis,  tout  à  coup  le  père  et  le 
fils  le  jetèrent  à  bas  de  sa  monture,  ^assassinèrent,  et,  se 
précipitant  comme  des  tigres  sur  leur  victime,  burent  son 
sang  jusqu'à  la  dernière  goutte.  Epuisés,  repus,  ces  canni- 
bales eurent  encore  la  force  de  traîner  le  cadavre  dans 
leur  gourbi,  pour  le  cacher  sous  des  feuilles  sèches.  Puis 
ils  délibérèrent  sur  ce  qu'il  y  avait  à  faire.  On  convint  que 
le  père  irait  à  Tébessa  vendre  le  burnous  de  la  victime,  et 
y  achèterait  une  provision  de  sel.  A  son  retour,  le  corps  fut 
dépecé,  salé,  et  finalement  serré  dans  une  grande  peau  de 
bouc.  Ensuite,  les  assassins  avisèrent  l'âne,  qui  paissait 
tranquillement  ;  ils  regorgèrent,  le  dépecèrent  aussi,  et 
les  quartiers  de  la  bête,  dûment  salés,  allèrent  augmenter 
le  nombre  des  morceaux  de  chair  humaine  déjà  entassés 
dans  la  peau  de  bouc. 

Qu'on  ne  croie  pas  que  ce  soit  là  une  histoire  inventée  à 
plaisir.  Le  père  fut  condamné  à  mort  et  exécuté  ;  la  mère 
et  le  fils  allèrent  à  Cayenne.  Ce  cas  d'anthropophagie  fut 
découvert,  parce  qu'il  eut  lieu  aux  portes  d'une  ville  ; 
mais  combien  de  cas  isolés  durent  se  produire  dans  les 
campagnes  I 

Notre  colonie  était,  depuis  quelque  temps  déjà,  le  théâtre 
de  ce  drame  effrayant,  et  c'est  à  peine  si  l'on  en  parlait  en 
France.  Soigneusement  muselés,  les  journaux  se  taisaient,  et 
la  vérité  n'eût  jamais  été  connue  sans  l'archevêque  d'Alger, 
qui  dévoila  courageusement,  dans  une  lettre  demeurée 
célèbre,  toute  l'étendue  de  la  catastrophe.  Aussitôt  des 
comités  se  formèrent,  des  souscriptions  s'ouvrirent,  et  les 
secours  matériels  commencèrent  à  arriver.  Il  était  temps. 

Lorsque  le  sang-froid  fut  un  peu  revenu,  on  chercha 
les  causes  de  l'horrible  malheur  qui  frappait  la  colonie 
algérienne.  Les  indigènes  avaient  été  mis,  sans  argent,  en 
face  d'une  situation  des  plus  redoutables  ;  ils  étaient  mani- 
festement dans  une  gêne  constante  et  systématiquement 
appauvris;  mais   par   qui  et   comment?  N'osant   accuser 


—    264    — 

d'exactions  les  bureaux  arabes,  composés  d'officiers  hono- 
rables au-dessus  de  tout  soupçon,  on  s'en  prit  à  d'autres. 
Le  livre  de  M.  Hugonnet  (1)  lut  remis  au  jour.  Il  s'exprimait 
ainsi  sur  les  caïds,  les  cheikhs,  les  aghas  : 

((  Ce  qu'il  y  a  de  rellement  repoussant  dans  la  société 
indigène,  ce  sont  les  abus  d'autorité  et  les  exactions  des 
chefs. 

«  Sur  certains  pomts,  les  chefs  font  argent  de  tout.  L'au- 
torité supérieure  demande-t-elle  une  corvée  de  deux  cents 
bêtes  de  somme  ?  le  chef  de  la  tribu  en  demande  trois  cents, 
et  en  relâche  cent,  moyennant  contribution.  Ce  chef  est 
chargé  de  distribuer  annuellement  les  terres  de  la  tribu  ;  il 
le  fait  en  donnant  les  meilleurs  morceaux  à  ceux  qui  payent 
le  mieux. 

«  Le  chef  fait  des  cadeaux,  la  tribu  paye  ;  le  chef  fait 
bâtir,  la  tribu  paye  ;  le  chef  reçoit  des  récompenses  des 
Français,  la  tribu  paye  en  signe  de  joie  ;  au  contraire,  il 
est  puni,  la  tribu  en  paye  les  dédommagements  ;  le  chef 
voit-il  des  enfants  lui  naître,  la  tribu  paye  les  réjouissances  ; 
perd-il  des  membres  de  sa  famille,  la  tribu  paye  les  larmes  ; 
si  le  chef  se  met  en  route  pour  un  voyage  —  le  pèle- 
rinage, par  exemple  —  la  tribu  paye  le  départ  et  encore 
le  retour.  C'est  toujours  le  même  refrain  à  toute  espèce 
d'incidents,  bons  ou  mauvais,  qui  se  produisent  dans  l'exis- 
tence du  chef.  Je  ne  parle  pas  des  cas  où  le  fonctionnaire 
musulman  aurait  à  poursuivre  un  délit  qu'il  consent  à  cacher 
moyennant  finances. 

«  Panurge  connaissait  soixante-troys  manières  d'avoir 
toujours  de  Vargent  à  son  besoing.  Le  sectateur  de  Maho- 
met est,  je  crois,  encore  plus  fort.  La  main  sans  cesse  sur 
le  pouls  de  sa  tribu,  pour  sentir  jusqu'à  quel  point  il  peut  lui 
faire  rendre  gorge,  il  est  passé  maître  dans  l'art  difficile  de 
plumer  la  poule  sans  trop  la  faire  crier.  » 

En  1862,  au  Corps  législatif,  M.  le  baron  Jérôme  David  (2) 

(1)  Ancien  chef  de  bureau  arabe. 

(2)  Ancien  chef  de  bureau  arabe. 


—     265    — 

avait  montré  ce  qu'était  à  cette  époque  la  moralité  des  chefs 
arabes  : 

«  Messieurs,  dit-il,  vous  ne  m'accuserez  pas  d'exagération 
quand  je  vous  dirai  que  les  chefs  indigènes  sont  encore  pris 
dans  les  grandes  familles  du  temps  des  Turcs.  Comment 
s'alimentait  le  trésor  des  deys?  Par  la  piraterie,  les  razzias, 
les  spéculations  sur  les  captifs  et  la  vente  des  prisonniers. 
Voilà,  messieurs,  quelle  était  la  moralité  du  gouverne- 
ment turc  à  Alger  ;  les  chefs  indigènes  s'inspiraient  de  ces 
exemples,  et  quand  ils  rentraient  dans  leurs  tribus,  ils 
faisaient  en  petit  ce  que  les  Turcs  faisaient  en  grand.  Ils 
ont  conservé  ces  habitudes  ;  elles  sont  invétérées. 

«  Mais,  messieurs,  je  veux  vous  montrer  les  chefs  indi- 
gènes à  l'œuvre. 

«  L'impôt  arabe  entre  dans  les  prévisions  de  1863  pour 
12  millions  de  francs  qui,  répartis  sur  2.700.000  indigènes, 
donnent  une  moyenne  de  4  fr.  50  par  individu.  Admettons 
que  les  indigènes  participent  pour  2.700.000  francs  aux 
autres  revenus  de  l'Algérie,  cela  fait  5  fr.  50  en  moyenne 
pour  l'apport  de  chaque  individu  indigène  aux  recettes  de 
l'Algérie,  tandis  que  l'apport  européen,  par  individu,  est  de 
plus  de  30  francs  ;  en  France,  il  est  de  48  francs. 

«  Il  n'y  a  qu'à  réfléchir  un  seul  instant  sur  ce  chiffre  de 
5  fr.  50.  Lorsqu'on  est  allé  en  Algérie,  on  sait  que  l'indigène 
est  écrasé  sous  le  poids  des  impôts  :  les  exactions  des  chefs 
indigènes  sont  très  grandes,  ils  gardent  par  devers  eux  la 
plus  grande  partie  du  revenu  arabe.  » 

Une  première  partie  de  Tenquête  sur  l'horrible  famine 
était  donc  faite  :  mis  en  coupe  réglée  par  ses  chefs,  l'indi- 
gène ne  pouvait  avoir  devant  lui,  dans  les  temps  de  crise, 
quelques  pauvres  économies.  Mais  une  autre  question  se 
posait  :  pourquoi  la  propriété  individuelle  n'existait-elle 
pas  en  Algérie?  [1  est  incontestable  que  si  l'arabe  avait  pu 
vendre  tout  ou  partie  de  sa  terre,  emprunter,  hypothéquer, 
il  n'aurait  pas  été  réduit  à  vendre  son  bétail,  et  il  aurait  pu 
acheter  quelque  semence,  subsister  en  attendant,  et  les 


—    266    — 

malheurs  de  1868  eussent  été  évités.  Les  plus  aveugles 
purent  voir  alors  que  le  sénatus-consulte  de  1863  n'était 
qu'une  mystification  ;  car,  en  constituant  la  propriété  péri- 
métrique,  il  substituait  au  droit  personnel  qui  vivifie,  le 
droit  collectif  qui  tue.  Les  tribus  arabes,  partant  de  leurs 
limites  officiellement  constatées,  n'arrivaient  auprès  de  ces 
Européens,  avec  lesquels  il  leur  était  interdit  de  faire  des 
transactions,  que  pour  mourir  de  faim. 

M.  Faré,  qui  s'était  écrié  avec  désinvolture  :  Nous  ne  crai- 
gnons pas  la  lumière,  déclara  bien  au  Corps  législatif  (1), 
que  Ton  préparait  dans  plusieurs  tribus,  coymne  exemple 
et  comme  essai,  l'organisation  de  la  propriété  individuelle. 
Mais  il  était  un  peu  tard,  et  la  catastrophe  de  1868  démontrait 
victorieusement  que  les  Arabes  étaient  victimes  d'essais 
auxquels  on  ne  pouvait  certainement  pas  adresser  le  re- 
proche d'être  prématurés. 

Résumant  notre  opinion  sur  la  propriété  collective,  con- 
tentons-nous de  faire  observer  que  ceux  qui  conseillèrent 
à  Napoléon  III  ce  fameux  sénatus-consulte,  dont  l'Algérie 
souffre  encore  aujourd'hui,  auraient  dû  s'apercevoir  qu'en 
prétendant  enrichir  les  indigènes,  en  leur  donnant  la  pro- 
priété d'une  terre  dont  la  coutume  musulmane  les  déclare 
simples  usufruitiers,  ils  leur  avaient  octroyé  précisément 
la  faveur  de  mourir  de  faim. 

Le  gouvernement,  toutefois,  ne  pouvait  laisser  la  cha- 
rité privée  s'exercer  seule.  Interpellé  par  M.  Pouyer- 
Quertier,  M.  Rouher  annonça  que  le  Corps  législatif  allait 
être  saisi  d^un  projet  de  loi  allouant  2  millions  400  mille 
francs  à  l'Algérie,  et  que  l'administration  prenait  des 
mesures  pour  assurer  les  ensemencements  et  fournir  aux 
indigènes  les  instruments  propres  à  faciliter  les  semailles. 
«  Dès  l'année  dernière,  ajouta  audacieusement  le  ministre, 
des  mesures  prévoj^antes  furent  prises  :  9  millions  ont  été 
mis,  par  la  Compagnie  algérienne,  à  la  disposition  des 
indigènes  pour  l'achat  de  leurs  blés  de  semence.  »    , 

(1)  Séance  du  28  mars  18C8. 


—    267    — 

M.  Rouher  disait  encore  : 

«  Sur  la  somme  qui  a  été  offerte  aux  indigènes,  3  millions 
seulement  ont  été  prélevés.  Le  reste  est  à  la  disposition 
de  ceux  d'entre  eux  qui  voudraient  y  recourir  ;  et  les  habi- 
tants de  l'Algérie  et  les  Arabes  trouveront  toutes  les  faci- 
lités possibles  de  procéder  à  Tensemencement  de  leurs 
terres  et  de  pourvoir  aux  exigences  de  la  récolte  pro- 
chaine. » 

M.  Rouher  pouvait  d'autant  mieux  se  permettre  ces 
affirmations  téméraires,  qu'en  18G8,  l'Algérie  n'était  pas 
représentée  au  Corps  législatif  par  des  députés  de  son 
choix.  Autrement,  l'un  d'entre  eux  se  fût  écrié  que  le 
ministre  d'Etat  plaisantait  amèrement  en  déclarant,  au  mi- 
lieu du  mois  de  mars,  que  les  semailles  pourraient  avoir 
lieu  en  Algérie  «  dans  un  avenir  plus  ou  moins  rapproché.  » 
En  effet,  en  mars,  il  est  trop  tard  pour  semer  en  un  pays  où  la 
récolte  se  fait  au  commencement  de  juillet.  Ce  même  député 
eût  pu  ajouter  que  la  Société  algérienne  ne  tiendrait  jamais 
six  millions  à  la  disposition  des  indigènes,  c'est-à-dire  des 
pauvres  khammès  qui  mouraient  de  faim  les  premiers  (1). 

L'enquête  devait  être  forcément  fallacieuse  au  dernier 
point,  et  c'est  ce  que  fit  ressortir  le  décret  du  24  juillet  1868. 
On  institua  bien  dans  chaque  subdivision  des  commissions 
de  centimes  additionnels  représentant  les  intérêts  collectifs 
des  tribus  et  des  douars,  et  ayant  seules  le  droit  de  con- 
tracter des  emprunts  avec  la  Société  algérienne  et  le  Crédit 
foncier.  Mais  qu'arriva-t-il  ?  C'est  que  les  Arabes  qui  avaient 
le  plus  besoin  d"argent  ne  furent  même  pas  consultés. 
Les  caïds  et  autres  grands  seigneurs  qui  possédaient, 
eux,  de  nombreux  silos,  tenus  soigneusement  fermés  pen- 
dant la  période  de  calamité,  eurent  seuls  voix  délibérative; 
et  comnîe  ils  ne  voulurent  pas  consentir  à  se  rendre  respon- 
sables des  emprunts  contractés,  on  abandonna  les  khammès 
à  leur  misérable  destinée. 

(1)  Ces  khammès,  en  effet,  ne  possédant  pas  de  propriétés,  puisque  la  pro- 
priété individuelle  n'était  pas  constituée,  n'offraient  aucune  garantie. 


—    268    — 

M.  Rouher  donnait  donc  à  la  France  une  très  fausse  idée 
de  la  situation  en  Algérie.  Quelques  jours  après  avoir 
répondu  à  M.  Pouyer-Quertier,  il  taisait  cette  déclaration  à 
Jules  Favre  :  «  Si  la  récolte  est  bonne,  le  crédit  de  2  mil- 
lions 400.000  francs  suffira.  » 

Encore  une  fois,  la  plaisanterie  était  amère.  Qu'importait 
aux  indigènes  qui  n'avaient  pas  eu  les  moyens  de  semer, 
que  la  récolte  fût  excellente  ou  mauvaise?  Evidemment,  ils 
n'avaient  pas  d'autre  ressource  que  celle  de  mourir  de 
faim.  Et  puis,  ces  fameux  2  million  j  400.000  francs,  que 
devaient-ils  rapporter  au  million  d'indigènes  qui  semaient 
de  cadavres  les  grandes  routes  et  les  abords  des  villes?  La 
fabuleuse  somme  de  2  fr.  40  par  tête,  ce  qui,  assurément, 
était  trop  peu  de  chose. 

Peu  d'hommes  ont  été  aussi  bien  placés  que  nous  pour 
savoir  que  les  Arabes  commettaient  des  délits  dans  l'unique 
but  de  se  faire  incarcérer  et  pour  être  nourris.  A  cette  ques- 
tion, prélude  de  tout  interrogatoire  d'inculpé  :  Vous  êtes 

accusé  d'avoir ,  neuf  individus  sur  dix  nous  répondaient 

tranquillement  : 

{(  —  Je  me  suis  fait  prendre  avec  plaisir  ;  car,  en  prison, 
l'on  mange.  » 

Le  nombre  d'affaires  que  nous  eûmes  à  instruire  dans  la 
période  d'un  an  fut  incalculable  ;  le  Conseil  de  guerre  dut 
siéger  six  fois  par  semaine,  et  souvent  deux  fois  par  jour. 

On  essaya  d'occuper  les  malheureux  affamés  sur  des 
chantiers  de  travaux  pubhcs.  Hommes,  femmes,  enfants 
étaient  réunis  dans  des  camps,  où  des  officiers  et  des  soldats 
dévoués  les  surveillaient  et  les  payaient  avec  du  pain. 
L'honnête  Mac-Mahon,  interrogé  à  Paris  sur  les  ré- 
sultats de  cette  mesure,  annonça  avec  joie  que  plus  de 
40.000  Arabes  travaillaient  ainsi.  Hélas  I  c'était  vrai  au  début  ; 
mais  peu  à  peu  les  travaux  furent  abandonnés  ;  et  dans  la 
province  de  Constantine,  la  plus  peuplée  des  trois,  on  ne 
comptait  pas  quinze  cents  hommes  sur  les  chantiers. 

M.  Frémy,  directeur  de  la  Société  algérienne  et  rapporteur 


—  2m  — 

sur  le  subside  extraordinaire  des  2  millions  400  mille  francs^ 
vint  dire  au  Corps  législatif  : 

«  Il  importe,  messieurs,  que  vous  ne  vous  fassiez  pas 
d'illusions  :  les  Arabes  ont  vécu  au  jour  le  jour  du  produit 
de  leurs  terres  mal  cultivées  et  de  leurs  bestiaux  mal  soi- 
gnés. Le  travail  ne  leur  a  jamais  manqué.  Malheureusement, 
les  Arabes  ont  pour  le  travail  une  répugnance  instinctive  et 
même  religieuse,  et  jusqu'à  ce  jour,  ils  ont  abandonné 
presque  exclusivement  les  ateliers  qui  leur  étaient  ouverts, 
aux  Marocains  et  aux  Kabjdes.  » 

Un  malheur  n'arrive  jamais  seul.  Les  chaleurs,  en  1868, 
ayant]  sévi  plus  tôt  que  de  coutume,  avec  elles  se  dévelop- 
pèrent des  miasmes  délétères  qui  firent  ce  que  la  disette 
n'avait  pu  achever.  Ces  terribles  compagnons  des  famines 
et  des  guerres,  le  choléra  et  le  typhus,  vinrent  moissonner 
ceux  des  indigènes  qui  avaient  résisté  aux  tortures  de  la 
faim,  et  les  Européens  eux-mêmes  ne  furent  pas  épargnés. 
Il  y  avait  du  dévouement  de  la  part  des  officiers  et  des 
soldats  envoyés  pour  surveiller  les  chantiers,  à  se  main- 
tenir dans  leurs  postes.  Mac-Mahon  demanda  en  leur  fa- 
veur des  récompenses  qu'on  lui  accorda  immédiatement; 
seulement  ces  récompenses,  qu'on  nous  passe  ce  détail, 
allèrent  s'égarer  dans  les  bureaux,  au  bénéfice  de  ceux 
qui  n'avaient  jamais  mis  les  pieds  parmi  les  travailleurs. 

Pendant  l'année  1868,  la  mortalité  fut  effrayante  en 
Algérie.  Combien  de  victimes  disparurent?  C'est  ce  qu'il 
serait  difficile  de  dire,  car  l'état-civil  n'existe  pas  pour  les 
indigènes  du  territoire  militaire.  Constantine  fut,  au  dire  des 
journaux  algériens,  un  des  points  les  plus  épargnés;  cepen- 
dant, seulement  pour  la  population  arabe  sédentaire,  on 
constata,  dans  le  mois  de  mars,  288  décès  sur  46  naissances. 
A  Sétif,  pendant  la  même  période,  8  naissances  pour 
222  décès.  Qu'eût-ce  été,  si  l'on  avait  voulu  porter  en  hgne 
de  compte  les  innombrables  affamés  qui  venaient  s'abattre 
dans  la  banheue  de  ces  vUles,  pour  y  mourir  avec  cette  in- 
croyable résignation  musulmane  qui  empêche  l'homme  de  se 


-    270    — 

débattre  contre  l'adversité  ?  Un  recensement  général  était 
impossible.  On  évalua  le  nombre  des  morts  à  cinq  cent  mille. 

L'archevêque  d'Alger  (1),  qui  croyait  que  le  chiffre  des 
victimes  ne  dépassait  guère  cent  mille,  fut  un  des  premiers 
à  s'apercevoir  qu'une  multitude  innombrable  d'enfants 
étaient  abandonnés.  Aidé  par  la  population  européenne,  il 
se  mit  à  les  recueillir.  Beaucoup  de  ces  infortunés  furent, 
par  la  suite,  reconnus  et  réclamés  par  leurs  parents  ;  mais 
beaucoup  aussi,  incapables  de  faire  connaître  leur  lieu 
d'origine,  restèrent  à  la  charge  des  populations  et  de  l'ar- 
chevêque, qui  en  plaça  la  majeure  partie  dans  un  vaste 
orphelinat  pour  la  fondation  duquel  il  obtint  des  subsides 
de  toute  la  chrétienté. 

Plus  tard,  Mgr  Lavigerie  baptisa  tous  ces  orphelins,  les 
maria,  et  les  établit  entre  Orléansville  et  Affreville,  dans 
plusieurs  villages  dont  le  principal  est  celui  de  Saint- 
Cyprien  des  Attafs.  Cette  colonie  de  néophytes  a  été  fon- 
dée sur  le  modèle  des  missions  du  Paraguay. 

Les  journaux  algériens,  dont  beaucoup  présentent  l'illustre 
prélat  comme  un  ambitieux  et  un  brouillon,  ne  manquèrent 
pas,  en  1870,  d'épiloguer  sur  le  refus  des  indigènes  conver- 
tis de  se  laisser  enrôler  dans  l'armée,  et  s'écrièrent  à  tour 
de  rôle  :  «  Quels  sont  donc  les  citoyens  que  l'archevêque 
d'Alger  a  fournis  à  la  colonie?  «  Il  faudrait  pourtant  con- 
venir que  les  récalcitrants  étaient  dans  leur  droit  strict, 
car  leur  âge,  en  vertu  de  la  législation  française,  ne  leur 
permettait  pas  encore  de  demander  leur  naturalisation. 
Ces  jeunes  gens  n'ayant  pas  le  droit  d'être  soldats  fran- 
çais ni  de  tirer  au  sort,  on  ne  peut  leur  faire  un  crime  de 
n'avoir  pas  consenti  bénévolement  à  se  laisser  incorporer, 
sans  prime,  dans  les  régiments  de  spahis  ou  de  tirailleurs. 

Trois  millions,  et  non  six,  furent  mis,  au  taux  de  6  pour 
cent,  àla  disposition  des  trois  provinces,  pour  les  semailles. 
Ne  trouvant  pas  dans  les  centimes  additionnels  les  res- 

vl)  Mgr  Lavigerie. 


—  271  — 

sources  suffisantes  pour  rembourser  les  emprunts,  les  com- 
missions les  réduisirent  de  telle  sorte,  que  la  question  des 
ensemencements  en  territoire  militaire  fut  ramenée  à  des 
chiffres  insignifiants. 

Pendant  toute  l'année,  les  indigènes  continuèrent  à 
végéter.  Au  printemps,  les  prairies  reverdirent  et  les  bes- 
tiaux étiques  qui  avaient  survécu  purent  se  remettre.  Peu  à 
peu,  grâce  aux  progrès  de  la  végétation,  les  besoins  dimi- 
nuèrent; le  typhus  et  le  choléra  finirent  par  disparaître. 

La  catastrophe  de  1868  eut  partout  un  immense  reten- 
tissement; le  Corps  législatif,  qui  s'en  occupa  à  diverses 
reprises,  décida  qu'une  grande  enquête  serait  faite  sur  place 
par  le  comte  Le  Hon,  député,  grand  'propriétaire  dans  le 
département  de  TAin.  Avec  la  commission  dont  il  était  pré- 
sident, ce  dernier  parcourut  l'Algérie  en  1869,  recueillant 
une  foule  de  documents.  En  janvier  1870,  un  volumineux 
rapport  fut  déposé  au  Parlement,  qui  le  discuta  trois  mois 
après,  et  décida,  à  la  presque  unanimité  de  ses  membres, 
qu'en  Algérie  le  régime  civil  remplacerait  le  régime  mili- 
taire. Cette  substitution  n'eut  lieu  qu'après  la  guerre. 


C'est  ici  le  cas  de  montrer  ce  qu'est,  en  général,  l'agri- 
culture indigène  en  Algérie,  et  ce  qu'elle  peut  devenir  dans 
certains  cas  particuliers. 

Nous  avons  en  Afrique  une  admirable  colonie;  il  est  donc 
superflu  d'aller  en  chercher  d'autres  à  des  milliers  de  Heues 
de  la  mère-patrie,  car,  en  admettant  que  celles-ci  concourent 
un  jour  à  la  prospérité  de  notre  pays,  elles  n'atteindront  ce 
résultat  qu'au  prix  de  sacrifices  énormes,  renouvelés  pen- 
dant de  longues  années.  N'abandonnons  pas  la  proie  pour 
l'ombre  ;  il  est  clair  que  la  meilleure  de  toutes  les  pohtiques 
coloniales  devrait  consister,  pour  nos  gouvernements  ins- 
tables, à  s'occuper  exclusivement  de  l'Algérie.  Là,  disait 


272    

Prévost-Paradol  avant  la  guerre  de  1870,  là  est  l'avenir; 
qui  sait  si  cette  terre  privilégiée  ne  nous  consolera  pas  un 
jour  de  ce  que  nous  devrons  perdre? 

Une  fois  la  période  de  conquête  terminée,  il  fallait  déve- 
lopper la  richesse  du  sol.  Si  notre  colonie  transméditerra- 
néenne avait  été  jusqu'alors  un  élément  de  faiblesse,  on 
pouvait  en  faire  un  élément  de  force  et  de  prospérité.  C'est 
ce  qui  n'a  pas  encore  été  compris. 

Le  climat  y  rend  la  terre  propre  à  tout  produire. 

La  première  cause  de  la  fertilité  du  pays,  c'est  le  soleil, 
dont  l'action  bienfaisante  agit  seule,  sans  que  l'homme  s'en 
mêle.  La  seconde,  aussi  nécessaire  que  la  première,  c'est 
l'eau,  dont  il  tombe  assez  chaque  année  pour  arroser  toutes 
les  terres  susceptibles  d'être  cultivées;  mais  pour  réunir 
cette  eau  et  l'empêcher  de  se  perdre,  pour  la  diriger  là  où 
elle  serait  utile,  il  faudrait  faire  des  travaux  de  géant  et 
dépenser  des  millions. 

La  configuration  orographique  de  l'Algérie  offre  cette 
particularité  essentielle  que  la  chaîne  de  montagnes,  la 
crête,  est  parallèle  à  la  Méditerranée  ;  il  en  résulte  que 
les  sources,  grossies  à  certaines  époques  par  les  pluies 
et  la  fonte  des  neiges,  et  dont  les  eaux  s'écoulent  perpen- 
diculairement à  la  ligne  de  partage,  se  perdent  les  unes 
dans  la  mer,  les  autres  dans  les  nombreux  lacs  salés,  chotts 
ou  sebkhas  (1),  de  la  région  du  sud.  Or,  si  ces  eaux  au 
moyen  d'un  système  de  travaux  hydrauhques  ou  barrages, 
étaient  retenues  au  pied  des  montagnes  avant  de  s'écouler 
dans  les  lacs  salés,  elles  pourraient  évidemment  porter  la 
fertilité  dans  les  terres  labourables,  et  vivifier  les  régions 
du  centre  et  du  sud. 

Ne  nous  occupons  que  des  eaux  qui  se  perdent  dans  les 
lacs  salés,  du  côté  du  midi. 

Outre  que  les  barrages  ou  travaux  hydrauliques  sont 
difficiles  à  établir,  ils  seraient,  de  plus,  trop  dispendieux 

(1)  Le  vrai  pluriel  arabe  de  sebkha  est  sbakh. 


—    273     — 

pour  être  exécutés  par  quelques  rares  colons;  caria  colo- 
nisation européenne  ne  s'est  pas  encore  beaucoup  éloignée 
du  littoral,  pour  se  diriger  vers  des  endroits  où  la  protec- 
tion DQilitaire  ne  serait  pa^  assez  efficace.  C'est  pourtant  du 
côté  de  la  ligne  de  partage  des  eaux  que  serait  la  richesse  ; 
c'est  là  qu'il  faut  rechercher  une  des  plus  grandes  res- 
sources du  pays. 

Nous  n'avons  pas  une  foi  absolue  dans  la  colonisation 
officielle,  étant  plutôt  d'avis  que  les  colonies  ne  grandissent 
que  grâce  à  l'initiative  individuelle  ;  mais  il  nous  semble 
que  l'Etat  du  moins  aurait  dû,  avant  tout,  se  préoccuper  : 
l'*  de  prescrire  des  études  approfondies  et  suivies  du 
genre  de  travaux  à  exécuter  pour  retenir  et  diriger  les 
eaux  ;  2°  d'aider  par  tous  les  moyens  en  son  pouvoir  à  la 
formation  de  grandes  compagnies  chargées  de  l'exécution 
des  travaux  hydrauliques.  Il  eût  été  facile  à  l'Etat  de  sub- 
ventionner ces  grandes  compagnies  comme  il  subven- 
tionne bien  d'autres  entreprises,  les  hgnes  de  paquebots, 
par  exemple. 

Il  est  fâcheux  que  des  hommes  experts  tels  que  le 
maréchal  Randon  sous  l'Empire,  et  le  général  Ghanzy  sous 
la  troisième  République,  n'aient  pas  éclairé  l'opinion  sur 
la  nécessité  des  travaux  que  nous  préconisons,  et  n'aient 
pas  prouvé  qu'il  y  avait  urgence  à  leur  consacrer  quelques- 
uns  des  milhons  dépensés  annuellement.  Cependant  les 
indications  ne  manquaient  pas,  car  partout  en  Algérie  on 
trouve  la  trace  des  colossales  entreprises  dans  lesquelles 
se  signalèrent  les  Romains,  nos  maîtres  en  colonisation. 

Si  l'Afrique  fut  le  grenier  de  Rome,  elle  ne  le  devint 
qu'au  moyen  de  ces  travaux  gigantesques,  dont  les  ruines 
attestent  encore  aujourd'hui  l'importance. 

Des  restes  de  barrages  romains  existent  sur  presque  tous 
les  cours  d'eau  qui  descendent  de  l'Atlas.  Il  est  impossible, 
même  après  une  étude  superficielle,  de  se  méprendre  sur 
le  genre  de  ces  travaux  et  sur  le  but  de  ceux  qui  les  cons- 
truisaient. 

RÉCITS  ALGÉRIENS.   —  2«  SÉRIE  18 


—    274    — 

La  race  sémitique  s'est  enveloppée  du  Coran  comme  d'un 
suaire;  convaincue  que,  depuis  Mahomet,  elle  est  en  pos- 
session du  vrai  absolu,  elle  a  cessé  de  chercher.  L'immo- 
bilisme est  devenu  le  trait  dominant  du  caractère  des  peu- 
plades, comme  des  individus.  L'arabe  assiste  impassible 
au  travail  fiévreux  de  la  vie  européenne,  sans  saisir  les 
motifs  de  notre  activité.  La  prévoyance,  la  prévision  est  un 
sens  qui  lui  manque,  et  il  regardera  cent  fois  le  même 
phénomène  se  reproduire  devant  lui,  sans  même  se  douter 
que  de  ce  phénomène  il  y  a  une  explication  plausible.  Si 
l'on  interroge  un  indigène  sur  l'origine  et  le  i)ut  de  tel  ou  tel 
travail  de  canalisation  qui,  autrefois,  apportait  la  vie  dans 
un  pays  actuellement  désert,  il  répondra  qu'il  ne  les  connaît 
pas,  ou  se  retranchera  derrière  son  éternel  Lieu  Va  voulu. 

Après  quelques  années  de  luttes  en  Algérie,  le  caractère 
arabe  aurait  dû  être  mieux  étudié  ;  rien  à  faire  avec  ces 
peuplades,  dont  l'intelligence  est  si  défectueuse  et  si  limitée. 
Il  fallait  donc,  dès  l'achèvement  de  la  conquête,  envoyer  en 
Afrique  des  commissions  composées  d'hommes  spéciaux, 
avec  mission  de  rechercher  partout  les  vestiges  du  système 
hydrauhque  des  Romains;  et  l'étude  des  ruines,  celle  de 
leur  nature,  de  leur  situation,  aurait  servi  à  recomposer  en 
idée  tout  le  système. 

On  a  bien  visité,  il  est  vrai,  les  ruines  romaines,  mais 
sans  esprit  de  suite,  sans  but  positif,  bien  plus  au  double 
point  de  vue  de  l'épigraphie  et  de  l'histoire,  que  dans  l'in- 
térêt de  la  colonisation. 

Si  Ton  avait  poussé  à  fond  les  études  sur  l'antique  cana- 
lisation du  pays,  on  aurait  constaté  qu'en  certains  lieux, 
les  populations  de  souche  berbère,  fondues  avec  le  peuple 
conquérant  venu  du  fond  de  THedjâz,  avaient  des  habitudes 
ot  des  aspirations  en  désaccord  avec  Tabrutissante  immo- 
bilité des  orientaux.  Certaines  tribus  attachent  même  une 
importance  réelle  aux  irrigations;  mais  ces  tribus  de  labou- 
reurs sont  rares  ;  elles  habitent  au  pied  de  quelques  mon- 
tagnes, et  pussèdent  les  terrains  de  la  plaine  immédiate- 


"    275    — 

ment  limitrophes.  La  découverte  d'un  filet  d'eau  est  pour 
elles  de  Tor  en  barre,  et  il  est  curieux  d'observer  avec  quelle 
patience,  quelle  ardeur  les  indigènes  de  ces  tribus  excep- 
tionnelles amènent,  par  des  moyens  tout  à  fait  primitifs, 
les  sources  dans  les  vallées  qu'elles  veulent  arroser.  Rien 
d'admirable  comme  ces  conduites  d'eau,  dirigées  avec  un 
véritable  talent. 

Les  rivières  du  sud  de  l'Algérie,  dont  nous  allons  nous 
occuper  exclusivement,  présentent  plusieurs  particularités. 
Quelques-unes,  et  ce  sont  les  moins  nombreuses,  ont  tou- 
jours de  l'eau  ;  mais  en  temps  ordinaire,  c'est-à-dire  en  de- 
hors de  l'époque  des  crues,  la  quantité  d'eau  ne  suffit  pas 
pour  arroser  tous  les  terrains  en  contre-bas.  Il  en  est  d'au- 
tres dont  l'eau  disparaît  après  avoir  parcouru  quelques 
centaines  de  mètres;  elle  reparaît  plus  loin,  disparaît  en- 
core, et  se  comporte  ainsi  jusqu'à  l'endroit  où  la  rivière 
elle-même  n'existe  plus. 

La  source  se  nomme  Raz  el  Oued  (tête  de  la  rivière); 
le  lieu  où  l'eau  reparaît  se  nomme  Raz  el  Ma  (tête  de 
l'eau). 

Il  ne  faut  pas  confondre  ces  deux  expressions  ;  il  n'existe 
qu'un  Raz  el  Oued  ou  source,  tandis  quil  y  a  plusieurs 
Raz  el  Ma. 

Il  existe  aussi,  dans  la  même  région,  des  rivières  qui 
ont  de  l'eau  courante  pendant  quinze  jours,  un  mois,  et 
même  plus  longtemps  ;  mais  quand  les  pluies  sont  abon- 
dantes, toutes  ces  rivières  du  sud  deviennent  des  torrents 
impétueux  qu'aucun  obstacle  n'arrête,  et  qui  renversent  tout 
sur  leur  passage.  Celles  surtout  dont  le  lit  est  plus  ou 
moins  profondément  encaissé  ont  des  crues  d'une  rapidité 
et  d'une  force  incalculables. 

Les  quelques  tribus  dont  nous  avons  parlé  plus  haut 
n'ont  reculé  devant  aucun  effort  pour  utihser  les  eaux  de 
ces  torrents. 

Lorsqu'il  ne  s'agit  que  de  détourner  une  rivière  à  sa 
source,  pour  la  conduire  par  une  pente  aussi  douce  que 


—    276    — 

possible  dans  des  terres  arables  plus  élevées  que  le  cours 
inférieur  de  cette  rivière,  les  travaux  à  entreprendre  ne  sont 
pas  bien  difficiles  ;  c'est  l'œuvre  d'un  individu  ou  d'une  fa- 
mille, si  les  surfaces  qu'on  veut  irriguer  sont  peu  étendues. 
D'abord,  l'arabe  étudie  la  direction  que  l'on  peut  donner  à 
l'eau  ;  il  tâtonne  avec  un  bâton  ou  un  instrument  analogue 
au  moyen  duquel,  après  avoir  barré  la  source,  il  ouvre  à 
l'eau  plusieurs  issues,  et  cherche  la  plus  haute  courbe 
qu  elle  puisse  atteindre.  Pour  cet  indigène,  le  niveau  d'eau 
et  celui  à  bulle  d'air  seraient  des  instruments  beaucoup  trop 
compliqués. 

Son  travail  est  plus  simple,  peu  pénible  ;  c'est  une  ques- 
tion de  soin  et  de  temps.  Mais  où  nous  allons  admirer  la 
constance  et  le  génie  de  l'ouvrier  —  ces  e:s.pressions  ne 
sont  pas  de  trop  —  c'est  quand  nous  le  verrons  aux  prises 
avec  le  torrent  qu'il  prétendra  arrêter  au  passage  ;  alors 
s'engage  une  lutte  de  Titan,  sous  laquelle  il  succombera 
quelquefois  ;  ou  bien,  il  se  relèvera,  recommencera,  et  le 
plus  souvent  sera  vainqueur. 

Le  vénérable  colonel* Pein,  de  qui  nous  tenons  tous  ces 
détails,  fut  bien  souvent,  quand  il  était  commandant  supé- 
rieur de  Bou-Sâada,  témoin  des  efforts  des  travailleurs 
arabes  cherchant  à  irriguer  la  plaine  du  Hodna,  et  il  no 
craint  pas  de  qualifier  ces  efforts  de  sublimes.  «  Dans  ma 
petite  sphère,  écrit-il,  j'ai  essayé  de  seconder  les  travail- 
leurs du  Hodna,  en  appelant  sur  ces  indigènes  si  en  dehors 
du  commun  l'attention  de  mes  supérieurs  hiérarchiques  ; 
j'ai  fait  des  vœux  et  des  démarches  pour  que  TEtat  leur 
vînt  en  aide,  et  pendant  huit  ans  j'ai  frappé  à  toutes  les 
portes  :  aucune  ne  s'est  ouverte.  Une  seul  homme,  le  gé- 
néral de  division  Desvaux,  prenait  à  tous  ces  travaux  un 
véritable  intérêt  ;  mais  il  était  absorbé  par  une  autre  œuvre, 
celle  des  forages  artésiens,  œuvre  utile  sans  doute,  mais 
qui  favorisait  des  populations  vivant  à  une  distance  immense 
des  centres  de  population  européenne.  Il  n'était  peut-être 
pas  poUtique  de  protéger  les  populations  sahariennes  au 


-  2::    — 

préjudice  de  celles  qui  habitent  la  limite  du  Tell,  sur  le 
territoire  desquelles  s'élèvent  des  établissements  français, 
et  qui  supportaient  journellement,  pour  le  ravitaillement  de 
nos  postes  et  de  nos  colonnes,  des  réquisitions  pénibles.  » 

Plusieurs  fois  le  colonel  Pein  rencontra  des  officiers  du 
génie,  jeunes  pour  la  plupart,  que  la  question  des  barrages 
arabes  préoccupait,  passionnait  même;  mais  il  aurait  fallu 
que  Tétat-mDJor  supérieur  du  corps  partageât  cet  engoue- 
ment. C'était  chose  impossible,  et  si  d'aventure  un  comman- 
dant supérieur  de  cercle,  de  subdivision,  même  de  division, 
s'était  permis  de  charger  un  capitaine  du  génie  d'étudier  des 
travaux  arabes,  quel  toile  général  dans  le  comité  du  génie, 
encore  si  routinier  aujourd'hui!  Le  pauvre  officier  eût  été 
mal  noté  pour  avoir  fait  acte  d'initiative,  et  prétendu  donner 
aux  bureaux  des  leçons  de  colonisation  pratique.  En  Algérie, 
le  service  du  génie  s'acquittait  alors  de  bien  des  choses; 
mais  on  avait  un  programme  tracé,  et  malheur  à  celui  qui 
eût  osé  s'en  écarter! 

Le  véritable  théâtre  sur  lequel  il  est  possible  d'apprécier 
l'importance  des  grandes  irrigations,  de  se  rendre  compte 
des  efforts  presque  surhumains  faits  par  les  Arabes  pour 
arrêter  les  eaux  des  crues  et  les  jeter  dans  les  terres  labou- 
rables; le  véritable  théâtre,  disons-nous,  sur  lequel  on  pour- 
rait essayer  les  moyens  réguliers  et  sûrs  par  lesquels  on 
remplacerait  les  procédés  primitifs  employés  pour  endiguer 
les  rivières  torrentueuses,  c'est  la  plaine  du  Hodna. 

Le  mot  hodna  a  pour  racine  le  mot  haden,  qui  veut  dire 
ceindre  ou  embrasser.  La  plaine  de  ce  nom,  aussi  unie 
qu'un  tapis  de  billard,  est  située  à  la  partie  sud-ouest  de 
la  province  de  Constantine,  sur  la  frontière  de  la  province 
d'Alger;  c'est  là  que  viennent  mourir  les  dernières  pentes 
du  Tell  de  la  subdivisioa  d'Aumale,  de  celle  de  Sétif,  et 
même  d'une  petite  partie  de  celle  de  Batna.  Les  tribus 
qui  habitent  ces  contreforts  sud  du  Tell  confinant  au  Hodna 
sont  les  Ouled  Sulthan  de  la  subdivision  de  Batna,  les  Ouled 
Ali  ben  Sabor  et  les  Mahdid  de  la  subdivision  de  Sétif.  enfin 


—    278    — 

celles  cle  la  Ouannougha  et  du  Dira  inférieur,  de  la  subdivi- 
sion d'Aumale. 

La  plaine  du  Hodna  était,  il  y  a  vingt  ans,  presque  en 
entier  dans  la  subdivision  de  Sétif;  mais,  en  1874,  on  a 
rattaché  à  la  subdivision  d'Aumale  le  cercle  de  Bou-Sâada, 
qui  avait  été  attribué  à  la  province  cle  Gonstantine  quand  le 
général  duc  d'Aumale  la  commandait. 

Le  Hodna  s'étend  donc  du  caïdat  de  Barika,  à  l'est,  au 
caïdat  du  Dira  inférieur,  à  Touest,  et  il  est  limité  au  midi 
par  une  chaîne  de  montagnes  qui  le  sépare  de  la  partie 
septentrionale  du  pays  des  Ouled  Naïl  et  de  celui  des  Zibans. 
Sur  les  dernières  pentes  sud  du  Tell  de  la  subdivision  de 
Sétif,  on  voit,  comme  une  sentinelle  avancée,  la  petite  ville 
de  Msila,  fortement  éprouvée,  en  1885,  par  un  tremblement 
de  terre.  Msila  est  bâtie  sur  la  rivière  du  même  nom,  qui 
descend  de  la  grande  plaine  de  la  Medjana  par  le  défilé  du 
Qsob,  à  l'ouest  de  la  montagne  des  Mahdid;  l'oued  Msila  se 
jette  dans  le  chott  du  Hodna,  toujours  à  sec  pendant  Tété. 

Au  sud-ouest,  de  l'autre  côté  du  chott,  est  la  petite  ville 
de  Bou-Sâada,  placée  dans  la  même  situation,  sur  la  rivière 
du  même  nom,  qui  coule  en  sens  inverse  de  l'oued  Msila; 
elle  vient  du  sud-ouest,  prend  sa  source  dans  le  pays  des 
Ouled  Naïl,  et  se  jette  dans  le  chott  du  Hodna. 

Les  deux  villes  de  Msila  et  de  Bou-Sâada  comptent  cha- 
cune environ  3.500  habitants,  et  sont  entourées  d'immenses 
jardins  plantés  de  palmiers  fort  clairsemés.  Quoique  Msila 
et  Bou-Sâada  soient  deux  oasis,  c'est  à  peine  si  elles  rappel- 
lent celles  du  Sah'ra,  car,  comme  le  pays  est  très  élevé  et 
placé  trop  au  nord,  les  palmiers  y  donnent  des  dattes  de 
qualité  très  inférieure. 

La  largeur  moyenne  de  la  plaine  du  Hodna  est  d'environ 
soixante  kilomètres;  sa  longueur,  de  l'est  à  l'ouest,  est  du 
double. 

Au  centre  de  cette  plaine,  un  peu  à  l'est,  se  trouve  le 
grand  chott  du  Hodna  ou  lac  salé,  dans  lequel  disparais- 
sent les  rivières  qui  s'y  jettent  des  différents  points  cardi- 


—    279    — 

naux.  Elles  sont  nombreuses,  mais  nous  ne  parlerons  en 
détail  que  des  deux  principales,  l'oued  Msila  et  l'oued  Chel- 
lal.  La  première,  comme  nous  l'avons  dit,  sort  de  la  Med- 
jana,  la  seconde  vient  du  Djebel  Dira,  de  la  subdivision 
d'Aumale,  et  porte  à  sa  partie  supérieure  le  nom  d'oued 
el  Ham. 

Ces  importantes  rivières  arrosent  ou  pourraient  arroser 
les  trois  quarts  des  terres  arables  de  la  région;  et  c'est  sur 
leur  cours  que  les  Arabes  exécutent  des  travaux  de  barrage 
d'une  difficulté  telle  qu'on  ne  peut  s'en  faire  une  idée. 

Les  bords  du  chott  sont  de  puis  très  dangereux;  en  les 
parcourant  sans  guide,  on  court  le  risque  de  disparaître  tout 
à  coup  dans  une  boue  épaisse  et  visqueuse. 

Ainsi,  on  raconte  qu'un  bey  de  Gonstantine,  au  retour 
d'une  expédition  dans  le  sud,  y  vit  s'engloutir  son  convoi. 
Le  colonel  Pein  croit  qu'il  est  ici  question  du  bey  Othman, 
le  même  qui  depuis  fut  tué  dans  cette  partie  de  la  Kabylie 
orientale  que  soumit  le  général  de  Saint- Arnaud,  dans  l'ex- 
pédition de  1851. 

Les  Arabes  ont  planté  de  grands  piquets,  pour  indiquer 
aux  passants  l'endroit  où  commence  la  zone  redoutable. 
Bien  des  malheurs  ont  été  par  là  évités;  mais  les  piquets  ne 
sont  pas  toujours  suffisants  puisque,  dans  la  saison  chaude, 
on  marche  généralement  la  nuit. 

Le  chmat  de  la  plaine  du  Hodna  est  favorable  à  toutes  les 
productions. 

La  température,  particuUèrement  dans  les  bas-fonds,  est 
assez  chaude  pour  donner  naissance  à  toutes  les  plantes 
sahariennes  qui  forment  la  nourriture  des  chameaux,  et  les 
moutons  s'y  procurent  également  tous  les  herbages  qui  leur 
conviennent.  Quand  les  terres  traversées  par  les  cours 
d'eau  peuvent  être  irriguées,  elles  sont  d'une  fertilité 
remarquable. 

Sur  plusieurs  points,  on  trouve  le  sol  couvert  de  menus 
bois  ou  de  broussailles,  et  les  tarfâs  (bois  de  fagots)  abon- 
dent sur  le  cours  des  rivières. 


—    280    — 

L'oued  M'cif,  qui  prend  sa  source  chez  les  Ouled  Naïl, 
dans  le  Djebel  Bou-Kahil,  et  porte  le  nom  d'oued  Chaïr 
(rivière  de  l'orge)  dans  la  partie  supérieure  de  son  cours, 
offre,  à  son  approche  du  chott  où  il  vient  se  perdre,  un 
séduisant  spectacle. 

Il  coule  au  miheu  d'un  bois  touffu  de  magnifiques  lauriers- 
roses.  Sur  un  parcours  de  plusieurs  centaines  de  mètres,  la 
rivière  et  le  bois  sont  encaissés  dans  un  fond  bordé  de 
rives  escarpées,  dont  la  hauteur  est  supérieure  à  celle  du 
bois.  A  distance,  on  ne  voit  que  la  plaine  immense;  mais 
quand  on  arrive  au  bord  de  l'encaissement,  le  tableau  est 
enchanteur. 

Aux  pieds  du  voyageur  charmé  se  déroule  un  large  tapis 
vert  sombre,  semé  d'une  infinité  d'étoiles  d'un  rose  vif.  Sous 
ces  masses  de  verdure  aux  vives  couleurs,  la  rivière  dispa- 
raît, et  ne  signale  sa  présence  que  par  des  bruissements 
harmonieux.  Il  est  difficile  de  voir  quelque  chose  de  plus 
ravissant  dans  ce  beau  pays  d'Algérie,  si  riche  en  merveilles 
de  tout  genre. 

Il  résulte  de  ce  que  nous  venons  de  dire  que  les  popula- 
tions du  Hodna,  intermédiaires  entre  celles  du  Tell  et  celles 
du  Sah'ra,  sont  extrêmement  riches  ;  elles  possèdent  des 
troupeaux  de  chameaux  et  de  moutons  plus  nombreux  que 
ceux  des  peuples  pasteurs  et  nomades,  et,  comme  les  popu- 
lations du  Tell,  elles  cultivent  des  céréales  qui  poussent 
admirablement  bien.  Les  tribus  du  Hodna  ont  donc  deux 
sources  de  richesses  ;  or,  ayant  beaucoup  à  perdre,  elles 
s'insurgent  rarement.  S'il  est  vrai  qu'en  1864  la  tribu  des 
Mahdid,  aux  environs  de  Bou-Sâada,  se  laissa  entraîner 
dans  la  grande  insurrection  des  Ouled  Sidi  Cheikh,  elle  fut 
si  rudement  châtiée  par  le  colonel  Le  Poitevin  de  la  Croix, 
du  3"  tirailleurs,  depuis  général  commandant  la  province 
de  Gonstantine,  que  depuis  lors  elle  a  toujours  éconduit 
îes  prédicateurs  de  guerre  sainte. 

Les  tribus  du  Hodna  sont  toutes  composées  de  cavaliers  ; 
gelles  qui  occupent  la  partie  orientale  de  la  plaine  et  qui 


—    281    — 

portent  le  nom  d'Ouled  Derradj  sont  manifestement  d'origine 
chaouïa  ou  berbère  ;  habitant  autrefois  les  montagnes  qui 
bordent  le  Tell  et  confinent  au  Hodna,  elles  finirent  par  s'em- 
parer de  la  fertile  plaine  qui  se  déroulait  à  leurs  pieds,  et 
dans  laquelle  elles  apportèrent  les  habitudes  travailleuses 
de  la  race  aborigène.  Les  Ouled  Derradj  conservent  quelque 
chose  du  type  montagnard  ;  mais ,  au  contact  des  tribus 
arabes,  ils  ont  fini  par  oubKer  le  vieil  idiome  chaouïa  ou 
kabyle,  qui  ne  se  parle  plus  guère  que  dans  les  montagnes 
de  l'Aurès. 

Sur  le  cours  de  l'oued  Msila  et  sur  celui  de  Toued  Chellal, 
venant  du  nord  comme  nous  Tavons  déjà  dit,  on  rencontre 
cinq  fractions  de  la  belle  tribu  des  Ouled  Madis  (ne  pas  con- 
fondre avec  les  Ouled  Mahdid).  Formées  de  djouadis  (no- 
bles), qui  ne  s'allieraient  à  aucun  prix  aux  tribus  d'origine 
chaouïa,  elles  ont  conservé  le  type  arabe  presque  pur, 
c'est-à-dire  qu'elles  se  distinguent  surtout  par  la  finesse 
des  extrémités.  Superbes  cavaliers,  fiers,  aristocratiques, 
les  Ouled  Madis,  toujours  soutenus  par  la  famille  prin- 
cière  des  khalifas  de  la  Medjana,  c'est-à-dire  par  les  fa- 
meux Mokhrani  qui  prétendaient  descendre  de  la  famille  des 
Montmorency,  ils  ne  payaient  à  leurs  protecteurs  qu'une 
faible  redevance  à  titre  d'hommage,  et  régnaient  en  maîtres 
dans  le  pays.  Les  beys  turcs  de  Gonstantine  les  ménageaient 
beaucoup,  trouvant  chez  eux  d'excellents  goums  pour  leurs 
expéditions  ;  les  Ouled  Madis  étaient,  en  effet,  une  tribu 
maghzen. 

Avant  l'époque  où  les  Français  commencèrent  à  gouverner 
régulièrement  le  Hodna,  c'est-à-dire  vers  la  fin  de  1848, 
après  la  terrible  insurrection  de  Zaatcha,  à  laquelle  prirent 
part  la  plus  grande  partie  des  gens  de  Bou-Sâada  et  des 
environs,  aucun  pays  n'était  moins  sûr  que  le  Hodna.  Expo- 
sés sans  cesse  à  se  voir  pillés,  les  indigènes  labouraient, 
le  fusil  au  dos.  Sous  le  régime  des  Turcs,  les  attaques 
étaient  fréquentes  dans  la  région,  et  les  caravanes  qui  la 
traversaient  pour  aller  dans  le  sud,  en  venant  du  Tell  ou  de 


—    282    — 

la  Kabylie,  étaient  forcées,  en  arrivant  sur  le  territoire  d'une 
tribu,  de  lui  louer  une  escorte  pour  se  rendre  jusqu'à  la  tribu 
voisine,  qui  les  rançonnait  de  même  pour  les  piloter  plus 
loin. 

En  temps  de  troubles,  c'est-à-dire  presque  en  tout  temps, 
ces  malheureux  n'osaient  guère  labourer.  Les  plus  ef- 
frontés pillards,  les  plus  insignes  détrousseurs  de  caravanes, 
surtout  voleurs  de  chameaux,  appartenaient  à  la  tribu  des 
Ouled  Sahanoun ,  fraction  de  celle  des  Ouled  Derradj, 
habitant  à  Test  du  grand  chott. 

Sans  être  aussi  nomades  que  celles  du  Sah'ra,  les  tribus 
du  Hodna  venaient  pendant  Tété  faire  paître  leurs  troupeaux 
dans  la  plaine  de  la  Medjana  ou  aux  environs  de  Sétif,  sur 
le  territoire  de  tribus  qui,  par  réciprocité,  se  réfugiaient 
parfois,  quand  les  hivers  étaient  rigoureux,  dans  le  Hodna. 
Echange  de  bons  procédés. 

Lorsque  le  régime  des  Turcs  eut  pris  fin,  les  fiers  Ouled 
Madis,  ces  Djouadls  de  race,  furent  bien  obligés,  pour  vivre, 
de  cultiver  le  sol.  Trois  fractions  de  cette  tribu  occupèrent 
les  terres  riveraines  de  l'oued  Msila,  deux  autres  s'établi- 
rent sur  l'oued  Chellal. 

Ces  rivières  ne  sont  pas  de  même  nature.  L'oued 
Msila  a  toujours  de  l'eau  ;  les  habitants  de  la  ville,  maîtres 
du  cours  supérieur,  la  prennent  les  premiers  pour  arroser 
leurs  jardins,  et  ne  laissent  aller  vers  le  Hodna  que  leur 
superflu.  Aussi  s'ëlève-t-il  souvent,  à  ce  sujet,  des  plaintes 
portées  parles  Ouled  Madis  contrôles  Beni-Msil  ou  gens  de 
Msila. 

Entre  Msila  et  le  territoire  des  Ouled  Madis  végètent  quel- 
ques petites  tribus  d'origine  chaouïa;  elles  aussi  puisent 
de  l'eau  avant  la  grande  tribu  de  la  plaine. 

La  quantité  d'eau  qui  arrive  à  cette  dernière  serait 
donc  bien  faible,  si  la  rivière  n'avait  un  débit  relativement 
considérable. 

Onlevoit,  il  estpossibleauxOuled  Madis,  même  en  plein  été, 
sauf  bien  entendu  dans  les  années  de  sécheresse  exception- 


—    283    — 

nelle,  de  s'occuper  de  jardinage,  de  cultiver  des  courges, 
des  pastèques,  des  pois  cliiches,  etc. 

Sous  le  rapport  de  l'eau,  les  deux  fractions  établies  sur 
l'oued  Chellal  ne  sont  pas  aussi  bien  partagées  que  celles 
établies  sur  l'oued  Msila,  qui,  en  temps  ordinaire,  fournit 
trop  peu  pour  subvenir  à  leurs  besoins. 

Ces  deux  rivières,  très  encaissées,  ont  leurs  rives  élevées 
en  beaucoup  d'endroits,  particulièrement  dans  leur  cours 
supérieur  ;  or,  comme  cet  encaissement  provoque  mille  dif- 
ficultés pour  l'établissement  des  barrages,  les  Ouled  Madis 
sont  forcés  de  puiser  l'eau  assez  bas,  et  de  négliger  consé- 
quemment  les  terrains  les  meilleurs,  qui  sont  ceux  du  haut. 

Même  sur  l'oued  Msila,  un  peu  moins  encaissé  en  géné- 
ral que  l'oued  Chellal,  si  les  Arabes  riverains  n'avaient  à 
leur  disposition  que  l'eau  de  la  rivière,  l'avantage  qu'ils  en 
retireraient  serait  insignifiant  ;  c'est  l'eau  des  crues  qu'ils 
utilisent  pour  leurs  travaux  d'irrigation,  c'est  elle  qui  rend 
leurs  terres  de  labour  si  riches.  Il  leur  suffit  de  la  conduire 
partout  où  ils  la  désiren.t. 

Les  crues  n'ont  pas  toutes  la  même  violence  ;  les  moj^en- 
nes,  qui  ne  détruisent  que  fort  rarement  les  barrages, 
sont  suffisantes  pour  les  besoins  de  l'irrigation  dans  les 
terres  du  haut  ;  mais  alors  les  indigènes  étabhs  au  bas 
de  la  rivière  n'ont  pas  toujours  l'eau  qu'il  leur  faudrait. 

Les  Arabes  de  la  plaine  du  Hodna  prétendent  que  deux 
bonnes  crues  suffisent  pour  donner  une  superbe  moisson. 

Ils  connaissent  fort  bien  l'importance  des  jachères,  et, 
comme  la  terre  ne  leur  manque  pas,  les  surfaces  que  peut 
arroser  un  barrage  sont  ordinairement  divisées  en  deux 
parts,  quelquefois  trois  ;  ils  en  cultivent  une  seule 
chaque  année.  Le  tour  d'eau  qui  revient  à  une  fraction  ou 
à  un  douar  se  nomme  nouba. 

Mais  l'indigène  ignore  la  théorie  des  assolements  :  il 
sème  du  grain,  blé  ou  orge,  et  toujours  du  grain. 

D'habitude,  chaque  fraction  de  tribu  construit  un  ou  deux 
barrages  ;  on  comprend  que  les  barrages  supérieurs  valent 


—    284    — 

mieux  que  ceux  du  bas,  lesquels  n'ont  que  les  restes  des 
jDremiers  ;  mais  dans  les  bonnes  crues,  chacun  d'eux  est 
bien  partagé.  Personne  ne  se  plaint. 

L'arrivée  de  la  crue,  qui  se  nomme  hamla,  s'annonce 
toujours  par  un  grondement  ;  elle  jette  la  tribu  dans  la  joie, 
surtout  lorsqu'elle  s'est  fait  attendre.  Si  cette  crue  réussit  à 
rompre  un  barrage,  ce  qui  est  assez  fréquent,  la  consterna- 
tion est  générale.  Ce  n'est  pas  tant  la  perte  de  la  récolte 
qu'on  regrette,  mais,  la  digue  détruite,  il  faut  la  rétablir  ; 
et  quand  nous  aurons  fait  comprendre  toutes  les  difficultés 
que  présente  un  travail  de  ce  genre  ;  quand  nous  aurons 
rappelé  qu'il  exige  le  concours  de  toute  la  tribu  :  hommes, 
femmes,  enfants,  vieillards  encore  valides,  assistés  de  toutes 
les  bêtes  de  somme,  grandes  ou  petites,  dont  on  dispose  ; 
quand  nous  aurons  dit  combien  de  temps  lui  doit  être  con- 
sacré, on  se  rendra  compte  du  désappointement  des  indi- 
gènes le  jour  où  un  de  leurs  barrages  s'effondre. 

Le  barrage  se  nomme  ced  (au  pluriel  &doud)^  et  les  ter- 
rains de  culture,  arcli.  Un  mot  d'explication  est  ici  néces- 
saire, car  ce  dernier  terme  a  été  employé  par  la  presse,  et 
même  par  les  Chambres  législatives,  sans  que  beaucoup 
sachent  ce  qu'ils  signifient. 

Littéralement,  arch,  en  arabe,  veut  dire  trône;  la  terre 
arch  est  donc  une  terre  du  trône  ou  de  l'Etat.  A  la  condition 
d'acquitter  leurs  redevances,  les  tenanciers  peuvent  culti- 
ver la  terre  m^ch,  l'échanger  et  la  transmettre  par  voie 
d'héritage. 

La  terre  azel  est  généralement  une  terre  arch  donnée  en 
apanage  à  un  fonctionnaire;  c'est  aussi  une  terre  confis- 
quée. L'apanagiste  installe  sur  son  azel  des  tenanciers  qui 
lui  payent  le  loyer  et  l'impôt,  accompagnés  d'un  certain 
nombre  de  corvées.  On  le  voit,  c'est  tout  à  fait  la  propriété 
féodale. 

La  terre  habbou  provient  de  donations  pieuses  faites  à 
des  étabUssements  religieux. 

On  conçoit  que  les  tribus  du  Hodna  doivent  plus  au  tra- 


—    285    — 

vail  et  à  Feau  qu'il  procure,  qu'à  la  terre  qui  ne  manque 
'amais.  Aussi  une  fraction  de  tribu  étrangère,  appelée  par 
les  propriétaires  du  sol  à  prendre  part  aux  difficiles  tra- 
vaux d'un  barrage  destiné  à  arroser  des  terres  vierges, 
reçoit-elle  pour  prix  de  sa  coopération  la  moitié  des  ter- 
rains arrosés. 

Nous  n'avons  pas  la  prétention  de  traiter  à  fond  une  ques- 
tion agricole  ;  le  peu  que  nous  venons  de  dire  nous  conduit 
simplement  à  montrer  en  quoi  consiste  le  curieux  travail 
des  barrages. 


VI 


En  Algérie,  on  ne  voit  guère  que  les  gens  du  Hodna  prendre 
tant  de  fatigues  pour  faire  de  la  culture  en  grand.  Dans  le 
Tell,  l'indolent  arabe  détourne  bien  l'eau  des  sources  pour 
arroser  des  champs  ou  des  jardins  de  peu  d'étendue;  mais, 
le  pays  étant  moins  chaud,  la  terre  conserve  mieux  l'humi- 
dité. Et  puis,  le  terrain  est  mamelonné,  et  les  cultures  se 
font  sur  une  grande  surface  sans  que  l'on  ait  recours  aux 
irrigations,  eu  égard  aux  modestes  besoins  des  cultivateurs. 
S'en  remettant  à  la  volonté  de  Dieu,  l'arabe  laisse  tout  venir, 
et  ne  comprend  guère  l'urgence  d'un  travail  tel  qu'un  bar- 
rage; il  ne  cherche  pas  à  arrêter  les  crues,  regarde  bête- 
ment se  perdre  cette  eau  qui  lui  serait  si  utile,  et  se  résigne 
de  bonne  grâce  à  de  maigres  récoltes.  Lorsque  les  gens  du 
Tell  captent  l'eau  d'une  source,  c'est  pour  irriguer,  au  moyen 
d'un  filet  d'eau,  un  petit  jardin  ou  un  enclos  planté  de  maïs. 
Nous  ne  parlons  pas  des  Kabyles.  Dans  les  régions  chaudes, 
l'eau  devient  inappréciable.  C'est  là  surtout  que  les  travaux 
hydrauliques,  destinés  à  l'empêcher  de  se  perdre  dans  les 
chotts  ou  dans  les  sables,  acquièrent  toute  leur  importance; 
tout  barrage  est  alors  pour  l'indigène,  aussi  bien  que  pour 
le  colon,  un  élément  essentiel  de  prospérité.  L'eau,  disent  les 
colons,  c'est  de  l'or. 


—    286    — 

Les  barrages  du  Hodna,  extrêmement  simples  et  pri- 
mitifs, ne  se  composent  que  de  terre  et  de  menus  bois; 
mais  tout  cela  est  enchevêtré,  disposé,  superposé  d'une 
façon  fort  ingénieuse.  Le  seul  défaut  de  ces  ouvrages  est 
leur  peu  de  solidité,  car  pour  que  leur  action  soit  un  peu 
étendue,  il  tant  les  établir  aux  points  élevés  où  les  rivières 
coulent  entre  des  rives  escarpées.  Or,  plus  le  lit  de  la  rivière 
est  resserré,  plus  violent  est  le  choc  produit  dans  les  crues 
par  rirruption  d'une  grande  masse  d'eau. 

Les  barrages  établis  comme  nous  venons  de  le  dire  n'ont 
point  d'attache  sur  les  deux  rives. 

Quand  Tun  deux  résiste  un  an,  c'est  très  beau;  deux  ans, 
c'est  merveilleux.  On  le  réorganise  bien,  mais,  après  plu- 
sieurs réparations,  la  rivière  devient  trop  large  à  cet  endroit, 
et  il  faut  chercher  un  autre  emplacement. 

Lorsqu'une  tribu,  ou  plutôt  une  fraction  de  tribu,  a  l'inten- 
tion de  construire  un  barrage  neuf,  les  hommes  les  plus 
expérimentés  désignent  l'endroit  où  on  devra  le  faire  et 
déterminent  la  direction  du  canal  principal,  suivant  que 
le  barrage  doit  porter  les  eaux  sur  une  rive  seulement, 
ou  les  déverser  sur  les  deux  rives.  Ces  canaux  ou 
conduites  d'eau  reçoivent  souvent  un  développement  im- 
mense ;  il  s'en  détache  de  loin  en  loin  de  petits  ca- 
naux appelés  sèguias^  qui  vont  porter  les  irrigations  dans 
toutes  les  terres  qu'il  est  possible  d'arroser.  Pendant  plu- 
sieurs semaines,  tous  les  hommes  vahdes,  munis  d'une 
sorte  de  houe,  creusent  le  sol  ;  les  matières  extraites 
sont  éparpillées  sur  les  terrains  de  culture.  Lorsque  ce  tra- 
vail de  creusement  se  trouve  suv  le  point  d'être  terminé, 
car  on  n'y  met  la  dernière  main  que  si  une  première  crue  a 
permis  de  voir  les  points  que  l'eau  pourra  atteindre,  on 
entreprend  le  barrage. 

Toutes  les  bêtes  de  somme  sont  alors  conduites  au  bois, 
où  se  prennent  ces  menus  fagots  nommés  tarfâ ;io\\\  ce  que 
ces  animaux  peuvent  rapporter  est  entassé  en  un  lieu  dési- 
gné, à  côté  du  futur  barrage.  Quand  les  ouvriers  de  la  tribu, 


I 


—    287    — 

qui  ont  l*œil  exercé,  pensent  qu'on  a  recueilli  ce  qui  sera 
suffisant,  ils  ramènent  les  bêtes  de  somme,  quitte  à  les  faire 
retourner  plus  tard  au  même  endroit;  dans  ce  cas,  tous  les 
indigènes,  sauf  les  conducteurs  de  chameaux  ou  de  mulets, 
sont  souvent  tenus  de  travailler  la  nuit.  En  thèse  générale, 
dès  qu'un  barrage  est  commencé,  hommes,  femmes,  enfants, 
vieillards  valides  s'y  consacrent  sans  relâche,  car  un  moment 
d'arrêt  ferait  tout  perdre. 

Une  partie  des  hommes  se  placent  dans  le  lit  de  la  rivière 
dont  on  a  détourné  le  cours;  d'autres  vont  chercher  le  bois 
dont  ils  tendent  des  brassées  aux  travailleurs  ;  d'autres  enfin 
piochent  sur  les  rives,  à  une  certaine  distance,  la  terre  dont 
ils  vont  se  servir  tout  à  l'heure.  Cette  terre  est  mise  dans 
des  sacs  en  laine  (tellis)  et  portée  par  les  femmes  ;  ces 
pauvres  créatures,  ces  malheureuses  esclaves  ont  ainsi  la 
plus  dure  part  de  la  tâche  commune.  On  les  voit,  ployant 
sous  le  faix,  recommencer  le  même  voyage  jusqu'à  vingt 
fois  par  jour. 

Les  constructeurs  de  la  digue  déposent  et  entremêlent  les 
couches  de  terre  et  les  couches  de  bois  dans  le  lit  desséché 
de  la  rivière,  posant  les  branches  de  bois  en  long,  les  gros 
bouts  en  aval;  chaque  couche  est  placée  un  peu  en  retrait 
sur  la  précédente,  et  de  cette  manière  l'avalanche  d'eau  se 
heurte,  non  pas  contre  un  mur  droit  dont  elle  aurait  raison, 
mais  contre  un  talus  en  pente  douce,  dont  la  base  vient  se 
confondre  avec  le  lit  du  torrent. 

Quand  l'eau  arrive,  elle  ghsse  sur  le  talus,  le  remonte 
jusqu'au  haut  et  remplit  les  canaux  de  dérivation  ;  l'excédent 
passe  par-dessus  pour  aller  alimenter  un  barrage  inférieur, 
car  la  distance  de  ce  premier  ouvrage  au  chott  est  géné- 
ralement assez  grande  pour  contenir  deux,  trois  ou  quatre 
barrages.  Sans  doute,  un  seul  suffirait;  mais  les  indigènes 
sont  bien  forcés  d'en  établir  plusieurs,  le  nombre  devant 
suppléer  à  la  puissance. 

Souvent  des  accidents  se  produisent  au  cours  des  tra- 
vaux ;  quand  surtout  ils  doivent  être  entrepris  durant  la 


—    288    — 

saison  des  crues,  la  tribu  vit  dans  des  transes  continuelles. 
A  tout  moment  un  échafaudage  disparaît,  car  Teau  cause 
des  affouillements  dans  la  digue.  Si  l'on  s'en  aperçoit  à 
temps,  le  mal  est  réparable;  mais  l'eau  se  fait  jour  parfois 
là  où  on  s'y  attendait  le  moins.  Non  seulement  des  travail- 
leurs disparaissent  alors,  mais  le  barrage  est  emporté,  et 
tout  est  à  recommencer. 

Jamais  les  Arabes,  qui  pourtant  se  découragent  vite, 
n'hésitent  à  se  remettre  à  l'œuvre  dès  qu'ils  croient  pouvoir 
refaire  le  travail  dans  de  bonnes  conditions,  et  y  raccorder 
de  grands  canaux.  C'est  que  leur  incurie  provoquerait  la 
perte  de  la  récolte.  Trop  souvent  les  malheureux  se  heurtent 
à  des  impossibilités  ;  tantôt  la  rivière,  gonflée  et  capricieuse, 
trouve  passage  dans  la  rive  crevassée  et  pleine  de  fissures  ; 
tantôt  la  résistance  que  l'eau  rencontre  sur  le  barrage  la 
rejette  dans  des  terres  friables,  et  la  rivière  change  de  lit. 
Ces  accidents,  plus  fréquents  dans  les  ouvrages  inférieurs, 
sont  très  difficiles  à  réparer;  cependant,  poussés  par  l'im- 
placable nécessité,  les  indigènes  du  Hodna  s'appliqent  à 
réparer  le  désastre,  et  il  n'est  pas  rare  que  le  succès 
vienne  couronner  leurs  efî'orts. 

Il  est  clair  que  s'ils  avaient,  pour  installer  des  ouvrages 
hydrauliques,  la  science  et  les  moyens  que  nous  possédons, 
ils  pourraient  suppléer,  par  une  énorme  et  puissante  digue 
construite  sur  un  point  bien  choisi,  à  tous  ces  petits  barrages 
rudimentaires,  si  pénibles  à  exécuter,  et  qu'il  faut  renouveler 
à  tout  instant. 

Un  jour  la  colonisation  atteindra  les  parages  des  chotts, 
et  l'on  verra  que  leur  seul  moyen  de  prospérité  est  la  cons- 
truction des  barrages.  La  terre  ne  manque  pas  en  Algérie, 
et  il  y  a  moyen,  sans  refouler  les  populations,  de  rendre  à 
la  culture,  par  le  travail  européen,  d'immenses  espaces 
d'une  aridité  désolante. 

Sur  le  cours  de  l'oued  Msila  et  de  l'oued  Chellal,  les 
indigènes  connaissent  bien  les  endroits  où  pourraient  être 
établis  de  grands  barrages  ;  ils  ont  le  sentiment  de  Tim- 


CKNKKAL     1)1-:     W  IMPKK.N 


—    289    — 

puissance  de  la  race  arabe,  et  on  les  entend  souvent  expri- 
mer le  vœu  d'être  aidés  dans  leur  œuvre  par  le  beylick  ou 
TEtat.  Ils  paieraient,  en  retour,  de  fortes  subventions  en 
argent,  et  abandonneraient  de  grand  cœur  la  plus  grande 
partie  des  terres  qui  leur  sont  attribuées.  Point  n'est  besoin 
d'être  un  économiste  hors  ligne  pour  voir  que,  tout  bien 
pesé,  les  barrages  ne  coûteraient  pas  beaucoup  à  la  Com- 
pagnie qui  les  entreprendrait. 

Eh  bien,  jamais  un  gouverneur  d'Algérie,  militaire  ou 
civil,  n'a  songé  à  faire  étudier,  au  point  de  vue  de  la  colo- 
nisation, ce  riche  bassin  du  Hodna  !  Nous  avons  connu,  il 
est  vrai,  un  commandant  supérieur  de  Bou-Sâada  qui  reçut 
un  jour  des  instructions  très  pressantes  ;  mais  il  s'agissait 
bien  de  colonisation  !  On  le  priait  de  faire  un  rapport  très 
détaillé  sur  une  race  de  chauves-souris  microscopiques 
qui,  au  dire  de  savants  arrivés  à  Alger ,  devaient  exister 
dans  le  rayon  de  son  commandement. 

Le  commandant  supérieur  se  mit  en  campagne.  Cette 
race  de  chauves-souris,  ainsi  qu'il  put  le  constater,  existe 
réellement  aux  environs  de  Bou-Sâada  ;  il  fit  son  rapport, 
expédia  des  échantillons,  et  les  savants  s'en  retournèrent 
enchantés. 

—  Cette  Algérie,  s'écrièrent-ils,  quel  pays  magnifique  ! 

Mieux  eût  valu,  pour  la  prospérité  de  la  colonie,  prospé- 
rité étroitement  liée  à  celle  de  la  France,  une  étude  sur  le 
plus  petit  barrage,  établi  jadis  par  les  Romains,  dans  cette 
patrie  des  chauves-souris  microscopiques. 

Quels  immenses  avantages  n'a  pas  rapportés  à  Rome  sa 
colonie  du  nord  de  l'Afrique  !  La  magnificence,  la  splendeur 
des  ruines  dont  le  sol  algérien  est  couvert,  dénotent  une 
émigration  de  patriciens  arrivés  avec  leurs  richesses.  Nous 
n'admettons  pas  que  les  colonies  romaines  en  Numidie 
aient  toutes  été  fondées  par  des  vétérans  ;  ou  ces  vété- 
rans devaient  recevoir  de  larges  subventions  fournies  par 
la  République,  ou  bien  de  sérieux  capilahstes  se  mêlèrent 
à  eux.  Remarquons  encore  que  les  proconsuls,  disposant 

RÉCITS   ALGÉRIENS.   —   2e   SÉBIE  19 


-     290    — 

d'immenses  ressources  et  d'une  foule  d'esclaves,  purent 
mettre  à  exécution  les  plus  vastes  projets.  Des  palais,  des 
cirques,  des  théâtres,  des  monuments  publics  qui  ne  le 
cédaient  pas  en  beauté  à  ceux  de  la  métropole  aux  sept 
collines,  s'élevèrent  depuis  Garthage  jusqu'aux  colonnes 
d'Hercule.  Les  colons  voulurent  transporter  en  Afrique 
tout  ce  qui  leur  rappelait  la  mère-patrie,  et  les  proconsuls 
ne  firent  qu'accéder  aux  vœux  du  civis  romanus. 

Les  colons  transplantés  dans  la  Byzacène  ou  la  Numidie 
songèrent  d'abord  à  développer  la  production  du  sol.  S'aper- 
cevant  que  l'eau  qui  descend  de  la  chaîne  centrale  se  perd 
au  nord  et  au  sud,  ils  résolurent  de  la  coUiger  pour  la 
forcer  à  aller  féconder  les  terres  que  leur  sécheresse  empê- 
chait de  labourer.  On  sait  que  l'agriculture  était  en  honneur 
chez  les  Romains,  qui  avaient  sans  cesse  à  la  bouche  le 
fameux  ense  et  aratro  ;  en  cultivant  l'Afrique  du  nord,  ce 
grand  peuple  obéissait  donc  à  ses  penchants  naturels. 

Hélas  !  on  ne  se  préoccupe  pas  suffisamment,  chez  nous, 
de  retrouver  les  vestiges  des  travaux  hydrauliques  des  Ro- 
mains. On  reconnaîtrait  que  partout  ces  prodigieux  coloni- 
sateurs ont  cherché,  au  sortir  des  montagnes,  à  arrêter  l'eau 
des  sources  et  des  cours  d'eau.  Des  études  approfondies 
nous  eussent  déjà  tracé  la  marche  à  suivre. 

Suivant  un  jour  les  pentes  de  l'horrible  pays  de  l'Amar- 
Khaddou,  dans  la  partie  orientale  du  massif  des  Aurès,  le 
colonel  Carbuccia,  l'un  des  héros  de  Zaatcha,  qui  était  un 
archéologue  distingué  aussi  bien  qu'un  brave  soldat,  s'écria, 
en  se  tournant  vers  le  lieutenant  Séroka,  officier  du  bureau 
arabe  de  Biskra  : 

<(  —  Par  exemple,  je  serais  bien  étonné  si  je  rencontrais 
ici  une  ruine  romaine  ! 

«  —  Vous  n'aurez  pas  à  aller  bien  loin  »,  répondit  le  lieu- 
tenant. 

Et,  au  débouché  d'une  gorge,  il  montra  au  colonel  une 
inscription  taillée  dans  le  roc,  à  côté  d'une  petite  ruine  dont 
il  était  de  prime  abord  impossible  de  déterminer  le  carac- 


—    291    — 

tère.  Le  colonel  déchiffra  rinscription  :  on  était  sur  Teni- 
placement  d'un  barrage. 

«  —  Mais  ces  gens-là,  dit-il  en  montrant  la  plaine  déso- 
lée et  couverte  de  cailloux,  que  pouvaient-ils  donc  irriguer? 

«  —  Mon  colonel,  répondit  le  lieutenant  Seroka,  le  cheikh 
du  village  de...  vient  de  m'apprendre  que,  d'après  les  récits 
des  anciens  de  la  tribu,  toute  la  plaine,  avant  l'arrivée  des 
Arabes,  était  couverte  de  forêts  avec  d^immenses  clai- 
rières, au  centre  desquelles  étaient  bâties  des  villes  et  des 
villages.  » 

Revenons  au  Hodna. 

Au-dessus  de  Msila,  on  voit  sur  la  rivière  des  ruines  qui 
sont  manifesteoaent  les  restes  d'un  immense  barrage  ;  ce 
barrage,  tout  en  laissant  à  la  ville,  ainsi  qu'aux  terres  et 
aux  jardins  placés  un  peu  au  sud  dans  la  plaine,  ce  qu'il 
fallait  pour  les  irriguer,  portait  les  eaux  des  crues  au  loin, 
dans  l'est  et  dans  l'ouest.  A  deux  ou  trois  kilomètres  à  l'est 
de  Msila,  dans  un  lieu  aujourd'hui  désert,  on  rencontre 
les  ruines  d'une  ville  importante  où  l'on  reconnaît  parfai- 
tement quantité  de  petits  conduits  en  maçonnerie,  à  ciel 
ouvert,  qui  étaient  alimentés  par  les  eaux  venues  de  la 
montagne. 

Dans  la  direction  opposée,  à  l'ouest  de  Msila,  à  une  dis- 
tance de  plusieurs  kilomètres  du  pied  des  pentes  sud  du 
Tell,  on  trouve ,  couchés  dans  un  ravin,  des  arceaux  dont 
la  forme  indique  qu'ils  soutenaient  un  aqueduc.  Ces  ruines 
sont  peu  connues  des  Européens,  et,  à  l'époque  où  un  com- 
mandant supérieur  de  Bou-Sâada  les  découvrit,  les  indi- 
gènes furent  stupéfaits  d'apprendre  qu'elles  provenaient 
d'un  ancien  travail  hydraulique. 

De  tels  vestiges  annonçaient  que  d'autres  devaient  s'3^  rat- 
tacher ;  mais  il  est  difficile  et  coûteux  de  faire  des  recherches 
semblables  sur  une  grande  étendue.  Ah  !  s'il  s'agissait  d'une 
statue  de  Garacalla  ou  de  Marc-Aurèle  !  l'argent  ne  man- 
querait pas.  Pour  déterminer  l'emplacement  des  travaux 
hydrauliques  exécutés  par  les  Romains ,  il  faudrait  entre- 


—    292    — 

prendre  de  longues  études,  puis  des  déblais  considérables, 
toutes  choses  ne  pouvant  être  commandées  que  par  l'Etat. 

Sur  l'oued  Ghellal,  les  Arabes  eux-mêmes  indiquent  un 
point  appelé  Ced  ed  Djir  (le  barrage  de  la  chaux),  où  ils 
prétendent  qu'existait  autrefois  une  puissante  digue  qui 
retenait  les  eaux  venant  du  Djebel  Dira,  pour  les  jeter 
dans  des  terres  absolument  abandonnées.  Ced  ed  Djir 
est  situé  au  lieu  où  l'oued  El  Hamm  prend  le  nom  d'oued 
Ghellal,  là  où  était  autrefois  la  limite  des  subdivisions  d'Au- 
male  et  de  Sétif.  A  cet  endroit,  la  rivière,  fort  encaissée, 
coule  sur  un  terrain  solide  et  rocailleux  en  grande  partie, 
ce  qui  enlève  toute  crainte  de  la  voir,  dans  les  crues,  chan- 
ger de  lit,  comme  il  arrive  dans  la  plaine,  où  la  terre  a  peu 
de  consistance  et  où  le  lit  est  peu  profond.  Tout  près  de  cet 
ancien  barrage,  on  remarque  un  léger  mamelon  géologi- 
quement  composé  de  poudingue.  Nommé  par  les  indigènes 
Bra  el  ahiod  (le  bras,  le  contrefort  blanc),  il  pourrait  être 
utilisé  pour  la  construction  d'un  barrage  en  maçonnerie, 
peu  coûteux  à  notre  avis.  On  remarque  aussi  à  Ced  ed  Djir 
des  blocs  pierreux  gigantesques,  semblables  à  ceux  que 
l'on  immerge  dans  la  mer  pour  former  des  jetées  ;  il  est 
manifeste  que  ces  blocs  proviennent  de  l'ouvrage  hydrau- 
lique établi  jadis  à  cel  endroit,  quoique  l'intérieur  de  la 
plupart  d'entre  eux  présente  des  caractères  d'affinité  avec 
le  granit  naturel. 

A  Ced  ed  Djir,  on  ne  retrouve  plus  le  tracé  du  canal 
ancien  ;  mais  quelques  travaux  de  déblai  permettraient 
de  s'assurer  s'il  n'est  que  comblé. 

Nous  nous  étendons  avec  complaisance  sur  tous  ces 
détails,  parce  que  Ced  ed  Djir  est  tout  indiqué  pour  un  bar- 
rage embrassant  de  ses  artères  une  superficie  considérable 
de  terrain  que  les  Arabes  abandonneraient  de  grand  cœur, 
pour  recevoir  en  échange  un  peu  d'eau.  On  prétend  qu'il 
n'y  a  plus  de  terres  domaniales,  et  qu'il  faut  procéder  ac- 
tuellement, pour  la  création  de  nouveaux  centres,  par  voie 
d'échange  ou  d'expropriation  ;  ici  nous  soutenons  le  contraire. 


—    293    — 

La  meilleure  preuve  qu'un  barrage  exista  à  Ced  ed  Djir, 
donnant  la  vie  aux  régions  désolées  du  Hodna,  c'est  que 
les  indigènes  essayèrent  de  reprendre  des  travaux  sur  ce 
point  ;  mais  ils  finirent  par  se  rebuter,  car  les  crues  enle- 
vèrent régulièrement  les  matériaux  peu  résistants  dont  ils 
se  servaient;  de  plus,  avec  les  outils  imparfaits  dont  ils 
disposent,  le  creusage  des  canaux  devenait  une  œuvre  trop 
difficile  dans  des  terrains  durs.  Quand  ils  parlèrent  de  leurs 
tentatives  aux  commandants  supérieurs  et  aux  officiers 
des  affaires  arabes  de  Bou-Sâada,  ceux-ci  adressèrent  à 
l'administration  rapports  sur  rapports;  mais  cette  admi- 
nistration fit  toujours  la  sourde  oreille. 


VII 


Au  commencement  de  1869,  les  Ouled  Sidi  Cheikh  dissi- 
dents étaient  rejetés  au  Maroc  ;  leur  jeune  chef,  Ahmed 
ben  Hamza,  mourait  mystérieusement  quelques  mois  après, 
et  le  cinquième  fils  du  fameux  Si  Hamza,  Kaddour  ben 
Hamza,  fils  d'une  négresse,  devenait  le  chef  religieux  et 
politique  de  la  puissante  tribu  qui,  pendant  trois  ans,  nous 
avait  tenu  tête.  L'inaction  n'étant  pas  dans  le  caractère  de 
Si  el  Ala,  chef  véritable  des  Ouled  Sidi  Cheikh,  il  entraîna 
son  neveu  à  sa  suite,  et  tous  les  contingents  dissidents 
reparurent  dans  le  Sah'ra  algérien.  Apprenant  que  le  lieu- 
tenant-colonel de  Sonis  était  sorti  de  Laghouat  avec  une 
petite  colonne  composée  d'un  bataillon  de  tirailleurs,  une 
compagnie  de  zéphirs,  deux  escadrons  et  deux  petits  canons 
de  4,  Si  el  Ala  réunit  brusquement  tous  ses  contingents 
dispersés  dans  le  Djebel  Ahmour  et,  vers  la  direction 
d'Aïn-Mahdi,  attaqua  audacieusement  les  Français,  dont  il 
espérait  avoir  raison.  Il  disposait  d'environ  3.000  chevaux, 
et  de  800  hommes  d'infanterie,  presque  tous  marocains. 

Mais  les  Ouled  Sidi  Cheikh  avaient  affaire  à  un  rude  adveo.^- 


—    294    — 

saire  ;  ce  qui  les  frappa  d'étonnement,  ce  fut  l'inconcevable 
intensité  du  feu  de  nos  fantassins.  C'était  la  première  fois 
que  le  fusil  Chassepot  se  faisait  entendre  en  Algérie.  Après 
trois  heures  d'une  lutte  acharnée,  Si  el  Ala  vaincu  battit  en 
retraite  dans  la  direction  du  Maroc,  poursuivi  non  seulement 
par  nos  troupes,  mais  encore  par  les  habitants  du  ksar  d'Aïn- 
Mahdi  qui,  la  veille,  avaient  pactisé  avec  lui,  et  qui  se  mon- 
trèrent tout  à  coup  amis  dévoués  de  la  France. 

Ce  combat  date  du  1"  février  1869.  Comme  il  est  écrit 
qu'un  malheur  n'arrive  jamais  seul,  Si  el  Ala  apprit,  dans  sa 
fuite,  que  le  fameux  Si  Sliman  ben  Kaddour,  agha  de  Géry- 
ville  et  Ouled  Sidi  Cheikh  rallié  à  nous,  profitant  de  Tab- 
sence  des  contingents  des  Ouled  Sidi  Cheikh,  avait,  le  matin 
du  5  février,  fait  irruption  dans  les  campements  de  la  tribu 
étabhs  sur  l'oued  Guir  et  les  avait  razziés  de  la  façon  la 
plus  complète. 

Les  Ouled  Sidi  Cheikh  se  voyaient  donc  réduits  à  l'im- 
puissance. 

Le  gouvernement  français  crut  alors  faire  acte  de  bonne 
politique  en  provoquant  un  rapprochement  entre  la  grande 
tribu  française  des  Hamyân  et  les  Ouled  Sidi  Cheikh  maro- 
cains ou  Gharaba,  qui  se  battaient  toujours  le  long  de 
la  frontière.  Les  chefs  signèrent,  au  mois  de  juillet  1869, 
une  sorte  de  convention  de  paix,  et  jurèrent  réciproque- 
ment, sur  le  Coran,  que  les  deux  tribus  qui  avaient  échangé 
tant  de  coups  de  fusil  vivraient  désormais  sur  le  pied  d'une 
amitié  éternelle.  Cette  fameuse  convention,  qui  fit  un  cer- 
tain bruit  à  l'époque,  dura  jusqu'au  mois  de  mars  suivant, 
à  peu  près  huit  mois.  Ainsi  il  avait  été  complètement  inutile 
de  faire  intervenir  le  Coran. 

Si  les  Ouled  Sidi  Cheikh  Cheraga  étaient  presque  anéantis, 
il  n'en  était  pas  de  même  de  leurs  cousins  Gharaba.  Pour 
eux,  la  convention  intervenue  avec  les  Hamyân  n'avait 
aucune  espèce  de  signification,  et  d'infaillibles  indices  ap- 
prirent au  général  de  Wimpffen,  commandant  la  province 
d'Oran,  qu'une  reprise  d'hostilités  était  imminente. 


—    295    — 

Peut-être  finirons-nous  par  nous  faire  à  cette  idée  que 
le  nomade  du  Sah'ra  n'est  jamais  vaincu  que  d'une  façon 
relative,  et  qu'il  n'est  point  d'ennemi  plus  tenace,  plus  irré- 
conciliable. Ne  prenons  jamais  son  inaction  pour  de  l'im- 
puissance, et  ne  nous  relâchons  pas  de  notre  surveillance  ; 
quand  on  y  pense  le  moins,  le  Saharien,  qui  nous  guette 
toujours,  se  révolte.  Pourtant  il  est  à  présumer,  disons-le  en 
passant,  que  la  prochaine  insurrection  dans  le  sud  algérien 
sera  imputée  aux  derniers  bureaux  arabes,  car  le  gouver- 
nement estime  que  les  régions  sahariennes  ne  sont  pas 
encore  mûres  pour  le  régime  civil,  et  ne  juge  pas  à  propos 
de  les  faire  administrer  par  des  fonctionnaires  en  redingote. 

Cependant  le  bruit  d'une  prochaine  prise  d'armes  des 
Ouled  Sidi  Cheikh  ayant  provoqué  une  vive  agitation  parmi 
nos  tribus  de  la  frontière  de  l'ouest,  le  général  de  Wimpifen 
représenta  au  gouverneur-général,  maréchal  de  Mac-Mahon, 
qu'il  y  avait  danger  de  laisser  subsister  sur  notre  frontière 
un  foyer  permanent  de  rébellion,  alimenté  par  tous  les 
pillards  des  tribus  marocaines  voisines.  Les  tribus  du  sud- 
est  marocain,  les  Doui-Ménia,  les  Ouled  Djerrir,  les  Beni- 
Guil  sont  à  peu  près  indépendantes,  et  ne  paient  l'impôt  à 
Sa  Majesté  Chérifienne  que  lorsque  cela  leur  convient.  Il 
était  donc  parfaitement  indifférent  au  sultan  du  Maroc  de 
voir  les  colonnes  françaises  opérer  sur  leur  territoire  ;  mais, 
par  déférence  pour  ce  potentat,  le  maréchal  de  Mac-Mahon 
lui  fit  demander  l'autorisation  de  franchir  la  frontière  hypo- 
thétique si  malencontreusement  tracée  en  1845;  autorisation 
dont,  de  temps  immémorial,  se  passaient  parfaitement  les 
commandants  supérieurs  de  Géryville,  quand  ils  se  lançaient 
à  la  poursuite  des  maraudeurs  sortis  du  Maroc.  Le  général 
de  Wimpffen,  qui  voulait  se  porter  au  centre  du  pays  occupé 
par  les  rebelles,  eut  donc  toute  liberté  pour  opérer  dans  le 
sud-est  marocain.  Toutefois,  il  lui  fut  prescrit  de  ne  rien 
entreprendre  contre  les  oasis  marocaines.  La  recomman- 
dation était  puérile,  puisque  ces  oasis  étaient  précisément  les 
centres  d'approvisionnement  des  tribus.  Nous  sommes  des 


—    296    — 

scrupuleux  incorrigibles  ;  ainsi,  plus  tard,  nous  verrons  qu'il 
ne  fut  jamais  permis,  dans  la  dernière  insurrection  de  1881- 
1882,  de  rien  entreprendre  contre  la  grande  oasis  de  Figuig, 
dont  Bou-Amema  avait  fait  son  quartier-général.  A  ce 
compte-là,  les  insurrections  dureraient  longtemps  et  se 
renouvelleraient  souvent. 

Contradiction  plus  flagrante  encore  :  le  général  avait  ordre 
d'éviter  toute  rencontre  avec  les  populations  marocaines, 
tout  en  ayant  le  droit  d'en  exiger  des  otages.  L'expédition 
entreprise  ne  pouvait  donc  être  qu'une  reconnaissance  du 
territoire  marocain;  d'avance  elle  était  frappée  de  stérilité. 

Le  général  de  Wimpffen  quitta  Oran  le  15  mars,  et  vint 
à  Aïn  ben  Khelil  prendre  le  commandement  d'une  grosse 
colonne  qu'il  avait  formée  avec  six  bataillons  de  zouaves  et 
de  tirailleurs,  et  treize  escadrons  pris  au  1"  chasseurs  à 
cheval,  au  2V spahis,  au  2'  et  au  4^  chasseurs  d'Afrique. 
Quatre  de  ces  escadrons  furent  donnés  au  colonel  de  la 
Jaille,  qui  devait  rester  en  [observation  au  sud  des  chotts  ; 
le  reste  fut  réparti  en  deux  brigades,  Chanzy  et  de  Colomb. 

Dans  une  lettre  que  Wimpffen  écrivit  le  5  juin  1870  à 
M.  le  marquis  de  Chasseloup-Laubat,  président  de  la  Société 
de  géographie,  lettre  que  le  Bulletin  de  la  Société  reprodui- 
sit en  janvier  1872,  il  décrit  avec  une  grande  clarté  le  pays 
parcouru  jusqu'à  l'oued  Guir  par  la  colonne  placée  sous 
son  commandement.  Dans  la  vallée  de  l'oued  Guir  habitait 
la  tribu  des  Doui-Ménia,  la  plus  puissante  et  la  plus  influente 
de  celles  qui  abritent  nos  dissidents  et  leur  prêtent  un  con- 
cours actif  dans  les  incursions  qu'ils  tentent  au  sud  oranais. 

L'oued  Guir  prend  sa  source  dans  un  pâté  montagneux 
situé  un  peu  au  nord-ouest  des  chotts  marocains  ;  il  coule 
au  pays  des  Doui-Ménia,  près  du  petit  ksar  d'Igh,  et  mêle 
ses  eaux  à  celles  de  l'oued  Zouzfana,  rivière  qui  passe 
près  de  l'oasis  de  Figuig.  Les  deux  cours  d'eau  réunis 
prennent  le  nom  d'oued  Saoura.  L'oued  Guir  roule  une 
masse  d'eau  considérable  en  hiver. 

Pour  atteindre  Toued  Guir,  le  général  Wimpffen  engagea 


—    297    — 

sa  colonne  dans  la  plaine  de  Tamelelt  (en  berbère,  la  blan- 
che) ;  cette  voie,  un  peu  moins  déserte  que  celle  de  Galloul, 
est  plus  avantageuse,  à  cause  du  rapprochement  des  eaux, 
pour  des  troupes  comprenant  de  Tinfanterie. 

La  colonne  arriva  sur  l'oued  Guir  le  14  avril  1870  ;  devant 
elle  se  déroulaient  de  vastes  espaces  qu'arrose  le  fleuve 
dans  ses  crues  périodiques,  particularité  qui  a  valu  au  pays 
le  nom  de  Petites  mers.  De  l'autre  côté  de  l'oued  Guir  se 
développaient  en  longue  ligne  les  contingents  réunis  des 
Ouled  Sidi  Cheikh  dissidents,  des  Doui-Ménia  et  des  Ouled 
Djerrir  ;  ces  deux  dernières  tribus  sont  généralement  con- 
fédérées. 

Pour  reconnaître  l'ennemi,  notre  agha  de  Géryville,  Si 
Sliman  ben  Kaddour,  cet  Ouled  Sidi  Cheikh  ralhé  à  notre 
cause  que  ses  frères  appelaient  renégat  et  avaient  tenté 
vingt  fois  de  faire  assassiner,  se  porta  au  delà  de  l'oued 
Guir  avec  son  goum.  Si  Shman  était  escorté  de  quatre  de 
ses  nègres,  ces  fidèles  gardiens  dont  nous  avons  déjà  parlé, 
et  qui  appartiennent  corps  et  âme  au  chef  de  la  famille  des 
Sidi  Cheikh;  il  allait  prouver  que  si  les  nègres  sont  dévoués 
à  leur  maîtres,  ceux-ci  les  payent  de  retour. 

L'oued  Guir  était  grossi  par  la  fonte  des  neiges  qui  cou- 
vrent les  hautes  montagnes  du  sud-est  marocain.  Pendant 
le  passage  du  fleuve,  le  cheval  que  montait  un  des  nègres 
de  Si  Shman  ben  Kaddour  s'abattit  et  projeta  son  cavalier 
près  d'un  gouff're  où  un  courant  rapide  l'emporta  en  le  fai- 
sant tourbillonner.  Le  pauvre  diable  allait  infailliblement 
se  noyer  :  pas  un  cavalier  du  goum  n'osait  le  secourir,  car 
il  est  bien  rare  qu'un  arabe  du  sud  sache  nager.  Dans  quoi 
se  baignerait-il?  Les  rivières  comme  l'oued  Guir  brillent 
dans  le  Sah'ra  par  leur  absence.  Si  Sliman,  voyant  que 
personne  ne  bougeait  et  que  son  nègre  était  abandonné  à 
son  malheureux  sort,  n'hésita  pas  un  instant  à  se  jeter  à 
l'eau,  et,  après  beaucoup  d'efl'orts,  réussit  à  ramener  sur 
la  berge  son  fidèle  serviteur,  qui  avait  déjà  perdu  connais- 
sance. 


—    298    — 

Nous  empruntons  cette  anecdote  au  très  intéressant 
volume  que  M.  F.  Gourgeot,  ex-interprète  principal  de 
l'armée  d'Afrique,  a  consacré  à  l'examen  de  la  situation 
politique  en  Algérie,  en  1882. 

La  reconnaissance  exécutée  par  le  goum  de  Si  Sliman 
apprit  au  général  de  WimpfFen  qu'il  avait  devant  lui  5  à 
6.000  ennemis,  qui  avaient  pris  position  sur  une  ligne  de 
dunes  protégées  à  leur  front  par  des  canaux  d'irrigation 
dérivés  de  l'oued  Guir.  Le  choix  de  cette  position  révélait 
une  certaine  entente  de  la  guerre,  et  était  du  à  Si  el  Arbi, 
guerrier  des  Ouled  Sidi  Cheikh  renommé  par  sa  bravoure, 
auquel  les  Doui-Ménia  et  Ouled  Djerrir  réunis  avaient  donné 
le  commandement  suprême  de  leurs  contigents. 

Quelques  mots  seulement  sur  le  combat  du  15  avril. 

Le  général  de  Wimpffen  forma,  avec  le  2°  zouaves  et  le 
2^  tirailleurs,  trois  colonnes  d'attaque  qui,  franchissant  des 
fondrières  où  nos  soldats  avaient  de  l'eau  jusqu'aux  épau- 
les, emportèrent  vaillamment  la  Mgne  des  dunes,  à  travers 
des  fourrés  impénétrables  de  tamarins  et  de  lauriers-roses. 
Les  Marocains,  à  part  les  écumeurs  de  routes  qui  avaient 
pris  part  à  l'attaque  de  la  colonne  de  Sonis,  le  1"  février 
1869,  ne  connaissaient  pas  encore  les  fusils  Chassepot  ;  ils 
furent  terrifiés  par  la  rapidité  de  notre  tir. 

En  même  temps  que  le  général  Wimpffen  faisait  attaquer 
de  front  la  position  par  sa  brave  infanterie,  il  commandait, 
aux  extrémités  de  la  hgne,  à  sa  cavalerie,  des  démonstra- 
tions qui  avaient  pour  but  de  diviser  les  forces  des  Doui- 
Ménia.  Les  cavaliers  les  chargèrent  rudement  et  les  culbu- 
tèrent, malgré  leur  résistance  désespérée.  Revêtu  d'un 
magnifique  burnous  écarlate,  le  chef  que  les  Doui-Ménia 
avaient  mis  à  leur  tête,  Si  el  Arbi,  entouré  de  quelques  ca- 
valiers choisis  parmi  les  plus  braves,  se  battait  au  premier 
rang,  désireux  de  prouver  qu'il  était  digne  de  la  confiance 
que  les  tribus  confédérées  avaient  placée  en  lui.  Les  fluc- 
tuations du  combat  le  mirent  en  face  d'un  peloton  du  4^  chas- 
seurs d'Afrique,  conduit  par  le  lieutenant  de  Rodellec  ;  ce 


—    'Jl)9    — 

brave  officier ,  suivi  seulement  de  sept  de  ses  hommes, 
fondit  sur  le  groupe  au  milieu  duquel  se  tenait  El  Arbi,  et 
tous  deux,  sabre  au  poing,  se  livrèrent  un  terrible  combat 
singulier.  Si  el  Arbi  finit  par  avoir  le  dessous;  il  tomba,  la 
tête  fracassée  par  un  coup  de  revolver  tiré  à  bout  portant. 

Le  brave  M.  de  Rodellec,  sans  voir  que  les  sept  chas- 
seurs qui  l'avaient  suivi  étaient  tous  tués,  se  précipita  en- 
suite sur  un  cavalier  qui  portait  un  grand  étendard  vert  et 
bleu,  signe  du  commandement  suprême  attribué  à  El  Arbi. 
Seul  au  milieu  de  nombreux  ennemis,  perdu  de  vue  par  sa 
petite  troupe  qui  se  battait  un  peu  plus  loin,  il  finit  également 
par  être  tué. 

Si  el  Arbi  laissait  un  fils  aussi  vaillant  que  lui.  Quand  ce 
jeune  homme,  qui  combattait  sur  un  autre  point  de  la  ligne, 
apprit  la  mort  de  son  père ,  il  accourut  désespéré,  baisa 
respectueusement  le  cadavre  et  s'écria,  en  s'adressant  aux 
Ouled  Sidi  Cheikh  : 

«  —  Vous  serez  des  lâches,  si  vous  ne  m'aidez  pas  à  le 
venger. 

«  —  Nous  ne  sommes  pas  des  lâches  »,  répondirent  les 
Ouled  Sidi  Cheikh  qui  avaient  suivi  la  fortune  de  Si  el  Arbi, 
et  qui  étaient  une  cinquantaine  au  plus. 

Le  jeune  El  Arbi  avisa  aussitôt  le  lieutenant-colonel  Dé- 
trie du  2'' zouaves,  le  héros  du  Borrégo  au  Mexique,  aujour- 
d'hui général  de  division,  qui  avait  mis  pied  à  terre  au  som- 
met d'une  dune  de  sable  rouge,  pour  surveiller  le  combat.  A 
la  tête  de  son  petit  peloton  de  cavaliers  déterminés  à  mou- 
rir, il  s'élança  vers  cette  dune,  espérant  venger  la  mort  de 
son  père  dans  le  sang  d'un  chef  français.  Mais  le  pied  de 
la  dune  était  garni  de  broussailles  dans  lesquelles  se  trou- 
vait embusquée  une  compagnie  de  zouaves.  Celle-ci  ac- 
cueillit la  charge  avec  un  feu  accéléré,  qui,  en  quelques 
minutes,  renversa  hommes  et  chevaux.  Seul,  El  Arbi,  en- 
levant sa  monture  par  un  suprême  efî'ort,  put  franchir  la 
ligne  des  combattants;  mais  il  passa  à  côté  d'un  sous-officier 
qui  lui  envoya  son  coup  de  fusil.  Atteint  au  poitrail,  le  che- 


—    300    — 

val  s'abattit;  le  jeune  homme  se  dégagea  vivement,  et  eut 
l'audace,  seul,  un  pistolet  à  la  main,  de  gravir  la  dune  sur 
laquelle  se  tenait  le  lieutenant-colonel  Détrie.  Un  zouave, 
qui  accompagnait  un  de  ses  camarades  blessé,  attaqua  alors 
El  Arbi  ;  son  fusil  étant  déchargé,  il  dut  se  servir  de  sa 
baïonnette  ;  et  en  même  temps  que  le  chef  arabe  envoyait 
à  son  adversaire  sa  dernière  balle,  il  reçut  lui-même  à  la 
gorge  un  coup  de  baïonnette  qui  retendit  mort  sur  le  sable. 

Ghanzy  se  distingua  brillamment  dans  ce  combat  du 
15  avril,  qui  ne  nous  coûta  que  vingt-trois  tués,  dont  un 
officier,  le  pauvre  lieutenant  de  Rodellec,  et  vingt-sept 
blessés,  dont  deux  officiers. 

En  pénétrant  dans  le  Maroc,  le  général  de  Wimpffen  avait 
déposé  une  partie  de  ses  impedimenta  au  petit  bordj  de 
Bou-Kaïs,  sous  la  garde  d'une  compagnie  de  tirailleurs 
algériens.  On  releva  à  la  hâte  les  fortifications  de  ce  poste, 
et  le  commandement  en  fat  donné  au  capitaine  du  génie 
Pamard,  aujourd'hui  chef  de  bataillon.  Du  9  au  21  avril, 
la  petite  garnison  du  bordj  ayant  eu  à  repousser  deux 
attaques  de  l'ennemi,  Wimpfi'en  rétrogada  immédiatement, 
arriva  le  22  à  Bou-Kaïs,  et,  apprenant  que  les  assaillants  se 
composaient  de  Beni-Guils  faisant  d'Aïn-Ghaïr  le  centre  de 
leurs  opérations,  il  ne  put  résister  au  désir  d'attaquer  cette 
oasis,  qui  ne  se  trouvait  qu'à  15  ou  20  kilomètres  de  Bou- 
Kaïs. 

«  L'oasis  d'Aïn-Ghaïr,  lisons-nous  dans  la  lettre  que  le 
le  général  de  Wimpffen  écrivit  à  la  Société  de  Géographie, 
le  5  juin  1870,  sert  de  lieu  principal  d'emmagasinement  à 
la  plupart  des  nomades  du  sud  marocain.  Habitée  par  une 
population  énergique  et  turbulente,  elle  est  le  centre  d'ac- 
tion de  la  haute  vallée  de  Toued  Guir  et  de  la  plaine  de 
Tamelelt,  comme  Figuig  l'est  de  l'oued  Zouzfana  et  du 
massif  montagneux  habité  par  les  Amours  et  les  Ouled 
Djerrir.  Ainsi  que  la  plupart  des  oasis  de  cette  région,  elle 
est  sous  l'autorité  religieuse  du  marabout  de  Khenatza,  qui, 
tous  les  ans,  désigne  le  chef  du  ksar.  » 


—   ;iOi    — 

Pendant  qu'on  marchait  sur  Toued  Guir,  de  Wimpffen 
reçut  la  visite  de  ce  marabout,  accompagné  des  tolbas 
ou  lettrés  formant  son  conseil.  Confortablement  vêtus, 
respirant  la  santé,  Tair  souriant,  ces  pieux  personnages, 
aux  manières  douces  et  agréables,  arrivèrent  au  camp 
français  montés  sur  de  belles  mules  richement  capara- 
çonnées, près  desquelles  couraient  de  vigoureux  nègres 
du  Soudan.  L'un  d'entre  eux,  ô  civilisation  !  laissa  tomber, 
en  passant  devant  le  front  de  bandière  d'un  bataillon  de 
zouaves,  une  boîte  d'allumettes-bougies  de  fabrication  mar- 
seillaise. Grands  trafiquants,  intermédiaires  dans  la  plupart 
des  opérations  commerciales  de  ces  contrées  du  sud-est 
marocain,  les  marabouts  de  Khenatza  ont  une  facilité  de 
relations  qu'on  ne  trouve  pas  d'habitude  parmi  les  repré- 
sentants des  sectes  musulmanes. 

Leur  principal  revenu  consistait  dans  la  vente  des  nègres 
du  Soudan  ;  mais  l'interdiction  de  ce  genre  de  commerce 
sur  les  marchés  français  les  priva  de  leur  principale 
ressource,  et  le  fanatisme  musulman  qui  en  avait  fait  des 
saints  respectés,  alors  qu'ils  étaient  riches,  s'attiédit  consi- 
dérablement dès  qu'ils  devinrent  pauvres.  Aussi,  le  chef 
des  marabouts  eut  beau  prier  les  gens  d'Aïn-Chaïr  de  cesser 
leurs  attaques  contre  le  ksar  de  Bou-Kaïs,  on  lui  répondit 
par  une  fin  de  non-recevoir. 

Gomme  toutes  les  oasis,  Aïn-Ghaïr  (la  source  de  l'orge) 
possède  un  petit  ksar  dont  les  maisons,  en  assez  bon  état, 
sont  assises  sur  un  rocher,  et  dominées  par  le  minaret 
d'une  mosquée  qui,  chose  extraordinaire  dans  le  Sah'ra,  ne 
tombe  pas  en  ruines.  C'est  que  le  rôle  actif  joué  par  Aïn- 
Chaïr  dans  la  contrée  met  les  habitants  dans  l'obligation  de 
songer  à  défendre  leur  ksar.  Celui-ci  est  donc  entouré  d'un 
mur  d'enceinte  bien  entretenu,  flanqué  de  distance  en  dis- 
tance par  des  tours  carrées  donnant  plusieurs  étages  de 
feux,  et  isolé  à  l'est  de  l'oasis  qui  comprend,  outre  des  jar- 
dins de  palmiers,  de  vastes  espaces  ensemencés  d'orge  ; 
ne  faut-il  pas  qu'Ain-Chaïr  reste  fidèle  à  son  étymologie? 


—    302    — 

Jardins  de  palmiers  et  champs  d'orge  sont  irrigués  par  deux 
sources,  d'où  se  détachent,  à  ciel  ouvert,  de  nombreuses 
conduites  en  briques  cuites  au  soleil. 

G^est  contre  cette  oasis  que  le  général  de  Wimpffen  allait 
lancer  sa  colonne;  ïi  avait  trop  le  souci  des  intérêts  algé- 
riens, pour  passer  à  côté  d'incorrigibles  pillards  sans  les 
châtier. 

Le  23  avril,  on  vint  camper  aux  puits  de  Mengoub  (1),  et 
le  24  au  matin  on  était  devant  Aïn-Chaïr. 

Fidèles  aux  us  et  coutumes  militaires,  le  général  somma 
d'abord  les  défenseurs  de  l'oasis  de  lui  faire  soumission. 
Mais  les  Arabes  ont  leur  point  d'honneur;  quelque  violente 
que  puisse  être  parfois  leur  envie  de  se  soumettre,  il  leur 
faut  leur  journée  de  poudre.  Pour  se  conformer  à  l'usage, 
les  gens  d'Aïn-Chaïr  firent  répondre  au  général  qu'ils  l'at- 
tendaient de  pied  ferme. 

Quatre  colonnes  d'attaque  furent  lancées  dans  l'oasis. 
Avant  la  nuit  elles  en  étaient  maîtresses  et  l'ennemi  se 
rejetait  dans  le  ksar.  Le  lendemain,  deux  assauts  contre 
ce  ksar  furent  tentés  et  repoussés;  quatre  des  plus  brillants 
officiers  du  2^  zouaves  s'y  firent  tuer  en  entraînant  leurs 
hommes. 

Les  munitions  manquaient  dans  le  camp  français,  elles 
manquaient  également  à  Aïn-Chaïr  ;  on  allait  battre  en 
retraite  quand  les  gens  de  l'oasis,  craignant  une  nouvelle 
attaque,  se  présentèrent  à  la  tente  du  général  de  Wimp- 
ffen pour  faire  leur  soumission  et  solhciter  leur  pardon. 
Ils  s'engageaient  à  vivre  en  paix  avec  celles  de  nos  tribus 
qui  étaient  voisines  de  la  frontière,  et  à  refuser  tout  appui 
aux  Ouled  Sidi  Cheikh  dans  leurs  entreprises  contre  le 
territoire  algérien.  Comme  preuve  de  leur  sincérité,  ils 
prévinrent  le  général  de  Wimpffen  que  des  contingents 
nomades,  conduits  par  notre  vieil  ennemi  Sidi  Cheikh  ben 
Taïeb,  marchaient  au  secours  de  leur  ville.  Ces  maîtres 

(1)  C'est  le  nom  générique  donné  à  tous  les  puits  du  sud  creusés  perpendi- 
culairement dans  le  tuf. 


-     303    — 

coquins  trahissaient  ainsi  leurs  auxiliaires,  qui  furent 
surpris  par  notre  cavalerie,  et  perdirent  à  jamais  l'envie  de 
leur  être  agréables. 

Evidemnaent,  la  soumission  des  habitants  d'Aïn- Chair 
n'avait  aucune  importance  ;  mais  elle  donnait  au  général  le 
droit  de  se  consoler  de  l'échec  qu'il  avait  subi,  et  l'honneur 
de  nos  armes  était  sauf. 

Dans  sa  lettre  à  la  Société  de  Géographie,  de  Wimpfifen 
déclare  que  cette  expédition  avait  eu  l'immense  avantage, 
en  dehors  des  raisons  politiques,  de  fixer  complètement  les 
esprits  sur  le  vaste  territoire  qui  s'étend  au  sud-ouest  de 
notre  frontière  algérienne,  et  dont  on  exagérait  beaucoup 
les  difficultés  sous  le  rapport  des  ressources  en  eaux,  pro- 
ductions végétales  et  conditions  climatériques.  «  Nous  avons 
pu  constater,  dit  le  général,  qu'une  colonne  ayant  un  effectif 
de  cavalerie  élevé,  a  pu,  sans  inconvénient,  parvenir  à 
l'extrême  limite  d'un  territoire  peu  connu,  et  que  le  terrain, 
d'un  parcours  facile,  offre  sur  la  plupart  des  points,  à  l'état 
sauvage,  des  productions  très  utiles  à  la  nourriture  des 
animaux.  » 

Wimpffen  s'est  payé  de  mots.  L'expédition  de  1870,  qui 
ne  présenta  que  quelques  avantages  momentanés  fort  in- 
complets, devait  être  frappée  de  stérilité.  Comme  nous  le 
verrons  par  la  suite,  la  paix  conclue  à  Aïn-Chaïr  fut  une 
simple  trêve,  que  rebelles  et  marocains  s'empressèrent  de 
rompre,  dès  qu'ils  furent  en  état  de  reprendre  la  campagne. 

Et  il  en  sera  toujours  ainsi,  tant  que  cette  question  des 
frontières  marocaines  ne  sera  pas  résolue. 

Nous  l'avons  vu  en  1881-1882  ;  nous  le  verrons  encore. 


VIIl 

On  sait  que  le  ministère  du  19  janvier  1870  amena 
d'importantes  modifications  dans  la  politique  de  l'Empire. 
M.  Emile  Ollivier  fit  prévaloir,  entre  autres  choses,  dans 


—    804    — 

les  conseils  du  gouvernement,  Tidée  de  rétablir  ex  abrupto 
le  régime  civil  en  Algérie.  Mac-Mahon  ne  croyait  pas  le 
moment  venu  ;  il  s'en  expliqua  au  Sénat,  et  son  discours 
du  21  janvier  fut  très  remarqué.  Ensuite,  le  maréchal  fit 
observer  à  Napoléon  que  si  son  œuvre  à  lui  était  terminée, 
il  n'avait  plus  qu'à  s'effacer,  pour  ne  pas  mettre  obstacle 
aux  innovations  jugées  nécessaires  à  la  prospérité  de  la 
colonie.  A  deux  reprises,  il  offrit  sa  démission  ;  mais  l'em- 
pereur refusa  de  l'accepter.  Le  maréchal  resta  donc  au 
poste  qui  lui  était  assigné.  Quelques  semaines  après,  il  s'em- 
barquait pour  la  France  avec  la  plus  grande  partie  de  l'armée 
d'Afrique. 

La  guerre  venait  d'être  déclarée  à  la  Prusse. 

Il  était  dit  que  le  maréchal  de  Mac-Mahon,  cet  homme 
de  Plutarque  qui  n'eut  jamais  en  vue  que  Taccomplissement 
du  devoir,  devait,  après  avoir  enduré  les  dernières  émo- 
tions du  champ  de  bataille,  trouver  le  couronnement  de 
sa  carrière  militaire  entre  deux  barricades,  puis  connaître 
toutes  les  amertumes  du  pouvoir.  Quand  cet  illustre  sol- 
dat, dont  l'unique  préoccupation  fut  toujours  de  servir  la 
France  et  de  ne  rien  faire  contre  l'honneur,  rentra  dans 
la  vie  privée,  plus  pauvre  que  le  jour  où  la  majorité  de 
l'Assemblée  nationale  le  hissa  sur  le  pavois,  le  respect 
de  tous,  un  respect  unanime  et  profond,  l'accompagna  dans 
sa  retraite,  et  ce  respect  il  l'obtient  encore  à  l'heure  pré- 
sente, si  pleine  de  trouble  et  d'inquiétude. 

Les  Mac-Mahon  descendent  de  l'antique  famille  irlandaise 
des  O'Brien,  princes  de  Thonon,  dont  ils  portent  les  armoi- 
ries. Cette  famille,  dit  O'Gullivan  dans  son  Histoire  de  V Ir- 
lande, a  donné  à  la  verte  Erin  un  de  ses  rois  les  plus 
populaires,  le  brave  O'Brien,  roi-poète  à  la  façon  de  David, 
qui  délivra  son  pays  des  Danois.  A  la  suite  de  la  prise 
d'armes  de  l'Irlande  en  faveur  de  Charles  P"",  l'armée  de 
Cromwell  commit  d'atroces  cruautés  dans  les  provinces 
de  l'île,  et  l'on  rencontre  le  nom  de  plusieurs  Mac-Mahon 
dans  la  liste  des  victimes  conduites  à  l'échafaud.  Quantité 


—    305    — 

de  nobles  irlandais,  après  la  révolution  de  1680,  vinrent 
se  réfugier  en  France  auprès  du  roi  Jacques  II,  et  parmi 
eux  se  trouvèrent  des  membres  de  la  famille  des  Mac- 
Mahon.  En  1769,  Jean-Baptiste  de  Mac-Mahon  obtint  du 
roi  Louis  XV  des  lettres  de  naturalisation,  et  fut  par  la 
suite  député  des  Etats  de  Bourgogne.  Il  eut  deux  fils 
dont  l'un,  Gharles-Laure,  devint  maréchal  de  camp  en 
1814,  et  pair  de  France  en  1827.  C'est  le  père  du  ma- 
réchal. 

Le  13  juin  1808,  naquit  Marie-Edme-Patrice-Maurice  de 
Mac-Mahon  ;  il  était  le  seizième  des  dix-sept  enfants  de 
Charles-Laure ,  marié  à  une  demoiselle  de  Garaman.  Qui 
donc  a  dit  que  la  sève  des  vieilles  races  est  aujourd'hui 
épuisée?  C'est  assurément  faux  pour  le  duc  de  Magenta. 
On  dirait  que  ce  vigoureux  vieillard,  comme  les  paladins 
irlandais  dont  il  descend,  a  puisé  dans  l'ancienneté  de  sa 
race  la  vigueur  morale  et  physique  qui  a  fait  de  lui  un  pri- 
vilégié de  la  vie. 

Son  enfance  s'écoula  dans  le  domaine  patrimonial,  le 
château  de  Sully,  en  Bourgogne,  qui  appartint  jadis  à 
Saulx  de  Tavannes.  Sa  mère,  fervente  catholique,  l'éleva 
avec  le  plus  grand  soin,  et  le  plaça  au  petit  séminaire 
d'Autun,  où  il  fit  de  brillantes  études.  Il  vint  plus  tard 
se  préparer  à  Saint-Cyr  dans  une  institution  de  Ver- 
sailles, et  entra  à  l'école  en  novembre  1825.  Il  en  sortit 
le  1"  octobre  1827,  avec  le  numéro  4,  et  passa  sous-lieu- 
tenant dans  le  corps  d'état-major  créé  quelques  années 
auparavant  par  le  maréchal  Gouvion  Saint-Cyr. 

En  1830,  Patrice  de  Mac-Mahon  prit  part  à  l'expédition 
d'Alger  comme  lieutenant  d'état-major,  aide  de  camp  du 
général  Achard.  A  la  fin  de  la  même  année,  le  général 
Clausel  ayant  conduit  une  expédition  à  Médéa,  la  brigade 
Achard  fut  vivement  engagée  à  l'attaque  du  col  de  Mouzaïa, 
où  un  bataillon  du  37'  de  ligne,  en  tête  duquel  marchait  le 
brave  lieutenant,  décida  de  la  victoire  au  moyen  d'une 
brusque  attaque  à  la  baïonnette.  La  bravoure  du  jeune 

RÉCITS  ALGÉRIENS.  —  2»  SÉRIE.  ?0 


—    306    — 

officier  fut  récompensée  par  la  croix  de  chevalier  de  la 
Légion  d'honneur.  Il  avait  à  peine  vingt-deux  ans  î 

Mac-Mahon  rentra  en  France  au  commencement  de  1831. 

Après  avoir  conquis  ses  épaulettes  de  capitaine  à  la 
citadelle  d'Anvers,  il  prit  part,  en  1836,  à  la  première 
expédition  de  Constantine,  en  qualité  d'aide  de  camp 
du  duc  de  Nemours  ;  puis  à  la  seconde,  en  1837,  comme 
aide  de  camp  du  général  en  chef  Damrémont.  Celui-ci 
ayant  été  tué  au  moment  de  l'assaut,  le  capitaine  de  Mac- 
Mahon  se  trouva  sans  emploi.  Il  solhcita  néanmoins  l'hon- 
neur de  faire  partie  de  la  première  colonne  d'assaut,  sous 
les  ordres  du  lieutenant-colonel  de  Lamoricière,  et  fut  cité 
à  l'ordre  du  jour. 

Nous  avons  vu  que  le  corps  royal  d'état-major  étant 
appelé  à  fournir  un  des  dix  commandants  des  bataillons 
de  chasseurs  d'Orléans,  autrement  dits  chasseurs  à  pied, 
Mac-Mahon  fut  choisi  entre  tous  ;  mais  comme  il  n'avait 
pas  l'ancienneté  voulue,  on  Tenvoya  en  Afrique.  Là,  il 
fut  nommé  chef  de  bataillon,  après  le  magnifique  combat 
de  Mouzaïa,  livré  en  1839  par  le  duc  d'Orléans  aux  troupes 
d'Abd-el-Kader. 

Entré  dans  Tarmée  réguHère,  Mac-Mahon  dit  pour  ja- 
mais adieu  à  l'état-major. 

Résumer  ici  la  carrière  militaire  du  maréchal  serait 
faire  l'histoire  de  la  conquête  de  l'Algérie.  Bornons-nous 
à  dire  que  lors  de  la  terrible  insurrection  de  Bou-Maza,  il 
était  lieutenant-colonel  de  la  légion  étrangère.  Après  deux 
citations  à  l'ordre  de  l'armée,  il  fut  nommé  colonel  du 
41^  de  ligne  ;  mais  ce  dernier  rentrant  en  France,  Mac- 
Mahon  prit  le  commandement  du  9%  qui  restait  en  Afrique. 
Ce  fut  à  la  tête  de  ce  régiment,  renforcé  par  les  zouaves, 
qu'il  ferma  un  des  passages  par  lesquels,  en  1847,  Abd-el- 
Kader  tentait  de  s'échapper. 

Devenu  général  de  brigade  le  17  mars  1852,  on  l'appela 
au  commandement  de  la  province  de  Constantine.  Le 
16  juillet  suivant,  à  quarante-quatre  ans,  nous  le  retrouvons 


—    307    — 

divisionnaire  et  grand-officier  de  la  Légion  d'honneur.  11 
est  vrai  que,  sur  vingt-sept  années  de  services,  il  comptait 
vingt-trois  campagnes. 

Quand  l'armée  d'Afrique  aborda  la  grande  guerre  en 
Crimée,  Mac-Mahon  fut  un  des  officiers  supérieurs  que  le 
maréchal  de  Saint-Arnaud  choisit  pour  l'accompagner. 

Le  7  septembre  1855,  Pélissier  réunissait  les  généraux 
de  division,  et  leur  donnait  ses  derniers  ordres  pour  Tas- 
saut  du  lendemain.  A  Mac-Mahon  échut  le  rôle  le  plus  dan- 
gereux, celui  d'enlever  Malakoff,  clef  de  Sébastopol. 

«  —  Messieurs,  dit  en  concluant  le  commandant  en  chef, 
je  vous  tiens  tous  pour  de  vaillants  hommes  de  guerre  ; 
aussi  ai-je  pleine  confiance  en  vous.  » 

Le  général  Niel ,  commandant  le  génie  du  corps  de 
siège,  s'adressa  à  Mac-Mahon  qui  montrait  une  parfaite 
tranquillité  d'âme,  et  lui  déclara  que  Sébastopol  serait 
perdu  si  Malakoff  était  pris. 

«  —  Je  le  sais,  reprit  ce  dernier,  avec  un  calme  qui 
surprit  les  plus  braves.  J'y  entrerai,  ou  soyez  certain  que 
je  n'en  sortirai  pas  vivant.  » 

Le  lendemain,  8  septembre,  dans  la  tranchée,  un  moment 
avant  l'action,  le  général  haranguait  sa  division  et  faisait 
passer  dans  les  rangs  tout  le  feu  de  son  âme. 

L'assaut  était  fixé  pour  midi  précis.  «  Il  faudrait,  s'écrie 
M.  de  Bazancourt,  l'historien  officiel  des  guerres  du 
deuxième  Empire,  il  faudrait  la  plume  d'Homère  pour 
retracer  dignement  ce  moment  d'attente  solennelle  qui 
faisait  étinceler  les  regards  et  frémir  tous  les  cœurs... 
L'armée  comptait  les  minutes  dans  un  immense  recueil- 
lement. » 

Ceux  qui  devaient  s'élancer  les  premiers  étaient  les 
zouaves.  Accroupis,  les  yeux  étincelants,  ces  incompa- 
rables soldats  attendaient  Tordre  de  leur  chel,  qui  se  pro- 
menait au  milieu  d'eux.  A  midi,  Mac-Mahon  tira  son  épée. 
Il  n'eut  pas  besoin  de  crier  :  En  avant  !  ses  yeux  disaient 
assez  :  Suive7>~.^oi  !  Une  clameur  inouïe,  effrayante,  s'éleva. 


—    308    — 

poussée  par  mille  poitrines,  dominant  le  bruit  des  clairons 
sonnant  la  charge.  Deux  minutes  après,  la  division  enlevait 
l'ouvrage  de  Malakoff. 

S'emparer  de  Malakoff  n'était  rien  ;  s'y  maintenir  était 
tout.  Surpris  par  l'impétuosité  de  notre  attaque,  les  Russes 
reprirent  l'offensive  avec  une  énergie  désespérée.  L'orgie 
sanglante  dura  près  de  deux  heures  ;  le  général  allait  et 
venait  au  milieu  d'elle  avec  une  impassibilité  qui  arracha 
des  cris  d'admiration  à  Péhssier,  si  bon  juge  en  la  matière. 
C'est  à  ce  moment  que  le  commandant  en  chef  ayant  fait 
demander  à  l'héroïque  général  s'il  croyait  pouvoir  se 
maintenir  sur  la  position  conquise,  reçut  cette  laconique 
réponse,  devenue  légendaire  :  «  J'y  suis,  j'y  reste.  » 

L'aide  de  camp  revint  un  moment  après  : 

«  —  Au  moins,  mon  général,  mettez-vous  quelque  peu 
à  l'abri. 

«  —  Laissez-moi  la  paix  !  riposta  Mac-Mahon  ;  je  suis 
bien  maître  de  ma  peau.  » 

Tant  que  dura  la  guerre,  une  armée  de  80.000  hommes, 
commandée  par  le  général,  resta  sous  les  murs  de  Sébas- 
topol.  Pendant  le  terrible  hiver  de  1855  à  1856,  cette  armée 
n'eut  à  lutter  que  contre  la  maladie.  Chaque  jour,  on  voyait 
Mac-Mahon  visiter  les  ambulances,  montrant  qu'il  savait 
se  placer  à  la  tête  de  ses  soldats  sur  tous  les  champs  de 
bataille.  Il  avait  sous  ses  ordres  un  divisionnaire  qui,  plus 
tard,  ne  profita  guère  de  son  exemple  :  nous  voulons  parler 
du  général  Bazaine,  auquel  on  reprocha  justement  de  n'avoir 
jamais  su  où  étaient  les  ambulances  de  l'armée  de  Metz. 

Nous  avons  montré  le  vainqueur  de  Malakoff  à  la  tête  de 
la  2^  division  du  corps  expéditionnaire,  que  le  maréchal 
Randon  conduisit  à  la  conquête  de  la  grande  Kabylie. 

Résumons  en  deux  mots  le  rôle  que  joua  le  général  en 
Italie  :  à  Magenta,  il  s'avança  dès  qu'il  entendit  le  canon, 
et  le  succès  devint  son  œuvre.  Par  la  promptitude  de  son 
coup  d'œil,  par  la  rapidité  de  sa  marche,  il  transforma  un 
revers  certain  en  victoire  féconde.  Desaix  en  avait  fait 


—     309    — 

autant  à  Marengo,  mais  il  fut  frappé  en  pleine  victoire  ;  plus 
heureux  que  Desaix,  Mac-Mahon  se  fit  nommer  maréchal 
de  France  et  duc  de  Magenta. 

Passons  sous  silence  les  années  qui  s'écoulèrent  entre 
la  campagne  d'Italie  et  la  fatale  guerre  de  1870.  Arrivons 
de  suite  à  la  bataille  de  Reichshoffen. 

Quand,  le  4  août  1870,  l'empereur  décida  que  les  5^  et 
7"  corps ,  sous  le  commandement  des  généraux  de  Failly 
et  Douay,  seraient  réunis  au  1"  corps  pour  former  une 
armée  unique,  placée  sous  ]e  commandement  du  maréchal 
de  Mac-Mahon,  il  était  déjà  trop  tard.  L'ennemi  venait  de 
prendre  l'offensive,  et  d'écraser  à  Wissembourg  la  faible 
division  Abel  Douay,  trop  aventurée  ;  le  1"  corps  se  con- 
centrait aussitôt  en  avant  du  défilé  de  Niederbronn. 

C'est  à  l'aide  de  l'ouvrage  du  grand  état-major  allemand 
et  de  celui  du  colonel  suisse  Lecomte,  que  nous  allons  briè- 
vement élucider  ce  point  d'histoire. 

Mac-Mahon,  dès  l'ouverture  de  la  campagne,  avait  pro- 
testé contre  la  dissémination  le  long  de  la  frontière  des 
sept  corps  de  l'armée  française.  Il  n'eut  satisfaction  que  le 
4  août,  au  soir,  en  recevant  avis  que  les  corps  Félix  Douay 
et  de  Failly  allaient  rallier  le  sien. 

Le  maréchal  donna  immédiatement  ses  ordres  de  concen- 
tration. Or,  voici  d'une  façon  précise  quelle  était  la  situation 
des  5^  et  7°  corps. 

A  Bilche,  le  général  de  Failly  n'avait  sous  la  main 
que  deux  régiments  d'infanterie  sur  douze  ;  les  autres 
étaient  disséminés  depuis  Sarreguemines  jusqu'à  la  crête 
des  Vosges.  A  Sarreguemines,  notamment,  se  trouvait  la 
fameuse  brigade  Lapasset ,  qui  dut  battre  en  retraite  sur 
Metz,  après  l'échec  du  corps  Frossard  à  Spicheren.  Le 
général  de  Failly,  qui  fut  loin  d'être  brillant  à  Beaumont, 
ne  mérite  pas  d'être  accusé,  à  propos  de  Reichshoffen. 
Il  concentra  à  Bitche,  le  5  août  au  soir,  toute  la  division 
Guyot  de  Lespars,  et,  le  lendemain  matin,  l'achemina  dans 
la  direction  de  Niederbronn. 


—    310    — 

Mais  la  voie  sur  laquelle  s'engageait  cette  division  était 
une  simple  route  départementale  ;  les  hommes  marchaient 
à  rangs  dédoublés,  et  ceux  qui  ont  fait  la  guerre  peuvent 
penser  si,  avec  son  artillerie  et  ses  bagages,  elle  mar- 
chait vite  !  Toujours  est-il  que  ce  ne  fut  que  vers  quatre 
heures  du  soir,  le  6  août,  que  la  tête  de  colonne  de  la 
division  Guyot  de  Lespars  débouchait  à  Niederbronn. 

Mais,  dira-t-on,  la  division  Guyot  de  Lespars  aurait  dû 
se  hâter  au  bruit  du  canon. 

A  cela,  nous  répondons  qu'elle  cheminait  sur  le  versant 
opposé  du  massif  des  Vosges,  au  pied  duquel  se  livrait  la 
bataille  ;  elle  n'entendit  rien. 

Passons  au  7^  corps. 

Dès  le  soir  du  4  août,  le  général  Félix  Douay  annonça 
que,  pendant  la  nuit,  il  mettrait  la  V^  division  de  son  corps 
d'armée,  la  division  Conseil-Duménil,  en  mesure  de  mar- 
cher. Elle  partit  effectivement  en  chemin  de  fer,  le  5  août, 
au  matin  ;  le  soir,  elle  ralliait  le  maréchal  de  Mac-Mahon 
à  Reichshoffen,  et,  le  6,  elle  prenait  part  à  la  bataille. 

Le  général  commandant  le  7^  corps,  avec  une  activité  pro- 
digieuse, passa  la  journée  du  5  à  disposer  pour  le  combat 
sa  2®  division,  la  division  Liébert.  Le  soir,  à  quatre  heures, 
elle  arrivait  à  Mulhouse.  Si  donc  la  bataille  avait  eu  lieu 
le  7  août,  comme  tout  le  monde  le  croyait,  dans  l'armée 
allemande  aussi  bien  que  dans  l'armée  française,  le  maré- 
chal de  Mac-Mahon  aurait  été  renforcé  par  la  division 
Guyot  de  Lespars  du  5^  corps,  et  les  divisions  Conseil- 
Duménil  et  Liébert  du  1\  Nul  doute  qu'il  n'eût  triomphé. 

Achevons  d'exposer  les  faits. 

Mac-Mahon,  désespérant  d'attirer  à  lui  les  2°  et  3'  divi- 
sions du  corps  du  général  de  Failly,  prescrivit  à  celui-ci  de 
marcher  le  7  août  au  matin  de  Bitche  à  Lembach,  avec  six 
de  ses  régiments;  la  brigade  Lapasset,  à  Sarreguemines, 
étant  trop  loin  pour  être  rappelée,  le  général  devait  débou- 
cher sur  la  haute  Sauer,  derrière  les  Bavarois. 

Les  eflets  de  cet  habile  mouvement  tournant  eussent 


—    311     — 

été  incalculables,  car,  du  même  élan,  de  Failly  arrivait  à 
Wissembourg-,  sur  la  ligne  de  communications  de  l'armée 
allemande. 

Le  maréchal  renonçait  à  attirer  sur  le  champ  de  bataille 
la  3^  division  du  corps  de  Douay.  La  1'^  brigade  de  cette 
division  était  formée  par  le  corps  d'occupation  de  l'armée 
de  Rome,  lequel  venait  à  peine  de  débarquer  à  Marseille. 

Donc,  si  la  bataille  avait  eu  lieu  le  7  août,  Mac-Mahon 
disposait  de  sept  divisions  d'infanterie,  dont  quatre  du 
1"  corps,  deux  du  7%  et  une  du  5*.  L'une  des  divisions  du 
1"  corps  était  affaiblie  de  3.000  hommes,  tombés  sur  le 
champ  de  bataille  de  Wissembourg. 

Ajoutons  que  le  1"  corps  aurait  reçu  ses  réserves,  qui 
commencèrent  à  arriver  à  Strasbourg  le  6  août  au  soir. 
Tout  compris ,  l'armée  française  aurait  compté  75.000 
hommes. 

L'ouvrage  du  grand  état-major  prussien  établit  de  la 
façon  la  plus  formelle  que  le  prince  royal  attendait,  pour 
attaquer  l'armée  française,  l'arrivée  du  6®  corps  (Basse- 
Silésie).  Or,  celui-ci  n'était  signalé  à  Landau  que  le  6  août 
au  soir. 

La  bataille  de  Reichshoffen  fut  tout  à  fait  fortuite. 

Les  Prussiens,  le  matin  du  6  août,  envoyèrent  une  brigade 
de  leur  5°  corps  en  reconnaissance  au  delà  de  la  Sauer. 
Elle  fut  si  chaudement  reçue  par  une  des  brigades  de  la 
division  Raoult,  composée  du  2'  zouaves  et  du  2^  tirail- 
leurs algériens,  que  le  général  commandant  la  division 
ennemie  crut  devoir  la  faire  soutenir  par  la  2°  brigade. 
Le  2^  corps  bavarois  s'engagea  alors  contre  la  division  Du- 
crot.  Le  prince  royal  donna  Fordre  de  cesser  le  feu.  Les 
Bavarois  obéirent,  mais  le  général  de  Bose,  commandant 
le  5"  corps  prussien,  déclara  qu'il  ne  lui  était  plus  possible 
de  rompre  le  combat. 

Eh  bien  !  envers  et  contre  tout,  la  bataille  eût  été  gagnée, 
si  le  11^  corps  prussien  n'avait  débouché  sur  la  droite  de 
l'armée   française,    et  ce   corps   eût  été  victorieusement 


—    312    — 

repoussé  si  le  7%  avec  le  général  Félix  Douay,  s'était 
trouvé  là. 

La  gloire  du  maréchal  sort  donc  intacte  de  cette  terrible 
bataille  de  Frœschwiller  ou  de  Reichshoffen  ;  si  quelqu'un 
commit  des  fautes,  ce  fut  le  chef  d'état-major  général  des 
armées  françaises.  La  concentration  des  1",  5'  et  7^  corps 
eut  dû  être  faite  dans  les  premiers  jours  du  mois  d'août. 
L'impartiale  histoire  ne  verra  à  Reichshoffen  ni  vainqueurs 
ni  vaincus  ;  les  Allemands  ont  bénéficié  d'un  de  ces  hasards 
heureux  qui  se  présentent  si  souvent  à  la  guerre. 

A  quoi  bon  maintenant  parler  de  la  marche  sur  Sedan  ? 
Bornons-nous  à  dire  que  Mac-Mahon,  grâce  à  une  blessure 
providentielle,  que  d'idiots  détracteurs  ont  voulu  nier,  put 
échapper  aux  humiliations  douloureuses  de  la  capitulation. 
Il  ne  devait  pas  supporter  la  responsabilité  de  fautes  qui 
n'étaient  pas  les  siennes. 

Rappellerons-nous  la  répression  de  la  terrible  insurrec- 
tion de  1871  ?  Au  milieu  de  tant  de  défaillances  morales,  les 
soldats  de  Reichshoffen  et  de  Gravelotte,ces  «  capitulards  » 
qu'insultaient  ceux  qui  avaient  crié  :  «  A  Berlin  !  »  ces  mar- 
tyrs du  devoir  se  retrouvèrent  sous  le  drapeau  tricolore, 
aussi,  fidèles  et  aussi  obéissants  à  leur  chef  qu'aux  beaux 
jours  de  Malakoff  ou  de  Magenta.  Heureux  les  soldats  morts 
pour  la  patrie  sous  les  balles  allemandes  !  Au  moins,  il  ne 
leur  fut  pas  donné  d'assister  aux  horribles  batailles  de  la 
guerre  des  rues  ! 

Le  maréchal  annonça  ainsi  leur  délivrance  aux  habitants 
de  la  capitale  : 

«  L'armée  de  la  France  est  venue  vous  sauver.  Paris  est 
délivré.  Nos  soldats  ont  enlevé  aujourd'hui  à  quatre  heures 
les  dernières  positions  des  insurgés. 

«  Aujourd'hui  la  lutte  est  terminée;  l'ordre,  le  travail  et  la 
sécurité  vont  renaître. 

«  Au  quartier-général,  le  28  mai  1871.  » 


—    313    — 


IX 


On  pouvait  penser  que  la  défaite  éveillerait  en  nous  les 
pensées  courageuses,  les  dévouements  superbes,  les  sacri- 
lices  héroïques.  Il  ne  s'agissait  pas  seulement  de  vivre  : 
tout  était  perdu,  il  fallait  réparer  le  passé,  préparer  l'avenir 
et  nous  placer  résolument  dans  le  chemin  du  devoir. 

Les  hommes  de  bonne  volonté  ceignaient  leurs  reins  et 
songeaient  à  faire  l'essai  loyal  de  la  République  conser- 
vatrice. Mais  le  peuple  français  devait  garder  son  éternel 
renom  d'inconsistance  et  de  futilité.  Frondeur  incorrigible, 
béat  devant  tous  les  cabotinages,  ami  de  la  pose,  se  pâmant 
au  pied  des  tréteaux  où  cabriolent  les  saltimbanques  poli- 
tiques, les  inutilités  solennelles  et  les  charlatans  effrontés, 
le  français  oublia  que  Foccasion  était  unique  pour  relever 
la  patrie.  Peu  à  peu  il  délaissa  les  questions  sérieuses, 
affecta  de  ne  pas  voir  que  le  drapeau  allemand  flottait  sur 
la  cathédrale  de  Strasbourg,  et  se  laissa  absorber  par  les 
niaiseries  de  la  politique  intérieure.  Aujourd'hui,  aux  yeux 
des  purs  de  l'extrême  gauche,  la  réorganisation  de  l'armée 
est  moins  urgente  que  la  séparation  de  l'Eghse  et  de  l'Etat. 

Il  est  permis  de  se  demander  comment  le  monde  se  gou- 
vernera au  vingtième  siècle;  du  train  dont  vont  les  choses, 
il  faut  bien  espérer  que  le  parlementarisme  qui  nous  tue 
n'existera  plus  qu'à  l'état  de  souvenir. 

Le  24  mai  1873,  l'Assemblée  nationale,  après  la  démission 
de  M.  Thiers,  confia  le  pouvoir  au  maréchal  de  Mac-Mahon. 
Celui-ci  avait  été  officieusement  averti  la  veille  que  si 
M.  Thiers  maintenait  sa  démission,  il  serait  appelé  à  re- 
cueilhr  la  succession  du  libérateur  du  territoire.  Le  maré- 
chal fut  profondément  troublé  par  cette  communication. 
Lorsque,  quelques  heures  plus  tard,  M.  Buffet,  président 
de  la  Chambre,  accompagné  d'un  grand  nombre  de  députés, 


—     oU     — 

vint  l'informer  que  son  nom  était  sorti  de  l'urne,  proclamé 
par  390  voix  sur  392  votants,  il  répondit  tout  d'abord  par  un 
refus  formel.  Ce  ne  fut  qu'à  la  suite  d'un  chaleureux  appel 
à  l'esprit  de  dévouement  au  pays  dont  il  avait  donné  des 
preuves  si  éclatantes,  qu'il  se  décida  à  accepter  le  pouvoir 
qui  lui  était  offert. 

Maintes  fois,  il  avait  affirmé  sa  résolution  de  rester  en 
dehors  de  la  vie  politique  active,  ne  se  sentant  pas  fait  pour 
les  luttes  de  parti.  Placé  à  la  tête  des  armées  françaises, 
il  tenait  à  représenter  la  force  impassible  et  impersonnelle 
de  la  loi.  La  haute  autorité  morale  qu'il  avait  su  acquérir  ne 
pouvait  qu'être  compromise  au  contact  des  politiciens  ;  il  le 
comprenait  si  bien,  qu'il  avait  péremptoirement  décliné  les 
avances  des  collèges  électoraux  de  plusieurs  départements 
qui  voulaient,  au  moment  des  élections  complémentaires  de 
juillet  1871,  l'envoyer  à  l'Assemblée  nationale.  Mac-Mahon 
n'a  donc  pas  ambitionné  le  pouvoir  ;  il  l'a  plutôt  subi  le 
jour  où  on  vint  lui  dire  que  la  patrie  avait  le  droit  de  compter 

sur  lui. 

Cet  homme  d'action  avait  déjà,  en  1858,  montré  qu'il  avait 
peu  de  goût  pour  les  intrigues  parlementaires. 

Nommé  sénateur  à  son  retour  de  Grimée,  il  trouva  l'occa- 
sion, lui  si  réservé  d'habitude,  de  prononcer  un  courageux 

discours. 

Le  Sénat,  après  l'attentat  d'Orsini,  avait  été  saisi  d'un  pro- 
jet de  loi  dit  de  sûreté  générale,  inspiré  par  la  peur,  exigeant 
le  rétablissement  de  mesures  exceptionnelles  de  défense,  et 
déjà  voté  par  le  Corps  législatif  à  la  majorité  de  227  voix 
contre  24. 

La  loi  de  sûreté  générale  était  une  de  ces  lois  mala- 
droites, lois  de  terreur  et  de  violence,  que  les  gouverne- 
ments éperdus,  pressentant  leur  fin,  arrachent  à  leurs  servi- 
teurs. Personne  n'osa  le  dire  au  Corps  législatif  ;  au  Sénat, 
un  seul  eut  le  courage  d*élever  la  voix  :  ce  fut  Mac-Mahon. 
Il  déclara  que  le  pouvoir  exécutif  n'avait  point  le  droit  de 
substituer  l'arbitraire  à  la  justice. 


—    315    — 

Après  avoir  rappelé  que  Tadage  de  ses  pères  était  : 
Fais  ce  que  dois,  advienne  que  pourra!  le  maréchal 
s'écria  : 

«  —  Consciencieusement,  je  crois  cette  loi  inconstitution- 
nelle,  et  susceptible  de  conséquences  fâcheuses.  Je  pense 
que  Ton  aurait  pu  obtenir  les  résultats  qu'elle  se  propose 
sans  violer  la  constitution;  par  suite,  en  honnête  homme 
qui  a  juré  fidélité  à  la  constitution,  en  homme  indépendant, 
comme  nous  le  sommes  tous,  en  législateur,  je  me  vois 
obligé  de  voter  contre.  » 

Après  avoir  exposé  les  principes  de  d789,  et  démontré 
que  ces  principes  ne  permettaient  pas  de  faire  entrer  la 
violence,  l'arbitraire  et  la  proscription  dans  notre  législa- 
tion, l'orateur  dégageait  une  à  une  les  conséquences  de  la 
loi  projetée  : 

«  Elle  est  fâcheuse  pour  l'autorité  judiciaire,  car  elle  donne 
lieu  de  penser  que  le  gouvernement  n'a  point  une  confiance 
entière  dans  son  impartialité,  dans  son  énergie  à  punir  les 
coupables. 

«  Elle  est  fâcheuse  pour  l'autorité  administrative,  qui  peut 
être  accusée,  avec  plus  de  vraisemblance,  d'être  l'instrument 
de  la  passion  et  de  la  haine. 

«  Elle  est  malheureuse  pour  la  considération  du  Sénat 

«  Elle  peut  provoquer  une  irritation  des  plus  dange- 
reuses... et  je  pense  que  cette  chance  d'excitation  n'existe 
pas  au  même  degré,  lorsque  les  individus  sont  soumis  au 
régime,  des  lois  définies  du  pays,  et  non  sous  le  coup  d'un 
tribunal  qu'ils  considèrent  comme  arbitraire.  » 

Quelques  années  plus  tard,  le  maréchal  eut  avec  un  de 
ses  amis  une  conversation  qui  fut  rapportée  par  le  journal 
le  Times  : 

«  On  me  prend,  dit-il,  pour  un  bonapartiste,  et  l'empe- 
reur pense  que  je  suis  légitimiste.  Le  fait  est  que  je  ne 
suis  ni  l'un  ni  l'autre;  je  suis  avant  tout  un  français  et  un 
soldat.  Je  ne  me  séparerai  jamais  de  la  France,  et  je  crois 
que  la  France  a  le  droit  de  dire  ce  qu'elle  veut.  » 


—    316    — 

Saint- Arnaud,  avons-nous  raconté,  n'accepta  pas  avec 
plaisir  d'être  appelé  à  Paris  ;  lui  aussi  craignait  d'être 
dévoré  par  la  politique.  Mac-Mahon,  qui  le  remplaça  à 
la  tête  de  la  pr.ovince  de  Constantine,  écrivait  en  1852  : 
«Ici  on  a  sa  réputation  dans  la  main;  à  Paris,  on  la  joue  sur 
un  mot,  sur  une  phrase,  sur  une  démarche,  sur  un  sourire. 
Décidément,  j'aime  mieux  l'Afrique.  » 

Quand  l'empereur  visita  l'Algérie  en  1865,  le  maréchal 
gouverneur  lui  dit  : 

«  —  Enti'e  le  drapeau  rouge  et  vous,  je  n'hésiterais 
pas;  j'ai  voté  pour  vous  en  1851,  et  toujours  depuis, 
sans  appartenir  à  votre  parti,  j'ai  été  un  de  vos  ser- 
viteurs. » 

Français  et  soldat,  voilà  donc  ce  que  le  duc  de  Magenta 
prétendait  rester,  en  acceptant  la  présidence  de  la  Répu- 
blique, le  24  mai  1873. 

Le  soir  même,  il  écrivait  aux  représentants  : 

«  J'obéis  à  la  volonté  de  l'Assemblée,  dépositaire  de  la 
souveraineté  nationale,  en  acceptant  la  charge  de  Président 
de  la  République.  C'est  une  lourde  responsabilité  imposée  à 
mon  patriotisme.  Mais,  avec  l'aide  de  Dieu,  le  dévouement 
de  notre  armée  qui  sera  toujours  l'armée  de  la  loi,  l'appui  de 
tous  les  honnêtes  gens,  nous  continuerons  ensemble  l'œuvre 
de  la  libération  du  territoire  et  du  rétablissement  de  l'ordre 
moral  dans  notre  pays.  Nous  maintiendrons  la  paix  inté- 
rieure et  les  principes  sur  lesquels  repose  la  société.  Je  vous 
en  donne  ma  parole  d'honnête  homme  et  de  soldat. 

«  Maréchal  de  Mag-Mahon. 
«  duc  de  Magenta.  » 

Le  19  novembre  suivant,  l'Assemblée  nationale,  par 
383  voix  contre  317,  décida  que  le  pouvoir  exécutif  serait 
confié  pour  sept  ans  au  maréchal.  Le  septennat  était 
fondé. 

Nous  n'avons  nullement  l'intention  d'écrire  l'histoire  du 


—    317    — 

septennat,  ni  d'expliquer  de  quelle  façon  le  Président,  après 
les  élections  de  1876,  fut  amené  à  faire  le  16  mai  ;  ayant 
peu  de  goût  pour  la  politique,  nous  laissons  ce  soin  à 
d'autres.  Ce  que  nous  tenons  à  dire,  c'est  que  Mac-Mahon, 
au  commencement  de  1879,  était  absolument  décidé  à  se 
retirer,  se  sentant  vaincu  ;  et  depuis  quelque  temps  il  cher- 
chait un  terrain  pour  tomber  dignement. 

Le  ministère  Dufaure  entrait  dans  la  voie  des  révocations  ; 
or,  le  maréchal,  se  considérant  comme  le  gardien  des  forces 
militaires  de  la  France,  s'était  toujours  réservé  la  question 
si  grave  de  l'armée  et  de  la  défense  nationale.  Il  n'entendait 
donc  pas  sanctionner  les  hécatombes  qui  se  préparaient 
pour  l'armée.  Lorsque,  au  conseil  du  25  janvier  1879,  le 
ministre  de  la  guerre  déclara  qu'il  y  avait  lieu  de  mettre  en 
disponibilité  cinq  commandants  de  corps  d'armée,  les  géné- 
raux du  Barrait,  Bourbaki,  Montaudon,  Battaille  et  de  Lar- 
tigue,  le  Président  protesta  énergiquement,  observant  que 
ces  généraux,  n'étant  pas  encore  arrivés  au  terme  de  leur 
commandement,  se  trouvaient  couverts  par  la  loi.  • 

Le  maréchal  voulut  bien  consentir  au  sacrifice  de  MM.  Mon- 
taudon et  de  Lartigue,  fatigués  et  malades,  mais  il  refusa  de 
souscrire  à  la  disgrâce  des  trois  autres. 

«  —  S'il  s'agit,  dit-il,  de  donner  satisfaction  à  des  passions 
que  je  désapprouve  et  que  je  déplore,  qu'un  autre  le  tasse  ; 

moi,  j'aime  mieux  me  retirer Je  suis  responsable  de 

l'armée  devant  le  pays,  et  je  n'obéirai  pas  aux  injonctions 
des  journaux  qui  dressent  tous  les  jours  des  listes  de  dénon- 
ciation contre  les  fonctionnaires 

«  Au  surplus,  reprit  amèrement  le  maréchal,  si  depuis  un 
an  j'ai  consenti  à  avaler  tant  de  couleuvres,  c'est  unique- 
ment pour  protéger  l'armée.  Si  je  l'abandonnais  aujour- 
d'hui, si  je  faisais  une  chose  que  je  considère  comme  atten- 
tatoire à  ses  intérêts,  à  ceux  du  pays,  je  me  croirais  dés- 
honoré. » 

Le  lendemain,  il  donna  sa  démission  avec  le  bon  goût 
d'un  gentilhomme  et  la  résolution  d'un  soldat. 


—    318    — 

«  —  J'ai  la  consolation,  dit-il,  en  quittant  le  pouvoir,  de 
penser  que  pendant  les  cinquante-trois  années  que  j'ai 
consacrées  au  service  de  mon  pays,  je  n'ai  jamais  été  guidé 
par  d'autres  sentiments  que  ceux  de  l'honneur  et  du  devoir, 
et  par  un  dévouement  absolu  envers  la  France.  » 

Lorsque,  en  1884,  au  pied  du  groupe  de  Gahors,  on  sacrait 
Gambetta  «  le  Père  unique  de  la  République  »,  on  octroyait 
à  cet  homme  d'Etat  une  gloire  imméritée  ;  un  autre  que  lui 
contribua  à  fonder  et  à  consolider  le  régime  républicain 
en  France,  et  cet  autre  fut  le  duc  de  Magenta,  qui  ne  se 
douta  pas  plus  de  ce  qu'il  faisait,  que  M.  Jourdain  ne  croyait 
faire  de  la  prose. 

Mac-Mahon  avait  été  appelé  au  pouvoir  par  des  repré- 
sentants de  l'Assemblée  nationale  qui  comptaient  sur  le 
successeur  de  M.  Thiers  pour  changer  les  institutions  du 
pays.  A  ce  point  de  vue,  l'attitude  du  maréchal  sera  diver- 
sement jugée  par  les  historiens  ;  mais  ce  qui  restera  intact, 
c'est  l'honnêteté,  la  probité  de  celui  qui  sortit  de  l'Elysée 
plus  pauvre  qu'il  n'y  entra.  Il  ne  faut  pas  croire  que  ceux  qui 
disaient  à  ce  glorieux  soldat  de  se  soumettre  ou  de  se  démettre 
étaient  virilement  et  fortement  organisés,  qu'ils  avaient  une 
direction,  un  but  déterminé  ;  le  fait  est  qu'ils  se  laissaient 
aller  à  la  dérive,  manquant  d'initiative  autant  que  les  con- 
servateurs. Un  seul  chef  de  bataillon,  en  1877,  s'est  insurgé 
à  la  pensée  d'un  coup  de  force  de  la  part  du  maréchal,  et 
tout  observateur  impartial  reconnaîtra  qu'il  eût  suffi  d'une 
décision  énergique,  d'un  petit  ordre  du  jour  sec,  clair  et 
précis  pour  faire  marcher  l'armée. 

Cette  décision,  le  Président,  dans  sa  proverbiale  intégrité, 
ne  voulut  pas  la  prendre  ;  la  déroute  se  mit  alors  dans  les 
rangs  des  conservateurs ,  qui  l'accusèrent  de  trahir  ses 
devoirs. 

M.  Eugène  Pelletan,  républicain  dont  on  ne  saurait  sus- 
pecter les  convictions  et  l'honorabilité,  disait  en  1878  à  un 
député  de  la  droite  : 

«  —  Vous  êtes  tous  irrités,  exaspérés  contre  le  mare- 


—    319    — 

chai,  et  nous,  républicains,  nous  l'apprécions  infiniment. 
Sans  doute,  vous  avez  le  droit  de  le  juger  sévèrement,  car 
il  a  trompé  vos  espérances  ;  mais  nous,  républicains, 
nous  ne  pouvions  souhaiter  à  la  tête  de  la  République 
un  fonctionnaire  plus  respectueux  de  la  légalité.  Grâce 
à  lui,  notre  gouvernement  jouit  de  l'estime  des  nations 
étrangères;  les  esprits,  plus  rassurés,  commencent  à  se 
façonner  aux  institutions  actuelles.  Il  laisse  ses  ministres 
gouverner  sous   son  nom,    et   n'apporte   aucune  entrave 

au  fonctionnement  de  la  constitution Si  M.  Thiers  eût 

conservé  le  pouvoir,  tempérament  personnel,  despote,  auto- 
ritaire comme  nous  le  connaissons,  il  n'aurait  pas  manqué 
de  créer  des  conflits,  des  froissements  avec  la  Chambre,  et 
un  beau  matin,  ne  pouvant  gouverner  à  son  gré,  à.  sa 
fantaisie  les  républicains,  il  eût  été  fort  à  craindre  que 
l'ancien  ministre  de  Louis-Philippe,  se  sentant  vieillir  et 
voyant  son  influence  diminuer,  n'eût  par  dépit  installé  la 
monarchie.  » 

Les  contemporains  sont  parfois  injustes  ;  mais  le  temps 
réforme  leurs  arrêts.  Tout  commentaire  de  notre  part  serait 
superflu  pour  mettre  en  relie!  ce  que  la  vie  de  Mac-Mahon 
offre  de  vraiment  grand.  L'impartiale  histoire  embellira  en- 
core cette  noble  figure,  en  lui  donnant  les  magistrales 
proportions  de  la  légende  héroïque,  et  en  gardant  de  lui 
un  souvenir  superbe  et  pur,  dégagé  de  toute  prévention 
mesquine.  L'illustre  maréchal,  ayant  vécu  sous  l'œil  de 
l'opinion  publique ,  est  dispensé  d'interjeter  appel  devant 
l'histoire. 

«  —  Ce  n'est  pas  assez,  disait  Guizot,  en  1830,  que  la 
France  ne  roule  plus  dans  l'abîme,  il  faut  que  la  France  se 
relève.  Washington  ou  Monck,  il  lui  faut  l'un  des  deux 
pour  se  relever,  » 

Mac-Mahon  a  préféré  le  rôle  de  Washington. 


CHAPITRE  V 


SOMMAIRE 

L'Algérie  en  1870.  Les  clubs.  Le  général  Walsin-Esterhazy.  L'amiral  Fabre  de 
la  Maurelle.  M.  du  Bouzet.  M.  Alexis  Lambert.  Naturalisation  des  Juifs. 
L'insurrection  deMokhrani.  La  milicedeConstantineà  Aïn-Yakout.TiziOuzou. 
Fort  national.  Jean  du  Frêne.  Dellys.  —  Les  caravansérails.  Azib-Zamoun. 
L'oued  Okhriss.  Le  jeune  Rey.  Le  zouave  Pivert.  —  Bordj-Menaïel.  M.  Canal. 
Palestro.  L'abbé  Monginot.  La  défense.  Sac  du  village.  Massacre.  Captivité 
des  survivants.  —  Aïn-Tagrout  et  le  capitaine  Trinquand.  —  Bou-Choucha 
à  Tuggurt,  Massacre  des  tirailleurs.  Une  histoire  de  chérif.  Le  général  de 
Lacroix.  Saïd  ben  Driss.  Capture  de  Bou-Choucha.  Sa  mort.  —  L'amiral  de 
Gueydon.  Contributions  de  guerre  et  confiscations.  Les  Alsaciens-Lorrains 
en  Algérie.  Le  général  Chanzy.  Son  administration.  El  Amri.  Le  chérif 
d'Ouazzan.  —  Jeunesse  du  général  Chanzy.  Le  Neptune.  Saint-Cyr.  Les 
zouaves.  Le  bureau  arabe  de  Tlemcen.  Expédition  de  Syrie.  Diplomatie 
turque.  Jérusalem.  L'armée  de  la  Loire.  Coulmiers,  Loigny,  le  Mans.  Chanzy 
et  la  Commune.  Chanzy  à  l'Assemblée,  en  Algérie,  à  Saint-Pétersbourg,  à 
Châlons.  Mort  subite.  —  L'Algérie  en  1879.  Régime  civil  absolu.  L'insurrection 
des  Auras.  Un  type  de  chérif.  La  fin  des  Lehala.  —  Le  sud  oranais  de  1870 
à  1881.  Le  général  de  Gallifet  à  El  Goléa.  Bou-Amema.  Le  lieutenant  Wein- 
brenner.  Massacres  de  Saïda.  Le  combat  du  chott  Tigri.  — La  légion  étrangère. 
La  nuit  glorieuse  du  23  mai  1855.  Camerone.  Les  Alsaciens-Lorrains  à  la 
légion.  —  Annexion  du  M'Zab  en  1882.  Anarchie  du  pays.  Les  Kanouns 
mozabites.  —  Situation  actuelle  de  l'Algérie.  La  fusion  des  races.  L'apaise- 
ment. Mesures  de  défense.  Les  sociétés  religieuses.  L'instruction  primaire 
dans  les  tribus.  Conclusion, 


Lorsque  Napoléon  III  déclara  la  guerre  à  la  Prusse, 
l'Algérie  jouissait  d'une  paix  profonde.  Elle  se  préparait  à 
goûter  les  bienfaits  de  ce  régime  civil  qu'elle  avait  appelé 


—    3-21    — 

de  tous  ses  vœux,  et  que  le  Corps  législatif  venait  de  lui 
accorder  par  son  vote  du  9  mars  1870  (1).  Mais  on  apprit 
bientôt  que  les  troupes  permanentes  de  l'armée  d'Afrique, 
que  Ton  avait  vues  partir  avec  tant  de  confiance  et  d'or- 
gueil, après  avoir  été  horriblement  maltraitées  à  la  bataille 
de  Reichshoffen,  avaient  disparu  dans  le  gouffre  de  Sedan. 
Les  mauvaises  nouvelles  se  succédèrent  avec  une  rapidité 
effrayante.  Il  n'y  eut  plus  bientôt  d'illusion  possible  :  la 
France  roulait  dans  l'abîme. 

Le  jour  où  le  gouvernement  de  la  Défense  nationale  fit 
appel  au  dévouement  et  au  patriotisme  de  tous  les  Français 
qui  sentaient  un  cœur  battre  dans  leur  poitrine,  l'Algérie  ne 
songea  plus  qu'au  salut  de  la  mère-patrie.  Ce  premier  mou- 
vement fut  admirable.  Quantité  de  jeunes  gens,  exempts  de 
droit  du  service  militaire,  s'organisèrent  en  compagnies 
franches  ;  parmi  eux  on  comptait,  disons-le  à  l'honneur  de 
la  colonie  étrangère  et  des  indigènes,  quantité  d'Espagnols, 
d'ItaUens  et  d'Arabes.  Si  ces  différents  corps  ne  rendirent 
pas  de  très  grands  services,  il  faut  néanmoins  constater 
que  tous  étaient  animés  d'une  bonne  volonté  sans  égale. 
Ce  ne  fut  pas  leur  faute  si  l'autorité  militaire,  trouvant 
des  inconvénients  à  ce  genre  de  troupes,  renonça  à  les 
employer.  Quelques-unes  se  signalèrent  pourtant  à  l'armée 
des  Vosges,  si  déplorablement  commandée  par  Garibaldi, 
notamment  à  la  deuxième  bataille  de  Dijon  ;  d'autres  se 
distinguèrent  à  l'armée  de  la  Loire. 

A  ce  moment,  les  Algériens,  croyant  de  bonne  foi 
qu'ils  pouvaient  se  suffire ,  conjurèrent  le  gouvernement 
de  la  Défense  nationale  de  ne  pas  laisser  un  soldat 
en  Afrique.  Ils  se  figuraient  être  assez  forts  pour  se 
défendre  eux-mêmes.  Quelle  illusion  !  Mais  aussi  quelle 
preuve  de  patriotisme  !  Ils  en  donnèrent  une  seconde  plus 
sérieuse  ;  quand  les  délégués  de  Marseille  vinrent  à  Alger 

(1)  Les  bienfaits  du  régime  civil,  tel  que  l'a  organisé  le  gouvernement  repu 
blicain,  sont  pour  le  moins  douteux.  L'expérience  qu'on  en  a  faite  n'a  pas  été 
des  plus  heureuses.  {Note  des  Editeurs.) 

RÉCITS   ALGKRIENS.    —   2»   fiÙVdE  21 


—    322    — 

demander  à  notre  grande  colome  de  faire  partie  de  la 
Ligue  du  midi,  qui  voulait  ostensiblement  se  séparer  de  la 
France,  ils  furent  reçus  avec  indignation,  et  personne  ne 
voulut  prêter  l'oreille  à  leurs  lâches  discours. 

Jusque-là,  l'Algérie  était  tranquille.  Beaucoup  d'esprits 
avisés,  connaissant  l'incurable  hostilité  de  la  race  arabe 
contre  la  race  française,  disaient  que  deux  cent  mille  co- 
lons, réduits  à  leurs  propres  forces  et  disséminés  sur  un 
immense  territoire,  avaient,  au  moment  des  désastres  qui 
accablaient  la  mère-patrie,  une  Hgne  de  conduite  toute 
tracée.  Leur  premier  soin  devait  être  de  ?e  compter,  de 
s'organiser,  de  se  concerter,  et  d'en  imposer  aux  indigènes 
par  une  attitude  ferme  et  prudente.  Le  devoir,  dans  ce  cas, 
se  conciliait  avec  le  patriotisme  et  l'intérêt  des  colons. 
Hélas  !  c'était  trop  compter  sur  la  sagesse  des  Algériens. 
L'ouverture  des  clubs  permit  aux  brouillons  et  aux  poli- 
ticiens de  faire  entendre  leurs  déclamations  ;  les  têtes 
s'échauffèrent  ;  les  conservateurs,  qui  auraient  da  guider 
l'opinion  publique,  prirent  peur  et  disparurent  successive- 
ment ;  alors  commença  l'orgie  populaire. 

La  première  chose  que  réclama  la  presse,  qui,  elle  aussi, 
ne  tarda  pas  à  se  griser  de  paroles,  ce  fut  l'envoi  d'un 
agent  spécial  auprès  du  gouvernement  de  la  Défense  na- 
tionale. Cet  agent  devint  bientôt  l'instrument  des  ambitieux 
qui  voulaient  profiter  de  la  désorganisation  générale  pour 
appliquer  tout  un  ensemble  de  réformes  ;  ces  réformes 
n'avaient  pas  même  le  mérite  de  s'harmoniser  entre  elles. 
Le  but  des  agitateurs  était  simplement  de  donner  satis- 
faction aux  théories  de  certains  journalistes  à  court  de 
copie. 

Mais  ces  pêcheurs  en  eau  trouble  auraient  pu  être  gênés 
par  l'autorité  militaire.  Dans  l'impossibilité  d'appliquer 
immédiatement  le  régime  civil,  on  nomma  gouverneur  le  gé- 
néral Walsin-Esterhazy.  Les  meneurs  qui  avaient  la  pré- 
tention de  présider  aux  destinées  de  l'Algérie  firent  à  ce 
vétéran  de  soixante-quatorze  ans,  couvert  de  glorieuses 


—    323    — 

blessures,  et  qui  venait  reprendre  du  service  pour  permettre 
aux  plus  jeunes  d'aller  se  mesurer  avec  l'envahisseur,  une 
réception  dont  les  honnêtes  gens  d'Algerrougissent  encore. 

Une  tourbe  composée  de  la  lie  de  la  populace,  de  tous 
les  Espagnols  tarés,  de  tous  les  Juifs  désireux  de  se  rouler 
dans  la  fange,  de  tous  les  portefaix  maltais,  de  tous  les 
Biskris  dont  leurs  tribus  ne  voulaient  plus,  se  rua  sur  le 
palais  du  gouvernement  où  venait  de  descendre  le  général, 
enleva  ce  vénérable  soldat  à  cheveux  blancs,  et  entreprit 
de  le  rembarquer  de  force.  Pâle,  tête  nue,  ses  décorations 
arrachées,  le  gouverneur  se  dirigea  vers  le  port,  escorté 
par  une  foule  immonde  qui  le  couvrait  de  huées  et  l'abreuvait 
d'insultes. 

Mais  ce  n'était  que  le  prélude  d'autres  scènes. 

Le  capitaine  d'état-major  Lemoine,  aide  de  camp  de 
Walsin-Esterhazy,  accourut  au  secours  de  son  chef.  Perçant 
la  foule,  il  s'efforça  de  le  protéger.  Alors  la  populace 
tourna  sa  colère  contre  ce  brave  jeune  homme;  d'igno- 
bles drôles,  rendus  furieux,  l'appréhendèrent  et  le  firent 
mettre  à  genoux.  En  un  clin  d'œil,  Lemoine  eut  son 
sabre  enlevé,  sa  décoration  arrachée,  et  fut  dépouillé  de 
tous  ses  vêtements.  Des  Maltais  ivres,  appuyés  d'Espa- 
gnols déguenillés  et  de  quelques  Biskris,  traînèrent  ensuite 
ce  malheureux  sur  l'asphalte  de  la  place  du  gouvernement, 
et,  devant  l'arbre  de  la  liberté,  le  sommèrent  de  demander 
pardon,  à  genoux,  à  la  population  d'Alger,  d'avoir  voulu 
Vinsulter.  Accablé  de  coups  par  ces  brutes,  le  capitaine 
allait  périr,  quand  le  préfet  Warnier,  un  algérien  des  plus 
honorables,  se  précipita,  escorté  de  quelques  miliciens,  au 
milieu  de  la  foule,  et  réussit  non  sans  peine  à  lui  arracher 
sa  victime. 

Walsin-Esterhazy  et  son  aide  de  camp  furent  conduits  à  la 
marine.  La  multitude  exaspérée  envahit  ensuite  le  domicile 
de  M.  Pierrey,  président  du  tribunal,  et  insulta  cet  hono- 
rable magistrat  de  la  façon  la  plus  outrageante.  Pour  ter- 
miner cette  journée  si  bien  remplie,  on  s'empara  du  colonel 


—    324    — 

de  gendarmerie  et  du  commissaire  central,  qu'on  jeta  en 
prison. 

Le  lendemain,  le  peuple  se  dirigea  vers  les  bâtiments 
de  la  marine,  pour  faire  embarquer  de  force  le  général  Wal- 
sin-Esterhazy  et  le  capitaine  Lemoine.  Mais  le  contre-amiral 
Fabre  de  la  Maurelle,  commandant  la  marine  en  Algérie, 
était  un  de  ces  hommes  qui  ne  plaisantent  pas.  Ayant  donné 
l'hospitalité  aux  deux  victimes  de  l'orgie  populaire  de  la 
veille,  il  en  répondait.  Dès  le  matin,  il  appela  à  lui  la  com- 
pagnie de  débarquement  de  la  frégate  cuirassée  la  Gloire, 
et  lorsque  la  foule  hurlante  se  présenta  aux  abords  du  pa- 
lais de  l'amirauté,  elle  se  heurta  contre  une  ligne  de  marins 
dont  l'attitude  n'était  rien  moins  que  sympathique  à  laplèbe 
algérienne.  Trouvant  que  ce  n'était  pas  encore  assez,  l'amiral 
fit  ostensiblement  braquer  les  canons  de  la  Gloire  et  du  sta- 
tionnaire  du  port,  annonçant  qu'à  la  moindre  manifestation 
hostile  contre  l'amirauté,  il  ferait  couvrir  de  bordées  la 
place  du  gouvernement  et  les  quais  d'Alger. 

Mais  la  foule  était  maîtresse  de  l'intérieur  de  la  ville.  La 
milice,  qui  aurait  dû  opposer  un  obstacle  insurmontable  à 
Tesprit  de  désordre,  laissait  faire  ;  manquant  de  direction  et 
de  cohésion,  elle  était  à  la  discrétion  du  premier  audacieux 
venu.  Cet  audacieux  fut  M.  Vuillermoz,  maire  d'Alger,  qui 
rêvait  la  dictature  et  qui,  trouvant  que  l'armée  contre- 
carrait ses  desseins,  disait  hautement  que  les  milices  suffi- 
saient en  Algérie,  et  que  tous  les  officiers  et  soldats  restés 
dans  le  pays  devaient  rejoindre  les  armées  de  la  défense 
nationale.  Ce  maire  incomparable  télégraphia  au  gouverne- 
ment de  Tours:  «  La  colonie  est  sûre  de  pouvoir  se  garder 
elle-même.  » 

A  Tours,  on  ne  demandait  pas  mieux  que  de  croire  le 
maire  d'Alger.  On  rappela  donc  en  France  les  dernières 
troupes  permanentes,  y  compris  la  légion  étrangère,  et  l'on 
organisa  des  bataillons  de  marche  avec  les  zéphyrs  et  les 
compagnies  de  discipline. 

Pendant  ce  temps,  le  désordre  grandissait.  Les  orateurs 


—    325     — 

des  clubs  disaient  chaque  jour  :  «Que  les  soldats  marchent 
à  Tennemi  ;  nous  n'en  avons  plus  besoin  ici  pour  nous 
défendre  contre  les  Arabes.  D'abord,  il  n'y  a  'plus 
d'Arabes  ;  ils  sont  tous  motHs  de  la  fa^mine.  » 

Ces  discours  insensés  étaient  appuyés  par  quelques  jour- 
naux, qui  ne  craignaient  pas  d'avancer  que  l'arabe  était  un 
mythe  à  l'aide  duquel  on  voulait  perpétuer  le  régime  militaire. 

Nous  avons  vu  qu'au  début  des  événements,  les  Algériens 
avaient  repoussé  avec  indignation  les  délégués  de  la  Ligue 
du  midi;  c'eût  été  trop  beau,  si  ces  idées  patriotiques  avaient 
persisté  au  milieu  de  l'effervescence  générale.  Les  feuilles 
subventionnées  par  les  Juifs  se  mirent  à  prêcher  l'autonomie 
de  l'Algérie  et  sa  séparation  d'avec  la  mère-patrie  ;  on  vit 
les  crieurs  de  ces  gazettes  proclamer  avec  complaisance 
les  malheurs  de  la  France,  pour  bien  graver  les  mauvaises 
nouvelles  dans  la  mémoire  des  indigènes. 

Ces  mêmes  journaux  renchérissaient  sur  les  discours  des 
orateurs  des  clubs,  et  parlaient  avec  emphase  du  bonheur 
qu'avaient  les  Arabes  de  pouvoir  être  affranchis  désormais 
de  la  tyrannie  et  des  exactions  de  leurs  chefs,  aussi 
bien  que  des  chefs  français.  On  pérorait  partout  sur  la 
solidarité  entre  Européens  et  indigènes,  sur  la  fraternité 
des  peuples,  sur  les  droits  des  citoyens  ;  on  disait  bien  haut 
qu'il  n'y  aurait  plus  à  l'avenir  de  difficultés  rehgieuses, 
plus  de  nuances  entre  les  vainqueurs  et  les  vaincus,  et  l'on 
croyait  naïvement  amadouer  les  plus  fanatiques  en  annon- 
çant que  le  gouvernement  de  la  République  allait  rame- 
ner l'âge  d'or  pour  les  races  africaines. 

Ainsi,  de  pauvres  fous  s'imaginaient,  au  moment  même 
où  l'insurrection  couvait  sourdement,  que  les  Arabes 
allaient  adorer  la  Répubhque  et  partager  des  idées  aux- 
quelles ils  ne  comprenaient  absolument  rien.  On  va, 
disaient-ils  bien  haut,  réahser  l'association  des  Arabes 
avec  la  constitution  républicaine  de  la  France.  Ce  sont  nos 
frères,  ajoutait-on  ;  donc  il  faut  en  faire  sans  plus  tarder 
des  citoyens  français. 


-    326    — 

Et  ces  Arabes,  comme  on'va  le  voir,  venaient  d'être  froissés- 
dans  leur  orgueil  et  dans  leurs  sentiments  les  plus  intimes, 
par  un  décret  du  gouvernement  de  Tours,  qui  précipitait  la 
désorganisation  politique  et  administrative  de  la  colonie  de 
la  façon  la  plus  imprudente  et  la  plus  inconsidérée. 

Les  Algériens,  pour  nous  servir  d'une  vieille  expression 
consacrée,  dansaient  sur  un  volcan.  Avant  d'aller  plus  loin, 
examinons  comment  leur  pays  était  alors  gouverné. 

Un  décret  du  24  octobre  1870  l'avait  divisé  en  trois 
départements  entièrement  civils,  sous  l'autorité  d'un  gou- 
verneur-général civil  correspondant  directement  avec  la 
métropole.  Le  premier  fut  M.  Didier,  illustre  inconnu  qui  ne 
parut  même  pas  à  Alger. 

C'est  pendant  que  la  colonie  attendait  son  nouveau  gou- 
verneur-général, qui  ne  se  préoccupait  guère  d'elle,  que  la 
Délégation  de  Tours,  sous  l'influence  de  l'agent  algérien 
accrédité  près  d'elle,  signa  quantité  de  décrets  plus  ou 
moins  bizarres,  dont  la  plupart  furent  annulés  depuis  par 
l'Assemblée  nationale  de  1871,  sur  la  demande  du  vice- 
amiral  de  Guej^don,  et  dont  beaucoup  ne  furent  seulement 
pas  appliqués. 

L'anarchie  grandissait  ;  le  gouvernement  de  Tours,  qui 
ne  connaissait  point  M.  Didier,  nomma  non  pas  un  nouveau 
gouverneur-général,  mais  un  commissaire  extraordmaire, 
du  Bouzet,  ancien  professeur,  journaliste,  que  les  circons- 
tances avaient  placé  à  la  tête  de  la  préfecture  d'Oran.  Mais 
il  paraît  que  le  journalisme  ne  mène  pas  à  tout,  car  si  M.  du 
Bouzet  venait  de  se  montrer  préfet  médiocre,  il  devait  four- 
nir un  gouverneur-général  plus  médiocre  encore.  Au  sur- 
plus, les  Algériens,  qui  sont  déjà  difficiles  à  maîtriser  en 
temps  normal,  le  devaient  être  bien  davantage  dans  un  état 
d'effervescence  extraordinaire.  Le  pauvre  M.  du  Bouzet, 
absolument  ahuri,  céda  la  place  à  M.  Alexis  Lambert, 
ancien  secrétaire  de  la  mairie  de  Constantine,  puis  de  la 
mairie  de  Bône,  et  bombardé,  après  le  4  septembre,  suc- 
cessivement sous-préfet  de  Bône  et  préfet  de  Constantine. 


-^     o  J  /     — 

M.  Alexis  Lambert  était  cher  aux  Algériens,  quoiqu'il  se 
fût  toujours  montré  assimilateur  à  outrance.  Fort  intelligent, 
très  actif  et  passablement  débrouillard,  en  arrivant  à  Alger 
il  annonça  dans  une  proclamation  qu'il  venait  «  liquider  le 
gouvernement  général  » ,  ce  qui,  dans  la  bouche  d'un  homme 
qui  se  laissait  attribuer  quantité  d'avantages  et  d'honneurs, 
voulait  dire  sans  doute  que  le  poste  de  gouverneur-général 
serait  à  supprimer  après  lui.  Quoi  qu'il  en  soit,  M.  Alexis 
Lambert  eut  bientôt  le  chagrin  de  voir  éclater  l'insurrection 
qu'on  préparait  depuis  plusieurs  mois,  et  il  fut  promptement 
remplacé  par  un  énergique  marin  :  l'amiral  de  Gueydon. 

Le  principal  grief  des  Arabes  était  la  naturalisation  en 
bloc  des  Juifs  d'Algérie. 

Au  plus  fort  de  la  guerre,  lorsque  nous  livrions  combats 
sur  combats  à  l'envahisseur  du  sol  de  la  patrie,  lorsque  les 
régiments  indigènes  venaient  de  se  faire  hacher  à  Woerth 
et  à  Sedan,  lorsqu'on  faisait  appel  au  dévouement  de  tous 
les  Arabes  pour  former  des  régiments  de  marche  de  tirail- 
leurs et  des  corps  d'éclaireurs  à  cheval,  M.  Crémieux,  mem- 
bre de  la  Délégation  de  Tours,  improvisé  homme  d'Etat  et 
ministre,  eut  la  malencontreuse  et  fatale  idée  de  lancer  son 
décret  du  24  octobre  1870,  qui  conférait  la  nationalité  fran- 
çaise à  ses  coreligionnaires  d'Algérie. 

Assurément,  le  but  était  louable,  mais  il  convient  d'obser- 
ver d'abord  que  M.  Crémieux  jetait  une  naturalisation  à  la 
tête  de  gens  qui  ne  la  demandaient  en  aucune  façon.  Ensuite, 
le  célèbre  avocat  oubliait  que  la  naturalisation  ne  doit  être 
conférée  qu'à  ceux  qui  rempUssent  certaines  conditions 
déterminées,  à  ceux  enfin  qui  la  méritent. 

Or,  de  ces  conditions,  quelle  était  la  première  dans  cette 
funeste  année  1870?  Il  fallait  se  demander  :  les  Juifs  algé- 
riens versent-ils  leur  sang  pour  la  France?  Eh  bien,  non, 
pas  un  seul  juif,  pas  un,  n'avait  demandé  à  prendre  place 
dans  les  rangs  français. 

On  comprend  combien  le  coup  fut  rude  pour  les  Arabes, 
qui  avaient  tous  connaissance  de  la  remarquable  conduite 


—    328    — 

des  régiments  de  turcos  à  Tarmée  du  Rhin  et  à  celles  de  la 
Loire  et  de  TEst.  Eux,  ces  fiers  conquérants,  habitués,  sur 
tout  le  territoire  de  l'islam,  à  mépriser  les  Juifs,  ces  «  chiens 
moins  que  des  chiens  »,  ces  vils  usuriers  ;  voir  les  Français 
en  faire  leurs  égaux  et  les  imposer  en  qualité  de  maîtres  à 
ceux  qui  les  avaient  dominés  pendant  si  longtemps,  à  ceux 
qui  versaient  généreusement,  à  ce  moment  même,  leur 
sang  pour  la  France,  cela  dépassait  réellement  les  bornes 
permises. 

Aussi  l'efifet  de  cette  naturalisation  inattendue  fut-il  immé- 
diat sur  les  Arabes  et  les  Kabyles.  Si  les  enrôlements  pour 
les  régiments  de  tirailleurs  ne  s'arrêtèrent  pas  sensible- 
ment, parce  que  les  primes  promises  à  ceux  qui  s'enga- 
geraient pour  la  durée  de  la  guerre  étaient  assez  considé- 
rables pour  tenter  le  menu  peuple,  du  moins  le  recrutement 
des  éclaireurs  à  cheval,  où  entraient  surtout  des  fils  de 
famille,  s'arrêta  net  ;  c'est  à  peine  si  l'on  put  réunir  quelques 
centaines  de  cavahers. 

Néanmoins,  tant  que  dura  la  guerre,  les  tribus  arabes  et 
kabyles  se  tinrent  à  peu  près  calmes  ;  les  grands  chefs 
indigènes,  qui  voyaient  leur  position  menacée  par  les  me- 
sures législatives  dont  le  gouvernement  de  Tours  prenait 
l'initiative  avec  une  désolante  prodigalité,  donnèrent  peu  à 
peu  leur  démission.  Mais,  somme  toute,  aucun  symptôme 
alarmant  ne  se  manifestait  encore.  Les  indigènes  résistèrent 
même  aux  entraînements  provoqués  par  les  extravagances 
des  clubs  et  de  la  presse,  qui  poussaient  les  populations 
des  villes  aux  orgies  anarchiques  du  genre  de  celle  que 
nous  avons  racontée  plus  haut,  à  propos  du  général  Walsin- 
Esterhazy.  Plongés  dans  la  stupeur,  c'est  d'un  œil  plutôt 
attristé  que  colère  que  les  Arabes  regardaient  d'imprudents 
énergumènes  chasser  et  conspuer  généraux  et  officiers, 
insulter  et  maltraiter  les  chefs  indigènes  et  les  officiers  des 
bureaux  arabes,  dénoncés  hautement  comme  des  traîtres 
indignes  de  rester  sur  cette  terre  bénie  d'Algérie. 

Le  recrutement  des  éclaireurs  arabes  s'étant  arrêté,  le 


—    329    — 

gouvernement  de  la  Défense  nationale  décida  que  les 
régiments  de  spahis  seraient  mis  à  contribution.  Or, 
d'après  les  conditions  de  leur  engagement,  les  spahis  ne 
doivent  servir  qu'en  Algérie.  Une  smala  de  spahis,  établie 
sur  la  frontière  tunisienne,  à  El  Guettar,  près  de  Souk- 
Ahras,  s'insurgea  alors,  et  eut  même  Faiidace  de  venir 
tirer  des  coups  de  fusil  sur  la  ville.  Aidés  de  quelques 
mobiles,  les  habitants  dispersèrent  les  mutins,  qui  se 
réfugièrent  en  Tunisie.  Mais  le  signal  était  donné  ;  un 
autre  détachement  de  spahis  se  révolta  à  El  Milia,  simple 
poste  en  petite  Kabylie,  où  il  n'y  avait  pas  d'Européens. 
La  répression  devint  bientôt  longue  et  difficile. 

Les  fanatiques,  les  khouans,  les  affiliés  des  congrégations 
religieuses  musulmanes  entrèrent  alors  en  campagne.  On 
pense  si  les  prédicateurs  de  guerre  sainte  eurent  beau  jeu 
pour  exciter  à  la  haine  du  chrétien  et  pour  attiser  Tincendie 
qui  couvait  au  fond  des  cœurs.  L'extermination  des  infidèles 
fut  mise  à  l'ordre  du  jour,  comme  au  temps  des  Bou-Maza 
ou  des  Bou-Zian.  Un  peuple,  disaient  les  meneurs,  qui  glo- 
rifie les  Juifs,  qui  se  livre  à  des  manifestations  coupables, 
qui  crache  au  visage  des  généraux  les  plus  illustres, 
n'est  plus  digne  de  commander  aux  Arabes.  Et  ceux-ci 
retrouvaient  tous  leurs  instincts  du  passé.  L'agitntion  était 
entretenue  non  seulement  par  les  nouvelles  exagérées  de 
nos  défaites,  mais  encore  par  la  crainte  de  spohations 
dont  on  menaçait  les  indigènes.  Le  moins  qui  pouvait  leur 
arriver,  pensaient-ils,  c'était  le  retrait  du  sénatus-consulte 
de  1863,  et,  par  suite,  le  refoulement  des  tribus  du  Tell 
dans  le  désert. 

Dans  un  rapport,  en  date  du  30  décembre  1872,  l'amiral 
de  Gueydon  explique  ainsi  qu'il  suit  les  principales  causes 
de  l'insurrection  de  1871  : 

«  Une  réaction  bruyante  contre  les  condescendances  du 
régime  impérial  envers  le  peuple  indigène,  et  surtout 
contre  les  privilèges  et  Fautorité  des  chefs  arabes;  en  môme 
temps,  une  mesure  qui  blessait  profondément  tous  les  cœurs 


—    330    — 

musulmans,  la  naturalisation  des  israélites  ;  le  spectacle, 
dans  nos  villes,  d'autorités  françaises  méconnues,  insultées, 
arrêtées  même  ;  l'injure  et  la  menace  surtout  prodiguées 
aux  officiers  plus  spécialement  préposés  au  maintien  de 
notre  domination  en  pays  arabe  ;  le  départ  pour  la  France 
de  toutes  les  garnisons  ;  les  récits  apportés  dans  chaque 
tribu  par  les  tirailleurs  algériens  échappés  à  nos  désastres  ; 
enfin,  comme  dernière  manifestation  de  notre  probable 
impuissance,  l'insurrection  de  Paris  :  telles  sont  les  causes 
qui,  en  surexcitant  au  plus  haut  degré  les  espérances,  ont 
fait  l'insurrection  de  1871.  « 

11  faut  pourtant  l'avouer  :  tant  que  dura  la  guerre  étran- 
gère, les  Arabes  restèrent  sourds  aux  excitations  passion- 
nées des  prédicateurs  de  révolte,  malgré  les  récits  exa- 
gérés que  faisaient  dans  les  tribus  les  tirailleurs  algériens 
échappés  à  nos  désastres.  Mais  quand  la  guerre  civile 
fut  déclarée,  et  que  l'armée  de  l'ordre  eut  mis  le  siège  devant 
Paris  pour  combattre  la  Commune,  les  Arabes  n'hésitèrent 
plus,  et  l'insurrection  fut  décidée. 

Le  grand  chef  qui  leva  l'étendard  de  la  révolte  fut  le 
fameux  Mokhrani,  bach-agha  de  la  Medjana,  commandeur 
de  la  Légion  d'honneur. 

La  Medjana  est  une  plaine  immense  qui  s'étend  entre 
les  subdivisions  de  Sétif  et  d'Aumale,  et  dont  la  petite  ville 
de  Bordj-bou-Arréridj,  à  60  kilomètres  à  l'ouest  de  Sétif, 
marque  à  peu  près  le  centre.  Les  Mokhranis,  lamille  vrai- 
ment princière,  nous  avaient  toujours  été  dévoués,  et  nous 
avons  vu  dans  le  premier  volume  de  ces  Récits  qu'un 
Mokhrani,  le  père  de  celui-là  même  dont  nous  parlons, 
accompagna  le  duc  d'Orléans  dans  la  fameuse  expédition 
des  Portes  de  1er. 

Son  fils  appela  à  la  guerre  sainte  tous  les  ardents  dans 
la  voie  de  Dieu.  On  sait  que  l'insurrection  se  localise 
toujours  dans  le  pays  où  domine  l'ordre  rehgieux  qui  lui 
prête  son  appui.  Il  en  devait  être  ainsi  dans  la  Medjana. 
Toutefois,   Mokhrani,   personnage   politique,   grand    chef 


—    331    — 

arabe,  sentait  fort  bien  que  sans  Tappui  des  khouans  la 
révolte  à  la  tête  de  laquelle  il  venait  de  se  placer  resterait 
essentiellement  locale  ;  pour  qu'elle  s'étendît  à  la  province 
de  Gonstantine  et  à  la  Kabylie,  il  invoqua  l'appui  des  Rah- 
manyas,  dont  les  cheikhs  étaient  plus  ou  moins  inféodés 
à  son  parti.  Mais  les  Rahraanyas,  sans  unité  de  direc- 
tion, voyaient  alors  trois  ou  quatre  de  leurs  cheikhs  se 
disputer  la  grande  maîtrise  de  l'ordre.  Mokhrani  ne  put 
donc  entraîner  que  le  vieux  chef  El  Hadded  (le  sellier)  qui 
résidait  à  Seddouk,  dans  la  vallée  de  l'oued  Sahel,  non  loin 
de  l'endroit  où  s'élève  aujourd'hui  la  petite  ville  d'Ald)ou. 
El  Hadded  comptait  un  nombre  considérable  d'adhérents, 
et  ses  khouans  ou  fidèles  circulaient  de  Bône  à  Aumale.  Le 
cheikh  de  Tolga,  rival  du  vieux  El  Hadded,  refusa  net 
de  répondre  à  l'appel  de  Mokhrani,  et  ce  fut  heureux 
pour  nous,  car  Tolga  se  trouve  seulement  à  quelques  lieues 
de  Zaatcha,  dont  on  se  rappelle  la  prise  d'armes  en  1848. 
Que  serait-il  advenu  si,  du  même  coup,  le  Sah'ra  de  la 
province  de  Gonstantine  avait  pris  feu? 

Ghose  curieuse  !  El  Hadded  sentait  si  bien  que  tous 
les  khouans  de  l'ordre  des  Rahraanyas  n'étaient  pas 
avec  lui  que,  lorsqu'il  proclama  la  guerre  sainte,  ce  ne  fut 
pas  la  cause  de  l'islam  qu'il  mit  en  avant,  mais  l'intérêt 
matériel  des  populations  indigènes.  11  promettait  bien 
l'entrée  du  Paradis  à  ceux  qui  succomberaient  en  luttant 
contre  les  infidèles,  il  essayait  bien  de  tirer  parti  de  son 
autorité  spirituelle  sur  les  masses  qu'il  lançait  au  combat  ; 
mais  on  voyait  clairement  que  le  fanatisme  religieux  était 
relégué  par  lui  à  l'arrière-plan,  et  ne  figurait  là  que  comme 
drapeau  de  l'insurrection. 

De  fait,  les  khouans,  leur  chef  en  tête,  ne  furent  que 
des  instruments  dans  la  main  de  Mokhrani.  Si  l'insurrec- 
tion avait  été  à  la  fois  religieuse  et  politique,  c'est-à-dire 
générale,  il  n'est  pas  téméraire  d'avancer  qu'à  cette  époque 
elle  nous  eût  acculés  à  la  côte. 

Mokhrani  fit  porter  au  commandant  supérieur  de  Bordj- 


—    332    — 

bou-Arréridj  une  véritable  déclaration  de  guerre.  Circons- 
tance unique  peut-être  dans  les  annales  algériennes,  il 
renvoya  à  cet  officier  un  mandat  de  huit  cents  francs, 
montant  de  l'arriéré  de  son  traitement  de  bach-agha,  en 
disant  d'un  ton  chevaleresque  qu'il  ne  pouvait  toucher 
l'argent  de  ceux  qu'il  allait  combattre.  Il  ajoutait  que,  le 
décret  qui  proclamait  la  supériorité  des  Juifs  sur  les  mu- 
sulmans étant  une  injure  sanglante  jetée  à  la  face  de  ces 
derniers,  lui  et  les  siens  préféraient  mourir  les  armes  à  la 
main  plutôt  que  de  la  subir. 

Les  bureaux  arabes  furent  accusés  d'avoir  été  les  pro- 
moteurs de  cette  rébellion.  Nous  ne  nous  arrêterons  pas  à 
réfuter  des  accusations  ineptes. 

Pourtant  les  bureaux  arabes  ne  pouvaient  empêcher  les 
décrets  du  gouvernement  de  la  Défense  nationale  de  par- 
venir jusqu'aux  grands  chefs.  Quand  Mokhrani  se  décida 
à  la  lutte,  il  montra  aux  caïds  placés  sous  ses  ordres  une 
pièce  officielle  au  bas  de  laquelle  était  le  nom  de  M.  Gré- 
mieux.  «  Jamais,  s'écria-t-il,  nous  ne  nous  soumettrons  à 
un  pareil  gouvernement  civil!  Si  notre  position  dans  le  pays 
doit  dépendre  d'un  juif,  il  faut  y  renoncer;  acceptons  tout 
d'un  homme  portant  un  sabre,  dût-il  nous  en  frapper!  » 

L'insurrection  fut  à  peu  près  générale  dans  les  provinces 
de  Constantine  et  d'Alger,  de  la  plaine  de  Batna  à  celle 
de  la  Mitidja.  Quantité  de  colons  furent  massacrés,  nombre 
de  villages  saccagés.  Les  insurgés  osèrent  entreprendre  le 
siège  régulier  de  Bordj -bou-Arréridj ,  Bougie,  Djigelly 
dans  la  province  de  Constantine,  et  des  villes  de  Fort- 
National,  Dellys,  Tizi-Ouzou,  Dra-el-Mizan ,  Beni-Mançour 
dans  la  province  d'Alger.  Pour  sauver  la  Mitidja,  ou  ban- 
lieue d'Alger,  on  dut  réunir  quelques  soldats  pris  dans  les 
dépôts,  quelques  miliciens  et  francs-tireurs.  Les  principales 
villes  d'Algérie  n'avaient  plus  d'autre  garnison  que  des  mo- 
biles ou  des  mobilisés,  mal  armés,  mal  commandés,  mal 
vêtus,  sans  expérience  militaire  ;  les  milices  locales  se  joi- 
gnirent à  ces  troupes  qui  purent  sauver  les  places  assié- 


.,00 
•)00       — 

gées  par  rennemi.  Ce  fat  seulement  un  mois  après  que  le 
gouvernement,  pressé  alors  par  les  exigences  de  la  guerre 
communaliste,  put  envoyer  quelques  régiments  de  marche  ; 
et  les  régiments  permanents,  zouaves,  tirailleurs,  légion 
étrangère,  revinrent  en  toute  hâte  en  Algérie. 

Les  orateurs  des  clubs,  les  dileitanti  di  pluma,  les  théo- 
riciens, toutes  gens  qui  n'ont  pas  l'habitude  d'aller  affronter 
les  périls  des  combats,  furent  pris  soudain  d'un  accès  de 
furie  belUqueuse.  Les  Arabes  î  décidément,  ils  n'étaient  pas 
tous  morts  de  la  famine.  Et  puis,  disaient  ces  guerriers  en 
chambre,  les  Arabes,  que  nous  renions  maintenant  pour 
nos  frères,  ne  sont  que  des  brutes  rétrogrades,  indignes 
de  prendre  leur  part  des  jouissances  que  nous  réserve  le 
nouveau  régime  ;  il  faut  les  exterminer,  ou  tout  au  moins 
les  refouler  dans  le  désert.  On  se  figurera  difficilement  à 
quel  degré  de  violence  en  arriva  la  presse  algérienne  ;  elle 
ne  parlait  que  de  fusiller  en  masse  tous  les  indigènes. 

Ces  excitations  portèrent  leurs  fruits,  et  quantité  de  cri- 
mes, peu  connus,  furent  commis  même  contre  ceux  qui  ne 
prenaient  aucune  part  à  la  révolte.  Un  jour,  à  Batna,  les 
miliciens  de  garde  à  l'une  des  portes  de  la  ville  virent 
flâner  aux  alentours  du  poste  deux  jeunes  Arabes  qui  avaient 
leur  tente  à  quelques  centaines  de  mètres  des  fortifications. 
Les  miliciens  appréhendèrent  ces  malheureux,  dont  le  plus 
âgé  avait  seize  ou  dix-sept  ans,  et  s'amusèrent  à  les  fusiller. 
Ce  bel  exploit  ne  fut  pas  récompensé  comme  il  le  méri- 
tait, mais  il  s'efface  devant  celui  qu'accomplit  la  milice  de 
Constantine. 

Pendant  que  les  troupes  régulières  opéraient  dans  l'inté- 
rieur des  terres,  il  fallait  que  les  communications  fussent 
gardées.  Un  bataillon  de  la  milice  de  Constantine,  sous  les 
ordres  d'un  lieutenant  -  colonel ,  minotier  de  son  état,  fut 
envoyé  à  Aïn-Yakout,  sur  la  route  de  cette  ville  à  Batna. 
On  guerroyait  dans  les  environs,  et  l'on  venait  de  lâcher 
les  goums  des  tribus  restées  fidèles,  contre  des  insurgés 
qui  avaient  saccagé  les  fermes  et  les  villages  isolés  autour 


—    334    — 

de  Batna.  Dans  la  razzia  que  firent  ces  goums,  se  trouvaient 
naturellement  des  objets  pillés  chez  les  Européens,  et  les 
goums  ne  se  firent  pas  faute  de  les  reprendre.  Après  le  com- 
bat, quelques  guerriers,  pour  rentrer  chez  eux,  traversèrent 
le  poste  d'Aïn-Yakout,  occupé  par  les  miliciens  de  Constan- 
tine  ;  ceux-ci  les  arrêtèrent  et,  voyant  dans  leurs  bagages 
les  objets  repris  sans  scrupule  aux  insurgés,  furieux,  sans 
écouter  les  explications  des  pauvres  goumiers,  ils  voulurent 
les  fusiller  sur  place;  le  lieutenant-colonel  et  ses  officiers 
eurent  la  plus  grande  peine  du  monde  à  les  leur  arracher. 
Il  fallut  leur  promettre  de  faire  immédiatement  juger  les 
Arabes  par  un  conseil  de  guerre  ;  mais  on  n'improvise 
pas  de  la  sorte  un  tribunal  militaire.  Alors  se  joua  une 
comédie  indigne.  M.  le  colonel-minotier,  se  nommant  prési- 
dent du  conseil  de  guerre,  s'adjoignit  six  juges,  nomma  le 
commissaire-rapporteur  de  la  République,  et  daigna  même 
accorder  un  défenseur  d'office  à  chacun  des  accusés.  Ces 
malheureux  étaient  au  nombre  de  dix-neuf.  Après  un  simu- 
lacre d'interrogatoire ,  de  réquisitoire  et  de  défense ,  le 
colonel,  d'un  air  grotesque  qu'il  s'efforçait  de  rendre  solen- 
nel, rendit  son  jugement.  Les  dix-nenî  accusés  étaient  con- 
damnés à  la  peine  de  mort,  et  le  jugement  était  exécutoire 
sur  l'heure. 

On  aligna  donc  ces  infortunés  contre  le  mur  du  cara- 
vansérail, et  là  se  passa  une  scène  émouvante.  Plu- 
sieurs ne  tombèrent  pas  du  premier  coup  ;  d'autres  ne 
furent  que  blessés.  Les  pelotons  d'exécution  fournis  par 
les  mihciens  avaient  été  si  bien  composés,  qu'ils  durent  s'y 
reprendre  à  deux  ou  trois  fois  pour  fusiller  ces  malheu- 
reux. Deux  de  ces  derniers  parvinrent  pourtant  à  rompre 
leurs  liens  et  à  s'échapper. 

Et  le  minotier,  auteur  de  ce  massacre,  ne  fut  même 
pas  poursuivi  !  Ajoutons  qu'un  officier  du  bureau  arabe  de 
Batna,  accompagné  d'un  seul  spahis,  eut  le  courage  de  se 
rendre  au  milieu  de  la  tribu  à  laquelle  appartenaient  les 
victimes  ;   cette   tribu  pliait  déjà   ses  tentes  pour  aller 


—    335    — 

rejoindre  les  insurgés.  Un  peu  plus,  toute  la  contrée 
prenait  feu,  et  les  miliciens  de  Constantine  auraient  eu  fort 
à  faire. 

La  province  d'Oran,  qui  n'avait  pas  suivi  l'exemple  de 
celles  d'Alger  et  de  Constantine,  commençait  à  s'agiter  à 
son  tour,  lorsqiron  apprit  tout  à  coup  la  mort  de  Mokhrani. 
Comprenant  que  Tinsurrection  n'aurait  aucun  succès  pour 
avoir  éclaté  trop  tard,  puisque  tous  les  jours  une  nouvelle 
colonne,  formée  par  les  régiments  de  marche  qu'on  expé- 
diait de  France,  surgissait  sur  le  théâtre  des  opérations, 
Mokhrani  résolut  de  se  faire  tuer.  Il  entraîna  ses  contin- 
gents près  d'Aumale,  où  opérait  le  général  Cérez,  et,  pen- 
dant le  combat,  une  balle  partie  des  rangs  du  4®  zouaves 
l'atteignit  entre  les  deux  yeux. 


II 


Mokhrani  fut  remplacé  par  son  parent  Bou-Mezrag 
(l'homme  à  la  lance).  L'insurrection  étant  à  peu  près  vain- 
cue dans  la  province  d'Alger,  Bou-Mezrag  se  rejeta  dans 
celle  de  Constantine. 

Parlons  d'abord  de  la  province  d'Alger,  et  racontons  quel- 
ques-uns des  épisodes  qui  méritent  d'être  signalés. 

L'insurrection  ne  sortit  guère  de  la  grande  Kabylie.  Dans 
la  subdivision  de  Mihana,  l'importante  tribu  des  Beni-Me- 
nasser  se  révolta,  et  vint  même  attaquer  le  village  de  Vesoul- 
Bénian;  les  autres  tribus  des  subdivisions  de  Médéa  et  d'Or- 
léansville  restèrent  calmes,  et  la  mort  de  Mokhrani  leur  ôta 
toute  velléité  de  révolte.  Celles  des  environs  de  Cherchell 
brûlèrent  deux  ou  trois  habitations  près  de  la  ville,  tout 
se  borna  là. 

Mais  la  situation  était  grave  en  Kabylie.  Le  général  Lal- 
lemand,  commandant  supérieur  des  forces  de  terre  et  de 
mer  sous  l'amiral  de  Gueydon,  écrivait  :  «  Je  fais  approvi- 
sionner de  vivres,  de  munitions,  les  principaux  centres  ;  j'y 


—    336    — 

envoie,  autant  que  possible,  quelques  troupes  se  joindre 
aux  milices  locales.  Ce  seront  des  îlots  que  nous  retrou- 
verons dans  trois  mois  au  milieu  de  l'inondation.  » 

Nous  n'avons  pas  l'intention  de  narrer  en  détail  les  opé- 
rations exécutées  en  Kabylie  par  les  colonnes  Lallemand, 
Gérez  et  Fourchault  ;  montrons  seulement  comment  quel- 
ques-uns des  îlots  définis  par  le  commandant  supérieur 
résistèrent  à  l'ennemi. 

Tizi-Ouzou  subit  un  siège  de  vingt-cinq  jours,  du  17  avril 
au  11  mai  1871.  Elevée  à  côté  d'un  bordj  bâti  jadis  parles 
Turcs,  qui  y  entretenaient  70  artilleurs,  cette  petite  ville  fut 
restaurée,  en  1851,  par  le  gouvernement  français.  On  créa 
le  cercle  de  Tizi-Ouzou  en  1855,  et  le  bordj,  habité  depuis 
1851  par  le  bach-agha  de  la  vallée  du  Sebaou,  fut  doté 
d'une  garnison  et  agrandi  par  la  construction  des  casernes, 
des  magasins  et  de  l'hôpital.  Ce  bordj  est  entouré  d'un 
mur  de  700  mètres  de  développement,  haut  de  2°'50  à  5°", 
épais  de  1  mètre,  et  percé  de  trois  portes.  C'est  pourtant 
cette  méchante  enceinte  qui  résista  pendant  près  d'un  mois 
aux  attaques  de  plusieurs  milUers  de  Kabyles. 

A  quatre  cents  mètres  de  là,  au  col  même  de  Tizi- 
Ouzou  (en  kabyle  :  le  col  du  genêt  épineux),  est  bâti  le 
village  français,  qui,  en  1871,  comprenait  environ  cin- 
quante maisons  dont  quarante-sept  servaient  d'auberges, 
de  cabarets,  de  boutiques  de  boulanger  ou  de  boucher. 
Sur  une  petite  éminence  était  bâtie  l'église,  derrière 
laquelle  s'élevaient  les  édifices  pubUcs  :  justice  de  paix, 
bureau  de  poste,  école,  etc.  De  toutes  ces  constructions, 
l'éghse  seule,  grâce  à  ses  murs  épais  et  à  sa  toiture 
de  zinc,  échappa  à  l'incendie.  A  cent  mètres  à  gauche  du 
village  européen  est  situé  le  village  indigène  de  Tizi-Ouzou, 
beaucoup  plus  peuplé,  et  ressemblant  à  tous  les  villages 
kabyles.  Encore  aujourd'hui,  les  rues  y  sont  tortueuses  et 
mal  entretenues.  Là  fut  le  quartier-général  des  insurgés. 

La  garnison  ne  se  composait  que  de  350  hommes,  dont 
100  chasseurs  d'Afrique,  103  mobihsés  de  la  Gôte-d'Or, 


—    337    — 

50  miliciens,  et  le  reste  soldats  isolés  appartenant  à  diffé- 
rents corps.  Les  chasseurs  d'Afrique  étaient  absents.  On  les 
avait  envoyés  à  Tamda,  pour  s'emparer  par  un  coup  de  main 
du  caïd  Ali-ou-Kassi,  l'un  des  chefs  de  Tinsurrection.  Ils 
échouèrent  dans  leur  entreprise,  et  ce  fut  miracle  s'ils 
réussirent  à  se  faire  jour  à  travers  plusieurs  milliers 
de  Kabyles  pour  rentrer  à  Tizi-Ouzou. 

Vers  le  10  avril  les  indigènes  de  ce  village  étaient  venus 
trouver  le  commandant  supérieur,  pour  lui  exprimer  leur 
crainte  d'être  attaqués  par  les  partisans  de  Mokhrani. 

« —  Nous  demandons,  dirent-ils,  des  armes  et  des  car- 
touches, car  si  nous  ne  nous  soumettons  pas  aux  insurgés 
et  si  nous  ne  faisons  pas  cause  commune  avec  eux,  nous 
serons  pillés  et  massacrés.  » 

Cette  appréhension  parut  assez  naturelle  au  commandant 
supérieur;  il  lui  était  bien  permis  de  croire  à  la  fidélité  de 
gens  qui  trafiquaient  avec  nous  et  qui  nous  devaient  touc. 
Mais  une  fois  les  cartouches  livrées,  les  indigènes  se  réu- 
nirent pour  savoir  quel  usage  ils  en  feraient.  Deux  partis 
se  formèrent,  l'un  qui  désirait  se  ralher  à  l'insurrection, 
l'autre  qui  voulait  rester  fidèle  à  la  France.  Ces  deux  partis 
se  chamaillaient  avec  véhémence,  lorsque  la  compagnie  des 
mobihsés  de  la  Côte-d'Or  apparut,  montrant  une  résolution 
qui  en  imposa  aux  insurgés.  Toutefois ,  sans  la  rentrée 
inespérée  des  chasseurs  d'Afrique,  Tizi-Ouzou  eût  été  pris 
d'assaut  quelques  jours  après. 

Au  début  des  hostilités,  les  deux  cents  habitants  du  village 
européen  de  Tizi-Ouzou  s'étaient  empressés  de  déménager, 
abandonnant  le  gros  mobilier;  et  bien  leur  en  prit,  car  plu- 
sieurs colons  retardataires  furent  massacrés. 

Le  17  avril,  les  Arabes  commencèrent  l'attaque  par  un  feu 
roulant.  Leur  principal  rassemblement  se  forma  dans  le 
cimetière,  placé  sur  un  petit  tertre,  à  300  mètres  du  bordj. 
Là  ils  pratiquèrent  des  créneaux  et  renversèrent  trois  pans 
de  murs  pour  circuler  à  l'aise.  Puis  ils  démohrent  toutes  les 
tombes,  pour  préparer  des  embuscades  en  avant. 

RÉCITS    ALGÉRIENS.   —   2«   SÉRIE  22 


—    338    — 

Un  capitaine  du  génie  avait  eu  jadis  l'idée,  sous  le  fal- 
lacieux prétexte  de  protéger  Tizi-Ouzou  contre  les  entre- 
prises des  tribus  kabyles  du  haut  Sebaou,  de  faire  creuser 
un  fossé  s'étendant  du  bordj  au  village  musulman,  et  englo- 
bant le  village  européen.  Ce  fossé,  de  1°^  50  à  peine  de  pro- 
fondeur, finit  avec  le  temps  par  être  à  moitié  comblé,  et 
d'ailleurs  la  garnison  était  trop  faible  pour  en  tirer  parti. 
Les  insurgés  s'en  servirent  comme  boyau  de  tranchée, 
pour  s'avancer  jusque  sous  les  murs  du  bordj.  Il  fallut 
improviser,  sous  le  feu  de  l'ennemi,  un  ouvrage  en  terre  en 
forme  de  redan,  destiné  à  couvrir  la  porte  de  Tizi-Ouzou  fai- 
sant face  à  Test.  Comme  on  ne  put  donner  au  parapet  un 
relief  suffisant  pour  mettre  à  l'abri  les  hommes  debout,  la 
fusillade  autour  de  ce  point  fut  incessante. 

Pendant  vingt-cinq  jours,  les  officiers  et  les  soldats  cou- 
chèrent au  pied  des  remparts,  se  reposant  quand  ils  pou- 
vaient. Les  insurgés,  prenant  dans  le  village  des  tonneaux 
vides,  les  apportèrent  à  trente  mètres  du  bordj,  créant  des 
embuscades  roulantes  d'où  ils  dirigeaient  leur  feu  sur  nos 
créneaux.  Ils  eurent  ainsi  le  temps  de  brûler  toutes  les 
cartouches  qu'ils  avaient  reçues  des  Français! 

La  prise  d'eau  qui  amène  à  Tizi-Ouzou  le  Bellaoua  ayant 
été  coupée  tout  d'abord,  on  rationna  la  garnison  à  deux 
litres  d'eau  par  homme  et  par  jour.  Heureusement  que  les 
deux  citernes  du  bordj  étaient  pleines,  car  il  fallait  aussi 
penser  aux  chevaux  des  chasseurs  d'Afrique.  Le  pain  ne 
manqua  point,  mais,  le  bois  faisant  défaut,  on  dut  employer 
celui  de  toutes  les  constructions  que  l'on  crut  possible  de 
démolir. 

Le  11  mai,  le  bordj  de  Tizi-Ouzou  était  débloqué  par  la 
colonne  du  général  Lallemand. 

Nous  avons  dit  que  le  Fort-National  ou  Fort-Napoléon  fut 
fondé  en  1857  par  le  maréchal  Randon.  Au  moment  de  l'in- 
surrection de  1871,  la  population  européenne  de  cette  place 
de  guerre  ne  comprenait  que  228  individus,  dont  168  français, 
39  étrangers,  13  musulmans  et  8  juifs.  La  garnison  était 


—    339    — 

forte  de  près  de  700  hoQimes,  soit  deux  compagnies  de 
mobilisés  de  la  Gôte-d'Or,  une  compagnie  du  train  des 
équipages,  la  compagnie  de  dépôt  du  1"  régiment  de  tirail- 
leurs, une  section  de  milice,  quelques  infirmiers,  quelques 
spahis  et  gendarmes  maures.  L'artillerie  se  composait  de 
9  pièces  avec  10  hommes.  Seulement,  pour  les  servir,  on  fut 
obligé  de  leur  adjoindre  40  hommes  du  train  des  équipages, 
auxquels  on  apprit  la  manœuvre  du  canon. 

Ces  700  hommes  avaient  à  défendre  une  enceinte  de 
2.300  mètres  de  développement,  flanquée  de  17  bastions,  et 
attaquée  par  15  ou  20.000  Kabyles. 

Les  14,  15  et  16  avril,  les  goums  des  Beni-Raten  avaient 
été  convoqués  pour  marcher  dans  la  direction  du  col  de 
Tirourda,  par  lequel  on  croyait  qu'allaient  déboucher  les 
contingents  de  Mokhrani  ;  mais,  le  16  avril,  ces  goums  firent 
brusquement  défection,  et  les  officiers  des  bureaux  arabes, 
chargés  de  les  conduire,  ne  durent  leur  salut  qu'à  la  vitesse 
de  leurs  chevaux. 

Dès  le  17  avril,  le  lendemain  môme  de  cette  défection, 
les  insurgés  vinrent  investir  le  Fort-National. 

A  800  mètres  au  nord,  existait  une  école  des  arts  et 
métiers,  dans  laquelle  les  jeunes  Kabyles,  au  nombre  d'en- 
viron cinquante,  s'initiaient  aux  progrès  de  Tindustrie  euro- 
péenne. Le  16  avril,  tou j  s'éclipsèrent,  et  on  les  vit  se  servir 
contre  la  France  de  l'instruction  qui  leur  avait  été  si  béné- 
volement donnée.  Ainsi,  avec  les  échelles  qu'on  leur  avait 
appris  à  fabriquer,  ils  tentèrent  d'escalader  les  murs  du 
fort;  avec  la  mine  dont  on  leur  avait  fait  connaître  remploi, 
ils  essayèrent  de  faire  brèche  aux  remparts.  Le  16  avril  au 
soir,  le  commandant  supérieur  de  Fort-National  envoya  à 
l'école  des  arts  et  métiers  un  renfort  de  20  soldats  du  train; 
cet  établissement  eut  donc  une  garnison  de  53  hommes, 
dont  33  ouvriers  européens  et  employés.  Le  17  avril,  dans 
la  nuit,  les  insurgés  livrèrent  un  violent  assaut;  repous- 
sés, ils  mirent  le  feu  aux  dépendances  de  l'école.  Le  18  au 
soir,  la  position  n'était  plus  tenable,  et  le  capitaine  du 


—    340    — 

génie  Damarest,  directeur  de  l'école,  se  replia  sur  le  Fort- 
National. 

Ce  fort  est  dominé  de  très  près,  et  comme  les  courtines 
qui  relient  les  bastions  entre  eux  sont  peu  élevées,  les 
balles  pleuvaient  dans  l'intérieur  de  la  place.  On  n'était 
guère  en  sûreté  que  près  des  murs  ou  dans  l'intérieur 
des  maisons.  11  fallut  percer  les  casernes  dans  le  sens 
de  la  longueur,  afin  que  ceux  qui  s'y  étaient  réfugiés 
pussent  les  traverser  sans  sortir.  Ces  casernes  furent  occu- 
pées par  la  population  civile;  la  troupe,  tenue  à  une  vigi- 
lance de  tous  les  instants,  se  voyait  forcée  de  camper  au 
pied  des  murs.  On  masqua  les  passages  les  plus  fréquentés 
avec  des  rideaux  de  planches,  et  même  avec  des  couvertures 
de  campement;  sans  doute  les  balles  les  eussent  traversées, 
mais  les  Kabyles ,  ne  voyant  plus  circuler  personne ,  crai- 
gnirent de  gaspiller  leur  poudre  et  ne  tirèrent  plus  de 
ce  côté. 

Il  y  avait,  à  une  quarantaine  de  pas  de  la  porte  d'Alger, 
un  frêne  derrière  lequel  venait,  pendant  les  premiers 
jours  du  siège,  s'embusquer  un  kabyle.  Celui-ci,  doué  d'une 
adresse  meurtrière,  arrivait  avant  le  jour  et  ne  partait  qu'à 
la  nuit  ;  on  Tappela  Jean  du  Frêne.  Il  tua  successivement 
un  soldat  du  train,  un  sergent  de  tirailleurs  et  plusieurs 
mobilisés.  Quelques-uns  de  ces  derniers  jurèrent  de  venger 
leurs  camarades  ;  mais  deux  d'entre  eux  encore  périrent 
des  mains  de  l'adroit  tireur.  Un  jour,  un  sous-lieutenant 
de  tirailleurs  algériens,  M.  Debay,  accompagné  d'un  ar- 
tilleur et  d'un  mobilisé,  se  laissa  couler  par  une  embrasure 
et  courut  sus  à  Jean  du  Frêne,  qu'il  tua  d'un  coup  de 
revolver 

Les  insurgés  avaient  découvert  on  ne  sait  où  une  vieille 
pièce  de  4  espagnole.  Le  2  mai,  dans  la  nuit,  des  boulets 
tombèrent  dans  le  Fort  ;  mais  ces  boulets  n'étant  qu'en 
pierre ,  la  garnison  put  espérer  qu'une  brèche  n'était  pas 
près  de  se  produire. 

Cependant  les  assiégants,  devenus  de  plus  en  plus  auda- 


—    341     - 

cieux,  creusaient  pendant  la  nuit  des  tranchées,  et  leurs 
chenainements  s'approchèrent  si  près  des  remparts,  qu'on 
entendait  distinctement  le  bruit  des  pioches.  Le  jour,  la 
fusillade  continuait  de  mettre  la  garnison  sur  les  dents. 
Dans  la  nuit  du  10  mai,  les  tranchées  ennemies  atteignirent 
un  égoût ,  au  moyen  duquel  les  insurgés  essayèrent  de 
pénétrer  dans  le  Fort;  heureusement  qu'un  artilleur  put 
y  lancer  des  artifices  qui  asphyxièrent  plusieurs  Kabyles. 
Par  dérision ,  pendant  leur  travail  de  sape,  les  Arabes 
chantaient  la  Marseillaise. 

Le  chef  d'escadrons  Maréchal,  commandant  supérieur, 
décida  alors  qu'une  sortie  aurait  lieu.  Le  11  mai,  on  avait 
entendu  le  canon  du  côté  de  Tizi-Ouzou,  et  un  espion,  qui, 
entre  parenthèse,  fut  tué  par  mégarde  par  un  mobilisé,  vint 
apprendre  le  déblocus  de  ce  bordj.  Le  commandant  Maré- 
chal, voyant  les  Kabyles  déconcertés  par  l'approche  de  la 
colonne  du  général  Lallemand,  fit  sortir  le  matin  une  petite 
troupe  composée  de  166  hommes  seulement,  qui  réussit  à 
les  débusquer  et  alla  enlever  leur  vieux  canon.  Faute  d'atte- 
lages pour  l'emmener,  on  jeta  dans  un  ravin  cette  pièce 
antédiluvienne ,  aux  projectiles  parfaitement  inoffensifs. 
Pendant  cette  sortie,  la  milice  combla  les  tranchées  où 
s'embusquaient  les  assiégeants. 

Le  21  mai,  dans  la  nuit,  la  garnison  entendit  les  Kabyles 
entonner  un  chant  religieux  qui  fut  répété  trois  fois  ;  ils 
appelaient  les  bénédictions  d'Allah  sur  ceux  qui  allaient 
mourir  pour  la  sainte  cause  de  l'Islam.  Aussi  le  capitaine 
Ravez,  chef  du  bureau  arabe,  ne  s'y  trompant  pas,  avisa 
tout  le  monde  qu'on  pouvait  se  préparer  à  l'assaut.  Les 
insurgés  tentèrent,  en  eff'et,  une  fausse  attaque  du  côté 
du  nord,  pendant  que  de  l'autre,  mieux  surveillé,  ils  appli- 
quaient leurs  échelles.  On  les  repoussa  à  la  baïonnette  ; 
et  tandis  qu'ils  se  groupaient  confusément  au  pied  de 
la  muraille,  essayant  quand  même  de  se  hisser  jusqu'aux 
embrasures,  on  jeta  au  milieu  d'eux  des  bombes  et  des 
grenades.  Le  chef  des  artilleurs  se  trouvait  être,  dans  cette 


—    3^2    — 

circonstance,  le  pharmacien  de  l'hôpital,  M.  Signorio,  qui 
eut  les  mains  et  la  figure  brûlées. 

Du  reste,  tous  les  officiers  non  combattants  d'ordinaire 
rivalisèrent  de  zèle  ;  M.  Bordy,  employé  d'administration, 
fut  blessé  à  la  tête  des  soldats  du  train,  restés  sans  chef 
depuis  la  mort  de  leur  capitaine,  qui  s'était  bravement  lait 
tuer. 

Après  cet  infructueux  assaut ,  deux  longues  journées 
furent  nécessaires  aux  Kabj^les  pour  enlever  leurs  morts, 
tant  ils  étaient  nombreux.  La  garnison  subit  aussi  des 
pertes  cruelles. 

Informé  par  un  espion  du  succès  du  21  mai,  le  général 
Lallemand  fit  répondre  au  commandant  Maréchal  : 

«  —  J'attends  des  renforts  pour  tenter  la  grande  affaire 
de  votre  déblocus:  donnez-moi  huit  jours  encore  pour  as- 
surer mes  communications  par  la  soumission  des  Maatkas 
et  des  Beni-Aïssi.  » 

Huit  jours,  c'était  encore  possible.  Le  pain  ne  manquait 
pas;  on  mangeait  des  'salaisons,  de  la  viande  de  cheval  et 
de  mulet.  Pas  de  légumes,  même  secs  ;  mais  ce  qui  inquié- 
tait surtout  le  commandant  Maréchal,  c'est  que  la  gar- 
nison se  trouvait  épuisée  par  quarante  nuits  passées  sans 
sommeil.  Enfin,  le  26  juin,  la  colonne  Lallemand  vint  camper 
sous  les  murs  de  Fort-National,  et  n'eut  même  pas  besoin 
de  livrer  combat  aux  Kabyles. 

Le  général  put  écrire  au  ministre  de  la  guerre  :  «  ...  Ce 
siège  de  soixante-trois  jours  formera  un  glorieux  épisode 
de  nos  annales  algériennes.  » 

Quant  au  blocus  des  villes  maritimes  de  l'Algérie,  jamais 
il  ne  fut  complet,  puisque  les  révoltés  ne  pouvaient  inter- 
cepter nos  communications  par  mer.  Aucune  d'entre  elles 
ne  courut  donc  de  dangers  sérieux  pendant  l'insurrection 
de  1871.  La  petite  cité  de  Dellys  se  vit  néanmoins  bloquée 
pendant  un  mois  ;  la  milipe  et  trois  compagnies  des  mobiles 
de  l'Hérault  la  défendirent.  Sur  650  habitants  européens 
qu'elle    contenait    en    1871  ,   il  y  avait  un  peu  plus    de 


—    343    — 

200  juifs,  dont  l'attitude  fut  déplorable  ;  tous  ces  nouveaux 
citoyens  français  refusèrent  de  se  laisser  incorporer  dans 
la  milice.  A  côté  du  nouveau  Dellys,  bâti  à  l'européenne, 
se  trouve  le  vieux  Dellys,  peuplé  de  2.000  musulmans  ;  par 
extraordinaire,  aucun  d'eux  ne  voulut  rejoindre  les  insur- 
gés, tous  se  montrèrent  fidèles  à  la  France.  L'intérêt,  il  est 
vrai,  parlait  plus  haut  que  la  sympathie.  Ils  mirent  même 
leur  mosquée  à  la  disposition  de  l'autorité  mihtaire,  pour  y 
enfermer  les  otages  livrés  par  les  tribus  étabhes  sur  la 
route  d'Alger. 

La  marine  prêta  le  concours  le  plus  actif  à  la  défense  des 
villes  du  httoral.  A  Dellys,  le  transport  le  Jura  prit  les  bes- 
tiaux des  colons,  qui  ne  pouvaient  plus  subsister  faute  de 
fourrages ,  et  les  débarqua  à  Alger.  L'aviso  le  Daim  et  la 
chaloupe-canonnière  VArmide ,  embossés  dans  la  rade, 
défendirent  Dellys  du  côté  du  sud-est.  A  Bougie,  gardée 
simplement  par  la  milice  et  une  compagnie  de  discipline, 
la  frégate  cuirassée  la  Jeanne  d'Arc  ne  se  borna  pas  à 
défendre  par  ses  bordées  l'accès  de  la  place  du  côté  de  la 
terre  ;  elle  offrit  encore  sa  compagnie  de  débarquement, 
qui  fit  preuve  de  ce  dévouement  traditionnel  dont  sont  ani- 
més les  équipages  de  la  flotte. 

Bougie  eut  à  repousser  cinq  assauts  ;  Dellys  un  seul. 


III 


Si  toutes  les  fermes  et  les  établissements  isolés  construits 
par  les  Européens  en  Kabylie  furent  saccagés  et  leurs  pro- 
priétaires massacrés,  les  caravansérails,  fortifiés  générale- 
ment, purent  résister.  Celui  d'Azib-Zamoun,  situé  au  point 
où  la  grande  route  de  Kabylie  se  bifurque,  pour  aller  d'un 
côté  à  Dellys  et  de  l'autre  à  Fort-National,  résista  vingt- 
trois  jours.  Aux  alentours,  des  colons  avaient  bâti  plusieurs 
maisons  qui  furent  aussi  détruites  ;  mais  ils  purent  se  réfu- 


—    344    — 

gier,  aunombre  de  trente,  hommes,  femmes  et  enfants,  dans 
le  caravansérail,  grande  construction  à  quatre  ailes,  cré- 
nelée et  située  au  sommet  d'un  coteau,  d'où  l'on  domine 
les  environs.  Ce  bâtiment,  qui  renfermait  ime  fontaine 
donnant  de  l'eau  en  abondance,  se  trouvait  dans  les  meil- 
leures conditions  pour  résister.  Mais  les  colons  réfugiés 
à  Azib-Zamoun  ne  possédaient  que  quelques  mauvais  fu- 
sils de  chasse  et  peu  de  munitions  ;  heureusement  que  le 
caïd  Amar-ben-Zamoun  nous  resta  fidèle.  Ce  brave  homme 
se  déclara  prêt  à  se  jeter  dans  le  caravansérail,  avec  ses 
parents  et  ses  amis,  et  sa  fermeté  tint  en  respect  les  bandes 
armées  conduites  par  Amokran-ou-Kassi,  parent  de  Mokh- 
rani.  Lorsque  la  colonne  Lallemand  fut  arrivée,  elle  salua 
avec  satisfaction  le  drapeau  français,  fièrement  hissé 
depuis  le  premier  jour  du  blocus  par  les  colons  réfugiés 
dans  l'étabUssement. 

Au  début  des  hostilités,  Mokhrani  avait  sommé  le  com- 
mandant de  la  subdivision  d'Aumale,  colonel  Trumelet,  de 
se  replier  sur  Alger  avec  toutes  ses  forces  et  de  lui  livrer  la 
place  d'Aumale.  Cette  outrecuidante  proposition  fut  reçue 
comme  elle  méritait  de  l'être  ;  et  Mokhrani  voulant  avoir 
la  consolation  de  s'emparer  au  moins  d'un  caravansérail, 
jeta  son  dévolu  sur  celui  de  l'Oued  Okhris,  situé  sur  l'an- 
cienne route  de  Sétif  à  Aumale,  à  34  kilomètres  à  l'est  de 
cette  dernière  place,  au  miheu  de  la  tribu  des  Ouled  Salem. 

Le  caravansérail  de  l'Oued  Okhris  est  un  petit  quadrila- 
tère à  quatre  bastions  percés  de  meurtrières.  En  1871,  il 
était  loué  par  l'autorité  miUtaire  à  un  vieux  colon  nommé 
Jean  Rey,  âgé  de  soixante-quatre  ans,  qui  y  vivait  avec  sa 
femme  et  son  fils.  Gentil  Rey,  âgé  de  vingt  et  un  ans. 
Comme  il  ne  passe  pas  grand  monde  sur  l'ancienne  route 
d'Aumale  à  Sétif,  ces  braves  gens  vivaient  beaucoup  moins 
des  bénéfices  du  caravansérail,  que  des  produits  d'un  petit 
lopin  de  terre  y  attenant. 

Mokhrani  annonçant  bien  haut  qu'il  voulait  s'empa- 
rer du  borj  de  l'Oued  Okhris,  le  jeune  Gentil  Rey,   qui 


—    345     — 

rôdait  dans  la  tribu  des  Ouled  Salem,  fut  mis  au  courant  des 
projets  de  l'ex-bach-agha,  et  se  rendit  aussitôt  à  Aumale 
pour  demander  du  secours  au  colonel  Trumelet.  Celui-ci 
envoya  à  TOued  Okhris  dix  zouaves  commandés  par  Tun 
d'eux,  nommé  Lallemand,  soldat  de  1"  classe.  Un  tirailleur, 
Ahmed  ben  Mohamed,  qui  avait  été  élevé  par  le  père  Rey, 
lequel,  Tannée  de  la  famine,  l'avait  trouvé  mourant  au  bord 
d'un  fossé,  sollicita  instamment  de  partir  avec  les  dix 
zouaves,  ce  qui  lui  fut  accordé. 

Les  défenseurs  du  caravansérail  furent  donc  au  nombre 
de  treize,  dix  zouaves,  un  tirailleur,  le  père  Rey,  armé  d'un 
ancien  fusil  de  munition,  et  son  fils,  possesseur  d'un  fusil 
de  chasse  à  deux  coups. 

Les  deux  Rey  étaient  d'excellents  tireurs.  Quelques  jours 
auparavant,  le  fils,  chassant  le  sanglier  dans  la  forêt  de 
Ksenna,  avait  rencontré  une  panthère  ;  sans  se  décon- 
certer, l'énergique  garçon  attaqua  cette  dangereuse  bête 
fauve  et  la  tua  raide  d'une  balle  entre  les  deux  yeux. 

Le  13  mars  au  matin,  cent  cavaliers  de  la  plaine  de  la 
Medjàna  parurent  devant  le  bordj  et  commencèrent  à  tirer, 
mais  à  grande  distance  ;  l'après-midi,  ils  furent  rejoints 
par  deux  mille  fantassins  qui  attaquèrent  à  grands  cris,  en 
s'excitant  mutuellement  par  le  mot:  Djehed!  Djehed  1  (la 
guerre  sainte  !  la  guerre  sainte  I)  S'embusquant  dans  deux 
petits  ravins  situés  à  soixante  pas  à  peine  du  caravansérail, 
ils  dirigèrent  une  fusillade  infernale  sur  les  créneaux. 

Le  zouave  Lallemand  recommanda  à  ses  camarades  de 
tirer  sans  se  presser,  afin  de  ménager  les  munitions.  Les 
plus  ardents  d'entre  les  assaillants  vinrent  alors  se  faire 
tuer  à  bout  portant.  Gentil  Rey  n'en  manquait  pas  un,  et  il 
disait  en  riant  qu'il  mettait  tous  ses  soins  à  les  tuer  propre- 
ment. Tous  ceux,  en  effet,  sur  lesquels  il  faisait  feu,  tom- 
baient frappés  d'une  balle  entre  les  deux  yeux,  comme  la 
panthère  de  la  forêt  de  Ksenna. 

Un  grand  nègre  nommé  El  Guettel,  monté  sur  un  des 
chevaux  de  Mokhrani,  commandait  les  cavaliers  ;  les  fan- 


—    346     - 

tassins  obéissaient  au  fanatique  Ben-Tam-tam,  qui  portait 
un  étendard  aux  couleurs  du  prophète. 

Ben-Tam-tam  voyant  que  la  fusillade  dirigée  par  ses 
compagnons  contre  les  créneaux  du  caravansérail  était 
sans  effet,  quelle  que  fût  son  intensité,  excita  bientôt  les 
assaillants  à  tenter  l'assaut:  et,  pour  leur  donner  l'exemple, 
il  s'avança,  son  drapeau  à  la  main,  dans  la  direction  de  la 
porte  du  bordj.  Les  Arabes  le  suivaient  en  poussant  ces 
terribles  cris  dont  ils  ont  le  secret.  Le  flot  des  assaillants, 
Ben-Tam-tam  en  tête,  était  arrivé  à  dix  ou  quinze  mètres 
du  but,  lorsqu'un  jeune  zouave,  nommé  Pivert,  l'arrêta 
net  en  abattant  le  porte-étendard.  Indécise,  la  troupe 
s'arrêta,  puis  fut  mise  en  déroute  par  le  feu  accéléré  des 
défenseurs  de  la  place. 

Le  cadavre  de  Ben-Tam-tam,  tenant  toujours  son  éten- 
dard jaune  et  vert,  restait  là  en  évidence,  entouré  de  dix- 
sept  autres  cadavres.  Ce  que  voyant,  le  zouave  Pivert  sortit 
audacieusement  du  bordj,  et,  sous  une  grêle  de  balles,  alla 
prendre  le  drapeau,  qu'il  rapporta  triomphalement  à  Au- 
male,  quelques  jours  après. 

Repoussés  à  l'assaut,  les  indigènes  revinrent  à  leur  ancien 
système,  qui  consistait  à  tirailler  sans  fin  ni  trêve  contre  les 
créneaux  du  caravansérail  ;  ils  espéraient  avoir  raison  des 
défenseurs  par  la  privation  du  sommeil.  Mais  alors  Gentil 
Rey  se  hissa  sur  le  toit  du  bordj  et,  de  là,  abattit  tant  d'A- 
rabes, que  les  deux  petits  ravins  dans  lesquels  ils  s'abritaient 
ne  furent  plus  tenables  pour  eux.  Le  chef  El  Guettel,  s'étant 
trop  rapproché  des  zouaves,  eut  son  cheval  noir  tué  sous 
lui,  et  comme  il  essayait  de  se  dérober,  il  fut  lui-même 
grièvement  blessé. 

Voilà  donc  les  bandes  sans  chef.  On  alla  prévenir  un 
parent  de  Mokhrani,  l'ex-caïd  Bou-Benan,  qui  vint  prendre 
le  commandement  des  insurgés,  et  tenta  un  second  assaut, 
repoussé  comme  le  premier.  Vingt-deux  de  ses  plus  braves 
compagnons  se  firent  tuer  sous  les  murs  du  bordj.  Déses- 
pérant de  réduire  ces  treize  hommes,  qu'il  savait  du  reste 


—    347    — 

à  bout  de  munitions,  Bou-Renan  prit  le  parti  de  les  investir 
et  d'attendre  que  la  famine  les  réduisît  à  capituler. 

Les  vivres  manquaient,  en  effet,  et  la  citerne  était  à  sec. 
Dans  la  nuit  du  17  mars,  la  famille  Rcy  se  risqua  donc  à 
quitter  le  caravansérail.  Gentil,  qui  connaissait  les  moindres 
sentiers  de  la  forêt  de  Ksenna,  eut  le  bonheur  d'échapper 
aux  nombreux  postes  des  insurgés,  et  de  gagner  Aumale 
avec  son  père  et  sa  mère. 

Le  colonel  Trumelet,  informé  aussitôt  de  la  situation  des 
défenseurs  de  TOued  Okhris,  jugea  inutile  de  sacrifier  la 
vie  de  plusieurs  braves  gens  pour  garder  une  bicoque  sans 
valeur.  Le  23  mars,  un  escadron  de  chasseurs  d'Afrique  alla 
immédiatement  balayer  l'insurrection.  Des  onze  défenseurs 
qui  restaient  dans  l'établissement,  après  le  départ  de  la 
famille  Rey,  un  seul  avait  été  tué.  On  l'enterra  près  de  là. 

Les  neuf  zouaves  survivants  et  le  tirailleur  Ahmed  ben 
Mohamed  rentrèrent  ensuite  à  Aumale.  Voyant  le  caravan- 
sérail abandonné,  les  vaillants  disciples  de  Mokhrani  le  sac- 
cagèrent de  fond  en  comble,  puis  le  brûlèrent.  Il  ne  resta 
debout  que  les  quatre  murs.  La  tombe  du  pauvre  zouave  tué 
fut  violée.  Ces  brutes  lui  coupèrent  la  tête,  et  la  prome- 
nèrent triomphalement  dans  les  tribus. 

Ce  que  les  insurgés  brûlèrent  fut  reconstruit  à  leurs 
frais  ;  le  père  Rey  ne  fut  donc  pas  ruiné,  loin  de  là. 


IV 


L'insurrection  atteignit  le  18  avril  le  petit  village  de 
Bordj-Menaïel,  qui  comptait,  en  1871,  environ  quinze  mai- 
sons, et  qui  se  trouve  situé  à  1.200  mètres  d'un  vieux  bordj 
turc,  réparé  par  les  Français. 

L'insurrection  s'était  annoncée  dès  le  commencement 
du  mois  par  une  grande  effervescence  chez  les  Kabyles. 
Inquiets,  les  colons  de  Bordj-Ménaïel  ne  pouvaient  plus 


-    348    — 

sortir  sans  voir  des  groupes  d'indigènes  se  concerter 
en  pérorant  à  haute  voix.  Ceux-ci  affirmaient  bien  qu'ils 
ne  voulaient  pas  se  révolter,  mais  ils  se  montraient  partout 
en  armes,  et  quand  on  leur  demandait  le  motif  de  cette 
attitude  guerrière,  ils  répondaient  qu'ils  se  préparaient  à  la 
venue  des  insurgés,  ajoutant  qu'il  y  avait  lieu  d'organiser 
des  patrouilles  pour  maintenir  les  communications  avec  le 
caravansérail  d'Azib-Zamoun  et  Dellys.  Ils  osèrent  même 
inviter  les  Européens  à  venir  deux  par  deux  commander  ces 
patrouilles,  mais  on  déclina  prudemment  cette  proposition. 

L'adjoint  au  maire,  M.  Canal,  eut  le  courage  de  se  rendre 
à  Dellys,  seul  au  milieu  de  la  nuit.  Il  demanda  au  général 
commandant  la  subdivision  cinquante  soldats,  pour  tenir 
garnison  dans  le  bordj  et  maîtriser  les  fauteurs  d'insurrec- 
tion ;  alors  le  général  lui  montrant  ses  compagnies  de  mo- 
biles de  l'Hérault,  si  peu  nombreuses,  lui  dit  que,  même  avec 
elles,  il  aurait  de  la  peine  à  défendre  Dellys. 

Le  18  avril,  des  bandes  de  maraudeurs  parurent,  tout 
en  n'étant  pas  encore  bien  sûres  d'elles-mêmes,  car,  dès 
qu'elles  manifestèrent  l'intention  de  piller  la  ferme  Mignot, 
quatre  miliciens  en  armes  suffirent  à  les  faire  reculer.  Les 
Kabyles  étaient  pourtant  cent  cinquante  ou  deux  cents.  Ils 
redescendaient  vers  le  village,  dans  l'après-midi,  lorsqu'une 
troupe  une  fois  plus  nombreuse  se  montra  à  l'horizon. 

Les  miliciens  de  Bordj-Menaïel,  n'étant  plus  que  huit,  se 
réfugièrent  à  la  mairie  avec  l'adjoint  Canal.  Bientôt  les 
Kabyles  les  cernèrent,  demandant  qu'on  leur  livrât  des 
armes  et  des  munitions.  Les  colons  songèrent  d'abord 
à  s'ouvrir  un  passage  jusqu'au  bordj  et  à  s'y  renfermer; 
mais  ils  avaient  avec  eux  leurs  femmes  et  leurs  enfants, 
qui  les  eussent  gênés  pour  combattre.  De  plus,  le  bordj 
n'ayant  ni  puits,  ni  citerne,  et  ne  contenant  aucune  pro- 
vision, la  faim  et  la  soif  les  auraient  bientôt  livrés  à  leurs 
ennemis. 

Les  Kabyles  ne  manifestaient  pourtant  pas  des  dispositions 
féroces.  M.  Canal,  après  avoir  pris  l'avis  des  colons,  résolut 


—    349    — 

de  parlementer  avec  rennemi.  Il  stipula  que  tous  les  habi- 
tants de  Bordj-Menaïel,  hommes,  femmes  et  enfants,  se- 
raient confies  à  un  nommé  Moussa-ben-Ahmed-ben-Moha- 
med,  frère  du  caïd,  et  qu'ils  pourraient  emmener  avec  eux 
une  voiture  chargée  d'ustensiles  et  de  linge. 

Moussa  accorda  à  M.  Canal  tout  ce  qu'il  demandait,  et 
les  Européens  du  bordj ,  au  nombre  de  trente-neuf,  se 
remirent  entre  les  mains  du  chef  indigène,  qui  les  con- 
duisit à  l'une  de  ses  fermes.  Mais  en  traversant  le  vil- 
lage, les  colons  purent  voir  que  ceux  qui  pillaient  leurs 
maisons  étaient  les  propres  serviteurs  de  leur  étrange 
protecteur,  et  les  membres  indigènes  du  conseil  municipal, 
ce  qui  n'était  guère  rassurant.  La  voiture  chargée  d'usten- 
siles et  de  linge  disparut  soudain  ;  puis,  le  soir,  en  arrivant 
à  la  ferme,  les  colons  virent  leurs  maisons  en  feu.  Tout  le 
village  fut  saccagé. 

Ahmed  hen  Mohamed  mit  ses  prisonniers  sous  la  garde  de 
quatre  de  ses  khammès,  en  ayant  soin  de  se  faire  apporter 
leurs  armes  et  leur  argent.  Le  premier  jour,  on  leur  donna 
un  peu  de  cousscouss  ;  mais  les  femmes  kabyles  ayant  pro- 
testé et  déclaré  qu'elles  se  refusaient  à  faire  la  cuisine  pour 
ces  chiens  de  chrétiens,  Moussa  remplaça  le  cousscouss 
par  de  la  galette,  à  raison  d'une  par  jour  pour  cinq  per- 
sonnes. Cette  galette  pouvait  peser  un  kilogramme  environ. 

Moussa  partit  ensuite  pour  la  guerre  sainte.  Mal  lui  en 
prit,  car  dès  le  premier  jour,  au  siège  de  Dellys,  il  reçut 
une  balle  à  l'épaule.  On  conçoit  qu'à  son  retour  il  ne  se 
montra  pas  précisément  aimable  envers  ses  captifs.  Appre- 
nant toutefois  que  pendant  son  absence  ses  femmes  et  ses 
khammès  avaient  supprimé  la  galette,  dans  la  charitable 
intention  de  forcer  les  chrétiens  à  se  mortifier,  il  leur  fit 
servir  un  plat  de  fèves.  Le  repas  était  encore  assez  maigre, 
après  un  jeûne  de  quarante  heures  ;  aussi  M.  Canal  en  fit- 
il  honte  à  Moussa. 

«  —  Si  tu  veux  nous  tuer,  lui  dit-il,  voici  nos  têtes  ;  mais 
ne  nous  fais  pas  mourir  de  faim.  » 


—    350    — 

Moussa  donna  donc  Tordre  de  recommencer  les  distri- 
butions de  galette,  et  comme  ses  femmes  murmuraient,  il 
se  servit  de  son  bras  valide  pour  leur  administrer  une  volée 
de  coups  de  bâton. 

Bientôt  le  bruit  du  canon  tiré  par  les  places  assiégées 
ou  par  les  colonnes  qui  opéraient  dans  les  environs  vint 
rassurer  un  peu  les  colons,  qui  ne  purent  s'empêcher  de 
se  communiquer  leurs  espérances  ;  mais,  n'ayant  pas  une 
confiance  illimitée  dans  leur  protecteur,  ils  furent  obligés 
de  dissimuler  leur  satisfaction.  Us  craignaient  que  les 
insurgés,  exaspérés  par  leur  défaite,  ne  se  vengeassent 
sur  eux  en  les  massacrant. 

Persuadé  avec  raison  que  cette  mansuétude  inaccoutumée 
des  Kabyles  ne  pouvait  durer  longtemps,  M.  Canal  résolut 
d'aller  prévenir  le  général  Lallemand  de  ce  qui  se  passait. 
Un  soir,  il  se  glissa  dans  un  ravin  près  de  la  ferme,  se 
cacha  sous  un  tas  de  fumier  et  attendit  que  la  nuit  fût  bien 
noire.  Puis  il  se  risqua  dans  la  campagne,  évitant  avec  soin 
les  routes  et  les  sentiers,  pour  ne  pas  rencontrer  d'indi- 
gènes. Au  jour  il  gagna  la  colonne  française,  campée  à 
Souk-el-Djemma  (le  marché  du  vendredi),  et  le  lendemain 
même,  le  général  dirigeait  ses  soldats  vers  les  ruines  de 
Bordj-Menaïel,  où  Moussa  dut  rendre  les  trente-huit  prison- 
niers qui  lui  restaient.  Leur  captivité,  relativement  douce, 
avait  duré  vingt-deux  jours. 

Si  les  habitants  de  Bordj-Menaïel  eurent  la  chance  d'é- 
chapper au  massacre,  il  n'en  fut  pas  de  même  de  ceux  du 
village  de  Palestre,  bâti  sur  les  bords  de  l'oued  Isser,  à 
32  kilomètres  du  poste  de  Dra-el-Mizan. 

Ce  village  venait  d'être  fondé.  En  1871,  il  se  constituait 
en  commune,  avec  une  éghse  ;  et  il  comptait  une^  centaine 
d'habitants,  la  plupart  itaUens. 

Lorsque  l'insurrection  éclata  dans  la  plaine  de  la  Medjana, 
les  tribus  des  environs  étaient  déjà  fort  mal  disposées, 
parce  que  l'administration  voulait  établir  un  marché  à 
Palestro,  et  les  Kabyles  croyaient  que  la   création  de 


—    351    — 

ce  marché  ferait  du  tort  à  ceux  qui  existaient  déjà  dans 
la  contrée.  Aussi,  la  guerre  était  à  peine  déclarée,  que 
la  tribu  des  Ammals,  sur  le  territoire  de  laquelle  est  bâti 
Palestro,  se  concertait  avec  celle  des  Beni-Khalfoun  ses 
voisins  ;  les  uns  et  les  autres  s'attroupèrent  en  armes, 
donnant  pour  raison  qu'ils  se  disposaient  à  résister  à 
Mokhrani,  dans  le  cas  où  celui-ci  tenterait  de  pénétrer 
en  Kabylie.  Le  maire  de  Palestro,  M.  Basetti,  n'ajoutant 
pas  foi  aux  assurances  d'El-Hadj  Ahmed  Dahman,  caïd  des 
Ammals,  qui  lui  affirmait  que  ses  subordonnés  ne  se  révol- 
teraient pas  et  qu'il  répondait  de  la  sécurité  des  habitants 
du  village,  alla  lui-même  à  Alger  chercher  des  fusils  et 
des  cartouches  pour  ses  administrés.  A  son  retour,  il  fit 
l'appel  de  tous  les  hommes  en  état  de  porter  les  armes  ; 
ils  étaient  50,  sur  112  habitants.  Chaque  jour  les  colons 
faisaient  deux  heures  d'exercice,  et  les  circonstances  pa- 
rurent si  graves,  que  M.  l'abbé  Monginot,  curé  de  Palestro, 
voulant  donner  l'exemple,  se  mit,  lui  aussi,  à  apprendre 
la  manœuvre  ;  à  chaque  prise  d'armes,  il  accourait  à  sa 
place  dans  le  rang,  avec  les  autres  mihciens. 

Bientôt  les  colons  n'eurent  plus  de  doutes,  en  voyant 
les  Kabyles  traverser  leur  village  par  petits  groupes  armés 
de  fusils.  L'un  d'eux,  Séguy,  vit  un  jour  entrer  chez  lui  le 
caïd  des  Ammals  avec  son  fils  Mohamed.  Le  caïd  venait 
encore  répéter  aux  colons  qu'ils  n'eussent  rien  à  craindre, 
puisqu'il  répondait  de  leurs  personnes.  Survint  alors  la 
fille  de  la  maison,  qui  comprenait  un  peu  le  kabyle. 

«  —  Celle-là,  dit  le  jeune  Mohamed,  ne  sera  pas  tuée  ;  je 
la  réserve  pour  en  faire  ma  temme.  » 

Mlle  Séguy,  effrayée,  supplia  son  père  de  la  laisser  partir 
à  Alger  ;  elle  échappa  ainsi  au  funeste  sort  réservé  à  ses 
concitoyens. 

A  ce  moment  M.  Auger,  capitaine  du  génie,  passa  par 
Palestro,  en  allant  surveiller  l'exécution  de  quelques  tra- 
vaux confiés  à  son  service.  Les  malheureux  habitants,  con- 
vaincus  que   le  danger   devenait  imminent,  prièrent  cet 


or 


52    — 

officier  d'organiser  leur  défense.  Le  capitaine  comprit 
du  premier  coup  d'œil  qu'il  fallait  la  concentrer  dans 
trois  édifices  qui  se  flanquaient  l'un  l'autre  :  la  gendar- 
merie, la  cure  et  la  maison  des  Ponts-et-Ghaussées  ;  il  n'y 
avait  qu'à  relier  ces  trois  postes  par  des  fossés  d'approche, 
à  exhausser  les  parapets  de  la  terrasse  des  Ponts-et-Ghaus- 
sées, et  à  improviser  trois  petits  redans  en  briques,  avec 
meurtrières  et  machicouhs.  Nul  doute  que  de  cette  façon 
les  colons  de  Palestro  n'eussent  pu  résister  quelques  jours, 
et  donner  aux  hommes  du  colonel  Fourchault,  qui  se  mas- 
saient à  l'Aima,  le  temps  d'accourir  à  leur  secours. 

Ces  travaux  allaient  être  entrepris,  lorsqu'arriva  le  lieu- 
tenant Desnoyers,  attaché  au  bureau  arabe  d'Alger,  escorté 
par  quelques  spahis. 

Les  colons  prièrent  aussitôt  M.  Basetti  de  se  rendre 
auprès  de  cet  officier  pour  se  renseigner  au  sujet  des 
bruits  alarmants  qui  circulaient,  et  savoir  s'il  était  néces- 
saire de  se  préparer  à  la  lutte.  Mais  M.  Basetti  éluda  cette 
démarche,  disant  que  l'avis  de  M.  le  capitaine  Auger  lui 
suffisait.  Un  colon  nommé  Rainoldi  se  rendit  alors  auprès 
du  lieutenant  Desnoyers,  et  se  permit  de  lui  demander  le 
but  de  son  voyage. 

Fort  étonné,  ce  dernier  répondit  qu'il  n'avait  à  rendre 
compte  à  personne  de  sa  mission  qui,  d'ailleurs,  ne  con- 
cernait pas  les  affaires  du  village.  Apprenant  toutefois 
que  les  habitants  s'inquiétaient,  il  fit  venir  les  chefs  indi- 
gènes des  environs  et  les  interrogea  longuement.  Assez 
édifié  sur  leur  compte,  il  adressa  le  jour  même,  à  l'autorité 
supérieure,  un  rapport  relatif  à  la  situation  des  colons  de 
Palestro.  Ge  rapport  prévoyait  le  danger  et  indiquait  les 
moyens  de  le  conjurer. 

M.  Desnoyers,  anxieusement  interrogé  par  son  maître 
d'hôtel,  lui  déclara  que  les  colons  pouvaient  dormir  tran- 
quilles ;  évidemment,  cet  officier  ne  croyait  pas  à  l'immi- 
nence du  péril,  et  se  figurait  que  l'administration  supérieure 
aurait  le  temps  de  prendre  des  mesures. 


MAIlK(:ilAI>     l)K     MAC-MAIIOX 


Hélas  !  il  était  trop  tard.  Le  rapport  fat  envoyé  le  16  avril, 
3t  la  catastrophe  se  produisit  le  19. 

Ce  jour-là,  au  matin,  plusieurs  milliers  de  Kabyles  se 
portèrent  sur  le  hameau  du  col  des  Beni-Aïcha,  dont  les 
habitants  purent  heureusement  s'échapper,  les  communi- 
cations avec  la  Mitidja  n'étant  pas  encore  interrompues. 
Mais  la  retraite  était  coupée  aux  colons  de  Palestre  qui,  en 
voyant  Tincendie  dévorer  les  maisons  de  leurs  voisins,  ne 
se  firent  plus  d'illusions  sur  le  triste  sort  qui  les  attendait. 

Les  Kabyles  se  divisèrent  ensuite  en  deux  bandes  :  la 
plus  forte  se  dirigea  sur  l'Aima,  pour  livrer  combat  à  la 
colonne  Fourchault  ;  l'autre  se  rendit  à  Palestro,  pillant  et 
brûlant  tout  sur  son  passage. 

Deux  tribus  des  environs,  les  Ammals  etlesBeni-Khalfoun, 
n'attendaient,  pour  se  soulever,  que  l'arrivée  des  insurgés. 
Le  19  avril  au  soir,  tous  les  contingents  kabyles  se  por- 
tèrent sur  Palestro  et  mirent  le  feu  aux  meules  étabhes 
à  quelque  distance  du  village.  Immédiatement,  on  battit  la 
générale,  et,  au  son  du  tocsin,  les  colons  se  préparèrent 
à  la  résistance. 

Toutes  les  maisons  furent  évacuées  à  la  hâte,  sauf  trois  : 
la  cure,  la  caserne  de  gendarmerie  et  les  Ponts-et-Chaus- 
sées.  Les  hommes  valides  se  divisèrent  en  trois  groupes  : 
l'un  s'enferma  dans  la  gendarmerie,  sous  le  commande- 
ment du  brigadier  et  du  maire  ;  l'autre  dans  la  cure,  avec 
l'abbé  Monginot  et  le  capitaine  Auger  ;  le  troisième  aux 
Ponts-et-Ghaussées,  sous  les  ordres  du  conducteur  Ricard 
et  du  garde  champêtre,  ancien  soldat.  Gomme  cette  der- 
nière construction,  plus  solide,  était  aussi  plus  capable  de 
résister,  les  femmes  et  les  enfants  s'y  réfugièrent.  Les  trois 
maisons  formaient  entre  elles  un  triangle,  et  se  flanquaient 
tant  bien  que  mal.  Les  défenseurs  passèrent  la  nuit  du  19 
au  20  avril  à  pratiquer  quelques  meurtrières  et  à  matelasser 
les  fenêtres. 

Pendant  la  matinée  qui  suivit,  les  insurgés  se  mirent 
à  piher  les  habitations  délaissées,  mais  ils  se  gardèrent 

RÉCM3  ALGÉRIENS.   —  2»  SÉRIE  23 


—    354    — 

bien  de  les  incendier  ;  se  bornant  à  créneler  celles  qui 
avaient  vue  sur  le  groupe  occupé  par  les  colons,  ils  creu- 
sèrent des  tranchées  pour  abriter  leurs  tireurs.  Vers  midi, 
ils  commencèrent  la  fusillade,  et,  le  soir  venu,  se  lancèrent 
à  l'assaut  du  presbytère.  Repoussés  avec  de  grandes 
pertes,  ils  se  tinrent  tranquilles  toute  la  journée  du  21. 

Mais  le  22  au  matin,  arrivèrent  les  caïds  des  Animais  et 
des  Beni-Khalfoun.  Ces  chefs,  qui  avaient  reçu  l'investiture 
du  gouvernement  français,  venaient  prendre  le  commande- 
ment des  bandes  insurgées,  qu'ils  renvoyèrent  à  l'assaut. 

Sachant  que  la  cure  était  la  moins  solide  des  trois 
maisons  défendues,  les  Kabyles  réunirent  contre  elle  tous 
leurs  efforts,  et  après  trois  furieuses  tentatives,  ils  réus- 
sirent à  y  pénétrer.  Voyant  que  les  communications  n'étaient 
pas  absolument  coupées  avec  la  caserne  de  gendarmerie  et 
que  leur  position  n'était  plus  tenable,  les  colons  sortirent 
par  une  porte  de  derrière,  déterminés  à  se  faire  jour  à 
la  baïonnette.  Trois  d'entre  eux  restèrent  aux  mains  des 
Kabyles,  qui  les  massacrèrent  et  jetèrent  leurs  cadavres 
dans  le  presbytère,  auquel  ils  mirent  le  feu. 

Quatre  hommes  du  groupe  qui  défendait  les  Ponts-et- 
Ghaussées  voulurent  profiter  de  l'incendie  et  du  tumulte 
qui  s'ensuivit  pour  s'échapper  ;  parmi  eux  était  le  con- 
ducteur Ricard.  Trois  de  ces  fuyards,  qui  désertaient  ainsi 
leur  poste  de  combat  et  abandonnaient  des  femmes  et  des 
enfants  aux  fureurs  de  l'ennemi,  réussirent  à  gagner 
l'Aima  ;  le  quatrième  fut  tué. 

Mais  les  caïds  des  Ammals  et  des  Beni-Khalfoun  repré- 
sentèrent aux  insurgés  qu'en  brûlant  le  presbytère,  ils 
avaient  sacrifié  un  butin  considérable.  Les  indigènes  chan- 
gèrent alors  de  tactique.  Ils  envoyèrent  en  parlementaire 
devant  la  caserne  de  gendarmerie  un  kabyle  très  connu 
des  colons,  le  propre  serviteur  du  caïd  des  Ammals  ;  cet 
individu  déclara  aux  défenseurs  qu'ils  auraient  la  vie  sauve, 
s'ils  consentaient  à  se  rendre.  Le  capitaine  Auger  exigea 
que  le  caïd  des  Beni-Khalfoun  vînt  lui-même  garantir  ces 


—    355    — 

propositions  ;  et  non  seulement  ce  traître  les  appuya,  mais 
11  promit  aux  Européens  de  leur  laisser  leurs  armes  et  de 
les  faire  escorter  jusqu'au  village  du  Fondouk,  à  l'abri  de 
l'insurrection. 

Il  y  eut  alors  une  sorte  de  trêve  dont  quatre  colons,  les 
nommés  Spazzi,  Cavazza,  Omer  et  Frenbini,  profitèrent 
pour  aller  à  la  maison  des  Ponts-et-Ghaussées  visiter  leurs 
femmes  et  leurs  enfants.  C'est  à  cette  inspiration  qu'ils 
(lurent  la  vie. 

Après  leur  départ,  les  insurgés  cernèrent  la  caserne  de 
gendarmerie  et  sommèrent  les  défenseurs  de  livrer  leurs 
armes.  Le  capitaine  Auger,  le  curé  Monginot,  et  le  jeune 
Basetti,  fils  du  maire,  sortirent  alors  pour  parlementer  de 
nouveau  avec  les  caïds.  Derrière  eux  se  tenait  un  vieux 
colon  nommé  Dieuloir,  avec  son  fusil.  Les  caïds  retinrent 
prisonniers  le  capitaine  Auger  et  le  jeune  Basetti,  et 
livrèrent  aux  insurgés  Dieuloir  et  l'abbé  Monginot.  Dieuloir 
croisa  la  baïonnette  pour  défendre  son  curé  et  tomba  ensan- 
glanté. Le  prêtre  fut  tué  d^un  coup  de  pistolet;  un  kabyle 
lui  coupa  ensuite  la  gorge  du  revers  de  son  yatagan. 

Mais  les  défenseurs  de  la  caserne  étaient  encore  au 
nombre  de  trente-cinq,  commandés  par  le  lieutenant  de  la 
milice  Rimez  et  le  brigadier  de  gendarmerie.  Désespérés, 
ces  pauvres  gens  essayèrent  une  sortie  à  la  baïonnette. 
Malheureusement,  dès  les  premiers  pas,  le  brigadier  tomba, 
ainsi  que  le  lieutenant;  celui-ci,  déjà  blessé  la  veille,  fut 
décapité  et  on  lui  ouvrit  le  ventre.  Le  brigadier  fut  achevé 
à  coups  de  pioche.  Les  colons  essayèrent  en  vain  de  refer- 
mer la  porte,  le  flot  des  assaillants  se  précipita  dans  la 
caserne,  et  tous  les  Européens,  parmi  lesquels  se  trou- 
vait le  maire  Basetti,  furent  massacrés.  On  trouva  dans 
la  geôle  de  la  gendarmerie  trois  indigènes,  qui,  mis  en 
liberté,  s'armèrent  de  bâtons  et  s'acharnèrent  sur  les  vic- 
times, qu'ils  jetèrent  ensuite  au  miheu  des  flammes,  après 
leur  avoir  fait  subir  d'infâmes  violences. 

Restait  le  local  des  Ponts-et-Ghaussés,  où  ne  commandait 


—    356    — 

plus  personne,  depuis  le  lâche  abandon  du  conducteur 
Ricard.  Les  insurgés  s'y  portèrent  en  masse,  et  firent 
sauter  la  porte  de  la  cour,  puis  les  deux  portes  de  la  maison. 
Les  assiégés  se  retirèrent  alors  au  premier  étage,  et, 
coupant  l'escalier,  organisèrent  une  vive  résistance.  La 
lutte  se  prolongea  ainsi  pendant  deux  jours,  les  Kabyles 
évitant  de  mettre  le  feu  à  la  maison,  dans  la  crainte  de 
perdre  l'or  et  l'argent  qu'ils  supposaient  entre  les  mains  des 
derniers  défenseurs  de  Palestro.  Vers  la  fin  du  deuxième 
jour,  une  idée  infernale  surgit  dans  leur  cerveau  :  ils  allu- 
mèrent, au  rez-de-chaussée,  plusieurs  petits  feux  d'herbes 
sèches  et  de  menues  broussailles.  Ce  n'était  pas  l'incendie  ; 
c'était  un  développement  de  fumée  à  rendre  la  position 
intenable.  Sur  la  terrasse  étaient  entassées  quarante-cinq 
personnes;  on  y  avait  transporté  les  munitions,  et  quatre 
colons,  embusqués  derrière  des  matelas,  défendaient  à  tour 
de  rôle  la  brèche  pratiquée  dans  l'escalier.  Les  quelques 
détenseurs  de  la  terrasse  se  tenaient  derrière  le  parapet, 
qui  avait  à  peine  quarante  centimètres  de  hauteur.  Pour 
faire  le  coup  de  feu,  ils  devaient  se  tenir  à  peu  près 
couchés,  et  ceux  qui  essayaient  de  se  mettre  à  genoux 
tombaient  sous  les  balles  des  Kabyles.  C'est  ainsi  que  pé- 
rirent trois  d'entre  eux. 

Cependant,  voyant  que  personne  ne  se  montrait  au- 
dessus  du  parapet,  les  insurgés  imaginèrent  d'amonceler 
devant  la  maison  des  pierres  et  des  briques  ;  puis  ils  lan- 
cèrent sur  la  terrasse"  des  projectiles  qui  firent  plusieurs 
victimes.  Mais  comme  ces  projectiles  leur  étaient  conscien- 
cieusement renvoyés,  ils  finirent  par  se  lasser  de  ce  sys- 
tème d'attaque. 

Au  milieu  du  troisième  jour,  la  situation  des  derniers 
survivants  de  Palestro  devint  terrible.  Ils  n'étaient  pas 
seulement  asphyxiés  par  l'acre  fumée  qui  se  dégageait  du 
rez-de-chaussée;  les  cadavres,  n'ayant  pas  été  enterrés, 
répandaient  dans  l'air  des  odeurs  pestilentielles.  Le  so- 
leil de  midi  dardait  sur  eux  ses  rayons  ardents  ;  la  fumée 


—    357    — 

et  Todeur  des  corps  en  décomposition  les  prenaient  à  la 
gorge  ;  l'eau  allait  leur  manquer  ;  la  charpente  en  fer  de  la 
terrasse  commençait  à  se  fendre  et  à  s'afifaisser.  Pour 
rendre  la  chaleur  plus  intolérable,  les  Kabyles  allumaient 
de  grands  feux  autour  de  la  maison,  et  il  fallut  user  de 
mille  moyens  pour  garantir  les  munitions  et  les  préserver 
des  flammèches.  Les  cartouches  étaient  renfermées  dans 
de  simples  couffins  ou  paniers  en  palmier-nain;  les  femmes 
des  colons  s'assirent  dessus.  On  put  ainsi  conjurer  une 
catastrophe  qui  semblait  inévitable. 

Les  mères  et  leurs  enfants  pleuraient,  demandant  en 
grâce  qu'on  se  rendît.  Mais  personne  n'osait  entamer  les 
pourparlers  ;  on  se  souvenait  trop  bien  du  hideux  mas- 
sacre de  la  caserne.  Fou  de  douleur,  un  colon  s'écria  qu'il 
fallait  en  finir,  et  se  jeta  sur  sa  baïonnette  ;  un  autre  se  fit 
sauter  la  cervelle. 

Enfin,  dans  l'après-midi,  un  parlementaire  se  présenta 
dans  la  cage  de  l'escalier  ;  mais  les  assiégés  s'écrièrent 
qu'ils  ne  s'entendraient  qu'avec  le  caïd  des  Ammals.  Celui-ci 
s'avança  donc,  et  leur  dit  qu'ils  n'avaient  aucun  secours  à 
attendre;  «  Dellys,  Tizi-Ouzou,  Fort-National,  Dra-el-Mizan 
sont,  ajouta-t-il,  pris  et  rasés.  » 

Il  fut  convenu  que  les  colons  se  rendraient  à  discrétion, 
pour  être  conduits  à  Dellys,  et  de  là  embarqués  pour  la 
France.  Ils  étaient  au  nombre  de  quarante,  dont  vingt 
femmes  et  onze  enfants  ;  plusieurs  avaient  des  blessures. 
Le  caïd  des  Ammals  fit  monter  sur  la  terrasse  quelques- 
uns  de  ses  Kabyles  ;  toutes  les  armes  furent  immédiate- 
ment enlevées,  et  les  survivants,  sans  exception,  furent 
dépouillés  de  leurs  vêtements.  On  arracha  même  aux 
femmes  leurs  boucles  d'oreilles.  Gela  fait,  la  terrasse  fut 
évacuée  au  moyen  d'échelles. 

Le  lendemain,  toutes  les  tribus  qui  avaient  pris  part  à 
l'attaque  se  réunirent  sur  les  ruines  encore  fumantes  de 
Palestro,  et  là  il  fut  convenu  que  l'on  se  porterait  en  masse 
vers  le  village  de  l'Aima,  où  se  concentrait  une  colonne 


—    358    — 

française.  Chacun  prenait  les  plus  belliqueuses  résolutions, 
lorsque  des  sentinelles  signalèrent  l'apparition  de  nos  éclai- 
reurs.  C'était  la  colonne  Fourchault  qui  arrivait;  trop  tard, 
hélas  !  de  vingt-quatre  heures. 

Dès  que  l'insurrection  menaça  la  Mitidja,  le  général 
Lallemand  avait  rappelé  en  toute  hâte  la  brigade  Lapasset, 
débarquée  à  Bougie,  et  Tavait  dirigée  sur  le  village  de 
l'Aima.  Cette  brigade  devait  être  le  noyau  de  la  colonne 
expéditionnaire.  Lapasset  ayant  eu  une  autre  destination, 
ie  commandement  provisoire  en  fut  donné  au  colonel  d'état- 
major  Fourchault,  celui-là  même  que  nous  avons  vu  comme 
capitaine  lors  de  la  grande  expédition  de  1857,  enlever,  à 
la  tête  de  quelques  zouaves,  le  village  de  la  prophétesse 
kabyle.  Fourchault,  un  peu  original,  était  d'une  bravoure 
éprouvée. 

Le  4  avril,  il  réunit  à  l'Aima  2.700  hommes  de  toutes 
armes,  dont  300  miliciens  d'Alger  et  600  mobiles  de  l'Hé- 
rault, plus  4  obusiers  de  montagne. 

Les  trois  colons  qui  avaient  quitté  Palestro  avec  le  con- 
ducteur des  Ponts-et-Chaussées  Ricard  ne  purent  malheu- 
reusement donner  des  nouvelles  de  leur  village  que  le 
23  avril  au  matin.  Le  général  Lallemand  télégraphia  aussitôt 
au  colonel  Fourchault  : 

((  11  y  a  à  Palestro  quelques  familles  du  village  qui  luttent 
courageusement  contre  les  Kabyles,  et  que  l'on  pourrait 
sauver.  Prenez  trois  cents  zouaves  et  trois  cents  tirailleurs, 
braves  et  bons  marcheurs,  sans  sacs,  une  pièce  de  monta- 
gne avec  forte  réserve  de  cartouches  d'infanterie  et  un 
peloton  ^e  chasseurs,  avec  un  baril  d'eau-de-vie  sur  un 
mulet,  vivres  dans  la  musette  ;  gagnez  le  Fondouck,  après 
avoir  bien  disposé  définitivement  les  troupes  que  vous  lais- 
serez, et  partez-en  à  neuf  du  soir  avec  de  bons  guides.  Il  y 
a  six  heues  du  Fondouck  au  pont  de  Ben-Henni  (nom  kabyle 
de  Palestro).  Vous  arriveriez  à  trois  heures  du  matin,  cul- 
buteriez les  bandits,  et  enlèveriez  les  familles  qui  vivent 
encore.  Il  y  a  aussi  là  le  capitaine  du  génie  Auger,  s'il  n'a 


—    359    — 

pas  péri.  C'est  un  coup  de  main  généreux  à  tenter.  Se 
borner  à  la  chose  elle-même,  ne  rien  entreprendre  au  delà, 
garder  surtout  le  plus  grand  secret,  et  vous  réussirez.  » 

La  mission  de  sauver  les  pauvres  habitants  de  Palestro 
convenait  bien  au  colonel  Fourchault,  qui  possédait  toutes 
les  quaUtés  mihtaires  requises  pour  réussir  dans  ce  hardi 
coup  de  main.  Parti  de  TAlma  à  huit  heures  d4i  soir,  il 
arriva  au  village  du  Fondouck  à  minuit. 

Sa  colonne  se  reposa  une  demi-heure  et  fit  le  café  ;  il 
s'agissait  de  tenir  les  hommes  éveillés.  Quand  on  se  remit 
en  route,  il  ne  restait  guère  que  quatre  heures  de  nuit  ;  il 
fallait  donc  marcher  rapidement,  et  traverser  la  montagne 
avant  que  l'éveil  fût  donné  aux  tribus  environnantes.  Four- 
chault, sentant  que  la  marche  ne  devait  être  ralentie  sous 
aucun  prétexte,  défendit  formellement  aux  soldats  de  ré- 
pondre aux  coups  de  fusil  qui  seraient  tirés  sur  eux. 

A  six  heures  du  matin,  halte  d'une  heure  pour  faire  de 
nouveau  le  café.  Quand  on  reprit  la  marche,  la  chaleur  était 
accablante.  On  s'arrêta  plusieurs  fois  pour  masser  la  co- 
lonne, et  permettre  aux  retardataires  de  la  rejoindre.  Le 
pays  était  absolument  désert.  Le  colonel  augura  mal  de  ce 
silence  ;  évidemment,  pensait-il,  les  Kabyles  laissent  s'en- 
gager la  petite  troupe  pour  en  avoir  plus  facilement  raison. 
Il  était  une  heure,  quand  on  arriva  sur  le  plateau  au  centre 
duquel  est  bâti  le  viUage  de  Palestro  ;  les  éclaireurs  avaient 
bien  signalé  des  rassemblements,  mais  ceux-ci  avaient 
disparu.  Tout  était  morne  et  silencieux;  pas  un  cri,  pas  un 
coup  de  feu.  En  approchant  du  village,  nos  soldats  se 
trouvèrent  soudain  en  face  de  l'horrible  réalité  !  Partout 
du  sang  et  des  ruines.  Mais  laissons  ici  la  parole  au  docteur 
Gollin,  qui  accompagnait  l'expédition  : 

«  A  notre  arrivée  dans  le  village,  une  odeur  infecte  nous 
saisit.  De  nombreux  cadavres  gisaient  épars  dans  les  rues  ; 
les  maisons  étaient  incendiées,  saccagées  avec  un  vanda- 
lisme minutieux.  Des  morts  au  rez-de-chaussée,  d'autres  le 
long  des  escaliers,  d'autres  dans  les  chambres  du  premier 


—    360    — 

étage;  dans  les  cours,  dans  les  jardins,  partout  on  rencontre 
des  cadavres  dépouillés  de  leurs  vêtements  ;  les  coiffures, 
ainsi  que  les  pantalons,  ont  été  dédaignées  par  les  Kabyles. 
Aucun  cadavre  de  femme  ni  d'enfant  ;  nous  comptons  qua- 
rante-sept cadavres  d'hommes  adultes  ;  le  plus  jeune  peut 
avoir  quinze  ou  seize  ans.  D'après  l'inspection  des  corps  et 
des  lieux,  la  bande  infernale  me  paraît  avoir  procédé  comme 
il  suit  :  après  s'être  emparés  des  défenseurs  les  plus  vigou- 
reux, en  armes  et  sortis  de  leurs  habitations  (des  gendarmes, 
entre  autres,  reconnus  à  leur  pantalon  et  képi),  ils  les  dé- 
pouillèrent et  les  firent  brûler  vifs  au-dessus  des  brasiers 
dont  les  cendres  et  charbons  sont  encore  là.  De  larges  am- 
poules entourées  d'une  rougeur  inflammatoire,  indiquent 
parfaitement  ce  genre  de  mort  chez  les  victimes  trouvées  à 
l'entrée  du  village.  La  face  et  d'autres  régions  presque  car- 
bonisées, ainsi  que  les  signes  d'une  horrible  lutte,  démon- 
trent d'ignobles  et  barbares  raffinements.  Cela  a  dû  se  passer 
sous  les  yeux  des  habitants  retranchés  dans  leurs  maisons. 
La  mort  de  ces  derniers,  en  effet,  est  plus  récente,  et  ils  pa- 
raissent avoir  succombé  différemment  :  coups  de  feu,  égor- 
gement,  aveuglement,  coups  de  couteau,  de  matraque.  « 

Et  le  docteur  Collin  ajoute  : 

«  Les  plus  infâmes  violences  paraissent  avoir  été  com- 
mises sur  quelques-uns,  avant  ou  après  la  mort.  >' 

Nous  n'essayerons  pas  de  compléter  cet  horrible  tableau. 
Disons  qu'à  côté  du  cadavre  d'un  gendarme  gisaient  deux 
chiens  de  chasse,  éventrés  parce  que,  sans  doute,  ils  avaient 
voulu  défendre  leur  maître.  Parmi  des  décombres  couverts 
de  sang,  nos  soldats  ramassèrent  des  titres  de  propriété, 
des  billets  de  banque  dédaignés  par  les  insurgés.  Au  milieu 
des  ruines,  ils  dénichèrent  aussi  un  pillard  kabyle  ;  on  com- 
prend qu'ils  n'allèrent  pas  solliciter  l'approbation  du  colonel 
Fourchault  pour  le  passer  par  les  armes. 

Une  large  fosse  fut  creusée  à  côté  de  l'égUse  dévastée,  et 
les  quarante-sept  cadavres  y  furent  déposés.  La  nuit  venue, 
les  cavaliers  envoyés  à  la  découverte  rentrèrent  sans  rap- 


—    361    — 

porter  aucun  renseignement.  La  colonne  Fourchault  bivoua- 
qua dans  ce  lieu  de  désolation,  puis  repartit  pour  le  Fon- 
douck,  en  combattant,  cette  fois,  car  les  masses  ennemies  se 
ruèrent  sur  le  petit  noyau  de  Français  assez  audacieux  pour 
pousser  une  pointe  en  plem  pays  insurgé.  L'on  peut  bien 
dire  que  ce  furent  les  fusils  à  tir  rapide  qui  sauvèrent  nos 
troupes;  le  général  Lallemand  avait  donc  été  bien  inspiré, 
en  prescrivant  au  colonel  Fourchault  de  se  faire  suivre  par 
des  mulets  chargés  de  cartouches.  Des  feux  incroyablement 
nourris  eurent  raison  de  Vacharnement  des  Kabyles.  Les 
mulets  de  cacolet  étant  trop  peu  nombreux  pour  trans- 
porter, non  seulement  les  morts  et  les  blessés,  mais  encore 
les  hommes  épuisés,  les  chasseurs  et  les  spahis  mirent 
pied  à  terre  et  prêtèrent  leurs  chevaux. 

Le  général  Lallemand  télégraphia  au  colonel  Fourchault  : 
«  Recevez  mes  félicitations  pour  vous  et  vos  vaillantes 
troupes.  Cette  reconnaissance  est  une  des  plus  audacieuses 
qui  aient  été  tentées L'œuvre  des  sauvages  était  termi- 
née ;  il  vous  reste  du  moins  la  consolation  d'une  tentative 
noble  et  généreuse,  faite  sitôt  qu'elle  a  été  possible.  » 

Qu'étaient  devenus  les  survivants  du  sac  de  Palestro?  Ils 
avaient  été  emmenés  par  Amin-el-Oumena,  caïd  des  Beni- 
Khalfoun,  fraction  de  la  grande  tribu  des  Flissas.  Ces  mal- 
heureux racontèrent  plus  tard  qu'en  traversant  les  villages 
kabyles  ils  reconnurent  chez  les  gens  les  plus  considérables, 
leurs  propres  bestiaux,  leurs  effets,  leurs  ustensiles.  Un 
kabyle  avait  passé  par-dessus  son  burnous  la  chasuble  du 
pauvre  abbé  Monginot;  un  autre  portait  une  soutane,  mais 
fendue  du  haut  en  bas. 

Amin-el-Oumena  enferma  ses  captifs  dans  des  gourbis 
exposés  à  tous  les  vents,  les  prévenant  au  préalable  que 
toute  tentative  d'évasion  serait  punie  de  mort.  Ces  pauvres 
gens  avaient  ramassé  par  terre,  en  quittant  Palestro, 
quelques  débris  de  vêtements  qui  les  aidèrent  à  couvrir 
leur  nudité.  Dans  ces  lambeaux  disparates,  la  vermine  ne 
tarda  pas  à  se  mettre  et  à  pulluler  avec  cette  prodigalité 


—    362    — 

qu'on  a  souvent  lieu  de  déplorer  en  Algérie.  Tous  les 
hommes  de  la  tribu  étant  partis  pour  la  guerre  sainte,  les 
captifs  furent  abandonnés  aux  femmes,  hideuses  mégères 
qui  s'entendaient  à  merveille  à  tourmenter  les  roumis  ou 
chrétiens  tombés  entre  leurs  mains.  Ces  abominables  créa- 
tures trouvèrent  que  les  prisonniers  pouvaient  bien  coucher 
sur  la  terre  nue,  et  que  deux  petites  galettes  par  tête  suffi- 
saient amplement  à  leur  nourriture.  Deux  ou  trois  fois  un 
vieux  kabyle  donna  aux  malheureux  quelques  figues;  une 
européenne,  qui  était  à  toute  extrémité  et  se  mourait  des 
suites  de  ses  blessures,  reçut  deux  oranges.  Cette  infor- 
tunée ne  tarda  pas  à  succomber. 

Les  colonnes  des  généraux  Gérez  et  Lallemand  opéraient 
dans  les  environs.  Chaque  fois  que  Ton  entendait  le  canon, 
les  femmes  kabyles,  furieuses,  venaient  dire  aux  captifs 
qu'au  premier  obus  qui  tomberait  sur  leur  village,  on  les 
mettrait  à  mort.  Aussi  les  survivants  du  massacre  de  Pales- 
tro  vécurent-ils,  pendant  vingt-deux  jours,  dans  des  angoisses 
inexprimables.  Informé  de  leur  situation,  le  général  Cérez 
n'osa  tenter  l'attaque  des  villages  des  Beni-Khalfoun;  il 
préféra,  par  humanité,  traiter  de  la  reddition  des  colons 
en  échange  de  Vaman  accordé  aux  insurgés.  Le  13  mai, 
l'honorable  général  dut  écrire  au  gouverneur  (1)  :  «  M.  le 
capitaine  Auger,  M^^^  Valle  (2)  et  ses  enfants,  tous  nos 
pauvres  prisonniers  de  Palestre,  hommes,  femmes  et 
enfants,  sont  à  mon  camp.  Ils  y  sont  l'objet  des  soins  de 
tous,  et  leur  émotion,  en  se  trouvant  au  milieu  de  nous, 
répondait  à  la  joie  qui,  depuis  ce  matin,  agitait  mes  troupes, 
heureuses  de  penser  que  leurs  efforts  jusqu'à  ce  jour 
avaient  pu  contribuer  à  la  délivrance  de  nos  malheureux 
prisonniers.  » 

Ceux-ci  n'étaient  plus  que  trente-neuf,  la  femme  dont 
nous  avons  parlé  plus  haut  étant  morte.  Les  Ammals  rendi- 

(1)  Amiral  de  Gueydon. 

(2)  Femme  du  commandant  de  place  de  Dra-el-Mizan,  prise  à  quelques  cen- 
taines de  mètres  de  la  place. 


—    3G3    — 

rent  encore  au  général  Lallemand  un  colon  qu'ils  avaient 
gardé,  parce  que  ses  blessures  l'empêchaient  de  suivre  le 
convoi  dirigé  sur  la  tribu  des  Beni-Khalfoun. 

Si  Amin-el-Oumena  rendit  ses  prisonniers,  il  ne  put  tou- 
tefois soustraire  sa  propre  tête  à  un  châtiment  bien  mérité. 
Deux  ans  après,  en  janvier  1873,  la  cour  d'assises  d'Alger 
le  condamna  à  mort  avec  huit  gredins  de  son  espèce. 
Vingt-trois  Kabyles  des  environs  de  Palestre  furent  dé- 
portés dans  une  enceinte  fortifiée,  et  treize  autres  eurent  à 
subir  de  cinq  à  sept  ans  de  détention.  Et  c'est  en  faveur  de 
ces  intéressants  coquins  que  M.  Henri  Rochefort,  au  com- 
mencement de  1886,  lorsqu'il  était  encore  député,  réclama 
l'amnistie  !  C'étaient,  disait- il,  des  condamnés  pour  faits  poli- 
tiques! De  telles  aberrations  d'esprit,  auxquelles  d'ailleurs 
le  célèbre  pamphlétaire  a  habitué  ses  contemporains,  dépas- 
sent tout  ce  que  peuvent  concevoir  les  imaginations  les  plus 
désordonnées. 


V 


Dans  la  province  d'Alger,  l'insurrection  ne  gagna  que  la 
Kabylie,mais  dans  celle  de  Gonstantine  elle  devint  générale 
et  s'étendit  jusqu'aux  plus  extrêmes  limites  du  désert.  Nous 
ne  parlerons  pas  du  siège  de  Bordj-bou-Arréridj,  petite  ville 
bâtie  au  centre  du  commandement  du  bach-agha  Mokhrani; 
ce  serait  refaire,  à  peu  de  chose  près,  l'histoire  de  Fort- 
National  ou  de  Tizi-Ouzou. 

Le  siège  de  Bordj-bou-Arréridj  fut  levé  par  une  colonne 
expéditionnaire  aux  ordres  du  colonel  Bonvallet.  Pendant 
qu'elle  guerroyait  à  l'ouest,  une  affaire  déplorable  eut  lieu  à 
Aïn-Tagrout,  caravansérail  situé  juste  à  mi-chemin  entre 
Sétif  et  la  ville  débloquée.  Cette  affaire,  qui  fut  appelée 
devant  le  conseil  de  guerre  de  Constantine,  et  qui  passionna 
l'opinion  pubhque,  vaut  la  peine  d'être  racontée  en  détail. 

Le  30  mars  1871,  M.  Trinquand,  capitaine  au  90**  de  ligne, 


—    364    - 

adjoint  au  bureau  arabe  de  Sétif,  reçut  l'ordre  d'aller  s'ins- 
taller à  Aïn-Tagrout;  il  avait  pour  mission  de  surveiller  les 
goums,  et  d'assurer  le  service  de  correspondance  entre 
Sétif  et  la  colonne  qui  opérait  contre  les  contingents  rebelles 
de  Mokbrani. 

M.  Trinquand  trouva  au  caravansérail  d'Aïn-Tagrout  une 
petite  compagnie,  60  hommes  à  peine,  du  78''  de  ligne,  avec 
le  capitaine  Chichet.  Etant  le  plus  ancien,  il  prit  le  comman- 
dement. 

D'abord  il  vérifia  la  position  et  l'emplacement  qu'occu- 
paient les  différents  goums,  jusqu'alors  restés  fidèles;  les 
jugeant  trop  éloignés  pour  pouvoir  compter  sur  leur  appui, 
il  leur  prescrivit  de  se  rapprocher  ;  mais  il  comprit,  à  des 
signes  non  équivoques,  que  ces  goums  se  disposaient 
à  faire  défection.  En  effet,  derrière  lui,  le  13  avril,  deux 
convois  isolés  furent  pillés  et  un  voiturier  européen  dispa- 
rut. Accompagné  d'un  seul  spahis,  Trmquand  se  rendit 
aussitôt  sur  les  lieux  pour  faire  une  enquête,  et  le  caïd  sur 
le  territoire  duquel  les  méfaits  avaient  été  commis  n'alla 
même  pas  le  voir  ;  à  son  retour,  il  apprit  que  le  goum  des 
Cédratas,  qui  avait  reçu  ordre  d'occuper  le  passage  de 
l'oued  Chaïr,  entre  Aïn-Tagrout  et  Bordj-bou-Arréridj, 
avait  formellement  refusé  d'obéir.  Ce  qui  inquiéta  encore 
davantage  le  capitaine,  ce  fut  une  conversation  qu'il  eut 
avec  le  spahis  qui  l'avait  accompagné.  Celui-ci  savait  que  le 
caïd  qui  s'était  dérobé  avait  dit  à  ses  administrés  :  «  Com- 
ment !  il  est  venu  ici  un  officier  français  avec  un  simple 
spahis,  et  vous  ne  les  avez  pas  égorgés?  »  Un  indigène  lui 
avait  aussi  conseillé  de  rentrer  vite  à  Aïn-Tagrout,  sans 
quoi  il  serait  assassiné. 

Le  16  avril,  Trinquand  reçut  un  convoi  de  vivres  de  600 
à  650  mulets,  et  quatre  prolonges  du  train  portant  plusieurs 
quintaux  de  fourrages  ;  ce  convoi  devait  être  dirigé  sur 
Bordj-bou-Arréridj,  et  les  prolonges  rétrograder  ensuite  sur 
Sétif,  en  emportant  les  malades  de  la  colonne.  M.  Valette, 
interprète  militaire,   et  M.  Mariage,  officier  payeur  des 


—     3G5    — 

spahis,  venu  à  Sétif  pour  toucher  la  solde,  profitaient  tous 
deux  de  Toccasion  pour  se  rendre  à  leur  poste. 

Le  17  avril,  M.  Trinquand  se  mettait  en  route  avec  le 
convoi,  pour  Bordj-bou-Arréridj,  lorsqu'il  apprit  la  défec- 
tion des  Cédratas.  Aussitôt  il  fit  arrêter  et  masser  son 
monde,  puis,  vo3^ant  que  des  rassemblements  insurgés  se 
préparaient  à  lui  disputer  le  passage,  il  rétrograda  sur  Aïn- 
Tagrout  et  fit  décharger  les  mulets  et  les  prolonges.  Les 
caisses  et  les  sacs  furent  rangés  devant  la  porte  du  cara- 
vansérail, et  des  spahis  allèrent  prévenir  de  la  situation  le 
colonel  commandant  les  troupes  de  la  Medjana  et  le  colonel 
commandant  la  subdivision  de  Sétif. 

Ceux  envoyés  à  Bordj-bou-Arréridj,  ne  pouvant  passer, 
rentrèrent  deux  heures  après  leur  départ;  les  autres  rap- 
portèrent de  Sétif  cette  réponse  :  «  Tenez  ferme,  une  com- 
pagnie de  zouaves  et  vingt- cinq  hussards,  vous  portant 
des  cartouches,  vont  vous  rejoindre.  Le  maire  de  Sétif  réunit 
le  goum,  que  je  ferai  ensuite  partir  avec  quatre  spahis.  » 

Mais  le  pauvre  capitaine  perdait  la  tête.  Par  surcroît, 
tous  les  goums  des  environs,  à  l'exception  de  celui  du 
caïd  Ben  lUès,  qui  ne  fit  défection  que  le  lendemain, 
nous  trahirent  dans  cette  journée  du  17  avril.  Les  ou- 
vriers civils  qui  travaillaient  à  la  route  s'empressèrent  de 
remonter  au  caravansérail  d'Aïn-Tagrout.  Le  18  au  matin, 
quatre  ou  cinq  cents  cavaliers,  nouvellement  insurgés, 
avec  une  centaine  de  fantassins,  parurent  à  un  kilomètre 
du  bordj  ;  tous  s'excitaient  au  combat  en  provoquant  nos 
soldats.  Trinquand  fit  alors  déployer  en  tiraiUeurs  la  com- 
pagnie du  78%  flanquée  d'un  côté  par  quelques  spahis,  de 
l'autre  par  des  goumiers  encore  fidèles.  Après  un  échange 
de  coups  de  feu,  le  contingent  ennemi  se  dispersa. 

A  ce  moment,  nos  derniers  goumiers  disparurent  ;  ce 
que  voyant,  les  muletiers  du  convoi  crevèrent  un  certain 
nombre  de  sacs,  puis,  montant  sur  leurs  bêtes,  s'enfuirent 
dans  toutes  les  directions.  Un  troupeau  de  bœufs  et  de 
moutons,  destiné  à  la  colonne,  se  dispersa  également. 


—    366    — 

Tout  cela  devait  importer  assez  peu  au  capitaine  Trin- 
quand,  s'il  avait  eu  la  conscience  bien  nette  de  son  devoir. 
Ne  savait-il  pas  qu'une  compagnie  de  zouaves  allait  lui 
arriver,  ainsi  qu'un  peloton  de  hussards,  lui  apportant 
des  cartouches?  De  plus,  il  avait  sous  la  main  soixante 
soldats  de  ligne,  quelques  spahis,  et  une  vingtaine  d'ou- 
vriers et  de  colons.  Ceux-ci,  il  est  vrai,  n'étaient  pas  armés  ; 
mais  ils  pouvaient  rendre  mille  petits  services  dans  Tinté- 
rieur  du  bordj,  en  attendant  qu'ils  prissent  les  fusils  des 
morts  et  des  blessés. 

Evidemment  la  position  des  défenseurs  d'Aïn-Tagrout 
était  critique  ;  mais  enfin ,  cent  Français ,  devant  être 
portés  à  deux  cents,  à  Tarrivée  du  détachement  de  Sétif, 
ne  se  laissent  pas  enlever  dans  un  caravansérail  fortifié 
comme  l'était  celui  d'Aïn-Tagrout. 

Les  avocats  de  Trinquand  prétendirent  que  le  bordj 
était  en  mauvais  état  de  défense.  Le  capitaine  Chichet, 
qui,  lui  aussi,  a  eu  sa  part  de  responsabilité  dans  l'éva- 
cuation de  ce  poste  et  l'abandon  d'un  convoi  de  vivres, 
déclara  plus  tard  au  conseil  de  guerre  que  tous  les  cré- 
neaux auraient  eu  besoin  d'être  refaits,  étant  beaucoup 
trop  larges.  C'est  possible,  mais  vraiment  une  semblable 
allégation  ne  peut  être  prise  au  sérieux  ;  en  efî'et,  le  cara- 
vansérail d'Aïn-Tagrout,  bâti  sur  le  rebord  d'un  plateau 
très  large,  domine  la  contrée  par  trois  de  ses  faces.  Qu'im- 
portait donc  que  les  créneaux  de  ces  trois  faces  fussent  un 
peu  larges?  Ils  ne  couraient  certainement  pas  le  risque 
d'être  enfilés  par  l'ennemi.  Et  quant  à  la  quatrième  face 
regardant  le  plateau,  les  Kabyles  en  eussent  été  tenus  à 
une  respectueuse  distance  par  les  70  chassepots  de  la  com- 
pagnie de  zouaves,  les  60  chassepots  du  78%  les  40  chasse- 
pots  des  hussards  et  des  spahis.  C'est  à  faire  rêver  de 
voir  des  officiers  français  douter  d'une  position  de  cette 
valeur,  alors  que  des  colons  mal  armés,  ou  de  faibles 
détachements,  tiennent  tête  aux  Arabes  dans  des  bicoques 
dominées  de  toutes  parts. 


—    367     — 

Le  caravansérail  d'Ain-Tagrout  forme  un  carré  parfait 
de  37  mètres  de  côté  comptés  sur  les  murs  d'enceinte,  qui 
ont  donc  148  mètres  de  développement.  Et  M.  Trinquand 
pensait  que  170  hommes  de  troupes  régulières  ne  suffiraient 
pas  à  défendre  un  pourtour  de  192  mètres,  dont  les  trois 
quarts  au  moins  ne  pouvaient  être  attaqués  bien  vigoureu- 
sement ! 

Au  conseil  de  guerre,  cet  officier  exposa  qu'il  eût  été 
matériellement  impossible  de  renfermer  le  convoi  dans  la 
cour  du  caravansérail,  encombrée  alors  par  les  prolonges 
et  les  voitures  de  colons.  Mais  le  président  aurait  pu  lui  ré- 
pondre qu'avec  ces  prolonges  et  ces  voitures,  il  y  avait  lieu 
de  former  un  retranchement  en  avant  de  la  grande  porte 
du  bordj,  retranchement  qui  aurait  défié  toutes  les  attaques 
des  Arabes,  si  l'on  avait  comblé  les  intervalles  par  des 
caisses  à  biscuit,  des  sacs  de  café,  enfin  par  toutes  sortes 
de  bagages  encombrants.  Oui,  un  officier  doué  d'un  peu  de 
sang-froid  eût  débarrassé  la  cour  de  cette  façon,  et  comme 
le  convoi  de  vivres  que  l'on  était  chargé  de  défendre  assu- 
rait la  subsistance  des  hommes  et  des  chevaux  pour  un 
temps  indéfini,  on  n'avait  qu'à  se  laisser  tranquillement 
cerner. 

Cependant,  M.  Trinquand  eut  l'audace  de  télégraphier  à 
Sétif  que  la  position  n'était  plus  tenable  ;  et  il  savait  que  les 
zouaves  et  les  hussards  allaient  le  rejoindre  !  Ne  voulant 
pas  les  attendre,  il  donna  ordre  au  capitaine  Ghichet  de 
faire  préparer  ses  hommes  pour  le  départ. 

Alors  se  passa  une  scène  déplorable.  On  défonça  les 
barils;  soldats  et  colons  se  précipitèrent  pour  boire  à  même 
le  vin  et  l'eau-de-vie.  On  se  noya  dans  l'ivresse,  et  le  déta- 
chement se  mit  en  route  en  titubant  honteusement. 

On  chargea  les  quatre  prolonges  du  train  de  bagages, 
d'effets,  de  cantines  appartenant  aux  officiers  et  aux  colons; 
par-dessus  on  installa  quelques  femmes  et  quelques  en- 
fants d'employés  des  ponts-et-chaussées  ou  d'ouvriers,  avec 
plusieurs  soldats  et  colons  ivres-morts. 


—    368    — 

C'est  dans  cet  équipage  peu  brillant  que  la  petite  colonne 
rencontra,  au  moulin  Saint-Rham,  ses  sauveurs  venant 
de  Sétif,  et  taisant  le  café.  Très  surpris,  le  capitaine  de 
zouaves,  M.  Bouché,  qui  avait  fait  ramasser  pendant  la 
route  deux  ou  trois  cents  convoyeurs  arabes  fuyards,  pro- 
posa à  M.  Trinquand  de  rétrograder  pour  sauver  au  moins 
la  plus  grande  partie  du  convoi.  Il  lui  fut  répondu  que  les 
goums  aj^ant  trahi,  le  bordj  se  trouvait  hors  d'état  de  ré- 
sister à  une  attaque.  Le  vieil  officier  se  récria  ;  mais  comme 
il  était  le  plus  jeune  de  grade,  il  dut  s'incliner. 

La  conduite  du  capitaine  Trinquand,  en  tant  que  soldat, 
fut  mise  hors  de  cause  par  ses  antécédents  mihtaires  ;  mais 
l'autorité  crut  devoir  déférer  au  conseil  de  guerre  un  offi- 
cier qui  n'avait  pas  bien  vu  de  quel  côté  était  le  devoir,  en 
abandonnant  une  position  sans  se  renseigner  sur  les  forces 
qui  auraient  pu  l'attaquer,  et  sans  attendre  les  renforts  qui 
l'eussent  mis  en  mesure  de  résister  indéfiniment. 

Grâce  à  la  brillante  plaidoirie  d'un  avocat  distingué  du 
barreau  de  Gonstantine,  M.  Gilotte,  on  acquitta  le  capitaine 
Trinquand  qui,  seul,  avait  pourtant  donné  un  exemple  de 
défaillance  pendant  cette  terrible  année. 

Dans  le  sud  de  la  province  de  Gonstantine,  quelques  mois 
avant  la  prise  d'armes  de  Mokhrani,  un  individu  qui  se  pré- 
tendait chérif  et  descendant  du  Prophète,  Bou-Ghoucha,  avait 
fait  son  apparition,  à  la  tête  d'une  bande  de  coupeurs  de 
route  et  d'écumeurs  du  désert.  Dans  l'hiver  de  1870  à  1871, 
il  s'empara  d'Ouargla  et,  dès  qu'il  apprit  l'insurrection  de 
la  Medjana  et  de  la  Kabylie,  il  marcha  sans  hésiter  sur  Tug- 
gurt,  proclamant  la  guerre  sainte  et  ralhant  sur  son  chemin 
tous  les  bandits,  tous  les  mécontents,  tous  les  fanatiques  du 
Sah'ra. 

La  kasbah  de  Tuggurt  avait  pour  garnison  une  section  de 
tirailleurs  indigènes  commandés  par  un  lieutenant  nommé 
Mousseli  ou  Mousli  ;  cet  excellent  officier,  qui  avait  appris 
à  lire  et  à  écrire  au  régiment  et  qui  travaillait  à  s'instruire, 
allait  se  faire  naturaliser  français. 


-    369    — 

Moiisli  avait  peu  de  vivres,  peu  de  cartouches  ;  au  bout 
de  deux  jours  de  fusillade,  voyant  que  les  bandes  de  Bou- 
Choucha  s'épaississaient  toujours,  il  consentit  à  capituler, 
s'engageant  à  livrer  la  bicoque  dont  les  murs  en  terre  sé- 
chée  au  soleil  s'écroulaient  à  la  moindre  pluie,  mais  stipu- 
lant formellement  que  lui  et  ses  hommes  se  retireraient 
avec  armes  et  bagages,  et  rentreraient  à  Biskra  sans  être 
inquiétés. 

Les  quelques  tirailleurs  blessés  qui  ne  pouvaient  suivre, 
furent  confiés  à  des  habitants  de  Tuggurt,  et  la  petite  troupe 
de  Mousli,  composée  d'une  trentaine  d'hommes  à  peine, 
marcha  sur  Biskra. 

Mais  Bou-Choucha,  violant  la  parole  donnée,  fit  poursuivre 
les  trente  malheureux  turcos,  que  ses  cavaliers  cernèrent, 
dans  un  bas-fond,  au  milieu  des  dunes.  Les  nôtres  se 
mirent  aussitôt  sur  la  défensive  ;  calmes  et  résolus,  ayaiit 
épuisé  leurs  dernières  cartouches,  ils  moururent  sans  for- 
fanterie comme  sans  faiblesse,  avec  toute  la  résignation 
des  fatalistes.  Aussi  simplement  que  l'héroïque  sergent 
Blandan,  le  lieutenant  Moush  resta  debout  malgré  ses  bles- 
sures, et  ne  tomba  qu'un  des  derniers,  foudroyé  par  une 
décharge  à  bout  portant. 

Pendant  que  ses  cavaliers  accomplissaient  ce  bel  exploit, 
Bou-Choucha,  resté  à  Tuggurt,  se  signalait  également,  mais 
d'une  manière  beaucoup  moins  périlleuse. 

Il  commença  par  faire  saisir  les  sept  ou  huit  blessés  que 
les  turcos  n'avaient  pu  emmener,  et  les  fit  égorger  sous 
ses  yeux  ;  puis  on  les  décapita,  et  leurs  têtes  furent  exposées 
sur  les  murs  de  la  citadelle.  Trouvant  que  sept  têtes  no 
suffisaient  pas,  il  fit  déterrer  trois  turcos  tués  à  l'attaque 
de  la  kasbah,  et  leurs  têtes  allèrent  rejoindre  celles  do 
leurs  camarades.  Ce  n'était  pas  assez.  Gomme  les  parents 
et  les  amis  de  notre  khalifa  de  Tuggurt,  le  fameux  Ali-Bey, 
s'étaient  retranchés  avec  des  armes,  des  munitions,  des 
vivres,  dans  la  plus  solide  maison  du  ksar  où  ils  auraient  pu 
résister  longtemps,  Bou-Choucha  leur  envoya  dire  qu'il  avait 

RÉCITS  ALGÉRIENS.  —  2e  SÉRIE.  24 


-    370    — 

consenti  à  laisser  les  turcos  regagner  Biskra,  et  qu'il  propo- 
sait aux  gens  du  çof  (parti)  d'Ali-Bey  de  faire  route  avec 
eux,  promettant  de  ne  pas  les  inquiéter.  Les  assiégés 
eurent  le  tort  de  se  fier,  comme  le  malheureux  lieutenant 
Mousli,  à  la  parole  de  cet  hypocrite;  s'étant  rendus,  ils 
furent  égorgés  jusqu'au  dernier. 

Puisque  nous  avons  raconté  l'histoire  du  chérif  Bou- 
Baghla,  nous  en  ferons  autant  pour  celle,  beaucoup  plus 
intéressante,  du  chérif  Bou-Ghoucha. 

Celui-ci  s'appelait  tout  simplement  Mohamed  ben  Brahim. 
D'abord  petit  berger  dans  une  tribude  la  province  d'Oran,  il  ne 
tarda  pas  à  courir  les  aventures,  témoignant  ainsi  que  la 
valeur  n'attend  point  le  nombre  des  années.  Ses  débuts  ne 
furent  pas  encourageants  :  les  temps  devenaient  durs  pour 
le  pauvre  monde,  et  les  spahis  rivalisaient  avec  les  gen- 
darmes maures  pour  chercher  noise  aux  croyants  en  quête 
du  bien  de  Dieu  (1).  Mohamed  ben  Brahim  arrêté,  selon  lui, 
pour  une  simple  peccadille,  rien  qu'un  vol  à  main  armée  sur 
une  route,  fut  déféré  à  la  commission  disciplinaire  de  la 
subdivision  de  Mascara. 

Condamné  à  un  an  de  prison,  il  ^'évada  et  alla  rejoindre 
Si  Lala,  chef  des  Ouled  Sidi  Cheikh  révoltés.  Si  Lala  (ou 
Si  el  Ala)  eut  lieu  d'être  satisfait  des  services  de  Mohamed, 
qui  fut  blessé  en  combattant  dans  la  prétendue  voie  de 
Dieu.  Mais  c'était  particulièrement  dans  les  razzias  qu'il  se 
distinguait. 

Vers  la  fin  de  1869,  cet  intéressant  personnage  sentit  le 
besoin  de  s'établir  pour  son  propre  compte. 

Avec  quelques  gredins  de  son  espèce,  il  quitta  Si  Lala 
pour  écumer  le  pays  des  Eurgs  (dunes),  entre  Laghouat, 
Tuggurt  et  Ouargla.  Ayant  réussi  à  détrousser  assez  pro- 
prement quelques  caravanes,  sa  réputation  s'étendit  dans  la 
contrée.  Bientôt  sa  troupe  grossit  au  point  qu'il  en  conçut 
des  inquiétudes.  Comment  faire  vivre  tout  ce  monde-là  dans 

(1)  Chercher  le  bieu  de  Dieu,  pour  les  Arabes,  c'est  voler. 


O/l       — 

un  désert?  Bou-Choucha  prit  le  parti  de  se  proclamer  chërif 
et  de  prêcher  la  guerre  sainte.  Apprenant  que  la  France 
avait  maille  à  partir  avec  la  Prusse,  et  que  les  troupes  de 
l'armée  d'Afrique  venaient  de  s'embarquer,  il  entra  bra- 
vement à  Ouargla. 

Mais  les  prophéties  arabes  annoncent  que  le  Mouley-el- 
Sâa,  le  maître  de  Theure,  le  chérif  qui  chassera  les  Français 
de  TAlgérie,  s'appellera  Mohamed  ben  Abdallah  comme  le 
prophète.  Ben  Brahim  était,  d'ailleurs,  un  nom  bien  vul- 
gaire, sentant  sa  roture  d'une  lieue  ;  l'ex-petit  berger  devint 
donc  Mohamed  ben  Abdallah. 

Ce  nom  n'était  pas  encore  assez  significatif.  Gomme  le 
dit  plaisamment  M.  Philippe,  interprète  mihtaire(l),  dans 
ses  Etapes  sahariennes,  un  chérif  qui  se  respecte  doit  tou- 
jours porter  un  surnom  caractéristique,  tiré,  soit  de  ses 
habitudes,  soit  de  son  physique,  soit  des  animaux  qui  lui 
sont  famihers.  C'est  ainsi  que  nous  avons  eu  successivement 
Bou-Maza,  l'homme  à  la  chèvre,  Bou-Baghla,  l'homme  à  la 
mule,  et  bien  d'autres,  qui  tous  ont  pris  ces  surnoms,  sans 
préjudice  de  celui  de  Mohamed  ben  Abdallah.  Les  bandits 
qui  formaient  le  conseil  du  nouveau  chcrif  l'appelèrent  Bou- 
Choucha,  nom  qui  signifie,  selon  les  uns,  l'homme  à  la 
chamelle  rapide,  selon  d'autres,  l'homme  à  la  chevelure 
abondante. 

Bou-Choucha  n'osa  guère  s'aventurer  au  nord  de  Tuggurt, 
où  venait  de  paraître  une  petite  colonne  aux  ordres  du  com- 
mandant Adeler  ;  et  môme,  quand  le  général  Lepoitevin 
de  Lacroix,  commandant  la  province  do  Constantine,  accom- 
pagné du  général  de  Gallifet,  commandant  la  subdivision 
de  Batna,  marcha  sur  Tuggurt,  notre  homme  s'empressa 
de  regagner  le  désert,  abandonnant  à  la  vengeance  ou  à 
la  clémence  des  Français  tous  les  comparses  qu'il  avait 
entraînés  à  la  révolte.  Le  général  de  Lacroix  se  montra 
sans  pitié  envers  ceux  qui  furent  convaincus  d'avoir  mas- 

(1)  Actuellement  colonel  du  33»  de  ligne. 


—    372    — 

sacré  les  turcos,  déterré  les  morts  ou  achevé  des  blessas  ; 
en  trois  jours,  il  en  fit  fusiller  cent  dix-sept. 

Après  la  répression  de  Tinsurrection,  Bou-Choucha  con- 
tinua à  exercer  le  métier  lucratif  de  détrousseur  de  cara- 
vanes. Nous  avions  alors  à  Ouargla  un  caïd  intelligent  et 
résolu,  Si  Saïd  ben  Driss,  lieutenant  indigène  au  3'  spahis, 
qui  essaya  vainement  plusieurs  fois  de  prendre  le  chérif  ; 
la  chose  n'était  pas  facile  dans  ces  immenses  plaines  si- 
tuées entre  le  grand  désert  et  le  Sah'ra  algérien.  Le  bandit 
s'échappait  toujours. 

Au  commencement  de  1874,  il  faillit  même  enlever  le 
général  Liébert,  commandant  la  division  de  Constantine,  qui 
se  dirigeait  sur  Ouargla  avec  une  simple  escorte  de  vingt- 
cinq  cavaliers,  car  il  ne  fallait  pas  compter  sur  un  goum 
de  cent  chevaux  pris  dans  le  pays.  Bou-Choucha  faisait,  à 
ce  moment,  une  audacieuse  incursion  à  la  tête  de  cent  cin- 
quante bandits  à  cheval  et  de  trente  autres  montés  sur  des 
meharas  (1)  ou  chameaux  coureurs.  Il  vint  razzier  une  frac- 
tion de  la  tribu  des  Châmbas,  à  deux  lieues  à  peine  de 
l'endroit  où  campait  notre  petite  troupe,  et  tua  les  hommes 
qui  essayèrent  de  résister.  Mais  apprenant  la  présence  de 
Liébert  dans  le  voisinage,  il  se  retira  précipitamment,  ne 
supposant  pas  qu'un  officier  général  français  pût  avoir 
l'audace  de  s'aventurer  dans  le  désert  avec  vingt- cinq 
cavahers  seulement  et  quelques  hommes  du  train.  Il  est 
plus  que  probable  que,  s'il  avait  su  n'avoir  affaire  qu'aune 
poignée  de  braves,  il  aurait  éprouvé  la  tentation  de  s'em- 
parer de  leur  chef,  ce  qui  eût  été  un  joli  coup  de  filet. 

Prévenu  le  lendemain,  à  huit  heures  du  matin,  delà  pré- 
seiico  de  Bou-Choucha,  le  caïd  d'Ouargla  quittait  l'oasis 
peu  de  temps  après  avec  deux  cents  hommes  auxquels 
on  avait  distribué  de  l'eau  et  des  vivres  pour  quinze  jours, 
et  prenait  le  chemin  du  pays  où  il  espérait  rejoindre  Ja  bande 
de  pillards  commandée  par  le  chérif.  La  première  jour- 

(1)  Pluriel  de  méhari. 


—    373    — 

née,  la  troupe  de  Si  Saïd  fit  vingt  lieues  ;  elle  devait  infail- 
liblement atteindre  Bou-Clioucha  qui,  attardé  dans  sa  retraite 
par  les  troupeaux  qu'il  venait  de  razzier,  ne  pouvait  guère 
s^avancer  qu'à  raison  d'une  douzaine  de  lieues  par  jour. 
Le  lendemain  de  son  départ,  le  caïd  découvrit  les  traces 
laissées  par  les  hommes  et  les  animaux  de  son  ennemi;  en 
les  suivant  il  était  sûr  de  le  gagner  de  vitesse.  En 
effet,  le  troisième  jour,  au  soir,  l'audacieux  officier  était 
en  vue  des  cent  quatre-vingts  brigands  du  chérif  ;  sans 
désemparer  et  sans  s'inquiéter  de  leur  nombre,  il  les  atta- 
qua résolument.  Mais  les  gens  de  Si  Saïd,  voyant  qu'ils 
avaient  à  lutter  contre  une  troupe  égale  en  nombre,  ne 
tardèrent  pas  à  se  décourager.  A  l'arrière-garde ,  Bou- 
Choucha  faisait  le  coup  de  feu,  entouré  de  ses  plus  braves. 
Plusieurs  fois  Saïd  essaya  de  Faborder  corps  à  corps,  mais 
le  bandit,  qui  ne  se  souciait  pas  de  se  mesurer  avec  un 
aussi  rude  jouteur,  réussit  à  gagner  une  éminonce  sa- 
blonneuse, où  il  massa  son  monde  pour  résister  à  ou- 
trance. Si  ses  hommes  tenaient  infiniment  à  garder  le  butin 
conquis,  ceux  de  son  adversaire  ne  cherchaient  pas  à  le 
recouvrer,  puisqu'il  ne  leur  appartenait  pas. 

Obhgé  de  se  replier,  Si  Saïd  ben  Driss  jura  qu'il  prendrait 
sa  revanche.  Sachant,  un  autre  jour,  que  lo  chérif  était  campé 
au  fond  du  désert,  à  Insalah,  en  plehi  pays  des  Touaregs, 
et  que  faute  d'argent  pour  les  nourrir  il  avait  licencié  pres- 
que tous  ses  combattants,  il  quitta  Ouargla  avec  cent  cin- 
quante cavahers,  la  plupart  armés  de  fusils  Chassepot,  et 
un  beau  matin,  Bou-Ghoucha,  qui  ne  s'attendait  pas  à 
être  poursuivi  si  loin  des  possessions  françaises,  se  vit 
entouré.  Certes  ,  il  était  brave,  et  si  quelqu'un  eût  osé 
l'attaquer  à  l'arme  blanche,  on  ne  l'aurait  pas  eu  vivant.  Mais 
son  campement  était  dans  un  bas-fond,  et  Si  Saïd,  plaçant 
sa  troupe  sur  toutes  les  positions  dominantes,  fit  ouvrir 
le  feu  à  grande  distance.  Bou-Choucha  eut  beau  riposter 
tant  qu'il  put  ;  ses  coups  n'arrivaient  pas  à  bonne  portée  !  A 
la  fin,  grièvement  blessé,  il  tomba  en  criant  qu'il  r^(^  rendait. 


Traduit  devant  le  conseil  de  guerre  de  Constantine,  il 
parut  singulièrement  énervé  par  la  longueur  des  débats, 
qui  durèrent  quinze  jours,  à  cause  des  plaidoiries. 

((  —  Finissez-en,  dit-il  aux  juges  ;  je  vous  supplie  en 
grâce  de  me  faire  fusiller  sur-le-champ  ;  ne  croyez  pas  que 
j'aie  peur  de  la  mort.  » 

Et,  hors  de  lui,  il  jeta  son  burnous  à  terre,  montrant  aux 
juges  étonnés  son  corps  couvert  de  cicatrices. 

«  —  Regardez,  cria-t-il,  regardez  !  » 

Et  il  désignait  sa  gorge,  où  l'on  voyait  les  traces  horribles 
d'une  blessure,  d'une  de  ces  blessures  dont  on  ne  revient 
pas. 

«  —  Voyez  cette  blessure,  s'écria  Bou-Choucha;  c'est 
la  trace  de  coups  de  couteau  qui  m'ont  scié  le  cou  aux 
trois  quarts.  Un  jour,  poursuivi  par  la  colonne  du  géné- 
ral de  Lacroix  sur  la  route  d'El  Goléah,  au  sud  d'Ouargla, 
j'ai  été  trahi  et  abandonné  par  les  miens  ;  Tun  d'eux, 
pour  s'emparer  de  ma  cassette,  m'a  surpris  pendant  mon 
sommeil  et  s'est  enfui  avec  mon  argent,  me  laissant  sur 
le  terrain  ;  j'avais  perdu  tout  mon  sang  et  je  soutenais  ma 
tête  avec  la  main,  afin  qu'elle  restât  fixée  sur  mes  épaules. 
Gomment  ai-je  pu  survivre  à  une  blessure  pareille?  Je 
l'ignore.  Dieu  le  voulait  ainsi,  et  me  réservait  à  votre  juge- 
ment. Je  sais  bien  que  vous  me  condamnerez  à  mort  ;  vous 
ne  pouvez  faire  autrement,  et  je  n'aurai  que  ce  que  je  mé- 
rite. Mais  encore  une  fois,  finissez-en,  et  faites-moi  fusiller 
tout  de  suite.  Je  ne  comprends  pas  toutes  vos  lenteurs  ;  à 
quoi  servent  donc  vos  questions  et  les  dépositions  de  ce 
troupeau  de  témoins  que  vous  avez  fait  venir  devant  vous?  » 

Le  verdict  du  conseil  de  guerre,  qui  avait  à  répondre  à 
plus  de  cent  questions  dont  les  trois  quarts  entraînaient  la 
peine  capitale,  nécessita  plusieurs  heures  de  délibération. 
Le  chérit  fut^  bien  entendu,  condamné  à  mort.  Il  poussa 
un  soupir  de  soulagement,  mais  sachant  que  les  lenteurs 
de  notre  justice  ne  permettaient  pas  une  exécution  immé- 
diate, il  reprit  avec  regret  le  chemin  de  sa  prison. 


—    375    — 

Enfin,  un  mois  plus  tard,  quatre  ans  après  s'être  couvert 
les  mains  de  sang  à  Tuggurt,  cet  homme,  qui  sous  des 
dehors  maladifs  cachait  une  énergie  de  fer,  fut  conduit  au 
camp  des  Oliviers,  lieu  ordinaire  des  exécutions,  près  de 
Gonstantine.  On  vit  un  petit  être  pâle  et  décharné,  mais 
ferme  et  résolu,  les  j^eux  rayonnant  de  satisfaction,  des- 
cendre avec  empressement  d'une  voiture  cellulaire ,  et 
venir,  sans  forfanterie,  se  placer  en  face  de  douze  chasse- 
pots,  pour  expier  les  innombrables  assassinats  qu'il  avait 
commis.  Chose  étrange  chez  un  arabe,  il  mourut  en  pronon- 
çant le  mot  de  Fatma.  Cette  Fatma  était  une  fille  de  la 
grande  famille  des  Ouled  Sidi  Cheikh  ben  Hamza,  qu'il  avait 
enlevée  dans  le  Gourara,  au  sud  du  Maroc.  Elle  ne  l'avait 
guère  aimé,  non  parce  qu'il  s'était  emparé  d'elle  par  vio- 
lence, mais  parce  qu'il  était,  en  sa  qualité  de  berger,  fils  de 
berger,  né  de  petite  race.  Lui,  tenait  à  elle  par  vanité 
et  par  orgueil. 


VI 


Il  est  fort  heureux  que  l'Algérie  ait  eu,  en  1871,  un  gou- 
verneur-général tel  que  l'amiral  comte  de  Gueydon.  Dès  les 
premiers  jours,  celui-ci,  dont  l'énergie  était  à  la  hauteur 
des  difficultés ,  sentit  combien  il  était  urgent  de  raffermir 
le  principe  d'autorité,  en  faisant  respecter  son  commande- 
ment. Ne  se  souciant  en  aucune  façon  d'être  enlevé  et 
insulté,  comme  le  général  Walsin-Esterhazy,  par  les  cheva- 
hers  du  trottoir  algérien,  il  fit  débarquer  de  la  frégate  la 
Gloire  trente  matelots,  avec  armes  et  bagages,  etles  installa 
au  palais  du  gouvernement.  Les  Biskris,  la  plèbe  espagnole 
et  maltaise,  voyant  les  marins  monter  la  garde  avec  leur 
attitude  martiale  et  résolue,  purent  se  dire  que  le  moment 
des  joyeusetés  populaires  était  passé. 

L'amiral  eut  bientôt  l'occasion  de  réduire  les  clubistes 


—    S76    — 

au  silence.  Voulant  tâter  le  nouveau  gouverneur,  ils  lui 
envoyèrent  des  délégués  qui  essayèrent  d'exercer  sur 
lui  une  pression.  Dans  quel  sens?  Personne  ne  le  disait, 
nul  ne  le  savait;  il  s'agissait  probablement  d'intimider 
Tamiral,  en  lui  faisant  sentir  qu'il  était  dans  la  main  du 
peuple.  Prévenu  qu'une  députation  désirait  conférer  avec 
lui,  l'amiral  descendit  dans  la  grande  cour  mauresque  du 
Palais,  puis,  abordant  les  délégués  d'un  air  qui  n'avait  rien 
d'aimable  : 

«  —  Messieurs,  leur  dit-il,  vous  avez  voulu  me  voir  ;  me 
voici.  Que  voulez-vous?  Est-ce  l'état  de  siège? 

«  —  Non,  non!  s'empressèrent  de  répondre  les  délégués. 

«  —  Si  ce  n'est  pas  cela,  je  ne  vois  pas  que  vous  puissiez 
me  demander  autre  chose.  Retirez-vous.  » 

Et  les  délégués  se  retirèrent  un  peu  déconcertés. 

N'ayant  plus  à  craindre  de  désordres  sur  la  voie  publique, 
l'amiral  put  se  livrer  sans  obstacle  à  l'œuvre  de  pacification 
du  pays.  Assumant  résolument  la  responsabilité  du  pou- 
voir, il  se  réserva  la  haute  direction  des  opérations  mili- 
taires; aussi  toutes  celles  qui  eurent  pour  but  d'arrêter 
le  mouvement  insurrectionnel  furent-elles  ordonnées  par 
lui,  de  concert  avec  le  général  Lallemand. 

Comprenant  ensuite  la  nécessité  impérieuse  d'une  répres- 
sion sévère,  de  nature  à  produire  une  profonde  impression 
sur  les  Arabes  en  leur  ôtant  la  tentation  de  se  révolter  de 
nouveau,  l'amiral  imposa  aux  populations  insurgées  32  mil- 
lions de  contribution  de  guerre,  sur  lesquels  plus  de  20 
millions  furent  donnés  à  8.580  indemnitaires,  soit  10.600.000 
francs  pour  pertes  mobilières  ou  de  récoltes,  6.400.000  fr. 
pour  pertes  immobilières,  1.400.000  francs  pour  dommages 
causés  par  l'incendie  des  forêts,  et  près  de  deux  milUons 
pour  prix  du  sang.  Les  12  millions  restants  furent  versés 
au  trésor,  pour  être  affectés  à  la  colonisation  et  aux  diffé- 
rents services  dont  les  établissements,  tels  que  églises, 
casernes,  écoles,  avaient  été  détruits. 
Mais,  comme  dit  le  proverbe,  plaie  d'argent  n'est  pas 


—    377    — 

mortelle.  Pour  affermir  la  paix,  il  fallait  frapper  les  indi- 
gènes dans  ce  qu'ils  avaient  de  plus  cher,  c'est-à-dire  con- 
fisquer une  partie  des  terres  qu'ils  avaient  toujours  voulu 
soustraire  à  la  colonisation  européenne.  Plus  de  500  mille 
hectares  leur  furent  enlevés.  L'amiral  de  Gueydon  put 
essaj^er  alors  un  système  de  colonisation  ayant  pour  but  de 
rendre  disponibles  de  vastes  territoires.  Il  provoqua  la  loi 
du  15  septembre  1871,  qui  attribuait  aux  immigrants  venant 
d'Alsace  et  de  Lorraine  cent  mille  hectares  en  Algérie.  Un 
mois  après  le  vote  de  cette  loi,  le  Président  de  la  Répu- 
blique promulgua  un  décret  réglant  le  mode  de  distribution 
de  ces  terres,  si  généreusement  allouées  aux  malheureux 
qui  désiraient  rester  français.  Par  une  première  disposi- 
tion, le  concessionnaire  pouvant  justifier  de  la  possession 
d'un  certain  capital,  qu'il  s'engageait  à  consacrer  à  la  mise 
en  valeur  de  son  terrain,  devait  en  devenir  propriétaire 
définitif,  après  avoir  prouvé  quelles  dépenses  avaient  été 
réellement  faites.  Peu  d'Alsaciens-Lorrains  furent  dans  ce 
cas.  Suivant  une  autre  disposition,  applicable  à  l'immense 
masse  des  immigrants,  l'antique  concession  fut  remplacée 
par  un  bail  de  neuf  ans;  mais  le  bailleur  devait  accepter 
certaines  conditions  de  résidence  et  de  mise  en  valeur  de 
son  terrain;  une  fois  les  conditions  remplies,  il  devenait 
propriétaire  définitif.  Les  anciens  concessionnaires  étant 
de  la  sorte  remplacés  par  des  locataires  qui  ne  pouvaient 
donner  de  gages,  ces  conditions  semblaient  encore  bien 
dures  ;  aussi  le  général  Chanzy,  successeur  de  l'amiral 
de  Gueydon,  dut-il  provoquer,  dès  1874,  un  décret  réduisant 
à  cinq  ans  la  durée  du  bail. 

Un  peu  plus  de  10.000  Alsaciens  et  Lorrains,  formant 
2.200  familles,  arrivèrent  en  Algérie  vers  1872.  Des  comi- 
tés disposant  de  sommes  importantes  les  reçurent  à  leur 
débarquement,  et  les  installèrent  dans  les  maisons  qu'on 
leur  avait  préparées  lors  de  la  création  des  nouveaux  vil- 
lages, dont  l'emplacement  avait  été  choisi  avec  un  soin 
tout  particulier.  Leur  nourriture  fut  assurée  pendant  quel- 


—    378    — 

que  temps,  et  ils  trouvèrent  toutes  les  facilités  voulues  pour 
se  mettre  au  travail.  Malheureusement,  la  bonne  volonté 
ne  suffit  pas  toujours  pour  faire  un  bon  colon,  et,  parmi 
les  arrivants,  les  paysans  formaient  la  minorité.  Presque 
tous  les  Alsaciens  qui  vmrent  en  Algérie,  en  1872  et  1873, 
étaient  des  ouvriers  de  fabrique,  braves  gens,  si  Ton  veut, 
fort  attachés  à  la  France,  mais  n'ayant  pas  plus  de  chance 
de  réussir  que  les  colons  de  1848.  Les  efforts  des  comités 
en  leur  faveur  restèrent  à  peu  près  infructueux.  Quatre 
villages,  Haussonviller,  dans  la  vallée  des  Issers,  en 
Kabylie,  deux  autres  autour  de  Djigelly,  Strasbourg  et 
Duquesne,  puis  encore  Bitche,  près  de  Constantine,  voilà 
ce  qui  reste  aujourd'hui  de  la  colonisation  par  les  immi- 
grants d'Alsace-Lorraine.  Dès  que  les  distributions  d'ar- 
gent et  de  vivres  s'arrêtèrent,  presque  tous  repartirent 
ou  se  dispersèrent  dans  le  pays  ;  quelques-uns  attendirent 
Texpiration  de  leur  bail  de  cinq  ans,  vendirent  leur  conces- 
sion, et  disparurent. 

Toutefois,  un  résultat  était  acquis  :  le  nombre  des  hec- 
tares livrés  à  la  colonisation  européenne  se  trouvait  à  peu 
près  doublé.  Les  Algériens  se  plaignirent  amèrement  de  ce 
que  la  loi  du  15  septembre  1871  ne  faisait  aucune  part  aux 
gens  du  pays,  aux  fils  des  colons  de  la  première  heure,  et 
sollicitèrent  des  terrains  dans  les  nouveaux  villages.  Se  ren- 
dant à  ces  justes  réclamations,  le  gouverneur  fit  modifier 
le  décret  de  répartition,  et  alloua  des  terres  aux  Algériens, 
mais  à  la  condition  que  les  concessionnaires  fussent  mariés. 

Le  gouvernement  de  M.  Thiers  ayant  été  renversé  le 
24  mai  1873,  l'amiral  de  Gueydon  crut  devoir  donner  sa 
démission. 

Chanzy  le  remplaça.  Ce  fut  avec  plaisir  que  les  Algériens 
virent  l'ancien  général  de  la  deuxième  armée  de  la  Loire, 
investi  du  titre  de  gouverneur  civil  et  de  commandant  en 
chef  des  forces  de  terre  et  de  mer.  En  réalité,  personne  ne 
doutait  que  le  pays  n'eût  un  nouveau  gouverneur  militaire  ; 
mais  du  moins  les  apparences  étaient  sauvées,  et  les  Algé- 


—    379    — 

riens  savaient  que  le  brillant  officier  aimait  TAlgérie,  où  il 
avait  fait  ses  premières  armes  et  conquis  tous  ses  grades 
jusqu'à  celui  de  général  de  brigade.  Quelques  journaux  de 
la  colonie  essayèrent  bien  de  refroidir  l'enthousiasme,  en 
mettant  en  suspicion  le  républicanisme  du  général  ;  mais, 
somme  toute,  on  aimait  mieux  avoir  un  administrateur  qu'un 
homme  poHtique. 

L'amiral  de  Gueydon  avait  remanié  les  divisions  des  trois 
provinces,  et  considérablement  augmenté  les  territoires 
civils.  RétabHssant  le  Conseil  supérieur,  il  avait  placé  à  la 
tête  des  districts  retirés  à  l'administration  militaire,  de 
simples  employés.  Chanzy  n'hésita  pas  à  réduire  dans  de 
notables  proportions  le  territoire  civil,  et  à  retirer  aux 
administrateurs  leurs  pouvoirs  disciphnaires.  Los  journaux 
entrèrent  en  campagne  contre  le  nouveau  gouverneur,  qui 
eut  le  tort  de  s'en  émouvoir,  et  voulut  imposer  silence  à  la 
presse  radicale,  en  mettant  Alger  en  état  de  siège;  puis,  il 
supprima  le  journal  la  Solidarité,  dont  les  excès  de  langage 
dépassaient  toute  mesure.  Le  maréchal  de  Mac-Mahon  et 
l'Assemblée  nationale,  devant  laquelle  on  porta  le  conflit, 
donnèrent  raison  au  gouverneur-général.  L'état  de  siège 
fut  maintenu.  Dès  lors,  Chanzy  perdit  la  faveur  de  l'opinion 
publique,  et  devint  l'objet  d'attaques  incessantes.  Chacun 
de  ses  actes  était  combattu  de  la  façon  la  plus  passionnée. 

Après  avoir  réduit  le  périmètre  du  territoire  civil  tracé 
par  son  prédécesseur,  il  avait  rattaché  plusieurs  tribus  aux 
circonscriptions  existantes  ;  l'ensemble  du  territoire  occupé 
par  ces  circonscriptions  fut  dit  de  droit  commun,  et  le  terri- 
toire qui  était  en  dehors  fut  dit  de  commandement.  Le  sé- 
questre collectit  ordonné  par  l'amiral  de  Gueydon  avait  été 
apposé  sur  plus  de  deux  millions  d'hectares  ;  mais  comme 
les  indigènes  ayant  pris  part  à  l'insurrection  avaient  fini  par 
acquitter  leurs  amendes,  il  était  matériellement  impossible 
de  conserver  le  statu  quo.  C'eût  été  mettre  les  Arabes  dans 
l'impossibilité  de  vivre,  ou  les  refouler  hors  de  l'Algérie. 

Chanzy  institua  donc  des  commissions  mixtes,  avec  mis- 


—    380    — 

sion  de  tracer  dans  les  terres  séquestrées  le  périmètre  de 
villages  nouveaux,  et  de  conclure  avec  les  indigènes  des 
conventions  aux  termes  desquelles  ils  rachèteraient  le  sur- 
plus de  leurs  terres.  Sur  deux  millions  d'hectares  mis  d'abord 
sous  séquestre,  il  en  resta  quatre  cent  cinquante  mille  que 
l'on  attribua  à  la  colonisation.  Ces  mesures  furent  néanmoins 
discutées.  On  ne  voulut  pas  comprendre  que  les  terrains  con- 
servés aux  colons  avaient  seuls  une  valeur  sérieuse,  tandis 
que  ceux  que  Ton  rendait  aux  Arabes  ne  pouvaient  être 
utilisés. 

Chanzy  fit  promulguer,  le  23  juillet  1873,  une  loi  sur  la 
propriété  indigène.  Mais  on  ne  pouvait  du  soir  au  lendemain 
en  tirer  le  parti  qu'il  était  permis  d'en  attendre.  Il  fallait  tout 
d'abord  créer  des  agents  capables  de  mener  à  bonne  fin  les 
études  que  nécessitait  l'application  de  cette  mesure.  C'était 
une  aff'aire  de  temps.  L'opinion  publique  ne  raisonna  pas, 
et  les  tâtonnements  forcés  de  l'administration  furent  quali- 
fiés de  lenteurs  calculées  et  voulues. 

Nul  n'osa  toutefois  accuser  le  général  de  provoquer  des 
insurrections,  comme  on  Favait  fait  pour  ses  prédécesseurs. 
Il  n'y  eut,  d'ailleurs,  pendant  son  séjour  en  Algérie,  qu'une 
seule  tentative  de  soulèvement  dans  la  petite  oasis  d'El 
Amri,  au  sud  de  Biskra.  Un  chérif,  comme  le  fait  observer 
le  commandant  Rinn  dans  son  beau  livre  :  Marabouts  et 
khouans,  n'est  souvent  qu'un  simple  halluciné  inoffensif, 
que  la  superstition  décore  du  nom  de  marabout,  et  qu'un 
intrigant  intéressé  se  charge  de  mettre  en  relief,  en  inven- 
tant une  révélation  quelconque  qui  le  fait  passer  pour  un 
descendant  du  Prophète.  Ce  fut  précisément  ce  qui  eut  heu 
pour  un  pauvre  diable  nommé  Mohamed  ben  Aïech,  qui 
vivait,  Dieu  sait  comment,  à  El  Amri,  et  qui  fut  improvisé 
chérif  par  un  cheilih  révoqué,  M'ahmed  ben  Yahia.  Cet 
ex-fonctionnaire  espérait  ainsi  compromettre  la  puissante 
famille  des  Ben  Ganah,  dont  le  chef,  Mohamed  ben  Ganah, 
est,  depuis  de  longues  années,  caïd  des  Zibans,  c'est-à-dire 
des  oasis  du  nord  du  Sah'ra  constantinois. 


—    381     — 

Cette  révolte  (mai  1876)  fut  facilement  réprimée  par  le 
général  Garteret-Trécourt,  mort  depuis  gouverneur  de  Lyon. 
Un  seul  incident  de  nature  à  être  rapporté  signala  le  siège 
d'El  Amri.  Le  général  Carteret,  qui  n'avait  reçu  pour  toute 
instruction  que  ces  deux  mots  :  Pas  de  Zaatcha,  em- 
ploya le  bombardement  plutôt  que  Fattaque  de  vive  force, 
si  meurtrière  dans  les  jardins  de  palmiers.  Comme  un  beau 
matin  Mohamed  ben  Aïech  s'amusait  à  tracer  des  raies  sur 
le  sable  avec  un  bâton,  un  vent  violent  du  sud,  le  sirocco, 
s'étant  élevé,  le  bâton  du  fou  soulevait  des  tourbillons  de 
poussière.  Ceux  qui  commandaient  les  insurgés  sous  son 
nom  eurent  alors  une  inspiration  subite  ;  les  femmes  et  les 
enfants,  armés  de  bâtons,  furent  chargés  d'entretenir  un 
épais  nuage  de  poussière,  à  la  faveur  duquel  les  hommes 
se  ruèrent  sur  le  camp  français,  espérant  surprendre  nos 
soldats.  Mais  ceux-ci,  qui  se  tenaient  sur  leurs  gardes, 
repoussèrent  les  assaillants  jusqu'à  l'oasis. 

Chanzy  avait  autrefois  combattu  les  Ouled  Sidi  Cheikh  ; 
pour  réduire  cette  dangereuse  tribu  à  l'impuissance,  il  songea 
à  utiliser  contre  elle  les  jalousies,  les  rancunes,  les  défiances 
des  autres  sectes  religieuses.  La  rivalité  des  diverses  sectes 
musulmanes  est,  en  effet,  un  moyen  des  plus  efficaces  pour 
prévenir  toute  tentative  de  soulèvement;  peu  accentuée 
chez  les  affidés  inférieurs,  cette  rivalité  est  très  vive  chez 
les  chefs,  et  c'est  ce  qui  exphque  le  cercle  restreint  des 
insurrections  de  1871  et  1876,  que  nous  venons  de  raconter, 
et  celles  de  1879  et  1881,  dont  nous  parlerons  au  cours  de  ce 
chapitre. 

En  1866,  ce  fut  un  affidé  de  la  confrérie  de  Tedjini, 
dont  le  chef  est  à  Aïn  Mahdi,  au  sud-ouest  de  Laghouat, 
qui  guida  le  général  Deligny  lorsqu'il  alla,  avec  sa  cavalerie 
et  le  goum  des  Harrars,  surprendre,  à  Garât  Sidi  Cheikh, 
les  contingents  de  Mohamed  ben  Hamza.  Persuadons-nous 
bien  que  la  fidélité  de  tel  ou  tel  goum  dépend  absolument 
de  la  volonté  de  tel  ou  tel  marabout.  Ainsi,  nous  avions  vu, 
en  186i,  le  goum  des  Harrars  faire  défection  et  se  joindre 


—    382    — 

aux  Ouled  Sidi  Cheikh  révoltés  pour  écraser,  à  Aouïnet  bou 
Beker,  le  faible  détachement  du  colonel  Beauprêtre  ;  ce 
même  goum,  en  1866,  se  battait  pour  nous  avec  une  ani- 
mosité  extraordinaire,  à  Garât  Sidi  Cheikh,  contre  ses  alliés 
de  la  veille.  Quelle  était  la  cause  de  ce  changement?  Ah! 
c'est  qu'en  1864  Sah'raouï,  grand  chef  des  Harrars,  était 
l'ami  des  fils  de  Si  Hamza,  tandis  qu'en  1865,  ayant  eu 
à  se  plaindre  de  l'un  d'eux,  il  devint  leur  plus  mortel 
ennemi. 

Chanzy  était  trop  profond  politique  pour  ne  pas  comprendre 
que  l'alliance  de  quelques  chérifs  pouvait  avoir  une  immense 
influence  sur  les  destinées  de  l'Algérie.  Ce  fat  lui  qui  noua 
des  relations  avec  El  Hadj  Abd-es-Selam,  grand  chef  de 
l'ordre  des  Mouley-Taïeb,  plus  connu  sous  le  nom  de  chérif 
d'Ouazzan.  L'ordre  des  Mouley-Taïeb  est  répandu  dans  tout 
l'ouest  de  l'Algérie  et  dans  le  Maroc  ;  le  chérif  d'Ouazzan 
dispose  donc  d'une  influence  immense  ;  c'est,  après  l'empe- 
reur, le  premier  personnage  du  Maroc.  A  son  avènement 
même,  tout  nouvel  empereur  n'est  assuré  de  la  paisible 
possession  du  trône  qu'après  avoir  été  salué  par  le  grand 
marabout  des  Mouley-Taïeb,  et  en  avoir  reçu  publiquement 
le  serment  de  fidélité.  Quand  une  révolte  éclate  dans  le  sein 
de  son  empire,  l'empereur  a  toujours  soin  de  se  faire  ac- 
compagner partout  d'un  membre  de  la  famille  du  grand 
chérif  d'Ouazzan  :  précaution  indispensable,  puisque  tou- 
jours les  insurgés  font  courir  le  bruit  que  les  Mouley-Taïeb 
ont  déposé  l'empereur.  Les  statuts  de  la  confrérie  portent 
que  le  chef  de  Tordre  ne  peut  exercer  le  pouvoir  suprême  ; 
le  chérif  d'Ouazzan,  pour  le  moment  du  moins,  observe 
encore  ces  statuts  ;  toutefois,  il  a  adopté  cette  fière  devise  : 
«  Personne  de  nous  n'aura  l'empire,  mais  personne  ne  l'aura 
sans  nous.  » 

D'un  mot,  d'un  geste,  le  chérif  actuel  soulèverait  les 
populations  contre  n'importe  qui  ;  et  ce  ne  serait  pas  contre 
nous,  car  il  est  français  de  cœur  et  d'âme.  Ce  beau  résultat, 
d'une  importance  incalculable,  car  aujourd'hui  la  question 


—    383    — 

marocaine  se  pose  au  milieu  de  bien  d'autres,  est  dû  au 
général  Clianzy  d'abord,  à  M.  Férand  ensuite.  M.  Férand, 
notre  ministre  à  Tanger,  surveille  d'un  œil  vigilant  les 
progrès  de  la  décomposition  de  l'empire,  et  le  chérif 
d'Ouazzaii  est  là,  sous  sa  main,  pour  en  recueillir  l'héritage. 
Cet  intelligent  arabe  préfère  de  beaucoup  au  zèle  sauvage 
des  sectateurs  de  Mouley-Taïeb,  les  raffinements  de  la  civi- 
lisation européenne;  il  a  épousé  une  anglaise,  fille  du  consul 
de  Tanger,  et,  chose  extraordinaire,  cette  union  n'a  diminué 
en  rien  l'affection  que  lui  mspire  notre  pays.  Pensant  que 
l'héritage  de  l'empire  marocain  ne  saurait  échoir  qu'à  un 
ami  de  la  France,  à  son  mari,  cette  femme  distinguée  l'a 
même  décidé  à  mettre  son  fils  au  lycée  d'Alger. 

Tel  est  l'homme  avec  lequel  le  général  Ghanzy  voulut 
entretenir  des  relations. 

Pour  calmer  l'agitation  sourde  et  permanente  que 
fomente  la  tribu  ou  confrérie  des  Ouled  Sidi  Cheikh,  le 
gouverneur  décida  le  chérif  d'Ouazzan  à  faire  une  tournée 
dans  la  province  d'Oran.  C'est  alors  que  l'influence  du 
chérif  apparut  aux  regards  les  moins  prévenus.  De  tous 
les  points  de  la  province  des  nuées  de  fanatiques  accou- 
rurent se  prosterner  sur  le  passage  du  descendant  du 
Prophète,  et  souvent,  surtout  dans  les  villes  de  Tlemcen  et 
de  Sidi  bel  Abbès,  la  police  fut  impuissante  à  dégager  les 
endroits  où  il  descendait.  On  ne  parlait  que  des  miracles 
accomphs  par  le  saint  homme,  et  des  prodiges  qui  succé- 
daient aux  prodiges. 

Le  but  apparent  du  voyage  d'Abd-es-Selam  était  d'aller  à 
Ouchda,  dans  le  Maroc,  à  deux  pas  de  la  frontière  algérienne, 
mettre  Taccord  entre  les  Angads,  tribu  arabe,  et  les  Beni- 
Snassen,  tribu  berbère,  l'une  au  sud,  l'autre  au  nord  de  la 
ville  marocaine.  Les  querelles  perpétuelles  des  tribus  maro- 
caines de  la  frontière  ont  toujours  été  une  cause  d'inquié- 
tude pour  l'Algérie. 

Puisque  nous  venons  de  parler  des  miracles  attribués  au 
chérif  d'Ouazzan,  rapportons,  d'après  M.  du  Mazet,  auteur 


—    384    — 

des  Etudes  algériennes,  une  histoire  assez  plaisante  relative 
à  ce  voyage  de  1876  : 

«  Le  soir  de  son  arrivée  à  Ouclida,  dit  M.  du  Mazet,  le 
chérif  envoya  un  de  ses  serviteurs,  jeune  homme  d'une 
douzaine  d'années,  tirer  des  coups  de  fusil  dans  la  ville  ; 
l'arme  dont  celui-ci  se  servait  vola  en  éclats,  par  suite  d'une 
trop  forte  charge,  sans  causer  aucun  mal  à  l'enfant. 

«  Un  tel  événement,  qui  nous  semblerait  si  simple,  prit 
vite  les  proportions  d'un  miracle.  Cet  enfant,  vêtu  de  blanc, 
n'était  autre,  disait-on,  qu'un  ange  envoyé  par  le  Prophète, 
et  l'accident  indiquait  d'une  façon  certaine  que  la  foudre  de 
Mahomet  ahait  sortir  des  mains  du  chérif  et  pulvériser  les 
Beni-Snassen,  comme  elle  avait  brisé  l'arme  miraculeuse. 

«  Le  plus  curieux,  c'est  que  l'événement  donna  raison 
à  ces  rumeurs.  Le  même  jour,  les  Angads,  qui  ne  s'at- 
tendent nullement  à  une  attaque  de  la  part  des  Kabyles, 
sont  surpris  à  l'improviste  par  ceux-ci,  et  doivent  battre 
en  retraite  sur  la  frontière  française.  Tout  à  coup  un 
énorme  sangher,  qui  paraissait  sortir  d'Ouchda,  débouche 
dans  la  plaine,  vient  donner  tête  baissée  au  milieu  des 
Beni-Snassen,  et  découd  un  ou  deux  de  ceux-ci.  Effrayés, 
les  Kabyles  dirigent  leurs  coups  sur  cet  étrange  assail- 
lant, sans  qu'aucune  balle  paraisse  l'atteindre;  alors  ces 
braves  commencent  à  donner  tous  les  signes  d'une  vio- 
lente panique.  Voyant  cela,  les  Angads  reviennent  à  la 
charge  et  refoulent  leurs  ennemis  jusque  sous  les  murs 
de  la  ville  où  ils  les  acculent  et  en  font  un  véritable  mas- 
sacre. Dès  que  cette  nouvelle  est  connue,  le  bruit  se  répand 
que  le  sanglier  n'était  autre  que  le  chérif  qui,  pour  rendre 
plus  grande  la  honte  de  ceux  qui  avaient  violé  la  trêve, 
s'était  métamorphosé  en  hallouf  (1),  animal  immonde  aux 
yeux  de  tout  bon  croyant. 

«  Ceci  se  passait  vers  dix  heures  du  soir.  Loin  de  démen- 
tir cette  extravagante  rumeur,  le  chérif  semble,  par  son 

(1)  Porc  ou  sanglier.  Les  Arabes  ne  font  aucune  clistincticn. 


—    385    — 

silence,  lui  donner  une  nouvelle  créance.  Le  chef  des  Beni- 
Snassen,  El-Hadj-Mohammed-ould-Bachir,  plein  de  rage,  se 
voit  obligé  de  réclamer  l'intercession  du  noarabout,  pour 
arrêter  Teffusion  du  sang  qui  semblait  avoir  été  prescrite 
par  le  Prophète  ;  le  pieux  personnage  se  donne  le  malin 
plaisir  de  faire  attendre  deux  longues  heures  son  solliciteur, 
et  ne  fait  cesser  le  combat  qu'au  milieu  de  la  nuit. 

«  Bachir  ne  croyait  pas  plus  que  le  chérif  à  l'intervention 
céleste,  mais  il  dut,  pour  obtenir  ce  résultat,  paraître  rendre 
hommage  à  la  sainteté  du  marabout  et  subir  un  sermon,  fort 
ennuyeux  sans  doute,  malgré  sa  violence,  sur  la  part  que 
le  ciel  avait  prise  à  sa  déconfiture. 

«  Si  le  chérif  eût  nié  un  seul  instant  le  miracle  dans  l'af- 
faire, son  prestige  aurait  été  singulièrement  amoindri  aux 
yeux  de  ses  sectateurs.  » 

Après  1876,  la  position  du  général  Chanzy  ne  fut  plus 
tenable  ;  il  ne  pouvait  prendre  aucune  mesure  sans  qu'on 
la  tournât  contre  lui.  On  lui  reprochait  aigrement  ses  épau- 
lettes,  qui  juraient  avec  son  titre  de  gouverneur  civil  ;  on 
en  arriva  même,  à  propos  du  mariage  de  sa  fille,  à  l'atta- 
quer jusque  dans  ses  sentiments  les  plus  intimes.  Dès  que 
le  pouvoir  passa  aux  répubhcains,  on  l'invita  à  donner  sa 
démission  ;  il  s'y  refusa  obstinément,  en  disant  :  «  Je  me 
cramponne  à  mon  gouvernement  comme  à  un  portefeuille  ; 
si  l'on  est  mécontent  de  moi,  qu'on  me  remplace.  »  Mais, 
en  1878,  on  n'osait  pas  encore  révoquer  des  personnages  de 
la  taille  de  Chanzy  ;  on  prit  donc  le  parti  de  l'appeler  à  d'au- 
tres fonctions.  Nommé  ambassadeur  à  Saint-Pétersbourg,  il 
fut  remplacé  par  M.  Albert  Grévy  qui  était,  lui,  un  vrai  civil. 
Tout  homme  impartial  reconnaîtra  que,  depuis  le  maréchal 
Bugeaud,  l'Algérie  n'eut  jamais  de  gouverneur  plus  complet 
que  Chanzy. 


RÉCITS  ALGicniKNs.  —  2«  sy.T.::z  23 


386    — 


VII 


Ce  vaillant  général  naquit  àNouart(Ardennes),  le  18  mars 
1823.  Comme  beaucoup  de  ses  collègues,  il  était  fils  de  sol- 
dat. Son  f^ère,  ancien  officier  de  cuirassiers  du  premier 
emitire.  chevalier  de  la  Légion  d'honneur  en  1813,  après 
avoir  été  Lçlorieusement  blessé,  à  quatre  reprises  difi'érentes, 
s  était  retiré  àNouart  en  1816,  avec  son  modeste  traitement 
de  réforme.  Ce  vieux  brave  trouva  moyen  de  donner  une 
excellente  éducation  à  son  fils,  qui  fit  ses  premières  études 
au  collège  de  Sainte-Menehould,  puis  passa  au  collège 
royal  de  Metz  pour  se  préparer  à  Técole  navale.  Le  récit 
des  campagnes  de  son  père  et  de  son  oncle,  qui  avaient 
parcouru  la  plus  grande  partie  de  l'Europe  lorsqu'ils  fai- 
saient partie  de  la  Grande-Armée,  développa  chez  le  jeune 
homme  le  goût  des  voyages.  Ayant  échoué  dans  son  examen 
pour  l'école  navale  de  Brest,  il  s'engagea  à  bord  du  Neptune, 
où  on  l'employa,  comme  novice,  à  la  timonerie.  Son  enga- 
gement étant  du  4  décembre  1839,  il  avait  un  peu  plus  de 
seize  ans. 

L'homme  qui  devait  être,  en  1870-1871,  le  dernier 
espoir  de  la  France  envahie,  fut  un  détestable  marin.  A 
peine  avait-il  mis  le  pied  sur  le  Neptune,  que  ce  bâtiment  fut 
envoyé  dans  le  Levant.  A  cette  époque  venait  d'être  sou- 
levée, à  propos  des  aff'aires  d'Egj^pte,  l'éternelle  question 
d'Orient,  et  la  France,  contre  laquelle  quatre  des  grandes 
puissances  européennes  s'étaient  coalisées,  se  préparait  à  la 
guerre.  Mais  ce  péril  ayant  été  conjuré  par  la  démission 
de  M.  Thiers,  l'escadre  du  Levant  fut  réduite,  et  le  Nep- 
tune rappelé  en  France.  L'apprenti  timonier  Chanzy  était 
revenu  de  ses  illusions  sur  la  carrière  maritime  ;  ses  débuts 
avaient  été  trop  pénibles.  En  outre,  il  souffrait  horriblement 
du  mal  de  mer,  et  ne  pouvait  s'habituer  aux  brutalités  des 


-    387     — 

matelots,  dont  il  recevait  parfois  des  coups  de  garcette. 
Comme  il  ne  s'était  engagé  que  pour  un  an,  il  se  hâta,  après 
son  débarquement  à  Brest,  de  retourner  chez  lui,  et  le  3  mai 
18i0  il  entrait  au  b""  d'artillerie,  à  Metz. 

Sans  perdre  de  temps,  le  canonnier  Chanzy  se  mit  à 
la  besogne,  suivant  les  cours  du  collège  royal,  afin  de  se 
préparer  à  Saint-Cyr,  où  il  fut  reçu  la  mêuie  année  (1840) 
avec  un  assez  faible  numéro,  133  sur  138;  mais,  ainsi 
qu'il  l'écrivit  à  son  père,  l'essentiel  était  d'avoir  le  pied  à 
rétrier  ;  il  comptait  bien  arriver  quand  même  dans  les  pre- 
miers de  sa  promotion.  A  cette  époque,  comme  du  reste 
jusqu'à  la  guerre  de  1870,  chaque  régiment  avait  son  avan- 
cement particulier,  et  celui  de  zouaves,  très  favorisé  sous 
ce  rapport,  ne  recevait  de  Saint-Cyr  que  les  premiers  nu- 
méros, auxquels  fut  toujours  réservé  le  droit  de  choisir  le 
corps  dans  lequel  ils  désirent  entrer.  Le  jeune  Chanzy  se 
promit  d'avoir  les  zouaves,  et  il  travailla  si  bien,  qu'il  sortit 
de  l'Ecole  dans  les  premiers.  Nommé  sous-lieutenant  le 
10  décembre  1843,  au  régiment  de  zouaves  dont  le  colonel 
était  Cavaignac,  il  eut  Saint-Arnaud  pour  premier  chef  de 
bataillon. 

Pendant  plusieurs  années,  le  jeune  officier  guerroya 
en  Algérie,  tantôt  escaladant  les  rochers  du  Dahra,  à  la 
poursuite  des  bandes  de  Bou-Maza,  tantôt  foulant  le  sable 
de  l'oued  Isly,  pour  écarter  les  hordes  marocaines.  Il  était 
assez  difficile  de  se  faire  remarquer  aux  zouaves,  où  offi- 
ciers et  soldats,  triés  sur  le  volet,  rivalisaient  de  bravoure 
et  d'entrain  ;  Chanzy  réussit  pourtant,  dans  la  campagne  de 
1847,  sur  les  frontières  du  Maroc,  à  se  faire  porter  à  l'ordre 
du  jour  pour  sa  bravoure  exceptionnelle,  ce  qui  lui  valut, 
le  28  juillet  1848,  le  brevet  de  lieutenant  au  43°  de  ligne. 

Presque  aussitôt  il  fut  choisi  comme  officier  d'ordonnance 
par  le  général  Charon,  gouverneur-général  de  l'Algérie, 
qui  le  combla  de  bontés.  Chanzy  lui  en  garda  la  plus  vive 
reconnaissance.  Plus  tard,  lorsqu'il  devint  à  son  tour  gou- 
verneur  de  notre   colonie  algérienne,  le  général  choisit 


—    388    — 

comme  officier  d'ordonnance  le  fils  de  son  ancien  bienfai- 
teur, qui  servait  dans  les  chasseurs  à  pied. 

Les  fonctions  d'officier  d'ordonnance  semblaient  un  peu 
trop  paisibles  à  un  ancien  sous-lieutenant  de  zouaves;  c'est 
donc  avec  un  véritable  soulagement  qu'au  mois  de  mars  1851 
il  passa  capitaine  au  1"  régiment  de  la  légion  étrangère. 
Aussi  bien  que  les  zouaves,  les  régiments  étrangers  étaient 
des  corps  d'élite;  on  y  voyait  des  hommes  déterminés, 
portés  à  tous  les  dévouements.  Chanzy  ne  fut  pas  dépaysé 
parmi  eux,  si  bien  qu'un  an  après  sa  promotion,  en  juil- 
let 1852,  il  était  nommé  chevalier  de  la  Légion  d'honneur. 

A  cette  époque,  comme  nous  avons  eu  occasion  de  le 
raconter,  les  bureaux  arabes  ne  recevaient  que  des  officiers 
de  choix  ;  plutôt  guerriers  qu'administrateurs ,  ils  usaient 
plus  de  selles  que  de  ronds  de  cuir.  Le  capitaine  Chanzy 
accepta  comme  un  grand  honneur  de  remplacer  le  com- 
mandant Bazaine  au  bureau  arabe  de  Tlemcen,  ville  située 
près  de  la  frontière  marocaine,  et  qui  a  toujours  eu  pour 
chefs  de  bureau  des  officiers  choisis  avec  soin.  Chanzy 
remplit  à  merveille  son  double  rôle  d'administrateur  et  de 
soldat.  Toujours  à  cheval  à  la  tête  de  quelques  spahis 
encadrant  un  petit  goum,  il  faisait  la  police  de  la  frontière, 
dirigeant  contre  les  pillards  de  son  commandement  et  les 
tribus  limitrophes  du  Maroc,  les  coups  de  main  les  plus 
hardis. 

Chose  singulière!  Chanzy,  qui  avait  remplacé  Bazaine  à 
Tlemcen,  fut  lui-même  remplacé  par  Doineau.  De  ces  trois 
hommes  remarquablement  intehigents,  Bazaine,  Chanzy, 
Doineau,  un  seul,  Chanzy,  se  montra  grand  et  homme  de 
bien.  On  connaît  Thistoire  des  deux  autres. 

Chanzy  fut  promu,  le  25  août  1856,  chef  de  bataillon  au 
23^  de  ligne,  qui  resta  en  Algérie  jusqu'en  1859,  d'où  il 
fut  envoyé  en  Italie,  dans  le  corps  d'armée  que  commandait 
le  maréchal  Canrobert.  Violemment  engagé  à  la  bataille  de 
Magenta,  il  prit  part  aussi  à  celle  de  Solferino,  et,  dans  ces 
deux  batailles,  le  commandant  Chanzy  se  fit  remarquer. 


—    389    — 

Proposé    comme    lieutenant-colonel,    il    fut   nommé,   le 
25  avril  18G0,  au  7V  de  ligne. 

A  peine  venait-il  de  prendre  possession  de  son  nouveau 
grade,  qu'il  était  chargé  d'une  mission  particulière.  L'expé- 
dition do  Syrie,  qui  devait  mettre  un  terme  aux  massacres 
des  chrétiens,  ayant  été  décidée,  le  général  de  Beauforl  en 
prenait  le  commandement.  Cet  officier  général  qui  avait  eu 
sous  ses  ordres  la  subdivision  de  Tlemcen  au  temps  où 
Ghanzy  y  était  chef  du  bureau  arabe,  avait  pu  apprécier  le 
remarquable  officier  de  la  légion  étrangère,  lui  avait  donné 
les  notes  les  plus  flatteuses,  et  avait  décidé  le  général 
Pélissier,  commandant  à  Oran,  puis  à  Alger,  aie  faire  pas- 
ser chef  de  bataillon.  Beaufort  pensa  donc  qu'un  homme 
de  la  valeur  de  Ghanzy  n'aurait  jamais  un  avancement  assez 
rapide;  voulant,  en  1860,  le  mettre  en  relief  et  lui  faire 
jouer  un  rôle  brillant  dans  l'expédition,  il  l'attacha  à  sa 
personne  avec  le  titre  de  commandant  du  quartier  général, 
chargé  des  affaires  politiques.  Il  lui  donna  pour  adjoint  un 
jeune  chef  de  bataillon  de  tirailleurs,  qui  fut  plus  tard  le 
général  Gérez. 

On  ne  pouvait  confier  les  affaires  politiques  de  l'expédition 
à  un  homme  plus  capable  que  le  lieutenant-colonel  Ghanzy. 
Outre  qu'il  connaissait  parfaitement  l'arabe  et  s'était  fami- 
liarisé avec  les  habitudes  musulmanes,  par  son  esprit  souple 
et  fin  il  était  parfaitement  de  taille  à  lutter  contre  les  diplo- 
mates turcs,  irrités  de  voir  des  giaours  se  placer  comme 
intermédiaires  entre  les  victimes  et  les  bourreaux.  Le  com- 
missaire-général turc  pour  les  affaires  de  Syrie,  Fuad-pacha, 
n'eut  garde  de  se  trouver  au  rendez-vous  qu'il  avait  accepté 
à  Beyrouth  ;  il  resta  à  Damas,  donnant  quantité  de  raisons 
plus  ou  moins  plausibles  pour  expliquer  son  inaction.  Le 
colonel  Ghanzy,  avec  une  escorte  de  quinze  spahis,  alla  le 
relancer  dans  sa  retraite,  et,  après  des  discussions  très 
vives,  le  commissaire  turc  consentit  à  venir  à  Beyrouth  con- 
férer avec  le  général  de  Beaufort.  Là,  il  recommença  la 
même  comédie,  essayant  d'accumuler  lenteurs  sur  lenteurs, 


—    390    — 

jusqu'à  ce  que,  poussé  dans  ses  derniers  retranchements,  il 
finit  par  formuler  quelques  propositions.  Mais  ces  proposi- 
tions furent  jugées  si  étranges,  que  Beaufort,  impatienté, 
envoya  à  Fuad-pacha  le  colonel  Chanzy,  porteur  d'un  ulti- 
matum  exigeant  une  réponse  immédiate.  Chanzy  expliqua 
nettement  que  le  corps  expéditionnaire  était  venu  en  Syrie 
pour  punir  les  Druses,  assassins  des  chrétiens  maronites; 
son  général  autorisait  les  Turcs  à  appliquer  le  châtiment, 
mais  il  déclarait  que  si  Fuad-pacha  se  dérobait,  il  marcherait 
lui-même  en  avant,  et  infligerait  aux  Druses  une  correction 
mémorable. 

Fuad-pacha  se  décida  enfin  à  mettre  ses  troupes  en  mou- 
vement. Accompagné  de  Chanzy,  il  pénétra  dans  la  mon- 
tagne ;  mais  les  soldats  turcs  chargés  de  garder  les  défilés 
ouvrirent  leurs  rangs  pour  laisser  échapper  les  Druses,  qui 
réussirent  à  gagner  dans  le  Liban  des  hauteurs  inacces- 
sibles. Pour  continuer  cette  abominable  comédie,  Fuad- 
pacha  fit  appréhender  quelques  pauvres  diables  qu  on  fu- 
silla. Le  colonel  Chanzy  dut  se  contenter  de  ce  semblant 
de  satisfaction. 

Il  ne  manqua  pas  d'aller,  au  nom  de  la  France,  remercier 
Abd-el-Kader,  qui,  lors  des  massacres  de  Damas,  avait  sauvé 
la  vie  à  beaucoup  de  clirétiens.  A  ce  moment,  Fuad-pacha 
se  trouvait  dans  cette  ville;  le  cauteleux  diplomate  fut  laissé 
à  Fécart,  et  Abd-el-Kader  ne  daigna  même  pas  l'inviter  à  la 
fête  solennelle  qu'il  ofi'rit  à  l'envoyé  de  la  France. 

Justice  fut  ensuite  rendue  aux  réclamations  des  Maro- 
nites. Chanzy,  étabh  grand  juge,  écoutait  les  plaintes  des 
victimes,  les  enregistrait  et  exigeait  énergiquement  répara- 
tion de  la  part  des  autorités  turques.  Autour  de  Beyrouth, 
une  centaine  de  mille  Maronites  s'étaient  placés  sous  notre 
protection;  peu  à  peu,  ils  rentrèrent  dans  leurs  villages,  où 
des  détachements  français  vinrent  les  aider  à  relever  leurs 
maisons  dévastées  par  les  assassins. 

Un  jeune  prêtre  arriva  alors  à  Beyrouth,  chargé  de  distri- 
buer aux  malheureux  Maronites  les  aumônes  des  catholiques 


—    391    — 

de  France.  Ce  jeune  prêtre ,  qui  se  mit  de  suite  en 
rapports  avec  le  lieutenant-colonel  Ghanzy,  se  nommait 
Lavigerie.  Vingt-trois  ans  plus  tard,  devenu  archevêque 
d'Alger,  il  retrouva  son  ami  de  Beyrouth  gouverneur- 
général  de  l'Algérie,  et  rendit  un  éclatant  hommage  à 
rillustre  homme  de  guerre.  «  C'est  en  Syrie,  dit-il  à  son 
entourage,  que  j'ai  vu  Chanzy  pour  la  première  fois  ;  je  me 
rappelle  son  ardeur  à  prendre  la  défense  des  chrétiens,  qui 
n'espéraient  plus  que  dans  l'épée  de  la  France.  Chanzy  était 
dans  tout  Téclat  de  la  force  et  de  la  vie,  déjà  également 
remarquable  par  sa  bravoure,  par  sa  distinction,  par  sa 
finesse,  et  plus  encore  par  sa  bienveillance  et  sa  bonté.  » 

Pendant  l'hiver  de  1860  à  1861,  à  l'occasion  des  fêtes  de 
Noël,  Chanzy,  muni  de  lettres  de  recommandation  délivrées 
par  Fuad-pacha,  alla  faire  avec  une  vingtaine  d'officiers  un 
pèlerinage  à  Jérusalem,  en  passant  par  Tyr,  le  Mont-Carmel 
et  Nazareth.  Notre  consul  le  reçut  avec  les  plus  grands  hon- 
neurs, et  les  autorités  turques  de  la  ville  sainte  lui  permirent 
de  visiter  la  mosquée  d'Omar,  privilège  qui  n'est  réservé 
qu'aux  princes.  Dans  la  nuit  de  Noël,  tous  nos  officiers, 
tenant  un  cierge  à  la  main,  se  rendirent  en  procession  à 
la  grotte  de  Bethléem,  et  firent  bénir  leurs  épées  sur  le 
tombeau  du  Christ,  dans  l'éghse  du  Saint-Sépulcre.  On  sait 
combien  les  musulmans  sont  profondément  religieux;  ces 
manifestations  produisirent  sur  eux  la  plus  favorable  im- 
pression. 

Par  une  singulière  coïncidence,  ce  même  jour  de 
Noël  1860,  Napoléon  III  signait  un  décret  qui  conférait  la 
Légion  d'honneur  aux  militaires  faisant  partie  du  corps  expé- 
ditionnaire de  Syrie.  Dans  ce  décret,  Chanzy  figurait  comme 
officier. 

Il  revint  en  Europe  avec  le  général  de  Beaufort,  en  pas- 
sant par  l'Egypte;  puis  il  rejoignit  à  Rome  le  7r  de  ligne. 
C'est  là  que  lui  parvint,  le  6  mai  1864,  sa  nomination  de 
colonel  du  48°  de  ligne. 

Ce  régiment  se  trouvait  précisément  dans  cette  province 


—    392    — 

d'Oran  où  Chanzy  avait  fait  ses  premières  armes,  où  il  avait 
passé  seize  ans.  Mais  dès  1866,  le  48^  de  ligne  était  rappelé 
en  France.  Son  colonel  préféra  rester  en  Algérie  ;  et  le  général 
Deligny,  qui  commandait  alors  la  province  d'Oran,  transmit 
au  maréchal  de  Mac-Mahon  la  demande  de  son  subordonné,  et 
l'appuya  en  ces  termes  :  «  Le  colonel  Chanzy  désire  vivement 
continuer  à  servir  en  Algérie,  et  ce  désir  concorde  avec  Tin- 
térêt  qui  s'attache  à  ce  qu'il  y  soit  maintenu.  Il  serait  diffi- 
cile de  le  remplacer  dans  son  commandement  et  de  rencon- 
trer, dans  un  autre  candidat,  autant  de  valeur  intrinsèque 
réunie  à  une  aussi  grande  connaissance  des  hommes  et  des 
choses  de  ce  pays.  » 

Chanzy  remplissait  les  fonctions  de  commandant  par 
intérim  de  la  subdivision  de  Sidi-bel-Abbès.  Le  maréchal 
de  Mac-Mahon  accéda  au  désir  formulé  par  le  général 
Deligny,  nomma  l'intérimaire  au  commandement  définitif 
de  cette  subdivision,  et  obtint  du  ministre  de  la  guerre  de 
le  garder  en  Algérie  à  sa  disposition.  C'est  à  Sidi-bel- 
Abbès  que  Chanzy  reçut,  le  14  décembre  1868,  les  étoiles  de 
général  de  brigade.  Il  n'était  âgé  que  de  quarante-cinq  ans. 

Nous  avons  raconté  la  part  qu'il  prit  à  l'expédition  du 
Maroc,  dirigée  par  le  général  de  Wimpffen;  il  se  distingua 
surtout  au  combat  de  Baharia ,  livré  aux  contingents 
réunis  des  Douï-Ménia,  Ouled-Djerrir  marocains,  et  Ouled 
Sidi  Cheikh  qui  avaient  quitté  l'Algérie.  Nous  avons  dit 
qu'en  1871  la  province  d'Oran  ne  prit  qu'une  très  faible  part 
à  l'insurrection;  dans  l'extrême  sud  seulement  on  eut  à 
réprimer  quelques  mouvements  de  peu  d'importance.  La 
leçon  infligée  aux  turbulentes  populations  de  la  frontière 
par  les  généraux  de  Wimpffen  et  Chanzy  avait  été  rude,  et 
les  avait  portées  à  réfléchir. 

Dès  qu'il  apprit,  en  1870,  que  la  France  déclarait  la  guerre 
à  la  Prusse,  Chanzy  sollicita  un  poste  dans  l'armée  du  Rhin, 
Il  n'avait  que  quarante-sept  ans,  et  venait  de  recevoir  la 
croix  de  commandeur.  Sa  demande  n'ayant  pas  été  agréée, 
il  dut  rester  en  Algérie.  Mais  après  le  4  septembre,  le  gou- 


—    o93    — 

vernement  de  la  Défense  nationale  ayant  toutes  les  peines 
du  monde  à  constituer  le  commandement,  quantité  d'offi- 
ciers généraux  étant  prisonniers  ou  retenus  sous  les  murs 
de  Metz,  le  maréchal  de  Mac-Mahon,  qui  soignait  sa  blessure 
au  château  de  Pourru-aux-Bois,  se  souvint  du  jeune  gé- 
néral, et  donna  sur  lui  les  notes  suivantes  :  «  Officier  des 
plus  distingués  sous  tous  les  rapports  ;  très  intelligent  ; 
rectitude  de  jugement  hors  hgne,  vigoureux,  énergique, 
brave  à  Tennemi,  appelé  au  plus  grand  avenir.  »  Mac-Mahon 
transmit  ces  renseignements  à  Gambetta.  et  lui  conseilla 
de  faire  revenir  Chanzy  en  France. 

Le  fait  a  été  contesté  depuis,  mais  le  maréchal  le  certifie 
de  la  façon  la  plus  formelle. 

Chanzy  fut  appelé  au  commandement  de  la  3"  divi- 
sion du  16°  corps  d'armée  ;  malheureusement  cette  divi- 
sion n'existait  guère  que  sur  le  papier,  et  la  formation  en 
était  à  peine  commencée.  Le  général  obtint,  en  échange,  la 
1"  division  qui  était  prête,  et  c'est  en  qualité  de  général 
commandant  par  intérim  le  16°  corps,  qu'il  prit  part  aux 
combats  livrés  autour  d'Orléans  par  le  général  de  la  Motte- 
rouge.  Quand  le  commandement  de  l'armée  passa  à  d'Au- 
relles  de  Paladines,  l'offensive,  par  suite  de  la  nouvelle  de  la 
capitulation  de  Metz,  fut  brusquement  décidée  ;  Chanzy  fut 
placé  alors  d'une  manière  définitive  à  la  tête  du  16'' corps,  en 
remplacement  du  général  Pourcet,  tombé  malade.  Sa  divi- 
sion passa  sous  les  ordres  de  l'amiral  Jauréguiberry,  qui 
devait  également  lui  succéder  au  16*^  corps,  lorsque  Chanzy 
reçut  le  commandement  de  la  2^"  armée  de  la  Loire. 

La  chute  de  Metz  précipita  les  opérations  que  le  gouver- 
nement de  la  Défense  nationale  préparait  contre  Orléans  ; 
il  fallait  se  hâter  et  prévenir  le  prince  Frédéric-Charles. 
Force  fut  donc  de  marcher  en  avant  avec  déjeunes  troupes 
incomplètement  organisées.  Ainsi  le  général  Chauzy.  ne 
pouvant  avoir  la  3°  division  de  son  corps  d'armée ,  dut 
s'avancer  avec  deux  divisions  seulement.  11  se  mit  en  route 
lentement;  le  jour  du  rendez-vous  n'était  pas  encore  arrivé, 


—    394    — 

et  il  espérait  aguerrir,  dans  de  petites  opérations,  ses  régi- 
ments improvisés.  Il  dérouta  les  Bavarois  par  un  système 
de  reconnaissances  très  bien  exécutées,  et  le  7  novembre, 
à  Vallières,  il  écrasa  une  de  leurs  colonnes,  forte  de  2.000 
hommes.  C'était  un  prélude  d'heureux  augure. 

Le  lendemain,  8,  le  général  von  der  Thann  s'aperçut  qu'il 
allait  avoir  sur  les  bras  tout  le  corps  de  Chanzy,  qui  avait 
déjà  donné  la  veille,  plus  le  15'  corps,  dont  la  formation 
était  antérieure  à  celle  du  16^  Il  se  concentra  à  Coulmiers 
et  à  Baccon.  Nous  ne  raconterons  pas  le  combat  de  Coul- 
miers, un  des  rares  succès  de  cette  guerre.  On  sait  que 
Coulmiers,  clef  de  la  position,  fut  enlevé  par  le  16°  corps. 
Mais  on  ne  put  poursuivre  l'ennemi,  faute  de  cavalerie  ; 
le  général  Reyau,  qui  commandait  une  division  de  six  ré- 
giments, s'était  replié,  craignant  d'être  tourné  par  un  corps 
de  troupes  qui,  vériflcation  faite  un  peu  trop  tard,  n'était 
autre  que  les  éclaireurs  de  Lipowsky. 

On  a  dit  et  répété  qu'après  la  victoire  de  Coulmiers, 
si  l'armée  avait  été  mise  de  suite  en  mouvement,  elle 
atteignait  Paris.  Dans  son  beau  livre  :  La  deuxième  armée 
de  la  Loire,  le  général  Chanzy,  mieux  placé  que  personne 
pour  juger  sainement  la  situation,  dit  avec  beaucoup  de 
réserve  :  «  Si  le  général  en  chef  avait  cru  l'armée  assez 
complète  et  assez  outillée  pour  continuer  à  se  porter  en 
avant,  il  eût  peut-être  été  possible,  en  mettant  à  profit 
l'enthousiasme  produit  par  la  victoire  de  Coulmiers,  d'at- 
teindre et  d'achever  de  battre  l'armée  du  général  de  Thann, 
avant  qu'elle  eût  pu  être  secourue  par  celle  du  grand-duc 
de  Mecklembourg,  vers  laquelle  on  se  serait  porté  ensuite, 
et  de  prendre  les  Allemands  en  détail  avant  l'arrivée  des 
renforts  que  le  prince  Charles,  parti  de  Metz,  amenait  avec 
la  plus  grande  célérité  dans  la  vallée  de  la  Loire.  » 

Pousser  en  avant  !  Etait-ce  bien  possible  avec  des  troupes, 
enthousiastes  il  est  vrai,  mais  manquant  de  moyens  de  ré- 
sistance? Sans  doute,  elles  auraient  accablé  les  débris  du 
corps  bavarois  qu'elles  avaient  entamé  à  Coulmiers  ;  mais, 


—    395    — 

dès  le  10,  le  général  von  der  Thann  recevait  une  division 
d'infanterie,  plus  une  do  cavalerie;  le  12,  deux  aiitree 
divisions  d'infanterie  quittaient  Versailles  pour  renfoocer 
le  duc  de  Mecklembourg  et  le  gécôral  de  Thacn  ;  eotîD. 
le  14,  on  signalait  à  Fonlainebleaa  los  lêies  de  colonce  du 
prince  Frédéric-Charles.  Le  général  d'Aurellesde  Faladmes 
avait  donc  raison  de  déclarer  que  s'il  portait  ses  80.000 
hommes  dans  la  direction  de  Paris,  on  perdrait  la  seule 
armée  qui  restât  à  la  France.  Il  préférait  se  Ibrtifier  à  Or- 
léans et  gagner  du  temps,  pour  permettre  à  d'autres  corps 
d'armée  d'achever  leur  formation  ;  il  espérait  même  se  faire 
attaquer  par  les  Allemands  et  leur  infliger  un  échec;  alors, 
disait-il,  on  profitera  de  l'effet  produit  par  cet  échec  pour 
essayer  de  marcher  sur  Paris. 

L'histoire  reprochera  toujours  à  Gambettaetà  son  acolyte 
M.  de  Freycinet  de  s'être  réservé  la  direction  des  opé- 
rations militaires  ;  c'est  ainsi  qu'ils  envoyèrent  les  18^  et 
20'  corps  à  l'inutile  expédition  de  Beaune-la-Rolande. 
D'Aurelles  ne  savait  pas  où  il  en  était,  et  un  de  ses  lieute- 
nants, le  général  Martin  des  Pallières,  écrivait  :  «  Ne  con- 
naissant pas  le  plan  qui  nous  fait  mouvoir,  je  crains  de  faire 
quelque  mouvement  qui  vienne  le  contrecarrer,  en  ne  se  re- 
liant pas  à  ceux  du  reste  de  l'armée.  »  Nos  généraux  se  réu- 
nirent un  jour  en  conseil  de  guerre  à  Saint-Jean-la-Ruelle, 
pour  examiner  un  plan  échafaudé  à  Tours,  qui  consistait  à 
marcher  sur  Pithiviers.  Ils  demandèrent  qu'avant  tout  on 
ne  laissât  pas  l'armée  éparpillée  ;  car,  pour  être  en  mesure 
d'agir,  il  fallait  la  concentrer.  Comme  on  leur  répondit  qu'il 
n'y  avait  pas  à  discuter  et  que  telle  était  la  volonté  du 
ministre,  Chanzy  répliqua  que  ce  n'était  pas  la  peine  alors 
de  réunir  un  conseil  de  guerre. 

Nos  corps  d'armée  occupaient  une  étendue  de  quatre- 
vingts  kilomètres.  Attaquer  dans  de  pareilles  conditions, 
c'était  jouer  une  grosse  partie.  Chanzy  se  mit  néanmoins  en 
mouvement  le  1"  décembre,  et  rencontra  l'ennemi  concen- 
tré sur  la  ligne  deTerminiers-Villcpion-Nonneville  ;  à  la  nuit 


—    396    — 

-seulement,  la  division  Jauréguiberry  put  enlever  le  parc  de 
Villepion.  On  se  souvient  que  Gambetta,  en  recevant  le 
rapport  sur  les  opérations  des  29  et  30  novembre,  sur  la 
Marne,  confondit  Epinay-Saint-Denis  (Seine)  avec  Epinay- 
sur-Orge  (Seine-et-Oise)  ;  il  donna  donc  Tordre  à  l'armée  de 
la  Loire  de  continuer  le  mouvement  d'offensive  commencé 
le  l'''  décembre.  Le  16^  corps  combattit  le  lendemain  ;  mais 
le  17^  corps  (général  de  Sonis),  qui  devait  lui  servir  de  sou- 
tien et  de  réserve,  étant  encore  fort  loin,  il  fallut  battre  en 
retraite.  De  Sonis  se  dévoua  ensuite  à  Loigny  pour  rétablir 
l'équilibre  ;  on  sait  quelle  fut  sa  conduite  à  la  tête  des  zouaves 
pontificaux,  troupe  admirable  qui  perdit  198  hommes  sur  300. 

Pendant  que  la  gauche  de  notre  armée,  formée  des  16'=  et 
17^  corps,  était  refoulée  vers  l'ouest,  le  prince  Frédéric- 
Charles  attaquait  le  15^  corps  et  le  rejetait  sur  Orléans, 
coupant  ainsi  notre  centre.  Les  généraux  d'Aurelles  de 
Paladines  et  Martin  des  Pallières  durent  évacuer  la  ville, 
sans  même  pouvoir  défendre  les  retranchements  qui  la 
couvraient.  Désormais  Chanzy  et  de  Sonis  durent  renoncer 
à  gagner  Orléans  et  à  donner  la  main  aux  autres  corps  ; 
aussi  forma-t-on  une  deuxième  armée  de  la  Loire,  sous 
le  commandement  de  Chanzy.  Le  16^  corps  fut  confié  à 
l'amiral  Jauréguiberry  ;  le  général  de  Colomb  remplaça,  à 
la  tête  du  17%  le  général  de  Sonis  blessé,  et  à  côté  d'eux, 
l'amiral  Jaurès  vint  se  mettre  en  ligne  avec  le  21°  corps. 
Les  15%  18^  et  20"  corps  se  reformèrent  au  sud  d'Orléans, 
avec  Bourbaki.  Au  ministère  de  la  guerre,  on  se  consola  en 
disant  :  «  Nous  n'avions  qu'une  armée  ;  maintenant  nous  en 
avons  deux  !  » 

A  la  première  armée  de  la  Loire,  Chanzy  avait  joué  le 
rôle  principal  ;  ce  fut  lui  qui  décida  de  la  victoire  de  Coul- 
miers,  et  après  Loigny  il  avait  opéré  sa  retraite  sans  se 
laisser  entamer.  Mais  il  se  révéla  surtout  à  la  tête  de  la 
deuxième  armée  de  la  Loire.  Il  fit  preuve  de  grandes  qua- 
lités militaires  et  d'une  ténacité  à  laquelle  le  grand  état- 
major  allemand  s'est  plu  à  rendre  hommage. 


—    î^97     - 

Nous  irions  trop  loin,  si  nous  entreprenions  de  raconter 
dans  tous  ses  détails  la  retraite  du  général  le  long  de 
la  Loire.  Bornons -nous  à  dire  qu'après  le  combat  de 
Villorceau,  le  8  décembre,  Chanzy,  qui  avait  victorieu- 
sement repoussé  toutes  les  attaques  de  Tennemi,  se  croyait 
maître  de  la  position,  lorsqu'il  apprit  avec  étonnement  que 
son  extrême  droite  se  trouvait  dégarnie  :  sur  un  ordre  venu 
directement  de  la  délégation,  le  général  Camo,  commandant 
la  brigade  mobile  de  Tours,  avait  évacué  Beaugency,  entraî- 
nant avec  lui  le  général  Barry  ;  et  le  général  en  chef  n'en 
était  même  pas  avisé  ! 

Chanzy  dut  se  repUer  aussitôt  sur  Vendôme.  C'est  alors 
qu'il  conçut  ce  magnifique  plan  de  rétrograder,  tout  en  me- 
naçant l'armée  allemande  sur  son  flanc  gauche,  de  façon  à 
l'empêcher  de  traverser  la  Loire  pour  tomber  sur  la  1"  armée 
que  Bourbaki  organisait  à  la  hâte.  Ce  mouvement  persistant 
devait  avoir  pour  résultat  de  faire  pivoter  l'armée  de  la 
Loire  autour  de  Paris,  afin  de  pouvoir,  quand  le  moment 
serait  venu,  se  porter  concentriquement  sur  la  capitale,  en 
même  temps  que  les  armées  de  Faidherbe  et  de  Bourbaki. 

Mentionnons  la  bataille  de  Vendôme  et  celle  du  Mans 
après  laquelle  Chanzy,  persistant  dans  son  idée  de  ne 
pas  s'éloigner  de  Paris,  voulait  battre  en  retraite  sur 
Alençon.  Ce  fut  sur  l'ordre  impératif  du  ministre  de  la 
guerre  qu'il  dirigea  ses  troupes  vers  Laval,  où  elles  arri- 
vèrent, le  16  janvier,  totalement  épuisées.  Chanzy  comp- 
tait, à  la  fin  de  ce  mois,  reprendre  l'offensive,  lorsqu'il 
reçut  la  nouvelle  de  l'armistice  et  de  la  capitulation  de 
Paris.  Mais  il  eut  soin  de  dire  à  ses  soldats  que  leur  de- 
voir était  de  mettre  ce  repos  forcé  à  profit  pour  se  mieux 
disposer  à  reprendre  la  lutte,  si  d'orgueilleuses  prétentions 
rendaient  impossible  une  paix  honorable.  En  même  temps» 
il  préparait  un  plan  de  campagne  basé  sur  la  guerre  de 
détail,  la  défense  du  sol  pied  à  pied,  la  résistance  derrière 
tous  les  obstacles.  Nos  jeunes  armées  n'ayant  pas  une  or- 
ganisation assez  solide  ni  une  cohésion  assez  parfaite  pour 


faire  la  grande  guerre,  il  fallait  essayer  d'user  les  Allemands 
et  de  les  lasser.  Peut-être  l'illustre  général  se  payait-il  d'il- 
lusions, car  jamais  la  France  de  1870,  riche  et  sceptique,  ne 
se  fût  résignée  à  sacrifier  tous  ses  intérêts  matériels,  comme 
l'avait  fait,  en  1808,  la  pauvre  et  fière  Espagne. 

A  Bordeaux,  Chanzy  se  prononça  contre  la  paix  ;  ce  vail- 
lant soldat  ne  pouvait  approuver  un  traité  qui  coûtait  deux 
provinces  à  la  France,  et  il  croyait  la  guerre  encore  possible. 

On  sait  que  le  18  mars,  voulant  se  rendre  à  Versailles,  où 
l'Assemblée  nationale  avait  pris  le  parti  de  siéger,  il  fut 
arrêté,  à  Paris,  à  son  arrivée  à  la  gare  d'Orléans.  Ce  gé- 
néral qui  jamais  n'avait  désespéré  de  la  patrie,  et  qui, 
jusqu'à  la  dernière  heure,  avait  tenu  tête  aux  Prussiens, 
fut  traité  de  capitulard  et  de  traître  ;  tandis  qu'on  le  con- 
duisait à  la  mairie  du  XIIP  arrondissement,  des  furieux  le 
couchèrent  plus  d'une  fois  enjoué,  et  un  mauvais  drôle  le 
frappa  de  sa  baïonnette.  On  le  dirigea  ensuite  sur  la  prison 
de  la  Santé,  où  il  devait  rencontrer  le  général  de  Langou- 
rian.  Pendant  le  trajet,  la  foule  hurlante  lui  arracha  son 
képi,  ses  épaulettes,  sa  plaque  de  grand-officier  de  la  Lé- 
gion d'honneur,  et  l'accabla  de  coups  de  pied,  de  coups  de 
poing,  de  coups  de  crosse  de  fusil  ;  il  arriva  à  la  prison  tout 
ensanglanté  et  les  habits  déchirés.  11  y  resta  sept  jours, 
après  avoir  comparu  devant  le  Comité  central.  C'est  à  Cré- 
mer  qu'il  dut  son  élargissement. 

Elu,  par  ses  compatriotes  des  Ardennes,  membre  de  l'As- 
semblée nationale,  il  se  vit  abandonné  par  les  droites,  le 
jour  où  il  demanda  le  licenciement  de  la  garde  nationale, 
et  le  dépit  qu'il  en  ressentit  contribua  peut-être  à  en  faire 
un  membre  du  centre  gauche,  qui  le  choisit  pour  président. 
On  connaît  le  discours  qu'il  prononça,  en  prenant  possession 
du  fauteuil  :  «  Faisons  franchement,  dit-il,  l'essai  de  la  Répu- 
blique. Qui  nous  dit  qu'elle  n'est  pas  le  salut?  Mais  il  y  a 
République  et  République.  Pas  de  République  où  dominent 
les  envieux,  les  énergumènes,  les  déclassés  qui  ne  se  lais- 
sent guider  que  par  la  convoitise,  par  les  utopies  insensées, 


-    399    — 

la  haine  de  la  religion  et  de  la  société.  11  faut  ne  songer 
qu'à  la  France,  ne  pas  se  parquer  dans  sa  foi  politique,  ne 
s'inspirer  que  de  son  patriotisme.  » 

Mais  les  républicains  modérés  devaient  être  débordés  par 
les  opportunistes  qui  ont  été  débordés,  à  leur  tour,  par  les 
radicaux,  en  attendant  que  ces  derniers  le  soient  par  les 
socialistes. 

Nommé,  en  1873,  gouverneur-général  de  l'Algérie,  par  le 
maréchal  de  Mac-Mahon,  Chanzy  abandonna  la  politique. 
Nous  avons  vu  ce  qu'il  fît  pendant  cinq  ans  dans  notre 
grande  colonie.  Appelé,  par  décret  du  18  février  1879,  à 
l'ambassade  de  Saint-Pétersbourg,  dont  les  titulaires  avaient 
toujours  été  des  généraux  en  vue,  Chanzy  ne  tarda  pas  à 
avoir  toutes  les  sympathies  du  czar  Alexandre  IL  Lors  de 
l'affaire  Hartmann,  ce  nihiliste  qui  avait  voulu  assassiner 
l'empereur,  et  dont  l'extradition  fut  vainement  demandée 
par  l'ambassadeur  russe  à  Paris,  il  réussit  à  empêcher  la 
rupture  de  nos  relations  avec  ce  grand  empire.  La  situation 
du  vainqueur  de  Coulmiers  était  telle,  qu'il  fut  choisi  comme 
arbitre  entre  la  Russie  et  la  Chine,-  au  sujet  de  l'affaire  de 
Kouldja. 

Chanzy  ne  manqua  pas  d'aller  visiter  le  Caucase  et  les 
provinces  méridionales  de  Tempire  ;  il  tenait  à  connaître  les 
ressources  de  ce  vaste  territoire,  et  suivait  avec  assiduité 
les  manœuvres  d'une  armée  qu'il  espérait  voir  combattre 
un  jour  les  mêmes  adversaires  que  nous.  On  peut  se  faire 
une  idée  de  l'estime  qu'il  avait  su  inspirer  par  le  fait  suivant  : 
lorsqu'Alexandre  III  lui  remit  les  insignes  de  grand'croix  de 
l'ordre  d'Alexandre-Newsky,  que  le  malheureux  Alexandre  II 
avait  conféré  à  l'ambassadeur  de  France,  peu  de  temps  avant 
sa  mort,  il  prit  la  croix  que  portait  son  père  le  jour  où  il  fut 
tué,  et  la  plaça  sur  la  poitrine  du  général  en  lui  disant  : 

«  — Vous  avez  été  le  meilleur  ami  de  mon  père,  personne 
n'est  plus  digne  de  la  porter  que  vous.  » 

Lorsque  Gambetta  prit  le  pouvoir,  Chanzy,  selon  l'usage, 
offrit  sa  démission. 


—    400    — 

La  presse  russe  se  répandit  en  témoignages  d'estime  et 
de  regret  au  départ  de  notre  ambassadeur  Plus  tard, 
lorsque  Ghanzy  mourut  à  Ghâlons,  tout  le  personnel  de 
l'ambassade  impériale  se  rendit  aux  funérailles,  et  à 
peine  eut-on  conçu  le  projet  de  lui  élever  un  monument, 
qu'Alexandre  III  s'empressa  de  faire  remettre  mille  francs 
au  maire  de  Nouart. 

Six  semaines  après  son  retour  en  France,  Ghanzy  avait 
été  nommé  commandant  du  6'  corps  d'armée.  Or  comme, 
en  cas  de  guerre,  c'est  le  6'  corps  qui  doit  subir  le  premier 
choc,  Ghanzy  étudia  avec  le  plus  grand  soin  les  frontières 
de  la  Lorraine  ;  il  tenait  à  être  prêt. 

Le  4  janvier  1883,  dans  l'après-midi,  il  fit  à  cheval  sa 
promenade  habituelle  et  passa  la  soirée  à  la  préfecture.  Le 
lendemain  matin,  son  fidèle  serviteur  le  trouva  mort  dans 
son  lit  :  il  avait  succombé  sans  secousses  à  un  épanchement 
du  cerveau.  Mme  Ghanzy,  qui  couchait  dans  une  chambre 
voisine  de  la  sienne,  n'avait  rien  entendu.  Ainsi  nous  quitta 
prématurément  celui  que  la  voix  du  peuple  désignait  comme 
le  futur  chef  des  armées  de  la  revanche  ;  il  n'avait  pas 
encore  soixante  ans. 

Ghanzy  disparaissait  six  jours  après  Gambetta. 

Ses  funérailles  eurent  lieu  aux  frais  de  l'Etat,  et  sa  veuve 
jouit  d'une  pension  viagère  que  la  Ghambre,  à  l'unanimité, 
vota  en  sa  faveur.  Le  guerrier  d'Afrique,  dltalie,  de  Syrie, 
des  bords  de  la  Loire  repose  à  Busancy,  à  deux  pas  de  la 
statue  que  lui  a  élevé  la  reconnaissance  nationale.  Son  sou- 
venir restera  vivant  dans  la  mémoire  des  Français  ;  car 
c'était  un  de  ces  vaillants  et  de  ces  forts  qui  parlent  peu  et 
agissent  beaucoup.  L'histoire  n'oubliera  jamais  que  lors- 
qu'on proposa  à  Ghanzy,  en  1873,  de  le  nommer  maréchal 
de  France,  il  répondit,  avec  cette  modestie  et  cette  simpli- 
cité qui  sont  l'apanage  des  hommes  véritablement  grands  : 

«  —  Que  ceux  qui  veulent  le  bâton  de  maréchal  de 
France  aillent  le  chercher  de  l'autre  côté  du  Rhin  !  » 


(iÉMKKAl    CIIANZY 


~    401     - 


VIIî 


Supprimer  d'une  façon  absolue  l'autorité  militaire  pour 
lui  substituer  le  pouvoir  civil,  tel  fut  le  but  de  ceux  qui 
appelèrent  M.  Albert  Grévy,  frère  du  Président  de  la  Répu- 
blique, à  recueillir,  en  Algérie,  la  succession  du  général 
Chanz3\  Accompagné  d'un  personnel  très  nombreux,  le 
nouveau  gouverneur  s'empressa  de  remplacer  les  chefs 
militaires  détachés  dans  l'intérieur  pour  commander  et 
surveiller  les  tribus  indigènes,  par  un  personnel  civil 
choisi  un  peu  au  hasard,  sans  préparation  préalable,  sans 
connaissances  des  hommes  et  des  lieux,  peu  au  courant 
des  mœurs  et  des  coutumes  des  habitants,  quoique  aj^ant  à 
régler,  dans  une  foule  de  cas,  les  questions  les  plus  délicates. 

La  manie  du  fonctionnarisme,  qui  troubla  toujours  notre 
grande  colonie  africaine,  devait  singulièrement  se  déve- 
lopper sous  le  gouvernement  de  M.  Albert  Grévy.  En  1878, 
M.  Pomel,  sénateur  d'Oran,  se  plaignait  avec  amertume  que 
plus  de  quatre  mille  fonctionnaires  fussent  attachés  à  l'ad- 
ministration civile. 

Non  seulement  nous  n'avons  pas  inspiré  confiance  à 
la  colonisation,  mais  nous  n'avons  pas  réussi  à  clore  l'ère 
des  insurrections.  Nos  journaux  ont  vraiment  trop  répété 
que  si,  en  1871,  l'insurrection  eût  été  générale,  les  Arabes 
nous  auraient  jetés  à  la  mer;  aussi,  dans  le  cas  d'une  guerre 
européenne,  l'Algérie  pourrait-elle  nous  réserver  de  ter- 
ribles surprises.  On  parle  de  la  tranquillité  qui  règne  dans 
le  Tell  depuis  trois  ou  quatre  ans,  et  l'on  oublie  trop  ce 
proverbe  :  Mè fiez-vous  de  Veau  qui  dort.  On  suppose  l'in- 
digène terrifié  par  la  supériorité  de  nos  moyens  militaires, 
lui  qui  n'est  même  pas  capable  de  conjecturer  les  limites 
qu'auront  les  mouvements  insurrectionnels  !  Pour  l'arabe, 
Dieu  peut  tout,  et  le  jour  où  il  le  voudra,  une  seule  femme 

RÉCITS  ALGÉRIENS.   —   2o   SÉHIK  2Ô 


—     4U2     — 

chassera  devant  elle  les  Français  et  leurs  canons.  L'arabe 
ne  calcule  pas  les  probabilités  ;  la  croyance  aux  miracles 
lui  suffît  :  si  Dieu  le  veut,  les  balles  sorties  de  nos  fusils 
n'atteindront  jamais  les  croyants. 

Etablir  brusquement,  en  1879,  la  suprématie  civile  dans  un 
pays  qui  n'y  était  nullement  préparé,  c'était  commettre  une 
imprudence.  Gambetta,  en  arrivant  au  pouvoir  (1881),  ne  s'y 
trompa  pas  ;  il  pensa  que  la  réunion  dans  les  mêmes  mains 
des  pouvoirs  civil  et  militaire  n'avait  pas  de  raison  d'être, 
et  défit  l'œuvre  de  M.  Albert  Grévy  en  rendant  l'indépen- 
dance au  commandant  du  19'  corps  d'armée  ,  qui  eut 
ainsi  sous  ses  ordres  directs  les  indigènes  établis  en  terri- 
toire militaire.  Mais  après  la  chute  de  Gambetta,  le  général 
Saussier,  chef  du  19°  corps,  se  montra  tellement  dévoué 
;ui  principe  du  gouvernement  civil,  que  le  successeur  de 
M.  Albert  Grévy,  M.  Tirman,  obtint  sans  peine  le  retour  à 
l'ancien  état  de  choses,  c'est-à-dire  à  la  subordination  com- 
|ilète  du  militaire  au  civil. 

M.  Albert  Grévy  avait  depuis  peu  pris  possession  de  son 
poste,  lorsqu'une  insurrection  éclata  dans  les  monts  Aurès, 
au  sud-est  de  la  province  de  Gonstantine. 

On  accusa  les  chefs  indigènes,  poussés  par  les  anciens 
bureaux  arabes,  d'avoir  voulu  effrayer  le  gouvernement 
civil  à  ses  débuts  ;  mais  l'enquête  que  l'on  fit  à  la  suite  du 
mouvement  démontra  l'absurdité  de  cette  accusation.  11 
ne  faut  donc  voir  dans  la  prise  d'armes  des  Aurès  qu'une 
simple  coïncidence. 

Nous  avions  taillé  à  Si  Ali  bey,  fils  de  ce  fameux  Serpent 
du  désert  qui  nous  servit  si  fidèlement  contre  Abd-el- 
Kader,  une  véritable  royauté  dans  le  sud  de  la  province  de 
Gonstantine.  Nommé  en  1856  caïd  de  Tuggurt  et  du  Souf, 
il  était  autorisé  à  avoir  des  khièlas  (cavaliers  irréguliers) 
et  à  lever  des  sagas  (fantassins)  dans  les  limites  de  son 
vaste  commandement.  On  lui  avait  même  confié  une  section 
de  tirailleurs  algériens.  Mais  Ali  bey  appartenait  à  une 
famille  qui  avait  dominé  dans  le  Sah'ra  constantinois.  Il 


-    403    — 

ne  pouvait  se  faire  à  l'idée  de  ne  pas  commander  à  Biskra, 
où  nous  avons  toujours  maintenu  la  puissante  famille  des 
Ben  Ganah,  que  les  beys  de  Gonstantine  envoyèrent,  il  y  a 
cent  cinquante  ans,  pour  maintenir  la  suprématie  du  Tell 
sur  le  Sah'ra.  Quand  survinrent  les  événements  de  -1870, 
Ali  bey  rêva  de  se  rendre  indépendant  dans  le  sud.  C'est 
pourquoi  il  résista  faiblement  à  Bou-Ghoucha,  et  abandonna 
à  Tuggurt  non  seulement  plusieurs  familles  de  ses  parents 
et  partisans,  mais  encore  le  détachement  de  tirailleurs  du 
lieutenant  Moussli,  dont  nous  avons  raconté  le  triste  sort. 
Ali  bey  ne  songeait  qu'à  expulser  de  Biskra  la  famille  des 
Ben  Ganah  ;  arrêté  dans  ses  projets  par  l'apparition  d'une 
colonne  française,  il  s'allia  à  la  puissante  famille  des  Ben 
Chenouf,  qui  dominait  presque  tout  le  massif  de  l'Aurès, 
et  prépara  lentement  une  insurrection.  En  1874,  les  projets 
d'Ali  bey  et  des  Ben  Ghenouf  ayant  été  découverts  par  le 
général  de  Gallifet,  commandant  la  subdivision  de  Batna, 
tous  furent  arrêtés,  condamnés,  destitués,  puis  internés. 
Mais  avec  les  Ben  Ghenouf  on  révoqua  quantité  de  cheikhs, 
qui  formèrent  un  noyau  de  mécontents  prêts  à  tout.  L'in- 
surrection couvait  donc  depuis  plusieurs  années  dans  les 
Aurès,  quand  elle  éclata  au  mois  de  mai  1879. 

Elle  n'était  pas  seulement  politique  ;  les  ordres  religieux 
qui  se  partagent  l'influence  dans  les  Aurès  y  participèrent. 

Une  secte  dissidente  de  la  grande  secte  des  Abd  el  Afid, 
qui  domine  dans  l'Aurès  oriental  et  dans  une  portion  de  la 
Tunisie,  avait  été  fondée  par  un  nommé  Si  Sadok,  qui  établit 
une  zaouïa  à  Timmermassin.  A  la  fin  de  d858.  Si  Sadok, 
voulant  essayer  son  influence  contre  nous,  insurgea  la 
montagne  ;  mais  le  général  Desvaux  réprima  promptement 
cette  révolte,  et  fit  prisonniers  Si  Sadok  et  ses  trois  fils. 
On  les  interna  en  France,  et  la  zaouïa  de  Timmermassin 
fut  fermée.  Mais  un  peu  avant  la  guerre  de  1870,  le  général 
Périgot,  successeur  du  général  Desvaux  dans  le  comman- 
dement de  la  province  de  Gonstantine,  ayant  obtenu  la 
mise  en  liberté  des  fils  de  Si  Sadok,  qui  avaient  perdu  leur 


—     404     — 

père  en  prison,  ceux-ci  vinrent  rouvrir  la  zaouïa  de  Tim- 
mermassin  et  s'inféodèrent  au  çof  ou  parti  des  Ben  Ghe- 
nouf  ;  puis,  de  concert  avec  Ali  bey  de  Tuggurt,  ils  prépa- 
rèrent l'insurrection  qui  devait  éclater  en  1874.  L'autorité 
eut  la  faiblesse  de  trouver  que  l'arrestation  d'Ali  bey  et 
des  Ben  Ghenouf  suffisait  ;  les  marabouts  la  récompensèrent 
de  sa  condescendance  en  continuant  leurs  agissements  jus- 
qu'en 1879. 

Un  des  mokaddems  de  la  confrérie  de  Si  Sadok  s'établit 
au  village  d'El  Hammam,  dans  la  tribu  des  Lehala,  fraction 
de  celle  des  Ouled  Daoud,  du  cercle  de  Batna.  Gette  tribu 
maraboutique  des  Lehala  était  de  race  arabe  ;  venue  pour 
convertir  les  Berbères  de  la  montagne,  elle  s'était  fixée 
au  milieu  d'eux  afin  de  leur  offrir  des  chefs  spirituels.  Fort 
riche  autrefois,  elle  avait  vu  décroître  ses  ressources  et, 
en  1879,  elle  était  à  peu  près  forcée  d'opter  entre  une  ruine 
complète  et  une  insurrection. 

Le  mokaddem  établi  au  miheu  des  Lehala  s'appelait 
Mohamed  Amozian,  et  avait  pris  le  nom  de  Mohamed  ben 
Abdallah,  comme  tout  aspirant  chérif.  Affectant  de  grands 
airs  de  piété  et  d'austérité,  il  allait  souvent  prier  et  se 
recueillir  chez  ses  supérieurs  de  Timmermassin,  les  frères 
Si  Sadok. 

L'aîné,  Si  Tahar,  mourut  en  1878,  et  son  frère  Si  Mus- 
tapha resta  seul  représentant  de  l'influence  religieuse  de 
sa  famille.  Le  mokaddem  des  Lehala,  venu  en  retraite  à 
Timmermassin,  dans  l'hiver  de  1878  à  1879,  eut,  paraît-il, 
des  extases  durant  lesquelles  il  déclarait  que  Si  Tahar,  mort 
depuis  peu,  lui  apparaissait,  prescrivant  la  guerre  sainte, 
et  promettant  de  se  mettre  à  la  tête  des  croyants  pour 
chasser  les  Français  de  l'Algérie.  Le  colonel  Noëllat  (1) 
a  fait  un  récit  détaillé  de  cette  insurrection  de  1879,  qu'il 
contribua  à  combattre  en  qualité  de  commandant  supé- 
rieur du  cercle  de  Biskra.  Il  raconte  que  les  marabouts  de 

(1)  En  1886,  au  moment  où  nous  écrivons,  le  colonel  Noëllat  est  colonel  du 
18«  de  ligne. 


—     105    — 

Tiinmermassin  essayèrent  de  calmer  les  surexcitations  de 
Mohamed,  tout  en  se  gardant  bien  de  le  dénoncer  aux 
autorités  françaises.  Lorsque,  plus  tard,  ajoute  le  colonel 
Noëllat,  on  leur  demanda  pourquoi  ils  n'avaient  pas  livré 
l'halluciné,  ils  répondirent  naïvement  que  tous  les  khouans 
en  étaient  là  aux  jours  d'exaltation,  et  qu'éteindre  cette 
exaltation  c'était  ruiner  l'influence  des  zaouïas.  Aveu  pré- 
cieux, conclut  le  colonel,  qui  nous  découvre  bien  les  senti- 
ments secrets  et  les  agissements  des  zaouïas  à  notre  égard. 

Mohamed  rêva  probablement  de  se  rendre  indépendant 
des  Si  Sadok,  comme  ceux-ci  s'étaient  rendus  indépendants 
des  Abd  el  Afid.  Espérant  qu'une  insurrection  le  placerait 
tellement  au-dessus  des  Si  Sadok,  qu'il  deviendrait  le  chef 
incontesté  de  la  zaouïa  de  Timmermassin,  il  se  proposa 
comme  chef  aux  Lehala,  qui  ne  demandaient  pas  mieux  que 
de  s'insurger;  et  aux  mécontents  du  parti  des  Ben  Chenouf, 
aux  vagabonds,  il  se  donna  comme  l'envoyé  de  Dieu.  Mais 
les  tribus  limitrophes  de  celle  des  Lehala  déclarèrent  qu'elles 
voulaient  attendre  que  le  marabout  eût  donné  des  preuves 
de  sa  mission  surnaturelle.  Mohamed  se  promit  alors  de 
faire  tout  son  possible  pour  compromettre  et  entraîner  ces 
tribus  hésitantes. 

Le  bureau  arabe  de  Batna,  ayant  appris  les  tentatives  du 
chérif  en  herbe,  envoya  deux  déïras  ou  cavaliers  pour 
l'arrêter.  Ceux-ci  le  trouvèrent  à  la  mosquée  et  se  mirent 
en  devoir  de  l'emmener.  Un  rassemblement  se  forma  aus- 
sitôt ;  une  bagarre  s'ensuivit,  et  finalement  les  deux  cava- 
liers furent  massacrés. 

C'était  un  commencement.  Bientôt  les  meneurs  s'en 
prirent  aux  caïds  des  tribus  voisines. 

Si  El  Hachcmi,  caïd  des  Beni-Bou-Sliman,  informé  qu'une 
bande  de  deux  ou  trois  cents  individus  se  dirigeait  vers  son 
bordj,  où  il  n'avait  que  trois  ou  quatre  serviteurs,  monta 
promptement  à  cheval  pour  se  réfugier  à  Batna.  Il  reçut 
quelques  coups  de  fusil  auxquels  il  jugea  prudent  de  ne  pas 
répondre. 


_,    403     — 

Un  autre  caïd,  Baclitarzi,  fut  moins  heureux  que  lui. 
Les  insurgés  prirent  leurs  mesures  pour  ne  pas  le  laisser 
échapper.  Bachtarzi,  dont  les  enfants  étaient  élevés  dans 
nos  écoles,  avait  été  envoyé  par  les  Français  pour  rem- 
placer les  Ben  Chenouf,  et  était  particulièrement  odieux 
aux  fanatiques,  près  desquels  il  passait  pour  un  athée,  ami 
des  chrétiens.  Il  habitait  un  bordj  à  côté  du  village  de  Thout, 
peuplé  de  marabouts,  qui  se  gardèrent  bien  de  le  prévenir. 
Les  insurgés  lui  dépêchèrent  un  des  leurs  pour  le  dis- 
suader de  se  réfugier  à  Biskra,  comme  il  en  avait  manifesté 
l'intention  en  apprenant  le  meurtre  des  deux  déïras,  et  lui 
persuader  que  les  tribus  se  soumettraient  dès  qu'il  ferait 
acte  de  présence  au  milieu  d'elles.  Bachtarzi  différa  son 
départ.  Mal  lui  en  prit.  L'envoyé  des  rebelles  gagna  un  de 
ses  serviteurs,  qui  laissa  ouverte,  la  nuit  suivante,  une  porte 
dérobée,  par  laquelle  une  bande  d'Arabes  pénétra  dans  le 
bordj.  Le  malheureux  Bachtarzi  fut  massacré  pendant  son 
sommeil,  et  ses  assassins  lui  coupèrent  la  tête. 

Un  troisième  caïd,  Si  Bou  Diaf,  reçut,  du  bureau  arabe  de 
Batna,  l'ordre  de  se  porter  sur  le  village  d'El  Hammam  pour 
y  rétablir  la  tranquillité.  Malheureusement,  n'ayant  pas  eu 
connaissance  du  meurtre  de  Bachtarzi,  il  n'emmena  avec  lui 
que  25  ou  30  cavaliers,  arriva  assez  tard  en  vue  du  village, 
à  un  lieu  dit  El  Anasseur,  ne  prit  aucune  mesure  de  prudence, 
et  fut  surpris  à  deux  heures  du  matin  par  les  insurgés. 
Presque  tous  ses  cavahers  périrent.  Quant  à  lui,  après  avoir 
tué  quatre  assaillants  de  sa  propre  main,  il  finit  par  suc- 
comber à  son  tour.  On  lui  coupa  la  tête  comme  à  Bachtarzi. 

Mohamed  ben  Amozian,  sacré  ainsi  par  le  succès,  déclara 
qu'il  s'appelait  bien  Mohamed  ben  Abdallah,  et  aussitôt, 
proclamé  chérif,  il  voulut  frapper  un  grand  coup  pour 
attester  sa  mission  divine. 

Il  alla  d'abord  attaquer  le  bordj  du  caïd  Bel  Abbès,  sur 
Toued  Abdi.  Par  une  coïncidence  qui  sembla  singulière  au 
clairvoyant  colonel  Noëllat,  le  caïd  Bel  Abbès  avait  préci- 
sément quitté  son  bordj  quelques  heures  avant  l'arrivée  de 


-    40;     - 

Mohamed,  à  une  heure  fort  avancée  de  la  nuit,  en  n'y 
laissant  qu'une  trentaine  de  cavaHers.  Ces  braves  gens, 
assainis  vers  deux  heures  du  matin,  firent  une  résistancii 
désespérée;  mais,  succombant  sous  le  nombre,  ils  furent 
massacrés  jusqu'au  dernier.  On  n'épargna  que  le  fils  du 
caïd.  Conduit  en  présence  du  chérif,  celui-ci  le  fit  égorger 
sous  ses  yeux. 

Le  chérif  n'avait  plus  qu'à  se  mesurer  avec  les  Français, 
pour  mettre  le  feu  à  tout  le  pays.  A  la  hâte,  il  réunit  12  ou 
1.500  de  ses  adhérents,  la  plupart  mal  armés,  et  les  fanatisa 
de  son  mieux,  leur  certifiant,  comme  tous  les  chérifs  ont 
coutume  de  le  faire,  que  les  fusils  français  ne  partiraient, 
pas  ;  puis  il  se  porta  avec  eux  au  débouché  de  R'bâa,  où  h\ 
commandant  de  la  subdivision  de  Batna,  général  Logerot. 
avait  envoyé  en  observation  deux  compagnies  de  tirailleurs 
algériens  et  un  escadron  de  spahis,  en  attendant  les  colonnes 
que  le  général  Forgemol,  commandant  la  province  de  Gons- 
tantine,  formait  vivement  pour  pénétrer  dans  les  Aurès.  Les 
insurgés  ne  s'aperçurent  que  trop  que  les  fusils  français 
partaient  toujours  !  Nombre  d'entre  eux  n'avaient  que  des 
bâtons  ;  pleins  de  confiance,  ils  se  ruèrent  sur  nos  braves 
turcos,  qui,  attendant  le  choc  à  vingt  pas,  ouvrirent  un  feu 
accéléré,  et  en  quelques  minutes  jonchèrent  le  sol  de  ca- 
davres. Plus  de  quatre  cents  insurgés  périrent  au  combat 
de  R'bâa,  où  nous  n'eûmes  que  quelques  blessés. 

L'effervescence  se  calma  alors  comme  par  enchantement, 
et  le  chérif  ne  songea  plus  qu'à  tirer  d'affaire  la  tribu  la  plus 
menacée,  celle  des  Lehala.  Les  autres  avaient  la  ressource 
de  dire  qu'elles  ne  s'étaient  pas  engagées  dans  le  mouvement 
en  tant  que  tribus,  et  que  seules  des  individuaUtés  remuantes 
les  avaient  compromises. 

Trois  colonnes  accouraient  pour  envelopper  l'insurrection  : 
celle  du  lieutenant-colonel  Noëllat,  qui  était  partie  de  Biskra, 
celle  des  généraux  Forgemol  et  Logerot,  partie  de  Batna, 
et  celle  du  colonel  F.  Hervé,  du  1"  zouaves  (l),  envoyée 

(1)  Aujourd'hui  général. 


—    408    — 

d'Alger  et  partie  de  Khenchela.  Le  chérif  dirigea  du 
côté  de  la  Tunisie  les  femmes,  les  enfants,  les  vieillards, 
les  troupeaux,  et  essaya  d'arrêter  la  colonne  de  Batna,  la 
plus  rapprochée  des  trois  ;  mais,  bousculé  au  premier  choc, 
près  du  village  de  Médina,  il  rejoignit  l'émigration  des 
Lehala,  qu'il  trouva  dans  l'état  le  plus  déplorable.  Pour 
l'arabe,  tout  vaincu  devenant  une  proie,  la  tribu  des  Béni 
Imloul  s'était  jetée  sur  les  Lehala,  et  avait  impitoyable- 
ment razzié  les  troupeaux  de  ces  malheureux.  Vainement 
ceux-ci  essayèrent  de  pénétrer  dans  le  Sah'ra  ;  le  colonel 
XoëJlat  avait  prescrit  au  caïd  du  Djebel-Chechar  et  au 
maréchal  des  logis,  commandant  le  poste  de  spahis  de 
Zeribet-el-Oued  (les  jardins  près  de  la  rivière),  de  faire 
bonne  garde.  Les  spahis  et  les  goums  voyant  les  Lehala 
déboucher  dans  le  Sah'ra,  les  refoulèrent  vers  la  petite 
oasis  de  Zeribet  Ahmed.  Pendant  toute  une  journée,  on  se 
battit  par  55  degrés  de  chaleur.  Accablés,  les  Lehala  vou- 
lurent, à  travers  les  sables,  gagner  Negrine,  oasis  non 
loin  de  la  frontière  tunisienne  ;  mais  comme  le  pays  situé 
entre  Zeribet  Ahmed  et  Negrine  est  absolument  sans  eau, 
les  fuyards  tombèrent  les  uns  après  les  autres,  écrasés  par 
la  chaleur  et  la  soif.  Le  goum  de  Tébessa,  étabh  à  Negrine, 
recueillit  une  dizaine  des  survivants,  et  vola  au  secours  des 
insurgés;  mais  il  ne  trouva  plus  que  quatre  cents  cadavres, 
disséminés  sur  les  sables,  et  déjà  calcinés  par  la  fournaise 
saharienne. 

De  même  que  tous  les  chefs  de  mouvement,  le  chérif 
réussit,  grâce  à  un  déguisement,  à  s'échapper  et  à  gagner 
la  Tunisie,  en  traversant  TAurès.  Signalé  au  Djérid  (Sah'ra 
tunisien)  par  le  lieutenant-colonel  Noëllat,  les  autorités  de 
la  Régence  le  livrèrent  à  notre  consul  de  Tunis,  qui  l'envoya 
devant  le  conseil  de  guerre  de  Gonstantine. 


—    409    — 


IX 


Si  le  gouverneur-général  Albert  Grévy  eut  le  regret  de 
voir  une  insurrection  éclater  à  son  arrivée  en  Algérie,  il 
en  vit  encore  une  autre,  celle  du  sud  oranais  ou  des  Ouled 
Sidi  Cheikh,  se  rallumer  au  moment  de  son  départ. 

Nous  avons  quitté  les  Ouled  Sidi  Cheikh  en  1870,  après 
avoir  raconté  la  pointe  poussée  au  Maroc  par  le  général  de 
Wimpffen  ;  disons  ce  que  devint  dès  lors  cette  irréconci- 
hable  tribu. 

L'expédition  de  Wimpfifen  calma  ,  pendant  toute  une 
année,  les  fauteurs  de  troubles  dans  le  sud  oranais. 
Bien  que  la  province  fût  presque  entièrement  dégarnie  de 
troupes,  elle  put  traverser  la  sinistre  période  sans  que  la 
paix  fut  troublée  sérieusement.  Ln  homme,  en  ces  doulou- 
reuses circonstances,  nous  rendit  d'importants  services  :  ce 
futTagha  des  Hamyans,  Si  Shman  bou  Kaddour,  dont  l'éner- 
gie maintint  les  tribus  du  sud  dans  une  crainte  salutaire. 

Au  printemps  de  1871,  alors  que  l'insurrection  se  pré- 
parait ouvertement  dans  les  provinces  d'Alger  et  de 
Constantine,  on  apprit  que  Si  Kaddour  ben  Si  Hamza,  chef 
des  Ouled  Sidi  Cheikh,  répondant  aux  ouvertures  du  général 
de  Mézange  de  Saint-André,  faisait  des  offres  de  soumis- 
sion .  Mais,  l'attitude  de  Si  Kaddou  r  parut  bientôt  si  singulière, 
que  le  général  de  Saint- André  forma  par  précaution,  à  Saïda, 
sous  les  ordres  du  lieutenant-colonel  Gand,  du  régiment 
étranger  (1),  une  colonne  composée  de  jnobiles  de  TAllier, 
de  détachements  de  la  légion  étrangère  et  de  chasseurs  d'A- 
frique. Cette  colonne  se  porta  vers  Raz-el-Mâ,  et  envoya 
vers  le  sud  une  reconnaissance  de  500  hommes,  soit  six 
escadrons  de  chasseurs  et  de  spahis,  appuyés  par  une  com- 
pagnie de  la  légion  étrangère,  sous  les  ordres  du  comman- 

(1)  Aujourd'hui  général. 


—    410    — 

<iant  Marchand  ;  celui-ci  livra  à  Si  Kaddour  un  combat 
furieux.  Bien  entendu,  le  goum  qui  accompagnait  notre 
reconnaissance  fit  défection  comme  d'habitude,  et,  les 
cavaliers  ennemis  pénétrant  dans  les  rangs  de  notre  propre 
cavalerie,  il  se  produisit  un  affreux  pêle-mêle  pendant  lequel 
furent  tués  les  capitaines  Mercier,  des  chasseurs,  et  Fran- 
çais, des  spahis,  avec  vingt-trois  de  leurs  hommes.  On 
compta  aussi  des  disparus  et  beaucoup  de  blessés.  Le  com- 
mandant Marchand  ne  réussit  à  battre  les  Ouled  Sidi  Cheikh 
que  grâce  à  la  compagnie  de  la  légion  étrangère,  qui  forma 
le  carré  autour  d'une  section  d'artillerie. 

Kaddour  ben  ïïamza  rentra  dans  le  Maroc,  où  l'empereur 
le  menaça  de  faire  intervenir  son  armée ,  s'il  persistait  à 
continuer  les  hostilités  sur  la  frontière.  Il  se  le  tint  pour 
dit;  mais,  à  la  fin  de  1871,  ayant  essayé  de  razzier  quel- 
ques-unes de  nos  tribus,  celles-ci  lui  résistèrent  et  lui  li- 
vrèrent un  combat,  dans  lequel  fut  blessé  son  oncle,  le 
fameux  Si  Lala,  vrai  chef  de  l'insurrection  des  Ouled  Sidi 
Cheikh  depuis  1864. 

Si  Kaddour  et  Si  Lala  se  retirèrent  alors  dans  l'extrême 
sud  du  Maroc. 

Au  milieu  de  1872,  on  signalait  leur  présence  dans  le 
Gourara.  A  la  fin  de  cette  même  année ,  on  apprit  que 
Si  Kaddour  se  trouvait  à  El  Goléah,  à  307  kilomètres  au 
sud  d'Ouargla,  au  miheu  des  tribus  rebelles  qui  avaient 
pris  part  à  l'insurrection  au  sud  de  la  province  de  Constan- 
tine,  avecBou-Choucha.  Le  général  de  Gallifet,  commandant 
la  subdivision  de  Batna,  quitta  Biskra  le  20  décembre  1872. 
à  la  tête  d'une  colonne  de  700  hommes  formée  d'un  escadron 
de  spahis,  de  trois  compagnies  de  turcos  et  d'une  compagnie 
d'Afrique,  avec  une  pièce  de  montagne.  Arrivé  à  Oiiargla 
le  8  janvier,  il  en  repartit  le  11,  avec  quarante  jours  de 
Yivres  et  un  équipage  d'eau  ;  son  infanterie  était  montée 
sur  des  chameaux.  Il  se  fit  précéder  par  une  proclamation 
promettant  l'aman  aux  insurgés,  sous  la  réserve  d'une  con- 
tribution de  guerre.  Mais  lorsqu'il  pénétra  à  El  Goléah,  le 


—    411     — 

2i- janvier,  Si  Kaddour  et  Boa  Choucha  avaient  fui  au  loin 
dans  le  désert;  ce  que  voyant,  toutes  les  tribus  rebelles,  y 
compris  de  nombreuses  fractions  d'Ouled  Sidi  Cheikh,  se 
soumirent,  et  les  gens  d'Aïn-Salah  ou  Insalah,  à  350  kilo- 
mètres au  sud  d'El  Goléah,  annoncèrent  au  général  qu'ils 
avaient  Tintention  de  lui  envoyer  leur  gada,  c'est-à-dire 
de  faire  aussi  acte  de  soumission. 

C'est  qu'ils  n'étaient  pas  rassurés  le  moins  du  monde.  En 
effet,  rien  n'eût  empêché  le  général  de  Gallifet,  qui  venait 
de  faire  franchir  à  sa  colonne  les  307  kilomètres  qui  sépa- 
rent Ouargla  d'El  Goléah,  de  pousser  jusqu'à  350  kilomètres 
plus  loin.  On  voit  j)ar  là  combien  se  trompent  ceux  qui 
croient  qu'il  est  impossible  aux  Français  d'aller  dans  le 
grand  désert  venger  la  mission  Flatters  et  l'assassinat  de 
l'infortuné  lieutenant  Palat. 

Le  général  de  Gallifet,  qui  venait  de  mettre  quatorze  jours 
pour  aller  à  El  Goléah,  parce  que  la  route  était  peu  connue, 
n'en  mit  que  sept  pour  regagner  Ouargla. 

1873  et  1874  s'écoulèrent  dans  un  calme  parfait.  En  1875, 
nos  Chambàas,  établis  autour  d'Ouargla,  allèrent  dans  le 
Maroc  razzier  la  tribu  des  Berabers  qui,  faisant  cause  com- 
mune avec  les  Ouled  Sidi  Cheikh  insoumis,  venait  à  tout 
moment  leur  tuer  des  hommes  et  enlever  des  chameaux. 
Le  capitaine  Goyne,  chef  du  bureau  arabe  de  Médéah,  a 
publié,  en  1881,  une  intéressante  brochure  sur  cette  aven- 
tureuse expédition  dans  le  grand  désert.  Les  Chambàas, 
auxquels  un  vieillard  de  quatre-vingts  ans  servit  de  guide, 
tuèrent  une  vingtaine  d'hommes  aux  Berabers,  et  rame- 
nèrent des  troupeaux  considérables. 

Les  événements  dont  la  Turquie  fut  le  théâtre  en  1877 
produisirent  une  si  vive  agitation,  qu'on  jugea  à  propos 
de  mettre  en  mouvement,  au  sein  de  quelques  tribus,  dans 
le  sud  des  provinces  d'Alger  et  d'Oran,  plusieurs  colonnes 
mobiles.  Le  général  de  Loverdo,  commandant  la  subdivision 
de  Médéa,  visita  la  première  de  ces  provinces  et  le  général 
Flogny,  commandant  la  subdivision  de  Tlemcen,  parcourut 


—    412    - 

la  seconde.  Ils  étaient  accompagnés  de  troupes  qui  en 
imposèrent  aux  Arabes. 

1878  et  1879  se  passèrent  tranquillement,  et  les  Sahariens 
se  préoccupèrent  fort  peu  de  l'insurrection  des  Aurès,  si 
lestement  réprimée  par  le  général  Forgemol. 

En  1880,  on  commença  à  parler  d'un  saint  homme  qui 
portait  le  même  sobriquet,  Bou-Amema  (l'homme  au  turban) 
que  le  fondateur  de  l'ordre  religieux  des  Ouled  Sidi  Cheikh. 
Le  nouveau  prophète,  qui  vivait  dans  la  retraite  et  la  prière, 
était  en  communication  directe  avec  Dieu  qui  ne  lui  refu- 
sait rien  ,  possédait  le  don  des  miracles,  au  dire  de  ses 
partisans,  et  savait  prédire  l'avenir.  Aussi  les  tribus  de 
l'extrême  sud  oranais  faisaient-elles  de  ce  personnage 
l'arbitre  de  leurs  différends,  de  sorte  que  de  toutes  parts 
on  venait  écouter  sa  parole  ardente  et  inspirée. 

Bou-Amema  fonda  bientôt  une  zaouïa,  c'est-à-dire  un 
foyer  d'insurrection,  à  Moghrar-Tahtani  (1),  petite  oasis 
située  dans  un  massif  montagneux  avoisinant  la  frontière 
du  Maroc,  près  de  la  grande  oasis  de  Figuig.  Il  n'aspirait  à 
rien  moins  qu'au  suprême  pontificat  dans  le  Sah'ra  oranais, 
et  prétendait  relier  en  faisceaux  les  grandes  confréries  reli- 
gieuses répandues  dans  le  sud-ouest  de  l'Algérie  et  le  sud- 
est  du  Maroc.  Beaucoup  de  fidèles  vinrent  alors  se  grouper 
autour  de  la  zaouïa  de  Moghrar.  L'influence  croissante 
de  Bou-Amema  n'échappa  point  à  l'attention  des  autorités 
françaises.  Le  commandant  supérieur  de  Géryville  reçut 
l'ordre  d'entourer  le  marabout  d'une  étroite  surveillance  ; 
mais  quoique  cette  surveillance  fût  exercée  avec  discrétion, 
Bou-Amema  finit  par  s'apercevoir  qu'on  avait  l'œil  sur 
lui  et  qu'on  se  rendait  compte  de  ses  faits  et  gestes. 
Voulant  alors  payer  d'audace,  revêtu  de  son  burnous  ra- 
piécé, —  le  burnous  de  tous  les  derviches,  —  il  se  présenta 
devant  le  commandant  supérieur  de  Géryville,  protesta  de 
son  dévouement  à  la  France,  et,  comme  garantie,  proposa 

(1)  Il  existe  deux  Moghrar,  Moghrar-Tahtani  et  Moghrar-Fouckhani,  c'est-a- 
dire  Moghrar  supérieur    et  Moghrar   inférieur. 


—    418    — 

au  commandant  de  le  tenir  au  courant  de  tous  les  projets 
des  Ouled  Sidi  Cheikh  dissidents  réfugiés  au  Maroc 

Le^commandant  laissa  croire  à  Bou-Amema  qu  il  recevrait 
avec  plaisir  les  communications  qu'il  voudrait  bien  lui  faire, 
en  sorte  que  le  marabout  retourna  à  Moghrar,  parfaitement 
convaincu  que  les  Français  étaient  dupes  de  sa  duplicité. 
Ils  l'étaient  si  peu,  que  la  création  d'un  avant-poste  dans 
la  petite  oasis  de  Tyout,  en  face  de  Moghrar,  fut  décidée  en 
principe.  Mais  pour  créer  cet  avant-poste,  il  fallait  de  l'ar- 
gent. L'affaire  fut  soumise  à  M.  Albert  Grévy;  celui-ci,  ne 
comprenant  pas  la  nécessité  d'assurer  la  tranquillité  du  sud 
oranais,  appuya  mollement  la  demande  de  crédits,  qui  fut 
repoussée. 

Le  général  Gérez,  commandant  la  province  d'Oran,  était 
tellement  persuadé  que  le  gouverneur  civil,  se  rendant  à  ses 
raisons,  enlèverait  la  demande  de  crédits,  qu'il  organisa, 
dans  l'hiver  de  1880,  une  colonne  mobile  prête  à  se  porter 
à  Tyout,  pour  protéger  les  travaux  du  poste  et  y  laisser 
une  garnison  permanente.  Peu  au  courant  de  nos  usages 
parlementaires,  Bou-Amema  prit  peur,  et  jeta  aussitôt  le 
masque  en  essayant  de  soulever  nos  tribus  du  sud  oranais. 
Le  moment  n'étant  pas  encore  venu,  le  marabout  fila  pres- 
tement au  Maroc,  entraînant  ses  fidèles,  mais  laissant  dans 
le  cercle  de  Géry ville  quantité  de  mokaddems  ardents,  qui 
préparèrent  la  révolte. 

Bou-Amema  appartenait  à  la  tribu  des  Ouled  Sidi  Tadj, 
fraction  de  la  grand  tribu  des  Ouled  Sidi  Cheikh.  Il  descen- 
dait authentiquement  de  Sidi  Tadj,  quatorzième  fils  du 
fameux  Sidi  Cheikh  ;  les  autres  Sidi  Tadj  formaient  sa  garde 
particulière,  au  nombre  de  quatre  ou  cinq  cents  hommes. 

Un  des  plus  dangereux  agitateurs  lancés  par  Bou-Amema 
pour  prêcher  la  guerre  sainte,  Mouley-Yacoub,  fut  arrêté  au 
milieu  de  la  tribu  des  Beni-Smiel,  par  le  capitaine  Bontan, 
chef  du  bureau  arabe  de  Tlemcen.  Ce  brave  officier  ayant 
saisi  dans  la  tente  de  Mouley-Yakoub  des  papiers  prouvant 
que  les  principaux  Beni-Smiel,  caïd  en  tête,  nous  trahissaient, 


—    414    - 

fit  arrêter  les  agitateurs,  qu'on  déféra  à  une  commission 
disciplinaire.  Quant  au  caïd,  il  fut  révoqué  et  interné  à 
Oran. 

De  ce  côté,  la  révolte  fut  étouffée  dans  l'œuf;  il  n'en 
devait  pas  être  de  même  au  cercle  de  Géryville,  où  un  autre 
officier  du  bureau  arabe  fut  moins  heureux  que  le  capitaine 
Bontan. 

En  raison  des  événements  de  Tunisie  ,  nos  troupes 
de  la  province  d'Oran  avaient  été  mises  à  contribution 
pour  aider  à  la  formation  du  corps  expéditionnaire.  Les 
garnisons  du  sud  se  trouvant  diminuées  d'autant,  l'agitation 
commença  à  prendre  des  proportions  extraordinaires.  Un 
officier  du  bureau  arabe  de  Géryville,  le  lieutenant  Wein- 
brenner,  du  2^  zouaves,  voulut  tenter,  dans  la  tribu  des 
Beni-Ziad,  le  coup  qui  avait  si  bien  réussi  au  capitaine 
Bontan  dans  celle  des  Beni-Smiel.  Accompagné  de  quatre 
spahis,  il  se  rendit  dans  la  traction  des  Djeramna,  de  la  tribu 
des  Beni-Ziad,  pour  arrêter  deux  des  plus  fanatiques  mokad- 
dems  de  Bou-Amema.  Les  lâches  Djeramna  engagèrent  ce 
jeune  officier  à  se  reposer,  lui  promettant  que  les  deux  mo- 
kaddems  allaient  venir  se  remettre  entre  ses  mains. 
M.  Weinbrenner  eut  l'imprudence  de  les  écouter  et  mit  pied 
à  terre;  c'est  ce  qu'attendaient  les  Djeramna  pour  Tassas- 
siner  avec  deux  de  ses  spahis.  Les  deux  autres,  plus  mé- 
fiants, étant  restés  en  selle,  purent  s'échapper. 

Aussitôt  la  plupart  des  tribus  du  sud  oranais  ,  les 
Trafis,  les  Laghouat  du  Ksel,  les  R'zaïnas,  les  Chorfas, 
reconnaissant  l'autorité  religieuse  des  Ouled  Sidi  Cheikh, 
firent  défection.  Tout  le  pays  fut  en  feu,  et  Bou-Amema, 
entouré  de  ses  fidèles  Ouled  Sidi  Tadj,  qu'il  appelait 
pompeusement  ses  gardes  d'honneur,  proclama  la  guerre 
sainte. 

Ceux  qui  avaient  refusé  de  voter  les  crédits  demandés 
pour  la  création  du  poste  de  Tyout  et  l'envoi  d'une  colonne 
expéditionnaire  dans  le  sud  de  la  province  d'Oran,  purent 
alors  contempler  leur  œuvre. 


—    415    — 

Les  hordes  de  Bou-Amema,  laissant  Géryville  bien  loin 
sur  leur  droite,  se  précipitèrent  sur  les  Hauts-Plateaux,  au 
sud  de  Saïda,  où  de  nombreux  ouvriers,  la  plupart  espagnols, 
exploitaient  l'alfa  pour  le  compte  de  la  compagnie  De- 
brousse,  déjà  concessionnaire  du  chemin  de  fer  d'Arzeu  à 
Saïda.  Cette  société  avait  d'abord  obtenu  du  général  Chanzy 
la  concession  de  trois  cent  mille  hectares  à  alfa;  puis,  objec- 
tant que,  sur  cette  étendue,  l'alfa  offrait  de  nombreuses  solu- 
tions de  continuité,  elle  s'était  fait  donner  trois  cent  mille 
nouveaux  hectares.  Il  y  eut  peut-être,  de  la  part  de  l'autorité 
militaire,  imprudence  à  satisfaire  d'aussi  vastes  appétits,  qui 
eurent  pour  conséquence  l'établissement  de  colonies  de  tra- 
vailleurs dans  l'extrême  sud  ,  jusqu'au  bord  des  chotts, 
hors  de  la  protection  de  nos  troupes.  Bou-Amema  et  ses 
bandes  en  profitèrent  pour  dévaster  les  bâtiments  de  la 
Compagnie  Debrousse,  massacrer  presque  tous  les  ouvriers 
alfatiers  et  emmener  en  esclavage  leurs  femmes  et  leurs 
enfants.  Comme  toujours,  en  pareille  occurrence,  les  Arabes 
commirent  d'inqualifiables  horreurs,  que  nous  renonçons  à 
raconter.  Disons  seulement  pourquoi  un  pauvre  alfatier  espa- 
gnol refusa  la  grâce  qu'on  lui  offrait.  Il  venait  d'être  pris  avec 
sa  fille,  âgée  de  quatorze  ans,  et  ses  deux  fils  plus  jeunes, 
quand  les  Arabes  ordonnèrent  à  tous  leurs  prisonniers  de 
se  dépouiller  de  leurs  habits.  Les  deux  fils  et  la  jeune  fille 
obéirent  en  pleurant,  mais  leur  père  refusa  d'exposer  sa 
nudité  aux  regards  de  ses  enfants.  On  le  menaça  de  lui 
couper  la  tête  s'il  n'obéissait  pas  ;  il  tendit  le  cou,  et  un 
mokaddem  de  Bou-Amema  lui  brisa  le  crâne  d'un  coup  de 
pistolet. 

Répétons-le,  cette  irruption  sur  les  Hauts-Plateaux  n'au- 
rait certainement  pas  eu  lieu,  si,  suivant  l'avis  du  général 
Cérez,  on  avait  construit  un  poste  à  Tyout.  Pour  passer 
des  Hauts-Plateaux  dans  le  Sah'ra,  il  faut  traverser  la 
ligne  des  chotts,  et  un  passage  étroit  existe  seul  à  hau- 
teur du  lieu  appelé  le  Kheider.  Evidemment,  pour  assurer 
les  communications  du  poste  projeté  à  Tyout  avec  Saïda,  il 


—    416    — 

suffisait  de  fermer  le  passage  du  Kheider  au  moyen  d'un 
bordj.  Jamais  alors  Bou-Amema  n'aurait  pu  passer.  On  voit 
donc  que  si  les  massacres  de  Saïda,  plus  communément 
appelés  massacres  de  Khalfallah  ,  eurent  lieu ,  c'est  que 
M.  Albert  Grévy  et  les  Chambres  se  firent  juges  d'une 
question  qu'ils  ne  connaissaient  pas.  Il  arrive  souvent  que 
certaines  économies  ont  les  plus  funestes  résultats! 

Deux  ou  trois  colonnes  expéditionnaires  accoururent, 
mais  trop  tard,  sur  les  Hauts-Plateaux,  pour  donner  la 
chasse  au  marabout.  Chose  bizarre!  les  ordres  de  mouve- 
ment étaient  télégraphiés  de  Paris;  du  fond  de  son  cabinet, 
le  général  Farre  croyait  pouvoir  diriger  nos  colonnes.  Mais 
on  devait,  cette  fois  encore,  s'apercevoir  combien  il  est 
difficile  d'atteindre  des  Arabes  montés  sur  leurs  rapides 
juments  du  désert,  avec  des  colonnes  pesamment  chargées 
et  gênées  par  des  convois  interminables.  Pourtant  une  de  ces 
colonnes,  celle  du  colonel  de  Mallaret,  du  régiment  étran- 
ger, arriva  près  du  Kheider  juste  au  moment  où  Bou-Amema 
et  ses  bandes,  avec  de  nombreux  troupeaux  enlevés  à  nos 
tribus  alliées,  essayaient  de  franchir  le  chott.  Avec  un  peu  de 
résolution,  le  colonel  leur  eût  facilement  barré  le  passage 
et  les  eût  rejetés  sur  les  autres  colonnes  françaises  qui 
battaient  les  Hauts-Plateaux;  mais  il  hésita,  tergiversa, 
temporisa,  si  bien  que  les  derniers  cavaliers  arabes  se 
trouvaient  hors  d'atteinte,  lorsqu'il  se  décida  à  faire  monter 
à  cheval  un  escadron  de  spahis,  qui  revint  sans  avoir  pu 
atteindre  les  rebelles. 

Le  colonel  de  Mallaret,  déjà  signalé  pour  avoir  laissé 
tomber  la  discipline  dans  le  régiment  étranger,  fut  mis  en 
non-activité  et  remplacé  par  le  colonel  de  Négrier,  aujour- 
d'hui général  de  division.  Cet  énergique  et  audacieux  soldat 
rétablit  promptement  la  discipline,  et  la  légion  étrangère  se 
comporta  admirablement  dans  cette  difficile  répression  du 
sud  oranais.  On  sait  comment  les  mêmes  troupes  se  con- 
duisirent, plus  tard,  au  Tonkin;  personne  n'en  sera  surpris 
quand  nous  aurons  dit  que  la  moitié  au  moins  des  soldats 


—    417    — 

qui  la  composent  sont  alsaciens  ou  lorrains,  races  militaires 
s'il  en  fut. 

Bou-Amema,  dans  le  sud,  se  voyait  exposé  aux  coups  de 
la  colonne  de  Géryville,  placée  sous  les  ordres  du  général 
Collignon  d'Ancy,  commandant  la  subdivision  de  Mascara. 
C'était  un  homme  maladif,  usé,  qui,  depuis  longtemps,  ne 
pouvait  même  plus  monter  à  cheval.  Sitôt  que  la  colonne 
dut  se  mettre  en  mouvement,  Collignon  d'Ancy  se  porta 
malade  et  céda  le  commandement  au  colonel  Innocenti,  du 
4°  régiment  de  chasseurs  d'Afrique.  Celui-ci  ne  sut  pas  di- 
riger les  forces  qu'il  avait  sous  la  main  ;  marchant  en  tête 
avec  l'escadron  d'avant-garde,  il  s^occupait  fort  peu  de  l'in- 
fanterie, qui  venait  derrière  et  avait  peine  à  suivre.  Cette 
arme  comprenait  pourtant  d'excellentes  troupes,  rompues 
à  la  marche,  un  bataillon  de  tirailleurs  algériens  et  un  autre 
de  la  légion  étrangère. 

Nous  finirons,  il  faut  espérer,  par  renoncer  à  l'habitude  de 
nous  faire  accompagner  par  des  goums  nombreux  ne  ser- 
vant absolument  à  rien,  et  toujours  prêts  à  se  tourner  contre 
nous.  Lorsque  le  colonel  Innocenti  se  trouva  en  présence 
des  contingents  de  Bou-Amema,  au  lieu  de  rectifier  la  posi- 
tion de  ses  deux  bataillons  d'infanterie  et  de  ses  quatre 
escadrons  de  cavalerie  régulière,  il  envoya  en  avant  le  goum 
des  Harrars,  commandé  par  le  fameux  agha  Sah'raouï,  que 
nous  avons  déjà  vu  faire  défection  en  1864,  lors  de  l'afi'aire 
du  colonel  Beauprêtre.  Les  nécessités  de  la  politique  avaient 
fait  rentrer  en  grâce  ce  chef  arabe.  Son  goum  escarmoucha 
avec  les  contingents  rebelles,  et  fut  brusquement  ramené 
sur  notre  infanterie.  Presque  tous  les  cavaliers  harrars 
firent  défection  ;  les  autres  se  jetèrent  confusément  dans 
les  rangs  de  nos  fantassins  qui,  ne  pouvant  faire  usage  de 
leurs  armes,  furent  chargés  parles  cavaliers  de  Bou-Amema. 
Pondant  qu'une  mêlée  furieuse,  où  un  grand  nombre  de 
légionnaires  et  de  turcos  furent  tués,  s'engageait,  le  chérif 
se  précipita  sur  notre  convoi  et  notre  arrière-garde,  que  le 
colonel  Innocenti  n'avait  pas  eu  la  précaution  de  faire  serrer 

RÉCITS  ALGÉRIENS.   —   2»    SÉRIE  27 


—    418    — 

avant  raction.  Presque  tous  nos  bagages  furent  enlevés, 
et  les  soldats  du  train,  les  malades,  les  cantiniers  et  les 
ordonnances  massacrés  en  partie.  L'extrême  arrière-garde, 
formée  par  un  peloton  du  4^  chasseurs  d'Afrique,  fort  d'une 
vingtaine  d'hommes,  et  commandée  par  un  sous-lieutenant, 
se  fit  tuer  jusqu'au  dernier. 

Ce  triste  combat  eut  lieu  à  Chellala,  aux  environs  d'El- 
Abiod  ou  El  Biod  Sidi  Cheikh. 

Il  était  temps  d'agir  avec  vigueur.  Le  général  Delebecque, 
commandant  la  province  d'Oran,  conduisit  sans  retard  trois 
fortes  colonnes  dans  le  sud,  sous  les  ordres  des  généraux 
Louit  et  Golonieu,  et  du  colonel  de  Négrier.  Bou-Amema 
s'enfonça  alors  dans  le  Maroc  avec  la  plupart  de  ses 
contingents,  abandonnant  à  notre  vengeance  plusieurs 
des  tribus  qui  s'étaient  déclarées  contre  nous.  Delebecque 
alla  jusqu'au  Djebel-Smir,  massif  montagneux  où  sont 
situées  les  deux  oasis  de  Moghrar  ;  toutefois,  au  lieu 
d'attaquer  de  front,  par  le  défilé  de  Djeliba,  le  général 
tourna  le  pays  des  Moghrars  par  le  sud,  en  traversant 
quelques  districts  appartenant  nominalement  au  Maroc.  Le 
2°  zouaves  enleva  le  col  de  Founassa,  après  un  combat  des 
plus  brillants.  Les  ksours  de  Moghrar  furent  à  moitié  dé- 
truits, et  l'on  fit  sauter  les  maisons  de  Bou-Amema. 

Les  colonnes  s'établirent  ensuite  en  face  de  Figuig.  On 
renonça  à  bâtir  un  fort  à  Tyout,  préférant  la  petite  oasis 
d'Aïn  Sefra,  à  quelques  lieues  de  Tyout,  et  plus  rapprochée 
de  la  frontière  marocaine. 

Mais  il  fallait  relier  le  nouveau  poste  d'Aïn-Sefra  avec 
ceux  de  Saïda  et  d'El  Aricha.  Dans  ce  but,  on  releva  la  re- 
doute d'Aïn  ben  Khelil,  évacuée  en  1866,  et  l'on  construisit 
un  important  établissement  à  Mécheria.  Au  Kheider,  on 
établit  une  redoute,  et  on  créa  à  côté  un  village  qui  pros- 
péra très  rapidement.  Enfin,  on  se  décida  à  pousser  jusqu'à 
Mécheria  le  chemin  de  fer  d'Arzeu  à  Saïda.  Grâce  à  ces 
mesures,  une  insurrection  dans  le  sud  oranais  est  devenue 
presque  impossible.  j 


—    419    — 

Pendant  que  nos  braves  troupes  opéraient  contre  les  in- 
surgés, le  gouvernement  général  de  l'Algérie  accepta  les 
offres  d'Abd-es-Salem,  le  fameux  chérif  d'Ouazzan,  qui  pro- 
posait de  mettre  à  notre  service  son  influence  religieuse 
sur  les  tribus  des  frontières  du  Maroc,  trop  habituées  à  venir 
prêter  main-forte  aux  tribus  algériennes  révoltées  contre 
nous.  Inutile  de  raconter  ici  le  voyage  du  chérif  d'Ouazzan, 
de  tous  points  semblable  à  celui  qu'il  fit  d'Oran  à  Ouchda, 
en  1876. 

Nous  sommes  habituellement  sobre  de  détails  sur  les 
opérations  militaires  entreprises  durant  les  insurrections. 
Racontons  toutefois  de  quelle  façon  Bou-Amema,  qui  dési- 
rait rentrer  en  scène,  fut  rejeté  au  fond  du  Maroc. 

VOfficiel  du  30  avril  1882  contenait  la  dépêche  suivante  : 

«  En  Algérie,  dans  une  partie  de  la  zone  frontière  sud- 
ouest,  qui  sépare  notre  colonie  du  Maroc,  une  mission  to- 
pographique, escortée  par  deux  compagnies  de  la  légion 
étrangère  et  placée  sous  les  ordres  du  capitaine  de  Gastries, 
qui  aUait  achever  un  travail  commencé  entre  Aïn  ben  Khelil 
et  le  chott  Tigrî,  a  été  attaquée  par  les  tribus  dissidentes. 
L'ennemi  comptait  environ  1 .800  cavahers  et6. 000 fantassins. 

«  Nos  soldats ,  dont  l'effectif  était  d'un  peu  plus  de  300  hom- 
mes, et  qui  se  battaient  un  contre  trente,  se  sont  vaiham- 
ment  comportés,  et,  dans  une  mêlée  furieuse  qui  s'est  enga- 
gée, ils  ont  été  dignes  des  vieilles  troupes  d'Afrique. 

«  Nos  pertes  sont  sensibles  :  2  officiers  tués,  2  blessés, 
48  soldats  tués  ou  disparus,  26  blessés.  Une  partie  du  convoi 
a  été  enlevée,  par  suite  de  la  fuite  des  convoyeurs  arabes. 

«  Les  pertes  des  assaillants  sont  considérables.  On  les 
évalue  à  plusieurs  centaines  de  tués.  Les  femmes  arabes 
accompagnaient  les  combattants  et  ont  montré  un  achar- 
nement inouï. 

«  Cet  engagement  fait  le  plus  grand  honneur  à  la  légion 
étrangère.  » 

«  Nos  blessés  sont  pleins  de  fierté  »,  dit  le  général  Colo- 
nieu,  en  rendant  compte  de  leur  arrivée  à  Aïn  ben  Khelil. 


—    420    — 

Ils  avaient  bien  le  droit  de  l'être.  On  eut  plus  tard,  par  le 
rapport  de  M.  le  capitaine  de  Castries,  des  détails  sur  cette 
terrible  affaire  du  chott  Tigri.  Sur  cinq  officiers  de  la  légion 
étrangère,  deux  furent  blessés,  deux  autres  tués  :  le  capi- 
taine Barbier,  commandant  le  détachement,  et  M.  Massone. 
Le  colonel  de  Négrier  avait  formé,  dans  son  régiment,  une 
compagnie  franche  composée  des  soldats  les  plus  déter- 
minés. Cette  compagnie  avait  détaché  une  section,  sous  les 
ordres  du  lieutenant  Massone,  ancien  officier  de  l'armée 
piémontaise,  pour  accompagner  la  mission  de  Castries. 
Lorsque  le  capitaine  Barbier  se  vit  attaqué  dans  le  bas-fond 
du  chott  Tigri  par  quelques  milliers  d'Arabes,  voulant  ga- 
gner une  position  sur  la  lisière  du  chott,  il  chargea  de  Tar- 
rière-garde  la  section  franche  du  heutenant  Massone,  forte 
seulement  de  vingt-trois  hommes.  Tous  ces  braves  se  firent 
tuer  avec  leur  officier. 

Barbier  reconstitua  alors  l'arrière-garde  avec  une  de  ses 
compagnies  ;  mais,  à  son  tour,  il  fut  cerné  et  tué.  Retrouvé 
plus  tard,  son  corps  portait  la  trace  de  dix-huit  blessures 
et  d'une  infâme  mutilation  ;  la  tête  était  séparée  du  tronc. 

Le  capitaine  de  Castries,  qui  prit  le  commandement  de 
l'arrière-garde,  réussit  à  rallier  son  monde  sur  un  petit  pla- 
teau, et  à  former  un  carré  au  centre  duquel  on  plaça  les 
blessés.  Toutes  les  attaques  de  l'ennemi  échouèrent  devant 
la  résistance  des  survivants. 

Le  colonel  de  Négrier  était  en  ce  moment  à  Aïn  ben 
Khelil  ;  informé  par  un  espion  de  la  situation  critique  où  se 
trouvait  le  détachement  de  M.  de  Castries,  il  se  mit  en  route 
avec  cinq  cents  hommes,  franchit  50  kilomètres  en  une  nuit, 
et  dégagea  nos  braves.  Ayant  fait  quelques  prisonniers, 
ceux-ci  lui  apprirent,  avant  d'être  fusillés,  que  le  détache- 
ment Barbier  avait  eu  à  lutter  contre  tous  les  contingents 
de  Bou-Amema. 

C'est  la  dernière  fois  que  ce  personnage  fit  parler  de  lui. 
Actuellement  il  vit  dans  le  Tafilalet,  au  fond  du  Sah'ra  maro- 
cain. Détail  curieux  :  il  rendit  successivement  tous  les  pri- 


—    421     — 

sonniers  espagnols  faits  au  sac  de  Khalfallah,  à  l'exception 
de  deux  jeunes  filles,  qu'il  donna  comme  épouses  à  l'un  de 
ses  fils,  promettant  de  les  renvoyer  lorsque  celui-ci  n'en 
voudrait  plus. 

L'afïaire  du  chott  Tigri  avait  appelé  l'attention  publique 
sur  la  légion  étrangère.  Ces  Récits  seraient  incomplets, 
si  nous  ne  parlions  pas  de  cet  admirable  corps,  dont  le 
passé  est  magnifique. 


Dès  les  premiers  jours  de  la  conquête  algérienne,  les 
étrangers  furent  admis  à  servir  dans  l'armée  française. 
Nous  avons  vu  qu'après  1830,  le  gouvernement  de  Louis- 
Philippe,  craignant  la  guerre  en  Europe,  rappela,  à  l'ex- 
ception de  quatre,  tous  les  régiments  français  qui  venaient 
de  prendre  part  à  l'expédition  d'Alger.  Comme  compensa- 
tion, on  créa  des  corps  indigènes  et  un  corps  étranger. 

Dans  la  suite,  les  étrangers  continuant  à  affluer  en  Algérie, 
on  se  trouva  amené  à  former  deux  régiments  étrangers, 
dont  l'un  fut  affecté  à  la  province  d'Oran,  l'autre  à  celle  de 
Constantine. 

Quantité  de  nos  illustrations  militaires  servirent  dans  l'un 
ou  l'autre  de  ces  deux  régiments  ;  nous  avons  déjà  cité, 
parmi  ces  illustrations,  les  maréchaux  de  Saint- Arnaud  et 
de  Mac-Mahon. 

Passons  sous  silence  ce  qui  advint  à  la  légion  étrangère  jus- 
qu'en 1855.  De  1831  à  cette  époque,  elle  prit  part  aux  guerres 
d'Afrique,  où  nos  généraux  n'ont  rien  fait  de  grand  sans  elle. 

En  1882,  M.  Casimir  Périer,  ancien  sous-secrétaire  d'Etat 
à  la  guerre,  disait  à  la  Chambre  des  députés  : 

«  On  sait  que  la  légion  étrangère,  par  la  force  des  choses 
«  et  les  bataillons  d'Afrique,  pour  des  motifs  sur  lesquels  il 
«  est  inutile  d'insister,  ne  sont  point  appelés  sur  le  continent 
•t  en  cas  de  guerre  européenne.  » 


—    422    — 

M.  Jules  Richard,  rédacteur  militaire  du  Figay^o,  dont  la 
compétence  fait  autorité  dans  ces  questions,  ne  laissa  pas 
tomber  ces  paroles  imprudentes  ;  il  répondit  à  M.  Casimir 
Périer  par  des  faits. 

En  1854,  les  deux  régiments  étrangers  firent  partie  du 
corps  de  débarquement  franco-anglais  qui  fut  envoyé  en 
Grèce,  puis  dirigé  sur  G-allipoli,  et  de  là  en  Crimée.  Pendant 
cette  dure  campagne,  ces  deux  régiments  se  distinguèrent 
de  la  façon  la  plus  brillante,  si  bien  qu'à  la  paix,  en  1856, 
Tempereur  naturalisa  en  masse  tous  les  étrangers  qui  en 
faisaient  partie. 

Dans  une  de  ces  terribles  nuits  que  les  armées  combinées 
appelèrent  les  nuits  glorieuses,  celle  du  22  au  23  mai  1855, 
le  bataillon  Martinez,  du  2°  étranger,  s'enferma  dans  une 
redoute  où  il  subit  sept  assauts  furieux.  A  un  moment 
donné,  les  murs  s'étant  effondrés  sous  les  boulets  russes, 
Martinez  fii  empiler  des  cadavres  les  uns  sur  les  autres, 
et  c'est  derrière  cette  muraille  humaine  que  résista  le 
bataillon.  Sur  treize  officiers,  deux  seulement  ne  furent  pas 
atteints. 

Le  commandant  Martinez  était  espagnol.  Nous  venons  de 
voir  que  le  heutenant  Massone,  tué  au  combat  du  chott  Tigri, 
le  26  avril  1882,  était  italien.  Il  y  a  dans  les  nations  latines 
des  braves  qui  devraient  s'unir  étroitement  contre  les  nations 
du  Nord,  toujours  trop  disposées  à  venir  se  chauffer  au  soleil 
du  Midi. 

En  Italie,  les  deux  régiments  étrangers  firent  partie  de  la 
2*  division  (général  Espinasse),  du  2'  corps  (Mac-Mahon). 

On  sait  de  quelle  manière  la  division  Espinasse  s'illustra 
à  la  bataille  de  Magenta.  Or,  le  premier  régiment  qui  entra 
dans  le  bourg  fut  le  2'  étranger,  et  en  tête  était  précisé- 
ment ce  commandant  Martinez  dont  nous  avons  raconté 
Théroïque  conduite  en  Crimée.  Il  venait  de  prendre  la  place 
du  lieutenant-colonel  de  Chabrières,  tombé  glorieusement. 
L'historien  officiel  de  la  guerre  d'Italie,  M.  de  Bazancourt,ne 
rend  pourtant  pas  justice  à  Martinez,  et  le  peintre  Yvon,  dans 


—    423     — 

son  tableau  de  la  bataille  de  Magenta,  fait  figurer,  à  la 
place  du  commandant,  un  autre  officier  supérieur  qui  se 
trouvait  à  plus  d'un  kilomètre  en  arrière,  avec  son  régiment. 

Les  Milanais  n'ont  certainement  pas  oublié  la  bonne  tenue 
du  1"  régiment  étranger  qui,  après  l'armistice  de  Villatranca, 
eut  la  garde  de  leur  ville. 

En  1870,  un  5°  bataillon  étranger  fut  formé  à  Tours.  Le 
2^  régiment  ayant  été  licencié  en  1861,  il  ne  restait  plus 
alors  que  le  1",  à  quatre  bataillons.  Les  habitants  d'Orléans 
possèdent  une  plaque  commémorative  en  souvenir  des 
braves  tués  le  11  octobre  1876,  à  la  défense  des  Aydes  et  du 
faubourg  Bannier.  Au  moment  où  le  5^  bataillon  se  faisait 
ainsi  remarquer,  les  1"  et  2°  bataillons  s'embarquaient  à 
Oran  pour  venir  prendre  part  à  la  campagne.  Ces  trois 
bataillons  réunis  formèrent  un  régiment  de  marche,  sous 
les  ordres  du  lieutenant-colonel  Canet,  et  se  battirent 
à  Coulmiers,  à  Gercottes,  à  Chevilly.  Incorporés  plus 
tard  dans  l'armée  de  l'Est,  ils  demeurèrent  à  Besançon 
jusqu'aux  événements  de  la  Commune.  Placés  alors  sous 
les  ordres  du  général  Montaudon,  ils  se  distinguèrent  à 
l'attaque  du  pont  de  Neuilly  et  à  la  prise  des  Buttes 
Chaumont. 

On  voit,  par  ces  trois  exemples  de  Crimée,  d'Italie  et 
de  la  campagne  de  France ,  que  la  légion  étrangère  a  fait 
Lonne  figure  sur  les  champs  de  bataille  du  continent.  Bien 
qu'on  ne  l'ait  pas  comprise  dans  le  plan  de  mobilisation 
générale,  la  force  des  choses  peut  l'appeler  chez  nous,  en 
cas  de  guerre  européenne. 

Sa  place  est  marquée,  toutefois,  dans  les  guerres 
lointaines.  De  1863  à  1866,  elle  resta  au  Mexique,  et 
telle  fut  l'affluence  des  étrangers  dans  ce  corps  d'élite, 
qu'il  fallut  le  dédoubler  et  le  porter  à  huit  bataillons,  com- 
mandés par  le  colonel  Jeanningros,  actuellement  général 
de  division  et  inspecteur  général  des  bataillons  scolaires. 

Les  exploits  de  cette  légion  au  Mexique  ne  se  comptent 
pas.  Deux  surtout  sont  demeurés  célèbres  :  le  combat  de 


—    424    — 

Camerone  et  celai  de  Parras.  A  Camerone,  une  compagnie 
commandée  par  le  capitaine  Danjou  fut  attaquée  par  plu- 
sieurs milliers  de  Mexicains.  Danjou,  comprenant  qu'il  lui 
était  impossible  de  défendre  tout  le  village,  se  retrancha  dans 
la  plus  forte  maison  ;  mais  il  fut  tué  le  premier  jour,  et  ses 
soldais,  pour  Thonneur  du  drapeau  français,  repoussèrent 
obstinément  toutes  les  propositions  de  reddition  qui  leur 
furent  adressées.  Ils  se  firent  bravement  tuer,  à  Texception 
de  dix-neuf  blessés  que  recueillirent  les  Mexicains. 

A  Parras,  le  bataillon  entier  du  commandant  Briand  fut 
anéanti.  Après  un  combat  de  deux  jours,  où  tous  les  offi- 
ciers avaient  été  tués  ou  blessés,  quarante  soldats  à  peine 
restaient  debout.  Les  ennemis  leur  proposèrent  de  se  rendre, 
moyennant  la  vie  sauve.  Nos  quarante  héros  refusèrent. 
Pendant  la  nuit,  ils  essayèrent  de  gagner  Parras,  où  le  lieu- 
tenant Bastidon,  aujourd'hui  colonel,  s'était  retranché  avec 
les  malades,  les  écloppés,  et  quelques  soldats  du  train.  Mais 
trois  seulement  réussirent  à  atteindre  la  ville. 

Parlerons-nous  du  Tonkin,  et  de  la  part  que  prirent  les 
bataillons  étrangers  aux  prises  de  Sontaï  et  de  Bac-Ninh, 
aux  combats  de  Chu,  de  Dong-Dang,  etc.?  Avec  quelques 
sapeurs  du  génie  et  quelques  tirailleurs  tonkinois,  deux 
compagnies  du  1"  régiment  formaient  Théroïque  garnison 
de  Thuyen-Quan.  La  défense  de  cette  bicoque  rendit 
célèbre  le  commandant  Dominé.  Elle  suffirait  à  immor- 
taliser un  régiment. 

Depuis  la  guerre  de  1870,  la  légion  étrangère  compte  dans 
ses  rangs  quantité  d'Alsaciens-Lorrains  qui,  fuyant  le  service 
prussien,  veulent,  au  prix  de  leur  sang,  reconquérir  leur 
qualité  de  Français.  Gomme  nos  régiments  de  France  leur  sont 
fermés,  ils  vont  servir  dans  ces  magnifiques  régiments  étran- 
gers, si  fiers,  ajuste  titre,  de  leur  glorieux  passé.  Il  n'est  pas 
de  patriote  digne  de  ce  nom  qui  ne  doive  se  sentir  profondé- 
ment ému  des  preuves  d'attachement  sans  nombre  que 
donnent  à  notre  pays  nos  frères  séparés.  Pour  eux,  la  patrie 
est  toujours  la  France,  et  jamais  notre  génération  n'aura, 


—    425    — 

pour  ces  martyrs  de  la  fidélité,  assez  de  reconnaissance 
attendrie,  assez  de  vraie  admiration. 

Le  gouvernement  de  la  République  ne  sut  pas  faire,  pour 
les  héros  du  chott  Tigri,  qui  reposent  à  côté  de  la  redoute 
d'Aïn  ben  Khelil,  ce  que  le  gouvernement  de  Juillet  Ht 
pour  le  sergent  Blandan  et  ses  valeureux  compagnons. 
Les  morts  de  Beni-Méred  reposent  sous  une  pyramide 
élevée  sur  la  place  du  village  de  ce  nom,  et  le  ministre 
de  la  guerre,  maréchal  Soult,  ordonna  à  tous  les  déta- 
chements de  Tarmée  d'Afrique,  traversant  le  village  de 
Beni-Méred,  de  battre  aux  champs;  aujourd'hui  encore, 
nos  soldats  présentent  les  armes  devant  la  pyramide,  et 
nos  officiers  la  saluent  de  l'épée  et  du  sabre.  Mais  c'est  à 
peine  si  les  détachements  se  rendant  à  Aïn-Sefra  savent 
qu'à  Aïn  ben  Khelil  se  trouvent  les  tombes  de  cinquante  et 
un  héros  de  la  légion  étrangère.  Dans  quelques  années,  le 
vent  du  désert  aura  accumulé  le  sable  sur  leur  emplace- 
ment, et  le  soldat  insouciant  y  allumera  le  feu  du  bivouac. 


XI 


Ces  Récits  touchent  à  leur  fin  ;  complétons-les  en  traitant 
de  l'annexion  du  M'zab,  Cette  annexion  eut  lieu  en  1882. 

Après  la  prise  de  Laghouat,  le  général  Randon,  gouver- 
neur de  l'Algérie,  organisa  en  cercle  les  régions  du  sud  do 
la  province  d'Alger;  mais  il  ne  crut  pas  devoir  enlever  son 
indépendance  au  M'zab,  peuplé  de  gens  pacifiques  et  com- 
merçants, qui  n'avaient  pas  d'amis  dans  les  tribus  arabes 
et  qui,  par  leur  émigration  périodique  dans  les  villes  d'Al- 
gérie, se  mettaient,  pour  ainsi  dire,  entre  nos  mains.  Ne 
pensant  pas  que  le  M'zab  pût  nous  inspirer  jamais  des 
craintes  sérieuses,  le  général  fit  savoir  aux  Mozabites  qu'à 
la  condition  de  fermer  leurs  villes  et  leurs  marchés  à  nos 
ennemis   et  de   payer  à  la  France  un   tribut   annuel  de 


-^    426    — 

45.000  francs,  rautorilé  française  ne  contrôlerait  pas  leurs 
actes. 

Les  Mozabites  jouirent  donc,  durant  trente  ans,  dans 
leurs  villes ,  d'une  indépendance  complète ,  s'administrant, 
faisant  leur  police  intérieure,  rendant  la  justice  civile  et 
criminelle  d'après  leurs  kanouns.  Mais  un  beau  jour,  l'au- 
torité française  apprit  que  les  djemmâas  (sortes  de  conseils 
municipaux)  du  M'zab  avaient,  à  plusieurs  reprises,  payé 
des  contributions  aux  Ouled  Sidi  Cheikh  depuis  leur  révolte 
de  1864  ;  elle  acquit  aussi  la  preuve  qu'elles  avaient- 
envoyé  de  l'argent  au  chérif  Bou-Choucha,  en  1870. 
Pourtant ,  les  gens  du  M'zab  auraient  pu  facilement  se  dé- 
fendre contre  nos  ennemis,  car,  outre  que  leurs  villes  sont 
assez  bien  fortifiées  pour  résister  victorieusement  à  tout 
assaillant  arabe,  ils  donnaient  place,  à  côté  de  leurs  oasis, 
à  quelques  tribus  arabes  chargées,  moyennant  finances, 
de  les  défendre  contre  les  pillards  du  désert.  Ces  tribus, 
au  nombre  de  trois,  comptant  ensemble  environ  deux  mille 
âmes,  campaient  à  côté  des  oasis  de  Ghardaïa,  de  Guerara 
et  de  Berrian. 

Gomme  si  ce  n'était  pas  assez  de  ces  petites  trahisons, 
les  Mozabites  firent  de  la  liberté  que  nous  leur  avions  laissée 
un  si  déplorable  usage,  que  fatalement  nous  fûmes  amenés 
à  la  leur  reprendre.  Le  pays  était  devenu  un  foyer  de 
désordre  et  d'anarchie,  où  les  partis  en  lutte  soudoyaient 
non  seulement  les  trois  tribus  arabes  installées  chez  elles 
à  demeure,  mais  encore  des  tribus  soumises  à  notre  domi- 
nation. Les  Ouled  Sidi  Cheikh,  au  vu  et  au  su  des  autorités 
françaises  établies  à  Laghouat,  achetaient  aux  Mozabites 
de  la  poudre,  des  armes,  des  munitions  de  guerre,  des 
vivres.  Dans  chaque  ville  du  M'zab,  deux  çofs  ou  partis 
étaient  en  présence,  et  se  livraient  de  continuelles  batailles. 
En  1880,  par  exemple,  les  deux  çofs  de  Beni-Isguen  en 
étaient  arrivés  à  se  barricader  dans  deux  quartiers  de  la 
ville  ;  puis,  s'étant  donné  rendez-vous  sur  le  marché,  ils 
le  couvrirent  de  morts  et  de  blessés.  En  1882,  les  deux  çofs 


—    421    — 

de  Ghardaïa  se  battirent  trois  jours  de  suite  ;  l'un  d'eux 
fit  trente-huit  prisonniers,  qui  furent  massacrés  à  coups  de 
pioche.  Parmi  eux  se  trouvaient  deux  vieillards  et  trois 
enfants  de  sept  ou  huit  ans.  Quelque  temps  après,  le  çof 
battu  prenait  sa  revanche,  et  massacrait  dix  blessés  ennemis 
tombés  entre  ses  mains.  La  mère  d'un  de  ces  blessés  étant 
venue  pleurer  sur  son  fils,  les  Mozabites  eurent  la  cruauté 
de  décapiter  le  cadavre,  et  de  jeter  sa  tête  sanglante 
sur  les  genoux  de  la  pauvre  femme  qui  en  devint  folle. 
Un  dernier  trait  lassa  notre  patience.  Le  chef  de  la 
djemmâa  de  Berrian,  vieillard  de  quatre-vingts  ans,  fut 
assassiné  en  plein  jour  sur  la  place  de  la  ville.  Son  crime 
était  d'avoir  livré  aux  autorités  françaises  ,  qui  le  récla- 
maient, un  criminel  dangereux.  Les  assassins  du  malheu- 
reux vieillard  ne  furent  pas  même  inquiétés! 

De  pareilles  atrocités  devenaient  intolérables  et,  d'ailleurs, 
nous  ne  pouvions  plus  fermer  les  yeux  sur  une  contrebande 
de  guerre  ayant  pour  objet  do  ravitailler  les  tribus  insur- 
gées du  sud  et  les  bandes  de  coupeurs  de  route  qui  écu- 
ment  le  désert.  L'annexion  du  M'zab  fut  donc  résolue.  Déjà 
les  événements  du  sud  oranais  nous  avaient  amenés  à 
reporter  plus  loin  nos  points  d'occupation  ;  on  avait  fondé  un 
poste  à  Aïn-Sefra,  dans  la  province  d'Oran  ;  on  avait  résolu 
d'occuper  Debila,  dans  le  Souf,  et  Ouargla,  au  fond  du 
Sah'ra  algérien  ;  on  voulut  aussi  fonder  un  poste  militaire 
à  Ghardaïa,  la  principale  oasis  du  M'zab,  tant  pour  assurer 
le  fonctionnement  régulier  de  l'administration,  que  pour 
contribuer,  avec  Aïn-Sefra,  Ouargla,  etc.,  à  maintenir  tout 
le  sud  dans  l'obéissance. 

Au  mois  de  novembre  1883,  le  général  de  Latour  d'Au- 
vergne, commandant  la  subdivision  de  Médéa,  mort  au- 
jourd'hui, quittait  Laghouat  avec  une  colonne  d'un  millier 
d'hommes,  suivie  de  tous  les  charpentiers,  maçons,  for- 
gerons et  carriers  qu'on  avait  pu  découvrir  parmi  les  diffé- 
rents corps  tenant  garnison  dans  la  province  d'Alger. 

La  marche  fut  difficile.  A  peu  de  distance  de  Laghouat, 


—    428    — 

on  entre  dans  le  pays  des  dayas^  qui  s'étend  depuis  les 
limites  de  la  province  d'Oran  jusqu'à  celles  de  la  province 
de  Gonstantine.  Une  daya  est  une  dépression  peu  sensible 
du  sol  dans  laquelle  se  réunissent  les  eaux  pluviales,  en- 
traînant à  leur  suite  des  débris  de  terre  végétale  qui  finis- 
sent, avec  le  temps,  par  prendre  assez  d'épaisseur  pour 
nourrir  de  grands  arbres.  Ces  arbres  sont  généralement 
des  betoums  (pistachiers  de  T Atlas),  dont  quelques-uns 
atteignent  jusqu'à  cinq  mètres  de  circonférence.  La  zone 
des  dayas,  entre  Laghouat  et  le  M'zab,  est  suivie  de  la 
chehka,  immense  plateau  de  100  kilomètres  de  large,  où 
les  eaux  creusent  d'innombrables  petits  ravins  ne  présen- 
tant aucune  trace  de  terre  végétale.  Cette  région  de  la 
chebka  est  d'une  morne  tristesse;  pas  un  insecte,  pas  un 
oiseau,  mais  une  complète  solitude.  On  marche  le  cœur 
serré,  sans  avoir  sous  les  yeux  autre  chose  que  des  rochers 
d'une  teinte  livide,  calcinés  par  un  soleil  implacable.  Il  faut 
qu'avant  d'atteindre  l'oasis  de  Berrian,  établie  le  long  des 
sinuosités  de  l'oued  Soudan,  la  troupe  fasse  une  étape  extra- 
ordinairement  pénible,  sur  un  terrain  âpre  et  raboteux,  qui, 
€n  moins  d'une  heure,  met  en  lambeaux  les  meilleures  chaus- 
sures. Après  Berrian,  il  faut  encore  cheminer  quarante-cinq 
kilomètres  dans  la  chebka,  pour  atteindre  le  groupe  des 
cinq  oasis  principales  de  la  confédération  du  M'zab.  Ces 
cinq  oasis,  qui  tiennent  sur  un  espace  de  sept  kilomètres, 
sont  Ghardaïa,  Beni-Isguen,  El  Ateuf,  Melika  etBou-Noura, 
toutes  sur  l'oued  M'zab,  les  trois  premières  sur  la  rive 
droite,  les  deux  dernières  sur  la  rive  gauche.  La  petite 
oasis  de  Guerara,  qui  fait  également  partie  de  la  confédé- 
ration, est,  comme  celle  de  Berrian,  très  loin  de  l'oued 
M'zab. 

Chebka,  en  arabe,  veut  dire  filet.  Ce  nom  provient  sans 
doute  de  ce  que  le  pays  est  tel,  que  si  l'on  s'engageait  avec 
des  chameaux  ou  des  mulets  dans  les  rares  chemins  qui 
longent  l'oued  M'zab,  on  ne  pourrait  plus  se  dérober,  soit 
à  droite  ou  à  gauche. 


—     4"J'J     — 

Dans  les  villes  du  M'zab,  les  rues  ne  sont  pas  des 
fondrières,  comme  dans  les  villages  kabyles,  ou  des  cloa- 
ques, comme  dans  les  ksours.  Elles  sont  même  généra- 
lement propres,  et,  par  exception  en  pays  arabe,  dans 
certaines  encoignures  on  trouve  des  cabinets  d'aisance  dé- 
cemment dissimulés.  De  plus,  chose  rare  dans  les  ksours, 
on  aperçoit  des  boutiques  affectées  au  commerce  des 
graines,  des  légumes  ou  des  dattes. 

Les  Mozabites  se  font  remarquer  par  la  sévérité  des 
mœurs.  On  ne  rencontre  guère  dans  les  rues  que  des 
vieilles  femmes  ou  de  toutes  petites  filles,  et  encore  sont- 
elles  soigneusement  enveloppées  dans  leurs  haïks.  Nous 
avons  mentionné  plus  haut  les  kanouns  ou  lois  que  chaque 
ville  du  M'zab  appliquait  librement  chez  elle  ;  dans  le 
kanoun  de  la  ville  de  Ghardaïa,  nous  relevons  que  tout 
individu  convaincu  d'avoir  adressé  dans  la  rue  la  parole  à 
une  femme,  était  puni  d'une  amende  de  62  fr.  50  et  exilé 
pendant  deux  ans.  La  femme  reconnue  coupable  d'adultère 
recevait  la  bastonnade  de  son  père,  ou  de  son  frère,  ou  de 
son  plus  proche  parent.  Dans  le  kanoun  d'El  Ateuf,  l'adul- 
tère était  puni  comme  le  vol,  l'usage  des  boissons  fermen- 
tées,  de  la  viande  de  porc,  ou  de  la  chair  humaine.  Cette 
punition  consistait  dans  la  bastonnade  limitée  à  cinq  cents 
coups.  C'était  la  peine  de  mort. 

Tous  les  kanouns  des  villes  du  M'zab  proscrivent  sévè- 
rement les  boissons  alcooHques.  Le  kanoun  de  Ghardaïa, 
notamment,  punit  l'homme  convaincu  d'avoir  consommé  des 
liqueurs  fermentées,  d'une  amende  de  65  fr.  90  et  de  la  bas- 
tonnade jusqu'à  quatre-vingts  coups.  L'usage  du  tabac  est 
également  interdit,  aux  étrangers  ainsi  qu'aux  indigènes. 
Quelques  kanouns  défendent  la  musique,  particulièrement 
dans  les  cérémonies  religieuses  ;  le  kanoun  de  Melika  allait 
jusqu'à  supprimer  toute  espèce  de  jeux. 

Gomme  on  le  voit,  les  Mozabites  méritèrent  le  surnom 
de  puritains  de  l'Islam.  Précédemment  nous  avons  parlé 
du  schisme  mozabite,  qu'on  retrouve  dans  l'intérieur  de 


—    430    — 

l'Arabie,  chez  les  Wahabites.  Les  Wahabites  et  les  Moza- 
bites  sont  considérés  par  les  Musulmans  coname  des  héré- 
tiques. On  trouve  des  Mozabites  non  seulement  dans  le 
M'zab,  mais  encore  à  Ouargla  et  dans  Tîle  tunisienne  de 
Djerba. 

On  pense  bien  que  ces  farouches  puritains  ne  reconnais- 
sent pas  chez  eux  ces  familles  maraboutiques  auxquelles 
sont  réservées,  par  privilège  d'hérédité,  les  fonctions  reli- 
gieuses. Là,  tout  le  monde  peut  aspirer  à  devenir  imam  ; 
il  suffit  pour  cela  de  donner  des  preuves  de  piété  et  de 
savoir.  L'imam  qui  ne  travaille  pas  à  s'instruire  et  ne  sou- 
tient pas  avec  assez  de  zèle  les  intérêts  de  la  rehgion  est 
impitoyablement  renvoyé  parmi  les  laïques.  Avant  l'an- 
nexion, le  principal  imam,  nommé  le  cheikh  de  la  mosquée, 
réglait  dans  chaque  ville,  avec  le  concours  du  chapitre,  les 
questions  administratives  et  de  police,  répartissait  l'impôt 
et  prononçait  souverainement,  suivant  le  kanoun  établi, 
sur  les  crimes  et  délits.  Il  avait  le  droit  de  prononcer  la 
peine  de  la  prison  et  même  la  peine  de  mort.  Une  des  plus 
graves  pénalités  employées  était  rexcommunication(tebria), 
car  l'excommunié  ne  pouvait  pas  se  marier,  et  il  était  enjoint 
à  tous  de  rompre  avec  lui. 

Les  sept  villes  du  M'zab  étaient  donc  autant  de  petites 
républiques  théocratiques,  gouvernées  par  un  fanatisme 
aveugle  et  inquisitorial  pesant  sur  tous  les  actes  de  la  vie 
privée  et  de  la  vie  pubhque. 

Une  fois  dans  le  M'zab,  le  général  de  Latour  d'Auvergne 
y  installa  aussitôt  des  chantiers.  Pendant  que  les  ouvriers 
travaillaient,  il  fit  rentrer  80.000  francs  d'amende,  et  décida 
que  cette  somme  serait  affectée  à  des  travaux  d'utilité  dont 
profiterait  le  pays.  Le  30  novembre,  treize  jours  après  son 
arrivée,  il  proclama  solennellement  l'annexion  du  M'zab  à 
la  France,  et  donna  Tinvestiture  aux  nouveaux  chefs  indi- 
gènes. Ce  même  jour  fut  posée  la  première  pierre  du  bordj, 
établi  depuis  à  côté  de  Ghardaïa,  sur  une  position  domi- 
nante, de  manière  à  menacer  de  son  canon  les  trois  vihes 


—    431    — 

tout  à  fait  rapprochées  de  Ghardaïa,  Melika  et  Beni-Isguen. 
L'annexion  se  fit  sans  la  moindre  résistance  ;  les  imams  et 
tolba  protestèrent  seuls,  mais  en  vain,  car  la  masse  du 
peuple  mozabite  était  fatigu(?e  de  leur  intolérable  tyrannie. 

Le  bordj  de  Ghardaïa  peut  loger  13  officiers,  155  hommes 
et  55  chevaux.  Il  contient,  outre  le  bureau  arabe  et  les 
magasins  de  la  garnison,  tous  les  services  auxiliaires,  à 
Texception  du  télégraphe  qu'on  a  installé  dans  une  des 
tours  fortifiées  de  la  ville.  En  temps  ordinaire,  le  comman- 
dant du  cercle  du  M'zab  ne  dispose  que  de  quelques  spahis, 
de  quelques  cavaliers  à  méhari  et  de  quelques  fantassins. 
Dès  les  premiers  jours  de  l'occupation,  le  général  de 
Latour  d'Auvergne  ouvrit  une  route  carrossable  allant  de 
Laghouat  à  Ghardaïa  ;  cette  route,  fort  belle,  de  cinq  mètres 
de  largeur,  est  terminée,  et  l'on  s'occupe  même  de  la  pro- 
longer jusqu'à  Ouargla.  La  grosse  difficulté  à  vaincre  con- 
sistait à  doter  cette  route  de  points  d'eau.  Mais  en  1883, 
un  atelier  du  2°  bataillon  d'Afrique  trouva,  dans  un  puits 
creusé  à  l'oued  Settafa,  assez  d'eau  pour  que  la  commune 
indigène  de  Laghouat  crût  pouvoir  créer  sur  ce  point  une 
vaste  pépinière  de  douze  hectares  de  superficie.  On  découvrit 
enfin,  en  plusieurs  autres  endroits,  assez  d'eau  pour  en  faire 
tenir  à  chaque  gîte  d'étape.  Désormais  nos  colonnes  pour- 
ront sans  peine  atteindre  le  fond  du  désert,  en  passant  par 
le  M'zab. 

Malgré  l'établissement  régulier  de  l'impôt,  les  Moza- 
bites  ne  se  plaignent  pas  d'avoir  perdu  leur  indépendance  ; 
aujourd'hui  du  moins  ils  ont  paix  et  sécurité,  et  peuvent 
librement  se  livrer  au  commerce.  On  va  entreprendre  des 
reboisements  pour  leur  procurer  le  bois  qui  manque  à 
leur  pays  désolé,  et  des  travaux  de  sondage  établis  le 
long  de  l'oued  M'zab  leur  donneront  l'eau  qui  fait  défaut  à 
leurs  jardins. 

Une  des  conséquences  de  l'annexion  fut  l'abolition  de 
Tesclavage  au  M'zab.  11  y  avait  dans  le  pays  un  peu  plus  de 
trois  cents  esclaves  nègres  et  un  millier  d'affranchis  qui, 


—     432     — 

presque  tous,  se  consacraient  à  la  culture  et  à  Tarrosage 
des  jardins.  Quelques-uns  de  ces  pauvres  diables  réclamèrent 
leur  liberté  ;  mais  le  bureau  arabe  leur  ayant  déclaré  qu'ils 
seraient  obligés  de  chercher  du  travail  pour  vivre,  ils 
retournèrent  chez  leurs  anciens  maîtres,  où  ils  sont  tout 
simplement  des  domestiques  à  gages.  Nous  avons  déjà  dit 
quelque  part  que  l'esclavage  est  fort  doux  chez  les  peuples 
musulmans. 

On  compte  au  M'zab  quelques  centaines  de  juifs,  presque 
tous  établis  à  Ghardaïa.  On  ne  leur  a  pas  encore  appliqué 
le  décret  Crémieux  de  1870,  qui  naturalise  en  masse  tous 
les  juifs  d'Algérie.  Ceux  du  M'zab  se  consolent  de  n'être 
point  électeurs,  en  songeant  qu'ils  ne  doivent  pas  le  service 
militaire. 


XII 


Après  1882,  des  flots  d'encre  furent  répandus  en  pure 
perte,  dans  le  but  d'établir  quel  est  le  meilleur  système  à 
appliquer  à  l'Algérie,  pour  empêcher  le  retour  des  insur- 
rections ;  puis  la  France  se  rendormit  sur  l'oreiller  trom- 
peur de  la  sécurité. 

Nos  gouvernants  pensent  sans  doute  qu'il  n'y  a  rien  à 
faire  qu'à  attendre  l'action  du  temps.  Incontestablement, 
deux  races  jetées  avec  violence  Tune  contre  l'autre  ne 
peuvent  se  fusionner  qu'à  la  condition  d'être,  au  moins 
physiologiquement,  voisines  l'une  de  l'autre.  De  plus,  la 
civilisation  arabe  est  en  retard  de  huit  ou  dix  siècles  sur 
la  civilisation  européenne.  Il  en  résulte  que  pendant  bien 
des  années  encore,  les  races  européennes  et  indigènes 
réunies  sur  le  sol  algérien  vont  demeurer,  les  unes 
vis-à-vis  des  autres ,  séparées  par  leur  génie  national, 
leur  mode  d'existence,  leurs  instincts. 

Fusion,  fusion!  Voilà  un  grand  mot  qui  aura  été  prononcé 
tien  souvent.  Mais  c'est  à  peine  si  l'on  peut  espérer,  dans 


—    433    — 

l'avenir,  une  fusion  avec  le  type  kabyle  qui,  somme  toute, 
n'est  pas  extrêmement  éloigné  du  type  européen.  Le  kabyle, 
agriculteur,  sédentaire,  propriétaire,  point  fanatique,  aime 
le  travail,  le  progrès,  et,  même  avant  la  conquête,  il  com- 
prenait la  défense  du  sol  par  l'établissement  d'une  confédé- 
ration des  tribus.  Il  est  donc  capable  de  s'élever  jusqu'à 
ridée  supérieure  de  patrie,  et  certainement  un  contact 
habituel  le  rapprochera  de  nous,  si  nous  savons  éviter  les 
froissements  et  soutenir  ses  intérêts. 

Réussira-t-on  de  même  avec  l'arabe,  que  tout  éloigne  de 
nous?  C'est  possible,  mais  il  faudra  bien  longtemps  attendre. 
Comme  nous  l'avons  dit  dès  Tintroduction  à  ces  Récits,  le 
monde  sémite  est  réfractaire  à  notre  civilisation  ;  l'immobi- 
lisme est  son  caractère  dominant.  L'arabe,  irréconciKable, 
reste  l'ennemi.  Si  les  tribus  du  Tell  tremblent  aujourd'hui  de 
s'insurger,  parce  que  la  confiscation  de  leurs  terres  serait 
la  conséquence  d'une  prise  d'armes,  on  aurait  tort  toutefois 
de  confondre  cette  crainte  salutaire  avec  de  la  tendresse 
pour  nous.  Quant  aux  tribus  du  sud,  qui  n'ont  pas  de  confis- 
cation de  terres  à  redouter,  il  faudra  toujours  nous  tenir  en 
garde  contre  elles. 

Dans  ces  dernières  années,  quelques  faiseurs  de  systèmes 
ont  proposé  d'éloigner  l'armée  du  littoral  pour  la  reporter 
vers  le  sud.  C'est  là  une  mesure  extrême  difficilement 
réalisable.  S'il  ne  s'agissait  que  de  la  personne  des  généraux 
commandant  les  divisions  et  les  subdivisions,  la  chose  serait 
aisée;  mais  pourrait-on  envoyer  dans  le  sud  nos  arsenaux, 
nos  parcs,  nos  magasins,  nos  ateliers  de  construction,  avec 
la  même  facilité  qu'un  colonel  du  génie  ou  un  commandant 
d'artillerie? 

Le  problème  militaire  à  résoudre  est  tout  autre.  Partons 
d'un  grand  principe;  c'est  qu'en  temps  de  paix,  l'Algérie, 
ainsi  que  son  annexe  la  Tunisie,  ne  devrait  être  défendue 
que  par  ses  troupes  permanentes,  et  l'on  ne  détacherait 
aucune  fraction  de  l'armée  métropolitaine  pour  la  mettre 
à  la  disposition  du  général  commandant  à  Alger.  En  temps 

RÉCITS  ALGÉRIENS.  —  2«  SÉRIE  88 


—    434    — 

de  guerre,  le  19®  corps  ayant  à  paraître  sur  les  champs  de 
bataille  de  TEurope  comme  une  réserve  d'élite,  l'Algérie  ne 
serait  gardée  que  par  les  quatrièmes  bataillons  et  les  dépôts 
des  régiments  partis  pour  la  France,  par  des  corps  étran- 
gers ou  disciplinaires,  et  par  ses  territoriaux. 

On  a  toujours  cru  que  les  Turcs  se  maintenaient  en  Algé- 
rie avec  une  armée  ne  dépassant  guère  le  chiffre  de  15  ou 
20.000  hommes;  ils  avaient,  il  est  vrai,  un  appoint  consi- 
dérable dans  les  colonies  de  Koulouglis  qui  formaient  gar- 
nison dans  les  principales  villes.  Cet  appoint,  nous  l'avons 
également,  puisque  les  habitants  de  nos  grands  centres 
sauraient,  à  Foccasion,  sous  l'uniforme  du  territorial,  pren- 
dre un  fusil  et  se  battre  pro  arts  et  focis.  Mais  les  Turcs 
possédaient  une  institution  militaire  que  nous  n'avons  jamais 
voulu  réorganiser  :  ils  avaient  le  maghzen. 

Les  goums,  dont  nous  avons  souvent  parlé,  sont,  en  tant 
que  troupe  constituée,  un  déplorable  moyen  de  répression. 
Sans  doute,  ils  rendent  quelques  services  à  nos  colonnes 
expéditionnaires,  comme  éclaireurs  ou  flanqueurs;  mais  il 
serait  tout  à  fait  déraisonnable  de  faire  fond  sur  des  gens 
qui  partent  en  guerre  à  leurs  frais,  le  plus  souvent  sans 
vivres  et  toujours  sans  solde,  montés  sur  leurs  propres  che- 
vaux, qu'on  se  garde  bien  de  nourrir,  et  laissant  derrière 
eux  femmes  et  enfants,  exposés  à  mourir  de  faim  dans  les 
hasards  de  la  vie  de  tribu.  Eh  bien!  nous  avons  la  singulière 
prétention  de  vouloir  que  ces  goums  s'exposent,  sans  rému- 
nération ni  récompense,  à  se  faire  tuer  pour  combattre  des 
hommes  auxquels,  au  fond  de  leur  cœur,  ils  souhaitent 
tous  les  succès  possibles,  puisque  ces  hommes  défendent  la 
cause  sacrée  de  Tislam.  En  vérité,  une  prétention  pareille 
confine  au  grotesque.  Défendons-nous  notre  patrie  à  nos 
frais?  N'exigeons  donc  pas  que  nos  ennemis  nous  protè- 
gent gratis. 

Il  faut  absolument  que  des  maghzen  s  soient  organisés  à 
la  lisière  du  sud.  On  trouvera  de  bons  cavahers  dans  les 
tribus  du  Tell,  et  des  cavaliers  ne  faisant  pas  partie  des 


—    435    — 

ordres  religieux.  Le  cavalier  du  maghzen  devra  être  nourri 
par  TEtat,  ainsi  que  son  cheval,  et  recevoir  une  solde,  avec 
des  armes. 

Question  d'argent,  nous  dira-t-on.  Préfère-t-on  garder 
éternellement  l'état  militaire  constitué  par  la  loi  du 
13  mars  1875?  N'arrivera-t-il  pas  un  jour  où,  fatalement,  il 
faudra  le  réduire,  et  désai'mer  dans  une  certaine  mesure? 
Quelle  que  soit  l'issue  de  la  grande  guerre  annoncée  et  pro- 
mise, nous  en  arriverons  là.  Vaincus,  ce  que  nous  ne  croyons 
pas,  nous  serions  obligés  de  licencier  les  trois  quarts  peut- 
être  de  notre  armée  ;  vainqueurs,  nous  imposerions  le 
désarmement  à  nos  ennemis  et,  de  notre  côté,  nous  pour- 
rions procéder  à  des  réductions  d'effectif.  Les  troupes  régu- 
lières d'Algérie  devenant  alors  à  peine  suffisantes,  il  faudrait 
bien  créer  des  milices  indigènes  dans  le  genre  de  celle  des 
maghzens. 

Que  ceux  que  préoccupe  l'avenir  de  l'Algérie  réfléchissent 
sérieusement.  Ils  comprendront  que  d'indispensables  me- 
sures militaires  doivent  être  prises  pour  assurer  la  sécurité 
de  la  deuxième  France,  autrement  nous  tremblerions  pour 
l'Algérie  quand  éclaterait  une  guerre  européenne;  nous 
craindrions  alors  une  réaction  des  peuplades  sahariennes 
contre  lamarcheprogressive  delà  colonisation.  Cespeuplades 
avides  de  butin  sont  excitées  par  l'attrayante  peinture  qu'on 
leur  fait  chaque  jour  des  richesses  agricoles  du  Tell.  Car  on 
aurait  tort  de  ne  pas  admettre  qu'il  existe  une  corrélation 
étroite  entre  le  Tell  et  le  Sud.  Un  des  caractères  distinctifs 
des  Arabes,  c'est  rcsprit  d'imitation;  ce  peuple  obéit,  sans 
réflexion  aucune,  à  l'impression  du  moment.  Lorsqu'une 
tribu  s'insurge,  toutes  celles  de  la  même  région  se  sentent 
disposées  à  l'imiter.  Si  donc,  dans  le  cas  d'une  guerre  euro- 
péenne, des  tribus  sahariennes  pénétraient  dans  le  Tell  par 
des  passages  forcément  dégarnis,  l'Algérie  pourrait  bien 
prendre  feu  de  Souk-Ahras  à  Sebdou,  et  la  Tunisie  suivrait 
immédiatement  son  exemple.  Evidemment  le  châtiment 
serait  terrible  ;  mais  quand  nous  aurions  séquestré  deux  ou 


—    436    — 

trois  millions  d'hectares  et  tué  quelques  milliers  d'insurgés, 
cela  serait-il  une  compensation  suffisante  à  la  ruine  de  nos 
établissements  agricoles,  et  les  têtes  coupées  de  nos  colons 
se  remettraient-elles  spontanément  sur  leurs  épaules? 

Ne  songeons  pas  qu'aux  mesures  militaires  à  prendre; 
occupons-nous  aussi  de  la  politique  à  suivre  en  Algérie. 

Nous  n'entourons  pas  les  sociétés  religieuses  d'une 
surveillance  assez  étroite  ;  c'est  à  peine  si  nous  les 
observons,  oubliant  trop  que  les  Arabes  nous  font  une 
guerre  plutôt  religieuse  que  patriotique.  Et  non  seulemen* 
nous  ne  surveillons  pas  assez  les  khouans,  mais  nous  ne 
savons  pas  opposer  les  sectes  religieuses  les  unes  aux 
autres,  en  tirant  parti  de  leurs  rivalités.  Quand  nous  avions 
avec  le  Maroc  des  difficultés  auxquelles  le  canon  d'Isly 
et  de  Mogador  mit  fin,  un  de  nos  envoyés,  s'entretenant 
avec  Tun  des  hauts  dignitaires  de  l'empire  chérifien,  lui 
parlait  de  la  puissance  de  la  France,  de  ses  ressources 
en  soldats,  en  chevaux,  en  canons.  Le  marocain  Técouta 
attentivement,  puis  lui  répondit  :  «  Vous  réussiriez  bien 
mieux  chez  les  Arabes  en  vous  servant  des  marabouts,  qu'en 
manœuvrant  vos  innombrables  canons.  » 

L'ordre  des  Tedjini,  par  exemple,  en  opposition  avec 
celui  des  Ouled  Sidi  Cheikh,  nous  donna  mille  preuves  de 
fidélité  et  d'amitié.  Nous  avons  vu  aussi  qu'en  haine  d'Abd- 
el-Kader,  le  cheik  d'Aïn-Mahdi  nous  rendit  d'importants  ser- 
vices en  empêchant  les  tribus  du  sud  de  se  joindre  aux 
contingents  de  l'émir,  pour  prendre  part  à  la  guerre  sainte. 
Jamais  les  Tedjini  ne  bougèrent  pendant  la  grande  insur- 
rection saharienne,  qui  débuta  en  1864  et  qu'on  ne  peut  dire 
complètement  terminée,  puisque  Bou-Amema,  au  fond  du 
Maroc,  n'attend  que  l'occasion  de  rentrer  en  scène. 

Il  faudrait  que  nos  relations  avec  l'ordre  des  Tedjini 
fussent  meilleures  encore.  Plus  intimes  aussi  pourraient 
être  nos  rapports  avec  El  Hadj  Abd-es-Selam,  grand  chef 
de  l'ordre  de  Mouley-Taïeb  répandu  dans  le  Maroc  et  la 
province  d'Oran.  C'est  un  personnage  qu'on  devrait  couvrir 


—    437     — 

d'or,  car  il  saurait  tout  à  la  fois  maintenir  Touest  de  l'Al- 
gérie, et  préparer  pacifiquement  notre  protectorat  sur  le 
Maroc.  Si  le  gouvernement  civil  d'Algérie,  dans  l'hypothèse 
d'une  guerre  européenne,  n  appelait  pas  à  lui  Abd-es-Selam 
pour  l'installer  à  Tlemcen  ou  à  Sidi  bel  Abbès,  avec  éclat 
et  pompe,  il  commettrait  une  lourde  faute.  Employons  aussi 
les  Khnatza  installés  à  Bou-Kaïs,  et  dépensons  de  l'argent 
pour  subventionner  cet  ordre  religieux  très  pauvre,  que  les 
Ouled  Sidi  Cheikh  n'ont  cessé  de  molester,  et  qui  voudrait 
enfin  se  venger  de  leurs  mauvais  procédés.  Bref,  ne  pas  uti- 
liser tous  les  ordres  religieux  qui  nous  offrent  leur  concours 
serait  nous  montrer  aussi  incapables  qu'imprévoyants. 

En  outre,  les  Ouled  Sidi  Cheikh,  avec  lesquels  il  ne  faut 
pas  songer  à  nous  réconcilier,  possèdent  sur  notre  terri- 
toire un  grand  nombre  de  zaouïas  et  des  propriétés  immo- 
bilières fort  considérables.  Pourquoi  ne  pas  confisquer  tout 
cela  ?  Ils  comptent  aussi  un  grand  nombre  de  mokaddems 
parmi  nos  tribus,  et  ces  mokaddems  y  recueillent,  comme 
nous  l'avons  vu,  des  ziaras  et  offrandes  pour  les  chefs  de 
l'ordre  qui,  de  cette  façon,  ont  toujours  de  l'argent,  ce  nerf 
de  la  guerre.  Nous  devrions  mettre  ordre  aux  agissements 
de  ces  adeptes,  et  leur  défendre  de  circuler  à  travers 
nos  populations  indigènes.  D'une  manière  générale,  les 
Ouled  Sidi  Cheikh  établis  dans  le  Tell  doivent  être  rendus 
responsables  de  la  conduite  de  leurs  coreligionnaires  du 
sud,  avec  lesquels  ils  sont  en  relations  continuelles. 

Un  jour  viendra  où  nous  reconnaîtrons  la  nécessité  de 
faire  aboutir  l'Algérie.  Ce  jour-là,  en  dépit  de  certaines 
déclamations  soi-disant  philanthropiques,  nous  prendrons 
une  mesure  que  l'équité  la  plus  scrupuleuse  ne  saurait 
contester  :  nous  attribuerons  à  la  colonisation  les  terres 
que  l'arabe  ne  cultive  pas ,  en  môme  temps  que  nous 
reconnaîtrons  le  droit  de  propriété  de  l'indigène  sur  ce 
que  nous  lui  laisserons.  Il  n'est  pas  moins  indispensable 
de  revenir  au  cantonnement  des  tribus,  qui  fut  pratiqué 
autrefois,  et  auquel  on  a  renoncé  en  objectant,  bien  à  tort, 


—    438    — 

qu'il  présentait  des  dangers  de  révolte.  On  le  fera,  mais  on 
attendra  qu'une  insurrection  en  fournisse  le  prétexte.  Le 
statu  quo  est  mortel  pour  nos  colonies  en  général,  et  en 
particulier  pour  l'Algérie,  dont  il  ne  faut  pas  décourager  la 
population  européenne.  L'arabe,  lui,  ne  se  trouble  pas  ; 
drapé  dans  son  burnous,  il  attend  le  jour  et  l'heure  où  il 
jugera  possible  de  nous  chasser  ;  alors  il  se  jettera  furieu- 
sement sur  nos  colons  et  nos  soldats. 

A  Dieu  ne  plaise  que  nous  préconisions  vis-à-vis  de  l'in- 
digène l'emploi  de  procédés  violents!  Il  en  est  d'autres,  plus 
lents  et  plus  sûrs,  pour  détruire  ou  pour  adoucir  l'esprit 
sémite.  Il  faut  créer  des  routes  et  des  chemins  de  fer.  Il 
faut  enfin  conquérir  l'arabe  par  l'intelligence,  en  lui  ouvrant 
partout  des  écoles.  Il  est  vrai  que  le  mahométisme  oppose 
une  résistance  à  peu  près  invincible  aux  progrès  de  la 
civilisation  européenne;  cela  nous  excuse-t-il  de  ne  pas 
entreprendre  méthodiquement  la  conquête  morale  de  ces 
populations?  Commençons  tout  au  moins  par  leur  enseigner 
la  langue  française. 

Nous  dépensons  des  sommes  considérables  dans  les  lycées 
et  collèges  de  l'Algérie,  dans  les  écoles  primaires  supé- 
rieures ou  à  la  Faculté  d'Alger,  pour  apprendre  l'arabe  à 
de  jeunes  Français.  Mais  nous  n'avons  jamais  su  trouver 
un  centime  pour  enseigner  notre  langage  aux  indigènes. 
Si  quelques  milliers  d'entre  eux,  alléchés  par  la  prime  de 
50  francs  attachée  au  certificat  de  langue  française,  suivent 
les  écoles  primaires  des  villes,  nous  ne  songeons  nullement 
à  ceux  qui  sont  répartis  dans  les  tribus  au  nombre  de  trois 
millions.  Nous  entretenons  dans  les  lycées  d'Alger  et  de 
Gonstantine  une  soixantaine  de  fils  de  caïds  ou  d'aghas, 
qui  reçoivent  ou  sont  censés  recevoir  l'instruction  secon- 
daire, y  compris  le  grec  et  le  latin.  Ces  jeunes  gens  pour- 
raient entrer  dans  nos  administrations  ;  mais  ils  se  rendent 
compte  de  leur  infériorité,  et  préfèrent  rentrer  dans  leur 
tribu,  où  ceux  qui  ont  des  parchemins  et  des  certificats  se 
gardent  bien  de  les  montrer  ;  ils  imitent  plutôt  ces  turcos 


—    439    — 

buveurs  d'absinthe  et  mauvais  sujets,  qui,  une  fois  libères 
du  service,  se  montrent  plus  fanatiques  et  plus  intolérants 
que  les  marabouts,  afin  de  n'être  pas  suspects. 

Bien  des  systèmes  ont  déjà  été  proposés.  Dans  le  Gagne- 
Petit  du  29  avril  1886,  M.  Francisque  Sarcey,  traitant  la  ques- 
tion de  l'instruction  primaire  dans  Vautre  France,  disait 
que  l'Algérie  ne  mériterait  vraiment  ce  surnom  que  lors- 
qu'on y  parlerait  français  d'un  bout  à  l'autre  du  territoire. 
Il  reconnaissait  que  l'enseignement  primaire  est  assez  bien 
organisé  dans  les  centres  de  colonisation,  et  que  l'instruc- 
tion est  abondamment  distribuée  aux  enfants  européens, 
musulmans  et  israélites.  Mais,  ajoutait-il  avec  raison,  la 
population  arabe  n'habite  pas  seulement  les  villes  ;  pour 
celle  des  campagnes,  on  ne  fait  rien.  Et  M.  Francisque  Sar- 
cey donnait  des  exemples.  Nous  citons  textuellement  : 

«  Dans  la  subdivision  de  Médéah,  qui  est  l'une  des  plus 
importantes,  à  tous  les  points  de  vue,  non  seulement  de  la 
province  d'Alger,  mais  même  de  l'Algérie  tout  entière,  en 
dehors  de  deux  écoles  arabes-françaises,  l'une  à  Djelfa, 
l'autre  à  Laghouat,  il  n'existe  dans  les  tribus  aucune  école 
destinée,  non  pas  même  à  apprendre  à  lire  aux  enfants  indi- 
gènes, mais  seulement  à  apprendre  à  parler  notre  langue. 

«  Les  rapports  trimestriels  de  ces  deux  écoles  font  con- 
naître qu'au  25  juin,  vingt  enfants  indigènes  musulmans 
suivaient  les  cours  de  l'école  de  Djelfa,  et  dix-neuf  ceux  de 
l'école  de  Laghouat.  En  outre,  quatre  petites  filles  musul- 
manes suivaient  les  cours  de  l'école  communale  des  filles 
de  Laghouat;  soit  en  tout  quarante-trois  enfants  fréquentant 
ces  écoles. 

«  Or,  le  recensement  quinquennal  qui  vient  d'être  effectué 
récemment  donne  comme  population  indigène  de  la  subdi- 
vision de  Médéah,  au  1"  janvier  1882,  un  total  de  132.493 
âmes,  dont  43.727  enfants,  garçons  et  filles. 

«  Ainsi,  sur  44.000  enfants  (chifi're  rond),  43  seulement 
apprennent  à  hre  et  à  écrire  en  français  :  c'est  une^ jolie 
proportion  de  un  sur  mille. 


—    440    — 

«  Ce  qui  est  vrai  de  la  subdivision  de  Médéah  l'est  égale-^ 
ment  des  autres  subdivisions  du  territoire  de  commande- 
ment, ainsi  que  des  communes  mixtes  du  territoire  civil, 
qui,  sous  ce  rapport,  ne  sont  pas  mieux  partagées. 

«  Il  est  clair  que  ce  n'est  pas  en  créant  dans  quelques 
centres  européens,  à  Alger,  Constantine,  Oran,  Blidah  et 
Médéah,  des  lycées  et  des  collèges  communaux  dont  les 
constructions  et  le  personnel  enseignant  coûtent  fort  cher 
et  dont  les  cours  ne  peuvent  être  suivis  par  des  indigènes 
qui  savent  à  peine  quelques  mots  de  français,  que  Ton 
arrivera  à  franciser  l'Algérie.  » 

Ce  que  rapporte  M.  Francisque  Sarcey  était  vrai  en  1882. 
Depuis,  on  a  fait  quelque  chose,  et  les  partisans  quand 
même  du  régime  civil  appliqué  à  n'importe  quelle  région  de 
l'Algérie  s'étonneront  que  ce  quelque  chose  ait  été  fait  en 
territoire  militaire.  Une  école  a  été  fondée,  en  1884,  dans 
la  tribu  nomade  des  Maamera,  et  elle  suit  cette  tribu  dans 
ses  migrations  ;  une  autre  fonctionne  à  Aïn-Mahdi.  Toutes 
deux  sont  aux  frais  de  la  commune  indigène  de  Laghouat. 
A  Messâad,  dans  le  même  cercle,  le  caïd  a  installé  une 
classe  dans  une  maison  qui  lui  appartient.  Les  communes 
indigènes  de  Djelfa,  Ouargla,  Boghar  et  Ghardaia  sont 
bien  partagées  sous  ce  rapport. 

De  jeunes  indigènes  ayant  obtenu  le  certificat  d'études 
primaires,  ou  des  sous-officiers  de  spahis  sont  chargés  de 
l'éducation  des  enfants.  Sans  doute,  ce  n'est  pas  encore  la 
perfection  ;  mais  c'est  un  commencement.  Il  viendra  bien 
un  jour  où,  en  présence  des  efforts  accomplis  par  les 
communes  indigènes,  les  Chambres  voteront  des  crédits 
pour  les  aider  à  couvrir  les  frais  qu'elles  s'imposent. 
L'avenir  de  l'Algérie  est  là. 

Evidemment,  l'installation  des  écoles  dans  les  tribus  devra 
être  des  plus  sommaires  ;  chez  les  nomades,  elle  se  compo- 
sera simplement  d'une  tente,  et  chez  les  tribus  sédentaires 
ce  serait  un  simple  gourbi.  Parlons  maintenant  du  recrute- 
ment des  maîtres. 


—    441     — 

M.  Francisque  Sarce}^  dont  les  intentions  sont  assurément 
fort  louables,  convient  que  nous  n'avons  pas  sous  la  main, 
en  ce  moment,  assez  d'instituteurs  arabes,  quoiqu'il  ne 
faille  pas  se  montrer  bien  exigeant,  mais  se  contenter  d'un 
peu  de  lecture,  d'écriture  et  d'arithmétique.  En  attendant 
que  nous  puissions  former  un  millier  de  ces  instituteurs, 
voici  ce  qu'il  propose  : 

«  Nous  avons  en  Algérie,  dit-il,  trois  bataillons  d'infan- 
terie légère  d'Afrique  où  sont  envoyés,  à  leur  sortie  des 
établissements  pénitentiaires,  les  militaires  non  condamnés 
à  des  peines  infamantes  et  qui,  à  l'expiration  de  leur  peine, 
ont  encore  à  passer  un  certain  temps  sous  les  drapeaux. 

«  Il  s'y  trouve  un  certain  nombre  de  jeunes  gens  qui  ont 
reçu  dans  leur  famille  une  bonne  instruction  primaire.  C'est 
cette  catégorie  de  déclassés  que  je  propose  d'utiliser 
d'abord,  pour  la  vulgarisation  de  la  langue  française. 

u  Ils  font  un  piètre  service  comme  militaires,  car  ils  ont 
prouvé  qu'ils  n'aimaient  guère  le  régiment.  C'est  comme 
instituteurs  qu'ils  achèveraient  leur  temps,  moj^ennant  une 
rétribution  qui  serait  naturellement  assez  faible.  Quelques- 
uns  sans  doute  prendraient  goût  au  métier,  demanderaient 
à  rester  et  passeraient  dans  une  classe  supérieure  et  mieux 
payée.  Ils  pourraient  se  marier  et,  dans  ce  cas,  si  leur  femme 
voulait  se  charger  de  réunir  les  petites  filles  de  la  tribu  pour 
leur  faire  la  classe,  elle  serait  également  rétribuée  en  raison 
des  services  rendus.  » 

M.  Francisque  Sarcey  se  figure  qu'on  pourrait  trans- 
former des  soldats  douteux  en  maîtres  d'écoles  utiles.  Eh 
bien,  M.  Sarcey  se  trompe.  S'il  connaissait  l'Algérie,  il 
parlerait  autrement.  L'instituteur  français  sera  toujours 
reçu  avec  défiance  par  les  indigènes  :  ou  bien  on  redou- 
tera en  lui  le  chrétien  ;  ou  bien,  s'il  n'est  pas  religieux,  on 
le  méprisera  et  nul  ne  lui  confiera  ses  enfants.  Donc,  des 
moniteurs  arabes,  tels  que  ceux  qu'emploient  les  communes 
indigènes  de  Boghar,  Djelfa,  Laghouat,  Ghardaïa  et  Ouargla, 
munis  des  principes  les  plus  simples  de  la  pédagogie,  réus- 


—    442    — 

siront  toujours  mieux  que  des  bacheliers  fourvoyés  dans  les 
bataillons  d'Afrique.  D'autre  part,  en  supposant  que  l'auto- 
rité militaire  consentît  à  écrémer  ces  bataillons,  ne  trou- 
verait-elle aucun  danger  à  disséminer  des  zéphyrs  jusque 
dans  les  tribus  les  plus  éloignées  de  tout  centre  européen, 
et  croit-on  que  ces  malheureux  pourraient  adopter  tout 
d'un  coup  la  manière  de  vivre  des  indigènes? 

Renonçons  à  faire  grand  pour  faire  vite  et  beaucoup. 

Voici  ce  qu'écrivait,  en  1883,  le  rédacteur  de  VEcho  du 
Sahara,  journal  de  Batna  : 

«  Aux  chefs-heux  des  communes  mixtes,  dans  les  postes 
forestiers  ou  douaniers,  dans  les  brigades  de  gendarmerie 
placées  en  dehors  des  centres  constitués  et  jusque  dans  le 
moindre  hameau,  la  moindre  ferme  isolée,  il  est  facile  de 
trouver  des  Français  qui  consentent  à  donner  quelques 
heures  de  leurs  loisirs  à  Tinstruction  des  indi^rènes. 

•         •••••■••••••■••••••• 

«  Que  tout  Français  établi  loin  d'un  centre  européen  — 
qu'il  soit  ou  non  agent  de  Tautorité  —  puisse  ouvrir  sa 
petite  classe  moyennant  déclaration  préalable,  et  avec  la 
perspective  assurée  d'une  indemnité  proportionnée  aux 
résultats  dûment  constatés...  et  bientôt  Ton  verra  surgir 
en  Algérie  une  légion  d'instituteurs  improvisés  qui  facili- 
teront singulièrement  la  solution  de  l'important  problème 
de  l'instruction,  —  nous  voulons  dire  de  la  francisation  du 
peuple  arabe.  » 

A  la  bonne  heure  !  On  ne  peut  pas  dire  que  voilà  une 
utopie  ;  la  chose  est  pratiquement  réalisable.  Il  n'y  a 
plus  qu'à  trouver  de  l'argent.  Que  l'Etat  commence  par 
consacrer  au  système  d'instruction  préconisé  par  l'hono- 
rable pubhciste  de  Batna,  M.  Beun,  les  66.000  francs  qu'il 
aôecte  aux  bourses  des  bachehers  arabes  ;  puis,  s'il  refuse 
d'y  ajouter  d'autres  subventions,  qu'il  laisse  faire  les  conseils 
générpux  des  trois  départements  de  l'Algérie.  Ces  conseils, 
exclusivement  français  ou  peu  s'en  faut,  accorderont  volon- 
tiers quelques  secours  à  des  entreprises  particulièrement 


—    443    — 

utiles  aux  indigènes,  quand  ces  entreprises  auront  pour 
résultat  de  rattacher  les  Arabes  à  la  France,  c'est-à-dire 
d'avancer  l'époque  de  francisation,  ce  qui  mettrait  fin  aux 
révoltes.  Avec  un  demi-million  pour  toute  l'Algérie,  on  aura 
chaque  année  trois  ou  quatre  cents  moniteurs  indigènes,  on 
bâtira  une  trentaine  d'écoles  sur  des  plans  extrêmement 
simples,  et  on  apprendra  le  français  à  vingt  mille  petits 
arabes.  Si  dans  quelques  années  nous  étions  parvenus  à 
élever  ainsi  un  million  d'enfants,  à  la  fm  du  siècle  l'Algérie 
serait  francisée,  du  moins  en  grande  partie. 

Nous  devons  aux  indigènes  de  l'Algérie  un  bon  gouver- 
nement, nous  devons  nous  montrer  attentifs  à  tous  leurs 
besoins  et  chercher  sincèrement  les  moyens  d'y  pourvoir. 

Aucun  peuple  ne  se  console  facilement  de  la  perte  de 
sa  nationalité.  Longtemps  encore  les  Arabes  croiront 
que  le  Mouley-Sâa,  le  Messie  qui  doit  chasser  les  Fran- 
çais de  l'Algérie,  est  sur  le  point  d'arriver  ;  longtemps 
encore  ils  protesteront  et  conserveront  au  fond  de  leur 
cœur  la  haine  du  vaincu  pour  le  vainqueur.  Il  faut  donc 
que  le  vainqueur  persuade  peu  à  peu  au  vaincu  que  c'est 
dans  leur  intérêt  commun,  un  intérêt  supérieur,  qu'il  doit 
se  laisser  guider.  Qu'il  lui  donne  l'instruction,  et,  s'il  ne 
l'accepte  pas,  qu'il  la  lui  impose. 

Gardons-nous  bien  d'une  mansuétude  aussi  ridicule 
qu'impolitique.  Gardons-nous  surtout  de  certaines  théories 
qui,  maladroitement  appliquées,  peuvent  compromettre 
l'œuvre  à  laquelle  la  France  est  attachée  depuis  un  demi- 
siècle.  Restons  forts  ;  nous  ne  tarderions  pas  à  payer  chère- 
ment notre  faiblesse,  et  rappelons-nous  que  lorsque  la 
douceur  et  la  persuasion  ne  suffisent  plus,  l'énergie  devient 
nécessaire. 

11  faudrait  enfin,  répétons-le  une  dernière  fois,  attirer 
en  Algérie  une  nombreuse  immigration  européenne.  Ce  ne 
sont  pas  les  colons  qui  devraient  être  noyés  dans  les  flots 
de  la  population  indigène,  c'est  la  population  indigène  qui 
devrait  être  noyée  dans  le  flot  des  colons.  L'Algérie  colo- 


—    444    — 

nisée  !  Quel  immense  surcroît  de  forces  pour  la  France  !  Le 
gouvernement  général  vient  d'adopter  le  meilleur  mode  de 
distribution  des  terres  aux  Européens  :  la  vente  avec  droits 
absolus  de  propriété  dès  la  signature  du  contrat.  C'est 
beaucoup,  mais  ce  n'est  pas  assez  :  il  importe  que  la 
terre  française  ne  redevienne  jamais  arabe,  et  que  de 
misérables  spéculateurs  ne  puissent  pas  acheter  des  terres 
expropriées  pour  les  revendre  avec  bénéfice  aux  indi- 
gènes, comme  cela  s'est  produit  en  1871.  Persuadons 
aux  Algériens  que  nul  plus  qu'eux  n'est  intéressé  à  toutes 
les  questions  d'immigration  et  de  colonisation.  Ils  ont 
toujours  trop  compté  sur  l'Etat,  tandis  que  ce  serait  à  eux 
d'envoyer  des  agents  en  Europe  pour  recruter  des  colons, 
et  accueillir  l'immigrant  pauvre  de  façon  à  soustraire  son 
maigre  pécule  à  l'avidité  des  spéculateurs.  Toutes  ces 
choses  sont  faisables;  au  port  de  débarquement,  les 
conseils  généraux  des  départements  algériens  pourraient 
installer  des  établissements  destinés  à  recevoir  les  familles 
des  émigrants. 

Les  Algériens  ont  raison  de  vouloir  faire  connaître  à 
tout  prix  leur  beau  pays.  Trop  d'idées  fausses  sont  répan- 
dues en  France  sur  l'Algérie,  et  il  y  a  beaucoup  à  faire 
pour  détruire  de  sots  préjugés.  On  a  toujours  parlé  de 
ce  pays  comme  d'une  contrée  désolée,  inhabitée,  mal- 
saine; rien  n'est  plus  faux,  et  les  alpinistes  qui  ont  visité 
l'Algérie,  au  printemps  de  1886,  ont  le  devoir  d'éclairer 
la  presse  métropolitaine.  Ce  devoir,  nous  qui  avons  passé 
en  Algérie  les  vingt  plus  belles  années  de  notre  existence, 
puissions-nous,  de  notre  côté,  l'avoir  remph,  en  apportant 
notre  pierre  à  l'édifice  que  la  civihsation  française,  par 
une  inspiration  grandiose,  essaye  d'élever  en  face  des 
côtes  de  la  Provence,  sur  l'autre  bord  de  la  Méditerranée  I 


TUNISIE 


L'an  1259  avant  Jésus-Christ,  une  colonie  de  Sidoniens 
vint  fonder  la  ville  de  Cambé,  qui  ne  tarda  pas  à  devenir 
la  citadelle  de  Tunes,  mot  qui,  en  phénicien,  signifie  habi- 
tation. Tunes  est  le  Tunesium  des  Romains,  le  Tonnes  des 
Arabes,  le  Tunis  d'aujourd'hui. 

La  poésie  antique  changea  le  nom  de  l'épouse  de  Sichée 
ou  Sicharbaal,  frère  de  Pygmalion,  roi  de  Tyr.  En  réalité 
cette  princesse  s'appelait,  non  pas  Didon,  mais  Elissa.  Echap- 
pée de  Tyr  après  le  meurtre  de  Sichée  par  son  frère,  elle 
vint,  avec  ses  richesses,  se  réfugier  à  Cambé  ou  Tunes,  et 
fonda,  en  883,  la  citadelle  de  Bosra,  dont  les  Grecs  ont  fait 
Byrsa,  ce  qui  veut  dire  en  grec  peau  apprêtée.  Or,  la  légende 
prétend  que  Didon  ayant  obtenu  des  naturels  du  pays,  pour 
l'emplacement  de  sa  citadelle,  la  cession  d'un  terrain  équi- 
valant à  la  grandeur  d'une  peau  de  boeuf,  l'adroite  princesse 
aurait  fait  alors  découper  le  cuir  on  lanières  fort  étroites, 
au  moyen  desquelles  elle  parvint  à  entourer  une  assez  vaste 
étendue  de  terrain.  De  pareilles  légendes  tombent  devant 
la  philologie  ;  en  effet,  Byrsa  ou  Bursa  est  le  nom  primitive- 
ment donné  par  les  Grecs  à  Carthage,  à  cause  de  l'important 
commerce  de  pelleterie  qui  s'y  taisait. 

Virgile  a  fait  de  bien  beaux  vers  sur  les  amours  de  Didon 
et  du  Troyen  Enée.  Malheureusement,  Didon  ou  Ehssa  vint 
fonder  Byrsa  en  883,  et  la  prise  de  Troie  date  de  1270. 
L'anachronisme  est  violent  ;  mais  souvent  la  poésie  n'y 
regarde  pas  de  si  près. 


—    446    — 

Cambé.  Tunes  et  Byrsa  formèrent  un  seul  tout,  sous  le 
nom  de  Carthage.  Le  savant  M.  Glarin  de  la  Rive,  dans  son 
Histoire  générale  de  la  Tunisie^  donne  l'étymologie  de  ce 
nom;  il  vient  du  phénicien  KayHha  hadath^  qui  signifie 
Ville  neuve 

La  Tunisie  appartint  successivement  aux  Carthaginois, 
aux  Romains,  aux  Vandales,  aux  Grecs,  aux  cahfes  arabes 
et  aux  Turcs. 

Bien  des  siècles  avant  l'ère  chrétienne,  le  gouvernement 
carthaginois  donna  au  monde  un  exemple  de  monarchie 
constitutionnelle  aux  mains  d'un  roi  héréditaire,  qui  ne 
pouvait  régner  que  d'après  les  conseils  d'un  corps  de  trois 
cents  vieillards  ou  anciens.  Décidément,  il  n'y  a  rien  de 
nouveau  sous  le  soleil  !  Plus  tard  ce  gouvernement  fut 
modifié  ;  trois  autorités,  la  magistrature  suprême,  le  Sénat, 
le  tribunal  des  Cent,  se  balancèrent  Tune  l'autre.  La  magis- 
trature suprême  était  représentée  par  deux  suffètes,  aux 
pouvoirs  annuels.  Par-dessus  ces  trois  pouvoirs  était  le 
peuple,  qui  finit  par  s'arroger  toute  l'autorité.  Bien  avant 
nous,  Carthage  vit  donc  l'avènement  de  la  démocratie  ; 
et  cette  démocratie  ne  réussit  pas  précisément  à  faire 
triompher  Carthage  de  Rome,  de  même  qu'il  est  à  croire 
que  la  démocratie  française  ne  nous  fera  pas  entrer  à 
Berlin. 

Carthage  s'empara  successivement  des  îles  de  la  Méditer- 
ranée et  de  l'Espagne  ;  puis  survinrent  les  trois  guerres 
puniques.  Carthage  tomba  enfin  sous  les  coups  de  Scipion, 
en  146  avant  Jésus-Christ  ;  cette  ville,  si  florissante  du- 
rant sept  siècles,  périt  parce  que  l'égoïsme,  l'avarice,  la 
cruauté,  la  perfidie  y  étaient  arrivés  à  leur  comble.  Le  sac 
de  Carthage,  par  Scipion-Emilien,  dépassa  en  horreurs  tout 
ce  que  peut  concevoir  l'imagination  la  plus  vive.  La  couche 
épaisse  de  cendres,  dit  M.  Tissot,  de  pierres  noircies,  de 
bois  carbonisés ,  de  fragments  de  métaux  tordus  ou  fon- 
dus par  le  feu,  d'ossements  à  demi  calcinés  qu'on  retrouve 
encore,  à   ciuq  ou  six  mètres  de  profondeur   sous   les 


—     447     — 

décombres  de  la  Garthage  romaine,  témoigne  assez  de  ce 
que  fut  cette  lamentable  destruction. 

Les  provinces  carthaginoises  formèrent  alors  une  pro- 
vince romaine  comprenant  la  Zeugitane  ou  territoire  de 
Garthage,  et  la  Byzacène,  plus  au  sud.  Après  la  bataille  de 
Thapsus,  perdue  par  Juba,  nommé  roi  de  Numidiepar  Pom- 
pée, Jules-Gésar,  vainqueur,  réunit  la  Numidie  à  la  province 
romaine  (45  avant  Jésus-Christ).  Plus  tard,  l'an  39  après 
Jésus-Ghrist,  Galigula  fit  massacrer  Ptolémée,  roi  de  Mauri- 
tanie, et  son  royaume  servit  à  former  une  nouvelle  province 
romaine  divisée  en  Mauritanie  césaréenne,  et  en  Mauritanie 
tingitane,  avec  Julia  Gsesarea  (Cherchell)  et  Tingis  (Tanger) 
pour  capitales. 

Pendant  un  laps  de  temps  considérable,  l'histoire  de  la 
Tunisie  n'offrit  rien  de  particulier.  Relevée  par  Jules  César, 
colonisée  par  Auguste  sous  le  nom  de  Colonia  Julia  Car- 
thago,  Garthage  redevint  une  cité  florissante.  Dioclétien 
l'embellit  de  monuments  magnifiques.  Un  préfet  du  prétoire, 
Alexandre,  s'y  fit  proclamer  empereur  ;  mais,  après  trois  ans 
de  règne,  il  fut  renversé  par  Maxime,  fils  de  Maximien  (308), 
et  Garthage  fut  détruite  en  partie.  Rebâtie  par  Constantin, 
elle  redevint  plus  florissante  que  jamais  ;  si  florissante 
même,  qu'après  la  prise  deRomepar  Alaric(4i0),les  riches 
Romains  vinrent  y  retrouver  les  plaisirs  de  la  capitale  de 
l'ancien  monde. 

Pourtant  ni  Jules  César,  ni  Auguste,  ni  Dioclétien,  ni 
Constantin,  n'avaient  permis  aux  Carthaginois  de  recons- 
truire les  murs  de  leur  cité.  Cette  permission  leur  fut 
accordée  (424)  par  Théodose,  à  la  veille  de  l'invasion  des 
Vandales. 

Ceux-ci  démantelèrent  toutes  les  villes  d'Afrique,  à 
l'exception  de  Garthage,  dont  Genséric,  qui  s'en  était  rendu 
maître  en  429,  fit  sa  capitale. 

La  domination  des  Vandales  en  Afiique  dura  105  ans. 
Prise  par  Bélisaire,  en  533,  Garthage  redevint  métropole 
romaine. 


—    448    — 

C'est  vers  643  que  les  Arabes  se  présentèrent  en  Tunisie. 
Le  fameux  Okba  fonda  Kaïrouan  en  663  ;  c'est  là  que  ses 
successeurs  s'établirent.  L'un  d'eux,  Hassan  ben  Nouma, 
s'empara  de  Garthage  et  de  Tunis  ;  les  Arabes  épargnèrent 
Tunis  et  saccagèrent  Garthage,  qui  ne  se  releva  plus  de 
ses  ruines.  Tunis,  gagnant  tout  ce  que  perdait  Garthage, 
fut  gouvernée  par  des  émirs  nommés  par  les  gouverneurs 
de  Kaïrouan.  L'un  d'eux,  Ibrahim  ben  Aglab,  se  rendit 
indépendant  des  califes  abassides,  et  fonda  la  dynastie  des 
Aglabites. 

Laissons  de  côté  les  dynasties  des  Fatimites,  des  Almo- 
hades,  de  Hafsides,  sous  lesquelles  l'empire  de  Tunis  devint 
florissant  et  s'étendit  jusqu'au  Maroc  ;  le  dernier  des  Plaf- 
sides ,  Mouley-Hassan  ,  s'empressa,  en  montant  sur  le 
trône,  de  faire  étrangler  ses  frères.  Le  plus  jeune,  Reschid, 
s'échappa  et  alla  se  réfugier  auprès  de  Barberousse,  à 
Alger.  Gelui-ci  lui  conseilla  d'aller  à  Gonstantinople  «  pour 
informer  le  Grand-Seigneur  de  son  aifaire.  »  Mais  le  Grand- 
Seigneur  fit  aussitôt  jeter  Reschid  en  prison,  et  ordonna  à 
Barberousse  de  s'emparer  de  Tunis.  Le  pirate  s'empressa 
d'obéir,  et  chassa  Mouley-Hassan. 

Celui-ci  réclama  l'intervention  de  Charles-Quint,  lui  pro- 
mettant d'installer  à  demeure  et  de  payer  une  garnison  de 
1.200  Espagnols  au  fort  de  la  Goulette.  Charles-Quint  prit 
Tunis  et  la  rendit  au  roi  dépossédé  ;  mais  après  lui,  en  1570, 
le  fils  de  Mouley-Hassan,  qui  avait  fait  crever  les  yeux  à  son 
père  pour  prendre  sa  place,  fut  chassé  de  Tunis  par  Ali- 
Kilidj,  pacha  d'Alger.  Revenus  pour  quelque  temps  à  Tunis, 
les  Espagnols  en  furent  définitivement  chassés  par  Sinam- 
Pacha,  qui  y  établit  le  gouvernement  turc.  Tunis  fut  un 
moment  gouvernée  par  un  pacha-bey  reconnaissant  la 
suzeraineté  de  la  Porte,  et  élu  par  les  principaux  officiers 
des  janissaires  ;  mais  ceux-ci  tuèrent  les  pachas-beys  qu'on 
leur  envoya  de  Gonstantinople,  pour  nommer  plusieurs 
deys  révocables  par  eux.  Après  une  série  de  massacres 
de  beys  ou  de  deys,  l'armée  appela  au  trône,  en  1705,  un 


—    449    — 

certain  Hussein  ben  Ali,  fondateur  de  la  dynastie  qui  règne 
actuellement  à  Tunis,  sous  l'œil  paternel  de  nos  résidents. 
Ce  premier  souverain  finit  mal.  Au  bout  de  vingt-neuf 
ans  de  règne,  il  fut  décapité  par  un  nommé  Ali  ben  Mohn- 
med.  Ses  fils  le  vengèrent  en  étranglant  l'usurpateur. 

Quand  nous  aurons  dit  qu'une  demi-douzaine  de  beys 
moururent  de  mort  violente  dans  le  xviii®  siècle,  nous 
aurons  retracé  toute  l'histoire  de  la  régence  pendant  ce 
temps.  Le  bey  Achmed  ben  Mustapha,  qui  monta  sur  le 
trône  en  1S37,  se  montra  fort  ami  du  progrès  ;  il  autorisa 
la  création  d'un  collège  européen  à  Tunis,  aff'ranchit  les 
esclaves  et  émancipa  les  Juifs,  après  quoi  il  visita  la  France. 
Tout  cela  ne  convint  pas  à  la  Porte,  qui  voyait  le  bey  de 
Tunis  lui  échapper  ;  aussi  envoya-t-elle  des  troupes  devant 
la  capitale  de  la  Tunisie  pour  y  rétablir  la  domination  tur- 
que. Les  amiraux  français  Lalande  et  Gallois  empêchèrent 
alors  les  Turcs  de  débarquer,  et  le  sultan  dut  se  contenter 
du  droit  platonique  de  donner  l'investiture  à  tous  les  nou- 
veaux beys,  avec  le  titre  de  pacha  à  trois  queues. 

Mohamed  es  Sadok,  celui  qui  vit  arriver  les  troupes  fran- 
çaises sous  la  troisième  République,  monta  sur  le  trône 
en  1859.  Son  prédécesseur  avait  promulgué  une  constitution  ; 
il  en  octroya  une  autre  qui  n'eut  que  deux  ans  de  durée.  Ces 
princes  orientaux  ont  parfois  d'étranges  fantaisies.  Mohamed 
es  Sadok  aurait  peut-être  mieux  fait  de  surveiller  l'applica- 
tion de  la  peine  de  mort  dans  la  Régence,  car  on  ne  mourait 
pas  en  Tunisie  de  façon  égale.  Ainsi  les  Turcs  et  les  Gou- 
louglis  étaient  étranglés  dans  une  salle  de  la  citadelle;  les 
Maures  avaient  la  tête  tranchée  en  public;  les  soldats 
kabyles  étaient  pendus,  et  les  autres  fusillés.  Quant  aux 
femmes,  on  les  jetait  tout  simplement  dans  le  lac  El  Bahira, 
avec  une  pierre  au  cou.  Les  voleurs  étaient  envoyés  aux 
galères. 

Quelquefois  le  bey,  par  manière  de  distraction,  ordonnait 
pour  les  condamnés  à  mort  la  bastonnade  jusqu'à  cessation 
du  mouvement  ;  parfois  encore  il  leur  faisait  couper  le  bras 

RÉCITS  ALGÉRIENS.   —  2«   SÉRIE  29 


-    450    — 

ou  le  poignet,  ou  parcourir  les  rues  de  Tunis  assis  à  rebours 
sur  un  âne. 

Mohamed  es  Sadok  nous  fit  assez  bonne  figure  jusqu'en 
1870  ;  mais  après  nos  revers,  il  laissa  son  premier  ministre 
Khéreddin  ou  Kaïr-Eddin,  gendre  et  successeur  du  vieux 
Mustapha  Khaznadar,  qui  noya  l'insurrection  de  1864  dans 
des  flots  de  sang,  soustraire  la  Tunisie  à  l'influence  fran- 
çaise pour  la  ramener  sous  la  suzeraineté  de  la  Porte.  Le  bey, 
de  par  un  firman  du  17  octobre  1871,  devenait  grand  vizir, 
et  la  Tunisie  n'était  plus  qu'une  dépendance  de  l'empire 
ottoman.  La  situation  du  pachalick  de  Tunisie  fut  réglée 
ainsi  :  le  bey  recevait  l'investiture  de  Constantinople  ;  il 
ne  pouvait  faire  la  guerre  ni  la  paix  sans  l'agrément  du 
sultan,  et,  en  cas  de  guerre,  il  mettait  ses  troupes  à  la  dis- 
position de  la  Turquie.  Seulement,  il  eût  fallu  avoir  des 
troupes.  En  1877,  l'armée  tunisienne,  au  moment  de  la 
guerre  russo-turque,  était  réduite  à  un  si  piteux  état,  que 
le  sultan  dut  se  contenter  de  l'envoi  d'un  millier  de 
mulets. 

La  France  ne  voulut  jamais  reconnaître  ce  traité,  et  le 
bey  lui-même  ne  s'y  conforma  pas. 

La  Tunisie,  a-t-on  dit,  est  la  continuation,  le  complément 
naturel  de  l'Algérie  ;  elle  doit  y  être  rattachée,  et  c'est  seu- 
lement alors  que  la  mission  providentielle  de  la  France  en 
Afrique  sera  accomplie. 

Tel  n'est  pas  notre  avis. Nous  peasons  que  chaque  nation 
méditerranéenne  a  sa  tâche  civilisatrice  vis-à-vis  d'elle  sur 
le  continent  africain.  L'Italie  a  toujours  regardé  la  Tunisie 
comme  son  patrimoine,  de  même  que  l'Espagne  a  toujours 
dit  qu'elle  hériterait  de  l'empire  chérifien  au  Maroc. 

Fatalement,  dans  un  avenir  plus  ou  moins  rapproché  du 
jour  où  le  drapeau  français  fut  arboré  sur  la  kasbah  d'Al- 
ger, la  France  en  Tunisie  devait  se  trouver  en  présence  de 
l'Italie.  Les  Italiens,  a-t-on  répété,  furent  provocateurs  à 
Tunis,  et  leur  consul  Maccio  fit  tout  pour  lasser  notre  pa- 
tience. Laissons  de  côté  les  procédés  du  consul  Maccio, 


—    451    — 

instrument  conscient  ou  inconscient  du  chancelier  d'Alle- 
magne, dont  la  politique  consiste  à  empêcher  un  accord  de 
s'établir  entre  les  nations  latines.  Il  était  facile  aux  gouver- 
nements de  Paris  et  de  Rome  de  s'entendre  :  aux  Italiens 
la  plaine,  aux  Français  la  montagne.  Il  est  incontestable 
que,  pour  compléter  notre  colonie,  une  simple  rectification 
de  frontières  suffisait  ;  nous  n'avions  qu'à  rattacher  à  la 
province  de  Constantine  le  pays  des  Kroumirs,  qui  faisait 
saillie  dans  le  territoire  du  cercle  des  Souk-Ahras,  plus  le 
pays  du  Kef,  et  celui  de  Gafsa,  avec  une  portion  du  Djérid 
ou  Sah'ra  tunisien. 

Le  serpent  des  bords  de  la  Sprée  nous  présenta  la  Tunisie 
comme  une  compensation  de  FAlsace,  et  nos  gouvernants 
crurent  trouver  là  une  sorte  de  réhabilitation  militaire. 

Nous  admirons,  en  vérité,  avec  quel  art  notre  diplomatie 
a  exploité  les  incidents  relatifs  à  la  compagnie  de  Bône- 
Guelma,  en  opposition  avec  la  compagnie  italienne  Rubat- 
tino,  ou  ceux  relatifs  au  domaine  de  TEnfida,  vendu  par 
Khéreddine  à  la  Société  marseillaise,  ou  encore  les  incur- 
sions des  Kroumirs.  De  tout  temps,  des  chamailleries  ont 
existé  entre  tribus,  tant  sur  notre  frontière  tunisienne  que 
sur  notre  frontière  marocaine.  Dans  une  circulaire  adressée 
aux  agents  diplomatiques  de  la  République  française  sur 
les  affaires  de  Tunis,  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire,  ministre 
des  aff'aires  étrangères,  parla  du  pillage  du  vapeur  V Auver- 
gne, de  la  Société  française  des  Transports  maritimes  à 
vapeur,  allant  de  Cette  à  Bône,  et  échoué  près  de  Tabarca. 
Ce  pillage,  du  2i  janvier  1878,  arrivait  au  moment  psycho- 
logique. A  la  fin  de  cette  année,  M.  Waddington,  de  retour 
de  Berlin,  rapportait  pour  la  France  l'autorisation  de  s'em- 
parer de  Tunis.  Toute  la  presse  s'extasiait  sur  le  désinté- 
ressement dont  le  gouvernement  français  venait  de  faire 
preuve,  lorsque  ce  même  gouvernement  prit  la  résolution 
d'envoyer  une  armée  à  Tunis. 

Mais  cette  expédition,  il  fallait  la  préparer.  Pendant  deux 
ans,  les  journaux  officieux  parlèrent  de  l'impuissance  du 


—    452    — 

bey  à  empêcher  les  déprédations  des  tribus  tunisiennes  de 
la  frontière,  et  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire,  dans  sa  circu- 
laire du  26  juin  1881,  put  dire  que  «  les  réparations,  quand 
nous  en  obtenions,  étaient  hors  de  toute  proportion  avec 
les  dommages  ;  sans  parler  des  atteintes  constamment 
infligées  à  notre  légitime  prestige  par  l'impunité  des  cou- 
pables, qui,  parfois  même,  profitaient  de  la  connivence  des 
autorités  locales.  » 

Toutes  ces  raisons  durent  faire  sourire  M.  de  Bismarck. 
Dans  tous  les  cas,  il  se  frotta  joyeusement  les  mains  en 
voyant  la  France  sortir  du  recueillement  qu'elle  avait  le 
devoir  de  s'imposer  après  1870,  pour  gaspiller  des  ressour- 
ces qui  auraient  dû  n'être  consacrées  qu'à  la  réorganisation 
de  son  armée  ou  à  l'achèvement  de  la  colonisation  en  Algérie , 
et  se  priver  de  l'alHance  italienne,  la  seule  qui  fût  possible 
en  1881. 

Une  escarmouche  qui  eut  lieu  le  31  mars  entre  des  tribus 
tunisiennes  et  deux  compagnies  échelonnées  sur  la  frontière 
pv^rmit  à  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire  de  s'écrier  :  «  L'attaque 
inopinée  des  Kroumirs  vient  de  décider  la  France  encore 
hésitante,  en  ne  lui  permettant  plus  de  tarder  à  venger  le 
sang  de  ses  soldats.-» 

Dans  cette  escarmouche,  nos  troupes  avaient  eu  quatre 
morts  et  six  blessés.  M.  Roustan,  notre  représentant  à 
Tunis,  fut  chargé  d'annoncer  au  bey  l'entrée  prochaine  de 
nos  troupes  sur  les  terres  de  la  Régence.  Dans  la  note  remise 
par  lui,  il  était  dit  que  nos  soldats  marcheraient  en  alliés  et 
en  auxiliaires  du  pouvoir  souverain  du  bey,  et  que  la  France 
espérait  rencontrer  dans  les  soldats  tunisiens  des  alliés  et 
des  auxihaires  pour  châtier  définitivement  les  auteurs  de 
tant  de  méfaits,  ennemis  communs  de  l'autorité  du  bey  et  de 
la  nôtre. 

Mohamed  es  Sadok  protesta  au  nom  des  droits  de  l'empire 
ottoman  et  déclara  que  la  France  devait  assumer  la  respon- 
sabilité de  tout  ce  qui  arriverait. 

Le  corps  expéditionnaire,  réuni  sous  les  ordres  du  général 


—    453    — 

Forgemol,  commandant  la  province  de  Constantine,  se  com- 
posait de  25.000  hommes.  La  colonne  de  £>'auclie,  sous  les 
ordres  du  général  Delebecque,  comprit  les  trois  brigades 
Vincendon,  Galland  et  Ritter.  Celle  de  droite,  sous  les  or- 
dres du  général  Logerot,  commandant  la  subdivision  de 
Batna,  était  destinée  à  opérer  un  mouvement  tournant  par  le 
Kef  ;  une  colonne  intermédiaire  fat  confiée  au  général  de 
Brem  ;  enfin  un  détachement  de  cavalerie,  sous  les  ordres 
du  colonel  Gaume,  commandant  le  3'  chasseurs  d'Afrique, 
se  dirigea  dans  la  vallée  de  la  Medjerda,  pour  empêcher 
les  Kroumirs  de  recevoir  du  secours  des  tribus  de  la  plaine. 

Le  général  Farre,  ministre  de  la  guerre,  envoya  de  France 
des  régiments  à  deux  bataillons.  La  presse  miliîaire,  et, 
après  elle,  la  presse  politique,  se  récria  violemment,  car 
c'était  compromettre  la  mobilisation.  Les  opérations  dans  le 
pays  des  Kroumirs  étaient  à  peine  terminées,  que  le  général 
Farre  fit  rentrer  un  bataillon  par  régiment  de  hgne,  et  pres- 
crivit la  formation  de  régiments  de  marche  par  la  juxtapo- 
sition de  trois  bataillons  empruntés  à  trois  régiments  diffé- 
rents. L'expédient  était  déplorable  ;  mais  il  faut  convenir 
qu'il  n'y  avait  guère  possibilité  d'agir  autrement,  la  France 
se  décidant,  en  1881,  à  faire  des  conquêtes  coloniales  avant 
d'avoir  une  armée  ad  hoc. 

Les  colonnes  Delebecque,  Brem,  Logerot  et  Gaume 
n'étant  pas  jugées  suffisantes,  on  envoya  à  Tabarca  une 
petite  colonne  expéditionnaire  de  trois  bataillons. 

Pendant  que  le  général  Logerot  arrivait  par  le  sud,  le 
général  Delebecque  ébranlait  ses  trois  brigades.  Le  mou- 
vement se  dessina  le  26  avril.  On  a  fait  beaucoup  de  plai- 
santeries sur  le  peu  de  résistance  des  Kroumirs  ;  le  fait 
est  que  les  colonnes  françaises  avaient  une  supériorité 
numérique  écrasante,  tandis  que  les  Kroumirs  ne  pouvaient 
réunir  que  dix  mille  fusils.  En  lançant  contre  eux  vingt-cinq 
mille  hommes,  c'était  le  moyen  d'en  finir  du  premier  coup.  ; 
Il  est  évident  que  si  nous  avions  persévéré  dans  les  vieux  \ 
errements  des  guerres  d'Afrique,  pendant  lesquelles  la  plus 


—    454    — 

grosse  colonne  que  nous  ayons  jamais  constituée  lut  celle 
de  la  grande  Kabylie,  en  -1857,  forte  de  vingt-cinq  à  trente 
mille  hommes,  et  destinée  à  trouver  en  face  d'elle  quarante 
mille  hommes  ;  si  nous  n'avions  pas  fait  venir  de  France 
de  nombreux  bataillons;  si,  en  d'autres  termes,  nous  avions 
confié  l'expédition  des  Kroumirs  à  l'Afrique  seule,  qui  eût 
pu  fournir  une  colonne  de  douze  à  quinze  mille  hommes 
au  plus,  cette  colonne  aurait  eu  à  soutenir  de  rudes  et  longs 
combats.  Le  premier  jour,  la  brigade  Vincendon  eut  deux 
hommes  tués  et  sept  blessés;  le  deuxième  jour,  huit  tués 
et  sept  blessés.  Que  pouvaient  faire  les  Kroumirs?  Pen- 
dant que  la  brigade  Vincendon  les  attaquait  de  front,  ils 
étaient  attaqués  de  flanc  par  la  brigade  Galland,  qui,  elle 
aussi,  compta  des  morts  et  des  blessés.  Ea  outre,  les 
colonnes  Ritter,  Logerot  et  Brem  se  montrant  sur  leurs 
derrières,  les  Kroumirs  ne  purent  résister. 

Dans  la  colonne  Logerot,  le  colonel  Hervé,  du  1"  zouaves, 
aujourd'hui  général,  livra  à  El  Béchir  un  brillant  combat 
à  la  suite  duquel  on  accusa  le  général  Logerot  de  tout  in- 
cendier sur  son  passage,  de  tuer  des  femmes  et  des  enfants. 
L'honorable  général  n'eut  pas  de  peine  à  se  justifier  de 
cette  calomnie,  lancée  par  des  Italiens  qui  étaient  au  camp 
d'Ali-bey,  frère  du  bey,  et  bey  actuel  de  Tunisie. 

Trouvant  que  ce  n'était  pas  assez  de  sept  colonnes  pour 
cerner  le  pays  des  Kroumirs,  on  en  forma  une  huitième 
sous  les  ordres  du  général  Maurand,  et  on  l'envoya  dé- 
barquer à  Bizerte.  La  colonne  Maurand  coopéra  à  l'attaque 
générale,  et  vint  occuper  Mateur  et  Djedéida. 

En  même  temps  que  la  colonne  Maurand,  débarquait  à 
Bizerte  une  colonne  de  sept  bataillons,  trois  escadrons  et 
cinq  batteries,  sous  les  ordres  du  général  Bréart.  Celui-ci 
allait  marcher  sur  Tunis.  Arrivé  le  12  mai  à  la  Manouba, 
il  fit  aussitôt  prévenir  M.  Roustan  qu'il  se  tenait  à  sa  dis- 
position. Ce  diplomate  venait  de  recevoir  une  protestation 
du  bey  contre  la  présence  des  troupes  françaises  si  près  de 
sa  résidence.  Ce  pauvre  bey  ne  savait  plus  où  donner  de 


—    455    — 

la  tête.  Il  envoya  chercher  les  agents  italiens,  et  une  scène 
très  vive  se  passa  alors  au  palais  duBardo.  Le  bey  reprocha 
amèrement  à  ces  agents  d'avoir  voulu  faire  de  lui  Tinstru- 
ment  de  la  politique  italienne  contre  la  France. 

«  Puisque  vous,  Itahens,  leur  dit-il,  vous  ne  vous  sentiez 
pas  capables  de  me  soutenir,  pourquoi  m'avez-vous  mis  en 
conflit  avec  la  France?  Qui  perd  aujourd'hui,  c'est  moi,  et 
je  perds  pour  avoir  voulu  vous  favoriser  !  » 

La  ville  de  Tunis,  saisie  d'une  véritable  panique,  faillit 
être  prise  par  deux  hussards  du  1"  régiment.  Ces  deux 
cavaliers,  envoyés  en  estafette  du  Fondouck  à  Djedéida,  et 
ayant  fait  fausse  route,  se  présentèrent  devant  une  des 
portes  de  Tunis,  dont  les  gardiens  les  regardèrent  avec 
consternation.  Reconnaissant  leur  erreur,  l'un  d'eux  pro- 
posa de  rebrousser  chemin.  L'autre,  voyant  le  visage  bou- 
leversé des  gardiens,  répondit  : 

«  —  Bah!  puisque  nous  y  sommes,  entrons  à  Tunis.  » 

Cependant,  comme  les  deuxhussards  n'avaientpas  d'ordre, 
ils  se  retirèrent. 

M.  Roust  m  fit  demander  au  bey  à  quel  moment  il  serait 
disposé  à  le  recevoir  avec  le  général  Bréart.  Le  bey  dé:>igna 
quatre  heures.  Laissant  M.  Roustan  prendre  les  devants  pour 
préparer  le  bey,  le  général  arriva  au  palais  de  Kasar-Saïd 
avec  deux  escadrons  de  hussards.  Il  trouva  Mohamed  es 
Sadok  avec  Mustapha,  son  ministre  et  favori;  le  bey  était 
en  pantalon  gris  perle,  redingote  noire  et  fez.  Après  un 
échange  de  politesses,  le  général  Bréart  annonça  qu'il 
venait  remplir  la  mission  que  lui  avait  donnée  le  gouver- 
nement de  la  République,  dans  le  but  de  rétablir  de  bonnes 
relations  entre  ces  deux  pays,  et  d'éviter  tout  conflit  ulté- 
rieur. Puis  il  lut  la  dépêche  qui  lui  donnait  les  pouvoirs 
nécessaires  pour  conclure  un  traité.  Dans  cette  dépêche, 
il  était  dit  que  le  gouvernement  de  la  République  française 
désirait  terminer  les  difficultés  pendantes  par  un  arraîi- 
gement  amiable  sauvegardant  pleinement  la  dignité  du 
bey. 


—    456    — 

L'infortuné  !  On  en  faisait  tout  bonnement  un  préfet 
français. 

Le  général  Bréart  fit  connaître  au  bey  le  traité  en  dix 
articles  qu'il  venait  lui  imposer  le  couteau  sur  la  gorge. 
Mohamed  es  Sadok  demanda  le  temps  de  réfléchir  et  de 
consulter  ses  ministres.  Le  général  répondit  que  le  gou- 
vernement de  la  République  avait  besoin  d'une  réponse 
immédiate  ;  il  accorda  toutefois  un  délai  de  deux  heures. 
C'était  bien  dur.  Le  bey  répliqua  que  le  délai  était  Irop 
court  ;  le  général  insista  pour  avoir  une  réponse  le  jour 
même.  M.  Roustan  fit  remarquer  que  depuis  longtemps  les 
articles  du  traité  avaient  été  soumis  à  la  sanction  du  bey, 
et  que,  du  reste,  rien  n'était  plus  aisé  que  de  réunir  le 
conseil  à  l'instant  même.  Le  général  Bréart  ajouta  dure- 
ment qu'il  ne  se  prêterait  à  aucun  atermoiement.  En  fin  de 
compte,  le  délai  fut  augmenté  de  deux  heures. 

Mais  une  heure  seulement  après  l'entrevue,  le  bey  fit 
dire  au  général  Bréart  qu'il  était  prêt  à  signer.  Le  général 
remonta  auprès  du  pseudo-souverain  de  Tunisie,  et  l'ins- 
trument diplomatique  reçut  les  signatures  de  Mohamed  es 
Sadok,  de  son  premier  ministre  Mustapha,  du  général  Bréart 
et  de  M.  Roustan.  Mustapha  fit  contre  fortune  bon  cœur,  se 
montra  fort  expansif  dans  la  seconde  entrevue,  et  échanga 
des  poignées  de  main  avec  tous  les  officiers  français.  Il  se 
borna  à  demander  au  général  Bréart  de  ne  pas  faire  entrer, 
pour  le  moment,  ses  troupes  à  Tunis,  où  régnait  une  vive 
agitation;  le  général  le  promit,  et  reçut  incontinent  le  grand 
cordon  du  Nicham  Iftikar. 

Le  bey  se  consola  en  expédiant  une  dépêche  à  Constan- 
tinople.  «  Un  général  français,  télégraphiait-il  au  grand-vizir 
Saïd-Pacha,  est  venu  dans  mon  palais  avec  une  escorte  de 
cavalerie,  a  soumis  à  ma  signature  un  traité  de  protectorat, 
et  m'a  déclaré  qu'il  ne  quitterait  le  palais  qu'avec  une 
réponse,  pour  laquelle  il  m'accordait  quatre  heures.  Me 
voyant  sous  la  pression  de  la  force,  par  suite  de  la  pré- 
sence d'une  armée  près  de  ma  résidence,  j'ai  dû,  pour  mon 


—    457    — 

honneur  et  en  vue  d'évtter  une  effusion  de  sang,  signer 
le  traité,  sans  l'examiner  ni  le  discuter,  tout  en  déclarant 
que  je  signais  contraint  par  la  force.  » 

Le  Raid,  journal  officiel  tunisien,  annonça  qu'une  entre- 
vue amicale  avait  eu  lieu  entre  le  bey  et  le  consul  général 
du  magnanime  gouvernement  français.  Cette  entrevue, 
disait  le  Raid,  avait  pour  but  de  prouver  les  rapports 
d'amitié  existants  entre  les  deux  nations. 

Si  un  journal  officiel  ne  faisait  pas  un  peu  de  platitude, 
il  n'aurait  aucune  raison  d'être. 

Trois  jours  après  la  signature  du  traité,  le  général  Bréart 
alla  relever  à  Djedéida  la  brigade  Maurand,  qui  s'enfonça 
dans  le  pays  des  Kroumirs.  Ecrasés,  ceux-ci  demandèrent 
l'aman  le  1"  juin. 

La  plupart  des  troupes  françaises  furent  rapatriées  dans 
le  courant  de  juin.  Le  25  de  ce  mois,  il  ne  restait  en  Tunisie 
que  6  ou  7.000  hommes.  Mais  au  commencement  de  juillet, 
on  apprit  qu'une  grande  effervescence  régnait  parmi  les 
populations  de  la  régence.  Le  3  juillet,  le  capitaine  Mattéi, 
chef  d'état-major  du  général  Maurand  établi  à  la  Manouba, 
fut  assassiné  par  un  maltais,  qui  échappa  à  toutes  les 
recherches.  Les  marabouts  deKaïrouan  prêchèrent  alors  la 
guerre  sainte,  et  des  troubles  éclatèrent  à  Sfax  et  à  Gabès  ; 
à  Sfax,  notamment,  plusieurs  étrangers  furent  blessés  dans 
la  rue,  et  la  population  européenne  dut  se  réfugier  sur  la 
canonnière  le  Chacal, 

La  France  envoya  aussitôt  le  général  Logerot  prendre  le 
commandement  des  deux  brigades  laissées  en  Tunisie,  et  fit 
partir  de  Toulon  pour  Sfax  l'escadre  cuirassée,  escortant 
plusieurs  transports  chargés  de  six  bataillons  aux  ordres  du 
général  Jamais.  Cette  escadre  se  présenta  devant  Sfax,  le 
13  juillet,  et  ouvrit  le  bombardement  le  lendemain.  On  ne 
put  pratiquer  une  brèche,  mais  les  compagnies  de  débar- 
quement firent  sauter  les  portes  à  coups  de  canon;  après 
un  assez  rude  combat,  un  bataillon  de  marins  commandé 
par  le  capitaine  Miot,  aujourd'hui  contre-amiral,  soutenu 


—    458    — 

par  le  bataillon  Ferré,  du  93^  de  ligne,  arbora  le  drapeau 
français  sur  la  kasbah  de  Sfax.  Nous  eûmes  12  tués  et 
50  blessés. 

Gabès  fut  prise  sans  résistance,  et  Tamiral  Conrad  crut 
devoir  faire  occuper  l'île  de  Djerba. 

C'est  alors  que  les  quatrièmes  bataillons  constitués  en 
régiments  de  marche  firent  leur  apparition  en  Tunisie.  Un 
de  ces  régiments,  commandé  par  le  lieutenant-colonel  Cor- 
réard,  ne  put  arriver  à  Hammamet  par  la  voie  de  terre;  il 
fallut  envoyer  un  petit  corps  de  débarquement  dans  cette 
ville  maritime.  On  fit  occuper  Sousse  par  trois  bataillons, 
aux  ordres  du  lieutenant-colonel  Moulin. 

Toutes  ces  petites  opérations  étaient  le  prélude  d'une 
autre,  bien  plus  importante.  Le  général  Saussier,  envoyé  en 
Tunisie  avec  une  double  mission,  fit  occuper  Tunis  par  le 
général  Logerot,  et  marcha  sur  Kaïrouan  par  le  nord,  pen- 
dant que  le  général  Etienne,  débarqué  à  Sousse,  s'y  rendait 
par  l'est,  et  le  général  Forgemol,  avec  les  troupes  de  la 
division  de  Gonstantine,  par  l'ouest.  La  colonne  Etienne 
arriva  la  première  devant  la  ville  sainte,  où  l'on  supposait 
que  le  fanatisme  musulman  allait  tenter  un  suprême  effort. 
Mais  dès  que  les  hussards  du  6^  régiment  frappèrent  à  la 
porte  de  la  ville,  qui  avait  arboré  le  drapeau  blanc,  cette 
porte  s'ouvrit,  et  le  gouverneur  tunisien  vint  remettre  les 
clefs  de  la  place  au  général  Etienne. 

Le  général  Saussier  poussa  jusqu'à  Gafsa,  pour  y  installer 
une  garnison. 

Aujourd'hui  la  Tunisie  est  parfaitement  calme;  les  Arabes 
tunisiens  sont  plus  doux  et  plus  faciles  à  conduire  que  les 
Algériens.  A  la  suite  des  événements  du  sud  tunisien,  plus 
de  soixante  mille  dissidents  s'étaient  réfugiés  en  Tripoh- 
taine,  sous  les  ordres  d'Ali  ben  Khalifa,  le  défenseur  de 
Sfax  ;  mais  Ali  ben  Khahfa  mourut,  et  le  gouvernement  turc, 
qui  soutenait  ces  dissidents  pour  s'en  servir  en  cas  d'une 
insurrection  générale  qu'il  rêvait  de  fomenter  en  Tunisie, 
cessa  de  les  secourir.  Ces  pauvres  gens  se  découragèrent, 


et  finirent  par  écouter  notre  habile  consul  de  Tripoli, 
M.  Féraud;  ils  acceptèrent  Taman  que  leur  offrit  le  général 
tunisien  Allegro,  et  rentrèrent  peu  à  peu  sur  le  territoire  de 
la  régence. 

En  septembre  1881,  nous  avions  en  Tunisie  46  quatrièmes 
bataillons  d'infanterie,  5  bataillons  de  chasseurs  à  pied,  et 
l'équivalent  de  6  régiments  de  cavalerie.  Toutes  ces  troupes 
furent  retirées  successivement.  On  vient  même  d'enlever  de 
Tunisie  les  derniers  bataillons  de  ligne,  et  le  corps  d'occu- 
pation est  réduit  à  une  simple  brigade  formée  du  4°  zouaves, 
du  4^  tirailleurs  créé  en  1885,  du  4®  chasseurs  d'Afrique,  et 
du  4°  spahis  créé  en  1886. 

Mohamed  es  Sadok  mourut  le  28  octobre  1882.  Le  23  fé- 
vrier précédent,  M.  Paul  Cambon  était  devenu  ministre  plé- 
nipotentiaire à  Tunis,  en  remplacement  de  M.  Roustan, 
envoyé  à  Washington.  Mgr  Lavigerie,  nommé  cardinal  et 
administrateur  apostolique,  fonda,  sur  les  ruines  de  Car- 
thage,  le  collège  Saint-Louis,  et  fixa  sa  résidence  à  Tunis, 
d'où  il  rayonne  sur  l'Afrique.  L'œuvre  toute  française  de 
réminent  prélat,  qui  établit  partout  des  écoles  et  des  hôpi- 
taux, a  produit  d'excellents  résultats,  auxquels  tous  les 
vrais  patriotes  doivent  applaudir. 

Par  décret  du  23  juin  1885,  M.  P.  Cambon  (1)  fut  nommé 
ministre  résident  à  Tunis.  La  législation  qui  régit  la  régence 
est  calquée  de  très  près  sur  la  législation  française;  espé- 
rons que  cette  quatrième  province  de  l'Algérie  ne  nous  cau- 
sera dans  l'avenir  aucune  déception. 

(1)  Il  yieat  d'être  ûominé  ambassadeur  eu  Espagne  et,   a  été  rem])lacé  par 
M.  ^iassicault. 


MAROC 


Le  gouvernement  du  Maroc  est  autocratique  ;  un  empereur 
pris  parmi  les  cheurfas  alouïn,  ou  descendants  d'Ali,  gendre 
du  Prophète,  y  exerce  le  pouvoir  absolu.  Cette  définition 
implique  que  Thérédité  en  ligne  directe  peut  n'être  pas 
observée.  Généralement  le  souverain  désigne  comme  kha- 
lifa  pendant  sa  vie  un  de  ses  fils,  qui  n'est  pas  toujours 
l'aîné,  et  c'est  celui-là  qui,  d'habitude,  est  appelé  à  lui  suc- 
céder; mais  son  élévation  au  pouvoir  doit  être  ratifiée  par 
les  oulamas  ou  ulémas  (savants)  de  Fez.  Nous  avons  vu, 
dans  un  des  chapitres  de  ce  livre,  que  le  grand  chef  de  la 
confrérie  des  Mouley-Taïeb,  le  chérif  d'Ouazzan,  doit  égale- 
ment donner  son  assentiment  au  choix  du  sultan  du  Maroc. 

Le  sultan  actuel,  Mouiey  el  Hassein  ou  Mouley-Hassan,  a 
vu  ainsi  ses  droits  contestés  à  son  avènement.  Il  était  en 
expédition  au  sud-est  du  Maroc  quand  il  apprit  la  mort  de 
son  père  Sidi  Mohamed  ;  la  mahalla  (colonne  expédition- 
naire) l'acclama  immédiatement  comme  souverain,  et  il  se 
mit  en  route  pour  venir  se  faire  couronner  à  Fez. 

Mais  les  oulamas  avaient  jeté  les  yeux  sur  un  frère  du  sou- 
verain décédé;  ils  s'accordaient  àexclure  Mouiey  el  Hassein, 
favori  de  l'ancienempereur,  accusé  par  eux,  non  sans  quelque 
raison,  d'avoir  fabriqué  un  testament  apocryphe.  Mouiey  el 
Hassein  dut  subir  leurs  conditions,  et,  malgré  sa  feinte  sou- 
mission, fut  obligé  de  recourir  à  la  force  pour  vaincre  leur 
résistance.  Grâce  à  un  vigoureux  soldat,  Hadj  Mennou,  il 


—    4G1    — 

triompha  assez  facilement.  La  reconnaissance  étant  un  lourd 
fardeau  à  supporter,  Mouley  el  Hassein,  une  fois  assis  sur 
le  trône,  chercha  l'occasion  de  se  débarrasser  de  celui  qui 
lui  avait  donné  un  si  fameux  coup  de  main.  Arrêté  pour  un 
crime  imaginaire,  Hadj  Mennou  fut  condamné  à  mort;  par 
faveur  spéciale,  son  gracieux  souverain  commua  sa  peine 
en  une  détention  perpétuelle,  et,  pour  lui  ôter  sans  doute 
toute  velléité  de  fuir,  lui  fît  couper  les  mains.  Aujourd'hui, 
dans  un  cachot  de  Tétouan,  Hadj  Mennou  réfléchit  sur  la 
reconnaissance  des  souverains  orientaux. 

Depuis  douze  ans  et  plus,  Mouley  el  Hassein  est  empereur 
du  ^laroc,  reconnu  par  tous  comme  l'émir  des  croyants  du 
Moghreb.  Malgré  ce  beau  titre,  il  n'exerce  guère  plus  d'in- 
fluence sur  les  affaires  du  pays  qu'un  vulgaire  président  de 
République.  Ce  roi  absolu  règne,  mais  gouverne  peu.  Dans 
les  rares  entretiens  qu'il  a  avec  les  envoyés  des  puissances 
qui  vont  parfois  le  relancer  à  Maroc  ou  à  Fez,  il  se  montre 
attentif  et  appliqué  à  suivre  les  explications  développées 
devant  lui.  Ses  réponses  dénotent  une  certaine  puissance  de 
réflexion  et  l'entente  de  ce  qui  touche  ses  intérêts  immédiats  ; 
mais  en  matière  politique,  les  notions  de  Mouley  el  Hassein 
sont  à  peu  près  nulles.  H  ne  sait  pas  lire  les  cartes,  et  on 
l'embarrasserait  fort  en  lui  demandant  la  différence  qui 
existe  entre  la  Belgique  et  l'Allemagne,  ou  en  l'interrogeant 
sur  le  dualisme  austro-hongrois.  Pressenti  un  jour  sur 
l'établissement  d'un  chemin  de  fer,  amorce  du  chemin  de 
fer  transsaharien,  à  construire  dans  la  partie  méridionale 
de  ses  états,  outre  qu'il  devinait  un  danger  pour  lui  dans 
l'introduction  d'un  élément  civiHsateur  par  excellence,  il  ne 
pat  jamais  comprendre  les  questions  de  point  de  départ, 
point  d'arrivée  et  parcours  de  la  ligne. 

Le  gouvernement,  à  part  certaines  questions  relatives  à 
la  fabrication  de  la  poudre  et  à  l'artillerie,  questions  que 
l'empereur  se  réserve,  est  exercé  par  un  premier  ministre 
ou  grand-vizir,  secondé  par  cinq  personnages  principaux, 
tous  d'ailleurs  à  sa  dévotion.  Ce  sont  :  r  un  ministre  des 


—    462    — 

affaires  étrangères;  2°  de  la  justice;  3°  des  finances;  4°  de 
la  guerre;  5°  un  administrateur  des  biens  de  la  couronne. 

Aces  cinq  ministres  il  convient  d'en  ajouter  un  sixième, 
chargé  des  affaires  étrangères  et  en  résidence  à  Tanger 
(Tandja),  où  il  sert  d'intermédiaire  entre  le  sultan  et  les 
représentants  des  puissances. 

Il  y  a  donc  au  Maroc  an  semblant  d'organisation  qui  pour- 
rait donner  de  bons  résultats  ;  mais  tout  est  entravé  par  une 
déloyauté  et  une  rapacité  dont  rien  de  ce  qui  se  passe  ail- 
leurs, même  en  Turquie,  où  le  bakchich  est  en  pleine  florai- 
son, ne  peut  donner  la  plus  petite  idée.  Tout  le  monde 
mange  (c'est  l'expression  arabe  employée),  et  rien  ne  se 
règle  qu'avec  de  l'argent.  Les  places  sont  données  aux 
enchères,  et  occupées  par  des  gens  sans  scrupules,  qui 
volent,  pillent  et  rançonnent  à  merci.  Ce  système  dispense 
le  gouvernement  de  payer  les  employés.  En  principe,  il  est 
défendu  au  Maroc  de  manger  ;  mais  les  fonctionnaires  qui 
mangent  pour  vivre  et  s'enrichir  sont  assurés  de  l'impunité 
s'ils  payent  suffisamment  le  personnage  placéimmédiatement 
au-dessus  d'eux,  lequel  paye  à  son  tour  celui  qui  est  chargé 
de  le  surveiller. 

Les  ministres,  et  spécialement  le  grand-vizir,  reçoivent  de 
tous  les  côtés,  et  font  rapidement  des  fortunes  considérables. 
Il  est  vrai  que  souvent,  à  leur  mort,  comme  du  reste  à  celle 
des  pachas  de  province,  leurs  successeurs,  pour  complaire 
au  sultan  et  grossir  son  trésor  et  le  leur,  prennent  de  grands 
airs  indignés,  et  s'empressent  de  dénoncer  leurs  dépréda- 
tions. Tout  est  alors  confisqué,  et  les  enfants,  si  leur  père 
n'a  pas  songé  à  mettre  pour  eux  quelques  bribes  à  l'abri 
des  recherches,  restent  absolument  sans  ressources. 

Mouley  el  Hassein  parut  d'abord  animé  des  meilleures 
intentions,  et  on  espéra  un  moment  qu'il  ferait  entrer  son 
empire  dans  la  voie  du  progrès.  Mais  on  s'aperçut  vite  que 
rien  ne  serait  changé;  il  se  fatigua  de  lutter  contre  son 
entourage,  intéressé  à  maintenir  Tancien  état  de  choses. 
Comme  la  plupart  de  ses  prédécesseurs,  il  se  laissa  aller 


—    463    — 

à  la  vie  indolente  des  monarques  orientaux.  Versé  dans  la 
connaissance  du  Coran,  l'empereur  se  plaît  parfois  à  embar- 
rasser les  oulamas  ou  ulémas,  et  se  montre  savant  théolo- 
gien, ce  qui,  assurément,  ne  suffit  pas  pour  un  chef  d'empire. 
Des  plaisants  Font  dépeint  comme  un  homme  désireux  de 
s'instruire,  et  ont  prétendu  que  la  chimie  attirait  particu- 
lièrement son  attention.  La  vérité  est  qu'il  s'est  procuré 
quelques  appareils  pour  servir  à  son  amusement,  et  non 
à  son  instruction.  De  temps  en  temps,  un  serviteur  dressé 
ad  hoc  tire  des  étincelles  d'une  machine  électrique,  ou 
fait  un  mélange  détonant  ;  mais  lorsque  l'étincelle  a  jailli 
ou  que  le  mélange  détonant  a  fait  boum,  le  sultan  n'en 
demande  pas  davantage.  Les  mêmes  plaisants  ajoutent  que 
l'empereur  du  Maroc  se  livre  à  l'étude  de  l'astronomie, 
probablement  parce  qu'un  souverain  étranger  lui  a  donné 
un  télescope  à  l'aide  duquel,  de  temps  à  autre,  il  fouille  le 
ciel  pour  se  distraire  pendant  les  belles  soirées  d'été.  Mais 
on  l'embarrasserait  fort  si  on  lui  demandait  où  est  l'étoile 
polaire,  et  quelle  différence  il  y  a  entre  une  planète  et  une 
étoile. 

Confiné  dans  son  palais,  il  ignore  ce  qui  se  passe,  et 
lorsque,  par  le  plus  grand  des  hasards,  une  affaire  lui 
passe  parles  mains,  il  ne  s'inquiète  pas  de  sa  solution. 

Moins  le  pouvoir  du  sultan  est  réel,  plus  les  ministres 
qui  gouvernent  sous  son  nom  cherchent  à  lui  donner  les 
apparences  d'une  souveraineté  absolue.  Il  ne  se  montre 
jamais  qu'en  grand  apparat  ;  son  vizir  est  le  premier  à  lui 
rendre  publiquement  hommage,  et  à  affecter  vis-à-vis  de 
lui  une  humilité  qui  n'a  d'égale  que  sa  morgue  à  l'égard 
de  ses  subordonnés. 

M.  le  docteur  A.  Marcet,  qui  accompagna,  il  y  a  quelques 
années,  M.  Ordega,  ministre  de  France  à  Tanger,  dans  le 
voyage  qu'il  fit  à  Maroc  pour  présenter  à  Sa  Majesté  ché- 
rifienne  les  lettres  qui  l'accréditaient  auprès  d'elle,  nous  a 
décrit  la  réception  dont  l'ambassade  française  fut  l'objet. 
Cette  réception  eut  lieu  dans  une  immense  cour  du  Palais. 


—    464    — 

Personne  n'ayant  le  droit  de  se  présenter  à  cheval  devant 
le  sultan,  tout  le  monde,  à  Teiitrée  de  la  cour,  dut  mettre 
pied  à  terre.  Des  soldats  blancs  et  rouges,  au  nombre  de 
mille,  rangés  en  ligne,  formaient  les  côtés  d'un  rectangle 
dans  lequel  pénétra  la  mission,  pour  venir  se  placer  au 
milieu.  Après  un  moment  d'attente,  une  cinquantaine  de 
bouabs  ou  gardiens  de  la  porte  sortirent  du  palais,  au  pas 
gymnastique,  et  se  placèrent  en  ligne  devant  les  Français, 
auxquels  s'étaient  joints  des  ministres  marocains,  des 
grands  dignitaires,  des  officiers,  et  une  foule  de  person- 
nages à  burnous  et  à  turban.  Tout  à  coup  les  tambours 
battirent  aux  champs,  les  clairons  sonnèrent,  la  musique 
joua  une  marche  espagnole,  les  soldats  présentèrent  les 
armes,  et  le  sultan  parut.  Un  cri  s'échappa  de  toutes  les 
poitrines  musulmanes  :  Allah  areck  fi  ameur  Sid?ia  !  (Que 
Dieu  bénisse  les  jours  de  notre  maître  !) 

Les  bouabs  s'inclinèrent  trois  fois  jusqu'à  terre,  couru- 
rent, toujours  au  pas  gymnastique,  se  placer  à  droite  et 
à  gauche  des  rangs  des  soldats,  et  démasquèrent  ainsi  le 
sultan. 

Mouley  el  Hassein  s'avança  lentement,  gravement,  ma- 
jestueusement, abrité  sous  le  dume  d'un  immense  parasol 
rouge  au  moyen  duquel  un  serviteur  cherchait  à  protéger 
du  soleil  le  visage  de  son  auguste  maître.  Deux  autres 
serviteurs,  l'un  à  droite,  l'autre  à  gauche,  agitaient  des 
voiles  de  mousseline  autour  de  la  tête  du  souverain,  afin 
de  le  préserver  de  l'atteinte  des  mouches.  Ces  trois  hommes 
avaient  fort  à  faire,  car  ils  étaient  à  pied,  et  l'empereur, 
seul  de  tout  son  cortège,  restait  à  cheval.  Son  cheval  était 
blanc,  tout  harnaché  de  jaune.  En  avant  marchait  le  caïd 
el  Méchouar,  maître  des  cérémonies  et  introducteur  des 
ambassadeurs,  précédé  lui-même  de  deux  hallebardiers. 
Ce  chambellan  d'un  nouveau  genre  portait,  en  guise  de  clef, 
un  long  bâton  grossier,  tordu,  noueux,  tel  qu'on  l'avaittiré 
du  buisson  qui  l'avait  fourni,  mais  que  l'on  avait  eu  soin  de 
dépouiller  de  son  écorce. 


—    465    ~ 

Immédiatement  après  l'empereur,  venaient  cinq  magni- 
fiques chevaux  harnachés  aux  couleurs  éclatantes  et  va- 
riées, que  des  piqueurs  conduisaient  à  la  main.  C'est, 
paraît-il,  l'accompagnement  obligé  du  sultan  dans  ses 
sorties  officielles.  Mais  pour  donner  toute  la  pompe  et 
tout  l'éclat  possibles  à  ce  genre  de  cérémonie,  on  a  l'ha- 
bitude d'exhiber,  avec  les  chevaux,  un  carrosse,  seul  véhi- 
cule roulant  qui  existe  au  Maroc.  C'est  un  brillant  et  volu- 
mineux coupé  vert  et  or,  présent,  dit-on,  de  la  reine 
d'Angleterre.  Ordinairement  il  est  attelé  d'un  seul  cheval, 
conduit  aussi  à  la  main. 

Le  cortège  est  fermé  par  le  grand-vizir  et  les  ministres, 
qui  se  font  alors  bien  petits.  Ces  messieurs  prennent  rang 
au  Maroc  après  les  chevaux. 

Aucun  signe  particulier,  dans  les  cérémonies  officielles, 
pas  même  un  grand  cordon,  ne  distingue  l'empereur  des 
hauts  fonctionnaires  de  sa  cour.  On  le  reconnaît  parce  qu'il 
est  seul  à  cheval  ;  mais  son  costume  est  celui  de  tout  le 
monde,  ses  vêtements  sont  à  peine  plus  fins  et  plus  légers. 
Ses  pieds  nus  sont  simplement  passés  dans  des  babouches. 

Aucune  affaire  n'est  censée  réglée  sans  le  grand-vizir  ; 
tout  doit  lui  être  soumis.  Son  avis  est  nécessaire  pour 
déplacer  deux  mulets  de  réquisition,  comme  pour  donner 
suite  à  la  réclamation  d'une  puissance  européenne.  Inutile 
de  dire  que  la  première  question  est  souvent  considérée 
comme  plus  importante  que  la  seconde,  lorsque  celle-ci 
n'est  pas  appuyée  par  la  menace  de  l'arrivée  d'une  ou 
plusieurs  frégates. 

Deux  fois  par  jour  le  sultan  vient  passer  un  moment  dans 
son  cabinet,  où  il  reçoit  les  communications  des  ministres 
et  des  principaux  personnages.  Ceux-ci  se  tiennent,  suivant 
le  temps,  soit  en  plein  air,  soit  dans  un  vestibule  ou  dans 
quelque  chambre  très  sommairement  meublée.  Beaucoup 
de  tapis  ;  quelquefois  une  table  ou  une  glace.  Dans  ce  dernier 
cas,  l'étiquette  du  marchand  qui  Ta  fournie  s'étale  en  plein 
milieu  de  la  surface  réfléchissante.  Le  long  de  toutes  les 

RÉCITS  ALGÉRIENS.  —  2«  SÉRIE.  80 


—    466    — 

pièces  régnent  des  divans.  Parfois  l'ébéniste  indigène 
cherche  à  se  distinguer  ;  dans  les  chambres  à  coucher,  on 
voit  des  tables  de  toilette  formées  de  deux  planches  de 
bois  mal  réunies,  à  peine  rabotées,  supportées  par  quatre 
pieds  mal  équarris,  mal  équilibrés,  et  percées  d'un  trou 
rond  destiné  à  recevoir  la  cuvette.  La  salle  de  réception  du 
sultan  se  trouve  au  rez-de-chaussée  de  son  palais  ;  elle  est 
spacieuse,  ses  murs  sont  blanchis  à  la  chaux,  nus,  sans 
tentures  ni  ornements.  Le  trône  est  représenté  par  un 
vieux  fauteuil  Louis  XY,  au-dessus  duquel  plane  un  dôme 
formé  de  quelques  draperies  en  cotonnade  rouge.  En  face 
de  ce  fauteuil  se  trouve  une  chaise  de  paille,  pour  le  mi- 
nistre étranger  que  le  sultan  daigne  recevoir;  le  ministre 
s'assied  seul,  mais  sa  suite  reste  debout.  Quand  le  person- 
nage n'est  pas  étranger,  la  chaise  est  retirée.  Par  une  bizar- 
rerie qui  sembla  singulière  aux  membres  de  la  mission 
Ordega,  de  chaque  côté  du  fauteuil  servant  de  trône  à  l'em- 
pereur du  Maroc  était  remisée  une  voiture,  le  fameux  coupé 
vert  et  or  de  la  reine  Victoria,  et  un  méchant  cabriolet  auquel 
on  ne  fait  pas  l'honneur  de  l'exhiber  dans  les  cérémonies 
publiques.  Il  est  probable  que  le  sultan,  ne  pouvant  se 
servir  de  voitures  dans  son  empire,  où  les  routes  font  abso- 
lument défaut,  veut  en  faire  des  ornements  de  salon. 

Nul  ne  peut  approcher  de  l'empereur  sans  passer  par 
une  sorte  de  maître  du  palais,  ayant  seul  ses  grandes  et  ses 
petites  entrées.  L'importance  de  ce  personnage  se  devine  : 
il  lui  serait  facile  d'éclairer  le  sultan  sur  la  véritable  situa- 
tion de  l'empire  ;  mais  il  lui  faudrait  entrer  en  lutte  ouverte 
avec  les  ministres,  et  se  créer  ainsi  des  inimitiés  qui  devien- 
draient redoutables  à  la  mort  du  maître.  Gomme  il  nourrit, 
d'ailleurs,  le  secret  espoir  d'être  un  jour  lui-même  grand- 
^dzir  ou  premier  ministre,  il  ne  désire  point  des  réformes 
qui  le  gêneraient  à  son  tour.  Il  se  contente  d'ourdir  des 
intrigues  secrètes,  généralement  sans  grande  portée,  pour 
se  donner  parfois  la  satisfaction,  un  peu  platonique,  de 
tenir  en  échec  le  pouvoir  du  vizir. 


—    467    — 

Sous  ce  rapport,  la  cour  du  Maroc  n'est  pas  trop  arriérée  ; 
comme  toute  espèce  de  cour  européenne,  elle  offre  l'édifiant 
spectacle  de  la  rivalité  du  favori  et  du  premier  ministre. 

Malgré  les  vices  de  son  administration,  ou  peut-être  à 
cause  de  ces  vices,  le  sultan  est  toujours  l'objet  d'une 
véritable  vénération.  Le  peuple  marocain  le  croit  la  première 
victime  de  son  entourage  et  le  revêt  de  toutes  les  qualités; 
à  propos  de  n'importe  quelle  injustice,  et  Dieu  sait  s'il  y  en 
a  au  Maroc,  on  entend  dire  :  «  Ah!  si  le  sultan  le  savait!  » 
Mais  le  pauvre  sultan  n'est  informé  de  rien.  Des  milliers 
de  misérables  avaient  déjà  succombé  lors  de  la  terrible 
famine  de  1879-1880,  quand  on  vint  lui  apprendre  que  le 
peuple  n'avait  plus  rien  à  se  mettre  sous  la  dent.  Il  fit 
alors  une  réponse  dont  on  n'a  pu  nous  rapporter  les 
termes  précis,  mais  qui  ressemble  à  celle  de  cette  grande 
dame  de  la  cour  de  Louis  XIV,  qui  s'étonnait  de  ce  que 
le  peuple  n'eût  pas  encore  songé  à  remplacer  le  pain  par 
de  la  brioche.  Si  quelque  victime  d'une  grande  iniquité, 
prenant  son  courage  à  deux  mains,  entreprend  de  porter 
ses  doléances  jusqu'aux  pieds  du  souverain,  elle  a  à  lutter 
contre  mille  difficultés,  pour  l'approcher  au  moment  de 
ses  rares  sorties.  Le  réclamant  court  même  le  risque 
d'être  absolument  roué  de  coups  de  bâton  et  jeté  ensuite  en 
prison.  Si,  par  le  plus  grand  des  hasards,  un  regard  du 
maître  vient  s'égarer  sur  lui,  sa  plainte  n'aura  le  plus  souvent 
qu'un  effet  purement  platonique  ;  sa  seule  consolation  con- 
sistera à  entendre  le  magnanime  sultan  murmurer  entre  ses 
dents  :  «  Qu'on  lui  rende  justice!  »  Mais  cette  justice,  il 
l'attendra  vainement  jusqu'à  sa  mort. 

Jusqu'en  1883,  l'autorité,  dans  les  tribus,  était  tout  entière 
entre  les  mains  de  Tàamel  ou  amel  ou  pacha.  Emu  par  les 
soulèvements  partiels,  et  plus  encore  par  le  faiible  rendement 
des  impôts,  le  gouvernement  institua  auprès  de  chaque  caïd 
des  sortes  de  contrôleurs  financiers,  chargés  de  faire  l'as- 
siette de  l'impôt  et  d'assurer  la  perception.  Le  résultat  ne 
paraît  pas  devoir  répondre  à  rattentc  du  gouvernement 


—    -168    — 

marocain  ;  Fassiette  de  l'impôt  produira  certainement  un 
revenu-plus  considérable,  mais  l'augmentation  du  rendement 
ne  profitera  guère  au  trésor;  ce  sera  le  bénéfice  des  oumana 
qui,  eux  aussi,  veulent  prendre  leur  part  du  festin  ;  ils  achè- 
teront le  silence  de  Tamel  par  de  sérieuses  contributions, 
augmenteront  la  part  des  ministres,  et  tout  ira  pour  le  mieux 
dans  le  meilleur  des  empires. 

Dans  les  villes,  le  caïd  ne  détient  pas  seul  toute  l'autorité  ; 
il  a  auprès  de  lui  un  fonctionnaire,  le  m'thasseb,  qui  ne  relève 
également  que  du  sultan,  et  qui  exerce  son  action  sur  les 
marchés,  les  bazars  et  tous  les  corps  de  métiers.  Chargé 
chaque  jour  de  fixer  la  taxe  du  pain,  de  la  viande,  du  pois- 
son, de  l'huile,  du  beurre,  du  charbon,  et  à  peu  près  de  tous 
les  objets  d'alimentation  usuelle,  c'est  lui  aussi  qui  règle 
toutes  les  contestations  entre  le  marchand  et  l'acheteur, 
entre  l'artisan  et  celui  qui  l'emploie.  Inutile  de  dire  que  la 
place  est  lucrative  et  fort  recherchée,  car  tout  réclamant 
n'est  convaincu  d'avoir  raison  que  s'il  finance  le  plus  possible. 

La  liberté  commerciale  n'existe  pas  au  Maroc.  Celui  qui 
vend  du  beurre  ne  peut  vendre  du  sucre  ;  tel  ouvrier,  fabri- 
quant des  chaussures,  ne  peut  s'adresser  directement  au 
consommateur,  mais  seulement  au  marchand  de  chaussures. 

Nul  ne  peut  exercer  un  commerce  ou  une  industrie  quel- 
conque, s'il  n'est  agréé  par  le  gouvernement.  Chaque  corps 
de  métier  forme  une  corporation  ayant  à  sa  tête  un  syndic, 
et  l'on  retrouve  dans  ces  corporations  beaucoup  d'usages 
qui  rappellent  ceux  des  jurandes  et  maîtrises  du  moyen  âge. 

Puisque  ce  mot  moyen  âge  se  présente  sous  notre  plume, 
disons  tout  de  suite  que,  sous  une  foule  d'aspects,  le  Maroc 
représente  cette  époque  comme  l'histoire  nous  la  dépeint. 
Il  n'est  point  jusqu'à  la  lutte  des  grands  vassaux  contre 
l'autorité  souveraine,  qui  ne  se  reproduise  au  Maroc.  Seule- 
ment le  Richelieu  marocain  ne  se  presse  pas  d'apparaître. 
Le  pouvoir  du  sultan  est,  en  efi'et,  loin  de  s'étendre  sur  le 
Gharb  entier  ;  de  nombreuses  défaites  infligées  à  ses  troupes, 
et  même  à  sa  personne,  l'ont  rendu  fort  circonspect  vis-à-vis 


—    4G9    — 

des  tribus  berbères,  de  sorte  qu'il  ne  s'aventure  que  rarement 
à  l'est  et  au  sud  d'une  ligne  brisée  marquée  par  les  points 
suivants  :  Tétouan,  Fez,  Mékinés  (Meknès  en  arabe),  R'bat 
eu  Rabat.  ]>ou>Sad,  Maroc  et  Agadir.  Peut-être  pourrait-on 
ajouter,  au  pays  enfermé  dans  cette  ligne,  une  partie  du 
Sons,  colle  du  nord,  appelée  Tafîlalet,  ou  Tafilei,  et  Tamalat 
d'Oujda,  dans  le  voisinage  de  l'Algérie.  Sur  ces  points,  qui 
ont  tous  une  importance  spéciale,  l'autorité  impériale  est  à 
peu  près  reconnue. 

Les  tribus  berbères  jouissent  d'une  indépendance  presque 
complète  ;  elles  ne  payent  point  d'impôts  réguliers,  et  con- 
sentent à  peine  à  verser  quelques  tributs,  sous  forme  de 
cadeaux.  C'est  tout  ce  que  l'empereur  du  Maroc  est  en 
droit  d'exiger  d'elles,  et  jamais  il  ne  s'aviserait  de  leur 
demander  de  fournir  des  contingents  aux  troupes  impériales. 
De  temps  à  autre,  les  tribus  les  plus  proches  de  la  zone  que 
nous  avons  tracée  sont  obligées  de  défendre  leur  indépen- 
dance les  armes  à  la  main.  Vaincues,  elles  se  réfugient 
dans  les  montagnes  ou  se  soumettent  momentanément; 
mais  dès  que  les  forces  envoyées  contre  elles  ont  été 
retirées  ou  seulement  diminuées,  elles  retournent  occuper 
leur  ancien  territoire  et  reprennent  leur  liberté.  La  lutte 
leur  aura  coûté  quelques  têtes  et  une  partie  de  leurs  biens  ; 
mais  si  elles  ne  peuvent  rappeler  à  la  vie  ceux  qui  l'ont 
perdue,  elles  sauront  promptement  reprendre,  et  avec  usure, 
aux  tribus  soumises,  ce  que  la  guerre  leur  aura  enlevé.  Aussi 
est-ce  seulement  chez  elles  qu'on  trouve,  parmi  le  peuple, 
une  aisance  relative  et  même  un  certain  bien-être. 

L'esclavage  est  en  grand  honneur  dans  le  Maroc.  On  vend 
très  peu  d'hommes,  mais  plutôt  des  jeunes  filles.  Il  est 
vraiment  honteux  que  l'Europe  permette,  à  côté  d'elle,  ce 
monstrueux  commerce  de  chair  humaine. 


—    470    -^ 


La  division  du  Maroc  en  deux  zones,  Tune  soumise,  l'autre 
indépendante,  fait  pressentir  que  les  forces  militaires  de 
Tempire  sont  loin  d'être  aussi  solides  que  l'examen  de  la 
carte  pourrait  le  faire  supposer.  Bans  des  lettres  particu- 
lières, notre  ami  M.  Leguay,  capitaine  au  3'  zouaves, 
attaché  à  la  mission  militaire  marocaine  de  R'bat,  nous 
a  appris  à  ce  sujet  des  choses  absolument  réjouissantes. 

C'est  à  peine  si  le  tiers  de  la  population  totale  concourt, 
au  Maroc,  pour  les  charges  militaires.  Comme  TEurope,  le 
Maroc  a  été  obligé  de  répartir  ses  forces  en  deux  fractions. 
Tune  permanente,  Tautre  appelée  seulement  en  cas  de 
guerre.  Les  nécessités  financières  se  font  sentir  partout. 

L'armée  permanente,  si  toutefois  on  peut  employer  ce 
mot,  se  compose  des  contingents  fournis  par  quatre  tribus 
dites  Maghzen  ou  gouvernementales  :  Bredaïa,  Cherarda, 
Cheraga,  Bou-Akheur.  Dans  ces  tribus,  qui  sont  de  véritables 
colonies  militaires  exemptes  naturellement  d'impôts,  tout  le 
monde  doit  le  service  personnel,  depuis  l'adolescent  jus- 
qu'au vieillard.  Ce  sont  elles  qui  alimentent  à  peu  près 
exclusivement  : 

1°  Le  nombreux  personnel  employé  à  la  garde  et  au  ser- 
vice particuher  du  sultan,  c'est-à-dire  près  d'un  millier 
d'hommes  ; 

2°  Des  détachements  de  cavaliers  à  la  fois  soldats  et 
agents  du  gouvernement,  et  remphssant  à  peu  près  toutes 
les  missions  que  l'on  confiait  autrefois  aux  spahis  en  Algérie, 
environ  deux  mille  hommes; 

3°  Le  corps  des  artilleurs,  environ  huit  cents  hommes, 
chargé  non  seulement  de  l'artillerie  de  campagne,  mais 
encore  de  tout  ce  qui  incombe  en  Europe  au  génie  et  au 
train  des  équipages. 

Les  tribus  maghzen  fournissent  enfin,  chacune,  un  batail- 


—    471     — 

Ion  dont  l'effectif  varie  de  3  à  500  hommes,  bataillon  qui 
est  de  temps  en  temps  renvoyé  dans  ses  foyers,  puis  rap- 
pelé. Avec  ce  bataillon,  les  tribus  maghzen,  mais  en  temps 
d'expédition  seulement,  fournissent  un  guich  ou  corps  de 
cavalerie  indépendant,  qui  peut  atteindre  de  3  à  400  hommes. 

Outre  les  contingents  des  tribus  maghzen,  trois  bataillons 
sont  constamment  maintenus  sous  les  armes  ;  ce  sont  : 

1°  Un  bataillon  d'instructeurs,  où  entrèrent  dans  le  prin- 
cipe des  soldats  envoyés  de  Gibraltar,  il  y  a  une  dizaine 
d'années,  pour  enseigner  les  manœuvres  de  l'armée  an- 
glaise. Il  est  composé  actuellement  d'hommes  pris  dans 
toutes  les  tribus,  maghzen  ou  non,  et  ne  comprend  guère 
plus  de  300  hommes  ; 

2°  Un  bataillon  fourni  par  les  esclaves  du  sultan,  bataillon 
qui  constituait  ce  qu'on  appelait  autrefois  garde  noire, 
bien  déchu  aujourd'hui,  et  comprenant  à  peu  près  5  à 
600  hommes  ; 

3°  Un  bataillon  dit  du  Sous,  le  plus  important  de  tous  et 
habituellement  fort  de  12  à  1.500  hommes.  On  le  nomme 
bataillon  du  Sous,  parce  qu'il  comprend  surtout  des  gens 
de  cette  région  ;  mais  il  est  ouvert  aux  sacripants  de  toutes 
les  tribus  qui  viennent  s'y  incorporer,  avec  la  certitude  d'y 
satisfaire  leurs  goûts  d'aventures  et  de  rapine.  C'est  lui, 
en  effet,  qui  est  chargé  de  toutes  les  petites  expéditions  et 
aussi  de  toutes  les  exécutions.  Bataillon  de  coupeurs  de 
routes  et  de  coupeurs  de  têtes. 

En  joignant  à  ,ces  troupes  des  fractions  peu  importantes 
de  forces  que  nous  étudierons  tout  à  l'heure,  fractions  qui 
sont  quelquefois  mobilisées  séparément,  on  trouve  que  le 
sultan  du  Maroc,  en  temps  ordinaire,  n'a  guère  plus  de 
8.000  hommes  sous  les  armes. 

La  seconde  partie  des  forces  militaires  de  l'empire  chéri- 
fîen  se  compose  des  contingents  des  tribus  dites  nouaile  et 
des  villes. 

Les  tribus  nouaile  comprises  dans  la  zone  que  nous  avons 
décrite  plus  haut  fournissent  : 


—    472    — 

1»  un  guich  de  force  variable,  suivant  l'importance  de  la 
tribu,  mais  dépassant  rarement  200  cavaliers; 

2"  un  ou  plusieurs  bataillons  d'effectif  variable,  de  3  à 
500  hommes. 

Le  guich  n'est  levé  qu'au  moment  des  expéditions;  les 
fractions  de  la  tribu  envoient  chacune  le  nombre  de  cava- 
liers qui  leur  est  assigné,  un  pour  huit  à  dix  tentes  à  peu 
près,  et  le  caïd  en  prend  le  commandement.  Ces  cavahers 
ne  touchent  aucune  solde  ;  mais,  avant  de  partir,  chacun 
d^eux  reçoit  des  autres  tentes  un  subside  destiné  à  le  faire 
vivre,  avec  son  cheval,  pendant  toute  la  durée  de  son 
absence.  Ce  guich  est  presque  toujours  licencié  une  fois 
l'expédition  terminée;  mais  il  peut  être  mobilisé  pour  répri- 
mer des  troubles  dans  l'intérieur  de  la  tribu,  ou  pour  se 
joindre  aux  maghzen  combattant  des  troupes  insoumises. 

Le  bataillon  fourni  par  les  tribus  nouaile  est  organisé  dès 
le  temps  de  paix,  mais  n'est  généralement  appelé  que 
quelques  semaines  avant  l'expédition  ;  quelquefois  il  est 
maintenu  auprès  du  sultan  après  le  départ  du  guich,  et  peut 
comme  lui  être  mobilisé  séparément.  Les  soldats  reçoivent 
une  solde  journalière,  rognée,  bien  entendu,  par  les  pachas 
et  les  chefs,  pendant  tout  le  temps  qu'ils  passent  éloignés 
ae  leurs  foyers. 

Les  villes  fournissent  un  petit  corps  d'artilleurs  et  un 
bataillon.  Le  corps  d'artilleurs  de  Tanger  est  commandé  par 
un  sergent  anglais  libéré  du  service.  Les  artilleurs  sont 
sédentaires  et  chargés  du  service  de  la  place,  ce  qui  n'est 
guère  qu'une  sinécure.  Tanger,  la  ville  maritime  la  plus 
importante  du  Maroc,  n'est  défendue  que  par  six  batteries, 
dont  l'une  est  composée  de  deux  canons  Armstrong  et  de 
deux  vieilles  pièces  lisses  en  fer.  Les  autres  batteries  n'ont 
que  de  vieilles  pièces  en  bronze  ou  en  fer  non  rayées,  et 
quelques  mortiers  antédiluviens.  B.'bat,  Salé  ne  pourraient 
résister  à  la  plus  petite  de  nos  canonnières  ;  Mazaghan  est 
entouré  de  murailles  portugaises  qu'un  coup  de  canon  ren- 
verserait; Mogador  a  pour  toute  défense  sérieuse  une  bat- 


—    473    — 

terie  de  cinq  canons  Armstrong.  Voilà  pour  les  villes  mari- 
times. Quant  à  celles  de  l'intérieur,  Fez,  Mekinès,  Maroc, 
elles  ne  sont  défendues  que  par  des  enceintes  en  pisé  et  des 
kasbahs  flanquées  de  quelques  tours  également  en  pisé. 

Bien  que  l'organisation  des  artilleurs  marocains  soit  per- 
manente, ils  ne  font  que  peu  ou  point  de  manoeuvres  et 
perdent  chaque  jour  de  leur  valeur,  qui,  paraît-il,  fut  réelle. 
Nous  avons  vu  que  le  prince  de  Joinville  rencontra  une 
résistance  sérieuse  à  Tanger  et  à  Mogador;  aujourd'hui,  ce 
que  la  flotte  française  a  fait  en  1844,  un  croiseur  médiocre 
et  une  canonnière  minuscule  en  viendraient  à  bout. 

Le  corps  des  canonniers  marocains  rappelle,  quoique  de 
très  loin,  les  canonniers  sédentaires  de  Lille  et  autres  villes 
de  France;  comme  eux,  ils  se  recrutent  surtout  dans  les 
classes  aisées  de  la  population. 

Les  bataillons  des  villes  ont  une  organisation  et  une 
existence  analogues  à  celles  des  bataillons  des- tribus,  mais 
ils  sont  appelés  encore  plus  rarement  sous  les  drapeaux. 
S'ils  se  réunissent  pour  manœuvrer,  on  ne  les  caserne 
point,  et  lorsque  la  manœuvre  est  terminée,  ils  rentrent 
chez  eux. 

L'armement  de  toutes  les  troupes  marocaines  est  aussi 
hétérogène  que  possible.  Pendant  que  les  cavaliers  des 
guichs  sont  tous  armés  de  leur  long  fusil  national  à  pierre, 
certains  cavaliers  de  l'entourage  du  sultan  ont  des  carabines 
Winchester  à  répétition  ;  pendant  que  sur  la  côte  on  peut 
voir  en  batterie  de  vieux  canons  en  fer  et  en  bronze  espa- 
gnols ou  portugais  du  xvii''  ou  du  xvi°  siècle,  avec  quelques 
Armstrong,  on  trouve  à  Fez,  à  côté  de  canons  de  même 
provenance,  de  vieilles  pièces  de  4  de  montagne  françaises 
et  quelques  canons  Krupp.  Presque  tous  les  modèles  de 
canons  et  de  fusils  modernes  sont  représentés  au  Maroc, 
et  en  puisant  dans  les  divers  corps  ou  dans  les  diff'ércntes 
batteries,  on  monterait  facilement  un  musée  presque  aussi 
riche  que  celui  de  Saint-Thomas  d'Aquin.  Disons  toutefois 
que  ce  qui  domine  dans  l'infanterie,  c'est  le  fusil  à  piston 


—     474     — 

américain  Peabody,  dont  un  gros  stock  fut  acheté  après  la 
guerre  de  sécession. 

Malgré  les  efforts  faits  par  le  sultan  actuel,  l'instruction 
de  toutes  ces  troupes  reste  à  l'état  rudimentaire.  Les  ins- 
tructeurs venus  de  Gibraltar,  placés  sous  les  ordres  d'un 
ex-sous-lieutenant  de  Tarmée  anglaise,  ont  répandu  dans  les 
bataillons  d'infanterie  quelques  notions  que  Tindifférence  ou 
plutôt  la  mauvaise  volonté  de  tous  les  gradés  sont  en  train 
de  faire  disparaître. 

A  la  suite  de  l'entrevue  d'Oiijda,  en  1877,  le  sultan  de- 
manda au  gouvernement  français  une  mission  composée 
de  deux  officiers  et  de  quatre  sous  officiers  d'infanterie, 
d'un  officier  et  d'un  sous-officier  d'artillerie,  pour  organiser 
et  instruire  quelques  bataillons  et  toute  l'artillerie.  La  pre- 
mière année,  les  résultats  obtenus  furent  assez  satisfaisants  ; 
mais  ensuite  les  influences  antiprogressives  reprirent  le 
dessus,  et  depuis  son  arrivée,  la  mission  dut  se  contenter  de 
faire  maintenir  les  manœuvres  françaises  dans  cinq  batail- 
lons et  dans  l'artillerie.  Tous  les  efforts  de  nos  officiers  et 
sous-officiers  pour  arriver  à  une  organisation  régulière 
ont  échoué.  Et  cependant,  outre  la  mission  française  et  les 
instructeurs  de  Gibraltar,  le  sultan  disperse  un  assez  grand 
nombre  de  jeunes  gens  qu'il  envoie  chaque  année  chez 
les  diverses  puissances  européennes,  pour  y  apprendre  nos 
manœuvres;  mais  au  lieu  d'être  pour  les  idées  civiHsatrices 
des  auxihaires  utiles,  ces  malheureux,  à  leur  retour,  sont 
tous  mis  à  l'index  et  soupçonnés  de  pactiser  avec  les  infi- 
dèles ;  on  les  relègue  dans  des  positions  infimes,  où  le  peu 
qu'ils  ont  appris  ne  leur  sert  absolument  à  rien. 

Tant  que  le  personnel  chargé  d'organiser  ou  d'instruire 
ne  sera  pas  investi  de  pleins  pouvoirs,  aucun  progrès  ne 
pourra  être  réahsé.  Le  ministre  de  la  guerre  et  à  peu  près 
tous  les  chefs  de  bataillon  (il  n'existe  pas  de  grade  plus 
élevé  là-bas)  n'ont  aucune  idée  de  ce  que  peut  être  l'instruc- 
tion militaire  ;  ils  se  montrent  donc  absolument  opposés  à 
toute  réforme  qui  ne  peut  que  faire  ressortir  leur  infério- 


--    475    ^ 

rite.  Masquant  la  véritable  raison  de  leur  opposition  sous 
les  apparences  d'un  attachement  fidèle  aux  vieilles  coutu- 
mes musulmanes,  ils  arrivent  facilement  à  paralyser  tous 
les  efforts.  Comment  un  vrai  croyant  résisterait-il  à  cet 
argument  péremptoire  :  que  les  compagnons  du  Prophète 
ne  connaissaient  pas  les  manœuvres,  et  cependant  rempor- 
taient des  victoires  ? 

Inutile  de  dire  que  rien  dans  Tarmée  marocaine  ne  rap- 
pelle, même  de  très  loin,  l'administration  et  les  institutions 
militaires  ;  personne  ne  soupçonne  ce  que  peut  être  l'inten- 
dance, avec  son  cortège  de  services  administratifs.  Un  sol- 
dat nouvellement  incorporé  reçoit  un  fusil  sans  qu'il  soit 
tenu  compte  si  ce  fusil  est  d'un  modèle  différent  des  fu- 
sils en  usage  dans  le  bataillon  ;  on  en  est  arrivé  ainsi  à 
voir  dans  les  bataillons  cinq  ou  six  modèles  d'armes.  Quel- 
quefois la  recrue  reçoit  un  habillement,  et  pas  toujours 
complet;  le  ministère  de  la  guerre  marocain  a  considéra- 
blement simplifié  le  système  de  la  chaussure  :  les  hommes 
vont  pieds  nus,  et  ceux  qui  peuvent  économiser  quelque 
chose  sur  leur  maigre  solde  s'achètent  des  babouches. 
Avec  cette  solde  dont  on  lui  vole  généralement  la  moitié, 
le  soldat  marocain  doit  subvenir  à  tous  ses  besoins.  Il  est 
donc  réduit  pour  vivre,  en  garnison  comme  en  expédition, 
à  exercer  toutes  sortes  d'industries,  dont  la  plus  lucrative 
est  nécessairement  le  vol.  Malade,  on  le  laisse  sans  soins; 
blessé,  on  l'abandonne  sur  les  chemins  ;  estropié  ou  infirme, 
on  le  jette  à  la  merci  de  la  charité  pubhque.  Il  n'y  a  que 
lorsqu'il  est  mort  qu'on  a  pour  lui  quelques  attentions  ;  on  ne 
laisse  pas  son  cadavre  sans  sépulture,  parce  que  la  loi  du 
Coran  le  défend.  Tout  le  travail  administratif  du  chef  d'unité 
se  borne  à  toucher  et  à  distribuer  la  solde  ;  tous  ses  soins 
s'appliquent,  en  la  touchant,  à  grossir  l'effectif  à  l'aide  de 
passe-volants,  et  en  la  distribuant,  à  rogner  le  plus  possible. 

Le  recrutement  est  livré  à  l'arbitraire  le  plus  absolu  ; 
tout  ce  qui  a  un  appui  quelconque,  tout  ce  qui  peut  donner 
quelques  douros,  est  naturellement  exempt  du  service.  Mais 


—    476    — 

le  malheureux  à  qui  personne  ne  s'intéresse  est  pris,  quels 
que  soient  son  âge  et  ses  infirmités.  Une  fois  incorporé,  il 
est  soldat  jusqu'à  sa  mort.  A  côté  d'un  enfant  de  moins  de 
quinze  ans,  on  aperçoit  souvent  un  vieillard  de  plus  de 
soixante,  et  il  n'est  pas  rare  de  voir  un  boiteux  guider  un 
de  ses  camarades  à  peu  près  aveugle.  Dans  ces  conditions, 
les  désertions  sont  nombreuses,  et  les  effectifs  présentent 
forcément  des  variations  considérables  qui  font  la  fortune 
du  chef. 

La  hiérarchie  des  grades  est  la  suivante  :  mokaddem 
(sous-oflîcier),  caïd  el  mia  (chef  de  compagnie),  caïd  el  rha 
(chef  de  bataillon  ou  de  guich).  L'avancement  n'est  soumis 
à  aucune  règle  ;  tel  qui  est  soldat  aujourdliui  peut  être 
demain  caïd  el  mia.  Un  soldat  dénonce-t-il  son  caïd  el  mia, 
qui  a  touché  une  solde  supérieure  à  son  effectif?  immédia- 
tement le  caïd  el  mia,  dépouillé  de  ses  vêtements,  est  bâ- 
tonné,  et  le  dénonciateur,  revêtant  ses  effets,  est  nommé  à 
sa  place.  Le  dénoncé  a  quelquefois  la  ressource  d'hériter 
de  la  défroque  du  dénonciateur,  s'il  n'y  a  pas,  à  point  nommé, 
un  juif  pour  l'acheter.  Le  plus  souvent  les  gradés  sont  pris 
parmi  les  parents  ou  les  clients  des  gouverneurs  de  province 
ou  pachas. 

La  justice  militaire  n^existe  point;  les  assassinats,  les 
vols  sont  punis  comme  les  simples  fautes  disciplinaires  ;  le 
bâton  ou  la  chaîne  sont  les  moyens  de  répression  employés. 

En  cas  de  réunion  de  plusieurs  bataillons,  un  des  caïds 
el  rha,  n'importe  lequel,  prend  le  commandement  de  ses 
collègues  ;  c'est  là  de  la  hiérarchie  simplifiée  !  Quand  les 
troupes  réunies  présentent  un  effectif  tant  soit  peu  élevé, 
le  sultan  investit  du  commandement  un  des  caïds  des  tribus 
maghzen  ou  l'un  de  ses  parents,  qui  reçoit  le  titre  de  chef 
de  la  colonne  (kebir  el  mahalla).  Si  le  sultan  fait  partie  de 
l'expédition,  c'est  naturellement  lui  qui  en  est  le  chef;  le 
ministre  de  la  guerre  commande  alors  à  toute  l'infanterie, 
une  sorte  de  grand-maître  à  l'artillerie,  et  chaque  caïd  à 
son  guich. 


—    477    — 

C'est  ainsi  qu'est  organisée  l'expédition  qui,  tous  les  deux 
ans,  parcourt  le  pays  situé  entre  Fez  et  Maroc,  lorsque  le 
sultan  change  de  résidence. 

Rien  de  curieux  comme  le  spectacle  qu'offre  alors  cette 
foule  de  dix,  douze  ou  quinze  mille  hommes,  avec  un  nombre 
presque  égal  d'animaux,  marchant  à  travers  champs,  fai- 
sant des  haltes,  ou  s'installant  au  bivouac.  La  tactique  de 
marche  et  celle  de  stationnement,  si  controversées  dans  la 
presse  militaire  des  pays  d'Europe,  ne  sont  point  au  Maroc 
l'objet  de  la  moindre  discussic^n;  quel  que  soit  le  pays,  quelle 
que  soit  la  saison,  quel  que  soit  l'ennemi,  les  mêmes  règles 
sont  toujours  appliquées.  Le  sultan  fait  connaître  que  le 
lendemain  il  compte  aller  vers  tel  ou  tel  point.  Le  lende- 
main, en  effet,  avant  le  jour,  l'infanterie  se  met  en  marche 
dans  la  direction  indiquée  ;  une  partie  des  guichs  la  pré- 
cède, et  l'autre  s'en  va  sur  les  flancs.  Pour  toutes  les  frac- 
tions, l'ordre  de  marche  est  invariable.  Enfin,  le  sultan  part, 
encadré  par  les  gens  préposés  à  sa  garde  et  employés  à 
son  service,  et  précédé  de  l'artillerie.  Il  marche  au  milieu 
d'un  vaste  espace  laissé  libre,  ayant  devant  lui  sa  musique 
et  six  chevaux  tenus  en  main,  entouré  de  serviteurs,  Tun 
chargé  d'un  vaste  parasol,  les  autres  de  chasse-mouches. 
Derrière  lui  se  presse  la  foule  des  personnages  ressortissant 
aux  divers  ministres,  écrivains,  khrodjas  et  employés  de 
tous  ordres. 

Equipages,  marchands,  femmes  se  dispersent  entre  les 
éléments  de  cette  armée.  Tout  va  bien  tant  qu'on  est  en 
plaine,  mais  si  l'on  arrive  à  un  passage  de  défilé  ou  de  ri- 
vière, c'est  un  tohu-bohu  dont  aucune  description  ne  peut 
donner  l'idée. 

Le  sultan  ne  s'aperçoit  point  de  ce  désordre  ;  dès  que  la 
musique  signale  son  approche,  chacun  s'élance  à  droite  et 
à  gauche  pour  lui  livrer  passage,  et  malheur  au  retardataire, 
qui  est  roué  de  coups,  lui  et  sa  bête,  et  jeté,  s'il  ne  peut 
s'esquiver  à  temps,  en  dehors  du  chemin. 

L'étabhssement  du  camp  est  des  plus  simples.  L'emplace- 


—    478    — 

ment  de  la  tente  du  maître  sert  de  point  de  repère  à  toutes 
les  fractions  de  l'armée,  qui  s'installent  dans  un  ordre  inva- 
riable à  l'est,  au  sud,  à  l'ouest  et  au  nord.  Le  camp  de  la 
mahalla  forme  trois  groupes  principaux  :  celui  du  maghzen, 
celui  de  l'infanterie,  et  le  souq  ou  marché.  Les  guichs  en- 
tourent ces  trois  groupes,  remplissant  le  rôle  de  grand' 
gardes. 

Sitôt  que  le  sultan  s'est  mis  en  route,  sa  tente  est  repliée, 
chargée  et  dirigée  en  toute  hâte  vers  le  nouveau  camp,  de 
manière  à  l'y  précéder.  Quand  le  chef  du  campement  arrive 
dans  le  voisinage  du  point  où  doit  être  élevée  la  tente  de 
l'empereur,  il  cherche  l'endroit  le  plus  favorable  pour  la 
dresser,  et  quand  celle-ci  apparaît,  chacun  sait  où  se  placer; 
la  tente  de  chaque  chef  de  groupe  joue  pour  ce  groupe  le 
même  rôle  que  la  tente  du  sultan  pour  toute  la  colonne.  Le 
camp  s'établit  ainsi  très  rapidement  et  avec  une  grande 
régularité  ;  mais  il  n'entre  dans  son  établissement  aucune 
autre  préoccupation  que  celle  de  choisir  pour  le  sultan  un 
emplacement  convenable.  Tout  au  plus  cherche-t-on  à  n'être 
pas  trop  éloigné  de  l'eau. 

Il  nous  reste  à  dire  quelques  mots  de  la  façon  de  combat- 
tre de  cette  armée.  Comme,  la  plupart  du  temps,  elle  ne 
rencontre  aucune  résistance  dans  les  tribus,  ses  opérations 
se  bornent  à  des  escarmouches  sur  les  flancs  de  la  colonne 
pendant  la  marche,  à  des  surprises  de  petits  détachements 
ou  de  convois,  et  à  des  pillages  dirigés  sur  des  points  où 
l'on  soupçonne  qu'ont  été  cachés  des  grains  ou  des  trou- 
peaux. Ce  n'est  que  très  exceptionnellement  qu'une  véritable 
lutte  s'engage.  Alors  les  guichs,  opérant  chacun  pour  leur 
compte,  commencent  l'action  et  se  livrent  à  des  passes 
d'armes  qui  ressemblent  plutôt  à  une  fantasia  qu'à  un  com- 
bat. Lorsqu'il  y  a  des  tués  et  des  blessés,  on  vient  en  informe-r 
le  sultan,  qui  fait  avancer  quelques  pièces  d'artillerie  et  un 
certain  nombre  de  bataillons.  Le  tout  se  met  en  marche  dans 
un  beau  désordre,  qui  n'est  pas  précisément  un  effet  de  l'art 
militaire,  mais  qui  est  puissamment  favorisé  par  Tabsence 


—    479    — 

des  grands  chefs  restés  en  arrière,  sans  doute  pour  ne 
pas  gêner  leurs  hommes.  Au  fur  et  à  mesure  que  Ton 
approche,  les  rangs  s'éclaircissent,  et  les  timorés  s'échpsent 
prudemment;  le  peu  que  l'on  a  appris  des  instructeurs  euro- 
péens est  oublié  ;  foin  de  l'école  des  tirailleurs  I  De  son 
côté,  l'artillerie  s'occupe  surtout  de  faire  du  bruit.  Peu  à  peu 
tout  se  disloque  ;  fantassins  et  artilleurs  se  mêlent  succes- 
sivement; chaque  compagnie,  chaque  batterie,  puis  chaque 
soldat,  que  seul  l'appât  du  butin,  sinon  la  discipline,  retient 
dans  le  flot  des  assaillants,  se  livre  à  sa  propre  inspi- 
ration. 

La  supériorité  du  nombre  a  généralement  raison  de  la 
résistance  ;  un  pillage  en  règle  couronne  les  opérations  ;  la 
tribu  se  rend  à  merci,  et  les  têtes,  qui  vont  garnir  les  portes 
de  Fez  et  de  Maroc,  apprennent  au  peuple  la  victoire  des 
troupes  impériales.  Si  ces  têtes  de  rebelles  ne  sont  point 
en  nombre  suffisant  pour  frapper  l'imagination,  on  y  ajoute 
quelques  têtes  de  soldats  tués,  car  on  n'y  regarde  pas  de  si 
près  au  Maroc. 

Mais  les  choses  ne  se  passent  pas  toujours  ainsi  ;  il  n'est 
point  rare  que  la  latte  ne  donne  aucun  résultat  décisif.  Alors 
le  sultan  n'insiste  pas  et  renouvelle  rarement  une  seconde 
tentative  ;  une  défaite  essuyée  entre  Fez  et  Oujda  chez  les 
Riata,  qui  ont  faiUi  s'emparer  de  sa  personne,  lui  a  enlevé 
naguère  toute  confiance.  On  cherche  et  on  trouve  facilement 
un  terrain  de  conciliation.  La  tribu  attaquée  ne  tient  pas  non 
plus,  de  son  côté,  à  prolonger  les  hostilités;  elle  dépêche 
au  sultan  des  femmes  et  des  enfants  qui  viennent  implorer 
sa  clémence  ;  quelques  têtes  de  bétail  sont  livrées,  et  les 
troupes  impériales  se  retirent,  l'oreille  basse 


* 


L'armée  impériale  ne  nous  paraît  donc  pas  bien  dang^e- 
reuse.  Il  ne  faudrait  cependant  pas  conclure  de  ce  que  nous 


—    480    — 

venons  de  dire  que  le  Maroc,  ou  pays  de  Gharb,  serait  à  la 
merci  de  quelques  bataillons  et  escadrons  européens.  En 
cas  de  guerre  avec  une  nation  européenne,  les  troupes  ré- 
gulières chérifiennes  ne  représenteraient  qu  une  faible  partie 
des  forces  avec  lesquelles  il  faudrait  compter,  car  il  est 
probable  qu'à  l'appel  du  sultan,  toutes  les  tribus  soumises 
et  insoumises  se  lèveraient,  et  ce  ne  seraient  point  les  der- 
nières qui  fourniraient  le  plus  faible  contingent.  De  tous 
côtés  afflueraient  les  combattants  ;  l'armée  dite  régulière 
serait  le  noyau  de  la  levée  en  masse  des  tribus,  et  si  une 
volonté  ferme  et  intelligente  présidait  à  l'organisation  des 
masses  armées,  les  réunissant  sous  un  commandement  uni- 
que, il  faudrait  certainement  une  grosse  armée  pour  avoir 
raison  de  leur  résistance,  ce  qui  n'arriverait  pas  dès  les  pre- 
miers jours. 

Mais  cette  hypothèse  ne  se  réalisera  pas.  Il  n'y  a  pas  de 
pays  où  la  jalousie  et  Tenvie  se  donnent  plus  librement 
carrière  ;  pas  un  marocain  n'est  capable  d'aider  son  voisin 
sans  arrière-pensée.  Les  Marocains  eux-mêmes  en  sont  si 
bien  convaincus,  qu'ils  disent  être  sous  le  coup  de  la  malé- 
diction d'un  saint  qui,  ayant  eu  à  se  plaindre  d'eux,  obtint 
du  ciel  qu'ils  ne  pourraient  jamais  s'entendre.  Et  de  fait, 
toutes  les  tribus  et  toutes  les  villes  voisines  se  détestent  à 
qui  mieux  mieux;  tous  les  individus,  jouissant  de  quelque 
pouvoir,  ont  une  foule  d'ennemis  ;  toutes  les  autorités  se 
font  entre  elles  une  sourde  guerre.  Dans  la  vie  privée,  tous 
se  réjouissent  du  malheur  d'autrui  et  donnent  raison  à  ce 
proverbe  :  «  Si  vous  voyez  un  marocain  faire  quelque  béné- 
fice, vous  pouvez  être  certain  qu'il  n'a  pas  de  compatriote 
dans  son  voisinage.  » 

Ces  divisions,  qui  favorisent  le  sultan  et  son  gouvernement 
et  les  aident  à  exercer  leur  autorité  —  divide  ut  imperes  — 
ne  s'effaceraient  même  pas  en  présence  de  l'ennemi.  De 
fait,  si  nous  avons  conquis  l'Algérie,  c'est  que  nous  avons 
opposé  l'arabe  à  l'arabe. 

On  le  vit  bien  pendant  la  guerre  contre  l'Espagne,  où  le 


—    4SI     — 

frère  du  sultan  et  les  caïds  se  jalousaient  au  point  de  ne 
jamais  s'entr'aider  ;  la  mahalla  de  troupes  régulières,  celle 
des  contingents  de  la  montagne,  celle  des  contingents 
des  tribus  de  Tintérieur,  combattaient  successivement  et 
pour  leur  propre  compte,  enchantées  des  échecs  de  leurs 
voisines. 

Le  sultan,  exerçant  en  personne  le  commandement,  pour- 
rait faire  cesser  toutes  les  dissensions  ;  mais  s'il  peut  agir 
ainsi  dans  ses  expéditions  de  courte  durée ,  toujours  à 
proximité  de  Fez  ou  de  Maroc,  il  ne  saurait  plus  le  faire 
dans  une  guerre  qui  le  retiendrait  pendant  des  mois  à  une 
des  extrémités  de  son  empire.  Il  craindrait  trop  que  quelque 
compétition  ne  surgît  dans  Tune  des  deux  capitales,  où  un 
rival  n'aurait  qu'à  se  faire  consacrer  empereur.  Il  lui  fau- 
drait d'ailleurs  une  énergie  et  des  connaissances  impossibles 
à  trouver  chez  les  descendants  dégénérés  de  Mahomet. 

L'empire  marocain  est  donc  appelé  à  disparaître  dans 
un  avenir  plus  ou  moins  rapproché.  Trois  puissances,  la 
France,  l'Angleterre  et  l'Espagne,  observent  les  progrès 
de  la  décomposition  de  l'empire  chérifien,  et  se  surveillent 
entre  elles.  De  ces  trois  puissances,  la  France  est  certai- 
nement celle  pour  qui  la  conquête  serait  chose  facile.  L'Al- 
gérie deviendrait  pour  elle  une  base  d'opération  excellente, 
et,  la  situation  de  cette  deuxième  France  lui  ouvrant  une 
route  d'invasion,  une  armée  française  pourrait  rapidement 
occuper  la  ligne  Oujda-Fez-R'bat,  couper  le  pays  en  deux 
ti'onçons,  et  prendre  l'offensive  successivement  au  nord  et 
au  sud.  Notre  renom  militaire,  bien  qu'affaibli  auprès  du 
gouvernement  et  dans  les  classes  supérieures,  par  nos  dé- 
faites de  1870,  est  encore  intact  dans  les  tribus,  auxquelles 
la  bataille  d'Isly^  a  laissé  une  impression  aussi  vivace  qu'au 

1.  Chose  singulière  !  Les  Marocains,  de  cette  bataille  d'isly,  n'ont  gardé  que 
le  souvenir  du  général  Lamoricière.Oa  les  étonne  fort,  quand  on  leur  apprend  que 
le  général  en  chef  s'appelait  Bugeaud.  La  bataille  d'isly  n'est  connue  au  Maroc 
que  sous  le  nom  de  bataille  de  Bou-Haraoïia.  C'était,  on  s'en  souvient,  le  nom 
de  Bou-Haraoua  (le  père  la  Trique,  l'homme  au  bâton)  que  les  Arabes  donnaient 
au  général  de  Lamoricière. 

lŒGITS   ALGÉRIENS.   —  2<-   SÛUIE  31 


—    482    — 

premier  jour.  La  conquête  récente  de  la  Tunisie,  la  défaite 
de  Bou-Amema,  la  belle  apparence  des  troupes  d'Algérie 
qui  frappe  les  nombreux  travailleurs  que  le  Maroc  envoie 
dans  la  province  d'Oran,  l'apparition  assez  fréquente  de  fré- 
gates françaises  dans  les  eaux  de  Tanger,  les  relations 
commerciales  de  plus  en  plus  fréquentes,  maintiennent  dans 
le  peuple  l'opinion,  conçue  en  1844,  pour  la  première  fois, 
de  notre  force  et  de  notre  puissance.  C'est  avec  des  senti- 
ments de  défiance  et  même  de  crainte  que  les  contingents 
marocains  engageraient  la  lutte  contre  nous  ;  les  premiers 
succès  des  armes  françaises  provoqueraient  certainement 
de  nombreuses  défaillances. 

L'Espagne  est,  au  contraire,  particulièrement  mal  jugée. 
Les  Marocains  disent  volontiers  d'elle  que  c'est  la  lie  des 
nations  [quella  senous).  C'est  d'ailleurs  l'ennemi  hérédi- 
taire, dont  on  se  raconte  les  défaites  et  dont  on  a  oublié  les 
victoires.  La  guerre  de  1860  n'a  pas  servi  de  leçon;  c'est 
la  trahison  seule  qui  eut  raison  des  musulmans.  La  reine 
Isabelle  en  personne  est  venue  acheter  à  prix  d'or  les 
caïds  et  même  un  frère  du  sultan  ;  les  Espagnols  sont 
entrés  dans  Tétouan  par  surprise  ou  trahison,  au  moment 
où  ils  allaient  être  jetés  à  la  mer.  Telle  est  la  façon  dont 
on  écrit  l'histoire  au  Maroc.  Cette  mauvaise  opinion  est 
confirmée  par  l'aspect  des  présidios,  Ceuta,  Melilla,  Alhu- 
cemas,  etc.,  où  les  Espagnols  ont  installé  des  bagnes  et 
leurs  troupes  discipUnaires  ;  par  la  mauvaise  tenue  d'une 
foule  de  malheureux  qui  viennent  dans  les  villes  maritimes, 
dénués  de  toutes  ressources,  pour  tenter  la  fortune  ;  par  la 
diminution  constante  des  relations  commerciales  ;  par  la 
disparition  à  peu  près  complète  du  pavillon  espagnol  sur 
la  côte.  Les  Marocains  salueraient  tous  avec  enthousiasme 
une  guerre  contre  l'Espagne,  qui  aurait  fort  à  faire  si  elle 
voulait  occuper  le  pays.  Une  telle  entreprise  est  au-dessus 
de  ses  forces. 

La  question  des  Carolines  a  eu  pourtant  son  contre-coup 
au  Maroc  ;  l'impression  qu'elle  y  a  produite  a  été  -profonde 


—    483    — 

dans  les  régions  gouvernementales,  où  Ton  est  plus  fixé 
sur  la  puissance  de  l'Allemagne  que  dans  les  classes  popu- 
lai'res.  Le  peuple  ne  fait  pas  de  diflérence  entre  l'Allemagne 
et  la  Belgique  ;  en  haut  lieu,  on  se  montra  assez  inquiet  de 
l'intérêt  tout  particulier  que  la  presse  allemande  prenait 
aux  affaires  du  Maroc.  On  fut  assez  surpris  que  l'Espagne 
donnât  une  leçon  à  la  redoutable  Allemagne. 

L'Angleterre  est  considérée  au  Maroc  comme  un  peuple 
de  marchands  et,  malgré  le  voisinage  de  Gibraltar,  sa  puis- 
sance militaire  est  peu  connue.  Il  a  fallu  le  bombardement 
d'Alexandrie  et  l'expédition  contre  le  Mahdi,  pour  apprendre 
au  marocain  que  l'anglais  pouvait  faire  autre  chose  que 
trafiquer.  La  chute  de  Khartoum  et  l'échec  de  lord  Wol- 
seley  ont  été  considérés  comme  de  grandes  victoires  rem- 
portées par  les  vrais  croyants  sur  les  infidèles,  et  on  a  peine 
à  croire,  au  Maroc,  qu'il  y  a  encore  des  Anglais  qui  foulent 
le  sol  de  l'Egypte. 

Le  gouvernement  apprécie  davantage  la  nation  anglaise. 
Il  croit,  l'aveugle,  qu'il  peut  compter  sur  sa  protection 
désintéressée,  comme  si  le  désintéressement  était  une  vertu 
britannique!  Aussi  prend -il  volontiers  conseil  des  diplo- 
mates anglais  dans  ses  relations  avec  les  autres  puissances. 
Gomme  ces  diplomates  n'ont  naturellement  en  vue  que 
l'intérêt  de  leur  pays,  c'est  certainement  à  cause  d'eux  que 
les  idées  nouvelles  ne  font  pas  leur  chemin  dans  cette 
malheureuse  contrée. 

Terminons  en  disant  quelques  mots  sur  le  rôle  que  jouent 
au  Maroc  les  ministres  que  les  puissances  étrangères  entre- 
tiennent à  Tanger.  Il  n'y  a  pas  de  tribunaux  là-bas,  et  le 
gouvernement  est  responsable  des  préjudices  causés  aux 
nationaux  étrangers.  Comptant  alors  sur  l'appui  des  repré- 
sentants de  leur  nation,  beaucoup  de  commerçants  s'en- 
gagent dans  les  affaires  les  plus  douteuses,  sans  se  soucier 
aucunement  de  la  solvabilité  de  leur  client;  d'autres,  encore 
moins  honnêtes,  recherchent  des  clients  insolvables,  sûrs 
que  le  gouvernement  marocain  payera  toujours.  On  voit 


—    484    — 


même  des  trafiquants  de  toute  nation,  vraiment  dignes  du 
bagne,  rechercher  des  débiteurs  fictils  ou  complaisants. 
L'honnêteté  la  plus  élémentaire  exige  de  mettre  un  terme 
à  des  abus  scandaleux,  résultats  du  système  de  responsa- 
bilité à  outrance  imposé  au  gouvernement  du  Maroc. 


ÉPHÉMÉRIDES 

(1848-1882) 


9  septembre  1848.  —  Le  général  Charon  prend  le  gouvernement  de  l'Algérie 
après  les  généraux  Cavaignac,  Changarnier'et  Marey. 
28  novembre  1849.  —  Assaut  de  Zaatcha. 

22  octobre  1850.  —  Le  général  d'Hautpoul  remplace  le  général  Charon 
8  mai  1851.  —  Le  général   Saint-Arnaud  entame  son  expédition  de  petite 

Kabylie. 
11  décembre  1851.  —  Le  général  Randon  est  nommé  gouverneur-général  de 

l'Algérie. 
4  décembre  1852.  —  Assaut  de  Laghouat. 
18  mai  1853.  —  Expédition  des  Babors. 

3  décembre  1854.  —  Reddition  de  Mohamed  ben  Abdallah,  chérif  d'Ouargla. 
2  juin  1855.  —  Expédition  de  Kabylie. 

10  juillet  1856.  —  Expédition  de  Kabylie, 

17  mai  1857.  —  Dernière  expédition  de  Kabylie, 

14  juin  1857.  —  Fondation  de  Fort-Napoléon. 
25  juin  1857.  —  Combat  d'Ichériden. 

28  juin  1857.  —  Soumission  des  tribus  kabyles. , 
2  mars  1864.  —  Insurrection  des  Ouled  Sidi  Cheikh. 

15  mars  1864.  —  Destruction,  à  Aouïnet-bou-Beker,  de  la  colonne  Beauprctre. 
22  mai  1864.  —  Mort  du  maréchal  Pélissier. 

l»""  septembre  18G4.  —  Le    maréchal  de   Mac-Mahon  est  nommé   gouverneur- 
général  de  l'Algérie. 
30  septembre  1864.  —  Désastre  de  la  colonne  Jollivet  à  El  Béida 
l^""  octobre  1864,  —  Nouveau  désastre  à  El  Kheider. 

11  octobre  1864.  —  Combat  de  Titenyahia. 

4  février  1865.  —  Combat  de  Garat-Sidi-Cheikh. 
8  avril  1865,  —  Combat  de  Chellala, 

16  mars  1866.  —  Combat  d'Aïn-el-Attab. 
1"  février  1868.  —  Combat  d'El  Meharoug 
15  mais  1870.  —  Expédition  du  Marcc 

15  avril  1870.  —  Combat  de  l'Oued  Guir. 


—    486     — 

25  avril  1870.  —  Assaut  d'Aïn-Chaïr. 

12  juillet  1870.  —  Le  maréchal  de  Mac-Mahon  part  pour  la  campagne  du  Rhin 

31  octobre  1870.  —  M.  Didier  remplace  le  général  AValsin-Esterhazy. 

15  janvier  1871.  —  M.  du  Bouzet,  commissaire  extraordinaire  de  la   Répu- 

blique en  Algérie,  est  remplacé  par  M.  Alexis  Lambert. 

29  mars  1871.   —  L'amiral   de   Gueydon    est   nommé   gouverneur-général  de 

l'Algérie. 
2  avril  1871.  —  L'insurrection  proclamée  dans  la  Medjana. 

10  avril  1871.  —  L'insurrection  proclamée  en  Kabylie. 
22  avril  1871.  —  Sac  du  village  de  Palestro. 

11  mai  1871.  —  Déblocus  de  Tizi-Ouzou. 

16  juin  1871.  —  Déblocus  de  Fort-National. 

2  janvier  1872.  —  Le  général  de  Lacroix  entre  à  Tuggurt. 
20  décembre  1872.  —  Expédition  d'El  Goléa. 

17  mars  1873.  —  Le  général  Chanzy  nommé  gouverneur-général  de  l'Algérie. 
8  mai  1876.  —  Révolte  de  l'oasis  d'El  Amri. 

2S  avril  1879.  —  M.  Albert  Grévy  vient  remplacer  le  général  Chanzy. 
2  juin  1879.  —  Insurrection  des  Aurès. 
10  juin  1881.  —  Insurrection  du  sud  oranais  et  massacres  de  Saïda. 

18  juillet  1881.  —  Combat  de  Chellala. 

30  novembre  1882.  —  Annexion  du  M'zab  à  la  France, 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages. 

Chapitre  premier.  —  Eflet  produit  pai-  la  Révolution  de  1848  en  Algérie. 

—  Insurrections  locales.  —  Reddition  d'Ahmed  bey.  —  La  guerre  sainte 
prêchée  ouvertement.  —  Les  Biskris.  —  Bou-Zian  et  le  lieutenant  Se- 
roka.  —  Le  colonel  Carbuccia  devant  Zaatcha.  —  Siège  de  Zaatcha.  — 
Le  colonel  Canrobert.  —  Assaut.  —  Le  caporal  Parcheris.  —  Le  cho- 
léra. —  Bou-Zian  et  le  commandant  Lavarande.  —  Les  Chérifs.  — 
Bou-Aoud,  Mouley-Brahim,  Bou-Baghia.  —  Histoire  de  Bou-Baglila. 
La  colonne  de  la  neige.  —  Fin  piteuse  de  Bou-Baghla.  —  Confréries 
religieuses  musulmanes.  —  Les  prestidigitateurs-chérifs.  —  Les  Der- 
kaouas.  —  La  légende  de  Chadeli  et  le  café.  —  L'expédition  de  Kabylie 
en  1851.  —  Le  récit  d'un  turc.  —  Le  bey  Osman.  —  Le  général  Saint- 
Arnaud.  —  Saute,  monsieur  Auriol  !  —  Le  rocher  du  10<=  de  ligne.  — 
Le  commandant  Valicon.  —  La  secte  des  Snoussi.  —  Mohamed  ben 
Abdallah  k  Ouargla.  —  Un  sultan  acheté  contre  son  poids  de  poudre 
d'or.  —  Mohamed  ben  Abdallah,  sultan  d'Ouargla.  —  Les  razzias.  — 
Laghouat.  —  Le  général  Yusuf.  —  Le  général  Pélissier.  —  L'assaut 
de  Laghouat.  —  Mort  du  général  Bouscarin.  —  Le  général  Pélissier 
h.  l'oued  Riah.  —  Sa  jeunesse.  —  Espagne,  Afrique,  Morée.  —  Le  chef 
d'état-major  du  maréchal  Bugeaud.  —  Crimée.  —  Echec  à.  la  tour!  — 
Portrait  du  maréchal  Pélissier.  —  Légendes  qui  ont  couru  à  son  sujet. 

—  Le  commandant  Cassûigne 1 

CiiAPiTPvE  II.  —  Les  Ouled  Sidi  Clicikh.  Si   Hamza,  —  Nouveau  procédé 
de  couchage.  —  N'gouça.  Combat  de  N'gouça.  Mohamed  bon  Abdallah. 

—  Ouargla.  Tuffgurt.  Les  oasis  de  l'oued  Pi.'jr.  Les  puiti  artésiens.  — 
Les  dunes.  Le  Souf.  Eiskra.  —  La  Kabylie.  Un  peu  d'histoire.  Le  roi 
de  Kokou.  —  Aspect  de  la  Kabylie.  Panorama  de  Fort-\;aioiial.  Les 
villages  kabyles.  Le  montagnard.  Société  kabyle.  Les  çofs.  Colons  et 
Kabyles.  La  fausse  monnaie  des  Beni-Yenni.  —  La  conquèt-;.  L'armée 
expéditionnaire.  Le  convoi.  Le  train.  Les  zouaves  sœurs  de  charité. 
Les  Beni-Raten.  Fort-National.  Combat  d'Icheridea.  —  Une  prophé- 
tesse  kabyle.  Les  Illilten.  Diplomatie  kabyle.  LaJla  Fatma.  Une  prê- 
tresse de  théâtre.  La  femme  dans  la  société  kabyle.  Mariage,  poly- 
gamie et  divorce.  —  Le  kabyle  monoga.iie.  Les  marabo\its.  La  Ziara. 
Les  marabouts  des  Beni-Djennad  et  des  M'caOdalJa.  Supersuiiuns.  La 


—    488    — 

démon  Lazerour.  Les  amulettes.  Sorciers  et  chercheurs  de  trésors. 
Médecins  et  charlatans.  L'anaya  kabyle.  —  Le  conquérant  de  la  Kabylie. 
La  conduite  de  Grenoble.  Randon,  colonel  du  2*  chasseurs  d'Afrique. 
Le  général  Randon  à  Bône  et  à  Metz.  Le  général  Randon,  ministre  de 
la  guerre,  puis  gouverneur-général  de  l'Algérie 78 

Chapitre  III.  —  Le  régime  civil.  Assimilation.  Cantonnements.  Bureaux 
arabes.  La  chimère  du  royaume  arabe.  —  Insurrection  des  Ouled  Sidi 
Cheikh.  Beauprêtre.  La  légende  de  Sidi  Cheikh.  La  baraka.  Les  nègres. 
Si  Hamza  et  ses  fils.  —  Proclamation  du  général  de  Mac-Mahon.  Le 
général  Jollivet  h  El  Beida.  Sac  d'Aïn  el  Oussera.  Mort  de  Mohamed 
ben  Hamza.  La  frontière  marocaine.  —  Les  indigènes  au  service  de  la 
France.  Engagements.  Spahis.  La  chanson  des  spahis.  Les  goums.  Le 
t-urco.   Types  de  turcos.  Les  sergents  de  turcos.  Les  turcos  au  camp. 

—  La  chanson  du  turco.  Le  commandant  Bourbaki.  Bourbaki  colonel 
de  zouaves.  Bourbaki  en  Crimée,  en  Italie.  Bourbaki,  l'impératrice, 
Bazaine  et  Régnier.  Armée  du  nord.  Armée  de  l'est.  Disgrâce 168 

Chapitre  IV.  —  Voyage  de  Napoléon  III  en  Algérie.  Bou-Farik,  Médéa, 
Biskra.  La  légende  d'El  Kantara.  —  L'empereur  chez  les  Trappistes. 
Histoire  de  la  Trappe  de  Staouèli.  Soult,  Bugeaud,  Dom  François 
Régis.  Colonisation  par  les  moines  travailleurs.  —  Les  Trappistes  et 
les  généraux  d'Afrique,  Yusuf,  Pélissier.  —  La  famine  de  1867-1868. 
M.  Rouher.  Horreurs.  Scènes  d'anthropophagie.  Les  chefs  arabes.  Les 
secours.  La  mortalité.  Les  orphelins  arabes  et  l'archevêque  d'Alger. 

—  L'agriculture  indigène  en  Algérie.  L'eau.  Les  barrages  du  Hodna. 
La  terre  arch  et  la  terre  azel.  Les  travaux  hydrauliques  des  Romains 
et  les  chauves-souris  microscopiques.  —  Apaisement  de  l'insurrection 
des  Ouled  Sidi  Cheikh,  Si  el  Ala  et  le  colonel  de  Sonis.  Expédition  du 
général  de  Wimpffen  au  Maroc.  Le  lieutenant  de  Rodellec  et  Si  Larbi. 
Khenatza  et  Aïn-Chaïr.  —  Départ  de  l'armée  d'Afrique  pour  la  guerre 
de  1870.  Le  maréchal  de  Mac-Mahon.  Les  Mac-Mahon  d'Irlande. 
Mouzaïa  et  Constantine,  Malakoflf  et  Magenta.  R,eichshofifen  :  les  respon- 
sabilités. La  guerre  civile.  Le  septennat.  Mac-Mahon  et  la  loi  de 
sûreté  générale.  Un  fondateur  de  la  République  malgré  lui 224 

Chapitre  V.  —  L'Algérie  en  1870.  Les  clubs.  Le  général  W'alsin-Ester- 
hazy.  L'amiral  Fabre  de  la  Maurelle.  M.  du  Bouzet.  M.  Alexis  Lambert. 
Naturalisation  des  Juifs.  L'insurrection  de  Mokhrani.  La  milice  de 
Constantine  à  Aïn-Yakout.  Tizi  Ouzou.  Fort-National.  Jean  du  Frêne. 
Dellys.  Les  caravansérails.  Azib-Zamoun.  L'oued  Okhriss.  Le  jeune 
Rey.  Le  zouave  Pivert.  —  Bordj-Menaïel.  M.  Canal.  Palestro.  L'abbé 
Monginot.  La  défense.  Sac  du  village.  Massacre.  Captivité  des  survi- 
vants. —  Aïn-Tagrout  et  le  capitaine  Trinquand.  —  Bou-Choucha  à 
Tuggurt.  Massacre  des  tirailleurs.  Une  histoire  de  chérif.  Le  général 
de  Lacroix.  Saïd  ben  Driss.  Capture  de  Bou-Choucha.  Sa  mort.  — 
L'amiral  de  Gueydon.  Contributions  de  guerre  et  confiscations.  Les 
Alsaciens-Lorrains  en  Algérie.  Le  général  Chanzy.  Son  administration. 
El  Amri.  Le  chérif  d'Ouazzan.  —  Jeunesse  du  général  Chanzy.  Le 
Neptune.  Saint-Cyr.  Les  zouaves.  Le  bureau  arabe  de  Tlemcen.  Expé- 
dition de  Syrie.  Diplomatie  turque.  Jérusalem.  L'armée  de  la  Loire. 
Coulmiers,  Loigny,  le  Mans.  Chanzy  et  la  Commune.  Chanzy  à  l'As- 
semblée, en  Algérie,  à  Saint-Pétersbourg,  à  Châlons.  Mort  subite.  — 


—      -JS!)      — 

L'Algérie  en  1879.  Régime  civil  absolu.  L'insurrection  des  Aurès.  Un 
type  de  chérif.  La  tin  des  Lehala.  —  Le  sud  oranais  de  1870  h  ISSl. 
Le  général  de  Gallifet  à  El  Goléa.  Bou-Amema.  Le  lieutenant  \\'ein- 
brenner.  Massacres  de  Saïda.  Le  combat  du  chott  Tigri.  —  La  légion 
étrangère.  La  nuit  glorieuse  du  23  mai  1855.  Camerone.  Les  Alsaciens- 
Lorrains  ù,  la  légion.  —  Annexion  du  M'zab  en  1882.  Anarchie  du 
pays.  Les  Kanouus  mozabites.  —  Situation  actuelle  de  l'Algérie.  La 
fusion  des  races.  L'apaisement.  Mesures  de  défense.  Les  sociétés  reli- 
gieuses. L'instruction  primaire  dans  les  tribus.  Conclusion 32() 

Tunisie 445 

Ma.roc 460 

Ephéméride.^: 485 


Bar-le-Duc.  —  Typ.  Schorderet  et  G   —  15S3, 


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Perret,  Eugène  Emile 
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Les  Frcn^ais  en  Afrique 


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