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LES JÉSUITES
ET LA
NOUVELLE-FRANCE
MAÇON, PKOTAT FREKES , IMPRIMEUKS
LES JÉSUITES
ET LA
NOUVELLE-FRANCE
AU XVIU SIECLE
D APKËS BEAUCOUP DE DOCUMENTS INEDITS
Le p. Camille de ROC HE MONTE IX
de la Compagnie de Jésus
Avec Portraits et Cartes
TOME SECOND
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PARIS
LETOUZEY et ANÉ, ÉDITEURS
17, RUE DU VIEUX-COLOMBIER, 17
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LES JESUITES
ET LA
NOUVELLE-FRANCE
AU XVIP SIÈCLE
LIVRE PREMIER
(Suite.)
CHAPITRE HUITIÈME
Etat de la Colonie Française vers 1040. — Les Iroquois ; leur situa-
tion g-éog-raphique, leur organisation sociale. — Ils font la guerre
aux Hurons, aux Algonquins et aux Français. — Prise, captivité et
délivrance du P. Jogues ; ses compagnons de captivité, René Gou-
pil, Guillaume Couture, Ahasistari, Totiri, etc. — Le P. Bressani :
sa captivité et sa délivrance. — Grand conseil aux Trois-Rivières,
où la paix se conclut. — Le P. Jogues et Bourdon chez les
Iroquois. — Troisième voyage du P. Jogues, chez les Agniers ; sa
mort et celle de son compagnon, Jean Lalande. — Reprise des hos-
tilités.
Nous avons laissé Québec en 1639, et Montréal en 1642.
A Québec, le chevalier de Montmagny a succédé à Cham-
plain, le collège des Jésuites est ouvert, Fhopital est
fondé, et le séminaire pour les filles sauvages grandit sous
la direction de Mère Marie de l'Incarnation. Sillerj se
développe, et les sauvages qui viennent s'y fixer mettent en
culture les terres environnantes. Ghampflour commande
Jés. et Nouu-Fr. — T. II. 1
— 2 —
aux Trois-Rivières et s'y fait respecter des sauvages. A
Montréal, Chomede}^ de Maisonneiive a protégé sa bour-
gade naissante d'une enceinte fortifiée ; ses quarante colons
sont en même temps soldats, défricheurs et manœuvres.
Les Jésuites desservent les chapelles de Québec, de Sillery,
de Montréal et des Trois-Rivières. Les Français ne sont
pas nombreux : on en compte trois cents environ, et
cependant la Compagnie de Richelieu est fondée depuis
plus de quinze ans.
En la formant, le grand Cardinal avait mis au premier
plan, la conquête, Tévangélisation et le peuplement de la
Nouvelle-France ; le profit commercial devait être le
moyen et la résultante de son entreprise coloniale. Tout
son système est là. Mais les Associés, soit par incurie, soit
par impuissance, soit par d'autres motifs qu'il ne nous
convient pas d'apprécier, s'éloignèrent peu à peu de l'ob-
jectif de Richelieu : ils firent passer au premier plan l'inté-
rêt commercial et reléguèrent au second la question colo-
niale.
Plus occupés des profits à retirer que des obligations à
remplir, ils se partagent de vastes seigneuries, ils exportent
du royaume à destination de la colonie des marchandises
exemptes de tous impôts et subsides, ils débarquent les
produits du Nouveau-Monde dans les ports de la Métro-
pole ; ils jouissent, à l'exclusion de tous autres Français,
du monopole du commerce, qui leur est assuré par la
charte royale. Mais l'exploitation du domaine français
extra -Européen est négligée ; les émigrants ne se
recrutent pas. Le gouverneur n'a même pas les forces
suffisantes pour faire respecter par les Iroquois le drapeau
de la France et protéger contre leurs attaques les parcelles
de terre mises en culture aux environs de Québec, de Sil-
lery et des Trois-Rivières.
— 3 —
Deux grands partis se divisaient, à cette époque, les
vastes régions canadiennes : d'un côté, la peuplade sauvage
des Iroquois ; de l'autre, les Français et leurs alliés, les
Hurons et les Algonquins.
Nous connaissons les alliés des Français, et, dans le cours
de notre récit, nous avons donné quelques renseignements
sur les Iroquois^. Ces renseignements sont insuffisants;
car, de toutes les races barbares du Nouveau-Monde, ces
sauvages tiennent sans contredit la première place dans
l'histoire du xvii^ siècle de l'Amérique du Nord.
Ambitieux, agressifs, patients et féroces, ils étaient plus
rusés et plus habiles que les Hurons, d'une stature plus
haute et plus carrée, d'une force plus résistante. Intrépides
au combat, les armes à feu des Européens ne les firent pas
broncher. « Ils tinrent ferme au sifflement des balles et au
bruit du canon, comme s'ils les eussent entendus toute
leur vie ; ils n'eurent pas l'air d'y faire plus d'attention qu'à
un orage. Fins politiques autant que guerriers indomptables,
ils s'aperçurent vite de la rivalité entre les Français et les
Anglais, et ils firent alliance avec ces derniers qu'ils n'ai-
maient pas, contre les premiers qu ils estimaient, mais qui
s'étaient unis aux Algonquins et aux Hurons. Cependant
ils ne voulaient pas le triomphe complet d'un des deux par-
tis étrangers"^, » dans la crainte d'être un jour chassés de
leur pays ou réduits en servitude par le parti vainqueur.
1. (( Leur noiix propre était Af/onnosionni, C. A. D., faiseurs de
cabanes. Le premier nom qui leur a été donné par les Français, vient
du mot Iliro, par lequel ils finissaient ordinairement leurs discours et qui
équivaut à J'ai dit; et du mot Kouâ, ou de joie ou de tristesse, selon
qu'il était prononcé long- ou court, » (Garneau, 1. 1, p. 88.) — Consulter
Ferland.i. I, p. 93; —Lafifaii, t. 1, pp. 101 et 102, etc.; —Charle-
voix, t. I, p. 271.
2. Voyage en Amérique, par Chateaubriand, chap. : Les Ilurons et
les Iroquois.
Voir sur les Mœurs des Iroquois : Lafitau, Mœurs des sauvages, de
_ 4 —
Ils habitaient au sud du lac Ontario^, dans l'état de
New-York, du Genesée à la rivière Richelieu'^. Divisés en
cinq cantons, indépendants les uns des autres et pouvant
faire la paix et la guerre séparément, ils se rencontraient
cependant dans un même accord, du moins à la première
moitié du xvn^ siècle, quand il s'agissait de l'intérêt
commun. Ils sacrifiaient tout à l'honneur et au salut de la
nation.
Le canton des Agniers^, sur les bords de la rivière
Mohawk, du côté du lac Champlain, à quelques lieues
d'Orange^, colonie hollandaise, comptait trois villages :
Ossernenon^, le plus important de tous, entouré d'une
tous les anciens écrivains, le plus satisfaisant, dit Parkman dans
l'introduction des Pionniers français ; — Charlevoix, t. i^'^ et 3®,
passim ; — La ligue des Iroqiiois, de Lewis-Morgan ; — les Notes sur
les Iroquois, de Schoolcraft; — les Relations des Jésuites au Canada,
passim; — l Histoire générale des Voyages, t. XV; — La Potheric^
et enfin La Ilontan, dont le témoig-nage doit être contrôlé.
1. Le lac Ontario a porté différents noms : lac Saint-Louis, lac
Frontenac, lac des Iroquois, lac Catarakoui et lac Skanadaris.
2. Appelée rivière des Iroquois. — Charlevoix, t. I, p. 144, dit :
« Champlain entra dans une rivière qui fut longtemps nommée la
rivière des Iroquois, parce que ces sauvages descendaient ordinaire-
ment par là, pour faire leurs courses dans la colonie, et qui porte
aujourd'hui le nom de Sore/. »
3. Agniers. On trouve aussi Aniei^s, Agnéchronnons, Agnongher-
rono/is , Annierronons , Anniengehronnons. Cette nation était
appelée Maquois et Maquas par les Hollandais, et Mohawks par les
Anglais. En 1643, elle comptait 7 à 800 guerriers; en 1661, de 3 à 400.
En 1646, on lui donna le nom de Mission des Martyrs.
4. Orange on fort Orange, aujourd'hui Alhany. On l'appelait aussi
Renselaerswich. — V. Vie du P.Jogues, parle P. Martin, p. 344 et suiv.
5. Ossernenon, appelé aussi Agnié, Aniégué , Oneougiouré
(2^ voyage du P. Jogucs), Osserion, Ossenrei^on, Asserua (J. Megapo-
lensis, ministre des Hollandais), Carenay (Vanderdonk, 1656), Gan~
dawague, Cahniaga, Gannaouague, Gaanaouagué, Andarague,
Andaouague. En 1646, le P. Jogues le nomme S'*^ Trinité; en 1673,
il est appelé S. Pierre.
triple palissade, Andagaron^ Tionnontogen-. D'une audace
présomptueuse et d'une violence rare, les Agniers furent
souvent la terreur des autres cantons; ils furent les plus
hostiles à la France, les plus rebelles à toute proposition
de paix.
Plus loin, dans la direction de l'Ouest, en tirant légè-
rement vers le lac Ontario, près du lac Oneida^, se
trouvaient les Oneiouts^, nation la plus faible de toutes et
la moins nombreuse, dont le seul village important s'ap-
pelait Oneioute ^.
Au delà, vers le couchant, sur un agréable monticule,
se dressait le village d'Onnontagué 6, capitale des tribus
irocjuoises, où se tenaient d'ordinaire les assemblées géné-
rales des cinq cantons. Les Onnontagués'^ étaient la tribu
la plus puissante; ils n'avaient que trois villages, Onnon-
tagué ou Onondaga, Cassoneta et Touenho, tous bien
jDCuplés et protégés par de fortes palissades.
Toujours vers l'Occident, dans une vaste plaine
bordée de magnifiques forêts, entre les lacs Caiuga^ et
Seneca, on voyait trois villages, admirablement situés,
Goiogoiien*^, Onnontaré et Tiohero : c'est le pays des Goio-
1. Andaf/aron, ou Gandayaro, Ca/iar/e/'o ( Vaiulerdonk), Gannn</ar<).
2. Tionnontoguen (gen), ou Tionnonteyo et Teonnon for/en, — Il
est parlé quelquefois d'un quatrième village, (hsa?\i(jiié (chaussée
du castor), ou Oiogiié, Osahrah-ka (Marcoux), lieu remarquable pour
la pèche, dont la position n'est pas bien déterminée.
3. Oneida, ou Goienho, Oneiyuta (pierre levée).
4. Ofieiouts, ou Onneioutheronnom^^ Onneoutchoueronnons.
5. Oneioute, ou Onnieoule, Oneiote.
6. Onnontagué, ou Onnontae, Onondaga.
7. Onnonfagués , ou Onnonlagueronnons, Onnondaeionnons ,
Onnontaeronnons.
8. Cayuga, autrefois Tiohero.
9. Goiogoen, Oiogoucn ou Oyogouin.
— 6 —
gouins ', le plus beau que f aie vu dans V Amérique^ dit le
P. Rafîeix. Les chevreuils y abondent; les cjg-nes, les
outardes et le saumon en sont la richesse.
Enfin, à douze lieues environ du lac Ontario, vivaient les
Tsonnontouans-, disséminés dans les quatre gros bourgs de
Tontiacton^, Gannouata^, Gandagan -^ et Gannagaro 6.
Les Iroquois, colonie de Hurons, étaient, comme eux,
sédentaires, livrés à la culture des terres. Jamais ils ne
transportaient leurs villages d'un lieu à un autre, leur
génie agricole ayant trouvé le moyen de remuer et de
féconder le sol sans l'épuiser. Mêmes notions religieuses
que chez les Hurons, mômes mœurs, mêmes usages, mêmes
lois, mêmes habitudes de vie : les différences sont peu
sensibles.
La forme de gouvernement est aussi la même dans les
grandes lignes ; mais elle se rapproche davantage des
peuples civilisés ; elle fonctionne avec plus de netteté, de
précision et de vigueur. « Tous les villages, dit Lafîtau,
se gouvernent par eux-mêmes, et comme s'ils étaient indé-
1. Goiogoens (faiseurs de canots), Oiogoens ou Oiogoenohronnons.
2. Tsonnontouans, ou Sonnontouans, Sojinontouehroiinons, Entouo-
7'onnons (Cliamplain) ; Sénécas par les Anglais.
Ce canton, le plus populeux de tous, comptait en 1672 de douze à
treize mille âmes, et en 1061 il fournit près de douze cents guerriers.
La mission de la Conception fut établie à Tontiacton, celle de Saint-
Michel à Gannouata et celle de Saint-Jacques à Gannagaro.
Les Tuscaroras, nation dn nord de la Caroline que les Anglais
détruisirent en grande partie, en 1713, pour venger la mort de
quelques-uns des leurs, demandèrent asyle aux Iroquois vers cette
môme époque et formèrent un sixième canton.
3. Tontiacton, ou Tonhailon, Totiacton, Tontacton (mémoire de
Denonville, 1687).
4. Gannouata, ou Gannondata, Gannongaroe, Gandong araghue .
5. Ganclagan, ou Gaenteca, Gandachiragon.
6. Gannagaron ou Gannagaro.
pendants les uns des autres. On A^oit dans chacun la
même distribution des familles, les mêmes lois de police,
le même ordre ; en sorte que qui en voit an les voit tous ^ »
Chaque village est partagé en trois tribus (ou familles),
qui portent chacune, en signe distinctif, le nom d'un ani-
mal. Chaque tribu a son chef, ses Agoianders, ses anciens,
ses guerriers ; leur réunion compose le corps administratif
du village. Le pouvoir est héréditaire; la succession se con-
tinue par les femmes. Si la ligne du chef vient à manquer,
la plus noble matronne de sa tribu choisit un nouveau chef.
Uarhre est tombée disent les sauvages, et // est ainsi
redressé. Si Télu est trop jeune, on lui donne un tuteur,
qui exerce l'autorité au nom du mineur. La cérémonie de
l'élection et de l'installation s'accomplit au milieu des fes-
tins, des danses et des chants.
L'autorité du chef s'étend sur tous les membres de sa
tribu : il conseille, il engage, il prie, il ne commande pas.
L'obéissance est entièrement libre : l'inférieur obéit, parce
qu'il le veut et non pas parce que le supérieur ordonne.
Grande cependant est l'autorité du chef, grand le respect
dont on l'entoure. Toutefois, de peur qu'il ne se rende
absolu, la tribu lui donne des adjoints (Agoianders), qui
partagent avec lui la souveraineté. Dans chaque tribu,
chaque famille en fournit un ; il est nommé par les
femmes qui choisissent souvent une femme pour les repré-
senter.
Le conseil des Agoianders est le conseil suprême. Ses
délibérations sont portées en appel au conseil des Anciens,
qui prononce en dernier ressort. Le nombre des vieillards
n'est pas déterminé, chacun ayant droit d'entrer dans ce
conseil, quand il a atteint la limite d'âge exigée et la matu-
\. Mœurs des sauvages, t. I, p. 465.
— 8 —
rite de la prudence. Le conseil des Anciens est le modéra-
teur entre les A^oianders et le corj^s des guerriers ou des
jeunes gens en état de porter les armes.
Des orateurs, choisis par chaque tribu, exposent
devant ces conseils les affaires soumises à leurs délibéra-
tions; ils font une étude particulière des annales de la
nation, des usages, de la politique et de l'éloquence. Si les
archives faisaient défaut, leur mémoire surprenante, aidée
de signes mnémoniques, suppléait à tout ^.
xVucun membre des trois conseils ne se regarde comme
individuellement lié par la délibération des conseils, la
liberté particulière n'étant jamais sacrifiée à la liberté
générale ; personne cependant ne refusait ordinairement
des'j soumettre.
Les intérêts généraux des cinq nations se traitent dans
une diète, tenue, à l'entrée de la nuit, ou sur la lisière du
bois, ou dans la cabane de l'un des chefs, ou dans une vaste
salle affectée aux réunions publiques. La diète se compose
de tous les membres des divers conseils. La discussion
épuisée, on procède au vote. C'est dans ces assemblées
générales que se discutaient le plus souvent la guerre, la
paix et les ambassades, tandis que les affaires civiles et
criminelles se traitaient devant les conseils privés des
Agoianders et des xVnciens.
La guerre était le thème le plus ordinaire des délibéra-
tions de la Diète; elle faisait, avec les ambassades, le fond
de la politique iroquoise. Une fois décidée, on la dénonçait.
Des guerriers, peints en noir de la tête aux pieds, se glis-
saient, à la faveur des ténèbres de la nuit, sur les terres
ennemies, et parvenus aux premières cabanes, ils suspen-
1. Les Pionniers français, par F. Parkman, introduction,
p. XLVII.
. - 9 -
daient à un arbre, à un poteau, dans un endroit apparent,
un casse-tête peint en rouge. Cet usage se pratiqua long-
temps, puis on y renonça. (( Les Iroquois ne pensant qu'à
accabler leurs ennemis, ne visèrent aussi qu'à les sur-
prendre et à tomber sur eux lorsqu'ils y penseraient le
moins ' . »
La hache levée -, on proclamait la guerre dans tous les
villages de la nation. Le chef des guerriers de chaque
canton convoquait tous ses hommes et les invitait à le
suivre. On pouvait refuser le service. Le guerrier qui
l'acceptait, remettait à son chef un petit morceau de bois
peint en rouge et marqué d'un sceau particulier. C'était le
signe de sa volonté très arrêtée de prendre part à l'expé-
dition, un engagement privé qui le liait irrévocablement.
Désormais, s'il recule, il sera traître ou lâche.
Aussitôt on s'engage dans une file de cérémonies supers-
titieuses, propres à enflammer les courages et à donner à la
guerre un caractère sacré. On commence par le jeûne, qui
dure deux ou trois jours. Le chef se renferme dans l'étuve
pendant ce temps, et là il jeûne, il sue, il consulte les
songes. Le troisième jour, les combattants, barbouillés de
noir et de rouge, la poitrine découverte, les bras nus, se
réunissent en armes autour du chef dans la cabane du
conseil, pour prendre part au grand festin de la guerre. Les
chiens sont és-orsrés, offerts à Areskoui, le dieu des combats,
et jetés dans d'immenses chaudières. « Ils sont la matière
principale du sacrifice, » dit Lafitau*^.
A la fin du repas, le chef se lève, et d'une voix forte il
prie : « Je t'invoque, ô Dieu de la guerre, afin que tu me
\. Mœurs des sauvages, t. II, p. 174.
2. La hache est le symbole de la guerre. Lever la hache, c'est
déclarer la guerre.
3. T. II, p. 189.
-10-.
sois favorable dans mon entreprise, que tu aies pitié de moi
et de toute ma famille; j'invoque aussi tous les esprits bons
et mauvais, tous ceux qui sont dans les airs, sur la terre et
dans la terre, afin qu'ils me conservent et ceux de mon
parti, et que nous puissions, après un heureux voyage,
retourner dans notre pays ^. »
Les assistants répondent : ho! oh! cri d'approbation et
de prière; et le chef entonne la chanson de mort. Elle ren-
ferme le plus souvent des détails atroces : « Que la rage
suffoque mes ennemis! Puissé-je les dévorer et boire leur
sang jusqu'à la dernière goutte! J'enlèverai des chevelures ;
je boirai dans le crâne de mes ennemis. Je leur couperai
les doigts avec les dents ; je leur brûlerai les pieds et ensuite
les jambes. Je laisserai les vers se mettre dans leurs plaies ;
je leur enlèverai la peau du crâne; je leur arracherai le
cœur et je le leur enfoncerai dans la bouche^. » Les guer-
riers redisent ces chants de mort et de vengeance.
La danse de VAtlioiiront commence. Le chef frappe un
des poteaux de la cabane et se met à danser. Après lui,
chaque guerrier en fait autant : c'est la déclaration y^u/jZ/g-fze
de l'engagement pi^ivé qu'il a pris de suivre son chef, de
combattre à ses côtés. Tout se termine par la danse guer-
rière, danse générale où les combattants exécutent, chacun
à leur façon, tous les mouvements d'une troupe en marche
ou au combat : ils poussent des cris de mort, des hurle-
ments de vengeance; ils imitent les travaux d'un siège, les
attaques d'une palissade ; ils font des marches et des contre-
marches; ils brandissent leurs casse-têtes ou leurs haches,
ils manient leurs arcs et agitent leurs couteaux, ils fran-
chissent des fossés, ils semblent se jeter à la nage. Rien ne
1. Lafitau,L II, p. 190.
2. Chateaubriand, Voyage en Amérique, ch. : La guerre; — Histoire
générale des voyages, t. XV; — Charlevoix, t. III, lettre XIV.
— 11 —
manque à cette pittoresque et effrayante pantomime, simu-
lacre infernal d'une guerre sauvage i .
Ces festins, ces danses, ces chants exaltent leur ardeur
martiale !
Avant le départ, on interroge les Jongleurs, on consulte
les songes, on prend son manitou. Et le guerrier, rassuré à
si peu de frais, part, convaincu qu'il n'a rien à craindre,
que la victoire est à lui. « L'imagination enflammée par le
récit des exploits de ses ancêtres, il brûle de se distinguer
comme eux dans les combats 2. »
A l'époque où notre récit est arrivé, la population iro-
quoise s'élevait à vingt-cinq mille âmes environ et comptait
de deux mille à deux mille cinq cents guerriers. C'était
peu, mais leur situation géographique les protégeait contre
toute attaque du dehors; eux-mêmes avaient l'accès facile,
à l'Ouest et au Nord, sur l'Ohio, le Mississipi et les grands
lacs, et à l'Est, parla rivière Richelieu, sur le Saint-Laurent
et ses affluents du Nord. Avec leurs légers canots, ils pou-
vaient se transporter rapidement sur tous les noints où ils
espéraient surprendre l'ennemi.
Cet ennemi — les Murons, les Algonquins et les Fran-
çais, — qui leur était bien supérieur en nombre, ne jouissait
pas de la même puissance de cohésion, d'entente et de
discipline. Puis, ils avaient au Sud une barrière de défense
dans la colonie hollandaise, établie à Manhatte ^. Ils lui
procuraient de riches pelleteries, et ils en recevaient en
1. Lnfifaii, t. II, p. 190. — Chateaubriand, Voyage en Amérique^
ch. : La guerre.
2. Garneau, t. I, p. 92.
3. Les Hollandais colonisaient alors le haut de la vallée de l'Hudson,
aux environs du Fort-Orange, aujourd'hui Albany, au nord de
Manhatte. Ils appelaient Manhatte la Nouvelle Amsterdam et la contrée
qu'ils occupaient (dans l'état de New-York), la Nouvelle Belgique.
— 12 —
échange des armes à feu, des munitions de guerre et de
chasse, ce qui leur assurait une grande supériorité sur les
autres tribus sauvages. Aussi devinrent-ils en peu de temps
la première puissance militaire de l'Amérique du Nord.
Sûrs désormais d'eux-mêmes, fiers de leur génie guerrier,
ils ne gardèrent plus de bornes. On les voyait s'embusquer
sur les bords du Saint-Laurent et à l'embouchure des
rivières, pour y attaquer les canots et les vaisseaux de
passage, chargés de pelleteries. Ils rodaient autour de
Québec et des Trois-Rivières, ils s'avançaient au cœur
même du pays des Algonquins, ils remontaient la rivière
d'Ottawa jusqu'à l'île des Allumettes, attaquant partout les
campements mal gardés, surprenant leurs ennemis, les
massacrant ou les emmenant prisonniers. Ils allaient
enlever les travailleurs sous le canon de Québec. Les
Hurons, qui descendaient chaque année à Québec pour la
traite, les rencontraient souvent, et, chaque fois, c'était
une lutte sanglante, où la victoire tournait d'ordinaire à
l'avantage des Iroquois. « Ils venaient en renards, dit Char-
levoix, ils attaquaient en lions et fuyaient en oiseaux; ils
agissaient le plus souvent à coup sûr ^ . »
Lorsque Champlain rentra à Québec, après la paix de
Saint-Germain, il vit du premier coup la gravité de la
situation. Il n'y avait pas à se faire illusion, il fallait y
apporter un prompt remède, si l'on ne voulait, croyait-il,
compromettre l'avenir de la colonie. Pour cela, il avait
besoin de cent vingt soldats ; il les demanda à Richelieu.
« Avec cette troupe guerrière, qui serait accompagnée de
deux à trois mille sauvdges de guerre, nos alliés, on se
rendrait dans un an, écrivait-il en 1633, maître absolu de
1. Histoire de la Nouvelle-France, t. III, p. 202.
— 13 —
tous ces peuples ^ » L'année suivante, il écrivait encore :
« Six vingts hommes de France, bien équipés, avec nos
alliés les sauvages, suffiraient pour exterminer les Iroquois
ou pour les faire venir à la raison ', »
Ces cent vingt soldats, il ne les obtint pas. Le Cardinal,
engagé dans la guerre contre la maison d'Autriche, ne
pouvait venir au secours de la colonie française. Le succes-
seur de Ghamplain, Huault de Montmagny, ne fut pas plus
heureux auprès du ministre, et, impuissant à attaquer, il
prit le parti de se tenir sur la défensive. Cette sage et pru-
dente conduite parut aux Iroquois le signe manifeste d'une
grande faiblesse. Jusque là ils avaient conçu une haute idée
de la valeur militaire des Français; mais de ce jour cette
idée se modifia et fit place à une autre bien différente, j)arce
qu'ils ne comprenaient pas les motifs réels de l'attitude
effacée et expectante du gouverneur. Leur audace s'accrut
de cette faiblesse apparente ; bientôt elle ne connut plus
de bornes.
En 1G41, le P. Vimont, supérieur de Québec, écrivait à
son Provincial^, à Paris : « La Nouvelle-France se va
perdre si elle n'est fortement et promptement secourue : le
commerce de ces Messieurs (les Cent-Associés), la colonie
des Français, et la religion qui commence à florir parmi
les sauvages, sont à bas, si on ne dompte les Iroquois. Si
on n'a ce peuple pour amy ou si on ne l'extermine, il faut
abandonner à leurs cruautés tant de bons néophytes, il faut
perdre tant de belles espérances^. » Puis il ajoutait : « Les
1. Lettre du 15 août 1633, au cardinal de Richelieu (Minist. des-
aff. étrangères, à Paris, fol. 101).
Consulter sur les démarches que fît Champlain pour avoir des
soldats, le Mercure français, t. XIX, pp. 841 et suiv.
2. 18 août 1634 (Min. des aff. étr., fol. Ii7).
3. P. Jacques Dinet.
4. Relation de 1641, p. 58.
Iroqilois sont venus à un tel point d'insolence qu'il faut
voir perdre le pays, ou y apporter un remède prompt et
efficace K »
L'année suivante, il exprime les mêmes craintes : » Les
Iroquois, vrai fléau de notre Eglise naissante, perdent et
consomment nos néophytes avec les armes et le feu; ils ont
juré une cruelle guerre à nos Français; ils bouchent tous
les passages de notre grande rivière, empeschent le com-
merce de ces messieurs et menacent de ruiner tout le
pays-. »
Ces paroles sont l'expression de l'opinion générale de la
colonie. « La crainte des Iroquois a tellement abattu les
cœurs, qu'on ne vit que dans les appréhensions de la
mort 2. » Il n'y a de sûreté, et elle n'est pas complète, qu'au
fort de Québec. Les Algonquins, chrétiens et catéchumènes,
qui s'étaient fixés aux Trois-Rivières, se sont enfuis épou-
vantés. « Plusieurs, dit Marie de l'Incarnation, sont allez
en leurs pais, et les autres se sont réfugiez ici y> (à Québec) ^.
Les Iroquois n'ont pas encore découvert, vers la fin de 1642,
la colonie établie à Montréal au printemps de cette même
année; mais, les hostilités commenceront l'année suivante,
et, suivant l'expression de l'historien de Villemarie, « on
ne sera plus en assurance dès qu'on aura franchi le seuil de
sa porte ^. » La voie entre le pays des Hurons et Québec,
fréquentée chaque année, à l'époque de la traite, après les
grands froids d'hiver, par des flotilles de trente, cinquante
et même cent canots, est aujourd'hui si peu sûre que les
convois de marchandises deviennent de plus en plus rares.
1. Relation de 1641, p. 38.
2. Relation de 1642, p. 2.
3. Ihicl.
4. De Québec, 16 sept. 1641. Y. Lettres.
5. Histoire du Montréal, par M. Dollier de Casson de 1642 à 1643.
— 15 —
Les canots sont arrêtés et pris, les pelleteries et tous les
objets de fabrique française enlevés, les correspondances
des missionnaires saisies et détruites. A Sainte-Marie des
Hurons, l'inquiétude est grande, parce que les expéditions
de Québec se font rarement et n'arrivent pas toujours à
destination. Les missionnaires en sont réduits à écraser les
raisins du pays pour obtenir le vin nécessaire au Saint-Sacri-
fîce de la messe, et à faire des hosties avec im peu de fro-
ment récolté dans leur jardin. Ajoutons que depuis le
Saguenay jusqu'à l'île des Allumettes, les meilleurs terrains
de chasse sont souvent visités par l'ennemi; la famine, les
maladies de toutes sortes et la peste sont les premières
conséquences de ces incursions et des razzias; la mortalité,
qui s'en suit, jointe aux ravages de la guerre, est effrayante
parmi les Algonquins et les Montagnais. Le supérieur de
la mission écrit en 1644 au Provincial de Paris, Jean
Filleau : <( Là où l'on A-oyait il y a huit ans, quatre-vingt
et cent cabanes, à peine en voit-on maintenant cinq ou
six; et tel capitaine, qui commandait pour lors à huit cents
guerriers, n'en compte plus à présent que trente ou qua-
rante, et au lieu des flottes de trois ou quatre cents canots,
nous n'en voyons plus que de vingt ou trente K »
La colonie française déploie cependant un courage et une
énergie que rien ne lasse. Montmagny à Québec, Champ-
flours aux Trois-Rivières, Maisonneuve à Montréal, don-
nent à tous l'exemple de la bravoure. Ce dernier, poursuivi
un jour par une bande d'Iroquois, qui veulent le prendre
vivant, recule pas à pas, le pistolet au poing, la face à
l'ennemi, tue raide le premier qui l'approche, et parvient, à
force de sang-froid, à gagner le fort de Montréal. Ses
hommes le considèrent avec raison comme un héros.
1. Relation de 1644, p. 3.
— 16 —
Montmagny, qui a reçu du cardinal de Richelieu (1642) un
'fenfort de quarante soldats, sort de Québec et se dirige
vers la rivière des Iroquois, pour y élever à l'embouchure
le fort Pùchelieui. C'est par là que les Agniers opéraient
leurs descentes sur le Saint-Laurent. On espérait les arrê-
ter. Le fort ne rendit pas tous les services qu'on en atten-
dait : L'ennemi débarquait à quelques milles en amont,
portait ses canots à travers la forêt et les lançait sur le
grand fleuve.
Montmagny avait quitté Québec sur la fin de juillet de
16i2. Quelques jours après, le 1'''' août, douze canots
hurons partaient des Trois-Rivières et remontaient lente-
ment le Saint-Laurent, chargés de provisions et ayant à
bord une quarantaine de personnes. Parmi les passagers se
trouvaient le P. Isaac Jogues, deux donnés de la Mission,
René Goupil et Guillaume Couture, une jeune Huronne,
Thérèse Oïouhaton-, élève des Ursulines de Québec, et
quelques Hurons baptisés et fervents chrétiens, Joseph
Téondéchoren , Charles Tsondatsaa, Etienne Totiri, Paul
Ononhoraton, enfin Eustache Ahasistari -K Les autres
étaient des Hurons qui venaient de faire la traite à Québec
et retournaient dans leur pays.
1. Dans la note 3, p. 85 de la Vie du P. Isaac Jogues, le P. Martin
dit : a Richelieu, aujourd'hui Sorel ou William Henri. Ce fort ne doit
pas être confondu avec un fort du même nom bâti par Champlain en
4634, dans File de Sainte-Croix, soixante kilomètres plus haut que
Québec, et qui ne fut pas conservé longtemps. » Cette note n'est pas
très exacte. L'îlot, situé en face de Deschambault, où Champlain bâtit
un petit fort, s'appelait Vislet de Richelieu, en sauvage Kaouapassi-
niskakhi. [Relations de 1635, p. 13.)
2. Thérèse Oïouhaton, du bourg- d'Ossossané, élève depuis deux
ans des Ursulines de Québec. V. la Vie du P. Jogues, par le P. Mar-
tin, 4° édition, note C, pp. 315 et suiv., et p. 84.
3. Vie du P. Jogues, pp. 84 et 85.
— 17 —
René Goupil, chirurgien, et Couture, menuisier, étaient, dit
Jérôme Lalemand, « incomparables clans leur genre et très
propres pour ce pavs-ci'. » L'un et l'autre s'étaient dévoués
corps et âme à la mission. On pouvait attendre beaucoup
de la mâle vertu de ces jeunes hommes, que l'esprit de
sacrifice et le zèle des âmes avaient seuls conduits au
Canada.
Totiri, capitaine huron, du bourg de Saint- Joseph ,
embrassa un des premiers le christianisme et convertit la
moitié de sa cabane en chapelle. Les païens voulurent la
détruire et forcer auparavant leur capitaine d'en sortir.
« J'en sortirai, répondit le fier chrétien, cpiand les Pères
qui nous instruisent quitteront eux-mêmes la bourgade, et
ce sera pour les suivre en quelques lieux qu'ils aillent. Je
suis plus attaché à eux qu'à ma patrie et à tous mes parents,
car ils nous portent les paroles d'un bonheur éternel. Mon
âme ne tient pas à mon corps ; un moment peut les séparer,
mais jamais on ne me ravira la foi~. »
Vicieux et joueur avant sa conversion, Téondéchoren,
devenu chrétien, fut, par la beauté et la fermeté de sa vertu,
l'étonnementde ses compatriotes. « Que t'ont fait les Robes-
Noires, lui disaient-ils, pour l'avoir changé de la sorte? —
Ils m'ont arraché tout ce qui était mauvais en moi. (Croyez
vous-mêmes comme il faut à la j^rière, et vous l'éprouverez
mieux que je ne puis vous le dire^. »
Tsondatsaa, jongleur émérite, fils d'un capitaine de vil-
d. Relation de 1643; — Le P. Isaac Jogiies, par le P. Marliii,
p. 83.
•2. Vie du P. Isaac Jogues, par le P, Martin, note B, pp. 311 et
suiv.; — Relation de 1641; — Relation de 1644, pp. 86, 91, 97; —
Relation de 1646, pp. 57 et 59.
3. Relation de 1641, eh. III, pp. 63 suiv.; — Relation de 1642, pp.
65 et 68; — de 1652, p. 8; — Vie du P. Isaac Jogues, par le P. Mar-
tin, note D, pp. 320 et suiv. — On écrit aussi Théondéchoren.
Jés. cL Noui>.-Fr. — T. II. 2
— 18 —
lage, fut baptisé à Sillery, où il eut pour parrain le Gou-
verneur, qui lui donna son nom de Charles. Revenu au
pays, il réunit dans un grand festin tous les capitaines et les
anciens, et, après le repas, il leur dit : « Vous voyez un
homme, qui, depuis qu'il vous a quittés est devenu chré-
tien, et avec tant de résolution qu'il est décidé à mourir
mille fois plutôt que de renoncer à sa religion. Mes biens,
ma vie et mon courage sont à vous, pom'vu que vous
n'exigiez rien de moi qui soit contre Dieu. » Jamais il
ne dévia de cette ligne de conduite i.
Le plus célèbre de tous était Ahasistari, le premier guer-
rier de sa nation ; nul n'avait pris part à plus de combats et
ne comptait plus de hauts faits. Chose merveilleuse ! 11 avait
couru, depuis sa plus tendre jeunesse, les dangers les plus
graves. Aucun de ses compagnons d'armes n'y avait échappé ;
quant à lui, la mort semblait le fuir. Ce fut là le point de
départ de sa conversion. En 16 il, il disait, avant le bap-
tême, à un missionnaire de Sainte-Marie : « Avant que
vous fussiez dans le pays, je m'estais vu échappé de mille
périls où mes compagnons demeuraient; je vo^^ais bien que
ce n'estait pas moi qui me tirais de ces dangers. J'avais cette
pensée que c[uelque génie plus puissant qui m'estait inconnu,
me j^restait un secours favorable. Quoy que les Hurons
attribuent à leurs songes les causes de tout leur bonheur,
j'étais convaincu que tout cela n'estait que sottise, mais je
n'en sçavais pas davantage. Lorsque j'ai entendu parler des
grandeurs du Dieu cpie vous prêchez, et de ce que J.-C. a
fait estant sur la terre, je l'ai reconnu pour celui qui
m'avait conservé, et me suis résolu de l'honorer toute ma
vie. Allant en guerre, soir et matin, je me recommandais à
1. Tsondatsaha ou Sondatsaa. — Relation de 1641, p. 21 ; — Rela-
tion de 1642, pp. 12, 62 et 63; — Relation de 1644, p. 83; — Vie du
P. Isaac Jo(/ues, par le P. Martin, note E, pp. 327 et suiv.
— 19 —
luy; c'est de luy que je tiens toutes mes victoires; c'est en
luy que je croy; et je vous demande le baptême, afin
qu'après ma mort il ait pitié de moji. »
Dans la simplicité de ce récit, quelle élévation de
pensée!
Téondéchoren, Ahasistari et Etienne Totiri avaient
escorté le P. Jogues, à son retour du pays des Sauteurs, de
Sainte-Marie des Hurons à Québec , où son Supérieur, à
bout de ressources, l'envoyait chercher des objets de pre-
mière nécessité. La mission offrait de grands périls, toutes
les voies de communication étant sévèrement surveillées
par les bandes iroquoises ; mais les périls n'effrayaient pas
l'apôtre, qui semblait les chercher avec une sorte de passion.
« Quelque temps avant son départ des Hurons, il se trou-
vait seul, à genoux, devant le Saint-Sacrement; il sup-
pliait le Seigneur de lui accorder la faveur et la grâce de
souffrir pour sa gloire. Une voix se fit alors entendre, qui
lui dit au fond de son âme : Ta prière est exaucée; ce que
tu m'as demandé, je te l'accorde ; sois courageux et cons-
tant 2. ))
Le courage et la constance ! il n'en manquait pas. Ces
deux vertus faisaient le fond de cette nature, chétive d'appa-
rence, riche de qualités naturelles et de dons d'en haut.
On le confondait facilement avec Charles Garnier, tant les
analogies étaient frappantes entre ces deux hommes. D'un
tempérament grêle et délicat, plutôt maladif, il cachait sous
des dehors peu séduisants une âme forte et intrépide. A
le voir, avec la tête légèrement penchée et les yeux à demi
1. Relation de 1642, pp. 58 et 59. — Les Relations l'appellent A/iat-
sidari. — Vie du P. Isaac Jogues, par le P. Martin, note F, pp. 337
et suiv.
2. Relation de 1644, p. 17.
— 20 —
fermés dans l'attitude de la prière, on l'aurait cru timide,
craintif et embarrassé ; et cependant il déploya, dans les
situations les plus difficiles, une hardiesse qui frisait l'audace,
un calme et un sang-froid qu'on trouverait difficilement ail-
leurs à ce degré. Aucun missionnaire ne fut plus infatigable
que lui, ni doué de plus d'activité. Le Canada a compté peu
d'apôtres de cette trempe, et Dieu sait s'il y en eut, à cette
époque, de fortement trempés !
Le protestant Parkman ne tarit pas d'éloges sur ce beau
caractère, où tout est grand sans effort, et il ajoute : « Il
avait fait des études complètes et il eût pu prétendre à une
renommée littéraire i. » N'exagère-t-il pas les aptitudes
littéraires du Jésuite ? Quoi qu'il en soit, celui-ci avait fait
de brillantes études au collège de la Compagnie de Jésus,
à Orléans, sa ville natale. Plus tard, le professeur d'huma-
nités lut sur le théâtre du collège de Rouen, à la rentrée
scolaire, un poème latin qui fît quelque bruit-.
L'amour passionné des âmes le conduisit, jeune encore,
à l'âge de dix-sept ans, au noviciat des Jésuites de Paris. Il
désirait alors être envoyé et mourir sous le ciel brûlant de
l'Ethiopie. 11 en parla au recteur du noviciat, le P. Louis
1. The Jesuits in Noi^th America, ch. VIII et XV.
2. Vie du P. Jogues, 4° édition, par le P. Martin, chap, I; — La
Vie du P. Isaac Jogues, d'Orléans, de la Compagnie de Jésus, înission-
naire chez les Hurons et martyr chez les Iroquois, par M. Jean-
Baptiste-Pierre Forest, prêtre d'Orléans; à Orléans, 1792. Manuscrit
consei*vé aux archives de l'école Sainte-Geneviève, rue Lhomond,
14 his, Paris ; — Vita Pat ris Isaaci Jogues, manuscrit de la Bibliothèque
publique d'Orléans, fonds Desnoyers, H. 3155. M. 846, vie composée
de neuf chapitres; — Novum Belgium, du P. Jogues, donné par
M. Shea ; — Isaac Jogues, premier missionnaire de New- York, dans
la collection des Précis historiscjues , littéraires et scientifiques de
Bruxelles, l*''' avril 1853, 79*^ livraison; — Alegambe, Mortes illus-
tres, et Andrade, Varones ilustres, t. IV, pp. 838-841 ; — Parkman,
The Jesuits in North America, chap. XV.; — \J Univers, journal,
14 avril 1885.
— 21 —
Lalemant, qui lui répondit : « Mon Frère, vous ne mourrez
pas ailleurs qu'au Canada ^ »
Ces paroles, prophétiques ou non, devaient se vérifier à
la lettre. Douze ans après son entrée dans la Société, il
mettait le pied sur la terre canadienne.
Le l^*" août 1642, il remontait, comme nous l'avons dit,
le Saint-Laurent, en compagnie d'une troupe de Hurons.
Pour éviter le courant, les canots longeaient le bord du
fleuve, et, le 2, ils avaient atteint l'extrémité du lac Saint-
Pierre, quand ils tombèrent dans une embuscade de
1. Le P. Isaac Jogues, né à Orléans, le 10 juin 1607, fît ses études
au collège des Jésuites de cette ville, et entra dans la Compagnie de
Jésus, au noviciat de Paris, le 24 octobre 1624. Après son noviciat,
il fut envoyé au collège royal de la Flèche pour y faire ses études
philosophiques (1626-1629). Ensuite, il est professeur à Rouen, de
cinquième (1629-1630), de quatrième (1630-1631), de troisième (1631-
1632), de seconde (1632-1633); de Rouen, il va à Paris faire sa théo-
logie au collège de Clermont (1633-1636). Il part pour le Canada
en 1636 et arrive à Québec le 2 octobre. (Arch. gén. S. J.) Dès le
noviciat, le P. Jogues montra ce qu'il devait être un jour, un apôtre.
Voici ce que raconte de cette époque de la vie du futur missionnaire,
le P. Vimont, supérieur de la mission du Canada, qui le connaissait
particulièrement. La lettre est adressée au général Vitelleschi, et
datée de Québec, oct. 1642 : « Tyrocinii biennium exegit Parisiis;
quo tempore cùm omnium virtutum studio haud segnis incubuit, tùm
prœcipuè excitando in se majori in dics zelo animarum, adeô ut
ï*. Ludovicus Lalemant, quo tune moderatore utebatur, non dubitavit
ei sœpè prsedicere nullibi unquam eum, quam in Canadensi regione
esse moriturum, quamquam hoc tempore religiosi adolescentis vota
aliô spectabant; quippè vixdum herbescente in Canada segete, jam
albescere ad messem ^thiopicse regiones videbantur ; in hoc tam
ubere agro operam collocare actutùm gestabat. Philosophiœ tùm
forte dabat operam in Flexiensi collegio cum impatiens morœ, tum
superiores per litteras, tum superos flagrantissimis precibus atque
acerbissimis iisque assiduis corporis afflictationibus super eà re sol-
licitare cœpit. Verùm omni spe sibi ereptâ ^thiopicse profectionis,
in Canadam atque missionem huronicam studia convertit. » (Arch.
gen. S. J.) — Voir le P. Isaac Jogues, par le P. Martin, p. 5.
— 22 —
soixante-dix Iroquois. Les Hurons, épouvantés, laissent
canots, armes et bagages, sautent à terre et disparaissent
dans la profondeur de la forêt. Seuls, les Français, les
néophytes et les catéchumènes Hurons, en tout quinze,
soutiennent le combat. La lutte était inégale. La plupart
sont faits prisonniers, ainsi qu'une dizaine de fuyards.
Goupil, Téondéchoren, Tsondatsaa, Totiri, Ononhoraton et
la jeune Thérèse sont du nombre. Eustache Ahasistari et
Guillaume Couture étaient parvenus à se sauver et s'étaient
cachés dans le bois; le P. Isaac Jogues n'avait pas été
aperçu et semblait hors d'atteinte sur les bords du fleuve ^.
Ici se passe une scène de grandeur généreuse et de
dévouement chrétien, que l'historien a le devoir de
raconter.
Le P. Jogues avait suivi toutes les péripéties du combat;
il en connaît l'issue : presque tous ses enfants sont pri-
sonniers. Il se dit aussitôt : « Pourrais-je abandonner ce
bon René Goupil, les autres Hurons captifs, et ceux qui
A^ont bientôt le devenir, dont plusieurs ne sont jDas encore
baptisés? » Et n'écoutant que son cœur d'apôtre, il va se
constituer prisonnier-. Eustache, de son côté, apprend que
1. Relation de 1642, p. 47; — Le P. Isaac Jogues, ch. V, pp. 83 et
suiv.; — Brève relatione, d'Alcuiii missioni del P. F. -G. Bressani,
parte 3^, cap. 2 : Del P. Isaac Jogues. Les deux chapitres consacrés
au P. Jogues (parte 3^, cap. 2 et 3), par le P. Bressani dans « Brève
relatione » ne sont que la traduction très libre de la lettre latine
adressée par le P. Jogues, en 1652, au R. P. Provincial, à Paris.
2. Historise S. J. à P. Juvencio, pars VI, Liber Xlll, res gestce per
Societatem Jesu in America septentrionali : (( Poterat P. Isaacus
captare latebras et hosteni ancipiti prœlio distractum eludere. Ceteris
fugientibus constitit in ipso pugnae loco et ab iroquœis, dùm fugaces
persequuntur, quasi prsetermissus et ignoratus, addubitavit aliquam-
diù quid consilii caperet. Demum apud se statuit christianos ab hoste
ca|)tos, ac prœsertim Goupilium, qui deducendum ipsum ad Hurones
susceperat, non deserere. Igitur ultrô se barbaris obtulit ejusdem
— 23 —
son Père est au pouvoir des ennemis. Il revient sur ses pas
et se livre à eux. « Mon Père, dit-il au P. Jogues en se
jetant dans ses bras, je t'avais juré de vivre et de mourir
près de toi; nous voilà réunis! » Guillaume Couture était
jeune, ardent, agile. A peine en dehors de tout danger, il
se retourne et ne voyant pas le P. Jogues, il se dit :
« Comment ai-je bien pu l'abandonner et le laisser seul
exposé à la rage des Iroquois? » Aussitôt il retourne au
lieu du com])at et prend sa place parmi les captifs ^
Ces trois hommes savaient à quels tourments la férocité
des vainqueurs destinait les vaincus. Le dévouement
l'emporta sur toute considération personnelle.
Guillaume est dépouillé de ses vêtements et frappé à
coups de bâtons. On lui arrache les ongles, on lui broie les
doigts avec les dents, on lui perce la main, on lui scie
l'index droit avec l'écaillé d'un coquillage. Aucun trait du
visage ne trahit la douleur, tant l'àme est ferme et résignée-.
cum ceteris captivis fortunœ socium. Miratus Iroqufeus, cui tradita
captivorum ciistodia, tam insolcntem in tanto pcriculo fiduciam, cunc-
tari primo, demum postulantcm cctcris addere. » (Mss.).
i. Le P. haac Jogues, 4'' édit., par le P. Martin, pp. 90-97. — On
lit dans VHistorîœ S. J. à P. Juvencio, p. VI, 1. XIII : « Costurœus,
juvenis Gallus, setate viribus que pollens, née militise rudis, irruentes
barbaros non sustinuerat modo, verum etiam repulerat, cœso ex eorum
ducibus fortissimo, cujus nece dùm attoniti trépidant, conjecerat se
in dcnsum nemus. Jam evaserat, cum abesse P. Isaacum respexit.
Ubi tereliqui, mi Pater, exclamât! Rursuspcrplexumitcr sylvœ revol-
vens, ad amicum et hostes properat. Audit inconditos clamores et
insanos orantiumululatus; nec diu moratus, Patremvidet constrictum
cum reliquo captivorum agmine. Ruit in medios et ejus genibus ad-
volvitur. (Mss.)
2. Le P. J. Jogues, p. 95. — Historiœ S. J., p. VI, 1. XIII : « Bar-
bari, ut juvenem conspexerunt ira et furore sestuantes, ob ducem
suum ab eo interfectum, invadunt catervatim, spoliant, et arreptis
manibus ungues mordicus avellunt digitosque comminuunt. Unus
etiam manum mediam adacto gladii mucrone perforavit. »
. -■■ ■'-■■■■■■ _ 24 -
Finalement, après avoir enduré toutes les tortures de la
faim et du feu, il est envoyé à Tionnontogen, village des
Agniers, et confié à une famille dont le chef a péri à la
guerre K 11 eût pu s'enfuir, et le P. Jogues le lui conseillait :
« Mon Père, lui répondit Guillaume, taschez vous-même
de vous sauver; si tost que je ne vous verrai plus, je trou-
verav les moyens d'évader. Vous sçavez bien que je ne
demeure dans cette captivité cpie pour l'amour de vous ;
faites donc vos efforts de vous sauver, car je ne puis penser
à ma liberté et à ma vie, que je ne vous voye en assu-
rance -. »
Eustache endura des traitements encore plus atroces.
Arrivé chez les Agniers, au bourg d'Andagaron, il est
soumis aux mêmes tourments que Guillaume; puis on lui
arrache la chevelure, on lui coupe les deux pouces, et par
les deux plaies on fait pénétrer dans les chairs jusqu'aux
coudes un bâton pointu, durci au feu; enfin, après avoir
brûlé lentement toutes les parties de son corps, on lui
tranche la tête avec un couteau. Le P. Jogues était présent
et l'encourageait : (( Souviens-to}', lui disait-il, qu'il y a
une autre vie que celle-cy ; souviens-toy qu'il y a un Dieu
qui voit tout et qui sçaura bien récompenser les angoisses
que nous souffrons à son occasion. » « Je m'en souviens
très bien, répond le néophyte, et je tiendrai ferme jusques
à la mort 3. »
1. « Lorsque les Iroquois laissent la vie à un prisonnier, ils le
donnent à une famille dont un membre a péri à la guerre, afin qu'il
tienne sa place, et il est entièrement à la disposition du chef, qui a
sur lui droit de vie et de mort. Aucun autre n'oserait le frapper dans
l'enceinte du village. » [Vie du P. Joguefi, par le P. Martin, p. 125.)
2. Relation de 1643, p. 76.
3. Relation de 1647, p. 21.
BOSTON COLLEGE L(BRAR\
_ 25 — ^^^"^^UT HILL, MASS.
Totiri, Charles Tsondatsaa et Téondéclioren parvinrent
à briser leurs liens et à s'échapper. Paul Ononchoraton, le
neveu d'Eustache, périt d'un coup de hache; et la jeune
Thérèse, forcée d'épouser un guerrier iroquois, ne se laissa
jamais ébranler dans ses convictions religieuses. Douze ans
plus tard, un missionnaire l'ayant rencontrée à Onnontagué,
écrivait sur son journal : « Mon Dieu ! quelle douce conso-
lation de rencontrer tant de foi en des cœurs sauvages
vivant dans la captivité sans autres secours que le ciel!
Dieu fait des apôtres partout... Nous sommes redevables à
la piété de cette Huronne du premier baptême d'adulte fait
à Onnontagué^. »
René Goupil ne tarda pas à suivre dans la mort le brave
capitaine Ahasistari. Comme tous les prisonniers, il souffrit
grandement de la faim, du feu, de tous les mauvais trai-
tements que peuvent inventer des sauvages ; mais la douleur
n'arrêtait pas son zèle. Ce jeune homme cherchait dans la
captivité toutes les occasions de répandre la foi. Un jour,
un vieillard chez lequel il habitait, le vit tracer le signe de
la croix sur le front de son petit-fîls, et les Hollandais lui
avaient appris que ce signe ne pouvait qu'attirer de grands
malheurs. « Va! Tue ce chien de Français, » dit le vieillard
à son neveu. Le soir, René Goupil se promenait dans le bois
avec le P. Jogues. Le neveu s'approche de lui et décharge
sur sa tête un violent coup de hache. Le P. Jogues perdait
dans ce jeune donné un ami dévoué, le plus cher de ses
compagnons de captivité. Il fut tué le 29 septembre 1642,
après avoir prononcé les vœux c[ui le liaient d'une manière
définitive à la Compagnie de Jésus '^.
\. Relation de 1654, ch. VI : Voyage du P. Simon Le Moyne dans
le païs des Iroquois.
2. Relation de 1647, p. 25. — Notice sur René Goupil, par le P.
Jog-ues, dans la Vie du P. Jogues, p. 335.
— 26 —
Nous n'avons encore rien dit des horribles traitements
infligés au missionnaire. Son martyre, qui dura douze mois,
fut de tous le plus long et le plus cruel ' . Bressani en donne
les raisons dans sa Relation ahréfjée : « Lesiroquois, dit-il,
regardaient le prêtre comme leur ennemi, non en sa qualité
d'Européen , puisqu'ils sont amis des Hollandais , mais
parce que nous sommes amis et protecteurs des sauvages
Hurons que nous travaillons à convertir et avec lesquels ils
ne veulent pas la paix... En outre, ils haïssent notre sainte
Foi, qu'ils croient et qu'ils appellent un sortilège... Ils ont
surtout en horreur le signe de la croix, parce que les
Hollandais leur ont fait croire que c'était une vraie supers-
tition '^. »
Le supplice du P. Jogues commença le jour même où il
se constitua prisonnier. Nous n'entrerons pas dans des
détails que le lecteur trouvera ailleurs longuement décrits
par les acteurs de cette scène sauvage et par les lettres
des Hollandais établis à Orange. Qu'il nous suffise
d'indiquer quelques excès de férocité auxquels se portèrent
les bourreaux. Dès le premier jour, ils lui arrachent les
ongles des doigts jusqu'à la racine, ils lui mâchent les deux
index avec les dents et ils le frappent si violemment à coups
de bâtons et de massue cpi'il tombe à demi mort. Ils le
ramassent, le mettent sur leurs canots et le conduisent au
pays des Agniers, en remontant la rivière Richelieu jusqu'au
lac Ghamplain. En route, ils le traitent comme un esclave,
ils s'en servent comme d'une bête de somme pour porter
leurs fardeaux. Chez les Agniers, on le promène avec ses
compagnons de bourgade en bourgade, d'Ossernenon à
d. Le P. Jogues fut pris le 2 août 1642 et il quitta le village Iroquois,
où il était captif, le 31 juillet 1643, d'après ce qu'il en écrivit lui-même
au P. Charles Lalemant, le 30 août 1643. V. la Relation de 1643, p. 7o.
2. Brève relatione, p. 46.
— 27 —
Andagaron, d'Andagaron à Tionnontogen , en le livrant
partout à la risée publique sur une estrade improvisée au
milieu du bourg. Là, chacun se donne le plaisir de le
caresser, comme disent les Iroquois. On lui arrache la barbe
et les cheveux, on lui scie le pouce gauche, on lui fait plu-
sieurs fois subir la bastonnade entre deux haies de sauvages.
Ses chairs sont tailladées et déchiquetées avec les ongles
jusqu'aux os, et les enfants, pour faire leur apprentissage
de cruauté, enfoncent des poinçons dans les chairs endo-
lories et jettent sur le corps nu du prêtre des charbons
ardents et des cendres brûlantes. Avec des cordes faites
d'écorces d'arbre, ils le suspendent par les bras à deux
poteaux. « L'excès de mes douleurs fut alors si grand, dit
le patient, que je conjurai mes bourreaux de relâcher un peu
mes liens; mais Dieu permit avec raison que plus mes
instances étaient vives, plus ils s'efforçassent de les
resserrer. » La nuit ne lui apportait pas de repos; les
femmes et les enfants venaient le tourmenter de toutes
manières ^ .
La gangrène finit par se mettre dans les plaies, si bien
qu'il devint bientôt un objet d'horreur. Les sauvages
poussent la raffinerie de la cruauté jusqu'à suspendre à
propos les tortures, et à laisser la victime vivre plus long-
temps afin de souffrir plus longuement; sans quoi il serait
impossible de s'expliquer comment le P. Jogues ne suc-
comba pas à la violence et à la continuité de ses tourments.
Pendant deux mois, après le meurtre de Goupil, il s'at-
tendait chaque jour à être assommé; et ce n'est que par
une protection spéciale de la Providence qu'il échappa à la
massue de ses bourreaux. Il servait alors d'esclave au sau-
1. Le P. Isaac Jogues, par le P. Martin, ch. YI; — Brève relatione,
del P. Bressani, parte 3» , oop. 2.
— 28 —
vage, qui lui coupa le pouce ^. Pendant l'hiver, on le confia
tantôt à une famille, tantôt à une autre. Il suivait ses
maîtres à la chasse, portant sur ses épaules leurs sacs de
blé , la viande fumée et le bois ; la nuit , il couchait le
plus souvent en plein air, à demi vêtu. Gomment ne
mourut-il pas de fatigue et de froid ?
Au retour du printemps, l'esclave alla avec ses maîtres à la
pèche. Le jour, on le traitait, dii-il, comme une bête de somme \
on l'employait aux besognes les plus dures et les plus révol-
tantes; le soir, on lui donnait un peu de liberté, et il en pro-
fitait pour se retirer sur la colline A^oisine et y goûter dans
le calme de la solitude quelques moments de paix. Il gravait
sur l'écorce d'un arbre le signe sacré de la croix, et, à
genoux, les yeux pleins de larmes, il méditait sur les
exemples du Sauveur, il parcourait en esprit toutes les
stations du calvaire. Quand il se croyait seul, il fredonnait
un chant liturgique, et par des sentiers détournés il revenait
à la cabane de ses maîtres. Il se gardait bien d'entrer; on
l'eut jeté à la porte. Il s'étendait sur la terre ou il s'asseyait
sur le vieux tronc d'un arbre, et, brisé de fatigue, souvent
dévoré par la faim, il s'endormait dans la pensée de Dieu
et attendait le réveil des sauvages pour reprendre son labeur
d'esclave. « Que de fois alors, dit-il. J'ai versé des larmes
au souvenir de Sion, non seulement de la Sion triomphante
dans les cieux, mais de celle qui glorifie Dieu sur terre!
Que de fois, bien que sur une terre étrangère, fai chanté
le cantique du Seigneur et j'ai fait retentir les forêts et les
montagnes des louanges de leur auteur! Que de fois j'ai
gravé le nom de Jésus sur les arbres élevés de la forêt'-! »
4. Consulter sur ce qui suit : Relation de 1647, ch. V et VI;
Brève relalione, ibid. ; — Le P. Isaac Jogues, par le P. Martin, ibid.
2. Brève relalione, parte 3^ , cap. 2.
— 29 —
Dans ces jours de liberté relative, il eût pu facilement
prendre la fuite. 11 ne le fit pas, bien qiiil fût condamné
à une vie plus pénible que mille morts K « J'ai résolu de
vivre et de mourir sur cette croix, dit-il. Qui pourrait, en
ell'et, en mon absence, consoler et absoudre les captifs
français? Qui rappellerait aux chrétiens Hurons leurs
devoirs? Qui prendrait soin de régénérer les enfants dans
les eaux du baptême, de pourvoir au salut des adultes
moribonds, et d'instruire ceux qui sont en santé-? »
Dieu bénit un si grand zèle. « Sans compter les pri-
sonniers Français et Hurons, que j'ai aidés, consolés et
confessés, j'ai régénéré, dit-il, depuis ma captivité, dans les
eaux sacrées, soixante-dix personnes, enfants, jeunes gens
et vieillards de cinq nations et de langues différentes 3. »
Dans la poitrine de cet apôtre battait un cœur français.
Malgré la surveillance dont il était l'objet, il put se rendre
compte des forces des Iroquois et pénétrer leurs desseins ;
et, au risque d'être découvert et brûlé vif, il écrivit au
chevalier de Montmagny, gouverneur du Canada : « Crai-
gnez sans cesse et partout les embûches de ces hommes,
car des bandes de guerriers quittent chaque jour le village
pour aller à la guerre et il n'est pas à croire que le fleuve
(le Saint-Laurent) soit débarrassé de ces sauvages avant la
fin de l'automne^. Ils sont ici au nombre de sept cents,
possèdent trois cents fusils dont ils se servent avec une
1. Brève relafione, ibid.
2. Ihld.
3. Ibid.
4. Cette lettre, écrite de chez les Agiiiers, est du 30 juin 1643. Le
P. Jogues en avait déjà écrit trois autres qui ne parvinrent pas à
destination. Celle-ci était partie en latin, partie en français, partie en
huron, afin qu'elle fût inintelligible pour les ennemis, si elle tombait
entre leurs mains.
— 30 —
grande adresse et connaissent plusieurs chemins pour
arriver à la station des Trois-Rivières. Le fort Richelieu
arrête bien un peu, mais n'empêche pas tout à fait leurs
excursions. Une nouvelle bande vient de se mettre en
campagne... Ils n'en veulent pas moins aux Français
qu'aux Algonquins... Voici, autant que je peux le deviner,
le dessein des Iroquois : prendre tous les Hurons, s'il leur
est possible ; faire périr les chefs avec une grande partie
de la nation, et former avec les autres un seul peuple et un
seul pays^ »
Cet apôtre au cœur français n'avait qu'une pensée, en
écrivant cette lettre : rendre un service signalé à la Colo-
nie française et à ses alliés, les Hurons et les Algonquins.
Quant à lui, il veut être oublié et traité comme une quan-
tité négligeable. « Ne tenez, dit-il au gouverneur, aucun
compte de ma personne, et qu'aucune considération ayant
rapport à moi ne vous empêche de prendre toutes les
mesures qui vous paraîtront plus propres à procurer la
plus grande gloire de Dieu... Je forme la résolution de
jour en jour plus arrêtée, de rester ici aussi longtemps
qu'il plaira à Notre-Seigneur, et de ne pas chercher à con-
quérir ma liberté, quand même il s'en offrirait des occa-
sions. Je ne veux pas priver les Français, les Hurons et
les Algonquins des secours qu'ils reçoivent de mon minis-
tère-. »
Après avoir lu cette lettre, le supérieur de Québec écri-
vait à son Provincial de France : « Elle est composée
d'un stile plus sublime que celuy qui sort des plus pom-
peuses écoles de la rhétorique-'. » Cette lettre, écrite d'une
1. Vie du P. Jogues, par le P. Martin, p. 179.
2. Ihid.
3. Relation de 1643, p. G7. Elle est du P. Vimont et adressée au
P. Jean Filleau, à Paris.
— 31 —
main mutilée, est, en effet, dans sa belle et calme simpli-
cité, l'expression la plus pure qui se puisse voir d'une âme
élevée, admirable de patriotisme.
Ce service ne fut pas le seul que le prisonnier des Iro-
quois rendit à ses compatriotes. On sait que le Gouverneur
avait élevé, quelques jours après la prise de Jog-ues et
de ses compagnons, le fort Richelieu, à l'embouchure de
la rivière des Iroquois. Ceux-ci voulurent, dès le mois
d'août 1642, renverser cette barrière, qui gênait leurs
marches vers le Saint-Laurent; mais leurs bandes furent
héroïquement repoussées, et pendant près d'un an ils
n'osèrent pas diriger contre le fort une nouvelle attaque.
Au mois de juillet 1643, une troupe d'Iroquois se décida
enfin à agir, et un jeune Huron, Iroquisé, qui faisait par-
tie de l'expédition, offrit au Jésuite, s'il voulait écrire au
commandant de Richelieu, de lui porter sa lettre. Cette
offre cachait un piège ; le Jésuite accepta néanmoins, a Je
connaissais fort bien, dit-il, les dangers où je m'exposais;
je n'ignorais pas que s'il arrivait quelque disgrâce à ces
guerriers, on m'en ferait responsable et on en accuserait
mes lettres ; je prévoyais ma mort, mais elle me semblait
douce et agréable, employée pour le bien public et pour la
consolation de nos Français et des pauvres sauvages qui
écoutent la parole de Notre-Seigneur. Mon cœur ne fut
saisi d'aucune crainte à la vue de tout ce qui en pourrait
arriver, puisqu'il y allait de la gloire de Dieu'. »
Le P. Jogues se trouvait en ce moment sur les bords de
l'Hudson , près du fort d'Orange , où ses maîtres se
livraient à la pèche depuis plusieurs semaines. C'était au
mois d'août 1643. Il demande du papier à un Hollandais
et il écrit au commandant de Richelieu d'être sur ses
1. Relation de 1643, p. 75.
— 32 —
gardes. Le Huron prend la lettre, et, arrivé au fort, il se
présente en qualité de parlementaire et la remet au com-
mandant. Celui-ci la lit et, pour toute réponse, il envoie
une décharge de canon aux Iroquois, qui s'enfuient à la
hâte, laissant aux mains des Français un canot, des arque-
buses, de la poudre et du plomba
Honteux et furieux de l'insuccès de leur entreprise, ils
reviennent sur leurs pas, résolus de brûler vif le mission-
naire.
Les Hollandais apprennent leurs mauvais desseins ;
ils préviennent le P. Jogues et s'offrent à lui pour procu-
rer son évasion. L'apôtre hésite et demande à réfléchir ; il
voulait examiner devant Dieu ce qu'il convenait de faire en
la circonstance. La nuit entière se passe à prier, à se
rendre un compte exact de sa propre situation. Par suite
de l'échec des Iroquois et de leurs fâcheuses dispositions à
son égard, la situation d'aujourd'hui n'était plus la même
que celle d'hier ; la grande raison qui l'avait empêché
jusqu'ici de songer à son évasion n'existait plus, attendu
que désormais son ministère ne pourrait être d'aucune
utilité. Dans ces conditions, ne valait-il pas mieux accepter
les offres des Hollandais et revenir au pays des Hurons,
pour convertir les payens à la foi et affermir les chrétiens
dans leur croyance? L'apôtre le pensa ainsi, et, au lever
du jour, il fît part de sa résolution au commandant hollan-
dais du fort, qui parvint à le soustraire aux recherches
des sauvages -. Un mois plus tard, le martyr s'embarquait
1. Relation do 1643, p. 75.
2. Voir les détails de son évasion dans la i?e/ci^/c»/z de 1643, ch. XIV,
p. 74; — Relation de 1647, ch. VII, p. 33. — Narré de la prise du
P. Jogues, par le P. Buteux.
Les nombreux récits sur la prise du P. Jogues, sa captivité et son
évasion portent le caractère d'une entière sincérité, dit le protestant
— 33 -
à la Nouvelle-Amsterdam^, et, le jour de Noël 16i3, il
abordait sur les côtes de la Basse-Bretagne, près de Saint-
Pol de Léon-.
La nouvelle de son arrestation et de sa longue captivité
avait produit à Québec la plus douloureuse impression.
Toute la colonie avait aussi ressenti vivement les tourments
horribles infligés à Goupil et aux trois chrétiens Hurons,
Eustache, Paul et Etienne; il y eut un moment de stupeur,
quand on apprit leur mort.
Au pays des Hurons, la douleur fut plus grande encore ;
car la mission perdait, dans le P. Jogues, qu'elle n'espé-
rait plus revoir, un de ses meilleurs ouvriers ; dans René
Goupil, un de ses donnés les plus dévoués et les plus
généreux, et dans les trois Hurons, martyrs de la cruauté
iroquoise, les j)lus fermes appuis de son église naissante,
les prémices de sa foi. Ne recevant aucun secours de Québec,
d'où lui venait la majeure partie de ses approvisionnements,
elle vivait dans une immense détresse ; elle envisageait
l'avenir avec inquiétude, mais sans découragement. A
Québec, les courages n'étaient pas non plus défaillants,
quoique la tristesse fût générale. Et plusieurs tentatives
Parkmaii ; ils se corroborent entre eux et sont appuyés par le témoi-
gnage des prisonniers hurons qui purent s'échapper et les lettres des
Hollandais établis à Renselaerswich. Le pasteur hollandais, Jean Mega-
polensis, qui traita le P. Jogues avec les plus grands égards pen-
dant son évasion, a aussi écrit sur les tortures que ce Père endura.
Tous les historiens modernes et les Pères Tanner (Societas milifans),
du Creux [Hisfoi^ia Canadensis) et Charlevoix ont tiré en partie
leurs renseignements sur le P. Jogues des Relations du Canada et de
la Brève relatione du P. Bressani.
1. Aujourd'hui New-York,
2. Voir aux Pièces Justificatives n° 1, le récit, par le P. Jouvency
(Res gestge in Americae septentrionalis parte, quœ Canada dicitur),
de la captivité du P. Jogues.
Jés. et Nouu.-Fr. — T. II 3
— 3i —
furent faites, après la prise du P. Jogues, pour rétablir les
relations avec Sainte-Marie des Hurons. Toutes échouèrent,
les issues étant trop bien gardées par les ennemis.
Les Iroquois, que l'expérience rendait tous les jours plus
habiles dans la guerre de surprises, avaient, en effet, changé
de tactique, et divisé leurs forces, dès 1648, en dix bandes
de guerriers, destinées à envelopper toute la Colonie fran-
çaise comme dans un immense réseau. Les deux premières
bandes stationnaient au portage des Chaudières^ ; la troi-
sième restait au pied du Lonc/ sault; la quatrième, au des-
sus de Montréal; la cinquième, dans File même de Mon-
tréal ; la sixième, dans la rivière des Prairies; la septième,
dans le lac Saint-Pierre; la huitième, près des Trois-
Rivières ; la neuvième, près du fort Richelieu ; la dixième
devait envahir le territoire des Hurons et porter partout le
fer et le feu 2.
« Les positions prises par les Iroquois étaient si bien choi-
sies, dit le P. Lalemant, qu'ils pouvaient voir l'ennemi de
quatre à cinq lieues sans être aperçus eux-mêmes, et ils
n'attaquaient que quand ils étaient les plus forts ^\ » On est
étonné de trouver dans une tribu sauvage cet art straté-
gique ; mais elle offre un grand exemple du développement
auquel peut parvenir une nation, fîère de son indépendance
et de sa liberté.
La nouvelle organisation des forces iroquoises avait un
double but : d'abord affaiblir les Français par des attaques
continuelles et imprévues, empêcher toute communication
entre les forts de Richelieu, de Montréal, des Trois-Rivières
et de Québec, ruiner le commerce des Européens avec les
1. Près de l'ancienne Bytown, qui a changé son nom en celui
d'Ottawa, capitale de la Confédération canadienne.
2. Relation de 1644, p. 42.
3. Relation de 1644.
— 35 —
peuples cVen haut; ensuite isoler les Ilurons, pour les
battre plus facilement et les détruire. Le premier objectif
était, pour l'instant, le moins important.
Le second, celui que le P. Jogues avait si nettement
indiqué au chevalier de Montmagny, fut poursuivi avec
une précision et une rigueur implacables. Les Tsonnon-
touans, aidés d'une farte bande d'Oneiouts, tombèrent à
l'improviste, dès 1643, sur les bourgades huronnes et
semèrent, partout où ils passèrent, la désolation et la mort.
« La désolation est extrême dans ce pays, écrivait le
P. Lalemant... La guerre y a continué ses ravages ordi-
naires pendant Tété. Presque tous les jours, de pauvres
femmes se sont trouvées assommées dans leurs champs ; les
bourgs ont été dans des alarmes continuelles, et toutes les
troupes qui s'étaient levées en bon nombre pour aller don-
ner la chasse à l'ennemi sur les frontières, ont été défaites
et mises en déroute, les captifs emmenés à centaines ; et
souvent nous n'avons point eu d'autres courriers et por-
teurs de ces funestes nouvelles, que de pauvres malheu-
reux échappés du ^milieu des flammes, dont le corps demi
brûlé et les doigts des mains coupés, nous donnaient plus
d'assurance que leur parole même, du malheur qui les
avait accueillis eux et leurs camarades. Ce fléau du ciel en
était d'autant plus sensible qu'il était accompagné de celui
de la famine, universelle parmi toutes ces nations à plus
de cent lieues à la ronde. Le blé d'inde, qui est ici l'unique
soutien de la \ie, y était si rare que les plus accommodés
à peine avaient-ils pour ensemencer leurs terres ; plusieurs
ne vivaient que d'un peu de gland, de potirons et de ché-
tives racines qu'ils allaient souvent chercher bien loin en
des lieux de massacre et qui n'étaient battus que des pas
de l'ennemi... Mais la plus forte épine que nous ayons, est
— 36 -
que les ennemis de ces peuples, ayant le dessus par le moyen
des arquebuses, qu'ils ont de quelques Européens, nous
sommes maintenant comme investis et assiégés de tous cotés,
sans pouvoir soulag-er la misère d'une infinité de peuples
qui vivent encore dans l'ignorance du vrai Dieu, ni rece-
voir même du secours de la France qu'avec des peines
incroyables ^ »
Cette lettre, écrite de Sainte-Marie des Hurons, est
datée du dernier jour de mars 16i4.
Un mois plus tard-, le P. Vimont, supérieur de Québec,
chargeait le P. Bressani de porter aux missionnaires
Hurons des lettres et plusieurs paquets^. Ils n'avaient rien
reçu depuis trois ans.
François-Joseph Bressani, né à Rome le 6 mai 1612,
était entré dans la Compagnie de Jésus à l'âge de quatorze
ans, après sa première année de philosophie^. Les épreuves
du noviciat et ses études philosophiques, puis sa théologie
terminées, il occupa, tour à tour et avec succès, les chaires
de littérature, de philosophie et de mathématiques. On le
destinait à l'apostolat des grandes villes ; il préféra l'apos-
tolat des sauvages du Nouveau-Monde. Arrivé à Québec en
16i2, il y commença sa vie d'apôtre, auprès des Français,
1. Relation de 1644, pp. lOo, 106 et 107.
2. 27 avril 1644,
3. Relation de 1644, p. 4i.
4. Le P. Bressani entra dans la Compagnie de Jésus, au noviciat
de Rome, le 15 août 1626. Après le noviciat, il termine sa philosophie
au collège Romain (1628-1630). Il est professeur à Sezze de cinquième
(1630-1631), de quatrième (1631-1632), et à Tivoli de troisième (1632-
1633); il fait trois ans de théologie au collège Romain (1633-1636) et
une quatrième année au collège de Clermont, à Paris (1 636-1637). Après
sa troisième année de probation faite à Paris, il enseigne la rhéto-
rique, la philosophie et les mathémathiques, et il part pour le Canada,
en 1642. (Arch. gén. S. J.)
— 37 —
et la continua, aux Trois-Rivières, auprès des Algonquins.
Il se formait, il s'essayait à de plus rudes labeurs ; il se
préparait par le travail et la prière à une destinée qui lui
avait été prédite. Avant de quitter la France, une grande
âme, éclairée de Dieu, lui avait dit ce qui lui arriverait un
jour ^
Le P. Bressani partit des Trois-Rivières le 27 avril,
accompagné de six sauvages chrétiens et d'un jeune Fran-
çais, montés sur trois canots. Le troisième jour, il tomba
dans une embuscade d'Iroquois, non loin du fort Richelieu.
Tous sont faits prisonniers; les lettres sont saisies et déchi-
rées, et toutes les provisions, destinées aux missionnaires
Hurons, capturées.
Un brave Huron, Bertrand Sotrioskon, avait été tué en
se défendant. Les Iroquois lui coupent par morceaux les
bras et les jambes, ils les font bouillir avec le cœur dans la
marmite; ils les dévorent, puis ils se mettent en route
et remontent la rivière Richelieu jusqu'au canton des
Agniers. Iroquois et prisonniers s'arrêtent au village
d'Ossernenon.
Comme Jogues, Bressani a raconté ses propres souffran-
ces. Son récit, modèle de pureté littéraire et de simplicité,
est inséré dans sa Brève relatione, pid^liée de son vivant à
Macérata et dédiée au cardinal de Lugo. En le lisant, on
éprouve je ne sais quel sentiment d'horreur et de dégoût
mêlé à une profonde et religieuse sympathie. Rien de plus
émouvant que cette narration, où les plus douloureuses
péripéties se mêlent aux plus belles luttes intérieures et
aux sentiments les plus élevés. Nous ne donnerons pas ici
1. Biographie du P. Bressani, par le P. Martin, pp. i3 et suiv., dans
la « Relation abrégée de quelques missions des Pères de la Compa-
gnie de Jésus dans la Nouvelle-France », traduction de Brève rela-
tione du P. François-Joseph Bressani.
— 38 —
tous les détails de cette dure captivité : il faudrait pour
cela transcrire toutes les lettres du P. Bressani. Celui qui
les écrit n'a plus qu'un doigt entier à la main droite, et le
sang, qui coule de ses plaies ouvertes, salit son papier.
L'encre est faite de poudre à fusil délayée et la terre lui
sert de table i.
(( Je ne raconterai pas, dit-il, tout ce que j'eus à souffrir
pendant le voyage, du fort Richelieu à Ossernenon. Il suffit
de dire que nous avions à porter nos bagages dans les bois,
par des chemins non frayés, où on ne trouve que des pierres,
des ronces, des trous, de l'eau et de la neige; celle-ci
n'avait pas encore entièrement disparu. Nous étions nu-
pieds, et nous restions à jeun quelquefois jusqu'à trois ou
quatre heures de l'après-midi, et souvent pendant la journée
entière... Le soir venu, j'étais chargé d'aller chercher le
bois et l'eau, et de faire la cuisine quand il y avait des
provisions. Lorsque je ne réussissais pas ou que je compre-
nais mal les ordres que je recevais, on n'épargnait pas les
coups.
« Le quatrième jour, qui était le Lj de mai, nous nous
trouvâmes vers trois heures et avant d'avoir rien pris, sur
les bords d'une rivière où étaient réunis pour la pêche
quatre cents sauvages. Ils vinrent au devant de nous et à
deux cents pas de leurs cabanes, ils enlevèrent tous nos
vêtements et me firent marcher en tête. Les jeunes gens
formaient une haie à droite et à gauche, tous armés d'un
bâton, à l'exception du premier, qui tenait un couteau.
Quand je voulus m'avancer, celui-ci me barra le passage, et
saisissant ma main gauche, il la fendit avec son couteau,
entre l'annulaire et le petit doigt ; il le fît avec tant de
force et de violence que je crus qu'il voulait m'ouvrir la
i. Lettre an R. P. Général. Dn pays des Iroqnois, lo jnillet 1G44.
{Brève relationc, p. 31.)
— 39 —
main entière. Les autres commencèrent alors à me frapper
avec leurs bâtons, et ils ne cessèrent que quand je fus
arrivé au théâtre qu'ils avaient préparé pour nous tour-
menter. Il nous fallut monter sur ces écorces grossières,
élevées de neuf palmes au dessus de terre , de manière à
donner à la foule le loisir de nous voir et de se moquer de
nous. J'étais tout couvert du sang qui coulait de toutes les
parties de mon corps, et le vent, auquel nous étions expo-
sés, était assez froid pour le geler immédiatement sur ma
peau... Un capitaine, me voyant transi de froid, me rendit
la moitié d'une vieille soutane d'été en lambeaux : c'était
assez pour me cacher, mais non pour me réchauffer...
« On nous retint quelque temps dans ce lieu, entière-
ment à la discrétion et à l'indiscrétion des jeunes gens et
des enfants, qui me piquaient, me frappaient, m'arrachaient
les cheveux et la l^arbe, etc..
« Le soir venu, les capitaines criaient à pleine A^oix
autour des cabanes : réunissez-vous, jeunes gens, et venez
caresser nos prisonniers. Ils accouraient et se réunissaient
dans une grande cabane. Là, on m'enleva le lambeau de
vêtement qu'on m'avait donné, et dans cet état de nudité,
ceux-ci me piquaient avec des bâtons aigus , ceux-là me
brûlaient avec des tisons ardents ou des pierres rougies au
feu; d'autres se servaient de cendres brûlantes ou de char-
bons enflammés. Ils me faisaient marcher autour du feu sur
la cendre chaude, sous laquelle ils avaient planté en terre
des bâtons pointus... Puis ils passaient environ un quart
d'heure à me brûler un ongle ou un doigt. Il ne me reste
maintenant qu'un seul doigt entier, et encore ils en ont
arraché l'ongle avec les dents. Un soir, ils m'enlevaient un
ongle, le lendemain la première phalange, le jour suivant
la seconde. J'étais obligé de chanter pendant ce supplice.
Ils ne cessaient de me tourmenter jusqu'à une heure ou
— 40 —
deux heures de la nuit. Ils me laissaient alors ordinaire-
ment lié à terre et sans abri. Je n'avais pour lit et pour
couverture qu'un morceau de peau, la moitié trop petit.
J'étais même souvent sans aucun vêtement, car ils avaient
déjà déchiré le morceau de soutane qu'on m'avait donné...
« Nous partîmes de là le 26 mai, et, après plusieurs
jours de marche, nous arrivâmes au premier village de la
nation, à Ossernenon, Ici, notre réception ressembla à la
première et fut encore plus cruelle ; car outre les coups de
poing et les coups de bâton que je reçus dans les parties les
plus sensibles du corps, ils me fendirent encore une fois la
main gauche entre le doigt du milieu et l'index, et leur
bastonnade fut telle que je tombai à terre demi-mort.
Comme je ne me relevais pas parce que j'en étais incapable,
ils continuaient à me frapper surtout sur la poitrine et sur
la tête. J'aurais certainement expiré sous leurs coups, si un
capitaine ne m'eût pas fait traîner à force de bras sur un
théâtre formé décorées comme le premier. Là, ils me cou-
pèrent le gros doigt de la main gauche et fendirent l'index.
Le soir, un sauvage me fît entrer dans sa cabane. Nous
fûmes tourmentés dans cette circonstance avec plus de
cruauté et d'audace que jamais Ils disloquèrent les
doigts des pieds et me percèrent un pied avec un tison. Je
ne sais ce qu'ils n'essayèrent pas.
(( Après avoir satisfait à leur cruauté, ils nous envoyèrent
dans un A-illage, à neuf ou dix mille plus loin. Ici on ajouta
aux tourments dont j'ai parlé, celui de me suspendre par
les pieds, tantôt avec des cordes, tantôt avec des chaînes
que leur donnaient les Hollandais. Pendant la nuit, je
restais étendu sur la terre nue, et attaché, selon leur cou-
tume, à plusieurs piquets, par les pieds, les mains et le
cou. Pendant six ou sept nuits, les moyens qu'ils prirent
pour me faire souffrir sont tels qu'il ne m'est pas permis de
les décrire.
« Après un pareil traitement, je devins si horrible que
tout le monde s'éloignait de moi ; on ne m'approchait que
pour me tourmenter... J'étais couvert d'insectes, sans pou-
voir m'en délivrer ni m'en défendre. Les vers naissaient
dans mes plaies. J étais devenu un fardeau pour moi-même,
de sorte cpie, si je n'avais consulté que moi, j'aurais
regardé la mort comme un gain... Je la désirais et je
l'attendais, mais non sans éprouver une vive horreur du
feu... Cette mort ne vint pas. Le 19 juin, contre mon
attente, je fus donné à une vieille femme, afin de remplacer
son aïeul, tué autrefois par les Hurons; au lieu de me
brûler selon les désirs et l'avis de tous, elle me racheta de
leurs mains, au prix de quelques grains de porcelaine i. »
La vieille Iroquoise trouva son nouveau parent trop
infirme et trop maladroit pour lui rendre des services. Elle
le vendit aux Hollandais pour une somme de deux cent
cinquante à trois cents francs. Sa captivité avait duré quatre
mois. Les Hollandais le firent conduire à La Rochelle, où
il arriva au mois de novembre 16i4~.
Dans sa lettre au R. P. Général, Mutio Vitelleschi, le
P. Bressani faisait cette réflexion à la suite de l'énuméra-
tion de ses horribles tourments : « Je n'aurais jamais cru
que l'homme eût la vie si dure ! » On s'étonne, en effet,
qu'il ait pu résister à un si douloureux martyre. Ce qui
étonne encore plus, c'est la parfaite liberté, c'est la sérénité
de l'âme dans la douleur. « Quoique je fusse à chaque
instant à deux doigts de la mort , mon esprit , dit-il, a
toujours conservé la même liberté et je pouvais donner à
1. Brève relatione, part. II, cap. II. — Nous avons donné la tra-
duction du P. Martin, Relation abrégée^ pp. 116 et suiv.
2. Voir aux Pièces jui^li/icatives, n° II, le récit de la captivité du
P. Bressani, fait par le P. Jouvancy et extrait de son ouvrage inédit :
<( Res gestœ in Americse Septentrionalis parte quœ Canada dicitur. »
— 42 —
chaque action une attention complète. Mon corps était clans
un abattement extrême; je pouvais à peine ouvrir les lèvres
pour réciter un Notre Pcre^ tandis qu'intérieurement je
m'occupais avec la plus entière lilDcrté... Dieu me fît la
grâce d'arrêter en moi jusqu'au premier mouvement d indi-
gnation contre mes l)ourreaux et de m'inspirer même des sen-
timents de compassion pour eux... Je n'étais pas insensible
à la douleur; je la sentais vivement. Mais j'avais intérieu-
rement une telle force pour la supporter, que j'étais étonné
de moi-même, ou plutôt de l'abondance de la grâce, et je
croyais me trouver dans le même état que David, lorsqu'il
disait : Au milieu de nies tribulations vous avez dilate' mon
cœur K J'estime plus cette grâce que celle de ma déli-
vrance '. »
Cette page est le plus beau j^anégyrique du P. Bressani :
l'apôtre et le religieux s'y révèlent dans leur perfection.
On raconte que la reine-régente, Anne d'Autriche, ayant
entendu le récit de la captivité et de la délivrance du
P. Jogues, dit aux dames de la cour : « On fait tous les
jours des romans qui ne sont que mensonges. En voici un
qui est une vérité, et où le merveilleux se trouve joint à
l'héroïsme le plus admirable. » Elle eut pu dire la même
chose du martyre du P. Bressani; et aucune parole ne sau-
rait résumer en termes plus vrais le long et douloureux
supplice de ces deux hommes.
Le séjour en Europe du P. Bressani ne fut pas de longue
durée. La Nouvelle-France, arrosée de son sang, restait
toujours l'objet de ses désirs; il j revint l'année suivante.
Le P. Jogues l'avait précédé depuis un an, n'ayant d'autre
1. In tribiilatione dilastasti me. (Ps. VI, 2.)
2. Lettre à ses amis, datée de Tîle de Rhé, 16 novembre 164-4.
{Brève relatione, pp. 46 et suiv.)
— 43 —
ambition que de vivre et de mourir sur la terre de ses pre-
miers travaux et de ses sanglantes douleurs. Il semblait
même, à l'entendre parler, qu'elle eût un attrait de plus,
depuis qu'il y avait souffert. Tous deux aA'aient les mains
mutilées ; c'était un empêchement canonique pour la célé-
l)ration des Saints-Mystères. Leur piété s'alarmait juste-
ment d'une privation, qui devenait pour le prêtre le plus
g-rand des sacrifices. Les Pontifes de Rome levèrent l'ob-
stacle. Urbain VIII répondit au P. Isaac Jogues : (( Il serait
indig-ne de refuser à un martyr de Jésus-Christ de boire le
sang- de Jésus-Christ ^ » Innocent X baisa avec respect les
cicatrices du P. Bressani et lui dit affectueusement : « Vous
avez été mutilé pour la pul)lication de l'Evang-ile ; vous ne
devez pas être privé de l'honneur d'offrir le Saint-Sacri-
fîce -. »
Quand ce dernier rentra k Québec vers le milieu de I()i5,
un grave événement s'accomplissait, d'où l'on semblait
attendre beaucoup pour la pacification de la Nouvelle-
France. Iroquois, Hurons, Algonquins, Montagnais, Atti-
kamègues et Français, réunis aux Trois-Rivières, y traitaient
de la paix.
Le gouverneur de Montmagny avait provoqué cette
réunion. Ses alliés étaient en partie démoralisés. Lui-
même ne pouvait faire la loi aux Iroquois ni punir leur
audace; il avait à peine assez de soldats pour faire res-
pecter les postes français. Le commerce et l'agriculture
étaient en souffrance par suite de la guerre. Il n'y avait
de sécurité nulle part. Toute la colonie souhaitait la paix,
pourvu qu'elle se fît sans compromettre l'honneur et la
dignité de la France.
1. Indignum essct Christi martyrem, Christi non libcre sanguincm.
2. Histoire de V Hôtel-Dieu de Québec, p. 53.
Un fait, assez insisnifîant en soi, fournit au GouA^er-
neur le moyen d'entrer en négociation avec Tennemi.
Il retenait prisonniers quelques guerriers iroquois, dont
l'un était un chef agnier. 11 renvoya ce dernier dans
son pa^'s et le chargea de dire aux Cantons, que s'ils vou-
laient sauver la vie aux autres captifs, il fallait envoyer
sans délai des ambassadeurs avec pleins pouvoirs pour
conclure la paix.
La Confédération iroquoise s'affaiblissait de jour en jour,
malgré ses succès, à cause des pertes considérables que la
guerre causait dans les rangs des soldats. Aussi un parti
puissant, surtout dans le canton des Agniers, demandait
ou à enterrer la hache de guerre ' ou à la jeter dans la
rivière '^.
La démarche du gouverneur produisit l'effet désiré. Deux
mois après, le chef agnier, accompagné de deux ambassa-
deurs du même canton, se présentait au commandant des
Trois-Rivières, M. de Champflour, et demandait une
audience au grand Ononthio ^'. C'est ainsi que les tribus
indiennes appelaient M. de Montmagny. A la tête de
l'ambassade se trouA ait un grand capitaine, parleur infati-
gable, Kiotsaeton, le plus fourbe et le plus rusé sauvage de
son canton. Guillaume Couture^, qu'on avait rendu à la
liberté, était avec les députés, vêtu à l'iroquoise.
1. Faire une paix définitive.
2. Suspendre les hostilités pour un temps. 7?e7)rV/îer la hache, c'est
recommencer la guerre.
3. Ononthio, grande Montagne, interprétation du nom de Mont-
magny. Ce fut le nom donné depuis par les tribus sauvages à tous
les gouverneurs du Canada.
4. Couture alla très jeune au Canada, et travailla d'abord dans la
mission huronne. On le voit dès 1640 sur la liste des donnés. Dans
le catalogue des emplois, il figure tantôt comme menuisier, tantôt
avec la simple indication ad miiIta, preuve de l'utilité de ses services.
Il fut négociateur de la paix avec les Iroquois, ce qui lui valut la fin
Le 12 juillet, l'audience eut lieu sous une tente dressée
dans la cour du fort. A une extrémité, siég-eait le gouver-
neur, ayant à ses côtés le commandant de Ghampflour, le
P. Vimont, le P. Jogues et tout l'état-major en grande
tenue. En face, à l'autre extrémité, se tenaient les Algon-
quins. Les Français et les Hurons avaient pris place à
droite et à gauche de la vaste salle. x\u milieu, l'ambas-
sade iroquoise avait étalé ses présents, quatorze colliers de
porcelaine.
Kiotsaeton se lève, regarde le soleil, prend l'un après
l'autre les colliers, explique longuement le sens de chacun,
les offre au gouverneur, et, après avoir parlé, chanté, gesti-
culé comme un pitre pendant près de trois heures, il
demande que les niiarjes se dispersent et que le soleil de la
paix luise sur tout le pays. Sa harangue se termine par une
danse à laquelle prennent part tous les sauvages. Le lende-
main, grand festin oflert par le gouverneur aux amis et
aux ennemis.
Le 14, nouvelle réunion sous la grande tente. M. de Mont-
magny répond par quatorze présents à ceux des Iroquois; et
les articles du traité de paix sont arrêtés. Piescaret, capitaine
des Algonquins de l'île, présente aux ambassadeurs quel-
ques peaux de castor et leur dit au nom de sa nation :
(( Voici une pierre que je mets sur la fosse de ceux qui
sont morts aux derniers combats, afin qu'on ne remue plus
de sa captivité. Laissé libre de rompre son contrat comme donné, il
se maria et fut la souche d'une nombreuse famille. Il ne mourut
qu'en 1702 à Tàge de quatre-vingt-quatorze ans. (17e du P. Jorjues,
p. 261.) — Dans une consulte tenue par les Pères Jésuites à Québec,
le 26 avril 1646, le mariage de Couture fut approuvé : « Le mariag-e
de Cousture, approbatum omnium consensu, » [Journal des Jésuites,
P-43.)
V. le Dictionnaire généalogique des familles canadiennes, par l'abbé
Cyprien Tang-uay, t. I, p. 147.
__ 46 —
leurs os, et qu'on perde la mémoire de ce qui leur est
arrivé, sans plus jamais songer à la vengeance. » Noël
Negahamat, capitaine Montagnais, se lève à son tour et
offre cinq grandes peaux d'élans : « Voilà, dit-il aux Iro-
quois, de quoy vous armer les pieds et les jambes, de peur
que vous ne vous blessiez au retour, s'il restait encore
quelque pierre au chemin que vous avez applany. »
Trois coups de canon annoncent la fin de la séance et la
conclusion de la paix.
Le lendemain , les ambassadeurs montent sur leurs
canots et regagnent leur paj s.
La tâche n'était pas terminée. La paix était conclue avec
les Agniers; mais les autres cantons tenaient toujours la
hache levée; et la plupart des chefs des nations alliées de
la France ignoraient ce qui venait de se passer aux Trois-
Rivières. Avant le départ des Iroquois, il fut convenu que
les ambassadeurs feraient ratifier le traité par Tasseml^lée
générale des Cantons confédérés et que le gouverneur le
soumettrait èi l'approbation des capitaines Hurons et Algon-
quins, absents lors de la réunion des Trois-Rivières.
Une seconde réunion pour la confirmation de la paix fut
fixée au mois de septembre. Jusque là tout acte d'hostilité
était absolument interdit.
Ce fut pour toute la colonie française une lieure de vrai
soulagement, de joie indicible, quand elle apprit la conclu-
sion de la paix. Ses alliés ne furent pas moins heureux. De
l'embouchure du Saint-Laurent à l'Ottawa, de l'Ottaw^a au
lac Huron, on remarquait dans les guerriers comme une
lassitude générale ; tout le monde semblait fatigué de la
guerre, et l'on appelait de ses vœux ce jour où la paix
régnerait dans les soml)res et sanglantes forêts du Nouveau-
Monde. Les missionnaires la désiraient plus que personne,
— 47 —
espérant à sa faveur, faire mieux connaître et révérer le
nom adorable de Jésus-Christ.
Soixante canots hurons, chargés de pelleteries, profi-
tèrent de ce moment de paix pour descendre à Québec, et
le P. Lalemant, nommé supérieur général de la mission, en
remplacement du P. Yimont, vint prendre possession de
ses nouvelles fonctions. Avant de quitter Sainte-Marie des
Hurons, il avait remis l'autorité entre les mains du
P. Ragueneau.
Le 20 septembre eut lieu la grande assemblée générale
pour la confirmation de la paix, sous la présidence du
gouverneur de Québec. A la lin de la séance, le chef de
l'ambassade iroquoise se leva, fixa quelque temps le soleil,
et dit : « Ononthio, tu as dissipé tous les nuages; l'air
est serein, le ciel paraît à découvert, le soleil est brillant.
Je ne vois plus de trouble, la paix a tout mis dans la calme ;
mon cœur est en repos, je m'en vais content. » La paix
fut signée i.
Mais quelle certitude pouvait-on avoir à Québec de sa
sincérité? Les négociateurs iroquois avaient-ils agi en toute
franchise? Représentaient-ils la Confédération des cinq
nations, ou seulement le canton des Agniers? La paix
qu'ils avaient signée ne cachait-elle pas un piège? A en
juger par les Relations, le doute et la crainte troublaient le
cœur des Jésuites, qui savaient par une longue expérience
tout ce qu'il y a dans la nature sauvage de ruses, de faus-
seté, de caprices et de méchanceté. Le gouverneur ne sem-
])lait pas ajouter plus de foi que les missionnaires aux décla-
rations pacifiques des ambassadeurs agniers, déclarations
1. Voir, pour tout ce qui précède sur la paix, la Relation de 1646,
ch. VII, VIII, IX, X et XI ; et le Cours cVhistoire, par Ferland, t. I,
ch. IV, p. 330.
— 48 —
qu'ils renouvelèrent solennellement, l'année suivante, aux
Trois-Rivières K
Il importait cependant, dans l'intérêt de la colonie et de
la propagation de l'Evangile, de maintenir le traité de paix.
Pour y aider, M. de Montmagny eut la pensée d'envoyer
une ambassade chez les Iroquois, avec mission de leur
témoigner sa satisfaction et sa joie de voir enfin la bonne
harmonie si heureusement rétablie -.
Cette ambassade demandait un homme d'un courage
éprouvé, au courant des usages iroquois et possédant à
fond leur langue. Elle n'était pas sans dangers auprès de ces
sauvages aussi crédules qu'inconstants, et dont le tomahawk
était médiocrement respectueux des immunités diplomati-
ques 3. Le gouverneur jeta les yeux sur le P. Jogues et
communiqua son projet au P. Jérôme Lalemant^. Celui-ci
l'approuva sans hésiter^, car il voyait, à côté de la mission
diplomatique, une mission d'un ordre supérieur; il espérait
que l'ambassadeur jésuite parviendrait peut-être à poser
sur cette terre des martyrs^ les fondements d'un futur
centre d'apostolat.
1. 22 février 1646 {Relafion de 1646, p. 60).
2. Relation de 1646, p. 14.
3. Ihid., ci Au Paj/s des Iliirons, par le P. Rouvier, p. 120.
4. Relation de 1646, p. 14.
5. Nous lisons dans le Journal des Jésuites, commencé en 1645 par
le P. Jérôme Lalemant : (( 26 avril 1646. Je tins consulte pour le
voyage du P. Jogues aux Annier. Les consulteurs étaient, P. Yimont,
P. de Quen, P. Deudemare, P. P. Pijart : omnium consensu appro-
hata profeclio. »
6. « Quand je parle d'une mission iroquoise, écrit le P. Lalemant
{Relation de 1646, p. 14), il me semble que je parle d'un songe, et
néanmoins c'est une vérité ; c'est à bon droit qu'on lui fait porter le
nom des Martyrs ; car, outre les cruautés que ces barbares ont déjà
fait souffrir à quelques personnes amoureuses du salut des âmes,
outre les peines et les fatig'ues que ceux qui sont destinez à cette
mission doivent encourir, nous pouvons dire avec vérité qu'elle a
— 49 —
Le P. Jogues desservait alors, depuis quelques mois, la
chapelle de Montréal. C'est là que vint le chercher le désir
de son supérieur.
Gomme le fait remarquer son historien, si bien domptée
que soit la nature dans le cœur des saints, elle nV meurt
jamais entièrement. Irrésistiblement gouvernée par une
volonté que la grâce fortifie, elle garde en face du sacrifice
ses répugnances et ses tressaillements ^ Le P. Jogues
l'éprouva à la réception du message du P. Lalemant. Il y
eut au cœur de ce vaillant apôtre un premier mouvement
de terreur involontaire. Et comment en eût-il été autre-
ment? Le souA^enir des affreux tourments qu'il avait endu-
rés chez les Agniers était si récent ! Et la mission qu'on lui
confiait était peut-être une nouvelle voie du calvaire, le
chemin du martyre î
« Mais lui qui avait soutenu le poids de la guerre, dit
le P. Lalemant, n'était pas pour reculer dans la paix-. » Le
2 mai lGi6, il écrit à son supérieur : <( Groiriez-vous bien
qu'à la lecture des lettres de votre Révérence, mon cœur a
^té comme saisi de crainte au commencement... La pauvre
nature qui s'est souvenue du passé a tremblé ; mais Xotre-
Seigneur, par sa bonté, y a mis et y mettra le calme
encore davantage. Oui, mon Père, je veux tout ce que
Notre-Seigneur veut, au prix de mille vies. Oh I que j'au-
rais de regret de manquer une si ])onne occasion! Pour-
rais-je soulfrir la pensée qu'il a tenu à moi que quelques
âmes ne fussent sauvées ! J'espère que sa bonté, qui ne m'a
déjà été empourprée du sang d\ni martyr, car le Français (René
Goupil) qui fut tué aux pieds du P. I. Jogues, perdit la vie pour
avoir fait exprimer le signe de notre créance à quelques petits
enfants iroquois. »
1. Au pays des Hurons, p. 127.
2. Relation de 1646, p. 14.
Jés. et Nouc.-Fr. — T. II, 4
— 50 —
jamais abandonné dans les autres rencontres, m'assistera
encore : lui et moi nous sommes capables de passer sur
le ventre de toutes les difficultés qui se pourraient oppo-
ser i. »
Il termine sa lettre par cette demande : « Il faudrait que
celui qui viendra avec moi fût bien vertueux, capal)le de
conduite, courageux, et qu'il voulût endurer quelque chose
j^our Dieu '-. »
Le Gouverneur lui donna, en elfet, un compagnon
tel qu'il le désirait, Jean Bourdon, « homme éner-
gique, plein de bon sens et de ressources, dévoué à son
pays d'adoption et toujours prêt à lui rendre service. Tour
à tour ingénieur, arpenteur, légiste, soldat, ambassadeur,
découvreur, conseiller, ce Français se montra toujours
digne des fonctions qui lui furent confiées ; avant tout, il
était honnête homme et bon chrétien •'^. »
Le 16 mai, les deux ambassadeurs s'embarquent aux
Trois-Rivières, accompagnés de quatre Agniers et de deux
Algonquins, et porteurs de nombreux présents. Le jour
1. Vie du P.Jofjues, p. 253.
2. Relation de J647; — Vie du P. Jogues, p. 255.
3. Cours d'histoire, t. I, p. 342. — Jean Bourdon, né à Rouen,
arriva au Canada en 1633 ou 1634. Il s'occupa activement de décou-
vertes sur la côte du Labrador et dans la baie des Esquimaux
(P. Martin). — L'abbé Gosselin,dans un article, publié sous ce titre :
Les Normands au Canada [Revue catholique de la Normandie^
15 novembre 1892), étudie plusieurs Normands, qui émigrèrent au
Canada dans la première moitié du xvii° siècle. Le premier person-
nage qu'il étudie est Jean Rourdon. M. l'abbé Sauvage en parle éga-
lement dans la Seriiaine religieuse de Rouen, 26 novembre 1892. Ces
articles renferment plus d'une erreur sur quelques détails de l'histoire
de la Nouvelle-France. Quant à Jean Bourdon, il était, d'après l'abbé
Sauvage, ingénieur et architecte ; à son arrivée au Canada,
août 1634, il fut attaché à la personne du Gouverneur, et joua un
grand rôle dans l'organisation du pays et de la ville de Québec ; il
traça aussi la première carte du Canada français.
— 51 —
de la Fête-Dieu, ils touchent à rextrémité Nord du lac
Andiatarocté, que le P. Jogues nomme Saint-Sacrement ^ ;
ils passent à Ossaragué-, où le missionnaire revoit la jeune
Thérèse, la console et la fortifie ; enfin ils arrivent à Osser-
nenon, la veille de la Sainte-Trinité '^
Le 10 juin, assemblée générale des capitaines et des
anciens du canton des Agniers, à laquelle assistent
quelques Iroquois Onnontagués.
Le P. Jogues se lève, et, au milieu d'un profond silence,
il exprime, au nom d'Ononthio et de tous les Français,
la joie immense et universelle qu'a excitée dans la colonie
la paix conclue entre les Iroquois, les Français, les
Hurons et les Algonquins. « Le feu du conseil est allumé
aux Trois-Rivières, ajoute-t-il ; il ne s'éteindra plus^. » Le
discours fini, il donne et reçoit en retour beaucoup de pré-
sents, et la paix est de nouveau confirmée.
Paix apparente ! L'ambassadeur ne se fait aucune illu-
sion sur l'avenir de cette harmonie de surface. Il ne tarde
pas, en effet, à s'apercevoir que les Agniers seuls ont
signé la paix, et uniquement avec les Français ; sa convic-
tion intime est qu'ils la rompront à la première occasion
1. Aujourd'hui lac Georges. — Le général Johnson remplaça par le
nom de Georges, qu'il ne faut pas confondre avec Saint-Georges,
patron de l'Angleterre, le nom chrétien de Saint-Sacrement. Ce fut en
souvenir de George IV d'Angleterre. Le romancier Cooper a fait du
lac George le théâtre de plusieurs de ses romans. Le lac a trente-
quatre milles de long, et sa largeur varie d'un à quatre milles ; il est
semé d'îles. Pendant plus d'un siècle, il fut la grande voie de com-
munication entre le Canada et le fleuve Hudson. V. En Canot de
papier, par N. H. Bishop, traduit par Iléphell, pp. 39-41.
2. Chaussée du Castor, lieu de pèche fréquenté par les Iroquois.
C'est le 4<^ village des Agniers, dont on ne connaît pas au juste l'em-
placement.
3. Le P. Jogues donna alors à ce village le nom de Sainte-Tri-
nité.
4. Relation de 1646, pp. 15 et 16.
— 52 —
et au moindre prétexte. Il apprend aussi que les autres
cantons font toujours la guerre à leurs ennemis et qu'une
bande de guerriers, postée en ce moment sur les rives de
l'Ottawa, guette au passage les Hurons descendant à Qué-
bec i.
Il visite à la hâte les cabanes pour confesser les prison-
niers chrétiens et, le seize du même mois, il reprend avec
son escorte la route des Trois-Rivières.
L'impression n'était pas et ne pouvait pas être favorable
sur les dispositions pacifiques de la confédération - ; mais
l'accueil personnel qu'il avait reçu, principalement de la
famille du Loup, la plus considérable de la nation, l'avait
profondément touché. Il vit là une indication de la miséri-
cordieuse Providence de Dieu et <( il ne songea, écrit le
P. Lalemant, qu'à renouer un second voyage pour s'y en
retourner, et surtout auparavant l'hiver, ne pouvant souffrir
d'être si longtemps absent de son épouse de sang. Il fît si
bien qu'il en trouva l'occasion sur la fin de septembre, et
partit des Trois-Rivières le 24 de ce mois (1646), en compa-
gnie d'un jeune homme français, de quelques Iroquois et
autres sauvages 3. »
i. Relation de 1646, p. il.
2. Le P. Jogiies écrivait, au retour de son ambassade, à un Jésuite
de France : «La paix a été conclue au grand contentement des Fran-
çais. Elle durera ce qu'il plaira à Notre-Seigneur. » {Vie du P. Jogues,
p. 272.)
3. Relation de 1646, p. 17. — Au sujet du retour du P. Jogueschez
les Iroquois, le Journal des Jésuites dit (an 1646) : (( Le 9 juillet je
(P. Lalemant) tins consulte pour le retour aux Iroquois du P. Jogues.
Le P. Le Jeune, le P. Vimont et le P. Jogues y estaient. Il fut conclu
que, si autre chose n'arrivait, il n'y irait point liyverner, et se tien-
drait à Montréal et aux Trois-Rivières; que si quelque occasion belle
se présentait d'y aller, il ne la fallait pas refuser. «Le même Journal
ajoute, au mois de septembre : (( Le P. Jogues devait partir le 24
pour son hyvernement aux Iroquois, avec Lalande, Otrihouré, Huron
— 53 —
Avant de s'embarquer, il eut comme un vague pressenti-
ment de ce qui devait bientôt lui arriver. Il écrivait à un
Jésuite de France, dépositaire des secrets de son âme :
(( Le cœur me dit que si j'ai le bien d'être employé dans
cette mission, iho et non redito, j'irai et je ne reviendrai
pas ; mais je serais heureux si Notre-Seigneur voulait ache-
ver le sacrifice là où il l'a commencé, et que le peu de
sang répandu en cette terre fût comme les arrhes de celui
que je lui donnerais de toutes les veines de mon corps et
de mon cœur^ »
Ces graves pressentiments ne devaient pas tarder à se
réaliser. En route, on prévient les voyageurs qu'un revire-
ment subit de l'opinion publique s'est produit chez les
Agniers ; les sauvages, effrayés, refusent d'aller plus loin et
abandonnent le P. Jogues, qui se met au gouvernail et con-
tinue sa marche sur la rivière des Iroquois avec le jeune
donné, Jean Lalande, chrétien de marque, natif de Dieppe-.
yroquisé et deux ou trois autres Hurons qui allaient voir leurs parents
captifs. » D'après la Relation de 1646, p. 17, le P. Jogues partit, en
effet, des Trois-Rivières, le 24 septembre. •
Le 21 septembre, trois jours avant son départ, le P. Jogues écrivit
à Nantes, au P. André Castillon, jésuite, une lettre intéressante
qu'on trouvera aux Pièces Justificatives, n° 111.
1. Relation de 1647, p. 37.
2, M, N.-E. Dionne dit dans an article intitulé : Figures oubliées
de notre histoire [Revue Canadienne, juin 1888, p. 389) : a Le Jour-
nal des Jésuites mentionne la mort tragique de deux donnés, Lalande
et Robert Le Coq, surnommé Le Bon. Le 24 septembre 1G4G, le
P. Jogues partit pour passer Thiver, amenant Jean de Lalande et
Le Coq, comme compagnons de voyage et de dangers. Le P. Jogues
et Lalande furent massacrés par ces barbares. Le Coq échappa à la
fureur de ces monstres. Mais le 20 août 1650, il fut pris près des
Trois-Rivières, par les sauvages de la même tribu et massacré sans
miséricorde. » Le Coq, d'après le Journal des Jésuites, p. 142, fut
en effet massacré en août 1650 : (c Le 22 arriva la nouvelle delà mort
de Robei-t Le Coq..., proche des Trois-Rivières; mais le Journal ne
— 54 —
Le revirement de l'opinion était réel. Comment était-il
donc survenu?
Sa mission diplomatique terminée, le P. Jog-ues
avait confié à son hôte, au moment de repartir pour les
Trois-Rivières, une petite caisse renfermant divers objets
à son usage personnel. Ayant alors la pensée bien
arrêtée de venir se fixer dans ce pays sur la fm de
l'automne, il voulut ainsi s'éviter la peine d'un nouveau
transport. Toutefois, comme il connaissait la nature
inquiète et soupçonneuse des barbares, il eut soin d'ouvrir
la malle et de leur montrer tout ce qu'elle contenait ; puis
il la referma. Or, quelque temps après, une maladie con-
tagieuse, qui lit beaucoup de victimes, s'abattit sur la
contrée, et des vers détruisirent presque complètement la
récolte. La désolation était grande; on consulta les Jon-
gleurs, on étudia les songes, et, faute de mieux, on finit
par découvrir que la malle du P. Jogues était ensorcelée,
qu'elle était l'unique cause des maux qui désolaient la
nation. Des Hurons et des Algonquins, prisonniers chez
les Iroquois, les confirmèrent dans cette croyance^.
Aussitôt deux partis se forment parmi les Agniers : le
parti de l'Ours réclame la guerre, le parti du Loup et de la
Tortue prêche pour le maintien de la paix. Le premier, celui
de l'action et de la violence, devait prévaloir. Il lève la
hache, et, divisé en deux bandes, il se dirige sur Montréal.
L'une d'elles rencontre le P. Jogues et son compagnon près
du lac Saint-Sacrement.
dit pas qu'il accompagna le P. Jogues chez les Iroquois; il ne parle,
p. 65, que de Lalande : « Le P. Jogues devait partir le 24 (septembre)
pour son hyvernement aux Iroquois avec Lalande. »
1. Relation de 1647, chap. VIII, pp. 36 et suiv. ; — Parkman, The
Jesuifs in Norlh America, cap. XVIII ; — Le P. Isaac Jogues, par le
P. F. Martin, ch. XIII, pp. 267 et suiv.
— 55 —
On se jette sur eux, on les dépouille, et, k coups de
poing et de bâton, on les conduit à Ossernenon. « Vous
mourrez demain, leur disait-on ; mais ne craignez pas, vous
ne serez pas brûlés. Vos têtes tomberont sous nos haches
et nous les planterons sur les pieux qui entourent notre village ,
pour les montrer longtemps à ceux de vos frères que nous
prendrons. » Le P. Jogues essaye, à plusieursreprises,deleur
faire comprendre la gravité de leur conduite. Il est venu à
eux, dit-il, sur la foi des traités, en pleine paix, sur l'invi-
tation formelle qui lui en a été faite par les chefs de la
nation.
Les représentations de la victime ne font qu'exaspérer
les bourreaux. Un sauvage lui coupe des morceaux de
chair sur les bras et sur le dos, et les dévore en disant :
« Voyons si cette chair blanche est une chair de manitou I »
Le patient le regarde et lui répond avec un grand calme :
« Non, je ne suis qu'un homme comme vous tous. Mais je
ne crains ni la mort ni les tourments. Pourquoi me faites-
vous mourir? Je suis venu dans votre pays pour cimenter
la paix, affermir la terre et vous montrer le chemin du
ciel ; et vous me traitez comme une bète fauve ! Craignez
les châtiments du maître de la vie. »
La division, cependant, existait dans le canton. Les
familles du Loup et de la Tortue voulaient sauver la vie
des prisonniers et invoquaient le traité de paix signé avec
les Français, à la demande des ambassadeurs iroquois; la
famille de l'Ours réclamait la mort dans les termes les plus
violents. Pour ne pas créer une haine irréconciliable entre
les trois familles, il fut convenu qu'on en référerait à une
assemblée générale des' anciens et des capitaines du canton,
et l'assemblée se réunit le 18 octobre à Tionnontogen, la
plus considérable des bourgades des Agniers. Là, le parti
de la paix l'emporta : on décida de remettre les captifs en
liberté.
— 5G —
Mais, pendant que l'assemblée délibérait, quelques sau-
vages de la famille de l'Ours formèrent le complot de se
débarrasser eux-mêmes, de leur autorité privée, des deux
prisonniers français. Le P. Jogues priait dans sa cabane,
quand on vint l'inviter à prendre son repas chez le capi-
taine de ces sauvages. Il se lève et s'y rend sans défiance;
et au moment où il franchit le seuil de la cabane, un Indien,
caché derrière la porte, lui fend la tête d'un violent coup
de hache. Le lendemain, Lalande subit le même sort ^ On
trancha la tête des deux martyrs et on les plaça sur des
pieux de la palissade d'enceinte, la face tournée vers le
chemin par où ils étaient venus. Le corps fut jeté à la
rivière .
Lorsque les députés de Tionnontogen apportèrent a Osser-
nenon la décision de l'assemblée, le crime était consommé.
Ils blâmèrent les assassins ; mais là se bornait le droit de
répression-.
1. ((.Jean Lalande, de Dieppe, voyant les dangers où il s'engageait
dans ce périlleux voyage, protesta, à son départ, que le désir de servir
Dieu, le portait en un pays où il s'attendait bien d'y rencontrer la
mort. » [Relation de 1647. p. 39.) Il était donné de la Compagnie
(Journal des Jésuites, p. 196).
2. Voir, pour tout ce qui concerne le martyre du P. Jogues : Rela-
tion de la Nouvelle-France, année 1647, ch. VIII ; — Lettre de Labatie,
datée du fort d'Orange, à M. Lamontagne, 30 oct. 1646, insérée dans
la Vie du P. Jogues, par le P. Martin; — Lettre de Guillaume Kieft,
gouverneur de Manhatte, à M. de Montmagny, datée du fort d'Ams-
terdam en la Nouvelle-Belgique, 14 nov. 1646; — Lettre du P. de
Quen au R. P. Lalemant; — Récit, ms. du P. Buteux; — Vie du P.
Jogues, par le P. Martin; — Histoire de la Nouvelle-France, par le
P. de Charlevoix, p. 274 et suiv., t. I; — Cout\^ dliistoire, pp. 343 et
344; — I^ettres de la Mère Marie de V Incarnation, p. 419 et suiv. ; —
The Jesuits in North America, cap. XVIII; — Bressani, Rreve rela-
tione, parte 3» , cap. III; — Tanner, Societ. Jesu usque ad sanguinem
militans, p. 510; — Alegambe, Mortes illustres, p. 616; — Cassani,
Vai^ones ilustres, t. I, p. 601 ; — Ferland, Cours d'histoire, 1. III, ch.
III; — Bancroft, History of the United States, t. II, pp. 790 et suiv.;
— 57 —
Le P. Jogues fut assassiné le 18 octobre 1646, au villag-e
d'Ossernenon K
Dans la lettre que nous avons citée plus haut, le P.
Jogues formait le vœu d'être inséparablement uni à Notre-
Seigneur. Ce vœu était exaucé; il le fut peut-être plus tôt
qu'il ne le pensait, pas plus qu'il ne le désirait, car son
cœur avait toujours aspiré à soutfrir et à mourir pour le
nom sacré de Jésus-Christ 2.
En apprenant sa mort, la colonie et les missionnaires le
resrardèrent comme un martvr de la foi. « Nous avons
respecté cette mort, écrit le P. Lalemant, comme la mort
d'un martyr. Quoique nous fussions ici séparés les uns des
autres quand nous l'avons apprise, plusieurs, sans pouvoir
se consulter, n'ont pu se résoudre à célébrer pour lui la
messe des trépassés. Mais ils ont présenté l'adorable sacri-
fice en actions de grâces des bienfaits que Dieu lui avait
élargis. Les séculiers qui l'ont connu plus particulièrement,
et les maisons religieuses, ont aussi respecté cette mort,
et se sont trouvés portés à l'invoquer plutôt qu'à prier pour
son âme.
« En effet, c'est la pensée de plusieurs hommes doctes
(et cette pensée est plus que raisonnable), que celui-là est
— Faillon, Histoire de la Colonie française au Canada, t. II, pp. 60,
61, 65 et 66; — Shea, History of the cafholic missions amoncj ihe
indian tribes, p. 497 ; — Vi/a P. Isaaci Jor/ues, ms. de la Bibliothèque
d'Orléans; — Isaac Jogues, dans les Précis hislo/^iques, 1°ï" avril 18oo.
L'assassin du P. Jogues fut fait prisonnier par les Algonquins et
condamné à mort. Avant de mourir, il se convertit et raconta toutes
les circonstances des derniers moments du missionnaire ; son récit
est de tout point conforme à celui des Hurons, prisonniers des
Agniers, qui parvinrent à s'échapper. (Lettres de Marie de Vlncar-
nation, p. 436; — Relation de 1647, ch. VIII.)
1 . Relation de 1 668, p. 6. La Relation appelle ce village Gandaoùac/in'.
2. Relation de 1647, ch. VIII ; — Lettres de la M. Marie de Vlncar-
nation, p. 421.
— 58 —
Yraiment martyr devant Dieu, qui rend témoignage au ciel
et à la terre, et qui fait plus d'état de la foi et de la publi-
cation de l'Evangile que de sa propre vie, la perdant dans
les dangers où il se jette pour Jésus-Christ, protestant
devant sa face qu'il veut mourir pour le faire connaître.
Cette mort est la mort d'un martyr devant les anges. Et
c'est dans cette vue que le P. Joguesarendu sa vie à Jésus-
Christ et pour Jésus-Christ.
« Je dis bien davantage : non seulement il a embrassé
les moyens de publier l'Evangile, qui l'ont fait mourir,
mais encore on peut assurer qu'il a été tué en haine de la
doctrine de Jésus-Christ.
« En effet, les Algonquins, les Hurons et ensuite les
Iroquois, à la persuasion de leurs captifs, ont eu, et quelques-
uns ont encore une haine et une horreur extrême de notre
doctrine, disant qu'elle les fait mourir et qu'elle contient
des sorts et des charmes qui causent la destruction de leurs
blés et qui engendrent des maladies contagieuses et popu-
laires, dont maintenant les Iroquois commencent à être
affligés. C'est pour ce sujet que nous avons pensé être
massacrés en tous les endroits où nous avons été, et encore
ne sommes-nous pas de présent hors d'espérance de posséder
un jour ce bonheur.
« Or tout ainsi qvi'on reprochait jadis en la primitive
Eglise aux enfants de Jésus-Christ qu'ils causaient des
malheurs partout, et qu'on en massacrait quelques-uns j^our
ce sujet, de même sommes-nous persécutés parce que par
notre doctrine, qui n'est autre que celle de Jésus-Christ,
nous dépeuplons, à ce qu'ils disent, leurs contrées, et c'est
pour cela qu'ils ont tué le P. Jogues. On le peut donc tenir
pour martyr devant Dieu ^ »
i. Relation de 1647, p. 38. — On sait que le troisième concile
plénier de Baltimore a signé un postulatum au Saint-Siège pour faire
J^VLIL C Ji
o^c^Acef
L'auteur du Cours dliistoire termine le récit de la mort
de ce vaillant apôtre par un portrait d'une merveilleuse
ressemblance : « 11 était, dit-il, d'une simplicité et d'une
douceur admirables dans le commerce ordinaire de la vie;
cependant, s'agissait-il de l'accomplissement d'un devoir,
il se montrait ferme et inébranlable. Dans les occasions
importantes, avant de se décider à prendre un parti, il exa-
minait l'affaire longuement et devant Dieu; sa décision une
fois prise, il la suivait sans bruit, avec une grande simpli-
cité, mais aussi avec la force et la persévérance que la
conscience du devoir peut seule inspirer. Ondcssonk ^^ lui
disaient les Agniers, tu fais V enfant quand on te commande
quelque chose, mais tu fais bien le maître quand tu veux.
Tu te feras tuer; tu parles trop hardiment. Tu es prison-
nier dans notre pays, tu es seul de ton partie et tu nous
tiens tête. Que ferais-tu si tu étais en liberté parmi tes gens'-?
Il s'étonnait quelquefois lui-même de la hardiesse avec
laquelle il les reprenait. Comme il avait fait par avance le
sacrifice de sa liberté et de sa vie, il se montrait élevé au
dessus de toute crainte, et par son courage et sa noble fran-
chise il forçait les plus intelligents de ces barbares à le
respecter. Lors de sa mort, le P. Jogues n'avait que qua-
rante-huit ans •^. »
Cette mort devint le signal de la rupture de la paix et de
la reprise des hostilités. Pour ne pas se brouiller ni créer
au sein de la nation des haines irréconciliables, les trois
grandes familles des Agniers, l'Ours, le Loup et la Tortue
introduire la cause de la Béatification du P. Isaac Jogues, de René
Goupil et de la Vierge iroquoise Catherine Tegakouita, morte en
odeur de sainteté dans la mission du Sault-Saint-Louis.
1. C'est le nom que les Iroquois donnaient au P. Jogues.
2. Relation de 1647, p. 41.
3. Cours criiistoire, p. 344.
— 60 —
finirent par voter la guerre, malgré les ^protestations de
quelques capitaines influents comme Le Berger i et Kiot-
saeton. C'était la minorité qui imposait ses volontés à la
majorité. Les autres cantons n'avaient pas désarmé. A
partir de ce jour, la lutte sera plus chaude que jamais; nous
allons assister à une guerre d'extermination.
Dès le mois de novembre, les guerriers entrent en cam-
pagne. A Montréal, ils surprennent et massacrent des
Hurons et deux colons, qui n'étaient pas sur leurs gardes,
se croyant en pleine paix -. Ils pillent et livrent aux flammes
le fort Richelieu, laissé sans monde, au dire de Dollier de
Gasson ^\ Aux environs des Trois-Rivières, ils rencontrent
Piescaret, leur plus redoutable ennemi, qui vient à eux,
comme à des amis, en chantant un chant de paix] ils le
transpercent d'un coup d'épée et le scalpent^. Aux Trois-
Rivières, ils pénètrent, jDcndant le Saint-Sacrifice de la
messe, dans deux maisons, un peu écartées du fort, et
1. Le Berger avait été fait prisonnier par les Algonquins et mis en
liberté par M. de Montmagnv. Ilfut si touché de ce procédé qu'il jeta
sa hache au feu en s'écriant : (( Voilà ma fureur vaincue ; je mets bas
les armes; je suis votre ami pour toujours. » Il tint parole. A Osser-
nenon, il fit tous ses efforts pour sauver le P. Jogues. N'ayant pu
empêcher la rupture de la paix, il refusa de prendre les armes. Plus
tard il se fit chrétien, et mourut en France. Kiotsaeton, le chef de
l'ambassade de 1644, traita de perfidie criminelle fassassinat du
P. Jogues et devint, par son franc parler, suspect à la famille de
l'Ours.
2. Relation de 1647, pp. 3 et 74.
3. Histoire du Montréal, 1646, 1647.
4. Relation de 1647, p. 7; — Mémoire de N. Perrot, p. 108. —
Piescaret était le plus illustre des chefs algonquins et la terreur des
Iroquois. Nicolas Perrot raconte dans son Mémoire ses exploits et ses
aventures, qui tiennent de la légende. [Mémoire imprimé par le P.
Tailhan, pp. 107 et 108.) Consulter sur ce capitaine, qui se convertit
et devint bon chrétien, tout en conservant sa rudesse sauvage : i?e/a-
tioji de 1647, pp. 68 et 72; — Relation de 16o0, p. 43; — Charlevoix,
t. I, pp. 266 et 277; — Cou/^s d'histoire, p. 334, etc..
- 61 —
emportent tout ce qui s'y trouve, habits, couvertures,
arquebuses, poudre, plomb, etc. i; puis, partagés en deux
bandes, ils vont à la recherche des Algonquins, en ce
moment à la chasse, les uns au Nord, les autres au Sud du
Saint-Laurent. Ils massacrent les vieillards, les femmes et
les enfants; ils tuent le capitaine Jean-Baptiste Manitou-
nagouch, vaillant chrétien, filleul du commandant dAille-
boust, et Bernard Ouapmangouch, un des chefs algonquins
les plus braves et les plus adroits. Pour tourner en dérision
le mystère sacré de la croix, ils étendent un enfant de
quatre à cinq ans sur une écorce, à laquelle ils clouent ses
mains et ses pieds avec des bâtons aigus". Puis ils
emmènent prisonniers plusieurs capitaines, tous les guer-
riers et les jeunes gens, à l'exception de cinq qui par-
viennent à s'échapper 3. Il n'y avait parmi les captifs que
des néophytes et des catéchumènes. Arrivés chez les
Agniers, ils sont distri])ués dans tous les villages, et là
battus^ brûlés, bouillis et rôtis ^. Dans l'horreur des tour-
ments, ils montrent un courage héroïque et meurent tous
en chrétiens. Des femmes, trainées en captivité, qui ont
trouvé le moyen de s'enfuir, apportent ces nouvelles aux
Trois-Rivières ^.
1. Journal des Jésuites, p. 79 ; — Lettres de la M. Marie de V Incar-
nation, p. 422; — Relation de 1647, p. 4.
2. Relation de 1647, pp. 4, 5 et 6 ; — Lettres de la Mère Marie de
rincarnation, pp. 422, 423, 424.
3. Ihid.
4. Lettres de la Mère Marie de V Incarnation, p. 424.
5. Ihid., p. 425. — Parmi les captives se trouvait Marie, femme de
Jean-Baptiste Manitounagouch, qui, après deux mois d'aventures les
plus extraordinaires, arrive à Villemarie et de là est conduite aux
Trois-Rivières (V. Lettres de Marie de V Incarnation, p. 425). Une
autre Algonquine, prisonnière des Iroquois, était attachée, pendant
la nuit, par les mains et par les pieds à quatre piquets. Elle parvient
à se défaire de ses liens, casse la tête d'un coup de hache à un Iro-
— 62 —
L'audace des Iroquois grandit à tel point qu'ils songent
à enlever d'assaut Trois-Rivières. Le plan est arrêté, les
positions sont prises, quand surviennent inopinément deux
cents Hurons, qui les battent, les mettent en fuite, s'em-
parent de leurs armes et de leurs bagages et font un grand
nombre de prisonniers ^ .
Cette victoire n'empêche pas l'épouvante de se répandre
chez les nations, situées au nord du Saint-Laurent, de
Tadoussac à l'Ottawa, des Laurentides au grand fleuve. Elles
n'osent plus descendre à Québec ni aux Trois-Rivières pour
vendre leurs pelleteries et se faire instruire ~. Les colons
s'éloignent peu des forts, de crainte d'être surpris et mas-
sacrés. Les sauvages de Sillery n'osent sortir de l'enceinte
fortifiée pour aller à la chasse ou à la pêche ; et pour les
mettre à l'abri d'un coup de main, au temps de la moisson
et des semailles, le gouverneur fait construire un fort au
milieu des champs '^,
Quoique la situation soit grave, le courage des mission-
naires et des Français ne faiblit pas. Le supérieur de Québec
écrit à la date du 20 octobre 1647 : « Il ne faut pas s'ima-
giner que la rage des Iroquois et la perte de plusieurs chré-
quois, couché près de la porte de la cabane, et s'enfuit, sans vête-
ments. On se met à sa poursuite, mais inutilement. Après trente-cinq
jours de fatigues, de privations, de souffrances de toutes sortes, elle
arrive aux Trois-Rivières [Lettres de la M. Marie de V Incarnation^
p. 429).
1. Lettres de la M. Marie de V Incarnation, p. 438; — Journal des
Jésuites, p. 113.
2. Lettres de la M. M. de l'Incarnation, p. 431. — Nie. Perrot fait
remarquer dans son Mémoire, que les tribus algonquines cherchèrent
à se réunir pour combattre l'ennemi commun ; mais le peu d'union
qui régnait entre les Algonquins rompit toutes leurs mesures et fît
avorter tous leurs projets [Mémoire, p. 79).
3. Journal des Jésuites, p. 88; — Relation de 1647, pp. 7 et 8.
— 63 —
tiens et de plusieurs catéchumènes soient capables d'évacuer
le mystère de la croix de Jésus-Christ, ny d'arrêter l'effi-
cacité de son sang-. Nous mourrons, nous serons pris, nous
serons brûlés, nous serons massacrés, passe. Le lit ne fait
pas toujours la plus belle mort. Je ne vois icv personne
baisser la tête; au contraire, on demande de monter aux
Hurons, et quelques-uns protestent que les feux des Iroquois
sont l'un de leurs motifs pour entreprendre un voyage si
dangereux 1. »
Ces hommes qui allaient si hardiment aux feux des
Iroquois s'appelaient Joseph Bressani, Adrien Daran,
Gabriel Lalemant, Jacques Bonnin et Adrien Grêlon, tous
prêtres; Nicolas Noirclair, Frère coadjuteur. Ils étaient
accompagnés de vingt-cinq à trente Français, qui « entre-
prenaient un voyage si long, si rude et si dangereux, dit la
Relation de 1648, par amour du salut des âmes et non dans
l'espoir d'un lucre passager -. » Quant aux missionnaires,
ajoute la Relation^ la joie paraissait si grande sur leurs
visages, qu'on eût dit qu'ils allaient tous prendre possession
d'une couronne et d'un empire •^. »
Ils partirent au mois d'août 1648^, au risque d'être pris
et massacrés en route par les Iroquois. Hélas! Ils n allaient
pas prendre possession d'une couronne et d'un empire; ils
allaient assister à la dernière heure d'une tribu agonisante,
à la dispersion des tristes débris de la nation huronne !
1. Relation de 1647, p. 8.
2. Relation de 1048, p. 14.
3. Ibicl.
4. Journal des Jésuites, p. 113.
CHAPITRE NEUVIÈME
Cession de la traite aux colons. — Règlements de 1647 et de 1648. —
M. d'Ailleboust, gouverneur de Québec. — Prise de la bourgade
de Saint-Joseph par les Iroquois ; mort du P. Daniel. — Destruc-
lion des bourgs de Saint-Ignace et de Saint-Louis ; supplice des
PP. de Brébeuf et G. Lalemant. — Découragement des Hurons ;
leur dispersion. — Abandon et incendie de Sainte-Marie. — Les
Ilurons et les missionnaires à l'ile de Saint-Joseph. — Prise du
])ourg de Saint-Jean; mort des PP. Garnier et Chabanel. — Les
Hurons à Fîle d'Orléans. — Derniers débris de cette nation.
Pour ne pas interrompre la suite de notre récit, nous
avons omis quelques événements qui doivent trouver place
ici à cause de leur importance.
La mort de Louis XIII et celle de son ministre, le cardi-
ned de Richelieu, ne modifièrent en rien les dispositions du
g-ouvernement de la métropole en faveur de la colonie
canadienne. La reine rég-ente, Anne d'Autriche, se déclara
hautement sa protectrice ; et un de ses premiers actes fut
de remettre au baron de Renty, directeur de la compagnie
de Montréal , une (jraiide somme d'arc/enf pour aider à
V Église naissante du Canada^. Elle donna encore à Mont-
réal deux petites pièces de fonte 2, au nom du jeune roi, son
fils. Enfin elle envoya à Québec une compagnie de soixante
soldats, levés et équipés à ses frais, avec ordre de les dis-
tribuer dans les divers postes du pays -^ Le sieur de la
1. Vie de M. de Renty, par le P. J.-B. Saint-Jure, édit. de 1833,
p. 228.
2. Arcli. du Min. des Affaires étrangères, Amérique, de 1592 à 1660
fol. 164.
3. Histoire du Canada, par M. Belmont.
Jés. et Noui'.-Fr. — T. II. 5
— 66 —
Barre, hypocrite qui cachait sous les dehors de la vertu
une vie d'immoralité, arriva à Québec avec ce renfort ^ dans
le courant de l'été (1644), et vingt-deux de ces soldats, à
peine débarqués, furent dirigés sur Sainte-Marie des Hurons
où leur seule présence arrêta l'invasion iroquoise et préserva
le pays d'une ruine totale. L'année suivante, immédiate-
ment après la conclusion de la paix, ils rentrèrent à Québec,
chargés de pelleteries, dont le prix pouvait s'élever de
trente à quarante mille francs-.
Nous signalons ce dernier fait, parce qu'il se rencontre
pour la première fois dans les annales de la colonie et qu'il
marque un changement profond dans l'administration des
affaires commerciales. En effet, la compagnie des Cent-
Associés venait de céder la traite aux habitants, moyennant
une redevance annuelle et en faisant peser sur eux toutes
les charges que l'édit de sa fondation lui avait imposées ^.
Ces habitants , réunis en communauté à Québec, aux Trois-
Rivières et à Villemarie, avaient, dans chacun de ces forts,
un procureur syndic, chargé de leurs intérêts.
La cession de la traite aux colons fut le point de départ
d'autres changements dans le gouvernement général de la
colonie. On créa un conseil, composé du gouverneur g-éné-
1. Il fut renvoyé en France en 164o à cause de son inconcluite.
2. Journal c/e.s Jésuites, p. 9. — L'église paroissiale de Québec et
la résidence des Pères Jésuites avaient été brûlées le 14 juin 1640; et
depuis cette époque les offices se célébraient dans la maison des
Cent-Assocics ; aussi, les habitants donnèrent, sur ces trente à qua-
rante mille francs, six mille livres aux Jésuites pour construire le
presbytère, sauf à eux d'y ajouter si bon leur semblait ; et le produit
de douze cent cinquante castors fut appliqué à la construction de
l'ég-lise. {Journal des Jésuites, p. 9, et Arch. du Séminaire de Québec,
catal. des bienfaiteurs de Notre-Dame-de-Recouvrance.)
3. Cours d'histoire, p. 338.
— 67 —
rai, siég-eant à Québec, du supérieur de la mission ^ et du
gouverneur particulier de Yillemarie. Ce conseil réglait, à
la pluralité des voix, les afîaires concernant la police, le
commerce et la guerre -. Le général de la flotte ainsi que les
syndics pouvaient y prendre part ; mais les syndics n'avaient
voix délibérative que pour les objets relatifs à leur commu-
nauté particulière, et le général de la flotte pour les affaires
relevant directement de son autorité. Le o^ouverneur o'énéral
présidait le conseil ; sa voix, en cas de conflit, devenait
prépondérante -^ Plus tard (16i8),des modifications considé-
rables furent faites à ce règlement, le nombre des membres
du conseil fut porté à cinq, et même à sept, quand les gou-
verneurs particuliers de Montréal et des Trois-Rivières se
trouvaient à Québec le jour de la réunion^*.
Le conseil des trois venait à peine d'être organisé, lorsque
M. de Montmagny fut rappelé en France et remplacé, le
20 août 16i8, dans sa charge de gouverneur général "^^ par
M. d'Ailleboust.
M. de Montmagny partit, emportant les justes regrets de
1. On lit dans le Journal des Jcsiiifes, p. 93, G août JKUT : '< Con-
sulte sur le règlement venu de France qui portait rétablissement
d'un conseil de trois, dont le supérieur (des Jésuites) était l'un. Je
fis (P. Lalemant) consulte pour savoir si j'y devais consentir. Le
P. Vimont, le P. Deudemare et le P. Le Jeune y estaient. 11 fut
conclu que ouy, qu'il le fallait faire. » — Le supérieur des Jésuites
fit partie du conseil jus(|u'à la création d'un évèché à Québec, et le
P. Jérôme Lalemant fut le premier Jésuite, mem])re du conseil.
2. Ferland, Cours dliistoire du Canndn, t. I, p. Xj~ . — Le <( Règle-
ment pour établir un bon ordre et police au Canada » fut donné par
le Roi, en son conseil, le 27 mars 1647 (Ibid., p. 350); il fut publié au
Canada le 11 août {Ihid., p. 358),
3. Ferland, Ibid., pp. 357 et 358.
4. Cette nouvelle organisation du conseil eut lieu au commence-
ment de l'administration de M. d'Ailleboust. Le nouveau règlement
royal est du 5 mars 16'i8. V. Ferland, pp. 3G3 et suiv.
5. Journal de Jésuites, p. 115.
— 68 —
toute la colonie ^ « Depuis douze ans qu'il était chargé
des affaires du Canada, il avait appris à en connaître les
besoins et les ressources ; il savait quels dangers l'on avait
à redouter, quelles espérances l'on pouvait nourrir, quelles
mesures étaient les plus convenables pour les circonstan-
ces. Ayant reçu des mains de Champlain la colonie nais-
sante, il l'avait gouvernée et protégée avec toute l'affection
d'un père. Suivant soigneusement la marche tracée par
son prédécesseur, il s'attacha à asseoir la petite colonie
sur les seules bases solides d'un état, la religion et l'hon-
neur. Avec des ressources très faibles, M. de Monmagny
réussit à conjurer les dangers qui menacèrent la colonie,
gurtout du côté des Iroquois. Pendant tout le cours de son
administration, il ne cessa de montrer une prudence et un
courage qui inspiraient de la confiance aux colons et
tenaient les sauvages dans le respect. Il possédait à un
haut degré la persévérante énergie, qui ne se lasse jamais
devant les difficultés toujours renaissantes. Après avoir
lui-même fait les honneurs d'une réception officielle à son
successeur, il déposa l'autorité entre ses mains et l'assista
de ses conseils 2. »
1. Belah'on do 1648.
2. Couru dliistoire de Forland, p. 362. — Le P. deCharlevoix fait de
M. de Montmag-ny un portrait de tout point semblal)le à celui qu'en
donne ra])bé Ferland. Ce dernier semble même s'inspirer du P. de
Charlevoix, quand il ne le copie pas. M. Fabbé Faillon, un peu trop
occupé peut-être de faire Félog-e des membres de la société de Mont-
réal et de ceux qui commandèrent à cette époque à Villemarie, loue
avec exagération M. d'Aillelioust au détriment de INI. de Montmag^ny,
auquel il ne rend pas assez justice dans 17//s/of re de la Colonie fran-
çaise, t. II, cil. VII, passim.
Dans une lettre du P. Jacques Buleux, adressée au P. Vincent
Caraffe , g^énéral de la Compagnie de Jésus, et datée des Trois-
Rivières, 19 octobre 1643, M. de ^Montmagny est appelé Vir pietatis
insignis ; par sa fermeté il contient chacun dans le devoir, ajoute le
Père : Continet in officio provinciœ aut potins regionis prorex (Arch.
gen. S. J.).
— 69 —
« M. d'Ailleboust, dit Gharlevoix, était un homme de
bien, rempli de religion et de bonne volonté i. » Il avait
commandé à Montréal, en l'absence de M. de Maisonneuve,
et achevé les fortifications de Yillemarie. Il connaissait le
pays, il l'aimait, et il ne mancj[uait pas des cjualités qui,
dans les temps ordinaires, font les bons gouverneurs.
Malheureusement pour lui, il fut promu au gouvernement
en chef du Canada à une heure des plus critiques, au
moment où la guerre se rallumait plus vive que jamais
entre les Iroquois et les Hurons.
Résolus de frapper un coup décisif, les Tsonnontouans
avaient concentré une grande partie de leurs forces dans la
tribu des Neutres et, six semaines avant l'installation de
M. d'Ailleboust, ils avaient franchi la frontière qui sépare
les Aondironnons ' de la nation huronne. Ce rapide coup
de main avait pour but, d'abord de faire échouer un traité
d'alliance qui se préparait entre les Hurons, les Onnonta-
gués et les Andastes; ensuite de surprendre les Hurons,
afin d'en faire un massacre général -K Les missionnaires
n'étaient pas plus sur leurs gardes que les sauvages.
La mission comptait alors dix-huit Pères, dont trois
résidant à Sainte-Marie, trois employés chez les Algon-
quins, quatre dans la nation du Petun et huit dans les
diverses résidences de la contrée huronne ^. Ces Pères
1. Histoire de In Xouvclle-Fr.mce^ l. I, p. 2(S2.
2. Ou nation neutre.
3. Relntion de JG48, pp. 47 et 49.
4. Voici, cVaprès le catalogue de 1048, le nom des Pères employés
alors à la mission huronne : P. Paulus Ragueneau, super., lingute
huronica^ peritus ; P. Franciscus de Mercier, procur., agit cum barba-
ris undi(jue domum adventantibus ; ling. hur. peritus ; P. Petrus
Chastelain, pra^f. spir., ling. hur. peritus; P.-J. de Brebeuf, ling. hur.
per.., algonquinea^ nonniliil sciens ; P. Cl. Pijart, operarius apud
hurones et algonquineos adjacentes ; PP. Ant. Daniel, Simon le
— 70 —
avaient à leur service quatre Frères coadjuteurs, vingt-quatre
français dévoués, domestiques, donnés ou soldats i.
Depuis la mort du P. Joignes, un grand mouvement de
conversion s'était opéré dans tous les centres d'apos-
tolat, et la ferveur des néophytes se montrait partout
ardente et sincère ' ! Le P. Ragueneau, supérieur de la mis-
sion •% voulut s'en rendre compte par lui-même et fit la
Moyne, Car. Garnier, ojxM'arii ai)iKl liuroiios ; P. Rcmi. Méiiard, apiul
hur., liii^uu^ algoiuj. aliquid sciciis ; P. Fr. du PcM'oii , apud hui". ;
P. Nat. Chal)anol, vacal liiigua^ hur. ; P. Leoiiardus Garroau, apud
Alg'on({., vacat lingiur hur.; P. Jos. Poncct, utriuscpic hng"uœ> aUquid
scit ; P. Jos. Chaumonot, apud Iluroiîos ; P. Adrianus Grêlon, a})ud
Hurones ; PP. A(h-ianus Daron , Jacohus Bounin et Amaljihs du
Frétât. (Catal. Prov. Franciic m Arch. Rom.). — Ces trois derniers
Pères ne se trouvent pas sur \c catalogue de l()48.
1. Relation de 1G48, p. 48; — Rclntum 1G49, p. 0.— Le P. Poucet
créa à Fautomnc de 1645 une mission algoncpiine (hins File de Sainte-
Marie. En 1649, le nomhre des Français est de trente-huit. [Doc.
inéd., XII, p. 232.)
2. u De})uis notre dernière Relation (1647), nous avons baptisé près
de treize cents personnes ; mais ce qui nous console le plus, c'est
de voir la ferveur de ces bons néophytes. » (Relation de 1648,
p. 47.)
3. Le P. Paul Ragueneau, né à Paris le 18 mars 1608, entra au
noviciat des Jésuites, à Paris, le 21 août 1626, après avoir fait deux
ans de rhétorique et trois ans de philosophie au collège de Clermont.
Il fit son noviciat sous le P. Guy Le Meneust, et le noviciat terminé,
il fut envoyé à Bourges, où il professa la cinquième (1628-1620), la
quatrième (1629-1630), la troisième (1630-1631), et les humanités
(1631-1632) ; il suivit ensuite dans ce collège, })endant quatre ans,
les cours de théologie (1632-1636), tout en faisant Foffice de sur-
veillant au pensionnat. Le 28 juin 1636, il arrive à Québec, et en
1638, il est chez les Ilurons. En 1645, il devient supérieur de la
mission huronne. — Plusieurs dates varient dans les catalogues.
Ainsi un catalogue fait naître le P. Ragueneau en 1607, et un autre
le fait arriver le 28 juin 1638 au Canada, après avoir enseigné un
an la philosophie à Amiens. — A Bourges, il fut le i)rofesseur du grand
Condé, en quatrième, troisième et humanités. — Dans L'Education
du grand Condé, d'après des documents inédits, I, Le Collège de
— 71 —
visite de toutes églises huronnes. A son retour, il écrivit
au P. Jérôme Lalemant : « Je n'eusse jamais cru pouvoir
voir après cinquante ans de travail, la dixième partie de la
piété, de la vertu et de la sainteté, dont partout j'ai été
témoin dans les visites que j'ai faites de ces Eglises K » Les
plus ferventes étaient celles de la Conception, de Saint-
Joseph, de Saint-Ignace et de Saint-Louis. Le P. Chau-
monot dirigeait la Conception; le P. Daniel, Saint-Joseph;
le P. de Brébeuf et le P. Gabriel Lalemant, Saint-Ignace
et Saint-Louis. Au bourg de Saint-Jean, chez les Pétuneux,
le P. Garnier, aidé du P. Chabanel, avait formé, au prix
des plus grands sacrifices, une mission de foi et de vertu ;
et à quelques lieues de là, à Saint-Mathias, les Pères
Léonard Carreau et Adrien Grêlon instruisaient une chré-
tienté, peu nombreuse encore, mais docile et zélée. Dans
ces églises, aussi bien que dans les bourgades de moindre
importance, à Saint-Michel, à Saint-Jean-Baptiste, à Sainte-
Elisabeth et à Saint-Erançois-Xavier, les progrès de la foi
étaient considérables. « Ils ont surmonté nos espérances,
écrivait le P. Ragueneau; la plupart des esprits, même autre-
fois les plus farouches, se rendent si dociles et si souples à
la prédication de l'Evangile, qu'il paraît assez que les anges
y travaillent bien plus que nous -. »
Tel était, vers le milieu de l'année 1648, l'état de la
mission huronne, lorsque le 4 juillet, au lever du soleil, le
Bourges, — janvier 1630 à octobre 1632 — le P. H. Chérot dit :
« Ce jeune professeur n'était pas prêtre. Encore dans la force
juvénile de ses vingt-deux ans et dans la ferveur de sa récente entrée
en religion, il consacrait à M. le Duc les prémices d'une ardeur que
ne devait point éteindre un quart de siècle d'apostolat dans les
sauvages missions du Canada » (p. 14).
1. Relation de 1649, p. 7.
2. Relation de 1649, p. 6.
— 72 —
cri : Aux aj^nes ! retentit k Saint-Joseph, bourg* d'envi-
ron quatre cents familles, le plus rapproché de la frontière.
Le P. Daniel venait d'achever le Saint-Sacrifice de la
messe, et les fidèles, réunis dans la chapelle, récitaient les
prières du matin. Les ennemis, qu'on ne savait pas en
campagne, avaient fait leurs approches la nuit et atta-
quaient les palissades. L'alarme dans le bourg est générale:
les uns fuient épouvantés, les autres marchent hardiment
au combats Ces derniers étaient malheureusement peu
nombreux, car l'élite des guerriers se trouvait à la chasse.
Pendant qu'on se bat sur les joalissades, le P. Daniel
parcourt les cabanes, confère le baptême aux catéchumènes
et absout les néophytes. Puis, il revient à la chapelle, où
se sont réfugiés en grand nombre, vieillards, femmes et
enfants, pour y recevoir, les uns une absolution g-énérale
et les autres le baptême par aspersion ~.
Des guerriers viennent apprendre la fatale nouvelle : les
palissades sont renversées, les Iroquois sont dans l'enceinte,
ils mettent tout à feu et sang, ils s'avancent vers la cha-
pelle. On entendait, en effet, leurs hurlements effroyables.
<( Fuj^ez, mes frères, dit le P. Daniel à ses chrétiens, fuyez
et portez avec vous votre foi jusqu'au dernier soupir. Pour
moi, je dois rester ici, tandis que j'y verrai quelque îime
à gagner pour le ciel; et y mourant pour vous sauver, ma vie
ne m'est plus rien; nous nous reverrons dans le ciel •^. » Et
leur montrant le chemin par où ils peuvent encore s'échapper :
« Fuj'ez par là, ajoute-t-il, la route est libre ^. »
1. Cours d'histoire, p. 371.
2. Lettre latine du P. Ragucncau au R. P. Général, 1630, (Archives
gen. S. J.)
3. Relation de 1649, p. 4.
4. u Capescite fugam quà parte liber adliuc est exitus. )> {Lettre
lat. du P. Raguerieau au R. P. Général, 1649.)
— 73 —
Pour lui, afin de retarder la marche de rennemi et de
donner à ses chrétiens le temps de s'enfuir, il sort de la cha-
pelle parle coté opposé et marche seul au devant des Iroquois.
Ceux-ci, étonnés, s'arrêtent un instant. Revenus bientôt d'un
premier moment de surprise, ils l'accablent d'une grêle de
flèches et l'achèvent d'un coup de feu ; puis ils se précipi-
tent sur ce corps inanimé, ils le dépouillent, ils lavent
leurs mains dans son sang, et, après avoir mis le feu à la
chapelle, ils jettent au milieu des flammes le cadavre défi-
guré du serviteur de Dieu^. Cette victime héroïque de la
charité mourut, le nom de Jésus sur les lèvres : sa mort
sauva du massacre quelques centaines de Hurons, qui
allèrent en partie chercher un refuge à Sainte-Marie, auprès
des missionnaires.
Les vainqueurs sortirent de Saint-Joseph, emmenant
près de sept cents prisonniers, dont ])eaucoup furent tués
en chemin. Avant de partir, ils avaient mis le feu à toutes
les cabanes; et de là ils se rendirent à Saint-Michel qu'ils
livrèrent également au pillage et à l'incendie -.
Le P. Daniel fut le premier Jésuite qui reçut la couronne
du mart3^re au pays des Ilurons. Il y travaillait depuis
quatorze ans, et il avait passé les neuf dernières années de
son apostolat dans les bourgades les plus exposées à l'en-
nemi-^ C'était un missionnaire comme on en voit peu, dit
son supérieur dans une lettre intime au Général de la Com-
pagnie'^. Humble, obéissant, cViine union parfaite avec Dieu,
d'une patience à toute épreuve, cFun courar/e qui ne reculait
1. Relation de 1G49, pp. 4 et 5 ; — Brève rehtione, cap. IV, p. lOIi;
— Epistola P. Ragucncau ad R. P. Gcncralem, 1650, ms.; — Creuxim^,
pp. 525, 526 et 527 ; — Narrntio hisforica à P. G. Gobât, p. 21 et soq.;
— Aleg-ambc, Mortes illustres, p. 642.
2. ïhid.
3. Lettre du P. Ragueneau, l°i" mars 1649, au R. P. Vincent CarafTe.
[Docume/its inédits, XII, p. 233.)
— 7i —
devant aucun obstacle, il était grandement estimé des Pères
et aimé des sauvages. Il n avait pas de désir plus ardent que
de donner sa vie pour son troupeau ^. Il apparut deux fois,
après sa mort, rayonnant de gloire, au P. Ghaumonot. Une
autre fois, les Pères étant réunis en conseil, à Sainte-
Marie, pour traiter des affaires de la mission, il se montra
au milieu d'eux, les guidant de ses conseils et les animant
de l'esprit divin dont il était rempli ^.
1. Le P. Antoine Daniel, né à Dieppe le 27 mai 1601, entra au
noviciat des Jésuites à Rouen, le 1*"' octobre 1621, après avoir fait
deux ans de philosophie et un an de droit. Le noviciat terminé, il
professa à Rouen la sixième (1623-1624), la cinquième (1624-1625),
la quatrième (1625-1626), et la troisième (1626-1627). Après sa théo-
logie (1627-1630) au collège de Clermont, à Paris, il enseigna à Eu
les humanités (1630-1631) et exerça ensuite dans ce même collège
les fonctions de ministre jusqu'à son départ pour le Canada en 1634.
Il était le frère du capitaine Daniel, qui aborda au cap Breton avec
le P. Yimont et y construisit le premier fort français, en 1629.
Voir sur la vie du P. Daniel : Relations de la Nouvelle-France, de
1633, p. 30; — de 1634, p. 88; — de 1635, pp. 25 et 37; — de 1636, pp.
27, 69-75, 82; — de 1637, pp. 55-71, 89, 103, 119; — de 1639, p. 53;
—de 1640, pp. 90-95 ;— de 1641, pp. 67, 81 ;— de 1642, p. 82 ; — de
1644, p. 99; — de 1649, pp. 3 et suiv.; — Tanner, Societ. Jesu iisque
ad sanguinem milifans, p. 531; — Charlevoix, t. I, p. 290; t. II,
pp. 3 et suiv.; — Cassani, Varones ihisfres, t. I, p. 634; — Ferland,
Cours dliistoire, pp. 268, 283, 371 et suiv.; — Bancroft, History of
the United States, pp. 763, 795 ; — Parkman, The Jesuits in North
America; — Théoph. Raynaud, Opéra, t. XVII, p. 340, 2*^ col.; —
Nadasi, 4 juL, p. 12; — Drews, Fasti Soc. Jesu, 4^ jul., p. 254.
Nous donnons aux Pièces Justificatives, n° IV, deux documents iné-
dits : 1) Une lettre du P. Paul Ragueneau sur la mort du P. Daniel,
adressée au R. P. Claude de Lingendcs, provincial de France, et
datée de la résidence de Sainte-Marie des Hurons, le l^^' mai 1649
(Arch. de l'école Sainte-Geneviève, Paris.) — 2) Une lettre du même
au R. P. Général, Vincent Caraffe, datée du 1*^'' mars 1649. (Arch.
gén. S. J.) Cette dernière a été traduite en français par le P. Carayon
[Documents inédits, XII, pp. 233 et suiv.).
2. Epistola P. Ragueneau ad R. P. Generalem , l^r mars 1649.
(Arch. gen.S.J.); — Traduction française [Doc. inéd., XII, pp. 242);
— Le P. Ragueneau parle également des trois apparitions dans
— 75 —
Le triomphe des Iroquois ne s'arrêta pas là ; mais, en
habiles tacticiens, ils se gardèrent bien de poursuivre l'en-
nemi, car ils savaient que celui-ci se fortifierait partout et
qu'il serait impossible de le déloger de ses positions. Ils
avaient aussi tout à craindre d'être écrasés par le nombre.
Ils rentrent donc dans leur pays, poussant devant eux
comme un troupeau des centaines de prisonniers ; ils orga-
nisent en secret une nouvelle expédition et, au mois de
mars (1649), ils arrivent, à travers les bois, inaperçus et
au nomlire de plus de mille, au cœur même de la contrée
huronne. Les vaincus, trompés par des apparences de paix,
dormaient dans une fatale sécurité ; et beaucoup d'entre
eux chassaient au loin l'orignal. Le 16 mars, à la première
lueur du jour, les Tsonnontouans et les Agniers qui font
campagne ensemble, s'approchent de Saint-Ignace, où tout
sa Rclntioii do 1649, p. ;i ; le même fait est rapporté dans la
Coniiuuatioii de In vie du P. Chaumonot^ p. 84, dans Creuxius,
p. 527, et dans Narrai io historien, p. 31. — Bressani, dans son Brève
relnfione, p. 107, dit : a Après sa mort, il ne cessa pas de porter
intérêt à son troupeau ; on en donnera peut-être un jour la preuve. »
L'historien fait ici allusion aux apparitions du serviteur de Dieu.
La Mère Marie de Tlncarnation écrivait en 1649 aux Ursulines
de Tours : (( Ce saint martyr apparut peu de temps après sa mort à
un Père de la Compagnie (P. Chaumonot) et de la mission. Celui-ci
l'ayant reconnu, lui dit : Ah! mon cher Père, comment Dieu a-t-il
permis [que votre corps ait été si indignement traité après votre
mort, que nous ?i\yyons pu recueillir vos cendres? Le saint martyr
lui répondit : Mon très cher Père, Dieu est grand et admirable ! Il a
regardé mon opprobre et a récompensé en grand Dieu les travaux
de son serviteur; il m'a donné après ma mort un grand nombre
d'âmes du purgatoire, pour les emmener avec moi et accompagner
mon triomphe dans le ciel. Il est encore apparu dans un conseil,
comme y présidant et y inspirant les résolutions qu'on devait pren-
dre pour la gloire de Dieu. » {Lettres hisf., p. 441.) Elle ajoute : a Le
corps du P. Daniel fut tellement réduit en cendres, qu'on n'a trouvé
aucuns restes. » (//)/(/,, p. 44o}. Consulter aussi le Societn hnilitnns
du P. Tanner, p. 533.
— 76 —
repose encore, pénètrent sans résistance dans le bourg, et
tuent ou prennent les habitants éveillés en sursaut. Le
village n'est bientôt qu'un monceau de ruines K
Trois hurons, échappés à la hache des envahisseurs,
courent au village de Saint-Louis , distant d'une lieue,
pour prévenir du désastre auquel ils viennent d'assister.
C'est là que se trouvaient en ce moment le P. de Brébeuf
et le P. Gabriel Lalemant^.
Les capitaines font aussitôt sortir les femmes et les
enfants et ils engagent les deux missionnaires à les suivre :
« Votre présence, leur disent-ils, ne peut nous être d'aucun
secours. Vous ne savez manier ni le casse-tète ni le mous-
cpiet-^. » — « Il y a quelque chose de plus nécessaire que les
armes, répond le P. de Brébeuf; ce sont les sacrements; et
nous seuls pouvons les administrer. Notre place est au
milieu de vous 4. » Frappé de ce dévouement, Etienne
Annaothalia, capitaine de foi robuste, dit à un infidèle
désespéré qui parle de fuir : « Pourrions-nous abandonner
ces deux Pères, qui exposent leur vie pour nous? L'amour
qu'ils ont de notre salut, sera la cause de leur mort...
Mourons avec eux et nous irons de compagnie au cieH\ »
Les deux apôtres se partagent aussitôt la l^esogne ; le
P. Lalemant baptise les catéchumènes et le P. de Brébeuf
confesse les néophytes. Il ne restait dans la place que
quatre-vingts guerriers et quelques vieillards infirmes. Les
Iroquois arrivent. Un premier et un second assaut sont
vaillamment repoussés; mais attaqués par un millier d'assail-
1. Relation de 1649, p. 10; — Brève relalione, p. 108.
2. Ibid.
3. Brève relatione^ p. 109.
4. Brève relatione, p. 109.
5. Relation de 1649, p. M.
— 77 —
lants de divers cotés k la fois, les Hurons finissent par
succomber. Ils sont tués ou pris, le feu est mis aux
cabanes et les deux missionnaires, saisis dans l'exercice de
leurs fonctions sacerdotales, sont dépouillés de leurs
habits et conduits à Saint-Ignace avec les autres prison-
niers. Ils marchaient en tête des captifs.
Avant d'arriver au bourg-, ils traversent une longue et
double rangée de sauvages, qui les accablent de coups de
bâton sur les épaules, sur les reins, sur les jambes et sur
le visage ^ C'est la première station du Calvaire.
Dans le village, on avait dressé des poteaux pour y atta-
cher les victimes. A la vue de ces instruments de supplice,
le P. de Brébeuf s'adresse aux chrétiens captifs : « Mes
enfants, leur dit-il, levons les yeux au ciel dans le plus
fort de nos douleurs; souvenons-nous que Dieu est le
témoin de nos souftrances et sera bientôt notre grande
récompense. Mourons dans cette foi et espérons de sa
bonté l'accomplissement de ses promesses. J'ai pitié plus
de vous que de moi ; mais soutenez avec courage le peu qui
reste de tourments, ils finiront avec vos vies ; la gloire qui
les suit n'aura jamais de fin. » — « Échon^ lui répon-
dent les néophytes, notre esprit sera dans le ciel, lorsque
nos corps soutïriront en terre. Prie Dieu pour nous qu'il
nous fasse miséricorde; nous l'invoquerons jusqu'à la
mort. » Tous restèrent fidèles jusqu'au dernier soupir.
En approchant du poteau où doit se consommer leur
sacrifice, les deux missionnaires s'agenouillent, et, comme
saint André, ils baisent avec transport leur croix bénie.
« C'est maintenant, s'écrie le P. Lalemant, que nous
sommes donnés en spectacle, au ciel, aux anges et aux
hommes 3. »
1. Relation de 1649, p. 13.
2. C'est le nom que les sauvages donnent au P. de Brébeuf.
3. Vie du P. de Brébeuf, par le P. Martin, p. 273.
— 78 —
Suivons séparément ces deux victimes dans la Ionique
suite de leurs tourments. C'est sur elles principalement que
s'acharnent les bourreaux, Dieu le permettant ainsi, comme
étant les plus pures et les plus agréables à sa divine
Majesté. Et puis, il y avait parmi les ennemis, des Hurons
ii'oquisés^, autrefois chrétiens, aujourd'hui apostats, qui
tenaient à récompenser le prêtre, par un surcroît de cruauté,
du bien qu'il leur avait fait ; ils voulaient peut-être effacer
en eux le caractère ineffaçable du baptême, en se montrant
j)lus ardents que les Iroquois eux-mêmes à tourmenter les
deux serviteurs de Dieu.
Le P. de Brébeuf est attaché au poteau. Là, on enfonce
dans ses chairs des alênes brûlantes, on promène sur ses
membres des charbons embrasés, on suspend à son cou un
collier de haches roug-ies au feu 2. Ferme comme un rocher
et impassible sous la violence des tourments, l'apotre,
oublieux de ses souffrances, élève, comme le Christ sur la
croix, sa voix la plus forte, et s'adressant tantôt aux
i. Relation de 1649, p. 14.
2. Dans un document inédit sur la mort des Pères de Brébeuf et
Lalemant, trouvé par M, D. Brymner et inséré dans les Archives du
Canada, année 1884, p. LXX, note E, le F. coadjuteur, Christophe
Régnant, compagnon des deux Pères et auteur du document, dit :
<( Voici la façon que j'ai vu faire ce collier de haches. Ils font rougir
six haches, prennent une grosse hart de bois vert, passent les six
haches par le gros bout de la hart, prennent les deux bouts
ensemble et puis le mettent au cou du patient. Je n'ai point vu de
tourment qui m'ait plus ému de compassion que celui-là. Car vous
voyez un homme tout nu, lié au poteau, qui ayant ce collier au cou
ne saurait en quelle posture se mettre, car s'il se penche en avant,
celles de dessus les épaules pèsent davantage ; s'il se veut pencher
en arrière, celles de son estomac lui font souffrir le même tourment ;
s'il se tient tout droit, les haches ardentes de feu appliquées égale-
ment des deux côtés lui causent un double tourment. » (Lettre adres-
sée aux Jésuites de Caen, en 1678.)
— 79 —
Hurons chrétiens, tantôt à ses bourreaux, il encourage les
premiers et leur montre la couronne du ciel, il menace les
seconds de la justice divine et des feux de l'enfer. Devant
tous, il prêche Jésus-Christ.
Tant de liberté, jointe à une telle force d'àme, étonne les
bourreaux et les exaspère. Pour l'empêcher de parler et de
prêcher, ils lui coupent les lèvres, la langue et le nez, ils
lui fendent la bouche jusqu'aux oreilles, ils enfoncent un
fer rouge dans son gosier, ils mettent dans sa bouche des
charbons enflammés. « Mais l'invincible missionnaire, dit
Charlevoix, paraît avec un visage si assuré et un regard si
ferme qu'il semble encore donner la loi à ses ennemis i. »
Ceux-ci inventent de nouvelles tortures. On lui arrache
les cheveux, on enlève la peau de sa tête en forme de cou-
ronne, on coupe sa chair, morceau par morceau, et on lui
dit avec une sanglante ironie : (( Tu as dit aux autres
que plus on souffrait dans cette vie, plus la récompense de
l'autre vie serait grande. Remercie-nous donc puisque nous
embellissons ta couronne'-. »
A l'instigation d'un îluron renégat, et, en hnine du hap-
tême'^\ on verse par trois fois sur sa tête et sur ses épaules
de l'eau bouillante : « Vah ! lui disent-ils, nous te bapti-
sons, afin que tu sois bienheureux dans le ciel ; car sans un
bon baptême, on ne peut être sauvé ^. »
Enfin, on entoure son corps d'écorces enduites de résine,
auxquelles on met le feu, afin de griller lentement le mar-
tyr, toujours calme et serein dans la douleur. L'intrépidité
du héros aurait pu se communiquer à ses compagnons. Les
bourreaux le craignent et décident d'en finir avec lui. Un
1. Ilisloire de la Nouvelle-France, t. I, p. 293.
2. Brève relatione, p. 11.
3. Ibixl.
4. Relation de 1649, p. 14.
— 80 —
chef lui ouvre le côté, arrache le cœur et le dévore, tandis
que les sauvages boivent le sang- qui découle de la plaie.
Le P. de Brébeuf expira le mardi seize mars, vers
quatre heures du soir, à l'âge de cinquante-six ans.
(( Dans toute l'histoire du Canada, on ne rencontre pas
de plus grande figure', )> dit Ferland ; et u la vérité qui
ressort de sa vie sublime, ajoute le protestant Parkman, est
que ce missionnaire recelait un cœur de saint et de héros ■^. »
Ces dernières paroles résument parfaitement la merveil-
leuse et sainte existence du P. de Brébeuf. Nous avons
décrit ailleurs son beau caractère et ses travaux. Religieux
d'une mortification d'anachorète, il jeûnait souvent, allait
revêtu d'un cilice aux pointes de fer, veillait la plus grande
partie de ses nuits, et, le reste du temps, il s'étendait sur
une écorce ou sur la terre nue. Homme d'oraison et de
prière, il vivait uni à Dieu par la pensée et par le cœur, il
avait de fréquentes apparitions de Notre-Seigneur, de la
Sainte-Vierge, de Saint-Joseph, des anges et des saints.
Jésus-Christ se montrait surtout à lui portant sa croix.
Trois jours avant le martyre, le maître révéla à son servi-
teur, le moment et les circonstances de sa mort; le P. de
Brébeuf en prévint ses frères, avec des transports de joie-^.
Il ne désirait rien tant que de verser son sang pour Jésus-
Christ. Dès 1G39, il avait fait ce vœu : « Je fais vœu de ne
jamais manquer à la grâce du martA're, si dans votre misé-
ricorde, ô mon Dieu, vous l'offrez à votre indigne servi-
teur... Si les occasions de mourir pour vous se présentent,
je ne les éviterai pas; et lorsque le coup de mort me sera
1. Cours cVIIisioire, p. 376.]
2. Les Jésuites dans V Amérique du A^orc/, traduction de la comtesse
de Clermont-Tonnerre, p. 2\l,nofe.
3. Relation de 4649, ch. V; — Lettres de Marie de l'Incarnation,
oct. 1649 ; — Brève relatione, p. 112 et suiv.
...s
J'^f'y^^'if'ye. Pl^ic'l^ J^nC 7e.;/
— 81 —
donné, je l'accepterai d'un cœur joyeux et triomphante »
Son supérieur lui avait ordonné de consigner par écrit ses
nombreuses visions, g-râces et révélations, « du moins celles
dont il pouvait se souvenir, dit le P. Ragueneau, car la
multitude en était telle qu'il n'eut pu les relater toutes. »
Puis le supérieur ajoute : « Je ne trouve rien de plus fré-
quent dans ses mémoires, que l'expression de son désir
de mourir pour Jésus-Christ : Sentio me vehcmentcr impelli
ad nioriendum pro christo-. »
Son compagnon de martjre, le P. Gabriel Lalemant, n'avait
ni la même vigueur physique, ni la même force morale.
1. Relation de 1649, p. 10.
2. Relation de 1649, p. 18. — Consulter sur la sainte vie et la mort
du P. de Brél)cuf : Relafionti de la Nouvelle-France, de 1626, de
14332, etc... surtout de 1649, ch. IV, intitulé : De f heureuse mort du
P. Jean de Rréheuf et du P. G. Lalemant; — Bressani, Rreve rela-
tione, cap. V, pp. 107 et suiv. ; — Alegambe, Mortes illustres^
pp. 644-652; — Creuxius, Ilistoriœ Canadensis, pp. 158, 161, 539,
542; — Tanner, Sociefas Jesu militans, p. 533; — Cassani,
Varones ilustres, pp. 572 et suiv. ; — P. Martin, Vie du P. de Rré-
heuf ; — Marie de ITncarnation, Lettres, pp. 440 et suiv. ; — Char-
levoix, t. I, p. 290 ; t. II, pp. 13 et suiv.; — Ferland, Cours d'histoire,
t. I, ch. 7, pp. 374 et suiv. ; — Narratio historica eorum quœ Socie-
tas Jesu in nova Franciâ fortiter e<:;'it et passa est, à P. Géorgie
Gobât, S. J. ; — Chroniques de l'ordre des Carmélites de la reforme
de Sainte-Thérèse depuis leur introduction en France, Troyes, 1861,
t. IV, pp. 21 et suiv. ; — La vie de la mère Catherine de Saint- Augus-
tin, par le P. Ragueneau, Paris, 1671. — D'après ce qui est dit dans
sa vie, la Mère Catherine de Saint- Augustin fut visitée souvent par
le P. de Brcbeuf, qui, après son martyre, assista particulièrement
cette religieuse, et la dirigea dans les voies de Dieu. On trouvera
encore d'autres détails sur ce missionnaire dans VAnn. dier. mem.,
du P. Nadasi; les Fasti, du P. Drews; le Menologio, du P. Patri-
gnani ; les The Jesuits in North America, de Parkman, ca^D, XVI, et
Vllistory ofthe United States, de G. Bancroft, vol. II, pp. 783, 785 et
797. — Voir aux Pièces Justificatives, n» V, une lettre du P. Garnier
(27 avril 1649) au R. P. Pierre Boutard, sur la mort des PP. G. Lale-
et J . de Brébeuf .
Jés. et Nouv.-Fr. — T. IL 6
— 82 —
D'une complexion très délicate, d'une nature impressionnable
et sensible à l'excès, il ne semblait pas fait pour les pénibles
travaux de l'apostolat parmi les sauvages de l'Amérique du
Nord ; aussi, malgré ses vives instances, ses supérieurs lui
refusèrent-ils cette mission pendant seize ans. Les refus
ne le découragèrent pas. Dès le noviciat, il s'était engagé
par vœu à aller au Canada ; chaque année, il renouvela ses
engagements et sa demande. Il se disait avec raison que la
grâce de Dieu peut opérer des merveilles dans un cœur où
réside la bonne volonté, et donner au corps et à l'âme une
vaillance qui, par droit de naissance, n'appartient ni à l'un
ni à l'autre^.
Depuis sept mois seulement il était chez les Hurons, et
le Seigneur le trouva prêt pour le sacrifice !
Le martyre dvi P. de Brébeuf dura trois heures ; le sien,
une 23artie du jour et une nuit. Lié au poteau, il eut,
comme le P. de Brébeuf, les membres brûlés et rôtis :
alênes et collier de haches rougies, tisons ardents, baptême
d'eau bouillante, on mit tout en œuvre pour le tourmenter.
Gomme le P. de Brébeuf, il fut grillé à petit feu dans une
écorce de sapin, il eut le nez et la langue coupés, la bouche
fendue ; et, pour l'empêcher de prier et de parler, on lui
introduisit jusqu'au fond de la gorge des charbons brûlants.
Comme le P. de Brébeuf, il vit ses chairs enlcA^éespar lam-
beaux et mangées, son crâne déchiqueté.
1. Relation do 1649, p. 16 : (( Sa complexion était très délicate et
son corps n'avait point de force. )> — Brève j^elatione, p. 111 : « Dî
debolissima complessione. » — Marie de V Incarnat ion : « C'était
riiomme le plus faible et le plus délicat qu'on eût pu voir »
{Lettres, p. 441). — On trouve dans les u Chroniques de l'ordre des Car-
mélites de la réforme de Sainte-Thérèse, » t. IV, pp. 21 et suiv., des
détails très intéressants sur le jeune Gabriel Lalemant et sa famille,
et une lettre sur son martj're adressée par le P. Joseph Poncet, son
cousin, à la Mère Anne du Saint-Sacrement, prieure du Carmel et
sœur du P. Gabriel.
— 83 —
Quels supplices pour un homme faible et délicat î
La cruauté des barbares lui en ménageait cependant de
plus terribles, sans doute parce qu'ils espéraient triompher
de sa faiblesse, à force de tourments, et l'obliger à deman-
der grâce à ses ennemis ^ .
Son martyre avait commencé, d'après les uns avec celui
du P. de Brébeuf, d'après les autres à six heures du soir; il
se prolongea toute la nuit jusqu'à neuf heures du matin, et
rien ne lui fut épargné de tout ce que j^eut inventer la plus
habile férocité -.
Sur toute la longueur latérale de la cuisse gauche on lui
fait une large entaille jusqu'à la profondeur de l'os, et, dans
cette blessure, on glisse lentement le tranchant d'une hache
rougie au feu. Sur la cuisse droite, on pratique, à une égale
j^rofondeur, une double incision, en forme de croix, et avec
le fer on brûle peu à peu les chairs vives '^. Au milieu de
ses douleurs inénarrables, le patient levait souvent les yeux
au ciel, pour demander courage et persévérance au Dieu de
toute force ; les bourreaux lui arrachent les yeux et mettent
à la place des charbons ardents. Nous n'en finirions pas de
raconter les horribles tourments auxquels ils soumirent le
jeune missionnaire.
Une grande partie de la nuit, ils l'abandonnent aux
mains des jeunes gens, avec permission de le torturer sui-
vant leur caprice, pourvu qu'ils ne lui enlèvent pas com-
plètement la vie, car un condamné ne devait pas mourir
entre le coucher et le lever du soleil. Longues et doulou-
4. Relation de 1649, ch. IV; — Brève i^elatione, ch. V; — Lettres
de la Mère Marie de r Incarnation, pp. 444 et suiv.
2. Chi^oniques de Vordre des Carmélites : Lettre du P. Poncet à la
mère Anne du Saint-Sacrement.
3. Ibid.
— 84 —
reuses heures pendant lesquelles la victime épuisée reste
le jouet sans défense de ces petits sauvages ^ ! Quand ses
mains étaient libres, quand les liens, qui l'attachaient au
poteau, se relâchaient un peu, le patient se jetait à genoux,
joignait les mains, et, le regard en haut, il priait; mais les
barbares croyant trouver là le secret de son inexplicable
force, l'obligeaient à coups de bâtons ou de cordes à se
relever et à baisser les bras. « Il n'y eut, dit le P. Rague-
neau, aucune partie de son cor23s, dejDuis les pieds jusqu'à
la tête, qui ne fut grillée et dans laquelle il ne fut brûlé
tout vif-. »
Un historien a dit qu'au fort de la douleur il jetait des
cris capables de percer les cœurs les plus durs et qu^il
paraissait quelquefois hors de lui-même^; un autre, plus
soucieux peut-être de l'effet d'un mot ou d'une phrase que
de l'exactitude historique, a parlé de plaintes déchirantes
qui fendaient rame; il a écrit que le Jeune religieux se
tordait dans d'intolérables douleurs^. Si l'on s'en rapporte
aux correspondances des missionnaires de Sainte-Marie des
Hurons et aux récits du temps, il est bien évident que ces
expressions sont, à tout le moins, empreintes d'une réelle
exagération '^. On s'explique du reste que la violence inouïe
1. Au pays des Ilurons, p. 79.
2. Relation de 1649, p. 15.
3. Histoire de la Nouvelle-France, par le P. de Charlevoix, p. 295.
4. Marie de r Incarnation, par Vahhé Casgrain. Introduction, p. 45.
5. Relation de 1649, p. 14 : u Dans le plus fort de ces tourments,
le P. G. Lalemant levait les yeux au ciel, jettant des soupirs à Dieu
qu'il invoquait à son secours. » — Le P. Poncet, dans sa lettre à la
mère Anne du Saint-Sacrement, dit qu'il n'a pas de paroles de plainte,
qu'il ne fait que prier et jeter des œillades au ciel. — Rressani, p. 110 :
« La loro Constanza fù maravigliosa, massime quella del Padre Bre-
beuf. Mai diede un minimo segno di dolore, mai apri la bocca per
gridare... » — Narratio historica, p. 110: « Invictus héros lumina
vultumque cœlo tendebat atque ad Deum precabatur, suspiria imo
des tourments ait arraché des gémissements involontaires
à une nature frêle et sensible, qu'elle l'ait mise par instants
malgré elle comme hors d'elle-même. Mais l'âme resta tou-
jours inébranlable et le cœur uni à Dieu. « Nous savons,
écrit le P. Poncet, à la date du 18 mai 1649, qu'au lieu de
sentiments de colère et d'indignation contre ses bourreaux,
ou de paroles de plainte que la nature eut dû lui arracher,
son esprit était tellement en Dieu qu'il ne faisait autre chose
que prier et jeter des œillades vers le ciel, et joindre les
mains avec une grande ferveur... Après avoir passé un soir,
une nuit et une matinée sans relâche au milieu des plus
cruels tourments, cependant, avant de mourir, sa force
d'esprit et sa foi étaient si vigoureuses, que, nonobstant ses
plaies, il se mit à genoux pour embrasser son poteau et
faire à Dieu sa dernière offrande ^ . » Vers les neuf heures
du matin, un sauvage fatigué de le voir souffrir si long-
temps, lui fracassa le crâne avec sa hache, le 17 mars 1649.
Le P. Gabriel Lalemant avait trente-neuf ans -.
ex corde ducta jactabat. — Tanner, Societas milifana : « Deum suspi-
rans vocabat in opem (p. 539). — Enfin Marie de l'Incarnation, Lettres
historiques, p. 442: « Il avait les yeux élevés au ciel, souffrant tous
ces outrages, sans faire aucune plainte et sans dire mot.
1. Lettre du P. Antoine-Joseph Poncet, missionnaire aux Hurons,
à un de ses frères en France. Sainte-Marie des Hurons, 18 mai 1649.
2. Relation de 16i9, p. 15. — Consulter sur le martyre du P. G.
Lalemant : Relation de 1649, ch. IV; — Brève relatione, p. dll, cap.
V; — Marie de l'Incarnation, lettres d'oct. 1649; — Gabat, Narratio
historica; — Creuxiiis, p. 538 et suiv. ; — Tanner, Societas militans,
p. 534 et suiv.. ; — P. J. Poncet, lettre à la mère Anne du Saint-Sacre-
ment, Chroniques de Tordre des Carmélites ; — Vie du P. de Brébeuf,
parle P. Martin ; — Au pays des Hurons, par le P. Rouvier ; — Histoire
de la Nouvelle-France, par le P. de Charlevoix; — Archives du
Canada, 1884, p. LXX et suiv.; — Georges Bancroft, t. IV, c, XX,
pp. 783-797; — Parkman, The Jesuits in North America, cap. XVI;
— Chroniques de Tordre des Carmélites, t. IV.
— 86 —
Après sa mort, on trouva dans ses papiers un précieux
manuscrit, où lui-même avait exposé les raisons de son
ardent désir de la mission du Canada; et dans cet écrit, on
lisait ces admirables paroles : Quoniam ego in flar/ella
paratus sinn, hic ure, hic seca, ut in œternum parcasK Ces
paroles devaient se vérifier à la lettre pendant son long-
martyre au bourg- de Saint-Ignace. Il fut flagellé, brûlé;
on lui coupa les chairs. Est-il téméraire d'ajouter avec son
supérieur, quil vit dans le repos des saints et qiiil y vivra
éternellement'^'^.
Neveu des Pères Charles et Jérôme Lalemant, fils de
Jacques Lalemant, avocat au Parlement de Paris, il montra
jeune encore de singulières aptitudes pour les lettres et les
sciences. Sa famille fondait sur lui de légitimes espérances.
Elles se réalisèrent, mais d'une façon tout autre qu'elle
ne l'espérait. <( Sous ses faibles dehors, dit un de ses histo-
riens, il cachait une âme ardente, généreuse dans laquelle
fermentait un insatiable désir de se sacrifier 3. » Le sacrifice,
il vint le chercher dans la Compagnie de Jésus. Là, succes-
sivement professeur de grammaire, de littérature, de philo-
sophie et de sciences, puis préfet des études, il sentait
d'année en année, de jour en jour, croître en lui sa soif
d'immolation pour le salut des sauvages. Il était à Bourges,
cjuand une lettre de son Provincial l'avertit de son prochain
départ. Sa mère vivait encore et deux de ses sœurs avaient
revêtu l'habit de Sainte-Thérèse. L'aînée gouvernait, en
1. <( Puisque je suis prêt h être flagellé, brûlez, retranchez ici-bas,
afin de pardonner devant réternité. » [Relation de 1649, p. 16). —
L'écrit trouvé parmi les papiers du P. Lalemant a été imprimé dans
cette Relation, ch. IV.
2. Relation de 1649, p. 15.
Z. Au parjs des Huilons, par le P. Bouvier, p. 62.
s su (U
e^nve^-n^ ^ f. , J^j^,,
— 87 —
qualité de prieure, le couvent de Paris. Quand le P. Gabriel ^
vint lui faire ses derniers adieux, elle lui remit quelques
reliques de martyrs, providentielle annonce du genre de
gloire qui attendait le jeune Jésuite de l'autre côté de
l'Océan. Sa mère, femme forte et de devoir, l'embrassa et
le bénit. L'une et l'autre se disaient qu'elles auraient
bientôt un martyr au ciel; elles ne se trompaient pas.
La mère, en apprenant l'héroïque mort du P. Gabriel,
remercia Dieu de la grâce insigne qu'il avait accordée au
1. Le P. Gabriel Lalemant naquit à Paris le 10 octobre 1610, Son
père mourut assez jeune laissant la mère chargée de six enfants.
Bruno, Fainé des garçons, entra chez les Chartreux, le cadet devint
maître des requêtes; les trois sœurs se firent religieuses. Anne du
Saînf-Sacremenf, l'aînée des trois, qui devint prieure du Carmel de
Pnris, aimait particulièrement le P. Gabriel, le plus jeune de la
famille. C'est avec elle qu'il correspondait ordinairement. On a con-
servé quelques-unes de ses lettres à cette sœur. Après la mort du
P. Gabriel, sa mère se consacra à Dieu et mourut religieuse récollette.
Gabriel entra dans la Compagnie de Jésus, au noviciat de Paris, le
24 mars 1630, après avoir fait deux ans de rhétorique et trois ans de
philosophie. Au sortir du noviciat, il professa à Moulins la quatrième
(1632-1633), la troisième (1633-1634), et la seconde (1634-1 63oj, puis il
fit quatre ans de théologie (1635-1639) à Bourges, où il fut en même
temps employé, en qualité de prœfrrfiis morw/;i,au pensionnat. Après
sa théologie, la failîlesse de sa santé obligea ses supérieurs de l'envoyer
passer quelque temps au collège royal de la Flèche, où il surveilla les
pensionnaires. De là, il alla professer la philosophie à Moulins (1641-
1644), et enfin il devint préfet du collège de Bourges (1644-1646).
Le 13 juin 1646, il s'embarqua à la Rochelle pour le Canada avec les
Pères Claude Quentin, procureur de la mission, Adrien Daran et
Amable du Frétât, et le F. coadjuteiir, Pierre Masson. A Québec, il
trouva, pour supérieur de la mission, le P. Jérôme Lalemant, son
oncle, qui l'employa près de deux ans à divers ministères aposto-
liques, à QuéJDCc, à Sillery et aux Trois-Rivièrcs. Le 6 août 1648, il
arriva à Sainte-Marie des Hurons, et fut donné comme compagnon
au P. de Brébeuf. En six mois, il fit tant de progrès dans la langue
huronne, dit le P. Ragueneau, que nous ne doutions pas que Dieu
voulût se servir de lui en ce pays pour l'avancement de sa gloire [Bêla-
fions de 1649, p. 17). La Providence en décida autrement.
— 88 —
fils et à la mère; au fils, mort victime de sa foi et de sa
charité ; à la mère qui comptait un martyr parmi ses enfants.
La sainte prieure du Carmel, prévenue par le P. Jérôme
Lalemant des derniers moments de son frère aimé, se jeta
à genoux et chanta le Magnificat. Le reste de sa vie fut un
cantique d'actions de grâces.
Cependant, quelques Hurons chrétiens, échappés des
mains des Iroquois et qui avaient été témoins de tout ce qui
s'était passé à Saint-Louis et à Saint-Ignace, apportèrent
à Sainte-Marie la nouvelle du martyre des Pères et ses
moindres particularités i. Le Frère Malherbe, accompagné
de quelques Français, se rendit, aussitôt après le départ
des ennemis, au bourg de Saint-Ignace et transj^orta les
corps des deux victimes à la Résidence, où on les ensevelit,
le 21 mars, « avec tant de consolation et des sentiments si
tendres, dit le P. Ragueneau, que je n'en sçache aucun
parmi nous qui ne souhaitât une mort semblable plutôt
que de la craindre -. »
1. Brève relatione, p. 110; — Relation de 1649, ch. III et IV.
2. Relation de 1649, p. lo. On a trouvé, il y a quelques années, dans
un coin de l'ancienne chapelle de Chicoutlmi, un manuscrit contenant
la notice nécrologique du Frère coadjuteur, François Malherbe; cette
notice dit que ce religieux se rendit à Saint-Ignace, en compagnie de
quelques Français et trouva les corps de deux missionnaires au pied
du poteau où on les avait martyrisés. M^" N.-E. Dionne a inséré
(Revue canadienne, juin 1888, pp. 386-387) dans les Figures oubliées
de notre histoire une courte notice sur ce Frère, qu'il dit être une des
figurés les plus remarquables parmi les Frères coadjuteurs de cette
époque au Canada : a II avait prononcé ses vœux le 15 août 1665.
D'abord engagé, il fit preuve de vocation religieuse chez les Hurons,
où il avait suivi les PP. de Brébeuf et G. Lalemant; après le martyre
de ces deux missionnaires, il transporta (à Sainte-Marie) sur ses
épaules les corps grillés et rôtis de ces religieux. A sa mort, arrivée
le 12 avril 1696, il était parvenu à l'âge de 60 ans et 3 mois, dont il
avait passé 42 dans la Compagnie. Il séjourna pendant 13 à 14 ans à
la mission Saint-Charles du lac Saint-Jean, à l'embouchure de la
— 89 —
Avant de les déposer dans la tombe, chacun voulut voir
et toucher leurs plaies^ ; on embrassait avec respect
les g-lorieuses cicatrices de ces héros; au lieu de prier
pour eux, on reg-ardait au ciel, demeure de ceux qui
ont ici-bas vaillamment combattu, et on leur demandait
Métabetchouane, consacrant une grande partie de son temps à voyager
de Chégoutimy au lac Peokouagamy (Saint-Jean). Ce fut lors d'une
de ces excursions pénibles, durant l'hiver de 1686, qu'il faillit mourir
de faim et de froid. Le chef Montagnais de Chégoutimy, Louis Kesta-
bistichit, le trouva, après de longues recherches, et l'apporta sur ses
épaules, gelé et presque mourant... 11 le ramena ensuite à Québec en
canot d'écorce. »
1. Brève relafione, p. 110. — Le F. Régnant, témoin oculaire, écri-
vait aux Jésuites de Caen : « Nous trouvâmes les corps des deux
Pères à Saint-Ignace, mais un peu écartés l'un de l'autre. On les
rapporta à notre cabane et on les exposa sur des écorces de bois, où
je les considérai à loisir plus de deux heures de temps, pour voir si ce
que les sauvages nous avaient dit de leur martyre et de leur mort
était vrai. Je considérai premièrement le corps du Père de Brébeuf
qui faisait pitié à voir, aussi bien (pie celui du Père Lalemant. Le
Père de Brébeuf avait les jambes, les cuisses et les bras tous décharnés
jusqu'aux os. J'ai vu et touché quantité de grosses ampoules, qu'il
avait en plusieurs endroits de son corps (provenant) de l'eau bouil-
lante que ces barbares lui avaient versée en dérision du Saint Baptême.
J'ai vu et touché la plaie d'une ceinture d'écorce toute pleine de poix
et de résine qui grilla tout son corps. J'ai vu et touché les brûlures
du collier des (de) haches qu'on lui mit sur les épaules et sur l'esto-
mac. J'ai vu et touché ses deux lèvres, ({u'on lui avait coupées à cause
qu'il parlait toujours de Dieu, pendant (ju'on le faisait souffrir. J'ai
vu et touché torts les endroits de son corps, qui avait reçu plus de
deux cents coups de bâton. J'ai vu et touché le dessus de sa tête
écorchée. J'ai vu et touché l'ouverture que ces l)arbares lui firent
pour lui arracher le cœur. Enfin j'ai vu et touché toutes les plaies de
son corps, comme les sauvages nous l'avaient dit et assuré.
Nous ensevelimes ces précieuses reliques le dimanche 21*^ jour de
mars 1649 avec bien de la consolation. J'eus le bonheur de les porter
en terre et de les inhumer avec celles du Père Gabriel Lalemant.
Lorsque nous partîmes du pays des Hurons, nous levâmes les deux
corps de terre et nous les mîmes à bouillir dans de forte lessive. On
gratta bien tous les os, et on donna le soin de les faire sécher. Je les
— 90 —
pour les mêmes luttes l'héroïsme qu'ils avaient si généreu-
sement déployé. C'est qu'en effet, les missionnaires s'atten-
daient chaque jour à une attaque des ennemis, et Sainte-
Marie ne semblait pas en mesure d'opposer une résistance
sérieuse.
Jusque là, la Résidence se trouvait protégée par une
quinzaine de bourgades, placées entre elle et les Iroquois.
Maintenant, cette barrière n'existe plus, les Hurons ayant
abandonné leurs A-illages, dans un moment de frayeur et
d'affolement, et les ayant incendiés, afin que l'ennemi ne
puisse pas s'y réfugier et s'y fortifier. « Il en résulte pour
nous, écrivait le P. Ragueneau, que notre Résidence se trouve
au point le jilus avancé et à la vue des Iroquois ^, » et, pour
se défendre, elle n'avait que huit soldats, vingt-trois donnés
et sept domestiques 2.
Il ne fallait pas compter sur les guerriers Ilurons,
mettais tous les jours dans un petit four de terre que nous avions,
après l'avoir un peu chaufîé. Et étant en état de les serrer, on les
enveloppa séparément dans de TétofTe de soie, puis on les mit en
deux petits coffres, et nous les apportâmes à Québec, où ils sont en .
grande vénération.
(Lettre adressée de Québec aux Jésuites de Caen, en 1678. Archives i
du Canada, 1884, LXXI.)
« On conserve, chez les Dames hospitalières de Québec, le crâne du
P. de Brébeuf, enchâssé dans le socle d'un buste d'arg-ent, qui fut
envoyé en Canada par la famille de l'illustre martyr. » (Note de
M. Tabbé Casgrain; Marie de rincarnaiion, p. 46.)
1. Lettre du P. Ragueneau au R. P. Général, Vincent Caraffe.
Sainte-Marie des Hurons, 1'^'" mars 1649. [Documents in('dits, XII,
p. 233.)
2. Carayon, Doc. inckl.^ XII, pp. 233 et 234. En 1648, il n'y avait à
Sainte-Marie, comme nous l'avons dit plus haut, que 24 Français.
Les autres montèrent l'année suivante au pays des Hurons avec les
Pères Daran, Bonin et du Frétât. — \oïr aux Piècesjustificatives, n^IV,
la lettre déjà citée du P. Ragueneau au P. Vincent Caraffe, l*""
mars 1649.
— 91 —
qui se précipitaient à leur ruine tête baissée , comme
emportés par cette fatale pensée, que leur nation était
destinée à périr. Bien supérieurs en nombre aux Iroquois,
ils auraient pu se rallier, les poursuivre et les rejeter au
delà du Niagara; ils n'en firent rien, ils ne songèrent qu'à
fuir et à chercher un asyle au loin chez les peuplades
sauvages, leurs alliées. Chaque jour, surtout depuis la
prise de Saint-Ig-nace et de Saint-Louis, ils arrivaient par
centaines à Sainte-Marie, sans chefs, sans organisation,
désunis, démoralisés, paralysés par la peur, brisés par
les maladies, mourant de misère et de faim. Ils restaient
là quelques jours, les uns pour s'y reposer et s'y nourrir,
les autres pour s'y fortifier dans la grâce des sacrements,
d'autres aussi j)our se faire instruire et recevoir le baptême.
En 16i8, les Pères donnèrent ainsi l'hospitalité à plus de
six mille sauvages, et à plusieurs mille encore dans les six
premiers mois de l'année suivante'. On a dit que le san(j
des martyrs est une semence de chrétiens. Cette parole, qui
avait commencé à se réaliser après la mort du P. Jogues,
se vérifia à la lettre la dernière année de la mission huronne ;
car, depuis la mort du P. Daniel jusqu'au milieu de 1019,
les missionnaires administrèrent le sacrement du baptême
à plus de deux mille sept cents personnes-.
Parmi ces milliers de Hurons, qui traversèrent Sainte-
Marie, en route pour une patrie meilleure et plus sûre,
trois cents familles, presque toutes chrétiennes, se réfu-
gièrent dans l'île de Saint-Joseph ^. D'autres bandes se
1. Rolniion de l()40, ch. VI. pp. 25 et suiv.
2. (( Sans compter ceux qui furent baptisés à la Brèche et ceux qui
ont été faits chrestiens es autres endroits. » [Relation de 1649, p. 31.)
— Voir aussi, dans les Documents inédits, XII, la lettre du P. Rague-
neau au R. P. Vincent (^araffe, p. 233.
3. Ile du lac Huron, aujourd'hui Charity ou Christian Island, près
de Penetanguishene. — Voir : 1° La lettre latine, 13 mars 1650, dii
— 92 —
dispersèrent de dillerents côtés : les unes se retirèrent à
Michillimakinac, à l'entrée du lac Michigan; les autres, à
Sainte-Marie, aujourd'hui île Manitoualine ^ ; d'autres enfin,
dans quelques îles, voisines de Sainte-Marie et alors
inconnues des Iroquois.
Toutefois, ces fugitifs étaient loin de constituer la majorité
de la nation huronne . Les habitants de Saint-Michel et de Saint-
Jean-Baptiste en appelèrent à la générosité du vainqueur et
furent incorporés dans le canton des Tsonnontouans, où
ils formèrent le village de Saint-Michel - et devinrent le
premier novau du christinianisme dans la confédération
iroquoise. Les missionnaires les y retrouveront vingt ans
plus tard et rencontreront parmi eux des prodiges de foi et
de vertu. D'autres bandes fugitives demandèrent asile et
protection aux Neutres ^ et aux Eriés ^ ; elles furent peut-
être les plus malheureuses de toutes, car elles disparurent
dans la ruine totale de ces deux pays, dont les guerriers
furent battus quelque temps après par les Iroquois, et les
habitants massacrés ou dispersés. Les Andastes ^ recueilli-
P. Raguencau au P. Vincent Carafîe, aux Pièces Justificatives, n° VI;
2° la traduction de cette lettre dans les Doc. inécL, XII, du P. Carayon,
pp. 247 et suiv. ; — la Relatio/i de 1650, ch. I et II, pp. 2 et suiv.
1. Appelée par les sauvages Ekaentoton. On dit aussi Manitoalets
ou Maiiitoualin. C'est une grande île du lac Huron, nommée par
Perrot île des Outaouais, et habitée primitivement par les Ondaouao-
uats (Outaouais proprement dits), cheveux relevés.
2. En sauvage, Gandongarne, Gannogarae, Gannongai^ae.
3. La ruine des Attionandaronk ou Nation neutre, commencée en
1650, fut complétée en 1651. [Relations de 16o0 et de 1651.)
4. Ou Nation du Chat, Errieronnons. — Les Eriés disposaient de
200 guerriers, très habiles à manier Tare. Ils lançaient huit à dix
flèches pendant que les Iroquois tiraient un coup d'arquebuse. Ils
furent, ainsi que les Hurons qu'ils avaient recueillis, détruits par les
Iroquois, vers 1656. [Relation de 1656).
5. Ou Andastaeronnons, h cent cinquante lieues environ des Hurons,
vers le Sud.
— 93 —
rent aussi de nombreux débris de Tinfortunée nation. Enfin,
beaucoup de Hurons se réfugièrent dans les montagnes de
la nation du Petun ^ C'est là aussi que se retirèrent quel-
que temps les néophytes de la Conception, suivis du
P. Chaumonot, leur dévoué pasteur; les guerriers du bourg,
presque tous chrétiens, avaient été défaits, tués ou faits
prisonniers par les Iroquois^.
Pendant ce temps, que devenait la résidence de Sainte-
Marie, découverte de tous côtés depuis l'abandon des bour-
gades huronnes et l'incendie de Saint-Ignace et de Saint-
Louis ? Quelques missionnaires seulement s'y trouvaient
réunis, occupés nuit et jour auprès des Hurons fugitifs : les
Pères Ragueneau, Le Mercier, Chastelain, Daran, Bonin et
Amable du Frétât. Les autres vivaient dispersés dans les
missions encore debout des Pétuneux ^ et des Algonquins ^;
quek[ues-uns avaient accompagné leurs néophytes dans
l'exil, errant avec eux sur les lacs et les fleuves et à travers
des forets inconnues^.
1. Mission des Apôtres, dont les deux villages les plus importants,
Saint-Jean et Saint-Mathias, étaient évangélisés par quatre Jésuites,
comme nous l'avons déjà dit.
2. Autobiographie du P. (Ihaumonol, pp. 48 et 49. — V. pour tout
ce qui précède : Relation de lOIJO, paiisim : — Brève relatione, par. III,
cap. 8; — Xari^atio historien; — Précis historique sur la mission
huronne, par le P. Martin, Appendice, p. 309, dans la Relation abrégée
du P. Bressani; — Relation de 16i-9, p. 28. — Les Ilurons du bourg
de la Conception ne séjournèrent pas longtemps dans les montagnes
de la nation de Petun; une lettre du P. Chaumonot du !<='■ juin {Rela-
tion de 1649, p. 28), datée de Pile de Saint-Joseph, nous apprend
qu'il se rendit avec ses néophytes dans cette île.
3. Pères Garnier et Noël Chabanel, au village de Saint-Jean ;
Pères Léonard Garreau et Adrien Grêlon, à Saint-Mathias.
4. Pères Claude Pijart, René Ménard, Joseph Poucet.
5. Pères S. Le Moyne, du Peron et Chaumonot. Nous lisons dans
la Relation abrégée du P. Bressani, p. 281 : « Plusieurs d'entre nous
suivirent les fugitifs sur les rochers de la mer douce et dans les
— 94 —
Or, clans les premiers jours du mois de juin (1649), douze
capitaines Hurons, venant de l'île de Saint- Joseph, se
présentèrent à Sainte-Marie et demandèrent à conférer avec
le supérieur de la mission et les autres missionnaires. «Nous
venons à vous au nom de notre peuple désolé, leur dirent-
ils ; nous voulons nous réunir et former un établissement
nouveau sur l'île que vos Pères ont appelée Saint-Joseph ; j
mais votre aide nous est indispensable. Ayez pitié de notre
misère ; sans vous, nous serons la proie de l'ennemi; avec
A^ous , nous nous estimerons trop forts pour ne pas nous
défendre avec courage ; ayez compassion de nous et de
pauvres enfants chrétiens ; tous ceux qui restent infidèles sont
résolus d'embrasser notre Foy. Vous ferez de cette île une île
de chrétiens. » Le P. Ragueneau, qui nous donne dans sa
Relation le résumé des harangues des capitaines^, ajoute :
« Aj)rès avoir parlé plus de trois heures entières, avec une
éloquence aussi puissante pour nous fléchir, que l'art des
orateurs en pourrait fournir ^au milieu de la France, ils
firent montre de dix grands colliers de porcelaine et nous
dirent que c'était là la voix de leurs femmes et enfants ~. » I
Les Jésuites avaient bien l'intention d'abandonner Sainte-
Marie, où leur séjour devenait désormais inutile 3, et où
leurs hommes pouvaient au premier jour être surpris et
massacrés par les ennemis; mais ils auraient préféré fixer
le nouveau siège de la mission à l'île Manitoualine, où i
la pêche semblait plus abondante qu'à Saint-Joseph, et
le sol plus propre à la culture. Cette ^ île avait aussi
forêts à plus de trois cents milles de distance, afin de les consoler et
de cultiver la foi, à peine naissante dans leurs cœurs. » — V. Rela-
tion de 1649, du ch. VI à la fin de la Relation, et Relation de 1650.
1. i?eZa^io/i de 1649, p. 27.
2. Ihid.
3. Relation de 1649, ch. VI.
\
— 95 —
ravantage inappréciable de se trouver en communication
plus immédiate, par la rivière des Français et l'Ottawa,
avec les établissements de Montréal, des Trois-liivières et
de Québec. Toutefois, incapables de résister aux raisons et
aux touchantes invitations des députés Hurons, ils renon-
cèrent à leur premier projet et décidèrent de transporter la
résidence de Sainte-Marie à File de Saint-Joseph K
Le jour du départ est fixé au 14 juin-. On embarque sur
un petit navire et un large radeau toutes les provisions
en réserve à Sainte-Marie, puis les objets du culte, tout le
mobilier, même le bétail et la volaille ; on met le feu à la
résidence, à tous les bâtiments et aux palissades, et les
Pères, suivis des donnés, des domestiques et des soldats,
quittent sur le soir cette demeure bénie où ils laissent de si
chers souvenirs. En moins d'une heure l'incendie consume
le résultat de dix années de labeur, d'efforts persévérants -K
A peine dans l'île de Saint-Joseph, tous les Français se
mettent à l'ouvrage. On abat des arbres dans la foret, on
creuse des fossés, on élève des palissades d'enceinte, on
construit des cabanes, on bâtit en maçonnerie un fort,
qui mesure cent vingt-trois pieds entre les angles des
deux bastions sud, et soixante-dix pour la muraille reliant
entre elles ces deux ^défenses. On retrouve encore sur la rive
sud-est de l'île, dans l'enceinte de la bourgade, les ruines
des bastions et de la muraille, l'emplacement de la chapelle
et de la maison des missionnaires, le tout en parfaite res-
semblance avec les descriptions que nous en ont laissées les
1. Relation de 1649, ch. VI.
2. Relation de 1650, p. 3. — Dans la Relation de 1649, p. 30, on
dit que Sainte-Marie fut abandonnée le 15 mai; c'est une erreur.
3. Relation de 1650, p. 3.
— 96 —
Relations et correspondances du temps K La nouvelle rési-
dence reçut le nom de Sainte-Marie en souvenir de celle
qu'on venait de quitter sur le continent.
Les travaux furent poussés avec tant d'activité que le
fort fut, au commencement de l'hiver, à l'abri de toute
attaque. Les terres furent également défrichées et ense-
mencées. Encouragés par les Français, les Hurons se mon-
traient ardents au travail ; leur vie était exemplaire, leur
piété admirable. Le 13 mars 1650, le P. Ragueneau écrivait
au supérieur général delà Comj^agnie, à Rome : « Jamais nous
n'avons recueilli de si grands fruits de nos travaux; jamais
la Foi n'a poussé de si profondes racines dans les cœurs ;
jamais le nom chrétien n'a été plus glorieux qu'au milieu
des ruines de cette malheureuse nation. L'année dernière
nous avons baptisé plus de trois mille sauvages. Nous
touchons du doigt la vérité de cette parole de l'apôtre :
Flagellât Deus omnem filiiim qucm recipit-. »
Le fort de Sainte-Marie se terminait, quand des courriers
1. Relation de 1650; — Lettre du P. Ragueneau au R. P. Vinccnti
Caraffe, à Rome; 13 mars 1650 {Pièces justificatives, n" YI, et Docu-
ments inédits, XII, p. 247.) — Creuxius, pp. 557 et suiv.
« Le P. Félix Martin qui a visité les lieux consacrés par les travaux
et les souffrances des anciens missionnaires, a publié des détails d'un
grand intérêt sur le pays des Hurons, dans les notes qu'il a jointes à
sa traduction de l'ouvrage du P. Rressani. » {Cours cF histoire, -p. 380.]
— C'est au mois de juin 1845 que le P. Martin visita les ruines
du fort Sainte-Marie dans File de Saint-Joseph. <( Elles se dessinent
encore très bien, dit-il, sur ce sol aujourd'hui solitaire. » {Relation
abrégée du P. Bressani, p. 333.)
2. <( Neque enim hactenus laborum nostrorum fructus major cxtitit;
nunquam altius descendit fides in pectora, neque hic usquam christia-
num nomen fuitillustriusquam inter ruinas afflictœgentis.Numeramus
hoc posteriore anno, baptisatos barbaros supra tria millia. Verissime
ut nobis dictum appareat effatum illud apostoli : Flagellât Dem
omnem filium quem recipit. » (Epist. ad R. P. V. Carafa, prsepos.
generalcm S. J., Roma^, 13 mart. 1650, ex domo Sanctœ-Mariœ
insulâ Sancti-Josephi, apud Hurons. V. Pièces Justicatives, n° VI.)
— 97 —
apportèrent au P. Ragueneaula nouvelle d'un nouveau mal-
heur qui venait de fondre sur la mission. Les Iroquois, après
avoir ravagé tout le pays des Hurons, massacré, fait prison-
niers, ou mis en fuite tous ses habitants, avaient pénétré, au
cœur de l'hiver, dans les montagnes de la nation du Petun
et s'étaient avancés à une faible distance de la bourgade
de Saint- Jean.
Hommes de main et de courage^, les guerriers du
bourg les attendent, plusieurs jours, de pied ferme ; et ne
les voyant pas paraître, ils vont courageusement à leur
rencontre. C'était une imprudence. Les Iroquois, qui
surveillaient l'ennemi, font un immense détour pour cacher
leur marche, et pendant qu'on les cherche au loin, ils
forcent les portes et se précipitent dans le bourg en pous-
sant des hurlements épouvantables. Vieillards, femmes et
enfants s'enferment dans les cabanes et dans l'église, quel-
ques-uns prennent la fuite. Partout, c'est l'épouvante et le
désordre ^
Le P. Garnier, alors occupé à instruire des catéchu-
mènes dans une cabane, court à l'église. « Nous sommes
perdus, mes frères, leur dit-il; priez Dieu, et prenez la fuite
par où vous pourrez échapper. Portez votre foi avec vous
le reste de votre vie et que la mort vous trouve songeant
à Dieu 3. » Les néophytes le pressent de s'enfuir avec eux;
il refuse, la place du prêtre étant au milieu de ceux qui
ont besoin de son ministère. Il leur donne à tous une abso-
lution générale et se rend dans les cabanes pour y baptiser
les enfants et les catéchumènes et préparer les chrétiens à
bien mourir^.
4. Relation de 1630, ch. III, p. 8.
2. Ibid.
3. IbicL, p. 9.
4. Ihid.
Jés. et Noui'.-Fr. — T. II. ^
— 98 —
Pendant ce temps, les ennemis promenaient partout
l'incendie et la mort. Deux l^alles l'atteignent et le ren-
versent baignant dans son sang. Quoique frappé à mort, le
missionnaire recueille ses forces, et, afin de mourir dans
l'exercice de ses fonctions apostoliques, il se traîne vers un
chrétien, mortellement blessé à quelques pas de lui. Un
Iroquois l'aperçoit et lui assène deux coups de hache sur
les deux tempes. Le martyr n'était âgé que de quarante-
quatre ans ^
L'œuvre de destruction ne dura pas longtemps. Les
assaillants, craignant un retour oifensif de la part des
guerriers absents, avaient hâte de quitter le bourg ; ils en
sortirent le soir même de cette journée fatale, 7 décem-
bre 1649.
Lorsque les guerriers y rentrèrent deux jours après, ils
ne trouvèrent que des ruines fumantes, des cadavres horri-
blement mutilés ou calcinés. Ce fut une heure d'indicible
douleur. Assis à terre, sur les ruines de ce qui fut une bour-
gade, ils restent là un jour entier, semblables à des statues
de bronze, silencieux, immobiles, la tête penchée et les
yeux fixés sur le sol. Pas un cri, pas une larme; car les
pleurs et gémissements sont indignes d'un homme, disent
les sauvages^.
1. Relation de 1650, p. 9; — Brève relatione, part. 3^, cap. VI, p.
114; — Creuxius, Historia Canacl., 1. VII, pp. 564 et suiv.; — Ale-
gambe, Mortes illusti^es, pp. 659 et suiv.; — Tanner, Societas Jesu
militans, p. 539 ; — Cassani, Varonefi ilustres, t. I, p. 649; — Char-
levoix, Histoire de la Nouvelle-France, t. II, pp. 23 et 24 ; — Mère
Marie de rincarnation. Lettres, p. 132; — Ferland, Cours d''histoire,
1. III, eh. VIII, p. 384; — Shea, History of the Catholic missions,
p. 193 ; — Parkman, The Jesuits in North Ajnerica, cap. XXVIII; —
Pièces Justificatives, n° VI : Lettre du P. Ragueneau au P. V. CaratTe ;
— P. Carayon, Doc, XII, p. 248.
2. Relation de 1650, ch. III, p. 10.
— 99 -
Prévenus la veille par les fugitifs, les Pères Garreau et
Grêlon, qui ha])itaient au village de Saint-Mathias, étaient
venus recueillir les précieux restes clu saint missionnaire.
Ils le trouvent sous un amas de cendres, dépouillé de ses
vêtements, le corps tout en sang, la tête ouverte des deux
côtés, le visage défiguré. Ils l'enveloppent de leurs habits
et l'ensevelissent dans une fosse creusée au milieu des
débris de la chapelle ' .
Le P. Garnier écrivait à son frère, en France, le 2o avril
de la même année, cinq semaines après la mort du P. de
Brébeuf et du P. Lalemant : « Bénissez Dieu pour moi de
ce qu'il me donne des frères martyrs et des saints qui aspi-
rent tous les jours à cette couronne. Priez-le qu'il me fasse
la grâce de le servir fidèlement et d'accomplir le grand
ouvrage qu'il a mis entre mes mains, enfin de consommer
ma vie à son service. Véritablement, je me regarde doréna-
vant comme une hostie qui est à immoler"-. » Comme ses
Frères qui l'ont précédé dans la gloire sanglante, il espère, il
1. Relation de IGiJO, cli. III, p. 0 ; — Brève relafiofie, part. III, cap. 0 ;
— C?^euxiiis, pp. oG3 el suiv.
Les Pères Garreau et Grêlon apprirent par les haljitants de Saint-
Jean, réfugiés à Saint-Matliias, une" partie des tragiques événements
accomplis le 7 déceml^re dans leur bourg-, et aussi le zèle et le dévoue-
ment du P. Garnier, qui refusa de s'enfuir, pour administrer le sacre-
ment de pénitence aux néophytes et le baptême aux catéchumènes et
aux enfants. Mais les derniers moments du P. Garnier furent racontés
par une chrétienne, Marthe Teendiotrahwi, qui fut frappée d'un coup de
hache à la tète, à côté clu missionnaire, quand celui-ci fut blessé par
deux Ijalles. Laissée pour morte, elle fut relevée par les guerriers de
Saint-Jean, à leur retour à la bourgade, et vécut encore trois mois.
Elle mourut des suites de sa blessure à Sainte-Marie, dans l'île de
Saint-Joseph. Le P. Ragueneau, qui l'assista à ses derniers moments,
lui fit conhrmer, avant sa mort, la vérité de son récit sur le martyre
du P. Garnier. {Brève relniione, p. 115; — Relation de 1650, p. 9.)
2. A son frère Henry de Saint-Josepli, carme, à Paris. (Ms. de
recelé Sainte-Geneviève, 14 bis, rue Lhomond, Paris.)
— 100 —
souhaite mourir martyr. C'était, du reste, la sainte aspira-
tion de tous les missionnaires des hurons : « Ils sont prêts à
tout, écrivait leur supérieur : croix, dangers, tortures, rien
ne les eifrave ; la mort même, ils la désirent K »
Le P. Garnier la désirait plus que personne. Le
12 août 10 19, il écrivait à son frère : (( Si ma conscience ne
me convainquait de mon infidélité au service de mon bon
Maître, je pourrais espérer C[uelque faveur approchant de
celle qu'il a faite à nos bienheureux martyrs... Mais sa jus-
tice me fait craindre que je ne demeure toujours indigne de
cette couronne (du martyre). Toutefois, j'espère cjue sa bonté
me fera la grâce de l'aimer un jour de tout mon cœur, et cela
me suffît. C'est ce que je vous prie de lui demander pour
moi; et, quand il me l'aura donné, il m'importe peu de
quelle mort je mourrai ~. »
Cette grâce du martyre qu'il désirait tant, et dont il se
<;rovait indigne, leSeisrneurla lui accorda. « 11 avait fait vœu
de défendre jusqu'à sa mort le dogme de l'immaculée-
Conception; « il mourut la veille de cette auguste fête, pour
aller la solenniser plus augustement dans le ciel ^. »
i. Paralum ha])ent pcclus ad omnia : non criices, non poriciila,
non crucialus ullos cxhorrent. Mori habcnt invotis. » (Epist. ad R. P.
Gcncr. Vincentium Carafa, 13» mart. 1650; — Pièces jiistificnfives.
n" VI.)
2. Lettre manusc. à son frère, Henry de Saint-Joseph, religieux
carme, à Paris. (Arch. de l'école Sainte-Geneviève, 14 /)/s, rue Lho-
mond, Paris.)
3. Relation de 1650, p. 10; — V. sur le P. Garnier, la même Bela-
tion, pp. 10 et suiv.; — Brève reJntione^ part. III, cap. VI.
On lit dans les Lettres spirituelles de Marie de l'Incarnation, p. 132 :
<( Il faudrait un gros livre pour décrire la vie de ce Révérend Père. Il
était éminemment humble, doux, obéissant et rempli de vertus
acquises par un grand travail. On avait du plaisir à voir 1-a suite de
ses vertus dans la pratique. II était dans un continuel colloffue et
devis familier avec Dieu. »
— 101 —
Le lendemain de ce martyre, un autre Jésuite, Noèl
Chabanel, mourait de la main d'un Iluron apostat. Sur
Tordre de son supérieur, il venait de quitter Saint-Jean, et,
en compagnie de quelques Hurons, il se rendait au nouveau
fort de Sainte-Marie. Dans la nuit du 7 au 8 déceml^re, les
voyageurs s'arrêtent dans la forêt et s'endorment. Le Père
seul veillait. Vers minuit, il entend un bruit de pas, des
voix confuses ; il éveille ses compagnons. C'était l'armée
iroquoise qui revenait victorieuse, traînant à sa suite un
petit noml)re de captifs. Les Hurons, épouvantés, prennent
la fuite; mais lui, trop fatigué pour les suivre, il reste avec
un seul Huron : <( Peu importe que je meure, leur dit-il ;
cette vie est peu de chose. Le bonheur du Paradis est le
seul vrai ])ien, et les Iroquois ne peuvent l'enlever K »
Ceux-ci passent sans l'apercevoir; et le lendemain à raul)e
du jour, il se remet en route avec son compagnon. Bientôt
ils se trouvent arrêtés par une rivière. Bressani ajoute :
(( Nous ne savons ce que le Père est devenu ensuite, s'il a
été tué par les ennemis, s'il s'est perdu (hins les l)()is, s'il est
mort de froid ou de faim, ou s'il a été massacré par le Iluron,
de qui nous tenons les dernières nouvelles et qui était
revêtu de ses dépouilles. Mais on peut croire facilement que
ce Huron lui donna la mort, car, peu auparavant, il s'était
vanté qu'il tuerait un Jésuite^. » La Relation de Kl-^iO n'est
pas mieux renseignée, bien qu'elle exprime les mêmes
soupçons 2. Ces soupçons n'étaient que trop fondés. Le
Huron était un apostat ; on pouvait tout attendre d'un sau-
vage renégat. Et de fait, il linit par avouer, bien plus tard,
qu'il avait assommé le missionnaire en haine de la foi,
parce (jue depuis que lui et sa famille avaient embrassé le
!. Brève rclalione, part. III, ch. VII; — Relntion de lOoO, cli. IV.
2. Brève relatioiie, p. 120.
3. P. 16.
— 102 —
christianisme, les malheurs n'avaient cessé de fondre sur
Le P. Chabanel, encore dans la force de Tàge, pouvait
rendre de grands services aux missions indiennes, d'autant
plus qu'il ne manquait ni de talent ni d'une certaine culture
littéraire. Il avait enseigné, en France, plusieurs années,
les humanités et la rhétorique. Mais, rarement, on vit une
nature plus rebelle aux langues sauvages ; après avoir
étudié quatre ou cinq ans la langue huronne, à peine pou-
vait-il se faire comprendre-. De plus, tout, dans la vie du
missionnaire, révoltait ses instincts : nourriture, logement,
coucher, voyages, dangers. Aussi eut-il, dans les premières
années de son séjour chez les Hurons, de cruels moments
de découragement et de tristesse 3. Ne pouvoir enseigner les
1. (( Une note autographe du P. Paul Ragueneau ajoutée au précieux
manuscrit de 1652, et affirmée sous serment, ne laisse aucun doute sur
ce point. Ce missionnaire dit ({u'il tient de témoins très dignes de
foi, les détails suivants. Ce Huron apostat, nommé Louis Honareen-
hax, a fmi par avouer qu'il avait donné la mort au P. Noël en haine
de la foi, parce que depuis que lui et sa famille avaient embrassé la
foi, il vovait que tous les malheurs avaient fondu sur eux. La mère,
qui se nommait Geneviève, ayant partagé depuis ce moment Timpiété
de son fils, fut aussi enveloppée dans le même châtiment. Deux ans
s'étaient écoulés après ce crime, que tous les mcm])res de cette très
nombreuse famille, en recevaient leur part. Les Iroquois furent les
instruments de la vengeance divine. Les uns périrent dans les flam-
mes, les autres par le fer, et la jeunesse des deux sexes fut réduite
à un triste esclavage. » (Note du P. Félix Martin, Relation ahréfjée
du P. Bressani, p. 27()).
2. On lit dans la Rein f ion de 1650, p. 17 : « Après les trois, les
quatre, les cinq ans d'études pour apprendre la langue des sauvages,
il s'y voyait si peu avancé, qu'à peine pouvait-il se faire entendre
dans les choses les plus communes. »
3. Relation de 1650, p. 17 : « Son humeur estait si éloignée des
façons d'agir des sauvages qu'il ne pouvait quasi rien agréer en
eux; leur veïie lui estait onéreuse, leur entretien, et tout ce qui
— 103 —
sauvages, ni se faire comprendre d'eux; avoir horreur ou
peur de tout, quelle épreuve pour un apôtre! Souvent il se
dit : Ne ferais-je pas mieux de rentrer en France où je me ren-
drais plus utile qu'ici? J'y trouverais une existence conforme
à mes goûts, des emplois en rapport avec mes talents. J'y
vivrais, du reste, d'une vie dévouée et religieuse. Dieu ne
demande pas de tous les mêmes sacrifices, le même degré
de mortification et de dévouement. S'il me voulait dans ce
pays, il me donnerait les moyens d'y être utile et la grâce
de surmonter les répugnances invincibles que je rencontre,
malgré moi, en tout et partout. Toutes ces pensées, qui agi-
taient son âme, influaient sur sa santé ; et ses frères s'aper-
çurent fort bien qu'il se faisait en lui un douloureux travail.
Ceux qui le connaissaient plus intimement, lui prodiguèrent
encouragements et consolations ; ils lui disaient que le temps
adoucirait tout, qu'il finirait par se faire à tout, qu'il appren-
drait assez de huron pour travailler utilement au salut des
âmes; ils ajoutaient que le Seigneur ^jermettait cette péni-
ble tentation pour l'éprouver et l'épurer.
C'était bien, en effet, une tentation, et d'autant plus
grave qu'elle se présentait au religieux sous l'apparence
du l^ien. Fidèle à la devise de Saint-Ignace, tout pour la
plus fjraiide gloire de Dieu, il se demandait et il pouvait se
demander s'il ne procurerait pas plus de gloire à son divin
Maître en France qu'au Canada. Il faut aA oir passé par cet
état pour comprendre les violents orages d'une âme qui
cherche alors où est le devoir, où se trouve du moins le
mieux, et qui, au milieu de tiraillements en sens contraires,
ne sait que faire ni décider.
venait de ce costé là. Il ne pouvait se faire aux vivres du pays, et la
demeure des missions estait si violente à toute sa nature, qu'il y
avait des peines extraordinaires : toujours coucher à plate terre... »
I.e P. Chabanel, arrivé chez les Hurons au mois craoùt
1644, resta trois ans dans cette lutte mortelle, se deman-
dant s'il était bien à la place où la Providence le voulait,
souffrant, priant, et ne trouvant ni dans la lumière de la
grâce divine, ni dans la raison éclairée de la foi, la solution
de son doute et le calme de sa pensée i .
Un jour, cependant, c'était le 20 juin 16i7, il entend au
fond de sa conscience une voix qui le presse d'en finir avec
tant de fluctuations cruelles. Et s'élevant, par un violent
et généreux effort, au dessus de toutes les considérations
naturelles, il s'engage par vœu à vivre et à mourir dans là
mission du Canada. Ce vœu est trop beau pour ne pas être
rapporté ici- : « Jésus-Christ, mon Sauveur qui, par une
disposition admirable de votre paternelle providence, avez
voulu que je fusse le coadjuteur des saints apôtres de cette
vigne des Hurons, quoique j'en sois tout à fait indigne, me
sentant poussé du désir d'obéir au Saint-Esprit, en tra-
vaillant à avancer la conversion à la foi des barbares Hurons :
Je fais vœu, moi, Noël Chabanel, étant en la présence du
très saint Sacrement de votre corps et votre sang précieux,
qui est le tabernacle de Dieu avec les hommes, je fais vœu
de perpétuelle stabilité en cette mission des Hurons ;
entendant toutes choses selon l'interprétation des Supé-
1. Relation de IGoO, p. 17.
2. Domine Jesu Christe, qui me Apostolorum sanctorum hujus vincœ
huronicœ adjutorem, licet indignissimum admirabili dispositione tuse
paternse Providentiœ voluisti, Ego Natalis Chabanel impulsus desi-
derio serviendi spiritui sancto, in promovendâ barbarorum huronum ad
tuam fidem conversione, voveo coram sanctissimo sacramento pre-
tiosi corporis et sangiiinis lui, Tabernaculo Dei cum hominibus,
perpetuam stabililatem in hâc missione huronicâ : omnia intelligendo
juxta Societatis et Superiorum ejus interpretationem et dispositio-
nem ; obsecro te igitur, suscipe me in servum hujus missionis perpe-
tuum, et dignum effîce tani excelso ministerio. Amen.
Vigesima Die Junii 1647.
— 105 —
rieurs de la Compagnie et selon qu'ils voudront dis-
poser de moi. Je vous conjure donc, mon Sauveur, qu'il
vous plaise me recevoir pour serviteur perpétuel de cette
mission, et que vous me rendrez digne d'un ministère si
sublime. Le 30 juin i6i7, fête du Saint-Sacrement'. »
On Ta dit : les croix sont partout; quand on les fuit, on
les trouve. Les plus heureux sont ceux qui les emljrassent.
Le vœu prononcé parle P. Ghabanel ne mit pas un terme
aux épreuves et aux croix. Comme par le passé, il éprouva
les mêmes difficultés dans l'étude de la langue liuronne,
les mêmes répugnances pour la vie torturante du mission-
naire ; mais il ne regarda plus en arrière ; de ce jour, il
embrassa sa croix avec générosité, et, sous l'action de la
grâce d'en haut, il en vint à souhaiter martijrium sine san-
fjuine-, et aussi le martyre du sang. « Je supplie tous les
Pères de notre Province, écrivait-il à son frère en France ^
de se souvenir de moi au Saint-Autel, comme d'une victime
destinée peut-être au feu des Iroquois : Ut mercar tôt sanc-
torum patrocinio victoriam in tani forli certaminc ''. »
1. Cette traduction du vœu se trouve dans la Rclalion de lOoO,
p, 18. _ On lit dans les Lettres spirituelles de Marie de rincarnation,
p. 192 : (( Le R. P. Clia])anel, un de ceux ({ui ont été massaerés cette
année, avait naturellement une si grande aversion de vivre dans les
cabanes des sauvages qu'elle ne le pouvait être davantage; pour ce
sujet on l'en avait voulu souvent exempter afin de Venvoyer aux
autres missions où il n'eût pas été engagé à cette sorte de vie. Mais
par une générosité extraordinaire, il fit vœu d'y persévérer et d y
mourir s'il plaisait à Dieu de lui faire cette miséricorde. »
2. Relation de 1650, pp. 17 et 10 : u ^lartyre sans efi'usion de
sang. » — Brève relatione, p. 122.
3. Son frère, Pierre Ghabanel, était religieux de la Compagnie, dans
la province de Toulouse.
4. Relation de 1650, p. 10 : « Afin que par l'entremise de tant de
saints, je remporte la victoire dans ce rude combat. » — Brève rela-
tione, p. 122.
- 106 —
Lorsque son supérieur renvoya dans la nation du Petun,
peu de temps avant sa mort, le P. Noël dit à un de ses
frères, au moment de partir : (( Que ce soit tout de bon
cette fois que je me donne à Dieu et que je lui appar-
tienne. » Puis il ajouta : c( Je ne sais ce qu'il y a en moi
et ce que Dieu veut disposer de moi; mais je me sens tout
changé en un point. Je suis fort appréhensif de mon natu-
rel ; toutefois, maintenant que je vais au plus grand danger
et qu'il me semble que la mort n est pas éloignée, je ne
sens jîlus de crainte. Cette disj^osition ne vient pas de
moi^. » Elle venait certainement de Dieu, qui le préparait
ainsi à la suprême immolation.
Au bourg de Saint-Jean, où il travaille sous la direc-
tion du P. Garnier , il ne montre plus ni timidité, ni
crainte ; s'il se défie de sa propre faiblesse, il attend tout
de la puissance divine; il ne fuit pas la souffrance, il ne
recule pas devant la peine, il n'a pas peur de la mort.
Il écrit alors à son frère : « Je tâche de faire mon msirtyre
dans V ombre, Martijrem in iinihrà... Et peu s'en est fallu
que Votre Révérence n'ait eu un frère martyr ; mais, hélas!
il faut devant Dieu une vertu d'une autre trempe que la
mienne pour mériter l'honneur du martyre -. » Il le mérita
cependant, et ce martyre ressembla à ce martyre dans
V ombre qu'il rencontrait jour et nuit dans sa vie d'apôtre
et que l'œil de Dieu seul voyait. L'ombre du mystère envi-
ronna ses derniers moments sur la terre ; mais <( sa mort,
dit avec raison l'historien de la Nouvelle-France, pour
n'avoir point eu autant d'éclat aux yeux des hommes, n'en
fut peut-être pas moins précieuse devant Celui qui nous
juge suivant les dispositions de notre cœur, et ne nous
tient pas moins compte de ce que nous avons voulu faire
1. liclaiion de IGoO, p. 18; — Brève relatione, pp. 121 et 122.
2. Relation de 16o0, p. 18.
— 107 —
pour lui, que de ce que nous avons réellement fait et souf-
fert ». »
La nouvelle de la glorieuse mort des deux apôtres et de
la destruction du l)ourg de Saint-Jean arriva sur la fin de
décembre à l'île de Saint-Joseph et y causa une immense
douleur.
Là aussi le deuil était grand et la consternation générale.
Des milliers de sauvages, presque tous chrétiens, s'y étaient
réfugiés auprès des missionnaires, sans se demander s'ds
trouveraient de quoi vivre sur ce sol, où la terre n'a pas
encore été remuée. De leur côté, les Jésuites voyaient avec
bonheur se grouper autour de leur modeste chapelle ces
nombreux enfants de tout âge qu'ils avaient enfantés à
Jésus-Christ dans ces dernières années. Personne ne sem-
i. Charlevoir, t. I, j). 208.
Consulter sur le P. Noël Chabanel : Relafion de IGoO, ch. IV; —
Brcve rehtione, part. III, cap. VII; Mrmoirc louchnnl la mort et los
vcrfufi des Pères :— Ahréf/ê de la vie du P. Chnhanel, ms. de 1652;
-Creuxius, Uist. Can., pp. ;>7:3 cl suiv.; - Aleo-ambe, 3/or/r.s-
illustres, p. 660; — Tanner, Societas Jesu... militnns, pp. 542-!)'^:] ; —
Cassani, Vnrones ilustres, p. 6oO ; - Lettre du P. Raguencau, 13 mars
1650, au R. P. Vincent Carafîe [Pièces Justificatives, n» VI, et Doc//-
me/iLm'f/., XII,pp. 247etsuiv.);-Parkman, The JesuHs in North
America, cap. XXVIII; — Sliea , lîist. of the CathoUc missions,
pp. 193 et suiv.
Le P. Noël Chabanel, né le 2 février 1613, dans le diocèse de
Mende, entra le 9 février 1630 au noviciat de la Compagnie de Jésus,
à Toulouse. Elève de philosophie à Toulouse (1632-1634), puis profes-
seur, au collège de cette ville, de cinquième (1634-1635), de quatrième
(1635-1636), de troisième (1636-1637S d'humanités (1637-1638), de
rhétorique (1638-1639), il fit, enfin, à Toulouse même, deux ans de
théologie (1639-1641), et fut de là envoyé à Rhodez pour y enseigner
encore la rhétorique (1641-1642). Après avoir fait sa troisième année
de probation (1642-1643), il partit pour le Canada en 1643, et arriva à
Quél)cc le 15 août de la même année. Il resta à Québec un an, et de
là monta à Sainte-Marie des Hurons. Il mourut le 8 décembre 1649.
— 108 —
blait ou ne voulait prévoir les tristes conséquences d'une
pareille ag-glomération.
Les premiers arrivés dans Tile avaient, il est vrai, ense-
mencé la terre; mais la récolte, suffisante pour l'entretien
de quelques familles, ne pouvait nourrir plusieurs milliers
de bouches. Elle fut vite épuisée. Faute de mieux, la
plupart des émigrés A-écurent, durant l'été, de racines, de
fruits sauvages et de quelques poissons ; et ce régime, tout
maigre qu'il était, ne parut pas nuire sensiblement à la
santé de ces Indiens, accoutumés dès l'enfance à supporter
les plus dures privations. L'hiver venu, ces ressources
manquèrent; dès lors, ce fut, dans toutes les cabanes, la
misère noire.
Les Jésuites avaient apporté au fort Sainte-Marie une
provision assez considérable de blé d'Inde; de plus, ils
avaient recueilli dans les bois de l'île et mis en réserve
beaucoup de glands et de racines. Ils connaissaient de
longue date le caractère imprévoyant du sauvage, et
ils savaient qu'à un moment donné ils seraient forcés
de venir à son secours pour ne pas le voir mourir de faim.
Malheureusement, les ressources dont ils disposaient
étaient bien peu de chose pour une population si nom-
breuse. Ils les mirent à sa disposition, en ne gardant que
le strict nécessaire pour sustenter vaille que vaille les donnés,
les domestiques, les soldats et les religieux ^ « Nous nous
efforçons de subvenir charita])lement, écrit le P. Rague-
neau, aux besoins extrêmes de nos pauvres chrétiens. Il n'y
en a guère qui ne vivent de nos aumônes. Si bien qu'on nous
1. « Nihil ut no])is reliqui faceret, quo possemus nos iitcum({ue
sustentare. » (Epist. P. Ragneneau ad R. P. Vinc. Carafa, d3 mart.
1630. — Le Père dit dans cette lettre : <( Gallinas decem, par unum
porcorum, boves duos totidemque vaccas, quantum scilicet servandaî
proli sit satis, reservavimus. » Pièces Jusfi/icntivcs, n" YI.
— 109 —
appelle publiquement les Pères de la patrie , et de fait ^
nous le sommes... Pour l'avenir, nous comptons sur la
Providence; à chaque jour suffit son mal... Nous avons
pour toute nourriture un peu de blé, des raisins et des
herbes, et de l'eau pour boisson. Les peaux de bêtes nous
servent de vêtements... Cependant, quand tout viendrait à
nous manquer, nous espérons qu'avec la grâce de Dieu, le
courag-e, la confiance et la patience ne nous manqueront
pas. Je puis le promettre au nom de tous les Pères qui sont
ici^ »
Dans cette même lettre, le P. Ragueneau ajoutait :
(( Nous avons deux sujets de crainte : d'un coté, les Iro-
quois, nos ennemis; de l'autre, le manque prochain de
vivres. Nous ne voyons pas trop comment nous pourrons
obvier à ce dernier inconvénient -. »
De fait, il fut impossible d'y obvier. Les provisions des
Pères finirent par s'épuiser; et, la terre étant couverte de
neige, les fleuves et les lacs étant changés en glace, on ne
trouva nulle part aucune ressource. La famine commença.
« C'était un spectacle horrible, de voir au lieu d'hommes, des
squelettes de moribonds, semblables aux ombres de la mort
l.<( Christianorum pauportati ac miseriis misericorditorsiil)vcnimus.
Vix ut ullus restct in vicis,qiu auxilio nostro non vivat... Sic acleo ut
palpent en pal rÎPB puhlïcè iam vocemur, et ommino simus. De future,
Dominus providebit ; sufficit enim diei malitia sua... Arcenda^ fami,
partim frumenta, partim radiées atque herbse sufficiunl ; nulle utiniur
potu, nisi a(juœ frigidœ. Vix ullo vestitu, nisi ferarum pellibus, quas
natura sine arte prœbet... Si tamen omnia desint, Dec adjuvante,
nunquam deerunt animi, nunquam spes décrit, nunquam patientia.
IIoc polliceri certè possum de omnibus, quotquot hic degunt,
Patribus. » (Ibicl.)
2. (( Tamen duœ res sunt undè multum timemus huic missioni ne
ruinam trahat ; alterùm, ab hostibus Iroquœis; alterum, à defectu
annonce ; neque enim nobis apparet, undè huic malo ol)viam iri
possit. » [Ihid.)
— 110 —
plutôt qu'il des corps vivants, aller et venir, et prendre pour
se nourrir les choses les plus répugnantes à la naturel » —
« On déterre les cadavres et les frères se nourrissent de la
chair de leurs frères, les mères de la chair de leurs fils, et les
enfants de celle de leurs pères et mères. Cet affreux spectacle
s'est vu plus d'une fois ; nos sauvages n'ont pas moins de
répulsion pour ces horribles mets que les Européens ; mais
la faim ne réfléchit pas-. »
La famine ne va jamais seule ; elle marche accompagnée
ou suivie des maladies contagieuses. Ces deux fléaux firent
un nombre incalculable de victimes 3.
Il ne manquait plus que la guerre pour achever de détruire
cette malheureuse nation, et elle ne tarda pas à venir. La
faim, dit-on, fait sortir les loups des bois. Aussitôt que les
glaces commencèrent à fondre et la terre à se découvrir,
les Hurons, poussés par la faim, sortirent du fort Sainte-
Marie pour aller à la pêche. « Mais là où ils espéraient
trouver la vie, ils ne rencontrèrent que l'esclavage ou la
mort. Ils tombèrent entre les mains des Iroquois, qui leur
faisaient partout lâchasse, surtout pendant la nuit^. » Pour
comble de misères, if fallait monter la garde jour et nuit,
parce que les Iroquois s'étaient portés en nombre sur l'île
et épiaient le moment favorable de pénétrer dans le fort
et d'en massacrer tous les halntants ■'.
1. Brève rehifione, p. 124, et la traduction du P. Martin, p. 283.
2. « Efîossa passim è sepulchris cadavera ; necfratribus modo fratres,
sed ipsis etiam matribus filii, filiisque parentes sui pabulum non
semel dedère : inhumanum quidem, nostrisque barbaris liaudinsuctum
minus quam Europœis; sed nihil in cibo discernunt dentés familici. »
{Epist. P. Ragueneau ad R. P. Vinc. Carafa, 13 mart. 1650) — Docu-
inents inédits, XII, p. 248; — Relation de 1650, eh. YIII.
3. <( Funestâ famé et contagiosâ lue Hurones nostri miscrè
pereunt. » [Ibicl.)
4. Brève relatione, p. 124; — Relation de 1650, ch. VIII.
5. Relation de 1635, ch. VIII.
PAUL RAGUENEAU.SJ.
Professeur du Grand Condé
à Bourses
— 111 —
La situation était devenue intenable. Aussi, à l'arrivée du
printemps, deux capitaines Hurons vinrent trouver le supé-
rieur des Jésuites et lui dirent au nom de tous les chefs :
« Cette nuit, dans un conseil, on a pris la résolution
d'abandonner cette île. La plupart veulent se retirer dans
les bois, afin d'y vivre solitaires, loin de leurs ennemis.
Quelques-uns ont l'intention de fuir à six grandes journées
d'ici; les autres iront s'unir à nos alliés, les Andastes ;
d'autres, enfin, vont se jeter entre les bras de l'ennemi,
où ils ont beaucoup de leurs parents c{ui les désirent... Toi
seul, mon frère, peux nous donner la vie, si tu veux faire
un coup hardi. (Choisis un lieu où tu puisses nous rassem-
bler et empêche cette dispersion. Jette les yeux du côté de
Québec pour y transporter les restes de ce pays perdu.
N'attends pas que la famine et que la guerre nous tuent
jusqu'au dernier. Tu nous portes dans tes mains et dans
ton cœur. La mort t'en a ravi plus de dix mille \ si lu dif-
fères davantage, il n'en restera plus un seul et alors tu
auras le regret de n'avoir pas sauvé ceux que tu aurais pu
retirer du danger et t'en ouvrent les moyens. Si tu écoutes
nos désirs, nous ferons une Eglise à l'abri du fort de
Québec. Notre foi n'y sera pas éteinte '. »
Ces paroles, dictées par un sentiment très élevé de foi,
émurent profondément le P. Ragueneau. Elles présentaient
du reste la seule solution possible et raisonnable aux
graves difficultés du moment ; elles indiquaient le seul vrai
mo^^en de sauver les restes dispersés de l'Eglise et de la
nation huronne. Le supérieur des Jésuites et ses confrères
l'adoptèrent, après mûre discussion, à l'unanimité-; cène
\. Brève relatione, p. 12"); — Relatio?i ahrérjée^ p. 28G ; — Relation
de 1G30, p. 24.
2. « Ayant entendu le discours de ces capitaines, j'en fis le rapport
à nos Pères, dit le P. Rag-ueneau. L'affaire était trop importante pour
— 112 —
fut pas sans un grand saignement de cœur. Pouvait-on
s'éloigner sans regrets, sans une douleur poignante, d'une
terre si longtemps stérile et aujourd'hui féconde , d'un
sol arrosé pendant seize ans de la sueur des apôtres, rougie
du sang de cinq martyrs ^ ! Et puis, en abandonnant ce
poste de l'Ouest, n'allait-on pas, peut-être, fermer derrière
soi pour toujours la porte au christianisme vers les nations
innombrables de l'Occident?
Ordre est donné à tous les missionnaires, absents de
Sainte-Marie, de s'y rendre au plus tôt; et le 40 juin 1650,
les missionnaires, leur personnel et trois cents Hurons
chrétiens- s'embarquent en sdence sur une longue fde de
la conclure en peu de jours. Nous redoublons nos dévotions; nous
consultons ensemble, mais plus encore avec Dieu ; nous faisons des
prières de quarante heures, pour reconnaître ses saintes volontés ;
nous examinons cette afl'aire quinze, seize et vingt fois. Il nous semble
de plus en plus que Dieu avait parlé par la bouche de ces capitaines...
Ce fut le sentiment si général de tous nos Pères que je ne pus y
résister. » [Relation de 1650, p. 25.)
1. IJM., p. 20.
2. « En partant pour Québec, le P.Ragueneau laissa au fort Sainte-
Marie plusieurs familles qui devaient le suivre dans Tautomne de
1650; mais des circonstances imprévues les empêchèrent de tenir
leur promesse. » [Couj^s dliistoire, p. 385.) — Parkman {Améinque du
Nord, ch. XXX), prétend ({ue \e plus grand nombre des Hurons pré-
féra rester dans l'île de Saint-Joseph. Quoi qu'il en soit, à l'automne,
les Iroquois élevèrent un fort sur la terre ferme, en face de Sainte-
Marie, mais à l'insu des Hurons. Un capitaine chrétien, Etienne
Anahotaha, parvint, à force de ruses, à attirer une trentaine de guer-
riers iroquois au fort de Sainte-Marie, et là ils furent massacrés. Les
autres Iroquois, épouvantés, reprirent précipitamment le chemin de
leur pays ; puis ils revinrent en forces pour attaquer les Hurons, qui
quittèrent Saint-Joseph au printemps de 1651 et allèrent se fixer dans
l'île d'Ekaentoton. {Relation de 1651, ch. II.)
II n'entre pas dans le plan de cette histoire de raconter les migra-
tions diverses des Hurons. Ce que nous avons dit plus haut de leur
— 113 —
barques, longent la cote orientale de la baie Géorg^ienne et
entrent clans la rivière des Français. Les bords du lac
Nipissing' sont déserts ' ; les xVlg-onquins ont quitté lile des
Allumettes; les rives de l'Ottawa, jadis si peuplées et si
vivantes, présentent aujourd'hui la triste image de la mort'-.
Les Iroquois ont passé partout et partout ils ont laissé les
traces de la plus cruelle désolation ; partout ils ont fait la
solitude.
A mi-chemin, la caravane rencontre quarante Français,
vingt Hurons et le P. Bressani, qui montaient de Québec,
ignorant encore les malheurs irréparables de la nation
huronne, la mort violente de la plupart de ses enfants et la
dispersion et ce que nous en disons ici suffit pour le but que nous
nous proposons. On trouvera du reste d'amples renseig-nemcnts sur
la destinée de ce peuple dans les ouvrages suivants : liehiliotDi de
1654, 1600, 1067, 1670, 1671, 1672, etc.; — Mémoire sur les mœurs,
coutumes et religions des sauvages de l'Américjue septentrionale,
chap. XIV et XV, et Nofcs du P. Tailhan sur ces deux chapitres do
ce Mémoire ; — Ilis/oire de F Amérique du Nord, par de la Potherie,
t. Il, chap. Vil. — La nation du Petun, protégée par ses montagnes,
se maintint plus longtemps dans son pays que le peuple Iluron; mais
elle fut aussi obligée de le ([uitter. Elle se réfugia d'abord à Michilli-
makinak, puis dans Pile huronne placée à l'entrée de la baie des
Puans, dans le Michigan-Ouest et le Wisconsin actuels, etc. {Mémoire
de Perrot, loc. cit.; — Belnlions de 1654, IV, p. 9 ; — de 1658, p. 21 ;
— de 1600, pp. 12 et 127; — de 1663, pp. 20 et 21 ; —de 1667, pp. 9,
13, 14, 15 et 17; — de 1670, pp. 86 et 87 ; — de 1671, p. 39; — de
1672, pp. 35 et 36, etc.; — Ilis/oire de la NouvcUc-Frnnre, j)ar le P.
de Charlevoix, III, p. 279.)
1. Les Nipissings s'enfuirent vers le Nord, par crainte des Iro-
quois. {De la Potherie, t. II, pp. 51, 52 et 53; — Mémoire de Perrot,
loc. cit.)
2. Les Outaouais se retirèrent dans 'Pile huronne avec les gens du
Petun; puis on les trouve à Chagouanigon, à Michillimakinak, dans
l'île Manitouline, etc. (De la Potherie, liv. II, pp. 31-53 ; — Relation
de 1667, p. 17; — de 1670, pp. 86 et 87 ; — de 1671, p. 39; — de
1655 p. 21 ; — de 1661, p. 12 ; — de 1664, p. 3 ; — Mémoire de Perrot,
loc. cit.)
Jés. ci Noiw.-Fr. — T. II. 8
— 114 —
dispersion des survivants ^ Tousse joignent à la caravane
et reviennent sur leurs pas. On atteint Montréal où les
llurons refusent de s'établir, File étant trop exposée aux
incursions des ennemis'. Enfin, le 28 juillet, on débarque
à Québec 3.
Ce fut pour la colonie française une lourde charge que
l'arrivée de ces sauvages, dénués de tout, n'ayant ni de
quoi se nourrir, ni de quoi se loger, ni de quoi se procurer
par l'échange un peu de blé ou quelques pois. Cent d'entre
eux furent secourus et entretenus par les Ursulines, les
Hospitalières et les familles françaises les plus aisées ; les
autres restèrent à la charge des Jésuites ^ qui, pour fournir à
tant de dépenses, renvoyèrent en France quelques-uns de
leurs ouvriers ''. Un mois après l'arrivée de ces Hurons à
1. Le P. Rag-ueneau raconte que la troupe du P. Bressani s'était
laissée surprendre par les Iroquois, quelques jours auparavant, sur
la rivière des Outaouais. Les Français et Hurons, campés sur les
bords de la rivière, dormaient paisiblement, quand dix guerriers
ennemis s'approclièrent en silence et firent sur eux une décharge qui
leur tua sept hommes. Le P. Bressani cria aux armes, et reçut trois
blessures ; mais les alliés, réveillés par ses cris, se précipitèrent sur
les Iroquois, en tuèrent six et firent deux prisonniers. {Belation de
1650, p. 27.)
2. Relation de IGoO, p. 28.
3. Ibid.
4. Belation de 16o0, p. 28.
5. On lit dans la Relation de 16o0, p. 49 : « Les Pères que j'ai
laissés pour les emplois des missions et fonctions de Québec et de
ses apartenances, sont au nombre de dix-neuf ou vingt. Le reste a
repassé en France par les premiers vaisseaux et par ce dernier
(2 novembre 1650) au nombre de huit. » (Lettre du P. Jérôme Lale-
mant au B. P. de Lingendes, provincial de la province de France ;
Paris, mois de décembre).
On lit, à ce sujet, dans le Journal des Jésuites : 23 août, départ
pour la France des Pères Pierre Pijart, Grêlon et François du Peron;
— 21 septembre, départ des Pères de Lyonne, Bonin, Daran ; —
2 novembre, départ des Pères Jérôme Lalemant et Bressani.
D'après le même journal, on renvoya en France les Frères eoadju--
— 115 —
Québec, le P. Ragueneau écrivait : « Par les chemins nous
les avons nourris ; dans leur propre pays, Dieu nous four-
nissait les moyens de soulager une partie de leurs misères;
nous avons répandu pour eux notre sang et nos vies ; pour-
rions-nous après cela leur refuser ce qui est hors de nous,
qui puisse être en notre pouvoir? Ils viennent tous les jours
/eurs Claude Loyer et Nicolas Xoircler (21 septembre), et François
Liégeois (2 novembre), quatre donnés, Bernard et Rolant(21 septem-
bre), Joseph Molère et Christoplie Renant (2 novembre).
Les Pères J. Lalemant, du Peron et de Lyonne revinrent plus
tard au Canada.
Le P. Bressani rentra dans sa province, en Italie, et mourut à
Florence le 9 septembre 1672.
Le P. Jacques Bonin, né à Ploermcl (Morbihan), le 1*^'' septembre
1617, était entré dans la Compagnie à Paris, le 10 juin 1634.
Après ses trois ans de philosophie à la Flèche (1636-1639), il professa
à Quimper la cinquième (1639-1640), la troisième (1640-1841), et les
humanités (1641-1642), et après une seconde année d'enseignement
des humanités à Rennes (1642-1643), il fit sa théologie au collège de
Clermont, à Paris (1643-1647). En .1647, il part pour le Canada. Le
19 septembre 1650, Marie de l'Incarnation écrivait à son fds : u Le
P. Bonnin est un des plus fervents missionnaires qui se puissent ren-
contrer; c'est pour cela qu'on a bien eu de la peine à le laisser partir
(pour la France). Mais comme il est très capable pour les emplois
de la prédication, qu'il avait quittés pour obéir à l'attrait de Dieu,
qui l'appelait à la conversion des Murons, on le renvoie dans l'exer-
cice de ses premières fonctions, en attendant que les affaires de cette
église se rétablissent. Vous connaitrez aussitôt que ce n'est pas un
homme du commun ; mais je l'honore plus de ce qu'il est un grand
serviteur de Dieu que pour tous ses grands talents. » {Lettres histo-
riques, p. 449.) Il mourut à la Martinique le 4 novembre 16o9.
Le P. Adrien Daran, coadjuteur spirituel de la Compagnie, naquit
à Rouen le 9 septembre 161i3,et entra au noviciat des Jésuites, à Paris,
le 7 septembre 1633. Après deux ans de philosophie au collège de
Clermont, à Paris (1637-1639), il enseigna la cinquième à Xevers
(1639-1640), fit une année de morale à Rouen (1640-1641), fut de nou-
veau professeur, à Alençon, de cinquième (1641-1642), de quatrième
(1642-1646) ; puis il fit une seconde année de morale à Rouen (1646-
1647) et partit pour le Canada. Rentré en France, il fut envoyé à
Alençon (1630-1631), et de là à Vannes, où il mourut en 1670, après
— 116 —
quérir chez nous la portion qu'on leur distribue ; ils se sont
bâtis eux-mêmes leurs cabanes ; ils^ tâcheront par leur tra-
vail de chercher quelque partie de leur nourriture. Si après
nous être épuisés, nous nous voyons dans l'impuissance de
continuer nos charités, et qu'ils meurent ici de famine
proche de nos Français, au moins aurons-nous cette conso-
lation qu'ils y mourront chrétiens ^. »
Un mois plus tard, le 29 septembre, la Mère Marie de
Saint-Bonaventure, religieuse hospitalière de Québec, écri-
vait à Paris : <( Voici quatre cents de ces pauvres Hurons
réfugiés à Kébec, et cabanes auprès de la porte de notre
hôpital où ils viennent à la Sainte-Messe tous les jours. Je
n'ai jamais rien vu de si pauvre et de si dévot; une petite
sagamité, c'est-à-dire un potage de pois ou de blé d'inde,
les passe pour un jour, et encore bien heureux d'en avoir et
bien heureux d'avoir moyen de leur en donner. Notre petite
salle de malades est aussi 23leine de pauvres soldats fran-
çais, blessés au combat des Iroquois -. »
L'hôpital de ces religieuses fut toujours, mais cette année
principalement « un asyle assuré pour les j^auvres, tant
français que sauvages; elles y rendirent tout le cours de
l'année, et aux uns et aux autres, toutes les charités pos-
sibles, au dessus de leurs forces, quoiqu'au dessous de leur
courage... Elles faisaient plus qu'elles ne pouvaient... Elles
avoir exercé les divers emplois de missionnaire, de ministre du
collège et de directeur de la Congrégation des Artisans.
Le P. Adrien Grêlon, né à Périgueux en 1617, entra au noviciat de
la Compagnie de Jésus à Bordeaux le 5 novembre 1635 et arriva
au Canada le 14 août 1647. Il est mort en France en 1697.
1. Relation de 1650, p. 28.
2. Relation de 1650, p. 51. — Dans cette lettre il est parlé de quatre
cents sauvages, parce que les Hurons avaient hiverné à Québec en
1649 et d'autres encore vinrent s'unir aux exilés amenés par les
Jésuites de File de Saint-Joseph.
— 117 —
se passaient de fort peu, aimant mieux tout souffrir que de
se plaindre, ou de manquer aux pauvres, qu'elles préfé-
raient à leurs propres besoins i . »
Les Ursulines ne se montrèrent ni moins g-énéreuses, ni
moins dévouées. Ruinées par les énormes dépenses qu'avait
nécessitées l'érection de leur monastère, elles se condam-
nèrent avec bonheur aux plus dures privations dans le but
de secourir les sauvages qui venaient frapper à la porte du
cloître. Marie de l'Incarnation écrivait : (( En qualité de
dépositaire, c'est moi qui distril)ue la nourriture et les
vêtements à ceux dont nous sommes chargées, ce qui est
pom^ moi un sujet d'intarissables consolations-. » Mais ce
ministère de charité ne dura pas longtemps; dans la nuit
du 29 décembre, l'incendie dévora le monastère des Ursu-
lines, et les Hospitalières, dont rien ne lassait l'infatigable
générosité, mirent aussitôt leur maison à la disposition des
filles de Sainte-Ursule.
Telle fut donc, au mois de janvier lôrjl , la situation réelle
de Québec : les Ursulines, réduites à la dernière misère et
forcées d'implorer la charité publique 3; le nombre des
Hurons allant chaque jour grossissant; et, pour nourrir les
1. Relation de 1651, p. 3.
2. Histoire de la Mère Marie de l' Incarnation, par ral)bé Gasgrain,
p. 368.
3. Après trois semaines de séjour à riIôtel-Dicu, elles s'installèrent
dans la maison de Madame de la Peltrie, au nombre de treize, sans
compter quelques pensionnaires. Là, elles occupaient deux chambres,
qui servaient en même temps de dortoir, de réfectoire, de cuisine,
de salle d'infirmerie, de tout. (Relation do 1651, p. 3; — Lettres spiri-
tuelles de Marie de rincarnation, p. 138; — Les Ursulines de Québec,
t. I, pp. 170 et suiv.) « Elles firent des emprunts, avec lesquels elles
commencèrent la reconstruction de leur maison, et, moins de dix-huit
mois après Fincendie, elles prirent possession de leur nouvelle
demeure. » [Cours d'histoire, t. I, p. 390.)
— 118 —
religieuses et les exilés, peu ou point de ressources dans
la colonie française. Sans doute que la charité était plus
grande encore, au dire de Marie de rincarnation, que la
pauvreté du pays; toutefois, la charité a des bornes, et les
moins regardants ne peuvent les franchir, même avec la
meilleure volonté du monde i. Pour coml^le d'infortune, les
Augustines avaient à peine reçu, l'année précédente, la
moitié des aumônes qu'on leur envoyait chaque année de
Paris-. Les Jésuites se trouvaient dans le même cas; aussi
le P. J. Lalemant était-il allé en France-'' exposer le triste
état de Québec et faire appel à la charité : mais son retour
ne pouvait s'elfectuer au plus tôt qu'au printemps^. L'in-
cpiétude envahit la colonie, malgré la puissance de sa foi
et de ses espérances. Aurait-il pu en être autrement?
Le départ des Hurons de Québec vint diminuer, sinon
dissiper, l'angoisse générale et les préoccupations d'avenir.
1. Marie de rincarnation écrivait à son fils le 3 septembre 1651 :
<( Nos Révérends Pères nous ont secourues de toute Tétendue de leur
pouvoir, jusqu'à nous envoyer les étoffes qu'ils avaient en réserve
pour se faire des habits, afin de nous revêtir. Il nous ont encore
donné des vivres, du linge, des couvertures, des journées de leurs
frères et de leurs domestiques; enfin, sans leur extrême charité,
nous serions mortes de faim et de misère. M. le gouverneur d'Aille-
boust et Madame sa femme nous ont aussi assistées. Enfin nous avons
été l'objet de la compassion et de la charité de tous nos amis. La
compassion est passée même jusqu'aux pauvres : l'un nous offrait
une serviette, l'autre une chemise, l'autre un manteau. Un autre nous
donnait une poule, un autre des œufs, et un autre d'autres choses...
Vous savez la pauvreté du pays, mais la charité y est encore plus
grande. » [Letti^es historiques, \). i^^.)\ . aussi le Journal des Jésuites,
30 décembre 1650 et 2 janvier 1651, p. 147.
2. Relation de 1650, p. 51.
3. Il partit^de Québec le 2 novemi^re 1650. [Journal des Jésuites,
p. 144.)
4. La colonie ne reçut que le 13 octobre 1651 les secours qui
auraient dû arriver au printemps. [Relation de 1651, p. 1.)
— 119 —
C'était une charge de moins pour les colons français et poui'
les hospitalières.
A la pointe de l'île d'Orléans, aujourd'hui nommée l'anse
du Fort, les Jésuites avaient acquis un assez vaste terrain î.
Sur la fin de mars, ils y conduisent les Ilurons, qui bientôt
y sont rejoints par d'autres familles de la nation, établies
aux Trois-Rivières et à Beauport. Le P. Chaumonot est
chargé de cette colonie -.
Le village s'élève rapidement dans un site admirablement
ciioisi, près d'une anse du Saint-Laurent, où les canots peu-
vent facilement aborder. Autour de la chapelle et de la
maison du missionnaire se dressent de nombreuses cabanes
sur le modèle des anciennes demeures huronnes. De fortes
palissades protègent de tous cotés le nouvel éta])lissement ;
et les exilés, qui trouvent là une seconde patrie, lui donnent
le nom de Sainte-Marie, en souvenir des lieux qu'ils ont
été forcés d'abandonner -^
Pendant que le village s'élève, on travaille à la culture
de la terre. « Nous finies abattre du l^ois aux Hurons et
faire des champs, dit le P. Chaumonot. Sans parler des
Français que nous employâmes à ce travail, en les payant,
1. « Eléonore do Grandmaison, veuve du sieur Chavigny de Bcr-
chcreau, vendit (aux Jésuites) pour un étaljlisscment de Ilurons, une
partie des terres cultivées de son fief, aujourd'hui connu sous le nom
de fief Beaulieu ou Gourdeau. La maison de Noël Bowen, écuyer,
occupe aujourd'hui le milieu de remplacement du fort des Ilurons. »
[dours cV/iisfoire, t. I, p. 388, noie.) — Le contrat de vente fut passé
le 19 mars 16Si. [Journal des Jésuites, p. 149.)
2. « Le printemps, je les (Ilurons) conduisis à Tile d'Orléans (à
une lieue et demi au dessous de Québec) sur les terres que nous y
avions. » [Autobiographie du P. Chaumonot, p. 50). — On lit dans
le Journal des Jésuites, p. 140 : <( 25 mars 1651, le P. Chaumonot,
Eustache et Lapierre vont demeurer à File d'Orléans. »
3. Cours dliistoire, par l'abbé Ferland, t. I, p. 388; — Relation de
1652, p. 10.
— 120 —
nous eng-ageâmes aussi les sauvages à s'aider eux-mêmes.
Voici comment. Ils n'avaient rien de quoi subsister, et tous
les jours nous leurs donnions par aumône du pain et de la
sagamité, c'est-à-dire du potage fait avec des j^ois, du riz
ou du blé d'inde, et assaisonné avec de la viande ou du
poisson. Leur part de ces vivres était plus grande ou plus
petite à proportion qu'ils avaient plus ou moins travaillé.
D'abord quelques-uns murmurèrent, s'imaginant que nous
profitions de leur travail ; mais lorsqu'ils virent qu'après
les avoir nourris et habillés à nos dépens, depuis leur arrivée
à Québec, nous ne nous retenions pas un seul pouce des
terres nouvellement défrichées à nos frais, qu'au contraire
nous les partagions également à toutes leurs familles, ils
nous charo-èrent de bénédictions. Ils nous remerciaient, non
seulement des champs que nous leur donnions, mais même
de ce que nous les avions fait travailler. Aussi, dès la seconde
année, ils commencèrent à recueillir là autant de blé d'inde
qu'ils avaient coutume d'en recueillir dans leur pays ^. »
1. (( ^lais, la première année, il a fallu les nourrira nos frais. Pour
cela seul nous n'en avons pas été quittes à huit mille livres, donnans
avec plaisir ce qu'on nous envoie de France. Mais c'est uiie charité
bien placée, puisqu'elle n'a d'autre but que le salut des âmes, » [Reln-
tion du P. Ragueneau, 28 oct. 1651). — La Relation de 1652, p. 10,
dit : « Les Hurons ont recueilli cette année (la seconde) une assez
bonne quantité de blé d'inde ; tous néanmoins n'en auront pas suffi-
samment pour leur provision. Nous les secourrons comme nous avons
secouru les autres, des charités que l'on nous enverra de France. »
— Le P. Mercier, supérieur de la mission, écrivait encore en 1654 :
(( Il fallut les nourrir, hommes et enfants, les deux premières années ;
il fallut leur bâtir une église et un réduit; il a fallu leur fournir des
chaudières et des haches, et même de quoi se couvrir à la plus grande
partie des familles. Nous avons été obligés de continuer (depuis lors)
cette dépense pour ({uantité de pauvres, de malades et de personnes
invalides : en un mot, nous leur servons de pères, de mères et de
tout. Les frais vont à l'excès pour le nom])re de cinq à six cents per-
sonnes ; mais la charité des saintes âmes (de France) qui ont voulu
contribuer à ce grand entretien est encore plus excessive. » [Rela-
tion de 1654, pp. 20 et 21.)
— 121 —
La colonie liuronne, composée d'abord de quatre cents
personnes environ, s'éleva bientôt au chillre de six cents;
et le P. Chaumonot en fit une chrétienté modèle, qui rap-
pelait un peu les édifiantes réductions du Paraguay.
Outre les prières que chacun faisait en particulier soir et
matin dans sa cabane, les Hurons assistaient encore aux
prières publiques récitées à l'ég-lise. Les jours ouvriers ne
se distinguaient des dimanches et des fêtes que par le
nombre des communions et la récitation à haute voix du
chapelet^. Trois fois par jour, la cloche appelait séparément
les fidèles à la chapelle, d'abord les congréganistes, puis
ceux qui ne l'étaient pas, et enfin les enfants au dessous de
quatorze à quinze ans. Ceux-ci, au sortir de la chapelle, se
rendaient à la maison du missionnaire, pour y entendre
une leçon de catéchisme. Les hommes et les femmes, les
filles et les garçons étaient toujours séparés aux réunions
pieuses-. L'auteur de laBelafion de 16oi raconte avec beau-
coup de détails les divers exercices de dévotion et hi ferveur
persévérante des néoph^^tes, et en particulier des congré-
ganistes du fort Sainte-Marie ■'.
Mais il était dans la destinée de ce peuple, depuis l'ère
de ses premières défaites par les Iroquois, de ne plus trouver
de demeure fixe. Ceux qui s'étaient réfugiés au Nord, à
l'Ouest et au Midi de la contrée huronne errèrent de pays
en pays, sans pouvoir poser nulle part leur tente d'une
manière définitive. A peine établis dans un endroit, un
besoin impérieux de changement ou la force des événements
1. Leur principale prière était le chapelet qu'on leur faisait réciter
en leur langue. La récitation du chapelet et le chant de quelques
cantiques en langue sauvage remplaçaient, le dimanche, le chant des
vêpres.
2. Relation de 1054, p. 21.
3. IhixL, ch. IX et X.
— 122 —
les poussait ailleurs. Peut-être la main vengeresse de Dieu
punissait-elle ainsi de sa longue résistance à renseignement
de l'Évangile cette malheureuse nation, douée sans doute
de quelques bonnes qualités, mais féroce, perfide, dissi-
mulée, immorale, peu fidèle à la parole donnée, portée
d'instinct au vol.
Le seigneur voulait peut-être aussi, en dispersant cette
tribu dans les forêts du Nord et du Midi et à l'Ouest
des grands lacs, montrer la lumière de la vérité aux sau-
vages qui ne la connaissaient pas ; il voulait encore préparer
les voies aux prédicateurs qu'il devait bientôt leur envoyer.
Car, on ne peut le nier, il se trouva, parmi ces exilés,
beaucoup de chrétiens; les missionnaires eurent lieu de s'en
apercevoir dans l'avenir.
Des auteurs ont prétendu cju'un grand nombre de Hurons
embrassèrent le christianisme soit par calcul, soit par peur,
soit pour plaire aux Bohcs-Noij'es. Cette affirmation est
exagérée; on n'a qn k lire les Eclations y^ouy s'en convaincre.
Ce qu'il y a de vrai et de certain, c'est que dans les trois
dernières années avant la dispersion, il y eut beaucoup de
conversions vraiment sincères, quel qu'ait pu en être le
motif. La vie de ces convertis et la mort admirable de la
plupart d'entre eux en sont le plus éclatant témoignage K
1. Benjamin Suite, dans Vllisfoii^e des Cnnndiens-Frnnrais, t. III,
p. 21, dit : (( Prise dans son ensemble, cette race n'était susceptible,
ni d'être amenée à la vie européenne, ni d'être imbue de notre foi
religieuse. Honneur aux missionnaires qui ont tout sacrifié pour le
salut de son âme ! Honneur aussi aux Français qui ont travaillé à
rendre son existence terrestre moins misérable! Quant aux résultats,
ils furent nuls ou à peu près, si ce n'est que par l'intervention géné-
reuse et persistante des Jésuites, nous avons contrebalancé avec
avantage l'influence des Anglais parmi ces barbares. » Certes, ce
témoignage est à recueillir de la part d'un adversaire, souvent peu
scrupuleux, de la Compagnie de Jésus. Le point où se trompe l'histo-
rien, est celui-ci : Les résultats furent nuls ou ù peu près. Ils ne furent
— 123 —
Les llurons de l'île d'Orléans, dont la vie fut moins tour-
mentée que celle de leurs compatriotes des régions occi-
dentales, n'échappèrent cependant pas à cette loi inéluc-
table du changement qui semblait faire partie de leur
destinée à tous. Obligés d'abandonner cette île par la
crainte des Iroquois, ils se divisèrent : les nations de FOurs
et du Rocher demandèrent la paix k Tennemi, et allèrent
habiter, la première chez les Agniers, la seconde chez les
Onnontagués ^ ; la nation de la Corde préféra rester avec les
Français et se fixa à Québec au dessus du fort, au nombre
environ de cent cinquante personnes-. Elle ne devait pas y
pas aussi considérables que les Jésuites Tauraient souhaité et que
leurs travaux le méritaient ; c'est là ce qui ressort de la lecture des
Relations. Mais que ces résultats aient été nuls ou à peu près, c'est
une assertion absolument fausse, qui ne s'appuie sur aucun docu-
ment historique. Que d'enfants, que d'adultes baptisés avant de
mourir, pendant les seize ans d'apostolat des Pères chez les llurons !
Que de guerriers, que de femmes, morts on vrais chrétiens pendant
les trois années qui précédèrent la dispersion totale de ce peuple !
Sans compter les néophytes, qui refusèrent de suivre les six cents
exilés de l'ile d'Orléans, que de fervents convertis parmi ces der-
niers ! En vérité, ces résultats sont loin d'être nuls et ils sont consignés
tout au long- dans les Relations.
1. Relation de 1657, ch. III. — Le 20 mai 1656, les Iroquois attaquèrent
à l'improvistc 80 Hurons qui travaillaient dans les champs de l'île
d'Orléans; ils en tuèrent plusieurs et emmenèrent les autres prison-
niers, à la vue des habitants de Québec, qui auraient voulu les
défendre. Le nouveau gouverneur, M. de Lauson, s'y opposa, montrant
en cela plus de prudence que d'énergie [Cours dliistoire, p. 430); le
P. de Charlevoix blâme la conduite du gouverneur, t. I, p. 324. Les
Hurons furent blessés de cette conduite et en conservèrent un pénible
souvenir contre les Français. L'année suivante, au printemps, la
nation de l'Ours suivit les Agniers [Relat. de 1657, ch. YI) clans leur
pays, où elle fut traitée en esclave (Relat. de 1658, p. 13); la Nation
du Rocher se rendit à Onnontagué, où elle eut beaucoup à souiïrir
de la perfidie des ennemis [Relat. de 1657, ch. VII et XXII).
2. Parkman [Jésuites dans V Amérique du Nord, p. 352, trad. de
Madame G. de Clermont-Tonnerre) dit à tort : Sept cents âmes. La
Relation de 1657 donne le chiffre de cent cinquante (ch. VI). Ils étaient
situés au côté nord de la place d'Armes.
— 124 —
demeurer long-temps. Onze ans plus tard (1668), ces Hurons
s'établissent, sous la conduite du P. Chaumonot, sur la côte
Saint-Michel, près de Québec, où ils fondent la mission de
Notre-Dame de Fove^. Quelques années après, nous les
trouvons à quelque distance delà, à Y Ancienne Lorette^-\
1. « Quand la paix fut enfin conclue avec les Iroquois, après Texpé-
dition du marquis de Tracy, les Hurons se transportèrent à une lieue
et demie de la ville, et fondèrent là, en 1667, la mission de N.-D. de
Foye, Ce nom lui fut donné à Toccasion d'une statue de la Sainte-
Vierge, envoyée par les Jésuites belges pour être honorée dans une
Mission sauvage. Elle était faite avec le bois du chêne au milieu
duquel on avait trouvé la statue miraculeuse de N.-D. de Foye, près
de Dinan dans le pays de Liège. Cet endroit est aujourd'hui appelé
village de Sainie-Foye. >> (P. Martin, Relation abrégée, appendice.)
V. la Relation de 1669, ch. VIII; — de 1670, p. 22; —de 1671, p. 7;
— ^de 1672. p. 2; — Relations inédites, t. 1, pp. 149 et 29o; — Vie du
P. Chaumonot. New- York, 18o8, p. 87; — La triple couronne de la
B. V: Mère de Dieu, par le P. Poiré, S. J., traité I, ch. XII. — La
mission de N.-D. de Foye avait d'abord été consacrée à la Sainte-
Vierge sous le titre de son Annonciation.
2. « Le 29 décembre 1673, les Hurons'^durent encore s'éloigner de
Sainte-Foye. Ce n'étaient plus les craintes que leur inspirait
riroquois, mais le besoin de se rapprocher du bois et d'avoir des
terres plus étendues. Ils trouvèrent à une lieue et demie plus loin, un
air pur, un terrain avantageux et des eaux abondantes. Les mission-
naires disposèrent avec symétrie toutes les cabanes autour d'une
place quarrée, au milieu de laquelle s'élevait la maison de Dieu. Le
P. Chaumonot joignit à l'église une chapelle en l'honneur de la très
Samtc Vierge, parfaitement semblable pour la forme, les matériaux,
les dimensions et l'ameublement à la célèbre Casa Santa de Lorette
en Italie. C'est ce qui valut au village le nom de N.-D. de Lorette,
connu aujourd'hui sous le nom d'Ancienne Lorette. Il est à regretter
qu'en reconstruisant cette église, il y a quelques années, on n'ait pas
respecté davantage les proportions et les détails qui donnaient à cet
ancien édifice un caractère historique et pieux, que la grandeur et la
richesse du temple nouveau ne peuvent pas compenser. » (P. Martin,
ihid.)
V. Relation de ce qui s'est passé de plus remarquable aux missions
des Pères de la Compagnie de Jésus en la Nouvelle-France , les
années 1673 à 1679, par le R. P. Claude Dablon. Québec, Cramoisy,
— 125 —
ot enfin, vers le commencement du xvm^ siècle, à la Jeune
Lorette ', pays sauvage, couvert de forêts et traversé par la
rivière tortueuse du Saint-Charles, courant à travers un
ravin profond, des plus accidentés.
C'est là que les touristes vont encore visiter ce qui
reste de cette nation célèbre. « Nouveau débarqué,
raconte M. de Lamothe, je ne pouvais laisser échapper
l'occasion qui m'était olferte de rencontrer des rejetons
de la race indigène . Je savais qu'à Lorette, à dix milles
(seize kilomètres) environ de Québec, vivait une petite
colonie de Hurons, descendants des quelques familles
échappées à la destruction de toute leur nation par les
Iroquois. Je partis à la recherche de ces hommes rouges,
débris presque ignorés d'une catastrophe, cjui date pourtant
de deux siècles à peine... Le village de la jeune Lorette
vaut d'ailleurs par lui-même les frais d'une promenade.
C'est une grosse paroisse canadienne-française de trois mille
habitants, agréablement située au milieu d'un pays acci-
denté. Une jolie rivière aux eaux brunes, comme toutes
celles qui prennent leur source dans les sapinières du Nord,
traverse son territoire et se précipite dans la plaine par
une pittoresque cascade. Cette rivière franchie, nous nous
trouvons tout à coup transplantés sans transition en pays
1860, pp. 258 et suiv.; — Relations inédites, t. I, pp. 205 et suiv. ; —
Vie du P. C/iaunionot, pp. 90 et suiv.; — Relations inédites, t. II,
pp. 71 et suiv., 181 et suiv, ; — Les vœux des Hurons à N.-D. de
Chartres; Chartres, chez Noury-Coquard, 1858.
La Relation de 1671 parle de 150 Hurons établis à N.-D. de Foye ;
la Relation du P. Dablon (Relations inédites, t. II, p. 71) donne le
chiffre de 300 âmes à Lorette.
1. Le P. de Charlevoix, t. III, ^^ lettre, p. 81, raconte un voyage
fort intéressant qu'il fit en 1721 à la Jeune Lorette. — On verra plus
loin les raisons qui forcèrent les Jésuites à quitter l'ancienne Lorette.
— 126 —
indien. Devant nous s'olïre un hameau dont les habitations
présentent un contraste frappant avec les habitations cana-
diennes que nous venons de laisser sur l'autre rive. Une
sorte de hangar fait de poutres mal équarries, à la toiture
basse, aux larges ouvertures; pour tout meuble un lit de
camp dressé le long des parois ; au centre la place du foyer,
dont la fumée s'échappe par une ouverture pratiquée dans
le toit, non sans avoir rempli le local de ses acres senteurs...
Le Huron reste encore iîdèle, dans les dispositions et l'amé-
nagement de sa cabane, à quelques-unes des traditions
qu'observaient ses ancêtres.
(( Il y a à Lorette soixante ou soixante-dix familles de
Hurons ou d'individus réputés tels dans les évaluations
officielles. Sont-ce bien les descendants authentiques et
sans mélange des terribles guerriers du xvn^ siècle?... 11
ne paraît pas qu'il existe à Lorette un seul individu de
race indigène pure. Depuis deux cents ans, les alliances
contractées avec les Canadiens ont tellement modifié le
type original de ces Indiens, qu'on ne retrouve plus parmi
eux les caractères physiques si tranchés de la race rouge...
En revanche, tous, riches ou pauvres, conservent avec un
soin jaloux les traditions de la tribu et le costume de guerre
des ancêtres, qu'ils revêtent encore dans les occasions
solennelles L . . Hommes et femmes paraissent vivre assez
1. Dans son ouvrage A w Canada, M. Georges Démanche dit, p. 52 :
(( Leur costume est, sauf les jours de fête, le costume des blancs;
leur langue n'est plus parlée, par quelques-uns d'entre eux, que
comme une langue morte; leurs noms, dans la vie réelle, sont ceux
qui sont répandus partout : Vi?icenf, Bastien, etc. ; et ce n'est que
dans les rares fêtes indiennes encore existantes qu'ils arborent leur
nom de guerre ainsi que leur coiffure à plumes. L'un des chefs de la
tribu cumulait naguère ses fonctions de grand sachem avec celles de
notaire ! La maison du chef actuel est meublée à Teuropéenne ; dans
son salon se trouve un piano à l'usage de la fille de la maison, et sur
ce piano, dos sonates de Mozart et les partitions en vogue. » {Au
Canada, Hachette, 1890.)
— 127 —
à l'aise du produit des bois de leur réserve et de leur petite
industrie locale. Ils fabriquent à demeure de larges
raquettes... Ils font aussi des paniers en bois de bouleau,
des mocassins, des ouvrages en plume, des costumes
indiens, des calumets en bois, des tomahawks et toutes
sortes d'autres armes indigènes qu'ils disposent en trophées
dans leurs habitations et qu'ils vendent aux étrangers ou
aux marchands de curiosités ^ »
Chrétiens, civilisés, ces derniers descendants de la race
huronne, qui ont contracté avec les blancs des alliances
répétées, ont subi une métamorphose complète au contact
des missionnaires et des Français. Aujourd'hui, comme
par le passé, ils restent fidèles à leur foi et au souvenir de
leurs premiers apôtres.
1. Cinq mois chez les Français (F Amérique, par II. de Lamothe.
Paris, Hachette, 1880, pp. GO et suiv.
Dans ses notes sur le Mémoire de Nicolas Perrot, le P. Tailhaiidit
à la page 311 : « Les Hurons, réfugiés à Lorette, près de Québec,
ont servi la France jusqu'à la fin avec un dévouement et un courage
à toute épreuve. Aujourd'liui encore, ils sont Français par la langue
et par la religion. D'après le dernier recensement du Canada (1861),
on compte, à la Nouvelle-Lorette, 201 Hurons, tous catholiques; ce
([ui n'a pas empêché certains revues d'annoncer, en 18()2, la mort du
dernier d'entre eux. )>
CHAPITRE DIXIEME
Les Iroquois attaquent les Français. — M. de Maisonneuve va cher-
cher du secours en France. — Négociations du gouvernement de
Québec avec les Colonies anglaises ; le P. Druillettes et Jean-Paul
Godefroy à Boston. — Le gouverneur, M. d'Ailleboust, remplacé
par M. de Lauson. — Dangers et alarmes de la Colonie française.
— Mort de Plessis-Bochart. — Le P. Poncet fait prisonnier par les
Iroquois. — Marguerite Bourgeois. — Mort du P. Garreau. — Les
Iroquois demandent la paix ; dt^ivrance du P. Poncet. — Le P. Le
Moyne chez les Onnontagués et les Agniers. — Première mission
des Onnontagués : PP. Dablon, Chaumonot, Le Mercier, Mesnard,
Frémin, Ragucneau ; succès des missionnaires. — Garnison fran-
çaise à Gannentaha. — Conspiration des Iroquois. — Fin de la
première mission iroquoise. — Les Jésuites au Canada en I608;
leurs ennemis ; état de la Colonie et de la mission.
Le lecteur n'a pas oublié ces quelques lig-nes que le
P. Jogues écrivait de la bourgade d'Ossernénon au gouver-
neur de Québec, M. de Montmagny : « Le dessein des Iro-
quois est de j)i'endre tous les Hurons, de faire périr les
chefs avec une grande partie de la nation, et de former avec
les autres un seul peuple et un seul pays. »
Une partie de ce programme est accomplie : les I lurons
sont dispersés, beaucoup ont succombé sous la hache du
vainqueur, les autres ont demandé grâce à l'ennemi et se
sont constitués prisonniers. Libres du côté des Hurons, les
Iroquois vont désormais diriger toutes leurs forces contre
les restes des Algonquins et des Hurons et contre les habi-
tations françaises^. Leur haine contre les Français a autant
la religion pour motif que la politique. Aussi les Indiens
1. Relation de 1650, pp. 28 et 29.
Jés. et Noiw.-Fr. — T. 11. 9
— 130 —
convertis des Trois-Rivières disaient-ils : a C'est pour com-
battre les ennemis de la jDrière que volontiers nous exposons
nos vies ; et, si nous mourons en combattant, nous
cro^^ons mourir pour la défense de la foi^ »
Conduits par un chef, connu sous le nom de Bâtard Fla-
mand, homme fort bien fait, subtil et vaillant, né d'un
Hollandais et d'une Iroc/uoise-, les Ag-niers se répandent
23artout, par bandes plus ou moins nombreuses, dans les
bois, dans les vallées, dans les moindres accidents de ter-
rain, sur le Saint-Laurent et ses affluents, guettant les
colons qui travaillent aux champs, les chasseurs qui par-
courent la forêt, les pécheurs qui jettent leurs fdets, les
habitants, indiens ou français, qui s'éloignent des forts.
C'est une vraie chasse à l'homme. A peu de distance des
Trois-Rivières, ils attaquent une soixantaine de Français et
ils en tuent plusieurs^; le poste est lui-même serré de si
près que les habitants attribuent leur salut à un miracle^.
Ils rôdent autour de Québec et de l'île d'Orléans, étudiant
les lieux et cherchant à surprendre quiconque s'aventure en
dehors de l'enceinte fortifiée^. Montréal, plus rapproché de
Fennemi, a plus à souffrir : « C'est une merveille, écrit le
P. Ragueneau, que les Français n'aient pas été exterminés
par les surprises fréquentes des troupes iroquoises ^. »
1. Relation de I60I, p. 8.
2. Lettres historiques de M. de l' Incarnation, p. 515.
3. Relation de 1650, p. 29.
4. Relation de 1651, p. 2; — Journal des Jésuites, août 1651.
5. Cours (Vhisfoire, t. I, p. 398; — Relation de 1651, pp. 2 et
suiv. ; — Journal des Jésuites, année 1651.
6. Relation de 1651, p. 2; — Dollier de Casson, 1650-1651; —
Lettres Jiistoriques de Marie de rincarnation, p. 467 ; — Vahhé Fait-
Ion, t. II, p. 122.
~ 131 —
Dans cette situation alarmante, M. de Maisonneuve^
gouverneur de Villemarie, part pour la France, afin de se
procurer des recrues, d'exciter la foi et le patriotisme des
sociétaires de Notre-Dame de Montréal. Le gouverneur de
Québec, M. d'Ailleboust, qui n'a pas de secours à attendre
de la Métropole, où la guerre de la Fronde parah^se le
bon vouloir de Mazarin, tourne ses regards du côté des
Anglais et sollicite leur alliance.
Les Anglais, au nombre de quarante mille, comptaient
alors dans le Massachusets quatre colonies, celles de Bos-
ton, de Plymouth, de Gonnecticut et de New-Haven, for-
mant une confédération sous le nom de Colonies unies de la
Nouvelle-Angleterre K Boston avait dems son ressort
quarante bourgs ou villages; Plymouth, vingt ; Gonnecticut 2,
dix. New-Haven 3 semblait la moins importante des quatre
colonies. Une assemblée, dite Gourdes Commissaires ^laquelle
se réunissait à Boston, décidait de la paix, de la guerre et
des alliances ; chaque colonie s'y faisait représenter par
deux députés. Quand il n'y avait pas unanimité dans les
décisions, une proposition ne pouvait être adoptée qu'à la
1. Pour tout ce qui suit, consulter le récit que le P. Druillettes a
fait de sou voyage dans la Nouvelle-Angleterre, intitulé : « Narré du
voyage faict pour la mission des Abnaquiois et des connaissances
tirez de la Nouvelle-Ang-leterre et des dispositions des magistrats de
cette République contre les Iroquois, es années I60O et 1651, par le
R. P. Gabriel Dreuillette, de la Compagnie de Jésus. — Imprimé
par Shea d'après la copie de l'original déposé parmi les papiers du
Bureau des biens des Jésuites, à Québec. »
2. Le P. Druillettes écrit Kenetigout. Maurault dans son Histoire
des Ahénakis, p. 132, dit, note (2), à propos de ce nom : « De Kuna-
teguk,a\a rivière longue, d'où les Anglais ont fait le mot Gonnecticut. »
3. Le P. Druillettes dit : New-Haven ou Kouinopiers et Kouinopeia.
Maurault, ihid., note (3), ajoute : (( Kouinopeia de Kinnipiia, la
grande eau. C'était le pays des sauvages Kinnipiaks. »
— 132 —
condition d'être votée par les députés de trois colonies.
Les affaires intérieures de chaque colonie se réglaient dans
la colonie elle-même par une législature particulière, com-
posée du gouverneur et des principaux habitants. Chaque
colonie avait à sa tête un gouverneur, indépendant des
autres ; et toutes avaient à Londres un même agent général,
dont la mission était de surveiller, de défendre et de pro-
mouvoir leurs intérêts ^
En 1647, la Cour des Commissaires avait manifesté le
désir de nouer avec les Français du Canada des relations
commerciales. Ces avances n'aboutirent à aucun résviltat,
on ne sait trop pourquoi. Deux ans plus tard, les Anglais
revinrent à la charge : « ils proposaient une alliance éter-
nelle entre les deux colonies, indépendamment de toutes les
ruptures qui pourraient survenir entre les deux couronnes-. »
Le conseil de Québec décida à l'unanimité de donner suite
à cette proposition, à la condition toutefois que les deux
colonies s'uniraient pour faire la guerre aux Iroquois ; et il
chargea le P. Druillettes de se rendre dans le Massachusets,
afin d'en conférer avec les gouverneurs anglais et de son-
der leurs dispositions.
Le P. Druillettes venait de passer plusieurs hivers dans
les cabanes enfumées des Oumamiouek et des Papinachois,
à trois ou quatre cent milles des habitations françaises^.
(( Aucun missi onnaire ne travaillait alors avec plus de fruit
dans le Canada, parce que le ciel l'avait rendu puissant en
œuvres aussi bien qu'en paroles. Les sauvages qui l'accom-
pagnaient dans ses courses, ne parlaient que des merveilles
opérées par son moyen, ce qui joint aux vertus éminentes
qu'ils lui voyaient pratiquer, lui rendait facile tout ce qu'il
1. Narré du voyage,...
2. Charlevoix, t. I, pp. 296 et suiv.
3. Cours cVhistoire, t. I, p. 395.
— 133 —
entreprenait pour la gloire de Dieu. Les Français avaient
la même opinion de sa sainteté et de son pouvoir auprès
du Seigneur!. » Il parlait les langues sauvages aussi bien
que les indigènes ; et il avait parcouru une première fois
les contrées 2, où le gouvernement de Québec l'envoyait
en mission extraordinaire.
Muni d'un passeport et congé de M. d'Ailleboust, il part
le premier septembre 1650, accompagné de Noël Negaba-
mat, chef des Algonquins chrétiens de Sillery, et de Jean
Guérin, homme de foi et de dévouement, attaché au service
des missionnaires'^. 11 remonte la Chaudière, descend le
Kénebec et arrive à Narantsouak (aujourd'hui Norridg-
wock)^, premier bourg des Abénakis, d'où il se rend à
Koussinoc, puis à Boston et enfin à Plymouth.
On était au mois de décembre. Le froid, la neige, la glace,
rien ne l'arrête. Avant la fin du mois, il avait terminé sa
mission, et, après avoir passé l'hiver au milieu des catéchu-
mènes Abénakis, il rentre à Québec dans les premiers jours
de juin. Le major général, Gibbons ; le gouverneur de Boston,
Dudlev, et Bradfort, gouverneur de Plvmouth, lui avaient
fait un accueil des plus courtoise Tous trois, ainsi que
\. Charlevoix, t. I, p. 310.
2. Nous avons parlé au ch. IV du voyage du P. Gabriel Druillettes,
en août 1646, chez les Abénakis. Sa Relation de 1647 raconte ce
voyage.
3. Narré de voyage...., p. 2.
4. Ibicl., p. 2.
5. Le major général Gibbons (Le P. Druillettes l'appelle Gebin,
p. 7) voulut que le missionnaire logeât chez lui : <c II me reçut, dit le
P. Druillettes, p. 7, comme vray ambassadeur du Gouverneur (de
Québec) et me donna une clef d'un département en sa maison où je
pouvais en toute liberté faire ma prière et les exercices de ma reli-
gion, et me pria de ne point prendre d'autre logis pendant que je
séjournerais à Boston. »
— J34 —
Winthrop, gouverneur de Connecticut, lui semblaient favo-
rables, non seulement au traité de commerce, mais à une
alliance offensive et défensive. Il ne connaissait pas suffi-
samment les dispositions de la colonie de NeAv-Haven ; il
avait tout lieu de croire qu'elles n'étaient pas hostiles. Du
reste, il ne se prononçait pas sur le résultat définitif des
négociations engagées, les traités et les alliances dépendant
uniquement de la Cour des Commissaires, qui ne s'était pas
encore réunie^.
Cette réunion devait se tenir incessamment. Le Conseil
de Québec pria le P. Druillettes de repartir de suite
avec le conseiller, Jean Godefroy, et d'aller à Boston, pour
exposer aux députés de la Cour les avantages du traité de
commerce et d'alliance perpétuelle entre les deux colonies ^
A son arrivée, il trouva les dispositions des Anglais com-
plètement modifiées. Tous acceptaient le traité de commerce ;
la majorité refusait de signer une ligue offensive et défen-
sive. Le gouverneur de Pljmouth, qui ne voulait pas cou-
rir le risque d'attirer sur sa colonie les armes des Iroquois,
avait déterminé les commissaires à voter dans ce sens. Il
fut impossible aux ambassadeurs de Québec de faire reve-
4. Narré de vogaçje... passim. — Dans ce voyage, le P. Druillettes
visita, à Roxburg, le ministre Eliot, appelé par les Anglais Tapôtre
des sauvages. Celui-ci « retint le missionnaire chez lui, à cause que
la nuit le surprenait, et le traita avec respect et affection, et le pria
de passer l'hiver avec lui. » [Narré du voyage, p. 11.)
2. Ferland, Cours d'histoire, t. I, p. 395 ; — Collection de jnanwi-
ct^its, contenant lettres, mémoires, etc., à la Nouvelle-France,
recueillis aux Archives de la Province de Québec..., Québec, 1883.
Vol. I, p. 127 : lettre du conseil de Québec aux commissaires de la
Nouvelle-Angleterre, Québec 20 juin 16S1 ; — ihid., p. 128 : Nomina-
tion de M'" Godefroy pour traicter avec les commissaires de la Nou-
velle-Angleterre.
Le P. Druillettes est appelé dans ces deux documents, Braillettes
et Bruilleites.
— 135 —
nir la Cour sur sa décision, elles négociations furent rom-
pues ^ .
Or, pendant que ces négociations se poursuivaient à
Boston, M. d'Ailleboust était relevé de son commandement
et remplacé par M. de Lauson, membre de la Compagnie
des Cent-Associés, dont il avait été le premier intendant.
Ce fut le nouveau gouverneur qui supporta les fâcheuses
conséquences de l'insuccès des deux députés auprès de la
Cour des Commissaires. Il débarqua à Québec le 13 octobre
1651.
M. de Lauson était sans doute un homme pieux, droit,
doué des meilleures intentions. L'historien de la Nouvelle-
France lui rend ce témoignage -, et ce témoignage est
confirmé par les lettres confidentielles des missionnaires,
adressées à Rome. Toutes louent sa probité, sa A^ertu, sa
vie exemplaire, son grand zèle pour les choses de Dieu et
pour la conversion des sauvages. Mais là s'arrête l'éloge.
Les mêmes lettres ajoutent : il n'a pas d'expérience, iï
manque de décision, il est mal conseillé et n'est pas suffi-
samment secondé clans son administration; de plus, il est
trop âgé, il est gêné dans ses affaires, il a beaucoup d'enfants
qu'il faut établir; il prend la direction de la colonie dans
un état déploral)le, et il n'a pas les qualités voulues pour
maîtriser les situations difficiles ^.
1. Narré du voyage fait par le P. Druillcttcs ; — Histoire de là
Nouvelle-France, t. I, pp. 310 et suiv. ; — Cours d'hisfoire, t. I,
pp. 391 et suiv. ; — Ilist. of Massachusetts Bay^ t. I ; — Registres de
la colonie de Massachusets ; — Records of the Colony of Plymouth,
Jime 5'h 1651 ; — Histoire des Ahénakis, par Maurault, p. 153 ; — Rela-
tionsdc 1651, pp. 14 et 15 ; de 1652, ch. VII, p. 22, et ch. VIII, p. 26.
2. T. I, p. 309.
3. Archives générales S. J. : Lettre du P. Ragueneau au R. P.
Général, G. Nickel, oct. 1653; — Le même au même, 9 sept. 1654 :
« D. de Lauson vir antiquœ probitatis , pietatis eximiœ, rari
— 136 —
Qu'attendre d'un tel gouverneur, qui ne pouvait en outre
compter, ni sur les Hurons et les Algonquins, tremblant de
peur à la seule vue des Iroquois; ni sur les Anglais,
escomptant à l'avance l'échec des Français et ne demandant
pas mieux que de les voir quitter le Canada; ni sur Mazarin,
tout occupé de la guerre européenne et de la Fronde, et
gémissant de ne pouvoir secourir les domaines d'outre-
mer; ni sur les colons, braves sans doute et décidés, mais
trop inférieurs en nombre aux ennemis, et disséminés sur
les rives du Saint-Laurent depuis Montréal jusqu'à
Tadoussac ?
L'année même de son élévation au gouvernement de la
Nouvelle-France, M. de Lauson prit à cœur de réformer le
département de la justice ; c'est de lui que datent les charges
de grand sénéchal, de lieutenant général civil et criminel,
de lieutenant particulier et de procureur fiscal. Mais, cette
même année, la situation de la colonie s'aggrave d'une
manière effravante. Aux Trois-Rivières, le ^rouverneur de
la place, du Plessis-Bochart, est tué dans une sortie contre
les Iroquois avec quinze de ses hommes; plusieurs Français,
et des plus vaillants, Norman ville, Francheville et autres,
excmpli...; » — Lettre du Père Le Mercier au même, 28 sept. 1654 :
« Zelum animarumsiug-ularem... Magnus animus ad christianam rem
magis ac magis promovendam ; » — Lettre du P. Poucet sfti même,
31 juillet 16oo : « Dum cle Lauson, hominem domesticœ rei penuriâ
laborantem et liberorum multorum aleudorum collocandorumquc
difficultate pressum, rerum gerendarum praxeos omnique adminis-
tratorum opéra et studio destitutum... ; » etc., etc..
On lit dans Ferland, t. I, p. 401 : a Des raisons particulières, tout
aussi bien que des motifs d'intérêt public, avaient porté M. de Lauson
h se rendre au Canada. Ayant plusieurs fils, il désirait s'y créer pour
pour eux des établissements ; et dans cette vue il s'était fait concéder
la seigneurie de Lauson, l'ile de Montréal, qu'il céda à la Compagnie
de Montréal, et la seigneurie de la Citière qui s'étendait d'abord de
la rivière Saint-François, près du lac Saint-Pierre, jusqu'au dessus
du lac Saint-Louis. »
— 137 —
sont faits prisonniers K Le P. Buteux tombe frappé de
deux balles à la poitrine, et son corps est jeté dans la
rivière Saint-Maurice 2. Le P. Poncet est surpris avec un
Français au Cap-Rouge, près de Québec, et emmené en
captivité 3. La petite garnison de Montréal, harcelée nuit
et jour, ne parvient à se maintenir qu'à force d'audace et
de courage. Les moissons sont en partie détruites, les habi-
tations éloignées des postes incendiées, le commerce
suspendu. « Le magasin de Montréal, écrit le P. Le Mer-
cier, n'a pas acheté un seul castor depuis un an^. » Cinq
cents Agniers assiègent Trois-Rivières; ils s'en seraient
emparés sans l'héroïque résistance du nouveau commandant
Boucher et l'habile manœuvre du français Bellepoire \
1. Ferland, Cours crhisfoirc, t. I, pp. 40o et 406.
2. V, sa mort ch. IV.
3. Ferland, t. I, p. 411.
4. Relation de 1653, p. 28. — On trouve aux Archives nationales,
à Paris, registre E 1702, fol. 3, un arrêt, signé Séguier, Mole, etc...
qui accorde aux habitants de Québec, sur leur requête, un délai pour
payer leurs créanciers. Il est dit dans cet arrêt : « Sur la requête
présentée au Roy en son conseil par les manans habitants et commu-
naulté de Québec en la Nouvelle-France, contenant que depuis deux
ans en ça, la guerre a été si forte en ce pays et particullièrement
contre les Iroquois qui les tenaient assiégés jusques dans leurs mai-
sons, qu'elle en a causé la ruyne et la désolation toute entière, de
manière que les Hurons et les Algonquins qui en faisaient et compo-
saient une partie ont été contraints de l'abandonner après que la
pluspart d'entre eux y ont été faictz prisonniers, ce quy non seulement
a ruyné le commerce de la pellettcrie, mais encore a tout à fait préju-
dicié à l'establissement de la foy et rclligion crestienne qui commen-
çait à s'augmenter en ces contrées par l'assistance des Reverendz
perres Jesuistes et des aumosnes que l'on recevait de France, et
encore par un surcroistde malheur lorsque les supplians estaient sur
le point de traitter de quelque accommodement avec les Iroquois, les
Anglais se seraient saisis et emparés de plusieurs forts appartenant
aux Français, ce qui les a mis en une telle perplexité qu'ils sont
presque tous résolus d'abandonner le pays » Fait à Paris le 23
février 1655.
5. Ferland, t. I, p. 409.
— 138 —
Telle est la gravité de la situation que Marie de rincarna-
tion écrit aux Ursulines de Tours, le 12 août 1653 : « Les
ennemis ont tant fait de ravages en ces quartiers, qu'on a
cru quelque temps qu'il fallait repasser en France i. » Elle
ajoute quelques lignes plus bas : « Nous attendons le
secours que M. de Maisonneuve, gouverneur de Montréal,
amène de France, où il est allé exprès -. »
M. de Maisonneuve débarquait, en effet, à Québec quel-
ques semaines plus tard -^^ avec une recrue de plus de cent
hommes, que la Compagnie de Montréal s'engageait à
nourrir et à loger pendant cinq ans. Sur le même vaisseau
se trouvaient le P. Jérôme Lalemant et une jeune fille de
Troyes, Marguerite Bourgeois, qui devait bientôt fonder à
Villemarie un institut nouveau, voué à l'enseignement, sous
le nom de Congrégation de Notre-Dame de Montréal ^.
Cette recrue, sur laquelle Québec et Trois-Rivières
comptaient pour leur défense, ne profita ni à l'un ni à
l'autre de ces deux forts, elle était destinée à Villemarie^;
et le malheur redouté par Marie de l'Incarnation, l'abandon
du Canada, serait immanquablement arrivé, si la Provi-
dence, touchée des prières qui s'élevaient au ciel de toutes
parts, n'avait ménagé à la Nouvelle-France une paix momen-
J . Lettres historiques, p. 504.
2. Ibid. ; — Consulter pour tout ce qui précède : BeIatio?is de 1651,
1652 et 1653; — Lettres de Marie de VLicarnation, de 1651 à 1654;
— Histoire de la Nouvelle-France, t. I, p. 309 et suiv. ; — Dollier de
Casson, année 1650-1 651, 1652 et 1653; —Histoire de la Colonie fran-
çaise, 2« partie, ch. VII, VIII et IX; — Cours d'histoire, t. I, ch. IX,
p. 398 et suiv.
3. D'après les écrits autographes de la sœur Bourgeois, M. de
Maisonneuve arriva à Québec le jour de la Saint-Maurice* 22 sep-
tembre 1653.
4. Histoire de la Colonie française, t. II, pp. 176 et suiv.
5. Hjid., p. 181.
— 139 —
tanée. Les Ag-niers la demandèrent au moment où il semblait
impossible d'arrêter leurs succès et leurs dévastations^.
Les Onnontag-ués s'unirent à eux et vinrent à Québec prier
le gouverneur d'enterrer la hache de guerre.
Personne ne se faisait illusion sur la sincérité des propo-
sitions pacifiques d'une nation, qui offrait souvent la paix,
sans déposer les armes ; on savait que l'événement le plus
insignifiant pouvait faire échouer les négociations, et que,
la paix conclue, il suffisait d'un brouillon, d'un jongleur ou
d'un capitaine mal disposé pour déterminer tout un peuple
à déchirer le traité le plus solide en apparence. Le songe
d'un halluciné pouvait faire déterrer la hache. Néanmoins,
la gravité de la situation ne permettait pas de refuser la
paix; elle fut acceptée, à la condition que le P. Poncet
serait d'abord rendu à la liberté '^. Il avait déjà subi le
supplice des prisonniers : les Agniers lui avaient arraché
des ongles et coupé un doigt ; il avait enduré la bastonnade
au milieu de deux longues files d'hommes et de femmes;
et, depuis lors, il vivait, au pays des Agniers, dans la
cabane d'une vieille Iroquoise ^.
Les Agniers le ramenèrent à Québec^, où les Onnon-
1. FerlancI, t. I, p. 411.
2. Relation de 1653, pp. 23 et 19 ; — Histoire de la Colonie française,
p. 169.
3. Relation de 1653, pp. 9-17.
4. Ibid., p. 24. — Les Agniers ayalit dépouillé le P. Poncet de sa
soutane, la vendirent aux Hollandais, qui, à leur tour, la revendirent
très cher aux Iroquois [Relation de 1657, p. 36). — Le missionnaire
quitta le pays des Ag-niers le 26 oct. 1653, conduit par quelques Iro-
quois et habillé en Hollandais. 11 entra à Québec le 5 novembre. Voir :
1) Relation de 1653, pp. 10, 14 etsuiv. ; —2) Lettre 50«, 24 sept. 1654,
de la Mère Marie de l'Incarnation, p. 508; — 3) Mémoires de M. d'Allet.
Ce dernier dit que le feu était déjà allumé pour brûler le P. Poncet,
lorsqu'on le détacha du poteau auquel on l'avait lié ; et on le donna à
une vieille femme en remplacement d'un Iroquois qui avait été tué.
— 140 —
tag-ués les attendaient, afin de sig-ner ensemble le traité de
paix avec les Français. C'était au mois de novembre 1653.
Sm^ l'assm^ance donnée par les ambassadeurs iroquois de
laisser désormais croître Vherhe dans les sentiers de la
guerre, M. de Lauson accepta leurs propositions de paix,
et promit aux Onnontagués d'envoyer le P. Simon Le Movne
pour visiter leur canton et déliA^rer les prisonniers.
Né à Beauvais, le 22 octobre I60i, LeMoyne ^ était entré
dans la Compagnie de Jésus, à Rouen, à l'âge de dix-huit
ans. Dès son arrivée au Canada (1638), il fut attaché à la
mission huronne 2, où il déploya beaucoup d'activité et de
zèle, d'abord chez les Arendahronons ^^ puis à Saint- Joseph
des Attiguenonghec'^.
D'humeur enjouée et d'un tempérament robuste, il se
pliait facilement à tous les caprices des sauvages, à
leurs habitudes. 11 connaissait leur caractère, leurs
mœurs et ce singulier code de courtoisie que nul ne
pouvait enfreindre sans encourir l'indignation publique.
Seul, le P. Chaumonot le surpassait dans la connaissance
de la langue huronne-iroquoise, dont il avait fait une étude
spéciale. 11 mimait à merveille, et ce n'était pas un mince
talent aux yeux des sauvages, la voix, les gestes, les poses
des orateurs indiens. 11 n'était pas jusqu'à leur style figuré,
1. Le P. Simon Le Moyne, entré dans la Compagnie de Jésus, au
noviciat de Rouen, le 10 décembre 1622, fit, après son noviciat, ses
trois années de philosophie (1624-1627) au collège de Clermont à
Paris; puis il enseigna à Rouen la grammaire et les humanités (1627-
1632), et fut de là envoyé à la Flèche, où il étudia quatre ans la théo-
logie (1632-1636). De 1636 à 1637, il professe de nouveau les huma-
niés à Rouen, et il fait dans cette même ville sa troisième année de
probation. Le 30 juin 1638, il est au Canada.
2. Relation de 1638, p. 30; — de 1639, p. 53.
3. Relation de 1640, p. 90.
4. Relation de 1641, p. 67; — de 1642, p. 76; — de 1644, p. 87.
— 141 —
aux tournures pittoresques qu'il n'employât avec élégance
et facilité. Il avait aussi appris, dans ses longs entretiens
avec le P. Bressani, l'histoire généalogique des tribus iro-
quoises, les prouesses des grands capitaines des cinq
cantons, le nom des familles et des personnages connus,
l'organisation sociale de ce peuple, mélange étonnant de
barbarie et de civilisation i .
A défaut du P. Ghaumonot, retenu auprès des Hurons
dans l'ile d'Orléans, le choix du P. Le Moyne était tout
indiqué en qualité d'ambassadeur au pays des Onnontagués,
où nul Européen n'avait encore pénétré. Il part le 2 juillet
1654 2; à Montréal, un jeune Français se joint à lui. Le 30,
ils sont au lac Ontario, et, à peine ont-ils mis le pied sur
la terre iroquoise qu'ils se voient entourés d'une bande
nombreuse de Hurons captifs, restés fidèles à leur foi reli-
gieuse.
Jusqu'au bourg d'Onnontagué, le voyage du mission-
naire est un vrai triomphe. « Dans les chemins, dit-il, ce
ne sont qu'allans et venans, qui me viennent donner le
bonjour. L'un me traite de frère, l'autre d'oncle, l'autre de
cousin ; jamais je n'eus une parenté si nombreuse. A un
quart de lieue du bourg, je commençai une harangue, qui
me donna bien du crédit : je nommais tous les capitaines,
les familles et les personnes considérables, et d'une voix
traînante, en ton de capitaine. Je leur disais que la paix
marchait avec moi, que j'écartais la guerre dans les nations
plus éloignées^ et que la joie m'accompagnait. Deux
capitaines me firent leur harangue à mon entrée, mais avec
une joie et un épanouissement de visage, que jamais je
1. Arch. (loin., r. de Sèvres, 35, Paris; — Elogia defunctorum prov.
Franc, in Arch. gen. S. J.
2. Relation de 10o4, p. il et suiv.
— 142 —
n'avais vu dans les sauvages. Hommes, femmes et enfants,
tout était dans le respect et dans Tamour K »
Le 10 août, grande assemblée composée d'Onnontagués,
d'Oneiouts, de Tsonnontouans et d'Agniers -. Le P. Le Moyne
parle pendant deux heures, en se promenant, comme un
acteur sur un théâtre^, souvent interrompu par les accla-
mations puissantes des sauvages 4. Un capitaine Onnon-
taerrhonnon lui répond : « Ecoute, Ondessonk^; cinq
nations entières te parlent par ma bouche; j'ai dans mon
cœur les sentiments de toutes les nations iroquoises, et ma
langue est fidèle à mon cœur. Tu diras à Ononthio : Nous
voulons reconnaître Celui dont tu nous a parlé, qui est le
maître de nos vies, qui nous est inconnu... Nous vous
conjurons de choisir sur les rivages de notre grand lac, une
place qui vous doive être avantageuse, pour y bâtir une
habitation de Français. Mettez-vous dans le cœur du pays,
puisque vous devez posséder notre cœur. Là nous irons
nous faire instruire, et de là vous pourrez vous répandre
partout. Ayez pour nous des soins de Pères, et nous aurons
pour vous des soumissions d'enfants*^. »
1. Relation de 1654, p. 13.
2. IbicL, p. 13.
3. Ihid., p. 16.
4. IhUL, p. 16.
5. Nom sauvage du P. Le Moyne.
6. Ibid., p. 16. — Voir sur ce qui précède /a lettre 30'^, pp. SOS et
suiv., de la mère Marie de l'Incarnation; — Creuxius, p. 705 et suiv. ;
— Ferland, t. I, p. 418; — Baiicroft, t. II, p. 798. — Le P. Le Jeune,
fixé définitivement à Paris depuis quelque temps, écrit le 8 déc. 1654,
à la première annonce de ces bonnes nouvelles, au R. P. Général,
Goswin Nickel : Navium appulsus ex nova Franciâ in Galliam, ut nos,
ità et Paternitatem vestram nova, uti spero, lœtitià afficiet. Iroquaei,
antiqui hostes nomiiiis gallici, imô et à quibusdam annis, nominis
christiani, non modo pacem nobiscum inierunt, sed et à Prorege
nova3 Franciœ et à supcriore missionis, enixè precati sunt, Galli ut in
medio regionis illorum arcem fuudarent, et eô quidam ènostrismitte-
- 143 —
Touché de ces heureuses dispositions, qui paraissaient
sincères et qui Tétaient alors, le P. Le Moyne revient à
Québec ^ pour exposer a son supérieur l'état des esprits, et
il se remet aussitôt en route, sur le désir du Gouverneur,
pour se rendre chez les Agniers et s'assurer des sentiments
de ce canton à Tégard des Français et de leurs alliés '-.
Pendant qu'il remonte la rivière Richelieu, les Pères
Chaumonot et d'Ablon s'engagent dans la rivière, nommée
aujourd'hui Oswégo, et arrivent à Onnontagué, où ils
fondent une résidence'^, à la grande satisfaction des Onnon-
tagués et des Hurons captifs. Ces derniers connaissaient de
longue date le P. Chaumonot, qui avait déjà fait parmi eux
rentur, qui vitce autorem et reparatorem totam g-eiitem edocorent.
Hœc sane est mutatio dexterœ Excelsi, eo mag-is grata quô minus
cxpectata. Sic idcô factum iri primo vere scribunt Patres, postu-
lantquc à R. Provinciali nostro sex Patres et duos Fratres sibi mittau-
tur in auxilium. Quatuor superiori anno desidcraverant ; nullus missus
est Paternitatem vestram obtestor precorque ex inlimis medullis
ut Provincialibus rescribendum curct omnem moveant lapidcm ut
mittant operarios. (Arch. gen. S. J.)
1. Relation de 1654, p. 19. D'après la Relation^ il est à Qué])ec, le
M sept. 16o4.
2. Relation de 16oo, p. 5.
3. IbicL, pp. 3, 4 et 5 ; — A^utobiographie du P. Chaumonot,
pp. 51 et 52 ; — Marie de Tlncarnation, Lettres historiques, 12 oct.
1665 : « Les RR. PP. d'Ablon et Chaumonot sont ceux sur qui le
sort est tombé. Ils s'estiment heureux d'avoir été choisis pour cette
entreprise, et il ne se peut dire avec combien de zèle et de ferveur ils
s'abandonnent aux hazards qui en peuvent arriver. Car sans parler
des dangers de mort où la férocité de ces peuples les peut jeter, ils
vont endurer des travaux qui ne sont pas imaginables aux personnes
qui ne savent pas ce que c'est que d'être dans un pays barbare
dénué de tous les secours dont les Européens semblent ne se pouvoir
passer. Cependant ces braves ouvriers de l'Evangile y volent comme
s'ils allaient en Paradis, et, quand il s'agit de gagner des âmes à
J.-C, c'est en cela qu'ils mettent leur bonheur, s'oubliant eux-mêmes
et tous les intérêts de la nature. »
— 144 —
un dur apprentissage de la vie du missionnaire. (( Il savait
si bien allier, dit Ferland, le langage poétique et figuré des
sauvages aux ressources que lui fournissait son instruction
classique, qu'il jetait ses auditeurs dans l'admiration i. »
Son compagnon faisait ses premiers pas dans la carrière
apostolique -.
Né à Dieppe en 1619, encore dans la vigueur de Tâge, il
venait réaliser, dans les forêts du Nouveau-Monde, au milieu
des barbares, un des plus chers désirs de ses jeunes années.
La vocation apostolique avait germé dans son cœur sur les
bancs de l'école ; et c'est dans la pensée de se rendre plus
utile aux Indiens qu'il avait appris à jouer de plusieurs
instruments de musique; il en jouait même fort bien^\ au
dire du P. Chaumonot. Quand il s'agit de gagner les
âmes à Jésus-Christ, la charité est industrieuse.
Le missionnaire du Paraguay avait eu recours à ce moyen,
pour attirer les sauvages, qui, à son approche, le fuyaient
comme un enchanteur, saisis d'une frayeur étrange. Ne
sachant comment arriver à eux, il imagina de remonter le
fleuve sur des j^irogues avec des catéchumènes, tous chan-
tant des cantiques de leur voix la plus douce. Entraînés
par ces chants, les sauvages descendaient de leurs mon-
tagnes sur les bords du fleuve, afin de mieux entendre ; peu
à peu ils mêlaient leurs voix aux voix des chrétiens ; puis
1. Cours cFIiistoire, p. 423.
2. Le P. Claude Dablon ou crAblon, né à Dieppe le 21 janvier 1619
[alias, février 1618), entra au noviciat des Jésuites, à Paris, le 17 sep-
tembre 1639, après avoir fait deux ans de philosophie. Le noviciat
terminé, il se rendit à la Flèche, où il consacra un an à l'étude de la
philosophie, et cinq ans (1642-1647) à renseignement de la grammaire
et des humanités. De 1647 à 1651, il étudie la théologie, puis de 1651
à 1653 il enseigne les humanités et la rhétorique dans ce même col-
lège. De 1653 à 1654, nous le trouvons à Eu; c'est de là qu'il part
pour Québec, où il arrive en 1655 (Arch. gen. S. J., catal.)
3. Autobiographie, Y>' S2.
— 145 —
subjugués par l'accueil aimable et les chaudes paroles de
l'apôtre, ils tombaient à ses pieds et laissaient couler sur
leur front l'eau régénatrice du baptême.
Si nous en croyons les récits des voyageurs, les sauvages
du Canada n'étaient pas aussi sensibles à la musique que
ceux du Paraguay; l'arc et la flèche n'échappaient pas de
leur main, aux doux accents d'une belle voix ; ils ne se
jetaient pas dans les eaux du fleuve pour suivre à la nage
la pirogue enchantée, où des voix redisaient en chœur les
louanges de Dieu et les merveilles de la création. Cepen-
dant ces natures énergiques et dures écoutaient avec plaisir
les sons mélodieux d'un chant, les accords que la main de
l'artiste sait tirer de la lyre. On le vit bien à Onnonta-
gué, où le P. d'Ablon forma un chœur de jeunes lîlles,
dans le but d'attirer les Indiens à la chapelle. Ils accou-
raient nombreux pour les entendre ; et c'était pour eux
(( grande merveille, écrit le P. Chaumonot, quand le
P. d'Ablon jouait, d'entendre son bois qui parlait et qui
avait l'esprit de redire tout ce que les enfants avaient
dit». »
Le P. d'Ablon, qui ne parlait pas l'iroquois, fut pour le
P. Chaumonot un puissant auxiliaire : il attirait les sau-
vages et les charmait ; son confrère les ravissait par sa
parole imagée et les instruisait ; tous deux, en s 'aidant
mutuellement, faisaient tant de bien « que leur chapelle
d'écorce ne désemplissait point. Ils ne pouvaient trouver
de temps pour dire la messe et leur office que celui de la
nuit-. » Les Hurons captifs, fidèles à leur foi, avaient pré-
1. Autobiographie, p. 52.
2. Lettres historiques, p. 530, — La Mère ^larie de rincarnatioa
dit dans sa lettre du 14 août 1656 : « Le R. P. ChaLimonot commença
à parler de la foi et à enseigner à faire des prières publiquement. Il
fut écouté et admiré de tous, en sorte qu'on le tenait pour un homme
prodigieux. »
Jés. et Nouv.-Vr. — T. 11. 10 >
— 146 —
paré ce mouvement vers l'Evangile. Dans le courant de la
semaine, païens, catéchumènes et néophytes, se réunis-
saient chaque jour, et, plusieurs fois par jour, dans la
petite chapelle, pour la prière et les instructions. En dehors
des exercices, les missionnaires visitaient, dans les
cabanes, les enfants et les malades. Les dimanches et les
fêtes, on faisait le catéchisme partout où il semblait pos-
sible de réunir les Indiens, à la chapelle ou dans les cabanes.
Les travaux des missionnaires sont couronnés de tels
succès, qu'ils croient le moment venu d'établir dans le pa^s
un poste français conformément au désir que les Onnontagués
en ont exj^rimé au P. Le Moyne. « Le P. d'Ablon part aussi-
tôt avec quelques Onnontag-erononset Sonontouaeronons, dit
la Mère Marie de l'Incarnation, et après bien des fatigues, ils
arrivent à Québec, au temps de la Passion (1656). Ils font leur
demande à Monsieur le Gouverneur et au R. P. Supérieur,
qui ayant appris les beaux commencements de cette mis-
sion, et les grandes merveilles que Dieu y avait opérées en
si peu de temps, conclurent qu'il la fallait fortifier par le
secours d'un plus grand nombre de missionnaires. Alors
le P. dWhlon, qui est un homme vraiment apostolicpie, fit
de si puissants efforts pour cette glorieuse entreprise qu'en
peu de temps cinquante-cinq Français, y compris quatre
Pères et trois frères, furent prêts. Ils partirent de Québec
en mai avec un zèle et une ferveur non pareille i. » Dupuy,
1. Lettres historiques^ 14 août 1656, p. 531. — Les Pères qui
furent envoyés chez les Iroquois sont : Le Mercier, Mesnard, d'Ablon
et Frémin. Le P. Chaumonot s'y trouvait déjà, et le P. Le Moyne
était en ambassade chez les Agniers. Les Frères coadjuteurs qui
accompagnèrent les missionnaires sont Ambroise Broard, Joseph
Boursier et un troisième dont nous n'avons pu trouver le nom
[Relation de 1657, p. 9). Le P. Ragueneau alla les rejoindre plusieurs
mois plus tard (Relation de 1657, p. 54).
— 147 —
commandant du fort de Québec, était à la tête de l'entre-
prise ^
A cinq lieues d'Onnontagué, près du lac Gannentaha,
sur les bords de la rivière Oswégo, se trouvait une émi-
nence, qui dominait tout le pays environnant. Loin des
habitations iroquoises et entouré de palissades, ce lieu
pouvait offrir à une garnison toute sécurité ; il avait une
communication facile avec Montréal par l'Oswégo et le lac
Ontario ; il était entouré de bois, de lacs et de prairies. Les
forêts étaient giboyeuses, le lac Gannentaha abondait
en poissons, et, à une petite distance de là, le P. Le Moyne
avait découvert des sources, dont il avait lui-même tiré un
très beau sel-.
Du consentement des chefs Onnontagués, le comman-
dant Dupuy choisit cet emplacement pour y établir le poste
français ; il l'entoure de palissades, il construit des habita-
tions, il élève la chapelle; et bientôt le fort Sainte-Marie 3
de Gannentaha rappelle Sainte-Marie des Hurons. Les
Hurons et les Iroquois s'y rendent de toutes parts pour
visiter la maison des Européens ; les relations semblent des
plus cordiales 4. Pendant qu'un P. Jésuite instruit les
curieux qui se présentent au fort, puis les catéchumènes et
les néophytes, les autres missionnaires se répandent de
village en village, dans les cantons d'Onnontagué, d'On-
neyouth, de Goyogoùen et de Tsonnontouan^. Partout, ils
1. Relation de 1657, ch. IV et V; — Ferland, t. I, 1. III, ch. X.
2. Ces sources sont à Salina, près du lac Ondaga. — V. Cours
dliistoire, p. 419 ; — Relation de 1654 ; — Lettres historiques de M. de
l'Incarnation; — Relation de 1656, p. 14; — Relation de 1657
ch. IV, V, XI.
3. Relation de 1657, p. 18.
4. Relation de 1657, ch. XIII.
5. Relation de 1657, ch. V, pp. 18 et 19. — Bancroft dit, en parlant
de cette mission, au ch. XX du volume IV de son Histoire des Etats-
— 148 —
prêchent l'Evangile, et la parole divine ne tombe pas sur
une terre inféconde. Marie de l'Incarnation écrit de Québec
le 15 octobre 1637 : « J'ai appris depuis trois jours que
le progrès de l'Évangile est grand dans les missions iro-
quoises. Le R. P. Mesnardseul a baptisé à Onneyouth et à
Goyogoiien quatre cens personnes. Les autres mission-
naires en ont baptisé à proportion dans les lieux de leur
mission 1. »
Ces commencements présageaient de belles espérances - ;
mais une vague défiance restait au fond du cœur des mis-
Unis : u Dans une assemblée générale de la tribu, on débattit la
question de savoir si l'on adopterait le christianisme pour religion.
La chai>elle d'Onnontagué, devenue trop petite pour la foule des
adorateurs, fut agrandie. Les Goyogouins désirèrent aussi avoir un
missionnaire et reçurent en cette qualité l'intrépide René Mesnard..
Une chapelle s'érigea dans leur village, avec des nattes en guise de
tapisseries ; et là, les images du Sauveur et do la Vierge, sa mère,
furent exposées à l'admiration des enfants du désert. Les Onneyouts
prêtèrent également l'oreille au missionnaire ; et, avi commencement,
de 1657, Cliaumonot pénétra dans le pays plus fertile et plus peuplé
des Tsonnontouans. Les prêtres de la Compagnie de Jésus prêchèrent
leur foi depuis le Mohawk jusqu'au Genesee, en prenant Onnontagué'
pour station centrale. »
1. Lettres historiques, p. 533; — Relation de 1657, ch. XIV, XV^
XVI, XVll, XVIII.
2. Les lettres des missionnaires au R. P. Général sont toutes a
l'espérance, de 1655 à 1657. Aussi, le Général, Goswin Nickel, répond
au P. Vimont, le 25 déc. 1656 : « Lsetamur mirum in modum insignes
duas modo aperiri missiones, in quibus virorum apostolicorum desu-
det industria, scripsimusque ad P. Provincialem ut mittat, si fieri
potest, sex operariorum subsidium quod postulatur. » — Le 25 déc.
1656 au P. Ragueneau : « Gratulor vobis missionem illam insignenu
hoc anno susceptam apud Iroquœos superiores, ubi magnus, ut ait
Rev» Va litteris suis 25 Julii, aperiturcampus labori nostrorum. » —
Le 8 janvier 1657, au P. Le Mercier : <f Magnam certe animi conso-
lationem accepimus ex ultimis Rœ V» litteris 29 Aug. 1656, ad nos.
datis, ex quibus nobis innotuit quam avide cœleste semen acceperit
Iroquensis terra, calido adhuc PP. Nostrorum sanguine irrigata. i>
— 149 —
sionnaires. Ils connaissaient trop le naturel instable et
changeant des nations iroquoises, leur impressionnabilité
crédule, pour se laisser aller à d'agréables illusions, que
pouvaient dissiper le premier accès de mauvaise humeur,
un songe, une fantaisie. Et puis, si l'ensemble de la popu-
lation les accueillait ou paraissait les accueillir favorable-
ment, ils étaient entourés de traîtres et de fourbes^, de
Hurons apostats qui semaient sur la Robe noire les
calomnies les plus odieuses, de capitaines et de sorciers,
ennemis des Européens et hostiles aux enseignements de
la Foi-. Beaucoup n'admettaient pas le précepte qui défend
la pluralité des femmes et la dissolution du mariage. « Si
la polygamie est interdite, disaient-ils, le pays ne se peu-
plera pas'. )>
11 ne faut donc pas se figurer que le bien se fit s'ans
difficulté, que l'Evangile se propageât sans péril. « Nous
marchons, écrivait un missionnaire, la tête levée, au milieu
des dangers, au travers des injures, des huées, des
calomnies, des haches et des couteaux, avec lesquels on
nous poursuit assez souvent pour nous mettre à mort.
Nous sommes presque tous les jours à la veille d'être mas-
sacrés : quasi morientes , et cccc vivimus... Si Dieu, qui
nous a amenés en cette Barbarie, nous y fait égorger, qu'il
soit béni à jamais ! C'est Jésus-Christ, c'est son Evangile,
c'est le salut de ces pauvres âmes, qui nous tient et nous
— Le 12 nov. 1637, au P. Ragueneau : <( Ut video ex litteris Rœ V®
22 Junii proxime elapsi, Queheco ad me datis, messis multa est apud
Iroqu8eos,ad quos Ra V» ex obedientiâ properavit; sed operarii pauci.
Scripsi ad omnes Galliœ provinciales, et prsesertim ad Provincialem
Franciœ, ut requirant aliquot bonos operarios quos mittant in
subsidium. » (Arch. gen. S. J.)
1. Relation de 1637, p. 56.
2. Relation de 1657, passim.
3. Autobiographie du P. Chaumonot, pp. 54 et 55.
— 150 —
arrête presque au milieu des flammes. Nos yeux sont
accoutumés à voir brûler et manger les hommes K »
Ces ouvriers intrépides ne furent ni massacrés, ni brû-
lés, ni mangés. Peu s'en fallut cependant, comme nous
allons le voir.
Les Agniers se montraient peu satisfaits de l'établisse-
ment des Français au centre même des nations iroquoises ;
ils y voyaient un danger permanent pour leur commerce
avec les Anglais et les Hollandais. Les Hollandais et les
Anglais, de leur côté, n'avaient pas appris, sans une pro-
fonde irritation, l'existence de ce nouveau poste : ils crai-
gnaient qu'il ne les empêchât un jour d'étendre leurs
relations commerciales à l'ouest et au nord des grands
lacs, et n'assurât peut-être à la France, dans un avenir peu
éloigné, la domination des pays au sud de l'Erié et de
l'Ontario, et la liberté des communications avec les peu-
plades sauvages de l'Occident. Aussi, tout en dissimulant
les mobiles secrets de leurs agissements, excitèrent-ils les
Agniers contre les Français. Les Agniers se laissèrent
d'autant plus facilement persuader que, malgré leurs pro-
testations pacifiques, ils n'avaient jamais déposé les armes.
Fourbes et hypocrites, ils ne demandaient généralement la
paix que pour éviter un échec, ou pour préparer un coup
de main, à la faveur de la paix.
En ce temps-là, par exemple, pendant que le P. Le
Moyne visitait leur pays en qualité d'ambassadeur et était
reçu à Ossernenon avec toutes les démonstrations de joie,
trois cents guerriers de ce canton attaquaient, à la pointe
de Sainte-Croix, à douze lieues de Québec, les Onnontagués
et les Français se rendant à Onnontagué, sous le prétexte
1. Relation de 1657, p. 56.
— loi —
qu'ils les avaient pris pour des Hurons^ Ils avaient solen-
nellement promis au même missionnaire de respecter les
Hurons et les Algonquins au dessous des Trois-Rivières ;
et cependant, quelques mois plus tard, ils surprenaient les
Hurons dans l'île d'Orléans et ils en emmenaient plus de
soixante prisonniers 2. Un autre jour^ ils rencontrèrent le
F. Liég-eois, qui construisait un petit fort dans les champs,
près de Sillery, et le mirent à mort''\ Ils blessèrent aussi
d'un coup d'arquebuse, sur l'Ottawa, le P. Léonard Gar-
reau qui se rendait avec le P. Druillettes et trois Français,
sur une flottille outaouaise, chez les nations situées autour
du lac Michigan. Ces deux apôtres avaient appris des
Outaouais, qui venaient de ces pays, des renseignements
précieux sur les Sioux, les Assiniboines et les Cris, et ils
allaient leur porter les lumières de la Foi. Le P. Garreau
vint mourir à Montréal des suites de sa blessure ^.
1. Cours cl histoire, pp. 427 et 429.
2. Relation de 1657, p. 5 ; — Cours d'histoire, p. 430.
3. Journal des Jésuites, p. 196. — Nous en avons parlé au ch. III;
M"" N.-E. Dionne consacre deux pages intéressantes à la mémoire de
ce religieux, qui rendit les plus grands services à la mission cana-
dienne (Revue Canadienne, juin 1888, Des figures oubliées de notre
histoire, § II. Frères Jésuites, pp. 384-386).
4. Cours d'histoire, p. 431 ; — Relation de I606, p. 40-44; — Rela-
tion particulière de la mort du P. Léonard Garreau, tué par les Iro-
quois en la mission du Canada, extraite d'une lettre du R. P. Claude
Pijart, supérieur de la Résidence de la Compagnie de Jésus, à Montréal
(Arch. de fécole Sainte-Geneviève, à Paris, Canada, cahier 2).
Le P. Léonard Garreau, né à Saint-Yrieix (dioc. de Limoges), au mois
de septembre 1610, entra chez les Jésuites le 27 sept. 1628, et fit sa
profession des quatre vœux, le 21 juin 1648. Après son noviciat, il
professe la 5*^ à Poitiers (1630-1631), puis il suit les cours de philo-
sophie à Pau (1631-1634), il professe à Agen la 4° (1634-1635), les
Humanités (1635-1636), encore les humanités à Bordeaux (1636-1637)
et enfin la rhétorique (1637-1638). De Bordeaux, il se rend à Pau, pour
y faire une première année de théologie (1638-1639), et au mois
d'octobre 1639, il part pour Rome où il suit trois ans les cours de
— 152 —
Ces faits et bien d'autres montrent assez que les Agniers
ne cessaient, en pleine paix, de faire la guerre et la chasse
à l'homme. La haine qu'ils avaient vouée aux Français et
aux misérables restes des Hurons, leurs alliés, grandit
encore, quand ils virent les premiers s'établirent dans leur
propre pays, chez les Onnontagués; et ils s'efforcèrent par
tous les moyens en leur pouvoir, sans toutefois découvrir
leur jeu, d'amener les Onnontagués eux-mêmes à les chasser
de leur canton ou à les massacrer.
Il existait alors dans ce canton une jeunesse folle,
inquiète et sans discipline, supportant impatiemment la
paix et désireuse de la rompre surtout depuis la défaite
et la dispersion des Eriés^. Gela lui était facile, les traités
n'enchaînant pas la liberté individuelle. Les Agniers la
poussèrent à prendre les armes. Les jeunes capitaines,
auxquels pesait l'inaction et qui voulaient s'illustrer comme
leurs pères dans les combats, firent cause commune avec
les jeunes gens; peu à peu le feu de la guerre envahit les
autres nations, à l'insu des Français et des missionnaires;
théologie (1639-1642). Après sa troisième année de probation à Rouen
(1642-1643), il s'embarque en 1643 pour le Canada. Ces détails sont
tirés des archives génér. S. J. (Catal. Prov. Franc). Arrivé à Québec
{Relation de 1643, p. 5) en 1643, il monte Tannée suivante au pays
des Hurons {Relaf. de 1644, p. 49) et est employé à la mission du
Saint-Esprit chez les Nipissings (Belaf. de 1646, p. 80); plus tard,
après la dispersion de la nation huronne, nous le retrouvons à l'île
d'Orléans (Belat. de 1652, p. 10); enfin, désigné pour accompagner
un parti d'Outaouais, il fut blessé par les Iroquois [Relat. de 1656,
pp. 40 et 41) et vint mourir à Montréal le 2 septembre 1656. Il avait
été blessé le 30 du mois d'août. — Consulter : Creuxius, 1. X, pp. 795
et suiv. ; — Relations de 1643, 1644, 1646, 1652 et i6D() ; — Charlevoix,
t. II, pp. 67 et suiv.
1. Les Onnontagués et les autres cantons de l'Ouest avaient engagé
depuis trois ans contre les Eriés une guerre d'extermination. On en
trouvera la raison à la page 30 de la Relation de 1656. Cette même
Relation, p. 18, raconte la défaite des Eriés par les Iroquois. — V. la
Relation de 1654, p. 10.
— i:>3 —
et, une fois qu'il eût échauffé les esprits, les Agniers convo-
quèrent les anciens de la Confédération à un conseil secret.
C'était en 1658. Douze des leurs avaient été faits prisonniers
par les colons français, et dix gardés à Québec comme
otages; trois jeunes Agniers étaient aussitôt partis d'Osser-
nenon pour réclamer leur élargissement. Le conseil secret
décida qu'on ferait main basse sur les Français de Gannen-
taha et sur les missionnaires, aussitôt que les prisonniers
de Québec seraient en liberté; et que, dans le cas où Onon-
thio refuserait de rendre les captifs, on tuerait une partie
des Français et offrirait les autres en échange. Les mêmes
résolutions furent prises dans une assemblée tenue à
Onnontagué ^ .
Quelques mois avaient suffi pour opérer une révolution
radicale dans l'esprit des populations iroquoises, tant ce
peuple était mobile, inconstant et capricieux'-. Et le complot,
ourdi dans l'ombre contre la garnison de Gannentaha et
contre les Jésuites, aurait certainement réussi, si quelques
chefs, amis des missionnaires, n'avaient prévenu ces der-
niers. Il n'y avait pas un instant à perdre. Comme la fuite
était le seul moyen d'échapper à la mort, et qu'il importait
de profiter de la débâcle des glaces, les Français construi-
sirent en cachette, dans les premiers jours de mars, des
canots et des bateaux, et la veille du jour fixé pour le
départ, ils eurent recours, afin de ne pas donner l'éveil, à
un singulier stratagème ^.
1. Voir, pour tout co qui précède : Relations de 1057 et do 1658;
— Journal des Jésuites, années 1657 et 1658; — Lettres historiques
de Marie de rincarnation, p. 535 et suiv. ; — Cours d'histoire, pp.
428, 440 et suiv, ; — Histoire de la Nouvelle-France, livre huitième,
années 1657 et 1658.
2. Le P. Le Jeune explique ce revirement dans le ch. I'^' de la Rela-
tion es années 1657 et 1658, publiée à Paris en 1659.
3. Relation de 1658, ch, II : Lettre du P. Ragueneau au P. Procureur
des missions de la Compagnie de Jésus en la Nouvelle-France.
— 15i —
Un jeune Français, adopté par un chef sauvage, feignit
d'avoir un songe par lequel il était averti de faire un festin
à tout manffer s'il ne voulait mourir bientôt. v( Tu es mon
fils, répondit le chef, je ne veux pas que tu meures; prépare
le festin et nous mangerons tout. » Les Iroquois et quelques
Français y furent invités; personne n'y manqua, et ceux-ci
firent de la musique pour charmer les convives. Le repas-
se continua bien avant dans la nuit'. Pendant ce temps,
les Français, qui ne prenaient point part au festin, portaient
à la rivière bateaux et provisions, ne laissant au fort que
les chiens et les coqs. Quand tout fut prêt, le jeune amphi-
tryon dit à ses convives : « C'est assez, j'ai pitié de vous;
cessez de manger, je ne mourrai point. Je vais faire jouer
la musique pour vous endormir. Dormez, et ne vous éveillez
que demain, quand on fera l'appel pour la prière. » Ils
s'endormirent, en effet, d'un profond sommeil, et les
Français en profitèrent pour se retirer en silence et rejoindre
leurs compagnons sur l'Oswégo-.
Le soleil était déjà sur l'horizon, quand les sauvages se
réveillèrent et vinrent rôder autour de l'habitation française.
Ils n'entendirent que les aboiements des chiens, et ne
voyant sortir personne dans la matinée, ils finirent par
enfoncer les portes. La garnison était déjà loin, à l'abri de
toute atteinte. Le 20 avril 1658, elle entrait au fort de
Québec, amenant avec elle les missionnaires'^. « Ces mis-
sionnaires, dit la Relation de 1658, voyant que leur mort et
leur captivité serait plus nuisible que profitable à la colonie
française, » et qu'elle serait inutile à l'église iroquoise,.
1. Bolation de 16o8, pp. 6 et 7.
2. MfTP Marie de V Incarnat ion, Lettre 56", p. 535; — Relation de
4658, ch. II et VIII; — Ferinnd, t. I, pp. 440-442.
3. Ihid.
— 155 —
prirent le parti le plus sage, celui de se retirer pour le
moment, sauf à revenir en des temps plus tranquilles et
plus favorables 1.
Ainsi se terminait la première mission iroquoise, inau-
gurée près de trois ans auparavant sous les plus heureux
auspices ; et avec elle s'achevait l'enfance de la colonie
française, et cette première époque, époque héroïque, de
l'évangélisation des peuplades indiennes dans l'Amérique
septentrionale.
Un âge nouveau commence pour la colonie et pour l'Eglise
du Canada. L'administration civile, le gouvernement mili-
taire, la direction religieuse, tout va se modifier, se trans-
former. Nous entrons dans une ère, qui ne ressemble en
rien à la période de trente à trente-cinq ans que nous venons
de traverser. Mais, avant de raconter les événements de
l'ère nouvelle, il importe de jeter un coup d'œil d'ensemble
sur le passé, et de voir, dans un résumé rapide, la route
parcourue jusqu'à ce jour et l'état de la France d'Outre-Mer
à l'époque où nous sommes arrivés.
Quatre postes principaux s'échelonnent sur le Saint-
Laurent, de son embouchure à Montréal : Tadoussac,
Québec, Trois-Rivières et Villemarie. C'est là que les sau-
vages apportent chaque année les produits de leurs chasses
qu'ils échangent contre les produits européens. A Tadoussac,
il existe un fort, où s'abritent une centaine de trafiquante
français, et une petite église en pierre, sous le vocable de la
Sainte-Croix, construite par les Jésuites, où les Montagnais
et les peuplades du Nord se rendent en foule, pendant la
belle saison, pour y faire la traite, et, en même temps^
1. Relation de 1658, p. 6.
— 156 —
pour s'y faire instruire et y recevoir les sacrements de
Baptême, de Pénitence et d'Eucharistie ^
Québec compte quatre églises en pierre, celles de
la paroisse, des Jésuites, des Ursulines et de l'Hôtel-Dieu-;
un pensionnat pour les garçons, construit et dirigé par les
Jésuites, « dontles études littéraires sont florissantes, et où
l'éducation est sur le même pied que dans les établisse-
ments d'Europe ^^; » un pensionnat pour les jeunes filles,
1. u Ecclcsia est sanclœ Crucis adportum Tadouccnsem, 30 circiter
leucis Quebeco distantem. Hœc ccntum circiter animas numerat : ci
prseest unus aut altcr è Societate Jesu sacerdos pcr œslatem. » (Epist.
D' do Laval ad summum Pontificem, 22 oct. 166i.) — « Tadoussaci
ecclcsia est lapidea quam Patres Socictatis Jesu extruxere neophytis
suis, illuc œstate totâ confluentibus. » [Relafio missionis (^anadensis
ab eodem D"» de Laval, 1060.)
2. Quebeci sunt ecclcsia primaria et parochialis sub titulo Imma-
culatœ Conceptionis, lapidea ; secunda Patrum Societalis Jesu, lapidea ;
tertia monialium ursulinarum lapidea ; quarta, monialium hospitalium,
lapidea. ilhid.). L'église paroissiale de Québec, Notre-Dame de Recou-
vrance, avait été brûlée avec la Résidence des Pères Jésuites, le
14 juin 1640. La nouvelle église, dédiée à rimmaculée-Conception,
fut commencée en 1647 et livrée au culte en 1657. [Journal des Jésuites,
passim.) Les Jésuites construisirent à leurs frais le presbytère sur
leur propre terrain. [Journal des Jésuites, pp. 226 et 227, note.)
3. Le pensionnat, construit parles Jésuites, vers 1635, devint la proie
des flammes en 1640. Il fut reconstruit en 1650. — ha Relation de
1651 dit ({u'un modeste pensionnat fut placé sous la direction d'un
honnête laïïjue, qui apprenait aux enfants à lire et à écrire et qui
leur enseignait le plain-chant. Le P. Ragueneau, auteur de cette i?e/a-
tion, ajoute : «■ Ce séminaire, où les enfants sont en pension, est
proche de l'église et du collège où ils viennent en classe et où ils se
forment au bien. Il y avait donc à cette époque un séminaire qui
servait de pensionnat et un collège ( Relation de 1651, p. 4). A l'occa-
sion de cette fondation, M. B. Suite écrit (t. lîl, p. 27) : « A Québec,
on commença, sous la direction de Martin Boulet, parait-il, une école
pour les enfants des Français... Il était temps que l'on se mît à songer
un peu à la population, qui seule pouvait faire la force du pays. » Cet
historien oublie dans le 3*^ vol. ce qu'il a écrit dans le second :
(( Déjà les Pères Lalemant et de Quen avaient commencé une école
— 157 —
tenu par les religieuses ursulines ; un hôpital, où les sœurs
hospitalières reçoivent et soignent avec un égal dévouement
les Français et les sauvages; un tribunal, comprenant le
sénéchal, le lieutenant général, civil et criminel, et le lieute-
nant particulier, civil et criminel; enfin un conseil, com-
posé des gouverneurs de Québec, de Montréal et des Trois-
Rivières, du supérieur des Jésuites et de trois principaux
habitants de la colonie.
Cependant Québec n'est encore, bien que les historiens lui
pour les fils des Français (1035)... Les enfants des familles françaises
trouvèrent dans le collège des Jésuites Féducation qui a fait d'une
notable partie des anciens Canadiens des hommes aptes à remplir
tant et de si belles carrières qu'on s'en étonne aujourd'hui. » Il oublie
aussi de citer ce qui est écrit dans la Relation de 1636 : <( Nous avons
commencé d'enseigner dès l'année passée : le P. Lalemant et puis le
P. de Quen ont instruit nos petits français, et moi quelques petits
sauvages (p. 4)... J'espère, si nous pouvons avoir du logement, de
voir trois classes à Kébec : la première de petits français, qui seront
peut-être 20 ou 30 escoliers; la seconde de quelques Hurons; la troi-
sième de Montagnais » (p. 35). Et p. 44, il dit que des personnes
venues de France n'auraient Jamais passé VOcéan, si elles n'avaient
su qu'il y avait à Québec des personnes,., capables d'instruire leurs
enfants en la vertu et la connaissance des lettres, — Nous savons par les
Catalogues (jui contiennent le personnel de la Résidence de Québec
que le P. Davost est nommé officiellement professeur des petits
français (prœc. puer, gallic.) en 1037, 1038, 1639, 1640, 1641 et 1642,
en remplacement des PP. Lalemant et de Quen. Après l'incendie du
collège en 1640, les Pères durent, jusqu'en 1650, réunir quelque part
les enfants pour l'enseignement des lettres, bien que les Belations
n'en parlent pas. En effet, le 18 octoln-e 1651, les élèves reçoivent le
gouverneur, M. de Lauson, latina oratione et versibus gallicis [Journal
des Jésuites, p. 163). Evidemment, ces élèves n'ont pas appris le latin
et le français en un an; leur instruction est le fruit de plusieurs
années. Ce qui nous confirme dans cette persuasion, c'est ce mot que
nous écrivait, le 31 janvier 1892, le directeur des Archives générales
de la Compagnie :
(( Nihil invenio de loco, in quo nostri Patres docebant post incen-
dium coUegii anno 1640, Quebeci. Sed dabant scholas primorum ele-
mentorum, ut Catologi nostri indicant. » fei^
— 158 —
•donnent le nom de ville, qu'un bourg- de sept à huit cents
âmes, divisé en haute et basse ville. Le long de la rivière
se trouvent les comptoirs, les magasins et les habitations
privées; et sur la hauteur, le fort, les édifices publics, les
communautés, la maison des Cent-Associés et l'église
paroissiale. La place d'armes s'étend entre le fort et la
maison des Cent-Associés; et au nord de la place d'armes,
au dessus du fort, on a établi, à l'intérieur des remparts,
cent cinquante Hurons, qui s'étaient fixés, quelques années
auparavant, sur l'île d'Orléans K
Trois-Rivières, beaucoup moins important que Québec,
était, après ce dernier poste, le plus ancien de la Nouvelle-
France. Il V avait une église en bois, bâtie par les Jésuites
et à leurs frais, sous le vocable de l'Immaculée-Conception ^ ;
i. Le 20 août 1658, le P. Ragueneau écrivait au R. P. Général, à
Rome : hi monte Regio universim 200, sive viri sive feminœ ; neque
enim plures sont illic incolœ. [Apud Tria flumina, duo Patres illic
sufficiunt pro 300 ad summum viris et feminis, tum etiam pueris.
Quebeci et in circumjacentibus villis (Sillery, Reaupré, etc.) vix 1200
animée numerantur. (Arch. g'en. S. J.) Le même Père écrivait, huit ans
auparavant, au Général Piccolomini, le 8 oct. 1650 : Colleg-ium Que-
becense decem habet è nostris Patribus, coadjutores septem, domes-
ticos perpétues duodecim, sex item famulos, quibus solis stipendia
solvuntur. Quehecum urbs vocatur; ut verius tamen dicam, prœter
arcem, nostramque et duas monalium domos, vix quidquam occurrit
ad aspectum, quod speciem habeat, non urbis dicam, sed ne vici
quidem ignobilis. Triginta circiter domos Gallorum, hùc illùc nullo
ordine sparsos, videre est. Alii Quebeco distant longissime ad unam,
duas, imo ad quinque et decem leucas; disjuncta procul Mapalia,
circa ripas magni fluminis, cui à 8*° Laurentio nomen est. Vix sexentse
omnino animée, senes ac pueri, viri ac mulieres, œtatis omnis. Diebus
festis, satis fréquentes in sacram sedem conveniunt, nonnulli tamen
rarissime, qui longius nimirùm Quebeco distant. Quo sanè fit ut
quoniam parochi hic vices gerimus, necesse sit unum è nostris
Patribus identidem concursare in hœc loca adeô disjuncta, nulli ut
opéra nostra desit et auxilium spirituale. (Arch. gen. S. J.)
1. Journal des Jésuites, pp. 136, 137, etc.
— 159 —
une résidence, fondée en 1634, par le P. Le Jeune, et une
mission florissante, surtout à la belle saison, quand les
Algonquins et les Outaouais apportaient au fort leur car-
«•aison de pelleteries.
Villemarie, grâce à l'association de Xotre-Dame de Mo
n-
tréal, avait déjà, après quinze ans d'existence, outre sa
modeste église en bois, un Hôtel- Dieu, à peu de distance
du fleuve, fondé par M*^*' Mance et desservi par elle et
quelques pieuses filles d'un grand dévouement ; une
école, encore à l'état primitif^ pour les petits garçons et les
petites filles, où la sœur Bourgeois déployait toute l'activité
de son zèle et préparait les éléments de l'importante congré-
gation enseignante de Notre-Dame de Montréal *. La popu-
lation de ce poste pouvait être alors de deux cents âmes;
et (( ce petit peuple vivait en saints, tous unanimement, et
dans une piété et une religion, telles que sont maintenant
de bons religieux 2. » Les murs de Notre-Dame de Bon-
Secours s'élevaient rapidement : le P. Le Moyne en avait
posé la première pierre.
En dehors de ces centres principaux de population fran-
çaise, il existait encore deux missions : celle de Sillery,
dont l'église était fréquentée par les colons français, fixés
ça et là autour de la résidence des Pères, par les sauvages
sédentaires 3 et les Montagnais errants; celle de Miscou,
1. Les servantes de Dieu en Canada, par C. de Laroche-Héron.
Articles : Hôtel-Dieu de Montréal et Congrégation de X.-D. de
Montréal.
2. Annales de THôtel-Dieu de Montréal.
3. Le P. Ragueneau au G^i Piccolomini, 8 oct. 1630 : Residentia
Sylleriana S'^ Michaelis haud procul Quebeco distat, ad tria circiter
Millaria. Hœc algonquinorum sedes est, quos Iroqœi, tôt cladibus,
atque hoc anno recens sic delevere, vix ut centum adhuc restent in
vivis ; tristes omnino atque exiguse reliquise gentis olim et numerosae
et florentissimse ; sed quibus tamen christiana fides sapiat, miseris
licet atque afflictis. (Arch. gen. S. J.)
— IGO —
où se trouvaient « bon nombre de Français, plus ou moins
sédentaires, attirés là par le commerce, la chasse et surtout
la pêche 1 ». Cette dernière mission comprenait le district de
Miscou, Richibouctou et le Cap-Breton. « Le district de
Miscou, dit la Relation de 1659, est le plus peuplé, le
mieux disposé et où il y a le plus de chrétiens ; il com-
prend les sauvages de Gaspé, ceux de Miramichi et ceux
dé Nepig-igoùet. » La résidence des missionnaires et la cha-
pelle étaient situées dans l'île de Saint-Louis, auprès des
habitations françaises ; de là les Jésuites rayonnaient sur
le vaste territoire qui s'étend depuis Gaspé jusqu'au Cap-
Breton'-.
Toutes ces églises, Québec, Trois-Rivières, Montréal,
Tadoussac, Sillery et Miscou étaient gouvernées par les
Pères de la Compagnie de Jésus. Ils y exerçaient seuls
toutes les fonctions curiales : ils offraient le Saint-Sacri-
fice, ils administraient les sacrements, ils instruisaient le
peuple, ils catéchisaient les enfants et les préparaient à la
première communion. On rencontrait dans les environs de
Québec, au Château-Richer, à Beaupré, sur le coteau
Sainte-Geneviève, des habitations solitaires que s'étaient
construites les colons sur la terre à eux concédée par le
seigneur du lieu 3. Les Jésuites n'abandonnaient pas
cette portion dispersée du troupeau : « [ils allaient aussi
1. Vie^de M(/r de Laval, t. I, p. 145.
2. Relation de 1659, p. 7.
3. « Le système de colonisation consistait non seulement à distri-
buer des terres aux émig-rants autour de Québec, mais encore à
concéder d'immenses étendues de terrains à titre de tenure seigneu-
riale à ceux qui, par leur fortune et leur situation, paraissaient en
état de créer eux-mêmes des centres de population... Les Seigneurs,
concessionnaires sous-concédaient à leur tour des portions de terrains
moyennant une rente perpétuelle très minime. » (La France aux-
Colonies, par M. Rameau, 2*' partie, pp. 14 et 15.)
— 161 —
souvent que possible, avec leurs chapelles portatives, célé-
brer une ou deux messes le dimanche dans quelques-unes
des habitations les plus convenables, et quelquefois à de
grandes distances pour procurer l'avantag-e des sacrements
aux colons dispersés cà et là sur les rives du grand
fleuve 1 . »
Dans sa Relation adressée au Souverain Pontife sur son
vicariat apostolique, Mgr de Laval disait en parlant de ces
Pères : « Ils me sont d'un grand secours, tant pour la
desserte des Français que pour celle des sauvages. Tou-
jours prêts à entendre les confessions et à annoncer la
parole divine, ils enseignent le catéchisme aux enfants et
aux ignorants, et forment tout le monde à la piété, en par-
ticulier comme en public. Ils visitent avec une égale
attention les gens du peuple et ceux de la haute société,
exercent les œuvres de miséricorde et répandent partout
de nombreuses aumônes... Ils ne reçoivent rien pour l'admi-
nistration des sacrements'-. »
1. V7e de Mgr de Laval, p. 244. — V. la note 1 de la page 158, — .
Le 7 nov. 16o2, le P. Le Mercier écrivait de Québec au Général
Nickel : Hic animo quieli et lœti vivimus, minime quidem otiosi ; nam
et audienis confessionibus, etpiis pcr domos et pagos excursionibus,
concionibus habendis, erudiendis in scholâ pueris, ac docendse
publiée in templo doctrinœ eg-regiam Patres nostri omnes operam
navant. (Arcli. g-en. S. J.)
2. Relatlo missionis Canadensis, 16G0 : a Patres Societatis Jesu
mihi auxilio sunt, tum apud Gallos, quamcumque in partem mittere
eos velim, iisque ad omnia ministeria uti, tum apud barbares, quos
hactenus soli excoluere, et quorum ling-uas soli intellig-unt et perfectè
loquntur (Mandements,... des Evoques de Québec, publics par
Mgr IL Têtu et Tabbé C.-O. Gagnon, t. I, p. 24)... Confessionibus et
divini verbi prsedicationi vacant, catechismum pueros et rudiores
docent, publiée et privatim omnes ad pietatem informant, plebeios
œquè ac primarios religiosè visitant, misericordiae opéra exercent,
multisque eleemosynis pauperibus subveniunt Gallis œquè ac barba-
ris... Nihil recipiunt ex administratione sacramentorum. » (Ihid
p. 25.)
Jés. et Noiiv.-Fr. — T, II. \i
— 162 —
Le même prélat écrivait, vers la même époque, au Géné-
ral de la Compagnie, Goswin Nickel : <.<. J'ai vu ici et j'ai
admiré les travaux de vos Pères ; ils ont réussi, non seu-
lement auprès des néophytes qu'ils ont tirés de la barbarie
et amenés à la connaissance du seul vrai Dieu, mais encore
auprès des Français, auxquels par leurs exemples et la
sainteté de leur vie, ils ont inspiré de tels sentiments de
piété, que je ne crains pas d'affirmer en toute vérité, que
vos Pères sont ici la bonne odeur de Jésus-Christ, partout
où ils travaillent ^ . »
Ces religieux n'accomplissaient pas seulement le ministère
paroissial avec zèle, par la puissance de l'exemple, par la
parole et par l'administration vigilante des sacrements, ils
veillaient aussi avec efficacité àla conservation dubon ordre et
des bonnes mœurs ; au grand mécontentement de plusieurs, et
quelques historiens leur en font un reproche 2, ils détournèrent
de la traite des hommes actifs et intelligents, et leur con-
seillèrent de s'adonner de préférence à la culture de la
terre, croyant par là seconder le sage développement de la
Colonie.
Quelques-uns furent victimes de leur dévouement pour
les Français avec lesquels ils avaient identifié leur vie. A
Saint-Charles de Miscou, le P. Turgis est atteint du mal
de terre en soignant les malades, et y succombe. Son
compagnon, le P. du Marché, frappé comme lui, est con-
traint par la violence de la maladie de repasser en France 3.
d. Documents inédits, XII, p. 2S8.
2. Voir surtout Garneau et B. Suite.
3. Le P. Charles du Marché, né à Paris au mois de mars 1602,
entra au noviciat de Rouen le 18 septembre 1621. Après avoir étudié
un an la rhétorique à Rennes (1623-1624), trois ans la philosophie à
la Flèche (1624-1627), deux ans la théologie au même collège (1627-
1629), il fut nommé surveillant au pensionnat de Clermont (1629-
1630), puis professeur de 5^ à Nevers (1630-1631), de 5°, de 4° et
— 163 —
Le P. de Noue est surpris par une tempête de neige, en
allant desservir les Français du fort Richelieu, et est
trouvé mort à g'cnoux, les veux levés vers le ciel. Aux
Trois-Rivières, les Pères Le Jeune et Buteux se font les
infirmiers des Français, presque tous victimes du mal de
terre 1 ; nuit et jour ils sont au chevet des malades. La
petite vérole s'abat sur Québec, durant l'automne de 1639,
et fait de grands ravages parmi les sauvages et les
Français-'^ les religieuses hospitalières tombent aussi
malades d'épuisement et de privations ; et, pendant ce
temps, jusqu'au rétablissement de ces infirmières dévouées,
les missionnaires se chargent de l'hôpital 3. C'était le zèle
de la religion catholique, c'était l'amour patriotique qui
animait ces dévouements, qui inspirait ces sacrifices.
Sans doute que les Jésuites ne firent alors auprès des
Français que ce que d'autres ordres religieux, tous guidés par
le même esprit de charité et par le même patriotisme,
auraient fait à leur place ; peut-être même que ces ordres
auraient mieux réussi. Il n'en reste pas moins vrai
que la Providence s'est servie des prêtres de la Com-
pagnie de Jésus pour être, pendant près de trente ans, à
l'exclusion de tous autres religieux et en l'absence du
clergé^ séculier, les pasteurs et les pères, les guides et les
de 3*^ à Quimper (1631-1634), surveillant au pensionnat de la Flèche
(1634-1635), enfin en 1635, il est à Notre-Dame des Ang-es, près Qué-
bec [Relation de 1635, p. 33), d'où il se rend à Miscou [Relation de
1637, p. 102; — de 1647, p. 76); il revint de là en France. (Arch.
gen. S. J,, catal.)
1. Relation de 463i, pp. 91 et suiv.
2. Relation de 1640, p. 39.
3. Le P. de Quen mourut en 1659 en visitant et soig'nant à l'hôpi-
tal de Qué])ec les Français, victimes de fièvres pestitentielles, appor-
tées par le vaisseau venu de France le 7 septembre. « Le P. de
■Quen, dit Marie de Flncarnation {Lettres historiques, 57^), par sa
grande charité a pris ce mal et en est mort. »
— 164 —
amis des colons français établis sur les bords du Saint-
Laurent ; et cette mission providentielle, ils l'ont remplie
avec empressement, avec édification, avec un désintéresse-
ment complet. C'est le témoignage que leur rendent les
contemporains ^ ; c'est le jugement que porte sur eux
Mgr de Laval, dans ses lettres (( au Souverain Pontife, au
Roi très chrétien et à la Reine sa mère, aux illustrissimes
seigneurs de la Congrégation de la Propagande et à un
grand nombre d'autres personnes-. » Tout le monde ne
1. Voir, par exemple, les lettres de Marie de rincarnation, les
Annales des Ursulines et des Religieuses hospitalières de Qué-
bec, etc.. Le gouverneur des Trois-Rivières, Pierre Boucher, un
des premiers habitants de la Nouvelle-France, écrivait en 1663, dans
son Histoire véritable et naturelle : « Nous avons icy les Pères
Jésuites qui prennent un grand soin d'instruire le monde ; de sorte
que tout y va paisiblement, on y vit beaucoup dans la crainte de
Dieu ; et il ne se passe rien de scandaleux, qu'on n'y apporte aussitôt
remède : la dévotion est grande dans tout le pays. » Et ailleurs :
« Les Pères Jésuites secondent ses desseins(de Mgrde Laval), travail-
lant dans leur zèle ordinaire infatigablement pour le salut des Fran-
çais et des sauvages. » (Edit. de 1882, Montréal, pp. 9 et 154.)
V. également les Voya(jes de Champlain, les lettres officielles et
intimes de Mgr de Laval.
2. Lettre de Mgr de Laval au Général de la Compagnie de Jésus,
à Rome (Documents inédits, XII, p. 259.) — ■ Le Général Nickel
répondit à la lettre de Mgr de Laval, le 12 janvier 1600 : Magnâ cum
animi voluptate legi litterasillustmœ ac rêver™*» Domiii* Vestrse mense
augusto proximè elapso ad me datas. His enim ità suum ergà Socie-
tatem nostram afîectum testatur, ut nostri omnium muneris sit tan-
la? benevolentiae et charitati pro viribus respondere. Gratias ago
<]uam maximas possum illust™'» Dominni Yestree quod tam bénévole
scripserit ad summun Ponlificem et ad regem christianissimum
aliosque de laboribus Patrum nostrorum, qui vineam Domini suis
istic laboribus excolunt.Animatihaud dubiè exemplisillust^œ Domina'*
Vestrœ, Conantur suse vocationi respondere et animarum salutem non
imprigrè promovere. Gaudeo mirificè quod illust"^» Dominai V «isatis-
faciunt, eosque ipsius paternse charitati commendo, Deum enixè
precatus ut pro bono Ecclesiœ suam valetudinem diù servet. (Arch.
gen. S. J.)
— 163 —
pensait sans doute pas comme cet évèque, il FaYoïie lui-
même : « Car vous avez ici, dit-il au général GosAvin
Nickel, des envieux ou des ennemis qui s'indignent contre
vous et contre moi ; mais ce sont de mauvais juges qui se
réjouissent du mal et n'aiment point les triomphes de la
vérité 1 . »
La race de ces hommes , dont se plaint le prélat, n'a pas
disparu ; elle se retrouve dans des écrivains, natures hon-
nêtes, nourries de préventions et de préjugés, qui n'ont ni
des doctrines certaines, ni des opinions entières, qui ont
assez de sincérité pour voir et exposer bien les faits, et pas
assez de liberté d'esprit pour en découvrir les caiises avec
certitude, pour en saisir les rapports avec justesse"-; elle
se reconnaît aussi dans des historiens, qui semblent sacri-
fier de parti pris la justice et la vérité à des sentiments et
à des calculs qu'il vaut mieux ne pas qualifier : ils vou-
draient faire croire que les colons français nont pas été
évangélisés, que l'œuvre bienfaitrice des Jésuites dans la
Colonie, de 1G32 à 1660, est une légende historique ; et, à
force d'afiirmations osées sans preuves, ils en viennent à
dire que V Histoire de la Nouvelle-France est un livre de
prières, qu'il y a de tout dans ce travail, excepté l'histoire
de la Nouvelle-France ; ce qui n'empêche pas ces historiens
de citer et d'analyser, dans la plus grande partie de leurs
ouvrages, des écrivains de conscience et d'érudition, comme
Ferland et Charlevoix^.
1. Lettre de Mgr de Laval au Général de la Compagnie de Jésus,
[Documents inédits, XII, p. 259.)
2. Article de Moreau [Correspondant, 18o4) sur Yllisfoirc du
Canada, par F.-X. Garneau.
3. Notre dessein n'est pas de faire de la polémique, mais de
raconter les faits tels ({u'ils nous ont été livrés par les relations et les
correspondances de l'époque. Aussi, nous renvoyons le lecteur, qui
voudrait s'édifier sur la manière dont tel écrivain écrit à notre
— 166 —
Cependant, si les Jésuites avaient des envieux et des enne-
mis dans la Colonie française, ils comptaient plus d'amis
encore. Les gouverneurs et la population avaient confiance
en eux. Le gouvernement canadien les emj^loyait dans les
circonstances difficiles, ici pour ménager une alliance, là
pour assurer l'exécution d'un traité, ailleurs pour représen-
ter leurs intérêts en France. En 1641, le gouverneur,
M. deMontmagny, et les pj^iiicipaux Français de la colonie
condamnent le P. Le Jeune d^ entreprendre le voyage de
Paris pjoiir le bien public et commun^ \ à deux reprises,
le P. Druillettes est envoyé à Boston par le Conseil et le
gouverneur de Québec, pour y conclure un traité d'al-
liance avec les Anglais; le P. Jogues va chez les Agniers,
à la demande de M. de Montmagny, dans le but d'afïermir
la paix, que ces barbares cherchent à rompre; le P. Le
époque riiisloirc du xvii° siècle au Canada, aux « Histoires de
M. Suite; Protestation par J.-C. Taché-Montréal, 4883 ». S'il nous
était permis d'ajouter un mot à cette Protestation, nous dirions
volontiers que la cause des missionnaires du Canada, de 1632 à 1660,
doit être excellente, puisque YJIistoire des Canadiens français est
forcée de recourir au pamphlet pour la combattre.
1. BelationdciQ^i, p, 1. — M.Gosselin [Vie de Mgr de Laval, t. I,
p. 314) écrit : « Le P. Le Jeune fut envoyé en 1660 (en France) pour
solliciter (le secours), et Mgr de Laval avait tant de confiance dans
rheureuse issue de ce voyage qu'il écrivait cette même année au
Souverain Pontife : On attend de France, l'année proc/iaine, impuis-
sant renfort de soldats contre les Iroquois. » Ce passage est complè-
tement inexact. Le P. Le Jeune rentra le 30 oct. 1649 en France, où
il exerça les fonctions de procureur général de la mission du
Canada. Sa correspondance avec le Général de la Compagnie et les
Catalogues de FOrdre en font foi. Il mourut à Paris le 17 août 1664.
Quant à son voyage de 4641 en France, fait à la demande du gouver-
neur et des principaux habitants, on en verra le but dans une lettre
inédite (Pièces Justificatives, n° VII) du P. Charles Lalemant au
P. Etienne Charlet, assistant de France à Rome. On verra aussi par
cette lettre que le P. Ch. Lalemant n'approuvait pas entièrement les
projets de son confrère.
— 167 —
Movne est chargé d'aller négocier la paix, à Onnontagué
d'abord, puis à Ossernenon, dans l'intérêt de la colonie;
cinq fois il visite les Iroquois en qualité d'ambassadeur, la
dernière fois il est saisi et condamné à mort ; des ordres
sont donnés pour lui fendre le tête. Mais le martyre ne
l'épouvantait pas, habitué qu'il était à faire le sacrifice de
sa vie chaque fois que le gouverneur l'envoyait en mission
chez les Agniers et les Onnontagués. Il échappe cependant
à la mort ; et, après de longs mois passés en captivité, il
revient à Montréal avec dix-huit Français dont il a obtenu
la liberté ^
« Les missionnaires ont encore été depuis Champlain,
dit Moreau, les instruments les plus actifs et les plus utiles
de la colonisation. Nous leur avons dû nos plus importantes
découvertes... Souvent ils ont réussi, par l'ascendant qu'ils
avaient pris sur les sauvages, à détourner la guerre qui
menaçait la colonie; et toujours ce sont eux qui nous ont
concilié les amitiés les plus fidèles, les plus inaltérables
dévouements des tribus indigènes'^. » De Quen remonte le
1. Relations de 16G1 et de 1662; — Histoire de la Nouvelle-France,
t. I, pp. 352-359; — Cours d'Histoire, t. I, ch. XIII, p. 469 ; — Lettres
de Marie de Vlncarnation, 61"^ et 62'^. — Le P. Jérôme Lalemant
écrivait le 25 déc. 1662 au Général, P. Oliva : Ex missionibus dux
siint majoris niomenti.... De altéra missione, etsi non tam remotâ,
magis tanien anxii eramus utpote cùm qui illic inerat Pater Simon
Le Moyne, in niedio inimicorum nostrorum versaretur, oui proindè
non immerito non parum timebamus ; sed quœ Dei gratia est, heri
ad nos rediit salvus et incolumis, cuni iis qui apud illos captivi tene-
bantur Galli octodecim, quorum vitam et libertatem periculo proprige
vitse recuperavit. Hoc unum spectabant qui hoc à nobis officium
expetierant. Sed aliud habebat in consilio Deus, ut scilicet per prse-
dictuni Patrem, multorum salutem operaretur : occasione enim
cujusdam morbi popularis, infantes multos baptisavit, quorum major
pars in cœlum evolavit; provisum et adultis moribundis, captivis
quamplurimis, olim dum liberi essent, baptisatis. (Arch. gen. S. J.)
2. Correspondant, année 1854, p. 354.
— 168 —
Saquenay en 1652 et découvre le lac Saint-Jean, appelé en
montagnais Pacouagami ' ; Jogues et Raimbault arrivent
les premiers au Sault Sainte-Marie ; Champlain et les
Récollets abordent, avant les Jésuites, au pays des Hurons,
mais les Jésuites fouillent dans tous les sens cette immense
péninsule qui forme aujourd'hui la section orientale du
Michigan et qui était habitée, dans la première moitié du
xvii^ siècle, par les Hurons, les gens du Petun et la nation
Neutre ; Brébeuf et Chaumonot descendent jusqu'à la rivière
du Niagara - ; Le Moyne est le premier Français qui visite
les Onnontagués, et, après lui, Ménard et Chaumonot
prêchent la foi depuis le Mohawk jusc{u'au Genesée, dans
toutes les belles vallées de la partie occidentale de l'état de
New- York ; Druillettes remonte la rivière encore inexplorée,
la Chaudière, jusqu'aux sources du Kenebec, il descend le
Kenebec jusqu'à son embouchure ^^ il évangélise les Abé-
nakis, puis il va passer plusieurs hivers chez les Onma-
miouck et les Papinachois dans les régions, au nord du
Saint-Laurent, c[u'aucun Européen n'a parcourues avant
lui^; Buteux, vers la même époque, remonte le Saint-
Maurice et se rend chez les Attikamègues, peuplade timide
1. Vie de Mgr de Laval, p. 168; — Relation de J652, pp. 16-20.
2. Le P. Ragueneau est le premier écrivain qui ait mentionné la
cataracte de Niagara. Dans la Relation de 1648, il écrit ce qui
suit : <( De la même nation Neutre, tirant vers le Midi, on trouve un
grand lac, quasi de deux cents lieues de tour, nommé Erié, qui se
forme de la décharge de la mer Douce, et qui va se précipiter par
une chute d'eau d'une effroyable hauteur, dans un troisième lac
nommé Ontario. » [Note de Ferland, t. I, p. 387.)
3. <( Le P. Gabriel Druillettes fut le premier Européen qui entreprit
le long et pénible voyage du Saint-Laurent aux sources du Kenebec;
puis, descendant ce fleuve, jusqu'à son embouchure, dans un canot
d'écorce, il continua sa course en pleine mer le long de la côte. »
(Bancroft, Historij of the U. S., t. IV, c. XX.)
4. Relations de 1648, ch. VII; — de 16S0, ch. XII.
— 169 —
et docile qu'il a soumise à la foi ^ ; la plupart des tribus
algonquines et montai^naises reçoivent la visite de la Robe
noire ; et pendant que les Jésuites du vaste bassin du Saint-
Laurent s'engagent dans le Saguenay, le Saint-Maurice,
rOttawa, rOswégo, le Richelieu et la Chaudière, et vont,
soit comme ambassadeurs, soit comme apôtres, chez des
nations où nul Français n'a pénétré, les Pères de Miscou et
du Cap-Breton parcourent toute la côte orientale de l'Acadie,
à la recherche d'âmes à convertir 2.
On ne peut le nier, ces découvertes importantes, ces
excursions aventureuses, ces relations intimes et fréquentes
avec les sauvages contribuèrent grandement aux progrès
de la colonie française; elles étendirent ses limites et
ouvrirent de nouvelles routes à son commerce.
1. Relation de 1651, pp. 20-26.
2. L'écrivain des États-Unis, le protestant BancPoft,a écrit : <( Les
Jésuites furent les premiers d'entre les Européens à découvrir la i)lus
grande partie de l'intérieur du Continent et à former des établis-
sements sur les côtes du Maine. Ils explorèrent soigneusement le
Saguenay, découvrirent le lac Saint-Jean et parcoururent le pays
entre Québec et la baie d'Hudson... Cinq ans avant ([u'Elliot de la
Nouvelle-Angleterre eût adressé un seul mot aux sauvages ({ui se
trouvaient à moins de six mille de Boston, les missionnaires français
plantaient la croix au sault Sainte-Marie, d'où ils ])ortaient leurs
regards vers les pays des Sioux et la vallée du Mississipi. » {Hi^torij
of fhe U. S.)
Garneau n'est pas moins affirmatif : « De Québec, les Jésuites se
répandirent parmi toutes les peuplades sauvages, depuis la baie
d'Hudson jusque dans les pays qu'arrosent les eaux du Mississipi.
Un bréviaire suspendu au cou, une croix à la main, ils devançaient
souvent nos plus intrépides voyageurs. On leur doit la découverte
de plusieurs vastes contrées... (Histoire du Canada, t. I, }). 223.)
Bancroft dit encore dans son histoire : « L'histoire des travaux des
missionnaires se rattache à l'origine de toutes les villes célèbres de
l'Amérique française; pas un cap n'a été doublé, pas une rivière n'a
été découverte, sans qu'un Jésuite en ait montré le chemin (Jlistory
of the U. S.)
— 170 —
De plus, l'autorité que les Pères conquirent sur les Indiens
par leur caractère et leurs services fut une des principales
forces du gouvernement de la Nouvelle-France ^ ; il n'y a
que les jug-es prévenus et passionnés à affirmer le contraire;
les esprits droits et élevés leur ont de tout temps
rendu cette justice d'avoir fait servir leur ascendant incom-
parable au grand intérêt colonial. Enfin, la conversion des
sauvages ne fut pas seulement à leurs yeux un moyen
excellent de sécurité et de prospérité pour la colonie, elle
fit de ces mêmes sauvages, suivant l'expression d'un écri-
vain, autant de barrières entre les Français et les Anglais 2.
Tant que les Indiens convertis furent fidèles à leur foi, ils
restèrent attachés à la cause française, et le Canada, avec
le secours de ces puissants alliés, résista Adctorieusement à
toutes les agressions britanniques. Mais « quand ces bar-
rières eurent été affaiblies sur un point, abaissées sur un
autre, quand les colonies anglaises, au moyen de la traite
et de l'eau-de-vie, eurent pu faire, pour ainsi dire, des
trouées dans cette longue ligne de défense, il ne lui fut plus
possible que d'illustrer sa défaite par l'éclat de son cou-
rage 3. » M. Garneau, qui n'est pas un ami des Jésuites,
félicite Champlain « d'avoir assuré à son pays la possession
des ruineuses contrées de la Nouvelle-France sans le secours
23resque d'un seul soldat et par le seul moyen des mission-
naires et d'alliances contractées à propos^. » Par la propa-
gation du catholicisme au sein des peuplades indiennes, les
Jésuites firent donc de la bonne politique française, et la
meilleure sans nul doute.
1. (( La force entière de la colonie reposait dans les missions.
(Bancroft, Hislory of ihe U. S.)
2. Correspondant, 4854, p. 361.
3. Ibicl., p. 362.
4. Histoire du Canada, t. I.
— 171 —
Faut-il ajouter, dans un ordre de choses moins élevé,
que, grâce à leurs relations en France et aux amis de la
Compagnie, ils obtinrent pour la colonie des ressources que
sans eux elle n'eût jamais trouvées? Ces ressources per-
mirent d'élever des chapelles, de bâtir un collège à Québec^,
de secourir beaucoup de malheureux, de contribuer au
développement de l'œuvre coloniale et des missions sau-
vages.
Ces missions n'étaient pas seulement un moyen de
sécurité et de prospérité pour la colonie, elles étaient
encore le but assigné par le gouvernement du roi aux
efforts de la colonisation. Sans doute que nos princes et
les navigateurs avaient en vue, en fondant l'établissement
colonial du Canada, l'accroissement de la puissance fran-
çaise, l'honneur des découvertes et les profits du commerce,
mais l'œuvre évangélique eut une aussi grande place dans
leurs pensées et leurs espérances. Toutes les commissions
royales en font foi. C'est même pour aider à la propagation
de l'Evangile parmi les Indiens qu'un arrêt du Conseil du
Roi du 27 mars 1647 « lit donner la somme de cinq mille
livres pour la nourriture et entretien des Jésuites qui tra-
vaillaient à la conversion des sauvages de l'Amérique septen-
trionale'-. » C'est dans le désir cV assister les pauvres sau-
1 . La fondation du collège des Jésuites attira au Canada des colons :
« L'établissement du collège, dit le P. Le Jeune, sert beaucoup poul-
ie bien du pays : aussi quelques personnes très honnêtes nous sçavent
fort bien dire que jamais elles n'eussent passé l'Océan pour venir en
la Nouvelle-France, si elles n'eussent eu connaissance qu'il y avait
des personnes capables de diriger leurs consciences, de procurer
leur salut et d'instruire leurs enfants en la vertu et en lacognoissance
des lettres. » (Relation de 1636, p. 44.) — On sait que les Jésuites ne
contribuèrent pas peu à faire venir au Canada les Hospitalières et les
Ursulines; nous en avons parlé longuement au ch. II de ce livre.
2. Collection de documents relatifs à l'histoire de la Nouvelle-
France, t. I, p. 131.
— 172 —
vages et les conduire au salut, que Tarrét de juillet 1651
« alloua de nouveau la dite somme aux Pères et leur
accorda, entre autres faveurs, celle de s'establir danstouttes
les isles et dans tous les endroits de la terre-ferme- que bon
leur semblerait pour y exercer leurs fonctions sans estre
troublez i . »
Sans rien sacrifier de ce qu'ils devaient à la pojDulation
française en A'ertu de leurs fonctions ecclésiastiques, tout
en faisant pour elle plus que ne leur imposait le devoir de
leurs charges, les Jésuites regardèrent cependant les mis-
sions sauvages comme leur œuvre principale, et cela dès
leur arrivée au Canada. Voilà pourquoi nous les avons vus
s'y consacrer entièrement, avec un zèle et un dévouement
auquel leurs ennemis eux-mêmes rendent hommage. Plu-
sieurs d'entre eux, Jogues, Daniel, Brébeuf, Gabriel Lale-
mant, Garnier, Chabanel, Garreau, Buteux, ont généreu-
sement donné leur vie dans ce laborieux ministère; les
autres ont pu dire avec Tapôtre : « J'ai fait un grand
nombre de voj^ages et j'ai couru divers périls : périls sur
les rivières, périls de la part des payens, périls dans les
déserts, périls sur la mer, périls parmi les faux-frères. J'ai
souffert toutes sortes de peines et de fatigues, les veilles
fréquentes, la faim, la soif, le froid, la nudité. » Tous ont
conquis le respect, la confiance et l'affection des indigènes
par les ardeurs d'une charité vraiment héroïque. Et quand
la guerre vint chasser les Hurons de leur malheureuse
patrie, les missionnaires s'appliquèrent à recueillir les restes
dispersés de la nation ; ils les aidèrent à fonder un établis-
sement, d'abord dans la petite île de Saint-Joseph, puis à
l'extrémité de l'île d'Orléans. Les Algonquins, les Mon-
tagnais, les Acadiens, les Abénakis et les Iroquois reçurent
1. Collection de documenfii..., t. I, p. 130.
— 173 —
aussi les preuves les plus marquées du dévouement aposto-
lique des relii^'ieux de la Compagnie de Jésus. Nous l'avons
raconté en son lieu. Et partout, dit l'historien de la Nou-
velle-France, « leur dévouement héroïque et humhle tout
à la fois a étonné le philosophe et conquis l'admiration des
prolestants ^. » Ce témoignage est précieux dans la bouche
de Garneau.
Les travaux de ces missionnaires furent-ils couronnés du
succès qu'ils méritaient? Non, s'il faut en croire les ennemis
de ces religieux. Mais ces religieux parlent différemment.
Le P. Jérôme Lalemant, dont personne n'a jamais suspecté
ni la droiture, ni l'honnêteté, ni la valeur, écrivait en 1650
à son F^rovincial, immédiatement après la dispersion défini-
tive de la tribu huronne : « Arrivant au pays, il y a douze
ans, je n'y rencontrai qu'une seule famille huronne chré-
tienne, et deux ou trois qui composaient l'église algonquine
1. Histoire du Canada, par Garneau. — Les Annalistes du Canada
au xvii" siècle, et, depuis, la plupart des historiens de la Nouvelle-
France ont rendu justice à la vertu et au dévouement des mission-
naires de la Compaf^nie de Jésus. Aucun, parmi eux, ne s'était avisé
de dire que les Jésuites avaient été au Canada (( pour y mener une
vie larg-e, épicurienne, jusqu'à garder de la glace pour rafraîchir leur
vin l'été ». Aucun n'avait écrit que la Société n'envoyait dans cette
mission que « de saints idiots ou des membres compromis ». Cette
trouvaille et beaucoup d'autres de la même valeur ont été faites par
Michelet. Les lecteurs friands de ces morceaux d'histoire, si agréa-
blement inventés, n'ont qu'à ouvrir le t. XVII, pp. 180 et suiv.de son
Histoire de France; ils trouveront là les particularités les plus
curieuses, pour ne pas dire les insanités les plus étranges, sur les
missionnaires canadiens. Ils y apprendront aussi que les Relations du
Canada étaient envoyées en France de mois en mois (!) — M. Eugène
Réveillaud, dans un travail qu'il appelle Histoire du Canada et des
Canadiens français, n'a trouvé rien de mieux que de reproduire
comme vrai le portrait des Jésuites par Michelet (p. 97) ; il ne faut
pas demander à cet historien , quand il parle des Jésuites , autre
chose qu'une copie fidèle des sottes inventions de leurs ennemis.
— 174 —
et montagnese; et voilà qu'au bout de ce temps, sortant
du pavs^, à peine y laissa}^ -je aucune famille huronne,
algonquine ou montagnèse, qui ne soit entièrement chré-
tienne-. »
Il est vrai que ces trois nations étaient alors bien moins
nombreuses qu'en 1638. La g-uerre, la famine, les maladies
les avaient décimées ; les Hurons en particulier étaient
réduits à quelques centaines d'âmes, et, huit ans plus tard,
en 1638, on en comptait à peine cent cinquante à Québec;
le reste vivait en captivité chez les Iroquois, ou dispersé çà
et là chez les peuplades sauvages de l'Occident. Quoi c[u'il
en soit du nombre de ces nations, voici ce qu'écrivait, en
1660, Mgr de Laval sur la conversion des sauvages de la
Nouvelle-France: « Jusqu'ici les nations barbares, ap23elées
à la Foi, ont procuré plus d'habitants à l'église triomphante
qu'à l'église militante. A peine une famille, un bourg, une
nation, avaient-ils embrassé le christianisme, que beaucoup
de chrétiens périssaient de maladies pestilentielles, de la
faim ou des horreurs de la guerre. Ainsi le ciel s'est enrichi
des dépouilles de la mort. Partout le travail des mission-
naires a été fructueux ; mais ils semblent n'avoir cultivé le
champ du Seigneur que pour remplir d'élus ses greniers
célestes '^ »
Les Jésuites avaient donc envoyé au ciel, depuis leur
retour au Canada en 1632, beaucoup d'enfants et d'adultes
sauvages; mais relativement à ces élus, l'église de la terre
ne devait compter que peu de fidèles en 1658 : les uns
sédentaires, à Sillery, à Québec et à Montréal, c'était le
1. Le P. Jérôme rentrait en France pour y chercher du secours.
2. Relation de 1650, p. 48.
3. Lettre de Mgr de Laval aux illustrissimes et révérendissimes
seig-neurs de la Propagande, à Rome, aussitôt après son arrivée au
Canada. (Arch. de la Propagande, à Rome; vol. 236, p. 18.)
— 175 —
petit nombre; les autres errants, beaucoup plus nombreux,
composés de Montagnais , d'Algonquins , d'Abénakis et
d'Acadiens. Il serait difficile d'évaluer, même approxima-
tivement, le nombre de ces chrétiens errants, les Relations
ne donnant aucun chiffre précis. On sait seulement que
plusieurs centaines se rendaient chaque année à Tadoussac
pour y accomplir leurs devoirs religieux; d'autres venaient
à Sillery, aux Trois-Rivières et à Montréal, à l'époque de
la traite des pelleteries et s'y fortifiaient l'âme par la
réception des sacrements ; enfin les missionnaires de Miscou
avaient des néophytes un peu partout dans la vaste étendue
de leur mission, plus fervents que nombreux, croyons-nous.
Si l'on ajoute à cette population chrétienne les néophytes
que la crainte des Iroquois et l'éloignement retenaient loin
des postes français et c[ue les Jésuites visitaient chaque
année, on s'expliquera cette parole de Mgr de Laval, dans
sa Relation officielle de 1660 : « Les barbares convertis au
christianisme, répandus çà et là, en grand nombre, hommes
et femmes, font connaître l'évangile autour d'eux i. »
Avant de terminer ce chapitre, il nous semble utile de
revenir sur une autre parole du même prélat au Général
de la Compagnie de Jésus, Goswin Nickel : Vous avez ici
des envieux ou des ennemis, qui s'indignent contre vous et
contre moi-. Les Jésuites étaient en bonne compagnie avec
1. « Silvestres barbari christiaiii, hue atque illuc sparsi plcrique
per silvas, perque invia loca, mac/no numéro viri et feminse fîdem
suani circumferunt. Nonnulli semel in amios singulos eo conveniunt
ubi doceri possint et Ecclcsise sacrameiitis ronovari. Alii vix post
multos aiiiios id possunt, tum quia iter est invium longiusque distant
ad quingenta et amplius leucas ; tum quia Iroquœorum hostiummetus
iter omne infectum reddit. Apud hostes Iroquseos multi omnino sunt
neophyti christiani, viri ac feminœ, prœcipuè Huroncs... » {Mande-
ments des évéqiies de Québec, t. I, pp. 19 et 20.)
2. Documents inédits, XII, p. 259.
— 176 —
leur évéque ; mais ils avaient des envieux et des ennemis,
gens intéressés et peu recommandables, qui constituaient
une infime minorité très remuante ' . Ils avaient des envieux
qui ne voyaient pas sans déplaisir et jalousie leur grand
ascendant sur les sauvages, la religieuse ailection que leur
témoignait la colonie française, le respect et la vénération
dont les entouraient les premiers gouverneurs, les missions
importantes j et le plus souvent périlleuses, que l'autorité
coloniale confiait à leur zèle et à leur dévouement.
Ils avaient des ennemis, et cela se comprend; car il n'y
a qu'un j^as de l'envie à la haine, et les jaloux le fran-
chissent d'ordinaire sans le moindre embarras. Et puis,
étant ce qu'ils sont, comment les Jésuites n'auraient-ils
pas eu d'ennemis? La Compagnie de Jésus a toujours eu ce
singulier pri Allège de compter de chauds amis à sa droite,
et des ennemis déclarés à sa s^auche. Elle avait alors au
Canada quelques ennemis ; elle en avait beaucoup plus à la
Métropole, et ceux-ci se faisaient l'écho des plaintes et des
calomnies de ceux-là.
On reprochait aux missionnaires de faire la traite.
Nous avons dit plus haut ce qu'il faut penser, ce que les
Cent- Associés pensaient eux-mêmes de cette calomnieuse
accusation-.
i. Le P. Ragucneau écrivait de Quél)cc, le 20 août 1658, après le
départ des Jésuites de Montréal : « Amaniur in monte regio
universim ab omnibus ; apud tria flumina amamur etiam nisi à
perpaucis, qui qua?runt nimium quœ sua sunt ; Quebeci et in
cincumjacentibus villis amamur à plerisque. » (Arch. gen. S. J. ;
lettre au R. P. Général, Goswin Nickel).
2. Le 3 septembre 1658, le P. de Quen écrivait au R. P. Général :
(' Improbant in nobis sordidam nescio quam negociationem pellium.
Falsum est. Pellibus enim utimur in hâc mundi parte ad commercium
velut pecunià communi, ab omnibus liujus regionis incolis usitatâ,sine
quibus vix habcmus quse sunt ad vitani conservandam necessaria,
neque mercedem famulis solvere possumus. » (Arch. gen. S. J.)
Le Général, qui n'ignorait pas que les missionnaires ne faisaient
— 177 —
On leur reprochait de ne pas franciser les sauvages, de
crainte de perdre l'ascendant exclusif qu'ils avaient pris sur
eux '. Nous avons répondu ailleurs à ce reproche immérité.
Les Jésuites disaient à leurs contradicteurs : ce que vous
aucun commerce, leur recommandait d'en éviter même l'apparence,
afin de ne pas donner prise aux calomnies de leurs ennemis. Il
écrit au Provincial, à Paris, le 21 janvier 1658 : Ex litteris 13 Dec.
Rfe ^^n ^ molcstum audivi missionem canadensem turbari ah adver-
sariis nostris, quibus ut omnis justœ querelœ pra^scindatur occasio,
Ra Va nostris interdicat omni génère distractionis pellium casto-
rearum quse sapiat vel speciem mercaturae. » — De son côté, le
P. Renault, Provincial de Paris, répond au Général : Monebimus
Patres missionis (^anadensis ut a])stineant vel ab omni specie
Mercatura' })ellium Castorearum. (Arch. gen. S. J.) — Cette
recommandation ne devait pas met Ire un frein à la calomnie, comme
nous le verrons dans la suite.
1. « 11 a paru jusqu'à présent, dit Colbert dans ses Instructions à
M. de Bouteroue du o avril 1008, que la maxime des Jésuites n'a
point été d'appeler les liabitants naturels du pays en communauté
de vie avec les Français, soit en leur donnant des terres et des
ha])itations communes, soit par l'éducation de leurs enfants et par
les mariages. Leur raison a esté qu'ils ont cru conserver ])lus
})urement les principes et la sainteté de nostre religion en tenant les
sauvages convertis dans leur forme de vivre ordinaire qu'en les
appelant parmi les Français. )> Colbert condamne cette conduite
comme préjudiciable à l'État et à la religion. Mais l'avenir montra
ou que les Jésuites avaient bien fait d'agir ainsi ou qu'ils n'avaient
pu agir autrement. Du reste, la raison que donne Colbert de leur
conduite n'était pas la seule, si elle existait réellement. La princi-
pale était que les Français auraient perdu beaucoup au point de vue
moral et religieux, dans cette vie commune avec les sauvages, dans
ces unions des deux races, surtout les premières années de notre
éta])lissement au Canada. L'errement de Colbert était assez répandu
en France, oi^i l'on s'imaginait qu'il suffisait d'un peu de bonne
volonté pour amener les sauvages à vivre avec les Français, à
contracter des alliances avec eux, cà faire élever leurs enfants avec
les petits Européens ; mais au Canada, les hommes sérieux et
expérimentés, ceux qui connaissaient le pays, ({ui n'avaient pas de
parti pris et ne cherchaient que le bien de FEglise et de FÉtat,
pensaient tout autrement, et les faits montrèrent qu'ils n'avaient pas
tort.
Jés. et Nouf.-Fr. — T. II. 12
— 178 —
voulez est impossible ; nous avons fait un essai et Texpé-
rience nous a montré que personne ne francisera les
Indiens. Les contradicteurs, intéressés à convaincre leurs
adversaires ou de mensonges ou de mauvais vouloir,
s'obstinèrent. Mgr de Laval, l'abbé de Queylus, les
Jésuites eux-mêmes firent de nouvelles tentatives de
francisation \ et les tentatives échouèrent pitoyablement i.
On reprochait aux missionnaires de sacrifier les intérêts
de la colonie à l'évangélisation des Indiens. A entendre
leurs ennemis, les Jésuites ont déployé dans cette œuvre
d'évang'élisation im zèle, un dévouement et un courage au
dessus de tout éloge ; mais en revanche, ils se sont peu
occupés des Français, ils ont négligé l'éducation des
enfants, ils n'ont pas rendu dans les paroisses confiées à
leur direction les services qu'on était en droit d'attendre de
pasteurs vigilants. Le lecteur a pu voir par tout ce que
nous avons dit quelques pages plus haut et dans le cou-
rant de cette histoire, jusqu'à quel point cette accusation
s'écarte de la vérité. Les contemporains, Ghamplain,
Boucher, Marie de l'Incarnation, Mgr de Laval et autres
ont rendu sur ce point justice aux Jésuites, et les œuvres
de ces derniers ont une éloquence qui parle assez en
leur faveur. Les premières générations françaises vraiment
chrétiennes du Canada ont été moins ingrates envers eux
que certains historiens de nos jours, héritiers des haines
de quelques esprits malveillants d'alors, de ces hommes
dont Mgr de Laval écrivait : « Ce sont de mauvais
juges qui se réjouissent du mal et n'aiment point les
triomphes de la vérité... Ils n'aiment pas les religieux de la
Compagnie, ou par jalousie, ou parce que les Pères ne
1. Voir le t. I, 1. I, ch. V, de cette histoire.
— 179 —
favorisent en aucune manière ceux qui ont trop d'attache
aux biens temporels i. »
On leur reprochait de fjùner les consciences, attendu qu'ils
avaient seuls la direction des âmes. L'intendant Talon
renouvellera plus tard cette accusation, et, pour obvier aux
graves inconvénients de la tyrannie exercée, d'après lui,
sur les fidèles par les Jésuites, il demandera à Golbert de
« faire passer au Canada quatre bons religieux (Récollets)
qui ne contraignent et ne géhennent pas les consciences ~. »
Marie de l'Incarnation répondait ainsi, en 1638, à cette
accusation : (( Les personnes qui disent que les Jésuites
gênent les consciences en ce pays, se trompent, je vous
assure , car l'on y vit dans une sainte liberté d'esprit. Il est
A^^ai cju'eux seuls ont la conduite des âmes, mais ils ne
gênent personne ; et ceux qui cherchent Dieu, et qui veu-
4. Relatio missionis caiiadciisis, 1660; — Documents inédi/s, XII,
p. 259. — Dans un arrêt du 31 mars 1665, signé Seguier, Colbert
(Archives nationales, registre E 1717, fol. 281), qui ordonne que les
créanciers du Canada remettent leurs titres à M. Talon, on voit que
les « habitants du Canada étaient constituez en de grandes dettes,
qui ne procédaient la plus part que d'intérêts excessifs, aucuns ayant
emprunté à trente et quarante pour cent. »
Nous savons aussi qu'on accusait les Jésuites de « maintenir parmi
les fidèles une trop grande sévérité de vie ». (Instructions de Colbert à
Bouteroue; Saint-Germain, 5 avril 1668.) S'ils avaient été moins
sévères et moins exigeants, on les eût sans doute accusés de relâ-
chement. Leur sévérité, si sévérité il y eut, obtint du moins ce
résultat très important que la Nouvelle-France vit s'élever, sous
leur ferme direction, une robuste génération de chrétiens, aux
mœurs pures et aux convictions religieuses profondes. Aussi, <( sur
six cent soixante-quatorze enfants, dit Ferland {Notes sur les
registres de N.-D, de Québec, p. 39), qui furent baptisés, depuis
Tan 1621 inclusivement, jusqu'à l'année 1661 exclusivement, on ne
compte qu'un seul enfant illégitime ».
2. Mémoire adressé à Colbert en 1669 (Arch. des Colonies, Min. de
la marine, carton de la Nouvelle-France, n. I.)
— 180 —
lent vivre selon ses maximes, ont la paix dans le cœur. Il
pourrait néanmoins arriver de certains cas où Ton aurait
besoin de recourir à d'autres ; et c'est pour cela en partie
que l'on souhaite ici un évêquei. » L'année même où
Marie de l'Incarnation écrivait cette lettre à sonfds, l'abbé
de Queylus dirigeait la paroisse de Quéfcec, aidé de deux
ecclésiastiques séculiers ; or très peu de pénitents s'adres-
saient à eux, et le plus souvent il n'y en avait que trois ou
quatre, tandis qu'on se portait en foule au confessionnal
des Jésuites. « Preuve évidente, écrivait le P. Rag-ueneau à
son Général, que ceux-ci étaient faussement accusés de
faire peser sur les consciences un joug intolérable 2. »
On leur reprochait encore, non seulement de s'opposer
au commerce de l'eau-de-vie, mais d'éloigner des colons de
la traite des pelleteries. Les deux reproches ne manquent
pas de fondement : ils reposent sur des faits parfaitement
exacts. Les religieux avaient-ils tort d'agir ainsi ? Leur
conduite n'était-elle pas dictée par des raisons très sages
et très pertinentes? Toute la question est là. Eh! bien,
il faut l'avouer, ils s'imaginaient avec beaucoup d'autres,
favoriser le grand et permanent intérêt de la colonie,
c'est-à-dire la culture de la terre, en détournant de la traite
exclusive des pelleteries des hommes actifs et intelligents ;
1. Lettre à son fils. Québec, 24 août IG08 [Lettres spirituelles,
p. 198.)
2. Le P. Ragiieneau écrivait de Québec au R. P. Général, à Rome,
le 20 août 1658 : « Amamur Quebeci à plerisque, quod liâc hieme
maxime innotuit, cum D^u* de Queylus et cum eo sacerdotes duo
seculares parochiam occuparent : perpauci enim ac perssepè vix très
aut quatuor ad eos acccdebant confessionis causa, cum in ecclesiam
nostram omnes confluèrent. Quod eô dico Paternitati vestrœ ut
intelligat quam falsô jactatum fuerit ab iis qui Societati nostrœ
infesti sunt, conscientias hic premi intolerabili jugo Patrum
nostrorum. )> (Arch. gen. S. J.)
— 181 —
car ils augmentaient ainsi le nombre des véritables colons.
Et ceux qui sont au courant de l'histoire ne peuvent
ignorer que les marchands de pelleteries ne négligeaient
pas seulement le défrichement du sol ; ils le contrariaient ;
ils lui refusaient opiniâtrement toute satisfaction K En
dehors de ces intérêts matériels, une autre pensée plus
élevée guidait les Jésuites, quand ils conseillaient à des
colons de s'adonner de préférence à l'exploitation des
terres : ils voyaient de leurs propres yeux à quels désordres
moraux entraînait la traite ; ils savaient que le commerce
des pelleteries conduisait, par une pente insensible et
irrésistible, au commerce de Feau-de-vie, que le second
était nécessaire au premier, une des conditions indispen-
sables, du moins la plus importante, de son développement.
Nous parlerons dans la suite de la traite de l'eau-de-vie.
Pour le moment, n'est-il pas permis de dire que les
Jésuites devaient à leur conscience de restreindre par les
moyens en leur pouvoir, par leurs conseils et leurs exhor-
tations, un commerce dont ils connaissaient les déplorables
résultats ?
Enfin une dernière accusation, la plus grave de toutes,
reprochait aux missionnaires de sortir des limites de leurs
fonctions sacerdotales, de s'éloigner des règles de leur
Institut, en prenant une part trop active et immédiate à
i. Le Correspondant^ 18o4, p. 364.
Garneau, dans son Histoire du Canada, dit à la page 147 du t. I,
l'*^ édition : (( Toutes les Compag-nics (marchandes) se ressemblent
en un point ; c'est-à-dire qu'elles ne faisaient rien ou presque rien
pour le Canada. Elles n'avaient pas fait défricher un seul arpent de
terre ; et il est constant qu'elles regardèrent en Canada comme en
Acadie l'établissement du pays comme destructif de la traite. »
Et p. 305 : (( Les traitants, fidèles au système qu'ils ont suivi dans
tous les temps et dans tous les lieux, faisaient tous leurs efforts
pour entraver les établissements et décourag'er les colons. »
— 182 —
tout ce qui concernait les intérêts de la colonie. Colbert
signalait ce grief dans ses instructions à l'intendant de la
Nouvelle-France : « Les Jésuites, dont la piété et le zèle
ont beaucoup contribué à attirer dans ce pays les peuples
c[ui y sont à présent, y ont pris une autorité qui passe au
delà des bornes de leur véritable possession, qui ne doit
regarder que les consciences i. » Leur autorité était grande,
en effet ; ils ne l'avaient pas prise, elle était venue à eux.
Il y avait parmi eux des hommes de valeur et de gouver-
nement, des esprits distingués ; à cette époque, personne
dans la colonie ne les égalait en intelligence et en savoir ;
ils dirigeaient la conscience des gouverneurs, des magis-
trats, de tous les habitants ; on les consultait avant de
prendre une décision importante ; on demandait leur avis
sur les lois et les règlements, et ils provoquaient eux-
mêmes les mesures les plus sages contre le libertinage,
l'ivrognerie et les désordres de toutes sortes ; ils jouissaient
d'un ascendant considérable sur les sauvages ; les missions
les plus difficiles, d'un haut intérêt pour la colonie, leur
étaient confiées ; ils étaient chargés de la direction des
communautés de femmes, de l'instruction du peuple, de
l'éducation des enfants et de l'évangélisation des sauvages;
enfin, un édit royal avait nommé le supérieur de Québec
membre de droit du conseil supérieur. Il ne faut pas
s'étonner, après cela, de la grande influence qu'avaient
les Jésuites dans la Nouvelle-France ; c'est le contraire qui
serait surprenant.
Cette influence même ne devait-elle pas être la source
féconde de jalousies et de haines ? N'explique-t-elle pas
suffisamment les plaintes des uns et les griefs des autres?
1. Instruction au sieur Talon, s'en allant intendant de la Nouvelle-
France. Paris, 27 mars 1665.
— 183 —
Il n'en fallait pas tant pour faire partir en guerre les
envieux, les jaloux, les ambitieux et les affamés. Les
Jésuites étaient en même temps conseillers et directeurs,
on faisait remonter jusqu'à eux la responsabilité des mesures
qui déplaisaient, des lois et des règlements qui refrénaient la
licence ; membres du conseil souverain, on leur attribuait
l'initiative de toutes les décisions où l'on trouvait à redire.
Ceux qui les mettaient ainsi en cause, étaient, bien
entendu, leurs ennemis ; les mécontents et les jaloux, ceux
qui ne peuvent supporter nulle part l'action du prêtre, et
qui voyaient partout la main ténébreuse d'un Jésuite. Ces
hommes d'opposition étaient peu nombreux, mais, gens
turbulents, ds faisaient beaucoup de bruit ; et leurs
j)laintes, retentissant au delà des mers, trouvaient un écho
à la cour du roi, au cabinet du ministre Colbert.
Cependant, nous l'avouerons bien volontiers, il eût été
préféra])le que le supérieur de la mission du Canada ne
siégeât pas au conseil souverain ; cette haute fonction,
sans être incompatible avec le ministère sacerdotal, pou-
vait en certains cas être plutôt préjudiciable au ])ien
spirituel de la colonie. Le conseil était saisi de toutes les
questions de l'ordre administratif, religieux, militaire,
judiciaire et temporel. Le prêtre était donc appelé à émettre
son avis sur toutes ces questions. Etant donnée son influence
sur le gouverneur et sur les autres conseillers, n'y avait-il
pas là un inconvénient et un danger ? Les Pères du Canada
ne furent pas éloignés de penser ainsi, puisqu'ils se deman-
dèrent, dans une consulte tenue le 6 août lGi7, s'ils
accepteraient la charge de conseiller. // fut conclu que ouy^
quil le fallait faire, dit leur Journal ^ » En outre, nous
1. Journal (/es Jrsiiites, p. 03, — Nous avons vu, au ch. IX, p. G7,
note 1, que le P. Jérôme Lalemant fut le premier Jésuite, membre
du conseil de Québec. Obligé d'aller en France en 1650, il partit de
— 184 —
savons par plusieurs letti-es inédites, conservées aux
Archives générales de la Société, et écrites de Québec au
Québec le 2 novembre et nomma le P. Ragucneau vice-recteur du
collège et supérieur de la mission. Ce dernier entra au conseil, au
mois de noveml^re IGoO et en sortit le 0 août IGo.'], remplacé par le
P. Le Mercier. Quatre Jésuites seulement firent })arlie de ce conseil :
J. Lalemant, P. Ragueneau, F. Le Mercier et J. de Quen. Parmi
eux, le P. Rag-ueneau seul y a occupé une grande place, beaucoup
trop grande, à notre avis. Les Pères écrivirent à leur Général que le
vice-recteur se mêlait lieaucoup des affaires publiques du pays et
des intérêts j)rivés des colons : (lircn piihlica pari ter et privât, i
externorum. 11 continua à s'en occuper, même n'étant plus supé-
rieur. 11 exerçait surtout une influence considéral)le sur le gouver-
neur, M. de Lauson, dont il obtenait tout ce qu'il voulait. Les Pères
qui se plaignirent avec plus de vivacité — leurs lettres existent aux
Archives générales de la Société — sont Poncel, Vimont, de Quen
et Le Mercier. Aussi le Général Nickel ordonna-t-il au Provincial de
Paris d'éloigner le P. Ragueneau de Québec : » Dabimus operam
apud R. P. Provincialem ut recenti malo op|)ortuno efficacique
remedio occurratur (Epist. P. G. Nickel, i)raq). gen. S. J. ad
P. Yimont, 10 Januar. 16oG). » Le Provincial transmit cet ordre au
P. de Quen, supérieur de Québec, lequel écrivit au Général,
octobre 4656 : P. Paulum Ragueneau, (juando quidem ea erat
P. Provincialis voluntas, ut è collegio Quel)ecensi amoveretur, ad
residentiam Triuni Fluniinum misi, iniquo licet ferente animo
Domino de Lauson, hujus regionis prorege. Vir est, fateor, ingenuus,
singularis virtutis P. Ragueneau, sed sœculariljus negotiis plus a^quo
implicatus quam Societatem nostram decet et multarum in nos
querelarum causa et odiorum. Cessabunt odia, si al) ejusmodi
negotiis sese expédiât et in missionem remotissimam mittatur. »
Le P. de Quen avait raison. Le P. Ragueneau est un des Jésuites les
plus intelligents que le Canada ait possédés ; d'une vertu éprouvée
et d'un grand cœur, il avait cette faiblesse — personne n'est parfait
en ce monde — de vouloir se mêler des choses politiques, de
l'administration civile et des intérêts matériels des colons, plus qu'il
ne convenait à un religieux. De là, beaucoup de plaintes, dont ses
frères eurent à souffrir. On l'envoya en 1656 aux Trois-Rivières, et,
de là, chez les Iroquois. Le P. Ragueneau accepta l'ordre de son
supérieur avec une simplicité et un entrain qui témoignent d'une
âme très élevée. Ses lettres sont noml^reuses aux Archives générales
de la Compagnie : pas un mot qui trahisse le moindre méconten-
— 185 —
R. P. Général de la Compag^nie de Jésus ^, que plusieurs
Pères auraient préféré voir leur supérieur en dehors du
conseil. Sans doute qu'il y rendait service à la colonie et à
la religion ; mais ce service, n'aurait-il pu le rendre, sans
être conseiller, par des avis motivés, adressés au gouver-
neur et aux autres membres du conseil ? Et ainsi, que de
plaintes intéressées n'aurait-on peut-être pas évitées ! Ce
sentiment, que nous exprimons en toute liberté, ne saurait
infirmer en rien le bien que les supérieurs de Québec firent
dans cette charge, ni incriminer leur conduite; il justifie
encore moins les clameurs de leurs ennemis, et contre eux
et contre les missionnaires du Canada.
Terminons ce chapitre, et, avec lui, cette période que
lord Elgin appelle, dans une dépêche, lâge héroïque du
Canada. La population française n'était pas nombreuse;
elle ne possédait tout au plus que deux mille habitants,
tandis que l'émigration anglaise, fixée dans le Massachusetts,
s'élevait au delà de quarante mille. L'accroissement
hâtif de la colonie anglaise eut de funestes conséquences
au point de vue moral et religieux. Il n'en fut pas ainsi de
la colonie française, qui, en se recrutant lentement de
familles choisies, conserva ses principes de religion et de
moralité ; de telle sorte que la faute justement reprochée
alors au gouvernement de la Métropole de n'avoir pas activé
davantage la colonisation, devint elle-même un grand bien
pour le pays. 01)ligés de vivre du travail de leurs mains et
d'être jour et nuit sur le qui-vive pour ne pas être surpris
par l'ennemi, habitués à une vie de privations et de souf-
frances, ces colons très peu nombreux, qui faisaient en
tcmont. Dans toutes, mémo calme, même sérénité, même dignité;
dans toutes, on reconnaît riiomme de valeur et le vrai religieux.
Aucun Jésuite du Canada n"a écrit autant et mieux <|ue lui.
1. Le P. Goswin Nickel.
— 186 —
même temps le double métier de soldats et d'ouvriers,
acquirent une énergie et un courage incomparables. Enfin,
guidés et portés au bien par des prêtres zélés et instruits,
édifiés et encouragés par des chefs croyants et d'une conduite
irréprochable, éloig-nés des puissantes séductions du vice
et des faciles entraînements du mauvais exemple, ils
contractèrent ces habitudes chrétiennes et morales, qu'ils
devaient transmettre à leurs descendants dans toute leur
pureté, leur vigueur et leur simplicité. La justice des
Canadiens-Français a rapporté aux Jésuites une grande part
de l'honneur de ces beaux résultats. Quelques historiens
veulent aj^peler cela légende; l'histoire, nous l'espé-
rons, conservera ses droits et ne permettra pas que
l'iniquité triomphe de la vérité.
Le pays était mûr pour une organisation définitive du
pouvoir civil et militaire, pour l'établissement d'un évêché
et du clergé séculier. Un nouvel ordre de choses ya com-
mencer ; la colonie, après trente ans de luttes et d'elforts,
est sortie du provisoire. Mazarin touche à sa fin et Colbert
arrive au pouvoir. Quelle sera la place, quel sera le rôle
des Jésuites dans la nouvelle colonie? C'est ce que nous
verrons dans la suite de cette histoire.
LIVRE SECOND
DEPUIS l'érection DU VICARIAT APOSTOLIQUE (1658)
jusqu'à la fin du XVII^ SIÈCLE ET AU DELA
LIVRE SECOND
DEPUIS l'érection DU VICARIAT APOSTOLIQUE (1658)
jusqu'à la FIN DU XYII^ SIECLE ET AU DELA
CHAPITRE PREMIER
Pouvoirs spirituels des Jésuites au Canada. — L'érection d'un évé-
clié à Québec demandée par l'assemblée générale des évèques de
France : Messieurs Legauffre et de Queylus. — Le conseil des
affaires ecclésiastiques propose des Jésuites pour réVéché de Qué-
bec. — Prétentions de l'archevêque de Rouen sur le territoire de la
Nouvelle-France. — Le supérieur du collège de Québec et l'abbé
de Queylus nommés grands vicaires. — L'abbé de Queylus, curé
de Québec ; ses démêlés avec les Jésuites ; son départ pour
Montréal. — M. d'Argenson, gouverneur de Québec.
Le P. Charles Lalemant écrivait de Rouen, le 2 no-
vembre 1633, au P. Charlet, assistant de France à Rome :
« Avec le temps, il faudra un évesque au Canada ; car, pour
maintenant, ceux qui sont là ne dépendent d'aucun éves-
ché ; et les enfants tant des Français que des sauvages bapti-
zés ne peuvent être confirmés ^ »
Le P. Lalemant disait vrai : « Avec le temps, il faudra
un évesque au Canada. » Pour le moment, la présence du
Prélat semblait inutile, la Colonie française se trouvant
peu nombreuse, et les missions sauvages n'étant pas encore
organisées. Au reste, les missionnaires jouissaient de pou-
1. Archives générales de la Compagnie.
— 190 —
voirs spirituels très étendus, qu'ils avaient reçus du Souve-
rain Pontife, par l'entremise du R. P. Général et des Pro-
vinciaux. Ces pouvoirs, dont l'authentique se trouve aux
Archives de la Société, furent renouvelés et accordés
au général Mutins Vitelleschi, le 17 septembre 1629, par le
pape Urbain YIII ^ Etendus aux pays au delà des mers, à
toutes les régions de l'Orient et de l'Occident, ils furent
rédigés, en 1637, sous une forme nouvelle, comprenant
vingt-huit articles. Cette même année. Sa Sainteté confirma
de son autorité pontificale ces articles qui avaient été j^réa-
lablement soumis à une longue étude, puis approuvés en
congrégation générale, en présence de douze cardinaux et
de quatre prélats -.
Toutefois, les missionnaires des Indes avaient des privi-
lèges particuliers, que le P. Petau supplia le Saint-Père
1. Ces pouvoirs datés du 17 septembre 1629 se trouvent, pp. 128-
129, t. I, dans la (( Colleccion de Bulas, Brèves y otros documentos
relativos a la Igiesia de America y Filipinas por el P. F. J. Ilernaez,
S. J. ; Bruselas, 1879. » On lit dans la bulle adressée au R, P. Géné-
ral : « Quibuscumque presbyteris dictée Societatis, quos tu, Fili
Prœposite, seu pro tempore existens prsepositus Generalis istius
Societatis Jesu perse velaliosad id elegeris, seu elegerit,in quibusvis
Orientis, Brasilise, Peru, nova? Hispanise, et aliis ultramarinis regio-
nihus insulisque Oceani maris ac occidentalihus partibus degenti-
bus... »
2. Anno 1(337, sub Urijano Vlll, regulœ seu formula? facultatum pro
missionariis in variis mundi partibus reformatse sunt, et post longum
studium stabilitœ, et denium in congregatione generali coramSS. duo-
decim cardinalibus in eâ prœsentibus et quatuor Prselatis corapro-
batœ, et post à SS. D. N. firmatse (Arch. gen.). Suivent les facultés
en 28 articles, accordées pour quinze ans : « Ad annos quindecim
tantum concessœ intelligantur. — On lit encore à la suite de ces
facultés : u Innocentius Papa X ad quindecim iterùm annos concessit
proxime venturos : Feria V 20 Februarii 1648. P. Hieronymus Lale-
mant, superior missionis seu residentise PP. Societatis in Canada
indiarum novœ Gallise eas facultates accepit secundùm novam for-
mam, cum catalogum facultatum transcripsit ad verbum et punctim. »
— 191 —
de vouloir bien accorder aux Jésuites du Canada'. Le Pro-
vincial de Paris, le P. Etienne Binet, écrivit pour le même
objet au Général de l'Ordre, et celui-ci adressa dans ce sens
une supplique au Souverain Pontife-. Les privilèges furent
accordés.
Munis de ces divers pouvoirs, les Jésuites administrèrent
seuls le domaine royal d'outre-mer, en attendant que la
Nouvelle-France fût dotée d'un évèché et d'un clergé sécu-
lier^. Ils attendirent plus de vingt ans.
1. « Sanclitatis tiisp pedilDus afîusi petimus ut nascentihuicocclesia^
Canadensi, ([ua^ Indis pridem altributa sunt, bénéficia impertiri
digneris. » (D. Petavii Epistolarum libri 1res. Parisiis, S. Cramoisy,
1652, p. 264.)
2. La supplique du R. P. Général, rédigée en italien, est conservée
aux Archives de la Société. Elle est du mois d'août 1638. L'année sui-
vante, le P. Général au P. Binet : « Spero me a summo pontifice pro
Canadensibus aliquid propediem habiturum. » Ces pouvoirs furent
renouvelés par un décret de la Propagande le 7 août 1631, sur la
proposition qui en fut faite par le cardinal Barberini : a Idem fuit
decretum circa Canadam vel novaniGalliam, ut vocant. » (Arcli. gen.)
Le pape Urbain VIII avait renouvelé pour vingt ans, à la date du
17 septembre 1629, pro iilrâque indiâ aliisqne locis Oceaiii, les pou-
voirs accordés aux Jésuites par ses prédécesseurs. Innocent X les
renouvela pour vingt ans le premier mars 1649. (Juris Pontificii do
propagandâ fide, vol. I.)
3. L'abbé Ferland {Cout\^ cVhisf., t. I, p. 277) est dans le vrai quand
il dit que les Jésuites reçurent leurs pouvoirs de Rome. M. Paillon,
au contraire, a cru bon tVuf/îrmer, sans se donner la peine de prou-
ver le fait, que « ces religieux s'adressèrent avant le départ, à Tar-
chevêque de Rouen pour obtenir des pouvoirs » (t. I, p. 280). Le
respect nous oblige de taire les motifs qui ont empêché cet écrivain
d'être véridique ; mais le lecteur les devinera facilement, en lisant
V Histoire de la Colonie française et les Remarques (manuscrites) sur
la huile de Mgr de Laval. — Après avoir affirmé sans preuves que les
Jésuites demandèrent leurs pouvoirs à l'archevêque de Rouen, M. Pail-
lon conclut : la juridiction de l'archevêque de Rouen sur le Canada
n'étant pas certaine, les pouvoirs par lui conférés aux Jésuites ne
l'étaient pas non plus. Cette conclusion est exacte : posilo absurdo,
— 192 —
Cependant le clergé de France, réuni en assemblée g'éné-
rale, au couvent des Augustins à Paris, lit une première
démarche en faveur de cette institution, le 25 mai 1646. Dans
la séance de ce jour, Mgr de Grasse « représenta à la Compa-
gnie que c'était une chose digne de la piété et de la dignité
du clergé de France de travailler à la perfection d'un si reli-
gieux dessein, afin que l'Fglise que Dieu avait assemblée au
sequitur cjuodlihet. — En outre, ajoute cet auteur, il n'intervint
jamais de Rome aueun acte officiel qui validât les pouvoit^s dont usaient
les PP. Jésuites. Pourquoi un acte serait-il intervenu, puisque les
Jésuites reçurent leurs pouvoirs de Rome et non de Rouen? Cet
auteur aurait bien du nous dire si jamais il intervint de Rome un acte
qui validât les pouvoirs dont usèrent les premiers Sulpiciens du Canada,
qui reçurent certainement de Rouen, et unitjuement de Rouen, leurs
pouvoirs. — Ajoutons que la thèse soutenue par M. Paillon contre
les Jésuites porte une atteinte grave et injuste à la réputation de
ces religieux et de rarclievèque de Rouen. Voilà, en effet, un archevêque
qui confère des pouvoirs, à partir de 1632, sans savoir s'il a juridic-
tion sur le Canada ! Voilà des prêtres, bons théologiens, profès de
leur ordre, qui vont demander des pouvoirs à un archevêque dont la
juridiction n'est pas établie, qui n'a pas, d'après eux, le Canada sous
sa dépendance (Lettre du P. Ch. Lalemant, citée plus haut, 2 nov.
1633) ! Voilà des religieux, et parmi eux des hommes vraiment
pieux, tels que Jogues, Rrébeuf, Le Jeune, de Noue, Daniel, etc.,
qui exercent pendant des années des pouvoirs, dont la validité est
douteuse, et qui n'ont pas assez de bon sens et de conscience pour
les faire valider à Rome ! En vérité, M. Paillon traite lestement rar-
clievèque et les missionnaires ; il compte par trop sur la naïve cré-
dulité des lecteurs. — Si M. l'abbé Casgrain n'avait pas accepté sans
contrôle, avec une précipitation fâcheuse, les assertions de l'abbé
Paillon, il n'aurait pas trouvé les Jésuites dans une position mal défi-
nie {Opinion publique de Montréal, 5 nov. 1883), il ne leur aurait pas
donné une leçon, à tout le moins inutile, de théologie. Peut-être aussi
n'aurait-il pas approuvé cette supposition passablement déplacée de
l'abbé Paillon dans les Remarques sur la bulle de Mgr de Laval :
a La clause que Québec fut dans le diocèse de Rouen — clause
insérée dans la bulle de Mgr de Laval (elle n'y est pas ; voir
Pièces Justificatives n» Vlll) — aura apparamment été insérée à
la bulle sur la demande des RR. PP. Jésuites, afin de justifier par
— 193 —
pays du Canada, avec tant de merveilles, ne demeurât pas
plus longtemps privée d'un évêque qui la gouvernât. » Puis il
ajouta : « L'établissement d'un évêque en Canada ayant
jusqu'ici été reculé à cause de la guerre qui était entre les
deux plus puissantes nations du pays, maintenant que la
paix établit la sûreté et le commerce entr 'elles, il n'y a
plus de sujet de différer. Les Français qui sont habitués en
€es quartiers, désirent ardemment la consolation d'un pas-
teur qui les régisse dans l'ordre de la Hiérarchie, et leur
administre, et à leurs enfants, le sacrement de la confirma-
tion ; les Infidèles qui se convertissent, en ont particuliè-
rement besoin, pour être fortifiés en la Foi qu'ils ont
embrassée. Messieurs de la Compagnie de Montréal sont
disposés à contribuer de leur part, tout ce qu'ils pourront
pour la subsistance de l'évêque qui serait nommé et de son
clergé ' . »
Mgr Godeau, évêque de Grasse, ne met pas les Jésuites
parmi ceux qui désiraient l'envoi d'un évêque au Canada.
Cela se comprend : ami des Jansénistes-, il n'aimait pas
leurs adversaires, et en faisant le silence sur les mission-
naires du Canada, il laissait assez voir, sans le dire, que ces
religieux n'approuvaient ni l'institution d'un évêché à Qué-
là, et d'une manière authentique, la juridiction qu'ils avaient exercée
au Canada, depuis la reprise du pays par les Français. » \J apparem-
ment avec tout ce qui suit est du plus haut comique, et nous dispense
de toute réilexion. Ne serait-il pas plus sage de faire jouer aux
Jésuites un rôle moins ridicule?... Ces derniers ne demandèrent pas
seulement à Rome les pouvoirs dont ils avaient besoin au Canada,
mais même les dispenses qui pouvaient être utiles aux Français.
Nous possédons une copie de la supplique, datée de 1632 et adressée
au Souverain Pontife.
i. Collection des procès-verbaux des assemblées générales du
clergé de France, t. III, années 1645 et 1646, p. 379.
2. Mémoires du P. Rapin, par L. Aubineau, t. I, p. 132; t. II,
p. 384, et t. III, passim.
Jés. et Nouu.-Fr. — T. If. 13
— 194 —
bec, ni l'établissement d'un clergé séculier. La vérité est^
comme les événements se chargèrent de le montrer, que le
temps n'était pas encore venu de fonder un évêché dans la
Nouvelle-France. Marie de l'Incarnation écrivait, en effet, le
11 octobre 1646 : « On parle de nous doi\ner un évêque en
Canada. Pour moi, mon sentiment est que Dieu ne veut
pas encore d'évêque en ce pays, lequel n'est pas assez bien
établi. D'ailleurs, nos Révérends Pères y ayant planté le
christianisme, il semble qu'il y ait de la nécessité qu'ils le
cultivent encore quelque temps, sans qu'il y ait personne
qui puisse être contraire à leurs desseins ^ »
Les associés de Montréal n'étaient pas de cet avis. Eta-
blis depuis trois ans seulement à Villemarie, et désirant
faire nommer évêque un de leurs membres, ils travaillèrent
dès 1645 à faire ériger l'évéché de Québec et jetèrent les
veux sur M. Legauffre pour occuper ce siège épiscopal. Ce
choix était excellent. Thomas Legautfre, autrefois maître
des comptes à Paris, aujourd'hui prêtre et coadjuteur du
P. Bernard, la Providence des prisonniers, des malades et
des pauvres, était un homme d'un grand zèle et d'une
haute vertu, qui avait donné trente mille livres pour la
fondation du nouvel évêché. Mazarin approuva ce choix,
les Jésuites y applaudirent. Mais Dieu renversa en quelques
jours tous ces beaux desseins. M. LegaulFre mourut pen-
dant une retraite qu'il faisait sous la direction du P. Hays-
neuve-, et il ne fut pas remplacé.
Pourquoi ne fut-il pas remplacé? Mgr Godeau en donna
la raison dans l'assemblée de 1655 du clergé de France :
1. Lettres spirituelles, 1. 42^
2. Lettres spirituelles de Marie de rincarnation, lettre 42^ — His-
toire de la Colonie Française, t. II, pp. 47 et suiv. — Vie de Mgr de
Laval, par Tabbé Gosselin, t. I, ch. V1I% p. 93.
— 195 --
« Sur la fin de TAssemblée, tenue à Paris en Tannée
4645, dit-il, Mgr le cardinal Mazarin v étant entré,
je me suis servi de cette occasion pour représenter
la nécessité d'établir un évèque dans la Nouvelle -
France... Mais depuis ce temps-là les guerres arrivées
entre les Hurons et les Iroquois dans le Canada, et les
troubles de la France ont empêché l'exécution de ce des-
sein ^ » Ces paroles justifient pleinement les Jésuites qui
prétendaient, à l'époque de la première assemblée du
clergé de France, que le temps n'était pas encore venu, à
cause de l'état précaire où se trourait la colonie, de
créer un évêché à Québec-. M. Faillon est également forcé
4. Assemblées générales du clergé de France, t. IV, p. 368.
2. Histoire de la Colonie Française, pp. 47 et suiv. ; — Vie de Mgr
de Laval, par Fabbé Gosselin, pp. 95 et suiv. — Dans le chapitre VII
du tome F'", M. Gosselin ne fait que résumer ou copier M. Faillon,
sans omettre les réflexions désagréables de ce dernier contre les
Jésuites, ses insinuations injustes, sa manière de présenter les choses
toujours en faveur des associés de Montréal. Citons deux exemples
seulement. — 1) D'après M. Faillon, « il est bien probable que, sans
les efforts de la Compagnie de Montréal, on n aurait point songea
donner un évêque à ce pays, et qu'il en aurait été du Canada comme
de la Martinique et des autres îles françaises... » Si cet historien ne
nous avait pas habitués aux assertions gratuites, pour ne rien dire
de plus, il y aurait de quoi étonner dans ces quelques lignes, que
M. Gosselin n'a pas osé reproduire. On n'aurait pas songea donner
un évêque au Canada! Est-ce que, plus de vingt-cinq ans avant les
efforts de la Compagnie de Montréal, \o P. Biard n'avait pas proclamé
la nécessité du gouvernement de Févèque et des prêtres séculiers
[Relation de 1616, p. 21)? M. Faillon cite lui-même ses paroles, t. II,
p. 52. Est-ce que le P. Lalemant n'écrivait pas, dès 1633, au R. P.
Général, par Fentremise du P. Charlet, assistant de France à Rome,
qu'âDec le temps il faudrait un évêque au Canada, car ceux qui étaient
là ne dépendaient d'aucun évêque? — 2) Le 11 octobre 1646, la Mère
Marie de l'Incarnation écrivait : Pour moi, mon sentiment est que
Dieu ne veut pas encore d' évêque en ce pays; et elle donnait deux
raisons de son sentiment à elle : d'abord le pays n'est pas assez établi ;
ensuite, il y a de la nécessité que les Pères cultivent le christianisme
— 19G —
d'en convenir : (( Si Ton considère, dit-il, ce qui eut lieu
immédiatement après (la mort de M. Legauffre), savoir que
la paix avec les Iroquois fut rompue au bout d'une année
encore quelque temps sans quil y ait personne qui puisse être contraire
à leui^s desseins [Lettre spirituelle 47''). C'est son sentiment quelle
exprime, et nous partageons sa manière de voir. Mais l'historien de
Mgr de Laval part de là pour écrire ce qui suit, p. 96 : (( Ces der-
nières paroles de Marie de Flncarnation font suffisamment entendre
que les Jésuites, outre la raison avouée qu'ils alléguaient pour s'opposer
à la nomination du nouvel évêque, à savoir que le temps n'en était
pas encore venu, en avaient une autre qu'ils ne donnaient pas, c'est
qu'ils craignaient que ce nouvel évèque n'eût des vues différentes
des leurs. » M. Gosselin renchérit ici sur son maître, M. Faillon, en
mettant sur le compte des Jésuites, et en l'exagérant, le sentiment
personnel de Marie de l'Incarnation. En outre, comment les Jésuites
pouvaient-ils, après la mort de M, Legauffre, s'opposer à la nomina-
tion d'un nouvel évèque, de crainte quil n'eût des vues différentes des
leurs, puisque, de l'aveu même de M. Gosselin (p. 99), « tout le monde
était d'accord qu'il fallait que le nouvel évêque fût agréable aux
Jésuites, alors seuls chargés de toutes les missions du Canada? » Ne
pourrait-on pas, avec raison, émettre l'idée que certai/is se montrèrent
très empressés à demander un évêque, pour faire nommer un de leurs
amis, et écarter ainsi la nomination d'un Jésuite, nomination qu'ils
redoutaient par dessus tout? Les Jésuites n'avaient pas la même
ambition pour leur Ordre : ils le prouvèrent assez en refusant
l'épiscopat, comme on le verra plus loin, en 1650. Déjà, au mois
d'octobre 1648, le P. Vimont ayant écrit au R. P. Général qu'il n'y
avait pas lieu de hâter la nomination d'un évêque, à cause des grands
troubles et des guerres survenus au Canada, le général Piccolimini
lui répondit le 20 janvier 1649 : « De episcopo non est quod moneat
Ria Va ut lente festinem ; ea enim cura non ad me pertinet, et optan-
dum id munus ah societate procul esse. « (Arch. gen. S. J.) — Inutile
de relever les inexactitudes de détail, qui ne sont pas rares dans
Faillon, de la p. 48 à la p. 53; citons seulement, pour mémoire, cette
phrase de la p. 48 : « Le P. Georges Delahaye, qui prenait soin alors
de la mission du Canada. Le P. Delahaye fut, en effet, consulté,
d'après ce que rapporte Marie de Flncarnation [Lettre spirituelle 67",
p. 80), mais il ne prenait nul soin de la 7nission de ce pays; il était
supérieur de la maison professe de Paris. C'est le P. Le Jeune qui
était procureur à Paris de la mission de la Nouvelle-France, et le
P. Charles Lalemant secondait ses généreux efforts pour la prospérité
de cette mission.
— 197 —
et que la g-uerre avec ces barbares réduisit la Colonie
française aux dernières extrémités, on conviendra en
effet qu'un évêque n'était pas encore devenu nécessaire ^ »
Cependant le gouvernement de la Métropole ne renonça
pas à ce projet; il se contenta d'en ajourner l'exécution à
de meilleurs jours. Ce qui le prouve, c'est que l'année sui-
vante (16i7) le Roi déclare, dans les articles dressés pour
l'établissement du Conseil de Québec, que le supérieur des
Jésuites fera partie de ce Conseil, « en attendant, dit l'arrêt,
qu'il y ait un évêque au Canada. »
Les Cent-Associés, piqués au vif par la démarche pré-
maturée de la Société de Montréal, s'avisèrent aussi de
faire du zèle. En 1650, les directeurs de cette Compagnie
prièrent la Reine-mère, Anne d'Autriche, d'obtenir de
Rome l'érection de l'évêché, et ils proposèrent pour ce
siège le P. Charles Lalemant. La Reine-mère, qui s'inté-
ressait plus que personne, à l'avenir religieux du Canada,
porta la demande des Directeurs au Conseil des affaires
ecclésiastiques. Le P. Paulin, confesseur du Roi, y assis-
tait. Trois noms furent discutés : Lalemant, Ragueneau et
Le Jeune, tous trois Jésuites. Ragueneau avait déployé
dans les missions huronnes les plus hautes qualités du
supérieur dévoué, prévoyant et organisateur. Le Procureur
de la mission à Paris écrivait de lui : « C'est un ouvrier
intelligent et industrieux-. » L'auteur du répertoire du
clergé canadien est encore plus louangeur : « Aucun mis-
sionnaire peut-être, dit-il, ne contribua davantage au
progrès du christianisme en Canada et ne mérita mieux le
titre d'apôtre'^. »
1, Histoire de In Colonie Française, t. II, p. 53.
2, Epistola P. Pauli Le Jeune ad R. P. Gencralem, antc Kal. Jan-
narii an. 1654 : « Pater iste egreg^ius est et industrius operarius in
vinea Domini. » (Arch. g-en. S. J.)
3, Répertoire , \). 33.
— 198 -
Mais on a dit avec raison que tel brille au second rang,
qui s'éclipse au premier. Devenu recteur de Québec et supé-
rieur des missions du Canada, en remplacement du P. Jérôme
Lalemant, il mécontenta les missionnaires comme supérieur
en s'immisçant trop dans les affaires civiles et administra-
tives de la colonie, et comme membre du conseil, il déplut,
toujours par le même motif, à un assez grand nombre de
colons.
En revanche, il fut l'ami et le conseiller intime du gou-
verneur, M. de Lauson, dont il dirigeait la conscience;
situation très délicate, dont il ne sut pas tirer bon parti ^
pour le bien général de la colonie. Il se laissa sans doute
entraîner par un amour excessif du bien public, par le désir
très légitime de fortifier la foi dans les âmes, d'assurer à
l'église la première place dans l'administration coloniale;
il n'en fit j^as moins fausse route ^. Sa fonction de membre
du conseil peut excuser en partie ses excès de zèle, elle ne
les justifie pas complètement.
Charles Lalemant, que ses aventures sur mer ont rendu
célèbre, n'avait ni le talent ni les défauts de son confrère.
La vie dure du missionnaire à la recherche des âmes n'allait
pas à son tempérament; s'il ne reculait jamais devant les
ordres de l'obéissance, les supérieurs, qui savaient ses répu-
1. Lettre du P. Barthélémy Vimont au R. P. Général, Goswiii
Nickel, 16 oct, 1652 : <( Yerum est quod superior (P. Ragueneau)
videtur se plurimum implicere cum Domino Gubernatore et aliis viris
consiliariis hujusce regionis ad omnia plene gerenda negotiorum.
Undè oriuntur clamores aliqui contra ipsum et contra nos. Sed videtur
eum cogère aliqua nécessitas ad stabiliendam coloniam et tuendum
religionis statum » (Arch. gen. S. J.). — En 1655, le P. Poncet
écrivait aussi au même P. Général : « P. Ragueneau nimis se
immiscet in rébus gubernii, quarum rerum notitiam non habet...
Gubernator est plenè ad manum Patris, et indè odia in Societatem
suscitantur. » [Ibid.). D'autres lettres confirment ce qui est dit dans
celles-ci.
— 199 —
g-nances, ne le condamnèrent pas à vivre au milieu des sau-
vag-es. Il resta à Québec, et là il se conquit les sympathies
de tous les colons, sans en excepter les coureurs de bois,
qui faisaient pour lui ce que personne n'obtenait d'eux i. Le
P. Le Jeune, son supérieur au Canada, comprit que ce Père
rendrait plus de services à la mission, en qualité de pro-
cureur général à Paris, que dans ses fonctions de directeur
-des consciences et de régent à Québec; il le renvoya en
France-. A Paris, il devint l'ami le plus écouté des
•directeurs de la Compagnie de la Nouvelle-France; il se
répandit même très vite dans la société parisienne, et
■se lia d'amitié avec le prince de Conti. Actif, aimable,
fidèle à ses amis, très dévoué, il sut remplacer ce qui
lui manquait du côté de la science, par une éducation
•distinguée et un grand savoir-faire. On ne l'aimait
pas à la Cour à cause de sa liaison avec le prince de
"Conti; on l'accusait même de favoriser la Fronde. Le
P. Paulin l'avait en aversion; Anne d'Autriche redoutait
son influence; Mazarin le faisait espionner. Le P. Lalemant
était alors supérieur de la maison professe de Paris. Le
Tellier prévient Colbert qu'il a besoin d'être surveillé, et
'Colbert lui répond : « Son Eminence (le cardinal Mazarin)
m'ordonne de vous écrire que vous preniez la peine de vous
informer du Père Le Mérac ou de quelque autre Jésuite,
si on ne .pourrait pas trouver quelque expédient pour faire
changer avec bienséance le P. Lalemant. En ce cas. Son
Eminence en écrira au Père Général ^. » Trois jours plus
tard, il écrit encore : « Son Eminence a été assurée par le
P. Paulin qu'il (le P. Lalemant) ne ferait rien contre les
1. Voiries Relafions de 1632, 1633, 1634, 1635 et 1636, passmi.
2. Relations de 1638, p. 31 ; — de 1640, p. 37.
3. Correspondance de Colbert avec Le Tellier, Compiègne, 12 juin
1650, t. I, p. 12.
— 200 —
instructions et le bien du service du Rov, et, pour plus de
précaution, elle vous j^rie de le faire éclairer de près par
quelqu'un de vos amis de cette Compagnie ^. »
Evidemment, cette candidature ne devait pas être agréable
à la Reine-mère, et elle ne le fut pas, en effet. Cependant,
on ne l'écarta pas. Peut-être trouvait-on là Y expédient
recherché d'éloigner avec bienséance de Paris le dangereux
supérieur.
Le candidat préféré de la Reine-mère était le P. Le
Jeune-, des trois le plus complet incontestablement. Son
caractère manquait de souplesse ; on sentait en lui l'homme
de tête et de volonté ; le cœur se montrait moins ou n'appa-
raissait qu'à travers la constance du dévouement. Le pro-
testant converti ne se défît jamais de sa première éducation.
Dur envers lui-même, il éprouvait une certaine peine à
comprendre, dans ses rapports avec les inférieurs, la néces-
sité des ménagements. Son administration à Québec se
ressentit plus d'une fois de la raideur native de son carac-
tère. Moins doux que ferme, il ne sut pas assez mélanger
dans une juste mesure ces deux éléments constitutifs d'un
parfait gouvernement : la force et la suavité. Toutefois, des
qualités de premier ordre rachetaient ce défaut : intelli-
gence, savoir, sens pratique, connaissance des hommes et
des choses, amour du devoir et du sacrifice, constance
persévérante, il possédait tout cela à un haut degré, au
dire de ses contemporains. A notre avis, ce fut le mission-
naire le mieux doué de la Nouvelle-France au xvii^ siècle.
Jérôme Lalemant et Paul Ragueneau se rapprochèrent le
4. Lettre du 15 juin 1650. (Ihid.). — Voir dans la a Première Jeu-
nesse de Louis XIV, par le P. H. Chérot; Desclée, 1692, » une lettre
du Paulin, datée de Paris, 15 décembre 1652, pp. 133-435.
2. Histoire de la Nouvelle-France, par le P. de Charlevoix, t. I,
p. 339.
— 201 —
plus de lui par l'ensemble de leurs qualités, ils ne l'éga-
lèrent pas. Anne d'Autriche l'estimait particulièrement et
le consulta souvent. Ce fut lui qu'elle recommanda à Rome.
Ce qui n'empêcha pas le Conseil des choses ecclésiastiques de
proposer les trois candidats et de renvoyer aux Pères de la
Compagnie de Jésus pour le choix de Vun des trois. Les
directeurs de la Compagnie de la Nouvelle-France ne s'en
tinrent pas là : ils écrivirent au Général de l'Ordre une
lettre collective, où ils demandaient pour évêque un Jésuite,
et de préférence le P. Charles Lalemant ^
Goswin Nickel, alors vicaire général de la Compagnie,
les refusa tous trois, par cette raison que la règle de l'Ordre
interdisait aux religieux l'accès des dignités ecclésiastiques.
Le P. Lalemant et le P. Le Jeune, avisés de ce qui se
passait, s'étaient déjà excusés de ne pouvoir accepter l'épis-
1. Lettre des directeurs de la Compagnie de la Nouvelle-France
au R. P. Général; Paris, juin 1651. — Le P. Carayon a fait imprimer
cette lettre dans ses Documentai inédits, XII, p. 25o. — Le P. Goswin
Nickel y répondit, de Rome, le 31 juillet 1651 : Canadensis vestra
Societas, Illustrissimi Domini, opus est plénum non modo liberalitatis
magnificse, sedetiam christianœ pietatis, quandoscopus ejus est quod
in cœlo terrisque est maximum, major Dei gloria salusque barba-
rorum. Si quid autem ad illud contulerunt PP. Nostri de suis labo-
ribus, ne vitœ quidem ipsi parcentes, sicut commemoratis, fecerunt
omninô illi quod facere debuerunt, ut dignum vocatione suà probarent
animum, Deoque crcatori suo fidèle praîstarent obsequium, pro quo
mori lucrum. Jam verô quod vos charitatis ardore incensi, cogitatis
de procurando errantibus ovibus magno pastore seu episcopo per
autoritatem regii consilii stabilito, qui sit unus è Societate nostrâ,
1. E., Pater Carolus Lalemant, domus professa^ parisiensis praepositus,
in hoc profecto eximiœ ergà nos voluntatis signum certum agnosci-
mus; credo autem vobis esse notam satis instituti nostri rationem et
arctam votorum obligationem.
Vos itaque facile videbitis quod Deo gratins vestrteque nobilissimae
associationifuerit commodiùs. Intereà vero Deum precaborutcopiosâ
vos benedictione impartiatur, compensans largissimè temporalia
aeternis et terrena cœlestibus. (Arch. gen. S. J.)
— 202 —
copat; ils étaient du reste absolument opposés à la nomi-
nation d'un religieux d'un ordre quelconque, et le P.
Lalemant écrivait au P. Charlet, assistant de France à
Rome, Aq prendre garde qu aucun religieux n'eût cette
charge ^ .
Le Conseil des choses ecclésiastiques et les directeurs de
la Compagnie de la Nouvelle-France n'insistèrent pas, parce
que la France était à cette époque trop bouleversée par les
agitations des Frondeurs; l'affaire de l'évêché de Québec en
resta là jusqu'à de meilleurs jours.
Depuis quatre ans, du reste, la situation des missionnaires
du Canada s'était profondément modifiée au point de vue
de la juridiction ecclésiastique. Nous avons vu qu'en 1632
et les années suivantes, ils avaient reçu les pouvoirs de
Rome directement, qu'on leur avait même communiqué les
facultés accordées par les souverains pontifes aux Indes
Orientales. Comme le Canada ne dépendait d'aucun évêché,
ils n'avaient demandé V approbation à aucun évêque. Or,
en 1647, des lettres venues de France leur apprirent que
Mgr l'archevêque de Rouen prétendait avoir droit de juri-
diction sur les pays de l'Amérique septentrionale.
D'où venait cette prétention , et que s'était-il passé ?
Chose curieuse! L'assemblée générale du clergé de France,
commencée le 26 mai 1645 et terminée le 28 juillet 1646,
ne contient nulle trace de cette juridiction nouvelle. N'était-
ce cependant pas le lieu et l'occasion de parler d'une ques-
tion de cette importance? Et, l'assemblée dissoute, voici
1. Archives génér. de la Compagnie. — M. de la Tour dit dans la
Vie de Mgr de Laval, pp. 10 et H : (( La reine Anne d'Autriche avait
offert cet évêché (de Québec) aux Jésuites comme plus propres que
d'autres à y maintenirle bien qu'ils avaient heureusement commencé;
mais ils le refusèrent, parce que leur institut les exclut de toutes les
dignités ecclésiastiques. »
— 203 —
que Mgr de Harlay se d'clare TOrdinaire de la Nouvelle-
France.
Sur quoi s'appuvait donc cette prise de possession du
territoire canadien? Sur ces faits très simples. Beaucoup de
<?olons sortaient du diocèse de Rouen, et rembarquement
pour le Canada se faisait soit au Havre, soit à Dieppe. D'un
autre côté, les missionnaires, qui partaient de l'un de ces
ports , demandaient à l'archevêché les pouvoirs pour la
traversée ; il est probable aussi que les prêtres séculiers ^ ,
qui vinrent partager les travaux des Jésuites de Québec,
de 1634 à 1648, firent voile de l'un ou l'autre de ces ports
et se munirent, avant le départ, auprès de l'autorité diocé-
saine, des pouvoirs spirituels pour l'exercice de leur minis-
tère sacerdotal ; et ainsi l'archevêque de Rouen, Primat de
Normandie, s'habitua peu à peu à regarder le Canada
comme partie intégrante de son domaine. Ce fut Mgr de
Harlay, qui lit le premier acte d'autorité sur la Nouvelle-
France ; et son successeur alla jusqu'à soutenir que le seul
fait d'avoir envoyé au Canada des prêtres de son diocèse,
mettait ce pays sous sa dépendance'-.
Cette prise de possession ne pouvait être correcte : un
diocèse ne s'agrandit pas ainsi. Pour que les pays d'outre-
mer, nouvellement acquis, vinssent faire partie du terri-
toire administré par l'archevêque de Rouen, une concession
du siège apostolique eût été nécessaire; et, dans le cas
présent, il n'y eut aucun bref, aucune parole, aucun acte
1. Citons, parmi ces prêtres, M. Jean Le Sueur de Saint-Sauveur,
qui arriva à Québec le 8 août 1634; M. Gilles Nicolet, qui vint à
Québec en 1635; M. Antoine Faulx, qui est au Canada, en août 1641,
•et retourna en France en 1644; M. René Chartier, arrivé à Québec le
15 août 1643 ; M. Guillaume Vignal, qui débarqua à Quél)oc le 13
sept. 1648.
2. Histoire de la Colonie Française , t. 11, p. 329. — M. Gosselin,
•dans la Vie de Mr/r de Laval, p. 130.
— 204 —
positif de Rome autorisant le Primat de Normandie à
étendre sa jm^idiction, en dehors de son diocèse, sur le
continent américain. C'est ce que fît savoir la Propagande à
Mgr de Harlay par l'entremise de M. de GuelFier, conseiller
d'Etat, résident de France à Rome^. Les droits de l'arche-
vêque de Rouen n'étaient fondés sur aucun titre, et si les
raisons qu'il alléguait pour les affirmer eussent été valables,
les évêques de Nantes, de la Rochelle, de Rayonne et
d'autres ports de départ, auraient pu faire valoir les mêmes
raisons pour s'arroger les mêmes droits-. De là conflit de
juridiction.
Quoi qu'il en soit de cette grave question, aujourd'hui
résolue, mais enveloppée alors d'obscurités, grâce aux
empiétements de l'église gallicane, il reste un fait certain,
c'est qu'en France, dès 1647, beaucoup de personnes consi-
déraient le Canada comme relevant directement, au spirituel,
de l'autorité archiépiscopale de Rouen. Il semble même que
le gouvernement pensait ainsi, puisqu'il défendit à Rome
les prétentions de Mgr de Harlay 3. Au Canada, on pro-
fessait une doctrine différente, à en juger par le Journal
des Jésuites, qui déclare « que jusques en l'an 1647 on
n'avait eu raport à aucun évêque pour le gouvernement
spirituel de ce pays ^ ».
\. Histoire delà Colonie française, t. II, p. 329.
2. L'abbé de la Tour dit dans ses mémoires sur la vie de Mgr de
Laval : « L'archevêque de Rouen n'avait pour lui que des pouvoirs
accordés à plusieurs missionnaires lors de leur départ, ce qu'il appe-
lait possession, et ce que les évêques de Lizieux, de Saint-Malo, de
Vannes, de Nantes, de Mallezais (La Rochelle), de Bordeaux, de
Rayonne, avaient aussi bien que lui, puisqu'ils avaient également
donné des pouvoirs aux missionnaires qui étaient partis de divers
ports de mer situés dans tous ces diocèses; ce qui n'avait pu incor-
porer à son église des terres nouvellement découvertes. »
3. Faillon, t. Il, p. 333 : Lettres patentes de Louis XIV.
4. P. 196.
— 205 —
Un événement de peu d'importance en soi, quoique
très significatif dans la matière qui nous occupe, est
une preuve nouvelle de l'indépendance de l'Eg-lise du
Canada à cette époque; il prouve du moins qu'elle
croyait ne pas relever de l'archevêché de Rouen. « M. l'abbé
de Quelus, raconte Charlevoix, était venu à Québec, muni
d'une provision de grand-vicaire de l'archevêque de
Rouen; mais comme la juridiction de ce prélat sur la
Nouvelle-France n'était fondée sur aucun titre, et que
les évêques de Nantes et de la Rochelle avaient les
mêmes prétentions que lui ; l'abbé de Quelus ne fut point
reconnu en qualité de grand-vicaire et s'en retourna en
France ^ » Ceci se passait en 1644, et, l'année suivante, le
clergé de France se réunissait en assemblée générale. Si la
juridiction de Mgr de Harlay sur le Canada eût alors existé
réellement, il n'aurait pas manqué de porter plainte contre
le supérieur de Québec, rebelle à son autorité et refusant
de reconnaître son grand vicaire. Il n'en fallait pas tant,
on le sait, pour soulever, en ce temps-là, les protestations
de Fépiscopat français contre les privilèges des religieux,
contre leur esprit ou prétendu esprit d'insubordination. Or,
il n'est trace nulle part, dans les procès-verbaux de
l'assemblée générale, non seulement d'une protestation,
mais même d'une plainte du Primat de Normandie, contre
Facte d'autorité du supérieur de la mission.
Aussi très grand fut l'étonnement des missionnaires,
lorsqu'ils apprirent que ce prélat considérait le Canada
comme relevant de sa juridiction. L'inquiétude vint bientôt
se mêler à la surprise, et cela se comprend. Car, dans la
persuasion où ils vivaient depuis plus de quinze ans, que
le territoire de la Nouvelle-France n'était soumis à aucun
1. Histoire générale de la Nouvelle-France, t. I, p. 340.
— 206 —
évêque, jamais ils n'avaient fait approuver les pouvoirs-
reçus de Rome. Ils avaient exercé les fonctions ecclésias-
tiques, légitimé les mariages, admis les religieuses à la
profession, sous l'autorité immédiate du Souverain-Pontife.
Et en cela ils avaient agi avec la plus parfaite correction ;
il ne leur était A^enu à l'idée ni d'agir ni de pouvoir agir
autrement. Les lettres de France troublèrent, bien entendu,
cette quiétude très légitime ; elles soulevèrent, bien à tort,
dans les esprits de quelques timorés des doutes sérieux sur
la validité de certains mariages et des professions reli-
gieuses.
Puis, que faire désormais? Fallait-il ne rien changer à
la conduite du passé, ou se soumettre franchement à la
juridiction de l'archevêque de Rouen? Avant toute décision.,
il y avait une question de fait à résoudre : les territoires
conquis et possédés par la France dans l'Amérique septen-
trionale dépendaient-ils du diocèse de Rouen ? Les éléments
d'information manquaient pour se prononcer sur cette
question préalable. Le P. Vimont fut donc chargé d'aller
se renseigner en France et de consulter ensuite les théolo-
giens de l'Ordre 1.
Ce qu'il apprit à Paris sur la question de fait n'apporta
pas grande lumière dans son esprit ; tout se réduisait à
ceci, que Mgr de Harlay avait manifesté son autorité spi-
rituelle par plusieurs actes de juridiction. Mais ce pouvoir
était-il réel ? n'était-il pas usurpé ? A notre avis, le
P. Vimont eût mieux fait d'interroger la Propagande sur
i. Le 15 octobre 1647, le P. Vimont écrivait de Québec au R. P..
Général : « Quia res eget consilio et ope veteris nostrse Francise
statuit P. Superior, negocio cum consultoribus deliberato,
mittere me in Galliam, prsesertim cum sint pleraque alia de quibus.
hic dubitamus et quœ cum P. Provinciali consultanda sint. Brevi,.
Deo dante, navem conscendemus in Galliam navigaturi. » (Arch^
gen. S. J.)
— 207 —
ce point capital, de demander à Rome s'il existait un acte
pontifical autorisant l'ag-randissement du domaine spirituel
de l'archevêque de Rouen. Par là on eût peut-être évité
les diflicultés que fit naître dans l'avenir la reconnaissance
des prétendus droits du Prélat. Mais, à Paris, les Pères
pensèrent qu'il y aurait de graves inconvénients à se livrer
à cette espèce d'enquête et qu'il était préférable d'accepter
le fait accompli. Etant donné du reste les pouvoirs très
amples que les missionnaires tenaient directement du Saint-
Siège, les théologiens ne voyaient pas quelles fâcheuses
conséquences pourrait avoir, au point de vue du ministère,
l'approbation de l'archevêque, en supposant qu'elle ne fût
pas valide.
Cette opinion avait sa raison d'être. En conséquence,
dit le Journal des Jésuites , « après avoir consulté Rome,
les principaux Pères de nostre Compagnie de la mai-
son professe et du collège, le sens le plus commun fut
qu'il fallait s'adresser et attacher à M. de Rouen i. » Cette
1. P. 186, — Le P. Vimont consulta Rome, en effet ; mais il n'at-
tendit pas la réponse du Général, et comme les Pères de la maison
professe de Paris et ceux du collèg-e de Clermont furent d'avis qu'il
fallait s'attacher à M, de Rouen, il écrivit de suite au P. Pingeolet
pour obtenir de Sa Grandeur les lettres de grand vicaire. Le
R. P. Général ne croyait pas, comme bien d'autres, à l'autorité que
s'arrogeait Mgr de Rouen sur le Canada. Aussi écrivit-il, le
28 décembre 1648, au P. Etienne Charlet, provincial de Paris :
Fertur Patrem Vimont vicariatum nescio quem ab illustrissimo
Rothomagensi episcopo patentibus litteris accepisse. )> (Arch. gen.
S. J.) Il écrit encore le 18 janvier : « Non intelligimus cur
Patres Canadenses cum haberent ab Innocentio X facultatem admi-
nistrandi omnia sacramenta etiam parochialia in diœcesibus ubi non
erunt episcopi vel ordinarii aut eorum vicarii, vel in parochiis ubi
non erunt parochi vel ubi erunt de eorum licentiâ, tamen confugerint
ad archiepiscopum rothomagensem ut ab eo juridictionem accipe-
rent. » (Arch. gen. S. J.)
Enfin, dans une autre lettre, il s'exprime ainsi sur les raisons que
— 208 —
décision prise, le P. Vimont pria le P. Pingeolet, recteur
du collège de Rouen, d'obtenir de Sa Grandeur des lettres
de Vicaire général pour le supérieur des Jésuites de Québec.
Sa Grandeur les accorda volontiers, et deux ans après, le
30 avril 1649, « elle envoya une patente bien ample, adres-
sée au R. P. assistant, par laquelle elle étaJ^lissait le supé-
rieur de la mission son vicaire général avec toutes les
précautions possibles pour le bien de la Compagnie L »
11 faut croire que les missionnaires ne se montrèrent pas
très fiers de leur nouvelle dignité, puisqu'ils « ne jugèrent
pas à propos de faire encore éclater beaucoup au dehors
cette affaire- j), et cela pendant cinq ans. Et puis, le Géné-
ral de la Compagnie n'avait pas approuvé la démarche du
P. Yimont à Rouen; il ne croyait pas à l'autorité de l'ar-
chevêque sur le Canada. L'archevêque lui-même ne parais-
sait pas très sûr de la légitimité de sa juridiction, telle-
ment il procédait avec mystère et timidité, intervenant le
moins possible et sans bruit.
Son successeur et neveu, Mgr François de Harlay de
Champollion, sortit de cette prudente réserve; il affirma
hautement ses prétentions, en faisant publier dans la Nou-
velle-France le jubilé du Souverain-Pontife, Innocent X.
« Cette publication, sous son nom et autorité, dit le
Journal des Jésuites, est le premier acte qui ait paru notoi-
rement dans le pays 3. »
Tarchevêque de Rouen met en avant pour prouver son autorité spi-
rituelle sur le Canada : (( Rationes illustrissimi archiepiscopi rotho-
magensis nullius hic momenti judicantur (Romce, 28 feb. ; Arch.
gen. S. J.)
1. Journal des Jésuites, p. 186. — On trouvera aux Pièces justifica-
tives, no IX, ces lettres de grand vicaire, conservées aux Archives
génér. de la Société.
2. Journal des Jésuites, p. 186.
3. Ihid., p. 185.
- 209 —
Au reçu du mandement de rarclievéque, les Jésuites
furent passablement embarrassés, car les fidèles ignoraient
que le Canada relevât du diocèse de Rouen. Quelques per-
sonnes et les religieuses avaient seules été mises au cou-
rant de cette affaire. Aussi le supérieur, honoré de la
fonction de grand vicaire, consulta-t-il le gouverneur avant
de j)ublier le mandement, afin de dégager sa responsabi-
lité. Le gouverneur fut d'avis qu'on devait lire le mande-
ment et proclamer le Jubilé, ce qui eut lieu le jour de
l'Assomption (1653); le P. Lalemant profita de la circons-
tance j^our annoncer à la grand'messe que Mgr de Harlav
avait pleine et entière autorité sur la nouvelle Colonie
française^. A partir de ce jour, sa juridiction fut reconnue
et acceptée de tous. Nous verrons plus loin que le Saint-
Siège ne l'admettait pas.
Deux ans après cet événement, qui plaçait officielle-
ment l'Eglise du Canada sous le gouvernement spirituel du
1. Pour justifier sa conduite, le P. J. Lalemant, vice-supérieur
depuis le 6 août (Journal des Jésuites, p. 185), expose longuement
(Jbid., pp. 185-187) les raisons qui le firent agir. On lit, entre autres,
celles-ci : « Son nepveu successeur en sa charge (François de Ilarlay
de ChampolHon) envoya une semblable patente à celle de son oncle
au R. P. assistant, qui nous fut icy apportée avec le mandement pour
la publication du Jubilé... On a de plus h noter que le susdit nepveu
successeur, estant coadjuteur de son oncle, donna lettre démissoire
au sieur Gendron pour recevoir les Ordres Pan 16o2 ; et ce en consi-
dération qu'il estait son sujet pour avoir demeuré environ 10 ans en
ce pays ; le même, depuis la mort de son oncle, a donné un autre
mandat pour faire inquisition sur la vie et sainte mort de nos Pères ;
de sorte que tout cela mis ensemble a fait juger que la chose estait
venue à sa maturité pour la faire dorénavant paraistre et esclater
au dehors quand besoin serait; ce qui s'est fait nunc primum par la
publication susdite du Jubilé soubs le nom et authorité de mondit
seign. Archevesque de Rouen, qui fut qualifié notre prélat ce jour là
15 d'aoust, en la présence de M. le Gouverneur et de tout le peuple
assemblé pendant la grande messe. » [Ibid., p. 187).
Je s. et Noia--Fr. — T. IL 14
— 210 —
Primat de Normandie, rassemblée générale du clergé
de France se tenait au couvent des Augustins, à Paris ^
Les directeurs de la Société de Montréal, qui désiraient
beaucoup avoir au Canada pour évêque un membre de la
Congrégation de Saint-Sulpice, saisirent aussitôt l'assem-
blée de cette double question : l'établissement à Québec
d'un siège épiscopal, et la nomination à cet évêché d'un
prêtre sulpicien. Ils prièrent même Mgr Godeau de proposer
et de faire nommer l'abbé de Queylus. C'est dans la séance
du 10 janvier (1657), présidée par le cardinal Mazarin, que
l'évêque de Vence désigna cet abbé comme ayant toutes les
qualités requises pour les hautes fonctions de l'épiscopat.
En outre, persuadé que ni le Roi ni Mazarin n'accepteraient
un évêque hostile ou simplement peu sympathique aux
Jésuites, il ajouta, de son propre chef ou sur la recom-
mandation des Associés, que la personne de l'abbé de
Queylus était agréable aux Pères Jésuites, avec lesquels il
faut qu'un évêque soit de bonne intelligence pour l'avan-
cement de l'Evangile en ces quartiers-là ^ ».
Cet hommage rendu à la bonne intelligence entre l'abbé
et les Jésuites avait son prix : il servait merveilleusement
les desseins de Mgr Godeau. Par malheur, les Jésuites
n'agréaient pas M. de Queylus-^. Mgr Godeau avait sôigneu- ■
1. (c Cette assemblée, communément appelée de 4653, dura 19 mois,
moins deux jours. Elle commença le 25 octobre 1655 et finit le 23 mai
4657. » (Procès-verhaux, p. 1, t. IV.)
2. Procès-verbal de l'assemblée de 4655, t. IV, p. 369.
3. M. Tabbé Paillon, t. II, p. 275, dit : « Il paraît que les Pères
Jésuites avaient d'abord agréé la personne de M. de Queylus ; mais
peu après... ils songèrent à proposer eux-mêmes un sujet à la
Reine. » Si les Jésuites avaient agréé M. de Queylus le 10 janvier
pour proposer quelques jours après à sa place l'abbé de Laval, ils
auraient fait preuve d'une bien grande légèreté. Tout ce qui s'est
passé au Canada, avant et après l'assemblée de 4655, ne donne-t-il
pas un démenti à cette parole de Mgr de Vence que la personne de
— 211 —
sèment caché le nom de son candidat à l'assemblée jus-
qu'au 10 janvier ; il s'était contenté, le 9 août de l'année
précédente, d'attirer l'attention des prélats sur la nécessité
de l'érection d'un évêché à Québec, puis il leur avait dit
« qu'il avait un abbé qui voulait bien accepter ce poste, et
aller sacrifier parmi les sauvages son bien et sa personne ;
mais qu'il ne pouvait pas encore le nommer^. » Aussitôt que
les Jésuites connurent le candidat de l'évêque de Vence et de
l'assemblée, ils proposèrent, dans ce même mois de janvier,
à la nomination du roi l'abbé François de Laval de Monti-
^ny. Cette proposition fit échouer la candidature de l'abbé de
Queylus, et les associés de Montréal, après cet échec, ne
songèrent plus qu'à faire partir pour Montréal les quatre
ecclésiastiques de Saint-Sulpice, désignés par M. Olier :
Gabriel Souart, prêtre de Paris ; Dominique Galinier,
prêtre deMirepoix; d'Allet, diacre de Paris, et enfin M. de
Queylus, leur suj^érieur 2.
M. de Queylus était agréable aux PP. Jésuites, et à celle de M. Paillon,
que les Jésuites avaient cF abord agitée la personne de M. de Queylus?
M. Gosselin l'a si bien compris qu'il s'est sépare sur ce point et de
Mgr Godeau et de M. Paillon : « Les Jésuites, dit-il, soit qu'on ne les
eût pas consultés d'avance, soit qu'on les eût mal compris, jugèrent
qu'il valait mieux avoir pour évoque un homme de leur choix. » (T. I,
p. 98.) ^
Sur Fabbé de Queylus et les Jésuites, le lecteur peut consulter
M. Paillon, t. II, ch. XII, § 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, et du § 23 au § 31
inclusivement; et M. Gosselin, qui suit presque toujours pas à pas
M. Paillon, t. I de la Vie de Mgr de Laval, p. 98 et p. 111 et suiv.
1. Procès verbal, t. IV, p. 369. — Mgr Godeau, sacré évêque de
Grasse en 1636, avait uni Vence à Grasse en 1644; mais à partir de
1653, il ne retint plus que Vence.
2. On lit dans la Vie de M. Olier, par l'abbé Paillon, t. III, p. 411 :
« La Compagnie de Montréal s'était efforcée depuis vingt-un ans de
défricher et de peupler le pays... Mais cette compagnie ayant perdu
la plupart de ses membres les plus opulents... ; de plus, se voyant
chargée de dettes énormes , résolut de substituer à sa place les
— 212 —
M. de Quejlus se fit nommer, avant de partir, officiai et
grand vicaire de l'archevêque de Rouen pour la Nouvelle-
France. Il emporta avec lui ses lettres patentes^.
Les Sulpiciens s'embarquèrent à Saint-Nazare le 17 mai
1657 ; à la fin de juillet, ils arrivaient à Québec.
M. l'abbé de Quejlus- eut beaucoup d'amis, et ses admi-
rateurs ne lui ont pas épargné les éloges. D'après M. Pail-
lon, son panégyriste, c'est un ecclésiastique pieux, dévoué, '%
instruit, détaché des biens du monde 3. Le récollet, Chrestien
Le Clercq, rend de lui le même témoignage^. Golbert et
l'intendant Talon louent son désintéressement, sa piété et
son zèle\ Ce portrait est flatté, disent quelques-uns; à notre
ecclésiastiques du séminaire de Saint-Sulpice. Les Associés^
remirent donc, par contrat du 9 mars 1663, File de Montréal entre les-
mains du séminaire de Saint-Sulpice. »
1. Ces lettres patentes sont conservées à Tarchevèché de Rouen,,
reg. in-foL, depuis le 26 mars 1657, fol. 7. Elles sont du 22 avrir
1657. Voir aux Pièces Justificatives, n" X.
On trouve dans ce même registre la lettre de Mgr Tarchevêque de
Rouen conférant les pouvoirs aux Sulpiciens à leur départ pour le
Canada. Elle est également datée du 22 avril 1657. Les trois Sulpiciens
nommés dans cette lettre sont MM. de Queylus, Souart et Galinier.
2. Ou Caylus de Thubière de Lery {Faillon, t. H, p. 272).
3. Histoire de la Colonie Française, t. Il, p. 272, et p. 289. — Vie
de M. Olier, t. II, pp. 442 et suiv.
4. Premier établissement de la Foi, t. II, p. 19.
5. Correspondance de Colhert, passim. —• Mgr Godeau fait uni
éloge semblable de Fabbé de Queylus devant l'assemblée de 1655,,
t. IV,p. 369.
On nous a envoyé de Québec différents manuscrits, parmi lesquels
se trouvent : 1) une notice sur l'abbé de Queylus extraite d'un ms^
du séminaire de Montréal, intitulé -.Catalogue historique 2) une vie
de M. de Queylus, par M. Grandet, celle-là môme que M. Failloa
dit exister à Paris, dans sa Vie de M. Olier de 1841. Nous devons-
dire que ces deux documents fourmillent d'erreurs ; aussi M. Pail-
lon lui-môme, qui leur emprunte ici et là quelques détails, ne
les reproduit pas en entier. Ces notices relèvent souvent de la fan-
— 213 —
avis, il est vrai, mais pas achevé. Personne n'est parfait
«n ce monde ; il manque à ce portrait quelques traits, qui
auraient mieux donné la physionomie de l'homme. Le
caractère n'était pas à la hauteur de ses vertus. La suscep-
tibilité était grande en lui, l'impressionnabilité extrême.
D'un tempérament violent et emporté, il ne savait pas le
maitriser. Faut-il dire que ses démêlés avec Mgr de
Laval et avec les missionnaires ne donnent pas une haute
idée de son humilité? L'ambition, malgré le soin qu'il
prend de la cacher, perce à travers beaucoup de ses actes.
Il voulait être le premier au Canada, soit comme grand
vicaire, soit comme évêque ; nous ne lui en faisons pas un
reproche, nous constatons un fait. Toutefois, ce désir
fut-il contenu dans de sages limites? Et, pour le satisfaire,
ne se laissa-t-il pas aller à des actes d'humeur et d'insou-
mission, qu'il fut sans doute, après coup, le premier à
regretter? Ce sont là des ombres au tableau; le tableau
n'en conserve pas moins ses beautés. Mais ces ombres,
C|u'on n'a pas assez fait ressortir, expliquent les événements
qui vont suivre.
On se rappelle que l'abbé de Queylus était venu à
Québec vers I6i4, muni de lettres de grand vicaire de
l'archevêque de Rouen et que les Jésuites avaient refusé de
le reconnaître. Ce refus, bien que motivé, l'avait profondé-
taisie. M. Grandet, prêtre très pieux de Saint-Sulpice, né à Angers le
30 juillet 1646, a laissé une Histoire manuscrite du séminaire cF Angers,
laquelle a été publiée en 1893 par l'abbé G. Létourneau, et beaucoup
d'autres manuscrits d'un grand intérêt. Mais la bonne foi de cet
ecclésiastique a été assez souvent surprise là où il n'a pas vu par lui-
même; ses appréciations sur certains personnages doivent donc
être contrôlées. Tels récits et notices biographiques sont remplis
d'erreurs ; les dates sont souvent inexactes. C'est ce que nous avons
nous-mème constaté par la lecture des manuscrits de ce prêtre, qui
fut le troisième supérieur du séminaire d'Angers.
— 214 —
ment blessé. 11 avait vu aussi avec déplaisir l'échec de sa
candidature à l'épiscopat et la préférence donnée par les
Pères à l'abbé de Montigny. Nous ne dirons pas avec
M. Vigier' qu'il n'avait pu digérer ces a/fronts; l'expres-
sion n'est pas respectueuse. Ces incidents avaient néanmoins-
laissé au fond de son cœur un souvenir pénible, dont l'his-
torien doit tenir compte dans l'appréciation des faits. De
leur côté, les missionnaires durent ressentir une certaine
g-éne, en voyant débarquer à Québec celui qu'ils avaient
forcé de repasser en France quelques années auparavant.
Cependant, au début, ni l'abbé ni les Jésuites ne laissèrent
rien paraître de leurs sentiments réciproques. Le P. de
Quen g-ouvernait alors la mission de la Nouvelle-France.
C'était un religieux d'une bonté pleine de suavité, un mis-
sionnaire qui ne reculait jamais devant la besogne; l'amour
des âmes le rendait entreprenant. 11 ne puisait pas la pas-
sion du sacrifice dans sa volonté, car sa volonté était faite
de faiblesse, mais dans son cœur et en Dieu. Moins bien
doué encore du côté de l'intelligence que de la volonté, il
inspira de sérieuses craintes à ses amis, quand ils le virent
prendre en main le gouvernement de la mission. Comment
allait-il l'administrer?
Un tel supérieur avait peut-être ce qu'il faut pour
calmer par son aimable douceur les vifs ressentiments de
l'abbé de Queylus. Malheureusement, il ne possédait pas les
qualités supérieures de raison éclairée et de fermeté pru-
dente et sage, qui eussent été si nécessaires dans la situa-
tion nouvelle où allait se trouver la mission -.
1. Notes manuscrites sur l'abbé de Queylus.
2. « Patrom Joannem de Quen superiorem verè bonum habemus
et suavem in gubernando ; optandum fuisset ut his temporibus et
ingenio fortior et prudentior extitisset et queni naturœ dona magis
commendarent. » (Epist. P. Ragueneau ad R. P. Generalem, 20 Aug.
1658, Arch. gen. S. J.)
— 215 —
A la nouvelle de l'arrivée de Tabbé de Queylus, le P. de
Quen, n'écoutant que son cœur, accourt au devant de lui à
Fîle d'Orléans et le conduit à Québec; il lui fait visiter la
résidence, l'église, Sillery.
Peu de jours après, M. de Quevlus lui rend sa visite, et,
dans le courant de la conversation, il lui montre ses lettres
de grand vicaire. Le P. de Quen, qui n'avait eu aucun avis
de sa révocation, aurait pu faire observer qu'il se démettrait
volontiers de sa charge aussitôt après avoir reçu un ordre
officiel de l'archevêque de Rouen ; qu'en attendant il était
de son devoir de continuer ses fonctions de a icaire général,
d'autant plus que les lettres patentes accordées à M. de
Queylus n'annulaient pas les pouvoirs donnés antérieure-
ment au supérieur des Jésuites. Elles n'en parlaient pas^.
Par amour de la paix, le P. de Quen préfère se retirer,
sans calculer les conséquences de sa déférente bonté, ou
plutôt de sa faiblesse-. Nous devons dire cependant qu'il
1. Voir aux Pièces Justiflcativen, n° X.
2. Il est à regretter que l'abbé Faillon ait été chercher dans la
Morale pratique des Jésuites parle docteur Arnauld, presque tous ses
renseignements sur les démêlés de M. de Queylus avec les Jésuites.
Il eût pu puiser à source plus pure. Il ne pouvait ignorer que l'œuvre
d'Arnaud a été frappée de la censure de la congrégation de l'index
et qu'un arrêt du Parlement de Paris l'a condamnée. M. Faillon prétend
que le docteur Arnauld n'a fait que reproduire le Mémoire de M. d'Allet,
le secrétaire et V aller ego de M, de Queylus. Si cela est, nous devons
dire que ce Mémoire ne fait pas honneur à M. d'Allet : il suffit de le
lire en entier pour voir que c'est un pamphlet; aussi M. Faillon se
garde-t-il de le citer jusqu'au bout. Nous aimons mieux croire qu'on
l'attribue à faux au secrétaire de M. de Queylus. M. Tross, comme nous
l'avons déjà dit, a cherché aux Archives nationales, à l'endroit indiqué
par M. Faillon, les Mémoires de d'Allet; mais ces cartons, dit-il, ne
contiennent pas de Mémoires de M. d'Allet. (V. ses notes, pp. 59 et 60).
M. Faillon, il est vrai, renvoie assez facilement à des sources qui
n'existent pas ; aussi faut-il accepter ses renseignements sous bénéfice
— 216 —
réserva ses droits jusqu'à plus ample informé. C'était déjà
trop d'avoir remis entre les mains de M. de Que^^lus l'exer-
cice de l'autorité dont il était dépositaire depuis plus d'un
an».
M. de Queylus ne se fait pas prier; il entre immédia-
tement en fonction, et le premier acte de son administration
est de maintenir dans sa charge le P. Poncet, qui desservait
l'ég-lise paroissiale de Québec. Il le fait avec Tag-rément du
P. de Quen, qui se réserve d'une façon expresse, en qualité
de supérieur religieux, le droit de déposer son inférieur,
d'inventaire. En dehors d'Arnauld et de d'Allet (ce qui est la même
chose), il cite aussi à l'appui de son récit sur M. de Queylus et les
Jésuites, tantôt Dollier de Casson, tantôt Belmont, qui ne sont venus
que plus tard au Canada, et par conséquent n'ont pas été témoins ocu-
laires. M. Dollier a écrit sur l'arrivée des Sulpiciens à Québec et
leurs difficultés avec les Jésuites des pages si invraisemblables que
M. Paillon ne les a pas reproduites. M. B. Suite n'a pas eu les mêmes
scrupules (t. III, ch. XI). Nous devons du reste dire que les récits
des sulpiciens se ressemblent tous pour le fond.
Il est à regretter aussi que M. Gosselin n'ait rien trouvé de mieux,
dans Vie de Mgr de Laval, que d'abréger M. Faillon.
V. Paillon ; Histoire de la Colonie Française, t. II, p. 276 à p. 283,
et p. 289 et suiv. ; — Gosselin : Vie de Mgr de Laval, p. 111 et suiv.
M. Paillon dit à la page 281 : <( Les lettres de grand vicaire du
recteur de Québec portaient cette clause expresse que, dès qu'il y
aurait en Canada des ecclésiastiques séculiers munis des mêmes
pouvoirs, le recteur ne ferait plus usage des siens. » Nous voulons
croire que M. Paillon n'a jamais lu les pouvoirs accordés aux Jésuites
par Mgr de Rouen, sans quoi il n'eût jamais écrit une pareille faus-
seté. Il n'y a rien de tel dans les lettres patentes. V. aux Pièces Justi-
ficatives, 11° IX.
1. On lit dans une lettre manuscrite du P. de Quen au R. P. Général,
3 sept. 16o8 : « Verum est me noiuisse ullum actum (potestatis vicarii
generalis) exercere ab eo die, quo D^us abbas de Queylus significavit
mihi suaslitteras, ne malum aliquod indè oriretur ; potestatem tamen
ac jus nec debui nec potui deponere, nisi prius mihi certum fieret
revocatum esse ab illust™" Dqo archiepiscopo Rhotomagensi qui hoc
mihi concessorat... )> (Arch. gen. S. J.)
— 217 —
quand il le jugera à propos, et de le remplacer par un autre
<le son choix'.
Après cet acte d'autorité, il part pour Montréal avec ses
trois ecclésiastiques dans les premiers jours d'août; et le
42 du même mois, le P. Claude Pijart, préposé depuis
sept ans âi la desserte de la cure de Villemarie, résigne ses
fonctions pastorales entre les mains de M. Gabriel Souard.
Le 3 septembre, il est à Québec, où son supérieur, le P. de
Quen, lui confie l'administration de Téglise paroissiale en
remplacement du P. Poncet. Il v avait à peine cinq semaines
que ce dernier avait été confirmé dans sa charge curiale
par le nouveau grand vicaire. Que s'était-il passé depuis?
Comme nous l'avons dit ailleurs, le P. Poncet était un
religieux actif, dévoué, entreprenant, d'une nature impres-
sionnable, prime-sautière. Dans les missions huronnes, il
montra de rares qualités apostoliques, bien qu'il exerça
souvent la patience de ses supérieurs par son esprit d'indé-
pendance, qui frisait parfois l'insoumission ~. La captivité
et les souffrances qu'il endura chez les Iroquois modifièrent
singulièrement cette nature de feu, jDassablement exubé-
rante. Sans rien perdre de son zèle, il devint susceptible,
soupçonneux, irascible, d'humeur chagrine. Ses lettres au
1. « Inter nos (D^um al)bateni de Qucylus et me) convenimus
liberam mihi semper esse potestatem deponendi P. Poncetum ab eo
munere etaliumejus loco constifcuendi, prout nécessitas requircret, et
aliomittendi ; et haec est instituti nostri ratio. » [Ep. P. de Quen, ibid.)
2. Le P. Vimont écrit au g-énéral Carafîa le 15 oct. 1646 : « Pater
J. Poncet quoad obedientiam maie se gessit ab eo tempore quo ver-
satur in bac missione. » (Arch. gen. S. J.). — Le 22 janvier, le général
lui répond : <( Vel meo, si opus est, nomine, P. Poncet ad obedientiam
excitandus est omni ope; clarèque admonendus fore ut in Galliam
remittatur nisi brevi ac seriô emendet quae secùs in eo notantur, cen-
senturque à vobis obstari fructui quem ab illo istic societas spera-
bat. » (Ihid.)
— 218 —
R. P. Général, de 1655 à 1657, indiquent un état d'esprit
assez inquiétant : il est mécontent de tout et de tous, il
dépeint tout ce qu'il voit sous les plus sombres couleurs;
aujourd'hui il veut partir du Canada et être envoyé dans,
une autre mission ; un mois après, il demande à rester où
il est ^ Il est déliant, dissimulé : c'est un malade à guérir^
et le P. de Quen, en médecin charitable, entreprend sa
guérison.
Nommé supérieur de Québec, il lui confie la direction de
la cure. Il se figurait qu'il n'avait affaire qu'à un esprit
chagrin et mécontent, qu'il le remettrait sur pied à force de
soins affectueux et vigilants. L'excellent cœur du P. de
Quen se révélait ici une fois de plus, au détriment peut-être
de la prudence et du bien de la colonie.
Le P. Poncet avait besoin de calme et de repos, et aussi
d'une leçon : il eût fallu le renvoyer en France. A peine à
la tête de la paroisse, il échappe le plus possible à la sur-
veillance de son supérieur, il dirige et administre à sa façon,.
et sa façon est loin d'être la bonne -.
C'est sur ces entrefaites que M. de Queylus le confirme
dans sa charge de curé. Il lui remet aussi, avec ordre de
la lire en chaire, la bulle d'indulgence accordée par
Alexandre VII à l'occasion de son exaltation au souverain
Pontificat. Le P. Poncet, qui croit sans doute n'avoir plus-
de comptes à rendre de son administration paroissiale qu'au
nouveau grand vicaire, porte la bulle à la connaissance
des fidèles, sans prévenir son supérieur religieux. Il y avait
là un esprit d'indépendance, ou un manque de jugement,
i. Lettres du 31 juillet 1655 au R. P. Général; — du 11 août 1655;
— du 27 sept. 1655; — du 9 sept. 1656. (Arch. gen. S. J.)
2. Le P. Vimont écrivait au R. P. Général, le 6 septembre 1658 :
« Pater Poncet, cujus in parseciâ malè regendâ et ludendo superiore
detegebam malum usum... » (Arch. gen. S. J.)
I
— 219 —
qui pouvait amener de graves inconvénients, dans la situa-
tion nouvelle où se trouvait le gouvernement religieux du
pays. Aussi, le P. de Quen, après avoir pris l'avis de son
conseil, fait ce qu'il aurait dû faire dès le principe, à l'arrivée
de l'abbé de Queylus ^ ; il enlève la direction de la paroisse
au P. Poncet et la confie au P. Claude Pijart, qui venait
d'administrer Villemarie, à la satisfaction de ses paroissiens,
pendant plusieurs années.
Malgré ses défauts saillants et ce grand esprit d'indépen-
dance qui le conduisaient parfois à de déplorables écarts, le
P. Poncet ne manquait ni de piété, ni de zèle. Il accepte en
religieux son changement, et, comme la mission iroquoise
s'annonçait cette année riche des plus belles espérances, il
demande avec instances d'être envoyé à Onnontagué. De
graves raisons, sa santé surtout, pouvaient motiver un
refus ; mais on crut devoir accéder à ses désirs. Ce fut une
imprudence, dont rien ne faisait prévoir les conséquences
fâcheuses.
En se rendant à Onnontagué, le P. Poncet s'arrête à
Montréal. L'abbé de Queylus lui fait raconter les divers
incidents qui ont amené son remplacement; et, sous le
faux prétexte d'une violation de ses droits de grand vicaire,
peut-être aussi parce qu'il trouvait l'occasion favorable de
lever le masque, il empêche le Père de continuer sa route ~,
1. C'est par déférence pour Tabbé de Queylus que le P. de Quen
avait laissé le P. Poncet dans sa charge, d'après ce qu'il écrit au R.
P. Général : « Jam ab anno superiore parochumconstitueram P. Pon-
cetum; ea tamen fuit nostra in Dnum Queylus l)enig'nitas, ut quod
postulavit hâc in parte libentor conccsserimus, nec P. Poncetum ab
officio parochi deposuerimus. » (Arch. gen. S. J.)
2. Le 3 septembre 1658, le P. de Quen écrit au R. P. Général :
« Queritur Dominus Abbas, quod Patrem J. Poncetum ab officio parochi
deposuerim, cujus vices gerere ipse Dominus de Queylus voluerat. Me-
minisse débet Dominus Abbas nullam ei me hâc in re fecisse injuriam,
quando quidem ità inter nos convcneramus. Meliori jure de Domino-
— 220 —
le ramène à Québec, renvoie le P. Pijart de sa cure et
prend lui-même la direction de la paroisse. C'était la guerre
ouverte déclarée aux Jésuites. Le P. Poncet, cause invo-
lontaire de la rupture entre ces religieux et le grand vicaire,
comprend aussitôt l'étendue de son étourderie et la situation
très délicate où il s'est mis imprudemment. Il demande à
rentrer en France, et part le 18 septembre par le premier
vaisseau * .
Nous sommes entré dans les menus détails qui précèdent,
donnant à chacun sa part de responsabilité, afin de détruire
la ridicule légende, insérée dans la Morale pratique^ puis
reproduite dans VHistoire de la Colonie Française et dans
la Vie de Mgr de Laval-, laquelle fait de M. de Queylus
un aimable grand vicaire, et du P. Poncet, un martyr.
Abbate conqucrer ego, qiiod dictiim Patrem ab incaepto, jussu meo,
itinere, Qucbccum reduxerit penè reluctantem, falsas causatus rationes,
scilicet ut rationem muneris sui redderet, et ut iterùni eidem officio
restitueret ad delendam sibi illustrissimoque archiepiscopo Rotho-
magensi à me illatam per depositionem Patris Ponceti injuriam. Nulli
enim injuriam facio utens jure meo stansque promissis ; aliundè
vero non tencbatur P. Poncetus Domino Abbati rationem reddere sed
mihi. » (Arch. gen. S. J.)
1. On lit dans la même lettre : « Gratiam hanc petiit à me P. Pon-
cetus ut in Galliam remitterem potius quam ad barbaras gentes :
acquievi ejus petitioni. Verum etsi nolentem remisissem in Galliam,
et rectè eum remisissem ne molestiam sanè magnam, quam nobis
creaverat hùc appellens Dominus Abbas, augeret. Necesse erat hinc
ipsum discedere, Patrum omnium consultorum judicio, ad sedandam
excitatam in nos tempestatem. » [Ihid.)
2. Cette légende, partout la même, inventée par M. de Queylus ou
par son secrétaire, M. d'Allet, ou plutôt par les deux, a été reproduite
dans VHistoire du Montréal, par DoUier de Casson ; dans la Morale
pratique du docteur Arnauld, dans la Colonie Française par M. Paillon,
pp. 281 et suiv., dans la Vie de Mgr de Laval (t. I, ch. VIII, p. 109 et
suiv.) par M. Gosselin, qui copie l'abbé Paillon, enfin dans les Cana-
diens français, par B. Suite, t. III, ch. XI. Elle a paru d'abord dans
la Morale pratique. On se demande comment et pourquoi certains
historiens ont été la chercher en si beau lieu, et se sont évertués à
lui donner l'allure d'une histoire vraie.
— 221 —
L'auteur de la Colonie Française^ après avoir rapporté à
sa façon, sur le témoignage d'Arnauld, les événements que
nous venons de raconter, ajoute par manière de conclusion :
« Si cette nouvelle administration (de M. de Queylus) put
occasionner d'abord quelque froissement entre les ouvriers
évangéliques, malgré les intentions jmres dont les uns et
les autres étaient animés, il est certain que, de part et
d'autre, ils s'eftorcèrent d'entretenir entre eux la bonne
harmonie. » Cette façon expéditive de passer sous silence
les actes arbitraires de l'abbé de Quevlus est peut-être dans
les règles de la charité; elle n'est pas conforme à la justice.
Jusqu'ici, en effet, cet historien s'est attaché à
donner le beau rôle à son héros, rôle plein de tact
et de modération, défiant la plus ombrageuse critique;
tandis que les missionnaires sont accusés d'avoir failli
à leur devoir, d'avoir empiété sur les pouvoirs du
grand vicaire. Il va jusqu'à trouver la conduite du P. de
Quen très dure, injuste même à l'égard de son subordonné,
le P. Poucet^ La vérité historique ainsi faussée, M. Paillon
se montre bon prince ; il se contente de dire que <( le supé-
rieur des Jésuites et M. de Queylus, une fois celui-ci installé
curé de Québec^ se préviennent et se visitent mutuellement
pour cimenter entre eux l'union et la paix-. » Pas un seul
mot de ce que nous lisons dans les Annales des Ursulines
de Québec : « Pendant le peu de temps que l'abbé de
Queylus fut à Québec, il donna bien de V exercice surtout à
nos RR. PP. Jésuites, pour lesquels il ne paraissait pas
avoir bonne volonté. Il détourna aussi M. Vignal, qui était
chapelain et confesseur de notre communauté, et l'engagea
de monter à Montréal, en quoi il nous desservit beaucoup •^. »
1. T. TI, p. 290.
2. T. II, p. 292.
3. Les Ursulines de Québec, t. I, p. 219.
— 222 —
Cet exercice que labbé donna aux RR. PP. Jésuites ne
manque pas de variété. Il leur interdit de dire la messe, de
prêcher et de confesser dans l'ég-lise paroissiale; il leur
défend de remplir les fonctions du ministère sacerdotal en
dehors de la chapelle du collège i ; il les attaque souvent
dans ses sermons au peuple, il se permet de les comparer
aux Pharisiens 2; il les accuse d'avoir abusé de leurs
pouvoirs de grand vicaire ; il prétend que les mariages faits
par eux sont nuls ; il leur intente un procès pour se faire
remettre leur résidence qu'ils ont bel et bien construite à
leurs frais et sur leur terrain, ou pour les obliger à lui en
bâtir une 3 ; enfin il adresse au Général de la Compagnie de
Jésus un long mémoire, où il entasse les plus odieuses
accusations^ contre le supérieur de la mission et les
1. (( Coiiatus est interdicere nos ab omnibus functionibus nostris
extra ecclesiam nostram, nexus potestate prius ab ipso accepta. »
(Epist. P. do Quen, 3 sept. 1658 ; Arch. gen. S. J.)
Parfois cependant il se fait remplacer par les Pères, ou bien il
leur permet de dire la messe hors de chez eux. Journal des Jésuites,
années 1657 et 1658.
2. Journal des Jésuites, p. 222. - u Sœpè nos in concionibus malè
excepit, non sine auditorum stomacho. » (Epist. P. de Quen, ihid.)
3. Ihid., p. 226. Les Jésuites avaient reçu de la communauté de
Québec une somme de 6.000 livres pour la construction de leur
résidence. Mais ils préférèrent rendre cette somme et construire à
leurs frais sur leur propre fonds. (Voir la note, tirée des archives de
la fabrique de Notre-Dame de Québec et insérée dans le Journal
des Jésuites, p. 226.) — Le 3 sept. 1658, le P. de Quen écrivait au
Général G. Nickel : a Dominus abbas de Queylus litem in nos inten-
tavit ut domum ipsi sedificaremus. Lite cecidit, et quidem juste. »
(Arch. gen. S. J.)
4. Le R. P. Général, G. Nickel, répondit, de Rome, à M. l'abbé de
Queylus, le 18 février 1658 :
« Accepi litteras Ven^i^ Dnis V=^ 18 sept^ns ad me datas quibus
ahqua de Patribus nostris mecum expostulat, qui in missione
Canadensi versantur, quasi ipsi minus déferrent. Certus sum Patres
nostros nunquam impedivisse ne episcopus istuc transmittatur,
nihil enim habuit ab ortu suo societas nostra sibi gravius quam ut
— 223 —
missionnaires. A l'en croire, le P. de Quen aurait maltraité
le P. Poncet, il l'aurait même jeté en prison ^ ; les Jésuites
se livreraient au commerce des pelleteries -, ils vivraient
autrement qu'en France, leur obéissance ne serait ni simple,
ni prompte 3; l'autorité du grand vicaire serait méconnue.
îllustrissimos ecclesiœ prselatos humilibus obsequiis demereatur
illisque in saluteni animarum inserviat, nullâ alià sibi proposità
mercede quam majoris simimi numinis gloria. Quod si quid istic
■contigisset quod hujus intentionis puritati tantisper adversaretur,
huic ego statim pro miineris mei ratione prospicerem ; verùm nihil
prius statuere possum quam super his nostros etiam Patres
audierim. Unum addo Patrem Josephum Poncetum aliosque socie-
tatis nostrœ missionarios juxtà institutum nostrum nuUi loco esse
«ffixos, sed semper eos in superiorum suorum dispositione esse ut
mittantur in hanc vel illam mundi plagam ubi majus Dei obsequium
€t animarum auxilium speratur ; et licet non possimus ordinariam
habere juridictionem, possumus tamen delegatam ut in Indiis
<iliisque locis. Cseterum Illustrissima D. V» satis intelligit non posse
promoveri barbarorum conversionem, nisi omnes in eumdem finem
uno animi consensu conspirent : plus enim destrueretur uno die
quam multorum annorum spatio })romoverint primi missionarii, qui
pro Xti evangelio posuerunt animas suas, et nascentem sanè
ecclesiam non tantum sudoribus suis sed sanguine liberaliter irriga-
runt. Nec mirari débet D. Va si P. Joannes de Quen, missionis
Canadensis superior, prsedictum patrem removerit ab officio paro-
chiali, cum Paulus III Felic. record, edicto an. 1649. xv Kal. nov.
nolit superiorem quemquam è suis subjectis deputare ad ullum
€cclesiœ ministerium et si quos iis deputare contingeret, nihilo-
minùs sub ordinis correctione existant, et cum expedire judicabunt
■eosdem romovere possint. » (Arch. gen. S. J.)
1. (( Scribit P^ Y"^ Dominus de Queylus me pariim humaniter erga
P. Poncetum habuisse, me in carcerem ipsum conjecisse. Quam
sit hoc parum veritati consentaneum satis advertit P. V., cum iste
agendi modus non sit in societate usitatus. » (Epistola P. de Quen,
3 sept. 1658, ad R. P. Generalem ; arch. gen. S. J.)
2. « ... Improbat sordidam in nobis nescio quam negociationem.
Dico hoc falsum esse ; absit verbo injuria... » (Ibid.)
3. « Scribit Dominus Abbas nostrorum qui hic degunt aliam esse
vivendi rationem ab eâ quam tenent in Gallià Jesuitœ, neque parem
hic esse in obediendo simplicitatem et alacritatem, quasi nos de
— 224 —
Chose étrange ! Il se plaint au P. Général du P. Vimont
sur différents points, et sur ces mêmes points il en fait
l'éloge dans ses lettres au Provincial de Paris ^
Le Général, Goswin Nickel, envoya le Mémou^e de
Fabbé de Queylus au P. de Quen-, qui y répondit le
3 septembre 1658 par une lettre restée inédite, et qui jette
un jour nouveau sur les événements de cette époque. On ne
connaissait ces événements que par le Journal des Jésuites^.
qui en dit fort peu de chose, et par la Morale pratique, qui
laxioris vitse et inobedicnlise vitio perstringeret. Hoc sanè quam falsà
et inique scriptum sit utraque clamât Gallia vêtus et nova. Novit
etiam P. V. nihil esse nobis charius hic, quam superiorum obedire-
mandatis. Seg-nem hâc in virtute hic adhùc nullum vidi ; strenuos.
omnes et promptos ad solum nutum superioris, vel in rébus difficil-
limis video, et in regularum omnium observatione observantissimos.
Parcat Deus Omnip. ei qui talia scripsit de nobis. » (Epist. P. de
Quen, ibid.)
\. « Me ut audio, apud vestram Paternitatem Abbas vituperavit, et
nunc mira scribit in Galliam ad meam laudem in iisdem rébus qua&
vituperabat. Est ingenium ejusmodi hominum, qui religiosos perse-
quuntur ; bene aut maie dicant isti homines, idem illis, dummodo
religiosos oppugnent. » (Epistola Patris B. Vimont ad R. P. Gene-
ralem, 6 sept. 1658; Archiv. gen. S. J.)
2. Voici la lettre du P. Général qui accompagnait l'envoi du mé-
moire : (( Mittimus ad R. V. exemplar litterarum quas Dominus Abbas
de Queylus 18 sept, proxime elapsi ad nos dédit. In his advertet R. V..
quid iste in nostris reprehendat. Rescripsimus ad ipsum nihil posse
a nobis prius statui quam audiverim R. V. aliosque PP. qui in
missione Canadensi versantur. Quare mittat ad nos accuratam de
omnibus informationem, ut si forte ille easdem aliasve similes nobis
querelas ingereret, haberemus quœ illi ad singula accusationis capita
respondeamus. » (Romœ, 18 jan. 1658, ad. P. J. de Quen; Arch.
gen, S. J.)
Le P. de Quen répondit à cette lettre le 3 sept. 1658, et le
P. Général lui accusa réception de son mémoire justificatif, le
16 déc. d658 : « Binas R. V. litteras accepi eadem Die 3 sept, datas,
quibus nobis exponit statum missionis simulque respondet ad
capita accusationis Domini Abbatis de Queylus. Quod ad Dominum
Abbatem spectat, spero fore ut illustmus Episcopus ecclesise Cana-
densi destinatus cuncta suo adventu componat. » (Arch. gea. S. J.)
— 225 —
en dit beaucoup de mal, au grand désavantage des Jésuites
et pour le plus grand bien de l'abbé. La réponse du
P. de Quen nous a servi de guide jusqu'ici ; elle est en tout
conforme à ce que rapportent les lettres des consulteurs ^ de
la mission, lesquelles se conservent aux Archives générales
de la Compagnie. Ces consulteurs sont tous des hommes
dignes de foi, des religieux exemplaires : ils s'appellent
Barthélémy Vimont, Claude Pijart, Paul Ragueneau,
Pierre Chastelain, François Le Mercier, et enfin Jérôme
Lalemant, qui reviendra de France à Québec quelques
mois après les tristes démêlés entre ses confrères et
M. de Quejlus, et dont les lettres adressées à Rome- ne
seront qu'une confirmation du récit circonstancié du P. de
Quen et des consulteurs.
Nous avons dit plus haut que le supérieur de la mission
avait consenti, par amour de la paix et pour le bien de la
religion, à se dessaisir de ses fonctions de grand vicaire en
faveur de M. de Quejlus, à la réserve de ses droits jusqu'à
sa révocation officielle par l'archevêque de Rouen. Quelques
jours après, il écrivit au P. de Brisacier 3, recteur du collège
i. Lettres, datées de Québec, qui se trouvent aux archives géné-
rales, et que nous avons copiées : lettre du P. Vimont, 0 sept. 1058,
au R. P. Goswin Nickel ; — lettres du P. Claude Pijart au même,
26 août 1658 et 31 sept. 1659; — lettres du P. Ragueneau au même,
l^'' sept. 1657 et 20 août 1658; — lettre du P. Chastelain au même,
6 août 1658 ; — lettres du P. Le Mercier au même, 20 août 1658 et
16oct. 1659.
2. Les lettres du P. Lalemant au R. P. Général sontdu 16sep. 1659
el du 8 sept. 1661.
3. Le 17 déc. 1657, le R. P. Général écrivait au P. de Quen :
« Forte ipse archiepiscopus Rothomagensis ad quem scripsit
Rêva Va et Cum quo aget Rector rothomagensis, P, Joannes Rrisa-
€ier, nomine vestro, improbavit quœ omnia fecit Abbas de Queylus. »
(Arch. gen. S. J.)
Le R. P. Général écrivit aussi le même jour au P. Annal,
confesseur du roi, à Paris : <( Accepi litteras Patris J. de Quen,
Je's. et Nouv.-Fr. — T. II. 15
— 226 —
de Rouen et le pria de s'informer à l'archevêché si Sa Gran-
deur lui avait retiré ses pouvoirs de vicaire général. La
réponse de Mgr de Harlay arriva à Québec le 1 1 juillet 1658.
« Pour terminer, y est-il dit, les différents qui sont inter-
venus entre le S'' abbé de Queylus et le vénérable supé-
rieur des Jésuites de la maison de Québec, tous deux nos-
grands-vicaires dans la partie de notre diocèse appelée la
Nouvelle-France ; en attendant qu'il y soit plus amplement
pourvu par notre autorité, nous avons ordonné que le S"^
abbé de Queylus exercera dorénavant et du jour de la
présente ordonnance le vicariat que nous lui avons donné ^
supcrioris missionis Canadcnsis 20 sept, proximè elapsi ad me
datas, quibus mihi significat Illust. archicpiscopum Rothomagensem
misisse ad novam Franciam œstate prœterita Abbatem de Queylus.
pro suo vicario generali, qui statim nostros vexare cœpit, velle se,
ait omnia quœ hactenus illic gesta essent per nostros examinare ;.
abuti nos potestate et juridictione vicarii generalis, matrimonia
quœ à nostris parochi vices agentibus celebrata essent nulla esse,
non posse nos baptisare sine sua facultate ; de nostris disponere-
suum esse, ità ut patrem J. Poncet à superiore missum aliô, revocarit
Quebecum, ut ab eo parœcise administrationis rationem exigeret..
His malis remedium non aliud vidcmus quam ut episcopi quem rex
christianissimus destinavit Canadensi ecclesiae profectionem omnL
quâ poterit ratione maturet reverentia vestra. » (Arch. gen. S. J.)
Le même jour encore, le R. P. Nickel écrivait au P. de Brisacier,
recteur du collège de Rouen : « Scripsit ad me 20 Sept, hujus anni
Pater J. de Quen, superior missionnis Canadensis, vexari se et suos.
ab abbate de Queylus, proximâ œstate illùc misso ab illust..
archiep. Rothomagensi, ut vicarii sui generalis officio fungeretur,.
asserente matrimonia per nostros parochorum vices agentes cele-
brata nulla esse, eos abuti potestate et juridictione vicarii generalis.
quam obtinuerant, posse se de nostris ad libitum disponere, aliaque
quœ non parùm nascentem hanc ecclesiam pertubarunt. Cresceret \
in dies malum nisi archiepu* illusmus pro suo zelo et pietate mature
prospiciat. Videbit R^ Y» an posset ab eo impetrare ut vel illius.
Abbatis potcstas revocaretur, vel ità ageret cum nostris ut non ad
destructionem sed ad œdificationem novam Franciam adierit. » (Arch.
f^en. S. J.)
— 227 —
suivant tous les pouvoirs qu'il contient, dans l'étendue de
Tîle de Montréal ; comme aussi le supérieur des Jésuites de
la maison de Québec exercera les mêmes pouvoirs que nous
lui avons accordés, sans que ni l'un ni l'autre des deux
grands vicaires puissent rien entreprendre dans les deux
différents territoires sans le consentement l'un de l'autre. »
Cet acte est fait et signé à Paris le 30 mars 1658 K
Le lecteur aura sans doute remarqué ces expressions :
(( Pour terminer les différents intervenus entre M. de Queylus
etle supérieur des Jésuites, tous deux nos grands-vicaires^- ».
Le P. de Quen n'avait donc j^as été réA^oqué"^? Rien
n'indique, du reste, cette révocation dans les lettres
patentes accordées à l'abbé à la date du 22 avril 1657.
L'archevêque se borne à donner au nouveau grand vicaire
les pouvoirs les plus étendus, sans retirer ces mêmes
pouvoirs à l'ancien : ce sont deux puissances, indépendantes
l'une de l'autre, agissant parallèlement, et relevant toutes
deux directement de leur supérieur commun, le primat de
Normandie '*. Si M. de Queylus se fût fixé à Montréal, dès
1. Archevêché de Rouen, reg-. fol. 40.
2. M. Faillon a eu grand tort d'omettre ces expressions à la
page 300, t. II.
3. Le P. de Quen interprète ainsi Yacte de l'archevêque dans une
lettre du 3 sept. 16o8 au R. P. Général : « Illustrissimus archie-
piscopus rothomagensis misit ad me litteras, quibus confirmai
vicarii generalis Quebeci et in aliis locis adjacentibus, jam à multis
annis ab ipso concessam nobis pofestatem. Scripsit et ab Dominum
Abbatem de Queylum epistolam, quœ constituit illum vicarium
generalem in insula montis regalis tantum. » (Arch. gcn, S. J.)
4. Pièces Justificatives, n» X. — Quand nous disons leur supérieur
commun, nous n'entendons pas pour cela accorder à l'archevêque de
Rouen une autorité spirituelle que de fait il n'avait pas sur le
Canada, et que Rome ne reconnut pas, comme nous le verrons
bientôt. Nous parlons d'après les idées reçues alors : à celte époque,
on croyait, bien à tort, que la Nouvelle-France était soumise à
l'archevêché de Rouen, et le Primat de Normandie le croyait plus
que personne.
— 228 —
son arrivée au Canada, s'il n'eût pas affiché la prétention
d'être seul grand vicaire ; si, pour parvenir à ses fins, il
n'eût pas forcé le sens de ses lettres patentes^ la paix reli-
gieuse n'aurait pas été troublée, comme elle le fut, dans la
Nouvelle-France, sur la fin de 1657 et dans la première
moitié de l'année suivante ^ .
Le huit août de cette dernière année, dit le Journal des
Jésuites, le supérieur de Québec fit signifier- sa patente de
grand vicaire à M. l'abbé ; et ce dernier retourna définiti-
vement à Montréal, mais avec peine, quinze jours après la
signification 3.
M. Gosselin écrit à l'occasion de ce départ cette unique
phrase peu probante : « Il dut laisser des regrets à Québec
chez bon nombre de personnes^. » M. Faillon en dit plus
long, mais avec peu d'assurance : <.< Il pai^aît que son admi-
nistration était assez généralement estimée et aimée ^... Il
1. A Rome, on n'approuvait pas la conduite de M. de Queylus.
Le R. P. Général écrivit au P. Annat, le 25 fév. 1658 : « Speramus
fore ut brevi summus Pontifex annuat Votis Christmi régis (il deman-
dait au pape la nomination de l'abbé de Laval comme évêque de
Québec) eôque libentiùs quo modus agendi Abbatis de Queylus
passim improbatur. » (Arch. gen. S. J.)
2. P. 258.
3. Ihid., p. 259. — Le P. Vimont écrivait au R. P. Général le 6 sept.
1658 : (( Dominus de Queylus discessit tandem hinc, hinc segre. )>
On lit encore dans une lettre du P. de Quen au Général, 3 sep. 1658 :
« Augusto mense profectus est D. Abbas ad insulam montis regalis,
ut in eo loco vicarii generalis munere fungatur de mandato illust.
archiep. Rothomagensis. » (Arch. gen. S. J.)
4. Vie de Mgr de Laval, t. I, p. 115.
5. Histoire de la Colonie, p. 293. — M. Faillon semble citer à
l'appui le témoignage de la Mère Juchereau qui ne dit rien de cette
administration estimée et aimée ; elle nous apprend seulement que
l'abbé, homme de qualité, d'une rare vertu et d'un mérite distingué,
aimait beaucoup les sœurs hospitalières. {Histoire de V Hôtel-Dieu de
Québec, pp. HO et 114.)
— 229 —
se faisait aimer non seulement des personnes de considé-
ration, mais aussi du peuple, envers lequel il se montrait
libéral ^.. // paraît que son départ fît naître, quoique sans
raison, des inquiétudes de conscience, et douter si Ton
pouvait s'adresser aux Jésuites pour l'administration des
sacrements -. »
Le gouverneur, M. d'Argenson, grand ami de l'abbé
de Queylus, est plus net et davantage dans le vrai : « Le
départ de M. de Queylus a un peu alarmé notre pays,
d'autant que ce qu'il y avait de prêtres séculiers ont quitté,
à la réserve de deux autres 3. » Cette lettre est du
3 septembre. Deux jours après, il écrit : « Je ne puis pas
bien vous dire ce qu'on pourrait faire pour dissiper les
inquiétudes de conscience qu'on s'est imaginées '*. » Le
départ de M. de Queylus a donc un peu alarmé le pays, il
a fait imaginer des inquiétudes de conscience. Les personnes
ainsi alarmées ei inc[uiètes éioieni-çWes nombreuses? Il est
à croire que non, puisque peu de personnes se confessaient
à l'abbé et aux prêtres séculiers, et qu'au dire de M. d'Ar-
genson lui-même, les Confessionnaux des Pères étaient fort
i. Histoire de la Colonie française, p. 298. — M. Faillon renvoie
comme preuve au Journal des Jésuites, 21 oct. dGo7 ; or, il n'est ques-
tion en cet endroit que du discours prononcé par l'abbé contre les
Jésuites, et de la défense que les Français doivent organiser contre
les Iroquois. Il renvoie également aux Lettres de Marie de l'Incar-
nation, 1658, qui ne disent mot de l'abbé.
2. M. Faillon a raison de dire il parait et de ne pas affirmer ; car
il donne de singulières preuves des inquiétudes de conscience que le
départ de l'abbé fit naître. Les voici : plusieurs profitèrent des
derniers jours de sa présence à Québec pour faire baptiser leurs
enfants ; d'autres, après son départ, firent ondoyer leurs enfants, au
lieu de les porter de suite à l'église. (T. II, p. 302.)
3. Lettre citée par M. Faillon, t. II, p. 301.
4. Ibid., p. 302.
— 230 —
fréquentés^. Il ne dit rien du confessionnal de Tabbé, ni
de celui des prêtres, ce qui est très significatif. Un fait à
remarquer : le gouverneur, qui regrette le départ de l'abbé
et des prêtres, qui est du parti de M. de Queylus et
partisan résolu du clergé séculier, se confesse à un Père
Jésuite-. Pour diriger la conscience de quelques fidèles,
pour calmer leurs alarmes et dissiper leurs inquiétudes, il
restait à Québec deux ecclésiastiques séculiers^ : en vérité,
n'était-ce pas suffisant? Ajoutons qu'ils se nourrissaient de
craintes bien imaginaires, pour ne rien dire de plus, ceux
qui doutaient (y en avait-il ?) si Von pouvait s'adresser aux
Jésuites pour l'administration des sacrements^. Est-ce que
Vacte archiépiscopal du 30 mars n'accordait pas les mêmes
pouvoirs à M. de Queylus et au supérieur de la mission?
Les correspondances inédites des missionnaires ne
tiennent pas sur le départ de Tabbé le même langage que
l'historien de la Colonie française. Nous leur faisons deux
emprunts à titre de document : « Tout, dit le P. de Quen,
est à la paix à Québec, où nous avons repris la direction
de la cure et où nous exerçons les fonctions de grand
vicaire à la grande satisfaction de tout le monde ^... » —
1. Lettre de M. dWrg-enson à M. de Morangis, 5 sept. d658, citée
par M. Paillon, t. II, p. 293. — Nous avons vu, dans le chapitre
précédent, que M. de Queylus avait à peine quelques pénitents.
2. <( Unum è nostris patribus habet pro confessario. » (Epistola
P. de Quen ad R. P. Generalem, 3 sept. 1658 ; Arch. g^en. S. J.)
3. Lettre de M. d'Argenson, citée par M. Paillon, t. II, p. 301.
4. M. Paillon, t. II, p. 302.
5. « Pacata sunt jam omnia Quebeci, ubi parochi vices agimus et
generalis vicarii munus singulari omnium gratulatione. » (Epistola
ad R. P. Generalem, 3 sept. 1658.)
Le R. P. Général répond à la lettre du P. de Quen, le 16 déc.
1658 : « Pacem, quam recessus Domini Abbatis de Queylus attulit
vobis, haud dubiè confirmabit adventus episcopi, qui societatem
peculiari benevolantiâ complectitur. » (Arch. gen. S. J.)
— 231 —
« Nous vivons ici dans la paix, dit encore le P. Pijart,
depuis le départ de l'abbé de Queylus pour Montréal i. »
Les missionnaires se maintinrent-ils toujours, pendant la
courte durée de l'administration de M. de Queylus, dans les
bornes de la modération et de la charité ? Leurs lettres
l'afTirment. « Nous avons supporté, écrit le P. de Quen,
tous ses agissements avec calme et modestie, comme il
convient, sans cependant jamais rien céder de nos droits ~ .»
Malgré ce témoignage qu'ils se rendent à eux-mêmes,
nous ne voudrions pas affirmer qu'ils se montrèrent tous
irréprochables. Ils étaient hommes, et plusieurs purent bien
oublier, dans la vivacité de la lutte, les lois de la prudence
et de la charité. Un fait certain, et ce fait seul les justi-
1 . « Vivimus hic quicli ex quo Dominus Abbas de Queylus mandalo
Domini archiepiscopi Rothomagensis aliô abiit. » (Epist. ad R. P.
Generalem, 26 Aug. 1658. » (Arch. gen. S. J.)
L'abbé de Latour dit dans la Vie de Mgr de Laval : <( La qualité
de grand vicaire et ses coups d'autorité ne firent pas fortune ; à
Fexception de ceux qui étaient venus avec lui, personne ne voulait
le reconnaître, malgré les ordonnances qu'il publia et les censures
qu'il fumina... Ses démarches déplurent quelquefois et aliénèrent les
esprits. » Cit. par M. Vigier dans sa Notice historique sur l'abbé.
2. (c Pacificè omnia et modeste, ut decet, tulimus ; de jure tamen
nostro nihil remisimus. » (Ep. P. de Quen ad R. P. Generalem,
3 sept. 16o8.)
Le R. P. Général avait exhorté le P. de Quen à la patience, le
47 déc. 1657 : (( Accepi litteras R"- V«p 20 Sept, hujus anni ad me datas
quibus significat abbatem qui ab illust™» archiepiscopo Rothoma-
gensi vicarii generalis potestatem ol)tinuit volais non levem molestiam
creare. Patienter illam ferre débet R"* V^ usque dum per Episcopum
quem rex Christ^us brevi à suâ Sanctitate obtinebit, omnibus
medeatur. » (Arch. gen. S. J.) — 11 lui écrit aussi d'avoir espoir et
d''agir avec prudence : « R-"^ \''^ non débet statim ad primam exortam
procellam persecutionis cuncta desperare, sed difficultatibus pro
suâ prudentiâ obstare, et expectare tranquillitatem quam Deus
Canadensi ecclesiaî suœ brevi, uti speramus, rcstiluet per episcopum
societati nostraj benevolum, quem expectat R*^ V*. » (Arch. gen. S. J.)
— 232 —
fierait, c'est que l'abbé de Queylus, dans son mémoire
adressé au R. P. Général, ne leur reproche ni une jiarole
peu charitable ni un acte irrévérencieux. Le supérieur de
Québec a lésé ses droits en remplaçant sans son autorisation
le P. Poncet par le P. Pijart ; et c'est tout. Le reste, comme
nous l'avons vu, est une suite d'accusations sans fonde-
ment, qui ne concernent en rien les rapports de Fabbé avec
les Pères. On a cependant reproché au P. Pijart d'avoir
accusé l'abbé, dans une lettre privée, cVêtre violent et de
faire aux Jésuites une guerre plus fâcheuse que celle des
IroquoisK M"'*^ d' Ailleboust , femme du gouverneur,
trouva cette lettre, se permit de la lire et la montra au
grand vicaire, qui en conçut une grande irritation. La
violation du secret épistolaire était blâmable ; peut-on en
dire autant d'une communication confidentielle, que l'indis-
crétion d'une femme a livrée à la publicité ?
Cependant la paix, qui régnait à l'église de Québec,
n'était pas sans mélange. M. de Lauson avait quitté le
Canada avant la fin de son commandement -, laissant, pour
le remplacer, son fils, M. de Gharny, auquel succéda
bientôt M. d'Ailleboust, un des membres de la Société de
Montréal. Celui-ci semblait n'être là que le lieutenant du
vicomte d'Argenson.
Pierre de Voyer, vicomte d'Argenson, d'une famille de
robe, avait été nommé en 1657 gouverneur général du
Canada, grâce à l'appui de M. de Lamoignon, alors premier
président. Il n'arriva à Québec que le 11 juillet 1058 3.
1. Journal Jes Jésuites, p. 222.
2. « Dominus de Lauzon, calumniis et clamoribus oppressas, coac-
tiisest ante.finem suœ gubcrnationis in Galliam remeare ; et de facto
navem conscendit mag^no omnium Gallorum et neophytoriim gaudio. »
(Epist. P. Vimont ad R. P. Generalem, 28 Aug. 1656 ; Arch.
gen.S. J.)
3. Journal des Jésuites, p. 237.
— 233 —
Ag-é de 32 ans, célibataire, intellig-ent, brave, bon
catholique ^ sage au possible, selon l'expression d'Aubert
de la Chesnaye ^, on en disait monts et merveilles avant
son arrivée ^. Ce n'était pas un ami des Jésuites de France,
ni de ceux du Canada ; ses sentiments à leur égard s'éloi-
gnaient beaucoup de la justice et de la vérité. En revanche,
il estimait et aimait particulièrement l'abbé de Queylus^.
On le reçut à Québec avec enthousiasme : beaucoup espé-
raient qu'il rachèterait Israël^.
A peine installé, le gouverneur, qui a peu vécu et peu
vu, se figure, comme tous ceux que la fortune a portés
d'emblée au pouvoir, qu'il peut se passer avantageusement
du conseil des sages et de l'expérience des vieux. 11 éloigne
i. <( Appiilit ad nos hoc anno novus prorex, annos natus 32, non
uxoratus, vir sane ingeniosus, strenuus, virtute prœditus. » (Epist.
P. de Quen ad R. P. Generalem, 3 sept. 1058 ; Arch. gen. S. J.)
2. Mémoires de M. Aubert de la Chesnaye.
3. (( Dnus d'Argenson, gubernator noster novus magnas spes etiam
adhuc absens dederat. » (Ep. P. Vimont ad R. P. Generalem,
6 sept. 1658 ; Arch. gen. S. J.)
4. (( Novus prorex non est noster. Addictus est Domino Abbati de
Queylus. » (Epistola P. de Quen, ihid.) — « Novus gubernator, qui
suprà nos, niliil ad nos, ita sanè se gessit in componendis rébus Do-
mini de Queylus nobiscum, ità locutus est, ut satis appareat malè ipsum
affectum esse erga Patres nostros, eaque de nobis sentire, tùm qui
hic sumus, tùm qui in Gallia, qua3 sint omninô procul à vero et
iniqua sint. » (Epist. P. Ragueneau ad R. P. Generalem, 20 Aug. 1658 ;
Arch. gen. S. J.)
M. Paillon dit dans son Histoire, t. II, p. 466 : » Ce gouverneur
était parti de France sans avoir jamais témoigné d'inclination
particulière pour les Révérends Pères Jésuites, (juoique le conseiller
d'Etat, son frère, professât pour eux le plus entier dévouement. Ce
dernier en conçut même quelque peine et s'en ouvrit confidem-
ment à M. de Laval, avec lequel il avait des liaisons particu-
lières. »
5. « Novum hoc anno Gubernatorem habuimus è Gallià, Dominum
d'Argenson : sperabant nonnulli quoniam ipse redempturus esset
Israël. » (Epist. P. Ragueneau ad R. P. Generalem. 20 Aug. 1658;
Arch. gen. S. J.)
— 23i —
■de lui les anciens conseillers, et s'entoure d'hommes nou-
veaux, d'une jeunesse présomptueuse, dont il prend
conseil K
Un mois après son arrivée, l'enthousiasme du premier
jour s'est changé en froid, si bien que le P. Ragueneau
écrit à Rome : « Je n'espère rien de l'avenir ; je crains la
ruine des Français ; j'ai peur d une guerre horrible. Ce qui
augmente mes terreurs, c'est le caractère du nouveau
gouverneur-. »
Vers la même époque, le P. Vimont écrit également :
« M. d'Argenson ne paraît satisfaire ni les sauvages, ni
les Français, ni les Religieux. L'expérience le changera
peut-être et lui ouvrira les yeux. Mais il me semble plus
probable pour le moment, que sans un miracle de la
Providence, l'œuvre de la colonisation tombera plutôt
qu'elle ne s'élèvera ^. »
Enfin, le P. de Quen dit au P. Général : « Nous avons
tout à redouter de l'union de l'abbé et du gouverneur ; car
l'union fait la force. Mais si Dieu est pour nous, qui sera
contre nous.' Tout notre espoir est en lui ^ .»
Si le ciel s'était rasséréné après le départ de M. de
•Quejlus, il n'était cependant pas sans nuages ; on décou-
1. (( Suo genio res agit; utitur juvenum consiHo. » (Epist. P. de
•Quen ad P. Generalem, 6 sept. 1638 ; Arch. gen. S. J.)
2. (( Mihi sanè sperare non licet ; timeo ruinam Gallorum, et ab
Iroquseis bella, horrida hella. Timorem hune auget meum ingenium
novi Gubernatoris... » (Epist. P. Ragueneau, ihid.)
3. (( Neque barbaris, neque Gallis, neque personis religiosis satis-
facere videtur Dominus d'Argenson. Experientia forte illum mutabit
•et aperiet oculos... Quidquid sit, major est prol)abilitas, sine Dei
miraculo, destructionis quam œdificationis. » (Epist. P. Vimont,
ibid.)
4. « Ab utroque nobis timendum ; vis unita fortior est. Verùm
si Deus pro nobis, quis contra nos. In eo tota spes nostra est. »
{Epist. P. de Quen, ibid.)
— 235 —
Trait des points noirs à Fhorizon. M. d'Argenson ne tarda
pas, en effet, à déclarer la guerre aux missionnaires, guerre
sourde et hypocrite, d'autant plus dangereuse que ceux-ci
ne pouvaient se mettre en garde ni se défendre. Ils appre-
naient par l'un et par l'autre le travail souterrain qui se
faisait contre eux, soit à Québec, soit aux Trois-Rivières ;
on s'efPorçait de démolir leur autorité, de détacher d'eux les
fidèles. Les choses en vinrent bientôt à ce point que les
Jésuites finirent par craindre, et non sans raison, que le
gouverneur et l'abbé ne surprissent la bonne foi de l'arche-
vêque de Rouen et n'obtinssent des lettres patentes modi-
fiant de nouveau l'administration religieuse du Canada^.
L'avenir s'annonçait plein de périls, et les Pères se
demandaient avec inquiétude par quel moyen ils échap-
peraient à ses menaces. « Il n'y a qu'un moyen de sortir de
là, écrit le P. Ragueneau ; c'est la nomination d'un évêque
qui ne soit pas l'ennemi de la Compagnie-. »
1. « Spes est adversariis nostris mulationis procurandse. Quid
facilius esse iis potest, quam ut securis nobis nihilque opinantibus
mandatum aliquod novum obtincant ab archiepiscopo Rothomagensi,
•qui susdeque omnia subvertat. » (Epist P. Ragueneau ad P. Gene-
ralem, 20 Aug. 1658 ; Arch. gen. S. J.)
2. « Ut opiiior, nullus erit finis, donoc episcopus advcnerit, qui
societati nostrse iniquus non sit, nostrorumque Patrum opéra
utatur. » {Ihid.)
Le P. de Quen, comme tous les Pères, pensait ainsi ; il désirait la
nomination d'un évèque et il ajoutait : « Expediret paucos, hîc
sacerdotes seculares degere. » (26 Aug, 1658.) — Nous avons vu
plus haut qu'il resta deux prêtres à Québec après le départ de l'abbé
•de Queylus.
Le P. Général partageait l'avis des missionnaires du Canada,
comme nous le voyons par sa réponse du mois de déc. 1658 au
P. de Quen : « Doleo quidem quod novis hisce turbis evangelii
cursus impediatur ; sed quoniam unica, ut scribit R* V-"^, est via
medendi his incommodis, nostram omnem operam hic adhibemus, ut
optatus vobis episcopus quantocitius opéra christianissimi régis
obtineatur, qui, ut spero, cuncta componct. » (Arch. gen. S. J.) —
— 236 —
Marie de Flncarnation, qui pensait en 1646 que le pays
n était pas encorde assez fait pour demander la présence d'un
évêque, est aujourd'hui de l'avis du P. Ragueneau :
(( M. de Bernières me mande, dit-elle, et le R. P. Lale-
mant me confirme que l'on veut nous envoyer pour
évêque M. de Montigny, qu'on dit être un g-rand serviteur
de Dieu. Ce serait un g-rand bien pour ce pays d'avoir un
supérieur permanent ; et il est temps que cela soit^ pourvu
qu'il soit uni, pour le zèle de la religion, avec les RR. PP.
Jésuites 1. »
// était temps, en effet. Les uns et les autres réclamaient
un évêque, mais ^Dour des motifs différents : ceux-ci pour
mettre fin aux agissements de l'abbé et du gouverneur,
ceux-là pour détruire ou diminuer l'influence des Jésuites,
tous les hommes d'ordre et de foi pour endiguer le vice
qui commençait à se répandre -, et pour établir d'une façon
stable la paix religieuse, troublée pendant les quelques
mois d'administration de M. de Queylus. Ces derniers espé-
raient aussi que la présence d'un évêque pourrait seule
prévenir le mal, qui naîtrait inévitablement, à un moment
donné, du conflit des deux autorités ecclésiastiques. Faut-il
ajouter que des Français peu recommandables, qui étaient
parvenus à se glisser dans la colonie à la faveur des
troubles religieux, faisaient entendre leur note dans ce
n lui fait savoir qu'il écrit au P. Annat, pour que celui-ci hâte le
départ de l'évèque : « Scribo ad P. Fr. Annat ut maturet adventum
episcopi quem rex christianissimus ecclesiœ Canadensi destinavit. »
Il espère que l'arrivée de Févèque mettra fin aux dissensions :
(( Controversias Domini Abbatis de Queylus componet, ut spero,
adventus lllust. episcopi, qui Canadensi ecclesiœ destinatur. » (Arcli.
gen. S. J : Epist. ad P. Ragueneau, 16 déc. 1658.)
1. Lettres spirituelles, 42" let., p. 80.
2. On lit, pp. 10 et 11, dans le Mémoire sur la vie de Mgr de
Laval, par l'abbé de La Tour : (( Le vice commençait à se répandre ;
il fallait une autorité supérieure pour en arrêter le cours. »
— 237 —
concert général? Ils attendaient d'un nouveau régime,
d'une organisation nouvelle, une plus grande liberté dans
le commerce de l'eau-de-vie, une plus grande facilité de
mœurs.
M. d'Argenson était le premier à reconnaître qu'un
évêque ajusterait facilement toutes choses^ « puisque, disait-
il, nous voyons qu'il est désiré de tous ; chacun est bien dis-
posé à le recevoir ; pour moi, je le crois très avantageux au
pays 1 . »
M. de Gueffîer, agent de France à Rome, à cette époque,
ne fut donc que l'écho des ardents désirs de toute la colonie
française au Canada, quand il supplia le Saint-Père
d'envoyer au plus tôt un évêque dans la Nouvelle-France :
« D'après ce qu'on a mandé au Roy, disait-il à Sa Sainteté,
Sa Majesté craint que, faute de secours, la religion va se
perdre au Canada -. »
Ce secours va lui être donné.
1. Lettres de M. d'Argenson, 5 sept. l6o8 et 14 oct. 1658 ; cité par
M. Paillon, t. II, p. 303.
2. Cité par M. Paillon, t. II, p. 321.
CHAPITRE SECOND
Mgr de Laval : élève aux collèges de la Flèche et de Clermont^
membre de la Société des bons amis à Paris,' désigné pour un
vicariat apostolique au Tonkin, nommé vicaire apostolique au
Canada et évêque de Pétrée. — Son arrivée à Québec ; le P. Jérôme
Lalemant, grand vicaire. — L'évoque de Pétrée et M. de Queylus.
— M. d'Argenson et les questions de préséance. — M. d'Avaugour
et la traite del'eau-de-vie. — Colbert et les Jésuites. — Organisa-
tion du vicariat apostolique et du gouvernement de la Nouvelle-
France. — M. de Mésy et son administration. — MM. de Courcelles,
de Tracv et Talon.
Nous avons dit, au chapitre précédent, que les Jésuites^
proposèrent à la Cour pour le nouvel évêché de Québec
M. Fabbé de Laval de Montigny.
Né le 30 avril 1622 au château de Montio^ny-sur-Avre,
dans le diocèse de Chartres, l'abbé François de Laval de
Montigny appartenait à l'illustre maison de Montmorency.
Al'âg-e de neuf ans, à la rentrée d'octobre de 1631, il fut
envoyé au collège royal de la Flèche, pour y commencer
le cours de ses études littéraires. Ce collège, fondé par
Henri IV, comptait alors quatorze cents élèves, parmi les-
quels trois cents pensionnaires, l'élite de la noblesse de
France.
Le P. Claude Noirel dirigeait ce grand établissement, et
le P. Louis Milquin exerçait les fonctions de principal au
pensionnat. Noirel fut bientôt remplacé par l'ami de Des-
cartes, le mathématicien Etienne Noël, qui lui-même eut
— 240 —
pour successeur le théologien Cellot^ Tous trois furent les
supérieurs du jeune François.
Là, pendant ses dix années d'études littéraires et philo-
sophiques, il vit passer bien des Pères, dont il fit la connais-
sance : Jacques Nouët et Etienne de Champs-, plus tard
ses conseils et ses amis ; Pierre Pijart et Gabriel Lalemant,
ses surveillants, tous deux missionnaires au Canada
quelques années après, le second, martyr de sa foi et de
son dévouement ; René de Gamache, le fondateur du collège
de Québec ; Claude d'Ablon, Jacques Buteux, Jacques de
la Place, Simon Le Moyne, Charles Turgis, Jacques Bonin,
Jean Dolbeau, scholastiques de la Compagnie de Jésus,
alors étudiants, les uns de philosophie, les autres de théo-
logie, qui, à quelques années de là, devaient parcourir en
apôtres les profondes forêts de l'Amérique septentrionale.
Plusieurs de ses professeurs de la Flèche ont laissé un
nom justement célèbre dans l'histoire du xvii*^ siècle. Jean
de Rienne, dont il suivit les enseignements de physique et
de mathématiques, a écrit sur la Lumière et sur V Algèbre \
c'est le fruit de quarante ans de professorat^. Jean-Baptiste
de la Barre devient un des bons prédicateurs de son temps.
Le plus célèbre de tous, c'est François Vavasseur, poète
distingué, le meilleur humaniste de cette époque^, « un de
ces esprits critiques et vigoureux qui trouvent à mordre,
même sur de bons ouvrages et qui ne laissent rien pas-
1. Le P. Noirel fut recteur du collège de 1630 à 1637 ; le P. Noël,
de 1637 à 1640; et le P. Cellot, d'octobre 1640 à 1643.
V. la Bibliothèque des Ec/nvains de la Compagnie de Jésus, articles :
Etienne Noël et Louis Cellot.
2. Bibliothèque des Écrivains... articles : J. Nouet et Et. de
Champs. *
3. Bibliothèque des Ecrivains... art. : /. de Biennes.
4. L'abbé d'Olivet, Histoire de V Académie, I, p. 322. — Bibliothèque
des Ecrivains, art. : F. Vavasseur.
— 211 —
ser^ » Il enseig-na la rhétorique à François de Laval. Au
sortir des études classiques, François entra en philosophie ;
Jean de la Croix, professeur de logique, lui ouvrit les
portes de ce froid sanctuaire -.
Au pensionnat, le P. Bagot était charg-é de la Cong-rég-a-
tion, qui n'admettait dans ses rangs que les élèves d'hu-
manités, de rhétorique, de philosophie et de théologie, et,
par exception, quelques écoliers de troisième d'une vertu
et d'un mérite reconnus. Depuis huit ans qu'il occupait, à
la Flèche, avant l'admission du jeune François, les chaires
de philosophie et de théologie, il n'avait cessé de diriger
cette congrégation, d'où sortit toute une phalange
d'hommes illustres en tout genre. Plusieurs seront plus
tard, à Paris, l'ornement de la grande Congrégation des
I externes, l'élite des œuvres de dévouement. Malheureuse-
ment il fut enlevé à ce poste au mois d'août 163i, et
envoyé au collège de Clermont, à Paris, où il devait rem-
plir les mêmes fonctions qu'au pensionnat Henri IV^.
1. Port-Royal, par Sainte-Beuve, t. III, p. 450.
2. Voici la liste des professeurs de François de Laval, ù la Flèclie,
année par année.
Septième, 1631-1G32; professeur, Un F. coadjuteur
Sixième, 1632-1633; — P. Nie. Le Marchant
Cinquième, 1633-1634 ; — item
Quatrième, 1634-1635 ; — P. Claude Siron
Troisième, 1635-1636 ; — item
Humanités, 1636-1637; — P. J. B. de la Barre
Rhétorique, 1637-1638 ; — P. Fr. Vavasseur
Logique, 1638-1639 ; — P. J. de la Croix
Physique, 1639-1640; — P. J. de Riennes
Mathématiques, 1640-1041 ; — P. de Riennes.
M, Gosselin {Vie de Mgr de Laval, t. I, p. 35) se trompe ([uand il
dit que François de Laval alla faire à Paris sa philosophie. A la
Flèche, les cours de grammaire commençaient en septième; la philo-
sophie durait trois ans, comme au collège de Clermont à Paris.
3. Ribliothèque des Écrivains, art. : Jean Ragot.
Jés. et Nouu.-Fr. — T. IL 16
— 242 —
Pierre Meslant, qui le remplaça auprès des théologiens
et des Gongrég-anistes, ne resta pas au dessous de sa tâche. Il
avait toutes les qualités nécessaires pour s'emparer de l'âme
et de l'intelligence des enfants; puis sa nature sympathique
subjuguait facilement les cœurs, a II serait difficile, écrivait
son Provincial, le P. Filleau, de trouver dans l'histoire de
la Compagnie, une perfection supérieure, peut-être même
comparable k la sienne. » A vingt-deux ans, il faisait ce
A^œu qu'il garda inviolable jusqu'au dernier jour : « Je fais
vœu de chercher toujours et en tout le plus grand honneur
de Dieu et sa plus grande gloire i. » D'un esprit très ouvert,
brillant et profond en même temps, il fut devenu une des
gloires de son ordre, si Dieu n'eût brisé sa vie, dans la
plénitude de toutes ses facultés, à l'âge de quarante-deux
ans. L'intarissable poète du Collège Henri IV, Jean
Chevalier, chanta sur tous les tons de la muse latine les
vertus et les qualités de ce compagnon d'armes, de ce reli-
gieux ami ; Pierre Mesland était mort, en se rendant à pied
de la Flèche à Rouen, chez les Bénédictins de Bernav. Il
laissa dans son collège, où personne n'enseigna plus long-
temps que lui, d'unanimes regrets.
Ce fut lui qui reçut au nombre des Congréganistes Fran-
çois de Laval, et qui, plus que personne, fit pénétrer au
plus profond de son âme et de son cœur les plus nobles
sentiments de foi et de charité. Si les germes de l'éduca-
tion morale et religieuse sont dus à l'action première du
P. Bagot, ils grandirent et se développèrent sous l'heu-
reuse influence du P. Mesland, qui pendant cinq ans
1. Vie manuscrite du P. Mesland', Arch. de l'école Sainte-Gene-
viève, rue Lhomond 14, his, Paris. — Bibliothèque des Écrivains de
la Compagnie de Jésus, par les PP. de Backer, article : Pierre Mes-
land.
— 243 —
(1634-1639) conduisit dans les voies du ciel son docile
pénitent. Il avait reconnu vite toutes les richesses cachées
dans cette nature d'enfant, droite, ferme et élevée, et il
s'était attaché à lui comme les saints s'attachent à tout ce
qui porte une empreinte mieux marquée du passage de
Dieu.
Le P. François Pinthereau, qui lui succéda, continua
avec amour l'œuvre des deux premiers directeurs. Tout
le monde connaît ce controversiste distingué, l'adversaire
déchiré du Jansénisme 1.
Sa philosophie terminée, François de Leival se rendit à
Paris, au collège de Clermont, pour y étudier la théologie,
dont le cours durait quatre années entières comme à
la Flèche. Ce collège, rouvert en 1618 par Louis Xlll et
appelé plus tard Louis-le-Grand, comptait plus de deux
mille élèves, et le pensionnat réunissait tous les beaux
noms de France, les fils des plus hauts personnages de la
Cour. C'était le pensionnat à la mode. Tout s'y faisait avec
autrement de luxe qu'à Henri IV; précepteurs, laquais et
domestiques y affluaient, au service des jeunes seigneurs.
François s'installa au quartier des théologiens, car les lils
de famille ne dédaignaient pas alors de suivre les cours de
théologie, d'approfondir les questions ardues de la somme
de Saint-Thomas'-.
1. Bibliothèque des Écrivains de la Compagnie de Jésus, par les
PP. de Bracker, article : Pinthereau, François. Le P. Pinthereau prit
la direction de François de Laval, au début de la seconde année de
philosophie, c'est-à-dire au mois d'octobre 1639.
2. M. Gosselin prétend dans la Vie de Mgr de Laval, t. I, p. 36,
que François retrouva, en arrivant à Paris, le P. Bagotet ses anciens
condisciples Pallu, Chevreuil, de Maizerets, Bourdon, etc.. Nous
devons dire ici avec regret que le ch. II et une grande partie du
ch. III sont absolument fantaisistes. Le P. Bauot était alors à Borne
— 244 —
Le P. Julien Havneufve, l'aimable et pieux ascète dont
les méditations ont été traduites en plusieurs langues, gou-
vernait cet établissement, le plus important de cette
époque. On avait eu soin de réunir autour de lui les illus-
trations de la théologie scholastique et de la morale, Denis
Petau, Claude Boucher, Philippe Labbe, Denys Augeri.
Denis Petau, le plus célèbre de tous, attirait au pied de
de sa chaire beaucoup d'auditeurs, et de toutes les classes
sociales.
C'est sous ces illustres maîtres qu'étudia pendant quatre
ans François de Laval. Dans cette maison, il connut
encore Jacques Sirmond, « la plus haute et la plus modeste
science de ce temps-; » Antoine Sirmond-^, son neveu;
Simon le Bossu, qui se fit un nom dans l'ascétisme et la
et la plupart de ceux que cet historien nomme comme ayant été éle-
vés à la Flèche, n'y parurent jamais. Par exemple, Mgr Fallu fit ses
études à Tours, Boudon et Ango de Maizerets, à Rouen. Boudon sui-
vit le cours de théologie de Clermont en qualité d'externe ; il eut donc
alors peu ou point de rapports avec Mg-r de Laval. Le P. Bagot, autour
duquel M. Gosselin fait tourner toute la première éducation de Fran-
çois de Laval, ne Ta connu, en définitive, que de neuf à douze ans, et
à la fin de sa théologie. 11 fut son préfet des classes au collège de
Clermont pendant un ou deux ans. — Pierre de Conti, condisciple de
Molière, était encore en rhétorique en 1641-1642. {Le Moi/ne, par le
P. Chérot, p. lo.) — Les erreurs de détail sont si nombreuses dans
les premiers chapitres de la Vie de Mgr dp Laval par M. Gosselin,
que nous renonçons à les signaler.
1. Voir dans \a Bibliothèque des Ecrivains Farticle qui a été consa-
cré à ces religieux par les PP. de Bracker. Le P. Petau fut profes-
seur de théologie scholastique en 1641, 1642 et 1643, ainsi que le
P. Boucher. Au mois d'octobre 1644, ils furent remplacés par les
Pères François Pinthereau et D. Auger. Le P. François Haireau, pro-
fesseur de morale en 1641 et 1642, fut remplacé parle P. Philippe
Labbe.
2. Manifeste apologétique... Paris 1644... — Bibliothèque dcK
Écrivains... Article : Jacques Sirmond.
3. Bibliothèque des Écrivains... Article : Antoine Sirmond.
— 2i5 —
prédication*; Pierre Rover, Etienne de Baiiny, Louis Mai-
rat, J. B. Saint-Jure; enfin Pierre Le Movne, sur qui
Boileau a versifié cette dou]:)le injustice, parodie de deux
vers de Corneille sur le cardinal Richelieu :
Il s'est trop élevé pour en dire du mal ;
Il s'est trop égaré pour en dire du bien-.
Claude Boucher dirigeait la Congrégation des pensionnaires
des classes supérieures, et, quand il la quitta en 16i3, il en
confia le gouvernement spirituel à son collègue, Denys
Petau. Le P. Bagot, de retour de Rome où il venait d'exer-
cer les fonctions de rcv'iscur cfénéral des livres, prenait,
cette même année, au collège de Clermont, la direction
des hautes études.
Inutile de dire que François fut un des membres les plus
fervents de la Congrcr/ation des pensionnaires, un des étu-
diants les plus remarquables et les plus appliqués du cours
de théologie. Aussi Mgr Servien, évoque de Baveux, écrira-
t-il bientôt du jeune étudiant devenu prêtre : « Il était
licencié en droit canon de l'Université de Paris, très versé
dans les lettres, tant sacrées que profanes^. »
1. Bibliothèque des Ecrivains... Article : Simon Le Bossu.
2. Étude sur la vie et les œuvres du P. Le Moyne, par le P. H.
Chérot ; Paris, 1887, p. 424. — Le P. Filleau, provincial de Paris,
écrivait, le G janvier 1645, au Général Mulius Vitelleschi, au
sujet des Pères du collège de Clermont : Ilœc laus est à multis jam
aniiis Collegii parisiensisquod anti([uiores et eminentiores etiamdoc-
trinâ et meritis, prseeant aliis omnibus virtutis exemplo, exercitatione
et studio, quod hodiè excellenter faciunt omnium anti({uissimus
P. Jacobus Sirmon, 86 annos natus, P. Petrus Roverius, P. Stepha-
nus Bauny, P. Ludovicus Mairatius, P. Dyonisius Petavius,
P. Johannes Baptista Saint-Jure, P. Johannes Bagotius, etc. » (Arch.
gen. S. J.)
3. 17e de Mgr de Laval, par Tabbé Gosselin, t. I, p. 48.
— 2i6 —
Au mois d'août 1645, François de Laval terminait sa
théologie, et, au lieu de diriger ses pas vers la carrière
sacerdotale, comme tous ses maîtres le croyaient et comme
il le désirait lui-même ardemment, il se Aoit forcé d'im-
primer à sa vie une autre direction. Deux de ses frères
venaient de tomber au champ d'honneur, à un an de dis-
tance jour pour jour, l'aîné à la bataille de Fribourg- (3 août
1644), et le cadet à la bataille de Nordlingen (3 août 164r3).
Ces deux pertes douloureuses et les vives instances de Mgr
de Péricard, évéque d'Evreux, lui dictent son devoir. Il
renonce au canonicat de la cathédrale d'Evreux dont on
l'avait pourvu à l'âge de quinze ans, et il rentre dans sa
famille pour remplacer ses deux frères auprès de Madame
de Montigny .
Mais la Providence, toujours impénétrable dans ses des-
seins de miséricorde, avait sur lui d'autres vues. Aucune
puissance humaine ne put en empêcher la réalisation.
L'évéque d'Evreux est frappé subitement d'une maladie
mortelle au moment où il ne s'y attend pas. Ce coup
imprévu était-il un avertissement de Dieu, une leçon?
Avant de paraître au tribunal de la divine Majesté, le pré-
lat se demande, dans la sincérité de sa conscience, s'iln'apas
eu tort de détourner de sa vocation, par ses conseils et ses
vives instances, François de Laval, son cousin. Mu par le
repentir, il le mande auprès de son lit de mort, et là, de sa
voix mourante, il l'exhorte à obéir à la voix de Dieu, qui
l'appelle à lui dans la vie sacerdotale; il le nomme même
archidiacre de l'église d'Evreux. Il rendit le dernier sou-
pir le 22 juillet 1646.
Aucune parole ne pouvait être plus agréable à François
que celle de l'évéque mourant, l'invitant à se consacrer au
service de l'Eglise. Il renonce aussitôt à son droit d'aînesse,
à ses titres à la seigneurie de Montigny, en faveur de son
— 247 —
frère, Jean-Louis de Laval, et il part pour Paris, où il prend
sa licence en droit canon et reçoit l'onction sacerdotale,
le 23 septembre 1647.
L'année même de son retour k Paris, un fait, insignifiant
en soi, mais qui ne fut pas sans importance pour le bien
de l'Église, venait de s'accomplir dans la célèbre congré-
gation des Externes^ du collège de Clermont. Le P. Bour-
din, dont on connaît les luttes philosophiques avec Des-
cartes, dirigeait depuis assez longtemps cette congrégation,
lorsque ses travaux et son âge l'obligèrent de la confier à
d'autres mains vers la fin de 1645. Sa retraite fut, du reste,
le salut de l'œuvre, car il l'avait conduite ou l'avait laissée
aller peu à peu à la routine et à reffacement. On ne possède
pas généralement tous les talents : professeur de sciences
distingué pour l'époque, le P. Bourdin resta, comme direc-
teur de congrégation, au dessous de sa tâche.
Ce fut le P. Jean Bagot qui lui succéda -, et qui donna
à cette pieuse institution un éclat qu'elle n'avait jamais
eu avant lui, qu'elle n'eut jamais après.
Ce religieux est bien connu des Annalistes du xvii*" siècle ^.
1. Elle était appelée la grande congrégation. La petite congrégation
se recrutait surtout parmi les élèves de rhétorique, de seconde et de
troisième.
2. Nous disons que le P. Bagot succéda au P. Bourdin, car le P.
Mathurin Moreau, professeur de théologie, resta quelques mois à
peine à la tête de la congrégation, après la retraite du P. Bourdin.
3. Le P. Jean Bagot, né le H juillet 1591, entra dans la Compagnie
de Jésus, à Nancy, une première fois le 2 janvier, et une seconde fois
le 8 juin 1611. Ces dates sont prises dans les Catalogues de la C><*
(Arch. gen.). C'est donc à tort que quelques écrivains ont fixé la date
de sa naissance à 1580, et d'autres à 1590 (les Vies des saints de Bre-
tagne, par Dom Lobineau, nouvelle édit. par l'abbé Tresvaux, t. IV,
p. 34t; — Vie de M. Bourdon, par Collet, prêtre). Il naquit à Rennes,
et non à Saint-Brieux, comme le croit l'abbé Tresvaux (V7es des saints
— 248 —
D'un caractère très décidé, d'une grande patience et aussi
d'une ténacité de Breton peu ordinaire, il avait, dès l'âge
de vingt ans, montré ce qu'on pouA ait attendre de son
indomptable nature, tempérée, disent les contemporains,
par une merveilleuse suavité et une grande simplicité de
mœurs, deux qualités fort rares dans un tempérament de
fer et de feu.
Né à Rennes en 1691, il fait de brillantes études litté-
raires, puis trois ans de philosophie, et, un beau jour, sur
le refus de son Père de le laisser entrer dans la Compagnie
de Jésus, il s'enfuit d'Orléans, où il suivait les cours de
droit, et se retire à Nancy, au noviciat des Jésuites, où on
l'admet le 2 janvier 1611 '. Grande colère à Rennes, à cette
nouvelle ! Le fugitif est arraché du no^dciat, ramené chez
de Bretagne, ibid., note) ; car nous lisons dans les Littera^ anniiœ
S. J., anni 1611, p. 116: « Parens... morabatur Rhedonibus, armo-
ricœ clarâ et principe civitate. » Dans les Scriptores Provincice Fran-
cise S. J., 1670, le P. Rybeyrete dit : « J. Bagot, Rhedonensis. »
Le même Père le fait entrer dans la Compagnie, bien à tort, en 1609;
les Catalogues disent formellement 1611. — Après le noviciat, il
professe successivement à Verdun la 5*^, la 4° et la 3^ (1613-1616); il
fait sa théologie à Clermont (1616-1620); il enseigne la philosophie
à Rennes (1620-1622), puis à la Flèche la philosophie (1622-1626) et
la théologie (1626-1634), enfin à Paris la théologie (1634-1639).—
Envoyé à Rome, au mois d'octobre 1639, comme re viseur général
des livres, il en revient en août 1643 et est nommé au collège de
Clermont préfet des classes supérieures, charge qu'il garde jusqu'au
12 mai 1653, date de sa nomination comme supérieur de la maison
professe de Paris. Remplacé en mai 16o6 par le P. Jacques Renault,
il resta dans cette maison jusqu'à sa mort, qui arriva le 23 août 1664.
(Cat. Prov. Francité; arch. gen. S. J.)
1. (( Emenso philosophise curriculo Aureliam mittitur ad jus
civile perdiscendum. Ibi dat litteras in patriam, quibus contendit
sibi ut liceret in religiosà familiâ Deo vivere... Pater nihil respondet,
hic iterum scribit et dùm rursus tacetur, continuum Patris silentium
tacitam rei concessionem interpretatus, dat se in viam, Nanceium
venit, atque in tirocinium admittitur. » (Annuse litterœ, 1611, p. 116).
— 249 —
lui, tansé d'importance'. Tout est mis en œuvre pour le
faire renoncer à sa vocation, prières, menaces, persécutions
de toutes sortes. Quelques membres du clergé et le Par-
lement interviennent ~ : rien n'y fait. Exaspéré, son Père
le chasse de chez lui; il ne trouve d'asile nulle part, pas
même chez sa sœur '^. Puis , revirement complet : aux
rigueurs et aux mauvais traitements succèdent les pleurs,
les tendresses, toutes les caresses de Fairection paternelle
et maternelle^. Le jeune homme est lancé dans toutes les
fêtes, dans les distractions les plus séduisantes •'... Des amis
avaient conseillé ce système d'attaque, bien plus fatal à
une vocation que la lutte ouverte et déclarée. Ils en furent
pour leurs frais d'invention. Après quelque temps de fêtes,
Jean se jette aux genoux de son Père pour lui demander
l'autorisation de rentrer au noviciat, et, sur son refus, il
s'échappe une seconde fois et revient à Nancy ^.
Le noviciat terminé, il professe trois ans la grammaire à
Verdun, il étudie quatre ans la théologie au collège de
Clermont, et de Paris il est envoyé à Rennes, où il a eu
tant à lutter et à soulfrir, pour y enseigner la philosophie
1. Annuœ lUlerse, 1611, pp. 116-1 18. Les lettres de Nancy racontent
au long- tout ce que les parents firent pour ramener Jean à Rennes,
et la façon dont il fut reçu.
2. IbUl., p. 118.
3. « Post dies aliquot, iterùm hélium, itcrùm machina' admoven
tur; sed cum se in pristino animi proposito cxhihuisset, ita odiosus
parenti factus est, ut domo ejiceretur... Foiis, cum neque apud
sororem nccpie apud patruum ol) i)alerna' iracundia* melum locum
inveniret ullum... » (//>/(/., p. 110.)
4. (( Revocatus, lacrymis compositaque ad animi teneritudinem
voce oi)})ugnatur... » [Ibid.')
5. « Joci, voluptas et lautitiœ proponunlur » [Ibid., p. 120.)
6. Elogia defunct. Prov. Francise in Arch. rom.; — Scriptores Prov.
Francise S. J., à P. II. Ryheyrete, \). 407; — Anniix lifferœ novit.
Nanc, 1611.
— 250 —
dans ce même collèg-e des Jésuites, témoin jadis pendant
six ans de ses succès littéraires et philosophiques i. Les
sentiments de sa famille à son ég-ard avaient bien changé :
le religieux avait triomphé de l'irritation de tous les siens
par ses ailectueuses et aimables attentions; la beauté et la
ferme générosité de son caractère firent du persécuté une
petite idole.
En 1622, il est au Collège royal de la Flèche, où, pendant
onze ans, il se livre avec succès à l'enseignement de la
philosophie et de la théologie; de là il vient à Paris, pour
y succéder, dans la chaire de théologie, à deux hommes,
Denis Petau et Jacques Sirmon dont la réputation est
devenue Euroi^éenne. S'il n'a pas la valeur, la puissante
envergure de ses devanciers, il ne s'en fait pas moins
remarquer par l'étendue et la profondeur de son ensei-
gnement-. Les contemporains sont unanimes à louer son
grand savoir, sa piété peu ordinaire et sa simplicité pleine
de dignité 3. Le Général de la Compagnie, Mutins Vitel-
1. Dans les Vies des saints de Bretagne, t. IV, p. 343, on dit que
les Jésuites ne possédaient pas alors d'établissement en Bretagne.
C'est une erreur. L'année même où le P. Bagot entra dans la Com-
pagnie, il y avait à Rennes, au collège, 28 religieux de Tordre, 10
prêtres, 6 professeurs, 5 scholastiques et 7 frères coadjuteurs
(Annuœ litterœ, 1611, p. 81). Le collège avait été ouveM en 1604-1(305
(Catal. Prov. Franciœ in Arch. rom.). Or, comme les parents habi-
taient Rennes, il est plus que probable que Jean suivit les cours de
cette école, la plus importante, à cette époque, dans la province.
Elle était du reste la seule qui professât trois ans la philosophie, et
les Catalogues de la Compagnie disent formellement que Jean Bagot
entra au noviciat de Nancy, après avoir consacré trois ans à l'étude
de cette science.
2. Rybeyrete dit de lui : « Philosophiam theologiamque scholas-
ticam pluribus annis docuit magnâ nominis et doctrinœ famà. » —
Dans YEIogia defunct. Provincise Francise (Arch. rom.), on lit :
(( Magnâ cum laude docuit. »
3. Lettre circulaire du P. J.-B. Ragon à la mort du P. Jean Bagot,
u de Paris ce 23 d'aoust 1664 » (Arch. dom. ; collect. Rybeyrete) ; —
— 231 —
Icschi, cherchait alors un réviseur des livres et un théo-
logien; au mois de septembre 1639, il l'appelle à Rome, et,
quatre ans plus tard, il le renvoie au collège de Clermont,
où ce Père gardera plus de onze ans la direction générale
des études des classes supérieures.
Ce n'était pas une sinécure que la charge de Préfet
Bourdon dans La ine cachée en Dieu (2*= part., ch. II) en fait ce p)or-
trail : « Le P. Bagot, Fun des savants hommes de notre siècle, mais
beaucoup plus savant dans la science des saints que dans celle de
récole... » Puis il parle longuement de ses vertus et de ses mérites.
— T7e.s des saints de Bretagne, p. 340 : « Sa réputation de sagesse et
de piété fut cause qu'on jeta les yeux sur lui pour l'important emploi
de confesseur de Louis XIV. L'humble religieux fut si peu flatté de
ce choix, qu'il se démit le plus tôt possible. — Le P. Charles Paulin,
confesseur du roi, étant mort le 12 avril 1653, « le lendemain, dit le
P. Chérot {La première jeunesse de Louis XIV, p. 177), Louis XIV
s'adressa à un confrère du défunt, le P. Jean Bagot, et communia à
Saint-Germain-l'Auxerrois, la paroisse du Louvre. »
M. Bénigne Vachet, prêtre des missions étrangères, fait aussi un
grand éloge du P. Bagot, dans ses « Mémoires pour servir à l'histoire
générale des missions et aux archives du séminaire de Paris ». Il dit
que sa science était singulière, qu'il a été un des savants de son temps
et Vun des plus grands théologiens (p. 26); il loue ses éminentes
vertus et ses belles qualités, de la p. 26 à la p. 30. Ces Mémoires,
composés au xvii'' siècle et imprimés, il y a quelcpies années, chez
V. Goupy, à Paris, se trouvent très difficilement. Ils contiennent, à
côté de beaucoiqi d'erreurs, des renseignements intéressants et
curieux. L'auteur, né à Dijon en 1641, entra au séminaire des Mis-
sions-Étrangères quelques années seulement après sa fondation, et
partit pour Siam le 13 avril 1669. Il passa les trente dernières années
de sa vie, de 4690 à 1720, à écrire ses Mémoires et quelques notices
biographiques sur plusieurs de ses confrères. Ces notices manuscrites,
au nombre de treize, se trouvent à la Bibliothèque Mazarine dans un
volume in-4 intitulé (Bibl. Maz., n° 298o) : « Vies de plusieurs mis-
sionnaires envoyés dans Flnde et la Chine, par l'abbé Vachet. » A la
fm de la seconde notice consacrée à M. Martincau, on lit cette note
d'une autre main que celle qui a écrit la notice : « Nota que M. Mar-
tincau était parti de Siam en 1695, près de huit mois avant la mort de
M. de Metellopolis, et que M. Vachet, auteur de ces vies des mission-
naires, brouille et confond tout à son ordinaire. »
— 252 —
général dans un collègue, où Ton ne comptait pas moins de
mille étudiants dans les cours de philosophie et de théo-
logie. Cependant, tout en conservant cette charge, le P.
Bagot accepte, au mois d'octobre 1646, la direction de la
Congrégation des Externes ^ . Cette Congrégation va devenir
entre ses mains une puissance.
Il ne faudrait pas juger de cette pieuse réunion par les
associations similaires de notre époque. Elle admettait
parmi ses membres, outre les étudiants d'élite de philosophie
et de théologie, tous externes, des prêtres, des religieux,
des gentilshommes, des magistrats, jusqu'à des prélats; et
ces fervents congréganistes se réunissaient, une ou deux
fois par semaine, dans une chapelle du collège de Clermont,
aujourd'hui Lycée Louis-le-Grand.
A peine le nouveau directeur a-t-il pris possession de sa
charge, qu'il se fait autour de son confessionnal un concours
extraordinaire de pénitents. La science et la piété, unies
dans un caractère droit, ferme, plein d'élan, sans écart ni
exagération, ont le don d'attirer les âmes. Celles-ci savent
d'instinct surnaturel cj[ue là elles trouveront tout à la fois
la voie, la lumière et l'impulsion.
Le P. Bagot devient vite, comme nous dirions aujourd'hui,
le confesseur à la mode des plus fervents chrétiens de la
société parisienne, des prêtres, des évêques. Toutefois, la
jeunesse des écoles formait le groupe le plus compact, et
aussi le plus intéressant de sa direction 2. Il savait qu'on
peut beaucoup obtenir d'un jeune homme bien doué, dont
4. Catal. Prov. Francise in Arcli. gcn. S. J.
2. Elogia defunct. Prov. Franciœ in Arch. gcn. S, J.; — La vie
cachée en Dieu, par Bourdon, 2^ part., ch. II; — Mémoires de B.
Vachct, pp. 26-29 ; — Vie nouvelle de H. -M. Boudon^par Mgr Mathieu,
archevêque de Besançon, 2« partie, pp. 33 et suiv. ; — Lettres sur la
Conçjrégation des missions étrangères, \)nv i .-Y .-O. Lu(|uct, prêtre,
p. 8."
— 253 —
les tristesses et les déboires de la vie n'ont pas comprimé
les élans du cœur, ni tari la source des généreuses illusions,
des espérances pures.
Autre est l'apostolat auprès des chrétiens déjà avancés
dans l'existence; autre l'apostolat auprès de ceux qui, le
cours des études terminé, cherchent l'orientation de leur
vie, et, en attendant, ne demandent qu'à se dévouer. Ces-
derniers, ])ien et fortement dirigés, sont l'appui et le ressort
le plus puissant des œuvres charitables dans une ville I
C'est à eux principalement c{ue le P. Bagot fit appel, à
Paris, pour ses œuvres de bien. Elles ne manquaient pas.
Hôpitaux, prisons, mansardes du pauvre, ateliers de
l'ouvrier, tout cela était à visiter, à consoler, à instruire, à
soulager. Puis, il y avait les élèves externes du collège de
Clermont et des autres établissements scolaires, à maintenir
dans le devoir, à éloigner du mal '.
Nombreux furent les congréganistes qui répondirent à
l'appel du zélé directeur. Parmi eux"' se trouAaient François
Pallu, de Tours •^; Vincent de Meurs, de Tonquédec en
Bretagne '* ; Bernard Gontier, de Dijon ; Ango de Maizerets ^ et
Luc Fermanel ^', de Rouen ; Henri-Marie Boudon, de la Fère ;
1. La vie de M. Henri-Marie Boudon, par Collet, cL la Xouvelle vic^
par Mgr Mathieu, passini.
2. Cette liste, qui est très iucomplète, se trouve aux Archiver natio-
nales (M. 204) dans un manuscrit intitulé : « Mémoire de l'origine du
séminaire des missions pour les pays étrangers. »
3. François Pallu, né à Tours en 1625, oncle du P. Martin Pallu,,
Jésuite, fit ses études au collège de sa ville natale, dirigé par les Pères
de la Compagnie de Jésus.
4. Vincent de Meurs, docteur en théologie, naquit eu 1G28.
5. Jean-Baptiste-Bernard Gontier, élève des Jésuites de Dijon. —
Ango de jMaizerets ou des Mezerets, né à Bouen, où il fit ses études
chez les Jésuites. (Voir son éloge dans la Vie de Mgr de Laval, par
l'abbé Gosselin, t. Il, pp. 23'* et suiv.)
G. Luc Fermanel, né en 1629 à Rouen, où il étudia chez les Jésuites,
se lia alors d'une étroite amitié avec II. -M. Boudon, son condisciple.
— 254 —
Pierre de la Motte-Lambert et son frère, Nicolas Lambert
de Boissière, de Lisieux ^ ; Jacques de Bourges, de Paris'-;
Prêtre le 15 octobre 1658, il signa l'acte d'association qui donna
naissance au séminaire des missions étrangères. Cet acte, outre son
nom, porte ceux d'Armand Poitevin, de Michel Gazil, de Vincent de
Meurs, de François Bézard et de Nicolas Lambert (Arch. nat., m. 213).
D'abord procureur du séminaire et des missions, il fut e^u supérieur
de la Congrégation le 12 janvier 1674 et réélu en 1677. Il mourut le
26 avril 1688. — On sait que les premiers évèques des missions
étrangères, Mgrs Pallu, de La Motte-Lambert et Cotolendi décidèrent
avant de s'embarquer pour rExtrême-Orient de fonder une compagnie
de commerce pour les mers de l'Inde et de la Chine ; et, la résolution
prise, ils s'occupèrent de se procurer les navires nécessaires pour
commencer l'entreprise. Ce fut le père de M. Fermanel, grand com-
merçant à Rouen, qui fit construire en Hollande les bâtiments de
commerce. On conserve à la Bibliothèque nationale (Franc, n° 15796,
fol. 276-278) les conventions passées entre les sociétaires : c Compa-
gnie de la Chine pour la propagation de la foy et l'establissement du
commerce dans l'empire de la Chine, les royaumes du Tonkin et de
la Cochinchine et isles adjacentes... Pour l'exécution de ce dessin,
l'on a fait choix de la personne du sieur L. Fermanel, marchand bour-
geois, demeurant à Rouen, auquel est donné pouvoir de faire bâtir et
construire, en Hollande ou ailleurs, deux vaisseaux... ; les faire armer
et équiper, etc.. ; de faire élection d'un tel nombre d'officiers et de
mariniers qu'il jugera nécessaire...; comme aussi de s'assurer d'une
ou de deux personnes étrangères, expertes au commerce de la Chine,
auxquelles sera donné pouvoir de vendre et débiter les marchandises
qui y seront portées, et d'acheter dans le pays celles qui seront
propres à être apportées pour le bien et le profit de la société... »
Suivent les articles de la convention. Mgr Luquet [Lettres sur la
Congrégation, p. 23) prétend que M. Pallu émit le premier la grande
pensée de rétablissement de cette compagnie de commerce, qu'il com-
posa à cette occasion un mémoire extrêmement remarquable (ihid.,
note), et il ajoute : « C'est peut-être une des règles les plus parfaites
qu'on puisse proposer, pour sanctifier les opérations commerciales »
[ibid., note).
d. Pierre de La Motte devint évêque de Berythe, et son frère
Nicolas, parti comme missionnaire en 1666, mourut en mer près des
côtes de Guinée.
2. Jacques de Bourges, né en 1630, fit ses études au collège de
Clermont. Il accompagna en Cochinchine Mgr Pierre de la Motte,
— 255 —
François Bézard, de Pezenas ^ ; Sain, de Tours; Bernard
Picquet, de Paris-; Joseph Duchesne , de Périgueux^;
Ignace Cotolendi, d'Aix'*; Louis Chevreuil, de Rennes^;
enfin Michel Gazil, Poictevin ^, Jean Dudouy ~, Thiery , Thier-
sant^, de Ghameçon^, Louis Bulteau et Pajot de la Cha-
évêquc de Bérythe et vicaire apostolique de la Cochinchine. Il devint
en 1679 évèque d'Héliopolis et vicaire apostolique du Tonkin. Il
mourut le 19 août 1714.
1. F. Bézard, né en 1622, fit ses études théologiques au collège de
Clermont. Il entra au séminaire des Missions-Étrangères, fut élu
assistant en 1664 et supérieur le 9 décembre 1670. II mourut le
6 mars 1681.
2. Bernard Picquet (ou Pi(|ues), docteur de Navare, proposé en
1653 pour être nommé vicaire apostolique de la Cochinchine et
évêque, ne fut pas sacré, et accepta la cure de Saint-Josse, à Paris.
3. Joseph Duchène, docteur en Sorbonne, devint évèque de Bérythe,
partit en 1679 pour la Cochinchine et mourut à Siam le 17 juin 1684.
4. Ignace Cotolendi, né le 24 mars 1630, devint évèque de Métello-
polis et vicaire apostolique de la Chine. Mort le 16 août 1662, au
village de Paracol, près de Mazulipatam.
5. Louis Chevreuil, né vers 1628, fut élevé à Rennes, au collège des
Jésuites. Nommé provicaire de Mgr Cotolendi, il mourut à Siam le
10 novembre 1693.
6. Michel Gazil, né en 1629, reçut les ordres mineurs en 1653 et la
prêtrise en 1655. Il fut choisi en 16()2 pour être un des procureurs des
vicaires apostoliques des Indes. Elu en 1668 supérieur du séminaire
des Missions-Étrangères, il donna sa démission en 1670 et mourut le
14 janvier 1679. — Poictevin devint « grand vicaire des affaires de
Mgr l'évêque du Canadas, M. de Laval » (Arch. nat., M. 204).
7. Jean Dudouy ou Dudouyt devint, avec Ango de Maizerets, un des
auxiliaires les plus utiles de l'évêque de Québec, Mgr de Laval. Il
arriva au Canada en 1662, fut nommé grand vicaire en 1671, et envoyé
en France })our y obtenir le renouvellement des défenses de la vente
de l'eau-de-vie, il y mourut le 15 janvier 1688. M. Gosselin (t. I,
p. 382, et t. II, pp. 226 et suiv.) en fait grand éloge.
8. ^I. Thiersant devint aumônier de la reine, et Thiéry, curé de
Tours.
9. M. de Chameçon ou Foissy de Chamesson accompagna au Tonkin
Mgr d'Héliopolis, et, quoique laïc, il rendit de grands services aux
missions {Histoire de rétablissement du Christianisme dans les Indes
Orientales, par Seryès, Paris, 1803).
— 25G —
pelle ^ L'histoire de la Société des Missions-Etrang-ères
nous a conservé tous ces noms -.
M. de Laval, dès son' arrivée à Paris en IGiG, se lie avec
la plupart de ces jeunes gens et confie au P. Bagot la
direction de sa conscience. Le directeur ne pouvait ren-
contrer une âme plus docile et plus droite, un cœur plus
élevé; Laval fut de toutes les œuvres, un des plus zélés.
Cependant, la route d'un jeune homme de vingt à trente
ans, est bordée de précij^ices; on a beau se tenir sur ses
gardes, on risque souvent de faire un faux pas. Pour se
mettre davantage à l'abri du péril, cpielques-uns des jeunes
gens que nous venons de nommer résolurent, en 1650,
d'habiter ensemble ; ils espéraient ainsi se soutenir mutuel-
lement et vivre d'une vie plus parfaite. Ils n'étaient que
cinc{ : Laval, Pallu, Gontier, Fermanel et Boudon. Les
deux premiers avaient déjà reçu la prêtrise. Ils louèrent plu-
sieurs chambres à l'auberge de la Base blanche, près du
1. Louis Bulteau, né en 162o à Rouen, docteur en Sorbonne, devint
curé à Rouen. — Pajot de la Chapelle exerça longtemps Toffice de
procureur des missions. Il était laïc, d'après ce que nous lisons dans le
manuscrit M. 204 (Arch. nat.) : « Les trois évèques avant de partir
(pour les Indes) nommèrent six procureurs, pour avoir soin de
recevoir leurs pensions et revenus, leur envoyer des ouvriers,
recevoir leurs lettres et leur faire réponse, dont trois étaient ecclé-
siastiques, sçavoir, M. de Meurs, M, Fermanel et M. Gazil, et trois
laïques, sçavoir, M. le président de Garibal, M. le comte d'Argenson,
et de la Chapelle Pajot, directeur de THospital général. » M. de la
Chapelle demeura jusqu'en 1674 dans une maison de la rue de Saint-
Étienne des Grez, où s'étaient retirés, en 1662, plusieurs de ceux qui
habitaient rue Saint-Dominique. En 1674, il s'établit, rue du Bac, au
séminaire des Missions-Étrangères (Arch. nat., M. 204).
2. Les noms que nous venons de citer se trouvent aux Archives
nationales (cartons M. 204; — M. 203; — MM. 516). Le manuscrit
M. 204 est intitulé : Origine du séminaire des missions étrangères.
— 257 ~
, collèg-e de Glermont, où ils restèrent jusqu'à Tannée sui-
vante, inséparables dans les œuvres, fidèles aux mêmes
exercices de piété, à la môme rè^le. Mais le lieu était bien
Jmal choisi pour une pareille réunion; ils ne tardèrent pas
à s'en apercevoir, u Comme c'est l'ordinaire dans les
auberges, disent les Mémoires de Béniçjne Vachet , on
recevait à la Rose blanche toutes sortes de gens; il s'v en
rencontra d'humeurs bien différentes et quelquefois de
vicieux ^ . »
Au mois d'octobre 1650, les cinq associés louent au
faubourg- Saint-Marcel, dans la rue Copeaux, une maison
assez vaste pour s'y loger avec ceux de leurs amis, désireux
d'embrasser leur genre de vie. Il s'en présenta une douzaine
dès le début -. D'autres vinrent bientôt se joindre à la petite
communauté, si bien qu'il fallut chercher un local plus
considérable, et la réunion se transporta dans la rue Saint-
Dominique, au faubourg Saint- Jacques 3.
Dans ces divers établissements, quelle existence réglée,
vraiment monacale ! Les chroniques du temps ne tarissent
pas d'éloges sur ce groupe de jeunes gens. Travailleurs
infatigables et chrétiens décidés, ils placent au premier
rang de leurs obligations, le travail, la pratique austère
de la vertu, la piété : puis viennent les œuvres de dévoue-
ment'\ Presque tous sortent des collèges des Jésuites;
d. Mémoires pour servir..., p. 10.
2. Mémoire pour servir..., p. 12. M. Vachct cite, parmi les nou-
veaux, Ango de Maizerets, de Meurs, Gazil, Chevreuil et Dudouyt. —
La rue Copeaux était àTendroil où passe aujourd'hui la rue Laccpède.
(Note, p. 13, de M. Launay, dans YHistoire générale des Missions-
Étrangères, t. I.)
3. Mémoire pour servir..., pp. 16 et 17 ; — Origine du séminaire
des missions étrangères (Arch. nat., M. 202) ; — Vie de M. Boudon,
par Collet; — Vie nouvelle de II.-M. Boudon, pp. 41-44.
4. Ibid. — Dans une lettre au R. P. Général, 5 déc. i6:j3, le
P. Bagotditdc ces congréganistes : « Omnes sunt indolis ad pietateni
Jés. et Noiw.-Fr. — T. II, \-j
— 258 —
ceux qui ne doivent pas aux Pères la formation de leur
intellig-ence, leur doivent l'éducation du cœur, le sens des
choses de Dieu^.
Le P. Bagot les guidait tous, et avait plus à faire pour
les modérer que pour les activer. On les appelait la Société
des bons amis. Leur zèle opéra tant de bien que l'envie et
la haine s'émurent ; on essaya de les écraser sous le ridi-
cule, et on publia contre eux un libelle diffamatoire, inti-
tulé Contra Bagotianos, lequel fut répandu à profusion à
Paris et dans la province -.
Cette Société des bons amis ressemblait plus à une com-
munauté religieuse qu'à une réunion de jeunes gens,
tellement l'union était intime, la vie de prière, de travail et
de charité, réglée dans les moindres détails. L'unique
ornement de la salle où ils se réunissaient pour leurs
exercices de piété, était un tableau représentant les cœurs
de Jésus et de Marie, avec cette inscription : Cor Jesii,
cor Mariœ, cœtûs nostri fjloria'^ .
aptissimse... In iisdcm sedibus iisdcm studiis simiil vacant aut etiam
aliis pietatis offîciis quai in sodalitio parthenico commendantur ;
neminem in suum contubernium admittunt nisi palam profiteatur so
Societatis studiosissimum, ejusque tam doctrinœ quam moribus
addictissimum. Quot(|uot Nostri eos noriint, et amare et admirari. »
(In Arch. rom.)
1. P. Bagot, dans la même lettre : « A teneris annis in nostris
gymnasiis atque sodalitiis ad pietatem fuerunt instrncti. )>
M. Gosselin {Vie de Myr de Laval, t. I, p. 36), écrit : (( La plupart
des anciens condisciples de François de Laval, Fallu, Chevreuil, de
Maizerets, Boudon, etc., étaient eux-mêmes à Paris ; la congrégation
de La Flèche se trouvait donc au complet. » Inutile de dire que tout
cela est inexact. Pallu fut élevé à Tours, Chevreuil à Rennes, de
Maizerets et Boudon à Rouen.
2. Vie nouvelle de M. II.-M. Boudon, pp. 43 et suiv. ; — Etudes
religieuses de la Compagnie de Jésus, XLVI.-18, p. 275.
3. Vie nouvelle de H.-M. Boudon, pp. 43-48 ; — Mémoire pour
servir..., par B. Vachet, pp. 13-15, 17 et suiv.
— 259 —
Les membres de cette Société si miie n'avaient cependant
ni la même éducation, ni la même fortune, ni le même
caractère, ni le même tempérament. Ils s'étaient rencontrés-
et aimés dans une même et ardente aspiration vers les-
réalités du monde d'au delà ; et, dans les voies diverses où
s'engag-ea leur avenir, ils restèrent fidèles à l'inébranlable
affection de leurs années de jeunesse.
Henri-Marie Boudon était l'âme de cette Société. Né à
la Fère, en Picardie, le 14 janvier 1624, et élevé au collège
des Jésuites de Rouen, où il avait eu comme condisciple
Luc Fermanel, il était venu à Paris au mois d'octobre 1642,
pour y suivre les cours de philosophie et de théologie au
collège de Clermont. Logé pauvrement rue de la Harpe, il
se voyait obligé de mendier son pain de chaque jour ;
mais ses talents supérieurs et sa vertu peu commune
imposaient à tous le respect et l'admiration. Quand Fran-
çois de Laval fît sa connaissance, en 1646, il fut frappé de
tout ce qu'il y avait de grand et de beau dans cette nature,
où la pauvreté dignement supportée ne faisait que donner
un reflet de plus à l'éclat de la sainteté. Il s'attacha à
Boudon et lui donna l'hospitalité ^ dans sa propre maison
jusqu'au jour où ils allèrent habiter ensemble à la Rose
blanche. C'est Henri Boudon qui avait eu le premier
l'idée de cette réunion, c'est lui qui mit en rapport l'abbé
de Laval avec Jean de Bernières-Louvignv, le baron de
Renty, le P. Nicolas de Condé, Claude Le Glay, dit le bon
1. Henri-Marie Boudon avait douze ans quand il se rendit à Rouen
pour y suivre, comme externe, les cours du collège des Jésuites. En
six ans, il fit toutes ses études littéraires, et il alla à Paris en 1642
pour faire trois ans de philosophie, et quatre ans de théoloo-ie au
collège de Clermont. François de Laval le recueillit chez lui, en ^648.
[Vie de Boudon, par Collet, et la Vie nouvelle, par Mgr Mathieu.) —
Quand Fabbé de Laval fut nommé vicaire apostolique de la Nouvelle-
France, il se démit de son archidiaconé d'Evreuxen faveur de Boudon.
— 260 —
Lorrain, le Frère Fiacre, et beaucoup d'hommes de bien
et d'action, devenus les amis du mendiant de la rue de la
Harpe 1.
La Société des bons amis fixa à ce point l'attention
générale qu'on se demanda avec raison si la Providence ne
les préparait pas à l'accomplissement d'un grand dessein.
Quant à eux, ils n'avaient pour lors aucun but déterminé :
ils travaillaient, ils priaient, ils se dévouaient, et, dans
cette vie très remplie de chaque jour, ils attendaient
l'heure des manifestations divines. Cette heure sonna sur
la fm de 1652. Voici à quelle occasion !
Le premier prédicateur de la Foi au Tonkin, et l'un des
plus remarquables missionnaires de la Cochinchine, le
P. Alexandre de Rhodes, avait été délégué à Rome par
les Jésuites de ces contrées lointaines, avec la mission de
recruter en Europe des ecclésiastiques, qui consentissent à
partager les périls de leur laborieux apostolat 2.
1. Vie de H.-M. Boudon, par Collet ; — Vie nouvelle..., passim.
2. Le P. de Rhodes raconte lui-même {Somînaii^e des Voyages et
Missions du P. A. de Rhodes ; Paris, 1653, 3« partie, pp. 79 et 80)'
que ce fut par commission expresse de ses confrères « qu'il vint à
Rome, principalement, dit-il, pour trouver moyen de secourir ces
belles églises, en leur procurant des évêques et en leur donnant de
nouveaux ouvriers évangéliques. » Dans ses Voyages et Mis'iions
(Paris, 1854, 3'^ partie, p. 337), il affirme encore que «■ ses supérieurs
renvoyèrent en Europe dans le but de représenter au Saint-Père
Fextrême besoin où étaient les chrétiens d'Orient d'avoir des
évêques, aux princes chrétiens la grande pauvreté des ouvriers qui
travaillaient en ces missions, et au R. P. Général de la Compagnie
les grandes espérances qu'il y avait de convertir tous ces royaumes,
si l'on y envoyait des prédicateurs qui leur annonçassent l'évangile. »
— <( Mes supérieurs, ajoute-t-il, me donnèrent ces trois commissions,
dont je me suis chargé très volontiers. »
Dans sa Relation du voyage de Vévêque de Bérythe (p. 7), M. de
Bourges, dont nous avons parlé plus haut, confirme le récit du
P. de Rhodes : Il vint en Europe, « chargé, dit-il, de représenter au
— 261 -—
Le P. de Rhodes quitte le Tonkin en 16i7, il traverse la
Perse, il arrive à Rome, où il assiste, en qualité de procureur,
à trois congrég-ations générales de son ordre, il entretient du
but de son voyage les généraux Piccolomini, Gottifredi et
Nickel^, et, pendant les trois ans qu'il passe dans la ville
S. Siège l'état des églises naissantes du Tonkin et de la Cochin-
chine, et le besoin qu'elles avaient du secours des évèques. »
Les affirmations du P. de Rhodes et le témoignage de M. de
Bourges n'ont pas empêché Mgr Luquet d'insinuer dans ses Lettres
sur la Congrégation des Missions {Xote, pp. xxxii et xxxiii et pp. 4-6)
que le P. de Rhodes s'était rendu à Rome en secret, à Tinsu dg ses
supérieurs et même contre l'intention de la Compagnie. 11 appuie son
insinuation du mémoire adressé à Rome en 1693 par Mgr de Métel-
lopolis, dans lequel on lit ces paroles : « P. Al. de Rhodes, vir verè
apostolicus, cum videret crebras in regionibus illis persecutiones
fieri, nec diu servari posse religionem nisi ipsorummet indigenarum
ope, qui sacerdotio initiati, facile inter suos latitare possint ; Pater
inquam Alexander Clam Lusitanis patrihus Romam ahiit... » On
comprend les motifs qui ont déterminé Mgr de Métellopolis à
s'écarter de la vérité historique ; mais, pourquoi M. Luquet, après
avoir cité les paroles peu conformes à la vérité, clam lusitanis
patrihus, de Mgr de Métallopolis, n'a-t-il pas apporté le témoignage
du P. de Rhodes, qui affirme le contraire? « Mon supérieur (le
provincial portugais), dit le P. de Rhodes, me donna commission
d'aller à Rome principalement pour... » Pounjuoi a-t-il passé sous
silence les paroles de M. de Bourges, chargé de représenter ...? Que
la loyauté est (qualité rare !
Dans un livre récent {Histoire générale de la Société des Mis'^ions-
Etrangères, par A. Launay, de la même Sociéléi, il est })ien dit ({ue le
P. de Rhodes « vint en Europe demander au Souvei'aiu Pontife des
évoques pour le Tonkin et la Cochinchine », mais on a soin de taire
qu'il était envoyé dans ce but par ses confrères, et particulièrement
par son provincial (t. I, p. 8). — M. Vachet écrit' avec franchise dans
ses Mémoires, p. 45 : u Les Jésuites des Indes considérant ([u'à
la Cochinchine, au Tonkin et à la Chine, il y avait déjà plusieurs
milliers de chrétiens, crurent ({u'il était à propos de députer au
Saint-Siège l'un des leurs ([ui serait le mieux informé de l'état de
ces missions. »
i. Le P. de Rhodes {Voyages, ch. XIX) arriva à Rome le 27 juin
1649, et y séjourna pour les affaires de sa mission juscpi'au 11 sep-
— 262 —
éternelle, il fait connaître à tous publiquement et aux
cardinaux en particulier le dessein qui Tamène des extré-
mités de l'Orient, il expose au Souverain Pontife de vive
A^oix et dans un long* mémoire les pressants besoins des
églises d'Asie, la nécessité d'y fonder un clergé indigène
•et des évêchés indépendants de la couronne de Portugal.
Innocent X applaudit au zèle du vaillant missionnaire, il
loue son plan d'apostolat, il veut le sacrer premier évéque
du Tonkin et n'y renonce que sur le désir de l'apôtre ; les
généraux de la Compagnie l'encouragent et approuvent son
entreprise; enfin, le 11 septembre 1652, le Jésuite, fort
des approbations du Saint-Père, sort de Rome sur l'ordre
de son Général pour se rendre en France i, où il espère
trouver ce qu'il est venu chercher de si loin, ce qu'il
n'a rencontré nulle part, ni en Italie, ni ailleurs, une
phalang-e d'apôtres pour le Tonkin et la Cochinchine -.
tcmbre 1652. Le P. Vincent CarafTe, général de la Compagnie, était
mort trois semaines avant l'arrivée du P. de Rhodes, le 8 juin 1649.
Son successeur, le P. Piccolomini, élu le 21 décembre 1649, mourut
le 17 juin 1651, et fut remplacé, le 21 janvier 1652, par le P. Gotti-
fredi, qui mourut deux mois après son élection. Le P. Goswin Nickel
fut nommé à sa place le 17 mars 1652.
1. Le P. Bagot écrit au P. Général dans la lettre déjà citée du
5 déc. 1653 : « Cum primùm hic à Paternitafe vesfrâ missus^
missionis illius res promoturus, P. Alexander de Rhodes advenit,
tam libris istic (Romse) primùm italico, dein hic (Parisiis) gallico
idiomate editis, quam voce et coram in publicis privatisque congres-
sibus docuit quanta in illis oris seges jam ad messem albesceret,
quamque multos illa operarios idoneos postularet. » — M. Launay, p. 9,
dit que le Pape donna l'ordre au P. de Rhodes de chercher des
sujets ; il ne parle pas du P. Général. — P. 13, le même auteur ajoute :
<( Le P. de Rhodes vint à Paris, cherchant toujours des évoques,
selon l'ordre qu'il en avait reçu du Souverain Pontife. » C'est tou-
jours le P. de Rhodes, qui agit indépendamment de ses supé-
rieurs, ce qui est absolument contraire à l'histoire.
2. On trouve, rue Monsieur, 15, Paris, un manuscrit in-4o inti-
tulé : « Memorie intorno aile missioni... estratte d'Ail' Archivio délia
— 263 —
(( J'ai cru que la France, écrit-il lui-même, étant le plus
pieux royaume du monde, me fournirait plusieurs soldats
qui aillent à la conquête de tout l'Orient pour l'assujettir à
Jésus-Christ, et particulièrement que j'y trouverais des
évêques qui fussent nos Pères et nos Maîtres en ces églises.
Je suis sorti de Rome à ce dessein, après avoir baisé les
pieds au Pape ^ . »
A Paris, le P. de Rhodes reçoit le même accueil, les
mêmes encouragements qu'à Rome, auprès des Pères de
Lingendes, provincial de France, Charles Lalemant, supé-
rieur de la maison professe, Charles Paulin, confesseur de
Louis XIV, et Jean Bagot, directeur de la grande Congré-
gation-.
S. Congrcg'"*' de Proparji'anda fide per ordine délia S. M. di
Clémente XI da Niccolô Fortefi^uerri Segrct''" délia d*"* Cong"'^ et dal
medesimo dcdicale alla santità di Papa Bencdctlo XIII. » Or, on lit
dans ce manuscrit, à propos de la mission du P. de Rhodes :
« (P. Rodes) incomincio egli subito a cerchre prima in Napoli, e poi
in Roma Ecclesiastici di gran fervorè, accioche consa grati vescovi
si volessei'o transj)ortàre nella Cina. Ma in duo citlà cosi i^randi
non rilrovarono ne pur'uno ; onde si transferi a Pari^n. »
1. Voyages et Missions du P. A. de Rliodes ; Lille, 1S84 ; p. 310, —
L'abbé Gosselin {Vie de M(/r de Lnr.d, t. I, p. 'M) fait venir à
tort, une première fois, le P. de Rhodes à Paris, entre IGii et
1643.
2. La correspondance de ces Pères avec le Général se conserve
aux Archives générales de la Compagnie. Elle montre : 1" que le
P. de Rhodes n'agissait })as indéi)endammenL de la (Compagnie,
mais })lulôt qu'il agissait de concert avec le P. (Général et les
supérieurs de Paris ; 2° que le Provincial de Paris, le Supérieur de
la maison professe, les consulteurs et le Général s'intéressaient à la
mission du P. de Rhodes et travaillaient à l'exécution de son grand
dessein, lequel consistait à trouver des évècpies et des })rètres pour
les Indes Orientales. — Le P. Bertrand traite longuement cette
question dans Y Histoire de In mission du Mnduré (t. I, p. 193 et suiv.).
— C'est le 27 janvier 1653 que le P. de Rhodes arriva à Paris, et,
aussitôt après son arrivée, le 31 janvier, il obtenait, par l'entremise
du P. Paulin, une audience du roi. Au sortir de l'audience, il
— 26i —
A peine arrivé, il se met à prêcher, suivant ses exprès
sions, « la grande croisade contre tous les ennemis de la foi
qui sont dans le Japon, dans la Chine, dans le Tonkin,
la Cochinchine et la Perse... ^ » Aussitôt une infinité de
lettres liii arrivent des cinq provinces de la Compagnie de
Jésus, en France ; les Pères lui demandent de les enrôler
dans la glorieuse milice. Ils s'adressent à leurs supérieurs,
ils écrivent au Général pour solliciter cette faveur. On
en choisit vingt, qui doivent se tenir prêts à partir, au
premier signal, avec l'apôtre du Tonkin \
Le but principal de l'apôtre n'était pas atteint ; il voulait
sans doute emmener avec lui aux extrémités de l'Orient les
frères de Saint-François-Xavier, il désirait davantage
établir une hiérarchie ecclésiastique complète dans les
chrétientés de l'Asie ; et pour cela il lui fallait des évéques
et des prêtres. En trouver, n'était pas chose facile; depuis
trois ans qu'il était en Europe, il n'y avait pas réussi. Et
puis, il importait que les évêques choisis fussent indépen-
dants de la couronne de Portugal ; par conséquent, ils
devaient avoir ou on devait leur assurer hors de ce royaume
des titres et des revenus ; des ressources étaient également
nécessaires pour la fondation et l'entretien des séminaires
destinés au recrutement du clergé indigène ^
Ce n'était pas là une mince entreprise, et, pour la con-
ccrit au P. Général : (( Torlia jam lux prœteriit ex quo Parisios
appuli, et nuiic ex Régis chrislianissimi palatio redeo, in quo sumniâ
benevolentià fui exceptus tùm à Rege, tum à Reginà, qui me in
multis interrogarunt benignissimè ; ad interrogata satisfacere
coactus sum, Spero W Patris Paulini operà quidquid speramus
habifuros, sicuti ejusdem operiÀ fuimus introducti apud Regem. »
(Arch. gen. S. J.)
1. Voyages du P. de Bhode^i... Lille, 1884, p. 319.
2. IbkL, p. 320.
3. Histoire de la mission du Mnduré, t. I, 191 et 192; cli. IV,
pp. 321 et suiv.
— 26") —
duire à bonne fin, le missionnaire ne néglig-e rien. Le
5 décembre 1653, le P. Bagot écrivait au Général, Goswin
Nickel : (( Depuis que le P. Alexandre de Rhodes est arrivé
ici, envoyé par votre Paternité pour y travailler au bien
des églises d'Asie, il n'a cessé, soit par les livres, soit par
les prédications, soit par les entretiens, d'enseigner que sur
ces terres lointaines les épis étaient mûrs pour la moisson
et qu'on demandait de nombreux et bons ouvriers pour la
cueillir ^ . »
C'est le P. Bagot lui-même qui lui fait trouver ses
ouvriers. La Société des bons amis habitait encore, en 1652,
à la rue Copeaux-.
Le P. Bagot invite l'apôtre à dîner avec eux. Celui-ci
accepte volontiers, et là, dans cette réunion intime, dans
ce cercle choisi, il se laisse aller à tous les élans de son
zèle : il raconte avec émotion le triste état de ses chré-
tientés, ses travaux et ceux de ses frères, les luttes et les
sacrifices des missionnaires, leurs espérances ; il expose le
but de son voyage en l^urope, la nécessité d'un clergé
indigène. Ces paroles ne devaient pas tomber sur une terre
ingrate ou mal préparée.
En sortant de là, le P. de Rhodes dit au P. Bagot : « J'ai
trouvé dans ces jeunes gens des dispositions plus parfaites
que celles que j'ai cherchées dans les séminaires et les
autres lieux de l'Europe •^. » D'après Bénigne Vachet, il
aurait ajouté : « Voilà les gens que Dieu me destine ^ ! » If
\. Voir à la paj^'O 262 la note i .
2. Quelques auteurs disent à tort ({ue la Socu'h'» de>i bons amis
habitait à la rue Saint-Dominique, quand le P. de Rhodes vint à
Paris. Ce n'est qu'en 16oo qu'elle se transporta dans cette rue, en
quittant Timmeuble, devenu trop petit, de la rue Copeaux.
3. 17e de II.-M. Boiidon, par Mg-r Mathieu, Besançon, 1837,
p. 34.
4. Mrmoirrs pour servir à l'histoire générale des Missions et aux
Archives du Séminaire de Paris. Paris, V. Goupy, p. 15.
— 266 —
ne se trompait pas. Interrogés s'ils consentiraient à le
suivre, ils répondent tous et avec enthousiasme d'une
manière affirmative. La même proposition avait déjà été
faite à des prêtres, auxquels le P. de Rhodes s'était ouvert
de ses projets dans des conférences privées, et plusieurs
avaient semblé vouloir répondre à son appel, dans un pre-
mier moment d'entraînement ; mais l'heure de l'exécution
venue, le cœur leur manqua.
Il n'en fut pas de même des congréganistes du P. Bagot K
Ce dernier se voit même obligé de modérer leur ardeur :
« Messieurs, leur dit-il, l'on ne va pas si vite dans des
matières d'une si haute importance. Il n'appartient qu'à
Dieu de vous éclairer. C'est pourquoi je suis d'avis que
nous fassions une retraite de dix jours ; je la ferai avec
vous pour demander au Père des lumières de vous faire
connaître son adora])le volonté -. » La retraite se fait, et les
congréganistes n'en sortent que plus fervents et plus
décidés. Ils ont vu que Dieu les veut aux Indes ; ils ont
résolu d'y aller, pour y être apôtres''.
1. Le P. Bagot écrit au P. Général, dans sa lettre du 5 décembre
1653 : (( De iisdeni missionihus inter plerosque ecclesiasticos
collationes habitœ sunt ; et, ut contingere solet, non pauci exardes-
cere visi sunt. Enim vero cum res seriô urgeri cœpit, et qui militise
illi adco sanctœ nomen dare vellent rogati sunt, cœteris ferè
omnibus animo deficientibus, illi nostri (Parthenici) P. Alexandre
de Rhodes sese magna animi alacritate obtulerunt, »
Neuf mois auparavant, le 14 février 1653, le P. de Rhodes avait
écrit de Paris au P. Général : u Multos hic reperi perdivites ac pios
qui missiones nostras adjuvare cupiunt, non solùm Persicam^ cui à
Paternitate vestrâ sum nddicfiis, sed etiam Sinicam, Tonchinensem
et Concincinicam, atque ad hoc cogitant vigcnti minimum. )> (In
Arch. rom.)
2. Bénigne Vachot, Mémoires pour servir à l'histoire,.., p. 48.
3. Le P. Bagot au P. Général, 5 déc. 1653 : » Re Deo obnixè
commendatâ, et eorum confessariis aliisque viris pietatis pruden-
tia^que eximiœ communicatâ, visum est expedire ut in negotio tam
novo, pro voluntate Dei seriùs explorandâ, illi exercitia Societatis
— 267 —
Mais, comment exécuter cette résolution? Quelle voie
prendre pour arriver au but? Quelques jeunes gens dési-
rent s'enrôler sous le drapeau de Saint-Ignace et partir
immédiatement avec le P. de Rhodes. Le P. de Rhodes,
consulté, répond qu'on peut les admettre en qualité de
novices dans la Compagnie, et leur faire faire en route leur
noviciat. Les exemples de ce genre ne sont pas rares, dit-il,
dans l'histoire des missions de l'ordre i. A Rome, le
Général ne partage pas cet avis ; il exige quatre ou cinq
mois de noviciat à Paris, avant le départ 2.
La mesure était sage, et, comme on songeait surtout à
établir aux Indes une hiérarchie ecclésiastique, comme, à
cet effet, on voulait emmener d'Europe des évêques et des
prêtres, le P. Bagot conseille aux jeunes candidats à la
Compagnie de Jésus de s'unir de préférence aux évèques
qui seront envoyés au Tonkin, en Chine et en Cochinchine.
Ce conseil est suivi, car ils désiraient avant tout consacrer
leur vie au salut des âmes ^.
spiriLualia apud nostros faccreiit. Iiidr vei'o iii consilio propositoqiie
confirmati, do cjus excqucndi ralione soriù cogitatum est. »
4. Le P. Bagot au P. Général, 5 déc. 1653 : « Consultus P. de Rhodes
suggessitnullam sibi commodiorem (rationem) videriquam si, insocie-
tatemadmissi, novicialum in ilinere peragerenl. Quod cum nobisnovum
ac inusitatum vixque sperandum vidcrctur, addidit illi non déesse
exempla in historiis missionum lam Indicarum ({uam Anglicarum, in
quibus nonnulli ipso in carcere admissi dicunlur. Tum verô ecclesias-
tici illi exultare, cumomnes jampridem loti socielati essent devoli, et
quominus in eam ingressum petcrcnt pudore quodani aut simili causa
fuissent impediti ; id verô se percipere velu t votorum suorum summam, »
2. Ibid. : <r Tenlatum illud est à R« P. Assistente Galliœ per
litleras. Tùni à P. Alexandro, ti^im à me rogatus, ut Paternitatis
vestrœ super re animum exploraret ; hune animum ab eo consilio non
omninô alienum esse significavit, spemque fecit voti obtinendi, si
illi quatuor aut quinque menses an te discessum in domo tyrocinii
agerent. »
3. Le P. Bagot écrit dans une autre lettre : « Addo has litteras
lis quas P. Al. de Rhodes scribit Paternitati vestrœ pro admittendis
— 268 —
Les évèques étaient, à ce moment, arrêtés dans la
pensée du P. Ba^ot, et tous faisaient partie de la Société
des bons amis. C'étaient François Pallu, François de Laval
et Bernard Picquet (ou Piques), le premier, chanoine de
Saint-Martin de Tours, le second, archidiacre d'Evreux,
le troisième, docteur de Sorbonne ; tous trois, prêtres. Le
Père donne leur nom au P. Alexandre de Rhodes ^, et, sur
in societatom nonnullis qui se missioni])us Sinarum dcvovent.
R. P. Assistons jam niihi significavit Patornitati vestrœ gratam esse
illorum petitionem ; quia vero sperantur episcopi eô miltendi ex
Galliâ, quolquot rei statum notuni habenl, arbitrantur satius esse si
illi tanquam comités episcorum hinc proficiscantur ; ne Paternitati
vestrse sim molestus, R. P. Assistentcm de re totâ plenius certum
facio, et precor ut Paternitati veslrœ quas scril)o, communicet. » —
Dans la longue lettre écrite au P. Assistant, le P. Bagot dit qu'il
conseilla aux jeunes candidats d'accompagner en Asie les évêques
qui y seraient envoyés et de s'attacher à eux, en leur faisant
comprendre : « Nihil ferè promoveri posse nisi mittantur episcopi
qui indigenas ad ecclesiastica munera idoneos sacris initiarent,
Japonicam ecclesiam extremum jam spiritum agere et miserum in
modum mori, ([uia excluso externis aditu, nulli ferè sunt in eâ
sacerdotes, qui si ex indigenis assumpti fuissent, cxterno subsidio
déficiente, ecclesiam illam conservarenl... >y (ïn Arch. rom.)
1. Le P. de Rhodes regardait déjà sa mission comme terminée,
puisqu'il écrit au P. Général, le 29 août 16o3 : « Ego cum reliquis
sociis è nostrà societate, per oceanum, quantociùs fieri poterit,
navem conscondam ut Armusiam petam ; sed mihi aliqui socii
desunt ut complcatur vigenti operariorum, pro quibus abundè nobis
hic omnia parantur, et ipsa regina christianissima jam octo millia
francorum largita est pro illis. (Arch. gen. S. J.) — Dans une lettre
du 14 février 1653 au môme, il avait dit : Via Armudâ cogito in
Persicam iendere. (Ibicl.) Toutefois, il ne put partir aussitôt qu'il
l'aurait voulu, comme nous le voyons par une lettre adressée au
P. Général, le 24 oct. 1653 : Significavi P' Yfp causas cur visum
fuerit Patribus nostris ut adhùc in Gallià commorarer usque ad
mcnsem martium ; (piarum prima fuit et prœcipua quia Roma
promittuntur Episcopi pro Tonchinensi et Concincinicâ missionibus ;
viri autem primarii qui id curant rogaverunt superiores nostros ut
illos episcopos à me expectari juberent, quia, si ego abirem prior,
illi longum incognitum iter arripere non auderent ; altéra quoque
— 269 —
la demande de ce dernier, le nonce du Saint-Siège, à Paris,
Mgr Bagni, les propose au cardinal Antoine, préfet de la
Propagande, comme très dignes, sous tous rapports,
d'être promus à l'épiscopat en Chine, au Tonkin et en
Cochinchine ' .
Il semble que Rome n'accepta alors que deux des
candidats proposés, puisqu'elle exigea, avant de procéder
à leur nomination, qu'on assurât en France les revenus
nécessaires à deux évèchés. Les fonds sont aussitôt trou-
vés et déposés, car beaucoup de dames et de messieurs de
l'aristocratie parisienne s'intéressaient particulièrement à
cette fondation 2.
Les évêques étaient désignés, et les missionnaires qui
devaient les accompagner aux Indes, la plupart encore
laïques, étaient noml)reux, tous dans la ferveur de l'âge et
l'ardeur du dévouement. Se croyant sûrs de leur départ,
ils adressent au R. P. Général, par l'entremise du
P. Bagot, une double requête : la première concernant
leurs biens, la seconde, leur vocation. La lettre du P. Bagot,
qui porte à Rome ces requêtes, est du 5 décembre 1653 :
« Les évêques désignés elles missionnaires, écrit-il, deman-
dent d'abord qu'on leur donne le P. Alexandre de Rhodes
pour guide de leur voyage et pour chef de la mission ;
causa fuit, (juia navijj^alio i)er oceanum nondum crat parala. (Ibid.)
— Le P. de Rhodes profila de ce retard pour aller à Rome présenter
les évêques proposés.
\. Le P. Bagot au P. Général, o déc. 1653 : « Actum eà de re est
cum illustrissimo nuncio apostolico ; tentati istic (RomcTj animi,
spes facta favoris eminentissimi Antonii, qui, congregationis de fide
propagandâ pra-ses, multum posse dicitur. » — Lettres sur la
Congrégation, p. H.
2. P. Bagot au même, 5 déc. 16:5:3 : « Istinc(Romœ) oblatœ quœdam
conditiones quas hic (Parisiis) viri illi primarii ultrô acceperunt, ac
pro diiohus episcopis sustenfandis necessarios proventus perpétues
consignatâ pecuniâ fundarunt. »
— 270 —
ensuite que nos procureurs qui seront charg-és en Europe
des fonds appliqués à nos missions des Indes, se chargent
aussi de l'administration de leur fortune et de leurs revenus,
ou du moins qu'ils leur fassent parvenir leurs revenus comme
ils le font pour les Jésuites i. » Rien de plus juste que cette
demande : « Elle me paraît très équitable, et je ne puis
m'empêcher d'v accéder », répondit le P. Général, le
5 janvier 1654 -.
La seconde requête présentait plus de difficulté. « Les
missionnaires, dit le P. Bag-ot, désirent être soumis à votre
Paternité, à la Compagnie et à ses supérieurs, en qualité
de catéchistes ou même de serviteurs, ou, si vous l'agréez,
à titre de coadjuteurs ; ils espèrent que leur conduite leur
méritera d'être admis un jour dans la Compagnie. Quant aux
évêques désignés, qui ne peuvent, à cause de leur situation,
exprimer le même désir que les missionnaires, ils prient
votre Paternité de leur permettre de se lier à la Société
par le vœu qui y rattache les prélats tirés de son sein ; ils
sont prêts, au cas où ils seraient chassés d'un royaume,
d'aller où les supérieurs croiront devoir les envoyer pour
exercer leurs fonctions 2. » Le Général Nickel répondit, à la
1. Le P. Bagot au R. P. Général, o déc. 1653 : « Flagitant tam
episcopi designati quam comités ut, sicut alii nostri, P. Alexaiidrum
vise ac missionis ducem habeant ; deindè ut Europse procuratores
nostri missionum illarum, qui liis destinatos proventus administrabunt,
suas quoque facultates et proventus curent, aut certè sibi traditas
eâdem opéra ac nostrorum redditus transmittant. »
2. Rome, 5 janvier 1654 : « Quse petitiones, cum œquitalis plcnis-
simœ videantur, iis non possum non accedere. )>
3. P. Bag-ot, lettre du 5 déc, 1653 : « Optant isti ecclesiastici (comités)
eodem modo Paternitati vestree ac societati, hujusque superioribus
commendari ac subjici, quo illi quorum in historiâ Sinensi sermo est,
catechistse atque adeô famuli domestici, nec enim titulum hune aut
onus detrectant, aut certè, si placet, adjutores habeantur ; sperant
ideô fore ut illic ità superioribus faciant satis ut tandem omninô in
societatem admittantur. )>
— 271 —
même date, que les missionnaires pouvaient être certains
de la bienveillante protection de la Compagnie i. » La
sagesse lui interdisait d'en dire plus long, cela se comprend ;
car il cherchait avant tout à réaliser le plan du P. de
Rhodes. Puis il ajoute : (( Pour ce qui regarde le vœu que
les évoques désirent faire, ils peuvent l'émettre s'il leur
semble expédient devant le seigneur ; mais il faut leur faire
bien comprendre que ce n'est qu'un vœu simple et de
dévotion, qui n'est accepté ni par la Compagnie ni par
nous-. »
Les événements que nous venons de raconter s'étaient
passés dans le courant de l'année 1653. Mais les circon-
stances modifièrent sensiblement, les années suivantes, les
positions acquises jusque là.
Dans les entreprises pour la gloire de Dieu, il arrive
souvent qu'au moment où tout semble prospérer, un
obstacle imprévu survient, qui détruit les plus belles
espérances... Le P. de Rhodes avait enfm recruté sa milice
apostolique, après beaucoup de démarches et de laborieux
efforts ; celle-ci, de son coté, ardente de zèle, pleine de
courage et de confiance, n'attendait, pour dire adieu à la
France et voguer vers l'Extrême-Orient, que la consé-
cration de ses évêques et la bénédiction du Souverain-
Pontife ; et voilà que l'ambassadeur de Portugal, à Rome,
soulève la plus vive opposition, à la nouvelle de la nomina-
1. Lettre du 5 janvier : <( Certi siiit de patrocinio ac tutelà
societatis. )> Le P. Général ne fait aucune allusion aux emplois que
les missionnaires s'oiTraient à remplir. Il y a, dans ce silence, une
prudente réserve que les circonstances commandaient.
2. Ihicl. u Poterunt quideni ejusmodi votum, si ità ipsis in Domino
visum fuerit, emittere ; verum agendum omnino ut intelligant esse
illud votum simplex quod neque à societate neque à nobis accep-
tetur. ))
— 272 —
tion des évoques français : « Redoutant de voir la France
s'introduire à leur suite en Extrême-Orient, enlever au
Portugal les débris de ses colonies, détruire le reste de son
influence et ruiner son commerce^, » il prétend que la
nouvelle institution porterait une atteinte grave aux droits
de son souverain.
On sait que le pape Martin V, en récompense des
services rendus à la religion par la couronne de Portugal,
avait accordé à ses souverains des droits particuliers en
Asie, « et de nombreuses faveurs temporelles et spirituelles,
dont l'ensemble constituait ce qu'on a appelé le patronage
du Portugal'-. » C'est en vertu de ces droits et de ces
faveurs que l'ambassadeur de Jean IV et d'Alphonse VI
s'opposa à la nomination de trois prêtres français aux
évêchés du Tonkin, de la Chine et de la Cochinchine.
En présence de cette opposition, et pour ne pas irriter
un puissant adversaire, dont il importait, pour le bien des
églises d'Asie, de ménager les susceptibilités. Innocent X
eut recours à une des grandes forces de la cour romaine :
il temporisa... Malheureusement, la mort devait le sur-
prendre et l'empêcher de terminer l'œuvre si bien com-
mencée par les Pères Bagot et de Rhodes : il mourut le
7 janvier 1G53, au moment où il espérait une conclusion
prochaine des négociations 3.
Un mois auparavant, le P. de Rhodes s'était embarqué
à Marseille pour la Perse, où ses Frères devaient bientôt
le rejoindre par la voie de Lisbonne, sur les vaisseaux
portugais. On l'y attendait impatiemment, depuis qu'on
savait que le Général Nickel l'avait chargé de fonder
1. Histoire générale de la Société des M.-É., t. I, p, 18.
2. Ibid., pp. 15 et 16.
3. Lettres sur la Congrégation...^ p. 12.
— 273 —
cette mission dont l'apôtre avait lui-même conçu le projet
en traversant cette contrée. Du reste, sa présence n'était
plus nécessaire en Europe, depuis qu'il y avait trouvé des
évêques et des prêtres. La solution des difficultés, qui
retardaient leur départ, ne dépendait pas de lui ; sa pré-
sence même pouvait gêner les pourparlers entre les cours
de Rome et de Lisbonne, car on n'ignorait pas, dans cette
dernière, la vigoureuse campagne qu'il avait menée contre
le patronage portugais^. Enfin, pour le cas où quelqu'un
1. Dans V Histoire de la mission du Madnré, t. I, p. 299, le
P. Bertrand dit, note 1 : (^ Dès Tan 16o2, longtemps avant son
arrivée en France, le P. de Rhodes avait été destiné à fonder la
mission de Perse (Lettre du P. de Rhodes au R. P. Général,
14 fév. 1653), dont lui-même avait conçu le projet en traversant
cette contrée ; rexccution fut quelque temps suspendue ; mais quand
le P. Général eût perdu Tespérance de voir se réaliser de sitôt le
projet du Tong-King-, il dut naturellement hâter Texpédition de la
Perse, vu que les missionnaires destinés à cette entreprise atten-
daient depuis long-temps, le moment du départ... » Par cette note,
le P. Bertrand répond à une assertion aussi gratuite que peu chari-
table de M. Luquet, prétendant qu'on avait écarté les PP. de Rhodes
et Bagot, « qui avaient témoigné jusqu'alors le plus de zèle pour
faire réussir (le projet de création des évêchés en Asie). On nomma,
ajoute M. Luquet, le P. de Rhodes supérieur des missions de Perse,
avec ordre de partir sans délai, et le P. Bagot fut envoyé hors de
Paris )) (p. 13). Ce que cet auteur dit du P. Bagot n'a pas plus de
fondement. Nommé supérieur de la maison professe de Paris, le
12 mai 1G53, ce Père resta dans sa charge le temps voulu par les
constitutions, c'est-à-dire jusqu'au mois de mai 1656, où il fut
remplacé par le P. Renault. Remplacé, il ne fut pas envoyé hors de
Paris ; il resta, en qualité de P. spirituel, de confesseur, etc., à la
maison professe qu'il habita jusqu'à sa mort. (Arch. gen. S. J.) —
Désirant isoler l'action des Pères de Rhodes et Bagot de l'influence
de la Compagnie, M. Luquet n'a pas reculé devant des inventions
coupables, jusqu'à vouloir faire croire à un blâme du P. Général
contre ces deux Pères.
Le P. Général avait d'abord décidé que le P. de Rhodes partirait
pour la Perse avec vingt Pères Jésuites. Mais le roi de Portugal
ayant offert le passage gratuit sur ses vaisseaux aux missionnaires,
Jés. etNouv.-Fr. — T. II 18
— 274 —
des évêques désignés viendrait à manquer, le P. Bagot
n'était-il pas là pour indiquer un remplaçant dans la
Société des bons aniis'l Quoi qu'on en ait dit, il pouvait
partir sans le regret cl avoir échoué ^^ avec la ferme
persuasion que l'Annam aurait bientôt sa hiérarchie
ecclésiastique.
C'est ce qui arriva, en efTet. La mort d'Innocent X
retarda les négociations, elle ne les interrompit pas : elles
aboutirent moins de quatre ans plus tard, vers le milieu de
le R. P. Nickel accepta les offres du monarque pour vingt-cinq de
ses religieux, parmi lesquels onze Français ; et comme il n'eût pas
été prudent de faire embar({uer à Lisbonne le Père de Rhodes, qui
était accusé d'avoir violé les droits du patronage portugais, il le fit
partir avec une autre troupe de missionnaires. (Arch. gen. ; —
Mission de la Cochinchine et du Tonkin, p. 71, note.)
1. Cette assertion très gratuite de M. Launay (Hist. générale de
la Société des M.-E., p. 21) a pour ])ut de montrer que le P. de
Rhodes ne fut pour rien dans la fondation de la Société. 11 ne nous
appartient pas de contredire cet auteur sur un point si délicat ; c'est
du reste l'opinion de quelques modernes, et on en devine assez les
motifs secrets. Les contemporains professaient une opinion contraire.
Vingt-deux ans après la fondation de la Société, le 6 janvier 1685,
Fénelon disait, dans son discours sur l'Epiphanie, prononcé dans
l'église même des Missions-Étrangères : (( Il ne sera pas effacé de la
mémoire des justes le nom de cet enfant d'Ignace qui, de la même
main dont il avait rejeté l'emploi de la confiance la plus éclatante,
forma une petite Société de prêtres, germes bénis de cette commu-
nauté. » — H. -M. Boudon est du même avis, dans le Chrétien
inconnu, 1. II, ch. I. — Le P. Bertrand, t. I, pp. 192 et 193, écrit cette
phrase très significative : (( La part qu'eut le P. de Rhodes dans
l'origine de cette congrégation est un fait trop bien constaté par les
historiens de l'époque, pour qu'on ait pu le révoquer en doute. »
M. B. Vachet écrit dans ses Mémoires, p. 26 : « C'est par ses avis
(du R. P. Bagot) qu'on s'est uni ensemble et qu'on a commencé le
grand ouvrage des missions étrangères... C'est lui qui a travaillé au
choix que l'on a fait des premiers évêques de la Chine et du
Canada... C'est lui dont la Providence s'est servie pour l'accomplis-
sement de ses desseins... » Ihid., Sur le rôle du P. de Rhodes, v. les
pp. 15, 16, 45, etc..
— 275 —
1058, sous le pontificat d'Alexandre VII. Un seul des pre-
miers évêques désig-nés, M. Fallu, fut nommé vicaire aposto-
lique du Tonkin, et deux autres membres de la Société des-
bons amis, MM. Pierre de la Mothe-Lambert et Gotolendi,
reçurent en partage les vicariats apostoliques de la
Gochinchine et de la Chine ^ .
Cette importante afîaire, qui avait conduit en Europe le
P. de Rhodes, était enfin terminée. S'il n'eut pas le
bonheur d'assister à sa conclusion, il eut, avec le P. Bagot,
l'honneur de l'avoir préparée, d'avoir trouvé et présenté
au Souverain-Pontife - des évêques et des prêtres, animés
1. Histoire générale de la Société des M.-É., p. 34 ; — Mémoires de
B. Vachet, p. 54.
Dans une lettre datée du mois de juillet 1653, quelques hommes
religieux (A. Launay, p. 18) supplièrent le Souverain-Pontife de
créer des évoques in partibus et de les députer en Asie au nom du
siège apostolique. Ils croyaient que la nomination d'évêques avec le
titre de vicaires apostoliques, c'est-à-dire d'évêques dépendant
du Souverain-Pontife, tournerait les difficultés que le Portugal
pourrait susciter, si on créait des évêques avec les pouvoirs et le titre
d'ordinaire. Cette démarche fut faite avant le départ pour Rome du
P. de Rhodes et des six membres de la Société des bons amis. Le
Saint-Siège tint néanmoins compte de la supplique, signée par
Henri, archevêque nommé de Reims, Vincent de Paul, Duplessis,
Colombet et autres. V. Vllistoire générale de la Société, pp. 18-20.
2. Mémoires de B. Vachet, p. 48 : « Le P. de Rhodes était
tous les jours chez eux (à la rue Copeau), et enfin, après plusieurs
conférences, pour bien prendre toutes les mesures possibles, l'on
convint de députer six de l'assemblée pour se rendre à Rome
aussitôt ou un peu après lui, et qu'il les présenterait au Souverain-
Pontife, après l'avoir instruit de tout ce qui s'était passé sous ses
yeux à Paris, et des rares qualités de ces messieurs. Le pape,
désabusé de ses préventions contre les Français, les reçut très
favorablement. Il écouta avec une attention merveilleuse la petite
harangue que lui fit M. de Pallu au nom de tous, et il leur promit
une issue favorable de cette affaire, après qu'ils se furent engagés à
n'être point à charge au Saint-Siège, et à donner dans Rome une
— 276 —
d'un vrai zèle apostolique, n'ayant d'autre ambition que
d'étendre dans l'Extrême-Orient le règne de Jésus-Christ.
Sans ces évoques et ces prêtres, tous pénitents du
P. Bagot, membres les plus actifs de sa congrégation, tous
attirés vers l'Asie à la voix de l'apôtre du Tonkin et sur les
conseils de leur directeur, la Société des missions étran-
gères aurait-elle atteint le but pour lequel elle fut
suscitée ?
De 1660 à 1662, les trois vicaires apostoliques partirent
de France, accompagnés de leurs anciens amis de la rue
Copeau et de la rue Saint-Dominique, MM. de Bourges,
caution solvable pour fonder les trois vicariats avant de partir pour
les missions... » — A la page 49, M. Vachet raconte qu'on fit partir le
P. de Rhodes secrètement à Rome, sans dire adieu à ces messieurs.
Il eût été plus exact de dire que la présence à Rome du P. de Rhodes
n'était pas de nature à faciliter les négociations entre le pape et
l'ambassadeur de Portugal. Ce qu'il avait pu faire, il l'avait fait,
trouver des évêques et des missionnaires, et les présenter au
Souverain-Pontife : le reste ne pouvait être résolu que par voie
diplomatique. En outre, on réclamait sa présence en Perse. Aussi,
sur le conseil du P. Général, il quitta Rome, et pour ne pas éveiller
l'attention du public, il ^ugea plus sage et plus prudent de partir
sans bruit pour Paris et d'y attendre la solution des difficultés
soulevées à Rome par l'ambassadeur de Portugal.
Cette solution se faisant attendre, le P. Bagot écrivit le 23 mai 1654
au R. P. Général : « Cum moras longiores hic nectat P. Alexander
spe habendorum episcoporum, quos ipse per Persidem abducat
versus Tonquinum, Patres consultores Paternitatem vestram rogant,
ut, quia istic (Romse) est ubi de episcopis illis agitur videtque quid
sperari possit, statuât quamprimum quid tum ille pater tum alii ad
missiones Lusitanicas destinati facturi sint et quandonam disces-
suri. » (Arch. gen. S. J.) — Le P. Général, persuadé que l'affaire
des évêques français traînerait en longueur, conseilla au P. de
Rhodes de partir, ce qu'il fit vers la fin d'août : a Abiit (Parisiis) ante
octo dies P. Alexander de Rhodes )>, écrit le 4 sept. 1654 au
P. Nickel, le P. Pierre Le Cler, procureur des missions du Tonkin,
de la Chine et de la Cochinchine. Le 16 novembre, il s'embarqua à
Marseille.
— 277 —
Chevreuil et de Chameçon : ils se dirigèrent vers TExtrême-
Orient par la voie de Marseille.
Pendant ce temps, de 1653 à 1658, qu'étaient devenus
l'abbé de Laval et l'abbé Picquet, proposés l'un et l'autre,
comme nous l'avons vu, pour des sièges épiscopaux en
Asie ? Ce dernier, persuadé peut-être que le projet de la
création des évêchés n'aboutirait jamais, accepta la cure
de Saint-Josse, à Paris. Quant à l'abbé de Laval, il
attendit, partageant sa vie entre la solitude et les bonnes
œuvres, une partie de l'année à l'ermitage de Caen, chez
M. de Dernières 1, le reste du temps, à Paris, avec ses
compagnons d'apostolat.
Au début de l'année 1557, il en était là, attendant
toujours la solution des difficultés pendantes entre les
cours de Rome et de Lisbonne, quand Mgr Godeau, évêque
de Vence, proposa le 10 janvier à l'assemblée générale du
clergé de France, réunie à Paris, l'abbé de Queylus pour
le siège épiscopal de la Nouvelle-France. Cette candidature
ne plaisait pas et ne pouvait plaire aux Jésuites de cette
mission : le lecteur a vu plus haut pourquoi. Aussi
songèrent-ils à lui en opposer une, qui leur fût agréable :
ils sondèrent l'abbé de Laval, qui, sans être découragé,
1. Jean de Bcrnières-Louvigny, dont nous avons déjà parlé,
était, à Caen, un des membres les plus assidus de la Congrégation
des Messieu?'S, dirigée par les Pères Jésuites. Il avait fait construire
dans la cour extérieure du couvent des Ursulines, dont la sœur
Jourdaine de Sainte-Ursule était supérieure, un bâtiment qu'on
appelait Ermitage. Le P. Chrysostôme de Saint-Lô, un des directeurs
les plus éclairés de son temps, en avait tracé le plan. C'est là que
Jean de Dernières vivait avec quelques amis d'une haute piété.
D'autres y passaient quelque temps pour s'y recueillir, comme le
P. Eudes, H. -M. Boudon, le baron de Renty, Dudouyt, de Maizerets,
de Mésy, etc.. C'est là que l'abbé de Laval allait chaque année prier
et s'édifier.
— 278 —
souffrait cependant de ne pas trouver encore, aux extré-
mités de l'Asie, un aliment à son activité dévorante et à
■son besoin de sacrifices. La Nouvelle-France lui offrait un
^aste champ d'apostolat ; il y avait beaucoup à souffrir au
imilieu des sauvages de l'Amérique septentrionale, sous
leur rude climat ; et puis, là comme en Asie, il importait
•d'établir au plus tôt la merveilleuse hiérarchie catholique ;
l'abbé accepta les ouvertures des Jésuites de Paris.
Ces Jésuites étaient Louis Cellot, provincial ; Jacques
Renault, supérieur de la maison professe ; Paul Le Jeune ',
procureur de la mission du Canada ; Jérôme Lalemant,
ancien recteur de Québec ; François Annat, confesseur du
Roi ; Charles Lalemant et Jean Bagot, directeur et ami de
l'abbé. Tous savaient que nul choix ne pouvait mieux
convenir au Canada. Ils le proposèrent au roi qui l'agréa
avec empressement, et, dès le mois de janvier"^, il écrivit à
Sa Sainteté la lettre suivante :
d. M. Gosseliii (t. I, p. 99, note 2, Vie de Mgr de Laval), dit:
•(( Il est possible que le P. Le Jeune ait connu Mgr de Laval écolier
•à la Flèche... » Cela n'est pas possible, attendu que le P. Le Jeune
■quitta la Flèche en 1618 et n'y revint plus ; les Cafalof/iiefi de la
province de France sont précis sur ce point. En outre, la correspon-
dance des Pères de Paris, désignés dans le texte, ne permet
pas de douter que le P. Bagot eut le premier l'idée d'opposer
la candidature de l'abbé de Laval à celle de M. de Queylus, et
qu'il sonda ra])])é à ce sujet. L'idée ayant été agréée par les autres
Pères, le P. Annat fut chargé d'en parler au roi. et le P. Le Jeune à
la reine.
2. Nous disons : dès le mois de janvier. En effet, voici ce que
M. de Gueffier, notre chargé d'affaires à Rome, écrit le 26 février
1657 à Monseigneur le comte de Brienne : « Au mesme temps du
receu de votre susdite dépesche (la lettre de M. de Gueffier assigne
à cette dépèche la date du 26 janvier : Tay receu l'honneur de votre
dépesche du 26 Janvier) j'ai eu aussy celle dont il a plu au Roy
m'honnorer par laquelle Sa Majesté me commande de faire auprès de
Sa Sainteté toutes les instances que je jugeray nécessaires pour
avancer le bon œuvre qu'elle désire de l'érection d'un évesché
— 279 —
(( Très Sainct Père, ceux qui soubz la protection de
cette couronne ont entrepris de porter la foy ez pays
septentrionaux de l'Amérique, ont si heureusement réussis
dans leurs pieux desseings, par les bénédictions qu'il a plu
k la divine bonté de donner à leur travail, qu'ils se croyent
oblig-ez de demander l'establissement d'un évesque et d'un
siège épiscopal, afin que les âmes converties puissent
recevoir les sacrements qui ne peuvent estre conférés que
par ceux qui en ont le caractère. Sur quoy ils ont eu
recours à nous pour demander à Vostre Sainteté ce qu'ils
jugent absolument nécessaire ; et nous aA'ant fait com-
prendre les advantages qui en reviendront à notre sainte
religion, nous supplions Votre Sainteté de vouloir donner
la dernière perfection à cette Eglise naissante ; et, d'autant
que la conduitte en doit être commise à une personne de
piété, de savoir et zelle pour les advantages de l'Église,
nous avons cru ne pouvoir jetter les yeux sur un sujet
plus digne de cet emplo}^ que le P. François de Laval
de Monti2:nA % dont les vertus l'ont rendu si fort recomman-
dalde, qu'il a esté recherché de plusieurs endroits d'aller
dans les pais soptenlrionaiix do rAméi'i({ue appelez mainte-
nant la Nouvelle-France. » (V. aux Pii'ces j'iifid/icntives, n° XI.) Or,
on voit dans la suite de cette lettre de M. de Gueffier qu'à cette
époc[ue, 26 janvier, le roi avait déjà écrit au pape pour le même
objet.
M. Faillon (Ilii^foire de In Colonie Franraitie^ t. II, 314, note (*) dit
que la lettre du roi au pape se trouve aux Archives du ininisfère des
affaires étrangères : !« dans le volume Rome, 1044, trois derniers
mois de cette année ; 2° dans le volume Borne, 1658, Supplément,
vol. 193, p. 122, Nous n'avons pas trouvé cette lettre dans Rome,
i6iA. On sait ({ue M. Faillon, en supposant qu'elle avait été écrite
en 1644, en avait fait un singulier usage dans la 17e de M, Ollier,
édit. 1841, t. II, p. 441. Plus tard, il reconnut [Histoire de la Colonie
Française, t. II. p. 315, note) que la date de cette lettre était le
commencement de l'année 1657.
— 280 —
travailler à la Vigne du; Seigneur. Et sans que Dieu Ta
voulu réserver pour la Nouvelle-France, il fut party pour
le Tonkin, ainsy qu'il en avait esté conjuré par ceux qui y
ont annoncé l'Évangile. Mais comme il fîst faire des
prières, affîn qu'il pleut à la divine bonté de luy donner les
lumières nécessaires pour cognoistre ce qui estait de sa
volonté, il se sentit poussé par des mouvements secrets
d'aller plus tost dans un pays sauvage et rigoureux comme
la Nouvelle-France où l'on ne trouve que difficilement les
choses nécessaires à la vie que dans un autre plus com-
mode et plus civilisé tel que luy parut celuy qu'on luy
proposait récemment. Vostre Sainteté aura esté sans doute
informée des bonnes qualitez de l'âme de ce bon prestre ;
nous espérons qu'elle sera d'autant mieux disj)osée à s'en
servir pour fonder une Eglise, qu'il a 'a pas moins de zelle
pour la gloire de Dieu qu'en ont eu ceux qui l'ont précédé
dans son employ, dont le soing et le travail a appelé à la
caornoissance de Dieu des nations entières, et leur ont faict
recevoir agréablement le joug de l'Evangile. Nous eussions
pu proposer à Vostre Sainteté plusieurs personnes qui
eussent pu avancer ce bon œuvre, si nous n'avions jugé
celle dudit de Laval leur devoir être j^référée par les
témoignages que nous ont rendus de son insigne piété des
personnes très éclairées ; en sorte que ma cognoissance
estant fortifiée de la leur, nous avons lieu de croire qu'il
serait difficile de commettre le soing d'un si vaste pays, à
quelqu'un qui peut s'en mieux acquitter que lui... ^ »
1 . Nous avons cru devoir donner presque en entier cette lettre de
Louis XIV au pape Alexandre VU, parce que M. l'abbé Paillon, et,
après lui, ^1. Tabljé Gosselin ne Font pas reproduite exactement.
(V. Histoire de la Colonie Française, t. II, p. 315; — Vie de
Mgr de Laval, t. I, p. 99.) — Le lecteur trouvera cette lettre aux
Archives du îninistère des affaires étrangères : Rome, vol. 195,
an. 1668, Supplément , fol. 122.
— 281 —
Cette lettre demandait deux choses, à la prière des
Jésuites, d'abord la création d'un évêché à Québec, ensuite
la nomination à cet évêché de ral)l)é de Laval, proposé déjà
pour le vicariat apostolique du Tonkin.
Les lenteurs de la Cour romaine sont connues. Ici,
comme dans toutes les alTaires importantes, elle procéda
lentement. Le roi de France n'éparg-na cependant aucune
démarche pour faire réussir et réussir vite son dessein^. 11
réclame la médiation auprès du Pape des cardinaux
Calonne , Aquaviva, Brancaccio, Ludovisio , Carpegna,
Ginetti; il écrit à l'assistant des Jésuites de France, le
P. Le Cazre, et au cardinal Bichi, l'intermédiaire de la
Cour de France auprès du Saint-Siège; il ordonne à son
chargé d'affaires, M. de Gueffîer, de faire toutes sortes cVins-
tanees. La reine et le comte de Brienne, ministre d'Etat,
écrivent à ce dernier dans le même sens. Les Jésuites, de
leur côté, se remuent à Rome et à Paris'-.
1. M. Fabbé Paillon (Histoire de la Colonie Française, t. II, pp. 313
et sLiiv.) raconte longuement cette interminable négociation, à l'aide de
la correspondance de M. de Gueffîer, notre chargé d'affaires à Rome,
avec monseigneur le comte de Brienne. M. Gosselin (t. I, pp. 103 et
suiv.) suit et abrège M. Paillon. Nous renvoyons le lecteur à ces deux
historiens. Toutefois, comme ces messieurs ne donnent pas complè-
tement cette correspondance, qu'elle est même reproduite parfois
assez inexactement dans la Colonie Française, nous Tinsérons en
entier aux Pièces justificatives, n» XI. La correspondance de
M. de Gueffîer se trouve à Londres, au Britisti Muséum, dans deux
vol., Ilarley 4541 A et B. Nous l'avons fait copier et collationner
avec soin. A la suite de cette corres])ondancc, nous avons fait impri-
mer d'autres documents inédits, et en particulier quelques lettres
des RR. pp. Généraux Goswin Nickel et Paul Oliva, à Mgr de Laval.
Elles se trouvent sous. le n» XII.
2. Pièces justificatives, n» XI, — -Le Général, Goswin Nickel, écrit
au P. Cellot, provincial de Prance, le 17 décembre 1657 : Doleo
quod nostri in nova P'rancià turbentur per sacerdotes sœculares, nec
video aliud remedium, ut scribo ad patrem J. de Quen, quam celé-
— 282 —
Ces démarches nombreuses et fort pressantes^ ne par-
viennent pas à accélérer le mouvement très lent de la Cour
romaine. A toutes les instances elle répond par des
demandes d'explications ou de suppléments d'informa-
tions 2.
M. de Guefïier accuse le secrétaire de la Propagande,
dont il n'est pas satisfait : « Il ne reste plus, dit-il, qu'à
proposer l'affaire à la Propagande, à quoi l'on n'a pas pu
jusqu'ici disposer le secrétaire de la dite Congrégation'^. »
M. de Laval était le candidat des Jésuites, et la Propa-
gande goûtait peu les Jésuites, encore moins leurs candidats
rem adventum cpiscopi societali nostrœ bencvoli, qucm Rex chris-
tianissimus illis rogionibus destinavit. Quarc R» V» agat eâ de rc cum
pâtre Fr. Annat, et quà poterit ratione cam promoveat. Nos hic epis-
copi destinât! institutionem omni quo poterimus modo pro viribus
promovebimus. (Arch. gen. S. J.)
1. Le général G. Nickel au P. Le Jeune, à Paris, 24 déc. 1657 :
Quod spectat ad episcopum in novam Franciam transmittendnm, id
certè efficaciùs prœstabitur per Regem Christoi«m qui urget, quam
per nos. Si tamen privatim sese offerat occasio agendi cum summo
Pontifice, non prœtermittemus illi nécessita tem exponere occurrendi
quamprimum nascentibus malis (Arch. gen. S. J.). — Le même au
même, H février 1658 : Desperare non débet tam citô R^ V* res
Canadensis missionis, cum Deo non dcsint média quam plura quibus
hujus nascentem ccclesiam tueatur. Episcopum certè illùc transmit-
tendum s//*e;H;c hic urget apud summum Pontificem Rex Christ^""'' ;
nos intereà si quid in eo negotio promovendo possumus apud suam
Sanctitatem, iJlud non patiemur desiderari. (Arch. gen. S. J.) — • Le
même au P. Annat, à Paris; Rome, 25 février 1658 : Si Ra Va cum
pâtre P. Le Jeune et P. H. Lalemant strenue promovet negotium
episcopi ad missionem Canadenscm destinati, ut suis ad 18 Jan. datis
significat, nos hic pariter in hune fmem operam omnem adhibemus,
et speramus fore ut brevi summus Pontifex votis annuatChristi" régis,
eôque libentiùs quo modus agendi Abbatis de Queylus passimimpro-
baturet rationes illustrissimi archiepiscopi rothomagensis nullius hic
momenti judicantur. (Arch. gen. S. J.)
2. Pièces justificatives^ n° XI.
3. Vie de Mgr de Laval, t. I, p. 118.
— 283 —
pour les missions. Faut-il croire ce que raconte l'historien de
Mgr de Laval, que les Associés de Montréal n'avaient pas
perdu tout espoir de faire triompher la candidature de
M. de Queylus, qu'on se remuait pour sa nomination, que
des influences considérables l'appuyaient fortement à
Rome et paralysaient ainsi les efforts et les démarches de
la Cour de France en faveur de l'abbé de Montignyï?
Quelles que soient les raisons de la lenteur de la Cour
pontificale, plus de quinze mois s'écoulèrent entre l'envoi
de la lettre de Sa Majesté au Souverain Pontife et l'expé-
dition des bulles nommant l'abbé François de Laval de
Montigny évêque de Pétrée et vicaire apostolique du
Caifada. Elles ne furent envoyées en France que dans les
premiers jours de juillet- ; et le 8 décembre 1658, le nonce
du Pape consacra le nouvel évêque dans l'église de l'abbaye
de Saint-Germain-des-Prés, au grand mécontentement de
l'archevêque de Rouen.
t. Vie (le Mgr de Laval, t. I, p. 118.
2. Ilml., p. 119 ; — Faillon, t. II, 2° partie, ch. XIII. — M. Faillon
dit à la page 329 : <( II esta remarquer qircn rinstituant vicaire apos-
tolique, elle (la bulle) disait en propres termes que Québec était
situé dans le diocèse de Rouen. » Pas un mot de vrai dans cette
assertion. Voir la bulle aux Pièces Jm^ti/icalives, n° VIII, — M. Faillon
a voulu justifier cette assertion dans une note intitulée : « Remarques
sur la huile de Mgr de Laval pour l'évéché de Pétrée. Là, il prétend
qu'il y a eu plusieurs bulles. Pourquoi ne produit-il pas la bulle, où
il est dit que Québec était dans le diocèse de Rouen?... Ajoutons que
la correspondance de M. de Gueffier prouve surabondamment qu'il
n'y a eu qu'une bulle. Du reste, si Rome avait commis l'imprudence
de dire que Québec dépendait du diocèse de Rouen, le gouvernement
français ne se serait-il pas appuyé sur cette clause contre la Cour
romaine, qui ne voulut jamais reconnaître cette dépendance? N'y
aurait-il pas du moins fait allusion? Dans les longs pourparlers entre
Rome et Paris sur cette dépendance, jamais on ne découvre la
moindre trace de cette phrase que Québec était dans le diocèse de
Rouen. Contentons-nous de dire, pour la justification de l'abbé Fail-
lon, que la mémoire lui a fait défaut.
— 284 —
Nous n'avons pas à raconter ici quels orages soulevèrent
à l'archevêché de Rouen la nomination du vicaire aposto-
lique et sa consécration. Ce travail est fait^, et il n'entre
pas dans notre sujet de le résumer ou de le reproduire.
Ce qu'il importe seulement de savoir, c'est que Mgr de
Harlay voulut interdire à Mgr de Laval l'exercice de ses
fonctions éj^iscojDales dans le Canada et qu'il fît défendre
par le Parlement de Rouen à tous les officiers du royaume
et à tous les sujets du roi de le recevoir et de le reconnaître
comme vicaire apostolique '-.
Louis XIV ne suivit pas l'archevêque dans cette voie ;
son ministre blâma l'intervention maladroite et inconve-
nante du Parlement, et lui-même, par lettres patentes
du 27 mars 1 G59 , ordonna « que le sieur de Laval de
Montign}' , évêque de Pétrée , fût reconnu par tous ses
sujets dans l'étendue de la Nouvelle-France, pour faire
les fonctions épiscopales » ; mais, d'un autre côté, il voulut
que « ces fonctions épiscopales se fissent sans préjudice
des droits de la juridiction de l'ordinaire, c'est-à-dire de
V archevêque de Rouen ; et cela en attendant l'érection d'un
évêché, dont le titulaire serait sull'ragant de l'archevêque^. »
Rome ne pouvait admettre les prétentions de Mgr de
Harlay sur les pays conquis de la Nouvelle-France ; elle fît
donc savoir parle chargé d'affaires, M. de Gueffîer, qu'elle
ne reconnaissait pas ses prétendus droits, que ces droits
ne reposaient sur aucun fondement solide ^. En même temps,
elle représenta au cardinal Mazarin que la Cour de France
« voulait imposer des lois au Pape dans une matière pure-
1. Faillon, ch. III, 2-^ partie, t. II.
2. Pièces Justificatives, n'^ Xll.
3. Faillon, t. II, p. 333 : Lettres patentes du Roy pour rétablisse-
ment d'un vicaire apostolique au Canada.
4. Pièces Justificatives, n° XI.
— 285 —
ment ecclésiastique », déclarant suffragant de V archevêque
de Rouen l'évêché qu'on devait ériger au Canada ^ » ; elle
blâma cette réserve de la lettre royale sans préjudice des
droits de la juridiction de l'ordinaire, et ces autres paroles
de la même lettre : Nous avons accepté le vicaire aposto-
lique du consentement irrévocable de V arcJievêcjue de
Rouen-. Mais ces représentations et ce blâme ne modi-
fièrent en rien la manière de voir du Gouvernement fran-
çais. Mazarin maintint les prétentions de Mg-r de Harlay,
et Mgr de Harlay se sentant soutenu par le ministre conti-
nua à se croire et à se dire YOrdinaire des pays compris
dans l'Amérique septentrionale 3. Cette situation mal défi-
nie créera des difficultés à tous, à Mgr de Laval, à M. de
Que}' lus, aux Jésuites et aux Canadiens français, comme
nous le verrons bientôt.
Muni des lettres patentes du roi et d'une lettre de
recommandation adressée par la Reine mère à M. d'Argen-
son, gouverneur de Québec '% Mgr de Laval ne songe plus
qu'à partir pour le Canada. Il demande et fait demander au
Général de la Compagnie d'emmener avec lui, comme
supérieur de la mission de la Nouvelle-France, le
P. Jérôme Lalemant, alors recteur du collège Henri IV de
la Flèche^, et le jour de Pâques, 13 avril 1659, il s'em-
1. Faillon, t. II, p. 334.
2. Ihid.
3. Ihid.
4. Vie de Mgr de Laval, t. I, pp. 132 et 134; — Histoire de la Colo-
nie F française, t. II, pp. 330 et suiv.
5. La consécration n'avait pas encore eu lieu, que Mgr de Laval
demanda au P. Général, par Lentremise du P. Le Jeune, que le
P. Jérôme Lalemant fût mis à la tète de la mission du Canada.
Celui-ci avait été ftommé, au mois de septembre, recteur du Collège
royal de la Flèche ; le P. Le Jeune transmit le 31 octobre au Général
— 286 —
barque à la Rochelle avec ce Père, trois prêtres, Jean
Torcapel, Philippe Pèlerin et Charles de Lauzon-Gharny,
enfin un jeune homme tonsuré, Henri de Bernières.
Le 16 septembre de la môme année, le P. Lalemant
écrit à son Général, Goswin Nickel : « Nous sommes arri-
Nickel le désir de Sa Grandeur. Le R. P. Nickel, qui désirait ne pas
éloigner de la Flèche le P. Lalemant, répondit au P. Le Jeune le
9 déc. 1638 : Intelligo ex litteris B.^ V® 31 oct. datis gratum fore
illust° Dom° de Laval de Montigny, ecclesiœ Canadensis futuro epi-
scopo, si pater IL Lalemant missionibus novœ Franciœ prœûceretur.
Ignorabat scilicet jamesse Colleg-ii Flexiensis rectorem constitutum;
cumque res intégra non sit, dabit nobis veniam illusti^s episcopus,
si minus hâc in re possim suis votis satisfacere. Non deerunt alii quo-
rum ope et studio uti posset, ipseque Patribus nostris imprimis
commendabo ut quibus poterunt officiis ejus benevolentiam deme-
reantur. (Arch. gen. S. J.) — Mgr pria le P. Renault, provincial de
Paris, d'insister, et le P. Général répondit à celui-ci, le 21 décembre :
« Libenter concedo illustrissimo Dom'ï de Montigny P. II. Lalemant,
quem secum in novam Franciam deducat, futurum totius missionis
superiorem. » Il recommandait en même temps au Provincial de ne
communiquer cette décision au P. Lalemant qu'à l'époque du départ
de Mgr pour le Canada. La réponse du Général n'était pas parvenue
au P. Renault, que Mgr lui-même écrivait au R. P. Nickel pour le
même objet, le 3 janvier 1659, Le R. P. Nickel lui répondit par le
plus prochain courrier : Redditaj mihi sunt litterœ illustre ac reve-
rend''e Domni^ V«e 3 Januarii datse, quibus postulat tibi nostrum con-
cedi patrem IL Lalemant pro missione Canadensi. Ubi à Pâtre pro-
vinciali intellexi eam esse mentem lllust. Dom»^ V» , ut pater
H. Lalemant transiret ad novam Franciam, statim ad eum rescripsi
me liberrimè annuere quam sihi 'ipse vocal gratiam ; jam concessam
adeô non revoco. (Arch. gen. S. J.) — Mgr avait fait à Paris la con-
naissance du P. Lalemant et l'appréciait beaucoup. Il partageait l'avis
du P. Le Jeune que la présence de ce missionnaire était nécessaire au
Canada dans les circonstances difficiles où se trouvait le pays. Voici ce
qu'en disait le P. Le Jeune au R. P. Nickel, le 31 octobre 1658 :
u Dicam ingénue neminem ad id munus Saperioris aptiorem videri,
in eo potissimum statu in quo res sunt positœ. Vir est fortis, stre-
nuus, prudens piusque. Sive spectetur D^us Abbas de Queylus, sive
prorex, sive Dominus episcopus, sive nostri, nemo est profectô qui
majori prudentiâ possit omnia temperare. (Arch. gen. S. J.)
— 287 —
vés à Québec le 16 juin, après une heureuse navigation.
Mgr a été reçu comme un ange de Dieu L »
Les lettres des missionnaires ne tarissent pas d'éloges sur
le nouvel évèque. C'est un ange de modestie, un prélat d'un
courage remarquable', un pasteur pieux^, un homme vrai-
ment sainte selon le cœur de Dieu, c{ui cherche non ses
intérêts, mais ceux de Jésus-Christ ; un évèque d'un zèle à
la fois agissant et prudent, aimant sincèrement les néo-
phytes J. On ne pouvait mieux désirer; on ne pouvait faire
un meilleur choix pour la bonne administration de l'église
naissante de la Nouvelle-France "^^
Le gouverneur de Québec^, Marie de l'Incarnation 8,
1. « Flexiâ discessi 10 Aprilis. Rupellam 13 appuli die sancto
Paschœ. Eodem die vêla fecimus in comitatu Illustrissimi Episcopi
Petraîœ. Quebecum pervenimus ad 1(3 Junii, felici plane viarum suc-
cessu. Istic receptus est Illustmus Episcopus tanquam Angélus Dei. »
(Arch. gen. S. J. ; Epist. P. Lalemant ad R. P. Generalem.)
V. la Relation de 1659 : Lettre première.
2. (( Verè Angélus apparet corporis et animi modestià, sed simul
egregiâ fortitudine. » (Epist. P. J. Lalemant ad R. P. Generalem,
16 sept. 1659; Arch. gen. S. J.)
3. « Dédit hoc anno mense Junio Roma Pastorem, virum sane
pium. » (Ep. P. de Quen ad R. P. Generalem, 6 sep. 1659. Arch. gen.
S. J.)
4. (( Adventus Rev"ii atquc lUustmi Domini Episcopi Petrœaî, viri
omnino sancti >.... (Epist. P. Le Mercier ad R. P. Generalem, 16 oct.
1659. Arch. gen. S. J.)
5. a Vicarius apostolicus vir est secundum cor Dei, qui non quœrit
quœ suasunt sedquœJesu Christi, zelo œquè efficax et prudens, neo-
phytorum amantissimus. » (Epist. P. Ragueneau ad R. P. Generalem,
7 oct. 1659 ; Arch. gen. S. J.)
6. « Vix ut alium credam magis idoneum reperiri potaisse, qui
spes omnium et desideria impleat. » [Ihid.); — « Ejusmodi est ut
nihil desiderari videatur eorum quœ necessaria sunt ad bonam et
rectam hujusccclesiœ nascentis gubernationem. » (Epist. P. de Quen
ad R. P. Generalem, 6 sept. 1659; Arch. gen. S. J.)
7. Vie de Mgr de Laval, t. I, p. 166.
8. Lettres spirituelles et Lettres historiques, pp. 203 et 545.
- 288 —
M. Boucher, gouverneur des Trois-Rivières ^ ; la sœur
Juchereau, religieuse de l'Hôtel-Dieu de Québec-, et la
sœur Morin^, religieuse de l'Hôtel-Dieu de Montréal,
tracent de Mgr de Laval le même portrait que les Jésuites ;
c'est un prélat d'une grande piété, d'un zèle admirable,
d'une haute vertu, tel que l'église du Canada pouvait le
désirer.
Le choix du nouveau supérieur paraît être également
du goût de tout le monde. Le retour du P. Jérôme Lale-
mant est un bien pour tout le pays, dit la Mère de l'Incar-
nation^. Les Jésuites le voient revenir avec reconnais-
sance, presque avec enthousiasme. C'est que son absence
avait causé un grand vide parmi eux. Personne ne l'avait
remplacé depuis son départ pour la France, car de tous
ceux qui restaient au Canada, nul ne possédait au même
degré le don du commandement et de l'administration ^, la
1. Histoire véritable... Montréal, 1882, p. 9.
2. Histoire de rHôtel-Dieu, p. 116.
3. Annales de V Hôtel-Dieu de Montréal.
4. Lettres historiques, p. 541.
5. Le P. J. Lalemant avait le don du commandement à un haut
degré. On lui reprochait, parait-il, une sévérité excessive ; mais Tàge,
l'expérience et la vertu l'avaient corrigé : « Quod si nimiœ severitatis
insimulatus fuerit , dit le P. Le Jeune (Epist. ad P. Generalem ,
31 oct. 1658), id, œtas, experientia et virtus emendarunt. » Il exigeait
surtout de ses inférieurs une obéissance prompte, et il était le pre-
mier à donner l'exemple de cette vertu. Le P. Le Jeune cite, à ce
sujet, un fait qui mérite d'être rapporté. Il écrit au R. P. Général, le
25 avril 1659, douze jours après le départ du P. Lalemant à la Rochelle
pour le Canada : Existimavi meas esse partes significare P^^ V»
quam prompto et quam alacri animo ejus obtemperaverit mandatis
R. P. H. Lalemant, collegii Flexiensis rector. Feriâ quintâ in Cœnâ
Domini, hoc est die Jovis, decimo aprilis, acceptis mane V^ Pater-
nitatis litteris, eo ipso die ante octavam horam matutinam reliquit
collegium et urbem Flexiensem, Rupellam contendens. Eam attigit
sabbato sancto, et postridiô qui erat dccimus tertius aprilis Resur-
— 289 —
valeur intellectuelle et morale. Sans doute que la mission
comptait, ainsi que récrivait le P. Lalemant^, des religieux
vraiment pieux, obéissants, réguliers, dévoués et même
intelligents, tels que Ghaumonot, d'Ablon, Ragueneau, Le
Quen, Le Mercier, Le Moyne, Druillettes et Claude Pijart,
mais elle n'avait pas un homme pour tirer parti de ces pré-
cieux éléments. Aussi force est de constater, pendant les
trois années d'absence du P. Lalemant, une certaine timi-
dité d'action, une diminution d'élan et d'enthousiasme, un
commencement de paralysie dans les œuvres. On marche,
on se traîne, on n'est pas enlevé; la grande époque de 1635
à 1650 se perd déjà dans un lointain obscur. Plus de mis-
sions : celle des Iroquois, entreprise depuis trois ans avec
succès, vient de se terminer misérablement. Tout se réduit
à deux résidences, celles de Québec et des Trois-Rivières.
rcclioni dominicfe dicatus, cxpleto de more sacro, ad navim ob ventum
contrarium à quibusdam diebus siibsistentem anchoris , evolavit.
Dominus episcopus Pelreensis, qui jam aliquot ante diebus conscen-
derat ventumque expectabat propitium, Patrem excepit tanquam è
cœlo missum. lis verô cum gaudio consalutantibus, ventus qui primo
quidem Domini episcopi ac postmodum Patris Ilieronymi adventum
operiri videl)atur, ab eâ cœli parte perflare cœpit quam dudùm nautœ
vehementissimè expectabant. (Arch. gen. S. J.)
Le P. Lalemant aimait à ce point l'obéissance, que rien n'aurait
pu lui faire enfreindre celte vertu. Il aurait voulu ne jamais quitter
le Canada ; ses supérieurs l'obligèrent néanmoins, à la sollicitation
de ses parents, de revenir en France en 1656. Or, quand il fut question
de lui faire accompagner Mgr de Laval, le P. Le Jeune voulut savoir
de lui si l'opposition de ses parents serait un obstficle à son départ,
au cas où le P. Général songerait à le renvoyer à Québec.
« Volui ex eorescire, ditle P. Le Jeune au Général Goswin(31 oct.
1658), nùm indè (ex suis consanguineis) pararetur obex ejus profec-
tioni, si forte mitteretur iterùm undè exivit. » Le P. Lalemant lui
répondit en souriant, subridens : « Quasi verô me caro et sanguis
morari possint quominus exequar superiorum mandata! » (Arch. gen.
S. J.)
1. (( Nostros hic suo more religiosè viventes reperi. » (Epist. P. J.
Lalemant ad R. P. Generalem, 16 sept. 1659; Arch. gea. S. J.)
Jés. et Nouc.-Fr. — T.II. 19
— 290 —
Sillery n'a plus de néophytes ni de catéchumènes, parce
que la peur des Iroquois les a forcés de se réfugier à Québec
ou de s'enfuir au loin, vers le Nord, au milieu des bois; par
suite, tous les Pères, un seul excepté, ont dû quitter cette
résidence ^ Il existe donc un réel découragement parmi les
missionnaires; ils souffrent, ils se plaignent, ils tournent
leurs regards vers la France, et ils demandent, sans oser
l'espérer, le retour de celui qui seul peut appliquer le
remède au mal'^.
Le P. Lalemant revient à Québec, et aussitôt le P. Druil-
lettes écrit au R. P. Général : « Tous tant que nous sommes
ici, nous remercions votre paternité de nous avoir rendu ce
Père et de l'avoir placé à la tète du collège de Québec et de
la mission. Tout le monde le désirait, et il est le seul qui
puisse satisfaire tout le monde •^. » D'Ablon, Le Mercier,
1. (( Ad duas residentias sou domicilia nostros rcperi redactos et
reductos : Quebensem scilicet et triuni Fluminum ; Syllerii enim
residentia, cum, jam sylvestres nulles sive néophytes seu catechu-
menos propter quos instituta est, habeat, ipsis in varia dispersis aut
Quebeci collectis, in illâ degunt unus tantum Pater et unus Frater
cum domesticis aliquibus, Quebecum subinde adventantibus à que
unâ tantum aut altéra leucâ distant. » (Epist. P. J. Lalemant ad R.
P. Generalem, 16 sept. 1639; Arch. gên. S. J.)
2. Les lettres envoyées à Rome de 1650 à 1659 sont Texpression de
ce découragement et de ces plaintes ; mais en même temps elles nous
montrent des religieux, tous hommes de Dieu, qui ne demandent
qu'à se sacrifier, à se dévouer pour le salut des âmes. (Arch. gen.
S. J.)
3. « Nos omnes, quotquot hic sumus, gratias agimus Paternitati
vestrœ ob Patrem Hieronymum Lalemant no])is redditum, prœposi-
tum huic Collegio et missioni. Is est plané qui omnium votis expec-
tatus potest omnibus satisfacere. » (Epist. P. Druillettes ad R.
P. Generalem, 20 oct. 1659; Arch. gen. S. J.)
(( Me sperare meliora certe jubet felix atquc insperatus... reditus
P. Lalemant. » (Epist. P. Le Mercier ad R. P. Generalem, 16 oct.
1659; Arch. gen. S. J.)
(( Gratias ago Paternitati vestrœ quod P. Hier. Lalemant, sœpè ad
id munus à me exoptatum, superiorem miserit. » (Epist. P. Cl. Pijart
ad R. P. Generalem; Arch. gen. S. J.)
— 291 —
Pijart expriment les mêmes remerciements. « Votre Pater-
nité, dit le P. d'Ablon, est venu à propos à notre secours
dans notre g-rande affliction ; elle a relevé nos courages en
nous renvoyant le P. Lalemant... Je ne puis dire avec quelle
joie nous l'avons reçu^. »
La réception du vicaire apostolique à Québec fut aussi
brillante qu'elle pouvait l'être dans une ville qui sortait à
peine de terre, et où s'élevaient çà et là, en dehors des
édifices publics, du collège et des communautés religieuses,
des habitations très modestes et quelques baraques. Le
gouverneur, les Jésuites, les élèves, tous les Français et
les néophytes vont au devant du pasteur sur le quai de la
basse ville"-. On le conduit en procession à l'église parois-
siale, et de là au collège, sa première résidence, où les
écoliers représentent dans la cha])el]e une pièce en son
honneur 3.
Mgr devait habiter tour à tour chez les Jésuites, à l'hô-
pital, au couvent des Ursulines, de nouveau chez les Jésuites,
1. « Rébus noslris afllictissimis oi)[)ortunè coiisuluit Paternilas
vestra, et animos nostros crexit per Ilicronymum Lalemant, quem
fegrè dimisit Flexia, et optare vix ausifuissemus hic preesentemhabere
superiorcm. Quo simus gaudio complexi dici non potest, nam is est
autliorilatc suà et virtule, et suavi simul et efficaci moderamine domi
forisque, qui omnibus faciat satis. » (Epist. P. d'Ablon ad R. P. Gene-
ralem, 9 oct. 1659; Arch. gen. S. J.)
2. <( Placuit Dec ut... ingenti omnium gaudio exceptus fuerim;
me plebs eiïusa. me christianissimi régis prorex, me religiosœ domus
ipsi({ue adeo Patres Societatis Jcsu, ([ui huic vinete Domini jam multos
antc annos allaborant, me ad unum omnes excepere ut pastorem
suum summique Pontificis vicarium. » (Epist. Domini de Laval ad
illustrissimos et reverendissimos Dominos S» Congr. Prop. de fide,
1569; Arch. de la Propagande, vol. 2o6, p. 18.)
V. Relation de 1059, lettre première; — Marie de l'Incarnation,
Lettres, p. 540; — Journal des Jésuites, p. 258.
3. Journal des Jésuites, p. 261.
— 292 —
et enfin dans nne pauvre maison louée, à Fenclroit où s'élève
aujourd'hui le presbytère de Québec. Le supérieur de la
mission remet entre ses mains la direction de la paroisse,
dont l'administration est confiée à M. Torcapel ^ ; quelque
temps après, la paroisse des Trois-Rivières sera ég-alement
administrée par le clergé séculier \ et les Jésuites, fonda-
teurs de ces deux paroisses, recevront en partage le lot
qu'ils désirent, celui qu'ils préfèrent à tout, les missions
sauvages. Nous y reviendrons dans le chapitre suivant.
Quelque chaude que fut la réception faite à Mgr de Laval,
ce serait une erreur de croire qu'elle fut un signe manifeste
du rapprochement des esprits. Deux partis divisaient la
colonie, assez peu dessinés à la surface, au fond nettement
séparés : D'un côté, la majorité, formée des missionnaires,
des communautés de femmes et de tous les colons sincè-
rement dévoués à l'Eglise et au représentant du siège apos-
tolique; de l'autre, le gouverneur qui subissait bien plus
qu'il n'agréait l'évèque de Pétrée, tout en reconnaissant ses
éminentes qualités, l'al^bé de Queylus qui désirait vivement
rester le grand vicaire de l'archevêque de Rouen et garder
ainsi son indépendance à Montréal, enfin les amis, peu
nombreux du reste, de l'un et de l'autre, et un groupe de
catholiques douteux et de commerçants, qui ne s'accom-
modaient guère de la présence d'un prélat très charitable et
1. (( Le jour de la Circoncision, 1660, Mgr monta en chaire, et dit
que pour juste reconnaissance des services que les Jésuites l'espace
de 30 ans avaient rendus à la paroisse, dont ils avaient eu le soin et
la conduite, les vêpres et le sermon ce jour-là ne se diraient à la
paroisse, mais que processionnellement on viendrait chez eux les
dire tous les ans; ce qui fut commencé cette année... » (Journal des
Jésuites, p. 272). — M. Torcapel fut nommé curé de Québec le 13 août
1659; la faiblesse de sa santé le força de rentrer en France Tannée
suivante.
2. Journal des Jésuites, p. 3o2.
— 293 —
très ferme, incapable de transiger avec son devoir et sa
conscience.
Mgr de Laval connaissait ce double courant, où s'agitaient
les deux fractions inégales de la Colonie française; cette
division le préoccupait grandement, sans toutefois abattre
son inébranlable courage. L'attitude que prendrait M. de
( Kieylus lui causait un sujet plus grave encore de préoccu-
pations, le bruit courant k Québec c[ue cet abbé susciterait
des troubles ^ Ces préoccupations se compliquaient aussi,
les premiers jours de son arrivée, de l'état d'incertitude des
communautés religieuses et des fidèles les mieux pensants,
qui se demandaient à quelle autorité il fallait o])éir. <( A
peine Mgr de Laval fut-il débarqué , est-il dit dans V Histoire
de r Hôtel-Dieu de Québec, qu'il y eut plusieurs discussions
pour sçavoir à qui les communautés obéiraient, et nous
nous trouvâmes assez embarrassés, car M. l'abbé de Queylus
avait des pouvoirs de Mgr l'archevêque de Rouen, qui avait
été reconnu jusqu'alors pour le supérieur du pays : bien
des personnes disaient qu'il était au dessus de ^Igr de
Laval, qui n'était que vicaire apostolique 2. »
Il faut avouer que cette situation générale des esprits
ne laissait pas d'être inquiétante. M. de Queylus n'allait-il
pas s'en emparer à son profit? Il semble que Mgr le crai-
gnait, si on en juge du moins par ce qu'il écrivait à cette
époque à la congrégation de la Propagande : « Je vous
demande cette seule grâce, disait-il; si quelqu'un voulait
troubler ici l'union des âmes, usez de toute votre autorité
pour l'en empêcher; car l'esprit de Jésus-Christ n'est pas là
1. (( Timor et riimor crat fore ut qui se vicarium Archiepiscopi
Rhotomagcnsis diccbat Abbas de Queylus graves in Episcopum
turbas excitarct. » (Epist. P. J. Lalemant, 16 sept. 1659, ad R. P.
Gcneralem. Arch. gen. S. J.)
2. P. 117.
— 294 ~
où il n'y a pas l'esprit de charité; et sans l'esprit de J.-G.
nos travaux, notre zèle, tous nos efforts par conséquent
resteraient sans résultats i. »
Cependant une démarche de l'abbé vint dissiper pour
quelque temps les inquiétudes très fondées de Sa Grandeur.
Au commencement du mois d'août, sept semaines après
l'arrivée du vicaire apostolique, il descendit enfin à Québec
et (( promit toute amitié au représentant du Saint-Siège]
il alla jusqu'à protester que quelque lettre et pouvoir qui
luy serait envoyé, il ne l'accepterait pas 2. » En ce moment
il ignorait, au dire du P. Lalemant, les difficultés qui
avaient surgi en France entre l'archevêque de Rouen et
l'évêque de Pétrée au sujet du vicariat apostolique, et la
prétention de l'archevêque de maintenir son grand vicaire
de Montréal dans ses mêmes fonctions ; c'est pourquoi il
fit sa soumission entière -^
Cette soumission fut-elle le signal de celle de tous les
fidèles? Ces paroles de Marie de l'Incarnation porteraient
à le croire : (( Cet abbé, écrit-elle à son fils, est descendu
de Montréal j^our saluer notre prélat; il était établi grand
vicaire en ce lieu là par Mgr l'archevêque de Rouen; mais
aujourd'hui tout cela n'a plus lieu et son autorité cesse'*. »
De fait, les communautés religieuses de femmes, jusque là
i . (( Hanc unani gratiam à vobis postulo ut si quis unquam uiiionem
animarum velit interturbare, hune auctoritas vestra reprimat; ubi
enim deest spiritus eharitatis ibi et Christi spiritus, sine quo frustra
esset omnis labor, omnis nostra industria omnesque adeô conatus
nostri. » (Epist. Domini de Laval ad Illmo^ et Rev™°* Dominos S.
Cong. de Prop. fide ; Arch. de la Prop., à Rome.)
2. Journal des Jésuites, p. 264.
3. (( Cum pra?dictus vicarius nesciens quid pro se actum esset in
Galliâ, in omnibus ipsi [Domino de Laval) se subjecit. » (Epist. P. J.
Lalemant adR. P. Generalem, 16 sept. 16d9. Arch. gen. S. J.)
4. Lettres historiques, p. 542.
— 295 —
hésitantes, reconnurent définitivement la juridiction du
vicaire apostolique , « et leur exemple s'étendit bientôt à
tout le pays K » M. d'Argenson, dont les instructions
qu'il avait reçues de la Cour étaient formelles sur ce
point', ne contribua pas peu à la soumission de l'abbé
d'abord, puis à celle de toute la colonie -K
Tout semblait marcher au gré des désirs de Mgr de
Laval. Si l'union des cœurs n'était pas faite, l'unité de
juridiction était reconnue et acceptée. C'était un grand pas
en avant. Pourquoi, un mois à peine après la louable
démarche de l'abbé de Queylus, un événement que Monsei-
gneur redoutait, vint-il jeter le trouble dans cette heu-
reuse harmonie?
L'archevêque de Rouen, on l'a vu plus haut, avait main-
tenu ses prétentions sur la Nouvelle-France, malgré les
remontrances et les observations de la Propagande. En
vertu de ses prétendus droits, il soutenait que le Saint-Siège
ne pouvait envoyer au Canada, sans son consentement,
des vicaires apostoliques, ni rien y établir touchant le fjoii-
vernemcnt de cette église; et comme Mgr de Laval, qui
dépendait directement et unicpiement de Uome, qui avait
pour lui l'approbation du roi, crut devoir passer outre, il
se promit de lui faire de l'opposition par tous les moyens
en son pouvoir'*. Son premier acte dans cette voie fut de
1. Vie (le Mgr de Laval, t. I, p. 183. — V. Ilktoire de la Colonie
Française, t. II, p. 339.
2. Lettres patentes du roi en date du 27 mars lGo9.
3. Vie de Mgr de Laval, p. 184.
4. Mgr de Laval écrivait à la fin de 1659 aux cardinaux de la Pro-
pagande : (( Haud scio an satis resciverint illustrissimœ dominationes
vestrœ quantis conatibus egerit in Gallià Dominus Archiepiscopus
rothomagensis ut se opponeret voluntati Beatissimi Patris Nostri,
qui me vicarium suum apostolicum hue mittebat. Contendit nimirum
— 296 —
renouveler à M. de QucaIus ses pouvoirs de grand vicaire,
et il obtint du roi, le H mai 1659, des lettres patentes
autorisant cet abbé à continuer ses mêmes fonctions à
Montréal, sans préjudice néanmoins de l'autorité du vicaire
apostolique. C'était créer deux juridictions spirituelles au
Canada, indépendantes l'une de l'autre, préjudiciables l'une
à l'autre; c'était élever autel contre autel*.
A peine Louis XIV eut-il accordé à Mgr de Harlay
les lettres patentes demandées pour le grand vicaire de
Montréal, qu'il comprit la grandeur de sa faute et les
tristes conséquences cj[ui en résulteraient. Aussitôt par deux
nouvelles lettres, adressées, le 14 mai, l'une à M. d'Argen-
son, l'autre à Mgr de Laval, il dérogea à celles du onze.
La lettre au gouverneur portait : « Quelque lettre que j'aie
accordée à l'archevêque de Rouen, mon intention n'est pas
c[ue lui ni ses grands vicaires s'en prévalent, jusc^u'à ce
c|ue, par l'autorité de l'Eglise, il ait été déclaré si cet
archevêque est en droit de prétendre que la Nouvelle -France
soit de son diocèse -. »
Toutes ces lettres n'arrivèrent à Québec que le 8 sep-
tembre. M. de Queylus, qui avait formellement promis de
ne pas reprendre ses fonctions de vicaire général, même
juridictionem hujus ccclesiœ Canadensis suam uiiius esse, ratus hîc
nihil posse Supremum Pontificem tum ut vicarios constituât aposto-
licos, tum ut quidquam statuât quod spectet ad i-egimen hujus
ecclesise; fuique monitus ante discessum meum (è Gallià), mira eum
sibi polliceri ut sese mihi opponat eaque infringat omnia qusecumque
hic possem statuere. » (Arch. de la Propagande, à Rome.)
1. Mgr de Laval écrivait le 22 oct. 1661 au souverain pontife :
<( Sic nimirum fieret ut altare contra altare in hac nostrâ canadensi
ecclesiâ erigeretur. » (Arch. de la Propagande, à Rome.)
Voir aux Pièces Justificatives, n° XII, quelques pièces concernant
Topposition de Tarchevêque de Rouen.
2. Histoire de la Colonie F/^anraise, t. II, p. 341, extrait de la lettre.
— Vie de Mgr de Laval, t. II, p. 186, lettre citée en entier.
— 297 —
s'il recevait de nouvelles lettres patentes, « se voyant nanti de
pouvoirs de Monseigneur de Rouen et de la lettre du roi du
11 juin, leva le masque et voulut se faire reconnaître grand
vicaire de Mgr de Rouen '. » Il ignorait que Mgr de Laval
possédât des lettres annulant ses pouvoirs; celui-ci les lui
montra, le gouverneur lui communiqua également les ordres
c{u'il avait reçus du roi; de sorte que, dit le Journal des
Jésuites, il fut contraint de désister'-. Ce désistement n'était
ni franc ni irrévocable : le 22 octobre, il partit pour la
France ^ afin de faire trancher ce qu'il appelait la question
de juridiction.
Le départ de M. de Queylus n'était sans doute pas pour
déplaire à Mgr de Laved; mais il y avait tout à craindre
de ses intrigues à Paris et à Rome. Mgr le pensait du
moins; aussi écrivit-il au roi, au pape, aux éminentissimes
cardinaux de la Propagande pour les mettre en garde. Il
leur recommande surtout de ne délivrer aucune lettre,
aucun écrit dont puisse se prévaloir l'abbé contre l'autorité
du vicaire apostolique; en outre, il supplie Sa Majesté de
lui défendre de retourner au Canada, ce qui a lieu le
27 février 1660 : « Je vous écris cette lettre, dit le roi à
M. de Queylus, pour vous dire que mon intention est que
vous demeuriez dans mon rovaume; vous défendant très
1. Journal des Jésuites, p, 264. — M. crArgensoii prétend dans une
lettre du 21 oct. 1659 que <( l'abbé s'est bien comporté; car il s'est
contenté de s'expliquer de toutes choses avec M. de Pétrée ; et après
il n'a voulu faire éclater aucune marque de son pouvoir ». [FaUlon,
t. II, p. 342.) Ce témoigne d'un ami peut être en partie exact; mais
l'avenir montra que l'abbé avait bien levé le masque.
2. Journal, p. 264.
3. Le P. Vimont s'embarqua sur le même vaisseau, et ne revint
plus au Canada. {Journal des Jésuites, p. 267.) — Vie de Mgr de Laval^
t. I, p. 188.
— 298 —
expressément cVen partir sans nia permission expresse^. »
La défense était formelle. L'abbé essaye de la faire lever,
mais inutilement. Le supérieur de Saint-Sulpice, M. de
Bretonvilliers, intervient sans être plus heureux; et cepen-
dant il signe une déclaration par laquelle il promet que ses
ecclésiastiques résidant ou devant résider dans la suite à
Montréal, ne reconnaîtront d'autre juridiction que celle du
vicaire apostolique.
Le refus du roi d'obtempérer aux désirs de MM. de Bre-
tonvilliers et de Queylus, ne décourage pas ce dernier. Il
part pour Rome à l'insu du nonce de Paris, et, à Rome, il
s'adresse à la Daterie, k l'insu de la Propagande. Il mène
son affaire rapidement, sans bruit; il s'y prend si bien cju'il
obtient de la Daterie une bulle qui d'abord autorise l'érec-
tion à Montréal d'une cure indépendante du vicariat aposto-
lique, qui ensuite donne au supérieur de Saint-Sulj^ice à
Paris le droit de présentation k cette cure, et k l'archevêque
de Rouen le droit de nomination -.
1. Archives de rarchevèché de Québec. Lettre citée par M. Gos-
seliii, t. I, p. 191.
Nous devons dire que M. Gosselin, qui a suivi M. Faillon, à peu
près pas à pas, jusqu'à ce moment, Tabandonne définitivement le
jour où commence la révolte de Tabbé contre Mgr de Laval. Il aurait
dû, dans l'intérêt de la vérité, l'abandonner plutôt, à savoir, à l'époque
des démêlés de M. de Queylus avec les Jésuites. Une chose surtout
étonne le lecteur, c'est qu'à la page 188, t. I, M. Gosselin attaque
vivement et avec raison le prétendu Mémoire de M. d'Aile t inséré
dans la Morale pratique d' Arnaud, et qu'il n'ait pas cru en devoir dire
un mot à la page 112 et aux pages suivantes; et cependant en cet
endroit, il résume M. Faillon, qui a presque tout puisé dans la Morale
pratique, 3° partie, ch. XII. Il est vrai qu'aux pages 112 et suiv. il
s'agit des missionnaires, tandis que plus tard il est question de
Mgr de Laval et de M. de Queylus.
2. Le 21 oct. 1661, Mgr de Laval écrit aux cardinaux de la Propa-
gande : « Ad nos relatum est Dominum Abbatem de Queylus istinc
rcducem ol^tinuisse erectionem ecclesiœ hic parochialis, cujus prœ-
— 299 —
Muni de cette bulle, il se fait présenter pour la cure de
Montréal par M. de Bretonvilliers et nommer par Mgr de
Harlay; et, au mépris de la défense royale, il s'embarque
pour Québec, où il arrive incognito au commencement du
mois d'août 1G6I. Là, son premier soin est de se rendre à
la résidence de Mgr de Laval, et de lui communiquer la
bulle de la Daterie apostolique et un mandat de l'archevêque
de Rouen qui charge l'évéque de Pétrée de présider à
l'installation du curé de Montréal.
Qu'on juge de l'étonnement de Mgr ! Tout, en efPet,
a lieu de l'étonner : le retour de l'abbé, la bulle de la
daterie, la création d'une paroisse indépendante, la
reconnaissance des droits de l'archevêque de Rouen sur le
Canada. En présence de faits si étranges, la pensée lui
vient que la bulle a dû être obtenue d'une manière subrep-
tice. En conséquence, il refuse, jusqu'à plus ample informé,
de mettre l'abbé en possession de sa cure. Il le supplie de
ne pas monter à Yillemarie ; aux prières, qui restent
inefficaces, il joint la défense, puis la menace de suspense ^
sontatio conccssa fuorit superiori seminarii Sancti Sulpicii, quod est
in su])urbio Parisiciisi, iiistitutio vero rcservata fuerit archiepiscopo
rothomagensi, tanquam ordiiiario harum Canadiœ rcgionum. » (Arch.
de la Propagande, mss.)
1. Voici la lettre que Mgr de Laval écrivit, le 22 octobre 1661, au
Pape Alexandre Vil, et qui contient tout ce que nous venons de
raconter sur le voyage en France et à Rome de M. de Queylus et sur
son retour au Canada : (c Scripseram Superiore anno de Abbate de
Queylus, vereri me ne i)acem hujus ecclesiœ domeslicam intertur-
baret occasione praetensie juridictionis archiepiscopi Rothomagensis,
cujus se vicarium esse sic semper prœsumpsit ut auctoritatis
apostolicœ vix ulla ratio haberetur. Impeditus idcirco fuerat
christianissimi régis imperio, ne hùc ad nos remearet ecclesiam
hanc nostram scissurus. Sed mutato statim consilio Romam profectus
est istucque sic res egit suas ut à sanctitate vestrà obtinuisse dicatur
ercctionem parochialis ecclesia^ apud montem regium, cujus prœ>scn-
— 300 —
Rien ny fait. M. de Queylus, dont "^X Histoire de la
Colonie Française porte si haut la vertu et la piété, part
furtivement en canot pour Montréal, dans la nuit du 5 au
6 août ; et le vicaire apostolique, qui a épuisé tous les
moyens d'action sur cet esprit égaré ou révolté, a recours
définitivement aux armes spirituelles et prononce contre
lai les censures ecclésiastiques.
tatio conccssa fiicrit Supcriori scminarii Sancti Siilpicii in siiburbio
parisicnsi, cujus vcro promotio archicpiscopo Rotliomagcnsi fuerit
reservata. Sic nimirum intcllexi ex maiidato quodam archicpiscopi
Rothomagcnsis ad me transmisse,, quo mihi ipse facultatem facit
tanquam ordinarius loci à sanctâ scde constitutus, ut parochum
nominem in monte rcgio Abbatem de Queylus ; rîec cnim alius
nominari posset, quin hoc ipso fundatio parochiœ foret irrita uti
constat ex contracta fundationis quem de industrie sub hâc dicta
conditione fabricavere ; sed videlicet aliundè ad me rescriptum fuit
subreptitias esse illas litteras Romœ obtentas à Domino Aljbate de
Queylus, neque vero eam esse mentem Sanctitatis vestrse ut
archiepiscopus Rolhomagensis juridictionem hic habeat ullam, quœ
sanè componi nequaquam potest cum juridictione meà vicarii
apostolici : qua^^cumque enim à me statui possent, si mihi reniteretur
seque mihi opponeret vicarius archicpiscopi Rothom., qui juridic-
tionem hic suam hal^eret, eadem irrita et frustra à me statuta
contenderet, uti hoc anno contigit. Rogo itaque sanctitatem vestram
ut abs te rite inteliigam quse sit vera mens tua super ea contentione.
Satis enim intelligo autorilatem hic omnem sedis apostolicœ
meam([ue vicarii apostolici pessum datum iri, si archiepiscopus
Rothom. juridictionem hic habeat. Id enim vero hoc prœsenti anno
nuper expertus sum dùm hùc Quebecum appulit Abbas de Queylus
auctoritate hàc sua vicarii archicpiscopi Rothom. fretus, qui nec
precibus meis uUis, neque prohibitionil)us iteratis acquievit. IIuc è
Galliâ penetrarat occultis arti])us contra prohibitionem régis
christianissimi. voluerat illudere subreptitiis Htteris, sed jussus est à
rege sine morà in GaUiam redire, redditurus rationem inobedientiœ
suaî, et à prorege nostro coactus est obsequi impcriis regiis : nunc
vereor ne in Galliâ redux nova omnia moliatur novisque artibus et
expositione falsâ rerum nostrarum obtineat aliquid è curiâ Romanâ
quo pacem hujus Canadensis ecclesiœ interlurbet. Eodem nimirum
spiritu agunlur inobcdlenlise et divisionis, quos secùm è Galliâ
adduxit socios sacerdotes, qui montem regium occupant... » (Arch.
de la Propagande, à Rome ; mss.)
— 301 —
M. Faillon s'apitoie sur le sort de l'al^bé ; il le peint
comme une victime de Mgr de Laval. En vérité, de
pareilles victimes sont-elles si à plaindre ?
Cependant, on avait appris à la cour le départ mvsté-
rieux pour le Canada de M. de Queylus, et le roi, fort
mécontent, avait donné ordre au gouverneur de le faire
repasser immédiatement en France. L'ordre lui fut signifié
à Montréal, et, le 22 octobre, il s'embarqua avec M. Bou-
cher, gouverneur des Trois-Rivières ^
Louis XIV avait ignoré jusqu'à ce jour les agissements
de l'al^bé à Rome et l'existence de la bulle de la Daterie
apostolique. Une lettre de Mgr de Laval lui apprit tout ce
qui s'était passé, et il fît aussitôt parvenir à la chancellerie
romaine, et par son ministre et par le nonce de Paris ^
l'expression de ses très justes plaintes. Ces plaintes furent
écoutées, comme cela devait être : le Saint-Siège fit savoir
à l'abbé qu'il ne devait s'attribuer aucun droit dans la
colonie de Montréal ; il empêcha aussi l'exécution de la
bulle de la Daterie. Et ainsi se termina la déplorable lutte
4. Le 8 sept. 1661, le P. Lalemant écrivait au R. P. Chrystophe
Lehorror, vicaire général S. J., à Rome : « Quid de œmulo Abbate de
Queylus futurum sit nondum- scimus. IIuc venit, post dies duos
discessit de nocte, ad suum moiitem reg-alem pervenit, nequicquam
opponente se illustrissimo Petraensi episcopo. Eo convolavit novus
gubernator statim à suo hùc adventu ; habet ipse in mandatis à
regc ut in Galliam redire compellat. Nondum indè rediit gubernator,
atque adeô quid futurum sit, nondum scimus. Tanta contra jus
fasque propositi in Abbate tenacitas, aliquid infrà gratiam sapit et
bonos omnes maie officit; arbitrantur tamen illi officium se prœstare
Deo. Faxit Deus ! »
Dans un P. -S., il ajoute : « Ex quo liœc à me scripta sunt, rediit
ad nos novus Gubernator (M. d'Avaugour) ex monte regali, ubi,
significatà Abbati prsefato christianissimi régis voluntate, efTecit ut
ad nos redirct navem propemodùm conscensurus ad reditum in
Galliam. » (Arch. gen. S. J.) — Journal des Jésuites, p. 303.
— 302 —
en£^ai4'ée par M. de Quevlus contre l'autorité du vicaire
apostolique K
Cette lutte, qui sortait un peu du cadre de cette histoire,
nous ne pouvions l'omettre, car elle nous révèle dans le
caractère de celui qui la souleva, certaines particularités
l. Mgr de Laval ne reçut qu'en 1665 la nouvelle officielle de la
mesure définitive prise contre Fabbé de Quevlus par la Propagande
et le Souverain-Pontife. Voici ce qu'il écrivit au Préfet de la Propa-
gande le 7 des Calendes de noveml^re 1665 :
« Eminentissimc Domine, litterte Eminentiœ vestra? Augusto
mense anni 1663 datœ nonnisi post biennium ad nos perlatœ sunt :
quibus benevolum sacrœ congregationis in nos animum jampridcm
mihi notum, satis superque intellexi. Nihil itaque est quod nos
deinceps anxios teneat circa parochias hic instituendas nobis
inconsultis, cum visum fuerit sacrœ congregationi Abbatem de
Quevlus suo nomine aut Sanctissimi monere, ne quid sil)i hujusmodi
arrogaret in Colonia montis Regalis, et de facto nihil ab eo tempore
auditum quod in eâ re ullrà moliretur, » (Arch. de la Propagande, à
Rome ; mss.)
Plus tard, en 1668, M. de Quevlus revint au Canada, après la
renonciation définitive de l'archevêque de Rouen à toute prétention
sur l'église du Canada. — L'archevêque n'y renonça cependant tout
à fait, dit M. Gosselin (t. I, p. 203, note), que lorsque Québec fut
érigé en évèché. Colbert lui écrivit alors qu'il ne voyait aucun moyen
de forcer la congrégation consistoriale à mettre Québec dans l'arche-
vêché de Rouen, a Le pape, dit-il, prétend que vous n'avez pu
acquérir aucun droit de ce côté. » Il invitait cependant l'archevêque
à faire un mémoire sur ce sujet. Le mémoire fut fait et envoyé par
Colbert à l'abbé Bourlemont, à Rome, avec ordre de le présenter
au Saint-Siège et au cardinal Rospigiiosi. « S'ils résistent, disait
Colbert, n'insistez pas ; acceptez l'évêché relevant du Saint-Siège,
jusqu'à ce qu'il y ait un archevêché au Canada. » Les prétentions de
l'archevêque de Rouen ne furent pas maintenues par les l^ulles de
l'évêché de Québec. » (Arch. du Canada, Rapport de ]M. l'abbé Ver-
reau, 1874.)
Voi?' sur tout ce qui à rapport aux démêlés du vicaire apostolique
et de l'abbé : 1° La Vie de Mgr de Laval, par M. Gosselin, t. I, p. Il,
ch. IV ; — 2" Histoire de la Colonie Française, t. II, p. II, p. 336 et
suiv., pp. 472 et suiv.
— 303 —
que son panégyriste, M. Paillon, a soig-neusement dissi-
mulées, et qui expliquent assez son attitude et ses procédés
à l'égard des missionnaires pendant ses quelques mois
d'administration à l'église paroissiale de Québec.
Mgr de Laval ne sortait d'une difficulté que pour lutter
contre une autre. Les démêlés qu'il eut avec le gouverneur,
M. d'Argenson, pour être moins graves que les précédents,
eurent cependant leur importance dans une colonie nais-
sante, où l'organisation ecclésiastique était à ses débuts. Ce
furent des questions de préséance qui les divisèrent. Elles
se rencontrèrent un peu partout, à l'église et hors de l'église :
à l'église, où le gouverneur A^oulait, contrairement aux
décisions de l'évêque, avoir son banc dans le chœur, et
être encensé immédiatement après l'officiant ; hors de
l'église, où il revendiquait la première place et le premier
salut dans toutes les réunions jDubliques et privées
auxc[uelles il assistait avec Sa Grandeur.
Aux ^processions, il voulait encore faire passer les corps
civils avant les marguilliers ; et Monseigneur s'y opposait,
parce que ces derniers sont, dans le gouvernement de
l'église, les aides de l'évêque et les administrateurs laïques
des biens ecclésiastiques ^ M. d'Argenson était marguillier
d'honneur avant l'arrivée du vicaire apostolique, et, en
cette qualité, il assistait aux délibérations du conseil de
fabrique ; Monseigneur supprima ce titre honorifique. Le
gouverneur offrait le pain bénit dans le courant de la messe
au son des fifres et des tambours ; Monseigneur décida qu'à
l'avenir la bénédiction et l'offrande du pain se feraient avant
V Introït -.
1. Conc. de Trente, sess. XXII, De rcformatione, cap. IX.
2. Histoire de la Colonie Française, t. II, pp. 466 et siiiv. ; — Vie
de Mgr de Laval, t. I, 1. II, ch. V.
— 304 —
Il Y en aurait trop long sur ce sujet', s'il fallait tout
raconter, et si ces questions de préséance entraient dans le
tracé de cette histoire. Nous n'avons pas à donner non plus
notre opinion personnelle sur ces démêlés, ni à décider
qui des deux avait raison, de Tévèque ou du gouverneur,
ni à dire si « Monseignevir, dans son désir de prévenir des
abus et de mettre tout dans un ordre parfait, ne montra pas
un peu trop de zèle et ne dépassa pas quelquefois la
mesure - » ; si M. d'Argenson, l'ami de M. de Queylus, ne
chercha pas à créer des difficultés au vicaire apostolique et
à rendre sa situation intenable, sous le spécieux prétexte
de défendre les droits de l'autorité civile.
Si nous avons signalé plusieurs sujets de conflit entre
les représentants du pouvoir religieux et du pouvoir civil,
c'est parce que l'historien de Mgr de Laval a jugé à propos
d'y mêler les missionnaires et de leur prêter un rôle, qui
ne fut certainement pas le leur.
« Ce qui a lieu de nous surprendre, dit-il, c'est que les
Jésuites, au lieu de se prononcer franchement sur cette
question du droit de préséance de l'évêque sur le gouver-
neur, prirent le parti, pour ne pas se compr omettre^ de
n'inviter à dîner ni le gouverneur ni l'évêque-^; et, au
catéchisme solennel, qui se donnait dans leur chapelle,
sous forme d'action ou de dialogue, de ne faire saluer ni
1. Par exemple, ^Igi' voulait que le gouverneur ne communiât
qu'après les acolythes, qu'il ne reçût également qu'après eux les
cierges, les rameaux, etc.. {Journal des Jésuites, 1659, Noël.)
2. Vie de Mgr de Laval, t. II, p. 225.
3. Le Journal des Jésuites dit (2 déc. 1059, p. 269) : « Personne
ne fut invité au réfectoire pour disner, dont la raison principale est
que d'inviter l'évesque sans le gouverneur aut contra, cela ferait
jalousie, et l'un ne veut pas quitter à l'autre pour le premier rang. »
Pourquoi M. Gosselin ne cite-t-il pas ce passage et se permet-il
d'écrire : pour ne pas se compromettre^^.
— 305 —
run ni l'autre par les élèves, au commencement et à la fin
de l'action ^. C'était faire preuve de plus (F/iahilete' que de
courage'-. »
M. Gosselin fait d'un trait de plume le procès des
Jésuites ; il ne prend même pas la peine de se demander
si la sagesse ne dictait pas leur conduite ; si leur réserve
n'était pas plutôt de nature à les compromettre auprès du
Prélat, leur ami dévoué, sans nul espoir de leur conquérir
les bonnes g-râces de M. d'Argenson, leur ennemi 3.
1. On lit dans le Journal des Jésuites (février 1661, p. 291) : a Huit
jours après, cette petite action s'estant renouvelée où Mons. le gouver-
neur et Mons. l'évesque estaient, et- M. le Gouverneur ayant
tesmoigné n'y vouloir assister en cas qu'on y saluast Mons. Févesque
devant luy, on luy fit trouver bon que les enfants eussent les mains
occupées pour ne saluer ny l'un ny l'autre, ce qui s'entend du
prologue et de l'épilogue ; ce qui fut signifié et commandé aux
enfants... » M. Gosselin n'aurait-il pas mieux fait de citer ce
passage, au lieu d'accuser les Jésuites de plus d'habileté que de
courage ?
2. Vie de Mgr de Laval, p. 214.
3. M. d'Argenson était venu de France, dans des dispositions peu
favorables aux Jésuites. Ces dispositions ne firent que s'accentuer au
Canada. Que leur reprochait-il"? « 11 serait bien à souhaiter, écrivait-il
de Québec le 7 juillet 1660 [Papiers d'Argenson), que toutx ceux de
la maison du P. Lalemant suivissent ses sentiments ; ils ne se mesle-
raient pas de censurer plusieurs choses comme ils font et laisse-
raient le gouvernement des affaires à ceux que Dieu a ordonné pour
cela. » 11 faiblit bien trouver quelque sujet d'accusation contre ces
religieux, pour justifier son injustifiable animosité contre eux.
Mgr de Laval qui les connaissait bien, entreprit de modifier les sen-
timents du gouverneur à leur égard ; mais il n'y réussit pas, comme
il appert par une lettre qu'il écrivit de Québec, le 20 octobre 1659, à
M. d'Argenson, frère du Gouverneur. « J'ai reçu, dit-il, dans mon
entrée dans le pays de Monsieur votre frère toutes les marques d'une
bienveillance extraordinaire ; j'ay fait mon possible pour la recon-
gnoistre et luy ay rendu tous les respects que je dois à une personne
de sa vertu et de son mérite joint à la qualité qu'il porte ; comme
son plus véritable ami et son fidelle serviteur, j'ay creu estre obligé
de luy donner un advis important pour le bien de l'église, et quy luy
Jés. et Noiu'.-Fr. — T. IL 20
— 306 —
L. P. Lalemant, supérieur de la mission, pouvait être
un homme prudent ; à coup sûr, on ne l'accusa jamais d'un
manque de courag-e ; il passait aux yeux de tous, même du
gouverneur, pour une personne d'un grand mérite et d'un
sens achevé^. Ce portrait serait singulièrement flatté, il faut
l'avouer, si la conduite de ce religieux avait été, dans ces
circonstances difficiles, celle d'un homme qui ne veut pas
se compromettre, habile mais peu courageux. Il était si
loin d'avoir peur de se montrer, de se pjrononcer fran-
devait estre utile s'il Tcust pris dans la même disposition que je suis
asseuré que vous Tauriez receu : c'estait seul à seul à cœur ouvert
avec marques assez évidentes que ce que -je luy disais estait vrai,
veu qu'il estait fondé sur des sentiments que j'avais veu moi-mesme
paraistre en diverses assemblées publiques ; cependant il ne fist que
trop congnoistre qu'il ne trouvait auqunnement bon que je lui
donnasse cet advertissement, et me voulut faire embrasser le party
de ceux qui avaient tout sujet de se plaindre de son procédé envers
eux, mais que je ne prétendais auqunnement justifier n'en ayant
aucune plainte de leur part pour luy faire et d'ailleurs estant assez
désintéressés; vous pouvez bien juger quels sont ceux dont je veux
parler (les Jésuites) sans vous les nommer, puisque vous même qui
avez une affection sincère et bien réglée pour ces dignes ouvriers
évangéliques m'avez avoué que vous aviez douleur de le voir partir
(le Gouverneur) dans les sentiments où il estait à leur égard, sans
beaucoup de fondement du moins suffisamment recongneu pour
lors ; ce que je luy dis avoir sceu de vous pour ne rien omettre de
ce que je me persuadais qui estait capal)le de lui faire avouer une
vérité qui n'estait que trop apparente, ce qui devait un peu calmer
son esprit sembla l'aigrir, et se fascha de ce que vous m'aviez fait
cette ouverture ; je ne scais depuis ce qu'il a pensé de moy, mais il
me semble que je luy sois suspect et qu'il aye cru que f embrasse la
cause de ces bons serviteurs de Dieu à son préjudice ; mais Je puis
bien asseurer quils nont pour luy que des sentiments de respect et
que la plus forte passion que j'aye est de le voir dans une parfaite
union et intelligence avec eux. »
1. Lettre de M. d'Argenson du 7 juillet 1660 : (( De toutes ces
contestations que j'ay eu avec M. de Pétrée, j'ay toujours faist le
R. P. Lalemant médiateur; c'est une personne d'un si grand mérite
et d'un sens si achevé, que je pense qu'on ne peult rien y adjouter. »
— 307 —
hement sur les questions de préséance, qu'il écrivait à son
rénéral, à Rome, de recommander à tous les mission-
aires de répondre à la grande bienveillance de Monseigneur
oiir la Compagnie de Jésus par tous les offices possibles^.
Toutefois ralîection très marquée de l'évéque pour les
*ères ne leur faisait perdre de vue ni la prudence ni la
harité. Le devoir de leur profession leur conseillait d'éviter
out ce qui pouvait être une occasion d'augmenter l'acuité
les rapports entre les deux autorités, comme les invitations
L dîner et aux séances littéraires ; ce devoir, ils le rem-
)lirent, et l'évéque ne blâma jamais cette réserve, dont il
omprenait fort bien la sagesse. Cependant, si quelqu'un
vait le droit de se plaindre, n'était-ce pas lui? Quant au
gouverneur, il ne j^ouvait qu'approuver cette conduite ; et
le fait, lui, qui se montra toujours également injuste et
nvers les missionnaires et envers le vicaire apostolique'^ il
hoisit en toute rencontre comme médiateur '^> entre lui et
Monseigneur, le P. Lalemant, dont il ne pouvait s'empê-
her de reconnaître le grand mérite et le sens élevé.
Ce gouverneur, auquel il serait puéril de refuser de
)elles qualités \ ne donna pas ce cju'on attendait de
1. <c Illustoius Petraoïisis cpiscopus, vir sanctitatis eximia% qui
.olam divini nominis gioriam spectat et fidei apud Jjarbaros dilata-
ionem, nosfros omnes patcrno afToctu complectitur. Vestra Pater-
litas suis commendet ut quibus valcant officiis tantœ benevolentiœ
•espondeant. » (Epist. P. J. Lalemant au R. P. G. Nickel, 7 janvier
1661. Arcli. gen. S. J.)
2. (( Gubernalor fuit semper no])is iniquior et Societati nostn»
ît Domino Petraensi episcopo. » (Epist. P. Ragueneau ad R. P. Gene-
-alem, 15 sept. 1661. Arch. gen. S. J.)
3. Lettre du 7 juillet 1660.
4. Marie de Plncarnation fait le plus bel éloge de ce gouverneur
dans ses Lettres historiques, p. 567. Elle reconnaît cependant,
3ommc les Pères Jésuites, dans leurs lettres confidentielles
— 308 —
sa piété et de sa bravoure. Dès le début, il fit fausse route ;
par ses préférences et ses préventions, il troubla le bun
accord qui avait toujours régné dans la colonie entre le
pouvoir civil et le pouvoir ecclésiastique. N'avait-il pas
mieux à faire que de se quereller avec son évèque ou de se
mettre en opposition avec les relig-ieux, en face des Iroquois
dont la puissance et l'audace grandissaient chaque jour?
En 1G59, les Français, comme on l'a déjà vu, sont
forcés d'abandonner nuitamment le poste de Gannen-
taha, afin de ne pas être massacrés par les Onnontagués.
L'année suivante, une des plus agitées de cette époque si
tourmentée, l'armée iroquoise, plus forte qu'elle ne l'a
jamais été, se montre à l'embouchure de la rivière de
Richelieu. Son dessein est de surprendre (Québec, puis
d'attaquer Trois-Uivières et Montréal. Ce plan aurait peut-
être réussi, sans la vaillance de dix-sept colons de Ville-
marie, guidés par Daulac *, soldat d'énergie et de décision.
Ces héros se confessent, communient, et jurent de ne
jamais demander quartier, de se soutenir fidèlement les uns
les autres-. Le i^^ mai, ils s'enferment dans un petit fort
formé de pieux plantés en terre, au pied du saut des Chaudiè-
res, sur la rivière des Outoauais ; et là, ils attendent de pied
ferme l'ennemi. Quarante Hurons et six Algonquins les y
rejoignent. C'était une troupe bien peu nombreuse contre
des centaines diroquois; et les Français, qui ne comptaient
pas sur les Hurons et les Algonquins, n'avaient pas
approvisionné le fort. Pendant sept jours, ils soutiennent
adressées au R. P. Général, « le défaut de personnes de conseil...
et le défaut d'intelligence qu'il avait avec les premières puissances du
pays ».
1. Dolard dans les Relations des Jésuites ; Daulard dans quelques
actes publics.
2. Ferland, t. I, pp. 455 et suiv. — Relation de 1660, p. 14; —
Lettres historiques de Marie de Flncarnation, pp. 449 et suiv.
— 309 —
f victorieusement les continuels assauts de l'ennemi. Mais,
après cette vigoureuse résistance, les Hurons, torturés par
jla faim et la soif, passent au nombre de trente à l'armée
des assiégeants. En même temps, cinq cents Agniers
débouchent des profondeurs de la foret. Aussitôt un dernier
'effort est tenté. Tous ces sauvages se ruent sur les palis-
sades pour les rompre à coups de haches. Rien ne décou-
jrage les Français. Une lutte désespérée s'engage, sanglante,
] meurtrière ; les cadavres s'amoncèlent autour du fort ; ils
jsont si nombreux qu'ils servent aux assaillants pour
I escalader le rempart et pénétrer dans la place. Tous les
l'assiégés, à l'exception de quatre Français et de quatre
I Hurons faits prisonniers, tombent les armes à la main.
\ Un prisonnier évadé a porté à dix-huit cents les Iroquois
i qui ont pris part au siège K
I Cette lutte héroïque force l'ennemi à rentrer dans ses
j cantons, mais elle ne met pas fin à la guerre. La guerre
'recommence en 1()()1. Au commencement de Tété, les
Iroquois ont déjà pris ou tué vingt-trois Français à
[Montréal, quatorze aux Trois-Uivières, d'autres à Ta-
[doussac, à la cote de Beaupré et dans l'île d'Orléans. Le
sénéchal, Jean de Lauson, et quelques Français sont tués
en combattant à la hauteur de la rivière MaheusU^. Deux
prêtres de Saint-Sulpice, MM. Le Maistre et Vignal, sont
1. LcUrcii historiques, p. iiol ; — FerlaruI, p. 457.
2. Voir sur ces événements : Belafions de 1660 et 1661 ; —
Lettres historiques, o8% 59% 60% 61''; — Ferland, t. I, p. 467. —
Le P. Lalemant au R. P. Chrvstophe Lehorrer, vicaire général de la
Compagnie, à Rome; Québec, 8 sept. 1661 : (^^ Timor quem time-
bamus accidit nol)is ; ad 70 enim et ampliùs ex nostris Galiis vel
occidere vel captivos al)duxere barbari nostri, et inter eos quos
occiderunt, fuit nobililatis princeps seneschallus vulgô dictus. »
(Arch. gen. S. J.)
— 310 —
pris à l'île de Montréal : le premier a la tête coupée, le
second est rôti et mangé i.
Tous ces événements retentissent douloureusement au
cœur de la colonie. « La persécution des Iroquois, écrit
Marie de l'Incarnation, tient tout le pays dans des appré-
hensions continuelles-. » A Québec, où l'alarme est grande,
les communautés de l'Hotel-Dieu et des Ursulines se
retirent chaque soir avec les pensionnaires dans une partie
du collège, qui n'est pas occupée, pour se mettre à l'abri
d'un coup de main. « Des redoutes sont élevées sur les
points les plus exposés ; et des piquets d'hommes armés
sont placés tous les soirs dans les couvents, qu'on fortifie
non seulement pour protéger les religieuses, mais encore
pour y jirotéger quelques familles, car toutes ne pouvaient
se loger au fort Saint-Louis''. »
Ainsi se vérifiaient ces paroles, qu'on dirait j^rophétiques,
écrites par le P. Ragueneau au R. P. Général, le 20 août
16^)8 : « Je n'espère rien de l'avenir ; je crains la ruine des
Français ; j'ai i^eur d'une guerre horrible. Ce qui augmente
mes terreurs, c'est le caractère du nouveau gouverneur^. »
Pour surcroît de malheur « une maladie universelle se
communique comme une espèce de contagion dans toutes
les familles... L'on n'avait jamais tant veu mourir de
personnes au Canada que cette année 1061 ' ».
1. M. Vignal avait été chapelain dos Ursulines et vicaire de
M. de Queylus à Québec. Il quitta Quéljec avec Tabbé en 1658, passa
en France et en revint Sulpicien, le 7 septembre 1659, avec
M. Tabbé Le Maistre. Il fut blessé le 25 octobre 1661 dans Flle-à-la-
Pierre. M. Le Maistre fut tué le 29 août 1661.
2. Lettres historiques^ p. 564. — (( Bellum nobis valdè lal)oriosum
est cum Iroquteis. » (P. Chastelain au R. P. Général ; Québec, 18 sept.
1661. Arch. gen. S. J.)
3. Ferland, t. I, p. 453.
4. Voir p. 23 i.
5. Lettres historiques, p. 564.
— 3H —
Il aurait fallu des hommes pour résister aux bandes
iroquoises et les détruire ; et la colonie diminuée par la
guerre et la maladie avait à peine de quoi se défendre dans
ses forts. Le P. Le Jeune, procureur de la mission à
Paris, fut prié d'obtenir du gouvernement de prompts
secours. Il adressa dans ce sens une supplique au roi :
« Voicy, lui disait-il, votre Nouvelle-France aux pieds de
Votre Majesté... La Reine, votre très honorée mère, dont la
bonté est connue au delà des mers, a empesché jusques à
présent la ruine entière du Canada ; mais elle ne l'a pas
mis en liberté. Elle a retardé sa mort, mais elle ne luy a
pas rendu la santé, ny les forces. Ce coup est réservé à
Votre Majesté ^ »
Louis XIV entendit les soupirs et les sanglots de la
pauvre affligée' , selon l'expression du suppliant ; il promit
des troupes. Cette promesse releva le courage des colons,
qui supportèrent vaillamment les attaques continuelles de
l'ennemi, dans l'espérance d'un meilleur avenir. Mais on
célébrait alors à Versailles des fêtes magnifiques en
l'honneur de la naissance du dauphin ; le cardinal Mazarin
mourait à Vincennes, laissant vacante auprès du roi la place
de premier ministre ; et le roi, au milieu des réjouissances
de la cour et des graves embarras d'un gouvernement
personnel hardiment inauguré, n'eut guère le temps de
songer à hi petite colonie de la Nouvelle-France. « De son
1. Relation de lG61,pp. 1 et 2. — Marie de rhicarnation écrivait lo
2 septembre i660 : u Plusieurs des plus honnêtes gens de ce pays
sont partis pour aller en France ; et particulièrement le R. P. Le
Jeune y va pour demander du secours au roy contre nos ennemis. »
— Il y a une erreur au sujet du P. Le Jeune, qui n'alla pas en France
en 1660, mais en 1649. Parti de Québec le 31 octobre 1649 {Journal
des Jésuites, p. 130), il fut nommé procureur de la mission du Canada
en 16d0 et ne quitta plus la France.
2. Ibid, p. 1.
— 312 —
côté, la Compagnie des Gent-Associés ne s'occupait presque
plus du pays, si ce n'est pour réclamer fortement le millier
de castors qu'on ne lui pavait point '. »
M. d'Argenson devait ressentir plus que personne, à
cause des responsabilités de sa haute situation, tout ce qu'il
y avait d'affligeant et de douloureux dans les malheurs et
les cruelles inquiétudes où se débattait la colonie. Impuis-
sant à remédier au mal, fatigué d'esprit et de corps, mal
ou pas conseillé, toujours en lutte avec le pouvoir ecclé-
siastique, il demanda à être relevé de ses fonctions et fut
remplacé, le 19 septembre IGGl, parle baron d'Avaugour^.
S'il ne réussit pas mieux dans son gouvernement, il ne
faut pas l'attribuer à l'absence de qualités administratives,
ni à un défaut de courage ou de vertu, car ce gentilhomme
n'était pas sans mérites et sa piété était sincère^. Ce qui
lui manqua, ce furent les conseils, une vue nette de la
situation, un esprit dégagé de préventions et de préjugés,
peut-être aussi une certaine largeur d'idées et de sen-
timents.
Tout autre était le caractère du baron d'Avaugour.
« Homme de résolution et d'une grande droiture, il s'en
piquait trop et ne savait pas se replier^. » Raide et
inflexible, cassant et impérieux, entêté comme pas un, il
se faisait un point d'honneur de ne pas revenir sur une
décision prise. <( Il a servi longtemps en Allemagne
pendant que vous y étiez, écrivait Colbert à M. de Tracy ;
vous devez avoir connu ses talents aussi bien que son
1. Fer l and, t. I, p. 466.
2. Lettres historiques, p. 567.
3. On trouve dans les Papiers dWrgenson des lettres de ce gou-
verneur où son caractère se révèle admirablement.
4. Charlevoix, t. I, p. 350.
— 313 —
caractère bizarre et quelque peu impraticable ' . » Sa vie de
quarante ans ati milieu des camps l'avait mieux préparé à
être chef d'armée que gouverneur ; il était plus homme
d'épée que de plume '. Au demeurant, il y avait en lui la
foi robuste du charbonnier, agissante, peu éclairée. On le
reçut à Québec avec enthousiasme, car on connaissait sa
l^ravoure et l'on comptait sur la vigueur de son bras.
A peine débarqué, il visite tous les postes, il se ren-
seigne sur l'ennemi, il étudie toutes les ressources dont le
pavs dispose, et, dans sa rude franchise, il avoue qu'il ne
s'explique pas comment M. d'x\rgenson a pu préserver la
colonie de la ruine avec si peu de soldats, et qu'il s'en
retournera en France, sans même attendre d'être rappelé,
si on ne lui envoie pas, l'année prochaine, les troupes
promises-^. En outre, pour hâter cet envoi ou l'assurer, il
députe à Paris le gouverneur des Trois-Rivières, Pierre
Boucher, un des hommes le plus au courant des choses du
(Canada, lequel est admirablement reçu du roi et revient
l'année suivante, le 27 oct. 1662, avec deux cents colons
et cent soldats^. Trois mois avant l'arrivée à Québec de ce
secours inattendu, Mgr de Laval était parti pour la France,
accompagné du P. Ragueneau ^
Le but de ce voyage est connu. Le P. Ragueneau,
1. The old Rogime in Canada^ hy Francis Parkman, p. 120. —
Consulter sur le baron Dubois d'Avaugour : Lachenaye, Mémoire sur
le Canada ; Avaug-our, Mémoire, 4 août, 1663.
2. Nous donnons aux Pièces Justificatives, n° XIV, la lettre qu'il
écrivit, le 13 octobre 1661, au grand Condé. On jugera de Thomme
parle style. Cette lettre se trouve, au château de Chantilly, dans les
« Papiers de Condé, série P, t. XXV, fol. 162 ».
3. Lettres historiques, p. 367; — Relation de 1661, pp. 10 et 11.
4. Jou/vial des Jésuites, p. 313.
b. Ihid., p. 310; —Lettre 64s p. 574, de Marie de rincarnalion.
— Mg-r de Laval et le P. Ragueneau s'embarquèrent à Quéi^ec pour
la France, d'après le Journal des Jésuites, le 12 août 1662.
— 314 —
membre du conseil de Québec, aimé et estimé du grand
Condé, allait implorer la protection de son ancien élève en
faveur de la colonie ^ ; et Mgr voulait se plaindre lui-même
au roi de l'étrange conduite du nouveau gouverneur, qui,
en protégeant la vente de Teau-de-vie, compromettait
gravement l'avenir religieux de la Nouvelle-France 2.
La question de la venté de l'eau-de-vie est une de celles
qui ont le plus passionné le Nouveau-Monde au xvii^ siècle.
Avant la prise de Québec par les Anglais (1629), on
1. Le P. Ragucneau avait été nommé membre du conseil le
!•'•' octobre 4661 {Journal des Jésuites, p. 302), par M. d'Avaiigour.
Celui-ci annonça cette nomination au grand Condé le 13 octobre
4661 : « J'ay mis a la teste d'un conseil général pour le cervisse du
roy et le bien du peis le révérend père Ragnaust {sic), lequel a
l'honneur d'estre connu de vostre altesse, et avec trois autres tous
les jours il deslibere des afaires publiquesi Par son mérite, jay creu
ne pouvoir rien de mieux. Sy locasion s'en offre, je suplie votre
altesse d'octoriser cette conduite, et d'estre tout persuadé que (ce
sont) les Jesuistes qui ont le plus travaié (travaillé) pour le peis. »
{Papiet^s de Condé, sér. P, t. XXV, fol. 462.) — Aussitôt installé
membre du conseil, le P. Ragueneau écrivit, le 42 octobre 1661, au
grand Condé, pour lui demander son puissant secoures contre les Iro-
quois. Voir cette lettre aux Pièces Justificatives, n° XIV. — Le
P. Ragueneau, une fois en France, y fut retenu par ses supérieurs,
en qualité de procureur de la mission de la Nouvelle-France, en
remplacement du P. Le Jeune.
2. Lettre politique, 63°, p. 572, de Marie de l'Incarnation. — -
Après son voyage, de retour à Québec, Mgr de Laval écrivait aux
cardinaux de la Propagande, le 26 octobre 4663 : « Tandem salvus
et incolumis lias oras appuli, redux è Gallià quo ecclesiarum
nostrarum sollicitudo me compulerat ; ut scilicet rei christianse per
Gubernatoris incuriam, ut minimum dicam, dilabenti, succurrerem. »
(Arch. de la Propagande, à Rome, vol. 256, p. 55.) — Le P. G. Druil-
lettes avait écrit de Québec au R. P. Général, l'année précédente,
47 sept. 1662 : <( Dictus Gubernator cbriositati velut habenas
laxavit ; sed illustrissimus noster episcopus, qui eâ potissimùm de
causa in Galliam redivit, àrege impetrabit, ut speramus, opportununi
huic malo remedium. » (Arch. gen. S. J.)
— 315 —
n'avait jamais entendu parler des désordres causés chez les
sauvages par les boissons enivrantes. Les Anglais intro-
duisirent les premiers dans le pays ce lléau destructeur,
qu'ils vendaient aux sauvag^es en échange des fourrures
apportées par les chasseurs algonquins ; et les sauvages,
entraînés par un irrésistible j^enchant, buvaient sans
mesure, pour le plaisir de s'enivrer, et, dans l'ivresse, ils
devenaient pires que des bètes féroces.
En rentrant à Québec, les Français marchèrent sur les
traces des trafiquants anglais, et ils continuèrent de vendre
aux Indiens des spiritueux, malgré les prohibitions les plus
expresses des gouverneurs Champlain ^ Montmagny^^
d'Ailleboust '^, Maisonneuve ^, malgré l'édit du roi du
7 mars 1057 et les défenses sous peine de péché de M. de
Queylus^ et des missionnaires.
Le P. Le Jeune et le P. Vimont n'ont pas d'expressions
assez énergiques pour peindre les affreux ravages, les
conséquences terribles des liqueurs fortes. Païens et
néophytes se livrent aux plus déplorables excès d'immo-
ralité et de barbarie. Aux chants de joie succèdent toujours
les plus honteux débordements, des cris, des hurlements,
des altercations, des luttes sanglantes. Le sang se mêle
aux libations. Les pères égorgent leurs enfants, les maris
tuent leurs femmes. Les femmes s'enivrent comme les
hommes et ressemblent alors à de vraies furies. Rien de
plus horrible qu'une cabane de sauvages, au réveil du
matin, quand ils reviennent à eux défigurés, abattus,
entourés parfois des cadavres de leurs parents ou de
1. Relation de 1G33, p. 32.
2. Relation de 1643, p. 36.
3. Vie de Mgr de Laval, t. I, p. 288.
4. Histoire de la Colonie Française, t. III, pp. 31 et suiv.
t). Journal des Jésuites, p. 233.
— 316 —
leurs amis, le désordre j^artoiit, la honte sur les vi-
sages K
Cependant ni ces scènes d'org-ie et de sang, ni les
défenses, ni les ordonnances, ni les menaces des plus
graves châtiments ne parviennent jamais à mettre un
frein à Favarice et à la cupidité des trafiquants. Ils étaient
peu nombreux, l'inlime minorité, tous âpres au gain,
ennemis des Jésuites, qui contrariaient fort leur commerce
illicite. Ils n'avaient c[u'un but : obtenir de riches fourrures
à vil prix, au prix de quelques bouteilles d'eau-de-vie ; et
pour y parvenir, ils faisaient la contrebande un peu partout,
sur les bords du Saint-Laurent, ordinairement loin des
postes français. Il faut le dire, ces vendeurs d'eau-de-vie
devinrent plus nombreux et plus audacieux à l'époque où
s'inaugura au Canada la lutte religieuse entre M. de
Queylus et les missionnaires ; et quand Mgr de Laval
arriva à Québec, le désordre avait j^ris de telles propor-
tions qu'il crut devoir recourir aux foudres de l'Eglise -
jîour empêcher un commerce, qui nuisait aux intérêts
moraux et religieux des colons français, opposait une
barrière insurmontable à la conversion des Indiens, et
replongeait les néophytes dans toutes les horreurs du
paganisme.
Cependant, avant d'agir, il tint avec les Jésuites, et dans
leur collège et à l'évêché, de longues conférences 3, dans
1. Relation de 1633, p. 32 ; — Relation de 1642, p. 43; — Relation
de 1643, p. 36 ; — Relation de 1660, p. 34 ; — Lettres historiques de
Marie de rincarnation, Lettre 63^, pp. 571 et 572. — Vie de
Mgr de Laval, par ral)])é Gosseliii, l. I, ch. IX, pp. 279 et suiv. ; —
Mémoire sur la Vie de M. de Laval, premier évèqiie de Québec (par
Fabbé Bertrand de Latour) ; Colog-ne, 1761, 1. V, pp. 68 et suiv.
2. Lettre 63*^, de la Mère Marie de rincarnation, p. 572.
3. D'après le Journal des Jésuites, p. 268. la première conférence
eut lieu le 26 ou 27 nov. 1659. — Ibid., p. 269, réunion le 4 déc. au
collège, le 5 déc. à Févèché.
— 317 —
lesquelles cette question fut sérieusement examinée : Est-
il permis d'excommunier ceux qui vendent de Teau-de-vie
aux sauvag-es, lesquels ne boivent que pour s'enivrer ou
avec l'arrière-pensée de commettre quelque mauvais coup
pendant l'ivresse ? La réponse à cette question ne pouvait
faire aucun doute pour personne : elle fut définitivement
arrêtée dans le sens de raiFirmative.
Fort de l'approbation des Pères et des membres de son
clergé, Mgr monta en chaire, le 6 mai 16G0, jour de
l'Ascension', et, dans un discours patriotique, où il
expliqua la grièveté de la faute commise par les traitants,
il fulmina la sentence d'excommunication ipso facto contre
ceux qui oseraient à l'avenir se livrer à ce honteux trafic des
boissons alcooliques. Cette mesure énergique, soutenue
dans la chaire et au confessionnal par le zèle des prédi-
cateurs et des confesseurs, produisit le plus salutaire effet.
Le P. Lalemant écrivait quelques mois plus tard : « Les
désordres n'ont plus paru depuis l'excommunication, tant
elle a été accompagnée des l)énédictions du ciel-. »
Le baron d'Avaugour, en prenant possession du gouver-
nement de la colonie, se rangea du côté de l'évèque dans
sa campagne contre les traitants européens. Il donna des
ordres sévères contre la vente de Feau-de-vie aux sauvages
et tint la main k leur exécution ; il ne recula même pas
devant la peine de mort ^.
Cette ferme attitude de l'autorité religieuse et de l'auto-
rité civile reçut l'approbation de tous les honnêtes gens :
à Québec, à Villemarie et aux Trois-Rivières, ce ne fut
qu'un concert unanime de félicitations de la part des vrais
catholiques, c'est-à-dire, de la grande majorité des colons.
1. Journal dos Jésuiles, p. 282.
2. Relation de 16G0, p. 33.
3. Mémoire sur la vie de M. de Laval, p. 80.
— 318 —
Les néophytes applaudirent ég-alement, car ils voyaient avec
une profonde tristesse l'ivrognerie se propager parmi eux,
bien qu'ils n'eussent pas assez de courage pour refuser la
lic[ueur de feu, ni pour se tenir dans les limites de la
tempérance chrétienne.
Un grand bien était donc déjà obtenu, lorsqu'un incident
de peu d'importance en soi vint détruire en quelques
instants le fruit de deux années de rigueurs salutaires.
Une femme de Québec est surprise en contravention et
conduite aussitôt en prison par ordre du gouverneur. A la
j)rière de ses parents et de ses amis, le P. Lalemant se
décide à intercéder pour elle. Il va trouver M. d'Avaugour,
qui le reçoit fort mal et lui répond brusquement : « Puisque
la traite de l'eau-de-vie n'est pas une faute punissable pour
cette femme, elle ne le sera désormais pour personne K »
Le P. de Gharlevoix, qui raconte aussi cet incident, le
termine par cette réflexion fort juste : « Un peu jolus de
sang-froid lui aurait fait répondre au supérieur qu'il faisait
son devoir, en implorant sa clémence pour cette femme ;
et que, pour lui, le sien l'obligeait de faire justice. Mais il
ne consulta ' que sa mauvaise humeur et sa droiture mal
entendue ; et ce qu'il y eut de pis, c'est qu'il se fît un
point d'honneur de ne point rétracter l'indiscrète parole
qui lui était échappée'-. » Le caractère du gouverneur se
retrouve tout entier dans ce fait.
Les trafiquants apprennent vite que le gouverneur laisse
pleine liberté à la traite. Cette liberté devient bientôt
licence : l'eau-de-vie se distribue à profusion, les sauvages
s'enivrent, les néophytes apostasient. Les Indiens convertis,
qui ont le courage de résister à ce déplorable entraînement,
1. Mémoire sur la vie de M. de Laval, p. 80.
2. Histoire de la Nouvelle-France, t. I, p. 361.
— 319 —
s'enferment les uns à Sillery, les autres au cap de la
Madeleine'. L'évêque, les Jésuites, les prêtres séculiers^
tout ce qu'il y a de personnes respectables dans la colonie,
même les capitaines des sauvages, ont beau faire des
représentations au baron d'Avaugour et le supplier de
faire exécuter ses ordonnances sur la traite, rien ne peut
fléchir ce caractère raide, absolu et entêté - ; et le désordre,
toléré ou favorisé, prend en peu de temps à Québec les
proportions les plus effroyables. Marie de l'Incarnation
écrit à son fils le 10 août 1662 : « Il y a en ce pays des
Français si misérables et sans crainte de Dieu, qu'ils
perdent tous nos nouveaux chrétiens leur donnant des
boissons très violentes, comme de vin et d'eau-de-vie pour
tirer d'eux des castors. Ces boissons perdent tous ces
pauvres gens, les hommes, les femmes, les garçons et les
filles même ; car chacun est maître dans la cabane quand il
s'agit de manger et de boire, ils sont pris tout aussitôt et
deviennent comme furieux. Ils courent nus avec des épées
et d'autres armes, et font fuir tout le monde ; soit de jour
soit de nuit, ils courent dans Québec sans que personne les
puisse empêcher. Il s'ensuit de là des meurtres, des vio-
lements, des brutalités monstrueuses et inouïes. Les
Révérends Pères ont fait leur possible pour arrêter le mal
tant du côté des Français que de la part des sauvages ;
tous leurs efforts ont été vains 3. »
La supérieure des Ursulines ajoute : « Mgr notre Prélat
i. Relation de 1663, p. 8 ; — Coings (r/iisfoire, t. I, p. 481.
2. Mémoire sur la vie de M. de Laval, p. 81.
3. Lettres historiques, p. 571. — Le P. Lalemant écrit dans la
Relation de 1663, p. 7 : « Je ne veux pas décrire les malheurs que les
désordres (de Tivrognerie) ont causés à cette église naissante. Mon
encre n'est pas assez noire pour les dépeindre de leurs couleurs...
C'est tout dire que nous perdons en un mois les sueurs et les
travaux de dix et vin^t années. )>
— 320 —
a fait tout ce qui se peut imaginer pour arrêter le cours du
trafic des boissons comme une chose qui ne tend à rien moins
qu'à la destruction de la foi et de la religion en ces
contrées. Il a employé toute sa douceur ordinaire pour
détourner les Français de ce commerce i. »
Ce moyen n'ayant produit aucun résultat, l'évéque remet
en vigueur contre les traitants l'excommunication ipso facto,
portée en lëGO et suspendue l'année suivante-. Cette
mesure, commandée par les circonstances, jette les trali-
C[uants dans une fureur indescriptible, et devient le signal
d'une persécution dont se ressentiront longtemps l'évéque et
ses prêtres, surtout les Jésuites. On prétend que les Jésuites
troublent injustement les consciences, on refuse à l'autorité
religieuse le droit de frapper de censures les vendeurs d'eau-
de-vie, et « on ne tient aucun compte des foudres de l'Eglise
sous prétexte que l'Église n'a point de pouvoir sur les affaires
de cette nature ^' » ; on accuse les missionnaires d'exercer
sur le prélat une influence absolue et de le pousser dans
une voie de sévérité outrée, très préjudiciable à la religion
et à l'avenir de la colonie. Des libelles diffamatoires cir-
culent de main en main. Tout cela est, il est vrai, l'œuvre
seulement de quelques Français, qui ne sont venus au
Canada que dans le but de s'enrichir et qui ne veulent pas
être entravés dans l'exercice du prétendu droit de trafiquer
librement, même au détriment de la foi et de la moralité
des indigènes.
Le gouverneur, témoin de tout, ferme les yeux et laissé
faire, si toutefois son silence et son inaction n'encouragent
pas les coupables. « Les Français méprisent les remon-
1. Lettres îiisforiques, p. 571.
2. Ihid., p. 572; — Mémoire sur la vie de M. de Laval, pp. 81
et 82.
3. Lettres historiques, p. 572.
— 321 —
trances du Prélat, dit Marie de rincarnation, parce qu'ils
sont maintenus par une puissance séculière qui a la main
forte ^ . »
En présence de tant de maux, Mgr de Laval « a pensé
mourir de douleur, on le voit seichersur le pied -. » Désolé,
découragé, ne sachant comment arrêter les désordres qui
vont chaque jour grandissant, il s'embarque pour la
France, comme nous l'avons dit, afin d'exposer au roi la
triste situation où se trouve la Nouvelle-France par la faute
du baron d'Avaugour-^
Des lettres nombreuses et des mémoires avaient précédé
son arrivée. Les trafiquants y formulaient d'une manière
plus vive encore les mêmes plaintes et les mêmes revendi-
cations que dans les liJ^elles répandus dans Québec : ils se
plaignaient avec amertume de ce qu'ils appelaient la
sévérité intolérable, le gouvernement oppressif du clergé ;
ils réclamaient la liberté de vente des spiritueux comme un
droit et sous le spécieux prétexte du bien public et de
l'intérêt général du commerce ; ils prétendaient que l'auto-
rité religieuse s'aventurait sur le terrain de l'autorité civile
et se substituait à elle en frappant d'excommunication les
traitants européens ; ayant tout intérêt à ménager Mgr de
Laval, que le roi et la reine-mère estimaient particuliè-
rement, ils s'en prenaient aux 'Jésuites, et, par une tactique
habile, ils faisaient remonter jusqu'à eux la responsabilité
de tous les actes épiscopaux ; à les entendre, la Compagnie
voulait dominer seule sur la Nouvelle-France, elle dirigeait
l'évêque, instrument passif entre ses mains, elle faisait et
défaisait les gouverneurs, elle terrorisait toutes les
1. Lettres historiques, p. 572.
2. Ibid,
3. Mémoire sur la vie de M. de Laval, p. 83.
Jés. et Nouv.-Fr. — T. II. 21
— 322 —
consciences par de continuelles menaces d'excommunication.
Le secrétaire du beiron d'Avaugour, Péronne de Mazé, vint
à Paris justifier la conduite de son maître et appuyer les
réclamations des trafiquants i.
Ces réclamations, on le pense bien, produisirent une
vive impression dans l'entourage du roi, sur les ministres
et seigneurs de la cour, tous naturellement ombrageux,
fort disposés à voir partout les empiétements du pouvoir
ecclésiastique sur le pouvoir civil ; et longtemps cette
impression, mélange singulier de préventions et de craintes,
sera partagée par les gouverneurs qui se succéderont à
Québec. Même l'esprit clairvoyant et très libéral de Golbert
ne sut pas être assez indépendant pour démêler' les motifs
secrets, passablement intéressés, des adversaires déclarés
de Févêque et des religieux de la Compagnie de Jésus. « Il
pensa un instant qu'il fallait autoriser la vente de l'eau-
de-vie aux Indiens pour obtenir leur alliance, et que les
funestes résultats de la traite étaient exagérés par le clergé
canadien 2. »
Six ans plus tard, il se demandera encore qui a raison
du clergé ou des trafiquants au sujet de la traite des
boissons : « Le commerce du vin et des eaux-de-vie avec
les sauvages, dit-il dans ses instructions à M. de Bou-
teroue, a esté un sujet de perpétuelle contestation entre
Févêque de Pétrée et les Jésuites, et les principaux habi-
tants et ceux qui trafiquent en ce pays-là. L'évêque et les
Jésuites ont prétendu que ces boissons enivraient les
sauvages, qu'ils n'y pouvaient prendre aucune modération,
et que l'ivresse les rendait paresseux à la chasse et leur
1. Journal des Jésuites, p. 310.
2. Le Canada sous la domination française, par L. Dussieux,
2° édit., p. 68.
— 323 —
donnait toute sorte de mauvaises habitudes tant pour la
religion que pour Testât. Les principaux habitants et les
trafiquants au contraire prétendent que l'envie d'avoir des
boissons, qui sont troquées chacunes, oblige les sauvages
d'aller à la chasse avec plus d'application. Il faut bien
ex'aminer ces deux sentiments, et que l'intendant en donne
son avis raisonné au Roy i. »
Golbert dit encore au même intendant : « A l'égard du
spirituel^ les avis de ce pays-là portent que l'évêque de
Pétrée et les Jésuites y établissent trop fortement leur
autorité par la crainte des excommunications, et par une
trop grande sévérité de vie qu'ils veulent maintenir ~. »
Les Jésuites, bien entendu, sont représentés par le
grand ministre comme jouissant d'une autorité exagérée et
abusive : « Ceux qui ont fait, dit-il, les relations les plus
lidèles et les plus intéressées de ce pays ont toujours dit
qjie les Jésuites, dont la piété et le zèle ont beaucoup
contribué à y attirer les peuples qui y sont à présent, y ont
pris une autorité qui passe au delà des bornes de leur
véritable possession, qui ne doit regarder que les con-
sciences. Pour s'y maintenir, ils ont été bien aises de
nommer l'évêque de Pétrée pour y faire les fonctions
épiscopales, comme étant dans leur entière dépendance ; et
même jusqu'ici, ou ils ont nommé les gouverneurs pour le
Roy en ce pays-là, ou ils se sont servis de tous les moyens
possibles pour faire révoquer ceux qui avaient été choisis
pour cet employ sans leur participation 3. »
Golbert ne donne-t-il pas aux Jésuites une importance
qu'ils n'ont pas ? Ceux-ci méritent-ils tant d'honneur et tant
de blâme?... Ces relations qu'il dit les plus fidèles et les
1. Saint-Germain, 5 avril 1668.
2. Ibid.
3. Instruclion au sieur Talon. Paris, 27 mars 1665.
— 324 —
plus désintéressées avaient fortement impressionné le
ministre; et cet ancien élève des Jésuites de Reims', qui
avait confié l'éducation de ses enfants aux Pères de cette
Société-, eut beaucoup de peine à se défaire, si jamais
il s'en défit complètement, de ses appréciations peu bien-
veillantes en certains points sur les missionnaires de la
Nouvelle-France. Il appartenait à l'école qui entend sou-
mettre le spirituel au temporel, l'autorité religieuse à
l'autorité civile, et il trouvait C{ue l'influence de la Com-
pagnie au Canada était trop prépondérante et trop absor-
bante. Cette idée perce dans toutes les instructions qu'il
donne et qu'il donnera dans la suite aux gouverneurs géné-
raux.
C'est dans ces circonstances que Mgr de Laval arrive à
Paris. Ses ennemis^ d'outre-mer avaient prévenu la Cour
contre lui et surtout contre les religieux, qui le gouver-
naient, disait-on. Aussi « a-t-il bien du démêlé en France,
1. Lettre de Tabbé Nicolas Colbert, citée par P. Clément, I, xxiv.
2. Le 20 août 1662, Colbert écrivait au Général de la Compagnie,
Goswin Nickel : « Vous prévenez par des remerciements les
actions de grâces que j'ai à vous rendre du soin que vos Pères
prennent de l'éducation de mes enfants et de leur inspirer des sen-
timents conformes à leurs devoirs... Sa Majesté, qui connaît parfai-
tement le mérite et le caractère de ceux qui composent cette Société
si célèbre, et qui d'ailleurs est bien persuadée du progrès qu'elle fait
dans toutes les parties du monde, et pour la religion et pour les
bonnes mœurs, n'a pas besoin d'être sollicitée pour lui donner sa
protection royale en toutes occasions. Pour moi, je m'estimerais
infiniment heureux si je pouvais dans quelques-unes vous faire
connaître par mes très humbles services avec combien de passion et
de respect je suis... n
Le 6 novembre 1671, il écrivait au Général, Paul OU va : « ... La
parfaite connaissance que j'ai des grands services que votre
Compagnie rend continuellement à l'Église, joint à la reconnaissance
de l'éducation de mes enfants... » {Lettres, etc., de Colbert, par
P. Clément, t. VII, pp. 22 et 57.)
— 325 —
écrit Marie de rincarnation, au sujet des boissons qu'on
donnait aux sauvages K » Cependant, Louis XIV, qui
professait pour lui la plus haute estime, et qui jeune
encore avait Tesprit plus dégag-é de préjugés que ses
ministres et les gens de son entourage, le reçoit avec la
plus grande bienveillance et l'écoute avec attention.
Le 26 octobre 1663, l'évêque de Pétrée rend compte à la
Proj)agande, en ces quelques lignes, du succès de son
entrevue : « Le roi très chrétien m'a reçu avec une extrême
bonté, et m'a accordé tout ce que je lui ai demandé ~. » Parmi
ses demandes figuraient l'interdiction de la traite de Teau-
de-vie et le remplacement du baron d'Avaugour. La traite
est défendue, M. d'Avaugour rappelé, et le chevalier de
Mésy nommé gouverneur, à la demande de Monseigneur
qui l'a connu à Caen et qui fait grand cas de sa piété et de
ses qualités administratives •^. Nous verrons bientôt si ce
choix fut heureux.
d. Lettres historiques, p. 589.
2. <( Excepit me rcx christianissimus bénigne admodùm ac
postulatis omnibus meis acquievit. » (Arch. de la Propagande, à
Rome, vol. 256, p. 55.)
M. de Latour dit également dans son Mémoire sur la vie de M. de
Laval, p. 83 : « Mgr parla au Roy avec tant de zèle apostolique qu'il
finit par être écouté et qu'il obtint tout ce qu'il demanda. »
On lit dans Véloçje funèbre de Mgr : « Il eut le bonheur de
voir la droiture de ses intentions reconnue, la vérité triompher
du mensonge et la traite de Teau-de-vie défendue avec sévérité. »
La Sorbonnc approuva, en 1662, la conduite de Mgr au sujet
de la vente des boissons, et elle jugea très sages et très Justes les
mesures qu'il avait cru devoir prendre. Voir Mandements des évêques
de Québec, t. I, p. 41.
Consulter sur le voyage de Mgr en France l'abbé Gosselin , t. I,
2« partie, ch. XII.
3. « Novum gubernatorem rex his regionibus prœfecit, qui rem
christianam pietate suà sustentet promoveatque. » (Arch. de la
Propagande ; loc. cit.)
— 326 —
Sa mission terminée. Monseigneur repart pour le Canada
avec le nouveau gouverneur, deux prêtres, Louis Ango de
Maizerets et Hugues Pommier, trois jeunes ecclésiastiques,
le P. Rafeix, jésuite, des soldats et des colons. Le com-
missaire du roi, Gaudais-Dupont, les accompagne, chargé
par Sa Majesté de prendre possession au nom de la cou-
ronne des pays de l'Amérique septentrionale.
A son retour à Québec, le prélat écrit au préfet de la
Propagande : « Me voicy enfin arrivé en nostre Eglise après
un long et fascheux voyage de plus de trois mois sur mer,
dans un A^aisseau plein de malades et de morts au nombre
de plus de quarante, sans que toutefois Dieu aye permis
que je fusse du nombre. Je le prie que ce soit pour sa
gloire ^. »
Une grande et consolante nouvelle Tatttendait à son
débarquement sur la terre canadienne. Le scandaleux trafic
des liqueurs spiritueuses avait cessé comme par enchan-
tement, sous l'impression de terreur produite par un
événement que l'esprit de foi de la population regarda
comme un avertissement d'en haut. « Le ciel et la terre nous
ont parlé bien des fois depuis un an, » disait le P. Lalemant
dans la Relation de 1663. Il faisait allusion aux violents
tremblements de terre qui ébranlèrent tout le Canada et
jetèrent ses habitants dans la consternation. La première
secousse arriva le 5 février 1663 -; les autres se succé-
dèrent pendant six mois presque sans interruption. Sur
plusieurs points, le sol fut bouleversé. On n'eut cependant
à déplorer la perte de personne ■'.
Ces convulsions de la nature ne devaient pas laisser
1. Arcli. de la Propagande, vol. 2o6, p. 61.
2. Relation de 1663, p. 3.
3. Relation de 1663, ch. II, p. 3.
— 327 —
indifférente la population française, ni les sauvages.
« Quand Dieu parle, dit le P. Lalemant, il se fait bien
entendre, surtout quand il parle par la voix des tonnerres
ou des Terre-tremble, qui n'ont pas moins ébranlé les
cœurs endurcis que nos plus gros rochers, et ont fait de
plus grands remuements dans les consciences que dans
nos forêts et sur les montagnes i. » Les vendeurs d'eau-de-
vie comprirent la voix terrible de Dieu et suspendirent la
traite ; les néophytes apostats revinrent à l'église.
Il importait de profiter de ce changement radical dans
l'esprit des colons français et des dispositions bienveillantes
du nouveau gouverneur, pour commencer la réalisation
des projets que Sa Grandeur avait soumis au roi et que le
roi avait approuvés. Sans perdre de temps, l'évêque de
Pétrée se met à l'œuvre. Il fonde le séminaire de Québec
qu'il confie aux prêtres des Missions-Etrangères de Paris '' ;
le petit séminaire s'élèvera plus tard, et recueillera les
enfants qui se destinent à la vie sacerdotale. Les écoliers
fréquenteront les classes des Pères Jésuites ^. Sur la côte
de Beaupré, on crée une institution pour les fils des
1. Relation de 1663, p. 7.
2. Mgr de Laval écrivait, le 24 oct. 166S, aux cardinaux de la
Propagande : (( Seminarium sacerdotum instituimus hic, quod
Seminario Parisiensi ad missiones extraneas, quod jam ab cminen-
tissimo cardinali legato robur accepit, aggreganduni putavi. » (Arch.
de la Propagande, vol. 256, p. 63.) — Au mois d'octobre J666, il dit au
préfet de la Propagande : a Ad quod Seminarium constitucndum
miserunt operarios ex Europà, qui Seminarium parisiense pro
missionibus extraneis moderantur. )> (Arch. de la Propagande,
vol. 256, p. 78.)
3. <c Plurimi ex indigenis Gallis in Seminario Quebecensi nostris
impensis erecto instituuntur ; optimœ sunt indolis, pietatem amant,
disciplinarum capaces existunt, philosophiam atque theologiam
edocentur, » (Lettre de Mgr de Laval aux cardinaux de la Propa-
gande, en 1671. — Arch. de la Propagande.)
— 328 —
paysans : elle a pour but de leur enseigner les éléments
de la erammaire et du calcul et de les former à dilîérents
métiers, surtout à Tagriculture. Le pays est divisé en
paroisses avec des curés amovibles et appartenant au
séminaire, qui reçoit toutes les dîmes, se charg-e de la
subsistance des prêtres et s'oblige à les assister en santé et
en maladie.
Québec, Montréal et Trois-Rivières sont les paroisses
principales ; d'autres paroisses d'une moindre impor-
tance s'établissent successivement ici et là, aux envi-
rons de Québec, sur les bords du Saint-Laurent^. La
colonie de Villemarie passe des mains de la Compaynie de
Montréal à celles de la Société de Saint-Sulpice '" ; l'abbé
Gilles Perot bâtit l'ég-lise paroissiale, MM. Souard et de
Queylus fondent le séminaire ; déjcà les religieuses hospita-
lières de Saint- Joseph, créées à la Flèche par M. de la
Dauversière, ont pris la direction de l'Hôtel- Dieu, élevé par
M"^ Mance avec l'aide de M'"^ de Bullion, et Marguerite
Bourgeois organise pour l'éducation des petites filles la
CoïKjrégation de Notre-Dame ^. .
Ainsi l'église du Canada prend peu à peu une forme
régulière; mais, si l'on en croit M. Gosselin, l'œuvre
capitale de l'évêque de Pétrée, c'est le séminaire ; il en
parle même avec un tel enthousiasme, pour ne rien dire de
plus, qu'il semble perdre de vue la vérité historique.
Il manquait un couronnement à l'édifice religieux, encore
de modeste apparence, que Mgr de Laval venait d'élever
i. MgT écrit, en octo])re 16G6, au Saint-Père : « ... Ut provi-
deatur parochiis quœ circumquaque exurgunt. » (Arch. de la
Propagande, vol. 256, p. 80.)
2. Histoire de la Colonie Française, t. III, ch. XXII, pp. 58
et suiv.
3. Ibid., passim.
— 329 —
dans la Nouvelle-France. Il n'y avait pas crévéque de
Québec.
Le 24 octobre 1665, le vicaire apostolique écrit au préfet
de la Propagande, à Rome : « Je supplie votre éminence de
me vouloir continuer son allection, employant sa faveur et
crédit tant envers Sa Sainteté qu'envers Messeig-neurs les
Cardinaux de la Congrégation qui vous reconnaît pour son
chef, à ce qu'il leur plaise ériger en titre d'évêché, cette
Eglise, selon l'instance et la poursuite qu'en fait le Roy
auprès de Sa Sainteté ; pour lequel dessein Sa Majesté
nous a mis un a])baye en main, qu'il désire être affectée
à sa fondation ^ »
1. Arch. de la Propagande, vol. 2o6, p. 61. — Le 26 oct. 1663,
Mgr de Laval avait écrit aux cardinaux de la Propagande :
« Abbatiam mihi rex christianissinius credidit, ad subsidium
Canadensis episcopatûs, quem si summus pontifex erigat quam-
primum stal^iliatque, rem fccerit profecto ecclesiarum haruni bono
maxime conducentem ac omnium judicio pêne neccssariam. Ideoque
oro vos etiam atque etiam obtestorque, Eminenlissimi Domini, ut
pro vestrà pietate ac religionis zelo, id à sanctitate sua exoretis
exécution! quam citissimè mandari. » (Arch. de la Propagande,
vol. 256, p. 5o.)
L'année suivante, 26 oct. 1664, il adresse la même supplique aux
cardinaux, puis il ajoute : « Hujus ereclionis titularis episcopatûs
ex parte Sanctitatis suae, et vestrà, tum ex parte Régis, qui ad hoc
Abbatiam jam mihi commisit, promptum felicemque spero exitum ;
est enim sensus omnium ])enè sentientium istud ad Dei gloriam
multum conducere et ad ecclesiœ hujus stabilimentum. » (Arch. de la
Propagande, vol. 2156, p. 57.)
Le 24 oct. 1665, il écrit sur le même sujet au Souverain-Pontife :
« Unum est quod multi putant ad multa profuturum, si videlicet
placeret Sanctitati vestrœ episcopatum hic fixum staluere ; prsecisa
enim ex hoc spes esset nonnuUorum, qui spe mutationis varia
moliuntur. Audio regem christianissimum istud apud Sanctitatem
vestram urgere. Liceat mihi dicere quod sentio, periculum aliquod
esse in mora. Creata est enim societas qusedam mercatorum in
Galliâ, quœ omnia sibi usurpare posse videtur, saccrdotes quos
voluerit mittere, parochias creare, parochos nominare et de rébus
— 330 —
MgT de Laval avait, en effet, dans son voyage en France,
supplié Louis XIV de s'intéresser à la création d'un
évêché à Québec. Louis XIV était entré dans ses vues ; il
lui avait promis de le proposer pour ce nouveau poste, il
avait même assigné au futur évêché les revenus de l'abbaye
de ^laubec. Restait à obtenir du Souverain-Pontife l'érec-
tion de ce siège épiscopal. Le 28 juin 1664, Louis XIV
adresse une supplique à Sa Sainteté, le pape Alexandre VII ^ ;
Monseigneur en fait autant de son côté, il écrit aussi au Géné-
ral des Jésuites de plaider sa cause auprès du Saint-Père - ;
il expose aux cardinaux, dans une série de lettres très
pressantes, les motifs de la supplique royale ^.
Malheureusement, les cours de Rome et de Paris, qui
voulaient l'une et l'autre ce nouveau siège, différaient sur
les conditions : en France, on exigeait que l'évêque de
Québec relevât de l'archevêché de Rouen, jusqu'à ce que le
ecclesiasticis multa statucre, pi\Ttextu, piito, qiiod nullus sit hic
ordinarius ; ex quo fit ut. is sit omninô neccssariiis ut obviam multis
hujusmodi incommodis eatur. )> (Arch. de la Propagande,
vol. 256, p. 67.)
1. Histoire delà Colonie Française, t. III, p. 427.
2. Voir aux Pièces Justificatives le n** XIII.
3. Quelques-uns de ces motifs se trouvent dans les notes qui
précèdent. En voici d'autres plus graves.
Dans une lettre d'octobre 1666 à Sa Sainteté, Mgr dit : « Quœ
omnia creavi nutare videntur et ruinam minari antequam sint,
defectu scilicet fundamenti stabilis, hoc est episcopi titulum habentis.
Quaecumque enim ab alio proficiscuntur statuta et décréta, ea
nonnisi caduca, transitoria, et ad nutum revocabilia existimantur, et
ab iis infringenda qui dominatum aliquem superiorem in nos habere
se putant aut fingunt, ad quos ex condicto sit recursus ; undè bella
et lites. Plura non addam, facile enim intelliget Sanctitas Yestra quo
îsta pertineant. Très sunt anni cum ex Gallia rediens, diploma
regium mecum attuli, quo jubebantur populi décimas solvere.
Detrectarunt id prœstare habitatores, prsetexentes nullum hic esse
cpiscopum, neque consequenter parochum cum titulo... » (Arch. do
la Propagande, vol. 256, p. 80.). — Pièces Justificatives, n° XII.
— 331 —
Souverain-Pontife y pût établir une métropole et plusieurs
diocèses ; à Rome, on désirait qu'il dépendît immédia-
tement du siège apostolique ^ . Il fallut des années pour
arriver à une entente. Enfin, après de nombreuses négo-
ciations, Taccord se fit sur cette base : le roi recevra le
droit de nomination à l'évêché de Québec, et févêché
relèvera immédiatement du Saint-Siège. Une bulle ' du
pape Clément X confirma cet accord en 1674 et transféra
l'abbé de Montigny, François de Laval, du siège de Pétrée
au nouvel évêché de Québec. Le diocèse de la Nouvelle-
France était fondé.
Pendant que Mgr de Laval organisait ce diocèse et le
dotait d'une église cathédrale, de cures, d'un grand et d'un
petit séminaire, d'une école pour les fils des paysans,
Golbert établissait au Canada un nouveau système adminis-
tratif et faisait rentrer dans le domaine royal les terres de
l'Amérique septentrionale. Gaudais-Dupont prit possession
de ce domaine au nom du roi ; puis il reçut le serment de
fidélité des habitants et régla la justice et les fonctions
judiciaires.
De ce nouvel ordre de choses, nous ne dirons que ce qui
est nécessaire à l'intelligence de cette histoire. La Compa-
gnie des Cent-Associés est dissoute, et tous ses droits sur
le Canada sont remis à la Couronne en 1063. Par une
ordonnance de la même année, un conseil souverain est
établi à Québec, composé du gouverneur, de l'évêque, de
l'intendant, de plusieurs conseillers et d'un procureur du
roi. Le gouverneur, première autorité de la colonie, a la
direction des forces militaires et des affaires extérieures.
i. Pièces Justificatives, n"* XII et XIII.
2. Cette bulle est imprimée dans les Mandements des évécjues de
Québec. Québec, 1887, t. I, p. 82. Elle est datée du !«'• octobre 1674.
— 332 —
L'intendant est chargé de l'administration du pays : police^
finances, marine, commerce, routes, approvisionnements
sont sous sa direction, ainsi qu'une partie de l'adminis-
tration de la justice. Organisé à l'exemple de nos parle-
ments et investi des mêmes jDrérogatives, le conseil
souverain a le droit d'enregistrer les édits, ordonnances,
déclarations et lettres patentes du roi, pour leur donner
force de loi. Il juge en appel et en dernier ressort les causes
civiles et criminelles. Trois tril^unaux subalternes sont
établis à Québec, Trois-Rivières et Montréal. L'autorité
suprême du gouverneur général est sagement contrôlée par
l'intendant, qui examine les mesures du gouverneur et en
fait rapport au ministre d'Etat, avec lequel il communique
directement.
C'est ainsi que la Nouvelle-France prend une nouvelle
forme, entre dans une ère nouvelle : elle s'organise en
diocèse sur le modèle de ceux de France, elle adopte les
principes d'administration qui existent dans la mère-patrie,
tout un système administratif et judiciaire qui la régira
jusqu'à la conquête des Anglais. Le roi subvient aux
dépenses les plus considérables ; il poye les troupes et les
emjjloyés supérieurs, il subventionne le clergé, il bâtit les
églises, il aide les congrégations religieuses et les hôpi-
taux 1 ; la propriété est soumise au régime féodal et des
seigneuries sont octroyées aux personnes dont on veut
récompenser les services.
Le chevalier de Mésy est chargé d'inaugurer la nouvelle
administration avec le titre de gouverneur et lieutenant
général en Canada, Acadie, Terre-Neuve et autres pays de
la France septentrionale. Il devait sa nomination à
Mgr de Laval, qui avait fait sa connaissance chez M. de
d. Colbcri el le Canada, p. 30.
— 333 —
Bernières, à FErmitage de Gaen, et était devenu son ami ;
les Jésuites ne le connaissaient pas, et c'est bien à tort que,
dans ses Instructions à Talon, Golbert leur attribue le
choix de ce gouverneur ^ Il faisait profession (Vctrc dévot -,
dit le ministre, et il l'était réellement, du moins il l'était
devenu, car il avait été dans sa jeunesse un homme de peu
de conduite ^. M. de Bernières l'avait f/ar/né à Dieu ^. Il
était major de la ville et du château de Gaen, quand le roi
lui proposa le g-ouvernement de la Nouvelle-France ; et
lui Faccepta (( dans la seule vue de s'y sanctifier, en
procurant la gloire de Dieu, le service du roi et le bien de
la colonie ^. »
Les débuts de son administration contrastèrent singu-
lièrement avec le gouvernement du baron d'Avaugour.
Une grande union existe entre lui, l'évêque et les autres
membres du conseil '•. Un arrêt, en conformité de celui du
Gonseil d'Etat donné le 7 mars 1G57, défendait de vendre
aux sauvages des boissons enivrantes, sous peine, la
première fois, de trois cents livres d'amende, et, en cas de
récidive, du fouet ou du bannissement. L'année suivante
et le 15 juillet 1663, la défense est renouvelée, d'abord,
sous peine, pour les contrevenants, de la confiscation de
tous leurs biens et du bannissement, puis, sous peine de
cinq cents livres d'amende et de telle autre punition que le
conseil jugera à propos ''. Québec est appelé ville ; le
1. Instructions à Talon. Paris, 27 mars 106o.
2. Ibkl.
3. Vieille chronique citée par Y Union libérale de Québec,
2 nov. 1889.
4. Lettres historiques, p. 590.
5. Lettre de M. de Mésy, du 28 février 1664, citée par M. Failloii,
t. III, p. 67.
6. Lettres historiques, p. 589.
7. Archives de la Marine, Gouverneurs, de 1663 à 1679.
— 334 —
Canada, province ou royaume ; un maire et des échevins
sont élus ; le gouverneur se montre très pieux et très
sage ^
« Tout cela sonne gros et commence bien, dit Marie de
l'Incarnation après avoir raconté les heureux débuts du
nouveau régime ; mais il n'y a que Dieu qui voie quelles
en seront les issues ~, »
Ces issues que Dieu seul voyait, ne furent pas celles que
ces beaux commencements semblaient présager. Il était
dans la destinée de Mgr de Laval de rencontrer partout des
obstacles à l'accomplissement de son œuvre ; cette fois, ils
vinrent du côté où ils n'auraient jamais dû exister, du
chevalier de Mésy, l'ami et le protégé de l'évêque ; si bien,
dit la Mère Juchereau, <( que, par une sorte de fatalité,
M. de Laval ne fut pas longtemps à se repentir de son
choix 3. »
Il serait trop long et en dehors de notre sujet de raconter
comment le gouverneur changea brusquement de conduite
vis-à-vis du vicaire apostolique, et par quelles mesures
arbitraires et violentes il jeta le trouble dans la colonie et
dans toutes les branches de l'administration civile. Ce
qu'il importe de savoir, c'est que « diverses passions de
colère et d'avarice qu'il avait cachées dans le commen-
cement éclatèrent en lui ^ » ; voici à quelle occasion.
L'édit de création d'un conseil souverain à Québec
portait que le gouverneur et l'évêque devaient nommer
conjointement et de concert les conseillers, le procureur et
le greffier. Ces officiers publics pouvaient être, au bout de
1. Lettres historiques, p. 589.
2. Ibicl., p. 590.
3. Histoire de riIôtel-Dieu de Québec, p. 171.
4. Instructions de Colbert à Talon. Paris, 27 mars 1665.
— 335 —
chaque année, changés ou continués par le gouverneur et
Tévêque, toujours conjointement et de concert. Selon la
teneur de cette clause, M. de Més}^ et MgT de Laval
nommèrent, en 1()()3, membres du conseil, MM. de Vil-
lera}^, de la Fer té, d'Auteuil, le Gardeur de Tillv et
Damours ; procureur général, Jean Bourdon, et greffier,
Peuvret de Mesnu. C'étaient des hommes de probité,
jouissant de l'estime de tous ; Sa Grandeur les connaissait^
elle les indiqua au gouverneur, qui les agréa.
Tout alla bien dans les commencements : parfaite entente
entre tous les membres du conseil, entre l'autorité civile
et l'autorité religieuse. Peu à peu le gouverneur
conçut un violent chagrin ne n'avoir pas dans la colonie
l'autorité absolue des anciens gouverneurs, d'être obligé de
partager le pouvoir avec le vicaire apostolique, enfin de se
voir privé, par les changements apportés à l'administration
du Canada, d'une assez forte partie du traitement que la
Compagnie des Cent-Associés payait à ses prédécesseurs.
Les intrigants qui avaient aigri le baron d'Avaugour, ne
manquèrent pas de faire sentir au chevalier de Mésy
l'infériorité de sa situation, et à force d'habileté et de
flatterie, ils parvinrent à le pousser dans une voie où il
devait bientôt trouver l'abîme.
Un beau jour, il demande au conseil de lui assurer un
traitement égal à celui des autres gouverneurs ; le conseil
refuse. Outré de cet échec, il exclut successivement du
conseil, de sa propre autorité, MM. de Villeray, de la
Ferté, d'Auteuil et Bourdon, comme coupables, prétendait-
il, « d'avoir voulu se rendre maîtres du conseil, contre les
intérêts du roi et du public, dans le but de favoriser des
particuliers ; d'avoir formé et fomenté des cabales, contrai-
rement à leur devoir et au serment de fidélité qu'ils avaient
— 336 —
prêté au roi '. » Cet abus de pouvoir accompli, il prie
l'évêque « de se joindre à lui pour faire une assemblée du
peuple, à l'effet de choisir d'autres officiers -. » <( Ni ma
conscience, ni mon honneur, répond l'évêque, ni le respect
et l'obéissance que je dois aux volontés du roi, ni la
fidélité et l'affection c[ue je dois à son service, ne me
permettent (de procéder à la nomination d'autres conseillers
ou officiers), jusqu'à ce que, dans un jugement légitime,
les personnes inculpées aient été convaincues des crimes
dont on les accuse •''. »
Cette réponse ne déconcerte pas le gouverneur. Le
19 septembre 1GG4, à la fin delà première année du conseil,
il remplace lui-même, sans consulter l'évêque, les conseil-
lers qui lui déplaisent par des conseillers de son choix. Puis,
les vexations de toutes sortes se succèdent : M. Bourdon
reçoit l'ordre de repasser en France, M. de Maisonneuve
€st destitué de sa charge de gouverneur de Montréal et
remplacé par M. de Pezart de la Touche ; la vente de
l'eau-de-vie aux sauvages, interdite quelques mois aupa-
ravant, est permise ou du moins tolérée. « A son de
tambour réitéré, il fait publier en ville une pancarte
d'injures contre M. l'évêque et autres ''. » A la tête de ses
gardes et de la garnison du fort, il investit la maison du
vicaire apostolique, peut-être pour l'intimider, si toutefois
il n'obéit pas à d'autres sentiments plus coupables ^.
Le roi avait autorisé Monseigneur à prélever la dîme sur les
1. Vie de Mgr de Laval, t. I, p. 439.
2. Ibid.
3. Ihid., p. 440; — Cours dliisfoire, t. II, p. 22.
4. Journal des Jésuites, 5 oct. 1664, p. 329. — Voir dans The old
régime in Canada hy Francis Parkman, pp. 413 et 414 : 1. Ordre de
M. de Mésy de faire sommation à Tévèque de Pétrée, 13 février
1664; 2. Réponse de Téveque de Pétrée, 16 février 1664.
5. Vie de Mgr de Laval, par de Latour, p. 120.
— 337 —
colons pour l'entretien des prêtres séculiers et la bâtisse
des églises. Cette dîme ', fixée d'abord à la treizième partie
des récoltes, puis réduite au ving-tième pendant six ans,
avait été un sujet de plaintes et de récriminations de la
part des colons, qui trouvaient la charge beaucoup trop
lourde pour leurs revenus. M. de Mésy, au lieu de prendre
la défense de Mgr de Laval et de faire exécuter l'ordon-
nance royale sur le payement de la dîme, « écrit à la cour
en faveur des habitants et déclare, dit Latour, qu'elle
ruinera et fera déserter la colonie -. » Il appuie ensuite la
résistance des colons.
Tous ces actes arbitraires du gouverneur, son attitude
hostile vis-à-vis du clergé et des missionnaires ^ ne décou-
ragent pas la patiente fermeté ni la bonté miséricordieuse
de l'évoque de Pétrée. « Aux injures et à l'insolence, il
oppose le silence et la résignation. Il prie beaucoup et fait
1. Les Jésuites eurent à la payer comme tout le monde. Ils le firent
en cédant à Mgr la moitié de la somme qui leur était allouée pour
leurs missions par le trésor public : « Voluntariè patimur ut ex
quinque millibus librarum pensionis annuœ, quas nobis Rex aliàs ex
lisco publico attribuit, bis mille quingentos ipse habcat episcopus,
({uas nos ipsi illi in singulos annos numeramus, juxla Patris
J. Renault felicis mémorise Provincialis beneplacitum. )> (Epist.
P. J. Lalemant ad P. Generalem ; Quebeci, 20 Jul. 1064. Arch.
gen. S. J.)
2. Mémoire sur la vie de M. de Laval, t. I, p. 158.
3. A cette époque, 20 juillet 1664, le P. J. Lalemant écrit au
R. P. Général : « Quod externos spectat, graves inter Gubernatoreni
et illust. episcopum intercessere contentiones, quœ me in despera-
tioneni adduxcrunt pacis illius optatissimse, quœ inter hujusmodi
sublimilates esse deberet. Erat enim Gubernator episcopi operâ
régi cognitus et probatus et ad eum gradum erectus. Hœc est
rémora multorum bonorum quœ alioqui prœstari possent. Pacifiée
(|uantuni in nobis est cum utroque vivimus, et sine alterutrius
ofTensione ; efTugere tamen non possumus, quin suspicetur Guber-
nator nos in partes Illust. episcopi inclinare ; ex quo videtur in nos
commoveri et minus bene sentire et velle. » (Arch. gen. S. J.)
Jés. et Noui'.-Fr. — T. II. .22
— 338 —
prier pour son ancien ami. Avis charitables, représentations
bien motivées, sévères réprimandes, il n'épargne rien j^our
le ramener clans la voie du devoir ; mais, par tous ces bons
procédés, il ne réussit qu'à l'irriter davantage '. »
Cet esprit avait plus que des travers, il était mal
équilibré. La colère, la moindre contrariété lui faisaient
perdre la tête. C'est là la meilleure excuse, si elle en est
une, d'une administration, où l'arbitraire le dispute à
l'incohérence.
Un jour, après un démêlé avec l'évêque, il écrit aux
Jésuites, pour leur demander ce qu'il doit faire, car « il ne
sait, dit-il, comment concilier ses obligations envers
l'évêque et envers le roi -. » Le P. Lalemant se charge de
la réponse ; et, comme il soupçonne un piège dans la
demande du gouverneur, il se contente de lui répondre :
« Le différend entre les deux autorités est tout à la fois du
ressort du tribunal de la conscience et de celui du civil ;
pour le premier, il faut s'en rapporter au confesseur ;
quant au second, ce n'est pas à des religieux de juger de
quel côté est le tort ^. »
Cette réponse, très peu compromettante, satisfît-elle
M. de Mésy ? Il est probable que non, car il entendait bien
s'en servir comme d'une arme à double tranchant et contre
l'évêque et contre les religieux ; aussi avait-il prié les
Pères de mettre leur avis au bas de sa demande et de lui
renvoyer sa lettre.
Quoi qu'il en soit, il n'en fit après cela ni plus ni moins
la guerre aux Jésuites ; bien qu'il se confessât à eux, il
ne pouvait leur pardonner ni leur influence, ni leur atta-
1. M. Gosselin, t. I, pp. 447 et 448.
2. Ibid., p. 441.
3. Archives de la Marine, Canada, t. I, de 1636 à 1669, dernier
jour de février 1664. Lettre citée par M. Faillon, t. III, p. 98.
— 339 —
chement à Mgr de Laval ; sur les faux rapports de ses
conseillers intimes, il les regardait comme les chefs de
l'opposition qu'il rencontrait et dans le clergé et dans les
fidèles. Il eut même soin, dans les Mémoires qu'il adressa à
Colbert pour sa défense, d'insister sur le grand crédit dont
ils jouissaient dans la colonie; et ces Mémoires, il faut
l'avouer, nuisirent passablement à la cause des mission-
naires. « Bien des gens se persuadèrent, dit Charlevoix,
que les plaintes du gouverneur n'étaient pas sans fonde-
ment : on jugea de ce qui était par ce qui pouvait être, et
on conclut que des personnes qui avaient un si grand crédit,
devaient, naturellement parlant, mettre tout en usage pour
le conserver, et pouvaient bien en abuser quelquefois ^ »
Les Mémoires justificatifs de M. de Mésv se plaignaient
aussi de Mgr de Laval et de ses prêtres. « Mais en récri-
minant, dit Charlevoix, il ne s'était pas disculpé, et
l'évêque de Pétrée avança contre lui des faits dont il ne se
purgea point -. » Les dépositions du conseiller de Villeray
et du procureur général Bourdon furent encore plus écra-
santes. De telle sorte que le conseil du roi se décida à
rappeler le gouverneur et à le remplacer par Daniel de
Rémi, seigneur de Gourcelles. En même temps, Louis XIV
nomma Jean Talon intendant de la Nouvelle-France, et il
donna ordre au marquis de Tracy, lieutenant général de
ses armées, de se rendre au Canada et d'y rester tout le
temps nécessaire pour soumettre et réduire à l'impuissance
les Iroquois. Tous trois étaient en outre chargés de faire une
enquête sur la conduite de M. de Mésy •^.
Le jugement de Dieu prévint celui des hommes. Avant
leur arrivée, M. de Mésy tomba gravement malade.
1. Iliafoire de la Nouvelle-France, t. I, p. 377.
2. Ibicl.
3. Instructions de Colbert à Talon, 27 mars 1665.
— 340 —
Il se fit aussitôt transporter à l'hôpital, et sentant sa
dernière heure venir, il appela Monseigneur, le pria
d'entendre sa confession, se réconcilia sincèrement avec
lui, et mourut dans la nuit du 5 au G mai 1065, après avoir
reçu tous les sacrements de l'Eglise ^ .
Avant de mourir, il avait écrit cette lettre au marquis
de Tracv, alors en route pour le Canada : « J'aurais eu une
consolation très grande, si votre arrivée en ce pays avait
précédé ma mort, afin de vous entretenir des affaires de la
colonie, dont j'ai fait connaître au Rov les particularités les
plus importantes. Mais Dieu ayant disposé de mes jours
pour m'appeler à lui, j'ai prié M. de Tilly de vous donner
les éclaircissements, avec les écrits de ce que j'ai envoyé
au roi l'année dernière, et de ce qui s'est passé ensuite
entre M. l'évêque de Pétrée, les Pères Jésuites et moi.
Vous éclaircirez bien mieux que je n'ai pu le faire ce que
j'ai mandé touchant leur conduite dans les affaires tempo-
relles. Je ne sais néanmoins si je ne me serai point trompé,
en me laissant trop légèrement persuader ; et je remets à
votre prudence et à l'examen que vous en ferez la définition
de cette affaire. C'est pourquoi, si vous trouvez quelque
défaut dans mes procédés, je vous conjure de le faire
connaître au roi, afin que ma conscience n'en puisse être
charo'ée, mon intention n'ayant jamais été autre que de
servir fidèlement Sa Majesté et de maintenir l'autorité de
la charité dont elle m'a fait la faveur de m'honorer en ce
pays '^ »
Cette letti^e était un commencement de réparation, une
1. Journal des Jésuites, pp. 330 et 331 ; — Faillon, t. III, pp. 100,
101 et 102 ; — Gosselin, t. I, pp. 449 et 4o0.
2. Reo-istre des jugements et délibérations du conseil, fol. 21. —
Voir Faillon, t. III, p. 101 ; — Ferland, t. II, p. 33 ; — Gosselin,
t. I, p. 4i9.
— 341 —
atténuation du mauvais effet produit à la cour par les
Mémoires de M. de Mésy contre Tévéque de Pétrée, les
Jésuites et les Prêtres. (( Ces Mémoires, dit encore Char-
levoix, firent naître des soupçons, dont quelques personnes
eurent dans la suite bien de la peine à revenir K » Parmi
ces personnes, il faut citer Colbert, qui consentit à révoquer
(le Mésy, « sauf à prendre de bonnes précautions pour
donner des bornes à la puissance des ecclésiastiques et des
missionnaires -. » Dans ce but, il donna cette instruction à
Talon, le 27 mars IGGo, au moment de l'envoyer au
Canada en qualité d'intendant : « Il est absolument
nécessaire de tenir dans une juste balance l'autorité
temporelle qui réside en la personne du roi et en ceux qui
le représentent, et la spirituelle qui réside en la personne
du s^ Evesque et des Jesuittes, de manière touttes fois que
celle-cy soit inférieure k l'autre. »
Cette politique prévaudra désormais dans la Nouvelle-
France ; elle sera la règle de conduite des gouverneurs et
des intendants, la source féconde de beaucoup de
conflits.
1. T. I, p. 377. — Les accusations calomnieuses contre les Jésuites
étaient si graves, que le P. Le Mercier, supérieur des missions de
la Nouvelle-France, présenta une requête à MM. de Tracy, de
Courcelles et Talon, à leur arrivée au Canada, les suppliant « très
huml)lement de faire rechercher de la vérité des choses qui ont esté
escrites à leur desavantage par ledit sieur de Mésy à Sa Majesté, à
ce que la vérité connue, il leur plaise en informer et éclairer qui il
appartient, de les (les Jésuites) purger du ])lasme qu'on leur y
donne. » Voir cette requête aux Pièces Justificatives, n° XV.
M. de Tracy conseilla au P. Le Mercier de ne pas poursuivf^e cette
affaire, attendu : « 1° que les accusations portées contre les Pères sont
dans une lettre escrite au Hoy, qu'on suppose estre secrette ;
2« qu'eux (MM. de Tracy, de Courcelles et Talon) ont escrit à
Sa Majesté avantageusement pour la justification des Pères. »
\Ihi(l.). — Cette requête est conservée aux Aixhives nationales^
carton M. 242.
2. P. de Charlevoix, t. I, p. 378.
CHAPITRE TROISIEME
Les missions sauvages confiées aux Jésuites. — Le P. Ménard chez
les Outaouais. — Le P. Allouez au lac Supérieur et à la baie des
Puants : missions du Saint-Esprit et de Saint-François-Xavier.
— Les Pères d'Ablon et Marquette à Saintc-Marie-du-Saut. —
Grande réunion des sauvages au Saut, et prise de possession par
les Français des pays d'en haut. — Les Pères d'Ablon et
Druillettes à Nekouba ; le P. Nouvel au lac Saint-Barnabe, chez
les Papinachois ; le P. Albanel et Denys de Saint-Simon à la baie
d'Hudson. — Expéditions de MM, de Courcelles, Sorel, de Tracy
contre les Agniers. — Régiment de Carignan. — L'intendant
Talon. — La paix et ses bienfaits : commerce, agriculture, industrie,
population, paroisses, écoles, missions. — Retour au Canada des
Récollets et de M. de Queylus. — Les Jésuites chez les Iroquois.
— Etablissements à la prairie de la Madeleine et au Saut-Saint-
Louis.
Nous avons dit, au chapitre précédent, que dans l'orga-
nisation du vicariat apostolique, Mgr de Laval avait
confié à ses prêtres et aux Sulpiciens la desserte des
paroisses, et aux Jésuites Tévangélisation des sauvages.
Ces derniers seuls comprenaient et parlaient la langue
des indigènes, ils* connaissaient leurs mœurs, leurs lois,
leurs habitudes de vie ; ils savaient par quels moyens
arriver à leurs âmes en dépit des résistances que rencon-
traient les saintes et austères doctrines de l'évangile ;
enfin, à force de dévouement et de patience, ils avaient
conquis sur eux une influence incontestée. En outre,
l'œuvre des missions plaisait davantage à ces conquérants
avides de sacrifices, bien mieux faits pour les luttes contre
le paganisme et la barbarie que pour l'administration des
églises paroissiales ou la direction et la surveillance des
— 34i —
intérêts de la colonie au sein du grand conseil de
Québec.
Ces conquérants, qui avaient montré tant d'héroïsme,
des qualités d'apôtres incomparables au pays des Hurons
et chez les Iroquois, semblaient n'être plus que l'ombre
d'eux-mêmes, depuis que les fureurs de la guerre avaient
anéanti leurs missions et les retenaient captifs dans les
forts de Québec, de Montréal et des Trois-Rivières. Cette
captivité leur pesait lourdement, et leurs lettres de cette
époque au R. P. Général révèlent un état général de
souffrance, le regret de ne plus vivre au milieu des sau-
vages, loin des postes français.
Il était donc naturel que Mgr de Laval leur confiât la
charge des missions^. Ils l'acceptèrent avec joie et recon-
naissance comme le plus beau lot de l'héritage de Dieu en
ces vastes contrées du Nouveau-Monde. « Il n'y a pas de
nation si barbare ni si éloignée, écrivait Mgr de Laval, où
ils ne brûlent de porter leur zèle et leurs travaux aposto-
liques -. »
1. Gosselin^ t. I, p. 247.
2. « Ad Lucra anima rum sunt impigri ; ncque ulla gens est tam
barbara tamque remota, quo eorum sollicitudo et cura apostolica non
se extendat. » [Relai. missionis Canaclensis, an. 1360). — En confiant
aux Jésuites la charge des missions, Mgr conféra en même temps à
chacun de ceux qui y étaient envoyés le titre de grand vicaire.
C'est ce que nous apprend une lettre du P. J. Lalemant, adressée
de Québec, en janvier 1668, au R. P. Général : (( lllust. Episcopus
nos universim et singulos de Societate ad missiones euntcs titulo
vicariorum suorinn generaliinn verbo et scripto cohoncstat, subji-
ciens nobis in suis functionibus, si quos contingat nobiscum concur-
rere ex sacerdotibus ssecularibus. » (Arch. gen. S. J.). — On lit
encore dans une lettre adressée cette même année, l""" sept. 1668,
au R. P. Général par le P. Le Mercier : <.<. Episcopus omnibus et
singulis Patribus nostris, qui Iroquœis ad fidem instituendis vacant,
•litteras dédit, quibus omnibus constet eos esse suos inibi vicarios
— 345 —
A l'arrivée du vicaire apostolique au Canada, il y avait
vseize prêtres, religieux de la Compagnie de Jésus, dispersés
dans les stations qu'ils occupaient alors, à Québec, aux
Trois-Rivières, à Sillerj et à Miscou.
Le P. Chaumonot évangélisait les Ilurons réfugiés à
Québec ; le P. Albanel, les Algonquins à Tadoussac et
aux environs ; les Pères Richard et de Lvonne, les tribus
sauvages depuis Gaspée jusqu'à la partie de l'Acadie
occupée par les x\nglais. Cette dernière mission devait
passer c[uelques années après, comme on Ta déjà vu, des
mains des Jésuites à celles des fds de Saint-François, ces
apôtres dévoués de la presqu'île acadienne ^
Le nouveau mouvement vers les missions lointaines, sous
le vicariat de Mgr de Laval, date de 1660. Le 29 octobre
générales. » (Arch. gen. S. J.). — Ces deux lettres expliquent pour-
quoi quelques missionnaires mettent après leur nom le titre de grand
vicaire. On trouvera aux Pièces Justificatives, n° XVI, le modèle des
Lettres de vicaire général accordées par Mgr de Laval à chaque
missionnaire. Toutefois, le Général de la Compagnie défendit aux
missionnaires du Canada d'user de leurs pouvoirs de grand vicaire
à l'égard des ecclésiasti({ues n'appartenant pas à la Compagnie. Les
Jésuites se conformèrent à cet ordre, comme nous l'apprend une
lettre du P. Le Mercier, 26 août 1670 : Quoad Patentes attinet
missionariis nostris ab illust. episcopo concessas, quandô ita juhet
Paternitas vestra, illis omnino, prout hactenùs fecerunt, patres
nostri non utentur (juoad illam partem (pix Juridictionem in externos
continet. (Arch. gen. S. J.)
1. Personnel de la mission, en 1659. A Québec : P. J. Lalemant,
sui)érieur du collège et de la mission ; Pères Ragueneau, ministre,
Yimont, Le Mercier, d'Ablon, Chastelain, Chaumonot, Albanel,
Claude Pijart, Allouez. — A Sillery : Druillettes et Bailloquet. —
Aux Trois-Rivières : Ménard, Frémin et Le Moine. — A Miscou : de
Lyonne et Richard.
Le P. Lalemant, arrivé avec ^Igr de Laval au mois de juin, fut
nommé supérieur le 6 août 1659 et entra en charge le 8 septembre.
Le P. de Quen, son prédécesseur, mourut un mois plus tard, le
8 octobre. Le P. Yimont partit pour la France, le 22 octobre.
— 346 —
de cette année, Févêque écrivait au pape Alexandre Vil :
(( Cet été, un prêtre de la Compagnie de Jésus est parti
pour une mission, éloignée de plus de cinq cents lieues de
Québec. Ce pays est habité de nations innombrables qu^
n'ont jamais entendu parler de la foi catholique. Sept
Français se sont joints à cet apôtre, eux pour acheter des
castors, et lui pour conquérir des âmes. Il aura beaucoup
à souffrir et tout à craindre de l'hiver, de la faim, des
maladies et des sauvages. Mais l'amour de Jésus-Christ et
le zèle des âmes triomphent de tout^. »
Ce prêtre est le P. René Ménard, supérieur de la rési-
dence des Trois-Rivières. En revenant de Montréal à
Québec, au mois d'août, Mgr avait rencontré une flottille
de soixante canots, montée par plus de trois cents
Outaouais, qui remontait le fleuve, après avoir laissé ses
pelleteries aux Trois-Rivières. Au milieu des sauvages, il
ajDerçoit le P. Ménard et lui dem.ande où il va. Sur sa
réponse qu'il se rend au lac Supérieur et même au delà, si
la gloire de Dieu l'exige, l'évêque manifeste quelque éton-
nement et de l'inquiétude. Le missionnaire, en effet, âgé
de cinquante-cinq ans, mais déjà brisé par les travaux, les
pénitences et des fatigues excessives, marchait courbé
comme un vieillard.
Le P. Ménard comprend la pensée inquiète, le regard
étonné de Mgr, et lui dit avec un pieux abandon : « Que
dois-je faire. Monseigneur? » « Mon Père, lui répond
celui-ci, toute raison semble vous retenir ici ; mais Dieu,
1 . « Unus è Societate Jesu sacerdos hàc sestate itor suscepit in
missionem longinquam quingentis (?) et amplius ultra Quebecum
leucis ad gentes numerosissimas quse do fide Christianâ nihil
hactenùs edoctœ simt. Septem cum eo Galli socios se adjunxero, hi
quidem pelles Castoreas mercaturi, ille animas. Teleranda multa,
metuenda omnia ab hyeme, à famé, à morbis, ab liostibus,... Sed
nimirùm amor Christi omnia vincit zelusque animarum. » (Arch. de
la Propagande, vol. 256, p. 24.)
— 347 —
plus fort que tout, vous veut en ces quartiers-là'. » Ces
paroles sont pour le missionnaire comme la voix de Dieu,
une force et une consolation. « Que de fois, écrit-il dans-
son journal, je les ai repassées dans mon esprit au milieu
du bruit de nos torrents et dans la solitude de nos g-randes
forêts - ! »
Il incline la tête sous la bénédiction épiscopale, et se
remet en route avec les sauvages, à la grâce de Dieu I II
n'emportait avec lui ni sac de voyage, ni cadeaux pour les
Indiens, ni vivres. Il allait, accompagné du fidèle domes-
tique, Jean Guérin, là où l'esprit du Seigneur le poussait,
sans trop savoir où, convaincvi seulement qu'il ne revien-
drait pas de cette lointaine expédition 2. Avant de quitter
Trois-Rivières, le 27 août, il adressait ces quelques lignes
d'adieu à un de ses amis : « Je vous escris probablement le
dernier mot, que je souhaite être le sceau de notre amitié
jusques à l'éternité... Dans trois ou quatre mois vous
pourrez me mettre au Mémento des morts, vu le genre de
vie de ces peuples, mon âge et ma petite complexion ;
nonobstant quoi, j'ai senti de si puissants instincts, et j'ai
vu en cette affaire si peu de nature, que je n'ai pu douter
qu'ayant manqué à cette occasion, je n'en dusse avoir un
remords éternel. Nous avons été un peu surpris, pour ne
pouvoir pas nous pourvoir d'habits et d'autres choses ;
mais celui qui nourrit les petits oiseaux et habille les lis
des champs, aura soin de ses serviteurs ; et quand il nous
arriverait de mourir de misère, ce serait pour nous un
grand bonheur ^. »
1. Relation de 1G64, p. 2 ; — Charlevoix, t. I, p. 356 ; — Gosselin,
t. I, p. 274.
2. Relation de 1664, p. 2.
3. Journal des Jésuites, août 1660 ; — Relation de 1660, chap. VI,
pp. 28 et 29.
4. Relation de 1660, p. 30.
— 348 —
Au mois d'octobre, il atteignait le lac Supérieur après
six semaines d'un pénible voyage, où les Outaouais le
traitèrent comme un esclave, l'obligeant à ramer toute la
journée et à traîner dans les portages de lourds fardeaux,
male-ré sa faiblesse extrême et ses infirmités. Les tour-
ments de la faim furent horribles : les voyageurs se virent
forcés de piler des ossements humains qu'ils trouvèrent
sur la route près de cabanes abandonnées ; ils les firent
bouillir et les aA^alèrent en guise de sagamité.
L'hiver arrivait. Le Jésuite hiverna avec les Outaouais
dans une baie du rivage méridional du lac, à laquelle il
donna le nom de Sainte-Thérèse, et pendant huit mois son
industrieuse et persévérante charité s'elforça de gagner à
Jésus-Christ cette race immorale et stupide, grossière
entre toutes, insensible aux sublimes beautés de la morale
évangélique. D'après son journal, le résultat de ses efforts
fut 23resque nul ; seules, quelques âmes prédestinées
écoutèrent sa voix : (( Dans le reste des barbares il ne
trouva qu'opposition à la Foy, à cause de leur grande
brutalité et de leur infâme polygamie ^ . »
Il n'y avait rien à espérer de cette nation dégradée. Le
P. Ménard le comprit par une longue et dure expérience,
et, à 1 exemple de l'apôtre saint Paul, il résolut de porter
à d'autres peuplades, plus dignes de le recevoir, le flambeau
sacré delà foi.
Quelques familles indiennes, débris de la tribu huronne,
habitaient alors à l'extrémité occidentale du lac Supérieur,
sur la rive méridionale, à la pointe Chagouamigon. Dans
l'été de 1661, il fait ses adieux aux Outaouais et part avec
un armurier français et quelques Hurons pour aller évan-
1. Relation de 1663, p. 20.
— 3i9 —
géliser les restes de cette tribu, à laquelle il avait consacré
jadis pendant dix ans les prémices de son apostolat dans
l'Amérique septentrionale.
Les Français, qui avaient hiverné avec lui à la baie de
Sainte-Thérèse, « mettent tout en œuvre pour le détourner
de ce voyage ; ils Tassurent qu'il est de cent lieues au
moins, que les chemins sont affreux, et que, dans l'épui-
sement où il est, il y a grande imprudence à s'y engager.
Il leur répond qu'il ne peut finir plus glorieusement sa
course, qu'en cherchant à gagner des âmes à Jésus-
Christ ^ ; » et malgré leurs prières et leurs représentations^
il se sépare d'eux et de ses néophytes, le cœur attendri,
l'âme forte : « Adieu, mes chers enfants, leur dit-il en les
embrassant; je vous dis le grand adieu pour ce monde, car
vous ne me reverrez plus. Je prie la bonté divine que nous
nous réunissions dans le ciel '^. »
Il ne devait plus, en effet, revoir ses chers enfants. Après
quelques semaines de marche, les vivres étant épuisés,
les Hurons, sous prétexte d'aller en chercher, abandonnent
près d'un lac le Père et l'armurier français. Ceux-ci les
attendent pendant quinze jours, mais inutilement. Dévorés
par la faim, u ils raccommodent un petit canot qu'ils
trouvent au milieu des broussailles, y jettent leurs paquets
et s'embarquent pour continuer leur voyage. Un jour, vers
la mi-août, le P. Ménard était descendu à terre, pendant
que son compagnon conduisait le canot à travers un rapide
dangereux. Arrivé à l'autre bout de ce passage difficile 3, »
l'armurier attend le missionnaire, qui ne paraît pas. 11 le
cherche, il l'appelle en vain. Découragé, il remonte sur son
canot qu'il laisse aller au courant de la rivière, et, deux
1. Charlevoix, t. I, p. 357.
■2. Relation de 1GG3, p. 21.
3. Ferhmd, t. I, p. 493.
— 350 —
jours après, il arrive à un village huron, d'où il envoie un
jeune sauvage à la recherche du Père. Au bout de quelques
heures, le Huron revient, effrayé, dit-il, par la rencontre
des ennemis.
Qu'était devenu le P. Ménard? Etait-il mort de faim et
de fatigue? Avait-il été assassiné? On sait seulement que,
peu de temps après sa disparition, on découvrit un Saki,
portant des objets qui avaient appartenu à la Robe noire;
et à quelques années de là, au dire de Nicolas Perrot, a on
trouva chez les Sioux son bréviaire et sa soutane, C[u'ils
exposaient dans les festins et auxquels ils vouaient leurs
mets ^
Depuis cinq ans, c'était la seconde tentative infructueuse
d'évangélisation des peuplades sauvages de l'Ouest -. La
première avait échoué au début par la mort du P. Garreau,
1. Cours criiisfoire du Canada, t. I, p. 493; — Charlevoix, t. I,
p. 357; — N. Perrot, pul)lié par le P. Tailhan, pp. 84-92.
Voir sur le P. Ménard : Jlelalioii de 1660, eh. VI; — Relation de
1661, eh. III ;—Ihid., p. 41 ;— Relation de 1663, ch. VIII ; — Relation
de 1664, ch. I ; — 1665, p. 9 ; — P. Renati Ménard vita et mors (Arch.
gen. S. J.); — Patricjnani, Mcnologio, 10 Agosto, p. 98; — Nadasi,
Annus dier. Memorab., 10» Aug,, p. 93; — Drews, Fasti S. J., 10*
Aug., p. 306; — Brasseur de Bourbourg, Histoire du Canada, t. I,
pp. 75, 94, 95; — Marie de rincarnation, pp. 533, 569; — Shea,
History of the Catholic Missions aniong the indian tribes..., p. 356.
« Jean Guérin, le fidèle compagnon du P. Ménard, avait été laissé
chez les Outaouais ; il y demeura, remplissant une partie des fonctions
du missionnaire, instruisant, exhortant, baptisant. L'année suivante,
il fut tué par la décharge accidentelle d'un fusil. » (Ferland, t. I,
p. 494.)
2. Ces peuplades ne comprenaient pas seulement les Hurons et
les Outaouais chassés de leurs pays par les Iroquois et réfugiés soit
sur les bords du lac Supérieur, soit au delà du grand lac, mais les
Outagamis, les Sakis, les Mascoutins, les Miamis, les Amikoués, les
Sioux, les Illinois, les Kilistinons ou Cris, etc..
— 351 —
frappé d'une balle, dans une embuscade dlroquois, au
dessus de Montréal ^
La mort de ces deux apôtres ne découragea pas leurs
frères. Le 8 août 1665, le P. Claude Allouez s'embarque
sur l'Ottawa, désireux de continuer l'œuvre du P. Ménard
et de fonder dans l'Ouest une mission sauvage. Allouez,
c|u'on surnommera plus tard V apôtre de toutes les nations
des Outaouais, était admirablement taillé pour cette
lointaine entreprise. Arrivé depuis peu de temps au
Canada, il rappelait par la sincérité de ses vertus et les
élans de son zèle les plus vaillants ouvriers de l'époque
héroïque des missions huronnes.
Né en 1622 dans le Forest, au village de Saint-Didier, il
fît ses études littéraires au Puy, au collège de la Compagnie
de Jésus. François Régis, que le pape Clément XI éleva
plus tard au rang des Bienheureux, remplissait alors la
ville de la renommée de son nom et du bruit de ses conver-
sions et de ses miracles. Professeur de grammaire de 1625
à 1628 -, il consacrait les dimanches et les fêtes à l'instruc-
tion religieuse des enfants et des pauvres delà campagne;
il n'avait pas encore reçu la prêtrise. Devenu prêtre, il
revint au Puy en 1634, après plusieurs années d'absence :
le P. Le Jeune venait de rouvrir la mission du Canada, et
Régis désirait si ardemment aller le rejoindre qu'il écrivit à
son général, Mutins Yitelleski : « Je me sens un si véhé-
ment désir de passer au Canada, pour m'y consacrer au
1. N. Pcrrot, p. 84, paraît être « le seul qui rejette sur un Français
l'assassinat du P. Garreau. Les relations des Jésuites se taisent sur
cette circonstance assez peu flatteuse pour Famour propre national. »
Le P. Tailhan penche pour Fopinion de Perrot dans sa note I sur le
chap. XV, p. 228.
2. Régis arriva au Puy au mois d'octobre 1625 et en partit au mois
d'octobre 1628.
— 3o2 —
salut des peuples sauvag-es qui l'habitent, que je croirais
manquer à la vocation divine, si je ne vous manifestais pas
les sentiments que Dieu m'inspire à cet égard. Je vous les
expose aujourd'hui et je vous supplie très instamment
d'exaucer mes vœux malgré mon indignité i. » Le Général
ne refusa pas son consentement, mais il ajourna la réalisa-
tion des projets de Régis : « J'aurai égard, lui dit-il, à vos
pieux désirs, lorsque le temps les aura un peu plus mûris.
Il faut, en attendant l'ordre de la Providence, que vous
affermissiez ces bons sentiments par l'oraison et par la
pratique des vertus nécessaires au ministère évangélique '-. »
Régis n'insista pas : Dieu avait d'autres desseins sur lui, il
l'appelait à être l'apôtre du Velay, du Vivarais et des
Cévennes.
Alloviez commençait sa classe de quatrième, quand le
religieux inaugura au Puy ces ferventes prédications qui
devaient remuer si profondément la ville. Il assista à ses
sermons et à ses catéchismes, il lui révéla les secrets de sa
conscience, ses généreuses aspirations ; il le consulta sur
son avenir, sur l'appel à l'apostolat qu'il entendait au fond
de son âme. On sait que les paroles d'un saint tombant sur
un cœur de jeune homme bien préparé v laissent d'ordinaire
une empreinte que ni le temps ni les vicissitudes de l'exis-
tence ne parviennent pas toujours à effacer; souvent elles
impriment à toute la vie sa direction et une puissance mer-
veilleuse d'expansion. Les paroles de Régis produisirent
sur Allouez une si pénétrante impression qu'il semble que
l'âme du maître passa toute entière dans le docile disciple.
Au sortir de sa rhétorique, le 2o septembre 1639, Claude
1. Le Puy, lo décembre 1634. Voir la Vie de J.-F. Régis, par le
P. Daubenton, p. 82.
2. Rome, 30 janvier 1635 {Vie de J.-F. Régis, p. 83).
— 353 —
Allouez entre au noviciat des Jésuites à Toulouse, avec son
frère Ignace, un autre disciple de François Régis. Dès cette
époque, il pense aux missions lointaines, surtout à celles
du Canada. L'apostolat chez les sauvages est une
faveur, et cette faveur, il devait l'attendre longtemps. ïl
étudie, après le noviciat, un an la littérature, trois ans la
philosophie, quatre ans la théologie; il enseigne sept ans
la grammaire, les belles-lettres et la rhétorique; enlîn il
consacre trois ans soit à l'étude de sa propre perfection, soit
au laborieux ministère de la prédication ^. Il désespérait
déjà de voir ses vœux s'accomplir et il se résignait sous la
1. Le P. Claude-Jean Allouez (on écrit encore Allouetz, Aloez,
enfin, dans les Lettres historiques de Marie de rincarnation, Dallois),
né à Saint-Didier dans le Velay, le 6 juin 1622, entra au noviciat de
la Compagnie, à Toulouse, le 25 septembre 1639, et fit ses vœux de
profès à Rliodez, le 18 octobre 1057. Au sortir du noviciat, il étudia
la rhétorique un an (1641-1642), la philosophie à Billom (1642-1645);
il enseigna à Billom la grammaire (1645-1649), les Humanités (1649-
1650), la rhétorique (1650-1651); puis il fit sa théologie à Toulouse
(1651-1655) et sa troisième année de probation à Rhodez (1655-1656);
enfin, nommé prédicateur h Rhodez, il y resta jusqu'à son départ
pour Québec, où il arriva le 11 juillet 1658.
Le P. Carayon, XIII, p. 211, le fait naître en 1620, et Margry, t, I
p. 59 (Découvertes et établissements...), en 1613. C'est une double
erreur. Les catalogues de la Compagnie (Arch. gen. S. J., indiquent
le 5 juin 1622.
Consulter sur le P. Allouez, sur sa vie et ses travaux : Relations
de la Nouvelle-France, de 1664 à 1672; — Relations inédites de la
Nouvelle-France, t. I, p. 125 et suiv. ; t. II, pp. 20, 306 et suiv. ; —
Relation abrégée du P. Bressani, trad. par le P. Martin; appendice,
p. 315; — Lettres historiques de M. de l'Incarnation, pp. 621, 627,
638, 648, 650, 670; — Charlevoix, t. I, pp. 292, 293 et suiv., 397, 398,
405,438, 439, 447, 448, 449 etc.; — Cours d'histoire, t. II, passim;
— Elogia defunctorum Prov. Toi. (Arch. gen. S. J.); — Shea,
History of the Catholic Missions, p. 413; — Bancroft, Ilistonj of
the United States, t. II, p. 803 ; — Brasseur de Bourbourg, Histoire
du Canada, t. I, p. 120 et suiv.; — Ribliothèque des écrivains de la
Compagnie de Jésus, par de Backer, art. Allouez; — Margry, Décou-
vertes..., t. I, p. 65; — A''. Perrot, p. 128, etc.
Jés. et Nouv.-Fr. — T. II. 23
— 354 —
main de Dieu qui le retenait en France, quand une lettre
du P. Rochette, provincial de Toulouse, datée du 3 mars
1657, lui est remise à Rhodez : elle l'autorisait à partir pour
la Nouvelle-France.
(( A cette nouvelle, lisons-nous dans un de ses écrits
trouvés après sa mort, je laissai la lettre du R. P. Provin-
cial, et je me dis souvent à moy-mesme : c'est le Seig-neur
qui me fait une si grande grâce; j'en suis dans Festonne-
ment et l'admiration... c'est ici un coup de sa droite qui
m'a exalté par la plus sublime de toutes les vocations.
Seigneur, je suis à vous : secondez-mov dans cette divine
entreprise, afin que je me sauve et me sanctifie moy mesme
en travaillant au salut et à la sanctification du prochain ^. »
Seigneur, je suis à vous ! Toute la carrière apostolique
du P. Allouez, laquelle dura les trente-trois années de son
divin maître, fut la réalisation complète de ce beau senti-
ment, de cette donation entière de lui-même au Seigneur.
Un an après sa mort, son supérieur, le P. d'Ablon, écrivait
au P. Jacques le Picart, provincial de Paris : « Depuis
son arrivée en Canada jusqu'à sa mort, il a toujours esté
intrépide dans les dangers et infatigable dans les travaux
pour la conversion des âmes -. )>
D'une taille moyenne, solidement bâti comme les mon-
tagnards de son pays, dur à la besogne, habitué aux froides
températures, d'une volonté ferme et persévérante, pru-
dent, judicieux, instruit, d'un caractère entreprenant, calme
à la surface, très chaud au fond, le P. Allouez semblait
prédestiné aux missions de la Nouvelle-France ^. Dans ses
1. Margry, Découvertes..., t. I. p. 6o.
2. Ibid.,\. 62.
3. Vires firmœ, ingenium bonum, judicium boniim, prudentia
multa, tenax in propositis, profectus in litteris et in theologia magnus,
talentum ad missiones eximium (Catal. 2us Prov. Franciœ, in arch.
gen. S.J.).
— 355 —
papiers, il traçait ainsi le portrait du missionnaire cana-
dien : (( Les religieux de la Compagnie de Jésus qui passent
de l'ancienne France à la Nouvelle doivent y être appelés
par une spéciale et forte vocation. Il faut qu'ils soient des
gens morts au monde et à eux-mêmes, des hommes aposto-
liques et des saints qui ne cherchent que Dieu et le salut
des âmes. Il faut qu'ils aiment d'amour la croix et la morti-
fication, qu'ils ne s'épargnent point, qu'ils sachent supporter
les travaux de la mer et de la terre, et qu'ils désirent plus
la conversion d'un sauvage qu'un empire. Il faut qu'ils
soient dans les forêts du Canada comme autant de pré-
curseurs de Jésus-Christ, et que, dans des petits Jean-
Baptiste, ils soient autant de voix de Dieu, lesquelles crient
dans les déserts pour appeler les sauvages à la connaissance
du Sauveur. Enfin, il faut qu'ils aient mis tout leur appuy,
tout leur contentement, tous leurs trésors en Dieu seul, à
qui seul appartient de choisir ce qu'il veut pour le
Canada K » En adressant ces lignes au Provincial de Paris,
le P. d'Ablon ajoutait : « Voilà comment le P. Allouez,
de sainte mémoire, s'est, sans y penser, dépeint luy-mesme
par ses propres paroles, qu'il n'avait écrites que pour sa
consolation particulière 2. »
Il fallait à la mission du Canada des apôtres de cette
trempe, car « la Nouvelle-France, dit encore Allouez, est
le pays du monde le plus propre à concevoir le sens
littéral de ces paroles du Sauveur : Voilà que je vous
envoie comme mon Père m'a envoyé, en vous envoyant
comme des brebis au milieu des loups. En effet, il nous
envoie dans de vastes forêts parmi des sauvages cruels, qui
s'entre-mangent les uns les autres. Qu'en devons-nous donc
1. Margry, Découvertes..., t. I, p. 71.
2. Ibid., p. 72.
— 356 —
attendre sinon des coups de dents ou des effets encore plus
horribles delà Barbarie K »
Claude Allouez part de France pour le Canada avec le
gouverneur, M. d'Argenson. A Québec et aux Trois-
Rivières, il fait l'apprentissage de la vie du missionnaire;
il apprend en même temps les langues algonquine et
huronne. En 1665, il se dirige par FOttawa vers les
contrées qui avoisinent le lac Supérieur. Ce n'est pas sans
peine qu'il parvient à s'embarquer : l'année précédente, les
Outaouais, qui remontaient dans leur pays après la traite,
avaient refusé de le recevoir sur leurs canots. Cette
année, même opposition : « Un des plus considérables de
cette nation, dit Allouez, me déclare sa volonté et celle de
ses peuples, en termes arrogants et avec menace, de
m'abandonner en quelque île déserte, si j'ose les suivre -. »
Ces menaces ne Teffrayent pas. Il monte sur une barque
avec quelques trafiquants français, et suit les Outaouais.
En route, la barque se brise. Les Français sont recueillis
sans difficulté par les canots indiens ; quant à lui, après
s'être fait recevoir à force de supplications dans une
barque, il est bientôt déposé et laissé seul sur la rive
déserte du fleuve. Abandonné des hommes, il s'adresse à
Dieu, et un capitaine Outaouais venant à passer, prend
pitié de lui, l'embarque, lui met un aviron en main et le
fait ramer sans trêve ni merci. « Mais cet homme, animé
de saintes espérances, dit le protestant Bancroft, ne
redoutait ni la faim, ni la nudité, ni le froid, ni les fatigues
et la lassitude de jour et de nuit 3. »
Le 1'^'^ septembre, il atteint les rapides entre les lacs
1. Margry, Découvertes...^ t. I, p. 69.
2. Relation de 1667, p. 5.
3. Ilistorij of the United States, vol. II, p. 803.
— 3o7 —
Supérieur et Huron ; puis il pénètre dans le lac Supérieur,
long-e la rive méridionale, s'arrête à la baie Sainte-Thérèse^
et de là, suivant les traces du P. Ménard, il traverse plus
heureusement que lui le portage de Kecwaiwona *, et
arrive à la pointe Chag-ouamigon, à Textrémité sud-ouest
du grand lac.
A Chagouamigon, il v avait deux gros bourgs, habités,
l'un par les Hurons de la nation du Petun, qui, chassés par
les Iroquois de leur pays, s'étaient réfugiés à Michillima-
kinac, puis à l'entrée de la baie des Puants et enfin à
l'extrémité occidentale du lac Supérieur ; l'autre par les
Algonquins , compagnons d'exil des Hurons , qui appar-
tenaient aux trois tribus des Outaouais Sinagaux, Outaouars
Kiskakous et Outaouais Keinouché '^. Ces Algonquins,
après avoir abandonné les îles huronnes, où ils s'étaient
d'abord retirés, et après avoir erré des années dans le
Michigan-Ouest et le Visconsin actuels, habitaient depuis
1660 la pointe Chagouamigon, où ils se livraient à la
chasse et à la pêche.
Allouez élève entre les deux bourgs, sur les bords du
lac, une petite chapelle d'écorce, où les Hurons, autrefois
convertis à la foi chrétienne par Tillustre martyr, Charles
Garnier, viennent s'instruire, se confesser, et reprendre les
pratiques religieuses qu'ils ont abandonnées dans l'exil.
Il confère le baptême à plus de cent enfants c[ui ne l'ont
pas encore reçu '^
Les Algonquins se montrent plus rebelles aux pressantes
exhortations du missionnaire. « Ces peuples, est-il dit
1. Kcweenaw ou Quioacounan.
2. Belatioji de 1667, p. 17. Cette Relation les appelle Outaoûacs
Kiskakoumac, Outaoûsinagouc. — Perrot, p. 241.
3. Relation de 1667, p. 16.
— 358 —
dans son journal, sont fort peu disposés à la Foy, parce-
qu'ils sont les plus adonnez à lidolatrie, aux superstitions,
aux fables, à la polygamie, à l'instabilité des mariages, et à
toute sorte de libertinage, qui leur fait mettre bas toute
honte naturelle. Tous ces obstacles n'ont pas empêché que
je ne leur aie prêché le nom de Jésus-Christ, et publié
l'évangile dans toutes leurs cabanes et dans notre cha-
pelle, qui se trouvait pleine depuis le matin jusques au
soir, où je faisais de continuelles instructions sur nos
mystères et sur les commandements de Dieu K » En deux
ans, le Père baptise une centaine d'enfants et quelques
adultes -.
Son zèle ne s'étend pas seulement aux Hurons et aux
Algonquins. Des Outagamis, des Sakis, des Illinois, des
Christinaux ou Gascons du Canada, des Sioux orientaux ou
Nadouessioux, les Pouteouatamis et les Chippaouais ou
Sauteurs se rendent à Ghagouamigon, les uns par curio-
sité pour voir la robe noire, les autres pour s'instruire ^ ;
tous entendent la parole de Dieu. Le Jésuite, qui parle
six langues ^. se fait comprendre de tous, excepté des
Sioux, avec lesquels il traite par interprètes "\
Après la défaite des Hurons, les Nipissings s'étaient
retirés en grand nombre sur les bords du lac Alimibegong,
entre le lac Supérieur et la baie d'Hudson *'. « Depuis près
de A'ingt ans, ils n'avaient veu ny pasteur, ny entendu
1. Relation de 1667, p. 17.
2. Ibid.
3. Relation de 1667, p. 18, 23 ; — Charlevoix, t. I, p. 397.
4. Lettres historiques de M. de rincarnation, p. 648.
5. Relation de 1667, eh. IX, X, XI, XII, XIII et XIV.
6. Le lac Alimibegong- ou Népigon se décharge dans le lac
Supérieur. Relations de 1658, p. 20; — de 1667, p. 24; — de
1670, p. 93.
— 359 —
parler de Dieu... Leur bourgade était composée de sau-
vages, la pluspart idolâtres et de quelques anciens chré-
tiens... Vingt faisaient profession publique de christia-
nisme ^. » Le P. Allouez va les visiter ; il reste quinze
jours au milieu d'eux, instruisant, confessant et baptisant,
et revient à son poste de Ghagouamigon, auquel il donne
le nom de pointe du Saint-Esprit. Ce fut la première
résidence, la première mission de l'Ouest.
Dans son Histoii^e des Etats-Unis^ Bancroft raconte
avec enthousiasme sa merveilleuse fondation, puis il
ajoute : « Après avoir résidé, près de deux ans, principa-
lement sur la rive méridionale du lac Supérieur, et avoir
attaché son nom d'une façon impérissable aux découvertes
pjrof/ressives faites dans F Ouest, Allouez revient à Qué-
bec - », portant avec lui des échantillons de cuivre qu'il a
trouvés sur les bords du lac. La moisson était mûre, mais
il n'avait pas d'ouvriers pour la cueillir ; et puis il voulait
avoir un Jésuite à poste lixe à Ghagouamigon, afin de pou-
voir se transporter plus librement dans de nouvelles
régions et découvrir d'autres peuples, sans négliger par de
fréquentes absences la mission du Saint-Esprit, où la Foi
grandissait avec les conversions. Il ne reste que deux jours
à Québec, à peine le temps de se reposer, et repart accom-
pagné du P. Louis Nicolas et d'un domestique.
D'un talent médiocre, d'une intelligence peu cultivée, le
P. Nicolas '^ n'avait pas été élevé sur les genoux d'une
1. Relation de 1667, pp. 24 et 26.
2. Bancroft, vol. II, p. 80o.
3. Né à Aubenas (Ardèche), le 24 août 1634, le P. Nicolas entra
dans la Compagnie de Jésus, h Toulouse, le 16 sept. 1654. Après le
noviciat, il professe à Saint-Flour quatre ans, et au Puy en Velay
un an, les classes de grammaire (4656-1661). Il suit de 1661 à 1663
le cours de philosophie à Tournon, et part en 1664 pour le Canada.
• — 360 —
duchesse. Il joig-nait à la rudesse native du montagnard
une brusquerie d'allures assez vive, qui ne le fit pas goûter
des gentlemen français. En revanche, il ne reculait jamais
devant la besogne, fut-elle pénible; sa robuste constitution
pouvait se faire à tout; si son zèle n'était pas toujours
réglé ni éclairé, du moins il n'en manquait pas. On crut
qu'il conviendrait au P. Allouez dans cette mission du
Saint-Esprit, « où l'on vivait d'écorces d'arbres une partie
de l'année, une autre partie d'arrestes de poisson broyées,
et le reste du temps de poisson ou de bled d'Inde i. » En
outre, dans ce pays, il fallait compter sur soi pour vivre,
et non sur la générosité des sauvag-es. Le missionnaire
devait construire sa cabane de ses propres mains, aller
chercher sa nourriture dans les rivières et dans les bois,
ou se la procurer par des échanges, quand il pouvait
obtenir des trafiquants français quelques menus objets
chers aux Indiens. Le P. Nicolas était apte à tout cela.
Il fut donné au P. Allouez, qui le laissa à la pointe du
Saint-Esprit, et prit lui-même la direction du Sud.
Arrivé à la baie des Puants, il y fonde la mission de Saint-
François-Xavier. De là il rayonne sur les contrées environ-
nantes; il parcourt en apôtre le village des Ousakis et les
bourgs des Pouteouatamis, des Outagamis ou Renards, des
Miamis-, des Sakis-^, des Mascoutins^ et des Malomines ''.
— Les renseignements que les archives générales nous fournissent
sur ce missionnaire sont très précis : « Magnus zelus animarum et
virtute probata, viribus firmis, ingenium valde médiocre, prudentia
exigua, profectus in litteris et in theologia parvus, incompositi
mores quoad exteriorem hominem, prœcipites et fréquentes nimium
in agendo motus, c{uil)us Gallis non probatus. »
i. Relation de 1607, p. 20.
2. Ou Miamiak, Miamioïiek, Oumiamis et Oumamis.
3. Ou Sacks, Ousakis.
4. Ou Maskoulens et Mackoutens.
5. Ou Maloumines, ]\Ianomines, Maroumines, Folles-Avoines.
— 361 —
Dans tous les endroits où il s'arrête, il visite les cabanes»
il ori^anise des réunions, il proche, il baptise les enfants et
les adultes en danger de mort. Pour le moment, c'est la
semence de l'évangile qu'il jette un peu partout sur ces
terres infidèles ; plus tard, quand l'heure de la miséricorde
aura sonné, cette semence grandira et fructifiera K
Allouez ne passe que six mois dans cette mission, où les
Pères Druillettes et André viennent de Québec le rem-
placer et continuer l'œuvre qu'il a à peine ébauchée ; de la
baie des Puants, il se dirige, par ordre de son supérieur,
vers le Saut-Sainte-Marie -.
Ce supérieur était le P. d'Ablon, dont nous avons déjà
parlé, et qui venait de fonder au pied du rapide, entre les
lacs Supérieur et Huron, la résidence de Sainte-Marie,
centre de toutes les missions de l'Ouest. Il habitait là avec
le P. Marquette, ce découvreur bien connu des géographes,
qui est encore au delà de l'Atlantique l'objet d'une sorte de
culte .
L'abbé de Gallinée, prêtre de Saint-Sulpice, décrit
ainsi cette résidence dans le récit de son voyage au Saut :
(( Nous arrivâmes le 25 mai (1670) à Sainte-Marie du
Saull, qui est le lieu où les R. P. Jésuites ont fait leur
principal establissement pour les missions des Outaouacs
et des peuples voisins. Ils ont eu depuis l'an passé deux
hommes à leur service, qui leur ont basty un fort joly fort,
c'est-à-dire un quarré de pieux de cèdres de douze pieds de
haut avec une chapelle et une maison au dedans de ce fort,
en sorte qu'ils se voient à présent en estât de ne dépendre
des sauvages en aucune manière. Ils ont un fort grand
désert bien semé où ils doivent recueillir une partie de
1. Relation do 1G70, pp. 92 et siiiv.
2. Relation de 1070, p. 101.
— 362 ^
leur nourriture ; ils espèrent même y manger du pain avant
qu'il soit deux ans d'icy *. »
Les Pères d'Ablon et Marquette, arrivés en 1668 chez
les Outaouaîs, s'étaient établis en cet endroit, parce que
chaque année, du printemps à la naissance de l'hiver, les
Sauteurs, peuple errant de ces contrées, s'y réunissaient
en grand nombre pour la pèche de l'atticameg, poisson
blanc très délicat, qu'on trouve en abondance dans la rivière
de Sainte-Marie ; ils espéraient encore, en se fixant dans
cette contrée fertile, rendre les sauvages sédentaires et les
amener peu à peu au défrichement et à la culture du sol -.
Cinq ans avaient suffi aux Pères Allouez, d'Ablon et
Marquette, cet illustre ti^iauivirat, comme les appelle Ban-
croft 3, pour fonder les trois missions du Saint-Esprit , de
Saint-François-Xavier et de Sainte-Marie, là où aucun mis-
sionnaire n'avait pénétré avant eux. Ils avaient porté le
nom sacré du vrai Dieu du Saut à Chagouamigon et de
Chao'ouamisron à la baie des Puants; ils avaient vu ou
visité toutes les nations qui s'étendent du pays des Illinois
1. Margry, Découvertes..., t. I, p. 1(>1.
2. Relations de 1G69, p. 17-20 ; — de 1670, p. 78-86, 87-92. — « La
moisson est si abondante à Sainte-Marie du Sault, écrivait le
P. Marquette en 1669, qu'il ne tient qu'aux missionnaires de baptiser
tous ceux qui sont là au nombre de deux mille ; mais l'on n'a pas
osé jusques à cette heure se fier à ces esprits qui sont trop condes-
cendants de peur (ju'ils ne continuent après le baptême dans leurs
superstitions ordinaires. On s'applique surtout à les instruire et
à baptiser les j7iorihoncls, qui sont une moisson plus assurée. »
{Relat. de 1669, p. 20.) — Cette sévérité dans l'administration du
baptême n'a pas empêché M. de Galinée, sulpicien, d'écrire
l'année suivante sur cette même mission de Sainte-Marie-du-Saut,
où les Jésuites l'avaient reçu avec toute la cJiarité possible : (( Les
Pères ont une pratique qui me semble assez extraordinaire, qui est
qu'ils baptisent les adultes hors du danger de mort... » (Margry,
t. I, p. 162.)
3. Bancroft, vol. Il, p. 805.
— 363 —
au lac Supérieur ; ils avaient parcouru dans toute sa lon-
gueur la baie des Puants et le nord du lac Michigan; du
lac Michigan ils avaient pénétré dans le lac Iluron pour se
rendre de là à Sainte-Marie-du-Saut. Enfin, en 1670,
d'Ablon et Allouez s'embarquaient sur un canot, arrivaient
au fond de la baie des Puants, descendaient chez les Mascou-
tins et allaient évangéliser les Illinois au sud-ouest du lac
Michigan '.
Ces vastes régions s'ouvraient à l'activité française en
même temps qu'à la Foi chrétienne. La France arborait son
drapeau partout où le missionnaire plantait la croix. Les
protestants eux-mêmes ont rendu aux Jésuites ce témoi-
gnage d'avoir été les apôtres du Christ et de la France dans
les pays cVen haut, comme on disait alors; dans le Far-
West, comme disent aujourd'hui les pionniers Américains.
« Toutes les traditions de cette époque, écrit l'historien
protestant des États-Unis, témoignent en faveur des mis-
sionnaires de la Compagnie de Jésus. L'histoire de leurs
travaux est liée à l'origine de toutes les villes célèbres de
l'Amérique française; et il est de fait qu'on ne pouvait
doubler un seul cap ni découvrir une rivière que l'expédi-
1. Relation de 1671, pp. 42-47. — Les Illinois habitèrent d'abord
le Far-West. En ayant été chassés par leurs ennemis, ils se réfu-
gièrent sur les rivages du lac Michigan ou Mlchlc/anon, auquel ils
laissèrent leur nom. Les Iroquois les forcèrent encore à quitter ce
pays, et ils se retirèrent au delà du Mississipi, à rexception cepen-
dant d'une des nations illinoises, qui élut domicile dans le voisinage
des Mascoutins. Peu à peu les autres nations repassèrent le Mississipi
et s'étendirent sur un immense territoire, borné au nord par la
rivière des Renards, le Visconsin, le lac Michigan et la rivière Saint-
Joseph; à l'ouest et au sud, par la rivière des Miamis et l'Ohio; à
l'ouest, par la rive occidentale du Mississipi qu'ils occupaient en
certains points {Nie. Perrot, cdit. par le P. Tailhan, p. 220 et suiv.;
— Relations de 1670, p. 91; — de 1671, pp. 24, 2o, 47, 49; — de
16o8, p'. 21; —de 1660, p. 12; — de 1667, p. 21; )
— 364 —
tion n'eût à sa tète un Jésuite K » Le professeur d'histoire
à l'école militaire de Saint-Gyr, L. Dussieux, ne refusait
pas à ces religieux le même tribut d'admiration. Dans le
petit livre où il résume ses belles leçons de 1850 sur les
luttes héroïques de la France au Canada, il écrit ces quelques
lig-nes, qui sembleraient une exagération de la part d'un
autre historien : « Les Jésuites allèrent prêcher la foi aux
nations qui habitaient les rives du lac Supérieur et commen-
cèrent à avoir les premiers aperçus sur la géographie des
parties centrales et occidentales de l'Amérique du Nord...
La géographie, le commerce et la politique française fai-
saient d'immenses progrès à la suite de la foi. On ne saurait
trop insister sur ces grands travaux des Jésuites et sur
leurs résultats '-. »
Plus loin, le même historien ajoute : « L'intendant Talon
sut mettre à profit, pour l'augmentation de la puissance de
la France, les progrès et les découvertes des missionnaires
dans les pays d'en haut. 11 avait formé le dessein de prendre
possession de toutes les terres au Nord et à l'Ouest du
Canada. Les peuples qui habitaient ces régions étaient de
race algonquine et fort préparés par les missionnaires à
notre alliance ■^. »
Pour exécuter son dessein, l'intendant conçut le projet
de convoquer toutes les nations sauvages du Nord et de
4. Ilistonj of the United States, vol. II, chap. XX.
2. Le Canada. 2*^ édit. , p. 65, — La carte des lacs Supérieur,
Huron et Micbigan, faite à cette époque par les missionnaires des
Outaouais, a été insérée dîfns la Relation de 1670. V. la Cartographie
succincte de la Nouvelle-France, par Harrisse, n° 201. — Comme on
peut le voir dans la Cartographie succincte {n° 202, p. 194), et dans
la Cartographie de la Nouvelle-France, de M. G. Marcel (n° 7, p. 8),
les Jésuites firent aussi une carte de la Nouvelle découverte faite en
Vannée 4672, carte continuée par Marquette.
3. Ihid., p. 69.
— 365 —
l'Ouest à la résidence des Pères, à Sainte-Marie-du-Saut,
comme étant un point central et de facile accès, et là, dans
une grande assemblée générale, de leur proposer de se
mettre sous le protectorat de la France. L'idée ne man-
quait ni de grandeur, ni d'à propos. Mais comment prévenir
toutes ces peuplades dispersées et leur faire accepter cette
réunion? Talon jeta les yeux sur un voyageur capable de
mener à bien l'entreprise, Nicolas Perrot, homme d'esprit
et habile, très jeune encore, puisqu'il avait à peine vingt-
sept ans, et qui s'était enrôlé, comme engagé^ au service
des missionnaires. L'engagement ne dura pas longtemps,
assez cependant pour lui permettre de visiter la plupart
des peuplades indigènes et d'apprendre leurs langues. En
1670, il avait quitté le service des Jésuites, tout en res-
tant leur ami dévoué et il se livrait au commerce des pel-
leteries ; mais ce « n'était j^as un trafiquant vulgaire,
uniquement préoccupé de ses intérêts et de ceux de ses
commettants. Dès le commencement de sa carrière, il
comprit combien il importait à la colonie et à la France de
voir toutes les nations de l'Ouest unies entre elles contre
riroquois, l'ennemi commun ^ ; » et, dans toutes ses
courses chez les nations situées à l'ouest des grands lacs,
il ne perdit jamais de vue ce but élevé -. Les sauvages
.l'estimaient et il exerçait sur eux la plus heureuse
influence.
Au printemps de 1670, Perrot descendit à Montréal avec
une flottille de trente canots indiens, par la rivière des
Français, le lac Nipissing et FOttawa. Talon le voit et
charge cet infatigable explorateur de préparer la grande
assemblée du Saut-Sainte-Marie ; l'intendant ne pouvait
1. Note du P. Tailhan sur le Mémoire de Perrot, p. 2G0.
2. Ibid.^ pp. 260 et suiv.
- 36G —
s'adresser à un agent plus habile et plus actif. Perrot
passe l'hiver (1670-1671) chez les Amikoués, au bord du
lac Huron, d'où il expédie des courriers au Nord et à
l'Ouest, pour inviter les tribus à se trouver, le mois de
juin suivant, au Saut, où le Gouverneur général devait
envoyer un de ses capitaines avec mission de leur faire con-
naître ses volontés.
Ce capitaine était M. de Saint-Lusson, désigné pour
j)rendre possession du pays des Outaouais, au nom du
roi de France. Le 14 juin^, plus de quatorze nations se
rendent à la réunion des contrées les plus éloignées.
D'Ablon, Druillettes, André, Allouez et Perrot y assistaient,
ce dernier en qualité d'interprète -.
Sur une éminence qui domine la bourgade des Sauteurs,
les Français plantent d'un côté la croix, de l'autre un
poteau surmonté des armes de France. M. de Saint-Lusson,
entouré des missionnaires et des Français, se place près
de la croix, et les sauvages se pressent autour d'eux,
attentifs, étonnés. Après le chant du Vexilla i^egis et de
Vexaudiat, qui se mêle au bruit sourd des vagues bondis-
santes de la rivière Sainte-Marie, le P. Allouez se lève,
et dans un discours algonquin, pittoresque et imagé, il
1. Un acte de la prise de possession des pays des Outaouais est
conservé aux archives de la marine. A la fin de l'acte on lit : « fait
à Sainte-Marie-du-Sault le 14^ jour de juin, Fan de grâce 1671. »
C'est donc par erreur que la Relation de 1671, p. 26, indique le
4 juin. C'est aussi par erreur que Perrot, p. 127, assigne pour date à
cette cérémonie l'année 1669. Peut-être est-ce le copiste qui s'est
trompé. Enfin, Perrot dit que le P. Marquette assista au conseil; il
se trompe, car le Père était alors avec les Hurons et les Outaouais,
qui n'arrivèrent au Saut qu'après la réunion. Du reste, le nom du
P. Marquette ne figure pas parmi les signataires du procès-verbal.
Voir sur cette réunion : Perrot, p. 126, chap. XX, et la note,
p. 290; — Relation de 1671, p. 26 et suiv.
2. Procès-verbal de la réunion (Ministère de la marine).
— 367 —
célèbre d'abord les i^-randeurs du Christ, lîls de Dieu, puis
il redit la puissance du roi de France, et s'ell'orce de per-
suader aux sauvages qu'il ne peut rien leur arriver de
plus avantag-eux que de mériter la protection d'un tel
monarque ; qu'ils l'obtiendront s'ils le reconnaissent pour
leur grand chef. Un immense cri d'approbation répond au
discours de l'orateur. M. de Saint-Lusson lit la commission
qu'il a reçue du Gouverneur, Perrot l'explique ; les sau-
vages reconnaissent le roi de France pour leur père ; tout
le pays est mis sous la protection de Sa Majesté, et la
cérémonie se termine par le Te Deiim et un beau feu de
joie 1.
Bancroft termine par cette réflexion le récit de cette
prise de possession des j^ays d'en haut : « C'est ainsi que
la puissance de la France et sa foi religieuse se manifes-
taient hautement en présence des antiques races de l'Amé-
rique et au cœur de notre continent. Mais cette ambition
hardie des serviteurs d'un monarque guerrier était condam-
née à ne laisser aucune trace durable -. » Hélas ! un siècle
ne s'était pas écoulé, et, de la domination française dans
cette partie de l'Amérique du Nord, il restait à peine le
souvenir de cette pacifique conquête, préparée et obtenue
par les soins et les travaux des missionnaires.
Pendant que ces événements s'accomplissaient dans
l'Ouest, que les apôtres de l'Evangile annonçaient le Christ
et portaient le nom de la France aux sauvages des pays
d'en haut, d'autres Jésuites parcouraient à l'Est le terri-
toire canadien entre le Saint-Laurent et la baie d'Hudson,
dans l'espoir de découvrir de nouveaux peuples à évangéli-
1. Relation de 1671, pp. 26, 27 et 28; — Perrot, ch. XX, p. 126, et
notes sur le ch. XX, p. 290 et siiiv.
2. Hlstory of the United States, vol. II, p. 807.
— 368 —
ser ou pour porter les secours de la religion aux tribus qui
les réclamaient instamment.
On a Yu que déjà en 1641 le P. de Quen avait visité le
lac Saint-Jean, que, dix ans plus tard, le P. Buteux s'était
rendu par le Saint-Maurice chez les Attikamègues, à la
hauteur des terres, où la rivière MataAvin prend sa source.
Depuis lors, les voyages s'étaient ralentis ; les missionnaires
ne s'étaient pas aventurés dans l'intérieur des terres, et les
timides peuplades du Nord, au lieu de descendre à Québec
et aux Trois-Rivières, où elles craignaient de rencontrer
les Iroquois, allaient trafiquer à Tadoussac, poste français
plus éloigné de l'ennemi.
Un jour cependant (1660) on apprend qu'un Algon-
quin, qui a voyagé dans les environs de la baie James
et V a rencontré beaucoup de ses compatriotes fugitifs,
est revenu au Saint-Laurent par le Saguenay, chargé de
présents pour le Gouverneur de la Nouvelle-France. Cette
nouvelle inspire à deux Jésuites entreprenants le désir de
marcher à la découverte de la Mer du Nord — c'est ainsi
qu'on appelait la baie d'Hudson — par le même chemin. Au
■commencement de juin de Tannée 1661, les Pères d'Ablon
«t Druillettes s'engagent dans le Saguenay sur une flottille
de quarante canots, montés par les Indiens ; ils dépassent
Chicoutimi et arrivent sur les bords du Saint-Jean, magni-
fique lac, long de quinze lieues et large de dix, alimenté
par plus de douze rivières et situé vers le 49*^ de latitude
nord. Aucun Français ne s'était encore avancé au delà de
ce pays, dont les missionnaires, dans leurs récits,
signalent la beauté ravissante, l'excellence des terres et la
douceur relative du climat. Dans les premiers jours de juil-
let, ils sont à Nekouba, source de la rivière du même nom,
qui se décharge dans le lac Saint- Jean, et de là ils écrivent
au P. Jérôme Lalemant : (( Nekouba est un lieu célèbre, à
— 369 —
cause crune foire qui s y tient tous les ans, à laquelle tous
les sauvages d'alentour se rendent pour leur petit com-
merce ^. Nous avons passé, pour Avenir ici, par des forêts
capables d'elïraver les voyageurs les plus assurés, soit pour
la vaste étendue des grandes solitudes, soit pour l'âpreté
des chemins également rudes et dangereux... »
La foire se tenait à Nekouba, à l'arrivée des Pères ; aussi
plusieurs nations s'y trouvaient-elles réunies. « Nous avons
vu, dit la même lettre, des peuples de huit ou dix nations,
dont les unes n'avaient jamais ni vu de Français, ni entendu
parler de Dieu ; les autres, qui ayant été baptisées autre-
fois à Tadoussac ou au lac Saint-Jean, gémissaient depuis
plusieurs années après le retour de leurs pasteurs. Nous
avons donc la consolation d'avoir fait entendre TEvano-ile
à diverses nations, dont plusieurs enfants ont été baptisés,
plusieurs adultes instruits, plusieurs .pénitents réconciliés
par le sacrement de confession- ». Les missionnaires, après
quelques jours de repos, se disposaient à continuer leur
route, mais les sauvages qui les accompagnent refusent
d'aller plus loin, à la nouvelle que les Iroquois ont battu
la nation des Écureuils et se dirigent vers la mer du Nord.
Force est de rentrer à Tadoussac ^.
Pendant ce temps, le P. Bailloquet descendait le Saint-
Laurent jusqu'à l'embouchure du fleuve, et, s'enfonçant
dans les terres, dans la direction du nord-est, il visitait les
u Papinachois, les Bersiamites, la nation des Monts jDelés,
les Oumamiouek et autres alliées de celle-ci ^. »
1. Belallon de 1661, scct. I, p. 13 et suiv.
2. Ibid.
3. Ibid., sect. II, p. 21.
4. Ibid., p. 29; — Charlevoix, t. I, p. 3ol.
On lit dans Charlevoix : « Il trouva partout des sauvages, à qui il
ne manquait, pour être de bons "chrétiens, que d'être instruits; il en
Je s. et Noiw.-Fr. — T. IL • 24
— 370 —
Tadoussac restait le centre de toutes les missions orga-
nisées dans ces vastes contrées, au nord du grand fleuve.
C'est laque les Indiens venaient se faire instruire et recevoir
les sacrements depuis les bords de la baie d'Hudson jusqu'à
l'île d'Anticosti ; c'est de là que partaient les missionnaires
pour porter aux tribus sauvages les lumières et les conso-
lations de la Foi.
En 1664, tandis que le P. Druillettes visite les peu-
plades errantes du Saguenay, le P. Henry Nouvel s'avance,
à travers mille dangers, jusqu'au lac Manikouagan, auquel
il donne le nom de Saint-Barnabe K L'année suivante, il
revient sur les bords du même lac continuer son œuvre
d'évangélisation, puis il passe l'hiver au lac Saint-Jean
sous la tente des chasseurs, et, l'été suivant, au milieu des
Papinachois -. Il combinait un voyage à la mer du Nord ;
il avait réuni de nombreux renseignements en vue de cette
excursion apostolique ; mais l'année du départ, le con-
ducteur, un capitaine Oumamiois, de la vallée d'IIudson,
ne paraît pas au lieu du rendez-vous ^.
Sous sa direction, la mission de Tadoussac devient si fer-
vente, que Marie de l'Incarnation écrit le I^^ septembre
1668 : « Les nations du Nord sont les sauvages les plus
soumis et les plus dociles pour nos saints mystères que
l'on ait encore rencontrés. Il y a peu de temps que le
P. Nouvel en amena cinq cents à Tadoussac qui témoi-
gnèrent une extrême passion de voir Monseigneur notre
prélat. Si tôt que sa Grandeur en fut avertie, elle partit
pour les aller visiter et les féliciter de leur soumission à la
baptisa plusieurs, et surtout quantité d'enfants moribonds, et laissa
une moisson bien préparée. )> (Ibid.)
1. Relation de 1604, p. 14.
2. //j»/.,p. 20.
3. Relation de 1664, pp. 19 et 20 ; — Relation de 1665, eh. VI, p. 13.
— 371 —
foi; et pour ne pas perdre une occasion si favorable, elle
donna le sacrement de confirmation à ceux qui se trou-
vèrent disposés pour le recevoir. D'autres Pères vont
joindre le P. Nouvel pour accompagner les sauvages dans
les bois durant leurs chasses et dans leur hivernement K »
Toutefois, le rêve des missionnaires était de visiter les
peuplades de la baie d'Hudson, de découvrir, comme ils
disaient, la mer du Nord; et plusieurs fois ils essayèrent
de le réaliser, sans y réussir, les Indiens refusant toujours
de les conduire.
Une circonstance imprévue leur permit enfm de mettre
leur projet à exécution. On sait que Sébastien Cabot péné-
tra le premier dans la Méditerranée de l'Amérique du
Nord. Après lui, l'infortuné Henri Hudson s'en ouvrit la
route en 1610 et y laissa son nom. Les voyages vers cette
nouvelle mer se succédèrent ensuite à des intervalles assez
rapprochés : les navigateurs anglais, Button, Fox, James,
et le français Jean Bourdon y vinrent par le détroit d'Hud-
son et explorèrent la baie jusqu'au rétrécissement de l'ex-
trémité méridionale, auquel le nom de baie James est resté
attaché. Le but de presque tous ces voyages, entrepris par
mer, était la recherche d'un passage de l'Atlantique au
Pacifique par le nord du nouveau continent. Aussi les
explorateurs ne songèrent-ils pas à y créer des établisse-
ments commerciaux. Et cependant il y avait là un champ
à exploiter pour la traite des pelleteries.
Deux transfuges français, Chouard des Groselliers et
Radisson, devaient avoir le triste honneur de découvrir cette
riche exploitation à l'Angleterre ; ils offrirent à Rupert,
neveu de Charles P^, d'ouvrir au commerce anglais ces pa'ys
nouveaux. Rupart accepta l'ofPre, et, en 1068, il envoya
1. Lettres historiques, p. 028; — Relation de IG'38, pp. 22 et 24.
— 372 —
dans la baie, sous la conduite des deuxtransfug-es, plusieurs
navires, qui rapportèrent des cargaisons de peaux de castor.
La Compagnie de la baie d'Hudson fut aussitôt fondée, et
le fort Rupert élevé à l'eml^ouchure de la rivière Nemiscau.
Grande fut l'émotion religieuse et patriotique à Québec,
à la nouvelle de ces derniers événements, qui portaient
une si grave atteinte à la prédication de l'Evangile et au
commerce de la colonie. Talon revenait de France, où
l'avaient appelé les affaires du gouvernement colonial. 11
apprend p^v des Algonquins « que deux vaisseaux Euro-
péens cabannent assez près de la baie d'Hudson ^ » et aussi-
tôt il prend une mesure énergique : « il y fait passer par
terre quelques hommes de résolution, pour inviter les
Kilistinons, qui sont en grand nombre dans le voisinage
de cette baie, de descendre à Québec - », afin d'y trafiquer
directement avec les Français ; puis il les charge de planter
le drapeau national sur cette terre encore inconnue des
colons et d'en prendre possession au nom du roi de
France. Ces hommes de résolution étaient le P. Charles
Albanel, Denys de Saint-Simon et un autre Français.
Charles Albanel, autrefois missionnaire à Tadoussac,
V avait connu les Kilistinons. Il parlait facilement leur
langue et savait comment manier leur naturel défiant. En
outre, cet industrieux enfant de l'Auvergne possédait deux
qualités très utiles à cette longue et périlleuse entreprise,
la ténacité persévérante de ses compatriotes et une
ardeur infatigable.
11 y avait cependant en lui plus du découvreur que du
missionnaire ; il aimait plus à voyager qu'à convertir, à
voir des nations nouvelles qu'à les évangéliser. C'est le
1. Lettre à Colbert; Québec, 10 novembre 1(370. [Marcjnj, I,
p. 84).
2. Ihid.
— 373 —
type du voyageur, ce n'est pas le modèle de l'apôtre, ni du
religieux. Ses supérieurs n'eurent pas à se louer de lui, les
premières années de son séjour à la Nouvelle-France. Il
iinit par comprendre sa sul^lime mission, et le chercheur
d'aventures devint ce qu'il aurait dû toujours être, un
chercheur d'âmes. S'il n'a rien perdu en 1G70 de son goût
prononcé pour les voyages, il est du moins alors convaincu
que l'apostolat est le premier but du missionnaire'.
Le 22 août 1()70, il s'embarque sur le Saguenay avec
Saint-Simon, un Français et six sauvages. Contraint d'hi-
verner sur les bords du lac Saint-Jean, il se remet en
route au mois de juin de l'année suivante, traverse le lac
des Mistassins, descend la rivière Nemiscau et arrive le
1*^^ juillet sur les bords de la grande baie, au village de
Miscoutcnagechit^ oi\ les sauvages, qui avaient demandé
1. Le P. Charles Albanel, né en Auvergne en 1616, entra au novi-
ciat des Jésuites le 16 sept. 1633, après son cours de philosophie. Au
sortir du noviciat il professa la grammaire, les humanités et la rhé-
torique dans différents collèges, àCahors, à Carcassonne, à Mauriac
et à Aurillac ; puis il fit sa théologie à Tournon. Le 23 août 1649 il
arrivait au Canada. — Le P. Lalemant écrit sur lui au R. P. Général,
le 20 juillet 1664 : « Veteranum illum operarium, optimi ingenii
naturalis, et qui potens est verbo et sermone apud barbaros sed vità
non satis religiosà. » Il avait déjà écrit le 8 sept. 4661 : « Si unum
excipias. P. Carolum Albanel, vivunt omnes nostri patres religiosè,
eximii omnes et omni génère virtutis egregii. » A partir de 1668, le
P. Albanel est entré dans la vraie voie du missionnaire, et le
26 août 1670, le P. Le Mercier peut écrire au R. P. Oliva qu'il en est
pleinement satisfait, puis il ajoute : « Hiemavit cum sylvestribus
christianis, quos Montanenses vocant, quibus tetrâ lue correptis mira
charitate adfuit, cum bonà a'dificatione gallorum quibuscum erat. »
(Arch. gen. S. J.)
Consulter sur les travaux de ce missionnaire : Relations de 1651,
1666, 1669, 1670 et 1672; — Relations inédites, t. I, Journal du P. de
Crépieul, p. 320 ; t. 11, pp. 4, 5, 46 et suiv. ; — Lettres historiques,
p. 672; — Charlevoix, pp. 477 et 478; — Découvertes..., Margry ,
t. I, p. 92.
— 374 -
un missionnaire pour les évangéliser ^, le reçoivent avec
de grandes démonstrations de joie. Dans les endroits oi^i il
passe, (( il fait des actes de prise de possession, suivant les
ordres qu'il en a ; il les signe avec le sieur de Saint-Simon
et les fait aussi signer par les chefs de dix ou douze nations
sauvages, qu'il avait eu la précaution de rassembler, pour
être témoins de cette cérémonie -. »
Le 5 juillet il repart pour Québec, où il débarque les
premiers jours d'août, « après un voyage extrêmement
difficile » de deux cents portages et de quatre cents rapides.
« Jusques ici, dit le P. All)anel, on avait estimé ce voyage
impossi])le aux Français, qui après l'avoir entrepris déjà
par trois fois, et n'en ayant pu vaincre les obstacles, s'étaient
vus obligés de l'abandonner dans le désespoir du succès.
Ce qui paraît impossible, se trouve aisé quand il plait à
Dieu. La conduite m'en était due, après dix -huit ans de
poursuites que j'en avais faite, et j'avais des preuves assez
sensibles que Dieu m'en réservait l'exécution... Je n'ai pas
été trompé dans mon attente, j'en ai ouvert le chemin en
compagnie de deux Français et de six sauvages 'K »
L'année suivante, cet intrépide voyageur, âgé de
cinquante-sept ans, se remettait en route pour la baie
d'Hudson, dans le seul désir d'y prêcher Jésus-Christ. Sur
ce voyage, le P. d'Aiglon écrivait au Provincial de France
ces quelques lignes, qui n'étaient pas originairement des-
tinées à la publicité : « Il a hiverné en chemin à plus de
cent lieues d'ici, mais ce n'a pas été sans beaucoup souf-
frir. Car outre la famine et les autres misères qui sont
1. Les sauvages de la baie criludson avaient envoyé en 1661 des
députés à Québec pour obtenir des missionnaires. En 1671, une nou-
velle députation vint faire la même demande.
2. Charicvoix, t. I, p. 478.
3. Relation de 1672, p. 56.
— 373 —
ordinaires en ces sortes dhivernements ; après avoir
dépensé tout ce qu'il avait porté pour vivre, s'en servant
pour gag-ner et conserver ses sauvages ; après avoir été
longtemps couché sur terre sans pouvoir remuer à cause
d'une chute fâcheuse, il a été abandonné des sauvages qui
le devaient conduire, et des Français qui le devaient accom-
pagner. Nonobstant tout cela, ayant de plus appris que les
Anglais s'étaient rendus par mer dans l'endroit même où
il allait, qu'ils s'y étaient fortifiés, et menaçaient de le
tuer s'il se hasardait à y venir, nonobstant tout cela,
dis-je, il n'a pas laissé de poursuivre son chemin, ne s'ap-
puyant que sur la Providence '. »
Pendant plus de deux ans, on n'entendit pas parler de
lui ; il courut même le bruit qu'il avait été tué par les sau-
vages ~. Ce furent les Anglais qui le firent prisonnier et ne le
rendirent à la liberté qu'en 1G7G. Grand honneur pour un
apôtre de souffrir pour la foi ! Il ne tira pas de ce
second voyage le fruit qu'il en attendait, les Anglais ne
l'ayant pas laissé libre d'exercer son apostolat. Au premier
voyage, il avait administré le baptême à deux cents sau-
vages, enfants ou adultes ; il avait gagné à Jésus-Christ
tous les capitaines et les principaux chefs, et il avait pu
constater avec l^onheur que les deux grands obstacles à la
propagation de la foi parmi les Indiens, la superstition et
l'immoralité, n'offriraient pas, chez ces nations du Nord,
une résistance sérieuse aux triomjihes de l'Evangile-^.
On peut se demander si ce voyage fut aussi satisfaisant
au point de vue commercial qu'au point de vue religieux.
1. Relations inédites de la Nouvelle-France, t. II, p. 4. Lettre
du P. d'Ablon au R. P. Pinette, provincial de France; Québec,
24 oct. 1674.
2. Relations inédites, II, p. 46.
3. Relation de 1672, p. o6.
— 37G —
Sans doute que les députés, envoj^és par T intendant du
Canada pour prendre possession au nom de la France de
toutes les terres septentrionales, remplirent consciencieuse-
ment leur mission. Toutefois les changements survenus
dans le gouvernement colonial, par suite du rappel de
Talon et de son remplacement à Québec, occasionnèrent de
regrettables délais dans Toccupation par un poste français
de cette partie de l'Amérique du Nord. Les Anglais en
profitèrent pour agir en maîtres dans ce pays, et accaparer
la plus grosse part, sinon la part tout entière, de la
troque des pelleteries ; ils construisirent même plusieurs
forts destinés à maintenir leur domination sur la grande
baie. De cette situation il devait sortir, comme on le verra
bientôt, une lutte ardente et opiniâtre entre les deux
nations rivales de France et d'Angleterre ; et leur rivalité
pour posséder la baie d'Hudson lit couler plus d'une fois le
sang sur ces contrées du Nord, où le P. Albanel et Denys
de Saint-Simon avaient arboré, après tant d'efforts, en
présence des principaux capitaines des tribus sauvages, le
drapeau aux fleurs de lis de Louis XIV.
L'œuvre de la propagation delà Foi et de l'influence fran-
çaise dans la région du bassin inférieur du Saint-Laurent,
au sud des lacs Erié et Ontario, ne faisait pas les
mêmes rapides progrès qu'au Nord et au Nord-Ouest
de la Nouvelle-France. Au sein de cette confédération
redoutable des cinq nations Iroquoises, où leur ministère
avait dû cesser en 1658, les Jésuites essayèrent plus d'une
fois, depuis l'établissement du vicariat apostolique, de
reprendre le cours brusquement interrompu de leurs mis-
sions ; et chaque fois ils en furent empêchés par l'impla-
cable hostilité de ce peuple de guerriers.
En 1660, des députés d'Onnontagué et de Goyogouen
— 377 —
ramenèrent à Montréal quatre prisonniers français, et deman-
dèrent en échange l'élargissement de huit de leurs compa-
triotes '.
Le chef de l'ambassade, Garakontié, le plus célèl^re
capitaine des Onnontagués, grand ami autrefois des
missionnaires, était chargé de proposer, outre l'échange
des prisonniers, la paix avec les deux cantons, à la condi-
tion toutefois que la Robe noire irait habiter dans leur
pays : « Sans cela, dit-il, point de paix, et la vie de vingt
français captifs à Onnontagué est attachée à ce voyage -. »
Le gouverneur ne se crut pas autorisé à répondre à cette"
proposition ; il renvoya l'alTaire au vicomte d'Argenson,
qui voulut l'examiner en présence des habitants de Québec,
tant elle lui semblait grave à cause de la perfidie si connue
des Iroquois, de leur manque absolu de toute loyauté.
Fallait-il accorder aux ambassadeurs un missionnaire
Jésuite? N'était-ce pas le livrer sûrement à la mort 3?
« Jamais les Jésuites, dit Ferland, n'avaient hésité à se
rendre dans les lieux où leur présence pouvait produire
quelque bien ; la crainte des insultes, des mauvais trai-
tements, de la mort, ne les arrêtait point quand ils avaient
reçu l'ordre d'aller travailler à la gloire de Dieu. Mais les
autorités entrevoyaient de nouvelles trahisons derrière les
belles promesses des Iroquois ; on craignait que ces rusés
politiques ne se servissent du missionnaire comme d'un
otage, au moyen duquel ils pourraient imposer des condi-
tions. Malgré ces justes appréhensions, la crise était si
violente pour la colonie, qu'on pria le supérieur des
Jésuites d'envoyer un de ses religieux au secours des pau-
1. Relation de 1(3G1, p. 7.
2. Ihid., p. 8.
3. Ibid., pp. 8 et 9.
— 378 —
vres prisonniers. Pour la cinquième fois, le P. Simon
Le Movne eut l'honneur d'être appelé à exposer sa vie dans
les cantons iroquois K »
Le 21 juillet 16G1, le P. Le Moyne part gaiement de
Montréal avec les députés iroquois, heureux d'aller rendre
les Français à la liberté et d'apporter les consolations de la
foi aux Hurons chrétiens, captifs depuis près de douze ans.
Il espérait aussi déposer les semences de la vérité reli-
gieuse au cœur des Onnontagués et des Goyogouins 2.
1. Cours dlùstoire du Canada, t. I, p. 470. — Voir : Relation do
lOGl, section 1, p. 8 ; — Lettres historiques de Marie de rincarna-
tion, lettre LXI ; — Découvertes, Margry, t. I, p. 40.
2. Mgr de Laval écrivait aux cardinaux de la Propagande, le
21 octobre 1661 : (( Unus (è Societate Jesu) versus meridiem medios
inter liostes Iroquseos niissus est periculoso exitu atque incerto,
quibus nimirum barbaris nulla fides. Vénérant ad nos très hostium
legati, quatuor quos habe])ant captivos gallos nobis reddituri ut octo
socios suos quos captivos habebamus vicissim ipsis reponeremus;
speni faciebant certam, si unus è missionariis nostris iter vellet
suscipere apud Iroquœos fore ut non vacuus rediret, eidem reddendos
utique vigenti alios gallos et amplius illic captivos, simulque omnes
redituros ante hiemeni ; addebant multos illic vivere christianos
Hurones captivos, qui sacerdotem optarent à quo docerentur, multos
Iroquœos (jui doceri etiam percuperent ; idipsum prescribebant ad
nos captivi illic galli, sancteque affirmabant segetes albas hic esse ad
messem. In spem contra spem, in Deo fidentes, sacerdotem unum
illùc misimus qui ad nos quidem non rediit. » (Arch. de la Propa-
gande, vol. 2o6, p. 26.) — Le 8 sept. 1661. le P. J. Lalemant écrivait
au P. Chrystophe Lehorrer, vicaire général de la Compagnie, à
Rome : « Cursum missionum nostrarum extendimus ; ad Austrum
apud barbaros ipsos hostes nostros, tôt proditionibus reos et infâmes,
missus est P. Simon Le Moyne, veteranus illarum regionum
missionarius. Isti enim cum ex captivis gallis ad viginti selegissent,
({uibus à flammis parcerent, miserunt qui dicerent liberos dimit-
tendos, si ex vestibus nigris (hoc est ex nostris) aliquis ad ipsos
rediret, rem christianam promoturus. Hoc à nobis effïagitanfe
(juhernatore et populo, non fuit integrum non acquiescere, animo
pra^sertim subserviendi consiliis et judiciis Dei inscrutabilibus, qui
— 379 —
Il fait son entrée à Onnontagué en vrai triomphateur,
entre deux haies d'hommes, de femmes et d'enfants. Est-ce de
bon augure? Quelques mois après, neuf Français sur ving^t
sont mis en lil^erté et conduits à Montréal ; les autres et le
Jésuite restent prisonniers à Onnontag-ué. Le P. Le Moyne
ne s'en plaignit pas : « Il soullVait volontiers ses chaînes
pour rompre celles des Français *. » Cependant, après les
plus persévérants eiforts, grâce surtout à l'habileté et au
tact intelligent de Garakontié, il peut délivrer les autres
Français et les ramener lui-même à Québec dans le cou-
rant de l'été de 16G2 ^'.
II ne devait pas survivre longtemps à cette dernière
ambassade au pays des Iroquois. Les privations, les mau-
vais traitements, les fatigues de l'apostolat au mijieu de
périls sans nombre, avaient altéré sa robuste santé. II
n'avait échappé à la mort que par une protection spéciale de
hi Providence, les sauvages ayant, dès son arrivée, décidé
de le tuer et donné des ordres pour lui fendre la tète ^. Il
mourut au cap de la Madeleine, le jour de la fête de son
patron, le 24 novembre 1665 ^.
La mort de ce vaillant apùtre fut une perte pour la mis-
sion ; les sauvages firent son éloge dans leur langue imagée.
En présence du marquis de Tracy, dans une audience solen-
hâc occasione forte uti voluit ad salutem alicujus prœdestinati ; ad
hanc igitiir periculosam provinciam libenti animo ex obedientià
convolavit prœdictus Pater à nobisque disccssit 21 Jiilli. » (Arch.
i>'cii. S. J.)
1. Belafion de 1G62, p. 14.
2. Relation de 1662, eh. V, p. 11 et ch. VI, p. 13.
3. Ibid., p. 13. — Pour tout ce qui précède sur Fambassade du
P. Le Moyne, consulter : Relit ion de 1661, ch. II, section I et II ; —
Relation de 1662, ch. IV, V et VI ; — Lettres historiques, lettres LXI
et LXII ; — Ferland, 1. I, ch. XIII, p. 469 ; — Charlevoix, t. I,
pp. 349 et 352
4. Journal des Jésuites, p. 339.
._ 380 —
nelle qui lui fut accordée à Québec, Garakontié s'adressa au
Père et lui dit au nom des Onnontag-ués : <( Ondessonk (c'était
le nom sauvage du P. Le Moyne), m'entends-tu du pays des
morts, oii tu es passé si vite? C'est toi qui as porté tant de
fois ta tête sur les échafauds des Agniers ; c'est toi qui as
été courageusement jusque dans leurs feux en arracher
tant de Français ; c'est toi qui as mené la paix et la tran-
quillité partout où tu passais, et qui as fait des fidèles
partout où tu demeurais. Nous t'avons vu sur nos nattes
de conseil décider de la paix et de la guerre ; nos cabanes
se sont trouvées trop petites quand tu y es entré, et nos
villages même étaient trop étroits quand tu t'y trouvais,
tant la foule du peuple que tu y attirais par tes paroles
était grande Nous te pleurons, parce qu'en te perdant,
nous avons perdu notre Père et notre Protecteur K »
Cependant le moment arrivait où un grand coup allait
être frappé contre les plus redoutables ennemis des Fran-
çais. C'était l'heure choisie par Dieu pour l'établissement
de missions durables dans chacun des cantons de la confé-
dération iroquoise.
Nous avons dit, à la fin du chapitre précédent, que le Roi
avait nommé M. de Courcelles gouverneur général du
Canada, et le marquis de Tracy commandant en chef des
forces militaires. Celles-ci se composaient d'un côté des
Canadiens-Français, de l'autre de quelcjues compagnies du
régiment de Carignan sous la conduite du colonel de
Salières. Les officiers et les soldats de ce régiment s'étaient
distingués à la bataille de Saint-Gotthard, gagnée en
Hongrie (1664) contre les Turcs. Leur indomptable courage
avait décidé la victoire. De retour de Hono^rie, on les
'o'
1. Relation de 1666, p. o.
— 381 —
embarqua pour la Nouvelle-France <( sur une escadre, qui
portait aussi MM. de Gourcelles et Talon, un grand nombre
de familles, quantité d'artisans, des engagés, les premiers
chevaux qu'on ait vus en Canada, des bœufs, des moutons,
en un mot, une colonie plus considérable que celle qu'on
venait renforcer ' . »
Le marquis de Tracy - joignait au titre de lieutenant-
1. Charlevoix, t. I, p. 381.
2. Pendant son séjour dans TAmérique méridionale, à Cayenne, à
Saint-Domingue et à la Guadeloupe, Alexandre de Prouville, marquis
de Tracy, s'était montré le protecteur et Tami des Jésuites, mission-
naires en ces pays. Le Général des Jésuites l'en remercia, le 20 jan-
vier 1665, par une lettre, où il lui recommandait en même temps ses
relig-ieux de la Nouvelle-France : Intellexi ex litteris Patrum
nostrorum, qui in America mei^iclionali versantur peculiaria officia
(|U£e ipsis excellentia vestra, pro suà ergà societatem nostram
benevolentià, pra^stitit. Pro his ut officii mei et debitœ gratitudinis
ratio exigit humillimas gratias ago, simulque rogo enixè ut eosdem
Societatis nostrœ operarios, qui saluti animarum incumhunt in
AmericH Septenfrionali paris benevolentise significatione persequi
velit. Spero illos habituros esse in Excellentia vestrâ peritissimâ
defensorem ac protectorem. Cum enim illi laboribus suis nihil aliud
quœrant quam divini laudis laudem, animarum salutem ac piissimi
Reo-is X°i' gloriam, probèque noverim Excellentiam vestram eumdem
linem spcctare, persuasum habeo locum favoris inventuros esse
apud eum cui eàdem voluntatum consiliorumque ratione consentiunt.
Non decrunt illi certissimè debitis Excellentiœ vestrse officiis. (Arch.
gen, S. J.). — Les Jésuites du Canada se montrèrent, en effet, vis-
à-vis du vice-roi, pleins de déférence et de gratitude, comme celui-
ci le fit savoir, cette année même, à leur Général, et le Général lui
répondit, le 'ô janvier 16G() : « Non satis esse duco, quod intclligam
Patres nostros, qui in nova Franciâ versantur, quibuscumque
possunt humilis obsequii significationilnis probare gratitudinem suam
Excellentiœ vestrœ, nisi ipsis ego quoque adjungar. » — Le mar-
(juis de Tracy fit plus que de protéger les missionnaires, il écrivit
au roi pour les laver des reproches dont les calomnies de ^1. de Mésy
avaient cherché à les noircir. Le P. Oliva l'en remercie dans la même-
lettre : Audio de Patribus nostris tam amanter tamque bénévole
Excellentiam vestram esse sollicitam, ad Parisiensem usque Chris-
tianissimi reo-is aulam, ut minime memores acceptœ gratiœ tani
— 382 —
général des troupes celui de vice-roi, et Ton doit avouer
que ce dernier ne déplaisait pas à ce gentilhomme qui
aimait le luxe, l'étalage en tout. A Québec, il ne sortait
jamais sans être précédé de vingt-quatre gardes et de
quatre pages, sans être suivi de six laquais aux livr<^'es
royales et de plusieurs ofiiciers richement vêtus. C'était
une faiblesse bien pardonnable dans un grand seigneur
doué des plus belles qualités personnelles, homme de bien,
chrétien convaincu, soldat d'expérience et de courage,
administrateur plein de verdeur et d'activité, quoique
septuagénaire. La population française et les sauvages le
reçurent avec enthousiasme et le saluèrent comme un
sauveur ^
Sa mission était de réduire les Iroquois ; dès son arriA^'e,
il se prépare à la remplir. Il fait construire trois forts sur
la rivière qui conduit aux Agniers : celui de Sorel sur
l'ancien fort de Richelieu, et ceux de Saint-Louis (plus
tard Ghambly) et de Sainte-Thérèse. Dans la suite, on bâtit
encore les forts de Saint-Jean et de Sainte-Anne (ou de
Lamothe^ '-.
Les Agniers et les Onneiouts, les deux nations les plus
rapprochées de la rivière Richelieu et les plus hostiles à la
France, s'inquiétaient assez peu des préparatifs de guerre
des Français ; accoutumés depuis longtemps à faire trem-
insig'iiis futuri simus, iiisi lUust. Magnitudinis vestrœ multa magnaque
in nos promerita libentissimè ubique et linguis et animis prœdi-
cemus. (Ai'ch. gen. S. J.)
1. Relation de 1665, chap. I et II.
2. Le fort de Sainte-Thérèse fut construit par le colonel de
Salières et celui de Sainte-Anne par Lamotte-Cadillac. Sorel donna
son nom au fort élevé sous sa direction, et Chambly bâtit le fort
Saint-Louis au pied d'un courant connu aujourd'hui sous le nom de
rapides de Chambly. (V. Ferlaml, t. II, ch. III et IV.)
— 383 —
bler leurs ennemis, ils se croyaient invincibles, ils ne
s'imaginaient pas que des troupes européennes osassent
jamais porter la guerre dans leurs cantons. Leur confiance
était peut-être augmentée par le voisinage des Anglais,
qui, après plusieurs incidents, étaient parvenus à enlever
aux Hollandais la Nouvelle-Belgique, devenue aussitôt la
Nouvelle-Angleterre '. Les Iroquois, placés entre les
Anglais et les Français, n'étaient-ils pas portés à se croire
forts de toute l'animosité qui divisait les deux plus grandes
nations de l'Europe?
A peine les forts Sorel, Ghambly et Sainte-Thérèse sont-
ils construits que M. de Courcelles, emporté par son
caractère chevaleresque, obéissant peut-être aussi à un
puéril sentiment de vanité, décide d'aller attaquer les
Iroquois dans leur propre pays, au cœur même de l'hiver.
Avait-il consulté le lieutenant-général? Il est probable
que non. Il se flattait d'avoir facilement raison de l'ennemi
avec quelques centaines de soldats, et n'était pas fâché de
jouir seul de la gloire de l'avoir vaincu et réduit à l'im-
puissance.
Par malheur pour lui, il ne se rendait aucunement
compte de la situation. Il ne connaissait ni le canton des
Agniers, où il prétendait descendre, ni les chemins qui y
conduisent. Ses troupes ne faisaient que d'arriver de
France, et elles n'étaient habituées ni aux rigueurs du froid
du Canada, ni aux longues marches en raquettes sur les
rivières et à travers les bois. Et puis, les soldats ne pou-
vaient emporter des vivres que pour quelques jours ; le
reste du temps, il fallait se nourrir du produit de la chasse,
I. Après roccupation de la Nouvelle-Belgique par les Anglais,
^Manhatte reçut le nom de Nouvelle-York, et Orange celui d'Albany.
Le territoire compris entre THudson et la Delaware s'appela Nou-
veau-Jersey.
— 384 —
et la chasse est un art en ces contrées, à cette époque de
l'année.
Mais le gouverneur, impatient d'agir, ne veut pas voir
les difficultés, ni entendre les observations. Sur la lin de
janvier 16GG, il quitte le fort Sainte-Thérèse, sans même
attendre les Algonquins qui doivent lui servir de guides,
ses soldats n'ayant môme pas le nombre suffisant de
raquettes et de couvertures. Le P. Rafeix suivait les troupes
en qualité d'aumônier. En route, le gouvei'neur s'égare
et arrive à quelques milles d'Orange, croyant tomber en
plein pays iroquois. Prévenu de son erreur par un mar-
chand hollandais, il revient sur ses pas et se voit forcé de
rentrer au fort Sainte-Thérèse, après avoir eu plusieurs
officiers tués ou blessés par les Agniers, et avoir perdu une
soixantaine de soldats, morts de faim et de misères. S'il
n'eût rencontré au retour les guides algonquins, qui lui
procurèrent des vivres, pas un homme ne serait revenu
vivant ^ .
L'humiliation de M. de Gourcelles était grande, son
irritation le fut plus encore. Blessé dans son amour-propre,
et n'ayant pas le courage de supporter la responsabilité de
ses imprudences et de son impardonnable précipitation, il
ne trouva rien de mieux que de charger les Jésuites de ses
propres torts, de les accuser d'avoir empêché les Algon-
quins de lui porter secours. En vérité, on ne se serait
guère attendu à trouver les Jésuites en cette affaire. Ils
protestèrent bien haut contre cette inique, ou plutôt, contre
1. Mémoire de M. de Salière des choses qui se sont passées au
Canada les plus considérables depuis qu'il est arrivé. (Arch. de la
Biblioth. nat., fonds français, vol. 4569, fol. 98...) ; — Charlevoix,
t. I, p. 385 ; — Relation de 1060, pp. 0-8 ; — Gosselin, t. I, p. 477 ;
— Gaimeau, t. I, 1. IV, ch. I ; — Faillon, t. III, 3« partie, 1. I ; —
Histoire du Montréal, par Dollier de Casson, de 1665 à 1666 ; —
Journal des Jésuites, janvier, février et mars 1606.
— 385 —
cette sotte accusation, et personne n'y ajouta foi, si ce
n'est peut-être l'intendant Talon, qui était assez porté à
voir dans les événements désagréables la main ténébreuse
de ces religieux ^. Gomme le fait observer un historien,
quel intérêt pouvaient-ils bien avoir « à faire échouer une
expédition qui devait être toute à l'avantage de leurs
missions sauvages 2? )> En outre, ajoute B. Suite, — et on
peut l'en croire quand il parle des Jésuites, — « les
Algonquins étaient commandés par Godefroy de Norman-
ville, un Ganadien qui ne cédait ni aux religieux ni aux
autres influences 'K »
Gependant, le premier moment de mauvaise humeur
passé, M. de Gourcelles finit par rendre justice aux Jésuites
indignement calomniés, il leur rendit sa confiance dont ils
n'avaient jamais démérité, et, dans l'avenir, àl ne fut pas une
seule fois question entre eux de ce léger nuage ^.
Le gouvernement colonial ne pouvait rester sous le coup
de la piteuse expédition du mois de janvier. En juillet, le
capitaine Sorel reçoit l'ordre de marcher contre les Agniers.
A vingt lieues des villages ennemis, il rencontre les
députés de ce canton, porteurs de paroles de paix; il se
laisse fléchir, et les conduit lui-même à Québec, avec
quelques Français, prisonniers des Iroquois, au lieu de
mettre une fois pour toutes à la raison cette tribu perfide
et les Ouneiouts, ses voisins ^.
Gomme toujours, la paix n'était pas sincère, et l'expé-
1. Journal des Jésiiifes, p. 343, mars 1666.
2. Gosselin, t. I, p. 478.
3. Suite, t. IV, p. 86.
4. Gosselin, t. I, p. 479 ; — Journal des Jésuites, mars 1666.
5. Journal des Jésuites, juillet et août 1666 ; — Relation de
1666, p. 7.
Jcs. et Noui'.-Fr. — T. IL 25
— 386 —
dition dut être reprise en automne. Le marquis de Tracy
voulut la commander en personne, malgTC son grand âge.
Elle se composait de six cents soldats du régiment de j
Carignan, de six cents Canadiens-Français et d'une cen-
taine de sauvages, Hurons et Algonquins ; en tout, treize
cents hommes. Deux Jésuites, les Pères Albanel et Raffeix,
et deux ecclésiastiques, MM. du Bois d'Esgrisettes et
Dollier de Casson, suivaient les troupes.
Le 3 octobre, départ du fort de Sainte-Anne. Les quatre
villages des Agniers n'offrent aucune résistance : les habi-
tants les ont abandonnés à l'approche des Français, et se sont
enfuis effra^^és dans la profondeur des forêts. Tracv livre sans
pitié les bourgades aux flammes et détruit toutes les provi-
sions qu'il ne peut emporter ; il y en avait « en si grande
quantité, dit l'annaliste, qu'elles auraient suffi pour nourrir
la colonie pendant deux ans. » Peut-être eût-il été préfé-
rable de profiter de l'épouvante générale des Iroquois pour
porter dans tous les cantons le fer et la flamme ; mais
l'hiver avançait et le commandant jugea plus sage de ne pas
poursuivre ce premier succès ; « il ne voulait pas s'exposer
à trouver, en revenant, les rivières gelées, et, sur ses
derrières, un ennemi pour le harceler *. » Du reste, le but
de son expédition était en partie atteint : les Agniers
étaient humiliés sinon détruits, et cette leçon était de
nature à les tenir pour longtemj^s en respect. Puis, l'audace
et la hardiesse des Français avaient montré à toute la
nation confédérée qu'on pourrait facilement l'atteindre
malgré son éloignement, et qu'elle avait à craindre, à la
première révolte, de se voir infliger le terrible châtiment
des Agniers '^
1. Vicomte de Laslic, p. dSO.
2. B. Suite dit en parlant de cette dernière expédition, t, IV,
p. 87 : (c Cette expédition est absolument ridicule, n'en déplaise aux
— 387 —
Consternés, en effet, à la vue de leurs villag-es incendiés,
pressés d'ailleurs par l'horrible famine, les Agniers
demandèrent sincèrement la paix ; les autres cantons sui-
virent leur exemple, et la paix, signée cette même année
1666, dura dix-huit ans. Dix-huit ans de paix ! C'était
chose inouïe pour le Canada K
Pendant ces dix-huit années, le ciel ne fut sans doute pas
sans nuages ; des lueurs sinistres troublèrent de temps à
autre l'horizon assombri ; mais la tranquillité relative et si
longtemps attendue, dont jouit le Canada jusqu'en 1684,
permit de sortir détinitivement du statu quo^ du moins de
progresser plus vite qu'on ne l'avait encore fait, de fonder
au septentrion et à l'occident de nouvelles et florissantes
historiens. Il ne s'y fit que des bévues, ajoutées à celles de la cam-
pagne précédente (de M. de Courcelles). » Cet historien' est le seul à
penser ainsi. Il ne faut pas s'étonner de ce langage ; on sait qu'il ne
manque aucune occasion d'attaquer la France et de traiter les Fran-
çais comme de simples Jésuites ; la justice et la vérité historique
sont le cadet de ses soucis.
V. sur l'expédition du marquis de Tracy : « Relation de 1G66, p. 8 ;
— Journal des Jésuites, septembre, octobre et novembre 1666 ; —
Histoire du Montréal, de 16^66 à 1667 ; — Lettres historiques, 70^,
73% 74% 75*^ ; — Lettres spirituelles, {"i", p. 19o ; — Lettre de Mgr de
Laval au pape, 15 oct. 166G, voL 256, fol. 80 ; — Faillon, t. III,
3® p., ch. II ; — Charlevoix, t. I, p. 385 et suiv. ; — (iosselin,
t. I, 2^^ p., ch. XXI. — Le P. Oliva félicite de ses succès le marquis
de Tracy dans la lettre suivante du 8 janvier 1667 : Ubi perlatus
primùm ad nos fuit nuper à Patribus Nostris Canadensibus felix
nuncius fugati hostis importunissimi, nihil habui antiquius quam ut
Dom"' Vestrse eventum hune fortunatissimum gratuler. Accedit
insuper nova causa scribendi, al) justo videlicet gratitudinis noslrse
sensu petita. Cum enim accepi non cessare Excellentiam vestram
cum Societate nostrà ipsis in locis agere liberaliter et beneficentis-
simè, gratitudinem ipse testari meam repente ut debui sic pariter et
magno animo volui, paucis id quidem et jejunis verbis, sed quse
arcanos mentis sensus atquc omni ex parte sinceros produnt. (Ârch.
gen. S. J.)
1. Ibid. ; — Garneau, t. I, p. 195 ; —Lettres historiques, 76^
— 388 —
missions, d'explorer des régions inconnues et d'y planter le
drapeau de la France, d'affermir et d'étendre les bases de
la prospérité matérielle et commerciale du pays, de donner
enfin à la Nouvelle-France l'organisation religieuse et j^oli-
tique, qu'elle conservera l'espace de plus d'un siècle, en la
soumettant toutefois à des perfectionnements successifs.
La plupart des historiens ont raconté avec force détails
les progrès accomplis pendant cette période relativement
longue de paix et de tranquillité ; il serait donc superflu de
redire ce qui a été exposé ailleurs avec une consciencieuse
exactitude. Seulement il ne sera pas inutile, pour l'intelli-
gence des événements qui vont suivre, de résumer ici les
faits les plus marquants.
Talon est le principal et le plus intelligent promoteur
de tous les progrès. Représentant du ministre Golbert, il
réalise avec une remarquable hauteur de vue, un merveil-
leux sens pratique, les grandes idées de son chef sur la
Nouvelle-France. « Depuis que Talon est ici en qualité
d'intendant, écrit Marie de T Incarnation, le pays s'est plus
fait et les affaires ont plus avancé qu'elles n'avaient fait
depuis que les Français y habitent ^ » Les Jésuites, qui
n'ont pas toujours eu à se louer de ses procédés, lui
rendent le même témoignage : « Il n'a point cessé, dit leur
supérieur, d'appliquer tous ses soins pour le bien universel
du pays'-. »
Ces témoignages sont l'expression de la plus pure vérité.
Grâce à son zèle éclairé et infatigable, une impulsion puis-
sante est donnée à l'agriculture, à l'industrie et au com-
merce. On défriche les terres, on cultive le lin, le chanvre,
l'orge, le blé, les plantes légumineuses ; on organise des
1. Lettres historiques, p. 634. — De Qu6J3ec, 1668.
2. Relation de 1668, p. 2.
— 389 —
pèches sur les rives du Saint-Laurent ; on élève du bétail,
on exploite les forets, on construit des vaisseaux^, on fait
venir de France des instruments de labour, toutes sortes
d'outils pour les divers métiers-.
Des ing'énieurs découvrent des mines de fer à Gaspé, à
la baie Saint-Paul et près des Trois-Rivières. On signale au
delà de Montréal des mines de plomb et de charbon. Les
Jésuites trouvent une ardoisière à cinq lieues du lac du
Saint-Sacrement^ ; ils apprennent parles Outaouais l'exis-
tence de mines de cuivre au lac Supérieur et envoient à
Québec plusieurs échantillons de ce métal ^. Les soldats
du régiment de Carignan ayant apporté de l'argent mon-
nayé, l'argent circule dans le pays sans mettre fin cependant
aux échanges ni diminuer le taux du numéraire, dont la
valeur est un quart de plus qu'en France^.
Des établissements se forment pour la fabrication des
chapeaux, des souliers, la préparation des cuirs et des
draps ; des tanneries s'établissent à Québec et à Montréal,
ainsi que des moulins à eau, des fabriques de savon et de
potasse, des manufactures de cordes, de toile à voile, de
serges. Les écoles apprennent à liler aux femmes et aux
jeunes filles. Pour supprimer la consommation du vin et
des liqueurs fortes, maintenir par conséquent la tempérance
et encourager l'agriculture, on bâtit à Québec une première
1. Lettre de Colbert à Talon, 11 février 1671. [Collection de manus-
crits, t. I, p. 205.)
2. Lettres historiques, 81% 84« ; — Relations de 16G7, eh. I ; — de
1608, ch. I.
3. (( Je passai une belle ardoisière que nous avons trouvée à cinq
lieues du lac Saint-Sacrement... Elle est toute semblable à celles
que j'ai vues dans les Ardennes de notre France. » [Relation de
1668, p. 5.)
4. Relation de 1670, p. 83-86.
5. Histoire de la Colonie Française, t. 111, p. 247.
— 390 —
brasserie. En quelques années, le pays apprend k manu-
facturer lui-même les objets de première nécessitée
On fixe deux jours de marché par semaine à Québec et à
Montréal pour soustraire les colons à l'inconA'énient
d'acheter aux revendeurs. Talon envoie à La Rochelle des
bois de mâture et de construction pour la marine royale ;
il fait transporter sur le marché des Antilles du merrain,
des planches, une grande variété de poissons, des pois, des
huiles de loup marin et de marsouin'.
Louis XIV révoque le privilège de la Compagnie des
Indes occidentales, dix ans après sa création, et prend à
sa charge toutes les obligations de la Compagnie et
autres; en même temps il donne la liberté au commerce, à
la culture et à l'industrie. A ce régime de liberté, il y a
toutefois une exception capitale : pas de navires, pas de
marchandises, pas de négociants étrangers à la Colonie,
pas de marchandises coloniales vendues directement par
les particuliers aux étrangers. C'est le pacte colonial du
XYii*' siècle.
Des chemins s'ouvrent d'une localité à l'autre. Aux envi-
rons de Québec se forment les villages de Bourg-Royal,
de Bourg-la-Reine, de Bourg-Talon ; ici et là, le long du
Saint-Laurent, sur plus de 80 lieues de paj's, se dressent
de nouvelles bourgades, de nouvelles habitations 3. La
population française, en dépit des recommandations de
Colbert et des instructions de l'intendant, s'éparpille et
se fixe dans des localités isolées, partout où la traite peut
1. Lettres historiques, 81*^ et suiv, ; — Relation de 1667, ch. I ; —
de 1668, ch. I; —de 1670, p. 2; —Faillon,t. III, pp. 242, 243, etc... ;
— Ferland, t. II, pp. 59, 60.
2. IhicL
3. Ferland, pp. 58, 69 et 70 ; — Relation de 1667, ch. I ; — Faillon,
t. III, pp. 220-224, p. 234.
— 391 —
se faire facilement, où la chasse semble plus abondante.
Le fort de Catarakoui, commencé par M. de Courcelles,
continué et terminé par M. de Frontenac, s'élève sur la
rive septentrionale du lac Ontario : ce poste avancé, centre
de commerce assez important, est destiné principalement
à fortifier la paix en maintenant les Iroquois dans le res-
pect dû à la puissance militaire de la France.
L'activité n'est pas moins grande à Montréal que dans
les autres parties de la Colonie française. L'humble bour-
gade se développe sur les flancs de la montagne, elle
s'enrichit du Séminaire de Saint-Sulpice, d'établissements
publics, d'habitations j^rivées ; elle devient un gros bourg,
d'autres diraient une petite ville. Ses colons, gens de
travail, vigoureux soldats et bons chrétiens, achètent des
concessions aux Sulpiciens, seigneurs de l'île, et s'éta-
blissent au coteau Saint-Louis, au pied du courant de la
rivière Saint-Pierre, à la Longue-Pointe, à la Pointe-aux-
Trembles, à Lachine K
Dans toute la Colonie, de Gaspé et de Tadoussac au
lac Ontario, du fort Sorel au lac Saint-Sacrement, règne
une fiévreuse activité, bienfait de la paix, « Le roi ayant
donné tout pouvoir à M. Talon, écrit Marie de l'Incarna-
tion, celui-ci fait de grandes entreprises sans craindre la
dépense '-'. »
La paix de Bréda, conclue en 1G67, vient encore contri-
buer à la prospérité générale de la Colonie. L'Acadie est
rendue à la France; et Plaisance, au sud-ouest de Terre-
Neuve, devient un poste important et le principal comptoir
des Français.
On a dit que la colonisation d'un pays est en raison
1. Faillon, t. III, p. 220.
2. Lettres historiques, p. 042; — Relations de 1007 et 1008, ch. I.
— 392 —
directe du nombre des colons. Quoique cette formule
ne soit pas entièrement exacte , il convient d'avouer
cependant que plus le nombre des colons est grand, plus
grand aussi et plus rapide est en général le développement
agricole, commercial et industriel. La paix avec les Iro-
quois fut le signal d'un heureux mouvement d'immigration ^
au Canada. Il aurait pu, il aurait dû être plus accentué ; H
au risque de froisser les susceptibilités de certains histo-
riens par trop optimistes, nous ne craignons pas de dire
qu'il fut très faible, surtout comparé à l'accroissement
merveilleux des possessions anglaises. Mais, par rapport
au passé, il se fit après la paix un accroissement considé-
ra])le de population de la Nouvelle-France, du moins pen-
dant plusieurs années. En arrivant au Canada en 1063,
Talon n'y avait guère compté que trois mille âmes ; trois
ans plus tard, le recensement donne un chiifre de plus de
six mille habitants, y compris les soldats congédiés. « C'est
une chose prodigieuse, dit la Mère Marie de l'Incarnation,
de voir combien le pays se peuple et se multipliç i. » La
Colonie se recrute d'un assez grand nombre de familles et
d'engagés venus de France et d'un millier d'hommes envi-
ron du régiment de Carignan. « Ces soldats étaient en
général animés du désir de travailler au triomphe de la
foi; ils laissèrent à leurs enfants les traditions les plus
pures. Ce sont eux et leurs descendants qui ont fait de
si grandes choses en Amérique. Ils ont conquis un conti-
nent, et ces sauvages qu'ils ont soumis, ils se les sont atta-
chés par les liens d'une sincère affection. Pendant un siècle,
ils ont repoussé les attaques des colonies voisines, et ces
adversaires qu'ils ont tenus en échec, ils ont conquis leur
admiration, au point de devenir à leurs yeux des héros
1. Lettres historiques, lettre LXXXIII^.
— 393 —
légendaires, et d'être chantés et célébrés par leurs plus
grands écrivains : Fenimore Cooper, ^^^•lshing•ton Irving,
Longfellow, Bancroft et Parkman K »
Afin de pourvoir au mariage des nouveaux colons, Col-
bert fait passer au Canada, pendant plusieurs années, des
orphelines élevées aux frais du roi à Thùpital général de
Paris et des filles de la campagne recrutées principalement
dans le diocèse de Rouen, toutes « de bonne famille et de
bon exemple, ayant une santé capable de résister au climat
et aux plus rudes travaux ''. »
A ce peuple de colons, les marques d'encouragement ne
manquent pas. Les premières années de leur établissement^
les uns reçoivent des secours en argent, des vivres, des
terres, des instruments de travail, même des chevaux;
d'autres, des gratifications de différentes sortes, suivant
leurs besoins et leurs situations ; d'autres encore, surtout
les officiers et les colons qui se sont distingués par leur
valeur et par leur mérite, des lettres de noblesse et des
concessions seigneuriales. Le roi veut que la colonie arrive
à se soutenir par ses propres ressources, et, dans ce but,
il encourage les bonnes volontés, il récompense les sacri-
fices et les dévouements. Après la suppression de la Com-
pagnie des Indes occidentales, il prend à sa charge les
obligations de cette Compagnie : traitement des fonction-
naires, entretiens des ecclésiastiques, sul)ventions aux
1. (lolhert et le Canada, p. 40.
2. Histoire de la Colonie Française, t. III, p, 208 et suiv.
V, sur raccroissement de la population à cette époque : Relation
de 1GG7, pp. 2 et 3 ; — de 1668, pp. 2 et 3 ; — Lettres historiques, de
1667 à 1670, passim ; — Paillon, t. III, 3« p., ch. IV ; — Colhert et le
Canada, pp. 30 et 34 ; — Rameau, Les Canadiens, 2*= p., pp. 28 et
suiv. ; — Ferland, t. II, ch. V.
— 39i —
écoles, aux hôpitaux et aux missions, frais du culte, secours
pour l'érection et la réparation des églises et chapelles K
La nouvelle organisation civile, inaugurée en 1663,
se perfectionne et se complète en prenant pour base le
fonctionnement des institutions de la mère patrie, et y
superposant les exigences locales, les nécessités indivi-
duelles et les besoins coloniaux. Dans chaque paroisse, les
colons composent une communauté, qui a une forme régu-
lière d'administration. Les particuliers en état de porter les
armes sont tous soldats et forment le corps de la milice ;
cette milice a ses chefs désignés par le gouverneur. Outre
ces chefs militaires, on trouve dans les paroisses les plus
importantes des oiïiciers de justice qui jugent en première
instance, des oiïiciers municipaux, un syndic ou procureur
fiscal. On peut appeler de la sentence d'un juge au Conseil
souverain de Québec. Les droits seigneuriaux obligent les
colons à payer pour leurs terres certaines redevances aux
seigneurs.
Les postes avancés, en face de l'ennemi, sont commandés
par des officiers auxquels on octroie souvent des seigneu-
ries, en récompense de leurs services signalés; en général,
ce sont des officiers sans fortune, dont la vie s'est passée
sur les champs de bataille, soldats de bravoure, français
de dévouement.
L'augmentation rapide de la population ne devait pas
être favorable à la moralité publique ; la conséquence fut
une sévère et parfois terrible répression. On se montrait
particulièrement impitoyable pour les crimes et délits de
nature à compromettre la paix si laborieusement acquise
l. Faillon, t. III, pp. 220-225, pp. 236-24i, p. 241 note et 2o4,
enfin ch. YI delà 3*^p.,/3ass/m ; — Relations do 1007 et 1008, loco cit. ;
— Lettres historiques^ loco cit.
— 395 —
avec les sauvages. C'est ainsi que M. de Courcelles con-
damne à mort trois français, coupables d'avoir jeté à l'eau
un Iroquois pour lui enlever ses fourrures '.
Cependant les intérêts économiques du Canada et l'oro^a-
nisation des diverses branches de l'administration colo-
niale ne faisaient pas oublier le fondement de toute
société durable, la religion, ni l'école, cet engin social, de
tous peut-être le plus puissant et le plus efficace.
Nommé définitivement évêque de Québec, Mgr de
Laval fait bâtir des églises, modestes pour la plupart, dans
les lieux où il v a beaucoup de fidèles; outre Québec, il
érige en paroisses, Villemarie, Trois-Rivières, La Chine, la
Pointe-aux-Trembles, Port-Royal, La Magdeleine et autres
bourgades - ; et, dans ces paroisses, s'établissent peu à peu
les confréries de la Sainte-Famille, de la Sainte- Vierge, du
Scapulaire ou de Sainte-Anne. C'est le P. Chaumonot qui
fut le fondateur de l'association de la Sainte-Famille. La
congrégation des hommes, sous le vocable de la Sainte
Vierge, avait été fondée à Québec, dès 1657, par les
Jésuites, et conserva toujours la piété et le zèle des pre-
miers temps •'.
Marie de l'Incarnation écrivait le 17 octobre 1668 :
« La moisson est grande ; Dieu envoie aussi des ouvriers
en proportion ^*. » En effet, le nombre des prêtres
augmente en peu d'années dans une belle proportion : à la
translation des reliques de saint Flavien et de sainte Féli-
cité (1666), on compte « quarante-sept ecclésiastiques en
surplis, chapes, chasubles et dalmatiques ^. »
1. Lettres historiques, p. 640.
2. Mandements des évèqiies, t. I, p. 50,
3. Autohiogrnphie du P. Chaumonot, pp. 58-06.
4. Lettres historiques, p. 632.
5. Lettres historiques, 13" lettre ; — Journal des Jésuites, p. 348.
— 396 —
Les Récoliets absents du Canada, depuis la prise de Qué-
bec (1629), Y rentrent en 1670 et reprennent sur les rives du
Saint-Laurent, où les premiers ils ont planté la croix, le cours
de leurs beaux travaux apostoliques ; Talon, leur protec-
teur et leur ami, les ramène lui-même de France et les
rétablit dans leur ancienne maison, qui n'est plus qu'une
ruine, et sur leurs anciennes terres, occupées déjà par
divers particuliers et par les religieuses hospitalières de
Québec K
Les Sulpiciens de Montréal voient aussi leur com-
munauté s'augmenter : aux premiers venus viennent se
joindre successivement, dans un but d'apostolat, Dollier
de Gasson, ancien ca^^itaine de cavalerie de l'armée de
Turenne, Gilles Pérot, Frémont, Jean Gavelier, frère du
découvreur Gavelier de la Salle, Michel Barthélémy, François
de Salignac de la Motte-Fénelon, frère de l'archevêque de
1. Lettres Iiistoriques, p. 647 ; — Archives de la Préfecture de
Versailles, lettre autographe, 10 nov. 1670; — Pièces et documents
sur la tenure seigneuriale, pp. 346 et 357 ; — Margry, Découvertes...,
t. I, p. 89; — Archives de la marine à Paris, Mémoires généraux sur
le Canada, 1667; Registre des ordres du roi, fol. 132, 15 mai 1669;
Registre des expéditions concernant les compagnies des Indes,
1670, fol. 38 et 39; — Premier estahlissement de la foi..., par le
P. Le Clercq, t. II, pp. 86, 87 et 88.
Les Récollets arrivèrent au nombre de six, conduits par le
R. P. Allart, leur Provincial. Le R. P. Le Mercier, supérieur des
Jésuites au Canada, annonça en ces termes au P.Etienne Deschamps,
provincial de Paris, le retour à Québec des Pères Récollets : « Les
RR. PP. Récollets que M. Talon a amenez de France, comme un
nouveau secours de missionnaires pour cultiver cette église, nous
ont donné un surcroît de joie et de consolation ; nous les avons reçus
comme les premiers apôtres de ce païs, et tous les habitants de
Québec pour reconnaître l'obligation que leur a la Colonie Française,
qu'ils y ont accompagnée dans son premier établissement, ont été
ravis de voir ces bons religieux établis au même lieu, où ils demeu-
raient, il y a plus de quarante ans, lorsque les Français furent
chassés du Canada par les Anglais, n (Relation de 1670, p. 2.)
— 397 —
Cambrai, Claude Trouvé, de Bréhant de Gallinée, Lascaris
d'Urfé, et Antoine d'Allet, l'ancien secrétaire de Fabbé
de Queylus.
M. de Queylus est le supérieur de cette Société
d'hommes choisis K Désireux de vivre au Canada, et bien
1. On a beaucoup parlé des difficultés qui s'élevèrent au Canada
entre les Jésuites et les Sulpiciens, à la suite des démêlés entre
l'abbé de Queylus et les Pères. Ces difficultés furent réelles, mais le
tort ne vint pas, comme nous Tavons vu, du côté où M. Paillon veut
bien le mettre ; et si elles se continuèrent après l'arrivée de Mgr de
Laval, la faute n'en fut pas encore aux Jésuites. Nous ne reviendrions
pas sur ce sujet, si l'histoire était plus juste à leur égard. L'abbé
de Queylus fut la cause de ces rapports pénibles. Le P. Le Jeune
l'écrivait de Paris au Général : « Non ignorât Paternitas Vestra quan-
tœ difficultatesexortœ sint inler Congregationem sacerdotumecclesise
sancti sulpicii et Patres nostros Canadenses propter Dominum Abba-
tem de Queylus qui plurimùm negotii nostris facessivit Kebeci,
multasque in istis regionibus turbas excitavit. » M. de Queylus était
un des Sulpiciens les plus remarquables, istius societatis sacerdos
non postremus (P. Le Jeune, ibid.), et à ce titre son influence sur ses
confrères était grande. Aussi tous les Sulpiciens de Villemarie
épousèrent-ils sa querelle, plus ou moins vivement, d'après ce que
nous apprend une lettre du P. Lalemant au Général, datée de Qué-
bec, 12 février 1668 : « Jam septem numéro sacerdotes S. Sulpicii in
montis regalis semiiiario numerantur, alii septem de novo ex Galliâ
adveniunt, quorum dux et antesignanus Abbas de Queylus, episcopa-
tûs Quebensis aliàs candidatus, ({ui aliquot an le annos hùc veniens
et rediens multis nobis titulis molestus fuit. li omnes non alio
animo sunt quam liactenùs fuerunt, qui a negotio nobis facessendo
nunquam désistant, » Il importait de faire cesser cette situation, de
créer des rapports bienveillants entre les deux sociétés, alors divi-
sées, mais faites pour s'entendre. Le Général recommande au
P. Le Mercier, recteur de Québec, de ne rien négliger pour cela, et
le P. Le Mercier lui répond, le 4<^'" sept. 1668 : (c Affirmare possum
Palernitati vestrœ nihil nos prœtermissuros esse quod ad charitatem
erga sacerdotes S, Sulpicii servandam conferre possit. » — Le Géné-
ral écrit dans le même sens au P. de Champs, provincial de Paris, et
l'invite à chercher le moyen de remédier à ce mal, de mediis quihus
hiiic malo iretiir obviam (12 février 1669) ; il fait la même recomman-
dation au P. Ragueneau, procureur de la mission du Canada : (( Inve-
— 398 —
résolu de ne plus se soustraire à la dépendance due k son
évêque, il a obtenu de Mgr de Laval l'autorisation de reve-
Inir à Yillemarie. Monseigneur le reçoit avec une alTection
toute paternelle, le nomme grand vicaire et exprime hau-
tement la satisfaction que lui cause son retour. Aimable
vengeance d'un saint évêque, qui a oublié à ce point le
passé, qu'aucun nuage ne semble s'être jamais interposé
entre le prélat et Tabbé î
Les Jésuites, de leur côté, reçoivent de France de nou-
veaux sujets, à mesure que les missions se multiplient
et que les œuvres se fondent : de 1600 à 1670, vingt-
trois nouveaux religieux arrivent au Canada, et, parmi
eux, des missionnaires, dont le nom restera : Henri Nouvel,
Julien Garnier, Pierre Rall'eix, Louis Nicolas, Thierry
Beschefer, Jacques Bruyas, Etienne de Carheil, Jacques
Marquette, Pierre Millet, Jean de Lamberville, François
de Crépieul et Antoine Dalmas. La plupart de ces noms
niât 1^1 Va aliquod aliiid remcdium quam patientiam, humilitatem ac
charitatem nostrorum, qiiod omnium adversariorum telis opponere
debent; agat de eâ re cum Provinciali, et diligenter simul inquirite
quibus viis hujus abalionationis progressas impediri efficaciter atque
in benevolentiam mutuam conimutari possit (12 février 1669). » — Le
P. Ragueneau et le P. de Champs cherchèrent, ils firent des
démarches ; mais leurs efforts n'aboutirent pas de sitôt. Les difficul-
tés ne cessèrent définitivement qu'après le retour en France de
^l. de Queylus. Le 25 octobre 1678, le P. d'Ablon écrivit au
P. Claude Boucher, assistant de France à Rome : « Nous sommes
dans la plus parfaite union qui puisse estre avec MM . les ecclésias-
tiques de Saint-Sulpice, à Montréal. M. Tronson, supérieur de ceux
de Paris, m'en a escrit une lettre de réjouissance et de civilité. »
Tous les détails qui précèdent, et d'autres qu'il est inutile de donner
ici, sont tirés des Archives générales de la Compagnie de Jésus. 11
ne faut pas les oublier, quand on lit VHisioire du Montréal, par Dol-
lier de Casson, le Bâcit de ce qui s est passé de plus remarquable
dans le voyage de MM. Dollier et Gallinée, etc..
— 399 —
reviendront souvent sous notre plume dans la suite de
cette histoire K
Avec la paix, l'éducation morale et religieuse prend
aussi de nouveaux accroissements. Nous ne redirons pas
ici ce que nous avons écrit longuement ailleurs sur le
collège des Jésuites à Québec, où un cours régulier
d'études, y compris la philosophie et la théologie, est
sérieusement organisé, ni sur le petit séminaire, ni sur
rinstitution de Saint-Joachim au cap Tourmente, à la fois
ferme modèle et école des arts et métiers.
Les jeunes filles sont comme les garçons l'objet de soins
particuliers. xVux Ursulines, sept religieuses de chœur
et deux converses sont employées tous les jours à
l'instruction des filles françaises ; et, si nous en croyons
la Mère Marie de l'Incarnation, ces petites filles n'ont
pas le caractère commode, elles exercent fortement la
patience de leurs maîtresses : « Trente filles, écrit-elle à
son fds, nous donnent plus de travail dans le pensionnat
que soixante ne font en France-... S'il n'y avait pas des
Ursulines pour les élever et les cultiver, elles seraient
pires que des sauvages •'. » Mgr de Laval apprécie beau-
coup l'éducation donnée par ces vaillantes institutrices ;
au dire de la supérieure, // en est ravi ''. Elles ont des pen-
sionnaires, des externes, et quelques sauvagesses. Ces
dernières vivent avec les pensionnaires. Mais quelles diffi-
cultés pour les franciser ! « A vous parler franchement,
1. Citons encore les Pères Charles Simon, Claude Bardi, confes-
seur du marquis de Tracy, Jean Pierron, Louis de Beaulieu, Philippe
Pierson, Jean Blanchet, Louis André, Guillaume Mathieu et Vaillant
de Gueslis. Jacques Robaud mourut en soignant les malades sur le
v^aisseau qui le conduisait au Canada en 1670.
2. Lettres spirituelles^ p. 2o8.
:3. IbicL, p. 276.
4. Ihid., p. 2o9.
écrit Marie de Flncarnatioii à son fils, le 17 octobre 16G8,
cela me paraît très difficile. Depuis tant d'années que nous
sommes établies dans ce pays, nous n'en avons pu civiliser
que sept ou huit, qui aient été francisées ; les autres qui sont
en grand nombre sont toutes retournées chez leurs parents,
quoique très bonnes chrétiennes. La vie sauvage leur est
si charmante, à cause de sa liberté, que c'est un miracle
de les pouvoir captiver aux façons d'agir des Français
qu'ils estiment indignes d'eux, qui font gloire de ne point
travailler qu'à la chasse ou à la navigation, ou à la guerre ^. »
Le témoignage d'une personne de cette haute raison
€t de cette longue expérience ne réduit-il pas à leur juste
valeur les utopies de certains ministres de France, de gou-
A'erneurs et d'intendants du Canada, qui, sans aucune con-
naissance pratique de la situation, s'imaginaient volontiers
que la Francisation des sauvages était chose très simple,
qu'il suffisait pour cela d'un peu de bonne volonté de la
part des instituteurs et institutrices, que le mauvais vou-
loir des Jésuites ou un zèle malentendu avaient seuls
«ntravé cette grande œuvre de civilisation ?
A Montréal, les Sul23iciens forment deux établissements
séparés, deux institutions à part, de l'école de Marguerite
Bourgeois, où se réunissaient dans le princi2:)e les garçons
et les jeunes filles -. L'école de M'^^ Bourgeois, deve-
nue l'Institut de Notre-Dame, organise un pensionnat
de demoiselles et une congrégation d'externes ^^ tandis que
l'abbé Souart, d'abord curé de Villemarie, puis maître
•d'école, prend la direction des garçons ^. Les petites sau-
1. Lettres historiques, p. 633.
2. Faillon, t. III, p. 264.
3. Ibid.,p. 265.
4. Ibid., p. 264.
— 401 —
vagesses à Notre-Dame, et les petits sauvag-es au sémi-
naire de Saint-Siilpice, apprennent à lire, à écrire, à
parler français K
Talon , dans ses dépêches à Golbert , ne tarit pas
d'éloges sur le zèle que déploie M. de Queylus pour
l'éducation des indigènes ; il supplie le ministre d'envoyer
« quatre lignes qui marquent à M. de Quevlus et à sa
communauté avec quel agrément le roi apprend le zèle
qu'ils témoignent pour le christianisme et le service de
Sa Majesté ~. » De fait, ils en témoignaient beaucoup, sur-
tout pour la francisation des sauvages ; mais leur panégy-
riste, M. Paillon, est forcé d'avouer, et cet aveu est pré-
cieux dans sa bouche, que « le caractère des enfants,
naturellement impatients de toute discipline, rendait
inefficaces les soins qu'on prenait de leur éducation ^ ». Les
Sulpiciens pensèrent qu'ils réussiraient mieux, qu'ils
obtiendraient peut-être d'excellents résultats, en séparant
les petits sauvages des Français. Ils les éloignèrent donc
de Villemarie et les placèrent « au dessus de La Chine, à
Gentilly, sur le bord du fleuve Saint-Laurent '\ » Louis XIV
ne fut pas plus content, paraît-il, des Sulpiciens que des
Jésuites, les premiers n'ayant pas eu plus de succès que
les seconds dans l'éducation à la française des enfants des
Indiens ^ ; et cependant les éloges et les encouragements
ne firent pas défaut à M. de Queylus et à ses collabora-
teurs, et leur zèle pour la francisation des sauvages fut
autrement apprécié que celui de Mgr de Laval et des
\. Paillon, t. III, pp. 270, 272 et 273.
2. IbicL, p. 274.
3. Ihid., p. 277.
4. Ibicl.,p. 281.
5. Ihid., p. 279.
Jes. cl Aou. .-Fr. — T. I . -'*
— 402 —
Jésuites par l'intendant du Canada et par le ministre de
France K
Le 17 octobre 1G68, Marie de l'Incarnation écrivait
encore à son fils : « Depuis que nous jouissons du bonheur
de la paix, nos missions fleurissent et prospèrent avec
beaucoup de bénédiction. C'est une chose merveilleuse de
voir le zèle des ouvriers de l'Évangile. Ils sont tous partis
pour leurs missions avec une ferveur et un courage qui
nous donnent sujet d'en espérer de grands succès '-. »
Nous avons raconté, au commencement de ce chapitre,
les progrès et les découvertes des missionnaires de la Com-
pagnie de Jésus au nord du Saint-Laurent et dans les pays
d'en haut ; ils ne furent pas les seuls ni les plus importants
pendant cette heureuse période de tranquillité ou de
suspension d'armes. Les missions, les voyages, les explo-
rations géographiques vont se multiplier, principalement
du côté de l'Occident. Terminons ce chapitre par le résumé
de ces divers travaux, accomplis le long du Saint-Laurent,
chez les Iroquois et dans la région des grands lacs. Le
chapitre suivant nous conduira jusqu'au Mississipi, aux
confluents du Missouri et de l'Arkansas, enfin jusqu'à
l'embouchure du Père des eaux.
Deux Sulpiciens, MM. de Fénelon et Trouvé fondent
une mission à Kenté, sur la rive septentrionale du
1. Faillon^ ch. VI, § X et suiv. — On trouve aux Archives de Saint-
Sulpice, dans les manuscrits ayant appartenu à M. labbé Paillon,
carton R., I, sur le Canada, un Mémoire d'un Sulpicien de Montréal
contre les Jésuites, dans lequel ceux-ci sont accusés de ne pas vouloir
mêler les sauvages aux Français, de les laisser dans Tignorance, etc.
Ce mémoire contient d'autres accusations formulées d'une manière
assez violente. Après Fessai infructueux de ses confrères pour la
francisation des sauvages, est-il téméraire de penser que l'auteur
du Mémoire n'a exprimé que ses idées personnelles ?
2. Lettres historiques, p. 632.
_ 403 —
lac Ontario '. Un autre Sulpicien, M. d'Urfé. établit une
autre mission à la baie qui porte son nom -. MM. Dol-
lier de Gasson et de Gallinée ^ vont en 1669, en compa-
gnie de Cavelier de la Salle, à la recherche du fameux pas-
sage qui devait conduire alors à la Chine et au Japon.
Arrêtés en route par des difficultés imprévues, abandonnés
par leur compagnon de route, ils traversent F Ontario,
rÉrié, le lac Huron, montent au Saut-Sainte-Marie, et
rentrent à Villemarie, après avoir pris possession au nom
du Roi des f)ays qu'ils ont parcourus.
Trois ans auparavant, les Jésuites s'établissaient de nou-
veau, à la demande des ambassadeurs iroquois, sur la
terre des martyrs, au sud de l'Ontario. En 1668, ils y
comptaient cinq missions, une dans chaque canton :
Sainte-Marie à Tionnontoguen, chez les Agniers; Saint-
François-Xavier, à Onneyouth; Saint-Jean-Baptiste, à
Onnontagué ; Saint-Joseph, à Goyogouen, et Saint-Michel,
à Tsonnontouan. Six missionnaires évangélisent tout ce
pays, du lac Saint-Sacrement au lac Erié : Jean Pierron,
Jacques Frémin, Etienne de Garheil, Jacques Bruyas,
Julien Garnier et Pierre Millet ^.
Les plus illustres, ceux du moins qui ont converti le
plus d'indigènes ou laissé un souvenir plus durable dans
1. Faillon, t. III, p. 193 et suiv. — Ces deux ecclésiastiques abor-
dèrent à Kenté le 28 octobre 1668 ; — Relation de 1668, pp. 20 et 31.
2. Faillon, t. III, p. 283.
3. Relation de M. de Gallinée, imprimée par Margry, t. I, p. 112,
Découvertes... Le voyage de MM. DoUier et de Galinée eut lieu en
1669-1670. M. Paillon consacre le ch. VII du t. III, à décrire ce
voyage; pp. 284-306.
4. Relation de 1668, ch. II, III, IV et V ; — de 1 669, ch. I, II, III, IV
et V; — de 1670, ch. V, VI, VII, VIII et IX ; — de 1671, seconde
partie, pp. 13-24. — Le P. Le Mercier, recteur de Québec, écrit au R. P.
Oliva, général de la Compagnie de Jésus, 1«^ sept. 1668 : « Inter ope-
rarios, très selegimus Patres J. Garnier, st. de CarheiletP. Millet, Iro-
quœis ad fidem erudiendis daturos operam. Pater Julianus Garnier,
— 404 —
les annales du Canada, sont Pierron, Fremin, de Carheil
et Bruyas, quatre figures bien dillerentes, quatre ouvriers
n'ayant rien de commun par le caractère, le tempérament
et le savoir, mais tous d'une vertu supérieure, d'un grand
ascendant sur l'esprit des sauvages.
Pierron est une de ces natures à aptitudes variées, dont la
science est j^lus étendue que profonde '. Elève brillant de
trium linguarum peritus, alg-onquinœ scilicet, huronicœ et iroquen-
sis, 13* die Mail prœsentis anni, opportunâ occasione data, cum uno-
ex strenuis œquè ac piis domesticis, qui se ad vitam societatis obse-
quio dederunt, profectus est ad missionem Sancfi Fr. Xavcrii apud
eos iroqua^os qiios vocant Onneiout, socius futurus patris J. Bruyas
viri plané apostolici, postmodum vicinœ missionis SanctiJ. Baptistœ,
in quâ excolendà très olim posuimus annos, curam habituri (Onnon-
tagué), Pater St. de Carheil nuperrimè solvit hoc portu, ultra etiam
pervecturus ad populos Oiogoiienronnon (Goyogouen), quœ est
quarta iroqua?orum natio, cui à S. Josepho nomen est. Pater Joannes
Pierron, missionarius apud Iroqua^os Anniegerronon (missio à
Sanctâ Maria) indè hùc missus à P. Jacobo Firmin, istis missionibus
prapposito, ut illustrissimo ac Reverendissimo episcopo nobisquo
palàm faceret, quis sit inibi rei christianœ status, qua? spes airulgeant
fidei latins amplificandœ. » (Arch. gen. S. J.",.
1. Jean Pierron, né à Dun-sur-Meuse le 28 septembre 1631, entra
au noviciat des Jésuites à Nancy le 21 novembre 1650 et fit sa pro-
fession des quatre vœux au Canada le 4 mars 1668. Après son novi-
ciat, il fait trois ans de philosophie (16b2-1655) à Pont-à-Mousson,
puis il professe un an la grammaire dans ce collège, deux ans
(1656-1658) la troisième et un an (1658-1659) les humanités à Reims,
un an (1659-1660) les humanités et un an (1660-1661) la rhétorique à
Verdun. Envoyé de nouveau à Pont-à-Mousson, il y étudie la théo-
logie quatre ans (1661-1665). De 1665 à 1667, il professe encore la
rhétorique à Metz, et en 1667 il part pour le Canada. Les Catalogi
triennales (Arch. gen. S. J.) font de lui ce portrait : « Vires firmse,
ingenium et judicium bona, prudentia magna, profectus in scientia
multus, talentum habetad missiones, ad Concionandum, ad multa. »
Voir sur la vie et les travaux du P. Pierron ; Catal. soc. prov.
camp. (Arch. gen.S.J.); — Elogium defunct. Prov. Camp. (Arch.
gen.) ; — Journal des Jésuites de Québec, passiin ; — Relations de
1667, p. 28 ; — de 1668, p. 13, 32 ; — de 1670, pp. 23-44, 45, 46, 76 ;
— Belations inédites, t. II, pp. 8, 12, 44, 100; — Lettres de M. de
r Incarnation, pp. 274, 624, 637.
- 405 —
lettres et de sciences, étudiant de théologie assez subtil, pro-
fesseur estimé de grammaire, de littérature et de rhétorique,
il dessinait encore, paraît-il, assez proprement. Avec cela, il
ne manquait ni d'entrain, ni de feu sacré ; et, dès les plus
jeunes années, la pensée lui était venue de consacrer sa vie
à la conversion des peuplades sauvages de l'Amérique. Un
jour, il apprend que le P. Maunoir et M. de Xobletz font
merveille en Bretagne, à l'aide de tableaux représentant les
principaux mystères de la Foi. Cette méthode d'enseigne-
ment lui paraît très propre à fixer l'attention des esprits
mobiles et obtus, à leur faire mieux saisir la vérité reli-
gieuse ; et dans le dessein de l'introduire plus tard dans
les forêts du Nouveau-Monde, il dessine, il peint, il copie
des modèles de grands maîtres ; pendant son cours de
régence et en théologie, il donne à la peinture toutes
ses heures libres. Il ne passa jamais maître, croyons-nous ;
il ne fut même qu'un peintre médiocre; mais pour le but
qu'il se proposait, il n'avait pas besoin d'être un Raphaël.
Arrivé à Québec le 27 juin 1007, il est de suite envoyé
au pays des Agniers; et, deux ans après, Marie de l'Incar-
nation écrit à son fils : (^ Le P. Pierron qui seul gouverne
les villages et les bourgs des Agnerronnons, a tellement
gagné ces peuples qu'ils le regardent comme un des plus
grands génies du monde. Il a eu de très grandes peines à
les réduire à la raison, à cause des boissons que les
Anglais et les Flamands leur donnent. Comme le Père
a divers vices à combattre, il a aussi besoin de diffé-
rentes armes pour les surmonter. Il s'en trouvait plu-
sieurs qui ne voulaient pas écouter la parole de Dieu,
et qui se bouchaient les oreilles lorsqu'il les voulait
instruire. Pour vaincre cet obstacle, il s'est avisé d'une
invention admirable, qui est de faire des figures pour leur
faire voir des yeux ce qu'il leur prêche de parole. Il instruit
— 400 —
le jour, et la nuit il fait des tableaux, car il est assez bon
peintre. Il en a fait un où l'enfer est représenté tout rempli
de dénions si horribles, tant par leurs figures que par les
châtiments qu'ils font souffrir aux sauvages damnés, qu'on
ne peut les voir sans frémir. Il y a dépeint une vieille
Iroquoise qui se bouche les oreilles pour ne point écouter
un Jésuite qui la veut instruire. Elle est environnée de
diables qui lui jettent du feu dans les oreilles, et qui la
tourmentent dans les autres parties de son corps. Il repré-
sente les autres vices par d'autres figures convenables avec
les diables qui président à ces vices-là, et qui tourmentent
ceux qui s'y laissent aller durant leur vie. Il a aussi fait le
tableau du Paradis, où les anges sont représentés qui
emportent dans le ciel les âmes de ceux qui meurent après
avoir reçu le saint baptême ; enfin, il fait ce qu'il veut par
le moyen de ses peintures. Tous les Iroquois de cette mis-
sion en sont si touchés, qu'ils ne parlent que de ces matières
dans leurs conseils, et se donnent bien de garde de se
boucher les oreilles quand on les instruit. Ils écoutent le
Père avec une avidité admirable, et le tiennent pour un
homme extraordinaire. On parle de ces peintures dans les
autres nations voisines, et les autres missionnaires en
voudraient avoir de semblables, mais tous ne sont pas
peintres comme lui. Il a baptisé un grand nombre de
personnes K »
Le P. Fremin -, supérieur de toutes les missions iro-
quoises, n'avait ni l'esprit ingénieux de son confrère, ni
1. Lettres historiques^ pp. 637 et 638.
2. P. Jacques Frémiii. né à Reims le 12 mars 1628, entra au
noviciat de la Compag^nie, à Paris, le 21 novembre 1646, et fit ses
vœux de coadjuteur spirituel, à Québec, le 15 août 1660. Après son
noviciat, il alla professer la grammaire à Alençon. A Moulins, il est
ordonné prêtre en 1655, puis il part pour le Canada. En 1656, il est
— 407 —
son talent de peintre. D'une intelligence médiocre et peu
cultivée, il ne s'était pas fait un bien lourd bagage théolo-
gique pendant la seule année qu'il étudia la morale. Cinq
ans de professorat, à Alençon, dans les classes de gram-
maire, lui permirent cependant de combler le grand déficit
des études grammaticales de son enfance. S'il n'était ni
théologien, ni littérateur, s'il n'était pas heureusement
doué du côté de l'esprit, en revanche il brillait par un bon
sens et une force de persévérance très rares, il possédait à
un haut degré les maîtresses vertus de l'apôtre, la piété, la
patience et le courage. Avec cela, il avait de telles allures
militaires qu'on le prenait pour un ancien capitaine de
cavalerie. Peu de Jésuites ouvrirent, comme lui, à un si
grand nombre d'enfants les portes du paradis ; dans le
courant de son apostolat de trente-cinq ans, il en baptisa,
dit-on, près de dix mille. Il n'y avait qu'une voix sur sa
sainteté. On raconte qu'après sa mort il apparut au
P. Chaumonot et lui dit très distinctement, au moment où
celui-ci prononçait ces paroles de la messe des morts. Si
quis manducaverit ex hoc pane vivet inseternum ^ : « Oui, je
vis et je vivrai éternellement en celui qui m'a donné
l'être ^. »
Le P. de Carheil était le plus illustre de tous les mis-
envoyé à Onnontagué ; et, après la ruine de cette mission en 1658, if
s'embarque à Québec pour la France le 6 sept. 1658. Au mois de
juin 1660, il revient à Québec.
V. Elogia defunct. Prov. Franc. (Arch. gen. S. J.) ; — Catal. Soc,
Prov. Franc. (Ihid.) ; — Journal des JésuUes de Québec, pafisim.
1. Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement.
2. Histoire de VHôtel-Dieu de Québec, p. 351 ; — Ihid., pp. iU,
263 et 350 ; — Lettres historiques de Marie de l'Incarnation, p. 647 ;
— Relations de 4656, 1657, 1659, 1667-1672; — Relations inéditesr
t. I, pp. 179-189, 279-293 ; t. II, pp. 13, 49-70, 167-179, 217-227 ; —
Charlevoix, t. I, pp. 323, 398, 402, 452.
— i08 —
sionnaires employés alors dans les cinq cantons. Son bio-
graphe l'appelle un admirable inconnu '. Il Test sans doute
en France, mais non au delà de l'Atlantique. De son vivant,
on rendait justice, dans la Nouvelle-France, à sa valeur et
à sa vertu. Gharlevoix, qui l'avait connu, écrit que (( les sau-
vages et les Français s'accordaient à le regarder comme un
saint et un génie de premier ordre ^. » Dès son arrivée à
Québec, il fît concevoir de lui les plus belles espérances.
« Nous attendons de s^randes choses de ce Père, écrivait le
p. Le Mercier au Général de la Compagnie, à cause des
rares dons qu'il a reçus de Dieu, surtout une singulière
grâce d'oraison, un singulier mépris de tout ce qui n'est
pas de Dieu, et un incro^^able zèle pour unir les âmes à
Jésus-Christ par la foi ^. » Marie de l'Incarnation ne pensait
pas autrement que le P. Le Mercier : u C'est un très digne
missionnaire et très saint homme... Un jeune homme
d'environ trente-cinq ans, fervent au possible, savant dans
les langues iroquoises ^. » La longue vie de ce religieux
au Canada ne lit que confirmer et même dépasser ce
qu'on attendait de ses réelles qualités et de l'éminence de
sa vertu. A Rome, on portait sur lui le même jugement
qu'au Canada. Les notes conservées aux Archives générales
de l'Ordre sur ce missionnaire signalent son talent supérieur,
ses grands progrès dans les langues et dans les sciences
1. Un admirable inconnu. Le R. P. Etienne de Carheil, par le
P. Orhand, S. J. Paris, Retaux-Bray.
2. Hiiitoire de la Nouvelle-France, p. 404.
3. Magna expectamus ab illo Pâtre propter eximia Dci dona?
sing-ularem imprimis orandi gratiam, contemptum omnium quae non
sunt Deus, atque, ad infidelium animas christo per fidem adjun-
gendas, zelum incredibilem. (Lettre de 1066 au R. P. Paul Oliva,
citée et traduite par le P. Orhand, p. 114. Arch. gen. S. J.)
4. Lettres, historiques^ p. 07 o.
— 401) —
théologiques, sa ténacité de volonté, sa grande expérience
dans les missions *.
Les historiens de nos jours ont ratifié le jugement des
contemporains. Citons quelques-unes de leurs apprécia-
tions : excellent littérateur, il aurait pu prendre place à
coté des Vavasseur, des Gommire, des Jouvencv, des
La Rue 2... Comme philologue, il était remarquable; il
parlait le huron et le dialecte des Goyogouins avec la plus
grande élégance, et il composa dans les deux langues des
ouvrages fort estimés dont plusieurs existent encore •^... Il
y avait en lui ce qui fait le poète, l'orateur, le penseur et
l'écrivain... Sa haute vertu s affirmait et s'imposait pour
le moins avec autant d'éclat que son talent '*.
A première vue, ces témoignages peuvent paraître exagé-
rés ; et cependant c'est bien là l'impression qui se dégage
de la lecture de la vie et des lettres de ce missionnaire ^.
Cet enfant de la Bretagne était né au château de la
Guichardaye, en la vieille paroisse de Carentoir, du diocèse
de Vannes. Il conserva toute sa vie, trop peut-être, l'éner-
gique rudesse de son pays ; « de taille médiocre, ferme et
vigoureux, d'un visage de médaille ^, » ardent et austère,
il était sorti tout d'une pièce du vieux moule breton. Moins
rude et moins chaud, il eût moins demandé à la faiblesse d'au-
trui et en eût obtenu sans doute davantage. Sa force de carac-
tère ne semble pas avoir été assez dirigée par les nécessaires
tempéraments du zèle. Son supérieur, le P. d'Ablon, écrivait
1. Ing^enii summi, profcclus magni in linguis et rébus theologicis,
cxpcrientiœ magnae in missionibus. Talentum habet ad missiones et
ad multa, propositi tenacius. (Arch. gen. S. J.)
2. Relations inédites, t. II, p. 367.
3. John Shea, Histonj of the Catholic missions, p. 289.
4. Le R. P. Et. de Carheil, p. 104 et 113.
3. Voir dans Un admirable inconnu, l'appendice principalement.
6. Ihid., p. 129.
— 410 —
au Provincial de France, le 24 octobre 1674 : a Ce saint
homme est d'un zèle apostolique qui ne trouve pas que ses.
sauvages correspondent à ses soins ; mais je crois qu'il
demande d'eux trop de A^ertu dans les commencements.
S'il n'en sanctifie pas autant qu'il voudrait, il est bien
certain qu'il se sanctifie lui-même d'une bonne façon K »
Cet excès de zèle ne provenait évidemment que d'un excès,
d'amour pour Dieu, et volontiers dirions-nous avec son
biog-raphe que beaucoup de missionnaires voudraient
mériter le reproche, si reproche il v a, que le P. d'Ablon
adressait au P. de Garheil, apôtre trop zélé, un peu rude
comme le granit de sa Bretagne -.
Débarqué à Québec dans les premiers jours d'août 1()G6 ^^
1. Relations inédit cm, t. II, p. 11.
2. Un admirable inconnu, p. 56.
Voici, d'après les catalogues de la Compag-nie de Jésus, le cursus
vitœ du P. de Carheil jusqu'à son départ pour le Canada. Né à
Carentoir le 18 ou 20 novembre 1633 (ailleurs le 10 novembre 1634),.
il entra au noviciat des Jésuites, à Paris, le 30 août 1653. En 1655-1656,
il enseigne la grammaire à Amiens ; puis il professe à Rouen la
quatrième (1656-1657), la troisième (1657-1658), les humanités
(1658-1660). A la Flèche, il fait sa troisième année de philosophie et
passe son examen de Univcrsâ philosophia de 1660 à 1661, et delà
Flèche il se rend à Tours pour y professer la rhétorique (1661-1662).
Envoyé à Bourges, il y suit pendant quatre ans le cours de théologie
(1662-1666), et, le 12 mai 1666, il s'embarque pour le Canada.
V. sur ce missionnaire : Relations de la Nouvelle-France, an. 1668-
1672 ; — Relations inédites du P. de Montezon, t. I et II, passini ; —
Charlevoix, t. I, pp. 398, 403, 568 et suiv. ; — Vie du P. Et. de^
Carheil, par le P. Ohrand ; — Lettres historiques, p. 673 ; — Shea,
History of the Cafholic missions, p. 209.
3. Le P. de Carheil, étant professeur de troisième à Rouen,
en 1658, avait demandé dès cette époque la mission des Indes. Le
P. Général lui répondit, le 9 déc. 1658 : (( Intelligo ex tuis litteris ad
me datis te libenter comitaturum in indicas missiones Patrem Hiero-
nymum Lupum ; at adhuc cum theologiam non attigeris, nihil est
quod urgeat immaturum discessum ; ubi tua studia et tertiani
— 411 —
Etienne de Carheil fut envoyé, deux ans après, à Goyo-
g-oûen pour y fonder la mission de Saint-Joseph ^ Avant
son établissement sur ce sol ingrat, difficile à remuer,
Jacques Fremin et Jean Pierron avaient créé la mission de
Sainte-Marie ou des Martyrs chez les Agniers ; Jacques
Bruyas et Julien Garnier en avaient établi deux autres,
le premier, celle de Saint-François-Xavier chez les
probationem absolveris, tune videbimus an possit zelo tuo satisfieri. »
Le P. de Carheil renouvelle, le 29 juin 1660, sa demande des mis-
sions, mais pour la Chine et le Japon ; même réponse du R. P. Gé~
néral. Le 9 juillet 1662 et le 3 déc. 1663, le P. de Carheil, dans
Fespoir de partir plus tôt pour les missions, supplie le P. Général
de lui permettre d'aller à Québec où il fera sa théoloo^ie et apprendra
la langue des sauva^i^cs ; môme réponse du Général. Le 3 déc. 1664'
^1 écrit encore de Bourges, où il fait sa théologie : « Révérende Adm.
in X» Pater, P. C. Qui dies magno Indiarum apostolo, S. Fr. Xaverio-
sacer est, is me admonet ut R. A. P^*^™ Vestram quam possum
vehementissimè obtester per amorem Dei, Domini Jesu crucifixir
ecclesiae, Societatis, animarum inter barbares pereuntium, audebo
etiam dicere per amorem paternum mei, ut mittat me aliquando ad
exteras missiones, prœsertim Japonicam, Sinicam, Syriacam, Cana-
densem ; sin minus, in eas omnes, in quas commodum videbitur ad
majorem Dei gloriam, sed omninô in aliquam, mittat ; idque obsecro,
quam fieri celerrimè poterit, certè, ut tardissimè, post theologiam,
cujus tertium jam annum ingredior. Neque enim vocantem Deum
jam ferre amplius possum, qui me dies noctesque stimulât ut
aliquando proficiscar. » — Le R. P. Oliva persévéra dans sa première-
résolution, sachant surtout que le P. Bordier, Provincial de Paris,
désirait conserver en France le P. de Carheil, à cause de son beau
talent de parole. Cependant, ce dernier ayant insisté, il se rendit à
à ses désirs le 2 mars 1666 : « Mihi admodùm placet Rœ \œ incensis-
simus zelus, quem significant littersp 17 Januarii data^. Undè née
possum denegare quam à me petit tam enixè Canadensem missio-
nem. P. Provincialem admoneo per litteras hâc ipsâ de facultate
quam Rœ ¥«« concedo. » — Il écrit, en effet, le même jour au P. Pro-
vincial : « Pater de Carheil obtinuit à me facultatem missionis
Canadensis ; nec eam certe potui ipsius zelo incensissimo denegare. »
(Arch. gen. S. J.)
I. Relations de 1668, pp. 18 et 19 ; — de 1669, p. 12.
— 412 —
Onneiouts ; le second, celle de Saint-Jean-Baptiste chez les
Onnontagués K En 1668, le P. Frémin en organisait une
cinquième, celle de Saint-Michel dans le canton des
Tsonnontouans, le plus nombreux de tous ~, où aucun
missionnaire n'avait encore prêché •^.
Bientôt d'autres Jésuites, quelques-uns pas des plus
médiocres ^, viendront rejoindre ces premiers missionnaires
des nations iroquoises : ce sont François Boniface 5, Pierre
RatTeix ^\ Jean de Lamberville ', Jacques de Lamber-
1. Relation de 1608, pp. 4-8, 17.
2. RehiUon de 1670, p. 69.
3. Relation de 1670, p. 70.
4. « Voltaire et Michèle! disent que Ton trie les Jésuites médiocres
ou les saints idiots pour être grillés et rôtis dans les missions. Le
P. de Carheil est une réponse et n'est pas la seule. » [Un admirable
inconnu, p. 128.) Les Pères de Lamberville ne sont-ils pas, en effet,
encore, une réponse à la calomnie de Voltaire et de Michelet?
5. François Boniface, né à Arras le l*^'' août 1635, entra au novi-
ciat de la Compagnie, à Paris, le 30 septembre 1652. Etudiant de
philosophie à la Flèche (1654-1656), puis professeur de sixième à Mou-
lins (1656-1657), de cinquième et de quatrième à Vannes (1657-1659),
de troisième et de seconde à Eu (1659-1661), de rhétorique à Hesdin
(1661-1662), de nouveau élève de philosophie à la Flèche (1662-1663), et
professeur de seconde à Arras (1663-1664), il suit enfin le cours de
théologie à la Flèche (1664-1668), fait à Paris sa troisième année de
noviciat et part en 1669 pour le Canada.
6. Pierre Raffeix, né au diocèse de Clermont, en Auvergne, le
15 janvier 1633, entré au noviciat de la Compagnie, à Toulouse, le
23 mars 1653, professe d'abord la quatrième et la troisième à
Aubenas (1655-1657), la troisième et la seconde à Rodez (1657-1659), la
seconde à Aurillac (1659-1660), et la rhétorique à Alby (1660-1661),
puis il étudie la théologie à Toulouse (1661-1663) et part enfin pour
le Canada en 1663.
7. Jean de Lamberville, né à Rouen le 27 déc. 1633, entré dans la
Compagnie, à Paris, le 3 mars 1656, après avoir fait deux ans de
philosophie et six mois de théologie. Le noviciat terminé, il étudie
encore un an la philosophie, et va ensuite professer à Bourges la
cinquième, la quatrième, la troisième et la seconde (1659-1663) ; de
— 4i:i —
ville' et Pierre Vaillant de Gueslis-. Ce qu'ils eurent tous à
endurer de soulFrances physiques et morales dans ces cinq
nouvelles missions, Dieu seul le sait ! a II faut, écrivait le
P. Bruyas, que nous soyons ici disposés à tout, à la mort
autant qu'à une vie persécutée '^ ; » car « le Canada n'est
pas un pays de fleurs ; pour en trouver et en cueillir
quelqu'une, il faut marcher longtemps parmi les ronces et
les épines ^. » Le P. de Carheil dit aussi : « Nous sommes
parmy les Iroquois comme de perpétuelles victimes,
puisqu'il n'est point de jour où nous ne soyons en danger
nouveau il est professeur de grammaire à Alençon (1663-1664), à
Reunes (1664-1665); enfin il étudie la théologie à Bourges (1665-1669),
fait sa troisième année de noviciat à Rouen et part pour le Canada
en 1669. Profés le 15 août 1674.
Voir : Elog. defunct. prov. Francité (Arch. gen. S. J.) ; — Lettre cir-
culaire pour annoncer sa mort (Arch. de la maison professe, Paris) ; —
Charlevoix, t. I, pp. 468, 492, 495, 501 et suiv. ; — Relations
imklifes, t. II, pp. 39, 108, 196, 347 ; — Manuscrits de la rue
Lhomond, lettres diverses de ce Père, et Relations de 1681, 1682,
1683.
1. Jac({ues de Lamherville, frère de Jean, né h Rouen le 24 mars
1641, entré au noviciat de la Compagnie, à Paris, le 20 oct. 1661,
après sa philosophie. Profès en 1676. Le noviciat terminé, il enseigne
à Alençon la cinquième, la quatrième, la troisième et la seconde (1663-
1667), la seconde à Amiens (1667-1668), la rhétorique à Compiègne
(1668-1669) et la seconde à Hesdin (1669-1670). H fait la théologie à
Bourges (1670-1674) et s'embarque en 1675 pour le Canada. — Voir :
Elogia defunct. prov. Francise (Arch. gen. S. J.) ; — Lettres édifiantes^
édit. 1781, t. VI, p. 50 ; — Relations inédites, t. II, p. 104; — -
Charlevoix, t. I, pp. 501, 504, 574, 575 ; — Manuscrits de la rue
Lhomond, lettre du 4 nov. 1686, etc.
2. Fr. Vaillant de Gueslis, né à Orléans le 20 juillet 1646, entré
au noviciat de la Compagnie, à Paris, le 10 nov. 1665, après deux ans
de philosophie. Il étudia, après le noviciat, au collège de la Flèche,
un an la philosophie (1667-1668), deux ans la théologie (1668-1670) et
partit en 1670 pour le Canada, n'étant pas encore prêtre.
3. Relation de 1670, p. 46.
4. Relation de 1672, p. 23.
— 414 —
d'être massacrés ^ » Le P. Garnier considère chaque
moment comme le dernier de sa vie -. La faim, le froid, les
veilles, les fatigues du ministère et les courses continuelles,
les calomnies, les dangers, voilà le calvaire de tous les
jours ! « Les peines ne sont pavées que de rebuts et de
mépris ^ » ou de menaces de mort. A l'heure où l'apôtre y
pense le moins, sa chapelle est attaquée et renversée '*. Ce
qu'il j a peut-être encore de plus dur pour lui, c'est
d'ensevelir pour toujours ses talents et son dévouement
dans une vie obscure, semée de croix sans éclat, où il ne
rencontre ni joies de l'esprit, ni satisfactions du cœur, ni
charmes des relations. Partout le péril, les croix, l'obscu-
rité, et, il faut bien le dire, la stérilité ou le peu de fécon-
dité de l'apostolat.
Un phénomène assurément très triste frappe le lecteur
qui parcourt les longues et nombreuses Relations écrites de
1667 à 1680 sur les cinq missions iroquoises : d'un côté, le
dévouement et le sacrifice portés aux dernières limites ; de
l'autre, peu de conversions, à peine quelques baptêmes
d'adultes en santé, un plus grand nombre de baptêmes
administrés à des adultes moribonds. La plupart des baptisés
sont des enfants, morts presque tous immédiatement après
la réception du sacrement. Ainsi, dans le canton de Goyo-
gouen, les Relations comptent en tout, à partir de 1668,
pendant neuf années consécutives, trois cent cinquante-
neuf baptisés, parmi lesquels près de deux cent quatre-
vingts enfants, dont beaucoup sont allés au ciel après le
baptême ; les adultes ont, en grande majorité, reçu le
\. Relation de 1670, p. 68.
2. Relation de 1672, p. 25.
3. Relation de 1669, p. 7.
4. Relations de 1668, p. 12 ; — de 1669, pp. 1, 7, 15 ; — de 1670,
pp. 68, 77 ; — de 1672, pp. 23 et 24, etc
— 415 —
sacrement de la régénération à la dernière heure avant de
paraître au tribunal de Dieu. Dans les autres cantons, la
proportion est, à peu de chose p'^ès, la même i. Mince
résultat, il faut l'avouer, d'efforts surhumains ! Et au
nombre des convertis il importe de ne pas oublier les
Hurons captifs qui furent, surtout dans la mission de
Saint-Michel, la consolation et la gloire de l'apostolat des
missionnaires '-.
Certes il ne faut pas juger de la moisson, comme l'a fort
bien remarqué le biographe du P. de Carheil, par le nombre
des âmes ni même par leur qualité, mais par la qualité du
missionnaire et le nombre de ses douleurs ^. Il n'en est
pas moins vrai que les moissonneurs souffraient douloureu-
sement de voir si peu d'épis s'élever de la semence
si abondante jetée en terre. Et cette terre, ils la tournaient
et retournaient en tout sens. Chaque jour, dans chaque
canton, il y avait catéchisme pour les enfants, très souvent
catéchisme pour les adultes. En dehors des instructions, le
prêtre visitait les cabanes, parlant de Dieu, donnant le
baptême aux adultes et aux enfants en danger de mort.
Toute la journée du dimanche se passait à instruire les
infidèles, les catéchumènes et les néophytes. Chaque
semaine, les bourgs les plus éloignés du centre de la mis-
sion recevaient la visite du missionnaire ; il parcourait les
1. Relations de 1668, pp. 13, 16 ; — de 1669, pp. 6, 8, 12, 16, 17 ;
— de 1670, 28, 37, ch. VI, pp. 62, 64, 69, 72, 78 ; — de 1671, pp. 13,
•14, 18, 20 ; — de 1672, pp. 18, 19, 20, 23 ; — Relations inédites, t. I,
pp. 6-8, 10, 22, 55, 57, 65, etc. — Parmi les baptêmes, il faut compter
ceux des deux plus grands capitaines des Iroquois, de Garakontié,
qui fut baptisé par Mgr de Laval, et eut pour parrain. M, de Cour-
celles, et pour marraine, M"« Bouteroue, et de Saonchiogoua, baptisé
également à Québec, par Mgr de Laval, en 1671. {Relations de 1670,
p. 6, et de 1671, p. 3.)
2. Relations de 1670, pp. 61, 69 et 70.
3. P. 120.
— 416 —
rues, une clochette à la main, pour réunir les sauvages
dans une cabane, où il les instruisait des vérités de la foi,
et, le catéchisme terminé, il allait dans toutes les cabanes
à la recherche des malades et des enfants. Aucune industrie
du zèle n'était négligée, soit pour mieux faire comprendre
les mystères, soit pour frapper davantage les imaginations :
les tableaux et le jeu du Point au point étaient particuliè-
rement goûtés des sauvages, beaucoup plus que les cordes
de porcelaine du P. Millet, ses cartes et son miroir i.
Ce dévouement, qui ne reculait devant aucun sacrifice,
qui s'aidait de toutes les industries, ne fut pas cependant
récompensé comme il devait l'être. Quelles en furent les
raisons ? Nous avons signalé ailleurs, en parlant des Hurons,
plusieurs obstacles à la conversion des sauvages, entre
autres, les songes, l'influence des Jongleurs et la poly-
gamie. Ces mêmes obstacles se dressèrent devant les
Jésuites, dans les missions iroquoises, terribles, diffici-
lement surmontables '-. Ils ne furent pas les seuls. Charle-
4. Relations de 1609, pp. 2, 4, 7 ; — de 1070, pp. 28, 37, 38. —
Nous avons parlé plus haut des tableaux du P. Jean Pierron. Il est
lui-même l'auteur du jeu du Point au point qu'il décrit ainsi dans la
Relation de 4670, p. 38 : « Ce jeu est composé d'emblèmes qui
représentent tout ce qu'un clirestien doit sçavoir. On y voit les
sept sacrements, tous dépeints, les trois vertus théologales, tous les
commandements de Dieu et de l'Eglise, avec les principaux péchés
mortels ; les péchés même véniels qui se commettent ordinairement
y sont exprimez dans leur rang, avec des marques de l'horreur qu'on
en doit avoir. Le péché originel y parait dans un ordre particulier,
suivi de tous les maux qu'il a causez. J'y ai représenté les quatre fins
de l'homme, la crainte de Dieu, les indulgences En un mot, tout
ce qu'un chrestien est obligé de sçavoir s'y trouve exprimé par des
emblèmes qui font le portrait de chacune de ces choses...... Ce jeu
s'appelle du Point au Point, c'est-à-dire du point de la naissance au
point de l'éternité. »
2. Une autre raison explique la rareté des baptêmes parmi les
adultes, c'est que les missionnaires ne leur accordaient ce sacrement
— 417 —
Yoix nous en indique deux autres que nous retrouvons, du
reste, en plusieurs endroits des Relations de la Nouvelle-
France : (( Comme j'ai eu, dit-il, le bonheur de vivre avec
la plupart de ceux qui ont le plus souvent travaillé à
cultiver cette portion de la vigne du Seigneur, laquelle,
malgré leurs soins, est demeurée sauvage dans son terroir
naturel, je me suis souvent informé de quelques-uns d'eux,
de ce qui avait empêché le grain de la parole de prendre
racine parmi un peuple dont ils vantaient beaucoup l'esprit,
le bons sens et les sentiments nobles. Tous m'ont répondu
que ce qui avait fait le plus grand mal était le voisinage
des Anglais et des Hollandais dont le peu de piété, quoi-
qu'ils se portassent pour chrétiens, avait fait regarder à ces
sauvages le christianisme comme une religion arbitraire ^ »
Pour détacher les Iroquois des Français, ils leur fournirent
à profusion de l'eau-de-vie et leur firent de grands avantages
pécuniaires ; et pour les soustraire à l'intluence des
Jésuites, qui leur prêchaient la soumission à la France, ils
employèrent sans scrupule la calomnie contre ces der-
niers.
Le second obstacle, le plus grave assurément, que
qu'après de longues épreuves. « Pour les adultes, il faut y procéder
(au baptême) avec un grand discernement, de peur de faire plus
d'apostats que de chrétiens. » [Relat. de d668, p. 16.) — « Il n'y a
pas grand nombre d'adultes, parce qu'on ne les baptise qu'avec
beaucoup de précautions. » [Relat. de 1G69, p. 4.) — « On ne se
hâte pas de donner le baptême à ces peuples, on veut éprouver
leur constance, de peur de faire des apostats, au lieu de faire de
véritables fidèles. )> {IhicL, p. 13.) — a Comme nous nous
défions de l'inconstance naturelle des Iroquois, j'en ai peu baptisé
hors du danger de mort. » (1670, p. 28.) — Nous voyons par les
autres Relations que les Pères ne se départirent jamais de cette
sage précaution ; mais cela n'empêcha pas la calomnie de les accuser
de conférer le baptême aux adultes très à la légère, en dehors de
toutes les règles de la prudence.
1. T. I, p. 398.
Jés. et JSoiu'-Fr. — T. II. , 27
— 418 —
signale Charlevoix, c'est le commerce des liqueurs spiri-
tueuses, et comme conséquence fatale, l'ivrognerie.
L'ivrognerie régnait en grand dans les cinq cantons ; et les
missionnaires, malgré les plus louables elîorts, furent
impuissants à l'empêcher. Sans ce vice, la conversion des
Iroquois eût peut-être marché rapidement K
Le voisinage des Anglais et des Hollandais, la traite de
l'eau-de-vie, les exemples pervers auxquels les sauvages
étaient exposés de la part de leurs compatriotes n'avaient
pas seulement pour résultat immédiat d'entraver les conver-
sions ; ils pouvaient, dans un temps donné, déterminer
parmi les néophytes un courant d'apostasie. Déjà depuis
deux ans on avait eu la pénible douleur d'enregistrer
quelques cas. Il v avait là, par rapport à l'avenir de l'église
iroquoise, un péril très alarmant qu'il importait de conjurer,
sinon totalement, la chose étant impossible, du moins en
partie. Les missionnaires le comprirent et se mirent au
plus vite à la recherche des moyens. Celui qui leur parut
le plus efficace et d'une exécution plus facile fut de sous-
traire à l'influence anglaise et à la puissance des mauvais
^exemples les catéchumènes et les néophytes qui consenti-
raient à quitter leur pays et à fonder ailleurs une colonie
-de peuplement agricole. Mais où s'établir?
Les Jésuites possédaient alors près de Montréal un vaste
terrain, appelé Prairie de la Madeleine, où ils avaient
construit pour eux une maison de retraite et de repos, et
où. habitaient deux Pères, à la disposition des tribus sau-
vages ^ Ne pourrait-on pas, se disaient les Pères des
1. Relation de 1670, p. 63. — Consulter sur le même sujet :
Rela(io?is de 1G68, p. 12 ; — de 1669, pp. 6, 16 ; de 1670, pp. 32, 37,
45, 63, 76.
2. Dans les Catalogues des Jésuites de la Nouvelle-France, on
trouve, à la Prairie de la Madeleine : années 1668, P. Raffeix ;
missions iroquoises, élever un villag-e autour delà résidence
de la Prairie, et fonder sous la direction spirituelle des
Jésuites une mission s 'dentaire, sur le modèle de Saint-
Michel de Sillery ? Là, les Iroquois immigrés trouveraient,
disaient-ils encore, avec le bienfait de la foi et la facile
pratique de leurs devoirs religieux, beaucoup de terres
d'une exploitation avantageuse, la pèche et la ahasse en
abondance, la facilité des relations commerciales. Tout
cela était exact et d'une exécution très simple, à supposer
qu'il se fît une immigration iroquoise. Elle eut lieu cepen-
dant contre toutes les prévisions et même plus nombreuse
qu'on ne pouvait s'y attendre, les habitants de cette nation
tenant résolument au sol, à leurs cantons.
En 16()9, quelques familles vinrent se grouper autour de
la résidence de la Prairie ; d'autres ne tardèrent pas à les
j rejoindre, et bientôt il se forma de toutes ces familles
une mission, dont le P. Jacques Frémin fut le premier
apôtre et qu'il nomma Saint-François-Xavier-des-Prcs ^.
1669, P. Raiïoix; HmO, PP. Rafîeix et Philippe Pierson ; 1671 et
1672, PP. Frémiii et Antoine Dalmas.
La Prairie de la Madeleine fut ainsi appelée du nom de son
premier concessionnaire, Jacques de la Ferté, abbé de la Madeleine,
chanoine de la Sainte-Chapelle de Paris, un des Cent-Associés de la
Compagnie de la Nouvelle-France. Elle fut donnée et concédée aux
Jésuites, à condition qu'ils emploieraient telles personnes qu'ils
pourraient juger à propos pour cultiver les terres et que le donateur
aurait part à l'avantage de leurs prières et saints sacrifices. En consi-
dération de l'assistance donnée par cet ordre religieux aux habitants
de la Nouvelle-France, et des dangers auxquels ils s'exposent eux-
mêmes en amenant les sauvag-es du pays à la connaissance du vrai
Dieu. (1647, avril 1. — Cf. Biens des Jésuites en Canada, p. 61.)
1. Relation de 1672, p. 16, ch. II; — Relations inédites, t. I,
pp. 179 et suiv.
Nous donnons aux Pièces justificatives du tome III un document
inédit très important, intitulé : Narration annuelle de la mission du
Sault depuis la fondation Jusques à Van 1686. Cette narration est du
P. Claude Chauchetière, qui fut long'temps attaché à cette mission.
— 420 —
Plus tard, elle fut transférée à quelque distance de là, \
près du Saut-Saint-Louis, où le sol, moins humide, était
plus approprié à la culture du blé d'Inde, et on l'appela j
Saint-François-Xavier-du-Saut ou Saui-Saint-Louis K
Le bruit de cette fondation se répandit vite parmi
les nations indiennes ; et Ton vit aussitôt accourir
des quatre points cardinaux et se rendre à la mission de
Saint-François-Xavier, des Hurons, des Algonquins, des j
Montag-nais, des Outaouais, des Loups, des Mascoutins^ J
des Mahing-ans et autres sauvages, tous désireux soit '
d'embrasser la religion catholique, soit de la mieux prati-
quer ', Il y avait tout à craindre pour l'ordre public et pour i
la moralité de cette agglomération d'indig-ènes de toute *
provenance. (( On fut donc obligé, dit le P. d'Ablon, de
procéder à la nomination de capitaines pour le gouver-
nement de la bourgade et particulièrement pour la conser-
vation de la foi. Les nouveaux capitaines asseml)lèrent
aussitôt tout leur monde pour déclarer publiquement qu'on
n'admettrait dans le bourg personne qui ne fût dans la
résolution de s'abstenir de trois choses qui sont : l'idolâtrie
du songe, le changement de femme et l'ivrognerie. Il fut
arrêté que personne ne demeurerait parmi eux qu'il n'eût
1. Belafionsjjiéclife^, t. II, p. 167. — La mission de la Prairie fut
transférée au Saut-Saint-Louis en 1675. Ce fut probablement vers.
la même époque que les Messieurs de Saint-Sulpice fondèrent la
mission au lac des Deux-Montagnes, à une petite distance de
Montréal ; cette mission, encore florissante, est toujours dirigée par
les Sulpiciens, tandis que les Pères Oblats sont aujourd'hui chargés
de celle du Saut-Saint-Louis (Caughnewaga). Le terrain du Saut-
Saint-Louis fut ajouté à celui de la Prairie de la Madeleine par lettres
patentes de Louis XIV, 1680, 9 mai; confirmation le 15 juin 1717.
(Arch. de la Province.)
2. Relations inédites, t. I, pp. 179 et suiv. ; — Relation de 1672,
p. 16. — On comptait dans cette mission des membres de vingt-deux
nations. [Ihid.)
— 421 —
fait auparavant protestation publique de renoncer à ces
abominations, et que, si quelqu'un venait à }- retomber, il
serait chassé honteusement. Tout ceci s'étant fait publi-
quement, fut bientôt su de toutes les nations qui abordent
de tous côtés vers ces quartiers, tellement qu'aucun sauvage
ne vint demeurer à la Prairie, pas même en passant pour
deux ou trois mois, qu'il ne s'obligeât à suivre les lois qui
régissaient la nouvelle bourgade ^. »
Le P. d'Ablon ajoute : « Ce fondement solide ainsi
établi, on n'eut pas beaucoup de peine à introduire parmi
les nouveaux venus la pratique des vertus et la dévotion
fervente '". » Quant aux premiers fondateurs de cette chré-
tienté, ils furent tous des modèles de foi et de piété. Si Ton
en croit les relations de l'é^^oque, et toutes sont unanimes
sur ce point, aucune mission du Nouveau-Monde n'égala
celle de Saint-François-Xavier en beaux exemples de vertus
et de dévouement '^. Y eut-il même au Paraguay une réduc-
tion aussi fervente? C'est là que s'épanouit cette charmante
fleur d'innocence, la Geneviève de l'Amérique du Nord,
(Catherine Tegakouita, cueillie par la main de Dieu dans
son 23remier parfum, à l'âge de 23 ans. Là aussi grandirent,
aimées et vénérées de tous, la pieuse Marie-Thérèse et
Marie-Félicité sa fille ^.
i. Relations inédites, t. I, pp. 181 et 182.
2. IbicL, p. 182.
3. Relation de 1672, ch. II; — Relations inédites, t. I, pp. 179 et
siiiv., 279 et suiv. ; t. II, pp. 49 et suiv., 167 et suiv., 217 et suiv. ; —
Relation du P. d'Ablon (1673-1679) imprimée à Québec en 1860, pp. 229
et suiv.
4. Lettre de Mgr de Saint-Vallier sur V Estât présent de r Eglise...
pp. 47 et 48; — Charlevoix, t. I, pp. 403, 572 et suiv., 585-86; —
Lettre du P.Cholenec au P.Auguste Le Blanc, procureur des missions
du Canada, 27 août 1715. — Lettres édifiantes : détails sur Catherine
Tegakouita, surnommée la Geneviève de la Nouvelle-France ; — Vie
— 422 —
Mgr de Saint-Vallier, qui avait visité cette mission et la
connaissait mieux que personne, en parlait en ces termes
dans sa lettre de 1087 sur TEstat présent de l'Eglise et
DE LA COLOME ErANCAISE DANS LA NoL VELLE-ErANCE I « DailS
ma première visite, la piété que j'y vis, surpassa de beaucoup
l'idée que j'en avais conçue par les rapports qu'on m'en
avait faits... Les personnes engagées dans le mariage ne
sont pas moins à Dieu que les vierges... On prendrait leur
village pour un A'éritable monastère. (>)mme ils n'ont
quitté les commodités de leur pays que pour assurer leur
salut auprès des Français, on les voit tous portés à la pra-
tique du plus parfait détachement, et ils gardent parmi eux
un si bel ordre pour leur sanctification qu'il serait dilTicile
d'y ajouter quelque chose '. » Puis le Prélat raconte les pra-
tiques religieuses, la plupart vraiment héroïques, que
s'étaient imposées les sauvages de Saint-Erançois-Xavier-
du-Saut pour chaque jour, chaque semaine, chaque mois et
chaque année '^. En lisant ces pages, qui rappellent les plus
beaux âges de la vie monacale, on se demande si Mgr de
Saint-Vallier n'a pas exagéré. Mais lui-même se charge de
nous répondre : « Tout ce que j'ai dit de la manière de
vivre des sauvages convertis dans cette mission, n'est point
une description faite à plaisir; c'est un récit sincère de son
manuscrite de Catherine Tegakouita, par le P. Claude Chauchetière,
conservée à Québec; — Vie de la même, par le P. Cholenec, nis.
Catherine Tegakouita, baptisée en 1675 par le P. J. de Lamberville,
fut envoyée cà Saint-Fr.-Xavier-du-Saut, où elle mourut en 1080. Sa
réputation de sainteté et les miracles attribués à son intercession ont
engagé les Pères du 3° concile national de Baltimore à demander
au Saint-Siège Tintroduction de sa cause de béatification, en même
temps que celle du P. Jogues et de R. Goupil. (Notice historique de
la Ci*' de Jésus au Canada, p. 45, note.)
1. Estât présent de rEc/Iise, édit. de Québec, 1856. pp. 49 et 63.
2. Est.if prrsenf de l'Eglise..., pp. 49 à 66.
— 423 —
véritable état. Les Français de la Prairie sont si charmés
de ce qu'ils v voient, qu'ils y viennent quelquefois joindre
leurs prières à celles de ces bons chrétiens, et ranimer leur
dévotion à hi vue de la ferveur qu'ils admirent dans des-
gens qui étaient autrefois barbares K »
Ce beau résultat était en grande partie dû au zèle-
industrieux du P. Frémin et du P. Cholenec -. Ce dernier,,
qui apparaît pour la première fois dans cette histoire, était
né dans le Léonais, pays de l'ancienne province de Bre-
tagne, formant aujourd'hui la partie septentrionale du dépar-
tement du Finistère; mais rien dans son caractère ne rap-
pelait le pays du droit de bris et d épave. Nature aimable-
et sympathique, d'une innocence et d'une simplicité char-
mantes, facile à s'éprendre de tout ce c{ui était beau et élevé,,
il était tout entier, cœur et âme, à ses chères ouailles, et il
en parlait avec ravissement dans ses lettres, toutes sans
apprêt, d'un style aisé et correct, ne sentant jamais l'ancien
professeur de rhétorique -^ « Dans le peu d'expérience que
1. Esfaf présent de r Eglise..., pp. GG et G7.
2. Pierre Cholenec, né au diocèse de Léon, le 30 juin 1641, entra
au noviciat des Jésuites, à Paris, le 8 septembre 1659. D'abord pro-
fesseur à Moulins de cinquième (1661-62), de quatrième (1662-63) et
de troisième (1663-64), puis élève de philosophie à la Flèche (1664-67)
où il est en même temps préfet du Sér. Prince Renaud d'Esté, il pro-
fessa ensuite à Eu les humanités (1667-68) et la rhétorique (1668-70).
Enfin, après ses (piatre ans de théologie (1670-74) au collège Louis-
le-Grand à Paris, il partit pour le Canada au mois d'août 1674.
Le P. Cholenec a composé la vie de la sauvagesse Catherine Tega-
kouita, dont il était le confesseur. Le manuscrit de cette vie a servii
à faire la lettre qui se trouve dans les Lettres édifiantes, publiées par
Martin (t. I, p. 647). Charlevoix y a puisé aussi tout ce qu'il dit sur
cette sainte fille; mais Charlevoix et les- Lettres (klifiantes n'ont fait
qu'un très court abrégé du manuscrit du P. Cholenec.
3. Lettres inédites, t. II, pp. 168 et suiv., 217 et suiv. ; — Lettres--
édifiantes, pul)liées par M. L.-A. Martin, t. 1, de 647 à 668; — Vie de-
(Catherine Tegakouita, par le P. Cholenec, ms.
— 42i —
j'ai, dit-il, j'ai bien vu des Français qui faisaient une parti-
culière profession de vertu, et cependant, à moins que de
m'arrêter sur les communautés séculières et régulières,
j'avoue que je n'ai rien vu qui approche de ce que j'ai le
bonheur de voir ici tous les jours '. »
Toutefois, en formant les sauvages à la vertu et à la piété,
les Jésuites n'oubliaient pas de développer dans leurs âmes
l'amour de la France, les sentiments du plus pur patrio-
tisme. Quelques religieux, ennemis des Jésuites, — il vaut
mieux ne pas les nommer — ont eu le triste courage
d'écrire et d'imprimer le contraire. Plus juste, le succes-
seur de M. de Frontenac, M. de la Barre, écrivait au
ministre, à Paris, après le terrible accident qui renversa,
en 1683, la chapelle de Saint-François-Xavier-du-Saut,
Vun des plus Jolis édifices qui fui autour de Montréal '^ :
« Les Pères Jésuites, qui ont acquis au Roi, dans la mis-
sion du Saut-Saint-Louis joignant la Prairie de la Made-
leine, deux cents bons soldats Iroquois, y ont souffert un
grave accident... Une charité de Sa Majesté serait bien
appliquée à la réparation de l'Eglise ; et le maintien de
cette mission est d'une grande importance -K » De son
côté, l'intendant Duchesneau avait dit dans une lettre au
même ministre : « Dans la mission de la Montagne de
Montréal, gouvernée par les MM. du séminaire de Saint-
Sulpice, et dans celle du Sault de la Prairie de la Made-
leine, qui en est proche, dans celles de Silleryet de Lorette,
qui sont aux environs de Québec, toutes trois dirigées par
les Jésuites, on élève les jeunes gens à la Française,
excepté pour leurs vivres et leurs habits, qu'il est néces-
saire de leur faire retenir, afin qu'ils ne soient pas délicats,
1. Lettres inédites, t. II, p. 225.
2. Lettre de Mgr de Saint-Vallier, p. 61.
3. Lettre au ministre, 1683.
— 425 —
qu'ils se trouvent pkis dispos et moins embarrassés pour
la chasse, qui fait leur richesse et la nôtre. On j a com-
mencé à montrer aux jeunes gens à lire et à écrire... On ne
peut trop favoriser ces missions et donner créance parmi
les sauvag-es aux MM. de Saint-Sulpice et aux
PP. Jésuites ; d'autant que non seulement ces missions
mettent le pavs en sûreté et y apportent des pelleteries,
mais elles glorifient extrêmement Dieu et le Roi comme
fils aîné de l'Eglise, par le grand noml^re de bons chrétiens
qui s'y forment K »
D'après ces deux mémoires et ce que nous avons dit de
la vie chrétienne des sauvages du Saut-Saint-Louis, on
peut se faire une idée très exacte de cette mission de Saint-
François-Xavier. A côté de la prière, le travail aux
champs, la chasse et la pèche. Le sauvage se nourrit et
s'habille à sa manière ; les enfants apprennent à lire et à
écrire ; tous sont élevés dans le respect et l'amour de la
France, il se préparent à défendre la Colonie, à en être les
hons soldats'-.
Ces résultats avaient certainement dépassé les prévisions
et les espérances des missionnaires Iroquois. Quand ils se
décidèrent à éloigner de leur pays les catéchumènes et
les néophytes de bonne volonté et à les réunir à la Prairie
de la Madeleine, ils ne pensaient pas que cette mission
serait un jour la plus pure gloire de l'Eglise du Canada.
Pour eux, fidèles au poste que la Providence leur avait
confié, ils continuèrent à évangéliser les cinq cantons au
1, Mémoire de M, Duchesneau au ministre, 1681.
2. Le 29 avril 1680, Louis XIV écrivait à M. de Frontenac : « J'ai
accordé aux PP. Jésuites la concession qu'ils m'ont demandée au
lieu appelé le Sault. joignant la prairie de la Madeleine pour rétablis-
sement des sauvages, et j'ai ajouté à ce don les conditions qu'ils
m'ont demandez, parce que j'estime que cet établissement est
— i2() —
prix des plus rudes sacrifices, mais heureux d'avoir placé
pour boulevard devant la Colonie française, un village
d'Iroquois chrétiens ^
advantageux, non seulement pour les convertir et maintenir dans
la religion chrestienne, mais mesme pour les accoutumer aux
mœurs et façons de vivre françaises. » {Collection de manuscrits^
t. I, p. 274.
1. Nous lisons dans la lettre de Mgr de Vallier, p, Q'.i : « Du
temps que M. de la Barre était gouverneur du Canada, les sauvages
du Sault-Saint-Louis lui offrirent cent cinquante de leurs meilleurs
hommes pour marcher quand il lui plairait avec les troupes françaises,
contre leur propre nation, si elle rompait la paix avec la France. On
a vu en 1687 que cette proposition n'était pas une pure honnêteté,
ni un compliment fait en Tair ; ils se sont joints au corps d'armée de
M. le Marquis de Denonville pour aller attaquer leurs compatriotes
jusque dans le cœur de leur pays, et ils ont donné par leur conduite
un témoignage certain de la fidélité et de l'attachement qu'ils ont
pour leur religion et pour leurs alliés. »
PIECES JUSTIFICATIVES
DU
TOME SECOND
PIECES JUSTIFICATIVES
DU TOME SECOND
LllîER XIII PARTIS VI HISTORIEE SOCIETATIS JESU
ReS GEST.i: PER SOCIETATEM JeSU IN AmERIC.E SePTENTRIONALIS
PAiiTE, QU.E Canada seu nova Francia dicitur, a p. Josepho
JUVANCIO.
N. B. Ce manuscrit du P. Jouvancy est conservé aux Archives
générales de la Compagnie de Jésus ; un second exemplaire se
trouve à la Bibliothèque de Munich.
Voici comment le P. Jouvancy raconte la captivité du
P. Jogues, d'après la correspondance autographe du martyr :
in SUD autographo, iindc hœc omnia singillatim descripsimus.
(V. p. 434.)
Iroquœi faciunt iuipetum in fines Huronuni. — Cum res
Christiana pulcherrime sic staret, Iroquœorum crudelitas
omnia lacrymis et luctu miscuit. Regio illorum infra Kebe-
ccum sedet ad meridiera et occasum. Veteres gerebant ini-
micitias cum Huronibus, recentiores cum Gallis, tum odio nomi-
nis christiani, tum potentiœ metu. Excurrebant identidem è suis
fmibus in Huronum fines, imo in vicinos Kebecci pagos et flam-
mis ferroque quidquid occurrebat, vastabant. Immanitatem ferae
nationis experta primum est societas anno MDCXLII. P. Isaa-
cus Jogues Kebecco profecturus erat ad Hurones, ad tertium
nonas sextiles, cum Gallis quinque ac pluribus barbaris. Altéra
1. Voir plus haut, p. 33.
— 430 —
die, quam conscenderant naviculas, sub ipsam auroram huinana
vestigia conspiciunt impressa in littore. Huronum dux, vir forlis
-et christianus, consideratis vestigiis, non sunt, inquit, plures
duodecim hostibus, si hostium h;ec vestigia sunt ; pergamus, ac
si res ferat, pugnemus. Iroquœi parlim substiterant in insidiis,
partira in adversa latebant ripa, bellatores septuaginta, armis
instructi, quae illis Angeli et Batavi subministrant, non enim
abest longé ab Iroquœis Virginia, et nova Hollandia. Postquam
Hurones processere ad insidiarum locum, erumpit bostis, et fer-
reas fistulas in imparatos dis|)b)dit. Procurrunt eodem tempore
qui latebant in ultiore ripa et Huronum naviculas igneis glandi-
bus pertundunt perfringuntque. Hurones, quorum numerus
multo inferior, plerique inermes, cedere, relictisque naviculis in
Ticinum nemus |)rcTci|)iti fuga tendere. Pauci restiterunt duce
Renato quodam Goupilio, Gallo, qui turpem existimans fugam,
tamdiu vim inimicam sustinuit dum oppresus numéro et circum-
ventus est. Ilostis elapsos in sylvam Hurones |>ersecutus retraxit
plurimos è fuga.
P. Isaacus Jo<^nes fu^am facùe/n omiltil ne Christianos deserat.
— Poterat P. Isaacus caplare latebras et hostem ancipiti prœlio
distractum eludere. Ceteris fugientibus constitit in ipso pugna^
loco et ab Iroquœis, dum fugaces persequuntur, quasi prœter-
missus et ignoratus addubitavit aliquandiu quid consilii caperet.
Demum apud se staluit christianos ab hoste captos, ac prœser-
tim Goupilium, qui deducendum ipsum ad Hurones susceperat,
non deserere. Igitur ultro se barbaris obtulit ejusdem cum cete-
ris captivis fortunœ socium. Miratus Iroquœus, cui tradita capti-
vorum custodia tara insolentem in tanto periculo fiduciam, cunc-
tari primo, demum postulantem ceteris addere. Statim Dei famu-
lus id cœpit aggredi cujus causa potissimura remanserat. Ex
Huronibus in hostium manus delapsis aliqui catechumeni dum-
taxat erant : eos continuo sacra respersit unda, et idoneis moni-
tis instruxit. Delectavit illum neophytorum egregia fortitudo ad
omnes cruciatus excipiendos paratissima : sed incredibili
dolore, ac etiam gaudio affecit duorum è caro et infelici agmine
conspectus, qui cum evadere potuissent, redibant tamen ut
ei vel opem aliquam ferrent, vel cum ipso saltem morerentur.
Alter, dux ille Huronum erat ; qui parum adversus insidias eau-
— 431 —
tus, auctor extiterat pergendi porro et pugnandi; Eustacbius
Ahatsistarius illi noraen. Alter, juvenis Gallus, Guiîlelinus Gos-
tin\Tus. Et Eustachius quidem, re non segniter contra Iroquœos
initio gesta, ubi nullam victoriœ spem esse vidit, pedibus salu-
tem qua^siverat, jam insequentes longe fuerat pi\Tgressus, quse
pernicitas Huronum est, cum P. Isaaci mernoria subiit. Repres-
sit gradum, vestigia citius relegit, et in ejus amplexurn ruens :
sanctè, inquit, promiserani til)i, mi frater, futurum ut quae-
cumque tua sors foret, mea pariter esset; en adsum ut promissi
fidem exsolvam, victurus tecuni, aut tecum certè moriturus.
Accessit post paulo Gosturœus. ^Etate viribusque pollens, nec
mililirc rudis, irruenles barbaros non sustinuerat modo, verum
eliain repulerat, caeso ex eorurn ducibus fortissimo, cujus nece
dum atloniti trépidant, conjecerat se in densum nemus. Jam eva-
serat, cum al)esse P. Isaacum respexit. Ubi te reliqui, mi pater,
exclamât! Rursus perplexum iter sylv.x- revolvens, ad amicum et
hostes properat. Audit incondilos clamores, et insanos ovantium
ululatus; nec diu moratus, Patrem videt constrictum cum reliquo
captivorum agmine. Ruit in medios, et ejus genibus advolvitur.
At barbari, ut juvenem consj^exerunt, ira et furore iosluantes,
ob ducem suum ab eo interfectum, invadunt catervatim, spoliant,
et arreptis manibus ungues mordicus avellunt, digitosque com-
minuunt. Unus etiam manum uiediam adacto gladii mucrone per-
foravit. Non potuit continere se Isaacus quin egregium juvenem
amplexaretur, et ad patientiam apposila oratione accenderet :
Cbristiana bumanitas inhumana peclora efferavit, et velut indi-
gnati, quod quisquam inter tam immanes feras homo esset, fusti-
bus et j)ugnis pium sacerdotem ab amico divulsum affligunt humi,
infigunt crudos dentés digitis, ungues radicitus exstirpant,
digitos ipsos rabidis morsibus plerosque commolunt.
In regionein Iroquœoruni deducïtur cum ali'is captwis ac dire
torquetur. — Hoc feralis tragœdiaî praeludium quoddam fuit. In
patriamreversuri praedam ac spolia inter se dividunt. Ejus prœci-
pua pars erat supellex sacra, et instrumentura sacelli, quod Isaa-
cus ad Hurones Kebecco deferebat, quodque non sine lacrymis
diripi a sceleratis praedonibus, et indignum in modum attrectari
cernebat. Imponuntur deinde in naviculas captivi viginti duo,
ceteris aut elapsis fuga, aut in pugna cœsis. Jussus cum aliis
— 432 —
cymbam conscendere senex quidem octogenarius : Quo tandem,
inquit, pergam, homo id a^tatis ? Gonfîcite hic, si lubet, potius
capularem senem. Milii quidem certiim est bine pedem non
movere. Cum perstaret in sententia, eo ij^so loco trucidatus est,
ubi paulo antenovam in Cbristo vitam per ])aptismum accej)erat,
Geteri grave et molestum unius^mensis iter ingressi sunt. Ad
sestiim, famem, verborum conlumeb'as accedebat acerrimiis dolo-
ris sensus è viihieribiis, et eorum putri sanie, nulla curatione
adhibila. Sed nibil indignius P. Isaaco, ut ipse narrât, videbatur,
quam quod Iroquœi per jocum et lidibrium vellerent sedate ac
minutatim capillos barbamque miserorum : et ungues acutos
(nam instar subuhirum pra^longos et rigides habent) in mollissi-
mis qiiil>usque partibus corporis detîgerent.
Octavo, quam navigare creperant, die, facta est in lerram
excensio Barbari correptis è vicina sylva fustibus, descendentes
è cymbis captivos exceperunt, et ileratis ictibus ad vicinuni
usque coliem prosecuti sunt. Cbiudebat agmen P. Isaacus, quem
in honore prœcipuo apudChristianos esse intellexerant. Eum vero
tanta immanitate ceciderunt, ])ra'sertim in anlerioribus crurum
ossibus, et in ipso vultn, ut semianimis corruerit. Instare illi ta-
men nihilo secius, ictusque ingeminare, donec crudeli miseri-
cordia, veriti ne, si pergerent, in ipso vesligio periret, ferire
destiterunt, ac suo in sanguine natantem ij^simet in coliem
deportarunt. Ibi theatridium quoddam è comportatis corticil)us
exstruxerant, in quo propositi captivi tortique spectantium cru-
deles oculos facilius pascerent. In P. Isaacum priraus furentium
impetus incubuit. Digitorum qui superfuerant è priore carnifi-
cina, unum exurunt, alium crebro morsu convellunt, conte-
runtque; alium, ossibus divulsis, adhuc haerentem protrahunt,
intortis ruptisque incredibili dolore nervis, quorum ingens
numerus in manu et sensus accerrimus. Quidquod ingenio barba-
rie crudelitatis, non adbibebant cultros et ferrum, sed conchylii
cujusdam, quo abundant, testulam. Ea non incidebat nervo;-, sed
tanquam serra desecabat. Hinc multis manus et brachia fœde
intumuerunt. Accessit qui nares abscinderet : sed eum semel
iteruraque hoc tentantem occulta quaedam vis repressit. Eodem
ferè modo ssevitum in ceteros. Atrocius in Eustacliium Ahatsis-
tarium, cui post comesos digitos, acutum bacillum inseruerunt
— 433 —
in carpum sinistrae manus, et ad cubitum usque paulatim quasi
terebrando adegerunt : quam lanienam vir fortis œque ac plus
insigni mentis excelsitate pertulit.
Haec in limine regionis, velut ad spécimen, gesta. Quartode-
cimo Kalendas septembres, qui dies sacram Virgini in coelum
Assumptœ lucem praecedit, ventum est in primum Iroquieorum
pagum. Praestolabatur miserabilem catervam armata fustibus,
spinis, aculeis et virgis è ferro ductuli confectis juventus, longo
ordine hinc inde disposita. Jussi captivi lento gradu nudi proce-
dere per medios ut ictuum grandinem, et plaudentium ludibria
per otium ad satietatem exciperent. Fuit qui globulum ferreum
magnitutidine pugni, e fune suspensum tam valide médias in
scapulas impegerit P. Isaaco, ut propemodum ad terram conci-
derit, et obducto postea vulnere dolor extingui nunquam potue-
rit. Tandem in ferale pegma et crudelitatis theatrum omnes pro-
<lucti fustibus iterum accipiuntur. Subeunt delecti carnifices cum
cultris et corporum extremas [)artes, torosae carnis ac pulpam
(nondum enim necare statuerant, sed cruciare tantum) temerè
pro cujusque libidine, incidunt, lancinant, fodicant. Relicti eranl
P. Isaaco duo ungues. Illos ut facilius evellerent, carnem ungui-
bus subjectam ad ipsa usque articulorum ossa radicitus erue-
runt. In ejusdem caput sese vesana caedentium rabies violen-
tius effudit. Oderunt enim tonsum verticem et curtos crines.
Barbares quatuor casu oblatos baptizat. — Postridie, ipso
die sacro Assumptaî in cœlum Deiparae, pertrahuntur ad
vicinum pagum. Erat sol calidissimus. Recruduerunt aeslu
liventes plagœ, cutisque brachiorum, colli, et tergi arefacta
dissiluit. Dies duos, ac totidem noctes in hoc pago impasti man-
serunt. Mutatum genus carnilicum, aucta carnificina. Vinctis post
terga manibus pueris puellisque dediti sunt, quorum quanto vis
infirmior, tanto petulantior protervia, tanto crudelitas molestior.
Turba procax abstinere ferro duntaxat jussa, ne vitam eriperet,
quam in novos usque cruciatus sufficere cupiebant, certatim in
affecta et lacerala membra prunas et calentem favillam conjecit,
eo molestiori supplicio quod per vincula quibus captivi coerce-
Lantur, non licebat aut declinatione corporis, aut manu grandi-
nem igneam depellere. Ad hos ardores accedebat alter intestinus
a famé et siti, quœ stomachum crudeli depascebant incendio.
Jés. et Noui>.-Fr. — T. IL 28
— 434 —
Pergendiim nihilominus fuit ad tertium pagum. Ibiobjectaesunt
famelicis aliquot spicse Indici frumenti : levé solatium tam diu-
turnae inediae. Alio sanctiore cibo famem Apostolicam, qiige ani-
marum salute pascitur, explevit P. Isaacus. In eundem pagum
adducti sunt eo ipso tempore Hurones aliunde quatuor, pariter
captivi. Nactus locum duos ex illis alloquendi, Deum Ghristumque
miseris, ad audiendum ipsa calamitate prœparatis insinuât. Offe-
rebant baptisnio caput. Aquam arcessere promptum non erat.
Haec Divinîc providentiae beneficio reperta comraodum est, in
foliis grandioribus spicœ indici tritici relicta ex rore matutino.
Ad alios duos applicuit sese cum in proximum pagum turba cap-
tivorum simul ageretur, et quantum loci temporisque ratio fere-
bat, institutos hausta raptim lympha è prtetereunte fluviolo, bap-
tizavit. En cur verus Ignatii alumnus ultro se in captivorum
agmen conjecerat. Satis gnarus animas quas servaret, quas ju-
varet, minime defuturas.
Gontinuo recepit mercedem Evangelica; cariiatis. Indignatî
barbari quod cai)ti\os aqua salutari respersisset, médium corri-
piunt, colligant arctissimè, ac sublimem pendulumque librant.
Dolore victus ut fatetur ij^se in suo autographo, unde haec
omnia singillatim descripsimus, paulum ingemuit, rogavitque
barbaros ut vincula parumper laxarent. Quo rogabat magis, ed
magis astringebant. Itaque cogitationem et preces ad Christuro
in cruce pendentem reflexit et exemplum de se ipso sumens
intellexit quantos dolores pertulissel servator amantissimus,
quando non lineis funibus, sed clavis ferreis constrictus pende-
bat, mole corporis tota è confixis manibus suspensa, aut in
pedes pariter terro crudeli trajectos incumbente. Ceterum post
quartam circiter horse partem Dei famulum cœpit anima deficere.
Laxata sunt vincula ne citius moreretur, utque integram ad len-
tos ignés vitam afferret, quibus demum captivi omnes septimo^
quam fuerant comprehensi die, damnati sunt. Deo aliter visum,,
cujus in manu mortalium corda et fata.
Gratias ingentes agebat superis agmen miserabile, cui conces-
sum erat denique semel mori, cum Iroquœos incessit metus ne,.
si P. Isaacum et Hurones omnes trucidarent, grave bellum et
inexpiabiles iniraicitias susciperent adversus Gallos, quorum
— 435 —
fortitudinem et arma non ita pridem quidam ex ipsis pulst
cœsique senserant. Re in deliherationem vocala decretum ut Gal-
lis parceretur : ex Huronibus très delecli, qui lentis ignibusabsu-
merentur, ceteris usura vita^ concessa, j^arati confestim Huroni-
bus rogi. Discedentes consolatus novissimis verbis sacerdos-
illud è Paulo Aposlolo sœpius inculcavit : Recogitate euin qui
talem siistinidl a pcccatorlbus adversiim semetipsu/n coiitradictio-
nem. Hebr. C. 12. Eustachio Ahatsislario, unie tribus infelicibus
victimis, absolutionem peccatorum nominatim impertiit, cum eant
ille oculis in cœlum ex condiclo sublatis expeliisset.
Fuerat ille P. Isaaco addictissimus, quem tanquam suum ira
Christo parentem venerabatur, et quoties ad novum aliquem cru-
ciatum Pater deposcebatur, sive ungues avellendi, sive frustua-
rium excipiendum, sive quid aliud ejus generis pararetur, aderat
continuo Eustachius, rogabatque toi-tores immanissimos ut
omisso sacerdole, sa^virent in se unum. Peculiari modo vocatus
ad Fidem miros in ea |)rogressus brevissimo tempore fecerat.
Nondum societatis homines pedem in Canadam intulerant, cum
gravia quœdam |)ericula reputans, è quibus evaserat, cogitare
cœpit non suis viribus, aut industria sua, partam sibi salutenv
et incolumitatem, sed ope cujusdam potentioris Genii, cujus in
manu vila mortalium felicitasque sita esset. Ubi vero disserentes
de Deo rerum omnium |)rocreatore ac rectore Patres audivit,.
omnino sibi persuasit illum ipsum esse, oui accepta referre
omnia deberet. Hune invocare, illi se commendare, ab illo quic-
quid aggrederetur auspicari vehemenlius institit.
Ac sane vix credibile est quot bellica facinora, quanta felici-
tate ediderit. Cum ante menses paucos ductaret Hurones nom
plures quinquaginta, inciderat in Iroquœos trecentos. Fudit
omnes ac fugavit. .F]tate proxima superiori, cum lacum ingen-
tem trajiceret, qui Hurones ab Iroquœis dirimit, conspexit cym-
bas com plures vulgaribus majores in se citatis rerais invehi.
Trépidantes socios fugamque circumspectantes accendit aJ
pugnam, et in hostes recta duxit. Ipse in primam qua? occurrit
cymbam insiliens, arrejjta securi caput unius diffmdit, duos prye-
cipites deturbat in flumen. Mox in medios ruens hostes promptis-
simum quemque mactat, tanto ceterorum terrore, ut cunctï
fugam arripuerint. Victor in fluvium se demittit ac duos illos ;v
se in profluentem dejectos capit abducitque. Ad banc fortitudi-
— 436 —
ïiis bellicac laudem accedebant aliae multae, ingenii, hiimanitatis,
liberalitatis, prorsus ut nihil desiderares nisi religionis verae
professionem. Hanc retardabat quaedam in retinendis patriae
superstitionibus pertinacia : Quam exuere conatus operam dili-
^entiorem erudlenti sacerdoti dédit ac demum cœlesti gratia
uberius infusa, fidelium cœtui additus est pridie Dominiez
Resurrectionis. Vix menses deinde sex in vivis superfuit, qui-
bus omnes christianae perfectionis numéros videtur explevisse,
cumulumque beneficiis divinitus acceptis, heroica multarum
horarum in lentis ignibus patientia féliciter addidisse.
Dum illi très Hurones deflagrant, reliqui cum Gallis abducun-
tur in Iroquœoruin, a quibus fuerant capti, pagum. Mos est non
Iroquœorura modo sed finitimarum longé lateque nationum; ut
■quorum captivorum vita; parcitur, ii adscribantur in aliquam
indigenarum familiam, ut vicem locumque suppléant alicujus ex
€adem familia, qui aut captus fuerit ab hostibus, aut in acie ceci-
derit. Sic jacturam suorum consolantur. Porro captivus ita cui-
piam familial velut insitus, in ejusdem familiic [)Otestate ac
îTjanu est, ac durius bumaniusve habetur prout fert eorum qui-
bus addicitur natura vel voluntas. Ad hune modum distributi
certas in familias Galli Huronesque miseram dominis crudelibus
«ervitutem servire cœperant, cum subito illorum vita rursum in
discrimen ingens venit. Montemagnius, Canadœ gubernator,
moliebatur arcem ad compescendos Iroquœorum impetus, quam
Richelœam de Gardinalis Richelan nomine appellavit. Illi hoc
veluti frenum indignati concurrunt ut arcem evertant. Agmine
tripartito per sylvas et noctem invadunt Gallos instantes operi.
Jam munimenta prima perruperant, cum dux audacis turmae,
proceritate corporis et capitis ornatu, quod lato praecinctum
torque, ex lapillis versicoloribus confecto, gerebat, conspicuus
glande plumbea exanimis sternitur : duo prœterea proceres csesi,
plerique vulneribus debilitati. Geteri fuga dilapsi, et accepta
clade ferociores in patriam se recipiunt. Fremere videlicet, Gal-
losque ad necem deposcere : non alias justïus inferias mitti
posse manibus suorum ad Richelaeam arcem interfectorum : nec
amittendam ulciscendae injuriae occasionera. Hœc vociférantes
parant rogos, secures expediunt, diem et locum exercendae car-
nificinaî destinant.
— 437 —
Batavi de redimendis captivis agunt. — Hic admirari licuit
mirifîcam Divin;c Providentiîe vim ad suorum famulorurn salu-
tem excubantis. Batavorum fines ab isto pago distabanl circiter
bidui. Manavit ad illos fama captos ab Iroquseis Gallos in summo
versari periculo. Legationem adornant. Reposcunt Gallos, pre-
tiura redimendis idoneum ofTerunt. Enim vero magna Iroquaeis
injecta dubitatio, quia fœdus et amicitiam alere cum Batavis
summopere studebant. Gogitur concilium. Scinduntur animi
studia in contraria. Gallos Batavis donandos, ne accepto quidem
redemptionis pretio, multi censent : alii reducendos Kebeccum ;
sic ineundam communiter et a Batavis et a Gallis gratiam. Alir
ferociores supplicium de captivis sumendum contendunt, id per-
tinere ad nationis gloriam, et ad sarciendam nuper acceptara
cladem omnino necessarium : Batavos facile placatum iri. Vicit
hccc sententia, quia plurium, et pejorum. Ergo ut Batavis ut-
cumque satisfacerent, renunciant inclinare multorum sententiam
ut Galli remittantur ad suos, nihil esse quod Batavi sint de illis
soliciti, Kebeccum propediem reducendis. Nihil volebant aliud
Batavi. Quamobrem legatione functi discessere. Soluli metu Iro-
quœi Gallos sic paulatim è medio tollere constituunt ut quam mi-
nino tumultu res ageretur. Ita necem illorum in casum aut priva-
tas aliquorum inimicitias facile conjiciendam, nulla publica invi-
dia.
Non longam interposuere moram, quin deliberata perficerent.
Redibat sub vesperam in pagum P. Isaacus Jogues cum Renato
Goupilio, et coronam B. Virginis alternis recitabant, cum barba-
ros adventare duos vident. Eorum unus ad Goupilium accedens
securim, quam veste abditam gerebat, in ejus caput impetu
tanto librat, ut semianimem ac sacra JESV et MARLE nomina
ingeminantem dejecerit. Illico procumbit in genua P. Isaacus, et
nudum sicariis caput oflert. Verum jubetur surgere ac metu par-
cere, quia, inquiunt, alteri familife mancipatus es, a qua nullum
interficiendi lui mandatum habemus. Surgit, et ad amicum suo
sanguine innatanlem accurrens ei peccatorum absolutionem novis-
simam impertit adhuc palj)itanti. Quo animadverso percussores
geminato ictu, jacentem confecerunt. (3 Kal. octoh. 16^2.) — Vir
erat candidissimis moribus, pielate in Deum, humanitate in
omnes, patientia in adversis rébus, singulari. Artem curandorum
vulnerum egregiè callebat, quam chirurgieen vulgo vocant.
— 438 —
Totum se nostris regendum permiserat, operamque suam juvan-
dis iieophylis, interposita voti religione, dicaverat. Causa necis
ipsi allatae hccc prx ceteris proditur. Sanclœ crucis signum
manu duxerat in pueri fronte. Id observans senex cujus in tugu-
trio et potestate versabatur, maleficium credidit, ac nepoti suo
pi\Tcepit, ut Galkim bunc interimcret. Magura plerique suspica-
bantur, et venificum, propter orandi consuetudinein. Annum
quintum et trigesimum decurrebat.
jEruniKse P. Isaaci inter barbaros. — P. Isaacus in suura
ireductus pagum servitutem iis aliquandiu servire perrexit quibus
•addictus erat. Eos in sylvas cogebatur sequi per altas nives et
^icerrima frigora seminudus, curn venationi darent operam. Ibi
.narrât parum abfuisse quin famé confectus interiret. Non deerant
plerumque carnes, sed eas attingere sibi nefas duxit, qui erant
rdaemoni libataR. Nam quoties ad sumendum cibum accingebant
sese, prodibatin médium nescio quis, etpartem carnium lautissi-
imam quamque decerpens, eum, qui toto in cœtu maxime longae-
vus, orabat, ut bene cibis precaretur : En, Aïteskui (hoc illorum
ïiumen erat) bas tibi carnes ofTerimus, rogamusque signifiées
nobis quo degant in loco cervi, eosque agas in noslra retia.
Deterritus liac impia consecralione P. Isaacus, decrevit emori
jpotius millies quam profana degustare fercula. Radicibus arbo-
rumque baccis aegrè vitam sustentavit. Inde aliud etiam accessit
incommodi, quod banc abstinentiam interprétantes numinis sui
•contemptum et contumeliam, atrocissimum odium in veri Dei
famulum conceperunt, et si qua in eum adhibuerant hactenus
.humanitatis officia, penitus denegarunt.
Neque par tôt œrumnis potuisset esse, nisi Deus famulo suo
^iam et misericordem viduam, ut quondam ])rophetîc, paravisset.
Obierat femina? in |)ago primariae filius. Hœc ut consolaretur
•dolorem suum , P. Isaacum in Filium adoptavit, in eumque
imaternam deinceps benevolentiam et curam induit. Ejus ope ac
studio valetudinem paulum recuperavit, eumque suppeterent non
analigne ad victum necessaria, totum se contuHt ad perdiscen-
'dam gentis linguam, magna s|)e ingentis cujusdam fructus ad
-salutem animarum. Quippe in hoc tugurio non modo illius pagi,
:sed etiam totius regionis concilia habebantur. Cum primum bal-
— i:i9 —
butire poluit, capita Fidei cœpit ingerere confluentibus ad con-
cilium primoribus. Ac vicissim illi mulla cupide sciscitari, quanta
esset inagnitudo solis, unde macula? quas in Lunae quasi facie
cernimus, terrœ arabitus quam late pateat, cur mare statis inter-
vallis accedebat recedatve, aliaque generis ejusdem. Quibus cum
prœclarè satisfaceret, odium sensim amore ac veneratione muta-
bant. Sed bis ille non contentus, rudes animos a rébus creatis ad
procrealorem paulatim traducebat : ab eo mundum conditum et
redemptum : mortales eidem in coelis fruendo natos, viam ad
banc felicitatem consequendam non esse aliam, atque verum
numinis unius veri sempiternique cultum. Illum, queni nomine
Aïteskui colerant, spiritum esse nequam, rebelle Dei mancipium,
hostem generis humani. Perculsi rerum admirabilitate obstupes-
cebant : nec pauci, prœter infantes plurimos, morbo ingruente
sunt baptizati. Jam P, Isaacus impune pagos omnes circumcur-
sabat, patebant illi omnium aures, omnes casa?. Unam dum prœte-
riret, vocari se audivit. Subit. Jacebat aeger intus, qui simul
atque Patrem conspexit, quaesivit num se nosset. Neganti, Ego
ille sum, inquit, qui dum captus es primum, vincula laxavi, quae
te tam arctè stringebant. Ego vero, subjecit Pater, et gratiam
habeo, et vincula, si vis, tua, meis istis longé graviora, solvam,
teque in libertatem filiorum Dei vindicabo. Ingressus in hune
modum de sacro baptismate loqui, auditur i)lacidè. Quid multa ?
Crédit œger, docetur uberius ; regeneratus, paulo post pie
moritur.
Ecce autem novum periculum. Iroquaeorum manipulus mili-
tatum abierat. Spargitur rumor omnes captos ab hostibus aut
necatos esse. Propinqui ad placandos interfectorum mânes, P.
Isaacum neci destinant. Ac trucidatus re ipsa fuisset eo ipso die,
quo Christus Jésus pro humani generis sainte piacularem sese
Patri victimam obtulit, nisi rumor contrarius, el verior, nullo
tamen, qui deprehendi potuerit, auctore certo sparsus moram
crudelibus consiliis attulisset. Adfuere bellatores lœti et inco-
iumes, cum captivis duobus et viginti. Pagus a mœrore ad hila-
ritatem traductus, sacerdos periculo et metu solutus est. Divinae
Providentia? nutu ad sempiternam salutem captivis afferendam
servatus videbatur. Viri quinque tantum erant; reliqui septem-
decim pueri vel mulieres, turba imbellis atque innoxia. Ac ne
— 440 —
YÎri quidem ipsi hostes Iroquaîorum, nullum enim belluiii ante
cum iis gesserant, ab illis longé disjuncti.
Sex captivos janijam roncremandos haptizat. — Sermone
ignoto utebantur. Hinc difficultas major eos erudiendi, et ad
baptismum addiicendi, quo curas omnes et conatus P. Isaacus
intendebat Nec multum dabatur spatii, jam enim insontes victi-
mas dirœ neci crudelitas Iroquiea et ingluvies addixerat. Disci*u-
ciabatur sacerdos animarum sitiens, quod ab a^terno exitio vin-
dicare miseros non posset, sermonis inscitia. Gestu, nutu,
alloquitur, addit nutibus varias voces, è discrepantibus , quas
norat, lingiiis depromptas. Algonquinum vocabulum, quod temere
cum aliis jaciebat, exceptum est ab uno è captivis. Respondet
Algonquinicè. Lœtus majorem in niodum Pater ubi eum Algon-
quinam tenere quoque linguam cognovit, quam ipse callebat,
usus est illo interprète ad alios erudiendos. Capita Fidei praecipua
volentibus iradit, ac sanguine Redemptoris dealbatos ad acci-
piendam immortalitatis stolam eo ipso die priuparat quo Christo
reviviscenti partam de morte victoriam Ecclesia gratulatur.
Per ferias sacra^ Pentecostes alius captivorum globus eumdem
in pagum est perductus. Viri statim deduntur neci, neque iis
attenta sacerdotis experrecti caritas defuit. Feminas solebant ad
opéra domestica reservare, nunquam in eas hactenus sa^vitum.
Nescio quid causae tune incidit cur unam flammis devoverint.
Portasse, quod ejusmodi sacrificio placandum da^moneni quispiam
somniasset. Sane dum vivam videntemque concremarent, ut
cuique corporis parti faces aut candentia ferramenta imponebant,
exclamabat infaustus prœco : Hanc tibi victimam adolemus
Aireskue; Sis bonus o! et felix tuis, victoriamque pugnantibus
annue. Ad eam per medios ignés arrepsit Isaacus, nam ut antea
ipsam alloqueretur, potestas nulla fuerat. Semuista calicem aqua?
frigidaî petiit. Pater in occasionem imminens scypbum aqua^ dédit
sitienti, et cum baptismo fontem aqaœ salicntis in K-itani œternam.
Ad bunc modum egregius sacerdos in ipsis vinculis, quibus
jacebat constrictus, barbaros donabat libertate filiorum Dei,
neque ulkim de iis bene merendi prœtermittebat locum, a quibus
sese levi momento, si cujus libido ita tulisset, aut si quod
somnium incidisset, necandum videbat. Gravissimum adiit péri-
— 441 —
culum exeunte Julio ejusdem anni MDGXLIII. Parantibus excur-
sionem in Gallorura fines Iroquseis, unus ab eo litteras ad
Gallorum Duceui commendatitias rogavit, credo ut illis fretus
meliori esset conditione, si caperetur in acie; vel potius ut
aditum ad Gallos nactus aliquid moliretur doli ac sceleris. Pater
ita commendavit hominem, ut siraul Gallos de hostium insidiis
et consiliis admoneret, ne perfidae genti facile fidem haberent, et
contra vim œque ac dolos exubarent. Iroquœi litterarum fiducia
propius ad arcem Richelœam subeunt, rati se tanquam amicos a
Gallis excipiendos. Prœmittunt istum è suo agmine cum epistola
cominendatitia : quœ simul atque lecta fuit, datus est in vincula
tabellarius, displosa in Iroqu:eos rei eventum prœstolantes in
naviculis, torraenta bellica. Diffugiunt trepidi, relicta in metu ac
fragore navicula cum armorum parte. In patriam reversi clamant
se a sacerdote proditos, conscriptàs ab illo in perniciera gentis
litteras, dedendum neci caput inimicura , et pœnas scelerato à
sanguine repetendas. Nec morse quicquam intercessisset, si tune
adfuisset in pago, ubi degere consueverat. Paulo ante discesserat
ad stalionem quamdam Batavorum, inde transiturus in Iroquaeo-
rum quemdam pagum, ut cremandis aliquot Huronibus captivis
baptismum, si qua posset via conferret.
Dum ad necem conquiritur, afflavit rumor Batavos, de quibus
baud ita pridem optimè merili erant Galli; quippe vetuerant ne
Ilurones in eos, ubicumque occurrerent, sévirent, aut in ipsorum
fînibus aliquid bostile molirentur. Memores bujus humanitatis
Batavi P. Isaacum faciunt de periculo, quod imminebat illi, cer-
tiorem, et boitantur ut Iroquacis quorum in coraitatu erat, elapsus,
instructam in littore proximo navim conscendat, ac vêla in
Galliam (nam eô solvebat navis) faciat. Stationis Batavica? pra3-
fectus ipsi obligat fidem suam fore ut eum Rupellam aut Burdi-
galam tutô deportandum curet. Pater noctem ad deliberandum
petiit, stupente prœfecto dubitare iUum cunctarique in tanto
discrimine. Postridie mane ad prœfectum reversus, quam non
extimescain Iroqua^orum ignés, inquit, intelligere potuisti vel ex
60 quod in deliberationem vocandum putaverim num occasione
uterer, quam tua mihi humanitas obtulit. Sed quoniam ratio lexque
Divina vetat ne nos in periculum temere conjiciamus, neque ulla
in barbares, quorum saluti me devovi, redundare utilitas ex mea
_ 442 —
nece potest accipio quod ofFers, navira vestram conscendain,
YÎtamque me vobis debere, dum vivam profitebor. Navigationis
sumptus, et quicquid mea causa erogabitur, persolvam statim
-atque littus Gallicum altigero.
Movit ea oratio Praîfectum, et eos, quos in consilium adhi-
buerat. Spondent omnes si navim semel conscendat, tutum et
incolumem fore. Gonsederat P. Isaacus cum Iroquœis aliquot,
comitibus et custodibus suis, piscatum profectis, ad fluvii ripam
prope stationemhanc Batavorum. Dabo operam, inquit praefectus
Batavus, ut ad ripam pra^sto sit noctu cymba, quœ te dilapsum
•excipiat. His ita constitutis noctem cum istis piscatoribus transe-
_git in horreo villas Batavic»', vigil et in omnem diffugiendi occa-
sionem imminens. Sopitis omnibus evadebat, cum soluti villae
canes impetum in eum faciunt. Graviter a molosso vulneratus
recipit se trépidé in borreum, seque velut ad somnum componit,
sed Iroquœi latratibus canum excitati, et id quod erat suspicati,
muniunt vectibus ostium seque propius illi admovent, ne quâ
•elabatur. Desparabat fugam, seque totum Divinœ Providentiae
permittebat. Appetente luce subiit in borreum villicus, quem
ubi videt, leniter assurgens nutu monet, ut contineat canes, sic
-elapsus et haerentem in vado molitus a^grè cymbam, inde ad
navim evadit. Hic magna inter nautas orta disceptatio. Erant
qui negarent accipiendum; adfuturos procul dubio Iroquaeos, et
•captivum suum repetituros : non irritandam esse barbaram gen-
tem et fœderatam. Alii contra clamitabant indignum facinus si
■dederelur homo innocens immanissimorum hostium crudelitati,
•qui ad Batavos, tanquam ad asylum perfugisset : datam esse
publicam fidem, nefas ipsam violari. Altercantibus visum posse
conciliari sententias ita, si abderetur in bitebras, ut oculos ac
•diligentiam investigantium Iroquaeorum fugeret, si forte accédè-
rent ad navim. Id ubi stetit, demittunt ilium in imam navigii par-
tem, quo sordes omnes confluunt, et ubi mephitim tetram nulla
sahibris aura discutit. In hoc fundo biduum permansit, loci
fetore propemodum enectus ut singulis horis animam acturus
^ideretur.
Batavi vindicant illuin in Uhertatem, et in GaUiam déportant.
— Intérim adest novus hostis, evangelii Calviniani praeco, et
4iaereseos minister. Nunciat venisse Iroquœos, et repetere capti-
— 4i3 —
vum quein scirent apud Bâta vos abditum : ni actutum dedatur,
minari se flammam tectis injecturos, armentis agrisque stragem
illaturos. Imrnolandum publicœ rei ac necessitati unum, licet
insontis, caput. Ita videri pTcefecto Batavici prîcsidii. Réclamant
mériter nautœ ; nunquam se commissuros profitentur ut eripiatur
■sibi qui suain in fidem se contulerit. Audiebat hîec Pater, et è
suo erumpens cavo illas Jonje voces usurpavit, si propter me tem~
pestas orta est, prnjicite me in mare. Mox amplectens ministri
manum, Duc, ait, quocumque lubet, sequor, et cuin illo ad Bata-
Yorum stationem recta pergit. [Die 30 Augusti I6k3.] Ut illum
aspexere seminudum, languentem, aerumnis confectum et famé,
«ubiit omnes commiseratio : tum etiam admiratio virtulis et
patientiae, ac Iranquillitatis in tanta calamitate. Primum illud curae
fuit ut lateret. Ejus occullandi cura seni avaro data. Ab eo dis-
jectus in aj)othecam seu cavum quendam, in quo lixivia fiebat,
ibi diebus multis baesit, aridi panis frustulis parce datis œgrè
•victitans, et frigida grave olente, quarn senex octavo quoque die
in vas olidum conjiciebat. Hinc efPerre pedem vetabaturne veniret
an conspectum Iroqu;eorum, identideni eô commeantium, abri-
piendus procul dubio et lacerandus. Jam enim de latebris inau-
•dierant, jam illum spe devorabant, et minas praefecto Batavico,
iitque arma intentabant. Furentes mulsit ostentato auro ; cui nihil
resistit etiam apud barbares. Goncertatum aliquandiu de redemp-
tionis pretio. Gonventum est in trecentos circiter nummos. Per-
soluto pretio impositus in cymbam [Die 5 novembr. 16k3] et in
Oaliica provectus littora, primum Rhedonas exeunte Decembri
anni MDGXLIII, denique Lutetiam incolumis tenuit : ad eosdem
Iroquaeos, et eadem pericula anno verlente rediturus. [Maio,
Ill
LiiJER XIII Partis vi Histori.e societatis Jesu
Res gest.e ix Canada a P. Juvaxcio.
Captivité du P. Bressani
P. Josephus Bressanius ah Iroquœis capitur. — Intérim
soliciti Patres Kebeccenses de sociis ad Hurones profectis,
de quibus perdiu nihil auditura fuerat, tentandum ad illos iter
putaverunt. Difficilem provinciam recepit in sese P. Franciscus
Josephus Bressanius, Italus, ante biennium advectus in Cana-
dam, vir ingentis animi, et cuilibet labori ac periculo par. Mos
erat Iroquœis excurrere ad solita latrocinia, cum primum œstas
nivibus solutis recludebat itinera : Bressanius prsevertendum
ratus dat se in viam, cum adhuc horreret humus gelu V. Kal.
Maias MDGXLIII. Comités adscissit sex Hurones quorum
quatuor Divinae legis uberius percipiendœ studio Kebecci per
hyemem constiterant, et adolescentem Gallum. Jam fere locum
periculi plenissimum evaserant, et ad insidias hostiles opportu-
num, cum una ex ipsorum cymbulis illisa cautibus frangitur.
Emersere cum sarcinis vectores. Mora tamen eodem in loco,
dum navicuhi reficitur, est necessario facta. Per hanc stetit quo-
minus fluviolum tempori trajicerent, qui si fuisset transmissus
mature prœteriissent, ab hostibus minime deprehensi.
Dum cunctantur, Huronumaliquis ferream displosit fistulam, ut
sylvestres anseres transvolantes dejiceret. Eo sonitu excitati
latentes in vicinia Iroqusei triginta struunt insidias post linguam
terrae, quîeprogredientibus Huronibusflectendaerat. llluc ubi per-
venit P. Bressanius, ut ejus navicula ceteris prœiverat, vidctcym-
bas très in suam recta ferri. Non erat resistendi locus, itaque
deditionem ultro facit, et ab Iroquœis capitur una cum duobus,
qui vehebantur eadem cymbula, comitibus. Hurones reliqui cum
1. Voir plus haut, p. 41.
— 445 —
adolescente Gallo maxima remorum contentione diffugiunt; jani
insequentium oculos evaserant, cum post alteram terrae linguam,
quae omnino praeternaviganda ipsis erat, à duabus hostium
naviculis intercipluntur. Hic Huronum aliquis arrepta ferrea
fistula ictum in hostem dirigebat, quem occupans Iroquaeus
glande pliimbea trajectum sternit exanimem. Eo spectaculo con-
turbati ceteri ponunt arma, seque ac sua permiltunt hosti. Yic-
tores, postquam vincula captivis injecere, spoliant miseros,
frangunt, rapiuntque sarcinulas; vestimenta et quicquid neces-
sariae supellectilis Patribus deferebatur, inter se dividunt.
Mox ad eum quem necatum diximus vorandum se accingunt. Ac
primum cor evellunt è pectore, deinde comara cum extima capitis
pelle circumcidunt. Hoc illis est, ut diximus, trophœi loco : tum
labra dissecant, postremo torosas reliqui corporis partes in
frusta scindunt, congerunt in lebetes, incoquunt calida, et pœne
crudas et recenti adhuc manantes cruore vorant. Ea fercula
paulisper exsatiarunt istorum Lsestrigonura feritatem : captivos
mitius, ac Bressanium prœsertim habuerant, donec post biduum
aller Iroquseorum manipulus adfuit, qui commissa ferociter
pugna cura Gallis ad Montem-regalem pulsus, uno è suis duci-
bus in acie caeso, ac maie multatus, abscesserat. Enimvero in
immerentem Bressanium, quem Gallum putabant, stomachum
et furorem erumpunt : fustibus débilitant, inedia torquent, adhi-
bent ad ligna verniliter comportanda, hauriendam aquam, et
alios id genus mediastinorum labores, idque sub vesperam post
iter diurnum pedibus nudis inter virgulta et palustres lacunas
summa defatigatione confectum. Si quid vero parum commode
ex illorum sentenlia exequeretur, si mentem jubentium minus
assequeretur sermonis inscitia, fustibus impactis erratum luebat,
noctem vero trahebat sub dio, alligatus ad arborera.
Post dies septemdecim in bis œrumnis transactos, ventum
est in regionem Iroquaeorum. Obvii primum fuere circiter qua-
dringenti piscatores, qui ad ripam fluminis tuguria posuerant.
Crudelem in modum torquetur. — Ad aspectum captivae
turbse claraorem lœti sustulerunt, et omissis retibus ac piscatu,
ad excipiendos novos bospites se accinxerunt. Detractse statim
Bressanio vestes, et agmini praeire jussus. Duos in ordines dis-
tributi hinc inde barbari, et fustibus, spinis, flagellis armati,
— 446 —
captivos lente procedentes horribili grandine salutarunt. Unus
etiam, ceteris truculentior Isevam Bressanii preliendens manum,
ducto ab imis digitis ad carpum usque cultro immane ipsi vulnus
inflixit. Nudus et sanguine diffluens collocatur in tabulato quo-
dam editiori cum ceteris ad spectaculum et ludibrium, ibique-
jubetur more barbarico cantare, dum barbari epulabantur. Hac
syinphonia condiebant cibos : ac ne quid deesset hilarando con-
vivio, dant signum captivis ut quisque saltet quam poterit ele~
gantissimè. Non erat in hac arte Bressanius excellens, et in
movendis ad numerum pedibus gravitatem ac modestiam reli-
giosus vir ac sapiens retinebat. Offendit ea modestia spectatores
improbissimos. Stimulant saltantem , pungunt acutis sudibus^
verberant, ustulant. Nihilintolerabilius erat puerorum protervia,.
quibus obtemperandum erat, inepta, crudelia sœpe etiam contra-
ria jubenlibus. Alter jubebat cantare, alter tacere, utrilibet
gereret morem, ab altero plectebatur. Cedo manum, inquiebat
hic, ut eam tibi comburam : Tlle, si porrigis manum, aiebat, tibi
caput isto fuste comminuam. Cum tabaci fumum captabant indi-
to ori siphunculo, jubebant Bressanium primas candentes
sumere manu et in os tubuli immittere : tum illas iterum
iterumque excutiebant, ut eas toties ab humo colligens urere-
tur.
Satiatis ludo crudeli pueris, appetente nocte duces primarii
conclamabant, casa abeundo. Eia, juvenes, prodite, properate^
ut noctem bonam captivis nostris apprecemur. Ad hanc vocem
concurrebant in majorem aliquam casam. Ibi producebatur in
médium Bressanius, quem alii fodicabant nudum aculeis, alii
titionibus perurebant : alii saxa candentia brachiis, femoribus,.
tergo admovebant : hi calentem favillam, illi ardentes prunas in
eumdem jactabant. Erant qui barbam, qui capillos vellerent.
Jubebatur obire focum et premere nudis pedibus cineres calidos
quibus subjecti erant aculei, defixis humi bacillis inspicalis. Tôt
inter lanienas cantandum, et preraendus vultu sereno dolor.
Denique apprehensis manibus aut rodebant ungues crudis den-
tibus et exstirpabant; aut digitos igné ferroque absumebant..
E decem unus duntaxat, ac ne integer quidem illi relictus. Haec
manuum carnificina ultimum feralis tragœdise actum, ac fere-
quartam horse parlem occupabat, fuilque decies octies repetita^
— 447 —
Post alteram ii média nocte horain, lotus lacer et ambustus-
constringebatur vinculis et in humum nudam sub divo [)roji-
ciebatur.
Sic dies octo transacti sunt in aditu et primo limine regionis.
Successere tormenta graviora per mensem integrum, adeo ut
miraretur ipse Bressanius quo pacto constare sibi tôt inter
mortes vita posset. Causa gravius in eum saeviendi hsec fuit.
Nescio quis ipsum principem inter Gallos obtinere locum dixit.
Excepere vocem ingenti cum plausu, et exquisitis torquere sup-
pliciis ac devorare constituerunt in vicino, qui primus erat Iro-
quœorum, pago. Illuc festinarunt. [Die 26. Mail IG'iS.) Onustu&
gravi fasce Bressanius, impastus, coopertus vulneribus inter
imbres nivesque, sequi properantes cogebatur, incussis verbe-
ribus, si paulo lardius incederet, quasi de industria traheret
moras captans occasionem fug»:. Cum illum aliquando vires
defecissent, in flumen decidit, nihilque propius factum est, quam
ut aquis obrutus periret. Emersit, ac risu multo conviciisque-
est exceptus negligentiam et imbecillitatem exprobrantium :
pœnasque sub vesperam; igné manibus admoto, dédit. Perduc-
tus denique in primum Iroquaeorum pagum, et exceptus est
majori quam antehac immanitaie. Nam prœter solitum fustua-
rium, manum illi cultro dissecuerunt, caput pectusque tôt icti-
bus contuderunt, ut pœne oculum exculpserint, et in terram.
semianimis corruerit. Cumque tundere jacentem pergerent,.
motus commiseratione quispiam è proceribus illum in suum
protaxit tugurium, et certissima? subduxit neci. Neque finis cru-
ciandi factus. Eo scelerati convolant : digitorum reliquias avel-
lunt, aut adurunt, distorquent pedes ac luxant, stercus in os
ingerunt, et alia pleraque indignissima, quaî referre pudor est,,
désignant.
Cur interfectus a barbaris non fiierit? Venditnr Batavis et in-
Galliam redit. — Videtur cœlum ipsum crudelitatem exhorruisse.
Repentinus imber , et elisi nubibus cum fragore ignés metum tortori-
bus injecere. Fit fuga, captivi alium in pagum abducuntur. Carni-
fices defatigatos novi excepere. Bressanius prono in terram capite-
sublimibus vestigiis attollitur, et catena ferrea colligatus diu
pependit. Mox deponitur et injectis vinculis raptatur ; inde per-
varias, ut cuique libido erat, cruciatuum formas, totis septem:
— 448 —
diebus circumductus vix retinuit spiritum in lacero corpore, ac
vulneribus cooperto, è quibus incuratis et sanie marcida fluenti-
bus tam intolerabilis existebat fetor, ut omnes tanquam a cada-
vere procul absisterent, nisi si quis forte ad cruciandum acce-
deret. Toto corjïore imraundi errabant vermes, et ruptis digito-
rum articulis innascebanlur tam fréquentes, ut uno die quatuor
ex uno proruperint. Intumuerant fœdum in morem manus et
brachia, sic, ut admovere cibum ori non posset, nec erat qui
operam hanc illi navaret. Quamobrem enecabatur famé
humumque mandere cogebalur : aut cruda tritici Indici grana si
qua projiciebantur, glutire gravi cum periculo. Somnum quomi-
nus carperet impediebant et vincula et vulnera. Prieterea latebat
in femore apostema putridum, certa necis causa. Jam ad arcem
intimi pectoris contagio serpebat ; frustra Iroqu?ci lapillis acu-
tis non sine acerbissimo ejus dolore, illud aperire tentaverant :
cum barbarus, sive torquendi, sive sanandi studio, cultrum prae-
grandem ter, quater in banc ipsam vomicam defixit. Continue
erumpere pestilens pus, et omnes procul aufugere. Geterura
quia è fœtido cadavere in quo praeter ossa, pellem, vulnera,
nihil erat, ad consuetas epulas vix quidquam adhiberi posse
cernebant : sive illos etiam tôt vulnerum, tantae patientiae, tan-
gebat commiseratio; sive quid aliud causse fuerit, quod ne ipsi
quidem satis explicare unquam potuerunt, ut Divinae Providentiae
consilium appareat, virum fortem ad alia rursum pericula labo-
resque in eadem Canada fructuosos destinantis, communi con-
silio jubetur vivere, quandiu licebit, ac vetulae venditur, cujus
avus olim necatus ab Huronibus fuerat.
Solatium ingens animabus mortuorum inacie afferri putant, si
quis eorum in locum captivus subrogetur, in quo ipsi velut revi-
viscant, aut cujus in honorem mactentur. Itaque Bressanium
émit libenter vetula. Sed tristi merce laetata diu non est. Nemo
in ejus tugurio consistere poterat, nemo fœtorem ferre, quem
tôt vulnerum sanies remittebat. Tolerabat mephytim horridam
utcumque anus, et per sese olida, et in gratiam avi demortui ; at
ejus fdiae, jam grandes natu triste monstrum, oculis, naribusque
respuebant, nec urgere matrem destiterunt ut aliquando tandem
illud ejiceret aedibus : tum è mulilis truncisque manibus nuUa,
quamvis aliquando convalesceret, utilitas ad domestica ministeria
— 4i9 —
capi poterat. Denique speravit aliquid nummorum colligi posse
si venderetur. Itaque filio mandat, ut Bressanium ad proximam
Batavorum arcem deducendum curet, emptoremque quovis
pretio qua^rat. Batavi pro sua humanitate non solum Iroquœo
pretium pro capite persolverunt, aureos admodum 20. verum
etiam diligenti curatione persanatum imposuerunt in navim;
qua Rupellam devectus est ad XVII. Kal. décembres anni
MDGXLIV. Rependimus Batavis, quam debemus gratiam, et
eorum benefîcii perennem memoriam istis annalibus libentissimè
consignamus.
Menses quatuor transegit P. Bressanius inter Iroquaeos.
Jés. et Nou(^.-Fr. — T. II. 29
111
Lettre du R. P. Jogues au R. P. André Castillon,
DE LA Compagnie de Jésus
Montréal ce 12 septembre 1646.
Mon R. Père,
P.C.
J'ai reçu celle qu'il a plu à votre R. de m'escrire; elle nous
oblige de vous mander quelque chose de notre nouvelle France
et nommément de ce qui me concerne en particulier.
J'ai passé l'hyver à Montréal avec le P. Le Jeune; à la demy-
may, je partis des trois Rivières en compagnie de M. Bourdon,
ingénieur de la Nouvelle-France, pour faire un voyage aux Iro-
quois, desquels nous retournâmes en bonne santé au commen-
cement de Juillet. Mons. notre Gouverneur fut bien aise qu'il
m'accompagnast affm qu'il connust le pays; nous fismes une carte
assez exacte de ces contrées^, et fusmes bien reçus tant des
Hollandais par lesquels nous passâmes que par les sauvages.
Les principaux des Européens ny estoient pas, estant allez à
l'autre habitation qui est vers la mer et qui est la principale
pour les affaires. Nous ne manquâmes pas d'exercice en ce
voyage tant sur l'eau que sur terre; nous fismes pour le moins
100 lieues à pied et pour l'ordinaire bien chargés. Je baptizai
dans le bourg où nous demeurasmes quelques jours, quelques
enfants malades qui sont maintenant devant Dieu, comme je
«rois ; je confessai des chrestiens Hurons qui y estoient, nous
fismes des présens et en reçûmes de réciproques. Je suis sur le
point d'y retourner pour y passer l'hyver, et ne revenir, si je ny
1. Voir plus haut, p. 53.
2. Nous n'avons pu retrouver cette carte.
— 451 —
meurs, qu'au mois de juin de l'an prochain ; l'affaire se traite
maintenant aux 3 rivières, que si on ne m'y envoyait pas mainte-
nant, ce seroit, Dieu aydant, pour le printemps. Mais je voys
les affaires bien disposées pour partir bientôt et notre
R. P. Supérieur y est bien porté; il n'y a que mes lâchetés et
mes misères qui forment de puissants obstacles au dessein que
Dieu a dessus moy et sur ce pays. Priez le, mon R. P., qu'il me
fasse selon ce qu'il désire, et que je sois un homme selon son
cœur, det mifii doniinus latitudinem cordis sicut arenam qiise est
in littore maris. Qu'il élargisse un peu mon pauvre cœur qui est
si étroit, et que par l'expérience du passé et des profusions de
ses bontés et miséricordes dessus moi, j'apprenne à me confier
totalement en luy, estant très assuré qu'il ne se retirera pas pour
me laisser tomber, quand je me jetterai amoureusement dans les
bras de sa divine et paternelle providence. N. S. nous a fait un
beau présent que la paix ; priez sa divine bonté qui nous l'a
faite, qu'elle continue, car c'est d'elle que nous en espérons
l'achèvement. Cette paix jointe à la traitte que le pays a mainte-
nant, fait qu'il change de face notablement, qu'il croit en
nombre d'habitants et que tout s'addoucit. Il ne paroist plus
si rude qu'auparavant et on connoit par expérience qu'il peust
porter de bons bleds et autres commodités pour la vie, principa-
lement cet endroit de Montréal où nous sommes, qui est bien
])lus doux et tempéré que Québec ; aussi est-il au milieu du
tempérament, savoir est à 45 degrés. Plus de 80 canots hurons
viennent de descendre avec quantité de pelleteries, ce qui fait
espérer une année encore meilleure que la précédente qui estoit
fort bonne. Je ne sais pas si cela ne donnera pas dans la veiie de
jNIessieurs de la Compagnie, qui à peine pouvoient-ils fournir
aux embarquements, quand ils avoient la traitte. C'est un bon
rencontre que Dieu a donné la paix dans ce changement qui est
fort avantageux pour le pays. Dieu la fasse croistre en bénédic-
tions spirituelles encore plus qu'en temporelles et si Magnificat
qaieteni, magnificet et lœtitiain, mais principalement qu'il répande
une abondance de son Saint-Esprit sur ceux qui travaillent au
spirituel de ces contrées. C'est ce dont je supplie V. R. de prier
N. S., et de vous souvenir nommément à l'autel d'un pauvre
prestre, qui est à la veille d'estre 8 ou 9 mois sans sacrifice.
Ge me sera un surcroit d'obligation de luy estre plus que
— 452 —
jamais, mon R. Père, son très humble et obéissant serviteur
selon Dieu.
Is. JOGUES.
A Montréal ce 12 sept. 164G.
Dans une note le P. ajoute : « Je partirai dans 2 ou 3 jours
pour le voyage des Iroquois.
Encore pour vie tout en N. S. '
21 sept, aux 3 Rivières.
(Arclî. de la Prov. de Lyon, rue Sainte-Hélène, 10. —
Mss. du R. P. Prat.)
Epistola I^. Pauli Ragueneau missa anno 1649 ad R. P. Claudium
de Lingendes, provincialem Franciae.
Depopulatio Oppidorum Missionis Scti Josephi apud
HURONES FACTA PER IrOQU.EOS INFIDELES
Anno 1648. — Mors P. Antonii Daniel.
Fœlicem plane cursum primitiva Huronum Ecclesia tenuit ad
médium Anni salulis 1648 : fidelium crescente numéro, expecta-
tione nostra multis partibus majore, numeratis plus mille septin-
gentis in hac nov.c F^rancia? Regione, qui salutaribus undis
abluti Christi fidem amplexi sunt, omissis aliis quos magno qui-
dem sed incerto numéro in ipso persecutionis œstu a P. Anto-
nio Daniele baptisâtes infra videbimus.
Res una posse videbatur nascentis hujus Ecclesiîc tranquilli-
tatem turbare, et rei Ghristianœ cursum morari, belli nimirum
motus et terribilium hostium furor indomitus ; hi sunt quos Iro-
quœos vocant, gens fera bellique amans, humanique sanguinis
ad stuporem avida, sine fide, sine lege, suisq. insolens victoriis
quas retulit de cœsis s.Tpe fugatisq. Iluronibus, ex quo bellici
nitrati pulveris et catapultarum usum didicit ab Hollandis Haere-
ticis quos fœderatos habent et accolas, qua parte nova Hollandia
in interiores Americ.c plagas excurrit. Fuisset utinam vanus ille
timor, nec prœsaga nimium mens extitisset imminentis ab hoste
periculi, sed ecce tibi sub initium mensis Julii ejusdem
Anni 1648 miseranda calamitas per Iroquœos illata nostris
Huronibus tristem eventum confîrmavit. Cum enim Huronum
plerique ad Gallos Quebeci commorantes profectionem parassent
mercatura; causa, cum armorum perita juventus expeditionem
bellicam alio suscepisset, cum denique alios alius labor ab oppidis
1. Voir plus haut, p. 74.
— 454 —
suis extraxisset, improvisus hostis adfuit pagosque duos in fini-
bus Regionis illius positos invadit, expugnat, incendit, solitae
crudelitatis ubique fœda relinquens vestigia.
Horum oppidorum alteri a sancto Josepho nomen fuit, quœ
erat una ex missionibus nostris praecipua : familias supra qua-
dringenlas complectitur, hic exculta? ad Dei cultum adeo sacrœ,
ubi Ghristianis ritibus gens inslituta fidem suam morum inno-
centia et sanctitate commendabat, nova in dies infidelium acces-
sione facta.
Praeerat huic ecclesise P. Antonius Daniel vir ingentis animi
in aggrediendis pro dilatanda fide laboribus, invictae in susti-
nendis patientiae, magnarum omnino virtutum sed eximiae aute
omnia mansuetudinis, lali grege dignus Pastor. Sacrum de more
vixdum absolverat post orientis solis primos radios, neque
adhuc a sacello discesserant satis fréquentes qui convenerant
Christiani, cum audito hoslium clamore horril)ili ad arma est
subito trepidatum, ad pugnam alii sese proripiunt, fugam alii
praecipitant, ubique terror, ubique luctus, ubique caedes. Unus
intereapraestat intrepidus Pater Antonius, pavidis reddens aniraum
et Dei fideique bellum certare admonens, qua parte infestum
urgere magis hostem sentit illuc advolat Deo plenus quem suo
adhuc gestabat in pectore, et inter sacrificandum receperat,
non Ghristianis modo Chrisliauum robur, sed fidem etiam multis
inspirât infidelium, tantoque visus est ardore loqui de mortis
instantis contemptu deque gaudiis Paradisi, ut jam beatitudine
sua frui videretur.
In hoc ultimo vitae discrimine Baptismum petiere multi, fidei
christinae mysteriis prius imbuti, tanto numéro ut cum singulis
sufficere non posset uti coactus sit intincto in aquam sudario,
et effusam circum se plebem per aspersionem abluere sacro ritu.
Neque interea tamen hostilis remittebat furor, tormentario pulvere
fumabant omnia, stridebant ad aures emissac catapultis glandes
ferreae, ingens fragor auras implebat, multi ad Patris pedes pros-
trati cadebant, quos simul vitalis unda Baptismalis simul letha-
lis ictus excepere. Fugam ut reliquos cepisse videt, ipse in lucro
animarum intentus alienae salutis non immemor oblitus suae ad
œgrotos et invalidos senes Baptisandos currit, casas pénétrât
~ 455 —
zeloque suo implet, matribus etiam infidelibus infantes suos cer-
talim obtrudentibus ut aqua salutari purgatos cœlo praepararet.
Tandem in aedem sacram se recipit velut in arcem suam et fidei
propugnaculum quo plerosque Christianorum spes œternae glorise
et cathecumenorum multos perpulerat metus infernorum ignium ;
nusquam ibi oratum ardentius, nusquam verae fidei et sinceri
doloris certiora argumenta ; hos Baptismo munit, illos peccato-
rum vinculis exsolvit, omnes divinœ Gharitatis ardore inflammat,
et spei roborat munimine. Hœc tum illius ferè vox unica :
fratres mei hodie erimus in Paradiso, hoc crédite, hoc sperate
ut vos Deus aeternum amore suo beatos efficiat. Jam Hostis val-
lum conscenderat totoque oppido subjectis ignibus ardebant
casae, cum monentur victores Barbari ingentem esse pra^dara, et
facilem si templum versus properent, illic senum passim ac
mulierum cum pueris magnam esse turbam. Accurrit illico
Barbarorum multitude furibunda, inconditisque clamoribus et
horrendis circumfremit, vicinum hostem censere omnes qui
templo claudebantur, quos fugam capere jubet bonus Pastor qua
parte liber adhuc patet exitus. Ipse ut hostem moretur et
fugienti gregi consulat obvium se dat Barbaro militi, ejusque
furentem impetum frangit vir unicus quidem sed infidelibus ter-
ribilis ut castrorum acies ordinata; nec mirum cum divino plenus
esset robore, apparuitque moriens fortis ut leo, qui tota vita sua
mansuetudinem agni ostenderat, densis tandem confossus sagit-
tis et lethali ictu emissae in médium pectus catapulta transver-
beratus, felicem animam, quam pro suis ovibus posuerat,
bonus Pastor Deo suo reddidit, amabile nomen Jesu identidem
inclamitans.
Ssevitum Barbare in corpus exanimum, vix ullus hostium ut
fuerit, qui mortuo novum vulnus non adderet, et morientis
generositate ad rabiem concitati tôt illum confecerunt plagis,
quod capere corpus ejus potuit. Cum enim iram in eum suam
expromere quisque omnem cuperet, nemo sufficere ad ultionem
putabat imposila jam aliorum telis vulnera, nisi crudelem in
innoxio sanguine tingeret manum, et indignationem suam hoc
mulceret solatio : itaque cum alii nemo committeret, omnes se
magnanimi Martiris imbuere colore voluerunt, pluresque adeo
jam defunctum vulneravere; incensa demum aede sacra médias
— 456 —
in flammas nudum cadaver injectum. Ita est concrematum ut ne
minima quidem ossis ullius restaret particula, nec sanè poterat
nobiliori rogo cumburi.
Dum sic hostes moratur, etiam post mortem fugienti et disperso
gregi fidelium salutaris, multi in tutum se recepere, alios victor
miles est assecutus, maires prsecipue quas pendens ab ubere
infantium sarcina retardabat, aut quariim latebras prodere pueri-
lis œtas, sapienter adhuc timere nescia.
Decimum quintum Annum ponebat in hac missione Huro-
nensi excolenda P. Antonius, unus ex primis Patribus nostris,
qui, anno 1633, eo pervenerunt ad verae fidei fundamenta jacienda;
qua quidem in expeditione jam ab eo tempore pati cœpit quid-
quid homo citra mortem sustinere potest.
Non est omittendum Divinam bonitatem circa eum in hoc vitae
exlremo fuisse singularem, nam ocliduum solidum in exercitiis
spiritualibus peragendis juxta morem societatis absolverat
KalemUs ipsis Julii, qui quarto die necatus est, ipseque postridie
sine ulla mora in missionem suam convolarat eo spiritu plenus
quo fidèles curae ejus commissos inflammabat.
Patria Deppensis erat, quee civitas est Normanniae in Galliae
Regno, mari oceanico exposita, portuque celeberrimo nobilis.
Ingressus fuerat societatem Anno 1621 tum viginti et unum
annos natus, vir sane egregius, vereque dignus societatis Jesu
filius, humilis, obediens, per orationis usum cum Deo summè
familiaris, invictee semper patientiae, infractique in rébus arduis
animi, adeo ut nobis virtutum omnium exemplum illustre, chris-
tianis Barbaris fidei ac pietatis sensum eximium, omnibus desi-
derium sui grave reliquerit, ipsis etiam infidelibus ; daturus
demum ut speramus toti huic Nationi patronum in cœlis poten-
tissimum.
Etvero uni è nostris (homini sanctitatis prsecipuse, et probatis-
simae humilitatis) semel atque iterum post mortem adesse visus
est : ac primum quidem nostris Patribus in concilium coactis,
agentibusque ut soient de re christiana promovenda, quos
omnes hortabatur ad salutem infidelium pro Dei gloria procuran-
dam : postea se de novo conspiciendum obtulit augustiore vultu,
et eo sane qui nihil humanum et mortale spiraret, annorum ut
— 457 —
ex ore conjici poterat plus minus triginta, cum moriens octo et
quadraginla numeraret, et in illo rogatus est confidenter ab eo
cui se videndum dabat ecquid voluisset divina bonitas servi sui
corpus tara indigne postmortem haberi, tamque inhonesto fœda-
tum vulnere flammis consuinij nihil ut hujus restaret nobis, ne
cinis quidem exiguus, ad quœ verba tum ille : ^lagnus Dominus
et laudabilis nimis, qui in haec servi sui opprobria et contume-
lias respiciens, mihi multas animas ex ignibus Purgatoriis erutas
dédit quœ meum in cœlum triumphum ornarent. [Arch. gen. S. J.)
Epistola p. Pauli Ragueneau ad R. P. Yincentium Caraffa,
PR.TEPOSITUM GENERALEM S. J., ROM.E
Quebeci, Kalendis Martii 1649
Noster admodum Révérende in Christo Pater
Pax Ghristi.
Accepi literas admodum Reverendœ Paternitatis Yestrae datas
20 Januarii 1647. Si quas ad nos rescripserit superiore anno
1648, nondum eas accepimus. Signifîcat Paternitas Vestra gratos
sibi esse nuntios de statu missionis hujus nostrae Huronensis;
imo (quîe est ejus erga nos Paterna charitas) ad minima etiam
descendit, seque jubet de omnibus fieri certiorem.
Patres hic sumus octodecira, coadjutores quatuor, Domestici
perpetui viginti très, famuli septem non perpetui (quibus solis
stipendia solvuntur), quatuor pueri, octo milites : nimirum ita
nos premit bellicus furor hostium barbarorum, ut nisi momento
perire res nostras nobiscum velimus, fidemque adeo omnem
extingui, in his regionibus jam satis late diffusam, omnino nobis
necesse fuerit praesidium quœrere eorum hominum, qui simul
et operis domesticis, et rei rusticœ excolendaî, et prsesidiis
extruendis, et rei militari vacent. Cum enim hactenus superiori-
bus annis, sedes nostra, quam Domum S*«* Mariœ vocamus, mul-
tis bine inde in omnem partem, Huronum nobis amicorum oppi-
dis cincta esset, plus illis, quam nobis ipsis timebamus ab incur-
sione hostili : sic adeo ut exiguo quantumvis numéro, satis tuti
tamen et securi viveremus. At longe mutata est faciès rerum
nostrarum, totiusque hujus regionis : tôt enim cladibus fracti
sunt Hurones nostri, ut expugnatis quae in fronte erant praesi-
diis, ferroque atque igné vastatis, plerique mutare sedes coacti
sint, retroque cedere : hinc quippe factura est, ut jam alieno
nudi praesidio simus; jamque in fronte positi Nostri, nos viribus,
nostris nos animis tueri, nostro nos numéro debeamus.
1. Voir plus haut, pp. 74 et 90.
— 459 —
Hanc noslram Sanctae iNIarise arcem dixerim an domum, lutan-
tur qui nobiscurn sunt Galli, dum Patres nostri longe lateque
excurrunt per oppida Huronum disjecti, perque Algonquinas
nationes procul a nobis positas ; missioni quisque suse invigi-
lans, solique ministerio verbi intentas, orani cura rerum tempo-
ralium in eos deposità, qui domi subsistunt : et quidem res
domesticœ tam felicem cursum tenent, ut quamvis numerus
noster excreverit, atque optemus maxime novum ad nos
auxilium mitti, et externorum hominum et patrum prsecipue
nostrorum ; nuUo pacto tamen necesse sit impensas crescere ;
imo in dies minuuntur magis, minoraquein annos singulos peti-
mus ad nos mitti rerum temporalium subsidia : ita plane ut nos
ipsos sustentare maxima ex parte possimus ex iis rébus, quœ hic
nascuntur. Neque vero uUus nostrûm est qui bac in parte
magnum levamen non sentiat earum œrumnarum, qiire prioribus
annis et omnino graves erant, et insuperabiles videbantur.
Habemus enini piscatus et venationis majora quam ante subsi-
dia ; nec piscium modo adipem atque ova pullorum, sed suinas
carnes et lacticinia, atque adeo boves, unde speramus rei nostrse
fiimiliari magnum incrementum. Hœc minute scribo, quia voluit
ad se rescribi Paternitas vestra.
Res vero Ghrisliana progressum bîc capit expectatione nostra
multis partibus majorem : numeramus enim hoc postremo anno
baptizatos, fere septingentos supra mille : omissis pluribus,
quos a Pâtre Antonio Daniel infra dicemus fuisse baptizatos,
quorum numerus constare nobis certo non potuit. Neque vero
ii sunt Ghristiani, quantumvis barbari, quos pronum esset sus-
picari, rudes rerum cœlestium neque satis idoneos mysteriis
nostris. Plerique sane res divinas sapiunt, atque intime péné-
trant; nec desunt nonnulli, quorum virtuti, pietati, et eximiae
sanctitati, invidere sancte possint etiam Religiosi sanctissimi.
Sic plane ut qui hœc viderit oculalus testis, mirari satis non
possit digitum Dei sibique adeo gratuletur, tam felicem provin-
ciam, tam divitem donis cœlestibus, labori suo obtigisse.
Undecim missiones excolimus, octo linguœ Huronensis, très
Algonquinœ : totidem Patribus veteranis divisus labor. Linguse
addiscendœ quatuor vacant, superiore anno ad nos missi : quos
quidem prœcipuis missionariis comités adjunximus. Sic adeo ut
— 460 —
très solum Patres domi consistant ; alter verum spiritualiura
Praefectus, alter Procurator et minister, tertius dernum Ghristia-
norum currc undique adventantium praepositus. Ghristianorum
«nim paupertati de paupertate nostra subvenimus, eorumquc
morbos curamus, non animi modo, sed etiam corporis : magno
sane profectu Rei Ghristianse. Numeravimus hoc postremo anno
hospitio receptos nostro fere ad sex millia : ut mirum sit, in
terra aliéna, in loco horroris et vastœ solitudinis, educi nobis
videri mel de petra, oleumque de saxo durissimo : unde non
nobis solum, hominibus exteris, sed ipsis etiam incolis fuerit
provisum. Hœc eo dico, ut intelligat Paternitas vestra Divinae
erga nos munificentiœ largitatem. Cum enira hoc anno famés
oppresserit circumstecta undique oppida, atque nunc etiam vehe-
mentius affligat, nuUa nos tamen hinc mali labes altigit, imo
annonae habemus satis, unde très annos vivere possimus com-
mode.
Res una posse nobis videtur nascentis hujus Ecclesiae felicem
statum evertere, et Christianœ rei cursum morari : belli nimirum
metus, atque hostium furor. Crescit enim in annos singulos,
neque satis apparet unde auxilium nobis uUum adesse possit,
nisi a Deo solo. Postrema quœ Huronibus nostris illata est
clades, omnium fuit gravissima. Julio ha?c obtigit mense supe-
rioris anni 1648. Cum enim Huronum plerique ad Gallos nos-
tros Quebecum versus, profectionem parassent, mercaturae
causa; alibs alius labor ab oppidis suis extraxisset, multique
expeditionem bellicam alio suscepissent ; improvisus hostis ad-
fuit, atque oppida duo expugnavit, invasit, incendit; solita
ubique crudelitate abductœ in captivitatem matres cum pueris,
neque uUi œtati parcitura.
Horum oppidorura alteri, a Sancto Josepho nomen fuit : quae
erat una ex missionibus nostris praecipuis , ubi extructas a:'des
sacrœ, ubi christianis ritibus gens instituta, ubi fides jam altas
radiées egerat. Prseerat huic Ecclesiœ Pater Antonius Daniel, vir
magni animi, magnœ patientia^, raagnarum omnino virtutum; sed
eximiœ ante omnia mansuetudinis. Sacrum de more vix dum
absolverat post orientera solem, neque adhuc ab œde sacra
discesserant satis fréquentes qui convenerant Ghristiani, quura
audito hostili clamore, ad arma est subilo trepidatum. Ad
— 4G1 —
pugnam alii sese praecipiunt, ad fugam alii magis précipites r
ubique terror, ubique luctus. Antonius qua parte infestum
immiiiere magis hostem sensit, illuc advolat; suosque hortatur
fortiter, nec christianis modo christianum robur, sed fidem pie-
risque inspirât infidelium; tanto animi ardore turn auditus loqui
de mortis contemptu, deque gaudiis Paradisi, ut jam beatitate
sua frui videretur. Et vero baptismum petiere multi ; tanto
numéro ut cum singulis par esse satis non posset, uti coactus-
fuerit intincto in aquam sudario suo et circum se effusam plebem
per aspersionem baptizare. Neque interea tamen hostilis remit-
tebat furor : tormentario pulvere omnia late circum perstrepe-
bant : multi circa eum prostrati,quos simul vitalisunda baptismi,
simul kethalis ictus exciperet : fugam ut suos cepisse videt, ipse
in lucra animarum intentus, aliénai salutis non immemor,
oblitus suae, ad aegrotos, ad senes, ad infantes baptizandos,
casas pénétrât, percurrit, zeloque suo implet. Tandem in aedem
sacram se recipit. quo christianorum plerosque spes aeternaî
gloriae, quo infernorum ignium metus, catechumenorum multos
perpulerat : nunquam vehementius oratum, nusquam visa fidei
verae, ac verae psenitentiœ argumenta certiora. Istos ba])tismo
recréât, illos peccatorum vinculis exsolvit, omnes divinœ chari-
tatis ardore inflammat. Haec tum illius fere vox unica :
fratres, hodie erimus in Paradiso ; boc crédite, boc sperate, ut
vos Deus aeternum amet.
Jam hostis vallum conscenderat , totoque oppido subjectis
ignibus ardebant casœ ; monentur victores esse divitem prœdam
et facilem, si templum versus properent : illic senum ac mulie-
rum copiosum gregem, illic puerorum agmina. Accurrunt, ut
soient, vocibus inconditis. Adventanlem sensere hostem cbris-
tiani. Gapere eos fugam jubet Antonius, quâ parte liber adhuc
est exitus : ipse ut hostem moretur, et fugienti gregi consulat
bonus pastor, obvium se praebet armato militi, ejusque impetum
frano-it; vir unicus contra hostem: sed nimirum divino ])lenus
robore, fortis ut Léo dum moritur, qui tota vita sua mitissimus
fuerat ut columba. Vere ut aptare illi possim illud Jeremiae, dere-
liquit ut Léo umbraculum suum, quia facta est terra eorum in
desolationem, a facie irai columbie, a facie irae furoris domini.
Tandem laethali ictu prostratus emissae in eum catapultai densisque
confossus sagittis, felicem animam, quam pro ovibus suis posue-
— 462 —
ratbonus Pastor, Deo reddidit, Jesum inclamans. Saevitum barbare
in ejus exangue corpus, vix ullus hostium ut fuerit, qui mortuo
novum Yulnus non adderet; donec incensîl demum lede sacra,
médias in flammas injectum nudum cadaver ita est concrematura,
ut ne os quidem ullum restaret : nec sane poterat nobiliore rogo
comburi.
Dum sic hostes moratur, etiam post mortem fugienti gregi
suo salutaris : inulli in tutum se recepere : alios victor miles est
assecutus, matres prcccipue, quas pendentium ab ubere infantium
onus retardabat; aut quarum latebras proderet puerilis setas,
sapienter adhuc timere nescia.
Jam quartum decimum annum posuerat in bac Missione
Huronensi Antonius, ubique frugifer, vereque natus in salutem
istarum gentium : sed nimirum maturus cœlo, primus omnium e
societatis nostrœ hominibus nobis ereptus est : inopina quidem
morte, sed eâ tamen non improvisa : sic enim semper vixerat,
ut semper paratus esset mori : quamquam et visa sit Divina
Bonitas erga ipsum fuisse singularis : nam octiduum integrum
Exercitiorum spiritualium societatis absolverat calendis ipsis
Julii, in bac domo Sanctœ Mariœ : ipsoque postridie, sine uUâ
nova ac ne unius quidem diei requie in missionem suam convo-
larat : Deo nimirum sane vehementius ardebat, quam ullo
unquam igné crematum ejus corpus exarserit.
Patria Deppensis erat, honestis, piisque Parentibus : ingres-
sus fuerat societatem anno 1G21, tum viginti et unum annos
natus, ad Professionem quatuor votorum fuerat admissus anno
1640; fmem denique vivendi fecit quarto Julii 1648. Vir sane
egregius, vereque dignus filius societatis ; humilis, obediens,
conjunctus Deo, invictse semper patientiae, infractique in rébus
arduis animi : sic adeo ut nobis virtutum omnium exemplum
illustre; cbristianis barbaris, fidei ac pietatis sensum eximium :
omnibus, desiderium sui grave reliquerit, ipsis etiam infideli-
bus : daturus demum, et quidem speramus, toti huic regioni,
Patronum in cœlis potentissimum.
Etvero uni e nostris (bomini sanctitatis pra^cipuse, et proba-
tissimœ humilitatis ; is fuit P. Josephus Maria Gbaumonot)
semel atque iterum post mortem adesse visus est. At primuni
quum nostris Patribus in concilium coactis, atque agentibus,
— 463 —
ut soient, de re christiana promovendâ; videbatur interesse
pater Antonius ; qui nos consiiio robore, qui nos oranes divino,
quo plenus erat spiritu, recrearet. Patribus conspiciendum
obtulit augustiore vultu, et eo sane qui nihil humanum spiraret,
verum et ex ore conjici poterat, plus minus triginta. Rogatus
Pater quomodo permittat Divina Bonitas servi sui corpus tara
indigne post mortem haberi tanquam inhonesto vulnere faeda-
tum, sic flammis consumi, nobis ut hujus nihil restaret, ac ne
cinis quidem exiguus ? Magnus, inquit, est Dorainus et Lauda-
bilis nimis, Respexit in haec opprobria servi sui, atque ut ea
Divino modo compensaret, dédit mihi multas animas purgatorii,
quœ triumphum iu cœlis meum comitarentur.
Finem ut scribendi faciam, neque epistola; modum excedam,
addam P*»^' Vestrœ quod primum omnium debuerat scribi ; eum
nimirum esse statum hujus domus, totiusque adeo missionis j
vix ut putem quidquam addi posse ad pietatem, obedientiam,
humilitatem, patientiam charitatem nostrorum ; atque adeo ad
exactam regularum observantiam. Omnium vere est cor unum,
anima una, unusque spiritus societatis. Imo, quod magis mirum
videri debeat, e tôt domesticis hominibus, tam diversœ condi-
tionis, tamque diversi ingenii ; servis, pueris, domesticis, raili-
tibus ; nullus omnino est qui serio saluti animae suœ non vacet :
plane ut hinc exulet vitium, hîc virtus imperet, haec sanctitatis
domus esse videatur. Quod nostrum sane est gaudium, pax in
bello nostra, nostraque summa securitas : quidquid enim de
nobis disponat divina Providentia, sive in vitam, sive in mor-
tem, hœc erit consolatio nostra, quod Domini sumus, atque ut
sperare licet, œternum erimus. Hoc ita ut fiat, petiraus Bene-
dictionem Paternitatis vestra^, et nobis et missioni nostrœ : e^o
prœcipue omnium indignissimus, sed tamen.
Rev^^'^ admodum P^'^tis \œ
Humillimus et obsequentissimus filius
Paulus Ragueneau.
Ex Domo Sanctœ Mariae
apud Hurones in nova Francia
Calendis Martii anni 1649.
Admodum Reverendo in Ghristo Patri nostro
Vincentio Garaffœ Prccposito Generali
Societatis Jesu Romam.
t»^
Lettre du P. Ch. Garnier \
miss, du Canada,
AU R. P. Pierre Boutard de la Compagnie de Jésus,
A Bourges.
M. R. P., P. C. Je vous remercie de tout mon cœur de la belle
relique que vous m'avez envoyée. J'attends l'occasion delà mettre
entre les mains de quelqu'un qui en fasse mieux son proffît que
moi. Mais il faut que je vous fasse participant d'une nouvelle de
ce pays qui est de grande consolation. C'est qu'il a plu à N. S.
de donner la couronne de martyrs à deux de nos Pères, savoir
est au P. J. de Brébeuf et au P. Gabriel Lallemant. Ils n'ont pas
été fait mourir par un tyran qui persécute l'église, comme
faisoyent les anciens tyrans; mais nous les appelons martyrs
parce que les ennemis de nos Hurons leur ont fait beaucoup
endurer en dérision de notre S^*^ Foy. Ces deux bons Pères
estaient dans un bourg des Hurons, oîi ils avaient une église
qu'ils administraient avec beaucoup de zèle et de sainteté. Le
16^ de mars de cette année, de grand matin, ils eurent nouvelle
assurée que l'armée ennemie venait fondre sur le bourg; ils se
résolurent d'imiter J. C. le bon pasteur et de mourir pour leur
troupeau. Ils demeurèrent donc (quoiqu'il leur eust esté très
aysé de se sauver) pour confesser les chrétiens et baptiser les
catéchumènes et les infidèles, ce qu'ils continuèrent de faire
jusqu'à ce que les ennemis saccageant le bourg, les prirent et les
emmenèrent à une lieue de là, où ils leur firent endurer toutes
les cruautés qu'ils font endurer à leurs ennemis; mais, ce qui
est remarquable, c'est qu'ils leur firent souffrir plusieurs tour-
ments en haine et dérision de notre S^^ Foy. En dérision du
baptême, ils les arrosèrent d'eau bouillante, et en dérision de ce
1. Voir plus haut, p. 81.
— 465 —
que nous disons qu'à mesure des souffrances on sera glorifié
dans le ciel, ils les brûlaient avec des tisons ardents, disant ça
que je t'augmente ta couronne. Enfin, enrageant de ce que le
P. de Brébeuf ne cessait au fort de ses tourments d'exhorter les
chrétiens qui mouraient avec lui, de penser à Téternité bienheu-
reuse dans laquelle ils allaient entrer, ils lui fendirent la bouche
avec un cousteau et lui coupèrent le nez. Mais la relation vous en
apprendra davantage. Bénissez Dieu je vous prie de la faveur
qu'il a faite à cette mission, en donnant cette couronne de gloire
à ces deux grands serviteurs de Sa Majesté. Vous connaissiez
bien le P. G. Lallemant, et vous vous souvenez bien comme il a
toujours vécu dans une grande innocence et dévotion. Pour le P.
de Brébeuf, c'est lui qui est l'apôtre des Hurons, et il a toujours
vécu saintement; nous l'admirions icy. Dieu soit bény en ses
saints ! Vous verrez dans la Relation quelques bienfaits remarqués
de sa vie.
SS. R«^ V^'
Tuus in X.
Car. Garnier
De la résidence de S'^-Marie
aux Hurons, ce 27 avril 1649.
P. S. Je vous prie de faire part de ce mot de lettre au R. P.
Jacques Favyer et de me recommander à ses SS. SS. et prières.
Le P. Mercier, le P. Ghastelain et le P. Mesnard, P. Pijart,
R. P. Ragueneau se recommandent particulièrement à vos SS.
SS. et prières.
(Arch. de la Prov. de Lyon, rue
St«-Hélène, 10, mss. du P. Prat.)
Jés. ei Noiw.-Fr. — T. IL 30
VI
Episïola Patris p. Ragueneau ad R. P. Generalem
V. Caraffa
13 mars 1G50.
Noster adinodum Révérende in Christo Pater,
Pax Ghristi.
Superiore anno nihil literarum accepimus ex Europa; imo ne
Quebeco quidera responsum ad nos ullum est allatum, ad eas
literas, quas scripseram, fusas satis, de rerum nostrarum statu.
Ut ante cœperat, ita nunc etiam pergit manus Domini nos tangere.
Nec querimur tamen, nec dicimus misereminimei^ saltem vos amici
mei-, quia potius laetamur, et gaudemus semper, quia et nostro,
omnium quotquot hîc sumus, et ecclesise nostrce bono, eveniunt
mala, quibus permittit Deus nos probari, et quibus sane nos
coronet potius, quam afïligat.
Intellexit Paternitas vestra, posterioribus meis literis de pre-
tiosâ morte, aut potius martyrio Patrum nostrorura; Patris
Antonii Daniel, Patris Joannis de Brebeuf, et Patris Gabrielis
Lallement; quos barbari Iroqucxi, Ecclesiœ huic nascenti eripue-
rant crudeliter, cum grege cbristiano pastorem etiam mactantes,
unumquemque omnibus suis invigihintem.
Sub fmem exeuntis ejusdem anni 1G49, duo alii Patres simili
morte perfuncti sunt, in statione sua : Pater Carolus Garnier, vir
apostolicus, vereque natus in salutem istarum gentium, cuique
nihil omnino deerat ad perfectam sanctitatem ; et Pater Natalis
Ghabanel ejus socius, qui ex Provincia Tolosana ad nos venerat.
Alter die septima Decembris occisus est, hostili manu, medio in
oppido; quod victores Iroquaei irruptione facta, ferro atque igné
vastarunt. Alter, postridie solum extinctus est, Immaculatee Vir-
ginis Gonceptioni sacro : incertum qua manu; an hostili an
1. Voir plus haut, pp. 92, 96, 98, 100, 107 et 108.
— 467 —
potius perfidi apostatae, qui per sylvas invias errabundo Patrie
ac profugo, necem sit molitus, ut ejus suppellectili , quantumvis-
paupere, veste nimirum et calceis, potiretur, pileoque jam lacero.
Sed de his fusius perscribam alibi. Neque vero bello solum.
afflicti sunt Hurones nostri; sed funesta famé, et contagiosa lue,
simul omnes misère pereunt. Effossa passim e sepulchris cada-
vera, nec fratribus modo fratres, sed ipsis etiam matribus filii,
jam evecti famé, pretiosa nupei' pignora, filiisque parentes sui,.
pabulum non semel dedere : inhumanura quidem, nostrisque bar-
baris haud insuetum minus quam Europaeis, qui suorum carnibus
vesci abhorreant. Sed nimirum nihil in cibo discernunt dentés
famelici; neque eum agnoscunt, in cadavere mortuo, quera paren-
tem, quem filium, quem fratrem nuper vocarent, dum expiraret;
imo neque humano, belluinoque stercori parcitum. Felices quibus
amara glande et jîorcorum siliquis uti licuit, innocuo cibo, neque
vero ingrato, cui famés condimentum daret; cuique hoc anno
raritas, pretium longe majus fecit, quam antea frumento Indico
solitum esset dari.
Hœc publica calamitas, inimica corjioribus, animis salutaris
fuit : neque enim hactenus laborum nostrorum fructus major
extitit, nunquam altius descendit fides in pectora, neque hic
usquam christianum nomen fuit illustrius, quam inter ruinas
afflictae gentis. Numeramus hoc posteriore anno, baptizatos bar-
baros, supra tria millia : verissime ut nobis dictum appareat
effatum illud Apostoli, flagellât Deus omnem filium quem recipit.
Superstites adhuc sumus in hac missione. Patres tredecim, coad-
jutores quatuor, domestici perpetui viginti duo, undecim alii
famuli non perpetui (quibus solis stipendia solvuntur sati&
modica) ; sex milites, quatuor pueri, sexaginta omnino animœ;
quibus cœlestia sic sapiunt, ut terrena decipiant : certè enim
affirmare possum Paternitati vestrre, neminem unum esse qui in
spiritu et veritate Deum non adoret; vere ut hsec dici possit esse
Domus Dei, et Porta cœli.
Paternam erga nos Dei manum experimur; ita enim haec nos
mala cingunt, ut tamen nusquam attingant; nihil ut animis, nihil
ut corporibus defuerit; non earum quidem rerum, qua? ad deli-
cias, sed quibus natura satis sustentet se parvo contenta. Neque
vero nobis solum hîc viximus; sed insuper nobis dédit divina
— 468 ■—
raunificentia, unde possemus christianorum paupertati ac miseriis,
misericorditer subvenire, vix ut ullus restet in vivis, qui auxilio
nostro non vivat; vix ut ullus sit mortuus, qui non agnoverit
plus charitati nostrae debere se, quam ulli omnino mortalium
omnium. Sic adeo ut parentes Patriœ publiée jam vocemur, et
omnimo simus : magnum sane adjumentum ad christianam fidem.
De fuluro Dominus providebit, sufficit enim diei malitia sua.
Sed tamen duse res sunt, unde multum timemus huic missioni,
ne ruinam trahat. Alterum, ab hostibus Iroquaeis; alterum a
defectuannonœ : neque enim satis apparet, unde huic malo obviam
iri possit. Coacti sunt Hurones nostri, superiori anno, non modo
suas domos, suaque oppida, sed agros etiam deserere : vexati
nimis bello, ac perpetuis afflicti cladibus; fugientem gregem,
secuti sumus Pastores; nostrasque etiam sedes, delicias dicam
nostras, Sanctae Marias domum reliquimus, excultaque a nobis
jugera, quae spem divitem messis darent : imo , operi manuum
nostrarum, nos ipsi ignem subjecimus; ne hostibus impiis, tectum
prc-eberet Domus sancta : atque adeo una die, ac fere momento,
absumi vidimus labores nostros, decem propemodum annorum :
unde spes erat nobis, potuisse nos colligere, quœ necessaria
nobis ad victum forent; adeoque perstare nos potuisse, in bis
regrionibus, sine auxilio Galliœ. Sed Deo aliter visum est : deso-
lata nunc domus, desolatique Pénates; alio migrandum fuit, et in
terra exilii nostri, novum exilium quserendum.
In conspectu continentis, viginti circiter milliaribus ab bac
prima sede Sanctœ Mariae , Insula est, vastissimo cincta lacu
(quod mare melius vocetur) : illic stetere Hurones profugi, pars
saltem maxima; illic etiam standum nobis fuit : illic struendœ
novœ sedes, ubi nuper ferarum tecta fuerant; illic exscindendae
silvœ, nunquam ab orbe condito securim passae; illic demum
exstruenda prœsidia, bellicus labor, non nobis solum, sed etiam
barbaris. Hae fuerunt artes nostrae, hic conatus noster continuus;
non œstate modo, sed tota hyeme; ut jam satis tuti nobis vi-
deamur, ab bac parte; atque excipiendo communi hosti haud
imparati : neque enim ligneo tantum vallo cincti sumus, ut moris
hactenus fuerat; sed lapide, spissoque muro, quam difficili ad
ascensum, tam facili ad defensionem; quique inimicum ignem non
metuat, non arietem, tormentave ulla bellica quibus uti possint
Iroquœi.
-- 469 —
Sed operosior longe restât labor, evellendis arboribus, tellu-
rique ad cultum agrorum parandœ, unde arcendae fami, partim
frumenta, partim radiées, atque herbae sufficiant; Tali enim
cibo hîc vescimur; nullo utimur potu, nisi aqua^ frigidae : vix ullo
vestitu, nisi ferarum pellibus , quas natura sine arte praebet.
Gallinas decem, par unum porcorum reservavimus, boves duos,
totidemque vaccas quantum scilicet servandae prolis sit satis;
annonae frumenti Indici, in annum unum absumpta reliqua, ut
charitati christiana; non deessemus : servatum tamen exiguum
illud, quod dixi; quia charitas non agit perperam; nec debuit
tam esse prodiga, curandis utique corporibus, nihil ut nobis
reliqui faceret, quo possemus nos utcumque sustentare, qui fidei
excolendœ , salutique animarum procurandae incumbamus. Ut
tamen omnia desint, Deo adjuvante, nusquam deerunt animi,
nusquam spes deerit, nusquam patientia : charitas enim omnia
j^otest, omnia sustinet. Hoc polliceri sancte possum, de omnibus
quotquot hîc degunt, Patribus. Paratum habent pectus ad omnia :
non cruces, non pericula, non cruciatus ullos exhorrent, quorum
in conspectu vivunt, in quibus mori, habent in votis, eô feliciorem
estimantes missionis hujus statum, suaeque vocationis dignita-
tem, quopropius positam ante oculos jam vident, crucem quisque
suam, seque omnino in cruce positos; unde eos eripere, nullus
mortalium possit; unde eosdem detrahere, sola jubentis Dei
voluntas queat, qui per obedientiœ vocem eis loquatur. Amet
nos, vestra Paternitas, filios suos et benedicat nobis, in cœlesti-
bus, in christo; quia lîlii Crucis sumus, utinam in eâ moriamur.
Hœc summa est votorum nostrorum, hicc spes nostra, hoc nostrum
gaudium quod nemo tollet a nobis.
R'^^ admodum P^^t^^ V«^
Humillimus et obsequentissimus filius
Paulus Ragueneau.
Ex Domo Sanctae Mariae in
Insula Sancti Josephi apud Hurones
In Nova Franciâ 13<^ Martii 1650
Admodum Reverendo in Christo
Patri nostro Vincentio Caraffae
Prœposito Generali Societatis Jesu, Romam.
vu 1
Lettre du P. Charles Lalemant sur le voyage a Paris,
EN 1642, DU P. Le Jeune.
Lettre au P. Etienne Charlet,
ASSISTANT DE FrANCE A RoME.
Paris, 28 février 1642.
Mon R. P., P. G. J'ai reçu celle qu'il a plu à V. R. de m'es-
€rire en faveur des affaires pour lesquelles le P. Le Jeune est venu
ifaireuntouren'ce païs. Or, quoique toutes les affaires de la Nou-
Telle-France me soient extrêmement recommandées, si est-il vrai
que ce que votre R. m'en escrit, augmente beaucoup mon affec-
tion, suivant laquelle je n'ai pas manqué de l'assister. Il a
obtenu dix mille escus pour envoyer des hommes par de là, afin
•de fortifier contre les Iroquois et empescher leurs courses. Il eût
bien encore désiré un secours plus puissant pour chasser ceux
qui entretiennent les dits iroquois dans celte guerre, en leur
fournissant des armes à feu, mais cette entreprise a esté jugée
très hasardeuse : 1° parce qu'on ne sait pas leurs forces ;
2° quand on les scauroit, il faudrait une somme notable pour
fournir à la despense des hommes et des vaisseaux qui seront
nécessaires à ce dessein ; 3° après tout cela, on ne seroit pas
asseuré de l'emporter, et si le coup manquait, voilà une grande
-despense que nous aurions faict au Roy sans aucun succez, ce
qui feroit que nous ne serions plus ouïs, lorsque nous aurions
besoing de quelque secours plus aisé ; 4° je veux que nous
emportions la place» par force; je demande après cela, qui
est-ce qui asseurera nos flottes contre ceux qui auront esté
chassez, et mesme le païs qu'ils tascheront de surprendre comme
nous les aurons surpris : et est à remarquer que c'est la Gompa-
1. Voir plus haut, p. 166.
— 471 —
gnie des Indes qui tient là cette habitation, qui s'en ressentirait
si on l'avait enlevée ; 5** si le coup manque, cela ne laissera pas
de les animer contre ceux de Kébec et fourniront plus que
jamais des armes aux Iroquois et se pourront bien joindre à
eux pour nous faire du mal dans le pais ; 6** quelle assurance
certaine avons-nous que cela obligera les Iroquois de faire la
paix: avec nos sauvages ; et pourtant, c'est sur l'asseurance de
cette paix que tout ce dessein est basty. Or, on demande si sur
cette seule espérance dont nous n'avons pas d'asseurance, on
doibt faire une despense certaine d'une si grande somme
nécessaire pour ce dessein, et s'exposer dans les dangers ci
dessus remarquez. Je prierais volontiers votre R. de me faire
escrire son sentiment là dessus et afin qu'elle puisse mieux le
donner, voicy les raisons que le P. Le Jeune produit pour pour-
sui\re l'entreprise.
Si on ne chasse ces gens là par composition ou par armes le
pais est toujours en danger de ruine, la mission en danger de
se rompre, les religieuses en danger de retour et la colonie se
peut perdre, la porte de l'évangile est fermée à quantité
de nations fort peuplées, nos pères dans les périls d'estre pris
et brûlez.
Il y a espérance qu'on les peut chasser, M. de Noyers lui a
faict espérer comme de la part de INIonseigneur le Cardinal, et a
comme donné parole qu'on donnera ce qu'il faut pour les chas-
ser, pourveu que leurs forces ne soient pas excessives.
De composition il n'y a point d'apparence, car on lui a dit
qu'il n'en fallait point attendre, d'autant que c'estoient des
Arabes; il fault donc y aller par force. Voilà ses raisons.
Je prie donc V. R. de me faire escrire là dessus son senti-
ment.
VIII 1
Bulle qui nomme vicaire apostolique
l'abbé de Laval de Montigxy
Alexander Episcopus Servorum Dei, Dilecto filio Franscico
de Laval de Montigny Electo Petrensi Salutem et Apostolicam
Benedictionem.
Apostolatus officium meritis attamen imparibus Nobis ex dto
commissum quo Ecclesiarum omnium regimini divina disposi-
tione prsesidemus utiliter exequi coadjuvante Domino cupientes sol-
Hciti corde reddimur et solertes ut cum de Ecclesiarum ipsamm
regiminibus agitur committendis taies eis in pastores prîcfîcere
studeamus qui populum suse curœ creditum sciant non solum
doctrina verbi sed etiam exemplo boni operis informare ; com-
missasque sibi Ecclesias in statu pacifico et tranquillo velint et
valeant dante Dno salubriter regere et féliciter gubernare. Sane
Ecclesiœ Pelrensis quse in partibus infidelium consistit certo
quam pr?psentibus haberi volumus pro expresso modo pastoris
solatio destituta ; Nos vacatione hujusmodi fide dignis relationi-
bus intellecta ad provisionem ipsius Ecclesiae paternis et sollici-
tis studiis intendentes post deliberationem quam de praeficiendo
eidera Ecclesiae personam utilem ac etiam fructuosam cum Vene-
rabilibus Fratribus Universœ Sanctœ Romanœ Ecclesiae Gardina-
libus habuimus diligentem, demum ad Te in decretis Franciae
lum ex legitimo matrimonio ac catholicis et nobilibus parentibus
in diœcesi Carnotensi ortum ac in aetate légitima et presbytera-
tus ordine jampridem constitutum fidemque catbolicam juxta
articulos jampridem a Sede Apostolica propositos expresse
professum omniaque alia requisita habentem, quique ut accepi-
mus loci de Montigny in temporalibus Dominus existis, cuique
apud Nos de litterarum scientia, nobilitale generis, vitse mundi-
1. Voir plus haut, pp. 192 et 283.
— 473 —
tia, honestate morum, spiritualium providenlia et temporalium
circumspectione aliisque multiplicum virtutum donis fide digna
testimonia perhibenlur, direximus oculos nostrcC mentis. Quibus
omnibus débita meditatione perspectis, Te a quibusvis excom-
municationis, suspensionis et interdicti aliisque ecclesiasticis
sententiis, censuris et pœnis a jure vel ab homine quavis occa-
sione vel causa latis, si quibus quomodolibet innodatus extiteris,
ad officium praedictum dumtaxat consequendum harum série
absolventes et absolutum fore censentes juxta decretum nostrum
in Sacra Congregatione de Propaganda Fide factum Ecclesiae
Pelrensi prœdictse de persona tua nobis et eisdem fratribus ob
tuorum existentiam meritorum accepta de fratrum eorumdem
consilio apostolica auctoritate providemus, Teque illi in Episco-
pum prseficimus et pastorem curara regimen et administrationem
ipsius Ecclesiae Tibi in spiritualibus et temporalibus plenarie
committendo, in Illo qui datgratias et largitur prsemia confiden-
tes quod dirigente Domino actus tuos praedicla Ecclesia sub tuo
felici gubernio regetur utiliter et prospère dirigetur ac grata in
eisdem spiritualibus et temporalibus suscipiet incrementa.
Jugum igitur Domini tuis impositum humeris prompta devotione
suscipiens curam et administrationem prœdictas sic exercere stu-
dens sollicite, fideliter et prudenter quod Ecclesia ipsa guber
natori provido et fructuoso administratori gaudeat fuisse com-
missam. Tuque pra^ter œternœ retributionis pra^mium nostram
et dictse Sedis benedictionem et gratiam exinde uberius consequi
merearis. Nos enim ad ea qua^ in tua^ commoditatis augmentum
cedere valeant favorabiliter intendentes tuis in bac parte suppli-
cationibus inclinati Tibi ut a quocumque quem malueris catho-
lico antistite gratiam et communionem prœdicta? Sedis habente,
accitis et in boc Tibi assistentibus duobus vel tribus aliis catho-
licis episcopis similiter gratiam et communionem habentibus,
munus consecrationis recipere libère valeas ac eidem antistiti ut
recepto prius a Te nostro el Romanœ Ecclesiœ nomine fideli-
tatis debitse solito juramento juxta formam quam sub bulla
nostra mittimus introclusam.
Munus praefatum auctoritate nostra tibi impendere licite posse
facultatem concedimus per prœsentes. Volumus autem et prœ-
dicta auctoritate statuimus atque decernimus quod nisi recepto a
Te per ipsum Antistitem juramento prœdicto idem Autistes
— 474 —
munus ipsum Tibi impendere et Tu illud suscipere prcesump-
seritis idem Antistes a pontificalis offîcii exercitio et tam ipse
quam Tu ab administratione tam spiritualium quam temporalium
Ecclesiarum vestrarum suspens! sitis ex ipso. Praeterea et
volumus quod formam juramenti hujusmodi a Te tune praestiti
Nobis de verbo ad verbum per tuas patentes litteras tuo sigillo
munitas per proprium nuncium quanto citius destinare procures,
quodque et per hoc Venerabili Fratri Nostro Archiepiscopo
Hierapolen. cui ecclesia ipsa Petrensis Metropoliticae jure
subesse dignoscitur nullum in posterum praejudicium generetur.
Et insurper Tibi ut officium Vicarii Apostolici in regno Canadae
in America septentrionali ad quod Te destinavimus exercera
possis, quodque ad dictam ecclesiam Petrensem quaradiu 'ab
infidelibus detinebitur accedere et apud eam personaliter resi-
dere minime tenearis constitutionibus et ordinationibus Apostolicis
dictaeque Ecclesiœ Petrensis et juramento confirmatione aposto-
lica vel quavis firmitate alia roboratis statutis et consuetudinibus
cœterisque contrariis nequaquam obstanlibus auctoritate et tenore
praemissis de spiritali gratia indulgemus.
Datum RofficC apud Sanctam Mariam Majorem anno Incarna-
tionis dominicae millesimo sexcentesimo quinquagesimo octavo
Tertio nonas junii, Pontificatus nostri anno quarto.
(Sign.) J. Card. Prodat. M. St de Nobilibus
visa de curia P. Ciampinus
(sur le revers) J. B. Laborne ;
(sur le dos) Sta M. Secretaria Brevium.
(adresse) Pro lUustrissimo Domino Francisco a Laval de
Montigny.
Bulla provisionis Ecclesiaî Petren.
De Martin. Delaborne.
Concordat cum Originali. In fidem etc.
Quebeci die 27 Novembris 1894.
B. Ph. Garneau p*^"* Secrius
Archid. Ouebecen.
IX
Pouvoirs de grand vicaire
ACCORDÉS AU SUPERIEUR DES JÉSUITES DU CaNADA
PAR l'aRCHEVÉRUE DE RoUEN
Franciscus miseratione divina archiepiscopus Rothomagensis
Normanniae primas, Francisco Annato emerito Theologiœ pro-
fessori ac Societatis Jesu pro Gallia assisteiiti dignissimo ad per-
petuam rei memoriam et uberiorem novi nostri gregis Canadensis
proventum. Quam necesse est vires apostolicos hierarchicse juris-
dictionis praesidiis muniri pro instituenda rite nascentis Ecclesiae
forma secundum ecclesiasticam disciplinam, tam est opportunum
eosdem promptos et expeditos quasi cœlestes nubes in omnem
locum, omne munus, omnem occasioném façiendi fructus ab eis
acceptam rependere et a nutu et manu eorum continue pendere,
quorum zelo, prudentiae ac regimini tanquam Archangelis procu-
ratio illa commissa est Quod ciim et sanctorum Patrum canones
et exempla nos doceant, ususque ipse et constans et diuturnus
Pontificiœ dignitatis, quam a tôt annis divina nobis pietas impo-
suit; aliunde vero lœtissimis animis complectamur ingentes illos
fructus, quos in nova nostra Canadensis EcclesicT vinea opera-
riorum vestrorum sudores perpétue pariunt; tum etiam pro nostra
ardentissima et in novellam banc propaginem et in vestros tam
sanctos utilesque Libères cbaritate amplissime previdere cu-
pientes; de géminé illo commeatu et jurisdictienis hierarchicae et
expeditissiraa? ad emnialibertatis, declaramus dédisse nos ac per
bas patentes litteras quantum epus est cenfirmare superiori telius
missionis, quisquis ille fuerit, et quamdiu solum superior fuerit
ex societatis vestrœ legibus censtitutus, perpetui Vicariatas nostri
honorem, potestatem , jura, praeeminentias , privilégia; quam
potestatem cuicumque pro module functienis suœ ubique terrarum
1. FojV plus haut, pp. 208 et 216.
— 476 —
illarum communicare queat, sive per se sive per subordinatos
quoscumque superiores, sed quam nemo nisi quantum et quamdiu
ab eodem superiore sive médiate sive immédiate concessa fuerit,
exercere per illas Americœ plagas possit. Declaramus insuper
quancumque talem potestatem, cuicunque tandem sive per nos
ipsos sive per prœdictum superiorera quomodocunque concessam
aut concedendam, adeo nihil obstare quominus plene et perfecte
superiorum suorum mediatorum aut immediatorum gubernationi
subsit, etiam revocando vel suspendendo vel in alium transferendo
usum ejusmodi potestatis, prout in Domino conducibilius judica-
verint; ut cum potestas illa perfecta sit muneri apostolicae hie-
rarchiœ adjuncta, magis ac raagis ipsum eidem gubernationi uniat
subjiciatque ad omnem operam liberius et securius prsestandam.
Porro ineaVicariigeneralis potestate deferenda sicpaternanostra
pietas intendit in nascentis nostrae vineae et apostolicae nostrae per
illam missionis fructum bonumque, ut simul tamen societatis
vestrae disciplinam, quœ longe nobis carissima est, salvam et
integram velit. Declaramus denique nolle nos potestatem hanc
cum omni suo honore jure praeerainentia privilegio etiam in supe-
riore illo residere aut administrai alio modo, quam quo ex socie-
tatis ejusdem vestrae instituto superiorum ordinatio praefixerit.
Ita a nobis tanquam a capite plenitudo ac libertas potestatis
hierarchicœ, a societate vestra, tanquam a speciali voluntatis
nostrae interprète et administra attemperatio utriusque, ad spiri-
tum suum ecclesiasticae hierarchiae devotissimum, a Deo denique
supremo Hiérarchise fonte ac primo omnis sacri ordinis Pâtre
benedictio consequenter jugis et perpétua in vestram missionem
descendet. Datum Gallioni in archiepiscopali arce nostra in au-
dientia nostra Archiepiscopali , anno apertae missionis Dominicae
milles™" sexcent""" quadrag"*" nono die vel ultima mensis Aprilis.
Fr. Archiepiscopus Rothomagensis.
(Archives générales de la
Compagnie de Jésus)
Lettre de Mgr l'archevêque de Rouen
NOMMANT M. DE QuEYLUS GRAND VICAIRE DU GaNADA
22 Apriles 1G57.
Vicariatus generalis
pro Nova Francia
Franciscus miseratione divina archiepiscopus Rothomagensis
Normanise Primas Dilecto nobis magistro Gabriel! de Quaylus
Presbytero Ruthenensi Abbati de Locdieu in sacra facultate
Theologise doctori Salutem et Benedictionem in Domino. Gùm in
Novae Franciaj Regione ultra mare sita nascentis Ecclesiae non
contemnenda primordia divina misericordia ponere dignata sit
frequentibus Fidelium ex hoc continenti transmigrationibus et
infidelium Incolarumconversionibus et hue usquediœcesisnostrae
limites nova fidei accretione extendere, undè etiam majora in dies
juvamenta sperantur, nec tam dissitas partes, ut par est, per nos
ipsos Pastorali sollicitudine fovere ac regere valeamus, de luis
probitale, doctrina, pietate, et moribus in Domino confisi, ex
nostra scientia libéra spontanea voluntate Te dictura magistrum
Gabrielem de Quaylus nostrum in spiritualibus ac temporalibus
vicarium generalem nec non offîcialem ad praedictas Novœ Francise
regiones nostraî diœcesis vice nostra regendas et gubernandas
fecimus et constituimus, facimus et constituimus, dantes plenam
et omnimodam potestatem quascumque causas Ecclesiasticas
civiles criminales et alias ad forum nostrum de jure sive consue-
tudine spectantes judicandi et terminandi, qua?cumque statuta ad
dictum regimen necessaria condendi, prout expedire videbitur,
quascumque personas Ecclesiasticas corrigendi, sententias et cen-
suras ferendi, excommunicandi, suspendendi, interdicendi, absol-
vendi ab omnibus casibus et censuris etiam nobis reservatis aut
reservandis, super votis dispensandi aut cas commutandi dispen-
1. Voir plus haut, pp. 212, 215 et 227.
— 478 —
sationes super denuntiationibus matriraonialibus et etiam esu
carnium ovorum etlacticinorum concedendi licentias, etiam dandi
aliis presbyteris capacibus pra^dicandi sanctum Dei Evangelium
et sacramenta administrandi, novas etiam parrochias oratoria et
bénéficia Ecclesiastica erigendi et instituendi fundationes eorum
acceptandi etiam fundatoribus laicis nominatione et prsesenta-
tione indulta nobis vel collatione et institutione reservata de dictis
ecclesiis et beneficiis sic erectis aut erigendis veros idoneos et
capaces providendi tam pro prima illa vice quam in posterum ubi
eorum vaccatio quomodolibet contigerit, nec non omnes ecclesias
et monasteria tam virorum quam fœminarum modo nostraî juri-
dictionis, sive [sic) visitandi, ecclesias, illarumque cœmeteria
benedicendi ac omnia ecclesiastica vestimenta benedicendi,
litteras demissorias concedendi et generaliter omnia alia ad
rectam dictarum partium administrationem spectantia exequendi
qu8e nosmet ipsi préesentes facere possimus. Et si hic minime
expressa quœ pro expressis haberi volumus item substituendi
quaslibet dicto officio partes promiltentes sub fide nostra ratum
habituros quidquid per te dictum noslrum vicarium generalem
aut per te substituendos actum et gestum fuerit in illis nostrae
diœcesis ultramarinis partibus.
Datum Parisii anno dominiez dispensationis millesimo ^ [sic)
septimo supra quinquagesimum die vero vigesima secunda Aprilis
sub signo sigilloque nostris cum secretarii nostri ordinarii solito
chirographo -|- sexcentesimo [sic).
Fr. Ai'chiepiscopus Rothomagensis
De Mandato ill™^ ac Religiosissimi
Domini Domini Archiepiscopi
Lenoir.
1. Cette phrase a été ajoutée après coup.
XI 1
Correspondance de M. de Gueffier, chargé d'affaires
DE France a Rome, avec Monseigneur le comte de Brienne
N.-B. — Cette correspondance se trouve au Britis/i Muséum, à
Londres.
A Monseigneur le Comte de Brienne.
Rome, 22 février 1657
Receue à Paris le 25 mars 1657.
Monseigneur,
Au mesme tems du receu de votre susdite dépesche J'ay
eu aussy celle dont il a plu au Roy m'honorer par laquelle sa
Majesté me commande de faire auprès de sa Sainteté toutes les
Instances que je jugeray nécessaires pour avancer le bon œuvre
qu'elle désire de l'érection d'un Evesché dans les pais septen-
trionaux de l'Amérique apellez maintenant la nouvelle France.
Et avec cette dernière dépesche j'ay receu aussy celle que sa
Majesté écrit à Mess'"* les Cardinaux Colonne, Aquaviva,
Brancaccio, Ludovisio, Carpegna et Ginetti ausquels je ne man-
queray, Dieu aidant, de les présenter, je dis à ceux qui sont
présent, et d'envoier les autres à leurs adresses, si tost que cet
ordinaire sera party.
Je fus voir M. le Cardinal Bichi devant hier l'ayant trouvé
au lict, se portant néanmoins un peu mieux, a ce qu'il me dist.
Avec cette ocasion, ne sachant point si le Roy luy avoit donné
ordre de parler au Pape de l'érection de cet Evesché dans
l'Amérique je luy dis le commandement que sa Majesté m'a fait
de soliciter cet afaire là près Sa Sainteté, et que je pensais dans
deux ou trois jours de faire demander audiance pour luy en
parler et présenter le mémorial que j'ay fait dont je vous envoyé
icy la copie ; mais son Eminence me dist aussy tost que le Roy
1. FoiV plus haut, pp. 279, 281, 282 et 284.
— 480 —
luy en avait écrit et mesme envoyé la lettre qu'il en a aussy
écrite au Pape, m'ayant fait voir le contenu en la siene, que je
trouvay toute semblable à la miene, ce qui me fit changer de
résolution d'aler demander cette audiance là, son Erainence
m'ayant dit qu'elle ne se trouvait à propos jusques à ce qu'elle
eust fait cette j)remière instance. Et qu'après je pouroy faire
mes diligences soit près sa Sainteté, ou là oii il sera besoin. De
sorte que pour cette heure je ne puis rendre aucun conte à Sa
Majesté ny à vous de cet afaire, mon dit S"" le Cardinal m'ayant
dit encore, que si tost qu'il poura sortir il verra le Pape et puis
me le fera savoir ; mais il est a craindre qu'il ne demeure long-
tems au lict, auquel cas je le priray de me donner la lettre du
Roy pour la porter à Sa Sainteté afin que le bon œuvre de cette
éreetion là soit au plutost expédié. Quand il s'y sera avancé
quelque chose je ne manqueray aussi tost d'en donner conte au
Roy et à vous, à qui je prie Dieu
Monseigneur
Donner en parfaite santé très longue et très heureuse vie. De
Rome ce 26 février 1657.
Votre très humble très obéissant
et très obligé fîdelle serviteur
GUEFFIER.
N.-B. — Harley 4541, A, fol. 43 bis, 45 et 45 bis.
MÉMORIAL DONT IL EST PARLÉ DANS LA LETTRE PRÉCÉDENTE,
ADRESSÉE AU SOUVERAIN PoNTlFE PAR M. DE GuEFFIER.
Reçu avec la lettre de M. Gueffier à Paris le 25 mars 1657.
Beat"^« Padre
Quelli che hanno portato la fede christiana dentro li paesi set-
tentrionali dell'America sotto la proteltione delli Rè di Francia
tsanno cosi felicemente riuscito in questa santa impresa che
non resta piu hora per la conservatione di questa S'* Ghiesa
nasciente che di stabilire un vescovo per governarle, e perché
Beat"^° Padre, questa è cosa assolulam^® necessaria per la con-
solatione delli nuovi seguita di molti altri vantaggi per la nostra
— 481 —
gta religione, il Re X"'° ha pensato di suplicare la S^'''* vostra di
far questo stabilimento propovendogli per quest elTetto il Padre
Francesco di Laval de Monligny sopra la teslimonianze date a
sua Maesta délia gran pieta di questo padre, con le attestationi di
Monsig"'" di Bagni ail' hora nuncio in Francia. Che oltre il
merito che n'aquistara la S^''"^ Vostra appresso Iddio, delta sua
Maesta gli ne restara con obligo partecolare, porche si iratta di
raantenere et accressere la religione catolica apostolica e Romana
in un paese chiamato hora la nuova Francia.
N. B. Ibid., fol. 44.
A MOiNSEIGïNEUR LE CoMTE DE BlUENNE
Rome, 5 mars 1657
Receue à Paris le 31 mars 1657.
Monseigneur,
Je commenceray cette lettre par le conte que je vous dois de
ce que j'ai fait des dépesches que le Roy a écrites à Mess""* les
Cardinaux Golonna, Aquaviva, Brancaccio, Ludovisio, Carpegna
et Ginetti, vous disant que ces trois derniers étans icy Je leur
ay présenté les leurs, qu'ilz ont receues avec grand respect et
joye de l'honneur que Sa Majesté leur en a fait, particulièrement
le dernier, qui baisa la siene et la fit toucher au haut de sa teste,
m'aiant priez d'assurer sa Majesté qu'elle peut faire état que de
tous ceux de sa robe nul ne sera jamais plus fidelle et afectionné
à son service que luy.
Les deux autres Cardinaux sunomméz me firent de
grandes instances de remercier très umblement en leur nom sa
Majesté des gracieuses réponses qu'il luy avoit plu leur faire et
de l'assurer qu'ilz auront toujours en grande vénération sa dite
Majesté et en particulière affection les intérests de son service et
le bien de son royaume. Quant aux trois autres dépesches pour
les Cardinaux absens Je les ay recommandées à leurs agens qui
sont icy, lesquels ont assuré de les leur faire tenir sûrement.
Je vous ay mandé par ma dernière l'indisposition de M. le
Cardinal Bichi, et ce qu'il m'avoit dit sur le commandement que
le Roy m'avait fait de soliciter auprès du Pape l'érection de cet
Jés. et Nouv.-Fr. — T. IL 31
— 482 —
Evesché dans l'Amérique Je l'ay reveu depuis étant encore au
lict, mais sans avoir plus guère de ces grandes douleurs de la
goûte qui l'ont fort tourmenté cette fois icy, et obligé les méde-
cins de le faire bien purger, m'aiant de nouveau assuré que si
tost qu'il poura, il verra le Pape pour luy présenter la lettre du
Roy touchant ladite érection, mais c'est à savoir quand il le
poura faire.
Devant que fermer cette lettre J'ay envoler savoir des
nouvelles de la santé de M. le Cardinal Bichi pour vous en pou-
voir donner avis, et l'on m'a mander qu'il se porte assez bien de
sa goûte, quoy qu'il soit la plupart du tems au lict. A cause de
cela il n'a point encore été au Pape pour lui présenter la lettre
du Roy touchant l'érection, de l'Evesché de l'Amérique, mais il
espère d'y pouvoir aler bien tost. C'est dont Je m'eclairciray
moy mesme cy tost que cet ordinaire sera party, et si Je voy que
la chose aile a la longue Je le priray de me bailler la dite lettre
pour en faire la poursuite auprès de sa Sainteté et ailleurs ou il
sera besoin.
Je prie Dieu
Monseigneur
Vous donner en parfaite santé très longue et très heureuse
vie.
De Rome ce 5 mars Votre très humble très obéissant
1657 et très obligé fidelle serviteur
GUEFFIER.
N. B. Ibid., fol. 47, 47 bis, 49 et 49 bis.
A Monseigneur le comte de Brienne
Rome, 13 mars 1657.
Receue à Paris le 8 apvril 1657.
Monseigneur,
Je fus hier chez monsieur le cardinal Bichi pour savoir
s'il recevoit des visites depuis la mort de son frère ; mais l'on
me dit qu'il s'en est excusé envers un chacun pour d'icy a
— 483 —
quelques jours. Quand j'auray l'honneur de le voir, je lui diray
ce que j'ay fait avec le Pape pour l'érection de cet Evesché de
TAmérique et que Sa Sainteté me montra regreter la mort de
son frère mayant dit que c'était un des dignes prélats de cette
cour.
Je vous baise pour fin très humblement les mains en vous
supliant de me tenir toujours
Monseigneur
De Rome ce 13 Votre très humble très obéissant
mars 1657. et très obligé serviteur
fol. 52. GUEFFIER.
Au Roi
Rome, 13 mars 1657.
Receue à Paris le 8 apvril 1657.
Sire,
Outre la lettre que j'ay cru être obligé d'écrire à Votre
Majesté pour lui rendre conte de ce qui s'est passé icy touchant
cette assistance de la religion de saint Augustin en la personne
d'un Français, sur ce que V. M. m'a commandé par sa dépesche
du 2 février, je croy ne l'être pas moins de luy faire encore
celle-cy, pour luy dire que suivant ses commandemens d'aler
demander au Pape l'érection d'un Evesché en l'Amérique Sa
Sainteté me fit Thonneur samedy dernier de me donner une très
gracieuse et favorable audiance laquelle je pensay devoir com-
mencer en lui disant que V. M. m'avait commandé de lui baiser
les pieds de sa ])art, de se réjouir avec elle de sa bonne santé,
et de l'assurer que là où elle aura moyen de la servir elle le
ferait toujours bien volontiers.
Je lui parlay de la sudite érection, luy aiant allégué les
raisons qui avoient obligé V. M. de lui en écrire la lettre que
M. le cardinal Richi luy en doit présenter, contenue au
mémoire, dont copie est cy-jointe, lequel elle prist la peine de
lire en ma présence, et puis montra qu'elle en aprouvoit plutost
le contenu qu'autrement. De sorte. Sire, que j'espère qu'elle en
accordera la grâce, auquel cas je ne manqueray d'en donner
— 484 —
aussy tost avis à V. M. et d'en soliciter soigneusement l'expédi-
tion. Je prie Dieu
Sire
Donner à Votre Majesté en parfaite et très longue santé,
toutes les prosperitez que lui souhaite
De Rome ce 13 Son très humble et très obéisssant
mars 1657. et très fidelle sujet et serviteur
fol. 54 et 55. Gueffier.
A Monseigneur le comte de Brienne
Rome, 19 mars 1657.
Receue à Paris le 15 apvril 1657.
Monseigneur,
Vous aurez veu par mes lettres au Roy et à vous du 13 de ce
mois la gracieuse et favorable audience que le Pape m'avoit don-
née et que luy aiant parlé d'un érection d'un Evesché en
l'Amérique que Sa Majesté désire y faire établir il avoit pris la
peine d'en lire luy mesme en ma présence le mémorial, que je
luy en présentay, dont je vous envoiay copie, et montra d'en
agréer le contenu. Aiant encore esté au secrétaire des mémoriaux
pour en savoir la réponse j'apris que Sa Sainteté l'avoit remis à
la Congrégation de propaganda fide avec ce rescrit che referisca
qui est signe qu'elle veut acorder la grâce, à ce que m'en dist
le secrétaire de la dite congrégation, luy aiant demandé ce qu'il
en pensait ; mais qu'il étoit besoin pour pouvoir travailler à cette
expédition là de savoir de quelle religion est le Père François
de Laval de Montigny que l'on a oublié de marquer dans les
lettres du Roy, au Pape, à M. le cardinal Bichi et à moy faisant
seulement mention de quelques informations envoyées sur cet
afaire là; mais sans dire qui. Et aiant fait demander aux ban-
quiers expéditionnaires français qui sont icy si quelqu'un d'eux
les avoient receues ilz ont tous dit que non. De sorte que ne se
pouvant rien faire en l'expédition de cet evesché là sans savoir
de quel Ordre est le nommé, je vous suplie me le faire savoir au
plutost ou commander a quelqu'un qu'il me soit envoie avec les
écritures et informations nécessaires pour faire expédier ces
Bulles-là.
— 485 —
Jusques icy je ne vois point que ces dernières lettres
qu'a aportées l'ordinaire disent rien qui me donne moyen de
travailler à l'érection de l'Evesché de l'Amérique, qui ne se
peut faire si l'on ne scait icy de quel ordre est ce religieux, que
le Roy y nomme.
Je vous baise très humblement les mains demeurant tou-
jours s'il vous plaist
Monseigneur
De Rome ce 19 mars Votre très humble très
1657. obéissant et très obligé
fol. 57, 57 bis et 59 bis. fidelle serviteur
GUEFFIER.
A Monseigneur le comte de Brienne
Rome, 27 mars 1657.
Receue à Paris le 29 apvril 1657.
Monseigneur,
Sur ce que je vous ay écrit par ma dernière qu'il faut savoir de
quel Ordre est le Père François de Laval de Montigny devant
que pouvoir travailler à l'érection de l'Evesché de l'Amérique,
Je seray atendant ce qu'il vous plaira résoudre là-des-
sus.
Je prie Dieu, etc.
De Rome ce 27 mars 1657. Gueffier.
fol. 61 bis.
A Monseigneur le comte de Brienne
Rome, 15 mai 1657.
Receue à la Fère le 12 juin 1657.
Monseigneur,
L'ordinaire de Lyon n'étant arrivé que dimanche dernier je
receu ce jour-là l'honneur de votre dépesche du 13 avril, par
— 486 —
laquelle il vous a plu me mander que sur la bonne relation que
vous aviez faite au Roy de ce que j'avais traité avec le Pape
tant pour l'érection de cet Evesché en la nouvelle France, que
pour ce qui est de la supression de l'assistance de France en
l'ordre des Augustins, Sa Majesté vous avoit témoigné de
l'avoir eu fort agréable en me commandant de poursuivre la dite
érection jusqu'à l'accomplissement et aussy la supression de
la dite Assistance et l'éloignement de Rome du Père Guichens.
Sur quoy je vous diray s'il vous plaist, que ne pouvant rien
faire touchant le premier commandement, si l'on ne sçait icy de
q^uel Ordre est celuy qu'elle a nommé à cet Evesché-là, et qu'il
n'y ait quelque soliciteur chargé des informations de sa vie et
mœurs et des autres écritures nécessaires, il est impossible d'y
rien avancer, comme je vous ay mandé par ma lettre du
19 mars, ne pouvant assez m'étonner que ce nommé-là, s'il en
a été averty, n'ayt encore pourveu à cela, semblant par là qu'il
ne veuille accepter la grâce que le Roy luy en faict. Que s'il y
pourvoit, et que quelque expéditionnaire me le face sçavoir en
me donnant les informations, qu'il sera besoin, croyez. Monsei-
gneur, que je ne perdray point de tems d'en faire toutes les
poursuites requises et nécessaires et de vous rendre aussy-tost
conte de ce qui en suivra
Je prie Dieu, etc.
De Rome 15 may
1657. GUEFFIER.
fol. 82 et 82 his.
A Monseigneur le comte de Brienne
Rome, 29 may 1657.
Receue à la Fère le 24 juin 1657.
Monseigneur,
Depuis ce que dessus écrit l'ordinaire de Lyon est venu,
qui fut vendredy dernier par lequel j'ai receu l'honneur de votre
dépesche du 27 avril (qui fait mention de ma lettre du 27 mars)
en laquelle j'ay veu l'information qu'il vous a plu me donner des
qualitez de monsieur de Laval de Montigny pour m'en servir icy
— 487 —
en l'expédition de l'Evesché que le Roy luy donne dans l'Amé-
rique, ce que j'ay fait voir au secrétaire de la congrégation
de propagaiida fide, en laquelle l'afaire doit être résolu par
ordre du Pape en la première assemblée qui s'en fera, m'étant
un peu étonné que le dit s'' de Montigny n'ayt rien écrit icy de
cet afaire-là ny donné charge à quelque banquier de Paris d'en
commettre icy la solicitation et d'y envoier les informations de
sa vie et mœurs atestées par des notaires et mesme par devant
M. le Nonce, comme l'on a acoutumé. Si portant sans cela l'on
peut faire expédier ses Bulles je ne manqueray pas d'y travailler,
si tost que cela aura été résolu en ladite congrégation
Je prie Dieu, etc.
De Rome ce 29 mai 1657 Gueffier.
fol. 88.
A Monseigneur le comte de Brienne
Rome, 12 juin 1657.
Receue à la Fère le 8 juillet 1657.
Monseigneur,
Quant à l'Etablissement d'un Evesché que le Roy veut
faire en la nouvelle France, en ayant parlé au secrétaire de la
congrégation de propaganda fide^ à laquelle le Pape a remis
l'afaire sur le mémoire que je lui en ay présenté pour l'expédier,
il m'a dit en loiiant grandement la piété de Sa Majesté qu'il
était prest d'y travailler; mais qu'il était besoin auparavant
d'avoir réponse sur le contenu au présent mémoire pour ce
qu'autrement l'on ne pouroit savoir en quelles termes il faudroit
faire la Bulle. C'est donc sur quoy j'atendray vos commande-
mens
Je vous baise très umblement les mains, etc.
De Rome ce 12 juin 1657. Gueffier.
fol. 97.
488 —
A MONSEIGNEUH LE COMTE DE BrIENNE
Rome, 19 juin 1657.
Receue à la Fère le 17 juillet 1657.
Monseigneur,'
Monseigneur un vieil secrétaire de la Congrégation
de propaganda, qui sçait l'instance que je fais au nom du Roy
])Our l'érection d'un Evesché en la nouvelle France et qui a
connaissance de ces pais là étant aussy fort afectionné au ser-
vice de Sa Majesté a dressé le mémoire cy joint contenant la
façon dont il semble que l'on serait d'avis en ladite Congrégation
qu'il fust procédé pour bien servir Dieu et la religion en ces
pais là selon le grand zèle que Sa Majesté montre en avoir. Et
ayant veu le contenu audit mémoire j'ai cru que vous ne seriez
pas marry d'en avoir la connaissance pour voir si vous y trouve-
rez quelque chose qui serve aux bonnes intentions de sa dite
Majesté.
Je j)rie Dieu, etc.
De Rome ce 19 juin 1657. Gueffier.
fol. 99 et 99 ùis.
A Monseigneur le comte de Brienne
Rome, 24 juillet 1657.
Receue à Sedan le 13 aoust 1657.
Mo
nseisfneur.
Sur ce que vous m'avez mandé louchant l'afaire de M. de
Montigny pour qui le Roy m'a ordonné de poursuivre l'expédi-
tion de l'Evesché en la Nouvelle France dont Sa Majesté le veut
faire pourvoir, je vous diray que je n'ay point encore receu votre
dépesche par laquelle vous me mandez de m'en avoir amplement
informé. C'est pourquoy je suis atendant en impatience le Dupli-
— 489 —
€ata que vous m'écrivez m'en vouloir envoier, parce qu'autre-
ment il est impossible de pouvoir rien avancer en cet afaire là
pour les raisons que je vous ay mandées en ma lettre du 15 may
(laquelle je vois que vous avez receu)
Je prie Dieu, etc.
De Rome ce 24 juillet 1657 Gueffier.
Sur le soir,
fol. 131 his.
A Monseigneur le comte de Brienxe
Rome, 30 juillet 1657.
Receue à Sedan le 21 aoust 1657.
Monseigneur,
Je n'ay point encore receu le Duplicata que vous m'avez
mandé par votre lettre du 15 juin de me vouloir envoier tou-
chant l'afaire de M. de Montigny qui m'en donnoit une ample
information, sans quoy il est impossible que j'y puisse rien
avancer comme je vous ay cy devant mandé, ne se trouvant icy
personne qui ayct connoissance ny commission de cet afaire-là,
€t c'est chose étrange que Ledit S"" n'en ayt point chargé
quelque banquier de Paris pour donner ordre icy à un expédi-
tionnaire d'en soliciter les Bulles, pouvant bien juger que c'est
chose que je ne saurois faire moy mesme quand j'aurois toutes
les informations, mémoires et argent qu'il faudra y dépendre.
Je vous baise très humblement les mains, etc.
De Rome 30
Juillet 1657. Gueffier.
fol. 137.
A Monseigneur le comte de Brienne
Rome, 11 septembre 1657.
Receue à Metz le 3 octobre 1657.
Monseigneur,
Monseigneur tout ce que dessus est écrit d'hier en aten-
dant la venue de l'ordinaire de Lyon qui arrivera vers le soir et
— 490 —
sur les 24 heures je receu l'honneur de votre dépesche du
16 aoust qui fait mention de ma lettre du 24 juillet ; mais sans
me rien commander sur l'afaire de M. de Montigny, à qui le Roy
veut donner l'Evesché de la Nouvelle France, et au sujet de
laquelle je vous ai donné avis n'avoir receu votre dépesche par
laquelle vous m'en donniez l'ample information ; sans laquelle
l'on n'y peut rien faire icy, mayant mandé que vous m'en envolez
un Duplicata. C'est de quoy je vous fais souvenir s'il vous plaist,
ci tant est que Sa Majesté persiste en cette volonté là, vous
baisant pour fm très humblement les mains, etc.
De Rome ce XI
7 ^'■^ 1657. GUEFFIER.
fol. 158.
Au Roy
Rome, 17 décembre 1657.
Receue à Paris le 12 jan'*^"" 1658.
Sire,
Je receu il y a cinq jours par les mains du R'^ Père Assistant
françois Jésuite la lettre que votre Majesté m'a fuit l'honneur de
m'écrire l'onze octobre dernier, par laquelle elle me commande
de m'emploier soigneusement pour obtenir du Pape le titre
d'Evesque in partihus en faveur de celuy dont je seray solicité
par les Pères Jésuites, pour aller servir en la Nouvelle France.
Suivant lequel commandement j'ay su dudit Père Assistant le
nom de celuy qu'ilz désirent de faire pourvoir de ce titre-là, et
ce qu'il pensoit que je devois représenter à Sa Sainteté pour en
obtenir la grâce, mayant nommé M. François de Laval de Mon-
tigny et les lieux oii il se devoit emploier en ces pais-là pour les
faire savoir à Sa Sainteté. Sur quoy je le priay de me les donner
par écrit, comme il a fait, dont j'ay dressé un mémorial que je
presenteray à ma première audiance au Pape, ayant cru. Sire,
puisque Votre Majesté me commandoit de faire en cela, selon que
je serois solicité desdits Pères Jésuites que je jiourois faillir en
quelque chose de cette poursuite là sans leurs avis. Si bien qu'il
ne me reste plus qu'à demander l'audiance à Sa Sainteté pour
— 491 —
y rendre mes devoirs, laquelle je mettray peine d'avoir le plutost
que se poura, comme de rendre conte à Votre Majesté du succez
de cet afaire-là, pour lequel il vous a plu me mander que
monsieur Picolomini Nonce du Pape se doit emploier avec moy
à la recommandation de la Reine, la grande piété de laquelle lui
fait passionnément désirer cet établissement-là. Ce sera donc le
plutost qui se poura, que rendra conte à Votre Majesté de ce
qu'il aura fait avec le Pape
Sire
de Votre Majesté
Le très humble très obéissant
De Rome ce 17 et très fidelle sujet et
Décembre 1857. serviteur
fol. 224, 224 bis et 225. Gueffier.
A Monseigneur le comte de Brienne
Rome, 31 décembre 1657.
Receue à Paris le 24 janvier 1058.
Monseigneur,
Par l'ordinaire de Lyon qui ariva icy vendredy dernier au
soir j'ay receu deux dépesches du Roy du 3 novembre l'une au
sujet de Mons. de Montigny
Par votre sudite dépesche vous me commandez expressément
comme a fait le Roy en la siene de faire tous les plus pressant
offices qui se pouront en faveur de M. de Laval de Montigny.
Sur quoy je vous diray. Monseigneur, que vendredy dernier je
fus à laudiance du Pape exprès pour cet afaire là, suivant les
ordres que j'en avois déjà eu de Sa ^lajesté, n'ayant pu l'avoir
plutost, ayant fait entendre à Sa Sainteté le grand besoin que
l'on a mandé au Roy qu'avait la religion catholique en la Nou-
velle France, qu'il y soit au plutost envoyé un Evesque
in partions, et qu'il ne s'en pouvoit trouver un plus capable que
ledit s"", qui ofre d'y aler servir de tout son possible, ce qui fait
que le Roy le recommande à Sa Sainteté avec tant d'afection,
sur la crainte qu'a Sa Majesté qu'à faute de cet envoyé ladite
religion ne se perde dans le pais, ce que Sa Sainteté entendit
— 492 —
fort bénignement, montrant qu'elle agréoit ce que je lui en dis.
De sorte que j'espère qu'elle y fera une favorable réponse par
écrit sur le mémorial, que je luy en présentay que je mettray
peine d'avoir devant le partement de cet ordinaire pour vous la
mander. Quand j'auray satisfait aux autres commandemens du
Roy, je ne manqueray de rendre conte à Sa Majesté de ce qui s'y
avancera.
J'ay eu la réponse du Pape sur l'afaire de M. de Monti-
gny que Sa Sainteté a renvoyée à la Congrégation de propaganda
fide, parce que c'est là où telles afaires s'expédient, et là où je
soliciteray maintenant celle-cy.
Je prie Dieu, etc.
De Rome ce dernier jour de l'an 1657. Gueffier.
fol. 233, 234, 234 bis et 235.
A Monseigneur le comte de Brienne
Rome, 7 janvier 1658.
Receue à Paris le 3 feb^*" 1658.
Monseigneur,
J'ay commencé de soliciter la résolution dudit afaire de
Canada en la congrégation de propaganda fide, à laquelle le
Pape a envoie mon mémoire, le secrétaire d'Ycelle m'aiant
demandé de quoy l'Evesque se pouroit entretenir. Sur quoy je
luy ay fait voir la lettre que vSa Majesté m'en a écrite où elle dit
qu'elle luy a déjà assigné mil francs par an, en atendant l'ocasion
de mieux traiter un Evesque en ces pais-là, et qu'outre cela la
Reyne avoit fait déposer quatorze mil francs pour les dépenses
qu'aura à faire l'Evesque, quand il ira en ces pais-là de quoy il
a montré d'être bien content. De sorte qu'il y a lieu d'espérer
que cet afaire-là ira bien à la fin. J'en presse la résolution pour
la première congrégation qui se doit tenir, que je croy qui sera
cette semaine, ou en celle d'après, du résultat de laquelle je ne
manqueray de vous donner aussytost avis.
Priant Dieu, etc.
De Rome ce 7 janvier 1658. Gueffier.
fol. 243.
— 493 —
A Monseigneur le comte de Brienne
Rome, 14 janvier 1658.
Receue à Paris le 13 febvrier 1658
Monseigneur,
l'alay hier voir M. le cardinal Mellio à qui la congréga-
tion de propnganda fide a remis Tafaire de l'Evesché pour la
Nouvelle France l'ayant prié au nom du Roy de vouloir au plu-
tost la terminer, afin que M. de Montigny puisse s'y en aler ce
printemps, comme Sa Majesté l'en presse pour le grand désir
qu'elle a de conserver la religion catolique parmy ces barbares
que le feu Roy et Elle y ont introduite par le moien des Pères
Jésuites, Capucins et autres religieux français, ledit cardinal
ayant montré d'être bien aise d'avoir cette ocasion de servir Sa
Majesté. De sorte qu'il y a lieu d'espérer qu'il y travaillera dili-
gemment, de quoy j'ay averty le s"" de la Borne à qui j'ay donné
la charge d'expédier ces Bulles-là comme au premier et meilleur
expéditionnaire français qui soit icy, afin d'en aler soliciter ledit
s'^ Cardinal.
Priant Dieu
De Rome ce 14 janvier 1658. Gueffier.
fol. 248 et 248 bis.
A Monseigneur le comte de Brienne
Rome, 21 janvier 1658.
Receue à Paris le 18 febvrier 1658.
Monseigneur,
, Après cela je la supliay (la congrégation) de vouloir faire
résoudre l'afaire de Mons. de Montigny pour un autre Evesché in
partibus, afin qu'il s'en puisse aler au plutost vicaire apostolique en
la Nouvelle France, le secrétaire de la congrégation de propaganda
fide, à qui j'en avois parlé m'aiant mandé que ladite congrégation
— 494 —
avoit remis à en traiter en la première qui se tiendra devant Sa Sain-
teté, qu'il espère, qui sera bientost. Depuis quoy l'on m'a donné
un avis qu'il y avoit quelques personnes qui ont fait entendre à
ladite congrégation qu'elle devait prendre garde que cette grâce
s'acordant, Sa Majesté ne prétende de nommer à l'avenir a cette
Evesché là, comme elle fait à ceux qui sont en France, ce que
je n'osay dire au Pape |)Our ce qu'en ayant fait quelques plaintes
à M. le Cardinal Antoine, il me dist que ce n'estoit pas là la
dificulté ; mais que l'on voudra savoir en ladite congrégation où
et comment Sa Majesté assure les mils francs qu'elle a mandé
avoir assignez pour son entretien chaque année en atendant qu'on
luy en donne d'avantage et qu'il se doute que l'on voudra être
assuré de cela devant que consentir à l'expédition des Bulles,
ayant ajouté qu'ilz voudront peut-être que ce fond- là soit assuré
à Rome ou au moins dans Avignon, pour ne tomber aux incon-
véniens qui sont arivez à l'Evesché de Babylone, oîi depuis si
longtems celuy qui en a été pourveu, n'a point voulu aler. De
sorte, Monseigneur, qu'aux discours de mondit s"" le Cardinal il
semble qu'il ne faut pas atendre résolution de cet afaire-Ià, que
l'on ne sache en ladite Congrégation les ordres que le Roy y
voudra donner, sur ce qui luy en doit être écrit, à quoy l'on
ajoutera peut être quelque chose pour faire déclarer à Sa
Majesté qu'elle ne prétendra point cette nomination comme elle
feroit peut être si elle fondoit un Evesché [à ses dépens en ces
pais-là.
Je prie Dieu, etc.
De Rome ce 21 janvier 1658. Gueffier.
fol. 250 bis et 251.
A Monseigneur le comte de Brienne
Rome, 11 febvrier 1658,
Receue à Paris le 10 mars 1658.
Monseigneur,
la Congrégation de propaganda fide n'a pas été plus soi-
gneuse de résoudre celle de l'Evesché m partibus pour la Nou-
velle France en faveur de M. de Montigny, tout ce que j'y ay pu
— 493 —
avancer depuis longtems que j'en fais la poursuite ayant été que
l'on a promis que dejeudy en huit jours ladite Congrégation en
parlera au Pape, encore est-il à craindre qu'on ne luy mette en
considération, comme je vous l'ay déjà mandé, que le Roy ne
prétende la nomination de cet Evesché là aussy bien que ceux
de son royaume, ce qui pouroit y faire prendre une mauvaise
résolution
Je vous baise très humblement les mains, etc.
De Rome ce XI feb"" 1G58. Gueffier.
fol. 260 bis.
Au Roy
Rome, 24 febvrier 1058.
Receue à Paris le 24 mars 1658.
Sire,
J'ay veu par la dépesche que Votre Majesté m'a fait l'honneur
de m'écrire le mois de janvier dernier, le mécontentement qu'elle
a que les provisions du titre d'Evesque in parilhus avec un
grand Vicariat du Pape en la Nouvelle France pour M. de Mon-
tigny n'ayent été jusques icy expédiées, en quoy Votre Majesté
a grande raison; mais je la suplie très humblement de croire que
ce retardement n'est point arrivé faute que je n'aye fait toutes les
diligences possibles pour cela tant auprès de Sa Sainteté que de
la Congrégation de propaganda fïde à laquelle elle a remis cet
afaire. Et celle-cy est si chargée de tant d'autres et s'assemble
si peu souvent que c'est une misère quand il y faut avoir
afaire, ce qui m'obligea ces jours passez alant à l'audiance du
Pape, dont j'ay donné avis à V. Majesté de luy en faire des
pleintes, en supliant Sa Sainteté de vouloir ordonner à ladite
Congrégation qu'elle dépesche au plutost cet afaire-là, ce qu'elle
me dist qu'elle feroit. Et en efet aiant esté savoir du secré-
taire de la dite Congrégation quel ordre elle en avoit eu, il me
manda qu'en celle qui se tinst jeudy dernier cette afaire aiant
été proposée devant Sa Sainteté, elle ordonnast qu'elle la dépes-
chast au plutost ; mais qu'il falait auparavant avoir des assu-
rances de la pension et que l'on ayt aussy le procès de vita et
— 496 —
morihus dudit s"" sur quoy aiant envoie savoir du Père Assistant
Jésuite, qui solicite cet afaire avec grand soin, il m'a envoie les
actes de la fondation de cette rente-là, que la Reyne en a faite.
Et aiant apris qu'un français qui est icy nommé le s"" Fallu avait
ledit procès fort avantageux pour ledit s"" de Montigny je l'en-
voiay prier de me l'aporter ce qu'il fit aussy tost, et à l'heure
mesme j'envoiay le tout au sieur de la Borne qui est le plus
ancien et meilleur expéditionnaire français pour en dresser les
mémoires nécessaires et faire en sorte qu'on en ayt au plutosl
l'expédition, à quoy je ne manqueray pas d'aporter tous les soins
que doit
Sire
de Votre Majesté
Le très humble très obéissant
De Rome ce 24 et très fidelle serviteur
fébvrier 1658.
fol. 273, 273 his et 274. Gueffier.
A Monseigneur le comte de Brienne
Rome, 27 fébvrier 1658.
Receue à Paris le 24 mars 1658.
Monseigneur,
Après avoir aussy solicité depuis longtemps celuy de
l'Evesché in partihus pour M. de Montigny, en quoy l'on n'a
voulu aussy jusques à présent prendre aucune résolution
quelque instance et diligence que j'y aye pu aporter principale-
ment en la Congrégation de propaganda fîde, je commence
d'avoir quelque espérance qu'à la fin on l'acordera sur ce
qu'ayant pris l'ocasion de me pleindre de ces longueurs-là à
M. le Cardinal Rospilioso en luy présentant il y a trois jours la
lettre du Roy, et du grand préjudice que ces longueurs-là
aportent à la religion crétiene dans le Canada il me dist qu'il ne
manqueroit pas d'en faire instance en la première congrégation
où cet afaire-là se doit terminer.
Vous baisant pour fin très umblement les mains, etc.
De Rome ce 27
Février 1658. Gueffier.
fol. 279.
— 497 —
A Monseigneur le comte de Brienne
Rome, 25 mars 1658.
Receue à Paris le 20 apvril 1658.
Monseigneur,
Pour ce qui est des assurances qu'on veut avoir icy tou-
chant la pension pour jNI. de Montigny quand il sera Evesque
in partibus et vicaire apostolique en la Nouvelle France, lesquelles
vous me mandez que c'est à celuy qui poursuit pour luy les
Bulles de les donner, leurs Majestés y ayans déjà pourveu, vous
trouverez icy un mémoire de ce que j'ay fait sur cela qui vous
fera voir que ce que s'y pouvoit faire, n'y a pas été oublié,
nonobstant qu'il n'a été possible jusques icy de faire résoudre
cett'afaire là en la Congrégation de propaganda fide à qui le Pape
l'a renvoiée, dont je seray contraint à la fin de luy en aler faire
des pleintes et du peu de respect que l'on porte en cela au Roy,
au nom duquel je la solicite il y a cinq ou six mois quoy qu'il
s'agisse en cela d'une chose de laquelle dépend entièrement le
bien de la religion crétiene en ces pais là, étant encore contraint
de me pleindre aussy à elle que nonobstant la grâce qu'elle a
faite à la prière de Sa Majesté et les remercimens qu'elle luy en a
faits aussy par une lettre expresse, il n'ayt été possible d'avoir
l'expédition de M. l'abbé de Bazoches.
Je prie Dieu, etc.
De Rome ce 25 mars 1658. Gueffier.
fol. 2S)2bls et 293.
Mémoire dont il est question dans la lettre précédente,
ENVOYÉE A ^IoNSEIG^ LE COMTE DE BrIENNE,
De Rome, le 25 mars 1658.
Vers le carnaval le R*^ Père Assistant français Jésuite aiant
receu trois contrats de la fondation que la Reyne a faite d'une
pension de mil francs pour M. de Montigny quand il aura été
fait Evesque in partibus et Vicaire Apostolique en la nouvelle
Jés. et Noui'.-Fr. — T. II. 32
— 498 —
France, il me les envoia aussy tost, comme je les communiquay
de mesme au s' de la Borne que j'ay chargé de la solicitation de
cet afaire surtout quand il en faudra expédier les Bulles. Sur
quoy fut faite traduction de celuy où Sa JNIiijesté se réserve la
disposition de ladite fondation quand le Roy aura pourveu d'une
semblable ou plus grande rente et fut donné avec le procès de
vita et moribus dudit sieur, qu'avoit icy un nommé M'" Paint, qui
agit aussy dans ledit afaire, au secrétaire de la congrégation de
propaganda fide. De sorte qu'il ne reste plus qu'à l'y proposer,
à quoy l'on n'a pu jusques icy disposer ledit secrétaire.
fol. 29G.
A Monseigneur le comte de Brienne
Rome 15 apvril 1658.
Receue à Paris le 11 may 1658.
Monseigneur,
Enfin l'afaire de M. de Montigny est résolu; mais comme
il faut qu'il soit proposé en consistoire ce qui ne peut être
qu'après les festes, voilà encore du tems qu'il faudra y avoir
patience devant qu'on puisse travailler à l'expédition. Quant à
celuy de M. l'abbé des Bazoches il est remis après lesdites
festes ; mais avec espérance qu'alors il se résoudra à son conten-
tement.
Je vous baise très umblement les mains, etc.
De P\.ome ce 15
Avril 1658. Gueffier.
fol. 312. .
Decretum Sac. Conc^ï^ Gnalis de Propag^'^ fide
habita die xi aprilis
1658.
Ad relationem Em"" Diîi Gard"' Meltii, Sac^. Gong'' Vicarium
Apostolicum cum aliquo titulo in Partibus, si S™*' placuerit,
decrevit esse transmittendum ad Regnum Canada in America
— 499 -
Septentrionali Franciscum de la Val de Monligny ut necessitati-
bus illius nascentis Ecclesiœ et Christianitatis opportune jDrovi-
deri possit.
Ex audientia S'"' sub die 13 Aprilis 1658.
Relato per Secretarium suprd° Decreto S™° D. Nro S'^^ Sua
illud bénigne approbavit et ad ulteriora in expeditione mandavit
procedi.
M. Albericius sec^
Locus H- sigilli.
fol. 322.
A Monseigneur le comte de Brienne
Rome 6 may 1658,
^ Receue à Paris le 1"^'' juin 1658.
Monseigneur,
Je commenceray cette lettre par l'avis que je suis obligé de
vous donner que j'ay tant pressé lafaire de M. de Montigny que
j'en ay eu à la fin le Décret aprouvé du Pape, comme vous ver-
rez, s'il vous plaist, par la copie cy jointe ne Faiant pu néan-
moins avoir plutost que le premier jour de ce mois, que je
baillay incontinent au s*" de la Borne, qui doit faire expédier ces
Bulles-là, afin qu'il y face au plutost travailler, à quoy j'espère
qu'il ne manquera pas, comme je ne feray aussy de vous mander
quand elles seront expédiées, et audit s"" de Montigny mesme
bien qu'il ne m'ayt jamais écrit un mot sur ce qui regardoit
en cela son service.
Je prie Dieu, etc.
De Rome ce six"^^ may 1658. Guéffier.
Il y a eu ce matin Consistoire, auquel on a préconisé M. de
Montigny pour l'Evesché Petrée in partibiis. De sorte qu'au
premier il sera proposé.
fol. 323 et 325.
— 500 —
A Monseigneur le comte de Brienne
Rome, l^-- juillet 1G58.
Receue à Compiègne le 7 aoust 1658.
Monseigneur,
Je receu hier l'honneur de votre depesche du 7 juin qui
témoigne quelque contentement que vous avez voulu prendre des
services que j'ay mis peine de rendre à Messieurs de Montigny
et de Bazoches, l'un et l'autres aians grand sujet d'être bien obli-
gez au Ro}^ et à vous de leur avoir procuré de Sa Majesté les
grâces dont ilz sont pour jouir à l'avenir avec beaucoup d'hon-
neur et de réputation. L'on a envoie à M. de Bazoches par le
s'" Horavant il y a déjà quelque tems ses Bulles ; mais l'on a
jusques icy tant fait de dificultez en celles de M. de Montigny,
qu'il a été impossible de les lui envoler plutost que par cet
ordinaire icy, comme le s"" de la Borne, qui les solicite m'a
mandé qu'il espère de faire.
N'étant survenu autre chose depuis ma dernière qui mérite
vous importuner davantage en celle cy je la finis, etc.
De Rome ce premier juillet 1658.
fol. 243. Gueffier.
A Monseigneur le comte de Brienne
Rome, 7 juillet 1658.
Receue à Compiègne le 7 aoust 1658.
Monseigneur,
Bien que je vous eusse mandé par ma dernière lettre que
le s'' de la Borne chargé de l'afaire de M. de Montigny, lui devoit
envoler ses Bulles par cet ordinaire là, cela n'a pourtant pas
été; mais deux jours après le partement dudit ordinaire le secré-
taire de la Congrégation de propaganda fide me les envola sur
l'ordre qu'il en avoit eu, lesquelles je fis aussytost bailler audit
— 501 —
s"" de la Borne avec ordre de ne manquer pas de les envoier par
celluy-ci.
Vous baisant pour fin très umblement les mains, etc.
De Rome ce 7 juillet
1658. Gleffier.
fol. 348 et 348 bis.
A Monseigneur le comte de Brienne le filz
Rome, 10 décembre 1658.
Receu à Lyon le 2® janvier 1659.
INIonseigneur,
Monseigneur, depuis ce que dessus écrit le Pape m'a fait
dire par le secrétaire de la Congrégation de propaganda fide
cju'aiant eu avis que M. l'Archevesque de Rouen s'opposait au
Vicariat apostolique de ]M. de Montigny en Canada, sur ce qu'il
prétend que ce pais là est dépendant de son diocèse, Sa Sain-
teté désirait que je l'écrivisse à la cour afin que comme ça été à
l'instance de la Reyne que ledit Vicariat a été donné, et dont
elle a mesme fait la fondation, il plaisse aussy à Sa Majesté de
faire ordonner à mondit sieur l'archévesque de désister de cette
prétention là puisqu'elle n'est pas bien fondée, veu qu'il n'a
aucun bref du Saint-Siège pour telle dépendance et ne Ta
acquise pour y avoir été envolez, comme il dit, des prestres de
son dit Diocèse. Le sudit secrétaire aiant ajouté qu'en aiant
fait relation à ^less'"* les Cardinaux de ladite Congrégation ilz en
avoient été fort étonnez. De sorte qu'il semble que mondit sieur
fera prudemment de déférer aux ordres qui luy en pouront été
donnez de la part de la Reyne ou du Roy mesme, crainte qu'au-
trement on ne prht icy (comme on pouroit peut être aussy faire
]3ar delà) des résolutions qui ne lui seroient pas favorables.
Cependant je vous baise très umblement les mains en vous sup-
l^liant de me permettre que je me die toujours
Monseigneur
Votre très humble et très obéisssant
De Rome ce lO'' serviteur
Décembre 1658.
fol. 420, 420 bis et 421. Gueffier.
xin
Lettre de Mgr de Rouen au Cardinal Mazarin
10 Dece. 1658, a Pontoise.
Monseigneur,
Votre Eminence n'aura pas oublié que deux jours auparavant
son départ de Paris ie luy rendis compte du différend que j'avois
eu avec monsieur le nonce touchant le Royaume de la nouvelle
france. Sur cela elle me fit l'honneur d'entendre mes raisons
avec plaisir, et comme elles estoient iointes aux intérêts de
V Eglise Gallicane, elle se lit assés entendre qu'elle vouloit les
appuier d'une singulière protection. C'est Monseigneur ce
qui m'oblige de faire maintenant à V. E. le récit d'une nouvelle
circonstance qui est arrivée dans cette affaire dont ie m'assure
qu'elle desapprouvera l'entreprise et la nouveauté. V. E. sçait,
et ie luy ay dit la chose comme elle est, que ie suis en possession
de gouverner pour le spirituel tout le pays de la nouvelle France.
Cette nouvelle Colonie ayant mieux trouvé son compte à se
mettre soubz l'Autorité de V Archevesque de Rouen, a continué
iusqu'a présent a le recognoistre pour son Prélat : il y a plus
de vingt cinq années que mon Prédécesseur et moy exerçons
cette charge sans contestation. J'en ay rassemblé tous les actes
pour les faire voir à V. E. incontinent après son retour, et
mesrae à l'heure que ie me donne l'honneur d'escrire ces lignes
à V. E. ie viens de recevoir des lettres du Pape dattées du
23 septembre par lesquelles j'apprens que les reglemens que
j'avois faits entre l'Abbé de Quelus qui est mon grand vicaire
dans l'Isle de Monreal, et le supérieur des Jesuittes qui a la
1. Voir plus haut pp. 284, 296 et 331. — Les pièces que nous donnons
sous le n" XII montrent l'opposition faite à la nomination de Mgr de Laval
comme vicaire apostolique et les prétentions de l'archevêque de Rouen sur
la Nouvelle-France. On trouvera quelques autres documents dans le t. II,
chap. XIII, de V Histoire de la colonie française par M. Faillon.
— 503 —
mesme fonction ])ar mon autorité dans Québec ont été ponctuel-
lement exécutés. Cependant monseigneur la Reyne a demandé
au Pape un evesque pour ces pays la, et au lieu d'en établir un
on a donné a Rome des Bulles de l'Evesché de Pétrée qui est
une Province située dans l'Arabie a monsieur l'Abbé de Monti-
gny avec commission de vicaire apostolique pour le Canada,
parce que cette qualité de vicaire Apostolique est nouvelle et
inouie dans tout le droit et dans nos maximes de france ou
mesme il faull que les facultés des Légats soient enregistrées
avant qu'elles soient exécutées. INIessieurs les Prélats escrivirent
une lettre circulaire a tous leurs confrères absents pour les
prier de ne point ordonner ledit sieur Abbé de Montigny qu'on
n'eust veu sa bulle auparavant et examiné ce qu'elle contenoit.
V. E. approuva cette conduitte, et cela d'autant plus qu'on a
abusé de l'intention du Ro}^ veu qu'il a donné un Brevet pour
établir un Evesque dans la Nouvelle france, ce que le Pape n'a
pas fait et que d'ailleurs dans les bulles dont j'ay une coppie il
n'est pas fait mention du Brevet de sa IMaiesté.
Voilà monseigneur Testât ou estoient les choses quand
V. E. est partie et cette affaire avec beaucoup d'autres sembloit
devoir estre remise à son retour. Au préjudice de cela Monsieur
le Nonce assisté de Messieurs les Evesques de Rodés et de
Thou, pria les Religieux de l'Abbaye de Saint-Germain de luy
prester une de leurs chappelles, pour y faire quelque fonction
Pontificale, les coniurant de n'en parler à personne, de sorte que
dimanche matin les portes fermées ils consacrèrent l'Abbé de
Montigny clandestinement, au mespris des Preslats dans un lieu
prétendu exempt, sans la permission des grands vicaires de
Paris qu'il dit au Père Brachet estre des gens trop fascheux, et
sans avoir égard à l'interest que le Roy a dans cette affaire.
Monseigneur V. E. iuge bien que la matière ne nous permet pas
trop de garder le silence mais j^arce qu'elle a fait connaistre
qu'elle seroit bien aise que l'on reniist les Assemblées a son
retour, et que mesme dans une chose qui me regarde aussy bien
que le gênerai je ne voudrais pas chercher du support parmy des
gens ou il y en pourroit avoir quelques uns qui ne seroient pas
ses serviteurs, j'ay crû qu'il estoit de mon devoir de me plaindre
a V. E. de cette conduitte de ^Monsieur le Nonce, qui a sacré un
Evesque en cachette, dans une exemption dun diocèse, au mes-
— 504 —
pris des ordinaires contre la resolution des Evesques Assemblés
et au préiudice des libertés de l'Eglise de france, vous protestant
monseigneur que j'ayme mieux trouver ma protection dans
l'honneur de vostre Amitié que dans tous les secours que ie
pourrois trouver ailleurs, et par des voyes qui fairoient noistre
d'autres affaires.
Au moins monseigneur nais ie point voulu hasarder la voie
d'une Assemblée de crainte q'uestant soubz la Présidence de
monsieur l'Archevesque de Sens il ne s'elevast d'autres questions
qu'il n'est pas a propos de remuer durant l'absence de V. E.
pour cet effet Monseigneur ie m'en vas en Normandie suppliant
très umblement V. E. que ma modération et mon respect pour
sa personne ne soit pas attribuée a manque de zèle pour
deffendre les droits de mon Eglise et quil paroisse q'uelle scait
autant favoriser ceux qui agissent dans cet esprit, que d'autres
qui voudroient tout mettre en œuvre sans avoir de pareils egars.
J'ose Monseigneur me prommettre cette grâce de la bonté de
V. E. a qui ie ne prens pas la liberté de dire ces choses pour me
faire valoir, mais seulement pour lui témoigner que ie ne
manque pas de courage, d'autant plus que cette qualité est
nécessaire a celle
Monseigneur
de
De Ponthoise ce 10 dec.
Î658.
Son très humble très obéissant et
très obligé serviteur
Archevesque de Rouen.
(Archives du ^linistère des Affaires Etrangères. — Rome,
vol. 133. — 1657-1658. — Supplément. — fol. 596-598.)
Lettre de l'abbé Thoreau a Mazarin
Paris, X. dece. 1658.
Monseigneur,
Monsieur l'archevesque de Rouen n'aura pas manqué a donner
advis a Vôtre emminence du suiet de plainte qu'il prétend avoir
contre mons'" le nonce et deux autres prélats qui sacrèrent
— 505 —
dimanche dernier monsieur Tabé de Montigni Evesqae de Petrcc
dans Véglize de Saint-Germain des prez nous avons veu dans ce
rencontre quelques Evesques de ceux qui sont à Paris s'intéres-
ser avec mons"" de Rouen et souhaitter une assemblée pour
empescher le cours de plusieurs entreprises qu'ils prétendent
que faict continuellement mons'^ le Nonce sur t aucthorité Episco-
pale grand grief présent de M'" de Rouen et qui le touche le plus
au cœur est sa prétention sur le Canada c|uil dit faire partie de
son diocèse que ses prédécesseurs y ont planté la Croix y ont
établi la religion et tousiours dépuis cet establissement conduit
cet Eglize par leurs Vicaires gnaux cela presuposé que le
pape n'a pu establir un viccaire apostollique dans son diocèse
sans sa participation ce qu'il a faict par une clause insérée dans
les bulles dudi Evesque de petrée il avoit eu quelque pensée par
la disposition qu'il trouvoit dans certains Esprits de demander
advis et conseil a ses confrères de ce qu'il avoit a faire ce qui ne
se pouvoit faire que par une assemblée, ie l'alay voir aussytost
que ien eu l'advis et luy ayant remontré comme quoy Vostre
Emminence avant son départ luy avoit tesmoigné approuver son
procédé et entrer dans ses intherets qu'il estoit important d'es-
viter autant qu'on pouroit une assemblée dans laquelle sous
prétexte d'entreprises faictes par Mons"" le Nonce on pouroit
entrer en d'autres maltieres dont il seroit le premier fasché et
après avoir examiné ensemble tous les inconvenians qui en pou-
roient arriver il changea de sentiment ])rist resolution de s'en
retourner dans son diocèse iusques au Retour de Vostre Emmi-
nence et ne rien faire que })ar ses ordres voulant tout attendre
de sa protection.
Vostre Emminence n'aura pas désagréable que ie luy rende
compte de la conférence que iay^ eiie sur tout ce qui s'est passé
avec Mons*" le nonce lequel feignant d'avoir quelque aflaire de
mon frère a me communiquer passa hier a mon logis ou ne
m'ayant pas rencontré tesmoigna qu'il avoit impatience de me
voir ce qui m'obligea d'aller sur le soir a son logis iugeant bien
ce qu'il avoit a me dire quelque resolution qu'il me parust avoir
que ie entrasse en matière ie l'obligé de s'ouvrir le premier a
moy et me dit qu'on luy avoit donné advis que Mons"" de Rouen
nous sollicitoit mon confrère et moy pour une assemblée touchant
quelques suiets de plaintes qu'il prétendait contre luy, me
— 506 —
•demanda si j'en avois cognoissance et me 'pria de luy dire ce que
l'en sçavois. ie luy dis qu'a la vérité i'avois treuvé Mons"" l'ar-
chevesque de Rouen fort uni de sentiment avec plusieurs de
Mess*"^ les Evesques qui sont a paris, pour se mettre a couvert
de Liniustice qu'il prétendoit avoir receue par la clause insérée
dans les bulles de M"" Levesque de petrée qui l'establit viccaire
apostolique dans une portion de son diocèse sans son consente-
ment qu'il n'y avoit qu'une seulle chose qui avoit empesché une
assemblée qui estoit l'absence de Vostre Emminence pour
laquelle ils avoient la dernière defferançe dans tous leurs inthe-
rets et qu'il me sembloit y avoir entre eux tous une grande dis-
position a se servir des moyens utiles et nécessaires pour
empescher le cours de certaines entreprises qu'on prétend qu'il
foisoit sur L'aucthorité Episcopalle et que sur ce suiet de
quelques procédures faictes par luy dans Vahaye de Charonne
près paris pour l'execuon de quelques brefs de sa saincteté ie
voyais disposition a se pourvoir par appel comme cVahus au
parlement, ie Remarqué que le mot de parlement ciuelque froi-
deur naturelle qu'il ayt luy fust de dure digestion et luy fust
impossible de ne semporter contre Mons'' L'archevesque de
Rouen disant que s'il portoit son affaire au parlement qu'il feroit
iigir en justice contre luy pour avoir obligé le parlement de
Nor/na/tdic soubz le nom de procureur gîial a donner arrest por-
tant deffences de mettre a Execuon la bulle de sa saincteté pour
Levesché de petrée je lui dis que les procureurs gnaux des par-
lements n'avoient pas besoin de grande sollicitaon dans les
affaires où ils se trouvoyent qu'il y alloit des intherests des
droicts de la couronne il me parust depuis un peu moins Eschauffé^
neantmoins après l'avoir assuré qu'il n"v auroit point d'assem-
blée sur ce suiet qu'au retour de Vostre Emminence ]Kir ordre de
laquelle toutes choses seroient réglées. lay na}^ point voulu tes-
moigner a M^" L'archevesque de Rouen ce qui s'estoit passé
dans nostre conferance de j^eur d'aigrir d'avantage son Esprit
qui l'est assez. lay creu seullement Monseigneur estre obligé de
Rendre compte a Vostre Emminence de tout ce qui s'est passé
•en cette occasion avec la fidellité que doit faire
Monseigneur Votre très humble et
de Votre Eminence très obéissant serviteur
a Paris ce X décembre 1658. l'Abbé Thoreau, agent.
À
— 507 —
Te croy que votre Eminence est informée que
Il y a environ quinze jours que M^' l'archevesque de Sens
est a Paris et quelque quatorze ou quinze autres prelas.
(Archives du Ministère des Affaires Étrangères. — Rome. —
•vol. 133. — 1657-1658. — Supplément. — fol. 599-602.)
Lettre de l'abré Thoreau a Mazarin
Paris, 20 dece. 1658.
Monseigneur,
J'ay creu qu'il estoit de mon debvoir d'envoier k vôtre Emmi-
minence copie de Varrest que donna le parlement le X6j de ce
mois contre Mons"" l'abbé de Montigni et de l'informer aussi à quel
point Mons"" le Nonce a Esté surpris de ce que au mesme temps que
Mess""^ les Evesques se sont plaincts de ses Entreprises le parle-
ment a Rendu un arrest qu'il dit luy estre iniurieux et au Saint-
Siège.
Aujourd'huy un advocai du |)arlement m'est venu voir de sa
part c'est un homme d'esprit et intelligent et duquel mesme
Monsgnr le Cardinal Gngni prenoit advis dans ses affaires Les
plus importantes du Temps de sa nunciature lequel m'a dit que
mons'" le Nonce Vavoit mandé chez luy depuis l'arrest donné et luy
tesmoignant son desplaisir le pria de luy donner advis sur ce
qu'il avoit à faire contre cet arrest, qu'il luy avoit dit que si les
bulles avaient esté expédiées à l'ordinnaire qu'il pouroit Estre
bien fondé a demander réparation au roy, mais que La Clause
qui déclare mons'' XJ'evesque de Petrée viccaire aposiollicjue dans
le Canada insérée dans les dittes bulles sans qu'il soit porté que
cette concession avet esté accordée à l'instance et prierre du
Roy n'est pas soustenable En france. En espagne mesme un suiet
du Roy qui auroit Receu et Executté des bulles conceiiees en
cette manierre sans autre forme de Justice seroit retenu prison-
nier, mais qu'en france les formes de Justice y avoient leur cours
et Estoient plus douces que ce qu'il luy conseilloit de faire pré-
sentement estoit d'empescher l'assemblée des Evesques qu'on
publyoit se devoir faire ce qui luy donna lieu de le prier de me
venir voir de sa part et me témoigna combien il luy seroit
fâcheux de voir les Evesques et le parlement unis pour agir de
— 508 -
concert contre le Saint-Siège je luy tesmoigné que ie donnerois-
advis à Vostre Emminence de L'arrest et de Testât des choses et
que selon ses ordres nous agirions et que c'estoit à Vostre
Emminence à qui il devoit s'adresser et de laquelle il pouvoit
Espérer protection Et assistance sur quoy il me dit que Mons"^
le Nonce estoit En Résolution d'escrire à Vostre Emminence
pour luy demander un arrest du Conseil qui cassast celui du
parlement ou du moins une déclaration du Roy sadressant au
grand conseil par laquelle sa Maj^^ Recognust que les bulles
de l'evesché de Petrée avec la clause qui le déclare viccaire
Apostollique auroit esté accordée à son instance et prierre que
i'obligerois fort mons'' le nonce si ie voulois escrire En cette
conformité en Vostre Emminence. Je luy dis que ie n'estois pa&
persuadé que Vostre Emminence luy peust accorder auceune de
ces deux demandes et qu'il se devoit fixer à une seulle qui est de
prier Vostre Emminence de faire surseoir l'execuôn de cet
Arrest iusques a son Retour attendu mesme que je voyois dis-
position a pousser les choses plus Avant ayant donné des actes
de rehabilitation pour irrégularité qu'on prétendoit qu'il ne pou-
voit Exercer cet acte de jurisdiction En france qu'en vertu d'une
Commission particullierre Enregistrée au parlement que là
sienne ne l'ayant pas esté cela luy pouroit causer un nouveau
suiet de mescontentement, on m'a Encore asseuré qu'il avoit
consulté quelques autres advbcats qu'il a treuvé tous d'un mesme
sentiment Je suis
Monseigneur
De Votre Eminence
Le très humble et très
obéissant serviteur.
L'abbé Thoreau agent gai
du Cierge de france.
A Paris ce XX décembre
gbj c. L6 uj.
AU DOS :
A son Emminence
En cour.
(Archives du Ministère des Affaires Etrawgères. — Rome. —
vol. 133. — 1657-1()58. — Supi)lément. — fol. ()ll-G15.)
- 509 —
Extrait des Registres du parlement de Rouen
IGdéc. 1658.
Veu par la cour la Requeste présentée par le procureur géné-
ral du roy contenant que contre et au préiudice des droicts de
l'église gallicanne et de ce royaume quelques particulliers
auroient Entrepris dans les derniers temps d'exécuter des brefs
et bulles de cour de Romme d'une forme insolite sans lettres
patantes et permission du roy et mesme que l'abbé de Montigny
nay suict du roy et originaire du diocèse de Chartres préten-
dant avoir obtenu bulles En cour de Romme de L'evesché de
petrée avec la pretendije quallité de viccaire apostoUique en la
province de Canada qui est une quallité nouvelle et incogniie en
france se seroit faict sacrer dans l'églize de st Germain des
prez comme lieu Exempt sans l'aucthorité du Roy et permission
de l'ord^^^ ou de ses grands vicaires, se veut ingérer d'en faire
les fonctions dans le Royaume ce qui ne se peut sans en blesser
les droicts et privilleges, à Ces Causes Requeroit qu'il fust
ordonné commission estre deslivrée aud* supplyant pour faire
assigner En la Cour tant ledit abbé de Montigny qu'autres que
besoin seroit pour rapj)orter et luy communiquer Les i)rétendus
hreîs et bulles obtenues exécutées sans la permission du Roy.
Pour jcelle à luy communiquée prendre sur la ditte Exécution
telles Conclusions qu'il aviseroit, et cependant deffences tant
aud* Abbé de Montigny qu'autres qui auroyent obtenu de sem-
blables bulles de s'immiscer à l'exécution d'icelles sans les avoir
preabablement présentées aud* Seignr Roy et obtenu sur ce
lettres patantes En la manière accoustumée , lad® Requeste
«ignée dud^ supplyant, Ouy le rapport de M"" Charles le prévost
conseiller du Roy en la d^ Cour Et tout considéré laditte cour a
ordonné et ordonne que Le Supplyant aura commission pour
faire assigner En jcelle qui bon luy semblera aux fins de sa
Requeste, cependant faict deffences aud^ Abbé de Montigni et
tous autres qui auront obtenu de semblables bulles de s'immis-
<îer en l'exécuôn d'icelles sans les avoir preallablement présentez
au Roy et obtenu sur ce lettres patantes En la manière accous-
tumée faict En parlement le X6j. décembre gbj. L6 uj.
(Archives du jMinistère des Affaires Etrangères. — Rome. —
Tol. 133. — 1657-1G58. — Supplément. — fol. G09.)
510
L'AllCHEVÈQUE DE RoUEN AU GaRDINAL MaZARIN
Paris, 3 mars 1659.
Monseigneur
V. E. ne trouvera pas mauvais que ie finisse cette lettre en la
suppliant très humblement de terminer le demeslé que j'ay avec
monsieur l'Evesque de Petrée. Il a une commission de vicaire
Apostolique pour le Canada, j'en suis l'ordinaire, ma posession
est constante, j'en fairay voir quand il vous plaira tous mes tiltres
a V. E. cependant monseigneur j'apprens que monsieur le
Chancelier a ordre de luy expédier des lettres patentes sur sa com-
mission ny ie ne puis ny ie ne veux l'empescher mais monseigneur
V. E. doibt considérer, que comme les facultés des Légats nem-
peschent pas celles des Ordinaires dans les Royaumes ou ils
exercent leurs pouvoirs, ainsy la qualité de vicaire Apostolique
ne doibt pas m'empescher d'exercer celle d' Ordinaire dans le
Royaume de Canada, et ce d'autant plus que cette qualité est
nouvelle en France, que l'on n'en connoist pas les prérogatives,,
et quil ny en a rien de spécifié ny dans le décret de gratian, ny
dans toultes les decretales. De sorte que pour accommoder cette
affaire il faudroit que dans les lettres patentes qui seront dres-
sées il fust dit que monsieur V Evesque de Petrée exercera libre-
ment sa fonction de vicaire Apostolique dans toutte la nouvelle
France, et que pour ioindre a cela tout le pouvoir nécessaire pour
réussir utilement dans ce lieu qu'il prendra un vicariat de L'Ar~
chevesque de Rouen pour y faire les fonctions d'ordinaire iusqu'a
ce qu'il plaise à Sa Sainteté de créer un Evesque titulaire en ce
pays la qui sera Fait suffragant de l'Archevesché de Rouen : par
ce moyen le Pape n'aura pas suiet de se plaindre puisque l'on
permet a son vicaire Apostolique d'exercer sa Fonction et le&
Evesques seront satisfaits, puisque le vicariat in Pontificalibus
sauvera le droit des ordinaires.
Pardonnes moy s'il vous plaist monseigneur si cette lettre est
un peu trop longue, les matières ne m'ont pas permis de l'abre-
— 511 —
ger davantage et puis on excuse volontiers les fautes des gens-
lorsqu'ils sont avec autant de respect et de passion que ie suis
Monseigneur
de V. E.
Le très Innnble très obéissant et
de Paris ce 3 mars très obligé serviteur
1659
FV. Ahchevesque de R.ouen.
(Archives du Ministère des Aftaires Etrangères. — Rome. —
1659-1660. - Supplément. — vol. 137. — Fol. 105-106.)
N. B. Cette lettre n'est pas reproduite exactement dans VHis-
toire de la Colonie française par l'abbé Faillon, t. II, p. 330.
Lettre du Roi a Crequi, ambassadeur de France a Rome
Fontainebleau, 28^ juin 1664.
Mon cousin le s-^ de Laval Evesque de Petrée faisant
les fonctions Episcopales dans le Canada en qualité de vicaire
Apostolique seulement, J'ay creu qu'il seroit plus avantageux a
cette Eglise naissante qu'jl y exerceat a l'advenir les mesmes
fonctions en qualité d'Evesque diocésain Luy faisant establir a
cette fin un siège Episcopal dans Québec qui relevé néantmoins
et dépende du siège Archiépiscopal de Rouen Et affin de luy faci-
liter l'obtention de cette grâce J'ay consenty a l'Union et Incor-
poration per|)etuelle au d. Evesché de l'abbaye de Maubec
ordre de diocèse de Bourges que J'ay affectée a L'Entretien
dud. Evesque et de ses Chanoines sur quoy Je vous escris cette
Lettre pour vous dire que mon Intention est que vous fassiez en
mon nom touttes les Instances que vous estimerez nécessaires
auprez de sa S^^^*^ et ailleurs Pour obtenir les Bulles et provisions-
apostoliques nécessaires aud. S"" Evesque de Petrée avec pou-
voir de faire les fonctions Episcopales dans tout le Canada en
qualité d'Evesque de Québec et suffragant de L'Archevesque de
Rouen suivant Les mémoires et Instructions plus amples que
vous en recevrez par celuy qui vous présentera cette lettre avec
celle que J'escris a Sa S^^t^ sur ce mesme sujet lequel estant
— 512 —
chargé de la ])oursiiilte des affaires dud. S"" Evesque de Petrée
en cour de Rome vous Informera plus particulièrement des
motifs de cet établissement Priant sur ce Dieu qu jl vous ayt
mon cousin en sa s^® et digne garde E script a fontainebleau le
28«juin 166^1.
Louis.
AU DOS
A mon Cousin le Duc
de Crequy Pair de France
Command'' de mes ordres Premier
Gentilhomme de ma Chambre
et mon Ambassadeur Extrord""^
a Rome.
(Archives du Ministère des Affaires Étrangères. — Rome. —
vol. 166. — 1664- 1665 — fol. 44.)
M. LE DUC DE Crequy au Roi
23. 7^'^ i66k à Rome.
Sire,
Ensuitte, comme par les lettres que i'ay receus de W de
Lionne du 30^ du passé, il me mande que LIntantion de V. M. est
que ie fasse Instance au Pape pour lestablissement d'un Siège
Episcopal dans Québec pour tout le Canada je portay cette
affaire a Sa S^^ qui la receût très favorablement ; me tesmoigna
qu'elle voulait faire ce que V. M. souhaittoit; et me chargea
cependant d'en faire donner les Mémoires nécessaires au secret-
taire de la Congrégation de Propaganda fidé. Apres quoy ie me
retiray.
Je suis avec un profond respect
Sire
de V. Mt«.
Le 1res humble, très obéissant, et
très fidelle serviteur et suiet
A Rome le 23^ septembre 1664,
Le duc de Crequy.
— 513
Lettre dl Roi a Crequi
Versailles, 17. S»^'*' 1G64.
Mon cousin J'ay receu votre depesclie du 23^ de l'autre mois
par laquelle vous me rendez compte de ce qui s'estoit passé en
laud'^^ que vous aviez eue du Pape quelques Jours auparavant
Sur quoy Je n'ay occasion de vous mander autre chose si ce
n'est que J'ay approuvé et loiié tout ce que vous luy avez dict et
nommément sur les plaintes qu'il vous a faites de mon Cousin
le Gard^^ d'Est et de la Republique de Venise et touchant la
création d'un Evesché à Québec dont II vous a accordé la grâce,
et qu'il en faudra Incessamment faire solliciter les expéditions en
datairie ou mon droit perpétuel a la nomination dud^ Evesché ne
soit pas oublié, non plus que ce qui regarde la subiection a la
métropole de l'Archevesché de Rouen
h^scrit à Versailles le 17*^ octobre 1()64.
Lou[s.
AU DOS
A mon cousin le Duc
de Crequy Pair de France
Command"" de mes ordres Premier
Gentilhomme de ma Ghambre
ot mon Ambassadeur Extraord""^
a Rome.
(Archives du Ministère des Affaires Etrangères. — Rome. —
vol. 1G6. — 1664-1665. — fol. 136.)
Lettre de Golbert a M'" l'ahré de Bourlemont, a Rome
Led. Jour du 28^ juin, 1669.
M.
La nouvelle france estant a présent de mon Département
comme vous sçavez. Je vous prie de me faire sçavoir si vous
avez fait quelques instances pour l'Erection d'un Evesché en ce
Jés. et Noiiv.-Fr. — T. II. 33
— 514 —
pays, conformément au projet de bulles, que M"" de Lionne vous
en a envoyé ; et comme cette affaire importe beaucoup au repos
des Peuples de ce pays la, et a la satisfaction de sa Maj*^ Je vous
prie en cas que vous ayez commencé quelques instances, de les
redoubler pour obtenir de Sa S'^ les bulles nécessaires pour
cette Erection.
(Archives de la Bibliothèque Nationale. — Golbert. — vol. 204.
Yf. _ fol. 159.)
Letthe de Golbert a M"" l'archevesque de Rouen
(Cettre lettre semble datée de novembre 1669.)
M.
Le Roy ayant donné ordre a M'' l'abbé de Bourlemont son
Résident a Rome de demander a sa S'^*^ lErection d'un Evesché
à Québec en la nouvelle france, Il a envoyé un projet des bulles*
qui ont été dressées pour ceteffect; mais comme toutes les diffi-
cultez qui ont esté faites jusques a présent pour en empescher
l'expédition ont esté surmontées avec peine et avec beaucoup de
temps et qu'il ne reste plus que celle de rendre cet Evesché suf-
fragant de l'Archevesché de Roiien sur laquelle nous ne voyons,
plus de moyen d'obliger la congreg«° consistoriale qui a esté
assemblée pour examiner cette affaire, d'accorder au Roy cette
o"race, avant que de donner ordre aud^ s"" abbé de prendre ces
bulles en la forme qu'ils les veulent donner, Sa Ma**^ m'a ordonné
de vous donner part des raisons qu'ils allèguent pour refuser
cette condition.
Ils disent donc, que vous n'avez pu prendre aucun droict dans
ce pays la, encores que vous y ayez envoyé des Ecclésiastiques
pour y prescher l'Evangile, d'autant que le Pape a seul droict.
d'envoyer dans toutes les nations barbares, mais pour vous dire
vraj cette raison nous paroist estre un faible prétexte et que la
véritable est qu'ils croyent séparer cette Eglise du Clergé de
france lequel ils ne veulent pas fortiffier et c'est ce qui empes-
1. Ce projet de Bulle se trouve aux Archives du Ministère des Affaires
Étrangères \Rome, t. XXXIX, 1668, vol. 192, fol. 132), avec ce titre :;
Projet de Bulle de l'Efesc/ié de Qiiebek acec les remarques dont on a envoyé
copie à M' le duc de Chaulues le 20 Juillet 1668.
— 515 —
chera qu'ils n'accordent cette condition, faites moy sçavoir s'il
vous plaist vos sentiments sur ces lignes et me croyez
(Archives de la Bibliothèque Nationale. — Golbert. — vol. 204.
V^ — fol. 288-289.1
Lettre de Golbert a i\r l'abbé de Bolrlemoxt
Le 8 novembre 1669.
M.
Je vous ay mandé par le dernier ordinaire que le Roy m'avoit
commandé de donner part a M'" l'xVrchevesque de Roiien des dif-
iicultez que la Congrégation consistorialle faisoit de rendre
l'Evesché de Canada suffragant de son archevesché, affîn d'avoir
son sentiment sur ce qu'elles contiennent, Et je vous diray par
celuy cy que sa Ma*^ m'a ordonné de vous envoyer une copie de
la lettre qu'il m'a escrite en response, et quelle désire que vous
vous serviez de toutes ses raisons pour porter Sa S*^^^ et M"" le
Cardinal Rospigliosj a rendre cette justice aud^ S"" Archevesque
et donner au Roy cette satisfaction, mais s'ils demeurent
fermes. Sa Ma*^ consent que vous en preniez les bulles avec la
condition delà deppendance jmmédiate au Saint Siège, Jusques
a ce qu'il y ait des archeveschez establis en ce pays la, Je vous
remercie des nouvelles que vous m'avez donné de mon frère. Je
vous avoije que j'en estois fort en peine.
Je suis
(Archives de la Bibliothèque Nationale, — Colbert. — vol. 204.
V^ — fol. 300.)
Xlll
Le R. p. Général Nickel a M. de Laval, a Paris
Parisios, Rev'"'^ ac ill'"° Duo Diio de Laval de Montigny.
Magnam mihi in Dno consolationem attulerunt litterœ
Il}8e Dais yae gx quibus intellexî quam ardenti zelo feratur erga
canadensium barbarorum conversionem, quam suo etiam effuso
sanguine promovere vellet. Non immerito Patres nostri, qui
duduni singularem i[)sius virtutem perspectam et exploratam
habent, ill^™ D^™ V*"* ecclesiae Ganadensi perfîciendam propo-
suerunt X™° Régi, qui eamdem pro sua erga viros pietate et
meritis insignes summo pontifici nominavit. Certe ego hic quidquid
in me fuit apud suam Sanctitatein adsecutus sum ut res ad exitum
féliciter perduceretur, speroque fore ut Rex brevi intelligat
nostros omnium conatus ipsius volis respondere.
Unum rogo Ilb'" Dem yam ut patres omnes societatis nostraî ope-
rarios, qui laboribus suis excolunt vineam D"^ in nova Franciâ
paterno complectatur affectu, quos sibi in omnibus tanquam filios
amantissimos et obsequentissimos reperiet III""* D'*^ V» .
Romœ, XVIII Martii 1658.
Le R. p. G»^ Cliva a Mgr de Laval
Quebecum, ÏIl® ac Rev° episcopo Petraeensi et Vie. ap. in
N* Francià.
Mixtum dolore gaudium percepi ex litteris 111* ac R* D°** V"=
4 octobris proxime elapsi ad me datis, ut sicut nihil mihi gratins
sit quam audire patrum nostrorum in vinea domini adlaboran-
tium conatus, ita nihil molestius nunciari potest quam Evangelii
1. Voir plus haut pp. 281, 284, 296, 330 et 331.
— 517 —
cursum ab antiquis christiani nominis hostibus obstinatius retar-
dari. Unum me recréât, adventus domirii baronis du Bois
d'Avaugour, qui pro suo zelo, prudentia et animi fortitudine, iro-
qœorum audaciam, acceptis è Gallià suppetiis, retundet. Scribo
ad P. Prov*^™ ut viros optimos seligat, praedictis militum subsi-
diis adjungendos, qui sub auspiciis III* ac R* D. V* fidem longé
latèque diffundant. Deus servet incolumem
Romae, 6 martii, 1662.
Le G**^ Oliva a Mgr de Laval
Parisios, ill'"° ac rev. ej)iscopo Petrœensi ac vie. ap. in N.
Francia.
Intellexi ex litteris P. H™' Lalemant aliorumque patrum qui in
missione Ganadensi versantur paternum affectum quo eos
m™» D. V. complectitur, simulque continua bénéficia quibus ipso-
rum omnium corda sibi dudum indissokibili lilialis amoris nodo
conjunxit. Hîec peculiaria testimonia cum in totam societatem
nostram redundent, muneris mei esse duxi, peculiari meo
omniumque nomine gratias illi habere, quod hisce litteris meis
facio quam studiosissime et humillimè possum. Et licet ill™* D.
Y^ pro ardentissimo animarum zelo quo flagrat operarios evan-
gelii suis precibus ubique comitetur, tamen raihi temperare non
possum quin patres nostros in mediâ barbarie degentes et con-
tinuis et novis œrumnis afflictos amantissimi prœsulis curae ac
patrocinio commendem ; illi vicissim, ut à me habent in mandalis,
tantum benefactorem et patronum suis semper obsequiis
omnique quœ debetur observantia et amore prosequentur.
Illam i3em yara Deus pro bono nascentis ecclesiae Ganadensis diu
servet incolumem.
Romaî, 25 dec. 1662.
Le G^^ Oliva a Mgr de Laval.
Quebecum in N. Francia, 111. ac Rev. D. episcopo petrœensi...
Agnosco ex litteris 111. ac Rev. D. V* singularem benevolen-
tiam qua societatem nostram complectitur, et cum eâ qua par est
— 518 —
gratiarain actioiie et siaceri mei animi gratitudiiie adinitto favo-
rem quem Patribus nostris in Nova Francià degentibiis, ac
nominatim in residentiis Syllerianae etBeata^ magdalenae conferre
meditatur. De modo autem uniendi prsediclis residentiis décimas
ecciesiasticas, is mihi videtur instituto nostro commodior; si
nem|)e quamdiù regio ista laborabit inopià sacerdotum siiecula-
rium, tandiu nostri cumm gérant parœciaï-um illarum ; cum
autem suppetent sacerdotes externi, tune rejectà in eos aniuja-
rum cura, vicarios episcopo pro tempore existent! offerant ab
ipso approbandos, eisque ut fit in Galliis pensionem solvent ex
reditibus annexarum parœciarum. Gumque alius modus conve-
nientior mihi non occurrat, superest ut actis iterùm humillimè
gratiis ill^ ac Rev* D. ¥=« , cui se societas nostra sumraè obstri-
ctam fatetur, aeternumque fatebitur, enixè efflagitem, ut dignetur
paternum illum amorem erga operarios nostros conservare,
quos vicissim non desinam quâ a|)ud eos aucloritate valeo obstrin-
gere, ut tantâ gratia se dignos omni officiorum génère studeant
exhibere. Ego verô assiduis apud Deum precibus agere pergam
ut quem nascenti ecclesiœ parentem dédit, duitissimè servet.
Romae, XI martii 1664.
Le 0=*' Oliva a Mgr de Laval
Qaeheciun in N. F., 111° ac Rev. episco[)0 petrœensi ac
vie. ap.
Officiosissimas acce|>i 111-'^ ac R"^ D. V* litteras 15 sept, pro-
ximè elapsi ad me datas, quibus suum erga societatem nostram
animum nova benevolentiae significatione testatur et quasi non
satis esset exemisse a decimis bona quae istic patres nostri pos-
sident et para^cias duas residentiis Sillerianae et Beata^ ^lagda-
lenae annexuisse, addit paratum se esse nihil non agere societa-
tis nostrae fdiorum causa. Gratias ago 111* ac Rev»' D. V'*^ quam
humillimè et studiosissimè possum eique polliceor Societatem
nostram toi beneficiis ipsi obstrictam benefactoris sui ac protec-
toris memorem semper futuram. Gaudeo quod hibores patrum
nostrorum, qui istic in sainte animarum procurandâ versantur,
sapientissimo Pastori probentur ; sciunt illi se à paterna ipsius
charitate diligi ut fdios, et illi vicissim parentem optimum ex
iinimo colunt, nec levé certè habent in suis laboribus solatium
quod sciant se amari ab eo cui secundiim Deum |)lacere admo-
dùm cupiunt.
Quod ad Episcopatum, quem rex christ"'"^, cujus inconipara-
bilis pietas et zelus ad alterutruin orbem extenditur , fundare
cupit in nova Francià, ubi primum certior factus ero quod de eo
agatur apud summum pontificeni, statim omni ope, quantum in
me erit, negolium istud promovebo, nec suœ sanctitati, data
occasione, sïgnificare pnetermittam, quantum ecclesia Ganaden-
sis debeat zelo 111. ac Rev. D. V"" , cui me cum totâ societate nos-
ti'à obstrictissimum agnosco.
Romœ, 6 Januarii 1665.
Mr.R DK Laval au G»^ Oliva
Kebeci, 22 oct. 1665.
R. adm. Pater, accepi quas placuit Paternitati V* ad me dare
litteras, quibus currenteni ad majora benevolentiae erga societa-
tem vestram officia, officiosis suis gratiarum actionibus non
mediocriter impellit. Grescit in dies satisfactio quam de suis
filiis hic degentibus semper sjieravi, quos ad omnia paratos
invenio; si Deus promovere dignetur aparatum quem rex X"™^^
instituit ad debellandos iroquœos, habebunt illi amplissimum
campum, in quo decurrat ipsorum zelus et industria; ad quos
sublevandos et corroborandos nibil opportunius fîeri potest
quam si P^'' V» alios hùc 0|)erarios mittat : messis enim multa,
operarii autem pauci, maxime cum Scccularium sacerdotum, prœ-
sertim idoneorum rara sit admodum copia, et eorum mihi delec-
tus sit faciendus, qui regulares non aversentur, ne operis félici-
ter incœpti progressus impediatur, Nescio utrùm finem habuerit
negotium de episcopatu fixo hic statuendo , de quo superiore
anno scripseram ; si quid in eo ad majorem Dei gloriam, judicio
ptis Vœ fuerit, non dubito quin data occasione, apud Sanctitatem
suam quod fîeri potest P-''*^ V** perficiat. Ad hœc meipsum et
ecclesiam mihi creditam, SS. SS. et orationibus P*''' V* et
totius societatis Gommendo.
520 ~
Le G^i Oliva a M(;r de Laval
Quebecum, 111'"° Ep° Petrœensi...
Gonsueta beneficentiœ et benevolentiae ergo me suse Societatem
que universam argumenta, illustr™** D'° V^ hùc ad nos transmisit
cum litteris 22 octobris praeteriti datis. Quae ergo omnia, qua
debui gravi et venerabundi aniiiii significatione accepi ; idque
iUmffî Y)ni yee persuasum pridem esse et confido facile et vehe-
menter cupio. ?Sec dubium quoque mihi esse potest, quin Patres
istic nostri omnes, qui nova in Franciâ desunt, studiosissime
colère semper paternam illam charitatem adnitantur, quà ipsos
complecti ill"^» D''^ V^ dignatur.
Quantum attinet ad negotium de Ganadensi episcopatu à sede
apostolica instituendo, maxime mibi esse cordi pergit ; atque ut
felicius ex animi omnium nostri sententià transigatur, nihil nisi
temporis opportunitatem expecto sumque sollicite in omnem
occasionem inlentus, ut illud proponere et urgere efficaciter
possim. Speroque cura divinâ gratiâ rem aliquando tandem féli-
citer confectum iri. Saltem hoc habeat velim ill'"* D'° V» animo
suo fixum certumque, eam œquè mihi immo magis quam ulli
mortalium esse cordi. Precor Dnum Deum ut humillimis meis
votis annuat, tum ad optatum rei hujusce eventum, tum ad
illmœ D"'*^ V* incolumitatem, quam Divinœ ejus majestati com-
mendati finem facere nullum volo.
Roma3, IG martii 166G.
^Igiî de Laval au G-^^ Oliva
Rev. admodum Pater, Pro ea quœ in ecclesiam mihi creditani
redundat utilitate, non possum non gratulari P' V* imô nec
beneficii loco non ponere quod tam egregii hoc anno societatis
operarii ad nos pervenerint ; prœsagium nobis fuit opportunum
victoriae, pro qua nunc temporis, cum hœc scribo, acriter contra
fidei hostes pugnatur; ex illA enim pendet operariorum functio
ad sementem, ad quam agros idoneos per victoriam prœvidens
dus messis, subministrat operarios qui suo tempore eos excolant
faxit Deus !
— 521 —
In negolio ad Episcopatiis tituluin obtinenduiii à Sua Sanct**',
nullum video progressum. Urgeo tamen et hoc anno negotium
apud omnes qui in eo aliquid valent. Experientia enim in dies
fit nobis magis ac magis compertum ex hujus rei defectu, multa
damna consequi ; usque adeô ut ex eo capite detrectent liabila-
tores décimas solvere, quia nec episcopatus, nec parochi tituluni
habent, et sint quasi vagi et incerti pastores ; et hoc secundum
est quod à Sua S^^ saltem intérim postulo ut liceat mihi parochias
harum regionum erigere in titulum et inter alias quebecensem,
et eam sic erectam seminario nostro in perpetuum addicere,
quod seminarium ex operariis seminarii Parisiensis ad exteras
nationes conflavimus, quorum cura^ committere cogitamus quos
ex indigenis gallis in collegio vestro studentibus, noverimus ad
res ecclesiasticas idoneos; in bis enim operariis habemus homi-
nes sanse doctrinee et eximiai pietatis, quibus juventutem infor-
mandam tuto credere possimus.
Ha^c sunt praecipua, de quibus ad Suam Sanctitatem scribo ; si
aditum aliquem offendat P*«^ V* ad rem illam tractandam cum
summo Pontifice, rem ut puto Deo gratam et huic Ecclesiae
valdè proficuam prestabit, meque ex eo capite de novo devinctum
habebit, etsi jam totum societali multis titulis addictum. Deus
admodum P^am B*®"' V**"^ salvam et incolumen servet ! admodum
B»-' P. V. H'""^ et obs^""^ servus. — Franciscus Epis. Petrensis,
V. ap.
Quebeci, idib. oct. an. 1GG6.
Le G-^^ Oliva a ^U.w de Laval
Quebecum, 111"'' Ep. Petrreensi...
Novum istud operariorum subsidium a me summissum in
novam Franciam, quod tam insignicomitate 111* D''' V» gratulatur,
litteris 15 oct. ad nos datis, ego féliciter deslinatum intelligo,
cum illud tanto prajsuli accipio satis probari. Perrexerunt isti
ex Europa, ubi societas numéro capitum longe auctior B^"'^ V*"^
jllmam univcrsa observât ; eoque appulere, ubi pauciores additi,
jam pluribus linguis el manibus hue romam usque perferunt
D"i« ejusdem V* III'"* voluntatem ad novum ordinem ornandum
complectendumque pronissimam. Atque unA gratitudinem nos-
tram mirum quantum infiammant.
— 522 —
Ad negotium quod atlinet de quo agere mecum Ill"»« D'**
V^ dignalur, oro quaesoque ne ainbigat, quin maximœ curœ mihi
sit futurura. lllud eniin tiim ad divinam gloriam facere plurimum,
ipse inlelligo, tum ex ill'"-^ D"*** V"' sententià, certus omnino et
indubitatus affirme . Uadè nec pr.etermitlam quidquid industriae
in me fuerit, totum illud in eam D"'^ V* curam apud summum
pontificem opportune ac dillgenter impendere; ubi primùm res-
cire potero quod tractatum reipsâ negotium istud incuriâ romanâ,
operam nostram posse admittere ; Illi enim quorum versatur in
manibus, renunciaverunt non prius a nobis verbum de eo esse
faciendum, quam diserte fuerimus ab ipsis admoniti. Sic habeat
igitur D'*' V« Ill« velim etiam atque etiam, ipsius causai fore me
semper in omnem ejusmodi occasionem intentum. Atque intereà
•enixissimis precibus meis omnia benignissimo Deo ac Dno nos-
tro per quam studiosè commendabo.
Roraa', 25 Januarii 1667.
Le g»* Oliva a Mgr de Laval, a Quéuec
Ita feh'citati nieas tribuo quod ill* D"'^ V'*^ rébus prodesse
ambiverim, ut studium etiam non excludam propensissimum quo
fateor moveri me semper, adomnia ipsius negotia votaque, quan-
tum in me facultatis fuerit promovenda... Immensas vero gratias
•divinae majestati reddo, quod homines noslros suo sancto obse-
quio non inutiles dignetur efficere : queni atJmodum locuples
nobis esse et assertor et testis ill'"» D'° V-'' pergit, humanissimis
litteris quas ab ipsâ cum consuetà animi mei demissione recepi,
28 aug. superioris anni datas. Supremie Dei Optimi benegnitati
•ex animo supplico ut ill'"" D. ¥"■" diutissimè servet incolumen
tum suie gloriîe lum ob^equiis quoque nostris.
Romîc, 7 febv. 1()68.
Le G='^ Oliva a M(;r de Laval
Non est mihi facile verbis exprimere, honorisve plus an gaudii
nobis attulerit Amant, ac Rev"= V'" Mg"'** epistola data quebeci
26 oct., cum in eà urbanitate me cumulet sua, et nostrorum, qui
istic degunt, zelum ac labores testimonio commendet sane lucu-
— 523 —
lento. Nihil nobis omnibus evenire optatius foret, quam ut
câ pietate atque prudenliû praeditus antistes, quam in M""*
V» 111» ac Rev» suspiciunt onines , toti huic ecclesiaî litulari
episcopi nomine praesideret, boc non Romae sapientissime cogi-
tatum ac pœnè decretum, ipsa, ut opinor, crescentis in dies colo-
nial nécessitas exiget. Nostri intérim a Deo flagitare non desi-
nent ut servet incolumem...
Romœ 19 fev. 1669.
Le G'»' Oliva a Mgr de Laval
Cum erit novi Pontificis electio confecta, quam plus quam
n tribus mensibus expectamus, nibil pra^termittam commenda-
tionis, atque diligenti;e sive per me sive per amicos, ut in fixum
stabilitumque titulum erigatur episcopatus Quebecensis, cum
potissimum impedimentum illud, quod opponebatur unicum,
arcbiepiscopi Rothomagensis novam illam ecclesiam sibi suffra-
ganeam esse cupientis, tandem aliquando sublatum esse dicatui*.
Roma^, 8 aprilis 1670. ^
Le p. Oliva a ^Ic.r de Laval
15 mars lf)l'2.
Fortunatiorem me esse censerem, si laboribus adbil)itis nego-
tium ill'« D"'« V»' ad exilum plané perducereiri ; arbilrarer enim
eo pacto me populorum multorum saluti fructiiositis desudasse.
N. S. P. LE Pape Innocent XI
à Mgr de Laval, à Ouebec.
De Rome, le 30 mars 1678.
Innocentius papa XI
Venerabilis fraler, salutem et apostolicam benedictionem. Pro
sollicitudine quam de catholice religionis propagatione gerere
debemus, longé gratissinKc acciderunt nobis litlera^ Fraternitatis
— 524 —
tuae de prosperis ejusdem in istis oris successibus certiores nos
facientes. Qui sane cum singularem vigilantiam strenuumque
tuum in excolendâ recenti istâ vinea Domini zelum luculenter
ostendant, voluntatem tibi nostram majorem in modum conciliant,
atque ad te meritis laudibus prosequendum valdè nos provocant.
Pro explorato tibi esse volumus religiosis conatibus tuis omni
ope ac studio semper nos adfuturos, nihilque ab hujus sancta?
sedis aucloritate desiderari passuros, quod ad lucrifaciendas ani-
mas conducere posse existimabimus. Quod autem iisdem in lit-
teris scribis Patres societatis Jesu uti sedulos ac industrios ope-
rarios in obeundis muneris tui partibus magno tibi adjumento
esse, in eà nos opinione confirmât quam de religiossimâ societate
jam pridem habebamus, quos proptereâ omni pastoralis officio
charitatis â te foveri vehementer cupimus, atque ad pergendum
tecum in prœclaro opère excitari. Reliquum est ut tibi persuadeas
labores omnes tuos semper nos prie oculis habituros, nullamque,
quae se nobis offerat, occasionem demissuros, benevolentiam
nostram reipsa testandi Fraternitati tua3, cui intérim apostoli-
cam benedictionem peramanter impertimur.
Datum Romae apud stum Petrum sub annulo piscatoris die
XXX martii MDGLXXVIII pontificatûs nostri anno secundo.
Innocentius XI.
XIV '
Archives de Gondé (Château de Chantilly)
Papiers de Condé. Série P, tome XXV, fol. Î57.
Lettre du P. Paul Ragueneau a M. le Prince
(le grand Condé)
Monseigneur,
Québec, 12 oct. 1661.
Pax Christi.
Celle qu'il a plu à Vostre Altesse m'honorer, et la promesse
qu'il vous a plû m'y faire de vous employer pour le bien de la
Nouvelle France auprès de Sa Majesté, lorsqu'il faudra nous
procurer quelque puissant secours contre les Iroquois, ennemys
de la foy, m'oblige d'avoir recours à elle maintenant qu'il est
temps, et que si nous perdons l'occasion, ce pais est perdu. Le
Roy et la Reine mère ont promis à Monsieur Dubois d'Avau-
gour, qui cette année nous est venu pour gouverneur que l'an
prochain il aurait un puissant secours de la part de leurs
Majestez. Un régiment entretenu icy deux ou trois ans metroit
fin à toutes nos craintes ; mais il n'en faut pas moins, je dis
entretenu; car ce pais ne peut aucunement j)orter cette dépense,
ny mesme la moindre partie. Maintenant que Dieu a donné la
paix à la France, un des regimens entretenus ne cousteroit pas
plus à l'espargne du Roy, icy en Canada, qu'il cousteroit en
France ; et il sauveroit ce pals, qui mérite d'estre conservé,
pour la gloire de Dieu et l'honneur de la France. Si l'on pouvoit
aller attaquer ces Iroquois, ennemis de la foy, par la Nouvelle
Hollande, ce seroit la voye la plus courte, et le moyen le plus
efficace. Monsieur Dubois d'Avaugour en escrit à leurs Majestez.
Votre Altesse, d'un seul mot y peut beaucoup. C'est dont je la
supplie. Il y va du salut des âmes, et de quantités de nations
1. Voir plus haut, pp. 313 et 314.
— 526 —
très peuplées, dont ces malheureux ennemis de la Foy
empeschent la conversion. Procurant la gloire de Dieu, il pro-
curera la vostre.
Monseigneur
A Québec en la Vostre très humble et
Nouvelle-France très obéissant serviteur
le 12 octobre 1661 Paul Ragueneau.
de la Compagnie de Jesus«^
Lettre du Gouverneur du Canada
du bois d'Avaujour
Papiers de Condé. Série P.
^tome XXV folio 162
M"" du Bois d'Avaujour
au Crand Condé
13 octobre 1661
à Québec.
Monseigneur,
Pour rendre conte à vostre Altesse de ce peis, je l'assure que
le fleuve de sain Laurens est l'une des belle chose du monde, la
plus fertile et la plus aisée à en fermer l'entrée a toute autre
puissance et a l'ouvrir a deux estas aussy grands que la
france.
Sinq ou sis compagnie de boesme iusqu'a présent ont empes-
ché d'en considérer la beauté et den chercher les aventaies, trois
mille hommes establisse le peis et dissipe cette canaille par
l'entrée des holendois qui comme de bons marchands le&
assistent d'armes et de munitions.
Ou autrement douse cens hommes et trois cens soldats les
areste sufisenmant en envolant pour un en des farines aus pre-
miers et a ceux sy subsistance pour trois ennees, que sy le roy
ne veust faire ny l'un ny l'autre, qu'il laisse faire les gens du
[)eis et qui les octorise. iassure a vostre Alt. que tout ira for
bien, et qu'ils s'acroitront en la mesme fasson que tous les
austres estas on fait, pourveu qu'ils ne soient point chargés de
puissances inutiles comme de petis gouverneurs et de gens de
iustice qu'on leur enuoie tous les ioursv
— 527 —
Sur cette connoissance, S}^ le roy ne s'en mesle et ne m'envoie
mon pain et celui de cent soldats que iay menés, iauray l'hon-
neur d'en dire dauantaie a vostre Altesse l'ennee qui vient dieu
aidant et selon moy iestimerois voler laulel que de leur causer
une charge qui ne peuvent encore i^orter ils sont a Québec assez.
fors pour résister aux ennemis qu'ils onl, mais pour le reste des-
habitations elles sont bien encore plus sauvaienient semées que
les saunages mesmes, et |)Our le faire voir se sont raille hommes
et en tout moins de trois mille âmes logés en qualreuint lieue
d'estendue, et aussy fort souuant paient chèrement leur folie, ie
puis assurer vostre Altesse qua une lieue et demie autour de
Québec il y a sufiseument de quoy substenter cent mille ame ce
lieu est entouré d'eau sur les deus tiers et escarpe hors d'esca-
lade, l'avenue a sing cent toise, si le tout estoit adiusté, deus
fors a demie lieue de la, l'un a la teste de l'isle d'Orléans et sur
l'autre bord du riuage, l'autre en cet estât, Québec seroit le plus^
beau, le plus fort et le plus grand port du monde et brisac
contre n'est qu'un ombre de la iusqu'a la mer il y a sis uins-
lieue, les nauires de quatre a cinq cent tonneaus y abondent et
d'isy dens les terres la riuiere a jdus de sing sent lieue de lon-
gueur, et l'on y rencontre des lacs de deus a trois cens lieue de
tour ramplis d'isles des plus fertiles, vostre Altesse iuge du
reste, je suis sens fin son très fidelle seruiteur.
Du Bois d'Avaugour
a Québec le 13 octobre 1661.
J'ay mis a la teste d'un conseil gênerai pour le ceruisse du roy
et le bien du peis le reuerend père Ragnaust lequel a l'honneur
d'estre connu de vostre Altesse et avec trois austres tous les
iours deslibere des afaires publiques, par son mérite i'ay creu
ne pouvoir rien de mieus, sy locasion s'en ofre ie suplie uostre
Alt. d'octoriser cette conduite et d'estre tout persuadé que les-
iésuites qui ont plus trauuaié pour le peis.
XV
Copie de la Requeste présentée a Monseigneur de Tr^^cy
A Monseigneur le Gouverneur et a [Monseigneur l'In-
tendant.
François Le Mercier supérieur des missions de la compagnie
•de Jésus en la nouvelle france se présente à vous, Messeigneurs,
une requeste en main, non pour faire aucune plainte de la con-
duite de feu M'^ de Mezy iadis gouverneur de ce pays en leur
endroit ; mais pour vous supplier très humblement de faire
rechercher de la vérité des choses qui ont esté écrites à leur
désavantage par ledit sieur de Mezy à sa Maiesté, à ce que la
vérité connue il vous plaise en informer et éclairer qui il appar-
tient, de nous purger du blasme qu'on nous y donne, en voicy
un extrait.
1° Pour sçavoir s'il est vray que Mons"" l'Evesque et les
PP. Jésuites se servent secrètement et adroitement d'un moyen
de s'enrichir, qui est de traiter des boissons aux sauvages pour
leurs pelteries, ostant ensuite tout commerce aux habitants de
traiter des pelteries aux sauvages. Algonquins et Hurons, faisant
leurs deux maisons, et trois ou quatre autres de la cabale, plus
de marchandises que tout le Canada ce qui fait murmurer beau-
coup de monde, mais dont personne n'ose parler par la crainte
qu'ils ont d'eux estant dans une suietion captive sous leur con-
duite, et en un autre endroit il parle de cette captivité, comme
si les peuples de ce pays y estoient enchaînés par la conduite de
leurs Directeurs de conscience.
2*^ Sçavoir si le caresme de l'année 1664 le Prédicateur de
leur maison changea le sujet de ses prédications au lieu des
Evangiles prenant des histoires, et ce pour faire passer le sieur
de Mezy pour calomniateur, ingrat, bourreau, conscience erro-
née, reprouvé etc.
1. Voir plus haut, p. 341.
— 529 —
3° Sçavoir quel procès il y a entre sa Maiesté et les Jésuites,
dont on attend l'événement en ce pays avec crainte.
4** Sçavoir si les PP. Jésuites ne veulent pas souffrir que les
sauvages soient gouvernés sous les loix de sa Mai*^ et en quoy
ils y trouvent si fort leurs avantages.
5^ Sçavoir si la Religion des sauvages est bien imaginaire,
s'ils ne sont chrestiens que par politique et par les gratifications
qui leurs sont faites, et que hors cela ils sont tous dans
leur erreur comme auparavant, ce qu'on leur voit j^rattiquer tous
les iours.
Voilà Messeig*"^ ce qui nous a semblé de plus important contre
notre Compagnie dans les susdites lettres écrites par le s"" de
Mezy à sa Maiesté, dont il a envoyé copie en france, pour estre
communiquée à ses amis, et dont on a envoyé en ce pays plu-
sieurs exemplaires.
Si pour estre criminel, il suffit d'être accusé, il n'y a point
d'innocent au monde qui ne puisse être criminel; c'est pourquoy
en toute justice l'accusateur doit prouver ce qu'il dit, a faute de
quoy il doit estre censé calomniateur, et mérite d'estre traité
comme tel selon la rigueur des loix, et ce à proportion de la
^rieveté et conséquence des accusations.
Il nous suffit donc pour toute deffense de demander à Mons""
de Mezy et à son défaut à ceux qui voudront soustenir son
parti, qu'ils prouvent juridiquement ce que dessus, a faute de
quoy on auroit sujet de demander qu'il fut déclaré calomniateur
et par des calomnies de la dernière importance, soit qu'on ait
égard à la personne du Roy à qui elles s'adressent, de l'indigna-
tion et bienveillance duquel dépend tout le bien que nostre
Compagnie peut faire en ce pays pour le service de Dieu : soit
qu'on ait égard à la matière qu'elles contiennent, surtout le der-
nier article, duquel on peut tirer des conséquences très préjudi-
ciables, comme si on avoit fait passer depuis plus de trente ans
des fourberies pour des vérités, dans ce qui a esté escrit et
publié partout de l'establissement et du progrès du christia-
nisme en ces contrées et des ouvertures d'y advancer le
Royaume de Dieu dans des pays et des peuples presque infi-
nis.
Quoy donc que nous ayons tout droit de demander le contenu
cy-dessus, toutefois nous ne demandons contre Mons"* de Mezy
Jés. et Nouv.-Fr. — T. 11» 34
— 530 —
aucune rigueur de justice, mais seulement, qu'il vous plaise,
]\lesseig'* faire en sorte que la vérité soit conniie, etnostre Com-
pagnie purgée soit icy, soit en France des calomnies dont elle se
trouve chargée par la plume dudit sieur de Mezy et vous ferez
justice. A Kebek, ce 8 may 1666.
François Le Mercier.
Le sieur Ghartier qui a cy devant esté nommé par nous Pro-
cureur de feu Mons'" de Mezy comparaîtra pour defFendre ses
intérests sur la demande que font les Pères Jésuites dans la
requeste cy dessus du 8 de may. fait à Quebek ce 9® du mesme
mois et an.
Tracy Gourcelle
Talon.
Le P. Le Mercier ajoute : Mons*" de Tracy nous a conseillé
de ne pas poursuivre cette affaire, après qu'il a eu conféré avec
ces messieurs qui n'y avoient aucune inclination. La raison
qu'il nous en a apportée est que ces articles sont dans une lettre
escrite au Roy, qu'on suppose estre secrette, qu'on ne peut pas
entreprendre de lacérer ; 2° qu'eux ont escrit à sa Maiesté
avantageusement pour nostre justification, et ita est, ainsy tout
va très bien.
(Archives Nationales, carton M. 242.)
rii
XVI
Lettres de vicaire général accordées aux
MISSIONNAIRES JÉSUITES PAR MgR DE LaVAL
Franciscus gratià. Dei et sanctae sedis episcopus Petreensis,
Vie. ap. in N. F., etinibi primus episcopus à Rege X° nominatus.
Dilecto nostro in Dno filio N. sacerdoti religioso societatis Jesu,
€t, eo deficienle vel absente, homini ex eâdem societate ejus
vices agenti salutem et benediclionem.
Non possumus satis laudare Deum, quod videmus zelum et
charitatem, quà omnes societatis vestrae patres pergunt impen-
dere sese in hâc totâ nova ecclesiti, ut gloriaai Dei christique
regnum in eâ promoveant et ut procurent salutem animarum,
quas placuit Deo nostrae cura? commitere. In primis autem est
quod Deo maximam laudem tribuamus ob illum felicem succes-
sum, quem ille impertit tuis laboribus à multis annis, ex quo
cum eo robore et firmitate animi operam tuam navas ut stabilias
fidem in iis regionibus quae ad septentrionem et occidentera
pertinent. Undè committere non possumus, quin et ipsi et
«ociis eam laetitiam et consolationem animi singularem significe-
mus, quam indè percipimus : atque ut quantum fas est, quopiam
nostrae bonae voluntatis testiraonio, aliquid promovendis hisce
gloriosis consiliis conferamus, confisi pietati, bonis moribus et
doctrinae tuse voluimus equidem te constituere nostrwn vicarium
generalem in his omnibus praefalis regionibus, uti per bas prae-
sentes litteras facimus, talem te constituendo et stabiliendo. Ac
proindè in eum fînem eam concedimus potestatem et juridictio-
nem, quœ possunt huic muneri adnecti, ut facias et stabilias nos-
tri loco ea quae judicaveris esse necessaria ad bonum et progres-
sum spiritualem harum novarum ecclesiarum, quarum curam
1. \oir plus haut, p. 345.
— 532 —
libenter deponimus in tuam prudentiam et experentiam, quam
te acquisivissecognoviraus in gubernatione horum neophytorum,
desiderando et volendo, ut omnes raissionarii quibus jam con-
cesserimus, aut quibus in posterum concessuri essemus faculta-
tem laborandi in missionibus horum tractuum, obediant et se
conforment in omnibus rébus, quas stabiliendas esse judicaveris
et ordinandas ad bonum et progressum divinae gloriae, ad salu-
tem animarum et recentis christianismi bonam institutionem. In
quorum fidem expediimus bas praesentes litteras nostrâ manu
necnon secretarii munitas, nostroque sigillo consignatas.
Datum Kebeci in domo nostrà ordinaria, anno (Arch. gen.
S. J.)
N. B. La plupart des missionnaires Jésuites reçurent ces
lettres, mais en général ils n'en firent pas usage.
FIN DU T03IE SECOND
TABLE DES MATIERES
DU TOME SECOND
CHAPITRE Vni
Etat de la Colonie Française vers 1640. — Les Iroquois : leur
situation géographique, leur organisation sociale. — Ils font
la guerre aux Hurons, aux Algonquins et aux Français. —
Prise, captivité et délivrance du P. Jogues ; ses compagnons
de captivité, René Goupil, Guillaume Couture, Ahasistari,
Totiri, etc. — Le P. Bressani : sa captivité et sa délivrance. —
Grand conseil aux Trois-Rivières, où la paix se conclut. — Le
P. Jogues et Bourdon chez les Iroquois. — Troisième voyage
du P. Jogues, chez les Agniers ; sa mort et celle de son compa-
gnon, Jean Lalande. — Reprise des hostilités 1
CHAPITRE IX
Cession de la traite aux colons. — Règlements de 1647 et de
1648. — M. d'Ailleboust, gouverneur de Québec. — Prise de
• la bourgade de Saint-Joseph par les Iroquois ; mort du P.
Daniel. — Destruction des bourgs de Saint-Ignace et de Saint-
Louis; supplice des PP. de Brébeuf et G. Lalemant. — Décou-
ragement des Hurons ; leur dispersion. — Abandon et incendie
de Sainte-Marie. — Les Hurons et les missionnaires à l'île de
Saint-Joseph. — Prise du bourg de Saint-Jean; mort des
PP. Garnier et Chabanel. — Les Hurons à Fîle d'Orléans. —
Derniers débris de cette nation 65
CHAPITRE X
Les Iroquois attaquent les Français. — M. de Maisonneuve va
chercher du secours en France. — Négociations du gouverne-
— 531 —
ment de Québec avec les Colonies anglaises ; le P. Druillettes
et Jean-Paul Godefroy à Boston. — Le gouverneur, M. d'Ail-
leboust, remplacé par M. de Lauson. — Dangers et alarmes de
la Colonie française. — Mort de Plessis-Bochart. — Le P. Pon-
cet fait prisonnier par les Iroquois. — Marguerite Bourgeois.
— Mort du P. Carreau. — Les Iroquois demandent la paix;
délivrance du P. Poncet. — Le P. Le Moyne chez les Onnonta-
gués et les Agniers. — Première mission des Onnontagués :
PP. Dablon, Chaumonot, Le Mercier, Mesnard, Frémin,
Ragueneau; succès des missionnaires. — Garnison française à
Gannentaha. — Conspiration des Iroquois. — Fin de la pre-
mière mission iroquoise. — Les Jésuites au Canada en 1658;
leurs ennemis ; état de la Colonie et de la mission 129
LIVRE SECOND
DEPUIS l'érection DU VICARIAT APOSTOLIQUE (1658)
jusqu'à la fin du XVII^ siècle et AU DELA
CHAPITRE I
Pouvoirs spirituels des Jésuites au Canada. — L'érection d'un
évêché à Québec demandée par l'assemblée générale des
évêques de France : messieurs Legauffre et de Queylus. — Le
conseil des affaires ecclésiastiques propose des Jésuites pour
l'évêché de Québec. — Prétentions de l'archevêque de Rouen
sur le territoire de la Nouvelle-France. — Le supérieur du col-
lège de Québec et l'abbé de Queylus nommés grands vicaires.
— L'abbé de Queylus, curé de Québec ; ses démêlés avec les
Jésuites; son départ pour Montréal. — M. d'Argenson, gou-
verneur de Québec 189
CHAPITRE II
Mgr de Laval : élève aux collèges de la Flèche et de Clermont,
membre de la Société des bons amis à Paris, désigné pour un
vicariat apostolique au Tonkin , nommé vicaire apostolique au
Canada et évêque de Pétrée. — Son arrivée à Québec; le
P. Jérôme Lalemant, grand vicaire. — L'évêque de Pétrée et
— 535 —
M. de Queylus. — M. d'Arg-enson et les questions de pré-
séance. — M. d'Avaug-our et la traite de l'eau-de-vie. — Gol-
bert et les Jésuites. — Organisation du vicariat apostolique et
du gouvernement de la Nouvelle-France. — M. de Mésy et son
administration. — MM. de Gourcelles, de Tracy et Talon. 239
CHAPITRE III
Les missions sauvages confiées aux Jésuites. — Le P. Ménard
chez les Outaouais. — Le P. Allouez au lac Supérieur et à la
baie des Puants : missions du Saint-Esprit et de Saint-Fran-
çois-Xavier. — Les Pères d'Ablon et Marquette à Sainte-
Marie-du-Saut. — Grande réunion des sauvages au Saut, et
prise de possession par les Français des pays d'en haut. — Les
Pères d'Ablon et Druillettes à Nekouba; le P. Nouvel au lac
Saint-Barnabe, chez les Papinachois; le P. Albanel et Denys
de Saint-Simon à la baie d'Hudson. — Expéditions de MM. de
Gourcelles, Sorel, de Tracy contre les Agniers. — Régiment de
Gari^nan. — L'intendant Talon. — La paix et ses bienfaits :
commerce, agriculture, industrie, population, paroisses,
écoles, missions. — Retour au Ganada des Récollets et de
M. de Queylus. — Les Jésuites chez les Iroquois. — Eta-
blissements à la Prairie de la Madeleine et au Saut-Saint-
Louis 343
PIEGES JUSTIFICATIVES
I. — Liber xhi partis vi histori.e societatis jesu. Res gest.e
IX Gaxada... a p. Juvaxcio. Captivité du P. Jogles 429
IL — Liber xiii partis vi historié societatis jesu Captivité
DU P. Bressaxi 444
III. — Lettre du P. Jogues au R. P. Axdré Castillon , de la
Compagnie de Jésus 450
IV. — Depopulatio Oppidorum Missioxis Scti Josepiii apud Huro-
NES FACTA PER IrOQU.EOS INFIDELES A P. RaGUENEAU 453
Epistola p. Pauli Ragueneau ad R. p. ViNCENTiuM Caraffa, pr.e-
posiTUM generalem S. J., Rom.e 458
— 536 —
V. — Lettre du P. Gfi. Garmer au R. P. Pierre Boutard. 464
VI. — Epistola Patris p. Ragueneau ad R. p. Generalem Vin-
gentium Garaffa 466
VII. — Lettre du P. Gharles Lalemant sur le voyage a paris,
EN 1642, DU P. Le Jeune 470
VIII. — Bulle qui nomme vicaire apostolique l'abbé de Laval de
MONTIGNY 472
IX. — Pouvoirs de grand vicaire accordés au supérieur des
Jésuites du Ganada par l'archevêque de Rouen 475
X. — Lettre de Mgr l'archevêque de Rouen nommant M. de
QUEYLUS GRAND VICAIRE DU GaNADA 477
XL — Gorrespondance de M. de Gueffier, chargé d'affaires de
France a Rome, avec Monseigneur le comte de Brienne.. 479
XII. — Lettres de l'archevêque de Rouen, de l'abbé Thoreau,
DU DUC de GrÉQUI, de GoLBERT ET DU Roi AU SUJET DU ViCARIAT
APOSTOLIQUE DE QUÉBEC 502
XIII. — Correspondance des RR, PP. Nickel et Oliva, gêné-.
RAUX de la GoMPAGNIE DE jÉSUS, AVEC MgR DE LaVAL, ET LETTRE
DU Pape Innocent xi a Mgr de Laval .... 516
XIV. — Lettres du P. Ragueneau et du baron d'avaugour au
prince de Gondé 525
XV. GOPIE DE LA ReQUESTE PRÉSENTÉE PAR LE P. Le MeRCIER
a Monseigneur de Tragy, a Monseigneur le Gouverneur et
A Monseigneur l'Intendant 528
XVI. — Lettres de vicaire général accordées aux missionnaires
Jésuites par Mgr de Laval 531
fin de la table du tome second
MAÇON, PROTAT FRÈRES, IMPRIMEURS
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